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Full text of "Annual report of the commissioners of the District of Columbia"

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LE 


CO RRESPONDANT 





PARIS. — TYPOGRAPISE LAHURE 
Rue de Fleurus, 9 





LE 


CORRESPONDANT 


RECUEIL PERIODIQUE 


—_— OO eee 


RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE 
— SCIENCES — 
LITTERATURE — BEAUX-ARTS 


— eee ee 


TOME CENT DEUXIEME 
DE LA COLLECTION 


BOUVELLE SERIE. — TOME SOIXANTE-SIXIEME 
Ca : 

‘(BODLILIEZ, "| 

& <5 
ERIODICE 






PARIS 
CHARLES DOUNIOL ET CG", LIBRAIRES-EDITEURS 


29, RUE DE TOURNON , 29 


1876 





LE 


CORRESPONDANT 


em ee eee ee 


SOIXANTE-NEUP ANS 


A LA COUR DE PRUSSE 


Neunundsechszig Jahre am Preussischen Hofe, aus den Erinnerungen der Oberhof- 
meisterin Sophie Marie, Grefin von Yoss. Leipzig 1875. — Geschichte der preus- 
sischen Hofes und Adels, von Vehse, Nambourg 1851. 


Dans la Wilhelmstrasse, que les Berlinois ont appeléc la « ruc des 
Palais », parce que les maisons y ont trois étages et des portes co- 
chéres, s’élevait, il y a trois ans, une vieille maison grise, précé- 
dée d’un perron qui empiétait sur la rue, et contigué 4 I’hétel 
Radziwill, devenu récemment la résidence du chancelier de l’empire 
allemand. Cette vieille maison était I’hdtel Voss, etc’est 14 qu’est décé- 
dée la comtesse Sophie-Marie de Voss‘, grande maitresse de la cour, 
dont le journal vient d’étre publié par un grand éditeur de Leipzig. 
La maison a disparu et a fait place 4 l’élégant et somptueux hotel 
du prince de Pless; mais Ja nouvelle rue, percée 4 cet endroit 
méme, s’appelle ruc de Voss ct conservera ainsi 4 la postérité le 


‘ Prononcez Foss. 
®. sim. 7. Lxvi (cii® pe La comect.). 4° rv. 10 Janvien 1876. ' 


¢ SOIXANTE-NEUF ANS 


nom de la grande maitresse de la cour, qui berca sur ses genoux 
Vempereur Guillaume. 

Dans les premiéres années de ce siécle, les Berlinois voyaient avec 
étonnement la voiture de la vieille dame, quand elle allait se pro- 
mener au Thiergarten, saluée par le poste de la Porte de Brande- 
bourg, qui battait le tambour 4 son approche et lui présentait les 

iy comme & un prince du sang. La comtesse Sophie était, ep 

t, un grand. patsonnage ; elle avait recu du roi Frédéric Guil- 
laume III une distinction qui, jamais, avant ou aprés elle, n’a été 
conférée a aucune femme en Prusse : la grand’croix de l’ Aigle Noir, 
et cette décoration lui valait ’honneur insigne d’étre saluée comme- 
un feld-maréchal ou comme un souverain. 

Nous venons de parcourir les fragments de ses Mémoires et les 
extraits de son journal que ses petits-enfants ont livrés 4 la publi- 
cité. Le lecteur va probablement avoir un vif mouvement de sur- 
prise, suivi peut-¢tre d’un léger sourire d’incrédulité, quand nous 
lui dirons que nous croyons avoir découvert, ct que nous venons 
lui présenter une « Récamier prussienne ». Nous le prions seu- 
lement de vouleir bien lire jusqu’a la fin cette courte.étude, consa- 
crée 4 la comtesse Marie-Sophie de Voss. ‘Peut-¢tre alors nous 
donnera-t-il 4 moitié raison. 

Assurément, nous ne saurions vouloir établir un paralléle, abso- 
lument symétrique, 4 la fagon du vieux Plutarque, entre la belle: 
lyonnaise, bourgeoise de naissance, mais trés-grande dame par fe 
gout, le tact, la distinction de l’esprit, la noblesse du cceur, ct la 
comtesse de Voss, fille d’un général prussien, épouse d'un haut 
fonctionnaire, grande maitresse de la cour de Prusse et décorée de 
UAigle Noir. Nous ne méconnaissons point les contrastes frappants 
entre les deux existences et les deux natures, élevées dans des mi- 
lieux si divers, et ces contrastes, nous croyons superflu de les si- 

aaler. Mais nous sommes convaincu que l’on reconnaitra avec 
nous une réelle et. intime parenté morale — une « parenté d’dme », 

comme disent nos voisins d’ ‘outre-Vosges — entre ces deux nobles 
femmes, toutes deux belles et bonnes, unissant- une bienyeillance 
naturelle et exquise, unc humeur charmante a une dignité de vie 
tout 4 fait chrétienne, 4 une pureté d’dme qui ont fait comme 
uné auréole 4 leurs douces, sereines et attachantes figures. Toutes: 
deux ont eu de l’esprit et du meilleur, sans en montrer beaucoup; 
toutes deux ont été douées d'un tact fin, délicat, d'une bonté at- 
trayante, ont inspiré 4 des natures d’élite des affections ardentes, 
passionnées, dont elles ont ressenti, au fond du ceur, la brilante 
atteinte, tout en restant pures et fermes dans le droit chemin du 
devoir. Elles ont, l'une et l'autre, formé le noyau d’unc société 


A LA COUR DE PRUSSE. 7 


polie, élégante et brillante; elles ont recu les hommages d’hom- 
mes célébres, de grands et de puissants de ce monde, et quand 
sont venus les mauvais jours qui leur ont apporté les grandes épreu- 
yes, elles les ont subies avec courage et dignité; elles ont su trou- 
ver dans leur coeur assez de force pour consoler et relever les 
autres, et, dans le souvenir de ceux qui les connurent, elles sont 
restées comme des apparitions lumineuses, qui avaient éclairé et 
rasséréné ce monde, en Ic traversant. 

Alexandre I*", « l’ange blanc » de madame de Kridener, connut ces 
deux nobles femmes, et fut leur admiratcur, presque leur ami; il 
se sentait attiré vers clles par cette « affinité élective » dont parle 
auteur de Wilhelm Meister, et quand, 4 peine arrivé & Paris, en 
4814, il allait chercher et saluer madame Récamier dans sa re- 
traite, il lui raconta peut-étre qu’il avait, en traversant Berlin, 
serré affectueusement les mains d’unc vieille dame quasi-octogé- 
naire, sa sur par la bonté, lesprit ct les vertus. 

Le livre qui nous a révélé cette belle Ame contient quelques pe- 
ges de ses Mémoires sauyvées d’un incendie’ et des extraits de son 
journal, qu’elle commenca en 1760 et acheva en 1814. Ce journal 
fut écrit en francais; mais les éditeurs du livre l’ont traduit 
tout entier cn allemand pour le public d’outre-Rhin, qui, aujour- 
d‘hui encore, conserve sans doute un gout trés-vif pour notre litté- 
rature et notre langue, mais ne l’avouc pas volontiers ; car il faut 
compter avec le nouveau « patriotisme allemand ». 

La comtesse écrivait ses notes au jour le jour, au courant de la. 
plume, et sous le coup des émotions diverses qui agitérent son 
dime pendant soixante-neuf ans. Cette publication ayant élé faite 
avec l’agrément de la cour de Prusse, il y a lieu de croire que bien 
des choses ont été élaguées et laissées dans le secret de la famille ; 
mais ce qu'on nous livre en valait mille fois la peine, et toute la 
société de Berlin s’cst arraché ce‘tivre, plein de révélations curieu- 
ses et de charmantes indiscrétions. I} fait défiler devant nous la 
longue série de figures diverses qui ont paru sur la scéne dans une 
des premiéres cours de l'Europe, pendant soixante-neuf ans. 

La jeune Sophic-Marie de Pannewitz avait douze ans quand elle 
fat introduite par sa mére a la cour de Frédéric-Guillaume I, dont 
la rudessc ne l'effraya pas plus que ses galanteries, un peu solda- 
tesques, ne la déconcertérent. Elle vit les luttes, les revers, les 
triomphes du long régne de Frédéric II; clle assista, triste et quel- 
que peu morose, aux désordres de Frédéric-Guillaume Il, qu’elle 


# Son appartement fut dévoré par un incendie quelques semaines avant sa 
mort. 


8 SOIXANTE-NEUF ANS 


blamait et plaignait, sans trop oser le gronder, et quand l’heure 
des grands désasires eut sonné pour la Prusse, trop longtemps gatée 
par la fortune, la vieille dame, dont les cheveux avaient blanchi, 
mais dont le coeur restait jeune par la purelé et la tendresse, se fit 
la consolatrice de tous ces désolés, 4 commencer par le roi et la 
pauvre reine Louise, qui gémissaient et pleuraient autour d’elle, et 
son courage reirempé dans la foi chrétienne resta toujours 4 la 
hauteur de ces terribles infortuncs. 

Elle accompagna la famille royale dans sa fuite et dans son exil; 
elle se rendit avec son « ange de reine » 4 Tilsitt ott le vaincu 
d'léna se débattait sous les serres de Daigle, et 1a, ces deux nobles 
femmes affrontérent, avec unc dignité fiére, les duretés, les imper- 
tinences du vainqueur. 

Avant de mourir, cette fidéle et dévouée servante de la cour de 

Prusse eut la joie de voir son roi rentrer dans sa capitale et la patrie 
allemande s’affranchir du joug étranger. On trouve enregistrée dans 
unc page de son journal la naissance du troisiéme fils de la reine 
Louise : celui qu’on appela le « prince Guillaume ». Elle en parle 
toujours avec une tendresse touchante; il avait seize ans quand elle 
mourut, assurément sans prévoir que cet enfant, deuxiéme fils du 
roi, vengerait un jour, avec éclat, les humiliations et les souffran- 
ces de la. reine Louise, qu’il ceindrait une couronne impériale et 
régnerait sur toufe cette Allemagne si longtemps parcourue et fou- 
lée par nos armées victorieuses. 
' Son journal, tout écourté qu'il est, vient, fort 4 propos, complé- 
ler les renseignements que nous avions sur la cour de Prusse au 
dix-huitiéme siécle. On ne lit guére les cing volumes un peu fades, 
unfpeu précieux du Lorrain Dieudonné Thiébault, qui fut, de 1765 
a 1785, professeur de grammaire générale a )’Ecole mililaire de 
Kerlin, et qui, plus tard, rentré en France, publia les souvenirs re- 
_ cueillis pendant ces vingt années. Le beau livre de Mirabeau, et 
quelques-unes de ses. lettres, nous fournissent de précicux ct pi- 
quants, sinon toujours édifiants détails sur la Prusse qu’avait créée 
Frédéric II, et surtout sur la cour de son neveu Frédéric-Guillaume ff. 
Les Mémoires dela margravine de Bayreuth, scour de Frédéric II, con- 
servent tout leur intérét et empruntent un charme particulier au 
ton malicieux, amer et spirituel de cette médisante princessc, dont 
le caractére s’était aigri sous la tutelle despotique d'un pére gout- 
teux et bourru. 

[Histoire de la cour et de la noblesse de Prusse, publiée cn 1854 
par le professeur saxon Vehse, a ¢té faite, 4 ce qu’on affirme, sur 
.des documents originaux déposés aux archives de Berlin; mais on 
ne peut s’empécher de penser que la passion a troublé quelquefois 





A LA COUR DE PRUSSB. 9 


fe regard de I’historien, et que le grave docteur a trop facilement 
accucilli de vains commérages, des propos calomnieux qui font les 
hommes et les femmes de cette époque plus pervers, plus vicieux 
quills n’ont peut-ctre été. 

Dans tous les cas, la société prussienne du dix-huitiéme siécle 
gagne assurément a étre vue a {ravers les lunettes de la bonne 
dame Voss, 4 qui le mal n’échappait point sans doute, mais qui 
voyait aussi le bien et savait le mettre en lumiére. Elle fait 4 cha- 
<un une part, dit a tout le monde son fait, et le respect ne l’empé- 
che point d’écrire, dans son journal, que la reine (épouse de Frédé- 
ric Il) est ennuyeuse a mourir, bavarde et ridicule, a force de vouloir 
{oujours avoir raison; « que la princesse Amélie, sceur du roi, est 
« méchante, acaridtre, haie et redoutée de toute la cour. » Son 
journal est une galerie de portraits achevés et de délicicux tableaux 
de genre. Nous nous bornerons, tout en suivant la vie de la com- 
fesse, 4 détacher de son livre les plus jolies esquisses, les plus 
fins croquis, ot revit cctte société singuliére, excentrique et bizarre, 
qui se modelait sur Versailles, mais restait trés-tudesque, en dépit 
du vernis étranger, qui parlait notre langue, mais pensait et s’amu- 
sait 4 la prussienne, et qui, lorsqu’elle nous empruntait notre fri- 
volité et nos rires, les aggravait de toute la gaucherie allemande 
et de toute la grossiéreté du tempérament germanique. 


La future grande maitresse de la cour de Prussc, Maric-Sophie de 
Pannewitz, était née en 1729, au chateau de Pchoenfliess, prés 
<’Oranienbourg, dans la Marche. Elle était fille du général de Pan- 
newilz, brave ct vieux soldat qui avait rapporté une large balafre 
au front de la bataille de Malplaquet, et qui, aprés avoir dépensé 
ses derniéres forces dans Ics premiéres batailles de la Guerre de 
Sept-Ans, fut mis a Ja retraile avec une pension de 3,000 thalers. 
Sa mére, née de Jasmund, appartenait 4 une bonne famille du 
Mecklembourg, qui avait de grands biens au soleil. Ses débuts a la 
cour nous sont racontés par la margravine de Bayreuth, la sceur 
spirituelle de Frédéric II, qui ne manquc jamais une occasion de 
médire de son vieux pére, dur et morose, dont elle avait cu beau- 
coup 4 souffrir. C’est d’clle que nous tenons l’anecdote suivante : 
«La petite Pannewitz était jolie comme un ange, mais clle était 
aussi résolue que belle, et clle le fit bien voir. Un jour le roi 
Vayant rencontrée sur |’escalier tournant qui conduit aux ap- 


10 SOIXANTE-NEUF ANS. 


partements de.la reine. escalier si étroit qu’elle ne pouvait pas lui 
échapper, il essaya de lui dérober un baiser; mais elle para l’atta- 
que, en lui appliquant un soufflet si cordial (sic), que tous ceux qui 
étaient en bas de l’escalier ne purent avoir aucun doute sur le suc- 
cés de sa défense. Le roi ne prit point mal la chose et il eut, aprés 
comme avant, beaucoup de sympathie pour elle. » 

Madame de Voss ne fait pas la moindre allusion 4 cette histoire 
dans son journal; mais elle nous conte un joli trait de ce vieux roi 
gouttcux, colére et brutal, qui avait parfois de bons moments. 
Apprenant que deux de ses courtisans, tous deux officiers, se trou- 
vaient, sans qu’il y eut de leur faute, dans de grands embarras d’ar- 
gent, il prit deux gros sacs pleins d’écus d'or ct alla lui-méme les 
leur porter. C’est humain et royal a la fois. , 

L’éducation de la jeune Pannewitz fut confiée 4 une gouvernante 
frangaise, madame Bonafond, qu’elle aimait tendrement, nous dit- 
elle. « Elle entra chez nous quand j’avais sept ans ct ne me quitta 
plus jusqu’au jour ou j’entrai 4 la cour. Ma mére n’épargna ni 
soins, ni peine, ni dépense pour me faire instruire dans les sciences 
ct les arts aussi Lien que possible. » 

- Dés les premiers mois de 1744, la guerre de Sept-Ans, qui venait 
de commencer, enleva au foyer de la famille le pére et le frére ainé 
de Sophie, qui partirent pour la haute Silésic. Un peu plus tard, la 
meére et la fille allérent les rejoindre 4 Olmutz, en Moravie, ot le 
bonheur des armes avait conduit les régiments de Frédéric et ow 
nous sommes quelquc peu élonné d’apprendre que les deux 
dames furent comblées de bontés par l'archevéque, prince de Liech- 
tenstein. 

Trois ans plus tard, Sophie, rentrée 4 la cour, était atteinte d’unc 
maladie alors fort redoutée, la petite vérole : « Mais, nous dit-elle, 
ma mére me soigna si bien qu’elle me eonserva non-sculement la 
vie, mais encore la beauté, car il avait plu ala Providence de faire 
mes traits plutét jolis que laids. Cela semble étre un avantage, mais 
j'ai bien senti, hélas! dans le cours de la vie, que ce n’est point la 
beauté qui fait le bonheur. » Aprés sa guérison, elle fut nommée 
dame de la cour et remplaga auprés de Ja reine Sophie Dorothée, 
épouse de Frédéric, mademoiselle de Borke, qui venait d’épouser 
Maupertuis. Un jour qu’elle était de service, le roi, la rencontrant, 
lui demanda des nouvelles de son pére. « Il va mieux. répondit- 
elle, grace 4 Dieu! » Frédéric se retourna vers son entourage ct dit 
avec un léger sourire, peut-étre celui des petits soupers : « Elle doit 
‘étre bien innocente puisqu’elle parle encore du bon Dicu! » 

' Le premier bal de cour ot elle parut fut donné 4 l'occasion du 
mariage de la princesse Ulrique avec le prince royal de Suéde : 


A LA COUR DE PRUSSE. ‘41 


«Ma mére, dit-elle, eut bien de la peine 4 se décider 4 me mener 
avec elle. [1 fallait qu'elle edt toujours l’ceil sur moi, car j’étais si 
jeune et j’avais si peu l’habitude du grand monde, que je pouvais 
faire des fautes 4 chaque pas. Elle finit par y consentir, ce qui me 
causa une joie Immense, bien naturelle 4 lage ot 7'étais. » 
Dés 41745, la guerre recommencait, car Frédéric devait mettre 
sept ans 4 défendre ce qu’il avait fallu quelques jours pour con- 
quénr. Les Impériaux s’avancérent plusieurs fois jusqu’é quelques 
lieues de Berlin, et nous trouvons dans les notes de la jeune Sophie 
la trace des vives inquiétudes que causait leur approche. La paix 
de Dresde mit fin aux hostilités, et, le 20 décembre, Frédéric faisait 
une entrée triomphale 4 Berlin qui comptait alors prés de 80,000 
habitants. Nous passons sur Villumination, le grand diner, le bal 
et autres fétes qui furent données chez la reine mére, au chateau 
de Monbijou. Cette année-la, Frédéric donna a son frére, le prince 
Auguste-Guillaume, plus jeune que lui de dix ans, le chateau d’0- 
ranienbourg. Le parc renfermait de beaux jardins dessinés par Le 
Notre, et de superbes charmilles, qui avaient grandi en liberté de- 
puis 1713, et formaient de magnifiques salons de yverdure ou l'on 
suspendait le soir des centaines de lanternes vénitiennes. Le prince 
emmena sa petite cour et fut bientét suivi par celle de la reine dans 
cette résidence, qui devint le thédtre animé de fétes élégantes, de 
plaisirs bruyants, de joyeux soupers, cntremélés de rigodons, de 
sarabandes et de bals costumés dont le plus gouté s’appelait le bal 
des aimables vainqueurs. Tous ces courtisans, toutes ces grandes 
dames, que le feu roi avait obligés de faire avec lui la priére du 
soir et d’écouter la lecture de la Bible, parfois interrompue par les 
gémissements que la goutte lui arrachait, se dédommageaient du 
long jedne que leur avaient imposé le morose monarquc et, aprés 
lai, les tristesses de la guerre; ils s’amusaient, riaient, dansaient 
et tachaient de regagner le temps perdu. Sophie de Pannewitz, alors 
dans toute la fraicheur de sa beauté, se mélait 4 ces plaisirs sans 
s'y abandonner. Elle passait pour étre surtout chasseresse intré- 
pide autant qu’élégante et gracieuse. Un portrait d’elle, datant de 
cette époque et conservé au chateau royal de Berlin, la représente 
en amazone, avec unc robe de velours'ronge, un tricorne coquet 
erné d’une plume blanche, et tenant 4 la main un énorme coq de 
bruyére. Le bon Thiébault, qui la connut quelques: années plus 
tard, en trace le portrait suivant : « Elle était grande et svelte, avait 
la taille d’une Diane chasseresse ; elle était belle et blonde comme 
Vénus , mais elle était aussi charmante, aussi innocente, aussi ai- 
mable gu’elle était belle. » 
_Parmi les papiers qu’a ldissés la comtesse,.on a trouvé une pidee 


12 SOIXANTE-NEUF ANS 


de vers en francais, qui doif remonter a cette époque et que lui avait 
dédiée un de ses nombreux admirateurs. C’est un petit apologue ot 
les régles de notre prosodie sont, il faut le reconnaitre, traitées un 
peu a la prussienne ou comme unc province annexée. C'est I’his- 
loire d'un gant perdu, et le petit dicu voleur, qui l’a ramassé sous 
les charmilles d’Oranienbourg, nous raconte comment il I’a porté 
au ciel ot: toutes les déesses ont voulu lessayer. Mais Pallas a les 
doigts trop gros, Junon les a trop longs, Hébé, Vénus elle-méme, 
lessayent ct n’ont pas plus de succes; sur quoi le dieu s’adresse a 
la mére des Ris et des Graces : 


Contentez—vous, lui dis-je, de ce prix 

Qui vous donna Ie nom de la plus belle ; 

Mais croyez-moi, déesse, 4 Pannewitz 

Laissez ce gant, il n’est fait que pour elle. 
-~ Je la counais, dit le dieu de Cythére, 
Quelle est charmante! mais quelle beauté sévére { 
Elle a vraiment toutes les graces de ma mére, 
Mais quel dommage qu'elle n’en ait pas le cceur. 


« Ce reproche adressé 4 la jeune dame 4 propos de sa froideur 
est assurément le plus bel éloge qu’on put faire de sa vertu. » 

Cette grave reniarque, aussi grave qu’elle est naive, a été placée 
ja par les vertueux éditeurs du journal de la comtcsse, et nous n’a- 
vons garde d’y contredire. 

Ce fut dans ces jardins enchantés et au milieu de ces fates, dans 
été de 1746, que s'alluma au coeur du prince Guillaume-Auguste 
de Prusse une passion ardente et malheureuse pour la belle Pan- 
newitz, un amour maladif qui le consuma lentement et dont il ne 
fut guéri que par la mort. Ce prince aimable, beau et richement 
doué par la nature, avait alors vingt-trois ans et pour épouse une 
princesse de Brunswick qui lui témoignait une froideur blessante 
et lui inspirait unc profonde antipathie. Il cacha et contint long- 
temps cet amour naissant pour la jeune dame d'honneur ; mais un 
‘jour son cceur déborda et laissa échapper un aveu brilant, pas- 
sionné, qui jeta le plus grand trouble dans cette ame restée inno- 
cente et pure au milieu d’une société qui |’était peu. - 

Nous la laisscrons raconter elle-méme les débuts de ce roman : 

« Mademoiselle de Kalkstein, 4 qui je confiai la chose, me donna, 
cela va sans dire, le conseil de répondre au prince qu’il devait ces- 
ser de me tenir un pareil langage, car il pourrait, par cette inclina- 
tion, me rendre malheureuse. 

a... Je ne saurais dire les tristesses et les ennuis of me plon- 
geaient ses attentions, ses poursuites, sa jalousie, son chagrin 
ses plaintes. Il était vraiment aimable. I] avait la taille bien Prise 


A LA COUR DE PRUSSE. 13 


des traits réguliers, fins, intelligents. I] était avec moi plein de dou- 
ceur et de prévenances et me comblait des attentions les plus tou- 
chantes. Jeune comme je l’élais, et vu la nouveauté d’un sentiment 
que je navais jamais connu encore, n’était-il point naturel que je 
ressentisse pour lui de la sympathie et qu’aprés avoir longtemps 
\alté contre ce sentiment, je finisse par m’y abandonncr? Tendre de 
ma nature, portée a l’amitié, ouverte ct confiante 4 l’égard de tout 
le monde, j'avais recu une éducation qui avait peut-étre amolli en- 
core Mon coeur. » 

Aprés cet aveu sincére, qui nous dispose assez a l’indulgence, clle 
nous raconte, dans deux pages attendries, scs luttes courageuses, 
ses fermes résistances, et nous rassure entiérement quand elle 
ajoute : 

« Grace 4 Dieu ! je n’ai jamais cu 4 me reprocher autre chose que 
d'avoir, exléricurement et d’une facon muette, répondu 4 des sen- 
timents témoignés d’une maniére si touchante ; mais jamais je n’ai 
oublié un seul instant les préceptes de la plus stricte moralité et de 
la vertu. Jamais, il est vrai, je nc pus me décider 4 quitter.la cour, 
ou ma situation était si agréable, ou tout le monde était'si bon pour 
moi; c’est pourtant ce que j’aurais du faire. Ah! cette malheureuse 
passion du prince a empoisonné toute ma vie ct l’a remplie de tris- 
tesse!...» 

Sophie de Pannewitz, plus courageuse et plus raisonnable qu'elle 
ne l’'avoue, sut mettre un terme 4 cc roman dangereux par une ré- 
solution énergique, en plagant ce coeur trop sensible et cette vertu 
délicate et toujours menacée sous la protcction d’un mari. Trois 
prétendants sollicitaient sa main. Le premier fut le comte Neip- 
perg, fils du maréchal autrichien de ce nom. Les fiangailles se fi- 
rent, mais le mariage échoua par la faute de Frédéric Il, qui voulut 
imposer au fiancé l’obligation de vendre ses terres en Autriche et de 
s’établir dans la monarchic prussiennc. Un second prétcndant. le 
prince Lobkowitz, fit 4 Berlin une grave maladic pendant laquelle il 
se livra 4 unc foule de méditations fort dévotes, et en vint a se per- 
suader qu’épouser une protestante serait un gros péché. Les se- 
condes fiangailles furent rompues comme lcs premieres, et, en fin 
de comptc, Sophie épousa son cousin, le jeunc baron de Voss, pour 
qui elle n’éprouvait, de son propre aveu, ni tendressc ni amour, 
mais tout simplement une estime réelle, froide et raisonnéc. 

Nommé ministre de Prusse 4 Dresde, le jeune Voss avait suivi le 
roi Auguste 4 Varsovie, et, dans cette derniére ville, il avait mene 
un train de prince pour éblouir les magnats polonais ct les gagner 

aux intéréts prussiens. De retour a Berlin, il avait regu les comphi- 
ments du roi, une indemnité de 10,000 ducats d’or, une pension 


- SOIXANTE-NEUF ANS 


annuelle de 2,000 thalers et, parce que la cour de Vienne n’avait. 
pas voulu de lui pour ministre, un poste de conseiller au ministére. 
des affaires étrangéres. Toute la cour assista au mariage. qui eut 
lieu le 14 mai 1751. Le prince de Prusse tomba évanoui sur le pavé 
de la chapelle et il fallut l’emporter. Ging ans plus tard, le jeune et 
malheureux prince était rappelé dans les camps par la guerre de 
Bohéme; il y fut maladroit ou matheureux; son corps d’armée 
subit des pertes considérables, et les durs reproches de son frére le 
blessérent si crucllement, qu'il s’en alla mourir de chagrin au cha- 
teau d’Oranienbourg. Atteint d’une fluxion de poitrine compliquée 
d’une fiévre cérébrale, et certain qu’elle aménerait sa mort, il re- 
fusa obstinément les soins du médecin, et il s’éteignit dans une 
lente ct douloureuse agonie, entre M. de Forcade, |’ancien coloncl 
de son régiment, et sa sceur, la princesse Amélie, la fameuse ab- 
besse de Guedlinbourg. 

Avant d’épouser Sophie, pour qui il fut un mari tyrannique ct 
jaloux, le baron de Voss avait fait longtemps la cour 4 sa cousine, 
et lui avait adressé, en francais, quelques billets d’amoureux transi 
dont voici un échantillon : 


« Il est vrai que journellement j'ai le plaisir de vous voir, mais l 'agré- 
ment que j’en ressens n’est guére complet, vu que je me vois géné au 
point de n’oser vous parler qu’en passant. I] m’est impossible d’étre tran- 
quille sous ces entrefaites (sic), et vos bonnes graces m'inquiétent trop 
pour ne pas étre empressé d’en avoir tous les jours de nouvelles. Je crois 
que j‘en prends la fiévre (!) ; car, sans étre bien sir de vos sentiments, je 
ne fais qu’admirer tous les jours votre beauté en public! » 


Le jeune mari, pressé de soustraire sa femme aux poursuites de 
son royal et romanesque amoureux, se fit envoyer 4 Magdebourg 
comme « chef de régence » ou gouverneur civil, poste qu'il devait 
occuper pendant dix ans. Toute la cour de Prusse vit partir avec 
regret la jeune mariéc, et chacun loua son courage et sa vertu. Le 
vieux Thicbault ne tarit pas sur son compte et la félicite d’avoir 
montré « une vaillance et une abnégation que toutes les Ames no- 
bles sauront comprendre et admirer ». 

Son départ laissa le prince de Prusse dans un sombre abatte- 
ment; mais, clle aussi, celle emporta au cour une plaie secréte et 
profonde, et le souvenir du prince ne la quitta plus pendant sa vie 
enticre. Elle donna son nom, Guillaume-Auguste, 4 son premier 
fils, et, quand une mort prématurée l’eut enlevé, 4 son petit-fils. 
Les deux époux menérent 4 Magdebourg une vie monotone ect calme 
qui ne s’égaya un peu qu’en 1754, quand le duc Ferdinand de 
Brunswick fut nommé gouverneur militaire de la place. Ce fut alors 


A LA COUR DE PRUSSE. ° 40 


unc serie de bals et de fétes ot la baronne de Voss, — elle ne fut 
créée comtesse qu’en 1800 — répandait le doux éclat de sa grace 
et de son exquise bonté. En 1760, cette cour brillante et bruyante, 
qu'elle avait laissée 4 Berlin, vint, d’une maniére aussi brusque 
qu'inattendue la rejoindre 4 Magdebourg. C’était la guerre, l’inva- 
sion, qui la chassait de la capitale ; la reines, les princesses et leur 
suite fuyaient devant les Croates, les Moscovites, et cherchaient un 
refuge dans la vieille fortercsse, relevée des ruines sanglantes qu’y 
avaient amoncelées les sombres soldats de Tilly. Le journal de ma- 
dame de Voss, qui commence 4 cette époque, nous fait assister a 
un spectacle singulier, presque incroyable, et que l'on a peine a 
s'expliquer. Ces courtisans et ces princesses, tout entiers 4 leurs 
plaisirs mondains, ont apporté 4 Magdebourg toute leur frivolité; 
iis soupent, dansent et jouent la comédie, oubliant les horreurs de 
l’invasion, les souffrances du peuple et les luttes terribles de Fré- 
déric, « qui, pareil 4 un lion traqué, bondit d’un champ de ba- 
taille & l'autre, tantét s’enfuit désespéré sous le coup de revers 
écrasants, tantét ramasse une victoire sanglante presquc blessée a 
mort, » mais retrouve toujours son courage indomptable et finit par 
arracher une paix glorieuse a ses adversaires épuisés. Six jours 
avant la journée de Torgau, qui ramena la victoire sous ses dra- 
peaux, il écrivait 4 d’Argens cette lettre fameuse ou la sincérité de 
l’émotion fait pardonner le ton déclamatoire : « Non, jamais je ne 
me résoudrai 4 conclure une paix honteuse, et jamais je ne risque- 
raima propre honte. Je périrai plutdt sous les ruines de mon pays, 
ei si le sort qui me poursuit trouve cette mort trop douce, je met- 
trai fin 4 mon infortune s'il n’est plus possible de la porter avec 
honneur. » 
Tandis que Frédéric écrivait ces lettres, un peu pour la postérité, 
et se battait avec rage, sa cour, réfugiée en lieu sir, s’amusait a 
outrance. C’est le tableau de genre 4 cété du grand tableau d’his- 
toire. fl y avait ]4, d’abord la reine, qui était le centre naturel de la 
cour, qui toujours parlait, souvent grondait, voulait avoir constam- 
ment raison contre tous, et contait des histoires 4 dormir debout. 
Venaient ensuite la princesse royale de Prusse, veuve depuis quatre 
ans, mére du jeune prince dgé de seize ans, qui devait régner sous 
le nom de Frédéric-Guillaume II; la princesse Henri de Prusse, 
femme du second frére de Frédéric II; enfin la belle mais excen- 
trique princesse Amélie, sceur du roi, qui avait apporté son gout 
pour les distractions bruyantes, les folles parties, et qui eut.été 
femme 4 -danser sur les ruines de Berlin. Elle avait pourtant, déja 
a cette époque, comme un cadavre dans son passé, et au coeur le 
poignant souvenir d'un amour tragique et protond qui avait ravagé 


16 ‘ SOIXANTE-NEUF ANS 


son existence. Non loin du palais ow elle dansait et ot l’on jouait la 
comédie s’élevait la sombre forteresse ou avait gémi, pendant dix 
ans, le chevalier de Trenck, son malheurcux amant. Enfermé d’a- 
bord par Frédéric dans la forteresse de Glatz, il s’était échappé, 
avait été livré de nouveau par la Russie 4 la vengeance du roi ct du 
frére offensé. Le gouverneur de la citadelle de Magdcbourg l’enfouit 
vivant dans un cachot, creusé exprés pour lui, & quatre-vingts pieds 
sous terre, et le fit charger de chaines pesant soixante livres. 15 
était 14, squelette effrayant, mais vivant encore, quand arriva la 
fin de la guerre de Scpt-Ans. La princesse Amélie, qui ne |’avait 
point oublié, gagna, moyennant 10,000 ducats, un confident de 
Marie-Thérése, et !’on obtint que l’impératrice fit de ’élargissement 
du captif une des conditions de la paix. Banni du royaume, Trenck 
n’y put rentrer qu’cn 1786, aprés la mort du roi; il revit la prin- 
cesse vicillie et morose, qui lui avait conservé une tendre affection, 
et, aprés avoir vendu ses terres de Poméranie, il alla s’établir 4 
Paris ot ]’attendait la guillotine. 

Dans le journal que madame de Voss commenga en celte année 
mémorable de 1760, pour le clore en 1844, cinquante-quatre ans 
plus tard, nous trouvons notés, jour par jour, les petits incidents. 
et les grandes nouvelles, les jeux, les plaisirs, les services religicux, 
les sermons et jusqu’aux communions. Car ce monde, frivole et 
ardent au plaisir, devenait dévot 4 ses heures, avait ses quarts. 
d’heure de piété, et quand arrivérent les terribles nouvelles de l’in- 
vasion autrichicnne et de la prise de Berlin, il alla sc consoler en. 
écoutant les beaux sermons onctueux du prédicateur Succord. 

Voici quelques-unes de ces notes, choisies un peu au hasard, mais. 
qui nous font assister 4 la vic excentrique de ces curieux émigrés.. 


4 septembre 1760. — Luce matin les Epttres de Cicéron. Puis sont 
venues la princesse de Prusse et madame de Maupertuis et nous avons fait 
enseinble une promenade jusqu’au Rempart des Princes. 

5 septembre. — J'ai fait de la musique avec Schaffroth (son maitre de 
piano) et j'ai soupé chez la princesse Henri. On était de fort bonne hu-- 
meur. On s'est beaucoup amusé. 

_ 40 septembre. — Réunion le soir, chez la maréchale de Schmettau.. 
J’avais le coeur triste et gros, sachant mon fils malade. Je n’ai pu y tenir 
pera bout et j'ai fait atteler pour rentrer auprés de mes chers en- 
ants. 

12 septembre. — La reine nous a fait de vifs reproches 4 cause des at- 
tentions qu'on a témoignées aux prisonniers étrangers. 

13 septembre. — Le roi a détaché un corps de. troupes pour secourir 
Colberg assiégé par les Russes. A souper, on a parlé des livres nouveaux- 
La cony ersation a été gaie, intéressante. 

14 septembre. — J'ai eu un sermon avec mon mari. Souper chez la reine, 


A LA COUR DE PRUSSE. 47 


qui était de fort mauvaise humeur; mais Finkenstein, ministre des af- 
fares étrangéres, s’¢tant mis a conter de vieilles histoires de la Suéde, 
elle a beaucoup ri et nous a retenus jusqu’a onze heures. J'ai joué' la eo- 
mete avec la princesse Henri et le j jeune prince de Prusse. 

4 octobre. — J'arrive de la cour ow l'on éprouve mille angoisses au su- 
jet de Berlin. Les Russes, aprés avoir sommeé la ville de se : rendre, lont 
bombardée un jour entier et ont mis le feu aux remparts. Le cern et 
l'inquiétude m’ont empéchée de dormir. : 

10 octobre. — Berlin a capitulé. Tottleben et Je général sutridliven 
Lascy ont occupé les portes et les chateaux royaux. Aprés diner est venu 
le Suif Ephraim, qui a quitté Berlin quelques heures avant l’entrée des 
Russes. Il dit que nous sommes en sdreté ici; car s'ileat cru Magdebourg 


menacé, il n'y fit point venu, mais il edt emporté ses trésurs a 1'é- 
tranger. 


Le lendemain, 1’émotion causée par la capitulation de Berlin s’é- 
tait apaisée et toule la cour ne pariait que d’un incident, qui avait 
mis fort en colére la princesse Henri. Le grand inaitre de sa cour, 
par économie, avait allumé, dans son vestibule, de la chandelle au 
lieu de bougie. « La princesse est outrée, écrit madame de Voss, et 
avec raison. » Quelques jours aprés, lc méme intendant, qui s’ ap- 
pelait Krant, supprimait deux plats dans Ie diner de la méine prin- 
cesse Henri, 4 qui la princesse Amélic apportait, vers le soir, une 
partie de son diner, pour protester contre ce « barbare » intendant. 

Deux jours aprés la prise de Berlin, le pasteur Succord, voyant la 
reine ct les princesses réunics autour de sa chaire, ouvrait toutes 
les écluses de son onctueuse éloquence et pronoriciit ‘un « admira- 
ble sermon » que madame de Voss résume en ces ‘termes : 


« Il a dit que, dans toutes nos tribulations et surtout dans les épreuves 
présentes. nous devons d’abord penser 4 nos péchés, ne demander de se- 
cours qu’a Dieu, nous résigner a sa volonté et ne chercher de consolation 
que dans sa miséricorde. Ah! que l'on serait heureux si l'on se pénétrait 
bien de ces choses et si l’on réussissait 4 détacher son coeur du monde et 
de ses vanités ! » 


Deux jours plus tard, on prenaitle café chez la princesse Ilenrt, 
« Ja belle fée »; une vieille francaise, tireuse de cartes, se présen- 
tait a la fr ivole compagnie, offrant de lui dire la bonne aventure. 
a En somme, écrit madame de Voss, clle u’a dit qu'une quantité 
de sotlises ef nous a annoncé que nous aurions bientot de bonnes 
nouvelles. Si, au moins, elle avait dit vrai sur ce point! » 

La vicille sorciére s’était complétement méprise, et le jour sui- 
vant, [ec courrier apportait les plus terribles nouvelles de Berlin et 
de Charlottenbourg. Les Autrichicns avaient tué ou maltraité les 

4 Jasvixn 1876. 2 


18 - SOIXANTE-NEUF ANS 


habitants et surtout les gens du roi, pillé et saccagé les chateaux 
royaux et détruit tout ce qu’ils ne pouvaient pas emporter. « Les 
Russes, écrit madame de Voss, se sont conduits en Joyaux ennemis; 
mais les Autrichiens et les Saxons ont agi comme des barbares et de 
vulgaires voleurs. Ils ont pillé quaqu ‘aux cadavres dans les tom- 
beaux de famille. » 

Le 19 octobre, madame de Voss allait al’ éptise entendre un « beau 
germon » du pasteur Succord. Le soir elle lisait l’Hiséoire de 
Lowis XItI. Pendant: les jours suivants, la ville de Magdebourg est 
traversée par les troupes du roi qui vont au secours de Berlin, et 
toutes les dames se mettent aux fenétres pour les voir passer; leur 
piteux état arrache 4 madame de Voss un cri de pitié: « Ah! les 
pauvres gens! J’avais le ceeur fendu en voyant comme ils avaient 
souffert des privations et des fatigues de toute sorte. » Le soir, elle 
a pour héte un de ses anciens amis de Berlin, le colonel de Kleist, a 
qui elle promet de composer une marche pour son régiment. 
Comme Ie lendemain se trouve un dimanche, elle va de bonne heure 
4 l’église et consacre la journée 4 la marche promise, . qu'elle com- 
pose, met au net, essaic sur le piano avec Schaffrost;, et deux jours 
aprés expédie par un courrier 4 son cousin de Kleist. 

On apprend, dans les premiers jours de novembre, la mort de 
Georges Il, roid ‘Angleterre. « Je crains bien, écrit madame de Voss, 
que cetic mort n’ait pour noys de funestes conséquences. Finkens- 
tein dit que non ; mais c’est un ministre ct un diplomate; pourtant 
ce qu'il dit ne mérite pas grande créance. ». 

Nous avons la, sous unc forme plus naive, le mot fameux de 
Talleyrand sur ceux 4 qui la parole a été donnée pour cachcr leur 
pensée. i 

‘Le 7 diccaahis on apprend la victoire de Torgau et « tout le 
monde est fou de joic ». Le lendemain, on va chanter un Te Deum 
et }¢ surlendemain, on célébre le mariage d’une dame de ‘la cour, 
la jeune 'Alvensleben. Grand souper chez la princesse Henri, ot 
madame de Voss est placée entre le prince Henri et un homme de 

lettres sentimental et pédant, le docteur Thulmeyer. « On discourut 

de l'amour ct de l’amitié. Le docteur soutint, qu’indépendamment 
du bonheur ou du malheur qu’on pouvait avoir dans l'un ou l'autre, 
c’fAlait en soi un délice et une jouissance au-dessus de toute autre, 
d’éprouver une inclination vive pour une autre personne. J’affirmai 
résoltiment le contraire. Hélas ! qu’est-ce qui nous vaut dans la vie 
plus de souffrances ct de chagrin que l’amour? Le docteur n’en 
dimordit pas. » 

Le 15 décembre, grand souper chez la reine, ott l’on présentait 
& la société trois prisonniers de guerre nouvellement arrivés : Ic 


A LA COUR DE PRUSSE. {9 


capitarne Du Verger, le comte Groes et le colonel Raven, « tous les 
trois, gens agréables, » puis un vieux général frangais, M. de Saint- 
Iker, « qui parait avoir beaucoup vu le monde. » 

En janvier, la gaiété a fait sa rentrée a la cour et l’on joue a 
colin-maillard chez la reine; la princesse Amélie donne un concert 
oii un moine autrichien, envoyé comme .otage, « joue admirable- 
ment du violon. » 

Madame de Voss observe le Caréme, et un samedi de mars, elle 
écrit dans son journal : « J'ai fait mes priéres avec mon mari ; puis 
nous sommes allés ensemble & |’église, pour nous préparer a la 
communion de demain ; j'ai passé la journée 4 lire des livres de 
piété. » 

Aux livres d’heures et de priéres succédaient des lectures qui, 
parfois, étaient loin d’étre aussi édifiantes ; on prenait un peu ce 
que le hasard apportait. C’est ainsi que le 10 avril 1761, nous trou- 
vons cette note qui témoigne d’un gout littéraire tout primitif ct 
d’une charmante naiveté ; j’ai lu « la Nouvelle Heloise, roman qui 
vient de paraitre et qui dépeint, avec une rare et particuliére élo- 
quence, les sentiments de l’amour et de |’amitié. I] est vrai que 
Yamour de héroineé lui fait commettre une faute impardonnable. 
Toutefois, on est tenté de lui pardonner en considération de son re- 
pentir et des bonnes qualités qu’elle déploie plus tard. Quelques 
passages de ce livre sont vraiment remarquables ». 


12 avril. — Nous avons été au couvent voir deux religieuses qui pre- 


naient le voile. C’était un spectacle touchant et les deux pauvres filles 
mont fait terriblement de la peine. 


A peine est-on sorti du Caréme, que cette « folle de princesse 
Amélie », toujours avide de plaisirs nouveaux et excentriques, or- 
ganise un bal costumé, ot les hommes sont habillés cn femme et 
réciproquement. Il faut en passer par ses volontés, et la grave ma- 
dame de Voss revét. une soutane de.pasteur protestant qui s ‘appréte 
a monter en chaire. On croit qu’elle va faire un sermon; mais elle 
se contente de précher d'exemple la gravité et la décence & tous ces 
« évaporés », 

Un croquis malicieux d’un directeur des postes se'place ici dans 
le compte rendu d’unc. excursion en Mecklembourg : « Crest le 
mortel Je plus ridicule que j’aic jamais rencontré de ma vie; il 
parle un frangais alroce, mais il $’cst mis dans la téte de ne jamais 
prononcer un mot d’allemand. » Ce type d’allemand francisant se 
rencontre souvent au dix-huitiéme siécle, et Lessing, le patriote, a 

i un mot pour le peindre et le flétrir. 
L’exil de la cour allait finir, ct les derniéres victoires de Frédéric 


20 SOIXANTE-NEUF ANS 


avaient consolidé ses conquétes. Le 50 mars 4763, il fait son en- 
trée triomphante 4 Berlin qui avait alors 100,000 habitants. Le 
baron de Voss est nommé maréchal de la cour auprés de la reine, 
et ces nouvelles fonctions le raménent, avec sa femme, A Ber- 
lin. En 1770, madame de Voss fait un voyage 4 Vienne, ow elle 
est présentée 4 Maric-Thérése par Joseph II, qui l’avait déja connue 
a Carlsbad, et toute la société viennoise comble la belle prussienne 
d’égards et d’attentions. Revenue a Berlin, elle commence 8: s’oc- 
cuper dc son fils qu’on a fait entrer dans l’administration civile, et 
nous trouvons, dans son journal, la note suivante consacrée a cet 
enfant. 


« Je puis dire de lui avec orgueil qu'il a un caractére noble et viril. 
_ Mais il est plein de vie, et, dans l'dge ow les passions sont les plus vives 
et les plus bouillantes, il est bon de les combattre avec une douce éner- 
gic, et c’est a quoi la tendresse d'une mére réussit bien mieux que la sé- 
vérité et la rigide autorité du pére. » 


A la mort de ce fils, emporté par une maladie subite aprés un an 
de mariage, la pauvre mére écrit : « Je n'ai pas de mots pour 
exprimer ma douleur amére et mon désespoir, et, sans l'aide du 
Dieu miséricordicux, je ne pourrais supporter cette doulcur qui 
surpasse toutes les autres. » 

De nouveaux et vifs chagrins allaient troubler son existence et lui 
rappeler le douloureux épisode de l'amour malheureux dont le 
prince de Prusse l’avait poursuivie et avait attristé sa jeunesse. Ces 
chagrins allaient lui venir du fils méme de homme qui I’ayait tant 
aimée; de celui qui devait bientét régner sous le nom de Frédéric- 
Guillaume i. 

Son oncle l’avait bien jugé, et des mémoires du temps nous 
apprennent qu’en 4785, Frédéric Il, pressentant sa fin prochaine, 
et se trouvant 4 Breslau, aprés la derniére revue de Silésie, fit venir 
son ministre Hogue, et lui tint ce langage : 


a Adieu ! Tu ne me reverras plus. Je vais te dire ce qui arrivera aprés 
ma mort. On ménera joyeuse vie a Ia cour. Mon neveu dissipera mes tré- 
sors et laissera l’armée dépérir. Ce sont les femmes qui régneront et con- 
duiront I’Etat 4 sa ruine. Alors tu devras dire au roi : Cela ne peut pas 
aller ainsi, ce trésor est au pays et non pas a vous. Et si mon neveu se 
fache, tu lui diras que je t'ai commandé de parler ainsi. Peut-tre cela 
fera-t-il impression sur lui, car il n’a point mauvais coeur. As-tu en- 
tenda? » 


Hogue, nous dit le malin docteur Vehse, cntendit parfaitement, 
mais il se garda bien de parler quand le moment fut yenu. 


A LA COUR DE PRUSSE. 21 


Frédéne-Guillaume n’avait pas le coeur mauvais, comme l’avait 

dit son son oncle, mais il éprouvait le besoin de le mettre aux pieds 
de toutes les dames de sa cour. Sa maitresse en titre, celle qui de- 
vait conserver sur lui un empire funeste et incontesté jusqu’a sa 
mort, était une jeune demoiselle Enke, fille d’un pauvre musicien 
de Berlin, qu’1l fit plus tard comtesse de Liechtenau. Mais, dés 1783, 
le prince héritier avait jeté Ics yeux sur Julie de Voss, fille du mi- 
nisire de ce nom el niéce de notre vertueuse héroine. Julie « était 
pale comme le marbre, avait des cheveux d’un blond ardent ect de 
grands yeux langoureux qui avaient ensorcelé le prince ». I la pour- 
suivait de ses instances et la relancait jusque dans les appartements 
de sa tante, dont l'oeil vigilant découvrit bient6t qu'il y avait péril 
en la demeure. La vieille dame se mit aussil6t en mesure d’éteindre 
Yincendie, et ses graves conseils, ses sévéres remontrances vin- 
rent soutenir la résistance un peu molle de sa niéce. Mais la pas- 
sion du prince s'cnflamma de fous les obstacles qu’on lui opposait ; 
il crrait dans ce chateau en quéte de sa « belle rousse », allait s’as- 
seoir 4 cété d’elle et la couvait « du regard ». — Cela me déplait 
souveraincment et plus que je ne saurais dire, écrit un soir ma- 
dame de Voss, qui sentait fléchir la résistance de sa niéce et com- 
mengait 4 redouter une catastrophe. En effct, le prince devint roi et 
toute résistance s’évanouit devant lui. I] a su intéresser 4 sa cause 
les membres du Consistoire évangélique. Ces graves théologicns, 
réunis cn conseil, se sont rappelé, fort 4 propos, les maximes tolé- 
rantes de Melanchton qui avait autorisé I’é¢lecteur de Hesse, Philippe 
le Généreux, a faire asseoir sur son tréne deux éleclrices 4 la fois. 
Le roi avait disposé de sa main droite, accordée a la reinc; rien 
n’empéchait qu’il donnat sa main gauche & Julie de Voss, et le ré- 
vérend Tzeellner, prédicateur de la cour, bénit ce mariage, le 
25 mai 1787, dams la chapelle du chateau de Charlottenbourg. Julie 
vient en pleurant avouer la chose a sa tante, qui écrit le soir dans 
son journal : 


« Cela m‘afflige profondément, et, avec la meilleure volonté du monde 
je ne puis me défendre d'un sentiment d’horreur et de dégogt en présence 
d'une chose qui est si coupable, de quelque mauvaise raison qu on veuille 
la pallier. La conscience de Julie le lui dira suffisamment, car jamais 
elle n'aura plus de repos. Non, jamais, aprés une telle chute, elle ne 
pourra connaitre un instant de bonheur. » 


En effet, la jcune reine de la main gauche, créée comtesse d'In- 
genheim ne connut jamais plus le bonheur, malgré les honreurs et 
les présents dont elle fut comblée, malgré les prévenances et les 
bontés de la reine légitime, qui l’invitait 4 souper chez elle et 





22 SOIXANTE-NEUF ANS 


Vappelait « sa meilleure amie ». Elle mourut quelques mois plus 
tard, aprés avoir donné le jour 4 un enfant qui fut confié au mi- 
nistre Voss, pére de la belle et malheureuse pécheresse. 

Le roi « faillit en devenir fou, et le jour des funérailles, 11 versa 
un torrent de larmes », mais, au bout de quelques semaines, 1} avait 
trouvé une consolatrice dans unc autre dame d’honneur de sa 
femme, la jeune comtesse Sophie de Doenhof, qui a donné son nom 
4 une des places de Berlin, celle ot s’éléve aujourd'hui la statue de 
Stein, devant la Chambre des députés. 

Le 34 janvicr 1788, madame de Voss enregistre cette nouvelle 
phase des amours royaux : 


« Le rot a causé avec moi dans la soirée, mais j'ai bien vu qu'il était 
distrait ; il ne perd pas de vue sa belle un seul instant. 

« 14 février. — On dit qu’il y a eu une scéne 4 Monbijou a propos de 
Deenhof, et la reine est indignée. 

« 18 fevrier. — La reine a dd se résoudre 4 faire des excuses a Ia 
Deenhof. Ah! la pauvre et malheureuse reine | 

« 13 avril. — On ne parle plus, a 1a cour, que de la Doenhof. Elle est 
4 Postdam avec le roi qui donne des soirées en son honneur. On dit qu'il 
l’'a appelée, devant tout le monde : Ma chére femme! Ah! le pauvre roi! 
Comment peut-on excuser toutes ces choses? » 


Un an plus tard, la victime du royal don Juan était malade et 
déja couverte de la paleur de la mort. Elle ne luttait plus qu’avec 
peine contre la Liechtenau, la « Montespan de Postdam », qui avait 
repris son empire. Toutefois, la naissance d’un fils réconcilie la 
Deenhof avec le roi. Ce fils, né en janvicr 1792, recoit le titre de 
comte de Brandebourg]; il devait étre, en 1848, président du conseil 
des ministres. Son fils est aujourd’hui lieutenant général ef com- 
mandant de la 11° division de l’armée prussiennc. 

Le 24 juin de la méme année, « les beaux jours d’Aranjucz » 
arrivent 4 leur terme ct la guerre vient arracher ce prince dissolu 
et cette cour pervertic 4 leurs frivoles plaisirs. Frédéric-Guillaume 
se met a la téte d’une armée désorganisée et prend la direction de 
cette campagne contre la France révolutionnaire, dont le vieux 
Ranke‘ nous racontait naguére les incidents tragi-comiques ect 
J":ssue peu glorieuse pour la Prusse. Le roi revint bientdt et se con- 
sola de ses revers auprés de la Liechtenau, qui, débarrassée de ses 
rivales, travailla 4 fonder la fortune de ses enfants. Son fils mourut 
jeune ; sa fille, créée comtesse de la Marche, épousa un comte de 
Stolberg-Stolberg, divorga peu aprés pour épouser le comtc polo- 


‘ Le commencement et l'origine des guerres de la Révolution. Duneker et Hum— 
blot, a Leipzig. y 


A LA COUR DE PRUSSE. 33 


nais Miaskowski, et en troisiéme noces le frangais Thierry ; les édi- 
teurs du journal de madame de Voss ont supprimé, nous ne savons 
trop pourquoi, les passages relatifs au sort tragique de la famille 
royale de France. lls se bornent a nous apprendre « qu’on y trouve 
la trace des sentiments d’horreur et d’effroi que causaient,. dans 
l’Farope entiére, les drames 4 la fois horribles et grandioses dont 
notre pays était le théatre ». 

Dans cette année fatale : 1793, madame de Voss perdit son mari, 
dont la mort, depuis longtemps prévue, ne parait point |’avoir 
affligée outre mesure. Au mois d’avril suivant, l’héritier de la cou- 
ronne avait épousé la princesse Louise de-Mecklembourg, et le roi 
avait nommeé la comtesse de Voss grande maitresse.de la cour des 
jeunes époux. Avant d’entrer en fonctions, la digne femme se fit 
une sorte de réglement écrit, dont il nous reste quelques fragments 
sous le titre naivement solennel : La grande maitresse de la cour, 
Comme elle doit étre’. Nous y apprenons que 


« Cetle haute dignitaire doit tenir la téte droite, marcher droit, avo 
des maniéres gracieuses et dignes, saluer, non pas comme on le oi 
tort aujourd'hui, en inclinant la téte, mais ployer les genoux avec dignité 
et solennité, et se relever avec une lenteur également digne et solen- 
nelle... Si la princesse est jeune, Ja grande maitresse doit veiller avec 
soin sur sa jeunesse et son inexpérience, lui dire avec respect la vérité, 

sans dureté lui faire comprendre qu'elle peut imiter sdrement son exem~ 
ple en tout ¢e qui touche a la moralité ». ) 


Nous trouvons plus loin une description pompeuse de l'arrivée 
solennelle.des deux époux qui devaient bientdt régner sur la Prusse.. 
Fouqué, qui'ce jour-la vit la princesse Louise pour la premiére 
fois, le 22 décembre 1793, écrivit quelque temps:aprés : « L’arrivée 
de cette angélique princesse jeta un doux éclat sur ces belles jour-: 
nées. Tous les cceurs volaient au-devant as grace et sa bonté 
rendaient tout le monde heureux. » 

Madame de Voss, désormais appelée a la voir tous les jours, 
écrit quelque part dans son journal: « Plus je la connus, plus 
jappris 4 estimer la noblesse, la pureté de son caractére-ct la bonté 


‘Le jeune prince, devenu roi, et son épouse, dont laffection était assez dé~ 
monstrative, erent plus d'une fois a se plaindre de la contrainte que la grande 
maitresse, dans l’intérét de la dignité royale et du décorum de la cour, impo- 
saita leurs sentiments mutuels. Elle leur avait défendu de se tuloyer en public, 
et s'il leur arrivait de faiblir, elle ne manquait pas de les gourmander sévéte- 
ment le soir. Les deux époux avaient baptisé madame Etiquette cette sévére om 
dienne des bonnes régles et des traditions austéres de Ja cour. 


i SOIXANTE-NEUF ANS 


angélique de son coeur. La piété la plus sincére animait tout son 
étre et la parait de toutes les vertus les plus aunabee chez une 
femme qui craint Dieu. » 

Cette princesse si pieuse n’en aimait pas moins passionnément la 
danse, et les carnavals de ia cour de Prusse « rappelérent, nous 
dit Vehse, les splendeurs qu’avaient déployées autrefois Louis XIV’ 
et Auguste le Fort » ! Le plus brillant carnaval fut celui de 1799 ; un 
bal costumé, donné a l’Opéra, représenta le mariage de la reine 
Marie d’Angleterre avec Philippe II d’Espagne. La reine Louise avait 
pris pour elle le rdle de Marie Tudor ct le duc Auguste de Sus- 
sex, oncle de la reine Victoria, figurait le sombre fils de Charles- 
Quint. Cinquante couples richement costumés étincelaient de dia- 
mants — empruntés, car le duc de Sussex avait mis en Se 
tous les joailliers de la ville. 

L’année suivante, on fétait lc mardi gras chez la princesse Radsi- 
will, née princesse Louise de Prusse, sceur du prince Louis-Ferdi- 
nand, aieule du prince Antoine de Radziwill, aide de camp de I’em- 
pereur Guillaume'. Cette fois, on jouait une féerie mythologique, 
ot la reine Louise portait un costume grec antique, et ou l’abbesse 
de Quedlinbourg, la vieille sceur de Frédéric Il, était costumée en 
prétresse du solcil. Quatre jeunes officiers, en robes de femmes, 
représentaient quatre sultanes parées des noms suivants : Fleur de 
beauté, Vertu sans tache, Rosée du matin, Charme des yeux. Ces dis- 
tractions un peu bruyantes, un peu grotesques, étaient médiocrement 
du gout de Frédéric-Guillaume Il, pour qui la vie de famille et le foyer 
domestique avaient plus d’attraits que les bals de l’opéra. Pendant 
les neuf ans qui précédérent la catastrophe d'léna, i] coula des jours 
heureux et tranquilles 4 cdté de la reme Louise, qu’il laissait danser 
4 son aise, tandis que lui-méme lisait et relisait les romans d’Au- 
guste La Fontaine de Halle, d’interminables histoires dans le gout de 
Clarisse Harlowe, tout imprégnécs de nobles sentiments, de vertu, 
de morale et d’ennui. Il récompensa son auteur favori en lui confé- 
rant un canonicat, ou le digne romancier devint gros et gras et 
laissa_couler de sa plume prolifique dix volumes par an. Le vice y 
était toujours convenablement chatié ct la vertu dignement récom- 
pensée. En somme, c’était un touchant et beau spectacle que celui 
de ce couple vertueux, dont la vie toujours pure et digne avait 
échappé a la contagion de la cour corrompue du dernier roi. Plus 


‘ Le 4 avril 1798 la princesse enregistre la naissance du prince Bogulas Radzi- 
will, décédé en 1873. « Toute la cour, dit-elle, a assisté au baptéme qui a été cé— 
lébré selon le rite catholique. » 


A LA COUR DE PRUSSE. 25 


d'un trait, relevé par la grande maitresse, nous fait songer 4 un au- 
tre couple également pur et vertueux, également destiné 4 de tragi- 
ques infortunes :.au ménage du Dauphin et de Marie-Antoinette-a la 
cour de Louis XY. 


I] 


A la date du 22 mars 4797, madame de Voss écrit dans son 
journal cette note dont l’intérét reste grand, méme aprés soixante- 
dix-huit ans, pour nous autres Francais : « Aujourd’hut 4 deux 
heures trois quarts, l’enfant est né heureusement. C’est un joli 
petit prince trés-net-et vigourcux. Le pére était la, rayonnant de 
joie, mais il a fait beaucoup trop de bruit, ce qui n’est pas bon 
pour la mére. » — Ce « joli petit prince » n’était autre que Ic futur 
Guillaume I", roi de Prusse, couronné empcreur d’Allemagne dans_ 
le chateau de nos rois. Ce fut madame de Voss qui lc tint sur les 
fonts baptismaux, et dans }es.dix-sept années qui suivirent, elle ne 
manqua jamais d’enregistrer ses petites maladies, tous les incidents 
de son enfance et la maniére dont on célébrait chaque année !’anni- 
versaire de sa maissance. 

Cependant le contre-coup des grandes commotions qui ébranlent 
la vieille Europe commence a se faire sentir 4 Berlin, et nous en 
trouvons fréquemment |’écho dans le journal de la grandc-mai- 
tresse. Voici la premiére note relative aux guerres de la révolution. 


«a 2 avril 1798. — Les malheureux Autrichiens ont été battus deux 
fois en Italie. Cela va trés-mal. Hélas! hélas! » 


Le 18, le bruit se répand que Ics Autrichiens ont battu les Fran- 
cais, et la baronne s’écrie: « Quel bonheur! » Au mois de mai, 
toutes les pensées de la cour sont absorbées par le mariage de la 
princesse Louise, veuve du prince Louis de Prusse et sceur de la reine 
Louise, qui épouseen secondes noces le duc de Solins-Braunfels’. Ce 
mariage régularise une union coupable qui ne pouvait plus se 
cacher et dont la révélation avait été un coup terrible pour la reine 
Louise : « L’dme angélique ct pure de ma pauvre reine, écrit la 


‘Le seul enfant issu de ce mariage fut le prince de Solins-Braunfels, né en 
1812 et mort en novembre 1875, lieutenant-colonel dans l’armée autrichienne. jl 
prit part a la campagne de Bohéme en 1866 et se battit bravement 4 Nachod. II 
avait épousé une princesse de Lowenstem, autrichienne et catholique, et les 
cing enfants qu'elle lui a donnés ont été élevés dans le catholicisme. Le prince 
lui-méme s’est converti deux mois avant sa mort et a abjuré le protestantisme 
entre les mains de l'abbé comte Galen, curé de Saint-Christophe, a Mayence. 


26 SOIKANTE-NEUF ANS . 


grande maitresse, a souffert de cette découverte au dela de toute 
expression. » — Le voyage de la cour 4 Koenigsberg, le. couronne- 
ment des deux époux, la prestation du serment, les hommages du 
clergé et de la noblesse remplissent plusicurs longues pages du 
journal. Le couronnement traditionnel, qui avait ét¢ omis par le 
roi. précédent, eut lieu Ie 5 juin, et nous apprenons que « le sermon 
fut passable ». Le ministre Haugwitz adressa une allocution latine 
aux évéques et aux autres membres du clergé catholique, allemande 
aux pasteurs protestants ; le roi lui-méme dut subir une harangue 
en polonais, suivie d'une autre en allemand. La coun revint lente- 
ment a Berlin, par Varsovie et Breslau, s’arrétant dans les chateaux 
de tous les grands seigneurs silésiens, et ce voyage -ne fut qu'une 
succession de fétes et de banquets. La cérémonie.de l‘hommage des 
Ktats recommenee a Berlin, et madame de Voss écrit le 6 juillet au 
soir : « Les-eanons ont tonné toute la journée, les-cloches ont sonné 
4 touic volée, et les acclamations joyouses de la foule n'ont eosse 
de remplir les rues. » 

Le lendemain de cette féte, Caillard, le ministre de France, an 
sente ses lettres de rappel; il est recu par la reine, ct la cour de 
Prusse apprend avec horreur qu’il sera remplacé par « l’abomi- 
nable Sieyés » comme !’appelle madame de Voss. 

Le 19 juillet, la baronne écrit cette note dépitée :.« Le roi de Sar- 
daigne a cédé des territoires aux Francais. Ges gens n’ont vraiment 
qu’a souhaiter ! Voila que Vile-de Malte vient aussi de tomber entre 
leurs mains. » 

Le nouveau roi de Prusse était d’une satire noble mais ‘apace. 
sentimentale et timide, obstiné ct inconstant, incapable de prendre 
une résolution ou de s’y tenir, et ce trait de son caractére se réflétait 
dans son langage, ou il mettait tous les verbes 4 l’infinitif', comme 
si aucune pensée n’eut pt prendre dans son esprit une forme nette, 
définitive et arrétée. On sait qu’il fallut lui arracher la signature de 
la fameuse proclamation de Bresson en 1815. Dés ee moment il 
était facile de prévoir quel serait l’effet du choc de cette nature fai- 
ble et molle contre ce rude pot de fer qui s’appelait Napoléon. 

Poussé par le sentiment instinctif de sa: faiblesse, Frédéric- 
Guillaume se'rapproche de la Russie, ancienne et dangereuse enne- 
mie de la Prusse, et il va chercher force et conseil 4 Saint-Péters- 
bourg. Dans les premiers jours de juillet 1802 a lieu 8a premiere 


$ Le fameux professeur Scherr, de Zurich, dans son livre trés-curiewx et tres- 
piquant sur Blitcher et son lemps, 0 ‘appelte jamais l’époux de la reine Louise que 
« le roi infinitif ». C’est lui aussi qui appelle toujours Taileyrand « ‘le diable boi-~ 
leux.». 


A 1A COUR DB PRUSSE. 27 


entrevue 4 Memel, avec le czar Alexandre, dont madame de Voss 
aous trace le portrait suivant : 


« Cest un bel homme blond, avec une physionomie frappante. Sa taille 
nest point belle ou plutét il se tient mal. Il semble avoir un caractére 
doux, tendre, bienveillant; en tout cas, il est tres-poli ef trés-amical. » 


Quclques jours aprés, une circonstance par ticuliére a -grandi 
Padmiration de la comtesse, et clle nous apprend que le czar « a bu 
asa santé, de la maniére la plus gracicuse ». — « C’est le plus ai- 
mable des hommes, un homme d’honneur par scs sentiments et 
ses pensées. Aprés diner, il m’a donné des pendants d’oreilles en 
diamants. Nous avons tous pleuré 4 son départ. » 

Cette alliance prématurée ct mal concertée ne devait servir qu’a 
inspirer 4 la Prusse une confiance présomptueuse, qui la poussa 
dans une entreprise téméraire et fatale. Sans attendre que le ezar 
eut achevé ses préparatifs, le roi de Prusse partit en guerre, ct une 
série de marches forcées le menérent 4 Iéna. Dans l'été de 1806, la 
comtesse de Voss avait accompagné son « ange de reine » aux eaux 
de Pyrmont. Vers la fin de juillet, elles rentraient 4 Berlin pour 
apprendre que la guerre contre la France était résolue. La com- 
tesse le déplore ; toutefois, son patriotisme s’éveille et lui fait lancer 
le mot de « poules mouillées » aux princes de la confédération du 
Rhin, qui avaient accepté et subissaient le protectorat de Napoléon. 
Le journal, commencé depuis quarante-six ans, subit a cette date 
une interruption de plusieurs jours. La reine et la cour se dirigent 
sur Erfurth, et le 6 octobre la comtesse enregistre un diner mili- 
taire, donné par le roi dans cette ville. Quatre jours plus tard, la 
reine et les princesses quittent la ville au bruit de la canonnade, . 
qui annonce l’approche de l’ennemi. a Il semble que les Francais 
soient partout, écrit madame de Voss, ct cette phrase effarée nous 
a rappelé cette fatale armée de 1870, ou il nous semblait 4 nous 
Frangais, que « les Prussiens fussent partout », tant ils apparais- 
saient sur tous Ices points avec une lerrifiante soudaineté. 

Les mauvaises nouvelles se succédérent 4 la cour sans interrup- 
tion ; le 10, on apprend la défaite et la mort du prince Louis-Fer- 
dinand a Saalfed, et le 17 octobre, la blessure mortelle du témé- 
raire duc de Brunswick. La monarchie prussienne s’écroule sous 
lc coup de foudre d'léna. 

Madame de Voss, chargée des enfants du roi, s'enfuit avec eux’ 
vers Dantzig, ot elle arrive le 28, pour apprendre que le 24 les 
Francais sont entrés 4 Berlin, « mais qu’ils se conduisent bien. » 
le 29, Napoléon descend au chateau royal, situé sur le Lustgarten. 
— « Dieu veuille nous prendre en pilié, s’écrie la comtesse, et déli- 





28 SOIXANTE-NEUF ANS 


vrer la terre de ce misérable, qui est le fléau de l’humanité... Hélas, 
l’indécision, l’'aveuglement, l’incapacité qui régnent en haut lieu, et 
jusque dans l’entourage du roi, voila notre plus grand malhcur. » 

Le soir du méme jour, sa douleur patriotique dicte 4 la comtcsse 
cette page, empreinte d'une noble tristesse, traversée par un sovu{fle 
digne de Bossuet : 


« Les royaumes de ce monde, avec leur grandeur et leur puissance, 
s’élévent pendanl quelque temps pour décliner et disparaitre, emportés 
par le grand courant des événements. Ne semble-t-il pas que la monar- 
chie prussienne soit 4 la veille de sombrer dans cette tourmente si un 
miracle ne vient nous sauver. La forte main de Dieu peut seule nous dé- 
livrer de cet homme puissant. Avec nos propres forces, nous ne pouvons 
plus vaincre. Nos troupes sont bonnes et braves, mais elles ne sont pas 
comme les siennes, habituées, dressées & la guerre. Lui, la guerre, c'est 
son metier, il s’y entend, et nous, pas le moins du monde. Lui aussi, il 
tombera quelque jour, mais ce sera peut-étre trop tard pour nous, trop 
tard pour notre chére Allemagne! » 


Le 4° novembre, la princesse apprend par une lettre de la prin- 
cesse Radziwill que « le roi n’a plus de troupes et qu'il se verra 
forcé de faire la paix ». 

Déja on a envuyé un général 4 Napoléon. Celui-ci est installé & 
Postdam et il a dit aux habitants : le souvenir du grand Frédéric 
m’inspire trop de respect pour que je vous demande de |’argent, je 
ne veux que des vivres pour mes troupes et des fourrages pour les 
chevaux. 

Deux jours plus tard, la comtesse écrit : 


« Les nouvelles sont horribles. Les Francais sont 4 Stettin. Il semble 
que la Providence ait résolu de nous anéantir complétement. Les voies de 
Dieu ne sont pas nos voies. . 

« 5 novembre. — Napoléon a saisi uneé lettre du prince d'Hatzfeld & Ho- 
henlohe. Il voulait le faire fusiller sur place, et il ne lui a fait grace de la 
vie que sur les supplications de sa femme; mais il l'a fait transporter 
comme un criminel jusque dans ses terres, en Silésie. 

« 40 novembre. Napoléon a trouvé 4 Charlottenbourg une lettre que la 
reine avait oubliée sous un coussin, et cette lettre l'a rendu furieux. 

« 46 novembre. — On parle de paix! Qu’allons-nous devenir? 0 Dieu 
miséricordieux, sauve-nous ! sauve-nous [ 

« 25 novembre. — La reine est triste et accablée. Toutes les infamies 
que Napoléon fait imprimer contre elle sont révoltantes. 

« 24 novembre. — Duroc a été trés-poli pour la reine. On espére tout 
des Russes. Dieu veuille que ce ne soit pas une illusion! » 


Ce devait étre une illusion cruelle, ct Vinfortune allait s’appe- 
santir plus que jamais sur cette famille royale, errante et fugitive 


A LA COUR DE PROSSE. 29 


dans ses propres Etats. Vers les premiers jours de décembre, le roi 
et la reine arrivaient de Grandenz 4 Keenigsberg, dernier refuge de 
la monarchie, et c’est 14 que s’achéve pour la cour cette fatale 
année. Le jour de Noél, madame de Voss va 4 |’église, ow il fait un 
fro.d horrible, et pour comble de malheur, « il y a un mauvais ser- 
mon.» — « La reine acu la fiévre tout le jour. Le roi n’a pas voulu 
qu’on fit de cadeau de Noél ni aux enfants, ni 4 personne. Le 27, la 
comtesse écrit cette note désespérée : « Ce pauvre Lestocq a du se 
relirer aprés avoir perdu beaucoup de monde. Nos ennemis ont un 
bonheur qui abat tous les courages ! » Le 34 décembre au soir, elle 


écrit au czar une lettre suppliante, et vers minuit, elle confie 4 son 
journal ces réflexions mélancoliques : 


« Enfin sonne la derniére heure de cette année fatale! Fasse le Ciel 
que l'année prochaine soit plus heureuse pour nous. Puisse Dieu nous 
délivrer de nos ennemis et surtout de la perfidie de ce monstre, qui a fait 
fondre tant de malheurs sur nous. 

« 4¢* janvier 1807. — Le petit prince Guillaume (l’empereur actuel) a 
revétu aujourd'hui l'uniforme pour fa premiére fois. Grande joie pour 
nous tous. Nous avons eu quelques généraux a diner. » 


Les Francais avancent toujours et les Russes paraissent immo- 
biles ; Koenigsberg est menacée, et la fuite effarée de la famille 
royale recommence. Le 4 janvier, les enfants du roi sont envoyés 4 
Memel, 4 l’extréme frontiére de la monarchie. Les femmes de 
chambre meurent en route; les grandes dames de la cour trouvent 
a peine une chambre glacée, chez un petit fonctionnaire ou chez un 
maitre d’école. Une fois, la comtesse de Voss, chargée de 78 ans, 
est obligée de coucher sur la terre humide ; « mais, ajoute-t-elle, 
yai fort bien dormi, car j’étais épuisée de fatigue. » La reine arrive 
transie, et on la transporte 4 demi-morte dans sa chambre, ot elle 
est saisie d’une fiévre violente. Le roi, poursuivi par les instances 
impérieuses du vainqueur, est obligé de renvoyer Voss et Stein son 
plus précieux conseiller. Le comte Moltke arrive de Thorn, et il 
annonce que les Francais approchent de Koenigsberg. 

Le 23 janvier, le vieille comtesse reprend son journal et écrit : 


« Le froid est si vif et la neige si épaisse, que, de mémoire d’*homme, 
on n’a rien vu de pareil. Ah! si les Russes voulaient se battre et aborder 
lennemi ! Mais on n’entend plus parler d’eux. . 

« 29 janvier. — Brieg a capitulé en Silésie. On dit que les Bavarois et 
les Wurtembergeois pillent, bralent et saccagent partout ot ils passent. 
fl semble que la Providence nous ait tout 4 fait abandonnés. Quand Dieu 
mettra-t-il un terme 4 nos malheurs? 


wo SOIXANTE-NEUF ANS 


« 54 janvier, — On dit que Napoléon est maiade. S'il mourait, quel 
bonheur pour l’humaniteé ! 


« 4 février 1807. — Bennigsen (le général russe) a pris un officier 
francais qui portait des lettres 4 Bernadotte. Napoléon lui dit qu'il va 
passer la Vistule pour livrer bataille le 3. Peut-étre n'est-ce qu'une ruse 
de guerre. Dieu veuille nous protéger contre ce scelerat ! 


« 7 fevrier. — Quand je pense a toutes les sottises que les nétres ont 
faites! Ce qui s'est passé dans les forteresses qui se sont rendues est ab- 
solament incroyable’. 


« 44 fevrier, — J'ai conimencé ma soirée avec la reine, qui est malade. 
Je l’ai achevée dans le salon d’en bas avec le roi et les dames de la cour. 
Tout le monde travaille activement d faire de la charpie. 


e 


« 15 février. — T emps horrible! Le Brun est dans le faubourg de Ke- 
nigsberg. On annonce I’arrivée d’un général francais que Napoléon envoie 
pour traiter de la paix. Comment peut-on, en ce moment, songer & la 
paix? 


« 16 février. — Un affreux (sic) général, nommé- Bertrand, vient d’ar- 
river. Il a été un moment chez le roi avant le diner. Le soir, il a voulu a 
toute force étre présenté a la reine, qui a.été aussi révoltée que moi 4 son 
aspect. Son visage est repoussant. I] a osé lui dire que Napoléon espérait 
qu'elle userait de son influence pour hater la conclusion de la paix. Il 
aimait 4 croire qu'elle n'avait plus de préjugés 4 son égard. La reine a 
répondu, avec beaucoup de douceur et de dignité, « que les femmes 
« n’ont pas a se prononcer sur la paix ou fa guerre et sur la politique en 
« général. » Nous étions tous révoltés de ses maniéres et de toute sa con- 
duite... Le soir, l’affreux homme était encore au souper. La reine y a paru 
aussi. » 


.' «34 fevrier. — Dieu sdit loué! Notre roi repousse toutes les proposi- 
.fions de Napoléon, qui ne pourraient qu‘aboutir a la ruine du pays. » 


Les résistances du roi sont cncouragées par les nouvelles de Pé- 
tersbourg. Le 25 février, le baron de Benkendorf, secrétaire d’am- 
‘bassade russe, assure que les troupes du czar se mettent en marche; 
les chevaux de ses équipages sont déji partis. « Dieu veuille qu'il 
arrive 4 temps! » s’écrie, madame de Voss. Le temps presse, en ef- 
fet; les Saxons et les Wurtembergeois au service de la France in- 
vestissent Dantzig, et les Francais approchent d’Elbing. Le général 
Bagration arrive auprés du roi de Prusse et reléve un peu tous ces 
courages abaltus. Jl regoit ]’Aigle Noir et repart aussitét pour J’ar- 


‘ On sait qu’aprés la paix de Tilsitt, le procés fut fait 4 plus de vingt géné— 
.raux, commandants de place et officiers supérieurs prussiens, qui furent con- 
damnés & des peines sévéres, pour lacheté ou trahison. 





A LA COUR DE PRUSSE. Si 


mée. Mais & cet éclair d’espérance succéde une avalanche de mau- 
vaises nouvelles, et, le 5 mars, la comtesse écrit : : 


« L’avant-garde russe a subi un échec. Le colonel Kleiss a vu Napoléon 
4 Ostende ot, sur son ordre méme, la ville a été livrée au pillage (?). Quel 

monstre que cet komme ! 

« 6 mars. — Le pauvre‘roi est de nouveau trés-hésitant, trés-irrésolu, 
plein d’angoisses et tout'a fait découragé. 

«9 mars. — Recu ume lettre de ma fille datée du 46 février. Toute la 
Silésie est perdue. Les commandants livrent les forteresses. l'une aprés 
l'autre. C’est horrible. . | 

« 10 mars. — Féte de mon ange de reine qui a aujourd'hui trente et un 
ans. Quelle triste fate | i 

« 15 mars. — Le prince Troubetzkoi, arrivé de Saint-Pétersbourg, nous 
assure que le cher empereur sera bientét' ici, et qu’alors tout ira mieux 
dans l’armée. 7 

« 17 mars. — Petite soirée chez la reine : les Cobourg, les Wurtem- 
berg, les Radziwill y étaient. On s’est amusé avec ces jeux d’esprit que 
je naime pas; car Ie plus souvent il n’y a guére d’esprit. 

« 30 mai. — Kalkreuth a capitulé le 24 et livré Dantzig aux Francais. 
On croit qu'il aurait pu tenir plus longtemps. : 

« 4 juin. — Le roi est 4 Koenigsberg et le czar a Tilsitt. 

« 8 juin. — Bennigsen a battu Ney et fait mille prisonniers. Dieu soit 
loué. Puisse-t-il bénir la bonne cause! 

« 21 jum. — Les troupes russes ne‘ cessent de passer. Tous les jours , 
des transports de blessés et de malades que l’on renvoie dans Jeur pays. 
La reine, les officiers.de la garde ont été chez moi dans l'aprés-midi. Ce 
n'est pas chose facile de relever le moral’ 4 tout ce monde, de rendre i 
tous un peu de courage et de confiance. . 

« 25 juinz..— Bennigsen a conclu une tréve d’un mois. Ah! si l'on pou- 
Vait ne pas faire la paix.dansca moment d’humiliation profonde, La reine 
el moi, nous sommes au.désespoir. Dieu miséricordieux! ne veux-tu pas 
meftre un terme aux miséres que nous fait ce monstre inhumain ? 

« 24 juin. — Le roi est auprés du czar. Il est profondément découragé ; 
il laisse tout faire et se. résigne A tout. 

a 26 juin. — Triste journée pour'la reine et pour moi et pour tous ceux 
qui aiment leur pays! Il-y a eu une entrevue des trois souverains dans 
tine petite maison sur Ye pont de: Tilsitt. La pauvre reine a pleuré long- 
temps. Les Anglais; étaient hors d’eaux. Ah! que je suis malheureuse de 
voir la fin de toutea nos aspéranees. Napoleon demande au roi de renvoyer 
Hardenberg et Ruchel... Ce mysérable Napoléon a traité le roi avec une 
indifférence et une froideur calculées. Le. roi est indigné. Il y avait deux 

petites maisons .sur le pont de .la Memel. Dans l'une étaient les deux em- 
pereurs et dans. l'autre :Je roi-tout seul. Quelle insolence ! Les deux.em- 
perears ont diné ensemble a Tiisitt. Notre roi a dd rester dans un village, 
4 un mille de la ville. Quelles horribles conditions de paix allons-nous 


$8 SOLKANTE-NEGEF ANS . 


obtenir aprés une telle ee d’hostalité Ghudiée, aprés une pareille in- 
solence? , 
« 29 juin. — Le roi a diné avec Napoléon. 


« det juallet. — Le roi dine tous les jours avec Nepoléon, qui est un 
peu plus poli. D'ailleurs, il est peu content de lui. . - 
_ « 3juillet. — Le roi nous envoie l’ordre de nous. rendre dés demain, 


la reine et mai, a Tilsitt. Nous sommes au désespoir, ; 
. © 4 juillet. — Nous sommes parties 4 huit henres.du matin, le ceeur 
gros de chagrin. Le czar est plus que faible, c’est.triate a dire. 

« 5 juallet. — La reine a regu quelques-uns de .ngs ganérauy. Le czar 
est venu le matin; il a eu avec la reine un long entretien ou le boy, Har- 
denberg était présent. Alexandre a diné avec nous chez le roi, avec: Har- 
denberg et Quvaroff. Pendant le diner, Caulaincourt, le grand écuyer, est 
arriyé de la part de Napoléon pour saluer la reine; ja me suis levée de 
table pour aller le recevoir. Un peu plus tard, la reine est arrivée et il a 
été trés-poli avec elle. Nupoléon l'avait seulement chargé d’apporter ses 
compliments et de s informer de la santé de la reine. Quand il fut parti, 
on décida qu’on n’irait pas tout de suite a Tilsitt (on, était alors dans le 
village de Pictupoenen) pour ne pas avoir lair trop empr esse. La réine a 
envoyé M. de Buch saluer de sa, part Napoléon, quia fe poli ; ; Iuais il 
n'est pas content de sa réception. 

« 6 juillet. —A cing heures du soir, nous sommes entrées 4 Tilsitt, par 
lés ponts volants, avec une escorte de la garde du corps. Nous sommes 
descendues dans le logement du roi. 

a Un quart d'heure : apres vint Napoléon. J’allai avec la comtesse ‘de 
Tauenzien le recevoir au pied de l’escalier. It est extrémement laid. Ila 
le visage épais, boursouflé, bruni. Avec cela, il est corpulent, petit et 
sans taille. Il roule ses gros yeux ronds d'une maniére sinistre. L’ expres- 
sion de ses traits est dure. C'est pour moi l’incarnation du succés. La 
bouche seule est bien faite. Les dents aussi sont jolias. Il a été extréme- 
ment poli, et, aprés avoir parlé longtemps seul avec la reine, il est re- 
parti en voiture. Vers huit heures, nous sommes allées chez lui; car, par 
égard pour la reine, il avait avancé l’heure de san diner. 

« Pendant le repas, ila été de trés-bonne humeur et il a beaucoup 
causé avec moi. Aprés diner, ila eu une longue conversation avec la reine 
qui était assez satisfaite du résultat. Vers minuit, nous sommes rentrées a 
Pictupeenen, et le grand-duc Constantin est venu trouver la reine. -Har- 
denberg, dont Napoléon a exigé le renvoi, nous a dit adieu. 

« 7 juillet. — Nous avons eu a diner Platoff, Vhetman des Cosaques, 
gros homme brun, avec une bonne figure, trés-obligeant, trés-maniéré. 
A quatre heures, nous ayons visité le camp des Cosaques, des Kalmoucks 
et des Baschkirs. Les Cosaques nous ont chanté de fort beaux airs. A notre 
retour, tious avons appris du roi que Napoléon avait rétracté toutes les 
promesses faites la veille a ta reine et qu'il avait encore fermulé de nou- 
velles exigences. On dit que Talleyrand en est 1a cause. Napoléon:n’est 
pas venu voir la reine, bren que sa ‘voiture att passé deux fois devant la 
marson. Plus tard, le général Barbier est venu inviter la reine & diser. 


A LA COUR DE PRUSSE. 3S 


Napoléon paraissait embarrassé, avait un air rusé, faux et méfiant. Je me. 
suis tenue a distance de lui. Le grand-duc de Berg a beaucoup causé avec. 
moi et m’a fait une bonne impression. Pendant tout le diner, 1a conversa-— 
lion a été monosyllabique et génée. Aprés diner, Napoléon a conversé, 
encore une fois, seul avec la reine. En le quittant, elle lui a dit qu'elle 
allait repartir, profondément blessée de ce qu'il l’avait ainsi trompée. Ma 
pauvre et malheureuse reine, elle est tout a fait au désespoir! — Duroc 
avait l'air fort triste. La reine lui a répété ce qu'elle avait dit 4 Napoléon. 
— Moi, je dis au grand-duc de Berg : « Les jours se suivent et ne se res- 
semblent pas. » Il répondit : « C’est malheureusement vrai. » La-dessus 
nous repartimes. Le czar Alexandre vint un instant voir la reine et 4 mi- 
nuit nous étions tous rentrés au logis. 

« 8 juallet. — Oh! désolation! Le misérable nous prend toute la West- 
phalie, Magdebourg, la Vieille-Marche, Halberstad et la Posnanie. Il ne 
laisse au roi presque rien du tout. Dieu miséricordieux, ne veux-tu pas. 
mettre un terme a la vie de cet homme abominable ! 

« Aprés diner, Duroc a apporté a la reine les compliments et les adieux 
de Napoléon. Elle lui dit encore une fois : « Je n’aurais jamais cru qu'il 
pit me tromper ainsi. » 

« 9 juillet. — Le roi s'est rendu a Tilsitt, parce que Napoléon, qui veut 
aller 4 Koenigsberg, désirait le voir encore une fois. I] a débuté par quel- 
ques phrases polies ; mais il a bientét repris son ancien ton grossier, et 
ila dit au roi, avec une grande dureté, les choses les plus blessantes et 
les plus sensibles. A trois heures, le czar est venu diner chez la reine 
avec Tolstoy et le grand-duc Constantin, nous avons fait nos adieux au 
czar et nous sommes reparties pour Memel. 

« 12 juillet. — Je ne puis plus dormir! Le chagrin m'accable, quand 
je pense a toutes nos pertes, et j’en suis tout abasourdie. Notre sort est. 
vraiment trop cruel. La pauvre reine est terriblement triste et abattue- 
On dit que demain Napoléon quitte Koenigsberg. Oh! si Dieu voulait l’en- 
lever de ce monde! cela nous sauverait. On dit qu'il a failli se noyer a 
Koenigsberg. Un malheureux matelct l'a sauvé. Il parait que Dieu veut lur 
conserver encore la vie. 

« 15 juillet. — Tous les gens comme il faut, parmi les Russes, sont 
indignés de cette paix. Leur empereur s'est couvert de honte. Aujourd’hui 
Savary a trayersé la ville se rendant, avec une suite brillante, 4 Péters- 
bourg ou il va comme ambassadeur. Napoléon a bien raison d’étre poli 
pour la Russie. Le czar a eu pour lui plus que de la complaisance et cela 
anos dépens. 


La paix conclue, toute la cour se retire 4 Memel, le seul refuge 
ou le vainqueur ne vint pas la poursuivre, et la famille royale y 
méne une existence calme, triste et résignée. Le 5 aout, on célébre 
la féte du roi, et. madame de Voss lui donne pour tout cadeau — 
car les temps sont durs — un couvre-pied. Vers la fin du mois, on 
apprend que Napoléon est rentré 4 Paris, ot il a été-regu avec en- 

40 Janvien 1876, 5 





34 SOIXANTE-NEUF ANS . 


thousiasme, et que le prince Jérdéme s’est marié be 15. « C'est in- 
croyable 4 quoi ces gens parviennent! » s‘écrie la comtesse de Voss, 
scandalisée du bonheur insolent de ces parvenus. 

Les journaux de Berlin, occupé par les Frangais, arrivent régu- 
liérement a la cour exilée, et presque chaque fois lu: apportent de 
tristes nouvelles. Le 3 aout, Breslau, également occupé, a digne- 
ment célébré la féte du roi. Les Berlinois n'ont pas osé. « C’est plus 
que lache! ».écrit la comtesse dans son journal. 

En septembre, Soult refuse, malgré ses promesses les plus for- 
melles, de quitter Berlin, et, par-dessus le marché, « il écrit au 
roi les lettres les plus insolentes. » Unc de ces lettres rend le roi 
malade de colére et de chagrin, et l'on est obligé de lui donner un 
émétique, « pour dégager l’estomac chargé de bile. » La reine Louise 
pleure toutes les larmes de ses yeux, et dix fois nous trouvons dans 
le journal de la comtesse ce cri douloureux : « Ah! ma pauvre 
reinc! elle se tue & pleurer! » Les soirs, on n’a pas Ja force de cau- 
ser, ct, pour se distraire, on fait des lectures. Le plus souvent c'est 
un chapilre de la Guerre de Trente-Ans, par Schiller, ot l’on re- 
trouve des catastrophes et des revers tragiques 4 la hauteur des ca- 
lamités ct des désastres du temps présent. Un. jour, madame de 
Voss appread que le général Vitry s’est inslallé dans I’hdtel de sa 
famille, 4 Berlin, et que Saint-Hilaire « se pavane dans le chateau de 
Charlottenbourg, comme s'il lui appartenait », Le général Victor a 
youlu s’installer dans le chateau royal, et n’en a été empéché que 
par le gardicn, qui a fait enlever tous les meubles. « Soult a déva- 
lisé la fabrique de porcelaine; il a fait emporter 4 Paris une quan- 
tité de tableaux, statues, vases, porcelaines et objets d’art de toute 
espéce. C’est une liste incroyable. » Cette liste, d’ailleurs, a été soi- 
gneusement dressée par les gardiens des musées, et en 1844 elle 
servira de base aux réclamations des Prussiens, qui, 4 leur tour, 
« inspecteront » nos musées. 

Il se produit & Koenigsberg un incident qui provoque la colére 
terrible du vainqueur. Des officiers prussiens ont hué un acteur qui 
avait paru sur la scéne cn uniforme d'officier francais. Napoléon 
exige qu’ils soient punis avec une extréme sévérité, et sa lettre ar- 
rache 4 madame de Voss ces nouvelles lamentations : « 0 Dieu! 
quand nous délivreras-tu de ce tyran? » Puis vient cette fiére et no- 
ble déclaration : « Ah! si j’étais a la place du roi, je ne toucherais 
pas 4 un cheveu de nos officiers, quoi qu’il dat m’en cotter! » 

Elie se décide a écrire elle-méme 4 Napoléon pour le calmer, et 
lui demande en méme temps Ylautorisation pour la reine de se 
rendre 4 Koenigsberg, ou la vie serait plus supportable dans le cha- 
teau royal que dans la triste petite ville et sous le rude climat de 


A LA COUR DE PRUSSE. b4] 


Memel. Sic’était possible, clle aimerait encore mieux retourner 4. 
Berlm. Le 25 novembre apporte la réponse du vainqueur. I] consent 
a retirer ses troupes de la Prusse orientale, et autorise la reine a 
aller faire ses couches a Koenigsberg; « mais elle n’a aucun besom, 
dit-il, d’aller 4 Berlin. » Sur ces dures paroles qui: atteignent « ja 
pauvre reine », la colére de la comtesse éclate:: ¢ C’est un scélérat! 
séerie-t-elle. Ah! le fléau! ah! homme vil! Quand donc ce pre- 
tendu grand homme cessera-t-il de nous. opprimeb, de nous tour- 
menter? » Vers le 10 décembre, des -Russes qui traversent la ville 
prétendent que Napoléon a demandé en mariage la grande-duchesse. 
Catherine : « Je ne le crois pas, » écrit la comtesse, sans nous dire 
les raisons de son incrédulité. 

Le i* janvier 1808 trouve encore la cour -dans le triste exil de 
Memcel, et ce jour-la, la comtesse écrit deux ou trois pages émues, 
attendrissantes, qu'elle intitule : Regard rétrospectif sur ma vie. 
Aprés avoir récapitulé toutes les tribulations et les vicissitudes de 
sa longue existence, elle en vient aux malheurs de la famille royale 
et de la patrie. Elle plaint son roi, « énervé, trompé, paralysé ou 
trahi par ceux qui l’ont élevé, |’ont entouré, !’ont servi. » Elle men- 
lionne en passant « cet allié peu fidéle (le czar), dont les soldats. 
étaient braves, mais dont les généraux étaient tous incapables ou 
achetés, et qui a laissé dicter au « pauvre roi » une paix déshono- 
rante* ». 

« De toute notre splendeur et de notre grandeur passée, que nous 
reste-t-il, sinon un douloureux souvenir? Sortirons-nous jamais un jour 
de cet abime de misére ? Ot est la volonté, l’énergie et la conflance dans 
sa propre force? Tout cela manque et l'on ne peut se décider 4 agir avec 
énergie. Aprés la douleur de voir ce royaume tomber en ruines, est-il 
quelque chose de plus douloureux que la vue de ce funeste décourage- 
ment. Et ma pauvre reine! elle qui est adorée de tout un peuple, la voir 
si malheureuse!..... O mon Dieu, mon unique refuge a qui je m’adresse 
dans mon chagrin, je t’en conjure, sauve cette maison royale de la ter- 
rible infortune qui la frappe comme les flots d'une mer en courroux. 
Rends-lui Iespoir, le courage, la résolution, et a moi, pauvre vieille 
ferime, accorde-moi de voir avant ma mort ma priére exaucée, priére 
que je t'adresse pour ceux 4 qui ma vie entiére appartient. » | 


Avec la permission de Napoléon, on se mit en ropte pour Keenigs- 


* Peadant cet exil de Memel, le roi dépouillé causait un jour avec le ministre 
d'Angieterre, et, apres lui avoir raconté les douloureuses négociations de Tilsitt, 
les déchirements de son ceur au moment oui il avait signé le traité qui lui enle- 
vait des provinces enti¢res, il finit par fondre en larmes et s’écria: Ah! il ne sait 
pas lui, le souverain d’aventure, ce que c’est que de perdre des pays héréditai- 
res! (Angestamente Lande). Hélas! tous les Francais ont connu:ce déchirement 


en 4874 | 


36 SOIXANTE-NEUF ANS 


berg, ou, peu de temps aprés, la reine accoucha d’une princesse. 
L’enfant nouveau-né fut tenu sur les fonts baptismaux par sa sceur 
ainée, la petite princesse Charlotte, qui avait alors onze ans, et devait 
plus tard épouser le czar Nicolas. Cet heureux événement raméne 
un.éclair de joie dans cette cour désolée; mais les épreuves sont 
loin d’étre finies. Précisément, le 22 mars, tandis que se célébre le 
onziéme anniversaire de la naissance du « petit prince Guillaume », 
il arrive encore de mauvaises nouvelles, Napoléon est furieux de ce 
que la grande-duchesse Catherine a repoussé ses avances. « Voila, 
écrit la comtesse, une princesse qui a de la fermeté! Ah! si son 
frére lui ressemblait! » Puis, apprenant nous ne savons quelle autre 
« vilenie » du « prétendu grand homme », elle s’écrie : « Ah! si la 
Providence voulait mettre un terme a la vie criminelle de cet abo- 
minable Corse! Il n’a d’autre mobile que lavarice et la cruauté. 
Il veut tout subjuguer, tout opprimer. » En fait, la Prusse entiére 
ressentait alors cruellement l’effet des dures conditions imposées 
par le vainqueur. L’armée elle-méme était atteinte par la réduction 
énorme de l'effectif qui avait été stipulée 4 Tilsitt. La comtesse nous 
apprend que des centaines d'officiers, en demi-solde ou sans solde 
du ‘out, se voyaient réduits a travailler de leurs mains. « Quelques- 
uns fendaient du bois, faisaient le métier de bicherons; d’autres 
travaillaient chez les fermiers, dans les champs, pour avoir un pet. 
de pain. » 

C’est ici que se place la seule anecdote comique, et légérement 
malicieuse, que la bonne comtesse ait accueillic dans ce journal, si 
plein d’accents éplorés, si imprégné de ces « larmes des choses » — 
lacrynz rerum — dont parle le poéte ancien. La noblesse rurale. 
des environs de Koenigsberg venait souvent solliciter honneur d’étre 
présentée a la famille royale. Un jour, une petite dame, de petite 
noblesse et de courtes rentes, ayant obtenu |’autorisation ‘de se pré- 
senter le lendemain, demandait si clle pourrait porter ses diamants. 
« Oh! oui, répondit madame de Voss, apportez vos diamants : il y a 
si longlemps que nous n’avons pas vu de diamants! » La provin- 
ciale parut a l’heure dite, ct, sur son chapeau, en forme de nid, 
était perchée une cigogne en porcelaine, dont deux petits diamants 
formaicnt les yeux. « C’était tout! » ajoute la comtesse. 

Le 3 aodt 1808 raméne la féte du roi, et, quelques jours d’a- 
vance, le rnaréchal Victor a fait savoir que Napoléon autorisc, a 
cette occasion, la représentation d’une piéce d'Iffland et permet 
d’illuminer la ville. Sa lettre se terminait par ces mots : « L’empe- 
reur sait honorer le roi. » —« De belles phrases! » écrit la comtesse 
En effet, les dispositions du vainqueur n’étaient rien moins que 
bienveillantes. On apprend, au milicu de septembre, qu'il refuse de 





A LA COUR DE PRUSSE. 37 


livrer les forteresses dont l’évacuation avait été promise. Vers la fin 
d’octobre passe le grand-duc Constantin : « Il n’aime pas les Fran- 
cais, écrit madame de Voss, mais il raffole du théatre francais. Je 
me défie de lui. » Quelques jours plus tard, Alexandre I*", désireux 
de faire oublier ses torts par quelques politesses, vient inviter la 

- famille royale 4 lui faire une visite 4 Saint-Pétersbourg. Le départ a 
lieu le 20 décembre 1808, et l'on arrive le 7 janvier 1809, aprés 
avoir mis dix-sept jours 4 parcourir la distance qui se traverse en 
dix-huit heures aujourd’hui. La grande-maitresse de la cour de 
Prusse, qui se retrouve la dans son élément, consacre de longues 
pages de son journal 4 décrire avec une joie enfantine les banquets, 
bals et concerts. Le premier jour, on a donné Cinna sur le Théatre- 
Frangais : « madame Georges a joué a ravir. » Au ballet, « Dupont 
a dansé comme un zéphyr. » 

Le 12 février, la cour est rentrée dans le grand chateau sombre 
et mélancolique de Koenigsberg; mais la situation est toujours la 
méme. Pas une éclaircie au ciel. « L’abominable Corse » vit encore 
pour le malheur de l’humanité, » écrit madame de Voss le 11 mars 
4809, qui se trouve étre le quatre-vingtiéme anniversaire de sa 
naissance. 

Pourtant l’Autriche commence 4 se remuer, et, le 47 avril, toute 
la cour de Prusse lit avec un joyeux enthousiasme la proclamation 
un peu emphatique gue l’empereur Franz a adressée 4 son peuple. 
« Il parle comme un pére et un vrai monarque! » dit la comtesse. 
A ce rayon d’espoir succédent de nouveaux désenchantements. Le 
2 mai, le ministre de France accrédité auprés de la cour, et qu’elle 
appelle « ce diable de Clairambaut », lui écrit unclettre, « débordant 
d’une joie maligne, » pour lui apprendre que les Autrichiens ont 
été battus a plate couture, qu’on Icur a pris, 4 Ratisbonne, cent ca- 
nons et cinquante mille prisonnicrs. Elle refuse de croire a de si 
grands désastres, et Clairambault se fait un malin plaisir de renou- 
veler ces bulletins de triomphe. Le 24 mai, on apprend que Napo- 
Jéon est devant Vienne, ct cette nouvelle arrache 4 la comtesse ce 
eri du coeur: « Si ce misérable usurpateur pouvait y trouver la 
mort! » 

lly a trouvé la victoire, toujours fidéle 4 ses armes. La vieille cité 
impériale a capitulé, et la paix a été conclue « & des conditions 
terribles pour ces pauvres Autrichicns ». — « A quoi donc nous 
sert ’'amitié d’Alexandre, toujours faible, toujours irrésolu? » C'est 

par celte question que la comtesse commence une nouvelle page de 
son journal, le 3 aout 1809, fate de son « pauvre roi ». Frédéric- 
Guillaume a voulu que la féte fit célébrée sans éclat, et ila fait 


38 ‘ SOIXANTE-NEUF ANS 


donner aux pauvres la somme destinée 4 illumination et au feu 
dartifice. 

Enfin le long exil de la cour va finir avec cette année 1809, et, He 
23 décembre, la famille royale rentre, avec une indicible émotion, 
dans le chatcau de Berlin. Le 18 janvier 1810, on célébre pour la 
premiére fois dans la grande Salle-Blanche la fameuse Féte des or- 
dres, ott tous les chevaliers des ordres prussiens, sans distinction 
de rang ni de classe, sont réunis autour du souverain et de sa fa- 
mille et traités « comme s’ils étaient les cousins du roi ». Cette féte, 
destinée a devenir traditionnelle', ravive le patriotisme ‘dans les 
rangs de la noblesse ct du peuple; la vue de la reine, si éprouvée ct 
si noble dans le malheur, provoque une compassion généreuse, et 
va susciter d’enthousiastes et féconds dévouements. 

En apprenant le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, la 
grande maftresse sent la plume lui tomber des mains. Elle ne peut 
écrire que ces deux mots : « Quel abaissement! » Le lendemain, 
elle est plus résignée, elle ajoute : « La Providence a des intentions 
que nous ne:pouvons ‘pas sonder, nous devons supporter ce qu’elle 
nous envoie et ce qu’elle permet. » Cependant les souffrances et les 
épreuves sans exemple qu’a subies la vaillante reine Louise ont usé 
ses forces et lui préparent une mort prématurée. En juillet, elle 
est prise de la fiévre et décline rapidement. La grande maitresse dé- 
crit toutes les phases de la maladie en mouillant de ses larmes les 
pages de son journal. Voici la scéne de l’agonie : 


« Le 49, vers cing heures du soir, le roi voulut a toute force entrer. 
Elle avait la mort sur le front. Pourtant elle embrassa le roi qui se pen- 
chait sur elle et elle pleura amérement. Le roi s'assit sur le bord du lit, 
j‘étais agenouillée. Il prit une main de la reine, mit l'autre dans les 
Miennes ef nous essaydmes de les échauffer en les frottant doucement. La 
reine avait la téte posée sur l’oreiller, légérement de cété et les yeux 
tournés vers le ciel. Ses grands yeux étaient large ouverts; elle dit: « Je 
meurs, 6 Jésus! adoucissez-moi cet instant. » — Ah! je n’oublierai 
jamais ce moment-la. Je priai le roi de lui fermer les yeux, car le dernier 
~ souffle s’était envolé. Ah! les sanglots du roi, les cris des enfants, de tous 
ceux qui étaient li! C’était terrible 4 entendre !... On a trouvé le poumon 
gauche entiérement détruit ; elle avait un polype au coeur. Les médecins 
disent que c'est l'effet du chagrin. Elle a tant souffert ! » 


Le journal de la comtesse, qui offre plusieurs lacunes, nous 
transporte brusquement en 1843. Berlin conservait encore une gar- 


‘ On la célébre chaque année 4 la cour de Prusse le 18 janvier, qui est le j jour 
amuniyersaire du couronnement du premier roi de Prusse. 


A LA.COUR DE PRUSSE. 30 


nison francaise dont Ja vue faisait lo désespoir de la grande mai- 
tresse chaque fois qu'elle regardait des fenétres du palais; mais 
Vheure de la déliyrance approchait, et le 20 février, les Cosaques * 
étaient devant Berlin. Augereau fit braquer des canons devant la 
Porte de Brandebourg, ef le 22, qui était un dimanche, il défendit 
d'ouvrir les églises. Le lendemain, le roi de Naples paraissait a 
cheval sur la place du chateau et faisait élever des barricades der- 
ritre les portes pour les défendre. Mais le 5 mars, il se retire de- 
vant les forces supérieures des Russes et les Cosaques se répandent 
dans la ville, salués par les cris joyeux des Berlinois. Les armées 
alliées s’avancent et tendent comme un immense filet autour de Na- 
poléon. 

Le 20 mai, madame de Voss enregistre cette nouvelle caractéris- 
tique : | 

Napoléon est 4 Dresde; il a fait dire au roi de Saxe que si, dans 
vingt-quatre heures, il ne rentre pas dans la ville, i metira un 
aulre rot a@ sa place. 

La vieille dame se trouvait 4 Stargard, petite ville de la Poméra- 
nie, le 22 octobre, quand elle apprit le triomphe de Leipzig, « la 
grande bataille des nations, » et-la.fuite du « scélérat » sur Erfurth. 
« La petite ville a illuminé, écrit-elle, et les postillons ont sonné 
des fanfares de victoire. » . 

Le 3A du méme mois, elle est rentrée 4 Berlin ou le prince Ga- 
litzine améne le roi de Saxe prisonnier. I) devait obtenir assez 
promptement son pardon. 

Le 22 janvier 1814, la comtesse s’écrie : 


« 10 avril. — Glorieuses nouvelles! Le roi et le czar sont entrés 4 
Paris. Le Sénat est allé au-devant d’eux. Dans les rues la foule criait : 4 
bes Bonaparte ! vivent les allies ! : 

« 9 décembre. — On a de bonnes nouvelles du congrés. On se rompt la 
tate 4 propos d’une reconstitution de l’Allemagne. On voudrait que notre 
roi devint empereur. » 


La comtesse ne dit pas qui était cet on et ne donne pas d’autre 
détail sur cette curieuse combinaison, mise en avant en décembre 
1814, réalisée en décembre 1870. 

La derniére année de cette longue existence fut calme et sereine, 
éclairée par le rayon de Ja fortune qui souriaif de nouveau 4 son 


‘ L'impression laissée par ces « alliés » dans les provinces prussiennes se 
résame dans cetfe phrase devenue proverbiale dans la Prusse orientale : « Plutét 
les Francais comme ennemis que les Russes comme alliés/ » Nous avons recueilli 
nous-méme cette phrase dans la province. 


40 SOIXANTE-NEUF ANS A LA COUR DE PRUSSE. 


« pauvre roi » et venait sécher ses larmes. Dés le mois de mai 1814, 
la comtesse écrivait : 


« Il se passe des jours entiers ol je ne puis recevoir personne et alors 
je m'entretiens avec mes propres pensées. Je songe beaucoup  l'éternité 
qui m’attend et que notre pauvre esprit ne peut concevoir. J’en suis si 
prés et je la comprends moins que jamais. » 


On lui demandait conseil 4 propos de tout et cela létonnait : 
« C’est singulier, disait-elle. Personne ne sait plus setirer d’affaire. 
Je suis surprise de voir une pareille génération, si peu semblable 4 
‘celle de mon temps. » 

Elle raconte, 4 la fin de son journal, cette petite anecdote, rela- 
tive 4 son « ange de reine » qu'elle avait tant aimée. « C’était en 
4810. Le roi, la reine et la comtesse étaient ensemble en voiture. 
Le roi grondait un peu durement la reine pour je ne sais plus 
quelle vétille. Un cortége funébre vin! 4 passer. Je dis : l’heureux 
homme ! — Pourquoi heurcux? demanda le roi. — Parce qu'il ne 
peut plus entendre, répondis-je. Le roi comprit et redevint doux et 
‘charmant avec la reine. » 

' Le 29 décembre 1814, la comtesse, qui s’associait & tous les jeux 
de la cour, — quelquefois méme elle avait joud au billard avec le 
roi, — faisait sa partie de whist quand elle fut prise d’une attaque 
d’apoplexic. Tandis qu’on l’emportait dans la piéce voisine, elle 
cria en riant 4 son partner: Surtout ne me trichcz pas. Deux jours 
aprés, elle expirait sans douleur, 4gée de quatre-vingt-six ans. 
C’était assurément une belle ame, un cceur noble et pur; une 
grande dame doublée d’une chrétienne; une vraie, une exquise 
mature de femme par ses petits défauts comme par ses qualités 
charmantes, et nos lecteurs nous pardonneront peut-ttre de les 
avoir occupés si longtemps avec les confidences de Ja bonne vieille 
grande maitresse de la cour de Prusse. 

J.-M. Ganper. 


LE MINISTERE MARTIGNAC 


mm ee ee ee 


-La chute de la Restauration est un des phénoménes les plus 
mtéressants 4 étudier que Vhistoire offre 4 la philosophic,— phé- 
noméne inexplicable, s’il fallait s’en tenir aux cOtés pu¥ement ex- 
térieurs et en quelque sorte officicls des choscs. Comment un gou- 
vernement qui, a la suite d’effroyables malheurs, avait entrepris 
de relever la France, épuisée par ses révolutions et ses victoires au- 
tant que par Ie désastre supréme et par l'invasion étrangére, et qui 
y avait réussi, a-t-il pu succomber sous le poids de son impopula- 
rité et s’ensevelir, pour ainsi dire, dans l’inanité de son tromphe, 
le lendemain méme du jour ou, aprés avoir rendu au pays ses 
ltbertés, sa prospérité, son prestige moral et militaire, )’éclat lit- 
téraire et artislique de ses plus brillantes années, il venait d’ouvrir 
Afrique barbare 4 la civilisation moderne, d’ajouter une page au 
livre de nos gloires et de doter la France, invinciblement fortifiée 
par la sur « le lac francais », d’un territoire sans limites? On com- 
prend que, dans un moment de déscspoir, un peuple vaincu, humi- 
lié, brise, sans se demander si la révolution ne sera pas pour lui le 
complément de la défaite, le pouvoir dont l’impéritie l’a perdu. Ce 
qui, jusqu’en 4830, était encore sans exemple dans l'histoire, c’est 
ce fait étrange d’un gouvernement renversé, le lendemain d’une 
glorieuse conquéte, par la nation qu’il a sauvée, enrichie et 
grandie. 

Un tel probléme est fait pour appeler lcs méditations du philoso- 
phe ef de l'homme d’Etat. Ne nous étonnons pas si tant d’esprits, 
frappés par cette contradiction, cherchent aujourd’hui, avec un 
impatient patriotisme, le mot de l’énigme. Le gouvernement de la 


Le ministére de M. de Martignac, sa vie politique et les derniéres années de la 
Restauration, d’aprés des publications récentes et des documents inédits, par 
MW. E. Daudet. 4 vol. in-8. — E. Dentu, libraire-éditeur. 


42 LE MINISTERE MARTIGNAC. 


Restauration n’a duré que quinze ans. Mais si courte qu’ait été son 
existence, la trace qu’il a laissée dans l'histoire de notre pays n’en 
est pas moins profonde. Les mémoires impartiales, ainsi que le dit 
M. £. Daudet dans I’excellent livre qu’il vient de consacrer & l'un 
des plus éminents ministres de cette époque si mensongérement 
racontée par ses premicrs historiens, si injustement appréciée par 
les passions contemporaines, lui ont gardé un impérissable et re- 
connaissant souvenir. Aprés un demi-siécle de discussions succes- 
sivement éclairées par les sinistres lueurs de 1848, de 1851 et de 
4870, ses anciens ennemis eux-mémes ont dd reconnaitre que sa 
ruine fut pour la France et pour la cause des libertés publiques un 
irréparable malhcur. Des écrivains, plus calmes et plus équitables 
que leurs prédécesseurs, ont trouvé dans les documents officiels ou 
privés qui leur ont été confids la trace des violences et des hypocri- 
sies qui provoquérent ses fautes, en méme temps que la preuve de 
ces fautes ellcs-mémes. Systéme financier, rétablissement du cré- 
dit, négociations diplomatiques, événements militaires, luttes par- 
lementaires, ils ont: mis en lumiére‘tous les épisodes, tous les 
hommes, tous les efforts de ces temps agités et féconds. De ces ma- 
tériaux amoncelés, de ces recueils documentaires, de ces volumi- 
neuses collections de témoignages irréfutables, il reste désormais & 
tirer la moralité qui se dégage des faits recueillis par les histe- 
riens. 

Toutefois il ne suffirait pas, croyons-nous, pour trouver l’explica- 
lion vraie de la chute de la Restauration, de la chercher seulement 
dans les discussions et les divisions de ses Assemblées, dans les 
actes de son gouvernement; ce n’est ni sur les imprudentes entre- 
prises du pouvoir royal, ni sur les tentatives d’empiétement du 
régime parlementaire, que doit peser toute la responsabilité 
de la catastrophe. Alors, plus encore qu’aujourd’hui, les ques- 
tions de parti n’étaient que des questions de surface. Le mal 
était plus profond. La Restauration est tombée victime, non des dis- 
sensions politiques motivées par l'interprétation d’un point de la 
Constitution, interprétation parfaitement indifférente a la masse 
d’une nation qui devait tour 4 tuur se soumettre aux constitutions 
les plus diverses, mais de cet antagonisme social qui date de 1791 
et qu’on retrouve depuis ce moment,, bien qu’il ait changé plus 
d’une fois de nom et de caractére, au fond de toutes nos révolutions 
victorieuscs ou vaincues, République, Empire ou Commune. 

L’histoire entiére de la Restauration, étudiée dans les actes offi- 
ciels, dans les débats parlementaires, et aussi dans ccs mille mani- 
festations del’esprit public qui donnent aux choses du jour leur vé- 
ritable physionomie et en révélent le sens caché, est |’attristante 


é 


LE‘ MINISTERE MARTIGNAC. 45 


démonstration de cette vérité. Il est surtout un point de cette his- 
toire, une date précise, ot: la yérité devient évidence. C’est le mo- 
roent of un ministére sincérement dévoué 4 l’alliance des idées de 
liberté et du principe d’autorité, et répondant ainsi 4 toutes les 
exigences de la situation, s’il était vrai que ces cxigences fussent 
purement politiques, vint se briser contre les méfiances du pays et 
contre les résistances du coté gauche ect du cété droit, qu'il cher- 
ehait a réconeilier sur le terrain de la Constitution et de la monar- 
chie et qu’il ne réussit qu’é coaliser contre lui. En dévoilant la 
mauyaise foi des uns, en laissant deviner une arriére-pensée chez 
les autres, l’insuccés du ministére Martignac fait voir que les fic- 
tions parlementaires cachaient d’autres intérdts que des ambitions 
eonstitutionnelles; il prouve que la lutte des partis dans les Cham- 
bres n’était qu’un reflet de celle des classes dans la nation. Surex- 
cité sur presque tous les points du pays par d’intolérantes cotertes 
qui prétendaient résumer en elles scules l’idée et la foi royalistes, 
exploité contre la monarchie par l’esprit révolutionnaire et par le 
bonapartisme, que le libéralisme avait commis la faute de s’assi- 
miler, l’antagonisme social est la véritable cause de la révolution 
de Juillet. : 

« Le ministére Martignac, dit avec raison M. E. Daudet, est le 
point culminant de l'histoire de la Restauration; c'est 1a qu’il faut 
se placer pour embrasser du regard tout le champ de bataille. » La 
France, 2 ce moment, offrait un aspect général de vie, de force et 
de richessc : belle et nombreuse armée, marine puissante, industrie 
prospére, impdts modérés, crédit florissant. Autour des chaires ré- 
tablies de Guizot, de Cousin et de Villemain, se pressait une ardente 
jeunesse. Aug. Thierry publiait )’Histotre de la conquéte de l’An- 
gleterre par les Normands et ses Lettres sur l'histoire de France. 
MM. Thiers, Mignet, de Ségur annoncaient de grands et intéressants 
travaux; M. de Barante entrait 4 |’Académie, ot il succédait a l’il- 
lustre de Séze. La science avait pour représentants Laplace, Biot, 
Ampére, J. B. Say, Cuvier, Quatremére de Quincy, SylvestredeSacy, 
Arago, Cassini, Mathieu, Cauchy, Flourens; la littérature, Lamar- 
tine, Victor Hugo, Alex. Dumas, Emile Deschamps, Mérimée, Vitet, 
Aifred de Vigny, Casimir Delavigne. Berryer, Dupin, débutaient au 
barreau; l’abbé de Lamennais ressuscitait l’éloquence des pro- 
phéles. Champollion révélait les splendeurs de l’Egypte de Cléopatre. 
Boieldieu, Auber, Rossini, régnaient en maitres sur nos scénes lyri- 
ques ou allaient s’en emparer. Sainte-Beuve préludait a ses bril- 
lantes critiques ; la tribune francaise faisait l’admiration du monde; 
les peintres s'appelaient Gérard, Gros, Ingres, Delaroche, Horace 
Vernet, Leopold Robert, Schnetz, Ary Scheffer; les sculpteurs, Pra- 


4h LE MINISTERE MARTIGNAC. 


dier et Bosio. Les choses de l'art et de l’esprit rayonnaient d’un 
prestige aujourd’hui éteint; les salons de madame Récamicer, des 
marquises de Montcalm, de Raigecourt ct d’Aguesseau, du baron 
Pasquier, du duc de Broglie, de la duchesse de Mouchy, — la mort 
venait de fermer, depuis un an a peine, le célébre hétel de la du- 
chesse de Duras; — ceux de M. de Lacrctelle, de madame Lebrun, 
du peintre Gérard, de Ch. Nodier, de madame Ancelot, vingt autres 
que présidait toujours quelque femme remarquable par sa grace ou 
son esprit, s’ouvraient en méme temps aux grands seigneurs, aux 
hommes d’Etat, aux artistes, aux écrivains en renom, et consti- 
tuaient de vrais bureaux d’esprit autant que des cercles politiques 
ou aristocratiques. Au sommet de ce radieux Olympe trénait, mo- 
mentanément muet, Chateaubriand. Quel peuple, quel siécle offrit 
jamais, aprés les sombres jours de son histoire, l’exemple d’un 
aussi splendide réveil, d'un épanouissement plus complet du génie 
national? . : 

Il semble qu’un tel spectacle de grandeur ect de prospérité, suc- 
cédant a la pauvreté littéraire ct artistique des premiéres années du 
dix-neuviéme siécle et 4 cet effondrement de |’Empire ot avait failli 
s’abimer la France, auraif dd rallier la nation au gouvernement 
réparateur dont l’avénement avait tout au moins favorisé cette ma- 
gnifique renaissance. Tout observateur impartial est obligé de re- 
connaitre qu'il n’en était rien. Si le génic de V. Hugo et de Lamar- 
tine suffit pour justifier les admirations enthousiastes que soulevaicnt 
leurs vers ardemment royalistes, comment s'expliquer le prodigieux 
succés de Béranger, si ce n’est par cet esprit d’opposition qui per- 
gait jusque dans les vaudevilles du thédtre de Madame et que tous 
Jes courtisans de la popularité, V. Hugo en téte, s’apprdtaient 
déja 4 exploiter? Tandis que, dans les régions supéricures de la so- 
ciété, la faveur s’attachait aux écrivains de la nouvelle école, pres. 
que tous dévoués 4 la monarchie, les classes moyenncs réservaient 
visiblement leurs préférences aux prétendus classiques du Consti- 
tutionnel, bonapartistes pour la plupart, dont elles avaient lair 
d’admirer la platitude pour avoir le droit d’applaudir leur mé- 
diocrité et leur mauvaise foi. L’entrainement universel, les sincéres 
acclamations des premiers jours de Ja Restauration, avaient fait 
place 4 des défiances qui, pour se trahir, soit au théatre, soit dans 
les cours publics, soit aux revues de la garde nationale, saisissaient 
toute occasion et s’emparaient de la moindre allusion. La France 
semblait avoir déja oublié les malheurs que l’Empire et la Révolu- 
tion avaient attirés sur elle, pour ne s’en rappeler gue les dates glo- 
rieuses ; insensiblement, dans l’esprit public, la légende se substi- 
tuait a Ja réalité. De jour en jour s’accusait plus profondément la 


LE MINISTERE MARTIGNAC. 45 


rupture entre la royauté traditionnelle et le pays ; de jour en jour 
s'annongait, plus prochain, leur fatal divorce. 

La Chambre des pairs, qui comptait quatre de ses membres dans 
le ministére Martignac, MM. de la Ferronays, de Chabrol, Portalis 
et Roy, souvrait elle-méme 4 esprit d’opposition : M. de Villéle . 
avait recemment éprouvé. La siégeaient, & coté de l’élément pure- 
ment héréditaire, d‘illustres personnalités : MM. de Chateaubriand, 
de Montlosier, de Talleyrand, de Sémonville, de Pastoret, Dambray, 
de Segur, de Mortemart, de Barante, d’autres encore. C’étaient, ou- 
tre les grands noms militaires de l'Empire, le baron Portal, duquel 
on peut dire qu'il fut, aprés la chute de Napoléon, l’un des res- 
taurateurs de la marine francaise ; M. Lainé, le courageux député 
du Corps Législatif de ]’Empire, l’une des plus pures gloires de la 
tnbune; le baron Louis, I'habile financier de la premiére pé- 
riode de la Restauration ; le duc Decazes, le ministre et l’ami-de 
Louis XVII; le duc de Broglic, dont l'influence était déja telle, 
bien qu'il n’edt que quarante-deux ans et n’edt encore occupé 

aucun poste dans I’Etat, qu’un Anglais pouvait dire de lui dans 

ses mémoires récemment publiés': «Le duc de Broglie est l'homme 

de France le plus estimé. » Ces hommes éclairés connaissaient les 

besoins de leur temps. Pour étre libérale, leur politique ne cessait 

pas d’étre monarchique. S’ils appréciaient les bienfaits de la liberté, - 
ils n’appréciaient pas moins ceux de la tradition et d’un pouvoir 

héréditaire, fort ct respecté. — 

Dans la Chambre des députés, la fusion tentée par M. de Marti- 
enac rencontrait aussi de bienveillantes sympathies. Mais 4 cété de 
celles-ci, que de passions surexcitées, que de souvenirs irritants, 
que de rancunes inassouvies! En augmentant les forces numéri- 
ques de l’opposition, les derniéres élections en avaicnt aussi aigri 
Vesprit et accru les exigences. Les influences anciennes ou nais- 
sanles s’y appelaient Royer-Collard, Chantelauzc, Duchatel, Benja- 
min Constant, Montbel, Cormenin, Bertin de Vaux, la Bourdonnaye, : 
Delalot, Agier, Dupin, Laffitte, Labbey de Pompiéres, Sosthéne de 
Larochefoucauld, Casimir Périer, Sébastiani, Pardessus, Bignon, 
Firmin Didot, Noailles, Berenger, Hyde de Neuville: nous en ou- 
hblions. Ces influences n’avaicnt ni les mémes origines ni les mémes 
causes. Les vertus, le caractére, le talent, avaicnt créé les unes; 
l’apreté de l’opposition, les violences avaient contribué 4 fonder 
les autres. - 

La Chambre des députés se divisait en cing fractions : la gau- 
che, Ie centre gauche, le centre droit, la droite, et enfin la contre- 


{ Mémoires de Greville. 





46 LE MINISTERE MARTIGNAC. 


opposition de droite ou extréme droite. Les amis de M. de Villéle 
siégeaient a droite ct tendaient’ la main 4 M. de la Bourdonnaye et 
4 ses amis, désarmés par la chute du précédent ministére et provi- 
soirement dociles 4 un mot d’ordre de modération et d’attente. IIs 
formaicnt la réunion Pict, appelée ainsi du nom du député dans les 
salons duquel elle se tenait depuis dé longues années. Jadis M. de 
Chateaubriand avait fait partie de cette réunion. [1 ]’a décrite de sa 
plume amére et railleuse : « Nous allions assez souvent rue Thé- 
rése, passer la soirée en délibération chez M. Piet, dit-il en rappelant 
ses souvenirs de 1848. Nous arrivions extrémement laids et nous 
nous asscyions autour d’un salon éclairé d’une lampe qui filait. 
Dans ce brouillard législatif, nous parlions de la loi présentée, de 
la motion a faire, du camarade 4 porter au secrétariat, 4 la ques- 
ture, aux diverses commissions. Nous ne ressemblions pas mal aux 
assemblées des premiers fidéles, peintes par les ennemis de la 
foi. » La réunion Piet comptait environ cent soixante membres. Les 
députés libéraux, c’est-d-dire la gauche et le centre gauche, se réu- 
nissaient en nombre égal dans Ja ‘ruc Grange-Batelicre. 

Entre ces deux réunions, restaient, au nombre de vingt-cing 
ou trente, d’anciens membres de la droite, qui, sans abdiquer leurs 
opinions royalistes, s’étaient séparés de leurs amis pour voter 
contre M. de Villéle. Leur attitude, a la fin du ministére de ce der- 
niex’, les faisait déja désigner sous le nom de parti de la défection. 
Ils tenaient leurs réunions chez l'un d’eux, M. Agier. La siégeaient 
MM. Hyde de Neuville et Bertin de Vaux. C’est dire que l’influence 
de M. de Chateaubriand y était toute puissante. Par lui-méme ce. 
groupe ne pouvait rien, étant trop réduit pour imposer sa volonté. 
L’égalité numérique de la droite et de la gauche faisait sa force, 
puisqu’il suffisait qu’il se portat d’un cété ou de l’autre pour y for- 
mer, par son vote, la majorité. 

Tels étaient, si l’on s’arréte 4 la surface, les éléments dont se 
composaient les deux Ghambres. Mais, en analysant dans ses dé- 
tails le personnel parlementaire de cctte époque, il edt été facile 
de découvrir 4 la Chambre des députés plus d'un visage bonapar- 
tiste sous le masque d'un libéral; de méme, au fond du cceur de 
certains pairs de France qui se rappelaient les dotations de 1810 et 
les traditions du Sénat conservateur, la famille Napoléon tenail se- 
crétement plus de place que la famille de Bourbon. Que leur impor- 
tait donc, 4 ceux-la, en renversant le ministére, d’ébranler la dynas- 
tie? C’est ce que ne voulurent point assez voir les amis de la Res- 
tauration, libéraux ou royalistes, uniquement préoccupés de se 

 eréer & tout prix des majorités pour se faire échec les uns aux autres. 

Malgré Ja funeste diversité des éléments qui la composaient, 


LE MINISTERE MARTIGNAC, 4] 


les fictions parlementaires contenaicnt encore |’opposition des deux 
Chambres dans les limites d’un apparent respect pour la constitu- 
tion et la monarchie ; c’est un tout autre caractére que présentait 
au dehors Vhostilité des partis. Les vanités, les rancunes, les jalou- 
sies sociales s'y trahissaient sous les passions politiquas qu’elles 
enyenimaient; l’esprit révolutionnaire faisait d'cffrayants progres. 
Les partis conservateurs du parlement sé coalisaient « élourdiment » 
— le mot est du duc de Broglie — avec le cété gauche pour ren- 
verser le ministére, et c'est 4 peine si, en s’entendant avec N. de 
Martignac, ils auraicnt pu sauver Ja royauté! Désormais le désac- 
cord semblait irrémédiable entre cette immense majorité de la 
population qui, sans prendre également part a tous les actes de 
la Révolution, en avait du moins subi toutes Jes vicissitudes et 
acceplé toutes les réformes légitimes, ct cette petite fraction qui 
représentait les intéréts vaincus en 1789 ct en qui l'opinion per- 
sonnifiait, 4 tort ou a raison, les abus de l’ancien régime. 

Pour tout dire, en un mot, sur presque tous les points du terri- 
toire, l’attitude de la bourgeoisie et de la noblesse locales témoignait 
d'un violent antagonisme. La plupart des villes de province s’¢- 
taient divisées en deux sociétés distinctes, en haut et bas quar- 
tier, dont la rivalité se traduisait, aux élections, en hostilité achar- 
née. Sur ce point, si nous n’avions pas le souvenir des survivants et 
le témoignage des mémoires, des romans, des comédies du temps, 
les rapports confidentiels des préfets, déposés aux archives, suffi- 
raient pour nous renseigner. C'est cn vain que, par le choix de leurs 
ministres et des grands fonclionnaires de l’Etat, Louis XVII ct 
Charles X, comme autrefois Louis XIV, attestaicnt qu’aux yeux du 
roi, en France, l'intelligence a toujours constitué la premiére des 
aristocraties : les coterics, parfois ineptes, qui, dans chaque ar- 
rondissement, se gratifiaient du titre pompeux de « noblessc », 
semblaient se donner pour tache de compromettre la royauté par 
leur affectation 4 s’en proclamer les soutiens exelusifs et 4 V'iden- 
lifier avec leurs ambitions et leurs vanités personnelles. Prétention 
d’autant plus irritante pour la classe moyenne, devenuc désormais 
par son trayail, son instruction et ses richesses la classe prépondé- 
rante, que la plupart de ces ultras — c’était alors le mot consacré — 
he justifiaient ni par un dévouement bien ancien ni par des titres 
bien authentiques leur « noblesse » et leur royalisme, et que la 
roture de leur. lieu de naissance reconnaissait en heaucoup d’entre 
eux de simples faux fréres. L’irritable amour-propre de la bour- 
geoisie, dont Ics partis antidynastiques ne manquaient pas d’aigrir 

par leurs suggestions les ressentiments, s’exagérait ses griefs, si 








48 LE MINISTERE MARTIGNAC. 


bien, qu’au contact quotidien de toutes ces ambitions, de toutes 
ces vanilés, de toutes ces jalousies, la plaie avait fini par s’ulcérer 
jusqu’au vif. 

Naturellement ces divisions sociales durent s’adapter aux divi- 
‘sions politiques, et c’est ainsi qu'insensiblement le « libéralisme » 
de la Restauration, mélange équivoque d’appétits révolution- 
naires, de souvenirs impérialistes ct de dévouements sincéres a la 
liberté, était devenu l’expression des rancunes et des vanités frois- 
sées de la bourgeoisie, comme la droite, dont la plupart des chefs 
appartenaicnt pourtant aux classes moyennes, représentait, aux 
yeux de la nation, les dissolvantes cotcries que nou§S venons de 
signaler. Confusion déplorable dont le résultat nc pouvait étre dou- 
teux! Une fois cette opinion enracinée dans le pays que le cété 
droit de la Chambre était le parti de l’ancicn régime, il devenait 
évident que le jour ot la royauté, sans se rendre compte du mal- 
entendu social engagé dans la‘ question politique, pencherait trop 
visiblement de ce cété, clic serait perduc, non par les haines qui 
s’attachaient 4 elle, — elle n’en excitait directement aucune dans la 
masse du pays; au contrairc! — mais par celles qu’y soulevaient 
toute apparence de retour au passé ct toute velléité de contre-révo- 
lution. 

Cette distinction, qu’il est impossible de ne pas constater 4 tous les 
points de l’histoire de la Restauration, s’accusa avec la clarté de 
l’évidence dans la différence de l’accucil fait.au roi et au prince de 
Polignac par les populations qu’ils eurent a traverser l'un et l’autre 
aprés la révolution de 1830. « Les mémes hommes, dit M. Odilon 
Barrot dans ses Mémoires, qui venaicnt de se ranger avec respect 
pour laisser passer le monarque, auraient ¢gorgé le ministre. » 

C’est contre cette situation inextricable qu’allait avoir 4 se dé- 
battre M. de Martignac, lorsqu’il forma son ministére. L’illustre 
homme d’Etat ne s’aveuglait pas sur Ie péril de la situation. La 
tristesse habituelle de sa parole révéle en lui un profond et doulou- 
reux sentiment de l’impuissance a laquelle le condamnait cet anta- 
gonisme des classes exploité par les partis. Voir scs {intentions tra- 
vesties, ses paroles mémes dénaturces, se dire que tous les efforts 
que l'on tente seront vains, qu’on est le dernier rempart de la mo- 
narchie et de la liberté contre la révolution, et se sentir tous les 
jours violemment ou sourdement battu en bréche par les amis 
mémes de la liberté et de la monarchie, n’est-ce pas la, pour un 
homme d’Etat, le plus cruel des supplices? Tel fut, pendant toute 
la durée de son ministére, celui de M. de Martignac. 

« Que d’obstacles, s’écria-t-il un jour, dans un élan de mélanco- 


LE MINISTERE MARTIGNAC. ry 


lique éloquence, que de difficultés ne rencontrons-nous pas sans 
cesse sur notre route! Et s'il nous est permis de nous plaindre a 
notre tour, ou. donc est l’appui, ot donc est le secours que nous ont 
prété, dans l’intérét du pays, ceux qui se portent aujourd’hui nos 
accusateurs ? On veut que la France apparaisse & tous ce qu'elle est 
en effet, forte, puissante, amie précieuse, ennemie redoutable. Que 
faut-il faire pour seconder dans ce noble but les efforts de notre 
gouvernement ? Apprendre 4 l'Europe que cette grande population 
est réunie dans des sentiments communs ; que, divisés quelquefois 
sur les moyens d’accroitre notre prospérité intérieure, nous sommes 
d'accord entre nous sur les grands intéréts de l’Etat; que, s’il 
existe encore des opinions diverses dont la lutte est propre a 
éclairer ct a avertir, il n'est plus parmi nous de ces partis violents, 
de ces divisions intestines qui énervent, qui consument une partie 
des forces que les besoins cxtérieurs peuvent réclamer. Je le de- 
mande, est-ce 14 ce qu’on peut conclure des violences habituelles de 
la presse périodique et de la tribune elle-méme ? » 

Le méme jour, le 2 juin 1829, il exposait sa politique dans un 
discours qui en fut en méme temps le programme, hélas ! et le tes- 
tament. C’était dans la discussion du budget de 1850 : « Nous avons 
trouvé en arrivant deux partis en présence. Quinze ans s’étaient 
écoulés depuis que Ic roi avait donné cette charte destinée a lier le 
passé et le présent, 4 devenir un gage de réconciliation et d’espé- 
rance. Loin de s’étre rapprochées, les opinions paraissaient s’étre 
divisées avec plus de violence. C’est au milieu de ce choc que le pré- 
cédent ministére avait été renversé; il avait disparu, entrainé par 
un torrent qu'il avait grossi cn cherchant a lui opposer des digues 
trop resserrées. Que devions-nous faire ? Nous mettre 4 la téte d’un 
parti et le conduire a la gucrre contre l’autre ? Perpétuer les haines, 
élever dans un état d’hostilité constante les générations qui devaient 
suivre? Constituer 4 jamais deux camps ennemis.au centre de notre 
patrie et ne lui laisser espérer de paix que par la destruction d’une 
partie de ses enfants? Nous n’avons pas compris ainsi notre devoir. 
Ministres du roi en méme temps que citoyens de notre pays, nous 
avons cru que nous devions multiplier Ics amis du tréne, détruire 
de funestes barriéres, étendre le cercle de la confiance royale, rap- 
procher enfin des hommes destinés 4 vivre ensemble sous la loi 
commune. » 

Dix-huit mois plus tard, aprés la catastrophe, il exprime encore 
le méme sentiment : « Lorsque nous fumes appelés, dit-il le 30 no- 
vembre 1830, & la direction des affaires, nous vimes avec effroi les 
routes diverses et contraires que semblaicnt prendre la couronne et 
Je pays. D’une part, la couronne venait de constituer la chambre 

10 Jaxvien 1876. | 4 


50 LE MINISTERE MARTIGNAC. 


héréditaire, dans l’intérét évident d’un systéme; d’autre part, le 
pays, consulté par la dissolution, venait de constituer la chambre 
élective dans Vintérét d’un systéme manifestement’ contraire. Ce 
dissentiment qui se découvrait dans les deux sources du gouverne- 
ment nous fit pressentir en frémissant un funeste et déplorable 
divorce. Nous ne crumes pas toutefois que le mal fat sans reméde ; 
nous ne pouvions croire que la dynastie fut en état d’hostilité contre 
les institutions qu'elle avait créées ; que le pays, ami de ces institu- 
tions et de la liberté, voulut se livrer aux chances terribles d’une 
révolution. Nous jugedmes que la lutte était engagée entre l'esprit 
démocratique, agissant dans un systéme de progressif empiétement, 
et le pouvoir royal obligé de se défendre avec fermeté, mais avec 
mesure, dans le cercle tracé par la constitution. En recherchant 
les causes du mal, nous crimes reconnaitre qu’elles se trouvaient 
dans l'état de défiance réciproque qui existait entre ceux qui de- 
vaient marcher ensemble sous peine de dissolution et de mort. » 

Nul n’était mieux fait que M. de Martignac pour mener a bien une 
telle entreprise. « Les graces de l’esprit, a écrit le prince de Poli- 
gnac dans ses Etudes historiques, politiques et morales, la douceur 
et l’aménité du caractére se réunissaient en sa personne ; conscien- 
cieusement attaché 4 la monarchie, il en voulait le maintien, mais 
autant que possible sans luttes, sans combat; il espérait rendre a 
son souverain la couronne légére, en éloignant d’elle le choc des ré- 
sistances. Nul n’était, en effet, plus propre que lui a concilier les 
partis ; son éloquence pure, facile, persuasive, captivait les esprits 
et dominait les passions ; clle n’avait pas la puissance qui dompte, 
mais elle avait le charme qui séduit. » 

« La perle, je me sers 4 dessein du mot, dit 4 son tour le duc de 
Broglie, le joyau, le diamant du ministére et méme.de la chambre 
élective, c’était M. de Martignac, ministre de l’intérieur. Comment 
un tel homme, déja parvenu 4 la maturité de l’dge, connu depuis 
de longues années comme l'un des ornements du barreau de Bor- 
deaux, de ce barreau qui avait donné les Girondins 4 la Convention, 
et 4 la Restauration M. Lainé et M. Ravez, comment, dis-je, un tel 
homme, membre depuis sept ou huit ans de la Chambre des dé- 
putés, y était-il resté presque ignoré?... Toutes les fois qu’il avait 
eu As’expliquer sur les attaques dirigées contre l’administration 
dont il était le chef (l’administration de l’enregistrement et des do- 
maines), on avait pu remarquer la clarté et l’élégance de son élocu- 
tion et la bonne grace de son débit. Mais qui pouvait s’imaginer 
qu’en moins de deux mois, il prendrait rang parmi les premiers 
orateurs dont la tribune frangaise se soit honorée, qu’il enchanterait 
tous les partis et qu'il mériterait cet éloge, aussi singulier que 


LE MINISTERE MARTIGNAC. 51 


juste, qui lui fut un jour adressé par M. Royer-Collard : « La 
Chambre est vaine de vous. » 

Si le ministére de M. de Martignac est simplement resté, suivant 
l’expression de M. Daudct, comme un épisode melancolique et tou- 
chant dans unc histoire bruyante, aprés avoir tenté la plus noble, 
la plus généreuse, la plus patriotique des entreprises; si la droiture 
de ses intentions, |’élévation de ses vues, la noblesse de ses senti- 
ments, l’honorabilité de ses membres, les talents et la grace de 
l'homme dont il a conservé le nom, n’ont pas conjuré l’insuccés de 
son wuvre, c’est qu’elle était condamnée d’avance ; tout autre y edt 
échoué. Peut-étre, en 1821, la conciliation, tentéc par M. de Mar- 
tignac, etit-elle encore pu s’opérer. La faute des chefs de la droite, 
en arrivant au pouvoir, fut de ne pas rassurer, dés le premier jour, 
par un acte énergique et coupant court a tout malentendu, cette 
puissante bourgeoisie dont les méfiances et les rancunes devaient 
renverser la monarchie. Malheureusement, au lieu d’un Richelieu 
tranchant dans le vif pour arréter les progrés du mal, ils eurent en 
M. de Villéle un ministre en qui l’esprit de gouvernement l’empor- 
tait sans doute, ainsi que 1’a dit M. Guizot, sur l’esprit de parti, 
mais trop préoccupé des questions de majorité parlementaire pour 
avoir le courage de se séparer de son parti, quand il ne réussissait 
pas 4 le diriger. A l’avénement de M. de Martignac, il était trop 
tard. En supposant que ce dernier edt réussi 4 opérer dans la 
Chambre le rapprochement des partis constitutionnels, les prugrés 
de l’antagonisme social étaient tels dans le pays, qu’ils auraient 
rendu ce rapprochement illusoire. Ce n’était plus seulement un 
changement de ministére qui pouvait satisfaire la nation affol’e par 
les jalousies et les coléres dont nous venons d’indiquer |’origine et 
la nature et que l'inexpérience du parti royaliste avait laissé 
grandir. Réduit & l’impuissance par la mauvaise foi de ses adver- 
saires, par l’'avecuglement et la maladresse de ses amis, le gouver- 
nement de la Restauration se trouvait acculé 4 la ressource déses- - 
pérée d’un appel 4 la force. 

M. E. Daudet fait ressortir la faute de la fraction monarchique du 
parti libéral qui, dans l’intérét de quelques ambitions personnelles, 
mhésita point, au risque de rouler dans la révolution et de la révo- 
lution dans le césarisme, 4 renverser un ministére dont les doc- 
trines ct les idées répondaient 4 toutes ses aspirations; il déplore 
que des hommes éminents par le talent, épris 4 un égal degré de 
stcurité et de liberté, les Broglie, les Saint-Aulaire, les Barante, les 
Guizot, se soient associés 4 la coalition qui fit échouer Ics lois 
départementale et communale présentées par M. de Martignac et 





52 LE MINISTERE MARTIGNAC. 


qui provoqua ainsi Ja chute du cabinet. Hélas! cette coalition 
n’est pas la derniére 4 laquelle ce parti ait donné la main, et 
celle de 1839 n’a pad été moins fatale, par ses conséquences, a la 
branche cadette, que celle de 1829 a la branche ainée. Toutefois, 
sans qu’il soit possible de la justificr, elle s’explique Jusqu’a un cer- 
tain point par la composition méme de ce libéralisme des quinze 
ans, ot étaient venus s’amalgamer, sous une dénomination com- 
mune, les éléments les plus contradictoires, bonapartistes déguisés, 
amis sincéres de la liberté, révolutionnaires incorrigibles, Casimir 
Périer, Dupin, Saint-Aulaire, Foy, Lafayette, Manuel, Labbey de 
Pompiéres, etc. La queue du parti, ainsi qu'il arrive toujours 
dans les moments de crise, en avait entrainé la téte; les exi- 
gences de tactique avaient triomphé des scrupules de conscience. 
Ce qui ne s’explique pas, c’est l’acharnement de la droite & démolir 
de ses propres mains ce dernier abri de la monarchie, a abréger 
cette halte sur le chemin de la révolution et de l'exil. Jamais ne fut 
plus cruellement justifié le Quos vult perdere... Le récit de ses 
intrigues, dans la discussion de la loi départementale, est navrant ; 
celui de la petite conspiration de cour, 4 la suite de laquelle le 
prince de Polignac rccut la mission de conslituer un nouveau minis- 
tére, plus navrant encore. Ainsi donc, tandis que le principe 
monarchiquce atteste, dans l‘histoire de la Restauration, sa fécondité 
par ses bienfaits ; tandis qu'il répare les maux de la France, cica- 
trise ses plaies, reconstitue sa richesse, rétablit son prestige, 
vivifie son industrie, ressuscite ses libertés, ranime son génie, ses 
représentants 4 la Chambre semblent a dessein s’attacher a le dis- 
créditer par leurs divisions, leurs ambitions, leurs vanités, leur 
égoisme. Autant Vidée apparait grande et puissante, autant le parti 
se montre impuissant et petit. 

Dans |’analyse des causes qui ont amené la chute du ministére 
Martignac et par suite celle de la Restauration, M. E. Daudet ne 
s’est préoccupé que de l'opposition constitutionnelle; il laisse 
J’autre dans l’ombre avec son parti pris de violence et de guerre a 
mort a la monarchie. Il n’a donc pas eu a s'expliquer sur les rai- 
sons qui, aux yeux du loyal et vieux roi Charles X, nécessitérent le 
coup d’Etat. Cette lacune n’éte rien a V'intérét du livre; elle a 
rodme l’avantage d’en bien marquer le caractére. L’auteur a moins 
youlu, en effet, écrire une ceuvre de discussion politique qu’une de 
a ces monograplies ou sont recueillis avec soin tous les traits d’un 
homme, d’un épisode ou d’un systéme et qui ne négligent aucun 
de ces mille riens dont on a dit qu’ils sont tout et qu’on peut fami- 
liérement appeler les rognures de l’histoire ».— «On peut y suivre, 


LE MINISTERE MARTIGNAC. 55 


dit-il, dans le cadre relativement étroit de la scéne parlementaire, 
une actron qui, bien que dépourvue de l’éclat qui s’attache 4 Vhis- 
toire des temps traversés par les tumulles de la guerre ou les 
cruautés des révolutions, ne le céde @ aucune autre, ni par Pintérét 
quelle inspire, ni par |’émotion qu’elle provoque. Le théatre repré- 
sente non un champ de bataille ou des rues livrées a l’émeute; 
c'est simplement une tribune, le cabinet d’un ministre, le salon 
d’un parti, le palais d’un roi. Mais le drame qui sy déroule 
l'effondrement d’une monarchic et les efforts malhabiles de ceux 
qui la défendent — est si pathétique, que la simplicité du décor 
disparait dans l’ampleur de l’action. » 

L'auteur a bien choisi son héros. Parmi les hommes dont le nom 
est mélé a l’histoire de la Restauration, il n’en est pas un dont la 
physionomie s’offre a nous, avec autant de charme, dans un cadre 
plus sympathique. Il y a quelque chose des victimes de la Fatalité 
antique dans ce ministre déyoué 4 une cause qu’il sent perdue, 
obligé de lufter, pour la défendre, contre ceux-la mémes qui de- 
vraient en étre les défenseurs naturels, écrasé enfin, succombant 
sous les coups de ses amis autant que sous ceux de ses adversaires 
et yoyant périr avec lui |’idée pour laquelle il a combattu. Son nom, 
qui ne rappelle que des idées d’union et de concorde, est du petit 
nombre de ceux qui sont prononcés avec respect par tous les partis. 
Ce fut son destin de mourir en pleine lutte encore, bien qu’aprés la 
défaite, sans connaftre l’opinion que le souvenir de son gouverne- 
ment laisserait dans l’histoire. Il a semblé pourtant la pressentir : 
« J'ignore, s’écria-t-il un jour, si l’histoire gardera le souvenir de 
notre rapide passage au travers des affaires embarrassées de notre 
pays. Si elle s’en occupe et si elle porte de nous un jugement im- 
partial, elle dira que nous avons été appelés a la direction du gou- 
vernement dans les circonstances les plus critiques, que nous avons 
renconiré partout sur nos pas des difficultés et des obstacles, que 
nous avons eu a souffrir une lutte constante contre les passions et 
les partis contraires; elle dira, sans doute, que nos forces n’étaient 
pas en proportion avec les travaux qui nous étaient imposés ; mais 
elle dira surement que le roi ne pouvait avoir de sujets plus fidéles, 
ni le pays de citoyens plus dévoués. » 

Paroles prophétiques, qui exprimaient d’avance le jugement de 
la postérité sur ce libéral, sur ce royaliste, sur ce patriote, dont la 
derniére parole, dans la discussion de la proposition Bricqueville, 
fat encore un appel a la paix sociale et un dernier hommage de 
fidélilé 4 ce roi qu'il défendait, mourant, contre ses proscripteurs, 
comme il avait essayé, ministre, de le défendré contre ses courtl- 





54 LE MINISTERE MARTIGNAC. 


sans, : « Témoin de ces luttes intestines, de ces scéncs violentes, 
qui déchirent depuis si longtemps mon pays et qui fondent deux 
camps ennemis sur une terre commune, j’appelle de tous mes voeux 
le terme de ces dissensions funcstes; je n’espére pas que ma voix 
affaiblie se fasse entendre souvent au milieu du bruit des orages, 
mais je veux étre. absous par ma conscience du mal que je n’aurai 
pu empécher ! » . 

Lhistoire a des pages plus brillantes que les luttes de cet hon- 
néte homme d’Etat, s’cfforcant de détourner la royauté de l’ubime 
ou la pousse le parti royalisie, de préserver la liberté des périls 
auxquels l’expose le parti libéral; elle n’en-a point de plus drama- 
tiques. Le pinceau discret de M. E. Daudet convenait parfaite- 
ment a la sévére simplicité du tableau. Sous la prudence consom- 
mée de l’écrivain politique, le romancier se laisse deviner dans 
ses récils par l’intérét qu’il sait répandre sur les moindres détails. 
Mais la ne réside pas pour nous le principal attrait du livre; il est 
surtout dans la legon qui en ressort. 

Depuis le jour ot: les déchirements du parti monarchique et l’al- 
liance de la fraction libérale de ce parti avec le bonapartisme et les 
demeurants de 1793 amenérent la révolution de Juillet, trois révolu- 
tions nouvelles, menacant tour a tour |’autorité, la liberté, la patrie 
elle-méme, sont venues confirmer la parole des Livres saints sur les 
familles divisées. La France mériterait de succomber sous de nou- 
veaux malheurs, si ceux qu’elle a déja subis ne l’avaient pas ins- 
truite. Mais un peuple ne traverse pas de telles épreuves sans se 
retremper dans lcur enseignement. Les maux que nous ont causés 
l’antagonisme social et nos divisions politiques, conséquences néces- 
saires de cet antagonisme, imposent a tous les esprits l’évidente 
nécessité de la transaction finale. Quelle en sera la formule? C’est 
le secret de Dieu. Cette formule, tous les partis la cherchent aujour- 
d’hui. Lequel la trouvera? L’attendrons-nous longtemps? Une seule 
chose est certainc, c'est que l'avenir appartient & celui qui arra- 
chera au sphynx son énigme, 4 la Révolution son dernier mot, et 
qui nous rendra, par la paix sociale, la grandeur et la pros- 
périté nationales. | 

« Depuis le jour, dit M. E, Daudet, ot une monarchie rivale, 
subissant un sort égal 4 celui de la Restauration, a été emportée, 
comme elle, dans une tourmente non encore apaisée, tous les par- 
tisans du gouvernement représentatif se sont trouvés, vaincus au 
méme degré, contraints de se réconcilier dans le deuil d'une catas- 
trophe commune et de pleurer ensemble sur le douloureux résultat 
de leurs discordes. » 


LE MINISTERE MARTIGNAC. 55 


Dieu sait si nous nous associons a ces désirs et a ces espérances ! 
Mais une réconciliation politique serait-clle efficace, disons plus, 
est-clle possible sans la réconciliation sociale? C’est donc -celle-ci 
qu'il faut d’abord appeler de nos voeux et stimuler de nos ef- 
forts. Grace au ciel, 1a aussi, le temps a fait son office. A la dis- 
tance of nous sommes de la Restauration, non-sculement nous ne 
partageons plus les passions de cette époque, mais nous ne les com- 
prenons plus. Les préjugés des uns, les préventions des autres 
s'expliquaient, trente ans aprés la Revolution, par les rancunes du 
vaincu, par les méfiances du vainqueur qui craignait de se voir 
disputer sa récente conquéte. Aprés les événements qui, depuis un 
demi-siécle, ont consolidé la société nouvelle par les sccousses 
mémes*qu’ils lui ont imprimées, il serait plus ridicule encore de 
redouter un retour 4 l’ancien régime que de le réver. Les révolu- 
tions qui ont suivi 1830 démontrent d’ailleurs que la question 
sociale n'est plus aujourd’hui ov eile était alors. 11 est vrai qu’en 
la déplacant elles ne l’ont pas supprimée. Il semble méme qu’elle 
se soit envenimée le jour ot, descendant des sphéres supérieures 
dans les régions populaires, elle a substitué, comme terme du 
probléme, l’antagonisme du patron et de l’ouvrier 4 celui du bour- 
geois et du noble. 

Mais si la classe moyenne, constituée par le cens électoral 4 ]’état 
de classe privilégiée, ou tout au moins dominante, a pu a son tour 
exciter pendant un moment, dans la démocratie, des sentiments 
analogues a ceux qu’elle avait manifestés autrefois clle-méme contre 
la noblesse, cette cause dc désunion a disparu, depuis que, par le 
fait du suffrage universel, elle a cessé d’étre une classe définie, 
circonscrite et exclusive, pour devenir le terrain commun sur le- 
quel viennent se confondre tous les éléments sociaux. Egalement 
ouverte 4 tous, 4 l’ouvrier comme au gentilhomme, n'est elle pas 
tout a la fois la démocratie ennoblie par l’instruction, l’aristocratic 
maintenue par le travail? Les bases de la réconciliation définitive 
semblent donc toutes trouvées et l'heure en parait proche. Quelques 
vanités surannées, quelques rancunes tenaces, s’1l est vrai, et nous 
ne le croyons pas, qu’il en subsiste encore dans quelque coin ignoré 
du pays, ne sauraient prévaloir contre la pensée commune de paix 
sociale et de salut public qui tend désormais 4 rapprocher les 
ceeurs et les intelligences. 

Le symptéme de ce rapprochement n’est-il pas le spectacle méme, 
spectacle singulier dans l’histoire, que présente en ce moment le 
gouvernement de la France, abritant en méme temps, sous |’impar- 
hale épée d’un honnéte homme, tous les partis contraires, tous les 


56 LE MINISTERE MARTIGNAC. 


princes des dynasties déchues, et nous préparant ainsi tous, anciens 
proscrits et anciens proscripteurs, 4 l’harmonie dans la liberté par 
légalité dans la tolérance? 

C’est donc avec une foi profonde dans les destinées de la patrie, 
momentanément malheureuse, que nous empruntons au livre de 
M. E. Daudet ses derniéres paroles et que nous disons avec lui : 
« En remontant le cours des siécles et en observant les événements 
dont la série forme nos annales, on acquiert cette conviction que 
toujours nos gloires sont nées de nos calamités et que nos gran- 
deurs sont faites de nos désastres. Nous ne croyons pas que le temps 
ait deux procédés et deux logiques. Aprés les catastrophes qui ont 
remplice siécle et fait des géuérations modernes des générations 
sacrifiées, nous attendons |’aurore dc j jours meilleurs, sans oser, il 
est vrai, caresser l’espérance de pouvoir la saluer et d’en jouir, 
mais convaincu que la Providence réserve 4 nos enfants un légitime 
dédommagement aux maux que nous avons soufferts. Plus heureux 
que nous, si l’exemple de nos vicissitudes leur a appris la sagesse, 
ils connailront les temps calmes, l’union de tous les francais, et 
oublieront les divisions funestes de leurs péres ! » 


Fuéptric Bécuarp. 


L’ALGERIE CONTEMPORAINE 


LE MARECHAL RANDON 


ee 


MEMOIRES DU MARECHAL RANDON 


Publier les Mémoires du maréchal Randon, ancien ministre de 
la guerre du second empire, quatre ans seulement aprés sa mort, 
au milieu des cruelles dissensions qui nous divisent, si prés des 
désastres inouis de nos armées et de la révolution qu’ils ont ame- 
née, n’est-ce pas une imprudence qui, sans parvenir 4 appeler sur 
les actes du maréchal une appréciation impartiale, aura sirement 
pour résultat de renouveler contre lui des accusations mélées d’in- 
jures, et, chose plus grave, de raviver plus encore des passions po- 
litiques que les malheurs de la patrie ne peuvent apaiser? A me- 
sure qu’on lit l’ouvrage que nous tenons dans les mains, on sent 
se dissiper les inquiétudes que l’apparente inopportunité des cir- 
constances avait naturellement fait naitre. On reconnait que ces 
Mémoires différent de presque tous les autres en ce quel’auteur n’a 
voulu ni piquer la curiosité par des révélations ou des anecdotes, 
ni se mettre personnellement en scéne. N’écrivant pas plus une 
défense qu’une apologic, il se borne 4 établir sur des documents 
incontestables le récit et appréciation des événements qui méri- 
tent l’attention de histoire. 

C'est seulement aprés sa sortie du ministére, en 1867, que le ma- 
réchal Randon commenca 4 préparer des Mémoires sur sa vie mili- 
aire et politique. Ils n’étaient qu’a l’état de fragments au moment. 
de sa mort, et comprenaient sa correspondance officielle mise en. 





58 L'ALGERIE CONTEMPORAINE. 


ordre, des notes sur divers faits et certaines questions, puis la ré- 
daction complete de plusieurs années. La pieuse affection qui s'est 
consacrée au culte de son souvenir a compleété la tache, cn s’inspi- 
rant de ses intentions et de ses sentiments avec un succés si com- 
plet, que le lecteur ne peut pas s’apercevoir, en lisant ces pages, 
ou pourtant on a textuellement reproduit ce que le maréchal avait 
écrit, qu'il y ait des passages tracés par une autre main que la 
sienne. 

Le maréchal comte Randon était né dans une famille protestante 
de‘la bourgeoisie, qui avait déja fourni, avant lui, deux hommes 
célébres a des titres trés-différents : Barnave, l’un de ses oncles, 
dont la carriére politique a été aussi brillante que courte et tragi- 
que, mourut avant sa naissance; un autre de ses oncles, le général 
comte Marchand, qui le traita comme son fils, lui ouvrit la carriére 
des armes. 

Le jeune Randon n’avait que seize ans lorsqu’au sortir du lycée il 
s’engagea dans le 93° de ligne, qui était déja 4 Varsovie, en marche 
pour prendre part a la campagne de Russie. Il fut nommé sous-lieute- 
nant aprés la bafaille de la Moskowa, et il supporta avec énergie 
toutes les souffrances de la plus désastreuse des retraites dont I’his- 
toire ait fait mention. Il recut 4 Lutzen deux coups de feu qui ne 
l’empéchérent pas de prendre part aux batailles de Bautzen et de 
Leipzig, si bien qu’il fut nommé capitaine, le 28 novembre 1843, 
a l’age de dix-huit ans. Les Mémoires, n’ayant point pour objet la 
personnalité de l’auteur, ne nous disent rien sur les actes de bril- 
lant courage qui motivérent un avancement aussi rapide, mais ils 
projettent une lumiére complete sur un événement historique qui 
eut lieu peu aprés. Nous voulons parler d'un épisode qui décida du 
succes de l’empereur a son retour de l'ile d’Elbe. 

Le général Marchand exergait pour le roi Louis XVII le comman- 
dement de la septiéme division militaire, qui avait son chef-lieu & 
Grenoble, lorsque le préfet lui communiqua,{le 3 mars 4845, la 
nouvelle, 4 lui parvenue par le télégraphe, du débarquement de 
lempereur sur la cote de Provence. La dépéche ne disait pas de 
quel cété l’empereur devait marcher, et l’on pouvait croire qu'il 
remonterait la vallée du Rhdéne pour arriver jusqu’a Lyon sans ren- 
contrer aucun obstacle matériel, plutét que de suivre l'une des 
routes de montagne qui aboutissaient & la vallée de l'Isére, barrée 
par la place forte de Grenoble. Mais on sut bientdt que l’empereur 
s'était engagé dans les Alpes. 

Le 4 mars, le général Marchand assembla un conseil de guerre 
auquel il convoqua tous les chefs de service et tous les chefs de 
corps de la garnison; puis, 4 la suite de ce conseil, ot tous les offi- 


LE MARECHAL RANDON. 50 


ciers se montrérent trés-prudents ct réservés, il appela & Grenoble 
les 7* ct 14° régiments de ligne, en garnison 4 Chambéry. 

Pendant ce temps, la nouvelle du débarquement était devenue 
publique; une vive agitation morale se propageait rapidement dans 
la ville de Grenoble, ot des sentiments favorables a l’empereur 
avaient survécu 4 sa chute. Le général Marchand prévit dés lors que 
les soldats ne le suivraicnt pas contre le souverain qui avait ex- 
cité si longtemps leur enthousiasme, ct il eut l’idée de se retirer sur 
le fort Barrault et sur Chambery avec ses troupes et son matériel. 
Mais évacuer ainsi Grenoble et fuir de cette place forte en vue d’évi- 
ter de mettre les soldats en présence de l’empereur, n’était-ce pas 
désespérer de tout, et s’exposer a |’accusation d’avoir abandonné et 
peut-¢tre méme trahi la cause des Bourbons? Ce projet n’eut au- 
cune exécution. Le général Marchand, pensant qu’il fallait prendre 
des mesures pour éviter la démoralisation compléte des partisans 
du pouvoir i¢gal, envoya sur la route que |’empereur devait suivre 
un détachement composé d’un bataillon d’infantcrie et d’unc com- 

ie de mineurs, avec mission, non pas de combattre, mais seu- 
lement de détruire un pont construit au-dessus d'un précipice, au 
lieu dit Ponthaut, au dela de la Mure. Le commandant de ce déta- 
chement recut l’ordre de rentrer 4 Grenoble aprés avoir fait sauter 
le pont, et méme d'éviter, dans le cours de sa mission, tout ce qui 
pourrait compromettre sa troupe. Le détachement covcha le 5 a 
Vizille, et arriva le 6, dans la soirée, 4 la Mure. Mais déja les four- 
riers qui avaient pris les devants pour préparer les logements s’é- 
taient rencontrés la avec ceux des troupes de Vile d’Elbe. L’empe- 
reur avait accéléré la marche de son avant-garde au moyen de 
diligences mises en réquisition, et il avait pris possession du pont 
de Ponthaut avant qu’on fut arrivé pour le détruire. 

Le commandant du détachement de Grenoble, informé de: la 
rencontre faite par ses fourriers avec leurs collégues de lile 
d’Elbe, les fit rentrer au bataillon qu’il maintint en arriére de la 
Mure pour passer 1a cette nuit du 6 au q mars. Mais des pour- 
parlers s’engagérent et des proclamations de l’empereur furent re- 
mises aux soldats. Le général Cambronne s’efforca lui-méme, mais 
en vain, d’entrainer le commandant qui avait servi dans la garde 
impértale. €clui-ci, voulant dérober sa troupe aux séductions, bat- 
tit en retraite au milieu de la nuit. Le 7 mars, 4 la pointe du jour, 
il était en avant du village de Laffrey, avec unc avant-garde postée 
au coude que fait la route dans la direction de la Mure. C’est alors 
que le capitaine Randon arriva sur les licux; il était envoyé par le 
général Marchand, son oncle, prés duqucl il servait en qualité 
d'aide de camp, pour avoir des nouvelles de la colonne et pour s'as- 





60 L'ALGERIE CONTEMPORAINE. 


surer que le commandant se conformait 4 ses instructions. Celui- 
ci l'informa de la rencontre faite la veille 4 la Mure, et lui mon- 
tra un gros paquet de proclamations qu'il avait pu dérober jusque- 
la 4 la connaissance de ses soldats. La troupe était calme; aucune 
défection n’avait eu lieu pendant la marche de nuit, ses soldats 
avaient besoin de repos et de nourriture ; rien ne pressait assez, 
dans son opinion, pour les remettre en marche sur Grenoble im- 
médiatement. 

Tout était encore dans la méme situation, lorsqu’une vingtaine 
de cavaliers, qui marchaient de la Muve vers Laffrey, s’arrélérent a 
cing cents métres de l’avant-poste du 5° de ligne. Une heure envi- 
ron aprés parut l’empercur qui s’arréta 4 la hauteur de |’avant- 
garde, et fit mettre en bataille une centaine de grenadiers qui l’es- 
cortaient. Le moment décisif était venu. Pendant que les deux 
troupes étaient en présence, la vue de |’empereur, revétu de son 
costume historique, suffit pour ébranler la fidélité des soldats du 
3° de ligne. Exilé du sol de la patrie, l’empereur était redevenu, & 
leurs yeux, l'homme du peuple et idole de \’arméc. Les conversa- 
tions engagées dans‘ les rangs exprimaient ces sentiments, et tous 
les soldats étaient disposés 4 se ranger sous ses aigles, lorsqu’on 
vit s’avancer un officier qui, arrivé 4 vingt pas des soldats, s’écria : 
« Voltigeurs, puisque vous ne voulez pas vous réunir 4 l’empereur, 
il va venir vers vous. Si vous faites feu, vous répondrez de sa vie. » 
L’officier retourna vers l’empercur qui mit picd 4 terre et s’avanga 
précédé par ses cavaliers et suivi des fantassins. Les soldats du 5° 
de ligne étaient dans un état d’émotion parvenu au paroxisme. Ils 
restérent pourtant immobiles jusqu’au moment ow les cavaliers, 
le sabre dans le fourreau, se mélérent avec cux; mais alors reten- 
tirent les cris enthousiastes et répétés de : Vive l’empereur ! 

Quelle était, pendant ce temps, la conduite du capitaine Ran- 
don? Il avait d’abord conseillé au commandant d’évacuer promp- 
tement une position compromise ; mais cet officier supérieur, dont 
les sentiments et les devoir's étaient en lutte, se trouvait dans un 
état d’agitation qui se traduisait par des réponses incohérentes. Au 
moment ot les cavaliers de l’empereur approchérent, le capitaine 
Randon fil un vain effort pour engager le feu. Lorsqu’il eut reconnu 
que la troupe, exaltée par quelques paroles de l’empereur, avait 
tourné tout entiére, il piqua des deux pour porter promptement au 
général Marchand la nouvelle de ce grave événement. Aprés avoir 
échappé aux cavaliers qui se mirent 4 sa poursuite, il courut en- 
core un autre danger. Parvenu 4 moins de deux licues de Greno- 
ble, il rencontra le 7* régiment de ligne que son colonel conduisait 
a l’empereur. Quand le capitaine Randon fut reconnu pour l'aide 


LE MARECHAL RANDON. 65 


de camp du général commandant la division, on tenta de l’arréter, 
et il ne parvint as acquitter du reste de sa mission que par son 
sang-froid ef par la vigucur de son cheval. En arrivant dans la 
plaine de Grenoble, il vit déboucher de tous cdtés des habitants de 
la campagne armés de fusils, de faux, de fourches, qui venaient 
spontanément aider au succés du retour de Vile d'Elbe. L’empereur 
entra peu d’heures aprés dans Grenoble que le général Marchand 
avait évacué avec 150 hommes seulement, demeurés soumis a leur 
général et fidéles au gouvernement des Bourbons. 

Le récit qui précéde est emprunté a la relation du capitaine Ran- 
don, qui l’écrivit en 1846, alors qu’il ne pouvait y avoir pour lui: 
aucun avantage a déclarer bien haut sa fidélité aux Bourbons dans 
cette circonstance déeisive. ll s’est exprimé 4 ce sujet dans des ter- 
mes qui l’honorent : « Animé moi-méme de sentiments de respect 
et de reconnaissance pour l’empereur, j’ai dd toutefois, esclave de 
mes nouveaux devoirs, étouffer mes sentiments pour accomplir jus- 
qu’au bout une mission dont la suite a prouvé toute l’importance. 
Sous la Restauration, j’ai gardé le silence; une réclamation de ma 
part aurait pu paraitre inspirée par le désir d’obtenir une récom- 
pense d'une conduite qui n’était que paceompusesment rigoureux 
des devoirs militaires. » 

Cette délicatesse de sentiments est le trait distinctif de toute sa 
vie, et nous aurons l'occasion de montrer que jamais |’ambition. 
n’a maitrisé les scrupules de sa conscience. Il eut si peu la pensée 
de se faire un titre, sous la Restauration, de sa conduite 4 La Mure 
en 1815, que la révolution de Juillet le trouva simple capitaine 
comme il l’était depuis Leipzig. 

Nommeé chef d’escadron le 25 septembre 1830, aprés dix-sept 
ans de grade, le capitaine Randon avait profité des loisirs d’une 
longue paix pour perfectionner son instruction. La capacité qu’ll 
déployait le fit parvenir plus promptement au grade de colonel, et 
il recut, 4la date du 28 avril 1838, le commandement du 2° régi- 
ment de chasseurs d’Afrique en garnison 4 Oran. Il put alors, agis- 
sant avec l’initiative d’un chef de corps, déployer dans une sphére 
modeste Ics qualités qui devaient devenir si utiles plus tard 4 notre 
grande colonie. Comprenant que la sécurité de notre conquéte et la 
stabilité de notre domination étaicnt liés aux progrés de la culture 
du sol par les Européens, il était parvenu a porter au plus haut 
point l’ardeur de ses soldats pour les travaux agricoles. li leur avait 
assuré un intérét dans les produits de la ferme cultivée en com- 
mun, et, pour soutenir leur zéle, il était toujours au milieu d’eux, 
surveillant leurs travaux, et les encourageant par des paroles affee- 
tueuses. L’exemple du chef était suivie par ses officiers; si bien 








62 L'ALGERIE CONTEMPORAINE. 


que le zéle pour le travail, la bienveillance pour les travailleurs 
étaient, pour ainsi dire, a l’ordre du jour du régiment. Ces servi- 
ces d’un nouveau genre ne furent point méconnus, car le maré- 
chal Soult, ministre de la guerre, écrivit au colonel Randon une 
lettre de félicitations qui n’était que le prélude d'un avancement 
mérité. 

Promu au grade de général de brigade le 2 septembre 1841, 
Randon alla prendre le commandement de la subdivision de Bone, 
et il rendit 4 la colonie, dans ce poste plus éleyé, des services d’une 
importance croissante. Il exécutait chaque année une ou deux expé- 
ditions, militaires destinées 4 assurer la sécurité du travail dans 
toute |’étendue de sa subdivision, et quand il eut & réprimer des 
insurrections, il déploya autant d’activité et de hardiesse que d'é- 
nergie. [i montra dés lors les qualités dévolues 4 un petit nombre 
d’hommes pour le commandement en chef. Dans un des combats 
qu'il livra, la victoire fut due 4 ce que sa cavalerie franchit, par un 
vrai tour de force, des rampes presque inaccessibles qui étaient dé- 
fendues par la fusillade. Dans un autre, sa cavalerie ramena les 
Kabyles vers son infanterie, et ils furent sabrés littéralement sous les 
baionnettes. Mais jamais il ne considéra la guerre contre les Arabes 
ou contre les Kabyles comme étant le but 4 poursuivre, son but cons- 
tant fut la protection et le développement du travail dans toute sa 
subdivision. Un témoin oculaire intéressé, un témoin de Bone, alarmé 
par le bruit qui courut d’un changement de destination donné au 
général Randon, publiait, le 30 octobre 1842, les lignes suivantes : 
« Depuis six ans que je réside ici, nous avons eu quatre généraux 
et deux intérimaires. Comment se fait-il que les manifestations de 
regrets qui éclatent de toutes parts n’aient pas eu licu au départ des 
cing prédécesseurs de M. Randon? Pourquoi demandons-nous avec 
tant d’instance de le conserver pour commandant de notre pro- 
vince? Vous le comprendrez aisément : 

« Appelé au commandement de la subdivision de Bone, Randon 
s’appliqua d’abord achercher, parmi les terres domaniales, celles qui 
pouvaient convenir le mieux a de grandes cultures. Allclik; située a 
six kilométres environ de Bone, fut choisic. Des charrues, des 
herses furent confectionnées comme par enchantement, et, en moins 
de deux mois, nos soldats devinrent des laboureurs sans cesser, 
pour cela, de remplir leurs devoirs militaires. 

« Une partie d’Allelik était couverte de broussailles, ces brous- 
sailles furent enlevées : on en fit des fagots que l’administration 
acheta pour chauffer ses fours, ce qui lui permit de faire une éco- 
nomie des deux tiers sur la dépense du bois. Cette premiére opéra-~ 
tion augmenta la valeur du terrain et assura une récolte, en four- 





LE MARECHAL RANDON, 65 


rage, plus abondante et plus facile 4 enlever. Les soldats étaient 
heureux de leur situation : d’un cété, ils retiraient de leur travail 
un bénéfice, une haute paye; de l’autre, ils se conciliaicnt l’affec- 
tion de leur chef, qui se faisait un devoir et un plaisir de leur ma- 
nifester hautement sa satisfaction. 

« L’activité du général Randon ne s’en tint pas Ja; il n’avait pas 
tardé a reconnaitre que nos montagnes de !’Edough renfermaient un 
trésor. Il résolut de l’y aller chercher. Une reconnaissance fut faite 
avec soin ; un tracé de route fut ensuite arrété, et, toutes les me- 
sures étant prises pour assurer le succés de l’entreprise, un beau 
matin l’on vit partir, musique et colonel en téte, mille hommes de 
toutes armes s’élancant 4 la conquéte d'une forét, d’une forét qui, 
jusqu’alors, avait été inaccessible, méme aux pictons. C’était comme 
un jour de grande féte. L’entrain était général; le chef avait com- 
muniqué son ardeur 4 tous ses hommes. 

« Plusieurs ateliers furent formés, des groupes furent opposés a 
d'autres groupes, et, la rivalité ainsi établie, les travaux les plus 
gigantesques ne parurent plus qu’un jeu 4 nos soldats excités par 
les hiens affectueux qui les unissaient a leurs officiers ct a leur digne 
général. Vous ne sauriez vous faire une idéc des heureux effets de 
cet accord, malheureusement si-rare dans les armées, du soldat 
avec tous ses chefs, c’était vraiment merveilleux. 

« L’élan était donné; le ton, comme je vous |’ai dit, était au 
travail, a l’ardeur et aux rapports affectueux. L’impulsion venait du 
sommet de Ja hiérarchie ; chacun était 4 son poste, rivalisant de zéle 
et d’adresse ; la pioche et la barre de mine résonnaient de tous cétés, 
et les Kabyles étaient saisis de frayeur ct d’admiration en nous 
voyant ouvrir 4 notre artillerie un passage dans leurs rochers qu’ ils 
avaient crus inaccessibles. 

« En moins de. soixante jours, dix-neuf mille métres de route ont 
été achevés sur les flancs et jusque sur le sommet de la montagne. 
Grace a ces travaux, une forét qui couvre une superficie de plus de 
quarante kilométres pourra désormais fournir du bois de construc- 
tion en abondance. Ces dix-neuf mille métres de route n’ont ooea- 
sionné qu'une dépense de dix mille francs. 

« Maintenant que le général Randon a montré ce qu’on pouvait 
accomplir, espérons que le gouvernement lui-méme recommandera 
4 tous ses délégués l’exemple donné par ce général. Ce qu’il vient 
de faire en quatorze mois, et avec un effectif moindre que celui 
dont ses prédécesscurs disposaient, de 1857 4 1840, ne devrait-il 
pas ouvrir les yeux aux plus aveuglcs? » | 

Citons enfin, pour caractériser la conduite du général Randon a 


64 LV’ALGERIE CONTEMPORAINE. 


cette époque, ces mots expressifs du maréchal Bugeaud : « Laissons 
faire Randon dans son pachalik de Bone. » 

Général de division le 26 avril 1847, Randon fut appelé au poste 
difficile de directeur central des affaires de l’Algérie sous les ordres 
directs du ministre de la guerre. C’est 14 une preuve des qualités 
qu’il avait'déployées comme homme d’expérience, de jugement et 
de travail. Mais bientét la révolution de 4848 ayant forcé 4 recher- 
cher, pour les commandements militaires de l'intérieur, des 
hommes au caractére ferme, le général Randon fut appelé au com- 
mandement de la 3° division militaire, celle de Metz, qui avait a ce 
moment une importance particuliére. 

A peine occupait-il ce poste important qu’il recut du ministre de 
la guerre l’ordre de se rendre immeédiatement a Paris pour aller, de 
la, prendre le commandement de |’armée d'ltalie. Contre son habi- 
tude, la fortune venait au devant d’un homme doué de la seule am- 
bition de faire partout et toujours son devoir. N’ignorant pas que, 
derriére le commandement militaire qu'on lui offrait, les événe- 
ments devaient faire surgir un réle diplomatique de premiére im- 
portance, le général Randon n’hésita pas 4 faire connaitre au gou- 
vernement qu’il était protestant (il a embrassé plus tard la religion 
catholique) et qu’il craignait que sa religion ne fit une cause de 
difficultés de plus quand il s’agirait de traiter avec le saint-pére. Le 
président, frappé de la justesse autant que du désintéressement de 
cette observation, laissa Randon retourner 4 Metz, mais lui fit offrir 
peu de temps aprés l’ambassade de Vienne. 

Ici, nous le laisserons parler lui-méme : « Je fus confus, dit-il, 
de cette persistance de bon vouloir, mais plus la fortune avait lair 
de me sourire, plus je devenais méfiant envers moi-méme. Je ne 
crus pas que le langage et la science de la diplomatie s’apprissent 
du jour au lendemain, et cette fois encore je priai de ne pas songer 
4 moi pour un poste que je craindrais de mal occuper. » 

L’année suivante, le ministére de la guerre lui fut offert alors 
que le président voulait donner un successeur au général Changar- 
nier, mais il résista a cette premiére proposition par ce motif qu'il 
lui paraissait inopportun de retirer au général Changarnier un 
commandement exercé avec une énergie qui avait rétabli la con- 
fiance de l’armée en elle-méme et donné au pays la certitude que 
ordre ne serait plus troublé. Peu de jours aprés, la révocation 
ayant été effectuée, de nouvelles instances lui furent faites avec une 
persistance que, dans sa modestie, il ne s’expliquait pas, mais dont 
il était touché. « Ma perplexité, a-t-il écrit, était grande, car il me 
semblait difficile d’accepter une fonction que, pour dire vrai, je ne 


LE MARECHAL RANDON. 63 


me croyais pas capable de bien remplir au milieu de ce déchaine- 
ment des passions dont l’Assemblée constituante était le rendez- 
vous quotidien. » I] céda pourtant 4 une lettre du prince-président 
et devint ministre de la guerre dans les derniers jours du mois de 
janvier 1851. 

Nous ne mentionnerons de ce premier ministére qu’un seul acte 
qui semblera caractéristique si |’on veut bien se reporter 4 cette 
époque de lutte ouverte entre l’Assemblée nationale et le prince-pré- 
sident. Le colonel d’un régiment, qui avait regu lordre de venir 
tenir garnison 4 Paris, s'avisa de mettre a |’ordre que la destination 
donnée au 6° de ligne était motivée par la confiance toute particu- 
liére que le chef du gouvernement avait dans le colonel qui le com- 
mandait. Cet ordre du jour ayant été publié par la presse, le mi- 
nistre de la guerre fit insérer au Moniteur de l’ Armée une note par 
laquelle, aprés avoir fait connaitre qu’il avait adressé au colonel du 
6° de ligne l’expression formelle de son mécontentement, il ajou- 
tait : « D’aprés cet ordre, on pourrait penser que les mouvements 
de troupes se décident, en dehors de l’action du ministre, au gré de 
préférences sans motif; on pourrait croire que le gouvernement 
attribue une valeur particuliére 4 certains corps. Ce sont 14 deux 
erreurs. » 

Le prince-président ayant écrit au ministre pour se plaindre de 
ce blame public infligé 4 un officier supérieur coupable peut-étre 
d’un excés.de zéle, le général Randon lui répondit par une lettre 
qui finit ainsi : « Quand vous m’avez nommeé ministre de la guerre, 
monseigneur, vous m’avez confié le commandement de |’armée. J'ai 
fait tous mes efforts pour l'affermir dans l’'accomplissement de ses 
devoirs et pour entretenir en elle le sentiment de dévouement auquel 
vous avez droit comme chef de I’Etat et comme héritier du plus 
grand nom militaire, mais j’ai dui encore assurer la conservation de 
la discipline; le colonel du 6° de ligne y a manqué en publiant ou 
en Jaissant publier un ordre qui devait rester dans I'cnceinte de son 
quartier. » 

A la modestie dont il avait donné des preuves récentes, le général 
Randon joignait, comme on le voit, une vraie noblesse de carac- 
tere. 

Nous touchons ici 4 un moment critique de notre histoire d’hier 
et de la vie du maréchal Randon. Le coup d’Etat dont tout le monde 
avait pris Mhabitude de parler était proche. Randon a fait connaitre 
avec franchise les démarches faites prés de lui pour le décider 4s’y 
associer, ainsi que les motifs de ses refus réitérés. 

« Je terminai, écrit-il, en disant qu’étant, comme ministre de la 
guerre, le chef de l’arméc et le défenseur de la discipline, je serais 

10 Jaxvien 1876. 5 


66 L'ALGERIQ CONTEMPORAINE. 


trés-embarrassé pour tenir aux troupes le langage que de telles cir- 
constances exigeraient ; qu’il me serait impossible de me préter a 
tout acte qui aurait pour conséquence d’entrainer les régiments 
hors de Ja ligne de leur devoir, lequel, avant tout, était de donner 
appui a la loi du pays; qu’enfin, si cette entreprise ‘devait se pour- - 
suivre, je prierais le président d’accepter ma démission. » | 
On voit ici combien, chez le général Randon, le sentiment du 
devoir dominait |’intérét personnel. J] aurait pu, aux considérations 
qu'il a fait valoir, ajouter qu’un coup d’Etat devait étre impuissant 
4 fonder un gouvernement stable. Célui du 2 décembre rencontra 
peut-dtre moins d'obstacles que ses auteurs méme n’en prévoyaient. 
ll trouva une excuse dans le nombre immense des suffrages qui. 
couvrirent bientét de leur approbation tous les faits accomplis. Le 
gouvernement qui en était issu raviva, par la guerre de Crimée, la 
gloire de la France dont l’influence redevint prépondérante dans 
toute l'Europe. Et néanmoins, le gouvernement, malgré sa gran- 
deur, eut toujours la conscience. intime de sa faiblesse. Il ne mé- 
connaissait pas que ses pieds étaient d’argile. Non-seulement des 
haines ardentes l’attaquérent sans relache, mais il ne put jamais 
parvenir a rallier le plus grand nombre des hommes d’Etat qui 
avaient servi les trois régimes précédents, ct quand, pour élargir 
sa base et obtenir des conditions de durée, il prit l’initiative des 
mesures que lon est convenu d’appeler libérales, quand il renonca 
4.exercer sur la presse quotidienne un controle direct et préventif, 
une souscription pour élever un monument 4 la mémoire du député 
Baudin, tué au.2 décembre, fut bientdt ouverte, et le nom de Ber- 
ryer y fut inscrit avec éclat. En réalité, 1 second empire n’a jamais 
été en: état de laisser sans imprudence Paris dénué des troupes né- 
cessaires pour préveair et comprimer |’émeute toujours menagante, 
ei.ciest.pour l’avoir fait, & cause dés besoins de la guerre, qu'il a 
été ewpasé.a une chute si prompte. Disons-le donc bicn haut : le pa- 
triotisme coodamne les coups d’Etat aussi bien que les révolutions 
populaires comme attentatoires aux vrais intéréts de la France. Le 
respect des lois peut seul.Jui rendre, avec la tranquillité intérieure, 
usage complet de toutes ses forees. pour sa défense contre 1’é- 
tranger. 
Le général Randon avait été.informé, par unc lettre du prince- 
président, que, le général Saint-Arnaud le remplacait au ministére 
de la guerre. Le gouvernement de l’Algérie, en ce moment exercé 
par un intérimaire qu’il avait nommé lui-méme, lui fut offert. Il 
l’aurait accepté avec grande satisfaction sans un scrupule qui 
niontre encore toute la délicatesse de,ses sentiments. Il ne voulut 
pas donner licu de croire que, suivant un précédent blimable, il 


LB MARECHAL RANDON. : 67 


avait pris soin de laisser vacant ce beau commandement afin de se 
le faire donner en sortant du ministére de la guerre. La méme offre 
lui ayant été renouvelée le mois suivant, il accepta avec reconnais- 
sance les hautes fonctions dans lesquelles il était appelé a rendre 
des services exceptionnels. . 

Lorsque le général Randon arriva a Alger le 1° janvier. 1852, la 
situation politique de la France pouvait passer pour incertaine, car 
on ignorait encore quelle ligne de conduite}les puissances euro- 
péennes suivraient vis-a-vis du nouveau gauverncment. Le gouver- 
neur général, se précecupant tout d’abord de prévoir le danger que 
la colonie pourrait courir, dans le cas.d’une conflagration euro- 
péenne, si les navires de guerre ennemis interceptaient les com- 
munications avec la métropole, proposa et fit adopter des mesures 
a prendre pour mettre |’Algérie en état de: se suffire et. de se défen- 
dre par elle-méme. Pensant, en outre, étre en état, non pas seule- 
ment de maintenir dans le devoir les populations déja soumises, 
mais de compléter peu & peu la conquéte du pays tout entier; il 
avait treavé. le moyen de remplir 4 la fois toutes ces conditions. 
Son systéme consistait 4 augmenter les troupes destinées 4 demeu- 
rer en permanence dans )’Algérie, et a-diminuer le nombre de celles 
qui n’y passaient que peu de temps. L’expérience avait prouvé que 
la difficulté d’acelimater les soldats rendait un grand nombre 
d’hommes indisponibles dans les corps de troupes venus de 
France; sass compter' que les corps qui se recrutaient et demev- 
raient en Algérie savaient beaucoup: mieux faire une guerre toute 
spéciale lorsqu’uhe expérience .déja longue la leur avait enseignée. 

D'aprés les mesures prises par le nouveau gouverneur, les. troupes 
de chaque province appartenant 4 la colonie formérent un effectif 
de 10,400 hofames, tandis que celles qui venaient pour y séjour- 
ner transitoirement.ne comptaient plus que 4,000 hommes... . 

Le train des équipages, appelé:& jouer un réle essentiel dans un 
pays oi chaque eolonne en expédition doit emporter, le plus sou- 
vent, tout ce qui est nécessaire 4 ses hesoins, forma un escadron de 
4,200 hommeés par province. 

Le service des ambulances fut: aussi constitué par province..La 
cavalerie, qui avait été établie; & l’origine, prés du littoral, et qui y 
était restée, malgré la grande extension donnée depuis 4 la con- 
quéte, fut réorganisée. Le gouverneur général demanda que toutes 
les troupes 4 cheval fussenit reportées dans l’intérieur du pays, 
corame les intéréts de notre domination le réclamaient. Il fit valoir 
l’avantage d’effectuer la remonte aux sources de la production, et 
de lui donner une installation assez compléte pour qu’elle assurat 
la permanence de l'effectif en chevaux misen état de service. 


68 L'ALGERIE CONTEMPORAINE. 


“ Le général Randon proposa aussi pour les spahis une réorganisa- 
tion destinée 4 leur faire occuper les limites du Tell et 4 garder nos 
frontiéres. Le point essenticl était, d’aprés ses vues, d’assurer leur 
bon recrutement et d’en faire des instruments utiles pour notre do- 
mination : c’est & quoi il sut pourvoir par des mesures nouvelles. 

En méme temps, il s’occupait des moyens d’assurer la suhsis- 
tance et les munitions de l’armée dans le cas ot les communica- 
tions avec la mére patric seraient interrompues. Le service du gé- 
nie mit les cétes en état de défense; celui de )’artillerie effectua 
l’‘armement des batteries fixes. Les magasins de }’administration 
recurent un approvisionnement double de celui qu’il avait eu jus- 
que-la. On reconnut dans la province de Constantine des terres sal- 
pétrées, et une raffinerie d’essai fut établie 4 Biskra. Avec du sou- 
fre, qu’on croyait pouvoir tirer de la province d’Oran, on serait en 
état de fabriquer de la poudre, si l'on était réduit & cette nécessité. 
des hauts fourneaux de fonte de fer, quiallaient étre mis en exploi- 
tation prés de Bone, fabriqueraicnt, en cas de besoin, des projec- 
tiles et méme des canons, la qualité de la fonte étant égale & celle 
de la fonte de Suéde. 

Toutes ces mesures, dictées par la prévoyance la plus éclairée, 
n’étaient encore qu’a l'état d’un commencement d’exécution, quand 
les Arabes tentérent une révolte qui éclata, sans beaucoup d’ensem- 
ble, sur une trés-grande étendue. Le général Randon eut, dés les pre- 
miers mois de 1852, 4 jouer le rdle de général en chef. Il ne s’exagéra 
point l’importance de ces agitations partielles; il les considéra sim- 
plement comme des désordres inévitables, qui avaient du moins un 
cété utile, en entretenant parmi nos soldats une vigilance et une acti- 
vité salutaires. Il se contenta donc, sans quitter le centre de son com- 
mandement, de laisser 4 ses lieutenants la responsabilité et Phon- 
neur de leurs faits d’armes ; il concentra seulement leurs opérations, 
et surtout les poursuites qu’ils eurent a-faire, de maniére 4 empé- 
cher les principaux rassemblements ennemis de s’échapper d’aucun 
cété. La campagne touchait a sa fin, lorsque le gouverneur général, 
informé qu’un de ses lieutenants était arrété devant Laghouat sans 
avoir des moyens suffisants pour |’attaquer, et prévoyant que si ]’on 
tardait 4 prendre la ville on verrait s’accroitre rapidement le nom- 
bre des ennemis, fit former unc nouvelle colonne de troupes. Il en 
avait pris le commandement en personne; mais Laghouat était 
tombé entre nos mains avant son arrivéc. 

Cette campagne de 1852 fut extrémement active pour ses lieute- 
nants, et le maréchal s’est loyalement attaché, dans ses Mémoires, 
a faire ressortir leur énergie, leur habileté et leur belle conduite. 
Ces ofliciers généraux, quoique jeunes encore pour la plupart, 





LE MARECHAL RANDON, €9 


avaient été formés par une longue expérience de cette guerre spé- 
ciale, etils avaient nom Montauban, Camou, Bosquet, Mac-Mahon, 
d’Autemarre, Desvaux, Yusuf et Pélissier. Sans avoir combattu de 
sa personne, le gouverneur général avait pris la plus grande part a 
leurs succés. A Youest de nos possessions, le général Montauban 
avait eu affaire 4 des tribus insoumises qui sortaient habituellement 
du territoire du Maroc, et qui s’y réfugiaient toutes les fois qu’elles 
étaient pressées de trop prés par nos troupes. Le gouvernement du 
Maroc manquait donc depuis longtemps 4 ses obligations de puis- 
sance amie; mais, que le résultat fut dd aux difficultés de sa situa- 
tion, a son impuissance ou 4 sa mauvaise volonteé, il est certain que 
Ies réclamations de notre diplomatie n’avaient point obtenu de ré- 
sultat. Cette situation rendait la guerre interminable de ce cdéteé. 
Aussi le général Randon n’hésita pas a prendre la responsabilité 
d'une résolution qui changea la situation du tout au tout. Il ordonna 
au général Montauban de franchir la frontiére du Maroc, 4 la pour- 
suite de l’ennemi, sans se laisser arrétcr par aucune protestation 
avant de l’avoir atteint. Le général Montauban avait obéi, et obtenu 
ainsi des succés décisifs. 

Les mémes instructions, données et suivies 4 l’est de nos posses- 
sions, sur la frontiére de Tunis, donnérent aussi 4 la poursuite faite 
de ce cété par le général Mac-Mahon des résultats inespérés. Les 
deux gouvernements de Maroc et de Tunis comprirent trés-bien que 
le droit n’était pas de leur cété, et ils ne firent entendre l’un et 
l'autre ni protestations ni plaintes. 

Les opérations faites dans le Sud obtinrent aussi des résultats 
importants, car Laghouat, située, comme on sait, dans un oasis, 
s'élant révoltée et ayant été emportée d’assaut, le gouverneur géné- 
ral prit sur lui d’y établir des troupes en permanence et de faire de 
cette ville un poste avancé vers les régions sahariennes. Huit cents 
fantassins, un escadron de cavalerie et une section d’artillerie de 
montagne, avec ambulance et services administratifs, formérent 
comme un trés-petit corps d’armée complet, qui n’aurait pas seule- 
ment  garder la ville et 4 la défendre au besoin, mais qui étendrait 
son action au dehors dans un certain rayon, afin de protéger nos 
tribus dans leurs campements ordinaires et dans leurs migrations 
périodiques vers les contrées o& ces nomades, de temps immémo- 
rial, ont conduit leurs troupeaux. 

La prise de possession de Laghouat nous faisait gagner soixante- 
quinze lieues vers le sud, dans ces régions sans eau, sans abri, sans 
végélation, d’ou sortait si souvent un ennemi insaisissable. Un 
équipage de cing cents méharis harnachés soit pour monter des 
fantassins, soit pour transporter des vivres ou des bagages, fut or- 





70 L’ALGERIE CONTEMPORAISE. 


ganisé en smala, avec ses conducteurs, veire méme ses vétérinaires. 
Ce fut la contribution de guerre payée par la tribu des Larba. Nos 
troupes acquirent ainsi, sans qu'il en coutat rien au trésor de l’Etat, 
une mobilité égale & cellé des Arabes du désert qui, montés sur 
leurs chaméaux, et franchissant des espaces immenses, étaient sou- 
vent venus tomber a4 l’improviste sur nos tribus, en jetant l’épou- 
vante au loin par leur passage. Ces mesures regurent l’approbation 
du ministre de la guerre. 

La soumission des Kabyles se présentaitidepuis longtemps.comme 
nécessaire 4 la sécurité de notre domination en Algérie. Ces peu- 
plades, dont le territoire s’étendait le long de la mer, dans les deux 
provinces d’Alger et de Constantine, ocoupaient des contrées mon- 
tagneuses profondément ravinées, qui sont de si difficile accés, que 
la conquéte en pouvait paraitre presque impossible. L’état social des 
Kabyles différe essentiellement, on le sait, de celui.des Arabes. Au 
lieu de la vie nomade, ils ménent la vie sédentaire, et la propriété 
individuelle du sol forme chez eux la base immuable du droit privé. 
Cette immense étendue de territoirc occupée par des peuples insou- 
mis au milieu desquels la guerre sainte pouvait toujours étre pré- 
chée et préparée, offrait pour la stabilité de nos possessions un 
danger constant, d’une part, parce que toutes les insurrections 
arabes y pouvaient espérer un appui et un refuge, et de l’autre 4 
cause du voisinage oli se trouve Alger de l’extrémité occidentale du 
massif montagneux. Notre capitale en était ainsi réduite 4 la néces- 
sité de conserver pour sa défense des troupes nombreuses, dans le 
cas oll une guerre européenne éclaterait, car les montagnes de la 
Kabylie recevraient par mer de la poudre, des armes, de l’argent, 
et deviendraient un foyer inextinguible d’insurrection générale. 

La soumission de la Kabylie exigeait surtout de la patience, de la 
persévérance, et ces qualités ne manquaient point au nouveau gou- 
verneur général. I] résolut de soumettre les diverses parties du pays 
les unes aprés les autres. Dés le mois de mars, il avait proposé au 
ministre de la guerre un plan pour diriger une opération soit contre 
le massif de Collo, soit contre une fraction de la Kabylie du Djur- 
jura. Le ministre, allant au dela des vues du gouverneur général, 
ordonna, non-seulement d’exécuter cette année méme une expédi- 
tion contre le paté de montagnes de Collo, mais d’opérer l’occupa- 
tion définitive de la ville, et de la relier avec Constantine au moyen 
d’une route 4 construire dans une vallée qu'il indiquait. Le général 
Randon exposa avec franchise les inconvénients du projet; mais le 
ministre ayant persisté dans ses idées, le gouverneur général ne 
songea plus qu’aux moyens d’en assurer le succés. Il ordonna au 
général de Mac-Mahon, au.lieu de mareher directement.sur Collo, 


LE MARECHAL RANDON, 14 


d’aller droit aux tribus les plus puissantes, de les attaquer pen- 
dant que les troupes seraient pleines d’ardeur, ainsi-qu’on les trouve 
au début d'une expédition, de s’établir au coeur. méme du pays, et 
d’y prolonger son séjour pendant tout le temps que réclamerait la 
soumission des tribus environnantes : seul moyen d’assurer et de 
rendre utile l’occupation de Collo. Les routes que'la division Camou 
entreprit de construire n’avaient pas moins de 150 kilométres, et 
elles devaient favoriser bientdt.la soumission de la Kabylie du Djur- 
jura. 

L’année suivante, en effet, l’armée d’ Algérie étant pleme de ’ar- 
deur et de la confiance que les expéditions heurcuses de l'année 
précédente lui avaient donnée, le ministre de la guerre fit connaitre, 
4 la date du 17 février 1853, qu'il approuvait cette entreprise,. et 
que le gouverneur eit 4 présenter un plan de campagne. Ce travail 
fut bientdt prét, et les préparatifs allaient commencer, quand ke gé- 
néral Randon fut informé que l’expédition serait commande. par 
un maréchal de France; mais que sa susceptibilité n’en devait pas 
étre offensée, le commandement de lune des deux. colonies lui 
élant réservé. 

Le général avait montré l'année précédente de quel esprit i: dis- 
cipline il était animé; mais il ne crut-pas devoir accepter une situa- 
ion qui diminuerait l’autorité morale du gouverneur général, et, 
sans crainte de briser sa carriére, il adressa 4 l’empereur la lettre 
qui suit : 

a Sire, si j’avais pu, quand Votre Majesté m’a confié le gou- 
vernement de l’Algérie, prévoir que le commandement des trou- 
pes me. serait enlevé a la veille d’entreprendre une expédition sé- 
rieuse, j’aurais supplié Votre Majesté de me permettre de ne pas 
-accepter cette mission. 

a Ce que j’eusse fait alors, je viens le réaliser aujourd’hui que 
) apprends, par M. le ministre de la guerre, que Votre Majesté la 
chargé de diriger les opérations militaires qui doivent prochaine- 
ment s’accomplir dans la Kabylie. Je n’ai point 4 discuter les ordres 
de l’empereur, je n’ai qu’é m’y soumettre; mais en méme temps il 
importe que la dignité du commandement et la considération mili- 
tatre quis’y rattache soient sauvegardées. Je crois remplir un dou- 
ble devoir en priant instamment Votre Majesté de vouloir bien ac- 

ma démission de gouverneur genéral de l’Algérie, que j ‘al 
Vhonncur de déposer entre ses mains. 

« Ce devoir pénible, mais rigoureux, accompli, je suis a la dispo- 
sition du ministre de la guerre, et je tiendrais 4 grand honneur 
quil me désignat a Votre Majesté peg exercer un commanenen 
dans l’expédition projetée. 


72 L'ALGERIE CONTEMPORAINE. 


« Qu’il me soit permis, en cette circonstance, de dire 4 Votre Ma- 
jesté que j’ai la conscience de m’étre acquitté de la haute mission 
qu’elle m’avait confiée, avec autant de fidélité pour )’empereur que 
de dévouement aux intéréts de la colonie. » 

L’empereur, ne voulant pas se priver des services du général 
Randon, n’accepta pas sa démission, et décida que Vexpédition du 
Djurjura n’aurait pas lieu cette année. 

Cependant toutes les dispositions avaient été prises en vue de 
cette entreprise, et, pour ne pas perdre le fruit de ces préparatifs, 
le général Randon résolut de continuer |’ceuvre de soumission des 
tribus kabyles, commencée par le général Mac-Mahon I’année pré- 
cédente, en dirigeant les opérations militaires 4 l’est de la grande 
Kabylie, entre l’Qued-el-Kebir et la route nouvellement ouverte de 
Sétif 4 Bougie. Le plan du général en chef divisait les opérations en 
deux périodes : la premiére, consacrée 4 pénétrer entre les Babors 
et 4 combattre des tribus, renommées par leur courage, qui défert- 
daient un pays du plus difficile accés; la seconde, 4 ouvrir des 
communications entre Djidjelly, Sétif ct Constantine, pour affran- 
chir la premiére de ces places du blocus permanent qui la paraly- 
sait. La population indigéne des environs, qui s’était jusque-la 
complétement soustraite & notre domination, devait y étre sou- 
mise. 

Aprés avoir pris des mesures, au moyen des contingents arabes, 
pour empécher les populations de l'Est de faire parvenir des se- 
cours 4 celles que nous allions combattre, le général en chef, qui 
avait réuni 4 Sétif toute son armée, comprenant les deux divisions 
Mac-Mahon et Bosquet, en forma deux colonnes qui se séparérent 
pour aller exécuter des attaques convergentes. I] indiqua 4 la pre- 
miére division la marche qu’elle devait suivre, et dirigea en per- 
sonne les mouvements de la seconde. Les deux divisions surmon- 
térent avec l’énergie qu’on attendait d’elles les obstacles résultant 
de la nature d’un pays ou une poignée d’hommes pouvait a chaque 
pas tenter d’arréter toute une armée. Mais, attaqués ainsi des deux 
cétés en méme temps, les Kabyles ne purent pas concentrer de 
grandes forces, et quelques combats, dans lesquels ils furent bat- 
tus malgré leur courage et leurs avantages de position, décidérent 
successivement les tribus 4 demander la paix, en livrant des otages 
et en payant immédiatement la contribution de guerre qui leur était 
imposée. L'expédition, commencée le 17 mai, se termina, du moins 
dans sa premiére période, par la jonction des deux divisions, jonc- 
tion opérée le 4 juin sur le territoire ennemi. Elles avaient par- 
couru pour sc réunir des chemins, ou plutdt des sentiers effroya- 
bles, qu’une mule légérement chargée osait 4 peine suivre. Nos offi- 


LE MARECHAL RANDON. 13 


ciers du génie eurent la une glorieuse occasion de montrer une fois 
de plus qu’aucun obstacle ne les fait reculer. 

C'est dans ce camp, en présence des deux divisions réunies, que 
le gouverneur général donna aux chefs kabyles l’investiture des 
fonctions qu ils auraient 4 exercer. Conformément 4 une régle de 
politique a laquelle il se conforma toujours, cette investiture se fit 
avec solennité, au milieu d’une cérémonie imposante. La religion y 
préta sa majesté auguste. Un autel, orné de fanions et de faisceaux 
d’'armes, avait été dressé sur la partie la plus élevée du camp, et 
labbé Régis célébra le saint office de la messe. Deux compagnies 
en armes, avec les drapeaux et les musiques de leurs régiments, 
élaient placées 4 droite et & gauche de |’autel, et l’état-major des 
deux divisions en face, tandis que les soldats de l’armée étaient 
rangés sur toutes les hauteurs d’ot l’autel pouvait étre apercu. La 
mer et les montagnes servaient de cadre a cette scéne, qui était faite 
pour produire sur les chefs kabyles une impression profonde, et 
qui a inspiré 4 Horace Vernet un de ses beaux tableaux. C’est en ce 
lieu que le gouverneur général adressa aux Kabyles du Babor cette 
courte et politique allocution : 


« ... Vous voila en face du drapeau de la France, vous avez pro- 
mis de servir avec fidélité notre patrie. 

« Je vais vous donner le moyen de remplir vos promesses cn vous 
donnant l’investiture. 

« Rappelez-vous que votre premier devoir sera de faire respecter 
la justice et de protéger Ics faibles. 

« Eloignez de vous tous les gens de désordre; nos ennemis doi- 
vent étre les vétres. 

« Vos anciennes querelles doivent cesser, afin que la paix régne 
dans le pays et que vous puissiez fréquenter avec sécurité les mar- 
chés. 

a Voila ce que je veux pour le bien de tous; voila ce qu’il faut 
que vous rapporticz a vos fréres, voila cc qui aménera sur vous les 
bénédictions de Dieu et nous montrera que vous méritez vraiment 
d'étre appelés les serviteurs de la France. » 


Telle fut la premiére période de cette campagne. La soumission de 
la Kabylie des Babors eut un tel retentissement, que diverses autres 
inbus, qui avaient fait plusieurs années auparavant un semblant de 
soumission, s’empressérent d’aller au devant du gouverneur géné- 
ral pour |’assurer de leurs intentions pacifiques. Elles payérent aus- 
sitét leurs impdéts, ce qu’elles n'avaient jamais fait auparavant, et 
elles s’engagérent a élargir et 4 rendre viables les étroits sentiers 





16 L’ALGERIE CONTEMPORAINE. 


que nos colonnes devaient suivre en traversant leur pays. Les outils 
nécessaires leur furent prétés par le génie. 

La deuxiéme période de la campagne fut naturellement facilitée 
par le succés de la premiére. Elle cut pour objet de soumettre les 
populations comprises entre 1’Oucd-Djindjen et l’Oued-El-Kebir. Les 
deux divisions se séparérent de nouveau pour entrer en méme temps 
sur le territoire ennemi, l'une par le sud, l'autre par le nord. Le 
général Randon prit cette fois le commandement supérieur de la di- 
vision Mac-Mahon. Les marches préparatoires. étaient seules opérécs, 
lorsque les Kabyles, comprenant la situation‘ avec l’intelligence qui 
les caractérise, prirent le parti de se soumettre, et envoyérent, tant 
vers le général Bosquet que vers le général Randon, des députations 
chargées de solder les contributions de guerre auxquelles elles se- 
raient condamnées et a livrer des otages. Le travail remplaca les 
marches et les combats. Toutes les troupes des deux divisions com- 
posant cette armée furent employées 4 la construction d’une route 
faite pour relier Djidjelli 4 Constantine. Le tracé en fut déterminé 
par le général Chabaud-Latour, et les officiers du génie sous ses er- 
dres déployérent une activité extréme. L’humeur guerriére de nos 
soldats ne s’était pas accommodée tout d’abord de ce pacifique dé- 
noument, car ils avaient espéré clore la campagne par un coup plus 
éclatant, mais ils fournirent néanmoins huit mille ouvriers, qui 
saisirent les outils préparés d’avance, et cet immense atelier eut 
bientét raison des rochers a briser, des ravins 4 combler ct des ri- 
viéres 4 franchir. 

L'expédition de Kabylie s’était terminée au mois de juillet, et dés 
le mois d’octobre de la méme année 1853, le gouverneur général 
entreprit de mettre 4 profit l’occupation de Laghouat-pour assurer 
plus complétement la sécurité du sud de nos possessions. Il savait 
que le chérif Mohammed-ben-Abdallah, battu, l’année précédente, 
sans étre détruit, s’efforcait, par ses émissaires, scs intrigues et 
ses incursions, de ressaisir }’influence que sa défaite lui avait fait 
perdre. Par des apparitions soudaines, tantdt d’un cdté, tantdt de 
l'autre, il enlevait les troupeaux et ramenait 4 lui les populations 
nomades qui eussent désiré vivre en paix. Le chérif exercait son 
influence facheuse jusque dans la province d’Oran. Le gouverneur 
général se décida a faire disparaitre cette cause d’agitation, en pro- 
fitant du moment ot nos récents succés jetaient d’avance la crainte 
dans l’esprit de nos adversaires. Il résolut de profiter de la. saison 
favorable pour exécuter dans le sud une expédition d'un: caractére 
tout nouveau, qui devait faire pénétrer nos colonnes dans. les pro- 
fondeurs du Sahara pour poursuivre le chérif jusque dans son der- 


LE MARECHAL RANDON. vi 


aier refuge. L'opération devait étre exécutée par nos goums, com- 
posés, comme on sait, de nos Arabes auxiliaires, soutenus a dis- 
tance par des colonnes mobiles que fourniraient nos _postes 
avancées. 

Notre bach-aga, Si-Hamza, fut chargé du role principal avec une 
fiberté compléte d’action, sa connaissance du pays, ses nombreuses 
relations avec les populations nomades étant évidemment plus pro- 
pres 4 I'inspirer que des mstructions rédigées trés-loin du théatre 
des opérations. Pour faciliter sa marche et le soutenir en cas de be- 
soin, trois colonnes mobiles furent formées dans le Sud, une par 
chacune des trois provinces. Les troupes arabes, qui furent passées 
en reyue par nos officiers, devaient avoir pour deux mois de pro- 
visions. Chaque cavalier devait ¢tre pourvu de deux chameaux por- 
tant de l'eau et des vivres. Un seul chameau suffisait pour deux 
fantassins. | 

Tous nos goums entrérent 4 la fois dans les solitudes du sud aux 
aierniers jours de novembre. C’était comme une marche en bataille 
du nord au sud, occupant un front -de plus de cent lieues. Les 
goums des deux provinces de Constantine et d’Oran amenérent, sans 
trop de difficultés, la soumission des tribus qui se trouvaient en 
face, mais nos autres goums rencontrérent, en face de la province 
d’Alger, de plus sérieux obstacles. C’est 14 que Si-Hamza devait avoir 
a combattre le chérif en face duquel il allait se trouver en sortant 
de Metlili, qui lui avait ouvert ses portes sans résistance. Mais com- 
ment pouvait-il, lui, marabout des Qued-Sidi-Cheik, attaquer, pour 
Je service des Francais, cet autre marabout qui, au nom du Pro- 
phéte, avait proclamé la guerre sainte? Sa résolution d’aller atta- 
quer l’ennemi sur son propre territoire n’en fut point ébranlée, et 
je gouverneur général, pour lui faciliter ’exécution de ce mouve- 
ment, dirigea des renforts sur Metlili. Les deux chefs musulmans 
se rencontrérent et se livrérent un combat acharné aprés lequel Si- 
f{lamza, gravement blessé, vit s’'avancer vers lui huit hommes 4 pied 
conduisant un cheval de soumission et criant de toutes leurs 
forces : « Au nom de Dieu, nous vous demandons l’aman! Nous 
voulons vivre désormais sous votre drapeau et sous celui des Fran- 
¢ais! » Le chérif avait pris la faite. Son expulsion d’un pays ou on 
Je supposait si solidement établi, l’enti¢re soumission des popula- 
tions qui faisaient sa force, l’apparition de notre drapeau aux fron- 
diégres du grand désert; la présence dans cette région d’un colonel 
francais allant, sans force militaire, 4 une si grande distance du 
Tell, étudier l’organisation qu’il fallait donner & ces pays, fourni- 
rent la preave irrécusable des résultats heureux de cette nouvelle 
entreprise. 


16 L’ALGERIE COMTEMPORAINE. 


Le gouverneur général se rendit 4 Laghouat pour procéder lui- 
méme a l’organisation du pays et pour imprimer aux nouvelles au- 
torités le sceau de son autorité personnelle. La cérémonie de l’in- 
vestiture eut lieu sur la place d’Armes, en présence des chefs indi- 
génes qui avaient commandé nos goums, des envoyés des tribus et 
des députations des villes annexées. La foule compacte, ces dépu- 
tations venues de trés-loin, ces goums nombreux, ces officiers, ces 
généraux qui se rencontraient au milieu du désert, tout cela pro- 
duisait un aspect étrange ct imposant. Le gouverneur général pro- 
‘nonca une allocution dans laquelle il disait aux Arabes : « Les 
temps nouveaux commencent pour vous : au désordre succédera la 
paix, au pillage la sécurité, et votre commerce s’accroitra. Voila ce 
que produira votre soumission a la France. » En se séparant, les in- 
digénes emportaient au fond du cceur une haute idée de notre 
force; ils protestaient 4 l’envi de leur entiére soumission 4 la 
France. 

Cette expédition, véritable conquéte du Sud, ne le céde, par ses 
résullats, 4 aucune de celles qui ont été entreprises en Algérie, et 
elle eut une importance particuli¢re par la nature des éléments mis 
en ceuvre par nos armes pour la premiére fois. Avant cette opéra- 
tion, on s’était accoutumé a considérer comme en dehors de notre 
sphére d'action les régions sahariennes. Comment, en effet, quelle 
que soit la légéreté donnée 4 nos colonnes, pénétrer dans un pays 
qui n’offre aucune ressource pour la nourriture des hommes et des 
chevaux ; ol, pendant plusieurs jours de marche, on ne trouve pas 
une goutte d’eau ; ou tout point de direction manque 4 une colonne 
engagée dans une véritablc mer de sable. Des Arabes possesseurs de 
nombreux chameaux pouvaient seuls tenter ces aventures. Mais 
comment les déterminer 4 nous suivre dans ces opérations? leur 
inspirer la confiance qu’avec notre concours ils n’auraient pas a re- 
douter des échecs d’autant plus sensibles qu’ils seraient subis en 
servant les chrétiens? La était la difficulté, ct le gouverneur, en y 
donnant tous ses soins, avait effectué un progrés dans l’art de faire 
la guerre dans ces régions. D’aprés lui, l’infanterie, pour une opé- 
ration dans le Sud, ne doit plus remplir d’autre réle que celui d’une 
redoute douée de mouvement. Elle sert d’entrepét pour les vivres, 
les munitions, les malades et les blessés. Douze ou quinze cents fan- 
tassins suffisent pour ce service indispensable, mais la colonne agis- 
sante est composée de cavaliers. 

Disons, en terminant la ce qui regarde les opérations de cette 
campagne dans le Sud, que le commandant du Barail rendit des 
services signalés comme commandant supérieur du Cercle de 
Laghouat. 


LE MARECHAL RANDON. 17 


Cette ville fut reliée 4 Boghar, cette année méme, par une route 
sur laquelle furent établis, aux lieux d’étapes, huit caravansérails 
construils par nos soldats. Ce n’est pas seulement pour la Kabylie, 
mais pour toute l’Algéric et méme pour le désert qu’il est vrai de 
redire, avec le général Randon, que les routes sont les rénes du 
gouvernement. 

L'année 1854 devait faire subir 4 notre colonie africaine une nou- 
velle et redoutable épreuve. Depuis la conquéte, la métropole n'a- 
vait point eu de guerres 4 soutenir, tandis que dés les premiers 
jours de cette année le maintien de la paix avec la Russie parut 
compromis. Qu’allait-il arriver de l’Algérie si nous la dégarnissions 
de troupes? Et, d’autre part, comment concilier la nécessité de. 
maintenir une armée en Afrique avec les exigences probables d’une 
grande lutte européenne ? Ces appréhensions, qui troublaient -alors 
beaucoup de monde, n’eurent aucune prise sur le général Randon. 
Hi pensait, au contraire, que }’ Algérie devait trouver 14 une occasion 
de prouver que la guerre faite chez elle. depuis vingt-quatre ans 
n’avait point été une école stérile pour former des généraux, des 
officiers et des soldats, et il regardait comme désirable que l’armée 
d’Airique fit largement représentée dans les batailles qui allaient 
se livrer. Loin donc de faire obstacle au départ de ses troupes, il 
fit des préparatifs pour pouvoir faire embarquer sans retard toutes 
celles qui lui seraient demandées. Du 25 mars 4 la fin du mois de 
juin 1854, trente mille hommes de toutes armes s’embarquérent 
dans les différents ports de |’Algérie pour se diriger vers l’Orient. 

Restait au gouverneur général 4 se garantir contre l’effet pro- 
duit, dans l’esprit des indigénes, par !le départ d’un aussi grand 
nombre de troupes. Il concentra celles qui lui restaient et il éche~ 
lonna les régiments d’infanterie sur les lignes stratégiques, en les 
occupant 4 ouvrir des communications destinées 4 nous conduire 
promptement au cceur’du pays insurgé. La cavalerie couvrit le Tell 
de ses colonnes mobiles qui se croisaient dans tous les sens. Le 
bruit se propagea parmi les Arabes que la France envoyait ses trou- 
pes 4 Constantinople pour détréner le sultan; mais cette erreur fut 
réfutée avec grand soin, et 4 l’aide de la police des marchés les 
mauvaises nouvelles furent combattues et la vérité propagée sans 
relache. L’émotion se calma et fit place 4 la confiance et méme a 
la gratitude envers le gouvernement pour |’appui qu’il allait don- 
ner au chef des Croyants. Les tirailleurs algériens furent les pre- 
miers 4 proclamer hautement ces sentiments en demandant a faire 
partie des. troupes embarquées. Cette manifestation fit grand effet 
dans le pays arabe, et particuliérement parmi les habitants des 
villes. A partir de ee moment, . les priéres en aclions de graces en- 


78 L'ALGERIE CONTEMPORAINE. 


vers l’empereur furent dites dans. les mosquées et des voeux furent 
formés de toutes parts pour le succés de nos armes. 

Il eat été néanmoins bien extraordinaire que cette année se pas- 
sdt sans quelques-unes des levées de boucliers habituelles. Il s’en 
produisit deux : l’une en Kabylie et l’autre dans. Ie Sud. A la-néu- 
velle de la guerre de Crimée et de l’embarquement de nos troupes 
pour l’Orient, le prétendu chérif Bou-Bargla, sortant de la retraite 
cachée ou il s’était antérieurement réfugié, recommencga a4 précher 
la guerre sainte dans les tribus kabyles du Haut-Sebaou, qui n’a~ 
vaient encore été astreintes qu’a une de ces soumissions éphéméres 
dont la durée ne dépassait pas le séjour de nos colonnes passant 
dans le pays. Les hostilités commencérent et ce pays de montagnes. 
' fut-en insurrection. Le’ gouverneur général, sans perdre un mo- 
ment, mit en mouvement toutes les troupes disponibles de la divi- 
sion Mac-Mahon et de la division Camou, et.il concentra sous ses 
ordres personnels environ 12,000 hommes; puis il forma deux co- 
lonnes qui pénétrérent & la fois sur le territoire ennemi par |’est et 
par l’ouest. Aprés un combat dirigé par le gouverneur général, & 
la téte de la division Camou, et un autre livré presque en méme 
temps par le général Mac-Mahon, les tribus insurgées qui avaient 
lutté contre nous opéréront leur soumission; pour en assurer la 
durée, le gouverneur général fit parcourir le pays en tous sens par 
des colonnes légércs, et pendant ce temps les. officiers d’état-major 
levérent les cartes du terrain. 

Ce n’était la que la premiére période de |’expédition ; la seconde 
fut beaucoup plus difficile. Les deux divisions-durent agir de con- 
cert en remontant je Sebaou, pour rencontrer des montagnes d’'up 
accés de plus én plus difficile. Les Kabyles, pensant que l’attaque 
se ferait directement contre la forte tribu des Beni-Hidjar, envayé- 
rent tous leurs contingents de ce cété; mais le gouverneur général, 
qui sen apercut, changea son point d’attaque en escaladant. la 
montagne du Brou-Chaib, qui fait partie du massif de la grande 
Kabylie, pour arriver 4:un point culminant on |’on serait en posi- 
tion avantageuse pour les combats & livrer. L’ascension, d’abord 
trés-pénible, s’opéra par des sentiers si étroits et si encaissés, que 
nos travailleurs devaient les élargir pour le passage des mulets. 
Les -difficultés cessérent 4 la rencontre d’unc route tracée sur les 
plateaux. e 

L’'armée couronna les hauteurs sans coup férir. ‘Elle’ aperce- 
vait de la, pour Ja premiére fois, toute la grande Kabylic, dont 
le territoire est composé. de -soulévements qui ont projeté les 
montagnes en désordre ct comme au hasard. On distinguait. sur: 
tous les sommets une multitude de villages semblant autant de for- 


LE MARECHAL RANDON. 79 


teresses. Mais ce moment n’était pas encore propice pour diriger de 
ce cdté nos efforts; car notre armée, sans route derriére elle et 
sans ligne de retraite assurée, aurait été exposée 4 un désastre, si 
elle n’avait pas réuni tous ses efforts contre les seules tribus qu'elle 
fut venu comabattre. 

Notre camp fut attaqué le lendemain matin sur deux de ses fa- 
ces. Deux brigades de la division Camou, sorties du camp, refoulé- 
rent les assaillants ; mais la division Mac-Mahon n’en fut pas moins 
contrainte d’exéeuter le méme mouvement offensif peu de temps 
aprés. 

Aprés deux jours de pluie qui suivirent et qui forcérent 4 de- 
meurer au repos, on reconnut la nécessité d’attaquer le village de 
Taourirt, que les Kabyles, les plus braves avaient réoccupé et trés- 
fortement retranché. I fut pris d’assaut dans une action glorieuse 
mais trés-sanglante, qui décida du sort de la campagne. Quoique 
la résistance acharnée des Kabyles se soit prolongée quelques jours 
de plas, toutes les tribus de la contrée se soumirent successive- 
ment 4 notre autorité. Le général Randon avait montré, dans cette 
entreprise, qu’il possédait la force d’ame et la hardiesse nécessaires 
pour s‘exposer, quand cela devenait nécesgaire, aux éventualités 
les plus dangereuses. Il avait mérité que le souverain, en le félici- 
tant du succés, lui écrivit : « Je n’étais pas sans inquiétude, je 
vous l’avyoucrai, et yous devez le comprendre; mais le récit des 
glorieux faits d’armes de nos troupes et les avantages qui en résul- 
teront m’ont redonné une pleine confiance. » Grace 4 cet acte de 
vigueur, la tranquillité ne fut sérieusement troublée sur aucun 
point de la colonie pendant la durée de la guerre de Crimée, alors 
que l’effectif de l'armée d'Afrique était descendu de 75,000 a 
45,000 hommes, et que les troupes acclimatées et aguerries avaient 
été remplacées par d’autres. Ce soulévement général, que |’on re- 
doutait depuis longtemps pour le jour ot la France serait engagée 
dans une guerre européenne, n’éclata donc pas, et aucun nouveau 
sacrifice ng fut imposé 4 la: métropole. Plus de 900 tués ou blessés, 
sur moins de 412,000 hommes, montraient que nos soldats avaient 
eu affaire 4 des adversaires dignes d’eux. 

D’autres hostilités s’élevérent encore, la méme année, dans le Sud 
de notre colonie, ot reparut le chérif Mohamed-ben-Abdallah qui 
avait trouvé, depuis sa faite, un refuge en Tunisic. Il se ligua avec 
le cheik de Tougour‘;: et:cette ville devint le lieu de réunion de 
tous les mécontents. Le gouverneur général{pensa qu'il fallait faire 
la conquéte de Tougourt, pour n’avoir pas sans cesse} a. réprimer 
des actes d’agression contre les alliés ou contre les sujets de la 
France. 


20 L’'ALGERIE CONTEMPORAINE. 


Pour éviter un siége qui aurait pu donner lieu, comme celui 
de Zaatcha, & une résistance longue et opiniatre, le gouverneur 
général prescrivit de chercher 4 emporter cette place par un 
coup de main, en attirant l’ennemi hors des murailles. Les contin- 
gents arabes les plus rapprochés de la région fournirent les colon- 
nes d’attaque, et les tribus privées de leurs défenseurs naturels 
furent couvertes par des détachements de nos troupes. Nos postes 
avancés vers le Sud n’étaient plus seulement des sentinelles char- 
gées de signaler l’apparition de l’ennemi; ils eurent un réle beau- 
coup plus important, celui de devenir des bases d’opération pour 
des colonnes légéres, trés-mobiles, destinées 4 faire respecter notre 
_ domination. Le 15 noyembre, toutes nos colonnes entrérent en opé- 
rations. Le 29, le chérif, que de petits succés avaient rendu pré- 
somptueux, livra combat en avant de Tougourt, fut réduit a fuir, 
et découvrit la ville qui tomba entre nos mains. Les populations 
qui firent soumission recgurent pour chefs des hommes dévoués a 
nos intéréts et assez influents pour empécher les agitateurs de re- 
paraitre dans ces parages. 

Les faits d’armes de l’année 4854 procurérent un calme complet 
a l’Algérie pendant l’année 1855, c’est-a-dire pendant la période 
décisive de la guerre de Criméc. Notre colonie d’Afrique, ayant joui 
de récoltes abondantes, put contribuer 4 l’approvisionnement de 
notre armée expéditionnaire aprés lui avoir donné ses meilleures 
troupes. Les services rendus 4 cette occasion ont été appréciés a 
leur juste valeur par ‘homme le plus compétent. M. Vintendant gé- 
néral. Darricau, directeur de l’administration au ministére de la 
guerre, écrivait, le 10 avril 4855, au général Randon : « Vous étes 
notre salut et notre providence. Vous nous fournissez sans cesse des 
soldats, et quels soldats! des chevaux, et quels chevaux! les seuls 
qui aicnt résisté sur les plateaux de Chersonnése. Vos produits sont 
entrés d’une maniére notable dans les approvisionnements de lar- 
mée, et les fourrages de l’Algérie ont sauvé toute la cavalerie fran- 
caise... L’intervention de |’Algérie dans cette grande lutte, sous 
votre énergique, sage et patiente dircction, donne la mesure de no- 
tre jeune puissance dans la Méditerranée. Elle constitue un fait de 
guerre considérable, dont on ne connaitra toute la portée que lors- 
qu’on récapitulera avec impartialité la somme des efforts que vous 
avez produits 4 l’extérieur de votre commandement, sans affaiblir 
la situation de l’Algérie, en étendant, au contraire, les limites de 
notre territoire et en créant dans l’Algérie de nouveaux éléments 
de puissance militaire et de colonisation. » 

En prévision des éventualités défavorables ou des nouveaux efforts 
4 faire sur le continent, le gouverneur général poussait active- 


LE MARECHAL RANDON, 88 


ment l’instruction des jeunes soldats qu’il avait recus, en les pré- 
parant a la vie des camps et a la pratique de la guerre. Il fit conti- 
nuer sur une grande échelle les travaux des routes sur lesquelles 
on élevait des caravansérails formant de petits forts destinés a 
assurer la sécurité. 

Le général Desvaux, partant de Biscara pour visiter Tougourt, 
fut accompagné par M. Laurent, ingénieur, qui avait été mis a sa 
disposition pour étudier le régime des eaux et la nature des terrains 
dans les contrées parcourucs. M. Laurent reconnut tous les indices 
d'une couche d’eau souterraine pouvant provenir de contrées plus 
élevées. Et en attendant que cette conjecture fut confirmée, il dé 
gagea dans les oasis de Meggarin et de Tougourt des puits obstrués, 
4 la grande joie des habitants qui furent trés-reconnaissants de ce 
hienfait. 

La sécurité dans les contrées du Sud était devenue si grande qu’un 
marabout, qui les avait traversées en revenant de la Mecque, disait 
que sous le gouvernement des Frangais une femme, avec une cou- 
ronne d'or sur la téte, pouvait sans danger voyager d’un bout du 
Sahara 4 l'autre. 

L’année 1856 fut moins tranquille que la précédente, sans pour- 
tant faire courir aucun danger 4 notre domination. Les troubles 
les plus grands furent encore ceux de la Kabylie, et les deux divi- 
sions du général Yusuf et du général Renault eurent fort a faire 
pour les apaiser. Elles exécutérent des travaux destinés a faciliter 
la conquéte de la grande Kabylie quand lc moment serait venu de 
la tenter. La province de Constantine n’eut que des troubles insigni- 
fiants et promptement réprimés. Le général Desvaux, en parcou- 
rant le sud de cette province, arriva le 19 décembre a I’oasis 
M’raier, qui avait changé d’aspect depuis quelques mois, & la suite 
du forage de plusieurs puits. De la il se rendit 4 l’oasis de Ta- 
merna qui dépérissait, lorsqu’un sondage entrepris par M. Laurent, 
et poussé 4 soixante métres de profondeur, avait fait jaillir 4. un 
métre au-dessus du sol une gerbe d’eau débitant quatre mille mé- 
tres cubes en vingt-quatre heures. A Tougourt, vingt-neuf puits 
d'eau jaillissante avaient déja été forés, et il y en avait un nombre 
égal en cours d’exécution. Le général avait regu des témoignages de 
reconnaissance partout ot il avait passé. Il avait stimulé la cul- 
ture du coton dont les oasis avaient déja fourni de beaux échantil- 
lons, et il avait regu, pour le forage des puits artésiens, de nom- 
breuses demandes. Le commerce s’étendait par suite de la sécurité; 
la fabrication des étoffes de soie et de laine, ainsi que celle des tapis, 
étaient propagées par des ouvricrs émigrant de la Tunisie, ou ces 
industries étaient pratiquées ayec beaucoup d’habilelé. Le général 

40 Jaxvinn 1876, 6 


$3 L'ALGERIE CONTEMPORAINE. 


Desvaux secondait ainsi le gouverncur général dans ses vues les 
plus chéres. 

Les indigénes avaient, avant la conquéte, lhabitude d’enfouir, 
dans des silos, des réserves de grains qui paraient aux disettes. Ces 
réserves avaient disparu par suite de la guerre, puis, la paix re- 
venue, les prix de vente avaient séduit les Arabes, qui avaient ainsi 
transformé en argent l’excédant de leurs céréales. Le gouverneur 
général prescrivit de rétablir les réserves de grains et, pour qu’elles 
fussent conservées, les silos durent étre creusés dans le voisinage 
des marabouts, afin que la garde en fat confiée aux hommes qui 
surveillent les édifices consacrés 4 la piété. Que de malheurs eussent 
été évités ou diminués si l'on eit toujours fait exécuter les régle- 
ments du général Randon! 

Les services rendus par le gouverneur général, sous ce. rapport 
comme sous les autres, lui avaient mérité la plus haute des récom- 
penses. Il avait été élevé, le 16 mars 1866, 4 la dignité de maréchal 
de France. 3 

L’année 4857 fut signalée par un événement mémorable : la con- 
quéte et la soumission complete et définitive de la Kabylie resteront 
l’acte le plus glorieux de la carriére du maréchal Randon. Le mo- 
ment d’entreprendre cette tache difficile était enfin venu. Les expé- 
ditions des années précédentes avaient permis de prendre une con- 
naissance exacte du pays et avaient en outre formé les soldats a ce 
genre de guerre. Les régiments revenus de Crimée fourniraient des 
. tétes de colonnes incomparables. 

Malgré tout, le gouvernement demeurait encore indécis lorsque 
le gouverneur général, appelé 4 Paris, exposa avec tant de force 
devant le conseil des ministres toutes les raisons de ne pas attendre 
plus longtemps qu’il gagna sa cause. Il obtint aussi l’adoption d’un 
réseau de voies ferrées qui s’étendrait sur les trois provinces. Le 
décret qui en consacrait le principe fut signé le 8 avril 1857, et cette: 
nouvelle fit accueillir son retour avec les démonstrations d’une 
reconnaissance enthousiaste. Le maréchal ne perdit pas un moment 
pour achever les préparatifs déja commencés avant son départ pour 
la France et continués pendant son absence. Le corps expédition- 
naire, organisé sur le papier, comprenait quatre divisions, dont trois 
étaient destinées 4 agir ensemble, tandis que la quatriéme, formée 
dans la province de Constantine, empécherait, du cété de la mer, 
les tribus déja soumises de prendre part a la lutte et pénétrerait 
ensuite dans la vallée de l’OQued-Sahel pour opérer une diversion au 
sud du Djurjura. u 

Le pays of notre armée allait s’engager a pour limite la chaine 
des montagnes du Djurjura qui forme une demi-circonférence ap- 





LE MARECHAL RANDON. 83 


puyant ses deux extrémités 4 la mer. La hauteur des pics dépasse 
deux mille métres. Les neiges couvrent la chaine pendant Vhiver 
et sy conservent dans les anfractuosités jusqu’a une époque avancée 
‘de I'année. Les cols par ot: le passage s’effectue pendant toute 
- Tannée et ceux qui peuvent servir 4 une expédition sont en nombre 
trés-limite. 

Les habitants belliqueux de ce territoire tourmenté ont construit 
des villages. Plusieurs de ces villages réunis forment une tribu, 
Plusieurs tribus voisines sont réunies en confédération. Le village 
aun chef électif, un amin. Le chef électif de la tribu porte le titre 
de Amin-el-oumena; il commande, en cas de guerre, tous les 
hommes de la tribu qui sont en état de porter les armes. Chaque 
confédération a un chef supérieur. Dans cette organisation, le chef 
civil, élu pour un petit nombre d’années, devient, en cas de 
guerre, le commandant militaire. 

Les Kabyles sont soumis 4 des lois plus anciennes que la religion 
musulmane dont ils font profession. Chez eux, les crimes et les 
délits ne sont point punis d’aprés les prescriptions du Coran; il n’y 
a point de juges pour condamner ni de force armée chargée d’exé- 
cuter le jugement. Chaque famille se fait justice par elle-méme en 
exigeant le rachat du tort qui Jui est fail suivant les canouns qui 
fixent les tarifs des amendes applicables aux diverses sortes de 
crimes, délits et contraventions. 

Il est 4 remarquer que les Francs, nos ancétres, vivaicnt sous le 
méme régime et que la loi salique nous a transmis les tarifs dont 
‘ils ont fait usage. Chez les Kabyles les amendes sont pergues par un 
receveur communal qui les applique, du moins en partie, aux dé- 
penses d’utilité publique. Aussi les prescriptions des canouns sont- 
elles rigoureusement observées, tout le monde ayant intérét a 
éviter qu'aucune personne n’en soit affranchie. 

Les tribus kabyles du Djurjura n’occupent pas un territoire plus 
étendu que le plus petit des départements frangais et le nombre des 
hommes capables de porter les armes ne s’élevait pas 4 plus de 
trente mille. Mais leur énergie et leur connaissance d’un sol qui 
présente 4 chaque pas les obstacles les plus difficiles 4 surmonter 
les avaient mis en état d’opposer jusque-la 4 toutes les invasions 
une résistance victorieuse. 

Nous ne décrirons point les opérations compliquées et les actions 
sanglantes de la campagne, qui dura du 17 mai au 412 juillet. Nous 
dirons seulement que ce ne fut pas trop de tout le courage de nos 
soldats pour triompher de leurs adversaires. Le général en chef eut 
la plus grande part au triomphe obtenu, d’abord par }’élendue et 
la prévoyance de ses préparatifs ainsi que par le nombre des troupes 


84 L’ALGERIE CONTEMPORAINE. 


qu’il avait su rendre disponibles, ensuite par I’habileté de ses mar- 
‘ches et le choix des points d’attaque. Il s’attacha a agir avec toutes 
ses forces contre un seul ennemi et, en l’isolant des autres, a di- 
Tiger contre sa position plusieurs colonnes concentriques. Il se fit 
une régle de n’opérer aucune marche qui pit amener un mouve- 
ment de retraite en présence des Kabyles, les expéditions antérieures 
nous ayant donné 4 cet égard de sanglantes lecons. Malgré toutes 
ces savantes précautions, la conquéte ne fut obtenue qu’au prix de 
quinze cents tués ou blessés sur un effectif de vingt-sept mille 
hommes. La division Mac-Mahon avait eu, dans un seul combat, 
trente officiers tués ou blessés. 

Les conditions accordées a la principale des confédérations, celle 
des Beni-Raten, devinrent la régle de toutes les autres. Le maréchal 
les a fait connaitre en racontant la scéne pathétique de cctte pre- 
miére soumission. 

Les envoyés de Beni-Raten, au nombre d’une cinquantaine, tra- 
versent le camp. Ils sont conduits 4 la tente du maréchal par le 
chef du bureau politique, le colonel de Neveu. Leurs vétements sont 
sales et déchirés, mais lcur attitude est noble et digne. Ils s’as- 
seyent a terre, encercle, devant le gouverneur général. L’un d’eux, 
4 la figure expressive, aux regards intelligents, 4 la barbe grison- 
nante, se place un peu en avant des siens ; il est chargé de répondre 
pour tous. 

Le maréchal leur parle ct deux interprétes traduisent ses paroles, 
l'un du frangais en arabe, l'autre de l’arabe en kabyle. 

« Vous tous qui étes ici, représentez-vous complétement la tribu’ 
des Beni-Raten et pouvez-vous vous engager pour elle? 

— Qui, nous sommes les amins délégués par toute notre nation, 
et nous avons mission de parler pour tous les fils du Raten. Ce que 
nous aurons accepté sera accepté par tous. 

— Pourquoi avez-vous manqué aux promesses de soumission 
que vous aviez faites en 1854 au seb des Beni-Tahia, puis en 1855 
i Alger, et fomenté des révoltes chez les tribus soumises ? 

— Si quelques hommes des Beni-Raten ont fait cela, tous ne l’ont 
pas fait; mais nous reconnaissons nos fautes et nous venons ici 
pour nous excuser du passé et nous soumettre aux Francais. 

— Avez-vous cette fois l’intention de tenir fidélement vos pro- 
messes et d’exécuter les conditions qui vous seront imposées ? 

— Nous promettons que notre tribu sera fidéle aux promesses 
que nous te ferons en son nom. 

— Voici les conditions que je vous impose ; si elles ne vous con- 
viennent pas, vous retournerez & vos villages, vous reprendrez vos 
armes, nous reprendrons les ndtres, et la guerre décidcra. Mais si 


LE MARECHAL RANDON. 85 


vous nous forcez & combattre, nous couperons vos arbres et nous 
ne laisserons pas pierre sur pierre dans vos villages. 

-—— Nous sommes tes vaincus, nous nous soumettons aux condi- 
tions qu’il te plaira d’imposer. 

— Vous reconnaitrez l'autorité de la France. Nous irons sur 
votre territoire comme il nous plaira. Nous ouvrirons des routes 
et construirons des bordjs. Nous couperons les bois ainsi que les 
récoltes qui nous seront nécessaires pendant notre séjour; mais 
nous respecterons vos figuiers, vos oliviers et vos maisons. 

Tous gardent le silence, leur orateur s’incline. 

— Vous payerez, comme contribution de guerre et juste indem- 
ee des désordres que vous avez causés, cent cinquante.francs par 

sil. 

— Les Beni-Raten ne sont pas tous riches, et beaucoup, parmi 
eux, n ont pas assez d’argent pour payer cette somme. 

— Lorsque vous avez fomenté la révolte des tribus qui sont au- 
tour de vous, chacun a su trouver de-]’argent. Les riches ont payé 
pour les pauvres. Vous ferez comme vous avez fait. Les riches 
préteront aux pauvres afin que tous payent et que chacun supporte 
la peine des fautes de sa nation. 

A ces mots, des réclamations confuses s’élévent parmi les Ka- 
byles. Quelques-uns parlent ou gesticulent, mais le chef les apaise 
peu a peu, et, répondant pour tous : 

— Nous payerons la contribution que tu demandes. 

— Comme preuve de vos bonnes intentions, vous me livrerez les 
etages qui vous seront désignés. Je les garderai jusqu’au payement 
intégral de la contribution ct méme plus longtemps, sclon votre 
conduite. 

Tous restent silencieux, le chef incline la téte. 

— Aces conditions vous serez admis sur nos marchés comme les 
tribus kabyles soumises. Vous pourrez travailler dans la Mitidja et 
gagner, pendant la récolte prochaine, de quoi payer votre contribu- 
tion de guerre et au dela. !’our vous convaincre dés 4 présent que’ 
nous ne voulons ni emmener les femmes ct les enfants, ni vous 
prendre vos terrcs, comme on vous a dit que nous avions coutume 
de le faire, vous rentrerez dans vos villages aussitdt que vos otages 
Nous seront livrés; vous pourrez circuler en liberté a travers les 
camps avec vos femmes et vos enfants, et l’on ne prendra a personne 
ni sa maison, ni son champ sans lui en payer la valeur. 

Les visages impassibles des Kabyles ne trahissent aucun senti- 
ment de regret ni de satisfaction. 

— Vous pourrez, comme par le passé, vous choisir des amins, 
mais ils devront étre reconnus et investis par la France; vous 


86 L'ALGERIE CONTEMPORAINE. 


pourrez méme garder vos institutions politiques de village, pourvu 
que vos chefs sachent vous maintenir en paix. 

- Ces derniéres paroles font courir un frémissement de joie parmi 
ces hommes jusqu’alors si impassibles. Des conversations 4 demi 
voix s’engagent entre eux, et il est facile de voir 4 leurs gestes et 4 
leur physionomie toute la satisfaction que leur causait cette pro- 
messe inattendue. Puis, Lorateur, prenant la parole, dit : 

— Avons-nous bien compris? Nous conserverons nos institu- 
tions? 

— Oui. 

-' — Nous nommerons nos chefs comme par le passé? 

'— Qui, seulement, comme nous ne voulons pas que ce soient 
des hommes de désordre, ces nominations seront approuvées par 
nous. oa 
_ — Vous ne nous donnerez pas d’Arabes pour nous commander ? 

— Non. ; 

— Alors, vous pouvez compter sur notre soumission, et demain 
nous déposerons entre vos mains la contribution de guerre. 

Cest ainsi que le maréchal Randon, qui avait étudié 4 fond la 
constitution sociale, administrative, politique et militaire des Ka- 
byles, sut leur appliquer le seul principe qui rende les conquétes. 
sires et stables, celui de respecter chez le peuple conquis ses 
mceurs, ses lois ef ses institutions en se bornant 4 le mettre dans 
l'impuissance de nuire. C’est sur ce principe que s’est établie la 
grandeur de la nation romaine, qui a pourtant su mieux qu’aucune 
autre s‘assimiler avec le temps les peuples vaincus. C'est ainsi 
qu’agit l’Angleterre et qu'elle parvient 4 gouverner pacifiquement, : 
trés-loin de chez elle, des populations immenscs. 

_ La France a suivi depuis la Révolution une ligne de conduite. 
toute contraire. Par unc infatuation singuliére.elle a, partout ou. 
ses armées victorieuses ont trieomphé, imposé aux yaincus et son 
gouvernement politique et ses lois civiles, comme'si nos lois res- 
semblaient 4 un habit bon pour aller a toutes les tailles. 

Pour assurer aussi par la force sa nouvelle conquéte, le gouver- 
neur général faisait élever, pendant le cours méme de ses opéra- 
tions, au point du pays.conquis le plus favorable, le fort Napoléon, 
qui peut recevoir quatre bataillons. Nos soldats, en méme temps. 
qu’ils y travaillaient, s’occupaient d’établir une route pour y con- 
duire. 

Deux millions, qui furent prélevés-em six semaines a titre de con- 
tribution de guerre, furent employés 4 payer les dépenses qu'cut a 
faire de ce chef le service du génic. Ainsi, le maréchal Randon avait 


LE MARECHAL RANDON. 87 


complété la conquéte de l’Algérie sans demander au gouvernement 
ni hommes ni argent. 

Acemoment, |’Algérie présentait le spectacle trop rare d’un ac- 
cord trés-sympathique entre l’armée et la population européenne, 
gui leva aux troupes revenant de cette grande expédition des arcs . 
de triomphe. Elle comprenait importance qu’aurait pour la colo- 
me l’issue de Ja derniére campagne. En effet, la période de la con- 
quéte était achevée, et tous les efforts de l’armée comme du gou- 
vernement pourraient étre dirigés désormais vers le développement 
de la colonisation. Une ére nouvelle allait s’ouvrir pour elle en 
méme temps qu’on pourrait s’occuper de régénérer un peuple an- 
tique, fidéle a ses traditions, et, par ccla méme, demcuré en arri¢re 
de la civilisation. Le maréchal Randon s’apprétait & remplir de son 
mieux cette hoble mission quand une inspiration. malheuneuse &t 
créer a Paris le ministére de l’Algérie ct des colonies. Le gouverneur 
général, appelé a Paris avant que cette mesure fut définitave, chercha 
a démontrer que ce changement ne produirait pas les avantages 
qu’on en espérait, mais n’ayant pas réussi a convainere Fautorité 
supérieure, il crut devoir offrir une démission deyenue nécessaire, 
ne fit-ce que pour débarrasser de toute entrave une réorganisation 
aussi radicale. Sa démission, datée du 9 aout 1858, fut acceptée. 

Cest 14 une date malheurcuse dans l'histoire de notre colonie, 
qui fut privée de !homme Ie micux fait pour la diriger. Le mims- 
tére de l’Algéric, bientét supprimé, ne fit qu’apporter dans les 
hommes et dans les choses de la colonie une inslabilité qui lui avait 
été déja si funeste précédemment; car on peut peser dans lhistoire 
de notre colonic ce que les révolutions faites 4 Paris ont couté, sur 
cc point, 4 notre puissance nationale. De 4830 4 1841, en dix ans, 
neuf commandants en chef ou gouvcrneurs généraux se succédérent 
a Alger. Pendant cette période, notre domination sur les indigénes 
fut compromise par l’ignorance, les hésitations, les erreurs et les 
fautes. Combien le résultat n’edt-il pas élé différent si le gouverne- 
ment, qui avait si habilement préparé cette glorieuse conquéte, fut 
resté debout pour la faire fructifier! La grande figure du maréchal 
Bugeaud domine la période 1841-1847. ll servit l’Algérie pendant 
six ans ense ef aratro. Il avait agrandi le territoire et poussé la co- 
lonie dans la voic du travail; mais de longs dissentiments avec le 
gouvernement de Paris le décidérent a quitter cette terre ou son 
passage a laissé tant de traces. ; 

Aprés la révolution de 1848, sept gouverneurs géméraux se Suc- 
eédérent en quatorze mois; |’instabilité devint encore plus grande 
qu’aprés 1830. N’y a-t-il pas lieu de s’élonner, aprés cela, de ce que 
Jes progres de la colonisation et la soumission des Arabes n alent 
pas été complétement arrétés et compromis? Les Arabes, comme 


88 L’ALGERIE CONTEMPORAINE. 


tous les peuples des civilisations primitives, ne se rendent pas 
compte de la soumission due 4 l’autorité sans que cette autorilé 
soit personnifiée dans un homme. L’autorité, pour leurs principaux 
chefs, c’est le gouverneur général : sil change, elle est affaiblie ; 
s'il change souvent, elle est perdue. Ce n’est pas le seul motif d’in- 
térét public qui demande que ces hautes fonctions soient cxercées 
le plus longtemps possible par lc méme homme. Sa tache est im- 
mense. Les questions qu'il doit résoudre comprennent non-seule- 
ment la politique ct la guerre, mais la législation, l’administra- 
tion et l’état social de populations qui sont 4 des états de civilisa- 
tion trés-différents. 

Les Mémoires du maréchal Randon se terminent par des chapi- 
tres qui donnent l’idée de tout ce qu’il a arrété ou proposé en fait 
de mesures importantes concernant la politique générale, la pohi- 
tique 4 l’égard des indigénes, le rapprochement des races, l’immi- 
gration et les moyens de l’attirer, les travaux effectués et a effec- 
tuer en routes, desséchements de marais, chemins de fer, lignes 
télégraphiques, aqucducs et irrigations ; l’agriculture ct les moycns 
d’accroitre ses produits, le régime forestier, la production cheva- 
line et les remontes, Ics mines et carriéres, les exportalions par la 
mer et par le sud, l’école de mousses indigénes, les colléges arabes- 
francais, les écoles de médecine, les écoles musulmanes, le lycée 
d’Alger, les écoles primaires, les bibliothéques, musées et sociélés 
savantes, les cultes, la justice pour les Arabes et pour les Euro- 
péens; les finances, impdt arabe, impdét des colons, emploi des res- 
sources au profit des communes. 

Cette nomenclature peut donner une idée de l'ensemble d'intéréts 
a satisfaire et d’études 4 mener de front qu’exige le gouvernement 
d’une grande colonie comme I’Algérie. Sans nous engager dans ce 
labyrinthe, nous terminerons par une observation qui nous est per- 
sonnelle, et qui porte sur un point fonddmental du régime colo- 
nial. 

Le systéme de gouvernement adopté par la France pour |’Algérie 
différe dans son principe du systéme que I|’Angleterre pratique de- 
puis longtemps pour toutes ses colonies. 

Le gouverncur général de l’Algéric est tenu de soumettre tous ses 
projets 4 l’approbation du ministre auquel il est subordonné, et 
d’attendre les décisions qui lui viennent de Paris. Le gouverncur 
anglais décide les affaires sur place, il en a la responsabilité, tan- 
dis que le ministére n’en porte pas d’autre que dele maintenir dans 
sa charge. Ainsi, chez les Anglais, le détail des affaires locales, de 
méme que les questions politiques et législatives que souléve le 
gouvernement des populations indigénes, tout rentre dans la com- 
pétence du gouverneur. Le contrairc a lieu chez nous par suite 


LE MARECHAL RANDON. 89 


d’une extension qui a été donnée a la responsabilité ministérielle 
par le régime parlementaire. On a cru de l’essence de ce régime 
qu’un ministre fat toujours responsable d’un acte gouvernemental, 
en quelque lieu qu'il fat accompli, et le ministére pouvant étre in- 
terpellé 4 tout instant sur une mesure quelconque de son adminis- 
tration, a tenu 4 ce que tout fit élaboré dans ses bureaux. 

En Angleterre, ou se trouve le type du gouvernement parlemen- 
taire, puisque c’cst de 1a que l’institution s’est propagée par des 
imitations plus ou moins heureuscs, le gouverneur d’une colonie 
ne peut pas engager des dépenses portant sur le budget de la mére- 
patrie; il ne peut pas toujours trancher seul les questions politi- 
ques ou administratives, mais il] fait tout marcher sans la partici- 
pation directe du gouvernement central, qui n’a jamais eu la 
pensée de prendre l’embarras de ccs sortes d’affaires. Et qu’on ne 
croie pas que cette délégation de pouvoir, nécessaire pour faire dé- 
cider sur place les affaires locales, ait eu pour cause le trop grand 
éloignement, car elle a été appliquée a )’Irlande. 

Cette premiére différence, au point de départ, centre le régime co- 
lonial adopté par les deux nations, en a amené une seconde. La 
liberté politique, quand elle a été donnée aux colonies, a marché 
dans deux sens divergents. On a donné 4 la population francaise de 
Algérie le droit d’élire des députés qui vont 4 Paris concourir au 
gouvernement central, sans attmbucr a la colonie aucune autono- 
mie, aucune action sur son gouvernement. L’Angleterre, au con- 
traire, adonné & chacune de ses principales colonies une autonomie 
complete; elle a établi dans chacunc un gouvernement fait 4 l’image 
de celui de la mére-patrie. Il est composé de deux Chambres, ct le 
pouvoir exécutif cst exercé par un ministére colonial que nomme 
le gouverneur. La colonic gérc ainsi ses propres intéréts, mais ne 
participe en rien au gouvernement de la métropole. 

Deux systémes aussi différents peuvent-ils étre également bons? 
Nous ne le pensons pas; mais la comparaison entre les deux exi- 
gerait de longs développements et ne serait point ici 4 sa place. 
Qu’il nous suffise de dire que le maréchal Randon a montré dans 
ses Mémoires plusieurs exemples des inconvénients et des retards 
que l’intervention trop assidue dy gouvernement central appor- 
tait aux affaires: de la colonie; mais toujours il s’est soumis sans 
murmurer aux ordres qui lui sont venus du ministre de la guerre. 
Aussi ne s’est-il jamais élevé entre lui et le pouvoir central aucune 
autre contestation que celle dont nous avons parlé, au sujet du 
commandement d'une grande expedition. Mais y a-t-il un autre 
gouverneur général de |’Algéric dont on puisse en dire autant? 

Général Fave. 


LE MARIAGE 


DE L’EMPEREUR DE LA CHINE 


e 


Au commencement de l’année 14872, la nouvelle se répandit 
d’Asie en Europe que |’empereur de la Chine Tong-Chéh, jeune 
homme de dix-sept ou dix-huit ans, allait prendre femme. 

Il y aurait 4 cette occasion, disait-on, un déploiement de pompes 
quasi-célestes. 

Bien que, géographiquement, les Chinois continuent de nous 
tourner le dos autant que jamais, comme les rapides moyens de 
communication de nos jours, ont moralement rapproché leur pays 
du reste du monde, la nouvelle du prochain mariage de leur empe- 
reur ne laissa pas de produire un certain effet. Un bruit singu- 
lier accompagnait cette nouvelle. Aucun ceil chinois, hormis les 
yeux du monde officiel, ne serait autorisé & se repaitre du spec- 
tacle des solennités nuptiales du Fils du ciel. Cette interdiction, 
ajoutait-on, devait s’étendre avec une rigueur particuli¢re aux 
« diables étrangers, » autrement dit les barbares, et méme & leurs 
représentants prés la cour de Péking. 
. Les Anglais sont gens naturellement fort curieux, on le sait. Is 
lc sont indépendamment des exigences du commerce. Ils tiennent 
& savoir ce qui se passe aux quatre coins du monde, et c’est pour sa- 
tisfaire cette soif de nouvelles, intéressée ou non, que les journaux 
anglais sont restés essentiellement ce qu’ils furent dés le principe : 
des feuilles de nouvelles, newspapers. Toujours sur la bréche, tou- 
jours: haletants, les directeurs de journaux rivalisent entre eux, 
contre le gouvernement, 4 qui obtiendra le premier les nouvelles 
politiques les plus importantes ; aussi, que de fois des membres du 
cabinet apprennent-ils, en ouvrant leur journal, des nouvelles de la 
plus grande portéc ! Cet esprit d’initiative, cette ambition du jour- 


LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 2 


nal anglais, qui sont aussi des traits du journalisme américain, ne 
furent jamais mis en relief d’une maniére plus éclatante que par 
la recherche audacieuse de Livingstone par Stanley, recherche due 
uniquement on le sait, 4 la volonté d’un directeur de journal de 
New-York. | 

Pour en revenir 4 l’empereur de la Chine : annoncer qu’il y au- 
rait un cortége triomphal, et en méme temps que personne au 
monde ne serait autorisé a en étre le témoin, e’était jeter le défi a 
toute la presse de langue anglaise, des deux cétés de |’Atlantique. 

le monde entier prendrait la chose comme il voudrait, mais iJ 
était bien sir qu’il y aurait des crayons anglais ou anglo-américains 
pour dessiner, et des plumes de méme provenance pour décrire. 
Youla ce que tous les sujets de Sa Majesté britannique, — pour nous 
en tenir & l’Angleterre, — ne manquérent pas de penser. 

[is ne se trompaient pas: ce fut l’Angleterre qui releva le gant. 

Au moment of |’annonce par trop asiatique de la défense faite au 
public d’assister 4 une solennité publique parvenait en Angleterre, 
il y avait 4 Londres un journal (et méme deux, nous le verrons) dé- 
terminé a enfreindre cette prohibition. Il y avait aussi un homme 
rompu aux voyages les plus lointains tout disposé 4 préter son 
concours 4 ce journal. 

Le journal, c’était I’Mlustrated London news, doyen, si nous 
ne nous trompons, de tous les journaux « illustrés. » Le voya- 
geur auque! nous venons de faire allusion, était M. William Simp- 
son. Depuis bien des années déja, M. William Simpson avait été 
attaché au susdit journal en double qualité de rapporteur et de des- 
smateur; il s’était trouvé dans un bon nombre de contrées « ou, 
pour employer lexpression d’Abraham Lincoln, Vhistoire était en 
train de se faire a l’aide de ce journal, » telles que |’Abyssinie, la 
Judée, YEgypte, I'Italic ; sur le canal de Suez, a ’époque de son 
ouverture; 4 Rome, lors du conseil ecuménique ; a Jérusalem. I 
avait assisté & la guerre franco-allemande; vécu sous le régime de 
la Commune de Paris, traversé le tunnel du Mont-Cenis lors de son 
inauguration, etc. Avant d’étre en rapport avec I’ Illustrated news, il 
avait fail, toujours en journaliste-dessinateur, la campagne de Cri- 
mée, et cette expédition avait été suivie d’une excursion en Circas- 
sie ; puis 4 la fin de la révolte des Cipayes, d’un tour de dessina- 
leur, sketching tour,-dans l’Inde, d’une durée de trois ans ; il avait 
bu et s’était baigné aux sources du Gange, etc., etc. 

Tels étaient les états de service de M. Simpson lorsque I’lilustra- 
led news lui demanda s'il voudrait assister a Péking & ta célébra- 
tion publique, mais dont la vue serait défendue au public, du ma- 


93 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 


riage de l’empereur de la Chine. M. Simpson ne sut d’abord que 
répondre, et nous l’en croyons sans peine, pourtant, aprés quel- 
ques réflexions et quelques hésitations, il finit par dire ouz. 

Le voyage 4 Péking, une fois décidé, on causa de la Chine et du 
Japon, et il fut demandé 4 notre voyageur si, — puisqu’il allait 
jusqu’a Péking, — il n’aimerait pas pousser jusqu’a Yédo ? M. Simp- 
son ne fit pas d’objection. Et quand il serait 4 Yédo, si, — au lieu 
de rebrousser chemin, — il ne lui paraitrait pas plus simple 
de traverser l’océan Pacifique, — vingt-six jours de mer sculement 
— et d’aborder 4 San-Francisco, ou « Frisco » tout court, comme 
on commence 4 appeler en Amérique, la capitale de la Califor- 
nie? M. Simpson encore ne dit pas non. Il coulait de source 
qu’une fois & San-Francisco, ce qu’il aurait de mieux 4 faire pour 
rentrer chez lui, ce serait de traverser les Etats-Unis en écharpe, 
puis cette nappe d’eau que l’on appelle l’Atlantique. Ce n’était plus 
un voyage 4 Péking que le journal investigateur et réfractaire pro- 
posait de la sorte, c’était un voyage autour du monde. M. Simpson 
dit encore qu’il consentait, et le voyage autour du monde aux frais 
de l’Illustrated news fut résolu. L’idée de ce voyage souriait parti- 
culiérement a M. Simpson. Il aurait grand plaisir, nous dit-il, a 
écrire en téte du livre qui en serait le fruit, quelque chose comme 
Voyage autour du monde, mais moins banal; or, comme il ne 
cessa pas d’aller 4 la rencontre du soleil depuis son départ de Lon- 
dres jusqu’a son retour, le titre de Meeting the sun lui a été naturel- 
lement suggéré. 

Au moment de son départ, M. Simpson était prié par le Daily 
news, — c’est le journal auquel nous avons fait allusion plus haut, 
— de lui envoyer quelques notes sur |’empereur de la Chine ct son 
mariage, de sorte qu'il se trouva transformé de correspondant 
simple, en correspondant 4 «deux coups. » De méme aussi, de simple 
touriste qu'il avait été jusqu’alors, il montait:au grade, nouvelle- 
ment créé, de Globe-trotteur, terme, soit dit en passant, qui méri- 
terait bien micux que certaines expressions étrangéres admises 
récemment dans notre langue, les honneurs de la naturalisation. 

M. Simpson, qu’on le remarque bien, ne prenait pas seulement 
l’engagement de se rendre a Péking: ce n’était qu’un jeu pour un 
voyageur tel que lui; il s’engageait 4 raconter et a dessiner de visu, 
les principales scénes d'une solennité proclamée invisible. C’était 
donc une espéce de pari qu'il acceptait. Nous verrons comment il 
se tira d’affaire. 

Pour nous, de ce long voyage autour du monde, nous n’enten- 
dons rapporter que ce qui a trait au.mariage de l’empereur de la 


LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 95 


Chine. ll ne sera point question dans cet article de la grande mu- 
raille, ni des tombeaux des Mings, ni des ruines du Palais d’été, 
moins encore, s’il se peut, du Japon et de tout le reste. 


Parti de Londres, M. Simpson, notre infatigable voyageur, passc 
par le Mont-Cenis, Brindes et le canal de Suez, touche 4 Ceylan et a 
Singapour, et finit par mettre le pied sur le seuil de la Chine. Il dé- 
barque a Hong-Kong, ville toute nouvelle, puisqu’elle ne date que de 
trente ans. Hong-Kong, ou plus exactement « Victoria », nom donné 
récemment a la ville méme, en honneur de la reine, est adossée a 
un gros rocher qui, pour l’aspect, tient 4 la fois de Gibraltar et 
d’Aden. « La croupe du lion de Gibraltar est ici absente et les col- 
lines sont trop vertes pour rappeler Aden; pourtant la ressem- 
blance de l’ile de Hong-Kong avec ces deux sites est assez grande 
pour justifier une comparaison entre elles. » 

Hong-Kong a un caractére tellement curopécn, que l’on a de la 
peine 4 s’imaginer que l’on est a la porte de la Chine. Pour réaliser 
le fait, il faut regarder le port. On voit la une population non moins 
aquatique que chinoise. Les bateaux fourmillent, et chaque bateau 
est la demeure flottante d’une famille entiére. Il s’y trouve ordinai- 
rement trois générations, les aieux représentés par une vieille 
femme. Adultes et enfants compris, c’est généralement six person- 
hes que porte chaque barque. Ces barques ne sont pas grandes, et 
cependant il y a place pour tout le monde, méme pour les dieux 
lares. A une extrémité de ces barques se trouve la cuisine, a |’autre 
Yautel de la famille; car, en Chine, il n’y a pas de maison ni de 
barque sans autel domestique. 

Dans sa course vers Péking, notre voyageur passe par Changai, 
Tientsing et Tung-Cho. 

De Changai, il ne dit rien. Tientsing, ou le «Gué Céleste», est une 
grande ville de forme carrée, enfermée dans de vieux remparts qui 
lombent en ruines. Elle est entourée de grands faubourgs, et le 
quartier des Européens est situé 4 part. Bien que l’étendue de 
Tientsing soit moindre, de beaucoup, que celle de Péking, le chiffre 
de sa population surpasse celui de la capitale. Notre voyageur alla 
visiter la scene du massacre de 4870. (Ce massacre, on sc Ic rappelle, 
eut licu au mois de juin, et la nouvelle en arriva en Europe au mo- 
ment ou: la guerre venait de s’allumer sur les bords du Rhin. « La 
cathédrale », dit-il, est située sur la rive droite du Peiho, a la jonc- 


04 LE MARIAGE DE L’BNPEREUR DE LA CHINE. ’ 


tion de cette rivicre avec le Grand Canal. C’est une ruine calcinée, 
mais ses murailles solitaires dominent de toute leur hauteur les ha- 
bitations 4 un seul étage dont se composent toutes les villes chinoises. 
Dans l’enclos attenant se trouvent les sépultures de treize personnes 
dont les corps purent étre recueillis. Sur chaque tombe se dresse 
une haute dalle de marbre érigée par les autorités chinoises. A un 
demi-mille environ en aval du fleuve, et du méme cdté que la cathé- 
drale, se trouve une autre église ot dix sceurs de charité furent 
brutalement tuées et mutilées. On n’a jamais su ce qu’était devenu 
le corps de cing d’entre elles. Au moment du massacre, un certain 
nombre dés enfants qui fréquentaient l’école se réfugiérent dans la 
crypte, ot le feu ayant été mis a l’église ils y furent suffoqués par 
la fumée. Tous les convertis chinois qui purent étre découverts 
dans Tientsing furent de méme sauvagement massacrés. Pendant 
plusieurs jours on vit Ic fleuave charrier des cadavres. A propos du 
Russe et de sa femme, qui, outre les Francais, furent les seuls 
étrangers tombés victimes de la fureur des Chinois, M. Simpson 
rappelle qu’on a voulu expliquer le caractére exclusif du mas- 
sacre en le représentant comme étant uniquement une querelle 
entre Chinois et Francais, et il est d’une opinion contraire. 11 n’y a 
pas de doute, selon lui, que l’emplacement occupé par la cathé- 
drale fournissait aux Chinois un sujet de plaintes ; mais il existe de 
fortes raisons pour croire que tous les Européens étaient enveloppés 
dans la proscription des meneurs; et, 4 l’appui de cette opinion, 
notre voyageur rapporte qu’a l’époque du massacre, les étrangers 
étaient molestés, injuriés, attaqués dans toutes les parties de laChine. 
Les meneurs auraient été les mandarins et les lettrés. Ce sont eux 
qui auraient excité les passions des populations, exploité leurs pré- 
jugés. Un peu avant le massacre, i) courait dans tout le pays les 
bruits les plus absurdes au sujet des prétendus agissements des 
missionnaires. M. Simpson donne la traduction, du chinois en an- 
glais, d’une espéce de circulaire impriméc qui fut répandue a profu- 
sion, et qui vise les Anglais. Ils sont représentés comme des bar- 
bares odieux et repoussants; « ce sont des vers nus et des hommes 
poissons qui ont pour demeure le bord de la mer et pour chef une 
femme. » Ces méchancetés, ces excitations sinistres étaient en cir- 
culation lorsque les missionnaires se trouvérent inopinément sous 
le coup de la plus singuliére des accusations. 

De tout temps les Chinois s’étaient refusés 4 admettre comme 
vrai le motif avoué de la présence des missionnaires dans le pays. 
‘Comme explication plausible de leur présence, ils étaient disposés a 
accepter les pires calomnies sur leur compte. A cette prévention 
défavorable contre les missionnaires il faut ajouter la fréquence, 


LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE. 95 


en Chine, du vol des enfants, et le soupgon, sinon la croyance, que 
les missionnaires ne tenaient école et ne s’efforgaient, par toutes 
sortes d’innocentes séductions, d’augmenter le nombre de leurs 
éléves que pour avoir l'occasion de se livrer au rapt des enfants. Sur 
cette croyance, les Chinois étaient tout préts 4 batir un conte terrible 
qui avait son origine dans un préjugé national dont il faut dire deux 
mots. Il parait que les habitants du Céleste-Empire s’imaginent que 
les yeux, le coeur, le cerveau de l'homme composent les plus puis- 
santes médecines. Il est aussi au su des Chinois que les docteurs- 
médecins des Européens sont des hommes d’une habileté supé- 
rieure, d’ou ils tirent cette déduction qu’ils sont encore plus aptes 
que leurs propres médecins a tirer parti des principaux organes 
du corps humain. C’est de la réunion de ces préjugés et de ces 
creyances que devait sortir l’explosion de rage populaire dont tant 
de Francais, hommes et femmes, furent victimes. Il ne fallait qu’un 
faux bruit, qu'une calomnie en l’air, pour réunir ces éléments 
épars et donner 4 la fable dont il serait en quelque sorte le lien, 
Papparence de la vérité. Or, ce faux bruit.vint 4 se produire : les 
tombes de quelques enfants morts récemment ayant été ouvertes, 
la nouvelle se répandit que ces enfants avaient été trouvés sans 
yeux, sans ceeur, etc. On les avait donc arrachés! Si on les avait 
arrachés, c’était pour les donner aux docteurs européens, habiles 
eatre tous 4 en tirer des remédes souverains! C’était donc pour 
favoriser les docteurs européens de cerveaux, d’yeux, de cceurs hu- 
mains que les missionnaires tenaient école! Cette école n’était donc 
pour eux qu’un moyen d’attirer des enfants et de les mettre 4 mort! 
Hi n’en fallait pas davantage. La fable, compléte de toutes piéces qui 
étaient nécessaires pour mettre le feu anx poudres, était inventée. 

Mort aux ravisseurs ! criérent les Chinois de Tientsing, et ce cri de- 
wint le signal du massacre. 

De Tientsing, notre voyageur se rend 4 Tung-Cho par le Grand- 
Canal, qui est une portion du Peiho. Les Chinois appellent Grand- 
Canal Ja riviére du tribut en grains. Ce canal fut creusé, en effet, 
pour amener le tribut de riz des provinces a Péking et de Tientsing 
a Tung-Cho ; le Peiho est une partie de cette voie fluviale. 11 faut sa- 
voir que la population de Péking est militaire et qu'elle ne. travaille 
pas. Rien ne vient de la capitale et tout y va. Les taxes payées en 
nature et destinées a |’alimentation de cette population, y sont 
transportées de toutes les parties de l’empire; de 14 le nom que 
porte le canal. 

Aprés cing jours de navigation fluviale employés a parcourir 
Soixante milles, M. Simpson arrive 4 Tung-Cho. De cette ville a 








96 LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE. 


_ Péking, la distance est de quinze milles. Notre journaliste quitte la 
riviére pour la route de terre. Cette route, dont lord Macartney, 
ambassadeur d’Angleterre, en 1792, avait admiré la largeur et la 
beauté, et dont il dit qu’elle était parfaitement entretenue_par des 
ouvriers employés en permanence, cette route est a présent cn 
ruine. Elle a environ vingt picds de large et chaque dalle a de huit 
a neuf pieds de long sur deux environ de large. Mais les pluies ont 
emporté les terres des bas-cétés et les dalles ont perdu leur niveau. 
Les roues qui passent sans cesse sur cette route ont creusé de pro- 
fondes orniéres et des abimes dangercux pour les chevaux et les 
piétons. En dépit de la condition déplorable de cette voie, il y a un 
grand mouvement. M. Simpson ajoute qu’clle a bien plus |’aspect 
de l’artére principale d’une ville de commerce que d’un chemin a 
travers champs. Le grand nombre de tombes qui la bordent des deux 
cotés réveilla dans son esprit le souvenir de la voie Appiennc. La 
description que notre globe-trotteur fait de Péking, coupe les ailes 
4 l’imagination. Figurez-vous, dit-il, seize milles carrés de briques 
croulantes, de sales tuiles, de carrefours poudreux ou boueux, d’é- 
gouts découverts, d’amoncellement d’immondices de toute sorte, 
s'étendant de tous cétés : vous avez une idée générale et trés-cor- 
recte de Péking. 

Aprés avoir regardé du dehors la muraille bastionnée}qui ceint la 
ville et passé sous la porte voutée dont les hautes{proportions en 
imposent, vous vous attendez 4 trouver quelque chose de corres- 
pondant 4 l’intérieur : point. Vous ne voyez que le commencement 
d'une rue formée de masures d’un étage, en tout pareilles a- celles 
des villages que vous avez traversés. 

« La déception était grande, dit M. Simpson ; néanmoins je comp- 
tais trouver quelque chose de mieux, & mesure que j’avancerais : 
je me trompais. C’était partout les mémes rues, étroites, malpro- 
pres, bordées de tristes murs des deux cétés, partout les mémes 
maisons basses et misérables. Si nous venions & rencontrer de plus 
grandes rues, elles ne semblaient faites ainsi que pour étre de ‘plus 
grands réceptacles de malpropretés. (a et 1a, des terrains vagues 
qu’avaient occupé des maisons, et rien que des amoncellements de 
briques et de tuiles d’ou des chiens nous aboyaient. Les meilleures 
habitations étant cntourées de murailles et hors de vue, l'impres- 
sion produite par le reste de la ville n’en est pas 'modifiée et V’opi- 
nion se forma dans mon esprit que bien que ville capitale, Péking 
n’était aprés tout qu’un vaste village. Les temples, les monastéres 
ne.sont que des points et n’affectent pas la conclusion a laquelle on 
est amené. Le palais impérial doit, certainement, faire exception, 


LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 97 


mais comme il est caché par de hautes murailles et que personne 
ne peut les franchir il n’influera pas sur mes premiéres impres- 
sions. » 

Notre voyageur rappelle que Péking se compose de deux villes 
distinctes, 1a ville chinoise et la ville mantchoue ou tartare. Les 
Tartares qui vivent dans cette derniére ville composent une force 
équipée, exercée ct organisée militairement. Secs armes sont encore 
aujourd'hui, par respect pour la tradition, l’arc et la fléche. Tel 
qu'il est ce corps forme une armée d’élite, une sorte de garde impé- 
nale ademeure. Les hommes sont payés ct entretenus par le prince. 
fis n’ont rien 4 faire en dehors de certains exercices et de quelques 
maneuvres ; et ils passent le reste du temps 4 apprivoiser des oi- 
seaux. On les rencontre dans les rues avec un ojseau quelconque 
juché sur un baton ou enfermé dans une cage. Ils élévent quantité 
de pigeons auxquels ils s’'amusent a attacher des sifflets qui, lorsque 
les pigeons volent, rendent un bruit percant. 

Cest pour nourrir ces troupes oisives que fut creusé le Grand- 
Canal, ditle Canal tributaire des grains. 


I 


Enfin, voila notre voyageur 4 Péking! 

Pour tout autre que lui, c’edt été presque un haut fait. Pour lui, 
célait un jeu que d’étre venu de Londres au coeur de la Chine, 
moins qu’un jeu, en comparaison surtout de l’exploit qu’il lui fal- 
lait accomplir au risque de compromettre, sinon de perdre, sa ré- 
putation de rapporteur dessinateur & toute épreuve. Il s’agissait, a 
présent, de tromper la surveillance chinoise! Surveillance féline, 
surveillance telle que les yeux d’Argus ne seraient auprés que des 
yeux de taupe, surveillance 4 coup sur la plus difficile 4 déjouer du 
monde entier. M. Simpson savait cela, et il y pensait mirement 
sans doute, car nous le voyons, dans le cours de son voyage, se faire 
comme il peut la main en vue de son réle présumé et vaguement 
ébauché, En attendant de sc faire passer pour Chinois 4 Péking, il 
se donne et se fait accepter pour un mahometan et un hadji, s'il 
vous plait, ct méme pour un disciple de Bouddha. Ecoutons-le plu- 
lit: « Lors de l’unc de mes visites au bazar de Suez, j’y eus une 
aventure amusante avec un hadji tartare de la Crimée. Le brave 
homme allait s’en relourner a la Mecque et il avait avec lui deux 
Jeunes Tartares qui s’y rendaient pour la premiéie fois. Comme le 
livre de Burton m’était familier, l'idée me vint de prétendre que 

10 Jaxvixa 1876. 7 7 





98 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 


j'avais aussi été 4 la Mecque et que j’étais un hadji. Comme je par- 
lais, je m’embarrassai dans mon récit, faute d’un vocabulaire suf- 
fisant, quand un lascar, appartenant aux navires de la Compagnie 
péninsulaire et orientale, sortit de la foule des auditeurs et vint 4 
mon aide. Comme il parlait ’hindoustani, me servit d’iaterpréte, 
et, grace a lui, ma prétention de hadji fut clairement établie a la 
satisfaction générale, particuliérement au grand plaisir du vieux 
Tartare. » 

Yous figurez-vous bien ce hadji affublé d’un veston et coiffé d’un 
chapeau mou, tel, en un mot, que le premier Anglais venu du Kou- 
levard, au milieu d’une foule de fez rouges et de turbans? Ces 
bonnes gens durent se dire que l’islamisme faisait décidément bien 
des progrés en Europe! aS 

Un peu plus loin, M. Simpson se fait encore passer pour hadji. 
Cette fois, c’est en Chine, 4 Tientsing méme. 

all y a, dit-il, deux mosquées 4 Tientsing, et j’allai en visiter 
une. Je désirais savoir si le type physionomique de ces mahométans 
était ou non différent du reste de la population; et i1 me sembla 
étre moins touranien que celui de leurs voisins ; mais ceci cst peut- 
étre une illusion. Protestants et catholiques romains en Chine agis- 
sent souvent de concert 4 cause de certains intéréts et de dangers 
communs qui n’existent pas dans leurs pays d’origine. ll en est 4 
peu prés de méme, et pour la méme raison, de ces disciples du Pro- 
phéte. Ils regardent les chrétiens presque comme des fréres, et il 
sen suit qu’ils yoient toujours avec plaisir des Européens au milieu 
d’eux. Comme je pronongai quelques mots arabes et parlai de la 
Mecque, et de Ia Kasbah, et du puits sacré de Zem-Zem, ces maho- 
métans de Tientsing furent enchantés. Mon ami et moi nous fimes 
entourés d’une foule compacte, et un notable nous conduisit dans 
une maison voisine et nous mit sous les yeux un Coran en arabe, 
disant que je pourrais le lire couramment. I] l’ouvrit au chapitre 
premier, El Futtehah, qui répond & peu prés au Pater, et: comme 
ses doigts couraient le long de la ligne, je fus capable, de mémoire, 
de dire quelques mots. Les assistants furent grandement charmés . 
et je présume quils nous prirent tous deux, mon ami et moi, pour 
de fidéles croyants en Mahomet et des hadjis. » 

Voici venir a présent le disciple de Bouddha. La scéne est dans la 
pagode de Tung-Cho. Le prétre de ce temple est un vieillard 
aveugle. Nous laissons parler le voyageur : 

« Je voulus m’assurer, dit-il en parlant du prétre, s’il connaissait 
le sanscrit Mantra, qui est encore's. sacré parmi les lamas du Thi- 
bet ; en conséquence, je proférai cette phrase : « Aum, mané pad- 
« mé, Houng ! » qui signific simplement : « Mané (ou Bouddha), sur 


LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 99 


« le tréne, Asmen ! » En entendant ces mots, le vicillard fut comme 
électrisé. Comment se serait-il imaginé qu'un barbare de !’extréme 
Occident tel que moi put savoir quelque chose de ces paroles sa- 
crées! fl était dans le ravissement. » 

Voila comment M. Simpson préludait dans !’art de tromper son 
prochain sur sa nationalité : se faire passer pour un hadji,' pour un 
homme versé dans la connaissance de l’arabe et du sanscrit Mantra, 
c’était une préparation au rdle éventuel de Chinois queleonque et 
méme de lettré. 

Dés son arrivée 4 Péking, M. Simpson devient l’héte de 1’ambas- 
sadeur d’Angleterre. Il expose au représentant de-la reine auprés 
du fils du Ciel l'objet de son yoyage.-L’ambassadeur lui apprend 
qu'une circulaire du Tsung-li-yamun, ou ministére des affaires 
étrangéres, a été adressée 4 toutes les légations, requérant leurs 
membres 4 tous les. degrés de s’abstenir de toute tentative ayant 
pour but d’assister au‘mariage du fils du Ciel. Tous ceux que cette 
circalaive concernait étaient méme invités 4 s’enfermer dans ]’in- 
térieur de leurs. résidences. M. Simpson n’entend pas de cette 
oreille. Il n'est pas venu de Londres jusqu’a Péking pour s’enfer- 
mer dans le palais de la Légation britannique. Et son passé, et son 
honneur ? L’ambassadeur réplique qu’il faudra bien qu’il s’enferme 
comme tout le monde. M. Simpson jure qu’il saura tromper la sur- 
veillance impériale, qu'il ira voir, qu’il croquera ct écrira. « Non, 
non, dit l'ambassadeur, n’en faites rien, croyez-moi. Je vais méme 
vous prier d'une chose : vous. allez vous engager sur l’honneur ct 
par écrit 4 ne point essayer de voir les fétes nuptiales; » ct il pre- 
sente 4 M. Simpson d’une main un registre et de l’autre une plume. 
Mais notre journaliste-dessinateur refuse d’écrire et de signer quoi 
que ce soit et veut garder sa liberté d'action tout cntiére, se réser- 
vant d’employer 4 ses risques et périls n’importe quel genre ct quel 
nombre de « ruses, stratagémes, complots », et le reste, pour I'ac- 
complissement de son dessein. En attendant, il est dans ses petits 
souliers, ce qui devait ¢tre particuli¢rement incommode aprés un 
voyage de la longueur du sien. 

Le mariage de l’empereur de la Chine devait avoir lieu le 16 oc- 
tobre, et l’ambassadeur de I’Illustrated London News était arrivé 
dans les dernicrs jours du mois de septembre. En attendant de sa- 
voir comment il s’y prendrait pour croquer de visu, il commenga 
par se faire expliquor tout ce qui avait besoin d’explication, par 
recueillir des informations, par esquisser sur oui-dire le portrait 
moral de l’empereur ct de la future impératrice, en un mot, par 
fairede son mieux son meétier de journaliste-historien. 

Nous avons dit, en comniencant, que Tong-Ché était dgé de dix- 


~ 


100 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE.- 


sept ou dix-huit ans. Mais comme la coutume du pays veut que tout 
le monde ajoute un an & son age, ct que l’empereur a le privilége 
d’en ajouter deux, il s’ensuit qu’en 1872, le Fils. du ciel avait no- 
minalement dix-neuf ou vingt ans. 

Tong-Ché n’était qu’un enfant lors de la .niort de son pére..Ce- 
lui-ci, comme les troupes anglaises et francaises approchaient de 
Péking en 1860, sortit de la Chine, sous prétexte d’aller faire une 
partie de chasse en Mongolie, et il y mourut en 1862. 

Tong-Ché n’était point le fils de l'impératrice, mais d’une des 
nombreuses femmes du harem. Comme, faute d’héritier direct, il 
était appelé au tréne, sa mére fut élevée au rang d’impératrice, 
sans préjudice de la premiére, et il y eut de la sorte deux impéra- 
trices, appelécs, l'une, impératrice de l'Est, l'autre, impératrice de 
l'Ouest. Cette derniére est la mére de Tong-Ché. 

Ces deux femmes furent instituées régentes pendant la minorité 
du prince, ct il parait qu’elles se sont acquittées avec habileté de 
leurs fonctions. C’est 4 elle aussi qu’échut la tache de pourvoir le 
jeune Tong-Ché d’une compagne, et — détail de mceurs absolument 
chinois, sur lequel nous aurons a revenir — de faire son education 
matrimoniale. 

En Chine, —. nous le disons, comme le reste, sur la foi de 
Mj. Simpson, — les princes et les princesses de la famille impé- 
riale ne peuvent s’entre-marier, et l’empereur, comme tous les au- 
tres, doit épouser une filledu peuple, mais d’une certaine catégorie 
de peuple. Il faut que la future impératrice soit Mantchoue, ct 
qu'elle appartienne & la division des huit banniéres. 

Dans le courant de l'année 1871, il fut signifié aux familles mant- 
choues de cette division d’envoyer au palais impérial toutes leurs 
filles d’un certain age. C’est parmi elles que devrait se faire le choix 
de la future impératrice. Voila, certes, une perspective qui semble 
de nature 4 enflammer les imaginations les plus froides. En Eu- 
rope et ailleurs, oul; en Chine, non. Comme la fille qui devient im- 
pératrice est perdue pour sa famille du jour ow elle a franchi les 
portes du palais, on répondit de la maniére habituelle & l’invitation 
qui était faite, c’est-a-dire 4 contre-cceur, et en employant toutes 
sorles de moyens pour diminuer autant que possible les chances de 
monter sur le trénc!. Les candidates malgré elles se firent aussi 
laides et aussi difformes qu’elles purent, et se présentérent au 
nombre de six & sept cents. Un étranger qui, sans avoir le mot de 
rénigme, edt vu cette foule de jeunes filles, n’edt pas manqué 
d’étre frappé du nombre qui s’y trouvait de borgnes, d'aveugles, 
de bossues, de bofteuses, sans parler de celles qui étaient affligées 
d’autres infirmités moins frappantes, telles que mutisme, sur- 





LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 101 


dité, etc. Mais on savait au palais 4 quoi s’en tenir sur ce chapitre, 
un peu mieux que l’étranger supposé, et toutes les jeunes filles, 
sans exception, durent subir leur examen. Elles furent appelées au 
palais impérial par groupes de dix, ct 14, furent passées en revue 
et interrogées par Ics deux impératrices touchant leur dge, leur 
éducation, leurs familles, etc. Le résultat de ce premier examen fut 
un choix de cinquante a soixante éligibles. Ces jeunes filles furent - 
mandées 4 quelque temps de la — le temps ayant été employé a 
prendre des informations sur leurs familles, — et la moitié d’entre 
elles furent finalement éliminées. Les autres, vingt-cing ou trente, 
furent retenues au palais, afin que l’on put se rendre compte des 
dispositions naturelles et du caractére de chacune d’elles. Enfin, 
aprés quelques éliminations successives, le nombre des candidates 
au tréne se trouva réduit 4 deux, et de ces deux, l’une dut néces- 
sairement céder la place 4 |’autre. La future impératrice s’appelait 
Ah-liou-té. 

La fiancée de l’empereur Tong-Ché n’était pas précisément belle 
— selon les idées chinoises — mais elle avait de trés-beauy yeux, 
clairs et brillants, et, disons-le en passant, des pieds de grandeur 
naturelle, les Mantchous ne suivant pas, sous ce rapport, l’absurde 
coutume des Chinois. Ses maniéres étaient imposantes, et 11 parait 
que son caractére était 4 l’unisson de ses maniéres. Elle avait deux 
ans de plus que l'empereur. 

- Ab-liou-té n’eut pas plutét été élue fiancée de l’empereur que son 
pére, du nom de Chung, fut anobli. Il était lettré, quotque Mant- 
chou, ct il fut immédiatement bombardé d’un titre honorifique cor- 
respondant 4 celui de duc. 

Le choix d’une impératrice n’était que le commencement de I’é- 
tablissement matrimonial du Fils du ciel. La future impératrice une 
fois trouvée, on procéda au choix de quatre autres jeunes filles qui 
devaient étre femmes du sccond rang. Ces quatre jeunes filles fu- 
rent choisies pour Icur beauté, tandis qu’on avait cherché chez la 
future impératrice l’intelligence, le talent, les dons de l’esprit. Un 
nouveau palais fut construit dans l’enceinte impériale de la cité 
tartare, et la fiancée et les futures compagnes de l’empereur y 
furent pfacées afin d’y apprendre des dames de la cour I’éliquette 
de leur nouveau genre de vie. Mais |’établissement conjugal d’un 
empereur de la Chine ne se compose pas que de cing femmes: le 
harem, pour étre complet, doit comprendre neuf femmes de se- 
cond rang, vingt-sept detroisiéme, ct quatre-vingt-une de quatri¢me. 
Remarquez, s’il vous plait, ces multiples de neuf. M. Simpson 
dvance que ce sont des chiffres respectables, faits pour démontrer, © 
s‘if le fallait, que Vexistence du Fils -du ciel n’est pas précisément 


102 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 


éthérée. Cent vingt femmes environ, voila quel devait étre, petit a 
petit, le lot de Sa Majesté Tong-Ché. 

Arrivons a présent a ce détail de mceurs tout 4 fait chinoises 
auquel il a été fait allusion plus haut; détail plus surprenant encore 
que tout ce que nuus venons de rapporter. 

I} parait qu’une année avant le mariage, et & peu prés dans le 
méme temps que |’on s’occupait de chercher une fiancée & |’em- 
pereur, on placait auprés de lui une institutrice d’un genre tout par- 
ticulier ect que, faute d’une meilleure expression, nous appellerons 
un « professeur de conjungo ». C’était une -vicille femme que ce 
professeur, une femme expérimenteée, et elle devait étre congédiée 
4 l’époque de l’union de l’cmpereur avec la nouvelle impératrice. 
En rappelant ce détail de mceurs, nous ne donnons qu'une partie, 
une faible partie, de ce que raconte notre yoyageur. S'il faut len 
croire, cette vicille femme eut pour Suecesscur, quelque temps. 
avant le mariage, deux autres femmes également vieilles, tesquelles 
entrérent simultanément en fonctions, et ces deux vicilles furent 
remplacces 4 leur tour par deux jeunes filles, puis par quatre. Mais 
il n’est pas sir que l'éducation de )’cmpereur Tong-Ché ait ete 
poussée aussi loin que cela dans cette direction. 

Les commentaires que suggtrent de telles mceurs sont ici super- 
flus. Ce que l'on peut dire, c’est qu’en matiére de mariage, comme 
dans tous les actes de sa vie, un empereur de la Chine est soumis 
4 des régles bien plus faites pour rabaisser l’dme que pour l’élever, 
et pour anéantir l’homme dans l’empereur, que ‘pour toute autre 
fin. I] ne reste plus que idole, que le fétiche, esclave lui-méme des 
régles en question, en attendant d'cen étre éventuellement la victime. 
«La position de l’empereur de la Chine est tout ce qu’il y a de plus 
exceptionnel. Il vit 4 part et existe dans des conditions telles, que 
sa vie et sa destinée sont séparées de Ja vie et de la destinée de 
tous les étres vivants. Tout ce qu'il fait, et la conduite de tous ceux 
qui l’entourent, sont strictement définis dans un code énorme de 
cérémonies. Tous les événements se rattachant 4 l’empereur, tous 
ses actes, depuis sa naissance jusqu’a sa mort, tout est réglé d’a- 
prés cette autorité, que l’on dit se composer de deux cents volumes. 
Un empereur de la Chine vit tellement 4 part, que ses sujets le dé- 
signent, entre autre titres, par celui de « Prince solitaire ». On dit 
de lui qu’il est aussi « isolé qu’un Dieu ». Il est servi dans l’inté- 
rieur.de son palais comme un vrai fils du ciel, mais il est toujours 
seul, il n’a pas de compagnon, pas d’amis. Son isolement cst inin- 
terrompu. Il ya de soi que, hormis ses serviteurs, personne ne 
peut V’approcher. Il a été impossible jusqu’é présent d’obtenir 
l'image photographique d’un empcreur de la Chine. Le cas n'est 


LE MARIAGE DE L’ENPEREUR DE LA CHINE. 405 


pas prévu dans les deux cents volumes d’étiquette d’ancienncté im- 
mémoriale. Aprés tout cela, qui peut dire quel est le caractére réel 
du chef supréme de tous les empercurs et rois de la terre ? 

M. Simpson a essayé de recueillir quelques informations au sujet 
du caractére de Tong-Ché, et il a trouvé que ce qui avait trans- 
piré au dela de l’enceinte impériale ne lui était pas favorable. A 
tort ou 4 raison, les Chinois croyaient leur empereur d'une intel- 
ligence médiocre, lent 4 apprendre et peu versé dans l'étude des 
classiques que tout garcon, sans en excepter le fils de l’empereur, 
doit graver dans sa mémoire. 

Comme la fiancée de Tong-Ché avait été élevée dans sa famille, 
sous les yeux de tout le monde, on avait plus d’informations sur son 
compte. On la disait capable de bien écrire dans sa languc, — ce 
qui n’est pas un talent commun chez les femmes de son pays, — et — 
profondément versée dans la littérature chinoise. On pense que ce 
sont ces avantages qui lui valurent la préférence dans le concours 
d'émulation de six ou sept cents jeunes filles dont nous avons parlé. 

Les deux impératrices régentes, celle de l’Est et celle de 1’Quest 
se sont fait une bonne réputation par leur habile gestion des affaires 
publiques pendant les six années de la minorité du prince. Six an- 
nées ! I] parait qu’en Chine l’accord peut exister autant de temps 
que cela entre deux femmes. De l’impératrice de l'Est, impératrice 
douairiére, on disait qu’elle était aimable, de maniéres tranquilles 
et quelle menait une vie trés-retirée. On disait, au contraire, de 
l'impératrice mére qu'elle était un peu évaporée, d’un caractére 
emporté et qu’elle aimait beaucoup le faste. = a | 

Telles étaient les opinions toutes faites qui circulaient 4 Péking 
sur Tong-Ché et Ah-liou-té, et sur les deux impératrices régentes. 
Autant de a dit-on ». 


Itt 


Cependant le jour du mariage de Sa Majesté Céleste approchait, et 
M. Simpson, aux abois, suppliait la Providence de lui fournir quel- 
que moyen d’assister aux solennités nuptiales sans trop s’exposer 
aux chances de courir au devant de désagréments certains. En 
attendant, il prenait des notes de sa plume entiérement libre, et 
quant a son crayon, il l’employait 4 dessiner tout ce qui pouvait se 
dessiner sans courir le risque d’étre conduit au poste. C'est ainsi 
quil croqua, — au milieu d’une foule tumultueuse de Chinois 
curieux, mais bienveillants, — la demeure privée d’Ah-liou-té. 





£04 LE.MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 


La légation britannique est, de par les exigences du gouverne- 
ment chinois, et ainsi que toutes les autres légations, située dans 
le quartier affecté aux ambassadeurs des puissances tributaires, 
lors de Ieurs visites. M. Simpson avait beau dire au représentant de 
la reine qu’il était venu, 4 l’occasion du mariage de Tong-Ché, faire 
hommage de son crayon et de sa plume au jeune empcreur, et qu'il 
écrirait et dessinerait quand méme, |’héte de notre journaliste gou- 
tait peu sa raison. Avec une obstination britannique, il le sommait 
de renoncer & son projet, et M. Simpson, avec une obstination de 
méme origine et d’égale force, répliquait qu'il n’en ferait rien. 
Mais comment il s’y prendrait pour enfreindre la prescription im- 
périale, il l'ignorait lui-méme. Comme i! intriguait de droite ct de 
gauche, la Providence vint 4 son secours. ll n'était que temps. Elle 
vint & son secours, — est-il besoin de le dire? — sous la figure 
d’unc femme. I] n’y a pas comme les femmes pour tirer un homme 
d’un mauvais pas! La dame en question était mistress Edkins, 
femme du chef de la London missionary society, 4 Péking. Cette 
dame tenait une école de petites Chinoises. Gomme, par ses occupa- 
tions, elle s’était fait des amis en ville, elle connaissait certaine 
boutique d’ot elle se flattait qu’elle pouvait assister au défilé du 
cortége ct elle ne demandait pas mieux que de faire partager ce 
plaisir défendu & quelques-uns de ses compatriotes. « Elle savait le 
chinois, était adroite et déterminée », et M. Simpson pensa qu'il ne 
pourrait mieux rencontrer. Il accepta donc l’offre que lui fit cette 
dame de se laisser conduire le moment venu. 

A certains préparatifs qui eurent lieu sur ces entrefaites dans le 
quartier par ot devait passer le cortége impérial, on cut bientét la 
preuve que le moment décisif était proche. On fit choix de certaines 
rues conduisant de la demeure d’Ah-liou-té au’ palais impérial, on 
égalisa le milieu de la voie et on la recouvrit de sable jaune. Le 
jaune est la couleur impériale de la Chine. « Pendant une semaine 
on vit passer tous les matins, le long de cette voie, ce que les étran- 
gers de Péking appelaient le ¢rousseau de la nouvelle impératrice. » 
Le fait est que tous les objets qui passaient par la étaient des pré- 
sents qui arrivaient de toutes les parties de l’empire. Ces présents 
consistaient en chiffonniéres, lavabos, chaises, gobelets, vases, 
petits plats de jade et toutes sortes d’articles d'argent et d’or. Les 
mémes objets étaient portés sur des tables jaunes, ov ils étaient 
diment fixés afin de décourager l’esprit d’entreprise et d’annexion 
de la partie la moins honnéte de la population chinoise. 

Un jour ou deux avant la célébration du mariage, on ferma 
l’entrée de toutes les rues ct ruelles qui, sur une longueur de deux 
ou trois milles aboutissaient 4 la voice jaunie. Des bambous étaient 





LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE. 403 


plantés en terre, qui, au dernier moment, devaient supporter des 
rideaux. 

En Chme, un mariage cst accompagné d’une interminable série 
de cérémonics. Pour commencer, le futur envoie une chaise ou pa- 
lanquin 2 la demeure de sa fiancée, et cette chaise reste devant 1a 
porte un temps plus ou moins long. Cette station est de grande im- 
portance, attendu que le mariage en tire presque toute sa validité. 

Aussitét que la fiancée atteint la demeure de son époux, ils 
s'asseyent l’un a cété de l’autre et se mcttent 4 boire du vin dans 
des tasses qui sont mises en communication par un ruban rouge. 
Tandis qu’ils boivent, les nouveaux époux échangent a plusieurs re- 
prises les tasses. Apreés la libation du vin, vient celle du thé; puis 
suit un solide repas. Les nouveaux mariés adorent le cicl et la terre 
et pratiquent ensuite le culte des ancétres. Les libations, les repas, 
les adorations, la visite des parents et des amis, tout cela dure plu- 
sieurs jours consécutifs. C’est un long programme pour de simples 
mortels : que l’on juge d’aprés cela ce que doit étre le mariage d’un 
empercur ! 

Un jour ou deux avant la célébration, trois princes de la famille 
impériale se rendirent au temple du ciel pour y brdler de l’encens, 
faire des sacrifices sur l’autel et y déposer de riches offrandes. Ils 
informérent le ciel que celui qui occupait le trone du dragon allait 
épouser la sage, vertueuse et intelligente Ah-liou-té, le nouveau 
phénix. 

Le dragon est le symbole de !’empereur et le phénix celui de 
Pimpératrice ; d’ou il suit que tout le cérémonial s’appelait en lan- 
gage officiel, l’union du dragon ct du phénix. 

Le 16 octobre fut fixé pour la célébration du mariage. C’était 
plus exactement dans la nuit du 15 au 416 qu’il devait avoir lieu. 
Ainsi avait décidé dans sa sagesse le conseil des rites et cérémo- 
nies aprés une longue étude du ciel. Cette nuit-la il devait y avoir 
pleine lune. Dans le cours de la journée du 45, l’empereur envoya 
en grande pompe 4 sa fiancée une tablette d’or, démarche qui était 
la reconnaissance formelle d’Ah-Liou-té comme impératrice. 

Ordinairement, c’est une feuille de papier rouge avec les noms, 
4ges, et autres détails relatifs aux futurs époux, en caractéres de 
couleur, qui est envoyée a la fiancée. En méme temps que la tablette 
farent envoyés aussi le sceptre ect le sccau. Ces trois objets furent 
placés dans yn char appelé le char du Dragon. Un peu plus tard 
partit du palais impérial pour la demeure d’Ah-liou-té la chaise 
du phénix. Cette chaise fut escortée en grande pompe. A la téte du 
cortége marchaient plusieurs princes mongols appartenant a la 
famille impériale ; tous avaient revétu leurs plus beaux costumes. 


406 LE MARIAGE DE L’EMPEREOR DE LA CHINE. 


Trente chevaux blancs, harnachés de jaune et d’or suivaient immé- 
diatement aprés. Le cortége se composait principalement de ban- 
niéres et detrés-hautes ombrelles, a trois rangs de falbalas, presque 
des tentes, car, 4 en juger d’aprés le dessin qui accompagne le texte 
de Meeting the sun, elles pouvaient chacune abriter une douzaine 
de personnes. Sur ces ombrelles, que l'on peut comparer pour la 
forme a des gobelets renversés, étaient brodés 4 foison l’inévitable 
dragon ect le phénix. Il se trouvait aussi dans le cortege, comme 
objets de pompe, d’énormes éventails ronds, carrés, en forme de 
coeur, enfin dé toutes les formes imaginables, portés au bout de 
longues perches. D’autres perches, peintes en rouge, étaient sur- 
montées de grosses boules dorées 4 cdtes de melon; venait ensuite 
le dais impérial ou ombrelle du dragon jaune, et ce dais était suivi 
de la chaise de la fiancée, chaise toute tapissée de sole jaune et 
surmontée d’un ornement assez semblable 4 une couronne royale. 
‘Quatre énormes flots de soie suspendus aux angles étaient la seule 
décoration de cette chaise. Enfin, le cortége était terminé par quel- 
ques charrettcs communes, telles qu’on les voit dans les rues de 
Péking, et fermé par un corps de cayvalerie. On pense que ces char- 
rettes étaient destinées. aux gens de la maison d’Ah-liou-té. 

Les femmes du second rang devaient étre transportées au palais 
le lendemain matin dans de brillants chariots peints en jaune. Au 
contraire de la future impératrice qui devait étre introduite par la 
porte de la Dynastie, autrement dite de la Pureté, ces dames ne pou- 
vaient entrer que par une porte hiérarchique d’un degré inférieur, 
et comme clandestinement. 

Le bruit sourait que le cortége impéria! quitterait la demeure de 
la fiancée le 15 & minuit, de maniére a arriver au palais vers deux 
heures du matin. Le fait est qu’il se mit en marche vers onze 
heures. 

La petite troupe de conspirateurs inoffensifs dont notre voyageur 
faisait partie arriva 4 son poste vers neuf heures. Elle se compo- 
sait de six ou sept personnes. Il est 4 supposer que tous s’étaient 
affublés de vétements chinois, bien que M. Simpson n’en dise rien. 
Une vieille chinoise leur servait de guide. Le poste d’observation 
était une misérable boutique ot se fumait l’opium ; elle faisait le 
coin de la voie jaunie et d'une étroite ruelle. Dans cette ruclle, et a 
peu de distance du rideau qui masquait la grande voie, se trouvait 
une porte par laquelle la troupe devait entrer dans la boutique. La 
proximité de cet obstacle avec ses gardiens ne laissa pas que d’ins- 
pircr quelques inquiétudes 4 tout le monde, pourtant on parvint 4 
franchir la porte en question sans mésaventure. 

M. Simpson raconte qu'il trouva beaucoup de monde a l’intérieur 


LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 407 


de la boutique, mais tout ce monde était dévoué au chef aventureux 
de la petite troupe, mistress Edkins. Les réfractaires vont s’asseoir 
dans larriére-boutique, parce que le devant était rempli de fu- 
meurs d’opium, et ils se mettent 4 boire 4 petits coups des tasses 
de thé. Comme ils buvaient, ils voyaient de temps 4 autre quelque 
fumeur se glisser au dehors par la porte latérale. Enfin, le moment 
vint o¥ ils purent passer de l’arriére-boutique sur le devant. Chemin 
faisant, ils traversérent une chambre dans laquelle deux ou trois 
hommes étendus de tout leur long, sur des paillassons, aspiraient 
la fumée de la drogue délétére ; ces hommes ne prirent pas garde 
aux nouveaux venus. La boutique donnant sur la grande voie était 
plongée dans une obscurité compléte ; les fenétres qui tenaient lieu 
de devanture étaient faites de papier mince collé sur un encadre- 
ment de bois. Chacun des réfractaires fit avec son doigt un trou 
dans le papier et put voir distinctement tout ce qui était visible 
par un beau clair de lune; c’est-a-dire les fagades basses ct som- 
bres des maisons, ¢& ct 14 quelques Janternes en guise d’illumina- 
tion, et de distance en distance, des gardiens ou des soldats isolés 
et inactifs. Comme toutes les boutiques étaient fermécs et qu’on he 
voyait poindre de lumiére nulle part, l’ensemble du tableau avait 
un air rien moins que gai. La voie nouvellement ménagée au mi- 
lieu de la rue avait regu dans la matinée une addition de gravier 
assez jaune pour pouvoir étre considéré comme étant d’une teinte 
parfaitement impériale. « J’éprouvais une sensation étrange, dit 
M. Simpson, en me trouvant avec une seule feuille de papier, — et 
cette feuille avec un trou au milieu, — entre moi et cette avenue 
si bien surveillée. Je pouvais entendre parler les gardes dont quel- 
ques-uns étaient assis jusque sous notre nez. Nous prenions tous le 
plus grand soin de ne pas faire le moindre bruit et nous chucho- 
tions aussi bas qu’il est possible, quand, 4 notre horreur, nous _ 
vimes un porte-drapeau s‘approcher de la porte. La porte s’ouvrit 
et ’homme entra, ses habits frélant les miens. Il ne regarda ni a 
droite ni 4 gauche, mais passa dans l’arriére-boutique sans s’ar- 
réter. Ce ne fut qu’au bout d’un moment que je sus ce que tout cela 
signifiait. Cet homme, comme les autres gardes, avait été de piquet 
lout le jour. Accoutumé, comme le sont les Chinois, 2 sa pipe 
d’opium dont il avait été privé jusqu’alors, il venait gouter secréte- 
ment un plaisir imposé ‘par I"habitude. Les gens de la boutique 
dirent qu’il ne nous dénonccrait pas, lors méme qu'il nous aurait 
remarqués, par cette raison qu’il avait commis lui-méme un délit 
en entrant, ef qu’en nous dénoncant il serait son propre accusa- 
teur. D’autres gardes vinrent successivement pendant la soirée et 
sortirent ensuite, et il me sembla qu’ils portaient tous la téte basse 


108 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CAINE. 


en hommes qui désiraicnt ne point voir, ni étre vus en passant. 
Comme nous étions dans l’attente du cortége un incident vint nous 
rappeler vivement au sentiment de notre situation. fl parait qu’un 
garde-poste de l’autre cété de la rue était endormi, lorsque vint 4 
passer une ronde de mandarins 4 cheval. Le pauvre diable fut dé- 
couvert, et il se fit aussitét un vacarme infernal. Nous entendimes 
parler et crier 4 la fois une douzaine de personnes, et le malheu- 
reux, 4 qui il n’avait manqué peut-étre que la pipe d’opium pour 
faire complétement son devoir, recut incontinent la bastonnade. Ce 
que notre sort eut été si ces mandarins nous eussent découverts, je 
ne puis vraiment le dire. » M. Simpson ajoute que cet épisode avec 
Paccompagnement des porte-banniéres, qui ne faisaient qu’entrer 
et sortir, eut pour effet de troubler un pcu le sentiment de leur 
sécurité 4 tous; cc qui se comprend. Cependant, quand un man- 
darin passait avec quelques cavaliers pour inspecter la voie, s’as- 
surer que tout était bien gardé et qu'il demandait aux hommes 
postés devant ta boutique s‘ils étaient bien sirs que personne ne 
regardat, ils ne pouvaient s’empécher de rire en entendant ceux-ci 
répondre : « on n’oserait! » e 
Peu a peu les groupes de cavaliers devinrent plus fréquents ct 
enfin on vit se montrer la téte du cortége. La lune s’était voilée de 
nuages, et, 4 sa clarté blafarde, les chevaux blancs et la banniére, les 
hautes ombrelles et les larges éventails commencérent de défiter 
sans bruit, semblables 4 des ombres spectrales. Deux cents lan- 
ternes cnviron, de couleur, portées par autant d’hommes, et toutes 
décorées de la devise « bonheur », passérent ensuite, puis vinrent 
la tablette d’or, le sceptre ct le sceau, suivis du baldaquin impérial 
et de la chaise de la fiancée. On pouvait supposer que cette chaise 
était occupée par Ah-liou-té, mais non l’affirmer; car, ainsi qu'il a 
déja été dit, elle était soigneusement fermée de toutes parts. En re- 
vanche, on pouvait voir que cette chaisc était portée par deux 
groupes de scizec hommes dispos¢s sur quatre rangs de quatre hom- 
mes. A cété de la chaise marchait un grave personnage tenant unc 
petite baguette enflammée. Cet homme était un des fonctionnaires 
du bureau des rites, et la baguette, baguette sacréc, telle qu’on en 
brile sur les autels,,était marquée d’entailles destinées 4 mesurer 
le temps et a régler le pas du cortége. Il était de la plus grande im- 
portance que la future impératrice arrivat au palais au « moment 
fortuné » qui avait été fixé depuis bien des jours, et le baton sacré 
tenait lieu de montre. -_ 
Le cortége avait 4 peine fini de passer que les porte-banni¢res as- 
- siégérent en foule la boutique : ils venaient fumer leur opium. Mais 
avant que la porte fut ouverte les étrangers repassérent dans l’ar- 


LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE. LA CHINE. 409 


riére-boutique, prirent une derniére tasse de thé et décampérent- 
Les rues de Péking étaient tranquilles et déseries, ce qui était une 

| preuve gue peu de gens étaient sortis de chez cux et avaicnt osé en- 
freindre interdiction impériale. 

Pour le reste des cérémonies, notre journaliste n’est plus qu’un 
historien par oui-dire, mais, il se peut, correctement informe. Nous 
ajouterons donc d’aprés lui que la chaise de la fiancée, aprés avoir 
franchi la porte de la Dynastie et traversé nombre de cours portant 
toutes des noms plus ou moins sonnants, fut introduite dans la salle 
du trine. Un héraut fit alors cette proclamation : « Les ordres de 
sa sacrée Majesté sont exécutés, » et les deux impératrices de |’Est 
el de ’Quest vinrent recevoir la fiancée. Nous n’entrerons pas dans 
le détail de cette réception, mais une circonstance digne d'étre natée 
cest que l’empereur dormait en ce moment. Il était minuit. On.a 
beau étre fils du cicl, on.n’en est pas moins homme, et, comme tel, 
sujet au sommeil; et, 4 minuit, il est excusable de dormir, surtout 
quand, habituellement, on donne audience dés la cinquiéme heure 
du matin, ce que Tong-Ché avait peut-étre fait ce jour-la méme, 
comme d'habitude. 3 

Les quatre jeunes filles qui devaient étre les femmes de second 
rang de l'empereur furent introduites dans le palais impérial le 
lendemain méme du mariage, du moins on le soupconne. Les portes 
s ouvrirent pour les laisser entrer, mais se fermérent pour toujours 
sur elles. Méme la mort de l’empereur ne les délivre pas. Dans ce 
cas, les femmes de second rang, — et peut-¢tre en est-il de méme 
des autres, — sont transportées dans de cerlaines résidences ou 
elles sont gardées aussi étroitement que du vivant du prince. Il n’y 
a pas de doute, comme le dit M. Simpson, que la perspective 

éventuelle de cette séquestration perpétuelle est une des principales 
causes dela répugnance générale, parmi les jeunes filles, 4 faire 
partie de la maison, disons le mot, du harem de l’empereur. 


TV 


| Malgré le sentiment de curiosité qu’éveille ce récit, tel qu'il est | 
| fait par M. Simpson, du mariage de l’empereur Tong-Ché, nous 


' eoyons que mous Naurions pas entrepris de rendre cempte 4 notre 
: tour de ce xoariage, si le caractére qu’il présente ne fournissait 


410 LE MARIAGE DE L'RMPEBEUR DE LA CHINE. 


matiére & quelques réflexions, s'il ne portait quelque enseigne- 
ment avec lui. Telle que nous venons de la donner, c’est-d-dire en 
raccourci, nous nous flattons que la narration de ce martage peut 
servir a mesurer la distance qui sépare la civilisation chinoise de la 
civilisation européenne et a faire ressortir leurs contrastes. 

On conviendra qu'il est difficile d'imaginer quelque chose de plus 
puéril, de plus grotesque, de plus suranné que'les pormpes du ma- 
riage de l’empereur Tong-Ché. C’est bien avec raison que M. Simp- 
son dit : « Le récit en appartient aux derniéres pages de I’histoire, 
et pourtant il a ]’air d’en étre une des plus anciennes, » Eh bien, 
cette impression d’enfantillage, de.bizarrerie, de vétusté, que vous 
laisse la description des fétes nuptiales du fils du ciel est celle que 
l’on rapporte de l’examen de la société chinoise tout entiére. Quand 
on a lu Je récit que M. Simpson fait des. moeurs des Chinois et de 
leur gouvernement, on arrive 4 celte conclusion que la Chine est 
une antiquaille poudreuse, vermoulue, s'effondrant de toutes parts, 
et que la célébration du mariage-de.Tong:Ché est une image fidéle 
de la condition sociale de ce pays. Mais on vient a sourire quand on 
vous rappelle que cette ruine vivante a non-seulement la prétention 
d’avoir la vie bien dure, mais encore d’en remontrer au monde en- 
tier en fait de savoir et d’industrie. : 

La civilisation chinoise semble avoir fait son temps. Minée par la 
corruption des classes gouvernantes, elle croule de tous cétés. Les 
fonds affectés aux travaux publics, .4.l’entretien des. routes, des 
ponts, des canaux, ne recoivent plus leur destination; les percep- 
teurs d’impéts se livrent 4 dcs exactions de vainqueurs en pays con- 
quis. Les villes les plus grandes se. changent en villages, ressem- 
blant assez 4 ces fruits mal venus dont le noyau desséché n’occupe 
plus qu’un coin de la coque. Les remparts de ces villes jadis floris- 
santes se lézardent et s’effrient en monceaux de briques qui jon- 

-chent le sol. Ce qu’on voit de plus vivant et en plus grand nombre 
dans ces villes, ce sont des troupeaux de porcs et des bandes de 
chiens. Voila ov en est la société chinoise dans les villes. Et pour- 
tant ce pays, qui semble faire retour vers la vie nomade, vers 
la barbaric, non-seulement n’est pas illéttré, mais il est instruit, i 
honore les lettres et ceux qui les cultivent peut-étre plus qu’au- 
cune autre contrée au monde. En passant 4 travers les rues de 
Péking et de n’importe quelles villes de la Chine, on rencontre 
des troupes de petits garcons se rendant a l’école avec un paquet 
de livres au fond d’un sac de toile bleue ; on voit dans les plus mo- 
destes boutiques une tablette, un baton d’encre et des pinceaux 
pour écrire et caleuler, et probablement, dans la boutique, i) se 


LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE. 41% 


trouve quelqu’un occupé 4 prendre des notes de commerce. Si on 
jette les yeux sur les enseignes de ees mémes boutiques, on a une 
preuve de plus de Ja culture d’esprit du peuple, et. non-seule- 
ment dans les villes, mais encore dans les plus petits villages. Ces 
enseignes portent des inscriptions ot se trouvent combinés avec 
bonheur la littérature fleurie du pays avec le boniment du commer- 
gant. Telle boutique s’appellera le « Magasin de thé des principes 
eélestes »; telle autre : « Les neuf félicités prolongées. » Voici la 
« Boucherie du crépuscule matinal » et voila la boutique de char- 
bon: « Fontame de beauté. » Une autre preuve encore de l’es- 
time dans laquelle les Chinois tiennent les lettres, c’est- que, chez 
eux, tel empereur est aussi célébre et sd mémoire aussi honorée 
parce qu'il cultivait ou protégeait les lettres que, dans un pays 
étranger, le souvenir de tel prince qui ‘aurait remporté dix vic- 
toires. : 

Avec tout cela, le Chinois est ignorant. Toutes les fleurs de-sa 
rhétorique ne suppléent pas & l'absence de connaissances solides. 
Il s’en tient & ses classiques : Gonfuctus et Mencius, il ne sort pas de 
la. Les littératures étrangéres, il les méprise souverainement, et 
rien n'est plus éloigné de son esprit que l’envie de s’y initier. Ajou- 
tez 4 ces défauts d’esprit que le Chinois n’a aucun moyen de savoir 
ce qui se passe a l’étranger et ne s’en soucie guére. il ne voyage 
pas. fl n’a qu’un journal, et ce journal, la Gazette de Pékin, desti- 
née principalement aux fonctionnaires, ne contient que des édits 
du prince et des réponses & des pétitions de ses sujets. Cette igno- 
rance générale contribue, plus encore que Ja corruption des man- 
darins, & la décadence et 4 Ja faiblesse du pays. fl s’en suit que les 
Chinois, peuple et gouvernement, sont pétris d’orgueil et de pré- 
somption, c’est-a-dire sur la voie qui méne le plus sdrement les 
nations 4 leur perte. 

Le chef de l’empire du Milieu a la prétention ridicule, puérile, de 
ne pas reconnaitre d’égaux sur le tréne des autres Etats. Il n’ya de 
grand et de souverain que la Chine, et toutes les autres puissances 
he peuvent étre que des puissances tributaires. Le gouvernement 
chinois soutient cette prétention comme si son existence y était 
engagée. C’est sa maniére a lui de se donner du prestige aux yeux 
des populations. Forcé, par le traité de paix de paix de 1860, d’ad- 
mettre 4 Péking des représentants des puissances étrangéres, il leur 
a assigné un quartier qui est spécialement affecté, lors de leurs vi- 
sites, aux envoyés des princes tributaires ; et c’est dans ce quartier 
oi élisent domicile les envoyés de Formose, des iles Lou-Chou, de 
la Mongolie, que se trouvent situées toutes les légations d’Europe et 


442 LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE. 


d’Amérique. Lorsque, en 1793, lord Macartney se rendit 4 Péking, 
avec des présents du roi d’Angleterre, les mandarins placérent sur 
son bateau un pavillon avec cette inscription en caractéres chinois - 
« Ambassadeur apportant le tribut du pays d’Angleterre. » 

Il en est des Chinois en particulier comme de leur gouvernement. 
Entre autres faits, M. Simpson en rapporte un qui est bien marqué 
au coin de l’esprit national: ils étaient plusieurs Anglais 4 regarder 
une brouette d’une forme particuliére, lorsque l’ouvrier qui venait 
de la poser s’approche et leur dit d'un ton que l’on devine: « Hein ! 
yous voudriez bien avoir des brouettes comme cela dans votre pays 
d’Ymghili! » 

Ce que la Chine pourrait vivre, ou micux, aurait pu vivre encore 
d’années ou de siécles livrée absolument a elle-méme et entiére- 
ment vierge des attouchements de l’étranger, c’est ce que nous 
laissons 4 décider aux hommes qui ont plus que nous I’habitude de 
tater le pouls aux peuples. Mais ce que nous pouvons dire, sans 
crainte de tomber dans |’crreur ou l’exagération, c'est que la civili- 
sation chinoise est pour tout de bon en présence de la civilisation 
chrétieane, et que la premiére des deux sera infailliblement enta- 
mée, sinon remplacée par l'autre. Ce n’est qu’une affaire de 
temps. 

Les deux civilisations sont maintenant face 4 face sur les fron- 
tiéres seulement; mais ce qui se passe 14 donne une bonne idée de 
ce qui se passerait sur toute la surface de l’empire, si les Européens 
y avaient leurs coudées aussi franches que dans les ports ouverts. 
Si le gouvernement chinois venait & changer de politique intérieurc 
et a laisser Ile champ libre 4 ces Européens qui sur la frontiére fré- 
missent de colére, dans leur impuissance & « civiliser » la Chine, le 
pays se couvrirait immédiatement de chemins de fer, les canaux et 
les riviéres de batiments 4 vapeur; les machines se substitueraient 
partout au travail manuel. La Chine, en un mot, se ferait a l'image 
de l'Europe moderne. Mais serait-ce pour son bonheur? C'est une 
autre question qui découle naturellement de la premiére, et nous 
croyons, avec l’auteur de Meeting the Sun, que, sous ce rapport, 
les Chinois auraient peut-étre plus 4 perdre qu’a gagner 4 V’intro- 
duction de notre civilisation, telle que, l'Angleterre ouvrant la 
marche, nous I’avons faite en matiére d’industrie ct de commerce 
depuis le commencement de ce siécle. M. Simpson a vu les Chinois 
au travail dans les villes et les villages, et il pense que leur sort est 
bien préférable a celui des ilutes entassés dans les manufactures 
sataniques de Manchester. Comme en Angleterre (c’est notre voya- 
geur qui le dit), on verrait s’élever des fortunes colossales sur la 


LE MARIAGE DE L'RMRERRUR DE LA CHINE. 415 


ruine du travail individuel, et le capital et le travail se déclarer la 
erre. | 

ae civilisation tonranienne de la Chine a donc ses mérites, 
comme la civilisation aryenne de |’hurope’a ses bons cétés, et si on 
les pesait toutes deux dans la balance, il n’est pas sir que ce fut 
celle-ci qui ’emportat sur l'autre. Mais cette derniére est 1a plus 
forte, la plus noble des deux, et voila pourquoi elle finira fatale- 
ment par prévaloir. « Que les machines que produisent 1’Europe 
etles Etats-Unis doivent étre bénies.ou ‘maudites, dit notre journa- 
liste-voyageur, il sera moralement impossible a la Chine de leur ré- 
sister. Les lettrés, les mandarins souléveront autant' d’obstacles 
quils voudront sur son chemin, la machine finira par en venir a 
bout. Déja il y a bon nombre de navires & vapeur dans certains 
ports, et les Chinois préférent ces vapeurs 4 leurs jonques. L’armée 
chinoise est encore arméc, en grande partie, d’arcs, de fléches, et 
autres engins du méme genre; mais, pendant la guerre contre les 
Taepings, bon nombre de soldats impériaux recurent le vieux fusil 
de munition 4 silex, et comme on sait en haut lieu quelque chose - 
de son infériorité, on a ouvert, sous la direction d’Européens, des 
manufactures of on produit, au moyen de machines, des carabines 
Remington. De méme, le gouvernement chinois a fait construire 
une frégate 4 vapeur 4 hélice, et d’autres sont sur Ie chantier. 
Toutes ces innovations sont dues 4.Li-Hang-Chang, gouverneur de 
la province de Pechili, homme de progrés. Mais ce mandarin est 
une exception parmi les hommes de son rang, et ses efforts pour 
résister aux étrangers par l'emploi des moyens qui font leur force 
restent isolés. 

Pour en reyenir a nos prémisses en téte de ce chapitre, la Chine 
a cessé d’étre un Etat robuste et sain, et elle n’est plus que l’ombre 
de ce qu'elle fut autrefois. Rien ne la résume mieux, ne la fait 
mieux comprendre, que le récit des pompes singuliéres du mariage 
de Tong-Ché. Qu’est-ce que ce cortége d’ombres qui défile au clair 
de lune? Est-ce une procession carnavalesque, avec des effets de 
lanterne magique, ou bien est-ce un erterrement ot a été évoqué 
tout ce qui peut s'imaginer de plus fantasmagorique? Qui se dou- 
terait, excepté les initiés, que l’on porte une fiancée 4 son futur 
époux? Cela a vraiment bien plus lair, en dépit de tant d’ombres 
chinoises, des funérailles de quelque grand supplicié. Ce cortége 
éveille l’idée du cimetiére bien plus que celle de la chambre nup- 
tiale. 

Ce que les pompes du mariage de Tong-Ché sont 4 des pompes 
royales en Europe, la civilisation chinoise l’est & notre civilisation : 
ce sont deux anachronismes. 

10 Janvizn 1876. 8 


114 LE MARIAGE DE L’BMPSREOR DE LA CHINE. 


Malgré ses défauts.ct ses vices — et ils sont nombreux — ce qu’on 
ne peut contester 4 la civilisation européenne, c'est la vie, l’acti- 
vité, énergie. Si on a un grand reproche & lui faire, c’est d’aveir 
trop le diablé au corps. Au contraire, la crvitisation chinoise ne 
snegere que trop seuvent l'idée de décadenee e de mort. 


’ f 
rr ne) re ae 


Le, livre dq M..Simpaon était écrit et publid, lorsqu’on'a appris ja 
mort de:lempereyr Tong-Ché. Quieanque prendra la peine de rap- 
procher,ces tyais termes : vingt ans, intelligence bornée, harem de 
cent vingt femmes; me-sera pas surpris deila fia, prématurée.du Fils 
du ciel. Lors méme.que le harem, n’adt encore été que de la moitsé 
ou. du. quart de ca chiffre de cent,vingt, le résultat du rapproche~ 
ment des trois termes n "aurait guére été modifié. Il est probable que 
le successeur de Tong-Ché est unm jeune homme, plus probable en- 
core qu’'il.est gargon, et ne tardera-pde A se mdriex, et.tout & fait. 
certain qu’il ne. sera pas changé ug iofa;au cérémonial du magiage. 
Il s’ensuit que ce qu’pn vient de lire ne s’applique pas. seulement & 
up mort, mais 4 un‘viyanf, et que ce fravail conserve tont entier 
son caractére d’actualildé., Ik y a méma.plus : outre que e'est une 
degeription fiddle, détailléa, minuticuse ‘(surtout sj Pon a recourse. 
au livre de M. Simpson), du mariage de Pempereur défunt, c-est'ua 
récH par anticipation, et, magré cela,. ees du futur ma- 
riegs.de l’empereur actwel de la Chine. 








L ANGLICANISME 


SES CARACTERES, SES PHASES ET SES TRANSFORMATIONS 


La lutte religieuse inaygurée par le Public Worship regulation 
Act‘, séwit toujours chez nos voisins. et rien ne fait prévoir qu’elle 
soit prés de se calmer. Aussi l’apinion publique en suit-elle les 
phases avec une anxiété toujours croissante, ct, malgré les préac- 
cupations que des complications politiques naissantes inspirent a 
la nation anglaise, elle ne détourne pas son attention du monde re- 
ligieny , elle. se passionne, aujourd'hui comme hier, pour ces que- 
telles qui sembleraient devoir élre. reléguées au second plan, et 
elle trouve encore, au milieu des pensers sérieux qui l’absorbent,, 
des loisirs pour agiter de simples questions de rituel. 

Nous voici, du reste, arrivés 4 un moment crilique et solennel. 
La cour créée par la législation antiritualiste de ]’avant-derniére 
session parlementaire va entrer en fonctions ces jours-ci, et beau- 
coup de personnes se demandent avec inquiétude s'il en sortira 
quelque chase de bon. Al’instant méme ou nous écrivons ces lignes, 
le nouveau juge, lord Penzance, prend place & son tribunal, et elles 
n’auront pas paru que peut-¢tre il aura déja rendu sa premiére dé- 
cision. 

On concoit donc aisément que lopinion anglaise suiye d’un ceil 
aftentif les débats de. l’affaire, et il faut bien dire, du reste, que le 
procés qui se juge est admirablement choisi pour piquer la curiosité 
publique: le révérend C. J. Ridsdale, incumbent de Saint-Pierre 4 
Folkestone, a su,.par son zéle el parses exemples, ramener au christia- 
nisme la population déshériiée de ce petit port de mer. Tout le monde 
le reconnait, et des journaux sans attache religieuse rendaient, ces 
jours derniers, hommagea ses vertus. Sa paroisse a profesté presque 


! Correspondant du 25 septembre 1874. 








116 L’ANGLICANISME. 


en entier contre la persécution dont il est l’objet et néanmoins on le 
traduit devant un tribunal, 4 la demande d’un boulanger, d’un cor- 
donnier et d’un aubergiste, paroissiens de rencontre, soudoyés par 
une société persécutrice, la Church association '. 

Et ce qui augmente l’intérét qu’excite cette cause, c’est que ce 
proces a tout |’air d’une vengeance personnelle et d'une vengeance 
partic de haut. Voici pourquoi : 

Le primat d’Angleterre fit attaquer d’office, il ya deux ans, les 
churchwardens* du révérend Ridsdale, par M. Lee, son secrétaire, 
& propos d’un chemin de croix qu'il prétendait ¢tre illégal. L’af- 
faire fut portée d’abord devant la cour de l’archevéque de Can- 
torbéry, et l’archevéque fut naturellement vainqueur. On edt été 
surpris, s'il en avait été autrement, car l’anglicanisme ne nous a 
pas habitués 4 beaucoup d’abnégation épiscopale. Malheureusement 
pour le primat, les vaincus ne se tinrent pas pour battus : l’af- 
faire fut dévolue en appel 4 la cour des Arches, et déférée ensuite 
au conseil privé. Or, devant ces cours, la sentence archiépiscopale 
fut cassée et l’archevéque condamné aux frais’. 

C'est précisément ce méme M. Ridsdale qu’on choisit pour faire 
essai du « Public Worship regulation Act. » 

On l’avouera sans peine, c’est la une coincidence facheuse; la 
presse anglaise n’a pas tort de signaler ce fait comme un outrage 
4 la morale publique et il n’y aurait rien d’étonnant aussi 4 ce que 
ce procés ett quelque retentissement de l'autre cété du détroit ; 
car, on a beau faire, on ne trompe pas facilement le peuple Anglais, 
et l’opinion publique a, -en Angleterre, plus que partout ailleurs, le 
sens de l’équité et de la justice. 

On a mal choisi la victime, sil en fallait une, et lord Penzance a 
été également mal inspiré quand il a installé son tribunal au palais 
de Lambeth, c’est-a-dire sous le toit méme de I’archevéque*. Les 
journaux religieux et politiques de cette derniére quinzaine, en re- 
levant ces faits, crient au scandale. — Ont-ils complétement tort, 
et est-ce 1a un indice qu’on entre dans une voie d’apaisement ? Nous 
ne le pensons pas. 

Nous considérons, au contraire, ces faits comme de graves évé- 


‘ Ces trois paroissiens lésés n’ont jamais assisté aux offices de Saint-Pierre, 
excepté quand il leur a fallu se mettre 4 méme de pouvoir jouer un nile qui 
n'est, trés-probablement, ni gratuit, ni spontané. 

2 Espéce de marguilliers. 

5 Voir le Church Times du 23 janvier 1874, page 45, col. 4, et du 3 juillet 
1874, p. 334, col. 1. 

* Le palais de Lambeth sert de résidence 4 l’archevéque de Cantorbéry, lors- 
qu'il es{ a Londres. 


L’ANGLICANISME. 147 


nements 4 ajouter & la liste déja longue de ceux qui, depuis un an, 
ont mis "étude de l’anghicanisme a l’ordre du jour‘. Aussi croyons- 
nous devoir profiter de ce premier procés pour décrire rapidement 
ce curieux systéme religieux qu’on a appelé du nom d’Anglica- 
nisme. 


On sait que l’église anglicane est divisée en plusieurs partis, et 
que les tendances contraires de ces partis sont pour elle une cause 
de souffrance permanente et d’affaiblissement continu. Mais ce 
qu’on sait moins peut-étre et ce qui cependant mérite d’étre connu, 
c'est l’origine et l’histoire des partis religieux anglais. Beaucoup de 
personnes se figurent, en effet, qu’ils datent d’hier, ou tout au plus 
de quelques années, et elles croient s’expliquer ainsi plus ais¢ément 
les luttes et les déchirements auxquels nous assistons. C’est une 
erreur: les partis religieux anglais ne datent pas d’hier seulement ; 
ils remontent bien haut dans le passé, quoiqu’ils n’aient pas tou- 
jours porté le méme nom, et Vhistoire de l’anglicanisme, prise 
dans son ensemble, n’est pas autre chose que l'histoire de leurs 
combats, de leurs triomphes et de leurs revers. 

On connait les deux tendances extrémes des partis contemporains, 
et on se demande si la querelle des Ritualistes et des Evangélicaux 
ne finira point par une rupture éclatante. Mais que dirait-on si, en 
remontant le cours des siécles, on retrouvait partout les traces de 
ces deux tendances, méme aux premiers temps de la réforme? Ne 
serait-ce pas un fait assez inattendu pour piquer l’attention publi- 
que, déja si surexcitée 4 propos de l’anglicanisme ? 

Ii nous a semblé qu’ la veille des luttes nouvelles ou I’Angleterre 
est prés de s’engager, un coup d’ceil jeté sur les luttes précédentes 
ne pourrait manquer ni d’intérét ni d’actualité. Le présent trouve 
toujours son explication dans le passé, et quand on observe avec 
soin le passé, on arrive le plus souvent & y découvrir les causes rap- 
prochées ou lointaines auxquelles sont dus les événements qui se 
passent sous nos yeux. 


I 


On ne comprendrait jamais bien l'état religieux de |’Angleterre 
contemporaine si on ne commencait par se reporter, tout d’abord, 
a l’époque ot éclata la réforme. 


' Le Public Worship regulation Act de 1874 et les divers écrits de M. Gladstone 
sur le Rituel de UEglise anglicane, sur les Décrets du Vatican, le Vaticanisme, 
fltalie et son Eglise. — Voir le Correspondant des 25 septembre 1874, 10 avril, 
10 juillet, 25 septembre 1875. 








448 L’ANGLICANISME. 


La réforme anglaise ne procéda pas, cn effet, comme ses ainées 
du continent; elle ne se précipita point, dés son origine, vers les 
extrémes que les réformatcurs d’Allemagne et, en particulier, ceux 
de Suisse atteignirent, peu d’années aprés leur rupture « avec 
Rome. Ce n’est qu’a la longue, et sous l'influenee des idées ou des 
novateurs venus du continent que l’Angleterre s’engagea, 4 son 
tour, dans les mémes sentiers, pour aboutir aux mémes résultats ; 
mais dans le principe, elle fit un schisme plutdt qu’elle ne se jeta 
dans I’hérésie. Henri VII, qui s’était fait donner le titre de défen- 
seur de la foi, se souciait moins des,questions de dagme‘ que des 
questions d’autorité et de suprématie; ce qu'il cherchait avant 
tout, c’était de satisfaire ses passions 4 son gré*; et pour cela, il 
voulait étre pape, comme il était roi. Il ne songea donc pas 4 dé- 
truire le catholicisme, il ne prétexta, point des erreurs, il ne se 
retrancha pas, comme le faisaient les réformateurs du continent, 
derriére les corruptions de la « Prostituée de. l’Apocalypse », 
confisqua le pouvoir pontifical 4 son profit et joignil la tiare & la 
couronpe, sur son propre front. Il se fit pape-roi d’Angleterre 
en constituant une Eglise, nationale, ilest vrai, mais une Eglise qui 
ne s‘éloignait pas radicalement de l’Eglise catholique, soit dans ses 
croyances, soit dans son culte, soit dans sa hiérarchie, soit enfin 
dans la plupart de ses formes. extérieures. 

Les idées ne tardérent pas cependant a faire des progrés dans un 
sens hostile.au catholicisme et, 4 mesure que le principe de la foi 
s’affaiblit, le principe rationnel, qui lutte toujours plus ou moins 
contre la foi, se fortifia de tout ce que celle-ci venait de perdre. 
éclata méme en réyolte ouverte, et irrité du frein auquel il avait 
été soumis, pandant:deg sidcles, il agit comme l’esclave échappé & 
la chaine, qui a peur de retomber en servitude; il alla partout 
proférant des menaces, disant bien haut qu’il fallait détruire l’an- 
cien ordre.de choses, proclamant que le seul moyen de ne pas re- 
tomber sous le joug de Rome était de creuser un infranchigsable 
abime entre elle et l’Angleterre. 


1 Henri VII était cependant trés-intolérant sur les questions de dogme. Ii 
faisait mettre 4 mort ceux qui niaient la présence réelle et n’entendait pas étre 
contredit. Catherine Parr, sa sixiéme épouse, faillit perdre la vie pour s'étre 
permis d@’avoir une opinion um peu différente de le sienne. é 

* Tout le monde sait que }a Réforme anglaise a eu pour cause l'amour adul- 
tére de Henri VIII pour Anne Boleyn. Ce ne sont pas les corruptions de l Eglise 
catholique qui ont provoqué le zéle réformateur de |’Angleterre, ce sont les con- 
weitises d'un price impudique et la cupidité des grands seigneurs. Voir la-des- 
sus Blunt, The Reformation of the Church of England, et surtout le charmanl 


euyrage de Burke, Men and women of the English Reformation. Ce dernier auteur 
est catholique. 


. 


L'ANGLIOARIGHE. 19 


Léglise catholique avait bridé tous les mauvais instmets -de la 
nature humaine, elle avait.élevé l’esprit, le coeur, 1a pensée ; elle 
avait couvert l'Europe de‘montments qui étaient comme ta florai- 
son naturelle de tout ce que le dogme chrétien ‘contient: de vivant et 
de fécond. La réforme alent pas plus tot fait sin apparition que les 
passions populaires somlevées par les.néfermateurs se roérent contre 
tout ce qui leur pariait de l'iglisc, ef se mirent & mutiter les ceu- 
vres d'art chrétien, 4 détruire ‘les monuments. de 1a piesé des fidé- 
les, @ niveler jusqufau sol tot ce qui leur rappelait wne-tpoque 
dlétestée 1. Weir. soe 4 co 

Voila trois sidcles que cela ‘dure, voila trois ‘siécles que |’Europe 
est partout divists en deux camps : la foi d’um edté ot le rationp- 
lisme de l'autre; la foi édifie, Je ratiendlisme: détruit. ‘Ces deux 
principes se sont trouvés esi lutte, .dés les premiers jours du protes- 
tantisme, et partout ils ont affecté tes mémes allures; partout ils 
ont montré les mémes tendances ou employé ids mémes procédés. 
Ni faut, néanmoins, tenir compte, en étudiant leur histoire, des 
meeurs des différents peuples et des constitutions des divers pays. 
Dans les pays morecelés, ot. les pouvoirs pubhes étarent faibles et 
impuissants, le mouvement nivelcur de ja réfurme a été extréme- 
ment violent et radical. Tel s’est-il montré, par exemple, en Suisse, 
en Allemagne, en Ecosse. Dans les pays, au contraire, o& les:pou- 
voirs civils étaient capables d'avoir une valonté et de Fmposer par 
la force, les progrés du radicalisme religieax ont ét6 plus lents ; les 
traditions, kes mosurs, les droyances, les cérémonies -anciennes ont 
éié plus respectées ; ce n’est qu’a la longue qu'elles ont 16 changées 
ou qu’elles ont disparu. Tel encore a été le vas, pour jes pays 
scandinaves et surtout pour }’Angleterre. Aussi a-t-on créé un mot 
particulier pour désigner la réforme anglaise : on ’a appelde l’an- 
glicanisme. es 

Le mot anglicanisme est une de ces appellations qui révélent un 
ordre de choses spécial. Ailleurs,‘on‘a'vu le juthéranisme, ‘le cal- 
vinisme, le zwinghanisme, etc. Ces mots indiquent des sydtémes 
religieux propres 4 certains hommes, non .d certains pays. L’anghi- 
canisme, au contraire, est un systsme de réforme religieuse propre 


‘Rien n’attriste, quand on parcourt l’Angleterre, comme 1a vue des rurnes 
entassées cA et la par la Réforme. Beaucoup de grands monuments ont disparu, 
et ceux qui ont échappé & Ia rage des puritains portent presque partout des 
traces de leur vandalisme. La génération actuelle a compris la faute des pré- 
tendus réformateurs, et elle s’efforce de restaurer ses temples avec une géné- 
resité dont aucun autre pays ne donne I’exemple. Chaque année I’Angleterre 
dépense des mithons 4 restaurer ses éditices religieux. On peut voir la-dessus 
un article de ta Quarterly Review, juillet 1874. ; 








420 . L°ANGLICANISHE. 


4 l'Angleterre. Et ce qui caractérise ce systéme, c’est précisément 
une espéce d'équilibre: cntro les tendances extrémes de la réforme, 
telles qu'on les trouve dans les réformés suisses et écossais, et les 
tendances du catholicisme. 

Au seiziéme siécle, en effet, Angleterre formait une monarchic 
fortement constituée. Lasse des agitations inséparables de tout Etat 
ot les pouvoirs publics se font presque équilibre, et épuisée par les 
luttes sanglantes des deux Roses, la nation anglaise s’était jetée dans 
les. bras des Tudors, et avait conféré au fondateur de cette dynastie 
une autorité en quelque sorte absolue. Henri VIII, son successeur, 
était donc presque tout-puissant. A ce titre, il pouvait voir avec 
plaisir un mouvement réformateur qui augmenterait son influence 
et son autorité,- mais il devait combattre, sans tréve ni merci, des 
tendances révolutionnaires comme celles qui ensanglantaient l’Alle- 
magne et la Suisse et qui menacaient déja |’Ecosse ; il pouvait con- 
sentir a étre le chef d’une brillante hiérarchie épiscopale, mais il 

devait lui répugner de se faire le chef d’une bande de paysans for- 
cenés comme les anabaptistes de |’Allemagne. Ausst est-ce 4 cette 
différence de constitution politique qu’il faut attribuer le caractére 
particulier 4 la -réforme anglaise, 4 savoir, la fusion de deux élé- 
ments incompatibles comme le sont le catholicisme d'une part, et 
le protestantisme de l'autre. L’anglicanisme a conservé, en effet, de 
l’ancien ordre de choses, tout ce qui permettait de dire que l’église 
anglicane n’était pas une création nouvelle, qu’elle avait, au con- 
_ traire, des racines dans le passé, qu'elle se rattachait aux anciens 
temps ; mais il a pris dans les innovations du seiziéme siécle tout 
ce qu'tl lui a fallu pour pouvoir dire que |’église d’Angleterre est 
une église véritablement réformée, c’est-a-dire, dégagée de toutes 
ces croyances et-de. toutes ces pratiques que sont censées avoir en- 
fanté, pendant le moyen age, la superstition des peuples et la cor- 
_ ruption de la cour de Rome '. Il y eut donc, dés les premiers jours, 

dans l’église anglicane, deux partis correspondants, dans le domaine 
des idées religieuses, aux deux partis politiques qui, depuis deux 
siécles*, divisent le parlement britannique, dans les questions so- 
- clales: le parti Tory et le parti Whig ; et ces deux partis religieux 

présentent dans leurs doctrines, dans leurs mceurs, dans leurs ten- 
dances, des caractéres analogues 4 ceux des deux partis qui se par- 


‘ C’est 1a un point de vue trés-cher aux anglicans, mais trés-contesté par les 
non-conformistes. Les anglicans ne veulent pas former une Eglise nouvelle, et 
les non-conformistes refusent de reconnaitre en eux les vrais représentants de 
l'ancienne et primitive Eglise. 

* Les appellations de whigs et de forys ne remontent qu’au dix-septiéme 
siécle, mais les deux partis que ces appellations désignent sont plus anéiens. 





L'ANGLICANISME, 111 


tagent la société anglaise dans les questions sociales. Le parti Tory 
ecclésiastique veut conserver tout ce qu’il peut de l’ancien ordre de 
choses, et le parti Whig s’efforce de tout détruire, pour tout refaire 
a neuf. Les mots de Tory et de Whig n’ont jamais éte appliqués aux 
partis. religieux, mais on en a Lrouvé d’autres qui leur correspon- 
dent. Les Anglais contemporains se servent volontiers des mots de 
catholique ct de pratestant ; en cela, nous croyons qu’ils ont parfai- 
tement raison, et, pour nous qui sommes étrangers aux mceurs de 
l'Angleterre, les deux termes de catholique ct de protestant expri- 
ment a merveille les deux traits saillants, les deux tendances oppo- 
sées de ce systéme religieux que nous appelons l’anglicanisme*. 

Qu’on se figure une société conservant de )’église catholique 
toutes choses, moins l'obéissance au pape,.et prenant du protes- 
lantisme toutes choses, moins l’absence de toute hiérarchie, et on 
aura une idée 4 peu prés exacte de ce qu’est l’anglicanisme ; catho- 
licisme et protestantisme; voila ce que l’Angleterre a cherché & 
réunir ensemble, depuis le premier jour de ja réforme jusqu’a’ 
notre temps ; ce sont la les deux jumeaux qu'elle a toujours portés 
dans son sein, et ces jumeaux, elle n’a jamais pu s’en délivrer. Ii 
suffit de connaitre ce Jacob et cet Esaii pour comprendre les tirail- 
lements, les convulsions et les déchirements d’entrailles qu’a dd 
éprouver, depuis trois siécles, cette infortunée Rébeecca que nous 
appelons |’Angleterre.. Voici du reste, en peu de mots, histoire, 
nous ne pouvons pas dire de l’union, mais des discordes de ces deux 
fréres ennemis. 


Il 


Sous Henri VIII, ainsi que nous l’avons indiqué déja, ce fut le 
parti conservateur qui domina dans |'Kglise d’Angleterre. Il y eut 
toul d’abord rupture entre cclle-ci et la cour de Rome*;-mais, en 
somme, pour les peuples, .les choses demeurérent extérieurement 
a peu prés ce quelles ayaient été jusqu’alers. Rien ne fut changé 
aux symboles, au culfe ou aux pratiques. Ce fut un simple schisme. 

Cela ne dura point toutefois longtemps. Dés.1534, la Convocation 
(assemblée ecclésiastique) demanda au roi de faire traduire la 
Sainte Ecriture en anglais, et en 1536 le roi accéda 4 ce désir par 
une proclamation destinée 4 établir dans toute l’Angleterre l'un 


‘ Les Anglo-catholiques prétendent que I’figlise d’Angleterre n’a jamais accepté, 
ni porté le titre d’Eglise protestante. 11 sort de leur plume des brovhures comme- 
celle-ci, que nous avons sous les yeux, Protestantism contrary to the religton of 
Jesus-Christ by a Clergyman of the Church of England, Londres, Palmer, 1871. 


173 L’ARGLICAMS HE. 

formité de religion. Ce n’était 1a qu'un premier pas. En 1342, le 
célibre Cranmer, archevéque de Cantorbéry, proposa 4 la Convoca- 
tion de procéder & la révision des livres liturgiques; i] « demanda, 
en outre, qu’on cessat d’habiller les statues et d’allumer des cierges 
devant les images; qu'on effagat des. missels les noms des pontifes 
romains et de Thomas Becket; qu'on tradaisit les symboles et lec 
Décalogue en langue vulgaire ». L’année suivante, ce ne fut plus 
Cranmer, ce fut le roi qui ordonna de réviscr les livres liturgiques ; 
mais celte révision se borna 4 peu de choses, et quand Henri VIll 
ypourut (4547), tout restait a faire. C’est & son fils mineur, Edouard VI, 
ey. plutdt & sos ministres, qu’allait revenir l’honneur de doter I’An- 
gleterre de livteacn harmonie avec le nouvel ordre de choses. 

: [@, mouvement avait été lent jusqu’a ce jour; mais, dans le court 
ragne d’Edouard Vi (4547-1553), on vit, dans la sphére de la reli- 
gion, un premier exemple de ocs révolutions parlementaires qui, en 
Angleterre, portent pacifiquement le pouvoir des tories aux whigs, 
et des whige aux fories. Quand Edouard VI monta sur le tréne, c’é- 
taient les tories ou les Auglo-catholéques qui étaient en faveur, et 
ce fut aussi a eux qu’échut la mission de réformer la liturgie. Le 
parti protestant réclamait, en effet, bien haut contre la tolérance 
des anciennes superstitions, et trouvait qu’on était long 4 rompre 
complétement avac le papisme. Pour le conteater, il fallait corriger 
tous les livres de priéres, et c’est ce qu'une commission réunie & 
Wiadsor (1548), sous la présidence de Cranmer, se chargea d'ex6- 
cuter. De ses travaux il sortit un livre devenu fameux : « the Book 
of common prayer, » le Livre de la priére commune. Ce livre fut 
soumis 4 la Convocation, ensuite au Parlement, et enfin imposé par 
un Acte d’uniformité (15 Janvier 1549). 

Il va sans dire qu’on avait fait unc large part aux demandes des 
protestants : d’abord, la langue employée n'était pus le latin, 
c’était Ja langue anglaise; ensuite, plusicurs ‘points de doctrine 
trés-importants étaient laissés dans l’ombre ou dans !'incertitude, 
apres avoir été Yobjet de longues et d’ardentes discussions, tel, par 
exemple, le dogme.de la présence réelle. La messe était devenue 
«ordre de la Communion » ou ¢ le souper du Seigneur», et la 
communion était accordée aux fidéles sous les denx espéces, etc. 
(ependant, mdme aprés toutes ces altérations, « le Livre de 1a com- 
rune priére » était platot catholique que protestant; il était ca- 
dholique dans le fond et dans la forme. On y conservait les mots de 
prétre, d’autel, ct beaucoup d’autres expressions qui indiquent ou 
consacrent un ordre didées emprunté au catholicisme. 

Aussi, «le Livre dela priére commune » n’eut-il pas plus tét paru 
qu'il s’éleva de toutes parts des cris de désapprobation, et que les 


VANGLACANISME. 123 


critiques les plus acerbes tombérent sur lui‘! du haut de toutes les 
chaires. On eut beau défendre de précher, le mécontentementne s’en 
manifesta pas moins partout; les catholiques, qui tenaient a l’an- 
cienne liturgie, trouvaient le livre plein d’innovations dangereuses, 
ef les protestants avancés, ceux,.qu,on pouvait traiter dja de puri- 
fains, trouvaient qu’il était trop papiste. Le, livre élait donc a4 peine 
publié qu’on en réclamait un autre plus ‘radical. Beaucoup méme 
d’individus, allant au devant.des désirs du public et devancant )’au- 
torité, farsaient circuler des livres’ de priéres tous plus ou. moins 
empreints de l’esprit des réformateurs .dej la Suisse ou de |’Allema- 
gue. Les temps et les idées.. marchaient, rapidement. Le protestan- 
tisme gagnait tous les jours du terrain; on le vit bientdt.. 

En effet, vers le milieu de l’an 1549, le rol ordonna une inspec- 
tion pour constater que. |’ Acte d’aniformité était observé en tous 
lieux, ef 11 enjoignit.aux visiteurs' de ne pas « tolérer qu'un ministre 
contrefit la messe papale en baisant la table du Seigneur, en se 
lavant les doigts, en se signant avec la paténe, etc ». On alla méme 
bientdt plus loin. A la chute du duc de Sommerset (22 janvier 1552), 
craignant que quelque révolution politique ne ramenat la liturgie 
romaine, on extorqua au faible Edouard VI un ordre d’apres.lequel 
il était enjoint de rassembler et de détruire tous les anciens livres 
d'église, et cet ordre fut, peu de temps aprés, ratifié par le Parle- 
ment. 

C’étaient la deux grandes victoires remportées par le, protestan- 
fisme sur Vanglo-catholicisme. La-réforme anglaise se dirigeait a 
marches forcées vers la réforme protestante. 

Enhardi, en effet, par ces premiers succés, le parti avancé de 
VEglise d’Angleterre demanda a grands.,cris um nouveau livre de 
priére, un livre compiétement purifié: de tout le reste de papisme 
que comtenait le premier. Cranmer fut mis de cété; les réforma- 
teurs du continent ics plus ardents, qu’on avait accueillis avec fa- 
veur ef nommés professeurs dans les deux premiéres universilés 
de l’Angleterre, furent consultés sur la plupart des questions qui 
&aient l’objet de quelque litige, et leurs idées firent bientét loi 
parmi les nouveaux scctaires. Aussi, dés ¢e moment, toutes les cé- 
rémonies et tous les objets qui rappelaient le catholicisme furent 
détruits ou modifiés; les autels disparurent, la messe fut interdite, 
les vétements sacerdotaux furent proscrits. L’église se transforma 
en temple, le prétre devint ministre, l'autel se changea en table’, et, 


‘Calvin désapprouvait fortement le premier livre d’Edouard YI, et il crut 
devoir faire des remontrances 4 Cranmer. 

* Aujourd’hui encore on discute a perte de vue sur la propriété de chacun de 
ces termes. 





124 L’ANGLICANISME. 


enfin, un livre consacrant toutes ces modifications fut publié, avec 
l’autorisation du Parlement (1552). Le livre de 1549, connu sous le 
nom de premier Livre d’Edouard VI, n’excluait point le dogme de 
la présence réelle; le second Livre de 1552 niait que le Christ fat 
présent dans l’Eucharistic autrement qu’il l’est en tous lieux. Et ce- 
pendant le nouveau livre ne satisfit pas encore les protestants zélés : 
ils murmurérent contre le levain de papisme que ce volume conte- 
nait, et, a la veille du jour ow i! allait devenir obligatoire, ils firent 
insérer une rubrique qui excluait formellement toute croyance a la 
présence réelle (27 sept. 1552). 

Ces deux livres d’Edouard VI sont demeurés célébres dans |’his- 
toire de la réforme d’ Angleterre, et cela a juste titre, car ils en ca- 
ractérisent parfaitement les deux tendances extrémes; et c’est 
pourquoi, depuis trois siécles, ils ont été le pivot de toutes les con- 
troverses, le centre de toutes les luttes, le point de départ de toutes 
les prétentions contradictoires. Aujourd’hui encore, c’est autour de 
ces deux livres queroulent les discussions contemporaincs. 

Le second livre de la commune priére avait 4 peine paru qu'on se 
préparait 4 le modifier, lorsque la Providence, en mettant fin a la 
vie d’Edouard VI, entrava l’exécution de ce projet. Si ce prince ett 
vécu, il est probable que l’Eglise d’Angleterre aurait fini. Elle au- 
rait perdu son épiscopat et son sacerdoce, et serait devenue calvi- 
niste ou presbytérienne. 

L’avénement de Marie Tudor rétablit momentanément le cathol1- 
cisme et dispersa sur le continent les réformateurs qui avaient ar- 
raché, une a une, toutes les pierres des sanctuaires de la vieille An- 
gleterre, et qui se disposaient 4 lui enlever encore ses derniers 
points de ressemblance avec le catholicisme. Le régne de cette 
princesse ne fut malheurcusement pas assez long pour réparer le mal 
commis et pour rétablir l’orthodoxie. Sa mort défit son ouvrage, et 
Elisabeth‘, sa sceur, ne fut pas plus tét sur le tréne, que la réforme 
reprit son cours. 

Une commission de théologiens fut nommée pour réviser la litur- 
gie d’Edouard VI. On la composa d’anciens réformateurs exilés sous 
le régne de Marie; aussi cette commission se montra-t-elle, en ma- 
jeure partic, favorable aux idées qu’clle avait rapportées de )’Alle- 
magne et de la Suisse. Mais, la cour tenant pour l’anglo-catholi- 
cisme d'licnri VIII ou des premiers temps d’Edouard VI, le Book of 
common prayer ne subit point des altérations aussi profondes qu’il 
y avait lieu de le craindre*. Il y cut méme un recul vers les ancicns 

‘ Elisabeth fut cependant couronnée suivant les cérémonies prescrites par le 
rituel catholique. . 

* Rien n’est plus curieux que de suivre, dans l'histoire du régne d'Elisabeth, 


L'ANGLICANISME. 425 


usages catholiques, et c’est pourquoi, pendant tout le régne d’Elisa- 
beth, les puritains, mécontents de l’esprit rétrograde qui animait 
la cour, éditérent 4 leur usage des livres beaucoup plus radicaux 
que ne l'étaient ceux de l’Eglise établie. Ces divergences liturgiques 
engendrérent des discussions, des querelles, des luttes ardentes, el 
c'est alors que les hommes modeérés des deux partis sentirent le be- 
soin de définir, dans quelques formules, les croyances et les prati- 

de l’Eglise d’Angleterre. On tenta quelque chose en ce sens, et 
les XXXIX articles de religion, devenus si célébres depuis, furent 
le résultat pratique de ce compromis. Les anglo-catholiques avaient 
triomphé au commencement du régne d’Elisabeth, en faisant adop- 
ler le premier Livre d’Edouard VI, les protestants avancés triom- 
phérent a leur tour dans les XXXIX articles, dont la premicére 
rédaction, contemporaine du second Livre d’Edouard VI, est em- 
preinte du méme esprit. La derniére rédaction de ces articles re- 
monte 4 Pan 15714. 

Les discordes ne cessérent pas alors cependant. Il est de l’essence 
méme des disputes religicuses de renaitre sans cesse de leurs cen- 
dres, aussitét qu’on s’écarte de cette autorité bienfaisante que Dieu 
a donnée aux hommes pour courber toutes les intelligences sous le 
joug d’une méme foi et pour réunir tous les cceurs dans les liens 
dyn méme amour. L’esprit protestant ct l’esprit catholique n’ont pas 
cessé un instant de vivre au scin de I’Eglise d’Angleterre, tantét en 
lutte ouverte, tantét en guerre sourde, mais jamais réconciliés. Pen- 
dant les régnes de Jacques [* et de Charles I", il se livra de nombreux 
combals, jusqu’a ce que, 4 la faveur des troubles occasionnés par le 
Long-Parlement et par la mort de Charles I", le puritanisme edt sup- 
primé complétement le Livre de la commune priére. Ce dernier état de 
choses dura jusqu’au rétablissement de la monarchie, sous Charles II, 
et aboulit encore 4 un compromis, qui a été le dernier (1662). On 
revint alors aux anciennes formules et on respecta presque toutes 
les réformes accomplies sous le régne d’Elisabcth. Aussi le régne de 
Charles Il est-il considéré généralement comme la plus belle époque 
de fa réforme anglaise, comme \’époque ov !’anglicanisme s’est le 
plus rapproché de ce qui semble en étre |’idéal. Les puritains eurent 


sa lutte contre le protestantisme avancé. Dans presque tous les parlements de 
ce régne, Ja majorité fut animée de sentiments puritains, et néanmoins cette 
majorité ne put jamais faire triompher ses idées. Elisabeth opposa toujaurs des 
fias de non-recevoir aux supplications fort humbles qui lui furent adressées, 
et quelquefois elle imposa silence aux membres des Communes, d'une fagon 
qu’aucune assemblée ne tolérerait aujourd’hui. Il y aurait, dans l'étude de ce 
régne, tel qu'il est raconté par les historiens “protestants eux-mémes, de quoi 
dessiller les yeux aux plus aveuglés. 


41% ' ‘DL’ ANGLICANISME. 


beau intriguer, Charles lI demeura inébranlable ; il ferma l’oreille 
4 toutes leurs plaintes ct n’écouta aucune de leurs demandes. C’est, 
du reste, presque le seul souverain qui, avec la reine Anne (1702- 
1744), ait été A peu prés anglican. Sa mort (1685) ' et, en parti- 
culier, la chute de Jacques II, son frére (1688), amendéreat une 
révolution nouvelle, dans esprit, mais non dans les formulaires 
' de I’Eglise anglieane. 


Ii 


L’Eglise anglicane repose donc sur un compromis, ainsi que le 
disent trés-bien les Anglais, quand ils Vappellent a Church of com- 
promise ; elle repose sur un compromis entre le catholicisme et le 
calvinisme ; elle étepd, suivant une figure employée encore par 
les anglais, une de ses ailes sur Rome et une autre sur Genéve. 
Elle cherche 4 allier deux choses incompatibles et tout, en elle, 
porte la trace de cette alliance : ses formulaires de priéres, ses pra- 
tiques, son culte, ses formes extérieures, tout rappelle tantét le 
catholicisme et tantdt le calvininisme; catholique dans le Common 
prayer Book, elle est protestante et protestante calviniste, puri- 
taine, dans les trente-neuf articles de religion. Les deux livres 
d’homélies* tiennent 4 la fois de l'un et de l'autre. Or un tel 
compromis est exposé 4 bicn des chances de rupture, et d’autant 
plus exposé, que les deux tendances extrémes sont plus vives et 
plus ardentes. C’est, en effet, la loi de toutes les convictions pro- 
fondes, de se traduire, quand clles sont opposées, par des luttes 
sanglantes ct terribles. Aussi est-ce le trait saillant de Ia période 
historique qui s’étend de Henri VIfl 4 Guillaume Ill (1547-1688). 
Les passions étaient vives; Ices convictions intraitables, Ices pré- 
jugés violents, et voila pourquoi les controverscs religieuses se 
vidérent, 4 plusicurs reprises, sur le champ de bataille. 

Mais, 4 partir de Ja fin du dix-septiémce siécle, la foi diminua en 
Angicterre, les convictions s’évanouirent, les points de divergence 
s'effacérent, l’incrédulité gagna, l'indifférence crut et les partis 
rivaux déposérent momentanément les armes. Arriva alors une 
époquc ot le compromis fut observé, mais ce fut aussi une époque 
de mort rcligicuse et de décadence morale*. En droit, c’était le 


‘ Charles Ifa eu Je bonhenr de mourir autrement qu'il avait vécu. Par les soins 
de son frére, il put se confesser, et rendre son dernier sowpir, aprés s’étre récon- 
cilié avec I'Bgtise. 

* &t la raison en est que l'un est contemporain du premier livre d’Edouard VI 
et I'autre du seeond. 

* Le roi Georges II avait coutume de dire que tous ses évéques étaient athées. 


LANGLICANISME. — 497 
premier livre de la Commune priére d’Edouard VI qui faisait auto- 
rité, maisen fart, le second était seul usité dans les offices publics. 
Toutes les pratiques catholiques haies des puritains disparurent et 
esprit protestant subjugua tout a fait l’esprit catholique. 

Hl be fallait bien, du reste, pour que la paix pat s'établir dans 
l'Eglise- d'Angleterre. Ce niest,-en effet, qu'a des époques d’indiffe- 
rence qu’en voat vivre pacifiquement céte 4 cote des partis essen- 
tiellement hostiles. L’merédulités donne te patx, mais elle enfante 
également la mort. Ont’est précisément ce qui eut lieu en Angie- 
terre, depuis la fin du dix-septiéme sidete jusqu’au commencement 
de celmi-ci. Les huites entre les anglo-catholiques et les protestants 
cesséremt, Mais avce ces luttes s‘évanouirent les derniers restes de 
pratiques sérieysement religieuses; les temples devinrent déserts, 
les sanetuaires.ge fermérent, lei clergé ne vécut plus que pour tou~ 
cher de gros émoluments ou pour jouer le réle politique assuré ew 
tout pays a la culture intellectuelle, aux grandes fortunes et aux 
relations sociales. La'vie spiritdelle s’éteignit pea 4 peu et ta reli- 
gion versa danp le philosophisme ou dans lincrédulité. fl s’ensuivit 
un alfaissement qui forme une des plus tristes époques de |’his« 
toire d’Angleterrs. Le peuple perdit toutes ses croyances, les classes 
supérieures se confentéreat d'une morale purement naturelle ou 
déiste, et les classes moyennes -elles-mémes cédérent au torrent de 
Vindifigrence ow du‘ latitudinarisme. C’est alors aussi qu’on vit des 
philosophes nés ehrétiens attaquer fe christianisme, avec une rage 
dont les siécles paigns avaient: a peme donné l’exemple. 

Le dix-huitiéme siécle n’ était guére fait, ce semble, pour redomner 
la vie au catholicisme anglican:; et eependant, ce siécle vit naitre, 
au sein de l’anghicanisme, un mouvement religieux dont les adhé- 
rents subsistent encore et dont )’acfion n’a pas été complétemant 
stérile, nous voulons parler du méthodisme. 

La froideur et la stérilité de l’fglise établic, le peu d'influence 
qu'elle exergait sur les masses, la torpeur qui semblait s’emparer de 
tous ses membres, sa décadence tous les jours plus profondeé, pro- 

voquérent, en effet, une réaction parmi quelques hommes de coeur. 
Jehn Wesley (1703-17M), Georges Withfield (1714-1770), et quel- 
ques autres, se mirent 4 la téle du mouvement et fondérent un 

systéme religicux, qui, tdut en retenant les forniulaires de !’Eglise 
établie, s’attacha surtout'a la pratique des bonnes ceuvres. Ce fut 
une protestation de la pieté ‘populaire contre Findifference du 
c 

le méthodisme prit, én peu d’ années, beaucoyp de développe- 
meat ct réveilla quelque peu l’esprit religieux; mais,.a la loague, it 
alla s’affaiblissant et, aujourd’hui, son déclin est visible; on peut 


428 L’ANGLICANISME. 


méme déja prévoir le jour ou il disparattra 4 tout jamais, s’il ne 
rentre point, par quelque compromis, dans le giron de I’Eglisc 
établic *. ; 

. Au commencement de ce siécle, l’Eglise anglicane était donc com- 
plétement déchue : elle avait perdu toute vie religieuse et elle 
ne subsistait plus que comme une institution sociale. Elle fonction- 
nait encore, mais comme un corps usé et vicilli dont l’4me semble 
étre absente. Le fait est reconnu par les écrivains de toute nuance 
et il n’est pas de sujet peut-étre sur lequel les apologistes contem- 
porains reviennent plus souvent dans leurs écrits. Ils aiment a 
décrire en détail cet état daffaissement ot était plongé l’angli- 
canisme et 4 l’opposer au réveil qui s’est opéré depuis. Les jour- 
naux de toutes les écoles, Ies revues, les livres sont pleins de ces 
tableaux, dus non pas 4 la plume des convertis, mais 4 celle des 
écrivains les plus éminents de l’Eglise anglicane. Il est rare d’ou- 
yrir un volume ou un journal religieux qui ne contienne quelque 
allusion a cette situation déplorable. Les publicistes, Ics prédica- 
teurs, les hommes d’Etat, ne craignent pas de s’expliquer ouverte- 
ment la-dessus, et les échos de Westminster redisent cncore les 
mémorables paroles que M. Gladstone adressait, dans |’avant-der- 
niére session, 4 la Chambre des communes : « L’évéque Blomfield, 
a disait ce célébre homme d’Etat, est un de ceux qui les premiers 
a essayérent, d’ine main vigoureuse, de relever l’Eglise d’Angleterre 
« de la dégradation ot elle était tombéc, dégradation qu’on parait 
a avoir oubliée aujourd'hui of on se montre si impatient au milieu 
« des troubles qu’on endure. Je voudrais que tous les membres de 
« cette Chambre fussent aussi vieux que moi (rires), — mes jeunes 
amis voudront bien me permettre de finir ma phrase (rires), — 
je voudrais que tous les membres de cette Chambre fussent aussi 
vieux que moi, pour un seul motif, afin qu’ils puissent se rap- 
peler quelle était alors la situation de l’Eglise d’Angleterrc. 
C’était le scandale de la chrétienté; ses assemblées étaient froides, 
mortes, sans respect ; sa musique était-fatigante pour quiconque 
aimait la maison de Dieu. Son clergé, si on en excepte quel- 
ques membres dignes de ne pas étre oubliés, qui appartenaient 
principalement a I’Ecole dite alors évangélique, et qu’on persé- 
cutait comme tels, non pas cependant jusqu’d les chasser par 
acte de parlement, — son clergé, 4 cette exception prés, était 


RRA RRRRARAA 


Raz BR 


‘ D'aprés les derniéres statistiques, les membres affiliés au méthodisme 
atteindraient le chiffre de 376,655 en Angleterre, et celui de 3,692,768 dans le 
monde entier. (Voir le Rock du 27 novembre 1874, page 827.) Le Calendar of 
English Church pour 1875 porte ce dernier chiffre 4 13,000,000 (page 502), mais 
ce chiffre est certainement exagéré. 


L'ANGLICANISME. 129 


a composé, dans une proportion que je ne veux pas assigner, 
«a d'hommes mondains, qui ne conformaient pas leur conduite aux: 
« obligations de leur état, et ne cherchaient qu’a accumuler 
a sans cesse des bénéfices, sans faire attention aux ames confiées 
« a leurs soins‘. » 

Le déplorable état de choses que nous venons de signaler ou de 
décrire avait provoqué la naissance et favorisé les succés du métho- 
disme. Tout ce qui avait encore un peu de foi sentait d’instinct 
qu'il y avait quelque chose & faire et que I'Eglise anglicane ne ré- 
pondait plus 4 I’idéal de la véritable Eglise de Jésus-Christ. Mais que 
fallait-il fairc et comment fallait-il le faire? C’est 1a que se parta- 
geaient les esprits ct que les divergences commencaient. 

John Wesley avait réussi un moment; mais, la premiére vogue 
passée, il devint bientdt évident que le résultat de son mouvement 
ne pouvait étre autre chose que la‘création d’une secte de plus au 
sein de l'anglicanisme. Toutefois l’impulsion était donnée ; l’atten- 
tion des dimes d’élite était éveillée sur la nécéssité d’une rénovation 
religieuse, et c’est pourquoi le méthodisme ne commenga pas plus 
t6t a décliner, qu’on vit apparaitre le mouvement qu’on a appelé 


* Séance des communes, le 9 juillet 1874. — Voir encore l'article que M. Glads- 
tone a inséré dans la Contemporary Review du 1* octobre 1873 sur le Rituel de 
P'Eglise anglicane. Cir. la Church Review du 3 octobre 1874 et le Rock du 2 oc- 
tobre. — Nous pourrions citer des aveux semblables ou méme plus forts par 
milliers, mais le défaut d’espace ne nous le permet pas. Citous cependant celui 
du réverend Chambers : 

Il y a trente ans, disait ce lecturer, un chrétien étranger, qui aurait entendu 
parler de la reforme d'Angleterre et qui aurait eu 4 coeur d’en apprécier par lui- 
méme les résultats, aurait pu facilement rencontrer une église du type suivant. 
— Comme c'est un jour de semaine, l’église est naturellement fermeée, et il n’est 
pas méme facile d’en obtenir la clef. L’édifice tombe presque en ruines; quelques 
fendtres sont bouchées; dans les autres, quelques vitraux coloriés et historiés 
restent encore comme pour attester d'une gloire passée ; la table-autel est dé- 
vorée par les vers ; les parements qui la couvrent sont sales et mangés par la 
teigne ; les murailles sont tapissées d'une verte moisissure ; le corps de |’église 
est encombré de bancs carrés ot Jes gens s’asseoient les uns vis-a-vis des au- 
tres, de maniére 4 troubler la tranquillité et la gravité des petits-maitres ou des 
jeunes demoiselles.... On a converti ainsi le temple de Dieu, le lieu du sacrifice 
et dela pricre en un préche. On n’apergoit pas de croix dans l’église, mais 4 sa 
place figurent le lion et la licorne, combattant pour la couronne. Ii n'y a pas de 
souvenirs de saints, mais les portraits et les monuments des pécheurs y sont 
innombrables, sans parler de l’importante inscription relative 4 l’embellissement 
de cette église en Pannée.... A I). — Daniel Daub et Samuel Sawyer Churchwar- 
dens. — Pour ce qui est de I'office du dimanche, c’est un mélancolique duo 
entre le Parson et son clerc. Ce dernier trouverait méme fort étrange qu’en 
dehors du squire assis dans son banc, muni de rideaux, personne se permit de - 
répondre : Seigneur, ayez pitié de nous! etc. (Lectures in defence of Church Prin- 
ciples... by several clergymen, 17° édition, page 123). 

40 Jaxvien 1876. 9 


430 L’ANGLICANISME. 


depuis du nom d’Evangélicalisme. Le mot définit la chose : quelques 
hommes de cceur, partant du principe protestant de la justification 
par la foi toute seule, crurent qu’il suffisait de précher avec plus 
_de zéle la parole de Dieu pour soulever le monde anglican; ils se 
mirent a l’ceuvre avec zéle, fondérent plusieurs sociétés de propa- 
gande et obtinrent, en effet, quelques succés passagers. Il y eut un 
réveil religieux, au commencement de ce siécle, mais il ne s’éten- 
dit pas bien loin et ne fut pas de longue durée. Ce mouvement était 
mal concu, il était né avec des vices de constitution tels, qu’il devait 
en mourir. Et, en effet, les chefs du parti évangeélical, les Wilber- 
force, les Simeon, les Buxton, les Thornton n’eurent pas plus tdét dis- 
paru, qu’on vit reparaitre l’affaissement auquel ils avaient voulu 
porter reméde. Cependant l’heure fixée dans les décrets de la Provi- 
dence pour la résurrection de |’Angleterre approchait. Le parti 
évangélical allait voir sec lever & cété de lui un adversaire imbu 
d'autres principes, un adversaire plus rapproché de la vérité, mieux 
' muni de tout ce qui peut faire la viedes dames, et.c’est cet adver- 
saire, ce parti rival qui était destiné 4 renouveler d’une facon pres- 
que miraculeuse la face de l’Angletcrre. Tout le monde a reconnu 
déja le mouvement d’Oxford. . 


IV 


Avant de dire quelles ont été les tendances de cette derniére évo- 
lution de la pensée religieusc, il faut faire quelques observations 
sur les trois siécles qui précédent. On a vu que ces trois siécles n’ont 
été qu’'unc longue lutte d’un reste de catholicisme contre le protes- 
tantisme, d’un reste de catholicisme, représenté par les conserva- 
teurs, contre le protestantisme représenté par les novateurs incré- 
dules ou révolutionnaires, et cette lutte a été caractérisée par une 
décadence progressive de ce reste de catholicisme vers le protestan- 
tisme ; décadence qui a cessé au jour seulement ou toutes les diffé- 
rences rituelles et doctrinales se sont 4 peu prés évanouies. ll y a eu 
résistance de la part de ce catholicisme ; il y a eu méme quelquefois 
des victoires de remportées, mais la défaite est enfin venue et elle a 
été complete. Or il est arrivé, pendant ces luttes, que les novateurs 
les plus avancés, irrités des résistances du catholicisme anglican et 
des lenteurs de la réforme, se sont souvent séparés de I’Eglise établie 
pour constituer des communautés religieuses indépendantes. L'Eglise 
établie ne répondant plus a leur idéal, ils ont brisé les liens qui les 
attachaient a elle, ct ils ont cherché 4 réaliser leurs théories en 





L'ANGLICANISME. 4H 


créant des centres 4 part. Il s’est ainsi formé un corps considérable 
de dissidents ou de non conformistes, dont les noms particuliers 
varient, mais dont les tendances doctrinales et rituelles se rappro- 
chent plus ou moins des tendances puritaines. Tels sont, par exem- 
ple, les presbytériens, les congrégationalistes, les baptistes, les 
unilariens, les moraves, etc. On compte, en Angleterre, plus d@’une 
centaine de sectes de ce genre‘. Ces corps ont joué un rdle impor- 
tant dans le passé religieux de l’anglicanisme, et leur réle n'est pas 
fini 


Il y a donc eu sans cesse deux courants en sens contraire, au 
dehors comme au dedans de l’anglicanisme ; un courant vers les 
idées protestantes les plus avancées, courant formé en masse par 
les communautés dissidentes ou non conformistes, et un courant 
qui a remonté ces idées pour revenir 4 un catholicisme plus ou 
moins incomplet et avarié. Ce dernier courant est représenlé, en 
dehors de l’Eglise établie, par les diverses fractions du métho- 
disme. Entre ces deux courants, reste 1’Eglise officielle, l’Eglise- 
anglicane proprement dite, et cette Eglise dont l'existence repose 
sur un compromis entre le catholicisme et le protestantisme est 
tuée par ce compromis méme. Il n’y a plus dans son sein ni vie doc- 
trinale, ni vie pratique. C’est la mort comme croyance et comme 
ceuvres. Telle est la situation au commencement du siécle. Tout 
le monde la constate, beaucoup s’en alarment, plusieurs veulent en 
sortir; mais tous les efforts demeurent inutiles jusqu’en 1833. 
Cette année fait époque dans l'histoire religieuse comme dans Vhis- 
toire politique de ]’Angleterre. 

Le mouvement commencé a Oxford en 1833 n’est pas autre chose, 
on le voit déja, qu'une dilatation du reste de catholicisme que: 
I'Eghise d’Angleterre avait conservé, en brisant tout rapport avec 
Rome. C'est encore, si on veut, une réaction, dans l’anglicanisme, 
de Vesprit catholique contre l’esprit protestant, mais une réaction 
plus sage que le méthodisme, et, par suite aussi, plus féconde en 
heureux résultats. Le protestantisme avait, 4 la longue, usé tous 
les ressorts de la vie religieuse et étouffé le peu de catholicisme 
que le schisme anglican avait retenu; mais un jour, ce catholi- 
cisme meurtri, mutilé, étouffé, ralant presque son dernier souffle, 
s'est réveillé, et écartant d’une main déja crispée par la mort le 
suaire ott le protestantisme s’apprétait a lenvelopper, il s’est remis 
sur pied, et, au bout de quelques jours, il s’est retrouvé plus fort 
qu'il ne V’ayait peut-étre jamais été en Angleterre, depuis le com- 
mencement de la réforme. L’excés du mal a ouvert les yerx a 


‘ On peut consulter la-dessus Withaker’s Almanach. 





1352 L’ANGLICANISME. 


un grand nombre de personnes, ct ces personnes se sont retrou- 
vées un jour anglo-catholiques, par peur et par hainc du protestan- 
tisme. 

C’était en 1833. Oxford possédait alors unc réunion d’hommes 
d’élite, que la situation religicuse préoccupait au dernier degré. 
Pour la plupart, ces hommes étaient jeunes, instruits, bien posés 
devant le public. Quelques-uns avaient méme acquis, dés-lors, une 
certaine notoriété, et plusieurs sont depuis devenus illustres. Tout 
le monde a nommé déji Newman’, Keble’, Froude*, Oakley, Pal- 
mer’, Puseg*, Ward‘, etc. La plupart de ces hommes appartcnaient 
au collége d’Oriel. Intimement liés entre eux, ils résolurent d’agir 
d’un commun effort ect donnérent 4 leurs pensées une direction 
pratique en composant les Tracts for the times. 

Qui leur avait inspiré cette pensée et que poursuivaient-ils ? — Le 
plus illustre et le plus actif de tous ces jeunes hommes, celui que 
tous respectent encore, quoiqu’il soit passé 4 l’Eglise romaine, et 
qu'un des chefs du tractarianisme nommait naguére « le plus 
brillant joyau de I’Eglise d’Angleterre », Newman a répondu 8 cette 
double question dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans 
l' Apologia pro vita sua. Ce n'était pas seulement la vue de la déca- 
dence du christianisme anglican qui avait ému cette jeune généra- 
tion, pleine de gén¢trosité et d’enthousiasme, c’était, et peut-étre 
méme plus que toute autre chose, le spectacle de la vie que le ca- 
tholicisme romain po:scédait ailleurs. Il venait de renaitre en Angle- 
terre, il prenait I’essu: cn Amérique, se montrait plein de force, de 
jeunesse, d’avenir; de telle sorte, que, par la force méme du con- 
traste, ceux qui n’avaicnt pas encore perdu tout sentiment chré- 
tien étaient conduits 4 réver un idéal bien supéricur au schisme 
anglican. 

Quant au but que poursuivaicnt ces jeunes réformateurs, ils ne 
le savaient pas cux-m¢mes d’unc maniére fort précise. Ils affir- 
maicnt des principes qu’ils croyaicnt étre la vérité; ils ravivaient 
des idécs et des pratiques gu’ils trouvaient dans leurs formulaires 


‘ Newman s’est converti en 1845. Il vit encore 4 l’oratoire de Birmingham, 
dans une trés~laborieuse solitude. 

* Keble est mort jeune encore, recteur de Huxley. 

3 Froude était le frére de l'historien si connu pour son hostilité au catholi- 
cisme. Il mourut tout jeune, en 1836. Newman et Keble ont publié ses ceuvres 
(Froude’s remains) en & volumes. 

4 Oakley et Palmer se sont convertis. 

’ Est chanoine de Christ Church a Oxford. 

© Ward s'est converti. 1] est l’auteur d'un ouvrage, The Ideal of a Christian 
isha qui fit beaucoup de bruit vers 1849. — Aujourd’bui il dirige la Dublin 

eview. 





L’ANGLICANISME. 135 


de priéres ou dans la tradition chrétienne, et ils laissaient au temps 
\e soin de leur donner tort ou raison. 

Le signal fut donné par John Keble’, le 14 juillet 1833, dans un 
sermon qu'il précha dans l’église de Sainte-Marie dont Newman était 
lerecteur. Le sujet était admirablement choisi pour exciter ]’atten- 
tion publique, et le discours émut, en effet, vivement ]’auditoire 
d'élite qui se pressait autour de la chaire du jeune prédicateur. J] a 
élé publié depuis sous le titre significatif d’ Apostasie nationale, et 
on |'a regardé, avec raison, comme le manifeste du parti. 

L'étonnement fut grand d’un bout a l’autre de l’Angleterre, et cet 
élonnement alla croissant, au fur et 4 mesure que parurent les 
Traités pour le temps présent. Dans la préface aux premiers traités, 
que Newman publia sous sa responsabilité personnelle, le jeune ré- 
formateur s’cxprimait ainsi, sous forme d’avertissement: « La pu- 
blication que nous avons inaugurée a pour objet de contribuer au 
réveil pratique des doctrines professées, il est vrai, par les théolo- 
giens de notre Eglise, mais devenues lettre morte pour la majorité 
de ses membres et dérobées aux regards du public par le petit nom- 
bre des personnes instruites ou orthodoxes qui y adhérent encore. 
La succession apostolique et la sainte Eglise catholique étaient des 
principes agissants, dans l’esprit de nos prédécesseurs du dix-sep- 
tiéme siécle ; mais, depuis le dix-septiéme siécle, nos ministres, 
voyant que le maintien de notre Eglise était garanti par la loi, ont 
succombé a la tentation de s'appuyer sur un bras de chair, au lieu 
de s'attacher 4 la discipline qui nous a été octroyée par Dieu méme; 
celle tentfation a augmenté, par suite d’événements et d’arrange- 
ments politiques qu'il n’est pas besoin de rappeler en détail. La 

conséquence immédiate de cet état de choses a été l’accroissement 
de l’esprit de secte.... Si les individus qui vont maintenant aux 
préches dissidents avaient appris, dans leur enfance, que les sacre- 
ments, et non point la prédication, sont la source de la grace 
divine, que le ministére apostolique posséde en soi une vertu qui se 
répand sur l’Eglise entiére; si on leur avait enscigné que l’union 
avec l'Eglise n’est pas seulement un devoir, mais un bienfait et un 


‘ La mémoire de Keble est en vénération parmi les Anglo-catholiques contem- 
porains. Son nom ne parait jamais dans leurs écrits sans étre environné d’élo- 
ges. lls le regardent et le traitent comme un saint. On a donné son nom 4 une 
des rnes d’Oxford, et, ce qui est plus éloquent encore, on termine en ce moment 
an collége qui doit porter son nom et qui figurera honorablement parmi les nom- 
breuses et magnifiques institutions de ce genre que posséde Uxford. Ce collége 
a été biti tout entier par souscriptions privées. Ce fait seul suffirait 4 prouver la 
puissance et l’étendue du mouvement Anglo-catholique. Détail caractéristique : 
tandis que la croix ne figure presque nulle part dans les édifices protestants, 
elle se montre partout sur les murs de Keble’s college. 





134 L’ANGLICANISME. 


privilége, nous ne verrions assurément pas autant de transfuges au 
dehors, ct nous aurions au dedans moins de ceeurs refroidis... Le 
méthodisme et le papisme sont le refuge de ceux que l’Eglise a 
sevrés des dons de la grace, et ils deviennent ainsi les nourriciers 
des enfants abandonnés'. » 

Les auteurs des traités prenaient comme base de leurs études 
YEcriture, le Common prayer Book, et les péres des premiers sié- 
cles ; ils reconstruisaient une a une les vérités que I'Eglise angli- 
cane avait laissé périr, mais dont elle conservait encore quelques 
vestiges dans ses formulaires liturgiques. C’était une voie longue, 
pénible, dangereuse, et, dans le fait, ces hardis pionniers de la re- 
naissance religieuse en Angleterre n’ont pas évité toutes les erreurs. 
On aurait tort de rechercher dans leurs écrits l’exactitude doctri- 
nale ; elle ne s’y trouve point, et ne pouvait, humainement parlant, 
pas s’y trouver. Néanmoins, malgré les lacunes qu’ils renferment et 
en dépit des erreurs qu’ils présentent, les tracts for the times sont 
un remarquable ouvrage d’analyse et d'induction religicuse. 

Newman et ses collégues poursuivaient deux buts immédiats ; ils 
voulaient secouer la torpeur du clergé, raviver son ardeur, le rame- 
ner 4 la conscience de son réle et lui inspirer un haut idéal de sa 
vocation. C’était 14 une tentative hardie, car le clergé anglican ne con- 
sidérait les bénéfices dont il était richement pourvu que comme de 
pures sinécures. ll avait peu ou point de zéle, s’acquittait fort mal 
de ses devoirs et ne prétait aux 4mes dont il avait la charge que 
l’attention dont le monde ne voulait point pour lui-méme. En cher- 
chant a relever le clergé, les nouveaux réformateurs n’oubliaient 
pas cependant le peuple ; ils se proposaient de le ramener 4 la vie 
religieuse, dont il s’était presque universellement éloigné. 

L’anglicanisme, en effet, n’est pas une religion faite pour le peu- 
ple et pour les pauvres; c’est une religion bourgeoise ou aristocra- 
tique ; aristocratique dans la forme épiscopale, bourgeoise dans les 
diverses formes que présentent les sectes dissidentes. Quant aux 
pauvres, |’anglicanisme ne s’en occupe point?. Cela tient sans doute 


‘ Tracts for the Times by members of the University of Oxford, vol. 1, Londres 
1840.'Abbeloos : La crise du protestantisme en Angleterre, Louvain, 1875, p. 31-32. 
— Les mémes idées sont développées maintenant dans une multitude de publi- 
cations. Voir, par exemple, le discours de lord Eliot devant !’English Church 
Union, dans la Church Review, 1875, page 564. 

* Les Anglo-catholiques contemporains ont, seuls, fait quelques tentatives pour 
évangéliser les pauvres, et c’est la ce qui contribue 4 la popularité de leur mou~ 
vement. Le révérend H. Machonohie a trouvé, dans une paroisse de 7 4 8,000 
ames, 528 ouvriers (working men) pratiquants, qui ont signé une protestation en 
sa faveur. Y a-t-il beaucoup de paroisses dans Paris ot on trouverait un pareil 
nombre d’ouvrters communiants? 


L’ANGLICANISME. 135 


a bien des causes, mais l’absence du zéle religieux dans les mi- 
nistres en est la principale. Le ministére des pauvres demande 
beaucoup d’abnégation et d’esprit de sacrifice ; Pévangélisation du 
peuple n‘offre rien d’agréable pour la nature et souléve ordinaire- 
ment de vives répugnances dans les personnes cultivées. Or, a 
Pépoque dont nous parlons encore, le clergyman recevait une éduca- 
tion plus propre 4 en faire un parfait homme du monde qu’un 
excellent apdtre. Il n’y a donc rien d’étonnant 4 ce que les pauvres 
et les hommes d’Eglise n’entretinssent ensemble aucun rapport. 
Aujourd’hui méme, une des choses qui frappent le plus l’étranger, 
quand 11 visite l’Angicterre et qu'il entre dans les temples protes- 
tants, les jours de dimanche, c’est l’absence totale du pauvre. On 
ne le rencontre nulle part. Le pauvre sent qu’il ne serait pas 4 sa 
place au temple ou 4 la chapelle', et il‘n’y met jamais les pieds. Il 
vit complétement en dehors de la sphére religieuse. Pour pratiquer 
la religion anglicane, il faut étre bien renté, bien élevé, bien vétu, 
bien nourri; la religion est unc affaire de bon godt et de bonne 
éducation. Cela est tellement vrai, que personne dans la bourgeoisie 
ou dans les hautes classes n’ose afficher l’incrédulité ct l’athéisme, 
Hi est de bon ton d’aller au préche les dimanches, d’entendre un 
sermon ou une lecture, d’assister au service et de s’abstenir des 
ceuvres serviles. C’est 14, 4 peu ‘de chose prés, tout le devoir oun 
honnéte protestant, épiscopalicn ou dissenter. 

Autrefois, la plupart des temples demeuraient fermés toute la 
semaine, souvent méme tout le mois, et aujourd’hui encore il n’y 
en a qu’un petit nombre qui s’ouvrent tous les jours *. 

L'Eglise anglicane ayant voulu s’unir a l’Etat a fini par n’étre 
plus qu’une institution séculiére, ne poursuivant d’autre idéal que 


4 Le temple est l’expression consacrée pour indiquer le lieu de réunion de 
l'église établie. La chapelle indique le lieu de réunion des cultes dissidents. 

« Je pourrais citer pendant des heures, disait un lecturer, des exemples de la 
piété des paysans dans les pays professant la religion catholique romaine, car, 
sous le rapport de la piété des pauvres, les catholiques romains nous surpas~ 
sent, et comme |’Evangile a été spécialément adressé aux pauvres, c'est un point 
qu'il ne faut pas omettre de remarquer. L’absence des gens tout 4 fait pauvres 
est une des taches qui défigurent nos congrégations. Ou voit-on, en effet, des 
pauvres, je yeux dire des malheureux couverts de haillons? En Italie, vous les 
trouvez sur les gradins de l’autel ; mais en Angleterre, o sont-ils? » (Defence 
of Church Principles, 7° édition, 1874, Catholic, not Roman Catholic, p. 122). 

2 Il est méme encore des ministres qui prétendent qu’on a tort d’ouvrir les 
temples tous les jours. Un journal affirmait derniérement qu’d Cheltenham, ville 
de 46,000, il n’y avait qu’une seule église od on fit Poffice le matin (Church Ti- 


mes dau 5 novembre 1875, p. 553, col. 35-4). 


436 L’ANGLICANISME. 


le bien-étre, ayant une horreur profonde du trouble, vivant satis- 
faite dans une pieuse somnolence et dans une riche oisiveteé. 

Ce n’était pas évidemment l’idéal que les jeunes réformateurs 
d’Oxford avaient entrevu et poursuivaient dans leurs études des pre- 
miers siécles; aussi rougirent-ils en apercevant l’Kglise établie, 
sans vie, sans zéle, sans aspirations morales d’aucune sorte; ils 
révérent son affranchissement, ils se mirent 4 l’ceuvre ct is ont 
réussi au dela de leurs espérances. 

D’abord, le mouvement eut presque exclusivement une direction 
doctrinale. On s’attacha 4 reconquérir une 4 une toutes les vérités 
oubliées et 4 reconstruire le dogme : ]’existence d’une église visi- 
ble, l’institution des sacrements, la pénitence, le jeine, la confes- 
sion, l’absolution, le systéme épiscopal, la succession apostolique, 
la présence réelle, le sacrifice de la sainte Eucharistie, etc. ; tout 
cela fut enseigné, affirmé, propagé, et, chose étrange, tout cela finit 
méme par étre cru. Le mouvement alla grossissant tous. les jours, 
entravé par les uns, secondé par les autres, surveillé avec anxiété 
par tous. L’opinion n’était cependant pas favorable en haut lieu au 
tractarianisme. L’épiscopat considérait avec un certain effroi cette 
levée de boucliers ct n’augurait ricn de bon pour l'avenir ; il pré- 
voyait des troubles, de l’agitation, et peut-étre méme des choses 
plus graves encore. L’esprit chrétien était tellement oblitéré chez 
lui, et ’ignorance de la théologie avait fait de tels progrés, qu'il ne 
reconnaissait point les doctrines des tracts pour sienncs. Il assis- 
tait donc avec défiance aux progrés de la jeune école et n’en augu- 
rait rien de favorable pour I’Eglise établie. Plusieurs circonstances 
contribuaient d’ailleurs 4 lui rendre suspects les chefs du parti; 
c’était, avant tout, l’attitude qu’ils avaient adoptée dans leurs rap- 
ports avec l’Eglise romaine. 

En effet, pendant que |’Eglise anglicane ne parlait jamais de 
Rome sans vomir contre elle l’injure, la calomnie et la haine, les 
tractarianistes, se défaisant peu a peu des préjugés qu’ils avaicnt 
recus dans leur éducation, et reconnaissant, 4 mesure qu’ils avan- 
caient, que I’kglise romaine était loin de ressembler a la prostituée 
que les réformateurs leur avait dépeinte, ils ne parlaient plus de 
l’Eglise et de la papauté qu’avec respect, bienvcillance, estime, 
modération. Au lieu de creuser l’abime qui existait entre eux et les 
catholiques, ils cherchaient 4 le combler et ils montraient volon- 
tiers qu'il n’y avait presque aucune différence entre les deux 
partis, les superstitions populaires mises de cété. Ce fut le théme 
que Newman développa dans le 90° tract qui eut un retentissement 
européen. Il s’efforca de montrer qu’on pouvait trés-bien admettre 


L’ANGLICANISME. 437 


les trente-neuf articles et croire tout ce qu’enseignait l’Eglise ro- 
maine, méme le concile de Trente’. 

La thése était hardie, et prématurée, car on n’était encore qu’en 
1840. Aussi une telle doctrine jeta-t-elle l’Angleterre dans la stu- 
peur et provoqua-t-elle une irritation universelle. L’épiscopat tout 
entier protesta et dénonca au public les dangers du tractarianisme, 
dans de nombreuses lettres pastorales*. Les tracts cessérent de 
paraitre; la jeunc école fut dispersée, mais ]’impulsion était donnée 
et le mouvement répondait si bien au besoin d’un renouvellement 
religieux, qu’il n'y eut pas de recul. Déja une légion marchait 4 la 
conquéte de l’Angleterre. 


V 


Qn comprend aisément, par le coup d’ceil que nous avons jeté sur 
le passé religieux de l’Angleterre, que le catholicisme anglican n’a 
pas pu reprendre sa place au sein de l’Eglise établie, sans que, par 
la force méme des choses, l’ancien esprit protestant, esprit de haine 
el d'aversion pour le catholicisme, se voit ravivé dans la méme 
proportion. Et c’est pourquoi on a vu renaitre aussitét, sur le sol 
anglais, ces luttes passionnées qui caractérisent chez nos voisins la 
premiére période de la réforme. C’est la loi méme du parlementa- 
risme : une opinion extréme ne se manifeste jamais, au sein de la 
majorilé, sans qu’une autre opinion, également extréme mais con- 
tradictoire, ne s’affirme au sein de l’opposition; et, comme les 
opinions extrémes sont toujours sans modération et sans mesure, 
leur opposition devient le signal de luttes acharnées, ot les partis 
se portent des coups dangereux, quelquefois méme des coups 
mortels. 

L’Angleterre est donc revenue aujourd’hui a la premiére période 
de la réforme : les convictions religicuses ont reparu : le parti ory 
ou anglo-catholique veut reconquérir ce qu’il a perdu, mais le parti 
whig ou protestant, qui dominait de fait, depuis 1688, cherche a 
lui barrer le chemin, et voila pourquoi, depuis quarante ans, !’An- 
gleterre est redevenué un véritable champ de bataille. On a établi 
chaire contre chaire, journal contre journal, association contre 


‘ existe toute une littérature autour de ce Tract. Il a fait peut-etre autant 
de bruit, dans son temps, que les récentes publications de I"honorable M. Glads- 
tone. 


*n peut voir des extraits de toutes ces charges épiscopales dans W. Bricknell, 
Oxford tract n° 90 and ward’s ideal of a Christian Church. 


153 L’ANGLICANISME. 


association; les mceurs de |’époque ont prévenu jusqu’a ce jour 
effusion du sang, mais il a été plus d’une fois 4 la veille de 
couler, et personne n’oserait affirmer qu’il ne coulera pas, dans un 
avenir plus ou moins prochain. La simple réapparition du surplis 
dans la chaire faillit occasionner des troubles graves, il y a.vingt ans, 
et cependant le surplis est clairement prescrit par les rubriques du 
Common prayer Book. Depuis surtout que de nombreuses conver- 
sions au catholicisme sont venues montrer clairement les tendances 
du mouvement inauguré 4 Oxford, en 1833, les passions anti- 
catholiques n’ont plus connu de bornes. Il faut lire l’apologia de 
Newmann ét les publications relatives aux controverses de ces der- 
niéres années, pour se faire une idée des tracasseries, nous ne 
disons peut-étre pas assez, des persécutions auxquelles ont été en 
butte les premiers tractarianistes, et leurs successeurs, les puséistes, 
les ritualistes et les anglo-catholiques. 

L’animosité entre les partis en est venue a un tel point, qu’on 
n’a reculé devant aucun sacrifice, et, comme un des premiers 
effets de la résurrection du catholicisme anglican a été de faire re- 
naitre |’esprit d’association, d’innombrables sociétés se sont orga- 
nisées, de toutes parts, pour protéger leurs intéréts religieux me- 
nacés. Ce sont les anglo-catholiques qui ont commencé les premiers. 
Voulant défendre leurs droits et leurs libertés contre Ics attaques de 
leurs ennemis, ils se sont réunis en 1859 et ils ont fondé ]’asso- 
ciation connue sous le nom de English Church Union, associa- 
tion qui, en cc moment, compte 141,831 adhérents, et dont le conseil 
est formé de l’élite du parti réformateur '. 

Cette création fait époque dans l'histoire du néo-catholicisme an- 
glican, car, 4 partir de ce jour, les réformes sont devenues plus 
rapides et plus fécondes en résultats pratiques. Jusqu’alors, en effet, 
ainsi que nous l’avons dit plus haut, l'on s’était attaché surtout & 
restaurer le dogme; on avait reconquis une & une toutes les vérités 
qui servent de base au catholicisme : d’abord l’existence et l’effica- 
cité du baptéme, ensuite la croyance 4 la présence réelle, la foi au 
sacrifice de la messe, et comme le puritanisme, en détruisant peu & 
peu le dogme eucharistique, avait détruit tout le culte, le rétablis- 
sement de ce dogme est devenu le signal d’une rénovation dans la 
priére publique de l’Eglise d’ Angleterre. 

‘ L’English Church Union a ses bureaux Burleigh street, 13, W.1. Son organe 
est la Church Union Gazette, qui parait tous les mois. On ne regoit dans cette 
société que des membres communiants. Au 1°" janvier 1875, ces membres attei- 
gnaient le chiffre de 11,8351. Le Public Worship regulation Act a donné une nou- 
velle impulsion a cette société : le chiffre de ses membres a considérablement 


augmenté depuis. Ses revenus, en 1874, ont été de 5,978 livres sterling, ou de 
prés de 100,000 francs. 


L’ANGLICANISME. 139 


Cest,en effet, avec la controverse sur Ia présence réelle que com- 
mence cette nouvelle phase qu’on a nommée le ritualisme. Le mot 
suffit a définir la chose. Quand on a eu constitué un Credo un peu 
précis, on a Compris que ce Credo devait s’affirmer et se propager, 
autant par des rites extéricurs que par des discours et par des 
livres. On s’est dit avec raison, comme le faisait derniérement l’é- 
véque Jenner du haut de la chaire : « Ou bien Jésus-Christ est pré- 
« sent ou bien il est absent, dans le sacrement de }’autel. S’il est 
« présent, est-il un culte trop splendide pour l’honorer? S'il est 
« absent, est-il un culte qu’on puisse justifier? Entre ces deux 
« hypothéses il n’est pas possible de trouver un moyen ferme‘. » 
L'argument est clair, concluant, facile 4 saisir. Aussi depuis 
que Paffirmation de Ja présence réelle est devenue un peu géné- 
rale, on s’est mis a batir et 4 orner les temples comme on le fait 
chez les catholiques et chez toutes les sectes qui croient au sacre- 
ment de l’autel. Le godt pour l’ancienne architecture chrétienne 
et pour toutes les choses qui s’y rapportent s'est accru de jour en 
jour; un courant puissant, que les ennemis du ritualisme croient 
arréter en le traitant de medizvalism, s'est formé, emportant tous 
les esprits et tous les coeurs vers les choses du passé ; et, dés lors, 
on a vu reparaitre un peu partout, sans que le mot d’ordre ait été 
donné, uniquement par l’initiative individuelle, tout ce qui rappe- 
lait les aneiennes pratiques religieuses, tout ce qui avait l’air d’ex- 
primer une doctrine ou des usages catholiques *. Cette restauration 
ne s'est pas toujours faite avec discrétion ; l’engoucment a eu sa 
part, ic! comme en toute autre chose, et, en bien des cas, le rituel 
est allé beaucoup plus loin que la doctrine. 

Mais si l’English church Union a donné une impulsion nou- 
velle au courant anglo-catholique, si elle a contribué a éclaircir, & 
propager ct 4 trancher beaucoup de questions dogmatiques, si elle 
a fait naitre des aspirations nouvelles vers le catholicisme et vers la 
réunion de toutes les Eglises chrétiennes ; si:elle a enfin tiré, avec 
plus de force et de clarté, les conséquences contenues dans les 
principes admis depuis trente ans, elle a aussi provoqué une récru- 
descence de haine parmi les défenseurs de l’ancien protestantisme. 
Heureusement Dieu a permis que les ennemis du revival aient 
mangqué d’union et de discipline; car, sans cela, la régénération 
religicuse de l’Angleterre cut été peut-étre étouffée dans son germe. 

Avant d’en venir aux procédés violents qu’on avait déja employés 


‘Diseours prononcé, le 6 juillet 1874, dans l’église Saint-Jean-Baptiste de Man- 
chester, et cité par le Rock du 40 juillet 1874, p. 464, col. 4. . 

* i sest créé, il y a quelques années, une confrérie en l"honneur du saint Sa- 
crement, qui fait beaucoup parler d’elle en ce moment. 


440 L’ANGLICANISME. 


autrefois, 4 plusieurs reprises, sans succés, on a écrit des pam- 
phiets ct les accusations de déloyauté, d’illégalit:, de complot 
papiste, se sont fait entendre dans tous les Jorrcnaux. On a accusé 
les ritualistes de violer les rubriques du Prayer Book, les enseigne- 
ments des Homeélies et le texte des trente-neuf articles; mais, par 
bonheur, les ritualistes ont pu répondre, avec grande apparence 
de raison, que la loi était pour eux, que luin de violer les lois de 
l’Eglise anglicane, ils se faisaient un devoir de les observer scrupu- 
leusement et ils ont renvoyé 4 leurs adversaires le trait que ceux-ci 
leur avaient décoché. 

Bientdt, on ne s'est plus contenté d’écrire des pamphlets et des 
brochures. On est allé plus loin : les partis hostiles au ritualisme 
he parvenant pas a s’entendre pour agir d’un commun accord, 
il s’est formé une société qui s’cst appelée Church association, 
(1865) et cette association s’est donnée pour mission de poursuivre 
les excés de ritualisme, ce qui lI'a fait nommer, par les anglo- 
catholiques, Persecution company limited‘. Surveiller V’exécution 
des lois, provoquer des plaintes, susciter des accusations, faire en- 
tendre des témoins, corrompre ou influencer les juges, lever des 
fonds pour payer les frais énormes qu’un procés améne toujours en 
Angleterre, etc., etc.; tel est le rédle que cette Société joue depuis 
bientdt dix ans. 

Dés le principe, cette société aurait voulu que le gouvernement 
intervint et arrétat les pratiques ritualistes ; mais le gouvernement 
s’y refusa; lord Melbourne répondit 4 ccux qui l’obsédaient qu'il 
fallait attendre. Lord Derby nomma unc commission pour faire une 
enquéte, non pas sur les doctrines, mais sur les pratiques ritua- 
listes. On était en 1867; le 19 aout, cette commission proposa : 

« 4° D’interdire aux ministres de ]’Eglise établie, durant le ser- 
vice public, tout changement dans la maniére de se vétir, contraire 
ad ce qui se pratique depuis longtemps. 2° De fournir aux paroissiens 
blessés par ces changements des moyens faciles et efficaces pour 
obtenir en justice le redressement de leurs griefs*. » 

Mais ces deux voeux sont restés 4 l'état de lettre morte. Le gou- 
vernement n’en a tenu aucun compte. En 1869, sous le ministére 
Gladstone, la convocation de Cantorbéry nomma un comité pour 
revoir le livre de la commune priére. Ce comité, examinant la ru- 
brique relative aux ornements, se borna a dire que cette « rubrique 
élant douteuse et difficile & interpréter, il serait désirable qu’on la 


‘ Voir le compte rendu de I’assemblée annuelle de cette société dans le Rock 
du 5 mars 1875, 465, 2.— Ses bureaux sont situés Buckingham street, 14, W. C. 
Elle a pour organe le Church association intelligencer, qui parait tous les mois. 

* Etudes historiques, religieuses et littéraires des PP. Jésuites, 1868, I, 67. 


L’ANGLICANISME. 1 


remplacat par une autre ou on dirait clairement quels vétements ou 
quels ornements sont permis 4 un ministre dans I’Eglise d’Angle- 
terre' ». Les assemblées postérieures ont laissé la question dans 
l'état ot elles l’ont trouvée, et, depuis lors, elle a 4 peine fait 
un pas. 

Ce n’est point, en effet, un cabinet comme celui que présidait 
M. Gladstone qui se serait jamais fait instrument des rancunes du 
protestantisme. M. Gladstone connait trop bien son époque pour 
espérer aboutir 4 un résultat quelconque en recourant 4 la persé- 
cution, et il sait également bien que la régénération religieuse de 
l’Angleterre est due a ce parti que l’esprit de secte s’acharne 4 pour- 
suivre. Sa politique, pendant qu’il est pass au pouvoir, a été carac- 
térisée, 14 aussi, par la non-intervention. II a laissé faire, il a aban- 
donné le mouvement ritualiste 4 lui-méme et attendu du temps la 
solution des difficulfés qu’il ne pouvait fournir. Qu’ont fait alors 
les sectes protestantes de l’Eglisc-Basse et de I’Eglise-Large ? 

Voyant qu’il n’y avait pas 4 compter sur l’intervention du gouver- 
nement et qu’au cas ot le gouvernement interviendrait dans la 
question, ce ne scrait pas probablement en leur faveur, elles ont 
poursuivi le redressement de leurs griefs devant les tribunaux. 
Croyant trouver dans des usages devenus presque universels une 
interprétation légale des rubriques contraire 4 celle que les ritua- 
listes avaient adoptée, elles ont voulu faire sanctionner, par l’auto- 
rité des magistrats, leurs idées rétrogrades et leurs opinions puri- 
taines. C’est ici que la Church Association a joué le réle qu'elle 
s’était assignée. Plusieurs ritualistes ont été déférés 4 la justice et 
traduits devant les hautes cours, d’abord devant les évéques, en- 
suite devant les cours provinciales, devant la cour des Arches et 
enfin devant le Conseil privé. Quelques causes sont devenucs célé- 
bres : certaines procédures ont duré trois ou quatre ans et couté 
prés de trois cent mille francs de frais’. 

Mais, loin de conduire au but que se proposaient les persécuteurs 
du ritualisme, tous ces procés n’ont fait que mettre a4 nu les plaies 
de l’anglicanisme. Les vices du systéme sont devenus palpables pour 
tout le monde : l’impuissance de l’épiscopat, les contradictions des 
lois les plus fondamentales, le vide et le néant de tout symbole, 
T’absence de toute vie morale, l’asservissement complet de |’Eglise 
aux pouvoirs civils, le servilisme, ignorance, la mondanité des 
hauts dignitaires de l’Eglise, tout a été dévoilé, critiqué, honni, si 
bien que le ritualisme seul a profité des attaques destinées a le dé- 

‘ Guardian du 15 juillet 1874, 892, col. 4. 


* Voir les débats dans le Public Worship regulation Bill, en particulier le dis- 
cours de l’archevéque d’York, dans le Guardian d’avril 1874. 


142 L’ANGLICANISME. 


truire. Les Ames qui avaient encore le sens religieux et qui révaient 
dans |’Kglise l’idéal d'une société spirituelle, n’ont pas été peu éton- 
nées de voir qu'il fallait recourir 4 des légistes séculicrs pour faire 
décider les plus hautes questions de dogme ou de morale, elles se 
sont demandé si c’était vraiment 1a l’idéal de l’Eglise du Christ et 
si le Dieu fait homme avait pu confier la garde de ses dogmes a des 
hommes qui peuvent étre, 4 leur gré, croyants ou infidéles, juifs 
ou hérétiques. A ce premier étonnement en a succédé un autre plus 
grand encore quand on a vu les sentences les plus contradictoires 
sortir du méme tribunal, mais |’étennement n’a plus connu de 
bornes quand il a été constaté que plusieurs sentences étaient for- 
mellement entachées d’hérésie. On a protesté contre les décisions du 
Conseil privé de la reine, on a refusé d’en tenir compte, et les as- 
semblées ecclésiastiques se sont faites plus d'une fois l’écho de ces 
sentiments d’amertume et d’indignation chrétiennes '. 

Loin donc d’arréter le mouvement ritualiste, loin de dissiper 
Yengouement qui a saisi la Haute-Eglise pour les anciennes prati- 
ques chrétiennes, les persécutions de la société protestante n’ont 
fait qu’augmenter la force du courant qui emporte la partie vrai- 
ment sérieuse de I’Eglise d'Angleterre vers un avenir nouveau. 
Chaque année a wu s’accroitre le nombre des Eglises ritualistes ; les 
offices se sont multipliés ct embellis; la musique et le chant, les 
ornements et les décorations, les cérémonies et les rites, tout a pro- 
gressé dans la méme proportion, au gré et suivant le gout des mi- 
nistres ou des fidéles. Les procés ont fait connaitre le mouvement & 
ceux qui l’ignoraient ; les indifférents ont voulu savoir de quo? il 
s’agissait ; on sest mis a |’étude, on a examiné, étudié, discuté tout 
ce qui existait autrefois dans |’Kglise d’Angleterre. L’étude a conduit 
4 la science et la science a ramené a la vérité. Que d’dmes devront 
peut-étre un jour leur salut 4 ces persécutions qui leur ont paru si 
injustes-pendant qu’elles avaient a les subir! 

Tandis que le protestantisme, non content de vouloir garder la 
position dogmatique et rituelle que les siécles lui avaient léguée, 
cherchait 4 détruire les restes de catholicisme qui surnageaient, 
comme des épaves, sur les flots presque taris de son culte, le ritua- 
lisme achevait, de son cdété, de reconstruire l’édifice de ses 
croyances ct de ses cérémonies. Vaincu quelquefois en apparence, 
il était toujours vainqueur en réalité. Chaque année a vu une agi- 
tation nouvelle et toujours celle a fini au gré du catholicisme an- 
glican. 


‘4 Les ritualistes viennent de déclarer trés-nettement qu'ils n’obéiront pas aux 
cours laiques qu’on vient d’instituer. 


L’ANGLICANISME. 4435 


En 4872, les évangélicaux, secrétement appuyés par l’épiscopat, 
cherchérent & supprimer le fameux symbole dit de saint Athanase, 
que les rubriques leur ordonnent de réciter au moins treize fois 
lan, mais que beaucoup de ministres ne récitent jamais, 4 cause 
de ses formules d’anathéme. Les ritualistes protestérent et le sym- 
bole fut maintenu. 

En 1875, l’agitalion roula sur la confession. Depuis de longues 

années déja la confession et le confessionnal avaient été rétablis 
parmi les ritualistes ; mais il parut désirable 4 quelques personnes 
de faire donner une éducation spéciale aux confesseurs, et 483 mi- 
nistres se hatérent de présenter une pétition 4 la Chambre haute de 
la convocation de Cantorbéry. La Church Association prit occa- 
sion de ce fait pour protester; elle présenta 4 son tour aux arche- 
véques un mémoire contre toutes les pratiques ritualistes‘. Les ar- 
chevéques daignérent y répondrc, et, pour quiconque sait lire a 
travers les lignes, il est facile de voir que les nobles lords seraient 
heureux de débarrasser I’Eglise et de se débarrasser eux-mémes de 
ce néo-catholicisme ov ils croient reconnaitre partout l’action de 
leur éternelle ennemie, |'Eglise romaine. Ils refusent de répondre 
aux pétitionnaires ritualistes; mais, en revanche, ils répondent a 
la Church association, ils condamnent la confession habituelle et 
ils affirment que l’kglise anglicanc ne I’a jamais, ni enseignée, ni 
pratiqué2; ils transmettent aux persécuteurs acharnés du ritua- 
lisme l'expression de leur.bonne volonté ; seulement ils se décla- 
rent impuissants, incapables d’arréter le flot qui monte tou- 
jours *. 

[es ritualistes répondirent 4 ces attaques par des contre-pétitions, 
des pamphlets, des meetings, et la fin de l’année 1873 s’écoula tout 
entiére dans la plus grande agitation : mectings contre mectings, 
pamphicts contre pamphlets, etc., les journaux et les revues se fi- 
rent l’écho de toutes ces coléres; l’atmosphére se chargea de nuages 
menacants, |’épiscopat prit, d'un jour a l'autre, une position plus 
accentuée et se rangea presque ouvertement du cété des évangéli- 
caux contre les anglo-catholiques. Ce ne fut bientét plus un mys- 
tére pour personne. On entendit retentir partout le cri : «A bas 
le ritualisme ! Les ritualistes 4 la porte de l’Eglise! A Rome les pa- 
pistes déguisés! Qu’on nous délivre des traitres! » On commenga 
méme 4 parler de persécutions nouvelles, de lois dirigées contre 
l'école amie des rites et des cérémonies romaines. Toute la question 


' Church Times du 11 juillet 1873, p. 320, 4° col., et p. 524, col. 1. 
* Voir tous les journaux religieux, Ghurch Times, Church Review, Guardian 
Christian World, etc., mai-juin 1873. 


144 L'ANGLICANISME. 


était de trouver un moment opportun pour faire passer des me- 
sures répressives dans la Chambre des lords et des communes. Or 
le cabinet Gladstone était encore a la téte des affaires, et on savait 
bien que jamais il ne préterait son appui a ce qui aurait l’air d’une 
persécution. Force fut donc d’attendre une occasion plus favorable. 
L’arrivée du cabinet Disraéli a paru étre cette occasion longtemps 
attendue. On I’a saisie avec empressement et les événements nont 
point trompé les prévisions des protestants. C'est 4 l’influence du 
nouveau cabinet qu’est di le passage du Public Worshtp regula- 
tion Act, dans l’avant-derniére session du Parlement anglais. 


VI 


On le voit donc, il suffit de jeter un coup d’ceil sur l'histoire de 
l'anglicanisme pour reconnaitre dans les luttes contemporaines 
une simple phase de ce grand combat qui dure depuis trois siécles 
entre les deux tendances rivales, rapprochées, mais non unies, par 
le schisme anglican. L’Angleterre a voulu concilier le catholicisme 
et le protestantisme; ¢’a été 1a son réve, mais ce réve nes’est jamais 
réalisé, ou ne s’est réalisé qu’au détriment de l'une ou de l'autre 
des deux tendances. Quand la tendance catholique s’est montrée 
vivante et forte, la guerre a éclaté partout; le compromis n’a 
existé que sur le papier et dans les formulaires. Quand la tendance 
protestante a pris le dessus et a vaincu la tendance catholique, la 
paix s’est faite, mais le catholicisme et le christianisme ont presque 
disparu. L’incrédulité est intolérante de sa nature, et elle devient 
facilement persécutrice. C’est pourquoi, du jour ow l’anglo-catholi- 
cisme s'est réveillé de son long sommeil, une nouvelle ére de dis- 
cussions et de combats a commencé pour I’Angleterre. 

L’histoire de la réforme anglaise se partage donc tout naturelle- 
ment en trois périodes. Durant la premiére période, qui s’étend de 
Yan 1534 @ l’an 1688, les Anglo-catholiques sont sans cesse en 
guerre avec les protestants, en guerre dans la chaire et a la tribune, 
en guerre méme sur les champs de bataille. Pendant la seconde 
période, qui va de l’an 1688 & l’an 1833, les disputes se calment, 
s'étcignent et disparaissent; mais la vic religieuse, les croyances et 
les praliques s'évanouissent avec les disputes. C’est une époque de 
mort et d’affaissement. La troisiéme, commencée en 1833, dure 
encore : l’anglo-catholicisme reparait, grandit, se développe et pro- 
gresse; chacun de ses progrés lui coute une bataille, mais jusqu’ici 
chaque bataille lui a valu une victoire. 


L’ANGLICANISME. 435 


En sera-t-il de méme demain? Comment se continuera la lutte? 

Quelle en sera l’issue? Finira-t-elle par quelque nouveau compro- 
mis? Ilya plus de deux siécles que les formulaires anglicans n’ont 
pas été revus. Les révisera-t-on, et si on les révise, sera-ce le pre- 
mier livre d’Edouard VI, sera-ce le second qui triomphera? Jusqu’a 
ce jour, le premier livre était seul légal, quoique le second eit 
prévalu de fait jusqu’en 1833 ; les réles vont-ils étre renversés ? Ce 
sont li les questions que suggére la lutte a laquelle nous assistons. 
Chaque parti nourrit des espérances, et compte les voir se réaliser 
dans un prochain avenir. fl est vrai que les forces ne sont pas éga- 
les : la masse de la nation anglaise est protestante; les partis poli- 
tiques, méme ceux qui ne croient a rien, se coaliseront volontiers _ 
contre tout ce qui se rapproche du catholicisme, et ils ne craindront 
peut-étre pas de recourir 4 des mesures persécutrices. Il semble 
donc quele protestanlisme peut compter sur la victoire, et cependant 
nous croyons qu'il sera vaincu, car l’union des protestants anglais 
ne repose que sur des opinions négatives, tandis que l’union des 
Anglo-catholiques repose sur des principes précis, positifs et arré- 
tés. Les Anglo-catholiques sont déjé nombreux; l’activité et la dis- 
cipline ne leur manquent point; la plus saine partie de l’opinion 
publique leur est favorable; ils peuvent donc espérer, eux aussi, 
dans l'avenir. La lutte scra longue et douloureuse, peut-étre méme 
sanglante; mais, en définitive, c'est 4 eux que tout semble promet- 
tre la victoire. 

L’espoir de l’Eglise anglicane est la. Ce seront les Anglo-catholi- 
ques’qui l’empécheront de périr, en la ramenant au vrai catholi- 
cisme. 

Abbé Martin, 


Chapcla‘n de Sainte-Geneviéve. 


{0 Janvixn 1876. Ai) 





SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


DU MARQUIS. D'BYRAGUES 





Les révolutions n’ont.pas, peut-dtre, de consaquences plus regnet- 
tables que la violence avec. laquelle elles iaterrompent,.au miliou 
de leur cours, des carriéres digaement commencées,.et qui de- 
vaient honorer le pays. Nous ne faisons pas.ici allusion aux coups 
qui atteignent les cimes: dans tous Jes temps, sous tous les ré- 
gimes, on ne parvient ausommet d’un Etat qu’en courant la chance 
d’en étre précipité ;. c’est Je cours des-choses humaines. Ignorant 
qui s’en plaindrait. 

Tolluntur in altum 
Ut lapsu graviore cadant. 


Mais, ou la fortune semble plus injuste, c’est quand elle arréte 
dans leur plein essor les hommes dont la carriére n’a pas encore 
été remplie, au moment ot ils allaient donner leur mesure tout 
entiére. Ces réflexions me sont inspirées parla destinée de >homme 
de bien et de mérite dont nous essayons ici de rappeler le souvenir 
cher 4 tous ceux qui l’ont approché. Doué des qualités qui assurent 
le succés régulier, et, par conséquent, peu propre a courir les aven- 
tures, M. le marquis d’Eyragues vit tout & coup l’avenir se fermer 
devant lui, au moment ow il avait fourni des preuves de capacité 
assez nombreuses pour prétendre aux postes les plus élevés de la 
diplomatic. Ceux qui le connaissaient, qu’ils eussent été ses chefs, 
ses camarades ou ses subordonnés, savaient A quoi s’en tenir sur 
sa valeur. Mais le jour approchait ot cette juste réputation, renfer- 
mée dans le cercle toujours étroit d’une profession, allait se ré- 
pandre dans le public, quand la catastrophe imprévue de 1848 vint 
condamner 4 une retraite définitive, dans la pleine activité d’une 
maturité vigoureuse, celui dont nous retracons la vie en nous ai- 





SOUVENIRS DIXLUMATIQUES DU MARQUIS D'EYRAGUES. 447 


dant. des. notes, malkeureusement trop mcemplétes laissées par 
jui. | 

Théophile: de Bionneau, marquis d’Byragues,. appurtenait & une 
famille d’ancienne nablesse de Prevence crueltement éprouvée par 
la. Révaluttom. Une partie des biens perdus par elie consistait en 
plantations & Saint-Domingue. Lors de llexpédition: dw général Le- 
dere, M. ef madame d’Eyragues se: rendirent aex Antilles: pour y 
receeiliir ce quills pourraient des débris de leur fortane. C’est au 
retour de ce long weyage que leur fils naissait + la Nowvelie-Orléans, 
le 4" janvier 1305. A gan retour en France, M. d’Eyragues pére, 
encore tiris-jeune, prit. rang dans Karmée, dont l’empereur' facili- 
fait volontiers Lentyée aux veprésentants. des vieilles races. La 
Restauration le trouva chef d’eseadron d'étatnvajor, et, au com- 
meacement de la campagne d’Espagne, en 1/893, it fut attaché, ace 
titre, la division du baron. de Damas, en Catalopne. Chargé d’une 
reconnaissance a Llevs, il fut entouré par des forces supéricures, et 
tomba mortellement frappé a la téte des siens. Pew de temps aprés 
ce tragiqueévénement, le baron de Damas, appelé au mimistére de 
la guerre, regardait comme un de ses. premters devoirs de témoi- 
gner son intérét au fils de son héroique et malheureux compagnon 
d’armes en Tattachant 4 son eabinet particulier. Celui-ci se réjouit 
de celte faveur, surtout parce qu’elle devait rendre plus facile son 
entrée dans la carriére o& i. aspirait, et ot Tappelaient ses apti- 
tades naturelles. Sen intelligence se distinguait surtout par la fi- 
nesse, et son caractére par la réserve-et la dignité personnelic. A ces 
avantages. sérieux, il joignait une tournure et unc physionomie 
agréables : il réunissait donc les qualités nécessatres pour réussir 
dans la diplomatie. 

Pour premiers débuts a. l’étranger, M. d’Eyragues fut chargé de 
porter an vei de Portugal les insignes de l’ordre du Saint-Esprit 
que venait de lui conférer Louis XVI. Notre diplomate de dix-huit 
ans était trop novice pour jeter sur la situation politique du Portu- 
gal un regard bien profond, mais déja son: coup: d’ceil se révéle-dans 
le portrait qu’il a tracé des principaux personnages avec lesquels 
ise trouva en rapports. Citons ceux du roi et de lareine: 

« L’audience pour la remise des coliiers eut lieu quelques jours 
aprés mon arrivée au. chateau de Bemposta, situé dans Lisbonne 
méme. Ce chateau, qui, je crois, n’existe plus, ou du moins ne sert 
plus de résidence royale, était petit, mesquin: et fort délabré. Nous 
traversimes d’abord une galerie peu étendue, sans meubles, a peine 
éclairée par de gros cierges placés sous verre pour que le vent ne 
les éteignit pas. La attendaicnt un grand nombre de courtisans 
d’un aspect assez_misérable, parmi eux plusieurs moines et ecclé- 


448 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


siastiques. Nous entrames ensuite dans la salle du Tréne, guére 
plus ornée que les galeries, ot le roi nous recut, ayant 4 cdété de 
lui son ministre des affaires étrangéres et trois ou quatre cham- 
bellans. Rien ne pouvait étre plus simple que cette cérémonie. Le 
toi Jean nous recut avec bonhomie, et répondit quelques mots as- 
sez embarrassés au discours que lui fit M. Hyde de Neuville en lui 
remettant le collier et le manteau de l’ordre du Saint-Esprit. La cé- 
rémonie terminée, une conversation familiére s’établit entre le roi 
ct l’ambassadeur. Le roi parlait difficilement frangais; il suppléait 
aux expressions qui lui faisaient défaut par des gestes trés-multi- 
pliés, et qui manquaient de dignité. Il était petit, gros, et se dan- 
dinait beaucoup. Ses yeux étaient ternes. Il avait la lévre inférieure 
trés-forte et pendante sur le menton, ce qui donnait 4 sa physiono~ 
mie un aspect peu intelligent. Son caractére était si faible, queccla 
dtait du prix 4 la bonté et 4 la modération dont il avait fait preuve, 
malgré les conseils contraires qui lui avaient été donnés surtout 
par la reine. Dans la conversation, le roi se trouva amené a parler 
de l’époque si troublée ot le général Lannes était ambassadeur de 
France a Lisbonne. Il fit nn grand éloge de sa loyauté et de.son dé- 
sintéressement, qu'il opposait 4 la violence du général Junot. 

« La reine était depuis quelque temps au chateau de Caylus, 4 une 
certaine distance de Lisbonne, dans une sorte d’exil, pour sa parti- 
cipation 4 une des nombreuses intrigues auxquelles la cour de Lis- 
bonne était sans cesse livrée. M. Hyde de Neuville voulut bien me 
proposer de me présenter 4 elle, et, peu de jours aprés notre au- 
dience du roi, il me conduisit au chateau de Caylus. Prise 4 l'im- 
proviste, car l’ambassadeur n’avait pas demandé audience, la reine 
nous fit attendre une demi-heure pour faire sa toilette. En France, a 
propos de la contre-révolution de Portugal, la presse royaliste avait 
fait jouer un rdle important 4 la reine, et on avait beaucoup vanté 
sa présence d’esprit, sa fermeté et son courage. On ne parlait d’elle 
qu'avec enthousiasme dans un certain monde, a Paris, et on la fai- 
sait beaucoup valoir aux dépens du pauvre roi Jean, accusé de 
faiblesse et de pusillanimité. J’étais donc curieux de voir l’héroine, 
et parfaitement ignorant de |’état réel des choses. Je m’étais fait 
d’elle un portrait quine manquait ni d’imagination ni d’un certain 
caractére. Entré dans le cabinet de Sa Majesté, je fus présenté 4 une 
femme petite, trés-forte, laide, vétue d’un accoutrement ridicule, 
avec une voix affreuse et une fagon de parler francais inénarrable. 
Elle portait par dessus sa robe deux poches dans lesquelles elle 
fourrait sans cesse les mains pour tirer des mouchoirs, des taba- 
liéres, des ciseaux, des chapelets et des sucreries. Elles auraient pu 
contenir toute sa garde-robe, tant elles étaient grosses et gonflées. 


DU MARQUIS D'EYRAGUES. 149 


Lareime, malgré son embonpoint, gesticulait beaucoup, autant des 
pieds que des mains, et les poches dansaient, et tout ce qu’elles 
contenaient s’entrechoquait 4 grand bruit. Sa parole était breve, 
vive, saccadée, sa physionomie expressive : elle se plaignit amére- 
ment de la fagon dont elle était traitée. Trés-peu maitresse de ses. 
expressions en frangais, et voulant dire que le roi était trop indul- 
gent et trop faible envers le parti révolutionnaire qui venait d’étre 
vaincu ; elle disait : « Le roi est béte, il s’en repentira. » Un seul 
chambellan, — elle lui parlait en portugais, — était auprés d’elle, 
et lorsque les expressions lui manquaient, elle semblait réclamer 
son secours et son approbation. Mais le chambellan, raide, droit, sé- 
rieux, n’ouvrait pas la bouche, et ne répondait que par de profondes 
révérences. » 

.M. d’Eyragues était depuis peu de temps de retour en France, 
quand M.de Damas échangea le portefeuille de la guerre contre celui 
des affaires étrangéres. C’était un incident heureux pour le jeune 
attaché 4 son cabinet qui se trouvait, par ce fait seul, entrer dans le 
personnel diplomatique. Il n’y comptait pas depuis longtemps, lors- 
qu'une nouvelle occasion vint s’offrir de voir et d’apprendre. Il fut 
chargé de porter des dépéches & l’ambassade de Constantinople. Ce 
n était pas une petite affaire, en 1825, que d’arriver 4 la capitale 
du Sultan par la voie la plus rapide. Aujourd’hui, grace 4 la vapeur, 
tout le monde, sans distinction ni de sexe ni d’dge, peut aller ad- 
mirer les rivages enchantés du Bosphore, sans autre fatigue que de 
passer des wagons bien capitonnés des chemins de fer dans la ca- 
bine confortablement installée d’un paquebot. Il n’en allait pas 
ainsi, 11 ya cinquante ans. Il fallait d’abord courir la poste pendant 
six jours et sept nuits pour arriver 4 Viennc; trois jours et trois 
nuits étaient ensuite nécessaires pour traverser, par des chemins 
affreux, les interminables plaines de la Hongrie et atteindre la fron- 
tiére turque 4 la Tour-Rouge. Ici les choses se compliquaient, et 
nous he pouvons mieux faire que de laisser la parole au voyageur 
lui-méme. 

« A la pointe du jour, par un temps froid, brumeux et unc at- 
mosphére toute chargée de neige, ma voiture attelée de huit petits 
chevaux valaques, conduits par deux postillons vétus d’un calecon 
de toile et d’une peau de mouton, tétes et jambes nues, s’engagea 
lentement dans les étroits défilés qui séparent la Transylvanie de la 
Valachie. J’avais avec moi une quinzaine de Valaques, commandés 
par un Turc a cheval, chargés d’aider la voiture a franchir les plus 
mauvais passages, 4 déblayer la neige ou a casser 1a glace en cas 
de nécessité. Ces précautions n’étaient certes pas inutiles surtout 
dans la saison ow nous étions. Nous avions dd laisser notre voiture 


1,50 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


.& Hermandstadt et continuer notre route jusgu’a Bucharest et 


Rautchauck dans les vaitures.du. paya, qui sont de petits chariots 
découverts, 4 quatre roues, sans -siéges et-oenstruits compléfement 
en bois. Chacun de ees chariois ne contient qu'un personne qui 6’y 
arvange tant bien que mal em saceroupisaant sur une hoite de 
paille, ef ast traing par quatre cheavaux qui vont.au grand galep, 
non sans yerser, de temps en temps, contre une pierreou une sou- 
che d’arbye, Je mealhewreux voyageur cahoté sur ces reutes af- 
freuses. . 

« ba partant de Ja station, nous reulémesd'abord quelque teaaps 
ax fond d'un. trod vallen, cétoyant wn ‘iorveat écumant que nous 
fimes obligés de pesaser & gué plusieurs fois. Bientét neus nous 
élevames sur le flanc de la montagne en suivant toutes les sanma- 
sités de la walléa, et par wn chemin tellement .dtroat, que souvent, 
pour qu'il eiitda Jargeur strictement nécessaire am passage d'une 
veatune, sans quies. eit 4 se donner la peine de crauser dans Je 
rocher, on j’ayait. élargi en enfongant horizontalement quehyaen 
pieux de hois.qui tremblasent sous le. poids de Je voature. Nona pas- 
sions ainsi sur -des abimes de plusieurs ecataines de pieds de pre- 
fondeur. Cat alors que nes Valaquea soutenaient, au moyen de 
cendes, Ja voiture et la faisaiept ineliner, autant que possible, du 
cité opposé au paccipice. Au premier passage de ce genne, nous 
mimes pied 4 terre, mais ils se renoundlérant ai souvent, la marche 
éfait si pénible dans le. neige, que nous finimes par rester-dass la 
voiture, mame dans Jes occasions Jes plus pémilenses, abandonnant 
notre scart & ba Previdence et 4 l’adresse de nos. guides. is étaient 
plemsde zéle, artis, adros, mais drnyanis, bavards, et nous.cteur- 
dissaient de leurs cris. Cette tarbulence cantrastait simguliéremend 
avec Je sang-froid at la contenanec-calme du Ture q<ui kes comman- 
daat, lequei, lorsque te tumulte devenait trap grand, ramcaat Ia 
tranquillité.et Je sikenee par quelques coups de fet impartiale- 
ment distrilmés sur les épeailes.de nos Valaques. Nous chemimimes 
ainsi toute la journée, relayant de temps en temps dans des maisens. 
de pestc: iselées et sana voir um sewl village. Au milien du jour, 
nous filmes. assazkhis par uuc temptie. de neige qui nous ploogea 
substoment dams. une ebacuué presque counplite, et fit plenwir sur 
notre chemim quantité de piesres plus ou moins gresses, dont la 
chute devait nous dhize cowseir un vdritable danger. Un moment 
eotte avalanche fut si considérable, qu’abandoanaat la voiture, 
neous fames obligés, 4 exemple de: netre escorte, de nous rébegier 
seus un vecher dont la sailhe nous offrajt, fort 4 prepes, un abri. 
Ce chasse-neige ne dura heureasement qu'une demi-heure ewvirer. 
H ew est quelquefois de tellement violents, qu’sts font courir les phus 


DU: MARQUIS D’EYRAGUES. 451 


grands dangers aux woyagears. Trois ans ayant: mon ‘passage, un 
courrier anglais, qui s'était 1mprudemment epgagé comme nous 
dans la montagne.avec sa voiture, fut précipité, ainsi qu’une partie 
de son escoste, au fond de l'un deces abimes.que nous avions jang- 
femps coteyés. , 

« Dans l’aprésxmidi., Jes défilés: Jes plus difficiles étant .franchis, 
noire escorte nous quitta. Lorsque la route le permettait, mos petits 
cheraux nous. .menaient comme le veatl..il est. vrai que, lorsquil 
fallat. monfer,.ila avaient bien de la pee a trainer natre voiture, 
car si.ces petits. chevaux courent vite, ils ne savent ef ne peuvent 
tirer. Le lendemain matin, Ja chaine de montagnes était. enfin eom- 
plétement franchie, nous cousions au triple. galop de. nos huit che- 
vaux.dans Jes, plaines.de.la Valachie,.et-nous entrions 4a naitd 
Bucharest. 

« A cette époque, la Valachie était dans. uz état.de misére dont on 
ne peut se faire une.idée. Du pied: des mentagnes 14 Bucharest, 
nous..avieas trayversé une plaine d’environ. trente lieues sans. ren- 
contrer antre chose, de Join en loin, que.quelques.misérables vil- 
lages presque. déserts, ou habiiés par une popniation: en guenilles 
et qui nous demandait l’aumdne a. geands cris, lorsque ‘mous. nous 
arréiions pour changer de chexaux. :Malgré le: froid imtense qu'il 
faisait, souvent nes postillans.n’avaient mi peau de:mouton, ni.méme 
. calegen de.toile;.une simple chemise leur. couvrait. le corps, et.iks 
moataient 2 nu. sur.leurs chevaux sans selle. elle. était, seus la 
souveraineté de la Turtuie,. le: résultat.du gouvernement des hos- 
podars, nonmmés teus Jes. ciag ans..Du: reste,-4 part son ancurie ha- 
bituelle, c’était systématiquament que la Porte faisait un désert des 
deux previaces naturellement :si: fertiles.de:la Valaehie et de la 
Moldavie, afin d’empécher que les Russes, forcés: de les traverser 
lorsqu ils se portaieat sur.de Danube, y trouvassent. les. vesseurces 
nécessaires paur y faire vivre leurs: années. Cette. dactique, quelque 
barbare qu'clle fat,. était. efficace,.et, en 1828, izois ans plus tard, 
les Busses, en firent de. nowveau l’épreuve dans uae. premiére: cam- 
pagne, pendant. laquelle ils. ne purent franchir leg Balkans, surtout 
4 cause de.la.difficulté de procurer. a |’anmée Jes subsistances: né- 
cessaings. lin .1829,.1a deuxiéme .aunée de la campagne, loraque le 
maréchal Diehiisch parviat enfin 4 franchir .les Balkans, .par .une 
marche hardie, il se‘trouvait, avec un corps-d’armée trés-affaibli, 
daas une pesition si critique, sous le rapport: des: munitions et des 
vivres, que si la Poxte .niavait pas consenti A faire.la paix, sous 
Yempire d'une folle terreur et, pousséc.aussi, il faut bien le dire, 
par les instances du. carps diplamatique & Constantinople, et qu'elle 
ett simplement temporiaé, l’arméc de Diebitsh eit été probablement 





152 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


détruite, ou du moins les Turcs auraient obtenu des conditions 
toutes différentes de celles de la paix d’Andrinople. 

« Aprés un repos d'un jour et de deux nuits 4 Bucharest, nouveau 
départ. Jusqu’a Giurgevo on peut se servir d'une voiture, et le 
voyage se fait passablement; mais, 4 partir de cette ville, il faut 
monter a cheval et y rester jusqu’a Constantinople. 

« Enfin nous montons 4 cheval 4 la chute du jour, et il y avait 
tant de jours et tant de nuits que j’étais si affreusement cahoté en 
voiture, que ce fut avec un réel plaisir que je commengai cette nou- 
velle maniére de voyager, dans |’heureuse ignorance ot j’étais des 
cruelles fatigues qui m’attendaient. Notre petite caravane se com- 
posait de quatre personnes et de cing chevaux : moi, mon courrier 
Gazan, le Tartare et un Sermdji (postillon) conduisant en main un 
cheval qui portait notre bagage ct les provisions de bouche. Le 
Sermdji ouvrait la marche, le Tartare suivait, je venais ensuite ct 
Gazan était le dernier de tous. Notre Tartare, comme insigne de 
ses fonctions, portait un bonnet rouge de deux pieds environ de 
hauteur et terminé en pointe. Cette coiffure était plus originale que 
jolie. A sa ceinture brillaient un beau yatagan et deux paires de 
pistolets ciselés en argent; cet individu, déja d’un certain age, n’a- 
vait pas l’air hautain et farouche que son emploi comportait ordi- 
nairement. Il était, au contraire, assez bon homme et il se montra 
constamment trés-courtois 4 mon égard. Il est vrai que le consul 
lui avait fait comprendre que j’étais un personnage important, et, 
en conséquence, il ne m’appelait jamais que Beyzade, ce qui veut dire 
fils de prince, dans les fréquentes allocutions qu'il m’adressa dans 
le cours du voyage, sans se laisser décourager par la certitude, 
qu'il avait dd promptement acquérir, que je ne comprenais pas un 
mot de ce qu’il me disait. 

« Arrivés dans la campagne, aprés avoir traversé Routschouck qui 
est unc ville grande et bien batie, nous primes le petit trot, et le 
Semdji entama une chanson assez mélancolique. On m’avait dit 
a Bucharest que nous mettrions six ou sept jours, selon notre éner- 
gie, pour aller, dans cette saison, de Routschouck 4 Constantinople 
(il y a 1460 lieues environ); mais je ne savais rien de notre route, 
des lieux par ot nous devions passer, de la longueur des relais et 
de la maniére de courir la poste en Turquie; et, faute de connaitre 
un seul mot de la langue turque, j’étais dans l’impossibilité d’obte- 
nir de mon Tartare le moindre renseignement a cet égard. La nuit 
survint presque 4 notre sortie de Routschouck, le froid était pi- 
quant, le chemin étroit et difficile. J'ai la vue basse et j’avais quel- 
que peine 4 conduire mon cheval. Je me rapprochai du Tartare et 
j abandonnai ma monture 4 ses propres instincts : nous allions au 


DU MARQUIS D’EYRAGUES. 155 


pas ou au petit trot; seulement par intervalles, et lorsque le terrain 
plus uni le permettait, nous faisions un temps de galop, provoqué 
par une espéce de hurrah, dont notre Tartare donnait le signal. 
Une heure, deux heures, trois heures se passérent ainsi; nous mon- 
tions d’une maniére insensible, mais continue. Je m’étonnais que 
nous ne changeassions point de chevaux; la fatigue me gagnait et 
je commencais 4 ressentir des douleurs dans tous les membres. Le 
froid aussi me faisait beaucoup souffrir. Dix heures, onze heures 
sonnérent 4 ma montre et nous avancions toujours, traversant de 
temps en temps des villages ot les chiens aboyaient aprés nous 
avec fareur; 4 chaque maison, j’espérais que nous allions nous 
arréter; ce qui ajoutait 4 ma fatigue et 4 mes souffrances, c’était 
de ne pas pouvoir demander combien de temps nous devions 
courir encore avant de prendre quelque repos pendant que nous 
changerions de monture. Enfin, vers une heure du matin, lors- 
que je me sentais 4 bout de forces et de courage, aprés une 
course de huit heures, nous nous arrétons dans un gros village, 
devant une maison d'assez bonne apparence. C’est a peine si je pus 
descendre de cheval, tant j’étais brisé de fatigue. Je ne pouvais 
presque plus marcher, et on me porta, pour ainsi dire, devant une 
grande cheminée ou |’on fit bon feu. Je m’étendis sur une natte 
et m’endormis presque immédiatement. Réveillé deux heures plus 
tard par mon Tartare pour manger du pillau qu’il avait fait pré- 
parer, je préférai dormir, aprés en avoir pris quelques cuillerées. 
Cependant, vers les quatre heures du matin, de nouveaux chevaux 
étant arrivés ct notre bagage chargé, il fallut s’arracher a ce bien- 
faisant sommeil, monter a cheval et repartir. Je regrettais alors ma 
caléche et méme les mauvais chemins de Hongrie ot j’avais été 
cahoté, d’autant que le froid devenait plus vif & mesure que nous 
continuions 4 marcher vers des plateaux plus élevés. Nous faisons 
une nouvelle traite de huit heures, et 4 midi nous nous arrétons 
une seconde fois pour changer de chevaux et manger. A cette halte, 
mon Tartare, décidément un peu bavard, ce qui est rare chez les 
Musulmans, voulut absolument faire la conversation avec moi, ne 
pouvant se persuader sans doute que je ne savais pas au moins un 
peu de turc qu’il avait soin, je dois lui rendre cette justice, de par- 
ler lentement et distinctement. Ces tentatives de conversation, il les 
renouvela 4 chaque halte, pendant tout le voyage, sans se laisser 
décourager par mon ignorance si évidente, excepté les deux der- 
niers jours, ou la fatigue le gagnant, il devint triste et silencieux. 
Il me semble encore entendre sa voix trainante et nasillarde, ce 
bevzadé qui commengait toutes ses phrases et cette perseverance, 
digne d’un meilleur succés, a me faire des récits interminables. 


134 SOUVENINS DIPLOMATEQUBS 


« Dés be soir, nous eattrdmes tout 2 fait dans le.Balkan, vers.lequal 
nous .marchions depuis vingt-quatre heurcs;.le pays était admira- 
blement pittoresque, .mais sanvage:et désert,;; presque. point de vil- 
lages ou des villages abandonnés, misérables, dont les habitants 
craintifs, soupgonneux,.s’enfuyant 4 lane du bennet. rouge de mon 
Tartare, paraissaient.en proie-a.la plus profonde: misére. 

« Enfin.le Balkan est entiérement.franchi, et nous deseendons dans 
cette plaine qui s’étend des montagnes jusqu’a la mer. de Marmara 
et Constantinople, pays admirable, et. qui pourrait étre unides plus 
fertiles et des plus riches du monde, s'il n’était pas oecupe et 
gouverné ;par les Turcs. Nous traversdmes .Kinkilissia (quarante 
églises), grande ville, moins umportante qu Andrinople, lieu de ré- 
sidence du pacha d’Anatolie. 

« A mesure que nous approchions du terme de notre voyage, le 
Tartare, qui n’était,plas jeune, paraissait visiblement fatigué, ma- 
lade méme. Devenu taciturne, il était courbé sur-son cheval, res- 
tant sans forces et sans énergie, et je me demandais ce que nous 
deviendrions, s'il ne'pouvait plus continuer le voyage dont j’igne- 
ras le.terme exact. Enfia, dang la noit du ciaquiéme. au :sixiéme 
jour aprés notre départ de Bucharest, cheminant assez lentement 
dans une,plaine anie, et.4 moitié endormi sur mon cheval, je sentis 
tout & coup au visage.un air frais et-vivifiant quime ranime, et je 
pensai que c’était lair de.la mer. Bientot aprés, en effet, |)’eatendis 
dans le lointain le bruit. mesuré du fot qui hattait le rivage. J’étais 
donc au bord de la mer de Marmara; je ue devais plus étre lom de 
Constantinople. Cette pensée ranima:mon courage, mes fatigues al- 
laient cesser. Au,jour, nous nous trouvdmes en effet surile:bord de 
la mer; les flots. viennent. baigner les pieds:de nos chevaux, et nous 
courons ainsi sur le sable jusquia-dix heures du: matin environ. 
Nous graviseons. alors une colline assez élevée, et sur le versant op- 
posé j’apencois une pétite ville et un pont étnoit, et:trds-long, jeté 
sur un bras de mer qui s’avance dans les terres. C’est:Ponte-Piccolo. 
Au loin, a-la distance de .cing.ou -six liewes, j’apercois: aussi ume 
masse confuse d’arbres .et de bitiments-surmontés de. quelques mi 
nareis; et comme je m’arréte, surpris,;pour:mieux voir, mon Tar- 
tare se tourne vers :moiet s’écrae.: «. Stamboul,:da! » (/était:Con- 
stantinople. 

a Descendus de la eolline, nous me vimes :plus la:ville que dans 
l’aprés-midi, lorsque nons en touchions.les portes. C’est:par mer 
qu'il. faut. arriver.pour jouir de l’incomparable spectacle quielle pré- 
sente, lorsquiaprés avoir.doublé la pointe du Sérail, on:arrive.a la 
Corne-d’Or. Ce fat par. la:ported'Andrinople que: nous entrames daps 
la capitale: des sultans. A cette époque, jamais tes Tartares qui: ao- 


BE MARQUIS D'RYRACUES. 455 


compagnasent les Européans nese hasardaient 4 entrer par cette porte 
et 2 traverser la walle toutentidre pour gagner Péra. On faisast exté- 
rieusement te tour des murs, om trayersavt le port aax Eaux-Douces 
@ son eatréuté, ef em arrivait ains?, par un loag détour, aw quar 
ter des Francs, sams passer par le ville, habitée exehasivement par 
les Tusrcs. Mhaes. mon Tartare, exténué de fatigue, et pouvant & peine 
se tenir & chevad, préféra la hgne la plus courte, et entra brave- 
ment ew wile par les phas mauvais quartiers, ow les Buropéens ne 
péattraiest dens meunc circonstanec. Aussi, & peine notre cara- 
vane y flit-elle engagée, obligés. que nous étiens, dans ces rues 
étreites, de mareher d la file les. uns des autres, que Gazan et mei 
neus fames accailés dingares, maigré la présence du Tartare. Les 
femmes se distinguatent par leur acharneavent, et, aux gros mets, 
les enfants ne tardérent pert 4 jomdre des coups. de baton sur la 
eroupe de res. chevaux, ct toutes sovtes. de démonstrations destinées 
a nos personnes..J' avoue que cette réception.me mit fort mal a )’aise. 
Conuatscant & quel point Fexasptration contre les chrétiens était 
peusste loin depuis linsurrection de la Gréce, je ne savais.waimemt 
pas $i nous arcrvertons vivants 4 Yambassade. Enfin, 4 travers tow- 
tes ces. ingures. et toutes ces angoisses, nous parvenons aw port, 
qu’ nows. fallast teaverser pear gegaer Péra. Le jour tombait, et 
pendaat qu’on transportat dans an crand caique nos. selles ef notre 
hegage, la foule augurentait autour de: news au point que news: 1’ a- 
viens pas. fa liberté de nes mouvements. On me bouseuta plusieurs 
fots. assez rudemeen$, et quciques seldats: me demandérent insolem-~ 
peeat us « backchis », ¢’est-adire de lavgent. Pendant ce tenvps-li, 
mon malhewreux Tartare, ¢puisé, hébété, eonrptart au sermd]i, para 
par pare, ¢est-d-dire soll a sol, ce qa’tl ut devait, sans s ocewper 
de nous. Je profitai d’un moment favorable pour sauter avec Gazan 
dans wn caiqae, ce qui reus mit hers de presse, et neas err défen- 
@tares. Yentrée & ceux qui faisaient mine de nous y survre. Sur ces 
entrefaites, la nuit sarvit, et commie, Fe soled couch, pas un Ture 
Re demewre hors de chev bui, ky foule s'écoula petet 4 petit, ef nous 
traversdmes te pert dans te silence fe plus eourplet. 
« du monrnt of j'arrivat 4 Constantinople, les affaires y étarent 
ves. La Porte, désirant faire une campagne déeisrve contre 
les Grees révoltés da Pélopondse, et couper court aussi aux vellét 
tés d’intervention qui commencaient & se manHester de ta part de 
que des grandes puissanees, avait fait, sous bx pression 
de Fopimion peblique, am appe! au fanatisme des Torcs des pro- 
vinees asiatiques, et Constantinople sc trouvuit inondée de faren- 
ches soldats, sane discipline et sans frein, aceourus des points te 





136 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


plus éloignés de l’empire, ct beaucoup plus affamés de pillage que 
de combat. Dans les environs de Constantinople, dans la ville 
méme, ils rancgonnaient et assassinaient les malheureux rayas, et 
se livraient vis-d-vis des Francs aux plus déplorables violences, 
sans que l’autorité turque osat intervenir. De fréquentes querelles 
s’élevaient entre ces fanatiques et les janissaires, dont la morgue 
leur déplaisait, de sorte que les rues de Constantinople, celles 
méme de Péra, n’étaient sires pour-personne. Quelques jours avant 
mon arrivée, au retour d'une revue que le sultan avait passée prés 
de Péra, un certain nombre de ces Asiatiques, parcourant la grande 
rue de Péra, s’étaient donné la distraction de tirer des coups de 
fusil et de pistolet dans les portes et les fenétres des maisons habi- 
tées par les Francs, lesquels avaient pu craindre un instant un 
massacre général. Toutes les réclamations des ambassadeurs étaient 
impuissantes contre un ordre de choses si déplorable et si inquié- 

« L’aspect de Constantinople, lorsque j’y arrivai, était donc fort 
menacant, mais intéressant, curieux; et Je puis dire que j'ai vu les 
derniers jours de l’ancienne Turquie, telle qu’elle existait avant la 
réforme, avec ses janissaires fiers, turbulents, indisciplinés, ses 
moeurs rudes et sanguinaires, son mépris pour les Francs,.mais 
aussi avec les beaux et étranges costumes des divers fonctionnaires 
et de toutes les classes de la population. J’ai vu sur les murs du Sé- 
rail, rangées 4 cdté les unes des autres, des tétes de Grecs révoltés, 
des sacs d’oreillcs, dont on avait de la peine a écarter les chiens 

affamés; j’ai rencontré souvent les ortas de janissaires escortant 
‘leurs marmites, qui leur servaient, comme on le sait, de drapeaux, 
et je me suis rangé respectueusement pour leur faire place. J’ai vu 
aussi, le vendredi, le sultan se rendant en grande pompe a la mos- 
quée, avec sa nombreuse et brillante suite de janissaires, de bos- 
tandjis, d’eunuques blancs et noirs, de kaloudjis, de pachas devant 
lesquels on portait les trois queues, tous avec leurs antiques et 
somptueux costumes, leurs coiffures si diverses, ct quelquefois si 
bizarres. Enfin je me suis promené plusieurs fois, avec l’ambassa- 
deur, dans les rues et les bazars de Constantinople, sous l’escorte 
d'une troupe de janissaires auxquels était confiée alors la garde des 
ambassades, et qui nous ouvraient un passage 4 travers la foule 
frémissante, 4 coups de baton libéralement distribués sur ceux qui 
ne se rangeaient pas assez vite. » 

Aprés deux mois de séjour 4 Constantinople, M. d’Eyragues re- 
prenait la route de Paris, ot il retrouva son bureau dans le cabi- 
net du ministre. Mais il n’y resta pas longtemps, et, au bout de 
peu de mois, il était appelé 4 remplir l’intérim de troisiéme secré- 


DU MARQUIS D'EYRAGUES. 197 


taire 4 Saint-Pétersbourg. En tout temps, la capitale de la Russie 
est un poste de premier ordre ou un jeune homme avide de s’in- 
struire peut beaucoup apprendre; mais, au mois de mars 1826, 
elle présentait un aspect particulier, par l’effet des événements qui 
ayaient suivi la mort de l’empereur Alexandre et l’avénement de 
son frére, le grand-duc Nicolas. Voici comment M. d’Eyragues rend 
compte de la situation: 

« Lorsque la nouvelle inattendue de la mort de l’empereur (30 no- 
vembre 1825) arriva a Saint-Pétersbourg, le grand-duc Nicolas, 
quoique n’ignorant pas la renonciation 4 lempire que son frére 
ainé, le grand-duc Constantin, avait faite, 4 l’époque de son ma- 
riage avec Jeanne Krudzincka, fille d’un simple gentilhomme polo- 
nais, et créée a cette occasion princesse de Lowiez, n’en fit pas moins 
tout d’abord proclamer, par le sénat, son frére empereur; et le fit 
reconnaitre en cette qualité par les troupes en garnison 4 Saint-Pé- 
lersbourg. En méme temps, il envoyait a Varsovie, prés du grand- 
duc Constantin, un de ses aides de camp de confiance, pour expli- 
quer a son frére que, ne voulant point user des droits que lui assu- 
rait son acte de renonciation qui n’avait peut-étre pas été tout a fait 
volontaire, et qu'il pouvait d’ailleurs regretter, il l’avait fait pro- 
clamer empereur par le sénat et l’'armée. De son cdté, le grand-duc 
Constantin, 4 la nouvelle de la mort de son frére Alexandre, s’était 
empressé de faire partir pour Saint-Pétersbourg un de ses aides 
de camp, afin de féliciter Nicolas de son avénemenlt au trdne, ne 
doutant pas qu’en vertu de la renonciation qu’il avait faite, son 
frére n’edt été reconnu empereur. L’aide de camp du grand-duc 
Nicolas fut fort mal recu par le grand-duc Constantin, qui se mon- 
tra irrité qu’on eut pu supposer qu'il reviendrait sur un engagement 
solennellement ct volontairement pris ._par lui envers l’empereur 
Alexandre. De son cété, en recevant le message et les félicitations 
de son frére Constantin, le grand-duc Nicolas se trouva fort em- 
_ barrassé, et il voulut attendre, pour se faire reconnaitre empercur 
Jui-méme, que Constantin renouvelit formellement sa renonciation, 
afin qu’il ne put rester l’ombre d’un doute sur la sincérité et la li- 
berté de sa détermination. 

« Cette conduite avait sesdangers, comme l’événement]'a prouvé, 
mais elle était dictée par un rare désintéressement, si rare méme, 
qu’en Russie et dans toute |’Europe on ne voulut pas d’abord y: 
ajouter foi. Le grand-duc Michel, frére cadet du grand-duc Nicolas, 
ed tout a fait désintéressé dans la question, fut alors envoyé 4 Var- 
sovie pour connaitre les derniéres et décisives résolutions du grand- 
duc Constantin. Il en revint apportant une nouvelle et formeile re- 
honciation 4 l’empire. 





138 SOUVERIRS DIPLOG@AIIDUS 


« Cependant peu de personnes, 2 Pé&ershbourg, conamissaient la 
généremse latte qui avait lieu entre les deux fréres. L’opinion publi- 
quc s’étonnait, s’mquistait de ne pes yoir jasmer le gramd-duc 
Constantia ; enfin, des bruits calommnieux se répandaicnt dans le 
peupte et dans larraée sur une conspiration qui s¢ tramait pour 
faire proclamer emperenr le grand-duc Nicolas 4 ja place du grand- 
duc Constantin, et une agitation assez grande commencait 3 se ma- 
nifester. Profitant habtlement de ces dispositions et de l'aaterrégne 
qui existait réellement & Saant-Pétershourg, phasieurs personnes, 
dont guelques-nnes haut placées, qui, depurs quelque temps, 
avaient organise ane censpiration dont l'éteadue tiait censidérable, 
tani 4 Pétersbourg que dans les provinces, et doat le bui mat dé- 
fini ne reculait pas devant un chasgement de dynastic si cela était 
nécessaire, se décidérent 2 agir et a tenter une révokutaon. D’ac- 
cond pour reaverser le gouvernement, les conjurés ctaient fort di- 
visés, Ace qu'il parait, et cela ne peut éire douteux, sur ce qu'il 
comviendrait d’édifier 4. la place. Les uns (c’étaient ceux qui fai- 
saient partie de la neblesse) désiraient un gouvernement aristocra- 
tique, cancentré entre les mains de quelques familles principales, 
d’autres révaient une républiqne fdérative entre des diverses pro- 
vinees de ce vaste pays ; enfin le plus grand aombre ne recherchait 
dans une révolutioa que le pouvoir et la fortune, ec qui est le prin- 
cipal but des révalutionnaires de tous les pays et de tous les temps. 
Quoi qu'il en soit, les conjurés jugérent que les circomstanees ne 
pourraieut jamais étre plus favorables 4 leurs desseias, ct ils se 
mirent en campagne. Profitant des sentiments de fidélité du peuple 
et du soldat russe, s'adressant principalement aux. soldats du régi- 
ment du grand-duc Constantin, ils activérent et sépandirent le 
hruit, s’ils n’ea furent pas les inventeurs, qo’un compiot s ourdas- 
sait dans la famille impériale pour faire monter sur le tréne le 
grand-duc Nacalas au mépris des droits de son frére. Aussi, lorsque 
aprés Je retour du grand-duc Michel et la renonciation nouvelle 
et définitive du grand-duc Constantin, Nicolas, proclamé empereur 
par le Sénat, eut réuni les troupes de la garnison de Saint-Péters- 
bourg pour les passer en revue et étre acclamé par elles, on lui 
apprit qu’a peine réunis, une partie des soldats se mutinérent aux 
cris de : Vive Constantin! Dans ce moment, l’empereur recevait au 
Palais, ainsi que l'impératrice, les félicitations et ’hommage de 
toute la cour. Abrégeant la cérémonie, il monta 4 cheval ct se porta 
devant les troupes pour les détromper de leur erreur et leur en 
imposer par sa présence. Il ignorait alors qu’il y edt une conspira- 
tion ourdie contre |’Etat, en dehors de cette manifestation tumul- 
tueuse en faveur des droits de son frére Constantin qu'on croyait 


DU MARQUIS D'EYRAFUES. 159 


miaconmas. Accompagné du régiment des chevaliers-gardes, de sen 
ngiment d’infantene 4 lui, dp-queiques battemes d'artillerie qui se 
rangenmi derriéne les. chevaliers-gardas, le grandduc Nicolas., 
croyant n’avoir affaire qu’a un sentiment erroné: mais: excusable 
de fdéhté au grand-duc Constantin, se- préseata seyl devant le 
fsont des soldats mutimés et les harangua d’une voix forte. et male 
pear les faine rentrer-dans le devoir. A sa. vue, ef touchée de sa 
noble fermeté, la: troupe vesta wn moment indécise;, mais excitée 
pen les officiers. qur faisaient partie de la conjuration et dont l'un avait 
db\s tus d'un coup de pistolet le géndrel Milodarowitch quelques 
instants awamt [’arrrvée de: lenipereur, pendant que ce général 
Seflengait dapaiser le tumulte, la troupe, dis-je, reconimenca avec 
plus de force que jamais 4 crier : Vive Constantin | En présence de 
ces clameurs Surieuses, les officters généranx qui avaient aeccompa- 
gné l’emn perear l’entouvérent et ’'emmenérent au milieu des eheva- 
hers-gardes ramgés en batasile en face des révolfés. L’empereur, 
n’ayant pu les comvaimcre, donna résoliiment lordve d’attaquer. 
Les echevaliers-gardes ouvrirent alors leurs rangs, démasquérent 
l’avtillene qui tira immédiatement p¥usieurs coups & mitrailie sur 
cette foule pressée et compacte de soldats en révolte. Its ripasté- 
rent par une vive fusillade & laquelle Fempereur resta entiérement 
exposé; mars une charge des chevaliers-gardes, faite avec entram, 
les mit em déroute, ot bientdt les deux rues latérales ac Sénat et a 
la Newa, dams cette saison couverte de glace, furent remplis de 
fuyards qu’om ne fit point prisonniers. Quelques officiers conjurés, 
qui 5 étaient plus exposés que les autres, furent taés dans le com- 
hat, ef la conspiration elle-méme fut dévorlée a l’empereur par un 
de ses chefs principaux, qui, dans la seirée méme, pour racheter 
sa vie, fit connaitre le nom de ses complices, lesquels, ignorant cette 
trahison, forent arrétés la nuit suivante. L’empereur avait quitté 
toute éa cour eéumio au Palais pour marcher eontre les rebelles. On 
peut samaginer quelles mortelles alarmes éprouvérent l’impéra- 
trice mére, l’impératrice Alexandra et toutes les princesses réunies 
et entourées des dames de la cour et du potit nombre de courtisans 
qui n’étaient pas militaires, lorsque les premiers coups de canon 
et la fusallade se firent entendre. A l’exemple de!’ impératrice mére, 
les princesses, toutes ies ferames en grande toilette presaées autour 
d’elles, sejetérent & genoux d'un mouvement unanime pour implo- 
rer la protection de Dieu. L’impératrice régnante, dans tout l’éclat 
de sa jeunesse et de sa beauté, pale d’effroi et de dovleur, suecom- 
bant sous le poids et 1a magnificence des diamants de ta couronne 
dont elle était parée pour-la premiére fois, Gtait emtourée de ses 
jeunes enfants qu’elle pressait eonvuisivement dans ses bras. L'im- 





460 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


pératrice mére, la veuve de l’infortuné Paul, non moins émue mais 
plus habituée aux catastrophes politiques, se montrait calme, im- 
posante et soutenait le courage de sa belle-fille, en cherchant 4 lui 
inspirer une confiance qu’elle n’avait peut-étre pas elle-méme. On 
ne peut imaginer une scéne 4 la fois plus touchante, plus grande, 
plus instructive : elle eut été digne de la plume de Bossuet. Tant de 
grandeur et de puissance a la merci d’un mousquet de soldat dont 
la balle, dirigée au hasard, eut pu frapper l’empereur Nicolas et 
mettre fin 4 un régne qui ne datait que du jour-méme! Les minu- 
tes s’écoulent lentement dans de pareilles angoisses. Mais le bruit 
du canon et de la fusillade a cessé; un silence morne et profond lui 
succéde. Bientdt des cris confus, tumultueux, se font entendre au 
loin et se rapprochent rapidement. Sont-ce les révoltés triomphants 
qui viennent livrer l’assaut au Palais? Non, c'est le jeune empereur 
vainqueur, entouré de ses généraux, qui accourt rassurer sa mére 
et sa femme, et qui se jette tout ému dans leurs bras. Cette terri- 
ble journée fit une telle impression sur l’impératrice Alexandra, 
que, depuis, sa santé en est toujours restée altérée, et quc, pendant 
plusieurs années, elle se trouvait subitement mal plusieurs fois 
par jour. » 

Ce qui ajoutait encore, pour un apprenti-diplomate, a lintérét 
d’un poste qui venait d’étre le théatre de pareils événements, c’est 
que l’ambassade était occupée par l’un des hommes qui ont laissé 
dans notre corps diplomatique le souvenir le plus durable. M. le 
comte de la Ferronays, type de loyauté et d'honneur, possédait 
au plus haut degré le don de plaire; tous ceux qui l’approchaient 
subissaient l’attrait de sa personne, et ce charme particulier lui 
donna une influence trés-grande dans toutes les cours ou il fut ap- 
pelé a représenter la France. 

C’était sous les auspices d’un tel chef qu’il fut donné & M. d’Ey- 
ragues d’assister au couronnement de l’empereur Nicolas 4 Moscou, 
cérémonie 4 laquelle les événements récents et la présence du 
grand-duc Constantin donnaient un intérét tout particulier. 

« Le grand-duc Constantin était arrivé de Varsovie inopinément 
l’avant-veille, sans méme avoir prévenu l’empereur, pour assister au 
couronnement de son frére. Cette nouvelle avait fait la plus pro- 
fonde sensation, et la présence si peu prévue du grand-duc Constan- 
tin 4 la cérémonie du couronnement devenait évidemment la partie 
la plus intéressante et la plus dramatique de la cérémonie. La 
veille, M. de la Ferronays, autrefois lié avec le grand-duc, qui avait 
subi, comme les autres membres de la famille impériale, le charme 
de son loyal caractére, avait été mandé chez lui. A peine entré, le 
grand-duc, aprés lui avoir serré cordialement la main, s’était 


DU MARQUIS D’EYRAGUES. 161 


écrit : « Eh bien! vous non plus, vous ne m’attendiez pas, n’est-il 
pas wrai? J’avoue qu'il m’cn a couté. Mais quand j'ai appris que, 
malgré tout ce que j’ai dit, tout ce que j'ai fait, non-sculement 
parmi tous les révolutionnaires de tous les pays, mais ailleurs en- 
core, on persistait 4 dire, si ce n’est a croire, que j’avais été écarté 
du tréne et que Nicolas était un usurpateur, j’ai pris la résolution 
de yenir donner, par ma présence, un démenti définitif & ces bruits 
calomnieux. Yous-méme, peut-cire, monsieur |’ambassadeur, vous 
avez été étonné que j’aie refusé de monter sur un si beau trdne, et 
cependant vous me connaissez bien. Je suis bon diable au fond, 
mais je suis impatient, emporté, trop franc, ct j’aurais fait un 
mauvais empereur et de la mauvaise besogne en Russie et 4 1’étran- 
ger. Nicolas s’en tirera mieux que moi. D'ailleurs, j’avais promis 
a mon bien-aimé frére Alexandre de renoncer & la couronne, et j'ai 
su mauvais gré a Nicolas d’avoir pu douter que je tiendrais ma pa- 
role. Et puis je suis heureux 4 Varsovie, j’aime les Polonais, et 
mon armée polonaise est la plus belle de l'Europe. Je ne demande 
donc qu'une chose, c’est qu’on me laisse tranquille. » Cette prédi- 
lection du grand-duc Constantin pour la Pologne, qu’il prétendail 
gouverner seul et d’une maniére tout 4 fait indépendante; son en- 
thousiasme pour l’armée polonaise était déja, pour le nouvel empe- 
reur, une source d’embarras que l’avenir devait augmenter encore, 
car il était presque impossible de réduire dans le grand-duché l’au- 
torité d'un prince auquel on devait une couronnc; et, d’autre part, 
il y avait grand danger, sous tous les rapports, 4 lui en abandon- 
ner le gouvernement absolu. Quatre ans plus tard, l’insurrection de 
18314 tranchait une situation qui était devenuc intolérable. Malgré 
son gout pour les Polonais et la Pologne, le grand-duc Constantin 
y etait détesté & cause de son caractére violent ct fantasque ; 
mais il avait admirablement organisé son armée, et il était 
si fier de son ouvrage, que, chassé de Varsovie, errant sous les 
tentes russes, il ne pouvait s’empécher de s’intéresser a ses soldats 

polonais ct d’étre fier de leurs faits d’armes. 
« La cérémonie du couronnement fut extrémement longue : au 
moment de la communion, et avant de s’approcher de la sainte 
table, derriére le grand voile qui, suivant le rite grec, sépare |’autel 
du reste de ’église, l’empereur dut se désarmer. Il se leva de son 
tréne dressé entre quatre gros piliers, en face de l’autel, dta son 
épée, el d’un geste plein de grandeur, aprés avoir promené son re- 
gard sur les assistants, il la confia au grand-duc Constantin; l’as- 
semblée fut profondément émue. L’émotion augmenta encore, lors- 
que, apres toules les cérémonies du sacre, l’empereur, assis sur 
son tréne, aprés s’étre couronné lui-méine en sa qualilé de grand 

10 Janvien 1876. 44 


162 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


pontife, et avoir posé un moment la couronne sur la téte de 'impé- 
ratrice, recut ’hommage de la famille impériale. D’abord Vimpt- 
ratrice mére, la veuve de Paul, vint pour s’agenouiller au pied du 
tréne ct rendre hommage a son fils. L’empereur marcha au devant 
d’elle, ne lui permit pas de fléchir les genoux, et, la serrant sur 
son cceur dans unc étreinte aussi respectueuse que tendre, inonda ~ 
de ses larmes le scin maternel. L’impératrice régnante lui succéda ; 
éblouissante et constellée de diamants, rayonnante de beauté et de 
jcunesse, mais si pale, si émue, qu’elle pouvait & peine se soutenir. 
On la porte plutét qu’elle ne marche vers le tréne, ot |’empereur 
la recoit dans ses bras. Vient ensuite le grand-duc Constantin, qui, 
s’avancant d’un pas ferme vers le tréne, jette un regard assuré sur 
le corps diplomatique dont il semblait provoquer l'’attention et le 
témoignage, et, s’agenouillant aux pieds de son frére, lui préte foi 
et hommage. L’empereur, pale d’émotion, le releva vivement, le 
pritentre ses bras, et le pressa longtemps sur son ceeur. De grosses 
larmes coulérent des yeux des deux augustes fréres, et l'émotion de 
Passemblée entiére, en face de cette imposante scéne, si unique 
dans Vhistoire et si digne de l’admiration du monde, arriva @ son 
comble. » 

Des fétes brillantes suivirent. Pour faire comprendre quel en fut 
Véclat, il suffit de dire que l’une d’elles, donnée par la comtesse 
Orloff, couta, assure-t-on, un million, et qu’on en parle encore au- 
jourd’hui 4 Moscou. C’est au milieu de ces plaisirs, auxquels il pre- 
nait part avec tout l’entrain de son age, que M. d’Eyragues recut 
une nouvelle peu satisfaisante ; au lieu de le laisser 4 l’ambassade 
de Pétersbourg, le ministre le nommait secrétaire de légation a 
Copenhague. Cette promotion, médiocrement agréable en fait, était 
loin cependant d’étre une disgrace. A Pétersbourg, M. d’Eyragues 
était destiné a rester tout 4 fait en sous-ordre; en Danemark, au 
contraire, il ne devait avoir au-dessus de lui que le ministre, et il 
avait la chance 4 peu prés certaine d’étre, dans un temps donné, 
chargé d’alfaires, c’est-a-dire d’étre appelé 4 correspondre directe- 
ment avec le département des affaires étrangéres. 

Cependant, ce ne fut pas sans un certain serrement de coeur que 
le jeune secrétaire quitta une des scénes Ics plus importantes de la 
politique pour l’obscure capitale d'un Etat qui jouait un bien petit 
~ role en Europe. 

Voici, en quelques lignes, ce qu’était en ce moment le Dane- 
marck: 

« Jusqu’a la fin du siécle dernier, et avant que la politique ne 
vint 4 se concentrer exclusivement entre les cing grandes puissances, 
le Danemarck avait eu une certaine importance dans les affaires 


DU MARQUIS D'EYRAGUES. 465 


gintrales de I’Europe. La situation de puissance gardiennedu Sund, 

Yimportance de sa marine. militaire, faisaient rechercher son al- 
liance. L’Angleterre lui avait fait payer cher, en 1807, cette impor- 
tance relative. Les traités de 1815, en lui arrachant la Norwége 
pourla donner 4 la Suéde, lui enlevérent les moyens d’entretenir 
une véritable marine militaire, et portérent 4 son importance poli- 
tique un coup dont cette puissance ne se relévera jamais. Du reste, 
dans l'Europe, telle que l’ont faite les grandes guerres du dix-hui 

litme siécle et des quinze premiéres années de celui-ci, il n’y a plus 
de place, politiquement parlant, pour les petits Etats dont le nombre 
ira sans cesse en diminuant............. 


‘ le roi oi Frédéric, quie gouvernait le Danemarck depuis bien 
des jane d’abord en qualité de régent, slus tard (1808) comme 
roi, avail eu un régne marqué par de cruels désastres. C’était 
un honnéte homme dans la plus large acception du mot. Jouis- 
sant constitutionnellement du pouvoir le plus absolu, il n’en avait 
jamais abusé, et gouvernait son peuple aussi patcrnellement que sa 
propre famille. Mettant lui-méme des bornes a son omnipotence, il 
ayait créé prés de chaque ministére un conseil qui était consulté 
sur toutes les affaires, et dont il s’était fait une loi de respecter et 
de suivre les décisions. [] en était résulté une sorte d’oligarchie de 
fonctionnaires trés-opposés 4 toute espéce d’innovation et de pro- 
grés, et dont l’esprit de routine ne trouvait nulle part de contre- 
poids efficace. L’alliance du Danemarck avec la France conclue, il 
est vrai, presque fatalement 4 la suite du bombardement de Co- 
penhague par l'Angleterre, en 1807, et 4 laquelle le roi était reste 
fidéle jusqu’a la fin, avait, en dernier lieu, amené la perte de la 
Norwége, précédée de pesants sacrifices imposés au commerce du 
pays par le blocus continental. Tant de malheurs n’avaient point 
affaibli 'amour des Danois pour leur souverain. Ils rendaient jus- 
tice 4 ses vertus, 4 ses excellentes intentions, et savaient qu'il avait 
souffert plus qu’eux des désastres du pays. » 

C'est dans ce pays peu agité que M. d’Eyragucs passa six années, 
et il profita de l’existence paisible 4 laquelle il était voué pour com- 
pléter ses connaissances en histoire et en droit public. 

La révolution de Juillet vint le surprendre dans ce poste tran- 
quille : par ses traditions de famille, il appartenait au parti vaincu 
et il ne pouvait que regretter la chute de l’ancienne dynastie, mais 
son précoce bon sens lui faisait comprendre, tout cn les déplorant, 
les causes de Ia catastrophe et I’étendue du service que rendait le 
roi Louis-Philippe en rétablissant un gouvernement, et en mainte- 
nant l’ordre et la paix en présence de l'Europe encore animée des 





164 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


passions de 1815. La modestie de son emploi, aussi bien que son 
iige, ne lui imposaient d’ailleurs pas la retraite comme un devoir, 
et, ainsi que fous ccux qui furent mélés aux affaires 4 cette époque, 
il put apprécier promptement quelle prudence et. quelle sagesse il 
fallut déployer pour empécher, pendant l'année 1831, le commen- 
cement d’une guerre dont les suites ne pouvaient étre calculées. 

M. d’Eyragues était pénctré de ces sentiments, quand 11 revint en 
congé 4 Paris, au commencement de 1832. La, une circonstance 
imprévuc, et aussi favorable au moins que celles qui avaient déja 
plus d’une fois facilité ses débuts, le porta dans une situalion ou il 
fut 4 méme de faire valoir tout son mérite. 

Le filsdu maréchal Soult, le.marquis de Dalmatic,.venait d’étre 
nommeé ministre prés le roi des Pays-Bas; il connaissait M. d’Eyra- 
gues, qui était & peu- prés son contemporain, ‘et il le demanda 
comme secrétaire de légation, ce qui fut accordé sans difficulté. 
L’avancement, en apparence du moins, n’était pas bien considérable, 
mais les événements du moment allaient donner au poste de la 
Haye une importance exceptionnelle, et c’était pendant son séjour 
en Hollande quc, par un singulier hasard, M. d’Eyragues allait se 
trouver plus avant dans le mouvement des grandes affaires qu’é 
aucune autre époque de sa vie, et rencontrer une occasion de don- 
ner la mesure tout entiére de sa valeur. 

Telles sont’ les chances ‘de la politique, et plus d'une fois le 
moment le ‘plus important de la vie d'un diplomate, parvenu 
plus tard aux plus hauts grades, a été celui of, simple sccrétaire, u 
gérail comme chargé d'affaires unc importante mission. 

Le fait de M. d'Eyragucs ne serait donc pas trés-extraordinaire, 
s'il s’était produit 4 Londres, & Pétersbourg. Ce qui rend cette aven- 
ture particuli¢rement piquante, c’est qu'elle lui soit arrivée & la 
Haye, poste ordinairement aussi agréable que paisible. 

Mais, en 1832, la résidence du roi des Pays-Bas était un des points 
de l’Europe oti les négociations roulaient sur des questions d’ow 
dépendait la paix de l'Europe. , a 
. Ala suite de la révolution de 1830, la Belgique, que les trailés de 
{845 avaient réunie a la Hollande pour former Ic nouveau royaume 
des Pays-Bas, brisa violemment ce lien. Il y avait 1a, entre la France 
nouvelle, appuyce par l’Angleterre, et les trois puissanees du Nord 
resiées fidéles 4 la Sainte-Alliance, une cause de conflits redoutables. 
La diplomatie agit activement pour prévenir un pareil malheur, et 
les négociations aboutirent a un premier résultat. La conférence de 
Londres‘ arréta les conditions auxquelles devait s’accomplir la sé- 


4 Qu’on nous permette de rappeler ici que, dans deux articles insérés dans le 
Correspondant (25 mars, 25 octobre 1857), celte négociation, conduile avec une 








DU MARQUIS D'EYRAGUES. 165 


paration entre les deux peuples. La Belgique y adhéra sans diffi- 
culté, mais le roi Guillaume des Pays-Bas, appuyé d’ailleurs par le 
sentiment patriotique trés-vif de son peuple, s’obstinait 4 ne pas 
vouloir reconnaitre l’indépendance de ses anciens sujets, et notam- 
meat ne voulait pas donner |’ordre d’évacuer la citadelle d’Anvers, 
restée au pouvoir de ses troupes. Ein ces circonstances, les deux 
gouvernements francais ct anglais résolurent de rappeler leurs re- 
présentants 4 la Haye, et de n’y laisser que des chargés d'affaires. 
Aypeine nommeé secrétaire, M. d’Eyragues recevait l’ordre de re- 
jomdre son poste, et 4 son arrivée, le 28 septembre, il avait, par 
un concours de circonstances favorables, l’avantage d'étre immé- 
diatement accrédité comme chargé d'affaires. 

A ce moment méme, les plénipotentiaires francais et anglais pro- 
posaient 4 la conférence de contraindre par la force !c roi Guil- 
laume 4 adhérer aux décisions prises par elle, et, sans attendre que 
la réponse des autres cours fut connue, les chargés d'affaires 
francais et anglais 4 la Haye recevaient l’ordre de passer une note 
identique au gouvernement des Pays-Bas, pour le sommer d’avoir 
a évacuer le territoire belge le 12 novembre. Une réponse était exi- 
gée pour le 2 novembre au plus tard. Si elle n’était pas favorable, 
embargo serait mis sur tous les vaisseaux néerlandais dans tous 
les ports de France et d’Angleterre comme premiére mesure com- 
minatoire, et les ports des Pays-Bas scraicnt bloqués par les esca- 
dres des deux puissances. Enfin si, le 15, ces premiéres mesures 
n’avaient pas obtenu la satisfaction demandée, une armée fran- 
caise viendrait faire le siége de la citadelle d’Anvers. 

Le roi Guillaume des Pays-Bas ne se laissa pas intimider, car il 
conservait l’espoir que les mesures coércilives prises par la France 
et l'Angletcrre améneraient des complications qui entraineraient la 
guerre générale. Les deux eabinets alliés mirent donc leurs me- 
haces 4 exécution, et le maréchal Gérard vint assiéger la citadelle 
d’Anvers. 

Notre représentant ala Haye se trouva alors dans une situation 
diplomatique peut-¢tre sans précédents. Les hostilités n’avaient 
point interrompu les rapports entre les gouvernements belligé- 
rants. Il y avait des chargés d’affaires francais et anglais 4 la Haye 
et des chargés d'affaires néerlandais 4 Paris et 4 Londres. Cet état 
de choses donnait lieu, 4 chaque instant, a des incidents pénibles. 
i fallait un rare sang-froid 4 M. d’Eyragues, soit pour ne pas lais- 
set percer une satisfaction blessante quand arrivaient des nouvelles 
Satisfaisantes pour nos armes, soit pour ne témoigner aucune émo- 


grande habileté, et qui aboutit 4 la fondation du royaume de Belgique, a été 
Fetracée en détail. 








166 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


- tion lorsque se répandaient des rumeurs favorables aux assiégés, 

en présence d’une population profondément émue, et tout cela au 
bruit du canon, que, par certain vent, assure-t-on, on entendait a 
la Haye. La situation avait aussi son cété comique- Tous les huit 
jours, le ministre des affaires étrangéres donnait a diner au corps 
diplomatique ; il y invitait réguliérement, le chargé d’affaires de 
France, qui, réguliérement, répondait « qu’une indisposition su- 
bite l’empéchait de se rendre 4 l’honneur qui lui était fait. » 

Enfin, aprés trois semaines, qui furent une année pour M. d’Ey- 
ragues, le général hollandais Chassé rendit la citadelle‘au maréchal | 
Gérard. Celui-ci expédia, immédiatement a la Haye un‘ secrétaire 
de légation attaché 4 son quartier général; il apportait 4 M. d’Ey-. 
ragues |’instruction de proposer au gouvernement néerlandais d’é- 
changer la garnison prisonniére d’Anvers contre la reddition de 
Lille et de Liefschenhéeuk, petits forts, annexes de la citadelle, restés 
aux mains des Hollandais et qui ne pouvaient étre enlevés qu’au prix 
d'une certaine effusion de sang. A peine nos dépéehes recues, notre 
chargé d’affaire, avec l’ardeur de sa nation et de son 4ge, se pré- 
cipite, malgré l’heure avancée de la soirée, chez le ministre des 
affaires étrangéres pour lui en communiquer l’important contenu. 
Celui-ci lui répond,.avec un calme tout hollandais, que les Pays-. 
Bas et la France né sont pas en guerre, qu’il ne sait ce que c’est 
que le siége d’Anvers, et que la garnison ne peut étre prisonmére. 
ll fut impossible de le faire sortir de ce singulier théme, ét les sol- 
dats du général Chassé furent conduits en France. 

« Méme aprés la capitulation d’Anvers, dit M. d’Lyragues, je res- 
tai persuadé que le roi de Hollande était décidé 4 ne point en finir 
et 4 n’abandonner aucune de ses prétentions, espérant toujours que, . 
soit du cété de l’Orient, soit, plus tard, du cété de l’Espagne, il 
surgirait un incident nouveau qui, amenant une gucrre générale, 
romprait l’alliance de la France et de l'Angleterre, et lui permet- 
trait ainsi de reconquérir la Belgique, ce qui, au fond, était le but 
unique de ses efforts et de ses désirs. Comme’ preuve de :cette as- 
sertion, je rappelle le propos suivant, que tint 4 plusieurs reprises, 
& cette époque, le roi Guillaume : « Les Pays-Bas ne peuvent exis~ 
«ter tels qu’on les a eonstitués ; il leur faut la Belgique ou un équi- 
« valent. Je suis done placé entre une erise intérieure et unc crise 
« extérieure, et je préfére la derniére. » Politique d’uri égoisme dé- 
plorable, dont les conséquences devaient étre-de faire peser sur le 
peuple hollandais les charges les plus lourdes, soit en épuisant ses 
ressources financiéres par le maintien de l’armée sur le pied de 
guerre, soiten ruinant son commerce par Ja prolongation de l’em- 
bargo sur les navires hollandais ct du blocus des ports. Aussi, toute 


DU MARQUIS D’EYRAGUES. 167 


ladiplomatie du roi Guillaume consistait-elle uniquement a ap- 
porter mille obstacles aux négociations, trouvant, quand on lui 
proposait une convention préliminaire, qu'il vaudrait micux tout 
régler de suite par un traité définitif, et, quand la proposition for- 
melle de ce traité lui était faite, refusant de donner 4 son ministre 
4 Londres, M. de Zuylen, les pouvoirs nécessaires pour la signer. 

« Cest en partant de celte base, pour moi indiscutable, du peu 
d'espoir que l'on pouvait garder d’amener le roi Guillaume, par le 
rasonnement, @ un arrangement quelconque, que mon avis était 
qu'il fallait l’y forcer, et, pour cela, arriver 4 dissiper les illusions 
du peuple hollandais en lui faisant comprendre combien la poli- 
lique du roi était fatale aux intéréts dela Hollande. Du jour oa une 
opposition sérieuse se serait manifestée dans le pays contre la ligne 
de conduite suivie par le gouvernement, mais, de ce jour-la seule- 
ment, le roiGuillaume devait céder, telle était ma conviction. Aussi 
yécrivais constamment que,-loin de mettre fin aux mesures coérci- 
lives sur les navires et au blocus des ports, 11 fallait, au contraire, 
en rendre plus sévére |’exécution, et déclarer qu’on maintiendrait 
ces mesures de la facon la plus rigoureuse tant que le cabinet de 
la Hayene se déciderait pas 4 faire des propositions sérieuses et 
acceptables. » 

Dans le courant de février 4833, le mécontentement et la lassitude 
qui se manifestaient. dans la population hollandaise, les souffran- 
ces du commerce d’Amsterdam et de Rotterdam, et surtout I'effet 
produit par la note que la France ct l’Angleterre avaient fait passer 
au gouvernement hollandais, et ot il était déclaré que les. négocia- 
lions resteraicnt suspendues tant gu’on aurait la certitude que de 
la part de la Hollande la volonté d’arriver 4 un arrangement n’était 
pas sérieuse, formérent un concours de circonstances qui arraché- 
rent au roi Guillaume une concession importante. M. de Zuylen, 
ministre de Hollande a Londres, qui passait pour étre le soutien 
obstiné de la politique royale, fut rappelé, et on envoya 4 sa place. 
un homme d’opinions modérées et conciliantes, M. Dedel. Cepen- 
dant cette concession fut plus apparente que réelle. Les mois de_ 
mars et d’avril s’écoulérent sans amener aucun changement notable 
dans les négociations. Aux notes si claires, si pressantes, si rem- 
plies d’arguments rigoureux et décisifs que rédigeaient, a Londres, 
lord Palmerston et le prince de Talleyrand, Ic cabinet de la Haye se 

contentait de répondre par des mémorandums longs et diffus. Ce 
fut seulement au mois de mai que la situation sc dénoua brusquc- 
meat. 

Effrayé des progrés de l’opposilion, 4 bout de ressources finan- 
ciéres, craignant d’étre obligé d’cmployer la force pour retenir 


168 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


les soldats sous les drapeaux, le roi Guillaume consentit enfin & 
signer un protocole par lequcl, sans reconnaitre les faits accom- 
plis, il s’engageait cependant 4 respecter l'état de choses existant 
en Belgique. L’embargo ct le blocus cessérent aussitdt : dés lors le 
moment aigu de la crise hollando-belge était passé. 

Quand un jeune diplomate a la bonne fortune de sc trouver dans 
une situation aussi difficile et de s’en tirer 4 son honneur, sa car- 
riére est assurée, sous la réserve bien entendu des révolutions. 
L’homme qui, chargé d'affaires 4 la Haye pendant le siége d’Anvers, 
avait su entretenir avec le cabinct prés duquel il était accrédité 
des relations irréprochables, et fournir a son gouvernement des in- 
formations exactes, pouvait étre appelé sans hésitation aux postes 
les plus importants. Et de fait, dans le cours de sa vie diplomati- 
que, M. d’Eyragues ne sc retrouva jamais dans une situation aussi 
difficile que celle dont il s’était tiré aussi honorablement 4 la 
Haye. 

Il ne tarda pas a étre appelé au poste de premicr secrétaire a 
Constantinople ; il n’avait pas encore trente ans; ¢c’était un avance- 
ment presque sans cxemple ct d’autant plus honorable, que le jeune 
diplomate n’avait d’autres protecteurs auprés des gouvernants 
d’alors que Jes services qu’il venait de leur rendre. 

Constantinople est en tout temps un poste d’une grande impor- 

tance, car d’Orient peuvent venir des orages qui mettent Je feu & 
l'Europe. A la fin de 1834, quand M. d’Eyragues y arriva, la riva-, 
lité entre le sultan et le pacha d’Egypte, Mehemet-Ali, était dans 
toute sa vivacité, ct il était 4 prévoir qu’elle aménerait prochaine- 
ment une crise redoutable. Le moment était donc intéressant. Tou- 
tefois, la tempéte n’éclata qu’en 1839, lorsque M. d’Eyragues avait 
déja quitté la Turquie. : 
- Pendant les trois ans que dura son séjour, il y eut comme une 
espéce de tréve, et aucun événement d'une importance capitale ne 
se produisit ; mais & l’ambassade de Constantinople il y a toujours 
un courant d'affaires secondaires et cependant délicates, dont la 
direction est cn général abandonnée aux premiers secrétaires par 
les ambassadeurs. Dans sa situation nouvelle, M. d’Eyragues put 
donc confirmer la réputation de capacilé qu’il s’élait acquise. Il 
n’est pas sans intérét, dans un autre ordre d’idées, de rappeler que 
c’est lui qui, chargé d’affaires pendant une absence de |’ambassa— 
deur, fit l’acquisition pour la France du fameux vase antique connu 
sous le nom de Vase de Pergame, qu’on peut admirer dans notre 
Musée du Louvre. 

Vers la fin de 1837, M. d’Eyragues revenait en France. Il s’y ma- 
riait, et Punion qu'il contractait, heureuse pour lui a tous les titres, 


DU MARQUIS D'EYRAGUES. 169 


n? lusssait pas que d’avoir une influence favorable sur sa carriére, 
en le faisant entrer dans une famille alliée au maréchal Soult. Peu 
de mois aprés, le roi Louis-Philippe choisissait, pour aller le repré- 
senter au couronnement de la reine Victoria, Villustre soldat qui 
avait si longtemps tenu téte au duc de Wellington dans la Pénin- 
— sale, et que les journaux du temps, dans leur polémique passion- 
née, appelaicnt tour 4 tour, selon Ies besoins de Icur cause, le 
vainqueur ou le vaincu de Toulouse. Nul choix ne pouvait ¢tre plus 
heureux. La présence d’un tel homme a une cérémonie toute bri- 
tannique n’en devait pas étre ]’incident le moins curieux, et ce fut 
ane bonne fortune pour M. d’Eyragues que d’étre appelé aux fonc- 
tions de premier secrétaire de cette ambassade extraordinaire. Les 
Anglais furent flattés dans le sentiment le plus vif de leur patrio- 
fisme, en voyant arriver au milieu d’cux, comme messager de paix 
eat d’alliance, l'un des plus fameux lieutenants du captif de Sainte- 
Héléne, celui de nos généraux peut-ctre qu’ils avaient eu le plus de 
peine a vaincre, celui qui avait pu se vanter un jour, 4 notre tri- 
bune, d'avoir tiré 4 Waterloo le dernicr coup de canon de la grande 
guerre entre les deux nations. 

Laissons le récit de cct accucil au témoin oculaire : 

« L’evenement de la journée, fort inattendu, fut la réception en- 
thousiaste faite au maréchal par toute la population anglaise. Sa 
marche fut un véritable et continue! triomphe, et on ne vit que lui 
dans ce long cortége d’ambassadeurs représentant tous les pays. 
A peine sa voiture était-elle reconnue et signalée que les acclama- 
tons éclataient de toutes parts avec un ensemble formidable. Vivat 
Soult! Soult! hurrah! Le peuple battait des mains en criant, les 
gentlemans agitaicnt leurs chapeaux, les femmes leurs moucholrs ; 
fa reine elle-méme scmblait étre oubliée, et jamais souverain 
étranger n’ayait recu une parcille ovation cn Angicterre. Enfin, 
lorsque nous entrons & Westminster pur la porte du fond, ct que le 
maréchal traverse l’église pour gagner la tribune du corps diplo- 
matique, 4 droite de l’autel, toutes les personnes dont l’église est 
remplic, pairs et pairesses, membres de la Chambre des commu- 
nes et l'élite de la société anglaise qui se trouvait 1a se lévent spon- 
tanément et le saluent d’unc triple salve d’applaudissements. Le 
vieux soldat, dont la belle et male figure était remarquable, palit 
Ngérement 4 cette ovation magnifique et inattendue, s’arréte un 
moment irrterdit, ne sachant comment reconnaitre un tel honneur. 
n s‘apercoit de son trouble ct de son embarras, on lui en sait gre 
el les acclamations redoublent. En passant devant les pairesses, 
loutes debout, le maréchal s’incline profondément ct gagne sa place 
le plus vite possible. ©. 2 1. 1. ee eee es 


170 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


: ‘ ; . . « Le coup deil 
que présente Westininster est admirable. En face, au-dessus de 
l’autel, sont réunis les membres de la Chambre des communes; & 
droite, dans la nef, les pairesses ; 4 gauche, les pairs; dans le reste 
de l’église, ou on a élevé des tribunes et des gradins, tout ce que 
la sociéte anglaise compte de plus distingué et de plus élevé, hom- 
mes ou femmes. Les pairesses sont en grand costume de cour, cou- 
ronnes sur la téte, étincelantes de diamants, ct offrent le plus. 
éblouissant coup d’ceil qu’il soit possible d’imagincer. Il ya la telle 
duchesse qui porte en diamants sur sa téte la rangon d’un roi. Le 
corps diplomatique est 4 la meilleure place pour voir, c’est-a-dire 
dans le cheeur, 4 droite de l’autel. Avant midi, la reine fait son en- 
trée dans l’église et la cérémonie commence. La reine, magnifique- 
ment vétue, porte un manteau de velours rouge ct un diad¢me en 
diamnants, sous le poids duquel sa téte semble fléchir. Elle est ac- 
compagnéc ou plutdt assistée par huit demoiselies d’honncur, ha- 
billées uniformément en blanc et dont plusieurs sont fort jolies. La 
reine, que j’eus le loisir d’examiner pendant la cérémonie, qui dura 
cing heures, est petite, trop petite, un peu forte, mais sa tournure 
est gracieuse. Sans étre jolic, sa figure est agréable, et son main- 
tien est naturel, simple et digne. La cérémonie n’eut rien d’impo- 
sant : l’onclion et les pompes réellement religieuses y firent com- 
plétement défaut. Il y eut cependant un moment touchant, ce fut 
lorsque cette jeune reine de dix-huit ans recut |’"hommage des 
pairs, dont la plupart étaient des vieillards, et qui vinrent successi- 
vement et individuellement, suivant leur rang, lui préter foi et 
hommage, se mettant 4 genoux devant elle et lui baisant Ja main 
aprés avoir touché sa couromne. Beau et grand spectacle que |’An- 
gleterre seule peut offrir : les plus puissants, les plus dignes du 
royaume empressés et heureux d’offrir 4 genoux a cette cnfant, 
leur souveraine, les temoignages dc leur respect et de leur dévoue- 
ment, sans rien perdre ni de leurs droits, ni de leur indépendance. 
Un autre épisode significatif : la reine, ointe et sacrée, mit elle- 
méme la couronne sur sa téte. Au méme instant, pairs et pai- 
resses se couvrirent de la leur pour prouver que leur droit mar- 
chait de pair avec les siens. 


« Léglise retentit alors de longues acclamations : la reine était 
couronnée. . . . 


« Les ovations qui furent faites partout au maréchal sont un trait 
principal ct caractérislique du couronnement dc la reine Victoria. 
Toutes les classes de la société partagérent cet engoucment. Pendant 
fa durée du séjour du maréchal 4 Londres, les portes de l’ambas- 


BU MARQUIS D'EYRAGDES: 174 


sade furent sans cesse assiégées, la nuit comme le jour, par une 
foule de gens avides de le voir, lorsqu’il sortait ou rentrait. Il fal- 
lait y envoyer des policemans pour maintenir un peu d’ordre. Dans 
les salons, attention était concentrée sur lui‘ seul; c’était & qui 
pourrait s approcher de lui, lui étre présenté. Les femmes n’y met- 
tatent aucune discréfion, et il fallait leur donner une poignée de 
main a toutes. Les plus grandes dames lui écrivaient pour avoir un 
autographe ou pour obtenir une visite. » 

Quelques mois 4 peine s'étaient écoulés, que le maréchal Soult 
était appelé, comme ministre des affaires étrangéres, & présider lc 
cabinet dit du 12 mai. Ignorant, comme i était naturel, des détails 
de son nouveau département, il avait besoin auprés de lui d’un 
auxiiaire ayant une parfaite connaissance du service diplomatique. 
M. d’Evragues était tout naturellement désigné 4 son choix, et, 
pendant prés d’une année, il remplit, 4 Paris, les importantes fonc- 
tions de chef du cabinet. Lors de la chute du mimistére, en mars 
1840, il ful appelé au poste de ministre prés le grand-duc de Bade. 

il y avait a cette époque, dans la carriére diplomatique, une 
phase assez singuli¢re, mais que presque tous ceux qui, alors, ont 
eu un avancement hiérarchique, ont traversé. L’Allemagne et I'I- 
talie n’étaient point unies, et se partageaient en beaucoup de petits 
Ktats indépendants. Il était donc d'usage que le premier secrétaire 
d’une grande ambassade, aprés y avoir été mélé aux plus sérieuses 
négociations, et parfois méme y avoir joué, comme chargé d'affaires, 
un rdle indépendant, recut, en récompense, la direction d’une mis- 
sion ot: il se trouvait réduit a l’inaction la plus compléte. M. d’Eyra- 
gues se trouva dans ce cas, mais, avant de retomber 4 Carlsruhe 
dans un calme profond, il eut, par hasard, a traverser une crise qui 
pouvait devenir des plus graves. 

C’était le moment ou le conflit qu'il avait prévu en Orient écla- 
tait et ou la querelle entre le sultan et le pacha d’iigypte risquait 
d’avoir pour conséquence de réunir 1’Angleterre, la Russic, la Prusse 
et PAntriche en une cdalition contre la France. En présence d’une si 
redoutable éventualité, il était d'un intérét majeur de prévoir si, dans 
le cas d’une guerre, les petits Etats allemands se laisseraient en- 
trainer dans la lutte, 4 la suite des deux grandes pulssances germa- 
mques. M. d’Byragues cut 4 pressentir sur ce point les intentions du 
cabinet du grand-duc, tnais il sut promptement 4 quoi sen: tenir ; 
le ministre des affaires étrangéres, M. de Blittersdoff, hommed’Etat 
d'une valeur incontestable, lui fit la déclaration suivante : 

« En cas de rupture, nous sommes Allemands avant tout ; comme 
Badois, nous ne sommes rien ct nous ne pouvons rien, tandis 
qu’en qualité d’Allemands, nous faisons partie d’une nation aussi 


173 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


nombreuse et aussi puissante que les autres, et.quia les moyens 
de se faire respecter. Pour nous, hors de cetteconduite, 11 n’y a que 
ruine et désastres. » - 

' « Ce sentiment de patriotisme germanique, ajoute M. d’Eyragues, 
était général dans le grand-duché, et !’°emportait sur tout autre consi- 
dération. La pensée de l’Unité allemande, qui, depuis vingt-cing ans, 
avait fait de grands progrés, trouvait par la une occasion de sc pro- 
duire avec l’assentiment des gouvernements, dont la plupart s’é- 
taient jusqu’ici appliqués 4 la combattre. J’étais convaincu que, 
dans Ie cas de divergence dans la politique des deux grandes puis- 
sances de la Confédération, les Etats secondaires se rangeraient der- 
riére la Prusse et la suivraient aveuglément. Les journaux alle- 
mands, & cette ra ib commengaient déja 4 exciter violemment 
Yorgueil national. Ils ne parlaient de rien moins, en cas de guerre 
heureuse, que d’enlever & la France |’Alsace et la Lorraine, et l'opi- 
nion publique accucillait avec joie la possibilité d’un conflit qui de- 
vait précipiter la réalisation de semblables convoitises. Il en résul- 
tait que l’origine de la querelle était oubliée aussi bicn que 
Pinjustice qu’on nous avait faite, et qu’on voyait ou qu'on préten- 
_dait voir dans nos armements le désir de rompre la paix de PEu- 
rope. » 

Ainsi, en. 1840, les tendances des petits Etats allemands vers 
lunité étaient évidentes, tout comme leur désir de reprendre les 
‘provinces conquises par nos rois sur l’empire germanique. Plusieurs 
de nos agents signalérent, dés lors, ces passions redoutables; ce- 
pendant, trente ans plus tard, il s’cst trouvé un gouvernement assez 
aveugle pour se lancer dans une lutte inégale, en comptant, pour 
le succés, sur le concours de Ja Baviere, du Wurtemberg et du grand- 
duché de Bade. 

La crise passée, M. d’Eyragues n’eut plus, jusqu’a la révolution 
de Févricr, que des jours paisibles partagés entre. les joies de la fa- 
mille et le travail modéré d’une correspondance d’observation~ 
Appelé a la légation de Dresde, il ne trouva, dans ce nouveau poste, 
malgré son importance relativement plus grande, d'autres services 
a rendre que d’écrire, 4 l'occasion, des dépéches intéressantes sur 
ce qui sc passait autour de lui. | 

L’homme d’Etat illustre qui dirigeait alors le ministére des af- 
faires étrangéres, M. Guizot, savait trop bien distinguer et encou- 
rager les hommes qui unissaient la capacité réelle 4 un caractére 
irréprochable pour ne pas apprécier toute la valeur de notre minis- 
tére 4 Dresde. Il attachait le plus grand prix 4ses informations et a 
ses jugements : « Ecrivez-moi souvent, lui mandait-il, je n’aurai pas 
toujours le temps de vous répondre, mais j'aurai toujours celui de 





DU MAKQUIS D'EYRAGUES. 173 


yous lire et d’en profiter. » L’année derniére, a l’extrémité de sa 
tie, de sa main affaiblic par les années, et que la mort allait bien- 
tot glacer, il trouvait encore la force de recommander au fils de 
M. d'Eyragues, lui annongant son deuil, de rester fidéle aux tradi- 
tions et 4 la mémoire paternelles. 

En 1848, la période de calme que M. d’Eyragues avait traversée 4 
Dresde semblait prés de son terme; par la force méme des choses, 
il allait étre bientét appelé & occuper un poste plus actif et a s’as- 
seoir sur les bancs de la pairie. Il ne devait point en étre ainsi. La 
tempéte qui renversa le tréne yint briser une carriére Jusque-la 
heureuse, au moment méme owt les sommets allaicnt étre atteints. 
Le coup fut rude, mais celui qu'il frappait était de force 4 le sup- 
porter dignement. Sans doute, l’ordre se rétablit promptement, et, 
soit pendant la présidence de Louis-Napoléon, soit aprés le coup 
d’Etat de décembre, des offres tentantes furent faites 4 notre an- 
cien ministre.en Saxe. M. Drouyn de Lhuys, qui avait été, a la 
Haye, son subordonneé, et qui gardait le souvenir d’un chef qui était 
son contemporain, fit les plus honorables, mais les plus inutiles 
efforts, pour décider M. d’Eyragues 4 rendre de nouveaux services 4 
son pays. Laissons celui-ci expliquer lui-méme les motifs de sa con- 
duite : 

« Certes, il:m’cn avait coiilé de voir briser tout 4 coup et dans la 
force de lage une carriére jusque-la brillante;.mais, au milicu des 
ruines dont j’élais entouré, avec une forme de gouvernement aussi 
précaire et pour laquelle j'avais autant de défiance que de répul- 
sion, il aurait fallu, pour me décider a reprendre ma carriére, 
qu'une nécessité absolue me l’imposat. ll en était heureusement 
autrement, et bien décidé a vivre en province plut6ét qu’a Paris, 
dont la vie agitée ne convenait ni a mes gouts, ni 4 mes sentiments, 
je pris la ferme résolution de n‘accepter aucun emploi, jusqu’a ce 
qu'un gouvernement, selon mes idées et mes principes, s'il devait 
jamais étre rétabli en France, me permit de servir de nouveau sui- 
vant mes convictions. J’avais toujours déploré la révolution de 
Juillet qui avait séparé violemment le grand principe de la légiti- 
mité et de la liberté que nous devions a la Charte de 1844. Aussi je 
pensais, aprés la catastrophe de Février, dont n’avaient pu nous pré- 
server ni | habileté, ni la modération, n1 la prudence du roi Louis- 
Philippe, qu’il fallait y revenir par la fusion de tous les membres 
de la maison de Bourbon, sans nous faire d’ailleurs l’ombre dillu- 
sions sur les diffieuliés.de toutes sortes qu’une semblable com- 
binaison devait éprouver. M. le duc de Bordeaux aurait apporté 
avec lui son principe en dehors duquel, l’expérience nous. le. prou- 
vait depuis tant d’années, nous ne marchions que de révolutions en 


a7$ SOUVENIRS DIPLOMATIQUES 


révolutions, et le concours des princes de la maison d’Orléans au- 
rait été, pour le pays, une garantie des principes constitutionnels 
sur lesquels le gouvernement aurait été fondé. Cette utopie ne se 
réalisa pas 4 cette époque ct ne se réalisera peut-étre jamais, quoi- 
que tout arrive en France, mais j'ai continué a me tenir a I’écart 
- et a refuser tout emploi et toute dignité, méme lorsque le rétablis- 
sement de l’Empire pouvait promettre un gouvernement d’ordre, a 
défaut d’un gouvernement libre. Les tentations ne m’ont pas man- 
qué, car le président, en 1849 et peu de temps aprés le coup d’Etat 
du 2 décembre, me fit proposer deux postes importants. Sous l’Em- 
pire enfin, j’aurais pu reprendre ma carriére d'une maniére bril- 
Jante, mais il aurait fallu pour cela faire violence 4 tous mes sen- 
timents; car, malgré mon amour de |’ordre, mon horreur de 1’a- 
narchie et de l’esprit révolutionnaire, je n’ai pas moins d’éloigne- 
ment pour le gouvernement absolu, ot il faut faire, pour parvenir 
4’ se maintenir, abnégation de toute indépendance. Cette pensée 
qu'on n’est rien par sol-méme, qu’on dépend absolument de la vo- 
lonté et du caprice d’un seul, qu’on n’est qu’un simple rouage, fa- 
cilement remplacé, d’une vaste machine, sans initiative, comme 
sans responsabilité, me révolte et m’est insupportable. En outre, 
serviteur du roi Louis-Philippe, que j’avais eu l’honneur de repré- 
senter 4 l’étranger, bien que n’ayant jamais regu de lui aucune 
faveur particuliére, il m’eut été difficile d’y représenter l’empereur 
Napoléon, dont le premier acte d’autorité, lorsqu’il devint maitre 
de la France, avait été de spolicr, contre les lois et les principes 
de justice et d’équité, les enfants du roi. C’est ainsi que j'ai été 
amené a renoncer 4 ma carriére. J’en ai souffert quelquefois, je ne 
l’ai jamais regretté: Mes fils ne deyront pas le regretter davantage, 
car si je ne suis pas 4 méme, lorsqu’ils ertreront dans la yie, de 
leur ouvrir le chemin qui conduit aux emplois brillants, je serai le 
premier 4 les presser et a les encourager & servir leur pays dans 
des carriéres honorables, particuli¢érement dans |’armée. En tout 
cas, je leur aurai donné l’exemple de la constance dans les opinions 
politiques, de la fidélité a des principes que j’ai crus et que je crois 
encore bons, et du mépris pour les honneurs qu’on n’achéte qu’aux 
dépens de son indépendance et de sa dignité. J’espdre, pour eux, 
qu’ils comprendront, approuycront ma conduite, et, 4 l'occasion, 
n’hésiteront pas 4 l’imiter. » 

Ce noble langage est au-dessus de tout éloge, et il suftit d’ajouter 
que les actes furent conformes aux paroles. Comme l’écrivait quel- 
que part M. d’Eyragues : « L’ambition ne lui avait jamais mordu 
le coeur. » Sans doute, il avait eu le désir trés-légitime du succes, 
il avait godté la satisfaction de servir utilement son pays et joui 


DU MARQUIS D'EYRAGUES. 479 


avec une sage moderation des avantages de toute nature qui s’al- 
tachaient aux fonctions qu’il occupait; mais il ne fut jamais en 
proie 4 cette ardente passion qui recherche le pouvoir et les hon- 
neurs pour eux-inémes, passion dont les ravages sont aussi terribles 
que ceux de nulle autre, et d’autant plus funeste, qu'elle s’attache 
souvent a de plus nobles ames et les fait descendre a des actes dont 
une nature élevée semblait devoir les garantir. Celui dont nous 
retragons le souvenir sut toujours se défendre de ces déplorables 
entrainements ; 11 accepta sa destinée sans ostentation ct sans fai- 
hlesse; il se réfugia dans les douceurs de la vie privée et fut assez 
heureux pour trouver, au milieu des siens, bien des sujets de sa- 
tisfaction. Il, s’occupait peu en apparence des affaires publiques 
etil gardait en général le silence sur les actes d'un gouvernement 
quil avait cependant en trés-médiocre estime. Il ne voyait pas d’u- 
ulité 4 se répandre en vaines protestations ot la malveillance n’au- 
rait vu que le témoignage d’un impuissant dépit. C’est ainsi que 
pendant vingt ans, il-vit traiter.avec mépris tous les vieux principes 
de politique étrangére qu’il avait appris dés sa jeunesse 4 considérer 
comme les fondements méme de la grandeur de la France. Il vit, 
avec le dédain le plus outrecuidant du passé, les théories les plus 
contraires; aux intéréts de notre pays, inventées, défendues, exal- 
tées par ceux méme 4 qui. étaient confié la garde de notre influence 
et de notre honneur. Une chimére succédait 4 une autre, la théorie 
des grandes agglomérations a celle des nationalités ; et, circonstance 
particuliérement amére pour les hommes restés fidéles aux tradi- 
ions, le succés semblait d'abord donner raison aux gens qui, en 
diplomatie, avaient placé « le coeur a droite ». Quand M. d’Eyragues 
entendait exalter devant lui ces systémes, prénés alors comme les 
conceptions du génie; quand le chef de I’Etat proclamait que « la 
Prusse était mal délimitée, et qu’il voudrait pour elle plus d’homo- 
généité et de force »; quand Paris s’illuminait au lendemain de 
Sadowa, il se renfermait dans un dédaigneux silence, et bien rare- 
ment une courte parole venait-elle révéler les craintes que lui inspi- 
raient pour l’avenir tant d’ignorance de l'histoire, tant de légéreté 
et tant d’outrecuidance. 

Hélas! le bon sens ne devait pas tarder 4 prendre une revanche 
impitoyable, et bien plus terrible que ne pouvaicnt le redouter les 
pessimistes. Quelque sévéres qu’eussent pu avoir été les prévisions 
des adversaires de l’empire, elles n’approchérent jamais de ce qu'il 
nous a été infligé de voir : nos armées anéantics en trois semaines, 
une tempéte de quelques jours suffisant pour renverser ]’édifice si 
faboricusement élevé de notre grandeur; l’ceuvre de Henri IV, de 
fuchelieu, de Mazarin, anéantie; la France, veuve de l’Alsace et de 


176 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES DU MARQUIS D'EYRAGUES. 


la Lorraine, ramenée aux temps qui précédérent le traité de West- 
phalie, nos enfants ct nos petits-enfants condamnés aux plus rudes 
el aux plus sanglantes épreuves, pour essayer, infructueusement 
peut-étre, de recouvrer l’héritage de nos péres, arraché a notre im- 
puissante généralion! Quel prophéte de malheur aurait jamais osé 
annoncer de pareilles catastrophes? 

M. d'Eyragues fut doulourcusement frappé de si cruels revers. Il s’¥ 
méla les inquictudes les plus poignantes sur le sort de son fils ainé, 
qui 4 Sedan prenail part aux charges si héroiques, mais si impuis- 
santes, de notre cavalerie, ct donl, pendant assez longtemps aprés 
la bataille, on fut sans recevoir de nouvelles. Ces émotions ébran- 
lérent la santé du citoyen et du pére. Quand la paix revint, 11 semr 
blait que M. d’Eyragucs était appelé par son expérience 4 rendre 
d’éminents services; mais ses forces n’étaient plus entiéres, et l’ex- 
patriation edt ét¢ pour lui trop pénible. Chaque année, ses souf- 
frances devenaient plus vives, et il les supportait avec un rare cou- 
rage. Il voyait venir sa fin avec le calme d'un homme de bien et la fou 
d’un chrétien. Quand la mort vint, elle le trouva prét (6 mai 1874). 

Il est sans doute des vies plus éclatantes, et qui ont laissé une 
plus grande trace dans I’histoire; mais il n’en est pas de plus com- 
plétement honorable ct de plus digne de respects. Pour tous ceux 
qui l’ont connu, M. d’Eyragues restera comme un modéle d'honneur 
et de droiture, ct, s’ils ont l’dme bien. placée, ils s’efforceront de 
rester fidéles &ses exemples avec le méme soin qu’ils recherchaient 
son approbation pendant sa vie. 


xt* * 


» RE oe ee eee teeta 


MELANGES 


LOUIS DE BLOIS 


Un bénédictin au seiziéme siécle, par George de Blois. 4 vol. in-412. 
Paris, chez Palmé. 


Le nom de Louis de Blois est connu & titre d’écrivain ascétique; sa vie 
Vest peu. On ne sait pas ce que fut cet enfant d’une grande famille du 
Hainaut, d'abord page de l’archiduc qui fut plus tard Charles-Quint ; puis 
a quinze ans, religieux et en méme temps, par ordre de son abbé, étudiani 
4 l'Université de Louvain; 4 vingt-deux ans, coadjuteur de son abbé; 3 
vingt-quatre ans, devenu abbé lui-méme et gouvernant un des monastéres 
les plus célébres des Pays-Bas, mais aussi un de ceux ot la puissance de la 
régle s‘était le plus affaiblie; cherchant a rétablir l’empire de cette régle, 
y parvenant sans doute, et remettant en honneur la régle de saint Benoit, 
mais 4 la condition de la mitiger (tant on était déchu de l’austérité de: 
anciens jours!); relevant les murailles de son monastére comme il avail. 
relevé la piété de ses religieux, l’'agrandissant et l’embellissant : tout cela 
a travers les tristes vicissitudes de la guerre entre Francois I** et Charles- 
(Quint, 4 travers les invasions et les pillages ; parmi tant de soins, écrivant 
ces livres ascétiques ou monastiques qui sont, de nos jours encore, une 
partie du manuel du pieux chrétien; combattant le protestantisme, favo- 
risant I’établissement, dans les Pays-Bas, de l’ordre de saint Ignace ; refu- 
sant un archevéché que lui offrait Charles-Quint, prét lui-méme a quitter 
Empire pour le cloitre; et, enfin, mourant dans sa chére abbaye de 
Liessies, au milieu des pleurs et des sanglots de ses fréres que lui-méme 
agonisant consolait, encourageait, fortifiait pour les combats du lende- 
main. Son dernier mot fut le mot d'Isaie: « Prenez courage, ne craignez 
point, voici notre Dieu. » 

M. Georges de Blois, avec un soin filial, a recueilli les souvenirs qui nous 
restent de son illustre et vénéré parent. Pieux travail dans lequel il devait 
étre aidé, nous le savons trop, par « un des siens qu'une mort foudroyante 
lui aenlevé et dont la profonde érudition lui edt été d’un grand secours ». 

10 Jaxviza 1876. 12 


178 MELANGES. 


Il nen a pas moins fait une ceuvre qui durera. II faut recueillir ces perles. 
de la vie de nos ancétres, ces monuments des siécles passés, ces reliques- 
de nos saints. Le vent de la barbarie n'est que trop prompt a les disper- 
ser ; et, sans sortir de ce qui regarde Louis de Blois, rien n'est effroyable 
comme la dilacération, par la main révolutionnaire, des richesses artisti- 
ques, intellectuelles, chrétiennes que contenait son abbaye de Liessies. 
Dés 1792, en vertu d'un principe général pagé par Condorcet, tous les pa- 
piers, archives, titres du monastére, furent employés a faire des cartou- 
ches (M. de Blois nous donne le fac-simile d'une bulle pontificale mutilée, 
au point d’étre rendue incompréhensible, par les coups de ciseaux des 
faiseurs de gargousses). La chasse magnifique de sainte Hiltrud, datant 
du douziéme siécle, fut mise en morceaux et produisit, ainsi que le con- 
state le procés-verbal officiel de ces Vandales, 143 livres 3/4 et 2 onces 
d'argent. Des batiments du monastére il ne reste plus aujourd’hui que 
l'infirmerie, devenue un chateau et en méme temps une sorte de reli- 
quaire ot le propriétaire actuel recueille précieusement les épaves de 
ces sacriléges dévastations. Voila ce qu’étaient ces gens dont on a voulu 
faire les promoteurs de la science, les amis du progrés intellectuel, les 
prolecteurs des lettres et des arts, des Mécénes en carmagnole: ils ont 
protégé les lettres et les arts en 17935 comme ils l’ont fait en 1874 en 
bralant les bibliothéques et les palais. Il est vrai que, par compensation, 
ce méme Condorcet qui avait fait voter la destruction des bibliothéques 
historiques, s'est vu poursuivi par ses fréres les terroristes et poussé 4 se 
donner la mort. Etait-ce a titre de Vandale ou a titre de savant? On peut 
se le demander. 

Recueillons donc et immortalisons, s'il se peut, par l'impression, ce 
qui nous reste de ces souvenirs des arts, de la science et du christia- 
nisme de nos péres. La Révolution, toujours amie de la science de la 
fagon que l'on sait, a la main levée pour les détruire. 

Ajoutons seulement que ces profanations ne resteront pas sans chiti- 
ment. L’attentat contre l'art et la science n’est rien auprés de I’attentat 
contre Dieu. Et si on voulait y faire attention, on verrait comment Dieu 
punit de tels attentats. A Liessies, un des profanateurs tombe du haut 
d'une votte et se brise le crane auprés du tombeau de Louis de Blois. Un 
autre acheéte les batiments, en démolit une partie, vend les pierres, le fer, 
le bois, les débris des tombeaux. Il n’en reste pas moins pauvre et finit 
misérablement. Un autre achéte de lui les batiments restés debout, et 
celui-la achéve sa vie grelottant, affamé, en guenilles dans le vaste bati- 
ment du quartier abbatial, resté sans portes et ‘sans fenétres. Qu’on y 
prenne. garde, que l'on recueille les souvenirs locaux; on trouvera dans. 
les annales de notre Révolution bien des exemples pareils. 


F. pg Ciameacay. 


QUINZAINE POLITIQUE 


8 janvier 1876. 


La voila donc séparée, cette [Assemblée vraiment nationale qui 
recut, le 8 février 1871, la charge de nos effroyables maux, cette 
Assemblée que, quelques semaines aprés sa réunion, les clameurs 
des radicaux voulaient déja disperser, et qui, pendant prés de cing 
ans, a été le gouvernement réel de la France. On nous appelle a deux 
grands votes. Dés ce jour, nous sommes dans ce profond trouble 
d'un peuple qui va, durant deux mois de compétitions électorales, 
temuer jusqu’a leurs bases toutes ses destinées, et qui, dans cette 
agitation, n’a pas un point fixe. ou il soit commandé & ses mouve- 
ments de s’arréler et de se reposer; car, si la république est le 
« provisoire perpétuel », ses élections sont le temps et le moyen de 
ses changements ; la mobile souveraineté de ses élus est maitresse 
de I’Etat tout entier ; la hardiesse et la volonté de ses électeurs sont 
fatalement libres de tout examiner, de prétendre & tout et de tout 
renouveler; et le droit d’une révision, qu’elle soit immédiate ou loin- 
taine, n’est pas seulement une sorte de doute légal qui autorise tout 
le monde 4 mettre en question |’excellence ou la durée de la répu- 
blique : tandis qu'il livre le présent 4 la dispute de toutes les doc- 
trines, il livre l'avenir a celle de toutes les ambitions. Chaque ré- 
gume, en effet, a ses conditions nécessaires, et, qu’on le veuille ou 
non, on ne 8’y soustrait pas : les élections d’une monarchie consti- 
tutionnelle ont leurs limites, dans le cercle des idées qu’elles em- 
brassent et des événements qu’elles préparent; au contraire, les 
élections d’une république ne sauraient avoir de bornes, puisqu’elles 
sont dans l'Etat le commencement et la fin de toutes choses. Pour 
lune, c’est une crise partielle; pour l’autre, une crise totale. Il n’y 
aura donc rien qui, plus ou moins apparemment, ne soit touché par 
la main ou par la pensée des partis dans.cette fébrile création d’un 
Sénat et d’une Assemblée : il n’est pas un seul principe. on social 
ou politique, qui ne puisse ou ne doive étre ballotté dans cv!te tu- 


180 QUINZAINE POLITIQUE. 


multucuse discussion. La France est comme dans l’inconnu pendant 
toute cette période ; et ceux-la, en vérité, ne disent rien de déclama- 
toire et de banal, qui déclarent que c’est la patrie méme et la société 
qui se trouvent en péril dans ces élections. 

L’Assemblée a-t-elle pu. faire micux que nous laisser le régime in- 
certain qui préside 4 ces, élections? La postézité le dira plus équita- 
blement qucnous. Maislcs‘contemporains, divisés.daas ce jugement, 
peuvent au moins s’accorder a dire que, si la France compare son état 
actuel acelui ot elle était en 1871, elle proclamcra, malgré plus d’un 
blame ou plus d’un regret, cette Assemblée digne de louanges et de 
gratitude. Peut-étre aucune Assemblée n’a-t-elle eu plus d’angoisses a 
souffrir, plus de périls 4 vaincre, plus de difficultés a dénouer. 
Quel temps que celui ot, parmi les débris de tant de lois, parmi 
les ruines fumantes de la patrie, parmi les menaces du vainqueur, 
elle prit en mains te sort de la France! Plus de gouvernement, plus 

de Trésor, plus d’armée ; partout le désordre et la crainte, les cala- 
mités d’une invasion codteuse et sanglante, les restes d’une dicta- 
ture effrénée ; et bientét, dans ce déntiment de la nation, dans cette 
confusion de: la société, une guerre civile, la Commune maitresse 
de Paris et le livrant aux flammes. Eh bien! cing ans se sont écou- 
lés, et malgré les luttes de nos partis, malgré la fragilité du provi- 
-goire qui a servi de refuge 4 notre pays, l’Assemblée, avec Vaide 
des deux gouvernements de M. Thiers ct du maréchal de Mac-Mahon, 
a réparé presque tous ces maux. Parfaitement ou non, elle a recon- 
stitué I’Etat; les lois sont restaurées ; une administration réguliére 
fonctionne ; l’armée est réorganiséc ; le sol est libre ; le travail s’est 
ranimés le Trésor recoit avec les fruits de l’impét une plus-value 
de cent millions ; l’erdre régne ; la paix est sur toutes nos frontié- 
res. Voil& ce qu’a pu cette Assemblée que, tous les jours, les radi- 
caux et les bonapartistes décriaient a l’envi en lui contestant ses 
droits et ses pouvoirs! Si elle n'a pas mieux assuré l’avenir, au 
moins a-t-elle amélioré le présent par tant de brenfaits, qu’on ne peut 
regarder la Franee de 4874 et celle de 14876 sans lui témoigner de 
reconnaissance ; et cette reconnaissance est d’autant plus juste que 
l’Assemblée, on le sait, a eu a se débattre au milieu d’embarras, 
de dangers et d’empéchements dont plus d'une fatalité l’entourait 
sans qu’elic put les écarter ou les diminuer. 

La-Convention exceptée, aucune Assemblée n’a été plus puis- 
sante: que celle-ci. La France en détresse:l’avait choisie pour ta 
‘sauver, sans préciser ni limiter son mandat, et cette grande cuvre 
de salut, elle était libre de l’accomplir 4 son gré : elle a créé le 
principat de M. Thiers; elle .a institué la présidence du' maréchal 
de Mac-Mahon; elle aurait pu faire la monarchic comme elle a fait 


QUINZAINE POLITIQUE. 134 


la republique ; elle a disposé du gouvernement tout entier. Chose 
étonnante pourtant! Il est peu de ses lois qui soient vraiment fortes, 
uniformes, stables, définitives : presque toutes semblent unc com- 
binaison d’accords conventionnels, un concert de transactions pas- 
sagéres; on dirait qu’elles attendent en secret un changement, tant 
le provisoire en est la mesure, tant elles paraissent servir des be- 
soins particuliers et variables! Et pourquoi? Parce que jamais la 
souveraineté d’une Assemblée ne fut divisée par plus de partis. Au- 
cune majorifé unie et constante n’a dominé dans ses rangs, réglé 
ses pensées ni dirigé ses actes; et ceux de ses parlis qui, en se 
groupant, lui composaient a tel jour ou a4 tel autre une majorité 
n'élaient pas seulement en défiance d’eux-mémes : ils se défiaient 
du présent sans pouvoir s'entendre et s'allier pour l’avenir. 
Peut-étre sa scule unité, l’Assemblée 1’a-t-elle cue dans fa vivacité 
et dans la sireté de son patriotisme. Cette Assemblée était née au 
milieu des miséres de la Franee : elle en avait vu saigner les bles- 
sures ; elle avait été accompagnée a Bordeaux et a Versailles de ses 
gémissements et de ses larmes; elle avait du signer le fatal traité 
d’une paix qui déchirait notre pays; elle avait commencé ses délibé- 
rations par la plus solennelle et !a plus douloureuse de toutes, celle 
d'un peuple qui délibére sur sa vie et son honneur. Elle s’en est tou- 
jours souvenue : elle a été une Assemblée patriotique ; et ce fut cette 
vertu qui la soutint dans tant de crises; ce fut cette vertu qui donna 
a ses partis la force de se faire des sacrifices les uns aux autres, en 
refoulant leurs souvenirs ou en ajournant leurs espérances. Ah! ils 
se sont bien calommiés; car, combien de fois la lacheté qu’ils se sont 
reprochée ne fut-elle pas uniquement !e sage devoir d’abnégation que 
l'amour de la France imposait & leur conscience? Nous ne croyons 
pas qu’un jour on dénie davantage 4 cette Assemblée le mérite d’avoir 
élé libérale : elle l’a été, par sa haine de tout gouvernement dicta- 
torial ou personnel; elle l’a été, en restituant 4 la France le régime 
parlementaire et en le maintenant, au 24 mai comme au 20 no- 
vembre et comme sous le canon de la Commune; elle l’a été par la 
plupart des grandes lois qu’elle a écrites. M. le duc d’Audiffret, a 
Pheure des adieux, a eu raison de l’en louer. Mais cette vertu et cc 
mérite eussent été inefficaces, si l’Assemblée n’en avait eu d'autres 
pour satisfaire aux nécessités du temps. Elle a été conservatrice : 
louons-la aussi de ce courage ct de celtc intelligence. Elle a eu la 
peur de l’anarchie comme la haine du despotisme. Elle a aimé 
lordre, elle l’a préservé et assuré. Elle a compris qu’un pays hier 
labouré par les boulets du vainqueur, hier couvert de décombres 
par la guerre étrangére et par la guerre civile, hier éclairé par les 


482 QUINZAINE POLITIQUE. 


flammes de la Commune, et qui portait une nation blessée, n’étaif 
pas un champ propre aux utopies des réveurs et aux essais des vio- 
lents. Elle a honoré, respecté et protégé la loi, la discipline, l’auto- 
rité, la religion. Elle a contenu le radicalisme. Elle a confié le pou- 
voir 4 des conservateurs seulement. Et c’est 4 l’abri de ces garanties 
que la France a trayaillé en paix ; c’est le crédit de ces sentiments 
et de ces volontés de |’Assemblée qui a valu a la France la confiance 
de l'Europe; c’est ce bon sens énergique et vigilant qui a rendu 
supportable le nom de la République en lui étant ses dangers natu- 
rels: L’Assemblée, enfin, a été modérée : ce sont les modérés qui, dans 
le déplacement perpétuel de ses partis, se sont toujours rapprochés 
pour former sa majorité aux jours de nos plus graves besoins ; et 
certes, ila été regrettable qu’ils aient manqué a la majorité dans 
le vote qui a élu le Sénat. Patriotique et libérale, conservatrice et 
modérée, puisse I’étre autant la prochaine Assemblée ! Et puisqu’on 
nous prédit qu'elle sera plus homogéne, puisse sa majorité n’étre 
pas compacte pour étre despotique et radicale, ni sa minorité unie 
pour étre violente et césarienne ! 

La loi de la presse a été le dernier acte de l’Assemblée. Par quels 
- tempéraments artificieux M. Dufaure y avait su méler la loi la plus 
équitable de la monarchie et la loi la plus rigoureuse de la Répu- 
blique, celles de 4849 et de 1849, on le sait. Les journaux de l’ex- 
tréme gauche ont dénoncé M. Dufaure comme un tyran: c’était 
dans la tradition. Les journaux du bonapartisme ont gémi de l’op 
pression et pleuré la liberté de I’Empire : c’était plaisant. Mais les 
grands mots de M. Louis Blanc, les grands souvenirs de M. Albert 
Grévy, les grands soupirs de M. Rouher attristé mais silencieux, 
n’ont pu empécher |’Assemblée de voter la loi. Cette loi, qui suffi- 
rait, en réalité, & bien des peuples libres que leur raison défend 
de toute licence, suffira-t-elle au nétre? Suffira-t-elle dans le temps 
d’agifation et de lutte qui vient de commencer? Nous l’espérons, 
mais nous le souhaitons encore plus. En tout cas, on n’ignore 
point que M. Dufaure n’en a voulu faire qu’une arme temporaire : 
Ja prochaine Assemblée aura sans doute 4 en forger une autre, et 
l’on devine si, pour atteindre la pensée dans ses replis et dans ses 
détours, il en faut une subtile et pénétrante! La nouvelle loi sup- 
prime aux mains des préfets le droit d’interdire la vente d'un jour- 
nal sur la voie publique; elle léve P’état de siége partout, hormis 
dans les quatre départements ot le radicalisme a ses colonies les 
plus populeuses. La gauche, aprés réflexion, a cru bon de célébrer 
les bienfaits de la loi. Pour notre part, nous reconnaitrons au 
moins qu’elle vaut mieux que le régime confus ou arbitraire auquel 








QUINZAINE POLITIQUE. 185 


1a presse était soumise ; et nous attendrons |’expérience avant de 
reclamer de ce siécle une soixante-quatriéme ou soixante-cinquiéme 
loi de ce genre. 

Le débat de cette loi a été pour M. Buffet l'occasion d’un éloquent 
et heureux discours, qui a rendu courage aux conservateurs, encore 
émus du vote ot M. de La Rochette et M. Rouher avaient ac- 
couplé leurs suffrages avec ceux de M. Jules Simon et de M. Gam- 
betta. « Ouest la majorité victorieuse? » a pu s’écrier M. Buffet, 
en face de cette « majorité sénatoriale », qui, une fois ses haines 
assouvics et ses intéréts repus, s’était dissoute dans l’impuissance 
et le dégoat. Et personne n’a répondu. Pas méme M. Gambetta, pas 
méme M. Raoul Duval. Pourtant M. Buffet a déclaré le gouverne- 
ment prét a combattre, pendant les élections comme avant ou apres, 
ces radicaux dont la secréte indulgence amnistie tout bas la Com- 
mune que M. Naquet amnistie tout haut, et dont la démagogie, en 
affamant de réyes et d’ambitions les convoitises de la multitude | 
ignorante ou malheureuse, met en péril ordre et le repos de la 
société. la aussi déclaré indignes d’étre regardés par le gouver- 
nement comme des conservateurs ces bonapartistes qui subordon- 
nent a la cupidité de leur parti ’honneur et le bien de la France ; 
qui refusent « de faire les meillcures lois pour la reconstitutien du 
pays » et qui spéculent sur le nombre et la douleur de ses maux; 
qui veulent, en affolant la France de terreur, l’amener aux pieds 
d'une dictature césarienne; qui décrient la Constitution et qui 
proposent de la réviser avant méme qu'elle ait subi « l’épreuve 
de l'expérience » ; qui se font un jeu de retirer au maréchal de 
Mac-Mahon tous ces moyens d’assurcr la tranquillité publique et 
dle protéger le travail de la nation, « qu’ils accorderaient incontes- 
tablement, et avec bien d’autres, au gouvernement de leur prédi- 
lection; » qui contractent des alliances destructrices avec les fu- 
rieux de tous les partis; enfin, qui ne savent offrir au peuple 
d’autre idéal que 1a liberté du boire, du manger et du dormir a bon 
marché. C’était l'heure, ce semble, pour M. Rouher et son assistant, 
M. Raoul Duval, de protester qu’ils sont bien des conservateurs, 
et non des impérialistes révolutionnaires. Ils se sont td, aimant mieux 
sans doute les complaisants échos d’Ajaccio et de Ménilmontant. 
M. Buffet les a exclus de «]’union des honnétes gens, de l’union des 
conservateurs de tous les partis ». Ils sont restés muets, sous l’hon- 
néle et vigoureuse parole qui les en chassait. Pour notre part, nous 
remercions M. Buffet de les avoir signalés ainsi 4 la réprobation de 
la France, en les marquant lui-méme de ces traits. Oui, il est Juste 
de distinguer parmi les bonapartistes ceux qui, |’étant devenus 
par amour de l’ordre, ont été des conservateurs sous un César 


184 QUINZAINE POLITIQUE. 


comme ils l’eussent été sous un roi et comme ils le seront sous le 
président d’une république conscrvatrice ; 1! est juste ct nécessatre 
de les séparer des bonapartistes qui, moins conservateurs que dé- 
magogues, sont préts a élever 4 leur César, avec n’importe quels 
débris de la loi et de Ia société, un tréne d’ou il puisse régner 
sur une démocratie rassasiée de jouissances. Ces deux classes 
existent. Les premiers sont nombreux : ils sont une partie de la 
foule immense et profonde qui fonde ou soutient les gouverne- 
ments; les seconds sont peu; mais ils sont hardis, sans pudeur 
ni scrupule, violents et habiles. Ce n'est donc pas assez de les dis- 
tinguer. Veut-on qu’ils ne se mélent pas, les fanatiques et les fous 
entrainant les sages et les modérés? Qu’on montre bien a ceux-ci 
VPindignité de ceux-la ; qu’on les divise ; qu’on n’hésite pas a frap- 
per les uns pour avertir les autres ; qu’on ne permette pas aux re- 
volutionnaires du bonapartisme d’étre impunément ce qu’ils sont, 
si l'on veut sirement détourner d’eux les conservateurs. 

Dans cette méme discussion de la loi de la presse, il a été facile 
de voir que le parti de M. Rouher ne néglige rien, pas plus le men- 
songe que l’illusion,pour capter la bonne volonté de la France: non 
content d’altérer dans le peuple le sens de la vérité morale, il essaye 
de corrompre et de détruire en lui celui de la vérité historique. La 
il séduit la probité sociale, ici il trompe l’honneur patriotique. L'a- 
postrophe lancée par M. de Valon 4 M. Jules Favre, et les longs com- 
mentaires, les insolentes et opinidtres dissertations de certains 
journaux bonapartistes en sont un douloureux témoignage. A quoi 
tient-il, s’ils ont raison, qu’on ne doive absoudre de la guerre de 
4870 ceux qui l’ont entreprise et qui nous !’ont rendue si fatale? A 
quoi tient-il qu’on ne doive couronner de fleurs, comme un victo- - 
rieux, ce méme Empire, gisant dans les fossés de Sedan et chargé 
des malédictions de l’Alsace-Lorraine ? 

_L’Empire reparaissant, aprés cing ans qu’il aurait laissés 4 la 
France pour oublier et pardonner a force d’oubli; Empire, rejc- 
tant ce linceul de Metz et de Sedan dans lequel il semblait pour ja- 
| Mais enseveli par I’histoire; l'Empire, se lavant les mains des 
souillures et.du sang de 4870 ; l’Empire disant en 1876 ala France: 
« Ce n'est pas moi qui ai abaissé tes drapeaux et ouvert tes routes a 
ennemi;» |'Empire disant 4 l’Alsace-Lorraine : « Ce n’est pas moi 
qui t’ai perdue » : voila une audace dont la seule pensée edt indigné 
notre patrie malheureuse, en 1874, et dont lui-méme alors ne se 
fat pas cru capable. Pourtant, tel est le spectacle que nous avons 
aujourd'hui; tel est le langage que nous entendons. Devant les élec- 
teurs de 18714, la veille frappés par les coups meurtriers et accablants 
de Y invasion, Empire se taisait et s’inclinait, courbé sous le poids 


QUINZAINE POLITIQUE. 135 


deses fautes, écrasé par le fardeau de sa responsabilité. Devant les 
électeurs de 1876, 11 se redresse, il secoue lc faix de ces lourds 
souvenirs, it yure qu’il n’est responsable d’aucune des hontes ni des 
douleurs de cette guerre. Prét 4 commencer avec la République on 
sait quel duel, il veut que la lutte soit celle seulement de leurs doc- 
trines politiques, et que la mémoire des choscs nationales ne s’y 
méle pas; car il n’ignore pas que le patriotisme, s'il leur sert de 
juge, l’a condamné d’avance, et que vainement il se targuerait de 
pouvoir refaire la société, s'il n’était et ne paraissait bon qu’a dé- 
faire la patrie. Il y a plus : Empire, pour discréditer et diffamer 
la République 4 sa maniére, lui impute quelques-uns des pires dom- 
mages que la guerre de 1870-71 ait causés 4 la France. A entendre 
les apologistes de |’Empire, il nous edt conservé, s'il avait duré, 
une partie de }’Alsace et tout le territoire que le conquérant nous a 
dérobé en Lorraine ! 

Que la République, sous l’incapable dictature de M. Gambetta, ait 
aggraveé les maux de la guerre, ne fit-ce que par la direction indigne 
qu’elle imprima aux derniéres forces de la France, on ne peut le nier. 
Mais elle les a aggravés, en nous rendant l’invasion plus terrible et 
plus longue, plutot qu’en nous rendant les conditions de la paix 
plus dures et plus onéreuses ; et peut-¢tre que, dans les impressions 
du vainqueur, dans l’estime de l'Europe, dans le jugement de l’his- 
torre, dans la conscience et dans le cceur de notre patrie, |’hon- 
neur de cette opinidtre et vaillante résistance aura compensé unc 
partie de ces maux. Il est aujourd’hui facile 4 |’Empire d’accuser ses 
successeurs d’avoir signé le traité de Francfort : on sait que de Has- 
tings et de Wilhemshohe, la famille impériale qui avait entrepris 
cette guerre maudite pour illustrer de quelques victoires l’héritage 
de sa dynastie, contempla les suprémes efforts de la France dans I’at- 
titude d’un silence prudent et d’un désintéressement calculé; elle 
refusa, pour sa part, de traiter « avec qui que ce soit », tout en 
demandant pour la France « une paix qui respecte Pintégrité de son 
territoire » ; ces traités qui devaient déchirer la nationalité fran- 
caise, elle voulut en laisser Podieux 4 la République. Il est mainte- 
nant facile 4 l’Empire d’accuser ses successeurs d’avoir continué la 
guerre apres le désastre de Sedan : il faudrait le reprocher a la 
France enti¢re, car ce fut 1a le voeu héroique de tous les partis. 
M. Chaper l’a témoigné dans son rapport : « Notre commission est 
umanime a croire que les membres du gouvernement du 4 septembre 
ont eu raison d essayer de défendre Paris et la France; » et M. Daru 
l’adit dans le sien: « Aprés la défaite de Sedan, tout le monde a 
voulu la continuation de la guerre. » Mais quoi! N’est-ce pas Napo- 
léon IM lui-méme, qui, dans une note datée du 26 septembre et 








186 QUINZAINE POLITIQUE. 


portée par te général Castelnau au quartier-général prussien, a 
écrit, en parlant 4M. de Bismarck de l’entrevue de Ferriéres et de 
M. Jules Favre : « Nul ne saurait blamer un Frangais d’avoir réparé 
une démarche imprudente en refusant de souscrire 4 des proposi- 
tions peu en rapport avec notre passé glorieux. » Enfin il est, cn 
1876, facile & l’Empire de blamer et de railler ces paroles de 
M. Jules Favre :,« Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire 
ni une pierre de nos forteresscs. » Si ces mots étaient impolitiques 
dans la bouche d’un homme d’Etat, si cette éloquence de M. Jules 
Favre était emphatique, si cettc généreuse promesse faite a. la 
dignité de la France et 4 son amour national était illusoire et trom- 
peuse, est-ce que, le 19 aout, |’Empire, par la voix de M. de la 
Tour-d’ Auvergne, ne déclarait pas lui-méme 4 lord Lyons comme 
4 tous les représcntants de l'Europe : « Il y a deux conditions sur 
lesquelles la France doit absolument insister ; quelle que soit la 
fortune de la guerre, elle ne consentirait jamais 4 une cession de 
territoire et insisteraif sur le maintien de la dynastie. » Et ce pro- 
gramme de M. de La Tour-d’Auvergne, est-ce que l’impératrice ne 
le confirmait pas, lc 13 septembre, dans la lettre qu’elle envoyait 
alors a lempereur de Russie? 7 

Les mémes apologistes de l’Empirce, qui prétendent l’innocenter 
des maux désastreux de cette guerre, affirment que la Prusse n’a- 
vait pas d’abord songé 4 s’emparer de toute sa conquéte ; qu’au len- 
demain de Sedan elle se contentait de l’Alsace ct que, si M. de Bis- 
marck prit le reste, ce fut pour punir la folle résistance du 
gouvernement de la Défense nationale. Faits et documents, tout 
dément cette assertion. La Prusse eut de tout temps le dessein de 
s'annexer l’Alsace-Lorraine : en 1815, aprés Waterloo et 4 Paris 
méme, ses diplomates et ses généraux la réclamaient déja. Dans ses 
écoles, on enseignait que |’Alsace-Lorraine était une province alle- 
mande ; et ses philosophes la demandaient pour le bien de l’huma- 
nité, pour l’honneur de la civilisation, pour la paix de la France 
ct le profit de son génie : « Il faut, écrivait Strauss 4 M. Renan, que 
les chemins périlleux soient fermés au peuple frangais! » Du 
20 juillet au 30 aout, en 1870, les bourgmestres, les orateurs des 
réunions publiques, les rédacteurs d’adresses, répétérent 4 Berlin, 
i Munich, 4 Bade, a Stuttgart ct dans mille endroits : « Il nous 
faut ce que 1845 nous a refusé..... Les frontiéres naturelles, ce 
sont les Vosges. » Dés le 48 juillet, les journaux officieux émet- 
taient l’un aprés l’autre cette maxime qu’aussi bien que M. de Bis- 
marck, le moindre soldat sut bientét par coeur: « Aussi longtemps 
que les Frangais n’auront pas été repoussés derriére les Vosges, 
la question des peuples qui s’est posée ne sera pas résoluc; » et le 








QUINZAIBE POLITIQUE. 137 


22 aoat, la Gazette d’Augsbourg précisait ainsi les conditions qui 
moas seraient imposées : « Le moins que l’Allemagne doive exiger, 
c'est l'Alsace et la Lorraine allemande avec Metz et Thionville. » 
Or, quel était le sentiment du roi de Prusse et de M. de Bismarck ? 
Le 24 aout, ils signaient un décret qui, en déterminant « le gou- 
vernement d’Alsace », fixait la frontiére méme que devait avoir 
leur conquéte : ce gouvernement s’étendait sur le Haut-Rhin, le 
Bas-Rhin et le nouveau département de la Moselle, comprenant les 
arrondissements de Metz, Thionville, Sarreguemines, Chdteau- 
Salins ef Sarrebourg ; et, dés ce moment, |’état-major général 
dessine une carte selon ces indications. Ce sera la carte définitive. 
La France lira, le 26 février 1871, dans l'article 4° des pré- 
liminaires de paix: «La frontiére, telle qu'elle vient d’étre dé- 
ente, se trouve marquée en vert sur deux exemplaires de la carte 
du territoire formant le gouvernement de l’Alsace, publiée a Ber- 
.in en septembre 1870 par la division géographique et statis- 
tique de I’état-major général. » M. de Bismarck ne craint pas, d’ail- 
lears, d'annoncer 4 |’Europe le plan de sa conquéte. Dans une dé- 
péche quil expédie aux représentants de la Confédération du Nord, 
Je 16 septembre, il démontre que la possession de Strasbourg et de 
Metz est nécessaire 4 la protection de }’Allemagne. C’était trois jours 
avant l’entrevue qu’il daigne avoir avec M. Jules Favre & Ferriéres; 
et la sa demande ne variera pas: il revendique la Lorraine avec 
Alsace ; il veut tout le pays dont il a tracé les limites par le décret 
du 241 aodt. Qui nous |’atteste? Est-ce M. Jules Favre? Non, c’est 
M. de Bismarck lui-méme, dans cette circulaire du 27 septembre 
ou ii dit : « J’indiquai la formation d’un nouveau département de 
1a Moselle, comprenant Ics circonscriptions de Sarrebourg, Chateau- _ 
Sains, Sarreguemines, Thionville ct Metz, comme un arrangement 
conforme & nos intentions. » 
Telle a été inflexible volonté de la Prusse avant comme apreés la 
vieloire. Voila bien la conquéte que M. de Bismark a préparée et 
décretée, que M. de Moltke a dessinée et imposée; et cette con- 
quéfe, immuable dans l’esprit de l’un comme sous |’épée de |l’au- 
tre, "Empire ]’a facilitée par sa provecation, son imprévoyance et 
son incurie. Qu’on ne parle plus d’accommodements auxquels M. de 
Bismark edt consenti dans le secret; qu’on n’invoque plus ces pro- 
messes murmurées a ]’oreille deM. Thiers; qu’on n’affecte plus de 
croire que le conquérant, divisant sa convoitise et modérant son 
bonheur, edt seulement pris une partie de sa proie : ces feintes, 
ces artifices et ces jeux de la diplomatie prussienne n'ont trompé 
que peu de temps ou n’ont dupé que peu de gens; et si cette poli- 
tique pouvait Icurrer la bonne foi des vaincus, elle n’a décu per- 


188 QUINZAINE POLITIQUE. 


sonne au dela de nos frontiéres : dans ce méme mois de septembre 
qui commenga par la capitulation de Sedan et qui finit parle siége 
de Paris, le prince Gortschakoff, qu’assurément on ne suspectera 
point d’avoir été mal informé, put, en effet, annoncer 4 l’ambas- 
sadeur anglais de Saint-Pétersbourg que M. de Bismark prendrait 
PAlsace-Lorraine, qu’il le voulait et que rien ne le détournerait de 
ce dessein. Toutes ces preuves sont péremptoires. Que |’Empire 
garde donc devant les Assemblées de 1876 la responsabilité dont 
Vhistoire l’a chargé ct sous laquelle i! avait fléchi jusqu’a terre, 
quand |’Assemblée de 1874, proférant dans un cri de douleur et d’in- 
dignation Je jugement méme de Ia France, I’a proclamé déchu. Oui, 
Y’Empire a perdu, en 1874, l’Alsace-Lorraine; car, bien que ce ne 
fut pas sa main qui portait au Mans et a Saint-Quentin les dernié- 
res armes de la France, c’est la sienne qui laissa tomber au gouffre 
de Sedan et de Metz les scules armées dont notre patrie put protéger 
ses foyers; or, l’Alsace-Lorraine fut perduc, non pas le jour ot le 
vainqueur prit Strasbourg, non pas le jour ot il entra dans les forts 
de Paris, mais le jour ow il vit la France impuissante, la France 
sans forces et sans secours, la France que Napoléon Ill laissa dépour- 
vue et désespérée. Que les sophismes des bonapartistes n’abusent 
pas davantage les électeurs! En 1876, comme en 1874 et en 1845, 
l’Empire reste devant la France le seul de ses gouvernements qui er 
ait diminué Je territoire et démembré la nationalité. A Dieu ne plaise 
qu'une troisiéme legon n’en convainque plus tard les crédules que 
les historiens dociles aux mensonges de M. Rouher essaient d’éga- 
rer maintenant ! 

Certes, il aurait convenu a M. Rouher d’avoir un maréchal 4 faire 
bruyamment sénateur, pour devenir le soldat plus ou moins 
« légal » du bonapartisme ; un Monk impeérialiste ; un prétendant de 
second ordre, jaloux, par son dévouement ct sa modestie, de pré- 
parer la premiére placc 4 un plus jeune et un plus grand. M. Rouher 
avait apercu dans le maréchal Canrobert, naif ct aveugle en poli- 
tique autant que brave et vif au feu, et qui déja, dans une lettre 
malheureusement publique, avait manifesté pour « les institutions 
de l’Empire » les regrets de son amour et de son admiration. On se 
murmurait 4 loreille, dans les conciliabules du parti, que c’était 
l'homme fidéle et sir qui se chargerait du coup d’Etat providentiel - 
On célébrait en lui le candidat de l’armée; on en parlait comme du 
successeur désigné qui mettrait son épée a la place de celle de Mac- 
Mahon dans 1a balance de l’Etat. On comparait les deux maréchaux = 
on opposait Sébastopol 4 Magenta, Saint-Privat 4 Reichshoffen. fl ne 
fallait qu’un plébiscite sénatorial, et les Haentjens ne manquaient 
pas pour offrir de toutes parts des candidatures au prédestiné qut 


QUINZAINE POLITIQUE. 189 


devait étre, pour le bonapartisme, ce vice-empereur militaire. On 
sait comment cette intrigue a fini. Un mot du maréchal de Mac- 
Mahon a éveillé et comme délivré dans l’4me du maréchal Canro- 
bert ce sentiment du devoir civique que M. Rouher y étouffait dou- 
cement et perfidement. Le maréchal Canrobert a décliné les dix ou 
douze titres de sénateurs que les césariens lui préparaient. Nous ne 
pouvons que l’en féliciter, de méme que nous louerions M. Thiers 
de se contenter d’étre le sénateur de Belfort, si M. Thiers était aussi 
désintéressé devant les électeurs de l’Assemblée qu’il affecte de l’étre 
devant ceux du Sénat. 

Avec plus de noblesse et de simplicité, M. le duc d’Aumale et M. le 
prince de Joinville, tous deux assurés d’étre élus dans !’Oise et dans 
la Haute-Marne, ont refusé cet honneur. C'est & tort que quelques 
conservateurs ont regretté cette décision : elle est généreuse, et, par 
la méme, on pourrait la dire politique. Elle est digne des actes d’ab- 
négation patriotique que rappellent les dates du 6 septembre 1870 
et du 5 aot 1873; mais elle atteste aussi que, pour étre les servi- 
teurs dévoués de Icur pays, ceux qui s’appellent Henri et Frangois 
d'Orléans n’en sont pas moins des princes. Pour nous, nous aimons, 
dans ce temps de Césars déclassés, la fierlé avec laquelle M. le duc 
d’'Aumale et M. le prince de Joinville redisent leurs voeux trompés 
par l’événement, les préférences qui attachent leur raison et leur 
ceur au grand souvenir de cette monarchie a laquelle appartient 
Yéternel honneur ‘d’avoir créé la France. M. le prince de Joinville, 
plus libre dans l’expression de ses sentiments politiques que le com- 
tmandant du 7° corps d’armée, l’a déclaré dans un langage & la 
fois juste et beau: « Il aurait fallu, selon moi, opposer la mo- 
aarchie, qui a fait la France, a empire, qui la défait; le prin- 
Cipe traditionnel d’hérédité au principe plébiscitaire. Nous au- 
rions eu alors un gouvernement assez confiant dans son droit 
pour navoir pas besoin de le retremper sans cesse, et 4 tout ha- 
sard, sur les champs de bataille, assez sir de lui-méme pour te- 
nir téte 4 un revers. En rétablissant la monarchie constitutionnelle, 
qui a déja assuré trente-trois ans de paix, de prospérité et de li- 
berté a la France, et qui régit heurcusement presque tous les Etats 
de l'Europe, nous aurions repris, sous l’égide du principe d’héré- 
dité, le grand mouvement libéral de 1789. Dans le principe d’héré- 
dité, la France edt retrouvé, avec tous les souvenirs de son histoire, 
ia stabilité qui, pendant tant de siécles, a fait sa puissance et sa 
grandeur. Aux heures de trouble et de danger, il cat tracé aux hom- 
mes de coeur la ligne du devoir invariable, indiscutable : se serrer 
autour du roi! Voila, messieurs, le gouvernement que j’aurais sou- 
haité & mon pays. » On ne pouvait méler aux adieux du député 


190 QUINZAINE POLITIQUE. 


des vérités plus francaises, plus dignes des lévres d’un prince ef 
d’un patriote. 

Les piéces électorales se multiplient. C’était, il y a quelques 
jours, le centre gauche qui pronongait son panégyrique avec la 
pompe de l’oraison funébre : il a eu, parait-il, toutes les vertus et 
toutes les gloires ; puisse-t-il en étre assez pourvu, dans la républi- 
que de l’avenir, pour avoir encore un peu de force devant la gauche 
triomphante, devant ces radicaux dont il a été le protecteur dans. 
l’Assemblée et dont il est le protégé dans le pays! C’était hier la gau- 
che dont M. Jules Simon célébrait les mérites ; M. Jules Simon a 
surtout fait cette apologie pour démentir ce qu'on sait de la 
gauche, complice et dupe du parti bonapartiste dans le marché 
sénatorial ; ill’a nié avec une assurance que cet austére philosophe 
de la république athénienne, comme on le permettait au temps de 
Platon, nous permettra de dire cynique : NM, Jules Favre, Taxile 
Delord, Limperani, Denfert-Rochereau et Barni ont dd eux-mémes le 
dire dans le secret de leur conscience. C’était la lettre de M. Gara- 
betta & un conseiller municipal de Cahors. Ce sont, ce matin, mille 
documents de ce genre. La gauche est active : elle écritet parle; et 
la France, méme aux jours ou on n’arien ni personne a élire, aime 
qu’on lui parle et qu’on lui écrive. Nos amis loublient trop. Ce 
n’est pas tout que de former, selon le conseil de M. Buffet, cette 
a union conservatrice », qui, d’ailleurs, ne sera vraiment l’union 
des conservateurs, que si elle est libérale aussi, c’est-a-dire ou- 
verte « aux modérés de tous les partis ». Il faut répondre a la 
gauche devant les électeurs, et ce n’est pas répondre que de dis- 
courir tout bas. I! faut, comme la gauche, avoir mille journaux et 
mille comités. Il faut étre prodigue de soi; il faut, n’en déplaise a 
notre délicatesse et 4 nos gouts pacifiques, agir contre les révolu- 
tionnaires comme les révolutionnaires agissent contre nous. Nos 
amis le font-ils? C’est demander si, croyant en danger la patrie et. 
la société, us yeulent réellement sauver l'une et préserver )’autre- 


Avcuste Boucger. 


L’un des gerants ; CHARLES DOUNIOL. 


Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Paris, 














LETTRE A UN SENATEUR 


Yous n’étes plus député, mon cher ami; vous n’étes plus candi- 
dat, vous étes sénateur, et sénateur nommé par le pays! Bien que 
le vote définitif ne soit qu’a la veille d’étre émis, tout vient me con- 
firmer cette heureuse nouvelle : les journaux, les noms des délé- 
gués municipaux de votre département, et vous-méme qui prenez 
soin de m’écrire d’avance : « Au moins, n’allez pas me féliciter! » 

Eh bien! dussions-nous commencer cette correspondance par une 
querelle, je vous félicite quand méme. Sénateur, cst-ce plus ou 
moins que député? Je n’en sais rien; les éyénements le diront. 
Dans les deux cas — et cela me suffit pour me réjouir, — c’est étre 
représentant de ce grand et malheureux pays qui a besoin plus que 
jamais d'étre aimé, d’étre servi, d’étre sauveé ! 

Comment sera composé le Sénat? Quelle part lui reviendra dans 
les événements qui se préparent? Et vous-méme, quelle attitude 
aurez-vous 4 y prendre? Tout cela est 4 voir, et nous aurons bien- 
tot 2 Versailles tout loisir d’échanger nos vues sur ces divers points. 

Vous allez, comme vous ne |’ignorez pas, faire partie d’une As- 
semblée qui aura été concue en deux fois, ct quia fait bien mal 
parler d’elle lors de sa premiére conception. Et in peccato concepit 
me mater mea! Une inavouable coalition de haines et de cupidités, 
venues de toutes les gauches, des bonapartistes et de quelques isolés 
de l’extréme droite, a réussi, sauf quatre ou cing exceptions, 4 en 
exclure les deux fractions les clus importantes de la Chambre : le 

centre droit et la droite. C’était en exclure du méme coup la plr- 

m. sim. 7. Lxvi (car® DE LA colecr.), 2° uv. 10 Janwren 1876. 13 


188 LETTRE A UN SENATEUR. 


part des noms et des talents qui étaient désignés par le bon sens 
public pour faire partie du Sénat. Les gauches n’ont pas été fachées 
de montrer 4 quel niveau il leur convient de tenir la prétendue 
Chambre haute; les isolés de l’extréme droite n’ont vu dans ce coup 
de Jarnac qu’un épisode de leur campagne 4 outrance contre le 
centre droit; et quant aux bonapartistes, ils ne se sont pas génés 
pour avouer qu’ils visaient 4 créer un Sénat assez décrié dans I’opi- 
nion pour amnistier d’avance le Napoléon qui doit un jour le jeter 
par ka fendtre. 

Tel qu’il est, ce petit com des 75 inamovibles figurera dans la 
haute Assemblée comme une plate-bande de pavots sur laquelle a 
passé la verge du Tarquin démocratique. 

Mais une seule chose importe pour le moment, c’est d'apprendre 
& ceux de nos amis qui restent engagés dans la lutte de demain 
pour la Chambre des députés, comment vous vous y étes pris pour 
assurer votre succés électoral. 

Et d’abord vous étiez de ceux — excusez-moi de le révéler — qui, 
depuis deux ans au moins, tout en ne méconnaissant zucun de 
ses grands services, ne comptaient absolument plus sur PAssem- 
mblée de 4874. Du jour ot vous avez vu — et ww de si prés — 
l’échec lamentable de la restauration monarchique en 4873; du 
jour ou la majorité conservatrice un moment d'accord avec le 
gouvernement pour voter, comme mesure de salut public, le pou- 
voir septennal du’ maréchal s'est divisée misérablement sur les 
conditions nécessaires, sur Yorganisation indispensable de ce 
pouvoir; du jour ot la guerre, une véritable guerre civile, a été dé- 
clarée 4 nos amis du centre droit par une importante fraction de 
nos amis de la droite; du jour ot les partis extrémes se sont ren- 
contrés pour la premiére fois dans un vote de haine et de démoli- 
tion; du jour od la gauche, assouplie et modérée sous une main 
habile, est venue faire de notables recrues pour la république 
parmi les partisans intraitables de la révofution de 1830; du 
jour, enfin, ot les bonapartistes, aussi peu nombreux dans fAs- 
sembléc qui vient de finir que dans celle qui a fini le 2 décembre 
4854, ont pu recommencer impunément le jeu de trahison et de 
discorde qui leur avait si déplorablement réussi il y a vingt-cing 
ans; de ce jour vous vous étes dit que tout était fini pour !’Assem- 
blée nationale, et que fa dissolution, jusque-la cri de guerre de 
la gauche, devait résumer discrétement toute la polrtique des con- 


servateurs et du gouvernement. 


LETTRE A UN SENATEUR. 40 


il Gtait temps, d’ailleurs, de libéner le plus grand nombre d’entre 
vous d'une cohabitation forcée qui datait déja de si loin. Vous en 
étiez venus, sans y prendre garde, 4 ne plus pouvoir vivre entre 
gens de partis contraires, et trop souvent a ne plus pouvoir vous 
regarder entre gens du méme parti. Cing ans, c’est en vérité l’ex- 
trémité de l’age pour une chambre élective. La restauration, qui 
avait tant de raisons de se fier au temps, puisque le temps était son 
principe, a essayé du septennat législatif et n’a pu recommencer 
deux fois l’expérience. Au rebours de hérédité, P’éleation ne con- 
fére qu'un pouvoir condamné & perdre, en durant, sa raison de du- 
rer. Bt propter vitam vivendi perdere causas! Président ou séna- 
tears, stnateurs ou députés, tous peuvent lire leur fin, plus ou 
moins prochaine, écrite dans 1a loi méme de leur origine. En mo- 
narchie, usurper c’est rompre la perpétuité du mandat ; en démo- 
cratie, au contraire, usurper c’est vouloir le perpétuer. 

Yous aviez donc raison d’appeler de vos yoeux le dernier jour de 
cette législature, ou plutét de cette session de cing ans, 4 peine in- 
terrompue par quelques repos. L’ceuvre nécessaire et douloureuse de 
fa paix étant faite depuis les premiers jours de votre réunion, res- 
tait l'ceuvre constitutionnelle, qui est accomplie depuis dix mois. Ce 
qu'on peut dire pour et contre cette constitution, tout le monde I’a 
dit, et le moment est passé ou n’est pas encore venu de le redire. — 
Ce que sera le gouvernement qui doit en sortir, les électeurs sont 
en train de le décider. 

Pour le moment, 1a question, toute la question est 1a. Il s’agit 
de préciser ce que les candidats doivent dire et ce que les électeurs 
Gorvent faire. | 

Comment ne pas voir, tout d’abord, que l’opinion publique est sa- 
tarée d'affirmations et de démonstrations dans le vide, et que nous 
pouvons, sans trop de dommages, laisser tomber pour un lemps cet 
insoluble débat entre la république et la monarchie dont on a fa- 
tgué le pays depuis cing ans et qui ne I’a éclairé, hélas ! que sur 
notre impuissance. | 

Vous n’avez pas mélé votre vote 4 ceux de la majorité du 25 fé- 
rier; et vous avez bien fait, puisque, plus haut que votre raison 
qui vous montrait cette issue comme seule possible, vous avez en- 
tendu vetre conscience, qui vous refusait le droit de l’ouvrir vous- 
méme au pays. Mais, loin de vous acharner stérilement contre le 
gouvernement et les amis politiques qui ont cru devoir agir au- 
trement, vous avez, dés le 7 juillet, envoyé.& la tribune un des 


190 LETTRE A UN SENATEUR. 


chefs autorisés du parti, l’éloquent et loyal Audren de Kerdrel pour 
lire, au nom de la droite, cette déclaration trop oubliée : - 


« Nous n’avons pas voté la loi qui, le 25 février, a établi la répu- 
blique. Fermement convaincus que la monarchie héréditaire et cons- 
titutionnelle est le gouvernement qui convient le mieux aux intéréts 
du pays, & ses traditions, 4 ses meeurs et qui peut le mieux assurer 
sa sécurité au dedans et au dehors, nous n’avons pas cru pouvoir 
adhérer au principe du gouvernement républicain. 

« D’autres, monarchistes aussi, ont pensé qu’en soumettant la 
république 4 un droit absolu de révision, ils pouvaient la voter 
comme une nécessité qui s’imposait 4 eux. 

« Loin de nous, en rappelant cette divergence, de vouloir y cher- 
cher un sujet de récriminations. Il est, dans la vie publique, des 
heures si profondément troublées, que les esprits les plus fermes et 
les plus sirs se demandent de quel cété est la voie qu'il faut suivre, 
de quel cété le devoir qui commande. | 

-« Ces dissidences entre des hommes qu’anime le méme amour du 
pays et qui, au fond, restent attachés les uns et les autres a une 
méme conviction politique, n’ont plus aujourd'hui de raison d’étre. 
Il s’agit, en effet, non d’établir un gouvernement nouveau, putsqu’tl 
existe depuis le 25 février, mais seulement de déterminer les régles 
suivant lesquelles ce gouvernement devra fonclidnner, jJusqu’au 
jour ov le droit de révision pourra légalement s’exercer. 

a Dans un débat ot les principes conservateurs se trouvent si vi- 
vement engagés, nous ne pouvons étre des spectateurs indifférents 
et désintéressés. 

a D’ailleurs, royalistes, plus nous sommes effrayés des dangers 
dont le principe républicain menace le pays, plus nous devons nous 
efforcer d’atténuer les conséquences de.ce principe. 

a Telles sont, en quelques mots, les raisons qui nous déterminent 
& voter pour une troisiéme lecture’. » 


Et ’Assemblée, a la majorité de 526 voix contre 93, recrutées 
dans les rangs de l’extréme gauche, des bonapartistes et de l’ex- 
tréme droite, passait 4 la, ‘troisiéme lecture, c’est-a-dire & l’adop- 
tion de la loi sur les pouvoirs publics. 


. ‘Journal officiel du 8 juillet 1875. 


LETTRE A UN SENATEUR. 191 


De ce jour, le terrain électoral, qu’on se vantait d’avoir ruiné sous 
les pieds de nos amis, était raffermi, et l’aréne des luttes légales se 
rouvrait devant eux. 

(est dans cette aréne, mon cher sénateur, que vous venez de rem- 
porter une victoire qui, si vos anciens collégues le veulent, ne sera que 
lheureux prélude de beaucoup d'autres. Qu’avez-vous dit, en effet, 
aux électeurs? Qu’il ne s’agissait et qu’il ne pouvait s'agir pour 
personne de renier les affections et les convictions de toute sa vie; 
qu'il s'agissait uniquement, pour vous et pour ves amis politiques, 
de sincérité et de patriotisme. Pour étre sincéres, nous devons nous 
montrer au pays tels qu’il nous connait et tels que nous sommes. 
Pour étre patriotes, nous devons accepter et servir avec la plus 
scrupuleuse loyauté le gouvernement constitué par le vote du 25 fé- 
vrier. Or, quel est ce gouvernement? C'est la république, n’hésitons 
pas devant le mot, mais la république facilement révisable, la ré- 
publique présidée jusqu’en 4880 par le maréchal Mac-Mahon, la 
république représentée par un Sénat et une Chambre des députés'. 

Quant 4 la révision, cette question par excellence des élections 
de 1876, 1a aussi le courage et le bon sens ont été de votre cédté. 
Vous n’avez pas craint de dire, en effet, que vous éticz loin de 
la souhaiter immédiate ou mémc prochaine, puisqu’elle ne peut 
profiter en ce moment qu’aux bonapartistes. Prenant corps a4 corps 
le mensonge césarien de |’appel au peuple, vous avez recherché 
quelle confiance mérite cet expédient renouvelé du Bas-Empire et 
qui a foujours si cruellement décu l’attente des bons citoyens. 


‘ Comme modéle de ce langage 4 la fois si conforme a l’honneur et si impé- 
measement voulu par la politique, nous sommes heureux de citer l'extrait sui- 
vant de la circulaire adressée par M. le duc d’Ayen aux électeurs sénatoriaux 
de Seine-et-Oise : 

« En venant solliciter vos suffrages, je n’ai pas plus a faire valoir qu'a déguiser 
les sentiments traditionnels que vous m’avez toujours connus; je n’hésile pas a 
déclarer qu’aujourd’hui notre premier devoir 4 tous, envers la France cruelle- 
ment éprouvée, est de travailler Joyalement ensemble 4 appliquer les institu- 
Uons actuelles au profit de la sécurité et de la prospérité générales. 

« L’Assemblée nationale, par son vote du 25 février 1875, a établi l’ordre po- 
hitique et défini Ja forme républicaine de la constitution. 

e Le maréchal de Mac-Mahon, si digne de la haute et impartiale mission dont 
il est investi, reste pour cing ans encore le Président de la République et le chef 
respecté du pouvoir. 

s La ligne de conduite tracée par les événements aux conservateurs est simple 
et droite: soutenir le Gouvernement et lui donner, en restant sur le terrain 
Constitutionnel, tout notre concours contre ceux qui voudraient l’entrainer dans 
des voies nouvelles et désastreuses. » 


408 LETTAR & UN SENATBUR. 


Etait-ee pour exterminer la nation. par 15 ans de guerre sans tréve, 
pour livrer le nom fran¢ais aux haimes séculaires, aux vengeances 
4 long terme des gouvernements et des peuples; était-ce pour at- 
tirer deux fois em un an l'Europe & Parts que les plébiscites des pre- 
mi¢res années du siécle avaient affermi sur le front de Napoléon la 
couronne que sa mam de victorieux y avait poste? Et quand on ad- 
ditionne avec naiveté bes 8. millions de voix trouvées dans Ics urnes 
du 8 maz 1870, en faveur de Napotéon If et de son successeur, ne 
provoque-t-on pas chez tout homme de sens le besoin de demander 
combicn. il en. restait quatre mois plus tard, quand nos armécs en 
déreuse. et le.sol national envahi remettatent sous les yeux dcs 
plus oublieux le fatal dernier mot de la politique napoléonienne? 
Oui avaient passé, qau’on nous Ie dise, ces huit millions de voix le 8 fé- 
vrier 1871, lorsque neuf millions d@é#lecteurs, courant au scrutin 
comame au dernier champ de bataille, ne laissaient arriver que trois 
ou quatre benapartistes sur 750 députés? 

Ce n’est pas au lendemain d’un coup de force bien joué et réussi, 
c’est au lendemain des Waterloo et des Sedan qu’un principe de gou- 
vernement est appelé a faire ses preuves. Voyez le prétendu prin- 
_ etpede |’Empire a la lueur de ces dates funébres, et jugez-le! Il y a 

la deux pages ou plutét une méme page d’histoire ot sont accu- 
raulés sous la main de Dieu les plus tragiques enseignements. 
Qeelqu’un a-t-il parlé alors d’appel au peuple? Le souverain depuis 
longtemps habitué 4 inserire la volonté nationale en téte de tous 
sea décrets a-t-il songé 4 linvoquer, & l’opposer comme une bar- 
riére ou comme un arbitre de paix a l’étranger en marche sur la 
eapitale? Non ; dans cette agonie de dix jours, qui va de la fuite 
de Waterloo au départ pour Rochefort, c’est & peine si le souvenir 
des votes populaires vient traverser comme un éclair ’Ame décou- 
ragée du glorieux vaincu de }’Europe. La situation est trap déci- 
sive, le péril trop exfréme pour qu’on perde le temps 4 évoquer de 
tels fantémes. Un jour seulement, se promenant dans le jardin de 
l’Elysée avec un de ses anciens courtisans qui osait le presser 
d’abdiquer, et lui montrant, dans le carré de Marigny, quelques 
milliers de faubouriens, de fédérés et de soldats débandés qui 
eriaient : Vive ’empereur ! a Voyez, dit-il, ce que je pourrais faire, 
ce que deviendraient vos bavards de la Chambre des représen- 
tants si je voulais coiffer le bonnet rouge et.devenix empereur ré- 
volutionnaire !...» 


Et ce fut tout ! Le fameux principe de l’appel au peuple, le prin- 


LETTRE A UN SENATEUR. £96 
ape dordre par excellence, n’avait fourni, au premier des Napo- 
ton, qu'une tentation, heureusement vaine ct repoussée, de guerre 
sociale. Un an auparavant, pendant que son génie d’homme de 
guerre se déployait dans la plus admirable et la plus légitime de 
ses campagnes, la campagne de France, son esprit politique si per- 
spicace lui arrachait cet aveu : « Un Bourbon s’en tirerait:!... Si 
Fennemi arrive aux portes de Paris, iln’y a plus d’empire! » 

Et l'autre, le Napoléon que nous avons vu régner et dont nous 
avons subi pendant vingt ans le despotisme consenti par la nation, 
quelles ressources a-t-il trouvées dans cette dérisoire consécration 
de I‘appel au peuple qui n’a pas plus manqué @ sa fin qu'elle 
n‘avait manqué 4 son origine? Rappelez-vous cette derniére session 
du Corps législatif qui va du 10 aot au 4 septembre, cette séance 
teujours la méme, ow l'opposition commencait par demander au 
gouvernement des nouvelles de la guerre et en premier liett 
si Yempereur était bien complétement destitué de tout com-- 
mandement; of le successeur de M. Emile Ollivier s’arrétait, 
mterloqué, parce qu'ayant prononcé avec respect ces simptes 
paroles : Sa Majesté (Impératrice, d'injurieux. murmures |’a- 
vaient mterrompu ; ot enfin le mot de déchéance qui était 
dans toutes les bouches, au dehors, s’imposait déja aux dépuftés, 
méme les phes offictels. Et, pendant ce temps, que faisait 
le pauvre dtu de tant de piébiscites, celui dont la téte avait ceint, 
depuis ta guerre dTtalie, le laurier des vainqueurs? fl suivait, ma- 
lade et désabusé, son armée en retraite; il faisait la guerre. peut- 
étre sans l’avoir voulue, 4 coup sur sans savoir la faire, unique- 
ment parce qu’on la voulait autour de lui et parce qu’on l’avait 
imbu de l’idée que le peuple la voulait aussi! Dés les premiéres 
catastrophes, tout prestige s’était éclipsé, et ’Empereur ne comptait 
plus que comme un fastueux impedimentum dans les événements 

militaires. Peu écouté de ses généraux, & peine respecté de ses 
soldats, fataliste ahuri qui a vu tomber son étoile, il n’avait plus 


b 


qu’a se laisser entrainer avec l’empire et la France vers le gouffre 
de Sedan. 

Voila quelle fin histoire réserve aux gouvernements d’appel au 
peuple; voila quelle force ils ont jusqu’a présent tirée de leur ori- 
gme! Et, maintenant, sans remonter plus haut, relisez les derniéres 
pages da régne de Louis XIV, et voyez si dix ans de revers ont 
ébranié un seul instant ce tréne véritablement national, parce qu’ 
était traditionnel. La nation et son chef ne faisaient si intimement 


194 LETTRE A UN SENATEDR. 


alors qu’une seule et méme chose: La Francs, que le roi pouvait ré- 
pondre a Villars: « Votre lettre & la main, je parcourrai tous les 
quartiers de Paris et j’irai, a la téte de mon peuple, m’ensevelir 
sous les ruines de la monarchie. » Lors des trois chutes de ]’em- 
pire, au contraire, qu’avons-nous vu? Nous avons vu un gouver- 
nement provisoire qui n’a rien trouvé de plus expédient, en 1844 
comme en 1845, en 1815 comme en 1870, que de distinguer la cause 
de la nation de la cause de son élu, et de dire a |’étranger : L’em- 
pereur seul vous faisait la guerre, l’empereur n'est plus, traitez de 
la paix avec la France! | 
C’est bien la peine, en vérité, de proclamer avec tant de fracas 
et tant de chiffres l’union indissoluble des Napoléon et de la France 
par les plébiscites, pour en arriver 4 cette preuve piteuse, mais 
historique, de leur séparation nécessaire au moment du péril. Le 
parti de l’appel au peuple essaie en vain de se butter contre Pévi- 
‘dence : ce que les millions de voix ont approuvé et approuveront 
toujours, ce n’est ni l'homme, ni le nom, ni le systéme, c’est le suc- 
cés. Singulier principe d’autorité, qui donne force et secours au 
pouvoir quand il n’en a que faire et qui lui refuse tout appui dés 
que la fortune devient menagante! Pour oser, aprés de telles le- 
cons, préconiser le plébiscite comme moyen séricux de solution, 
il faut, avouons-le, avoir une vicille habitude de se moquer du peu- 
ple et savoir, par expérience, que le suffrage universel se compose, 
cn majeure partie, de gens qui ne savent rien, et, pour le reste, de 
gens qui oublient tout. 


Les impérialistes ne sont pas les seuls 4 se cantonner dans cette 
clause de révision qui est le point dominant du champ de bataille 
électoral, et sans laquelle la constitution Wallon n’aurait certaine- 
ment pas trouvé de majorité. Les républicains ont eu le tort de 
les y suivre et de démasquer a leur tour les plus inacceptables exi- 
gences. Pendant que les premiers s’écrient : révision quand méme! 
révision aussitét que la loi le permettra, et quelle que soit 4 ce 
moment la situation du pays! Les autres répondént : pas de révi- 


LETTRE A UN SENATEUR. 4198 


sion & aucune époque, si ce n’est pour améliorer et affermir la ré- 
publique! : | 

Expliquons-nous sur ce point, comme vous vous en étes expliqué 
devant vos électeurs. 

Nofons d’abord qu'il s’agit ici, non de juger, mais seulement 
d’appliquer le pacte constitutionnel du 25 février. Lui-méme a pris 
soin de nous dire quand et 4 quelles conditions le droit de révision 
pourra étre exercé en tout ou en partie. Jusqu’en 1880, il n’appar- 
tient qu’a |'initiative du maréchal d’introduire ce débat devant les 
Chambres réunies ; en 1880, c’est-a-dire 4 l’expiration des pouvoirs 
du Président de la République, le débat est ouvert par la loi clle- 
méme. Or, dans sa trés-ferme et trés-belle proclamation aux élec- 
tears, le maréchal vient de déclarer qu’il se gardera bien, pour son 
compte, de songer 4 la révision’ avant que les institutions nou- 
velles n’aient été sérieusement et loyalement pratiquées. Tt y a 
donc, sauf l’imprévu, engagement pris et porte murée de ce 
cété. Quant 4 la révision légale de la fin de 1880, il se trouve 
que, longtemps avant cette date, le mandat du tiers des sénateurs 
et de la totalité des députés qu’on va élire, sera périmé. Il ne se- 
rait donc nullement excessif d’opposerjaux impatients une fin de 
nom recevoir, puisque, des deux Chambres qui vont étre nommées, 
l'une n'est pas destinée 4 entendre parler de révision, ct }’autre 
aura vu, avant ce moment, renouveler une partie de son personnel. 

Allons au piré, cependant, puisque ainsi le veut la logique des 
partis, et supposons que, malgré sa déclaration solennelle, te ma- 
réchal soit amené 4 poser, avant le terme fixé par la loi, la redou- 
table question de révision. On admettra bien qu’il faut supposer en 
méme temps un concours d’événements tels, qu’ils justifieraient aux 
yeux du pays une si grave détermination. Quels seraient ces événe- 
ments? Nul ne le sait; mais, 4 coup sir, ils seraient de ceux qui 
intéressent au plus haut degré le maintien de l’ordre et peut-étre 
Vexistence de la nation. Et c’est devant de telles éventualités qu'on 
prendrait l’engagement de refuser toute modification ou tout chan- 
gement radical qui ne serait pas dans le sens de la république? 
Mais sil’épreuve dela république n’est pas heureuse, si la paix m- 
térieure ne se rétablit pas, si nous restons plus que jamais isolés 
en face de l'Europe coalisée et défiante, s'il cst démontré, en un 
met, que la république tue la France, faudra-t-il donc la garder 

jusqu’a ce que mort s’ensuive? Et si, par impossible, la monarchie 
nous apparait & cette heure comme facile, comme désirée, comme 


106 LETYRE 4 UN SENATEDA. 


indispensable au complet relévement du pays, faudra-t-il dene la 
repousser ? 

Tel est cependant le mandat impératif qu’on a osé vous propo- 

ser, et que vous avez bien fait de rejeter de toute la hauteur de ¥o- 
tre patriotisme. On prétexte le respect absolu de la Constitution. 
Mais c’est bien la Constitution qui a conféré pour un temps au 
maréchal le droit exclusifd’appeler les deux Chambres a discuter 
la révision. Or, s’engager par avance, et quelle que soit la crise, 
a répondre toujours nor a cetie consuliation parfaitement licite, 
est-ce vraiment respecter la Constitutiou, et n’est-ce pas, en tout 
cas, se défier injurieusement des intentions du maréchal? 
_ De la part des républicaias, cette prétention, tout en restant exor- 
bitente, nous paraitrait parfaitement naturelle. Mais avons-nous bien 
affaire aux seuls républicains? Sont-ils les seuls 4 exiger des can- 
didats cet engagement & toujours avec la république? Non, car les 
carculaires et les journaux du centre gauche ne se montrent pas 
moins animés sur ce point que fe Rappel ou U’ Bvdnement. On croi- 
rait qu’ayant accepté avec répugnance ce mot d’ordre de Jeurs al- 
liés, ils le transmettent avec arrogance, pour avoir moins |’air de 
le subir. Entendez-les, en effet, nous parler railleusement de con- 
version, et nous dicter les termes de notre abjuration de la mo- 
narchie. Mais quels sont donc ces « convertis » qui se chastgent si 
volontiers en convertisseurs? Franchement, est-ce que nos ainés et 
nos maitresen royalisme constitutionnel se sont jamais imaginé que 
news allions les prendre pour de fervents adeptes de la république? 
Ket-ce que M. Thiers est républicain? Est-ce que M. Casinair Périer 
et tous les autres sont républicains? Ge sont des résignés a la répu- 
blique, et voila tout! Pour se dire 4 bon dreit républicain, il faut, 
non-seulement tenir la république pour inévitable 4lheure ot nous 
sommes, mais pour le meilleur et le plus inviolable des gouverae- 
ments en tous les temps et chez tous les peuples. 

' dl s’en faut, on le sait, queaous en soyons la et que le gouverne- 
ment n’ait qu’ pousser vers le but désiré la marche unanime de 1’0- 
pinion. Je vois bien une armée de bourgeois méconients queM. Thiers 
métne 4 l’assaut du pouvoir sous le drapeau de la république, maz 
}'y cherche vainement des républicains. Tous ont dans le coeur la 
préférence monarchique, un grand nombre par raison, quelques- 
ans par sentiments, presque tous par intérét. Si Dieu avait per- 
mis que la monarchie traditionnelle put ¢tre rétablie en 1873, 
beawcoup de ces républicains ne iui auraieat pas vefust lour cen- 


LETTRE A UN SENATEUR. 1% 


| 


cours; ef si ja monarchie révolutionnaire était encore possible, 
teas ces Brutus y volernient avec enthousiasme. Nous les connais- 
seas de vieille date: c’est 1850 qui revient, mais cette fois avec la 
veyauté de moins et le suffrage universel de plus. Aussi reviennent- 
ils par le vote de M. de Franclieu, qui a vu de ses yeux le doigt de 
Diea lui montrant un fauteuil a pccuper au Séaat. ; 

Que M. Gambetta n’ait pas cru devoir se montrer aussi fier que 
M. Naquet, et qu'il ait accepté pour la république : 


Ces enfants qu’en sen sein elle n’a point portés! 


eola prouve, — ce dont nous ne nous doutions pas assez, — que 
M. Gambetta est un habile homme, et que son parti peut parfois 
donner 4 d'autres das. legons de discipline et de sagesse politique. 
Mais cela est lon de prouver que le centre gauche soit autorisé a 
mous imposer, comme M. Victor Hugo, le culte de la République de 
dro naturel. 

Siilest vrai que nos maux viennent de nos divisions, et sil’Evan- 
gile ne nous trompe pas en nous annoncant que tout royaume divisé 
contre lui-méme périra, le probléme de notre salut peut se poser 
en termes fort simples : Quel est le gouvernement qui trouvera le 
plus de facilités ou, pour mieux dire, le moins d’impossibilités, a 
rétablir et & maintenir l'accord dans notre société, telle que la 
Révotution I’a faite? 1 est malheureusement peu probable que ce 
soit aucun de ceux que nous avons connus et renversés, puisque 
nos partis sont nés de ces changements méme, et que pas un deux 
ne peut avoir gardé la prétention de supprimer ou de convaincre 
tous les antres. 

fl faudrait donc trouver pour la France un systéme politique ab- . 
solument nouveau, ou tout:au moins qui n’ait pas été essayé depuis 
$9. Or, cette découverte n’est pas aisée; car, d’unc part, la nature 
des choses n’a pas changé depuis Aristote, et de l'autre, nous sem- 
blons avoir épuisé et recommencé plusieurs fois, en ces trois quarts 
de siécle, le cycle entier des combinaisons politiques. Naguére, 
cependant, nous en avons vu passer et disparaitre une que je vous 
ai signalée comme originale et portant la marque d'un esprit a la 
fois trés-méditatif et trés-pénétré de la situation : c’est l’expédient 
que vous appeliez le septennat. N’ayant rien derriére lui, puisqu’il 
naissait de circonstances sans précédents, et rien devant lui, puis- 
gui n’affectait aucune prétention & dominer l'avenir, il aurait pu, 





408 LETTRE A UN SENATEUR. 


en réalité, réclamer et recevoir |’aide des bons citoyens de toutes 
les opinions. Ce qu’il en reste, c’est-a-dire la durée incommutable 
des pouvoirs du maréchal jusqu’au 20 novembre 1880, est encore 
4 cette heure la plus ferme assise de l’ordre, et peut devenir notre 
supréme ressource. Mais le septennat était une halte de sept ans 
imposée a impatience des partis... et le septennat a été emporté. 

Malheureusement, la république et le bonapartisme pouvaient 
seuls, vous ne vous y étes jamais trompé, prétendre sérieusement 
4 prendre sa place. Eux seuls étaient préts, eux seuls avaient a se 
plaindre qu’on les fit attendre. Ce n’est pas l’empire qui a succédé 
au septennat. Louons-en le ciel, plus clément que nous n’avons été 
sages ! Maintenant, qu’allons-nous faire de cette république sortie 
de nos discordes, et qui ressemble autant que possible 4 la monar- 
chie et au septennat, sauf qu’elle est la république? Les électeurs 
vont-ils lui substituer le régime avilissant des plébiscites? ou bien 
vont-ils confier ses jeuncs destinées 4 des républicains engagés d’ a- 
vance contre la révision? Je compte bien que ni l'une ni l’autre de 
ces solutions néfastes n’a chance d’étre adoptée, et que nos amis 
sauront, comme vous |’avez fait, tracer résolument leur voie entre 
ees deux goufires 

Nous ne devons demander au pays que ce qu’il peut et au fond ce 
qu'il veut donner, 4 savoir des conservateurs selon le programme 
du maréchal, capables de gouverner ce pays sous la république, 
comme ils le gouverneraient sous la plus libre et la mieux réglée 
des monarchies constitutionnelles. Reméde pour quatre ou cing 
ans, me dira-t-on. Qui le sait? Et, dans tous lcs cas, qui oserait 
s'arroger le droit de refuser 4 la nation ce soulagement, si éphé- 
meére fut-il? Et surtout comment ne pas-voir que tout serait sauvé 
- $i nous sauvions ces cing années! Cing ans d’ordre, de repos, de 
travail! Mais ce ne serait plus seulement la convalescence déja si 
heureusement commencée, ce serait la santé reconquise, les forces 
revenues; ce serait la France remise sur pied devant ses partis et 
devant l'Europe! 

Léopoup pe GAILLARD. 


ae ee ee ee 


LE MARECHAL DE SAXE 


J’ai vu le héros de la France, le Turenne du siécle 
de Louis XV. Je me suis instruit par ses discours dans 


l'art de la guerre. Ce général paralt étre le professeur 
de tous les généraux de l'Europe. 


Frépénic Il, Lettre a Voltaire. 
Tout, dans ses actions privées, 'tenait de lhomme 
ordinaire; il n’était grand qu'un jour d'action. Mais 
aprés la bataille, cette belle &me rentrait dans le 


viéant de sa pelitesse, et il ne restait de grand en lui 
que le bruit de ses actions. §$M®"° pe Pompapour. 


Le maréchal de Saxe a été sévérement jugé par les Allemands, 
qui lui refusent jusqu’aux talents militaires ; les Francais, au con- 
traire, l’ont placé 4 cété de Turenne. L’Académie frangaise lui a gé- 
néreusement offert un fauteuil, quoiqu’il ne connut ni la gram- 
maire ni l’orthographe. Comblé d’honneurs et de richesses, le 
comte de Saxe a joui d’une immense popularité. 

Cet illustre étranger, qui commanda nos armées, n’était-il, 
comme le disent les écrivains d’outre-Rhin, qu'un soudard favorisé 
par la fortune? ou bien meérite-t-il le titre d’homme de génie que 
la reconnaissance de la France lui a décerné il y a plus d'un 
siécle? 

Nous voulons, dans cette étude, chercher la vérité en racontant 
la vie aventureuse du maréchal, en examinant le caractére et la 
valeur réelle de ses travaux, et surtout en présentant l'état des ser- 
vices qu’il rendit & la France. 

Le plus difficile sera de conclure. Si l’embarras devenait trop 
grand, nous renverrions le lecteur aux deux épigraphes qui cou- 
ronnent cette page. Le lecteur verrait ’éloge sortir d’une plume al- 
lemande, et le bl4me d’une bouche dont les paroles faisaient auto- 

2 Jasvise 1876. - 4A 


200 LE MARECHAL DE SAXE, 


rité au temps du maréchal de Saxe. Le grand Frédéric et la belle 
marquise parlent, en cette circonstance, celle-ci comme une Alle- 
mande, celui-la comme un Francais. C’est que tous deux connais- 
saient le comte de Saxe et le jugeaient d’aprés leurs propres senti- 
ments, sans tenir compte des passions jJalouses ou des engouements 
passagers. a. | - 

Est-il nécessaire de dire comment le souvenir trop effacé du vain- 
queur de Fontenoy s'est réveillé dans notre esprit, et pourquoi Ie 
désir nous a pris de revoir cette figure originale, tour 4 tour s’éle- 
vant jusqu’au génic ou s’abaissant jusqu’au vice. 

Toutes les puissances de l'Europe créent de nouvelles armécs. 
Des idées se font jour et, séduisent par leur nouveauté. Chaque élé- 
ment est remis en question, et les réformateurs s’étonnent eux- 
mémes de leur audace. Ainsi le service militaire personnel et obli- 
gatoire, inauguré par'la’Prusse, est adopté partout. 

En’ suivant d’un‘eil attentif les profondes modifications appor- 
tées dans la constitution des armées, nous avons trouvé, depuis le 
sommet de l’édifice jusqu’a.la base, ]’empreinte du maréchal de 
Saxe. Tout ce qui s’accomplit de nos jours, aprés la guerre de 
4870, était demandé par le comte de Saxe avant la guerre de Sept- 
Ans. 

Les progrés qui s’accomplissent impriment une grandeur nou 
velle 4 l’auteur des Réveries. 

Voila pourquoi son image s'est présentée & nous. 

Les hommes d’Etat prussiens, en créant le service militaire per- 
sonnel et obligatoire; n’avaient-ils pas lu cette page éerife par le 
maréchal de Saxe, sous le régne de Louis XV, a-l’époque dés privi- 
léges, lorsque l’on n’osait encore songer ni-a la conscription, ni aux 
lois de recrutement. rn 

« Devenir soldat est une désolation publique dont le bourgeois et 
’habitant ne se sauvent qu’a force d’argent. Ne vaudrait-il pas 
mieux établir. par une loi que tout homme, de quelque condition 

qu'il fat, serait obligé de servir son prince et:sa patrie, pendant 
cing:ans? Cette loi ne saurait étre désapprouvée, parce qu’il est 
naturel et juste que les citoyens s’emploient pour la défense de 
l’Etat. En les choisissant entre vingt et trente ans, il ne résulterait 
aucun inconvénient. Ce sont les années de libertinage, ot la jeu- 
nesse va chercher fortune, court le pays et est de peu de soulage- 
ment 4 ses parents. Ce ne serait pas une désolation publique, parce 
que l’on serait sir que, les cing années-révolues, on serait congédié . 
Cette méthode de lever des troupes serait un fonds inépuisable de 
belles et bonnes recrues qui ne seraient pas sujettes 4 déserter. 
L’on se ferait méme, par la suite; un honneur et un devoir de ser- 


LE MARECHAL DE SAXE, 204 


vir sa tache. Mais pour y parvenir, il faudrait n’en, exempter au- 
cune condition, étre sévére sur ce point et s’attacher a faire exécu- 
ter celte loi de préférence aux nobles et aux riches .: personne n’en 
murmurerait ; alors ceux qui auraient servi leur temps verraient 
ayec mépris ceux qui répugneraient 4 cette loi, et insensiblement 
on se ferait un honneur de servir: le pauvre bourgeois serait con- 
solé par l’exemple du riche, ct ‘celui-ci n’oserait se plaindre 
voyant servir le noble. La guerre est un métier honorable... » 

Le comte de Saxe avait devancé son temps, mais les change- 
ments qu’il proposait ne se réalisérent que successivement et aprés 
sa mort. 

Le maréchal de Saxe a laissé de son passage une » trace profonde, 
ll aremué des idées, owvert des horizons, Be aux intelligen- 
ces une secousse saluataire. 

Les hardiesses du comte de Saxe étaient telles, qu un organisa- 
teur moderne oserait 4 -peine le suivre dans la vaie des réformes. 
« iin'y a de vraiment bons officiers, dit-il,' que les pauvres gentils- 
hommes qui n’ont que la cape et l’épée. » Aprés ce début, le maré 
chal atlaque les gens de cour qui possédent les grades militaires. 
Lancé sur ce terrain délicat, il blame ouvertement les princes qui 
occupent des emplois dans l’armée, puis il ajoute prudemment : 
« Je ne prétends pas pour cela que-J’on ne puisse marquer quel- 
ques préférences 4 des princes ou autres personnes d’un rang 
ilustre : mais i} faut que cette marque de préférence soit justifiée 
par un mérite distingué ; alors on peut leur faire la grdce de leur 
permetire d'acheter un régiment d’un pauvre gentilhomme que les 
infirmités de l’Age mettent hors d’état de servir : c’est alors une ré- 
compense pour ce pauvre gentilhomme ou cet officier de fortune. 
Mais ce seigneur: riche ne doit pas pour cela étre en droit de re- 
vendre sa troupe 4 un autre. On, lyi a assez fait de grace en lui 
permettant de l’acheter, et elle doit redevenir le prix des services. o 
de la vertu. » 

Avant de commencer cette étude sur le maréchal de Saxe, nous 
avons youlu donner une idée générale de l’homme qui a osé dire : 

« La guerre consiste a faire semblant de n’avoir pas peur, et a faire 
peur 4 son adversaire. » 


IT 


De l'histoire au roman la distance n’est pas ‘grande, témoins le 
comte Keenigsmark, colonel au service de Suéde, et sa sceur, la 
comtesse Aurore. 


302 LE MARECHAL DE SAXE. 


Spirituel et beau cavalier, le premier arriva, en 1692, 4 la cour 
de Hanovre. Le prince électoral, qui monta sur le tréne d’Angle- 
terre sous le nom de Georges I‘, était d’une extréme jalousie. La 
. princesse électorale distingua le comte de Keenigsmark. Ils s’aimé- 
rent, et Georges fit assassiner le comte. Saint-Simon parle de ce 
dramc sanglant et Palmblad en a, depuis, publié les détails d’aprés 
un manuscrit suédois. 

Aprés la mort du comte, sa sceur, la comtesse Aurore, se ren- 
- dit & Dresde afin de recueillir la succession de son malheureux 
frére. : 

La comtesse vit l’électeur de Saxe, Auguste II, qui éprouva bien- 
tot pour elle une violente passion. 

Fils d’Auguste II et de la comtesse Aurore, Maurice, qui devint le 
maréchal de Saxe, naquit a Gozlar le 19 octobre 1696, quatre ans 
avant l’élection de son pére au tréne de Pologne. Georges Sand dit, 
au sujet de la comtesse Aurore : « J’ai dans ma chambre, 4 la 
campagne, le portrait de la dame, encore jeune et d’une beauté 
éclatante de tons. On voit méme qu'elle s’était fardée pour poser 
devant le peintre. Elle est excessivement brune, ce qui ne réalise 
- pas du tout l’idée que nous nous faisons d’une beauté du Nord. Ses 
cheveux, noirs comme I’encre, sont relevés en arriére par une 
agrafe de rubis; son front, lisse et découvert, n’a rien de modeste ; 
de grosses et rudes tresses tombent sur son sein; elle a sa robe de 
brocart d’or couverte de pierreries et le manteau de velours rouge 
garni de zibeline. » 

Le portrait de la dame devait naturellement s’abriter sous le toit 
de Georges Sand. On en sait la raison: le maréchal de Saxe avait 
laissé une fille naturelle qui fut élevée 4 Saint-Cyr. 

Cette jeune fille épousa le comte de Horn. Devenue veuve, elle se 
maria avec M. Dupin de Francueil. Madame Dupin, fille du maré- 
chal, est petite-fille de la comtesse Aurore de Keenigsmark et grand’- 
mére de Georges Sand. 

Voltaire disait que la comtesse Aurore était la femme la plus cé- 
lébre de deux siécles. En effet, de fréquents voyages, des études sé- 
rieuses, des connaissances aussi profondes que variées dans les 
arts et les sciences, un esprit étendu, un grand jugement, distin- 
guérent tellement la comtesse, qu’en 1702, elle entreprit ce voyage 
en Courlande, ‘mission diplomatique auprés de Charles XII. Mais, 
peu galant, le héros suédois refusa de voir le dangereux ambassa~ 
deur d’Auguste. La comtesse dit 4 ce propos : « Ne suis-je pas trop 
malheureuse, je suis la seule personne 4 laquelle Charles XII ait 
tourné le dos. » | 

Chanoinesse de Quellainbourg, retirée dans son abbaye, la com- 


LE MARECHAL DE SAXE. 203 


tesse de Keenigsmark s’occupa dé l'éducation du jeune Maurice. 
Elie aimait la France et la faisait aimer. Le précepteur de l'enfant, 
M. d’Alencon, était un gentilhomme frangais. On vivait modeste- 
ment, car Auguste II avait perdu momentanément son tréne de Po- 
logne et ses richesses. 

le caractére de Maurice était vif, impérieux et fier, sans orgueil. 
La comtesse disait qu’il ne fallait point briser l’enfance, parce que 
la vivacité et la fierté étaient des signes distinctifs de naissance. 

Les désastres de l’invasion suédoise absorbaient toutes les facul- 
iés d'Auguste II, qui abandonnait l'éducation de son fils aux soins 
maternels. 

Cette éducation fut incomplete, par cela méme que les profes- 
seurs étaient trop nombreux. 

A l’age de treize ans, Maurice fit, contre la France, sa premiére 
campagne en qualité de volontaire. 

Le prince Eugéne et Marlborough commandaient d’un cdté et le 
maréchal de Villarsdel’autre. Le jeune comte fit la route 4 pied, le 
mousquet sur l’épaule. Son début fut le siége de Tournay, ot une 
balle enleva son chapeau. 

Ce fils de roi faisait réellement le métier de simple soldat pen- 
dant la mémorable campagne de 1709. Sa correspondance avec sa 
mére respire un enthousiasme militaire, une joie enfantine qui 
approche du délire. Mais toutes ces lettres se terminent par des 
demandes d’argent. — Des ducals! des ducats! écrit-il chaque 
jour. 

Aprés la prise de Mons, le général de Shullenbourg, qui servait 
de guide & Maurice, écrivit 4 la comtesse Aurore que son fils était 
fort brave, mais peu savant, et qu’il serait bon de le remettre aux 
études classiques. Il proposait en conséquence de confier le jeune 
volontaire aux jésuites, renommés pour leur supériorité dans Part 
d'instruire et d’élever. La comtesse, qui n’était point catholique, 
présenta quelques objections tirées de la religion. Cependant, Mau- 

rice allait entrer chez les jésuites, lorsqu’il persuada 4 son gouver- 
neur de le conduire en Hollande. Au lieu d’y reprendre ses études, 
il déchaina toutes ses passions et fit des dépenses insensécs. 

Heureusement pour les ducats de la comtesse Aurore la cam- 
pagne de 1710 rappela Maurice dans les camps. [1 montra un tel 
courage, que Marlborough, le voyant dans une mélée, s’écria : 
a Il faut ne pas connaitre le danger pour faire ce que fait ce jeune 
homme. » ee 

Blessé & la téte, il fut conduit devant le prince Eugéne, qui lui 
dit : «Ne confondez donc pas la témérité avec le vrai courage. » 

Le comte de Saxe prit part 4 la campagne de 1714 sous les or- 


204 LE MARECHAL DE SAXE. 


dres de son pére Auguste II et du roi de Danemark, qui envahirent 
la Poméranie. II se fit remarquer partout et toujours. 

Fier d’un tel fils, Auguste Il yeconnut Maurice par un acte public. 
Son titre de comte fut confirmé, il obtint un apanage de 10,000 
écus et -un reeiuent de cuirassiers. Le nouveau colonel avait quinze 
ans. 

Deux passions § ‘emparérent de lui: le service régimentaire et le 
jeu. ll aimait son régiment 4 la folie, mais n’aimait pas moins le 
lansquenet. 

Son régiment de cuirassiers fut pour le comte une source féconde 
d’études et d’observations. 

A quelque temps de 1a, le jeune colonel marcha Ala tate de son 
régiment contre les Suédois, commandés par Steinbock. Colonel et 
régiment combattirent vaillamment, et le comte eut méme son che- 
val tué sous lui, d’un boulet de canon, pendant une charge. Mais 
ces culrassiers étaient plus riches en courage qu’en discipline. Ils 
commirent quelques pillages, et le colonel comte Maurice de Saxe, 
rendu responsable, fut condamné a marcher pendant quatre jours 
a la queue de larmée, avec les bagages, valets et goujats. 

Oserait-on de nos jours, apres les proclamations d’égalité, don- 
ner un tel exemple? 

Le comte se ‘soumit en silence et se contenta d’écrire ces lignes : : 
« Le général ne connait que les chefs de corps; c’est & ceux-ci a 
s’en prendre & leurs officiers, et de ceux-ci, en descendant j jusqu "aux 
sergents. » 

Maurice fit la campagne de 1715 sous les ordres du comte Wa- 
kerbarth, qui commandait une armée saxonne et prussienne. 

Revenons un peu en arriére. 

A l’age de dix-huit ans, en 1714, le comte de Saxe avait oe 
mademoiselle Victoire de Loben. Ce mariage était oeuvre de la com- 
tesse de Keenigsmark, qui espérait ainsi arracher son fils au jeu et 
aux galanteries. - 

Héritiére d’un nom illustre et d’une fortune considérable, la 
comtesse de Loben avait, 4 Dresde, une grande réputation de beauté, 
mais aussi d’originalité. L’audace de son caractére, ses habitudes 
viriles, son esprit indépendant, sa fierté cavaliére, lui avaient fait 
donner, par Auguste Il, le surnom de mete aan: On voit que 
lexpression n ‘est pas nouvelle. 

Fiancée au comte de Friesen, mademoiselle Victoire n’était ce- 
pendant pas indifférente aux hommages du comte de Gersdorff. 
Maurice, par un sentiment de vanité, voulut l'emporter sur ses 
deux rivaux. La dot d’ailleurs méritait quelque estime, surtout en 
présence de eréanciers dont le nombre augmentait chaque jour. 


-LE MARECHAL DE SAXE. 905 


Enfin la beauté de mademoiselle de Loben I’attirait malgré lui. Le 
nom de Victotre lui plaisait aussi, comme une douce promesse.. 

Le roi demanda donc pour son fils la main de la riche héritiére, 
qui n’eut garde de refuser. Mais i1-fallut, suivant l’usage du-.temps 
et du pays, libérer mademoiselle de Loben de ses, engagements en- 
vers les comtes de Friesen et de Gersdorff. Madame-de Keenigsmark 
donna 50,000 thalers, et Maurice s’entendit avec les deux anciens 
prétendants pour le reste de l’indemnité. 

Le mariage se fit, et huit jours aprés le comte de Saxe n’y son- 
geait guére. oe 

Un fils naquit l’année suivante et mourut peu de temps aprés. 

La jeune comtesse était abandonnée depuis longtemps. Maurice 
partageait ses soins entre la baronne de Metzroth et madame Fulke, 
actrice fort a la mode. 

La comtesse de Saxe se vengea cruellement. Pendant sept ans 
elle brava son époux ct lui rendit injures pour injures. Enfin, le 

24 janvier 1721, sur la plainte de Maurice, outragé, une cnquéte 
publique fut faite devant la cour criminelle de Quedlimbourg. Ac- 
cusateur de sa femme, le comte demanda le divorce, disant que la 
comtesse était un sujet de scandales. ao 

Le tribunal de Leipzig prononga la.séparation. « Le jugement est 
complétement du goat de ma cliente, » fit observer l’avoeat de ma- 
dame de Saxe. : 

Le public fut pour la femme que Maurice avait abandonnée en dé- 
vorant la dot. Il menacait la comtesse de ne lui donner que du pain 
et de l’eau. 

Rendue la liberté, mademoiselle de Loben épousa un Saxon, le 
capitaine Runkle. 2 it 

Maurice la revit depuis et fut, pour elle, rempli de galantes at- 
tentions. Depuis son mariage, il répétait souvent : « Il y a bien peu 
de femmes dont-je voudrais étre le mari, et bien peu d’enfants dont 
Je voudrais étre le pére. v 

Le comte de Saxe se montra fort brillant au siége de Stralsund. A 
la téte des troupes, l’épée haute, il cherchait 4 rencoptrer le roi de 
Suéde, objet de son admiration. i ee 

Ht raconte dans une lettre que, montant un jour a l’assaut, il vit 
dans un nuage de fumée, au milieu des morts et des mourants, sur 
un mur éeroulé, Charles XH, un fusil 4 la main, entrainant ses 
soldats. Cette apparition, dit-il, lui sembla surnaturelle. Profondé- 
ment ému a l’aspect du héros, il s’arréta, et, dtant son chapeau, il 
Salua le roi de Suéde. ; 

Ce souvenir ne s’effaca jamais de la mémoire du comte de Saxe. 


206 LE MARECHAL DE SAXE. 


Devenu maréchal de France, il aimait & rappeler cette royale appa- 
rition. 

En 4746, le ministre Flemming, favori d’Auguste et le plus dan- 
gereux des ennemis de Maurice, fit licencier son régiment de cui- 
rassicrs. Ce fut, pour le jeune colonel, une peine cruelle. Il se plai- 
gnit au roi, son pére, en termes violents, et fut menacé de la prison 
au chateau de Keenigstein. oe 

Le jeune prince prit dés lors la résolution de quitter son pays et 
d’offrir son épée a la France. 

Trois années sc passérent dans un désordre sans nom. Un jeu 
effréné, des orgics continuelles, augmentérent les dettes de Mau- 
rice, qui ne rougissait pas de s’abaisser jusqu’aux chevaliers d’in- 
dustrie et aux courtisanes. 

Nl se rendit en France en 1720. Le Régent lui fit l’accueil le plus 
flatteur. 

Bientét les Parisiens ne parlérent que du jeune Saxon. Chacun 
racontait son anecdote. On fit de Maurice une sorte de héros, demi- 
barbare, demi-civilisé, brave et galant, beau joueur et beau duel- 
liste. On parlait tout haut de ce jeune étranger aux cercles dy Pa- 
— lais-Royal, on en parlait tout bas derriére l’éventail. 

La corruption de la société francaise était alors 4 son comble. 
Maurice arrivait donc & propos avec ses passions et ses vices, ses 
ardeurs et ses ambitions. Comme cette sociélé francaise de la Ré- 
gence n’était ni sotte, ni lache, le comte y trouva naturellement sa 
place. S’il edt eu quelque pruderie, la fortune lui aurait tourné 
le dos. 

Le Régent était habile, Maurice le fut aussi. Il mit dans ses in- 
téréts tes courtisans du Palais-Royal, et fut méme sérieux a l’oc- 
casion. | | 

Six mois aprés l’arrivée en France du comte de Saxe, le roi 
Louis XV, 4gé de dix ans, rendit cette ordonnance : 

« Aujourd’hui, septiéme jour d’aout 1720, le roi étant a Paris, 
voulant donner les moyens au sieur comte de Saxe d’entrer au ser- 
vice de Sa Majesté, dans un rang proportionné a sa naissance, et lui 
marquer en méme temps la parfaite considération quelle a pour 
son frére, Sa Majesté, de l’avis de M. le duc d'Orléans, régent, l’a re- 
tenu, ordonné et établi en la charge de maréchal de camp en ses 
armées, pour, dorénavant, en faire les fonctions, en jouir et user 
aux honncurs, autorités, prérogatives et prééminences qui y appar- 
ficnnent... » 

Les officiers de l’armée francaise se montrérent mécontents 
lorsque parut l’ordonnance du roi; les habitués de Versailles accu- 


an 


meee eee 


LE MARECHAL DE SAXE. 207 


strent le Palais-Royal de favoriser ]’intrigue, mais M. de Saxe ne tint 
nul compte des plaintes et des quolibets. | 

Les régiments étrangers avaient alors pour colonels des maré-_ 
chaux de camp. Maurice acheta, l'année méme de sa promotion, le 
régiment de Sparre, qui était au service de France depuis 1670, et 
prit le nom de régiment de Saxe. 

Pour la premiére fois, on vit les méthodes allemandes introduites 
dans un corps de notre armée. Le comte de Saxe adopta, dans son 
régiment, la discipline, l’instruction, la tactique des troupes du 
Nord. ll ne tarda pas 4 faire école. Le chevalier de Folard, qui diri- 
geait opinion des gens de guerre, écrivait : « ll faut exercer les 
troupes a tirer selon la méthode que le comte de Saxe a introduite 
dans son régiment, méthode dont je fais un trés-grand cas, ainsi 
que de son inventeur, qui est un des plus beaux génies que j’aie 
connus, et l’on verra 4 la premiére guerre que je ne me trompe pas 
sur ce que je pense.» 

Le comte de Saxe introduisit en France les courses de chevaux. 
Le premier, il vit, dans cet exercice, un moyen de perfectionne- 
ment pour la cavalerie. Il fit adopter, plus tard, dans nos haras, les 
excellentes races de l’Ukraine. 

Il partageait son temps entre le service militaire et les plaisirs 
bruyants et parfois scandaleux. 

Les ouvrages du comte de Saxe sont signés Maurice, comte de 
Saxe, duc de Courlande et de Sémigalle. 

Ce duché fut la grande ambition de Maurice. La diplomatie euro- 
pécnne s'agita longtemps pour résoudre une question politique 
pleine de menaces. 

Qui se souvient aujourd’hui de ces émotions et des intrigues de 
tant de ministres ! . 

Mais ceci se rattache trop intimement 4 la vie du comte de Saxe 
pour ¢tre passé sous silence. Nous n’insisterons cependant pas sur 
les faits qu'autant qu’ils mettront en relief la figure de Maurice. 


Il 


Sur les bords de la mer Baltique, entre la Livonie et la Lithuanie, 
se trouve un teyriloire dont Mitau est la capitale. Ce territoire 
forme aujourd'hui l’un des gouvernements de |’empire de Russie. 
Au siécle dernier, et depuis longtemps, ce gouvernement était un 
duché indépendant, divisé en deux duchés, celui de Courlande et 
celui de Semgallen (que les Francais écrivent Sémigalle). Comme 

Ja Livonie, ces duchés appartenaient 4 I’ordre Teutonique. 





208 . LE MARECHAL DE SAXE. 


Lorsque la puissance russe s’étendit, les chevaliers de |’ordre, 
pour échapper 4 la conquéte moscovite, cédérent la Livonie a la 
Pologne, qui leur assura la Courlande et la Sémigalle a titre de fief 
polonais. 7 | 

En 1711, le duc de Courlande, Frédéric-Guillaume, épousa une 
princesse russe, Anne Ivanowa, fille du tzar Ivan Alexiowits et niéce 
de Picrre le Grand. Le duc mourut bientét aprés, et la duchesse 
Anne régna sur la Courlande grace a la protection de Pierre le 
Grand. 

Des difficultés naquirent dés lors entre la Pologne, la Prusse et 
la Russie. Le dernier duc n’avait pas laissé d’enfants. 

Le comte de Saxe forma le projet de se faire élire duc de Cour- 
lande et d’épouser la duchesse Anne, qui devint impératrice de 
Russie a la mort de Pierre II. 

Lever des impots, battre monnaie, avoir des ambassadeurs, faire 
des lois, marcher & la téte d’une armée, étre traité de cousin par le 
roi de France, étaient de doux réves pour un maréchal de camp. 

La duchesse de Courlande Anne Ivanowa, veuve de Frédéric- 
Guillaume, était d’une grande beauté. Le roi de Prusse peint ainsi 
la princesse : « Libérale dans ses récompenses, sévére dans ses cha- 
liments, bonne par tempérament,; voluptueuse sans désordre, elle 
avait de l’élévation dans l’ame et de la fermeté dans l’esprit. » (Wé 
mowres de: Frédéric II.) 

Le comte de Saxe se rendit 4 Mittau avec l’espoir de plaire a Ia 
duchesse. : 

Les chroniques du temps affirment qu’il réussit, et que la prin- 
eesse lui promit sa main s’il se faisait élire. 

La noblesse de Courlande se réunit pour choisir un duc. 

Le roi de Pologne était opposé 4 la nomination de Maurice, la 
Russie rejetait fort loin ce projet, mais le jeune comte avait de 
nombreux partisans en Courlande et pouvait, au début, compter 
sur l’appui de la duchesse. 

Maurice n’ignorait pas que, pour étre définitive, l’élection devait 
étre approuvée par le roi de Pologne. Il écrivit alors au duc électo- 
ral une lettre dont voici le passage le plus saillant : « Caouen, 
50 may 1726. Le sacrifice est prest en Courlande et l'on attend que 
la victime ; je ne manqueray de |’etre si le roy me condamne, mais 
je ne puis trahir des gens a qui ma parole me lie,et me deshonorer 
chez une nation qui a mit sa confiance en moy,-jespere que !’uni- 
vers ne me condamnera pas, quand il scaura, que jay toujours été 
soumit aux ordres du roy, méme dans mon engagement avec les 
courlandais... mon dessein pourtant est, pour ne choquer per- 
sonne, de ne prendre que le titre de régent pour un an, mais de 


LE MARECHAL DE SAXE. 209 


successeur pour moi et ma postérité aprés la mort du duc Fer- 
dinand. » : 

Le comte de Saxe fut élu, 4 l’unanimité, duc de Courlande et de 
Sémigalle par la noblesse assemblée. | | 

Dés que la Russie connut la nomination du comte de Saxe, elle 
menaca la Courlande d’une invasion 4 main armée. 

D'un autre cété, la Diéte de Pologne condamna l’élection et pro- 
clama la réunion de la Courlande.é la république: Le roi ordonna 4 
Maurice de rendre fous les actes relatifs 4 son élection. La réponse 
du comie mérite d’étre rappelée : « Grodno, 23. Sire, en arrivant 
ici l'on m’a remis la laitre dont V. M. ma honores le 14 du courant, 
Jy vois avec une doulleur extraime la necessites,. sire, de vous déso- 
béir ou de me deshonores ; japelle de ma situation au cceur de V. M. 
Sil ne me condamne pas, je me consoleres avec plesir du saurt que 
la destinée me prépare. » 

Maurice écrivit en méme temps au comte de Friesen : « Ma situa- 
tion devient de jour en jour plus gaillarde; je m’en f... et je vas 
toujours le maime trein. » 

Ce méme train consistait 4 résister les armes 4 la main. M. de 
Saxe fit donc des levées en Courlande, en Suéde et en France. Mais 
il ne put réunir une armée assez forte pour résister a la Pologne eta 
la Russie. Alors il écrivait: « Soit sur une bréche, soit sur un échafot 
ou par une fiévre que je termine ma vie, il m’importe guére. » 

Les Parisiens ne le perdaient pas de vue, et tous leurs voeux l’ac- 
compagnaient. Geutilshommes et bourgeois parlaient tous de voler 
en Courlande pour combattre, mais la plupart se contentérent de 
donner leur argent au banguier de l’expédition. Les femmes sur- 
tout se monirérent généreuses. Adrienne Lecouvreur, de la Comé- 
die-Francaise, engagea ses bijoux et donna quarante mille livres a 
la souscription. ies Francaises trouvérent des imitatrices a l’étran- 
ger, surtout en Pologne et en Russie. La comtesse de Kcenigsmark 
vendit ses diamants, et la comtesse Bielinska sa vaisselle d'argent. 
Ce ful une mode et bientdt une passion. Cependant, lorsqu’il fallut 
compter le nombre des combattants, il ne se trouva que dix-huit 
eents hommes, dont 4 peine la moitié parvint jusqu’a Lubeck. 

Tout en cherchant a plaire 4 la duchesse de Courlande, Maurice 
Ne ponvail résister 4 ses passions. Ses désordres devinrent tellement 
publics, que la duchesse cessa de Jui accorder son affection. 

En manquant de sagesse, le comte de Saxe perdit sa couronne 
ducale. La duchesse de Courlande avait d’abord eu pour lui une es- 

time fort 'tendre; elle était disposée & partager avec lui la souverai- 
neté ducale. Mais, lorsqu’elle vit ce jeuno homme oublier toute di- 
gnité, elle cessa de l’estimer. 





240 LE MARECHAL DE SAXE. 


Plus tard peut-étre, en montant sur le trénce de Russie, Anne 
Ivanowa aurait-elle conduit son époux a partager une couronne im- 
périale. 

Bicntét aprés, Maurice manqua d'autres mariages : la princesse 
Elisabeth, puis la fille de Mentzikoff, enfin une parente de l’impé- 
ratrice: mais il ne pouvait résister aux jeux et aux bruyantes ga- 
lanteries. 

Un jour il reprit le chemin de Paris, escorté par les juifs polo- 
nais, qui réclamaient leurs ducats, et n’emportant de cette campa- 
gne que le titre d’Altesse, duc de Courlande et de Sémigalle. 

Dans les premiers jours de 1728, le comte de Saxe, a l'occasion 
du premier de ]’an, adressa cette lettre 4 sa sceur la princesse de 
Holstein : , 


« Breslau 40 janvier. Souhaits de bonne année, remplie de con- 
tentemens, je ne dis pas de plaisirs brillans, passeque je supose 
que se la sen va sen dires. 

« Je vais ganer Paris, et je conte y aitre a la fein de la semaine 
prochaine. 

« ... Je suis tretés durement, et sen doute trés mal en cour, 
mais je trouveres des cceurs juste et des amis fidelle qui me conso- 
leront. ‘ 

a... Ecrivez moi ce que l’on a contre moy... il me semble im- 
possible que le cceur du patron soit d’acor avec la fasson dont il 
me tréte, car je n’ay rien a me reprocher; se diable de m’enteuffel 
m’oret-il encor jouer quelque tour, je sais bien qu’il ait capable 
des man’heeuvre les plus noire et les plus faches (facheuses), mais 
encore je vouderez bien savoir sur coy. 

« ... chair belle ef grand sceur... je vous laisse sur les bons vou- 
loir, soiez toujour triomfante et conserves moi un peu de part 4 
vos bontés, si yous trouves des jans qui m’onorent de leur amities 
dites leur du bien du mois, le bon Dieu vous le renderas et mois 
ossi cant je le pourrés... » | 


Cette lettre, écrite de la main du comte Maurice, se trouve a la 
bibliothéque publique de Strasbourg, plus compléte que nous ne la 
donnons. 

_L’année 1728 vit mourir la comtesse de Keenigsmark. Cette perte 
si cruelle fut & peine ressentie par le fils qu’elle avait tant aimé. 

Lorsqu’en 1730 Anne Ivanowa, duchesse de Courlande, monta 
sur le tréne de Russie, l’ambition de Maurice s’éveilla, et il partit 
-pour Dantzig, d’ou il adressa & la nouvelle impératrice une lettre 


vat tendre. Mais alors Biren était le favori et devint duc de Cour- 
ande, : 


LE MARECHAL DE SAXE. o14 


Tout meurtri de sa chute, le comte revint a Paris et s’ occupa sé- 
rieusement de son régiment. Les ntits appartenaient aux orgies et 
les jours au travail. Ses aventures politiques, sa vie privée, ses 
voyages, lui prétaient un caractére romanesque, exploité par mille 
sentiments divers. De petits livres se vendaient avec mystére aux 
gens de métier, livres:licencieux dont le comte était le héros, et qui 
ne contibuérent pas peu 4 déconsidérer les hautes classes de la so- 
ciété, tout en semant la corruption. 

Ce fut alors que madame de Pompadour disait : « Le comte de 
Saxe pousse la bassesse Jusqu’a la crapule. » 

A la mort d’Auguste II, en 1733, Stanislas Leczinski fut élu roi 
de Pologne par la Diéte générale. Maurice fut profondément touché 
de la mort de son pére. 

La Russie, qui s’opposait a l’électioh de Stanislas, fit avancer une 
armée sur la Vistule. Voulant éviter la guerre, le nouveau roi re- 
prit la route de France. 

Le gouvernement russe fit procéder 4 une nouvelle élection, qui 
eut lieu sous la pression des baionnettes, et Fréderic-Auguste, élec- 
teur de Saxe, fils du dernier roi de Pologne, fut. proclamé. 

On sait, au reste, comment se faisaient les élections dans cette ré- 
publique polonaise. 
Le prince Guillaume de Prusse écrivait, quelques années apne. 
au comte de Gisors : « L’amour de la patrie est une phrase 
qu'un Polonois emploie a la Diéte en faveur de celui qui lui. paye le 

plus. » 

Les gazetiers de Paris publiérent dans leurs feuilles que l’exclu- 
sion de Stanislas était unc offense faite 4 la France. Entrainé par 
lopinion, Louis XV déclara la guerre le 10 octobre 1753. 

Le comte de Saxe allait combatire contre son frére. Pour la pre- 
miére fois il marchait dans les rangs de l’armée frangaise. 


IV 


; Deux jours aprés la déclaration de guerre, Maurice traversait le 
hin. 

Cette promptitude n’était pas dans les habitudes; on avait, ordi- 
nairement, plusieurs mois pour se préparer, et la cour, fidéle aux 
traditions, yvoulait attendre le printemps de 1734 pour entrer en 
campagne. Le comte de Saxe persuada 4 M. de Noailles qu'il fallait 
surprendre l’adversaire avant qu’il fat prét. 

La cour de Vienne, qui n’était pas préte, fut surprise en flagrant 





212 LE MARECHAL DE SAXE. 


délit de remiationt Kehi était déja enlevé, lorsque nos adversaires 
commencaient leurs préparatifs. 

La campagne fut menée rondement. Au mois d’avril 4 734, le gé- 
néral en chef de notre armée, Berwick, Anglais de naissance et ma- 
réchal de France, voulut faire le siége de Philisbourg. Lorsque le 
eomte de Saxe le rejoignit, Berwick lui dit : « Je songeais & faire 
venir un renfort de 3,900 hommes, mais vous voila, je puis m’en 

asser. 

: Singulier temps que celui ow le fils naturel as Jacques Il d’Angle- 
terre adresse ccs paroles au fils naturel du roi de Pologne, en pre- 
gence d’une armée francaise. Tous deux étaient de grands généraux 
et de vaillants soldats; mais que devenait donc la race des Turcnne 
et des Villars? 

Tl et été dangereux d’attaquer Philishourg sans enlever d’abord 
une immense ligne de défense construite par les Impériaux 4 
Ettlingen. 

Aprés une marche savante, le comte de Saxe tourna la position, 

et se trouvant 4 portée de mousquet, fit mettre sacs 4 terre et char- 
ger 4 la baionnette. Il s’empara des lignes. Ce beau fait d’armes 
resia sans récompense, car Maurice avait des ennemis nombreux et 
puissants. 
. Alors il écrivit au duc de Noailles, son chef direct, et qui savait 
Papprécier : « ..... Je me trouve dans le cas de me !ouer mot- 
méme... J’ai eu le bonheur de faire une action d’éclat; c'est moi 
qui vous ai frayé lc chemin. (Il peint avec énergie les dangers qu'il 
a courus, regrette de n’avoir 4 la cour ni parents, ni amis pour 
parler de lui 4 Sa Majesté, ct termine ainsi sa lettre:) Il y a qua- 
torze ans que j'ai |’honneur d'étre au service du roi; je ne suis pas 
d’espéce 4 étre assujetti aux régles et a vieillir pour parvenir aux 
grades. » 

Noailles, qui avait autant de coeur que d’esprit, ne fut point cho- 
qué de ce langage et agit dans l’intérét du comte de Saxe. 

La prise de Philisbourg donna licu 4 une promotion, et Maurice 
fut nommé lieutenant général. 

Pendant un combat dans la forét Noire, le comte recut un coup 
de sabre sur la téte, et tua de sa main Vofficier de hussards qui 
l’avait frappé. 


Dans la campagne de 1735, Maurice de Saxc prit sur lui d’ordon- | 


her un mouvement tout autre que celui qu’avait prescrit le maré- 
chal de Coigny, commandant l’armée. II sauva ses troupes, mais 
souleva de dangereuses passions. 


Dans une lettre au maréchal de Noailles, alors en Italie, Maurice — 


raconte cette campagne de 1755 et fait ressortir Iles fautes commi- 





LE MARECHAL DE SAXE. 233 


ses; il insiste sur les désordres et: le défaut de commandement. 
Cette Icitre est une brillante lecon de stratégie et de tactique. 

Le traité de Vienne du 3 octobre 1735 donna la Lorraine A la 
France, et Stanislas Leczinski en eut l’usufruit. 

La paix ramena Maurice A Paris..Il y reprit sa vie dévorante. Ce- 
pendant il travaillait chaque jour ayec Folard, et tous deux étu- 
diaient les méthodes de guerre des anciens. 

A cette Epoque, le comte se fit Journaljiste, ou pour nous servir 
de expression moderne, il devint reporter. En cffet,.on lit dans 
Yun de ses Mémoires : « Je pris le métier de gazetier. » 

fl envoyait au roi de Pologne les nouvelles de Paris, entremélait 
la politique aux intrigues, les contes de boudoir aux projets de la 
cour; il n’était pas jusqu’a la mode qu’il n’expliquét par le menu. 
Ainsi, le bavolet donne lieu 4 une dissertation, et le corset inspire 
des vers plus spirituels qu’autre chose. C’est le cynisme de la phi- 
losophie. 

Non pas que Maurice fit un grand philosophe; il ne donnait 
guére dans ce travers des grands seigneurs. Ses boutades n’épar 
gnaient pas les novateurs, et son instinct de grand seigneur, sa 
fierté de soldat, lui faisaient comprendre qu'il ne s’agissait en tout 
eeci que de battre en bréche |’autorité. Cependant, il était de son 
siécle et frondait 4 son tour. Voici ce qu'il écrivait: « Quel spec-. 
tacle nous présentent aujeurd’hui les nations? On voit quelques 
hommes riches, oisifs et voluptueux, qui font leur bonheur aux deé- 
pens d'une multitude qui flatte leurs passions et qui ne peut sub- 
sister qu’en leur préparant sans cesse de nouvelles voluptés. Cet 
assemblage d’hommes, oppresseurs et opprimés, forme ce qu’on 
appelle la société, et cette société rassemble ce qu’elle a de plus vil. 
et de plus méprisable et en fait ses soldats. Ce n’est pas avec de pa- 
reilles meurs ni avec de pareils bras que les Romains ont vaince 
Yunivers. » 

La mort de Charles VI appela sa fille Marie-Thérése ‘au tréne im- 
périal, en vertu de la Pragmatique-Sanction. Mais I’électeur de Ba- 
wére revendiqua la couronne. La France se déclara pour lui. 

Au commencement de 1741, un traité d’alliance réunit l’ Espagne, 
la Prusse el la Pologne a la cause de I’électeur. L’empire d’Autriche 
semblait perdu, mais un coeur de femme lui restait. 

Habillée 4 la hongroise, couverte de vétements de deuil, la cou- 
renne de Saint-Etienne sur la téte et ’épée au cété, Marie-Thérése 
parat devant la Diéte tenant entre ses bras son jeunc fils. D’une voix 
ferme, elle prononga ces paroles en latin : 

« Abandonnée de mes amis, persécutée par mes ennemis, atta- 
quée par mes proches parents, je ne compte que sur votre fidélité, 


e14 LE MARECHAL DE SAXE. 


votre courage et ma constance. Je remets entre vos mains la fille et 
le fils de vos rois; ils attendent de yous leur salut. » 

Cette fille de roi avait vingt-quatre ans; elle était belle et mal- 
heurcuse, pleine de courage et de patriotisme. Les magnats furent 
enthousiasmés ; les sabres sortirent bruyamment des fourreaux, 
brillérent au-dessus des tétes, tandis que ce cri retentissait : Mo- 
riamur pro rege nostro Maria-Theresa. 

Alors la souveraine devint femme et fondit en larmes. Le délire 
patriotique fut 4 son comble, chacun jura de mourir pour le tréne 
et la patrie. Marie-Thérése éleva son enfant au milicu de ces lames 
de sabre, et un sourire divin éclaira son front. 

Cette grande scéne historique est presque,étrangére 4 notre sujet ; 
mais elle nous attire malgré nous, comme un rayon de lumiére. Oh! 
Marie-Thérése, votre cceur de femme vous a dit comment se con- 
servent les couronnes! 

Dans le courant de l’année 1740, le comte Maurice fit offrir se- 
crétement a l’électeur de Saxe de rentrer au service de son pays. 
Cette intrigue échoua pour des raisons faciles 4 deviner. . 

Louis XV, qui ignorait cette proposition, employa Maurice en 
qualité de lieutenant général dans le corps auxiliaire qui fut mis a 
la disposition de l’électeur de Baviére. Maurice de Saxe comman- 
dait l’aile droite. 

Cette campagne de 41741 fait peu d’honneur aux maréchaux 
de Maillebois et de Belle-Isle, qui commandaient ,chacun 40,000 
hommes. . 

Il fallait marcher sur Vienne, au lieu de s’enfoncer au coeur de 
la Bohéme, sans places pour points d’appuis, sans lignes de re- 
traite. 

Bientdt les Francais se trouvérent, avec leurs alliés, dans une 
situation critique; leur unique salut était dans Prague. S’emparer 
de cette place forte semblait impossible. On ne pouvait songer 4 un 
siége. Le mois de novembre amenaift scs pluies et ses froides jour- 
nées ; l’armée, trop peu nombreuse, manquait de matériel. D'ail- 
leurs, les asgiégeants eussent eu l’ennemi derriére eux. 

Les maréchaux consultérent le comte de Saxe. Celui-ci, aprés 
avoir reconnu la place, proposa de s’en emparer par surprise. Ce 
projet fut adopteé. 

Les historiens, se répétant les uns les autres, ont fait 4 Chevert 
lhonneur de cette audacieuse entreprise. Qui, Chevert a tenu le 
noble langage que |’on sait, il s’est montré brave jusqu’al’ héroisme, 
mais il exécutait les ordres du comte de Saxe. Celui-ci avait formé 
le projet de l’expédition et tracé le plan. Il commandait. Ses forces 


LE MARECHAL DE SAXE. 215 


se composaient de mille hommes d’infanterie et de deux mille ca- 
valiers. 

Maurice rendit compte de ce beau fait d’armes dans une lettre a 
Folard. Voici les principaux passages de ce récit : 


ree Je fis sur-le-champ rappeler le marquis de Mirepoix (qui 

gardait le pont sur la Moldau); je ramassai quelques échelles et 
j accommodai deux poutres avec des cordes pour me servir de bé- 
lier. Le marquis de Mirepoix vint me rejoindre le 28 novembre (1744) 
a neuf heures du soir avec ses mille hommes d’infanterie, et nous 
marchames sur-le-champ vers Prague. 
«les échelles ayant été distribuées aux grenadiers, j’ordonnai 
au premter sergent de monter avec huit grenadiers et de ne point 
lirer, telle chose quit arrivdt, de poignarder les sentinelles s’ils pou- 
vaient les surprendre, ct de ne se défendre qu’é coups de baion- 
nettes s’ils trouvaicnt résistance. 

« Le sergent étant parvenu au haut du rempart avec les huit gre- 
nadiers, les sentinelles donnérent l'alerte. Je m’étais assis sur lebord 
du fossé, au bout de la plate-forme, vis-a-vis le bastion dans Iequel 
M. de Chevert devait montcr. J’avais caché huit troupes de dragons 
a trente pas derriére moi; je me leyai et criai: A moi, dragons! 
Ils parurent sur-le-champ. Tout ce qu’il y avait d’ennemis sur le 
polygone et sur la courtine nous ayant découverts, se mit a tirer 
sur nous. Je fis répondre par un trés-grand feu. Pendant ce temps-la 
M. de Chevert montait avec les grenadiers; les ennemis ne s’en 
apercurent que lorsqu’il y eut. une compagnie sur le rempart. Alors 
ils vinrent 4 la charge, tirérent beaucoup et croisérent leurs armes 
avecles grenadiers, mais ceux-ci nec se défendirent qu’a grands coups 
de baionnettes;et tinrent ferme. M. de Chevert fut bientdt suivi de 
trois autres compagnies et de M. de Broglie avec ses piquets..... Je 
m’empressai d’arriver au pont de la porte..... Au moment que j’ar- 
rivais, M. de Chevert, qui avait forcé le corps de garde par le de- 
dans de la ville, m’abattit Ic pont-levis..... Toute la garnison ayant 
mis bas les armes, fut enfermée dans les casernes. » 


Maitre de la ville, le comte de Saxe empécha le pillage et se mon- 
tra tellement humain, que les magistrats, au nom des habitants, lui 
offrirent un diamant estimé plus de 200,000 livres. Une inscription 
gravée surlamonture exprimait la reconnaissance de tous. Le dia- 
mant ne fut point refusé, les moeurs étant moins sévéres alors que 
de nos jours. Peut-étre Chevert n’eut-il pas accepté ce don. 

La conquéte de Prague donnait 4 Charles-Albert la couronne de 

Bohéme. 
25 Jaxnan 1876. 45 





216 LE MARECHAL BE SAXE. 


Une nouvelle campagne s’ouvrit en 4742, gloriease pour le eomte 
de Saxe qui n’attendait plus le printemps pour manceuvrer. Vers la 
fin du mois de janvier, il opéra avec la. cavalerie contre 20,000 Au- 
trichiens. La prise d’Egra mit le comble a sa réputation. 

Pendant que son nom retentissait dans |’Europe entiére, Maurice 
youlut mettre sa gloire 4 profit. It partit donc pour la Russie. L’im- 
pératrice, disent les mémoires du temps, fitau général francais un 
accueil distingué, qui devint bientét un tendre sentiment d’admi- 
ration. 

Aucune des démarches du comte n’était désintéressée. Cette fois 
il venait réclamer la restitution d’une terre sifuée en Livonie. Il 
espérait aussi que l’impératrice reconnaitrait ses droits ‘sur le 
duché de Courlande. La terre fut restituée, mais la Russie conserva 
pour elle la Courlande. 

Pendant la campagne de 1742, le comte de Saxe fit une marche 
admirable au milieu des montagnes occupées par ennemi. Mais 
la timidité du maréchal de Maillebois ne permit pas de délivrer 
V'armée de Bohéme. Pendant la retraite, Maurice commanda I’ar- 
riére-garde et sauva l’armée par son intelligence et sa vigueur. 

Sa correspondance avec Folard fait connaitre les fautes com- 
mises. Le canto n’accuse pas, mais il est épouvanté de Pignorance 
présomptueuse du cammandement. Cette correspondanee donna 
lieu & un duel, entre Maurice et Je fils du maréchal de Broglie, 
major-général de l'armée de Baviére. 

Nos troupes se trouvaient dans un complet déndment. On vivait 
de racines et de chevaux abattus. Le comte écrivait & Folard : « Je 
me suis nourri de couleuvres, mais je n’ai pas & vous décrire des 
miséres. » 

Lorsqu’'il reparut 4 la cour, M. de Saxe y fut recu avec une 
grande distinction. Le roi lui accorda lagrément de lever un régi- 
ment de mille cavaliers, moitié dragons, moitié uhlans ; if devait 
mettre en. essai daas le corps ses idées sur Pinstruction, la tenue 
et la discipline. 


‘Au début de la campagne de 1743, Maurice, malgré d’habiles 
maneeuvyes, dut parlager le sort de l’armée du maréchal de Broglie 
qui battart en retraite vers le Rhin. Nos frontiéres étaient. mena- 
eées, et déja F'Alsace entendait la marche de l’ennemi triomphant. 

« Je sauverai la France, » disait le comtc 4 ses amis. I] prema les 


LE MARECHAL DE SAXE. 217° 


mesures les mealleures, occupe les passages importants, administre 
avec une rare babileté, et déploie autant d’énergie que de talents. 

Sa surprise est extréme lorsqu’ii apprend que le ra a nommé be 
maréchal de Coigny au commandement supérieur. 

Louis XV avait craint de confier le salut du royaume a un étran- 
ger. Le roi dit au maréchal de Noailles. que « tout en reronnaissant 
gu’il y avait peu de généraux qui visassent au grand: comme M. de 
Saxe, 1 avouait R’avoar pas toute confiames en lui ». 

Noaalles se fit le défenseur de Maurice. | 

En 1745, la France eut 4 soutenir.la guerre comtre une formi- 
dable coalition. Afin d’opérer une diversion, Louis AV concut le 
projet de porter la guerre sur le sol méme de la Grande- Bretagne, 
il voubué rétablir les Stuarts sur le tréned’Angieterre. L’expdédition 
ayant été résolue, le comte de Saxe fat désagné pour la préparer et 
en prendgse le commandement. 

Pour une telle tentative, il fallait de grands talents, un cowrage a 
toute épreuve et aussi cet esprit aventureux qui se plait a jouer avec 
la fortune. | 

Le corps francais destiné & ka descente en Angleterre était de 
9,195 hommes, dont 8,960 famtassms, 595 dragons et 120 artil- 
leurs. 

Cette petite armée se réunit 4 Dunkerque, tandis que Jacques Ii 
était encore 4 Rome. Les tempétes empéchtrent le départ, ce qui 
fit dire au comsfe de Saxe que le vent n’était pas jacobite. ’ 

Une escadre anglaise vint bientot bloquer le port de Dunkerque 
et il fallué abaadonner Charles-Edoward 4 ses propres forces. 

La réception que le comfe de Saxe recut & Versailles lui prouva 
. commbien te maréehal de Neailles avait modifié les sentiments du 

ro 4 son égard. Le comte fut élevé 4 ta dignité de maréchal de 
France. 

Ce ne fut pas sans de sérieuses difficultés que le baton fut confié 
awx mains d’un protestant. Rien de semblable ne ‘était va depuis 
la réveeutien de l’édit de Nantes. Aussi la cour fit-elle proposer & 
Maurice d’entrer dans Je sein de I’Eglise catholique. Ii répondit par 
un refus - a Jat pris mon part, écrit-il, on ne me reprechera powmt 
d’avoir chaagé: de. religion par intérét. » 

Ii fut donc maréchal de Franes, mais sans pouvoir entrer dans le 
conseil des maréchaux, sans pouvoir prétendre a ta croix de Samt- 
Louis ou aux ordres du roi. 

Cependant V’héritier de Louis XIV, celui qui portait son épée, 
avait atteint l’age de trente-quatre ans sans avoir assisté & une seale 
bataille. Louis XV n’était pas tellement esclave des yoluptés qu’il ne 
seadit en lui les aspirations glorieuses de sa race. 


218 LE MARECHAL DE SAXE. 


. Il voulut faire ses débuts sous le maréchal de Saxe. 

La guerre ayant été déclarée a l’Angleterre au printemps de 1744, 
le roi rassembla une armée de cent mille hommes, divisée en deux 
grands corps. L’un sous les ordres du maréchal de Noailles, l’autre 
commandé par le maréchal de Saxe. Celle-ci devait tenir la cam- 
pagne, celle-la faire le siége. Le roi était d’abord avec Noailles. 

Ce général enleva Menin, Courtray, Ypres et Furnes. Le maréchal 
de Saxe manceuvra comme I’eit fait Turenne. Ne se trouvant pas 
en forces, il évita les grandes affaires, tenant toujours l’ennemi en 
respect, il gagna ainsi I’hiver. 

Au printemps de 1745, le comte de Saxe fut placé a la téte d’une 

armée de quatre-vingt mille hommes. I] mit le siége devant Ia place 
de Tournay, occupée par les Hollandais en vertu du traité d’U- 
trecht. Les coalisés réunirent soixante mille hommes, Anglais, 
Hanovriens, Hollandais, Autrichiens, sous les ordres du duc de 
Cumberland. 
- Voyant approcher cette armée de secours qui arrivait par la 
route de Bruxelles, le maréchal de Saxe laissa vingt mille hommes 
dans ses lignes et se porta au devant de l’ennemi avec soixante 
mille soldats. Le maréchal était alors fort malade d’une hydropisie 
et ses souffrances inquiétaient ses amis. Vainement cherchaient-ils a 
le retenir sur son lit de doulcurs, « il ne s’agit pas de vivre, mais 
de marcher, » répétait le général. 

Le 18 avril, il subit l’opération cruclle de la ponction. D’horribles 
souffrances contractent son visage, mais l’d4me demeure ferme. 

Le lendemain, porté sur un brancard, il visite les positions, dicte 
les ordres et prévoit tout. Pendant huit heures consécutives il reste 
dans le camp au milieu des soldats. Les positions 4 occuper ré- 
duisent 4 quarante mille le nombre des combattants pour la bataille 
prochaine. Le maréchal fait préparer une petite voiture d’osier, car 
il ne pourra se tenir a cheval. 

Le roi est présent, il entend les murmures des principaux offi- 
ciers de l’armée. L’indiscipline est. menagante, car elle part de haut. 
Noailles s’en émeut et parle au roi en particulier. Louis XV réunit 
alors les officiers généraux et chefs de corps; le maréchal de Saxe 
est 14, soutenu par deux aides de camp. Le roi lui dit 4 haute voix : 
« Monsieur le maréchal, en vous confiant le commandement de mon 
armée, j'ai entendu que tout le monde obéit, je serai le premier 
a en donner l’exemple. » 

Ces nobles paroles furent entendues. Chacun s’inclina. 

Le maréchal de Saxe placa son armée entre |’Escaut et la chaus- 
sée, la droite appuyée au bourg d'Anthoing, la gauche au bois de 
Bary, le centre couvert par le village de Fontenoy. Il éleva des 


LE MARECHAL DE SAXE, 219 


redoutes en avant de son front et les arma d’artillerie; il mit en 
batterie, en deca du fleuve, quelques piéces de siége, protégea par 
des retranchements le pont de Calonne afin d’assurer la retraite du 
roi. Le but de l’ennemi était de délivrer Tournay en rejetant les 
Francais au dela de |’Escaut. 

Le 14 mai 4745, a cing heures du matin, notre armée rangée en 
hataille attendait l’attaque. Un épais brouillard voilait toutes les 
troupes et le regard interrogeait vainement l’espace, on entendait 
dans le lointain le roulement des voitures et les cris confus qui 
planent sur les troupes en marche. , 

Le roi Louis XV était 4 cheval, ayant 4 ses cétés le dauphin qui 
fut le pére des rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X. Derriére le roi 
se tenaient les principaux personnages de sa cour. 

Couché dans sa voiture d’osier, pale et souffrant, le maréchal de 
Saxe vint saluer Je roi. Une fiévre ardente illuminait son regard, 
sa voix était bréve. Le maréchal donna tous ses ordres et fit arréter 
sa voiture au pied d’un arbre, sur une petite colline. A six heures, 
le brouillard s’éleva vers le ciel, les rayons du soleil éclairérent les 
armées et tout aussitét le bruit du canon retentit. Les soldats fran- 
cais répondirent 4 ce signal par le cri de Vive le roi! le premier 
qui tomba mort fut le duc de Gramont. 

Un écho lointain sembla répéter ce cri de vive le roi! c’étaient 
les bataillons placés au bourg d’Anthoing qui répondaient a l’attaque 
des Hollandais. 

Vingt mille Anglais marchent magnifiquement sur Fontenoy. Les 
redoutes font pleuvoir sur eux une gréle de boulets. Le duc de 
Cumberland forme ses Anglais sur trois lignes et marche aux 
redoutes de Bary. 

Cetie masse de vingt mille hommes est déchirée par les boulets, 
sillonnée par la mitraille, mais son pas est toujours régulier. Une 
longue trace sanglante marque la route parcourue, et la colonne 
anglaise est aussi fiére qu’au départ. 

Jusqu’alors l’artillerie seule a combattu. Nos deux lignes d’infan- 
erie, notre cavalerie qui relient les positions sont immobiles dans 
la plaine en deca du céteau. Chacun admire les Anglais. Le maré- 
chal de Saxe s’étonne, car il n’avait pu croire que des troupes 
fussent assez téméraires pour s’aventurer dans cette atmosphére de 
fer et de feu. Dans son plan, les troupes étaient réservées pour les 
chances diverses et imprévues de la journée. 

Notre premiére ligne était formée des gardes-francaises qui dé- 
fendaient les approches de Fontenoy. Ces braves gens voient arriver 
les Anglais tout sanglants, mais superbes de bravoure. 

Six piéces de canon précédent les Anglais. Lorsqu’ils sont 4 


220 LE MABZCHAL DE SAXE. 


canquante {pas de distance, MM. les officiers saluent de part et 
d’antre. Un capitaine des gardes anglaises, lord Hay, s’avance ef 
sécrme : « Mesaieurs des gardes-francaises, tirer. — Messieurs, 
tinez vous-mémes, répond te comte de Hauteroche, heutenant des 
grenadiers, nous ne tirons jamais les premiers. » 7 

La ligne anglaise fit une terrible décharge qui mit a terre deux 
cent quarante merts et ome cenis blessés. 

Les gardes-francaises enfoncés par cette masse cédérent le ter- 
rain cherchant 4 se reformer plus join. Les vingt mille Angias, 
serrant leurs rangs, broyaient tout sur leur passage. La seconde 
ligne d’infanterie frangaise fut rompue a son tour,. puis la cavale- 
rie. Cependant, ces soldats dispersés chargeaient les flancs de la 
colonne anglaise qui dut s’arréter pour reprendre haleine. C’en était 
fait, Fontenoy allait étre débordé et pris 4 revers. 

, Le maréchal de Noailles conseille au roi ct au dauphin de se 

mettre en sireté au dela de l’Escaut. Louis XV consuite le manéchal 
de Saye, qui pond que Sa Majesté doit rester au milieu des sol- 
dats pour soutenir leur courage par sa présence. Le roi ébait de 
cet avis et demeura ferme la téte haute. 
- Pendant ce temps les redoutes étaient vigoureusement défendues. 
Le duc de Cumberland se vit abandonné par. les alliés et ne put 
couapter que sur ses Anglais. Une diversion était nécessaire, elle ne 
se fii pas. 

La masse anglaise était donc arrétée, mais pour quelques instants 
seulement; il fallait une supréme résolution. Le maréchal de Saxe 
se fit placer & cheval ef donna rapidement quelques ordres ; il était 
calme, mais sa physionomie exprimait uneémotion qui ressermblait 2 
l’inquiétude. 

‘On galoppait de tous cétés, de confuses paroles s’échangeaient cn 
courant, des ordres se croisaient; ce qui a fait dire & quelques 
écrivains que chacun perdit la téte. 

Le maréchal de Saxe dut amérement rogretter alors de n’avoit 
pas de réserve avec du canon. Cumberland put déplorer aussi la 
faute commise de ne pas se faire appuyer par ses 42 escadrons de 
cavalerie qui étaient restés en arriére. 

Jamais, peut-étre, deux armées, sur le champ de bataille, ne 
s'étaient trouyées dans une situation aussi critique, la victoire me 
dépendait plus que d’une soudaine illumination, car la science 
devenait inutile. Le duc de Richelieu, doué d’un coup d’ceil mili- 
taire remarguable, eut cette soudaine illumination : il s’approcha 
du roi, prononga quelques paroles, puis s’élanca de toute la vitesse 
de son cheval vers le maréchal de Saxe. On vit alors quatre canons 
seulement, mis en batterie, faire feu sur la colonne aaglaise, qui 





LE MARECHAL BE SAXE. 924 


se miten désordre. Un immense cri domina le tumulte, c’était la 
cavalerie de la maison du roi et d'autres régiments encore qui enta- 
maient une charge furieuse, désordonnée, charge 4 fond, charge a 
mort, déchainement terrible. La terre tremblait sous cette nuée de 
chevaux dont les flancs ruisselaient de sueur et:de sang. Tous les 
gentilshommes voulaient en étre et il en venait de toutes parts, 
bndes abattues et les épées au vent. Derriére ces escadrons en dé- 
lire, dans les nuages de poussire, courait I’mfanterie haletante et 
craignant d’arriver trop tard. 

les Anglais, maigré leur bravoure, ne purent résister 4 ce vaste 
ouragan de cavalerie : procelia equestris, suivant l’expression de 
VEcriture. | 

Les étendards francais sont bientét dans les rangs de l’Angle- 
terre, la mélée devtent affreuse, et l’on n’entend que le choc du 
fer, la détonnation de la poudre. — 

La fure francaise venait de briser le mur d’airam fait de poi- 
trines anglaises, et le nom d’un obscur village s’inscriyait poar 
toujours dans le livre d’or de nos armées. 

La nuit venait, et les soldats, maitres du champ de bataille, 
saluaient de leurs acclamations ‘leur roi et leur maréchal. 

Au loin, le due de Cumberland se retirait en bon ordre, laissant 
sur le terrain 7,000 morts ou blessés, 2,000 prisonniers, 46 ca- 
nons et 150 voifures d’artillerie. = = 

Pendant que les tambours et les trompettes ralliaient les troupes, 
le maréchal de Saxe se fuisait apporter sur sa litiére auprés de 
Louis XV, qui !’embrassa. Alors Ie maréchal dit simplement - 
«Sire, j'ai assez vécu; je ne souhaitais de vivre aujowrd’hui que 
pour voir Votre Majesté victorieuse. Vous voyez & quoi tiennent les | 
batailles!... il faut que je me reproche ma faute : j'aurais dh met- 
tre ue redoute de plus entre Fontenoy ct le bois de Bary. Je ne - 
croyais pas qu’il y cit un général assez hardi pour hasarder de 
passer en cet endroit. » 7 

"ut apprit cette victoire, Frédéric If s’écria : « Jamais ba-~ 
taille n’a fait plus d’honneur a un grand capitaine, que celfc ow il 
etait 4 la mort lorsqu’elle se livra. » 

Le maréchal désapprouva hautement la réponse da comte de 
Hauteroche aux officiers anglais. i n’était point pour les prouesses, 
et ne comprenait rien 4 nos délicatesses chevaleresques. ll dit aux 
officiers : « Messieurs, en guerre, on doit dommer la mort et l’évi- 
ler, il n’y a pas d’autres galanteries que celles-la. » Cette morale 
germanique fit sourire les officiers. Le maréchal dit alors & un 
jeune marquis, capitaine de mousquctaires : « Turis, petit Thiange, 
mais tu ne riais pas lorsqu’un boulct, renversant ton cheval, t’a 








992 LE MARECHAL DE SAXE. 


fait rouler dans la poussiére. — J’ai eu peur, en effet, reprit le 
marquis, peur que vous ‘ne; fussiez blessé, car vous étiez devant 
mol. » 


VI 


Jamais, peut-dtre, victoire n’eut un tel retentissement. Les gens 
de lettres, la ville et la cour s’unirent aux hommes de guerre pour 
acclamer le maréchal de Saxe. Des salons et des thédtres un long 
cri d’enthousiasme s’éleva, tellement puissant que les échos n’en 
sont pas éteints, malgré trois ou quatre révolutions, malgré |’é- 
croulement des trénes, malgré l’ingratitude des peuples. 

Est-ce 4 dire que Fontenoy ait la perfection des belles batailles 
de Turenne et de Napoléon I*? Non, certes. Le plan est défectueux, 
l’exécution laisse fort 4 désirer. Le maréchal de Saxe savait mieux 
faire. 

Un critique militaire d’assez méchante humeur, le général de 
Vaudoncourt a porté ce jugement sur Fontenoy : « Les courtisans 
mettaient le trouble partout et, pour contrecarrer les ordres du 
maréchal, en demandaient au roi, qui n’entendait rien 4 la guerre ; 
Ie désordre des opérations fut grand, et jamais n’éclata davantage 
Vesprit d’insubordination, de valeur aveugle et d’ignorance qui 
caractérisa si longtemps Ia noblesse frangaise, et nous valut entre 
autres les désastres de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt. Chacun 
commandait au hasard, et personne n’obéissait. Le maréchal de 
Saxe, malade, ne pouvait que se faire porter en litiére ga et la, 
exhorter les troupes et les chefs... Si les Hollandais eussent renou- 
velé leur attaque, le désastre aurait été pareil 4 celui de Crécy ou 
d’Azincourt. » Le critique tient fort 4 inscrire les noms de Crécy et 
d’Azincourt 4 coté du nom de Fontenoy. 

Eh bien, quelque sévére, quelque injuste que soit ce jugement 
inspiré par la passion politique, nous l’acceptons pour un instant. 

Le roi n’entendait rien 4 la guerre; soit. La noblesse était insu- 
bordonnée, ignorante; soit encore. Accusez toujours, dites que 
personne n’obéissait et que chacun commandait, que le maréchal 
de Saxe élait malade, et que Fontenoy ne fut qu’une victoire de 
hasard. 

Malgré tout, le souvenir de Fontenoy nous est cher, parce que 
cette journée est bien francaise. Si l’on ne sait ni calculer, ni obéir 
en silence, on sait se battre brillamment et mourir gaiement sous 
Jes yeux du roi. On n’a pas plus d’esprit que les gardes-francaises 
qui ne tirent jamais les premiers; on ne saurait étre plus poli que 


LE MARECHAL DE SAXE. 995. 


MM. les officiers qui, avant de mourir, saluent l’Angleterre. Puis, 
au moment supréme, ces gentilshommes arrivent de tous cédtés; ils 
se précipitent sur l’ennemi au nom de la France, au nom du roi, 
mais aussi au nom de leurs péres, au nom de leur race. 
_ Leduc de Péquigny est en avant des quatre piéces de canon ; le 
duc de Richelieu court 4 bride abattue, faisant appel 4 tous; M. de 
Montesson commande la maison du roi; le prince de Soubise est & 
la t&te des gendarmes ; le duc de Chaulnes enléve les chevau-légers ; 
les grenadiers 4 cheval obéissent 4 M. de Grille, leur capitaine, 
landis que les mousquetaires suivent M. de Jumilhac. Le comte 
d'Euet le duc de Biron galoppent vers Anthoing, pour empécher d’a- 
bandonner la position. Le comte d’Estrées, le comte de Lowendhal, 
saisissent des étendards fleurdelisés et les élévent au-dessus de 
leur téte; le marquis de Croissi, escorté de ses enfants, de qua- 
torze et de quinze ans, souléve les escadrons de Penthiévre. Les 
colonels des régiments de Chambrillant, de Brancas, de Brionne, 
d’Aubeterre, de Courten, chargent en avant de leurs cavaliers. Le 
régiment de Normandie lutte contre les carabiniers pour arriver le 
premier sur les baionnettes anglaises. 

Citons Voltaire, qui ne savait flatter que Ie roi de Prusse : « Le 
roi de France allait de régiment en régiment; les cris de Victoire! 
et de Vive le roi! les chapeaux en l’air, les étendards et les dra- 
peaux percés de balles, les félicitations réciproques des officiers 
qui sembrassaient, formaient un spectacle dont tout le monde 
jouissait avec une joie tumultueuse. Le roi était tranquille, témoi- 
gnant sa satisfaction 4 tous les officiers généraux et 4 tous les com- 
mandants des corps; il ordonna qu’on eut soin des blessés, et qu’on 
traitat les ennemis comme ses propres sujets. » 

Trois cent soixant-seize officiers francais furent ramassés sur le 
champ de bataille, cinquante-trois étaient morts, les autres grié- 
vement blessés. , 

Parmi les morts se trouvaient MM. de Clisson, de Langey, de 
Peyre, le colonel de Courten et son lieutenant-colonel, le duc de 
Gramont, le comte de Longaunai, le jeune comte de Chevrier, le fils 
du prince de Craon, le colonel Dillon, de Brocard, lieutenant gé- ° 
néral d’artillerie, et bien d’autres encore. 

La nuit qui suivit la bataille, on apporta dans une église trans- 
formée en hdpital un grand nombre de blessés qui furent couchés 
sur la paille. Ces blessés se nommaient : MM. de Puységur, de Lu- 
teaux, de Vaudreuil, de Saint-Sauveur, de Saint-George, de Mé- 
ziére, chevalier de Monaco, fils du duc de Valentinois, de Guerchi, 
lieutenant-colonel, de Solenci, comte de Lorges, comte de Malartic, 
de Moucheron, comte de Vandeuvre, de Chambrun, comte de Péri- 


24 | LE MARECHAL BE: SKXE. 
gond, fils du. marquis de Talleyrand... La daste complete serazt trop 


longue, ed donncrait a.ce récit la physionamie d'un maderne ordre 
du jour. . 

La journée de Fontenoy, on ne szuratt trop le -ngpeter, ne boille 
bi par la sirat6gie,.ni par la tackique; .waais ele est pour nous un 
vérHable drésor national : il y .a la toute I’ancenne monarchie. 
Gest la deraidre ‘fois qu'um voi de France préside a la batarile, 
tranquille au silica des alles, comme Je dat Vditaire. La noblesse 
apparait avec ses qualités et ses défauts : elle n'a pas fait provision 
de science, :ne réfiéchit guéme, ne douie de rien, ne sail si com- 
mander, ni obéir, mais elle sait mourir. Si da téte est légére, le 
cour.est grad. &lle court an péri, joyeusement, follement, comme 
dame fdle ; ielde siepivre de poudne 4 :canon, et dombe le sounrive aux 
lavres aux.cris fe = « Vive te soi! :» 

Hélas! ce fut pear les survivants ume ‘supréme joie. Sudiincs: 
wns, devenas vieux, momiénemt sur jiéchafand révolutionnaire, ‘et 
y trouvarent les @is de ceux qui Ataient monts pour 1a France Je 
jour de Fontenoy. 

Cette bataille ne se reverra plus. Désormais on me rencontrera 
méme pas i’comemi, caché au fond des bois. La mari siendra, non 
pemat parde de rubans et ide.cocandes, mais‘vouée vans le lamtaan, 
semibne et sinietae. Cen est dait ates pnowesses, des clans chevaleres- 
ques, des.aspinatieas du ceewr, des beaux coups d'épée, des éperans 
dier ef des plumes flettantes au vant de la batalle. 

Avu milieu du saidcle dernier, da guerre était encose un dael avec 
ges formes couripises, son.exquise politesse ct ses :procédés cheva- 
leresques. 

(Ce. que it 4 Fonteney le comte de Hauteroche cstcemcone en usage 
dans les dcoles d’escrime. Qn cniend ces panolcsianant l'assaut : 
« A vous, monsieur. — Je n’en ferai rien. — Par obéissance. » Le 
salut préoéde le oreisement du fer courmeé Fentenoy. 

Dans cétte journée, le plus chevakeresque est le lieutenant fran- 
Cais nepnésentant-sa nation ; puis sicatdord May, qui parle au nom de 
" PAngileterne. Le mayéchal de Sane désappromve Ja France st l’An- 
gleterre, il est pour la tuerie dans toute sa brutalité. Clest biem ia 
le géme des trois peuples. 

iL'Europe en ‘viendra poochainament a établin, peur ta defense de 
la fortification permanente, des batteries 4 vapeur : les pitces se 
chargeront et feront feu mécanmiquement. Deux on trois hommes, 
non militeires, seront.i pour oniretenir Jes reuages de la grandic 
machine, diriger Ja vapeur et veiller au pointage ; mais cette mé- 
cant ue pontera Ja mont & hust ou dix kilométres. Les Lahipe et les 


LE MARACHAL DE: SHXE: 23% 


Bayard serent feadroyés. Dormez en pai, héres.de Fontenoy, vaus 
avez été les derniers poétes de la guerse. 

On ne se Seuvient plus de le grandesse: de: votre esprit. eb de la 
chevalerie de votre coeur. Tout est mablé, méme vos vaillamtes. al- 
jures, inézae wos airsde tite que |l'étramerr ne sut. jamais mater. On 
weus aeeuse de Npdreté, d'ignorance et d’exgueil. On eubhe que. 
parmi vous se trouvaient des sages, tels que: Catimet et Vaavenar- 
gacs; om oubite que ¥auban, oz grand hemme de bien, éteit.des, 
wires; om: owblie enfia qu'un seul régiment, celuz de: Champagne, 
perdat onze colomels. sus le cham de bataille : MM. de Richelieu, 
Gehas, Jeaz de Montesquiou, de Momtcassin, marquis: de Mosirevel, 
marquas de Varennes, comte d’Ongny, comste de Colbert, comée de: 
Seeaus, comte de Froulay, et comte de Gisers. 

Qui, dormez en pasx, efficiers de |’amcienne momarehae. Vous 
avez kaissé:& vos fils: de grands exermpies, vous avez. légué:amx ar- 
mites modermes. de nobles: traditions. 

bouis XLV se montra généreux envers le nearéchal. de Saxe. Bans 
une lettre 4 la princesse de Holstein, celui-ci se. larsse aller aux 
coufidences : a Leroi m’a donmé le comsmandement de:} Alsace, qui 
vaut 120,000 livres, plus 40,000 livres em fends de texre, les gramds; 
honneurs dw Louvre, comme.an prince de Lorraine. Sai avec cela, 
de mes. pensdons du. régiment, 440,600 livres. Ainsi, je jouns des 
graces deh cour, environ 300,006 livres, avec des. agrémentic 
tels que be gouvernement de l'Alsace, qui fast VRtat dum sow- 
verain. » 

Ea fortune comtinua de souvire: aa maréehak =: ib prit Tommay, 
Cand, Bruges, Audenarde, Vendermonde, Ostende, Nieuport. Ath: et. 
font ce qu’sl voulet.. Sa joie déborde en vives. saillies. 

Apets la prise. de Gand, ville renommée. alors pour ses veaux, le. 
come de Saxe en donne la nouvelle au roi en advessant & Sa Ma-. 
Jesté une longe de veau dams. un panier cacheté. Lowis XV daigne 
trowver la. plaisanterie de bon: gout, et répend au maréchal par Year 
¥oi d’une petite caisse en bois de rose. 

La caisse venfermait le brevet du gouvermement 2 vie de Cham- 
hord, avec 40,000 livres de revene sur ce riche domasne. 

Il recut aussi cette lettre de madame le marquise de: Pompadour : 
« Ou di, monsicur te maréchal, qu’au mitiew des travaux et des 
fatigues de la guevre, vous treuven encore da temps pour faare 
Yamowr. Je suis femme et ne vous bidme pas : Yamour fart les 
héres:et kes rend sages. Charles YH, voi. de: Suéde, est peut-ctre be 
seul qui rn’ zit javeais aimé; nvats then a G46 pumi : it est mort fou 
et malhewreux. Les ancicns Germans disaient qu’id ¥ avail quelque 
ehese de divin dans wne belle femme. Je suis presque de leur avis, 


226 LE MARECHAL DE SAXE. 


et je pense que la grandeur de Dieu brille avec plus d’éclat sur un 
beau visage que dans le cerveau de Newton. » 

Il y aurait fort a dire sur les idées de la marquise, miais elles de- 
vaient étre conformes aux goits du maréchal. 

Pendant l’automne de 1745, le comte Maurice resta dans la ville 
de Gand, songeant sournoisement 4 s’emparer de Bruxelles. « Je 
fais le mort, » écrivait-il 4 Noailles. fl affectait une compléte indif- 
férence, se plaignait de rhumatismes aigus, appelant méme sa 
sceur, la princesse de Holstein auprés de lui pour le soigner. « Ap- 
portez-moi, lui disait Maurice, une demi-douzaine de livres de tabac 
4 fumer de-‘Turquie, de celui de petites feuilles. J’enverrai 4 votre 
rencontre madame de Narbonne, qui a été trés-riche, qui a de l’es- 
prit, mais peu de cervelle. C’est, au reste, la chose la plus rare 
dans ce pays et dont on fait le moins de cas. » 

Le maréchal faisait combattre des cogs, passait des revues, te- 
nait table ouverte, jouait gros jeu, fumait son tabac de Turquie et 
dirigeait son thédtre, car il avait 4 sa suite les comédiens ct comé- 
diennes de Favart. 

Avant de se rendre 4 l’armée, le poéte Favart avait recu du ma- 
réchal cette lettre philosophique : 

« Ne croyez pas que je considére la comédie comme un simple 
sujet d’amusement; elle entre dans mes vues politiques et dans le 
plan de mes opérations militaires. Je vous instruirai de ce que vous 
aurez 4 faire 4 cet égard lorsqu’il en sera besoin. Je compte sur vo- 
tre discrétion et sur votre exactitude. » 

Ecrivain dramatique assez distingué, auteur de piéces qui ne sont 
pas oubliées : la Chercheuse d’esprit, Annette et Lubin, Ninette a la 
cour, la Fée Urgelle, etc., Favart était le chansonnier du maréchal 
qui lui commandait des couplets militaires pour soutenir le moral 
du soldat, et chasser la mélancolie. « Je ne demande que trois cho- 
ses & mes grenadiers, disait-il au chansonnier : obéir, se battre et 
chanter. Je me charge des deux premiéres, et vous confie la troi- 
siéme. 

Cette charge de chansonnier du maréchal n’était point une siné- 
cure. Il y aurait 1a un beau sujet de joyeuse érudition, mais nous 
nous bornerons 4 ce trait seulement. 

La veille de la bataille de Rocoux, le maréchal fit appeler Favart : 
« Je vais, dit-il, vous confier un secret que vous garderez jusqu’a 
ce soir. Demain je livre une grande bataille, et personne ne s’en 
doute. Ce soir, lorsque le spectacle sera terminé, vous annoncerez 
pour demain reldche, 4 cause de la victoire. Vous ajouterez qu’aprés- 
demain on donnera les Amours grivois et Cythére assiégée. Allez ct 
' mettez-moi ce que je viens de dire en vers ; votre charmante femme 


LE MARECHAL DE SAXE. 297 


chantera le couplet sur un air militaire. Faites huit ou dix vers, 
pas plus. » 

Le soir, la salle était comble. La comédie venait de se terminer 
et les spectateurs allaient se retirer, lorsque Favart parut donnant 
ja main 4 la séduisante actrice qui portait son nom. Aprés les saluts 
dusage, madame Favart chanta ce couplet sur l’air de Tous les 
capucins du monde : 


Demain nous donnerons relache 
Sans que le directeur s’en fache; 
Demain bataille, jour de gloire, 
Que, dans les fastes de Vhistoire, 
Triomphe encor le nom frangais, 
Digne d’éternelle mémoire ? 
Revenez, aprés vos succés, 

Jouir des fruits de la victoire. 


La poésie ne brillait pas d’un grand éclat, et cependant jamais 
vers ne firent naitre un tel enthousiasme. Qu’on se représente ce 
public militaire qui aimait son général, ce public habitué au succés 
et qui allait attirer les regards de la France lointaine. Au lieu d’un 
ordre du jour grave, sévére, ce public entend une femme belle ect 
gracieuse annoncer non la bataille, mais la victoire. 

Voila qui est spirituel et philosophique en méme temps. Le pu- 
blic y fut pris, les mains applaudirent, on riait, on pleurait, on tré- 
pignait, les épées sortaient du fourreau et lancaient des éclairs. 

Aprés le dernier mot du couplet, le mot victoire, madame Favart 
fit la profonde révérence des dames de la cour saluant le roi, et, 
placant sur ses lévres roses le bout de ses doigts, baissa lentement 
la main en envoyant aux grenadiers son plus charmant sourire. 
Alors ce fut un véritable délire, une joie cavaliére, désordonnée, 
qui ressemblait 4 l’ivresse de la bataille. 

Lorsque le maréchal, qui n’assistait pas 4 la représentation, ap- 
prit ce qui se passait, il dit au baron d’Espagnac : « C’est une vic- 
toire pour demain, car le cceur humain s’en mélera! Demain, 4 la 
poudre et aux balles. Bonsoir. » 

C'est ainsi qu’il menait la guerre, joyeusement, galamment, spi- 
rituellement, nous sommes tentés de dire : philosophiquementt. 

Le soir, on soupa chez le maréchal. Il y avait 14, comme & l’ordi- 
naire, mademoiselle Navarre qui jouait les ingénues; mademoi- 
selle Beaumenard, la grande coquette; mademoiselle Verriére, 
devenue célébre par ses aventures; enfin madame Favart, sur- 
Hommée le « major-général »; ct madame Lacombe, « l’aide- 
major. » 

Ce cynisme du comte de Saxe ne portait nulle atteinte 4 sa consi- 


‘ 998 LE MAQECHAL DE SAXE. 


dération dans hes anmées. Le milétaine, de ce temps, ne se mentrait 
pas plus sévére que la cour; d’ailleurs les amis du maréchal justi- 
fiaient sa conduile en répétant qu'il éimit Alhemand. 

Cette orrgine allemande servait encore 4 expliquer un défant du 
Domte de Sane, défaut qua est un vice véritable pour ‘un officier 
général. Le maréchal était d4pre a la curée, al acceaptait de toutes 
mains et ne cessait de demander récompenses, faveurs ef argent. 
Il fatiguait Ie roi et les ministres de sollicitations, revenant a la 
charge aprés des refus, ayant-recours 4 madame de Pompadour et 
méme aux commis de la guerre; il.ne cenmadssail pas ce sentiment 
intime que les Francais nomment la padeur warile, il resta toujours 
avide, intéressé, youlataé toute force s‘enrichir, ‘mais pour dépen- 
ser largement. 


Vu 


En plein hiver, ie mardéchal de Saxe svestit Bruzelies, deat le 
garnison se rendat. Anvers ¢omba en son pouvoir, ainsi que Mens, 
Saint-Guillasa ef Chanteroy; Namur se rendit aprés neuf jours de 
tranohée. | 

Les Pays-Bas conquis, le mandchal résolut d’attaquer ia Holeade 
dont In rome état cettaine. Alors eat lieu cette bataille de 
Roceax, magmifique sencomine ou les Framcais attaquérent 4 la 
batonnetic. 

Les manesuvres du comte de Sane sont iadmirables, il est tour a 
‘our ‘prudent et audacteux, d’mame finesse extrime, se gardant tou- 
jours, et toujours prét 4 la -riposte. Gelte campagne est un chef- 
d’ccuvre @’art maititaire; jamazs nos troupes »’awaient <8 anssi 
lestes. 

Le voyage da comte qui ventrait 4 Parts fot wee marche iniom- 
phale. Chaque ville élevait des arcs de éciomphe, jes jeunes filles 
poésentarent des benqueis, les magistrats pronomcaient des ha- 
ranges. 

‘Sem arnrvée 2 Versailles fit 2wimement. La-cour l’entoura.de ca- 
nesses et l’enivea the datteries; Je roi lui acoorda es grandes entrées 
et hn &t délisrer des lettres de natunalité. Connaissant de faible du 
rearéchal, Louis XV lui offrit une tabati¢re enrichie de magnifiques 
diamants. 

Le comte ne pouvait paraitre en public sans étre acclamé par de 
foule. Assistant & 1a representation d’Avmede, & l'Dpéra, 21 recut 


2B WARRCRAL BR SARE. 0 


uve. ovatiem.. L’aetrace, mademoiselle Mets qui, dans le prologue, 
représentart la Gleare, récita ces vers. : 


Tout doit céder dans l’univers 
A Yanguste héros que j'aime. 


et s’approchant du baleon. ou le maréchal était. assis, alle lui offxit 
une couronne de lawriers. Le. comte: refusa modestement cetie cou- 
ronne, mais le public. eria = « Pnenez,, prenez, vous. la mérites! ». 

Cependant. la camte ne pouvait se décider & étre couronns par la 
Gloire. Alors le duc de Villeroi prenant la. couronne des, mains de. la 
comédienne, la place sur la téte du. maréchal, au. milien des ap- 
plaudissemenis.. 

Trente-quatre ans.avant cette sairéa, Villars, apwés la, vielome.de 
Denain, avait été: cauronné: au méme, thédine. Cesi scdacs. patria- 
tiques ne se sont. plus nenauvelées depuis.la Revolution framcaise:. 

Le lendemain de cette soirée, le maaéchal de Saxe:envoya a. mva- 
demoiselle Metz des hijpux cstimés dix. mille:livres; s'il aimait 4 pren 
dre,.il savait, dennex- a hs 

[e maréchal se rendit 4 Chambord pour en prendye possessian;, 
U Gi faire, des, ecabellisscments. au chateau et aux. jardins.. 

On. parlait, confidentiellemment 4 la cqur, d'une rupture entre le 
prince de Conti et Maurice de Saxe. Les uns disasent.que la prin- 
cosas. de Conti, dont le. maréchal njavait pas. & se plaindre,, était la 
cause dq cette rupture; diautres. parlaient. de rivalités. militaires, 
envenunécs par les. prepos. plas que. mordants du marécheal qui dé- 
chirait 4 helles.dents }c prince. de Couti. Toujours est-il: quien. 47464, 
une haine implacable. sépara. cas deux hommes. Le prince de Conti 
Mettait en doute les mérites militaires du maréchal de Saxe et.se 
génait pew dans ses. critiques acerbes. | 

Nous constatens dés Aprésemt cette animosité qui devait avoir un 
lermble dénauement.. , 7 

A Faeeasion du mawiage du. dauphin avec. la praacesse Mane- 
Josnph. de.Sano; fille d’duguste Ul, électeur. de Saxe eb rei de. Pa- 
logue, nites du manéchal, le rai accerde aa comte de Saxe le titre 

@ Altcase, Sdrégiesime. . | 

Un financier bel esprit, la Poupliniére;, eélabre par. son ifaste. et 
ainsi. par quelques onwagesi licenciens, était lami du.maréehal,,qui 
puisait largement.dans seseofires.La femme du riche farasier giné- 
ral dait gragieuse, spinsvelle.et, galante. Kile eachaina, comme on 
disait alexs,, le vaanqueur de Kontenoy & san, char, et ils conapo- 
séreat ensamblaune pidce. qui fud jouée sur le thédtre:la Pouplinitre, 
ei chérement payée per le financier.. | 


230 LE MARECHAL DE SAXE; 


Aprés de longues résistances, le roi nomma le comte de Saxe 
maréchal général. Turenne et Villars avaient seuls obtenu cette 
haute dignité. Le maréchal, Soult en fut revétu par le roi Louis- 
Philippe. 

Nous disons que le roi résista, mais le maréchal y mit une telle 
insistance, qu’il l’emporta. Louis XV voulait ne pas perpétuer cette 
distinction, inutile ct périlleuse; il craignait que le comte ne vit, 
dans Ie lointain, la grande épée des connétables Chatillon, Duguesclin, 
Clisson, Bourbon, Montmorency et Lesdiguiéres. _ 

Le roi de France ne voulait pas voir, 4 cété de son tréne, une puis- 
sance toujours menagante. 

A peine revétu de son nouveau grade de maréchal général, 
Maurice écrivit 4 d’Argenson pour s’informer du traitement attaché 
4 cette dignité. Fatigué des instances du comte, le ministre répon- 
dit, enfin, que le roi lui accordait les trente mille livres alloués a 
Villars, faisant observer avec malice que Turenne n’avait touché 
que vingt-quatre mille livres. 

La campagne de 1747 est extrémement glorieuse pour le mart- 
chal. La victoire de Lawfelt et la prise de Berg-op-Zoom mirent le 
comble a sa réputation. | | 

Nommé gouverneur général des Pays-Bas avec un revenu de trois 
cent mille livres, le maréchal s’établit 4 Bruxelles, o il mena la 
vie d’un souverain. 

Cependant, il était mécontent de n’avoir pu obtenir du roi les 
honneurs princiers. Ce fut alors qu’il se rendit 4 Chambord. 

Cette résidence se peupla d’un monde fort spirituel, mais qui 
n’appartenait pas 4 la meilleure compagnie; on s’amusait fort dans 
le chateau de Francois I*, et le nouvel héte embellissait encore les 
ceuvres de Primatice. 

Le thédtre, installé au chateau, attirait acteurs et actrices, les 
chasses réunissaient les gentilshommes, les soupers et le jeu ter- 
minaient des journées de plaisirs. Au milieu de ce tourbillon, Mau- 
rice trouvait le temps de diriger son gouvernement et d’écrire des 
Mémoires. L’un de ces travaux, adressé au maréchal de Noailles, 
propose de grandes économies sur les dépenses du ministére de la 
guerre, un autre Mémoire, présenté au roi, concerne la compléte 
réorganisation de l’armée. 

Ce dernier Mémoire renferme des idées qui ne sont appliquées 
que depuis la campagne de 41870. Ainsi le maréchal propose de 
former les troupes en corps d’armée pendant la paix aussi bien que 
pendant la guerre : « C’est le seul moyen de ne pas étre surpris 
par l’ennemi, et de le surprendre, parce qu’on peut porter rapide- 
ment et 4 la fois par des directions convergentes, toutes les troupes 











LE MARECHAL DE SAXE. 931 


vers un point déterminé. » — « Il faut toujours étre préts a partir 
sans bruit ef cn deux jours. » Le maréchal organisait l’'armée en 
quatre corps. 

Au mois de mars 1748, le comte de Saxe alla reprendre le com- 
mandement de l’armée de Flandre; une savante marche le conduit 
devant Maéstricht. L’ennemi est surpris, effrayé, et les négociations 
d'Aix-la-Chapelle préparent le traité de paix. 

Voyant la fin de la guerre, le maréchal écrivit 4 Maurepas : « Si 
les franfreluches des négociations commencent une fois, nous en 
avons pour dix ans avant de tirer un coup de fusil; c’est votre 
affaire, la mienne est de prendre et de garder, et je vous promets 
de m’en acquitter en conscience! je vous promets aussi de com- 
battre, jusqu’au trépas, pour des vérités que je ne comprends 
pas... » 

Le maréchal écrivait en méme temps a d’Argenson : « Nous 
étions @ la veille, aprés la bataille de Fontenoy, de nous emparer 
de la Hollande et de faire finir cette république qui est toujours la 
source des divisions en Europe. Le gros ouvrage de la destruction 
était presque fini, pourquoi ne pas l’achever? Détruire Ja Hollande, 
c'est couper le bras droit 4 |’Angleterre... » 

a Voula la paix faite, écrit-il encore au baron d’Espagnac, nous 
allons tomber dans l’oubli : nous sommes comme les manteaux, on 
ne pense 4 nous que quand on voit venir la pluie. » 

On sait que Louis XV, fidéle aux idées du cardinal Fleury, ne 
demanda rien de tant de conquétes, et rentra sans indemnilés dans 
les limites du traité de Vienne. 

Surpris et indigné de ce désintéressement tout frangais, le ma- 
réchal de Saxe écrivit lettres sur lettres, au roi et aux ministres, 
pour faire conserver les conquétes des derniéres campagnes, ce qui 
eut été facile. a Je vois, disait-il dans une de ses lettres, que le roi 
de Prusse a pris la Silésie et l’a gardée, je voudrais que nous fis- 
sions de méme. » On voit que le maréchal de-France ne cessait pas 

d’éire Allemand. 

Lorsque la paix d’Aix-la-Chapelle eut été signée, le maréchal 
sollicita du roi, non la reconnaissance de son titre de duc de Cour- 
lande, mais le rang et le traitement de prince souverain. Les mi- 
nistres trouvérent, au nom du roi, les moyens de gagner du temps, 
puis, enfin, de refuser avec tous les ménagements possibles et les 
plus grandes convenances. 

Peu de temps aprés, les amis et confidents du comte de Saxe 
demandérent, en sa faveur, le rétablissement de la grande charge 
de connétable. | 

25 Janvien 1876. 16 





989 : LE MARECHAL DE SAXE. 


Louis XV eut le courage de résister, disant, avec raison, que 
Villars, Luxembourg et Turenne s’étaient contenté du baton de 
maréchal; que, d’ailleurs, les hautes raisons politiques qui avaient 
fait supprimer la charge de connétable subsistaient toujours. 

Cependant, le roi accorda au maréchal des faveurs extraordi- 
naires qu’aucun précédent ne Jjustifiait. Son régiment tint garni- 
son 4 Chambord et lui servit de garde; avec ses six escadrons de 
uhlans et ses quatre-vingts dragons, il eut une maison militaire 
princiére. 

Un quartier de cavalerie fut donc construit 1 ainsi qu'un hdpital. 
La salle de spectacle contenait dix-huit cents personnes. Le service 
était tellement nombreux, que la bouche seule se composait de 
trente-cing officiers. 

Le haras de Chambord comptait 24 étalons, 192 juments pouli- 
niéres et 120 4 150 poulains. 

Le maréchal possecatt en outre plus de 400 chevaux de main et 
d’attelage. 

Dans l’antichambre, un trophée réunissait seize drapeaux pris 

aux ennemis, tandis que six canons, enlevés 4:-Rocoux, honoraient 
l’entrée principale. Un poste de cinquante hommes veillait & la 
porte du chateau, et des sentinelles étaient placées dans les appar- 
tements, honncur réservé aux princes du sang, mais que le maré- 
chal s’accordait malgté la cour. 
- Un ormeau placé 4 l’extrémité de la place d’armes servait aux 
pendaisons ordonnées par le maitre absolu. Cet ormeau a été frappé 
de la foudre en 1820. Le ministre de la justice était le capitaine 
Babache, Tartare des pieds & la téte, chargé de chétier les uhlans. 
Au milieu du siécle dernier, les paysans des environs tremblaient & 
la seule vue du capitaine Babache, dont le visage était effrayant, et 
Yuniforme oriental, parsemé de poignards, de pistolets et de sabres, 
plus effrayant ‘encore. 

Lorsqu’il pronongait’ l’oraison funébre du maréchal de Saxe, 
Yacadémicien Thomas a dit qu’on n’approchait de la retraite de 
Chambord qu’avec le respect qu’inspire le séjour. des héros. 

Ce respect était dd, en partie, au capitaine Babache, qui fit pen- 
dre plus d’un braconnier aux branches de |’ormeau pour avoir tué 
kes lapins de son altesse sérénissime. 
~ Nous passerons sous silence |’odieuse conduite du comte envers 
Favart et sa femme, si dignes d’intérét. Favart eut beaucoup a souf- 
frir des brutalités du maréchal, qui croyait tout racheter par 
quelque argent. Encore cet argent était-il refusé depuis long- 
temps. 


LE MARECHAL DE SAXE 233 


Ce bon Favart peint ses ressentiments dans le quatrain, souvent 
répété de nos jours, avec des noms nouveaux : 


6 
Qu’on parle bien ou mal du fameux maréchal, 
Ma prose ni mes vers nen diront jamais rien; 
Nl m‘a fait trop de bien pour en dire du mal, 
Ii m‘a fait trop de mal pour en dire du bien 


Madame de Chauvigny, qui faisait les honneurs de Chambord, ne 
putdistraire longtemps Maurice de ses sombres pensées. Une inquié- 
tude maladive, ambition dévorante, absorbait le maréchal; il ne 
cessait de caresser des réves insensés. 

Un ayenturier, le baron de Neuhof, s’était fait proclamer roi de 
Corse, sous le nom de Théodore I*', en 4756. Son régne n’avait pas 
été de longue durée. Cependant les Génois, aprés la révolte de 1744, 
ne pouvaient se rendre maitres de l’ile. Maurice aimait a se rappe- 
ler qu'un obscur voyageur, un inconnu tel que le baron de Neuhof, 
était moaté sur le tréne. Pourquoi, disait le maréchal 4 ses ainis 
intimes, pourquoi un grand général, un prince appelé a régner sur 
les Courlandais, ne régnerait-il pas sur les montagnards de la 
Corse? pourquoi, monté sur le tréne, ne porterait-il pas ses armes 
en Italie? 

Le comte de Saxe, <oulzat réaliser son projet, envoya des émis- 
saires en Corse. L’argent ct les armes furent distribués. Tout allait 
pour le mieux, lorsque le gouvernement frangais coupa court 4 ces 
intrigues. Les ministres firent observer au maréchal que le roi de 
France étant l’allié de la république de Génes et l’aidant de ses 
armes, un maréchal ne pouvait suivre une autre ligne de sonuric 
que celle du.gouvernement gu’il servait. 

Force fut donc 4 Maurice de renoncer 4 cette royauteé. 

Alors il en réva une autre, plus vaste encore. Pendant que le 
comte de Saxe caressait d’ambitieux projets, l’Académie francaise 
lui offrit un fauteuil. Il eut le bon sens de répondre par ce refus : 
«Cela miré comme une bage (bague) a un cha. Je crains le ridicule 
et celui-ci en serét’un. » 

Maurice n’en lisait pas moins l’histoire. Un jour, it fut profondé- 
ment frappé du projet formé par Charles-Quint d’anéantir les 
Orientaux II reprit le projet, le médita longtemps, et rédigea un 
mémoire.: «J’ai pensé, dans mes réves, au moyen d’affranchir des 
Barbaresques les peuples qu’ils oppriment. Si, aprés une paix gé- 
nérale et heureuse pour ]’Europe, les princes chrétiens voulaient 
s‘entendre et me charger du commandement des troupes destinées 
a celte expedition, je choisirais le moment de la paix, ou une multi- 
tude d’officiers et de soldats sont réformés. De cet excédant des 





kf | LE MARECHAL DE SAXE. 


troupes, Je composerais un corps avec lequel il n’y a rien que je 
n’entreprisse. Je détruirais les villes, les retraites et la marine des 
Barbaresques, et je raménerais la liberté dans leur pays... 

Aprés cette croisade, le maréchal espérait bien moniter sur le 
tréne d’Orient. 

Les ministres écoutérent. Maurice, mais refusérent de seconder 
ses projets. Les gouvernements étrangers ne consentirent pas 4 cette 
levée de boucliers contre la Turquie. 

Ces échecs ‘ne découragérent pas le comte. Une nouvelle raverie 
l’occupa sérieusement cette fois; il placa son tréne en Amérique. 
Pendant un voyage dans le duché de Courlande, Maurice de Saxe 
avait su qu’en 1655 les Courlandais, aprés avoir chassé les Espa- 
gnols de Tabago, s’étaient rendus maitres de |’ile. Le maréchal ne 
songea bientdét plus qu’a Tabago. 

$’établir dans la mer des Antilles, entre les deux Amériques, lui 
parut un merveilleux dessein. Tabago devenait sa base d’opéra- 
tions; il s’emparait d’abord d’Haiti et de Cuba. De 1a il rayonnait 
vers la Havane et les Florides, et se voyait déj4 campé sur le conti- 
nent, 4 la téte d’une armée de flibustiers. 

Le comte fit tant et si bien que Louis XV lui céda I'tle de Tabago 
en toute propriété. Le nouveau souverain s’empressa d’envoyer des 
émisrants dans son fle. Bientdt 11 devait s’y rendre lui-méme, lors- 
que |’Angleterre et la Hollande firent observer au roi de France que 
Tabago ne lui appartenait pas. En effet, depuis 1731 les fles de 
Sainte- Lucie, Saint-Vincent, Saint-Domingue et Tabago étaient 
neutres. Grand fut l’embarras de Louis XV, qui ne voulait ni mé- 
contenter l’Angleterre ct la Hollande, ni froisser le maréchal. 

Aprés de délicates et secrétes conférences, Maurice renonga & sa 
souveraineté sur Vile de Tabago. On ne sut jamais a quel prix. 
Seulement, le traitement militaire du maréchal fut encore aug- 
menté, en cette circonstance, de 40,000 livres par an. 

Le maréchal fit, en 1749, un voyage 4 Dresde, avec l'espoir de 
tenir le duché de Courlande de la complaisance de la cour de 
Saxe. 

Au mois de juillet de la méme année, il se rendit en Prusse. Fré- 
déric II lui fit un accucil des plus flatteurs. Ces deux grands capi- 
taines eurent de longs entretiens sur la guerre. Ce fut aprés le dé- 
part de Maurice que le roi de Prusse écrivit 4 Voltaire le jugement 
qui sert d’épigraphe a cette étude. 

Aprés avoir regu du grand Frédéric son portrait enrichi de dia- 
mants, le comte de Saxe revint en France. ll travaillait avec Folard 
les questions militaires, cherchait avec l’abbé Masson 4 perfection- 
ner la navigation, et formait des projets de canalisation. 





LE MARECHAL DE SAXE. 935. 


Pressé par le maréchal, le roi se décida, au mois de février 17 90, 
a réorganiser l’armée francaise et 4 la doter d’institutions nou- 
velles. Maurice quitta donc Chambord pour présider aux change- 
ments. De nombreuses troupes étaient réunies pour les expérien- 
ces, dans les batiments de l’hétel des Invalides. | . 

Tantot sur le terrain, tant6t dans son cabinet, le maréchal per- 
fectionnait |’infanterie ; il modifiait les armes, et inventait pour la 
cavalerie une bride, une selle et méme une ferrure. 

Pendant 1’été de 1750, le maréchal se rendit au camp.de Com- 
piégne, présidé par le roi. Le comte eut le commandement des 
maneuvres. Parmi les personnages de la suite de Sa Majesté se 
trouvait le prince de Conti. Quelques méchants propos tenus par le 
maréchal de Saxe sur le compte du prince excitérent chez celui-ci 
des désirs de vengeance; il adressa donc un cartel au maréchal. - 

Déja un duel avait eu lieu entre ces deux hommes. Surpris.a 
"hétel de Conti & une heure interdite aux visites, et dans un appar- 
lement privé, le maréchal avait dd mettre l’épée 4 Ja main. Une 
blessure qui retint longtemps le comte de Saxe sur une chaise lon- 
gue n'avait pu calmer les ressentiments du prince de Conti. 

ll ne croyait pas son honneur conjugal assez vengé, et saisit un 
prétexte pour provoquer Maurice. Celui-ci accepta; mais mademoi- 
selle de Sens intervint et empécha le duel, du moins sur un ter- 
lerrain ot se trouvaient le roi, le dauphin, Mesdames de France et 
les ambassadeurs étrangers. 

Cette affaire semblait oubliée, et le maréchal de Saxe reprit ses 
travaux de réorganisation militaire. | 

Il trouvait injuste, impolitique, dangereux, de faire de la profcs- 
sion des armes un privilége en faveur de la noblesse. 

il demandait que toutes les classes de la société, et principale- 
ment la bourgeoisie, pussent parvenir aux grades les plus élevés; 
mais il créait en méme temps une noblesse militaire. 

En un mot, le maréchal voulait que l'état d’officier conférant la 
Noblesse, il ne fallut pas exiger de titre de noblesse pour devenir 
officer. Ce moyen lui semblait propre a créer une armée natio- 
Nale 


L'édit rendu au mois de novembre 1750, & Pheure o& mourait — 
le maréchal, fut la réalisation de son projet. Cet édit exemptait de 
taille tous les officiers sans exception. L’officier général était anobli, 
ainsi que sa descendance. Les officiers de grades inférieurs a celui 
de maréchal de camp recevaient la noblesse personnelle; ils étaient, 
outre, chevaliers de Saint-Louis aprés un certain nombre d’an- 
nées de bons services. a Il y avait absurdité, a dit un écrivain mi- 


2356 LE MARECHAL DE SAXE. 


litaire, de recruter exclusivement de nebles un Etat, ot, de tout 
temps, la noblesse s’était recrutée. » 

Cet édit de 1750, provoqué par le maréchal de Saxe, fut remplacé 
le 22 mai 1784 par l’ordonnance qui déclarait qu’aucun Francais, 

s'il n’était noble, ne pouvait obtenir le grade d’officier. M. de Sé- 
cur, en rédigeant cette ordonnance, voulait protéger la pauvre no- 
blesse, écrasée par les riches financiers qui, depuis 1750, s’empa- 
raient de tous les grades afin de s’anoblir. Ce n’ecst pas ici le heu de 
discuter ces diverses ordonnances, nous voulions seulement resti- 
tuer au comte de Saxe honneur d’avoir inspiré l’édit de 1750, qui 
est en vigueur dans la plupart des armées de l'Europe. 

Le maréchal proposa aussi la création d’une Ecole militaire ; il 
fut puissamment secondé par madame de Pompadour. L’édit qui 
fondail cette Ecole fut rendu en janvier 1751, quelques | jours aprés 
la mort de Maurice de Saxe. 

De retour 4 Chambord, le maréchal offrit 4 mademoiselle de Sens 
une féte qui dura quinze jours et covta plus de 400,000 livres. Les 
‘plus charmantes femmes de Paris — cette fois choisies dans le 
meilleur monde — assistaient 4 cette partie de plaisir, dont Mau- 
rice rendit compte 4 son frére Auguste HII dans les termes suivants : 
‘« Sait le sort d’un vieu charetier d’aimer cncore a entendre claquer 
‘le fouet. » 

Louis XV avait promis d’honorer Chambord de sa présence en 
1752. Le maréchal annonca qu’il affectait une somme de trois mil- 
lions de livres 4 cette royale réception. 

Le philosophe Grimm, qui était 4 Chambord en qualité de Iec- 
teur ou secrétaire, écrivait que le héros n’était plus qu'une ombre 
illustre. 

Agé seulement de cinquante-quatre ans, le maréchal, épuisé de 
fatigues, avait l’aspect d’un vieillard; mais l’énergie morale restait 
entiére. 


VIII 


Le 22 novembre 1750, le maréchal de Saxe était encore couché 
lorsqu’un valet, sans.livrée, lui remit un pli cacheté, puis attendit 
dans le salon voisin. 

Le comte se fit habiller 4 la hate, puis traca quelques lignes qu’il 
remit au valet. Celui-ci s’éloigna. Aucune parole n’avait été pro- 
noncée. 

L’esprit parfaitement libre, le maréchal passa dans son cabinet, 


LE MARECHAL DE SAXE. 937 


mit en ordre quelques papicrs, cn brila d’autres et peu de temps 
aprés sortit sans avoir écrit. Alors il fit appeler son neveu, le comte 
de Frise, s'entretint avec lui de choses indifférentes, puis le con- 
gédia sans la moindre émotion. 

le maréchal manda son aide de camp : « Suivez-moi, » lui dit- 
il; puis quelques mots furent prononcés 4 voix basse. Le valet de 
chambre Mouret, qui était présent, n’entendit pas ce qui se disait. 

Au lieu de descendre par le grand escalier, le maréchal et l’aide 
de camp prirent un sicalier dérobé pour gagner le parc: ils débou- 
chérent sur le fossé et gagnérent l’avenue du parter re. Prés de la 
porte de Maide, une chaise de poste de couleur,sombre, sans chif- 
fres ni armoiries, était arrété & l’ombre des grands arbres. Deux 
étrangers venaicnt ‘de descendre de Ja chaise et marchaient en, si- 
lence vers le maréchal et son aide de camp. . 

Lorsque les quatre hommes furent a: quelques pas les uns des 
autres, le maréchal devanga son aide de eamp, et, s’approchant de 
l'un des étrangers, le salua profondément, mais fiérement. Le si- 
lence ne fut pas interrompu. 

Tous deux reculérent un peu et mirent l’épée 4 la main. 

Aucuo de ces quatre hommes n’a parlé; mais un fermier qui, 
par hasard, assistait 4 ce drame, entendit le cliquetis des fers. Puis 
il vit le maréchal fléchir, faire quelques pas et tomber dans les 
bras de son aide de camp. 

il vit aussi les deux voyageurs s’éloigner rapidement, entrer dans 
la chaise et disparaitre. 

le. fermier courut au chateau chercher un brancard. Le comte 
de Frisé et Grimm se précipitérent vers le parc. Ce dernier raconte 
la scéne dans ses Mémoires inédits : « Nous apercevons un groupe 
de domestiques portant un brancard ; nous approchons... c’était le 
maréchal blessé, sans mouvements et d’une effrayante paleur. Aux 
cris de son neveu, il ouvre les yeux, fait un effort pour lui tendre 
la main, et les seuls mots qu il peut prononcer nous révélent la 
cause de sa blessure : « Le prince de Conti est-il encore ici? Assu- 
rez-le que je ne lui en veux nullement. Faites prévenir Sénac (son 
médecin)... Je sens qu’il arrivera trop tard ; mais j’ai besoin de re- 
voir mon ami. Je demande le plus grand secret sur tout ce qui 
Nient de se passer. » 

L’agonie dura plusieurs jours. Le maréchal fut admirable de ré- 
signation et de force morale ; il mourut comme un philosophe de 
lantiquité. Sentant que la derniére heure était venue, il dit 4 S& 
nhac : « Mon ami, me voila a la fin d'un beau réve. » 

lorsque la cour apprit cette mort, Louis XV s’éeria : « Je n’ai 
plus de général, il ne me reste que quelques capitaines ! » 





238 LE MARECHAL DE SAXE. 


Madame de Pompadour, amie de Maurice, écrivit au comte de 
Frise : « Le maréchal était vieux et accablé d’infirmités, la mort 
était un bien pour lui. » 

Dieu vous garde, lecteur, d’une telle oraison funébre. 

Le secret, sur cette fin tragique, fut longtemps conservé ; mais 
le fermier, temoin involontaire du duel, et le valet de chambre 
Mouret racontérent tout avant de mourir. 

Les papiers de M. le baron d’Espagnac, compagnon d’armes du 
maréchal, des manuscrits conservés aux archives de Dresde et pu- 
bliés par M. Weber il y a une douzaine d’années, une biographie 
trés-compléte du maréchal par le comte de Seilhac, plusieurs no- 
tices allemandes, enfin les Mémoires de Grimm, qui assista aux 
derniers événements, ne laissent aucun doute sur le genre de mort 
du vainqueur de Fontenoy. 

Donner un démenti 4 lhistoire serait aujourd’hui complétement 
inutile : les intéréts de cour ont disparu et les émotions de la po- 
pularité ne sont plus a craindre. 


IX 


Pour bien comprendre cet homme, il faut se rappeler que Mau- 
rice était d’une naissance illustre, mais entachée. Les premiéres 
impressions de son enfance ne furent pas exemptes d’amertume et 
de secrétes souffrances. Plus tard, le comte, tout en illustrant les 
armes du roi de France sentait bien qu’il n’était pas Francais. La 
plus grande part de sa popularité tenait précisément a cette qualité 
d’étranger. On l’acclamait, on le fétait comme un illustre voyageur. 
En le comblant d’honneurs et de richesses, on semblait convenir 
que, n’ayant pas le sentiment du patriotisme, il devait trouver en 
France un splendide salaire. 

La noblesse lui tenait rigueur, les officiers généraux n’obéissaient 
qu’a regret, la cour feignait de rougir de son cynisme, partout il 
était comme désavoué et se vengeait & sa fagon. 

A l’armée, il riait de V' ignorance des grands seigneurs ; 4 la cour, 
il se jouait de la réputation des grandes dames, et Chambord abri- 
tait un monde que le bon bourgeois de Paris n’evt pas admis dans 
sa maison. 

Avec tous ses défauts et tous ses vices, peut-étre méme A cause 
de ces défauts et de ces vices, Maurice, comte de Saxe, a conquis 
une place importante dans notre histoire. Les ducs de Courlaade 


LE MARECHAL DE SAXE. 939 


sont ignorés, les rois de Pologne sont oubliés, et le maréchal de 
Saxe reste glorieux, quoique peut-étre un peu voilé. 

Les contemporains du comte de Saxe lui ont accordé le titre de 
grand homme, parce qu'il fut victorieux dans les batailles. A nos 
yeux, son premier titre est d'avoir été l'un des restaurateurs de 
Vart. 

Depuis la mort de Turenne, l'art était en décadence; le maréchal 
de Saxe voulut le restaurer. Ji écrivit et mit en circulation dans 
'armée francaise des idées de réforme qui lui ont survécu. 

Ces idées étaient rarement en harmonie avec l'état social du 
pays; elles ne purent donc se faire jour sous l’ancienne monar- 
chie. Mais, au moment de la révolution frangaise, les réformateurs 
s'inspirérent des projets du maréchal de Saxe. 

Qu’on nous permette ici une simple réflexion. I] n’est pas un 
écrivain moderne qui, ayant & parler des armées de 1792 4 1804, ne 
se laisse aller aux élans de l’admiration. Ils s’écrient tous a l’envi : 

« la liberté fiten quelques jours ce que l’antique monarchie n’avait 
pu faire en plusieurs siécles. Les armées furent improvisées, les 
maneuyres simplifiées, les organisations améliorées, et tout le 
systeme de guerre profondément modifié, par des généraux, ser- 
gents la veille, inspirés par le génie de la liberté. » 

Le public a donc cru aux miracles de cette prétendue liberté, il 
a pensé que la guerre n’était ni un art ni une science. 

Cela n’était que mensonge. Tout ce qui se fit de progrés dans les 
armées de la Révolution, absolument tout, depuis le moindre dé- 
tail jusqu’aux grandes conceptions, tout était écrit par les officiers 
de l’ancienne monarchie, tout se.trouvait dans les livres et mé- 
moires de Guibert, de Puységur, de Quincy, de Turpin, du maré- 
chal de Saxe, et d’autres encore. Beaucoup de ces choses avaient été 
appliquées. Ainsi l’attaque 4 la baionnette, dont on fait honneur 
aux volontaires, avait été employée a la bataille de Spire; le maré- 
chal de Montesquiou employaitila colonne d’attaque 4 Denain; le 
systéme des tirailleurs était tellement connu, que Frédéric II les 
nomimait le flambeau de l’armée. Les tirailleurs furent perfection- 
nés, mais ils existaient depuis les camps d’instruction. 

Pour ce qui est du détail, le maréchal demandait que les cheveux 
fussent coupés 4 la Titus, le remplacement de la culotte par le pan- 
talon, la suppression du chapeau, les vétements larges, les fusils 
se chargeant par la culasse, le pas cadencé (qu'il fit adopter), les 
Musiques militaires, le biscuit en campagne, la suppression des 
quartiers d’hiver, et mille autres choses qui passent pour .avoir été 
improvisées par la Révolution. 

Parmi les généraux de 1792 4 1800, un grand nombre étudiait. 








240 LE MARKCHAL DE SAXE. 


Les livres leur enscignaient les méthodes qu’ils curent le talent de 
perfectionner en les appliquant. Les Gouvion Saint-Cyr, les Kléber, 
les Hoche, les Abbattucci, les Desaix et, par-dessus tous, le jeun: 
général de l'arméc d’ltalie, profitaiecnt habilement des lecons de 
leurs anciens. 

Nous ‘devons ajouter que l’esprit révolutionnaire, exploité par 
des écrivains de l’ordre civil, a perpétué dans les arméecs mo- 
dernes le dédain de l'étude. Ces écrivains n’ont cessé d’écrire quen 
frappant le sol du pied, on fait surgir des bataillons de volontaires. 
et que ces bataillons combattent avee courage. Ces choses sont 
fausses, il faut le dire hautement. 4 

Les écrits du maréchal forment dix volumes : Mes Réveries, 
4757; cing volumes in-4°; Lettres et Mémoires choisis dans les 
papiers du maréchal de Saxe, 1794; cing volumes in-8°, publiés par 
Grimoard. 

On a attribué au maréchal un ouvrage intilulé : Mémoire suc 
Vinfanterie ou Traité des légions. Cet ouvrage a pour auteur Dhé- 
rouville de Clay, lieutenant général.. 

Le maréchal recommande pour les exercices la musique ou le 
son des instruments. « Il n’y a personne qui n’aie vu danser des 
gens pendant toute une nuit en faisant des sauts et des hauts-le- 
corps continuels. Que l’on prenne un homme, qu’on le fasse danser 
pendant deux heures seulement sanse musique, et. que l’on voir: 
s'il y résistera; cela prouve que les tons ont une secréte puissance 
sur nous qui dispose nos organes aux exercices du corps et les fa- 
cilite. » Pour convaincre ses adversaires, le maréchal réunit scize 
hommes et seize femmes dans la force de lage. Le hasard forma 
deux groupes. Huit hommes et huit femmes dansérent une partie 
de la nuit au son de la musique; les autres dansérent sans musi- 
que, loin des premiers. Ceux-ci furent brisés de fatigue aprés deux 
heures d’exercice, ceux-la sautérent el gambadérent jusqu’su 
matin, toujours frais et dispos. 

« Je ne suis point pour les grenadiers, dit le maréchal. Cela 
énerve les compagnies du centre. » 

Ce que demande le maréchal pour le tir est exécuté depuis les 
guerres de la Révolution. Il veut la cartouche en parchemin, on la 
fait en carton ct en métal. Le chapitre des Drapeausx et enseignes 
semble avoir été écrit pendant les campagnes de l’Empire. Le ma- 
réchal termine le sujet de la discipline militaire par cette réflexion 
fort juste : « Tout ce que je viens de dire prouve qu'il ne faut ja- 
mais condamner les préjugés sans en avoir examiné les causes. » 

Le maréchal n’est pas pour les villes fortifiées, mais pour de» 
postes retranchés : ... « Il est plus avantageux 4 un souverain d‘‘- 


LE MARECHAL DE SAXE. 2H 


tablir ses places d’armes dans des endroits aidés de la nature et 
propres a couvrir un pays, que de fortifier des villes avec des dé- 
penses immenses, ou d’augmenter leurs fortifications. » Dans ces 
places d'armes, il n’y a pas d’habitants, mais la garnison seule- 
ment. Ce projet se réalisera tét ou tard. 

Noublions pas qu’il a, le premier, demandé le service militaire 
personnel et obligatoire; -insisté pour que les différentes classes de 
la société puissent fournir les officiers de l’armée. Il avait tout 
deviné, tout prévu. 

A peine entré au service, Maurice de Saxe se prit d’une sorte de 
passion pour un auteur militaire de l’antiquité qui écrivait vers 
l’an de Rome 703, et se nommait Onozander. L’auteur, philosophe 
platonicien, cst le premier qui ait envisagé le cété philosophique de 
lart de la guerre. Ce point de vue produisit un grand effet sur 
lesprit de Maurice, qui ne cesse de parler du cceur humain. « A la 
guerre, dit-il, le coeur humain joue le plus grand role, et je ne 
pense pas que personne se soit avisé d’y chercher la raison de la 
plupart des matvais succés; un rien change tout a la guerre, et les 
faibles mortels ne se ménent que par l’opinion. » 

Lemaréchal proclame unc vérité sur laquelle il insiste. « L’homme 
inculte et grossier est susceptible de grandes émotions morales, on 
ne sépare donc jamais impunément l'homme physique de "homme 
moral et intellectuel. » -- 

Le comte Maurice de Saxe mourut au milieu du dix-huitiame 
siécle. Peu de temps aprés sa mort commenca Ja guerre de Sept- 
Ans, et Resbach couvrit d’un sombre voile les lauriers de Fontenoy. 
A la méme époque un écrivain militaire dont la supériorité est 
incontestable, le comte de Guibert, faisait oublier les ouvmee? da 
marécha\ ce-Saxe. 

La Révolation francaise vint & son tour qui effaca crieliement 
les grands souvenirs de la monarchie. 

Alors, la figure du maréchal de Saxe n’apparut, aux modernes 
générations, que comme une image lointaine. 

Prés de la ville de Nogent-le-Roi se trouve un chateau apparte- 
nant aux descendants d’un aide de camp du maréchal. On voit 
dans le grand salon‘un buste donné par lui-méme a son officier. 

La téte est énergique, le regard ferme, mais les traits du visage. 
sont irréguliers et sans distinction; le front bien découvert respire 
lintelligence , tandis que le cou trop développé rappelle un peu 
trop la force physique. Le menton est lourd, les épaules arrondies. 
A tout prendre, ce buste n’exprime pas la beauté idéale. 











242 LE MARECHAL DE SAXE. 


X 


Le maréchal de Saxe nous semble appartenir 4 la race des héros, 
bien plus qu’a celles des grands hommes. 

Le vrai grand homme est carré, c’est-a-dire qu'il a autant de base 
que de hauteur. . 

Les héros, aussi bien que les poétes, se passent de cet équilibre. 

Le génie lui-méme s’affranchit de la proportion exacte entre la 
base et la hauteur. Que de gens de lettres, au séduisant style, que 
d’artistes inspirés, que d’orateurs 4 la puissante parole, que d’hom- 
mes politiques habiles sont privés d’une base égale 4 la hauteur; 
il en sera toujours ainsi, c’est affaire de tempérament ou d’édu- 
cation. 

Cette égalité entre la base et la hauteur se rencontre ‘parfois chez 
les hommes modestes et obscurs qui ne possédent que le bon sens. 
Base et hauteur ont peu d’étendue, pas de développement, mais la 
proportion existe. Dés lors, homme est carré. Napoléon, dans ses 
Mémoires, cite parmi les hommes carrés, Desaix et le prince Eu- 
géne, son fils adoptif; il ajoute, pour ce dernier, que cet équilibre 
qui était son seul mérite suffisait néanmoins pour en faire un 
homme fort distingué. 

Napoléon disait encore : « Il faut qu'un homme de guerre ait 
autant de caractére que d’esprit. Les hommes qui ont beaucoup 
d’esprit et peu de caractére y sont les moins propres; c’est un na- 
vire qui a une mature disproportionnée 4 son lest; il vaut mieux 
beaucoup de caractére et peu d’esprit. Les hommes qui ont médio- 
crement d’esprit et un caractére proportionné réussiront souvent - 
dans ce métier; il faut autant de base que de hauteur; le général 
qui a beaucoup d’esprit et du caractére au méme degré, c’est 
na Annibal, Turenne, le prince Eugéne de Savoie et Frédé- 
PIC il. » 

Le maréchal de Saxe n’était point de ceux-la. 

Beaucoup jouent, en ce monde, les réles principaux qui ne sont 
pas carrés, aussi leur faut-il les feux de la rampe, la mise en scéne 
et tous les accessoires du théatre, y compris l’aide du souffleur. 

On demandait au comte de Canale, qui connaissait la vie du prince 
Eugéne de Savoie, des renseignements sur ce grand général ? « Je 
ne vous donnerai pas le prince en robe de chambre, répondit 


LE MARECHAL DE SAXE. 245 


Canale, mais je veux bien vous le montrer en casque et en cui- 
rasse. » 

Non-seulement le casque et la cuirasse jettent de brillants reflets, 
mais ils ont l’avantage de grandir et d’embellir celui qui les porte. 
Tous les costumes officiels, habits brodés d’or, ou simarres aux 
larges plis, jouissent du méme privilége, tandis que la robe de 
chambre absorhe les rayons de la gloire. 

Nous aurions pu ne montrer le comte de Saxe que revétu de sa 
cuirasse et le front ombragé par le casque. Alors, il eut été admiré 
de tous. Nul ne se serait apercu que la hauteur laissait fort 4 dési- 
rer pour une aussi large base. 

Mais ceci n’est point un éloge, il y faut voir des éléments mis 
par l'auteur sous les yeux du lecteur, afin que celui-ci prononce 
un jugement. 

Nous avons donc montré Maurice de Saxe, tantdt en cuirasse et 
tantét en robe de chambre. 

Ce n'est pas ainsi que procéde l’histoire. Indulgente pour les 
morts, elle se plait & mettre en pleine lumiére les casques et les 
cuirasses, et A cacher, au sombre vestiaire, toutes les robes de 
chambre. 

Le maréchal de Saxe qui manquait de hauteur ne put jamais 
sélever dans les régions supérieures ou l’4me humaine recouvre 
sa liberté. Le sentiment religieux lui étail inconnu, il était privé de 
Ja clarté divine, i] ignorait la puissance de la foi: Si un rayon lu- 
mineux, sorti de l’Eglise, avait éclairé Maurice de Saxe, tout en lui 
se transformait; il planait au-dessus de la terre et montait vers le 
ciel en se purifiant. 

Nous avons vu le comte de Saxe nerveux, passionné, spirituel, 
spontané, d'une bravoure éclatante; mais il ne s’est jamais mon- 
tré 4 nous magnifique comme Turenne, poétique comme Condé. 
Outre la foi, il lui manquait encore quelque chose: il n’était pas 
Francais. 

Iln’était pas Francais, comme ce simple lieutenant de grenadiers 
qui, sans le savoir, était 4 Fontenoy l’écho des croisés de saint 
Louis; il n’avait pas respiré au berceau le souffle généreux parti de 
la poitrine d’Henri IV; ses yeux ne connaissaient pas les rayons 
d'or du soleil de Louis XIV; il dédaignait les proucsses, les élans 
du ceur, les sublimes folies, qui étaient la richesse de nos ancétres. 

Non, il n’était pas Francais, quoique brave et bon capitaine, un 
Francais eut été autrement sage ct autrement fou. 

Nous voici donc en présence d’un homme qui a eu le bonheur 
d'accomplir de grandes actions, de sauver la France 4 Fontenoy, de 


244 LE MARECHAL DE SAXE. 


Villustrer par vingt victoires. Cet homme occupe, dans nos Annales, 
une large et belle place. Il serait injuste de lui refuser le titre de 
héros. e : 

Mais cet homme a des défauts, des vices mémes, qui ternissent 
sa gloire. 

L’historien éprouverait un sérieux embarras pour porter un juge- 
ment, mais le philosophe vient 4 son aide. 

Le bon, Ie vertueux Vauvenargues a écrit ceci, qui sera notre 
conclusion : 


« Il y a des vices qui n’excluent pas les grandes qualités, ef, par 
conséquent, les grandes qualités qui s’éloignent de la vertu. Je 
reconnais cette vérité avec douleur : ... mais non-seulement les 
grands hommes se laissent entrainer au vice, les vertueux méme 
se démentent et'sont inconstants dans le bien. Cependant, ce qui 
est sain est sain, , ce qui cst fort est fort. Les inégalités de la vertu, 
les faiblesses qui l’accompagnent, les vices qui flétrissent les plus 
belles vies; ces défauts inséparables de notre nature, mélée, si 
manifestement, de grandeur et de petitesse, n’en détruisent pas les 
perfections. Geux qui veulent que les hommes soient tout ‘bons ou 
tout méchants, absolument grands ou petits, nc connaissent pas la 
nature. Tout est mélangé dans les hommes; tout y est limité, et le 
vice méme y a ses bornes. » 


Général baron Ansert. 


ANCIENS 


RT 


NOUVEAUX SERVITEURS 





[ 


lu préalable, disons un mot de nos serviteurs d’a présent. On en 
umera peut-¢tre davantage ccux de l’an 1800. La comparaison des 
deux espéces, de l’ancienne et de la moderne, ne peut manquer de 
nous édifier. | 

(2 sont, en effet, des bourgeois au petit pied que les « gens de 
inaison » d’aujourd hui; que dis-je, des bourgeois? ce sont des pa- 
riciens momentanément déclassés, et qui espérent bien que « les 
(enseurs » de la République ne tarderont pas 4 les réintégrer dans 
leur ordre. En attendant cet acte réhabilitatoire, nos serviteurs sont 
lout dans nos maisons, intendants, sommeliers, « officiers de bou- 
cle, » pouryoyeurs et grugeurs, Dieu sait! ct, le cas échéant, in- 
grats! Ils ne sont pas encore des directeurs spirituels; cela viendra. 
(eux la haute et la basse justice sur la maison de ville et sur celle 
les champs, de la cave au grenier, de Voffice au boudoir de Ma- 
dame. Ts ont fait alliance-offensive et défensive avec les fournis- 
vurs de Monsicur, avec les fournisseurs de Madame. Il y a dans 
les traités, entre ces honnétes personnes, tel article secret qui fait 
aller on ne sait o8 un bon quart du revenu brut de la maison. C’est 
bien une autre affaire, quand le maitre de céans est atteint de quel- 
qu'un de ces péchés capitaux qu’on aime 4 mettre en liberté sous le 
loit conjugal, et auxquels le plain-pied convient de tout point. Ah! 
la bonne aubaine pour des servitcurs intelligents et pas trop vé- 
lilleux sur la morale! Il s’en rencontre de tels, "homme et la 





246 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


femme ensemble; association formidable! Aussi la moisson ne 
languit pas. On y fait vite ses orges. Qui s’aviserait de regarder au 
vin et au sucre avec des serviteurs aussi dévoués? On leur a tant 
d’obligation. Ils taillent en plein drap ; cela fait fremir. La maison 
est 4 eux corps ct biens. Le portier ne manquerait pas a les saluer, 
ce qu’il ne fait pas toujours au maitre de la maison. lls leur don- 
nent du Monsieur et de la Madame gros comme le bras. Cepen- 
dant on traite pour le vin, pour le bois, pour l’huile et pour le reste 
avec monsieur Frontin ou avec madame sa femme, et non autre- 
ment. Les enfants de la maison, gendres et brus, sont pleins d’égards 
pour ces deux honnétes serviteurs. Ne leur sont-ils pas quasi col- 
latéraux? 

Dix ans de ce service ont mis nos gens hors de domesticité. S’ils 
restent au dela de ces dix ans dans la maison, c’est par pure con- 
science, et pour ne pas se mettre dans Ie mauvais cas d’étre des 
ingrats. Leur affaire est faite; leurs petits placements sont en bon 
lieu. Les voila en état, Dieu me pardonne, de marchander des 
gendres pour leurs filles. La chance est toujours aux affranchis! 
En effet, ils s’engraissent ct s’arrondissent 4 vue d’ceil dans cette 
manutention universelle; c’est une bénédiction. Maigres ils sont 
entrés, comme la belette; comme elle ils ont peine 4 sortir d’un 
aussi bon endroit, étant « maflus ct rebondis ». On a pour ces hon- 
nétes Frontins des respects que |’Etat n’a pas pour ses comptables. - 
Ceux-ci rendent des comptes, ceux-la n’en rendent pas du tout. 
Bien mieux, quand ils ont eu quelque difficulté avec leur maitre 
ou leur maitresse, et que la place n’est plus tenable, ces pauvres 
gens s’en vont ailleurs munis de certificats de probité qui atten- 
driraient des cceurs de pierre. Aussi est-ce conscicnce de les re- 
cueillir chez soi, et de leur permettre de s’y refaire. ll y a exemple 
de ceci, que je vais relater, et que je donne pour authentique. Deux 
de ces bons serviteurs, unis en légitime mariage, s’étaient retirés, 
au bout de leur dix ans de mercenariat, dans leur province, y étant 
devenus, du fait de leurs économies, propriétaires avec pignon sur 
rue. A quelque temps de la, ils invitérent le fils de leurs anciens 
maitres a4 les venir voir chez eux. Celui-ci, trés-charmé et pas peu 
honoré du procédé, alla voir nos gens sur leur petit domaine. Ils 
lui donnérent 4 souper et 4 coucher. Ils le régalérent bien; ils 
Jui firent manger l’agneau le plus tendre de leur bergerie ; on but 
ensemble du vin du clos, attenant 4 la maison, vin qui n’était point 
méchant du tout. On porta les santés de ces bons anciens maitres 
de Paris. I] n’y eut coin du domaine de ces excellents serviteurs qui 
ne fut visité par leur hdte; la prairic, le petit bois qui y confine, le 
verger, les ruches et les abcilles, la maison avec ses contrevents 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 247 


yerts, le grenier, le fruitier, la cave, tout ccla plein des biens de 
Cérés, de Pomone et de Bacchus. Bref, le fils se montra enchanté 
d’une propriété en aussi bon état. Il en fit tous ses compliments 
aux propriétaires ; et quand il prit congé d’eux, ceux-ci l’obligé- 
rent, 4 peine de les facher, 4 accepter d’eux, pour ses parents, un 
chapon gras de leur basse-cour et un rayon de miel de leurs ru- 
ches. Et vous n’entendez aujourd’hui que gens de maison se plai- 
gnant de ce que la condition n’est plus tenable pour eux, et de ce 
quil n’y a pas d’eau & boire chez le monde d’a présent! 

Les grosses maisons se remettent de ees dégats. Ou il y a beau- 
coup a piller, il reste beaucoup. Et ce n’est pas sans raison que 
le bon Horace a dit des riches de son temps : « Nul n’est riche que 
s'il peut étre volé; » Moliére a dit « sil est un homme volable ». 
Mais les maisons médiocres, qui veulent avoir suisse et marteau 
doré, y laissent toute leur substance. La valetaille les ronge jus- 
qu'aux os, et c’est bien fait. On n’y a l'oeil & rien, comme chez les 
grands seigneurs. On craindrait de se barbouiller les doigts d’encre 
a viser et parapher son livre de dépenses. On n’additionne pas avec 
sa cuismiére, ce qui s’appelle additionner. On approuve. On a des 
magnanimités de confiance qui coutent gros 4 un ménage, et les 
dettes y entrent de toutes parts 4 la suite des grands sentiments et 
du mépris des gros sous. Nos grand’méres n’étaient donc point si 
mal avisées de faire elles-mémes leur marché. Parlez donc a nos 
helles dames de province d’aujourd’hui, 4 nos petites bourgeoises 
a hauts talons d’aller faire elles-mémes leur marché, et de débat- 
tre du prix d’une oie avec l’éleveuse de volailles du village voisin. 
lest vrai que la commére aux oies accommoderait de belle sorte 
avec la langue qui lui pend au gosier ces vilaines marchandeuses 
qui n’ont pas honte de marchander ainsi le pauvre monde; elle 
leur en donnerait pour leur argent. Ah ! c’est qu’en 1800 il y allait 
pour les familles, nombreuses en enfants, et ayant peu d’argent, 
de la provende de chaque jour. Panem nostrum quotidianum ! Jl 
s'agissait, la recette et la dépense balancées, de joindre, comme on 
dit, les deux bouts 4 la fin de l'année. 

Yenons 4 nos serviteurs du temps passé, -quitte 4 nous repren- 
dre, pour le bon de la comparaison, 4 ceux de l’ére présente. 


II 


Ils s'appelaient Jean et Jeanneton tout court, ‘homme et la 
femme. Ils étaient d’aussi bonne pate l’un que l’autre. Tous deux 
3 Jaxvien 1876. 47 





248 ANCIENS EI NOUVEAUX SERVITEURS. 


enfants de paysans, et des plus petits paysans des environs. Ils 
ayaient vécu ef grandi dans le méme village, assistant leurs pa- 
rents dans leurs travaux, allant un peu 4 l’école ef beaucoup aux 
champs, ayant de la lecture autant qu'il en faut ayoir pour lire dans 
le Catéchisme et dans le Paroissien. lls étaient cousin ef cousine, 
issus de germains; c'est partout ainsi en Bourgogne. Comme ils se 
connaissaient bien, et comme les deux chaumines qu’habitaient 
leurs parents étaient contigués, on les avait mariés, & la Mairie 
d’abord, ab lege principium, et ensuite a V'Eglise, dés que la chose 
avait pu se faire civilement et canoniquement. Is n’avaient eu rien, 
de leurs deux cétés, en mariage, je lentends d’écus sonnants ; car 
ce n’est pas rien pour deux gars bien constitués au physique et ac- 
coutumés 4 travailler, que de bons bras, des dents blanches ct 
bien rangées, la crainte de Dieu ef du mal faire et le respect de 
Monsieur le curé. Il y avait encore, en l’an 1800, dans notre chére 
France, de cette bonne paysannerie-la. Jean et Jeanneton étaient 
venus en sabots de leur village pour entrer en condition ches qucl- 
que gros bourgeois de la ville et pour gagner 4 eux deux leur vie 
sur cette terre. Les enfants, s'il leur en venait, et ils étaient cer- 
tains qu'il leur en viendrait, devaient étre laissés & la garde des 
grands parents. Leur curé avait dit, en les mariant, 4 ces deux bra- 
ves conjoints, qu'il y aura toujours des riches et des pauvres ici- 
bas, et que les pauvres sont faits pour dtre au service des riches ; 
qu'il n’y a pot de honte 4 cela, ni de méchanceté a Dieu d’avoir 
arrangé ainsi les choses dés le commencement du monde ; que nous 
avons tous besoin des services les uns des autres ; que tout travail, 
convenablement rémunéx, satisfait 4 la justice divine et humaine ; 
qu’il n’y a que les paresseux et les propres 4 rien qui soieat 4 plain- 
dre; qu’il faut que chacun se tienne 4 sa place en ce monde, et y 
fasse ce qu'il sait faire, et qu’ainsi « les vaches sont mieux gar- 
dées »; que le bien des autres n’est point le nétre, qu’on se damne 
& vouloir se l’approprier par de mauvais moyens, que les voleurs 
sont des voleurs et les gens de bien des gens de bien, et le reste 
du sermon du bon curé que j’ai oublié, et qu’on peut lire tout au 
long dans |’Evangile. Jean et Jeanneton croyaient que leur curé 
leur avait dit vrai; et ils entraient en maison pas plus savants que 
cela, ayant le coeur au travail, l’appétit 4 l’avenant, et beaucoup de 
réyérence pour les personnes « éduquées ». L’homme et la femme 
gagnaient 4 eux deux comme cent écus par an, gros salaire pour 
le temps. Ils ne touchaient 4 cet argent que pour se nipper 4 neuf . 
une fois tous les deux ans. Leurs économies restaient dans les mains 
de leur maitre qui les faisait fructifier. Le banquier de nos domes- 
tiqucs, au temps dont je parle, c’était leur mattre. Aussi ils dor- 


-ANGHINS Bf NOUVEAUX SERVITHURS. 340 


maint bien tranquilles, eux et lour petit argent, sur la pradhomie 
du dépositaire. .Ainsi traités par le pére de famille, ils s’accoutu- 
maien! sans peinc 4 cette dépendance bienfaisante; et l'affection ne 
tarda pas @ naitro de ees honnétes .arrmgoments au moyen des- 
quels ke maitve de la maison faisait son propre sduci des intéréts 
de ses serviteurs. Montrez-vous juste envers les petits; vous forex 
asses pour étre aimé d’eux. Mais si vous pouvez dire bon peur eux 
ef doux, que ne seront-ils pas pour vous? -~ de réponds pour les 
domestiques d'autrefois; je ne réponds pas, Dieu m’en garde! pour 
cour d’anjourd’hui. Ceux-ci ne sent-ils pas messivurs nos égaux et 
cosuffragants, ul partie de la souveraineté populaire? 

dean ct Jeanneton devenaicnt les amis de le famille, des amis 
une fois faits et qui ont conclu marché. Pere, mére, enfants, le 
chion, le chat et le cheval, toute Ja maisonndée était lour chose ; ils 
y evasent attache de propriétairc. ls disaient « vhoz nous », par- 
jant deda maison de leur mattre, et.ils disaient vrai. Ils disaient, 
notre Mireeud (le mom du chien), notre Pisrrat (le petit nom du 
chat}, notre Cocotte (la jument). Ils confondaient tons les prénoms 
de leurs propres cnfants avec ceax des enfants de leur moattre, Ds 
usdiont du méme pronom possessif pour appeler les uns et les aw 
tres. Quand arrivait le temps do la premiére communion pour les 
fils eu pour Jes filles de la maisoti, cos braves pons disaient aux 
voisins : motwe Désiré, notre Charles, notre Gubrielle wa faire sa 
premiére comnsunion. C’étaient quasi eux qui marigignt et dotaient 
les filles de leur maitre. « —- Jo marions note Gabrielle ». Et la 
fille et le futur souffraient ces libertés grandes do Ja part d’aussi 
bons amis de la famille. La fille se-serait fachée pour tout de bon, 
vils eassent dit autrement. Allez donc, sujoard’hui, beaux fils de 
famalle, vous laisser tutoyer pat vos domestiques. Las! vous n’avez 
plus de serviteurs qui vous ont portés dans leurs bras, comme fit le 
centaure Chiron, son nourrissen Achille; vous n’avez chez yous, 
pear vots servir, que des envienx ow des complaisants. Us ont 
tutoyé ves grands péres en 93, quand ils dénongaient, au Comité 
de Salut pablic, cee citoyens mal pensants, et qu’ils so donnaient 
le regal de voir tomber leurs totes. 

Ces facons d’étre des anciens serviteurs crémient, chtre eux et 
leurs matéres, des rapports qu’il est plus factle de regretter qu’il 
n'est facile de les bienfdéfinir. C étatt, de ka part des maitres, un 
cemmandement toujours bénin, jamais sigre wi bourru, ni ple#t de 
fracas, jamais ne sentant son bourgeois mal élevé, son enrichi 
Vhier, son Monsieur Jourdain pestant aprés ce « coquin de tail- 
leur ». De da part des serviteurs, c’étaient wre obéissance vive et 
préverante, une application inquiéte a tout ce qni pouvail plaie a 


ade 


250 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


Monsieur ou & Madame, en un mot, des services qui ressemblaient 
4 des complaisances, tant ils étaient rendus de bon cceur! Jean et 
Jeanneton avaient cent yeux et cent mains pour tout voir et pour 
tout faire dans la maison. Les plus petites choses, ces riens qui 
donnent bon air au logis et contentement aux maitres, étaient mis 
4 fin avec une perfection passée en habitude. 

L’ordre et la propreté et le rangement de ceci et de cela récréaient 
partout la vue. Aucune besogne n’était mal faite ou 4 demi, ou 
faite 4 la grace de Dieu : et notez ce point-ci, car cela ne s’est vu 
qu’en ces dges fortunés, ces braves gens avaient upe vivacité 4 mon- 
trer les dents pour les intéréts de leurs maitres, telle qu’on ne l’au- 
rait pas soi-méme 4 défendre son propre bien. Aussi il n’y avait 
rien a faire dans Jes fournitures avec de tels intendants. Messieurs les 
fournisseurs, enjdleurs des gens de maison, et leurs compéres dans 
la partie, eussent gaté 4 cela leur jolie voix. Le « sou pour livre » 
aux domestiques ne figurait pas encore au budget supplémentaire 
des cuisini¢res. Ces honnétes chrétiennes, dont beaucoup comp- 


_taient sur leurs doigts, faisaient leurs additions devant Dieu, avant 


de les donner a vérifier 4 la maitresse de maison. « Le bien d’autrui 
ne prendras! » Depuis que leur curé leur avait planté dans la téte 
cet article VII des Tables de la Loi, le diable lui-méme aurait perdu 
sa peine a vouloir l’en éter. Aujourd’hui l’arithmétique de nos cui- 
siniéres est toute changée; el quatre et quatre y font dix, depuis 
que tout le monde sait lire, écrire, compter et voter. 

Avec ces amis et ces aides, la maison bourgeoise florissait par 
la confiance qne les honnétes gens ont les uns en les autres, et 
qui est la méme chose que la confiance en Dicu. Maitre et serviteurs 
se gouvernaient par les mémes principes. Ils avaient les uns et les 
autres la méme religion et la méme probité. Ce qui était mal a 
faire, au sens de Monsieur et de Madame, l’était au sens de Jean et 
de Jeanneton. On ne distinguait pas alors ce qui est vilenie 4 des 
muitres d’avec ce qui est vilenie 4 des domestiques. Ces distinctions- 
la sont toutes récentes ; et nous avons aujourd’hui, pour le plus 
grand bien de nos maisons, nos deux casuistiques, la ndtre et celle 
de nos gens. Maitres et serviteurs faisaient donc aussi simplement 
Ies uns que les autres la volonté de Dieu, ceux-l4 en commandant 
avec mansuétude, ceux-ci en faisant les choses avec plaisir et dili- 
gence. Alors le bel esprit, ce sec épilogueur de la divine Providence 
ct de l’ordre universel, n’avait pas corrompu le bon sens tout uni 
de la petite ville et du village, et brouillé dans les cervelles les no- 
tions du bien et du mal. On avait une conscience, ou on n’en avait 
pas du tout 4 l’endroit de la chose d’autrui, ane, vache ou mulet. 
On était un honnéle homme ou un coquin ; quelque chose entre les 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS, 251 


deux, jamais, au grand jamais! Bien moins encore s'était-on avisé 
d’en remontrer 4 son curé sur la théologie et sur la morale. On ne 
philosophait guére passé les commandements de Dieu ; on ne philo- 
sophait méme pas du tout; et ce bon petit monde de nos provinces 
en avait le sang plus frais, l'humeur plus gaillarde, plus de cceur 
a la besogne, et le sommeil plus léger. Le bel esprit en sa propre 
essence, s'il a une essence, est la peste des belles-lettres. De cette 
peste-la on peut se garer en s’enfuyant dans les bois. Mais le bel 
esprit, politique et révolutionnaire, comment éviter cette contagion 
des contagions? Quels monts et quels fleuves mettre entre soi et 
lui! Il est partout, dans la grande ville, dans la petite ville, au vil- 
lage, chez votre fermier, chez votre jardinier. Est Ulubris! Il est a 
Ulubre, oui, méme & Ulubre, ot Horace allait chercher la paix de 
lame, et faire son régal des propos de ses métayers. 

Tous les dimanches, au prone, le curé ressassait 4 ces bonnes 
gens ces évangéliques vérités : « Que tous les hommes sont égaux 
devant Dieu; que nous sommes tous des pécheurs, ayant un besoin 
infini de sa miséricorde, quoique rachetés par le sang de son divin 
Fils; que nous mourons tous, riches et pauvres, maitres et servi- 
teurs, el qu’il nous sera demandé 14-haut un compte exact du bien 
que nous aurons fait chacun dans notre condition, ct aussi du bien 
que nous aurons manqué a faire. » Le bon curé ajoutait pour les 
ietes fortes de l’endroit — ou n’y a-t-il pas de ces aigles de village 
au bee retors? — « que c’est Dieu qui a fait les conditions inégales 
ici-bas, a cette fin que la société humaine subsistat par le travail 
de chacun de ses membres, et par le besoin que nous avons les uns 
des autres. » Et, se donnant carriére dans un si beau sujet, il pas- 
sait en revue les divers métiers de ces braves gens, leur montrant 
combien ces métiers sont nécessaires, et 4 ceux qui les exercent et a 
ceux au profit de qui ils s’exercent. Il disait au charron, mécontent 
d’étre charron et de n’étre quecela : « Si tu n’étais pas charron, il 
faudrait bien que quelqu’un le fit a ta place. Or, de quoi vivrais- 
tu, ayant femme et enfants, si tu ne fabriquais des timons ct des 
essieux? Et si le charretier, ton voisin, ne rompail ses attelages 
une fois toutes les semaines, en forcant la charge, tu serais du ma- 
un au soir les bras croisés 4 regarder tes outils, et ne bougeant 
pas plus que cette souche d’orme. » Il passait a un autre, lui fai- 
sant un raisonnement de la méme force. A chacun la sienne; et 
nul n’avait le mot pour répliquer au curé. Que répliquer, en effet, 
4 son curé, quand on a la foi, et quand ce docteur qualifié des pe- 
lites gens prend a témoin de la vérité de son dire le fils du charpen- 
lier Joseph, N.-S. Jésus-Christ, en qui tous les métiers manuels 
ont été honorés ici-bas et seront glorifiés dans le royaume du Pére? 


259 AMAGNS RT NOUVEAUS SERVIPEURS. 


Aujourd’haa on lat ferait biew voir, & oa bon curd, qu’il n'est: qu'ur 
ane, et que: sa morale est une vicilleria d’avant le Béluge. Hs rair 
sonnant tous,, helas! comnse- des. Aristote, dans nos villages, 4. com— 
macncer par le hedeaw luiwadnae, et son, disciple en philosophia le 
garde ehampétra., Casament nos. chansps et: nos prés seraient-its 
hion gardas? Il faut eraira que le hom Diew y-veille encore un peu 
de sa persenne. 

dean at; Jeannatanm ne savaient pas tautes ces helles chases qu’on 
& depuis apprises & leurs enfants, les: Drotés: de l'homme, les droits 
de la femme, les droits des enfants, le droit de. travailler, le-droit 
de ne rien: faire, In religion naturelle, les neligions positives, un 
Diew pour lea savants, ua autre Diew pour les ignerants, ni:l’un ni 
l'autre pour ceux. qui ne veutent! ni de !’wn, ni de Yautre; l’abomi- 
nable richesse, « lmfame capital; » la monstruosité du mariage 4 - 
deux, Madame qui: ne serait: pas l’épouse de- Monsieur, Jeanneton 
qui ne senait pas la femme de Jean, et Iours cafapts qui ne seraient, 
ni d’ewx, ni & eux; le Lo’ qui conjoins bes épeua sang_les. conjein- 
dre ; Jean qui peut aller 4 gauche, si cela-lud plait, et Jeanneton de- 
méme, sans. qua Jean ni Jeanncter aient le droit de so plaindne l'un. 
de Vautre; le mariage & l’Kglise une: pure farce depuis 89, et la bé-. 
nédiction, nuptiala qui se bénit rien du tout; le baptéme des en- 
fants, wre: simagrée: malsaine, et qui. n'est propre qu’i envhumer 
cos pauvnes petits; le confession una: simple bétise pour nos gar-. 
cons, wa abominable téte-a-téte pour nos filles; la communion, lo 
premiére et les subséquentes,. autant de tours de passe-passe qui. 
rapportend gros, aux gens d’égtise; les derniers. sacrements, une- 
chese des plias, dangereuses pour un homme bien malade, une: ke. 
gubne comédie- de famille, un attentat au: premier chef & kx liberté 
de conseience. du qitoyen eb du contribuable; enfin Yinhumation 
avec pridnes at.eau bémite, une mascarade menée par des farcours 
en chagubie,.ef ua; Manquement public, 4 la majesté de la. nature 
anwnale. La. iéte cit tourng & ces deux bons. chrétiens de towb cet 
afineux galimatias, at il edt. semblé a ces.d4mes simples et «-draites 
comme des raghea » que ¢’était le diable.em personne qui venait leur 
tenir ce damnable langage. Par honkeur, ils niavaicat'parcelle on 
tate de ce vaste savoir. Ils s’étaiont mariés et mis.em eondition bien 
avant que les cing 8 six. philosophes.qui trénent dans nes: celldges, 
et qui soni les plus achalandés da ca temps-ci, nieussent épanché 
les lumiéres, de leur occiput sur teense: millions da: Francais, deve- 
nus 4 leur tour des docteurs in:omni re scibali. | 

Jean. et Jeanngton n’avaient. jaraeis. eatendu: dire par: de-grands 
amis de l’espéce humaine, appelés philanthrepes, que kai et sa 
femme n’étaient point pés pour servis et pour manger le pain de 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 253 


Iesclavage. Ces beaux discours n’auraient point du tout fait leur 
compte. lls trouvaient, au contraire, ce pain-la meilleur que celui 
qu’on mange au village, et ils ne s’en faisaient point de reproches, 
pensant le gagner comme Dieu vettt qu’on le gagne, honnétement, 
ce jour-ci, et puis ce jour-la. Hl ne leur était jamais venu dans lidée 
qu’ils eussent trop d’esprit pour étre des domestiques, encore moms 
qu'ils fussent d’un trop bon sang pour cela. Enfants de pauvres 
cultivateurs, de ceux que le soleil, & son lever et 4 son coucher, 
voit courbés sur leur sillon, Jean et Jeanneton ne se sentaient pas 
du tout humiliés avoir passé contrat, parole d’un cété, parole de 
l'autre, avec un bon bourgeois, fort considéré dans sa petite ville, 
probe, juste, point fier et point vilain, exact et laborieux comme 
eux. [ls savaient que Monsieur était d'honneur avec tout le monde, 
avec ses inférieurs comme avec ses égaux. Cela tenait haut le coeur 
de ces deux honnétes gens ; cela empéchait qu’il ne se ravaldt jus- 
qu’a l'envie; cela les mettait l'un et l’autre de pair, pour les senti- 
ments, avec les personnes desquelles ils dépendatent pour le salaire. 

Avisez-vous donc aujourd hui d’étabiir cette parité des sentiments 
entre vos serviteurs et vous; mettez & le faire tout ce que vous avez 
de bonté dans le eceur; ayez avec eux le commandement net, affa- 
ble, humain; soyez le plus ordinairement familier, et le moins 
qail se pourra impérieux avec ces égaux que vous a procurss la 
démocratie. Descendez 4 leur condition cent et cent fois par jour, 
afin qu’lls la trouvent supportable, voyant qu’elle vous touche et 
qu'elle vous est & souci. Quand ils sont malades, soignez ces corps 
souffrants, sujets aux mémes maux que le vétre et percés des mé- 
mes pointes de la douleur. Soignez-les chez vous, et par les mains 
de votre médecin, autant que cela vous sera possible et que votre 
médecin ie trouvera bien. Distinguez-les fort de vos chiens et de 
vos chevaux, ce que le riche ne fait pas toujours (non sieut equum 
et mulum, dit la Sainte Ecriture); et pensez que vous avez pour ser- 
viteurs des Ames de petites gens, lesquelles valent le méme prix que 
les votres aux yeux de Jésus-Christ. Les vétres, pour étre plus hau- 
laines, 4 cause de leur argent et de leur abondance, n’en péseront 
pas une once de plus dans les balances du Souverain Juge. Pensez 
a tout cela avee vos domestiques, et faites-le naturellement, bon- 
nement, sans étalagé de philanthropie et de fraternits fausse, de 
bassesses égalitaires, et comme des gens laches qui se précaution- 
nent contre les guerres serviles. Acquittez~vous, pour tout dire, en 
brave homme et:en bon chrétien, de vos deveirs de maitre envers 
vos gens, et n’y ravalant rien de la naissance, du rang, de l’éduca- 
tion. Eh bien, vous n’y gagnerez rien, sinon d’avoir mis votre con- 
science en repos, ce qui est bien quelque chose. Vous aurez fait des 





254 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


ingrats, moyen infaillible de faire votre salut. Et savez-vous ce que 
ces bons serviteurs, de l'un et de l'autre sexe, de l’an de grace 
4876, diront de vous, aprés qu’ils auront quitté votre service pour 
cause d’incompatibilité d’humeur — pesez et méditez le propos, il 
est de ce siécle d’universelle littérature et science : — « Aprés tout, il 
n’y a entre Monsieur ou Madame et moi d’autre différence que celle 
de l’argent. » Que chacun donc se mette 4 gagner de |’argent, beau- 
coup d'argent, per fas et nefas, puisque cela seul abolit parmi les 
hommes les inégalités de nature et: de condition; si bien qu’un do- 
mestique enrichi aura aussi bon air, sous son habit noir, qu'un 
gentilhomme. L’argent ne fait-il pas tous les jours d'un officier de 
bouche de grande maison, retiré de l’office et de la panneterie, un 
homme comme il faut, et qui ne donne pas sa fille au premier venu? 
Autrefois c’était le ventre, aujourd’hui c’est le gousset qui anoblit. 
Fi! cette noblesse du gousset vous prend au nez. 

_ Jean et Jeanneton voyaient bien, sans pouvoir trop se l’expliquer, 
par ot toutes les conditions se touchent en ce monde, et qu’étre 
honnéte, chacun pour son compte et 4 son rang, fait la vraie éga- 
lité parmi les hommes. Jean pensait bien ne pas valoir Monsieur 
pour, ]’esprit et pour la conception; mais il pensait bien étre aussi 
honnéte homme que lui. Jeanneton, de son cété, pour ébaubie 
qu'elle fut de l'éducation et de l’air comme il faut de Madame, se 
trouvait aussi honnéte femme qu'elle. Maitres et serviteurs étaient 
les uns et les autres dans le vrai et dans leur naturel. La est le bon, 
la le solide de la vie bourgeoise. Cela, avec des enfants bien por- 
tants et point sots, fait la vraie félicité domestique ici-bas. Tout ce 
qui n’est pas cela, et qui n’en approche pas, est l'enfer dans nos 
maisons. Je l’entends surtout des maisons médiocres. C'est parler 
des plus nombreuses, de celles ou vous n’avez qu'une servante pour 
tout potage, votre femme administrant, sous sa responsabilité pro- 
pre, tout ce qui n’est pas du manger, du boire, c’est 4 savoir la gé- 
néralité des affaires domestiques. Quel mouvement! quelle inten- 
dance effective et de génie! quelle vue d’ensemble et quelles mains 
au rangement des choses! Des mains conjugales et maternelles, c’est 
tout dire. C’est chez nous l’ubiquité de la personne officieuse, enten- 
due, clairvoyante, et dévouée, et de ressource, Dieu sait! Marthe te- 
nait ainsi la maison de son frére Lazare. Notre-Scigneur Jésus-Christ 
n’aurait garde aujourd'hui de reprendre cette vaillante ménagére 
de son trop d’empressement aux choses de la maison. Le Fils con- 
nait et ordonne de tous les temps. Il sait combien les ndétres sont 
difficultueux et durs, et quelle affaire c’est aux particuliers, peu 
ou point rentés, que subsister ct faire subsister leur petit monde 
pendant les douze mois que dure l'année. Il est témoin du mal que 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 255 


se donnent nos femmes pour gérer, sans extravagance ct sans vile- 
nie, le département de l’intérieur, si resserré quant au lieu et Ala 
contenance géométrique, si étendu quant. a la morale et 4 ses ap- 
partenances; et tenez pour certain qu’il loue devant son Pére les ca- 
pacités de premier ordre et les vertus humbles et généreuses de ces 
ménagéres en qui nous nous reposons du nécessaire et de l’honora- 
ble de nos maisons. 

« Ne nous parlez pas de chez vous et des choses de chez 
wous, me dira-t-on; et gardez pour vous ces sept béatitudes do- 
mestiques. » Eh! qu’ai-je 4 garder un secret qui est celui de 
tout le monde, les petites conditions faisant tout le monde, ou 
peu prés? Aujourd’hui qu’on ne nous dit plus de bien des femmes, 
des nétres, au sens légal et sacramentel, et que la « mysogénie » est 
de bon ton partout, au thédtre, dans les romans et dans les belles 
compagnies, est-il donc si hors de propos de faire tomber un petit 
rayon de lumiére (je n’irai pas jusqu’au nimbe des saints du para- 
dis) surles honnétes fronts de ces bonnes gardiennes et économes 
de nos cinquiémes étages? Il n’est pas d’une absolue vérité que les 
werlus d'espéce théologale les plus éminentes sont les plus haut 
perchées et les plus petitement casées. Encore est-il qu’on les ren- 
coutre le plus communément sous ces bas plafonds et chez les gens 
qui n’ont pas du temps de reste pour lire des romans, et de l’huile 
4 braler dans ces veillées et corruptéles de l’imagination. Savez- 
wous, en effet, pire ignominie au monde que des maitres et des do- 
mestiques vivant sous le méme toit, et se haissant ou se méprisant 
les uns les autres ? Et qu’en doit-il étre, grand Dieu ! quand vous étes 
vous ef yos gens, compéres et compagnons dans le plain-pied des dé- 
régiements? Il n’y a pas pire ravalement de la qualité de maitre ou 
de maitresse de maison : et, sans compter la finance et le bien des 
enfants qui s’en va par toutes ces trouées faites au régime dotal ou 
de communauté, n’est-il pas vrai que, vous maitres, vous voila 
tombés 4 la condition de vos domestiques, ct eux haussés jusqu’é 
la maitrise de céans? C’est du beau! Et vos Télémaques, ces éphébes 
de dix-sept 4 dix-huit ans, que vous avez encore chez vous, sous le 
foit paternel et maternel, ne vous dites-vous pas leurs Mentors? 
Eh! oui; et méme on vous entend de chez le voisin les reprendre 
d'une voix tonnante, comme le vieux Chremes de la comédie de 
Térence, de leur inconduite et des esclandres qu’ils font hors chez 
Yous, quand pas chez vous. Comme cela vous sied bien! et les jo- 
lies réponses que cela vous attire de la part de ce fils grondé, a qui 
yous vous permettez, en votre qualité de pére, de demander pour- 
quoi il rentre si tard 4 la maison, et d’ou il vient : « Eh! je viens 
de chez belle-maman.» On sait ce qué ce « belle-maman » veut dire. 


256 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


III 


Jean et Jeanneton quittaient leurs maitres, quand }2 mort avait 
donné congé aux hétes du logis. Alors ils n’avaient plus rien 4 faire 
pour le service de Monsieur et de Madame. Ils avaient ¢té fidéles 
a leurs maitres jusqu’a Pheure qui rompt tous les eontrats; ils 
avaient été tidéles méme passé cette heure, quand nous ne sommes 
plus qu’un objet insensible devant lequel ceux de notre sang vien- 
nent s’agenouiller, la face baignée de pleurs. C’étail Jean qui avait 
enseveli son maitre, Jeanneton sa maitresse. Avee quels sangiots, 
avec quelles mains pieuses et attentionnées, s? cela peut se dire de 
ce dernier office ! C’était bien en effet le dernier office dont ils 
 s’acquittaient envers leurs maitres; et ils voulaient que la chose 
fat bien faite, et an gré de ces chers morts, qui devaient les en 
louer devant Dieu. Qu’on me permette, c’est ici le hew de confir- 
mer mon dire par deux exemples de cette dévotion aux morts, telle 
que les bons serviteurs s’entendaient 4 la pratiquer. J’ai été le 
témoin de ces deux actes de piété touchante; et je ne saurais dire 
lequel des deux m’a le plus ému. Deux vieilles domestiques, de la 
_ yvace, hélas ! bien finie, des Jeanneton, avaient vu mourir leur maitre, 
Vune au matin, l’autre & la tombée du jour. Dieu fait sa grande 
visite chez nous 4 Pheure qui lui convient. Lune, aceablée du 
coup, et se préciprtant sur ce lit o8 son bon maitre (elle avait été 
quarante ans 4 son service) venait de passer, suffoquait dans les 
sangiots, et poussait des cris & en avoir la poitrine rompue. C’était 
pitié de la vow et pitié de )’entendre. La douleur avait mis notre 
vieille Catherine comme hors d’elle ; et tout en criant au ciel, au 
bon Dieu, qui avait maudit la maison, la pauvre désolée contrnuait 
2 accommoder son maitre sur son oreiller, comme s’il edt été 
vivant. Elle essuyait avec un linge ce front et ces lévres encore hu- 
mides des sueurs froides de l’agonie, et elle ne pensait pas 4 fermer 
ces yeux tout grands ouverts, ces yeux des morts qui ne voient plus. 
Elle s’abandonna ainsi 4 sa douleur jusqu’s l'heure de midi, age- 
nouillée contre le lit du défunt, et y appliquant sa face trempée de 
larmes. Soudain, par je ne sais quel effort de ce voutoir énergique 
des gens de campagne, cette brave fille, le prenant de haut avec ses 
aceablements, se remit sur ses vieilles janvbes ef s'éeria: « Ce 
n'est pas tout ¢a ; 11 faut faire ce qu’il faut faire. » Elie voulait dire 
qu'il fallait songer a la derniére tolette de son maftre, ef que cela 
la regardait, ne regardait qu'elle. Et la voila cherchant ici et 1a, 

















ANCIENS. ET NOWVEACI SERVITEURS. 7 


dans maint tiroir, le peu de nippes dont les défunts ont besoin pour 
étre décemment inhumeés en terre sainte. Elie ne voutut pas que 
personse atre qu'elle touchdét 4 son maitre et lui vint en. aide dans 
cette affire derntére de son service ; et elle la fit bien, comme elle 
n'avait jamais maamqué 4 bien faire tout ce: qui était de son ressert 
dans la maisen. Ces Ames-la, il yen a peut-étre encore quelques- 
unes eg ca mende, sont sans littérature, comme dit le Psalmiste, 
Ego noe cogneovs. liiteraturam ; mais combien elles sont savantes 
dans les choses de Dieu ! Et qu’auprés d’elles nous avons donc de 
bel esprit et de pasidlanimité paienne, quand il nous faut recevoir 
chez nous Ia mort, cette visiteuse de qualité, et la traiter avec tous 
les égards qua hu sont dus ! | 

Lawkre servante, Marianne, était en service chez des maitres en- 
core jeunes, et chez lesquels eble comptait bien faire un long éta- 
blissemens. EHe était aussi: affectionnée 4 la personne de Madame 
qua celle do Monsieur. Le fait vaut la peine @ dtre note, et je le note 
a cause qn’il était rare, méme en cet Age d’or de la domesticrté de 
province. Monsieur: vint 4 tomber malade. Le médecin reconnut, A 
$a deuxiéme visite, que le cas était grave. Il avait affaire 4 Pune de 
ces fiéwes typhoidales ou putrides, comme: on les appelait alors, 
et quz ne pardonnent guére. Il ne remit pas & dire & Marianne tout 
ce quil pensait de }'état de son malade. Hl prit temps pour en 
aviser Madame; la maladie lui paraissait.devoir trainer. Les choses 
Se passérent comme il I’avait prévu. Le malade languit pendant six 
semaines, avec ces alternatives du moins mal et du pire, qui ne 
laissent pas, cousme on sait, nos pauvres cceurs tranquilles une 
minute seulement. Pour nous comme pour netre malade, c’est 
entre. vie e@ mort. Marianne souffrait ce tourment en personne 
gui ava pris tout pour ellc ; et quand Madame, un peu plus a 
lespérance ee jour-ei, elle qui hier se désespérait, demandait 4 
Marianne ce qu'il lui sembisit du malade-: « Madame n'est pas rai- 
sonnable de sa tourmenter ainsi; la nuit n’a pas été mauvaise ; 
Nonsieur me- s'est réveaklé que deux fois, ume fois vers minuit, et 
une autre sum les cing heures du matin pour me demander 4 boire. 
Madame exoit-elle: que cola fasse du bien & Monsieur davoir ainsi, 
devant lui, des figures de l’autre monde? Eh |’on revient de loin 
dans ces maladies-la! Voyez M. X...., notre voisin, il a été bien 
plus makade que Monsieur, ct si longtemps! Les médecins ont déses- 
peré de lui pendant six semaines ; ch bien, le bon Dieu |’a remis 
tout dowcemens sum ses pieds, J’ai dans l'idée qu’il fera de méme 
pour Nomsiewr, Madame et moi nous !’en prions tant et la bonne 
Sainte Vierge aussi!....» Marianne disait 4 Madame toutes sortes de 
choses comme ¢elles-li, qu’on trouve dans le: trésor comuzun des 


258 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


consolations humaines, et qui, nous étant dites par de bonnes gens 
et sur ce ton de bonne humeur, n’en ont pas moins leur petite 
vertu réconfortante. Marianne faisait la personne rassurée ; au fond 
elle ressentait les mémes angoisses que sa maitresse, et de pires. 
Car le médecin, 4 qui elle ouvrait la porte chaque matin, et qu'elle 
informait ou questionnait pour son propre compte, ayant soin de 
le retenir dans le corridor d’entrée, ne lui cachait rien de l’état du 
malade et du peu que, luidocteur, il en espérait. Marianne lui avait 
dit les choses de la nuit telles qu’elles s’étaient passées, et non pas 
telles qu’elle les avait contées 4 Madame. La catastrophe était immi- 
nente; Marianne la voyait venir, et quoiqu’elle eut mis, la simple et 
pieuse fille, tout son coeur entre les mains de Dieu, elle n’en sentait 
pas moins ce coeur se fondre et s’en aller a la seule pensée du coup 
qui allait accabler sa maitresse. Elle n’attendait rien de bon d’elle- 
méme; comment soutiendrait-elle Madame dans cette passe 
affreuse ? Un matin, c’était un de ces tristes matins d’octobre, la 
maison, tendue de noir, était ouverte & tout le monde. Y venait qui 
voulait s’agenouiller devant le corps de ce trépassé, et jeter de ]’eau 
bénite sur ce cercueil. Coutume chrétienne, touchante partout et 
qui nous parle de la vie éternelle, mais nulle part plus touchante 
que dans nos petites villes de province. Beaucoup de campagnards, 
vétus de noir et endimanchés pour la cérémonie, entraient dans la 
maison, et pénétraient jusque dans les chambres les plus intérieures, 
vides et muettes comme le sont des locaux 4 louver. La table était 
mise dans la salle 4 manger, grand couvert, nappes et servicttes 
toutes blanches. C'est le festin que le défunt donne, le dernier qu’il 
donnera, 4 ses parents et amis de la campagne, qui sont venus de 
loin pour lui rendre les derniers devoirs. Il veut qu’ils soient bien 
traités, et que rien ne fasse faute aux hétes du jour des obséques. 
Ils se sont dérangés pour venir lui rendre ces derniéres civilités. 
La pauvre veuve, abimée dans sa douleur, se tient dans sa chambre 
« d’en haut ». Elle se lamente et prie. Elle a voulu qu’on la laissat 
seule aux pieds de son crucifix. Or, pendant que tous ces tristes 
invités se rassemblent dans la chambre du mort et dans les piéces 
adjacentes, et que chacun s’y cantonne, s’entretenant du défunt qu! 
avait été le meilleur des hommes, un grand cri se fait entendre avec 
ces mots que je n’oublierai de ma vie : « Mon Dieu, mon Dieu, Ie 
tonnerre est tombé sur notre maison. » C’était la pauvre Marianne 
qui, tout en faisant son office de cuisiniére et attisant le feu de 
ses fourneaux, se lamentait sur son mattre défunt, et poussall 
cette plainte si vehémente et si vraie. Les petites gens, qui ont le 
ceeur bon, le répandent ainsi au dehors; eux seuls, A force détre 
naturels, rencontrent des images qui égalent en terreur ces épou- 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEDRS. 259 


vantables catastrophes qu'il plait 4 Dieu de faire éclater 4 son 
heure, sur notre toit et sur nos tétes. La bonne Marianne n’avait 
cerles jamais lu Bossuet, quoiqu’elle fat comme lui de la province 
de Bourgogne ; elle ne savait méme pas qu’il existét un Bossuet en 
France; et pourtant elle avait trouvé, elle aussi, sans y penser, 
croyez-le bien, la nouvelle qui retentit comme un coup de tonnerre : 
«Madame se meurt, Madame est morte. » C’était son bon maitre 
qui lui avait manqut tout 4 coup comme Madame avait manqué a 
Versailles ; et je ne mets pas de différence, pour ce qui est du na- 
turel, entre ce grossier esprit et le génie de Bossuet. Le cri de ma 
vicille servante est un cri sorti de la nature humaine tout autant 
que celui des gens de Versailles; et tenez pour certain que Bossuet 
a entendu cela chez quelqu’un de grande ou de petite condition, et 
quil n’en a rien perdu. 


IV 


Nous ne sommes donc plus aujourd’hui le méme genre humain, 
ni les mémes enfants d’Adam que nous étions hier, puisque nous 
navons plus chez nous ni Jeanneton, ni Marianne, ni Catherine, 
que dis-je? pas méme la coiffe d’une de ces servantes du bon Dieu ! 
Nous avons mieux qu’elles, il est vrai : nous avons des demoiselles 
portant chapeau et falbalas. Ce sont mesdemoiselles ceci, mesde- 
moiselles cela, filles de gros électeurs pour le peuple, ruraux ou 
suburbains, eux-mémes éligibles de par le suffrage universel. Ce 
ne sont point des servantes quc ces demoiselles ; fi donc; ce sont 
des personnes libres, des ingénues qui, moyennant finance et bonis 
spécifiés en un contrat synallagmatique, condescendent 4 demeurer 
chez yous pour autant de temps qu’elles s’y trouveront bien, a pré- 
parer et partager votre nourriture, 4 cuisiner a leur gout toujours, 
au votre quelquefois, 4 faire le gros des ceuvres serviles, j’entends 
ce que leur complexion leur permet d’icelles, et ce qui ne leur en 
est pas interdit par le médecin, directeur de leur santé ; auquel cas 
elles stipulent qu’on leur donnera des aides et des sous-aides, 4 sa- 
voir: layveuse de vaiselle pour lcs jours fériés of vous avez un 
ami, deux au plus, 4 diner, et le concierge en habit noir ct en cra- 
vatte blanche pour servir a table, un frotteur qui soit de matin, et 
qui sur quatre chambres en fasse trois, le parquet, les lits et le 
meuble compris ; le commissionnaire du coin de la rue par lequel 
les chaussures seront décrottées, expurgées et cirées dés l’aurore, 
en toutesaison, et cela sur le palier de l’appartement, afin que l’odo- 


260 ANCIENS ET NOUVEAUZ SERVITEURS. 


rat de la cuisiniére n’en soit point offensé; le m&me comtmission- 
naire par qui le bois, te charbon ct le vin, dans les jours de 
«presse », malheureux vin! seront apportés de la cave au cin- 
quiéme, metre perchoir ordinaire 4 nous les oiseaux perchewrs de 
la petite ,bourgeoisie; enfin, toute une nafion de fournisseurs 4 
portée dela main, boucker, boulanger, épicter, fruitiére principa- 
lement; et, par stipwlation expresse, la fruitiéve ci-prés demiciliée 
ct gui tient verdure de touie sorte, poissons méme et coquillages, 
épargnera, du fait méme de la proximité, 4 nos culsimiéres, pe- 
tites snarcheuses dans leurs bottines 4 talons, 1a corvée fatigante 
d’aller jusqu’au marché on ic poisson et les herbes lcur seraitent 
livrés” plus frais et 4 meilleur compte. Mais la plupart du temps la 
fruitiére est une parente, ume issue de germams, venue dans 14 
capitale pour y faire affaire, établie depuis peu, ce que nes bonnes 
ne manquent jamais de nous dire, et qui a besoin d’étre encouragée 
dans ses commencements. Or, qu’on veuille bien mesurer les dis- 
tances & vue de pays qui séparent les producteurs, horticul- 
teurs’ou poissonniers de la fruitiére de Paris leur intermédiaire 
auprés de nos petites bourses; et l’on aura une idée de ce 
qui s’écoule de notre finance par les honnétes mains de nos 
cuisiniéres dans les honnétes marns de ta fraitiére. Mais ce sont 
néoassités attachées a l'état de civilisation parfaite dont nous 
jouissons. li faut les subir ou n’étre pias de son temps. Et comment 
vouler-vous avoir des gens a vous, je ne dis pas dévoués 4 vos per- 
somnes, qui parle de dévonement aujourd'hui? mais des gens tout 
bonnement 4 votre service, quand vos architectes se disputent le 
mérite de vous hes giter? N’ont-iis' pas imagimé, ces Vitraves des 
temps épicuriqucs, de mettre nos serviteurs beaucoup plus chez 
cux que chez nous, ct dc leur accommoder de petits privés sous les 
combles de nos matsons, 4 des altitudes qui se perdent dans les 
nues ? Ces galeries aériennes s’appelient « des chambres de domes- 
tiques ». Elles sent toutes séparées les unes des autres par des 
cleisons ; c'est bien le moins, et foutes correctement momérotées :- 
de sorte que si vous avez affaire 4 votre domestique, male ou du 
sexe, pour quelque alarme de nuit, c'est d'un numéro que vous 
avez 4 vous réclamer, et non pas d’un serviteur. Rien de plus mé- 
thodique et de plus 41a main que ceta, j’en conviens ; mais quoi 
de plus sec et qui sente moins son humaine assistance? Et n’est-cc 
pas'ene pitié que vous, pére ou mére, s'il arrive mal dans fa nuit 4 
votre cher jenfant, il vows faille grimper demi-vétu Yescalier mal 
sisé par'oul l'on accéde & ces hauteurs, et appeler 4 votre aide l’un 
desfnuméres du dertoir des gens de maison? Et les moeurs de cettc 
_crtéldes Oiseaux d’Aristoplane, qu’en dirai-je que vous ne sachicz 


ANCIENS ET NOUVBAUX SERVITEURS. 261 


aussi bien que mol? — Je ne nomme ni ne dénonce. Mais-la haut 
perchent bien du monde de ]’un et de l'autre sexc ; et le diable qui 
voit tout aurait gros 4 nous en conter sur ce district de son vaste 
empire. La-haut les gens de maison sont tout 4 fait chez eux et 
entre eux; ef vous, maitres et maitresses de maison, vous n’avez 
absolument rien a voir par 1a. Les lieux, les personnes, et les us et 
coutumes de ces casernes sont hors de votre police. Vos gens y 
jouissent britanniquement de habeas corpus. Ils ont leurs petites 
et leurs grandes réunions comme vous les vdtres ; c’est de dix 
heures 4 minuit et au dela qu’elles ont lieu. On s’y donne soirées; 
le lunch, les causeries, les jeux et les ris, rien n’y fait faule. A 
chacun son tour de se divertir en ce monde. Les maitres pensent- 
ils pas qu’a eux seuls i] est permis de se donner du bon temps ? Ce 
que l’on dit de vous la-haut, ct comment ces bonnes langues, males 
etfemelles, vous accommodent, vous Je devinez bien un peu. Ah! l’on 
vous passe au crible ; tencz-le pour certain ; et s’il reste de vous 
gros comme mon petit doigt de bon dans le creux de la main de 
vos gens, c’est, n’en doutez pas, que vous étes, Madame ou vous, 
cent et cent fois bons devant Dieu et devant les hommes. Que dis-je, 
je vous tiens pour des personnes canonisables. 

Dans nos petits ménages, ot l’on se ramasse comme on peut, 
pere, mére et enfants, la domestique a beaucoup 4 faire, étant seule 
aux gros ouvrages de la cuisine, de l’office et de l’appartement. 
Nous subsistons de ses ceuvres; nous vivons de son bouillon quel 
qu'il soit, bon ou médiocre. Ml n’est pas jusqu’é nos santés et a 
notre humeur qui nc se trouvent bien de la propreté et du savoir- 
ranger qu’elle déploie aux plus petites choses du dedans. C’est une 
bénédiction qu’avoir chez soi un tel sujet. Pour les petits censi- 
taires une domestique de cette étoffe-l4 vaut toute une hygiéne. 
Aussi nous sommes pour elle pleins d’égards. Nous prenons garde 
a ne la surmencr et 4 ne l’excéder en quoi que ce soit. Nous lui de- 
mandons de faire le di de sa charge, et de tenir ses engagements, 
Voola tout. Pas de tache surérogatoire ; pas de ceci, pas de cela qui 
n'a pas été stipulé entre les partics contractantes, et que des mai- 
tresses tracassiéres, dures, de foi punique, et fertiles en sous- 
entendus, ont pris sous leurs bonnets, et qu’elles ont inscrit au cha- 
pitre des corvées imprévues. Nous nous ingénions 4 la faire aider, 
4 lui procurer des suppléantes en cas de maladie ou de simples va- 
peurs. Notre médecin vient pour elle comme il vient pour nous. 
Navons-nous pas un intérét de nature et d’humanité a ce qu’elle se 
porte lec mieux du monde? Si l’anémie la prend, — ces filles de 
villageois ne se mélent-elles pas elles aussi de devenir anémiques 
chez nous? — nous la renvoyons se refaire chez ses parents, dans 


262 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


lair de son village. Refaite et « reconstituée », c’est la science 
qui dit cela, nous la reprenons avec nous. Elle a de bons gages, 
les gages d’aujourd’hui ! et je ne sais combien de revenants-hons, 
légitimes ou d’occasion. Pour peu qu'elle économise, et la chose est 
faisable, méme 4 Paris, clle aura avec son petit argent 4 elle du 
quatre pour cent ou des obligations de la Ville de Paris. Nous Tui 
recommandons fort l’épargne, et de songer tout doucement a Ia 
vieillesse qui viendra. Encore un peu, 4 la maniére dont nous Ia 
traitons, elle sera des nétres, si elle veut bien faire vie qui dure 
chez nous. 

Eh ! bien, i! n’en est rien. Ces maudits combles nous l’ont gatée 
en moins de deux ans. On l’envoyait se coucher de bonne heure, 
afin quelle edt toule la nuit pour dormir. On lui octroyait, autant 
que faire se peut dans nos ménages petitement outillés, tout le 
repos dominical. On avait des bontés pour elle, des bontés pour les 
siens, sceurs et beaux-fréres, neveux et niéces, et autres consan-— 
guins qui la venaient voir, et qui la louaient d’dtre parmi les mieux 
loties de sa condition. Un beau jour, sans rime ni raison, l'ingrate, 
— c’est le nom quelle mérite et je n’en rabats rien — manque gra- 
vement 4 sa maitresse, et lui met le marché a la main. On lui donne 
ses huit jours ; c’est fait ; elle nous quitte: et cequ’on a de mieux 
4 faire en pareille aventure, c’est d’dter de sa mémoire les ingrats— 

C’est 1a, n’en doutez pas, sous ces combles, que les meilleurs de 
vos serviteurs se perdent irrémissiblement, ou qu’ils commencent. 
a tourner 4 mal. Ils n’ont pas plutét donné un tour de clef 4 la porte: 
de votre escalier de service ct escaladé ces quinze marches tor- 
tueuses, qu’ils ne sont plus ndétres. La ils s’incitent les uns les au— 
tres 4 prendre en haine leur condition, 4 maudire les cuvres ser— 
viles, qui sont autant selon les vues de Dieu que la maitrise du pére 
de famille. On se promet de faire 4 son tour la loi 4 Monsieur et & 
Madame, et de la leur faire dure et judaique. Ces temps-la sont 
proches ; il n’est que de patienter un peu. Eh! lequel des petits 
censitaires, mes égaux,.me démentira, si je dis que la moitié de 
notre bonheur domestique et de notre solidité au temporel est re- 
mise aux mains de nos serviteurs? Le fait est d’antiquité patriar- 
cale. Amis ou ennemis chez nous, c’est l’un ou l’autre. Amis, cela 
se déclare aux premiers mouvements qu’ils font chez nous, quand. 
cela n’est pas comme étalé sur leurs honnétes visages. Ennemis, 
Jaissons-les faire un peu pour voir. Les orcilles du loup égalitaire 
ne tarderont pas beaucoup 4 poindre sous le chapeau galonné ou 
sous la coiffe. Ils appellent servitude avoir une chambre 4 eux chez 
nous, un bon lit avec sommier, matelas et le reste, manger do 
méme rot que nous, boire du méme vin que le ndtre, ou il s’en faut 











ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS, 265. 


de si peu, user des mémes blanchisseuses et pour le gros et pour 
le fin, étre traité parles concierges quasi avec les mémes égards que 
ceux-ci ont pour nous, quand il ne s’y joint pas quelque chose de 
plus. Et les gages que l'on sait, et les étrennes et autres menues 
épices attachées & la charge! J’en perdrais l’haleine a les dénombrer. 
On leur a chanté sur tous les tons qu’ils sont nos esclaves. On leur 
a fait gober cette bonne hablerie socialiste. Les pauvres esclaves, 
en effet! Regardez la piteuse mine qu ‘ils font chez vous, leur con- 
tenance abattue, leurs prosternements sur votre passage, et ces bras 
chargés de chaines, et ces pieds meurtris par les entraves, manicis 
et compedibus, et ces cous affreusement pelés. Voila les victimes, 
c'est eux; et voici les bourreaux, c’est nous, nous, le patriciat vo- 
luptueux et cruel de ce dix-neuviéme siécle. Ma domestique et vos 

gens sont bien a plaindre,.n’est-ce pas ? 
lls ne nous aiment pas; c’est le plus effectif de leurs sentiments. 
Comment nous aimeraient-ils sur les portraits qu’on leur fait « du 
bourgeois » et de «la bourgeoise » surtout? ils ne nous aiment pas; 
comment cela serait-il? Ils ne prennent méme pas le temps d’es- 
sayer de la chose. Ils ne restent plus avec nous, qui sommes quel- 
quefois de bonnes gens, et des maitres justes et humains. Ils ne font 
que passer par chez nous, parce que tant vaut pour -eux la place, 
tant nous valons a leurs yeux. Ils nous pésent au poids de leur sa- 
laire. Chaque jour ils nous discutent chez le boulanger, le boucher, 
la fruiti¢re, prenant ces honnétes fournisseurs pour juges de ce que 
nous valons ou ne valons pas. Ils parlent de nous comme les gens 
de Bourse parlent de leurs clients, et dans Ics mémes termes : 
«M. un tel vaut tant au parquet; il ne vaut pas plus. » A parler vrai, 
ils essaient, ils goutent de nous; nous sommes a ces gourmets ou 
de la piquette ou du bon vin. Au lendemain du jour ot ils sont en- 
trés chez nous, quand ils sont encore tout feu et flamme et toute 
perfection, ils commencent 4 négocier sous cape, comme le bon roi 
Louis XI, 4 cette fin de nous lacher pour meilleur payeur que nous. 
Cela s'appelle en argot socialiste, « écrémer le bourgeois ». Nous ne 
tardons pas 4 pressentir la défection. Tout le logis s’en ressent. La 
femme de chambre de madame tourne 4 l’aigre. Elle a ses nerfs en 
habillant sa maitresse ; elle s’y prend tout de travers, et les rubans, 
et les agrafes, et toutes les maniéres d’ajuster ceci et cela, de cra- 
quer, de se brouiller dans les mains enfiévrées de l’attifeuse. « Mon 
Dieu, Aglaé, que vous étes donc maladroite aujourd’hui! Rien ne 
vous tient dans les mains. » Notez cet « aujourd’hui » qui adoucit 
beaucoup le reproche: aujourd’hui, ¢’est-a-dire ce n'est pas cour 
tume a yous. « Mais madame, j’y fais de mon mieux ; ce n’est pas 
ina faute; et, d’ailleurs, si madame n’est pas contente de mes ser 

25 Jaxvien 1876. 18 





264 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


vices, elle n’a qu’é le dire. » — « Aglaé, c'est tout dit ; vous cher- 
cherez une place. » Ne pensez pas que ce soit la un coup de téte 
d’Aglaé. Non, la chose s’est faite avec préméditation, et aprés en 
avoir délibéré avec le bon petit monde o& 1a maison de Madame se 
fournit. Suis-je pas dans le vrai et dans Ie réel des choses domesti- 
ques d’a présent ? — Et Baptiste le valet de chambre, et Emile le 
cocher, et Adrien le valet de pied — chez ceux qui ont affaire a 
tant dé gens! Et Martine, la cuisiniére! Ah qu’elle est dégénérée de 
son arriére-grand’mére la Martine de Moliére! 

Ce n’est rien pour les grosses maisons que ce perpétuel roule- 
ment du personnel des serviteurs. Elles’s’en donnent la comédie ; 
et comme on y a de quoi se payer ce divertissement,.on ne regarde 
pas beaucoup 4 la dépense et aux feux des comédiens. Mais chez 
nous ce sont révolutions qui sans cesse recommencent et qui 
jamais n’ont de fin. Dans nos petits gouvernements, avec nos bud- 
gets de rien, ces chassés-croisés des fonctionnaires auxquels est 
dévolue l’anse du panier nous ruinent pour tout de bon. Faites- 
vous montrer les écritures de nos ménagéres, des plus fortes en 
arithmétique bourgeoise, et vous verrez 4 combien leur reviennent 
en sous et deniers ces révolutions de cuisine, et ce qu'il leur en a 
couté pour avoir essayé dans l’an du génie de trois ou quatre 
faiseuses 


V 


Comme jl fail bon revenir de ces modernes a nos anciens, 4 Jean 
et 4 Jeanneton !: 11 semble que vous reveniez 4 un meilleur genre 
humain. Les affaires de la succession réglées entre les enfants, 
ceux de ces enfants auxquels la maison paternelle restait lais- 
saicnt Jean et Jeanneton libres de demeurer avec eux, ou de se 
retirer dans leur ménage, pourvu que.ce fit dans la rue la plus 
proche. Le plus ordinairement les deux vieux serviteurs restaient 
avec les enfants. Ils ne leur étaient point 4 charge, ayant les petits 
revenus de leurs gages accumulés, et de plus la part des bons ser- 
viteurs au testament de leur maitre. Aprés avoir blanchi au service 
des parents, ils devenaient les hdétes et quasi les commensaux des 
enfants. Je sais de ces enfants-la vivants et ayant pignon sur rue 
(je mentionne la chose 4 Vhonneur ou a la décharge du temps pré- 
sent), qui ont bati pour eux et pour les vieux domestiques de leurs 
parents. Les bons fils, que Dieu nous en conserve la lignée! ont 
voulu avoir sous leur toit leur Jean et leur Jeanneton qui les ont 
regus au monde et portés tout petits dans leurs bras. On a surhaussé 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 265 


d'un étage la maison, propriété de'J’ainé de ces bons fils ; ils y sont 
tous logés les uns au-dessus des autres, disons plutét les uns con- 
tre les autres, péres, mitres, enfants ef l’aieule vénérée, qui ne se 
sent pas vieillir, ayant aver elle tous cevx qu’elle aime et qu’elle a 
mars 4 leur gout et au sien. Locataires et consanguins sous le 
méme toit, 4 Paris! Est-il un fait de cohabitation plus rare et plus 
enviable en ce temps si; difficile de contiguité des corps et des es- 
prits? Les deux serviteurs émérites de cette famille « d’avant la Ré- 
Yolution » ont leur appartement 4 eux, s'il vous plait, dans la: 
maisen de leur's maitres, avec palier 4 eux, et sonnette, et un pail- 
lassén pour s’y essuyer: les pieds. Ils ont leur monde qui les vient 
visiter, et qu’ils vont visiter 4 leur tour. Ils restent chez eux les 
lundis; et, dernier trait 4 la peinture de ces meeurs d’avant 89 a 
jataais regrettables, .ils n’ont pas cessé pour cela d’étre de leurs 
deux personnes dévoués a leurs maitres et aux-fils de leurs maf- 
tres, tout comme.par Je passé, avec des jambes un peu moins agiles, 
aiteadu leur grand age. Ils gérent les petites affaires de leurs mai- 
tres heaucoup maeux que-ne le ferait.Je plus entendu et le plus hon- 
néte des intendants. Tout le. contentieux de la maison leur passe 
par les mains, et les loyers, et les fermages, et les approvisionne- 
ments de fond. Ils excellent 4 débattre les prix avec les marchands, 
ne se laissant faire sur.rien par ces honnétes marchands, arrétant 
aveo eux un prix de..., et n’en démordant pas..Qn les tromperait 
plutdt eux, acheteurs pour leur propre compte, qu’on ne. Ics trom- 
perait faisant pour Monsieur ou pour Madame. Je n'ai pas pris dans 
les catégories d’Aristote ces vertus, les derniéres sans doute que 
nous verrons ! des bons serviteurs retraités et rentés. Je les ai prises 
lout a cété de moi, sur le palier de mon cinquiéme. Notre grand 
pére Abraham, s’il revenait dans ce monde d’aujourd’hui, si peu 
biblique! reconnaitrait pour siens ces bons maitres et leurs servi- 
teurs devant Dieu. 

C’eut été peine perdue que vouloir persuader a Jean et 4 Jeanne- 
ton qu’ils awaient, assez travaillé, et qu’il était temps qu‘ils ne fis- 
sent plus rien.'.Vous eussiez plutét empéché de vieux limiers, sans 
ouie et sans dents, d’aboyer & la béte fauve. « Travail trompe vieil- 
lesse, » c’était. un de leurs dictons; et cet autre encore : « Paressc 
améne la fiévre. » Si bien que tout chargés d’ans, & bout d’haleine 
et penchant vers la tombe, nos deux vicilles gens allaient et venaient 
dans ces grandes maisons de province, ot il y a tant de place pour 
les choses et pour les gens. Ils y faisaient encore bien de la besogne 
dont jeurs cadets dans le service leur savaient gré. Je ne parle pas 
de leur cuisine magistrale, tant de l’universelle que de la locale, et 
de ce bouillon de beeuf, ou plus vulgairement de ce « pot-au-feu », 


266 - ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS, 


de ce mets de santé et de longévité, que nos beaux esprits de la cui- 
sine ont totalement désappris, et dans l’élaboration duquel Jeanne- 
ton n’a pas eu et n’aura jamais son égale. J’aime mieux m’en taire 
ef de tant d’autres bonnes choses du méme genre et de la méme 
main, que de gater la langue francaise en essayant de les décrire. 

Jean et Jeanneton cessaient de travailler, quand était venu pour 
eux le moment de mourir. Un matin les jambes leur avaient man- 
qué, et ils n’avaient pu faire leur ouvrage comme 4 Vordinaire. 
Dieu, pour les récompenser d’avoir observé ses saints commande- 
ments les avait « fait vivre longuement», comme dit le catéchisme, 
sans qu’ils eussent connu le besoin, et.mourir dans la paix des jus- 
tes. Beati mortui, qui moriuntur in domino, amodo ut requiescant 
a laboribus suis.... 

Ne cherchez pas dans les capitales ces fidéles de la domesticité. 
Tout au plus y rencontreriez-vous sept de ces justes de l’Ancien 
Testament. Ces milieux malsains ne leur conviennent 4 aucun 
égard. Ni leur santé, ni leurs mceurs ne se trouvent bien de cette 
presse de toute sortes de gens venus on ne sait d’ou a cette parade 
d’un champ de foire, qui s’y bousculent, se foulent les uns les au- 
tres, s'enfoncent les coudes dans les flancs. Lequel de nous, de pe- 
tite bourgeoisie provinciale ou de franche paysannerie, n’y a pas 
laissé pied ou aile de son innocence originelle? Hélas ! c’est bient6t 
fait de la fleur d’honnéteté rustique de ces villageois qui viennent 
de chez eux pour se mettre en condition 4 Paris, et pour y manger, 
comme ils disent, du pain blanc tous les jours! Ils nous arrivent 
avec la morale du catéchisme dans leur paquet, commandements 
de Dieu et commandements de l’Eglise et des enseignements de 
leur curé qui valent de l’or. [ls ont, entrant chez nous, pour y 
faire leur premiére maison, l’entendement simple et l’intention 
droite, et pas gros comme une téte d’épingle de malice. Ils sont de 
leur condition ; ils en ont l’esprit humble et réduit. Vous avez tou- 
tes les raisons de croire que vous les tiendrez par la. Qu’est-ce 
qu’ont duré ces prémices d’innocence et de probité chrétiennes ? 
On I’a vu plus haut, et j’ai exposé quelques-unes des causes, so- 
ciales et architectoniques, de |’inévitable dépravation de ces 4mes 
bien nées ct suffisamment catéchisées. Mais ce qu’on ne saurait trop 
approfondir de la domesticité actuelle, o& nous avons tout notre 
économat engagé ct, avec lui, la paix de notre cher foyer, c’est ce 
dégout du salariat et de la condition de serviteur, dégovt 4 peu 
prés universel, et qui tient du mal nostalgique. Il n’y a pas 4 s’en- 
dormir sur cette contagion, et encore moins & s’en amuser. Au fond, 
il y va pour nous de loger ou de ne pas loger sous notre toit, et 
comment ne l’y pas loger? Ja pire espéce d’envie, celle qui appro-- 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 267 


che le plus de nos personnes, et qui a les mains & notre bien, de 
telle sorte qu’elle se chagrine ou s’enflamme 4 la vue de ce que 
nous avons et 4 l’idée de ce qu'elle n’a pas. C’est l’envie aux cent 
yeux, 4 qui rien n’échappe du mien, et qui, ne pouvant faire qu'il 
devienne incontinent le sien, en repait son imagination et le dé- 
yore dans son cceur. Ce n’est pas moins que cela. Cette mauvaise 
herbe de 89 a terriblement poussé de branches gourmandes sur 
notre sol francais. Parlons sans figures. Les fameux Principes de 
89, Droits de l'homme, Droits de la femme, Droits des enfants en- 
core 4 la mamelle et adultes, Droits des prolétaires, ouvriers, jour- 
naliers, gens de service ruraux ou de la ville, autant de Droits que 
d'individus ayant leur place au soleil, ces milliers de droits créés 
et spécifiés par des abstracteurs de quintessence politique devaient 
avoir pour conséquence, ainsi le veut la logique des choses, de por- 
ter un trouble profond dans les rapports de maitres a serviteurs, 
dans tout le domestique. Un homme en vaut un autre par la géné- 
ration et par l’idiosyncrasie, comme parlent les physiologistes ; vo- 
cable nouveau et savantissime, que nos serviteurs d’aujourd hui 
comprennent, 4 ce qu’il paratt. Dés lors qu’un homme en vaut un 
autre, par cela seul que notre mére commune, la nature, !’a fait 
selon ses procédés usuels, pourquoi un homme en servirait-il un 
autre, et lui donnerait-il son temps et ses sueurs? Qu’est-ce aujour- 
d’hui que « se mettre en maison », comme disaient nos braves ser- 
viteurs d’avant 89, sinon se mettre en servage, et par la transgres- 
ser la bonne loi naturelle? « En principe, Monsieur est tout aussi 
bon que moi pour ce qui est de cirer son parquet et ses souliers, 
de monter de la cave le bois, le vin, l’huile, de panser ses chevaux, 
de dresser le couvert et servir 4 boire. En fait, cela n’est pas ; mais 
cela devrait étre; et c’est une mortelle atteinte aux Droits de 
1’homme que les choses n’aillent pas ainsi. Ne suis-je pas, d’ailleurs, 
électeur comme monsieur, éligible méme, de par la Constitution? 
Mon vote ne vaut-il pas le sien, si méme il ne vaut plus en pays 
démocratique? Je suis tout autant que lui le Peuple souverain; et 
tout autant que lui j’ai qualité pour déléguer qui il me plait au gou- 
Yernement de la chose publique. Si je m’abaisse 4 servir mon égal 
pour de l’argent, c’est que le temps n’est pas encore venu ot je le 
mettrai sous moi, et lui ferai porter, il peut s’y attendre, double 
bat. » A vrai dire, et étant donné |’Etat démocratique, pour un ci- 
toyen en service chez un autre citoyen, ce n’est pas mal parler du 
tout; et je ne vois rien qui cloche au raisonnement de cet homme. 

lni corne aux oreilles, depuis quatre-vingt-dix ans bientdt, qu'il 
y a des Droits de homme primordiaux, et dont le seul fait de 
naitre et d’avoir été correctement engendré l’a mis en possession. 





268 - ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


Pourquoi ferait-il fi de ces Droits, et ne prétendrait-il pas 4 les exer- 
cer, tous ct un chacun ? Déja il godte, chez nous, de quelque chose 
qui approche de la commensalité. Jl serait un sot de se donner a 
nous par devoir d’état et de conscience. On lui dit, de si prés et en 
si bon francais, que cela n’aura qu’un temps. 


Vi 


Mais, pour ne pas nous faire meilleurs que nous ne sommes nous- 
mémes, maitres de maison, petits et gros censitaires, ne convient-il 
pas que nous examinions un peu notro propre cas? Est-ce que nous 
nous entendons toujours 4 rendre le service aimable 4 nos, servi- 
teurs? Nous n’avons plus le droit, Dieu merci! de jeter en :pature 
aux murénes de nos viviers l’esclave maladroit qui a laissé échap- 
per de ses mains « quelque aiguiére » eu quelqu’une de nos chéres 
potiches. Il n’y a plus d’esclaves ni de murénes. Mais le patricien 
romain est-il bien mort en nous, tout chrétiens que nous sommes ? 
.Est-elle morte aussi |’humeur de l'homme maitre chez lui et qui 
me se'commande pas 2 lui-méme? Ici trop d'argent la fait éclater en 
-tempétes effroyables et ridieules. La‘maison en tremble jusqu’en ses 
-fondements. M: Jourdain, pestant aprés son « coquin de tailleur », 
est un agneau auprés-de ce Crésus du mortier et de la truelle, le- 
quel s’est monté contre son palefrenier. Cettc humeur, de l’espéce 
tonnante et fulgurante, procéde du trop avoir ; c’est un vice d’abon- 
dance, comme parlent les sermonaires. Détestable 4 jeun, elle est 
plus détestable encore aprés.diner. On n’imagine pas un tyran plus 
furieux et plus burlesque ; et si cct homie n’a pas encore fait em- 
paler. ses gens, c’est que la coutume n’cen-est plus regue en pays 
chrétien. Telle est ’!humeur qu’engendre le trop d’argent, et qui se 
nourrit de bisque et de fine moelle. 

L’humeur des petits censitaires 4 l’endroit de leurs serviteurs ne 
vaut. pas mieux, quand elle n’est pas pire. Celle-ci procéde de di- 
sette et de géne vaniteuse; ce qui,.du lever au coucher du soleil, la 
met en mouvement et la fait haleter par toute la maison. Alors 
méme qu'elle n’a pas le plus petit sujet de se .remuer chez nous, 
‘rares et bienheureuses accalmies, elle tourne sur elle-méme. C'est 
le sabot qu’un bambin fouette 4 tours de bras. Cela ne vaut rien 
pour les domestiques, et ce leur est d’un bien mauvais exemple. 
Non pas que vous leur donniez 4 mordre sur vos meurs. De bonnes 
mceurs, irréprochables dans un état resserré comme est le votre, ne 
comptent pour ainsi dire pas aux yeux de Dieu, tant elles vous sont 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 269 


nécessaires pour subsister seulement! Les conditions du milieu ne 
comportent pas l’inconduite. On n’y:a pas de quoi nourrir le plus 
petit vice de la béte. Il faudrait, pour cela, dter le pain de la bouche 
4 ses enfants. Mais combien d'autres maniéres, chez Jes. petits cen- 
sitaires, de mal édifier leurs domestiques ! je veux dire l’unique de 
Yemploi que nous ayons chez nous. Venons aux exemples. Comme. 
hous avons avec nous toute la sainte journée cet unique serviteur, 
et qu'il nous est d’une assistance continuelle, nous n’avalons pas 
toujours notre langue devant ce factotum. Il s’en manque de si peu 
qu'il ne soit de nos intimes? Or, tandis qu’il tourne autour de nous 
pour notre service, il arrive que, dans ce téte-d-téte perpétuel, nous 
songeons peu a-ce-qui-est 4 dire et qui-n’est pas a dire, dicenda, 
lacenda. Quels écoliers nous-faisons ! Et combien de choses incon- 
sidérées nous échappent devant ce témoin & l’ouie fine! Cest de 
nous qu'il apprend 4 maugréer contre sa condition.. Comment cela? 
Cest que’ nows-mémes nous ne cessons de pester contre la nétre.. 
Nous ne savons pas taire ceci, dévorer cela ou-le renfoncer au de- 
dans de nous-mémes. « On est affreusement mal dans cet apparte- 
ment ; pas de dégagement d’aucun cété! pas une place a y faire re- 
traite et & y étre a soi! :une maniére de salon telle, que, ‘si: plus de 
trois visiteurs s’y rencontrent, ii leur faut rentrer sous eux leurs 
jambes, pour qu’elles ne heurtent pas celles du voisin... un. meuble 
de peu, mi d’occasion, mi de premier achat, et qu’on tient em- 
manlotté, hiver comme été, afin que les avaries ne paraissent pas & 
la lumiére ; une ou deux potiches de Saxe, dit-on, parmi beaucoup 
de grés, petits simulacres d’une richesse qu’on n’a pas, et qu'une 
Martine ahurie a si tét fait de vous détruire! Une salle 4 manger 
pour six couverts, huit en serrant les rangs, pourvu d’un appareil 
de chauffage qui, tout & coup et d’enthousiasme, embrase cette pe- 
tite pidce et n’y laisse plus, dix minutes aprés, la moindre chaleur ; 
effroyable transition de l’extréme chaud 4 l’extréme froid, et dont 
un homme peut mourir! Prodige d’impéritie de la part d’un archi- 
tecte patenté! Si bien que, huit mois sur douze, l’on ne dine pas 
dans ce lieu fait pour qu’on y dine. Mais, par compensation, les 
viandes et le vin s'y gardent au frais. C’est 4 cela, sans doute, qu’a- 
vait songé l’artiste fumiste. to 7 

« Et les hardes, et les nippes du mari et celles des enfants, et 
lout cet attirail du sexe, mundum muliebrem, comme !’appelaient 
es anciens, c’est bien une autre affaire que remiser en un si petit 
endroit cette friperie diverse et multicolore. Pas de placards, pas 
d’armoires, pas un pauvre trou a recéler les effets n’a été pratiqué 
dans la muraille. Ce sont miséres de la batisse auxquelles nos ar- 
chitectes ne prennent pas méme garde. Les malheureux, ils igno- 


870 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


rent donc que nos ménagéres tiennent aux armoires autant qu’a la 
prunelle de leurs yeux ! Aussi contemplez un peu le beau fouillis de 
cel intérieur : des hardes partout étalées, comme chez un dégrais- 
seur ; des habits; des paletots, des pantalons, indécemment en vue 
sur le dos des chaises et des fauteuils, et y exhibant leurs formes 
et dimensions respectives, ou encore appendus 4 des patéres auxi- 
liaires, ainsi que cela se voit dans les corridors des bains publics ; 
nos malles de voyage servant 4 nos femmes de commodes, et bour- 
rées de leurs pudiques attiffements, avec force camphre et poudre 
contre les mites; et tout ce qu’on ne peut dévoiler ici, du moins, de 
l'aisance apparente et de la géne réelle de la petite bourgeoisie pa- 
risienne. Ah! parlez-nous de l’appartement de M. X..., des salons de 
madame C..., nos voisins ! Voila des gens logés, chaufifés et au large 
chez eux. Belle merveille! Is ont de |’argent 4 n’en savoir que faire. 
Comment cet argent-la leur est-il yvenu si vite? Ils n’étaient pas plus 
riches que nous il y a cing ans...» Voila de nos propos ordinaires 
sur les choses de notre intérieur ; j’en passe, et de plus aigres, ou 
chacun met son grain de sel et d’envie. Et nous ne pensons pas que 
Martine, la bonne piéce, est 1a, sur notre dos, qui nous écoyte ct 
qui, 4 part soi, dévide ses petites moralités : « Tiens! qu’est-ce que 
tout cela? Voici des maitres qui ne sont contents de rien, ni de 
leur propriétaire, ni de leur appartement, ni de leur quartier, ni de 
leur paroisse. En disent-ils de ces choses sur le compte de leur voi- 
sin !... que tout va chez lui comme sur des roulettes, qu’il a eu le 
talent de s’enrichir, et un bonheur aux affaires!... qu'il a eula 
main aux beaux mariages pour ses filles ou pour ses fils, qu’il a 
plus qu’il n’en veut de gendres et de brus a choisir, et que le monde 
les lui jette a la tate. » Un mois ne s’est pas écoulé que Martine, un 
beau matin, aprés avoir manceuvré en conséquence, nous plante 1a 
pour entrer chez le millionnaire, Martine qui nous convenait sous 
tous les rapports, Martine, cette fille honnéte, désintéressée et dis- 
créte, Martine qui nous faisait vivre sainement et presque économi- 
quement! 

Quand sévissent les contagions, pestes, choléras ou fiévres per- 
nicieuses, c’est alors que chacun se sent plus mortel que de cou- 
iat Quelque chose de l’infection publique s’est insinué dans ses 
moelles. 


lis ne mouraient pas tous, 
Mais tous étaient frappés... 


Or, la grande contagion sociale aujourd’hui, celle qui nous tra- 
vaille tous, moi un peu plus que vous, ou vous un peu plus que 
moi, c’est la haine ou le dégout, les deux se valent, de notre condi- 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 27f 


tion ; et par 14 nous nous mettons en rébellion contre Dieu, et nous 
nous rendons misérables. Chez les gens de service empoisonnés par 
le socialisme, la haine de la condition n’a plus a s’accrottre ; elle 
est tout ce qu’elle peut étre dans ces Ames, qu’on a intoxiquées 
d'égalité, et auxquelles on a persuadé que salariat et servage c’est 
la méme chose. | 


VII 


Ainsi, A entendre ces nouveaux apdtres et précheurs de nos gens 
de maison, « rien n’aurait été fait par le Christ libérateur pour |’es- 
dave antique, pour l'homme de la giébe et de l’ergastule, rien non 
plus pour le mercenaire qui se loue a la journée, rien pour l’ou- 
vrier des petits métiers, dont le fils de Joseph a été le compagnon 
dans la charpente. Tout est a faire 4 nouveau : les contrats d’homme 
a homme, de maftres 4 serviteurs, l’estimation en argent de la 
peine et des sueurs, les rémunérations proportionnelles, la bonne 
et la pleine mesure, en un mot, le catéchisme des devoirs des su- 
périeurs envers les inférieurs, et de ceux-ci envers ceux-la. Que ne 
reprend-t-on des mains opératrices de Dieu, de ce potier maladroit, 
le limon dont il lui a plu de former ’homme? Et que ne recom- 
mence-t-on la divine opération? Au moyen de la dialectique et de 
la sophistique, sa sceur bdtarde, en mettant de la partie Aristote 
pour la béte, Platon pourl’esprit, et, tirant de chacun d’eux quelque 

ingrédient propre a hater et faciliter la palingénésie, on peut refaire 
un Adam autre et d’une composition plus satisfaisante que n’a été 
le premier de la race. On l’aura moins misérable, moins nécessi- 
teux, et nullement vendu au mal du fait d’un soi-disant péché pri- 
mordial dont nous naissons tous infectés. A quoi bon le rachat par 
le sang du Saint? A quoi bon la Croix, cet objet piteux? Avec Platon, 
le divin ne manque pas. Avec Aristote, la nature a son compte; et 
ainsi nous aurons un composé parfait de libre arbitre et d’assujet- 
tissement 4 la loi naturelle, de morale et d’appétit ne se contrariant 
pasl’un \’autre. Nous aurons le vrai homme, a savoir, un étre ori- 
ginellement libre et bon, tout sorti qu’il est de la chair et du sang ; 
nous l’aurons raisonnable de sa raison propre et personnelle. Nous 
ferons en sorte que cet homme nouveau soit 4 lui-méme sa lumiére, 
iluminatio sua, a dit le Psalmiste, sa vérité, sa justice et sa force. 
Nous le laisserons.seul 4 combattre le combat de la vie, 4 recevoir 
eta rendre les coups. Tout épuisé qn’il sera, et perdant son sang, 
jamaisil ne criera 4 l'aide ; jamais il ne lévera les yeux vers la nue 
d’oit le secours lui peut venir. Nous l’aurons affranchi du Ciel et des 


$72 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


pieuses fables du béat Empyrée des chrétiens. Il n’aura pas besoin, 
pour étre vertueux, s’il lui plait de l’étre, qu’on l'aide 4 cela d’en 
haut. Il lachera ou i] retiendra la bride & ses inchinations et « voli- 
tions », quand et comme ill’aura pour agréable. Il donnera 4 1’es- 
prit, il donnera a la chair, quand !’un ou l’autre-lui parlera de 
prés. Ecouter l'un ne lui sera pas plus difficile que de céder 4 1’au- 
tre. Enfin, nous le rendrons maitre du physique, maitre du moral 
cet de chacun des ressorts de sa machine. La grace de Dieu et tout 
supplément théologique 4 sa prétendue imbécillité naturelle le fe- 
ront sourire de pitié. Nous l’empécherons bien de douter qu'il opére 
tout au dedans de'lui. Il sera, de par nous, le Dieu qui se crée 4 
tout moment, qui se fait végéter et s’accroitre, penser, inventer, 
raisonner et se conduire. En un mot, nous lui donnerons la pleine 
connaissance et.l’entier, gouvernement des:deux vies, de celle du 
corps et de celle de l’esprit, conjointes et dissemblables. » 

N’est-ce pas bien trouvé a la physiologie et 4 la. métaphvsique 
modernes travaitlant de.compagnie et amalgamant leurs étonnantes 
recettes ? Oui, elles font de-yous et-de moi un Dieu qui se suffit plei- 
nement a lui-méme, sibi sufficientissimus, comme nous lisons dans 
le De Imitatione Christi (Liv: Hl). Quel.dommage que pas‘un de ces 
plaisants dieux, que nous serions par milliers, n’ait puissance de 
s’exempter de la colique, de la fiévre, des troubles cérébraux, et, 
finalement, des ciseaux d’Atropos ? , 

Je m’écarte moins de mon propes et de mes gens de maison 
qu'on ne pourrait le croire. Nous portons en nous, les uns et les 
autres, ce moderne Homme-Dieu, nos. serviteurs 4 leur mamiére et 
nous 4 la ndtre. De leur cété comme du ndétre, il y a rébellion contre 
Dieu; et la misére morale, attachée 4 la rébellion, est la méme pour 
nous que pour eux. Ils voudraient étre 4 notre place et que nous 
fussions 4 la leur. Et nous donc, est-ce: que nous regardons d’un 
ceil bien net ct d’un coeur bien soumis les grandes. aises et les éta- 
lages d'argent du financier d’A cété.de chez nous? Nous. ne pensons 
pas a le dépouiller, grand Dieu! mais nous voudrions bien étre & 
sa place et qu'il fat 4 la nétre. Un tout petit branle 4 donner & la 
roue de l’aveugle Déesse, et le changement serait fait. Nous serions 
reguindés en haut et notre voisin porté en bas. Or, souhaiter véhé- 
mentoment d’avoir 4 soi ce qui est & autrui s’appelle par tout pays 
envier, et l’envie, c’est le commencement du socialisme. Comment 
ne voyons-nous pas que nous-mémes nous trempons dans cette per- 
nicieuse teinture? 

Les serviteurs n’acceptent plus la distinction, nullement oligar- 
chique et méprisante, de « supérieurs et d’inférieurs » qu’a établie 
VEglise, cette éducatrice, patiente et bénigne, du monde barbare. 


“ 








ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 213 


C'est une énorme sottise & eux. Ils ne veulent plus comprendre que 
la qualité d’inférieurs leur a été donnée par l’Eglise, devant Dieu, 
et non pas « pour plaire aux-hommes ». Sicut Deo placentes, a dit 
saint Paul (aux Ephésiens, chap. vi). Ce terme « d’inférieurs », nou- 
veau, comme l’Evangile, sous le soleil des sociétés 4 esclaves, n’a 
plus rien de servil, n’emporte plus l’idée de chose vendable. Il est 
devenu honorable par le Christ, et 4 cause de la sainteté que l’Evan- 
gile a attachée & tout travail dont homme subsiste. Et des contrats 
sont intervenus entre celui qui loue sa peine et.celui 4 qui elle est 
louée. Or, ou il y a contrat, la tache:servile est lavée. Ce terme 
a d'inférieurs », que nos anciens domestiques prenaient en bonne 
part, a eu, dés l’origine des temps, une.acception touchante, méme a 
lentendre socialement. ll a toujours signifié la famille, et le plus 
inférieur de la maison. Les patriarches et leurs serviteurs-ont été 
exemplaire le pus sincére et le plus respectable de l’autorité do- 
mestique ou paternelle non discutée et de la domesticité acceptée 
et consentie. Ces moeurs des commencements ont un charme d’an- 
tique innocence qui n’a pas péri dans la mémoire des enfants 
d'Adam, quoiqu’ait entrepris l’exégése moderne pour nous gater et 
déshonorer ces origines de la famille humaine. Les bons maitres 
paiens, Grecs et Romains (il s’en est rencontré plus d’un parmi eux), 
rendirent le servage doux 4 leurs esclaves, corrigeant par beaucoup 
d'humanité le titre odieux de « chose » qu’ils donnaient 4 un 
homme et qui mettait ce corps et cette 4me 4 leur merci. Is 
avaient, petit 4 petit et par la longue possession, changé le servage 
en domesticité. Bien plus, 4 force d’user des mémes gens et de les 
avoir 4 leur dévotion, ils en venaient 4 regarder 4 ce que chacun 
d’eux valait moralement, quel homme c’était; et si l’homme était 
reconnu de bonne pate,.frugi, comme disaient les Latins, le maitre 
n'ayait pas beaucoup a se défendre de faire de lui son ami. L’ayant 
4 eux partout, a la ville, 4 la campagne, c’était une maniére pres- 
que cordiale de l’agréger 4 la famille, sans qu’il s’y rendit facheux 
et sans qu’il mit, comme nous disons, les pieds dans le plat. Ho- 
race, qui était bon homme, je le sais, et qui n’avait pas de sang pa- 
tricien dans les veines, nous a dit sur ce sujet de la domesticité ru- 
tale — il ne faisait pas grand cas de l’urbaine et pour cause — les 
choses les plus instructives et les plus agréables. I] faut le voir dans 
%on bien de la Sabine, et quel il est, 4 ses heures, et combien bon ¢om- 
pagnon avec ses fermiers et valets de ferme, gens 4 lui rendre bons 
mots pour bons mots et du sel italique a foison. Vernasque procaces... 
ll leslaisse boire autant que le coeur leur en dit, et rire tout autant, 
et leurs langues aller. O noctes cenzeque Deum! Veut-il pas nous 
faire croire qu’il agitait avec ces compéres attablés chez lui les plus 


214 ANCIENS ET NODVEAUX SERVITEURS. 


graves questions de la morale.... Si c’est la richesse ou la vertu qui 
rend Vhomme heureux.... Quelle est la nature du souverain 
bien? etc., etc. Pourquoi pas? Rien n’est au-dessus de la com- 
-préhension des gens de bon sens, des ruraux principalement, qui 
n’ont pas fréquenté les écoles des sophistes, ou qui n’ont pas écouté 
les discours en plein vent de quelqu’un de ces plébicoles nomades, 
-quéteurs de « vils » suffrages, comme ils les qualifient. 

D’Horace 4 saint Paul, nous passons, ai-je besoin de le dire, de la 
loi naturelle 4 la loi de grace; et c’est par des infinis que se mesure 
la distance qui sépare l’aimable philanthropie de l’ardente charité. 
Il n’y a méme pas lieu au paralléle, quand il s’agit des maiftres de 
maisons, les meilleurs parmi les paiens, et des chefs de famille que 
saint Paul instruit de leurs devoirs nouveaux. Ce n’est pas saint 
Paul qui a introduit dans le monde cette distinction éminemment 
sociale de « supérieurs et d’inférieurs »; c'est le Christ, le pére et le 
chef de la société des esprits, le fondateur et l’économe par excel- 
‘ence de la maison chrétienne. L’apdtre des Gentils est venu exprés 
et 4 temps, en pleines mauvaises mceurs, pour meltre lui-méme la 
main 4 la chose domestique, et pour ordomner tout le dedans. C'est 
lui, c’est ce génie.dominateur et avisé, et non moins consommé en 
prudence séculiére qu’en sagesse céleste. 

C’est ce grand coeur, tout 4 autrui et dévoré de la charité du Christ, 
qui a précisé ce qui est 4 la charge de chacun de nous dans les condi- 
tions respectives de maitre et de serviteur. Enceci il ne s’est montré 
accommodant pour personne; et voila pourquoi il a été juste et 
plein d’égards pour tout le monde. Il tient de court sur le devoir 
aussi bien le maitre que le serviteur. Il ne passe rien a l'un, rien 
non plus a l’autre; et quant 4 l’inévitable vindicte de Dieu, il n’a 
pas des paroles pour rassurer celui-ci et d’autres paroles pour faire 
trembler celui-la. « On ne se moque pas de Dieu. » Il le dit avec la 
méme force aux supéricurs et aux inférieurs. Que reste-t-il aprés 
cela de l’odieux que, vous égalitaires insensés et sans bonne foi, 
vous avez attaché 4 la distinction de supérieurs et d’inférieurs ? 
Rien, sinon de réciproques obligations de conscience et des peines 
futures égales pour les délinquants d’en haut et pour ceux d’en 
bas. Qu’on nous montre une justice préventive et répressive en ce 
monde qui vaille celle-la. Bien aveugles et bien ennemis de leur sé- 
curité domestique sont les beaux esprits réyolutionnaires, eux-mé- 
mes servis par quantité de gens des deux sexes, qui prétendent que 
la religion est une chose purement d’église et de sacristie, qu’il la 
faut laisser en ces endroits-la, secrets et superbement décorés, ou 
elle se complait, et qu’elle n’a rien a voir 4 nos mours publiques 
et privées, non plus qu’aux agissements de nos valets et femmes de 


ANCIENS ET NOUVEAUX SERYVITEURS. 275 


chambre. Ah! le bon billet de confession que vous leur signez la 
de votre griffe bourgeoise et laique ! Aussi voyez comme ces ouail- 
les, par vous absoutes et lavées, et que vous remettez 4 la sépara- 
tion définitive de I’Eglise d’avec l'Etat & administrer 4 leur lit de 
mort, voyez par chez vous la belle reconnaissance qu’elles yous 
en ont. : 

Je voudrais bien que vous me disiez, en toute sureté de discer- 
rnement, & quelles profondeurs de la conscience ou, si vous aimez 
mieux le mot, du péricarde, votre morale laique, qu’elle vienne de 
l'Académie, du Lycée ou du Portique, pénétre chez vos inférieurs, 
et sur quoi elle retient ces envieux et ces appétents du socialisme 
moderne. De quoi leur fait-elle peur? Car il faut bien que l’homme, 
qui est un animal dans une notable partie de sa personne, craigne 
ici-bas quelqu’un ou quelque chose de visible ou d’invisible. S’il 
n'a en ce monde-ci que les lois positives 4 appréhender, et une cer- 
laine milice armée pour leur préter main forte, convenez que vous 
marquez une médiocre estime 4 cette créature, si haut placée dans 
vos spéculations physiologico-métaphysiques, et dont vous avez fait 
un dieu. Voltaire, votre illustre ancétre, aura toujours plus d’esprit 
que vous tous, ses petits-fils. Voltaire avait meilleure opinion du 
petit monde, cordonniers, savetiers, manouvriers de toute sorte, et 
notamment des gens de maison, quand il était d’avis qu'il ne fal- 
lait pas ma} parler du bon Dieu devant eux, n’y ayant encore que le 
bon Dieu qu’ils craignissent. Votre morale, qui, 4 vue de pays, n’est 
pas mauvaise, ne se saisit de rien chez ces mécontents qui dépen- 
dent de vous par le salaire. La précision lui manque dans les com- 
mandements ; et elle n’a pas le nerf requis pour punir les contreve- 
nants. Vous avez beau dire, i] manquera toujours 4 cette morale, 

faite d’apophtegmes et d’oracles delphiques, un peu de crainte de 
l’Enfer, ou tout au moins du Purgatoire. — Entendons-nous, et ne 
damnons personne de notre chef, lui-méme si sujet 4 caution. — 
Je veux dire, en bonne doctrine catholique, et connaissant « le mau- 
vais » que je loge en moi, que, la crainte de Dieu, du témoin invi- 
sible et du Juge incorruptible, dtée de dessus nos tétes, je ne vois 
pas bien clairement ce qui peut retenir «l’>homme animal », et 
Vempécher de s’échapper. Et je ne l’entends pas seulement de ceux 
chez qui les mouvements de la chair sont indomptables et le sang 
pour ainsi dire de feu, et pour qui la physiologie a des trésors d’in- 
dulgence. Je range, avec saint Paul, sous la méme et commune 
crainte de Dieu les plus tempérés et les plus médiocrement tentés 
de ce monde. Ils ont chair d’homme, cela suffit 4 les faire choir; et 
s‘ils sont un peu meilleurs gens que les abandonnés de la bonne 
nature, c’est parce que, se sachant enclins 4 mal faire, ils ont de 





276 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 


cela une secréte honte. Mais, pour ceux-ci et pour ceux-la, je ne 
yois rien & rabattre de la erainte de Dieu. Comme celle-ci est le 
moyen souverainement préventif en morale, il ne comporte pas du 
plus et du moins pour vous ou pour moi, de. certains effets qui 
iraient 4 votre naturel et qui n’iraient pas au mien. Non, pour res- 
ter honnéte homme, avec des passions véhémentes ou avec des pas- 
sions médiocres, il faut craindre Dieu. absolument. Car le craindre 
faiblement,c’est comme si on ne le craignait pas du tout. Je ne fais 
pas ici de la'théologie 4 ma maniére, et je ne crois pas renchérir 
sur celle de saint Paul. L’Apétre n’exhorte-t-il pas les plus parfaits 
& « opérer leur salut avec tremblement »? Quel docteur et quel di- 
recteur! On est effrayé d’étre ainsi connu de lui jusque. « dans les 
moelles et les jointures ». 

‘ « La belle religion! me dites-vous. Elle ne convient en effet qu’a 
des trembleurs et 4 des fakirs de paroisse. Des Ames qui ont peur 
de leur ombre, et qui'n’osent ni penser, ni youloir, ni se remuer, 
a‘cause de l’appréhension ou elles sont de tomber septante fois par 
jour dans quelque chausse-trape du Malin! Ces gens-la ne sont ni 
du monde ni du clottre. Il.n’y a commerce ni d’amitié ni de civilité 
ordinaire 4 pratiquer avec ces faux parfaits du siécle. Ils ne nous 
sont d’aucun agrément et d’aucune utilité sociale. [l n’y a nulle lu- 
miére 4 attendre de ces illuminés dans les affaires de ce monde-ci, 
nulle indulgence pour nos petits méfaits 4 espérer de ces implaca- 
bles dévots, et pas la plus petite connivence 4 nos facgons d’opiner et 
d’agir. Ce sont des censeurs de toute chose pour le compte du bon 
Dieu, des rabat-joie, des revenants du confessionnal et de la Sainte- 
Table. Vite, rangez-moi ce fichu sur « ce sein que je ne saurais 
voir ». Ne savez-vous pas qu’ils ont de leur curé pouvoir et permis- 
sion pour vous damner? Ils viennent chez vous, priés et non priés, 
pour voir ce qu’on y fait de mal; et 1a od il n’y a pas matiére a re- 
prendre, ils trouvent toujours de quoi. Ayez soin que vos femmes 
et vos filles tiennent bien leur langue, eux présents. Ces hanteurs 
d’église, marguilliers, fabriciens, preneurs et donneurs d’eau bé- 
nite, porteurs de cierges aux processions et confréres en bonnes 
ceuvres, gardez-vous de leurs visites, les vendredis principalement 
et les dimanches : c’est la Sainte Inquisition qui entre chez vous. 
Ah! nous les connaissons, ces agneaux de Dieu! Sion leur permet- 
tait seulement, 4 ces catholiques, ressuscités des deux Communes 
de Paris, de celle de 1793 et de celle de 4874, de rentrer dans le 
droit commun, a savoir, d’enseigner le catéchisme 4 tous les petits 
citoyens de leur communion, de fermer boutique le dimanche et 
d’enterrer leurs morts en terre sainte, ils auraient bientét dénoncé 
qui ne fait pas comme eux au Saint-Office; et nous aurions derechef 


_ ANCIENS EY NOUVEAUX. SERVITEURS. 272 


le divertissement public des pendaisons ou de la chair rétie sur la 
place de l’Estrapade. » : 

Quelle chaleur est la vétre! Et pourquoi vows. mettre si fort en 
dépense d’indignation ? Vous :n’étes point. menacés ni. traqués, je 
pense, pour'cause d’opinions -religieuses. Vous faites chez. vous 
comme vous l’entendez; vous. élevez vos fils et vos filles comme il 
vous plait de les élever, et nul n'y va regarder, Vous étes chez vous, 
comme aux temps des patriarches, péres, pontifes, législateurs et 
casuistes. ‘Le double rayon du Moise du Sinai ‘brille sur vos fronts 
transfigurés. C'est yous qui prescrivez eeci, qui interdisez cela : 
cette chair ne mangeras; de cette boisson t’abstiendras. Vous n’étes 
pas seulement les péres des corps.dé.vos enfants; vous prétendeg 
l'ttre et le rester de-lours 4mes, de ces Ames qui sont un souffle du 
Dien vivant; et que vous n’avez pas qualité pour perdre ou pour 
sanver. C’est vous qui les catéchisez, qui les préchez, qui leur rete- 
nez ou qui leur faites remise de leurs fautes. Jamais pouvoirs sacer- 
dotaux n’ont été aussi pleinement:-exercés que par vous qui: n’étes 
pas de la tribu sainte des Lévites, et qui n’avez rien de la science et 
de la saintété du temple. Et -vous nous dites que. vous redoutez la 
persécution et les auto-da-fé pour vous libres-penseurs! Vous vous 
moquez da monde. C’est le troupeau catholique, ses bergers au 
moins, que }’on fusille 4 votre barbe, et vous avez l’impudence de 
dire et d’écrire que c’est vous qu’on menace d'une deuxiéme 
Saint-Barthélemy. Ah! vous passez les bornes de l’austére phari- 
saisme ! 

Lisez, croyez-moi, si vous ne l’avez jamais lu, ou relisez, 4 téte 
reposée, le chapitre wi de I’Epitre aux Ephésiens. Cette lecture vous 
calmera le sang, et elle vous ouvrira les yeux sur la bonté, doctri- 
nale et pratique, de cette religion 4 laquelle vous reprochez de 
n’étre pas compatible avec la vie commune et le train des affaires 
du siécle. Yous y verrez au contraire que, s'il fait un peu bon vivre 
en ce monde et user de ses semblables, nous le devons 4 l’institu- 
tion chrétienne. La sociabilits moderne est sortie de l’Evangile. 
Nest-ce pas que vous n’étes tout 4 fait sir que des gens craignant 
Dieu, et qui ne pensent pas qu’une tapisserie, tendue entre deux 
portes, empéche qu’on ne soit vu de lui? M’allez-vous soutenir en- 
core que c’est la une religion de trembleurs et de poules mouillées? 
Ime semble, au contraire, qu’il ne faut pas étre si poltron pour 
soutenir le regard de Dieu, et pour se laisser percer par ce trait de 
flamme au plus profond de la conscience, Bossuet a dit: « Dans 
Vintime infinité du coeur. » Les saints le font d’habitude en quel 
que sorte, 4 cause de la constante netteté de leur intérieur. Dieu est 
en eux comme en son habitacle de prédilection. Mais ce n'est pas a 





378 ANCIENS ET NOUVEAUX SERYITEUAS. 


dire que le coeur des simples honnétes gens soit une demeure 
indigne de cette redoutable Majesté. Eux non plus n’ont pas peur 
de se montrer 4 Lui tels qu’ils sont; ils ont cette assurance en sa 
miséricorde infinie et en la bonne vie qu’ils tachent de mener, le 
prenant sans cesse 4 témoin du mal qu’on a dans cette chair mor- 
telle rien qu’a s’abstenir de l’iniquité. Ne faites pas si peu de cas 
de ces chretiens du gros du troupeau. Ils ne visent ni & la sain- 
teté ni A la moindre des perfections théologales. Ils font le bien 
médiocrement et le mal de méme. Ils rendent de tout petits combats 
contre l’appétit; mais ces combats sont de chaque jour. Du lever au 
coucher du soleil, ils se tournent et se retournent — qu’on me 
passe image; je la tire de la Vie des saints — sur le gril de ces 
tentations ordinaires, dont nous parle l’Apdtre, et qui surabondent 
dans nos conditions du milieu. Ils craignent Dieu, que voulez-vous? 
c’est leur marotte, comme vous dites. Laissez-la leur, puisque vous 
n’avez rien a leur offrir de plus fort en morale et de plus constam- 
ment réprimant. Souhaitez plutét, croyez m’en, souhaitez d’avoir 
chez vous pour en étre aimés, assistés et servis, ces trembleurs 
selon saint Paul, femmes, enfants et domestiques. C’est avec ces 
trembleurs la que vous n’aurez rien 4 redouter, comme parle le Psal- 
miste, Ab incursu et deemonio meridiano, a negotio perambulante 
in tenebris; ce qui signifie, je pense, rien & redouter du monde, 
rien de ceux de votre maison, ni dol, ni fraude, ni les pires cha- 
grins du foyer. Tachez donc de rencontrer, s’il.en est encore de 
cette tribu sainte, des serviteurs tels que Jean et Jeanneton. 


Avouste Nisarp. 


L°*IDOLE 


ETUDE MORALE 


Hector de Kernovenoy posa un dernier baiser sur le front de sa 
femme qu’on allait mettre au cercueil, puis se redressa et sortit de 
lachambre mortuaire sans verser une larme. Comme il traversait 
au rez-de-chaussée du chateau une galerie dont les croisées ouvertes 
donnaient sur le jardin, un vieux domestique errant dans les par- 
terres et conduisant par la main une fillette de cing ou six ans se 
mit & lever les épaules. « I] ne nous regardera méme pas! grom- 
melait le vieil homme. La petite vivante ne ¢ompte pas 4 ses yeux. 
I] n’aimait que la morte! » | 

La « petite vivante » méritait pourtant d’étre aimée. Elle avait 
de grands yeux noirs avec des joues dorées ; elle était brune avec 
une gerbe folle de cheveux blonds. En ce moment, elle tenait une 
rose épanouie, et, tout en faisant rouler la tige entre ses doigts, 
d'un air pensif : 

— Ecoute, Martin Bataille, dit-elle, quand, toi aussi, tu seras 
bien malade ‘et que tu partiras pour aller chez le bon Dieu, je te 
donnerai une belle fleur pour la porter 4 maman... » 

Un instant aprés, la mobilité de son age lui avait fait oublier les 
tristesses qui l’entouraient et dont sa chére petite Ame était depuis 
le matin comme embaumée. Les jardins du chateau, disposés en 
terrasses, s’élevaient 4 une énorme hauteur au-dessus de la mer et 
enfant venait d’apercevoir deux grandes voiles 4 Ventrée de la 
baie. « Yois donc, Martin, s’écria-t-elle. C’est peut-étre un grand 
bateau qui a des canons ! p 

Martin Bataille la suivait, tout en se disant que personne ne son- 

25 Jarvien 1876, 19 


280 L'IDOLE. 


geait 4 elle et que, dans un parcil jour, il n’y avait que lui pour 
prendre soin de l’orpheline. Les femmes allaient et venaient dans 
le logis qui bourdonnait comme une ruche. La mort dans une 
grande maison ne délie guére moins les langues que des noces. On 
pleurniche au lieu de chanter, voila toute la différence. Martin con- 
naissait bien les comméres et les valets, et lui, le chasseur et 
"homme des bois, méprisait a l’envi la lingerie et l’antichambre, 
les cuisines et l’office. 

Au milieu de ces réflexions, 11 lui en vint une qui le fit tressaillir 
de la téte aux pieds. Ce n’était plus 4 la valetaille qu’il songeait, 
c’était au maitre. ' 

Il appela Myriam. L’enfant accourut; il lui reprit la main et se 
mit a longer la galerie que le baron de Kernovenoy avait traversée. 
Elle aboutissait & un salon. De la un passage vouté conduisait a 
la salle de billard, dans une vieille tour qui se dressait au-dessus 
du flot, et de ce cdté fermait la terrasse. Sous cette voute, un es- 
calier de pierre menait au cabinet du baron 4 |’étage: de la tour. 
C’est 1a que M. de Kernovenoy s’était enfermé. 

Et il n’avait aimé que la morte ! 

Le vieux garde venait apparemment d’étre frappé de l’idée qu'il 
s’apprétait.a la suivre, car on. edt pu lentendre qui grommelait : 
« Il ne croit guére en Dieu, je le sais bien. Ce n’est done point cela 
qui larréterait ! » . 

. L'imagination du vieillard ne valait pas son coeur, et il ne trouva 
rien de mieux que de demeurer au pied de la tour appelant de toute 
sa voix: Myriam! Myriam! at: 

Tout le chateau savait si la voix du vieux Martin était rade et 
forte. Cependant la fenétre de l’étage ne s’ouvrit point. Myriam, 
surprise d’abord, riait de‘tout son cceur : « Es-tu fou, Martin? de- 
mandait-elle.. Pourquoi.m’appelles-tu si haut, puisque je suis prés 
de toi? » oe ek 

Martin avait espéré vainement d’attirer l’attention de son maitre 
et de lui suggérer l’envie de demander sa fille. La fenétre ne s’ou- 
vrit point. : 

ll reprit en maugréant le chemin du logis principal. Les femmes 
semparérent de mademoiselle de Kernovenoy et, dans leur désir de 
ne pas interrompre les caquetages, parlérent tout de suite de la 
mettre au lit. , ; 

Une heure aprés, l’inquiétude ramenait le vieux garde a la tour. 
Ii entra dans la salle de billard. Longtemps il entendit le pas violent 
et saccadé du baron dans la chambre haute. Vers minuit, M. de Ker- 
novenoy ouvrit l'autre croisée, celle qui regardait la mer. Martin 
entre-bailla la fenétre de la salle basse. Tous deux, le serviteur et le 








L'IDOLE. 284 


maitre, demeurérent 1a, si prés et pourtant si loin I’un de |'’autre, 
le premier les yeux secs, les dents serrées, le blasphéme au bord 
des lévres, le second égrenant son chapelet entre ses doigts et 
veillant. 

Le flot se mouvait dans l’ombre de cette nuit variable d’avril, 
parfois claire et glacée, en d’autres moments attiédie par la brise 
humide et les nuées qui accouraient du large... Oh! l’admirable 
demeure! Elle avait été si chére 4 celle qui n’était plus. 

Labelle Marie d’Avrigné n’avait guére joui du bonheur et des des- 
tinées brillantes que lui promettaicnt l’amour d'Hector de Kerno- 
venoy et l'un des plus grands mariages de la province. Ce fier et 
pittoresque logis, élevé au-dessus des flots, était devenu son cal- 
vaire. Elle y avait souffert une lente agonie. 

Tout y semblait disposé cependant pour y charmer sa vie — telle 
quelle l’avait choisie, telle qu’elle l’aimait, une belle vie un peu 
rustique, mais tout a fait seigneuriale, large et simple, remplie de 
toutes les joes et de toutes les tendresses. 

Madame de Kernovensy avait été la plus passionnée des méres et 
la plus aimée des femmes, le baron Hector n’ayant pas hésité a 
quitter 4 vingt-sept ans Paris et l’existence mondaine pour se 
donner tout entier a celle qui se donnait 4 lui tout entiére. Alors il 
avait voulu, pour la fée qui opérait ce miracle de le détacher du 
monde, un palais digne d’elle et l'on avait vu ce vieux donjon de 
Kernovenoy se transformer en une maison de plaisance. 

Le baron avait fait raser trois tours, aplanir les cours intérieures 
et, sur l'espace déblayé, il s’était plu a créer ce merveilleux jardin 
aérien que les rayons du midi chauffaient pendant le jour, que la 
mer caressait la nuit de son haleine humide et tiéde et ou crois- 
saient les myrtes et les lauriers. Les rosiers de Bengale acrochaient 
4 des magnoliers importés d’Amérique leurs rameaux, qui fleuris- 
sent jusqu’en décembre et, chaque été, un manteau d’ceillets sau- 
vages couvrait lea anciens remparts du chateau. Deux tours demeu- 
raientencore debout, !’une au nord, regardant la campagne, l'autre 
au sud, regardant la baie. Un batiment neuf, dans le style Louis XII, 
Teliait ces deux énormes débris du temps jadis, et de toutes les ou- 
vertures du logis, de toutes les parties de la terrasse, l'oeil doublait 
la pointe des deux rivages et se perdait dans la haute mer. 

La tour du sud n’était point percée que de la large baie qui s’ou- 
vrait sur les flots. La croisée plus petite, pratiquée du cdté du jar- 
din trois ans auparavant, et au pied de laquelle Martin Bataille, 
tenant Myriam par la main, venait de monter une longue faction 
inutile, — cette croisée avait une histoire. 

En ce temps-la, madame de Kernovenoy n’était pas encore ma- 


282 L'DOLE. 


lade. Un jour, il lui était arrivé de dire & son mari: « Hector, lors- 
que je suis dans les jardins et vous dans votre bibliothéque, n’en 
voulez-vous pas 4 ce mur aveugle qui nous sépare? » 

Et le baron Hector d’accueillir comme il le devait cette char- 
mante pensée : « Je veux ici une fenétre qui me permette de vous 
voir sur la terrasse et de regarder l'enfant jouer & vos pieds. » 

On avait éventré la tour et encadré a plaisir cette bienheureuse 
fenétre de lianes exotiques et des branches folles d’un superbe et 
vieux jasmin. 

C’est la que le matin retrouva le vieux garde. D’en bas, il ap- 
pela: | 

— Monsieur Hector ! 

Il nommait ainsi le baron autrefois, quand Hector de Kernovenoy 
avait treize ans et qu'il lui apprenait 4 chasser a I’affat dans les 
nuits d’automne. 

— Monsieur Hector, est-ce que vous ne souhaitez pas de voir 
l'enfant ? 

Encore une fois, point de réponse. . 

On n’avait guére dormi dans le chateau. Les femmes s’employaient’ 
aux appréts des funérailles. Les cuisines s’allumaient, car un grand 
repas allait étre servi aprés la cérémonie, suivant Pusage qui sub- 
siste encore dans la province; Martin Bataille passa au milieu de 
ces gens affairés et monta le grand escalier sans parler 4 per- 
sonne. 

La chambre mortuaire était ouverte et des cierges brillaient au- 
tour du cercueil ; le vicillard s’agenouilla. Mais une plainte enfan- 
tine qui partait de la chambre contigué troubla sa priére, et, se re- 
levant brusquement, il poussa la porte : « Oh ! petite mignonne 
du bon Dieu ! s’écria-t-il, la voila qui pleure ! » 

Myriam était assise sur son petit lit et se désolait parce qu’on la 
laissait toute seule. De grosses larmes roulaient sur ses joues et sa 
délicieuse bouchette rose faisait en ce moment une vilaine petite 
grimace. Elle tendit les bras au garde, les lui jeta autour du cou 
lorsqu’il se pencha sur elle et se mit a embrasser de toute sa force 
cette vieille figure. 

L’admirable instinct de la nature et du cceur se fit jour sur ces 
lévres de cinq ans, et ia pauvre fillette, privée de l’une des deux ten- 
dresses que Dieu lui avait données, se prit & appeler l'autre: « Ou 
est mon cher pére? demanda-t-elle. Est-ce qu'il est aussi parti? Je 
veux le voir. » 

Martin Bataille secoua la téte : « De l'homme ou de l'enfant le- 
quel a le plus de mémoire? » grommela-t-il. 

. Kt il ajouta tout haut : — Vous le verrez. 


LIDOLE. 285 


— Alors, dit l’enfant, qui se mit au bord de sa couchette, ha- 
bille-moi, Martin... mais tu ne sauras pas !... 

Martin accepta le défi. Ayant recommandé 4 Myriam d’étre sage, 
il entreprit de lui mettre ses bas. Bien loin de tenir compte d’une 
recommandation si sérieuse, elle s’amusait 4 lancer ses petons en 
lair. Et Martin de dire : 

— Tous les enfants aiment 4 jouer avec leurs pieds. Je. ne sais 
pas pourquoi. 

... Un instant aprés — 1] était sept heures — le vieillard se diri- 
gealt de nouveau vers la tour du sud. Les cheveux de Myriam 
étaient tout emmélés, sa robe attachée de travers; un de ses bas 
retombait sur son soulier, dont la boucle était partie, et le rustique 
habilleur n’avait pas eu Pidée de la chercher sous un meuble. La 
beauté de ’enfant empruntait 4 cet accoutrement désordonné un 
petit air sauvage qui la rendait plus adorable. Tous deux, elle et 
son guide, passérent sous les yeux des femmes rassemblées & |’en- 
trée de la maison. Et toutes de s’écrier : 

— Qui a fagoté mademoiselle de la sorte? Dites si c’est vous, 
Vieux Martin. 

— Taisez-vous, caillettes. Il fallait peut-tre vous attendre! La 
pauvre mignonne aurait donc pleuré dans son lit jusqu’a ce soir. 

— Cest bon. Nous n’avons que faire de vos préches ; mais ot la 
menez-vous 4 présent, vieux bourru? 

— Eh pardine ! & monsieur son pére. 

— line veut pas la voir. (a doublerait son chagrin. 

Martin Bataille secoua la téte : 

— Oh bien, je vous assure qu'il la verra donc malgré lui; et il 
n’est que temps! 

ll se fit un grand bruit 4 l’entrée du chateau. Une voiture gra- 
vissait la rampe qui avait remplacé le pont-levis : c’était celle du 
marquis de Verteilles, le plus proche parent du baron. Il amenait 
avec lui M. d’Avrigné, capitaine de vaisseau, l’oncle paternel de la 
défunte. | 

Tous deux arrivaient les premiers, les autres invités allaient sui- 
wre. Martin entraina Myriam, de crainte que les nouveaux venus ne 
retinssent l'enfant; il avait besoin d’elle pour l’exécution de son 
dessein. En joignant le pied de la tour, il murmurait : 

— J'ai dit qu’il n’était que temps, et c’est bien vrai; mais id ne 
fera rien avant U'heure. 

Tout le chateau savait que le baron n’assisterait pas aux funé- 
railles. Cependant les derniers mots du vieillard avaient un sens 
profond ; il pensait que si son maitre entretenait de mauvaises pen- 
sées contre lui-méme, il se garderait bien de les accomplir avant 


284 L'IDOLE. 


que la morte ett quitté le logis. M. de Kernovenoy ne youdrait pas 
profaner la maison, quand celle qui en avait été la joie et ’honneur 
était encore 1a ; il n’allumerait pas un scandale au milieu de la cé- 
rémonie. 

Mais, le moment venu, i! en serait averti par les cloches de 1’é- 
glise; le bruit de la mer couvrit-il méme leur bruit, il savait 
Vheure... 

Les lianes qui encadraient la fenétre latérale de la tour étaient 
d’ordinaire soigneusement taillées tous les ans. Le vieux jasmin sur- 
tout montrait une vigueur prodigieuse et aurait tout envahi; mais, 
cette année, la baronne ne sortant plus de son appartement, on avait 
négligé la taille. La croisée disparaissait sous |’épaisseur de la ver- 
dure. 

— Martin, dit Myriam, crois-tu que mon cher prem nous regarde 
la-haut 4 travers les feuilles ? 

— Oh! que non! fit le vieillard. Pas encore. Mais nous l’y force- 
rons bien peut-¢tre ! 

Le vieillard avait son idée : il révait tout simplement une es- 
calade. 

Les voitures des parents et des invités arrivaient la-bas désormais 
en nombre ; les cloches sonnérent, le chant des prétres retentit sous 
la votite de la grande porte : Myriam devint toute pale. 

Il n’y avait plus un moment a perdre pour arracher !’enfant a la 
scéne funébre et le pérea |’explosion de son terrible dessein. Martin 
mit le pied hardiment sur le tronc du gros jasmin et, quand il en 
eut éprouvé la solidité, appela la fillette 4 lui. Son vieil 4ge ne lui 
avait enlevé ni l’agilité ni la force; il grimpait, s’accrochant aux 
hanes d’une main et, de l’autre, tenant l'enfant embrassée. Bien 
Join d’avoir peur, elle riait aux éclats et n’entendait plus les chants 
ni les cloches. 

— Ferme! dit Martin. Tiens-toi bien, enfant! Je veux que tu vives 
heureuse; et /uz, je ne veux pas qu’il meure damné ! 

M. de Kernovenoy errait dans la vaste chambre dont le plafond 
s'élevait en forme de voute, ce qui lui donnait justement !’air d’un 
tombeau. L’un des cétés de la piéce était occupé par de grandes bi- 
bliothéques vitrées, renfermant plusieurs centaines d’ouvrages rares 
et d'un grand prix, mais surtout un choix exquis des ceuvres du 
dernier siécle et du nétre. Oh! le baron était homme de gout! On 
n’aurait point trouvé dans cette fine collection la bonne parole des 
grands déclamateurs, encore moins les catéchismes brutaux des 
athées ; il n’y avait de place que pour les sceptiques. 

Ceux-la étaient au premier rang; ils avaient autrefois séduit ct 
persuadé le baron et engendré ou allumé les passions de son esprit, 





L'IDOLE, 285 


si différentes de celles de son cceur. En passant, il salua les noms 
illustres inscrits au dos de ces livres fameux : « Bonjour mes mai- 
tres! » 

Excellents mattres, car c’étaient eux qui lui avaient enseigné la 
vanilé de toute foi, l’indifférence du grand lendemain et le droit 
surtout, le droit qu’il se croyait & présent de mourir. 

Cependant la morte les détestait sans les avoir jamais lus. Ins- 
tinct de chrétienne. L’image de celle qu'il avait uniquement aimée 
rapportait d’autres enseignements au baron Hector, ceux de leur 
enfance a tous les deux. Si la yérité pourtant était de ce cété?... 

Si les récompenses et les peines aprés la mort n’étaient pas un 
conte fait 4 plaisir pour effrayer le peuple et les enfants, le che- 
min qu'il allait suivre n’était pas le bon pour rejoindre la chére 
femme qui était partie... 

Mais, allons donc !... il y a peut-étre des destinées éternelles. 
Les sceptiques se garderaient bien de les nier, — de les affirmer, 
plus encore. Qui peut se soucier de ce que personne ne connait?... 
Qui doit s’embarrasser d’une autre vie ?... 

Toute la question tenait dans un mot : le baron Hector ne pouvait 
plus supporter celle-ci; il ne la considérait plus que comme l'escla- 
vage de la douleur. Esclave, lui! ll se croyait libre, il brisait sa 
chaine! | 

Deux fois i] s’approcha d’une table, prit une plume. Que voulait-il 
faire? Exposer pour les p -rents et les amis de Kernovenoy la cause 
de la mort qu’il allait se donner et s’en excuser devant eux ; il sen- 
tait donc que cette mort avait besoin d’excuse. Mais il leva les épau- 
les. Il connaissait bien tous ces gens-la, d’honnétes gens qui avaient 
toujours eu plus de raison que de passion et qui ne le compren- 
draient point. Alors il reprit la plume, cette fois pour tracer son 
testament, deux lignes : 

« Je veux que la tutelle de ma fille... » 

Enfin, il pensgit a sa fille!... et il murmura : « Elle est la seule 
puissance au monde qui pourrait me commander de vivre. — 
Faible puissance! » 

ll ajouta tout haut : « Pauvre fillette! » — et n’en continua pas 
moins d’écrire. 

li confiait 4 M. d’Avrigné la tutelle de Myriam, et remettait la 
garde et l’édueation de l'enfant 4 mademoiselle de Kernovenoy, sa 
cousine germaine, en religion mére Sainte-Marthe, Supérieure des 
Ursulines de Vannes. Ayant achevé, il se leva. 

Lautre muraille dela chambre, qui faisait face aux bibliothéques 
et que percait la croisée pratiquée sur le jardin, supportait des ar- 
moires également vitrées, remplies d’armes de toute sorte. 1 ouvrit 


286 L'IDOLE. 


une de ces armoires, y prit un pistolet, s’assura qu'il était chargé 
et sourit. ; 

Il avait été officier 4 vingt ans, et 11 descendait d'une race guer- 
riére, La, dans cette sérénité au moment supréme, se retrouvait le 
soldat et le gentilhomme que l’horreur physique de la mort n’in- 
commodait pas... Pourtant une derniére hésitation le visita... il 
' posa l’arme sur la table : 

« Elle me disait que nos Ames se retrouveraient la-haut et ne se 
quitteraient plus, murmura-t-il... Au diable!-Y a-t-ildes 4mes?...» 

Au méme instant, il tressaillit et préta Yoreille... Les cloches!... 
La dépouille de celle, qui, 4 ses yeux, avait été la plus belle, allait 
descendre tout 4 l’heure sous la terre glacée... Ces cloches le déchi- 
raient... Mais, plus prés, un bruit bien différent se fit entendre... 
Un craquement de branches froissées au pied de la fenétre qui don- 
nait sur les jardins, un bruit de voix et de rires joyeux qui montait... 
Il courut a la croisée : 

— Qui va 1a?... 

Puis il eut un second cri, mais aussitét étouffé. Enlre les feuil- 
lages, derriére la vitre, la téte blonde de Myriam venait de lui appa- 
raitre... Il n’apercevait pas encore le bras qui soutenait l’enfant. Un 
instant, la superstition dont il se croyait si bien défendu le mordit 
au coeur. Est-ce que Myriain lui arrivait, portée sur des ailes invi- 
sibles?... [1 ouvrit ou fit voler plutét la fenétre : 

— Tu vas me la tuer ! cria-t-il, voyant que la fillette était assise 
sur l’épaule de Martin. - 

File tendait vers lui ses deux petits bras ; il la saisit : 

— Ah! disait-il, tu me l’aurais tuée! tu me l’aurais tuée! 

— Cela n’edt pas été peut-étre si malheureux pour elle, grom- 
melait le vieux garde, tout en redescendant le long du jasmin. 

Une heure aprés, M. de Kernovenoy avait repris du gout & vivre; 
il ressemblait au voyageur mourant du tourment de la soif, qui 
découvre un fruit oublié sur une branche au bord du chemin, et 
trouve, en y mordant, la force de continuer le voyage. 

On transporta les jouets de Myriam dans la tour, ou Ia fillette 
s'amusait, surtout parce qu’elle n’était guére venue jusque-la dans 
la grande chambre ronde et que tout y était nouveau pour ses yeux. 
Son pére interrompait ses jeux, la faisait asseoir, et, se mettant a 
genoux devant elle, la contemplant avidement, hui disait ce qu’on 
dit aux petits enfants : « Myriam, embrassez-moi avec vos bras. » 

Sous cette faible et douce étreinte, son coeur se fondait. Mais il 
s'apercut que ses pleurs inquiétaient Myriam ; il les retint et les 
dévora. 

Ce fut le premier sacrifice ; il en trouva la récompense. L’enfant 


L'IDOLE. 287 


ne se sentait plus jamais assez prés de lui. S’il oubliait un moment 
de s’occuper d’elle, s'il retombait dans quelque cruelle réverie, elle 
arrivait doucement sur la pointe de ses petits pieds par derriére, 
et, grimpant au dossier du siége oti il était assis, lui mettait ses 
deux menottes sur les yeux, en riant de tout son coeur. Ces frais 
éclats remplissaient la chambre comme des cris d’oiseau. Le baron 
jouissait et souffrait 4 la fois de cette grande gaieté enfantine. 
« Voila donc, se disait-il, toutes les traces qu’a laissées dans ce petit 
ceur celle qui !’avait formé de son sang. O chers petits ingrats ! 
6 nature!... Et moi aussi que je cesse d’étre, elle rira le lendemain 
4 macousine l’abbesse, et se souviendra encore moins de moi! » 

Un soir pourtant, Myriam, lasse d’avoir trop joué, exigea que son 
pére ’endormit sur ses genoux. Qui peut expliquer les enfants? 
Leur mémoire est plus fidéle qu’on ne pense. Le souvenir est comme 
une graine semée par le vent dans ces ames légéres. Un jour on s’a- 
percoit que la graine a germé, il en sort une fleurette triste et 
charmante. 

Ce soir-la, il faisait chaud, la grande fenétre de la tour était ou- 
verte. Bercée sur les genoux de son pére, Myriam laissait errer de 
le mer au ciel ses grands yeux qui ne se fermaient point : 

— Alors, dit-elle, maman est avec les étoiles. Quand donc irons- 
nous la yoir tous les deux? 

La nuit suivante, le baron, penché sur son sommeil, s’apercut 
qu'il était traversé de réves. La petite dormeuse appelait sa mére, 
lui tendait les bras ; ses lévres se pressaient comme pour un baiser ; 
puis elle s’éveilla frissonnante, et il dut tenir ses petites mains dans 
les siennes jusqu’a ce qu'elle se fut rendormie : « O cher petit coeur, 
disait-il, cher petit vase mal clos d’ot ce pieux parfum s‘éléve! 
Comme elle se souvient! » 

Satendresse envers Myriam s’en serait encore accrue, si, désor- 
mais, elle avait pu s’accroitre. L’inquiétude lui vint un jour que, 
sans cesse enfermée dans la chambre ronde, ladélicate créature ne 
palit et ne s’étiolat. Il descendit avec elle au jardin. Les gens du 
chateau, qui le revoyaient pour la premiére fois, n’essayérent point 
de le troubler et se tinrent a l’écart. 

Mais, voila que V’épreuve se trouva trop forte; il lui sembla 
qu'un hiver et qu’un printemps pendant lesquels la baronne Marie 
avait été malade n’avaient point effacé, dans ces allées, la trace des 
pas de celle qui ne devait plus les parcourir. Il se laissa tomber 
Sur un banc, sous un bosquet de chévrefcuilles et de genéts odo- 
rants, et cacha sous sa main ses yeux humides. 

Myriam, sans rien dire, s’était mise 4 dépouiller le bosquet de ses 
belles grappes jaunes et roses ct faisait un terrible bruit dans le 


288 L'IDOLE. 


feuillage. Tout 4 coup, ayant cessé de l’entendre, il releva la téte. 

La mignonne était au bord de la terrasse, en un endroit qu’clie 
connaissait bien, ot l’hiver passé avait fait dans le mur une bréche 
qui permettait a sa petite taille de se pencher au-dessus des pierres 
éboulées et 4 son regard curieux de courir au-dessous d’elle sur 
l’abime. Elle riait, comme toujours, en langant son butin a pleines 
mains par la bréche. La maréc était basse, une troupe d’enfants 
s’ébattait sur la gréve découverte, et recevait en riant aussi, avec 
des cris de joie, cette pluie de fleurs. Dans ce jeu, M. de Kernovenoy 
reconnut encore la nature. Myriam recherchait d’instinct le mou- 
vement et la vie; les amusements de cette bande de marmots I’at- 
tiraient, et, de ce ton a la fois suppliant et impérieux qui n’appar- 
tient qu’a ces chers tyrans, elle déclara qu’elle voulait aller comine 
eux sur la gréve. 

Le baron pensa que sa mére autrefois lui suffisait, que jamais 
elle n’avait demandé de promenades au dehors, jamais de compa- 
gnons de plaisir. Les méres ont le secret d’enchainer les désirs de 
ces petits coeurs; mais pour cela il'n’y a qu’elles ! 

Comme il demeurait 1a, tout pensif, on lui présenta une lettre 
apportée par un courrier. Elle venait de la supérieure des ursuli- 
nes, informée, comme tous les Kernovenoy, de la mort de la jeune 
baronne. Mére Sainte-Marthe écrivait 4 son cousin pour lui repré- 
senter qu’il ne lui serait pas aisé d’élever sa fille auprés de lui, et 
qu'il agirait sagement en la conduisant au couvent de Vannes. 

« Que feriez-vous de la chére petite? ajoutait la supérieure. Un 
Joli démon peut-étre : nous en ferons un ange. » 

Voila en quoi mére Sainte-Marthe se trompait. C’était un ange 
qu’il voulait faire, lui aussi, dut-il pour eela précher d’exemple et 
abjurer les grands sceptiques, « ses maitres. » Second sacrifice, — 
celui de ses railleries favorites et des signes extérieurs de )’indiffé- 
rence ef du doute, l’immolation enfin de son esprit. I vit bien 
alors comme ce renoncement est peu de chose! 

La supéricure des Ursulines qui ne !’en croyait point capable le 
jugeait mal. Il se pencha vers Myriam, qui ne cessait pas de le tirer 
par les basques de son habit. 

— Myriam, lui dit-il, voulez-vous me quitter?... Vous auriez une 
autre mére. 

L’enfant tressaillit, ses yeux se mouillérent de larmes; elle s’ac- 
crocha de toute sa force 4 son pére. 

— Non, fit-elle, je veux rester avec vous toujours! ! 

Mais cette émotion passagére ne lui avait pas fait oublier son 
grand désir. Comme M. de Kernovenoy se baissait de plus prés en- 





L'IDOLE. 289 


core pour l’embrasser, elle lui dit & l’orcille, entre deux baisers 
quelle lui rendit : 

— Pére, je veux aller sur la gréve ! 

I] obéit. C’était son lot désormais d’obéir. D’ailleurs n’avait-il pas 
besoin lui-méme d’air et d’espace? Il commanda de seller un che- 
val. Tenant fermement |’enfant devant lui sur la selle, 11 descendit 
larampe, bordéc de plantes marines, qui, du chateau, conduisait 
au bourg, tourna le pied du chateau et mit sa monture au galop sur 
les falaises. | : 

La brise était dure, bien qu’échauffée par un brillant soleil de 
mai, et bientét elle dénoua la cheyelure d’or de Myriam, muette 
d'abord, et partagée entre la peur et le plaisir que lui causait cette 
course rapide. M. de Kernevenoy la tenait sur son coeur, et pres- 
saitencore du talon et de la voix l’ardente béte qui les emportait 
tous les deux. 

Cet exercice violent et cette étreinte passionnée lui faisaient éga- 
lement un grand bien; et, songeant toujours, il se disait qu’aé son 
age, plein de force et de santé, il ne lui restait plus qu’é tromper 
son corps par la fatigue et 4 nourrir son ame de l’unique amour 
de cette tete blonde. 

Cependant il fit un reproche 4 Myriam, le seul qu’il dut jamais 
lui faire. L’embragsant de nouveau, il lui dit, avec un triste sou- 
rire : 

— Pourquoi n’est-ce pas a elle que tu ressembles? De quoi t’avi- 
ses-tu, petite, de me ressembler, 4 moi? 

Le lendemain était un dimanche. Le matin, 4 dix heures, M. de 
Kernovenoy sortit encore du chateau et prit 4 pied le chemin du 
bourg. fl tenait sa fille par la main, et, suivi seulement d’une femme 
de service, il entra dans l’église. Rien d’étonnant que le baron allat 
a lamesse du dimanche; il n’y avait jamais manqué, en dépit de 
son indifférence religieuse bien connue. Naguére, il expliquait cette 
contradiction en riant: « Un gentilhomme doit se montrer a la 
messe. » 

Mais on avait tant dit que désormais il se tiendrait reclus dans 
sa four, que ce fut une surprise générale de le voir. 

En traversant la nef, il recut d’abord le salut discret de quelques 

urgeoises, en habit de deuil comme lui. C’étaient ce qu’on appe- 
lait au bourg’« les dames de la baronne », les veuves des capitaines 
au cabotage qui avaient péri en mer. On ne leur connaissait point 
d'autres ressources que les dons du chateau. Le baron leur rendit ce 
salut de facon & leur faire comprendre qu’elles n’avaient pas tout 
perda avec la chatelaine; puis il gagna le banc réservé, tout prés 

ucheur, et, sans y penser, s’agenouilla. 


900 L'IDOLE. 


L’exemple qu’il voulait donner a sa fille ne lui avait pas méme 
couté une seconde d’hésitation. Le curé, qui entonnait le Kyrie, 
youlut croire 4 un autre sentiment que le désir de l’exemple, et ne 
put s’empécher de dire entre deux versets, 4 demi-voix : 

— Ordinairement, il se tenait debout. Seigneur, vous avez de 
cruels moyens de ployer les forts ! 

Au sortir de la messe, les métayers entourérent le maitre. Ils ne 
disaient rien, se contentant de rouler entre leurs doigts les bords 
de leurs grands chapeaux. L’un d’eux imagina de prendre Myriam 
entre ses bras; ils se la passérent les uns aux autres, sans oser 
’embrasser; mais ils en montraient tant d’envie, que le baron, s'a- 
dressant au plus 4gé, lui dit: 

— Tu le peux bien, mon vieil homme. 

Is ne se firent pas prier. Myriam, qui les connaissait tous, se mit 
4 les appeler par leurs noms. Alors celui que M. de Kernovenoy 
avait appelé « mon vieil homme » s’enhardit, et dit que la morte 
n’avait point laissé qu’une orpheline, que tous les enfants pauvres 
pouvaient bien la regarder comme leur mére, et qu’on ne cesserait 
pas de si t6t de la pleurer par tout le pays. 

— Pleurez-la donc! dit le baron. Vous ne Ia verrez plus; et moi- 
méme, vous avez été bien prés de ne plus me voir. Si vous m’ai- 
mez, il faut remercier celui qui m’a sauvé la vie. 

Leurs yeux a tous l’interrogeaient. Il chercha Martin Bataille, qui 
se tenait un peu a l’écart, l’appela, et ajouta, en lui donnant un 
coup sur l'épaule : | 

— Crest celui-la. 


II 


Lorsque mademoiselle de Kernovenoy eut seize ans, le baron ne 
manqua point de la conduire 4 Vannes. Il y avait au couvent des ur- 
sulines de la vieille ville bretonne une sainte femme 4 laquelle il 
brilait de faire voir, fit-ce méme au travers des grilles, son idole 
et son chef-d’ceuvre. 

Ah! madame la supérieure, vous aviez prédit que le cousin 
sceptique et incrédule ne saurait faire de cette enfant qu’un joli 
at il avait juré qu'il en ferait un ange. Eh bien ! voyez ses 
ales! 

Mére Sainte-Marthe fut trés-doucement surprise, et ne Ie cacha 
pas. Elle ne pouvait croire que, sauf les lecons des maitres de mu- 
sique, sans compter le maitre 4 danser, dont on ne lui parla point, 
Myriam n’eut regu d’enseignements que de son pére. Elle ne savait 


L'{DOLE. 201 


pas qui des deux elle devait le plus admirer, du précepteur ou de 
Véléve, et ce qui l’émerveillait davantage, de la perfection de My- 
riam ou de l’étonnant succés d’un homme d’aussi peu de foi que le 
baron. 

—Cest affaire 4 vous, mon cousin, murmurait-elle. Cepen- 
dant... 

Que de choses dans ce « cependant »! La grace souffle ou elle 
veut : c'est A quoi songeait la supérieure. Cependant il avait fallu 
que ce grand douteur de baron s’imposat une contrainte de tous les 
mstants et se fit bien habile a feindre les sentiments qui sont 
comme les pierres d’assise sur lesquelles on éléve l’édifice d’un 
jeune coeur. | 

Mére Sainte-Marthe disait encore tout bas : « ll lui sera beaucoup 
pardonné, parce qu’il aura beaucoup aimé. » 

Mais voila qu’elle s’attendrit tout 4 coup. La pensée lui était ve- 
nue qu’é force de porter le masque des bonnes croyances, M. de 
Kernovenoy avait bien pu finir par s’y laisser gagner. N’était-il pas 
réellement devenu peu 4 peu l’homme qu'il voulait paraitre aux 
yeux de sa fille? Elle se hasarda tout sournoisement a exprimer ce 
qu'elle espérait. M. de Kernovenoy lui répondit en riant qu’elle avait 
peut-€tre raison, et qu’il ne savait plus bien lui-méme ot il en était. 

Toujours le grand peut-étre ! 

Mére Sainte-Marthe était ravie. Elle crut pouvoir offrir un conseil 
a ce cousin qui recevait si bien les insinuations, et ajouta qu’il avait 
sans doute accompli la plus difficile partie de sa belle tache; que 
tout n’était pas fini pourtant : il resterait 4 choisir 4 mademoiselle 
de Kernovenoy un mari fait comme elle. 

Le baron 4 Vinstant perdit sa belle humeur et se retrancha dans 
une réserve glaciale. Ces sortes de visites sont assez courtes. Il 
abrégea la sienne. 

ll avait si entiérement donné sa vie 4 Myriam, et croyait possé- 
der si exclusivement le coeur de sa fille, qu’il lui était bien permis 
de ne pas envisager sans effroi le moment du partage. Ces dix ans 
qui venaient de s’écouler avaient été pour lui comme enchantés. 
D’enchantement si pur, il n’y en a point. Ah! c’est le beau, le véri- 
table, le glorieux amour! Il ne souléve pas un mouvement qu'on 
doive réprimer. C’est vraiment le feu qui purifie, et. celui qui a 
connu les troubles des sens et les vertiges de la pensée se prend a 
regretter que son 4me, désormais, ne.soit point enfermée dans une 
prison de cristal, au lieu d’une muraille de chair. 

On voudrait que le monde entier put voir la fleur robuste et im- 
maculée qui s’éléve du milieu de tant de cendres; on en jouit avec 
des délices qu’on n’aurait jamais imaginées. Quelle joie et quel 


292 L'IDOLE. 


triomphe d’aimer chastement, dans l’infini de toutes les tendresses, 
de rapporter tout 4 l'étre aimé, absolument tout, rien & soi; dese 
croire méme dépourvu d’ égoisme, supérieur 4 la nature! 

Pendant les deux ans qui s’écoulérent aprés le voyage 4 Vannes, 
Myriam sortit de cette chrysalide ou s’enveloppe l’adolescence de la 
femme: De gracieuse et d’intéressante qu'elle avait toujours été, 
elle redevint belle. 

Elle était assez grande, avec la taille la plus noble et en méme 
temps la plus simple, la démarche d’une exquise légéreté dans sa 
correction étonnante, ce qui faisait dire & son pére, ravi en extase: 
« Elle tient de la déesse marchant sur les nues, dont parlent si sou- 
vent les mémoires du temps jadis, mais elle tient aussi de 1’oi- 
seau. » 

Tous ses traits et les contours de son visage étaient d'une finesse 
4 désespérer le crayon, et que la lourdeur des mots ne saurait 
peindre. Elle avait la grande chevelure blonde, au mélange d’ambre 
et d’or, et le contraste qui donnait & son enfance un charme si pi- 
quant et si singulier n'avait pojnt disparu. Son teint était toujours 
celui d’une brune méridionale du bistre le plus chaud; ses yeux 
noir's, et pourtant clairs, de grands yeux d'une limpidité sans égale, 
du velours illuminé par le feu d'un jeune esprit ouvert et curieux 
autant que sensible et pur, d’adorables et magnifiques yeux qui n’é- 
taient qu’attendrissements-ct que sourires. 

Myriam, le dimanche, causait des éblouissements sur son pas- 
sage. Quand elle entrait au bras de sen pére dans l'église parois- 
siale, un pelit murmure bien flatteur s’élevait du groupe des mé- 
tayers de Kernovenoy sous |e porehe. Les enyieux disaient : « Voila 
donc cette petite princesse solitaire! son peuple en la voyant grogne 
de plaisir. » On remarquait que mademoiselle Kernovenoy était trés- 
pieuse, on rappelait que son pére était un « philosophe » et l’on 
souriait. Les habilants des maisons de plaisance voisines, qui sont 
en grand nombre dans ce beau pays, entre une région de grand bois 
et la mer, l’appelaient : La petite baronne élevée dans une tour. 

Quelques-uns de ces propos qui prétendaient étre malicieux ar- 
rivérent aux oreilles du baron : 

— Les sots! disait-l. Myriam princesse, oh ! ad oui !... soli- 
taire, point. 

Non, Kernovenoy n’était pas une solitude. Et d’abord, une grande 
maison n’est jamais solitaire. Quinze serviteurs ou servantes peu- 
plaient le vaste logis. Myriam y menait l’existence la plus libre ct la 
moins monotone. C’était durant la saisom chaude des promenades 
en mer, que la jeune fille aimait par-dessus tout. Le yacht du baron, 
Sous son grand pavillon bleu, brodé aux armes de Kernovenoy, par- 











L'IDOLE. 295 


courait la baie ot se rencontrent partout des stations balnéaires : 
il y en avait une au pied méme du chateau. Les matins et les 
aprés-midi, la gréve sauvage montrait des essaims de jeunes femmes 
sous des chapeaux extravagants tout empanachés, trainant sur le 
sable de longues jupes aux couleurs retentissantes. Les bains de 
mer, cest le carnaval de |’été. Le baron disait en riant : 

— Myriam voit le monde en travesti. La comédie ne lui en pa- 
raitra que meilleure. 

Puis 1’été s’en allait. L’automne ramenait les grandes chasses 
dans la forét de Verteilles, 4 une lieue de la, qui rassemblaient 
toute la noblesse du canton en habit rouge. La fillette les suivait en 
caléche, battant des mains quand elle voyait son pére passer au 
galop sous le couvert des chénes dépouillés, derriére la meute hur- 
lante. Les cors donnaient, la forét s'emplissait de bruits diaboliques 
el s'ébranlait sous la chevauchée sonore. 

ll y avait au retour grand repas au chateau : vingt chasseurs et 
de belles dames parées, autour de la table chargée de cristaux, de 
lumiéres et de fleurs. Encore le monde. . 

Et lorsque les hétes avaient disparu, ce qui succédait 4 ces fétes 
passagéres et un peu bruyantes, pendant la réclusion forcée de 
l'hiver, était-ce doric la solitude? Est-ce que la tendresse du pére 
sen allait avec le plaisir? Est-ce qu’elle ne demeurait pas la, ingé- 
nieuse, toujours active ? Est-ce que le baron ne pouvait pas se dire : 
je reste, moi / 

Au printemps, ils visitaient les différents domaines. Ce n’était 
plus le temps o& Myriam galopait dans les bras de son pére, sur les 
gréves. A quinze ans, mademoiselle de Kernovenoy était une habile 
écuyére 4 son tour. Souvent le baron, ralentissant sa monture, lais- 
sait la jeune fille courir devant lui et s’enivrait de sa grace in- 
trépide. 

Cette heauté, cette santé du corps et du cceur, tout cela était son 
ouvrage. C'était lui qui avait. créé deux fois cet étre adorable. Lui, 
foujoars lui! Il en recueillait toute la récompense et il lui arrivait 
de s’écrier, dans un mouvement d’orgueil qu’il ne pouvait contenir : 

— Tout en elle est par mot, pour moi, & mot. 

Aussi quel parfait bonheur! Aucun autre homme au monde pou- 
vail se flatter d’un état de l’dme si reposé et si doux? C’était la 
plénitude de la paix dans l’immensité de toutes les joies. A qua- 
rante-cing ans, merveilleusement conservé par la chasteté de sa vie 
el le calme de sa pensée, il se croyait le maitre du temps. Ii nétait 
pas seulement heureux, il avait tous les dons et gardait méme la 
Jeunesse. ne 

Un soir de juin, il errait en révant de ce comble de félicités, sur 


204 L'IDOLE. 


la terrasse. Demeuré paien au fond de son coeur, Hector de Kerno- 
venoy aurait bien fait de penser alors 4 certain dicton paien qui 
accuse les dieux de verser l’ivresse et l’oubli 4 ceux dont ils prépa- 
rent la perte. Ces dieux ce sont de vrais diables pour la malice. 

Le soleil couchant embrasait |’entrée de la baie. Les yeux éblouis 
du promeneur se reposérent involontairement sur le petit port qui 
s'ouvrait 4 gauche du chateau et dont les vieilles tours avaient au- 
trefois défendu l’accés. Une riviére alerte venait méler ses eaux a 
celle de la mer, aprés avoir traversé de longues prairies, coupées 
de bouquets d’arbres qui offraient de ce cété un riant horizon de 
verdure. A l’extrémité du port, un pont reliait les deux rives et la 
route des terres 4 la presqu’ile rocheuse sur laquelle s’éléve le 
bourg et le chateau. Il y a des pressentiments qui, d’abord, n’ont 
Yair de rien, que l’on prend pour les fumées de |’imagination 
échauffée. M. de Kernovenoy se sentit un moment le coeur serré. 

Pourquoi? Il n’aurait pu le dire. Plus tard, il se rappela souvent 
ce qu’il avait ressenti 4 cette heure... Quelque chose l’avertissait 
que le malheur lui viendrait par ce chemin. 

Mais les jasmins, les chévrefeuilles et les roses étaient en grandes 
fleurs dans le jardin ; les magnolias répandaient leur senteur puis- 
sante, les ceillets sauvages ouvraient leurs petits calices odorants 
dans toutes les fissures des pierres. Le ciel était sans tache, la baie 
unie comme un miroir; et, dans le salon, Myriam, assise au piano, 
chantait. 

Sa voix était encore un peu gréle; maiselle était si pure! Et, 
d’ailleurs, M. de Kernovenoy n’en trouvait point de plus belle au 
monde. ll vint s’asseoir devant la croisée, et les yeux en l’air, noyés 
dans le bleu, battant la mesure sur le bord de son fauteuil rustique 
et se bercant en cadence, il écouta. 

Tout 4 coup, ses regards s’étant machinalement retournés devant 
lui, vers le pont et la route, il jeta un cri de surprise, courut a une 
longue-vue qui demeurait toujours 1a, pendant |’été, sur son socle, au 
pied de la tour, et l’ajusta vivement. Ses yeux ne l’avaient pas 
trompé ; le secours de la longue-vue leur était inutile. 

Mais, pour lui avoir arraché cette exclamation soudaine, il fallait 
bien que l’objet qui les avait frappés fit surprenant. II l’était. 
Qu’on imagine une caléche de voyage, descendant alors la pente 
qui menait au pont... 

Une caléche?... Rien de moins rare sur cette route pendant la 
saison des bains. Seulement, ce qui n’était pas ordinaire, c’étaient 
les personnes du cocher et du valet de pied, juchés sur le siége. 
Deux marins. 

Et des matelots de l’Etat : veste bleue, chemise flottante au large 





LIDOLE. ‘gy 
col, petit chapeau de toile cirée cranement posé sur le sommet de 
la téte. Deux compagnons qui, probablement, ne se sentaient pas 
d’aise. On connait le gout singulier de homme de mer pour les 
chevanx ct les voitures ; c’est un autre roulis que celui du navire, il 
se croit encore sur le flot. 

M. de Kernovenoy appela sa fille : 

— Myriam, dit-il, je vous annonce la visite de votre grand oncle 
l'amiral. 

Le vice-amiral d’Avrigné, qui était naguére un grand homme 
maigre, sec, de l’extérieur le plus froid, le modéle un peu chargé 
de lofficier de mer, avait beaucoup changé avec l’dge et les grades, 
Une heureuse fartune opére quelquefois de ces miracles. La haute 
taille de l’amiral s’était légérement courbée en méme temps que sa 
physionomie devenait bien plus affable. C’était, 4 heure présente, 
un vieillard 4 Y’air paterne et doucement sarcastique, aux joues 
arrondies, au double menton, au teint reposé, ce qui faisait dire 
que son ancienne bile s’était tournée en roses. 

li était le subrogé-tuteur de Myriam, qu’il faisait profession d’ai- 
mer fort, d’admirer encore davantage et qu’il embrassa trés-bruyam- _ 
ment & l’arrivée. Ses officiers, s’ils avaient vu cela, n’auraient pas 
manqué de dire que « la vicille rose » saisissait cette occasion de 
serafraichir au contact de cette jeune fleur dorée. Quand ]’embras- 
sade fut donnée, il éloigna de lui mademoiselle de Kernovenoy pour 
la mieux voir 4 son aise; il trouva, comme il s’y attendait, le ta- 
bleau parfait et charmant. 

— Peste! grommela-t-il entre ses dents, le gaillard!... 

Myriam, heureusement, n’entendit point; le baron non plus : sans 
quoi l'une aurait été. bien surprise d’un mot si libre dans la bouche 
de son grand-oncle, et l’autre aurait demandé qui pouvait bien étre. 
ce gaillard dont l’amiral parlait 4 demi-voix. 

Apparemment ce n’était pas lui-méme; M. d’Avrigné avait de la 
dignité quelquefois, de la bonhomie toujours, pas l’ombre de gail- 
lardise. A ce moment on entendit la cloche du diner. 

Ce fut un repas de famille placide et gai, point sans quelque 
embarras cependant, pour Myriam, qui surprenait sans cesse les 
yeux de l’amiral fixés sur elle. De temps en temps, il se retournait 
vers le valet qui lui servait 4 boire, et, tout en frappant sur son 
verre un petit coup sec qui commandait de le remplir, murmurait: 

— Ah! le drdéle! 

Ce valet en vint 4 s’imagniner qu’il était le point de mire des 
jovialités de M. ]’amiral et ne s’en trouva pas médiocrement flatté. 

Comme on quittait la salle et qu’on allait passer dans les jardins, 
M. de Kernovenoy précédant son hdte afin de donner quelques or- 
25 Janvisn 1876. 20 








dres, M. d’Avrigné, demeuré en arriére auprés de Myriam, lui. dit 
plaisamment : 

— Mignonne, la nuit vient. C'est I’heure ot les. jeunes filles ai- 
ment a réver. Je ne voudrais point vous contraindre... 

— A demeurer avec vous? fit Myriam. 

Elle marchait de surprise en surprise. Tout ce que disait ce jour- 
la son grand-oncle lui paraissait extraordinaire, si ce n’était pis. 

— Vous voulez parler librement 4 mon pére? reprit-elle. 

— D'’ou vous vient cet étonnement ma chére? Qui, je voudrais 
dire deux mots 4 mon neveu sur un sujet bien intéressant.... Et 
pourquoi ne vous confesserais-je pas que ce sujet la, c’est vous, mi- 
gnonne? 

Myriam sourit. 

_ — Ce n’était peut-¢tre pas de la surprise que-vous m’avez fait 
éprouver tout a l’heure, répliqua-t-elle, mais plut6t un peu d’in- 
quiétude... Me voici bien rassuréc. Si vous parlez de moi, mon pére 
vous écoutera. 

— Tubleu! fit ’amiral, je Pespére bien qu’il m’écoutera ! 

Tous deux rejoignaient alors M. de Kernovenoy. Myriam se plaignit 
d’étre lasse et annonga qu’elle allait se retirer chez elle. En méme 
temps elle présentait son front 4 son pére qui, sans répondre, y mit 
un baiser. M. d’Avrigné, qui regardait = mer’, croyait le baron a ses 
cétés. Il s’apercut de son erreur. 

— Hector, cria-t-il, ot allez-vous? 

Ou allait le- baron? Sur les pas de sa fille. 

— Myriam, lui dit-il, la présence de l’amiral vous cause une in- 
commodité que vous ne voulez point me dire ? 

— Cher pére, s’écria la jeune fille, y pensez-vous? Crest mon 
grand-oncle. Il a malar été trés-bon pour r moi et je l’aime beau- 
coup. 

— Alors, Myriam, vous souffrez? 

— Je ne souffre point... Un peu de fatigue... Nous avons fait ce 
matin une longue course... Ce n'est pas de quoi vous alarmer. 

— Bonsoir donc, ma chérie, fit-il en soupirant. C’est la premiére 
fois. que vous me quittez si tét aprés le diner. | 

ll ne s’éloignait qu’a regret. Une pensée lui était venue qui lui fai- 
sait mal : « Les méres sont plus heureuses, » murmurait-il. 

La mére aurait accompagné Myriam dans sa chambre et serait 
demeurée & son chevet. Le pére avait connu ces joies qui lui étaient 
ravies depuis que Myriam avait cessé d’étre une enfant. 

C'est dans cette disposition d’esprit assez maussade qu’il se re- 
trouva en compagnie de M. d’Avrigné, sur la terrasse. L’amiral qui 


LIDOLEJ 297 


l'attendait, assis devant une table ot I’on avait servi le café et fu- 
mant un excellent cigare, l’accueillit par un éclat de rire. 

— Je vois, dit-il, que votre folie est sans reméde. Vous serez 
toujours un pére trop passionné, mon cher Hector. | 

Cette petite legon moqueuse ne plut point du tout a M. de Ker- 
novenoy, qui répondit assez brusquement : 

— Ne parlez point de ce que yous ne pouvez avoir ressenti, mon- 
sicur. Yous n’avez que des fils. 

— Quatre. Je ne m’en plains pas. Je suis du vieux temps ou }’on 
aimait mieux les males. ~ 

— Soit. Yous m’accorderez pourtant que nous ne saurions trou- 
ver le méme plaisir 4 nous voir revivre dans des ¢tres faits comme 
nous... : 

— Avons-nous été si mal faits? 

— ... Que dans ces créatures délicates, douées de ce que nous 
he saurions jamais avoir, la grace. Lorsqu’on nous assure que nos 
fils nous ressemblent, cela ne nous procure point les mémes sen- 
sations que si on nous le dit de nos filles... 

— 0h! oh! interrompit M. d’Avrigné, vous ne regrettez donc pins 
que ce soit 4 vous décidément que Myriam ressemble. | 

Le baron ne répondit pas. 

— Allez! reprit Vamiral, ce n’est pas non plus une chose sans 
douceur que de se revoir dans ses fils tel qu’on était 4 vingt-cing 
ans. Les fils ont du bon. On dit, il est vrai, que nos filles nous quit- 
tent plus tard, et jamais aussi enti¢rement. Je conviens que, de 
mes quatre fils, les deux plus jeunes sont, l’un au Japon, l'autre 
aux Antilles; tous deux servent dans-la marine, comme vous le 
savez. 

— Je le sais. 

— Un autre encore, mon attaché d’ambassade est en Angleterre, 
reprit l’'amiral avec complaisance. L’ainé me reste, le capitaine 
Robert, un beau capitaine... Il est en garnison prés de Paris... Bh 
bien, je me suis accoutumé a viyre souvent loin d’eux.. 

— Oh! fit ironiquement M. de Kernovenoy, vous avez Vhumeur 
facile. 

— Aussi, lorsqu’il s’agira de les marier, mon émotion ne sera- 
t-elle pas la méme que si je mariais une fille. 

Le baron tressaillit : , 

— Qui, murmura-t-il, une grande, une terrible émotion. Yous 
dites bien ! 

— Justement, continua M. d’Avrigné, tout en humant son café 4 

petits coups, Je capitaine Robert est possédé en ce moment d'une 
satanée démangeaison de mariage. 


208 LIDOLE. 

— En vérité? répliqua distraitement M. de Kernovenoy. Singulier 
gout pour un hussard. 

— Il a payé sa dette, il peut déposer le sabre. Robert donnerait 
sa démission... : 

— Ah!... je souhaite qu’il trouve une femme a son gré. 

Il y eut un court silence; puis M. d’Avrigné se remit a rire. 

— Hector, demanda-t-il, avez-vous réyé quelquefois aux qualités 
que vous voudriez voir réunies dans votre gendre ? 

— Nos ennemis n’ont pas de qualités. 

— Le mot est vif; mais ce n’est qu'un mot. Il faudra bien que 
vous ayez un gendre tét ou tard. 

— Tard, s’il vous plait. 

— Aimeriez-vous qu’il fat honnétement riche? 

— Eh! que m’importe? Je ne m’en soucierais guére. Riche, je 
le suis. | 

— Qu’il fat bien tourné?... Ah! voila qui ne serait peut-¢tre pas 
indifférent 4 Myriam. . 

— Vous étes tout a fait plaisant. 

— Qu’il edt du mérite et de l’esprit? Cela devient rare. 

— A vous parler franc, dit le baron d’un ton sec et en se levant, 
je préférerais qu’il n’edt ni l'un ni l'autre. 

— Morbleu! s’écria l’amiral qui s’allumait et qui se leva 4 son 
tour, il va donc falloir que je vous parle net?... Je vous connais 
bien, mon neveu, je n’avais pas besoin de cette occasion pour ap- 
prendre que vous n’étes pas un bon pére a la facgon des autres bons 
péres... Aimer ses enfants pour soi, rien que pour soi; mais cela, 
monsieur, c’est d’un paien !... Ah! vous préféreriez que votre gen- 
dre fit... tranchons le mot, que ce fit une béte, afin de garder a 
vous l’esprit de votre fille, n’est-ce pas? L’esprit entrainera le cceur, 
sans doute. Elle méprisera son mari, elle n’aimera toujours que 
vous.... Joli calcul! Et le bonheur de Myriam, qui est ma _ petite 
niéce et ma pupille, enfin, vous n’en tiendrez donc point de 
compte?... Voila de l’égoisme qui va le front haut et sans masque, 
4 la bonne heure! Toutes vos pensées paternelles sont marquées 
de la griffe diabolique de votre intérét... Quand je vous dis que 
vous étes un paien !... 

— De grace, monsieur, répliqua le baron avec un calme mena- 
cant, ne vous échauffez point ; et surtout, puisque vous me livrez 
bataille, n’employez pas d’armes que je pourrais retourner contre 
. vous. Ne parlez pas d’intérét, car, enfin, je devine ici le vétre... 

- — Le mien?... Voudriez-vous me donner & entendre?... 
— Que le mari honnétement: riche, d’ailleurs bien tourné, ct 


L'IDOLE. 299 


doué de mérite et d’esprit, auquel vous seriez aise de me voir ré- 
ver, c'est le capitaine Robert ; eh bien, oui... 

— Et quand cela serait? reprit l’amiral avec un redoublement 
d'impétnosité juvénile; quand j’aurais médité de vous proposer 
mon fils pour votre fille, la proposition n‘est-elle pas honorable 
pour tous les deux? Si les Kernovenoy sont bons, les Avrigné ne 
sont point mauvais. Mon bien, divisé en quatre parts, peut encore 
figurer dans un contrat. Robert est un cavalier comme on n’en 
voit plus guére en ce temps, ct c'est un garcgon de principes. En 
quoi il pourrait vous servir d’exemple. Je n’ai eu qu’un tort en tout 
ceci, c'est de prendre d’abord des détours et de vous envelopper 
tout a l"heure, au licu de monter franchement 4 l’abordage... 

— Arrétez, fit M. de Kernovenoy; j'aime assez les figures, car 
elles permettent de s’expliquer sans employer les mots crus qu’on 
ne se pardonne point... Monter 4 l’abordage!... Vous auricz eu le 
plus grand tort de l’essayer, monsieur. Je me serais fait sauter... 

— Vous refusez mon fils?... Je vous donne deux ans, trois ans, 
Hector. 

— Je le refuse. 

— Et les raisons, je,vous prie, les raisons? 

— Je pensais vous les avoir dites. Je ne me laisserai point pren- 
dre ma fille. 

M. d’Avrigné machonnait son cigare et s’essuyait le front. . 

— Comme ilj vous plaira, dit-ilfd’un ton qu'il s’efforcait 4 pré- 
sent de contenir; mais au diable votre obstination, Hector. Les 
jeunes gens sont faits ]’un pour l’autre, je vous Ie dis, et quand ils 
se seront vus... 

— [ls ne se verront point, riposta le baron. 

— Je crois, s’écria l’amiral, que vous nous donnez notre congé. 

— Yous ne croyez point ce qu'il faut croire, reprit M. de Kerno- 
venoy d’une voix bréve et dure. Ce soir encore, j’élais le plus heu- 
reux des hommes et je vous considérais comme le meilleur de mes 
amis. Yous étes venu m’apporter la guerre, vous avez.pris plaisir a 
faire passer devant mes yeux l’avénir que je ne voulais point voir 
etame faire toucher du doigt la réalité qui brisera ma vie. Yous 
étes donc mon ennemi désormais, je me mets en garde contre vous 
et les vétres. C’est le droit de défense, j’en use et je vous blesse ; 
yen suis faché. , 

— Moi, non! fit ’amiral; car j’emporte un droit aussi, celui de 
faire savoir & tous nos parents et nos alliés que vous étes fou. 

Sur cette menace, que le baron ne releva point, M. d’Avrigné 
tourna les talons, héla ses deux marins qui accoururent, et leur 
donna cing minutes pour mettre ses chevaux a la caléche. Les mal- 





300 L'IDOLE. 


heureuses bétes avaient fait douze lieues dans l’aprés-midi; mais 
il était homme de mer, accoutumé aux.navires, des montures qui 
ne se lassent point. 

La nuit suivante renouvela, pour M. de Kernovenoy, la terrible 
nuit, qui, treize ans auparavant, avait failli étre sa derniére. 
passa celle-ci comme l'autre dans la tour, les yeux attachés sur 
Yombre mouvante du flot. Il revoyait, comme alors il l’avait vu, 
Visolement qui le dévorerait sil ne savait échapper au monstre ; 
il entendait, comme il avait cru l’entendre, l’arrét du destin qui le 
condamnait. 

Seul!... Tu vivras seul! Et si tu ne le peux, tu mourras ! 

Il se prit 4 songer que peut-étre était-il bien heureux que ce 
fit M. d’Avrigné, un parent, un ami, le plus cher, le plus respecté 
de ses amis, la veille encore, gui lui edt signifié cet arrét inévi- 
table. 

Certes, ce n’était point de l’amiral pourtant qu'il attendait ce 
coup. Il croyait que ce vieillard |’aiderait plutét 4 retarder la chute 
de son bonheur, bien loin de s’employer le premier @ le détruire ; 
mais ce qu’il devait 4 l’oncle de Marie d’Avrigné, au grand-oncle de 
Myriam, avait arrété le feu d’un emportement qui, sans toutes ces 
considérations, edt été regrettable. Un autre que l’amiral se serait 
a(tiré une plus sanglante réplique, et edt payé plus cher l’avertis- 
sement. 

Tout 4 coup Hector de Kernovenoy frissonna... Les pensées 

cruelles battaient de l’aile autour de lui comme une volée sinistre 
depuis quelques heures; mais celle-ci le souffleta au passage... 
# Myriam, le soir, aprés le diner, s’était retirée dans sa chambre, 
ne donnant 4 sa retraite qu'un motif 4 peine croyable, sa lassitude 
causée par une promenade qui n’avait pas été plus longue que leurs 
excursions quotidiennes. La jeune fille, ayant de rentrer chez elle, 
était demeurée seule un moment avec l’amiral. M. d’Avrigné lui 
avait-il fait part de l’étrange objet de sa visite 4 Kernovenoy ? 

Savait-elle ?... 

A peine s’était-il posé cette question qu’il se la reprocha comme un 
outrage 4 la pureté de Myriam. Pouvait-il supposer que dans leur 
forme méme la plus vague, des pensées et des curiosités si vul- 
gaires eussent fait en si peu de temps leur chemin dans cette 4me 
en fleur? 

S'il y avait une fille de dix-huit ans au monde qui dut en étre pré- 
servée, c’était elle. Non! L’amiral, dans son imprudence et sa pas- 
sion de resserrer au profit de son fils ainé J’alliance des deux fa- 
milles, aurait-il essayé de gagner mademoiselle de Kernovenoy 4 sa 
cause gu’il n’aurait réussi qu’a la surprendre et a |’effaroucher sans 


LIDOLE.* 30f 
doute. Elle n’aurait pas méme compris ce qu’il edt voulu lui faire 
comprendre ? Elle n’avait jamais vu le capitaine d’Avrigné. 

Non ! Elle ne connaissait, elle ne soupconnait qu'un seul amour, 
celui de son pére. Elle était 4 lui, toute 4 lui pour longtemps 
encore. 

ile vit bien, le matin, quand, de trés-bonne heure, inquiete, 
elle descendit et qu’elle le rencontra sur la terrasse. Du premier 
coup d’ceil, elle s’apercgut qu'il n’avait point dormi et, palissant, 
$ écria : 

—Cher pére, mon oncle d’Avrigné vous a-t-il apporté de mau- 
vaises nouvelles ? 

Ainsi elle allait au devant de Vangoisse qu'il n’avait pu vaincre 
enti¢rement malgré ses efforts. fl respira plus librement et prit un 
peu de temps pour répondre, car il voulait frapper esprit de .My- 
nam, la ranger avec, lui contre tous ces d’Avrigné, l’accoutumer 
d'un mot 4 la pensée de ne plus revoir l’amiral; et il ne voulait pas: 
pourtant employer le mensonge. ye 

— Votre oncle, dit-il enfin, m’a violemment offensé. 3 

Ce qui était rigoureusement vrai. L’amiral: ne |’avait-il point 
traité de fou? Qu’y a-t-il de plus sensible que de se voir taxé de 
folie, pour un homme qui ne se sent pas la raison bien sire? 

Myriam semblait réfléchir : — Le chagrin de vous voir contraint 
4 rompre avec un parent si proche vous aura tenu éveillé et bien 

agité toute la nuit, dit-elle. Cher pére, vous étes si bon! - 

Le baron inclina la téte : — C’est le chagrin, murmura-t-il... 

— Je vous le ferai oublier! s’écria Myriam en l’embrassant. Je 
vous tiendrai lieu de tout au monde. Pouryu queje vous aime, moi;: 
que vous font les autres? 

Elle n’avait donc: pas hésité une seconde. Cependant elle. avait 
toujours eu beaucoup de déférence et de gout enfantin d’ abord,| 
puis plus sérieux et. plus tendre pour son grand-onicle ; mais il 
avait offensé le pére et, dés lors il n’était plus rien aux yeux -de la 
jeune fille qui, parlant de lui désormais, disait : les autres. 

L’épreuve était victorieuse. Mademoiselle de Kernovenoy parut ne 
plus méme songer a cet oncle si bien enterré et réclama sa promie:’ 
nade ordinaire du matin. Une demi-heure aprés, le baron et la’ 
« princesse solitaire » suivaient 4 cheval la route qui condurt & la: 
forét de Verteilles. 

A la lisiére du bois, dont les premiar es chénaies couronnaient le 
point le plus élevé de la contrée, adossée 4 ces ombrages magni- 
boy et regardant au loin la haute mer, il y avait une maison de 

é. 


- 


302 LIDOLE. 


- == Pére,tdit Myriam, c’est vous qui avez dirigé la promenade ; je 
serai contente de voir notre vieux Martin. 

Martin Bataille habitait 14, en compagnie d’une niéce mariée a 
un robuste et honnéte garcon qui l’aidait 4 garder la forét. Myriam, 
sautant 4 bas de son cheval, dans la cour de la maison, se jeta au 
cou du vieux garde et l’embrassa. 

Martin Bataille essuya sa joue humide, non du baiser, mais d’une 
grosse larme joyeuse qu’il y avait fait couler ; en méme temps il re- 
gardail M. de Kernovenoy avec une attention inquiéte. Il connaissait 
le visage et ’dme de son maitre et, s’approchant brusquement, il 
lui dit tout bas : 

— Monsieur Hector, est-ce que vos mauvais réves, d’il y a treize 
ans, vous ont repris la nuit passée? 

— Viens, dit le baron. C’est de toi que je veux prendre conseil. 

Les enfants étaient accourus au devant de la « demoiselle du cha- 
teau » qui se mit 4 leur distribuer des petites piéces d’argent, faute 
des friandises dont elle chargeait pour eux d’ordinaire la poche 
de sa robe d’amazone. M. de Kernovenoy et Martin Bataille s’enfon- 
cérent dans la premiére allée du bois. Comme ils revenaient, le 
baron posa sa main sur l’épaule du vieil homme, qui avait alors 
soixante-quinze ans et demeurait droit comme I|’un de ses chénes; 
on aurait pu entendre alors quelques paroles échangées entre eux 
4 demi-voix : 

— Prends garde, disait le maitre, tu étais déja le plus fidéle de 
mes amis... tu vas te faire mon complice. 

— Ecoutez donc, monsieur Hector, répondit Martin, il faudra 
bien marier cette chére jeunesse... mais il faut aussi prendre le 
temps de vous accoutumer 4 cette idée-la... Et puis vous avez bien 
le droit de la garder le plus longtemps que vous pourrez... Sera- 
t-elle jamais si heureuse? 

‘— Je suivrai donc ton avis. Je voyagerai... J’ai d’ailleurs un 
autre moyen de me délivrer des obsessions de mes bons parents et 
je te le dirai... Martin, serais-tu bien du voyage? 

Martin se mit a rire 4 la pensée qu’on le verrait quitter le pays, 
cette terre ou il était né et & laquelle il se croyait attaché, toujours 
comme ses chénes. Puis il réfléchit profondément, tout en dode- 
linant de la téte, suivant sa coutume. 

— Bon! dit-il, je le veux bien. 

— Ne manque donc point de venir demain au chateau, reprit 
M. de Kernovenoy ; nous aurons des mesures a prendre. 

Myriam et lui se remirent en selle ; chemin faisant, le baron dit 
4 sa fille : 


L'IDOLE. 505 


— Ne m’avez-vous pas souvent fait entendre que vous aimeriez a 
voyager, Myriam ? C’est la Suisse surtout que vous désirez de visiter. 
Si vous le voulez, nous partirons bientét. 


ITI 


Auparavant, M. de Kernovenoyse rendit encore une fois 4 Vannes. 
La, le petit M* Frunet, qui était un grand notaire, jeune encore, et 
leil si vif, qu’al avait pris la bonne précaution de porter lunettes, 
déjeunait fortement entre deux actes, car c’était un homme d’ap- 
petit, lorsqu’on vint l’avertir que M. de Kernovenoy demandait a le 
voir. 

Ii jeta sa serviette, courut au devant de son noble et riche client 
et faillit tomber 4 la renverse quand, aprés un salut courtois mais 
trés-bref, le baron lui dit : — Monsieur Frunet, je désire emprunter 
cing cent mille francs sous vingt-quatre heures. 

Ie notaire avait bien cru reconnaitre au premier abord dans le 
visiteur tous les signes de l’homme pressé. 

— N’étes-vous point capable de me procurer cette somme ? reprit 
le baron. ; 

— Si... si fait! mais une pareille ouverture doit me surprendre. 
Une si belle fortune ! 

— Hélas! endommagée, menacée !... Mademoiselle de Kerno- 
venoy n’aura peut-¢tre pas la dot qu’on imagine et qui éveille déja 
les convoitises. Cher monsieur Frunet, j'ai fait des folies. 

lenotaire chiffonna les bouts de sa cravate blanche; son petit 
cil alerte et rusé brilla sous les verres de ses lunettes: — Eh! 
monsieur, dit-il d’un air engageant, un notaire est presque un con- 
fesseur. 

— Oui, mais je ne veux pas me confesser. 

— C'est différent, reprit M* Frunet en se pingant les lévres. Cing 
cent mille francs, soit ! Cependant, en vingt-quatre heures !... Mon- 
sieur le baron n’ignore pas que brusquer Ics choses ce sera risquer 
Vindiserétion. Si l’on veut faire briler le pavé par son chieval, on 
cause beaucoup de bruit... 

— Brilons le pavé ! interrompit le baron. Que j’aie mon argent 
et je me soucie peu du reste. J’offre pour gage ma forét de Verteilles 
qui vaut un million. 

M. Frunet s’inclina : — J’aurais pu offrir & mon tour un préteur 
unique, dit-il ; mais il m’aurait fallu quelques jours pour négocier. 
Si M. le baron méprise les indiscrétions tout devient aisé. Nous au- 


304 L'IDOLE. 


rons dix, vingt, trente préteurs, tous les républicains de l’arron- 
dissement qui ont des économies. lls seront charmés d’avoir hypo- 
théque sur le bien de Kernovenoy et surtout de pouvoir le dire, l’é- 
crire, l’imprimer... 

— A demain, monsieur Frunet. 

— A.demain, monsieur le baron, pour signer les actes. 

M. de Kernovenoy s’éloignait en murmurant: « L’amiral ne trou- 
vera peut-¢tre plus que Myriam soit un si excellent parti pour son 
capitaine, et ces d’Avrigné cesseront de me poursuivre quand ils me 
croiront en bon chemin de me ruiner. 

S’il avait recu de l’amiral une « violente offense », il la lui ren- 
dait avec usure, en attribuant 4 la cupidité toute seule sa démarche 
des jours précédents. Le lendemain, il consomma sa ruine appa- 
rente en donnant sa signature 4 vingt-trois préteurs jacobins, dont 
quatre médecins, trois apothicaires et sept avocats ; 11 prit les cing 
cent mille francs, alla les déposer chez un banquier en lui recom- 
mandant le secret sur ce riche dépét, et reprit la route de Kernove- 
noy, en se disant : « Voila sans doute un moyen de gagner du 
temps. Le voyage aussi éloignera l’heure fatale; mais elle viendra! 

Déja il ressemblait 4 ces malades qui se savent condamnés sans 
retour et dont l’espérance ne consiste plus que dans un entétement 
bien naturel 4 éloigner le terme, ne fit-ce que de quelques heures. 
Volontiers diraient-ils : — Docteur, donnez-moi la moitié d’un 
jour. 

Myriam allait avoir dix-neuf ans. 

Elle achevait ses préparatifs de voyage; on partit, mais seulement 
au bout d’une semaine. La suite du baron et de « la princesse soh- 
taire » se composait d’une femme et de deux hommes. Martin Ba- 
taille fut l’un des deux.-Mademoiselle de Kernovenoy ne comprenait 
pas bien qu’il edt pu se décider au départ : — Martin, hui demanda- 
t-elle, qui a donné 4 mon pére l’idée de t’arracher a ta forét ct & toi 
l’envie de la quitter? | 

Le vieux garde, sous la livrée bleue de Kernovenoy qu’on lui avait 
fait endosser, prenait volontiers des airs d’oratle. 

— M. Hector veille sur vous, répondit-il. Moi, je veille sur lui. 

Myriam fut bien obligée de se contenter de ces paroles sybillines 
et bientét n’y pensa plus. Elle appartenait tout enti¢re aux impres- 
sions du voyage. Les pays qu'elle traversait, si différents des aspects 
de la mer au bord de laquelle s’était écoulée son enfance, les mon- 
tagnes, cette autre grandeur de la nature, la tenaient émue et ravie. 

Le baron se crut un grand politique. 

. — Qu’il faut peu de chose, se disait-il en souriant, pour remplir 
ces jeunes yeux ct captiver ces jeunes cceurs ! 


L'IDOLE. 30S 


Lorsque mademoiselle de Kernovenoy parut 4 Genéve, ow trente 
mille étrangers sont rassemblés en cette saison, elle y causa une 
sensation trés-vive. La colonie ne parla plus que de cette étrange et 
délicate beauté, de ce teint doré, de ces yeux noirs et de cette. 
grande chevelure blonde qui remettaient dans toutes les mémoires 
les vers de Musset : 


Que j'aime les yeux noirs avec des cheveux blonds! 


Si Myriam cheminait au bras de son pére sur les rives du lac, on 
admirait cette taille chaste et libre, et ce,que le baron appelait cette 
tournure de déesse et d’oiseau. Plus d’un gentleman... 

(L'auteur demande grace pour ce mot si plat, si vague et devenu 
si banal. Ce n’est pas sa faute s’il doit remplacer dans notre langue 
le mot de gentilhomme que nos révolutions ont destitué, ou ce vieux 
mot de cavalier qui nous venait de la pittoresque et fi¢re Espagne.) 

Plus d’un gentleman désceuvré prit une subite envie d’aller a 
Lausanné en voyant monter mademoiselle de Kernovenoy sur'le ba- 
teau a vapeur enchanté qui rase le flot puissant et clair, entre le 
Jura sourcilleux et l’éblouissement des neiges sur les crétes des 
Alpes de Savoie. Le baron souriait encore. 

— Je les vois, pensait-il, mais elle ne les voit point. A dix-neuf 
ans, c'est une grace d’Etat; mais jel’ai bien préparée !: 

ll ne croyait point 4 la grace, ni, au fond, 4 aucune aide divine ; 
mais il pouvait bien se vanter d’avoir soigneusement élevé sa fille. 
Une mére ne Yedt pas conduite d’une main plus préeautionneuse et 
plus sire. I avait eu les habiletés supérieures de la tendresse. Ce-' 
pendant ce n’était plus seulement pour elle qu’il s’applaudissait de 
la prolongation de ee calme béni et presque enfantin dans ce jeune. 
ceur; e’était pour lui-méme. 

le visage de Myriam était d’une limpidité merveilleuse et M. de 
Kernovenoy pensait que le moindre trouble y passant, comme les 
nuages aux ailes d’or qui flottaient la-bas sur la cime des monts, 
n’échapperait point a la vigilance de ses yeux. 

— Alors, se disait-il, nous continuerons le voyage. 

Pourtant, un jour, il arriva que Martin Bataille, qui épiait son 
maitre depuis le matin, le saisit au moment ot M. deKernovenoy se 
rendait dans la salle 4 manger de |’hdtel, et lui dit brusquement: 

— Vous ne veillez point ! 

ile conduisit 4 une fenétre qui donnait sur le quai du Rhéne et 
lui montra un jeune homme passant Jentement, au ras du garde-fou, 
les yeux levés vers les croisées de l’étage supérieur. 


506 L'IDOLE. 


— Qui te dit qu’il est 14 pour mademoiselle de Kernovenoy? de- 
manda le baron. 

— Si je ne le savais pas bien, répliqua Martin, vous aurais-je 
guetté? 

M. de Kernovenoy haussa les épaules. 

— Ce vieux Martin, pensait-il, voudrait me faire jouer le réle du 
tuteur dans les comédies espagnoles. Je ne serai pas un gardien 
ridicule. Dois-je me soucicr d’un inconnu sentimental qui se pro- 
méne? Ce serait risquer d’éveiller l'imagination de Myriam. J’ai mon 
bien 4 garder; mais le plus précieux de mon bien, c’est cette 
sainte et chére ignorance... ; 

— Ilse nomme M. de Briey, dit Martin. 

Le baron ne répondit méme plus. Il n’éprouvait encore que de 
l’impatience contre ce jeune homme et se trouvait surtout hurnilié 
pour Myriam, — qui venait en ce moment, sous la garde de sa 
femme de chambre, le rejoindre dans la salle 4 manger, — de ce 
vulgaire petit roman, toujours le méme : un amoureux d’occasion, 
montant la garde sous une croisée. 

Son humeur ne put se contenir tout 4 fait. 

— Myriam, dit-il en s’asseyant 4 table devant la jeune fille, n’a- 
vons-nous pas assez voyagé? Si nous retournions 4 Kernovenoy. 

La jeune fille se tut, mais non sans une petite moue bien élo- 
quente et il se vit obligé de promettre qu’on demeurcrait 4 Genéve. 
Aussitét, il réfléchit qu’ Kernovenoy il y avait alors des baigneurs. 
Ils pouvaient aussi se promener sur la gréve, 4 marée basse, les 
yeux .levés sur les terrasses du chateau. Qu’importent ces sottes en- 
treprises contre laquelle n'est garantie aucune fille bien née et dont 
elle apprend vite 4 se défendre sans avoir besoin de lecons? 

— oe Grand Dicu! se disait le baron en regardant Myriam 
avec son ivresse accoutumée, je ne cesse d’outrager cet ange. Je de- 
viendrais promptement un abominable pére... 

M. de Briey, au méme instant, entra dans la salle. 

Il prit place assez Join de la table choisie par M. de Kernovenoy 
et sa fille ; cependant, il ne perdait pas Myriam des yeux. 

— Voici, je crois, un nouvel arrivant, dit le baron d’un air in- 
différent, bien que sa voix tremblat sur ses lévres. 

— Oh! fit Myriam, point si nouveau. Je le vois depuis trois 
jours. C'est le comte de Briey. 

M. de Kernovenoy laissa échapper la fourchette qu’il portait 4 sa 
bouche. L’instrument fit un fracas épouvantable en retombant dans 
l’assiette. Cet accident fit rire mademoiselle de Kernovenoy. 


LIDOLE. 307 


I ne riait point, lui! H avait déja remarqué la beauté trés-réelle 
de ce jeune homme. 

M. de Briey. qui pouvait avoir vingt-sept oui vingt-huit ans, ne 
ressemblait guére aux autres beaux de la colonie; ce n’était ni une 
poupée male, ni un bellatre. Il venait de la vieille comté de Bour- 
gogne ot les alliances espagnoles ont laissé dans quelques familles 
un héritage de traits corrects et fiers, de teints chaudement colorés 
et d’yeux sombres. | et 

Il était de haute: taille, singuliérement robuste et presque athlé- 
tique, mais avec la légéreté de la jeunesse et des allures mondaines 
qui corrigeaient cet. excés de nature. Sa chevelure noire couronnait 
poétiquement ce beau visage oli régnait un air de douceur puissante 
et de loyauté sans tache. a , 

Tout le monde, dans la salle, et le gentilhomme franc-comtoi 
le premier sans doute, observa que M. de Kernovenoy et sa fille pre- 
naient ce jour-la leur repas du matin & peu prés comme les Israé- 
lites faisaient la paque, — debout, le baton 4 la main. Quant 4 la 
cause de ce déjeuner si précipité, on la soupconnait. un peu. C’était 
le secret de la comédie que la contemplation muette dont la belle 
Myriam était l’objet depuis trois jours. Le baron avait été le dernier 
4 l’apprendre. Désormais, il s’en doutait et le sang lui montait au 
visage. 

Ss qadawua: pénétrant ses pensées, lui avait demande : 

— Qu’étes-vous venu faire dans cette grande bagarre de Genéve? 
jl n’aurait rien trouvé 4 répondre. Il regrettait, 4 cette heure, un 
voyage qui n’avait été que le caprice de son inquiétude. 

Le méme bon plaisant aurait pu lui dire: 

— Que n’étes-vous resté dans votre donjon? Nulle part on ne se 
défend mieux que chez soi. C’est ce que vos aieux ou leurs pairs 
comprenaient fort bien puisqu’ils avaient si grand soin de héris- 
ser leurs logis de tours et d’escarpes. 

Le baron ne retrouva du calme que lorsqu’il se vit hors de cette 
maudite salle, tenant Myriam 4 son bras. Il l’entraina loin de la 
ville. Jamais elle ne lui avait été si aveuglément chére, jamais il ne 
Vavait tant aimée pour sa beauté, pour la joie et l’orgueil de se voir 
revivre en elle et de penser que son cceur n’était encore qu’a lui. 
Jamais i) n’avait été si prés d’étre ce pére paien dénoncé par l’indi- 
gnation de l’amiral d’Avrigné. 

Tout en marchant, il baisait le front ct les yeux de !’idole. 

— Le monde entier, se disait-il avec angoisse, va-t-il donc se con- 
jurer pour me la prendre? 

ll bralait’de l’envie de demander 4 Myriam comment elle avait 
appris le nom de M. de Briey; il n’osa. Il comprenait que la pre- 





508 L'IDOLE. 

mi¢re et la seule mesure efficace contre cé jeune homme serait 
d’arracher sa fille de Genéve; mais il était lié par la pene. qu'il 
venait de faire. 

— Je suis bien pris, pensait-il. Oh! la sotte aventure ! Si j’étais 
crédule (encore une fois, il ne }’était point), je croirais que c’est 
mon chatiment pour ma brutalilé envers ce vieux d'Avrigné, que 
j'bonorais, que j’honore toujours. Il m’a reproché mon égoisme et 
il peut y croire, lui, car il m’offrait une alliance sortable et me ddn- 
nait du temps... Je l’ai repoussé, chassé... Est-ce que je le regrette? 
Non!... Mais réprimer l’audace de ce Briey, ce n’est plus mon in- 
térét, c'est mon devoir. Je ne.défendais que moi contre l’amiral. 
C'est Myriam elle-méme qu'il me faut & présent défendre. Sais-je 
seulement qui est cet homme? Est-ce que.les villes comme Genéve 
ne regorgent pas d’aventuriers, doués d’une belle figure et se parant 
d’un beau nom qu’ils ont emprunté, volé peut-ttre?... Je conviens 
qu'il a l’air d’étre du monde... Alors, s'il en est, il ne s’en: tiendra 
pas & cette recherche malséante... Il viendra vers moi, il m’enverra 
Yun des siens... Ce jour-li, ce sera la bataille! Je suis de ceax qui 
croient qu’on peut se faire justice soi-méme et que souvent on le 
doit... Ce Briey offense ma fille et moi, il me menace et me brave... 

Il ne me connait pas ! 

En méme temps qu’il poursuivait ce siualaees vraiment: fu- 
rieux, tl essayait de soutenir j’entretien avec Myriam. Elle s'apercut 
de sa distraction. 

— Pére, qu’aver-vous? lui demanda-t-elle. 

Il fit la réponse banale : 

— Je n’ai rien. 

' Elle secoua la téte, ne le croyant pas. Mais l’inquiétude ou l’en- 
nui la gagnait, car elle demanda & cesser la promenade. I sembla 
que M. dc Briey vint au-devant des pensées violentes qui se fatsaient 
jour contre lui dans l’esprit du baron : il se trouva sur son passage 
et celui de Myriam, au moment ot tous deux rentraient en ville. 
M. de Kernovenoy regarda sa fille. Rien de nouveau ne lui apparut 
sur ce tranquille et charmant visage. 

— Etje laisserais troubler cette paix céleste! se dit-il. 

Le lendemain étant allés en voiture 4 Coppet, ils rencontrérent 
M. de Briey; le jour suivant, ils le retouvérent sur le bateau. Par- 
tout et toujours ces yeux espagnols allaient donc suivre Myriam, 
qui devait, a la fin, en comprendre le langage. 

Ce langage n’était que trop clair. M. de Kernovenoy ne pouvait 
croire 4 tant de hardiesse, respectueuse, il est vrai, mais insup- 
portable. 


L'IDOLE. 309 


— Est-il donc possible, se demandait-il, qu’il y ait des yeux pour 
oser dire 4 cette enfant : Nous sommes !’amour ! 

A tui-méme, ces yeux-la disaient : Nous sommes l’ennemi! nous 
sommes le destin ! : 

Le dimanche stuivant, M. et mademoiselle de Kernovenoy se ren- 
dirent 4 l'église catholique. Elle était pleine d’une grande foule que 
les yeux du baron interrogérent. I] croyait n’avoir point de précau- 
tion 2 prendre contre le regard de Myriam qui ne se détournerait 
pas de l’anted pour suivre le sien : il savait comme elle était pieuse. 

A Vissue de la messe, il la reconduisit chez elle, et, appelant 
Martin Bataille. i 

— Dans Véglise! lui dit-il, jusquela! Le croirais-tu, vieux 
Martin ?... 11 me me connait pas! il ne me connaft pas! 

Martin le regardait avec surprise. : 

— Qu’est-ce qui vous fache donc si fort aujourd’hui? répondit- 
il. L'église, qu’est-ce que cela vous fait? 

le baron tourna le dos 4 ce rude valet. Ce que cela lui faisait! 
mais M. de Briey était 4 la messe. 

Myriam n’ayait pas méme eu besoin de détourner la téte pour 
lapercevoir. Elle avait rougi en le reconnaissant, dans la nef, a 
quelques pas, sur le méme rang de chaises que la sienne. Mais le 
veux Martin la connaissait mieux que son pére : cette poursuite, 
qui semblait la laisser indifférente partout ailleurs, l’avait choquée 
dans V’église. 

M. de Kernovenoy s’enferma dans son appartement pour y dévo- 
rer sa colére, avant de reparaitre chez sa fille. Il fallait prendre 
un parti, et il cherchait 4 déméler ses résolutions ; c’est a la plus 
insensée qu’il revenait sans cesse. La violence ‘seule lui souriait : il 
redevenait Ie vieil homme, dompté d’abord par l’amour, charmé 
plus tard par son beau réve paternel. 

— Non! répétait-il encore, on ne me connait point. Ce quej’étais 
avant que d’aimer Myriam et sa mére, on ne le sait pas! Sice Briey 
le savait, peut-tre serait-il plus prudent ! 

Tout le monde ne devait pas avoir perdu le souvenir de ce qu'il 
avait été en ce temps dont il parlait sur ce ton de menaces : un vi- 
veur emporté, un redoutable champion dans les querelles dites 
dhonneur. Le baron Hector avait eu jadis un tempérament 4 ou- 
trance, ce que les personnes indulgentes nomment une vive jeu- 
hesse. . | 
Une légende bruyante était alors attachée 4 son nom; tout un 
poéme diabolique de scandales et de coups d’épée. Peut-étre l’écho 
en était-il arrivé jusqu’’ mademoiselle d’Avrigné lorsqu’elle con- 
sentit 4 devenir sa femme. La baronne Marie avait sans doute de 


3510 L'IDOLE. 


bonnes raisons pour préférer le séjour de Kernovenoy 4 celui de Pa- 
ris, ou semblaient l’appeler son age et sa beauté. Quant a lui, 
l'amour véritable le surprenait au milieu de ces égarements et il 
en rompait la chaine pour lui imposer un autre joug plus doux, 
plus noble et plus beau. ' 

Arraché aux passions par la passion qui s’élevait comme une 
flamme épurée au-dessus de tant de méchantes cendres, vaincu, 


ravi, il avait donné 4 celle qui se donnait 4 lui toutes les énergies 


d’une nature qu’on croyait intraitable. Il avait aimé, éperdiiment 
aimé jusqu’au jour ou, la douleur s’abattant sur son front, il allait 
suivre dans la mort la femme accomplie qu’il venait de perdre, son 
premier sauveur. 

Puis le salut, une seconde fois, lui était venu sous la forme du 
chérubin aux cheveux d’or, oublié dans ce deuil immense, et les 
baisers de Myriam lui avaient rendu le gout de vivre. Il s’était 
plongé dans ce nouvel océan de tendresse, plus profond peut-étre et 
plus pur encore que le premier. 

Mais on ne songeait pas assez, autour de lui, que, dans le long 
apaisement d'un pareil bonheur, cet homme au corps robuste et au 
ceeur si véhément‘n’avait pas usé sa vie. | 

La colére et la haine, comme autrefois l'amour, le surprenaient 
en pleine force. Il reconnaissait en lui l’anciennne humeur farouche 
et les vieux tumultes intérieurs, l’orage enfin. Ne s’agissait-il pas de 
son bien unique, que le premier venu voulait lui ravir, et dés lors 
n’était-il pas naturel, fait comme il était, que le moyen le plus ex- 


tréme ne lui répugnat point pour le défendre? Avait-il pour l’arré-— 


ter plus de croyances qu’autrefois? Etait-il plus embarrassé de 
petite morale? Il n’avait pas plus le respect de la vie des autres, 
car il continuait a n’étre pas bien sir que la vie fit un don 
de Dieu. Sauf l’honneur, il n’acceptait pas de frein, et quant a 
la passion qui allait le conduire, il se croyait d’autant moins 
obligé de la contraindre{ qu’elle avait un objet plus avouable et 


plus beau, qu’elle se nommait du plus grand, du plus saint de 
tous les noms qui servent 4 désigner des sentiments humains: 
l'amour paternel. Qu’importe que cet amour fit aveugle ! 1 voulait | 


l’étre. 


C'est pourquoi le baron ne poursuivit pas plus longtemps ce dé-_ 
bat avec lui-méme, et il en conclut que toutes les armes seraient 


bonnes pour mettre un terme & la poursuite de M. de Briey, un 


terme prompt, une fin radicale, puisque décidément il ne pouvait | 


plus éloigner Myriam de Genéve sans risquer de l’éclairer sur ce 
brusque départ. I] pensait méme que les meilleures armes, les plus 
sures, seraient peut-dtre les plus brutales, celles dont il ne crai- 





L'IDOLE. 344 
gnait pas naguére de se servir contre ceux qui Pavaient le plus 1é- 
gérement offensé. 

— Maintenant, disait-il en se dirigeant vers l’appartement de sa 
fille, reste & trouver l'occasion. 

Cependant un scrupule inattendu l’arréta. 

— Cela sera peut-étre mal jugé, pensa-t-il. On dira que je la dé- 
fends comme on défendrait... une maitresse. Eh bien! je ne 
demande pas 4 tuer ce jeune homme... Qu’il parte ! 

fl ouvrit la porte de la chambre de Myriam. Elle était assise et 
feuilletait un album des vues et des sites du canton. La méme sé- 
rénité juvénile, presque enfantine, n’avait pas cessé d’illuminer ce 
front charmant et adoré. Il demeura 18, ne songeant plus qu’a la 
contempler comme toujours. Des pas précipités se firent entendre 
derniére lui. 

— Je cherchais Monsieur, dit le valet qui l’avait suivi en méme 
temps que Martin Bataille depuis le départ. M. le comte de Briey est 
en bas et demande 4 voir M. le baron. 

M. de Kernovenoy referma la porte d’un coup sec, d’un geste au- 
tomatique- 

— D)’abord amenez-moi Martin, dit-il. 

Quand le maladroit messager reparut au bout d’un moment avec 
le vieux garde, le baron rentré chez lui écrivait; sur la table re- 
posait une petite pile de louis. 

— Vous, dit-il, prenez cet argent, qui vous donnera de quoi re- 
tourncr en France. Vous n’étes plus 4 mon service... Sortirez- 
vous ?... 

ll pouvait 4 peine s’aider de ses mains tremblantes pour mettre 
sous pli le billet qu’il venait d’écrire. 

— Toi, dit-il 4 Martin Bataille, porte ceci 4 M. de Briey, qui de- 
mande a me voir... Le savais-tu?... Es-tu du complot?... 

Martin leva les épaules. 

— Sirement, dit-il, j’en serai si vous voulez m’en mettre. 

Et, retournant le pli dans sa main, il ajouta : 

— Qu’avez-vous écrit 1a-dessus ? 

— Que t'importent les mots? s’écria M. de Kernovenoy. Si cet 
homme a du sang un peu chaud dans le cceur et dans les veines... 

— Ga, n’en doutez point. Je l’ai regardé de prés : je vous ré- 
ponds qu’ilena. — 

— Tu vas donc le voir bondir tout 4 heure... tu l’entendras 
crier sous l’outrage... C'est un spectacle, cela!... Tu es heureux!... 

— Bon! interrompit encore Martin ; vous lui faites injure. C’est 
dit... Et aprés...? 

25 Janvizn 1876. 24 


312 L'IDOLE. 


— Ecoute, fit le baron d’une voix sourde, tu m’as connu tel que 


j’étais autrefois. 

— Avant la baronne Marie, oui-da! C’est elle qui a changé le 
loup en agneau. 

— Tu sais qu’il n’était pas bon alors de se mettre sur mon che- 
min et de me braver. 

— (Ca n’est pas devenu meilleur, reprit Martin d’un air pensif; je 
vois bien of vous voulez en venir. 

— Tu as été soldat, toi aussi... Ces moyens-la ne te font pas 
peur. 

— Ils ne sont pas permis, grommela Martin. Vous le savez bien, 
mais vous ne yous en souciez guére, vous ! 

— Déchire cette lettre... je porterai mon message moi-méme. 

— Non, dit le vieillard, j’irai. 

— Ah! ah! tu ne me fais donc plus de morale? Tu ne penses 
plus que j'ai sort ! 

— Nous ne pouvons pas avoir tort, fit le garde d’une voix sourde, 
Puisqu’i s’agit delle. | 

— Et d’empécher qu’on ne nous la prenne! 

Le baron posa sa main sur celle de Martin Bataille. Les derniers 
scrupules du vieillard s’effacérent sous cette étreinte. 

— Tu me comprends tout a fait, dit M. de Kernovenoy. 

Alors leurs regards se croisérent, vraiment comme deux épées. Il 
y eut méme dans celui de Martin une lueur sauvage et toute sa rude 
physionomie s’alluma. Quant au baron, jamais il n’avait été plus 
froid en apparence. Ces signes différents de la colére, dans le maitre 
et le serviteur, n’accusaient-ils pas bien la différence des races ? Le 
garde, en cc moment, ressemblait assez bien aux fauves de ses bois, 

— Allons! grommela-t-il, tant pis pour lui! 

— A la bonne heure ! fit M. de Kernovenoy. Va! 

Pau. Pepret. 
La suite aa prochain numéro. 


L’AMERIQUE DU SUD 


iil! 


DE QUITO A POTOSI 


Je jouissais, depuis trois ans, 4 Quito, du charme attaché 4 une 
vie libre, ot: l'homme se retrouve un peu dans les conditions primi- 
tives de son existence sur la terre, quand je partis pour Lima, en 
suivant, comme tous les voyageurs, la céte de l'Océan Pacifique. 
Aprés mon long séjour au cceur d'un continent ot les meeurs, plus 
encore que les distances, vous jettent dans un monde nouveau, tant 
il est suranné, il me sembla rentrer en Europe en montant a bord 
d'un navire européen. Je ne m’étendrai point sur Lima, parce que 
cette ville est devenue, pour ainsi dire, un prolongement du vieux 
monde. On sait que le luxe et le commerce des nations les plus ci- 
vilisées s’y allient aux meeurs faciles de Amérique et aux qualités 
ou défauts de la race andalouse. C’est l’Andalousie qui a plus parti- 
culiérement colonisé la capitale du Pérou, et la fine beauté, le parler 
délicat des Liméniennes, en font foi. Jamais la séduction féminine 
n'a été poussée si loin que par ces bayadéres aux yeux de flamme. 
La hardiesse piquante, |’impertinence proyocatrice de leurs manié- 
res, rehaussent encore la grace langoureuse de leurs personnes et 
lagilité féline de leur démarche. 

Mes visites 4 Aréquipa, 4 la Paz et Chuquisaca, coupérent mon 
voyage de Lima & Potosi. 

J'ai fait & Aréquipa un séjour de plusieurs années; j’y ai trouvé 
les habitudes les plus anciennes, les plus empreintes de la vieille 
Espagne, que j’aie rencontrées dans toute l’Amérique. Ce n’est point 
une critique que je prétends faire ; car elles étaient, les vieilles cou- 
tumes, d’une grace et d’une politesse un peu pompeuse, qui avaient - 


* Voir le Correspondant du 10 février et 25 juillet 1874. 


a4 L'AMERIQUE DU SUD. 


bien leur mérite. Elles semblaient dire & tout venant : Votre arrivée 
est un événement, votre visite un honneur, la mienne une solennité. 
Quand une femme en va voir une autre, elle l’envoie prévenir 
dés le matin. Elle demande si es permitido : s'il est permis de faire 
une visite. Jamais, au grand jamais, on ne répond autrement que 
par ces mots : « Ce sera une faveur que l’on me fera. » S’excuser, 
comme nous avons le bonheur de pouvoir le faire en Europe pour 
échapper aux importuns, serait une offense mortelle. Le soir, la W- 
siteuse arrive, suivie de deux servantes qui se placent, comme des 
gardes, aux deux cétés de la porte du salon, dans la baie. Elle s’a- 
vance, coiffée en cheveux, vétue d’une robe solennelle, et parée de 
ses perles et de ses diamants. On l’embrasse, la vit-on pour la pre- 
miére fois, comme les reines embrassaient autrefois les duchesses 
aux présentations de cour, et comme on s embrasse aujourd’hui au 
' thédtre. Quelquefois elle est chargée de plus de bijoux qu'elle n’en 
posséde elle-méme : ses amies se sont réunies pour la couvrir de 
tous leurs trésors. Les dames du Pérou ont une quantité de pierre- 
ries disproportionnée avec leurs fortunes. Las alhajas sont le fond 
de leur bonheur et le plus solide de leurs biens. Comme les femmes 
juives et arabes, elles se constituent un douaire, en entassant, du 
vivant de leurs maris, tous les bijoux qu’elles peuvent acquérir, et 
les considérent comme un avoir soustrait aux chances du jeu, des 
confiscations et des révolutions. La province d’Esmeraldas, qui doit 
son nom a la production des émeraudes, fournit une quantité de ces 
pierres précieuses, et la mer donnait jadis tant de perles, qu'une 
gouvernante de la province de Cuencas, dans I’Equateur, en em- 
porta, dit l’histoire, cent cinquante livres pesant. Je suppose que 


e’était, pour la plus grande partie, de ces perles petites dont on bro- — 
dait jadis les yétements des dames, et dont on brode aujourd'hui les _ 


robes des madones; mais les belles perles, quoique moins abon- 
dantes, et un peu ¢teintes, se trouvent encore, dans la Nouvelle-Gre- 
nade et le Pérou, aux mains de toutes les femmes qui sont au-dessus 
de la misére. Ce capital improductif leur semble le mieux assis de 
tous. 

Il est pourtant bien tentant de placer son argent d’une autre ma- 
niére, dans un pays ou le taux de l’intérét légal est de 12 pour 100. 
J’ai connu des gens qui ont fait une jolie fortune, en laissant a ce 
prix quelques mille francs dans les mains des gouvernements, pen- 
dant une quinzaine d’années. Il est vrai que j’en ai connu un plus 
grand nombre qui n'ont jamais pu se faire rembourser du capital ni 
des intéréts. Etre payé d'un débiteur est un quine a la loterie dans 
l’Amérique du Sud. On sent 1a toute la justesse de l’observation de 
Montesquieu sur l’usure : « Il n’y a point d’usure véritable, parce 


L’AMERIQUE DU SUD. 345 


que le préteur ne fait que proportionner ses exigences au péril qu'il 
court. » Les placements dans le commerce des maisons étrangéres 
sont plus stirs, et sont encore plus rémunérateurs. Beaucoup de 
bonnes maisons donnaient, de mon temps, 18 et 24 pour 100. C’é- 
tait l’époque des gros bénéfices et des venles & triple prix d’achat. 
Depuis, la concurrence a ramené Je commerce, en Amérique, 4 des 
conditions plus voisines des nétres; cependant l’intérét 4 8 et & 12 
pour 100 est encore d'usage 4 Lima, 4 Valparaiso, et dans tout le 
Pacifique. | 

Les coutumes qui présidaient aux repas étaient plus qu’anciennes 
en Bolivie : elles étaient homériques; autant de convives, autant de 
piéces de volaille ou de gibier. Pour vingt couverts, vingt poulets ou 
vingt canards. L’idée de profusion était inséparable de celle de ma- 
gnificence, et, pour y satisfaire, les convives emportaient, a leur gré,’ 
les desserts, les cristaux, l’argenterie méme. J’ai plus d’une fois 
substitué le ruolz 4 l'argent, par crainte de ce vieil usage. | 

Les femmes d'Aréquipa joignent 4 leurs vieilles coutumes des 
idées, sur certaines choses, d’une simplicité paradisiaque. Un jour 

que je me promenais 4 la campagne avec une famille trés-digne et 
trés-honorée, nous filmes pris de l’envie de nous baigner tous dans 
Ja riviére. Onse baigne beaucoup en plein air en Amérique. Le jour, 
et plus souvent la nuit, on trouve des nymphes dans les ruisseaux, 
comme aux bons temps antiques. Chacun fut déshabillé en un in-’ 
stant, sans souci des regards de son voisin. Une toute jeune femme, 
fort jolie, me donnait de J’inquiétude; je craignais son embarras. Je 
lui demandai ot j’irais lui chercher des vétements pour le bain. Elle 
me regarda et me dit d’un air étonné et comme un peu piqué: 
« Acaso soy tan fea, que no se me pueda ver? (suis-je donc si mal 
faite, qu'on ne puisse me voir?) 

Au sortir du bain, elle s’assit au bord de la riviére et se mit a 
chanter des tristés sur la guitare. Ses cheveux noirs étaient répan- 
dus tout mouillés sur ses épaules; elle n’y mettait nulle coquetterie, 
et n’avait que cet instinct de beauté qui sied aux femmes. Peu d’é- 
trangers échappent 4 ce charme; ils oublient la patrie, la famille, 
et se marient dans l’'Amérique du Sud, pour peu qu’ils y fassent 
quelque séjour. Les jeunes Allemands surtout qui peuplent les mai- 
sons de commerce restent tous aux mains de ces syrénes. Pour moi, 
javais mon but, et je le poursuivis, en méme temps que ma route 
vers Potosi. Je repris mes bottes de voyage. 

Palais 4 cheval dans un vrai désert, un Sahara ameéricain ot j'a- 
vais des effets de mirage et devais emporter de l'eau, comme dans 
le Sahara d’Afrique. Le versant occidental des Cordilléres n’est point 
putout ce qu’il est dans |’Equateur. En Bolivie, une plage inclinée: 


316 L'AMERIQUE DU SUD. 


et sablonneuse sépare de la mer les contrées fertiles par une éten- 
due de prés de deux cents lieues. fl ya loin d’Aréquipa & 1a Paz: 
cent vingt lieues environ ; mais telle est ’habitude que l"hommeac- 
quiert en Amérique de se mesurer avec les difficultés de la nature, 
que je franchissais cette distance comme s’il se fat agi d’une simple 
promenade. Mes seules provisions étaient quelques moutons séchés 
au soleil, dont je dévorais plusieurs quartiers 4 mon diner, a la fa- 
con des héros d’Homére. Il est vrai que les maigres gigots de mes 
pré-salés ne ressemblaient guére aux ados succulents des taureaux » 
dont ils soupaient au retour du combat. Ce n’étaient que des os 
reyétus de parchemin, et j’avais mal diné aprés avoir mangé un 
mouton tout entier. Ces rudes excursions avaient leur charme. Je 
jouissais, méme au milieu d’un pays dpre et stérile, du sentiment 
de ma royauté dans la solitude. J’aimais 4 « respirer l’espace », 
comme le cheval du désert. Au moment ow j’arrivai 4 la Paz, la 
ville était dans ses habits de féte. C’était le jour du corpus Domini, 
la Féle-Dieu, et des processions, grotesques au premier aspect, 
mais, aufond, pleines de sens et de poésie, remplissaient les rues. 
Des Indiens, vétus en diables, marchaient les premiers, image du 
paganisme fuyant devant la croix; des anges ailés suivatent de 
prés ; puis des rois, des mages, la reine de Saba, un Jama chargé 
de deux cassettes qui devaient figurer ses présents 4 Salomon; des 
pénitents, les bras en croix, tout chargés d’herbes et de feuillages, 
représentant, sans doute, la nature tout entiére, entratnée avec 
"homme dans l’abime de la douleur; une foule de personnages 
dansants qui rappelaient probablement les pieuses allégresses de 
David. C’était tout un récit théogonique et biblique mis en action 
pour l’usage des simples ‘et des ignorants. Les Indiens se ruinent 
pour ces cérémonies et leur foi naive est souvent touchante. A un 
reposoir, une vieille femme meétisse, s’avancant dans une ivresse 
antique, adressa 4 voix haute, au Dieu caché, d’ardentes paroles 
d'amour. Les Indiens de la: Bolivie sont plus intelligents que ceux 
de l’Equateur. Les plus éclairés d’entre eux prennent quelquefois 4 
coeur Vinstruction religieuse des autres. Je fis la connaissance d’un 
vieux cacique ou descendant de cacique, car cette distinction 
n’existe plus depuis la conquéte, qui jouissait encore d’un grand 
crédit auprés de ses compatriotes. Il allait au-devant des pauvres 
Indiens de la campagne et leur enseignait les mystéres du christia- 
nisme avec une lucidité dont je fus souvent supris. Je me souviens 


‘ Ce nom de cacique était inconnu des Péruviens. Ce furent les Espagnols qui 
nommérent ainsi les chefs Indiens, par analogie avec les chefs indigénes de la 
cote de Vénézuela. | 





LAMERIQUE DU SUD.. 341 


qu'un jour, voulant expliquer |’Eucharistie 4 une Indienne, il ta 
ses luneties et présenta le verre au soleil : « Ne vois-tu pas, dit-il, 
que le soleil se refléte tout entier sur un point avec sa chaleur et sa 
lumiére? » Puis, il brisa la lentille et lui fit remarquer que dans 
chaque fragment le méme phénoméne se reproduisait. Il avait ainsi, 
en toutes occasions, pour trouver des figures explicatives, un art qui 
dépassait celui de nos meilleurs catéchistes. Ce brave homme com- 
posait de la musique religieuse qu’il jouait sur la harpe devant les 
images des saints.-Il m’a envoyé, depuis mon retour en Europe, 
des cantiques dont il avait fait aussi les vers et qui sont pleins de 
grace et de poésie : 

A ofrecerle venimos, 

Flores del bajo suelo; 


Con cuanto amor y anelo, 
Senora, tu lo ves. 


Por ellas te rogamos, 
Si candidas te placer, 
Las que en la Gloria nacen, 
En cambio tu nos des. 


Mais ces cantiques perdent beaucoup a n’étre point chantés par fes 
Indiennes et les cholas du pays. Leurs accents trainants et mélan- 
coliques en complétent le caractére. 

Je n'ai fait que visiler, 4 plusieurs reprises, la Paz; mais j’ai 
vécu dans ja ville de la Plata, la ville d’argent, 4 laquelle on a 
rendu, depuis l’Indépendance, son ancien nom de Chuquisaca. Hl 
parait, du reste, que Chuqui n’est en vieux péruvien que Collque, 
qui veut dire argent, et que les Espagnols n’ont rien inventé. Elle 
doit sans doule ce nom au voisinage des mines de Porco, car, 4 I’é- 
poque ow elle le recut, la richesse métallique du Potose n’était point 
connve. Elle le justifiait par l'emploi qu’on y faisait de l’argent aux 
usages vulgaires. Serrures et gonds d’argent, vaisselle d'argent, har- 
nals garnis d’argent, aiguiéres et vases d’argent se trouvaient dans 
les maisons les plus modestes. Quand l’émancipation vint ouvrir les 
ports du Pacifique au commerce élranger, c’était un grand luxe a 
Chuquisaca que des assiettes en faience. Les premiéres qui furent 
apportées d’Angleterre, et qui valaient en fabrique un penny, se 
vendaient sept ou huit francs. Ce fut alors Page d’or du commerce 
européen. Les plus minces pacotilleurs faisaient fortune. Ce temps 
dura peu, et une guerre de défiance et de haine commenca confre 
les étrangers, non dans les classes élevées, mais dans les classes 
populaires. Les Indiens de la Bolivie ne sont pas aussi doux que 
ceux de l’Equateur, et leur sang, mélé 4 celui des anciens aventu- 


318 L’AMERIQUE DU SUD. 


riers espagnols, a donné naissance a une population chez laquelle 
les instincts sanguinaires sont prompts 4 s’éveiller. Déja, en 1784, 
les Indicns des provinces boliviennes, las des traitements qu’ils 
souffraient dans les mines, avaient commis deffroyables massacres. 
En 1809, les cholos, ou métis de la Plata, ont donné le signal de la 
guerre d’Indépendance. Les révolutions sont passées, depuis, a 1’é- 
tat endémique en Bolivie. Tantét par la rivalité des familles blanches 
entre elles; tantét par celle des différentes classes, le pays n'a plus 
connu que trouble, séditions, assassinats politiques, despotisme 
d’un jour, trahisons et parjures. Le général Santa-Cruz a été, de tous 
ses présidents, celui qui a su tenir le plus haut et le plus longtemps 
le drapeau conservateur. Mais, proscrit 4 son tour, il est venu mou- 
rir en France, et les cholos ont continué d’apporter aux révolutions 
faites par l’intrigue et l’intérét particulier le redoutable contingent 
de leur haine pour la classe blanche. 

Si la distance est faible entre la capitale de la Bolivie et la mon- 
tagne qui fait sa gloire, elle est difficile & franchir. De Chuquisaca a 
Potosi, on ne compte que trente lieues, mais les chemins sont rudes, 
et quand nous approchdmes, aprés deux jours de marche, nous 
élions tous exténués de fatigue. Nos mules ne pouvaient plus faire 
un pas eft le terrain aride et montueux exigeait de plus en plus 
d’efforts. Mais nous voyions de loin le céne rouge et régulier du 
Hatun Potocchi, ce Potose dont l’imaginalion des poétes a fait une 
montagne d’or et que tous les avares de la terre ont di souvent 
contempler en réve, ce paradis de la cupidité qui n’a été qu'un 
enfer de douleur, et nous marchions avec courage comme si nous 
allions, nous aussi, 41a conquéte de ses trésors. 

Quoique la ville de Potosi soit, d’aprés le voyageur anglaisPentland, 
4 la hauteur absolue de 4,058 métres au-dessus du niveau de la 
mer, on ne la découvre, du cété ot nous lapprochions, qu’au mo- 
ment d’y arriver. Elle est cachée par un rideau de montagnes au 
sud-ouest et ce n’est que du haut de ces montagnes que nous en 
etimes le coup d’ceil général. On est tout étonné de se trouver sou- 
dain, en sortant du désert, en face d’une agglomération aussi consi- 
dérable de maisons; mais ce ne sont que des maisons, en effet ; car 
Ja population a diminué des neuf dixiémes depuis le temps ot 
lauri sacra fames a formé ce vaste campement. Aux yeux du voya- 
geur qui n’a rencontré, depuis deux jours, que de misérables chau- 
micres, semées 4 grandes distances dans les vastes solitudes, la 
ville de Potosi semble gaie, avec ses maisons blanches et les tours 
de ses églises qui tranchent sur les teintes sombres dela montagne, 
de nombreux troupeaux de lamas, broutant lesrares touffes d’herbe 
et de bruyére, ou s’acheminant chargés vers la ville, donnent de la 


L’'AMERIQUE DU SUD. 319 


vie et de loriginalilé au paysage. Mais cette impression s’efface vite, 
et on se demande, a voir la terre stérile et nue, de quoi peuvent 
vivre tant d’hommes dans ce désert. En parcourant les rues de Po- 
tosi, on se sent ressaisi par l’impression de la solitude; non plus de 
cette solitude des champs, qui est le téte-a-téte de l’-homme avec 
Dieu, mais de cette solitude des villes déchues, qui est particulié- 
rement mélancolique. La population de Potosi qui, 4 en juger par 
le nombre des maisons vides, devait étre autrefois de plus de cent 
mille mes, ne s’éléve plus qu’a neuf ou dix mille. Les plus récents 
recensements ont donné treize mille six cents dames pour la ville et 
les trois cantons ruraux qui l’entourent. Ses édifices sont les églises, 
autrefois au nombre de vingt-huit, pauvres d’architeclure, mais 
richement ornées. Elles sont encore debout, quoique en ruines. La 
cathédrale, construite 4 une époque récente, et batie en pierres de 
taille, bien qu’avec peu de gout, fait 4 peu prés seule exception. 
Elle fait face 4 la montagne et occupe, avec le collége de Pitchincha, 
le cété septentrional de la Plaza major. La préfecture se trouve sur le 
cété occidental, et au milieu s’éléve une pyramide en pierres de 
taille en I’honneur de Bolivar. Mais le monument le plus considé- 
rable de la ville de Potosi, c’est, bien entendu, |’Hétel des monnaies. 
ll oceupe un quartier tout entier, et, quoique moins important que 
par Je passé, cet élablissement travaille encore assez pour qu'on 
dat y introduire les procédés modernes du monnayage. Ceux qu’on 
Y suit maintenant et les machines qu’on y emploie remontent a 
deux siécles. 1] y a aussi un hdpital civil; un collége, contenant 
une centaine d’éléyes, ot l'on enseigne surtout 1a chimie et la mi- 
néralogie; une pension de demoiselles, entretenue aux frais du 
gouvernement; une école laneastrienne et huit autres écoles pri- 
maires. Mais, ce qui est surtout intéressant pour les voyageurs, ce 
sont les nombreuses usines qui servaient, et dont quelques-unes 
seryent encore 4 l’exploitation des mincrais argentiféres du Cerro. 
Leurs vastes batiments et leurs longs aqueducs couvrent, sans inter- 
valles, les deux cdtés d’une énorme ravine qui traverse la ville et le 
faubourg de Cantumarca sur une longueur de prés d'une lieue. 
Nous décrirons plus tard ces établissements. 

L’élévation de la ville de Potosi au-dessus du niveau de la mer 
rend sa température extrémement désagréable. Ce n’est pas que le 
roid y soit excessif pour un Européen. Le thermométre Réaumur 
ny descend jamais, en hiver, plus bas que six ou sept degrés au- 
dessous de zéro. Mais il ne se passe guére de jour dans l'année 
sans qu'il ne tombe de la pluie, de la neige ou dela gréle 4 Potosi, 
et, bien souvent, gréle, neige et pluie se succédent dans la méme 
journée. La raréfaction de l’air y est si grande que les poumons 


320 L’AMERIQUE DU SUD, 


en sont péniblement affectés. Cela donne le soroché, sorte de ma- 
ladie ainsi appelée dans le pays du nom d’un minerai 4 la pré- 
sence duquel les Indiens |’attribuent. Mais cette souffrance, qui 
n’est pas une véritable maladie, n’est point causée par autre chose 
que par la difficulté de respirer. Tous les étrangers qui arrivent 4 
Potosi se ressentent plus ou moins du soroché, surtout la nuit et le 
matin, et chez.certaines personnes il produit des effets semblables 
a ceux du mal de mer. Aux enfants, cette pression de lair sur les 
poumons est funeste. Quelque précaution que l’on prenne dans les 
familles blanches, sur trois enfants qui naissent un seul 4 peine 
survit au dela de quelques heures, et il s’éléve avec beaucoup de 
peine. Ceux qui atteignent 1’age d’homme eussent été des athiétes 
en d’autres pays, et ces organisations d’élite ne réussissent 4 former 
a Potosi qu'une population chétive et rabougrie. 

- La vallée de Potosi n’est qu'une petite partie d’un vaste bassin 
courant du nord au sud et ceint de tous cétés par de hautes mon- 
tagnes rocheuses. La plus élevée est celle de Carivari, et son sommet 
présente au soleil des tropiques des nappes de neige qui ne dispa- 
raissent presque jamais. On l’appelle Cordillére des Lagunes, a 
cause des lacs artificiels qui sont échelonnés sur son versant au- 
dessus de la ville. Ces lacs sont formés par des barrages en pierre 
construits en travers des crevasses qui sillonnent les flancs de la 
montagne, et par ou coulent Ics eaux provenant des neiges sans 
cesse fondues et sans cesse renouvelées du sommet. Ges eaux, con- 
servées dans ces réservoirs suspendus, fournissent aux besoins de 
la-ville et font mouvoir toutes les usines dont nous avons parle. 
Elles donnent ensuite naissance au Rio Pilcomayo, et en sortant de 
Potosi se frayent un chemin par une immense crevasse entre les 
mornes qui entourent la ville 4 louest. L’aspect de cette crevasse 
ou quebrada est digne de la nature violente et heurtée des deux 
continents américains. De chaque cété s’élévent, 4 la hauteur de 
quatre ou cing cents pieds au-dessus de la téte du voyageur qui tra- 
verse les ponts jetés sur le torrent au fond du ravin, une ligne de 
rochers surplombants, qui paraissent préts 4 l’écraser. Ce péril, en 
effet, n’est pas imaginaire. Il se délache souvent des quartiers 
énormes de roches qui tombent a plomb dans la Quebrada avec un 
bruit de tonnerre, et l’on a placé aux deux extrémités de cette passe 
formidable les statues de deux saints protecteurs. 

La ville de Polosi n’est pour le voyageur qu'une étape vers la 
montagne argentifére. C’est pour voir et toucher le Potose léegen- 
daire que l’Européen a traversé tant de plaines désolées, gravi 
tant de chemins rocheux et passé tant de nuits dans de miséra- 
bles tambos. Qui n’a vu le Potose que sur les monnaies bolivien- 








L’AMERIQUE DU SUD. 304 


nes, ou qui a lu les récits qu’en ont faits les historiens de la 
conquéte, se figure un lieu privilégié, ot l’or.coule avec la joie et 
le plaisir. Ce réve d’enfant est vite détruit par l’aspect du cerro et 
remplacé par des images bien différentes. 

Une morne population de silencieux et tristes Indiens erre sur 
les flancs de la montagne, comme les ombres de ceux que ses 
entrailles ont engloutis. Leur travail se fait encore d’une maniére 
aussi primitive que barbare. Un homme, 4 plat ventre, perce la 
terre par un procédé de rat-mulot. Il va, va devant lui pendant 
des jours, pendant des mois, jusqu’’ ce que sa lampe s’éteigne 
et qu'il meure, s'il n’a la force de revenir en arriére. La galerie 
n’a jamais que la hauteur suffisante pour le corps plié sur les 
genoux. C’est sur les genoux qu’il avance, grattant le mineral, sur 
les genoux qu'il recule, emportant la terre metallifére dans un 
petit sac en cuir, qu’il dépose 4 l’entrée du trou; puis il retourne, 
et recommence ce va et vient, dans les ténébres, depuis son en- 
fance jusqu’a sa mort. La montagne argentifére est toute per- 
cée, comme une ruche d’abeilles, de couloirs formés par les mi- 
neurs 4 la poursuite des filons. Souvent la terre, en séboulant, 
mure 4 jamais le travailleur dans sa prison! On frémit en pensant 
gue le cerro, déchiré depuis plus de trois siécles par l’avidité des 
blancs, a englouti tant d’étres humains, dont les cadavres rem- 
plissent ses alvéoles, a dévoré tant d’existences, car les malheureux 
mineurs indiens sont des morts vivants. Hélas! le funeste métal 
commence, au Potose, l’ceuvre qu'il continue jusqu’a la fin des 
siécles : il sert de tourmenteur 4 l’humanité! 

Le Cerro de Hatun Potocchi, quoique un peu moins élevé que la 
cordillére de Carivari, est beaucoup plus remarquable de forme et 
d’aspect. Il s’éléve isolé, au milieu d’un vaste bassin, comme une 
pyramide dans le désert. Des collines, symétriquement rangées au- 
tour de sa base, lui font un piédestal, et il dresse sa téte rouge et 
conique 4 4,865 métres au-dessus du niveau de la mer. Les prodi- 
gieuses quantités de terre extraites de ses entrailles et rejetées 4 sa 
surface n’ont en rien altéré ses lignes, et c’est 4 peine si, du pied de 
la montagne, on apercoit les énormes monceaux de déblais, les 
vastes esplanades qui sont le travail de plusieurs milliers d’hom- 
mes atiachés 4 ses flancs depuis dix-huit générations. Tant il est ° 
Yai que nos plus grands ouvrages né ressemblent, & coté de ceux 
du Créateur, qu’au travail de la fourmi. 

De quelque cdté qu’on proméne ses regards du haut du Potose, 
Veil ne découvre que des mornes nus, noirs, escarpés, couronnés 
de rochers. On dirait une armée de volcans frappée de mort et 
@'immobilité. Les plaines qui les séparent ne sont que sables et que 


329 L’AMERIQUE DU SUD. 


pierres. Partout régne la stérilité la plus compléte. Aucune végéta- 
tion, aucun combustible qui puisse servir 4 réchauffer le pauvre 
Indien presque nu, et l’Européen transi, drapé dans son manteau, 
sous le soleil des tropiques. On fait cuire les aliments avec la fiente 
des bétes de somme, ef ces bétes de somme, qui sont des lamas, 
vont chercher au loin leur nourriture. On restreint ses besoins, on 
n’est Ja qu’en passant ! Mais le pauvre Indien, lui, vit et meurt sur 
la montagne, meurt surtout, meurt sans avoir vu un arbre, une 
plante, sans avoir gouté 4 un fruit, sans avoir connu un sourire de 
la nature, et sans avoir vu, sur la terre, d’autre trésors que des 
pierres et de l’argent. 

Les mines de Potosi ont été déeouvertes par hasard, en 1545, par 
un Indien nommé Diego Huallca, conducteur de lamas, dans un 
voyage qu'il faisait, probablement, de Chuquisaca 4 Porco. Zarate, 
qui rapporte ce fait‘, ajoute qu'il sut garder longtemps son secret, 
et qu’il se contentait d’enlever, en passant, un peu de mineral pour 
son propre compte, mais que l’ayant enfin confié 4 un de ses cama- 
rades, celui-ci le dévoila 4 leur maitre commun qui résidait a la 
Plata. C’était un entrepreneur d’exploilation de mines et il était fait 
pour apprécier la découverte. Son nom était Villareal. Il s’empressa 
de s’assurer des droits sur la mine trouvée par Huallca, en remplis- 
sant les formalités légales; mais, cette nouvelle s’étant répandue 
dans la ville de la Plata, qui n’était qu’un campement de mineurs 
formé depuis six ans, tous les Espagnols coururent a la montagne 
argentifére pour avoir leur part au trésor, et les magistrats furent 
obligés des’y rendre pour faire la répartition des terres et empécher 
que les mines du Potose ne fussent inaugurées par des batailles et 
par l'effusion du sang. 

Le canton froid et aride ot est situé le cerro faisait partie des 
terres assignées par Francois Pizarro 4 Gonzalés son frére; mais il 
était entiérement désert; il fallut y apporter toutes les choses néces- 
saires 4 la vie et ce ne fut pas avant plusieurs années que les tra- 
vaux purent commencer. On amena sept ou huit mille Indiens Ya- 
naconas* des champs, et aussitét qu’on connut par expérience la 
richesse des terrains argentiféres, on rappela ceux qui travaillaient 
aux mines de Porco, lesquelles bientét furent délaissées. 

On travailla d’abord le minerai du Potosi comme celui de Porvo, 


* Histoire du Pérou, liv. VI, chap. IV. 

* De yanacuna, pluriel de yana, noir. Les Espagnols appelérent ainsi dans le 
principe les Indiens attachés a la glébe. Il y en a encore un grand nombre qui le 
sont de fait dans les deux Pérous et 4 Quito. Suivant Herrera, cette condition était, 
du temps des Incas, celle des criminels condamnés aux travaux publics. Les Es- 
pagnols la généralisérent. 


L'AMERIQUE DU SUD. 323 


au moyen du feu et dans de petits fournaux en terre glaise dont les 
Indiens, de temps immémorial, s’étaient toujours servis. On appelait 
ces fourneaux huayras ou huayrachinas (vents ou machines a faire 
du vent), parce que c’était par l’action de l’air que le minerai se 
mettaiten combustion. Mais cette méthode présentait de graves in- 
convénients. On avait une peine extréme 4 dégager l’argent de la 
terre ou de la pierre, et il fallait recommencer plusieurs fois |’opé- 
ration. Certains minerais résistaient méme complétement 4 I’action 
du feu. Le bois et le charbon ne se trouvaient qu’a une grande 
distance et devaient étre apportés 4 dos de lamas. Comme on ne 
pouvait opérer que sur de petites quantités a la fois, il y avait, dit- 
on, six mille de ces petits fourneaux, et ils formaient chaque nuit, 
sur Jes flancs de la montagne, comme une féerique illumination. 
Mais, dans l’année 1571, un Espagnol, appelé Pedro Fernandez Ve- 
lasco, apporta du Mexique le procédé par amalgame au moyen du 
vif-argent et l’enseigna aux mineurs de Potosi. On dit qu'il recut 
en récompense deux cent mille piastres du trésor public, et pa- 
reille somme de la caisse des mineurs. Sept ans aprés l’adoption 
du procédé par amalgame, on comptait déja sur la Rivera de Potosi 
cinquante usines 4 pulvériser le minerai, & trois hocards chacune ; 
vingt et un réservoirs communiquant entre eux furent construits, 
comme nous |’avons dit, sur les flancs de la cordillére de Caricari, 
afin qu’en aucun temps, ces usines ne manquassent d’eay. Ce 
vaste ouvrage cotta vingt millions de francs, somme énorme pour 
un temps et pour un pays ot les pauvres Indiens étaient forcés de 
travailler & vil prix et se voyaient assujettis 4 l’institution barbare 
que l'on connait sous le nom de Mita. 

La mita, sous les incas, n’était qu’une simple corvée, et les pre- 
Miers vice-rois du Pérou l'avaient maintenue, autant pour empécher 
les Indiens, naturellement indolents, de se livrer aux vices qu’en- 
traine l’oisiveté, que pour fournir des bras aux exploitations des 
colons. Mais on n’avait pas tardé 4 abuser de l'institution. D’abord, 
on avait appliqué tout le contingent d’hommes qu'elle fournissait, 
exclusivement aux mines de Potosi; puis, on en avait fait une véri- 
table et odieuse conscription. Vers 4570, un des plus habiles, sinon 
des plus humains vice-rois du Pérou, don Francisco de Toledo, avait 
soumis 4 la mita tout le pays qui s’étend depuis Cuzco jusqu’a 
Pextrémité de la province de Porco, sur une longueur d’environ 
deux cents lieues, et prolongé au dela de toutes limites la durée du 
service des mitayos; de sorte que, chaque année, quatorze 4 quinze 
mille Indiens étaient forcés d’abandonner, pour toujours, leurs fa- 
milles et leurs chaumiéres et d’aller s’enterrer vivants dans les 
entrailles du Potosi. 


304 ) L'AMERIOQUE DU SUD 


Au commencement du dix-septiéme siécle, époque de la plus 
grande prospérité de Potosi, le nombre des usines s’était élevé 4 
quatre-vingt-quinze, 4 deux ou trois bocards chacune; et celui des 
réservoirs, 4 trente-deux. Il y avait plus de cinq mille mines en 
exploitation dans la montagne, et quinze mille Indiens mitayos 
étaient secondés, dans leurs travaux, par autant d’Indiens libres, 
ou censés l’étre. A celte époque, les guints royaux (c’est-a-dire les 
cinquiémes prélevés pour le roi) s‘élevérent, selon Herrera, 4 un 
million et demi de piastres par an: ce qui suppose sept millions 
et demi de piastres, ou trente-sept millions de francs de produit 
total annuel, somme immense pour le temps, surtout si l’on con- 
sidére qu’elle était répartie entre quinze familles au plus. 

Mais le 145 mars 1622, — date qui est restée a jamais gravée dans 
la mémoire des habitants du pays, — aprés une saison de pluies 
abondantes, le barrage d’une des lagunes les plus élevées vint a 
crever, les eaux se précipitérent de réservoir en réservoir et fon- 
dirent sur la ville avec tant de violence, qu’elles renversérent pour 
soixante millions de maisons et noyérent deux mille personnes. A 
partir de ce moment, Potosi ne fit plus que déchoir. En 1692, il n’y 
existait plus que cinquante-sept usines. Le vice-roi, comte de Mon- 
clare, en fit encore détruire vingt-trois pour punir les propriétaires 
de l’abus criminel qu’ils avaient fait de la mita. Il réduisit @ qua- 
tre mille le nombre des mitayos, et n’en accorda plus & chaque 
usine que trente-huit par bocard. Il ordonna que les Indiens mi- 
neurs fussent divisés par quarts comme |’équipage d’un navire, et 
se relevassent dans le travail des mines, de maniére & ce que ces 
malheureux vissent, tour 4 tour, la lumiére du jour. Ce réglement 
fit échec 4 la prospérité des azogueros (comme on appelait les pro- 
priétaires d’usines 4 traiter le minerai par l’azogue-vil-argent) et 
cela bien qu’ils l’éludassent sans cesse, comme on éludait, au 
dela des mers, tous les réglements qu’avaient fails et que faisaient, 
chaque jour, les rois d’Espagne en faveur des pauvres Indiens inca- 
pables de les lire, de les comprendre, encore plus de les faire 
respecter. Ces malheureux mouraient presque tous au bout d’un 
temps trés-court de service dans les mines; leur nombre ne sufli- 
gait jamais, par conséquent, a l’avidité des azogueros, et dans les 
documents du temps, statistiques, rapports, suppliques et pétitions, 
il n’est bruit que des plaintes de ceux-ci contre les gouverneurs des 
provinces, toujours lents, a leur gré, a lever le contingent. 

J’ai voulu me rendre compte de ce qu’avait pu étre le produit 
total des mines du Potose, depuis leur découverte jusqu’a la fin de 
Ja domination espagnole. Cette entreprise est assez difficile, parce 
qu’on ne peut avoir pour base que les quints payés au Trésor et que, 





L'AMERIQUE DU SUD. 325 


lacontrebande s'est toujours faite sur une échelle trés-large. Les 
historiens espagnols ne sont pas, non plus, une bonne autorité, car 
ils sont, de tous les historiens du monde, les plus portés a l’exagé- 
ration. L’un d’eux, Sandoval, estime le produit du Potose, pendant 
la premiére période, celle de 1545 4 1556, au chiffre fabuleux de 
soixante-douze millions de marcs, équivalant 4 trois milliards sept 
cent millions de francs; cette extravagante appréciation donne la 
mesure du peu de croyance qu’on leur doit accorder. M. de Humbolt 
a cru pouvoir rabattre ce chiffre 4 quinze millions de marcs ou sept 
cent quatre-vingts millions de francs. Je ne sais sur quoi il se fonde, 
mais Antonio de Herrera “écrivait dix-huit ans aprés, c’est-a-dire en 
1574: « La somme sur laquelle a été, jusqu’ici, payée le quint 
royal est de soixante-scize millions de piastres (580,000,000 de 
francs). » Reste, il est vrai, ’évaluation de la contrebande qui ne 
peut étre qu’approximative. 

Aprés cette premiére période de 4545 4 1556, période de forma- 
tion et de désordre, pendant laquelle on mourait de faim, a Potosi, 
a cété de monceaux d’argent; ot tout était a faire et 4 transporter 
d'une grande distance, sans routes, sans voifures et sans chevaux, 
puisqu’on ne pouvait les nourrir; aprés ce chaos de onze années, 
pendant lesquelles la contrebande fut facile, on établit, 4 la Banque 
de Potosi, des registres administratifs, qui ont été continués sans 
interruption jusqu’a la fin du régime espagnol et qui nous donnent 
des chiffres certains. Je suis surpris que M. de Humbolt ait pu errer, 
méme légérement, dans ses calculs, quand il pouvait se procurer 
de semblables documents. Pour moi, je me suis renseigné auprés 
de M. le préfet de Potosi ; j'ai obtenu de son obligeance communica- 
tion de ces vénérables registres, et j’ai pu satisfaire pleinement ma 
curiosité. En laissant de cété la période incertaine des onze pre- 
miéres années, le Potose a donné (la contrebande en plus), depuis 
année 1556 jusqu’aé la fin de 1834, en chiflres ronds, sept cent 
trente-cing millions de piastres, ou trois milliards sept cents mil- 
lions de francs, ce qui n’est, pour une si longue période, une somme 
considérable que parce que les azogueros n’étaient, comme je I'ai 
dit, qa’un trés-petit nombre de familles, que la région argentifére 
exploitée jusqu’a ce jour ne comprend pas deux milliards de métres 
cubes, qu'une partie du métal est restée dans les scories par |’im- 
perfection du travail, et enfin, que l’argent avait, 4 l’époque dont 
nous parlons, une valeur, en Europe, 4 laquelle nous ne sommes 
plus accoutumés. 

Tout ce passé n’est plus que songe! Que sont devenus les mil- 
liards arrachés, au prix de tant de vies humaines, des entrailles du 
Potose! [ls ont d’abord fait ruisseler d’or et de diamants les pour- 


326 L'AMERIQUE DU SUD. 


points des beaux seigneurs dans les salons de l’Escurial; car 
l’Espagne a surtout fait de ses richesses une stérile parade asiatique; 
‘puis, ils ont été s’entasser dans le gras pays de Hollande, ou les 
fermiers marient encore leurs filles avec des tonnes d’or; ils ont 
passé plus tard 4 la Banque de Londres et aux marchands de |’An- 
gleterre, en échange des produits de leur commerce et de leur in- 
dustrie; aujourd’hui, ils se trouvent répartis, 4 doses infinitési- 
males, entre les habitants du monde entier. Mais le pays qui les a 
donnés est le plus pauvre qu'on puisse voir. 1] est stérile, c’est tout 
dire, car on s'appauvrit toujours quand on achéte sans cesse et ne 
produit jamais. On n’a plus le travail gratuit des malheureux mi- 
tayos, pour payer de leurs sueurs et de leurs vies le luxe des con- 
quérants. I} faut rétribuer les Indiens, et quoique cette rétribution 
soit minime, elle enléve les bénéfices de ]’exploitation des mines. 
Aussi, les possesseurs actuels des mines du Potose, qui sont 4 peu 
prés toutes les familles anciennes de Potosi, ne jouissent-ils plus 
que de trés-modestes revenus. Un proverbe américain dit : les mines 
de cuivre enrichissent leurs propridtaires ; les mines d’argent les 
nourrissent, les mines d'or les ruinent. J'ai possédé, pour ma part, 
des mines d’argent en Amérique; elles ne m’ont point nourri et elles 
ont failli me ruiner. Peut-étre un jour l'importation de machines 
dues 4 l'industrie étrangére et la création de routes carrossables 
en permettront-elles une exploitation plus avantageuse. Elles pour- 
ront bénéficier de travaux entrepris en vue d'autres industries, plus 
capables que les mines de couvrir de grandes dépenses; mais au- 
jourd’hui, la lenteur du travail, les difficultés des transports et 
l’absence de moyens mécaniques les réduisent 4 n’étre plus, pour 
les Américains du sud, qu'un simple gagne-pain. Nous allons don- 
ner un tableau sommaire de |’état ott se trouvent, de nos jours, les 
mines du Potose et de la maniére dont elles sont encore exploitées. 

On divise le cerro en trois régions, la région haute, la région 
“moyenne et la région basse. La premiére a 5398 métres de hauteur 
perpendiculaire. Elle est entiérement épuisée. Des excavations sans 
nombre la traversent dans tous les sens, et quelques-unes de part 
en part. Vue de prés, elle ressemble 4 une dune de la Hollande percée 
d’innombrables terriers de lapins, ou mieux encore & une four- 
miliére. Une partie méme du sommet s'est affaissée sous l’action 
de cette sape souterraine. 


La seconde région, qui a 208 métres, conserve de trés-bons restes | 
de minerais; mais ils sont d’une exploitation codteuse et difficile. — 
Ce sont des minerais appelés negrillos 4 cause de leur couleur fon- _— 


cée, qui sont trés-riches, car ils rendent de vingt 4 trente marcs par 
caisson de cinquante quintaux; mais ils ne se rencontrent que 


L’AMERIQUE DU SUD. 527 


irés-avant dans les entrailles de la montagne, et il faudrait faire, 
pour les atteindre, des travaux que les anciennes tentatives d'exploi- 
tation ont rendus presque impraticables. Ces terrains sont traversés 
par un grand nombre d’excavations profondes, dont la plupart sont 
fermées & l’entrée par des portes, et hélas! aussi, par des éboule- 
ments. Dans cette partie, la montagne est un ossuaire. La troisiéme 
région, celle qui repose sur le dos des Cordilléres et qui forme la 
base du cone, a 538 métres. Elle est encore intacte. 

M. le préfet de Potosi, trés-amoureux de su montagne, me faisait 
le raisonnement suivant : « Si les deux tiers du Potosi exploités 
jusqu’a ce jour, et qui contiennent deux milliards de métres cubes, 
ont donné pendant la période espagnole, c’est-a-dire en deux cent 
soixante-dix-huit ans, trois milliards sept cents millions de francs, 
le dernier tiers, qui contient également deux milliards environ de 
métres cubes, doit produire encore une fois cette somme, et suffire, 
en observant la méme proportion que pour les années antérieures, 
4 deux cent soixante-dix-huit ans d’exploitation. » Je me permettrai 
de douter de la justesse des conclusions de M. le préfet Hilarion Fer- 
nandez. Le dernier tiers, cest-a-dire la partie inférieure du Potosi, 
n’est pas, 4 beaucoup prés, aussi riche que les deux autres; l’expé- 
rience a prouvé qu’a mesure qu’on descend, les filons métalliféres 
sont beaucoup plus rares et beaucoup moins productifs. Puis, la 
difficullé des Llravaux augmente et dépasse, du moins quant a pré- 
sent, tous les moyens dont on peut disposer. Ia question n’est pas 
de savoir s'il y a de l'argent dans le cerro— il y en a et immensé- 
ment — elle ne porte que sur le prix auquel on peut l’extraire. Le 
Potose est formé d’une pierre noire dans laquelle on rencontre le 
porphyre argileux, semé de grenats. Il est traversé par trente-deux 
filons principaux et par une quantité innombrable de ramifications 
qui le sillonnent en tous sens. Ces filons sont inépuisables ; ils se 
prolongent dans toute l’épaisseur de la montagne; ils sont riches et 
variés, tout cela est certain ; mais ce qui l’est encore plus, c’est qu’a 
mesure que le temps s’écoule et que les surfaces se dépouillent, les 
travaux deviennent plus codteux et les produits moins rémuné- 
raleurs. 

Cependant, si |’extraction est désormais inévitablement difficile, 
on pourrait diminuer, dés 4 présent, les frais d’exploitation, en 
perfectionnant les procédés par lesquels on sépare l’argent du mi- 
nerai. C’est chose surprenante que la Jenteur avec laquelle on 
modifie ’outillage de l'agriculture et de l'industrie dans les pays 00 - 
les Espagnols ont passé. En Sicile, on laboure encore, 4 l'heure 
qu’il est, avec des charrues & socs de bois ; dans tout |’intérieur du 
continent américain, on broie le cacao entre deux pierres qu’on 

2 Janvier 1876. 29 





328 L’AMERIQUE DU SUD. 


frappe l'une contre l’autre; 4 Potosi, nous allons décrire de quelle 
facon primilive on traite Je minerai, avec quelle dépense de main- 
d’ceuvre inutile, avec quelle perte de temps, avec quel mépris de la 
vie des pauvres Indiens, qu’un travail exécuté de cette maniére fait 
périr en quelques années. 


Le minerai est d’abord concassé au marteau et 4 la main, dans la 
montagne, en morceaux gros comme deux ou trois fois le pouce. On 
choisit les morceaux qui paraissent contenirle plusd’argent, on les met 
dans des sacs et on les charge sur le dos de ces pauvres lamas, ani- 
maux sobres, patients, mélancoliques comme leurs maitres. Ge mode 
de (ransport est lent, car on ne peut guére charger un lama au dela 
de cent cinquante livres. Arrivé aux usines dont j'ai parlé et que 
bordent la Ribera de Potosi, on jette le minerai sous les bocards 
dont les pilons armés de fer sont mus par des roues a eau. Quand 
il est réduit en poussiére, des Indiens le passent au tamis ou b Yutoir 
(toujours 4 la main) et séparent ainsi les grosses parcelles de ce 
a "ils appellent la harina, la farine pure. Cette poudre fine es€ mise 

e nouveau dans des sacs et portée 4 dos d’homme dans une aime voi- 
sine o on la verse dans de grands cadres en planches d'un pied et 
demi de haut environ, appelés topos; et contenant chacun vingt-cing 
quintaux de minerai pulvérisé. Ces cadres nec sont 1a que pour ser- 
vir de mesures, parce qu’aussitét qu’ils sont pleins, on les enléve et 
on laisse le tas libre. On jette alors dans chaque tas trois quintaux 
de sel gemme ordinaire, qui abonde dans tout le pays, de sept & 
trente-sept livres d’acide vitriolique, suivant la qualité du minerai, 
une quantité d’eau suffisante pour faciliter le mélange, et on laisse 
le tout fermentér de un 4 cing jours. Au bout de ce temps, on verse 
dans chaque tas aufant de livres de mercure qu'on suppose devoir 
obtenir de marcs d’argent par caisson de cinquante quintaux. Si le 
minerai doit donner approximativement six mares, on y méle six 
livres de mercure. C’est trés-joli de voir les Indiens l’enfermer dans 
un coin de leur poncho et le semer en gouttelettes comme avec une 
pompe d’arrosoir; mais cela prend encore beaucoup de temps. Hs 
entrent alors dans les tas, qu'on appelle aussi fopos, du nom des 
cadres ou mesures qui les ont formés, et se mettent 4 pétrir le mi- 
nerai avec les pieds comme.on foule le vin dans la cuve. Les topos 


présentent bientét l’aspect d’un tas de boue ou de mortier. Cette 


_opération se répéte pendant vingt et un 4 vingt-huit jours, 4 raison 
de quatre heures de travail par jour. Aprés les trois premiers jours, 
on essaye le mineral, c’est-4-dire qu’on en prend dans chaque tas 
une petite quantité qu’on lave dans une écuelle, et, suivant l’as- 
pect qu'il présente aprés le lavage, on jette dans le topo soit du mer- 





L’AMERIQUE DU SUD. : 329 


cure, soit du sel, du plomb, de la cendre ou de la chaux. Si le mi- 
nerai est trop concentré, on y ajoute de l’acide vitriolique. On répéte 
cet essayage tous les jours jusqu’a la fin de amalgamation. Il y a 
des individus 4 Potosi qui exercent exclusivement la profession d’es- 
sayeurs. 

On procéde ensuite 4 l'opération du lavage. On transporte le mi- 
nerai dans des cuirs, et toujours 4 dos d’homme, dans un lavoir dont 
le fond, légérement incliné, est fait de dalles ou de briques; on y 
laisse entrer l'eau courante, et un Indien agite le minerai avec les 
pieds et un baton pour faire séparer les parties terreuses des parties 
métalliques, afin qu’elles s’écoulent avec le courant. 

Aprés le lavage, on transporte, au moyen de petits seaux, le li- 
quide métallique dans un laboratoire o8 on le verse dans un réci- 
pient en bois. On le pése et il doit avoir un poids égal seulement au 
poids du mércure employé pendant toute la durée de l’opération. 
Vingt-cing livres de mercure, vingt-cing livres de liquide. S’il se 
trouve une différence, elle n’est jamais que d’un ou un et demi pour 
cent. Ainsi, i! se perd autant de mercure que le mineral rend d’ar- 
gent. Personne, & Potosi; n’a pu m’en expliquer la cause. 

Le pesage fait, on verse le liquide dans un linge a travers lequel 
tombe, dans un vase placé au-dessous, une certaine quantité de vif- 
argent. A mesure.qu’il s’échappe, la masse métallique restée dans 
le linge prend plus de consistance, on la jette alors, a l'état de pate, 
dans un moule en ‘bois de forme conique et percé de petits trous. 
Un Indien, armé d’un pilon, frappe la pate & grands coups et en fait 
encore sortir du vif-argent. On recommence la méme chose dans un 
moule plus petit. Aprés cela, la pella (on appelle ainsi la masse co- 
nique formée par la pAte métallique) ne contient plus que quatre 
cinquiémes de mercure. Si elle pése cent livres, on sait que l’on a 
vingt livres d’argent. 

On porte la pella dans un petit fourneau construit en cone; on la 
placesar un trépied en fer et au-dessus d’un vase plein d’eau ; on Ia 
recouvre d’um moule en terre que l'on colle au trépied au moyen 
d'un mastic, et l'on place tout autour des charbons allumés. Le feu 

fait évaporer le mercure qui, ne trouvant point d’issue, se précipite 
et tombe, condensé de nouveau, dans le vase plein d’eau placé sous 
h pella. Ce travail d’évaporation dure environ dix-huit heures, aprés 
quoi on a une pifta d’argent, ainsi nommée a cause de sa ressem- 
blance avec I’ananas et la pomme de pin qu’en espagnol on appelle 
pifia, et qui a, pour le poids et l’aspect, plus de rapport encore avec 
un obus. On la porte & la Monnaie, qui y met l’alliage voulu. Si on 
veut vendre l’argent dans le pays, on peut |’y faire circuler 4 ) état 
de pifia; mais si on veut l’envoyer a |’étranger, la loi exige qu’il 


330 L'AMERIQUE DU SUD. 


soit monnayé. C’est pourquoi nous ne voyons jamais en Europe des 
lingots venant de Potosi. 

fl est aisé de voir avec quel avantage on pourrait simplifier ces 
procédés. D’abord les bocards, dont linstallation remonte au sei- 
ziéme siécle, sont si mal établis qu’avec un puissant cours d’eau ils 
pilent peu de minerai. Ensuite il faudrait que le blutoir fat mu par 
la méme roue que les pilons, et que la poudre argentifére sortit 
toute blutée du moulin, puis qu’elle tombat dans des tombereaux 
(de la mesure des ¢opos, si l’on voulait) qui conduiraient le minerai 
pulvérisé au lieu ot se fait l’amalgamation. Ii faut avoir le mépris 
du temps, celte premiére richesse des hommes, pour ne pas em- 
ployer aux transports méme la brouette ; 1] faut ayoir surtout le mé- 
pris de la vie des pauvres Indiens pour leur faire faire ala main le 
tamisage de la poudre métallifére, opération qui leur est toujours 
mortelle. Un Indien ne peut travailler plus de six mois dans un mou- 
lin sans étre malade. S’il s’obsline a y rester, parce que le salaire y 
est double de celui qu'on donne dans la montagne, il est infaillible- 
ment tué par la poussiére métallique qu ‘il respire. 

Mais l’opération sur laquelle on peut faire la plus grande écono- 
mie est celle de l’amalgamation. Quinze ou vingt Indiens par bocard 
sont constamment occupés a ce travail. Ces Indiens gagnent chacun 
2 fr. 50 cent. par jour. La machine la plus simple, celle par exemple 
dont on se sert en France pour faire le béton, réduirait cette dépense 
& presque rien. J'ai donné le plan de cette machine a 1’un des prin- 
cipaux azogueros ; il l'a fait exécuter et a été enchanté des résultats. 
Jaime 4 croire que son exemple aura été suivi. Il en est de méme de 
tout le reste. Chaque détail de l’opération peut comporter une éco- 
nomie bien entendue, et, 4 cette condition, les mines du Potosi, si 
elles n’enrichissent plus leurs propriétaires, peuvent continuer, du 
moins, 4 les rémunérer largement. 

Il est vrai que l’extraction du minerai devient de plus en plus 
difficile; mais i] existe sur les flancs de la montagne d'immenses 
amas de minerais déja extraits et anciennement rebutés par les Es- 
pagnols comme trop nauvres. Ces minerais, appelés pallecos, — du 
mot quitchua pallan?. je prends, je ramasse, je choisis, — ne don- 
nent que quatre marc~ et demi a sept marcs par caisson de cinquante 
quintaux, tandis que ceux que |’on continue a extraire donnent ens 
core de neuf 4 douze marcs. Mais, en ]’état actuel des choses, la dif- 
férence des frais d’extraction aux simples frais de transport fait que 
les bénéfices sur les uns et sur les autres sont 4 peu prés les mémes. 
Des améliorations et des économies introduites dans le traitememt 
du minerai seraient tout 4 l'avantage des pallecos, et ces énorme€S 
monceaux de pierre et de terre métalliféres, arrachés au prix Ge 











L'AMERIQUE DU SUD: : 334 


tant de larmes des entrailles de la montagne et laissés pour inuliles 
par leurs ancétres, pourraient devenir aux Boliviens une véritable 


source de richesses. 


Le trajet du Potosi & la mer s’effectue en partie a travers les 
plaines de sable semées de rares oasis. Le transport de l’argent est 
aussi fécond en souffrances pour les animaux que son extraction l’a 
élé pour les humains. Le chemin est jonché de squeleties de mules 
mortes de soif dans le désert. Une précaution facile, celle de con- 
duire une mule supplémentaire avec une charge d’eau, leur épar- 
gnerait ce plus atroce de tous les supplices; inais homme se fait 1a, 
comme ailleurs, la premiére viclime de sa brutalité et de son ava- 
rice. Souvent j’ai partagé avec les pauvres bétes gisantes a terre ma 
propre ration d’eau. Je les voyais relever la téte quand quelques 
goultes tombaieut sur leurs lévres, puis se redresser lorsque la bien- 
faisante rosée avait humecté leurs entrailles. Si une mule meurt, 
Nlodien dépose sur le sol les sacs d'argent qui composaient sa 
charge, sr de les retrouver a son retour. Comment un autre Indien 
pourrait-11 les lui yoler? Personne ne conduit plus (te mules que de 
charges; mais tout le monde se trouve exposé 4 se voir en route 
avec plus de charges que de mules. Aucune caravane ne marche 
plus vite que les autres, et:les sacs atlendent 4 la belle étoile que 
son propriétaire les reprenne au passage. 

Valparaiso, ville plus européenne encore que Lima, offre des traits 
moins vifs et moins tranchés. C’est 4 peine aujourd’hui une ville es- 
pagnole, peuplée qu'elle est par des Européens de toutes les na- 
tions. Santiago du Chili a mieux conservé l’homogénéilé de sa popu- 
lation; mais le climat, joint a plusieurs autres causes, a profondé- 
ment modifié le caractére du peuple conquérant. Le Chili est aux 
régions poétiques de |’ancien Pérou ce qu’est l’Angleterre a I’Italic : 
nation sage, sachant se défendre contre les révolutions, ou n’en faire 
que de sérieuses; pays riche; de grande production manufacturiére 
et surtout agricole. Ses conditions d’exislence sont tout exceplion- 
nelles dans |’Amérique du Sud, sa destinée doit donc l’étre aussi, et 
en considérant sous un point de vue général la situation et l'avenir 
de ce grand continent, i] faut faire abstraction de cette heureuse ré- 
publique. | 

Pourquoi le Chili différe-t-il autant de tous les autres Etats nés de 
lacolonisation espagnole? Pourquoi ce sage esprit public qui est Je 
seul ciment des institutions politiques, et surtout des institutions 
républicaines, s’est-il formé 1a, et point ailleurs? Il faut, pour s’en 
rendre compte, remonter encore a ces causes fatales auxquelles 
Montesquieu a rapporié Je caraclére et la destinée de tous les peu- 





$39 L'AMERIQUE DU SUD. 


ples, un peu au scandale de son temps, mais beaucoup aux applau- 
dissements de ceux qui ne veulent pour les principes que la base 
incontestable des faits. ee 

Comme nous |’avons dit, la race indigéne, la couche premiére 
d’une population, monte toujours 4 la surface. De quelques préjupés 
que deux races s’arment |’une contre l'autre, elles ne peuvent oecu- 
per le méme sol sans arriver @ se méler et a se fondre. Les mariages 
forcés 4 l'origine de la conquéte, plus tard, les unions libres, d’au- 
tant plus inévitables que la race conquérante ne forme qu'une classe 
unique toute aristocratique, font, quoi qu’on en ail, ceuvre de fraler- 
nité. Les Espagnols et les aborigénes ont donc nécessairement méle 
leur sang, et c’est dans les différences de nature entre ces derniers 
qu'il faut chercher la cause des différences de caractére: qui Se ren- 
contrent aujourd’hui chez leurs maitres. L'indien du Pérou est un 
homme lache, faible et craintif; PIndien du Chili est brave et fier. 
Sa haute taille, sa complexion robuste, son intelligence ouverte, 
son caractére hardi, le rendent digne de l’alliance des blancs, et 
ceux-ci n’ont pu, par l’infusion d’un sang si riche, perdre les quali- 
tés qui les distinguent. Ce sont de rudes hommes, que ces Arauce- 
niens, dont un avoué de Pértgueux a révé la royauté éphémere, 
et les différentes tribus indigénes du Chili avaient toutes un peu de 
leur énergie. ; 

Une autre cause non moins souveraine est le climat. La chaleur 
excessive et le froid extréme dépriment également la race blanche. 
Le climat du Chili est parfaitement tempéré: c'est le climat du 
nord de la France et de la Belgique, le plus favorable au développe- 
ment de la réflexion et de l’esprit de liberté. 

L’éléve des bestiaux est une source de grandes richesses pour le 
pays. Heureuses les contrées assez vastes, assez fertiles, pout que 
celte industrie facile y suffise encore aux hommes! Rien ‘ne donne 
Vidée de la vie abondante et paisible, comme cette occupation pa-_ 
triarcale. Notre ancien chargé d’affaires,'M. de C.....; a acquis | 
une belle fortune, en oubliant, pendant vingt ans, quelques couples | 
de la race bovine dans des prairies. Cependant la terre commence 4 
acquérir assez de valeur au Chili pour qu’on doive en doubler le 
produit par le labourage. On y cultive maintenant beaucoup de cé- | 
réales, plus qu'il n’en faut pour la population. Nous en recevons 
en Europe par le cap Horn, et nous en recevrons de plus en plus. 

Laissons donc a part la république chilienne, quand nous faisons 
la peinture et tachons de tirer horoscope de |’Amérique du Sud, 
ce grand théatre des développements futurs de ’humanité, si digne 
d’attirer l’attention de Europe, dont, 4 certains égards, ces riches 
pays peuvent devenir l’espoir. Lorsque, découragés de nous-mémes, 





L'AMERIQUE DU SUD. 333 


et incertains du but oi nous allons, nous essayons de reposer nos 
coeurs dans l’avenir lointain de ’humanité, cest 4 l’Amérique que 
nous songeons, a l’Amérique du Sud surtout; car déja l'Union amé- 
ricaine a, de sa main envahissante, posé les bases de sa domination 
dans le continent septentrional tout entier. L’exemple de lAsie 
semble youer a la mort les empires vieillis, s’ils ne se rajeunissent 
dans un esprit nouveau, et nous doutons, dans nos heures de tris- 
fesse, que l’Europe contienne Ja séve de sa propre régénération. 
Ceux qui ont dans l'avenir de la race humaine la foi la plus sin- 
cére, la plus robuste, la plus haute, se demandent quelquefois, 
aujourd hui, par quelles mains et sur quelle terre cet avenir s'ac- 
complira. 

L’'Amérique du Sud offre, au point de vue social et politique, un 
sujet d'études nouveau. On manque, pour le juger, des commodités 
de l’analogie. On n’assiste point 14, en effet, 4 ’évolution réguliére 
que présentent les nations de la naissance & la mort, au développe- 
ment progressif d’une civilisation commencant a4 la cabane et finis- 
sant a quelque Babylone. La société américaine n'est point greffée 
sur la barbarie indigéne, mais sur ]’Espagne du moyen 4ge. C'est 
une société adulte qui n’a pas connu lenfance, et dont il est per- 
mis de se demander si la virilité lui a été transmise avec Ja vie. 

On aremarqué quelques traits communs 2 la civilisation hative de 
la Russie.eg 4 celle du Nouveau Monde. Ces rapprochements sont de 
pure fantaisie. .La nation russe, malgré son développement rapide, 
n’en a pas moins parcouru les phases qui ont transformé les races 
Slaves.et Gethiques en ouvriéres de la civilisation chrétienne. Gomme 
loutea, les autres:-nations de |’Europe, elle a connu cet état social 
dans lequel des peuples pasteurs et guerriers n’ont d’autres chefs 
que les chefs militaires qu’ils se sont choisis, d’autres lois, que le 
droit coutumier de leurs péres ; elle s'est constituée, plus tard, par 
le servage et Ja féodalité, ce fort canevas de la société moderne.. Or, 
ce grand trait commun 4 toute |'Europe, ne se rencontre pas en 
Amérique. La, dans des temps déja murs.de.notre histoire, a été 
transplanté larbre de la civilisation dans une terre ot n avaient point 
poussé ses racines. Une organisation sociale a été portée tout d’une 
pice sur le sol américain et y conserve la faible complexion d’une 
plante étrangére ; il lui manque ce fond solide d’une forte plébe, ou 
elle puise, ailleurs, une vie toujours nouvelle ; cette premiére assise 
du paysan. gaulois ou saxon sur laquelle elle repose en Europe, qui 
produit ses grandes armées pour les luttes de la guerre et celles du 
travail, ot: plongent les racines de toutes ses institutions, ot se re- 
crutent toutes ses classes, depuis la Chambre des lords d’ Angleterre, 
qui se rajeunit par la séve du lJaboureur, jusqu’a celle ingénieuse 


334 L’AMERIQUE DU SUD. 


bourgeoisie francaise et ce prolétariat frémissant, qui communiquent 
4 tout la fiévre de leur activité. 

Non-seulement I'Espagne n'a pu, méme au prix d’une émigration 
désastreuse, constituer, dans le Nouveau Monde, une société parfai- 
tement viable, puisque la couche plébéienne manquait, que la race 
blanche formait une classe unique et ne pouvait que déchoir par 
toute fusion avec les indigénes, mais encore, elle était, elle-méme, 4 
l'époque de la conquéte, infectée de vices que l’or de l’Amérique 
accrut bientét jusqu’é la corruption. Quelles traditions d’ordre, de 
loyauté, de discipline, ont pu recevoir les créoles, dont létablisse- 
ment a été marqué par des actes de violence et de félonie semblables 
& ceux qui sont rapportés avec sang-froid, et comme trails ordinaires, 
par les vieux historiens du pays? Les premiers conquérants s égor- 
' geaient entre eux, au nom du Roi, sur la terre encore rouge du sang 
des Indiens! J’ouvre au hasard Augustin Zarate’. 

« Aprés la mort de Blasco Nujiez Vela, tué dans la bataille d’Ifia- 
Quito par les gens de Gonzalez Pizarro, l’empereur Charles-Quint 
envoya un de ses conseillers pour le remplacer, avec le titre de pré- 
sident et une lettre ainsi congue : 


« Le Roi: | 

« Gonzalez Pizarro, nous avons appris par vos letires et par d’au- 
tres relations, les troubles survenus dans les provinces du Pérou par 
suite de l’arrivée de notre vice-roi, Blasco Nufiez Vela, lequel avait 
voulu mettre en vigueur les lois nouvelles faites par nous pour la 
protection des indigénes. Je tiens pour certain que ni vous, ni ceux 
qui vous ont suivi, n’ont eu l’intention de nous desservir, mais seu- 
lement d’échapper a la sévérité dont notre vice-roi voulait user. Et 
ainsi, la cause entendue, nous avons résotu d'envoyer pour lui suc- 
céder, avec le titre de président, le licencié de la Gasca, de notre 
conseil de Ia sainte Inquisition, 4 qui nous avons donné les pouvoirs 
nécessaires pour rétablir la paix dans ce pays en la maniére qu'il 
jugera convenable au service de Dieu, 4 la grandeur de ces pro~- 
vinces et au bien de nos sujets créoles et indigénes. Je vous charge 
de faire exécuter ses ordres et vous ordonne de leur obéir. Je me fie 
a votre loyauté et je garde une éternelle mémoire des services 
rendus 4 ma couronne par le marquis don Francesco Pizarro, votre 
frére, auquel j'accorde grace pour tous les siens. » 

Mor tz Rol. 


En recevant cette lettre, Gonzalez appela autour de lui ses officiers 
qu émut fort une semblable nouvelle. Ils tinrent un-conseil dans 


‘ Cet ouvrage, devenu rare, se trouve a Ja bibliothéque de Madrid. 








LAMERIQUE DU SUD. 335 


lequel chacun se fit honneur de proposer |’avis le plus violent. Les 
modérés étaient pour que le capitaine général fit empoisonner le 
président 4 Panama, ou le fit conduire prisonnier dans|'ile de Puna, 
ou bien pour qu’il le fit assassiner secrétement sur la route. Les 
autres demandaient qu’il le fit frapper ouvertement & son arrivée, 
ou quil marchat en armes contre lui s’‘il arrivait avec une forte 
escorte. Par la force des choses, ce dernier parti prévalut, et il donna 
lieu & la bataille de Xaquixaguana dans laquelle Pizarro, voyant tous 
les siens passer, avec la fortune, sous ]'étendard du Roi, aprés avoir 
brisé contre eux sa lance et n’ayant plus que son épée : « Eh bien, 
dit-il, puisque tous passent au roi, je ferai comme eux. » Juan 
d’Acosta, s’approchant de lui : « Continuons 4 combattre, seigneur, 
et mourons en Romains. » — « Non, répondit Pizarre, mourons 
plutdt en chrétiens! » Et voyant un sergent qu’il connaissait, il se 
rendit. Condamné a mort, et prés d’étre exécuté, il fit don au bour- 
reau de son habit de velours jaune tout couvert d’or; mais son 
gedlier, Diego Centeno, défendit, par respect pour un si grand capi- 
laine, qu'il fat, aprés sa mort, dépouillé de ses vétements et il ep 
donna, de ses propres deniers, le prix au bourreau. 

A quelqu’endroit que j’ouvre le vieil historien, je trouve des fails. 
de cette nature. « Dans la batgille de Salnias, » dit-il, « qui décida 
du sort de don Diégue de Almagro et de son parti, le vieux général, 
brisé par l’dge et par la maladie, regardait du haut d’une éminence 
la conduite des siens. Il voyait son lieutenant, Rodrigue Orgojias, 
appeler ses gens du geste et de la voix; il l’entendait s’écrier - 
« Me suive qui veut! Par le Verbe divin, pour moi je vais mourir! » 
Mais lorsque, blessé au front par un coup d’arquebuse, qui avait 
iraversé son casque, Orgofias, aprés avoir encore tué trois hommes 
de sa main, tomba baigné dans son sang, quand les siens, accablés 
par le nombre, commencérent 4 reculer : « Pour Dieu, s‘écria don 
Diégue, je croyais que nous étions venus pour combattre! » Fait pri- 
sonnier et condamné 4 mort par Francisco Pizarre, pour avoir suscité 
larévolle dans son gouvernement: « Souvenez-vous, seigneur, lua 
dit-il, que vous avez été aussi mon prisonnier et que je vous ai rendu 
la liberté. Voyez mon Age el laissez 4 la nature le soin d’accomplir 
vos désirs. » — « Seigneur, répondit Pizarre, ces paroles ne sont point 
dignes de votre grand courage ; puisque des raisons d’Etat ont fait 
résoudre votre mort, mourez en chevalier et en chrétien. » — « Ne vous 
étonnez point, seigneur, reprit Almagro, que moi pécheur, j’aie un 
instant senti les craintes auxquelles ’humanité de Jésus-Christ n’a 
point é&é étrangére. » 

Aprés la mort tragique de ce grand capitaine, vient celle de Fran- 
cisco Pizarre lui-méme. | 


336 L’AMERIQUE DU SBD. 


« Tandis que le conquérant du Chili attendait la mort dans les 
prisons de Pizarre, il avait fait partir pour Luna un jeune homme 
d’un grand courage, qui lui élait né d’une femme indienne et s’ap- 
pelait, comme son pére, Diego de Almagro. Ses contemporains le 
désignaient par le nom d’Almagro el mozo, et l'histoire a conservé 
la mémoire de ses hauts faits. Plein de douleur, au récit de la mort 
de son pére, il assemble ses amis, met ses biens en commun avec 
les leurs, forme avec eux une alliance fraternelle et léve une nou- 
velle armée ; mais vaincu par Pizarre & la bataille de Chupas, 1) fait 
serment, 4 défaut de la victoire, d’avoir la vie de son ennemi, Pizarre 
ne sortait plus sans escorte , n’entendait plus la messe que dans sa 
maison. Mais un dimanche, vers l’heure de midi, comme il venait 
de quilter la table et que ses domestiques étaient réunis, pour 
prendre leur repas, dans un lieu écarté ; tandis que la chaleur du 
jour faisait régner le silence dans la ville, les conjurés, au nombre 
de douze seulement, Almagro 4 leur (éte, sortent l’épée nue, de la 
maison d’Herrada, située 4 trois cents pas du palais, et traversant 
la place au pas de charge, ils assaillent la maison de Pisarre en 
criant: « Mort 4 l’assassin d’Almagro! » Onze hommes grayissent l’es- 
ealier avec fureur; le douziéme plonge son épée dans:le corps d'un 
mouton qu’il trouve dans la cour et ressort en cniant dans la nue: « Le 
tyran est mort! » Cependant Pizarre reconnait les.clameurs de ses 
assassins ; il court 4 $a chambre pour y prendre son armure et sans 
achever de lier les cordons de sa cuirasse, il se présente & la porte, 
avec épée et dague, suivi de son frére naturel, Francois Martin, et de 
deux pages nommés Vargas et Escandon. La défense fut.si vaillante 
et si longue, que les assaillants commengaient a. craindre la venue 
de quelque renfort. Un des pages était mort; J’autre avait pris sa 
place, et le marquis frappait 4 droite et & gauche.en criant : « Sus! 
mes fréres | ce sont des traftres ! » Enfin les conjurés placent devant 
Pizarre le plus vigoureux d’entr'eux et tandis qu'il eccupe l'attention 
du capitaine, les autres pénétrent dans la chambre et |'investisseat 
de toutes parts. Le marquis, hors d’haleine, ne pouvait plus tenir 
l’épée ; tous le frappent a la fois; il tombe; blessé 4 la gorge et le 
sang ]'étouffant, il trace avec le troncon de son épée sanglanie une — 
croix rouge sur le sol, la baise, et rend l’4me entre son frére.ef ses — 
pages morts. Ainsi mourut ce grand capitaine, conquérant et maitre, 
au nom du roi, de si vastes royaumes, tué en plein jour; au milieu — 
d’une capilale pleine de ses arnis et de ses soldats. Il fallut supplier 
Almagro pour obtenir la permission de lui donner la sépulture, ce 
qui fut fait avec tant de hate, qu’on n’eut pas le temps de le vétir de son 
manteau de chevalier; car on savait que les vainqueurs allaient venir 
pour trancher la téte de Francois Pizarre et la clouer au pilori. » 











LWANERIQUE DU SUD. 337 


Ces récits, pris au hasard, dans un des chroniqueurs du temps, 
et si pleins du double parfum de |’ Espagne.et du moyen age, nous 
donnent une idée des mceurs au milieu desquelles les colonjes ont 
pris naissance. Cet état de choses s'est perpétué:jusqu’a nos jours, 
e{les assassinats publics ou secrets, judiciaires ou privés, qui ont 
lien tous les jours en Amérique au nom des»rivalités d’ambition ou 
des haines politiques, sont l’image tidéle des violences des premiers 
temps; les interminables guerres civiles des modernes républiques 
descendent en droite ligne des guerres que se firent entr'eux les 
conquérants et, pour ainsi dire, les continuent. 

A ces meeurs politiques et militaires de condottieri, les conqué- 
rants joignaient des mceurs administratives dignes d’une qualifica- 
tion plus sévére. Personne n’ignore que |’Espagne, a |’époque la plus 
brillante de son histoire, était, sous ce rapport, le pays le plus cor- 
rompu de PEurope. Plus tard, et pendant le déclin de la monarchie, 
elle souffrait tant des malversations des fonctionnaires, qu elles cher- 
chaitdans le Nouveau Monde un déversoir pour leur corruption. Si les 
pratiques concussionnaires d’un ministre étaient devenues, 4 Madrid, 
un scandale intolérable, on faisait de ce personnage un vice-roi du Pé- 
rou. Si des fonctionnaires prévaricateurs ne trouvaient point & satis- 
faire assez leur avidité dans la mére patrie, ils se faisarent nommer 
aux Indes. Un systéme de concussions administratives a été tmplanté 
en Amérique avec le drapeau espagnol et y a toujours fleuri depuis. Ce 
qui se passe encore 4 Cuba nous permet de juger du degré de facilité 
que montrait le gouvernement 4 l’égard des fraudes et des spoliations 
exercées par ces fonctionnaires. J’ai entendu, il y a vingt ans, le 
gouverneur d’une des Antilles espagnoles, justifier les vols et les 
rapines commis sous son administration. C’était un homme lrono- 
rable et lui-méme hors de cause ; mais il avait les idées de son pays. 
— Que voulez-vous? — me disait-il, — les coloniés n’existent que 
pour enrichir la mére patrie, et les fortunes privées faites par les 
fonctionnaires sont les ruisseaux dont se grossit la fortune pu- 
blique. — Partant d'un principe ainsi compris, ainsi appliqué, les 
provinces d’Outre-Mer étaient mises en coupes réglées par leurs ad- 
ministrateurs de tous rangs. La simonie du clergé ctait un autre 
fiéau qui s'est également perpétué. La passion du pouvoir et les 
allures pompeuses affectées par ceux qui l'exercaient ont, d’un autre 
été, faussé chez les Américains la notion de |’autorité, et ne sont 
pas, aujourd'hui, sans influence sur cette avidilé de fonctions pu- 
bliques avec laquelle ils se disputent les insignes des moindres 
grades. Enfin, quand les créoles ont rompu leurs liens avec la mo- 
narchie espagnole et secoué un joug qu’ils trouvaient intolérable, 
il est évident qu’ils ne pouvaient du méme coup s’affranchir de I’hé- 


338 L'AMERIQUE DU SUD. 


ritage malheureux des traditions gouvernementales, dont ils porfent 
encore le lourd fardeau. 

La question est donc celle-ci : un pays sorti'd’éléments sembla- 
bles, infecté de pareils vices héréditaires, peut-il, du jour ou ila 
conquis son aulonomie, se constituer 4 l'état républicain et trouver, 
dans cette transformation extérieure, le principe de sa régénération 
réelle ; s'il le peut, pourquoi n’a-t-il fait, depuis un demi-siécle, 
que s’agiter dans des convulsions stériles? et s'il ne le peut pas, 
pourquoi ne rentrerait-il point dans ses voies tradilionnelles, qui 
sont celles, aprés tout, des peuples encore mal exercés a la vie poli- 
tique? D'abord la république, telle que l’idée moderne la concoit, la 
république démocratique avec le suffrage universelestimpossible, la 
ou l’existence d’une race dont l’infériorité est indiscutable crée l'ilo- 
tismede laclasse ouvriére, d’une race entiérement étrangére aux idées 
politiques et de longtemps incapable de les acquérir. La république 
aristocratique y est la seule pratiquée, la seule possible; mais pour 
celle-la encore il faut des vertus et des meeurs, surtout des mceurs oppo- 
~ Sées 4 celles qu’a formées la monarchie. Les Américains-Espagnols (il 
n'y a nul reproche a leur en faire, car un arbre ne peut porter que 
ses fruits) n'ont établi et-ne maintiennent chez eux la république 
que parce qu’ils aiment passionnément le pouvoir et qu’ils en sont 
tour 4 tour les usufruitiers temporaires. La crainte qu'un homme 
de génie ne vint & fermer le champ ouvert aux ambitions privées 
les a tourmentés depuis le jour de leur libération. Bolivar lui-méme 
ne l’a point calmée en abdiquant deux fois, et toute téte qui s’éléve 
au-dessus du niveau des autres, par le talent, par Je courage, est 
aussitot le point de mire de tous les coups‘. 

Certes, je ne prétends point justifier la triste expédition que la 
France a faite au Mexique. Cette entreprise mal préparée avait, en 
outre, le tort d’étre en elle-méme impossible 4 moins que d’enga- 
ger plus tard avec l'Union américaine une lutte gigantesque, dispro- 
portionnée avec les intéréts qu’on voulait servir ou défendre; la 
politique est un art pratique avant tout; mais je pense que si l'idée 
en ett été plus aisément réalisable, ce n’était pas un projet indigne 
de la France que celle d’offrir & l’'Amérique espagnole un point d’ap- 
pui, un centre d’altraction, au moins moral, dans la création d’une 
monarchie libérale et constitutionnelle, sur laquelle tous les autres 

tats se fussent peu A peu modelés. J’ai vécu trop longtemps dans 


‘ La mort lamentable du digne président de la République de l'Equateur, 
M. Garcia Moréno, assassiné, le 6 aout 1875, sur le seuil de son palais, au mo- 
ment ou ses concitoyens venaient de lui décerner pour la troisiéme fois le pou- 
voir, 4 la presqu’unanimité des classes éclairées, nous en fournit un nouvel et 
triste exemple. - 


L'AMERIQUE DU SUD. 339 


Amérique du Sud pour en pouvoir un instant douter. C’eut été 
tendre la main a ce peuple jeune et digne de toutes les sympathies 
des nations de races latines que de l’aider & se constituer sous Ja 
forme la mieux adapiée 4 son génie, 4 ses moeurs, la plus propre 
a lm permetire d’acquérir, 4 l’ombre de la stabilité gouvernemen- 
fale, les développements qui seuls préparent le régne de la vraie li- 
berté. La forme républicaine a droit au respect d’un siécle éclairé ; 
mais la forme monarchique est, selon les temps et les lieux, une 
meilleure tutrice des nations jeunes, faibles et inexpérimentées. A 
foute enfance le gouvernement paternel convient. — 

Dailleurs , si la politique des Efats-Unis est tout américaine ; 
sils bornent leur ambition peu modeste 4 posséder le continent sep- 
tentrional et 4 couvrir celui du Sud de leur ombre, |’Europe doit- 
elle se désintéresser si complétement des affaires de l’ Amérique et 
senfermer tellement chez elle, qu’elle leur laisse le champ libre et 
ne travaille point 4 conserver, sur ces marchés lointains, Jes débou- 
chés de son commerce? L’intérét est encore plus anglais et sera 
bieniét plus allemand que frangais, je le sais; car déja.il existe a 
Valparaiso, 2 Lima, a Guayaquil, a Chagrés, sur toute la céte du Paci- 
figue enfin, quatre maisons anglaises ou allemandes, contre une 
maison francaise; mais, pour étre collectif, cet intérét ne nous est 
pas moins cher. Et puis si nous songeons, nous Frangais, représen- 
fants des races latines, & la brutale domination qu’exerceront un 
jour les Saxons du Nord sur.les Espagnols du Sud; au poids dont 
leur supériorité pésera sur eux; aux mépris dont ils les écraseront, 
nous sommes blessés dans notre orgueil et comme lésés dans notre 
progéniture. Une politique de longue haleine, une politique fixe et 
traditionnelle qui combattrait ce résultat, serait éminemment fran- 
caise. Une équipée militaire, comme celle qui nous a couverts de 
honieet chargés du sang d’un jeune prince, n’était qu’une politique 
d'aventures. Mais de ce que l’idée a été exécutée avec précipilation 
et légéreté, d’une fagon imprudente, impropre, absurde, romanes- 
que, i n’en faudrait point conclure qu'elle fit fausse et mauvaise. La 
démagogie européenne, qui a crié au meurtre, ne connait pas le pre- 
mier mot de la situation des républiques américaines. Elle ne sait 
pas que la liberté y est plus outragée qu’en Turquie et le servage 
plus dur qu'a Rome. Elle se prend & l’appeau d’un nom; son er- 
reur est excusable; mais pour qui a vécu longtemps en Amé- 
rique et peut rendre témoignage des faits, la liberté, que ces pays 
Dont jamais connue, ne sy élablira qu’avec des gouvernements 
assez stables pour pouvoir la protéger; or, il n’y a de gouverne- 
ments forts que ceux qui sont faits 4 l’image des peuples que leur 
mission est de représenter et de servir. L’exemple du Brésil est tout 





540 L’AMERIQUE DU SUD. 


en faveur de ces appréciations. Ce pays n’était, a l’époque de |’éman- 
cipation, ni plus riche, ni plus fertile, ni plus populeux, ni plus 
moral que les autres parties du continent américain. li ne doit qu’s 
la continuation de ses traditions politiques les avantages qu'il pos- 
séde aujourd’hui sur ses voisins. Si un jour la puissance des Etats- 
Unis doit trouver en Amérique des colonnes d'Hercule, c'est l'em- 
pire du Brésil qui aura la gloire de les poser; il eut éé plus 
désirable, peut-¢tre, pour les races latines, qu’elles eussent été pla- 
cées au Mexique, c’est-h-dire sur la limite méme des territoires 
qu’elles occupent. | _—— 

De l’aveu de tous les voyageurs et du vénérable chef de I’Kglise 
lui-méme, le clergé de ces contrées est loin d’avoir contribué a leur 
régénération. Séculiers et réguliers ont donné jusqu’ici le spectacle 
d’un grand relachement. Cependant, depuis quelques années, un léger 
mouvement ascensionnel s’est:prodyit.dans les meeurs et dans !’intel- 
ligence du clergé séculier. Il est di & |’initiative de Pie 1X, dont }'es- 
prit ouvert et généreux a embrassé cet.objet avec une. sollicatude 
paternelle. L’usage des visites apostoliques.qvait prouvé sa-stéralité. 
Que peut faire, en effet, un homme seul,.fut-il un.saint Bernard, au 
milieu d’un abime d’ignorance, de routine et de corruption? Pie IX 
a pris, pour instruire et pour régénérer le clergé américain, le-seul 
moyen qu'il y etit & prendre. Il a appelé auprés de lui les. sujets les 
plus distingués et les meilleurs, parmi ceux qui se destinent au sa- 
cerdoce, dans les diocéses d'outre-mer. Les évéques sont chargés de 
les envoyer dans le séminaire de.San Andrea del Valle, prés de 
Rome. La, ils apprennent.la science et les vertus-ecclésiastiques, et, 
quoique Péducation qu’ ils regoivent ne soit pas, en tout, appropriée a 
la mission qu’ils doivent remplir, elle est infiniment supérieurea celle 
qu ils eussent recue dans leur pays. Déja sont sortis deSan Andrea des 
curés et des évéques qui peuvent servir.de types et de modéles a leurs 
confréres d'Amérique; le dernier archevéque de Quito, don Antonio 
Chéca, formé dans ce séminaire, est un objet d’édification pour son 
diocése et d'imitation pour les hommes bien intentionnés de son 
clergé; car quelqu’empire que le mal. prenne, la notion du bier 
ne se perd jainais tout.2 fait parmi les hommes, elle s’altare; et Iz 
rétablir est le meilleur service qu'on puisse leur rendre. 

Dans les populations, l’esprit religieux a encore toute la grace ex- 
térieure de la foi naive. Il est méme a noter. que les - pratiques 
pieuses, généralement empreintes de puérilité, ne le sont point, 
au moins parmi les blancs, de superstition. ll n’en est pas de méme 
des Indiens, que les missionnaires n'ont jamais pu guérir de la 
manie des amulettes, des sortiléges et de V’idolatrie des images. 
Rien n'est joli comme les réunions de famille et de voisinage, le 





L'AMERIQUE DU SUD. SH 


soir, autour des créches qu’on improvise, 4 Noél, dans toutes les 
maisons. On chante sur la harpe ou sur la guitare ces antiennes 
pieusement amoureuses ou le poéte se pose en amant de la Vierge 
et l'appelle sa dame. Tous les ornements de la maison, tous les 
objets rares, précieux ou seulement neufs et jolis, sont portés dans 
lachambre & la créche; on illumine, et ces petites fétes de piété 
familitre ont vraiment un cachet de frafcheur tout primitif. 

Une louange plus sérieuse & donner aux catholiques sud-améri- 
cains, c’est que la charité et l’aumdne sont pratiquées chez eux dans 
le veritable esprit chrétien. Ils donnent beaucoup et avec amour ; 
lhabitude du patronage y est peut-étre pour autant que la vertu, 
mais n'y a-t-il pas une vertu aussi, altachée au respect des liens 
réciproques de dépendance et de protection? Ces liens, qui ne sont 
ni dans les lois de la nature, ni dans les données de la raison, ne 
peuvent ‘se former et se maintenir que par les sentiments les plus 
délicats du coeur; ils ennoblissent ceux qui s’y engagent, soit 
romme protecteurs, soit comme protégés, car ils créent des devoirs 
nouveaux, et plus homme s’enchaine dans les devoirs, plus il 
s éléve. 

Dans quelles proportions, de quelle maniére tous les éléments 
bons et mauvais que j'ai indiqués concourront-ils 4 l'avenir de ces 
pays! Leaits'destinées sont voilées mais elles seront grandes; et s'il 
est vrai que tout 4 un'but dans la nature, que le ciron tient une 
place utile dins la coordination des étres et que rien n'existe en 
vain, ces yadtes et fécondes terres marquent d’avance l’étendue de 
la carriére'pour les futures générations. Pour moi, j’ai quitté ces 
heltes contrées avec la conviction, d’abord que la présence et l’inca- 
pacité des Indiens s’opposent 4 leur organisation sociale; ensuite, 
qué la forme républicaine ne s’oppose pas moins’ & la constitution 
politique de cette vaste région. Je crois enfin qu’une émigration eu- 
ropéemne sur une ‘grande échelle pourra seule seconder son avéne- 
ment 4 la vie. Peut-étre ce dénouement sera-t-il un jour, pour l’An- 
den ef pour le Nouveau Monde un double et commun bonheur ! 


. ViLLaMus. 


REVUE CRITIQUE 





I. Lenseignement supérieur et les universités catholiques, par le R. P. Didon. 1 vol. — 
Jl. L’Université de Paris, par M. Desmaze. 1 vol. — Ill. Les origines de la France 
contemporaine, par M, Taine. Tome I: L’ancien régime. 1 vol. — IV. Les Btats- 
Unis contemporains, per M. Claudio Jannet. 1 vol. — V. Confénences de Notre-Dame 
de Paris, par le R. P. Monsabré. 3 vol. — VI. Les contemporains de Moliére, par 
M. V. Fournel. 4 vol. — VII. Le Monténégro, par M. Wlanovitj et Frilley. 1 vol., 


L'une des plus grandes conquétes que I'Eglise ait faite dans ces der- 
niers temps est celle de la liberté d’enseignement dont elle vient d’obte- 
oir, dans une mesure restreinte encore, il est vrai, mais qui peut s‘élar- 
gir, le complément si vivement et si vainement réclamé jusqu’ici. Voici 
bientét un siécle qu’en vertu d’institutions établies au nom de la liberté, 
la religion avait perdu le droit d’avoir des écoles et de parler dans d’au- 
tres chaires que celles des temples dont on avait jugé prudent de lui 
rouvrir les portes. « ll y a vingt-cing ans, comme le disait hier le 
pieux archevéque de Paris, qu'un premier acte de justice et de haute 
sagesse avait affranchi l'enseignement aux degrés inférieurs et moyens. La 
loi récemment promulguée fait un pas de plus dans cette voie, et, sans 
supprimer toutes les entraves, donne a l’enseignement supérieur une li- 
berté relative. » La colére qu’a fait éclater, chez les ennemis de I'Eglise, le 
. vote de cette loi d’équité suffirait seule 4 nous donner une idée de la puis- 
sance de l’instrument qu’elle met dans nos mains. Oui, les catholiques 
ont, dans la liberté restituée de l’enseignement supérieur, toute limitée 
qu'elle soit encore, un puissant moyen de défense et de conquéte. Dés ce 
_ moment, ainsi que le dit encore Mgr Guibert, « elle permet aux péres de 

famille de mettre d’accord l’intérét spirituel et l'intérét temporel de leurs 
enfants dans cette derniére préparation intellectuelle et morale qui ouvre 
l’accés des différentes carriéres. » 

On voit, par ces paroles, que, dans la pensée du vénérable prélat, le 





REVUE CRITIQUE. 345 


rile des universités catholiques ne doit pas se borner, dans l'avenir, ace 
qu'il est en ce moment et qu’une mission plus haute lui est réservée. 
Elles commencent modestement et sans bruit, mettant de leur cété tous 
les bons procédés, la modération, l'équité et l’esprit de conciliation, 
sabstenant de toute innovation dans les programmes et se contentant 
d’enseigner, dans leur esprit A elles, les mémes choses que |'Etat en- 
seigne dans le sien. Mais il n’en saurait étre toujours ainsi; les univer- 
sités catholiques ne seraient point dignes de leur nom et n’atteindraient 
pas leur but si elles ne faisaient qu’opposer ainsi chaire a chaire et se 
renfermaient dans les limites d'une simple concurrence avec l'université 
officielle. Une tache plus digne d’elles leur est imposée. 

Cette tache qui leur incombe, de par leur titre méme, un éloquent 
religieux de l’ordre de Saint-Dominique, le P. Didon, vient d’en tracer le 
programme dans un livre dont le Correspondant a exposé récemment 
ridée principale (n° du 10 décembre), et qui a pour titre : L’enseignement 
supérieur et les universités catholiques'. Le P. Didon approuve, lui aussi, 
la sage discrétion avec laquelle procédent les universités qui s’ouvrent 
sous les auspices de l’épiscopat; toutefois, il n’hésite pas 4 déclarer 
qu elles ne sauraient s’en tenir 14. Ce qu’elles se proposent en effet, et 
doivent se proposer, ce n’est pas de faire simplement échec & |’enseigne- 
ment officiel. Assurément, cet enseignement est 4 combattre, car il a 
produit des effets déplorables : il a jeté l’anarchie.dans les intelligences 
et en a abaissé le niveau. « Les intelligences s’en vont en masse A la 
dérive, emportées 4 tout vent de doctrine, sans autorité et sans frein, 
écrit le P. Didon; elles se heurtent les unes aux autres: sans tréve, dans 
une lutte stérile qui est une incurable faiblesse,; parce qu'elle empéche 
toute union et toute organisation. » 

Ce n'est pas, sans donte, ce que voulaient ceux qui ont usurpé sur Ie 
droit des péres de famille et de la conscience religieuse le monopole de 
l'enseignement & tous les degrés; mais c’est ce que devaient fatale- 
ment amener I'esprit de réaction philosophique dans lequel la con- 
fiscation avait été opérée et la nature du programme imposé au nouveau 
corps enseignant. Qu'attendre d’un systéme d’instruction nationale d’ou 
la religion est exclue et dont elle ne relie point, comme le voudrait la 
logique, les différentes parties? « Aujourd’hui elle est bannie de l'esprit 
des jeunes gens, demain elle le sera de leur ceeur, dit le P. Didon; elle 
testera comme un sentiment plus ou moins respectable, une pratique 
sans honneur, une puissance énervée et, 4 coup sir, sans.action effi- 
cace. J'aimerais mieux, ajoute-t-il, les plus franches attaques que cette 
négligence fatale de l’élément religieux : une attaque directe, violente, 
Susciterait au moins des défenseurs. » 


4 Un volume in-12. — Librairie Didier. 
25 Janvirn 1876, 293 


344 REVUE CRITIQUE. 


A défaut de la religion qu'il excluait de l'enseignement supérieur, 
l’Etat substitua une philosophie qui, dans sa pensée, devait en tenir lieu. 
Cette philosophie eut d’abord d’illustres représentants et ne fut pas sans 
exercer, dans des limites.restreintes, une action heureuse. Mais, par sa 
nature méme, elle manquait dautorité, et, pendant qu elle s’épuisait dans 
des guerres intestines et s'attardait dans un étroit et stérile labeur d'a- 
nalyse psychologique, un courant maténialiste qu'elle. provoqudit-par sa 
morgue .doctrinale et ‘qu'elle était impuissante a .arréter forga la fragile 
barriére qu'elle lai opposait et entraina tout avec soi. Elle est elle-méme 
aujourd’hui, cette philosophie superbe, traitéd.par.le matérialisme avec 
la hauteur et le dédain qu’ella témoignait de son cété 4 la religion. . 

' Ce quia le plus perdu dans cette lutte déplorable, remarque le P. Di- 
don, c’est la raison, qui.‘va s’affaiblissamt de jour en jour; ce qui, par 
opposition, y ale.plus gagné, c’est.la science positive qui triomphe sur 
toute la ligne. «:Pour peu que l’Etat continue de mener dans cette voie la 
génération dont il persiste 4.se faire \'instituteur, en se réservant tou- 
jours,.sinon la fonction.d’instruire, du moins celle de fixer les program. 
mes, avant un demi-sidcle Ia philosophie. sera morte en France, et la 
raison, absorbée dans un expérimentalisme.bas, sera anéantie, et.irre- 
médiablement peut-¢tre. » ee 4 

La philosophie, la raison, I’henneur de l'esprit frangais qui baisse et 
se déprave.rapidement, sont donc intéreasés 4 ce qu'une révolution radi- 
cale sopére dans le haut enseignement. Cette révolution doit consister 4 
replacer la:religion au sommet des études publiques et & les coordonner 
4 elle sans porter atteinte A la liberté qui leur revient:de droit et dont 
elled.ont: besoin pour se dévélopper. .Ce-rang d'honneyr et de primauté 
rendu a la religion dans le programme de l’enseignement. n‘a .rien qui 
puisse alarmer les egprits vouds.au culte des lettres et.des sciences. Loin 
ds gdner lessor des autres études, la théologie les .vivifie. et. Jes grandit 
ent les arraehant a leur isolement.et en les.reliant entre elles, ce qu’atr 

eure autre science ne saurait faite, dans.un accord harmonieux et {é- 
cond. « La théologie, dit le PR. Didon dans. un beau langage, est la science 
synthétique par excellence. Il n’en est pas une. qui prenne les choses 4 
un point de vue si.élevé, qui leur fixe une loi plus haute, un principe’plue 
sublime, une fin plus parfaite. Rien n'échappe 4 la magnifique envergure 
de son horizon : ni la science de l’ordre divin, puisqu’elle est..la science 
méme de Dieu; mi les:sciences de l’ordre humain, la philosophie par 
conséquent, puisqu’elle la fait servir & }'explication rationnelle des 
mystéres de Dieu; ni enfin les sciences de Ja nature, puisqu’elle voit 
dans toute création visible le reflet des invisibles de Dieu...: La théologie 
est donc la synthése absolue; elle contient toutes les autres et ne sal- 
rait étre contenue par elles. A moins de se fixer volontairement d’arbi- 
traires limites, l’enseignement supérieur ne doit pas l'exclure. » 


REVUE CRITIQUE. 345 


Il faut lire dans l’auteur lui-méme la démonstration de cette vérité, 
qui ne saurait surprendre que les esprits irréfléchis ou prévenus, et con- 
templer 14 le magnifique tableau d'une université constituée sur la base 
du catholicisme, dans |’harmonieux ensemble que lui seul peut donner 
au développement des connaissances humaines. 

Une université de ce genre, ce n’est pas seulement Tintérét séculier 
qui la réclame; la religion n’en a pas un besoin moins pressant. Le ca- 
tholicisme a fait, sans doute, 4 plus d'un égard, des progrés qui éton- 
nent les indifférents et indignent ses ennemis; mais, sous d'autres rap- 
ports, il y a défaillance chez lui, dit le P. Didon, notamment 4 l’endroit 
de Fenseignement doctrinal. La, déclare-t-il, il ya insuffisance notoire, et 
le résultat s'en fait sentir dans Vapologétique et Ia défense méme de 
l'fglise. « Nous n’en sommes. que trop les témoins; s’écrie franchement 
et loyalement Ie courageux dominicain. Qu’ on nel’oublie pas, I'i ignorance 
religieuse, méme parmi les chrétiens, méme parmi les catholiques qui 
s'intitulent les champions de VEglise, est le foyer ténébreux oui prennent 
nalssance ces vains sophismes avec. lesquels on veut défendre notre doc- 
trine, ces passions mauvaises et cette violerice que I’ on croit nécessaires 
pour écraser les ennemis. Eh! grarid Dieu!’ il nes ‘agit pas d’ écraser, il 
s'agit de sauver. A ce role, la vérité et la vertu suffisent. » | 

Nous ne sauriong que nous en rapporter, sur ce. point, a ce que dit le 
P. Didon, et qu ’appeler avec le zelé religieux la pr ompte réalisation des 
universités dont il nous trace Ie modéle et qui,’nous le croyons comme 
lui, peuvent seules arréter le déclin intellectuel et moral dans la vole 
duquel, & son insu et contre sa volonté, nous a jetés et nous conduit fa- 
talement I'université césarienne qui s'est attribuée, exclusivement depuis 
trois quarts de siécle, le droit de nous élever et de nous instruire. 


rt 


Nyaune ‘maniare indirecte et perfide d’attaquer ces.pauvres universi- 
tés libres qui ne font que naftre :,c’est de feindre d'en avoir peur et 
d'exagérer la prétendue crainte qu’on en a. « Elles vont tuer 1 ‘université 
de l'Etat, éter a I’ enseignement son unité, sa coordination savante, son 
esprit libéral, etc. » Des j journaux, ces jérémiades hypocrites ou niaises 
passent dans les livres. Voici, en effet, sous ce titre : [Université de 
Paris', un volume tout larmoyant que. l’auteur met au jour pour étre 
déposé, en maniére de couronne, au jour prochain de ses funérailles, 


‘ LUniversité de Paris (4200-1875). La nation de Picardie. — Les colléges de Laon et 
Presles. — La loi sur J’enseignement supérieur. 4 vol. in-12. Charpentier. 


346 REVUE CRITIQUE. 


sur le cercueil de l’université de France, méchamment frappée au cceur, 
comme on le sait, par M. Dupanioup, 


Alma parens, ave, te morituram saluto! 


s'écrie ce fils en deuil d’un lycée de I’Etat, en défigurant un des vers latins 
qu'il y a appris. 

Ce n’est pas pourtant que, 4 l’en croire, M. Desmaze en veuille aux 
universités nouvelles. Pourvu qu’elles se bornent 4 élever des chaires 4 
cété de celles de l’université officielle et que celle-ci garde le privilége 
de conférer les grades exigés pour tous les emplois; c’est-d-dire, pourw 
que les nouvelles universités s'annulent, il consent généreusement 4 
les laisser s’établir, parce que ce sera le moyen de faire renaitre l’ému- 
lation qui régnait entre les anciennes. Mais les universités anciennes 
étaient de vraies universités, tandis que, aux conditions que I’auteur 
voudrait leur faire, celles que novs fondons n’en seraient pas. 

Nous serions bien bons, au reste, de discuter avec M. Desmaze : son 
livre n’est pas un plaidoyer, ou il n’en est un que dans’l’intention. Au 
fond, c’est un recueil d’indications et de notes plus ou moins relatives 4 
l'ancienne université de Paris; un catalogue assez confus d’ailleurs des 
pieces et des livres 4 consulter pour son histoire, 4 laquelle l’auteur méle 
celle de l’université césarienne dont nous a dotés la Convention et que 
auteur voudrait faire passer pour la fille légitime de l’autre ; enfin une 
compilation faite dans un esprit de rancune contre les établissements 
créés par la derniére loi sur ]’enseignement supérieur, mais ot J'on 
peut néanmoins trouver des renseignements précieux et que I’inco- 
hérence des idées rend, au surplus, assez inoffensive. 


lil 


M. Taine ne va-t-il pas se discréditer, par son nouveau livre‘, auprées 
des lectcurs qui l’ont le plus godté jusqu’ici? Comment! c’est lui qui s‘en 
vient proclamer que la France contemporaine ne commence pas 4 89; 
qu’avant cette bienheureuse année il y avait, chez nous, du bon dont nous 
profitons et dont nons aurions pu faire un plus large et meilleur emploi; 
que ce sont les prétres, les nobles et les rois qui ont fait notre pays? 
c'est lui qui trouve du mérite dans la féodalité et sa hiérarchie, et qut 
croit que nous n’avons été si bien vaincus par ]’Allemagne que parce 
qu’au dela du Rhin « le régime féodal conservé ou transformé compose 


‘ Les origines de la France moderne, par M. Taine. Tome I : Cancien régune. 
Hachette, édit, 





REVUE CRITIQUE. 347 


encore une société vivante »,-tandis qu’en deca, en France, dés avant la 
Révolution, Ja vieille société s’était dissoute, non par la faute des pri- 
viléges, mais par celle des privilégiés qui avaient oublié leur caractére 
d'hommes publics. En écrivant de pareilles choses, M. Taine n’a-t-il pas 
craint de passer pour réactionnaire, pour rural, pour clérical, qui pis est? 

Attendons et ne croyons pas si vite 4 l’immolation volontaire du 
brillant écrivain. Ces prétres, ces nobles, ces rois, ces créateurs de la 
France ne sont pas pour lui des idoles : il va instruire leur procés, leur 
dire nettement leur fait, et donner ainsi quelque satisfaction 4 l’opinion 
qu'il a pu surprendre. En effet, ce premier volume des Origines de la 
France contemporaine n’est guére que le tableau de la destruction de 
l'ancienne France par elle-méme, de son « suicide », comme dit spiri- 
tuellement l'auteur. Sur ces cing cents grandes pages, cinquante 4 peine 
sont consacrées @ l’établissement de l’ancien régime, dont {M. Taine ex- 
pose trés-bien la naissance, dont il explique trés-clairement la constitu- 
tion et dont il proclame loyalement la légitimité. Cette légitimité, dit-il, 
avait son principe dans Jes services qu’avaient rendus les trois classes 
supérieures qui composaient le corps féodal. Si, encore, 4 la fin du 
dernier siécle, ecclésiastiques, nobles et rois avaient dans 1’Etat une 
place éminente avec des avantages a part, -« c'est que, pendant long- 
temps, ils l’avaient mérité. En effet, ajoute M. Taine, par un effort 
immense et séculaire ils avaient construit tour 4 tour les trois as- 
sises principales de la société moderne. » La premiére avait été I’ceuvre 
du clergé, qui avait travaillé « comme architecte et comme mancu- 
vre, d'abord seul, puis presque seul ». La difficulté, le péril, l’intel- 
ligence du travail de I’Eglise sont résumés ici en quelques pages élo- 
quentes et pleines d'éclat. La part du seigneur, c’est-a-dire du guerrier 
qui, dans l’effroyable désordre et l'universel brigandage dont fut suivi 
l'éphémére restauration sociale de Charlemagne, offrit au faible un 
peu d’asile sous la protection de son épée, n’est pas appréciée avec 
Moins de chaleur et de vivacité. Celle du roi, de ce seigneur sorti d'en- 
tre les autres, qui, des mille petits Etats qu’avaient faits ceux-la, en 
compose lentement, mais persévéramment un seul et pose le couronne- — 
ment de |’édifice national, n’est pas moins sympathiquement caractéri- 
ste. Pratres, nobles et rois, tous, aux yeux de M. Taine, ont donc digne- 
ment rempli leur tache et ont bien mérité les récompenses qu’ils ont 
recues, les biens et les priviléges dont ils jouissent. La preuve en est dans 
la longue et tranquille possession qui leur en a été laissée. « Ne croyons 
pas, s’écrie l'auteur en parlant en particulier des richesses et de l’auto- 
rité morale de l’Eglise, que l"homme soit reconnaissant &.faux'et donne 
sans motif valable; il est trop égoiste et trop envieux pour cela! Quel 
que soit l’établissement, ecclésiastique ou séculier, quel que soit le. 
clergé, bouddhiste ou chrétien, les contemporains qui l’observent pen- 





348 REVUE CRITIQUE. 


dant quarante générations ne sont pas de mauvais juges; ils ne livrent 
leurs volontés et leurs biens qu’é proportion de ses services, et l’excés de 
leur dévouement peut mesurer |’immensité de son‘bienfait. » 

Mais ees ricvhesses, ces priviléges entratnaient des obligations, créaient 
des devoirs. Or, dit M. Taine, ‘ces obligations, les privilégiés cessérent de 
les reconnaitre ; ces devoirs, ils négligérent plus t6t oa plus tard de les 
remplir. C'est la ce qui détermina leur chute et amena la Révolution fran- 
caise, dont les‘ causes remontefaient -ainst beaucoup plus haut, dans le 
passé, qu’on ne le.cret génératement, et auraient une origine plus com- 
plexe qu'on ne I’a dit. La responsabilité premiére — ce point veut étre 
remarqué — en serait aux victimes elles-mémes. 

Suivre dans Fhistoire la marche de cet abandon par les privilégiés des 
devoirs que. leur. créait Ja position exceptionnelle, bien légitime d'ail- 
leurs, qu’ils avaient dans l'Etat, et montrer jes conséquences-déplorables 
qui en résultérent, tel est | _— que s'est Prorat M.. Tame cue ce Pe 
niiey volume. 

Le tort coupabte des privilégiés de ancien regime rworalt, dn cata 
particulier 4 la France, et expliquerait et l’accroissement plus rapide 
chez nous que. partout ailleurs de la suprématie royale, et la décadence 
beaucoup plus prompte et plus compléte du prestige de |’aristocratie, et 
enfin la jalousie implacable.du ‘tiers at, ainsi que ses vengeanees. Dans 
tous les autres pays de l'Europe, la royauté a vainement cherché 4 se 
substituer 4 la nobiesse : ik lui a fallu compter avecelle, parce que, par 
tout ailkeurs qu’en: France, la noblesse avait, dans une certaine mesure, 
lés populations ayec elle; et aujourd’hui méme, tandis que la noblesse 
nest plus guére qu’un nom dans notre pays, elle reste, en pngielerse 
et en Alleniagne, une véritable et effective réalité. 

Cette différence: tient vraisembiablement.a celle qu'il y a entre notre 
caractére et celui des autres peuplades, 4 :notre sociabilité, 4 la peine que 
nous avons 4 vivre. isolés,.4.l'amnmour de. la pompe et de Il'éclat, .a notre 
godt inné pour les plaisits de l’esprit et les jouissances élevées des arts et 
des lettres.qu'on: ne saurait guére se procurer:que dans les grands cen- 
tres, enfin peut-étre aux traditions de la civilisation romaine qui ne s’étel- 
gnit: jamais complétement dans la Gaule et qu'on retrouve auprés des 
conquérants les.plus grossiers.et les plus barbares. Les rois.ne créérent 
pas ces dispositions, ils ne firent que les exploiter au profit de leur in- 
fluence, et peut-Atre méme inconsciemment, par instinct. 

Cette inhabile conduite des privilégiés, cette inintelligente conception 
de leurs intéréts particuliers, ce funeste oubli de leurs devoirs, datent 
de fort loin. M. Taine en donne de nombreuses preuves. Ce ne fut, toute- 
fois, que dans les derniers siécles que le mal se généralisa et s'aggrava, 
que l’aristocratie abdiqna entre les mains de la royauté, et que Ja royauté 
se perdit dans l’ivresse de son succés. Le nouvel historien de l'ancien ré- 


REVUE CRITIQUE. 349 


gime trace, de ces deux courants en sens inverse : de l'annihilation des no- 
bles, de l'agrandissement de la suprématie des rois, un tableau vigoureux 
dont tous les traits sont empruntés 4 l'histoire et ot 1'on retrouve ce 
procédé accumulatif et ce coloris 4 outrance qui font a la fois la qualité 
et le défaut habitwels de son style. Non-seulement la noblesse s’annula 
au profit de la‘royauté, mais elle la seconda dans ses moins honnétes 
entreprises. L’Eglise, que M. Taine ne flatte pas du_reste, n’encourt point, 
de sa part le méme blame; elle s'est généralemem mieux tenue.vis-d-vis 
de la royauté, elle lui a habilement résisté, mais dans son, intérét, exelusif 
toutefois; et si elle Jui a fait des concessions, elle se les est fait. payer: 
donnant, donnant. C’est par.un: procédé de ce genre longtemps suivi 
qu'elle aurait, de prothe en proche, copquis ja ee de Védit de 
Nantes. 

Nous he pouvons, au ny d'une accusation lancée en sient au Mi- 
leu d’une page, et sans preuve, engager une discussion sur ce point 
histoire, sujet déja tant de fois controversé. Nous condamnons a plus 
d'un titre le fait dont il s'agit, mais nous n’en reconnaissons pas moins, 
avec tous ceux.qui |’ont.étudi¢ de prés, que; s'H ne le justifie. pas, l'es- 
pritdu temps au: moins l'explique, ainsi que la conduite des protestants. 

Des discussions d'ailleurs, il faudnait en entreprendre 4 chaque page, 
souvent 4 chaque ligne, avec un livre qui procéde toujours par assertions 
sommaires -et d'allures délibérées, et qui formule volontiers en axiome 
ce qui est matiére 4 probléme. Ainsi en estil, par exemple, de cette affir- 
mation péremptoire de l’incompatibilité absolue entre les conceptions 
de la religion chrétienne et les données de la science, relativement a la 
place et au réle de l'homme dans la création, incompatibilité qui légiti- 
merait la rupture survenue, au dix-huitiéme siécle, entre la théologie et 
la philosophie, qu’on avait vues jusque-la naviguer de conserve. Telle 
est encore cette théorie, quelque peu‘ nébuleuse, soit dit en passant, de 
l'antagonisme entre la raison classique et la raison philosophique dont les 
matentendus auraient amené: une pare des conflits d’idées d’ou sortit 
la Revolution de 1789. 

Considérée dans sa marche fatente, dans ses cheminements couverts, 
en face des forteresses qu'elle doit assaillir et faire sauter, cette Révolu- 
tion, que ne prévoyaient pay plus ceux qui devaient 1" accomplir que ceux 
contre qui elle devait se’ faire, et 4 laquelle tout le monde travaillait, est 
ici merveilleusement décrite. Quand il s'agit’ de peinture, M. Taine ex- 
celle, on le sait. Une page que nous extrayons du résumé qu'il fait lui- 
méme de son livre en représentera nettement l’idée fondamentale : « Par 
leurs qualités comme par leurs défauts, par leurs vertus comme par leurs 
Vices, les privilégiés ont travaillé & leur chute, et leurs mérites ont con- 
tribué 4 leur ruine aussi bien que leurs torts. Fondateurs de la société, 
ayant jadis mérité leurs avantages par leurs services, ils ont gardé leur 


350 REVUE CRITIQUE. 


rang sans continuer leur emploi; dans le gouvernement local comme 
dans le gouvernement central, leur place est une sinécure, et leurs pri- 
viléges sont devenus des abus..A. leur téte, le roi qui a fait la France en 
se dévouant 4 elle comme & sa chose propre, finit par user delle comme 
de sa chose propre; l’argent public est son argent de poche, et des pas- 
sions, des vanités, des faiblesses personnelles, des habitudes de luxe, des 
préoccupations de famille, des intrigues de mattresses, des caprices 
d'épouse, gouvernent un Etat de vi.igt-six millions d’hommes avec un 
arbitraire, une incurie, une prodigalité, une maladresse, un manque de 
suite qu'on excuserait 4 peine dans la conduite d'un domaine privé. » 

L'accusation est rude, méritée peut-étre. Mais les torts ont-ils été tous du 
méme cété? N’y a-t-il que ceux qui ont péri sous l’édifice qu’on doive ac- 
cuser de l’avoir miné? En général les grands événements ont des causes 
complexes; le monde ne va pas sous des impulsions si simples. L’explica- 
tion de M. Taine est, 4 nos yeux, trop systématique pour étre tout 4 fait 
vraie. C’est-1a un travail de philosophe et non d'historien. D'ailleurs, pour 
des prolégoménes — ce volume ne saurait étre autre chose — cing cents 
pages, voila qui est bien long. A quand Il’ceuvre qu’annoncent des pré* 
ludes si amples? Nous sommes curieux de voir maintenant par quels liens 
de filiation la France moderne se rattache 4 l’ancienne, et aussi comment 
Jes survivants entendent réparer, avec ses débris, l’édifice qu’avaient 
construit les morts et qu’ils ont ruiné de gaieté de coeur, eux-mémes et 
eux seuls, au dire de M. Taine. 


IV 


« Laissez-le donc grandir, et quand il sera arrivé a l’dge adulte, vous, 
m’en direz des nouvelles! » s’écriait avec impatience M. de Maistre, 
quand on vantait devant lui le peuple anglo-américain, qu'il ne croyait 
pas né dans les conditions normales, et ou il ne voyait que le produit 
informe, et non viable, d’une révolution criminelle. Son génie se trom- 
pait-il? La carriére qu’ont fournie les Etats-Unis, depuis le temps oi I'au- 
teur du Principe générateur des constitutions les condamnait 4 une mort 
plus ou moins prochaine, a-t-elle donné un démenti quelconque & s¢s 
oracles? Cette fédération a-t-elle au moins tenu, depuis le temps ou écri- 
vait M. de Maistre, tout ce que s’en promettaient ses panégyristes? 

Certes, on ne saurait le contester, au point de vue de la prospérité ma- 
térielle, les Etats-Unis ont dépassé de bien loin les plus enthousiastes 
attentes ; jamais on n'a vu peuple grandir et se dilater avec une pareille 
rapidité. Mais le développement de la force physique ne s'y est-il pas ac- 
compli aux dépens de la force morale? Ou en est, en fait de vertus s0- 


REVUE CRITIQUE. St 


ciales, ce peuple plein de suc, plenus succi, comme on le disait des Ro- 
mains, et dont l’expansion prodigieuse nous confond. 

Un livre peu étendu, mais trés-substantiel, que vient de publier 
M. Claudio Jannet, les Etats-Unis contemporains', offre & ces questions 
des réponses sinon toujours aussi nettes et aussi démontrées qu’on pour- 
rait lesouhaiter, du moins trés-intéressantes toujours, lors méme qu’elles 
ne sont pas complétement satisfaisantes, et riches en renseignements sur 
la situation présente de la grande république américaine. 

Nous en sommes encore chez nous, 4 cet égard, au livre de Tocque- 
ville. Les ouvrages qui ont paru depuis, malgré.l'éloquente signification 
des faits que plusieurs ont mis au jour, nont point changé |’opinion 
publique A ce sujet. Gelui de M. Claudio Jannet aura-t-il plus de succés? 
Nous l’ignorons; mais le tableau qu'il trace de l'état présent du pays des 
Yankees est fait pour enlever bien des illusions. Ce tableau nous montre, 
en effet, les Etats-Unis en décadence sur presque tous les points. 

‘Ce qui avait fait, dans l’origine, la force de cet Etat, et en explique le 
rapide développement, c'est la constitution de 1787, qui s'était inspirée 
de esprit des premiers émigrants, et avait, en les respectant toutes, pris 
ce que les institutions de chaque colonie avaient d'essentiel, c’est-d-dire 
le vieux fonds de sagesse pratique de la race anglo-saxonne. Ce n’était 
pas une ceuvre de philosophie politique, ainsi qu’on le croit et qu'on le dit, 
ni un édifice basé sur une sorte de dualisme entre la souveraineté de 
l'Union et l’autonomie des Etats. « Loin de favoriser le principe de la sou- 
veraineté du peuple, Washington et les auteurs de la constitution fédé- 
rale ont voulu, dit M. Jannet, établir un gouvernement de balance, dans 
lequel aucun des pouvoirs ne pit se prétendre le représentant des vo- 
lontés populaires, et ot: les droits des minorités fussent en dehors des at- 
teintes du despotisme de la majorité. » Mais, depuis Jefferson, qui I’at- 
taqua le premier, et qui éleva de la méme main le drapeau de ]'autono- 
mie compléte des Etats et celui de la souveraineté du peuple, jusqu’au 
président Grant, qui régne de par la démocratie, cette charte prudente 
n'a cessé de subir des atteintes, et il n’en reste presque plus rien, en 
fait, aujourd’hui. Le principe délétére de la souveraineté du peuple n’a 
pas ruiné seulement la constitution fédérale, il est en train de corrompre 
loutes les constitutions d’Etats. L’autorité du nombre triomphe partout. 
Re l'Atlantique au Pacifique, la démocratie coule & pleins bords. Les 
conditions de la vie politique ont été complétement changées; les an- 
ciens partis avaient un caractére essentiellement traditionnel. Les nou- 
Veanx, au contraire, A limitation de ceux de l'Europe, veulent faire 
table rase; ils ne reconnaissent d'autre droit que la volonté du peuple; 


' les Etats-Unis contemporains, ov les meurs, les institutions depuis la guerre de 
stcession. — 4 yol. Didier. 


352 BEVUE CRITIQUE. 


et cette souveraineté nouvelle est exercée par des associations savamment 
organisées et menées par des hommes qui en font métier, et qui portent 
un nom particulier 4 leur industrie, les Politiciens. Ces entrepreneurs 
jurés d’élections, qui travaillent pour eux-mémes ou pour le compte des 
grands banquiers, des spéculateurs, des ambitieux de toute sorte, 
manient avec une supréme habileté le mob, la populace, la machine vo- 
tante. Car, Tocqueville l’avait déjaé remarqué, aux Etats-Unis les 
classes riches sont presque entiérement en dehors des affaires po- 
litiques. Etre riche et avoir une position: considérable est une dé- 
faveur auprés des électeurs conduits par les politiciens. CG’en est 
une également que la supériorité de J'intelligence et du talent. 
Aussi « les hommes 4 convictions .arderites, les publicistes éminents , 
restent-ils an dehors de l'erganisation des partis, .et ne parvien- 
nent-ils presque jamais aux fonctions publiques », dit M. Jannef. 
M. de Sartiges avait déja fait, et d'une facon plus piquante, la méme 
observation : « Les Américains rendent 4 leurs grands hommes vivants 
les homimages les plus.éclatants; ils les accablent en toute occasion d’o- 
vations passionnées, mais ils ne les nomment pas présidents ‘de la répu- 
blique. » C'est, du reste, la conduite de tous les gouvernements populai- 
res; car, comme |’a dit Proudhon avec sa rude franchise : « La démocra- 
tie, c'est Cenvie. » Mais ehez un peuple distrait par un travail ardent et 
d’immenses entreprises, cette exclusion donnée aux supériorités de. l’es- 
prit et de:la fortune a des suites plus funestes qu'ailleurs. Ce sont le plus 
souvent, par suite, les faméliques et les intrigants qui arrivent aux em- 
plois publics. De 14 les manceuvres éhontées, la corruption de |’admuinis- 
tration et la vénalité impudente des tribunaux, recrutés, comme on sait, 
par l’élection populaire. 

Les moeurs privées ne valent guére mieux que les murs publiques. Il 
suffit, pour s'en convaincre, de lire ce que M. Jannet nous dit, d’aprés 
les Américains eux-mémes, de l'état actuel de la famille et des mceurs 
domestiques, du divorce passé & l'état d’habitude, de la stérilité systéma- 
tique du mariage, de. l’anéantissement de Il’autorité paternelle, de la dé- 
sertion du foyer par les enfants, de l’égalité et de la communauté d’éda- 
eation pour les deux sexes, et des prétentions de la femme au partage, 
avec l'homme, des droits et des fonctions politiques. Nos lecteurs ont 
déja vu ici quelques traits de cet 6trange tableau. Quand on le rapproche de 
celui de la corruption des mcours politiques, on ne peut se défendre de 
croire que, comme le dit M. Le Play dans une lettre adressée 4 \’auteur, 
: publiée en téte de l’ouvrage, les Etats-Unis ne soient en pleine déca- 

ence. 

‘D'ou vient pourtant que cette double corruption, ce double travail de 
dissolution n'a pas arrété le développement de la prospérité maté- 
rielle des Etats-Unis. M. Jannet donne plusieurs raisons de cette 





REVUE CRITIQUE. 335 


contradiction apperente. D'abord, dit-il, on se fait en Europe et en 
Amérique méme de grandes illusions sur cette prospérité. Elle tient 
d’ailieurs, d'une part, aux excellentes lois faites autrefois sur l'oc- 
cupation des terres publiques, de l'autre, aux éléments de richesse ap- 
portés par les immigrants et les capitaux européens. Toutefois elle a 
sa raison principale dans ce qui subsiste encore du vieil esprit et des 
vieilles mosurs dans la classe des farmers, propriétaires-cultivateurs des 
petits et moyens domaines, vivant au sein de leurs terres, et qui contre- 
balancent, en partie, l’effet du changement des mieurs dans les autres 
classes et de action funeste des partis. Mais ces familles, ot survit la 
tradition de Y’époque coloniale, s‘effacent elles-mémes et tendent a dis- 
paraitre sous le flot montant de l’immigration. 

Cette immigration, qui prend les Etats-Unis par deux cdtés, et en quel- 
que sorte entre deux feux, par le Pacifique et par ]’Atlantique, par San 
Francisco et New-York, tend a les transformer et a leur enlever leur ca- 
ractére primordial, en transportant au milieu d’eux, avec les populations, 
les idées et les passions‘des pays étrangers. Deux courants, dans cette 
double invasion, sont surtout redoutables pour la vieille souche an- 
glo-saxonne : le courant germanique, qui lui améne une population vi- 
goureuse et simple, « mais dangereusement portée au matérialisme et & 
rimpiété, » dit M. Jannet, et Ie courant asiatique, jetant dans la Cali- 
fornie, avec le rebut de la population francaise et italienne, une Apre 
couche de Kanaks et de Chinois qui, comme les herbes rampantes de nos 
champs, s'enracinent si fortement dans le sol, qu’il est impossible de les 
en extirper et d'arréter leur envahissement. 

Les Etats-Unis, considérés au point de vue des institutions et des 
murs, sont donc manifestemerit en décadence. Nous n’allons pas jusqu’é 
dire que ce n’est déja plus un Etat, mais ce n'est plus celui de Washing- 
ton, Une transformation s’y fait qui méne a la dissolution, ou tout au 
moins au despotisme cette république fondée au nom de la liberté. La 
ruine ou la tyrannie incarnée dans un homme ou dans un parti, voila 
les deux abimes entre lesquels courent aveuglément les orgueilleux 
Yankees. Nous n'avons que sommairement indiqué les symptémes de 
ce double péril, pour ne rien dter aux lecteurs de l’intérét qu’aura pour 
eux le livre of M. Jannet les a décrits. Nous les y renyerrons tout 4 fait 
pour l'appréciation des motifs qui, nonobstant la gravité des faits 
signalés plus haut, permettent d’espérer pour ce beau pays une solution 
Moins alarmante. En effet, selon M. Jannet, malgré la viciation des prin- 
cipaux éléments de la vie sociale aux Etats-Unis, l'esprit ancien y a sur- 
véeu et le caractére énergique de la race s'y est maintenu chez bien des 
hommes. Les derniers événements ont aussi éclairé bien des intelligences 
honnétes. Le sentiment et l’instinct religieux enfin sont restés intacts au mi- 
lieu des tentatives faites pour les anéantir. Une belle moisson s’offre 1a au 


o54 REVUE CRITIQUE. 


catholicisme, qui seul grandit, tandis que toutes les sectes protestantes 
déclinent, et le catholicisme chez un peuple doué d'initiative,de force, de 
persévérance, et d’un véritable patriotisme, comme le peuple américain, 
est un gage assuré de renaissance. Cette seconde partie du livre de 
M. Jannet est trop importante, par les faits et les vues dont elle est rem- 
plie, pour que nous ayons pensé' 4 en présenter seulement l’analyse. 1 
se peut que l’auteur ait vu un peu en rose ici, comme il a vu un peu en 
noir plus haut; mais, pris dans leur moyenne, les résultats de cette étude 
consciencieuse et calme nous semblent incontestables. Les Etats-Unis 
contemporains se recommandent donc 4 I'attention de tous les lecteurs 
curieux de savoir la vérité sur un peuple dont on fait tant de bruit, et 
qui en fait tant lui-méme. 


V 


L’éloquence de la chaire s'est enrichie, au moins chez nous, dans ce 
siécle, d'un genre distinct et inconnu jusqu’ici : les Conférences. Ce n’est 
pas le préne, le sermon paroissial, ot, & l'occasion de l'Evangile du jour, 
sont exposés les principes de la foi et de la morale chrétiennes; ce n'est 
pas non plus le sermon dogmatique & la facon de Bourdaloue, ot sont 
développées les vérités fondamentales de la religion. C’est quelque chose 
de plus spécial et o& la discussion tient plus de place. Les conférences 
ont pour objet la défense de l'Eglise contre les attaques contemporaines, 
la réfutation des accusations dirigées contre elle, l’examen des doctrines 
qu'on cherche a4 opposer aux siennes, le redressement des erreurs cou- 
rantes en matiére religieuse, la solution des problémes nouveaux sou- 
levés par les recherches nouvelles ou les nouvelles découvertes de Ia 
science ; l'apologétique, en un mot, voila l'objet de ce nouveau mode 
d'évangélisation qu’ont fait naitre les besoins du temps. 

Dés le commencement de ce siécle, un prétre que ses talents oratoires 
conduisirent au gouvernement des affaires de l'Etat, l’abbé Fraysinous, 
comprit la nécessité d’une semblable modification dans l’enseignement 
de la chaire, et en fit, non sans éclat, un premier essai; mais au P. La- 
cordaire était réservé l'honneur de la véritable création. Les conférences 
religieuses, aujourd'hui définitivement entrées dans le domaine de I'élo- 
quence ecclésiastique, datent de lui; il a donné forme, caractére et vie 4 
l'idéal qu’avait entrevu le futur évéque d'Hermopolis. Du premier coup, 
il porta le nouveau genre a sa ‘perfection, non qu'il y mit tout ce que 
d'autres, depuis, y ont déployé de savoir, de philosophie, de dialectique, 
d'onction, mais parce qu'il s'y placa tout de suite sur le terrain des pré- 
occupations de son temps, et rencontra juste, ni plus haut, ni plus bas, 
le point ot convergeaient les regards de ses contemporains, et ot ils 
pouvaient atteindre. La est le secret de l'éclatant succés qu'il obtint. 











REVUE CRITIQUE. S55 


Grand aussi a été celui des orateurs qui ont monté aprés lui, et de son 
vivant méme, dans la chaire de Notre-Dame. Et ce succes, ils l’ont dd aux 
mémes causes: on les a suivis, on Jes a écoutés tous, parce qu’ils répon- 
daient aux aspirations ou aux inquiétudes générales des esprits. C’est 
également ce qui raméne Ja foule autour des deux éloquents religieux qui 
se partagent, en ce moment, cette ceuvre grandissante des conférences de 
Notre-Dame de Paris. 

Ceux qui sont privés du plaisir de les entendre pourront s’en convaincre 
en lisant leurs discours aujourd'hui publiés. Nous venons de le faire, quant 
4 nous, qui avons le regret d’étre de ce nombre, pour ceux du P. Monsa- 
bré. lls forment une série déja longue, et qui permet aujourd'hui de juger 
de I'euvre puissante qu’a entreprise le digne disciple du P. Lacordaire. 
Cette ceuvre, quand elle aura été conduite 4 terme, sera une exposition 
compléte du dogme catholique appropriée, nous ne dirons pas aux exi- 
gences, mais aux infirmités, aux défaillances, a l'état souffrant des 4mes 
en ce temps-ci. 

Trois points de ce vaste sujet ont été traités dans trois séries de confé- 
rences qui remplissent trois volumes ayant pour titre : 1° l'Existence de 
Dieu; 2° I' Etre, la perfection, et la vie de Dieu; 3° I'QEuvre de Dieu, ou la 
Création '. | 

Il ne faudrait pas que ces mots effrayassent trop les lecteurs étrangers 
aux études de l’ordre supérieur : c'est la de la théologie, sans doute, 
mais de la théologie dépouillée de ses formes abstraites et didactiques ; 
c'est de la théologie pour tons, de la théologie oratoire, si nous osons par- 
ler ainsi. Le P. Monsabré est précisément remarquable entre les conféren- 
cers — le mot est créé, ou doit l'étre, — pour ce talent a part d’enseigner 
avec éloquence. Du reste, et c'est encore une autre cause de I’intérét par- 
ticulier qu’il excite, l’enseignement n'est pas son seul but, ce n’est pas 
méme son but principal ; attaquer l’erreur du moment, détruire le pré- 
jugé qui court, refuter l'accusation banale que la sottise ou l’ignorance 
Propagent sans méme bien souvent la comprendre : voila son premier 
souci, et ce n’est méme que dans cette vue qu'il remonte aux principes, 
qu'il établit le vrai point de la question et la véritable nature des choses. 
Les conférences du caréme dernier, les derniéres parues, ont surtout ce 
caractére. Leur objet particulier est la manifestation de Dieu dans la 
création. Or, que d’erreurs en opposition avec nos dogmes ont cours au- 
jourd’hui sur ce point, que de négations s'élévent des régions de la phi- 
losophie et de la science contre nos actes de foi 4 cet égard! Voici d'abord 
la géologie, avec tout l’arsenal de ses eshumations soi-disant en contra- 
diction avec le récit de Moise, et derriére elle, comme le corps de réserve, 
le darwinisme et son transformisme, négation implicite d'un créateur. Le 
P. Monsabré ne s’en laisse pas imposer par cet appareil de faits, en appa- 
rence formidables, dont il démontre la faiblesse, et passe 4 la démonstra- 


‘ Un vol. in-8.-Albanel, éditeur. . 


356 REVUE CRITIQUE. 


tion de I’harmonie de Ia création, l'une des plus éloquentes révélations 
de Dieu qu’en artiste qu'il est, l’orateur a traitées avec un sentiment 
profond. Ce tableau magnifique est complété par celui des créations invi- 
sibles, plus grandiose et plus saisissant encore, et qui, dans son dévelop- 
_ pement calme et radieux, semble un hymneé au Tout-Puissant. Revenant 
4 homme et caractérisant sa nature, le P. Monsabré rentre dans la polé- 
mique et combat, en méme temps que les erreurs réparidues par le doc~ 
teur Buchner, toutes les théories erronées des anciens:et des modernes sur 
Ja nature de I’éme et son union avec Je corps. La beauté originelle et la 
royauté.terrestre de homme, que la science matérialiste de nos jours 
rabaigse et-avilit avec une joie mauvaise, font; ainsi que le mystére de sa 
vie surnaturelle, la matiére des deux derniéres egnférences, d’un:degré 
plus élevé encore en pensée et en éloquence que les prégédentes, mais 
ot le lecteur, graduellement préparé, arrive sand effort, et ot ib sarréte 
plein d’espoir sur ces encourageantes paroles par lesquelles l’orateur a 
pris temporairement congé de son auditoire : « J'ai répondu le mieux 
que j'ai pu, messieurs, & vos espérances et 4 vos étonnements, ‘il est 
temps de m’arréter. Je vous laisse en face d'un mystére qu'il faut eecep 
ter: humblement; en attendant une. explication. qui. vous ‘sera donnée 
plus tard pour récompenser votre foi. Ne cherchez pas 4 pénétrer le sé- 
cret de Dieu, mais anes ous ferme aux. coneennencs al is a en 
découlent. » 

: Le sujet que depuis: trois: ans 11 traite devaiat up auditaire: qui' 3: ‘acoroit 
chaque année, le P. Monsabré né J’a pas épuisé, ce semble. Dans quel 
ques semaines, sans panne les voutes de Pore rene en emtendront: la 
reprise. ie ook 


« La queue du passé,tratne toujours dans le présent.», a-t-on dit dans 
un langage plus pittoresque qu'il n’est académique , mais qui exprime 
une vérité générale. La littérature surtout en offre la preuve, et, 
dans la littérature, le théd&tre. Cela se congoit : le thédtre parle aux 
masses, et les masses ne sont jamais a |’avant-garde de rien. Ainsi, 
pour ne parler que de la comédie, on n’imagme pas ce qu’d cété de 
Moliére, aux beaux jours du dix-septiéme sidcle, au milieu des splendeurs 
du régne de Louis XIV, la scéne comptait d'écrivains demeurés fidéles 
au godt, aux procédés et & la Langue du régne précédent, voire de celui 
d'HenrilV, et aux piéces desquels on se pressait beaucoup plus qu’a celles 
de l'auteur des Femmes savantes et. du Misanthrope. A peine connaissons- 
nous de nom ces célébrités d'alors, ces rivaux, heureux pour la plupart, 
d'un des plus grands poétes.comiques du monde. Quant a leurs ouvrages, 
qui a jamais songé 4 s’en informer, qui les a jamais crus dignes 
d'un regard? Ce n’est que de nos jours qu’on a pensé qu'il pouvait y 











REVUE CRITIQUE. 387 


avoir de l’intérét & les lire, sinon pour leur valeur propre, au moins 
comme terme de comparaison avec ceux de Moliére. 

C'est dans le but de faciliter cette étude piquante, mais rendue diffi- 
cile par la rareté de ces ouvrages, que M. Victor Fournel avait entrepris, 
il ya dix 4 douze ans, de concert avec M. Firmtin Didot, et sous ce titre : 
les Contemporains de Moliére, la publication d'un recueil.des principales 
pidces jouées du.temps'de Moliére, et en concurrence avec les siennes. 
Ce recueil interrompu, aprés le.tome: second; peur des raisons que nous 
ignorons ef ou la guerre a dd étre pour quelque chose; vient d’dtre aug- 
menté d’un troisiéme volume qui n’enest pas-le moins eurieux*. Les. écri- 
vains dont il nous donne mtégralement ou. par éxtraits les ouvrages n’ont 
pas généralement laissé:de nom et .n’ent: guére. de droita:a étre ressus- 
cités; mats sts importent peu a thistoire des'lettres,:ils me sont pas 
dénués de valeur pour celle des meeurs, des asages et des idées. Ils 
appartenaient tous au Thédtre du Marais dont: M. .Fourgel, .dans une 
mtroduction pleine de recherches curieuses, noys raconte- aves. beau- 
cop d’érudition et d'esprit l’existence ldborieuse, et quia le. mérite, 4 
nos yeux, d’avoir continue ‘plus longtemps qu’un aytre:le genre pepu- 
laire des farces du moyen age et 'créé les ¢ puiees 4 machines »).dou est 
sorti.I’Opéra. ho ' 's ip ae. Ty ou, 

Le plas littéraire des. fournissours de. ce thédtre, ou l'on était sbuvent 
auteur et acteur a la fois, fut .ce fameux Tristan FHermite qui, malgré 
rhonneur. qu’il avait.d’étre-:membre de l’Académie frangaise, n’en pasea 
pas moins ses jours dans une sorte de domesticité besogneune, -et A.qui 
l'on a fait dire, avec une vérité ‘cruelle, dans une épitaphe sacar rd 


t s 4 
Je ‘séeus dans la peine, attendant le bonheur, 
Et mourus sur un nr en attendant mon maitre. 


Ce bohéme,: qui ¥: visa a toujours au sévieux ets ‘épuisa en vain 1 dans Phe- 
roique, avait pour la comédie un véritable talent. M, Fournel, qui le 
juge-bien, nous fait complétement grace de ses. tragédies, mais nous 
donne en revanche, tout au, long, sa comédie du Parasite; piéce de carac- 
lére en cing actes, ou, si l’invention manque, il y a du moins beau- 
coup de fine observation et d’excellenres peintures des meeurs. Le sujet, 
le cadre, les types, sont empruntés au thédtre ancien, mais la couleur 
est du temps. G’est un des premiers exemples de la fusion classique qui 
distingue la littérature du dix-septiéme sicle. 

Parmi les piéces reproduites intégralement ou par extraits, nous ne 
lerons que citer le Nouveau festin de Pierre, de Rosimond; le Pédant joué, 
de Cyrano de Bergerac; I’ Académie des femmes, de Chapuzeau, et [’Ece- 
lier de Salamanque, de Scarron, piéces plus ou moins connues, ainsi que 
leurs auteurs. Il en est d’autres sur lesquelles nous aimerions a nous ar- 


* Les Contemporains de Moliere, tome III. — Thédtre du Marais, 1 vol. in-8. Librai- 
rie Firmin Didot et comp. 


358 REVUE CRITIQUE... 


réter, non 4 cause de leur mérite ou de la notoriété des pauvres diables 
qui les ont écrites et qui dorment dans un légitime oubli, mais parce 
qu’elles doivent compter dans les transformations darwiniques du 
théatre francais et qu’elles sont les derniers anneaux de la chrysalide 
populaire que dépouilla la comédie classique. Ce sont les petites piéces 
des nommeés Chevalier et Boucher, « piéces coulées dans le moule de la 
vieille farce, dit M. Fournel, écrites en vers octosyllabiques — te vieux 
métre favori des farceurs — et roulant sur des sujets de circonstance, sur 
les choses et les hommes du jour, comme les aimait le Thédtre du Ma- 
rais... » et nos péres aussi, dont ces allusions aux affaires du temps flat- 
taient I"humeur cancaniére et moqueuse. Les piéces de Chevalier sont 
absolument sans talent; mais elles offrent, sur ce qui se passait au mo- 
‘ment ou elles furent écrites et jouées, des renseignements « qu’on sou- 
haiterait plus abondants et plus nets », dit M. Fournel, mais qui ne lais- 
sent pas de piquer la curiosité et d’amuser aujourd'hui, témoin celle qui 
rappelle l'histoire des premiers omnibus, ces « carrosses 4 cing sous », 
dont l'invention n’est pas de Pascal, comme tout le monde le dit, mais 
l’établissement desquels Port-Royal ne fut pas étranger. Comme ils firent 
sensation et eurent du succés, Chevalier s’empara de cette nouveaute et 
l’exploita dans l'une de ses comédies ov 1’on trouve, selon M. Fournel, 
des détails qui, non-seulement confirment ce que nous savions sur cetle 
entreprise, mais nous apprennent encore, ce que nous ignorions, qu'elle 
fut l’objet d’un de ces engouements dont le Paris d’alors était aussi cou- 
tumier que celui d’aujourd’hui. 

Boucher a plus de talent que Chevalier. Sa comédie de Champagne le 
coiffeur, un peu longue, bien qu’elle n’ait qu'un acte, est une bluette 
amusante dans le godt du vieux temps. « Elle nous donne, dit M. Four- 
nel, des détails curieux sur les modes et les artifices de la toilette fémi- 
nine, particuliérement sur l'art de la coiffure et sur l’artiste célébre et 
parfaitement historique qu’elle met en scéne. » 

Ce volume, a travers lequel nous avons couru sans ordre, attire par 
notre gout particulier, termine le recueil des Contemporains de Molitre, 
mais ne le compléte pas. M. Fournel le reconnatt et nous en laisse es 
pérer un autre qui achéverait la revue des théAtres de Paris et écréme- 
rait ceux de la province. Nous faisons des voeux pour que les journaux 
laissent au spirituel critique le temps de faire une quatriéme fois se 
preuves de sobre et fine érudition. 


Vil 


Tout ce qui touche a la question turque, ou question d’Orient, comme 
on dit avec emphase, est certain aujourd’hui d’attirer l'attention- Aussi 
lira-t-on, croyons-nous, avec empressement le volume que la librairie Plon 


REVUE CRITIQUE. 350 


vient de publier sur le Monténégro‘. La place que ce petit pays occupe 
en Europe n'est pas considérable, mais son voisinage et ses relations avec 
les pays insurgés contre la Turquie, le caractére belliqueux de ses habi- 
tants 4 demi sauvages encore, et leur haine invétérée pour les Musul- 
mans lui donnent, dans les conjenctures présentes, une grande impor- 
tance. Que le Monténégro prenne parti pour l'Herzégovine en armes, et 
voila « la guerre d’Orient » allumée. Le Monténégro n'est plus, en effet, 
ce qu'il était il y a trente ans encore, quand déja Constantinople en avait 
si difficllement raison. Ses derniers souverains, s'‘ils ne l'ont pas ac- 
cru, l'ont du moins rendu beaucoup plus redoutable qu'il ne I'était 
pour ses éternels ennemis. Le prince qui régne la constitutionnellement 
en apparence, mais avec une autorité réellement absolue, n'est plus 
comme ceux d'autrefois un simple montagnard; il a été élevé 4 Paris, 
il est en amitié avec Vienne, et Saint-Pétersbourg lui fait des avances. 
Son armée est organisée de la méme fagon que celle des grands Etats, 
ila son télégraphe et songe peut-étre ’ se donner un chemin de fer. 
Les empires qui veillent au chevet de la Turquie ont des vues sur lui 
et lui fournissent des subsides déguisés. Rien ou presque rien de cela 
ne nous est connu. On a peu écrit, chez nous, sur le Monténégro. Depuis 
le livre si curieux, et aujourd'hui épuisé, de notre ancien directeur, 
M. Lenormant (Turcs et Monténégrins), nous ne sachions pas qu’il ait 
paru rien de vraiment nouveau sur la Montagne-Noire, qui n’a pas 
cessé pourtant de faire parler d’elle. Le livre de MM. Vianovitj et Frilley 
sera done recherché, et, bien qu'il ne soit pas exempt d'un peu de pré- 
vention favorable que le patriotisme de l'un des auteurs explique et ex- 
cuse, il mérite d’étre lu A cause de l’abondance, de la précision, de la 
loyauté, et, parfois, de l’agrément des renseignements qu'il fournit. Des 
vues et des des dessins bien exécutés, des portraits authentiques et une 
bonne carte complétent ce volume ainsi que tous ceux de la collection 
géographique dont il fait partie et qui s'est enrichie, il y a quelques mois, 
des voyages de notre collaborateur, le marquis de Compiégne. 
P. Dovnaire. 


Nous recevons deux ouvrages tout frais sortis de la presse : Corneille 
inconnu, par M. Jules Levallois (4 vol. in-8°. Didier, édit.) et Louis XIII et 
Richelieu, par M. Marius Topin (4 vol. in-8°. Ibid.), qui ne seront pas une 
nouveauté pour nos lecteurs, mais n’en seront pas moins relus par eux 
4 cause de l’intérét des questions traitées et dont nous comptons reparler 
du reste bientét, n’ayant pas abdiqué, en les accueillant ici et en leur 
domant ce premier témoignage d’estime, le droit d’en dire en toute 
franchise notre opinion. P. D. 


* Le Monténégro contemporain, par MM. Wlanovitj et Frilley. 1 vol. in-12. 
25 Janvia 1876. 24 


QUINZAINE POLITIQUE 


9A junvier 1876. 


La double élection qui a cammencé de s’opérer en Fraace est 
bien une mélée. Mélée confuse-de personnes et de partis, d’asnbitions 
et d’opinions, oi le sort des idées qui sont en lutte est incertain et 
eu les idées qui se combatient n'ont guére elles-mémes Jenrs wrais 
drapeaux ef leurs vrais noms. On dixait une bataille livnée dans 
Vobscurité par des espérances qui se déguisent. Soit fatigue, soit 
scepticisme ou dissimulation, il y a biea peu de ces candadatures 
qui disent tout ce qu’elles veulent ef qui avouent tomt ce qu'elies 
pensent. Les unes ont une résignation qui est triste ou douleuse; Jes 
autres une impatience qui se contient mal ou une britalité qui se 
compose un air modéré. Presque toutes ont un mot cu deux qui ses 
trompent ou qui servent 4 tromper le public. C’est 1a ane‘ situation 
jusqu’ici inconnue A la France. Monarchie ef république, mpubl- 
que et empire, révision et constitution, conservation et radicalssmeé, 
tout est question ou .équivoque. Le 9 février 1871, la France pous 
sait un seul et grand cri autour de ses scrutins : la paix ! En 1876, 
il s’en éléve de son sein dix a la fois, et c’est comme une clameur 
de regrets et de reproches, de défis et de menaces, de demandes ¢t 
de promesses, qui ferait croire 4 Tétranger que J’anarehie est dans 
tous les esprits ! : mS 

Parmi les caractéres généraux de oes élections, on peat remarquer 
certaine manifestation didées ou républicaines, ou seulement r- 
publicaines d’apparence. Chacun parle des lois constituti 
en leur jurant le respect, en protestant qu’il les maintiendra. Beat- 
coup, dans leurs professions de foi, reconnaissent la république 
plus hardiment ou plus solennellement qu’ils ne l’avaient os& jadis 





QUISZAINE POLITIQUE. bs | 


dans leurs discours ou dans leurs votes. Quelques-uns méme, répu- 
blicains qui ne le sont que « par raisom », et démocrates dont l’ar- 
deur fait sourire en secret les radicaux, vont jusqu’a préconiser la 
république par des arguments de doctrine : les vertusdu fait, les maé- 
rites de la nécessité ne leur suffisent plus; ils. la salueat comme le 
gouvernement le meilleur qui soit aw mende et le plus digne d’étre 
éernel! Chacun outre un pew sa pensée. Déja on abservaat le méme 
phénoméne électoral en 4874. Si neus devimons hien, e'est qu’en 
parle au suffrage universel, et en temps de république. On ne dit 
pas aisément 4 la France, on n’annonce pes. librement.4 la foulle, 
q: on Youdrai lui eréer un autre: gouvernement : quelle soit bien 
om mal sous le régime qui l’administre, elle a peur d’up change- 
ment. On craint donc d’effrayer les intéréts.. Peut-ttre y a-t-i} aimsi 
dans le républicanisme de maint candidat plus de précantion que’ 
dentrainement : it se sent forcé de ménager Vidée qui a donne: ta 
forme au pouvoir; il a des soucis de popularité. Ajoutons que des- 
née le présent, un grand nombre pensent voir le hasard.eu lim- 
possible, et que la terreur du péril les attache au présent presque 
aulani que amour le pourrait. Quelles que seient les causes véxi- 
tables de ces tendances, nous les constatens : constitutionnels 
comme au 25 février ou républicains selon les prineipes, les can- 
didais le paraissent ea général plus qu’on naurait soupgoumé: ik y a 
un racis om deux. Laissens passer cette période de fiévre : nous les 
reverrons au Sénat et dana l’ Assemblée. 

Un des signes cosamuns gu’on. distingue dans.la nauliitude de:ces 
candidatures, c’est aussi |’affectation avec liquelle presque touses 
produisent, devant leur propre noua, celui du maxéchal Mac-Mahon. 
Lin sécrie : « je Vhonore, » Pantre « je Vaime », Pautre: « je le 
sera» on « je le servirai ». Quelqu’ua méme 2 dit : « Persemnelle- 
ment connu du maréehal.... » Tout le sande est l’ana du maréchal 
de Mac-Mahon, cosame si le maréchal de Mac-Mahon était }’ami de 
toat le monde. Sam mom sert.de passeport 4 un parti, d’emseigne 4 
un autre. Les radicaux mémes et. les. bonepartistes s’en emparent : 
eux qui, par fous leurs acies, ont frappé le maréchal d’ume imn- 
mitt plus au meins.visible, eux qui, dans tous leurs desseias, n’as- 
pirent qu’au bonheur de l’écarter en hui substituamt ou le triban 
ou le César de leur choix! Powrguoi cet empressement jaloux? 
Pourquoi cette usurpation ? Pourquoi ceux qui ont peur ce méme 
nom le plus de haime ou de moquerie rivakisent-ils & qui en exploitera 
le mienx la ghoire et Pamtoriié? Neus reconnaitrons volontiers qu'il 
ya la on hommage légitime et de respect et de sympathie : le ma- 
réchal de Mac-Mahon le mérite ; placé parson patriotisme au-dessas 


362 QUINZAINE POLITIQUE. 


de tous les partis, il est digne que tous les partis le placent au-dessus 
d’eux. Mais cet avide emploi d’un nom souverain et illustre a ses 
autres raisons aussi. Les gauches spéculent avec ce nom, en lui pre- 
nant la force qu’il a et qui leur manque, ce quelque chose de gou- 
vernemental et de conservateur qui plait tant 4 la France; de plus, 
elles dérobent aux conservateurs-constitutionnels le bénéfice qui, 
dans ce nom, appartient réellement aux créateurs, aux conseillers 
et aux défenseurs du gouvernement mac-mahonien : elles leur dis- 
putent l’avantage d’avoir derriére soi le patronage du maréchal ; 
elles s’efforcent de partager cette recommandation indirecte avec 
eux, aux yeux des crédules populations. D’autre part, l’histoire le 
-sait : c’est une habitude francaise que d’invoquer le chef de I’Etat. 
‘On le range derriére soi, alors méme qu’on. ne se range pas derriére 
lui. Aprés Napoléon Ill, c’était Thiers; aujourd’hui, c’est Mac-Mahon 
dont on escompte la popularité 4 son profit. Et puis, il y a au fond de 
-ce sentiment, qui est dans le tempérament de notre race et dans ses 
‘traditions, il y ace gout pour la personne qui. représente le gou- 
vernement, ce gout toujours plus vif en France pour un homme que 
pour une idée; et cette passion fait que la république aura toujours 
une peine singuliére 4 obtenir de |’imagination francaise, si peu 
disposée au rationalisme politique, qu’elle s’éprenne de |’abstrac- 
tion dont la république est la figure, & en croire ses doctrinaires. 
Car nous sommes, de tous les peuples, celui qui.se donne le plus 
généreusement 4 un homme; nous sommes, de tous les peuples, 
celui qui devient le plus facilement grand quand un grand homme 
méne ses destinées. Un tel gout est monarchique, et, comme on 
voit, il persiste en France, méme sous un régime républicain. 

Il faut le confesser virilement : l’union des droites n’est pas, dans 
ces élections, ce que l’honneur, le patrimoine de tant d'idées sa- 
crées, le sentiment du bien social et national, l’identité de tant 
d’intéréts ou de souvenirs, commandaient qu’elle fat. Les conserva- 
teurs, malheureusement, sont sous ce vent de haine qui a soufllé 
sur eux dans l’Assemblée, pendant ses derniers jours : il les a agi- 
tés, désunis, abattus, dans le pays comme 4 Versailles. C’est 4 en 
‘maudire ceux qui ont alors déchainé sur nous la fureur de ces dis- 
cordes ! On est resté défiant et irrité. L’envie de se nuire et on ne 
‘gait quelle folle illusion de croire au bienfait de tous ces maux reé- 
gnent encore dans les coeurs. Nous ne voulons nommer personne 
ni ne citer aucun département; mais il nous serait, hélas! facile 
de désigner des lieux ot sévit, parmi les conservateurs, l’esprit de 
rancune et de soupcon qui a créé, au gré‘de M. Gambetta et de 
M. Rouher, ce Sénat au seuil duquel la mort vient d’arréter et 





QUINZAINE POLITIQUE. - 365 


demporter tout 4 coup l’un des Onze, M. de la Rochette; nous 
pourrions signaler, parmi les conservateurs, ces:candidatures sans 
force et sans espoir qui n’ont que la force de barrer un cheumin et 
que lespoir d’entraver la marche d’une autre; nous en pourrions 
faire voir dans |’ombre ow elles complotent, qui, devant les éleo- 
fears comme dans l’Assemblée, serviront bassement et sottement la 
convoitise d’un césarien ou d’un jacobin plutét que de seconder la 
fortune d’un homme d’ordre et d’un patriote, assis ou prét a s’as- - 
seoir sur les bancs de la droite modérée ou du centre droit. Ou 
donc en sommes-nous? Dans quelle France? Devant quels autels, 
devant quels foyers, devant quelles frontiéres? Sommes-nous en- 
core, hous conservateurs que de telles hostilités divisent et déchi- 
rent, sommes-nous bien les fils d’une société chrétienne et fran- 
caise, intelligente et honnéte? Et voulons-nous périr avec tout ce 
que nous défendons de juste et de grand et qui vaut mieux qué 
nous, périr sous les coups mutuels d’uge rage plus vraiment cri- 
minelle en nous que:ne }’est au cceur des-radicaux celle de l’envie 
et de Pavidité qui les animent aux ceuvres de la démagogie ? 

Quant 4 l’union des gauches, elle reste jusqu’a ce moment telle 
que tant de serments l’annongaient, c’est-a-dire « indissoluble ». 
Certes, le centre gauche voudrait se détacher de ces liens pesants : 
mais il ne.peut, parce qu’il est enchainé par .ses engagements; il 
n'ose pas, parce que, n’ayant qu’une popularité.précaire, son répu- 
blicanisme du lendemain a besoin d’étre garanti par certain répu- 
blicanisme de Ja veille. Quelques-uns, il est vrai, ont eu le courage 
de se séparer des deux gauches : M. Dauphin, M. Victor Lefranc, 
M. Mougeot, M. Dufaure, M. de Lestapis, ont préféré associer leurs 
candidatures a- celles de conservateurs. Mais ils sont peu. Le plug 
grand nombre ont peur des radicaux et pratiquent par intérdt leur 
amitié électorale. Peut-étre la communauté parlementaire oui ils ont 
véeu depuis deux ans avec l’extréme gauche les empéche-t-elle de 
voir?’indignité de leurs alliés, le péril de l’alliance et les effets qu'elle 
aura. Et pourtant les signes se multiplient. Tout avertit ce centre 
gauche, assez.aveugle aujourd'hui pour mieux aimer avoir 4 ses cbr 
tés des constitutionnels qui ne sont pas conservateurs que des con- 
servateurs qui sont constitutionnels, tout Pavertit que hegre. n'est 
pas si loin ot, ni dans la sphére des faits politiques, ni dans celle deg 
doctrines sociales, il ne.pourra plus demeurer en compagnie de l’exr 
itéme gauche. Voici, par exemple, |’élection sénatoriale de Paris ; 
les radicaux se croient capables d’y dominer ; ils s’adjugent toutes 
les places ; ils ne laisseront méme pas un siége a M. Hérald. Dans le 


Midi, partout ou l’extréme gauche avait la majorité, elle n’a vouly 
24° 


364 QUINZAINE POLITIQUE. 


de délégués que ceux qu’elle comptait dans ses rangs ; elle n’a con- 
senti 4 rien céder aux modérés des deux autres gauches. Qu’on lise 
le manifeste rédigé par M. Challemel-Lacour pour les élections des 
Bouches-du-Rhéne ; il conseille résoliment a ses fréres de la démo- 
cratie de n’admettre dans la république aucun ancien monarchiste : 
c’est prescrire l’exclusion du centre gauche. Enfin, que s’est-il passé 
dans cette réunion des délégués radicaux de la Seine, ot certaines 
scénes d’enthousiasme n’ont paru que bouffonnes au journal le 
plus. grave du centre gauche? M. Laurent Pichat a proposé et 
l’assistance a voté par acclamation une sorte de décalogue, séna- 
torial qui, par des mots plus ou moins vagues, répéte les pro- 
grammes de’ M. Gambetta en 1869, de M. Victor Hugo en 1872, 
de M. Naquet en 1875. Ce programme radical, il y a des temps 
ot on le voit; on parait l’oublier; mais dans l’ombre et le si- 
lence, comme 4 la lumiére de la guerre ou de la Commune, c'est 
toujours leur foi : rien ne l’efface dans ces Ames. L’extrém.e gauche 
se plie ou se cache, selon !’heure ; mais elle reste la méme. Sa vio- 
lence se repose, mais elle garde sa force jusque sous les apparences 
de la fausse modération dont M. Gambetta l’enseigne 4 se couvrir. 
Elle va, par des routes plus lentes et plus détournées, 4 un but 
qu’elle ne perd pas de vue. Plaise seulement 4 Dieu qu’il ne soit pas 
trop tard, quand le centre gauche s'apercevra que ce but, h’extréme 
gauche n’a plus qu’un pas 4 faire pour que la France et la société y 
touchent et s’y brisent avec elle ! 

Parmi les préparatifs de ces élections ot les conservateurs ont a 
se débattre contre tant de difficultés, une crise ministérielle a failli 
déconcerter l’action et diminuer la force du gouvernement. (‘était 
un événement plus que facheux. Si, quand un ministére se démem- 
bre en temps ordinaire, |’ébranlement du pouvoir, les embarras du 
chef de |’Etat, les intrigues des partis, l’attente du changement, 
troublent l’opinion publique et inquiétent le pays, combien ce mal 
est plus grave 4 une époque d’agitation électorale! Cette inquiétude 
et ce trouble ont duré quatre ou cing jours. M. Léon Say allait-il 
déposer ce portefeuille que, par un jeu savant, il a deux ou. trois 
fois déja fait mine de laisser tomber et qu’il a retenu? On. avait plus 
_ que le droit de le conjecturer. M. Léon Say, bien qu’il ait signé le 
programme du 12 mars, n’a cessé dese donner devant la gauche 
l’air d’un homme qui le réprouve. Par ses discours privés, par son 
allocution de Stors, par l’abstention qui le tenait 4 l’écart des deé- 
hats législatifs ou de certains scrutins, par les articles du journal 
' qu'il inspire et qui est l'un des critiques de M. Buffet les plus 
acharnés, M. Léon Say a favorisé cette idée, qui a tant servi depuis 





QUINZAINE POLITIQUE. 365 


dix mois a infirmer l’autorité du gouvernement, 4 savoir que le mi- 
nistére.n’avait pas d’unité. Récemment, M. Léon Say montait a la 
tribune avec le bulletin de vote sénatorial que M. Gent tendait aux 
dociles députés des gauches et qui devait élire les amis politiques 
de M. Gambetta et de M. Rochefort. Hier, dans Seine-et-Oise, M. Léon 
Say accolait son nom 4 ceux de candidats qui, sans étre des radi- 
caux eux-mémes, ont les radicaux pour auxiliaires parce qu ils sont 
devant les électeurs les auxiliaires des radicaux. Evidemment, ce 
n’était ni penser ni agir comme M. Buffet, ni comme M. Dufaure ; 
et quand une.telle dissidence sépare un ministre de ses collégues, 
quand tout marque si.nettement le désaccord qui l’éloigne d’eux, 
sa conscience et sa dignité n’ont pas besoin de longue consultation ; 
il n'est pas nécessaire d’attendre une affaire d’Etat : simplement, de 
si-méme et d’un pas qui n’hésite point, on se retire. 

M. Léon Say a-t-i] des maximes qui lui permettent d’étre a la fois 
dans l’opposition et au gouvernement, ennemi du ministére et mi- 
nistre, sans que sa conscience s’étonne el murmure? A en croire la 
renommée, il est homme d’esprit, grand faiseur d’épigrammes, 
frondeur a plaisir, léger et gai en politique, enfant et bourgeois de 
Paris comme pas un, c’est-a-dire mélant en lui, dans un variable et 
double personnage, presque sans le savoir ou le vouloir, le conser- 
vateur sceptique et le révolutionnaire craintif. Nous convenons que 
ces dispositions d’esprit font de M. Léon Say un juge peu sévére et 
peut-dtre incompétent du dualisme de la politique qu’il se plait a 
pratiquer comme ministre et comme député, comme conseiller du 
maréchal deMac-Mahon et comme ami de M. Thiers, comme candi- 
dat sénatorial de M. Buffet etde M. Feray ou deM. Valentin; peut-étre 
que, de bonne foi, il croit naturel ce dualisme de son propre role. 
Mais le public a. une tout autre idée du devoir ministériel et dela di- 
rection qui doit présider 4 un ministére, sous quelque régime qu'on 
soit. La gauche, il est vrai, n’a pas de ces choses une notion si sim- 
ple et un sentiment si désintéressé : elle voulait ou queM. Léon Say 
restdt:en divisant le ministére, ou qu'il s’en. allat en le faisant 
écrouler. Ni l’un ni l’autre de ces desseins n’a eu le succés que la 
gauche en espérait. M. Léon Say demeure, mais M. Buffet aussi, et 
prés de lui M. Dufaure. Le gouvernement a dégagé sa responsabilité 
dans l’élection sénatoriale de Seine-et-Oise : personne n’ignore plus 
que, s'il soutient de sa faveur particuliére la candidature de 
Mi. Léon Say, il ne gratifiera pas de son approbation la liste ot cette 
candidature, inscrite par les républicains, a le contre-seing des ra- 
dicaux. Enfin, un manifeste, rédigé par M. Buffet et adressé la 
France par le maréchal de Mac-Mahon, a de nouveau précisé la 


366 QUINZAINE POLITIQUE. 


pensée et indiqué les vues du ministére: or, ce manifeste a été 
agréé de tous les ministres, sans que M. Léon Say se soit excepté 
comme l’eussent souhaité certains puritains de la gauche. Ona 
ainsi évité la secousse d’un changement qui ett coincidé fort mal 
avec l’agitation électorale du pays : car c’est un temps ou, plus 
qu’en aucun autre, il faut.se féliciter du médiocre quand il dispense 
du pire. 

La proclamation du maréchal de Mac-Mahon est un sloquent ap- 
pel fait 4 la France, la veille de l’heure ténébreuse o&, avec ses 
votes, elle va jeter dans l’urne le mat de ses destinées. Que. les doptes 
dissertent’sur le droit parlementaire et sur la légitimité de cette pro 
clamation, en assimilant, par erreur, les conditions d'une répa- 
blique 4 celles d’une monarchie constitutiomnelle:: c'est une chose 
bien vaine aujourd’hui que ces dissertations. Dans la gravité :des 
circonstances, devant l’inconnu qui plane sur nos frontiéres ou qui 
pése sur notre pays, le maréchal de Mac-Mahon.ne sauraié étze 
blamé ni par un bon citoyen, ni par un patriote clairvoyant, d'avoir 
averti et méme supplié la France de penser & Pordre et 41a paix en 
allant au scrutin. Seuls les harangueurs césariens: de Belleville et 
d’Ajaccio, les tribuns radicaux de la rue d’Arras et de la rue Groiée 
ont pu s’indigner que le maréchal de Mac-Mahon praat la France ‘de 
fermer loreille aux « programmes révolutionnaires » par lesquels 
les uns préparent le despotisme aprés la licence, et aux.« doctrines 
anti-sociales » par lesquelles les autres préparent la heence avant le 
despotime. Seuls aussi, ceux qui révent pour des temps prochais 
un renouvellement radical de la république.ou le relévement de cet 
empire dont les ruines sont non pas éparses dans les.décombres des 
Tuileries, mais gisantes sous les murs sanglants de Metz et dans les 
fossés de Sedan, seuls ils peuvent se plaindre dei ces honnétes el 
claires paroles qui viennent dire halte 4 leurs ambitions. :.a Nous 
devrons appliquer ensemble, avec sincérité, les lois: constitution 
nelles, dont j’ai seul le droit, jusqu’en 1880, de provoquer la révi 
sion. Aprés tant d’agitations, de déchirements et.de matheurs, le 
repos est nécessaire 4 notre pays, et je pense que nos institutions 
ne doivent pas étre révisées avant d’avoir. été loyalement prati- 
quées. » Certes, on a bien raison de gémir de l'état plus qu’impat 
fait ct de la dangereuse instabilité du gouvernement qui nous .régit; 
mais vouloir le changer sans le pouvoir ou sans le'faire; vouloir, 
avec M. Rouher ou M. Naquet, que, cing années durant, on demande 
publiquement le soir qu’il devienne au matin soit la démocratie 
impériale, soit la démocratie démagogique de l’un ou.-de l'autre; 
vouloir que, cing années durant, on lui dispute la sécurité, nous ne 





QUINZAINE POLITIQUE. 367 


disons pas de l’avenir lointain, mais du lendemain qui va passer, 
c’est vouloir le réduire 4 un provisoire misérable oti la France n’au- 
rait plus un jour a respirer, 4 se reposer, 4 vivre, et Dieu sait de- 
vant quels ennemis de la société ou de la patrie! Le bon sens et 
Yamour du pays, plus encore que le souci de la loi, dictaient 
done ce langage au maréchal de Mac-Mahon. Aprés comme avant 
cette proclamation, le droit de révision reste entier et reste libre, 
tel qu’il a été défini devant |’Assemblée et sanctionné par la consti- 
tution, tel qu’il est dans la nature méme du régime républicain.. 
Seulement, pour toute la période de son autorité, le maréchal de 
Mac-Mahon s’en réserve P’usage, selon l’expérience du temps, et 11 
ajourne au délai légal ceux qui s’en feraient contre lui et au péril 
de la France un moyen d’agitation et de trouble. : 

Cet appel du maréchal de Mac-Mahon a-t-il été entendu? La France 
a-t-elle senti s’éveiller en elle cette salutaire inquiétude de |’ordre 
etde la paix? On n’en peut douter, & la vue des choix qui se sont 
faits, le 46 janvier, dans les communes, et qui ont désigné les élec- 
teurs du Sénat. Nous voulons bien reconnaitre que les qualificatifs 
politiques décernés aux délégués par les préfets ne sont des titres 
ni infaillibles ni inaliénables. Nous sommes dans un pays ot les ap- 
pellations des partis sont nombreuses en méme temps que sub- 
tiles, et o& les noms qu’ils se donnent les uns aux autres sont la 
plupart incertains ou immérités. Nous ne prétendrons donc pas que 
la statistique de l’Agence Havas soit digne d’une foi absolue. Nous 
avouerons méme que le nombre des « douteux » pourra, dans plus 
d'un département, rendre aléatoire l’élection. finale, si les conser- 
vateurs, négligents de leur devoir, ne s’efforcent pas d’incliner de 
leur cbté ces volontés indécises ou d’éclairer de leur lumiére ces vo- 
lontés obscures. Mais toutes ces réserves ne sauraient empécher de 
constater que la majorité des délégués est réellement conservatrice, 
qu'elle est généralement considérable, et qu’elle n’a manqué & nos 
espérances que dans trés-peu de départements : ce résultat, les dé- 
négations chagrines de la gauche l’ont aussi bien attesté que les 
affirmations officieuses de |’ Agence Havas. A moins d’un de ces 
etranges accidents qui parfois, en ce siécle, ont fait varier et comme 
transporté d’un pdle 4 |’autre la mobile opinion de notre nation, on 
ale.droit d’augurer pour le 30 janvier une victoire définitive des 
conservateurs. Aujourd’hui ils ont, avec ce présage heureux, cette 
foree si nécessaire 4 la timidité ou a Ja lenteur de leur naturel paci- . 
fique, nous voulons dire la faveur d’une fortune plus propice, l’en- 
couragement d’un premier avantage. Qu’ils multiplient leurs soins, 
qu’lls soient actifs et vigilants, qu’ils oublient leurs rivalités, qu’'ils 


368 QUINZAINE POLITIQUE. 


s’unissent devant les adversaires trop disciplinés qu’ils ont en face 
d’eux; et le Sénat ne sera pas, selon l’assurance présomptueuse de 
M. Gambetta, une citadelle construite par les ouvriers de la droite 
pour étre oecupée par les soldats de la gauche. 

Qa sait combien se remuent déja autour des électeurs du Sénat 

les captieuses promesses ou les insolentes menaces des radicaux. 
M. Victor Hugo, Villustre poéte si jaloux d’étre & son tour appelé 
« l’illustre homme d’Etat », et qui, aprés avoir fait une révolution 
sur les planches du thédtre, mourrait content gil en pouvait faire 
une sur la scéne du monde, a eu Yhonneur d’étre gué par le 
Conseil municipal de Paris. Et le voici s'intitulant avec wae pompe 
dramatique « le délégué de Paris v, et parlant du haut de la moa- 
tagne « aux délégués des trente-six mille communes de France ». 
Hélas ! nous avons peur pour la France que |’Europe me rie de cette 
grande lettre, déclamatoire comme la préface de Cromwell, moins 
intelligible que celle-ci et ridicule en plus d’endroits, par son gal- 
matias. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les radicaux s écrient comme 
M. Victor Hugo, leur muse : « la République préexiste : elle estde droit 
naturel. » Mais espérent-ils prouver jamais, méme au plus modeste 
délégué de village, que cette souveraineté du peuple, quils pré- 
tendent faire régner dans la République, est libre de tout, si elle 
n'est pas libre de se créer un auixe gouvernement qué celui auquel 
la Terreur préside avee Robespierre ou la Commune ayec Deles- 
_ Cluze? A qui persuaderont-ils que la République est un gouverne 
ment éternel et divin, sous lequel un peuple doit mourir plutét que 
d’en briser la chaine?. Et quel Francais doué d’un peu de bon sens 
patriotique pourra, en voyant |’kurope monarchique qui nous en- 
toure de ses armes, croire d’une politique intelligente la prophétie 
que M. Victor Hugo jette & tous les trénes en annongant, commele 
réveurs de 1848, ’avénement de la République universelle ? Enfin, 
qui n’aura compris, 4 ]’indigne plaisir avec lequel M. Victor Huge 
profére d’un ton équivoque le lugubre mot de Commune, qui n’aura 
compris que « le délégué de Paris » voit, parmi la foule dont il est 
acclamé, trop de gens avides d’entendre encore une fois, comme en 
4874, ce mot gronder de )’Hétel de ville de Paris jusqu’é celui de 
Narbonne ou de Saint-Etienne ? 

M. Gambetta, lut aussi, enseigne aux délégués leurs devoirs. Son 
discours d’Aix, comme la lettre de M. Victor Hugo, fait bien 
bruit d’airain sonore et creux qui est propre et cher & éloquence 
de ces tribuns; il est plein de ces grands mots retentissants que 
le peuple répéte sans comprendre et qui lui servent d’idées. La rhé- 
torique de M. Gambetta a moins d’art que celle de M. Vietor Hugo. 








QUINZAINE POLITHQTE. 309 


mais sa podatiqne en a davantage. Tout le discours de M. Gambetta est, 
eneffet, un sophisme qui veut démontrer aux crédales que |’esprit 
d’ordre n'est plus qu’a gauche et que le mail révolutionnaire est a 
droite. M. Gambetta rend aux conservateurs un bien involontaire 
hommage, mais:il le rend : il reconnaft qu’eux seuls, dans le nom 
quils portent, dans les traditions qa'ils suivent, dans les forces 
qu'ils emploient au service de la société, ils ont la véritable puis- 
sance de cette, danection ratsonnable et honnéte qui convient a la 
France et que notre uatson, variable sans doute, mais au fond sen- 
sée ef modérée, finit toujours par aimer le mieux. Oui, M. Gam- 
betta reconnaié que ie titre de conservateur est ie titre le plus juste 
etle plus vadahle qu’un politique puisse prendre dans notre pays; 
et avee la hardiesse d’un charlatanisme assurdment habile, il s’en 
empare! I en dépouille les hommes qui, depuis cing ans, soutien- 
neat comtre jai, contre ies utopistes et les violents de son parti, 
lout ce qua reste, sur cetie terre tant de fois bouleversée, de paix 
et de sagesse, d’autorité et de respect, de régularité et de stabilité! 
Dms des définitions ot la vérité est torturée, il représente les 
seetimenis et les doctrines des conservateurs sous certaines formes 
mensongéres d’illusions, de chiméres et de folies qu’ leur at- 
imbue. Il triomphe alors et il nous crie : « Ii faut que vous renon- 
ciez 4 ce titre de conservateur, qui est une usurpation de votre 
part. Ce titre n’appartient qu’a nous! » La prétention pourrait étre 
insolente : elle n’est que dérisoire. Quoi! la France appellerait de- 
main conservateurs ceux qui hier s’appelaient radicaux! Elle ap- 
pellerait de « ce titre » les Esquiros, les Lockroy, les Challemel- 
Lacour, les Barodet, les Louis Blanc, les Naquet, les Hugo, les Pey- 
rat, les Edmond Adam, les Gambetta! Elle honorerait de ce nom les 
hommes qui révérent Marat comme « un saint », qui amnistient ou 
qui célébrent les forfaits de la Commune, qui ont été les proconsuls 
de la démagogie, qui ont arboré le drapeau rouge 4 leur Hdtel-de- 
Ville, qui sont les apologistes de la Convention, qui veulent le ré- 
gime de 4793 complété par celui de 1848, qui traitent « d’en- 
hemi » le capital, qui ont créé ou secouru |’Internationale, qui 
louent les persécuteurs du catholicisme, qui ont brisé des lois 
comme du verre en 1877, qui affament d’espérances impossibles 
limagination populaire, et qui, dans leur fiévre infatigable, re- 
muent tout d’une main agitée! Pour le supposer, il faut vraiment 
que M. Gambetta suppose la France aussi oublieuse de histoire 
@hier qu'il parait l’étre lui-méme ; il faut qu’il croie aux mots de 
notre langue politique la vertu de changer de sens 4 son gré, la 
veille d’une élection. 





370 | QUINZAINE POLITIQUE. 


Est-il utile de le dire? La France, aujourd’hui tout occupée d’elle- 
méme et pour un moment comme étrangére au reste du monde, ac- 
complit un acte presque égal en importance a l’effort désespéré 
que, le 8 février 1871, elle tenta pour son salut. Puisse-t-elle l’ac- 
complir au mieux de ses destinées! Pour nous, nous avons con- 
fiance. Les délégués, les premiers des électeurs qui vont en décider, 
resteront fidéles, le 30 janvier, aux votes qui ont fait les choix du 46. 
Ils ne laisseront ni circonvenir leur volonté par ces insidieuses ex- 
hortations, ni attirer leur bonne foi par tout ce bruit oratoire des 
radicaux. M. Victor Hugo et M. Gambetta ont parlé bien haut et 
peut-étre avec un verbe trop emphatique pour étre persuasif. Mais, 
dussent les chefs du parti conservateur garder le silence, comme ils 
ont eu le tort de le garder durant ces derniers mois dans |’ Assen- 
blée ou dans le pays, les souvenirs de la France ne se tairont pas, el 
ily a d’ailleurs, dans les périls qu'elle apercoit prés d’elle et en elle, 
une voix qui éveillera sa conscience et qui avertira son cceur. I] est 
si grand, son gout de l’ordre et de la paix, le besoin en est si pro- 
fond, et la vue des moyens si claire et si simple dans les nécessités 
du jour, dans celles qui dominent, hélas! nos affaires intérieures 
et dans celles qui, au dehors, forment autour de notre patrie on 
sait quel cercle d’ambitions écrasantes et de menaces gigat- 
tesques ! | 


Avucuste Boucuer. 


L’un des gérants : CHARLES DOUNIOL. 


Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Paris, 








L'ABBE DE CAZALES 


Une cuvre commencée depuis longtemps a le triste privilége de 
compter plus de deuils. Il y a maintenant prés d'un demi-siécle que 
de jeunes amis se réunissaient pour défendre, dans un écrit pério- 
dique intitulé le Correspondant, la liberté de I’Eglise. Sous une 
forme ou sous une autre, leur ceuvre s’est continuée Jusqu’a au- 
jourd’hui. Mais bien peu nombreux maintenant sont ces ouvriers 
de la premiére heure. Deux d’entre eux : l'un, dont le nom est 
connu de tous, Ozanam ; l’autre, que nos lecteurs actucls ne con- 
naissent peut-ctre plus, Edmond Wilson, nous ont quitté; celui-la 
aprés une vie pleine de grandes ceuvres et encore plus de bonnes 
ceuvres ; celui-ci, doué également d’intelligence et de coeur, voué a 
tous les travaux de la charité, auprés desquels notre ceuvre intel- 
lectuelle, quoiqu’elle lui fit bien chére, semble devoir 4 peine 
compter. Un autre, Alfred de Montreuil, homme politique, député, 
poéte, biographe d’une sainte, mais par-dessus tout chrétien et 
homme de bien, n’a pas tardé 4 le suivre. ll n’y a pas longtemps 
que je parlais 4 nos lecteurs de notre picux et savant ami Foisset, sj 
zlé pour notre ceuvre, sizélé pour toute espéce de bien. C’était moj 
aussi qui, en avril 4874, disais, au nom de tous, un triste adieu 4 ~ 
hos amis et coopératcurs, Charles de Vogiié et Henri Gourand. 

Et aujourd’hui-méme, en attendant que mon tour vicnne, il faut 
que jajoute un nom a celte nécrologic, qui est ma tache par droit 

H. six. . yxvi (cu® DE La coLLEct.). 3° uv. 10 Févasa 1876. 29 


372 L’ABBE DE CAZALES. 


d’ancienneté ; tache douloureuse, douce cependant 4 notre cceur, 
parce qu’elle rappelle de douces amitiés et qu’elle contient comme 
une invitation au rendez-vous du ciel. Le nom de l’abbé de Cazalés 
est connu de tous les lectcurs séricux, et chrétiens. Ila cependant 
cherché le bien, et non pas le bruit ; nul peut-étre, parmi les ou- 
vriers de la science comme parmi les apotres de la foi, ne travailla 
avec un moindre souci de la renommée. Je ne saurais en vérité dire 
quelle connaissance humaine lui fut étrangére. Parfaitement ins- 
truit de l’antiquité, possédant également bien les langues et les lit- 
tératures modernes; sachant, sans nuire 4 ses travaux person- 
nels ni plus tard 4 ses devoirs sacerdotaux, se tenir au courant 
méme de la littérature contemporaine, qu’il estimait ce quelle 
vaut, ayant le sentiment et le gout des arts ; mais par-dessus tout, 
méme avant qu'il fat prétre, chrétien pieux et théologien érudit; il 
n’a cependant pas souhaité le succés littéraire et la popularité sou- 
vent trop facile de la presse; il n’a laissé qu’un petit nombre de 
volumes imprimés, et son ceuvre la plus considérable n’est qu'une 
traduction : La vie et les révélations de la sceur Emmerich. Tour a 
tour écrivain périodique en France, étudiant ou plutdt explorateur 
de la science en Allemagne, professcur 4 Louvain, directeur de sé- 
minaire, député a Assemblée législative de 1849, en dernier lieu 
redevenu tout simplement le commensal et l’aumdnier d’un frére 
octogénaire qui, pendant deux ou trois ans, acu le bonheur de pos- 
séder sous son toit et son frére ct son Dieu; 11 n’avait, dans aucune 
de ces situations, cherché ni |’éclat, ni l’importance personnelle ; 
il n’avait cherché que le bien 4 faire de quelque fagon que ce fat, 
par tel moyen aujourd’hui, par tcl autre demain, selon ce qu'il 
plait 4 Dieu, et selon ce que demande la plus grande gloire de 
Dieu. 

La derniére de ses ceuvres est un écrit dont le Correspondant n'a 
pas encore eu le temps de parler: Nos maux et leurs remédes. Ce 
n’est pas le moment, 4 cette heure de deuil, d’en donner 1’analyse 
ou d’en faire le sujet d'une appréciation littéraire. Ce livre c’est le 
cri d’un chrétien et d’un Frangais épouvanté des désastres de la 
veille, plus encore des menaces du lendemain, priant pour sa patrie, 
priant pour son Eglise. Nos maux, nous ne les connaissons que 
trop; nos craintes pour I’avenir, elles ne sont que trop fondées ; 
chez les prophétes et dans l’histoire du peuple d’Israél, ow les traits 





L'ABBE DE CAZALES. $13 


de ressemblance ne manquent pas avec notre histoire, M. de Caza- 
lés nous fait lire la cause de nos maux, qui n’est autre que !’oubli 
de la loi de Dieu; et la menace de douleurs plus grandes encore 
dans l’avenir, dues 4 la mémé cause, annoncées par les mémes voix. 
Restent les remédes. De reméde, il n’y en a qu’un : le repentir ct la 
priére; nous amender et demander grace. Les catholiques qui liront 
ce livre le trouveront peut-étre juge bien sévére du présent, pro- 
phéte bien terrible de l’avenir. Car ce n’est pas seulement la masse 
de la nation qu’il accuse; ce sont les catholiques autant et je dirai 
méme plus que les autres : les catholiques parce qu’ils ne sont pas 
assez catholiques ; ceux qui se croient charitables parce qu’ils ne 
sont pas assez charitables ; ceux qui prient parce qu’ils ne prient 
point assez. Il a raison, nous ne prierons jamais assez, nous ne 
donnerons jamais assez aux pauvres, nous ne scrons jamais assez 
‘chrétiens, ct, quand il n’y aurait ici qu’une lecon d’humilité, elle 
est bonne, il faut la garder. 

Nous ne faisons pas ici une biographie. Tout le monde sait quel 
rile a joué l‘illustre pére de notre ami, ce noble défenseur de la 
monarchie, de la civilisation et de la foi en face des premiéres vio- 
lences et des premiéres folies révolutionnaires, défenseur libéral (si 
jose employer ce mot si profané par l’abus qu’on en a fait), et plus 
d'une foisen butte aux reproches et aux défiances des exagérés de 
l'émigration. Mais on ignore que le nom de baptéme de notre ami 
lui fut douné en souvenir du célébre orateur anglais, Edmond Burke, 
que son pére avait connu dans |’émigration, ect qui, lui aussi, 
avait infligé 4 la révolution francaise un éloquent et bien légitime 
anathéme; Burke qui, pour avoir défendu la liberté des catholi- 
ques, fut récompensé par le don de leur foi et mourut, on le croit 
du moins, enfant de I’Eglise. Notre ami, dans une voie toute diffé- 
rente, ne fut pas indigne de ces grands souvenirs Jl a travaillé 
pour Dieu, et Dieu le récompenscra. Mais il a aussi travaillé pour 
fous, ses lecteurs, ses disciples et ses amis, ct nous ne pouvons le 
récompenser qu’en tachant de l’imiter. Il nous a, nous surtout ses 
contemporains, instruits, exhortés, encouragés ; il a été, de bonne 
heure, quand nous le tenions encore au milieu de nous, notre 
guide, notre conseiller, notre doyen, non par l’dge, mais par la 
gravilé et le savoir. Dans sa paisible et sainte agonie, il a prononcé 
les noms de deux d’entre nous. Faisons en mémoire de lui un peu 


374 L’ABBE DE CAZALES, 


du bien qu’il a fait ; ce sera la meifleure oraison funébre. Tachons 
de vivre un peu comme lui, afin de mourir comme lui. 

Quant 4 moi, plus 4gé que lui, mais bien moins mir par la vertu 
et par la science, mo? qu’unissaient 4 lui tant de souvenirs, ne se- 
rait-ce que celui de ce procés de presse oli je fus, en 41832 (cela 
est bien loin de nous), son insuffisant et malheureux défenseur ; 
moi qui, il y a peu. de temps encore, lui demandais et des conseils 
et des legons; moi que sa parole de chrétien et de prétre encourageait 
de loin, au milieu des angoisses de 1870; moi dont il a bien voulu 
se souvenir 4 son lit de mort, j’ai tenu a relire les quelques lignes 
qu’il m’écrivit en dernier lieu, huit jours avant l’invasion de la 
maladie, un mois avant sa mort. La, parlant bien tristement de 
l'avenir de la France, & propos de ce déplorable compromis du 
vote sénatorial, il émettait des prévisions, qui déja, hélas ! semblent 
se réaliser. « Quels que soient les desseins de Dieu sur nous, disait- 
il, nous devons les adorer. Mais je crains bien que nous ne soyons 
destinés 4 voir de bien tristes choses. » Serait-ce donc par miséri- 
corde envers son serviteur et pour lui épargner ce douloureux 
spectacle que Dieu lui a envoyé la soudaine et rapide maladie qui 
a été pour lui comme le mot du pére de famille : « Courage, bon 
et fidéle serviteur.... Entre dans la joie de ton Seigneur. » 


F. pe CaamMpacny. 





LA JEUNESSE DE MASSILLON 


D’APRES DES DOCUMENTS INEDITS ! 


L'imagination cherche parfois ou elle aimerait & placer le ber- 
ceau des écrivains dont |’ame s’est éprise. Ce serait toujours au mi- 
leu d’un climat, d’un site ou d’un monde qui paraitraient répondre 
au caractére de leur génie. Ainsi, on laisserait 4 l’auteur de Télé- 
maque les graces et les politesses des chateaux ou des cours; mais 
ilsemble qu’on verrait avec satisfaction les Bossuet naitre prés des 
rivages agitées de |’Océan, sur un dpre et imposant rocher, comme 
Sils venaient commander 4 la grande mer et apaiser ses terribles 
passions. 

Pour l’onctueux Massillon, c’est bien entre les lauriers-roses et 
les orangers de son extréme Provence que |’esprit se plait 4 le trouver 
d’abord. Instinctivement, on se le figure passant sa premiére en- 
fance sur ces charmantes plages qu’enveloppe une atmosphere dé- 
licieusement attiédie, encore qu'un peu amollissante. L’inépuisable 
abondance de la terre, la ravissante sérénité du ciel, ces rives aux 
purs contours que remplit une mer transparente, offrent, en effet, 
l'image de cette riche et pleine éloquence sur laquelle repose le 
rayon de la grace et de la paix. C’est une région d’une suavité infi- 
nie et d'une merveilleuse variété. Dans les temps un peu couverts 
surtout, et ott le soleil se voile d’une gaze légére, la Méditerranée 
revét des clartés ondoyantes, des tons d’opale et de nacre qui capti- 
vent les yeux sans les éblouir. Ces demi-teintes veloutées sont le 
tromphe de ce tranquille bassin. L’éclat tempéré des eaux, les cou- 
leurs mobiles, caressantes, heureusement fondues dont elles sont 
pinétrées, présentent comme le reflet de ces esprits tempérés, de 


‘ Archives de l'Oratoire déposées en partie aux Archives générales et en partie 
au nouvel Oratoire. 


376 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


ces Ames délicates ct finement nuancées, plus faites pour séduire 
que pour ¢tonner ou bouleverser. Et néanmoins, devant des horizons 
d’une douceur si exquise, des terres verdoyantes ot semble couler 
le lait et le miel, et ot parait régner un éternel printemps, on réve 
parfois aux grands mouvements et aux sublimes indignations des 
mers du Nord, ct on va jusqu’a regretter les vagues verdatres et 
glauques qui vienncnt se briser avec fureur centre une céte sévére 
et mélancolique. Les collines harmonieuses de |'Esterel ne peuvent 
faire oublier les hautes cimes ot la nature déploie sa redoutable 
majesté. 

A part les jours de mistral, le bassin d’Hyéres est particuhére- 
ment calme ct étincelant. Sur ses bords privilégiés, garantis contre 
les vents du nord par un demi-cercle de montagnes, au flanc mé- 
ridional d’un céteau, se groupe la petite ef. ancienne ville. Les tours 
féodales, Iles créneaux et les murailles d’un chateau fort en ruine 
couronnnent poétiquement la hauteur; sur le versant s’agite la 
vieille cité laborieuse, commercante, affairée, tandis qu’au pied 

s'étalent les gaies villas des riches étrangers qui viennent, depuis la 
Toussaint jusqu’a Paques, chercher un soleil qu ue y rencentrent 
plus aisément que la santé. 

Dans un des quartiers de la haute ville se moh un écheveau 
embrouillé de ruelles étroites, montantes, inégales. Au numéro 7 
d’une de ces voies tortueuses qui porte le nom de Rabaton, on croit, 
sur la foi de la tradition, que naquit |’orateur de la vicillesse de 
Louis XIV et de la jeunesse de Louis XV. La, au milieu du dix-sep- 
tiéme siécle, Frangois Masseillon dressait les contrats de la. petite 
ville. Ce n’est pas sans émotion qu’on. franchit le seuil de cette 
humble demeure bourgeoise. A l’entrée du rez-de-chaussée, obscur 
et surbaissé, était apparemment l'étude du notaire; a cété se 
présente une seconde piéce qui ressemble assez 4 une arriére-bou- 
tique; avec sa porte vitrée, ses murs déjetés, ses antiques carreaux 
rouges félés, elle rappelle,.malgré son papier neuf et son badigeon- 
nage récent, le temps ow elle était 4 l’usage de maitre Masseillon, 
d‘Anne Brune.et de leurs trois enfants. Rien n’y brille que. le rayon 
d’un immortel souvenir; on pense, en effet, que le. grand prédica- 
teur y vit le jour. En 1823, un Anglais, fixant la tradition, reconnut 
ce berceau d’un noble et charmant esprit‘. Hélas! un étranger, 


‘ Deux ans plus tard, on attacha aux murs de la petite chambre ces deux ins- 
criptions un peu emphatiques, malgré une sincére admiration : « Le vertueux, 
l'immortel évéque de Clermont, Jean-Bapliste Massillon, membre de !’Académie 
francaise, recut le jour dans cette chambre le 23 (ou plutdt le 24) juin 1663. — 
Petit Caréme. — Multi vocati, pauci vero electi. — Sublime enthousiasme de son 
auditoire. » — «Paroles de Louis XIV 4 Massillon, décédé le 28 septembre 1743 : 














LA JEUNESSE DE MASSILLON. 377 


dans sa ferveur littéraire, a su découvrir la maison ou est né Masil- 
lon; et la cathédrale de Clermont n’a pas gardé le souvenir de la 
tombe de son évéque. sa 

Dans Ie bas de cette modeste habitation on ne trouve rien que de 
sombre et de resserré ; mais si l’on monte aux étages supériecurs, 
iout change et tout s’illumine. Au-dessous, le laborieux notaire peut 
se livrer 4 ses monotones écritures et l’excellente mére de famille 
vaquer aux soins de son ménage; la-haut, l'enfant prédestiné, a 
l’épaisse chevelure noire, au teint chaudement coloré, a !’ceil ardent, 
n'a qu’a se pencher sur la barre de bois de sa lucarne pour contem- 
pler le plus poétique et le plus éblouissant spectacle. Au premier 
plan est cette grasse campagne qui descend doucement de la ville a 
la mer; des haies de rosiers la découpent en jardine ot l’oranger 
fleurit et ou se balancent ¢a et 1a les palmiers ;. on y.distingue les 
figuiers 4 l’éclat vernissé de leurs feuilles; a travers les fentes des 
viellles murailles sortent les cactus et les aloés. Plus loin, au dela 
des jardins, en pleine campagne, les larges ombrages de.|’olivier 
protégent les vignes ou les champs; enfin, au bord de la mer, le 
beau pin du Midi s’étale comme un parasol sur le sable du rivage 
qu'il recherche, littoribus gaudens. Le fond du tableau est rempli 
par les lignes radieuses de la Méditerranée, qui laisse ressortir sur 
ses flots la pointe de Giens et les tiles d’Or. On peut aussi s’imaginer 
le jeune Massillon, assis 4 l’intérieur d’une de ces mansardes, ap- 
pliqué & Virgile ou 4 Cicéron, dont l’harmonie enchantcresse ravis- 
sait son godt naissant, en attendant qu’il la reproduisit dans sa 
magnifique prose. S’il léve. la téte, il n’apercoit plus cette rive tou- 
jours verte et fleurie: son ceil rase seulement la nappe miroitante 
dela grande eau, ou s’arréte sur les vapeurs bleues qui.la couron- 
nent glorieusement cn la confondant avec le ciel. Mais son esprit 
ne considére ces choses matérielles et inanimées, quoique merveil- 
leuses, que pour mieux remonter vers les régions de l’infinie spiri- 
tualité et de la vie souveraine. Sur la fin de ses jours, retiré dans la 
rustique et pittoresque maison de Beauregard, si pleine encore de 
son souvenir et comme animée par son ombre, en face des sévéres 
montagnes de l’Auvergne, il se rappelait sans doute la scéne de ses 
premieres années et les sentiments mémes de son enfance, lorsqu’il 
s'écriait, dans la paraphrase morale des Psaumes, consolation 
pleuse de sa vieillesse : « Les cieux eux-mémes, dont la hauteur et 
la magnificence nous parait si digne d’admiration, disparaissent, 


Mon Pere, j'ai entendu plusieurs grands orateurs ; j'en ai été fort content. Pour 
vows, loutes les fois que je vous ai entendu, j'ai été trés-mécontent de moi-méme. 
— Déposé par S. Bonnet, en signe de vénération, juillet 1825.» 


378 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


comme un atome, sous les yeux de votre immensité. Ces globes 
immenses et si infiniment élevés au-dessus de nous, sont encore 
plus loin des pieds de votre tréne adorable, qu’ils ne le sont de la 
terre. Tout nous annonce votre grandeur, et rien ne peut nous en 
tracer méme une faible et légére image; élevez donc mon 4me, 
grand Dieu, au-dessus de toutes les choses visibles. Que je vous voie 
et vous aime tout seul au milieu de tous les objets que vous avez 
créés ! Vous avez si visiblement gravé dans tous les ouvrages de 
vos mains la magnificence de votre nom, que les enfants mémes 
qui sont encore 4 la mamelle ne sauraient vous y méconnaitre... 
Vous ne vous manifestez, grand Dieu, qu’aux humbles et aux pe- 
tits. » 

Ce fut le 24 juin 1663, féte de saint Jean-Baptiste, dont 11 recut 
le nom, qu’il vit le jour dans cette petite maison que rajeunit sa 
gloire, et qui appartient encore aujourd’hui & une de ses arriére- 
petites-niéces. II fut baptisé, le 34 juin 1663, 4 Saint-Paul, vieille 
église, dont quelques parties semblent antérieurcs au siécle de 
saint Louis. Plusieurs fois remanié, augmenté, restauré, ce véné- 
rable monument porte la marque de presque tous les systémes d’ar- 
chifecture qui suivirent sa construction. Lorsque les rives de la 
Méditerranée furent délivrées de la crainte des coups de main, la 
ville, obéissant 4 la loi commune, descendit vers la plaine; natu- 
rellement l’église Saint-Paul, batie dans une position trés-élevée, 
perdit peu a peu son importance, ct elle finit méme par ne plus 
étre paroisse. Mais au dix-septiéme siécle, non-seulement c’était la 
paroisse d'Hyéres, mais encore une collégialc. L’acte de baptéme 
de Massillon toutefois n’a pas été perdu a la suite de cette déchéance; 
il se trouve sur les registres transportés de Saint-Paul 4 la Com- 
manderie ou Hétel de Ville. Son parrain fut un Reynoard, procu- 
reur au siége de Toulon. Etait-ce un ancétre de M. Renouard qui, 
sous le premier empire, donna une si belle édition des cuvres 
de Massillon? I} eut pour marraine « damoiselle Frangoise de 
Gavoti ». 

Cette famille des Massillon ou Masseillon n’était donc ni aussi ob 
scure, ni aussi pauvre que le prétendait un peu philosophiquement 
d’Alembert pour relever l’orateur, ou que!’insinuaient les jansénistes 
mécontents pour le rabaisser. Elle appartenait 4 la bonne bour- 
geoisie de Provence: on trouve des Massillius dans le cartulaire de 
Saint-Victor de Marseille ; j'ai rencontré dans les papiers de !’Ora- 
toire et dans les registres d’Hyéres des procurcurs, des juges-mages 
et des ecclésiastiques du nom de Massillon, et la branche d’ou est 
sorti le prédicateur eut, durant plus de deux siécles, des notaires 3 
Hyéres. Ce fut seulement sous la Restauration que les Massillon ré- 


LA JEUNESSE DE MASSILLON. 379 


signérent leur élude ; mais le nom n’a pas encore entiérement dis- 
paru du pays. 

Comme le cardinal Dubois, qui vit sa naissance en butte aux 
améres railleries de tout le dix-huitiéme siécle, Massillon appartenait 
donc 4 ces maisons laborieuses et simples, douées de quelque ai- 
sance, et dont la vie utilement occupée n’empéchait ni 1’élévation 
des sentiments, ni l'amour des lettres, ni méme une légitime fierté. 
Cette existence de petite ville, ce travail de bureau ou de modeste 
magistrature, ces soms d’un humble commerce, couronnés par 
une respectable retraite, ont leur charme et aussi leur noblesse. En 
général, des moeurs plus sévéres accompagnent une vie qui se passe 
dans un cercle restreint. Comme on est trés-connu, trés en vue 
dans son petit milieu, |’honneur y fait plus difficilement défaut. On 
aime a rendre service, et on sait apprécicr 4 un juste taux les di- 
verses qualités de ses concitoyens, avec qui on est nécessairement 
en contact. L’air moral y est plus salubre que dans les grands cen- 
tres; on y respire comme un parfum d’économie, de sagesse et 
d'amour du travail. Les esprits médiocres et Jes mauvais coeurs 
rient aisément de la province et des petites villes ; mais que d’hom- 
mes utiles et distingués elles ont donnés a I’Eglise, a l’Etat et aux 
lettres ! 

Massillon avait deux fréres. Le premier, Jean-Nicolas, devint 
« lieutenant-colonel au département des gardes-cétes de la ville 
d’Hyéres » ; il eut deux enfants que l’évéque de Clermont fit in- 
struire et dont il prit soin. L’un devint mousquetaire ; l'autre passa 
par l’Oratoire‘, fut professeur 4 Riom et finit par obtenir l’ancienne 
abbaye d’Ebreuil, tombée en commande’. Le second frére du pré- 
dicateur, nommé Joseph, mourut avant lui; il avait hérité de 1’é- 
tude paternelle ; il eut pour fils le P. Joseph, éditeur des ceuvres de 
l’évéque de Clermont. 

Ce Pére Joseph était né en 1704. Elevé soigneusement au collége 
oratorien, grace 4 la sollicitude de son oncle, il fut recu, en 1720, 
a linstitution ou noviciat de Lyon. On lit dans le catalogue de ré- 
ception, dont les notes sont généralement fort sévéres : « Joseph 
Massillon d’Hyéres, agé de seize ans, fils de Joseph, notaire, entré 


‘A Vannée 1728, n° 264, je trouve, sur lui, cette petite note : « Le confrére 
Jean-Baptiste Massillon, natif d’Hyéres, diocése de Toulon, 4gé de dix-huit ans, 
tonsuré, fils de Nicolas Massillon, bourgeois. et de dame Olivier; il a étudié en 
philosophie 4 Toulon, et a été recu le 11 décembre 1728. » 

1 Mémoire signifié pour les administrateurs du grand Hotel-Dieu de Clermont, 
contre Jean-Nicolas Massillon, lieutenant-colonel au département des gardes-cétes 
. la ville d'Hyéres, demandeur et défendeur. A la bibliothéque de Clermont- 

errand. 


380 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


le 25 octobre 4720. Il a de la piété et de l’aptitude pour les lettres. 
Esprit vif, laborieux, pénétrant. Ordonné prétre en 1729'. » Envoyé 


4 Riom, il y professa successivement 4 peu prés toutes les classes, | 


de 1723 4 1730; en 1731, il y ful préfet du collége, et, en 1732, 
il se fixa définitivement 4 Clermont, prés de son oncle, mais 1) lui 
causa les plus vifs chagrins par son ardent et opiniatre attachement 


aux opinions jansénistes. Sans cesse en relation avec les appelants, 


trés-lié avec le fameux Soanen, il était, disent les Nouvelles qui 
naturellement ne cessent de louer ce fanatique adepte, leur corres- 


pondant, « comme un bureau d’adresses pour les pélerins jansé-| 


nistes qui allaient voir M. de Senez, » exilé 4 la Chaise-Dieu. Il écri- 
vit quelques opuscules de controverse, entre autres un mémoire 
frangais et latin : Sur l’état de l'Eglise de France sous Clément XIV, 
refondu et réédité avec le titre de: Lettres a un évéque sur les re- 
médes aux mauz de 'Eglise de France. » Ce fut lui qui fit donner 
les derniers sacrements 4 mademoiselle Péricr, niéce de Pascal. En 
1656, Marguerite ou Margot Périer, agée de dix ans et pension- 
naire 4 Port-Royal, avait, disait-on, été guérie d’un mal 4 l’ceil par 
l’application d’une relique de la sainte couronne d’épines. Retirée 
a Clermont, au sein de sa famille, elle vécut jusqu’a l’Age de quatre- 
vingt-sept ans, étant, pour les Jansénistes, comme le lien qui ratta- 
chait les Convulsionnaires 4 Port-Royal et le diacre Paris & Pascal. 


Elle demeurait sur la paroisse du Port, dont le curé était un sincére — 


catholique. Lorsqu'au printemps de 1733, la niéce de Pascal fut 
atteinte de sa derniére maladie, le curé, voyant 4 son chevet }’image 
de Paris, le saint des appelants et des convulsionnaires, dut lui de- 
mander une rétractation formelle avant de lui administrer les sacre- 
ments, mais elle ne voulut pas renoncer a ses sentiments hétéro- 
doxes. Sur le refus constant du curé d’accorder son ministére a 
une malade qui déclarait hautement ne pas se soumettre a l’Eglise, 
Massillon, alors évéque de Clermont, aurait, suivant les Nouvelles, 
ordonné & un des vicaires du Port de porter le viatique & mademot- 
selle Périer. Nous n’avons sur ce fait que les renseignements fournis 
par la feuille janséniste ; mais cet acte et cette intervention directe 
de Massillon paraissent trés-peu probables, car, a cette époque, il 
suivait une ligne de conduite trés-fermement et trés-décidément 
catholique. En 1784, ces mémes Nouvelles disent que c’est. par les 


‘ Archives, MM, manuscrit 612, p. 135. Et ailleurs encore : « Le confrére Joseph 
Massillon, d'Hyéres, fils de Joseph, notaire, et de Thérése Rey, a étudié un an 
en philosophie 4 Notre-Dame de Grace. On n'a rien a désirer en lui, sinon qu’ 
continue comme il a commencé. On juge par les fondements qu'il a jetés pour 
la ber et pour les lettres, que l’édifice, auquel il travaille avec ferveur, sera élevé 
et solide. » 


LA JEUNESSE DE MASSILLON. 381 


soins du P. Joseph que « mademoiselle Périer, niéce de Pascal, re- 
cut les derniers sacrements. » Cette indiscrétion nous donne la clef 
de Pénigme. Le P. Joseph, en administrant ou en faisant adminis- 
trer les sacrements 4 une si ardente ennemie de la constitution 
Unigenitus, aura du se parer du nom et de l’autorité de son oncle‘. 
Ce qui, du mains, est tout a fait certain, c’est que Massillon, poussé 
a bout par le jansénisme croissant du P. Joseph, le congédia de ]’é- 
véché de Clermont. Mais il y eut pour le neveu ainsi disgracié un 
heureux retour. En 1740, Massillon fit précher par le picux et po- 
pulaire Bridaine une mission qui toucha beaucoup d’4mes, et. dont un 
des teémoins, Marmontel, conserva un long souvenir. Bridaine, aussi 
passionné pour la charité que pour la vérité, ramena le P. Joseph 
aux pieds de son oncle. Malheureusement, malgré -de vaines pro- 
messes, ]’incorrigible oratorien reprit son rdle de sectaire, et Mas- 
sillon dut-se séparer encore de lui, et cette fois d’une manicre dé- 
finitive. Le P. Joseph, d’abord retiré aux Vertus, vint, aprés la mort 
de son oncle, résider 4 Ja maison de Ja rue Saint-Honoré, y empor- 
lant avec lua les papierg de Massillon; plus tard, les.oratoriens eux- 
mémes trouvérent ses opinions trop compromettantes ; il alla finir 
ses jours sur la paroisse Saint-Paul de Paris of il continua sa vie 
pauvyre, sévére, pénitente, mais attristée et sans consolation inté- 
neure*. Enfin, gémissant sur le déclin du pur jansénisme, il atteignit 
ses derni¢res années, et mourut le 30 décembre 1780. Au moment ot 
il touchait a l’inévitable terme, il fit une déclaration obscure et équi- 
vogue de ses sentiments religieux, et il recut les suprémes sacre- 
ments de M. Benoit, prétre de Saint-Paul. En remarquant cette 
figure qui-ne manque pas de caractére, nous n’oublierons pas que, 
malgré ses torts, c’est a lui, c’est a ses efforts et &son activité que 
nous.devons de posséder |’édition compléte des ceuvres de Jillustre 
évéque. Mais pourquoi le P. Joseph n’est-il pas mort a |’Oratoire ! 
Sans doute, au lieu d’avoir été perdus et dispersés aprés Jui, les 
manuscrits du grand prédicateur subsisteraient encore. 


' Nouvelles ecclésiastiques, 1753, 20 mai, et année 1781, page 118. — Sainte- 
Beuve, Port-Royal, 3° édition, t. Ifl, p. 198 et suiv. — Il sera bon de faire remar- 
quer que M. Sainte-Beuve, n’écoutant que les mauvais propos des Jansénistes, s'est 
fait ne trés-fausse idée de la vieillesse de Massillon. Rien, cependant, de plus 
pieux, de plas chrétien, de plus vraiment épiscopal. Tout 4 ses pauvres et 4 ses 
curés, plein de soumission envers |’Eglise, occupé de missions, de retraites et de 
visites pastorales, ne quittant jamais son diocése, il fut, en plein dix-huitiéme 
siécle, un modéle de zéle et de douceur évangéliques; el il mérita qu’en pré- 
sence de l'Académie francaise. l'archevéque de Sens, Languet de Gergy, qui s'y 
connaissait, l'appelat un saint évéque. 

* Voirles Nouvelles ecclésiastiques, 24 juillet 1781, et les registres de ]’Oratoire 
aux Archives générales. 








382 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


Quant a l’abbé d’Ebreuil, nommé Jean-Baptiste comme son oncle, 
sa vie fut beaucoup plus tranquille, plus oisive et plus commode. 
Il eut des bénéfices qui lui rapportérent dix mille livres de rentes, 
On le voit en 1737 fort occupé du partage des manses entre ses 
moines et lui. Son oncle lui légua, comme a Joseph, une croix pas- 
torale et un bijou, mais il se garda de lui confier ses papiers. le 
pauvre Jean-Baptiste mourut tragiquement: en s’appliquant lui- 
méme aux restaurations de son chateau abbatial, en 4744, il fut 
écrasé par la chute d’unc poutre'. 

Les catalogues authentiques et originaux de l’Oratoire mention- 
nent quelques autres membres de cette famille d’Hyéres, attirés 
dans la congrégation par la gloire de leurs parents. Voici ceux que 
j'ai pu relever : 

Gaspard Massillon, d’Hyéres, recu a I’Institution d’Aix en 169%, 
professeur 4 Marseille en 1695, prétre en 1704, et mort au mois d’a- 
vril 4731, a Notre-Dame-des-Graces, en Provence; 

Louis-Antoine Massillon, d’Hyéres, admis 4 |’ Institution de Paris 
en 1734, professeur & Riom en 1738 et 1739, sorti en 1740; 

Jean-Francois-Toussaint Massillon, d'Hyéres, regu a Paris en 1731. 
sorti en 1735 ; | 

Jean-Pierre Massillon, d’Hyéres, regu 4 Paris en 1735 et sort! 
en 1756. 

Enfin on rencontre un Massillon juge-mage 4 Montpellier et prt- 
sident du présidial en 1746. 

L’orthographe primitive était Masseillon. Depuis 1681 jusqu'en 
1699, c’est-a-dire jusqu’a plus de trente-six ans, le célébre prédice- 
teur est toujours appelé Masseillon dans les listes imprimées ¢! 
les actes manuscrits de sa compagnie. Ce fut seulement vers 
temps ot il précha devant le roi qu’il adoucit légérement son nom, 
et le reste de sa famille l’imita. 

Dans les parties hautes de la vieille petite ville, bien loin du luxe 
des quartiers modernes, prés de la ruelle Rabaton et de la paroisst 
Saint-Paul, !’Oratoire avait un collége dont on voit encore aujour 
d’hui les derniéres ruines. C’est 14 que s’initia aux choses de l’es- 
prit le plus célébre des enfants d’Hyéres. Ainsi sa religicuse ¢t stu- 
dieuse enfance se passa dans un espace trés-restreint, entre la ma 
son paternelle, le collége des Oratoriens et l’église Saint-Paul. 0 


‘ « XXXII abbas, Joannes Baptista Massillon. Sub ipso, divisiv mansaru. 
restaurande abbatiali domui manum ipse admoverat. trabe obrutus est, | ; 
1744. » Recueil des titres concernant ['abbaye d'Ebreuil, manuscrit 114, bibl. 
Clermont. Cet écrit est l’euvre du dernier abbé d’Ebreuil. On y trouve le one 
verbal de la division des manses, du 14 aout 1737, signé de « Massillon, seign 
abbé commendataire de Saint-Léger d’Ebreuil ». 








LA JEUNESSE DE MASSILLON 585 


voudrait voir de prés le développement de cette belle intelligence 
que captivérent de si bonne heure les lettres latines. Si plus tard il 
transporta dans notre prose oratoire quelque chose de !’attendris- 
sante douceur de la poésie virgilienne, s'il sut faire godter la plus 
austére morale en l’enveloppant des séductions d’une grace exquise 
et d'une souveraine harmonie, c’est que le génie de }’antiquité avait 
souri 4 sa jeunesse et lui avait révélé le secret de l’art. Mais un 
ceur profondément imbu du christianisme put seul lui donner 
cette pénétrante onction et cette tristesse consolée ot est son vrai 
triomphe. On se |’imagine encore exercant les touchantes fonctions 
d’enfant de cheeur, et offrant l’encens a ces tabernacles au pied des- 
quels 11 devait si souvent répandre les parfums d’une parole em- 
brasée par le feu intérieur. Sans doute, au sortir de ses sévéres oc- 
cupations, le petit Jean-Baptiste allait avec les autres éléves de 1’0- 
ratoire se récréer sur les pittoresques hauteurs qui dominent la 
ville, dans ces vieilles ruines gothiques d’ow l’on apercoit l’immen- 
site de la mer. Peut-étre s’enivrait-il déja de solitude, et cherchait- 
lla retraite qui le tenta si souvent, méme au milieu de Paris, au 
sein de ses succés, et dont l’amour le poursuivit jusqu’a sa derniére 
vielllesse. 

Révélant de trés-bonne heure sa véritable vocation, il aimait non- 
seulement 4 entendre les sermons, mais 4 les reproduire. Au retour 
de l'église, réunissant en cercle ses jeunes camarades, le futur ora- 
leur de Louis XIV et de Louis XV répétait & son naif auditoire ce 
qu'il avait retenu de la prédication du jour, animant son discours 
des graces naturelles de son geste et de sa voix. C’est ainsi qu’a huit 
ans Lacordaire préchait devant sa bonne Colette. Ces précoces essais 
rappellent le sermon de Bossuet 4 )’hétel de Rambouillet; mais |’é- 
léve de Navare avait seize ans et on le prenait déja presque au sé- 
reux. 

Cependant, ces goits naissants, ces premiéres révélations du ta- 
lent n’étaient pas consultés par le notaire d’Hyéres. A peine Jean- 
Baptiste eut-il fini sa troisiéme qu’il le retira du collége pour l’em- 
ployer dans son étude, voulant la lui transmettre un jour. Mais le 
jeune clerc, dés qu’il avait une heure de liberté, allait se consoler 
du style des actes et des contrats en traduisant, avec ses anciens 
maitres, les plus beaux passages de ce Virgile et de ce Cicéron dont 
il étaitsi heureusement épris. C’était 14 une marque incontestable de 
vocation littéraire. Ce zéle méritoire dans la jeunesse et ces soins 
généreux des maitres ne sont pas d’ailleurs aussi rares qu’on pour- 
rait, deloin, le supposer. Dans les villages, plus d’un enfant s’arrache 
au soin des vignes ou des champs paternels pour courir recevoir 
les premiers éléments des lettres savantes, l’hiver au coin de ’Phum- 





384 LA JEUNESSE DE MASSILLON.: 


ble foyer du presbytére et, I’été, sous les ombrages avares de son 
petit jardin. Comme le coeur est de la partie, l’esprit s’ouvre aisé- 
ment; et les plus fortes générations sacerdotales se renouvellent 
par ce commun désintéressement. L’éléve devient plus cher au 
maitre, et le maitre 4 l’éléve. La science dont l’acquisition coidte 
tant devient infiniment précieuse. C’est ainsi que le général Drouot 
l’aimait comme une conquéte difficile. Fils d’un pauvre boulanger, 
le jeune Drouot, en revenant du collége, portait le pain chez les 
clients, et, comme l'unique lampe de la maison était souvent 
éteinte par économie, il profitait, pour reprendre ses études, tantdt 
de la lumiére brélante du four, tantét des froids mais gratuits 
rayons de la lune. 

Ces volontés généreuses, ces persistantes ardeurs arrivent infail- 
liblement a leur but. Vaincu par la constance infatigable de son 
fils et cédant aux priéres des prévoyants religieux qui enviaicnt les 
talents de leur éléve, le notaire Frangois Masscillon envoya Jean- 
Baptiste terminer ses études au collége oratorien de Marseille, ou 
Pécolier reconnaissant s’attacha de plus en plus 4 la congrégation. 

La pieuse et savante compagnie qui lui donnait )’instruction lit- 
téraire et l'éducation chrétienne avait un prodigieux succés dans le 
midi de la France. Dés l’année 1649, c’est-a-dire huit ans aprés I’t 
tablissement défimitif de la société, on comptait déja neuf maisons 
en Provence : Arles, Brignoles, Cavaillon, Marseille, La Ciotat, Fron- 
tignan, Maleval, Pertuis et Pézenas '. | 

Ce fut vers 1678 que Massillon entra au collége de 1’Oratoire. Il 
eut pour professcur de rhétorique le P. Albette* qui, plus tard, eut 
du succés dans les chaires de Paris. Dans cette méme maison, avait 
déja étudié un des prédicateurs les plus godtés par le dix-septiéme 
siécle, et 4 qui Louis XIV devait, aprés la station de 1694, adresser 
un de ces mots auxquels il excellait, ct qui étaient la plus belle récom- 
pense du travail heureux : « Mon Pére, il n’y a que votre éloquence 
qui ne vicillisse point*. » Massillon trouva, comme dirccteur de 
cette maison Ic P. Jacques Marrot, fougueux disciple de Saint-Cyran. 
Le P. Marrot appartenait 4 ce parti extréme qui ne craignit pas’ 
d’outrager Massillon, lorsque le prédicateur se fut nettement dé- 
claré pour la pleine doctrine catholique. 


‘ Annales de la maison de l'Oratoire, année 1619, octobre, Archives, Oratoire, 
ms. 623. 

* Archives, f 43, ms. 640. 

3 « J'ai étudié 4 Marseille, dit Mascaron lui-méme, sous les prétres de 1'Ora- 
toire qui y out le collége, chez lesquels je fus pensionnaire presque durant tout 
le cours de mes études. » — Notes pour servir & la biographie de Mascaron, 
écrites par lui-méme, et publiés par M. T. de Larroque, 1863, pp. 9 et 40. 





LA JEUNESSE DE MASSILLON. | 385 


Ce collége de Marseille, quoique dirigé par des religieux de mé- 
rite et de zéle, offrait de graves inconvénients. L’agglomération 
d'une jeunesse ardente, le mélange inévitable des bons et des mau- 
vais écoliers, l’éloignement de la vie de famille, étaient les causes 
de plaies cruelles 4 la vic morale et chrétienne. Hélas! tel est le sort 
des choses humaines, méme les meilleures. Si, d'un coté, le collége a 
ses miséres, si la fleur délicate, la naive candeur, l’innocence de 
'ame sont exposées a s’y flétrir, de l’autre, l’enfant y trouve le ressort 
puissant de l’émulation, y échappe 4 des caresses et 4 des soins amol- 
lissants, et sentant, au milieu d’une foule envicuse, le prix du 
travail et du mérite personnel que rien ne supplée, il prend quelque 
chose de male et d’énergique qui lui aurait manqué sous le toit do- 
mestique. Au moment méme ou Massillon quittait le collége de Mar- 
seille, un saint évéque, un missionnaire du Tonquin, M. Deidier, 
donnait sur cette maison, ot il avait été éléve, de bien tristes ren- 
seignements. Le 13 décembre 1681, M. Deidier, du fond du royaume 
annamite, écrivait 4 sa sceur pour la détourner de mettre son fils 
en pension‘. Racontant ce qu’il avait vu, dans sa jeunesse, a ce 
collége oratorien, il lui disait que la surveillance y était insuffisante, 
que les jeunes gens religieux y étaient en butte a la raillerie, et 
que la licence des moeurs n’y avait souvent plus de bornes. Mais 
que faire? M. Deidier conseillait la vie de famille avec un précep- 
leur. Outre que la chose n’est possible qu’aux riches, un précep- 
leur ne peut suffire 4 tout, ct l’éléve isolé languit loin de I'ai- 
guillon et du contréle. Méme en ce cas, le meilleur parti serait 
évidemment l’externat qui, sans priver l’enfance des mceurs et de 
esprit de la famille, prend 4 l'éducation commune tout son suc 
el toute sa moelle. Il faut envier les parents qui peuvent et qui sa- 
vent ne pas se séparer entiérement de leurs fils, qui les retrouvent 
chaque soir, jouissant du progrés de la journée en lexcitant, et 
nourrissant eux-mémes I'intelligence et le coeur de ceux dont ils 
alimentent la vie matérielle. 

Ce fut cependant dans ce collége de Marseille que Massillon et 
M. Deidier lui-méme résolurent de se consacrer complétement au 
service de Dieu et du prochain. Massillon, au reste, ne perdit pas le 
souvenir de Marseille; il y revint précher une station, et lorsqu’il 
fut nommé évéque, il n’oublia pas les maitres qui, sans doute, }’a- 
vaient gratuitement instruit. Il écrivit au P. Gauthier, supérieur 
du collége de Marseille, prétre austére, mais d’un jansénisme qui 
devint belliqueux, unc lettre ot respirent l’humilité, la foi ct la 


‘ M.l'abbe Bayle a publié cette curieuse lettre dans sa belle étude sur Mas- 
sillon. 





386 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


gratitude : « Un homme de Dieu comme vous, mon Révérend Pére, 
doit me plaindre beaucoup et pricr pour moi. C’est l’office le plus 
essentiel que je puis attendre de l’amitié dont vous m’honorez. C'est 
tout ce que je puis vous dire dans |’accablement de lettres et d’af- 
faires ou.je me trouve dans ces commencements : je n’aurais rien 
4 souhaiter si le diocése de Clermont devenait un jour digne de 
votre zéle. Avec un ouvrier comme yous, je me croirais bien fort. 
et je pense que je vous représenterai un jour si vivement les be- 
soins de cette grande Eglise, que votre piété ne vous permettra pas 
de vous y refuser. Souffrez que Je remercie ici tous nos Péres de 
Phonneur de leur souvenir, que je me recommande a leurs priéres, 
et que je vous proteste de tous les sentiments d’cstime et de respect 
avec lesquels je suis, mon Révérend Pére, votre trés-humble et trés- 
obéissant serviteur. » 

Parmi les pensionnaires de ce collége, se trouvait un jeune Mar- 
seillais, né la méme année que lui, et plein d’une vive ardeur pour 
Pétude. Il se nommait Antoine Arcére. Les deux écoliers se liérent 
d’une tendre amitié dés l’enfance'. Ils se retrouvérent 4 l’'Institu- 
tion d’Aix et au scholasticat d’Arles, car Arcére entra lui aussi 
dans la congrégation. Le gout et l’aptitude du P. Arcére le portaient 
vers la philologie. Pour se perfectionner dans les langues du Levant, 
il quitta l’'Oratoire, et voyagea plus de deux ans en Orient. Il com- 
posa méme un grand dictionnaire frangcais-turc; mais il ne. put 
parvenir a le faire imprimer. Massillon estimait fort cet esprit hon- 
néte et laborieux; et 11 fut sensible a sa sortie’. 

Ce fut le 10 octobre 16841 que, 4gé d’un peu plus de dix-huit ans, 
Massillon franchit le seuil de la maison d’Aix*, pour y faire son novi- 
ciat, qui s’appelait Institution chez les disciples de Bérulle. Aujour- 
d’hui cet établissement, dont l’église fut détruite durant la Révolu- 
tion, est occupé par les Sceurs de la Présentation, rue du Bon- 
Pasteur. 

Lorsque l’année de son institution fut écoulée, le confrére Mas- 
sillon, comme on Ic nommait alors, s’éloigna d’Aix pour aller 4 la 
maison d’Arles suivre le cours de théologie‘. It y demeura deux 
ans, du 23 septembre 1682 au 19 septembre 1684. « Il s’y distin- 
gua, dit un de ses contemporains, de ses confréres et de ses compa- 
triotes* et par sa solidité et par la pénétration de son génie, et eut, 


1 Lettre de Massillon au P. Arcére. 

2 Ibid. 

* J'ai retrouvé cette date dans les registres de l’Oratoire, Catalogues de Récep- 
tion, année 1681. Elle est donc absolument sire. 

4 R. des Délibérations, années 1682 et 1684. 

® Mémoires pour servir d Uhistoire de plusieurs hommes illustres de Provence, 


LA JEUNESSE DE MASSILLON, 387 


parmi ses condisciples, le méme rang qu’il a eu dans la suite 
parmi les prédicateurs. Un homme de mérite, que Louis XIV envoyait 
dans le Languedoc précher la controverse, passant par Arles, s’ar- 
réta quelques jours dans la maison de l’Oratoire. Charmé du jeune 
Massillon, il eut de fréquentes conversations avec lui, et lui dit, en 
le quiltant, qu’il n’avait qu’é continuer comme il avait commencé, 
et qu'il deviendrait — « un des premiers hommes du royaume ». — 
Qn est heureux de pouvoir ainsi trouver quelques traces de cette 
brillante jeunesse. 

Parmi les directeurs de cette maison d’Arles, on remarquait alors 
le P. Honoré de Quiqueran de Beaujeu, depuis évéque de Castres. C’é- 
tait un prédicateur célébre en son temps; Fléchier l'attira prés de 
lui. A peine nommé évéque, M. de Beaujeu quitta tout pour son 
diocese; et Louis XIV lui dit : « C’est bien tét, mais c’est bien fait. » 
ll fut chargé de prononcer 4 Saint-Denis l’oraison funébre du roi, 
que Massillon précha 4 la Sainte-Chapelle. 

Imitant la sage coutume de la Compagnie de Jésus, |’Oratoire en- 
voyait les jeunes religieux, et particuli¢rement ceux qui donnaient 
les plus belles espérances, professer successivement dans ses col- 
léges les classes de grammaire, d’humanités et de rhétorique. Les 
plus solides esprits devaient méme enseigner dans les séminaires 
de la congrégation la philosophie et la théologic, avant de se livrer 
ala chaire et a la direction des dmes. C’était un excellent moyen 
non-seulement de perfectionner le gout ou le savoir, mais surtout 
de faire prendre des habitudes irrévocablement séricuses. Sainte- 
Marthe donna donc a Massillon pour la rentrée de 1684, c’est-a-dire 
pour la Saint-Luc, la chaire de cinquiéme du collége de Pézénas : 
il y resta deux ans et demi, jusqu’au printemps de 1686'. Mais il y 
eut la quatriéme 4 partir de l’année 1685. 

Il y ayait alors, dans les petites classes de cet établissement de 
Pézénas, un éléve que le jeune professeur devait retrouver plus 
lard a Paris. C’était le fils d’un serviteur de M. de Grignan, 1’arche- 


in-12, 1752, p. 377. Ce rare et précieux recueil, sans nom d’auteur, est du 
P. Joseph Bougerel. Les registres de !’Oratoire nous apprennent que ce Pére était 
né 4 Aix, en 1679, d'un procureur au Parlement, qu'il fut regu a I'Institution en 
1702, qu'il résida ou professa dans plusieurs maisons de Provence, particuliére- 
ment 4 Toulon, 4 Aries et & Grasse, et qu'il mourut en 4755. Il se trouvait, par 
conséquent, 4 méme d’étre parfaitement renseigné sur ce qui concerne son 
illustre confrére. Et il disait lui-méme : « Pour écrire la Vie de M. Massillon, je 
n’aieu qu’a consulter ceux qui !’ont connu plus particuliérement; ce qui ne ma 
pas été difficile, car il est mort depuis peu de temps; je n’ai rien marqué de lui 
qui ne soit connu de tout le monde. » 

‘ Registres des délibérations du Conseil. — Etat des morts et des vivants en 1685. 
— Annotation manuscrite du P. Babier,. secrétaire de la congrégation. 

10 Féveurn 1876, ; 26 





388 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


véque d’Aries. Ii se nommait Jean-Baptiste Molinier. Aprés avoir 
achevé ses études, Molinier se fit militaire. Mais, touché par la 
grace, il revint 4 l’Oratoire pour s’y consacrer 4 une autre milice. 
Le P. Molinier, qui avait de l’éclat et du feu, devint un prédicateur 
cher 4 la foule. Par malheur, son impétuosité naturelle n’était pas 
dirigée par le godt, ni réglée par une étude sévére. Lorsque, vers 
les derniéres années de Louis XIV, il préchait 4 Paris, Massillon 
allait parfois écouter. Ravi par son généreux enthousiasme, mais 
en méme temps frappé de sa composition inégale et de son style 
incorrect. l’illustre orateur lui disait ingénieusement : « Mon Pére, 
il ne tient qu’a vous d'étre le prédicateur et du peuple et des grands. » 
Un ancien oratorien, le P. Tabaraud, raconte sur ce séjour 4 Pézé- 
nas une anecdote assez croyahle, encore qu'un peu jolie. Massillon 
était de temps en temps chargé d’aller faire des conférences au 
bourg voisin de Lézignan-la-Cébe. Mais il y subit un’grave échec : 
on trouvait qu'il ne mettait pas assez de latin dans ses discours, et 
qu'il ne citait jamais les écrivains profanes, selon la coutume du 
seiziéme siccle, encore chére aux provinces reculées et arriérées. Le 
Jeune professeur, averti, s‘empressa de charger ses instructions de 
belles et longues citations latines qui enlevérent toute la petite 
ville. Il arrivait parfois ainsi qu’on permettait aux « confréres » de 
précher, avant qu’ils eussent qualité; cela se présenta précisément 
a Pézénas en ces années-la, d’aprés le temoignage des registres; on 
envoya en mission un jeune oratorien qui n’était pas encore dans 
les ordres. ll faut pourtant se rappeler que le P. Tabaraud n’était 
entré 4 l’Oratoire qu’en 1765, et que la tradition au sujet de Mas- 
sillon pouvait déja étre confuse. 

Cette maison de Pézénas était alors fort troublée. Le diocése 
d’Agde, auquel elle appartenait, avait pour évéque un janséniste 
décidé, M. Fouquet, qui faisait bénir ses séminaristes par le P. du 
Breuil, un des saints et des martyrs de la cause. M. Fouquet était 
exilé 4 Villefranche de Rouergue. Or I’assemblée de l’Oratoire avait 
fait un formulaire réglant les matiéres alors si controversées en 
philosophie, en théologie et méme en physique. Le cartésianisme et 
le jansénisme y étaient également condamnés. On exigea de tous 
ies oratoriens la signature de cette piéce. Le P. de la Chaise yeillait 4 
la chose. Mais P’évéque Fouquet écrivit de Villefranche aux maisons 
d’Agde et de Pézénas un mandement pour leur défendre de sous- 
crire. Cette curieuse ordonnance se terminait ainsi: « Nous vous en- 
joignons, en vertu de l’obéissance canonique que vous nous devez, 
de nous donner communication de tout ce qui est réglé de nouveau 
dans vos assemblées concernant ces matiéres ecclésiastiques, et de 
ne rien mettre de tel 4 exécution sans avoir eu préalablement notre 





LA JEUNESSE DE MASSILLON. 389 


consentement, selon les régles et usages de |’Eglise, 4 peine de sus- 

ion. » Massillon, & la suite de plusieurs autres oratoriens, se 
hata dadresser 4 M. Fouquet une spirituelle. requéte, « pour lui 
demander Ja liberté de souscrire | écrit en question, en lui donnant 
la communication qu’i] avait exigée. » La réponse de l’évéque, qu'il 
fitimprimer au bas de son ordonnance, fut celle qu'on pouvait at- 
tendre de cet esprit ancré dans Son opposition < « Il consentait 
qu’ils enscignassent ce qui leur était prescrit (par l’Oratoire) tou- 
chant les opinions philosophiques; mais, pour les matiéres de doc- 
trine, il leur défendait d’exiger la signature jusqu’a futur examen, 
le tout sous peine de suspension. » M. Fouquet pensait étre fin; 
mais la Compagnie fut plus ingénieuse encore : elle retira tous les 
religieux des établissements d’Agde et de Pézénas, pour les rem- 
placer par des oratoriens ayant déja signé ailleurs. La cour, mé- 
contente de M. d’Agde, dont le nom déplaisait de reste, le trans- 
féra de Villefranche 4 Issoudun. 

Ce collége de Pézenas était d’ailleurs dans la plus étrange situa- 
tion. D’une part, la cour et le P. de la Chaise, disent nos registres, 
le suspectaient; plusieurs des Péres, et notamment le supérieur, le 
P. Vitalis, étaient accusés de jansénisme; et, d'autre part, les ora- 
toriens se plaignaient de rencontrer dans cette maison des esprits 
mal soumis et inquiets. Ce P. Vitalis, obligé de quitter Pézenas, a 
cause de Vaffaire de la signature, laissa sa charge au P. Béraud. 
On recommanda vivement a ce directeur intérimaire de veiller sur 
les religieux, dont se défiait la congrégation. Quatre confréres sur- 
tout causaient de l’ombrage. On prétendait qu’ils étaient soutenus 
dans leurs idées particuliéres « par les ennemis de la Congréga- 
tion. » On bldmait « leurs liaisons suspectes avec des gens malin- 
tentionnés, et reconnus partout pour étre opposés & la Compa- 
gnie. » Or ces quatre jeunes régents étaient le confrére Cellier, le 
confrére Marchand, « soupconné d’avoir des relations partieuliéres 
avec les PP. jésuites, ot il a un oncle provincial'; » le confrére 
Bernard et le confrére Masseillon. Ainsi Massillon déplaisait déja, 
ou plutét devenait légérement suspect 4 sa congrégation. On I'ac- 
cusait de sortir trop souvent et d’aller dans le monde. Le fait est 
que cette petite société ne partageait qu’a demi les idées exclusives 
et étroites de l’Oratoire, et méme (oh! horreur!) « allait se confes- 
ser aux cordeliers. » Cellier et Bernard se retirérent. On eut bien 


* ll suffisait, dés lors, d’avoir des relations avec les jésuites pour étre éliminé 
de la congrégation. Ainsi, le 21 avril 4689, « ordre de renvoi: du confrére Bisot 
(de Lyon) accusé de correspondre avec les PP. jésuites. » Le 23 mars, un autre 
Jeane oratorien de Lyon, avait déja été congédié sur la méme inculpation. 


590 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


voulu aussi se défaire de Marchand; mais il était appuyé puissam- 
ment; le P. de la Chaise s’intéressa méme & lui, et il fallut le gar- 
der. On respire en voyant Massillon échapper dés lors aux tendan- 
ces étroites et jalouses de |’Oratoire; les reproches et les brutalités 
de la Congrégation, les accusations grossi¢res qu’on lui adresse, 
montrent qu’il n’appartient qu’a moitié & la Compagnie. On pov- 
vait déja prévoir qu’il romprait un jour tout a tait avec l’esprit de 
arti’. 
: Au surplus, méme aprés le renouvellement total du personnel, la 
maison de Pézenas n’avait pas bonne réputation; le P. de la Chaise 
se plaignait amérement a la cour qu'on y eut parlé contre la dévo- 
tion du rosaire. 
. Dispersés au loin, les religieux d’Agde et de Pézenas purent si- 
gner 4 leur aise. Le 7 mars 1686, Massillon fut envoyé de Pézenas, 
en qualité de suppléant, 4 ce méme collége de Marseille ow il avail 
terminé ses études. Il y resta encore toute l’année scolaire qui sui- 
vit. A la Saint-Luc de 1687, il alla professer la seconde a Montbri- 
son, ou la troisiéme étail confiée au P. Maure, son futur rival dans 
les chaires de Paris et de Versailles. L’année d’aprés, il y eut la 
chaire de rhétorique. Enfin, durant les vacances de 1689, Massillon, 
désigné pour Riom, fut retenu par te P. Ville, supérieur du sémi- 
naire que les oratoriens avaient a Vienne, le long du Rhone, au 
faubourg de Lyon. C'est la qu’en 1690, il recut le sous-diaconat et — 
le diaconat, et qu’il fut ordonné prétre en 1691, 4 l’dge de vingt- | 
huit ans. I] demeura six ans a Vienne, jusqu’a l’automne de 1695, 
enseignant la philosophie, puis la théologie. Toutes ces dates, que 
nous avons relevées, année par année, sur les actes originaux eux- 
mémes, permettent de suivre Massillon pas 4 pas dans ses diverses — 
résidences et ses divers emplois : elles suffisent seules pour réfu- | 
ter d’inutiles et gratuites suppositions. | 
Les talents du jeune professeur attiraient sur lui l’attention; ce- 
pendant il hésitait 4 monter en chaire. Enfin on lui persuada de 
précher. L’archevéché de Vienne se trouvait alors entre les mains 
d’un picux et digne vieillard, M. de Villars. C’était le cinquiéme 
Villars qui occupait ce siége. Il aimait les lettres, et sa charité sem- 
blait inépuisable*. Massillon parla plusieurs fois en sa présence’. 


1 Mémoires domestiques (manuscrits) de ['Oratoire; Histoire générale (manus- 
crite) t. Il, n* 204 et suiv., année 1685, Registres originaux, années 1684, 4685 


et 1686. 
2 L’Etat politique de la province de Dauphiné, par Nicolas Chorier, 1671, t. |, 


p. 554. - 
3 Bloge funébre de M. de Villars, édit. de 1708, p. 448. 


LA JEUNESSE DE MASSILLON. 30! 


Ces débuts furent heureux; il obtint un succés qu'il n’attendait 
pas, et il connut les enivrantes douceurs de la gloire naissante qui 
tentent les coeurs les plus pénétrés de l’humilité chrétienne. Le 
monde recherchait déja ce noble et charmant esprit; et a cette épo- 
que, on le trouve lié avec M. de Saint-Martin, avocat général du 
parlement de Provence, et en relation avec des femmes de la meil- 
leure société, madame de Grammont et la marquise de Pusignan. 

Durant ce long séjour 4 Vienne, il se préoccupa de la question 
des spectacles, alors si fort 4 |’ordre du jour, et sur laquelle il re- 
vint plus d'une fois dans sa carriére oratoire. Athalie méme, ce 
chef-d’ceuvre de la poésie dramatique et de l'art religieux, loué par 
Fénelon, et ot la grandeur de Dieu enveloppe tout, ne put désar- 
mer la sévérité de Massillon. Athalie parut en 1694. Du Guet avait 
assisté &4 une des représentations de Saint-Cyr, et versé des larmes’ 
d’attendrissement et d’admiration. Plus impitoyable et surtout plus 
jeune, Massillon écrivit une lettre ot il manifesta ses scrupules 
méme a l’égard de cette piéce si profondément chrétienne. 

lest probable que cette lettre ne fut pas imprimée, et que les 
amis de l’Oratoire se contentérent de la communiquer’. La méme 
chose eut liew pour ses sermons; car, a part ses livres liturgiques, 
ses actes épiscopaux et son catéchisme, i] ne publia rien, pas méme 
son Petit Caréme. L'oraison funébre de Conti fit seule exception *. 
Mais nous savons que des copies manuscrites de ses sermons circu- 
laient 4 Paris et 4 la cour. Ce qui est certain, c’est qu’Arnauld, 
écrivant 4 Boileau, rappelle les sentiments sévéres de Massillon : 
« Ce ne sont pas, dit-il, les scrupules du P. Massillon qui ont été 
cause que j’ai tant différé 4 vous écrire de |’ Athalie, pour remercier 
lauteur du présent qu’il m’a fait*. » Sa lettre est du 10 avril 1694. 
Cette date, assurément, est curieuse; elle a méme excité des dou- 
les. Deux savants distingués, M. l’abbé Bayle et M. T. de Larroque 
ont pensé qu’il fallait lire plutét : Mascaron. Mais voila que Boileau, 
4son tour, est revenu sur ces sévérités de Massillon. Lillustre 
poéte prétend donc que si l’on interdit tout ouvrage qui parle aux. 
sens, « il ne sera plus permis de peindre dans les églises des Vierge 
Marie, ni des Suzanne, ni des Madeleine agréables de visage, puis- 
qu’il peut fort bien arriver que leur aspect excite la concupiscence 
d'un esprit corrompu. » Il faudrait aussi s’abstenir de voir repré- 
senter et méme simplement de lire les ouvrages dramatiques. 


‘ Quoiqu’un ou deux de nos manuscrits la disent imprimee, je n‘ai pu la trou- 
ver nulle part. 

* 1709, Paris, Maziéres, in-~4* et in-12. 

* (Euvres de Boileau, éd. Saint-Surin, t.1V,p. 25. 


HS > | LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


« Pourtant, ajoute-t-il, le théatre et la poésie ont quelquefois recti— 
fié l'homme plus que les meilleures prédications, 4 preuve le Bn— 
tannicus de M. Racine, qui dégotta 4 tout jamais un grand prince= 
de danser dans des ballets. Quoi qu’en dise le P. Massillon, \o 
poéme dramatique n’est mauvais que par le mauvais usage qu’ora 
en fait*. » 

Pendant |’année 1693, Massillon se produisit dans la chaire d'une 
maniére plus solennelle. Ii alla prononcer 4 Lyon Voraison funébre 
de: l’archevéque, Camille de Neuville de Villeroy, qui mdurgt be 
3 juin, 4 Vhétel de ville de Lyon, et qui fut enterré aux Carméhites, 
dans une sépulture de famille que possédaient les Villeroy. Ces Vil- 
leroy formaient & Lyon, ainsi que les Rohan a Strasbourg et les ¥il- 
lars 4 Vienne, comme une sorte de dynastie pontificale, se succé- 
dant d’oncle 4 neveu. M. Camille de Villeroy était tout & Lyon. «ll 
peut étre considéré, dit Saint-Simon, comme le dernier grand sei- 
gneur qui ait été en France. Il commandoit dans.Lyon et dans tout 
le gouvernement avec une pleinc autorité, sans inspection de per- 
sonne, et rien ne s’y.faisoit que par lui. fl avoit un geand ‘équipage 
de chasse, ct, devenu aveugle 4 la fin desa vie, il alloit encore a la 
chasse, 4 cheval entre deux écuyers. Il vivoit magnifiquement; tout 
trembloit sous lui, les villes, les troupes, jusqu’é |’intendant... 
C’étoit un petit prestolet, 4 mine de curé de village, aussi hautque 
sen frére étoit bas, qui le menoit-a la baguette et son neveu aa bi- 
ton (deux maréchaux), qui avoit plus d’esprit ct de sens‘encore que 
son frére, fut peu archevéque et moins commandant que roi de ces. 
provinces, qu’il ne quittoit presque jamais*. » Né 4 Rome pendant 
l’'ambassade de son fiére, il eut pour parrain Camille Borghese, 
depuis Paul V. Il gouverna |’Eglise de Lyon de 1654 4 1693. i fonda 
plusieurs édifices utiles, et particuliérement le grand séminaire. 
Malgré son amour de la domination, da luxe ct de la chasse, il 
s’occupait des écoles et des pauvres, visitait fréquemment les’pa- 
- poisses de son vaste diocése, et restaurait la discipline ecclésiasti- 
que. Par son testament, M. de Villeroy demandait.qu’dn’ n’honorat 
pas sa mémoire par des éloges funébres; mais la reconnaissance et: 
la piété publiques refusérent d’obéir 4 ce voeu, que dictait Ja reli- 
gion. ri | 

L’oraison funébre de l’archevéque de Lyon.est la premiére oeuvre 
que nous possédions de Massillon. Jusqu’ici, sur la foi du P. Bou- 
gerel, qui fait vivre M. de Villeroy jusqu’é quatre-vingt-douze ans, 


Lettre autographe inédite, Auteuil, 7 sept. 1707, provenant du cabinet de 
M. H. deM. = 
* Dangeau, Addition de Satnt-Simon, édit. Didot, t. IV, p. 300. 





LA JEONESSE DE MASSILLON. 305 


au lieu de quatre-vingt-sept, ce qui est déja respectable, on croyait 
que ce discours n’avait été prononcé qu’en 1698, quatre ou cing 
ans aprés l’éloge de M. de Villars. Mais il est bon sur toutes choses 
davoir des renseignements tout a fait contemporains. Or la biblio- 
théque de la rue Richelieu posséde un exemplaire d’une Vie du pré- 
lat, imprimée en 1695. Un y lit: « Les entrailles de M. de Villerey 
furent enterrées 4 sa cathédrale; son coeur est conservé dans 1’é- 
glise de Neuville, et son corps fut porté dans celle des Carmélites, 
et mis dans la chapelle de Villeroy. On fit son oraison funébre dans 
fous ces endroits : M. Villemot, promoteur général, la précha a 
Neuville; uz Révérend Pére de l’Oratoire, aux Carmélites; et M. Mo- 
ranges la fit en peu de mots'. » Massillon, il est vrai, n’est pas 
nommé; mais il s’agit évidemment de lui, car nous savons, par 
édition de 4708*, que son discours fut prononcé au Carmel, et 
devant une niéce de l’archevéque qui y était rcligieuse. Comme M. de 
Villars mourut aprés M. de Villeroy, I’édition de 1708 avait raison de 
placer en premier lieu l’oraison funébre de l’archevéque de Lyon, et 
cest évidemment le P. Joseph qui s’est trompé, en intervertissant 
Yordre primitif de ces deux discours. 

Ainsi averti, le gout saisit le progrés de la pensée, et on voit tout 
un changement de systéme oratoire. Dans ces deux essais, surtout 
dans l’éloge de M. de Villeroy, quoique ayant déja plus de trente 
ans, l’auteur se laisse aller tantdt 4 la satire, tantét 4 la flatterie, 
choses également répugnantes a la chaire chrétienne; on y trouve 
de la déclamation, trop de fleurs et d’antithéses, un bel esprit su- 
ranné. C'est comme un bouquet de terroir. Seul, le séjour de Paris, 
ot il devait se méler 4 la bonne compagnie, entendre Bourdaloue, 
précher devant Louis XIV et Bossuet, achévera de polir son style, et 
fera de lui un des plus heureux modéles du bon gout. Ainsi, pour 
ne rappeler qu’un exemple de cette inexpérience premiére, il com- 
pare les visites ou tournées pastorales des prédécesseurs de Villeroy, 
visites fortrares sans doute, a l’apparition des cométes. « L’apparition 
etla course annuelle de ces astres saints (les archevéques de Lyon) 
était devenue un phénoméne presque aussi rare et aussi surprenant 
que les cométes. » Mais, a cdté des excés de jeunesse, et sous l’ac 
cent de province, se font déja sentir cette tendresse d’dme et cette 
délicatesse de cceur qui formeront les traits distinctifs de son beau 
génie. On y voit aussi cet ingénieux emploi des souvenirs bibliques 
ou il se plait & chercher la vraie et délicieuse parure de son élo- 


' Vie de Camille de Neufville, archevéque et comte de Lyon, p. 182. Lyon, in-18, 
288 pages, 1695 (par le P. Guichenon, Augustinien). 
* T.V, p. 424. 





594 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


quence. Mais, chose curieuse! dans |’oraison funébre de M. de Yil- 
leroy, Massillon, un peu comme jadis 4 Lézignan, citait Salluste, et 
comparait ses héros aux anciens Romains'‘. Or, en louant M. de 
Villars, il repoussait de la chaire toutes ces choses profanes, et, se 
tracant son nouveau chemin, il disait merveilleusement bien : « Nous 
tirerons du sanctuaire méme les ornements sacrés qui vont servir 
d’appareil aux funérailles de l’oint du Seigneur; nous ne prendrons 
que sur l’autel les fleurs que nous allons jeter sur le tombeau du 
prince des prétres. Le siécle, qui n’eut jamais de part a ses actions, 
n’en aura point aussi a ses louanges; nous sortirons de I’Egypte, 
pour rendre les devoirs suprémes 4 cet autre Jacob. Les pompes de 
Pharaon ne viendront plus, comme autrefois, jusque dans une terre 
sainte, honorer les cendres des patriarches. » 

Ce M. de Villars, naturellement doux et bienveillant, allait 4 )’ame 
de Massillon. Pendant quatre ans il l’avait vu de prés, jouissant par- 
fois de son aimable conversation. Sa physionomie ouverte, son 
4me qui s’attendrissait facilement, Pavaient touché, et il s’écriait 
dans sa légitime reconnaissance : « Moi-méme, je dois le dire ici, 
dussé-je éveiller ma douleur en rappelant le doux souvenir de ses 
entretiens et de ses bontés, oui, moi-méme je l’ai vu, avec cet air 
de candeur et de sincérité qui peignait sur son visage les sentiments 
de son ceeur*. » 

Aux vacances de 1695, Massillon quitta Vienne. On le destinait 
évidemment & la chaire, car il fut envoyé a l’importante maison de 
Lyon, au-dessus de laquelle il n’y avait que Paris, non plus pour 
professer, mais pour « résider, » c’est-a-dire pour précher et con- 
fesser*. On l’y trouve encore le 25 juin 1696 °. 

En cette année 1696, ]Oratoire changeait de supérieur géné- 
ral: au P. de Sainfe-Marthe succédait le P. de La Tour. La fin du 
généralat de Sainte-Marthe avait été remplie de trowble et d’ennui: 
la maladie et la disgrace augmentaient encore sa sévérité ordi- 
naire. Dans son intolérance étroite, il craignait et repoussait tout 
ce qui n’était pas pleinement du parti. N’ayant que quarante-six 
ans, moins soupconneux et moins morose que son prédécesseur, le 
P. de La Tour ne craignait pas d’attirer 4 Paris les jeunes religicux 
de mérite et d’avenir. Massillon avait été suspect 4 cause de ses re- 
lations avec les jésuites et les cordeliers; la vérité cependant est 


‘ Edition de 1708, p. 407 et p. 444. . 

2 Edition de 1708, p. 479. Pour M. de Villars, on peut voir outre Chorier, 
Histoire de la Sainte-Eglise de Vienne, par Maupertuy. Lyon, 1706 et Moreri. 
Partout l’éloge de sa bienfaisance et de son désintéressement. 

3 Registre des délibérations de l'année 1695. 

4 Liste triennale de l'année 1696. 














LA JEUNESSE DE MASSILLON. 385 


qu’en ce moment, quoique encore flottant, il penchait du cété jan- 
stniste. Ce qui ne suffisait pas au P. de Sainte-Marthe, convenait au 
contraire parfaitement au nouveau général; car le P. de La Tour se 
trouvajt alors trés-exactement dans la méme situation d’4me : tous 
deux avaient été nourris des opinions de la congrégation, tous deux 
y lenaient, quoique sans aigreur et sans entétement, et d’ailleurs, 
préts, comme la suite l’a démontré, a se soumettre au jugement de 
’Eglise et méme a le défendre. 

Aussi, le P. de La Tour, devenu général au mois de juin 1696, 
laissa quelques mois a peine Massillon & la résidence de Lyon, et 
dés le 1° octobre 1696, il l’appelait au séminaire de Saint-Magloire, 
de Paris, en qualité de second directeur. ; 

Mais que s’était-il passé avant l’élection du P. de La Tour? Déja 
blamé a Pézenas par de trop austéres censeurs, toujours avide 
dailleurs de solitude, s’était-il réfugié & Septfonts? En 1689, il 
écrivait 4 Sainte-Marthe, qui, selon l'usage, l’interrogeait sur ses 
désirs et ses gouts: « Comme mon talent et mon inclination m’é- 
loignent de la chaire, j’ai cru qu'une philosophie ou une théologie 
me conviendraient mieux'. » Et au surplus son esprit ouvert et con- 
ciliant avait pu déplaire de nouveau. Ce qui est certain, c’est qu’on 
lit, dans l’édition de 1708, un passage de l’éloge de M. de Villeroy, 
qui n’était pas de nature 4 satisfaire le parti dominant a |’Oratoire. 
ll avait dit, en effet, parlant avec convenance de Rome, que « cette 
ville, si célébre, était le séjour de la sainteté et l’air natal de la 
plus sainte politique : » phrase remarquable qui, avec }’édition du 
P. Joseph, se transforme en « cette ville si célébre ot |’autorité 
de l’empire et du sacerdoce se trouve réunie dans la méme per- 
sonne’. » 

Quoi qu’il en soit, il n’a pu étre 4 Septfonts que neuf ou dix mois 
au plus, car, au 9 septembre 1695, dans les actes du conseil de la 
compagnie*, on le mentionne comme envoyé de Vienne a Lyon, et 
d’autre part, dans la liste triennale, on le trouve, l’été de 1696, a la 
résidence de Lyon‘; et de 1a il fut envoyé, le 4° novembre, a Paris. 
Ce temps est court, mais il suffit. Il parait, d’ailleurs, certain que 
Massillon demeura quelque temps dans la retraite ; les temoignages 
abondent sur ce point, et de plus, le prédicateur lui-méme a parlé 
plusieurs fois en ancien solitaire. 

Un témoignage important et qu’on ne saurait récuser, est celui 


* Le P. Bougerel, p. 378; et Voyage littéraire en Provence, par M. P. D. L. 
(Papon, ancien oratorien) 1780, p. 200. 

* Edit. de 1708, p. 398, et de 1745, p. 66. 

4 Déhbérations, année 1695. 

* Feuilles imprimées, année 1696. 


306 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


du P. Bougerel. L’approbation de ses Mémoires porte la date du 
42 janvier 1754, c’est-a-dire seulement huit ans environ aprés la 
mort de l’évéque de Clermont. Le P. Bougerel n’avait que seize ans 
de plus que l’illustre orateur; il était d’Aix, et passa sa vie dans 
jes maisons de la compagnie; il devait, par conséquent, mieux que 
personne, étre édifié sur un événement aussi important dans l’exis- 
tence de son célébre confrére. Or, il dit positivement et avec une 
grande apparence de vérité, en citant des Mémoires particuliers : 
« Vivement frappé de la difficulté de réussir dans le ministére de la 
chaire, il prit le parti de se retirer & Septfonts, of quelque temps 
aprés, instruit que le P. de La Tour avait été élu supérieur général 
de l’Oratoire, il lui écrivit, et ce Pére le fit revenir dans le sein de 
sa congrégatiun ; il lui donna la maison de Lyon, et lui conseilla de 
ne pas enfouir ses talents ; quelque temps aprés (il fut) appelé au 
séminaire de Saint-Magloire'. » En effet, trois ou quatre mois aprés 
son arrivée 4 Paris, Massillon écrivait au P. Arcére, en l'engageant 4 
rentrer, lui aussi, dans la compagnie, ces lignes ot il parle avec abon- 
dance de cceur du régime inauguré a l’Oratoire par fe nouveau gé- 
néral: « On n’a pas eu, pour vous, dans }’Oratoire, peut-étre tous 
les égards qu’on devait 4 tout ce que vous promettiez, et a tout ce 
que vous étiez déja. Mais vous connaissez les corps libres : il est peu 
de particuliers qui s’intéressent 4 lhonneur de la communaute. 
Vous aimez les livres et Ja solitude. Ainsi une vie commune et ré- 
guliére ne vous ferait pas obstacle. C’est dommage, mon cher ami, 
qu'un homme comme vous pourrisse dans un fond de province, et 
n’étudie que pour étudier. Auriez-vous une si grande opposition 
a venir 4 Paris vous rendre & un corps 4 qui vous vous devez, et 
pour lequel vous étes n¢? Vous pouvez compter sur toutes les faci- 
lités et sur tous les agréments imaginables de la part de notre nou- 
veau général. Il aime les gens de lettres, il en cherche de tous cd- 
tés... Le gouvernement de l’Oratoire, sous ce nouveau général, est 
tout 4 fait changé ; ct son régne va étre celui-des gens de lettres et 
de mérite. Il s’attache 4 faire fleurir l’Oratoire de ce cdté-la. » 
Informé de cette retraite de Massillon par les oratoriens, d’Alem- 
bert l’enveloppait de circonstanees étranges, mais il devait y avoir 
quelque chose de vrai, comme on le verra tout & l’heure. D'Alem- 
bert dit donc : « Il alla s’ensevelir dans l’abbaye de Septfonts, ot 
l’on suit la méme régle qu’a la Trappe, et il y prit Phabit. Pendant 
son noviciat, le cardinal de Noailles adressa & l’abbé de Septfonts, 
dont il respectait la vertu, un mandement qu’il venait de publier. 


‘ 1752, p. 578. Le P. Bougerel, qui, par malheur, se trompe trop souvent sur 
les dates, recule 4 tort le moment de l’élection du P. de La Tour. 


LA JEUNESSE DE MASSILLON. 397 


Labbé, plus religieux qu’éloquent, mais conservant encore, au 
moins pour sa communauté, quelque reste d’amour-propre, vou- 
lait faire au prélat une réponse digne du mandement qu’il avait 
recu. [len chargea le novice ex-oratorien, ct Massillon le servit 
avec autant de succés que de promptitude. Le cardinal, étonné de 
recevoir de cette Thébaide un ouvrage si bien écrit, ne craignit 
point de blesser la vanité du pieux abbé de Septfonts en lui deman- 
dant qui en- était auteur. L’abbé nomma Massillon, le prélat lui ré- 
pondit qu'il ne fallait pas qu'un si grand talent, suivant l’expres- 
sion de l'Ecriture, demeurat caché sous le boisseau. I exigea qu’on 
fit quitter I’habit au jeune novice; il lui fit reprendre celui de l’Ora- 
loire, et le placa dans le séminaire de Saint-Magloire 4 Paris, en 
exhortant a cultiver ]’éhoquence de la chaire, et en se chargeant, 
disait-+1, de sa fortune. » D’Alembert avait lu l’éloge de Massillon, 
en 1774, devant l’Académie francaise, mais il ne le fit imprimer 
qa'en 1779. Or, avant lui, on avait déja loué solennellement le pré- 
ditateur ; il est vrai que c’était en province, comme 4 Toulouse et a 
Marseille, et que ces premiers éloges échappérent a l’attention gé- 
nérale. Le panégyriste de Toulouse, |l’abbé Marquez, parlait de la 
retraite de Massillon 4 Septfonts comme Ic P. Bougerel, avec les 
mémes circonstances, et presque dans les mémcs termes‘. Mais ce 
quon avait peu remarqué ailleurs, frappa vivement avec d’Alem- 
bert. Ses opinions, hostiles au clergé, et ses préjugés philosophi- 
ques étaient faits pour blesser les coeurs chrétiens, et on cherchait 
naturellement 4 le prendre en défaut. Je trouve a ce sujet une note 
du temps fort curieuse, écrite sur un exemplaire de la bibliothéque 
de V’Arsenal : « Il faut rectifier ce récit (le récit de d’Alembert). 
M. Massillon essaya pendant quelques mois de la vie des Chartreux, 
ef revint 4 l’Oratoire, regrettant beaucoup de ne pouvoir embrasser 
cette vic pour laquelle il a toujours assuré qu’il avait du gout; 
mais il n’alla point 4 Septfonts; I’histoire de la lettre du cardinal 
de Noailles est de l’invention de M. l’abbé Maury, qui en fit l’essai 
sur moi, avant que de la conter 4 M. d’Alembert, qui |’adopta sans 
autre examen®*. » A Clermont méme, négligeant et le P. Bougerel et 
Pabbé Marquez, on s’attaquait au philosophe. M. de la Batisse, an- 


' Bloge de M. Massillon, prononcée a Toulouse, par M. l’abbé Marquez, profes- 
seur d'éloquence au collége royal de la méme ville, 1768, in-8°, 24 pages. 

* C'est donc de: Maury que parlait d’Alembert, lorsqu’il dit dans ses curieuses 
notes sur I'Eloge de Massillon : « 1} alla faire & Septfonts le séjour dont nous 
avons parlé, anecdote trés-vraie, et que celui qui nous l’a racontée, prédicateur 
célébre et vivant, avait apprise'a I’Oratoire. » Ainsi, d'Alembert ne connaissait 
pas ce qui avait été imprimé, en province, sur Massillon. Histoire de Académie 
francaise, t. ¥ (4787), p. 26. 





S98 L\ JEUNESSE DE MASSILLON. 


cien grand vicaire du pieux évéque, écrivant l'année méme de I’ap- 
parition de l’ouvrage du secrétaire perpétuel de |’Académie fran- 
caise, trouvait son récit invraisemblable ; il ajoutait : « M. Massillon 
n’a jamais été novice 4 Septfonts. Nous avons ici deux oratoriens 
plus qu’octogénaires qui ont vécu quelques années dans la congré- 
gation avec le P. Massillon; ils prouvent l’impossibilité du pré- 
tendu Scptfonisme ; mais une preuve sans réplique, c’est le témoi- 
gnage de dom Dorothée, actuellement abbé, et religieux de cet 
* abbaye depuis trente-huit ans, qui m’assure, dans une lettre que - 
J'ai sous les yeux, que cette prétendue anccdote est une fable, et 
que M. Massillon n'a jamais été novice & Septfonts'. » La vérité est 
qu'il y a quelque confusion dans d’Alembert, et que Maury a pu 
linduire en errcur sur le fait de la réponse & M. de Noailles. Ce que 
disent Bougerel et Marquez est plus simple et plus naturel. Le P. de 
La Tour suffit seul pour tirer Massillon de la solitude; mais rien 
n’empéche qu’il n’ail parlé du jeune prétre 4 M. de Noailles, et 
méme que Massillon n’ait écrit quelque lettre au nouvel archevéque, 
avec des compliments de l’abbé de Septfonts, dom Beaufort, qui était 
trés-particuliérement lié avec les Noailles. Ce qui est du moins in- 
contestable, c’est qu’a peine 4 Paris, il fut en rapport avec M. de 
Noailles. Peut-étre méme lui dut-il de se produire si tot 4 la cour 
de Louis XIV. Ayant a parler devant lui, dans les commencements 
de son’ministére apostolique, Massillon le louait avec effusion, et 
comme avec un accent de reconnaissance : « Ce nouvel Esdras que 
le ciel nous a suscité depuis peu, va rendre la gloire de cette der- 
niére maison semblable 4 la premiére. Nous I’allons voir lui-méme, 
le livre de la loi 4 la main, rétablir les mceurs d'Israél, et exposer 
ses préceptes et ses ordonnances aux prétres et aux peuples..., en 
un mot, tel qu'un pontife qui ne s’est pas clarifié* lui-méme, mais 
qui a su attendre que celui qui avait appelé Aaron, le fit asseoir 
dans le lieu d’honneur et |’établit pontife des biens véritables et du 
tabernacle éternel. Que vous rendrons-nous, Seigneur, pour ce don 
que vous nous avez fait, et que nous reste-t-il 4 vous demander 
pour vutre Eglise que des pontifes qui lui ressemblent* ? » II répé- 
tait ces mémes éloges 4 la chapelle du Louvre dans ses panégyriques 
de saint Louis‘. 

* Cabinet historique, t. III, p. 320. Cette lettre a été reproduite par M. Godefroy 
dans sa belle et savante édition des uvres choisies de Massillon. 
_ * Clarifier. C'est la traduction littérale du « Christus non semetipsam clarif- 
cavit ut pontifex fieret. » Hebr. V,5. Massillon emploie quelquefois ce mot vieilli 
dans ses plus anciens discours. 

> Pour le jour de saint Francois de Paule, 1*™ partie. 

‘ Ed. de 1708, t. V, p. 280, et éd. de 1714, t. V, p. 196. Ge passage ne se trouve 
plus dans les autres éditions. 





LA JEUNESSE DE MASSILLON. . 509 


Quel qu’ait été d’ailleurs le rdle ou l’action de M. de Noailles, il 
est difficile de récuser l’autorité de Bougerel et de Marquez, qui 
écrivaient si peu de temps aprés la mort de l’évéque de Clermont. 
Tabaraud, ancien oratorien, déclare, au surplus, que le fait de cette 
retraite de Massillon est attesté par la tradition constante de la con- 
grégation, et il invoque le témoignage du P. Guibaud, neveu du pré- 
dicateur, dans le Dictionnaire de Soissons. Mais nous avons plus : 
dans un trop rapide éloge, tracé au moment méme ot la belle pa- 
role de Massillon s’épanouissait et brillait de son plus pur éclat, lui 
attirant l’admiration de la cour de Louis XIV et de tout Paris, en 
1705, on nous montre la solitude comme la source ot le grand 
orateur avait puisé les sentiments qu’il répandait sur ses tableaux 
du christianisme naissant. Aprés avoir loué la haute vertu de Mas- 
sillon comme chose rare et exceptionnelle partout, méme chez les 
prédicateurs, |’écrivain, l’auditeur de 1705, s’écriait : 


« Les images de la pénitence qu’il retrace si souvent dans ses écrits, 
sont trop vives et trop animées pour n’étre pas les expressions fidéles de 
sa vie; et la maniére touchante dont il explique les vérités austéres de 
Evangile, fait assez voir qu'il les pratique lui-méme, que ce n'est pas du 
milieu de la foule et du monde qu’il est monté dans les chaires chrétiennes 
pour y combattre le vice, que c'est dans le silence et a l'ombre de la re- 
traite qu'il s’est formé au saint ministére de la parole; que pour bien 
connaitre le monde il s'est appliqué a bien connaitre Dieu, et que dans la. 
méditation profonde des vérités évangéliques, il a trouvé des armes pour 
renverser les fausses maximes du siécle. » 


Ces paroles, appliquées 4 l’Oratoirc, n’auraient pas leur sens 
pleinement satisfaisant. D’ailleurs, il n'y aurait rien de remarqua- 
ble, sila retraite de Massillon s’était bornée 4 la vie commune des 
maisons de la Société. La plupart des prédicateurs sortaient en effet 
du Jésus et de l’Oratoire. Ce qui suit n'est pas moins digne d’at- 
tention : | | 


« Mais rien ne découvre mieux le fond de son 4me, que ce zéle ardent 
qui éclate dans tous ses discours, 4 rétablir la pureté de la primitive 
Eglise. Partout on voit un désir empressé de faire renaitre, s'il était pos- 
sible, ces heureux jours oi la noble simplicité de |'Evangile faisait elle 
seule toute son impression sans le secours de l’éloquence profane, dont 
effet a toujours été de surprendre et d’éblouir plut6ét que de convaincre 
et de toucher. Partout il se fait un plaisir de peindre, avec des traits vifs 
el animés, la piété, la ferveur, la charité, le désintéressement, la péni- 
tence, les austérités des premiers fidéles. Partout il emploie tous ses ta- 
lents pour inspirer aux chrétiens l'amour de ces admirables vertus du 
christianisme naissant!. » 


* Recueil de Trévoux, édit, de 1705. Préface, 


400 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


Maintenant quenous avons le secret de ces religieuses inspirations, 
cherchons quelques-uns des pieux et poétiques tableaux qui char- 
maient et édifiaient ainsi le dix-septiéme siécle, en lui remettant 
sous les yeux la pure discipline des premiers chrétiens sous les traits 
des trappistes de Rancé, des chartreux du Dauphiné, des moines de 
Septfonts, ct peut-étre aussi des solitaires de Port-Royal. 

Ainsi dans ce beau sermon de la Samaritaine, préché & Versailles 
le vendredi 4 mars 1701, devant Louis XIV et en présence de Bos- 
. suet, dans ce chef-d’ceuvre d’éloquence morale et d onction évangé- 
lique, dont Villustre évéque de Meaux fut érés-content', Massillon 
décrivait avec les traits les plus engageants la paix et la douceur 
de la vie pénitente, et du fond de son dme sortaient de ces mots qui 
montrent le cceur tout au vif: 


« Venez, s’écriait-il avec émotion, venez voir vous-mémes ce qui se 
passe dans cette terre heureuse ou vous vous figurez des difficultés si 
insurmontables. Loin d'y trouver ces monstres qui vous épouvantent, et 
que l’erreur de votre imagination s'y figure ; d'y trouver ces ennuis, ces 
dégodits, ces horreurs que vous craignez tant et qui vous arrétent ; vous 
verrez que le lait et le miel y coulent en abondance ; vous y trouverez des 
sources de consolations solides, le repos que vous cherchez depuis si 
longtemps, la paix du coeur, que le monde et les passions ne donnent 
pas, et que vous n’avez pas encore trouvée; toutes les ressources de la 
grace dont vous avez été jusqu'ici privés. Nous en avons novus-uéusz fast 
une heureuse expérience et nous ne paraissons ici devant l’autel saint et dars 
V'assembleée des fidéles que pour rendre témoignage qux miséricordesa du Set- 
gneur sur les dmes qui reviennent 4 lui par une sincére pénitence. Terra 
quam circuimus valde bona est... et tradet (Dominus) humum lacte et melle 
manantem. » 


Puis, aprés cette description de la Terre promise, venait une tou- 
chante explication, une glose attendrie dela parole du Sauveur ala 
femme de Samaric : Si scires donum Dei. Mais, au lieu de cette pa- 
raphrase étendue, citons simplement |’exclamation dans laquelle le 
texte de 1705 l’avait resserrée et condensée : « Ah! si vous saviez 
quelle onction Dieu répand sur les voies de la pénitence ; si vous 
connaissiez quelles sont les douceurs d’une Ame pénitente, vous ne 
diriez plus que le joug du Seigneur est accablant. » A travers ces 
mots rapides, se manifeste un coeur qui a expérimenté Ics choses 
divines quil révéle, et dont il reste & jamais tout pénétré et tout 
ravi. ll se ee en véritable peintre moral qu'il est, 4 mettre en re- 
gard de I’Eglise a sa brillante aurore l'image de sa splendeur renovu- 
velée ou continuée au milieu des déserts, tandis que, sur bien des 


! Journal de U'abbé Le Dieu, a cette date de mars 1701. 


LA JEUNESSE DE MASSILLON. wi 


points, en poursuivant sa course, l’astre sacré rencontre des nua- 
ges qui obscurcissent ses rayons. Mais pourquoi 1’admirateur de 
cette ferveur primitive et de ces solitudes ot se réfléchissait si 
purement le tendre éclat des anciens jours, laissa-t-il la vie retirée 
pour laquelle il se sentait épris? Ce n'est pas que du fond du port 
il envidt la mer agitée, comme un navigateur avide des flots et 
des tempétes. Son activité le renvoyait au monde, mais par devoir, 
et pour y étre utile, ainsi qu'il l’écrivait. Cependant, du milieu de 
sa route méme, 11 se laissait aller 4 de touchants et mélancoliques 
retours. Lorsqu’on est ainsi remis au courant de sa vie, on sent 
pour ainsi dire sc renouveler cette éloquence, et on éprouve plus 
d‘attrait encore aces vifs tableaux. Sous la peinture des jours hé- 
roiques, se retrouve celle de la solitude qui reproduisit si admira- 
blement la premiére antiquité. Les pénitents du siécle de Louis XIV 
rappellent les vieux modéles, quoiqu’on n’edt pas lair de le dire. 


« Ah! les siécles de nos péres en voyaient encore aux portes de nos 
temples; c’étaient des pécheurs moins coupables que nous, sans doute, de 
tout rang, de tout age, de tout état; prosternés dans le vestibule du tem- 
ple, couverts de cendre et de cilice, conjurant leurs fréres qui entraient 
dans la maison du Seigneur, d’obtenir de sa clémence le pardon de leurs 
fautes ; exclus de la participation a l’autel et de l’assistance méme aux 
mystéres sacrés ; passant les années entiéres dans .]'exercice des jetnes, 
des macérations, des priéres et dans des épreuves si laborieuses que les 
pécheurs les plus scandaleux ne voudraient pas les soutenir aujourd’hui 
un seul jour; privés non-seulement des plaisirs publics, mais encoredes 
doureurs dela société, de la communication avec leurs fréres, de la joie 
commune des solennités ; vivant comme des anathémes, séparés de l’as- 
semblée sainte ; dépouillés méme pour un temps de toutes les marques 
de leur grandeur selon le siécle, et n’ayant plus d’autre consolation que 
celle de leurs larmes et de leur pénitence. » 


Celui qui soupirait ainsi vers les prémices de l’esprit et la pre- 
miére fleur du christianisme pouvait habiter le monde; mais il 
revenait portant le dard attaché au flanc. Au reste, cette nature si 
profondément chrétienne, dégovtée de la vie vulgaire, avait du res- 
sentir ces violents accés de ferveur religieuse que peut seule cal- 
mer l’immolation complete. Ainsi Fénelon avait voulu se vouer aux 
missions étrangéres. C’est avec l’accent d’un sentiment sincére, 
d'une conviction émue qu’ayant 4 précher la véture rcligieuse d’unc 
noble jeune fille élevée 4 l’ombre du sanctuaire, Massillon s’é- 
criait au moment ob tombait devant elle le voile qui la séparait 
pour jamais d’un monde qu’elle n’avait pas connu: « Hélas! je ne 
risquerai rien en vous rapprochant le monde, pourvu qu'il paraisse 
tel qu’il est; il n’est pas assez aimable pour se faire regretter ; ceux 


402 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


mémes qui le voient de plus prés sont ceux qui en sentent plus 
viverment le vide et la misére. » 

A quiconque a visité Septfonts, il est facile de se représenter la 
retraite choisie un jour par Massillon, telle qu’elle était au dix-sep- 
tiéme siécle, au moyen d’un petit livre di 4 une plume délicate, 
quoique légérement profane, imprimé dés 1702*. Un rigide imi- 
tateur de Rancé, comme lui converti, avait réformé la vieille ab- 
baye bénédictine. C’était la méme sévérité qu’a la Trappe, bien 
qu'avec une régle un peu différente. Septfonts, aujourd’hui habité 
par les disciples mémes de Rancé, est situé 4 sept ou huit lieues de 
Moulins, assez prés de la Loire. Le site morne et triste n’a pas la 
majesté et la poésie de ces premiéres assises des Alpes od s'éléve la 
Grande Chartreuse ; mais il n'a rien de vulgaire. Des murailles gar- 
nies de teurelles forment l’enceinte du monastére. Dans l’enclosdu 
couvent se trouvent dcs jardins, des vergers et des champs. La le 
travail rustique et la priére forment le fonds de l’existence. Le som- 
meil ct l’existence y comptent pour peu; et l’agrément pour rien. 
On vit & la maniére des plus pauvres paysans, relevant et honorant 
la culture dc la terre, ce qui est aux hommes des labeurs champeé- 
tres un puissant exemple comme unc grande consolation. La péni- 
tence était continuclle 4 Septfonts, mais on n’y connaissait guére la 
discipline ; on ne l’ordonnait que pour des fautes tout & fait capi- 
tales, « par exemple s'il était arrivé qu’un frére edt rompu le si- 
lence. » Au reste, Massillon nous a comme tracé l’esquisse de cette 
religieuse solitude dans son beau panégyrique de saint Benoit: « Je 
ne rappelle pas ici ces jetines sévéres et presque jamais interrom- 
pus, ce silence éternel, ce travail des mains si dur et si sévére- 
ment recommandé, cette retraite si profonde et si perpétuclle, 
ces nuits que la nature a, ce semble, destinées au soulagement du 
corps, employées a |’abattre par lcs veilles et les priéres, cette mor- 
tification universelle de tous les sens, et une vie qui ne semblerait 
presque n‘étre plus & la portée de la faiblesse humaine par I 'excés 
de ses austérités, si nous ne Ics voyions de nos jours renouvelés 
dans un saint désert. » Ne sent-on pas la l’impression et 1’expé- 
rience personnelles ? 

En 1702, on compte soixante quinze religieux 4 Septfonts, mais 
la porte de cette sainte maison est « toujours ouverte 4 ceux qui ¥ 
viennent sincérement chercher Dieu, de quelque dge ou de quelque 
condition qu’ils soient, jeuncs ou vicux, pauvres ou riches, sains 
ou malades, doctes ou ignorants?*. » 

! Histoire de la réforme de l'abbaye de Septfonts, in-12, Paris, 1702 (par Drouet 
de Maupertuy). . 
® Histoire, 1702, p. 82. 


LA JEUNESSE DE MASSILLON. 405 


Telle était donc l’austére discipline introduite par dom Eustache 
de Beaufort vers 1664. Aprés avoir été novice 4 Clairvaux, alors 
bien déchu de son antique sainteté, et bien oublieux du grand 
nom de Bernard, dom Eustache s’abandonnait 4 une vie molle 
et facile, lorsqu’il fut converti par les efforts de son pieux frére. 
fl devint dés lors l’émule des Antoine et des Rancé; et il fit une 
autre Thébaide de l’abbaye que lui avait donnée Mazarin. L’abbé 
de Beaufort, frére du réformateur, depuis confesseur du cardi- 
nal de Noailles et chef de son conseil épiscopal, était un prétre de 
meeurs sévéres et d’une foi profonde. Il aida dom Eustache dans 
les difficullés qu’il rencontra plus d'une fois en poursuivant son 
ceuvre, l’'appuyant du crédit,de M. de Noailles, alors si puissant prés 
de Louis XIV et de madame de Maintenon. 

Le 4** novembre 1696, Massillon fut donc envoyé de Lyon a Saint- 
Magloire‘; il avait trente-trois ans, lorsqu’il arrivait ainsi 4 Paris ; 
cependant il ne resta qu’un an et demi au plus a Saint-Magloire, et 
un an seulement en qualité de directeur; il précha le Caréme de 
1698 4 Montpellier’, et en revenant il se retira dans la solitude ora- 
torienne de Raray. Se sentant alors irrévocablement destiné a la 
prédication, il voulait s’y préparer 4 l’aise, loin des dérangements 
inévitables de la ville. Nous savons sdrement par une lettre qu’il 
adressait & Colbert de Croissy le 2 juin 1698, qu’aé cette date il habi- 
tait Raray* ; il ne faudrait pas supposer qu’il n’y alla que par acci- 
dent, car au 5 janvier 1699, [il est désigné dans les registres de sa 
Société comme faisant partie de la maison de Raray ‘. Et d’ailleurs 
il n’est plus marqué dans l'état du personnel de Saint-Magloire, a 
partir de la rentrée de 1697-1698. 

Saint-Magloire, situé entre la rue Saint-Jacques et la rue d’Enfer, 
touchait 4 l’église Saint-Jacques du Haut-Pas ; c’est actuelle- 
ment l'Institution des Sourds-Muets. En 1620, le cardinal de Gondi 
y avait établi un séminaire que dirigeait ]’Oratoire. Les sciences ec- 
clésiastiques fleurissaient dans cette pieuse et savante maison ; au 
dix-septiéme siécle on y entendait particuliérement les belles con- 
ferences de Thomassin et les érudites dissertations de Lebrun. 

A quelques pas de Saint-Magloire, et prés de la barriére d’Enfer, 
se trouvait I’Institution ou noviciat de l’Oratoire a Paris; l’église 


‘ Le P. J.-B. Masseillon de Lyon, 4 Saint-Magloire, pour y étre second directeur 
des ecclésiastiques. — Délibération du 1° octobre 1696. — Registres de !’Ora- 
toire 4 cette date. Signé : de La Tour. 

* Le P. J.-B. Masseillon de Saint-Magloire, 4 Montpellier, pour y précher le 
Caréme prochain. — Délibération du 30 décembre 1697. — Ibid. 

+ Lettre du cabinet de Victor Cousin. 

* Le P. J.-B. Massillon de Raray, etc., délibération du 5 janvier 16°19. 

40 Fiver 1876. ud 


404 LA JEUNESS6 DE MASSILLON. 


avait été consacrée 4 l’Enfant-Jésus. Comme les batiments de cet 
établissement étaient considérables, les jardins vastes et ombragés, 
le quartier calme et reculé, on y recevait des personnes pieuses qui 
venaient s’y retirer; de la sortirent pénitents l’abbé de Ranceé et le 
cardinal Le Camus; 14 aussi se sanctifiérent Tréville, l’ami de Ma- 
lebranche, et le chancelier de Pontchartrain. Aujourd’hui I'institu- 
tion est occupée par l’hospice des Enfants-Trouvés. 

Dans un tout autre endroit, prés du Louvre, rue Saint-Ionoré, 

s’élevait la maison mére de la congrégation. La bibliothéque était 
considérable, et lorsque Massillon vint se fixer dans cette résidence, 
elle avait pour conservateur le savant P. Lelong. Le cardinal de 
Bérulle construisit l’église, mais la facade ne fut terminéc qu’'en 
4774 : elle apparticnt maintenant au culte protestant. La statue du 
fondateur, par Anguier, faisait le principal ornement de cette église. 
L’artiste avait représenté le pieux cardinal & genoux ayant devant 
lui un livre ouvert que tenait un ange‘. Sarazin de son cdté ex- 
prima deux fois sur le marbre les traits du grand serviteur de Dicu: 
l’une de ces ceuvres fut destinée aux Carmélites, et l'autre 4 I'Insti- 
tution. Pendant la Révolution on transporta les trois stalues au mu- 
sée des Petits-Augustins’. Plus tard, les Carmélites de la rue d’Enfer 
obtinrent celle qui leur appartenait. Fouché donna la plus belle, !a 
statue de I'Institution, considérée A juste titre comme un chel- 
d’ceuvre, au collége de Juilly ou on |’admire encore ; Bérulle est en 
priéres, ses beaux traits sont comme consolés dans leur recueille 
ment; rien de plus pur, de plus ferme et de plus ch rétien. Un mer 
veilleux bas-relief sculpté sur le prie-Dieu représente Jonas sortan! 
de la balcine, symbole de la Résurrection*. 

Pendant le peu de temps que Massillon resta au séminaire de 

Saint-Magloire®, il y rencontra les jeunes et brillants abbés de Lov- 
vois et de Rohan avec lesquels il se lia et qu’il devait melrouser plus 


. Gravée au tome II des Antiquttés nationales de France, par Millin, in-folio, 
1791. 

2 Elles sont décrites par Lenoir, sous les n* 167, 168 et 169 de ses Monuments 
frangats. Paris, an VIII, p. 265. 

3M. Victor Cousin, quia si bien parlé de la statue des Carmélites, n’a pas 
comnu celle de Juilly. Du-Vrai, du Beau et du Bien, 2° édition, p. 242 et 24. 
Quant aux restes du cardinal, pieusement recueillis durant la Révolution, aprés 
avoir été déposé a l’hétel de Bérulle, rue de Grenelle, ils furent, plus tard, trat- 
&ré i Saint-Sulpice, d'Issy, of ils reposent encore. Y. Histoire: de Béerulle, pat 
Tabaraud, t. Il, p. 166. 

4 Le nouvel et consciencieux éditeur de Madame de Sévigné s'est trompe, ¢n 
pensant que Massillon était encore directeur de Saint-Magloire, en 1703; il habi- 
tait, alors, la maison de Saint-Honoré. — Madame de Sévigné, édit. de M. Régnict. 
de l'Institut, t. I", p. 503, et t. X, p. 494. 











LA JEUNESSE DE MASSILLON, 405 


tard. A ce moment Lebrun et Moret y étaient professeurs ; Massillon 
partagea la direction avec le P. Hédouin. Ensa qualité de directeur; 
il faisait des conférences morales aux jeunes etclésiastiques. 
Quoiqu’il parlat souvent, il ne nous reste que huit de ces ins- 
tructions de Saint-Magloire. En raison de la condition élevée 
des auditeurs, le pieux directeur appuyait particuliérement sur 
l'emploi chrétien des bénéfices, et les périls de Yambition eccleé- 
siastique. Ces huit discours sont remplis d’une véritable et solide 
éloquence ; tantdt il s’indigne confre la profanation des choses sain- 
tes, tantét il console l’ame religieuse, l’encourage et lappelle aux 
joies de la communion. En observant quel abus des trésors de l’E- 
glise faisaient alors tant d’ecclésiastiques, courtisans oisifs et fas- 
tueux, tant d’opulents commandataires, il s’anime ou s’attriste, et 
semble soulever en pleurant le voile de |’avenir pour entrevoir ce 
qui devait se passer 4 la fin du dix-huitiéme siécle.’ « Que sais-je si 
la justice de Dicu ne permettra pas que des biens sacrés dont I'u- 
sage déshonnore si fort son Kglise soient livrés aux ennemis de son 
nom. » On dit qu’A Massillon arrivant a Paris, le P. dé La Tour de- 
manda ce qu’il pensait des orateurs les plus suivis, et que le jeune 
prétre répondit : « Je leur trouve bicn de l’esprit et bien des talents, 
mais si je préche, je ne précherai pas comme eux.' » ‘Ces mots re- 
présentent exactement sous une forme concise la rhétorique sacrée 
qu'il enseignait 4 Saint-Magloire, dans ce lieu, comme il disait, si 
plein de l'esprit sacerdotal. I] invitait ses jeunes auditeurs 4 cher- 
cher la vraie source de la parole évangélique, et & y puiser abon- 
damment. Ii voulait dans la chaire non pas le bel esprit dont on 
abuse trop en tout temps, mais le cceur, un cceur tout pénétré de 
christianisme; non pas les expressions qui viennent de I’csprit, mais 
celles qui sortent de l’4me. Pour lui, c’est une piété profonde qui 
forme avant toutle prédicateur ; sans elle les eaux se tarissent, tout 
languit et se desséche. Si les ministres de la parole sainte sont 
mondains ou seulement tiédes, s‘ils n’ont pas le coeur pénétré et 
touché, leur éloquence est vide, stérile, froide, puérile méme. Mai: 
aces déclamateurs, 4 ces hommes sans entrailles et sans profon- 
deur de foi, avides de popularité, amis du bruit, il oppose les Bos- 
suet, les Fénelon et les Bourdaloue. Qu’il admire noblement « les 
grands hommes que Dieu suscite de temps en temps pour éclairer 
les siécles, pour défendre la foi contre les entreprises de l'erreur, 
pour soutenir les régles chancelantes, pour empécher le mensonge 
de prescrire contre la vérité! » C’est bien le méme juste et sage es- 
prit, qui, le 14 juillet 1744, 4 la Sainte-Chapelle et en présence de 


1 Bloges de 1770, 2° éloge. 





BE LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


l’Académie francaise, lui fera célébrer si magnifiquement Bossuet. 
« D'un génie vaste et heureux, d'une candeur qui caractérise tou- 
jours les grandes Ames et les esprits du premier ordre, !’ornement 
de l’épiscopat, et dont le clergé de France se fera honneur dans 
tous les siécles, un évéque au milieu de la cour, homme de tous 
les talents et de toutes les sciences, le docteur de toutes les Eglises, 
la terreur de toutes les sectes, le Pére du dix-septiéme siécle, et a 
qui il n’a manqué que d’étre né dans les premiers temps, pour 
avoir été la lumiére des conciles, l’dme des Péres assemblés, dicté 
des canons, et présidé a {Nicée et & Ephése. » A ces éloges, il unis 
sait Kénelon, le confondant presque dans une méme gloire. De 
telles paroles prouvent d’autant mieux ]’4me grande et étendue de 
Massillon, qu’il les pronongait lorsqu’il appartenait  l’Uratoire, 
dont l’esprit se rétrécissait de plus en plus en s’éloignant du fleuve 
de la tradition catholique. 

Aprés les heureux succés de Saint-Magloire et de Montpellier, il 
s’était donc caché a Raray, retraite chére 4 Malebranche. La évidem- 
ment 1] se disposait par le travail et le recucillement & son ceuvre 
apostolique. L’auteur des Querelles littéraires dit de Massillon, 
dans un style commun, mais avec assez de vraisemblance : « ll 
attribuait la vogue qu’il eut & la ville et & la cour, en commengant 
4 précher, en partie a la précaution qu’il avait eue de débuter avec 
un nombre de sermons suffisant pour un caréme'. » On a plusieurs 
fois écrit que Massillon avait professé 4 Juilly*; c’est une erreur 
incontestable que dévoilent les registres de l’Oratoire ; on a évidem- 
ment confondu le grand prédicateur avec le P. Gaspard Massillon 
qu'on voit, en effet, régent 4 Juilly au commencement du dix-hul- 
tiéme siécle*. 

Ainsi préparé, Massillon se vit enfin appeler, par le P. de La Tour, 
4 paraitre dans les chaires de Paris. Au commencement de l'année 
4699, il vint habiter la résidence de la rue Saint-Honoré, qu'il ne 
devait plus quitter durant vingt et un ans. Il y trouva Malebranche, 
Reyncau, Surian, Habert, de Monteuil, Maure et la Boissiére. Mais 
seuls, Malebranche et Massillon appartiendront a |’avenir. Pendant 
celte longue période, son éloquence pleine et convaincue ne ccss4 
de se répandre. Vraiment infatigable, il précha dix-huit carémes ¢ 
six avents, sans parler de ses autres sermons isolés; en outre, ! 


‘ Querelles littéraires, (par Irailh) 1761, t. II, p. 228. 

2 Madame de Marcey (Mademoiselle L. de G., de Clermont) a, elle-méme, cour 
mis cette erreur dans sa charmante et solide étude sur Massillon. 

* Délibération de l'année 1700. C’est par une confusion analogue quon ° 
voulu trouver le prédicateur 4 Notre-Dame des Graces, en Provence. Il s'agi 
encore de ce méme P. Gaspard Massillon, qui y mourut en 1734. 





LA JEUNESSE DE MASSILLON. “7 


dirigeait les Ames que convertissaient ou que touchaient le zéle et 
lonction de ses discours. Ceux qui eurent le bonheur d’entendre 
les premiers épanchements de son 4me furent ravis de son air pé- 
nétré et de son incomparable modestie. Sa physionomie recueillie 
et mortifiée, son onction, allaient au cceur de M. Vuillart, qui s’é- 
criait en revenant des sermons de ces jeunes années, le ceur tout 
rempli de douceur et de consolation spirituelles : « Ce fut un tor- 
rent de lait et de miel : heureux qui s’en trouve inondé! » Brillon 
admirait son maintien grave, sa voix touchante et son air insinuant, 
disant que sa seule présence persuade déja ', et Bossuet rendait jus- 
tice 4 sa piété, 4 sa modestie, 4 son onction’. Ce fut a l’Oratoire du 
Louvre qu’il précha son premier caréme a Paris* ; M. Vuillart l’y en- 
tendit le mercredi de la Passion. Le succés fut tel, qu’il lui mérita 
de passer de plein saut, dit l’abbé Le Dieu, de la chaire des Péres a 
celle du chateau de Versailles. 

Mais, malgré cette gravité, cette piété, cette modestie, attestées 
par les contemporains, Massillon était aimable, d’un esprit vif et 
gai. De Ila maison de Saint-Honoré, il allait quelquefois 4 |’Institu- 
tion voir les novices, et il partageait leur enjouement. Ces natures 
fortes et sérieuses, ces Ames restées toutes pures et candides sou- 
nent ainsi 4 ce qui est jeune. De son cdté, Malebranche aimait 
4 se récréer ainsi avec les petits enfants. Le président Hénault, qui 
fut novice de l’Oratoire, vit le célébre orateur, et il nous le repré- 
sente deux fois le rire sur les lévres. Le P. Massillon s’était retiré a 
Institution, en 1701, pour y préparer son caréme; le confrére 
Hénault alors s’épuisait 4 composer l’oraison funébre de Rancé, 
animé, dit-il, par le désir de la montrer au prédicateur; « le 
P. Massillon mourait de rirea cette lecture. » Lorsque Hénault quitta 
la Congrégation, le directeur de !’Institution’ pleurait, mais Massil- 
lon disait en riant : « Mon Pére, est-ce que vous avez jamais cru 
qu'il nous resterait*. » Comme novice, le président Hénault avait 
eu son petit article; on sera peut-étre curieux de le voir : « confrére 
Charles-Jean-Francois Esnault, de Paris, fils de M. Jean-Remy Es- 
nault et de dame Francoise Ponton, bourgeois de Paris, a fait ses 
humanités aux jésuites, et sa philosophie un an seulement au col- 
lége Mazarin, entré le 2 mai, vétu le 44 aot seulement; il est dgé 
de quinze ans et demi. M. son pére, fermier général, a promis une 


' Le Théophraste moderne, par Brillon, 1704, in-12. p. 356. 

* Mémoires et Journal de \'abbé Le Dieu, t. Il, p. 2. 

>4Le P. J -B. Masillon de Raray, dans notre maison de Paris, pour précher 
la station dans notre église, suivant I’usage. » Délibération du 5 janvier 1699. ~ 

4 Mémoires du président Hénault, p. 10 et suiv. 


408 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


bonne pension’. » Lorsque M. de Noailles recut le chapean en 4700, 
Hénault écrivit 4 Massillon, en citant gaiement un mot de Térence, 
appliqué d’une maniére fort étrange au nouveau cardinal : Erubuit, 
salva res est. Cette humeur charmante et enjouée au besoin du 
P. Massillon le faisait rechercher dans le monde : on le voit lié avec 
le pére du président, ami de l’Oratoire, chez lequel il dinait quel- 
quefois. C’est 14, sans doute, qu’il connut Crozat, le riche et généreux 
armatcur, dans la maison duquel il se retita en 1720, lorsqu’il fut 
comme repoussé par sa congrégation, irritée du rdle orthodoxe que 
Massillon avait rempli dans l’affaire de la bulle. Un oncle maternel 
du président avait été en effet associé avec Crozat pére dans les 
armements, et avait eu ainsi quelque part 4 son immense fortune. 
Parmi les autres amis ou protecteurs de Massillon a Paris en difft- 
rents temps, outre Louvois et Rohan, il faut encore compter M. el 
madame de | Hospital, les Simiane et Jes Bissy, les cardinaux Dubois 
et Fleury. 

Mais dans ces commencements, les appuis les plus éminents et 
les plus utiles, les vrais soutiens de cet heureux talent, furent les 
Noailles, l’archevéque et le duc. On leur doit savoir gré de s‘¢tre 
montrés si pleinement bienveillants pour le jeune oratorien, encore 
inconnu a Paris, et tout caché dans son séminaire. Nous savons que, 
dés son arrivée & Saint-Magloire, Massillon voyait l’archevéque’. ll 
dut apparemment a cette protection, alors toute puissante, de précher 
de si bonne heure devant le roi Louis XIV. Ce furent sans contredit 
les Noailles qui le firent connaitre 4 madame de Maintenon. Aussi, 
en 1702, alors qu’un jésuite qu’on aimait a voir rivaliser d’éloquence 
avec Massillon, le P. Gaillard, préchait le Caréme & Versailles *, 
madame de Maintenon s’adressait au cardinal pour obtenir que le 
P. Massillon vint précher 4 Saint-Cyr. Elle lentendit, et chose re- 
marquable, et qui prouve une fois de plus la solidité d’esprit de 
cctte femme prodigicuse, madame de Maintenon, malgré ses justes 
défiances contre l’Oratoire, fut la premiére 4 demander !’impression 
des sermons de Massillon. Mais il agit comme Bossuet et comme 


‘' Année 1700, n*® 133. 
* Lettre de Massillon 4 Colbert de Croissy. 


5 Ce P. Gaillard se fit ainsi souvent entendre a la Cour. En 1709, Massillon et 


lui prononcérent I’oraison funébre de Conti. A ce sujet, la marquise d’Hurelles 
écrivait le 30 aodt 1709 : « La pompe funébre (du prince de Conti) fut accomplie 
hier, avec toute la magnificence possible. L’orateur donne le Monseigneur 4 M. le 
Duc qui avait au-dessous de lui Messeigneurs le duc d’Enghien, prince de Conti. 
et duc du Maine. Le mezzo termine a!’égard du cardinal, fut qu’il passa avec tout 
son clergé dans la-sacristie, et revint achever la messe quand le P. Gaillard eut 
fini son discours, lequel pourra remettre le P. Massillon a flot. » Lettres (manus~ 


crites) de Madame d’Huzxelles au marquis de La Garde, au musée Calvet a Avignon. | 





LA JEUNESSE DE MASSILLON. 409 


Bourdaloue. Ces trois grands prédicateurs, tout voués a leur ceuvre 
apostolique, ne firent jamais imprimer leurs sermons; ils ne patu- 
rent que malgré eux ou aprés eux; et on tremble en pensant qu’un 
hasard pouvait 4 jamais nous ravir ces chefs-d’ceuvre de la chaire 
chrétienne et de l’éloquence morale. 

Les relations du cardinal et du prétre oratorien se poursuivirent. 
Plus tard, Massillon, de sa parole douce et conciliante, essaya.de 
ramener 4 la soumission compléte, envers la constitution Unige- 
nitus, M. de Noailles, qui s’écartait des voies de l’Egtise. ll réussit 
assez mal dans ses pieuses tentatives. Le cardinal se plaignait'; )’a- 
mitié se refroidit ; cependant, le coeur généreux:de Massillon ne se 
lassait pas ; il y eut toujours quelques rapports polis et convena- 
bles, et de temps en temps comme des essais de rapprochement. Dy 
fond de l’'Auvergne, Massillon, vieillissant et qui avait fait pour ja- 
Inais ses adieux 4 Paris et a la cour, n’oubliait pas le protecteur de 
ses débuts, et il lui écrivait avec le persistant sentiment d’une juste 
reconnaissance. Voici une de‘ces lettres, heureusement conservée, 
et jusqu ici restée inédite® : 

« Clermont, le 1* janvier. 


« Monseigneur, je n'importune pas souvent Votre Eminence, bien per- 
suadé que des lettres plus fréquentes, en vous ennuyant, ne yous ap- 
prendraient rien de nouveau sur les sentiments de respect, de tendresse 
et de dévouement que j'aurai toute ma vie pour Votre Eminence. Mais la 
nouvelle année m’autorise & vous les renouveler, et 4 vous demander la 
continuation des bontés et de l’'amitié dont vous m’avez toujours honoré. 
Je ne saurais assez répéter & Votre Eminence a quel point je suis touché 
des troubles qui continuent dans I’Eglise de Paris. L’ouvrage de la paix 
était solide, mais l’exécution n'a pas répondu aux intentions de ceux qui 
sen étaient mélés. II fallait que l’ouvrage de la paix fut conduit avec des 
dispositions pacifiques, et on y a mélé beaucoup d’humeur et d’esprit de 
parti; Dieu saura faire tout servir a l’utilité de I’Eglise et 4 la manifes- 
tation de la vérité. J’}espére encore que le retour de M. le cardinal de Ro- 
han mettra un peu plus de douceur et de modération dans les démarches. 
Ce qui me console, c’est que Votre Eminence conserve sa santé au milieu 
de tant d’agitations. Personne ne s’y intéresse plus que moi, et n'est avec 
un attachement plus inviolable et plus respectueux, Monseigneur, votre 
trés-humble et trés-obéissant serviteur. » 


Ainsi parlait l’évéque de Clermont, conservant, au milieu des 
troubles et des ardeurs du dix-huitiéme siécle, son inaltérable es- 


' Correspondance (inédite) de la duchesse de Noailles, 1715. Bibliothéque S. F.. 
945, 
* Bibliothéque M. F. 23,218. Correspondance (inédite) du cardinal de Noailles. 


410 LA JEUNESSE DE MASSILLON. 


prit de mansuétude et de sagesse, de douceur, de conciliation et de 
foi. I] était toujours entiérement 4 son ceuvre: a Paris, une fois fixé 
4 la résidence de la rue Saint-Honoré, on Ie voit constamment au 
travail; ses confréres voyagent quelquefois; pour lui, il n’est pas 
question d’absence. A part quelques semaines de retraite aux 
champs, comme a Montataire ou & Montmorency, il ne s’éloigna du 
théatre ordinaire de son ministére apostolique que dans deux cir- 
constances importantes que nos registres oratoriens notent ainsi : 
« 241 janvier 1715, le P. J-B. Massillon de Paris (ira) 4 Nancy pré- 
cher devant S. A. R. Mgr le duc de Lorraine; » et 1747, préchera 
Avent, «4 Saint-Germain, devant S. M. Britannique, Mgr de Cler- 
mont‘. » — Evéque, il ne quitta qu’une seule fois son diocése 
pour revenir a Paris, et encore 4 peine quelques jours. 

Or, pendant plus de vingt ans qu’il remplit de sa pieuse éloquence 
les chaires de Paris et de Versailles, pendant le reste de sa vie qu'il 
consacra sans réserve 4 ses ouailles de l’Auvergne, il manifesta ce 
caractére doux et conciliant qu’il avait montré dés ses jeunes an- 
nées, et qui lui attirait invinciblement les nobles cceurs. Plusieurs 
fois ses ennemis lui ont reproché cette inaltérable et souveraine 
mansuétude. Les Nouvelles, pour l’outrager, l’appellent a satiété 
« le pacifique prélat ». Mais lui, pour unique réponse, avait choisi 
comme armes un Alcyon reposant tranquillement sur son nid au 
milieu des vagues irritées de la mer. Ce n’est pas, en effet, aux es- 
prits vulgaires que plaisent ces amis de la paix; mais ils séduisent 
les caractéres méditatifs, profonds et délicats. Tandis que la multi- 
tude court 4 l’éclat, au bruit et au tapage, les Ames désintéressées 
recherchent le calme et la retraite. Les pacifiques ne sont-ils pas 
appelés les fils de Dieu? 

K.-A. Buampicnon. 


‘ MM. 588. 


L’IDOLE 


ETUDE MORALE ! 


M. de Briey, dans le parloir de Vhétel, trouvait naturellement 
l'attente assez longue. Quand il vit venir 4 lui le vieux Martin, il 
ne reconnut pas son émissaire, si bien qu’il interrompit aussitét le 
geste qu’il avait fait pour mettre la main 4 sa poche. 

Martin se mit 4 rire, mais non point de son rire muet ordinaire. 
Cétait plutét un glapissement. Le vieillard était de plus en plus 
semblable & ses fauves. 

— Vous faites bien, dit-il, de rempocher votre argent. 

En méme temps il présentait le pli au jeune homme, qui !’ou- 
vrit. Il ya de terribles surprises... M. de Briey lut, relut et sortit, 
affreusement pale, sans avoir dit un seul mot. 

Martin revint auprés de son maitre, qui écouta, muet 4 son tour, 
le récit de ce qui venait de se passer, et se mit 4 errer par la cham- 
bre 4 grands pas. 

— Le reverrai-je? se disait-il. M’enverra-t-il quelqu’un des siens? 
Non! Il n’a voulu méler personne dans cette affaire. Il venait lui- 
méme présenter sa demande... une insolente demande!... Mainte- 
nant il s’en va chatié... et soumis... Oh! oh! nous sommes loin 
des temps du Cid et de Chiméne. On ne provoque plus le pére de 
son amante, comme on disait dans la tragédie... Ou plutdt il n’y a 
plus de tragédies, et l’on aime mieux ne provoquer personne... 
Cest une raison de plus pour garder Myriam... Je ne donnerai pas 
mon chef-d’ceuvre a l’un des représentants de cette race de petits 
muguets bourgeois... Ce Briey un gentilhomme!... Allons donc!... 
lest trop patient pour cela! 

— Le fait est, dit Martin, que de notre temps... 


' Voir le Correspondant du 25 janvier 1876. 


412 L'IDOLE. 


— Je te dis, reprit M. de Kernovenoy, qu'il préférera quitter Ge- 
néve que de faire du bruit... 

— Et de risquer son précieux sang! ajouta Martin Bataille. 

— Il boira l’injure. 

— Tout de méme, reprit Martin, eela vous ¢pargnera une mé- 
chante besogne. C’est le diable qui ne sera pas content! 

Le maitre ne répondit pa. Sa pensée s’était reportée vers My- 
riam. 

— A-t-elle entendu cet imbéeile de valet m’annoncer le visiteur? 
se demandait-il. Je vais le savoir. 

ll rentra dans la chambre de sa fille. Mademoiselle de Kernovenoy 
avait fermé |’album contenant les vues du canton de Genéve et s’ap- 
prétait pour la promenade. Le baron la pressa vivement. II avait 
hate de se retrouver avec elle sur les bords du lac. Ce serait une 
nouvelle épreuve; ce serait surtout un défi! 

Ils ne rentrérent qu’é l’heure du diney, .et ils n’avajent fait au- 
cune rencontre. M. de Briey ne se montra point dans la salle & man- 
ger de |’hdtel : il se cachait sans doute... & moins qu'il ne fut parti. 
Décidément il buvait l'injures 

Mais, quelques instants avant le diner, Martin Bataille vint annon- 
cer au baron, seul heureusement chez lui a cette heure, un autre 
visiteur : le commandant Humbert. 

M. de Kernovenoy repétait ce nom tout haut : 

— Humbert? 

— Vous ne vous trompez point, dit le nouveau venu qui mar- 
chait sur les pas de son mon UciEME: Vos souvenirs sont fidéles, ba- 
ron Hector. 

Le commandant Humbert, vingt-cing ans auparavant, était capi- 
taine dans le régiment de cavalerie ot le baron lui-méme avait servi 
quelques mois au sortir de l’école militaire. Ce n’était plus que 
Vombre vivante d’un guerrier, car il avait pris sa retraite. Mais quel 
vigoureux invalide ! Il était en villégiature & Genéve. 

— Et vous mériteriez, reprit-il, que je vous misse aux arréts 
comme autrefois, mon cher baron. 

‘— Parce que je n’ai pas su deviner votre présence 4 Genéve, 
mon.commandant, afin de vous aller rendre mes devoirs? 

— Point, dit le vieil officier. Parce que vous ne savez pas vous 
servir de vos yeux pour reconnaitre un galant homme. Vous avez of- 
fensé sans raison et, parbleu je peux bien vous le dire, vilainement 
offensé un de mes amis. 

— Ah! fit M. de Kernovenoy, c’est donc le but de votre visite? Je 
m’en doutais... L’affaire est aisée & régler. 


L'IDOLE. M3 


— La! 1a! ne secouez pas si fort votre criniére de vieux lion, s'il 
vous plait. Un moment. ; 

— Soit, fit le baron ironiquement, quotque le réle de conciliateur 
vous convienne mal... sal 

— Eh! jesuis juge de ce qui me convient, peut-étre! Je n’ap- 
porte ici ni la paix ni la guerre. Je me réserve. | 

— C'est de la prudence. : 

— Je suis chargé de vous exprimer d’abord la surprise de |’ami 
qui m’envoie. Ii vient ‘de recevoir une injure comme on recoit-une 
tuile un jour d’ouragan. | 

— Ce qui n’arrive point aux gens qui savent se tenir chez eux et 
4 leur place, fit observer M. de Kernovenoy. 

— Est-ce une gageure ? est-ce une erreur? poursuivit le comman- 
dant, déterminé 4 ne plus ertendre les sarcasmes. Le billet dont il 
sagit ne se serait-il pay trompé d’adresse ? Nous le croyons. 

-— Cest qu’apparemment il vous plait de le croire. 

— Voyons! que vous en cotiterait-il ‘d’avouer qu’en écrivant a 
M. de Briey ces deux lignes... étonnantes, vous ne saviez pas bien 
ce que vous faisiez ? 

— Et que j’ai agi en pétit étourdi qui n’était point de bonne hu- 
meur. On s’apercoit, commandant, que vous m’avez connu a vingt 
ans. 

— Sapristi! vous les avez toujours vos vingt ans! on s’en aper- 
goit aussi. Vous ne me persuaderez pas que vous ayez écrit sérieu- 
sement ce furieux poulet.’ 

' — Jen’ai jamais été si sérieux qu’en l’écrivant. 

— Tant pis pour vous, monsieur. Vous avez donc commis gratui- 
tement une mauvaise action. 

— Commandant!... s’écria M. de Kernovenoy. 

—Et ce n’est plus notre surprise, c’est notre indignation que je 
Yous exprime. Quel dommage ou quel affront vous avait fait M. de 
Briey pour autoriser cette abominable sortie? Je vous dis que vous 
n’avez pas eu conscience de ce que vous écriviez. 

— Encore! — 

— J’ai le billet ; je vais vous le lire... | 

— Je vais, moi, vous le réciter, interrompit le baron. Ecoutez 
bien. Le voici : « Est-ce une .réparation que vous venez m’offrir ? 
Yous allez donc au-devant de mon impatience. Je n’en attendais pas 
tant de votre honneur..._» ; : 

— Assez! fit le commandant, je le connais- votre chef-d’ceuvre. 
lest aussi méchant qu’insensé. Vous parlez d’honneur. Quoi de 
plus honorable que la démarche tentée ce matin par M. de Briey? 
ll venait vous dire : « Voila qui je suis. Me jugez-vous digne d’entrer 


Me * + LIDOLE,. 


dans votre famille?...» Et vous le jetez 4 la porte!... Et vous l’ou- 
tragez ?... Ov a-t-on vu cela, je vous prie?... Dans le pays méme des 
Hurons, ce serait incroyable. Ou vous n’avez pas la cervelle bien 
saine, baron Hector, ou vous me feriezsupposer des choses si fortes... 

— Par exemple?... demanda le baron. ; 

— Morbleu, je vous le dirai. Encore une fois, tant pis pour vous’... 
On serait tenté de vous prendre pour un jaloux de comédie et de 
croire... , 

— Achevez donc, dit M. de Kernovenoy, qui palit. De croire?... 

—Eh! que la jeune personne qui vous accompagne n’est pas 
votre fille... 

M. de Kernovenoy laissa échapper un cri rauque, et ce. fut tout. 
Le reste de la protestation indignée qu'il voulait faire entendre ex- 
pira sur ses lévres. La colére et la douleur |’étouffaient. 

— Je suis allé trop loin, dit le commandant, et j’ai commis, je 
le vois, une erreur déplorable 4 mon tour. Heureusement je suis de 
ceux qui sayent s’humilier, quand ils ont eu tort. Je vous demande 
pardon. 

— C’est heureux ! murmura le baron. 

— Je voudrais que vous pussiez lire au dedans de moi... Vous y 
verriez un regret profond de ce que j’ai dit. Je n’ai pas encore eu 
la bonne fortune de rencontrer mademoiselle de Kernovenoy; mais 
je sais que c’est une personne merveilleusement accomplie, qui 
commande le ravissement et le respect... Voila justement notre 
malheur. Nous avons osé I’aimer. Un malheur dont vous nous faites 
un crime, et c’est ce que les gens sensés ne pourront jamais con- 
cevoir. Nous sommes, je pense, suffisamment beau de notre cété; 
nous avons un nom, nous sommes riche... et romanesque!... Quand 
je dis : Nous, vous m’entendcz bien... Oh! pour romanesque, j'2- 
voue que nous le sommes. 

— Jel’avais deviné, dit M. de Kernovenoy d’une voix dure. Aussi 
j'ai conduit votre ami tout de suite a la fin du roman, de peur qu'll 
ne s égarat en route. 

— Mais, moi, ne vous en déplaise, je ne vais pas si vite. J’ai recu 
une mission en deux parties. Je veux essayer la premié¢re. Vous ne 

m’empécherez peut-<tre pas de vous dire que Maxence de Briey est 
le fils de mon meilleur ami et de mon compagnon d’armes. Cela re- 
monte plus loin que vous, baron Hector, je peux vous répondre de 
ce jeune homme. C’est un coeur généreux et fort... 

Le baron se leva. 

— Mais vous ne voulez donc entendre & rien? s’écria le comman- 
dant. C’est un procédé inoui, sauvage... Je vous répéte que nous 
oublierons votre algarade. 





L'IDOLE 415 


— Joublierai de méme la poursuite outrageante dont mademoi- 
selle Kernovenoy a été l'objet de la part de M. de Bricy, dit le baron, 
mais 4 une condition expresse : c’est qu'il voudra bien quitter Ge- 
néve... . 

— Quelle poursuite? Une derniére nO étes-vous dans votre bon 
sens? Maxence de Briey rencontre 4 Genéve une jeune fille de son 
rang, de son monde, qu'il trouve admirablement belle... Il lui ar- 
rive de se mettre sur son passage... Et c’est 1A une injure! Il est 
ravi, et, de peur que sa curiosité si naturelle et que ce parfait en- 
chantement ne soient jugés contraires aux bienséances, il vient a 
vous, plus vite qu’il ne l’aurait voulu peut-étre, il va vous demander 
la main de mademoiselle de Kernovenoy. Et c’est 14 un outrage! Je 
vous dis que nous aimons votre fille. Nous avons bien le droit 
d’aimer ! 

— Allez donc exercer ce droit-la contre d’autres, dit M. de Ker- 
novenoy. Je ne veux pas qu’on aime ma fille! 

— Yous ne voulez pas... Alors, battons-nous ! 

— Enfin!... 

— Prenez garde ! Prenez garde! s’écria le commandant en faisant 
un pas vers lui... Je crois que je vous connais a présent. A bas le 
masque ou je le déchire!... Je viens de pénétrer le fond de votre 
pensée, baron Hector. Vous avez voué votre vie 4 cette enfant et 
maintenant vous dites : « On ne me prendra pas ma fille! On ne me 
prendra pas ma vie!» Vous étes un effroyable pére... Oh ! provoquez- 
moi 4 mon tour, e1aportez-vous tant qu’il vous plaira... Pére égoiste! 
Pére aveugle! Allez, vous n’étes point seul au monde de votre es- 
péce téméraire. J’en connais au moins un autre qui s'est conduit 4 
votre fagon, en maitre fou, et qui a voulu, comme vous, se jeter en 
travers des lois sociales ct nier la nature! J’en connais un qui a 
passé plus de nuits dans les regrets et dans les larmes pour avoir 
perdu, par sa faute, sa fille unique et adorée, son idole, qu’il n’en 
avait passé 4 caresser sa chimére, 4 réver de garder l'enfant pour lui, 
a lui, rien qu’ lui, toujours 4 lui. Que celui-la puisse vous servir 
d'exemple! Regardez-le donc! C'est moi. L’idole, un jour, m’a con- 
fessé qu'elle aimait un homme. Cet homme, je l'ai hai, vous con- 
cevez bien cela, vous! Cependant, il a falJu céder, la lui donner. 
Oh! Pheure terrible! Et aprés?... Aprés!... Est-ce que, entre le 
mari et le pére, ennemis l’un de |’autre, les lois et la nature, la 
religion, la morale, les juges, Dieu, ne commandent pas de choisir 
le mari?... Je suis seul, je suis vieux, j'aime éperddment toujours, 
et l'on m’oublie!... Voila ce qui vous attend. Le chatiment vous 
Viendra comme il m’est venu. Encore n’ai-je fait que hair celui que 
ma fille devait me préférer..Vous tuez les soupirants, vous! (est 





416 L'IDOLE. 


pis. Je vous ai averti maintenant. Adicu. Si vous persistez dans votre 
dessein, qui est atroce, vous m’enverrez vos amis. Nous les rece- 
vrons. Maxence de Briey m’a dit : « J'aime mademoaiselle de Kerno- 
venoy. C’est le premier, ce sera le seul amour de ma vie. Mais il 
faut que son pére efface l’outrage qu'il m’a fait subir. S’il ne le veut 
pas, je me souviendrai avant tout que je suis gentilhomme. » Yous 
ne le voulez pas. Vous n’effacez rien. Ce n’est pas moi qui conseille- 
rai jamais a M. de Bricy de ne point agir selon l’honneur. S'il est 
gentilhomme, je suis soldat. 

Le commandant Humbert sortit. M. de Kernovenoy porta lente- 
ment scs mains A son front et sur son visage. Y cherchait-il les dé- 
bris du masque? Ah! le commandant le lui avait bien arraché! 

A présent que faire? S’il donnait suite 4 son projet, « qui étail 
atroce, » quel scandale dans Genéve et la colonie? Ce duel déchai- 
nerait toutes les consciences, allumerait le feu de l’indignation sur 
toutes les lévres. Il serait dit partout que ce pére abominable, gar- 
dien de sa fille, gardien jaloux, féroce, sans scrupules, prét 4 sa- 
crifier impitoyablement le monde entier et sa fille méme a sa passion 
égoiste, cherchait querelle 4 quiconque s’avisait d’aimer mademoi- 
selle de Kernovenoy, et 4 toute demande en mariage répondait par 
des coups d’épée. 

Alors qui serait odieux 4 tous? Lui. Qui deviendrait un objet de 
pitié ? Elle. 

Et ce n’était pas tout encore. Il croyait toujours entendre les p- 
roles prophétiques du vieil officier : « Votre chatiment viendra 
comme le mien est venu. Pourtant je n’ai fait que hair celui que ma 
fille devait me préférer. Vous le tueriez, vous! » Voila ce qui réson- 
nait 4 son oreille. Une autre voix s’élevait en méme femps au dedans 
de lui et le glagait d’épouvante : 

« Si Myriam aimait ce Briey? » lui disait-elle. 

Il pouvait envoyer ses témoins 4 M. de Bricy, il pouvait braver 
l’opinion, il pouvait égorger ce jeune homme, car il se croyail la 
main sire... 

Mais si Myriam I’aimait?... 

Ah! le chatiment ! ll appuya son front sur la table devant laquelle 
il,était assis. Les larmes se faisaicnt jour pour la premiére fois dans 
les yeux de cet homme dont l’Ame puissante et profonde avait vrai- 
ment un cété farouche, et qui jamais n’avait pleuré. Les sanglols 
lui déchirgient la poitrine et il les étouffait en mordant son mov- 
choir de peur que le bruit n’en arrivat dans la chambre de Myriam. 
La porte extérieure s ‘entr’ ouvrit et le rude visage de Martin Bataille 
apparut. 

Le vieillard, stupétait, interdit, n’en croyant point ce qu’il voyait. 


L'IDOLB. 417 


ne s'avanca que lentement. Le baron fit un terrible effort et se re- 
dressa : 

— Qui, c’est moi! s’écria-il. C’est bien moi qui pleure. Je suis 
vaincu sans combat. Je ne peux plus songer 4 tuer notre ennemi... 

— Vous aurez donc eu un remords? grommela Martin. C’est 
peut-étre mieux. Mais c’est le diable qui ne sera... 

M. de Kernovenoy s’élanga vers le vieux garde, et lui saisit les 

mains. 
_ —Non, dit-il, tu ne me comprends pas... Ce n’est pas de le tuer 
qui me fait peur. Mais aprés?... Si elle l’aimait ! 

— li faut donc partir, mposta Martin Bataille. 

— Partir, oui. Tu me donnes le bon conseil... 

— Vous voyez bien tout de méme que je vous comprends. 

M. de Kernovenoy ne répondit pas. Il révait, et c’était une réverie 
cruelle, la véritable voie des douleurs : 

— Qui essayera de persuader 4 Myriam que ce départ est néces- 
saire? ... murmura-t-il... Ce ne sera pas moi. Je n’oserais... 

Hi n’osait plus !... 

— Et puis. reprit-il, point de raison a lui donner... 

— Je vais la trouver, fit Martin. 

— Que lui diras-tu ? 

— Qu’elle doit vous obéir sans rien vous demander, si elle vous 
aime... 

— Si c’est encore moi qu'elle aime! Va... 

Demeuré seul, il ferma les yeux. Ah! murmura-t-il, voila l’é- 
preuve! 

Martin reparut au bout de quelques minutes : 

— Elle consent, dit-il. 

— E}le n’a point pali? Tu n’as point vu de larmes dans ses 
yeux?... 

— Non. Elle m’a dit seulement, et elle riait: « C’est donc une 
grace que mon pére me demande?... Pourquoi n’a-t-il pas osé parler 
lui-méme?... » 

— Et puis?... 

— Et puis rien. Nous ‘partirons dans une heure. 

— Tu me sauves la vie une seconde fois, vieil homme! s’écria le 
baron. Elle ne l’aime donc pas, lui / 


Ii 


0 la poétique chevelure d’ceillets sauvagesse jouant sur ces vieux 
murs! Le voila donc, ce beau Kernovenoy, suspendu entre le ciel 


M8 L'IDOLE. 


et les flots. Les jardins bercaient leur verdure comme une forét aé- 
rienne. 

L’Etranger demeura longtemps & réver sur la gréve, au pied du 
donjon; puis il en tourna le pied, se résolut 4 gravir la rampe bor- 
dée de plantes marines qui avait remplacé l’ancien pont-levis. Ar- 
rivé devant la grande porte ogivale, qui était ouverte, il en prit le 
gardien 4 partie. A la douceur de sa voix, on aurait dit une siréne 
déguisée sous le costume médiocrement pittoresque d’un gentil- 
homme de notre temps. 

— Me sera-t-il permis de visiter ce chateau? 

Ce n’était pas la premiére fois que le cas se présentait & Kernove- 
noy, en l’absence des maitres . il y avait assez de curieux parmi 
les baigneurs, l’espéce la plus désceuvrée quand la marée est basse. 
Tous avaient été rigoureusement évincés, c’était l’ordre du baron. 
Celui-ci pourtant méla bientét 4 sa douceur un air de commande- 
ment et de passion qui en imposa au gardien. 

-— J'ai une extréme curiosité de connaitre cette belle demeure. 

Cela se voyait de reste. Il porta la main a sa poche et montra trois 
doubles louis, une monnaie heureusement assez rare, car elle n'est 
que trop persuasive. 

— Sans doute, il y a ici de nombreux serviteurs, dit-il. Eh bien, 
l’une de ces piéces serait pour vous; l’autre pour les femmes de 
service, qui sen achéteraient des rubans; la troisiéme pour les 
hommes : ils boiraient 4 ma santé. 

— Si encore, dit le concierge, vous me disiez votre nom? 

— Mon nom? — Il hésitait. — Je m’appelle Humbert, reprit-il. 

— Humbert? fit l’homme en le regardant, comme s’il attendait 
autre chose. : 

— Humbert tout court, reprit le visiteur en souriant. Vous voyez 
bien que je ne suis pas des amis de votre maitre, qui portent des 
noms bien plus sonores. Si vous me laissiez entrer ici, vous n’aurie 
pas & vous en repentir, puisqu’on ne le saurait point et que vous 
seriez récompensé. 

La force de ce désir et cette éloquence sonnante triomphérent des 
scrupules du gardien. Kt puis, cette distribution des trois louis que 
le visiteur avait proposée était un grand coup de politiquc. Le con- 
cierge songea que tout le monde au chateau ayant gouté au fruit de 
la désobéissance, loutes les langues sauraient bien se taire. La porte 
ogivale s’ouvrit devant ce jeune bourgeois magnifique — car ce 
n’était point un seigneur — dont les yeux plongérent dans I’kden 
et qui palit en entrant. 

Son guide avait pris la bonne précaution d’éclairer la route, et, 
pour cela, détacha sa femme 4 la lingerie et & l’office, sa fille aux 


L'IDOLE. 410 


cuisines, si bien qu’Humbert, rencontrant un homme dans une al- 
lée, recucillit un grand salut, au lieu d’une marque de surprise. 
Un instant aprés, lorsqu’il passait devant l’habitation Louis XIII qui 
reliait ensemble les deux tours, les femmes se trouvérent rassem- 
blées sur le seuil. Voila ce que peut un double louis pour des ru- 
bans. 

— Je suis un grand corrupteur, se dit-il avec un nouveau sou- 
rire. 

Ces femmes chuchotaient. Ce jeune homme leur paraissait fort 
beau. Vraiment, tout le monde n’a point cette vive et male tour- 
nure, et surtout ces yeux d’Espagne. Ils faisaient songer a d’autres 
yeux, dcux éblouissements aussi, deux pures lumiéres, la gloire de 
la maison. Une voix s’éleva dans cette réunion, que Martin Bataille 
appelait le troupeau des caillettes ; elle disait : 

— Sil était seulement vicomte, cela ferait un beau couple; mais 
il parait que le pauvre jcunc homme n’est pas plus noble que Jean 
Thibaud ! | 

Jean Thibaud, c’était le concierge. 

LEtranger, malheureusement, n’entendit point cette sentence 
des comméres : il y aurait voulu reconnaitre un présage. Il mar- 
chait dans ces beaux Jardins comme cn un reve, regardant le sable; 
et, comme st] comptait sans le temps, les brises marines et les ora- 
ges, espcrant peut-étre retrouver encore, aprés tant de jours écou- 
lés, la trace du picd de fée qui avait effleuré le chemin. 

Son guide lui dit : 

— Tout de méme, vous avez bien fait de venir aujourd’hui. Les 
maitres pourraient bien étre de retour avant demain. 

Létranger sourit encore; il savait que les maitres étaient plus 
prés du chateau qu’on ne le pensait, mais aussi qu'ils n’arriveraient 
pas avant le lendemain. L’homme lui parlaat encore; mais lui, con- 
Sdérant un grand rosier couvert de fleurs, répondit sculement : 

— Me sera-t-il permis de cueillir une fleur? 

La belle faveur qu’il demandait! Les rosiers étaient assez nom- 
breux 4 Kernovenoy. Mais Humbert alors fit une chose qui parut 
suspecte au servileur : il porta la rose 4 ses lévres ct la fit ensuite 
disparaitre sous son habit. Aussi quand, arrivé au pied de la tour 
qui regardait la baie, il interrogea de nouveau son guide ect lui de- 
manda s'il ne pourrait l’introduire dans le logis, Jean Thibaud re- 
fusa séchement. 

Pourtant il prit pitié de l’air de tristesse qui se répandit aussitét 
surle visage du jeune homme, et, voulant gagner son salaire (ear 
il était honnéte), il lui raconta la légende de cctte tour. 

il invita d’abord 4 regarder certaine lenétre 4 demi masquée par 

10 Fevormwa 1876. 28 


420 L'IDOLE. 


des feuillages. C’était 14 que mademoiselle de Kernovenoy, un jour 
(il y avait treize ans) était arrivéc par un chemin que, sans doute, 
elle ne voudrait plus suivre. 

ll avait le mot pour rirc, Jean Thibaud! 

C’était donc 4 celte fendtre que le baron avait vu apparaitre tout 
4 coup le mignon visage de sa fille qu’il ne youlait plus voir. Martin 
Bataille s'était accroché aux branches de ce vicux Jasmin pour mon- 
ter avec son fardeau. 

— Et qui avait élé surpris ct dérangé, fort hcureusement pour le 
’ salut de son Ame? M. le baron, qui songeait en cc moment ase 
donner la mort; car, en ce temps-la, il n’était pas trés-bon chrélien. 

— Pourquoi M. le baron de Kernovenoy ne voulait-il plus voir sa 
fille? Pourquoi voulait-il mourir? demanda l’étranger. 

— Parce qu'il venait de perdre la jeunc baronne, sa femme. fl 
avait penr que la vue de mademmoiselle lui déconscillat cc qu'il allait 
faire. Le bon Dieu parle quelque:ois dans les yeux des enfants. 

— Cet homme a aimé, perisa le visitcur. Pourtant il ne veut pas 
qu’on aime! | a 

— Depuis, continua le guide, M. le baron, a recannu souvent que 
Martin avait cu une fiére idéc de-lui apporter sa fille, et qu'il lu 
avait sauvé lavic. _ | | 

Maxence de Bricy (car c’élait bien Jui qui voyageait sous le nom 
d'lumbert) révait; il comprenait toute la folie de M. de Kernove- 
noy; le récit de ce valet scrvait de commentaire a celui que lui 
avail fait, 4 Geneve, le commandant Humbert, aprés sa mémorable 
et oragcuse entrevue avec le baron. — La lutte sera longue ct opi- 
nidtre, murmura-t-il, mais je le vaincrai. . 

Belle confiance de la jeunesse et de l'amour ! 

— Qu’est devenu, reprit-il, ce Martin Bataille dont vous vencz de 
me parler? C’est un bon servileur, s'il aempéché que mademot- 
selle de Kernovenoy ne fat deux fois orpheline. 

— Pas besoin d'etre en peine de lui, répondit le domestique en 
levant les épaules. Est-ce que M. le baron peut se passer du bon- 
homme? Martin l’a suivi dans le voyage, bien qu’il soit vicux comme 
ses bois. 

— Je le connais, dit tout bas Maxence. 

Martin Bataille, c était cette vicille téte menagante, sans cesse ca 
cadrée dans une des fenétres de I’hdtel, & Genéve, au-dessus du 
quai du Rhone. Ce que Ie vicillard faisait quand Myriam était en 
fant, il se croyail encore le droit et l’obligation de le faire;.il veik 
lait toujours sur clle. 

— Mademoiselle de Kernovenoy, dit le jeune homme en désigaant 








L’IDOLE. 421 


le jasmin, doit aimer co vieux feuillage, si elle se souvicnt de son 
enfance? 

— Je le crois bien, qu'elle laime! répondit Je gardicn. Il faut la 
voir le soigner de ses ponies mains blanches ct enlever les fleurs 
fanées!.. 

— Hon ami, reprit le visiteur, remettez-moi; Je vous prie, sur 
le chemin du village. Jc yous remercie de m’avoir moni ce cha- 
teau. 

L’‘kommic le précéda. Quant a lui, demeuré de deux pas en arriére, 
il tirait 4 demi des table!tes de sa poehc, cn-arrachait un feuillet, y 
éerivait rapidement un seul mot : Genéve; et ‘le faisait glisser der- 
riére les branches du jasmin. fl survit alors son gue, et il se di- 
sait 4 demi-voix : ; 

— C’est peut-dtre avoir beaucoup osé! 

Ce qui ferait sourire don Juan, si don Juan était encore de ce 
monde, ce qui excitera la grosse gaicté de ses petit-fils ou de ceux 
qui sc croient dignes de l’étre. Or, de ceux-la il y en aura toujours, 
méme dans un peuple moral (ct ce n’est point nolre cas), méme 
dans un peuple de magots. Tous ces petits abatardis ne manque- 
ront point de dire : « Ce jcune homme est bien candide! » 

Il n’était que loyal et plein d'amour, et il respectait ce qu’il ai- 
mait. 

Les petits magots ajoutcront : 

— Ne pouvait-il écrire un vrai billet qu’il aurait mis sous ces 
feuilles? 

Certes, il Ie pouvait, mais ne le voulait point. Pourtant il 
s'éloignait avec une pensée de regret et de crainte bicn naturelle : 

— A-t-elle seulement pris garde & moi? se demandait-il. 

0 croyait ne pas etre passé inapercgu de Myriam dans le voyage de 
Suisse; mais peut-étre ne savait-clle point gui il était. Si elle le 
connaissait, Genéve disait tout; — rien, si clle ne l’avait pas re- | 
marqué. 

Maxence de Briey regagna Vannes dans le maigre équipage qui 
avait amené la veillc, une carriole pour tout dire. Il fit douze licues 
en huit heures avec trois halles. Il traversait de grandes chénaies, 
puis la lande sous son noir manteau d’ajoncs que Ie vent entrecho- 
quait avec des bruils d’armes et des cliquctis de fer. Plus loin, la 
lande éternclle quittait cette rude parure pour une autre moins 
sombre; la bruyére courait au flanc des coteaux qu'elle couvrait 
des longs plis de sa robe trainante aux chaudes coulcurs. Un ciel 
bas, chargé de nuécs aux formes étranges, pesait sur cette belle et 
triste terre; c’dtait une autre campagne sauvage, le paysage cé- 





422 L'IPOLE. 
leste au-dessus de ce site désolé; tous deux, parfois, semblaient se 
joindre. 

Ca et 14, s’ouvraient a droite des vallées profondes, et le voya- 
geur, 4 leur extrémilé, apercevait alors comme une nappe de lu- 
miére diffuse et argentéc; c’était le ciel encore se confondant avec 
la mer. L’ombre tombait quand il arriva enfin 4 Vannes, et dans les 
premiéres rues étroites et sinueuses de la vieille ville, plus noire 
encore que la lande, ce n’était déja plus le soir, mais la nuit. ll 
mit pied a terre chez le loueur de la carriole, et, laissant derriére 
lui le faubourg avec secs masures couvertes en chaume, il joignit 


un quartier moins pauvre. La, sur une petite place, entre unc belle _ 
église 4 demi-ruinée et de curicuses maisons de bois. s’élevat un — 
vaste hdétel construit au dernier siécle. I] était illuminé comme — 
pour une réception extraordinaire : il contenait des hétes que l'on | 


fétait. 
C’élait hotel du marquis de Verteilles, lun des plus proches 


parents du maitre de Kernovenoy, ct Maxence, tout bas, se dit: Eile 
est la! 

Une main, en ce moment, s’abattit sur son épaule : 

— Il parait que l'on dansera la-haut; mais on n’a point penséa 
nous, lui dit une voix railleuse ; nous ne serons pas de la féte... 
(a, vraiment, avez-vous fait honiie route. . mon fils? 

— Est-ce l'heure du badinage, commandant?... 

— Je ne suis plus commandant, je suis M. Humbert tout court; 
un heureux homme qui, par I'cffet d’un miracle, s’est trouvé su- 
bitement le pére d’un superbe cavalier de vingt-huit ans. Uo enfant 
tout venu!... 

— Ce subterfuge est-il suffisant? interrompit encore M. de Briey 
Ne craignez-vous pas que M. de Kernovanoy ne le déméle bientot 
sans peinc? 

Point. Il sait que je n‘ai qu’une fille; il eroira qu'un autre Hum- 
bert a da la fantaisie d’habiter Vannes. C'est le droit de tous les 
Humbert, et d’ailleurs Kernovenoy est 4 douze lieues d'ici... Allez! 
toutes nos mesures ont été bien prises, et il m’est permis, appa- 
remment, de m’en attribucr l’honneur. Quant 4 vous, que vous 
avez peu d'imagination pour un amoureux! 

— Certes, dit Maxence, je sais tout ce que je vous dois... 

— Le mémoire sera long... La, franchement, qui a eu Vidée de 
précéder les voyageurs, comme d’anciens maréchaux des logis 
courant devant des personnes royales? Et qu’auriez-vous fait $I 
vous étiez tombé tout seul 4 Vannes? Oh! vous n’eussiez point man- 
qué d’aller vous loger 4 l’hdtel, sous votre véritable nom... Par- 
bleu! j’entends d'ici les propos dans la ville : « A l'hotel des Trois 





L’IDOLE. 435 


Licornes, il ya un comte... » Et le joli comte! Si bien que le baron 
Hector edt été tout de suite averli 4 son passage, et vous auriez vu 
arriver chez vous deux de ses amis, chargés de sabres ect d’épées, 
de pistolets et d’espingoles. Pris en flagrant délit de poursuite of- 
fensante, le moyen de ne pas vous batirc?... Oh! oh ! qu’avons-nous 
fait de feu notre courage de chevalier, mon bon ami?... On dirait 
que volre bras tremble sous ma main... Je sais bien que vous 
aimericz mieux vous mesurer avec toule une armée qu’avec le 
pere... 

— Je yous en prie, éloignons-nous, répliqua vivement M. de 
Briey. Le paren pourrait descendre ct traverser cette place... 


avis, bien qu il ne soit pas logique. Que nous disent la-haut toutes 
ces lumiéres ? d’espérer. A-t-on jamais vu les navigateurs tourner 
ledos au phare qui brille? 

Le jeune homme, cette fois, ne répondit point, et, marchant le 
premier, s’engagea de nouveau dans le dédale des rues. Le com- 
mandant Humbert le suivait en grommelant : 

— Parbleu! faut-il que je vous aime et que j’ale aimé votre pére, 
votre vrai pére? Ah! l’aimable ville avec ses pavés pointus, ses 
chemins plus étroits que celui du paradis, et ses maisons de 
bois !... 

Il calomniait au moins celle ot ils entrérent tous les deux : 
elle n’avait qu’un scul étage; mais elle était tout en granit. On 
pouvait dire qu’clle avait été construite avec les entrailles du sol 
national. Aussi passail-elle pour une belle maison, et jamais sa 
renommée n’avail été mieux justifiée que depuis la fin de la semaine 
préecédente, deux étrangers étant arrivés 4 Vannes, l’ayant vue, - 
ayant louée, meublée comme par enchantement, et rajeunie des 
greniers aux caves, sans oublier la toilette du jardin. 

ll n’étail pas petit, ce jardin, mais serré de trois cétés entre de 
hautes maisons coniques et biscornues, avec leurs pignons dente- 
lés et Icurs toits en capuchon; il aurait étouffé si l’air, ct méme le 
soleil, quand ce cicl gris se déridait, n’y élaient entrés largement 
par le quatriéme cété qui était justement le midi. La, point de 
murs jaloux ni de grands pans de bois, incommodes autant que 
pitloresques, mais l’espace, un pré ou plutot un verger, car lherbe 
Y poussait sous des arbres a fruits; au bout, une route, avec la 

lande encore en perspective, el plus loin, si l’on tournait les yeux 
vers l’oucst, la brume flottante ct cepnane Vhalcine des flots, les 
ciels de mer. 

Et cette haleinc humide arrivait la, comme partout sur ces cotes, 
tidde et presque méridionale, si bien qu’a la facade postéricure de 





42h L’ IDOLE. 


la maison qui regardait l’espace ouvert, montait en espalicr un gre- 
nadier magnifique, alors chargé de ses fleurs éclatantes. Les allées 
du jardin, droites et monotones, car ce n’était propremtent qu'un 
potager, étaient bordécs d’arbousicrs ct de myrtcs ; un massif épais 
de'figuiers croissait 4 l’angle du mur, au bord de la petite prairie. 
A la vérité, il faisait nuit, ce qui cachait aux yeux dc Maxence les 
beautés de cctte retraite qu'il aimait déja comme un licu ov |’on 
réve. Ii chercha le commandant & ses cétés et ne |’y trouva plus. 
Mais la méme voix moqucusce qui l’avait interpellé par surprise sur 
la petite place sortit de dessous les figuiers. 

Le commandant avait adopté ce coin obscur ; pcut-étre sc plat 
sait-il 4 l’odeur dcre et péndétrante qui se dégage de ces larges 
feuilles a l’aspect métallique. Peut-étre y trouvait-il seulement une 
bonne occasion d’exercer son humeur, rien moins que paticnte 
d’ordinaire, en se défendant, comme il pouvait, mais toujours assez 
mal, contre la chute incessante des fruits qui se détachaicut des 
branches. On cntendait un léger frdlement dans le feuillage serré, 
puis la figue qui tombait aux-picds de I’héte du coin sombre, quel- 
quefois sur son chapeau, et le commandant qui tomnait. L’inci- 
dent se rcnouvela tout juste 4 l'instant of il se préparait 4 redonner 
l’assaut 4 son compagnon et inlroduisit dans l’atlaque quelques in- 
cidcuces assez plaisantes. 

— Ainsi: vous avez fait... Morbleu! maudite figue stupidc!... 
Vous avez fait le pélerinage.:. Je l’ai regue sur la téte... Vous aves 
visité Ie palais enchanté de la princesse... Voila mon chapeau 
gaté!... Cette visite, enfin, vaut-clle les douze lieucs qu’elle vous a 
couté?... Je ne pouvais vous ftenir en repos depuis deux jours... 
Vous n’avicz plus qu’une envic, c’était de connaitre le lieu ol va 
respircr la jeune fée. Eh! je lai dit au baron Hector, -que vous 
éticz romanesque, et il n’a pas eu de peine 4 me croire... Cela na 
point, d’ailleurs, ‘avancé vos affaires. Quant ala fée, je suis bien 
sir que vous ne lui aurcz laisse aucune | ial sensible de volre 
passage. : 

— Vous en étes sir? S eria Maxonce ecompliant Eh ia vous 
vous trompea. 

Il raconta naivement Padres qu'il avait eniployes pour écarler 
un moment son guide dans les jardins de Ker hovenoy, ct J"audace 
qu'il avait cue de cacher sous les feuilles du grand jasmin le billet 
ne portant qu’un mot : Genéve ! 

Le commandant avail grande envie de ire, mais il se fit viola 
pour demcurer, au contraire, tout a fait sérieux : 

‘'— Vous voila passé maitre en intrigues galantes, mon Als, dit-l; 
vous étes vraiment un roué! 





L'IDOLE. 4% 


Maxencc concut un léger dépit de cctte moqucrie ct ne répondit 
point. Le plus profond silence régna dans le berceau. Les figues 
continuaicnt 4 tomber, le jeune homme 4 songer, et Ic cominan- 
dant aussi, mais d’unc facon bicn différente. Tout 4 coup, il sc leva. 

— Vous me quiltez? demanda le jeune homme. 

— Je vais faire un tour vers la petite place, du cété de P’hdtel de 
Vertcilles, répliqua le vieil officier. 

Maxence était déja debout. 

— Non point, s’il vous plait! dit le commandant en riant. Je n’ai 
pas besoin de vous, jiral seul. Vous n’auricz qu’a faire ce que 
vous avez fait 4 Kernovenoy ect 4 scmer de petits papiers cntre les 
paves ! : 


il 


Déja le commandant avait oublié le chemin de l’hétel; mais le 
bruit des violons arrivail 4 son orcille et le guida : 

— Voila, se disait-il gaiement, ce qui s’appelle marcher au 
canon ! 

L’harmonie pourtant est trompeuse. Deux routes se présentaient 
devant lui comme les deux pointes d’unce fourche, instrument diabo- 
lique ; il se trompa de pointe. Les deux rues, heurcusement, abou- 
lissaienf & la petile place qu'il cherchait. Celle qu'il suivit décrivait 
d'interminables méandres entre deux grands murs, ga ct 1a percés 
de larges portes surmontécs de croix, indiquant des maisons reli- 
gieuses. L’herbe ne sc contentait pas d’y pousser, elle y murissait 
entre les pierres, ct le promencur trébucha contre une touffe de 
hautes graminées qui sc couronnaicnt d’épis, de vrais épis comme 
en plein champs. Il sourit encore ; il aurait assez aimé, pour son 
propre compte, la vicloire de Maxence de Briey sur l’opiniatreté du > 
baron de Kernovenoy, car il s’accommodait de cette rude province, 
el, méditant un peu d’y finir sa vic, il n’aurait pas été faché d’y 
avoir de jeunes amis pour l’embellir. 

—— Quand je pense, grommelait-il, que j’avais cru me retirer du 
monde, ct que j’habitais Genéve, qui est justement lauberge du 
monde ! 

Mais ces deux grandcs murailles aveugles inspiraient, malgré lui, 
au commandant {lumbert, des pensées superstitieuses; celles sem- 
blaicnt étre l’image de ses projets dont l’accomplissement se perdait 
dans les ténébres. : 

Enfin les sons de l’orchestre devinrent plus prochains. Le mar- 
cheur arrivait sur la petite place éclairée par la lumiére que pro- 


426 LIDOLE 


jetait le bal et qui sortait 4 flots des fenétres entrouvertes de l’hdtel 
de Vertcilles; il se mit en devoir d’cxaminer le logis. 

En regard de |’église ruinée, parmi les maisons de bois, cette ri- 
che demeurc ne produisait pas un petit contraste! L’hdtel avait été 
construit 4 cette époque charmante ou l'art francais, s’inspirant de 
la grace familiére et de la coquetterie des mceurs, osa rompre avec 
les sévérités de la ligne et inaugura les séductions de la courbe. 
C’était le parfait modéle de l’art civil au dernier siécle. Plus de rai- 
deurs, plus d’angles, partout Ics renflements onduleux, les ron- 
deurs caressantes, ct, pour tout dire, Ie style Louis XV. Cetle riante 
merveille avait élé l’ceuvre de l’aieul du marquis actuel, dgé lui- 
méme de prés de quatre-vingts ans. La décoration intéricure ct les 
salons étaient célébres dans la province, et les panneaux en avaicnt 
été reproduits par la gravure. On cn avait méme composé un album 
qui figurait dans tous Ics chateaux. Le commandant ne savait point 
cela, mais il le devinait; et peut-¢tre, en un autre moment, n/au- 
rait-il pas fait difficulté de rendre justice 4 cette famille qui sem- 
blait avoir le privilége du gout ct l'amour de l'art. A Kernovenoy, 
le baron Hector avait renouvelé les jardins de Semiramis ; 4 Vannes, 
en pleine terre sauvage, un Verteillcs avait importé le rococo. 

Mais déja les pensées du vieil officicr n’appartenaient plus a l’ar- 
chitecture. Ses yeux se fixérent sur un objet qui le déroutait singu- 
liérement. Cet objet, c’était un factionnaire montant sa garde au 
pied de la maison. 

Pourquoi ce factionnaire? Il n’était point 1a pour le maitre du 
logis. On est encore primitif en Bretagne, ct l’on y respecte fort 
la vicillesse, mais pas au point de lui rendre les honncurs mili- 
taires. 

L’hotel de Verteilles, apparemment, renfermait un hote de dis- 
tinction pourvu d’un haut grade, quelque parent... mais lequel? 
Le commandant connaissait assez vaguement les alliances de Ker- 
novenoy. Sa curiosité, au méme instant, s’éveilla plus vive. Deux 
personnes sortaient de la maison. Le factionnaire préscnta les 
armes. 

C’étaicnt deux hommes. Autant qu’il en pouvait juger a distance 
et dans la pénombre, l'un était vieux, l’autre jeune. Donc ces 
honneurs ne pouvaient avoir élé rendus qu’au premicr. Ils traver- 
sérent la place, et il se mit a les suivre. Il examinait l’allure du 
vicillard qui marchait avec un balancement particulicr ct comme 
en cadence : 

— Celui-la, pensa lc commandant, c’est un homme de mer. 

Comme ils retournaient sur leurs pas, il ralentit le sien ct s'en 
trouva le mieux du monde, car la manne lui tomba du ciel, c’est-- 





L’IDOLE. 437 


dire du haut d’une fenétre. Une voix disait ; « Le plus vieux c’est 
l'amiral. » 

Toutes les croisées des maisons de bois étaient garnics de peuple, 
de femmes surtout, la plupart en costume de nuit. C’était un flot 
mouvant de coiffes blanches. Tous ces yeux agiles essayaient de 
pénétrer dans le bal, ct, quelquefois, y réussissaient, lorsque le vent 
soulevait les stores. Si les curicuses, au contrairc, étaient trom- 
pées, elles se dédommageaient par un terrible caquetage. Le com- 
mandant s’apercut que, pour recueillir des informations qui pou- 
vaient avoir du prix, il ne s’agissait que de préter l’orcille. 

— Quel amiral? répondit une voix d’homme au fond de la cham- 
bre d’ou la voix féminine était partie. Il y en a plus d'un, peut-¢tre. 
dans la marine! 

— Eh! pardicu, M. d’Avrigné; tu le connais bien. Et le jeune qui 
est avec lui, c’est son fils, le cavalier. . 

— Celui qui avait ce matin unc veste bleue toute brodée en or? 
sécria une fillette. 

— Oui da! il parait que tu l’as reluqué, le beau monsicur. C’est 
le cousin de la demoiselle de Kernovenoy. Et l’on dit... 

— Qu’est-ce que l’on dit? reprit la voix grondeuse dans la cham- 
bre. Ves mentcries, comme toujours... Les d’Avrigné et les Kerno- 
venoy ne sont plus amis ensemble. 

— Justement. La facheric est venue de 1a... Le baron ne veut 
point marier sa fille. Ah! l’on en conte la-dessus... 

Plus que jamais le commandant ctait tout orcilles. Malhcureuse- 
ment une des femmes s’étant penchée apercut unc ombre sous la 
croiste. Il y eut un moment de silence; puis le babillage recom- 
menca. Seulement, il se poursuivait désormais en langue bretonne. 
C'est un idiome vénérable par son antiquité. Aussi le commandant 
Humbert se crut-il dans une des cours de Babel : il lui restait 4 quit- 
ler la place. C’est ce qu’il fit. 

En s’éloignant, il croisa les deux promeneurs. L’amiral disait a 
son fils : 

— Je crois que vous n’aviez pas tous vos moyens, mon cher Ro- 
bert, en dansant tout 4 l’heure avec la fille de cet endiablé baron 
Hector. 

Et le jeune homme de répondre avec humeur : 

— Mademoiselle de Kernovenoy ne m’cncourageait pas, mon 
pere, et vous savez bien qu’on nc veut pas de nous. 

M. d'Avrigné sc mit 4 rire ct parla plus bas. Le commandant 
Humbert n’eut pas de peine A deviner qu’aux yeux de l’amiral la 
cause de son fils n’était rien moins que perdue. Ces hommes de mer 
sont tenaces. 


- 428 L'IDULE. 


Le commandant allait s’éloigner quand l’orchestre, dans I’hétel 
de Vertcilles, fit entendre le prélude d’unc valse qu'il connaissait. 
C’était une composition a!lemande... El quel dommage que cet ai- 
mable Strauss soit allemand ! A Ja vérité, on aime a Vienne d'autres 
danses que eclle des armes. Cetic valse alerte, mélancolique, en- 
trainante, soupirs, ivressc, éclat de rive, on la jouait 4 Gendve dans 
les bals improvisés qui se donnaient dans les salons de l'hotel, et 
Maxence de Bricy avait dit souvent 4 son vicil ami : 

—.Je scrais follement-heurcux de la valser avec elle. 

M. de Briey cn avait été pour ses souhaits formes a la légére. M. de 
Kernovenoy n’aurait point souffert que sa fille assistat a ces parties 
un peu trop mélécs de Genéve. Et maintenant le commandant llun- 
bert se disait en quittant la petite place : 

— Un aulre aura meilleure fortune que mon pauvre amourcut. 

Le commandant se trompait. Il avait une fille, comme le baron 
Hector,ct lavait perdue par les mémes fautes et la méme folic qui 
devaicnt amener peut-étre M. de Kernovenoy 4 perdre la sicnnc; il 
lavait élevéc avec autant d’avcugle passion et d’égoisme, mais avec 
moins de soins vigilants et de délicatesses. 

Mademoiselle de Kernovenoy ne valsait pas. 

_Le vicux marquis de Vertcilles, maitre de céans, J’avait bien re 
marqué, ct, dés que la valse eut cessé, il se leva de son grand fau- 
leuil pour. aller lui en faire son compliment. Plus il observait 
Myriam, plus il était ravi : 

~~ Vraiment oui, grommelait-il, c’est un chef-d’ ceuvre! 

Tandis qu’il s’avancait au milicu des salons, il recueillait l'hom- 
mage souriant de tous ccs jolis visages féminins animés pat la 
danse ; les jeunes hommes s’inclinaient devant lui. Le charme du 
respect l’enveloppait. Avec ses culottes de satin noir, son habit ala 
frangaise, son large gilot blanc sur lequcl battaient de lourdes bre- 
loques, la grande douillette de soie marron qu’il portait ouverte pat 
dessus tout cela et dont les plis flottaient autour de sa haute laille 
décharnéc, comme deux ailcs sombres, il avait bicn d’air du sul 
vivant d'un autre ge. Il était sec ct dénudé comme.un vieil arbre, 
le crane entitrement dépouillé; son visage n’était plus qu'une 
mélée de rides. | 

Mais la pensée vivante en sortait comme le germe vigourcux de 
la profondeur du sillon. C’était un beau triomphe de I’esprit sur les 
décrépiludes de la mati¢re; la sé.énité,du regard se répand.tl 
comme une douee ct féconde lumiére sur la grimace des trails. ll 
semblait que.cctte bouche édentée ne dat produire -en s’ouvrant 
qu'une contraction désobligeante 4 voir; mais la puissance de lame 
effacait les griffes du temps et la contraignait a sourire. 





L'IDOLE. 429 


Le marquis prit la main ‘de mademoiselle de Kernovenoy et porta 
lachaste menotte a ses lévres par un geste dont les hommes d’a 
présent ont perdu le secret. On ne sait plus baiser la main, méme a 
la Comédie-Frangaisc, qui sc prétend la dépositaire des fagons du 
temps jadis et le croit fermement. Ainsi la comédie est double. 

Et, tandis que Myriam, un peu rougissante, recevait cct hommage 
si flatteur accompagné du petit compliment de M. de Verteilles, il 
yeut une voix qui chuchota tout prés d'ellec pour exprimer une 
chose ‘de ce temps-ci {l'accent moderne) : Le marquis n’a point 
d’héritiers. 

Ce gui voulait dire que M. de Verteilles n’avait ni fils ni ‘filles. 
Quant 4 des héritiers moins proches, it en avait cing : Mademoiselle 
de Kernovenoy et les quatre fils de’ l’amiral d’Avrigné, dont l'un 
était au Japon, un autre aux Antilles, un troisiéme en Angleterre. 
Le capitaino Robert avait Pavantage d’étre présent, il avait encore 
celui d’étre Painé. | 

La méme personne Judicicuse qui avait risqué cette premiére 
observation ‘reprit la parole. C’était une demoisclie‘ de vingt-sept 
ou vingt-huit ans, l’dge maussade ot Ia fleur va monter en graine 
et qui paraissait sentir viverrent le bonhear trop rare de posséder 
un grand-oncle i la mode de Bretagne, riche de cent mille livres de 
rente cl qui n’a point fait souche ; elle ajouta d’un air pincé: « Un 
mariage arrangcrait loul. ‘» 

L’obligcante parleuse n’avait certainement pas remarqué derriére 
elle, appuyée au chambranle.d’une porte, la grande taille du baron 
Hector: {1 entendit et palit. 

Pourtant qui sondera jamais l’abime du coeur féminin ? La de- 
moiselle avait encore un mot a dire, el: passant de l'aigrcur mal con- 
tenue au fon de la plus douce pitié, elle murmura : « Pauvre 
M. de Kernovenoy ! Cela scrait au mieux pour tout le monde, excepté 
pour lui qui'’se trouverait seul dans son donjon. » 

A quoi la vicilke madame de: Lusanger, parente trés-éloignée des 
Verteilles ct des Kernovenoy, qui avait fort bien apercu le baron ct 
qui ne gardait point de doutcs sur le manége: de la. compalissante 
demoiselle, répondit brusquement. 

— Le chatelain est cncorc jeunc, et pour lui faire compagnie il 
trouverait aisément une chatelaine. Vous connaissez peut-élre celle 
qui se dévouerait. Oh! vous avez de bonnes intentions. 

— Assurément, madame. 

— L’enfer en est pavé, dit la vicille dame. 

Le baron était vengé. Il avait toujours pensé que cette douairiére 
de Lusanger était une personne d’csprit:et do“ délicatesse: Ik quitta 


- £0 LIDOLE. 


embrasure de cette croisée, et'se perdit dans les salons. Le spectre 
le poursuivait. 

Le spectre, 4 Genéve, avait une physionomie noble ct fiére avec 
ces yeux d’Espagne dontil ne méconnaissait pas la puissance, puis- 
qu’ils lui avaient inspiré cette crainte furieuse ct folle. Le spectre 
a Vannes avait une taille ronde ct bien prise dans son habit de hus- 
sard, les joues roses, la fine moustache provocante, et le prestige 
du beau cousin. 

A Genéve, c’était ce Maxence de Bricy qui se disait de bonne mai- 
son, ce qui restait 4 vérifier. A Vannes c’était Robert d’Avrigné 
dont la naissance ne pouvait éire contestéc par le baron Hector, 
puisqu’il avait intérét 4 la croire des meilleures, le joli capitaine 
étant l’un de ses plus proches parents. 

I} avait été obligé de subir ces Avrigné, qui étaient les proches 
parents aussi et les hdtes de M. de Verteilles. Pouvait-il demander 
au vicux marquis d’épouser sa rancune et ses terreurs? Cependant 
s'il avait connu leur présence a Vannes, il ne s'y scrait point 
arrété au passage. Cette imprudence commise, le reste était allé de 
soi. Comment arracher Myriam a la perspective du bal qui allait 
étre donné pour celle? C’edt été, d’aillcurs, offenser le marquis. Le 
baron lIector avait subi la force des choses. Mais que n’avait-il pas 
déja souffert dans cette soiréc? 11 ne pouvait se dissimuler que 
l’embarras des Avrigné était bien moins grand que le sien. C'était 
lui qui avait cherché la querelle. C’était lui qui donnait la comédie. 

L’amiral, cn entrant, n’avait pas apergu son neveu. Tout le 
monde le remarqua bicn, on se disait: Voila de mauvais yeux pour 
un homme de mer. Apparemment il cn avait de meilleurs quand il 
commandait une escadre ct qu’il s'agissait de découvrir l’ennemi. 
Pour le moment il ne voulait de combat avec le baron IIector ni de 
prés ni de loin, ni au canon ni 4 l’abordage. D‘ailleurs, il ne me 
nait derriére lui que des troupes de terre dans la personne de son 
beau hussard auqucl il dit 4 demi-voix : « Tencz vous ferme et 
chargez 4 temps, Robert. » 

I] n’avait cu garde de s’approcher de Myriam. D’un bout 4 l'autre 
du salon, il lui fit un salut qui était une ceuvre diplomatique, 
quelque chose a la fois de tout a fait paternel ct de diablement serre. 
Mademoiselle de Kernovenoy rougit en recevant ces signaux de !'a- 
miral ; la chére enfant se disait: « I] faut qu'il soit bien coupable 
envers mon pére pour ne point oser venic m’embrasser ! 

Au méme instant le capitaine Robert traversa la féte, il char- 
geait. Le jeunc homme se dirigea vers Myriam.et lui demanda la 
faveur d’une danse prochaine. Elle était bien embarrassée ; n’ayan! 





L'IDOLE. 454 


pas vu Robert depuis plus de dix ans, il lui cdt été permis en tous 
les cas de ne point le reconnaitre, mais dans le cas présent cela lui 
était commande ; c’était son devoir. Au reste, il lui parlait comme 
4 one étrangére. Elle lui accorda froidement l’honneur qu’il solli- 
citait et chercha des yeux son pére qui sans doute allait approuver 
saconduite. Mais les yeux de M. de Kernovenoy semblaient ne plus 
rien voir ct n’étaicnt pas moins circonspects que ceux de M. d’Avri- 
gné. Les deux hommes se voyaicnt pourtant fort bien l'un et l'autre, 
tout en ne se regardant point. 

On pouvait dire que sans se regarder, ils se toisaient, le neveu 
avec une froide et dédaigneuse colérc, l’oncle avec une douce et 
incrédule pitié. La physionomie hautaine du premier disait: « Cela 
est bien fini entre nous! Vous avez creusé l’abime. C'est pour la 
vie. » La bonne vieille figure ronde du sccond semblait dire: « Vous 
aurez beau vous débattre, vous sauterez le pas, monsicur l'entété. 
Votre humeur n’est que feu de paille. Il y ena pour une heurc! 

Le baron avait prévu la tentative sournoise de rapprochement qui 
serait {faite \du cété de Myriam; il la jugeait souverainement mé- 
prisable. En ce moment, il fut heureux de trouver un écho a ses 
ari M. de Verteilles l’appelait d’un signe auprés de son fau- 


— Hector, dit le vieillard, je suis curieux de savoir si le capilaine 
Robert est informé qu’il danse avec sa cousine. 

— Vous n’en doutez point, fit M. de Kernovenoy, en levant les 
épaules. Les d’Avrigné ont toujours aimé les petits moyens. 

—— Le fait est, reprit le marquis, que Robert a négligé d’cmployer 
les grands ce soir et qu’il a eu tort. Quelle idée d’avoir quitté son 
bel uniforme pour le bal! 

— Vous raillez, dit Je baron. Me ferez-vous croire que ce jeune 
prgipia perte comme il faut l’habit militaire ?: 

— Il le porte galamment, je vous assure... Mais en y réfléctity 
sant, j'ai envie de croire que le sacrifice de ses galons et de ses bro- 
deries a été profondément calculé. C’cst méme fort loyal. On veut 
se montrer tel qu’on s’offre, afin qu’il n’y ait point de surprises. 
Voila pourquoi Robert s’est habillé en homme du monde d’a présent 
et non en soldat. Il est décidé 4 donner sa démission de son grade 
dans le cas ot: vous devicndriez plus humain... Ne me regardez pas 
de cet air enflammé. Je sais tout. 

— Et vous me désapprouvez d’avoir refusé... 

— La, la, je ne prononce pas ai vite, je suis un juge impartial. 

— Qui, fit M. de Kernovenoy avec un sourire amer. Le juge a 
voulu mettre les parties cn présence. 

— Je ne le nie pas, et, pour le moment, c’est en avoir fait assez. 


433 L'IDOLE. 


A chaque jour suffit sa peine. Plus tard, je vous demanderai vos 
raisons. 

— Elles éclatent devant vos yeux! clles sont parlantes ! Regarder- 
le donc volre capitaine Robert ! 

— Jl n'est que joli. Votre fille est belle. 

— Pensez-vous que ce petit mignard... 

— I! commence par o& son pére a ‘fini et il a raison, car. il est 
plus naturel d’avoir dcs roses sur les joucs a vingt-six ans qu’a 
soixante. 

— Pensez-vous que cet étre banal et vide soit fait pour mademoi- 
sellc do Kernovenoy? 

— Robert n'a jamais passé pour avoir beaucoup d’esprit. Voila 
pour 1¢ moral. Quant au physique, jeconvicns qu'on dirait, auprés 
de votre fille, un corneite de Royal-Crayate menant une jeune déesse 
antique 4 la danse. Il y a vraiment entre eux peu d’harmonie... 
Vous avez donc agi avec trop de précipitation, Hector. Si le refus 
était tombé des lévres de Myriam, les Avrigné auraicnt pu en étre 
dépités, mais s’cn montrer offensés, point, et... 

— Vous n’y songez pas, interrompit vivement Ie baron, je ne 
parle pas de mariage 4 Myriam. Ce serait lui suggérer des 
penséces... 

Le vicillard se mit A rire doucement et leva les épaules a son 
tour : 

— Des pensécs qui viennent toutes seules. .. Est-ce que vous ne 
savez point ccla, licctor? Vous méconnaissez les lois de la vie... Mais 
il me semble que vous devez ¢tre salisfait dans vos rancuncs... Votre 
fille prend assez ouvertement votre parti contre Ie fils de l'amiral... 
Vous voycz donc bien que vous n’auricz eu qu’a laisser ce petit coeur 
juger lui-méme et rendre la sentence... Regardez 14 bas ce triste 
pas de deux!... Ils nese disent pas un mot... Votre jeune déesse est 
de marbre. 

— Ma fille n’aime que moi, riposta le baron, ct tous ceux que je 
n’aime point lui déplaisent. 

— Hector, dit le marquis, vous avez les fanfaronnades de la pas- 
sion. Je vous dis ave vous finirez par tenter la Providence. 

— Je pourrais mémela sléfier! répliqua M. de Kernovenoy. Si je 
ne le fais point, cc n'est pas par crainte, mais par respect... 

— Pour moi ou pour elle? Vous n’avez que quaranic- cing ans. 
C’est encore l’Age pour ces audaces ! Moi, jen ai quatre-vingts, je 
suis trop pres de rendre mes comptes, je ne m’ 4 frotterais pas. 
Quant a la folie qui vous tient, jc vous ai averti.. 

— Jc vous remercie, monsieur. 

— llector, reprit le vieillard d’une voix attondrie, vous pourrie 


DIDOLE. 455 


bien perdre par votre faute le cceur de votre fille... Songez qu’alors 
je ne scrai plus la pour vous consoler. 

Le baron ne répondit pas. En ce moment il ne pensait pas ‘avoir 
jamais besoin de consolations, ef il se croyait en mesure de braver 
toules les puissances de ce monde ct de l'autre! La docilité de 
Myriam a recevoir et 4 refléter les impressions qu’il lui donnait le 
remplissait d'une confiance aveugle. 

Son orgucil, en revanche. y voyait fort clair. Feignant toujours 
de ne point regarder l’amiral, il jouissait avec délices de I'humilia- 
tion de ce pére “plus aventureux que sage, aprés le médiocre succés 
que son fils venait de remporter... Amiral, vous avicz fait une fausse 
manceuvre ! 

Visiblement, M. d’Avrigné supposait chez les hussards, en général, 
et, en particulier, dans les hussards de sa famille, un esprit d’en- 
treprises galantes bien différent de celui que venait de montrer son 
capitaine. Myriam, a la vérité, avait oppose de terribles glaces 4 son 
danscur. 

— Eh bien! grommelait M. d’Avrigné, il fallait les rompre! 

lise dirigea vers Robert, lui toucha le bras dans la foule, ct l’en- 
traina hors du bal et du logis, se proposant de l’aller sermonner 
sur la place. C’est cet orage intime que lc commandant WJumbert 
venait de reconnaitre; il cn avait méme saisi quelques grondements 
au passage. 

L’amiral avait 4 faire & son fils unc legon difficile, car il s’agis- 
sait de lui apprendre comment on enléve les approches d’un ceeur, 
alors méme qu’elles sont bien défendues ct que la place n’a pas 
envie de sc rendre. Question de stratégie... Ccla ne fait pas ordi- 
nairement partie des enseignements paternels : 

— Que diable! disait M. d'Avrigné, vous avez vingt-six ans, vous 
étes officier, ct c’est moi qui serai obligé de vous apprendre !... 

Le jeunc homme conljnuait de se défendre et d’alléguer les dis- 
positions si peu bienveillantes que lui avait montrées mademoiselle 
de Kernovenoy, 

— Oui ou non, voulez-vous vous maricr? dit le pére. 

ll ne pouvait donner 4 Robert Ics véritables raisons pour les- 
quelles if désirait de le voir marié promptement. Tous les alliés de 
Vertcitles, d’Avrigné et de Kernovenoy savaicnt bien que ce petit 
capilaine n’était rien moins qu'un aiglon. Aimable nature, aprés 
tout, douce, tranquille ect sensible, bien qu’un peu épaissc, qui 
avait un jour arraché 4 feuc madame d’Avrigné un mot dont l’ami- 
ral vérifiait chaque jour le sens juste ct clairvoyant : 

— Vous voulez donc absolument que Robert porte !’¢péc? 


434 L'IDOLE . 


— Tous les d’Avrigné l’ont portée, ma chére. 

— C’est trés-bien, avait repris la mére; comme il vous plaira. 
Pourtant il est l'ainé, et, a ce titre, 11 pourrait également rester 
chez lui. Ne feriez-vous pas mieux de lui confier le soin de vos 
terres? 

L’amiral avait des principes; il avait exigé que Robert, précisé- 
ment parce qu'il était l’ainé, servit comme ses ancétres. Mais, le 
voyant capitaine, il méditait 4 présent de lui épargner l’épreuve des 
hauts grades, qui aurait trop absolument fait éclater son insuffi- 
sance. Malheurcuscment, Ic jeunc homme menagail d’y arriver as- 
sez vile, parce qu’il était fort brave. L’amiral s’en félicitait, mais 

ajoutait mentalement : « Je sais bien que les lions ne sont pas les 
~ renards. » 

Il se proposait avant tout de fournir 4 Robert un prétexte pour 
donner sa démission, ct ilne pouvait yen avoir de meilleur que le 
désir de se consacrer 4 sa nouvelle famille. « Ce garcon-la, se di- 
sait encore M. d’Avrigné, n’a jamais eu véritablement d’avenir que 
le mariage. » 

Mais il ne ledisait pas 4 d’autres car c’était un exccllent pére. C'est 
pourquoi il voulait que la femme de Robert fat belle, bonne et soi- 
gheusement élevéc; il tenait aussi trés-fort a ce qu'elle fat de 
grande naissance, mais surtout il la voulait d’un esprit supérieur, 
afin qu'elle put servir de guide 4 son mari. Or il avait depuis long- 
temps reconnu le germe de cette supériorité dans mademoiselle de 
Kernovenoy, sa petite-niéce : « Laissons venir le temps, disait-il, et 
cet ange sera une fée. » 

Aussi avait-il travaillé de toute sa force auprés du marquis de 
Verteilles pour obtenir de lui qu'il donnat. cette féte qui allait deve- 
nir le terrain d’une rencontre forcée, d’une réconciliation peul- 
dire. M. de Vertcilles y avait consenti, sans vouloir prendre d’autre 
engagament que eclui d’ouwir ses salens. Il refusgit d’arranger 
querelle; mais cette féte, c’était le pringipal : l’oceasion est la wm 
des grandes aventures. L’amiral croyait posséder le moyen d*une 
belle revanche contre son neveu, le baron Hector, ct le véritable in- 
strument de régne sur le coeur de Myriam. I] trouvait son capiltaine 
séduisant ct beau, s’il ne le jugeait pas le plus spiritucl de sa race. 
Seulement tous ces plans heureux étaient renversés ; l'instrument de 
régne avait tourné dans la main qui s’était flattée de le diriger a sa 
guise. | 

C’est cc que le commandant Humbert savait a présent. Et il s‘en 
allait en se disant : 

— Il parait que nous n’avions pas été ici les premiers épouseurs 








L'IDOLE. 433 


de bonne volonté, et qu’on n’a pas traité nos devanciers mieux 
que nous... Mais patience! fl est écrit dans le plus sage de tous 
les livres que les premiers scront les derniers. 

S'étant pris 4 réfléchir profondément, il concut alors une idée 
tout a fait inattendue de Maxence de Briey, qui continuait appa- 
remment de réver sous le figuier dans la maison solitaire, et du 
commandant lui-méme, qui la tournait, la retournait dans son es- 
prit, comme un fruit, déja détaché de |’arbre, qu’on veut faire mi- 
rir, et qu’on change de coté pour l’exposer au soleil. 

— Bast! s’écria-t-il. Ce serait plaisant! Pourquoi ne pas essaycr? 
Si mon fils Maxence ne me voit pas rentrer cette nuit, il ne prendra 
pas trop d’inquiétude. fl a d’autres soucls. en téte que la présence . 
de son pere, je crois! 

Au lieu d’aller rejoindre Maxence, 11 s’occupa de chercher un 
cheval, et, moins d’une demi-heure aprés, on aurait pu, n’cut été 
lanuit noire, le voir trotter sur la route de Kernovenoy. 

En ce monient le bal était dans tout son éclat, et mademoiselle 
de Kernovenoy en était plus que jamais Ic rayonnement ct étoile. 
Q puissance de la pure beauté, charme de la jeunesse! O magie 
d'une 4me neuve reluisant dans des yeux de velours et de flamme, 
souriant sur un visage en fleur! Quand Myriam passait a travers les 
groupes, dans sa longue robe blanche, sans autre bijou qu'un col- 
lier de perles, coiffée seulement de secs magnifiques cheveux, aux 
boucles cendrées sur le front ct sur les tempes, et ruisselant en 
flots d’or sur son cou, un murmure s’élevait autour d’elle. 

Et le baron Hector se disait : 

— Je le crois bien qu’ils la veulent tous! Il n’en est pas de plus 
belle! Ils savent pourtant bien 4 présent que je la garde! 


: LV 


Quand la caléche découverte qui emportait M. de ePraovenoy et 
sa fille quitta Vannes, le lendemain, dans les premieres lieures de 
laprés-midi, Myriam, reposée des fatigues du bal, semblait toute 
au plaisir bien different de rejoindre la vieille demeure. La prin- 
cesse solitaire, par dessus tout, aimait sa tour : 

— Pére, disait-elle, c’est unc belle chose que le voyage, mais rien 
ne vaut la-bas notre mer et nos Jardins... 

— Cultivons notre jardin, dit le baron. C’est un précepte de Vol- 
taire dans un de ses contes. 

— Je n’ai jamais lu Voltaire ; mais je suis grandement en peinc... 

10 Ffvarer 1876, 29 











436 LIDOLE. 


— Je l’espére bien que vous ne l’avez pas lu! répliqua le baron 
en riant... Quel est le sujet de votre tourment, Myriam ? 

— Le jasmin! dit-elle... Pendant mon absence, qui a soigné notre 
jasmin? 

Le baron Hector regarda sa fille et leurs mains s’unirent. Le 
jasmin était pour tous les deux une source embaumée d’attendris- 
sement toujours nouveau, car il leur redisait leur histoire. C’était 
l’arbre sacré qui allait devenir, pour mademoiselle de Kernovenoy, 
l’arbre de science, car il recélait, avec le billet de Maxence de Briey, 
le fruit défendu. Mais le baron ne songeait guére, en ce moment, a 
Maxence; il était méme 4 mille licues du jeune homme. 

La voiture courait 4 travers la lande ct les bois. La campagne 
sauvage se revétait. déja des teintes puissantes de |’automne sous la 
pureté d’un cicl d’été. L’air avait comme des souffles plus profords, 
la mer, au loin, comme des harmonics plus lentes et plus graves. 
On était au deuxiéme jour de septembre, et la saison vraiment na- 
tionale allait commencer sur le sol breton, mettant la rouille aux 
feuilles des chénes et les grands plis de brume 4 Icur front. 

— Aimcriez-vous 4 passer l’hiver 4 Paris ? demanda le pére. 

Les yeux de Myriam étincelérent d’abord, puis a l’instant, se voi- 
lérent : Je n’en sais rien, dit-elle. Je voudrais y penser longuement. 
Cette expression déplut au baron Hector : Penser longuement ! 

— Oh! dit-il, avez-vous donc de ccs longues pensées qui se ca- 
chent ? | 

Maxence de Briey n’était plus 4 mille lieues de l’esprit du _pére. 
Et le haron sentait 4 son angoisse que le jeune homme se trouvait 
plus prés peul-étre encore de l’esprit de sa fille. Aussi regarda-t-il 
fixement Martin Bataille qui, juché sur le siége auprés du cocher, 
s élait retourné et avait tout entendu. Martin se mit 4 se parler 
mentalement 4 lui-méme, ct le baron devina ses paroles au mouve- 
ment de ses vieilles lévres. 

Le garde se disait : Qui peut jamais connaftre les femmes ? 

Quant 4 Myriam, elle n’avait pas répondu et souriait : 

— Je suis ravi, reprit le baron d’un ton fort sec, que vous n’ayez 
point accepté ma proposition avec trop d’empressement, ma chére 
enfant, car je ne suis rien moins que décidé moi-méme a y donner 
suite. 

Le sourire de Myriam ne s’effaca pas : 

— Pére, c’était donc pour me tenter? dit-elle.., Oh! je m’en dou- 
tais bicn! 

Cette saillie n’était point faite pour chasser du visage de M. de 
Kernovenoy !’air d’humeur qui venait de s’y répandre. Il aurait 
sans doute répliqué, mais il n’en cut point le loisir. Martin Bataille, 


L'IDOLE. 437 


sur le siége, poussa un cri si sauvage, que, pour cette fois, Myriam, 
accoutumée aux fagons bizarres du vieil homme, au lieu de prendre 
peur, se mit a éclater de rire : 

— Pourquoi fais-tu le loup, Martin? demanda-t-elle. 

ke garde, sans répondre, sauta sur la route en disant : 

— Qu’est cela? 

Mademoiselle de Kernovenoy, au méme instant, ct par un mou- 
vement involontaire, se rejetait en arriére sur les coussins de la 
caléche; le baron se trouva debout. ; 

Cela, — pour parler le langage de Martin, — c’était un cavalier 
qui, venant du cdété opposé, croisa la caléche. Il était fortement 
assis sur une certaine jument grise de louage qui ne pouvait passer 
seulement pour une béte a deux fins, mais plutdét a trois, et qui ett 
préféré visiblement la troisiéme, c’est-a-dire la charrue, parce qu’en 
fendant la terre on ne trotte point. Sur cette lourde machine vi- 
vante, le cavalier s'avancait pourtant aussi ficrement que s’il edt été 
monté sur quelque perle 4 quatre pieds, sortant des écuries d’un 
khalife. En passant devant la caléche, il ta fort galamment son 
chapeau. 

— Myriam, dit M. de Kernovenoy, est-ce que vous connaissez ce 
personnage? 

— Je crois le reconnaitre, répondit la jeune: fille qui semblait 
entiérement remise de son émotion. C’est un des promeneurs de 
Genéve... Je n’ai jamais su son nom. 

Rien de plus vraisemblable. Sculement elle avait pu voir le com- 
mandant Humbert, — car c’était lui, — sans cesse en compagnie 
de M. de Briey, et le baron Hector était bien sir que, tout 4 l'heure, 
elle venait de palir. Cette flatteuse ct subite palcur n’était pas ap- 
paremment en l’honneur d’un vieil officier en retraite. 

— Fort bien! dit-il les dents serrées, les mains crispées, Martin 
réglera ce compte. 

Et s’adressant au cocher : 

— Que fais-tu donc, maladroit! Marche ! lui cria-t-il. T’ai-je com- 
mandé d’arréter? 

Martin Bataille. cependant, avait rejoint le cavalier. Il prit le 
cheval a la bride : 

— Vous, dit-il de son air sombre, d’ot venez-vous ? 

— Vous étes bien curieux, mon camarade, répliqua le comman- 
dant avec le plus grand calme. Je ne vous connais pas, et j’ai peine 
a croire que vous voyagiez en livrée sur le siége d’une caléche pour 
en descendre & propos et détrousser les passants. 

— Détrousser?... Comment dites-vous cela? s’écria le garde fu- 
rieux et désappointé. Me prenez-vous pour un voleur? 


438 L'IDOLE. 


— Ma foi, si vous ne me demandez pas tout & fait la bourse ou la 
vie, vos exigences ne sont guére plus raisonnables. Je pense que la 
route appartient 4 tout le monde. Au demcurant, que me vouler- 
vous? 

Martin balbutia et lacha la bride. Il comprenait bien qu'il avait 
fait unc chose irréfléchic, cn s’élancant a la téte du cheval. 

— Je suis dans mon pays, dit-il... 

— Et savez-vous si ce pays n’est pas aussi le mien? interrompit 
le commandant. Tencez, l’ami, j’ai peur que vous n’ayez pas la téte 
bien saine. Rentrez chez vous,buvez frais et metlez-vous au lit... 

Puis il pressa si vigoureusement du talon la monture bretonne, 
que cette masse grisc, pendant un moment, se trouva presque des 
ailes et trotta pour tout de bon l’espace au moins de cent pas. Martin 
Bataille, relevant la téte, vit 4 droite, a cette distance, le cavalier 
qui s’éloignait; la caléche, 4 gauche, allait étre bient6t hors de vue. 

— Mcttez done tout votre cceur.4 prendre le parli des maitres! 
grommela le vicillard. On m’a joliment planté la. Kernovenoy est 
encore 4 plus de six lieues. Je les ferai donc a pied! 

Cette nécessité aurait paru plus sérieuscment redoutable a un 
citadin qu’au rude forestier; i) leva Ics épaules et se résigna tout de 
suite; mais, en marchant, 1! grommelait encore : 

— Qu’aurais-je dit de plus 4 ce diable d’ homme? De quel droit 
lui barrer les chemins? 

Tout en raisonnant, i] vint 4 penser que son maitre et lui avaient 

pris trop tot ombrage, et que le vieil officier pouvait se trouver 
dans la province sans Ic Jeune homme: ils n’étaient pas enfin at- 
telés ensemble. Le hasard seul avait bien pu mettre le commandant 
sur le passage de la caléche. 
Martin se trompait. Cette rencontre entrait dans le plan général 
du commandant, qui consistait 4 « précipiter les choses ». Le baron 
Hector, lui, ne s’y méprenait point : — Ils n’ont pas abandonneé la 
partie! se disait-il. Ceci, c’est encore Ja gageure, c’est encore le 
défi ! 

Une pensée atroce, parce qu'il ressentit, en méme temps quelle 
lui vint, la honte et le supplice de l’avoir congue, une pensée vrai- 
ment laide et mauvaise le poursuivait : Si Myriam élait informée 
de la présence dans le pays de cet insolent Ilumbert et de M. de 
Briey, car tout disait qu’ils n’y étaient point l’un sans l’autre! Si 
elle avail, a Genéve, trompé la garde de Martin, si elle avait eu avec 
Maxence des intelligences cachées !... 

Un instant aprés, il aurait voulu se punir d’avoir seulement sup- 
posé cela, d’avoir pu profaner cet ange et souiller son idole. Le ché- 
timer! lui arriva le soir méme, 4 Kernovenoy, aprés le diner, par 








L'IDOLE. 439 


l’excés du remords, quand il trouva Myriam en extase devant sa 
baie, ses flots bleus ou verdissants, ses gréves blanches. La jeune 
fille reprenait possession, avec une sorte d’ivresse, de tous ces biens 
et de toutes ces beautés qui l’environnaient depuis qu’elle était au 
monde; clle rentrait naturellement dans le cadre magnifique et 
charmant de toute sa vie... Non! son coeur n’était pas demeuré en 
arriére! Non, sa pensée ne continuail pas le voyage! Elle était Ia 
tout entiére, bien 1a! 

Mais alors Martin Bataille, ayant bravement dévoré ses six lieues, 
arrivait au chateau et demanda M. de Kernovenoy. Tous deux cau- 
sérent assez longuement, et le baron revint auprés de sa fille plus 
soucieux encore et plus agité. 

Myriam n’avait point quitté son poste au bord de la terrasse et 
se bercait doucement au bruit des flots en chantant une vieille ro- 
mance d’une infinie douceur que le baron aimait par dessus toutes 
les mélodies. Elle s’interrompit un moment : 

— Pére, je l’ai choisie pour vous. 

Lombre était tout a fait tombée, la nuit était ‘trés-chaude. Il 
s'assit auprés de la chanteuse sur le canapé rustique et, quand elle 
eut terminé sa romance, i) lui dit 4 son tour : 

— Je vous remercie, Myriam, et je me feélicite vraiment, ma 
chérie, de voir que vous aimez si fort cette vieille maison. 

— Je yeux ne jamais la quitter, répliqua-t-elle. 

li y cut un moment de silence, puis il reprit d’une voix beaucoup 
moms assurée : 

— Ainsi, Myriam, vous n’avez jamais songé que vous pourriez 
vous maricr ? 

Qu’aurait dit M. de Verteilles s'il avait pu l’entendre? Le baron 
Hector n’était donc plus en proie a la terreur puérile de suggérer a 
sa fille de ces pensées « qui viennent toutes seules »? Il avait donc 
rassemblé de grands trésors de raison depuis la veille? 

Myriam eut un petit rire argentin. 

— Jen’y ai pas, en effet, songé beaucoup, dit-elle; mais dussé-je 
me marier un jour, je n’abandonnerais point pour cela Kerno- 
venoy, puisque je ne dois jamais vous quitter, mon pére. 

— Ce serait donc moi qui céderais la place 4 votre mari, dit-il 
en se levant brusquement. Un pére doit savoir en ce cas qu’il porte 
ombrage et se retirer devant le nouveau maitre du cceur de sa fille. 
Je n’y manquerais point. nu 

Décidément, il ne craignait plus de faire jaillir dans l’esprit de 
Myriam les sources nouvelles, troubles peut-étre ; il n’avait plus 
peur de ternir ce pur miroir. Ou plutét la passion l’emportait en 


416 L’ IDOLE. 


lui sur la prudence, il ne savait ‘plus bien ce qu’il disait. Myriam 
sembla réfléchir un instant avant de répondre : 

— Mon pére, fit-elle doucement, si mon mari prenait ombrage, 
comme vous dites, il ferait bien de ne point me le montrer, car je 
lui en adresserais de cruels reproches. 

— Vous ne seriez pas si sévére! s’écria-t-il. Ne l’aimeriez-vous 
pas plus que moi? D’ailleurs ce serait votre devoir. 

— S'il me demandait de l’aimer autant, je ne pourrais guére ne 
pas le lui promettre, répliqua la jeune fille d’un air réveur. Mais 
plus que vous? Cela c’est impossible. Je n’aimerai jamais personne 
plus que vous, mon pére. 

— Vous le croyez? dit-il. Cela suffirait & me rendre heureux si 
je connaissais moins bien la vie et la loi de ma destinéc, si je ne 
savais pas que vos sentiments envers moi changeront un jour, 
tandis que les miens envers vous s’aiguiseront dans )’isolement et 
les regrets. C’est lc lot commun a tous Ies péres. Voici ce que les 
sots et les cceurs froids ct banals trouveront 4 me dire pour me 
consoler. Comme si j’étais un pére semblable a tous Ics autres! J’a1 
dépensé autour de vous plus d’amour que n’en contient peut-ttre le 
reste du monde. Je ne suis donc pas résigné aux semblants de retour 
et 4 la fausse monnaie. Je ne veux point voir gagner en ma prt- 
sence un coeur qui aura été mon unique bien ; je ne veux pas qu on 
me trahisse doucement sous mes yeux. Je préfére la solitude. 
Maricz-vous quand il vous plaira, Myriam. Je n’entends pas, apres 
cela, qu’on me supporte ! Je saurai bien m’exiler. 

— Mon pére, dit Myriam avec fermeté, vous souffrez, et cest 
pourquoi je ne me récrie point contre l'injure que vous me faites. 
Je savais bien ce que vous pensiez sur de certaines choses.., 

-—— Vous le savicez ?... 

—— Tenez, cher pére, reprit-elle en se jetant & son cou, je cols 
que vous prenez votre fille pour une petite sotte, puisque vous 0° 
la supposez pas capable de lire dans votre coeur comme vous 
croyez lire dans le sien. Voulez-vous que nous laissions cela? Ou 
bien aimez-vous mieux que je vous promette de ne port me 
marier ? 

— Myriam! murmura-t-il... j’ai mérité ce que vous me dites. 

— C’est donc conclu!... fit-elle gaiement. Allons nous repose 
et, demain, je me léverai de bonne heure pour tailler notre jasm!- 

... Le lendemain, dés huit heures, le baron se trouvait auss! au 
méme endroit sur la terrasse. Il y recut le bonjour et le basset de 
Myriam qui arrivait escortée d’un jardinier. Il s’agiseait d’élaguct 
les grappes séches de !’arbuste légendaire de Kernovenoy- Au qua- 


L'IDOLE. Mi 


triéme coup de ses grands ciseaux, I’homme fit tomber de I’épais- 
seur du feuillage un innocent chiffon de papier... 

Ine savait point lire, et ne se doutait guére du mal qu’il faisait ; 
il ramassa sur le sable ce billet qui contenait un seul mot et le pré- 
senta asa Jeune maitresse. Mademoiselle de Kernovenoy le lut, le 
laissa retomber et s’éloigna. 

Le baron demeurait assis ; il pensa que Myriam avait oublié chez 
elle quelque objet qu'elle allait y chercher... 0 puissance et mali- 
gnilé des petites causes! Si le vent avait souflé du nord, il aurait 
emporté ce billet dans les flots et personne au monde que made- 
moiselle de Kernovenoy ne l’aurait lu. Mais la brise venait de 
louest; la feuille volante fit son chemin sur la terrasse, tournoya 
quelque temps et tomba précisément sur le canapé rustique 4 coté 
du baron qui, machinalement, étendit la main. 

Myriam, rentréc dans la maison, montait & son appartement, en 
redisant tout bas : « Genéve ! » Son sein ne battait guére plus vite 
que de coutume, ses yeux n’étaient pas plus brillants. Pourtant, 
elle s’enferma dans sa chambre. — Quant au baron, il s’était dressé 
tout 4 coup : « Toi, viens ici! » cria-t-il au jardinicr qui continuait 
a émonder le jasmin et qui obéit. 

— Quelqu’un est venu & Kernovenoy en mon absence? demanda 
le maitre. Confesse-le-moi et je pardonnerai peut-¢tre. Si tu essaies 
de mentir, je vous chasscrai tous. 

Le jardinier confessa. : 

Le baron Hector, retombé sur son siége, écouta en creusant la 
terre du talon de sa bottle le récit de la visite d’un étranger dans 
le jardin: « L’as-tu vu? » disait-il. 

Et il prit plaisir 4 se le faire dépeindre, comme s'il ne le connais- 
sait pas bien ! N’avait-il pas eu raison de penser, en rencontrant le 
commandant Humbert sur la route, que ce vieil amateur d’intrigues 
galantes n’était point venu seul en Bretagne. Son protégé était avec 
lui. Maxence de Briey, c’est-a-dire l'amour et ses audaces diaboli- 
ques. Le comte de Briey, faux ou vrai gentilhomme, ne pouvait plus 
ivoquer comme a Genéve le droit de libre circulation; il venait 
chasser sur les terres d’autrui. Il fallait que ce jeune homme fut un 
petit sot ou un grand fou, s'il s’imaginait que M. de Kernovenoy se 
laisscrait insuller chez lui. 

— Ce papier, demanda le baron, mademoiselle de Kernovenoy 
V'a-t-elle vu? | 

Le jardinier raconta comme il le lui avait présenter et comment 
elle l’avait laissé retomber sur le sable. Au méme instant, Myriam 
reparut sur Ie seuil de la grande porte du salon. 

— Qn vous a donné six louis a tous pour introduire, malgré ma 
défense, un visiteur au chateau, dit le baron au serviteur trem- 


442 L'IDOLE. 


blant. Je ten donnerai le double pour toi seul, si tu es capable de 
te tairc. Je veux ignorer qu’on m’a désobéi,.. Va-t-en. 

Aucun trouble ne se trahissait dans ]’attitude de Myriam. Le 
baron remit a dessein le billet prés de lui, afin qu'elle le vit en s’ap- 
prochant. 

Mais elle avait, apparemment, des yeux pour ne point voir. 

Alors, il tenta une autre épreuve ct feignit 4 son tour d’étre rap- 
pelé pour un moment dans la maison. Quand il revint, Myriamétait 
assise ; mais le billet avait disparu. 

Tout le sang du baron lui monta au visage, et comme Myriam, 
du ton le plus naturel, lui demandait s’il ne voulait point faire une 
promenade 4 cheval, 11 s’y refusa brusquement, sous le prétexte 
d’unc lettre qu’il devait écrire au marquis de Verteilles. Un instant 
aprés, il était dans son cabinet, au premier étage de la tour, les 
yeux appliqués 4 cette fenétre qui donnait sur la terrasse et qui 
avait une histoire. Caché par les hautes branches du jasmin il épiait 
Myriam, immobile a la place ot il l'avait laissée. Qu’avait-elle fait 
du billet? Maintenant qu’elle se croyait seule, allait-elle le tirer de 
son scin ou de la poche de sa robe?... Rien de semblable n/’arriva. 
Seulement, elle demeura la plus d’une heure, et, sdrement, elle 
révait. 

Le baron se mit aerrer dans son cabinet, qui lui retragait a la 
fois tant de chers et de cruels souvenirs. Chambre adorée et mau- 
dite! Il y avait passé la lente veillée de l’agonie, il y avait vu re- 
luire aussitot aprés les doux ensolcillements du bonheur ; il y avait 
recu la rosée de la grace aprés le choc du désespoir. Ecrasé par la 
fatigue physique, et par le poids de ses pensées, il vint enfin sabi- 
mer dans un fauteuil. 

Alors il s’avoua que le jour oil, quinze ans auparayant, il mé- 
ditait de se tuer solitairement entre ces quatre murailles, il ne 
nourrissait pas un dessein beaucoup plus atroce contre la justice, 
contre les lois divines ou sociales qu’en ce moment méme en com- 
posant dans son esprit la lettre qu’il allait écrire au marquis de 
Verteilles. 

Cependant 11 écrivit. 

Vers le commencement de l’aprés-midi, il envoya un exprés lui 
chercher, dans la maison de garde 4 la lisiére de la forét, Martin 
Bataille, qu’il voulait expédicr 4 Vannes. Dans l’intervalle qui s¢ 
coula avant l’arrivée de Martin, il relut plusieurs fois la premiere 
phrase de sa lettre. 


« Mon cher ct vénérable ami, 


« Je crois que vous avez raison. Je ne tenterai pas plus longtemps 
la Providence et je n’essaicrai plus de nicr la nature... » 








L'IDOLE. 445 


Le garde entra. 

—Martin, dit le baron avec une gaieté menacante, nous ne 
sommes pas les plus forts. Il faut nous soumcttre et donner un 
mari 4 mademoisclle de Kernovenoy. C’est toi qui vas aller le 
chercher. 

— Bon! fit Martin d’un air sombre, vous avez bien changé d’idée 
et vous étes trop pressé ! Vous pourricz au moins lui laisser le 
temps de venir tout seul. 

— Non! reprit M. de Kernovenoy en le saisissant par le bras, car 
alors ce serait l'autre qui viendrait. Ecoute. 

Il lui raconta ce qui s’était passé sous ses yeux dans la matinée. 
Martin serrait les poings en apprenant-qu’il n’y avait plus de doute 
possible ct que M. de Briey était bien dans le pays. 

— On est toujours trop bon! grommela-t-il... Pardine ! si je ren- 
contre le jcune coq sur ma route, je serai moins sot qu’hier quand 
je tenais le vieux renard qui s'est moqué de mol. 

— Garde-toi bien de faire du bruit ! dit le baron. Prends exemple 
sur moi, mon vicil ami. T’ai-je paru jamais plus tranquille?... 

— Oh! fit Martin, le feu couve joliment sous la cendre. Je vous 
connais. 

— Les suites de cette aventure ne nous regardent plus, ct, quant 
4 moi, je m’en lave les mains. Ce n’est pas besogne de pére qui se 
respecte que de se mesurer aux amourcux qui rddent autour du 
logis. 

— Ce n’est pas besogne de pére! répéta Martin stupéfait... 

— Tu ne comprends point. Crois-tu, vieil homme, que nous pre- 
nions un fiancé sculement pour le rendre heureux?... 

—J'y suis! s’écria le vieillard... 1] aura honneur, mais il faut 
aussi qu'il ait Ices peines. C’est lui que vous chargerez de veiller... 

— C'est 4 lui désormais que l’injure est faite. A lui de s’en ar- 
ranger !... Et si ce n’est pas un compagnon trop patient, si on lui 
ouvre les yeux... 

— Pardine! on les lui ouvrira. 

-— Va, dit le baron. Prends mon meilleur cheval.Ne perds point 
de temps ! 

Martin se dirigea vers la porte. Tout 4 coup, revenant sur ses 
pas : 

— Mais, dit-il, si c’est pourtant l’autre qu’elle aime... 

Le baron le regarda fixement. 

— Jen suis faché, dit-il ; mais tu ne comprends plus. 

— Et puis, reprit Martin, vous vous soumettez a ces d’Avrigné 
lout dec méme... Vous avicz toujours été plus ficr... 


446 L'IDOLE. 


— Tu le vois, dit le baron, ce n’est pas l’intelligence qui te 
manque. Je ne t’avais pas dit le nom. 

— Ce n’est pas bien difficile 4 deviner... Tenez, monsieur Hec- 
tor, je crois que vous faites le mal cn ce moment; mais on aura 
beau vous raisonner,. vous étes décidé 4 le faire... Enfin! 

— Fnfin tu pars!... Encore un mot. Tache de trouver la femme 
de chambre de mademoiselle de Kernovenoy sur ton chemin. Tu lui 
diras d’avertir sa maitresse que le capitaine d’Avrigné, notre cousin, 
arrive demain au chateau. 

Pour la premiére fois de toute sa vie, Myriam s’abstint de prendre 
part au diner. Jusqu’alors, souffrante méme, elle surmontait la 
souffrance, craignant avant tout que son pére ne demeurat seul. Ce 
soir-la celle ne parut pas. 

Et pour la premiére fois aussi, M. de Kernovenoy n’osa monter 
chez sa fille. 

Il erra dans les jardins, dévorant les allées, se disant : L’heure 
approche, l’abime va s’ouvrir. C’est mon isolement et mon supplice 
qui commencent. Dérision!... Hier encore, elle me disait qurelle 
n’aimerait jamais personne plus que moi!... 

Pourquoi Myriam lui aurait-elle fait le sacrifice de sa lassitude, 
si vraiment elle était lasse, ainsi qu’elle le lui avait fait dire? Est-ce 
qu’il ne devait pas bien sentir, 4 l'état de son coeur, la situation ou 
se trouvait le coeur de la jeune fille, et qui était son ouvrage? Etait-l 
donc lui-méme tout plein uniquement de tendresse comme autre- 
fois? N’éprouvait-il pas surtout de la colére, une froide, une dure 
colére?... Ne faisait-il pas le mal, comme disait Martin ? Ce mal, ne 
lavait-il pas combiné résoliment et sans peur? Une seule appre 
hension, en effet, lui restait : celle de voir échouer ses desseins. 
Martin Bataille, enfin, 4 minuit, apporta la réponse de M. de Yer 
teilles. Le baron courut 4 son cabinct pour la lire. 

« J’en suis bien faché pour vous, mon cher Hector, éerivail le 
vieux marquis, vous tentez plus que jamais la Providence et plus 
que jamais vous méditez de violenter la nature, puisque vous ave 
observé l'un auprés de l’autre notre capitaine et notre chére belle 
fée et que vous étes aussi sir que moi, pour le moins, qu'elle n¢ 
pourra pas l’aimer. Je vous conseille donc d’invoquer, pour me 
faire comprendre l’inconstance de vos résolutions, d’autres raisons 
qui auront un peu moins |’air de se moquer de votre vieux pareal 
Sachez que j'ai donné franchement a l’amiral le conseil de ne poial 
vous envoyer son fils; il ne m’a pas écouté. Je ne pouvals pourtanl 

lui rappeler ce qu’il me racontait le mois passé, avec une rage * 
plaisante, de votre fameux entretien & Kernovenoy. Vous lui avi@ 
dit que si vous éticz jamais forcé de choisir un gendre, vous Panne 





L'IDOLE. . 445 


riex assez sans esprit; vous lui aviez laissé deviner & ce sujet vos 
pensées, qui me paraissent 4 moi si parfaitement détestables. Lui- 
méme, il n’était pas en moindre veine de franchise, et j’ai vu )’ins- 
tant alors o1, dans son emportement, il allait s’écrier : « Mon fils, 
« ace point de vue, aurait pourtant bien fait son affaire! » Que 
peut-on répliquer 4 un homme si clairvoyant et si obstiné? Il con- 
nait votre jugement sur son capitaine; mais si, par ce jugement- 
la méme, Robert mérite vos préférences, le pére s’en soucie bien 
comme d’un fétu! Moi, je continue de vous trouver un abominable 
homme et un triple fou. Je suis méme tout prés de croire que le 
peu de consistance du jeune d’Avrigné n’est point du tout la seule 
cause qui vous engage a préter les mains aux veeux de l’amiral. Je 
connais votre cceur qui est capable de grandes et de méchantes 
choses ; il est profond et violent comme le flot qui caresse le pied de 
votre donjon, et je ne suis pas bien sur que vous n’acceptiez 4 pré~ 
sent Robert que comme un contraste vivant destiné 4 opérer sous 
les yeux et sur l’dme de votre fille, a se tourner 4 votre avantage et 
a vous la conserver tout entiére: J’al envie de croire que vous avez 
besoin d’un renfort et d’un boulevard contre un autre assaillant que 
le capitaine. Les gens trop passionnés ne gardent pas toujours bien 
leurs secrets, mon cher Hector, et la mémoire me revient de quel- 
ques-unes de vos paroles dans nos causeries de ccs derniers jours... 
Enfin, on yous adressera Robert d’Avrigné dans la matinée de de- 
main. L’amiral baise les mains de mademoiselle de Kernovenoy. Je 
vous assure que dans sa joie il baiserait méme les vdtres. A 1’ins- 
tant, il me disait qu’il ne saurait avoir de rancune contre vous, que 
tout était oublié, et que s'il ne craignait pas de vous voir embar- 
rassé envers lui de fausse honte, il accompagnerait son fils au cha- 
teau. Le pauvre pére vous le confie aveuglément, il ne se demande 
point ce que vous voulez en faire. Il me siéerait mal d’étre plus 
curieux ; et pourtant je le suis. L’idée me vient que vous avez concu 
quelque plan diabolique ot le pauvre gargon jouera son rdéle sans 
le savoir. Je vous avertis qu’il est trés-long 4 s’apercevoir qu’on se 
joue de lui, mais quand le bandeau se déchire, alors c’est un hus- 
sard qui ne badine plus. Ne vous méprenez pa’ sur son caractere : 
il a peu d’esprit, mais beaucoup d'honneur. Mon pauvre Hector, je 
peux bien vous donner cet avertissement. Vous étes en train de 
vous méprendre sur tant de choses, et, par exemple, sur l’dme de 
votre fille. N’oubliez pas le double sang qui l’a formée. Sa mére 
avait la douceur, vous n’avez que trop de fermeté! Elle tient de tous 
les deux. Surtout, n’ayez ni l’imprudence ni le malheur de trop dé- 
couvrir devant elle certaines pensées égoistes qui vous agitent... 
Avant tout cette jeune Ame est pure, et les anges sont quelquefois 


446 L'FOOLE. 


des juges sévéres... Vous aviez toutes les chances d’étre heureur, 
Hector, et vous les disperserez toutes... Ce n’aura pas été ma faute. 
Adicu. » 

secs Robert d’Avrigné n’arriva pas 4 Kernovenoy dans la matinée 
du Iendemain. Le baron Hector l’attendait, la fiévre aux mains et 
aux tempes. 

— Cependant, se disait-il, le marquis ne m’a point caché l’im- 
patience de l’amiral. 

It parut bien que Jc capitaine était moins impatient que son pére, 
le futur marié moins empressé que le marieur. Vers deux heures 
on signala une voilure gravissant la rampe qui conduisait a |’en- 
trée du chateau, elle était chargée des bagages du voyageur. Le 
domestique qui la conduisait apprit au maitre de Kernovenoy que le 
capitaine Robert faisait en ce moment la route 4 cheval, en compa- 
gnic d’un de ses amis qu'il avait rencontré 4 Vannes et qu’il serait a 
Kernovenoy seulement vers la fin de ’aprés-midi. 

Rien de plus vrai que cette rencontre. Le capitaine Robert sortait 
de I’hdtel de Verteilles; il crut réver en aperccvant sur la place un 
de ses anciens camarades de l’Ecole militaire, celui de tous juste- 
meni qu’il avait le micux aimé, parce que c’était celui qui avait 
a la fois l’esprit le plus posé et la bonté la plus sure. C’était aussi 
celui qui possédait la tournure la plus male avec le plus beau visage, 
et toute l’Ecole avait regretté qu’a peine revétu d’un grade il ei 
quitté l’armée a laquelle il aurait fait tant d’honneur. 

Robert l’appela par son nom; mais le cher camarade, qu'il na- 
vait pas vu depuis cing ou six ans, ne semblait nullement en hu- 
meur de l’apercevoir. Il était 14, planté devant ’hdétel, regardant les 
fenétres Louis XV avec une avidité singuliére ; il fallait que ce fit 
un grand amateur du beau style. Le capitaine se vit obligé, pour 
attirer son attention, de le prendre par le bras. 

— Maxence de Briey, dit-il... Ah! tu ne savais point quc jétals 
4 Vannes. 

— Robert d’Avrigné... Non, je ne le savais pas. J’avoue que je ne 
pensais pas & toi. 

- [ls s’embrassérent. 

— Mais que viens-tu faire en Bretagne? 

— En Bretagne?... La mort de mon pére m’ayant forcé de don- 
ner ma démission de bonne heure..... 

— Pour veiller 4 ta fortune, monsicur le millionnaire. 

— Je tue le temps de mon mieux. 

~~ Tu voyages. Bon! Tu finiras bien par te fixer comme moi... 
Cela ne vaut rien d’étre un oiseau de passage... Apprends que Jé 
vais me marier. Du moins on-me le dit. Je me rends de ce pas 3 











L’IDOLE. 447 


douze lieues d’ici, 8 Kernovenoy, pour ¢tre officiellement présenté a 
ma fiancée. 

Maxence avait affreusement pali. 

— Ta fiancée! répéta-t-il d’une voix sourde. 

— Si, toutefois, mademoiselle de Kernovenoy, ma cousine, dai- 
gne m'agréer. Entre nous, je crois qu’elle n’en a guére envic. 

— Tu ne voudrais pas forcer un coeur! s’écria Maxence. Tu ne 
voudrais pas recevoir ta femme de la volonté seulement d’un pére 
et fe rendre heureux malgré elle. 

— Pour cela non. Tu as mis joliment le doigt sur la situation, 
mon cher. Il y a un pére qui m’est devenu tout 4 coup favorable, je 
ne sais trop pourquoi... 

— Je le sais, moi! murmura Maxcnce. 

— Quant 4 ma cousine je ne la trouve pas... Oh! 1a, pas du tout 
encourageante... mais }’y pense... j’ai ici deux chevaux... je vais en 
mettre un 4 ta disposition... Tu m’accompagneras sur la route, et, 
tout en trottant, nous causerons. 

— Je le veux bien, dit M. de Bricy... Oui, nous causerons!... 

Voila pourquoi le capitaine d’Avrigné ne parut a Kernovenoy qu’a 
la nuit tombante. Le baron Hector le recut 4 l’cntrée des jardins et 
le conduisit au salon o& se tenait Myriam. Le froid accueil de la 
jeune fille continua vraiment 4 ne pas encourager Robert qui voulut 
sexcuser de son retard et, naturcllement, en fit connaitre la cause. 

— J'ai rencontré 4 Vannes, dif-il, un de mes anciens camaradcs. 
C'est le comte de Briey. 

M. de Kernovenoy cut un rire sec et retentissant comme les sac- 
cades de la foudre : 

— Le comte de Briey! répéta-t-il. 

Son regard aigu comme un glaive essaya de pénétrer celui de sa 
fille, mais ne Je rencontra pas. Myriam avait les yeux fixés sur le 
nouvel arrivant. Le baron se dit : 

— Le mal est fait. Elle les compare! 

fl alla lui-méme conduire Robert a sa chambre, revint au salon, 
s'assit loin des lampes, dans un coin sombre, tandis que Myriam, 
auprés du piano, feuilletait de la musique. 

— Vous vous souvenez peut-étre, lui dit-il, que j’ai recu, ilya 
quelque temps, une assez vive offense de votre oncle, l’amiral. 

— Je me souviens méme, répondit-elle, que la réconciliation 
Nétait pas faite entre vous, 4 Vannes, chez le marquis. 

— La réconciliation est en bonne voie, reprit le baron de son air 
violent d’ironie, et je crains que ces d’Avrigné n’en abusent. Ils ont 
toujours été fort entreprenants et il est inutile de vous cacher que 


448 L'IDOLE. 


le capitaine Robert pourrait bien avoir l’intention de me demander 
votre main. 

— C’est une demande qui ne pourra vous embarrasser, répliqua 
Myriam. Nous nous sommes expliqués déja tous les deux a ce su- 
jet. Vous savez que je ne veux pas me marier. 

— Si cependant vous changiez d’avis... 

— Je n’en changerai point. - 

— Dans ce cas, j’aimerais 4 vous voir préférer au premier venu 
votre cousin, qui est, aprés tout, un beau gentilhomme. 

— Je n’ai pas de préférences a exercer, dit Myriam. Je refuserai 
purement et simplement M. d’Avrigné. 

Comme elle était 4 demi tournée vers lui, elle surprit un geste 
qu’il fit dans l’ombre par laquelle il se croyait protégé; et ce geste 
disait si clairement : « Nous verrons!... » que l’ame de la jeune 
fille tout 4 coup se cabra. Elle sortit précipitamment du salon. 

M. de Vertcilles avait donc eu raison d’avertir le baron Hector que 
si sa fille avait la douceur de la baronne Marie, elle pourrait bien 
avoir aussi quelque chose de l’énergie paternelle. 

Le pauvre capitaine Robert paya l’erreur de son héte. Il se re- 
trouva bien, une heure aprés, assis & table auprés de sa cousine. La 
personne physique de Myriam était 4, mais son esprit semblait 
absent, quand c’était son pére qui parlait. Si c’était Robert, elle re 
venait 4 la réalité et se mettait aux lévres un petit sourire mo- 
queur et cruel que le baron ne lui avait jamais connu avant cetle 
soirée. 


. Paut Perret. 


La suite au prochain numéro. 





LA FOI MONARCHIQUE 


EN ANGLETERRE 
ET LA DEMOCRATIE 


Parmi les systémes de gouvernement qui, sans reposer sur des 
principes démocratiques, accusent a juste titre des prétentions li- 
bérales, le plus rationnel en théoric, mais peut-étre aussi le plus 
chanceux dans son application au tempérament d’un Etat, est le 
systéme parlementaire doublé d’une monarchie constitutionnelle. 
Sous ce régime politique, le roi semble ¢ire toléré par respect pour 
la tradition, tandis que, cédant au courant de l’esprit moderne, la 
souveraineté est entrainée vers l’opinion publique : la nation se 
gouverne elle-méme. Le peuple jouit cn effet d’une liberté si en- 
tidre, la majorité posséde si incontestablement le pouvoir, que tout 
partisan quelque peu radical du systéme représentatif doit étre 
tenté de s’approprier le mot de Laplace 4 Napoléon I", ct de s’¢é- 
crier en toute sincérité de conscience: « Je n'ai pas besoin de rot 
dans mon systéme. » Comme I|’auteur de la Mécanique céleste, il ne 
concoit pas la nécessité d’une puissance invisible; les rouages 
compliqués 1l’étonnent, il veut simplificr. Certes, l’idée peut pa- 
raitre logique; reste & savoir si, absolument parlant, elle est mo- 
ralement raisonnable. Quid leges sine moribus ? Dans toute société, 
pour batir sur le solide, il faut des institutions qui s’assimilent 
aux moeurs. 

Le gouvernement représentatif a fait de l’Angleterre son pays 
d'adoption par excellence. Il a trouvé sur un sol rude.et fécond le 
climat qui convient 4 son organisation a la fois puissante et déli- 
cate. C’est 14 qu’il vit sa libre vie, ayant ses coudécs franches, res- 
pirant & pleins poumons. Sa ligne de conduite cst réglée par une 


450 LA FOF MONARCHIQUE 


Constitution plusieurs fois séculaire, mosaique sociale composée de 
principes assez bizarrement assemblés, mais formant un tout har- 
monieux ot l’esprit civilisateur remplace, aux heures de _ pro- 
grés, le morceau détaché par aventure ou décoloré par l’action du 
temps. 

Bien qu’effectivement peu apparente, la royauté n’en est pas 
moins une partie cssenticlle de cette Constitution. C’est, cn quel- 
que sorte, un des trois pivots qui la souticnnent: si l'un d’eux ve- 
nait 4 manquer, dans le choc qui en résulterait, l’équilibre serait 
détruit et le mécanisme brisé. Or, je dirai comme M. Disraeli: 
« Lorsque la banniére du républicanisme est déployéc, quand les 
principes fondamentaux des institutions anglaises sont en dispute, 
je pense qu’il peut ¢tre 4 propos de faire quelques observations sur 
la Constitution de l’Angleterre, ou plutdt sur cette monarchie qui, 
limitée par l'action constante de trois pouvoirs coordonnés, — la 
Reine, les Lords et les Communes, — a contribué si puissamment 
4 la prospérité du pays. » J’ajouterai méme, avec le chef du parti 
conservateur, que je tiens cctte prospérité comme intimement lice 
au maintien de la monarchie britannique. 

Parce que l’étendard de la démocratie sert par hasard de signe 
de ralliement a quelques meetings ot les appclés sont toujours 
plus nombreux que les esprits convaincus, faut-il s’imaginer que 
la monarchie anglaise soit ébranlée dans sa base? Si la France se 
donne des airs de république, est-ce une raison pour qu'un Etat 
voisin, cédant aux taquineries parlementaires d’un petit nombre, 
se faconne sur clle et se métamorphose? L’Angleterre met de Ia re- 
flexion méme dans l’entrainement. Du reste, en septembre 18/0, 
elle ne parait guére s’‘inquiéter de la surexcitation populaire d’ou- 
tre-Manche. Dix-huit mois plus tard, au débarquement de Commu- 
nistes que lui rejette un gouvernement allié peu sur de lui-méme, 
le seul motif qui la porte 4 faire des représentations 4 ce gouver- 
nement est que ses envois d’exilés politiques, bien qu’expédiés 
franco, ne sont pas accompagneés de lettres de change : les dépor- 
tes arrivent & Folkestone ou 4 Douvres sans le moindre argent, et. 
vagabonds malgré eux, font la route de Londres a pied, volant dans 
les champs des raves pour se nourrir. Cependant l’Angleterre se fie 
aux institutions existantes, ct l’on ne voit pas se ranger sur le pont 
de Westminster les canons qui s’y trouvérent braqués un beau ma 
tin de 1848. Méme cn cette journée de majorité inespérée ou VAs- 
semblée de Versailles, aprés quatre ans de lutte entre les partis 
parvient 4 légaliser une situation politique sans nom, la Grande 
Bretagne ne prend pas ombrage d’une révolution — pacifique 
d’ailleurs entre toutes. — Loin de s’en émouvoir, elle souhaite !8 











EN ANGLETERRE. | 4A 


bienvenue 4 la nouvelle Constitution frangaise, ct, par son organe 
le plus autorisé, adresse 4 nos démocrates cet encouragement aussi 
sincére que désintéressé : « C’est la crainte de l’empire qui a con- 
solidé la république en France. Nous ne voyons pas, nous autres 
Anglais, qu’il y ait 4 rougir de cet aveu. La dynastic de Hanovre est 
restéc impopulaire chez nous durant de longues années aprés son 
avénement au tréne. La nation ne comprenait aucunement |’avan- 
tage d’avoir un roi qui régnait mais ne gouvernait pas, et si peu 
fait pour inspirer les sympathies, qu'il ne parlait méme pas la 
langue de ses sujets. Toutefois, la terreur qu’on éprouvait alors pour 
les jacobiles était la garantie de la maison de Brunswick. Nous som- 
mes gouvernés, encore aujourd’hui, par une loi constitutionnelle 
faite avec la conviction que le Parlement devait protéger le peuple 
contre sa propre ignorance, et ne pas lui laisser commettre l’erreur 
de se confier de nouveau 4 une famille dont on avait deux fois 
éprouvé la sagacité politique ct qui deux fois ne s’était pas mon- 
trée 4 la hauteur de son role. Aussi ne saurions-nous désespérer 
d'un nouveau systéme par V’unique raison qu’il a été mis en avant 
dans la crainte d’une restauration impériale. Il peut réussir malgré 
cette origine équivoque, et nous ne sayons pas trop s’il ne faut pas 
y Voir au contraire une promesse de durée. » C’est ce qui s’appelle 
un avis 4 nos parlementaires peu soucicux de compter avec Ic suf- 
frage universel, et ce qui montre 4 quel point les Anglais ont con- 
fiance dans leurs principes monarchiques, tout en admettant la dé- 
mocratie chez les autres. 

Ii faut en effet le reconnaitre. Par cela méme que ses idées de li- 
béralisme courent le monde depuis trois quarts de siécle, la France 
a perdu sensiblement de son influence curopéenne. Ses doctrines 
politiques n’offrent plus l’attrait du nouveau. Rien de ce qui la tou- 
che ne demeure assurément étranger aux autres nations, mais tou- 
tes, de concert avec leurs souverains, ayant fait la part du feu ré- 
volutionnaire, s’en trouvent aujourd’hui plus ou moins isolées. Le 
fait est qu’elles ont quitté I’habitude de regarder de trop prés ce 
qui sc passe chez ce pzuple a l’humeur changeante dont la manie 
est de se croire, par privilége special, le supréme dépositaire du 
progrés. Dans Icur opinion, le chauvinisme est le grand mal qui 
perd la France. Ce fanatisme en robe de chambre ne lui permet pas 
de sortir de chez elle : dominée par une passion exclusive qui lui 
donne une fiévre continue, elle n’a de gout et d’admiration que 
pour ce qui esi francais, ne comprend que ce qui s’écrit en fran- 
cais, montre une foi stupide dans tous lcs principes sociaux d’ori- 
gine francaise. En vérité, la maladic s’est fort invétéréc. Et pour- 
lant, malgré les crises qui auraient da l’engager 4 y porter remede, 

10 Févaren 1876. 30 


452 LA FOI MONARCHIQUE 


la France semble chérir son mal chaque jour davantage, et se faire 
un plaisir de le rendre incurable. Mais qu’elle considére sérieu- 
sement qu’a cété de la race latine corrompue et, dégénérée s'ac- 
croissent dans des proportions considérables déux races puissantes 
et fécondes; qu’cllc se représente sans illusions la position des 
peuples catholiques qui, faute de principes bien arrétés, sc voient 
distancés par les nations protestantes. Elle se convaincra peut-¢tre 
alors que ce n’est pas par des coups de main ni des coups d'Etat 
qu’on sanctionne la force du droit, que. laissant de cdté les intéréts 
de parti qui minent toujours par l’intrigue ou par l’¢meute les 
Etats mal assis, la révolution doit étre permanente et ne pas agir 
par secousses. A tout gouvernement revient le soin d’appliquer la 
révolution aux meeurs nationales; mais il n’appartient pas plus 4 
des majorités factices qu’a des minorités remuantes de I’imposer 
violemment et arbitrairement au pays. De constantes transforma- 
tions, pas de changements brusques, c’est la loi méme de l’exis- 
tence. 

Voila sans doute des licux communs; mais n’est-ce pas de vérités 
générales que se nourrif le bon sens? Les Frangais ont parfois trop 
d’esprit pour le comprendre. En politique, l'esprit tue, lintellt- 
gence seule vivifie. Qu’'ils y prennent garde, et qu’ils songent en 
outre que le nouveau n’a de valeur morale qu’autant que c'est une 
forme inusitée de quelque vérité nécessaire, arrivée 4 son heure cl 
sollicitée par l’opinion. La fantaisic, née souvent de J’indifférence, 
ne prend pas racine. Les Francais recherchent trop Ja fantaisie en 
gouvernement, parce qu’ils ont J’indifférence en matiére de p0- 
litique. | 

{1 n’en est pas de méme pour I’Angleterre. La, l’idée monarch- 
guc est une vraic conviction religieusc. C’est la foi dans les insti- 
‘tutions établies depuis des siécles et léguées par la tradition histe- 
rique avec l’empreinte de chaque époque qui a cru devoir les amé- 
liorer. C’est une foi raisonnée dont le peuple s'est fait une telle he- 
bitude, qu’clle lui cst devenue pour ainsi dire naturelle, car ayant 
vu sans cesse s’étendre ses droits au libre examen, il s'est senli for- 
tifier dans sa croyance, et en dehors de la monarchie n'imagine 
pas, de forme gouvernementale. , 

Que la France démocratique se rassure:si clle craint ici des tet 
tatives de conversion. Ce serait ¢tre malavisé que de youloir précher 
dans le désert de la république et s’attaquer 4 des conyictions trop 
récentes pour qu’clles n’aient pas besoin de se compléter. Respe™ 
tons la loi et les prophétes. Puisse la Constitution ne pas s amende! 
par une révision trop précipitée. Le temps est un grand mailre, 
malheureusement peut-étre aussi notre pire ennemi. Et po 








EN ANGLETERRE. 453 


la France paye trop cher ses lecons pour ne pas finir par en profi- 
ter. En attendant qu'elle recueille les fruits doux ou amers de son 
enseignement, il peut lui sembler curieux de regarder un moment 
en face la royauté, tclle qu’on la congoit théoriquement dans ce 
brumeux pays de l’Angleterre. 

La Reine a la perfection ct Yimmortalité, l’ubiquité et l’omnipe- 
tence : elle revét la perfection et ’immortalité dans son caractére 
politique, posséde l’ubiquilé dans son autorité judiciaire, et jouit 
de l‘omnipotence dans sa suprématie religieusc. Pouvoir formida- 
ble! Plus que linfaillibilité, c’est la puissance divine sur la terre. 
Lorsqu’on voit un parcil despotisme incarné pour J’éternité, il y a 
de quoi s’applaudir d’étre en république et d’avoir comme chef de 
Etat un homme qui n’est pas parfait, et surtout pas immortel : 
avantage précieux devant notre nouvelle Constitution. 

Mais quittons les hauteurs de lidéal; c’est & vous donner le ver- 
tige. Il est des accommodements avec la royauté. L’esprit tradition- 
nel a ce coté facheux qu'il entraine trop souvent la pensée vers 
l’dge héroique de la monarchie. Ne nous arrétons pas sous l’ombre 
épaisse que cette monarchie surannée projette jusqu’a nous dans 
une théorie absoluc qui veut étre rajeunie. Quittons Vidéal, ou plu- 
tot auprés de Vidéal envisagcons la réalité, nous souvenant tou- 
jours que nous sommes dans le pays des inconséquences et des 
anomalies, mais aussi de la sagesse et de la raison. 

En Angleterre, le souverain est tout par l’opinion, et n’est rien 
par lui-méme. Son pouvoir cst 4 peu prés nul, son influence peut 
ctre immense. I} porte le titre de roi et posséde la dignité impériale. 
Aucune cour n’esl compétente pour le juger, aucun acte du Parle- 
ment ne I’atteint. Il est nécessairement au-dessus de la loi, et sa 
personne est sacréc ; mais, par une contradiction naturelle qui ren- 
verse dés l’abord ces belles théories, si des circonstances les en 
justifiaient devant opinion publique, la Chambre des lords ainsi 
que la Chambre des communes ne se feraient pas faute de se con- 
situer en conseil supréme pour condamner Ic roi; elles ont du 
reste qualité pour insérer dans toute loi politique des termes ex- 
prés 4 son égard. 

Cependant le souverain ne peut mal faire: perfection qui lui est 
bien gratuitement acquise par la raison qu’il régne et ne gouverne 
pas; les ordres qu’il donne & ses ministres ne sont exécutés par 
ceux ci, seuls responsables, qu’autant qu’ils les ont cux-mémes 
indiqués et conseillés. I] n’est donc point capable d’extravagance 
ni susceptible de faiblesse; il ne saurait non plus étre mineur. S’il 
est pourtant trop jeune ou atteint de folie, ricn n’cmpéche le Par- 
lement de décréter une régence. 





454 LA FOF MONARCHIQUE 


Par ce mémce privilége de perfection, le sang royal ne peut éire 
flétri. Que ’héritier du tréne soit coupable dc trahison, du moment 
qu’il regoit la couronne, il est innocent : en saluant son roi, la na- 
tion a oublié les crimes du prince de Galles. Toutefois le droit he- 
réditaire n’cst pas inaliénable, ct le pouvoir législatif posstde in- 
contestablement autorité suffisante pour déplacer ce droit en ex- 
cluant du tréne Vhéritier direct ct reportant la succession sur 
quelque autre. 

Le principe de l’hérédité ne disparait pas pour cela; il renait au 
contraire aussi légitime dans la proclamation du nouveau roi legal. 
C’est ce principe qui établit la perpétuité. Le roi est mort, vive le 
roi! La dissolution individuclle n’améne pas la déeompositien po- 
lilique, car, 4 moins de cataclysme, le trone n’est jatnais vacant. 
Le souvcrain se survit a lui-méme dans la personne de son succes- 
seur, heres natus si c'est l’héritier direct et légilime, hoeres factus 
s'il tient simplement son mandat de quelque acte d’élablissement. 

Dans l'un et l'autre cas, il peut dire au-dchors : I’Etat, c'est moi. 
car vis-a-vis des nations étrangéres il est le délégué récl, lunique 
représentant de son peuple. [la seul le pouvoir d’envoyer des am- 
bassadeurs ct de recevoir ceux qui sont accrédités 4 sa cour; seul, 
il conclut les traités, contracte les alliances, déclare la guerre ct 
fait la paix. Mais c’est un pouvoir d’apparat qu'il ne lui est donné 
d’cxercer qu’a la volonté de son premicr ministre. 

Hl n'est pas plus maitre chez lui dans ses rapports inlérieurs. 
Sil a le coinmandement en chef des forces de terre ct de mer, il ne 
peut cn ic:nps de paix conserver une arinée sur le territeire de son 
royaume sans lassentiment du Parlement. Si les légistes en font la 
fontaine ic la justice et le grand maintenecur de la surelé publi- 
que, c’est un réle qui lui procure simplement la faeulté de voir 
poursuivre en son nom certaines actions criminclles. I] cst vrai que 
dans Jes cours ct devant les tribunaux, les assistants sont obligés de 
se tenir la téte découverte par respect, dit-on, pour la royauté iav- 
sible ct présente; mais il faut convenir que c’est un de ces vicus 
usages transmis fidélement sans qu’on se souvienne de sa raison 
d’¢tre : il y a sans doute longtemps quc, d’aprés les intentions 
mémes du public, les juees ont hérité de Vhommage, appréciable 
d’aillcurs dans un pavs ot. Yon met rorsmeni chapeau bas. 

Aux termes de la lezisiation, dans le souverain réside aussi la 
source des honncurs, des dignités et des privileges. Il crée les pairs. 
il dispense les titres de noblesse, et par conlre, — comme il faut 
toujours le revers de la médaille, — il recoit du ministére les of- 
ficiers de sa maison, qui, choisis parmi les libéraux ou les conscr- 
vateurs, sclon quc l'un ou l'autre parti est au pouvoir, suivent pe 











EX ANGLETERRE. - 455 


riodiguement: .es oscillations des cabinets. Le roi peut cepenaunt 
nommer & son bon plaisir ses conscillers privés; encore le Parle- 
ment deit-il intervenir lorsqu’il s'agmt d’ctrangers, comme sous le 
présent régnc dans les cas du prinee-époux et du roi des Belges. 

Quant 4 la suprématie religieuse du souverain, elle est égale- 
ment timitée. tl est le chef de la religion anglicane, mais sa toute- 
puissance spirituelle lui donne le droit de traiter les affaires ecclé- 
siastiques de la méme facon que son pouvoir royal, dans ses rap- 

ports uniquement politiques, lui permet de régler les affaires de 
l’Etat; rien de plus. 

Ne regardant que le cété temporel, les monarchistcs et les dé- 
mocrates de la France républicainc tombcront d’accord qu'il n'y a 
pas rellement de royauté en Angleterre. Le souverain leur appa- 
raitra comme un persornage fictif dépossédé de toutes prérogatives 
aux yeux des uns, et qu’au jugement des autres le pays peut rayer 
sans inconvénient des feuilles d’émargement du trésor : acte de 
bon sens populaire que, dans leur gout chatouilleux pour l’épargne 
de la fortune publique, provoqueraient volontiers Dilke, Fawcett et 
Taylor, ce triumvirat du radicalisme anglais. 

ll semble que la théoric d’un pouvoir royal organisé d’une facgon 
si étrange pour nous, soit tiréec de quelque jurisconsulte oublié. 
Nous la trouvons cependant tout entiére dans le livre d’hicr, comme 
nous en retrouverons Ic cliché dans cclui de demain. Certes, en 
songeant que la pratique y apporte tant de corrections, nous nous 
étonnons de voir cette théorie acceptée. Enfants de 89, nous ne 
comprenons nullement qu'un peuple que nous reconnaissons pour 
libre n’ait pas renoncé depuis longtemps a |’héritage de traditions 
antiques. Bien que nous nous fassions une idée fort peu exacte de 
ses doctrines politiques, nous les applaudissons comme étant par le 
fait plus saines et plus libérales que les ndtres. Et pourtant nous — 
sommes.loin de concevoir que dans le bicn-fond de la monarchie 
réside V'indépendance de tout citoyen anglais, que c’est un patri- 
moine dont il ne dépense que l’usutfruit, la loi, sa conscience et son 
propre intérét lui interdisant de l’aliéner. Mais nos voisins ne s’y 
trompent pas, et si le culte de leurs vieilles institutions n’était pas 
enté naturellement sur leurs convictions morales, ce culte, qui leur 
procure une prospérité matérielle vraiment prodigicuse, leur vien- 
drait sans peine d’un égoisme bien entendu. Ils sentent en effet par 
instinct que le souverain est le garant de leurs libertés et le repré- 
sentant de leurs intéréts. Ils respectent en lui le principe d’autorité 
quils croient nécessaire 4 l’existence et utile 4 la grandcur de la 
nation. Dans cette idée qu’ils recoivent aveuglément comme la re- 
gion ou ils sont nés, ils ne voient pas sic’est un homme ou une 





436° LA FOI MONARCHIQUE 


femme qui est sur Ic tréne: il y ala le principe d’autorité, cela leur 
suffit. Pour l’élite des citoyens qui savent apprécicr |’esprit parle- 
mentaire du réle et y jettent le froid du raisonnement afin de s‘en 
rendre mieux compte, le souvcrain est dans |'’Etat une corporation 
impersonnelle. C’est ce qui explique la théoric du pouvoir, car selon 
les législateurs, toute corporation est un individu artificiel qui ne 
meurt pas, qui n’existe qu’en idée, est par conséquent invisible, ne 
peut frapper ni encourir de chatiment corporel, ne saurait ¢tre 
emprisonné ou mis hors la loi. 

Si dans l’ordre politique la royauté est un organe qui fait son 
office, remplit ses fonctions, l’ordre naturel veut qu’elle soit con- 
vertic en une personne humainement imparfaite, mortelle et parfois 
ineapable. Il s’ensuit que la Constitution anglaise, trés-large avec 
la royauté lorsqu’clle la considére en théorie comme une institu- 
tion dotéc d’une infaillibilité idéale, a besoin de se restreindre dans 
la pratique et d’user de réserves ou de précautions 4 l’égard de la 
personne en qui se résume I’autorité. C’est ainsi que pour faire face 
au défaut d’dge ct 4 Vaffaiblissement des facultés mentales elle in- 
voque la tutelle; pour empécher Ices dissentiments avec |’opinion 
publique elle oblige le roi 4 s’cntourer des créatures du parti in- 
fluent, renouvelant sa maison 4 chaque déplaccment de la majorite ; 
pour prévenir le despotisme, et peut-étre J’anarchie, elle ne laisse 
pas d’armée permanente auprés de lui. La prérogative de la Couronne 
voit donc toute lacune comblée ou il y a insuffisance et se trouve 
empéchée ou pourrait commencer l’abus. Cet état de choses, heu- 
reux pour la nation qui en ressent les effets salutaires dane sa vie 
politique sans crises et sans inquiétudes, est la plus grande sireté 
de la monarchice. Il cn ressort méme une sorte de systéme prolecteur 
pour la royauté : le mandat n’en est que plus défini et le manda- 
taive en a moins de responsabilité morale. Car il ne faut pas oublicr 
qu’en Angleterre la souveraineté est une délégation entre les mains 
d’une famille princi¢re qui a été appelée par le Parlement et qui 
continue a régner cn vertu d’un compromis passé loyalement entre 
elle ct le pays. 

Par le fait, la prérogative royale consiste dans un pouvoir discré- 
tionnaire d’agir pour le bien public, uniquement en vue du bien 
public. C’est du reste la définition que Locke en a donnée, et d’ac- 
cord avec l’opinion elle rend par une expression des plus exactes 
l’esprit méme del’Acte d'Etablissemcnt. Si ce pouvoir, dans un cas 
ou la loi est muette, subsistue l’arbitraire 4 une inspiration de la 
conscience, seule permise pour supplécr au défaut de la législation, 
la prérogative n’exerce plus un droit, mais commet un acte incon- 
stitutionnel. Ainsi hors de son élément, la royauté peut périr daas 








EN ANGLETERRE. 457 


son corps, toutefois elle ne périra pas dans son ame. L’abus d’au- 
torité ne tue pas le principe. Le pouvoir, inattaquable dans son 
excellence, ne s'abime pas, méme sous un crime; | institution reste 
intacte en sa stabilité constitutionnelle, scul l’individu qui la per- 
sonnifie disparait, écarté du tréne par sa tentative de despotisme 
qui n'a d’effet que sur lui-méme. 

Cest aller bien loin sans doute. Disons d’ailleurs tout d’abord 
que depuis 1688, date de l’esprit moderne en Angleterre, Vhistoire 
na pas eu a enregistrer pareil fait. Et nous ajouterons gu’a moins 
d'un concours de circonstances exceptionnelles, il ne pourrait y 
avolr assurément qu’unc faute véniclle de la part du roi, car la 
Constitution a si bien prévu le despotisme, qu’elle a commence par 
enfermer le roi, vivant ou mort, dans la perfection attachée aux 
fonctions qu'elle lui attribue. Elle ne lui laisse guére de moyens 
d'échapper sa vocation, d’agir quand méme pour le bien du pays, 
ct l'influence royale ne manquera jamais de se faire seutir aussitdt 
qu'un des pouvoirs cherchera 4 dominer l’opinion publique. 

Pour bien comprendre cette influence, la maniére dont elle se. 
manifeste et les résultats qu’elle produit, il est nécessaire de jeter 
un coup del sur l’organisation du gouvernement anglais. Tout 
dans l’Etat reléve de la loi, qui, elle-méme, s’appuie non sur des 
théories inventées par l’imagination humaine, mais sur des faits 
graves dans les traditions nationales. D’'un cété, la Chambre des 
lords, antiques représentants de la propriété territoriale ; de l’autre, 
la Chambre des communes, représentants modernes des intéréts nou- 
veaux, nés depuis |’intérét primitif de la propriété. Au-dessus, par 
un effet d’optique, mais réellement sur le méme plan, la Couronne, 
mandataire de la souveraineté du pays. Aux deux Assemblées, dont 
l'une est choisie et l'autre élue, revient le soin d’élaborer les lois, 
ala Couronne la charge d'en assurer |’exécution. Dans la Chambre 
haute, le titre de pair d’Angleterre, héréditaire ou viager, est un 
bien de famille, un don du bon plaisir royal, un privilége ecclé- 
siastique... Les membres de la Chambre basse sont les députés des 
bourgs et des corporations. Quant 4 la Reine, dépositaire actuelle 
du pouvoir, elle, le tient comme héritiére directe de la maison ré- - 
gnante établie constitutionnellement. La Chambre des communes, 
plus intimement mélée a la vie matérielle de la nation, vote spécia- 
lement le budget. La Chambre des lords, plus assise et plus réflé- 
chic par suite de sa nature aristocratique et de son caractére de 
haute cour de justice, ne prodigue pas l’initiative et se borne 4 peu 
prés & sanctionner Iles actes de l’autre assemblée; s’il lui arrive par 
hasard de rejeter certaines lois 4 son avis dangereuses ou préma- 
turées, elle en est quitte bien souvent pour les laisser passer plus 


458 LA FO! MONARCHIQUE 


tard, lorsqu’clle s‘y voit contrairite par leur popularité ou par leur 
utilité vraiment reconnue. La Couronne posséde le pouvoir exécutif 
qui n’est pas exercé par Sa Majesté, mais par |e ministére gouver- 
nant dans le sens de la majorité, unique force d’action du systéme 
parlementaire. 

Voila les trois pouvoirs dans leur position respective. Avec les 
progres de la civilisation et l’accroissement des richesses en dehors 
de élément foncier, les Communes ont pris le pas sur les Lords 
comme représentant plus immédiatement Ics intéréts publics: La 
Couronne semble s’effacer également devant l’assembliée éluc. Elle 
céde, en quelque sorte, aux idées libérales, qui par unc loi d’équi- 
libre politique ct par un besoin de nivellement social des temps 
modernes, montent toujours dans les classes élevécs & mesure que 
la fortune descend dans les fangs inféricurs; ot clle crée des élec- 
teurs nouveaux en permettant aux gens enrichis de payer le cens 
nécessaire chez un peuple qui n’est pas livré au suffrage universel. 
Mais, 4 bien réfléchir, il ya plutdt un déplacement qu’une dimi- 
nution de Vautorité monarchique, car Ices ministres, conseillers de 
la Couronne, continuent 4 gouverner avec la méme indépendance 
devant la Constitution, ct le roi ne se sent nullement entravé dans 
son droit de dissoudre la Chambre élective et de changer le mi- 
nistére. 
 Cest ici que la royauté est V’ordre tutélaire de la nation : elle 

parait dominer de sa majesté absoluc le pouvoir exécutif et le pou- 
voir législatif, mais dans cet acte essenticllement autoritaire dune 
dissolution du Parlement ou de la démission obligée d’un cabinet, 
il ne fatit voir qu’un mandat fidélement rempli. Le roi ne pouvant 
vouloir en effet que le bien du pays, se réglé strictement sur lopi- 
nion publique, expression véritable de la souveraineté. Comme la 
majorité parlementaire se produit dans la Chambre des communes, 
éluc par la nation, et que le gouvernement ne saurait mener les 
affaires de l’Etat qu’en marchant d’accord avec cette majorité, 00 
comprend que les ministres, tont en tant nommés par le rei, sont 
réellement choisis par le pays. Qui! éclate un différend entre le 
Parlement et Ic ministére, il y aura forcément, de part ou d’autre, 
une fausse interprétation de l’opinion. Au roi d’intercéder et de te 
tablir la balance égale. S‘il pense que T’crreur vient de ses conseit 
fers, il acceptera ou provoquera leur démission; s'il croit au com 
traire que les torts sont du cété du Parlement, il gardera 86 
ministres, et prononcant la dissolution de l'assemblée, consultera 
par de nouvelles ‘élections l'vpinion publique. Dans le cas ot elle 
n’a pas été mal interprétéc, on verra la méme majorité se repre 
duire et le cabinct devra se retirer: Avec un nouveau ministére les 








EN ANGLETERRE. 459 


pouvoirs reprendront leur fonctionnemcnt. Supoosons ccpendant 
que le roi ct ses ministres continucnt 4 s’opposer au Parlement : 2! 
n'vaura pas péril en l’Etat; la lutte ne saurail durer, car en ne 
votant pas le budget, indispensable 4 administration, la Chambre 
des communes obligera Ics conseillers de la Couronne 4 remetire 4 
lafin leur démission qui ne pourra qu’étre acceptée. 

Eire sur le trone d’Angleterre, c’est donc faire au besoin métier 
de roi, mais c'est surtout étre investi des fonctions de la royauté 
ct s'incorporer dans la monarchie représentant depuis des siécles 
la nation elle-méme. Cette union du peuple et de la Couronne fait 
Vinfluence politique du souvcrain ct la force morale des sujets. Le 
roi s'agite, opinion publique le méne. L’autorité et la liberté se 
confondent dans un systéme gouvcrnemental, procédant 4 la fois de 
lesprit tradationnel ct. de l’esprit libéral : c’est que les crises dans 
lesquelles s'est retrempéc la Constitution anglaise se sont décla- 
rees 8 des €poques ot l'Europe continentale avait pris son pli sous 
la monarchie absoluc. L’Angleterre, fonciérement conservatrice, 
sest sentie arrétée dans son élan révolutionnaire, et le Parlement a 
compris qu’en alliant les vieux préjugés et les aspirations nou- 
velles, il yalait micux continuer la monarchic en la limitant que 
douvrir carriére 4 une démocratie qui n’était pas dans les meeurs 
el qui aurait détruit tous les intéréts. L'indépendance de la nation 
nest pas allée a la dérive : comme il n’y avait pas de boulcverse- 
mem, chacun est resté 4 sa place; Ics droits qui assuraient le bien- 
etre de tous, loin de se perdre dans la licence, se sont vus confirmés 
et ils sont réglés aujourd’hui comme autrefois sur l’intérét général 
dont le soin est confié au premier servitcur de l’Etat, 4 un magis- 
trat chargé de personnificr la souvcraineté, ainsi que le juge inamo- 
vible personnifie la justice, qui appartient réellement 4 la société. 

Ce que c’est que la tradition passée dans les moeurs d'un peuple! 
A l'image du sang dans lcs veines de l'homme, c'est le principe 
social transmis par une constitution bien ordonnéc; c'est |’assu- 
ranee de l'avenir greffée par la prudente sagesse d’unc nation sur 
le respect du passé; c’est pour un Etat la certitude d’aujourd’hui 
ella garantie de demain, se succédant naturellement ct sans se- 
cousse, comme I’effet se dégage de la cause, l’acte de la pensée, la 
chuse de V'idéc. Ii faut admirer en elle la prévoyante perpétuité 
d'une organisation politique, capable dc prendre les faces diverscs 
des différentes générations qui se remplacent, mais au fond tou- 
jours immuable dans son essence méme. Car, ainsi que la régula- 
nté dans la vic individuclle de chaque homme, elle sous-entend 
des hesoins inhérents 4 la nature du peuple dans le tempérament 
duquel elle s’est en quelque sorte insensiblement glissée, sans ad- 


460 . LA FO] MONARGHIQUE 


mettre des appétits nuisibles 4 la constitution de ce méme peuple. 
Elle a ses moments critiques, 1] est vrai, mais qui n’inspirent point 
d’inquictuces, parce que loin de se transfigurer visiblement, elle 
revét en détail les formes nouvelles que toute chose en ce monde 
est susceptible de prendre avec le temps. En vérité, c’est la santé 
morale de la nation a l’abri d’accidents facheux, protégée qu’elle 
est par la pureté d’un sang qui ne se laisse pas vicier, et par une 
suite de vertus héréditaires qui ne sauraient mentir a leur origine. 

La tradition dans la Constitution de |’Angleterre, c’est la perpé- 
tuité des choses établies selon leur nature politique qui ne change 
pas brusquemeht, mais qui peut se modifier avec les mceurs aut- 
quelles elles sont amalgamées; car, au contraire de ces quatorz 
constitutions que la France a vues surgir parfaites depuis le siécle 
dernier, pour s’cffondrer, le plus souvent lorsqu’on devait le moins 
s’y attendre : la Constitution de la Grande-Bretagne, imitée sous ce 
rapport par notre majorité du 25 février, est reconnue perfectible 
comme tout ce qui est né. Elle acela de particulier qu'elle ne s‘at- 
tribue pas un caractére infaillible et qu’elle ne communique par 
conséquent aucun droit divin. La royauté n’est devant elle qu'une 
institution ; mais cette institution a pour garant ]’usage longtemps 
continué, c’est-a-dire que, s'il n’y a pas privilége, il existe du moins 
apparence d’un titre. Or, ilest 4 remarquer que chez un peuple qui 
se plait aux coutumes invétdrées et qui ne considére que les opi- 
nions enracinéés dans le sol de son pays, le long usage yaut ul 
principe; c’est méme la le vrai boulevard de Ja monarchie chez le 
peuple anglais, qui regarde ses traditions comme les lois orgail- 
ques de I’Ktat. 

Avec ses idécs démocratiques et aprés huit ou neuf changements 
de gouvernement, la France ne cemprend plus la perpétuité dans 
le pouvoir souverain : lc respect des traditions trouble notre intel- 
ligence politique; c’est que nous jugeons avec notre esprit moderne, 
qui, fatalement mobile, depuis quatre-vingt-six ans, n’a jamais pour 
passé que notre derniére réyolution. Les Anglais ont eu cette bonne 
fortune de savoir transformer 4 )’beure voulue leurs institutions 
nationales sans les détruire de fond en comble, et n’ayant pour 
tout plan que le progrés moral limité par leurs intéréts, ils ne s¢ 
lassent pas de continuer Icur ceuvre d’amélioration. Quant a nous, 
qui n’avons rien eu de plus pressé que de faire table rase de nos 
traditions historiques, 4 un moment préparé sans doute par des 
abus, mais qui n’était certainement pas marqué pour l’avénement 
de la raison, nous sommes condamnés a essayer le nouveau, tanto 
loyalement et avec sagesse, tantét brutalement a coups de fasil- 
Malheureusement, comme nous n’avons point de base pour asscol 








EN ANGLETERRE, 464 


l'avenir, celui auquel nous travaillons depuis prés d’un siécle s’é. 
croule tous les quinze ou vingt ans, soit que l’édifice mal propor- 
tionné s’affaisse sur lui-méme par la faute de l’architecte, soit que, 
prétsa le couronner, nous ne le trouvions pas a notre convenance, 
et que nous l’abattions, aidés avec ardeur dans cette besogne de 
démolition par tous les ouvricrs politiques sans emploi qui se ré- 
servent leur part coopérative dans la reconstruction d’un autre ave- 
nr. Tour de Babel des partis qu’on ne saurait élever droite, et 
qu’on tache de faire tenir penchée. Mais on n’improvisc pas de nou- 
velles traditions — démocratiques ou monarchiques, peu importe 
— et avant de constituer la révolution sur des bases fondamen- 
tales 4 toute épreuve, il faut, hélas! les éprouver. C’est ce que 
comprend l’Angleterre qui ne rompt pas avec ses principes, mais 
qui sait plier ses vieilles institutions 4 ses mceurs. Aussi, magré le 
radicalisme qui souffle chez elle, clle ne songe pas 4 supprimer la 
royauté, parce que ce serait abolir en méme temps la Constitution. 

Idéale comme la monarchie, cette Constitution est en effet l’es- 
sence réelle du gouvernement. Elle repose sur deux documents 
historiques : la grande Charte, cn date du 15 juin 1215, cette clef de 
volte de la liberté anglaise, ainsi que l’appelle Hallam, et la Décla- 
ration des droits de 1688, renforcée douze ans plus tard par l’Acte 
d'ktablissement. Ces actes, royalement paraphés, lui servent, pour 
ainsi dire, d’état civil; mais son existence est purement morale : 
elle n’a pas d’histoire écrite, elle vit dans le coeur de tous les 
citoyens, qui, fiers de leur amour pour la liberté et forts de leur 
haine de l'arbitraire, s’enflent d’orgueil 4 la moindre occasion qui 
leur permet de dire hautement : Jam a British subject. Sur quel- 
que échelon social qu’ils se trouvent, ils se déclarent sujets anglais 
avec cette méme arrogance que montrait autrefois le citoyen ro- 
main. Avant d’en chercher la raison dans le caractére national, 
il faut voir ce sentiment dans chaque individu qui, méme lors- 
qu'il ne présente pas l’étoffe d’un électeur, fait valoir conscien- 
cleasement son indépendance sans exposer les garanties qui s’y 
trouvent attachées. Car dans un pays qui pratique le self government, 
que ce soit d’une maniére directe ou indirecte, l’opinion se mani- 
feste avec autant d’énergie que de franchise ct l’indifférence est 
non-seulement un crime de l’individu envers l’Etat, mais, qui plus 
est, une faute du citoyen envers lui-méme. Lorsqu’une nation cst — 
assez favorisée, par des lois qu’on peut dire exceptionnelles, pour 
participer au gouvernement, il n’est pas raisonnablement possible 
de renoncer & la part de souveraineté qu’on recoit pour la trans- 
mettre; il y aurait une trahison envers les siens et un acte illégal 
devant la Constitution. C’est pourquoi, citoyens convaincus, les 


463 LA FOI MONANCHIQUE 


Anglais se font véritablemes* un devoir de leur dévoucment a la 
patric, cherchant sans donie, dans la mesure de leurs droits, 4 
conquérir des libertés nouvelles, mais sans songer toutefois 4 em- 
piéter sur la royauté; ce qui serait sortir des traditions et pactiser 
avec l'esprit révolutionnairc. Dans la vie privée tls se soumettent 
volontiers a l’habitude; essentiellement conservateurs, ils font de 
méme dans leur vie politique, car « la force de l’habitude, comme 
le pense Raynal, gouverne encore plus les Etats que les individus ». 
Aussi vous diront-ils, avee Canning, ce qu’ils peuvent répéter sans 
voir leurs paroles marquées d’un millésime : « Nous n’avons pas a 
rechercher quel est le meilleur d’un Etat démocratique ou d’un 
Etat monarchique. Le destin nous a placés sous la monarchie an- 
glaise. C’cst sous cc gouverncment que nous avons vécu, sous cctle 
forme gouvernementale que nous ayons vu notre pays florissant, 
quc nous l’avons va jouir d'une prospérité ct d’une gloire aussi 
grandes qu'il est possible d’espérer, croyons-nous, d’aucune orga- 
nisation sociale, ct nous ne sommes pas disposcés 4 sacrifier ou 4 
hasarder les fruits d’une expérience de plusieurs siécles, d’une lutte 
conlinuc et de nos antiques libertés pour des syst¢mes imaginaires 
d’une perfection idéalc, pour des essais incertains d'un progrés 
chimérique. » 

Fidéles 4 leurs régles de conduits politique, les Anglais n’ont pas 
Vidée que leurs institutions puissent vicillir. Ils se montrent du 
restc toujours en garde contre les nouvelles doctrines et savent a 
peine ce que c'est qu’abroger unc loi. Ces paroles, empruntées a 
Canning, expriment l’opinion du peuple : elles n’ont pas de date, 
car, bien que remontant 4 1820, elles auratent pu fort bien étre 
prononcées par le membre le moins conscrvateur de la Chambre 
des communes, lors de sa dernitre visite 4 scs commettants. Et deux 
de nos générations, trois générations anglaises, pour mieux dire, 
ont passé sur ces paroles sans que le sentiment qu’elles rendaient 
alors avec une vérité toute nationale, aux applaudissements de Li- 
verpool, se trouve altéré le moins du monde dans une ville gui 4 
vu doubler plus d’une fois sa population durant cet espace d'un 
demi-siécle. Et :pourtant, les cinquante derniéres années ont politi- 
quement appartenu en Angicterre, ou peu sen faut, 4 Pégard des 
faits les plus importants, au parti libéral, qui n’a pas le monopole 
du progrés assurément, mais qui avance avec plus d’audace que 
Ic parti conservateur dans la voic des réformes. 

Les plus grands hommes d’Etat se sont accordés 4 reconnaitre 
que la jalousie est le principe et le mobile des institutions de !a 
Grandc-Bretagne. C’est dans leur constante rivalité, bien plus-qué 
dans leur indépendance, que les pouvoirs divers de ba: monarchic 











EN ANGLETERRE. 4u5 


aaglaise Lrouvent leur force, se confiant 4 la sincérité de leurs in- 
‘tentions ct a ja loyauté de leurs procédés. Tout en gardant son role, 
cest dans la crainte de compromettre ses succés que le parti in- 
fluent aujourd'hui puise cette surexcitation qui cxalte son génie 
politique ct te fait agir avant tout dans les intéréts du pays. Quoi 
qu'il en est, conservateur ou libéral, il sera toujours dans le vrai ou 
tombera infailliblement, car les crreurs, en tant qu'il s'agit de gou- 
vencrment represcntatif, ne sauraient trouver grace devant l’opinion 
publique : tout parti doit les payer du bannissement des affaires. 
Whigs ct tories se succédent d’ailleurs comme par un mouvement 
régulier, restant plus ou moins longtemps au pouvoir, ne l’accep- 
tant que lorsqu’ils se scntent assez fermes pour s’y tenir, ou qu’ils 
voient leurs adversaires frappés d'une impopularilé qui favorise un 
changement de politique. I.c gouvernement de Sa Majesté ne se con- 
goit pas sans l’opposition : il y a complément de l'un par l'autre. Le 
systéme parlemcntaire veut que les partis se regardent a l'ceuvre, 
qu’'ils se critiquent ct se contrdlent, que les discussions mettent: en 
lumiére le pour ct le contre des questions ayant trait au bien public, 
que la vie circule dans TElat sans se dépenser inutilement, que le 
progrés soit arrété dans sa marche pour ne s'imposer qu’aprés un 
sérieux examen qui lui yaut un brevet de durée. Ne faut-il pas a 
la politique son flux ct son roflux? Dans le gouvernement du pays 
par le pays, toutes les forces ne sont-cllcs pas actives et passives a 
la fois? Chacun se doit 4 tous; les droits ne vont pas sans les de- 
voirs, et les inturéts sont protégés comme les liberiés. Nous savons 
par nous-mémes combien les agitations des partis peuvent élre 
dangereuses chez un peuple dont l’organisation est trop faible pour 
les supporter, mais clles ont leur bon coté chez les nations qui pos- 
sédent une constitulion bien organisée : c'est affaire de lempéra- 
ment, ct la mesure fait tout. . 
En Angleterre, ce jeu des partis, aussi bien réglé que s'il obéissait 
a quelque loi physique, semble électriser le gouvernement. Le libre 
mouvement du pays s’y retrouve. Les passions y éclatent avec vio- 
lence, les intéréts y sont défendus avec ténacité. Le ministire, tout 
en remplissant le programme convenu avec les conscryateurs ou les 
libéraux dont il est sorti, connait & fond la majorité sur laquelle il 
doit s'appuyer dans le Parlement, et ne court plus risque de perdre 
de vue l’opinion publique, qui ne cesse de se manifester par des 
Meetings, des adresses, des manifestations populaires, ct surtout 
par la presse, nommeéc avec raison, de l'autre cété de la Manche, le 
guairiéme pouvoir de I'Ktat. Cependant, dans ces lutles fécondes 
pour le bien général, la monarchie n'est pas attayguéc. On dojt a 
Vopposition radicale les réformes les plus heurcuses, mais il ne 


464 LA FO MONARCHIQUE 


faut pas croire que cette opinion (nous ne disons pas ce parti) 
puisse ébranier la royauté. Le radicalisme n'a pas pénétré dans la 
vic sociale de la Grande-Bretagne, essentiellement aristocratique en 
bas comme en haut. Si la Cité de Londres cnvoie des démocrates 
au Parlement, ce n’est pas qu’elle désire essayer d’un nouveau sys- 
téme gouvernemental qui, en changeant la face des choses, boule- 
verscrait pour un temps au moins les intéréts commerciaux de cette 
partie de la métropole, ou plutdt de ce district en dehors de la mé- 
tropole. Non, la Cité ne cherche dans l’opposition qu’un moyen 
d’introduire dans le gouvernement une utile jalousie, qui l"empéche 
d'avoir trop de confiance en soi et qui stimule sen action produc- 
tive. La Cité, ce grand laboratoire de la fortune de !’Angleterre, ne 
respire que des sentiments conservateurs ; elle ne se sépare pas du 
pays ct ne proteste nullement contre la foi monarchique. 

Le respect qu’inspire la royauté domine la nation entiérce. Méme 
dans les temps difficiles ou les crises douloureuses, on peut dire 
que cette royauté cst l'objet d'un dévouement mélé d’une vague 
émotion qui tient du culte, et semble s’adresser & quelque chose de 
sacré. Assurément, la famille princi¢re de Hanovre ne prétend pas 
régner de droit divin, et it n’y a pas de Maison d’Angleterre portant! 
en elle la monarchic, comme autrefois la Maison de France, mais 
il y a chez nos voisins une Maison régnante qui, profondément im- 
bue des principes de la Constitution, représente le pays. La nuance 
nest pas sensible 4 Pimagination populaire : en dépit de tout Acte 
d’Etablissement, le souverain garde aux yeux des masses le caractére 
absolu, et, malgré toute forme parlementaire, comme i! est le chef 
de l’Etat, passe pour étre le gouvernement. Il peut d’ailleurs exercer 
personnellement une influence considérable sur les meeurs ct avan- 
cer ou retarder le progrés social. La preuve en est, entre autres 
exemples, dans le sentiment de la famille, si protégée sous le régne 
actuel, ct si importante en Angleterre, parcequ’clle y remue toutes 
les questions d’économie politique. On ne saurait nicr que les vertus 
dela reine Victoria, continuant, aprés un court relachement, celles 
de Georges Ill, n’aient fortifié dans la conscience publique cette sage 
croyance qu'un souverain vertueux est une conséquence du droit 
naturel et entre dans les coutumes ct les traditions britanniques. 
L’affection que rencontre la Reine ne vient pas d’une classe plutdt 
que d’une autre et n’est pas assujettic 4 telle ou tclle opinion. La 
politique s’y montre 4 ce point étrangére, que, durant la maladie du 
prince de Galles, il y a trois ans, on a vu des députations de clubs 
républicains venir rendre hommage 4 la Souveraine ct l’assurer que 
tous les citoyens anglais prenaient part 4 sa douleur maternelle. 

Chez ce peuple, 4 qui sa réserve et la froideur de son caractére 











EN ANGLETERRE. 465 


ne sauraient permettre de se targuer d’une politesse excessive, on 
trouve toujours une certaine courtoisie entre les partis. Il n'est pas 
rare quils fassent assaut de savoir-viyre tout en sc déchirant. Par- 
fois leurs luttcs donneraicnt 4 penser aux antiens tournois. Sans 
y mettre rien'de chevaleresque, ils se reconnaissent mutuellement 
des droits et seraicnt presque disposés 4 s’assigner des devoirs ré- 
ciproques. En réalité, chez nos voisins, chaque parti est une force 
dans I’Etat, et comme tout y procéde des faits et des institutions, 
ces différentes forces cherchent uniquement 4 produire. De la ma- 
mére dont elles sont ordonnées, elles ne peuvent renverser les pou- 
voirs. La destruction est le lot des peuples émancipés qui, n’ayant 
pas de constitution moralement organisée et sanctionnée par la 
tradition, sont obligés de compter avec le provisoire, sans souci des 
idées recucs, comme sans considération de |’avenir, dont ils voient 
de gaicté de coeur avorter toutes les espérances : embarrassés de 
leurs libertés, auxquelles ils n’ont pas été disciplinés, ils ne savent 
sc défendre d'accepter les chefs que leur imposent des événements 
fortuits. 

Lorsqu’on ne peut se reposer sur des institutions, il faut s’aban- 
donner 4 des hommes. L’absence d’esprit public va de pair avec 
absence de tradition, ct si les principes nationaux ne servent point 
de fondements 4 unc organisation politique, il cst @ craindre que 
la vitalité de I’Etat s’arréte instantanément avec l’existence du chet 
en qui elle réside. On supplée certainement a ces principes par des 
mesures, qui pour étre d'habiles combinaisons quclquefois, n’en 
sont pas moins artificielles. Hors de l’atmosphére normale, l’aéro- 
naute a recours a des doses d’oxygéne; c’est ainsi que se remplace 
Pair respirable qui fait défaut dans les hauteurs naturellement 
inaccessibles, mais on ne supprime pas le danger, et que la théorie, 
fort rassurante sur terre dans ses conclusions, ait négligé de pré- 
voir un point essentiel, la mort, prompte 4 relever le défi, ne néglige 
pas de profiter de l’imprudence : celui qui a franchi les limites 
tombe asphixié dans ses ofganes ou paralysé dans ses membres. fl 
en est de méme dans !’atmosphére politique, ot les moyens factices 
n'offrent guére qu’une sécurité relative et de courte durée; pour s’y 
soutenir sans avoir 4 redouter de perturbations funestes, on a besoin 
d'une expérience 4 toute épreuve. La tradition c’est l’expérience 
historique, garantic séricuse pour les gouvernements de ce qui est 
dans la nature, de ce qui rentre dans le domaine du possible et ne 
dépasse pas les bornes du permis. 

Dans un pays qui se refuse 4 admettre la tradition comme une 
des hases de son existence sociale, on revient const{amment a des 
essais de monarchie ou de démocratie, répondant alternativement 


466 LA FOI MONARCHIQUE EN ANGLETERRE. 


aux prétentions aristocratiques ct aux aspirations populaires. La 
noblesse ct le clergé joulront aujourd’hui de priviléges, la bour- 
geoisic se inonlrera demain satisfaite de mencr la fortune publique, 
les prolétaires s’applaudiront 4 leur heure de voir le capital soumis 
aux exigences du travail. Ne parlons pas de ces ¢poques ow des in- 
dividus, en dchors de toute classe ct le plus souvent hors la loi, 
s'cfforcent d’anéantir le capital ct de ruiner le travail. C’esi la 
réaction inéviltable des gouvernements forcés qui, ne pouvant con- 
tenter tout le mondc et le chef du pouvoir, entretiennent la révolte 
a l'état latent. 

Que les peuples, despotes dans leur démocratie, qui s’imaginent 
pouvoir gratuitement imiter l’Angleterre, se persuadent bien quc la 
liberté n’est point un mot qui s’inscrit dans les lois et se peint sur 
les murs des monuments. La lberté, pour ¢tre vraie, doit étre 
placéc dans les moeurs et réglée comme clles : il faut qu'elle s'im- 
prime dans le coeur, que |'esprit public s’'y forme et que les tradi- 
tions nationales la consacrent. Elle n’exclut pas Vautorilé, méme 
clle suppose Je pouvoir monarchique plus que tout autre pouvoir. 
Que les démocrates du continent n’oublicnt pas, d’ailleurs, qu’une 
position insulaire donne a un peup‘e une nature a part sous Ie rap- 
port de la force et des vertus sévéres qui garantissent l'indépen- 
dance. 

On dit que chaque homme nait avec le germe du mal qui !'cm- 
portera, si quelque accident ne le tue pas sur la route. La politique 
conclut de mémce : Ics gouverncinents qui naissent avec la Révolu- 
tion succombeat de leur belle mort sous la Révolulion. Ce qui cst ° 
improvis: n’a pas naturellement Ices conditions de durée. Si l’An- 
gicterre est un pays matériellemeat prospére ct civilement heurcux, 
c’est qu'il est moral avant tout et conséquent avec lui-méme, qu'il 
a le respect des choses ctablies ainsi que le respect de la dignité 
humaine, des sentiments, des croyances et des opinions, l'amour 
de l’équité, la modération et surtout, a céte d’une aversion invcté- 
rée pour la politique a priori, le dévouement a la dynastie de Hano- 
vre, Maison régnante héréditaire. Dans les temps modernes, ou 
toutes les forces d’un tat se confondent dans une union fertile, la 
loyauteé de la part des peuples n’est que de Vintérét bien entendu, 
el chez les grandes nations européennes, pénttrées, par nature 

“comme par habitude, par traditions comme par principes, de sen- 
timents conscrvateurs, l’existence réelle est dans la foi monar- 
chique. 

E.-A. Gannier. 











DE PARIS A NOUMEA 


JOURNAL D’'UN COLON 


_ TROISIRME PaRtiz ! 


SAINTE-CATHERINE. 


Je vous ai dit, lecteur, comment l'Orne avait réussi 4 se jeter 
dans la rade de Sainte-Catherine juste 4 temps pour essuyer, sur 
ses ancres ct abritée par les terres, le violent orage qui régna sur 
toute la edte du Brésil dans Ja nuit du dimanche 41 au lundi 12 
juillet 4875. En voyant la pluic intense, les éclairs et le vent qui 
nous aveuglaient, cn entendant ces décharges précipilées de la fou 
dre, nous nous demandions si notre courte reldche sur l'un des 
plus beaux points de la cote d’Amérique allait étre contrariée par 
linclémence du temps : déja nous yoyions s‘écroulcr misérable- 
ment tous Ics riants projets que chacun avait formés pour se dis- 
traire des longs ennuis de la navigation. Nous étions d'autant plus 
fondés 4 craindre de vilains jours, que nous arrivions dats la mau- 
Vaisc saison de ce pays, qui, se trouvant dans l’hémispheére austral 
clau sud du tropiquc, a les saisons inverses des ndlres. Ce fut donc 
avec une satisfaction bien vive que nous vines, dans la matinée du 
lundi, le soleil se montrer radicux ct la mer devenir unic comme 
une glace, nous invitant, par son riant aspect, 4 profiler du calme 
pour aller examiner en detail Iles admirables sites qui sc déroulaient 
Sous hos yeux. 

L'ile de Sainte-Cathcrine peut avoir quelque cinquante kilo- 


' Voir le Correspondant des 25 septembre et 25 décembre 1870. 
10 Févern 187€3 6} | 


468 DE PARIS A NOUMEA. 


métres de long. Enson milieu, clle n’est séparée du continent amé- 
ricain que par un canal naturel de cing cents métres de large; au 
nord et au sud de ce goulet, la cole ferme se creuse vers l’ouest et 
il en résulte deux bassins d’environ vingt-cing kilométres de long 
sur dix ou douze de large. C’est dans celui du nord que l’Orne 
avait, la nuit déja noire, laissé tomber son ancre. Dans l'intérieur 
des terres, de hautes chaines de montagnes bornent partout la vue ; 
du haut des cimes jusqu’au bord méme de la mer s’étend sans in- 
terruption une splendide végétation : seules les rares murailles de 
petits hameaux et d’habitations isolées se détachent en blanc sur le 
vert des foréts. San Miguel et san Antonio sont les plus importants 
des villages du littoral. Dans le sud on apergoit, derriére une pointe 
assez ¢levée, le haut du clocher et des principales maisons de 
Nuestra-Seriora de Desterro, capitale de la province de Sainte- 
Catherine. 

Tout prés de notre mouillage se trouve le petit tlot d’Anathomi- 
rim, avec une citadelle et de vieux remparts moyen age. C'est avec 
le gouverneur de cette forteresse que Orne entre d’abord en rela- 
tions. Le 12 au matin il nous envoie |’un de ses officiers chargé de 
complimenter notre commandant; de lui faire ses offres de service, 
d’examiner si la patente de santé délivrée par les autorités des Ca- 
naries est bien nette, et si, depuis, la santé du bord n’a laissé rien 
4 désirer. Satisfait sur ce point, il nous accorde la libre pratique et 
le sinistre pavillon jaune, signe de l’isolement, qui flottait au mat 
de misaine, est amené par les timoniers. 

Aussitdt, et de tous les points de l’horizon, des nuées d’embar- 
cations quittent le rivage ct c’est une véritable lutte 4 qui touchera 
’Orne le premier. Ces canots du Nouveau Monde ont beaucoup de 
cachet. Ce n’est plus la construction formée de planches juxtapo- 
sées que nous connaissons en Europe; c’est la pirogue dans toute 
sa pureté, le tronc d’arbre creusé, le bateau-cigare, tout étroit, 
trés-long, glissant rapidement sous l’impulsion, non plus de ra- 
mes, mais de pagaies 4 larges pelles que manceuvrent avec ra- 
pidité des hommes de toutes les couleurs : des noirs, des rouges, 
des métis et de rares blancs. Le fond de ces véhicules pittoresques 
est garni de fruits et légumes dé toutes sortes, oranges, ananas, 
bananes, citrons, choux palmistes, etc. sur lesquels Ics passagers 
se jettent avec délices. Sur les monceaux de fruits accumulés dans 
les pirogues on voit s’agiter de petites bétes, qui grises, qui vertes. 
qui rouges, qui bleues, qui de toutes les couleurs. Ce sont ces déli- 
cieux oiseaux dont le Brésil a la spécialité. On en détruit actuclle- 
ment de si grandes quantités pour en envoyer le plumage en Eu- 
rope, qu’une grande dame anglaise s’est mise a la téte d’une société 


DE PARIS A NOUMEA. 469 


protectrice de ces charmants volatiles : craignant de voir dispa- 
raitre ces merveilles de la création, la sensible: lady essaie de 
proscrire de toutes les toilettes les ornements qui condamnent a 
mort des milliers de ses protégés. A ne juger, cependant, que par 
les prix courants du marché qui s’établit le long de Orne, les ra- 
ces doivent étre loin de s’appauvrir, car les valeurs sont minimes : 
pour soixante-quinze centimes ou un frane on a la paire de ces pe- 
tites perruches dites inséparables; le plus admirable des oiseaux 
aux mille couleurs ne dépasse pas deux francs. Ce sont, parmi les 
passagéres, des exclamations sans fin ; les petites filles ont chacune 
leur cage et se font expliquer la maniére de nourrir leurs nou- 
veaux pensionnaires. Pendant les premiéres' heures, toulefois, les 
achats sont un peu troublés, car le pont est livré aux matelots qui 
procédent 4 la délicate opération de mettre 4 la mer la douzaine de 
canots grands et petits qui vont avoir 4 parcourir la grande rade 
pour le service du navire. 

Dans une intéressante relation du voyage entrepris en 1549 par 
Fernand de Magellan, |l’un des compagnons de ce grand naviga- 
teur rend compte de |’étonnement des indigénes de cette céte a la 
vue de ces petits navires qui se détachaient des grands : « voyant, 
dit-il, que nous mettions 4 la mer nos chaloupes, qui demeu- 
raient.attachées aux cétés du navire ou qui le suivaient, ils s’ima- 
ginérent que c’étaient les enfants du vaisseau et que celui-ci les 
nourrissait. » L’Orne, qui est un navire moderne, n’enfante pas 
seulement de petits vaisseaux a la voile et 4 la rame, elle met a la 
mer un véritable.chef-d’ceuvre de construction navale : son canot a 

Ce n’est pas précisément facile d’enlever du pont et de sus- 
pendre dans les airs, pour l’abaisser Jusqu’a l'eau, ce petit va- 
peur avec sa chaudiére., sa machine et ses coffres 4 eau : les 
poulies grincent, les cordes sont terriblement tendues, les secous- 
ses sont bien violentes ; raais, une fois le travail achevé, quel se- 
cours pour un navire, surtout sur une grande rade comme celle de 
Sainte-Catherine! « Ce canot-la, disait aux passagers l'un des offi- 
ciers du bord, vaut pour nous, au mouillage, au moins cinquante 
hommes d’équipage. » Et, en effet, l'enfant 4 vapeur n’est pas plu- 
tét 4 P’cau qu'il chauffe et part 4 toute vitesse pour Nuestra-Senora 
de Desterro, oli se rend, en grande tenue, le commandant allant 
faire sa visite au gouverneur de la province. 

Nous sommes & prés.de vingt kilométres de la ville, la marée est 
contraire; et malgré cela la petite hélice va tourner si vite qu’en 
une heure et demie le voyage sera fait. Pendant tout Ie séjour en 
rade, la vaillanfeembarcation n’aura guére de repos : deux et trois 


470 DE PARIS A NOUMEA. 


fois par jour on lui changera son équipage, fatigué par la maneu- 
vre ; mais elle, elle scra toujours préte, pourvu qu’on lui donne du 
charbon 4 dévorer : elle remorquera deux, trois, quatre canots, la 
grande chaloupe toute pleine d’eau, sans avoir l'air d’y penser. 
Sillonnant la rade, la nuit comme le jour, annoncant de loin son 
.arrivée par des coups de sifflct redoublés et le bruit de sa vapeur, 
elle est, pour Ics Brésilicns, un objet d’admiration et d’envie, car 
les rapides pirogucs sont cependant bien lentes a cdté de l'enfant 


chéri de l’Orne. 


Si nous sommes 4 Sainte-Cathcrine, ce n’est pas seulement pour 
notre repos, c’est aussi et surtout pour remplacer les immenses 
quantités de vivres consommés pendant les traversées précé- 
dentes par Ices habitants de la ville flottante. Ce qu’on a du le 
plus ménager c’est l'eau douce, dont il faut chaque jour des quant 
tés considérables. Maleré Ie secours des machines a distiller, les 
citernes cn tdle qui gisent dans le fond du navire sont presque en- 
ti¢rement vides, ct nous avons un grand intérét & les remplir de 
belle ct bonne eau de roche. En effet, l’cau distillée ne peut guére 
servir pour la cuisine et les lavages; elle n’est pas désagréable a 
boire (quoiquc légérement fade), mais elle manque de cerlains sels 
nécessaires au corps humain ct que contient l’eau naturelle; on 
raconte méme, ce qui nous parail légérement cxagéré, qu’a la lon- 
guc, l’usage exclusif de l’cau distillée produit l’aftreusc maladie qui 
s'appelle le goitre. 

Avoir de l'eau est donc ce qu'il y a de plus urgent, et le premier 
canot mis 4 la mer cst monté par un officicr ayant l'ordre de par- 
courir la céte du coniinent et de rechercher parmi Ics ruisscaux 
qui peuvent coulcr des montagnes une source d’cau saine, claire, 
limpide et incorruptible. En quelques heures le choix de laiguade 
est fait ct la plus grande embarcation du bord, la chaloupe en bois, 
est disposée cn citerne. On la revél intéricurement d'une immense 
outre cn toile 4 voile, faconnée aux formes de l’embarcation, et le 
canol & vapeur remorque ce grand récipicnt aux bouches du jolt 
ruisscau choisi pour approvisionner le navire. 

Chaque voyage rapporte de 7,00 4 8,000 lilres d'eau, et cela 
sans grande peine. La chaloupe s’approche de terre le plus que lui 
permet son lirant d’cau, et son outre cst mise en communication 
directe avec Ic ruisscau au moyen d’un canal de toile, long de plu- 
sicurs centaines de métres, qu'on appclle manche 4@ eau. 1.’une des 
extrémités de la manche est placée sous une cascade forméc par le 
ruisseau, cl l'autre vient aboutir dans l’outre de la chaloupe. De 
cette manicére, et grace a la difiérence des niveaux, un courant con- 


DE PARIS A NOUMNEA, 474 


linu s’établit entre le ruisseau ct l’outre qui se trouve pleine en peu 
de temps. On la remorque le long de l’Orne, ct 1a, par le moyen 
d'une pompe aspirante ct foulante, on envoie le Jiquide dans les 
vasies ct nombreux réservoirs arrimés 4 fond de cale. 

Ics matelots se disputent et intriguent pour embarquer dans les 
canots qui se rendent a l’'aiguade. C’est qu’on leur permet d’occu- 
per le temps nécessaire au remplissage de la chaloupe pour Ic blan- 
chissage de leurs effets. En mer, on est obligé de ne leur délivrer 
l'eau douce qu‘ayee parcimonic, ct ce quils ont pour Je net- 
toyage est forcément insuffisant. Or, le matelot est cxtrémement 
coquct; il pousse jusqu’a la minutic, ct l’on ne saurait trop l’en 
louer, l'amour de Ja propreté. Quand ses pantalons blancs, ses tri- 
cols a raics et ses chemises 4 collet bleu sont jaunis par I’cau de 
mer, il est tout malhcureux, presque honteux de sa personne. Aller 
faire sa Iessive tont A son aise, dans un ruisscau ou il peut savonner 
et rincer tant qu’il lui plaira, c’est, pour cet étre peu galé, unc dpre 
volupté. Il lui semble qu'il redevient un homme ordinaire lorsqu’il 
a pu, comme le terricn, se servir de l’cau douce sans en compter 
les gouttes. Il revient 4 bord avec toul son trousseau rajcuni et étale- 
fidrement ses nippes; sa figure rayonne de joie, il ya gros 4 parier 
qu'il réve de ce jour de bonhcur ct qu'il sourit dans son sommeil en 
pensant a ce beau ruisseau. 


A bord, on travaille de bonne heure pour réparcer les mille riens 
qui se sont avariés pendant la traverséc, pour consolider la mé- 
lure en vue des coups de vent probablcs par Ices hautes latitudes, 
pour aérer, sécher, netloyer ou peindre. Du matin au soir, c’est un 
brouhaha continuel : colons et émigrants sont fort génants pour les 
travailleurs. Aussi, dés le second jour, prend-on le parti de se dé- 
barrasser des oisifs, ct, dés que le déjcuner du matin est pris, ils 
sont embarqués dans les canols pour ¢tre conduits a terre. On leur 
donne les vivres pour la journée, viande, pain, vin, assaisonnements, 
des marmites pour cuire le tout, ct les familles, toutes joyeuses, 
soffrent, aux frais du bord, de vraies partics de campagne 
sur un terrain dépendant du ministére de la guerre, et gracieu- 
sement mis 4 la disposition de l’Orne par le commandant de I’ilot 
Anathomirim. Il y a de clairs ruisscaux, de grands bois tout pleins 
d'orangers, de l’ombre et de la fraicheur 4 discrétion : c’est un vé- 
ritable paradis. On peut se rouler dans I'herbe, sc baigner; on 
tombe d’étonnement en étonnement, & chaque découverte nou- 
velle faite dans cette nature inconnuc, ct la journée passe gaie- 
ment. A midi, la soupe chauffe sur de grands feux en plein air. Ces 
groupes d’hommes et de femmes de tous lcs ages, d’enfants & la 


472 DE PARIS A NOUMEA. 


mamelle ou en état de gambader, ressemblent & quelque cam- 
pement de Bohémiens faisant halte entre deux étapes. Ala tombée 
de la nuit, tous les ustensiles sont: ramassés, les canots reviennent 
chercher la bande, et l’on rentre 4 bord enthousiasmé du Brésil. 
Le lendemain et les jours suivants, méme répétition ; seulement 
les femmes laborieuses ne se proménent plus; elles ont trouvé le 
moyen d’utiliser leur relache cn gagnant quelque argent, et voici 
comment. Nous avons 4 bord, parmi les émigrantes, une Parisienne 
qui a tenu sur la Seine un de ces bateaux-lavoirs que tout le monde 
connait. Cette femme se rend 4 Nouméa pour y exercer la profession 
de blanchisseuse. Or, comme elle revenait de terre, il vint 4 bord 
plusieurs mulatresses offrir leurs services, comme lavanderas, a 
létat-major et aux passagers. Les prix éleyés de ces étrangéres 
ayant occasionné de nombreuses discussions, la Parisienne inter- 
vint, et, passant d’un groupe 4 l'autre, elle prévint a voix basse que 
si l’on voulait faire une ligue universelle contre les Brésiliennes, 
elle se chargeait de satisfaire Ie bord entier avec grand rabais. 
« Comment, messieurs, disait-elle aux officiers, yous allez payer 
ces négresses-la plus cher que nous autres, ouvriéres de la‘capi- 
tale! Mais, vraiment, c’est abominable! Ne craignez rien, eounes: 
moi tout, et vous verrez Si je connais mon métier !. » 
L’insistance de cette maitresse-femme fit éconduire les Sipééilien: 
nes, et notre compatriote se mit en quéte de collaboratrices dans le 
personnel féminin du bord, promettant 4 ses auxiliaires une forte 
rémunération. Puis, descendant 4 terre avec son escouade de tra- 
vaillcuses, elle loua tout prés de la plage une maison: sans occu- 
pants dans laquelle elle installa son quartier général. Mais il s’en 
fallut de beaucoup que toutes les femmes passagéres consentissent 
a travailler. La « Reine Topaze », entre autres, repoussa d'un air 
dédaigneux les offres de la.patronne, et dés lors, les maris suivant 
leurs femmes, le convoi du matin se divisa en deux bandes, celle 
des travailleurs et celle des fainéants. Or, il se trouva que des noirs 
affranchis, habifant le voisinage, pensérent que le. camp des fai- 
néants pourrait bien. aimer a boire : ils se cotisérent pour acheter 
un baril de vin de Porto, le seul qui se boive couramment dans le 
pays, et vinrent le débiter parmi les émigrants. Le soir, le baril 
était vide; mais, en s’embarquant dans les canots de l’Orne, beavu-: 
coup d’hommes (et quelques femmes) criaient, chantaient et titu- 
baient si bien, qu’au retour on distribua généreusement de la con- 
signe 4 ceux qui avaient atteint l'état indécent que les anciens 
Polonais passent pour avoir aimé. Depuis cet incident, qui se re- 
produisit, du reste, les jours suivants, bien qu’avec plus de ré- 
Serve, on appela Petite Pologne la plage ou les flaneurs allaient 








DE PARIS A NOUMEA. 415 


prendre leurs ébats, et Bate des Lavandieres la petite anse ou Ja Pa- 
risienne avait installé ses ateliers. Cette brave femme réussit parfai- 
tement dans son commerce. 


Nos relations avec la terre ne se bornent pas au voisinage immé- 
diat du mouillage de l’Orne. Presque journellement, ce bijou de ca- 
not 4 vapeur faif, a toute vitesse, la course de Desterro. C’est dans 
cette ville que se traitent les affaires sérieuses; c’est 1a qu’on se 
procure cette précieuse houille dont les fourneaux de notre marine 
sont si friands; c’est 14 qu’on achétera le troupeau de beufs que 
nous comptons embarquer; c’est la que, deux fois par semaine, les 
Allemands du voisinage viennent couvrir le marché de leurs pro- 
duits et faire baisser les prix. — Des Allemands! direz-yous. — Mon 
Dieu! oui; Desterro en est plein, et si, frappé de l’apparence riche 
et confortable d’une habitation, vous demandez a votre guide : A qui 
est cette maison? Soyez sur que quatre fois sur cing il vous répon- 
dra: Ah! monsieur, ¢a c'est allemand! 

Et ce n’est pas seulement en ville, c’est dans toute la province que 
le Germain prospére. On cite, dans le voisinage, une de ces colonies 
dont nous aurons 4 reparler plus loin, qui compte, nous a-t-on 
assuré, plus de cing mille Allemands. Mais il y a aussi, hatons- 
nous de le dire, des colonies frangaises. A quelque trente lieues 
dans le nord de Sainte-Catherine se trouve le domaine apporté en 
dot 4 son mari par la princesse de Joinville. Ce territoire est fort 
étendu. Sur les bords d’une riviére qui le traverse, le San-Fran- 
cisco, non loin de la mer, on rencontre une commune qui, dit-on, 
n'est formée que de Francais. Nos compatriotes, seraient la réunis 
au nombre de douze a quinze cents, exploitant le pays, vivant a 
laise, et montrant l’esprit entreprenant et actif qu’avaient nos an- 
cétres lorsqu’ils défrichaient le Canada. C’est avec une admiration 
senlie, presque avec enthousiasme, que les Brésiliens nous parlé- 
rent de la colonie du prince de Joinville; ils nous vantérent sa re- 
marquable organisation, les bonnes mceurs des habitants, leur es- 
prit de famille, le bon ordre des intérieurs et la prospérité des 
exploitations., Est-ce l’intervention personnelle du prince qui a di- 
rigé sur son domainé ce courant d’émigration? Est-ce, au con- 
traire, le hasard qui a réuni ce petit noyau? Nul n’a pu nous le 
dire, mais c’est avec une Dien vive satisfaction que nous avons re- 
cucilli ces éloges non équivoques sur l'état de ce groupe intéres-: 
sant. Il a complétement éclipsé les colons envoyés par une Société 
hambourgeoise 4 laquelle sont loués, parait-il, des terrains tou- 


@ 


414 DE PARIS A NOUMEA. 


chant 4 ceux de nos compatriotes, et qui feraicnt aussi partie, si 
nos renscignements sont exacts, du domaine Joinville’. 


Destcrro n'est pas une belle ville, il s’en faut de beaucoup. On y 
rencontre surtout d’affreux négres, et des négresses encore plus 
hideuscs, qui sont les esclaves des Brésiliens blancs, ou 4 peu pros. 
Nous sommes pourtant dans la capitale de la province, ville d’une 
dizaine de mille 4mcs; mais les dames sortent pcu, et leur présence 
n’est révélée que par les sons de nombreux pianos que l’on entend 
4 travers les fenéires. Des caléches ct des chevaux de louage station- 
nent sur les places, et le mouvement est assez actif aux wharfs od 
s’embarquent les marchandises. Un grand vapeur est en rade, et 
les négociants président cux-mémes 4 Il’embarquement de leurs den- 
récs. Bien que le thermométre miarque 8 ou 10 degrés et que 1'Eu- 
ropéen ne sc sent gucre incommodé par le froid, il semble aux 
gens du pays qu'il géle 4 pierre fendre : les hommes ne circulent que 
Jes épaules recouvertes de grands plaids cn laine blanche tricotée. 
Cet accoutrement fait un singulicr cffet avec les chapeaux 4 haute 
forme (mode curopécnne) que portent tous ceux qui ne sont pas es- 
claves. Les hommes sont polis et bicnvcillants pour les voyageurs en 
quéte de renseignements ; mais il n’est pas dans Icurs usages de se 
découvrir en parlant 4 un étranger, comme nous le faisons en Eu- 
rope. En revanche, ils offrent facilement la main, trop facilement, 
4 notre sens. Ils n’ont point d’idiome propre : le portugais se parle 
partout, ct ressemble asscz 4 l'espagnol pour qu’on se fasse parfai- 
tement comprendre en employant celte derniére langue. Les soldats 
qui montent la garde devant les monuments publics ont assez bonne 
tenuc, mais ils sont trés-noirs; il en est de méme de beaucoup de 
sous-officicrs. 

Pendant que nous étions en ville, une estafette partit a franc- 
étricr du palais du gouverneur, ct se dirigea vers la mer d’un air 
aflairé. Nous vimes aussitét un aviso brésilicn meltre sous vapeur 


‘ Le domaine Joinville est la partie du Brésil la mieux habitée. Il est peuplé de 
7,671 ames dont 7,485 blancs, 75 noirs et 114 mulatres. L'esclavage n'y existe 
pour ainsi dire pas, puisqu’un ne compte que 96 personnes non libres. La popu- 
lation féminine dépasse de 200 Ja population masculine. Le nombre de ceux qui 
savent lire est plus grand que celui des illettrés, tandis que, dans d'autres parties 
de 1a province, il n’y a qu'un lettré contre neuf illettrés. On évalne a 5,607 le 
nombre des Brésiliens et a 4,064 celui des étrangers, parmi lesquels figurent tant 
de nos compatriotes. 

On nous a alfirmé que, sous I’empire, pendant son exil, le prince ne venait 
jamais 4 Rio-Janeiro sins aller visiter les colonics établics sur son domaine et 
auxquelles il s’intéresse trés-vivement. 





DE PARIS A NOUNEA, 415 


et'prendre le large : le cable sous-marin venait de signaler un na- 
vire brdlant en picine mer, dans Ic nord. Nous apprimes depuis 
qu'il sagissait d'un batiment de commerce italien transportant du 
charbon, ct 4 bord duquel leterriblecas de lignition spontanée s’é- 
tait déclaré. Malgré sa diligence, l’aviso brésilicn ne fut d’aucun 
secours : envahi par les flammes, I'Italien dut se jeter 4 la cOte pour 
sauver son équipage, ct cc n’était plus qu’un immense brasier lors 
de l'arrivée du sauveteur. Personne n’avait péri. | 

Les Brésiliens se loucnt beaucoup de ce cable sous-marin qui 
court le long de la céte. Dans ce pays si grand, ou tant de provinces 
sont encore inhabitées, ot! les routes font souvent défaut, la mer 
est trés-employée comme moyen de communication, de sorte que 
le réseau télégraphique, reliant les ports cntre cux, rend d inappré- 
clables services. On nous disait que dans la province de Sainte- 
Catherine, par exemple, les Indiens, qui ne sont qu’a trois jours de 
marche dans I’intéricur ct ne sont nullement réconciliés avec la 
domination curopéenne, vicnnent de temps 4 autre faire des incur- 
sions sur lcs domaines appartenant aux blancs, ect qu’en bien des 
cas on avait pu les faire reculer, avant que des méfaits cussent . été 
commis, par l’envoi immédiat de détachements embarqués sur les 
navires de guerre. Avant l’installation du réscau, les sccours arri- 
vaient généralement trop tard; mais aujourd'hui ils viennent a 
temps, ct il n’y a plus que les colons s’aventurant au loin, dans - 
lintéricur des foréts, qui souffrent du voisinage des Indiens. Parmi 
ceux-la, par exemple, il y a souvent mort d’homme. 

Comme les soldats de l’armée de terre, les matclots des navires 
de guerre sont d’une nuance trés-foncée, ct les matelots de l’Orne 
semblaicnt peu flattés de voir un costume tout pareil au leur porté 
par des noirs. Une grande embarcation brésilienne quittait le wharf 
de Desterro au moment ot nous I’accostions, ct nous entcndimes 
un de nos matelots dire & son voisin : « Negarde-moi ces figures! . 
Sila police les attrape, ils ne seront pas blancs, ceux-la! » Le 
fait est que l’abondance des noirs, ct des noirs de la plus vilaine 
espéce, dépare ¢normément la capilale de la province de Sainte- 
Catherine. Tous ces gens laids. sales, mal vélus, font peine a 
voir. La ville ne se recommande que par la largeur des rues ct l’am- 
pleur des plus modestes habitations. Jardins, places publiqucs, 
tout est taillé sur de grands patrons : on voit que dans ce pays-la 
c'est le terrain qui manque le moins. Il serait injuste de ne pas 
ajouter que la mer et Ics hautes montagnes de la Sierra de Mar 
donnent a la ville un charme ind«finissable. Si les habitants qui se 
montrent ne sont point beaux, il n’est pas, en revanche, de ruc ou 
l'ceil ne soit attire par des merveilles naturelles qu'il est d’autant 


416 DE PARIS A NOUMEA. 


plus facile de saisir que la ville est sur un plateau, et que de tous les 
points on découvre la campagne — et la campagne du Brésil! — jus- 
qu’a bien des lieues 4 la ronde. La contrée enyironnante a recu le 
surnom de Paradis terrestre du Brésil, en méme temps que, par 
leur droiture, leur moralité et leur bon caractére, les habitants se. 
sont fait appeler Jes fils d’ Abraham. 3 


La province si favorisée qui nous occupe en ce moment se trouve 
immédiatement au nord de celle de San Pedro do Rio-Grande-do- 
Sud, qui est.la plus méridionale de toutes. Elle est petite pour une 
pravince brésilienne; quoiqu’elle ait 2,200 lieues carrées de super- 
ficie, sa population. n’excéde pas 150,000 ames. La. salubrité du 
climat, la fertilité du sol, le caractére hospitalier et pacifique de 
ses habitants et la beauté des paysages, en font un séjour véritable- 
ment délicieux. Les deux baies.et les vastes rades sur _lesquelles 
Desterro se trouve a cheval offrent un excellent abri et un lieu de 
rafraichissement aux navires qui se rendent dans l’océan Pacifique 
en passant le cap Horn. C’est le seul port de relache qui‘ existe en- 
tre 27° et 34° de latitude sud. ; | 

Les terres produisent en abondance.tous les fruits et les céréales 
d'Europe, et invitent le colon laborieux 4 venir s’établir dans cette 
région. La température.n’est pas assez.élevée pour qu’il ne puisse y 
travailler la terre de ses mains‘. On y trouve des foréts spacicuses, 
des arbres gigantesques, et les meilleurs bois de construction; i 
existe aussi des: plaines. vastes et fécondes ou. croissent spontané- 
ment Vhervamatte, la mamona, le tabac, la baunilha, lanl, etc. A 
ces richesses naturelles il faut ajouter des carriérés de granit, des 
mines de fer et des sources d’eaux thermales. Une foule de bois qui. 
seraient loin d’dtre méprisés en Europe ne sont pas classés, et 
pendant, malgré ces omissions, on en.compte dans le pays trente- 
quatre espéces, dont huit pour la magonnerie, onze pour la col- 
struction navale, huit pour |l’ébénisterie, et sept pour les bitis de 
machines. Toutes ces essences ont une trés-hongue durée. A la fin. 
du siécle dernicr on cultivait la avet succés la cochenille; mais 
léléve de cet.insecfe est tombé en désuétude. La liste des expo 
tations’ donnera, du reste, l’idée des produits préférés par les 


‘La température la plus basse de I’hiver est, au niveau de Ja mer, de 5° Réav- 
mur; dans les montagnes, il fait beaucoup plus froid. En été, on atteint 5!° 
Réaumur. 

Le lecteur se rendra compte du mouvement commercial par Jes chifires sur 
vants : ilentre annuellement & Desterro environ 60 longs-courriers et 500 
teurs portant 36,000 tonneaux de marchandises et montés par 3,200 hommes 
d’équipage. Les sorties sont, a peu de chose prés, équivalentes. 











DE PARIS A NOUMBA. 417 


agriculteurs : elle comprend le manioc, le sucre, le café, le millet, 
le riz, le fetjao, les féves, la gomme, l'amendoim, le rhum et le 
miel. Des tentatives hcureuses vicnnent d’étre faites en ce qui con- 
cerne la farine de tapioca, l’eau-de-vie'de café, le rapé et la cire 
d’abeille. Un agronome a méme obtenu sur ga propriété plusieurs 
barriques de vin qu'on a dit tenir énormément du bordéaux. 

Partout on se plaint du manque de routes, et plusieurs colonies 
ne subsistent que grace a l’appui du trésor public. Celles de Blu- 
menau, d'Isajahy, de D. Francisca, de D. Pedro, de Santa Teresa. 
(cette derniére ‘est: militaire), sont subventionnées par le gouverne- 
ment tentral; celle d’Angelina,' formée de seuls Brésiliens, est sou- 
tenue par la province; enfin celles de Nova-italia et de Flor-da- 
Silvasont des entreprises ‘purement: privées. Trois d'entre elles 
viennent d’étre 6mancipées : on les nomme Teresopolis, Santa Iza- 
belet Vargem-Grahde.: |: “ SG «3 

iLa péche a été de tout temps exteinnient ‘prospére, et c rest a 
Yannée 4746 qu'il faut faire remonter les -premiéres campagnes 
contre la baleine. Au bout de’ peu de temps, il y eut plusicurs cen- 
tres d’armement dont voici les noms : Piedade, avec une chapelle 
dédite 4 Notre-Dame; Lagoinha, dédiée 4 sainte Anne; Itapacoroy, 
chapelle dédiée a‘saint Jean-Baptiste; Garopaba, chapelle dédiée a 
saint. Joaquim; Embytuba,. sous'le patronage de sainte Anne; 
(raga, succursale d'Itapacoroy, chapelle dédiée. au saint Précur- 
sear. Il y eut des années au. l’on prit mille baleines, la péche rap- 
portant aux armateurs de 200 4 500,000 cruzados, et a I’Etat 
10,000. Le poisson comestible est trés-abondant : de mai 4 octobre, 
il afflue tellement sur les marchés, que tous les vivres baissent. 
C'est le bon temps pour les pauvres gens. - 

Le territoire de la province commenca a étre seiplé en l’année 
1651, par le capitaine Francisco Dias Velho Monteiro, lequel vint 
s'y établir avec sa famille, celle de José Tinoco, deux Péres de la 
Compagnie de Jésus, et cing cents Iridiens réduits en servitude. Le 
littoral dela province était-alors habité par des Indiens Carijos, ap- 
partenant 4 Ja grande nation des Tupis : ils se réfugiérent dans 
l'intérieur a l’arrivée des nouveaux colons, qui se fixérent sur l’jle 
en la nommant Sainte-Catherine, du nom de la fille ainée du chef 
de groupe. Cette petite tribu croissait et prospérait, quand la fatalité 
amena sur ses plages le corsaire anglais ou hollandais Robert Lewis, 
qui arrivait du Pérou, rapportant de grandes quantités d’argent. 
L’ayenturier jeta l’ancre devant Sainte-Catherine. Les compagnons 
de Dias Velho, poussés par le désir de s’emparer de ces richesses, 
Se laissérent aller sur les personnes des pirates a divers actes d’hos- 
tilité. Ceux-ci jugérent prudent de reprendre la mer, non sans 





478 DE PARIS A NOUMEA. 


laisser, a-t-on licu de croire, partic de leur cargaison entre les 
mains des Portugais. 

L’annéc suivante, Robert Lewis revint dans le dessein de se ven- 
ger crucllement, ct lec malhcurcux Velho fut assassiné de la ma- 
niére la plus barbare. Les Indiens furent dispersés, les plantations 
ravagées, ct les fils de V'infortuné colon, afin d’éviter de nouvelles 
insultes, allérent sc réfugicr sur le continent, au licu dit aujour- 
d’hui Laguna. C’est au méme cndroit que vint s‘ctablir, peu apres, 
la fainille Domingos de Brito Peixoto, venant de la province de 
Saint-Paul avec un grand rombre d’Indicns et d’esclaves. Les éta- 
blissements abandonnés 4 Sainte-Catherine furent relevés en 1692, 
par Jean-Félix Antunes, qui arriva avec une colonie de deux cent 
soixante Acoristes. En 4098, de nouvelles familles s’établirent sur 
ile. Le P. Mathieu de Leao accompagnait Pune d’clles. De 1748 a 
1752, plus de quatre millc colons arrivérent des Acores, ct sc ré- 
pandirent tant dans Vile que sur la grande terre. Avec cet appoint 
important de travailleurs laboricux ct intelligents, Saintce-Catherine 
commenga a fleurir au point de vue de l’agriculture et de l'industrie. 


Parmi les missionnaires qui évangélisérent les Indiens du voisi- 
nage, on cite en 1550 le P. Leonardo Nunez, en 1618, les PP. Jean 
d’Almeida et Fernand Gato, en 1622, Ic P. Antonio de Araujo. On 
conserve aussi les noms des Fréres Thomas Buono ect Augustin de 
Trindade, le dernicr, religieux carmélite, qui arrivérent dans le 
pays cn 1745 ct 1718, ct qui ont joint & la réputation d’hommes 
éminemment vertucux, celle de linguistes versés 4 fond dans les 
- idiomes brésilicns. 

La province fut une des plus ¢pargnées pendant Ices jours mau- 
vais que traversa le Brésil: les ¢vénements faisant date sont peu 
nombreux. Pendant les graves démélés qui amenérent, cn 1823, a 
séparation du Brésil ct du Portugal, un capitaine, nommé Jean de 
Billencourt, joua un role considérable dans le gouvernement provi- 
soire de la province. Nous avons de fortes raisons pour supposct 
que c’cst un descendant de ces de Béthencourt dont les aicux avaient, 
comme on sait, colonisé, au quinziéme siccle, les iles Canaries, ¢t 
quifurent forcés de quitter cct archipel et de se réfugicr 4 Madére. 
La légére allévation dans l’orthographe du nom ne saurait étre suffi- 
sante pour permettre de contester l’originc que nous altribuons 3 
ce personnage. Encore aujourd'hui il existe au Brésil des de Bitter- 
court honorablement posés. On trouve aussi des Magalhaes (desccn- 
dance évidente des Magellan), des Albuquerque, des de Souza, des 
d’Almeida, ct bien d'autres rejetons des plus grandes familles por- 
tugaiscs : ils conscrvent religicusement les titres que portaient leurs 








DE PARIS A NOUMBA. 419 


peres avant l’émancipation du Brésil, de sorte qu’on rencontre sur 
ectle libre terre américaine des marquis, des comtes, des ducs, etc. 
Cela a le don d’exaspérer les radicaux; car le Brésil a le malheur 
d’en posséder, « comme vous-le ovierez plus a plein ct-aprés.» Ajou- 
tons cependant que si le démocrate brésilicn a horreur des tilres, 
l'immense majorilé des habitants les a en grande estime; il cn est 
un d’ailleurs que tout lc monde, pour ainsi dire, donne a son voi- 
sin, c'est celui de Su Senoria (Votre Seigncurie). L’épicier du coin, 
parlant au plus humble cordonnicr, ne manque pas d’employer 
eelte épithéte. Il s’en faut d’ailleurs que les stupides idées d’égalité 
aient cours dans la nation. Le pays est trés-largement décentralisé, 
ou, pour micux dire, il n’a jamais connu la centralisation. Chaque 
groupe social jouit du self government, ct l’application de ce sysitéme 
a eu pour résultat de ne lancer dans la vie politique qu’un petit 
nombre d’individualités. 


Nous devons plusieurs des renseignements qui précédent 4 M. de 
la Martiniére jeunc, fils du vicc-consul de France 4 Desterro'. Notre 
rsident ctait abscnt, ayant été appelé a Rio par l’empercur pour 
cooptrer 4 l’organisation d'un service météorologique, ct nous re- 
greitions vivement de n’avoir pu converser avec cet homme d’expé- 
rience, trés-bicn renscigné, lorsqu’unc circonstance inattendue 
nous fit faire la connaissance du commandant dc la forteresse et de 
Vilot Anathomirim, M. Manocl Giraldo do Carmo Barros. Cet exccl- 
lent homme fut la providence des passagers de l’'Orne. J] cst un peu 
le gouverneur de tout le pays environnant, ect patronne les petits 
cullivateurs échclonnés le long de la bate. Ces gens n’ayant pas de 
paroissc, M. de (armo Barros crut devoir pricr le commandant de 
notre transport d’auloriser |’aumonier 4 célébrer dans la chapelle 
du fort une messe a laquelle 11 convia ses voisins de la grande terre *. 
Cet appel ayant été entendu, ce fut un touchant spectacle de voir 
ces braves gens, qui assistent rarcment 4 une cérémonice religicuse, 
enlourer l'auménier, le remercicr, le {éliciter, lui serrer Iles mains, 
si bien que I’excelient prétre ne savait plus comment se dérober a 
lespéce d’ovation dont il ctait l'objet. Certains ne voulaicnt pas sen 


‘Les données statistiques et historiques sont empruntées 4 la brochure : 
Nolicia geral da provincia de Santa Catharina pe lo arcypreste Joaquim Gomes 
dUliweira e Paiva, natural da mesma provincia. Desterro. — Editeur Joa. Ribeiro 
Marques. 

*Nuus tenons de source cerlaine que le recrutement du clergé rencontre au 
Brésil de grandes difficultés. Un nombre infiniment petit d’enfants du pays en- 
trent dans les ordres, et la plupart des cures sunt occupées par des prélres fran- 
cais, italiens et portugais. 





480 DE PARIS A NOUMEA. 


aller sans lui avoir fait accepter un léger souyenir, qui son bouquet 
de ces belles fleurs du Brésil, qui son petit panier de fruits. Tel au- 
tre offrait un volatile au rare plumage, ou quelques spécimens de 
ces fleurs artificielles que les jeunes filles brésiliennes réussissent a 
fabriquer 4 l'aide seulement des plumes les plus délicates des oiseaux- 
mouches. ; , | 

Le major! de l’Orne, médecin, de grand talent, pyt aussi se ren- 
dre utile. en visitant quelques malades, et ces légers. services nous 
valurent 4 tous une reconnaissance qui se traduisit en offres des 
plus aimables 4 l’adresse des promencurs, des chasseurs, des pé- 
cheurs et des chercheurs. En aucune partie de la France nous n’eus- 
sions été aussi complétement chez nous que dans ce coin de.l’Amé- 
rique.du Sud. C’était plaisir de voir chaque jour les groupes se. mettre 
en route pour parcourir les baies ou la forét, le fusil sur l’épaule, 
le carnier au dos. 

Le gibier, 4 vrai dire, n’est pas trés-commun. Le nombre de 
poules d’eau, de bécassines, de tourterelles et de gélinottes rappor- 
tées chaque soir était assez limité; ce qui abonde, ce sont les perrv- 
ches et les perroquets, les petits oiseaux au riche plumage, les tou- 
cans et les aigrettes. Mais quel enthousiasme chez les chasseurs 
pour les beautés de la forét! que d’histoires on se raconte en prépa- 
rant les cartouches pour le lendemain! Les uns ont escaladé des 
pics, s’ouvrant un chemin a travers les lianes avec de grands cou- 
telas; ils se montrent leurs mains meurtries et déchirées, leurs vé- 
tements en lambeaux; d’autres ont, remonté jusqu’a sa source le 
cours d'un ruisseau, ils y ont trouvé des bassins et des cascades et 
se sont baignés dans l’eau la plus claire qu’ils aient jamais we; 
d’autres font part, des émotions qu’ils ont ressenties alors qu'abso- 
lument égarés, iJs n’ont retrouvé leur chemin qu’en montant sur 
des arbres géants et en découvrant Jes mats de l’Orne du haut de 
ces observatoires feuillus. Si le séjour avait été plus long, il est 
probable que nos Nemrods se seraicnt lancés dans la chasse au léo- 
pard, que deux noirs garantissaient de rendre fructueuse, pourv 
qu’on leur accordat quatre jours seulement. 

Quelques jeunes gens, plus aventureux encore, étaient tentés par 
l’idée de monter a cheval et de se rendre en trois jours au milieu 
d'une tribu d’Indiens, de véritables Peauz-Rouges, toujours aussi 
sauvages et aussi ennemis de |’Européen, dit-on, que le jour oi 
commenga la conquéte de leur pays. Pour eux le temps n’a pas 
marché : ils savent seulement qu’un jour vint ot des hommes blancs 
débarquérent de grands navires et les chassérent du littoral, et ils 


‘ Abréviation employée 4 bord pour médecin-major. 





DE PARIS A NOUMEA. 401 


ont youé a ces hommes blancs une haine éternelle. Le Brésil indé- 
pendant et émancipé n’existe pas pour eux, et, s’ils rencontrent dans 
leur vie nomade quelque Brésilien en voyage, ils n’ont qu’un seul 
cri: «Un Portugais! tuons-le! » Heureusement, ils sont toujours 
mal armés, sans organisation, et impuissants contre des 'groupes 
d’Européens, si peu nombreux qu’ils soient. On congoit qu'il y avait, 
dans une visite 4 ces Peaux-Rouges, matiére 4 vivement tenter les 
natures entreprenantes; mais nos jours de relache étaient comptes. 


Dés qu’on eut connu, par l’obligeant commandant du fort, toutes 
les ressources du voisinage, Desterro fut délaissé! Les maitres d’hd- 
tel et cuisiniers eux-mémcs demandeérent a ne plus aller 4 la capi- 
tale acheter des produits allemands; ils préférérent s’adresser 
directement aux petits cultivateurs brésilicns. Partant avec leurs 
marmitons, ils se mirent a faire la cucillette chez tous les gens peu 
aisés qui habitent la baie et ont de petites plantations. A force de 
trouver six poules par-ci, trois dindes par-la, un pore ailleurs, ils 
finirent par avoir fait leurs provisions 4 bien meilleur compte qu’en 
ville. Eux aussi, trouvérent le mouillage agréable. Quant aux mate- 
lots, leur journée finie, ils allaient pécher aux flambeaux jusque 
vers onze heures et minuit. 

Quant & nous, personnellement, le nombre de nos promenades 
fut, hélas! bien limité. Nous cussions trouvé honteux de relacher 
sur les cétes du Brésil et de n’en rapporter que des renseignements 
limités 4 quelques données générales sur Sainte-Catherine. Nous 
désirions élargir notre cadre, et donner aux lecteurs du Corres- 
pondant des notions étendues sur l'ensemble dn pays, et ce fut no- 
ire principale occupation. La complaisance et le savoir étendu du 
chef de la petite colonic d’Anathomirim, M. de Carmo Barros, 
nous aida beaucoup dans nos projets 4 cet égard. Ayant vingt-cing 
ans parcouru le Brésil, des bouches de |’Amazone au Rio-Grande 
do Sul, ayant guerroyé chez les Indiens, fait naufrage sur une cdte 
déserte et voyagé pendant trente-cing jours dans un pays inhabité, 
avant de trouver un centre civilisé, M. de Barros fut pour nous un 
guide trés-instructif et trés-sir. Madame de Barros, femme aima- 
ble, qui sait le francais, me fut d'un bienveillant et utile secours 
en intervenant dans nos entretiens entre son mari et moi, en nous 
servant d’interpréle quand nous ne nous comprenions pas. Patriote 
exaltée, aimant profondément son pays, révant pour lui le plus bel 
avenir, madame de Carmo Barros entra, sur plusieurs questions, 
dans.des développements du plus haut intérét; ses yeux s’enflam- 
maient en nous parlant des phases principales de histoire du Bré- 








482 DE PARIS A NOUMEA. 


sil et de cette guerre de cing ans qu’il vient de soutenir contre les 
républiques voisines, laissant cent mille des sicns sur Jes champs 
de bataille. C’est, en trés-grande partie, a l'obligeance de cette 
femme distinguée que nous devons de pouvoir parler du Brésil: en 
connaissance de cause : nous la prions d’cn agréer nos plus vifs 
remerciments. Nous serons heureux de pouvoir, un jour, faire par- 
tager 4 nos Iccteurs le haut intérét qu’ont cu pour nous les curieux 
détails que nous avons recuceillis sur l'état réel de l'ancienne colo- 
nie portugaise. Mais il nous faut d’abord revenir au voyage de l’Orne, 
qui s’appréte a lever l'ancre. 


LE DEPART. 


C’est le 18 juillet au soir qu’expira le temps fixé par le com- 
mandant pour la relache de Sainte-Catherine. On commengait 4 
craindre de ne pas voir arriver les vingt boeufs commandés 4 Des- 
terro, pour completer notre bétail, lorsqu’on put distinguer 4 la 
longue-vuc un nuxge de poussiére s'élevant & travers les arbres, 
au-dessus de la route sablonneuse qui, de Desterro, conduit a la 
baic d’Anathoiirim. C’étaient nos boeufs qui arrivaient au grand 
trot, conduits par trois gaouches galopant autour d’cux sur leurs 
légers chevaux. Le gaouche, c'est, dans l’Amérique du Sud, le gar- 
dien de ccs immenscs troupes de beeuls, plus sauvages que domes- 
tiques, qu'on tuc rien que pour cn avoir la peau, laissant se perdre 
des monceaux de viande qui suffiraient pour nourrir une grande 
ville européenne. A cheval dés son age le plus tendre, Ie vaouche 
semble vissé sur sa selle. Qu‘il fait beau le voir, escorlant son 
troupeau rétif, se lancgant a toute bride contre les récalcitrants, 
sautant les ubstacles, franchissant Ics riviéres, atleignant les re- 
belles ct les matant soit 4 coup de laniéres, soit en Icur entravant 
les jambes dans les replis inextricables de son lago! Nous primes 
grand plaisir 4 voir la bande entitre jelée 4 Ja mer; la plupart se 
mirent en révolte et finirent cependant par embarquer sur une goe 
lette brésilienne qui les amena le long de l’Orne. La, nouvelles 
scénes amusanies, quelquefois éinouvantes, mais qui se termine 
rent sans le moindre accident. | 

Sur le pont, grande animation. On régle avec les fournisscurs;” 
ies matclots sont appelés de droite ct de gauche pour prendre les 
dispositions de départ; les petites embarcalions sont remises 4 
bord; la vapcur commence 4 gronder dans le tuyau d'échappe 
ment; les sondeurs sont a leur puste; les cabestans garnis 4¢ 








DE PARIS A NOUMEA. 483 


monde : il n'y a plus qu’un mot a dire pour mettre les machines 
en marche. Au dernier moment arrive le fils du consul. 11 améne 
avec lui trois hommes qui ont dud étre des gaillards déterminés, 
mais qui, pour le moment, sont haves, déguenillés et dans un état 
de dépression vraiment piteux. Ce sont de malheureux Francais er- 
rant dans le pays sans moyen d’existence, et qui ont demandé refuge 
au navire portant le pavillon tricolore; ils voudraient aller en Calé- 
donie chercher meilleure fortune. Les matelots disent entre eux que 
ce sont des Fréres de la céte; ils nomment ainsi les aventuriers qui, 
poussés par les hasards d’une existence vagabonde sur les plages 
étrangéres, y vivent au jour le jour, mélés a toutes les bagarres ect 
4 toutes les entreprises suspectes. Le plus grand nombre de ccs 
freres sont des déserteurs des navires de commerce, et il leur ar- 
rive fréquemment de venir, 4 bout de forces et d’expédients, se 
livrer eux-mémes aux navires de guerre, en implorant la clémence 
de la justice maritime. Ceux que l’Orne recucille généreusement 
mangent avec grand plaisir la soupe du matelot; il est aisé de lire 
sur leurs physionomies que ce simple repas est bicn supérieur a 
ceux qu'ils font depuis de longs jours. 

Neuf heures sonnent. Tout est fini, tout est réglé, tout est prét. 
L’'appel général est terminé. Tout le monde est la, équipage, passa- 
gers libres, déportés et transportés. Pas d’évasion, pas méme de ten- 
tative 4 cet égard. Donc, en haut les ancres! Machine en avant! Et 
nous voila tournoyant sur nous-mémes, trouvant notre route au clair 
dela lune et franchissant les passes pour reprendre le large. Nos yeux 
se détachent difficilement de ces paysages presque vierges qui nous 
ont enivrés par leur beauté! Mais la derniére pointe est tournée, 
elle s'éloigne, clle devient informe et nous nous retrouvons face a 
face avec la grande mer qui nous arrache a nos agréables souve- 
nirs. Nous sommes rappelés brusquement au sentiment de la réa- 
lité et faisons provision de courage pour la traversée qui débute et 
que chacun sent devoir étre longue, fatigante et peut-étre périlleuse. 
Puis, l'heure s’avance et les rangs s'éclaircissent; le pont n’cst plus 
habité, vers minuit, que par les matelots de quart. Le cap au sud, 
le navire va chercher 4 la vapeur les grandes brises de |’Atlanti- 
que sud. Puisse-t-il les trouver bientét et puissent les épreuves 
nous étre épargnées jusqu’au jour désiré oti nos vigies signaleront 
le phare de Nouméa ! 


L’ATLANTIQUE SUD. 


En quittant Sainte-Catheriue l’Orne suit unc route oblique, 4 peu 
prés dirigée vers Ic sud-cst, dc maniére & s’éloigner des calines et 
40 Févater 1876. K $2) 


484 DE PARIS A NOUMEA. 


des orages de la-edte du Brésil tout en descendant vers le sud et en 
so rapprochant du trente-cinquiéme: degré de latitude méridionale. 

Eatre ce dernier paialléle et les places'du pdle s’étend la région dite 
des grands vents d'ouest. Ce n’est pas que dans cette zone les vents 
soufflent de l’ouesé sans-interruption: aucuke, mais ils ne varient 
guére que de nord-ovest au sud-ouest avec ‘courtes intermittences 
de brises venant: de la partie est ou des calnies. Non-s¢ulement les 
vents de la partie: ouest durent plus longtemps que les adverses, 

mais ils sont. beaucoup plus forts;-or, comme notre route cst vers 
lest, on concoit tout l’avantage que nous devons trouver a descen- 
dre au sud. Nous serons poussés comme une personne ayant le vent 
dans le dos et faisant voile avec son parapluie. 

Les rencontrera-t-on pirumptement, ces grandes brises d’ouest, ou 
bien sera-t-on contrarié dans la région des vents incertains et varia- 
bles qui les séparent de Sainte-Catherine? Tellcest la premiére ques- 
tion qui se-pose, la premiére épreuve d’ou dépend en partie la rapi- 
dité de la traversée.: Si nous trouvons du calme ou de petites brises 
défavorables, il faut dépenser du charbon et i} ne nous en restera 
plus pour accoster Nouméa. Que, d’autre ‘part, des vents contratres 
un peu frais: s’élévent 4 l’encontre: de nous, il sera impossible de 
les refouler, et il nous fatidra rester, sans avancer, 4 en attendre la 
fin. Il y aura perte de temps, allongement de la traversée. 

Extrémement favorisé, POrne éteint les feux de sa machine a 
vapeur le lendemain méme du départ. Elle rencontre de petites bri- 
ses du nord, puis la petite brise devient Jolie, et le 25 nous entrons 
définitivement dans les grands vents d’ouest. Le temps agréable 
que nows. avons eu dans ces premiers jours a permis au docteur de 
débarrasser son monde d’une véritable épidémie de maux d’oreille 
peu graves, mais trés-douloureux, quit sévissait: dans l’équipage. Le 
brusque changement de climat était la cause de ces indispositions. 
En seize jours nous étions passés des chaleurs de la ligne (30° centi- 
grades) &-la température de Sainte-Catherine ou le thermomeétre 
descendait, aprés le eoucher du soleil, jusqu’a 4°. Les marins, qui 
passaient la nuit 4 réder dans les embarcations pour empécher les 
évasions, et pour établir autour du bord un véritable cordon isola- 
teur, étaient saisis par le froid, et c’est sur eux, plus que sur les 
émigrants, que l’épidémie avait frappé. 


Dés que les grandes brises d’ouest sont atteintes, la direction que 
nous suivons change sensiblement ; elle s’éloigne du sud ct s’inflé- 
chit vers l’est. Nous continuons 4 descendre vers le pdle, mais en 
nous rapprochant beaucoup plus vite du cap de Bonne-Espérance 
que des régions glaciales. 








DE PARIS A NOUMEA. - 485. 


Chez nous, c’est-d-dire 4 bord de |’Orne, la-présence de femmes 
et d'enfants en bas age, ‘l’intérét cordial que le ‘commandant porte’ 
4 ses marins, exchienf toute possibilité de route démesurément 
haute. C’est sur le quarante-cinquiéme degré de latitude que nous 
mettons le cap‘ & lest; nous gouvernerons, aprés avoir atteint ce 
paralléle, vers le pays du soleil levant, pendant des jours et des 
jours, des semames et des semaines, et cela jusqu’d ce qu‘ayant 
fait une bonne partie des trois mille six cents lieues marines (ow 
cing mille lieues terrestres) qui séparent Sainte-Catherine de Nou- 
méa, nous remontions vers le nord aprés avoir doublé le sud de lw 
Tasmanie. — | 

Ah! que nous regrettons maintenant ‘les alizés ! Presque jamais; 
maintenant, nous n’avons toutes voiles dehors. Le navire roule e€ 
tangue trés-violemment ; il met le nez dans la plume* et Ics grandes 
lames de Vouest détachent fréquemment leurs jcrétes sur le pont 
du navire. , 

li faut de bons poumons pour respirer 4 son aise pendant les 
grains, sous ces vents corsés qui semblent déchainés par des génies 
en fureur. Les deux brises dominantes ont chacune leur caractére 
bien tranché. Avec le nord-ouest, le temps est sombre, la brume et 
la pluie presque continuelles, le barométre ‘bas, le thermométre 
dans les environs de 10°; avec le sud-ouest le temps s’éclaircit, le 
barométre monte, le thermométre baisse jusqu’é + 2°, presque 
jamais de pluie, mais des grains trés-vrolents chassant devant eux 
de la neige et de la gréle et vous les Iancant au visage avec unc telle 
force, qu’on ala peau soit pincée, soit piquée d’une manieére cruclle, 
la téte entiére devenant brilante aprés quelques minutes d’exposi- 
tion 4 ces bourrasques polaires. Ainsi avec le nord-ouest on moisit 
et l’on se mouille : avec le sud-ouest on se séche ct I’on géle, et 
c'est entre ces deux alternatives que se passe l’existence. Je dis 
qu'on géle avec le sud-ouest, et cependant le thermométre marque 
+ 2°. C'est qu’cn effet le vent est si violent, qu’il n’y a pas de véte- 
ments assez épais pour préserver de ces bises glacées; celles se fau- 
filent 4 travers les pores du drap et vous pénétrent jusqu’a la peau, 
jusqu’aux os, jusqu’a la moclle des os. | 


‘Terme de marine voulant dire gouverner vers. 

*Nous nous sommes fait expliquer cette expression de mettre le nez dans la 
plume. Lorsqu'il y a en méme temps grosse mer et grand vent, le bétiment, en 
retombant sur les lames, au tangage, les pulvérise et les chasse & droite et & 
gauche réduites en écume blanche comme le duvet. Cette écume monte a plu- 
sieurs métres de chaque cété et l’avant du navire, c’est-a-dire son nez, s’avance 
environné de globules blancs jaillissant en l’air comme le ferait dela plume sou- 
lerée par Je vent. 





486 DE PARIS A NOUMEA. 


Le nord-ouest étant plus fréquent que le sud-ouest, le ciel est gé- 
néralement d’un gris sale, l’atmosphére brumcuse : de temps 4 autre 
seulement le soleil montre sa face pale ; ses rayons, presque blancs, 
semblent avoir perdu le don de réchauffer ; ses reflets sur l’eau 
sont seulement argentés, et 4 peine aussi forts que ceux de la lune en 
son plein. Il ne se doute sans doute pas, ce bon soleil, des stations 
qu’il fait faire aux officiers chargés de l’observer pour calculer en- 
suite la position du navire. On les voit faisant faction pendant des 
heures entiéres pour tacher de saisir, entre deux nuages, la figure 
de l’astre radieux ; ils sont 14, comme 4 I’affut, épiant le moment 
favorable ; au moindre rayon, ils dirigent leurs lunettes astronomi- 
ques vers l’horizon embrumé. Si la brume persiste, ils attendent 
Yembellic, abritant sous leurs vétements, avec une sollicitude ja- 
louse, ces instruments délicats aux graduations d’argent, qui leur 
permettent d’apprécier la hauteur des astres jusqu’a un trois cent 
soixantiéme de degré. 

Lorsqu’on n’a affaire qu’au soleil, cela passe encore ; mais lors- 
qu’il faut accorder ensemble le soleil ct la lune, l’observation prend 
des proportions épiques et ne réussit que si les astronomes marins 
possédent une patience angélique. [Il faut avoir, au méme instant 
mathématique, la hauteur du soleil, la hauteur de la lune, et la dis- 
tance centrale des deux astres. Tantdt c’est la lune qui se voile ou 
le soleil qui se couvre, ou bien, si les deux astres daignent se mon- 
trer ensemble, l’horizon imagine de s’embrumer au-dessous de l'un 
d’eux : tout est 4 recommencer sur de nouveaux frais. 


Dés que nous attaquons ces latitudes inhospitaliéres, on distribue 
a l’équipage des vétements de mauvais temps. L’administration de 
la marine exige beaucoup de son personnel subalterne, mais elle a 
pour lui une sollicitude vraiment paternelle qui se révéle par mille 
détails. A cété de la discipline la plus sévére, des travaux de tous 
Ics instants, il ya les soins infinis et minutieux de l’hygiane na- 
vale; c’est par le mélange de l’entrainement professionnel et de 
ménagements éclairés que la marine militaire parvient a produire 
ces hommes herculéens, dont les muscles sont d’acier, la hardiesse 
sans borne, et qui se jouent dans une mature secouée par le vent, 
agitée par le roulis, sans plus de peine que le paysan montant sur 
un arbre immobile pour en récoltcr les fruits. 

C'est donc aux frais de l’Etat qu’un matelot sur deux et tout offi- 
cier-marinier (en langage ordinaire, sous-officier) recoit, pour toute 
la durée du mauvais temps, un gilet de laine tricoté bien épais, 
bien étoffé, une capote et un pantalon de toile a voile recouverte de 
peinture noire, plus un chapeau des plus pittoresques qu’on nomme 











DE PARIS A NOUMEA. 487 


le surouest' (prononcez suroi). La capote est courte, afin d’offrir 
peu de prise au vent, et le matelot appelle l'ensemble du costume 
son cirage, 4 cause de la couleur du mélange de peinture et d’huile 
de lin qui assure l’imperméabilité. Ce qu’il y a de mieux dans ce 
pare-a-pluie et a lames c’est le surouest. Devant et sur les cétés 
les bords sont étroits, mais derriére, la coiffure se prolonge par 
une espéce de bavolet qui descend jusqu’au-dessous du col de 
la capote. De cette maniére, l'eau de pluie et l’eau de mer embar- 
quant par dessus le bord sont dérivées comme par une gouttiére et 
ne se glissent pas par lecou dans l’intérieur du vétement. Des oreil- 
lettes en laine protégent les deux cdétés de la téte; mais si elles pré- 
servent bien contre le froid, elles ont l’inconvénient d’occasionner 
une certaine surdité qui nuit 4 ]’audition des commandements. 

On ne délivre, avons-nous dit, qu’un costume pour deux hom- 
mes, et c’est ce que le lecteur comprendra facilement dés qu’il aura 
la clef de l’organisation du service de quart. I] n’y a jamais que la 
moitié de l’équipage sur le pont, pour la manceuvre. Cette moitié 
s’appelle une bordée; Pune répond au nom de Bdbordais, l'autre a 
celui de Tribordais. Comme les deux bordées ont successivement 
les mémes travaux 4 exécuter, les réles sont répartis, dans lune et 
dans l'autre, exactement de la méme maniére, de sorte que chaque 
homme de babord a son autre lui-méme 4 tribord ct inversement : 
le premicr aura un numéro pair, 544 par exemple; le second le 
numéro impair correspondant, 315, et ce sera toute la différence. 
Les deux hommes se complétent réciproquement et sont les mate- 
lots l'un de l’autre, et c’est entre matelots qu’on se passe, en mon- 
tant au quart, les vétements comfortables que procure en usufruit 
la munificence budgétaire. 


Avec les grosses lames de ces mers australes, les mouvements de 
roulis et de tangage deviennent beaucoup plus amples et beaucoup 
plus saccadés. La vie se complique d’une foule de difficultés. Pour 
manger la soupe 4 peu prés proprement, il est nécessaire d’avoir 
beaucoup d’adresse. Il faut d’abord étre sir de sa position, s’arc- 
bouter quelque part avec les pieds, afin d’avoir la libre disposi- 
tion de ses deux mains ; puis, prenant la cuillére dans la droite et 
l’assiette dans la gauche, il faut, avec cette derniére, imprimer 
constamment au récipient un mouvement inverse de celui du na- 
vire. Avec de I’habitude, on devine le coup de roulis, ct jamais on ne 


‘ Dérivé de sud-oues!, le vent le plus fort et le plus pluvieux des cétes de France 
forcant les marins et les pilotes 4 s’ingénier pour se garantir des intempéries. 


488 DE PARIS A NOUMEA. 


se trompe sur l’inclinaison qu’il faut adopter. Les tables sont, du 
reste, disposées d’une maniére toute particuliére qui facilite le 
repas. Elles sont percées de petits trous ronds distants l’un de 
l’autre de trois 4 quatre centimétres et figurant des carrés. Dans 
les trous on plante de petits mgrceaux de bois pointus, qu’on ap- 
pelle des fiches, avec lesquels on entoure son assiette, son verre, 
les carafes, les saliéres, etc... Les moindres objets, la fourchette, 
le couteau, le pain, doivent étre ainsi calés, sous peine de se trans- 
former en projectiles et d’aller tomber sur les voisins. Une table ot 
dominent des passagers non habitués a la grosse mer offre un spec- 
tacle lamentable. .Le vin, le bouillon, les sauces, le café, le thé, 
tout ccla roule péle-méle; cet affreux mélange se glisse par les 
trous des chevilles et vient subitement inonder les jambes. Alors 
on voit des gens se lever en sursaut, essuyant leur pantalon ou 
leur jupon, tous furieux et maugréant contre la mer. 

Outre les fiches en bois, chacun a deux fiches en fer qu'il place l'une 
. a sa droite et l'autre 4 sa gauche. Celles-la sont faites pour se tenir 
soi-méme lors des mouvements.excessifs. Alors il faut tout lacher, 
poser précipitamment assictte, couteau, fourchette, verre ou pain, 
et se cramponner des deux mains A ces chevilles de fer. Celui qui 
n’aura pas eu le sens marin, qui n’aura pas prévu, 4 je ne sais 
quelle vibration préparatoire, que le navire va rouler panne sur 
panne, celui-la, dis-je, est sir de son affaire : sa chaise lui man- 
quera, ik ira butter contre les cleisons, fort heureux s’il ne s’allonge 
pas par terre, en se blessant plus ou moins. Il y a des sybarites qui, 
pour diner plus tranquillement et pour savourer, sans préocc upa- 
- tion pour leur sécurité, les brouets maritimes, s’entourent le corps 
d’une petite corde et en attachent les deux extrémités aux fiches de 
fer. Ils tombent alors dans un autre inconvénient, c’est que, si une 
soupiére se renverse, si une bouteille sort de son encastrement, is 
ne peuvent se lever 4 temps et se trouvent arrosés. 

Manger est difficile, mais scrvir l’est encore bien davantage, et 
les malheureux domestiques font peine a voir lorsqu’ils se rendent 
de la cuisine aux salles 4 manger qu’on appelle ici des carrés. Sur- 
‘pris par les coups de roulis, chargés de plats op d’assiettes, ils font 
des tours d’équilibre incroyables et courent véritablement des dai 
gers. Lorsqu’il s’agit de mettre, d’dter le couvert ou de laver la 
vaisselle, c’est encore une autre difficulté. Il y a, dans la vyerrerte, 
de véritables désastres ; on entend dans les offices des fracas épou- 
vantables, des cliquetis répétés d’assiettes, de carafes, de tasses. Les 
chefs de gamelle arrivent tout effarés. — « Qu’est-ce qui se passe? 
Encore de la casse! » — « Capitaine, c’est pas ma faute, je suis 
tombé avec le roulis; il n’y a pas eu moyen de me retenir! » Géné 














DE PARIS A NOUMBA. 489 


ralement le cas de force majeure fait absoudre le domestaque et 
lon remplace avec résignation les objets brisés. 

Chez les matelots, il n’y a jamais de casse, parce que leurs usten- 
siles de ménage sont a lépreuve des coups les plus violents, mais on 
voit cependant aussi des scénes comiques. La vaisselle de chaque plat 
(groupe de dix ou douze hommes mangeant ensemble) se compose 
par personne de : unc cuillére, une fourchette, une.assiette et une 
tasse 4 anse dite quart, qui sert de verre; ‘le; tout est en fer battu 
irés-épaig. Pour tout le groupe, il y a encore une .grande, gamelle 
pour la. soupe, une autre plus petite pour la viande, un bidon pour 
le vin ou l’eau-de-vie, un pilon pour casser le, biscuit de mer et une 
grande cuillére a. potage. Les bidons et gamelles sont en bois de 
chéne avec cercles en fer. Topt oe matériel peut impunément courir 
d'un bord a l’autre, étre Jancé.contre la muraille ou foulé aux pieds; ; 
seulement, lorsque tous ces ustensiles tambent ensemble, c’est un 
vacarme effrayant;.les tables et les bancs sortent eux-mémes de 
lenrs encastrements et, chaquent bruyamment le pont. 

Dans les logements d’officiers, les chaises sont précipitécs d'un 
bord 4 l'autre, les portes battent, les meubles cassent leurs coins, 
Jes boiseries craquent, les elgisons s’abattent d’elles-mémes ; sur. le 
pont les cordes roulées 4 plat n’adhérent plus. assez au sapin et se 
mettent, elles aussi, 4 passer de tribord a babord et vice versd. Les 
hommes, ne sachant plus ow se fourrer,.se cramponnent a quelque 
point fixe ct restent immobiles, crispés, attendant qu’il plaise au na- 
vire de reprendre des mouvements sortables. Un batiment, dans ces 
moments-1a, prend des airs de désolation. 


Encore si l’on était toujours sec! Mais non.: yous étes dans votre 
cabine, vous voyez que le temps est beau, ct vous ouvrez votre pe- 
tite fenétre pour aérer un ‘peu. Vous’ n faved pds plutot le dos 
tourné, qu'une baleine* entre ‘sans permission et inonde irrespec- 
tueusement votre modeste logis. Vous fermez & la hate votre trou.de 
regard et vous vous croyez‘# l'abri; mais le temps vient a forcer, et 
l'eau trouve encore moyen de vénif ‘vous’ incommoder: Elle entre 
par-les sabords, quelque bien fermés qy’ils, sojent, elle s "infiltre & 
travers les joints des piéces de bois gui Jauent Ics unes sur les au- 
res, s'écartent ou se rapprochent sous les grandes commotions. 
Alors de tous les cétés l'eau suinte chez yous; vos matclas, vos 


‘Les marins appellent embruns et plus souvent baleines les cr&tes de lames ve- 
nant déferler 4 bord. Il est probable que ce dernier-nem vient de Fanalogie des 
colonnes liquides arrivant & bord avec.celles -que laacent les baleines et qui dé- 
notent au loin leur présence. 


4090 DE PARIS A NOUMEA. 


couvertures, votre linge, vos chaussures et vos livres s'imprégnent 
d’humidité : vous ne savez plus ot donner de la téte. 

Les matelots sont d’une grande complaisance pour aider les pas- 
sagers 4 sortir de ces mauvais pas. La vue de ces gens inexpétri- 
mentés qui ignorent toutes les rubriques de la vie maritime les 
touche profondément. D’cux-mémes, malgré leurs occupations, ils 
trouvent moyen d’aider 1’un, d’aider l’autre, avec la simplicité la 
plus charmante. S’il s’agit de femmes ou d’enfants, leurs atten- 
tions deviennent d’une délicatesse infinie. Pendant une de nos 
plus mauvaises nuits, la batterie basse elle-méme, ordinairement 
des plus séches, souffrait d’infiltrations d’cau. Un quartier-maitre 
canonnier avait été détaché du pont (comme cela se fait toutes les 
demi-heurcs) pour faire une ronde, c’est-a-dire pour parcourir le - 
navire, afin de vérifier si les factionnaires des bagnes ct de la dé 
portation étaient bien 4 leur poste, si les consignes étaient respec- 
tées, si les lumiéres étaient bien éteintes, si rien ne bougeait dans 
le chargement, s’il n’y avait pas de maraudeurs dans les cales, etc. 
Tout joyeux d’éviter pendant une demi-heure le séjour du pont, que 
la pluie et le vent rendaient intenable, ce grand gaillard s’avancait 
4 pas lents, fredonnant, tout cn marchant, des airs de canonnicr, 
quelque chose comme: 


Montebello, beau navire, fume comme un volcan ! 
ou: 
Ah! n‘ayons pas peur du canon, c'est pas la mer & boire ! 
ou bien : 


Laissons aux salons I'étiquette et la toilette 
Le bonheur parfait ne se voit qu’au cabaret! 


Son fanal sourd 4 la main, le canonnier en promenait alternali- 
vement la zone lumineuse dans tous les coins et recoins. A son aj- 
proche, le factionnaire de la batterie basse interrompit sa prome- 
nade philosophique, et, se tenant immobile, fit avec le rondier le 
petit dialogue ordinaire en pareil cas: 


Le factionnaire : Oh! du fanal! 

Le quartier-maitre : Ronde! 

Le factionnaire : Rien de nouveau, si ce n’est qu’il y a devant une 
femme qui ne veut pas coucher chez elle! 


Arrivé sur l’avant, le canonnier, continuant a sonder les profon- 
deurs de l’obscurité, éclaire soudain un corps en travers de so0 
chemin. Il s’approche et reconnait une émigrante, en état de gros- 
sesse avancée, couchée a plat pont et sommeillant péniblement. 











DE PARIS A NOUMEA. 491 


— Eh bien, madame, lui dit-il en l’éveillant, vous ne savez pas 
quec’est défendu aux passagers de coucher hors de leurs cabines? 

La femme se reléve péniblement, et montre, pour toute réponse, 
la porte de sa cabine, ot |’on entend le glou-glou de l’eau de mer 
chassée par le roulis. 

— Diable! il y a de l’eau chez vous? fait le quartier-maitre en 
entrant. 

— Sil y ena! dit la passagére. Mon matelas est tout traversé!... 
Dire qu’il y a deux nuits que je ne ferme pas l’ceil, et que vous me 
réveillez au moment ot je m’endormais! 

— Ne vous faites pas de bile, ma bonne dame; je vas vous re- 
mettre 4 flot, moi! Votre matelas est mouillé, mais le voilier en a 
de rechange. Espérez un peu; je vas trouver le capitaine d'armes, il 
vous en fera donner un. 

Et en effet, cinq minutes aprés, le brave marin revient, appor- 
‘ant lui-méme un matelas. Il se fait femme de ménage, déblaie la 
cabine, l’asséche, tamponne tant bien que mal !’endroit qui fait de 
l'eau, installe au-dessus du lit quelque chose comme une tente-abri 
qui fait déri-ver les filets humides hors de la couchette, ct se retire 
discrétement, ayant rendu le confortable & une malhcurcuse épui- 
séc. 


La vie des femmes et des enfants est, du reste, devenue odieuse. 
Les premiéres, vétues insuffisamment pour ces rudes climats, ne 
peuvent plus monter prendre l’air. Ow est le temps des éclats de 
rire, des samits 4 la corde et des parties de jeux innocents? Quel 
changement dans les existences féminines! Confinées dans la bat- 
tcric basse, hermétiquement fermée, ct ot elles ont moins froid, 
n'y voyant méme plus pour coudre, les émigrantes sont la, gémis- 
sant, nervevases, irritées, oisives, maudissant la navigation. Les co- 
terics s’accentuent : il y a une rangée de cabines qu’on appelle Bel- 
leville, Yautre qui s'appelle la rue de Rivoli. Jc ne sais pourquoi on 
n’a pas dit le Faubourg Saint-Germain, car ce qui a fait donner a 
certain coin le nom de la rue aux arcades, c’est qu’on en trouvait 
les habitantes trop aristocrates. Quant a la rue de Rivoli, elle se 
plaint du défaut de moralité des femmes de Belleville. Alors les feux 
se croisent : Belleville tire 4 boulets rouges sur son adversaire, qui 
répond lui-méme par des bordées de sottises dunt on ne peut expli- 
quer le gout pimenté que par la courte distance qui sépare la rue de 
Rivoli de la halle aux poissons. Mais Ics mots, cela ne suffit pas a 
certaines natures; il y a mieux que de mauvaises paroles, il y a les 
coups! De chaque cété surgit un champion, et, sans les caporaux 
d’armes qui viennent mettre le hola! il y aurait vraisemblablement 


492 DE PARIS A NOUMEA. 


du monde hors de combat. Dans ces cas-la, on en arrive 4 la bizarre 
extrémité de la punition, des femmes : il parait que du cété de Bel- 
leville, on n’est plus gai du tout, quand l’autorité supprime le vin, 
et ’cau-de-vie. Si la rage ou l’inconduite a fait trop de scandale, on 
y joint les arréts de rigueur dans une cabine isolée. 


Ne croyez pourtant pas, lecteur, que la gaieté soit bannie du bord. 
Elle se conserve inaltérable au moins chez les gens de)’équipage. Le 
dimanche, il faut qu’il vente a écorner les boeufs,. pour que nous 
n’ayons pas nos scénes d’orgue, de danse, de gymnase et de jeux de 
-toutes sortes. En semaine, on trouve encore moyen de s’amuser pen- 
dant ce cruel quart de onze heurcs a quatre heures au matin, qui 
tous les deux jours prive le matelot du meilleur de sa nuit. 

Depuis que le thermométre cdtoie les limites de la congélation, 
depuis que nous recevons des grains de neige, on sert 4 l’équipage, 
au moment ot il prend ce grand quart, alternativement un verre de 
vin chaud et de punch. Je ne répondrais pas que cet extra ne fasse 
pas considérer comme le meilleur le quart ordinairement détesté. 
En tout cas, il met les marins en bonne humenur, et, dés que la ma- 
noeuvre leur laisse un instant de répit, ils causent, rient et chan- 
tent. 

Bien ou mal, le temps passe, le quart touche a sa fin, l’heure de 
la délivrance va bientét sonner; il est quatre heures moins un quart, 
et l’on entend un commandement partir de l’arriére. Le maitre de 
quart, prenant son sifflet, répéte aprés l’officier : Les chefs de piéce 
el chargeurs 4 réveiller au quart! Les hommes désignés courent au 
poste de l’équipage, et des cris assourdissants, 4 ressuscater un mort, 
se font aussitdét entendre. C’est effrayant, lorsqu’on n’en a pas |’hahi- 
tude : on se demande si c’est une révolution qui éclate 4 bord. Tous 

.ces canomniers aux larges poitrines parcourent Je navire et crient a 
tue-late : — As-tu entendu, tribordais? Debout-au quart, debout, de- 
bout! C’est tout un talent que de savoir réveiller au quart. Qa con- 
mence : As-tu entendu? sur les notes ‘les plus graves de la voix, el 
puis l’on monte d’un ton & chaque « debout! » nouveau, jusqu’a ce 

qu’on arrive aux notes de téte, de sorte que cela fait: des debouta 
nen plus finir. Les tribordais se jettent résolument & bas des ha- 
macs, s’habillent en toute hadte, roulent dans leur hamac maie- 
las et couverture, et les montent sur le pont, ot les gabiers les e0- 
tassent dans ces espéces de coffres qu on nomme bastingages. 

Ensuite, appel général, et lorsqu’on s’est assuré que tous les tri- 
bordais sont présents, on libére les babordais par le coup de sifflet: 

A se coucher qui n'est de quart! Ah! le bon commandement, le dout 
coup de sifflet! Aussi comme il est vite obéi! On se presse par le 








DE PARIS A NOUMKA. 495 


panneau qui conduit aux batteries, et, en moins d’une minute, tout 
ce monde saute dans les hamacs qui se. balancent au roulis, ber- 
cant ces enfants de la mer et leur procurant le sommceil répara- 
teur qui leur est assez compté pour qu’ils n’en perdent pas une 
parcelle. Les Bretons révent a la Nigouss, leurs falaises, aux sites 
agrestes de leur pays, 4 leur « clocher a jour ». 


Ces nuits sans pluic ni neige, ot il fait clair de lune, ou le vent est 
assez stable en force ct en direction pour ne demander gue de rares 
manceuvres, ces nuits sont encore tolérables. Mais quand le temps 
oblige 4 augmenter ou 4 diminuer de toile, 4 changer 4 chaque 
instant l’oricntement des vergues, alors c’est un enfer. A la fin du 
quart, les hommes sont sur les dents. Mais les chefs sont 14 qui les 
excitent, les encouragent, employant mille artifices pour faire jaillir 
une derniére fois l’étincelle de l’énergie. [ly a des rubriques qui 
doivent dater de l’arche de Noé, et qui réussissent comme au pre- 
mier jour. On met les marins des divers mats en rivalité les uns 
avec les autres, on se moque des retardataires, et, comme le mate- 
lot est pétri d’amour-propre, il finit par s’exciter et, par arracher 
tout, comme il aime 4 le dire. On se sert d’expressions d’une ori- 
ginalité unique, et dont beaucoup, ai-je besoin de le dire? ne se- 
raient pas de mise dans un salon. On passe avec unc facilité inouie 
des termes les plus fendres aux appellations les plus énergiques. 
On entendra le maitre d’équipage appeler ses gabiers mon enfant, 
mon fils, mes enfants, mes garcons; et puis, la seconde d’apres, il 
jurera comme un templier ct accablera les mémes hommes. des 
épithétes les moins parlementaires. Il y a d’anciens matelots qui 
aiment ces coléres-la ; elles les font rire en dedans; ils sont enchan- 
tés lorsqu’on les tutoie. Le vous leur parait trop froid, ct si le capi- 
taine l’emploie 4 leur égard, ils ne manquent jamais de dire : C'est 
un diplomate. Citons encore cette locution peu grammaticale, et que 
l'on emploie 4 tout bout de champ : Viens-t’en ict quatre hommes! 
Mais aprés de longucs manceuvres, les marins ne bougent que si on 
les appelle par leur nom (ce qui n’est pas toujours facile dans l’obs- 
curité). Alors les vieux quartiers-maitres, qui connaissent leur 
nature humaine, modifient leur phrase, et discnt : « Viens-t’en ici 
quatre hommes bien faits. » Aussitdt tous les jeuncs s’élancent: on 
voulait quatre hommes, il s’en présente vingt. A un homme en re- 
tard: Hé bien! t’es toujours le méme! T’arrives comme le mar- 
quis de Carabas, trois jours aprés la bataille! A un lourdaud : 
T'as donc été baptisé avee de l’eau de morue? Et ainsi du reste. 
Le grand talent, c’est de savoir faire marcher les hommes sans les. 
punir; il y a ici des chefs qui ont ce don-la au plus haut degré. 





494 DE PARIS A NOUMEA. 


Grace 4 cette énergie morale, les hommes réagissent assez bien 
contre les miséres de la traversée. Mais chez les animaux, quelle 
dépression, quels désastres! Les poulets meurent en assez grand 
nombre ou deviennent étiques, et prennent le nom de poulets ma- 
ritimes, ce qui veut dire une volaille n’ayant que la peau et les os. 
Les dindes subissent un sort analogue. Quant aux beeufs, ils ne sont 
plus que les ombres d’eux-mémes; on a beau les soigner, les re- 
couvrir de toile 4 voile, les soutenir avec des cordes, s’ingénier a 
atténuer pour eux les effets du roulis, rien n’y fait. Maladroits, stu- 
pides, ils font le gros dos; tremblants de frayeur, ils ramassent 
leurs quatre pieds sous eux, au lieu de les écarter, et tombent lour- 
dement, comme des masses, en se faisant d’affreuses blessures. On 
dit en marine, pour exprimer qu’il fait mauvais temps, qu'il vente 
4 écorner les beeufs, et l'on pourrait croire que c’est 1a une méta- 
phore. Mais non, nous voyons de nos propres yeux Il’origine de cette 
locution. Ce n’est pas, naturellement, que le vent soit assez fort 
pour enlever le plus bel ornement de la téte du boeuf, mais c'est 
que le vent souléve la mer, que la mer fait rouler le navire, que les 
beeufs sont antimarins, et qu’ils se laissent bétement lancer contre 
la muraille par la force du roulis. Lorsqu’ils se voient précipités, 
ils présentent la téte pour parer le choc, et leurs cornes se brisent 
4 ce choc : grave blessure, lorsque ]’arrachement a lieu a la racine 
méme, blessure qui peut entrainer la mort de l’animal, et que l’on 
soigne par des applications d’huile et de brique pilée. Cependant, 
malgré tous les soins, nous perdons un de ces utiles animaux, qui 
meurt de sa belle mort, et qu’ll faut jeter & l’cau, la viande étant 
malsaine. 

Mais ot les épidémies sont foudroyantes, c’est parmi ces délicieux 
oiseaux verts, bleus, rouges, blancs, gris, etc., arrachés au soleil 
de leur pays. Chaque jour de nouvelles cages se vident, et si nous 
sauvons quelques perruches communes, ce sera tout, absolument 
tout. N’y a-t-il pas jusqu’au vieil Ulysse, le chien du commandant, 
qui ne se plaigne de la navigation ! Pour un chien de marin, c’est vrai- 
ment scandaleux. Ce fidéle animal continue 4 étre l’ombre de son 
maitre; mais lorsque ce dernier doit, pendant la nuit, quitter sa 
cabine pour aller sur le pont présider les manceuvres, recevoir les 
grains, la gréle et la neige, Ulysse prend des physionomies pi- 
teuses. 

Les lapins ne prospérent pas non plus beaucoup, et deviennent 
détestables 4 manger. Aussi le nombre des animaux s’accommo- 
dant réellement bien de la mer se réduit-il 4 deux : le canard et le 
porc. Ce dernier semble se trouver dans son élément : il a beav 
vivre cn plein air, ¢tre constamment mouillé, rien ne l’empéche de 








DE PARIS A NOUMEA. 4.5 


goinfrer. Matelots et passagers ont pour habitude de lui donner tous 
les résidus de leur table. Presque tous les soirs il y a la soupe aux 
fayols‘, et les porcs en raffolent. Le matin, on fait la toilette des 
porcs, et le matelot, qui est toujours farceur, leur joue toute es- 
péce de tours : il les plonge dans l'eau glacée, il les brosse avec son 
balai, si bien que des cris discordants sortent de la porcherie. C'est 
pour cela, et par dérision, que, dans la langue de bord, un pore 
se dit un musicien. 


Somme toute, quelque entrain qu’on y mette, quelque effort que 
l'on fasse pour copier la philosophic du matelot, on est obligé de 
convenir que la vie, dans les grandes brises d’ouest, est pénible et 
fatigante, qu’elle tuerait 4 la longue. Il y a cependant chaque jour 
un bien agréable moment : c'est celui ot Yofficier chargé des cal- 
culs astronomiques a fini son pozné et fait marquer sur une grande 
carte, que chacun peut consulter, la position du navire. Quelles 
belles routes! Le monde a beau étre grand, chaque jour notre dé- 
placement sur la surface des eaux est parfaitement sensible. On 
a roulé, on a tangué, on a été trempé, mais au moins on a avancé, 
onsest rapproché du point d’arrivéc et du commencement de cette 
vie nouvelle qui nous attend 4 Nouméa. Deux cents milles par jour, 
deux cent vingt milles, quelquefois deux cent quarante, voila cc 
qui s’appelle ne pas rester en place! 

Deux cent quarante milles marins, cela fait quatre-vingts lieues 
marines, et comme les passagers savent qu’il y a trois mille six 
cents lieues centre Sainte-Catherine et Nouméa, ils se disent qu’en 
divisant 360 par 8 on obtient 45, et que, par conséquent, en un 
mois et demi nous scrons rendus. On a beau leur objecter que lc 
commandant a donné le 25 septembre comme la date la plus rappro- 
chée du jour de l’arrivée, ccla leur est complétement indifférent ; 
ils ne démordent pas de leur raisonnement et diraient volontiers 
que le commandant n’y entend rien. Pauvres gens! Quelles désillu- 
sions vous attendent! Quels longs jours d’impaticnce vous vous 
préparez ! 


Le cap des tempétes fut pour nous celui des calmes. Mais, si de- 
vant l’Orne il fit patte de velours, nous fimes 4 méme de juger que 
pour d’autres il avait été méchant. Le 7 aout on vit passer, a faible 
distance du bord, un gros morceau de charpente. Les marins 
le regardérent 4 la longue-vue et purent se convaincre que c’était 
une fraction de pavoi venant de quelque navire de cofhmerce. 
Comme ce pavoi est au-dessus du pont et peut ¢tre emporté par un 
coup de mer sans que le navire fasse de l'eau, on ne conclut pas a 


‘Prononcez fayauz ; cela veut dire haricots. 


496 DE PARIS A NOUMEA. 


un sinistre, mais on put néanmoins affirmer que le navire ayant subi 
cette avarie avait passé de durs moments. Les oiseaux qui nous cs- 
cortent depuis que nous sommes dans les mers australes nous quit- 
tent un instant pour aller réder autour de ces débris et reviennent 
ensuite dans notre sillage. C'est par cinquante, soixante, cent, que 
se comptent sans cesse ces compagnons assidus de notre route: 
damicrs, malamocs, cordonniers, albatros et amiraux '. Le plus 
petit et le plus élégant, c’est le damier; le plus gros, c’est l’alba- 
tros, dont l’envergure attcint 3 métres 50 et 4 métres. Plus il fait 
mauvais temps, plus ces animaux semblent satisfaits. Leur vol est 
-si puissant, qu’ils remontent sans peine les coups de vent les plus 
formidables. Rarement ils se posent sur |’eau et ne le font guere 
que pour avaler a la hate quelque pature qu’ils reconnaissent dans 
les détritus du navire. On dit cependant que de temps a autre, et 
surtout pour la ponte des ceufs, ils vont se reposer sur les terres 
australes ou sur les rochers inhospitaliers des iles Diégo Alvarez, 
Tristan de Acunha, Bouvet, du Prince-Edouard, Marion et Crozet, 
Distant, Kerguelen, Amsterdam, Saint-Paul, ctc., qui se trou vent 
toutes dans les régions que nous traversons ou traverserans. Ils 
parcourraient alors d’énormes espaces en quelques heures seu- 
lement. 

Lorsque le navire s’arréte, notre escorte ailée fait de méme. Tous 
ces beaux oiseaux se posent sur la mer et c’est alors que les mate- 
lots se mettent 4 les pécher. Pécher des oiseaux, cela peut paraitre 
bizarre au premier abord, mais rien n’est plus exact. On file derriére 
le navire de longues lignes, en grosse ficelle, au bout desquelles 
sont fixés de forts hamecgons maintenus 4 la surface de l’eau par un 
flotteur en liége ou par un petit cdne, en fer blanc creux, ne lais- 
sant pas entrer l’eau. Des morceaux de lard sont accrochés aux ha- 
mecons et les oiseaux viennent s’y prendre par le bec. Il faut alors 
un pécheur hahile pour amener 4 bord ces bétes au vol puissant 
qui s‘agitent, se débattent cn l’air et réussissent souvent 4 se dé- 
crocher. Dés que l’animal est sur le pont, on peut I’y laisser en 
toute sécurité; il lui est impossible de partir. Ces oiseaux marins ne 
peuvent s’enlever que de dessus la mer. Si le pécheur a fait une 
belle prise, quelque grand albatros ou quelque amiral, un cercle 
se formé pour l’admirer. L’albatros dévisage cct entourage indiscret 
d’un air de fureur et il fonce sur quelque point de la circonfénence. 
Mais au bout de quelques secondes, toute force l’abandonne; il est 
pris par ke plus violent mal de mer. Il trébuche et ressent, tout comme 
homme, d’épouvantables nausées. Son dernier repas ne lui profite 
en rien; il faut emporter la béte. Alors on la tue et ses usages sont 


‘ Nom donné par les matelots 4 l’espéce d’alkatros ayant sur les ailes deux pla- 
ques figurant des épaulettes. 














DE PARIS A NOUMEA. 497 


multiples. Avec la peau ‘des pattes on fait de jolics blagues a tabac, 
avec Ies os d'élégants tuyaux de pipe, avec les plumes des girouettes 
pour indiquer le vent. Les marins ayant l’esprit de clocher, et cx- 
perts en préparations anatomiques, en conservent aussi d’intacts 
quils empailient pour les.offrir aux petits musécs de marine que 
lon rencontre assez fréquemment dans les ports de mer. Enfin, il 
se trouve des matelots dont l’estomac’est assez complaisant pour 
digérer ces coriaces volatiles aux chairs huileuses, dont ils se font 
des ragouts qu’ils déclarent exquis. : 


L OCEAN INDIEN ET -LE PACIFIQUE. 


Aprés une semaine perdue, les brises folles sont remplacées par 
une bise de sud-onest dure et pénétrante. Les sifflements reprennent 
dans la woilure et-dans les cordages, le navire s’incline, le clapotis 
de l'eau recommence le long du bord, le tangage émeut de nou- 
veau les teeurs mal assurés, l’tcume blanche reparaft derriére ; 
hous sommes décidément démarrés! Les timoniers, qui mesurent 
la vitesse du navire, reviennent triomphants : six neeuds, huit 
neuds. dix neeuds, onze neeuds! | | 

Cet-océan Indien qui nous a consigné huit grands jours a la porte 
de ses Etats semble vouloir se faire pardonner sa hauteur et:son 
caprice en nous accweillant avec faveur, en enchainant.sur notre 
passage ses tempétes et ses méchantes lames. Du 12 au 17 nous 
faisons, sans beaucoup dé peine, nos soixante 4 soixante-dix lieues 
par jour : on serait mal fondé a se plaindre. Mais, le 18, la brise 
fraichit et se rapproche trop de notre route qui s’incline vers le 
nord, beaucoup plus que de raison ; le temps prend une apparence 
menacante; de gros nuages aux contours ballonnés paraissent 4 
horizon, ils roulent, ils se poussent, ils se heurtent violem- 
ment, ils montent les uns sur les autres. De lourdes rafales pésent 
sur le navire; it devient complétement inutile de se le dissi- 
muler, nous ressentons tous les indices d'une bourrasque pro- 
chairie, d'un véritable coup dc-vent. La féte débute sur les trois 
heures de l’aprés-midi par une avarie dans le petit foc. Cette voile, 
de mauvais temps par excellence, cependant, arrache le piton de 
fer sur lequel est fixé son point principal et s’envole, retenue seu- 
lement par deux grosses cordes. [lle est prise dans les airs de 
battements d’une violenee inouie. Rien qu’en frappant les uns con- 
tre les autres, les plis de la. toile compriment I’air et le déchirent 
avec une telle violence, qu'il en résulte des bruits intenses ; vous 
croiriez entendre des décharges de mousqueterie, des feux de pelo- 
ton suecédant 4 des feux de mitrailleuses. Hourrah! En avant les 


498 DE PARIS A NOUMsA. 


gabiers de beaupré ! Voila de louvrage, et de bel ouvrage ! On vous 
retient quand on le peut, mais cette fois-ci il n’y a pas a dire; ce 
foc, 4 moitié emporté, si on le laisse faire, il va tout briser autour 
de lui; gare 4 la téte du mat d’hunc ! Aussi de toutes parts on dit, 
en avant, gabiers, en avant! Mais il n’y a pas lieu de le répéter 
longtemps, vous étes déja sur le gaillard ct sur le beaupré ; nous 
allons voir s'ils’agitera longtemps, ce foc en rébellion! Long et 
laborieux est le travail, mais 4 la fin homme triomphe de la na- 
ture... 

Voyez dans quel état elle est, cette voile! S’est-elle assez défen- 

due ! Ce n’est plus qu’une loque : elle est déchiquetée, de longs fils 
machés pendent de tous cétés. Quant aux vainqueurs, aux gabiers 
de beaupré, tls se réunissent en conciliabule, comme il est d’usage 
en parcil cas, pour se raconter les péripéties de la lutte. Ils se mon- 
trent leurs doigts ensanglantés, et cependant la joie rayonne sur 
leurs traits, leur sang afflue vers le visage qui se colore d’un vif 
carmin. Ils sont dans l’enthousiasme et rient de bon coeur en pen- 
sant ace foc qui avait la folle prétention de leur échapper. « As-tu 
vu, comme il me soulageait? » dit l'un. — « Eh bien, mon vieux, 
juste la méme chose mest arrivée a bord de l’Henri IV, dans les 
mers de Chine ; seulement, c’était encore pis, vu qu’il faisait nuit. » 
Et la-dessus on entame l’histoire de l’Henri IV, jusqu’a ce que le sif- 
flet du maitre de quart appelle de nouveau a la manceuvre. 
4, Aprés} vingt-quatre heures de ce temps dangereux, nous reton- 
bons dans un vent maniable, et les observations astronomiques in- 
diquent que la bourrasque a poussé le navire dans le nord, sur les 
confins du 42° degré. Nous touchons 4 la zone indécise, a la zone 
scorbutique; donc 1] faut infléchir la route vers le sud pour rallier 
le paralléle de 45°. Il devait, ce paralléle, acquérir une triste célé- 
brité, car on ett dit qu'il nous suffisait de l’atteindre pour tomber 
dans les coups de vent. Ces coups de vent ne nous furent pas épar- 
gnés. Mais, grace 4 la prévoyance qui a présidé au choix de la voi- 
lure, le vent se déchaine sans occasionner d’avarie. Un soir, 1a ten- 
péte s’annonce plus furieuse que jamais. Les gens de quart se pres- 
sent dans tous les réduits qui peuvent leur offrir un abri plus ou 
moins approximatif. 

— Une belle nuit qui se prépare! dit l’un 4 son voisin. 

— Et ce n'est que le commencement. Tu verras si je me trompe. 

Tout a coup les commentaires cessent. D’un bout a I’autre du 
pont, on ne prononce plus une parole. Le navire semble inhabite; 
on dirait que le vent et la gréle y régnent souverainement. On ne 
peut y voir, méme au bout de son nez, et cependant toutes les tétes 
sont en l’air, tous les regards convergent vers le méme point. Que 
se passe-t-il donc la-haut? Quelle est cette lueu» étrange? Est-ce un 


DE PARIS A NOUMEA. 49 


astre? Mais comment l’apercevrait-on & travers le nuage épais qui 
nous enveloppe? La nuée est-elle percée d’un trou cylindrique, 
comme le tuyau d’une longue-vue qui se trouverait braquée sur un 
météore? Mais non. Voila la lueur qui se balance, elle suit avec une 
régularité parfaite les oscillations du navire et reste avec une pré- 
cision mathématique 4 l’aplomb du pied du grand mat. Elle aug- 
mente : & sa base elle prend Ja forme d’une sphére, de laquelle sort 
une langue de feu s’allongeant, se raccourcissant, passant du rouge 
sombre au bleu foncé, et sc terminant par un filet de plus en plus 
mince, qui serpente constamment en se perdant dans les nuages. 
Plus les roulis augmentent, plus la lumiére mystérieuse décrit 
dans les airs de vastes arcs de cercle. Soudain trois mots partent de 
l'arriére qu’on se passe jusqu’a l’avant avec la rapidité d’un cou- 
rant électrique. fl n’est presque personne qui ne les répéte malgré 
soi, tant ils sont magiques : « Le Feu Samt-E.me ! » a dit le second. 
Et en effet, le voila quis'accentue de plus en plus, variant ses effets 
et semblant vouloir embraser le grand mat tout enticr. Un quart 
d'heure durant, tous nos yeux sont cloués sur ce spectacle extraor- 
ordinaire; et puis le nuage s'éloigne, le vent diminuc, la gréle cesse, 
le feu s’éteint et les étoiles reparaissent. 

Il n’est point rare de lire dans des ouvrages, méme sérieux, que 
le fen Saint-Elme n’a jamais existé ailleurs que dans |’imagination 
des marins du moyen age. Pour étre devenu plus rare, depuis que 
les navires portent des paratonnerres, le phénoméne n’en existe pas 
moins, et l’exemple de l’Orne est 1a pour le prouver. Plus de cent 
témoins se porteraient au besoin garants du fait qui a été d’ailleurs 
officiellement constaté sur le journal de bord, sous la signature de 
Yofficier de quart. 

Aprés cette triple manifestation de l’électricité (les éclairs, la 
gréle et le feu Saint-Elme) nous edmes quelques heures de répit. 
Les jeunes croyaient au rétablissement du beau temps, mais les 
vieux l’avaient bien dit; ce n’était pas fini. Sur les deux heures du 
matin, en effet, le vent saute au sud-ouest sans crier gare ; les voi- 
les orientées pour le vent arriére, se mettent 4 battre, on ressent 
des secousses 4 croire que tout s’arrache. La barre est mise au 
vent et tout est sauvé, sauf |l’infortuné petit foc, le remplacant de 
celui qui a péri dans le dernier coup de vent. On en sauve les dé- 
bris en répétant la manceuvre déja décrite ; mais il n’y en a plus de 
prét et force est de se passer pendant un jour de cet utile auxi- 
liaire. 

Le 26, méme désagrément, mais dans la nuit du 26 au 27 le 
vent diminue d’intensité, la mer se calme. Nous dormons tous 
quelques heures de bon sommeil et nous nous levons réconfortés. 

10 Févaun 1876. 


300 DE. PARIS A NOUMEA. 


Pendant notre route ascendante vers te: nord nous passdmes erac- 
tement au sud de cette ile Saint-Paul ou s’établit pendant plusieurs 
mois l’une des missions envoyées par le ministére de la marine 
pour observer le passage de Vénus. Nous edmes une pensée pour 
ceux de nos compatriotes que poussa dans ces pays inclémentsleur 
dévouement a la science : nous étions bien 4 méme de comprendre 
leurs souffrances. 

La journée du 27 au 28 ayant 4 peine marqué sur la carte, la dé- 
solation devient générale. — « C’est un sort, disait-on, nous n’ar- 
riverons jamais ! » Mais si, nous arriverons, hommes de peu de pa- 
tience : Attendez! Elle nous est fatale n’est-ce pas, cette zone de 
42° 4 45°; Eh bien, nous la quitterons. Dussions-nous piquer droit 
au sud, nous irons par 46°, 47° et 48°. 

Jusqu’au 31 tout marche a souhait, notre route est carrément 
infléchie vers le pole et nous nous disposons & couper le 45*. 
« Halte-la, nous crie-t-il : on ne passe pas !.» —- On ne passe pas, 
et pourquoi donc ? « Pourquoi, reprend le 45° ? Mais d’abord, 
parce qu’il n’y a pas de brise ? » Ce n'est que trop vrai, nous sommes 
paralysés; zéro noeud, zéro sixiéme, voila notre mesure, et c'est 
par ce calme de mauvais augure que débute Ie 1° septembre. 

Ah! le triste jour! Comme il était bien fait pour rendre encore 
plus amer le souvenir de ectte date fatale ot la France, jouant son 
sort sur une hataille, vit cette armée, qui fut si glorieuse, prendre, 
téte basse, le chemin de la captivité ! Jour terrible qui arracha de 
nos cceurs la derniére illusion et qui nous fil voir l’horrible vénteé: 
un pays qui se croyait fort, anéanti en un mois, n’ayant plus ni 
souverain, ni ministres, ni armée, ni Chambres, tandis qu’un e0- 
nemi victorieux le menace de toutes parts et marche sur sa Ca- 
pitale ! 

Il fallut de graves préoccupations pour nous distraire des som- 
bres pensées que suggérait naturellement le cinquiéme anniversaire 
de nos malheurs publics, et quoique d’un ordre bien pale, pour qu 
les compare aux maux de la Patrie, nos tribulations de ce jour 
doivent trouver place dans un journal qui s’est imposé comme régle 
supréme l’exactitude dans les faits et linitiation du lecteur aux 
péripéties d’une pénible navigation. 

Le 45° est franchi. Voici le 46°. Ce 46° n’est pas encore bien dé- 
lirant. C’est sur lui que nous voguons le 3 septembre. A midi nous 
ne sommes plus qu’é 600 lieues du cap sud et cette nouvelle met 
du baume sur nos douleurs. En effet, quand nous demandons pour 
combien de temps nous en avons encore, on nous répond invariable- 
ment: « Mes amis, prenez patience, dés que vous serez au cap 8U 
vos souffrances seront finies. Au cap sud, vous verrez le navire 9 


DE PARIS A NOUMEA. 301 


diriger vers le nord et vous retrouvercz la belle mer, le beau temps, 
le soleil... 4 moins cependant que nous n’ayons d'autres ennuis. Nous 
passerons juste a l’équinoxe entre la Nouvelle Zélande et l’Australie 
et dame, vous savez, |’équinoxe c’est terrible ! Vous attraperez 
peul-¢tre encore un dernier coup de temps par Ia. » 

Malgré ce correctif nous désirons ardemment doubler ce fa- 
meux cap sud. Le 46° voulut bien nous donner une brise favo- 
rable, et nous Pen remercierions si le sorr ii ne nous faisait, & 
I'instar de son voisin du nord, une fort déplaisante figure. Au cou- 
cher du soleil le temps est encore menagant ; 4 huit heures nous rece- 
vons un déluge de gréle ; les éclairs sont nombreux et aveuglants. 
Signe des temps : le commandant passe la nuit sur le pont et lors- 
qua dix heures du soir les passagers le voient continuer 4 arpenter 
le pont, sa pipe 4 la bouche, son chien sur les talons, ils se disent : 
«il y aura quelque chose cette nuit! Encore du tabac ! » 

Erreur! 1] n’a pas fait mauvais temps! Seulement la nuit a été 
trés-noire el le maitre d’équipage est venu chercher parmi ses ga- 
biers ces jeunes gens aux yeux de lynx pour lesquels un point blanc 
sur ’horizon (que le vulgaire ne verrait méme pas) c'est un navire 
ayant telle voilure et faisant telle route, et tel autre point noir, une 
roche dont on donne aussitét le plus minuticux signalement.— « Yous 
ne ferez que la veille, dit le maitre aux hommes choisis ; mais ou- 
vrez bien ]'ceil, il y a des glaces par ici et n’allez pas croire que 
cest pour la forme qu’on vous met de bossoir. ll y a trois ans, 
mois pour mois, je passais par ici avec un transport et voila qu’en 
prenant le quart 4 quatre heures du matin, qu’est-ce que je vois 
par babord? Une glace plus haute que le grand mat ; et les hommes 
de bossoir se promenaient sur le gaillard, les mains dans les po- 
ches, en pensant 4 leurs familles! A vos postes, mes fils et veillez 
bien; rappeléz-vous que les petits sont plus méchants que les gros !» 

Sils veillent? Ah ! je vous en réponds! Immobiles sur le gail- 
lard d’avant, se tenant au garde-fou pour concentrer dans leurs 
yeux toutes leurs forces vitales, ils suivent sans cesse, devant le 
navire, la ligne noire de !’horizon dirigeant leurs regards de gauche 
a droite puis de droite & gauche et ainsi de suite sans s’arréter. 
‘un a la droite comme champ d’investigation, l'autre la gauche, 
et le troisitme ces ‘petits glagons que le mattre d’équipage dit si 
méchants et qui ne peuvent étre généralement apercus qu’a faible . 
distance. S’ils venaient 4 percevoir une tache blanchatre ou seule- 
ment une partie un peu claire sur la ligne noire de l’horizon, ec 
serait une glace. 

Ux coxon. 


La fin prochainement. 


LES (QUVRES ET LES HOMMES 


COURRIER DU THEATRE, DE LA LITTERATURE ET DES ARTS 


Le tapage électoral. Un air de petite flite. Les élections académiques. Inamovible 
et immortel le méme jour. M. Bouguereau 4 l’Académie des beaux-arts. Le 
rapport de M. le vicomte Delaborde et M. Serpette. Une mercuriale contre l'art 
facile et le genre trop gai. Exposition de Barye. Pils; coup d’ceil sur sa vie et 
sur son ceuvre. Le nouveau tableau de M. Meissonier et son acquéreur: Stewart le 
riche et Stewart le pauvre. Types d'hommes d'affaires américains — Le bilan 
funébre. M. de Saint-Georges. M. Arthur de la Guéronniére; une de ses négo- 
ciations peu connues. M. Achille Jubinal. M. Mohl; souvenirs de sa cohabita- 
tion et de sa correspondance avec Ampére. Les deux coryphées de l'art drama- 
lique contemporain : Mademoiselle Déjazet et Frédérick Lemaitre. — Opéra : 
reprise de Don Juan. Théatre-Frangais : l'anniversaire de Moliére et le Registre 
de La Grange. Odéon : les Daniche/ff. Le pére et le parrain de la piéce. Les causes 
extérieures du succes. Vaudeville : Madame Caverlet, par Emile Augier. 


Le moment n'est pas a la chronique littéraire. Cette causerie, ou 
il ne sera question ni de sénateurs, ni de députés, ni du septennat, 
ni de la république, de l’empire ou de la monarchie, ni des délé- 
gués, ni des candidats ouvriers, ni des comités radicaux ou conser- 
vatcurs, niméme du scrutin de ballottage, va paraitre 4 l’heure ou 
le bouillonnement des élections sénatoriales n’est pas encore apaisé 
et ot l’agitation législative est dans tout son plein. Elle n’échappe 
a Charybde qu’en tombant dans Scylla, ou, pour choisir une com- 
paraison moins mythologique sans étre plus neuve, elle ne se glisse 
dans |’étroit intervalle laissé entre ces deux portes, dont la seconde 
s’ouvre pendant que l'autre se ferme, qu’au risque de s’y faire 
écraser au passage. Allez donc parler de tableaux, de musique, de 
beaux vers, de toutes ces choses qui sont le charme des esprits dé- 
licats, l'attrait des temps heureux et tranquilles, 4 des gens enfi¢- 
vrés par la lutte, épuisés par les vociférations électorales et qui de- 
puis un mois, en fait de littérature, ne connaissent plus que les 


nn ee an =e 


LES (RUVRES ET LES HOMWES. 508 


professions de foi, les discours de clubs et les premiers-Paris de 
leur journal. Le citoyen Couturat est aujourd’hui un plus grand 
homme que Lamartine, bien que M. Legouvé ait fait l’autre jour 
lauméne d’une conférence 4 la statue qu’attend encore le poéte : 
Lamartine est un astre couché, Couturat est un soleil levant... Vous 
criez Shakespeare, l|’écho vous répond Tolain. On donnerait les 
ceuvres complétes de Chateaubriand pour le dernier discours de 
M. Lockroy, ct s'il est encore question de Victor Hugo, ce n’est plus 
de l’auteur des Feuilles d'Automne, d’Hernani, de Notre-Dame de 
Paris, de laLégende des Siécles , c'est de la bouche d’ombre démo- 
cratique et sociale, du burgrave de la république, signataire d’une 
extravagante circulaire aux délégués des trente-six mille communes 
de France, président du club radical de la rue d’Arras. 

Va donc humblement, pauvre petite chronique, comme un agneau 
au milieu des loups, comme une feuille jetée au torrent, comme 
une plume tourbillonnant dans la tempéte ct ballottée par tous les 
vents du ciel! Va, et joue quand méme ton air de petite flute dans 
la mélée! Moliére, écrasé par les poumons d’airain de l’avocat Four- 
croi — un avocat né deux siécles trop tét,. et qui ‘edt. triom- 
phé dans les réunions électorales — disait mélancoliquement a 
Despréaux : « Qu’est-ce que la raison avec un filet de voix contre 
une gueule comme celle-la? » ll avait tort, puisque Boileau était 1a 
et que Boileau l’écoutait. Qui sait — soit dit sans comparaison — 
si quelques braves gens, assourdis par le tapage forain des clubs et 
des affiches, n’en reviendront point d’autant plus volontiers a notre 
filet de voix, et si le contraste méme ne rendra pas a cette chro- 
nique, du moins pour quelques lecteurs, l’actualité qu’il lui enléve 
peut-étre pour la phupart? 

Afin de ménager la transition, nous allons précisément entrer en 
matiére par une double élection, qui appartient en méme temps 4 
la politique et 4 la littérature. Le premier événement que nous 
ayons a enregistrer dans l’ordre chronologique, c’est le scrutin aca- 
démique du 16 décembre dernier. L’illustre Compagnie avait 4 nom- 
mer des successcurs 4 M. Guizot et 4 M. de Rémusat. Le fauteuil de 
M. Guizot n’a pas été disputé : d’un accord unanime, sauf deux bul- 
letins blancs et une voix opposante — celle de M. Victor Hugo, dit- 
on, qui aura voulu protester contre l’ancien ministre de |’Empire 
par un vote isolé et stérile en faveur de M. H. de Bornier, candidat 
4 Vautre fauteuil, — M. Jean-Baptiste Dumas a été choisi. Hélas! il 
evt fallu un historien, un orateur, un homme d’Etat ; on a pris un 
chimiste! L’Académie francaise a pensé que, méme aprés M. Claude _ 
Bernard, la disette de candidats littéraires pouvait )’autoriser en- 
core & faire un nouvel cmprunt a |’Académie des sciences. 


504 - LES GEUVRES -ET LES HOMMES. 


Quant au fauteuil de M. de Rémusat, il était convoité par M. Jules 
Simon et M. Henri de Bornier. C’est le premier qui a recueilli, au 
palais Mazarin, la succession de celui dont il avait été le collégue au 
ministére. Le méme jour, l’heureux homme était fait 4 la fois ina- 
movible et immortel. Le 16 décembre 1875 restera marqué d'un 
trait ineffagable dans la biographie de M. Jules Simon : Dtes albo 
‘notanda lapillo. Politique. part, s’il est possible de scinder un 
homme et de mettre l’écrivain d’un cété, le penscur de l'autre, il 
faut reconnaitre que:l’orateur habile, séduisant, souple et disert, 
l’ancien mattre de conférences a l’Ecole normale, 1’ex-professeur de 
la Sorbonne qui avait rendu & la chaire de philosophie une partie 
de l’éclat qu’elle avait di jadis & l’enseignement de Cousin, I’bisto- 
rien de |’Ecole d’Alcxandrie,.l’auteur du Devotr et de l’Ouvriére 
avait plus d’un titre au choix de l’Académic. Quant 4 M. de Bormier, 
il peut attendre. Sa défaite est de celles qui présagent une prochame 
victoire. Si la Fille de Roland a suffi pour le pousser jusqu’a la porle 
de l'Institut, Attila le portera jusqu’aw fauteuil. 

L’Académie des beaux-arts a.eu aussi ses élections, mais qui ont 
_ fait moins de bruit : le 18 décembre, elle choisissait M. Bailly en 
remplacement de M. Labrouste; le 18, M. Thomas pour. successeur 
de Barye, et, le 8 janvier, elle a appelé M. Bouguereau A - l’héritage 
de Pils. M. Bouguereau, & peine igé de cinquante ans, grand prix 
de Rome en 1850 avec M. Paul Baudry, artiste d’une fécondité in- 
fatigable et d’une rare habileté, donne depuis plus de vingt ans 
le rare et excellent exemple d’une assiduité aux Salons qui ne sest 
jamais démentie. Les critiques les plus sévéres eux-mémes, ceux 
qui éprouvent le moins de .godt pour son exécution un peu mr 
gnarde, luisante et léchée, sont contraints d’avouer que personne 
ne sait mieux son métier et que l’exquise Madone de la dernicre 
exposition suffirait 4 justifierait 4 clle seule ]’honneur que vient de 
fui faire I’Institut. 

Quelques jours aprés, dans la séance annuelle. de |’ Académie des 
beaux-arts, M. le vicomte Henri Delaborde, secrétaire perpétuel, li- 
sait, sur les envois de Rome de l’année 1875, un rapport ou l'on a 
particuliérement remarqué les sévéres paroles adressées & l'un des 
pensionnaires de la villa Médicis, M. Gaston Serpette, paroles qu’ac- 
centuait encore le contraste des .dloges décernés 4 son cendisciple 
M. Salvayre. Non content de s’échapper furtivement du sanctuaire 

de 1’Ecole pour aller rivaliser de son mieux avec Offenbach, passage 
Choiseul ow boulevard ‘Montmartre, M. Serpette a poussé la désin- 
volture jusqu‘a envoyer 4 |’Académie elle-méme un pendant a le 
Branche cassée.ct au Manoir de Pictordu, que nous entendrons 
sans doute quelque jour par l’organe enchanteur de mademot- 





LES CEUVRES ET LES HOMMES. 505 


selle Schneider. Déja le directeur des Folies-Dramatiques s’est in- 
scrit chez le concierge de I|’Institut : « L’Académic, a dit M. Dela- 
borde, voit avec un vif regret que loin. de tenir compte des obser- 
vations qui lui avaient été adressées l'année derniére, M. Serpette a 
enchéri encore sur les erreurs qu’accusait son précédent envoi. 
L’Keole buissonniére n'est ni un opéra comique ni un opéra. Il ap- 
partient 4 un genre beaucoup trop en faveur aujourd'hui, mais qui 
n'est pas celui, tant s’en faut, qu'il convient 4 un pensionnaire de 
l’Académie d’adopter. » 

Nous avions prévu et devancé ce jugement dans notre derniére 
chronique. Il est aussi Jégitmme dans le fond que modéré dans la 
forme. Quelques journaux, se rattachant, en politique et en littéra- 
ture, au méme genre que le Manoir de Pictordu en musique, se 
sont égayés, ou en ont fait le semblant, aux dépens de ce verdict 
solennel. Ils ont criblé de leurs fléches émoussées le sacerdoce aca- 
démique : « Un genre qui ne saurait convenir 4 |’Académie, dit 
l'un. Qu’importe, s'il convient au public, qui est le seul vrai juge!» 
— « Tous les genres sont bons, hors le genre cnnuyeux », dit |’au- 
tre, attribuant 4 Boileau cet aphorisme de Voltaire, m’a toujours 
paru des plus contestables; car Vadé, Piron, Crébillon fils, Louvet, 
Voltaire lui-méme — juge et partie dans son aphorisme — Rétif 
dela Bretonne, Manct, M. Hervé, ct des milliers d’autres, ont 
prouvé suffisamment qu’un genre pouvait étre mauvais et mépri- 
sable sans dtre ennuyeux. Quoi qu’en disent ces grands esthéti- 
ciens, il y a une hiérarchie dans les genres, et si un bon vaude- 
ville est préférable 4 une méchante tragédie, nous n’admettrons 
jamais qu’un roman de Paul de Kock — méme Monsieur Dupont, 
sén chef-d’ceuvre — vaille (Jlzade ou la Jérusalem délivree. Ii est 
tout naturel que l’Académie ne tienne pas 4 devenir Il’antichambre 
des Variétés, et qu’clle trouve inutile d’envoyer les gens 4 Rome, 
aprés un concours solennel et avec une subvention de I'Ktat, pour 
y eultiver l’art facile et drdle, qu’ils apprendraient beaucoup 
mieux sans quitter les boulevards. Supposez qu’un jeune peintre, 
apraés avoir remporté le prix avec un Coriolan vaincu par les 
larmes de sa mére, se mette, une’ fois installé sous les sacrés om- 
brages de la villa Médicis, 4 cultiver la caricature, et que, 4 la fin 
de sa premiére année, au lieu d’envoyer une copie d’aprés-Raphaél, 
il expédie 4 I’institut une page de dessins désopilants a la fagon de 
Cham, nul ne pourrait s’étonner si on lui rappelait que l’Académie 
des beaux-arts et les prix de Rome n’ont pas été précisément fondés 
‘dans ce but, et qu’il cst superflu d’aller étudier les Loges, les Stan- 
‘ces et la Chapelle Sixtine pour arriver a devenir le collaborateur du 


306 . LES @UVRES ET LES HOMMES. 


Charivari. Dans un cas comme dans l'autre c'est absolument la 
méme chose. 

Depuis notre derniére chronique, deux grandes expositions pos- 
thumes se sont succédé a 1’Ecole des beaux-arts, dans la salle Mel- 
_poméne. C’est un usage que nous avons vu naitre, il y a douze a 
. quinze ans, & la mort d’Ary Scheffer et d’Hippolyte Flandrin; de- 
puis, il cst, pour ainsi dire, passé en loi. Bertin, Henri Regnault, 
Chintreuil, Corot, que de noms et que d’ceuvres, seulement depuis la 
guerre, ont appclé le public au rez-de-chaussée ou au premier étage 
du quai Malaquais, sans parler de l’exposition de Prudhon, des 
peintures décoratives de MM. Baudry et Gustave Boulanger pour 
V’Opéra, — que sais-je encore, — avant celles de Barye et de Pils, 
dont nous allons dire quelques mots. 

L’exposition de Barye, qui a remplila plus grande partie du mois 
de. décembre, est déja trop lointaine pour que nous nous y arrétions 
longuement. A la mort de |’éminent artiste, nous-avions d’ailleurs 
résumé sa carriére artistique en termes que nous ne pourrions 
- guére que répéter aujourd’hui. Il faut bien dire que — tout en ré- 
vélant un cété peu connu de Barye, dans les nombreux tableaux ou 
il a fait preuve d’un talent de paysagiste un peu lourd ct monotone, 
mais robuste et vrai, et principalement dans des aquarelles d'une 
vigueur inusilée, parfois excessive, pourtant d’une exécution fine et 
. souple; tout en nous livrant le secret de sa prodigieuse habileté 
dans les croquis anatomiqucs, les dessins 4 la plume, accompagns 
. de notes et de chiffres, qui montraient jusqu’od il a poussé l'étude 
de la structure et des proportions de chaque animal — cette exposi- 
tion n’offrait 4 la majeure partie du public qu'un intérét assez mé- 
diocre, car la plupart des ceuvres de Barye n’y pouvait figurer 
. qu’a état de réductions, on edt pucroire, en se promenant entre 
_les étagéres alignées tout le long de la salle, qu’on se trouvait dans 

le magasin d’un marchand de bronzes et de statucttes. 

Nous avons pris plus d’intérét 4 l’exposition posthume de Pils, qui 
comprend cing cent dix numéros, dont prés des deux tiers sont des 
aquarelles ou des dessins. Sauf la Mort d'une Sceur de charité, que le 

. musée de Toulouse a refusé de préter, et les quatre panneaux qui en- 
tourent la lanterne de l’Opéra, a la vodte du grand escalier, on a la 
l’ceuvre entier de Pils, depuisle Rouget de Lisle, qui commencaen 4849 
sa réputation, jusqu’au Jeudi saint en Italie, qui figura au Salon de 
1874. Nous avons revu avec une plaisir extréme ses petites el 
grandes toiles : Zouaves a la tranchée, le Débarquement en Crimée, 
-la Bataille de Alma, qui fondérent définitivement sa renommée 
populaire et firent de lui, aux yeux de la foule, le continuateur 





. LES GUVRES ET LES HOMMES. OT 


d'Horace Vernet, avec moins de fécondité, de verve et de fougue, 
mais avec autant de vérité et de naturel, avec une connaissance 
aussi approfondie des types ctdel’allure du troupier. Personnen’a . 
mieux connu le soldat francais que Pils: il l’avait étudié sous 
toutes ses faces, en marche, au repos, au bivouac, 4 l’ambulance, 
a la cantine, a pied ct 4 cheval. On ne s‘étonnera plus de la perfec- 
tion 4 laquelle il était arrivé, en yoyant la multitude de ses études et 
de ses esquisses. Il a surtout des aquarelles qui sont, en ce genre, 
de petites merveilles. . 

«Cher monsieur Odier, écrivait le duc d’Aumale, aprés avoir 
recu l'une de ces aquarelles, vous vous étes associé 4 M. Bocher 
pour m’envoyer un vrai chef-d’ceuvre, trois troupiers en chair et 
en os, qui parlent, qui remuent, qui vont se battre, et qui rosse- 
ront, j’en suis sir, Arabes et Kabyles. I] me semble que j’ai vu ces 
trois figures-la et que je connais leurs noms. Celui de gauche est 
aussi bon sujet que brave : je l’avais fait caporal ; il a dd faire son 
chemin depuis. J’ai donné quelque part une pipe au clairon. Quant 
au troisiéme, c’est un remplagant; il est pratique, mais vaillant, et 
lorsqu’on I’a mis a la salle de police pour une bordée, on l’en fait 
sortir, car il se bat si bien!... Enfin, cher monsieur, je suis aussi 
touché de votre souvenir que ravi de voir.qu’il y 4 encore un pin- 
ceau pour conserver 4 nos neveux le type de ce soldat francais que 
nous connaissons ct que nous aimons. » 

Voila une critique d’un style tout mililaire, comme les toiles 
méme de Pils, et qu’on dirait écrite 4 la pointe de l’épée. Elle est 
d'un juge compétent, et nous dispense d’appuyer. Il ne faudrait pas 
croire d’ailleurs, comme on l’a dit parfois un peu dédaigneuse- 
ment, que Pils ne fit qu’un peintre de soldats : la Priére a Uhos- 
pice, ot l’on trouve dans la figure de la religicuse comme un reflet 
lointain de Philippe dec Champagne, et dont l’inspiration sévére est 
heureusement tempérée par la grace maladive et la naiveté char- 
mante des enfants placés autour d’elle; les Dominicains lavant les 
pieds aux pauvres, et quelques portraits remarquables, prouvent 
qu’il y avait en lui cette aptitude pour l'art religieux qu'il n’est pas 
trés-rare de rencontrer chez les peintres militaires, et qu'il connais- 
sail les enfants aussi bien que les chasseurs, les zouaves et les tur- 
cos. Sans étre des plus vastes, le domaine de Pils n’est pas aussi 
borné que ]’éclatant succés de ses deux grandes toiles a donné a le 
croire, en effacant pour ainsi dire tout le reste : ila méme un mo- 
ment touché au style, au moins dans quelques-uncs de ses études 
pour l’Opéra : la téte de Mercure, celle d’Apollon, plusieurs figures 
de femme, tels que le profil renversé inscrit sous le numéro 119, 
et la Poésie, qu’il faut prendre simplement pour une belle blonde a 


508 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


la chevyelure opulente, sont des morceaux d'un caractére frappant 
et d’une rare distinction, qui améneront peut-étre -le public a re- 
garder, dans le monument de M. Garnier, la décoration de Pils, jus- 
qu’aujourd’hui si complétement éclipsée par celle de M. Baudry. 

L’un des organisateurs de l’exposition, M. Becq de Fouquieéres, a 
‘profité de la circonstance pour écrire sur l’auteur du Débarquement 
en Crimée une notice qu’il faut lire, si,’on veut bien connaitre cet 
homme honnéte et bon, et en méme temps bien comprendre la 
force et les défaillances de l’artiste. Fils d’un pére qui avait manié 
4 la fois le pinceau et l’épée, et que son biographe, un peu complai- 
samment peut-étre, traite en génie inconnu, il a été fidéle a la dou- 
ble vocation qu’il tenait de sa naissance. Ni les enseignements de 
son mattre Picot, ni ses études 4 Rome et les traditions de la villa 
Médicis, ne semblaient le prédestiner au genre.dont il devint l'un 
des maitres, et il est 4 croire qué, lorsqu’il travaillait avec un 
acharnement si louable au Vatican et 4 la Farnésine, il nourrissait 
des ambitions plus hautes que de peindre le pantalon garance et la 
capote du petit fantassin francais. Mais il avait amassé un trésor de 
fortes études, et aussitét que sa voie lui apparut enfin, aprés les 
longs tétonnements du début, elles lui permirent d’y entrer aus- 
sitét avec une supériorité incontestable. Les faiblesses relatives de 
son exécution, qui, méme lorsqu’elle est la plus heureuse, reste tou- 
jours, dans ses tableaux, au-dessous de la vivacité charmante de ses 
esquisses, et le petit nombre de ses grandes ceuvres s’expliquent trop 
aisément par l’état d’une santé déplorable qui ne fut qu’une longue 
alternative de souffrances cruelles et de bien-dtre trompeur. La ma- 
ladie de poitrine qui finit par l’emporter ne le lacha jamais, depuis 
Age de vingt-deux ans, que pour mieux le ressaisir ensuite. Pils dut 
passer & Subiaco, & Acqua-Santa, a Ischia, la moitié de ses cing ans 
de pensionnaire : ses envois s’en ressentirent, et ce n’est qu’a force de 
vigueur morale, ranimé par l’affection qu’il sentait sous les sévéres 
appréciations de son maitre, qu’il parvint 4 se dérober au découra- 
gement. Aprés son retour a Paris, il lui fallut, 4 plusieurs reprises, 
aller s’enfouir 4 Vhépital. Ne nous en. plaignons pas : c’est de la 
qu'il a rapporté deux de ses meilleurs tableaux, sans compter 
d’excellentes études. 

Pils avait le coeur aussi vaillant que l’esprit. Cet excellent artiste 
était un patriote, dans le meilleur sens du mot. En septembre 4870, 
ilse trouvait aux eaux; en apprenant la marche des Prussiens sur 
Paris, il accourut et fut assez heureux pour rentrer vingt-quatre 
heures avant le combat de Chatillon. Ne pouvant porter ‘le fusil, 
il voulut du moins servir par son pinceau la cause de la défense 
nationale : il établit son quartier général au Point-du-Jour, dans la 





LES EUVRES ET LES HOMMES. 509 


hatferie commandée par l'un de ses amis. C’est 14 qu'il venait 
presque quotidiennement, bravant les rigueurs d’un hiver hyperbo- 
réen, pour composer d’apreés nature cette série d’aquarelles que les 
amateurs se disputeront a coups de billets de banque. Son vase 
d’eau était posé sur unc brique chaude qui ne l’empéchait pas tou- 
jours de se congeler, et plus d’une fois aussi 1’eau se glaca au bout 
de son pinceau. Mais les fatigues, les privations et les périls n’al- 
téraient en rien son humeur charmante; jamais son caractére n’eut 
plus d’aménité, ni sa conversation plus de verve. ll abondait en 
anecdotes et en souvenirs dont son biographe cite un trop petit 
nombre. I} aimait 4 raconter, par exemple, comment, ayant rem- 
porté un jour le prix de figure, il avait été promené en triomphe 
dans toute la rue Mazarine : élevé sur une table & modéle qui lui 
servait de pavois, il conservait aux regards ahuris des passants la 
dignité solennelle d'un triomphateur, tandis que ses camarades 
d’atelier, formant le cortége, portaient, comme des enseignes ro- 
maines, leurs toiles accrochées au bout de leurs appuie-mains. Une 
autre fois il se revoyait au Louvre, dans sa jeunesse, 4 cété de 
M. Alaux, travaillant 4 une scéne de la Ligue dans lune des gale- 
ries. Le jeune Pils posait au vieux peintre le mouvement d’un li- 
gueur qui se précipite en avant avec son mousquet. Tout 4 coup la 
porte s’ouvre : Louis-Philippe. qui venait visiter le travail de son 
artiste favori, se tronve en face du mousquet. « Pils était toujours 
pris d’un rire inextinguible, dit M. Becq de Fouquiéres, en se rap- 
pelant la mine effarée, puis la rentrée embarrassée du roi, qui s’ex- 
cusait, avec une bonhomie un peu confuse, de s’étre laissé aller a 
un instant de surprise. » 

Contraste étrange et incompréhensible! jamais Pils n’avait paru 
plus robuste que sous le siége; il rajeunissait & vue d’cil : il 
avait cinquante-cing ans, et on |’cit pris pour un homme 4 la fleur 
del’age. Aprés la Commune, il éprouva de nouvelles rechutes. La 
longue fatigue de ses peintures de |’Opéra lui porta le coup su- 
préme. Pendant trois mois, 1] revint, presque mourant, gravir 
chaque jour l'interminable échafaudage qui montait 4 la lanterne 
du grand escalier pour donner les derniéres touches & ses compo- 
sitions, et quand tout fut fini, il ne lui resta plus la force d’aller 
Yy apposer lui-méme sa signature. 

Lexposition du-nouvel ouvrage de M. Meissonier, la Charge de 
Friedland, d’abord dans les salons de M. Francis Petit, puis au 
cercle de l'Union artistique, a fait plus de bruit 4 elle seule que 
les expositions de Pils et de-Barye. Ce n’était pas seulement le 
nom de l'auteur qui aiguillonnait la curiosité publique, mais 
la dimension inusitée du tableau et son prix exorbitant. Pour 





510 LES (ZUVRES ET LES HOMMES. 


M. Meissonicr, voué jusqu’é ce jour 4 la peinture microscopique, 
une toile de plus d’un métre de long, c’est une entreprise colos- 
sale, et l’on edit pu croire qu'il avait voulu s'y préparer aux pein- 
tures de la voute du Panthéon, si l’on n’edt su qu'il y travaillait 
depuis plus de dix ans avec une sage et minutieuse lenteur. Les 
privilégiés qui étaient parvenus a se procurer des billets d'invi- 
tation se pressaient donc dans la grande salle du Cercle de la place 
Vendéme. | | 

Décrivons d’abord sommairement la composition. 

Les cuirassiers, lancés au galop en partant de la droite du spec- 
tateur, passent-comme un ouragan de fer devant l’empereur, a che- 
val, entouré de son état-major, et le saluent de leurs épées et de 
leurs vivats. Calme, mais non impassible, son masque de bronze 
4 demi ¢clairé par une flamme intérieure, César répond, en soule- 
vant son chapeau, au salut de ceux qui vont mourir. Les généraux 
regardent d’un air blasé. Derriére ce groupe, qui occupe le centre 
moral, sinon matériel, de la composition, la vieille garde se tient 
paisiblement, alignée comme 2 Ja parade, et dans le fond, des cen- 
taines de figures se déploient 4 perte de vue. Au premicr plan, a 
gauche, quatre guides immobiles forment l’escorte personnelle de 
Napoléon. 

Le principal intérét de la toile est dans les cuirassiers, qu'il fau- 
drait étudier isolément, car il nen est pas un que M. Meissonier 
n’ait peint avec un soin aussi achevé que s'il devait former le ta- 
bleau 4 lui seul. On pourrait ‘appliquer 4 chacun d’eux le mot du 
maréchal Lebceuf : il ne leur manque ni un bouton de guétre, mi 
un clou, ni une aiguillette. Chacun aussi a son tempérament. sa per- 
sonnalité propre. L’artiste a varié avec art, dans leurs physionomies, 
leurs gestes ct leurs attitudes, l’expression d’un sentiment identique. 
depuis le colonel, dont on ne voit que le profil perdu, tandis que son 
cheval se présente de face, jusqu’au trompette en uniforme jaune 
sur un cheval blanc, qui léve son clairon avec enthousiasme. On 
entend, pour ainsi dire, les cris vibrants qui s’échappent de toutes 
les poitrines; 4 la fagon dont l'un se dresse sur secs étriers, dont 
l'autre se couche sur la criniére de son cheval, dont celui-ci ouvre 
la bouche, dont celui-la agite son épée, on devine leur caractére et 
Jusqu’a leur son de voix. 

De méme qu’il n’a esquivé ni subordonné aucun détail, M. Meis- 
sonier n’a voulu recourir & aucun artifice de lumiére : le ciel, mov- 
tonné de nuages blancs, répand, sur toutes les parties de la scéne, 
une lumiére calme et monotone. Au risque de se priver d'un moyea 
de succés, l’artiste a visé 4 la vérité absolue, sans rien sacrifier 4 
leffet. Il en résulte que le premicr aspect est loin d’étre favorable 


LES CEUVRES ET LES HOMMES., 514 


au tableau. La couleur générale en parait 4 la fois papillotante et 
terne. En donnant la méme valeur 4 tous les détails, il arrive 4 la 
confusion par excés de netteté..La composition ne se débrouille 
qu’au second coup d’ceil. Il se peut que les choses se passent ainsi 
dans la nature et que, 4 ce point de vue, M. Meissonier ait raison 
dans les théorics qu’il ne manque pas de formuler a |’appui de sa 
maniére de peindre ; mais, bien qu’il faille se garder de critiquer 
trop vite un hornme de son habileté et de sa science, je n’en per- 
siste pas moins a croire que la vérité artistique ne doit pas se con- 
fondre avec la vérité mathématique et que les vieilles traditions 
sur les sacrifices nécessaires ont du bon. 

A parler franc, la satisfaction du public, malgré la merveilleuse 
habileté du peintre, n’a pas été égale-& son empressement. Parmi 
les visiteurs, disposés pourtant 4 l’admiration par le nom de I’au- 
teur et le prix imposant du tableau, un certain désappointement 
était visible : on entendait critiquer ici la dureté et la sécheresse 
de la peinture, la un défaut de perspective, ailleurs, le type des 
chevaux choisis et leur exécution, qui fail ressembler les uns a des 
chevaux de bois mécaniques, les autres 4 des écorchés. Ceux méme 
qui approuvaient ne semblaicnt en proic 4 aucun transport, et ce 
que la majorité des visiteurs semblait admirer Ic plus, c’était le 
chiffre de 300,000 francs, qui rayonnait au-dessus de la toile 
comme une auréole de feu. : 

Ce tableau a déja sa légende. Il fut commande, dit-on, par sir 
Richard Wallace, au prix fort honorable de 150 ou 200,000 francs. 
Une scule condition était imposée 4 l’artiste : de donner au tableau 
des proportions matérielles qu’aucune de ses ceuvres n’avait atteintes 
jusque-la. M. Meissonicr se mit a l’ceuvre, mais avec une lenteur 
désespérante. Cing ou six ans aprés, la composition était 4 peine - 
ébauchée. Le marché fut rompu; sir Richard Wallace remit dans 
son portefeuille la provision de 100,000 francs déposée d’avance 
entre les mains de M. Francois Petit. La semaine suivante, la Charge 
de Friedland était achetée trois cent mille francs par un riche 
Américain, M. Stewart, — sans comptér une bagatelle suppleé- 
menaire : les frais de transport et de douane, qui se monteront 
4 80,000 francs si M. Mcissonier s'est réservé le droit, comme on 
l'affirme, de faire revenir son tableau pour l’exposer au prochain 
Salon, ce qui forcera l’acquéreur d’acquilter une seconde fois les 
droits d’entrée en Amérique. 

Il y a deux Stewart, tous deux grands amateurs de peinture et 
possédant des galerics célébres : Stewart le riche et Stewart le pau- 
vre. Ce dernier, qui a accaparé les plus beaux Fortuny, ne posséde 
guére que cing millions de rentes. Ne confondez pas ce prolétaire 


312 LES UVRES ET LES HOMMES. 


avec le Stewart de M. Meissonier, — Stewart le riche, banquier 4 
New-York, lequel fait 1480 millions d’affaires par an, habite un pa- 
lais tout de marbre et paye l’impdét sur un revenu déclaré de vingt- 
cinq millions de francs. Le Nouveau-Monde est la terre classique 
de ces hommes d'affaires qui semblent des personnages détachés 
des Mille et une Nuits. Les fortunes y sont colossales comme les 
fleuves,‘ les foréts vierges et les paysages. Stewart le riche n’est 
lui-méme qu’un assez pauvre homme auprés de M. Astor, de New- 
York lui aussi, qui vient tout récemment d’hériter un milliard de 
son pére, M. William Astor, et qui fera sans doute fructifier abon- 
damment ce modeste patrimoine, grace 4 l'économic héréditaire de 
la famille. Astor I*, le fondateur de Ja dynastie, fils d’un petit bou- 
cher allemand, débarquait 4 New-York en 1782, aprés avoir traversé 
l’Atlantique en troisiéme classe, avec une mince pacotille de flutes 
communes. Il débuta par de mauvaises affaires, ce qui prouve qu'll 
ne faut jamais se décourager, entra comme garcon de boutique 
chez un fourreur, dont il devint bientdt l’associé, et, aprés avoir 
amassé six ou sept millions, se mit a spéculer sur les terrains. 
Quand la ville prit les développements immenses qui en ont fait 
la plus populeuse des Etats-Unis, les tracés rencontrérent partout 
sur leur passage les lots Astor. C’était le marquis de Carabas de 
New-York. Ce qu'il avait acheté 4 Vhectare, il le revendait au 
métre. En mourant, il laissait une quarantaine de millions a son 
fils Astor II, déja presque scxagénaire, mais qui ne perdit pas de 
temps pour faire valoir ic capital si longuement attendu. William 
Astor choisit une spécialité qui était la suite naturelle de la spécu- 
lation de san pére : celui-ci vendait des terrains, il batit ou il acheta 
des maisons et les fit valour. Quelques années plus tard, il en pos- 
sédait plus de deux mille cing cents, dont il s’était constitué le 
gérant. Tous les matins, 4 neuf heures, il allait 4 son bureau di- 
riger ses innombrables commis et travailler aux écritures. On as 
sure, dit l’un de. ses biographes, qu’il savait par coeur le nom de 
tous ses locataires, le nombre de carreaux cassés, les taches au 
papier de chaque chambre, etc. Jamais il n’accepta de fonction pu- 
blique, jamais il ne donna un dollar & une souscription. Ecrasé sous 
la besogne d'intendant qu'il s’était créée, il se plaignait _parfois, 
demandant si l’on croyait qu'il fit gai d’étre le plus grand proprié- 
taire du monde connu... Il ne se recommandait d’ailleurs que par 
son immense fortune : son ignorauce crasse, son ubsolue nullité 
dés qu'il ne s’agissait plus de renouveler un bail ou de signer une 
quittance de loyer, ¢tonnaient tout le monde. 

Il n’en est pas ainsi de M. Stewart, banquier artiste ct naturelle- 
ment magnifique. Qu’on juge de la différence par ce seul trait : 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 513 


aprés la guerre de la sécession, le gouvernement du Nord, dont il 
avait été le grand homme d'affaires, lui redevait cinquante millions. 
M. Stewart liquida ses comptes en rayant les cinquante millions 
d'un trait de plume. Cette générosité patriotique laisse bien loin 
derriére elle le trait du marchand Antoine Fugger, d’Augsbourg, 
qui, en recevant Charles-Quint chez lui, fit allumer un fagot de bois 
de cannelle dans sa cheminée avec une reconnaissance d’un million 
de florms que l’empereur lui avait souscrite. Ce n’est point William 
Astor qui edt été capable d’une prodigalité pareille. Ce n’est pas lui 
non plus qui eut acheté cent mille écus un métre et demi de toile 
gatée par des couleurs 4 Vhuile. Mais ou se retrouve bien le tempé- 
rament américain, ou ‘homme d'affaires reparait sous le Mécéne, 
c’est que M. Stewart, dit-on, compte rentrer dans ses déboursés en 
exhibant le tableau dans les principales villes de l'Union. Voila une 
idée pratique, de nature a faire réfléchir M, Astor lui-méme et a lui 
ouvir de nouveaux horizons. 


IT 


Nous ne pouvons écrire une de ces chroniques sans avoir 4 dresser 
un bilan funébre. Les rigucurs de décembre et des premiers jours 
de janvier ont cette fois démesurément allongé notre liste nécrolo- 
gique. Le Correspondant a déja payé son juste tribut d’hommages 
et d’affection 4 la mémoire du prince Augustin Galitzin. La semaine 
suivante, les journaux nous apprenaient le méme jour la mort de 
M. de Saint-Georges, de M. de la Guéronniére et de M. Achille Ju- 
binal. 

M. de Saint-Georges, homme du monde, homme d’esprit, galant 
homme, qu’on edt cru volontiers éternel tant il avait su rester 
jeune, en dépit des années, depuis un quart de siécle, avait été le rival 
de Scribe et le collaborateur d’Aubcr ou d’Halévy dans les Mous- 
guelatres de la Reine, le Val d’Andorre, \’Ambassadrice, la Reine 
de Chypre, etc. I s’cst illustré sur nos théadtres de musique par de 
nhombreuses victoires, ol le compositeur était sans doute pour beau- 
coup, mais ow le librettiste était bien aussi pour quelque chose. 

M. le vicomte Arthur de la Guéronniére, d’abord légitimiste, dis- 
ciple de M. de Genoude, rédacteur de la Gazette de France et pen- 
sionnaire de M. le comte de Chambord, s’était fait républicain en 
1848, a Ia suite de M. de Lamartine, et bonapartiste en 1851. Je ne 
sais pas au juste ce qu'il était aujourd'hui: ses amjs disent qu'il 
se réseryait. Le coup d’Etat avait indigné son Amc loyale: il pro- 


516 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


testa avec éclat par une lettre éloquente, en donnant la démission 
de son frére, sous-préfet 4 Bressuire. L’année suivante, il était 
nommé conseiller d’Etat, puis sénateur. Son réle sous 1’Empire est 
connu et nous n’avons besoin surtout de rappeler & aucun de nos 
lecteurs la brochure qui prépara la chute du pouvoir temporel, en 
le couvrant de baisers et de fleurs. Dans un livre nouveau, plein de 
révélations compromettantes pour beaucoup de personnes et méme 
pour Ie héros de l’ouvrage, je trouve le piquant récit d'une entre- 
vue entre M. de la Guéronniére, alors directeur général de la li- 
brairie et M. Crétineau-Joly, en 18641, chez M. de la Rochejacquelem, 
royaliste converti 4 l’Empire sur le chemin du Sénat. C’était au 
lendemain de la Lettre sur (Histoire de France, ot \e duc d'Au- 
male venait de frapper le régime impérial d’un beau coup de fleuret 
démoucheté, en pleine poitrine du prince Napoléon. ll s’agissait de 
trouver un champion pour une riposte mortelle : on pensa natu- 
rellement 4 Crétineau-Joly, l’homme de ces besognes expéditives, 
qui avail cependant poussé la haine de l’empire jusqu’a se mettre 
cn rapports intimes et suivis avec la Russie pendant la guerre de 
Crimée pour provoquer la création du journal le Nord et jusqu’ay 
écrire de nombreux articles en faveur de la cause russe ; mais on 
le savait ennemi plus acharné encore des d'Orléans que des Bona- 
parte, et l'on espérait que le plaisir d’exterminer les uns l’empor 
terait aisément sur le chagrin de servir les autres. On ne se trom- 
pait pas. De ce conciliabule naquit, — 4 certaines conditions qui, 
d’ailleurs, ne furent jamais remplies (et [c’est la moralité de la 
fable), — l’Histotre de Louis-Philippe d’Orléans et de l'Orléanisme, 
activement fournie par le ministére de l’intérieur de documents 
cherchés dans toutes les archives. M. de la Guéronniére fut souvent 
mélé 4 des négociations semblables, et si j’ai mentionné celle-lA de 
préférence, c'est que je la crois moinsjconnue. Traducteur des idées 
impériales, il leur prétait les graces de son style, la souplesse de 
son esprit et le charme de ses relations.jSa nature ondoyante et 
molle savait concilier les éléments les plus {disparates. Il se payait 
volontiers de mots et de phrases, mais ces mots étaient sonores et 
ces phrases trés-bien faites. Royer-Collard qualifiait un ministre 
célébre de roscau peint en fer; M. Arthur'de la Guéronniére était 
un littérateur déguisé en homme d’Etat, et voila} pourquoi nous 
avons pu nous y arréler un moment sans sortir de notre cadre. 
Ainsi que lui, plus que lui, M. Achille Jubinal, orléaniste sous le 
gouvernement de Juillet, farouche démocrate sous la République, 
bonapartiste sous l’Empire, avait parcouru & peu prés tous les cer- 
cles de l’enfer politique; mais député toujours satisfait et presque 
muet pendant dix-hu‘t ans, il n’avait joué que les troisiémes réles 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 315 


,sur la scéne publique. Spirituel et sceptique, cachant sous son air 
de bonhomie méridionale beaucoup de savoir-faire, ce Méctne de 
Bagnéres-de-Bigorre fut un personnage politique sans consistance et 
sans valeur, mais un homme aimable ct bicnveillant, un amateur 
éclairé des arts, un érudit estimable, ancien éléve de IEcole des 
chartes, éditeur de Rutebeuf et des Mystéres du quinziéme siécle, 
auteur de recherches curieuses sur les Jongleurs et sur les An- 
ciennes tapisseries historiques. 

M. le vicomte de la Guéronniére et M. Achille Jubinal, ainsi que 
M. Schneider, ancien président du Corps législatif, qui les avait 
précédés de quelques jours dans la tombe, sont morts au moment 
méme ou, sur la colonne Vendédme relevée de sa ruine, on allait 
rétablir la statue de Napoléon I* en costume d’apothéose. 

Nous avons trop le sentiment de notre incompétence pour tenter 
d’apprécier les travaux du savant oricntaliste, M. Jules de Mohl, 
Allemand francisé, venu de Stuttgard a Paris dés 4823, le second de 
quatre fréres qui se sont fait une réputation dans des voies diverses. 
Le Chi-King ct le Shah-Nameh, méme accompagnés de la traduc- 
tion de M. Mohl, sont lettre close pour nous, et c’est avec un res- 
pect mélé d’une certaine tcrreur que nous enregistrons les titres 
de ce disciple d'Abel Rémusat, de Silvestre de Sacy et d’Eugéne 
Burnouf, ancien professeur de persan au Collége de France, inspec- 
teur de la typographie orientale 4 l’Imprimerie nationale et secré- 
tairc de la Société asiatique. Mais M. Jules Moh! n’était pas du tout 
le savant hérissé, l’esprit aride et exclusif que les profanes seraicnt 
tentés de croire d’aprés la nature de ses études : on pouvait s’en 
douter déja 4 la lecture de ses élégants Rapports annuels 4 la So- 
ciété asiatique, qui avaient cn leur genre une renommeée analogue 
a ceux de M. Villemain et qui semblaicnt écrits pour tenir tous les 
esprils cultivés au courant des progrés accomplis dans les études 
orientales. On s’en apercevra plus encore cn parcourant la Corres- 
pondance des deux Ampére, publiée en 1875, par madame Henri 
Cheuvreux. Mohl était trés-lié avec Jean-Jacques Ampére, qu’il avait 
rencontré pour la premiére fois en 4824 dans les salons de Cuvier ; 
et pendant seize années, de 1834 & 1847, jusqu’au mariage de |’o- 
rientaliste, ils vécurent presque en commun dans une maison de la 
‘rue du Bac, sauf les longucs absences d’Ampére, qui s’éveillait tout 
a coup un matin piqué de la tarentule voyageuse, mettait au fond 
d’une malle ses bottes, ses livres, deux ou trois chemises, un peu 
d’argent comptant, soigneusement serré dans une chaussette, et 
partait pour |’Amérique ou la Nubie en oubliant le reste de sa 
bourse. 


Dans ce ménage de savants, surveillé par l'oeil maternel de ma- 
40 Févaten 1876. 34 


SAU. LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


dame Félix, concierge émérite, barbue et chevronnéc, qui pour- 
voyait aux dépenses que sa haute expérience déclarait indispensa- 
bles et condescendait parfois jusqu’a épousseter les meubles, — avec 
le concours de M. Félix, (ancicn soldat du grand Napoléon, qui avait 
fait la guerre dans un pays ou les blanchisseuses méme étaient not 
res,) préposé au service du dehors, chargé de porter les lettres, les 
épreuves et de repousser les billets de garde, « |’un personnifiait 
la femme rangée et sédentaire; l’autre, le mari impossible, le 
vagabond incorrigible. » Ils se prétaient main-forte pour les. tra- 
vaux d’intérieur, par exemple pour brosser un chapeau ou un 
habit, pour allumer la lampe ou le feu. A certains jours, Ampére 
déployait un zéle que son inexpérience et sa distraction rendaient 
parfois dangereux pour la sécurité du foyer : il mettait innocem- 
ment Je feu 4 la cheminée, et Mohl, enfoui sous ses couvertures, 
les joues enflées par une fluxion, travaillé par une rage de dents 
qui lui arrachait des cris de douleur, se précipitait sur le lieu du 
sinistre et éteignait le commencement d’incendie,.en s’écriant avec 
désespoir : « Décidément, la situation est intolérable! » C'était 
homme d'affaires de l'association : il administrait la fortune de 
Jean-Jacques, et pendant ses excursions lointaines, resté fidéle 4 son 
petit ruisseau de la rue du Bac, il lui envoyait des subsides, avec 
des lettres « spirituelles, originales, instructives, ou la bonté, le 
dévouement, une philosophie pratique trés-élevée se cachent a cha- 
que instant sous la malice et la fine critique ». On en jugera par 
quelques extraits de la suivante, qui est de 1855 : 


« Mon cher Ampére..., je con¢ois que vous ne soyez pas pressé de 
revoir la patrie dans l'état dont votci son ceil (expression orientale). 
Mais vous n’échapperez pas 4 l’invommensurable inondation de 
discours sur la presse. C’est une mer de paroles et de conjectures : 
la loi passera-t-elle ou ne passcra-t-elle pas? L’atmosphére en est 
remplie et toute méphitique. Peste soit de ce temps! Burnouf est 
revenu hier, et Sainte-Beuve aussi. J’ai vu Ballanche qui avait l’ar 
un peu plus somnambule qu’a l’ordinaire, mais d’une grande bés- 
titude. 

« Itumboldt est ici, remuant comme toujours, écrivant un vo- 
lume in-folio sur l'histoire du globe terrestre, parlant mcessam- 
ment, plus jeune qu’il y a dix années. C’est un homme inconcevable. 
Il m’avait prié d’aller chez lui, et a conversé tout seul pendant deux 
heures, si bien que je n’ai pu dire un mot que je cherchais & glis- 
ser: lui-méme a oublié ce qu'il voulait de moi. S’il continue, il f 
hira par avoir vingt-cing ans. 

« Je vais me remettre au chinois : c’est étrange que ce soit ua 





LES CEUYVRES ET LES HOMMES. S17 


livre de Julicn, les Récompenses et peines, qui m’en aicnt donné 
lenyie. 

« Vous étes rayé de la garde nationale, non pas définitivement, ce 
qui ne peut se faire que par un conseil de révision, mais parce 
qu'on ne vous trouve jamais ct que vous étes sensé demeurer dans 
un lieu inconnu. Je me garderai d’appeler de nouveau I’attention 
sur vous en tachant de rendre micux ce qui est bien. Pour le mo- 
ment, ce qu’il est possible de faire est fait par cette archi-canaille de 
tambeur. Quant 4 moi, appelé devant le conseil de discipline, co- 
médie-des plus ébouriffantes dont je m’étonne que les thédtres du 
boulevard n’aient pas c¢omnaissance, j’ai déclaré, véridiquement, 
avoir oublié mon jour de garde; le Salomon qui présidait a pro- 
noncé un acquittement, accompagné d’un roulement de caisse et de 
la présentation des armes de deux sentinelles : cela m’a paru trés- 
bien jugé. » 


C'est, malheureusement, l’unique échantillon que nous ait donné 
l'éditeur : les scrupules de M. Mohl se sont opposés 4 des citations 
plus nommbreuses. Maintenant qu'il est mort, ne pourrait-on, pour 
une édition prochaine, purser plus largement dans cette abondante 
correspondance ? 

ll reste plus d’un nom encore que le défaut d’cspace nous force 
de passer sous silence ; nous aurions voulu, surtout, pouvoir rap- 
peler avec quelques détails les consciencieux travaux de critique et 
d’érudition de M. Rathery. Mais, bien que nous n’ayons ni l’habi- 
tude, ni Je gout de nous arréter aux personnalités de la rampe, ib 
est impossible .de ne point parler un peu plus longuement de Vir- 
ginie Déjazet ef de Frédérick Lemaitre, qui furent, en des genres 
trés-divers, les deux coryphécs de l’art dramatique contemporain. 

Mademoiselle Déjazet et Frédérick Lemaitre étaient nés tous deux 
en 1798; mais la premiére avait précédé l’autre d’une vingtaine 
d’années sur la scéne. Elle jouait déji sous le Consulat, avant 
d’avoir atteint sa sixiéme année; elle jouait encore le 2 octobre 
1875, presque octogénaire. Quelques mois auparavant, je l’avais 
revue au Vaudeville dans Monsieur Garat, l'un de ses triomphes 
d’autrefois : avec un peu de bonne volonté et de myopie, elle fai- 


sait presque illusion sous l’habit d’incroyable, sachant remplacer. 


par un sourire la pirouette 4 laquelle se refusaient ses jambes 
roidies et déguiser son impuissance physique sous le voile de son 
esprit et de sa finesse. Elle edt montré, au besoin, un Garat impo- 
tent, en trouvant moyen de persuader au spectateur que c’était 
par choix, non par nécessité, et qu’elle raffinait le réle en parvey 
nanta le jouer sans autres mouvements que ceux des yeux ct de 


318 LES C(EUVRES ET LES HOMMES. 


la main. Déjazet, qui, suivant un mot spirituel, chantait faux avec 
une justesse cxquise, n'avait jamais eu beaucoup de voix; il ne lui 
en restait alors qu’un filet presqne imperceptible, mais qu’clle ma- 
niait avec tant d’art, que, le souvenir aidant, il charmait encore 
Yauditeur. D’elle aussi on pouvait dire qu’elle se faisait entendre a 
force de se faire écouter. 

Longtemps la vieillesse n’eut pas de prise sur ce corps de syl- 
phide ou d’oiseau : taille fine, jambe leste, pied mignon, ceil vif et 
voix légére. A soixante-dix ans, quand elle jouait une scxagénaire, 
elle se mettait des rides, elle se courbait sur sa béquille, elle 
fredonnait, en chevrottant, les airs du temps passé; le page se 
changeait en douairiére et le lutin cn vieille fée. La liste de 
ses créations scrait interminable: je ne l’entreprendrai point. 
Elles furent souvent bien grivoiscs. Le dix-huitiéme siécle était 
son climat: Frétillon, Gentil-Bernard, Richelicu, Lauzun, Lé- 
toriére furent ses personnages de prédilection. Elle a créé un 
emploi au thédtre et I'a baptisé de son nom: jouer les Déjazet, 
c’est jouer les réles travestis, pimpants et délurés. La comédie 
4 poudre fut toujours son triomphe. Des pieds 4 la téte elle était 
talon rouge. Elle évoquait, en sc jouant, si ce mot d’évocation n'est 
pas trop gros pour une chose si légére, un monde évanoui, tel qu'll 
nous apparatt dans les Mémoires de la Régence ou du Directoire et 
les pcintres des fétes galantes. A la voir, elle semblait un pastel de 
La Tour sorti de son cadre, quelque figurine mignonne détachée 
d’un groupe de vieux Saxe dans la chambre 4 coucher de madame 
de Pompadour, quelque petit marquis de 1760, sémillant et blasé, 
sortant de l’Gil-de-Beeuf ct s’en allant visiter la Guimard ; a I'entendre 
onsongeait aun air suranné, mais charmant, de Rameau ou du Dewan 
de village chanté par le vieux Jélyotte sur une épinette de Trianon. 
Elle transformait Ie rdle le plus banal en y portant son aisance sov- 
riante, sa malice, son art de dire, de souligner et de sous-entendre, 
son talent de tout mettre en relief sans effort, presque sans gesle, 
par unc simple inflexion de voix, un plissement de lévres, un mou- 
vement d’épaules, un clin d’ceil, un sourire. 

En 4868, on avait appris que mademoiselle Déjazet, plus que 
septuagénaire. venait de faire sa premi¢re communion. Sa fin chré- 
tienne en 4875 n’a étonné aucun de ceux qui la connaissaient. Elle 
avait eu de tout temps en ‘elle cette fleur délicate du sentiment re 
ligieux que rien, ce semble, n’avait pu faire naitre ni développer 
dans son ame, et que ni sa vic légére, ni sa carriére périlleuse, 1 
l’entourage ot elle vécut toute sa vie ne purent jamais compléle- 
‘ment étouffer. Sa nature était pleine d'instincts généreux, et clle 
‘meérita d’étre sauvée par une charité sans bornes dont le souvenir. 


LES (EUVRES ET LES NOMMES. 519 


non moins que celui de son talent, doit protéger sa mémoire. 

Frédérick Lemaitre avait vieilli beaucoup plus vite que made- 
moiselle Déjazet. Depuis longtemps, usé par une vie 4 tous crins 
plus encore que par l’age, ce monument élait passé a l'état de ruine. 
On éprouvait un sentiment pénible en voyant reparaitre de loin en 
loin sur la scéne ce vieillard sans souffle et sans voix, fantdOme 
qu’on n’entendait plus et qui gardait 4 peine la force de faire un 
geste. Quand nous arrivimes a Paris en 1854, Frédérick Lemaitre, 
bien qu’agé seulement de cinquantc-deux ans, n’était déja plus que 
Yombre de lui-méme : nous n’avons donc jamais vu dans son plein 
ce talent magnifique, fait de tempérament plus que d’étude; mais 
il avait gardé de beaux restes. Le vicux lion édenté qui ne savait 
plus rugir répandait encore, en sccouant sa criniére, un frémisse- 
met électrique sur la salle entiére, ct parfois un geste ample et 
puissant, un mouvement de téte, une intonation superbe permet- 
taient d’entrevoir comme en un éclair ce qu'il avait été jadis. 

Avec madame Doryal, Frédérick Lemaitre fut le grand acteur du 
drame romantique. Les personnages créés par |’imagination des 
Victor Hugo et des Alexandre Dumas trouvérent en lui un inter- 
préte & Icur taille ct'de la méme famille. C’était bien le comédien 
fougucux, puissant, inégal qu’il fullait au mouvement de 1830, et 
son nom demeure inséparable de cette révolution littéraire. Sa na- 
ture, toute faite de contrastes ct d’antithéses, pétrie d'or et de boue, 
capable des plus nobles sentiments comme des plus vils, de gran- 
deur et de trivialité, de sublime et de bouffonncrie, pouvait suivre 
ces hérosdu drame moderne partout ou ils I’entrainaicnt, au palais 
comme au ruisseau, comprendre toutes leurs passions ct les rendre 
avec une égale supériorilé sous toutes leurs faces. Il ressemblait 
lui-méme a l'un de ces héros, il réalisait comme a souhait la con- 
ception romantique, ct on le vit bien, surtout le jour ot Alexandre 
Dumas écrivit pour lui le rdle de Kean, en le soulignant par ces 
mots du sous-tilre : Désordre et génie. Désordre et génie! c’était la 
théoric du temps, ct c’était la devise de Frédérick Lemaitre. Aussi, 
— sauf peut-étre sous lcs haillons sinistres de Robert Macaire, ce 
bandit fashionable ct goguenard qu’il avait créé de toutes pices, et 
sous la hotte du pére Jean, ce Diogéne titanesque dont la lanterne 
rouge alluma l’incendie, dont le crochet déchira le nuage qui 
cachait la foudre de 1848, — n’entra-t-il jamais plus complétement 
dans la pedu d'un personnage que le jour ou il joua Kean, et le pu- 
blic se plut 4 chercher, centre lc réle ct son interpréte, les rappro- 
chements que n’avait pas ménagés l’autcur et que l’actcur se plai- 
gait 4 mettre en relief. 

Frédérick Lemaitre fut un créateur 4 sa maniére. I] lui arrivait 


320 LES (EUVRES ET LES DOMMES. 


quelquefois de retourner une piéce du séricux au burlesque, sou- 
vent d’en faire jaillir une interprétation neuve et des effets impri- 
vus, toujours dereprendre un rdéle pour son propre compte, sans se 
borner a suivre les indications de l’auteur. Incapable de s’enfermer 
dans la tradition, de s’astreindre aux chemins battus, de régler les 
élans et les écarts d’un talent tout personnel, fait d’ombre et de lu- 
miére, poussant la liberté jusqu’a la licence, qui edt perdu son 
originalité en perdant ses défauts, et dont les éruptions jetaient 
autant de scories que de flammes, il ne put jamais réussir complé- 
tement ni a l’Odéon, ni 4 la Comédie-Francaise : i) brisait lescadres 
recus, effarouchait les vieux amateurs et mettait les conventions en 
déroute. Il lui fallait les coudées franches, le large espace et le libre 
essor. Un personnage qu’il avait joué sortait de ses mains & l’état de 
type; les paroles du poéte qui passaient par sa bouche, 11 se les ap- 
propriait si bien par l’accent et le geste, qu'il les faisait siennes, ef 
qu’en Ics citant c’est 4 lui qu’on songeait plus qu’a l’auteur. Du 
drame le plus vulgaire sa pyissante collaboration pouvait tirer je 
ne dis pas un chef-d’ceuvre, mais une ceuvre saisissante : « Onn’ 
qu’a le lacher dans un drame et le laisser faire, » écrivait Alexan- 
dre Dumas. Dickens, qui le vit dans un de ses voyages 4 Paris, ena 
parlé avec enthousiasme. Victor Hugo, dans une improvisation la- 
borieuse et longuement préparée, |’a appelé « mon fidéle et superbe 
auxiliaire. » En saluant dans sa tombe « le plus grand acteur de ce 
siécle, le plus merveilleux comédien peut-étre de tous les temps, » 
il ne s’est pas borné 4 évoquer, pour les mettre 4 ses pieds, les ombres 
de Thespis, de Roscius et de Talma, ce qui était déja excessif : en 
homme qui a perdu tout sentiment de mesure et toute notion du ri- 
dicule, il a associé l’4me de Frédérick Lemattre 4 l’dme immense de 
Paris, ct il a montré en lui la sublime incarnation du peuple: « Au- 
cun comédien ne l’'a égalé, parce qu’aucun n’a pu l’égaler ; les: av- 
tres acteurs, ses prédécesseurss, ont représente les rois, les pontifes, 
les capitaines, ce qu’on appelle les héros, ce qu’on appelle Ics 
dieux ; lut, grace 4]’époque ov il est né, il a étéle peuple. Pas d’in- 
carnation plus féconde et plus haute. Etant le peuple, il a été le 
drame ; il a eu toutes les facultés, toutes les: forces et toutes les 
graces du peuple ; il a été indomptable, robuste, pathétique, ora- 
geux, charmant ; comme le peuple, i} a été ‘la tragédic et il a ét 
aussi la comédie. De 14 sa toute-puissanec. » 

Qui se doutait que Frédérick Lemaitre edt é(¢ tout cela? Soyons 
plus simple: il n’a rien été de plus qu'un comédicn — un comédien 
richement doué, venu 4 son heure, d’un talent qui parut quelque- 
fois toucher au génie, bien qu’on abuse de ce mot en l’appliquant 
trop facilement 4 un art qui reste, aprés tout, subalterne, — mais 





LES (UVRES ET LES HOMMES. o2i 


ayant les moeurs, les petitesses et méme les vices dont ce mot éveille 
généralement I’idée. 3 


If] 


La mort de Frédérick Lemaitre est venue au moment ou I’on or- 
ganisait pour la dixiéme fois une grande représentation extraordi- 
naire en sa faveur, car cet homme qui avait gagné des millions 
au temps de ses triomphes, est mort dans la misére. L’un des orga- 
nisateurs de cetfe représentation était le tragédien Rossi. Le jour 
méme ou le vieux Frédérick fermait pour toujours ces yeux qui ont 
jeté tant d’éclairs, Rossi recevait une ovation sur la scéne : les élé- 
vesde l’Ecole des beaux-arts, accourus en foule pour l’admirer dans 
Hamlet, lui jetaient des couronnes et lui offraient un album de des- 
sins et de vers, en témoignage de leur admiration. La salle entidére se 
levaif pour l’acclamer, et aux cris de « Vive Rossi! » l’acteur italien 
répondait par un autre, qui peut paraitre assez étrange devant un 
cercueil : « Vive Frédérick Lemaitre! » 

Rossi nous quitte aprés une campagne qui.aura été plus fruc- 
tueuse pour sa gloire que pour sa fortune. lla voulu jouer, pour 
ses adieux, le Nerone d'un jeune poéte romain, M.: Pierre Cossa, qui 
a peint dans cette ceuvre tragi-comique, 4 la facon du Caligula 
d’ Alexandre Dumas, les derniéres années du régne de l’histrion cou- 
ronné, ses prétentions d’artiste, ses amours, ses vices, ses cruautés 
et sa mort. Son triomphe le plus éclutant peut-étre est celui qu'il a 
remporté dans Roméo et Juliette; c’est 1&4 qu'il a ecomplété sa vic- 
toire,.en mettant la mode de son cété, et forcé le public francais, 
toujours peu polyglotte, 4 remplir la vaste salle du Théatre-Italicn. 
Mais, sans rien contester do la chaleur et de la passion portées par 
Rossi dans ce role, il faut bien reconnaitre que ce jeune premier de 
quarante-sept ans est un peu marqué, comme on dit dans |’argot 
thédtral, pour jouer Roméo, et, 4 nos yeux, c’est dans le person- 
nage: moins entrainant, mais plus complexe et plus profond d’'Ham- 
let, qu’il a fait preuve, par lintelligence dramatique et la science 
de la composition, de la supériorité la plus incontestable. 

En attendant la Jeanne d’Arc de M. Mermet, l’Opéra nous a donné 
une belle reprise de Don Juan. Tout est dit sur le chef-d’ceuvre'de 
Mozart. C’est lui qui a commencé la transfiguration poétique conti- 
nuée ensuite par Hoffmann et Musset. Dans son ceuvre, le « roué 
frangais » de Moliére prend par endroits des proportions épiques. 
Dona. Anna ct dona Elvire traversent le drame.comme des Eumé- 
hides attachées 4 ses pas, la premicre implacable . et farouche, la 


322 LES (EUVRES ET LES OMMES. 


seconde gardant au fond du cceur un reste d’amour et de pitié pour 
son infame séducteur, ct le lui prouvant quand, au milieu de 
orgie finale que traverscra tout 4 lheure le pas de pierre du com- 
mandeur sorti du tombeau, elle se jelte 4 ses genoux pour le sup- 
plier de penser 4 son dme. Zerline n’est plus une des grosses 
paysannes de Moliére : je ne sais quel rayon de grace piquante, 
de candeur malicieuse et de sourire ingénu illumine son gazouil- 
lement, d’une si fine mélodie, d’une mutinerie si caressante et si 
caline. I] n’est pas jusqu’a Leporello, le Sganarelle de l’opéra, dont 
la gourmandise, l’égoisme et la polironnerie ne soient poétisés 4 
force de verve ct d’esprit. 

Mais je n'ai pas la naiveté d’essayer en quelques lignes l’appré- 
ciation d’un ouvrage sur lequel Iles mattres de la critique musicale 
ont écrit des volumes de commentaires, ct qui d’ailleurs se préle a 
tant d’interprélations diverses. Je veux seulement rendre justice au 
soin religieux avec lequcl ce chef-d’ceuvre de la musique a été 
monté par M. llalanzier. La richesse de l'interprétation égale pres- 
quc les splendcurs de la mise en scéne, ct il y a longtemps qu'on 
n’avait vu un ensemble pareil 4 celui que forment les talents réunis 
de Faure, de mademoiselle Krauss, de mesdames Miolan-Carvalho 
et Gueymard, sans compter Gailhard et Vergnet, qui ne le déparent 
point. Cependant les vieux amatcurs, ceux qui, depuis un demi-sit- 
cle, n'ont jamais manqué une reprise de Don Juan, trouvent moyen 
de se gater leur plaisir : « Ah! soupirent les plus vieux, si vous 
avicz entendu Garcia! C’est lui qui donnait 4 don Juan un caractére 
satanique, un relief, une profondcur dont Faure ne se doute pas! 
— Ah! reprennent en cheeur tous les autres, c’est Rubini, c'est 
Tamburini, c'est Mario dans son beau temps, c’cst la Grisi, la Son- 
tag, la Malibran dans Zerline; Ronconi, Pellegrini, Levasseur méme 
dans Leporello, qu’il fallait entendre! » Et les plus moroses conti- 
nucnt en hochant la téte: « En francais, Don Juan n’est plus tout 
a fail Don Juan; ily faut la mélodic adorable de la langue italienne, 
qui s’ajoute aux divines mélodics du compositeur. Le La ci darem 
la mano, le Batti, batti, le Jl mio tesoro, sont des textes consacrés, 
qui font corps avec la musiquc; il ne devrait pas étre permis d’y 
toucher. Puisle nouvel Opéra est trop vaste, les décors sont trop n- 
ches, la mise en scéne est trop pompcuse. Parlez -moi de la salle Vea- 
tadour : c'est 1a qu’on pouvail écouter sans distraclion ct savourer 
avec recucillement dans ses moindres nuances une musique qui, 
lors méme qu’clle est grande, demeure toujours fine. » 

Les censeurs ont peut-étre raison. Je doute fort pourtant qu'au- 
cun artiste ait jamais dépassé l’élégance, la désinvolture, la triom- 
phante galanteric de Faure, l’expression dramatique, passionné, 


LES CEUVRES ET LES MOMNES, 525 


intense, de la voix et du jeu de mademoiselle Krauss. Ce qui est as- 
surément vrai, c’est que, dans une partition pareille, l’importance 
et l’effet de chaque morceau peuvent varier suivant les chanteurs. 
Vergnet, froid et gauche, n’est pas 4 la hauteur de la situation de- 
vant le cadavre du commandeur, mais il a chanté aussi bien que 
personne |'Jl mio tesoro. Il m’a semblé que Faure lui-méme n’avait 
pas donné au tmorccau classique : La ct darem, toute sa valeur; 
mais dans l'ensemble du rdle, quoiqu’il l’ait compris a la francaise, 
et particuliérement dans la sérénade, il peut, je n’en doute pas, 
soutenir toutes les comparaisons. J’ose croire surtout que le 
deuxiéme acte, avec les richesses dont il déborde : !incomparable 
quatuor, d'un sentiment si profond et si douloureux; le trio des 
masques, cette perle du chef-d’ceuvre, ce morceau idéal, céleste, 
que Midas lui-méme, malgré ses longucs orcilles, n’cdt pu écouter 
sans transports, et la grande scéne finale, ot le génie dramatique 
de Mozart se déploie avec tant de puissance et dc netteté 4 la fois, 
dans ce formidable déchainement de clameurs furieuses au milieu 
duquel chaque partie garde sa valeur ct son expression propres, 
se Joignant étroitement & la masse harmonique sans s’y perdre, 
comme le Rhéne au lac de Genéve, j’ose croire que ce deuxiéme 
acte n’a jamais été micux chante. 

La Comédie-Frangaise ne nous a donné qu’une courte comédie de 
M. Pailleron : Petite pluie. Il est trop tard pour nousarréter a cette 
bluette, spirituclle 4 outrancce, et d’une moralité passablement 
sceptique, dont ces deux mois ont 4 peu pres épuisé le succes. Nous 
aimons micux dire quelques mots de la facgon dont la maison de 
Moliére a célébré, au 15 janvier dernicr, le deux cent cinquante-qua- 
trigme anniversaire de la naissance de son patron. Un jeunc poéte 
plein de zéle, M. Lucien Paté, a composé pour la circonstance des 
strophes que M. Coquelin est venu dire de sa voix mordante, ct que 
nous loucrions volontiers, si elles ne roulaient sur le théme, devenu 
aussi banal qu'il a toujours été faux, de Moliére martyr, 


Marchant dans le chemin des grands inconsolés. 


[1 serait curieux de suivre étape par étape le progrés de cette lé- 
gende, depuis les récits de Grimarest et l’épithéte de Contempla- 
feur qui lui ont servi de point de départ, jusqu’aux dithyrambes 
romantiques qui font de Molitre le Prométhée de la comédice, cloué 
tout saignant sur son gloricux sommet et les entrailles dévorées 
par Je vautour du Désespoir! Moliére n’était pas un personnage by-. 
ronien. Il eut ses douleurs sans doute ; admettons mémce que son 
rire cachat un fond de tristesse, mais gardons-nous de forcer la 


pt LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


note juste. Faire un René ou un Obermann de l’auteur du Médecin 
malgré lui et des Fourberies de Scapin, ce n'est « qu’affectation 
pure ; » cela « sort du bon caractére et de la vérité, » et s'il edt 
prévu les lamentations de ses étranges panégyristes, il edt été 
homme a les mettre en comédic, en les raillant dans un nouveau 
sonnet d'Oronte ou de Trissotin. 

Le méme jour paraissait enfin la publication si longtemps atten- 
due et commencée depuis prés de dix ans, du Registre de La Grange, 
—ce Livre d’or du Théatre-Frangais, tenu par son véritable greftier 
d@honneur, comme s’exprime M. Edouard Thierry, dans la fine et 
ingénieuse notice qu'il a écrite en téte, sans avoir besoin de la si- 
gner pour se faire reconnaitre. Par une fiction qui accéntue le desir 
d’en faire ux hommage 4 la mémoire de Moliére, l’aehevé d'impn- 
mer est daté du 15 janvier 1876. En notre qualité de moliériste, 
puisque l’expression semble désormais consacrée, la Gomédie-Fran- 
caise a bien voulu nous offrir un exemplaire dont la dédicace, calli- 
graphiée par un Jarry contemporain, est signéc, comme ‘toutes les 
autres, par M. Perrin, admimistratcur général, et M. Got, doyen de 
la Société. Que dites-vous de l'effet de ce mot doyen accolé au nom 
de M. Got, et ne semble-t-il pas qu’il's’agisse de quelque joyeusecé- 
rémonie comme celle du Malade imaginaire, ouil jouerait le preeses? 
Il y a bien longtemps, d’ailleurs, que nous connaissions et que nous 
avions du, 4 vingt reprises différentes, compulser 4 fond ce véné- 
.rable registre, conservé aux archives de la Comédie, dans un coffre 
fermé a clef, comme une sorte de relique ; nous le savions a peu 
prés par ceur, au moins dans la partie qui correspond a la vie de 
Moliére: On .s’est attaché & en reproduire religieusement l’aspect 
général, 4 calquer pour ainsi dire son format, la disposition de ses 
pages et de ses lignes, son orthographe, ses moindres ‘détails, dans 
ce chef-d’cuvre typographique qui s’adresse aux bibliophiles avu- 
tant qu’aux: érudits. L’honnéte La Grange se doutait-il: que sot 
livre de recettes était réservé & un tel honneur et que, par le 
seul fait d’avoir teuu exactement ses comptes de 1659 a 1673, il 
se trouverait avoir rendu un tel service 4 la postérité ct acquis w 
nom immortel? Voila qui est fait, assurément, pour inspirer le 
gout de |’ordre. es 

Quelques jours auparavant, par une température tout a fait mos- 
covite et miéme presque sibérienne, ]’Odéon avait donné ta repre- 
sentation d’une piéce : les Danicheff, qui était déja un succes 
« devant méme que les chandelles fussent allumées ». A défaut d’an 
pére connu, elle avait un parrain illustre, « trainant tous Ics coeur 
apres soi, » habilué a vaincre, plus habitué encore 4 passienner la 
curiosité générale. L’affiche porte le nom de Pierre Newskt, em- 














LES (SUVRES ET LES HOMNMES. 525 


prunté, par excés de couleur locale, a la rue de Rivoli de St-Péters- 
bourg; lisez M. Corvin de Kroukoffskoi et prononcez Alexandre 
Dumas : c’est du moins ainsi que, poussant la simplification 4 l’ex- 
tréme, s‘obstine 4 prononcer le public. La comédie se présentait, 
en outre, avec un concours de circonstances extrémement favora- 
bles : son origine mystérieuse, les confidences et les demi-mots des 
journaux sur ses longs démélés avec la censure (internationale), 
enfin, le courant sympathique a la Russie qui traverse, pour le mo- 
ment, l’opinion en France, c’étaient 1, si je puis ainsi dire, au- 
lant de causes extérieures de succés. Il n’est pas jusqu’au climat 
gui ne se soit mis a l’unisson et n’ait voulu faire aux Danicheff un 
cadre 4 souhait en recouvrant Paris d'un pied de neige et en refou- 
lant le thermométre 4 douze degrés au dessous de zéro. On est venu © 
a l’Odéon en fourrures, on ett pu y venir’en traineaux. 

La Russie est un pays pour lequel nous. éprouvons, suivant les 
epoques, des sentiments trés-divers. Il y a des haut ct des bas dans 
notre amitié pour elle. Quand nous en voulons aux Russes, nous les 
appelons Kalmoucks, nous leur reprochons I’incendie de Moscou et le 
passage de la Bérésina; le citoyen Floquet s’ouvre une voie aux plus 
hautes destinées en allant crier ::Vive la Pologne, Monsieur! aux 
oreilles du czar; les vaudevillistes les accusent de se nourrir de chan- 
delles et on joue les Cosaques a la Gaité. Lorsque nous en sommes a 
Ventente cordiale, nous les appelons Slaves, nous exaltogs, nous 
traduisons, nous relisons Pouchkme, Gogol et Tourguéneff; nous ra- 
contons qu’ils savent le francais comme des Parisiens, qu’ils aiment 
nos auteurs et nos piéces, qu’ils comblent nos actrices de roubles 
et de diamants, et ’'Odéon joue les Danicheff. Pour le moment, 
nous en sommes donc a la tendresse, ct la comédie nouvelle a sin- 
guliérement accusé cette bonne disposition en mettant la Russie a 
la mode. Le succés, dés le premier soir, a presque pris!’allure d’une 
manifestation, et avec un empressement un peu: puéril, qui. .té- 
Moigne plus en faveur de ses bonnes dispositions que de sa fierté, 
le public a choisi, pour le souligner-de ses applaudissements fré- 
néliques, certain passage du second acte ot un Frangais raconte 
comment il ‘a été sauvé dans une chasse 4 l’ours par son ami Wla- 
dimir, et of celui-ci lui répond : « Ce que j’ai fait, vous l’eussicz fait 
4 ma place; une béte fauve attaque un Frangais par derriére, un 
Russe le sauve. Tant qu’il y aura des Francais, des Russes et des 
hétes fauves, ce sera comme ¢a. » 

L’action se passe 4 Shawa et 4 Moscou en 4851, avant Il’abolition 
du servage. Elle est fondée tout entiére sur l’amour d’un jeune of- 
ficier russe de la classe noble: pour la serve Anna Ivanowna, adoptée 
par sa mére, ct qui a grandi a ses cétés pre-e comme sa smur. 


926 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


Mais l’orgueil aristocratiquc de la comtesse douairiére Danicheff 
s’indigne de cet amour qu’elle ne saurait comprendre; elle oppose 
une barriére de glace aux supplications de son fils. Ges deux volon- 
tés inflexibles sc heurtent.]’une contre l'autre. Voyant l'impuis- 
sance de l’autorité maternelle, la comtesse ne recule pas devant la 
ruse la plus perfide : tout est légitime pour sauver l'honncur de 
son nom. Elle demande 4 Wladimir, qui va rejoindre son régiment a 
Moscou, la promesse de faire unc cour assiduc a la princesse Lydia 
Walanoff, en s’efforcant sérieusement de l’aimer; si, au bout d'un 
an, il persiste dans sa premiere résolution, elle cédera. Sur de lui, 
Wladimir accepte avec transport. A peine est-il parli, que la com- 
tesse fait appeler le cocher Osip, qui, depuis longtemps, aime la 
jeune serve, ct, aprés les avoir affranchis tous deux, la lui donne 
en mariage. En vain Anna se traine 4 ses pieds : la comtesse, habi- 
tuée 4 gouverner ses serfs comme ses haras ct sa ménagerie, de- 
meure inébranlable, et n’éprouve méme pas lombre d’un remords. 

Cette exposition cst excellente : clle pose tous les jalons de la 
piéce et tous les caractéres principaux. Le second acte nous trans 
porte dans le salon de la princesse Lydia, & Moscou. C’cst un cadre 
4 souhait pour un défilé de tableaux ct de conversations épisodi- 
ques deslinés 4 nous peindre la société russe, en se ratlachant plus 
ou moins au sujet. Voici d’abord, entre sa gouvernante frangaise 
qui préparc le thé, son médecin plongé dans un sommeil perpétuel 
et son pianiste allemand qui joue, s’arréle et rejoue sur un signe, 
la princesse clle-méme, jeune fille ¢mancipée, sachant tout, parlant 
de tout avec hardicsse, écoutant tout sans trouble et sans confu- 
sion, vindicative, coquette effrénée, chaste encore, mais donnant 
prise 4 la médisance par le dédain qu'elle affiche pour elle. Voici 
le prince Boris, son pére, vicillard apoplcctique, atteint d’un com- 
mencement trés-caractéris¢ de ramollissement au ceryeau, brouil- 
lant tous les noms et tous les souvenirs, mais gardant des resles 
d’élégance, des facgons de grand seigncur et mettant sa gloire a en- 
chasser dans ses causcrices & balons rompus quelque locution par'- 
sienne. Voila le banquier Zacharoff, qui a fait une prodigicuse for- 
tunc en falsifiant les eaux-de-vie, et qui, avec une audace cyaique, 
renduc plus révoltante encore par la bassessc et la platitude de son 
langage, s’cfforce de mettre la princesse dans scs intéréts en ache- 
tant sa complaisance. L’auteur a soulevé dans cette scéne un coin 
du ridcau plus complétement écarté par Gogol et Pisemsky. Sreh 
c’est un feu roulant de conversations mordantes, de définitions 1- 
génicuses, de mots spiritucls, de portraits satiriques, ot s’est doa- 
née carriére la verve de l’auteur inconnu ou du collaboratcur trés- 
connu de la piéce. | 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 527 


C'est au milieu de cette féte que Wladimir apprend tout 4 coup 
d’un jeune attaché d’ambassade francais le mariage d'Anna. Devant 
samére, qui vient d’arriver 4 Moscou, espérant le retrouver amou- 
reux de la princesse, il éclate avec une fureur a peine contenue 
par le respect, déclare & Lydia qu‘il ne l'aime pas et ne \’épousera 
jamais, et part sans rien vouloir entendre. 

Al’acte suivant, nous sommes transportés dans I’intérieur tran- 
quille qu’habitent Anna et Osip. Wladimir, devancé de quelques 
minutes par sa mére epouvantée, entre impétueusement, la cravache 
ala main. Il va frapper son ancien esclave dans un transport d’a- 
veugle colére. En quelques mots pleins de calme et de noblesse, 
pauca le désarme. Il n’a pas oublié que son pére ct sa mére, qui 
allaient périr sous le knout, ont été sauvés jadis par Wladimir, et 
malgré son propre amour pour Anna, voyant qu'il n’était pas aimé 
delle, sachant qu’elle aimait toujours son jeune maitre, il ne la 
recue que comme un dépdt et |’a traitée en sceur. Pour la lui ren- 
dre, il se prétera au divorce, méme en se laissant accuser d’une ac- 
tion infamante. Mais l’empercur refuse l’autorisation que la prin- 
cesse Lydia s'est chargée de solliciter, en s'arrangeant pour ne pas 
l'obtenir. Il semble que la situation devienne sans issue. Il en reste 
une pourtant, mais le sublime dévouement d’Osip peut seul la ren- 
dre possible. La profession religieuse de l'un des époux annule le 
mariage; ce cocher, qui porte en lui ]’4me d’un héros, consomme 
le sacrifice, et rien n'empéche plus Wladimir d’épouscr Anna, avec 
le consentement de l’altiére comtesse venue a résipiscence. 

L’euvre est intéressante, habilement construite, d’unc action ser- 
rée, d'un style ferme et nerveux, qui n’est pas toujours sans re- 
cherche. Elle a cette pointe d’étrangeté, ce parfum exotique qui 
ajoutent au succés d’émotion le succés de curiosité. La couleur lo- 
cale, dailleurs employée sans aucun étalage, avec une sobriété 
pleine de gout, avec une adresse de main qui a su fondre tous les 
traits de moeurs dans |’action, est comme un grain de piment qui 
donne une saveur particuliére 4 la piéce. Elle est honnéte aussi, et, 
point 4 noter dans un ouvrage qui porte la marque de fabrique 
d’'Alexandre Dumas, sans le moindre paradoxe moral. C’est une co- 
médie, ce n’est pas une thése. Nous ne voulons pas soupgonner 
Vauteur, en effet, d’avoir mis une arri¢re-pensée politique dans le 
frappant contraste qui sépare les personnages aristocratiques des 
personnages populaires de son ceuvre. S: la plupart des premiers, 
surtout la comtesse Danicheff ct la princesse Lydia, sont présentés 
sous d’assez noires couleurs, ct si les deux beaux rdles ont été ré- 
servés, — l’un, tout a fait idéal, 4 un cocher, a un serf; |’autre, 


528 LES (SUVRES ET LES HOMMES. 


trés-noble et frés-beau encore, bien qu’entaché d’un peu d’égoisme, 
4 une jeune serve quelque peu gatée par le milieu ou elle a grandi, 
— c’est sans doute parce. qu’il avait besoin de ces contrastes poar 
son action dramatique telle qu’tll’avait concue ; c’est tout au plus, 
peut-étre, parce qu'il a suivi 4son insu le courant démocratique 
qui depuis quelque temps s’infiltre en Russie, dans les classes libé 
rales, et qui a déja si profondément imprégné sa littérature. Admet- 
tons la comtesse Danicheff dans toute son impassible et implacable 
hauteur, malgré quelques détails choquants dans la bouche d’une 
mére; mais au moins faudrait-il que son caractére se soutint jus- 
qu’au bout et que ce bronze ne devint pas tout 4 coup malléable 
comme la cire. Du premier au troisi¢me acte, i1 semble qu’on nous 
ait changée. Nous l’avions quittée inflexible, nous la retrouvons 
résignée 4 une mésalliance qu'elle finit méme par hater de ses voeux. 
Etait-ce la peine de pousser jusqu’a l’odieux, jusqu’A la monstruo- 
sité la peinture de cet orgueil indomptable pour l’abimer ensuite 
dans un tel effondrement? 

Ce n’est pas le seul excés qu’on puisse souligner dans les peintures. 
A certains moments, la frontiére qui sépare la princesse Lydia de la 
baronne d’Ange semble sur le point de disparattre et devient presque 
invisible. Les deux vicilles suivantes qui font partie, avec les chiens, 
les chats et la perruche, de la ménagerie du chateau de Shawa, 
sont des magots . plus que des. femmes et ]’auteur n’a pas toujours 
observé, dans la mise en scéne de leurs ridicules, comme. ila su 
le faire pour le prince’ Walanoff, ccs fines nuances qui cétoient Ia 
charge sans y verser. Mais ou l’excés surtout est sensible, c'est dans 
le rdle du cocher fidéle et vertueux. Osip dépasse vraiment les pro- 
portions de la‘nature humaine ;.11 plane au-dessus de nous, il nous 
humilie de sa supériorité. Est-il possible d’étre aussi vertueux que 
cela sur cette terre, .et surtout dans une comédie? Ne nous en plat- 
gnons pas trop, cependant : le thédtre ne nous a pas gatés sur ce 
point. Le malheur est qu’Osip sait trop qu'il est vertueux et qu'll 
ne s’abstient méme pas de le dire. Dés labord, ]’auteur a eu soil 
de nous Je présenter comme un homme trés-honnéte et profondé 
ment religieux, afin,.sans doute, de préparer le dénodment, qui, 
sans cette précaution, ne serait qu'un coup de théatre et méme, en 
dépit de cette précaution, reste encore une surprise inattendue pour 
le spectateur. Mais sa piété tourne peu 4 peu 4 une sorte d’illum> 
nisme, ou j’ai subodoré un moment, avec inquiétude, Ic parfum 
lointain, — oh ! trés-lointain ! — de la Femme de Glaude. Malgré 
eette teinte légére de déclamation mystique, le dénotment n’en es! 
pes moins fort beau. Il échappe 4 toute banalité par son élévation. 








LES CEUVRES ET LES HOMMES. 529 


ll nous entraine sur les hauteurs, dans des régions idéales. Les Da- 
nicheff, toute réserve faite, ont donc remporté un succés de bon 
aloi, qui se renouvellera deux cents fois de ‘suite. 

M. Emile Augier, retiré depuis plusieurs années sous sa tente, 
vient de reparaftre a4 la fois au Palais-Royal avec une faree d'un 
gout douteux et d’une gaieté funébre, pour laquelle il mériterait 
d’étre mis en pénitence 4 la porte de )’Académie, et au Vaudeville 
avec une ceuvre hybride, scabreuse, sophistique, qui n’est ni une 
comédie ni un drame, mais qui surtout n'est pas une bonne piéce. 

L'intrigue de Madame Caverlet est simplement concue et peut se 
résumer en dix lignes. Madame Merson, outragée par un indigne 
époux, a obtenu contre lui un jugement de séparation. qui lui a con- 
fié la garde de ses deux enfants. Accueillie d’abord par une tante 
millionnaire de province, puis renvoyée par elle sur de fausses ap- 
parences, elle a fini, aprés avoir vertueusement résisté, par accueil- 
lir un galant homme, M. Caverlet, avec qui elle vit depuis quinze 
ans dans une retraite absolue, sur les bords du lac de Genéve. Afin 
de sanver la situation aux yeux des’ voisins et des enfants eux- 
mémes, elle se fait passer pour la femme divorcée de l’anglais 
sir Merson ; il n’en faut pas davantage pour que ces enfants, élevés 
sans doute 4 confondre la légalité avec la meralité, ce qui n’est 
pourtant pas tout a fait la méme chose, trouvent cette situation 
naturelle, bien qu’ils sachent que leur pére est toujours en vie, et 
pour quils considérent, avec M. Caverlet, leur mére comme une 
sainte, selon a phraséologie lyrique adoptée au théatre, ob l’on a 
canonisé plus de femmes, choisies 4 peu prés exclusivement parmi 
les pécheresses, qu’il n’y en a dans le paradis.: Mais un beau jour, 
un voisin, un magistrat de Lausanne, vient dans l’intention de de- 
mander la main de mademoiselle Fanny Merson pour son fils; il 
faut bien lui révéler tout. Le magistrat serre la main 4 M. Caverlet, 
il proteste qu’il considére sa pseudo-femme comme une sainte 
(toujours), mais il s’éloigne sous le premier prétexte venu, sans 
avoir fait sa demande. Les choses se compliquent encore par Il’ar- 
rivée imprévue de M. Merson, qui se prétend vaincu par le remords 
et veut faire réintégrer le domicile conjugal & sa femme, en Ja me- 
hagant d’une constatation de flagrant délit, mais qui, en réalité, 
nen veut qu’a l’héritage de la tante millionnaire, dont il vient d’ap- 
prendre la mort. On ne voit pas d’issue 4 cette impasse, quand le 
magistrat de Lausanne en découvre une : moyennant 500,000 francs 
abandonnés sur V’héritage 4 ce gredin de Merson, celui-ci se fera 
naluraliser suisse, et on prononcera le divorce. 

ll n’y a pas a s’y tromper : par ce dénodment, emprunté en pax 


530 LES (EUVRES ET LES HOMMNES. 


tie 4 une récente affaire dont le scandaleux tapage n’est pas encore 
fini, comme par l'ensemble et les détails de la piéce, M. Emile Au- 
gier a voulu écrire un plaidoyer en faveur du divorce. On pourrait 
se méprendre 4 premiére vue sur son intention, l’accuser d’avoir 
réhabilité l’adultére, au moins dans les circonstances données, en 
écrivant une sorte de pendant a la Maitresse légittme de |'Odéon, et 
accordé unc prime au vice par Ja fortune qui vient récompenser 
a la fin l'infamie du répugnant M. Merson. On se tromperait : il a 
voulu prouver sa thése par l’absurde, en montrant que repousser 
le divorce c'est créer fatalement l’immoralité. — Ah! vous n’en 
voulez pas! nous dit sa piéce. Eh bien, vous allez voir dans quelle 
situation humiliante, scandaleuse, inextricable, l’absence de cette 
institution jette fatalement (ce qui n’est pas démontré) une hon- 
néte femme comme Ia fausse madame Caverlet, — situation telle- 
ment inextricable qu’on n’en peut sortir qu’en couvrant d'or un 
coquin, c’est-i-dire cn commettant une immoralité nouvelle, pour 
acheter de sa bassesse la solution que la loi nous refuse ! 

C’est un grand réformateur que M. Augier et il ala main hardie, 
mais il-ne s’était pas encore attaqué si haut. Le voila qui demande 
tout simplement aujourd’hui la réforme de la famille et la mise 
en opposition de la loi civile avec la loi religieuse. Sa thése, nous le 
croyons fermement, est aussi antisociale qn’antichréticnne; mais 
surtout, pour ne point sortir du terrain spécial ou il a eu le 
tort de ne pas sc maintenir lui-méme, elle est trop deélicate, 
trop complexe, trop brdlante pour sc traiter entre la toile 
de fond ct le mantcau d’Arlequin. Elle demande des arguments, 
non des scénes et des tirades; clle a besoin d’un moraliste, non 
d’un dramaturge ; elle doit s’adresser 4 la raison, non & la passion. 
Il lui suffit d’apparaitre 4 la lumiére de la rampe pour étre déna- 
turée, pour devenir a la fois équivoque ct dangereuse. Une comédie 
ne peut que troubler les questions de ce genre, au lieu de les éclair- 
cir, en Ics jclant dans un cadre de pure fantaisic. Etant libre d'ac- 
commoder les événements & sa guise et suivant les besoins de sa 
thése, un auteur dramatique ressemblera toujours, en pareil cas, 
a un joueur qui s’est arrangé d’avance pour mettre tous les atouts 
dans sa main. 

Madame Caverlet ne prouve donc rien de ce qu'elle prétend deé- 
montrer, et méme, en deux ou trois endroits, elle prouve précise- 
ment le contraire. Il est tel mot du magistrat, telle conversation de 
la mérc et de la fille qui se retournent directement contre le but de 
M. Augier et fourniraient des armes pour le battre. De plus, si habi- 
lement batie qu'elle soit ct malyré les quatre ou cinq belles 


LES (EUVRES ET LES HOMMES. Saf 


scénes qu’elle renferme, sa piéce porte doublement la peine du 
paradoxe téméraire qui l’a inspirée. Ga et la, jusque dans la 
bouche du vertueux et fastidieux M. Caverlet, ce Grandisson de 
adultére, dont le préche edt été intolérable sans le talent de 
Lafontaine qui le fait passer, elle a un faux air de plaidoyer sus- 
pect pour le vice ; elle met en scéne des situations choquantes pour 
les esprits les moins délicats ; elle traine dans des accusations of- 
fensantes ou des justifications: plus pénibles encore la dignité de 
la mére devant ses enfants, qui ne peuvent ni |’incriminer, ni |’ab- 
soudre, ni parler, ni se taire, sans froisser les sentiments de la 
plus intime pudeur. En outre, le parti pris et la monotonie de la 
thése ont déteint sur l’ceuvre. De tous les caractéres, dont quelques- 
uns sont finement esquissés, aucun n’est complétement venu. Le 
dialogue est vif, avec quelques crudités déplaisantes et brutales, 
comme toujours; le style est ferme et incisif, les mots et Ics traits 
abondent; 11 yena d’excellents, tout-d-fait en situation et bien frap- 
pés; mais l'ensemble n’en est pas moins un peu terne, tendu et 
fatigant. A défaut d’un intérét plus varié, la hardiesse du fond 
aurait da donner & la forme plus de verve et de flamme. Dans l’ceu- 
vre dramatique de M. Augier, qui compte jusqu’a présent presque 
autant de défaites que de victoires, Madame Caverlet ne sera ni un 
échee ni un triomphe; elle ira, 4 égale distance du Fils de Giboyer 
et de Lions et Renards, rejoindre la Contagion dans les limbes de 
l'avortement. 


Vicror Fourne.. 


ee a Sm  — ee e 


40 Fevama 1876. . 35 


REVUE SCIENTIFIQUE 





I. La synthése chimique, par M. Berthelot, membre de l'Institut. — Il. La séanse 
publique annuelle de l’Académie des sciences. 


Nous avons a signaler aujourd'hui la publication d’un livre trés-impor 
tant pour la science francaise : ce livre est intitulé la Synthése chimique 
et a pour auteur M. Berthelot, membre de l'Institut et professeur au Col- 
lége de France‘. Déja, il y a seize ans, le savant académicien, dans sa 
Chimie organique fondee sur la synthése, avait réuni en un corps de doc 
trines les méthodes et les résultats généraux de la synthése chimique ap- 
pliquée aux matériaux immeédiats des étres organisés. Depuis cette épo- 
que, développant et perfectionnant chaque jour ses premiéres expériences, 
il a découvert des routes nouvelles et plus directes pour arriver, par la 
réunion des éléments les plus simples, a la formation de toutes piéces des 
combinaisons fondamentales qui servent ensuite 4 reconstruire toutes les 
autres. En outre, ‘importance des premiers résultats obtenus et la fécon- 
dité des méthodes imaginées par M. Berthelot ont attiré dans la voie nou- 
velle une foule de chimistes dont les nombreux travaux ont réalisé des 
progrés considérables. Aussi les principes de la synthése organique, ré- 
putés contestables par beaucoup de personnes en 1860, ont-ils aujourd'hui 
conquis définitivement la place qui leur est due dans la science. 

Il appartenait, sans conteste, au promoteur de ces grandes idées de 
formuler dans son ensemble la doctrine qui en est résultée, de montrer 

4 La synthése chimique, par M. Berthelot, membre de l'Institut, professeur au Collége 


de France. 1 vol. de la Bibliothéque scientifijue internationale, chez Germer-Baillére. 
Paris, 1876. 

















REVUE SCIENTIFIQUE. 3 555 
@ “importance de la synthése aussi bien pour la chimie organique que pour 
_a chimie minérale, d’exposer par quels procédés elle peut étre effectuée 
«ie Ja maniére la plus générale, de faire voir enfin les conséquences qui 
«xiécoulent de sa réalisation, considérée tant au point de vue philoso- 
phique, comme base d'une classification rationnelle des corps organi- 
ques, qu'au point de vue pratique, comme moyen de reproduire les sub- 
stances naturelles les plus utiles 4 l'homme ou d'’en découvrir de now 
velles. Tel est, en effet, l'objet du remarquable ouvrage sur lequel nous 
n‘aurions pas voulu manquer d'appeler Il'attention de nos lecteurs. 

Notre intention n'est pas de faire l’analyse détaillée d’un livre ou sont 
traitées les questions les plus ardues et les plus délicates des sciences 
chimiques. Qu’il nous suffise de dire qu'il est divisé en deux parties 
principales : la premiére contient l’exposé historique des développements 
de la chimie organique et nous apprend a quels points de vue les proble- 
mes essentiels de cette science ont été envisagés aux différentes époques. 
L'auteur s’est surtout attaché, dans cet exposé, 4 montrer avec netteté 
comment l’analyse est nécessaire pour faire connaitre lcs éléments que 
la synthése doit coordonner, quels problémes ont été posés et résotus 
jusqu'ici, dans les deux ordres corrélatifs de l’analyse ct de la synthése, 
et quels autres problémes la science doit maintenant aborder. Dans la 
deuxitme partie, aprés avoir exposé la nouvelle classification des com- 
posés organiques, distribués en huit fonctions fondamentales, classifica- 
tion a laquelle il a été conduit par la considération de l'ensemble des pro- 
priétés chimiques des corps , M. Berthelot présente le résumé des mé. 
thodes générales de synthése, en insistant surtout sur les deux princi- 

pales, a savoir la formation des carbures d’hydrogéne au moyen de leurs 
éléments et celle des alcools par les carbures d'hydrogéne. 

Dans le cours de son ouvrage, M. Berthelot est amené a se prononcer 
sur I‘importance et la valeur scientifique d’un ensemble d'idées qui ont 
été formulées dans Je cours des vingt derniéres années et accueillies.avec 
faveur par un grand nombre de chimistes contemporains, surtout de ceux 
qui ont fait de la chimie organique l'objet principal de leurs études. Ceci 
nous fournit l'occasion, tout en résumant les vues propres de I'auteur a 
cet égard. de présenter 4 nos lecteurs quelques cons{dérations générales 
au sujet de l'influence qu’ont exercée ces idées nouvelles sur les progrés 
des théories chimiques. 

C’est en Allemagne surtout et aussi en Angleterre qu’ont pris naissance 
et se sont développées ces doctrines qui ont pour but principal d’expli- 
quer Ia constitution et la formation des corps : elles ont trouvé un terrain 
tout préparé pour germer et prendre racine sous I'influence du scepti- 

cisme qui a dominé pendant longtemps les esprits en Allemagne. En phi- 
losophie, en histoire, le scepticisme a produit des résultats que tout le 


534 REVUE SCIENTIFIQUE. 


monde connait : dans les sciences proprement dites et en chimie, en par- 
ticulier, il en a produit de non moins intéressants, auxquels on n'a peut. 
étre pas prété une attention suffisante. En effet, bien loin de la critique, 
qui est le jugement, et 4.cdté du scepticisme, qui est la négation, se place 
nécessairement le mysticisme, qui est la superstition scientifique. L’homme 
est ainsi fait qu'il ne peut rester sans croire A quelque chose ; aussi, quand 
on nie ce qui a une existence évidente, malgré soi et sans y prendre garde, 
on invente des fables. C’est ce qui est arrivé aux chimistes allemands con- 
temporains. Sous le nom ambitieux de chimie moderne, l’atomisme d'Epi- 
cure et de Lucréce a été remis par eux en honneur. . 

Pour les savants de l’école de Lavoisier, l'étude des propriétés de la 
matiére consistait uniquement dans l'observation des phénoménes, dans 
leur mesure, dans leur comparaison mutuelle, dans la constatation et la 
verification expérimentale des lois qui les régissent, et enfin dans leur 
classification, qui est comme le résumé des connaissances acquises. Au 
lieu de suivre cette méthode prudente et sire, on a commencé, en Alle 
magne et en Angleterre, par considérer l’atome comme ayant une exis- 
tence nécessaire et démontrée ; on a oublié ensuite qu’on batissait sur 
une hypothése et on est ainsi entré largement dans le cercle vicieux. Plus 
tard, en admettant que les atomes possédent des forces particuliéres, dont 
la définition n‘a jamais été bien claire, on est arrivé 4 donner a la matiére 
des propriétes actives qui ne lui apparliennent pas. Enfin, et c'est le der- 
nier pas que l'on ail fait dans cette voie, on a traité ces atomes comme 
des étres de raison, capables d’affection et de haine, capables aussi d'un 
yéritable discernement qui leur pérmet de s‘unir ou de rester indifférents 
les uns a l’égard des autres, suivant leurs aptitudes spéciales. On a créé 
successivement I'affinité, en vertu de laquelle les corps se combinent 
entre.eux avec plus ou moins de bonne volonté, Ja force catalytique qui 
fait que certaines substances déterminent des réactions par leur seule 
présence, lesaffinites electives qui permettent a un corps de choisir, parmi 
- d'autres qu'on lui présente, celui avec lequel i] préfére s'unir. Eo un 
mot, non-seulement on a donné a la maliére les propriétés de |'étre vi 
vant, on est méme arrivé a lui attribuer les propriétés de: l’étre intelli- 
-gentet conscient. Le matérialisme brutal qui nie !’existence. de l'espril 
est certainement une trés-triste aberration de la science : la doctrine qui 
met l’esprit dans la matiére n'est pas autre chose qu'une forme différente 
de matérialisme, encore plus dangereuse, peut-dtre, que la premiere. 
C'est cette derniére tendance que nous avons suffisamment désignée sous 
le nom de mysticisme ou, si l'on veut, de fétichisme scientifique. 

Sous l'influence de ces idées, tout, en apparence, a été changé dans Ja 
chimie. Notre vicille nomenclature, chef-d’ceuvre d'une commission fran- 
caise, cette nomenclature qui a été adoptée dans le monde entier sous le 





REVUE SCIENTIFIQUE. Hh) 


patronage de Lavoisier, a été, sinon changée, du moins profondément al- — 
térée pour salisfaire aux théories nouvelles. Les mémes substances por- 
tent aujourd'hui deux noms différents : un nom ancien, qui répond 4 un 
fait, et un nom nouveau, qui répond 4 une hypothése. De méme, les an- 
ciennes notations chimiques, dues aux grandes influénces de Berzélius et 
de Gay-Lussac (pour ne citer que les morts), ont été modifiées sans néces- 
sité. Sous prétexte que les nouveaux symboles étaient plus commodes pour 
la chimie organique, on les a appliqués également a la chimie minérale, 
dont ils compliquent singuliérement les formules : il en résulte qu'un 
homme qui connaissait bien sa chimie, il y a quinze ans, ne comprend 
plus l’exposé qui en est fait aujourd'hui avec le langage nouveau, sans 
que cependant la science ait, dans cet intervalle de temps, changé. d'une 
maniére notable. Autre résultat des théories nouvelles : les jeynes chi- 
mistes allemands ne savent plus lire Berzélius, et cependant cet admirable 
traite de chimie est un trésor inépuisable d'idées non encore exploilées, 
d'indications précieuses pour la recherche de faits inconnus. C'est dans 
le domaine de la chimie organique que cette transformation s'est effec- 
tuée de la maniére la plus compléte, et j’ai oui dire que de grands chi- 
mistes, en France et méme en Allemagne, parmi ceux qui ont le plus con- 
tribué 4 ses progrés, ne comprennent plus que difficilement la science 
telle qu’ils l’ont créée, uniquement 4 cause des changements -que l'on a 
- apportés dans le langage. 

On voit quels sont les dangers et les inconvénients de la théorie atomique 
qui sert de base & la chimie dite moderne. On pourrait néanmoins 
hésiter relativement & son adoption définitive, si elle était établie sur des 
fondements solides et incontestables. Mais il n’en est rien : c’est ce que 
démontre victorieusement M. Berthelot dans un trés-intéressant chapitre 
de sa Synthése chimique. Il prouve d’abord que la théorie atomique, telle 
quelle se déduit logiquement de l’ancienne hypothése d’Avogrado et 
d’Ampére sur la constitution des gaz, est en contradiction formelle avec 
des faits nombreux et parfaitement constatés. Il en est de méme des ‘ex- 
plications plus récentes qui ont été prdposées pour faire disparaitre ces dif- 
ficultés : chacune de ces explications, qui sont, d’ailleurs, toutes fondées 
sur des hypothéses nouvelles, est passée en revue par M. Berthelot, ct au- 
cune ne résiste 4 cet examen. Toutes sont incompatibles avec certains 
faits d’expérience incontestables. En résumé, de ces théories si habilement 
édifides, il ne reste plus, aprés leur passage au crible d’une critique sé- 
Tieuse, « qu'un roman ingénieux et subtil et de nouvelles conventions de 
langage!. » 

Mais, pourrait-on dire, si l’illogisme de la théorie atomique est prouvé, 


‘ La synthése chimique, page 164. 


538 REVUE SCIENTIFIQUE. 


son utilité n’en est pas moins démontrée par les progrés considérables 
dont la chimie organique est redevable 4 ses adeptes. Il est facile de ré 
pondre que des découvertes non moins nombreuses et non moins impor- 
tantes sont dues 4 des chimistes pour lesquels cette théorie est toujours 
restée lettre morte. M. Berthelot, tout le premier, nous fournit une preuve 
frappante de cette assertion : non-seulement il n'a pas suivi le mouve- 
ment de la science allemande, mais il y a constamment résisté, ce qui ne 
l’a pas empéché de contribuer, autant que qui que ce soit, aux progrés 
_ réahsés en chimie organique dans le cours des vingt derniéres années. 
D’ailleurs, comme il le dit fort bien lui-méme, « trop souvent les chi- 
mistes, méme les plus habiles, sont portés 4 attribuer 4 la vertu du lan 
gage qu'ils emploient des découvertes dues en réalité 4 la force de leurs 
propres conceptions!. » 

Hi n'y a donc pas la une raison suffisante pour nous convaincre de la 
nécessité de modifier, dans notre enseignement et dans nos ouvrages clas- 
siques, le langage et les notations qui sont nés en France, qui y ont tou- 
jours été employés et avec lesquels ont été formés tant de savants dont 
notre pays a le droit d’étre fier. Adopter aujourd’hui les méthodes vagues, 
les hypothéses inutiles et la phraséologie compliquée qui constituent 
principalement les théories de la chimie allemande, ce serait abandonner 
_ le culte de la précision et de la clarté, ce serait renoncer 4 ne se servir 
que d'expressions nettement définies, ce serait enfin, si notre perspicacité 
n’est pas en défaut, ne pas reconnaitre le mouvement d’hésitation et de 
recal qui commence A se dessiner, méme en Allemagne, vis-a-vis des 
idées que nous combattons. C’est pourquoi, nous en avons la conviction, 
les professeurs qui ont, jusqu’a présent, refusé l’entrée de nos facultés et 
de nos lycées aux théories de la chimie moderne, ont agi avec prudence 
et ont rendu service a la jeunesse frangaise. lls lui ont épargné le spec 
tacle dangereux d'une doctrine échafaudée tout entiére sur I’hypothése, 
menacée, par conséquent, de s'écrouler tout entiére, si la fausseté de 
Vhypothése vient a étre démontrée. Combien est-on plus solide lorsqu'on 
se base exclusivement sur l'expérience, lorsqu’on n'accepte pour vrais 
que les résultats confirmés par la preuve a posteriori, Jorsqu’en un mot 
en se fie uniquement 4 la méthode d’induction, la seule qui, dans |'étude 
des phénoménes naturels, nous conduise sirement a la connaissance de 
la verité. 

Telle est la méthode & laquelle M. Berthelot s'est toujours conformé 
dans les beaux travaux auxquels son nom restera attaché pour I'honneur 
de notre pays. Le livre qu’il vient de publier met 4 nouveau en lumiére 
cette tendance positive de son esprit et ces habiludes de raisonnement rr 


§ Jbid., p. 166. 





REVUE SCIENTIFIQUE. 337 


goureux, particuliérement nécessaires lorsqu’il s’agit d’appuyer sur des 
fondements solides des doctrines embrassant le cadre d'une science tout 
entiére. Voila d’excellents exemples & suivre pour cet essaim de jeunes 
gens qui, depuis nos malheurs, s’élévent rapidement et trés-haut dans la 
carriére scientifique. Aussi engageons-nous vivement ces jeunes savants a 
lire et 4 méditer cet important ouvragc, ov ils retrouveront les errements 
de la vieille et bonne école francaise. Cette lecture leur inspirera le gout 
de ce qui caractérise les ceuvres des fondateurs non pas de la chimie mo- 
derne, mais de la chimie d'il y a cinquante ans, c'est A‘dire la clarté, la 
précision et la rigueur du raisonnement. 


Il 


Le lundi 27 décembre dernier, l’Académie des sciences a tenu sa séance 
publique annuelle. La proclamation, par le président, des prix décernés 
dans les concours de l'année écoulée, et l’éloge historique, par l'un des 
secrétaires perpétuels, d'un membre de l’Académie décédé, ont, comme 
fhabitude, fourni le programme de cefte solennité scientifique. 

M. Fremy, Ie savant et sympathique président de l’Académie, a, dans 
une intéressante allocution, passé en revue les donations dont elle dis- 
pose et résumé les travaux les plus remarquables parmi ceux qui ont été 
couronnés cette année. Nous ne reproduirons pas la nomenclature des 
prix décernés, ce qui pourrait nous entrainer trop loin, sans présenter 
un intérét suffisant & la plupart de nos lecteurs. Nous nous contenterons 
de signaler les lauréats des prix les plus importants. 

Le premier et le plus honorable, sans contredit, est le grand prix 
biennal de 20,000 francs qui doit étre attribué 4 la découverte la plus 
propre a illustrer ou a servir le pays. Gette récompense est décernée par 
l'Institut tout entier sur la présentation de chacune des cing Académies a 
tour de réle. C'est A l’Académie des sciences que revenait, cette année, 
ce droit de présentation. Elle a désigné, comme le plus digne de recevoir 
le prix, le savant physiologiste M. P. Bert, pour l'ensemble de ses re- 
cherches sur l'influence que les modifications dans la pression barometrique 
exercent sur les phénoménes de la vie. Les travaux de M. Bert sur cette in- 
teressante question sont, en effet, d'une importance capitale, tant au 
point de vue pratique qu’au point de vue de la science pure. Tout le 
monde sait combien certaines fonctions vitales sont influencées par la 
diminution de la pression barométrique chez les habitants des plateaux 
élevés, ou chez les voyageurs qui gravissent les hautes montagnes, ou 





538 REVUE SCIENTIFIQUE. F 


encore chez les aéronautes emportés dans les régions supérieures de |'at- 
mosphére : un triste exemple de ces funestes effets est encore présentd 
toutes les mémoires. Par des expériences nombreuses et délicates, qui 
ont exigé l'utilisation des ressources les plus cachées de la physique au- 
tant que de la physiologie, M.,Bert a montré que tous ces accidents sont 
dus 4 une diminution dans les quantités d’oxygéne et d'acide carbonique 
normalement contenus dans le sang, et qu il suffit, pour les conjurer, 
d’accroitre la richesse en oxygéne de I’air ree sans faire varier la 
pression totale du mélange. 

L’influence d'une augmentation de pression n'est pas moins nuisibleé 
l’organisme, comme le prouvent les effets facheux constatés sur les plon- 
geurs a scaphandre qui vont chercher des éponges ou des perles a de 
grandes profondeurs et sur les ouvriers qui travaillent dans I'air com- 
primé au forage des puits ou 4 la construction des piles de ponts. Dans 
ce cas, l’oxygéne se comporte comme un véritable poison, non pas, chose 
curieuse, parce qu'il accélére trop vivement les combustions dont l'orga- 
nisme est le siége, mais, au contraire, parce qu’il les paralyse compléte- 
ment. Ainsi, l’oxygéne comprimé arréte la fermentation, la putréfaction 
et méme la germination. En dévoilant ce réle inattendu de l’oxygéne, 
M. Bert a fait, comme I’a dit M. Claude Bernard, une des grandes décou- 
vertes physiologiques de notre époque et a bien mérité la plus belle des 
couronnes académiques. 

Trois autres grands prix ont été décernés cette année. Ce sont les prix, 
de dix mille francs chacun, fondés par le docteur L. Lacaze, pour récom- 
penser les meilleurs travaux sur la physique, la chimie et la physiologie. 
Les lauréats des prix Lacaze sont M. Mascart pour la physique, M. Favre 
pour Ja chimie, et M. Chauveau pour la physiologie. 

M. Mascart fait partie de cette pléiade de travailleurs modestes et con- 
sciencieux qui ont puisé a I'Ecole normale lhorreur du vague et de I'd- 
peu prés, et le godt des recherches sérieuses et approfondies. Ses princi- 
paux travaux se rapportent aux différentes branches de l’optique. lla 
commencé par une étude du spectre solaire et particuliérement de la 
partie ultra-violette, qui, d’aprés un juge compétent, « a été recommen- 
cée, mais non dépassée. » Le premier, il a démontré que lorsqu'on éléve 
peu 4 peu la température d'une vapeur lumineuse, on voit apparaitre pro- 
gressivement de nouvelles raies dans son spectre, exactement comme on 
entend des sons de plus en plus aigus quand on force le vent dans ua 
tuyau sonore. La découverte et la mesure de la dispersion des gaz a el 
suite occupé M. Mascart; enfin, au moyen d’expériences des plus deélicates 
et de discussions théoriques des plus serrées, il est arrivé a mettre de 
lordre dans le probléme si complexe de l'influence du mouvement de la 
Terre sur la vitesse de la lumiére, et a dissiper les illusions qui ont 


REVUE SCIENTIFIQUE. $59 


longtemps régné dans la science sur cette difficile question. « Dans toutes 
ces recherches, M. Mascart, dit M. Fremy, s'est montré expérimentateur 
habile et ingénieux, théoricien profond, poursuivant dans tous ses déve- 
loppements une idée scientifique, et n’abandonnant les questions que 
quand elles lui paraissaient épuisées. » 

Le prix Lacaze de chimie a été décerné a4 M. Favre, correspondant de 
"Académie et doyen de la Faculté des sciences de Marseille, pour son 
grand travail sur la transformation et l'équivalence des forces chimiques, 
physiques et mécaniques. M. Favre peut étre considéré comme le fonda- 
teur de la thermo-chimie, cette branche de la science qui prend aujour- 
d’hui de si grands développements et acquiert une importance de plus 
en plus considérable. Dans le cours de ses longs travaux, il n’a, pour ainsi 
dire, employé qu'un seul instrument, le calorimétre, mais il en a tiré un 
merveilleux parti. Aprés l’avoir appliqué d’abord & la mesure des quanti- 
tés de chaleur dégagées dans les principales réactions chimiques, il ]’a en- 
suite utilisé pour l'étude approfondie des relations entre la chaleur déve- 
loppée par un courant qui produit soit un travail mécanique, soit un travail 
d'aimantation, et la chaleur correspondant a l’action chimique que dé- 
veloppe le courant. Ces intéressantes recherches ont mis une fois de plus 
en évidence la corrélation et l’équivalence des travaux dus aux forces de 
diverses origines. Un résultat d'une semblable portée ne pouvait pas 
manquer de valoir 4 son auteur l'une des plus hautes récompenses dont 
Académie ait la disposition. 

M. le professeur Chauveau, directeur de I'Ecole vétérinaire de Lyon, a 
obtenu le prix Lacaze de physiologie pour l'ensemble de ses travaux sur 
les maladies virulentes. Peu de questions présentent plus d'intérét que 
celles qui ont été étudiées par M. Chauveau : il s'est proposé, en effet, de 
rechercher quelle est la cause des maladies contagieuses, par quelles 
voies elles se communiquent, et comment on peut s‘en préserver. 
M. Chauveau a prouvé d’abord que l’activité des liquides virulents est due 
le plus souvent 4 des corpuscules qui s’y trouvent en suspension. Il a re- 
connu, en outre, que les agents de contagion pouvaient étre transmis aux 
animaux sains par l'intermédiaire de l'eau et de l’air, c’est-d-dire par les 
voies aériennes et digestives. Il est donc permis d’espérer qu’en atteignant 
et détruisant la cause de l'infection ainsi déterminée, le médecin arrivera 
un jour.A arréter le développement et la propagation des maladies con- 
tagieuses. Nous n’en sommes pas encore parvenus 4 ce point; quoi qu il en 
soit, on comprend sans peine que des travaux permettant d'entrevoir 
d'aussi heureuses conséquences pour l'avenir soient dignement encoura- 
gés par le premier corps savant du pays. 

Aprés la proclamation des prix, M. J. Bertrand, l'un des deux secré- 
taires perpétuels de l'Académie, a lu l’éloge historique du général Pon- 


540 REVUE SCIENTIFIQUE. 


celet. Nul mieux que le savant académicien n’était capable de porter un 
jugement éclairé sur les grandes découvertes faites par Poncelet dans le 
domaine de la géométrie et de la mécanique. On sait quelle fut l’origine 
de ses travaux relatifs 4 la premiére de ces deux sciences. Entré le hui- 
tiéme 4 l'Ecole polytechnique, aprés de rapides et brillantes études, il 
sortit en 4812 de l’Ecole d’application de Metz, et fut attaché, peu de 
temps aprés, comme officier du génie, au corps du maréchal Ney, qui fai- 
sait partie de la grande armée de Russie. Dix jours avant le passage de 
la Bérésina, aprés avoir supporté vaillamment les périls et les fatigues de 
cette terrible campagne, Poncelet fut fait prisonnier 4 Krasnoé, en proté- 
geant le passage du Dniéper par les débris de son corps d'armée, qu'une 
habile et audacieuse fuite nocturne fit échapper aux cinquante mille 
hommes de Mileradowitch. Emmené 4 Saratof, sur les bords du Volga, ow 
il n‘arriva qu’aprés une marche de quatre mois des plus pénibles, Ponce 
let chercha dans ]’étude une consolation et un reméde 4 ses souffrances et 
4 ses tristesses. De la révision de ses études élémentaires, faite sans con- 
seils et sans livres, il s'éleva peu 4 peu 4 des conceptions originales, dont 
Jes cahiers de Saratoff, publiés depuis‘, nous ont conservé Ja trace. Aprés 
deux ans de captivité, Poncelet revint en France, et put alors, 4 son aise 
et entouré des lumiéres des anciens géométres, se livrer 4 la rédaction 
définitive de ses idées, qu'il présenta 4 l’'Académie sous le titre de Traue 
des proprietés projectives des figures*. Le rapport des commissaires Pois 
son, Arago et Cauchy ne répondit ni 4 son attente, ni a l’importance de 
l’ceuvre. « Ou trouver cependant, ajoute M. Bertrand, trois esprits de plus 
haute portée que Poisson, Arago et Cauchy? trois promoteurs plus zélés 
pour une théorie grande et neuve? trois juges plus éclairés de démonstra- 
tions hardies et subtiles? Ni leur bienveillance n'était douteuse, ni leur 
autorité contestable; mais ils goditaient surtout ceux qui de loin suivaient 
leurs traces, et, sans donner l’exclusion 4 aucune partie de la science, 
marquaient la haute idée qu'ils avaient des théories de calcul intégral, 
de physique mathématique ou de mécanique céleste, en plagant leurs 
moindres progrés fort au-dessus des plus élégants résultats d'une étude 
réputée élémentaire. » Sans se laisser décourager par la froideur de ses 
premiers juges, il présenta successivement ses beaux mémoires sur le 
Centre des moyennes harmoniques, sur l'Analyse des transversales, et sut 
la Théorie des polaires réciproques. L’avenir devait, en effet, le dédom- 
mager largement de I’accuei) fait, dans le début, & ses travaux, et Ponce- 


4 Applications d’analyse et de géométrie, par Poncelet, membre de !'Institut, ave 
additions, par MM. Mannheim et Moutard, anciens éléves de I’Ecole polytechnique. 3 
in-8. Paris, 1864. Gauthier-Villars, éditeur. 

2 Cet ouvrage a été réédité en 1865 et forme deux volumes qui contiennent en outt? 
les principgux mémeires de géométrie de l'auteur. 











REVUE SCIENTIFIQUE. 5H 


let a pu voir luire le jour ot ses idées, appréciées a leur juste valeur, 
ont fourni leur point de départ 4 une foule de recherches faites dans la 
méme voie, et ont servi de fondement 4 une nouvelle école de géométres 
qui en a fructueusement exploité les conséquences. 

Un esprit aussi ingénieux et aussi original ne pouvait se contenter de 
suivre les chemins battus, toutes les fois qu'une question importante était 
soumise 4 son étude. Ainsi, chargé, par suite de ses fonctions d’officier 
du génie, d‘installer une roue hydraulique dans l'arsenal de Metz, il en 
profita pour inventer un type nouveau, bien supérieur, pour la bonne 
utilisation de la force, 4 ceux employés jusqu’alors, et qui est aujourd’hui 
connu et reproduit dans le monde entier sous le nom de roue Poncelet. Une 
autre fois, c’était un systéme nouveau de pont-levis en fer et en fonte, 
qu'il proposait de substituer aux ponts-levis a fléche et 4 bascule en bois 
de nos anciennes forteresses; ou bien encore il perfectionnait, par ]’em- 
ploi de ses méthodes géométriques, le calcul de Ia résistance des revéte- 
ments et de leur stabilité. 

Ces éminents services furent appréciés par ses chefs, et, en 1824, Pon- 
celet fut appelé a I’Ecole d'application du génie et de l'artillerie pour y 
fonder un cours de mécanique appliquée aux machines; en outre, dans 
des lecons du soir, il entreprit de mettre 4 la portée des ouvriers messins 
les principes fondamentanx de cette importante science. « Tous les mé- 
caniciens, sans exception, dit M. Bertrand, reconnaissent Poncelet pour 
leur mattre, et les cahiers lithographiés de Metz ont enseigné la mécani- 
que 4 l'Europe entiére. Les savants aussi bien que les ignorants y ont 
trouvé d'utiles lumiéres, et les contre-maitres, dans les ateliers, des prin- 
cipes généraux et solides, armes défensives 4 jamais acquises contre |'1l- 
Jusion des fausses découvertes et le danger de chimériques espéran- 
ces‘. » 

Tous ces titres ne devaient pas manquer d'ouvrir a Poncelet les portes 
de l’Académie. Le 17 mars 1834, il fut, en effet, appelé 4 remplacer Ha- 
chette dans la section de mécanique. Quelques années plus tard, une 
chaire fut créée, 4 la Sorbonne, exprés pour lui fournir l'occasion de re- 
produire devant un auditoire plus important les lumineuses lecons de 
mécanique industrielle qu'il avait inaugurées 4 Metz. 

En 1848, Poncelet fut élu représentant du peuple par ses compatriotes 
du département de la Moselle, et, quelque temps aprés, nommé général 
commandant ]’Ecole polytechnique. « Sous sa direction prudente et ferme, 


‘ Les cours de mécanique de Poncelet ont été réédités dans ces derniers temps par 
MW. Kretz, ingénieur en chef des manufactures de )'Etat: ils comprennent I'Introduction 
@ la mécanique industrielle, physique et expérimentale et le Cours de mécanique ap- 
pliguéde aux machines. 


242 REVUE SCIENTIFIQUE. 


nous dit M. Bertrand, l’Ecole polytechnique ne fit pas parler d’elle : ¢'é 
tait tout ce qu'il pouvait désirer. » 

Président du sixiéme groupe du J jury 4 l'Exposition universelle de Lon- 
dres, en 1851, Poncelet fut accueilli comme un arbitre et un maitre par 
les savants et les ingénieurs étrangers. Le Rapport sur les machines et ov- 
tils employés dans les manufactures, qu’il rédigea a cette occasion, rapport 
si consciencieux et si instructif, fut l’un de ses derniers travaux, et non 
l'un des moins importants. 

Ses derniéres années furent assombries par des souffrances sans reld- 
che et sans reméde. II fut, il est vrai, constamment soutenu par les soins 
précieux d'une compagne digne de lui, et dont lunique souci était de 
doucir les épreuves de son existence. Le culte qu’elle lui avait voué ne 
s'est pas ralenti aprés sa mort. Interpréte fidéle des sentiments et des dé- 
sirs de son illustre époux, elle a voulu que, chaque année, un prix dé- 
cerné au nom du général Poncelet vint encourager les jeunes savants 
dans l'étude des sciences qu’il avait le plus aimées. Aujourd’hui encor, 
réunissant dans un salon, qui rappelle celui de madame de Laplace et de 
madame Brongniart, les anciens amis et admirafeurs de Poncelet, elle 
fait chaque jour pénétrer plus profondément dans leur cceur le respect et 
l'affection pour la mémoire de celui qui fut un grand savant et un vérita- 
ble homme de bien. 


P. Samre-Crame Devine. 





MELANGES 


* LA GENESE DU GLOBE TERRESTRE 


Deprés les traditions antiques et les découvertes de la science moderne, par \'abbé 
Caorzn, chanoine honoraire, chevalier de l’ordre du Christ du Brésil, membre de 
plusieurs sociétés savantes. — Un vol. in-12 de axvim-535 p. Paris, Lethielleur. 


L'ancienne querelle des Plutonistes et des Neptunistes serait-elle sur. 
le point de renaitre parmi les géologues? 

On sait que quand la géologie, celte science née d'hier, commenca a se 
constituer en corps de doctrine, deux écoles trés-ardentes, trés-convain- 
cues, se disputérent le terrain scientifique. L’une voyait dans le feu, dans 
la matiére incandescente ou ignée, l'état primitif et comme le germe du 
globe terrestre. On l'appelait plutonienne, du nom du dieu des enfers. Pour 
l'autre école, c’était l’eau, et l'eau seule, qui était la matiére généra- 
trice du monde. Du nom de I’ancien dieu des mers, on l'avait appelée 
neplunienne. 

Les observations scientifiques se multipliant, les Plutonistes eux-mé- 
mes ne purent méconnaitre le rdle immense joué par les eaux dans la 
formation et la constitution graduelle de notre planéte, et, sous ce rap- 
port, de trés-larges satisfactions furent données 4 1l'école neptunienne. 
Néanmoins, l’action primordiale du feu, l’origine ignée du sphéroide ter- 
resire, reposent sur un tel ensemble de faits, d’observations et de simili- 
tudes, qu’il ne parut pas possible d’expliquer la géogénie ou genése de 
la terre, sans tenir compte du rdle du feu aux premiers temps de la créa- 
tion. 

Par cela méme, l’école plutonienne est celle qui a prévalu, et si elle 
Nexerce pas un empire absolu et incontesté dans le domaine de la géolo- 
gie, on peut dire du moins qu'elle rallie a elle la trés-grande majorité 
des savants. 





S44 MELANGES. 


Cet état de choses serait-il destiné 4 changer? 

Un géologue modeste, autant que travailleur opinidtre et chercheur in- 
fatigable, éléve aujourd'hui la voix dans l’intention, hautement avouée, 
de renverser de fond en comble le systéme plutenien. 

I] est certain que l’école neptunienne, pour étre cependant peu nom- 
breuse, n'a jamais abdiqué, et compte parmi ses adeptes des esprits dis- 
tingués. Elle se fonde sur l'impossibilité de réunir en une méme masse 
ignée les trois éléments constitutifs du granite, savoir : le quartz presque 
infusible d'une part, de l’autre le feldspath et le mica, qu’une chaleur 
relativement modérée suffit a liquéfier. Elle puise un argument, qu'elle 
considére comme plus décisif encore, dans la découverte, faite au mi- 
croscope, de particules d'eau dans ces trois éléments des roches primi- 
tives. 

M. l'abbé Choyer, chanoine d’Angers, géologue érudit et consciencieux, 
appartient 4 l’école neptunienne. ll ne vise 4 rien moins qu’a lui faire ren- 
dre Ja prédominance sur sa rivale anéantie, et prétend démontrer que 
toutes les roches : granites, syénites, porphvres et basaltes, sont, aussi 
bien que les grés, les marnes et les terrains du diluvium, de formation 
exclusivement aqueuse. Pour lui, « la terre s'est constituée dans l'eau et 
aux dépens de l'eau, » sans que le feu y ait été pour rien. 

Dire que la conviction de M. l’abbé Choyer s’appuie sur des consi- 
dérations scientifiques et sérieuses, ce n'est que lui rendre stricte- 
ment justice. Ce géologue ne présente pas une théorie puisée dans 
les mirages d'une imagination plus brillante qu'observatrice.. Tout av 
contraire, il commence par observer des faits. Il discute les observations 
sur lesquelles s‘appuient les théories généralement admises, mais qu'il 
n’accepte point. Puis, a l'aide de ses propres observations, qu'il commence 
par décrire minutieusement, il combat les conclusions de ses adversai- 
res, et conclut, d'une maniére logique et plausible, dans un sens oppesé. 

Bien que la lecture de la Genése du globe terrestre de M. l'abbé Choyer 
ne nous ait pas converti jusqu’é présent, nous devons l’avouer, & la doc- 
trine de la formation exclusivement aqueuse du globe terrestre, nous 
souhaitcrions que l’écrit dans lequel le nouveau sectateur de cette théo- 
rie la présente et la soutient fat examiné par les autorités scientifiques 
compétentes avec le soin et l'attention qu’il mérite. De nouvelles lumiéres, 
croyons-nous, ne sauraient manquer, en tout cas, de jaillir d'un examen 
et d'une discussion approfondis des faits observés par M. Choyer, et des 
conclusions a tout le moins ingénieuses qu’il en tire. 

Cela posé, nous nous permettrons, sans suivre !’auteur dans les faits 
particuliers sur lesquels il étaie sa théorie, de lui opposer quelques ob- 
jections d'un ordre plus général. 

Par exemple, il reconnait comme acceptable et méme plausible la théo- 
rie cosmogonique de Laplace. Mais il s'indigne de ce que la terre étaat, 








MELANGES. 545 


d'aprés cette théorie, issue du globe solaire, et celui-ci étant « suppose » 
actuellement incandescent', on en conclue que la terre a été primitive- 
ment, elle aussi, un globe incandescent. Ii veut que l'anneau cosmique 
dont la condensation a formé notre planéte se soit détaché de la nébu-~ 
leuse solaire, alors que celle-ci n’était encore qu'une masse éthérée et 
obscure, point ignée, par conséquent. 

Cette derniére prétention est parfaitement légitime, assurément; elle 
est méme conforme a la plus grande probabilité. Seulement on s‘explique 
difficilement pourquoi, les mémes causes engendrant d'ordinaire les mé- 
mes effets, la nébuleuse terrestre se serait transformée en cau, tandis que 
la nébuleuse solaire, sa génératrice, passait elle-méme a |'état incandes- 
cent. L'astronomie contemporaine, avec les puissants moyens dont ello 
dispose pour lire dans les profondeurs des abimes interstellaires, a pu 
verifier de point en point, par l'observation des faits, l'exactitude de 
plus en plus apparente de la magnifique théorie que, par une intuition 
de génie, Laplace avait concue et tracée : l'étude des nébuleuses a per- 
mis de contempler, dans toutes leurs phases et 4 tous leurs degrés de dé- 
veloppement, les Jointains univers en formation dans les divins labora- 
toires du Créateur. Partout ce sont des masses gazeuses qui s‘illuminent 
peu 4 peu, se condensent lentement en brillantes étoiles, soleils lointains 
de ces mondes mystérieux, qui s'’obscurcissent a la longue et s’éteignent 
enfin, encrodtés:par l'action ininterrompue du froid intersidéral. 

D'aprés M. l’abbé Choyer, la terre seule aurait donc fait exception a 
cette loi universelle de la matiére cosmique. Sans doute, si des faits in- 
discutables donnaient 4 cette opinion le caractére de l’évidence ou d'une 
extréme probabilite, il faudrait bien l'admettre. Convenons, jusqu’a plus 
ample informé, qu’en tout état de cause, les lois les plus apparentes de 
lanalogie sont contre elle. 

Ilya plus. Notre auteur admet le feu central 4 l'intérieur de la Terre. 
Le fait lui parait méme indiscutable. I! faudrait alors, d’aprés sa théorie, 
que ce feu se fit allumé postérieurement a la formation aqueuse du sphé- 
roide terrestre. Dans cette hypothése, la phase ignée de notre globe, con- 
trairement A ce qui se passe dans tous les autres astres, aurait été précé- 
dée d'une phase aqueuse: M. l'abbé Choyer ne recule pas, en fait, 
devant cette conséquence, car il veut qu'il y ait entre le noyau incan- 
descent et la crodte solide qui nous porte une masse d'eau interposée, 
une sorte d’hydrospliére intérieure, empéchant tout contact immeédiat 
entre les parois de la voite sphérique et le liquide incandescent qui 
remplit sa cavité. 


‘ Voir, dans l’admirable traité du R. P. Secchi, Le Soran (2° édition. Paris, Gauthicr- 
Villars), si, com ne le pense M. l’abbé Choyer, la théorie de l'incandescence du soleil n’a 
que la valeur d'une supposition. 


546 MELANGES. 


On se demande comment cette hydrosphére n'est pas vaporisée a une 
tension extréme, ou méme dissociée, au-dessus d’une telle fournaise, et 
comment elle ne lance pas en mille et mille éclats dans l’espace lesdé- 
bris de l’écorce solide qui nous porte, fréles parois d'une aussi gigan- 
tesques chaudiére. 

On Je voit, si les théories géologiques de M. l’abbé Choyer sont desti- 
nées A exercer une influence sérieuse sur la marche de la science, ce ne 
sera pas sans rencontrer plus d'une difficulté et plus d'une objection sur 
leur chemin. Peut-étre l’auteur est-il, 4 son insu, poussé 4 conclure 
comme il le fait par une idée préconcue, idée infiniment respectable, 
mais qui, par trop systématisée, peut conduire a des erreurs scientifi- 
ques. Prenant au pied de la lettre cette expression du deuxiéme verset de 
la Genése: « Spiritus Dei ferebatur super aquas », ou, plus littérale 
ment : motabat super facies aquarum, M. |’abbé Choyer croit trouver dans 
la theorie de l’origine aqueuse du globe terrestre une concordance, beau- 
coup plus grande que dans tout autre systéme, avec le récit mosaique. 
On ne saurait nier qu’en effet, l'accord entre la théorie scientifique 
et les données génésiaques ne soit plus littéral avec l’école neptunienne 
qu’avec l’école plutonienne. Mais s'il est admis, — ce que nous espérons 
pouvoir exposer prochainement, — que, dans tout ce qui ne tend pas di- 
rectement et immédiatement au dogme proprement dit, une foule d'ex- 
pressions bibliques peuvent ou doivent étre prises dans un sens image, 
métaphorique, imprégné de poésie, on reconnaitra facilement que la théo- 
rie plutonienne, pas plus que celle des Neptunistes, ne se refuse a une 
harmonie satisfaisante entre la science contemporaine et la cosmogonie 
essentiellement abrégée et sommaire des Livres sacrés. 

M. l’abbé Choyer est on {ne peut plus affirmatif pour reconnaitre et 
défendre l’interprétation qui fait, des jours (en hébreu 74 yom) de I'Hexa- 
meéron, des époques d'une durée indéterminée, et il établit cette vérité avec 
une grande force de raisonnement. Mais si les six jours de la création 
peuvent étre considérés comme six époques, pourquoi, par exemple, les 
eaux sur lesquelles, 4 l’origine du premier jour, étatt porté ou planait 
l’esprit de Dieu, ne pourraient-elles pas étre entendues dans le sens 
plus général de fluides? Pourquoi une telle appellation ne s’appliquerait- 
elle pas, par conséquent, 4 cet état cosmique primitif o& toute matiére 
ne se manifestait encore que comme un amas de molécules, moins que 
cela, d’atomes, amas possédant 4 la supréme puissance cette mobilité 
et ce défaut de cohésion des parties élémentaires qui spécifient égale- 
ment l'état liquide ou les eaux '? 


‘ Depuis que ces lignes sont écrites, nous avons eu occasion de voir cette opinion, 
que nous croyions nous étre personnelle, exprimée par unc autorité bien autrement 


MELANGES. 547 


Avec une telle interprétation, peu importe que la matiére cosmique 
se résolve, par la condensation, en masses de gaz incandescents ou en 
eaux proprement dites; la concordance n’en subsiste pas moins entre la 
science et la Bible; l’hypothése de M. l'abbé Choyer n’est donc pas né- 
cessaire a ce point de vue. 

Explique-t-elle d'une maniére plus compléte et plus probante que la 
thforfé plutonienne les faits géologiques observés et acquis? C’est ce 
dont, aprés lecture, on doute encore. Mais ce doute méme motiverait, a 
nos yeux, de la part de géologues autorisés, un examen scientifique ap- 
profondi, une discussion critique sérieuse et détaillée de l’ouvrage et des 
idées de M. l'abbé Choyer. 

Jean d’Estrexne. 


MEMOIRES ET DOCUMENTS 


Publiés par la société d'histoire de Ja Suisse Romande. Tome XXVII, Chartes commu-~ 
nales du pays de Vaud, de l'an 1214 2 l’'an 1527, par Francois Foret, président de 
la société d'histoire de la Suisse Romande. — Lausanne, 4872, 4 vol. in-8. 


Ce qui caractérise notre temps, c’est l’uniformité; la société du moyen 
age était, au contraire, profondément diversifiée : l'administration d’une — 
province différait du régime en vigueur dans la province voisine et le sys- 
téme communal variait de ville 4 ville, de village a village. 

Lorsque nous voulons aujourd'hui reconstituer les traits principaux 
d'une société aux aspects si changeants et si fuyants, nous ne pouvons em- 
ployer les procédés trés-simples qui sont 4 la disposition de quiconque, 
pour les temps modernes, poursuit la méme étude. Le rédacteur d'un 
cours de droit administratif se procurera la derniére édition des Codes 
frangais ou le Bulletin des lots ; il y trouvera minutieusement décrite par 
le législateur l’organisation des départements et des communes de France, 
et du méme coup, l’organisation de chaque département, de chaque com- 
mune. 

Nous n‘avons pas, pour l'étude du moyen 4ge, un semblable livre; la 
pensée d'édicter une loi uniforme régissant toutes les communes du 


compétente, par M. l'abbé Hamard, de l’Oratoire de Rennes, dans son excellente traduc- 
tion de Géologie et révélation, par le Rév, G. Molloy, docteur en théologie. 

« Par ces eauz, dit M. l'abbé Hamard (p. 344, ad notam), il faut entendre sans 
doute la maticre fluide de la nébuleuse primitive. Ce n’est pas le seul endroit de l’Ecri- 
ture ou le mot hébreu C53) (maim) doive se prendre dans ce seng. > 

4 vol. in-12 de xn-455 p. Paris, Haton. 


40 Févaren 1876. 36 CO 


54S MELANGES. 


royaume, ne serait pas venue 4 l’esprit au douziéme ou au treiziéme 
siécle ; chaque ville, s'inspirant de ses propres intéréts, se faisait sa loi 
particuliére, puis tAchait d’en obtenir du pouvoir royal ou seigneurial une 
confirmation achetée souvent fort cher. Cette loi, cette charte de com- 
mune traitait, suivant les époques et suivant les lieux, de matiéres trés- 
diverses. Le droit civil et le droit pénal y trouvaient place 4 cété du droit 
municipal proprement dit. 

Quand nous voulons aujourd'hui pénétrer au coeur de ses sociétés dis- 
parues, il nous faut aborder l'étude comparative de titres trés-divers, 
trés-nombreux, trés-disséminés et qui sont bien loin encore d’étre tous 
imprimés. Gependant chaque jour des documents ‘nouveaux viennent 
s’ajouter 4 ceux que nous possédons déja: grace 4 ces publications, 
l'histoire progresse, ou, du moins, l’historien est mis en demeure de s’es- 
sayer 4 une ceuvre moins superficielle. 

La Société d'histoire de la Suisse romande vient d’éditer un recueil qui 
prend un rang trés-honorable parmi quelques travaux du méme ordre, 
et qui facililera singuliérement la tache des futurs historiens du pays de 
Vaud. En lisant ce titre : Chartes communales du pays de Vaud, nous ne 
pouvons nous empécher de songer que'la plupart de nos provinces n'ont 
point encore, comme ce canton suisse, un recueil: général de coutumes 
et de chartes communales. C'est 4 dessein que je réunis ces deux nalures de 
documents : coutumes et chartes communales marchent, en effet, ‘de pair. 

L’Allemagne doit 4 Jac. Grimm, un Coutumier général de la plus 
grande valeur. La derniére tentative de ce genre qui ait été faite parmi 
nous date du dix-huitiéme siécle; elle ne procéde pas des préoccupations 
historiques et scientifiques dont nous nous inspirons aujourd'hui, et, par 
suite, ne répond plus 4 nos besoins. Reprendre au point de vue moderne 
l’oeuvre surannée de Bourdot de Richebourg et publier pour la France 
un recueil analogue aux Weisbhtimer de Grimm, serait une belle entre 
prise, véritablement digne de tenter l’ambition d'un érudit et qui pour- 


rait faire honneur 4 son nom. 
Paut Viovier. 


MADAME DE MAINTENON 
Choix d’entretiens et de:lettres. 4 joli volume in-18. — Douniol, rue de Tourne. 
Quel que soit le jugement que Jon porte sur madame de Maintenon, on 


ne saurait méconnaitre le talent extraordinaire, l'aptitude rare dont cette 
femme illustre se montra douée pour tout ce qui se rapportait a la direc- 








' MELANGES. 548 


tion et 4 l'éducation des jeunes filles. La fondation de Saint-Cyr, de cet 
asile ouvert par elle aux filles de la noblesse pauvre, reste son plus in- 
contestable titre au respect de la postérité. Comme !’a si bien dit son his- 
torien, le duc de Noailles, « c'est 4 Saint-Cyr qu'il faut voir madame de 
Maintenon pour prendre une juste idée de ses vrais sentiments. » Les rap- 
ports qu'elle entretenait avec les éléves et les religicuses de cette maison 
n’ont pas duré moins de trente-trois ans, et les nombreux écrits qui res- 
tent d'elle nous révélent le zéle persévérant, infatigable avec lequel 
celle personne, qu'une singuliére fortune éleva au faite de la grandeur, 
consacra les facultés d'une raison supérieure et d'un esprit éminent au 
service de la Jeunesse. 

Qutre les conférences et les conversations que madame de Maintenon 
multipliait avec les éléves de Saint-Cyr dans. les visites presque quoti- 
diennes qu’elle leur faisait, elle employait encore, pour les diriger et les 
instruire, le moyen d'une correspondance fort suivie. C'est du recucil de 
ces lettres et entretiens, religieusement reproduits et conservés 4 Saint- 
Cyr, qu’ont été extraits les éléments du volume charmant que nous an- 
noncons. 

Guidée par un tact sir et la tendresse maternelle Ia plus éclairée, le 
spirituel auteur de ce recueil s'est pénétré des vrais sentiments de ma- 
dame de Ma intenon, en donnant la religion pour base 4 toute éducation 
et ens'attachant 4 reproduire surtout ce qui devait aider au progrés et 
au développement de la raison, inspirer aux jeunes filles le godt de la 
simplicité et élever leurs Ames. 

Un beau portrait de madame de Maintenon et une notice biographique 
parfaitement appropriée au jeune public auquel s’adresse ce recueil 
complétent ce volume, que toutes les méres voudront}mettre aux mains 


de leurs filles. 
Léon Ansaup. 


2 


Notre collaborateur, M. René Lavollée vient de pablier uné étude inté- 
ressante, écrite d’aprés des documents nouveaux et qui présente sous 
un jour lumineux une des plus remarquables figures de la société amé- 
ricaine, celle de Channing, dont M. Cachin a esquissé ici, il y a déja 
quelques années, les traits *(Channing, sa vie et sa doctrine, librairie 
E. Plon et C*). L’auteur ne fait pas seulement la biographie de l’illustre 
Américain, il ne se borne pas 4 montrer son héros partagé entre la com- 
position: littéraire, la vie de famille et la prédication; il nous initie en- 
core au’ mouvement littéraire qui se- développe en Amérique, et’ qui lui 
inspire l’idée de disputer 4 | Europe son ancienne suprématie dans 
Yinstruotion et.Ja.science. Ce remargquable ouvrage a été ‘couronné par 
Académie des sciences morales et politiques. 





- QUINZAINE POLITIQUE 


9 février 1876, 


Bien des cspérances ont été décues par l’élection du Sénat, le 
30 janvier ; et nous n’affecterons pas, pour notre part, une fausse 
satisfaction : si l’événement n’a pas trompé tous nos veeux, il en 
est plus d’un qu’il a trahi. Mais nous ne pensons pas qu'un seul 
parti ait vraiment le droit de s‘enorgueillir et de se réjouir : pour 
tous il y a un regret qui tempérc leur. contentement; et, parmi les 
plus prompts a se faire & cux-mémes des ovations, parmi les plus 
habiles a parer de fleurs jusqu’a leur deuil, on a vu régner un peu 
de pudcur ct de prudence, on a vu quelque retenue présider a leurs 
démonstrations : les radicaux n'ont pas osé monter au Capitole pour 
remercicr les Dieux ; Ies césaricns. n'ont osé décerner l’apothéose a 
aucun de leurs chefs. Pourquoi ce sentiment général? C’est qu’en 
réalilé personne n’a grandement triomphé, le 50 janvicr, ni subi de 
hontc ou de désastre irréparable. C’est surtout parce qu’é réunr 
les stnateurs élus dans le pays et ceux qu’avait choisis l’Assemblee, 
on ne peut, ni d’un cété‘ni d’un autre, compter de majorité pré- 
pondérante, assez compacte ct asscz sure d’clle-méme pour rendre 
inutiles ces arlilices de gronpement et ces difficiles efforts d’équi- 
libre dont l’Assemblée a cu lesoin pendant cing ans. Les conserva- 
teurs, évidemment, sont les plus nombreux. Mais seront-ils unis? 
Les républicains ct les radicaux ont conquis plus de siéges que 
nous ne présagions. Mais n’cn ont-ils pas obtenu moins qu’cut- 
mémes rc le présumaicnl? Ne retrouvent-ils pas devant eux des 
forces plus vivaces que certaine illusion ne les avait induits a le 
croire? Et puis, ne sentent-ils pas plus prochaine l’heure qui scra 
pour cux celle de la division? Voila des doutes qui, 4 droite et a 
gauche, diminuent également la confianee ou la joic. Pour les uns 
ct pour Ies autres, le Senat a quelque chose de médiocre et d’incer- 
tain, au-dessus duqucel plane un peu d’obscurité. 








QUINZAINE POLITIQUE. | 


Ceux-la surtout auront été dans l’erreur, qui annongaicnt qu’une 
unité, inconnue de |’Assembléc, dominerait dans le Sénat. Non, ce 
souffle d’esprit républicain qui, moins impélueux que léger, passe 
en ce moment sur notre pays n’est pas si puissant, qu’il ait em- 
porté toutes les traditions du passé et tous lcs souvenirs de ce 
siécle, en les chassant devant lui. Qu’cn regarde en effet ce Sénat. 
Le voila bien tel que histoire de ce temps a fait la France elle- 
méme, la France désunie et partagée. Le voila avec nos impéris- 
sables partis : ils y sont tous. Nous avons beau créer des lois, dicter 
des serments, proclamer des noms, ct nous imaginer que l’unité, 
mise dans les apparences, cst aussi dans le fond des choses; il 
n’en est rien. Les différences subsistent, les contrastes restent, l’a- 
gitation demeure. Est-ce donc la main de Dicu qu’il faudrait pour 
réimprimer sur la France cette unité politique qui s’y est effacéc? 
Lui seul le sait. Mais ce qui dément aujourd’hui bien des pré- 
dictions, c’est la vue du Sénat : il n’est pas sculement divers comme 
les gouvernements qui, depuis 1789, se succédent sur Ics trdnes 
que nous leur élevons avec Ics débris de nos révolutions ; les 
partis mémes qui le diversifient ont presque des forces égales, 
moins capables de se commander l'une 4 l'autre que de se neutra-. 
liser, comme s’il n’y avait plus pour la France d’autre miracle 
possible que de se mainteniren évilant de se briser dans cette divi- 
sion! Et ainsi la République, qui devait, au dire de ses prophetes, 
lout unifier en enveloppant tout de concorde et de fraternité, n’a 
fait qu’ajouter un élément de plus 4 notre impuissance! 

A voir tous nos partis représentés dans le Sénat par des nombres 
presque proportionnels, un étranger pourrait, certes, nous deman- 
der, avec un scepticisme assez légilime, ce que signifie réellement 
élection du 30 janvier. Chacun des partis n’apporte-t-il au Sénat 
que sa fidéle doctrine, sa vieille espérance, son propre esprit? Et 
alors qu’est-ce que ce voisinage ct ce mélange de competitions qui 
ne peuvent s’accommoder ct s’assorlir que pour un jour? Qu’est-ce, 
sinon le chaos? Ou bien, chaque parti continuant d’étre ce qu'il a 
été, y a-t-11 par-dessus tous quelque chose qui Icur est commun, 
comme un drapeau par-dessus vingt élendards? C’est, 4 notre avis, 
cette derni¢re considération qui est la vraie. Les partis, en 1876, se 
survivent dans le Sénat, tels dans le secret de leurs cceurs qu’ils 
étaient en 1875 ou méme en 1871 dans l’Assembléc. Ils n’ont pas 
renoncé 4 eux-mémes. Seulement quelqucs-uns sont plus tristcs 
et n’ont plus l’ardeur d’alors, tandis que les autres sont devenus 
hardis et s’impatientent. Mais tous sentent peser sur cux telle ou 
telle grande nécessité qui les conticnt. Et la France, dans 1]’élection 
du 30 janvier, semble leur avoir dit : « Respeetez-vous ct épar- 


S52 QUINZAINE POLITIQUE. 


gnez-moi. Je connais votre impuissance réciproque. N'entrepre- 

nez rien les uns contre les autres : cq serait. inutilement troubler 
mon repos social et national. Préoccupez-vous surtout du pos- 
sible et vivez cn paix sous la loi du jour. J'ai peur du désordre, 
j'ai peur du changement, Laissez-moi respirer, aprésp tant de se- 
_cousses et devant tant de. périls, sous l’'abri tutclaire qu’étend sur 
moi le pouvoir: du maréchal de Mac-Mahon.. Laissez: intacte .cette 
Constitution, hélas! plus qu ‘impariaite, mais que yous ne sauriez 
remplacer ef, que vous ne pourriez refaire aujourd'hui. Ne me par- 
lez pas, avant 1880, avant |’épreuve, ayant le temps marqué pour 
lexpéricnce, ne me parlez pas de réviser une constitution dont la 
pratique n’a pas encore commence : bonne, gardez-l4 ou supporter- 
la; mauyaise, ne la. rendez pas pire. par la menace quotidienne el 
prématuréc de V’abolir. J’ai besoin de tranquillité : & ce besoin, 
qui vient de mes blessures ct de mes fatigues, subgrdonnez tout le 
reste,» Tela été, pour un témoin,impartial, pour quiconquc écouls 
nonce qu'il veut entendre mais ce qui se dit, tel a été le langage de 
la. France dans cette élection. C’est celui que, formée de trois ou 
quatre, partis différents, la majorité des modérés va vraisemblable- 
-meunt répéter dans le Sénat. : 

‘Le lendemain qu 30 janvier, on n’a pu déméler aussitdét, dans 
lobscurité de certains, choix ef dans Pincohérence des noms, la vé- 
ritable volonté du pays. Peut-étre méme ne la lira-t-on bien dans le 
Sénat. que lorsqu’il |’'aura lui-méme écrife dans ses premiers actes, 
et ces actes dépendront plus qu’on ne pense de ceux auxqucls parai- 
tra disposée l'Assemblée qui aura été élue le 20 février. D’autre part, 
les.résultats étaient mélés de bien ct de mal. Si les conservateurs 
saluaient avec joie parmi les noms victorieux ceux de M. de Broglie, 
M.. Bocher, M..de Meaux, M. Depeyre, M. Batbie, M. Lambert-Sainte- 
Croix, M..Ancel, M. de Gontaut-Biron, M. Daru, M. de Talhouét, 
M. de Kerdrcl, M. Caillaux, le général de Ladmirault, M. Grivart, 
ils avaient-a regretter que ceux de'M. de Chahaud-Latour, M. de 
Larcy, M. Charles de Lacombe, M. de Mérode, M. de Vogié, M. de 
Cumont, M. de Rességuier, M. Peltereau-Villeneuve, M. de Sugny, 
M. de Chaudordy, M. Broét, manquassent au Sénat; ils avaicnt sur- 
tout la douleur de constater que, dans les Vosges ct dans la Cha- 
rente-Inféricure, l’ingratitude et l’ignorance populaire cussent servi 
Ja haine qui anime les radicaux républicains ou césariens contre 
M. Buffet ct M. Dufaure. Une consolation, il est vrai, diminue ces 
regrets : c'est l’espoir de voir ces injustices réparées par les votes 
du 20 février. D’ailleurs, devenucs sires ct completes, les nou- 
velles de l'élection ont, dans leur ensemble, compensé celles qui 
avaient d’abord attristé les conservateurs. Le centre droit et la 











- 


QUINZAJNE POLITIQUE. S58 


droite modérée comptaient ensemble plus de 90 élus; la droile avait 
parmi les sénateurs un plus grand nombre d’ancicns députés que 
la gauche. Victoire remarquable pour des partis qui, cn entrant 
dans la lutte, s’y trouvaient précédés par on sait quels présages 
défavorables, et qui rencontraicnt associés contre eux, dans le pays, 
les némes adversaires dont la coalition les avait naguére accablés 
dans l’Assembléc. Victoire significative aussi, puisque ceux qui 
l'ont remportée, ce sont des partis dénués aujourd’hui de tout ce 
qui entraine la fortune et la foulc, des partis qui n’ont de force que 
dans le passé ct que rien n’encourage beaucoup ou ne seconde bien 
dans le présent. | 
_ Les radicaux n’avaient pas tant a se {Gliciter de cette journée. lls 
avaicnt fait nommer quelques candidats de plus que le centre gau- 
che, mais une fois mains que,la gauche modérée. Les Challemel- 
Lacour, les Esquiros,, les Férouillat avaient bien cu ’honneur 
détre revétus a Marscille et 4 Lyon du titre de sénatcurs. Mais les 
Gent, les Millaud, les de Pompéry avaicnt eu l’affront d’¢ire repous- 
sés, bien qu’ils aient foi eux aussi, en « la République puissante 
comme la vérité, indestructible comme le droit », que célébrent 
ceux-la. A Paris, dans la cité sainte de ]’extréme gayche, M. Victor 
Hugo, le grand pontife ct le grand poéte du radicalisme, avait eu 
4 subir (o misére! o honte!) |’épreuve d’un obscur ct hasardeux 
ballottage! Et. M. Louis Blanc, cette autre gloire que, dans une 
réunion publique, M. Gambetta. ne permettait pas d’exposer une 
minute au doute d’une contestation, M. Louis Blanc, au front 
duqucl tant de radicaux croicnt voir luire la lumiére divine de 
la république elle-méme,, M. Loyis Blanc était rejeté par les 
élecleurs sénatoriaux de Paris! Trois républicains ou radicaux 
qu'on appelle modérés, ‘M., Hérold, M. de Freycinet, M. Tolain 
élaient préférés 4 ces deux hommes illustres du parti radical! Il y 
avait la pour nous un agréable sujet d’étonnement: Les radicaux 
capteront-ils mieux la bonne volonté du suffrage universel ? Ils l’as- 
surent ; et nous, nous en douterions fort, si les conscrvateurs 
étaient aussi disciplinés qu’eux ou aussi prodigues d’eux-mémes. 
Nous verrons. Nous vivons dans un pays et dans un temps ot il ar- 
rive aux radicaux eux-mémes d’étre parfois de mauvais prophétes. 
Que faut-il en France pour tourner soudain dans un sens contraire 
asa direction initiale la mobile puissance du suffrage universel ? 
Que faut-il? Un aussi minime accident que ccux dont parlait ]’ire- 
nie de Pascal et qui pouvaient, selon lui, déranger la machine du 
monde. 

Le parti bonapartiste avait affiché l'espérance d’avoir sur chacun 
de ses rivaux, dans le Sénat, la supériorité du nombre : sa pre- 


354 QUINZAINE POL'TIQUE. 


somption y comptait d’avance quatre-vingts au moins de ses candi- 
dats. Ce qui semblait assurer sa jactance, c’était le mode méme du 
scrutin : parmi les délégués, 11 croyait retrouver les clients de l'Em- 
pire, les maires surtout. Il se vantait « d’écraser » dans le pays, le 
30 janvier, ce centre droit et cette droite modérée que, en décem- 
bre, il avait aidé 4 « écraser » dans l’Assemblée. Il déclarait arro- 
gamment que, comme il allait étre fage 4 face avec le parti répu- 
blicain, il vaincrait. Or, de tous, 11 est le parti qui aura le moins 
de sénateurs. M. Rouher verra derriére son drapeau, dans le Sénat, 
15 bonapartistes militants. Quant aux 15 ou 16 bonapartistes d'au- 
trefois, gens modérés et indécis, qui n’ont été bonapartistes sous 
l’Empire qu’a titre de conservateurs, ils sont, comme M. Magne, de 
ceux qui suivront plus volontiers M. Buffet que M. Rouhcr : ils ai- 
ment mieux préserver le présent avec le maréchal de Mac-Mahon 
que risquer l’avenir avec Napoléon IV dans on ne sait quel inconnu 
et quels périls ; M. Rouher ne peut les appeler siens. Mais supposons 
qu’il en ait le droit : une trentaine de bonapartistes dans le Sénat, 
ce n'est certes: pas le nombre triomphal que le vice-empereur pro- 
‘mettait 4 son jeune maitre ; c’est un chiffre inférieur a celui d'au- 
cun autre parti dans cette assemblée; ct voila un bonheur bien 
médiocre aprés tant d’efforts, de dépenses, de séductions, de bruit 
et de propagande. Malgré le masque de conservateurs dont la plupart 
se couvraicnt le visage, et bien qu’ils eussent 4 l’envi usurpé le nom 
d’amis du maréchal de Mac-Mahon, les plus fameux ont succombé: 
c'est M. de Saint-Paul, M. le Provost de Launay, M. Levert, M. Grand- 
perrel, M. Lachaud, ctc... Parmi ces victimes, il y a 6 ministres, 
8 préfets, 13 députés, 2 stnateurs, 2 conscillers d’Etat, 6 généraux, 
2 ambassadcurs de l’Empire. Beaucoup de ces grands personnages 
n’ont méme eu que des minorités ridicules. Leur comité, celui qui 
sans vergogne s’est dit « National Conservateur », présentait 74 can- 
didats chers 4M. Rouher et dévoués a sa politique : 14 seulement 
ont éte élus. Est-ce pour eux la seule trahison de la fortunc? Non. 
Elie les abandonne jusque dans leurs pays de prédilection, dans le 
Gers, I’Oise, l’Eure, l’Aude, la Somme; clle leur manque jusque 
dans le Pas-de-Calais, cette Bétique du bonapartisme. Or, pour qui 
la faveur des électeurs les y délaisse-t-elle? Pour des radicaux? 
Nullement. C’est pour des conservateurs constitutionnels. Et de 
toutes les lecons que l’événement du 30 janvier aura infligées aux 
bonapartistes, celle-ci n’est pas la moindre qui doive désormais 
rendre leur orgueil plus modeste et leur avidité plus sobre. 
L’élection du 50 janvier mettait 4 essai un genre de vote absolu- 
ment nouveau cn France. Qu’auront a penser de cette expérience le 
fégislateur et ’historien? Aujourd’hui on ne saurait le dire exacte- 





QUINZAINE POLITIQUE, 555 


ment. On connatt mal encore, sinon tous les ressorts qui ont mit les 
partis pendant l’action décisive, du moins tous les mouvements qui 
ont poussé ¢a et 14 ou ramené leurs opinions. D'autre part, il y a 
dans la composition du Sénat des éléments vagues, sur lesquels les 
données sont encore incertaines : or, on ne peut bien juger la cause 
qu’a la condition d'‘avoir tous les effets sous son regard et dans une 
pleine lumiére. 

En attendant, il nous semble que ce genre d’élection n’a pas eu 
tous les avantages qu’on lui attribuait d’avance. Par exemple, on 
lui croyait la vertu d’un instrument précis et sir, qui permettait de 
calculer les forces et d’annoncer les chances des partis. On le disait 
bien haut, le lendemain du 16 janvier. La vérité est que si cet in- 
strument est moins variable et moins douteux que celui du suffrage 
universel, i] ne fournit pas, pour augurer les choix, le moyen 
presque infaillible qu’on avait pensé ; il n’est pas si propre a diriger 
les volontés que quelques-uns !’estimaient : il a réduit dans le vote 
la part de Yinconnu bien moins qu’on ne l’avait espéré. Combien de 
prévisions trompées! Combien de victoires ou de défaites improvi- 
sées! Combien de surprises qui venaient contrarier, changer, dé- 
truire méme, ou la notion des lieux ou la connaissance des person- 
nes! On le sait. Il n’est pas moins manifeste que ce mode de scrutin 
favorise plus qu’on ne croyait cértaines combinaisons de votes, 
‘telles que Y alliance des partis les plus hostiles l'un 4 l'autre peut 
en créer dans un parlement. Ces assemblées restreintes, ces délé- 
gués, ont eu, dans plus d’un département, leurs traitants pour tra- 
fiquer des haines ou des convoitises de chacun, leurs Raoul Duval 
et leurs Jules Simon, leurs la Rochcette et leurs Gambetta, comme a 
Versailles; et ce sont ces indignes accords qui ont eu le pouvoir 
d’écarter du Sénat des hommes comme M. de Chabaud-Latour et 
M. de Larcy. I faut y prendre garde: avec un emploi plus fréquent, 
cest-i-dire avec plus de préparation et d’habitude, l’espéce de suf- 
frage qui a été en usage dans l'innovation du 30 pourrait sc préter 
4 bien des jeux funestes, comme celui qui, au mois de décembre, a 
scandalisé la conscience publique et compromis la mémoire de 
Assemblée. 

Mais hatons-nous de le constater également. Ce genre de vote 
rend l’accueil des électeurs plus sévére et plus difficile & ces candi- 
datures ambulantes du radicalisme, qui, n’ayant de foyers nulle 
part, s’en allaient naguére de Paris mendier partout le droit de 
cité. Le souvenir des services rendus, les titres locaux et les mé- 
rites particuliers ont eu plus de prix dans cette élection ; l’équité 
ya donc régné davantage. Sans méconnaitre l’empire exercé par 
les nécessités du jour, ni Pinfluence du gouvernement, ni la puis- 


yS6 QUINZAINE POLITIQUE. 


sance:générale de l’opinion, nous eroyons aussi que, de lui-méme, 
i’électorat des délégués a cu son efficacité, le 50 janvicr, pour 
réglar et tempérer les choix des partis. Il les a contraints a tenir 
un compte plus juste de Icur,valeur respective. Il a su donner aux 
minorités leur représentation. Jl n'a point formé une de ces majo- 
rités souveraines, impéricuses, exclusives, telles que certains sou- 
haits ’ambitionnaient. Malgré plus d’une erreur malhcureuse, il 
s’est laissé moins gouyerner par lcs violents ou moins duper par 
les habiles. Dans l'ensemble, ses préférences ont été pour les mo- 
dérés, Ila fui les extrémes. Car, parmi Jes,élus du, 50 janvier, elle 
est relatiyement petite, la place des csprits absolus ou chimétriques, 
des sectaires ct des furicux. N’était le fractionnement de nos parts. 
n’étaicnt les séparations d’hier qui tomberont demain pcut-étre, on 
pourrait rassembler dans ce Sénat plus de cent quatre-vingt-trois 
consprvateurs ct constitutionnels, jaloux sincérement de | préserver 
de tout excés la patrie et la société, c’est-d-dire capables d’opposer 
une résistance suffisante aux entreprises de M. Gambetta et de 
M. Rouher. Dans l'état actuel de notre pays, ¢’est une, ressource 
qu’on ne saurait dédaigner. L’avenir apprendra ce.qu’on peut en 
faire.. Mais jusque-la reconnaissons que l’élection du 50 janvier, en 
amenant dang le Sénat un nombre de modérés supéricur a celui des 
autres, nous a ménagé un dernier mayen de salut. Il reste que les 
évanements ct les hommes s’en servent, comme jl convient aux, des- 
tinées que. nous espérons encore pour la France! | = 
: Combien est fiévreuse la préparation du vote du.20 février, on le 
_yoit.depuis quelques jours. En aucun temps, les radicaux a’gnt éf6 
:plus, actifs, plus hardis, plus apres. Toute, leur pensée est dans ces 
‘mots que le Rappel, d'un air de remontranec, adresse au Temps: 
‘a Cest trés-bien d’avoir sur la Constitution l’étiquetfe : Répyblique. 
Mais ce qu’il y a sur la Constitution n’es{, pas tout; ce qu'il y a dedans 
a aussi quelque importance. La derniére Assemb]éca.nous.a donneé le 
mot. Il faut que la prochaine nous donne la chose..» Voila I'jdéc. le 
programme, le dernier et celui qu’on étale dans les clubs élec{praux, 
celui sur Jequel.il faut.jurer et que les ¢lecteurs du .9° arrondisse- 
ment portent comme unc sorte d’interrogatoire 4 M. Thiers lu- 
méme, c’est le programme déployé par M. Laurent-Pichat devant 
les délégués radicaux de la Seine. Et encore ce programme, qui, 
sous des mots nouveaux, énonce les veux révolutionnaires émis 
jadis par M. Gambetta et M. Naquet, n’a-t-il pour nos agitateurs et 
nos utopisles que la fade douceur d’une sorte de: pastorale: c’est 
« un minimum », disent-ils avec un dédain qui feint d’étre de la 
modération ! Pour connaitre leurs vrais desseins, lcurs réves 
et leurs furcurs, il faut aller dans ces réunions publiques ov 


QUINZAINE POLITIQUE. 557. 


MM. Spuller, Cantagrel, Floquet, Castagnary, Clémenceau, Ma- 
gnier ‘et autres réclament « l'amnistie immédiate et totale »; ot 
les plus sotics chiméres ‘sont les plus acclamées, pourvu qu ‘elles 
promettent quelque chose qui dépasse la mesure du connu ct la 
borne du présent ; ot mille folies, plus dangercuses que la sicnne, 
disputent la tribune a la folie de M. Gagne; ot le burlesque et le 
féroce éclatent dans un méme tumulte ; ot, dés qu’a retenti le nom 
de M. Thiers;‘on hurle : « A bas l’assassin des insurgés ! Le sang de 
Paris Yétouffera; » ott le citoyen Ivry, aux applaudissements de 
l’auditoire, souhaite et propose, « l’extirpation de toutes les vicissi- 
tudes humaines »; ot, plus qu’aucune haine soit sociale soit politi- 
que, sévit unc hainc dela religion et de fout ce qui est religieux, aussi 
ignorante et déclamatoire que cynique et violente ; ot sc renouvel- 
tent, comme si dans Paris l’expéricnce ne servait de ricn a la foule, 
toutes les extravagances de 1793, de 1848 et de 1874 ! On voit se re- 
muecr 14 le bas-fond du radicaligme. On y découvre dans leur sauvage 
naiveté toutes les ambitions de ces démocrates, celles des dupeurs et 
celles des crédules. On y apercoit clairement, dans les rapports du 
démagoguc ct de la multitude, ce que c’est que la servitude de la po- 
pularité. On peut passer ct hausser les épaules ; on peut se dire que 
ce qui sec repand la, c’est la lie de la liberté, plaindre les pauvres 
gens qui s’en abreuvent j Jusqu’a Vivresse, et mépriscr les histrions 
qui, pour Icur plaire, s’en barbouillent en simulant l’ivresse aussi. 

Mais quand on se souvicnt que ces mémes fous et ces mémes furieux 
ont, a leurs heures, gouverné Paris et prétendu régner sur la France; 

quand on sc rappelle tout ce que peut faire dans notre pays la Vio- 
lence des uns et tout ce que peut laisser faire la timidité des auttes, 

il faut bien joindre a la pilié ou au mépris leffroi salutaire qui 
s’arme et qui combat; il fault ‘bien se garder de rire d’un péril qui, 

notre histoire en témoigne, a plusieurs fois surpris la société au 
moment ou elle s’en amusait avec la plus superbe insouciance; 11 faut 
se demander ce que deviendrait notre pays, si les tribuns de ces 
clubs, si Ies courtisans asscrvis 4 cette plébe, devenaient les mai- 
tres du pouvoir. Il faut donc que Ics conservaleurs comprennent 
leur devoir et leur intérét, en luttant avec plus de vigilance et d’é- 
mergie, avec plus d’union et d’intelligence. 

Le spectacle est instructif ; il cst émouvant aussi, M. Louis Blane 
idolatré par la populace, jouant le citoyen antique sur la civiére 
qui le porte vers l’urne du Luxembourg, se débattant au milicu des 
offres électorales dont il veut bien étre assailli, et choisissant avec 
modestie cing ou six thédtres 4 la fois pour sa candidature; 
M. Thiers, mal satisfait d’étre sculement le sénateur de Belfort, ju- 
geant trop peu de chose ce simple honneur national, convoitant la 


558 QUINZAINE POLITIQUE. 


gloire d’étre député de Paris, perdant la reconnaissance des radi- 
caux, défendu par M. Jules Favre et attaqué par M. Ulysse Parent; 
M. Gambetta courant de forum en forum, préparant dans toutes les 
grandes villes ow il le peut son petit plébiscite personnel, et faisant 
bruyamment le doucereux a Lille; M. Valentin imposant son patro- 
nage a M. Léon Renault, forgant & desscin le sens des déclarations 
constitutionnelles de honorable préfet de police, et, au nom du 
parti républicain, s’emparant de lui, non comme d’une « recrue », 
mais comme d’une proie ; les radicaux transigcants et intransigeants 
commencant a s’insultcr entre eux et traitant avec un égal mépris 
leurs alliés d’hier, les premiers champions de la république con- 
servatrice; les candidats du centre gauche traqués par les soupcons 
des radicaux et se livrant 4 eux, laissant mettre leur conscicnce & 
la question dans des réunions publiques, condamnés 4 s’enfermer 
et 4 clore la France avec eux dans « la république quand méme», 
obligés de renoncer 4 jamais pour l'avenir au moyen de salul que 
la monarchie pourrait offrir 4 la patrie dont les destinées courraient 
le risque de périr entre une autre Commune et l'Empire; les bonapar- 
tistes, enfin, adoucissant leur voix au lendemain du 30 janvier, corr- 
geant leur programme, outrageant en Corse la Constitution et s’incli- 
nant devant elle en France avec des semblants de respect, invoquant 
le titre de conservateurs et rivalisant d’injures démocratiques avec 
les radicaux pour bafouer « les nobles » et les « cléricaux » qui ne 
sont pas impérialistes: ces traits de l’élection qui se prépare sont in- 
nombrables ; la plupart sont fugitifs et paraissent ou disparaissenl 
au jour le jour; nous en reconnaitrons un bon nombre dans ceux qu! 
marqucront l’événement du 20 février. 

Pour un curieux, le tableau que présente la France agitée par 
cette lutte électorale est intéressant : il a pour nous des aspects dou- 
loureux, plusicurs qui sont tragiques autant que d'autres sont co- 
miqucs. Que les conservatcurs y soient seulement attentifs ; leur 
force se réveillera, et méme, dans ces derniers jours, il leur suffira 
d’un peu d’entente et de vigueur pour avoir, dans cette élection de 
l’Assemblée, l’avantage qu’ils ont eu dans celle du Sénat. 


‘ Avcustse Boucder. 


L'un des gérants : CHARLES DOUNIOL 


Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Paris. 











LOUIS DE CARNE 


Je remplissais, il y a quinze jours, un: triste devoir en parlant 
aux lecteurs du Correspondant d’un des fondateurs de notre ceuvre, 
l'abbé de Cazalés, et j’ai aujourd’hui un devoir semblable a rem- 
plir, bien triste aussi, mais également cher 4 mon coeur. J’ai & leur 
parler d’un autre fondateur de notre cuvre, tache douloureuse, 
mais que cependant je tiens 4 accomplir, moi contemporain de l'un 
et de autre, compagnon‘de leurs labeurs, moi l'un des rares survi- 
vants de cette modeste ct chére association. 

La vie de Louis de Carné a été toute autre que celle d’Edmond de 
Cazalés; mais leur point de contact, le noeud de leur amitié, a été 
Yamour de l’étude, l'amour du pays et, avant tout, l'amour de Dieu. 
Lun a eu une vie toute active, toute occupée des grands intéréts po- 
litiques ct sociaux; il a été "homme des affaires publiques, de ces 
luttes parlementaires, siriches en espérances, en émotions, mais plus 
encore en inquiétudes, en soucis, en douloureuses épreuves. L’au- 
lre, qui n’a pourtant pas toujours été étranger aux affuires publi- 
ques, a trouvé surtout dans l’étude paisible, laboricuse, assidue, 
un autre moyen de servir son pays et de servir son Dieu. L’un a eu 
la vie de famille, cette vie qui a tant de charmes, 4 la premiére 
heure surtout, mais qui, 4 la seconde, sans rien perdre de ce 
qu’elle a d’affectueux et de tendre ct par cela méme qu’elle est plus 
tendre, se méle le plus souvent de tant de douleurs. L’autre, aprés 
avoir longtemps vécu de la vie commune, aprés avoir rencontré au- 
tour de lui les affections de la famille et avoir songé 4 se les assu- 
rer pour l’avenir, a été peu a peu conduit par la main de Dieu & la 
part la meilleure dans le divin héritage. Le sacerdoce s’est ouvert 
pour lui comme une ceuvre plus parfaite de dévouement, une plus 
entiére satisfaction pour son coeur, un plus saint emploi de son in- 
lelligence. Le chrétien dans la vie publique, le chrétien dans la vie 
sacerdotale, notre petit cénacle les a possédés tous les deux. 

*. sim. 7. ixvi (cx pg La cowecr.). 4° tiv. 25 Févaren 1876. 37 


* 560 LOUIS DE CARNE. 


Je n’ai pas & parler beaucoup des premiers temps de la vie de 
M. de Carné. Nos lecteurs ont lu — et dans le Correspondani 
et ailleurs — ces pages intitulées : Souvenirs de ma jeunesse, qui 
un jour sont tombées de sa plume, comme une douce et charmante 
distraction de l’homme d’Etat. Il se montre 14 au temps de ses es- 
pérances, de nos cammunes espéragces, pour ne pas dire de nos 
illusions ; 4 cette époque si souriante et sibelle qui ne ‘reviendra pas 
pour nous bien certainement, qui ne reviendra peut-étre méme 
pas pour nos fils ; ces temps de la restauration, vers 1826 ou 1827. 
ou tout était si plein d’cspérances, ot l’on croyait encore a I'al- 
liance entre l’ordre et la liberté, entre la royauté antique et les 
fruits, si chérement achetés, de nos révolutions modernes; ot !'’on 
croyait (illusion qui fut bien courte) le Cerbére de 1793 apaisé pour 
jamais par le gateau emmiellé de la liberté parlementaire ; o@ il y 
avait dans lair tant d’éloquence et tant de poésie, o& Lamartine en 
était 4 sa splendide aurore et ot Chateaubriand était bien loin de 
son déclin. C’est 14 l’air qu’a respiré le jeune Carné, jeté de sa Bre- 
tagne dans ce Paris, moins opulent, moins luxueux, sans doute, 
que celui d’aujourd’hui, mais bien plus vivant par l’intelligence et 
par le coeur, bien plus fait pour séduire une jeune ame. Cet étudiant 
de 1825, auditeur de la Sorbonne, cpnvive des fétes du Palais-Royal, 
ce ‘jeune attaché aux affaires étrangéres sous M. de Damas ou M. de 
Chateaubriand, assidu aux séances de la Chambre, sans étre pour 
cela moins assidu 4 Saint-Sulpice ou & Notre-Dame, aurait-il, au 
jugement de quelques-uns, trop conservé dans son dge mir des 
illusions de sa jeunesse? Ce n'est certes pas que les événements 
n’aient fait leur possible pour les lui dter. Il avait respiré les par- 
fums de la Charte de 1814; qu’a-t-il dd penser lorsqu’il eut fallu 
tant de fois vivre dans l’atmosphére de la révolution, cette grande 
ennemie de toute liberté? | | 

‘En dirai-je davantage et rappellerai-je la partie anecdotique de 
ces Mémoires que tous nos lecteurs ont lus? Rappellerai-je ce vieux 
M. de Tremuzin, royaliste entété et voltairien non moins entété, qui 
avait si galamment sacrifié ses manchettes de dentelle & trois Suis- 
scs, lesquels n’eurent pas le courage de lui sacrifier une seule de 
leurs dents; ce salon d’un oncle ow le jeune Carné souffrait dou- 
blement et comme libéral (puisque c’était le mot d’alors) et comme 
catholique, et d’od, par suite de V’indépendance de son esprit, il 
finit par sortir et plus libéral et plus catholique. « Je dois, dit-il, a 
une énergique réaction contre la double influence & laquelle fut 
soumise ma jeunesse, la foi solide qui a consolé ma vie, ef mon 
inaltérable fidélité aux idées politiques auxquelles je concourus plus 
tard 4 donner un premier organe au sein de la presse religieuse. » 


LOUBS) DE| CARNE. 601 


C'est aims} quo:les ‘vidilards font les idées: des jeunes gens, ‘quel- 
quefois parce que ceux-ci se laissent persuader, pes souvent encore 
parce quale ¢ontgedisent.f oe 
Des.cette epaque, et lordqua, diptomate; pour aielnnes ‘jours, ‘ii 
se fut. initiéd a la connaissaned des pays‘ étrangers et en particulier 
de Espagne, dont ii mous a st bien: parle; et plus tard, lorsque pour 
réclamer en faveur de la :religion et' dela liberté, contre les 
facheuses: erdonnances de 1828; notre couvre se fonda et le compta 
dés le premier. jour parmi ‘ses’ fidéles: coopérateurs;; il était clair 
pour lui et. pour: -les' autres: que ta vie parlementaire était son 
avenir. La-wie parlementaire d’alors: avait certes: ses illusions et ‘ses 
déboires. Le maitre; lo.corp$ électoral & 300-franes, avait bien‘ des 
aveuglements et des ‘caprices:; tats n’était-il pas une-merveille de 
bon sens ‘auppés de notre maitte actuel,: le siffrage’ universel? 
M. de Casrné devint: député ‘aprés 1850 et le fat jusqu’en 1848: 
Présenté comme candidat en 1869 et repoussé, miais depuis nomm6 
a plusieurs: reprises membre et président dw conseil général: (élec: 
tion a laqueelje:les passtons politiques ont moins de part), i allait 
dire hommé sénatéur. pac-le département du Finistére (on. ¥'comp- 
lait du moins), si une santé depuis longtemps affaiblie ne-lui edt 
interdit la candidature.:En: s’abistenant,- sar la demande de‘sa fa- 
mille et de ses amis, il. renomeart & un dermer honneur que ses com- 
patriotes allaient accorder 4 ses vioux:-jours ; maisils’épargnait, nous 
ne sauyioms en :douter, des soucis bien: amers, bien plus amers 
qu'au. moment de son. refus il ne powvait les.privoir.. Ne nous’ plai- 
gnons pas de la Providence ; il avait assez cambattu, assez souffert 
pour la patie dt. pour IBglise: il était mar -pour la recompense. 
Nul honame, en effet, n’a plus vivement: senti' les) aiixiétés et les 
amerlumes de la vie. politique. 5’il y.a eu, dans les assembiées, de 
ces tranquilles épicuriens pour lesquels toute la carniére: parlemen- 
laire ge résume.en:une fortune. 4 faire ou une: gloriole 4 obtenir, 
certes, eq n’était pas lui. On peut dire qu'il avait la fiévre de la po- 
litique, ,diune politaque;:.quand méme:il se fit trempé, toujours 
sincére, . toujoura. patriotique.. toujours chrétierme.:La pensée ‘qui. 
s était allumée dans. son esprit sur:les bancs de la Chambre le sui- 
vait dans som cabmet, et:}’on s’étonne en pensant 4 tous les travaux 
de publiciste qui remiplirent pour lui les intervalles de la vie par- 
lementaire ou qui, méme concourent avec elle. Dés 1833, préten- 
dant 4 .la vie parlementaire, il écrivait: ses: Vues sur l'histoire con~ 
temporaine.; en 1841, déja député, son livre du: Gouvernement re- 
présentatif en France et en Angleterre ; plus tard, grace au repos 
que lui donna-l’Empire, ses.Kéudes sur l'histoire du gouvernement 
représentatsf en France, et son livre sur ! Rurope et le second Em- 


562 LOUIS DE' CARMA. 


pire: homme d’Etat dans ses livres, quand ii ne pouvait plus l’étre 
a la Chambre. er ees an ie ea 

Et n’allez pas dire qu'il ne savait ‘que la’ politique. Voici des tra- 
vaux d’un autre genre, que tout le monde connait, toujours inspirés 
par la méme pensée patriotique et chrétienne, mais qui supposent 
une autre science que celle du temps présent ét ‘dont les journaux 
n’ont pu fournir Vétoffe : l’Bssat sir les’ forddateurs de lunité na- 
tionale en France, la Monarchie francaise au dix-huitééme sidcle. 
Et, comme un gage d’amour pour son pays natal, son livre des 
Etats de Bretagne, oti il raconte et glorifie cette’ vieille liberté de sa 
province, d’oti a surgi la liberté’ moderne ‘de 1789, non pas pour 
l’imijer hélas ! mais pour l’anéantir. Parfois,.en duvrant tel ou tel 
de ces ouvrages, dont l'un parcourt, en la rangeant sous quelques 
grands noms, V’histoire nationale tout entiére, j’éproyvais une cer- 
taine crainte. Carné, me disais-je,. est ‘trop politique, trop contem- 
porain, trop député pour’ étre érudit; il aura ‘cherché, a travers la 
poudre des chroniques qu'il ne pouvait‘avoir le temps de lire jus- 
qu’au bout, quelque filiére dont le’ gouvernement 'représentalif a 
pu sortir, quelque germe bien ou mal cdmpris de liberté constitu- 
tionnelle, quelque trace d’kabeas corpus, quelque plaidoyer en 
faveur de la Charte. Mais soulever les vieux parchemins, déchiffrer 
les rondeaux du moyen Age el les poémes chevaleresques, aller de 
village en village, par les landes de la Bretagne, dénicher quelque 
vieille tombe ou lorgner quelque pigndn de mur féodal, est-ce 
qu’on peut faire cela quand on est député, quand on a une cahdi- 
dature en téle, un ministére 4 soutenir ou’ renvorser ! Il aura 
effleuré tout cela et mis par la-déssus son style. Eh bien non, je me 
trompais ; il connait du Guesclin et: saint Louis, comme’ Louis- 
Philippe ou M. Molé. Ce nest pas seulement un livre de député ou d'a- 
cadémicien, c’est un livre de’ Savant des inscriptions et belles-letires. 
Comment a-t-il trouvé le temps etla liberté d’esprit pour cela, lui que 
les affaires publiques préoccupaient a un tel point, lui qui ne savait 
pas n’en point parler, lui dont la vie, de plus, se partageait entre Pa- 
ris et la Bretagne:: trouvant & Paris, sinon la Chambre, au moins les 
salons, les journaux, des amis dont aucun n’était oublié et des préoc- 
cupations plus inévitables 14 qu’ailleurs ; trouvant en Bretagne les 
soucis de la vie locale, vie de pére de famille’, de propriétaire, 
de fonctionnaire municipal ou départemental, plus mulitipliés en 
ce pays qu’én bien d'autres? Comment faisait-il'? Je voudrais 
bien le savoir, et jc tacherais de l’imiter’; mais, en vérité, je ne le 
saispas. © = - °° 9 " ' Se ee 

Il y a seulement un don que j'ai remarqué en lui, c’est la facilité 
avec laquelle, aprés une lecture rapide, une ou deux conversations , 














LOUIS DE CARNE. 563 


un court voyage, il savait sc faire sur tel homme, telle époque, tel 
pays, tel sujet, un ‘ensemble d’idées générales, lucide, bien coordon- 
née, incompléte, sans doute, quant aux détails, mais lumineuse ct 
concordante. « M. de Carné! disait en plaisantant une femme qui 
le connaissait bien, il aurait traversé un pays la nuit, dans une voi- 
ture fermée, il aurait causé avéc quelque postillon ou quelque au- 
hergiste ; 31 en saurait plus sur.les sentiments et la situation poli- 
tique de ce pays que vous aprés un mois de séjour et d’étude. » 
C'était essentiellement un esprit synthétique ; et, par la synthése 
on n’arrive pas toujours au vrai ; mais, par l’analyse, le plus souvent 
on n'arrive a rien. | a | 

Et enfin, i] a été de notre ceuvre, a travers toutes les vicissitudes 
qu'elle a éprouvées et toutes les vicissitudes de sa propre vie, le 
plus fidéle ct le plus constant coopérateur, Si l’on veut savoir 
quelle était la pensée premiére de ce groupe de jeunes gens qui se 
réunissait en 1828 pour écrire le Correspondant hebdomadaire; si 
vous voulez, vous, nos successeurs, savoir ce que pensaient vos de-, 
vanciers, lisez ces Adieux du Correspondant que M. de Cazalés 
écrivait en 1831 et que M. de Carné a reproduit a la suite de ses 
Souvenirs de jeunesse. Vous verrez ce qu’était cette penséc, trop 
juvénile, trop enthousiaste peut-étre, érigcant trop les besoins et les 
circonstances du moment en philosophic et en dogme, mais chré- 
tienne ayant tout ct plus que tout, écartant les idées de parti politi- 
que pour ne faire, s’il était possible, qu’un parti chrétien, disant: 
aux royalistes : Soyez royalistes pour l’avenir peut-étre, mais, pour 
aujourd'hui ne'soyez que chrétiens. « Le ciel s’étant déclaré, dit-il 
(aprés la révolution de 1830), nous donnames de pieuses Jarmes 
a d’augustes infortunes ; puis nous nous rappelames une phrase de 
VEvangile qui résume, dans sa simplicité profonde, toutes les lois 
de l'ordre social et hors de laquelle les peuples s’agiteront en vain 
pour trouver, dans des combinaisons infinies, la stabilité et le 
bonheur : Cherchez premiérement le royaume de Dieu et sa justice, 
et le reste vous sera donné par surcroit. Nous primes position 
comme catholiques, rien que catholiques ; nous jurames de sacri- 
fier aux intéréts de la religion, seul espoir de la patrie et de l’hu- 
manité, affections, préjugés, antipathies, ressentiments. » Paroles 
loujours dignés d’étre répétées, et plus encore aujourd’hui qu’cn 
1830; car le mouvement révolutionnaire de 1830, si irréligicux 
quil fut, n’avait pas pour objet principal la guerre a I’Eglise, tan- 
dis que, pour les révolutionnaires d’aujourd’hui, le premier ennemi, 
cest Dieu. 

Et, quinze jours aprés celui ob M. de Cazalés parlait ainsi, il an- 
Nnoncait aux leeteurs la Revue européenne, nouvelle forme de notre 


564 LOUIS: DE GARNE. 


ceuvre, et il en prenait la direction. Encere de tristes souvenirs | 
Lorsque l’abbé de Cazalés se retira, ¢¢ fut Edmoed Wilson. que nous 
mimes 4 notre téte, un autre agi; un-autte mort,’ un mort bien 
aimé et bien chrétien; plus tard; Charles. Lenormant, utr de: ceux 
(et il en est beaucoup) que-la science: avait! aments au christia- 
nisme ; car la science, lue de bonne foi, dst chréfienne; savant émi- 
nent, chrétigh courageux et dévoué. Pardennesz-moi de reper ces 
noms, de saluer en‘passant ces chets morte - a.mon dge,. plus que 
jamais, on.a besoin de se dédommager de-\’absente par le souve- 
nix; 4 mon ‘Age, plus.que jamais, adiéy veut dire «4 bientdt! - .. 

En 1864, au milieu du silence parlementaire et .du silence, au 
moins momentané, des révolutions,:M. de Carné fut appelé a:1’Aca- 
démie frangaise.. lly fut. appelé principalement ‘par un ami, e 
pourquoi ne dirais-je pas un coopérateny, amide notre eurre, et 
surtout ami de nos cceurs, le catholique militant par essence, Char- 
les de. Montalembert. Ii y fut appelé aussi par-lhothmee émihent 
qui, dans les Chambres, au ministére, dans toutes les phates de'sa 
vie poultique,'avait su apprécter le earactéré -et Tesprit de M.de 
Carné, le savant, Vhistorien, le professeur, homme polttique, le 
ministre, le chrétien (digne de Bossuet, s'il cat écouté: Bossuet jus- 
qu’au bout), M. Guizot: Et enfin il-eut-lhonnewr de: succéder & un 
autre de ces chrétiens de la science, qui, dans un autre ordre dé 
tudes que M. Lenormant, poussant la vévité scientifique jusqu’au 
bout, lui aussi y avait trou'vé Dieu. Je yeux! parler de M. Biot. Notre 
ami eut donc un noble cortége.d’hommés ‘illustres avant’ lui et 4 
coté de lui, pour entrer a l’Académie: Et.l’Acadaémie le jugeait bien, 
et, si haut qu’elle' mit son esprit, elle mettait son ctour ples havt 
encore. L'Académie finit par lui eonfier la douce; mais Jaboriguse 
tache, de. lui raconter ees humbles vertus dont Mi: de Montyon a 
voulu la faire juge. Aprés avoir, 4 4a tribune, combattu ou défendu 
les hommies‘d’Etat et les ministrea, il a cu, pendant ces- dernidres 
années, 4 apprécier ies mérites, d’autant plus grdnds'qu’is ‘sont 
plus obscurs, de quelques servantes :ou-de quelques-ouvriers chr’ 
tiens (car l’Académie, ence genre, ne trouve guéne que ‘des chri- 
tiens 4 couronner) ; et il a jugé, soyez-en-sér,; que ¢’était la pour lui 
la meilieure part. a re a 
_ Voila,.bien en abrégé, la vie publique: et littéraire-de notre ami. 
Elle a été mélée de bien desépreuves. Mais-combien diautves épreuves 
devaient marquer sa vie privée ! ou plutét, dans.-ces derniéres an- 
nées surtout, combien les peines du pére de famille ent «marché de 
pair avec les peines du patriote! Chez lui les malheure du.pays ont 
eu pqur contre-coup, je dirais presque pour résullat, les malheurs 
du toit domestique. fl ya un mot terrible de Fineion; un mot que I'ex- 








LOUIS DE CARNE. 565 


périence de-la vie nous oblige cependant a tenir pour vrai: « Iln’ya 
pas, dit+il, dags. toate! humanité de plus cruelles douleurs que celles 
qui sont causées par un heuxeux mariage. » Et ona dit encore: « Ma- 
riages heureux, que Dien sait bien tempérer vos plaisirs, et, en-vous 
dtant.ce que vous ajmez, vous apprendre 4 ne plus aimer que lui!‘ » 
Notre ami l’a bien,éprouxé. Henreux ¢peux, pére d’une nombreuse 
et heureuse famille, il, a, d’abord. été frappé dans lp personne de 
celle qui la lui avait donnée,.ef, qui l’élevait joyeuse et souriante 
auprés de luj. Puis, 4 ]’époque sinistre de 1870, au moment de nos 
malheurs communs, Dieu, qui avait déja réclamé deux de ses filles 
pour le cloitre, a réelamé l’yne des,deyx pour le ciel. Puis son fils, 
dont le nom.nons est bien cannu, intrépide,. savant, curieux voya- 
geur, que. l’Académie a. gouronné mort, parce que le temps lui a 
manqué pour.le couronner vivant ; son fils, revenn de cette expédi- 
tion du Mékong qu’il a si bien racontée, en éfait reyenu, nous ne 
voulions pas le.croixe, mais.il en était revenu frappé au coepr. L’é- 
nergic de.la jeunesse lutta longtemps; il y eut des moments.d’espé- 
rance, de confiance méme ;. et ce,fut.bien peu avant le dernjer jour 
que son pére, dent la. pensée ne pouvait tre inactave, chercha un squ- 
lagement & des anxidétés de.tout geare dans ceretouryers les souvenyrs 
de ses jeunes anaées dont nous parliqns tout al’ heuge. Ilécriyajt, nqus 
dit-il dans saipréface, «, plongé dans un abime ot tournoient, comme 
une sendeinfernale, les,plus hidauses visions : lacqnquéte, la misére, 
la dissolution sociale; » séparé, par une .praille de fer et de feu, 
de-ce-« Paris ot étgient.enfermés », combattant et souffrant, «. la 
plupart deg étres chéris pour lesquels il tenait encore 4 la vie; » 
n’ayaat auprés de lui « qu’un de ses fils, celui que sa tendresse dis- 
puteit depuis deux ans a'la mort, noble coeur, aujourd'hui plus tor- 
turé parle sentiment de.son impuissance que par |’aiguillon de ses 
douleurs ». Mais, en novembre 1870, le pauvre pére eut & pleurer a 
lafois.ctsa patrie.ct son fils. Dautres douleurs encore suivirent aprés 
celles-la, des dauleurs et des inquiétudes de famille, mais aux- 
quelles les souffrances publiques n’étaient pas étrangéres. Malgré 
son tempérament actif, malgré-la-vigueur de son 4me, notre ami 
succomba. Il avait fait son temps, il avait payé sa dette, il avait lutté 
Jusqu’au dernier jour, présidant le conseil général, votant, écri- 
vant, combattant 4 travers ses larmes, et, quoique atteint depuis long- 
temps, il ne désegpérait méme pas de venir 4 Paris au printemps 
prochain. Sa famille et ses médecins o’en jugérent pas ainsi, et 
Dieu, dans sa. miséricorde, en avait décidé autrement. Il était temps 
que, de cette patrie désolée dans le passé, menacée encore plus 


¢ 


' Oraison .fundbre de Frangoise de Rabutin, dame de Toulongeon. 





566 LOUIS DE CARNE, 


dans l'avenir, i] montat vers une meilleure patrie; qu’il quittat sa fa- 
mille, restée sur la terre, pour aller retrouver celle qui l’attendait 
la-haut. Tel a été, nous osons l’espérer, le jugement de Dieu sur 
lui. Prions néanmoins pour que cette 4me — si bien préparée, du 
reste — rejoigne bientét les amis qui l’ont précédée, et attire, un 
jour, aprés elle les amis qu’elle a laissés en arriére. 

Ses funérailles, dont le détail nous arrive eh ‘ce moment, ont été 
ce que devaient étre celles d’un tel chrétien. Son humilité avait d’a- 
vance repoussé l’hommage d’un discours prononcé sur sa tombe. 
C’est dans l’église méme, c’est de la bouche de son évéque, que ses 
enfants et ses amis ont oe de saintes et % consolantes paroles. 
Le prélat n’a par e l'Hordme politiqne gi de t’Bcrivain : il a parlé 
du chrétien ot dé ’homime fe bite bet homimés dé toutes ies eles 
ses, l’école de Fréres qu’il avait fondée 4 Quimper, l’école normale 
qu’il y avait également établie, plus'de six cents paysans étaient la, 
se pressant dans la petite église insuffisante pour les contenir; et, 
si lc temps et la distance l’eussent permis, que d’amis, que de con- 
fréres de 1’Institut, que de collaborateurs d’autrefois et d’aujour- 
d'hui eussent 6 AY ee 

Réunissons donc dans notre souvenir tous ces chicrs morts, dont 
ros lecteur’ me pardohneront véttainemenit de tearavoir'tant de fis 
redit tes noms.'Les tristes dstlaves dé’ la’ Hbre'pensdé (puisqu’ om lap- 
pelle ainsi), lorsqu’tls patient devant ld'tombeau de letirs morts, ne 
peuvent méme pas leur dire a Dieu, puisqu’il n’y a pas de Biew 
pour cux ;’rious, nous disoti¥y aux ndtres‘a Dieié,'at nous djoutons 
auréboir 0b beer ti ce ee 

beocgetry ot ceti Got  op: Ciampaanr.: 
yee age, = 2 ee eT re eee 
‘tit COTS ebb a gh PATS Se ee Ee 7 
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Ailes ha AE yp ee ayy A Sie ye oe ee he oe Ones Ce 0 
Pa es se ae |) OL Ge) ae col CST 00 0s Re Oe 


bog (be oe  aectntsnctnbemenbeinertinimindinden '! er Ce | ee 27, 





SOUVENIRS D’ANGLETERRE 


Ess 


BROADLANDS 


Nous nous souvenons d’avoir entendu dire 4 M. de Montalembert, 
qui avait parcourn 4 peu, prés tous les pays de l'Europe, que !’An- 
gleterre était un de ceux qui lui semblaientle plus amusant et méme 
le plus riant. Cette appréciation nous parait trés-fondée. Nous re- 
connaissons toutefois qu’il n’en est pas qui soit plus contraire 
lopinion générale. eae 9 Me | 

Pour le plus grand: nombre, en effet, Angleterre est un pays 
trés-bien gouverné et doué d’unc incontestable grandeur, mais 
triste, sombre, voilé sans cesse d’épais brouillards ; un pays d’ou 
est venu de lutméme le mot spleen qui n’a jamais eu de tra- 
duction dans aucune langue (sans doute parce que !’ennui n'a ja- 
mais existé en aucun autre lieu) ; peuplé, d'ailleurs, d’individus 
roides, froids, parlant habitucllement mal francais, et dont les types 
les plus connus des Parisiens représentent un étre habituellement 
ridicule, quelquefois généreux, toujours excentrique, et rarement 
amusant, 4 moins que ce ne soit dans un sens qui n’a rien de 
flatteur. 

Nous savons bien que ceux qui réfléchissent un peu tiennent un 
autre langage. Ceux-la savent de quelle vie est animée ile voisine, 
quelle littérature s'y développe, quels coopérateurs nombreux et 
quels lecteurs innombrables trouvent les livres qui cherchent 
Salisfaire l’insatiable curiosité publique, et ils comprennent qu’il 
Yala une source inépuisable d’intérét et d’instruction. Les hommes 
Politiques discernent bien aussi, dans les institutions anglaises, ur 
Vaste sujet d’étude et parfois d’admiration; mais, en somme, le 





568 BROADLANDS. 


mot « amusant » semblera toujours, en France, convenir aussi mal 
4 P Angleterre que le mot « riant ». 

Ces deux épithétes nous semblent cependant pouvow étre trés- 
justement appliquées au pays ct a ses habitants. Et pour parler d’a- 
bord de la nature extérieurc, nous dirons que, malgreé l’absence des 
grands horizons, du bleu profond du ciel ou de ta transparence 
éblouissante de l’air —- choses auxquelles il faut dire adieu A me- 
sure qu’on s'¢loigne du midi.de |’Europe—; malgré Vatmospbére 
brumeuse ct les nuages, et les brouillards, et la fumée dont l'An- 
gleterre est si. souvent obscurcie, le bienfait de la lumiére est ce 
pendant accordé souvent avec magnificence cette terre verdoyante, 
et que, lorsque le soleil lai spurif, on peut dire-quiil. la trouye belle 
et parée comme'unce reine pour. le recevoin. Alors; les prairies, les 
arbres majesiueux, les fleurs (aimées et soignées dans toutes les 
classes) grimpant sur les marailles ou étincclant dans les jardins, 
les constructions ellesmémes, pittoresques en un certain sens, cor- 
rigent la régularité trop grande qui pourrait résulter dy gout géné- 
ral: pour l’ordre et la propreté. Tout. cela resplendit d’un trés- 
joyeux éclat, et l'on dirait presque, que, les. visites du. spleil dant 
plus rares qu’ailleurs, on veut du moing que ses rayans me sbeageal 
inent que le moins possible. la laideur, la saleté et, le désordre. 

‘Il faut remarquer,. du reste,.que cel, aspe¢t xiant du paya. suggir 
moins les .idées. da gaiaté que calles de bonheur ;:cea xastes: prai- 
ries, ces grands arbres, ces bruyéres, ces fleurs, ces belles riyidres 
ne sont, en effet, que’ l’ehcadrement du tableau one place:ce 
cher foyer domestique, ce. home dont je nom seul xésume, pour les 
Anglais, ce qu'il y a de plus positif et-en méme temps de plus poé- 
tique dans lears-souvenirs ou ‘dans leurs ee du; passé, du pré- 
sent oudel'avénix.. =. i Sa E Sa OFM, " 2 oe a 

Nous maintonons denc quien dfpit de ses bnewillards, de 90a 
charbon. de terve et .de.sen- elimat.nude ct ingrat, 1 Angletenre n "est 
poiad dépourvue de charmes: exténeurs, méme la ob la; mer. et Jes 
montagnes ne lui denaent pas cette beauté exceptionnella qui appar- 
tient 4. quelques uns de ses paysages.; ot nous disons.de mAme, que, 
Jorsqu’on connait bien la société anglaise, lorsqu’on est adunia dass 
Pinatérieun.de ces demeunes,. parfois sisomptueuses, toujours si hes- 
pitalidres et, sans axceplidn, bi.com/fortablea (mot adopts aujour- 
d’hui sur le continent sans avoir 646 traduit), on; raodifie bien, nite 
la plupart des opinions quon y apporte et méme sad — | 
impressions quiom y recoit.. Sapte 

Au premier abord, en. effet, Ja froideur, la timidité, ee eorte de 
gaucherie qui résiste, chez beauceup d'Anglais, 4 l’age, et parfois. les 
accompagne jusqu’a-la fin de-leur vie; -certaines habitudes wniver 








BROADDARDS. 560 


selles; certains gotits que tous sembient posséder au méme degré, et 
ce cachet extérieur. qui, quel que soit leur age, lowr rang ou leur-sexo, 
mitque leur natiqnalit 2'une fagon srearavtéristique : tout cela peut 
faire penser ‘d’abord qu'ilsise!ressemblent tous..Mais, lorsque l’on vit 
davahtaga au milieu d’eux, lorsque)’on commence a ies bien connai- 
tre, on découvre au contraire qu ‘sl n-est pas ‘undieu de la terre ov les 
individudlités sprent plus traachées et plus diverses, et, bien.loin' de 
rencontrer plus qu'ailieurs ‘des typed qai:se répétemt, on en arrive.a& 
treuver qu’en Angletérre personae he'vessemble & personne, et que 
c'est le pays parexcellerice del origmahté. ‘Les goats, les caracté- 
res, les dispositions différent- probablement:tout autant.en: d'autres 
pays, mais la liberté de les manifester n'est nulle part aussi grande. 
Elle n’existe en France que par exception, et il faut l’age, ou quelque 
autre droit acquis, pour avoir celui de. se soustraire a la loi com- 
mune de l’usage, de l’étiquette ou de l’habitude. Kn Angleterre 
chacun prend & peu prés sa voie comme il lentend, dés le dé- 
but : au sem méme de ccs familles de huit ov dix frdres et scours, 
que'l’on ‘y rencontre si sou'vent, it n’est pas rare de trouver ‘non- 
seulerhent des teidances et des opinions’ différentes, mais une 
fayori de les manifester originalc et tout 4 fait inattendue. Ces diver- 
sités deviennent plus frappantes @ mesure que le cerole de ceux que 
Von connait's'’étend un pea au dela de ce grand monde qui se rétinit 
chaque année’ 4 Londres, ‘et dont les traits apparents différent 
fort peu de ceux du méme grand monde en tous pays. Et ce- 
pendant, méme & Londres, méme pendant cette époque mondaine 
et frivole ‘ow la journée ‘tout entiére est absorbée par la varidté-des 
amusements qui s’y succédent, il n’est guére de matinée, de diner ou 
de soirée’ ot l’on n’ait l’occasion ‘de faire des rencontres dignes 
d’intérét. Le monde officiel, le monde politique ow littéraire étant, 
pendant ces quelques mois, rapproché et cotnme confondu avec le 
monde friVole, dune fagon que la longue division des partis ne nous 
permet plus de connattre‘en France. De la limprévu, qui est préci 
sément'l’ingrtdient amusant dont nous partons. 

Cet ingrédient que'l’on retrouve n’est nulle part plus fréquent et 
plus frappant que dans ces maisons' de campagne ot l’on se réunit, 
4 une autre époque de l'année, et qui différent de ce que l’on con- 
nait ailleurs, tarit-4 cause‘de leur splendeur que du nombre et. de 
la diversité de ceux qui s’y rencontrent: a 

Parmi ces maisons de campagnes anglaises dont je revois l’imagé 
en écrivant ces lignes, il en est une qui, emce moment, se retrace 
plus’ particuligrement 4 ma mémoire, non qu'elle soit: plus remar- 
quable que mille autres en Angleterre, mais d’abord ‘parce que, il 
Y 8 environ vingt ans, elle était par excellence le thédtre des ren- 


370 BROADLANDS. 


contres imprévues, et puis parce que, le cours des années }'ayani 
fait passer aux' mame de l’héritier de l'‘héte illustre qui nous y 
regut naguére,:it sc ‘tvouve: aujourd’hui. eacere: quo, toute trans- 
formés/ qu'elle est, et, nonobstant: la.disparate entre le passé et le 
présent, il se trquve,‘dés-je, qu’elle'a conserve: plus que jamais te: 
privilége diétre le réndewveus: d individuakités ‘remarquables et le. 
centre.de réwnions; qui, pour étre un pew étranges peut-étre, n'ea 
sont pas moms aessi intéressantes que celles du: passé. La-naaison 
dont je parle est le chéteau de Broadlands,-propricté de lord Pal- 
merston 4']’époque oi ‘nous y:fimes plusieurs séjours, ae tala 
se de M. C. T., son sore - sen: ppeniets to 


1855 A 1865 


eee ee , io NS. igs Ree 

Je.me sers ici,du terme de, « chateau » pour me conformer a.l'u- 
sage francais, qui. désigne, ainsi tautes les grandes habitations de 
campagne. Mais en Angleterre ce ferme ne s,applique qu’a celles qui 
ont réellemcnt conseryé leur aspect féodal ct ot la hanniére arbo- 
rée au haut.de,Ja tour indique encore, aujourd'hui ja. présence du 
possesseur actuel, comme elle, indiquait naguére celle de ses. an- 
céires,. 

Le chatcau de Broadlands. na nuilement, ce caractére, jl fut hati 
a l’épeque ot, par l'une de.ces fluctyations,étranges du.gout (qui, en 
matiére d’architecture.comme.de costume, font souvent sugcéder 
le laid au beau), les yeux s’étaient lassés des constructions, élevées de: 
tous cOtés, en Angleterre, vers. la fin du seizigme siécle, de.ces char- 
mants et pittoresques. mangirs dont, Ja brique reygedire,.les fent- 
tres en saillie,; les hexcepux et les terrasses s’harmonisent si bien 
avec la verdure qui les envirgnne, gt au la distribution intérieune 
s’accorde noo moins. bien .ayec les, habitudes nopvelles duno 
époque ou waissaicnt Je gout de l'étude et.le. besein du repos, aussi 
bien guc celui.da bien-dtre domestique. 

Broadlands, am lieu de cela, bien, que ce soit une belle eds noble 
demeure, est du sombre de celles, qui;,a une époque plus récenie, 
furent 4 Jcur tour trop longiemps, en, vogue, oil, le faux italien .s¢ 
déploje & o6té du faux grec, et of les colonnes, corinthiennes, noir- 
cies par le climat, se détachent sur le ciel gris du Nord, xappelant 
ainsi, par Ie plus facheux, contraste le .fond d’azur : Dalce, eplor. 
d’ oriental Zaffiro', sur lequel se délachaient les modéles de ces 


{ Dante. 








BROAOLANDS. . 571 


malencontreuses copies. Lintérieur de la maison est du reste gai, 
spacieux, élégant et, comme-de raison, d'un comfort irréprechable. 
Au rez-de-chaussée deux salons des plus: belics: proportiogs regoi- 
vént le-laumiére: par.de grandes. fendtres. au dela desquellies ‘on 
apergoit ja verte:pente. de la pelouse desceadant jusqu’a la rividre 
rapide -qai senpente a travers le -paro. L-une.des extrémités de ce 
re1-de-chaussée est ocoupée par le vaste salle 4 manger, 4 laquelle 
on arrive par un-troisiéme salon tout embaumé des fleurs du par- 
terre sur lequel i] s’ouvre. A:l'autre,-se trouvent le. billard: et la bi- 
blidthéque -— bibliothéque, par parenthése, riche: (trep riche peut- 
¢tre) en ouvrages frangais:dw dix~huitieme. siécle. —. Sur téutes les 
tables, livres et objets divers 4 profusion, sclon l’usage anglais, et 
une abondance de journaux et de revues plus grande encore qu’ail- 
leurs, ainsi que cela devait étre, maturellement, dans un salon qui 
etait celui du premier ministre de la couronne d’Anglcterre. 

Cette position, qui était celle de lord Palmerston pendant presque 
tous les séjours qu’a diverses reprises nous fimes & Broadlands, ex- 
plique asséx le‘ nontbre et la ‘diversité des persormayes qui parfois 
s'y trotivaicht! réunis Lorsqu’on ‘y deméurdit'quelque temps de 
suite, ert effet,' on pouvait vuir's’y'succéder en grand nombre les 


hommes fes ‘plus marquants de l’Angieterre : notabitités politiques, - 


iittérateurs célébres, ou grands voyageurs. Oh y rencontrait aussi la 
plupart'dés diplomiates on des étrangers'de distinction, et nous 
pourrions méme ajouter des étrangers non distingués, que le déstr 
de voir Ie’ ‘célébre homme d’Mtat' atttrait dans les environs; et qui 
obtenaitnt prés de lui un accés fucilité peut-ttre par une certaine 
curiosité: qu’i? Eprowvait J feimiéme’ ‘de eure le natore et l’éten- 
due de'sa‘poprilarité.. E 

A eBté de''ces persorinages divers, Hie des raisons plus ¢ ou' moins 
potitigues amenaiefit 4 Broadlands, se groupaient ceux qui’ apparte- 
naient au grand monde de l’élégancé et dé la mede,' dont lady Pal- 
merston avait! 86’ das l’age de dix-huit dns l¢ teine et le demeura 
fonjouts, Page n’ayait jamays altéré chez elie les:qualités qui, plus 
que sa‘beautd, lui en avatent donné'le sceptre. Sceur et fenyme des 
deux ministres qui ont possédé le plus longtemps le pouvoir sous le 
régne actuel', elle avait ’habitude et: l’intelligence des grandes af- 
faires, qui s’étaient si souvent traitées devant elle; mais elle pos- 
sédaitiau supreme degré le tact ‘qui, -en-pareille matiére, marque 
la limite qu'une femme; lersqu’ te parte, ne doit jamais franehir. 
Elle joignait & cette prudence un charme et une douceur dé lan- 
gage qui, sans excluré l’intérét passionné que de inspirait le parti 


‘ Lady Palmeraton atait la scour de lord Melbourne. 








872 BROADIANDS. 


dont-lord Melbourne ot lerd. Palmersten nyaient suceessivement sé 
lés chefs, la. rendait: cependant également affable et gracieuse pour 
eoux d'wne.opinien toute contwaire. Saufun,seul', son salon, pendant 
une longue suite: d'années, fut le plus agréable. anasi bien que 
‘le plus: brillant de Londres. La deuceur des maniépes et du. lan- 
gage: n’étaient d’ailleurs; chez dady Palmerston,.que l’expression 
véritable.d’ une: bienveillance, d’ uae. égalite.d’humeur.et d’yne.bonté 
qu'il n’est pas frequent. de renconirer sous. les dehors .gracieux et 
brillants des ,habitasts.du grand monde.. Ge furent. 1a .les .qualités 
qui.lui donnérent taat d’'amis et\si peu d’ennemis!--+ si jamais elle 
en eit un seul, — et qui rendront son souvenir: ineffacable -pour 
tous ceux.qui l’ent approchée. 

Au milieu de ce eerele,-et en Saisant les Poaneee avec elle, se 
trouvaient ordimairement Jes deux: filles de lady Palmerston’, si 
belles et. si graciguses,:que l'on, hésiterait-& dire laquedle.des deux 
Vemportait sux l'autre, si laseconde, aprés, avoir offert, au- début 
de sa vie, le rare exemple d’une. destinge 4 laquelle la Providence 
avait prodigué dous.les dons et tous. les bienside ce. monde, .n'était 
devenue.enauite un‘¢xemple nen moing rare d'épreuves aussi mul- 
tipliées que courageusement et pieuaement supportées. Aussi ne 
peut-on.refuser une sympathique préfénence a celle des deux seurs 
qui, encore dans.teut: l'éelat de sa: jeunesse, fut: marquée de ce 
signe d'en:kaut qui revét la physionomie eomme .1/Ame.; humaine, 
de ce quelque chose d'achené qua denne le matheur’. 

Quant-a:lamanidre deat s'’écoulait Je, temps, elle, différait peu de 
ce. qui se :passait ailleurs, si ea n'est que, la complete indépendance 
— qui sembie: anx Angtais le plus grand bien que lion puisse posst- 
der et, par conséquent, procurer aux autres —2’éfant.pas toujours 
comprise par les:étrangers qui fraquentaient Broadlands, leur pré- 
sence y amenait: parfois quelques excoptions.aux régles générales. 
En effet, on a bean dire & des Frangais, de se regarder comme.che 
eux ef d’apir em conséquence, ilileur faut du temps. pour com- 
prendre.jusqu’a quel point. la choge.doit dtre prise au mot, Il est eral 
que, lersqu’‘en -y parvient, on en arrive alors.assez vite 4 trouver 


‘ Le salo que j ‘excepte ict est celui de lady Granville dans Bruton-Street, et 
aucun de ceux qui ]’ont fréquenté pendant les années dont je parle (1850'a 1858) 
ne me contrediront si je lui ‘donne la préférence’ str tout’ autre. Sans toate 
il s’y attache pour moi un cher et'profond souvenir, mais ce sentiment: toll 
personnel n’est pour-rien dans cette appréqiation. L'opinjan .qua j’exprime Atail 
universelle. 

* La comtesse de Shaftesbury et la vicomtesse Jocelyn, nées du premier ma 
riage de lady Palmerston avec lord Cnoper. Elle n'eut point d’enfants da seebnd. 

5 Elle devint veuve dans la fleur de sa jeunesse, et plus bakes S€S ue filles 
et l'un de ses fils lui furent enlevés, 





‘BROADLANDS. S73 


fort commode d’aller et de venir & sa guise, de déjeuner scul ou en 
compagnie, comme on le veut, sans étonner.persomne ; de sortir en- 
suite 4 pied, 4 cheval ou en voiture, ou-de ne pas sortir du tout, se- 
lon sa.propre faritaisie; enfin de joindre 4 Yespéce de repos que 
cause la suspension de tous les tracas du chez soi’ l’agrément de 
conserver la méme liberté que st on ne Yavait pas quitté. 1 n’en est 
pas moins vrai que, selon Ics habitudes' du continent, ceux qui 
viemnent visiter leurs amis & la campagne s’attendent 4 ce que 
leurs hdtes s’occupent d’cux ‘et méme leur préparent pour la jour- 
née (surtout ‘pendant de courts séjours) une‘sorte de programme 
quils sont tout disposés a accepter. Lady Palmerston savait, en pa- 
reil cas, étre polie comme |’entendaient ses invités, et partager la 
journée de maniére 4 leur évitcr la’ peine de s’en occuper eux- 
mémes. C’était'elle qui alors se chargeait'de les conduire, soit en 
voiture dans tous les environs et jusqu’é Southampton (qui était le 
but de promenade le plus éloigné), soit 4 pied dans le parc, au 
bord‘de ta charmante riviére ou'dans le vaste flower Garden par- 
fumé, presque & l'excés parfois, par les magnolias qui sy épanouis- 
sent et que la douceiir comparative du climat rend en ce lieu d’une 
beauté ‘exceptionnelle ; soit enfin a la petite ville de Ramsey, contt- 
gué au parc et qui-contient une église remarquable datant de la 
fin du douziéme: siécle, et pouvant* passer pour ]’un des spéci- 
mens les plus parfaits de l’art chrétien & cette époque. Intéres- 
sante et triste visite, ‘celle-la! pour les catholiques de tous pays! et 
je m’étonnais parfois d’en ‘trouver quelques-uns indifférents a 
celte‘vue, on du moins aux réflexions qu’elle faisait naitre. Quant 
4 moi, rien ne m’y a jamais habituée. Rien n’a jamais pu dimi- 
nuer Yamére mélancolie que me cause toujours aspect de ces 
édifices splendides dont l'Angleterre, revenue de sa premitre fureur 
destructive, s’est montrée ensuite si soigneuse ct si froide gar- 
dienne:.. gardienne, hélas! des pierres et des vitraux, mais non des 
autels, c’est-a-dire de ce qui est la raison d’étre de tout ce qui les 
environne, et sans lesquets tout est inexplicable et sans but! A cet 
égard-la, il' faut avouer que l'usage auquel sont appliqués adjour- 
@hui ces magnifiques monuments de la piété catholique réalise a 
merveille l’un des singuliers désirs exprimés' en dernier lieu par 
M. Gladstone, lorsqu’il concéde aux ritualistes les signes extéricurs 
et les formes matériclles qui plaisent & leur gout, a condition qu'is 
n'y attacheront aucune croyance intérieure ou aucune idée spirt- 
luelle. | | 
Acoup sar; il enest ainsi aujourd'hui en Angleterre dans nos églises 
transformées. On peut dire, avec vérité, que lidée qui était le fond 
et lasubstance de tous les objets visibles en a entiérement disparu, 


574 BROADLANDS. 


et que le sens des closes n’y existe plus. Ces votes immenses, 
si bien faites pour la priére -silencieuse et pour l’union de l'ame 
au sacrifice, que l’ceil peut suivre de loin; ces vastes nefs desti- 
nées & des foules ot tous les rangs sont confondus; ces som- 
bres vitraux, riche et pieuse parure des églises au temps ot, sans 
pricr avec moins de ferveur assurément, le peuple savait mieux 
joindre les mains qu’ouvrir un livre: rien de tout ce religieux et 
imposant ensemble ne convient 4 ceux quis’y sont établis aujour- 
d’hui.-Une fois la lampe du sanctuaire éteinte, tout le reste devient 
vide de sens. Pour écouter un sermon ou une lecture, pour suivre, 
dans un livre bien relié et rigoureusement le méme pour tous, cha- 
que parole d’une liturgie, ce qu'il faut, c'est un pupitre plutét 
qu’une chaise, c’est beaucoup de jour ct c'est beaucoup de siéges, 
et si l’on considére, de plus, l’absence totale de croyance a l’inter- 
cession des saints ou de respect pour leurs images et, par-dessus 
tout, ‘la négation du dogme eucharistique, 4me et vie de toute la 
splendeur extérieure du catholicisme, on admettra sans pcine que 
les grandes salles dépouillées de tout ornement of se réunirent les 
premiers réformés feraient encore aujourd'hui bien micux Paffaire 
de leurs descendants que nos vieilles abbayes ou nos magnifiques 
cathédrales. On peut donc s’étonner, & bon droit, de les voir s'y 
établir et méme chercher @ les imiter de leur mieux. Mais il 
ne faut pas trop leur reprocher cette inconséquence, et surtout il ne 
faut pas trop nous en plaindre. Quoi qu’en dise M. Gladstone, il est 
malaisé de séparer ainsi la forme de l’idée, le corps de lame. Ces 
pierres ont parlé : de nos jours, bien des gens ont compris leur 
muette éloquence, et nous croyons que l'avenir augmentera le 
nombre de ceux qui: les entendront et sauront découvrir, au dela 
de la forme qu’ils admirent, la signification mille fois plus belle 
qu'elle -recéle et qu’elle manifeste 4 la fois. | 
Je ne chercherai point 4 passer ici en revue ceux qui firent partie 
du cercle de Broadlands pendant que nous nous y trouvions 
nous-mémes. }] ne serait pas, d’ailleurs, également intéressant de 
parler de tous. Mais peut-étre retrouvera-t-on ici avec quelque inté- 
rét des pages destinées a fixer dans ma propre mémoire les traits de 
l’homme important et célébre qui en était la figure principale. Je ne 
puis assurément avoir la prétention d’ajouter quelque chose 4 un 
portrait tant de fois tracé avec enthousiasme ou avec colére, et 
qu’amis et ennemis ont a satiété placé sous les yeux du public; mais 
n’est-il pas vrai que, dans une galerie, les figures qui inspirent le 
plus d’intérét sont celles des personnages que !’on connatt le mieux, 
soit de vue, soit de réputation? C’est dans cette pensée qu’au licu de 
me borner ici & écrire de mémoire et 4 faire, 4 distance, un portrait 


BROADLANDS. 575 


auquel pourraient se méler des impressions regues plus tard, je 
transcris textuellement quelques pages que j’écrivis A Pépoque méme 
de notre séjour & Broadlands, en 1856. Elles sont moins, correctes 
peut-tre que celles que j’écrirais aujourd'hui, mais elles sont plus 
exactes ct ont l’avantage que posséde le plus pale croquis fait d’a- 
prés nature sur le plus beau dessin tracé de souvenir — ce qui 
yeut souvent dire de faniaisie. 

« ... Lord Palmerston a été pour nous d’une honté et d’une 
cordialité extrémes. Pendant ce séjour, j’ai trés-souvent causé 
avec lui; je l'ai retrouvé toujours le méme, c’est-i-dire infiniment 
autre que sa répulation, je serais presque tentée de dire au-dessous 
delle; mais c’est véritablement different qu'il me parait, plutot que 
moindre. 

« ILn’est pourtant pas un grand chef de parti, comme ses amis 
le représentent et comme sa position peut le faire croire ; et il n’est 
pas non plus le génie malfuisant que la plus grande partie de l’Eu- 
rope veut voir en lui. 

«Il n’est, au fait, d’aucune facon un génie, car il n’a aucune es- 
péce de grandeur. Ce qui cn approche le plus dans son caractére, 
c'est cette imperturbable bonne humeur qu’aucune.ombre n’altére. 
Qu’'ll soit au pouvoir ou dans opposition, triomphant ou battu, 
attaqué 4 outrance ou loué a |’excés, il est toujours le méme, toujours 
capable de rendre justice 4 ses adversaires, jamais aigri contre 
eux, jamais méme impatienté. En 1852 je me trouvais.4 Broadlands 
au moment de sa sortie du ministére, alors présidé par lord John 
Russell, et, lorsque son collégue et ami venait de se conduire cnvers 
lui de facon 4 provoquer de sa part unc indignation qui edt semblé 
fort concevable, je n’en ai pas vu chez lui la moindre trace, pas un 
mot d’aigreur, de récrimination ou de modération affectée. La 
seule différence — s'il y en avait une — c’est que son esprit, ainsi 
affranchi du poids des affaires, semblait plus libre, plus enjoué, et 
qu'il accordait un temps plus long a la conversation. C’est 1a seule 
fois que je )’ai vu demeurer dans le salon aprés l'heure du thé, Cat. 
ser longttement, et si jamais il m’a semblé aimable et de bonne hu- 
meur, c’est précisément a cette heure oit.il aval de bonnes raisons 
de ne l'étre pas. 

« Dans ce dernier séjour que nous venons ‘de. faire i a Broadlands, 
ou sa position est si différente, puisque aujourd’hui il est.qu pina- 
cle, nous l’ayons retrouvé rendu a: ses habitudes. de travail, & ses 
heures réguliéres, & ses courtes.conversations. L’heure du diner et 
la demi-heure gqu’il passe ensuite dans le salon, lorsqu’il y a.re- 
joint les dames avec le reste des convives, est la seule partie de la 
journée donnée a la société. A dix heures pres on apporte le thé | 

25 Fétvauma 1876. 58 








576 BROADLANDS. 


Hen prend une tasse,-et, au moment ot il la dépose sur ta table, il 
se léve et se retire pour ne plus cesser de travailéer jusqu'au milicu 
de la nuit, et reprendre ce travail Je lendemain' matin pour ne plus 
Vinterrompre jusqu’a l'heure du diner, sauf trois quarts d’hearc ou 
une heure de‘ promenade, a pied ou 4 cheval, qu il $e permet ou 
S a a pour sa santé vers la findu jour. - 

. Indifférent a l’opinion qu’on a de lui, persévérant, actif, 
infutigable, ‘sineérement: tibéral et voulant la hberté pour tous; 
quvique partisan des réformes, aimant toutes les vicilles coutames 
de son pays, et aussi ‘peu novateur: imprudent que routinier 
obsting, il a intelligence ouverte et ‘préte & comprendre les vrais 
besoins et les vrais désirs du peuple anglais. Maitre de sa parole, 
sachant étre clair, éloquent, enjoué, entrafnant, suivant l’audatoire 
auquel il s’ddresse, il n’est pas d’orateur qui’ se‘ fasse mieux com- 
prendre de tous et dont la parole semble mieux cxprimer les:senti- 
ments de chacun des'individus de la foule qui Pécoute: Ce sont ia, 
je crois, 4 peu pres toutes les qualités et les dons qui'lui valent, en 
Angleterre, la grande popaularité dont il jouit ;: mais, parmi. ces qua- 
Jités, plusieurs lui sont'inutiles lorsqu’il s’agit-des autres pays; quel- 
ques-unes méme se transforment ct devienneht dangereuses vis-4-vis 
des éfrangers : son indifférencé ‘pour opinion ressemble:a du iné- 
pris, son gout pour Ja liberté le fait passer pour révolutiannaire. ll 
n’écrit pasnon plus comme il paric, et, chose' asses extraordinaire, 
il lui échappe ‘moms'‘de paroles immodévées dans la chaleur d'un 
discours qu’il n’en écrit, 2 téte reposéc, dans une dépéche, Ente, 
tandis qu’en Angleterre il est presque toujours maitre 'de cewx aux- 
quels il s'adrésse, parce qu'il les connait mieux que personne, son 
ignorance ) lépgard des étrangers est extreme, et cct ‘ésprit si libre 
vis-i-vis de ses compatrtotes se rnontre imbu des plus viveset des plus 
 étranges ‘préventions, lorsqu'll s’dgitdes autres. Gela seul sufft pour 
faire comprendre quelquics-unes de ses erreurs, et aussi Paversion 

u’il inspire au dehors. Et néanmoins cette aversion ‘est injuste, 

ar, malgré ses méprises, rien n’est plus faux que!'opitiionqa‘en ful 
préte de chercher systématrquement'# réyolutiouner l'Europe dans le 
buf de servir unintérét anglais complétement #maginaire. ‘i -aime la 
justice sincérement, et il hait de méme oppression ;. ut erert que 4oe- 
tes les nations ont intérét a've que chaeune d’elles suit geuivernée le 
mieux possible, ct que c’est ld en partieulier l'intérét Ged'Angie- 
terre. Il a ic droit dé periser que tes'expériences potitiques: faites 
dang son pays ' on€: été -heuréuses,: et'il a de tort dene’ pas voit 
quaillents leurs uaicers potirraient souvent’ tire plus: grands que 
Kurs avdntages, ct'que ics' institations anglaises _ sont! faeiies 3 
cdntrefaire, mais -a- peu prés impossibles a- iiniter. Exit il 


BROADLANDS. 577 
trompe souvent, mais on se Lrompe aussi beaucoup a son égard. 

a Laconversation n’est pas difficile avec lui. Il cause avec les en- 
nuyeax tout comme avec ceux qui ne le sont. ‘pas, sans avoir lair 
de s'apercevoir dc la différence,, Il n’a pas tout 4 fait ce que l’on 
peut nomamer les manipr es d’un grand seigneur ; cependant il est 
simple et cordial, ct rien, dang son attitude, n’indique la moindre 
surprise ui le moindre enivrement te sa haute position. Sa mé- 
moire, son activité et son énergie sont, 4 soixante-douzg, ans, ce 
qu’clles étaient & vingt-cingq, et il est rare, a.cel age, de troyver 
loutcs ccs qualités et ces facultés si vigoureuses encore,: an peut 
dire que les travaux ct les soucis du pouvoir pésent, eoyrement sur 
sa téle. 

«Un des sujets qui l’amusent le plus et auquel il revient le plus. sou- 
vent, c’est l’étuda des langues. Il en sait un grand nombre, dans 
uae perfection trés-rare chez un Anglais, et dent il n’est pas faché 
defaire preuve. Nous avons cu ensemble, sur ce sujet, des cqnver- 
sations interminables; mais, ce qui 10 ‘amuse moi, dayantage, c'est 
jorsqu’il raconte. quelques incidents de sa vic publique ou quelque 
anecdote relative aux hommes éminents qui ont siégé avec, lui dans 
la Chambre pendant la longue durée des, annécs.écoulées depuis le 
jour o8 Uy a pris place pour Ja premiére fois. J] y a 1a un sujet infi- 
iment plein d’int6rét : cette.vie palilique aaglaise ne ressemble a 
rien;de, ce qu’on rencontre ailleurs, ct il n’y a pas de royanté égale 
i la, puissance que ceux gui ¥ prenuent part, ont,la conscience de 
posstder; ecitc influencc,. cxercée par quelques classes et subie. 
par les autres avec indépendance et. intelligence, les uns sa- 
chant commander. et les aulres.suivre, toys sans. aigreur, les 
neins favorisés sachant, d’avance que,. si dans Vintérét de lous, 
U faut wn grand sacr ifice,. c'est précisément la classe a laquelle ils 
n’apparticnnent pas qui en supportera volontairement le poids Je 
plus lourd : tout cela est in{éressant 4 écouter et @ camprendre. On 
con¢oit irés-bien qu'une fois Vhabitude prise de ce geure de vie, on 
ite puisse plus s’en: passer cl, qu’y prendre part soit pour tout An- 
glais Vobjet de Ja plus légitime ambition. Au point de vue hurpain, 
ceat une des occupations les plus nobles que puisse avair la vie 
don: homie, el j¢ ne vois au-dessus de celle-la que le déyoucment 
complet de l'oxistence aux @uvres dont la charité et la foi sant a 
but direct: . . . 

« Lord Palmerston a par Is de la France et de Yempereur, “el iy “a 
répélé.co que’ jc lui avais déji entendu dire unc fois que, suivant 
lui,-le-coup d'Etat était oxcusable parce que la guerre. civile était 
imminenta et inévitable, mais que, quoigue. Ja liberté {ht en ce, .mp- 
ment, en efict, dranglde en France, ilestimait fort heureux qu'on, y 








518 BROADLANDS. 


elit conservé des instjtutions qui en laissent subsister les formes 
« parce que, a-t-il dit, ces formes peuvent reprendre vie, sans 
« causer de nouvelles secousses le jour ow I’esprit public ‘rede- 
« viendra favorable aun plus grand développement de liberté: » 
Ceci serait contesté en France par bien des gens, cf il s‘en 
trouverait davantage d’accord avec M. Thiers, qui disait devant 
moi,il n’y a pas bien longtemps, 4 Holland House, en répondanta ur 
admirateur de la Constitution qui ‘régit la France en ce moment, 
« qu'elle ng semblait bonne que parce qu'elle ne fonctionnait pas, 
« qu’elle ressemblait 4 une voiture qui avait bonne apparence parce 
« qu’on la laissait sous la remise, mais qui tomberait en piéces si 
« on essayait de la faire rouler. » oe 
Je me souviens encore d'une autre conversation avec lord Pal- 
merston, que je veux ajouter ici 4 ce qui précéde; elle eut lieu le 
soir du jour de !’an 1857 dans le salon de la duchesse d’J... J'étais 
prés delord Palmerston lorsque la conversation tomba sur les prisons 
de Naples ct en général sur les abus du gouvernement napolitain. 
C’était un sujet sur lequel il s’animait toujours, et je me permis de 
lui dire qu’en admettant la vérité de quclques-unes de ces imputa- 
tions, il n’en était pas moins certain ae se débitait, & ce sujet, cn 
Angleterre, ‘de monstrucuses . cxagérations, et j’ajoutai que jé 
m’étonnais de Ja facilité avec laquelle il prétait foi & tous les 
récits de ce genre. ll se tut un instant, puis il me dit: « Oui, il 
« est vrai que j'y crois sans peine. Les ‘hommes sont trop mauvais 
« pour se passer de publicité, et je crois que toutes les éndrdiitds 
« sont possibles dans un pays qui n’en posséde aucune... En cela, 
« assurément, je ne crois pas que mon pays vaille’ micux qu'un 
« autre. Tenez, avez-vous lu Never too late tomend?*» | 
J’avais lu le roman ainsi intitulé qui ‘était daris toutes Yes mains 
et dont les scénes les plus émouvantes et que I’on disait vraies se 
passaient en Angleterre dans une prison, ot Ie gouverncur faisait 
subir aux détenus les plus cruelles tortures. « Eh bien !'reprit lord 
Palmerston, vous savez que le fond de ce récit est parfaitement 
exact, Ainsi donc, ici, en Angleterre, cn plein régne de liberté et de 
publicité, lorsque tout Je monde sait écrire, lorsque tous ont non- 
seulement la permission, mais sont requis de faire connailre au 
gouvernement les abus dont ils peuvent dtre témoins et que nous 
ne sommes au pouvoir que pour lire ces lettres et prendre cn con- 
sidération leur contenu’, ici méme ila pu arriver’ qué, ‘pendant 
‘ell n’est jamais trop tard pouk’ee corriyer. woe eam 
* Il présidait dans ce moment-la non point aux affaires étrangéres mais au 
Home office (ministére de |’intéricur). pS Be a tue 





BROADLANDS. 579 
. } wv. 


deux ans, un misérable échappat a l’ceil de l’autorité et exercdt au- 
tour de lui, une tyrannic aussi illégale qu’atroce, jusqu’a ce qu'un 
homme honnéte et courageux prit la plume pour révéler ces faits 

et demander une enquéte'..., et, vous voulez que je crote que 1a ot 

le pouvoir est administré sans contréle par des employés que la 

publicité n’atteint jamais, des faits semblables 4 celui-la ne se ré- 

pétent pas tous les jours? Pour cela, je vous le dis, il faudrait que’ 
lexpérience m’eit doané uné meillcure opinion de l’cspéce hu- 
maine. » | 

Le méme sujet de conversation amena, de sa part, 4 Brocklands, 

a peu prés les mémes réflexions, et j’en consigne ici le souvenir avee 
les autres, car, sans juger ici cette appréciation, elle me semble ca- 
ractéristique ou digne d’étre rapportée. 


Acette époque, le grand réveil religieux qui marquera pour P’An- 
gleterre le milieu du dix-neuviéme siécle avait déja commence et, 
depuis prés de dix ans, ce qu’on a nommé le mouvement d’Oxford 
passionnait les esprits en sens divers et stimulait dans toutes les 
4mcs le besoin de secouer.la torpeur qui avait succédé 4 l’impiété 
du sjécle passé, torpeur dans laquelle s‘était, du reste, endormi 
Yamour plus encore que la haine. Celle-ci vivait toujours contre 
les catholiques, au milieu de l'indifférence religieuse du monde, et 
elle survécut méme quelque temps a la grandc mesure d’émancipa- 
tion de 4829. Mais peu & peu, avec un réveil véritable de ferveur 
et.de foi, cette haine commenca 4 s’affaiblir, et, brentét un regret 
genéreux des persécutions passées, un désir sincére dc justice, un 
besoin nouveau de picté et d’union s’empara d'une foule de cceurs, 
et, pendant un instant, il sembla qu'un souffic de charité divine 
traversait l’atmosphére. L’aigreur reparut plus tard, de nouveaux 
malentendus survinrent et durent encore: Mais, on peut le dire, la 
société de Broadlands appartenait a une toute autre génération. La 
scule. maniére par laquelle lord Palmerston eat pris part 4:ce grand 
mouvement d’apaisement, c’était par son active coopération a Yé- 
mancipation des catholiques, mesure a laquelle son amour pour la 
justice et pour la liberté le rendait favorable. Mais ce fait, si impor- 
tant qu'il fat pour Ie présent,et l’avenir au point de vue spirituel 
aussi bien que matériel, ne le touchait que sous ce dernier rapport. 
Il avait travaillé plus qu’un autre a revendiquer les droits politi- 
ques des catholiqucs, il n’en était pas moins profondément imbu 
de préventions contre leur foi, et la nouvelle tendance qui sc mani- 
festait dans l’anglicanisme l’eut inquiété s'il y edt pris garde; mais, 

@ : . oe, a a 


 L'Enquéte eut lieu et justice prompte et sévére fut faite. ; ae 











580 BROADLANDS. 


tout autre en cela que celui qui a occupt depuis sa place au pou- 
voir, il éfaif aussi indifférent aux sujets exclusivement religieux 
que M. Gladstone s’y montra de tous temps passionnément attentif. 
On en parlait donc rarement ou jamais & Broadlinds, et ce silence 
semblait souvent laisser un grand vide dans les conversations, d’ail- 
leurs si intéressanfes. = 

Je ne me souviens, 4‘cet égard, que d’une seule exception, et je 
crois pouvoir la rappelér ici, car il s’agit d’an homme dont les mé- 
moires, récemment publiés, ont déja fait connaitre le nom 4 beav- 
coup de lecteurs, méme en France. J’ai, sur ce point, d’autant'moins 
de scrupules, qu’au milieu de ces pages, vouécs tour 4 tour aux 
affaires de la politique et & celles du turf, on rencontre tout & coup 
des passages qui sont une sorte de doulourcusc protestation ct comme 
le cri d’une ame plus noble que tuut ce qui l’occupe. Ces passages. 
I’'ami de Charles Greville ect Péditeur de son journal n'a‘-pas eru 
' devoir les supprimer; its m'autorisent’' donc 4 y ajouter ce qui 
suit: | ca ae 

Un jour, & Broadlands, ou il se trouvait avec nous, 'M. C. Greville 
(qui était de longue date notre ami et’ celui de tous les nétres) 
m’apporta un livre fort intéressant, disait-{l; et qu’at me priait de 
lire. Je l’emportai dans ma chambre; mais, aprés en ‘avoit parcouru 
quelques pages, je m’apercus que, bien qu’intéressant ‘en effet, i! 
était écrit dans un esprit de négation et de scepticisme aussi' com- 

let qu’odieux. Je lui rendis‘ce livre dans la soitée eh fui deman- 
ant pourquoi il me I’avait proposé, certain commie’ il ‘devait l’étre 

qu’il ne pouvait que me déplaire ct m’afftiger. It'me répondit qu'il 
me I’avait donné sans scrupule, parce qu'il croyait que ce'qui s'V 
trouvait de bon me ferait plaisir et qu’il savait que ce qui s'y trov- 
vait de mautais ne nie ferait aucun mal. « Car, soyéziert Hien sire. 
ajouta-t-il avec: ine émotion fort raré chez lui, pour rien‘au monde 
je ne voudrais altérer vos croyances. Oh ! Dieu m’en garde! je vous 
dterais quelque chose de grand et je n’aurdis rien &@ vous donneren 
retour! » | ee ee ee te ae 

Que de fois je meé suis souvenue, en lisant certains passages de 
son journal, de l’accent avec lequel il ne dit ces paroles !... 

Le lendemain dans la journée, tahdis que j’étais darts ma cham- 
bre, j’entendis frappér 4 ma porte ct 4 ma grande surprise’ (car la 
chose n’est pas habitinell en Angletérre), je vis' bntrer M: Greville. 

— Je voudrais bien causer avec vous. me dit-fl, ét reprendre'an 
peu ce que nous disions hier du soir, le permettez-votls ¥'5¢ In’ets 
garde de refuser? Nous etimes ‘én effet tine Tongue ét triste conver: 
sation. Hélas! c’en est une qui, je le pense, se renouvelic souvent, 
et que bien d’autres que moi ont entendwe! Dodtes' religicu... 


BROADLANDS. 381 


désir. de croine... impossibilité de comprendre.... vic remplic de 
trop.d’autres choses... temps absorbé, en somme, vide, regret, 
sombye, tristesse.,. Tel en était l'ensemble. Jc le vois encore debout, 
la téte appuyée contre le marbre de la haute cheminée, répétant : 
«0h! que ceux qui ont une foi véritable sont heureux! si elle pou- 
vait s'acheter a prix d’or, que ne la payerait-on pas ! » 

Cette conversation est la seuledu méme genre dont j’aic emporté 
le souvenir de Broadlands. Du reste, je l’ai dit, la grande lutte 
religieuse qui agitait alors l’Angleterre n’y avait aucun écho; et, 
bien gu’on n’applique pas ordinairement l’épithéte de futile 4 un 
cercle, cgmposé de gens occupés des affaires les plus sérieuses de 
ce monde, ce. titre pourrait cependant convenir 4 celui dont je 
parle.. C'est. ce. qui apparait plus distinctement encore lorsque le 
lemps a.mareh¢, réduigant. 4 l’insignifiance ces grandes préoccupa- 
lions syui.parurent un, jour si graves, emportant les hommes et les 
choses, transformant jusqu’aux lieux remplis de leurs souvenirs et 
leur donnant un aspect si nouveau, que ceux mémes qui les possé- 
daient maguére auraient peine 4 rencontrer leur propre demeure. 

(a3 -jous sont loin! les années se sont enfuies,. la mort a 
frappé. ses, coups ordinaires. Geux qui alors remplissaient la scéne 
ont céd¢ la place 4 d’antres, et tant de choses ont changé dais le 
monde, que: ce qui se passait ajors semble déja appartenir & 
Vhistoire. . . — a 

La carriére longue et prospére de lord Palmerston s’est achevée 
saas que la fortyne humaine lui ait été infidéle. A quatre-vingt-cing 
ans,,la;mort.l’a trouvé au poivoir, ct environné de cette fayeur 
publique qui.se détourne rarement en Angleterre de ceux qu'elle a 
un seul jour caressés, ou bien qui leur revient avec une facilité 
extrame lorsque leur popularité a été voilée par quelques nuages. 
Peuple bon,a. servir.malgré sa rude indépendance que ce peuple an- 
glais Let qui, par comséquent, est presque toujours bien servi. 

La.yeuve da célébre homme d’Etat, comme lui octogénaire, ne 
lui a pas lengtemps survécu, et a terminé sans grandes souffrancés 
une yie que l’on peut aussi ranger au nombre de celles que la bonne 
fortune a suivies pas 4 pas pendant toute sa durée, Est-ce Ja cepen- 
dante ,qu’il faut hii envier ? Et de ‘telles destinées sont-elles ici-bas 
les plus désirables? Nous ne le pensons pas ; nous avons souvent 
épneuvé au-contraire que lorsqu’on voit enfin arriver l’inévitable 
lermede cos prospérités exceptionnelles, le coeur se serre plas peut- 
etre, quien présence des coups qui frappent prématurément. C'est 
précisément lersque ric p’a manqué au bonheur, pas méme la 
dure, qu’ik comporte, que la bridveté et l’inanité de tout ce qui 
passe devient plus apparente et plus sensible. C’est alors surtout 





S62 BROAD LANDS. 


que les puissances de notre 4me.qui veulent et cherchent lebimbear 
se ditournent avec dégodt de celui da.da-terre, et.compreanent te 
profonde signification des mats tant de. mols 3 ten ae baiat: ia 
hippe de Neri : id a 


Il te, ee 
1865 A 4875. 

Sans vouloir. faire ici la meindre imjure au anes ou: nial 
il, nous est impossible de ne.pas constater: un grand . contsaste: 
entre le Broadlands de.4355 ef celui d’aujourd’hai. Sans duute,: 
Vhospitalité et la bonne grace des hétes nouveaux de cette belle de- 
meure sont encore ce qu ‘étaient calles des hdtes -d'autnefeis. L'in- 
térét qu’y inspiraient les questions..politiques et:sociales n'a pss 
diminué, les amis s’y rencontrent et trouvent le méme accueil 
que. parle passé; et, 4 tous.ces égands, pour faire: l’éloge de-ee 
qui était, aussi bien quo.de ce qui est, il swffit de dire: que ricz 
n'est changé. Sous d’autros rapporis. cependant, le. changement est 
notable. Avec une géuération nouvelle, un:air neuveau a pbatire: 
dans ces murs, et malgré le scepticisme qui, de nas jours, cisoule 
aussi a larges bouflécs dans l’atmosphére anglaise, cet air nonvem 
est tout impragné de.religion, Je ne parle pas seylemont debe fer- 
veur creissante que chacun apporte dans la -pratiqne: ge, ha folqu'il: 
professc, mais de l’intérét passionné avec. lequed, aoas. bes: formes 
les plus. diverses et (& nos yeux) -parfois los plua Dieqrees, un 
nombre cansidérable de gens du monde. s;eycupem aujowd hu, 
dans ces mAémes.ljcux, de questions rcligituses.: 2. yer 

Nous n’avons pas & rappeler: ici..los phases différentes du.mea- 
vement religieux dea l’Angleterre dont les oscillations viennunt:ditice 
décrites dans cette revug par una. plumo.ayssi expérianentie quiht- 
bile. Nous dirons seulement. quc jamais.ee mot : somnemantnb Bows: 
& paru-avoir noe. plus profonde at plus, haute eignificaian. Noverdit- 
on pas.en effet vair quelqua chose da-semblable a ce. fvmidsement 
mystérioux. des eaux, sous le soufile de Peaprit deDieu, d'ow devait: 
naitre..la vie, la: fécondué et Ja splendeur de-Ja' terye,2, Que, dens 
un:aulre ordre, nes yaux soicnt destings & yoir.s:accemplinie méme 
mivaqle ; que -les; flots. iumultucus,et désartqnnas ie -tantidope 
nians diyerses doivent, da:nos jours, se -raunit dans:dar ifler muinjes-- 
tueuse,el immuable. de l'unitd,: c'est.ce quo RQus)D:o80Its prévais ;: 
mais que; telle..soit Ja: tendance, et -cosame. la) ruison werniénecte: 
toules les tentatives auxquelles nous assistons, de toutes les haules, 








BROADLARDS. 56S 


pures-et saintes.:aspérations dont:l'expression-nous parvient chaque 
jouv=:clest:ceguc nous croyons d'une ferme foi; c’est ce que nous 
espétons et attendons d’une confiante et-indumptable cspérance ! 

En effet, tandis que l'étude consciencicuse du passé chrétien, 
et Ie dégout de l’empiétement trop flagrant de l’Etat sur le domaine 
spirituel raménent un grand nombre d’anglicans & l'autorité de 
l'église catholique, d’autres sont attirés vers elle par les conscils 
de perfection qu'elle a donnés !a premiére au monde et qui, de sié- 
cle en siécle, ont porté dans sém sein tant de fruits de sainteté. 
C'est pourquot il nous semble que ces deux tendances, |’une vers 
la véritable autorrté, 'l'antre vers une: piété plus-vivante, raménent 
également at: eatholivisme. Nous voudrions citer & l’appui'de cette 
assertion plusieurs'faits récents, dignes d’dtre- médités. Mais comme: 
ut dieux nous raménetra 4 Broadlands: il dus semble indispen- 
sable de ‘consacrer d'abord quelques lignes aux nouveaux posses- 
sears du: licu:que nous vendns de décrird: = 7A oe ee 

Parler de ceux que l'on a personnéliement edhnus, et qui peut 
ete. pourraient vous Hire,: cela est sans douté un‘ peu: indiscret, 
mémé lorsque'tout ce qu’dn en ‘peut dire: doit inspiret potr 
eur' affection’ et:'respeet. Et cepétidant, cette mdiserétion n’est-: 
eé pas (en - Angleterre 'surtdtit) commise ‘fous'fes jours,’ par ‘2s 
jowrnanx; saris que ceux qui en sont les objets s’en -offensent 
beaucoup! ‘Si l'on cherchait bien, peut-¢tre’ méme trouverait-on 
deja: plus dune: fois imprimé quelque part qiie madame C%*™" Fos 
est brude dutawt que ‘belle; qua'sy' vie est' vdtide’ aux: actes dé’ -la 
charité-ta pius active; que, dans tout’ ce que lui insp?re som cobur 
ginédeax; sen mari l’approuve et la seconde, ét que, lui aussi, 
consacre aux mémes veclipations tes lofsir's que lui laisse tx vie 
parlementaird:'Enfin, j'ajoute -quc’ lun et Pautre ont ane égale' pré- 
dilettion pour les sujets ‘religidux et qu’ils s'én decapent avec'ure 
sincérité ‘et! ‘une! piéte ‘auxquelles :ddivent' rendre hommage ceux 
mime duntites' convictions différent le plus‘ des letit's. Ce ne'serx 
peut-étre ‘pas on’déarter ‘ei de ‘mibil sitjet' que d’emprunter’ ent 
cére-quelques pages & mon journal d’autrefors, cir of y trouvera 
non-selement ‘le portrait ‘de ‘ecHe dont ‘je viens de: purier; telle 
quelle m'appavat'il yw vingt! ans, niais ausst'celri d'une -autre 
femate: que sa:'benuté;' son esprit et sa desi{ndéeétrange reridil 
rent jadi eéMbre'en France; non moins'qu’en Angléterre : lady’ 
Harriet: :C!**,, mariée: d’abord' a un ‘Frangais, et ensuite & un An- — 
glais, était devenue,. par ce second mariage, belle-socur dé M. et 
matlame-(1** J***, les pussesseurs actuels de Broadlands. Ce fut chez 


oditae! “46 7 ty 


584 BROADLANDS. 


elle, 4 la campagne, que farent écrites fen novenrbre 1856) les pa- 
ges suivantes * : 


ie cbse Je les rapardaiss ce soir, | une et l’autre assises aux deux 
cotés. de la, grande cheminée du salon : a l'un, Jady Harriet enfon- 
céc dans un. grand fauteuil, la téte rejetée en arriére, son visage 
. pale et régulier tourné de:fagon 4 en dessiner l’ovale, si parfait 
encore, ayec cette expression, plutdt indolente que calme, et ses 
belles épaules, 4 peine couvertes d'une légére dentelle;... de l'au- 
tre, en face d’elle, assise sur un-siége trés-bas, sa jeune belle- 
sopur, le front appuyé contre la colonne de marbre blanc qui sou- 
tient la cheminée, et poséc d’une fagon singuliérement gracieuse. 
Les longs bandeaux de ses cheveux blonds, ses traits fins et purs, 
expression de ses yeux et de sa bouche, qui rappelle les madones 
de Francia; sa robe noire, sa guimpe plisséc ct montante, la croix 
attachée 4 son collier, tout cela lw donnait quelque chose de mo- 
nacal en grand contraste avec la parure de sa belle-sceur et les ri- 
ches bijoux, dont elle était. couverte. Elles formaient ainsi, 4 elles 
deux, un tableay dont up peintre edt, pu sinspirer, pour repré- 
senter d'une. fagon noble et frappante quelque chose d’analogue a 
la fameuse allégorie que ie pinceau du Titien a rendue célébre, 
mais qui est un chef-d’geuvre de dessjn et de coloris, beaucoup plus 
que de composition..,, 

« ..... Dans un temps qui n'est, pas encore fort éloigné, un 
temps ou ella était moins heureuse et moins calme qu’aujourd’hui, 
il m’est gquvent arrivé de voir de loin lady Harriet agenouillée dans 
nos. églises, aux heures ou elles sont presque vides el ot le besoin de 
la priérg y attire seul ceux que l’on y rencontre... C’était alors vers 
les sanctuaires, catholiques qu'elle tournait ses regards, et elle 
semblait yenir y chercher la paix... Depuis, une nouvelle ferveur 
protestante, s’est emparée d’clle, et le mouvement religieux de ses 
idées a. pris une autre dircction. J'ai trouvé cette fois, introduite ici 
par elle, la contume de lire la Bible tout haut, le dimanche soir, 
aux serviteurs réunis;: coulume, qui n’y existait pas autrefois... 

4, ««... Lorsqu’elles se sont levées pour quitter le salon, et que, 
suivant. mon habitude, je ne les ai point suivies (la pricre commune 
ne pouvant Cctre pne vérif¢ que 14 ot 1a,foi est yng), j’ai été saisie 
d’un-grand accés damélancolic en songeant cette atroce sépara- 
tion. de Phérésie!.,. Je.ne sais pas si elles éprouvent cela comme 


‘Le lieu of nous nous: trouvions était ‘Brocket-tdll, en Hertfordshire, pro- 
priété de lddy Palmerston. Elie !'avait prétée cette annéeda & son fils. sd et x 
sa belieditle, fady Harriel (...; celle dont il est iciquestion. ==. 





BROADLANDS, 58S 


ellés fe ‘devraient} mais, quelque conviction gue l'on ait, il fant 
penser bien vaguement aux choses, pour ne pas trouver douloureux, 
au dela de toute expression, cet abime entre chrétiens, entre amis, 
entre gens qui se comprennent sur tant de choses et qui, sur ecllc, 
en comparaison de laquelle les autres ne sont rien, pensent les uns 
des autres, ce que Je pensc d’eux, ce qu’ils pensent de mor!... fi 
faut étre bien léger ou bien déraisonnable pour ne pas gémir, pleu- 
rer et prier avec ardeur Dieu de guérir cette plaie saignante de la 
chréienté. La dessus, du moins, nous devrions tous étre d’accord, 
et ils devraient pr ier de leur c6té, comme nous prions dw notre... 
Mais non :.., ils n’ont point cette priére dans le coeur ni sur les 1é- 
vres, car ui 1 sceret instinct leur dit que prier pour Punité, c'est 
prier-contre cux- mémes. » . 


Peu d’années aprés que ces pages furent écrites, la belle lady 
Harriet n’existait plus, elle avait achevé sa vie’ dans les pratiques 
d'une piété exemplaire, mais dont Ya forme fut étrange et s'écarta 
beaucoup de cette sage loi ‘de Véglise catholique, qui met les de- 
volrs d’Etat'au premier rang ct veut, selon lexpression de saint 
Francois de Salles, que: pour vouloir étre de bons anges, nous 
noubliions pas d’étre dé bons hommes et de bonnes ‘femmes. 
lady Harriet quitta, non-sculement ses ajtistements splendides 
et tout excés de parure ou d’élégancc, mais elle se revétit d’un cos- 
tume presque religicux, devint s@ur dune sorte de communante 
protestante, se livra A des actes extraordinaires de charité ct 

méme 4 un genre d’aposfolat rarenient, permis aux femmes pari 
nous : tout cela cependant, sans quitter sa maison, dont elle trans- 
forma toutes les habitudes, ni son mari, 4 qui elle imposa cette 
trans formation. Elle fut sincere, charitabl¢''ct courageuse : il ne 
hous appartient point de juger ses interitions ou de critiquer secs 
actes; mais il est bien permis & ceux qui ont si longtemps vu pro- 
scrire en Angleterre la vie religicu'se et conidamner toutes les priva- 
tions qi ‘elle imposé,’ de conétafer’ conime’ une réparation invo- 
lontaire envers eux ccs manifestdtiéns nouvelles du christianisme 
renaissant. Le sacrifice, la ‘mortification, et fout ce qui, dans la 
piété, 1g charité ou Pabindfation, ‘dépassé les borries du devoir 
ordinaire; appartient cette’ idée ‘de perfection réyélée ‘au monde 
par ‘Te caitholicisme: Dans cette voic,'ce sdht ‘les ‘nétres qui ont 
marché devant ; nul ne peut y entrer satis les imiter ou tes suivre 
ct sans répudier ‘4 chaque pas les principes au nom desquels 
la référme + envahi les monastéres et cherché a anéantir la 
vie religieusee Nowis ajoutcrons seulement que, setile, l’église ca- 
tholique, tout en stimulant et en bénissant les actes de perfection 


586 BROADLANDS. 


et de sainteté exceptionnelle, tout en gardant dans son sein une 
large place 4 ceux qui veulent les accomplir, n’admet jamais qu'un 
seul devoir légitime leur soit sacrifié, et aucune femme n’y est au- 
torisée 4 dispenser & son gré de ceux que lui impose la vie domes- 
tique. — Ceci soit. dit en passant pour quijconque oserait prétendre 
que l’Eglise, dans ses conscils Jes plus austéres, ne maintijent pas 
toujours ct avant tout l’ordre divin de la famille ! | 

Nous en venons maintenant a un autre fait, plus significatif en- 
core que la tentative de ressusciter, dans l’anglicanisme, les ordres 
religicux, un fait qui indique.de la part des 4mes Ics plus ferventes, 
un instinctif quoiqu’inconscient retour vers le foyer de charité et de 
piété allumé dans le monde par I’Eglise.et que seule elle a suy 
maintenir inextinguible : nous voulons parler d’une Retraite, d'une 
vraie retraite de neuf jours, destinée, pour ceux qui y prirent part, 
4 se séparer entiérement, pour un temps, de toutes les prévccupa- 
tions du monde, et a remplir leur Ame de la seule pensée de Dieu, 
et de tout ce que sa parole nous impose et nous promet. 

La chose, pour les catholiques, n'est pas nouyelle et il en est 
peu parmi eux qui n’aient appris 4 copaaitre par expérience ce 
que |’dme recueille, pendant ces jours trop rares ow elle se livre 
ainsi tout entiére aux scules pensées dignes de la remplir. Maiscette 
coutume, ancienne chez nous, devient ung grande nouveauté lors 
oa s’'agit d'un nombre considérable de, protestants de tout de, 

e tout sexc et de tout rang. C’est pourquoi ce fait nous semble di- 
gne d’élre remarqué. Tout en demeurant donc (nous I’espérpns) 
dans les bornes du respect et de la. discrélion, nous voulons le 
signaler, ne fit-ce que pour amener parmi nous, en attendant l'u- 
nité qui est lo terme de nos désirs, une plus grande union de priéres 
pour ceux qui déja nous Jes demandent et qui, sans ¢tre, des ,20- 
tres, acceptent et méme réclament.de nous |’accomplissemeat 
envers eux de ce devoir, le plus doux de la charité! | * 

Sans rattacher l’idéc de cette retraite,a une autre manifestation 
religieuse infiniment moins solide qui cut lieu vers la méme époque, 
nous indiquerons cependant comme un indice de la disposition 
régnanote le succés, presque inexplicable obtenu, dans des exercices 
analogues, par deux Américains (MM. Sankey et. Mardy), succts 
dont presque tous ‘Ics journaux ont rendu compte, Ces depx, pel- 
sonnages, au moyen d une, prédication asscz ordinaire, accompe 
gnée d'une musique qui n’était guére plus remarquable, réyssirent 
4 rassembler des foules nombreuses et 4 produire une émpugn I 
ligieuse qui, nous assure-t-on, ne fyt pas tout & fait pagsagere 
pour tous. | a 

Cette impression fut loin cependant d’étre générale; Jes per- 





BROADLANDS. 587 
sonnes sérieus¢ment pieuses virent une sorte de représentation plus 
regrettable qu’édifiante dans cette prédication équivoque, et l’une 
d’clles (une dame protestante), douée d’un esprit grave et d’un coeur 
ardemment sincére et pieux, s’exprimait asi au sortir de Vune de ces 
stances : wJ’ai assisté 4 une immens# réunion de 10,000 personnes, 
toutcs silencieuses ct attentives. Mordy a Eté écouté, mais son dis- 
cours m’a paru superficicl ct pauvre : quelques répétitions de com- 
mentaires connus, sur le festin nuptial ct sur ‘les diverses excuses 
de ceux qui s’en abstiennent..., lé tout mélé d'une foule de petites 
anecdotes peu intéréssantes. Le chant m’a’ touchée; mais ce qui 
m’a saisie bien davantage, c’est le spectacle de cette foule innom- 
brable, c'est cet océan de visages humains dont tous les regards 
étaient lévés vers Yoratcur... Je the sentais comme accablée par 
cette vué, et afffigée en méme temps qu'il né leur fit pas donné 
en plus grande abondance, ce qui mé semble étre la vérité... Ceci 
peut tout au plus éveiller Pattentidn, rien n’est fait pour toucher le 
coeur... » | ee po | 

C'est 4 une toute autre ‘classe que celle dont se composait la géné- 
ralité des auditeuts de MM. Mordy ct Sankey, qu’appartcnaient ceux 
qui voulurent tenter ensemble eette grande expériénce spirituelle 
que l’on nommme une Retraite. Le premier point a ‘régler dans ce but, 
ce fit le lieu ou'l’on se réunirait, car (chose bien cxtraordinaire) on 
était au nombre de prés‘de 200 persohnes, qui, sans distinction de 
rang (autre circonstance notable lorsqu’il s’agit de l’Angletcrre), 
cherchiaient 4 se rassembler pour prier Dieu, et s’exhorter l'une 
Pautre 'a’'Taimer davantage ét 4 le mieux servir !... aes 
_ Ce fut alors que 1a nouvelle chatelairie de Broadlands — celle dont 
les traits me rappelaient naguéré ¢etix d'une madone de Francia — 
ouvrit'toutes grandes les portes de s4 demeure, et offrit ’hospitalité 
4 totis céux qui Voudraiént's’y réunir dans le but proposé. La mai- 
son fut transformée ‘pour les nécessités de la circonstance : on dé- 
pomtla les’ grands salons'de tous leurs ornements superflus ; on 
disposa ‘Iés'chambres de facon a loger 40° ou 50 personnes — les 
aufres furent recues daris une habitation voisiné — ; de longues ta- 
bles furent placées dans la ‘salle & manger qui prit aspect d'un ré- 
fectoire, ct tl fat décidé d'avance que les repas y seraient de la plus 
extrérhd simplicité. Enfin, une Vaste drangerie fut’ arrangée de ma- 
niére 4’y"pfacer des siéges pour 250 personnes. © = 

 Eti’a heroin ces détails, nous ne pouvions nous empécher 
de sUiper'k'la Surprise qu’édt éprduvée lord Palmerston, s'il s’était 
retrouvé'toit d'un coup sous son tdit...’Mais‘continuots. =~ 

Peu de jours avant celui oi s’ouvrit la retraite, cette foule; com- 
posée de gens du monde, d’écclésiastiques, de latques, de femmes 


588 BROADLANDS. 


‘appartenant les unes aux classes les plus élovées, les autres aux 
classes les plus humbles, commenga 4 arriver au lieu. dw render- 
vous, N’est-ce point la un spectacle extraordinaire, ct quelque er- 
ronée que soit, x nos yeux, la méthode employée pour attcindre le 
but poursuivi, n’est-il pas vrai, que cette foule allérée de fai, de 
charité, d’union plus intime avee Dieu, somble digne de I'intérét 
de tous ceux qui, sur la terre, savent crore, aumer et prier! 

Mais nous n’aurions pas suffisamment indiqué tous les caracléres 
de cette remarquable manifestation, si nous n’ajoutions pas ici une 
circonstance qui nous toache particuheérement. En effet, plusieurs 
de ceux qui allaient y prendre part réclaméreut avant-de partir le. 
pricres de leurs amis catholiques ; quelques personnes méme de- 
mandérent des neuvaines 4 cctte intention ct allérent jusqu’a de- 
sirer pour cela le concours d’wn ordre religicux. « Ne pournez-vous, 
écrivait l'une d’elles, obtenir cette neuvaine pour ccux qui vont 1a, 
si affamés, si altérés du souffle de |’Esprit-Saint cl-qui se senten! 
environnés de si profondes ténébres. Ils y altendront |’cau du.ciel. 
comme la terre desséchée attend l’eaude la noaée ! » Qui pouvail 
rejcter de tcHles demandes ? Elles recurent assurément de favombles 
réponses, de plus tous priérent, sans doute du méme-eceur.qu'un 
vénérable prétre qui, adjuré ainsi par un ami anglican, lui repen- 
dait : « Oh! de grand cteur, car tant de benne foi:e& de: pictt au- 
vont leur récompensc, et vous revicndrez tous li-ot1 ROUS seron> 
tous unis dans la foi, aussi bien que dans la charité. » 

La réunion de Broadlands eut donc liou. « . r 

La premiére circonstance 4 remarquér, et sian foul de 
suite — la séule absolument itrconcevable pour des cathliques, cc 
fut la forme dans laquelle y upparat lautoriteé. bas slowte unten- 
tion de tous était dc n’en laisser exercer aucane 2’ qui ‘que see. ful. 
Mais, tant que les dines ‘scrowt revétues de forme Irumaing. une 
reunion nombreuse dhorimes ou de’ femmes (ct 4 plus forte reson 
des uns ct des autres) deviendra une cohuce;: si personne w y-ptt- 
side ct ne donne ‘aux pehstes ‘de tous une méme: ‘direction . I fallail 
done qu’une voix domindt les autres voix, qu'une persoudalité s- 
détachadt de cefte' foule pou imposer une sorte d’ordve 4 ce que - 
nous nommerons, comme! eux (puisqu’ils nous:etupruntiaient aay 
expression pour ta circonstance), les exercicea dwda' retraite. 

Ce réle, ce fut — qui cat pu le deviner? — & un-¢couuple liskacat 
(nommeé, si je ne mé trompe; M: et ‘madame Pearsall Sintith) ql 
fut dévolu. A cux, tantot au’ mani, tamtot-d-la ferme; fevint-le d- 
voir auguste, l’honneur insigne de prononcer’ les payolas:‘qui-de- 
vaient stimuler la dévotion des assistants ct leur rapipéber pourquoi 
ils avaicnt quitté le monde et cherchié Ja solitude, Laat nous: ‘faul 








BROADLANDS. 389 


faire effort, nous |’avouons, peur ne point nous arréfer au souvenir 
des voix saintes, austéres, autorisées, qui tant de fois nous ont tenu 
le mame: langage... Mais je poussuis, - 

Ce premier appel eut lieu non point dans un oratoire, mais en plein 
air, la oles arbres ombragent la pelouse de Broadlands, non loin de 
la nviére: Il fut suivi d'un long silence.; puis unc voix s’éleva dans 
lassistance et communiqua tout haut l'effet intéricur produit sur 
celui qui parlail par ce qu’il venait d’entendre. Uno autre en fit bien- 
(ot autant, et alors « leheautemps (bien indispensable, on le voit, 
pour une retraite de ce genre), le murmure de la riyidxe, le par- 
fum des fleprs, le doux bruit du feuillage agité par le vent », secon- 
dant ce que l’on venait d’cntendre, l’émotion fut vive et générale, 
On so dispersa, peu aprés, par groupes dans,lc parc, se communi- 
quant les: pensées que ce début avaid fait nailre; puis on se ras- 
sembla dans une tente dress¢e dans le jardin pour y prendre Ic the. 
Pius tard on se réunit dans la grande orangerie, et la,se renouvela 
ce qui s’était passé le matin: M..et madame P. Smith parlérent d’a- 
bord, puis, « modestement et simplement, nous dit-on —~ et nous 
voulons le croire -— trois ou quatre jeunes geng viarent les uns 
apeés les autres témoigner.-de « la grande réalisation sensible qu’ils 
avaient éprouvée des vérités proposées 4, lour méditation ». Enfin, le 
soir, un ministre anglican fit entendre des paroles, selon notre jyge- 
ment, plus autorisées.que celles des autres, et pronanga un sépeux 
et noble discours.sur.un texte de saint. Paul. Ce discours fut néan- 
moins suivi, comme Ics autres, de ces commentaires des assistants, 
si étranges &.nos yeux. La singérilé et Lameur de Dieu régnaicnt 
sans doute dans cette assamblée,.car, a la fin de,ce premier jour, il 
yfut rendu au nom de-Noire-Seignour Jdsus-Christ un temoignage 
remarquable. L’un de ceux. qui étaicot pr¢sents déclara solennelle- 
ment que:le noi divin de Jésus, prononcé a plusieurs reprises et 
a haute voix, a l'heure de Ja tentation, lui avait abteqy la grice et 
la force nécessaires , pour.y résister, 

Telle fut 2: peu prés Fordonpance. de la premicre journée, et ce 
fut calle de toutes les autres pendant, lu durée.de gelte retraite, qui: 
se prolongea au dela du.temps projet. Liassemblée fut nombreuse 
etrecueillic ; le.silence, la beagte du-licu, le hasard d’un temps ra- 
dieux ajontant encore 4 des impressious qui, pour.wn certaiu nom- 
bre, ne furent .pas stériles.. Nous yemons .d’ entendre l'un des assis- 
Gats-rendre témoignage a la puissance du non divin et sacré du 
Sauyour. Nous savons,.de plus, qu’au,sontir de cette retraite,, deux 
fammes, courageyses, avides, de, pexvir, Dieu actiyement et dégottécs 
du monde et de.sa futile oisivat:, a}lénent s’enfermer dans un, refuge 
COnSacNe suk sais, des plus nppaussanteg infirmilés ct y portérent le 


590 | BROADLANDS. 


concours de leur généreux déyounement. D'autres, on nous T'assure, 
en revinrent animées de sentiments plus doux envers les eatheliques: 
comme si |’Esprit de vérité ct d'amour, sincérement invoqué, avait 
fait pénétrer dans ces cceurs sincéres un besoin plus grand d'union, 
et peut-étre une intelligence plus profonde-de la priére adressée 
4 son Pére par Celui qui a demandé que tous nous ne. soyons 
plus qu'un! Quelques personnes, plus exaltées, doméreat a leur 
ferveur nouvelle une forme moins pratique, et il y en eut malheu- 
reusement qui, attirées par la curiosité entre deux fétes du monde, 
s'en retournérent comme elles étaient venues, ne remportant de 
cette solitude d’un jour que ce qu’elles y avaient apporté : elles 
mémes. re 

Je crois avoir rendu compte, avcc Ja plus compiéte impartislité, 
de cette manifestation, ct ce n’est pas pour en amoindnir impor © 
tance ou pour diminuer |’édification qui a pu en résulter, que je re- 
léverai maintenant quclcues-unes des circonstances qui, aux yeux 
des catholiques, la rendent si étrange et si différente de ce a quo? 
elle prétendait ressembler. | 

Nous ne reviendrons pas sur le choix de ceux qui furent princi- 
palement investis, pendant cette réunion, du ministére-de 1a pa- 
role. Les catholiques ne sont pas seuls, d’silleurs, & le refaser ab- 
solument aux femmes, et l’on est surpris 4 bon droit de-voit de &t 
attentifs lecteurs de l’Ecriture sainte appliquer & ce point-la, comme 
a tant d’autres, leur Nous avons changé tout cela. Mais comment 
ne pas remarquer combien cet appel 4 l’émotion, & l’imaginetion, 
4 toutes les impressions extérieures et sensibles, est surprenant de 
la part de ceux qui ont tant reproché a I’Eglise catholique la splea- 
deur de son culle et tous les moyens extérieurs par lesquels elle 
aide la piété de ses enfants. Non, certes, que l’aspeet. de la nature 
ne doive nous parler de Dieu tout autant et plas encore que la 
beauté religicuse de nos temples; mais cette langue de la natore 
est vague et ne tient pas a tous les coeurs le méme langage. Pour 
n’entendre que la voix divine dans les mille voix de l’univers, 1 est 
bon d’avoir d’abord un peu trempé son ame et d'avoir appris, at 
pied des autels, 4 unir Vidée de la divinité &- celle de-la beauté né- 
turelle. D’ailleurs cette sorte’ de puissance intérieure, voulee, 
cherchée dans la dévotion et accaptée comme wn sir indice de 52 
réalité, nous frappe par sa contradiction avec le: sage enseigne- 
ment de l'Eglise, qui ne cesse de nous prémunir contre cette lew 
dance, qui Ja nomme dangereuse, qui nous avertit de nous défier 
des impressions dans lesquelles notre imagination peut trop facile- 
ment jouer un réle, et de ne tenir eompte que des actes formels de 
notre volonté, et qui cnfin nous apprend a estimer moins Ja joe 





BROADLANDS. 594 


que la pridre et la vigueur des résolutions qu’elle nous inspire. 

Cela dit, nous n’em sommes pas moins d’accord avec l’une des 
personnes qui avaient pris part a cette retraite protestante et qui, . 
aprésavoir énuméré quelques-uns des signes du temps présent, di- 
sait ces paroles plus remplies pour nous de vérité et d’espérance 
quelle-ne le croyait peut-étre : « De toutes parts se souléve comme 
une Vagne immense un mouvement religieux qui vient apporter a 
chacun de nous les graces spirituelles que notre disposition préa- 
lable nous rendra dignes d’obtenir. » 

Que si l’on veut savoir plus explicitement pourquoi nous ac- 
cueillons avec tant de sympathie un langage qui pourrait, aprés 
tout, n’étre que la promesse d’une vie plus religieuse et plus fer- 
vente pour l’anglicanisme, nous répondrons : 

Quelle est l’époque a laquelle on a vu l’Eglise catholique com- 
mencer 4 regagner en Angleterre son terrain perdu? Etait-ce pen- 
dant celle période de relachement général ot |’on voyait des mi- 
nistres anglicans de l’Evangile prendre part aux chasses en habit 
rouge et partager les repas qui les terminaient non moins librement 
que des Iniques? Non certes. On persécutait alors Ices catholiques, 
mas on ne. les redoutait pas. On ne croyait pas leurs doctrines” 
confagieuses, et il n’était pas un seul membre du clergé qui songeat 
4 les adopter. Ce qu’on a appelé le mouvement anglo-catholique n’a 
Nellement’commencé qu’au moment oti un plus grand dévelop- 
pement de science, une plus grande austérité de vic, un progrés 
netable en tous genres s’était accompli parmi eux, et les ministres 
angkcans qui furent les premiers soupconnés de tendances catho- 
ligques se trouvérent étre parmi les plus savants, les plus fervents. 
et les plus exemplaires de tous. Bientét l'Eglise anglicane se vit 
privée\de quelques-uns de ses membres ‘les plus illustres, et le 
résullat de ces défections fut de rendre suspects et inquiétants 
des actes. de foi ou de piété dont l’effet semblait étre si favora- 
ble-au papisme, et de faire naftre un parti puissant qui combattit 
tout ce qui s'élevait au-dessus du niveau ordinaire de la piété anghi- 
cane. Qu’une église demeurat ouverte -un autre jour que le di- 
manche, qu’on cssayat de ramener. les notions primitives de la 
communion quotidicnne, qu'on se hasarddt a remettre sous les 
yeux. des fidéles le signe de notre Rédemption, toutes ces choses 
étaient dénoncées — et non a tort, il faut en convenir — comme 
des crimes de lésesprotestantisme. On s’inquiéta bien davan- 
lage encore lorsque quelques: femmes curent la pensée de renon- 
cer au monde et d’ailer se consacrer exclusivement au soin des 
mialades et des pauvres. Ceci devenait si scandaleusement papistc, 


que l’évéque du diocese ot le fait avait eu lieu, d’abord attendri en 
25 Févaien 1876. 39 


592' BROADEANDS. 


voyant naitre sous ses yeux cette -pure fleur de dévouement et de 
piété, fut ensuite assez prudent peur désavouer; sows: la clameur 
publique, les pauvres femmes qui sétarent ahritées sous son anto- 
rité. On ne fut pas-surpris:d:apprendve apres cala que d'autres ames 
tenties d’hétvisme, comme: celles-ld, avaient pris refuge dans la 
seule Eglise qui lour: gardait' dans: son: sein’ on: hiew respecté et pri- 
vilégié ot elles pouvaient s'dpenouir-® leur aise. 

En un mot, si, aw sein du protestantisme, vous marcher dans 
une voie de pureté, de piété, de détachement, de: ferveur, les el- 
mears-de ceux qui veelent vous arréten, non moins que les aecle- 
mations de ceux qui vous appelient, vous avertissent que ‘vous 
chez: vers le cattoticisme. : 

Voyons maintenant si ce-sont la, pour les cattrohques, des rat- 
sons de eraindve une: iavasion du protestantisme.. 

Est-ee lorsque te elergé est le plus éclairé, le plus: #l&, Ic pias 
fervent? Est-ce lorsque les mes dévouéee sont en ptus grand -nom- 
bre? Est-ce lorsque le taleat des prédicateurs est le plus grand ou 
- le zéle des missionnaires le phre actif? Est-ce enfin lorsque le: cule 
catholique: se déplote dans toute sa beauté? Nen, nor, mille forts 
non! Que le génic et la science aillent le: plus heut; et la ‘charitéle 
plus loin possible ; que tout ce que le ceur de homme peut cor 
cevoir d’héroique soit réalieé-; que l’art, au serviec de le religion, 
produise tous les chefs-d’ceuvre imaginables : jamais Ics: catholi- 
ques. ne seromt conduits par ce chemin vers le protestentisme. Mais, 
que le rdle se refroidisse, que le relfchement ou le scandate se girs- 
sent ‘dans les rangs du clergé; que le culte perde sa: majesté; que, 
sous quelque forme que ce soit, enfin, le mal l'emporte momenta- 
nément sur‘le- bien : 4 Vinstant méme commence: ce qa’on peut 
nommer la tendance protestante chez les catheliquas; et ce fait, le 
pretestantisme lui-méme semble le reconnattre, car ce n’est jamats 
vers Je’ catholicisme pur et fervent qu'il ose teurner ses espérances, 
mats vers le catholicisme affaibli et & moitié: vaineu: par lindignité 
de quelques-uns de-ses membres. Nous sommes entourés des exef- 
ples de ce que j’avanee, et, pour n’en rappeler qu’un: seul entre 
mille: lorsqwe la voix picuse et éloquente de Newman éleva, at 
sem dt l’anglicanisme ému, um idéal nouveau de pureté-et de gran- 
deur chrétiennes, tous les catholiques de la terre prétérent loreille, 
et, reconnaissant des accents qui étaient les leurs, saluérent d’avance 
ce fréve exilé qui parlait déja la langee de la: patric. 

Aw lieu de cela, qu’au sein dv eatholicisme un: prétre étonne et 
révolte par-son. langage, qu’il se rende coupable d'un acte flagrant 
de désabéissance envers |'Eglice ; qu'il: l'insulte par'ses dtseours et 
cempléte enfin son apostasic par un grand scandate public : 4-Min- 








BROADLANDS. 593 


stant méme se réveillent pour lui l’intérét, l’espérance, la sollici- 
tude des protestants. Ce prétre rebelle, ce moine parjure que les 
catholiques repoussent, semble étre devenu l'un des leurs, et l’évé- 
nement prouve, en effet, souvent qu’ils n’ont pas tort. Mais ont-ils 
tort de s’inquiéter de ce double fait et ne semble-t-il pas donner 
raison aux célébres. paroles.du comte.de. Stelberg,: « Hs nous 
donnest Feur eréme:et.ilsnous prennent notrelic’. ¥ 

Nous nous arrétons, car ces réflexions nous ont entrainée plus loin 
que nous ne youlions aller, et pewt-¢tre nos lecteurs nous repro- 
chent-ils déja de notts étre beaucoup écartée de notre sujet et d’avoir 
mal prouvé la thése que nous avions posée au début. Peut-¢tre, 
surtout, trouveront-ils que le mot amusant, dont nous nous som- 
mes servie, convient aussi mal au cercle politique et mondain du 
Broadlands d’autrefois qu’aux expériences religieuses de celui d’au- 
jourd’hui. Nous ne. voulons pas le nier, et nous canvenons méme 
que ces. souvenirs, en se Féveillant dans notre mémoire, y ranac- 
Rent plutdt. impression: d’un intérét vif el sérieux que eelut d'un 
grand amusement. Aa bout du compte, cependant, nous ne nous 
sommes jamais ennuyée 4. Broadlands, il y a vingf ans, et nous pou- 
vons garantir qilon ne sy ennuie pas davantage aujourd hui. 

L. pe ta F. Craven. 


1 }'ajouterai ici une derniére réminiscence que ces mots me rappellent : 

Un soir (en 1849) M. Gladstone nous invita & diner peur nous présenter deux 
de ses amis qui étaient, disait-il, «l'un la perle des laiques, l'autre Ja perle des 
ecclésiastiques anglicans.» Ceux qu’il désignait 4 bon droit ainsi, c’étaient M. James 
Hope Scott, l'un des membres les plus estimés et considérables du barreau an- 
glais, et V'archidiacre (aujourd’hui. cardinal) Manaiag, Avant un aa, on le sait, 
l'un et l'autre avaient embrassé le catholicisme. 








L’AMIRAL DE COLIGNY | 


D'APRES DE RECENTS TRAVAUX 
4547-4572 


L’amiral Coligny, étude historique par Jules Tessier, docteur és lettres, profes- 
seur d'histoire au lycée de Poitiers. Paris, Sandoz, 1872, in-8. — Gaspard de 
Coligny, amiral de France, d’aprés ses contemporains, par fe prince Bagéne de 
Caraman-Chimay. Paris, L. Beauvais, 1873, in-8. — Charles IX, deux anates 
de régne, 1510-1572, cing Mémoires historiques lus 4 l'Académie des inserip- 
tions par Abel Desjardins, doyen de Ja Faculté des lettres de Douai. 1873, in-S. 
— Rapports sur les recherches faites au British Museum et au Record Office. 
concernant les documents relatifs 4 histoire de France, par le comte H. dela 
Ferri¢re, Archives des missions scientifiques et littéraires. 1868-4874, in-8. 





L’histoire s'est tellement renouvelée sous nos yeux depuis un 
quart de sidcle, qu'il semble qu’elle n’ait jamais dit son dernier 
mot. Une grande figure comme celle de l’amiral de Coligny, quel- 
que connuc qu'elle soit, mérite toujours d’attirer l’attention ; elle 
offre sans cesse des parties peu étudiées, des points laissés dans 
l’ombre, faute de documents susceptibles de les éclairer, de cu- 
rieuses révélations qui ravivent l’intérét. Aussi bien, d’imporlants 
travaux, publiés dans ces derniéres années, nous apportent sur la 
vie du plus grand des Chatillon tout un ensemble d’informations, 
dont beaucoup sont absolument nouvelles. [1 se trouve, par une 
rare bonne fortune, que chacun des quatre ou cing récents histo- 
riens qui ont dirigé de ce cété leurs recherches, a envisagé son sujet 
d’une facon particuliére, et a puisé ses renseignements & unc source 
complétement différente. Pour étudier le rdle et le caractére de 
Coligny, M. Tessier a recueilli a la Bibliothéque nationale ses lettres 
nédites, M. Desjardins a interrogé les correspondances diploma- 


L°AMIRAL DE COLIGNY. 595 


tiques des ambassadeurs florentins, M. le comte de la Ferriére a 
compulsé les trésors historiques du British Museum et du Record 
Office; seul, M. le prince de Caraman-Chimay s’est adressé aux 
écrivains contemporains de l’amiral, et son ouvrage, naturellement 
moins original, a pourtant le mérite de réunir, en un faisceau formé 
avec art, de curieuses citations, qu’il faut aller chercher d’ordi- 
naire dans plus de vingt vieux volumes: L’occasion semble donc 
favorable pour reprendre avec quelque développement !’examen 
des principaux épisodes d’une des existences les plus mouyemen- 
tées d’un siécle fécond en émouvantes tragédies. Mais il importe 
peut-étre auparavant de dire quelques mots du caractére particu- 
lier d’un des ouvrages que nous venons de signaler, et sur lequel 
nous reviendrons plus d’une fois dans le cours de cette étude. 

Une question se présente donc tout d’abord : l’amiral de Coligny 
a-t-il été jugé équitablement par l'histoire? Etait-il nécessaire au- 
jourd’hui de réviser |’arrét rendu par la postérité? Unc nouvelle 
étude sur Coligny, — composée 4 l’aide de tous les documents 
anthentiques, de tout ‘l'appareil scientifique, de toutes les piéces 
médites, dont notre méthode moderne se montre 4 bon droit si 
curieuse, — devait-elle étre la défense acharnée de la mémoire de 
Yamiral, plutdt qu'un récit animé et complet de sa vie? C'est ce 
qu’a. pensé,.-parait-il, le professeur distingué de l'Université, qui a 
pris Coligny comme sujet de sa thése de doctorat és lettres. A vrai 
dire, son travail rentre tout 4 fait dans ce qu’on nommait autre- 
fois une these de faculté. Le livre de M. J. Téssier, en effet, n’est 
point un tableau des événements si intéressants auxquels Coligny a 
été mélé; ce n’est point une monographie, comme on en a tant 
fait ct refait de nos jours, prenant l'homme & sa naissance pour le 
conduire jusqu’a la mort, sans faire grace d’un seul des incidents 
de sa vie. L’auteur, — et nous sommes loin de I’'en blamer, — a 
voulu composer une étude de « caractére ». C'est le coté moral 
qu’il a surtout cherché 4 mettre en relief dans son héros. Et il l’a 
fait, — disons-le immédiatement, — en érudit qui connait le gout 
de son temps, cherchant avec sagacité tous les précieux restes de la 
correspondance de |’amiral, et indiquant scrupuleusement la pro- 
venance des lettres nombreuses, dont malheureusement il ne nous 
donne que de trop courts fragments. . 

Mais l’enthousiasme de M. Jules Tessier pour son modéle |’a 
poussé 4 écrire ce qu’on pourrait appeler l'apologte de l’amiral de 
Coligny. Non pas que cette apologie soit absolument sans réserve : 
au contraire, elle est plus quelquefois dans ]’intention que dans la 
réalité, et elle n’est point toujours aussi habile qu’on pourrait le 
croire au premier abord. Un détail, choisi entre mille, fera com- 


506 LAMIBAL DE COLIGHY. 


prendre la nuance que nous voulons indiquer. La prmeipale préec- 
eupation de’M. Tessier est-d'établir que Coligny fut l’homme, avant 
tout, du devoir, et que le devoir consistait ehez lus a étre fiddle a 
son roi. i répéte cette idée et cette phrase 4: satséte dans ses pre- 
miéres pages ; puis, quand il arrive aux guerres civiles dont l’ami- 
ral fut un des chefs les plus compromis, i] s'efforce de démontrer 
que Coligny aurait beaucoup mieux. aimé avoir le roi et la reine 
mére dans son parti, mais que, déveué 4 ses amis et 4 ses coréli- 
gionnaines, il s'est vu dans la dure nécessHé de prendre les armes 
presque malgré lui contre son sonverain. L’épeqne si troublée de la 
Réforme explique bien des chases, et nous me voudrions pas regar- 
der Cohgny comime un traitre 4 sa patrse, parce qu'il s’est mis 4 la 
téte des protestants. Mais pourquoi tant s’avancer dane la leuange, 
quand.on sera obligé plus loin, ea dépit de toutes les bahiletés, de 
faire largement la part du blame? Nons trowvons maint exemple de 
ee genre dans l'ouvragede M. Tessier. 

Trés-bien informé des cheses et des Hommes du seiziéme aitele, 
trés-sagace quand il juge le caractére de Catherine de Médicis ou 
celui de Charles iX, l’auteur nous semble d’ane sérérité ontrée 
toutes les fois. qu'il parle des princes lorrains, les rivau-x -politeques 
de l’amiral. Dire du due de Guise, du premier sartout, Frangom, et 
de son frére le cardimai de Lorraine, que ce furent les « myauvais 
génies de la France‘ », c’est oubhier trop vite et la gloire du vain- 
queur de Calais, et la conduite si francaise tenue par le cardinal au 
cencile de Trente. L'impartialité demanilerait ‘pour le moins plus 
de ‘réserve dans i’expreseion et un plus équitable partage entre ‘les 
amis et les ennemis. 


i 


Quand on veut pénétrer le caractére-d’un' homme, il est indispene 
sable d’étudier sa vie tout entiére. Aussi est-f1 4 regretter que 
M. Tessier, en ne commencant fe récit Ge la vie de Coligny qu’a 
partir de l’époque de sa conversion aux doctrines de Calvin, ait cra 
dévoir passer sous silence toute'la premiére ‘partie de Ia cattiére 
de l’amiral; il aurait trouvé 14, cependant, pour son ‘héros plus’ 
d'un fait glorieux & rappeler; il aurait pu retracer & sa louange des 
mérites que persénne ne lui a jamais contestés. Mais, surtout, if 
aurait peut-étre rencontré, dans quelques -traits’ particuliers, ts 
cause naturelle d’actes postérieurs, qui risquent sans cefa de rester 


§ Liameral: Cotsgny,. etc., p. 24. 


i, \AMIRAL ‘DE COLIGNY. 507 


abselumant inexpliquables.. Aussi creyonsnous tout d'abord indis- 
pessable de suppléer trés-succinctement sur ce point spécial,.au 
-silence velontaire du savant professeur. 

Gaspard de. Coligny naquit, le 46 février 1517, a Chatillon-sur- 
Loing, petit fief de !’Orléanais, qui apparterait depuis un siécle.asa 
famulle..l] avait pour mére Louise de Montmorency, sceur du .con- 
nétable. A lage -de vingt-deux.aas, en 4539, i] parut a la cour de 
Frangois I*", peu avant la diggrace de son oncle. Il y.trouwva lc jeune 
duc de.Guise, avec lequel il contracta la liaison la plus étroite. 
Tous deux accompagnérent le roi dans .ja pénible campagne .de 
1545. Coligny s’y fit remprquer par son sang-froid. Hl fut blessé.au 
sigge de Montmédy..L‘année suivante, al partit.avec son frére d'An- 
delat. pour l’armée d'ltalie, que commandait le duc .d’Enghipn. Les 
deux Chatillon se distinguérent dans cette campagne, et le général 
les récompensa en jes .armant chevaliers sur Je champ ‘de balaille 
de Gérisolles. Charles-Quint.et Henri VUl.ayant enyahi le nord. deka 
France, Coligny revjnt servir sous le dauphin, qui commendait 
Larmée de Champagne. Aprés la retraite de l'Empereur, al accom- 
pagaa le imaxéchal de Biez au siége de Boulogne. On lui avait 
confié un régiment d’infanderie .4 commander, i sut tui donner 
une forte discipline.et fit admirer son habile-et énergique.direction. 

Frangois I mort, le connétable de Montmorency reparut ala 
cour, oil, grfice-a la, protection.de Diane de Poitiers, il devint plus 
eon favagr que jamais. ‘Cependant, ‘ayant proposé 4 Henri Il «de 
donner 4 son neveu Coligny le commandement de .l’armée.qu’sn 
enveyait,.en dalie.an secours.du.duc.de:Parme, .la putssante favorite 
fit proférer Brissac, quelle aimail, dit-on, particuli¢rement. Gas- 
pard de Goligny ‘congut de cet échec un vif ressentiment qui influa 
heaucoup sur.son esprit facilement porté a l’aigreur. D’Andelot 
seul partit pour cette expédition,; il fut méme bientét fait prison- 
bier dans une sortie, et resta longtemps anfermé dans Milan. La, il 
se diyra avec passion ayx controverses rehigieuses qui agitaient alors 
toute la société, et, le découragement .aidant, .l devint partisan des 
ides nouvelles. .Pourtant,.la cour ne tarda pas 4 réconypenser di- 
gnement les services des Chatillon; ct la charge importante de 
colenel général de l’infanterie francaise venant 4 vaquer, Coligny 
en fut pourvu, .[l remplit sa mission avec un zéle .aussi .ardent 
qu'éeleivé. Il :parvint a extirper.des abus:qui cxistaiont depuis des 
"siéales, il poliga Vinfanterie, dit Sainte-Marthe, et fit des ordon- 
hances militaires qu’on observe encore aujourd’hui ‘. Peu de temps 


‘ M. le prince de Caraman-Chimay reproduit, dans son ouvrage sur Gaspard 
de Coligny (pp. 10-et suiv.),.ces imtéressantes ordonnances, demeurées juc- 


598 ° L'AMIRAL DE GOLIGAY, 


aprés, en 1552, a la mort de d’Annebaut, Gaspard de Coligny fut 
de plus nommé amiral de France. Il était encore gouverneur ‘de 
Paris et de l'Ile-de-France depuis 1551, de la Picardie et de l’Arteis 
en 1555. Le neyveu de Montmorency,'a l’dége de trento-cing ans, 
n’avait pas & se plaindre de l’mjustice de la fortune. 

Mais, arrivé si haut, il ne voulat plus de rival, et commenga a 
concevoir une vive jalousie contre son ami Francois de Guise. En 
1554, ce dernier s’étant attribué le suceés de la bataille de Renty, 
V’amiral ne le put souffrir; et sa haine s’accrut encore lorsque, 
deux ans plus tard, Guise fit rompre la tréve-de. Vaucelles, que lui- 
méme avait négociée. L’histoire, autrefois: surtout, aimait & pein- 
dre toute une situation au moyen d’un détail. On raconte que le duc 
de Guise ayant demandé un jour 4 Coligny son avis sur le mariage 
du comte d’Aumale, son frére, avec une des filles de Diane de Poi- 
tiers : « Pour moi, répondit l’amiral, je ferais plus de cas d’un peu 
de bonne renommée que de toutes les richesses: qu'une femme 
pourrait apporter dans ma maison. » Le duc et son frére, piqués de 
cette réponse, auraient commencé dés ce jour & desservir Coligny. 
M. le prince de Chimay remarque avec raison qu'entre le jeune 
Guise et I’héritier des Chatillon, une amitié inégale engendra d’e- 
bord l’émulation; puis, chez celui dont la naissance était moins 
brillaste, l’envie ne tarda pas 4s’y méler. Il aurait pu ajouter que 
les caractéres si opposés de |’un et de l'autre ne farent point étran- 
gers non plus a:leur inimitié, que les événements devaient = 
contribuer & accroitre. 

Cependant d’Andelot s’était:fait rendre la liberté. De retour en 
France, il avait obtenu du roi la charge de colonel général, que lui 
avait cédée- son frére. Mais il brilait de faire des prosélytes en 
faveur de scs nouvelles opinions relivieuses, et ce‘fut dans sa fe 
mille qu'il chercha d’abord des adeptes. Le troisiéme frére, Odet, 
cardinal de Chatillon, se montra trés-favorable aux doctrines réfor- 
matrices, et l’amiral également fut fortement ébranlé. Ils se tinrent 
toutefois sur la réserve. D’Andelot, moins prudent, ne tarda pas & 
éclater publiquement dans une circonstance solennelle que Mézeray 
raconte fort.en detail. 

« Granvelle, — écrit-il dans sa grande Histoire‘, — envoyé. per 
Phihppe II prés du roi, pour sonder les conseits de France et pour y 
allumer la discorde, dans la division des Guise et des Montmorency, — 
dit un jour au cardinal de Lorraine que « c’étoit grand’pilié que, 


qu’ici inédites, en remarquant avec raison que Coligny s‘y = « peint tout 
entier ». 
‘ Histoire de France. In-fol., 1785, t. I, p. 4125 





L’AMIRAL BE COLIGNY. 309 


« durant la guerre, les. opinions de Calvin se répandisserit malheu- 
a reusement dans la chrétienté, principalement dans la France, 
« dont ils avoient méme gagné les parties nobles ». La-dessus, il luy 
nomma quelques seigneurs qui en: étoient infestez, entre autres, 
Dandelot, dont il luy.montra des lettres adressées 4 admiral, son 
frére. prisonnier aux Pais-Bas, qui faisolent foi de ce qu'il disoit, 
et un liyret contre la messe qu'on avoit trouvé sur luy lorsqu’il fut 
pris 4 Saint-Quentin. Or, sitét que le cardinal de Lorraine fut de 
retour auprés du rey, soit qu’il fat meu du zéle de religion, soit 
qu'il fut trés-aise d’avoir reacantré cette occasion de perdre les Co- 
ligny, qui estoyent: leas neveux et le contr’appuy du connétable, il 
luy déclara ce que Granyvelle luy avoit dit de Dandelot. Le roy, qui 
aymoit oe seigneur, paroc qu’il l’avoit nourry, et pour les bons ser- 
vices qa’il luy. avoit rendus, eut peine a croire ce rapport; mais il 
le fit venir un jour 4 Monceaux comme il dinoit, et luy demanda, 
pour l’éprouver, quelle.croyance il avoit touchant la messe. Dandc- 
lot, en effet, confirmé entiérement dans les opinions de. Calvin, 
d’ailleurs étant de son naturel arrogant, et qui ne seavoit rien cé- 
ler de ce qu'il pensoit, répondit, sans hésiter, qu'il croyoit que la 
messe étoit uze abomination, et s’efforca de rendre raison de sa 
mauvaise croyance'. A cette réponse, le roy Trés-Chrestien, trans- 
porté de zéle ct de courroux, jelte un plat contre terre, qui blessa 
le Dauphin, assis auprés de luy, et, se levant de table, commande a 
Jean Babou Bourdaisiére, maistre de la garde-robe, de le mener 
prisonnier 4 Meaux, dans la maison de |’évesque, d’ot il fut trans- 
porté au chateau de Melun. La charge de colonel de |’infanterie fut 
déférée 4 Montluc, & cause de son mérite et de ce qu’il avoit été 
nourry dans la maison de Guise. Toutefois, il ne l’accepta qu’aprés 
plusieurs refus, comme il l’écrit dans ses Commentaires. » 

Si nous avons rapporté cette longue citation d’un auteur qu’on 
ne consulte, guére aujourd'hui, c’est qu’clle nous a paru résumer a 
merveille la situation 04 se trouva la maison de Coligny au com- 
mencement des guerres civiles, et les motifs, beaucoup plus per- 
sonnels que religieux, qui firent de ces grands guerriers les chefs 
du parti protestant en France. L’amiral, aprés cette belle défense de 
Saint-Quentin, .dont il a retracé lui-méme l'histoire’, et qui suffi- 
rait 4 illusirer Ja. vie d’an capitaine, était, cn effet, tombé entre les 
mains des Impérianx, qui.le détenaient au chateau de |’Kcluse. 


! Voir, sur le méme fait, le témoignage de Tavannes. — Gaspard de Coli- 


gny, etc., p. 120. 
? Son « discours » sur le siége de Saint-Quentin est reproduit dans l’ouvrage 


de M. le prince de Chimay, pp. 59 & 108, 


600 LRMERAL DE COHIGRY. 


Rendu 4 la Hberté. moyennant une rangon .de-50)000. gous, il s'dboi- 
gnade-la-cour, et, renfermé avec d’Andelot dans sa:memsen deChi- 
AWlon-sur<Loing ou a Tanlay, vl.s’affermit de plus en -phusidans les 
idées dela Réferme. Il devint le iprotecteur de :teus ‘les protestants 
perséecutés et le représentant naturel des grands seigneurs miéeon- 
tents de la-cour. Le prince de Condé Je prit forcement comme suti- 
liaire lorsque, .sous Ja ‘mmorité de Frances IL, al -voulut défendre 
ses droits de prince da sang contre le pouvoir que dennait an 
Guise leur ‘titre d'oncles de Mavie:Staart. Fourtes les affections, tuns 
les mtéréts de Coligny n‘étaient-ils pas de.cecdté '? Il est le newn 
du.commétable, l‘onole par alhance du ‘prince de :Gondé. Ll Tegrette 
vivement Ja dvsgréce de Montmorency et l’dioigaementew sont tenes 
tes-Bourbons. Toutefois, il est juste de oonstater: que.:l'amural, ian 
que trés-nettement engagé dans le parti de la Réforme, ihéseta dong- 
temps-avant d’attaquer en face l'auterité du roi. Lors:du proces da 
consetiler Dubourg, dans une assemblée des princes et de lean 
amis 2 la Ferté, quelques-uns prepesgient diaveir recours sux s- 
mes’; Coligny s'y oppesa, en‘tozrnant .habidement ta dif6calte, dais 
son BYIS, rapporté par Davila, montre cembien les plws simples Bo- 
tions da ‘patriotisme étaient :alors.dbscurcies dans les anetlteurs 4- 
prits, puisqu’on neeraignait pas, de part et d’aatee, de faine appa 
a 7Vélvanger pour soutenir ses. partisans. —.Lianviral est deen: cun- 
vetnoa que-ceux qui veulent 4 tout:prix le renvorsement des Cuist 
n‘ebéissent-4 avewn mobile d’ambition personnelle, ct inieniten sue 
que Fintérat de ta religion. Ov, cst~il bicn nécseusive de report 
aux armes pour mettre un terme 4 cette sanglaate persécution-de 
PEglise du Christ, qui déshewore ‘et compromet ie royaume! Ne 

reste-t-il donc rien i ‘sauver avant de ee baacer- dans dos ttcrribles 
hasards de ‘la -guerre-civile? Ou tes ‘Bourbons ‘ont ‘dcheué,. ot ila 
échout hni-méme, qui ‘sait si Visiter vention offiewuse-des-purssamees 
étrangéres n/aurait pas chance-de rémesn'? ‘Les Guise, ‘aw moins 
pour ‘le triomphre de Pmtelérance catholique, peuvent compter sur 
Philippe @; ‘pourquoi He pas ‘invoquer en favewr dle eure mrickimes 
les syrpathries des. paissances preiceenes, des ‘prances ‘allemands, 
_ pet exemple? 

Les: conseils de:Coligny, tout favorables- qu ls fussent a ‘la cause 
protestante, ne-prévalurent pas longtemps. Une année s-dtait-’ pesme 
écoulée, qu’au-meis de'février 1560, la canjuration d’Antboise, — 
dont le « capitaine muet » était, au su de tout le monde, le prince 
de Condé lui-méme, — éclatait subitement, menagant aussi bien le 
jeune roi que le cardinal de Lorraine ct son frére de Guise. Ondoit 


' L’amiral de Coligny, etc., p. 34. 





L'SMIRAL DE COLIGHY. Ott 
rendre encore cette justice & Vamiral, qu'il ne peut étre impliqué: 
dans fa tentative avoriée de la Renaudie'. (est loyalement qu’il 
marche x la. rencontre des conjurés; et si, downant a la reine mére 
des comseils de clémence, il essaye d’arracher 4 la mort son prison- 
ner Castelnau, il ne fait .qu’obéir & ses ‘plus intimes affections. 
C'est dans le méme esprit qu’il réclame la convocation des états gé- 
néraux, essayant d’entrainer dans son parti le chancelier de 1’Hos- 
pital, et s'effarcant de trouver en lui un appui pour la lutte achar- 
née qu'il ne cesse de livrer 4 l’influence des Guise. A l’assembléc 
de Fontainebleau, au mois d’aeut, il fait encore un pas de plus, 
mais toujours dans les voies légales, et présente au roi, avec-‘wme 
certaine solennité, ja fameuse requéte des protestants de Norman- 
die. Kn méme temps, il ose attaquer en face ses puissants rivaux: 
i s'éléve avec force contre |’institution réceate d’une garde royalc 
orgamisée par les Guise, et demande qu’on 'réunisse un concile na- 
tional pour metize fin aux querelles religieuses. 

Ces exigences, qu'il avait le droit, sane doute, de manifester, 
n étaient pas .exemptes d’un certain air de menace, qui augesenta 
encore la défiance des princes lerrains et leur fit premdre.des pré- 
cautions mailitaires, peaut-ctre excessives, 4 l’opcasion de ta pre- 
chame réunion des.états A Orléans. 

D'autre part, les intentions hostiles des chefs de Ja maison de 
Bourbon n’étaient guére deuteuses, et elles expliqueat, sans le jus- 
fier, ke guet-apens dont ils furent victimes lors de leur .arrivée A 
lacour, au mois d’octobre 1560. Qui saig od se serait arrétée da 
vengeance dea Guise,. sans la mort presque sabite de Francois II? 
L'amiral, toutafois, n’était point assecié, méxae par ses ennemis, 
aux sowpgons qui planaieat sur les Bourbens, puisque, .& cette épe- 
qe (4 octobre), nous voyons le roi lui confier la garde de la placer 
unportante da Hayre-de-Grace. « Qui ent pensé qu'un jeur,.commr 
le dit. avec tant de sincérité M. Tessier*, cette méme place serait 
lvrée, par lui, aux Anglais? » Pour-le monsent, il n’hésite pas a:se 
readre 4 l’appel de la reine mére et A venir &:Orkéans. La, avee wn 
courage dont il faut lui savoir gré, il se range aussitét du cété du 
toi de Navarre, et, fort de sa conscience, il brave une feis-de plus 
ss ennemis. La minorité de Charles IX ne tarde pas, du reste, & le 
ramener au pouvoir, et’ il nse de toute son influence sur Catherine 
de Médicis pour la rendre favorable aux réformés ; il profite égale- 
ment de ce retour de fortune pour ne plus cacher A personne ses 


1 Telle. n'est pas pouartant l'epinion de M. be prince de Chimay, qui affirme que 
Coligny était ansai coupable que Condé.. — V. p. 457sct 138. 
* Lamiral Coligny, etc., p. 47. 





* 


603 L'AMIRAL DE COLIGNY. 


sentiments religieux : il fait baptiser un fils, qui vient de lui naitre, 
selon la mode de Genéve; il correspond ouvertement avec Calvin, 
il établit le culte protestant dans sa ville de Chatillon, il voudrait 
le voir librement exercé dans toutes les provinces. C’est dans ce 
sens que, le 9 avril 1561, il écrit & la régente l’intéressante lettre 
qui suit! : | 

« Madame, je craindrais vous‘¢tre importun de vous parler et 
écrire si souvent d’ane méme chose, n’était que cette occasion entre 
toutes est privilégi¢e, puisque c'est la cause de Dieu et de ceux qui 
se dédient 4 le vouloir purement servir. Il est arrivé cette semame 
deraiére qu’une compagnie de gens a été trouvée ensemble & Issou- 
dun, priant Dieu, et, afin que la vérité du fait vous soit entiére- 
ment connue, je vous supplie trés-himblement, madame, ‘vouloir 
prendre la patience que le procés verbal qui en a été sur ce fait 
vous soit entiérement lu, et que par la vous puissiez juger #11 y a 
ricn qui tende 4 sédition, scandale public ou port d’armes. Au 
contraire, si votre intention n’est pas corrompue, quand vous aver 
déclaré que vous ne voulez point que les personnes soient recher- 
chées, en leurs maisons, pourtant, madame, je vous supplie, au 
nom de Bieu, vouloir commander que ceux qui sont détenus pri- 
sonniers soient mis en liberté, et au demeurant tenir la main, 
qu’en attendant l’assemblée des personnes que vous voulez faire, 
pour le fait de la religion, l’on laisse vivre un chacun doucement 
comme j’ai prié le présent pasteur vous faire entendre. De’ Cha- 
tillon, ce 9 avril 1564. » 

L’édit du 19 avril semble donner raison aux plaintes de Coligny, 
et la réunion du colloque de Poissy parait étre autorisée sur sa pro- 
pre demande. Mais les idées de conciliation, qu’il avait réussi 4 
faire pénétrer dans l’esprit politique de la reine mére, les actes de 
tolérance qu’il obtient facilement de cc caractére fort enclin aux 
compromis, épouvantent les catholiques sincéres et les forcent 4 
s'unir pour la défense des intéréts de l’antique religion nationale. 
Montmorency, devant le danger commun, se réconcilie avec Ye duc 
de Guise. Tous deux forment, avec Saint-André, une sorte de higue, 
appelée par l'histoire le Triumvirat, ligue qui entraine le roi de 
Navarre lui-méme, et, faisant réfléchir Catherine, la rapproche 
bient6t des catholiques. C’est alors, qu’a l'occasion de I’affaire de 
Vassy, éclate tout 4 coup la premiére guerre civile. : 


‘ L'amiral Coligny, etc., p. 54, d’aprés le Ms. FR. 3123 de la Bibl. nat. — Pour 
la plus facile intelligence du lecteur, nous ne croyons pas devoir respecter !'or- 
eee du temps. Nous nous eontenterons de reproduire exactemient le texte 
ul~méme. 





LVAMIBAL DE COLIGNY. 605 


U 


Quelle va étre la conduite de Coligny? Jusqu’ici nous n’avons pas 
fait difficulté de recannaitre que, si l’amiral s'est rangé du cote 
des protestants, il n’a jamais fait qu’user de la liberté qui appar- 
licnt & tout citeyen, et qu’il a toujours hésité 4 rien entreprendre 
de contraire 4 la fidélite qu’tl doit 4 la couronne, a l'amour qu'il 
doitau pays. Pour emprunter a M. Tessier ses propres paroles, « le 
réformé s’obstine 4 obéir & son roi, parce qu’il regarde cette obéis- 
sance du sujet comme le premier devoir du chrétien'. » Malheu- 
reusement cette salutaire obstination ne sera pas de longue durée. 

ll faut.rendre une derniére justice 4 celui qui va étre tout a 
l'heure le chef implacable de la guerre civile. Si l'on en croit la 
tradition historique, l’amiral de Coligny ne doit point porter seul 
la redoutable responsabilité de ce premier acte de rébellion qui fut 
si fatal 4 la France; il avait pour femme une personne intelligente, 
courageuse, mais fanatique, Charlotte de. Laval, Ame ardente qui, 
par sa vertu altiére, exerga plus d’une fois sur lui une décisive in- 
lluence. On raconte* qu’il était retiré dans sa maison de Chatillon, 
entendant de loin les échos de la prise d’armes de ses coréligion- 
naires, hésitant sur la conduite a tenir, ne sachant s’il irait rejoin- 
dre ses fréses, caleulant toute la gravité d’une semblable détermi- 
nation, inquiet, ne dormant plus. Sa femme le pressait de partir, 
répondant 4 toutes ses objections, lui faisant un point d’honneur de 
suivre.les inspirations de sa foi nouvelle.. Une nuit, il ’entend qui 
pleure; il l’interroge , et comme clic renouyelle ses instances : 
« Sondez votre conscience, lui dit-il, si elle pourra digérer les dé- 
roules générales, les opprobres de vos ennemis et ceux de vos 
partisans, les. trahisons des vdtres, l’exil en pays étranger, votre 
honte, votre nudilé, votre faim, et, ce qui est plus dur, celle de 
vos enfants; votre mort, enfin, par le bourreau, aprés celle de 
votre mari... Je vous donne trois semaines. » Mais elle : « Ces trois 
semaines sont, achevées... ; ne mettez point sur votre téte les morts 
de trois semaines ou je vous serai témoin contre yous au jugement 
de Dieu. » 

Une scéne dramatique de ce genre était-elle nécessaire pour déci- 


‘ D'Aubigné, Histoire universelle. 
? Idem. 


OO L'AMIRAL. BE COOLEY. 


der un homme que tout poussait dans cette fatale entreprise'? 
Toujours est-il que cette irrésolution de quelques moments honore 
le sectaire un peu farouche que nous allons voir maintenant le 
vrai chef des huguenots de France. Aussi bien ses amis commen- 
caient a se plaindre de ses lenteurs, quand il vint 4 Meaux rejoindre 
la petite armée des: princes protestants. Utinam citius advenisset ! 
éonit. Tis. de Béze & Calvin, tant: il tardent: aaw tétes. de parti de-lever 
Létendard de la révelte. Cependant, Cobgny voudrait eneore se faire 
itbssaon & lus-nmaéme : augstOt: son arrivée: aa. camp id éerit!a la 
reine ‘mére* pour lui expliquer: sa situation et, cn ie cove, 
se discuiper prés d'elie: 


w Ma: sowveraine dame, j a recu deux letines. qu a. alte Votre 


Majesté:dem’écrire, et, pour répondre# toutes- deux, en premieriieu, 
jene.sais d’ou le roi de Navarre a eu avertissement: que je faisus 
levée de gens, mais je vous réponds. sar mow honneur que jeny 
aé pas seulement pensé. Bien ai-je.averti quelques-wis de mes voi- 
Saas et amis, et pri¢ de me faire compagnie peur venir. trouver 
maondit. sieus: le Prince; que si, d’aventure, il #en est vu-en ma 
compagnie d’armés, u me semble qu’li ne dort. étre trowvé non 
plas étrange. que: de: cewx qui vent trouver M. de Guise avec armies 
découvertes, eb dent je pus parler comme: les ayant was: Devan 
tage que: je.sus. averti de. plusieurs endrevts, qae -M. de Guise me 
menaga fort, ce-que ma ereore: ici confirmé M. le Prince comme 
ayant entendu de bon lieu; ct peur cette eawse; je vous supple 
trés-hamblement, madame, ne trouver mauveis que! je me tenne 
surmes-gardes: La seconde lettre de Votre Majesté fait encere met- 
tiem de.ce-que vous: avez entendu que je suis parti de chez moi avec 
grande compagnie de gens armés, et que je: fais ater naarcher ma 
compagnie, l'ayant levée de sa‘garnison. Quant 4-avoir honne com- 
pagnie, je confesse que je Laiet Paurat lameilioureque je pourrel 
peur me garder d’ttre outragé. Quant & avoir: levé- ma: compagnic 
de sa garnison;.il.ne sign trouvera oul mandement-de saoi, et ct’ 
qui principalement m’en a gardé; c'est que je:savais bien-quitt’y 
avait pas tantde gens que. cela ne per Portes Gramee fever: ct tow- 


* M: Ie prince dé Chimay ne le pense pas, et il traiterait volontiérs de comédie 
le récit, si- souvent reprodait, de’ d’Aubigné: Son jugement. est sévére, mais il 
faut dire qu’il denne a l'appui.des preuves qui semblent. asves: con vaimeaits- 
— V. Gaspard de Coligny, pp. 165 et suiv. 

* Le principal intérét de l’ouvrage de M. Tessien cansiste. dansiles Jetires itt 
dites de Coliguy qu'il a publiées, el dans celles, plus nombreuses malbeureust- 

ment, qu'il n’a fait qu'indiquer ou citer par extraits. Nous reproduisons souvet! 
ces intéressantes correspondances manuscrites, qui: nabwiteraient bien us jo! 
d’étre toutes recueillies. 





L'AMARAL DE. COLIGHY.. 605 


tefois, madame,.quanmd jp l’aurais. mandée,, je niaurais fait que ce 
quiont. fais diaulres, Au.demeurant, jp vous. supplic trés-humble- 
meni,,maadame,.crouwe qu'il ny a. gentilhename cn France qui. plus 
désive vous voir en repos.et conleniament que moi... De. Meaux,, ce 
27 mars 1964 *. » i a, 

ha lettra-est fide, eb ne dénate:pas des. intentions auinexent pa- 
cifiques. Ausei. avons-nous, quelque. peime a:admatire.les. beaux. rair-. 
sonnements qu'on fait tenur a l’amipval au fond de son due,. quand 
on dit. qne les rebelles. désormais, ce sont les trimmyvirs qui. ticn- 
nent. la reine captive, et. que la.guerre est kegitime pour la.délivrar : 
« Mais oe-n’est point ssulement. la. reine,, c'est son onele: le conné- 
table de Monimonancy, c’est le noi. de Navarre qu'il va cambattne les 
armes & la:main,.De-qualle équivoque peul-il berces sa conscience , 
ef comment. pental dire ancore qu'il. n'a quo le service de.Diew et 
du roi devant les: yeux." ? ». : 

Qu;importe-que l'armée pootestante, gnace-a Coligny, reate.quel- 
que.temps «un modéle de. discipline, diordre et. de piété.s.. La 
Noue raconte que l’amiral. lui-méme: « s’ébahissait avec Téligny, du. 
bon ordae qui régnail: pacmi, ses.soldats ». — « (est. vraimant une 
belle-chese,, disait-il,, moyennant. que cela:dure; mais.je crams que 
ces gpns:icy. ne jettenh toute leur honié. a. lafois,.et. que d'icy’a deux 
meas iLne leur sera dameuné que la. malice., J'ai. commande a lin- 
fantexie longtemps et la conois,.clla accomplit sauyent le provarbe 
qué dit: Dejyeune.ermite uieux diable. Si.collc-cy y faut,.nous ferons 
la cro a la:cheminée: ». Kt. la None ajaute-: « Nous. nous. mimes, & 
rire,.sans: y prendre garde davaatage, Jusqu’a ce que. l'expérience 
nous fit conoistre qu il avait.esté propheéte cn cecy*. » L’expérience 
ne: fut pas longue, M. Tessier est bientOt obligé d’avauer que; tous 
les excés inhérents aux gnenres civiles ne tardérent pas a neparai-. 
ire. Mais.un fait qui lembarcasse davantage, c-est.lalliance on-. 
verte avec lesiennemis.de:la. patrie, que. les. chafs protestants, vont 
bientét négocier, et. & quel prix!, Tandis que las cathaliques: font. 
vemin, illest vzai, quelques mcrcanaines suisses-ow allemands, Condé 
et: Coligny:néclament des, secouns. do; la reine: d'Angieterra,, et la 
rusée Elisabeth fait payer son-appui de; la livraison immédiate. du 
Havre: Le: traité.d’'Hamptoncouct, signé le 20 seaptombre, reste 
comme la preuve trop manifeste de cette honte, que les habitudes 


\ 


! L'amiral Coligny, etc. Piéces justificatives HK, diaprés le ms, FR,.20, 461-de 
la Babi. nat. 

* Voir une lettre de Coligny 4 Montanarency, en date du: 6 mai 1662. —. L’a- 
miral. Coligny, etc.,.ps G4.. 

3 V. Gaspard de Coligny, etc., p. 181.. 


606 L’AMIRAL DE COLIGNY. 


du temps sont impuissantes 4 effacer. Le zélé défenseur de l’amiral 
est ici contraint d'avouer les torts de son héros, et, bien qu’il écrive 
encore : « I] fallait que les circonstances fussent bien impérieuses 
pour que Coligny consentit 4 un pareil sacrifice’, » il passe con- 
damnation et se borne 4 citer des lettres qui, comme la suivante, 
sont empreintes d’une amertume et d'une tristesse propres & rele- 
ver, 4 un certain point de vue, le caractére de l’amiral. Voici ce 
qu’il mandait, le 28 octobre, 4 M. de Cossé : 

« Monsieur mon cousin, je ne doute point que vous n’ayez un 
grand regret de voir tant de troubles, de pilleries et désordres, 
comme ont toutes personnes d’honneur et de vertu. Je crois aussi 
que vous estimez bien que, de ma part, j’en porte un grand dé- 
plaisir que je vous puis assurer étre tel que, s’il n’y allait que de 
moi et de mon intérét particulier, je voudrais avec la perte de mes 
biens et de ma vie avoir racheté tels inconvénients*. » 

Les événement marchent, et ils sont si connus, que nous compre- 
nons-que des auteurs, condamnés par leur sujet méme & raconter 
les mémes faits aprés tant d’autres écrivains, ne s’y appesantissent 
point. Il existe pourtant une série de documents, que ni M. le prince 
de Caraman-Chimay ni M. Tessier n’ont analysés dans leurs ouvrages 
sur Coligny, et qui méritent une singuliére attention. C’est toute la 
suite de la correspondance échangée par l'amiral soit avec les am- 
bassadeurs et les ministres anglais, soit avec la reine Elisabeth elle- 
méme. Conservées au Record Office*, ces piéces avaient déja été 
publiées en partie au dernier siécle, dans un intéressant recueil 
historique anglais, peu consulté en France’. Elles ont été compleé- 
tées et reproduites dans le remarquable travail composé par M. de 
la Ferriére, pendant sa mission 4 Londres *. Chacun des principaux 
incidents de cette premiére guerre est l’objet d'un récit détaillé 
écrit sur place par Coligny et envoyé 4 Elisabeth. La bataille de 
Dreux, dans laquelle le prince de Condé fut fait prisonnier, ce 
combat célébre, bien des fois représenté par la gravure, dont 
l'issue longtemps balancée a permis & chaque parti de s’attribucr 
la victoire, est l’objet de quatre longues lettres de l'amiral, lettres 
ou il ne se donne pas le plus mauvais réle, ct ot il raconte avec 
complaisance qu aprés la prise du chef de l’armée protestante. 


! L’amiral Coligny, etc., p. 70. 

* L’amiral Coligny, etc., p. 71. 

3 State papers, France, vol. XXVIII. 

4 A full view of the public transactions in the reign of q. Elizabeth, etc., by the 
Dr. Forbes. London, 1740-1741, 1 vol. in-fol. 

5 Premier rapport sur les recherches, faites au British Museum et au Record 
Office, concernant les documents relatifs 4 histoire de France. 


Ne ee eee ee ee 


L’AMIRAL DE COLIGNY. 607 


« nonobstant et par une singuliére grace de Dieu, il rallia soudain 
‘tant de cavalerie francaise et allemande, qu'il rechassa les ennemis 
si ayant que la plupart de leur bagage versa dans la riviére, et leur 
fuite en suivit si grande, qu’il y en edt qui portérent jusques 4 Paris 
les nouvelles de la bataille perdue pour eux... » Fort peu mécon- 
tent au fond du cceeur de la disparition momentanée de Condé, qui 
lui laisse la premi¢re place dans le parti, il avoue assez ingénu- 
ment 4 la reine d’Angleterre, le soir méme de la bataille, « qu'il 
sera en la puissance de Dieu, comme nous |’espérons, de tirer de ce 
meschef l’occasion de quelque grand bien. » Avouant cependant 
que « |'infanterie a été défaite sans combattre », il presse vivement 
Elisabeth de lui envoyer des sccours en hommes et en argent, et de 
« vouloir employer sa puissance pour la défense de la cause de 
Dieu et d’une si juste querelle, et avec si bonne occasion d’empécher 
que son Eglise soit ruinée en ce royaume... » La bataille de Dreux 
est du 19 décembre; la reine Elisabeth ne répond 4 Coligny que le 
30 janvier 1563. Toujours lente ct économe, elle marchande son 
concours et le mesure aux avantages qu’elle pourra en tirer pour 
elle-méme. Aussi, les lettres suivantes, dans lesquelles Coligny, qui 
avait ramené les débris de ses troupes 4 Orléans, précise les condi- 
lions offertes par les chefs protestants 4 la souveraine étrangére, 
présentent-elles une importance capitale. Elles sont malhcureuse- 
ment trop longues pour pouvoir étre reproduites ici; et en parcil 
cas les moindres tours de phrase ont leur valeur. Mais leur lecture 
attentive fait tristement ressortir les complaisances de Coligny pour 
l’ennemi séculaire de son pays, complaisances qui n’ont d’autre 
résultat que d’entretenir en France la guerre civile. 

Cependant l’amiral, aprés avoir laissé la garnison d'Orléans sous 
les ordres de son frére d’Andelot, retournait en Normandie attendre 
les renforts qu’on avait promis de lui envoyer d’Angleterre. Et 
pour satisfaire Elisabeth, il s’opposait 4 toute négociation avec la 
cour, et voulait poursuivre la lutte jusqu’a ce qu'il edt obtenu 
pour ses coreligionnaires de complétes garanties. La situalion des 
protestants n’était pourtant pas florissante. La reine mére, définiti- 
’ vement séparée des huguenots, pouvait s’écrier, le 15 févricr 1565: 
« Nous ne savons plus ou! nous en sommes, sinon que M. de Guise 
va, demain au matin, assaillir le portereau d’Orléans et le pont. 
S’il le prend, ce que Dieu veuille, je crois qu’il yen aura qui con- 
naitront qu'il ne fait pas bon se moquer de son roi’. » 

Ce grand boulevard du protestantisme allait, en effet, tomber 
dans hes mains de |’armée royale, quand tout a coup le duc de Guise 


1 Mémoires de Castelnau, in-fol., t. Il, p. 153. 
25 Févaua 1876. 40 


608 LAMIRAL DE OORIGNY. 


est assassiné aux portes de la ville, le 48 février. ‘M..Tessier nous 
semble traiter un peu légérement:la grave question de la compli- 
cité de l’amiral avec le fanatique Poltrot de Méré. La défense-qu'il 
essaic de présenter dans’ ces circonstances est trop singuliére ot 
trop embarrassée pour que nous ne la citions pas en partie: 


« Coligny, s’il n’a pas inspiré Vidée de tuer Guise, I’a-t-il au 
moins connuc? Il est permis de le supposer. Poltrot en ‘parlait fort 
souvent ; il est vrai que par Ia méme on n ‘attachait pas dans le 
camp huguenot grande importance & sa daa Une premidre fois, 
il a rendu des services comme espion. L’amiral continue a l'em- 
ployer comme tel, et le renvoie au camp catholique, L’eut-il ren- 
voyé de méme, s’il l’edtt cru réellement capable de commettre cet 
assassinat dont il se vantait d’avance? Peut-étre il avait jadis averti 
Guise d’une tentative analogue dirigée contre lui. Depuis, Guise et 
les siens ont désiré, ont cherché sa mort; il ne se mettra plus dés- 
ormais entre cux et les meurtricrs. N'est-ce pas 1a sa déclaration, 
et que yeut-on de plus? Naguére il eut regardé comme un devoir 
- pour lui de prévenir un pareil meurtre; avjourd’hui, sans scrv- 

pule, il le laissera commettre. Demain , que fera-t-il'? », 


Ces lignes indécises ne suffisent pas 4 instruire le proces, et nous 
10us étonnons que l’auteur n’ait pomt insisté plus longuement sur 
an fait dont les conséquences sont'si graves, qu’on peut y voir en 
germe toutes les guerres civiles qui vont suivre, et jusqu’a la ter- 
rible journée de la Saint-Barthélemy. L’histoire cependant est loin 
d’étre muette. On raconte que c’est M. de Soubise, qui, voyant dans 
Poltrot, un homme capable de tout risquer, .l’avait envoyé a |’amr- 
ral, pendant un séjour de quelque temps qu'il fit 4 Orléans. Celui- 
ci l'interrogea, a¢cepta ses services, lui donna méme de I’argent 
pour acheter un cheval, et le laissa dans la place, sous les ordres 
de d’Andelot. G’est avec.ce cheval, qu’il.s’était procuré grace a la 
générosité de Coligny, que le meurtrier, aussitét son crime com- 
mis, essaya vainement de fuir. Dés son premier interrogatoire, en 
présence de Catherine de Médicis'‘et de toute sa cour, Poltrot ac- 
cusa formellement l’amiral de Coligny de lui avoir.proposé |’assas- 
sinat du due de Guise, hui assurant « gu’il ferait un grand service 
4 Dieu, au roi et & la république, qu'il ferait wuvre méritoire es- 
vers Dieu et cnvers les horirhes ». A l’en croire, Théodore de Béze 
et un autre ininistre qu’il ne nommait pas, « l’auraient assuré que 
s'11 voulait exécuter l’entreprise dont M. l’amiral lui avait, tenu 
propos, il serait le plus heurcux des hommes de ce monde, pour 


‘ L'amiral Coligny, elc., p. 77 et 78. 


L’AMBRAL DE COLIGSY. , £06 


lequel acte, il gagnerait paradis, ef s’en irait avec les bienheurmux, 
s'il mouroit pour une si Juste querelle*. » 

Lamiral, par une défense maladroite, aggrava ces soupcome dans 
un Mémoire imprimé, en réponse a la publication faite par les amis 
de Guise de l’interrogatoire de Poltrot; il avouait qu'il avait cu des 
rapporis avec l’assassin, et disait que depuis l’affaire de Vasay, 
« quand il avait ouy dire 4 quelqu’un que s’il pouvoit il tucros Je 
seigneur dé Guise, il ne l’ayoit détourné. » De plus, il répétait sou 
vent, au dire de Brantéme, en parlant de l’assassinat de son adxer- 
saire : « Je n’en suis point l’auteur nullement et ne I’ay point faat 
faire; mais je suis pourtant fort aise de sa mort, car nous y avens 
perdu un trés-dangereux ennemi de notre religion. » Ses coréligian- 
naires, d’autre part, ne cessaient de célébrer dans leurs écrits, darts 
leurs chansons, les mérites de Poltrot, ce vrai martyr de la foi,.ce 
héros selon la Bible. Rien n’est plus curicux que de voir leurs.eris 
denthousiasme, leurs hymines de réjouissance, ct la facen vwrai- 
ment insolente dont ils célébraient, comme la plus grande des ver- 
tys, un assassinat politique dont ils‘espéraient tirer bon profit pour 
leur cause *. 

En effet, le parti catholique venait de perdre son seul chef; le 
gouyernement de Charles IX .n’avait plus qu’a faire la paix. ile fut 
signée, le 19 mars, par le prince de Condé ; Coligny en resseatit wn 
vif mécontentement. Quoi qu’on puisse dire, il était bien ua peu 
jaloux du profit personnel que le prince, son ami, en retirait, et 


' Ce qui mi¢rite plus de crédit encore que des aveux peut-tre arrachés park 
torture, c'est le tdmoignagne d’un ami de Coligny, d'un serviteur dévené desta 
cause protestante, l'ambassadeur anglais Spaith. M. de la Ferriére donne l'extrait 
suivant de la lettre qu’il écrivit a Elisabeth quelques jours aprés |'événement : 

« L’assassin est agé de dix-neuf ans, nalif de Saintonge; il est venu dans Ie 
dessein de tuer le duc, 4 l’instigation de Soubise, actuellement 4 Lyon. C’est 
Soubise qui I’a adressé & l’amiral, avant qu’ll passat en Normandie; lamnieal fui 
aremis trois ‘cemts écus. On dit encore qu’il a été confirmé dans son. desseim 
par Théodore de Béze. » | 7 

Voila certes, contre Coligny, une charge bien accablante qui, pour avoir été 
ensevelie durant trois siécles dans un carton ignoré des archives d Angleterre, 
n'a point perdu’ de‘ sa valeur. Ce qui‘demeure établi, c'est’ que persorine; pavthi 
les contemporains, ne doutait de la complicité de l’amiral. — Premie® rap- 
port,.ete., Arahives deg missions scientifiques et litléraires. 1868, t. Y, p. iit... 

Et, de son cété, M. le prince de Chimay résume assez bien ce grave probléme 
lorsqu’il écrit : « Si Coligny avait réellement chargé Poltrot d'assassiner te dac 
de Guise, toute sa conduite s'expliquerait trés-clairement. — Gaspard! de Ob&- 
gny, p. 228. mo 

* Consulter & ce sujet la publication intitulée Recuesl de podsies calvinistes, ti- 
rée des manuscrits de Rasse de Neuf, chirurgien militaire au service de d’Aude- 
lot. Reims, 1866, in-8, pp. 103 a 167. 





610 : -L'AMIRAL DE COLIGNY. 


tandis que Condé défendait les intéréts des seigneurs du parti, il se 
faisait le champion de la plébe calviniste. : 

Quelle différence, remarque avec raison M. de €araman-Chimay', 
entre le caractére du prince et celui de Coligny! Aprés Dreux, Condé 
avait passé la nuit sur le lit de son cousm le duc de Guise; il 
’embrassail au licu de l’assassiner; aprés ja paix d’Amboise, il al- 
lait se jeter avec passion dans tous les plaisirs de la cour ; il se bat- 
tait comme s'il eit pris part 4 un tournoi, et ne pensait plus 4 la 
guerre unc fois qu’il avait déposé les armes. Condé était un. chef de 
parti, Coligny un chef de secte. Condé se battait pourla victoire de ses 
amis les huguenots, Coligny pour la victoire de la Réforme. Lent, ré- 
fléchi, calculé, Coligny ne voulait rien risquer, rien laisser au hasard; 
Condé débordait d'impatience. A la journée de Dreux, Coligny, ne 
sachant s'il ne valait pas mieux temporiser, s'arrétait-avec l’avant- 
garde ; Condé l'avait déja dépassé et se battait avec « la bataille ». 
A la paix, Coligny rentrait dans sa maison de Chatillon et travail- 
lait 4 ses vignes en roulant dans sa téte des projets pour l’extea- 
sion du calvinisme; Condé se divertissait avec les filles d’honneur 
de la reine. 

Le traité, négocié en dehors de l’amiral, ne permettait les assem- 
blées de la religion que dans une seule ville par bailliage. Le cuite 
était toléré, il est vrai, dans tous les manoirs nobles; mais, disail 
l’amiral: « Restreindre la religion 4 une ville ou aux faubourgs 
d’une ville, n’était-ce pas ruiner plus d’églises par un trait de 
plume quc les forces ennemies n’en eussent pu abattre en dix ans. » 
Il s'indignait surtout qu’on ait fait si bon marché des petites gens, 
Ja concession du traité étant pour ceux véritablement dérisoire. 
« La noblesse cependant ne pouvait nier-qu’elle n’ait été prévenuc 
dans cette guerre par les habitants des bourgs et des villes, et que 
les pauvres n'eussent donné l’exemple aux riches?. » 

En réalité, ’'amiral étail singuliérement géné par son trailé avec 
l'Angleterre. Il y avait dans la paix d’Amboise un met que I'habuile 
Catherine de Médicis avait fait insérer, et qui visait formellement 
son projet « d’expulsion des étrangers de France ». Comment Elisa- 
beth acceptcrait-elle ce terme singuliérement menagant pour.sa rt 
cente acquisition du Havre? Les explications envoyées par Condé en 
Angleterre n’avaient pas paru suffisantes. A Lendres, on parlait de 
l’ingratitude, presque de ta trahison des protestants francais. Coli- 
gny faisait dire 4 la reine, par un cnvoyé spécial, qu'elle continudl 
4 avoir confiance dans son amitié, ct, « quant & ce que les Anglais 


£ Gaspard de Coligny, etc., p. 234. 
2 L'amiral Coligny, etc., p. 84. 


L'AMIRAL DE COLIGNY. 611 


disent, ajoutait-il, que l’article porte qu’on fera sortir les étran- 
gers, cela ne s’entend pas pour eux’.. » Mais, en dépit de ces belles 
protestations, il était chargé bientdt aprés de négocier avec Elisa- 
beth et-de lui faire offrir par Briquemault la restitution de Calais, 
promise par le traité de Cateau-Cambrésis, 4 condition qu’ellc- 
méme abandonnerait sur-le-champ le Havre. Les Anglais s’emp¢- 
trérent dans les: finesses de leur propre diplomatic, ct perdirent les 
deux villes ensemble. Mais l’amiral ne fut point faché de rester, de 
sa-personne, ctranger a la reprise.du Havre par les armes frangai- 
ses; car ik tenait & se ménager quelque influence auprés de la reine 
Elisabeth, et il était convaincu de l’utilité des alliances protestantes 
pour son pays et. san parti. C’est ce que deg documents récemment 
publiés établissent avec une singuliére évidence. 

il faut lire-dans le second rapport de M. de la Ferriére* le long 
et remarquable exposé de toutes les négociatiqns qui précédérent 
et suivirent la reprise du Havre et qui vont de la paix d’Amboise 
au traité de Troyes, du: mois de mars 1563 au mois d’avril 1564. 
Cest le récit le plus complet qui, ait encore été fait de cette belle 
page de la vie de Catherine de Médicis. Dans cette lutte féminine 
entre deux des plus grandes souveraines dont l'histoire ait conservé 
le nom, c'est I'Italienne qui l’emporte en astuce, en audace et en 
bonheur ; c’est la France qui fait passer l’Angleterrc p:r toutes ses 
exigences, les habiletés diplomatiques de la reine mére, plus en- 
core que le suecés de ses armes, réparant en quelques muvis tout le 
mal que. la premiére guerre civile avait fait 4 la France. Mais le 
nom ‘de Coligny apparait rarement dans Jes nombreux documents 
mis. au: jour par M. le comte de la Ferriére ; et les deux ou trois 
lettres signées de lui.qu’on a retrouvées parmi ces anciens papiers 
he lui font guére honneur. 7 

Se tenant le plus qu'il peut a Vécart, il n’a d’autre prélention que 
de louvoyer entre:Catherine de Nédicis et Elisabeth, d’esquiver les 
promesses qu’il.a faites 4l'Angleterre, récriminantcontreles agents 
anglais, tout en se déclarant le plus fidéle ami de leur reine. Il pro- 
leste, il est vrai, avec le prince de Condé, contre la pensée « avoir 
rien pu-donner au détriment-des .droits du roi » ; et il assure méme 
que le‘contrat passé pour.la remise.du Havre a Ste ratifié par lui 
«sds qu'il lait jamais va-», si ce-n’est longtemps aprés, lors de 
‘on voyage en Normandie et de ses négociations avec l’agent an- 
glais Throckmorton. Mais, au mais de juillet 1563, il ne se montre 
pas moins disposé & répondre a |’appel que lui adresse |’ambassa- 


' . Rapport de M. de la Ferriére, p. 421, 
rapport, etc., Archives des missions, 3° scrie, t. Il, pp. 1 4 58. 


612 L'AMTRAL DE COLIGNY. 


deur d’Angleterre, Smith, s’engageant « par tous les moyens » 4 lui 
faire obtenir « une bonne paix‘ ». Enfin, lorsque Catherine s'est 
décidte 4 la guerre, l’amiral reste simple témoin des événements, 
mais # ne se dissimule pas combien la défaite des Angtais sera fu- 
neste-en France au parti protestant et il fait tout ce qu'il peut pour 
ernpéeher cc résultat. Le ministre anglais Midlemore, aussi bien que 
l’ambassadeur de l’empereur d’Allemagne, Chantonnay, ne se trom- 
pent point sur les yéritables sentiments de Coligny. « L’admiral, écrit 
ce dermer au cardinal Granvelle, a fait tout ce qu’il a peu par escript 
etremonstrances a la royne, afin que l’on ne suivit l'entreprinsc du 
Havre, disant qu’on n’y servoit rien, et qu’il falloit mieux d'aller 
per aultre moyen avec la royne d’ Angleterre, puisqu’elle avait si 
bien assisté le roy et ses subjectcs, ct qu’encores qu’on print fe 
dict Havre, le royaulme de France ne seroit pourtant nous venir en 
repos*. » Heureusement que l’influence des Chatillon était nulle 
alors & ka cour et que, selon l’aveu qu’il faisait quelques mois plus 
tard 4 Smith, Gaspard de Coligny « ayant sur les bras Yaffaire de 
Guise, ne pouvait se méler de rien ». 


II 


Nous n’avons-rien dit encore d’une idée toute personnelle qui a 
lungtemps poursutvi Coligny et qui, grace & lui, a-trouvé plusieurs 
fors, de son temps, un commencement d’exécution. L’Europe en- 
titre tenait alors les yeux tournés vers ces mondes nouveaux dent 
V¥spagne et le Portugal prétendaient se réserver la propriété exchr 
sive. L’amiral concut la pensée d’organiser, en Amérique, des colo- 
pies francaises qu’on aurait peupkées particuliéremement de parli- 
gaas des doctrines nouvelles persécutés dans le royaume, et: chas- 
stsem quelque sorte & cause de leurs opinions religieuses. (était 
lemoyen le plus sir d’éviter les guerres civiles et les. quetelles 
mtestines. C’était aussi un vaste champ d’activité intellectuello el 
commerciale abandonné a ceux que Coligny ne pouvait favoriscr 
autrement. Dés 1555, le vice-amiral de Bretagne Durand. de Ville- 
gagnon’, s’embarquait pour le Brésil, et abordant 4-la baie de Rio- 


? Record Office, Slate papers, France, vol. XXXIV. 

* dedeives de Vienne et Mémoires de Condé. t. II, p. 171. 

3 Voir, sur cette premiére expédition, une récente étude publiée dans la Re- 
vue politique et liltéraire du 15 aout 1874 sous ce titre : Le chevalier Villegagnon 
et la colonie francaise du Brésil au seiziéme siécle, par M. Paul Gaffarel, professeur 
d'histoire 4 la Faculté des lettres de Dijon. 











L’AMIRAL DE COLIGNY. 65 


Janeiro, il donnait 4 sa premiére conquéle le nom d'lle-de-Coligny. 
L'amiral leur envoie des ministres génevois et quclques centaines 
d’émigrants protestants, mais cet essai ne put réussir : et en 1558, 
Villegagnon, revenait découragé, laissant la-bas quelques pauvres 
colons qui furent bientét dépossédés et massacrés par les Portugais. 
En 41562, Coligny reprend ses projets, et c’est en Floride qu'il 
envoie le capitaine Jean Ribaud 4 la téte de deux petits navires du 
roi. Méme insuccés que la premiére fois. La guerre civile empéche 
’amiral de porter secours 4 ses amis. A peine la paix signée, 
Coligny réorganise l’expédition sous le commandement du poitevin 
Landonniére et il la. compose comme la premiére fois exclusivement 
de protestants. La petite colonie semble tout d’abord réussir, mais 
hient6t la discorde se met dans les rangs des émigrants. Les Espa- 
gnols en profitérent pour attaquer brutalement et renverser cet éta- 
blissement francais qui leur faisait ombrage ; et l’idée chérie de I’a- 
miral dut étre définitivement abandonnéc. Elle ‘avait bien pourtant 
ses avantages ; malheureusement, les Francais catholiques ou pro- 
testants, se sont toujours montrés si peu propres a ces sortes d’en- 
treprises, que la persévérance de Coligny ne pouvait rien contre un 
défaut qui semble inhérent 4 notre caractére national '. , 
Depuis la fin de la premié¢re guerre civile l’amiral vivait fort a 
l’écart dans son chateau de Chatillon, presque uniquement occupé 
de )’éducation de ses enfants, et beaucoup plus irréprochable, il 
faut le reconnaitrc, dans sa vie privée, que dans sa conduite poli- 
tique: Il ne cessait point pourtant, de.loin, de plaider la cause de 
ses coréligionnaires, et de les défendre contre les aggressions de 
leurs ennemis. Il’ écrit 4 la reine mére les Icttres les plus yives 
toutes les fois-qu’il a & se plaindre d’un a ou d’une sédition mal 
réprimée. . b din MA 
« Madame, lui mande-til en 1564, je vous supplie de me par- 
donner, et je vous dis que la trop grande-impunité cst cause de 
toutes ces ‘grandes craautés et désordres, car il semble que. ceux 
qui les font, les font sous ombre qu’on leur souffre. Je vous sup- 
plie, madame, au ndm de Dieu, y ores pourvoir et vous serez 
cause que le roi sera bien servi et obéi*. 
Hine quitte Chatillon qu’au. commencement de 1564, pour venir 
prendre sa part aux querelles qui divisent le maréchal. de Montmo- 


‘ On trouverait, sur ces tentatives ‘de colonisation au seiziéme siécle, de nom- 
breux détails dans un livre, aujourd'hui fort rare, intitulé : D’histoire’ notable da 
la Floride, contenant les trois voyages faits en icelle par certains capifaines et 
pilotes frangois, etc. Paris, J. Auvray, 1756, in-8 

* L’amiral Coligny, etc. p. 108. 


614 L'AWIRAL DE COLIGNY. 


rency et le cardinal de Lorraine. I] s’occupe en méme temps da pro- 
cés toujours pendant que lui avaient intenté les enfants de Frangois 
de Guise et sa veuve, aprés le meurtre d'Orléans. L’affaire avait été 
évoguée par le roi, qui s'était réservé, trois années auparavant de 
prononcer le jugement définitif. Au bout de ce temps, ce n'est point 
d’un jugement, mais dune réconciliation qu'il est question; el 
Charles IX convoque 4 Moulins, pour le mois de janvier 1566, les 
Lorrains et les Chatillon. L’ « appointement», comme on dit alors, 
eut lieu Je 29, mais personne de part ni d’autre n’oubliait le passé, 
et il yeut dans |’entrevue aussi peu de cordialité que de bonne foi. 
Le jeune Henri de Guise avait refusé de tendre la main a celui qu'il 
regardait comme I’assassin de son pére : il était évident pour tous 
que la lutte n’était qu'ajournée’. 

Crest 4 cette époque également qu’il faut faire remonter les 
premiéres relations de l’amiral avec les Pays-Bas espagnols. Il 
avait en Flandre un parent, le baron de Monligny, qu’il poussait 
ouvertement 4 la révolte, en lui promettant lappui des huguenots 
francais. Mais le duc d’Albe, vainqueur, ne semble . pas disposé 
4 tolérer l’intervention dans ses propres affaires des sujets d’un 
pays voisin. Il fait peur Catherine de Médicis, qui, jusque-la 
indécise, se retourne contre Coligny et ses amis. Les protestants 
s'indignent; ils crient 4 la violation de VEdit ; ils se réunisseat 
d’abord 4 Valery chez le prince de Condé, puis & Chatillon; et 
Coligny, qui résiste un moment, finit encore par se laisser. en- 
‘trainer par son frére d’Andelot, dans une résolution violente qui 
sera le signal de la seconde guerre civile*. L’amiral méme est uo 
des plus acharnés : c’est lui qui propose 4 ses compaguons de 
commencer la campagne par l’enlévement du jeune roi. « Si tous les 
contemporains n’étaient unanimes pour attester que l’idée vient de 
lui, on ne pourrait le croire, dit son moderne historien. Et il faut, 


! Voici comment les documents anglais, mis au jour par M. dela Berriére, rt 
content la maniére dont se termina le long procés des Guise et des Chatillon : 

« Le roi fit venir 4 Meaux madame de Guise, Ie cardinal de Lorraine et |'ami- 
ral, leur témoignant le singulier désir qu'il avait, pour plusieurs grandes fa 
sons, d’y mettre une bonne fin. Le cardinal et la veuve du duc demandérent 
délai pour production de piéces qui ne devaient étre vues que de Sa Majesté; de- 
puis, la duchesse demanda 4 poursuivre devant le Parlement et a y présenter les 
piéces soumises au roi, a quoi il se refusa, et fit assembler les princes de soa 
sang, les chevaliers de }’ordre, les conseillers de son conseil pour juger l'affaire 
avec l’assistance de la reine. sa mére. De part et d’autre, on s’en remit A son juge 
ment, et l’amuiral, ayant affirmé de nouveau, comme devant Dieu, qu'il n’avait 
fait, ni fait faire, ni approuvé ledit homicide, le roi le déclara innocent. » (Re- 
cord Office, State papers, France, vol. XLIII.) 

2 Gaspard de Coligny, etc., pp. 291 et suiv. 





L'AMIRAL DE COLIGNY. 615 


ajoute-t-il, qu'il ait trouvé dans sa conscience de bien puissantes 
raisons pour se justifier 4 ses propres yeux. Peut-étre, dit-il encore, 
cette insulte aa majesté du roi lui parut-elle, dans les circonstan- 
ces présentes, le plus sur, l’unique moyen de sauvegarder l’autorité 
royale. » 

fi faut vraiment qu’on soit bien convaincu de la faiblesse d’une 
cause pour la défendre avec de pareils arguments. L’entreprise de 
Meaux, de quelque prétexte qu’on essaye de la couvrir, n’en reste 
pas moins unc révolte ouverte, d’autant plus coupable qu’elle ne 
semble justifiée par aucune attaque de la cour. Coligny lui-méme 
n’avait pas le moindre grief contre son oncle, le connétable de 
Montmorency, qui va rester sur le champ dc bataille de Saint- 
Denis, tué par les soldats de son neveu. Puis, par surcroit d’im- 
prudence, il laisse une fois de plus les siens faire appel a l’étranger, 
et introduire en France les reitres de Jean-Casimir. Peut-on dire, 
au moms, que dans toutcelal’amiral ait la main forcée, et qu’il soit 
entrainé par son parti? Ce serait mal connaitre son caractére. Du 
reste, les documents mémces s’opposent & une telle interprétation. 
Qu’on lise, par exemple, la trés-importante lettre qu’il adresse, le 
22 aout 1568, ala reine mére. On est en pleine guerre civile, on 
se bat depuis six mois, car la paix, signée 4 Longjumeau, au com- 
mencement de l'année, est 4 peine une tréve; Coligny et les siens 
sont des rebelles qui devraient implorer l’indulgence : voyez pour- 
tant de quel ton il écrit 4 sa souveraine, et combien la menace sort 
plus facilement de sa bouche que les excuses ou les regrets! 

« Madame..., il faut avouer que si vous avez bonne volonté, vous 
n’avez nulle puissance. Que faut-il ajouter aprés tant de belles 
assurances quc l’on a données A M. te prince de Condé et 4 moi; et 
aprés nous avoir chassés loin de nos maisons et fait toutes les 
indignités, je ne doute pas, madame, que I’on ne veuille dire, 
comme l’on a fait jusques ici, que ce sont défiances et soupcons, 
que nous avons sans propos, mais aussi nec sommes-nous pas si 
_ sots que de nous laisser surprendre, et aussi la chose s’est conduite 
trop grossiérement. Je ne m’étendrai point davantage sur ce propos, 
sinon que je vous supplierai de croire que j’empécherai pour ma 
part jusqu’a l’extrémité les troubles et prises des armes dans ce 
royaume. Mais si nous y sommes contraints pour défendre la li- 
berté de nos consciences, nos honneurs, vies et biens, l’on con- 
naitra que nous ne sommes pas si aisés 4 battre et 4 défaire, comme 
le cardinal de Lorraine s’en vante tous les jours. Je vous supplie 
aussi, madame, considércz la pitoyable remarque qui cn sera pour 
vous et votre postérité, qu'il faille que sous votre gouvernement tel 
malheur soit advenu, et davantage vous souvenir que du commen- 


616 L’AMIRASL DE COLIGNY, 


cement des derniers troubles l’on vous avertit, quand nous étions 
a’Saint-Denis, que l'on serait contraint de s'aider de forces étran- 
géres si l’on ne pourvoyait & nos requétes, et la-conséquence que 
cela pouvait amener, de quoi vous aimates mieux eroire les ayer- 
tissements du cardina} de Lorraine‘. » | 

Est-ce hypocrisie ou fanfarennade que cette sorte de manifeste, 
daté de Noyers, et dont on pourrait: commenter chaque phrase? Il 
serait curieux de savoir quelle réponse Catherine de Médicis a bien 
pu faire & une semblable lettre, que Coligny terminait par d'iro- 
niques remerciments, a l'occasion d’un projet d’assassinat contre 
sa personne que la reine mére avait arrdété; car, dit-il, « on m’a 
mandé que je ne ticns la vie que de vous, et que plusieurs s’étaient 
offerts pour me tucr, ce que vous n‘auriez voulu penmettre. » 

, Dans l'intervalle, de grands malheurs privés. avaient frappé 
Coligny; et ici encore nous le trouvons supérieur a ce qu’'ll est 
d’ordinaire dans la vie publique. «La main de Dieu semblait s'ap- 
pesantir sur lui; elle. avait frappé successivement son fils ainé 
Gaspard, sa femme bicn-aimée Charlotte, de Laval. Ce fils qui lui 
donnait de si belles, de si douces espérances, avait été emporté en 
sept jours par.une fiévre maligne. I] semble qu’a cc premier aver- 
tissement .d’en haut, .l’amiral ait fait un retour sur lui-méme, 
interrogé sa conscience ; et Je trouble de son ame se révéle 
par ce mot : « Remémore-toi, ma bien-aimée, écrit-il a sa 
femme, qu’il est bien heureux d’étre mort dans un age ou il élait 
exempt de crimes. » Cruellement atteinte par la mort de ce fils 
tant aimé, épuisée, d’ailleurs, par les fatigues priscs 4 soigner les 
blessés, Charlotte de Laval, est tombée malade &: son tour. Le 
3 mars, la noble femme était morte, et Coligny, 4 la terrible nou- 
velle, s’écriait désespéré :.« Mon Dieu, que tai-je fait, quel péché 
ai-je commis pour ¢tre si rudement chatié et accablé de tant de 
maux? » Ah! quand il posait: cette question a Dieu, il avait peur 
d’entendre sa conscience lui répondre tout bas : « Sujet rebellfe, tu 
as attenié a la majesté de ton roi! ».Et croif-on qu’en un pareil 
moment, Coligny ne .l’ait pas prise plus que jamais en horreul, 
cette fatale guerre civile*. » a | 

Si auteur de ’Amiral Coligny n’avait écrit que des pages de ¢ 
genre, nous .n’aurions pas une observation a faire sur son étude, 
et-nous en accepterions, sams conteste, toutes les conclusions: 
mais il est souvent moins heureusement inspiré, et doane quet- 
quefois plus de place 4 ta passion dans ses jugements. Now 


! Pidces justificatives R, p. 220. 
* Liamiral Coligny, etc., pp. 152 a 155. 


mae 


L'AMIRAL DE COLIGNY. 617 


sommes heureux d’avoir saisi cette occasion de mettre en lumiér 
sa bonne foi et scs nobles sentiments. : : 

La guerre ‘civile, ¢ependant, avaif recommencé plus acharnée 
que jamais.’ L’amiral et Condé, arrivés & la Rochelle, le 19 sep- . 
tembre 1568, en avaient fait la capitale du protestantisme. Le car- 
dinal de Chatillon était parti pour PAngleterre afin de chercher des 
secours prés la reine Elisabeth *; d’Andelot accourait avec ‘une ar- 
mée. Cette nouvelle campagne débute mal pour les huguenots : en 
huit jours, au mois de mars 4569, Condé est tué a Jarnac, et d’An- 
defot meurt de la fiévre, laissant Coligny seul chef du parti, en 
face de Tavanites et du'duc d’Anjou, qui poursuivent leurs succés 
ala téte de V’armée' catholique. Aprés un léger avantage, remporté 
prés de la Roche-Abcille, l’amiral échoue au siége de Poitiers ct est 
de nouveau battu 4 Moncontour (3 octobre). C’est le plus beau 
moment de sa carriére militaire. Avec unc opinidtreté que rien 
narréte, il échappe aux poursuites de l’ennemi, il réunit en quel- 
ques jours tes débris de son armée, il epére duns tout le midi de la 
France, de Saintes & Agen, d’Agen 4 Toulouse, de Toulouse & Nimes, 
une retraite qui fait l’admiration des capitaines. Au printemps de 
1570, par une hardie offensive, il regagne la vallée de la Loire, 
culbute l’armée dé‘Cossé 4 Arnay-le-Duc, ct se donne le moyen de 
négotier une paix qu’il 4 presque rendue gloricuse. Lui-méme écrit 
4la reine le 29 juillet*, en lui faisant part de ses intentions conci- 
liantes, dans des termes qui méritent d’étre citdés : 


' Og treuverait de nombreuses et intéressantes pidces relatives aux rapports 
des protestants francais avec l'Angleterre, durant cette troisiéme guerre civile. 
dans le Deuxiéme rapport de M. de la Ferriére (Archives des missions, t. I, 1874, 
pp. 78a 146). Comme elles ne contiennent pas de révélations nouvelles sur Coli- 
ghy, nows'ne croyons pas devoir les analyser ici. : us Ale gr 

* Cette lettre n’est point la seule qui puisse témoigner des sentiments de Coli- 
gby a cette époque. i y a vingt ans déga, un érudit historien de province, M. Mer- 
let, archiviste d'Eure-et-Loir, a recueilli et publié dans le Bulletin de la Société 
archéologique de T Orléanais (t. 1*', pp. 407 et suiv.), trois curieuses lettres iné- 
dites de l’amiral, adressées « au'Roy, a la Royne, 4 Monsieur frére du Roy », et 
datées toutes: les trois’ de « Montréal ce 10 mars 1570 ». Elles ont trait umique- 
inent aux négociations pacifiques qui se poursuivaient alors, et elles ont pour but 
d'aceréditer « Monsiewr de Théligny »,.gendre de l'amiral, prés de la cour. Coli- 
guy déclare 4 Charles IX qu’il ne souhaite rien tant que de rentrer « en sa bonne 

ace autant que jamais », que dans « Ja prinse d’armes » ce qu'il en a fait «a 
ésté par force et par contraincte » ; il ajoute, dans son fier langage, qu'il essayera 
de toutes maniéres .de satisfaire le roi, et « pdur y parvenir, dit-il, je n’obmettray 
ung-seul moyen, me tenant bien asseuré que pour cela Vostre Majesté ne vouldra 
pas que j’offance ny ma conscience ny mon honneur : aussi scay-je bien qu’elle 
ne scauroit estimer ceulx qui sy laissent aller en l'un ou en !’autre cas; a dire 
verité, il est impossible, que ceulx qui n'ont point la crainte de Dieu devant les 
yeulx puissent venir fidellement aulx honneurs ». Dans un style moins senten- 


618 L’'AMIRAL DE COLIGNY. 


« Nisaainess j'ai entendu que Votre Majesté a quelque défiance de 
moi, mais je la supplierai trés-humblement de croire qu'elle n’en 
a nulle occasion, car, d’une part, j’ai la crainte de Dieu qui me 
défend tclle chose, et de l’autre, étant mére de mon rot, comme 
vous étes, je ne pourrais rien faire ni entreprendre contre Votre 
Majesté, quand bien-méme j’en aurais la puissance, que je ne fisse 
contre mon honneur et mon devoir. 

« Davantage, madame, si, depuis quelque temps vous avez eu. 
quelque mauvaise opinion de moi, et que a la sollicitatiou de mes 
ennemis qui ont occupé ordinairement vos oreilles, vous m’avez 
porté quelque mauvaise volonté, je n’en suis pas fort ébai; mais 
aussi j’ose dire que, quand Votre Majesté épluchera toutes mes 
actions, depuis le temps qu'il y a qu'elle me connait jusques 4 
présent, clle confesscra que je suis tout autre que l’on ne m’a vaulu 
dépeindre. » 

Et, pour prouver a Catherine ses bonnes intentions, il suspend 
aussitét la marche en avant dont elle avait concu tant d’effroi. 
« Combien que cela ne se puisse faire, ajoute-t-il, qu’avec beau- 
coup d’incommodité pour cette arméc, mais je fais si peu de compte 
de ce qui touche mon particulier au prix du général que Votre 
Majesté jugera clairement que je désire tant avancer la paix, et 
voir le royaume en repos, que je n’omettrai chose qui y puisse 
servir'. » 

Le 8 aout, le traité de Saint-Germain arrétait les hostilités. On 
accordait aux huguenots, pour deux ans, comme place de sireté, 
les villtes indépendantes de: la Rochelle, Cognac, Montauban, la 
Charité; on leur donnait des garanties judiciaires en leur permet- 
tant de récuser trois ou quatre conseillers par chaque Ghambre-de 
parlement; ont les mettait sur le picd d’égalité le plus complet 
avec les catholiques dans les écoles, untversités, hépitaux, et pour 
l’admission 4 ‘tous les offices et charges publiques. C'était ta paix 
la plus avantageuse qu’aient encore obtenu les protestants. 

Mais, ces avantages mémcs qu’on leur accordait sans trop mal- 
chander, n’avatent-ils d’autre objet que d’endormir: lear vigilance 
et de préparer contre-eux une odieuse trahison, habilement combi- 
née pour anéantir d’un seul coup leur parti en France? C'est ce 


tieux, mais plus aigre, il essaye de tenir en garde la reine mére contre « le con- 
seil de ceulx qui ont commencé ces troubles et entretenus jusques 4 pré- 
sent » ; et il se défend pour lui et ses coréligionnaires « de l’infame tiltre que 
l'on nous donne jusques icy de trahison, de rébellion et désobéissance ». La let- 
tre au duc d’Anjou, le vainqueur de Moncontour, est plus embarrassée et méri- 
terait aussi un complet examen. 

‘ L'amiral Coligny, etc., pp. 154 et 155. 





L’AMIRAL DE COLIGNY. 619 


que plusieurs historiens ont prétendu; mais leur opinion semble 
singuli¢rement battue en bréche par les documents authentiques, 
récemment publiés. Une nouvelle source d’informations vient d’étre 
mise au jour dans les savants Mémoires historiques de M. Abel 
Desjardins. Le témoin qu'il invoque est l’ambassadeur de la 
Toscane, le représentant du duc Cosme I* : il résidait ala cour 
de France depuis 1560, ct par sa conduite habile, itavait gagné la 
confiance de la reine mére et celle du roi. Sa correspondance éclaire 
les faits obscurs ou confirme les faits contestés ; elle renferme une 
explication naturelle et concluante des clauses de la paix de Saint- 
Germain ; des détails intimes sur Charles 1X, sur ses rapports avec 
sa mére, sur ses yglléités d’indépendance ; des renseignements pré- 
cis sur la rentrée en grace de Coligny ct sur son séjour 4 Blois; 
enfin elle nous révéle l’existence d’une négociation secréte, dont 
l’objet devait étre de faire entrer la France, \’Angleterre, la Toscane, 
les protestants d’Allemagne et des Pays-Bas dans une vaste coali- 
tion formée contre les deux branches de la maison d’Autriche'. 
Cest donc un véritable service que M. Desjardins a rendu aux 
études historiques en publiant les extraits les plus importants des 
dépéches de l’ambassadeur florentin. 


[V 


Cette fois l'amiral Coligny était bien las de la guerre civile*. Ce 
fut en toute sincérité qu’i] voulut se réconcilier avec le roi ct re- 
prendre sa place a la cour. Il fit plus, ct voyant que son parti était 
impuissant 4 l’emporter par la force des armes, 11 essaya d’entrai- 
ner.a lui le jeune roi Charles IX en le séparant de sa mére, du duc 
d’Anjou, des chefs catholiques. Cette préoccupation constante ap- 
parait jusque dans sa correspondance..Le 23 aout 1570, Catherine 
l'avait assuré de sa bonne intention de maintenir les édits. « Sire, 
répond-il au roi le 12 septembre, je dirai 4 Votre Majesté que je ne 
doute nullement de sa bonne volonté, de quoi, entre autres choses, 
nous nous sentons tous trés-étroitement obligés, et moi particulié- 
rement. » Et 4 la reine mére, il se contente d’adresser les séches 


! Charles IX, deux années de régne, etc., pp. 6 et 7. 

2 « M. de latNoue m’a juré cent fois, écrit Brantéme, qu'il n'y avoit rien au 
monde qu’il détestat tant que la guerre civile, et que M. l'admiral la détestoit 
bien autant, et que jamais plus il n'y retourneroit que par force. » (Brantdme, 
Hommes illustres : « Monsieur I’admiral de Chastillon ».) 





620 LAMIRAL DE COLIGNY. 


paroles qui suivent: « Ge que, madame, je veux croire et B’en dou- 
ter aucunement. » 

Les efforts de l’amiral ne furent pas perdus. Tous les historiens 
constatent qu’il acquit bientdét, lui et son gendre Téligny, une yéri- 
table influence sur l’esprit du roi‘. Pendant tout ‘ke commencement 
de Vannée 1571, Charles IX semble disposé a s’entendre avec Cali- 
gny, méme en-dehors de sa mére. Catherine essaye d’abord d’em- 
pécher ce rapprochement qu ‘elle redoute; vayant qu'elle n’y réussit 
point, elle dissimule comme d’ordinaire, attire l’amiral a la cour’, 
fait des avances aux protestants, 4 la reinc de Navarre en particu- 
lier ; elle veut les-surveiller de prés et les avoir sans,cesse sous sa 
main dans ce chateau de Blois dont elle connait tous les mystéres. 

Les choses tournérent autrement que Catherine de Médicis ne le 
supposait. Les manidéres simples ct franches de Coligny, sa respac- 
tueuse déférence pour le roi, ses égards sans affectation pour les 
seigneurs de la cour le rendircnt bientot maitre du terrain et lui 
assurérent un véritable ascendant. Le roi lui fit bon. visage; la 
reine mére et le duc d’Anjou furent obligés de dissimuler avec lui 
pour ne point heurter le sentiment général. « Je sais bien, lui dit 
Catherine, la premicre fois qu’elle le rencontra seul, que yous ne 
pouvez vous fier 4 moi, ni moi a vous, parce que. vous m’avez offen- 
sée en prenant les armes contre le roi mon fils. Et pourtant si, re- 
jetant bien loin le passé, vous voulez étre un bon scrvyiteur du roi, 
j'irai & vous les bras ouverts et vous ferai toutes sortes de faveurs, 
et vous pouvez croire que je dis vrai. » Quant au duc d’Axjou, le 
vainqueur trop vanté de Jarnac et de Moncontour, il lui dit « que, 
dans le passé, en servent le roi son frére, il avait fait son devoir et 
que l’amiral ne devait en garder aucun ressentiment ; qu’a l’avenit, 
puisqu’il s’engageait 4 se conduire en sujet fidéle, il lui promettait 
et lui donnait sa foi de le défendre contre qui que ce fat au 
monde ». 

C’est l’'ambassadeur de Toscane, témoin personnel des faits, qui 
envoie ces détails 4 son gouvernement. I] ajoute qu’on voyait le 
jeune roisc promener famili¢rement avec l’amiral dans le jardin, 
le consultant sur le gouvernement du royaume, sur la politique 
extérieure, sur les finances. On ne tarda pas, en effet, & lui com- 


* Charles IX, deux années de régne, etc., p. 28. 

* H. A. Desjardins prétend, sur la fui de l'ambassadeur florentin Petrucci, que 
Coligny ne consentit a venir A Blois qu’aprés une sorte de traité en. régle passé 
avec le roi. Cette assertion, complétement nouvelle, demanderait 4 étre appuyte 
sur des preuves plus formelles. — Y. Charles 1X, etc., pp. 45.a 47. 

3 Dépéche du 20 novembre 1571. V. Charles IX, etc., p. 49. 





LAMIRAL DE COLIGKY. 621 


muniquer la plupart des affaires ‘et 4 l'appeler 4 presque tous les 
conseils. Coligny ne déguisait pas sa satisfaction. 1 s'efforcait de 
plaire au roi en s’occupant activement de la restitution des places 
de sureté, et il allait méme jusqu’d lui proposer.de laisser & sa‘ dis- 
crétion le choix, si important pour les protestants, des gouverneurs 
dela. Rochelle. De:son cdté, le roi lui faisait-don d’une:somme de 
cent cinquante mille livres; et il- la? offrait, em outte, uno abbaye 
de vingt mille francs de revenu, que, malgré son austérité huguenote, 
Coligny se gardait bien de refuser. : , 

Tout cela n’était point fait pour plaire 4 lareine mére, qui voyait 
diminuer chaque jour l’influence qu'elle exereait sur Charles IX. La 
victoire de Lépante l’avait d’ailleurs rapprochée de (ruise et de |’Es- 
pagne, et elle était décidée 4 user de toutes les petites habiletés, 
dans tesquelles: elle était passée maitresse, pour rétablir a son profit 
la ‘situation. : 

Cependant une question’ plus grave que oes mesquines intrigues 
préoccupe alors la cour de France. Quelle sera l’attitude du roi vis- 
a-vis de l’insurrection voisine des Pays-Bas? Va-t-il laisser libre- 
ment ses sujets protestants porter secours au prince d’Orange? Se 
déclarera-t-il contre l’Espagne? Est-ce dans ce but qu’il a signé, Je 
29 avril-4572; un traité d’alliance avec }'Angleterre? En'‘promettant 
lamain de-sa scgur'au roi do Navarre, prend-i le parti des hugue- 
nots? Les cours étrangéres s’émeuvent. Le cardinal Alexandrin est 
envoyé 4:Paris, chargé par Rome:ct Madrid de négocier le mariage 
de Marguerite de Valois avec le roi de Portugal et d’entrainer 
Charles IX dans: la sainte ligae contre le Turc. La:reine mére est 
bien résolue 4 ne pas rompre avec |’Espagns;-mais, en laissant les 
volontaires francais partir pour la Flandre, la question s’engage un 
pet plus chaque jour. Heureusement pour Catherine que |’échee 
des forces conduites par Genlis vient lui donner un moment de-répit. 
On estau mois de juillet 1572, la politique francaise ne peut rester 
plus longtemps indéeisc. Charles IX; & demi ébranlé; ne veut 
prendre un parti qu’aprés avoir eonsulté tes conseillers ordinaires 
de sa couronne. C’est dans une' délibération. solennelle que chacun 
pourra faire valoir ses raisons et que le roi sera supréme juge du 
débat: Charles prévient. Coligny de sa tésolution, et, comme 1! .est 
dans le conseil le principal partisan de la guerre, il le charge de 
faire un mémoire spécial pour exposer les avantages d’une inter- 
vention francaise aux Pays-Bas. L’ancien garde des sceaux, Moryil- 
- lui répondra -au nom de.ceux qui.ne veulent pas rompre ayec 

e, , y \ 
M. Tessier a-t-il suffisamment fait ressortir importance de cette 








622 L'AMIRAL DE COLIGNY. 


graye discussion politique engagée, a la veille de la Saint-Barthé- 
lemy, entre ceux qui organiseront bientdt le massacre et ceux qui 
en seront les victimes ? Son travail semble ici tout .& fait ancomplet, 
et on dirait vraiment qu’il n’a pas pris la peine de se reporter aux 
curieux documents contemporains qui fournissent sur ce mémorable 
événement tous les renseignements désirables'. A peine st le mé- 
moire de Coligny est analysé, et il n’est pas dit un seul mot de la 
réponse de Jean de Morvillicr. Tout cela cependant méritait bien 
quelques développements. Que le projet de l’amiral fut raisonnable 
en certains points, surtout lorsqu’il représentait l’Espagne comme 
Véternelle ennemie de la France, c’est ce qu'il est impossible de 
ne point reconnaitre. Mais il faut avoucr aussi que Coligny était 
poussé dans cette voie beaucoup plus par esprit de parti que par 
patriotisme. Entreprendre une telle guerre avec |’alliance fort dou 
teuse de l’Angleterre, ct sans savoir si on n’aurait pas bientét toute 
l'Europe sur les bras, c’était un coup hardi a tenter pour un gov- 
vernement comme celui des Valois. 

Tel était l’'avis unanime-des membres du conseil. Goligny s’ca ir 
rite, et lorsque la question se pose une derniére fois au commen- 
cement d’aout, et qu’il est battu, il ne craint pas de s’adresser di- 
rectement au roi, et de lui dire, non sans audace : « Sire, pursque 
Votre Majesté, de l’avis de ceux qui sont ici, est entrainée a ne pas 
saisir unc occasion aussi.fortuite pour.son honneur et son service, 
je ne puis m’opposer a ce qu'elle a fait, mais j’ai l’assurance qu'elle 
aura licu de s’en repentir. » Et ul ajoute : « Mais Votre Majesté ne 
trouvcra pas mauvais si, ayant promis au prince d’Orange tout 
secours et toutes faveurs, je m’efforce de sauver mon honneur avec 
l'aide des amis, des parents, des serviteurs que j'ai et a faire service 
de ma propre personne s'il en est besoin. ». Puis, sc tournant vers 
la reine mére : « Madame, dit-il, le roi renonce a entrer dans une 
guerre; Dieu veuille qu’il ne lui en survienne pas une autre a le 
quelle, sans daute, il ne lui sera pas aussi facile de renoncer’. » 

Libre a chacun d’appeler cela uo prophétique avertissement, plu- 
tot qu’une menace, et d'ajouter que Coligny aimait mieux étre tire 
4 quatre chevaux que de retourner aux horreurs des guerres civiles. 
Les témoins de la seéne et les contemportiins ne |’ont point aise! 
compris, et l’effet produit fut tel, que, quinze jours aprés, 00 


‘ M. Desjardins, sans apporter sur ce point de documents nouveaux, I's trailé 
cependant d’une fagon satisfaisante. — V. Charles LX, etc., pp. 82 et stv. 

rors di Francia di Giovani Michel, 14 nov. 1572. Collection Alberi, s¢: 
rie J, vol. 4. 


L’AMIRAL DE COLIGNY, 623 


croyait prévenir une révolte nouvelle des huguenots, en les met- 
tant 4 mort dans toute la France. L’amiral ne s’en était pas tenu 1a: 
il avait profité de son crédit sur l’esprit de Charles IX (c’est M. Tes- 
sier qui le raconte) pour l’exciter contre le duc d’Anjou ct Cathe- 
rine. a J'ai appris de M. |’amiral, disait le roi 4 sa mére, que je 
n’ai point de plus grands ennemis que vous et mon frére. » Quoi 
d’étonnant qu’une femme peu scrupuleuse, comme Catherine de Mé- 
dicis, n’ait plus nourri d’autre pensée que de se défaire d’un adver- 
saire aussi dangereux pour elle que Coligny? 

Hi y avait aussi 4 la cour une Italienne qui nourrissait contre Co- 
ligny d’implacables ressentiments : c’était madame de Nemours, la 
veuve de Francois de Guise, la mére du jeune Henri. Les deux fem- 
mes se rapprochérent et s’unirent dans un commun sentiment de 
haime et de vengeance. On les vit s’enfermer seules et prolonger 
leurs entretiens bien avant dans la nuit. Enfin, vers le milieu de 
juillet, on put remarquer que le fits de madame de Nemours, le 
duc de Guise, expédiait secrétement un commis & son oncle, le car- 
dinal de Lorraine, qui se trouvait 4 Rome‘. Avant de faire entrer les 
Guise dans le complot, Catherine, dans un conseil intime ot ne 
furent admis, avec le duc d’Anjou, que deux affidés — sans doute 
Retz et Birague — avait arrété la mort de amiral, « croyant, dit 
Tavannes, tout le parti huguenot consister en sa teste, espérant, 
par le mariage de sa fille avec le roy de Navarre, rhabiller tout’. » 

Aussi, lorsque, le 22 aodt, Maurevel accomplit sa criminelle ten- 
tative, les soupcons sé portent immédiatement sur les vrais coupa- 
bles. Dés le lendemain matin, le représentant florentin ajoutait ce 
poet-scriptum a la dépéche dans laquelle il donnait au duc son mait- 
tre les premiers détails sur l’événement : 

« L'assassinat de l’amiral est un fait concerté de longue main. Les 
ups croient qu’tl a été exécuté par l’ordre de M. de Guise; d'autres, 
qu’il. émane de la cour, mais 4 l’insu du roi; d’autres, que ni 
M. d’Aumale m M. de Guise n’en ont rien su, mais que Pauteur est 
le.cardanal de Lorraine, de concert avec le duc de Savoie, et que les 
principaux agents ont été ici le comte de Retz et les ministres du roi 
d’Espagne. La maison d’ou a été tiré le coup d'arquebuse appartenait 
4 un protre qui tient son bénéfice du cardinal de Lorraine. L’homme 
qui a installé les meurtriers est un ancien maitre d’hdtel de la mai- 


{ Dépéche de l’ambassadeur Pétrucci 4 Cosme I*, du 2% juillet 1572. 

2 Mémoires de Tavannes, t. Ill, p. 252. — Voir les autres citations du méme 
auteur, fort judicieusement commentées et mises en relief par M. le prince de 
Caraman-Chimay dans Gaspard de Coligny, etc., pp. 383 4 389. 

25 Févaren 1876, 5 | 





6% L/SMR A, .DE . COLAGAT. 


son du roi, aujourd'hui maitre d'hétel de la gaaisan de Gaiee. Quant 
aux: assassins, on.dit. qu'ils.appartieanent.’, madame..de Nemours, 
qui était instruite de tout.» 

Il: n’était pas encore question, -2 ce. moment, d ‘enghoher r asiral 
dans un massacre général de ses conéligionnaires. Mais, comme le 
dit fort justement uo autre écrivain, até par M. Desjardans — \ia- 
gem des Médicis,. Cavriana,— « cet éwanement.exaspéra les be- 
guenais, gui altaient jusquia dire que ai le roi ne leur fhasait pes 
justice, ils sauraient se la faire eux-mémes ;. et ils ajeutant d’eatres 
paroles plus menagantes, qui <levaient causer leur perte,. car la 
menace. devient ane arme,aux ‘mains de.celud qui.est menans’. »le 
roi. lai-méme, mdigné, avait:pronmais vengeance il'amaral ; Catherine 
de Médicis, pensam qu'elle était perdue.si. tout.se découvrait, roa. 
lut en finir;-et la fatale mesure quisera flétre dans l’hisieino, seus 
le nom de la Saint-Barthélemy, fut décidée, dams la: nuit méme, 
comme une conspization, 

Coligny,cn est la premiére victime,. et c'est. lp duo de Guise, le 
fils ‘de son ancien rival qui, axec une faremehe soif. de: vengeance, 
préside a la sanglante exécution. Trigtes réprésaibles! Le crime 
appelle le crime. Guise luit-méme mourra hientét. de la. asain des 
gandes.de Henri IM; le dernier Valois suesambana sous le poignard 
d’un, moine, et Henri IV, laissant. machevée:sa: grande courre de 
restauration et d'apaisement,.parira,.au milieu des. consparations, 
frappé par le couteau d'un misérahble fanatique! 

Le chevalier: Cayriana rapporte que l’aminal, s‘entretenant hux 
jours auparavant. avec. son geadve Téligny de la. prédsction d'un 
astrologue qui avait annoncé qu’il serait pendu,.s‘en était. moqué 
et avait dit : « Voyez s’il y a. apparence que la ofiose se vérifie; a 
moias qu'on ne veuille entendre que je sera pendu ‘en. effigie, 
comme je l’ai été il y a quelques mois. » Or, l'astroboguo avait dit 
vrai, oar son cadavre, trainé par les rues et:en butte aux dorniers 
outrages, fut décapité et suspenda par les pieds au: gabet de Mont- 
faucom, pour y devenir la pfituve des corbeaux. Le:mime content 
porain raconte encore qu'on avait trouvé sur lai. une médaille sur 
laquelle étaient gravés ces mots.: « Qu. wne vicdaire entiéne,.oa Une 
paix assurée, ou: une mort honorable. »*Auoun. de sos weux ne 
devait étre exancé ! 

Mais, tout en déplorant bien haut Vhorrible fin de Coligny, 
’ n’est-ce pas beaucoup de parler « de sa noble vie, toute de désint- 
ressement et de dévouement »; et n’est-ce pas dépasser ua pea la 


! Charles IX, deux ans de-régne, etc., p. 101. 











L°AMIRAL DE COLIGNY. - 625 


mesure que de l’appeler « le glorieux martyr de la tolérance reli- 
gieuse et de la grandeur nationale* ». Oui, Gaspard de Coligny, au- 
rait pu étre un des plus grands caractéres de notre histoire; oui, il 
aurait pu utiliser, pour la gloire de la patrie francaise, ses grands 
talents de capitaine, mais il fallait commencer par ne pas étre, dans 
son propre pays, un héros de guerres civiles. Que ses admirateurs 
lexcusent; qu’ils fassent. valbir & sa décharge les circonstances dif- 
ficiles dans lesquelles il a vécu, les obligations qui le liaient 4 la 
Réforme; rien de plus juste. Un homme n’est pas absolument 
responsable de l"époque pendant laquelle la Providence |’a jeté dans 
lemonde. Mais, faire de ce rdle malheureux, auquel il a été con- 
damné, un titre de gleire pras de la postérité, c’est la tendance 
contre laquelle nous avons voulu protester toutes les fois qu'elle 
sest manifestée dans l’un des ouvrages qui a servi de cadre a la 
présente étude. Il est rare que les réhabilitations historiques ou 
politiques, de quelque cété qu’elles soient tentées, réufssissent au- 
prés des esprits impartiaux, méme auprés du bon sens public. On 
ne fera jamais que Borgia ait été un saint pape, Calvin un grand 
chrétien, Louis XV un vertucux roi. L’amiral de Coligny restera de 
mémeun des héros du seiziéme-siécle, mais il sera plutét regardé 
comme le chef hard? du parti ftuguenot en France, que comme un 
des plus fidéles servitenrs de la couronne: Hy a longtemps: qu'il’ a 
été dit qu'on ne devait aux morts que ta vérité. Nest-ce point ‘lh 
encore la mefileure devise dé I’histoire?’ 


Gustave Bavvenaviy or: Poonsse. 


' Lamiral Goligny,p- 197. 











LVIDOLE 


ETUDE MORALE! 


TROISIEME PARTIE 


] 


Ce jour-la, le baron Hector s’était retranché dans sa tour, car il 
éprouvait désormais autant d’hésitation & rechercher sa fille que 
celle-ci mettait de soin & l’éviter sans le paraitre. Il avait pris dé, 
feuilleté, rejeté loin de lui plus de dix ouvrages différents. Une mon- 
tagne d’auteurs méprisés s’élevait en un coin de la chambre sur le 
tapis. 

Et cependant qu’importait l’un plutét que }’autre? Le baron lisait 
avec les yeux, point avec l’esprit. Arrivé au bas de la page, I'edt-on 
mis 4 la torture pour le forcer 4 répéter ce qu'elle contenait, il 
n’aurait pu le dire. Enfin, un vieux livre attira son attention. 
C’était un recueil d’anciennes piéces de théatre oubliées, et le titre 
de la premiére frappa comme un avertissement ironique les regards 
de l’étrange liseur : l’Ennemi de soi-méme. 

Un homme riche, bien né, plein de mérites et de défauts, entre 
dans le monde. II n’a que trop de confiance naturelle dans les pre- 
miers. Quant aux seconds, il ne s’est jamais avisé de les contrain- 
dre. Tout n’est-il pas conjuré autour de lui pour lui sourire ? Il sem- 
ble que toutes les carriéres lui soient ouvertes, toutes les espérances 
de haute fortune commandées. Cependant, il n’avance guére, il ne 
réussit point; de quelque cété qu’il se tourne, i} rencontre l’obstacle 
sur son chemin. Quil’y a mis? A-t-il combiné des plans qui lui 
paraissaient assurés, il voit tout 4 coup l’édifice s’écrouler comme 


‘ Voir le Correspondant du 25 janvier et du 10 février 1876. 





L’IDOLE. 627 


sous l’effort d'une main invisible. Quelle peut étre cette main 
acharnée a le poursuivre? Il essaie de soulever le voile qui la cou- 
vre, il cherche son ennemi. Voila la piéce. Au dénodment, il l’a 
trouvé : c'est lui-méme. 

Cette fois, le baron Hector ne se contenta point de repousser le 
livre ; il le foula aux pieds dans un accés de colére insensée. Ce 
vieil auteur comique lui donnait une moqueuse et cruelle lecon. 

Et il se souvint de la prédiction qui terminait la lettre du mar- 
quis de Verteilles: « Hector, vous aviez toutes les chances d’étre 
heureux. Vous les disperscrez toutes... » 

Cette folie n’était plus 4 commettre ; elle était consommée. 

M. de Kernovenoy recommenga de se promener, suivant sa cou- 
tume, 4 grands pas menagants, dans la chambre ronde; puis il 
s'arréta devant la fenétre masquée par Je jasmin. Il y avait main- 
tenant quinze ans écoulés depuis que cette heureuse fenétre 
avait été pratiquée dans le mur aveugle de la tour, sur la demande 
de la baronne Marie, afin que de son cabinet d’études le baron 
Heclor put voir Myriam jouant aux pieds de sa mére. Depuis il 
s‘était aposté 14 bien souvent pour regarder sur la terrasse les 
lentes promenades de l'enfant devenue femme et pour s’enivrer de 
ses graces et de sa beauté. Ce jour-la, 11 ne vit sur cette méme ter- 
rasse que le capitaine Robert, étendu sur le canapé rustique, s’éti- 
rant les bras et baillant. 

De temps en temps, Ie bel officier se levait, et prétait l’oreille 
comme s'il avait cru saisir le bruit d’un pas léger dans les ailées 
voisines. Puis s’apercevant qu'il avait été le jouet d’une illusion de 
son amour-propre ou d’un désir de son ceeur, il se laissait retomber 
sur son siége et battait la terre de sea deux talons avec un furieux 
dépit. 

M. de Kernovenoy observa tout ce manége, et il eut un mauvais 
sourire : « Celui-la aussi, dit-il, est embarrassé et malheureux a 
cause d'elle. » 

I} descendit et s’avanga doucement. Le capitaine Robert venait m 
s’abandonner a un nouvel accés d’humeur et retombait dans le ma- 
rasme aprés la crise. Ce fut une nouvelle explosion de baillements 
avec de petits cris qui se prolongérent en grognements sourds. S’il 
est jamais permis de comparer un officier frangais 4 un quadrupéde, 
on peut dire que toute cette musique rappelait un peu la plainte 
tour 4 tour irritée et déchirante du dogue qu’on tient & la chaine. 
Ce pauvre joli capitaine en était réduit 4 s'étirer de plus belle et de 
si lamentable facon que les os de ses bras en craquaient. Il écoutait 
ces petits bruits pour se distraire. M. de Kernovenoy le frappa 4 
l’épaule. Robert d’Avrigné se retourna et poussa unc nouvelle excla- 


628 L'IDOLE. 

mation, mais de surprise, cette fois, ef méme, si bravequ’id fut,.un 
peu mélangée d'un auine sentiment. — Crest que le visage da hama 
Hector était ‘en ce moment quelque. chose diasscz redoutabie a voir. 

M. de Kernovenoy s’en rendait apparemment. bien compte - 

— Eh! qu’y a-teil donc, . a sa deosanida-t-i. Est-eo que je 
te-fars:peur? 

Reber? eat un geste quirne-dicait ‘pas tout 2. fait. nen. 

—— Je-vous assure, mensieur, réphiqua-t-il, que vous n’avez pas 
du tout da mine engageante, et i me-vient 4 Fidée que vous ‘devies 
avoir cette figure-la le mois passé, & Genéve, quand vous arez in- 
timé l’erdre den sortir 4 )insolent qui poursnivert mademoiselle 
de' Kernovenoy. 

— Tu te rappeltes cette histoire... : telle que je te Vai contée..., 
j’en-ar peut-étre omis quelques détails. 

On aurait pu croire d’aprés cela, qu’en revanche, il y en avail 
ajouté d’autres. 

— Rassure-toi, reprit-il, j’ai de meilfeures dispositions enyers ta 
elle personne, et je ne veux point te prier de quitter le chateau. 

— de le sais, fit le jeune homme. Si je regois chaque jour deux 
fois,.c’est-a-dire 4 chaque repas, une priére de ce genre, ce.n’est pas 
vous gui me |’adressez. 

— On peut toujours ne pas comprendre les priéres muettes, dil 
le baron, avec.un nouveau sourixe tout plein de son ironie cruelle. 
Laissons cela..de.la.connais cette chanson de l’amoureux dolent. Up 
peu de patience, que diable, monsieur le hussard! Je. veux m'as- 
seo 4 e6té de toi et causer raison. Je pense que ton cauchemar d& 
tout.4 l’heure est passé et quien me regardant mieux 4 préseat, tu 
me trouves assez bon visage. 

— Pas trop bon! répondit Robert. Je crois bien que vous étes.au 
second degré de la mauvaise humcur, Linstant oi.]’on a l’air de 
reprendre du sang-froid. | 

— J’en ai, tu-vas le voir. 

— J’ imagine que vous deviez ¢ire amsi autrefois, quand vous-vous 
rendiez sur le terrain pour un de vos fameux duels. 

— Laissans. encore cela, fit M. de Kernavenoy. J’ai passé lage 
dame battre; je ne vaudrais plus rien. 

— Peste! je me conscillerais.a personne d’cu faire I'épreuve, 1 
pliqua le capitaine en riant. 

— D’ailleurs, puisque tu vas prendre ici ma place dans le ceur 
de mademoiselle de Kernovenoy... 

— Il vous plait de le dire. Je ne suis pourtant pas en.si bon 
chemin. 





LIDOUB: 629 


— .., Ma place dans le ceeur de ma fille et dans'la‘mraison, répéta 
le baron Hector, ma place en tout... 

Puis il ajouta d'une voix sourde : 

— Alors, tu te battras pour moi. 

— Merci, dit Robert. Jaime avtant que vous n’ayet ‘pas de qlie- 
relles. Je ne suis jamais allé sur te‘ terrain. 

—.Ah! fit le baron... Vora qui me-dérange, je te'l'avoue. Recule- 
rais-n devant une affaireT Tout fe ‘monde sait ' pourtant que tu es 
brave. : 

—Je fais mon devoir, répondit. modestement ) honnéte: capitainc. 

—Te as laissé d’assez:britlants souvenirs en Afrique. 'Mais']é vois 
qu’en France tu te refroidis. L’influence des climats ! 4 

— Je n’ai pas dit que je reculerais devant une affaire, riposta le 
jeune homme avec impatience. Seulement je n’en cherche pas. 

— Ma foi, j’allais oublier la recommandation Ue ton pére, I’a- 
miral. Il m’a dit autrefois assez de bien de son fils ainé. Tu es un 
garcon de primcipes... €’est cela, n’est-ce pas? 

— Crest cela. 

Le baron regarda la mer. Il se disait : « Pourquoi ne laisserais-je 
pas exécuter ce beau cousin lourdaud par se aa A quoi pea 
mttre bon? Point d’esprit et des scrupules... 
| Quant 4 lui, il n’avait plus assez des uns - toujours trop de 
‘autre : 

— Capitaine, reprit-il, si l’on ne t’a pas conduit jusqu’&.présent 
sur le terrain, c’est parce qu’on sait bien peut-Gtre que, mdme.y ve- 
nant par force, tu y ferais encore bonne figure. J'imagine: i ay 
moins ‘tu connais ce jeu-la. 

— Je l’aime beaucoup, dit Robert en se levant. Si vous aviez das 
épées au chateau nous pourrions lier une partie... ny 

— Point. 0 me suffit de savoir que tu és. une lame. Je.sais que 
tu as beaucoup d’honneur. Qn me l'avait dit, je Hai bien vu. Anec 
de honneur, du courage et de l’adresse, on est Roujours pee 
quand arrive le moment. 

Un autre que le capitaine Robert ausait demand’: « Qual me- 
ment? » Mai. il laissait.volentiers les comversations se pardre dans 
le vague, conasae, lA. bas, les-flots de la mer, 4 I’herizon, dans la 
Vapeur grise ; il m'était pas fait pour sevrer de ‘pres ‘um interloe- 
teur tel que.le baron et .n’avait jamais rien deving. ‘C'est:ce ques 
primaient assez bies les domestiques de Kernovenoy, qui be colt 
aaisaaient déja, quand ils disaient : « M. Robert :ne.sera jamais 
sorcier. » 


Aprés ce premier engagement que le baron Heetor ‘réfusait de 








630 LIDOLE. 


pousscer plus loin, il y eut entre les deux hommes un assez long si- 
lence; le capitaine l'interrompit tout a coup : 

— C'est dommage, soupirat-il, que vous n’ayez point vouku faire 
un peu d’escrime. Nous aurions tué le temps. 

— Oh!.répondit M. de Kernovenoy d’un air sombre, voila-encore 
un adversaire avec lequel j’ai renoncé & me mesurer. Je sais bien 
que je ne serais pas le plus fort et que c'est lui quit me tuera. 

Puis il se prit 4 regarder le jeune homme avec une compassion 
moqueuse : , 

— Mon pauvre capitaine, lui dit-il, tu es un triste fiancé. 

Et se penchant sur lui de plus prés, lui mettant la maim sur la 
poitrine : 

— Ecoute ! reprit-il. 

Une fenétre venait de s’ouvrir au premier étage de la maison ; ils 
savaient bien l’un et l’autre que c’était celle de la chambre de 
Myriam. 

— Vraiment, reprit le baron & voix basse et sans dter sa main 
dela poitrine du jeune homme, la machine bat plus vite ! Je te vois 
malheureux et je n’en éprouve pas une petite surprise. Je n’aurais 
jamais cru que tu avais un coeur. 

Encore une méprise sur la vie et une fausse idée sur les autres. 
Une idée qui venait de Vorgueil. Le baron Hector avait toujours 
pensé que ceux-li seulement qui ont de l’esprit peuvent avoir du 
coeur. : 

Maintenant, il savait le contraire et il voyait bien ce qui sétail 
passé chez son « pauvre capitaine ». Arrivé 4 Kernovenoy dans un 
état qui n’était point de )’indifférence, mais de la crainte et presque 
de la révolte intérieure contre les volontés de son pére, l’amiral, qui 
l’envoyait affronter cette sévére et dédaigneuse Myriam, il avait cédé 
tout de suite et sans se combattre a des sentiments bien différents, 
en voyant de plus prés la beauté de mademoiselle de Kernovenoy. 
Ah! le baron Hector avait bien tendu le piége et Robert s’y était bien 
laissé prendre! 

Il n’avait que trop promptement subi l’ascendant de cette nature 
supéfieure que l’amiral s’était plu a deviner dans Myriam, le ma- 
riage étant 4 ses yeux un aussi charmant qu’excellent moy@ 
remettre son fils en tutelle. Robert, dés le lendemain de sa venue 
au chateau, s’était dit qu’il pourrait bien accepter cette fiére {- 
trice. Il la voyait toujours glaciale ou moqueuse; mais le bare? 
Hector lui disait : C’est la réserve de la premiére heure. 

—.Qui, pensait Robert, la réserve d’une citadelle hérissée de 
nons. 

Le baron ajoutait : Laisse écouler le temps, tu verras toule 


L'IDOLE: 631 


cette neige se fondre. Et le capitaine avait attendu le dégel. Dans 
son humeur tranquille et simple, il avait combiné déja tout un plan 
de bonheur 4 Kernovenoy, — un beau plan ot prenaient place 
ensemble le chateau ct Ja chatelaine. La perspective de cet avenir 
chérement acheté, il est vrai, le ravissait. Au dehors la ‘mer et la 
forét, les grandes chasses, le yacht au pavillon bleu, bondissant sur 
la vague; au dedans, la vie noble et le sanctuaire ot régnerait la 
déesse : la belle vie ! 

M. de Kernovenoy avait aisément pénétré tout ce réve qui s’é- 
levait dans V’imagination du jeune homme. Il connaissait cette 
imagimation pour opinidtre si elle était lente. Aussi s’applaudis- 
sait-il de sa politique infernale. Il n’aurait pu trouver un meilleur 
auxiliaire que ce bel et bon capitaine. Quel jouet perfectionné entre 
ses mains. Ah! l’honnéte dupe! 

Sirement, Robert d’Avrigné — qui n’était point sorcier — n’au- 
rait jamais soupgonné ce cher parent, qui paraissait lui vouloir 
tant de bien, d’entretenir contre lui de ces desseins abominables. 
ll ne se doutait guére qu’il dat servir d’instrument, figurer et méme 
combattre, le moment arrivé, pour garder Myriam au baron Hector, 
el que le prix de la complaisance et du combat lui serait ensuite 
dispufé par le baron lui-méme aussi résoldment que par sa fille. 

La veille, Martin Bataille était venu an chateau, et il avait dit a 
son maitre, en lui montrant de loin le capitaine : 

— Eh bien! le voila donc le mari? 

— Ce n’est pas dit! avait répondu M. de Kernovenoy. Quand il 
aura éloigné ou effacé l'autre... 

— Effacé ! murmura le vieux garde. Monsieur Hector, vous avez 
des maniéres de parler... 

— Alors, ce sera un compte a faire entre nous. 

Martin Bataille s’en allait en disant tout bas: Le hussard n’en sera 
pas le bon marchand! 

Son maitre le rappela : 

— Qn n’a pas encore vu ces deux homies dans le pays? do- 
manda-t-il. 

Martin secoua la téte : 

— Non! dit-il. Pourtant, je ne fais pas trop mauvaise garde. 

De tout ce qu’il méditait le baron continuait 4 n’avoir aucun re- 
mords, du moins envers les d’Avrigné et Robert; mais il n’en était 
pas tout 4 fait de méme a |’égard de sa fille, et il avait beau s’aigui- 
ser l’esprit comme la pointe d’une épée, l’arrhe trop bien affilée le 
déchirait hui-méme. A table, souvent il lui arrivait de regarder tour 
a tour Myriam et le capitaine. Deux cceurs qu'il avait changés, l’un 
en se jouant et sans pitié, l’autre sans prudence oubliant le passé. 


® 


632 : LIDOLE. 


Si avait eonduit jusqu’alors oti voulait eatte jeune dame, c ‘est que 
sa main avait toujoura été délicate. Nagucése, .il .s'‘était pais fre- 
quemment, en contemplamt. Myriam, a s’écrer = Toute cette beauid, 
tout ce charme, ¢’est mon auvrage ! 

(était san auvrage aussi, cette froide calére qui tout 2 comp sé 
tait allumée chez Ja jeune fille. Myriam avait des pdleurs nerves 
ses, des duretés de ton, des séeheresses d'attitude qau le surpre- 
naient et dont il éprouvait quelquefois, dans sa folie, autent de 
ravissement que de peur. kn vérité, elle:.n’éta plos. du. tomt sem- 
bhable a elleeméme. Il ne la voyaat que mop semblable & lui, ei 
avait envie de-l’en trouver plus helic. 

— Sen ame est libre ! se disait+il. Sor dme est altigre.comme sa 
démarche. Elle ne veut peant qu’on'la faree... Al! ia Freconnels. 
C’est bien moi! 

Aussitét, tl songeait au naal qu’il avait fait, aces penstesd'at 
tume et de révolte qu’il avait semées comme la grame =acauee 
parmila fleur de ces viagt ans.:I] lisait.ke désenehantement et leire 
proche dans les regards. de Myriam. L*indignation brulait ec pur vi- 
sage. Alors, il étaik obligé de:se:centraindre ‘pour ne:point saisirses 
mains de la jeune fille, pour ne point-l’enlever dane ses:bras en lui 
disaat : Tu ne me comprends pas ; tu as pu penser que ce jeu eruel 
était sérieum ! Crois-tu que je voudrais t!imposcr un mari ¢4 que jé 
sois si avide de te donner & un autre? Les péres d’autrefois evaient 
de ces sottes rigueurs. Va, mous sommes du vieux temps par le 
nom, mais j'ai -les.faiblesses des temps neuveaux.... Au diable ces 
d’Avrigné! tu verras comme je me soucie d'eux ! 

Mais la peasée qu'il ine suffireit pewt-dtre plus & Myriam détre 
délivrée de ce lourd et beau fiancé qui n’était qu’un paravent, la 
pensée que les réves de la jeune -fille étaient fixés sur Maxence, 
sur celui qu'il s’agissait par tous les moyens d’e/facer, cetbe crainte 
insupportable et furieuse le rejetait bientdt dans: -ce:délire de k 
conscience et de la raison qui l’avait oN toute la nuit précédente 
encore. 

Et 1a, prés de Robert, laissant errer sa main sur l'épeale du 
jeune homme, il prenait un atroce ba a le voir souffrir comme 
, lui... Ah! pourtant pas.autant que lui!... Hl trouvaitde violentes 
délioes.a se représemter Ic ressentzment et. l"hosreur. qui demeure- 
raient-dans. le: eceur de Myriam contre Robert d’Aveigné, si:ce co 
appartenait 4 l’aventurier de Genéve, lorsque le premier, sournei- 
sement, cl. temébreusement guidé par une volonté implacable et a 
politique sire, aurait été autre du chemin. 

L’aunes | 

— Ainsi le roman ct Ja réalité-auront été écartés tout a ka fos, 














L'1DOLE. | 633 
se disait-i2. Plus de chercheur d’amour ef plus de mari. Quant 4 
moi, J’aurai préservé mon trésar, comame Favare passant au mi- 
licu des flammes pour sauver sa cassette; me resterai-~je pas inno- 
cent & tous les yeux de ce qua sera arrivé?... 

— Moi! reprit-il tout haut, en se levant brusquement, j’aurais 
tmité Pilate:qui sué si bien.se Javer les mains... 

—— Monsieur, fit observer Rabert étemné, vous pensez a de vilaines 
gens. 

Le baron Hector tressaillit ; mais il ne eraignait.gwére la pémétra- 
tion du capitaine. 

— Notre esprit s’en va quelquefois biex loin, répondit-il. Peux-tu 
dire que le tien me voyage pas 4 ses heures 2? Pourtant il n’est pas 
d’une nature bien vagabonde. 

— Ma foa! dit Robert, vaus vous trompez. Mes souhaits. ne sortent 
plus d'ici. 

— C'est vrai; je ne songeais plus que je t’al aecoutwmé & regar- 
der cette maison comme'la ticnne. Ké tu mrauras era sincere... 

— Ne l’étes-vous point ? 

M. de Kernovenoy leva les épaulea. 

— Qui t’a fait venir au chateau? répliqua-t-il. Qui n'a cessé -de 
te réconforter depuis une semaine, quand tu allais perdre cou- 
rage ? 

— C’est vous. Aussi,je sais ce que je vous dois. 

— Va, tu acyuitteras ta dette... Mais. peut-étre t'en ale déja fait 
payer une partie saas que. tu le saches... Veux-tu que je t'aveue 
une chose assez laide? 

— de le veux bien. 

— Tu sais que Myriam, depuis quelque temps, ne ne me traite 
guére mieux que to-méme... Jai pris plaisir 4 te voir aussi mal- 
heureux que mol. 

— Cela, dit le bon capitaine, ce n’est mi généreux ni chamtable. Si 
je pensais.que mes conseils fussent accweallis par ma.cousine, je lui 
donnerais celui d’étre moins injuste envers vous. 

— Tu me rendrais le bien pour Je mal. Tues une bonne 4me, 
tues un bon chrétien et méme un parfait gentlhomme. Tu vaux 
mieux que moi. 

— Atteadez:! fit Rohert, quiadmirait, autant qu'il le redoutait, son 
parent et son hétc, vous allez trop loin. Je erois volontiers que de 
nous deux je suis le meilleur chrétien. Ce n'est pas bien difficile.. 
Mais on m’a toujours enscigné 4 voir en vous le type méme du 
gentithomme, et sous ce rapport... 

— On avait raison autrefois, interrompit violesament le baren. 
Ceux qui m’ont alors connu ne voudraient peut-dtre plus me re- 





634 L'IDOLE, 


connaitre... Capitaine! tu feras bien de ne point me donner tent 
d’éloges. Je ne les mérite pas de ta bouche. 

— Dites plutét, répondit le jeune homme, qu’ils ne vous plaisent 
pas toujours venant de moi. Vous m’aimez assez, et pourtaat... 
Allez, je sais bien ce que je sais. 

Il avait, cn disant cela, un sourire fort illuminé de malice, sa 
malice & lui, qui n’avait, hélas ! rien de diabolique. 

— Capitaine, dit M. de Kernovenoy, ne pourrais-tu quitter ces 
airs de sphinx et m’expliquer... 

— Oh! mon Dieu, oui. Je peux bien vous avouer que I'amiral, 
mon pére, m’a dit au départ... 

—- Je suppose, fit le baron avec hauteur, qu’il ne t’aura pas re- 
commandé de te méfier de moi? | 

— Y pensez-vous? Il m’a seulement fait entendre une chose... 
Mais non!... Je ne peux croire que, si ma cousine acceptait ima 
recherche, vous en prendriez de la jalousie contre moi... 

— Ah! dit le baron, voila ce que ton pére t’a fait entendre. Eh 
bien! as-tu vérifié la sagesse de cet avis? 

— Je n’en ai pas eu l’occasion, puisque ma cousine... 

— N’a pas accepté ta recherche, interrompit M. de Kernovenoy, 
en éclatant de rire devant une si entiére simplicité. Elle l’accep- 
tera, mon ami. Myriam deviendra vicomtesse d’Avrigné. Et alors... 

— Alors? fit le capitaine, les sourcils froncés, car i] avait la sus- 
ceptibilité chatouilleuse, s'il avait cette bonhomie désespérante... 
Vous ne me parlez pas de tout ceci bien sérieusement, ce me 
semble ? 

— Alors... répéta le baron... Oh! si cela arrivait par miracle... 

— Par miracle, dites-vous ? 

— Tu ne saurais point si j’en prendrais ou non de l’ombrage, 
puisque je te laisserais ici la place. 

— Vous quitteriez votre fille? 

— Je croyais te l’avoir déja dit, répliqua le baron en détournant 
la téte... Tu as l’esprit lent, capitaine? 

Robert d’Avrigné réfléchit. La perspective de devenir seul maitre 
du chateau, sans juge importun et sans témoin de son bonheur 
qu'il aurait eu tant de peine 4 conquérir, ne lui déplaisait pas. 
Mais peut-étre voulut-il mériter une fois de plus ce nom flatteur de 
bonne Ame qui venait de lui étre donné. D'ailleurs il se sentait éme 
le plus sincérement du monde 4 la pensée de )’isolement qui atten- 
dait ce pauvre baron Hector. 

Et cette émotion compatissante, il eut le malheur de l'exprimer 
avec cette candeur un peu vulgaire qui ne désarmait point M. de 
Kernovenoy, parce qu’il la méprisait. 


ma witha... — aifidppes. w 


L'IDOLE. 633 


— Mon cousin, dit-il, vous étes encore jeune. 

—— Merci! fit le baron en regardant la mer. 

— Et si vous vouliez ne point vivre seul, vous trouvericz aisé- 
ment, je crois... 

— Qu’est-ce que je trouverais? s’écria M. de peTmOnengy en se 
retournant. 

— Mais 4 vous remarier, dit ’honnéte hussard. Qu’y aurait-il la 
d’étonnant? 

Le baron Hector ouvrit la bouche pour faire le seule réponse 
que lui paraissait mériter une proposition si incongrue; mais il 
eut le bonheur de la retenir au bord de ses lévres ; elle ne fut que 
mentale. 

Cette réponse était celle-ci : « Mon capitaine, vous étes la plus 
honorable et la meilleure des créatures ; mais yous étes un sot! » 

Ah! comme il comprenait alors le ressentiment de Myriam 
voyant celui pour qui son pére entendait disposer d’elle. Il s’éloigna 
plein de dégout ; et cela ne s’adressait pas a Robert, qui n’avait pas 
Vintelligence des sentiments plus que les autres sentiments. C’était 
bien 4 lui-méme et non aux autres que le baron rcndait justice, car 
il se trouvait dans un de ces moments ot il se faisait horreur et 
pitié. 

Il se voyait écrasé par la lourdeur de sa faute. C’était lui et lui 
seul, qui avait fait revivre aux yeux. de sa fille l'image de Maxence 
de Briey, lui qui avait éveillé en elle le démon de la comparaison, 
lui qui lavait troublée de peur de la perdre, lui dont |’égoisme 
avait flétri peut-étre la fleur de ces ignorances de soi et de ces in- 
consciences bénies dont se compose la purcté des jeunes cceurs... 

Comme il s’avancait vers la maison, il vit Myriam qui se glissait 
dans le salon, sortant de la tour. 

Tout lui était devenu méfiance et terreur; il s’arréta brusque- 
ment, se demandant la raison qui avait bien pu la conduire dans 
la salle de billard qui occupait le rez-de-chaussée de la tour. De ta 
grande fenétre de cctte salle on découvrait mieux la gréve que du 
bord de la terrasse ; on pouvait apercevoir aussi le chemin qui, de 
la, conduisait au village. Pourquoi mademoiselle de Kernovenoy 
s élait-elle mise 4 cette fenétre? Le baron, encore une fois, oublia la 
prudence, le bon gout et la dignité paternelle. I] entra précipitam- 
ment dans la salle de billard se jeta & la croisée, examinant la 

lage. 
; Rien ! Il n’y vit rien que le spectacle ordinaire des baigneurs déja 
clair-semés, car l’avancement de la saison dépeuplait rapidement la 
station balnéaire de Kernovenoy. Il rentra dans le salon. 

Une nouvelle surprise l’y attendait.: Le capitaine Robert y avait 


6356 L'WOLE. 


reconnu la présence de Myriam, et, rassemblant son courage, sen 
était venu tenter la fortune. Elle ne lui avait pas 6é trep contraire, 
et le capitaine, s‘enhardsssant devant la déesse de neige qui, ce 
jour-la, lui paraissait presque humaine, était en devoir de repr- 
sonter & sa oousime qu’il ne serait point reisonnable de ne pes pro- 
filer des derniers beaux jours. Myriam en tomba d’accord. & le 
capitaine de proposer une promenade & cheval... 

Le baron ne crut point d’abord ce qu’il entendait : Myrram aeccep- 
tait 4a promenade. 


II 


La chaleur était oncere trés-veve, le crel sans nuages, et peartant 
la lumiére sermblait ne plus en descendre qu’é travers un tamis d’ar- 
gent ; elle ruisselait des plis gers de ce yoile ct-souriait encore sur 
les flois, nzais me pergail plus leur masse ‘profonde. 

Plus ‘de ces belles vagues alertes, aux flancs d’émeraude, a la 
couronne de neige. La mer devenait grise et lourde, l’horizon x 
chargeait de vapeurs. Que la brise tournat, et lhaleine de l’aulomne 
allait se déchainer avec ses souffles profonds et ses lamentations 
bnuayantes, les nuées allaient accourir du large en troupes pressées, 
l’armée de la tempéte. La premiére grande marée de l’équinoze éait 
attendue le lendemain. 

Les: trois cavaliers trottaient 4 travers la campagne aride ct nue, 
car ils awaicnt dépassé l’entrée de la baie ct le nid charmant de 
verdure méridionale au fond duquel s'élevaient le denjon ct le v- 
lage. A leur gauche :3’ouvrait la pleine mer ;:4-Jeur -droite:s bten- 
daient des chaumes 4 perte de vue. Au loin, le cloeher d'un he 
meau; de distance en distance, quelques arbres tordus per les 
grandes rafales, et que les rudes carcsses du vent d'enest svaient 
couchés vers l’orient. Trois moulins roulaient leurs grandes ailts. 
Deux phares:se:dressaient.comme des géants :immobiles qui, le sir, 
se caiffaient de rayons de feu. | 

Myriam se rotournsa lentement sur son cheval, comme pour s* 
luer de lein le chateau dont le fidre silhouette se profilait sur ua 
fond clair. Chére demeure enveleppie d’ombrages, od mademoi- 
solle de Kernovenoy avait conduit le cortége joyeux de ses premiers 
réves, ceux de l’enfance, — oti maintenant elle menait le deuil de #¢5 
croyances les plas tendres-et de ses meilleurs souvenirs. Hl y avail 
dans le regard de la jeune fille une si cruelle expression de trs- 
tesse, que le baron, le rencontrant au passage, serra les poings ¢t 
baissa les yeux. 











L'IBOLE. 037 

La maer grondait sourdement. Mais c’étett bien une artre houle: 
qui montait dans le coeur du baron Hector! La-bas le sen du mons- 
tre se gonflxit, comme s'il amasgart toutes ses redoutables coléres 
qui; le Jendemamm, allaient battre et déchirer le rivage; et Ic baron: 
se disa¥t: « Enveloppe-moi, emgioutis-mot, nature prissante et man- 
dite! » L’ancienne tentation du suicide lui reverait pressante ef per- 
suasive. La mort, c’est le repos pour tes 4mes-qae le mal tourmente,. 
aussi bien que pour celles que la douleur assiége. M. de Kernove- 
noy niavart' jamais cru sériewsement que P’éme survécdt' au corps. 
Cette creyance, qu’il troavait puérile, il s’était borné & la femdre 
pour en donner exemple a sa fille. En ce temps-la i cratgnart, par- 
dessus toutes choses, de frotsser cette jeune pensée. A présent n’y 
avait-#l pas. jeté. P'autres. poisons plus funestes? Par son exemple 
auger *1 fui avait sppris que l'amour paterne! peut étre fiit d’é- 
goisme sit kni avait mortré que l’en peut trouver dans un pére l’en- 
nemi de son ‘bonheur et de sa liberté. Le mal était bien plus grand. 
Sa mort votontaire ne ferait point douter Myriam d'une autre exis- 
tence et de'Dieu, mais elle ta délivrerait d’un maitre injuste et ty- 
rannique. Ah! le tyran lui-méme:seratt encore bien mieux délivré, 
et cette viotente facon ‘de se soustraire 4 ses devoirs ne serait pas 
plus. déngturée que ne l’étmt désormats sa tendresse. Expie tes 
fautes, coeur avengile‘et indomptabie ! mais ‘garde du moins dans la 
mort la padeur des sentiments que tu n’as pas su garder dans la 
vie. Tu devras cacher ce lache renoncement, $1 vivant tu n’as pu 
cacher ton: }mpuissance aw sacrifice. Plus de ces surcidts d'ap- 
parat, comme autrefois Gans la tour! fl ne faut point qu’on te 
trewve, un pistolet & la mam qu'on détournerait de ta tempe!... 
Li-bas legouffre, le flot encoléré qai:emportcra ta dépouille rigtde, 
Pimerensité de Poublt!... | " 

Et-Myrtam ! que penséit-elle? 

Peut-dtre que jamais auparavant les ciels pAlissants‘de Pautomne: 
et: cette mer assombrie ne lui avaient apporté de -si menagants pré- 
sages, que jamais cHe n’avait redouté la saison qui fa rendait cap- 
tive, car jamais efle’n’avait songé qu'elle pouvart un jour entrer en 
latte avec son pére, le compagnon, depuis quinze ans, de ces lon- 
gues captivités‘attendries, l’ami si patient, si apphqué 4 remplir 
son cceur et A occuper son esprit, — maintenant 1 ingéniewx 4 éparer 
un, si implacable 4 déchirer l'autre. 

Quant au capitaine Hector, il montra tout de suite 4 quoi il pen- 
sait, ert ftristint observer que si le vent:se levait:au sud-ouest — qu'il 
prononcait sur-oud, comme un vrai fils de marin, — les pécheurs, 
fuyant devant Y’orage, feraient du moms une bonne péche au re- 


638 L'IDOLE. 


tour, et que le lendemain, 4 Kernovenoy, on ne manquerait pas de 
poisson frais. 

Les trois promeneurs, en ce moment, cheminaient sur de hautes 
falaises couronnant d’immenses escarpements de reches déchirées 
par la mer et par le temps, qui laissaient entre leurs parois de lar- 
ges fissures béantes et formaient ici des entassements de ruines, 
plus loin des excavations et comme des palais mystéricux et sauva- 
ges, avec leurs colonnes tremblantes et leurs entablements écrou- 
lés. Le flot montant s’engouffrait dans les grottes, s’élangait eu 
tournoyant par ces cheminées, répandant dans !’air une fumée d'é- 
cume et menant un tel bruit, que bientét on cessa de s’entendre. 
Ainsi se trouvérent perdues pour l’oreille de Myriam les fines et poé- 
tiques observations de son beau cousin. Cependant le capitaine Ro- 
bert parlait toujours, |’amiral, son pére et son initiateur a la poli- 
tique matrimoniale, lui ayant enseigné qu'il ne pouvait y avoir rien 
de pis que de se taire ; — en quoi l’amiral avait eu tort. Les chevaux 
marchaient de front; ils glissaient doucement sur l'herbe rase, 
maigre tapis semé, de loin en loin, de quelque arbuste marin ou de 
quelques plantes aux iongues tiges gréles surmontées de fleu- 
rettes décolorées. Point d’autre végétation, et du cété de la terre, 
l’ceil, au lieu de se reposer sur les chaumes, ne rencontrait plus 
que des champs de sable. Aucune habitation humaine que, sur le 
point le plus élevé, un poste de douane. La route n’était ni droite ni 
surc : la falaise, rongée par le pied, éventrée sous le double coup 
des hautes marées et des pluies, décrivait 4 chaque pas, au-dessus 
de la gréve pierreuse et du chaos tumultueux des roches, une 
courbe brusque et profonde. Elle fléchissait légérement au nord- 
ouest. La se trouvait un ancien ouvrage fortifié, avec ses talus 
gazonnés, percés de gueules menagantes, car en d'autres temps, 
on y avait placé unc batterie. Un vieux canon rouillé gisait 
dans l’herbe. L’ouvrage, creusé de quatre pieds environ, ne servait 
plus que d’abri aux rares promeneurs de |’été contre l’orage subit 
venant du cété de la mer; ils pouyaient alors s’adosser au talus et 
braver le grain qui passait au-dessus de leurs tétes. 

Le capitaine Robert, du 7° hussards, se retrouva encore une fois 
premier né d’amiral, fils de marin. Il arréta son cheval devant la 
batteric, puis tout 4 coup s’écria ;: . 

— Mais il y a quelqu’un la-dedans! Et je ne me trompe pas, 
c'est... 

La surprise avait apparemment enflé sa voix, car, en dépit du 
bruit de la mer, Myriam, cette fois, |’cntendit, ct les exclamations 
du capitaine semblérent produire sur le cheval de la jeune fille une 


LIDOLE. 639 


impression nerveuse que n’avait pas produite le cri des vagues. La 
béte s’enleva, courant! tout droit 4 une bréche de la falaise. Le ba- 
ron vit le péril, et, bien qu’il edt regardé en arriére et en méme 
temps étouffé une effroyable malédiction, il suivit sa fille. 

Déja l’adroite écuyére s’était rendue maitresse de sa monture, 
qu'elle retint au bord de la bréche; mais on se trouvait a deux 
cents pas du point d’ot elle était si vivement partie. 

— Crest la présence de ce misérable fou, aposté sur votre pas- 
Sage, qui aura effrayé votre cheval, lui dit M. de Kernovenoy avec 
une terrible ironie. 

Myriam lui montra d’un geste la mer mugissante et secoua la 
téte. Elle n'entendait plus. 

ic capitaine avait mis pied a terre et entrait dans la batterie en 
criant : 

— Briey!... Maxence!... mon vieux camarade!... mais attends- 
moi-don¢c!... Mais of va-t-il?... Dieu me pardonne, il est fou! 

Il rendait ainsi le méme arrét que le baron Hector un moment 
auparavant, mais point sur le ton de la menace; au contraire, sur 
celui de la plus affectueuse pitié. 

Il y avait bien de quoi prendre souci d’un si excellent ami de jeu- 
nesse. Maxence, que le capitaine appelait et qui demeurait si étran- 
gement sourd, se laissait couler, au risque de sc casser vingt fois la 
téte, par un étroit senticr, heureusement garni d’un peu de sable, 
qui descendait jusqu’a la gréve. Robert d’Avrigné se pencha, me- 
sura ce chemin terrifiant, et le fils de marin se retrouva hussard : 
il n’osa suivre celui qui le fuyait... 

— Car il me fuit, grommelait-il. Qu’est-ce que tout cela pent 
bien vouloir dire? 

Il se remit en selle et rejoignit M. de Kernovenoy et Myriam, qui 
l’attendaient ; la jeune fille, le dos tourné a la gréve, regardant les 
champs sablonneux, le baron Hector immobile, le visage si affreu- 
sement contraclé, que Robert lui dit : 

— Vous avez eu terriblement peur pour ma cousine. 

— Qui, fit M. de Kernovenoy, et il faut bien que j’aime de toute 
ma force celle que je vais vous donner, car, la voyant exposée 4 un 
danger qu ’elle ne voyait peut-¢tre pas elle-méme, j’ai oublié tout le 
reste : j'ai couru d’abord a elle. Vous, Robert, vous étes allé a l’in- 
solent qui s'est enfui avec sa lacheté accoutumée. Chacun de nous 
a rempli son role. 

— Un insolent! répéta le capitaine au comble de la surprise. De 
qui donc voulez-vous parler? Cet original qui suit des chemins & 
faire reculer des chévres, c'est mon camarade d’école, c'est... 

— Je ne l’ai pas vu, mais je le sais, interrompit le baron. 

25 Fiévama 1876, 43 


610 L'DOLE. 


Naviez-vous done pas remarqué, avant la promenade, mademoi- 
selle de Kernovenoy se tenant 4 la fenétre de la salle de billard, 
d’ot lon découvre la plage. Doutez-vous qu’elle ait éé alors 
apercue par le compagnon d’aventure qui nous suivait depuis le 
départ ? 3 

_ -~ Je suppose que si cela pouvait étre, ce serait du moins 4 l'insu 
de ma cousine, dit Robert. : : 7 

_ .— Vous supposez bien, reprit le baren en palissant encore. On 
vous a quelquefois accusé, monsieur, d’avoir le jugement un peu 
court ; en cette circonstance, il ne l’est point trop. 

_— Voila. un singulier compliment! dit-le capitaine qui, pour la 
seconde fois depuis le matin, se sentait en veine d'impatieace et 
dont la figure rose s’était subitement assombrie. 

— Venez dans mon cabinet lorsque nous serons rentrés au chi- 
teau, continua M. de Kernovenoy, j’achéverai de m’expliquer. 

— Je le veux bien, car je crois qu’il-enest temps ; et si vous fai- 
tes injure a votre fille, monsieur... : 

_. aurai a vous en répondre, fit le baron. J'y suis pré. Vous 
prenez votre situation ct vos nouveaux devoirs au-sérieux ; cela ne 
me déplait point. . 3 a . 

Myriam avait poussé son cheval en avant. Cettc fois, elle ne vou- 
lait pas entendre. Seulement, celle de ses mains qui tenait la bride 
se rapprocha de l’autre et toutes.deux se joignirent. Elle avait des 
larmes et deg éclairs dans les yeux. 

_ Maxence continuait sa périlleuse descente, grace au peu de sable 
et de terre végétale répandus sur ce sentier dérisoire, qui n’élail pas 
l'ceuvre des hommes. Les pluies roulant du haut de la falaise et en- 
trainant quelques débris vivants aprés elles, l’avaient formé; mais 
‘| s’arrétait brusquement a une saillie de la pierre, sur laquelle le 
fugitif reconnut l’impossibilité de ‘se tenir debout. Elle offrait pré- 
cisément le dessin d’un immense auvent de porte, un triangle avec 
son aréte au milieu et deux larges toits inclinés, Maxence, s¢ trai- 
nant sur les mains et sur les genoux, et regardant au-dessous de 
lui, n’apercut que le galet de la gréve et de ’ombre comme au devant 
de quelque cavité profonde. Il devait étre juché au-dessus d'une 
grotte. a4 ur 
Le jeune homme ne put s’empécher de sourire en songeant & 54 
double situation, si embarrassante en haut tout a l'heure par la 
rencontre du capitaine d’Avrigné, et maintenant arrivée au comble 
du ridicule, si vraiment il devait demeurer 1a jusqu’au moment im- 
probable ou passerait quelque petit pécheur de moules on de cre 
vettes. Alors l’enverrait-il au village chereher une échelle. Mais. 
y en avait-il dans tout Kernovenoy une assez longue? Le pilori du 








LIDO E, 6H 


pauvre amoureux était bien élevé de vingt pieds au-dessus de ces 
galets maudits, sur lesquels il n’y avait pas ase laisser tomber 
4 moins qu’on ne voultt étre mis en piéces. Ah! si c’edt été un de 
ces beaux lits de sable fin comme il s’en trouvait en d’autres en- 
droits de la céte!... Mais aussi, avait-il été libre de choisir sa route ? 
Ii n’avait pas eu l’idée que le capitaine Robert accompagnerait a la 
promenade M. et mademoiselle de Kernovenoy. On ne pense pas a 
tout. Il voyait bien, 4 cette heure, qu'il ne pensait pas suffisamment 
au capitaine. Et pourtant, si... Mais c’était pour ressentir et pour 
réprimer aussitét aprés une violente colére contre cet ancien.cama- 
rade... Etait-ce la faute de Robert d’Avrigné, si le-baron Hector |’a- 
vait choisi comme instrument de bataille contre les prétendants 4 la 
main et au coeur de sa fille? N’était-il pas le premier joué, le pre- 
mier abusé? Honnéte dupe!... Non, Maxence n’en voulait pas au ca- 
pitaine Robert. | 

Ii n’en voulait qu’a lui-méme pour s’étre engagé, grace A sa té- 
mérité et 4 son impétueux désir de voir Myriam dans une entre- 
prise qui tournait si mal. En ce moment, il porta les yeux vers la 
mer et s’avisa pour la premiére fois que la marée montait. Ainsi 
plus de pelits pécheurs de crevettes. Faudrait-il demeurer 14 jus- 
qu’au reflux? Mais alors ce serait la nuit, et il y aurait encore bien 
moins de chances de secours ; sans compter qu’a cheval sur ce ro- 
cher, on était exposé 4 recevoir du choc des vagues un assez joli 
bain de poussiére humide et d’écume. Maxence se prit donc a cher- 
cher un moyen de sortir de peine et n’en vit point d’autre que de 
chercher pour les saisir Jes aspérités de la pierre le long d’une sorte 
de rainure entre cet étrange ‘auvent naturel et la masse du rocher. 
Alors il pourrait tenter de recommencer la descente, sec fiant-& sa 
force et 4 son agilité qu’il connaissait. Tandis qu’il étudiait de tous 
ses yeux cette dangereuse voie de salut, il] apergut dans l’ouverture 
qui semblait devoir exister au-dessous de lui comme une ombrc 
s’agitant dans l’ombre; et, se penchant plus avant, & tout risque, 
il reconnut une forme humaine. 

Aussitét un souvenir le frappa. Tandis qu’il s’éloignait, une heure 
auparavant, du village ot il n’était arrivé que la nuit précédente, 
en compagnie du commandant Iumbert, le plus fidéle des péres 
d’adoption, comme il bénissait la fortune qui lui avait permis de 
découvrir sans retard mademoiselle de Kernovenoy au premier étage 
de la tour, et qu’ayant apercu peu aprés des chevaux sellés sur la 
rampe conduisant au chateau, il courait sur la falaise pour voir 
encore Myriam au passage, il lui avait semblé plusieurs fois qu’un 
homme suivait sa course effrénée au pied de cette méme falaise, 
sur les gréves, franchissant les amas de roches et les flaques d’eau. 


642 L°IDOLE. 
Point de doute, c’était celui-la qui maintenant |’épiait dans cette 
otte. 

Pa front du jeune homme se plissa et ses belles mains blanches, 
qui étaient des mains de fer, s’accrochérent résoldment a fa pre- 
miére saillie du roc. Ii voulait voir cet ennemi ou cet espion in- 
connu, bien qu’il soupgonnat au moins qui l’envoyait. La colére 
doubla sa vigueur.et sa souplesse. Il atteignit du pied le second 
cran de la pierre et se laissa glisser. Une pareille expédition devait 
se terminer promptement par le succés ou par une épouvantable 
chute. Assez cruellement meurtri, mais bien entier, Maxence tou- 
cha le sol de la gréve. Seulement, comme il se retournait, il se 
vit pris et .serré 4 la gorge. Martin Bataille, car l'agresseur c'était 
lui, poussa un de‘ces rugissements qui faisaient dire 4 mademor 
selle de Kernovenoy quand elle était enfant, et depuis méme qu'elle 
ne l’était plus : Martin, pourquoi fais-tu le loup? 

— Ah! cria le vieux garde, tu es agile et tu es fort! mais je te 
tiens. 

Le comte de Briey fit un brusque mouvement de cédté. Il y eut 
une lutte de. quelques secondes. Puis Martin, obligé de lacher prise, 
alla rouler sur le lit de galets, a dix pas. 

— Vieillard, lui dit Maxence de sa voix male et claire, alors agi- 
tée d’un petit tremblement, tu m’as traité comme tu aurais fait de 
l’un des tiens. Ta ne sais pas ce que tu fais et je te pardonne. Si 
tu étais de mon rang, je t’'aurais autrement puni. 

Martin se relevait lentement et jamais le vieil homme n’avait éé 
sccoué par une colére si sauvage. Il portait son habit de garde- 
chasse, le fusil en bandouliére. Il le détacha et l’arma sans dire ul. 
mot.. 

— Prends garde! continua M. de Briey, qui avait recouvré tout 
son sang-froid. Tu peux encore étre le plus fort, mais ce serait au 
prix d'un crime. Et tu leregretterais dans ce monde et dans I'autre... 

— Vous m’avez bien menacé tout a l’heure ! rugit Martin. Mais 
écoutez. Je ne veux pas envoyer votre chienne d’dme dans 
l’autre monde dont vous parlez et ot vous n’entrerez jamais par la 
porte du paradis, c’est Martin Bataille qui vous l’assure. Mon fusil 
n’est chargé que de petit plomb. Je vais cribler votre belle figure 
: nous verrons si yous viendrez ensuite faire le galant dans noire 

len. 

Maxence leva les épaules et ne répondit pas. Le garde fit deux pas 
en avant. M. da Briey s’était adossé au rocher et se croisait les bras. 
L’arme n’était plus qu’a trois pieds de sa poitrine. Martin s'arréla. 

— Mais fuyez donc! s’écria-t-il. Essayez au moins de court: 
On sait pourtant bien que vous étes lache. Vous avez eu a Genéré 





L'EDOLE. 64S 


une belle peur que M. Hector ne vous embrochaét comme il en a 
embroché tant d’autres. Vous avez appris ses histoires et alors on 
ne yous a pas revu. Vous savez bien vous cacher. Allons! détalez ! 
et vile! Je vous ferais sauter la cervelle si je vous tirais de trop 
prés... Je ne veux que saler votre beau museau. 

— Comment me criblerais-tu le visage si je fuyais ? répondit dé- 
daigneusement le gentilhomme. Tu n’as pas meilleure conscience 
de tes paroles que de tes actions. Tu vois bien que tu es fou. 

Au méme instant, comme le vieillard lui portait l’arme aux yeux, 
il se jeta en avant, la saisit et la détourna. Dans ce choc subit, 
le tonnerre s'alluma, l’arme partit, la charge alla s’aplatir contre 
le rochér. Un seul grain y ricocha et vint frapper la joue de Maxence 
oft coula une goutte de sang. Déja Martin avait laché le fusil, qui 
tomba. Le viel homme était bléme et tremblait de tous ses mem- 
bres! — Je crois que vous disiez vrai tout de méme, grommela-t-il, 
et que j’étais fou. j 

Puis il baissa la téte et s’éloigna dans la direction du village, en 
rasant la falaise. M. de Briey le suivit un moment des yeux. I] apercut 
le fusil & ses pieds, le ramassa, s’assura qu’il portait une seconde 
charge, ajusta une mouette qui se jouait & la créte des flots, bai- 
gnant ses ailes; et, se ravisant tout 4 coup : Pourquoi donner la 
mort 4 qui est heureux de vivre? murmura-t-il, 

Alors, rejetant le fusil sur les galets, essuyant le sang a sa joue, 
il se mit 4 chercher un chemin pour remonter sur la falaise. La 
mer qui s’avancait rapidement le pressait, et d’ailleurs il devait 
penser qu’il'n’y avait plus de péril & se laisser voir. Aprés |’incident 
de la batterie, M..de Kernovenoy avait dd couper court la prome- 
nade. Arrivé sur la créte, Maxence ne découvrit plus, en effet, & 
une distance de deux mille pas environ, que trois points notrs : 
cétaient les trois cavaliers. 7 

A s’assit au bord de la bréche vers laquelle Myriam avait lancé 
son cheval, au moment oli M. d’Avrigné, demeuré en arriére, ap- 
pelait : Briey! Mon vieux camarade! et ne recevait pas de ré- 
ponse. Le coeur de Maxence se serait glacé s'il] avait pu savoir que 
celle dont il avait fait le but, la lumiére et l’Ame de sa-vie avait été 
si prés de se briser au fond de cet abime. Mademoiselle de Kerno- 
venoy ‘devait confesser plus tard que si elle n’avait point cherché la 
mort, elle edt été heureuse en ce moment de la recevoir. 0 lévres 
pures, vous sentiez donc approcher la coupe de fie! 

Mais une pareille émotion devait étre épargnée & Maxence, qui, 
fuyant lui-méme alors par le terrible chemin suspendu aux flancs 
de la falaise, ne avait pas vue fuir, et qui se serait alors demandeé : 





O44 L'IBOLE. ° 


De qui s’écarte-t-elle si vivement? Est-ce de moi? Est-ce seulement 
des yeux de son pére? 

Il avait d’autres sujets d’alarme. Ses yeux se portérent sur le dé- 
sert des vagues. Cette mer, sourdement houleuse, était bien l'image 
des pressentiments qui l’agitaient. Qu’espérer désormais de |’ave- 
nir? Ne pouvait-il pas mesurer & la haine des serviteurs de Kerno- 
venoy la violence de celle du maitre? C’était le baron lut-méme qui, 
sans doute, avait détaché 4 sa poursutte cet enragé vieillard. Tout 
4 coup M. de Briey palit : — Je recevrai d'autres défis que de la 
bouche des valets, murmura-t-il... le baron m’enverra Robert. 

Il eut un geste doulourcux, mais ou-se peignit toute !’énergie de 
son grand et saint amour. A !’Ecole militaire, autrefois, on le rail- 
lait pour la tournure mystique de son -esprit, et quand il disatt: 
Je n’aimerai qu’une fois, c’étaient de grands éclats de rire; on lu 
répondait : Tu retardes de quatre siécles! Tu es un sentimental! Tu 
es un chevalier. * 3 

C’était méme un chevalier de la légende, car, dans la réalité, les 
éperons dor au temps jadis ne suffisaient pas toujours a faire des 
Bayard. Il n’avait rien des banalités courantes, ce grand jeane 
homme 4 la taille athlétique, aux grands traits si fiers, 4 P’oeil bril 
lant et doux. Il avait tenu sa parole, en ne se donnant qu'une fois 
pour ne jamais se reprendre. Il n’avait jamais aimé que Myriam et 
ne devait aimer qu’elle. Rien n’avail entamé l’intégrité de ce cour 
un peu farouche, et-il se sentait fe plus passionné des hommes chas- 
tes. Ses camarades d’école avaient donc bien raison.‘de le const 
dérer comme une des curiosités de son temps. fl s’était fait-un 
autre serment que celui de n’aimer qu’une fois, le serment de con- 
quérir Myriam, le serment de se rendre une fois heureux, parce 
qu’il se jugéait digne d’un pareil bonheur. Et il devait le tenir. 

Mais l'heure décisive semblait venue; la lutte était ouverte. [i se 
souvint des paroles injurieuses de Martin Bataille et il en conclut 
que le.baron Hector se flattait de le réduire 4 se eacher- devant lui... 
Eh bien! ne l’avait-il pas toujours fait jusque-la? Arrivé a Kernove- 
noy, dans la nuit précédente, en compagnie du commandant Hum- 
bert, n’avait-il pas décidé, malgré les instances du vieil officier, qui 
parlait de pousser l’affaire, qu’il se tiendrait enfermé, sauf la fruit! 
Le commandant lui disait en riant : 01 vous.spffira-donc d’aller, a la 
clarté des étoiles, contempler la tour ob gémit la belle captive. 
O poéte, si je retournais 4 la ville pour vous acheter un luth! E1- 
fant, voulez-vous une poupéc?... | 

— Vous me jugez mal, avait dit gravement Maxence, je’ suts uo 
homme. : 





L'IDOLE: 645 

Le commandant s’était mis a siffler. Une maniére ironique, mais 
une maniére enfin d’avouer qu’ "il le savait. 

La nuit avait apporté loyr atour a M. de Briey l’exaltation des 
insomnies ct la douceur des réves. Vers lo milieu du jour suivant, 
le désir — oh! le noble et.puissant désir — s était trouvé.le plus 
fort et l’ayait entrainé sur la plage qu’on apercevait de V'apparte- 
ment de mademoiselle de Kernovenoy, dans le corps de logis prin- 
cipal du chateau, mais qu’an découvrait bien mieux de la salle de 
billard, dans.la tour. Le haron Hector avait bien pu se demander si 
Myriam, ayant cru reconnaitre de loin « l’aventurier de Genéve », 
nallait paint la pour s’assurer que c’était bien lui qu'elle venait de 
voir. Quant 4 lui, il J’avait devinée. 4 cette fenétre de la tour. Aus- 
sitét elle s’était.dérobéc et rien ne lui permettait de croire a elle 
Vavaat vu. 

A présent, elle le verrait ! 

11 allait suivre les conseils du commandant, « son pare, » et ab- 
jurer la prudence, car elle était bonne 4 préter les couleurs de: la 
vérité aux accusations de son étrange et impitoyable ennemi, Ilse 
rait fait sugvan} les volontés du maitre de Kernovenoy, qui ge plai- 
gnait de ne point le rencontrer face 4 face. Quant 4 cette rencontre, 
H s’en fiait.4 la fortune. Si le maitre était un tyran, il lui était. Pee 
mis sans doute de le brayer. 

, Il reprit lentement le chemin du village, y rentra Ia tite haute, el 

dit en rentrant.dans son nouveap logis a la vigille femme, son hd+ 
tesse : Le commandant Humbert vous a dit hier que j’étais son file. 
Ce n’était qu'un badinage.. Je suis le comte de Briey- 
_ La veuve,—car c’en était une, et précisément de celles: qu'on 
nommait autrefois les dames de la baronne Marie, .parce.qu’elles 
vivaient des. aumdnes déguisées du ¢bateau, — fit la réflexion. que 
ce jeune comte, le plus beau, Je plus doux et en méme temps le: plus 
fort de tous les comtes qu'elle edt jamais vus, avait lair d'un 
homme qui aurait perdu tout son bien au jeu ct se serait. aeprele a 
jeter sur le tapis son dernier louis d’ar. 

La comparaison était assez juste : Maxence de Briey S ‘approtail. a 
jouer la supréme partic. , . , 

Le commandant, lui aussi, sen était.alléa Ja pr omenade. Maxence 
fut, hewreux de se trouver seul.ell erra quelque temps, les bras 
croisés, dans cette pauvre chambre qui lui avait plu comme une 
cachette siirc, au, temps ou il se cachait, c’est-i-dire le matin ene 
core. Le plafond en était si bas et sa taille si haute qu il pouvait a 
peine marcher sans courber la téte.. On lui avait dit souvent qu’il 
était né pour porter l’armure... Qu’on se figure un de ces grands 
chevaliers dans unc cage... On lui avait dit eneore qu'il aurait pu 


646 L'IDOLE. 


combattre les grands combats des anciens jours. Bh bien! celui 
qu’il attendait n’allait-il pas étre le ptus terrible de tous les duels? 

—Si le baron vient lui-méme, murmura-t-il, je ferai ce qu'il 
voudra et je me laisserai tuer. Je ne crains pas de rendre compte de 
ma vie. Comment done craindrais-je la mort? 

Comme il continuait sa promenade a travers la chambre, i} vint 
4 heurter du pied un vieux meuble placé entre les deux: croisées. 
C’était une commode de noyer, avec son dessus de marbre qui sup- 
portait un objet vulgaire et touchant:: une couronme de mariée soas 
un globe de verre. 

La fleur d’oranger, jaunie par le temps, redevint fraiche a ses 
yeux qui se mouillérent. Le symbole lui parlait. fl vit par la pensée 
cette couronne mystique sur le plus pur et le plus beau de tous les 
fronts, et il se dit en méme temps que cela n "était ef ne serait ja- 
mais qu'un réve. Le parfum des joies sanctifiées et infinies se déga- 
geait a travers ce verre ridicule. Il s’éloigna pour échapper a cel 
enivrement et a sa derniére faiblesse et s'approeha de l'une des 
croisées. 

De ta, il pouvait voir en écharpe un coin de la mer, la tour sep- 
tentrionale du chateau et Ja grande porte en ogive, qui:s’ouvrit. Le 
baron Hector et le capitaine d’Avrigné parurent ensemble, se tenant 
par le bras. Arrivés au bas de la rampe, ils se séparérent. Le baron 
demeura. pensif, suivant des yeux son jeune parent que M. de Briey 
n’apercevait plus, mais qui devait suivre en ce moment la rue 
principale du village. 

— ll vient, dit Maxence.. Crest lui. Ce n’est pas te pére. 

Il poussa un long soupir de soulagement! ‘Robert entendra peut- 
étre raison. Et s'il ne veut pas l’entendre!... 

.... Ah! reprit-il yiolemment,-ce sera leur faute. Hs‘ont réchauffé 
la veine sauvage des Briey & force d’injures... Ils m’en’ ont fait de 
trop cruelles!... Si Robert d’Avrigné suit envers moi la legor qu'il 
vient de recevoir.. 

— kh bien! tant pis pour tol, mon pauvre vieux comaradel 
Jen serai bien faché! 

M. de Kernovenoy s’élait enfin décidé 4 quitter son poste dobeer- 
vation et d’encouragement a I'entrée du village ; le capitaine Robert 
n’avait plus besoin, apparemmenf, -d’étre. surveillé ni réeonforte; 
son parent diabolique avait soufflé assez.de feu pour attiser cet om- 
brageux honneur dont parlait volontiers le marquis de Verteilles et 
pour égarer ce bon coeur. Le baron traversa ta grande place plantée 
d’arbres qui verdissaient tard au printemps et demeuraient long- 
temps feuillus & l’automne sous l’ombre de la tour du Nord; et il 
s'engagea dans la campagne. 





L'IDOLE. 617 


Il suivit, dé son pas violent et saccadé, la route de la forét de 
Verteilles. Le grand chemin lui paraissant trop long, il prit 4 tra- 
vers les champs, et il allait franchissant les sillons, écrasant les 
chaumes qui rendaient sous ses pieds-un bruit sec et métallique. Il 
tournait le dos au soleil qui baissait, sa grande ombre courait de- 
vant lut. Cette promenade furieuse, dans cette solitude, sous les va- 
peurs rougedires qui s’amoncelaient au couchant, avait quelque 
chose de fantastique et de démomiaque; on evt dit que le baron 
Hector ne marchait si vite que pour se fuir lui-méme. fl respira 
quand enfin il apercut, derriére le premier rideau du bois, la maison 
du garde : 

-— Je:ne reviendrai pas seul & Kernovenoy, murmura-til. 

Martin Bataille était assis sur le banc de pierre devant sa maison. 
Le vieillard faisait sauter un de-ses petits enfants, 4 cheval sur un 
de ses pieds. La jambe de Martin faisait en conscience son métier 
de bidet : Hue! hue! la béte! disait-il.-Et il regardait, et 11 écoutait 
l'enfant rire aux éclats ; puis il essuyait sur son front une sueur 
Incommode qui ne voulait point sécher depuis son entrevue avec 
M. de Briey sur la gréve et depuis le coup de fusil... 

— Remets ce petit étre 4 sa mére, lui dit le. baron, et viens avec 
mot. 

Martin se leva : 

~—- Point, dit-il, ‘vous ne savez donc ‘pas que ce marmot me 
garde! 

— Je sais, reprit durement ié baron, que tu as la téte faible 
comme tous les vietlards. 

— J'ai vieilli & votre service, monsieur Hector, reprit le fidéle 
serviteur en le regardant aux yeux. Jusqu’d ces derniers temps 
vous ne m’avier rien commandé qui mit en danger le salut de ma 
pauvre ame... Je crois 4 Dieu et au diable, moi. Je ne suis pas 
comme yous. C'est ce que vous ne devriez pas oublier. 

— Je sais aussi, continua M. de Kernovenoy sans s'arréter a cette 
réponse, que tu as mal fait ton service depuis hier. Tu n’as pas su 
voir notre ennemi a tous les deux. Et cependant tu. avais rencontré 
comme moi le commandant Humbert. Tu étais bien averti. 

- Martin hésata. 

—~-Je n'ai pas vu celui dont vous voulez parler, dit-il.en étanchant 
avec sa manche une nouvelle rosée de sueur sur son visage; mais 
je vous ai: va tout 4l’heure, vous, dans les sillons. Vous aviez ’air 
de Cain que le bon Dieu suivait, la-haut, dans un nuage. Mon ser- 
vice ne vous est plus utile. Yous avez bien su mener cette mauvaise 
affaire-la tout seul. Pourquoi venez-vous’me chercher, pulsgue le 
mal est fait? 


648 L'IDOLE. 


— C'est apparemment que j'ai besoin de toi! s’écria le baron. Je 
crois que tu'me fais la legon, vieil homme! A ton tour, sais-tu bien 
que cela est nouyeau et que je ne le souffrirais point? 

— Vous ayez besoin de moi pour I’avertir, elle, de la fin de tout 
ceci, car vous n’oseriez lui parler vous-méme. Eh bien! grand 
merci, monsieuy Hector. J’en ai fait assez pour vous contre ma 
conscience. Le mauvais esprit me soufflait comme 4 yous des idées... 
Mais je suis bien aise de vous die que le bonesprit est reveny pour 
me changer; je ne suis plus votre homme. Cherchez-en un autre 
pour aller dire 4 la demoiselle que vous faites tuer les gens qui la 
regardent... Encore vous n’y réussirez peut-tre point. Votre capi- 
taine Robert est un brave... L’autre aussi, jevous en réponds. le 

vieux Martin s’y connait. 

— Tu Vas vu? je le savais bien... 

— Non. : 

— Tu mens! Tu l’as yu! Il t’a gagné! lt’ aura payé ! Tu t’es vendu 
et tu. me trahis. Maintenant, en face et.sans vergogne, tu refuses de 
mobéir., Prends garde? 

Le barons’ avancait contre le vieillard, le bras levé. L’ enfant, ef- 
frayé, se mit 4 pousser des cris aigus. Martin le mit derridre lui. 

— C'est 4 vous de prendre garde, monsieur Hector, dit-il de sa 
voix rude et lente. Les gens comme vous doiyent respecter a 
vieillesse méme dans -les pauyres gens. Vous étes mon maitre 
et je vous ailmerai toujours; mais le bon Dieu sait que je yous 
plains encore plus que je ne vous aime. Ne levez donc pas le 
bras contre moi. Je n’ai pas porté, comme vous, un. bel habit avec 
des .galons et des épaulettes, mais j’ai été soldat dans nos guerres. 
Ne me louchez pas! 

Le baron lui tourna le dos sans lui répondre et reprit le chemin 
de Kernovenoy: Cette fois il marchait pesamment par la route, la 
téte baissée, les mains croisées devant lui, et souvent s'arrétat 
longuement comme un homme. qui voit s ee le but et qui 
s’épouvante de le-toucher : 

— Oh bien! .dit-il tout 4 coup, avec un rire éclatant, elle n’ap- 
prendra donc. rien! Je tiendrai la maison fermée comme uae 
prison et l’on verra si je suis un bon gedlier. Aucun bruit du debors 
n’y arrivera plus. Elle n’osera m’interroger peut-étre... qu pluto, 
je la connais 4 présent, elle l’oserait... clle ne daignera! 

Comme il rentrait dans le village, il se trouva face & face, sous 
les arbres de la place verte, avec le commandant Humbert qui fu- 
mait un cigare. 

La rencontre n’était pas entiérement fortuite ; le commandant 
savait de quel coté le baron s'était dirigé, une heure auparavant, ef 














L'IDOLE. 64y 


quittant Ic chateau. Le lieu n’était point mal choisi, car une que- 
relle n’y paraissait pas honnétement possible. L’un des cdtés de cette 
place était occupé par le casino rustique de Kernovenoy et l’hdtel 
des Bains. Les baigneurs s’y promenaient, passant la revue des bai- 
gneuses, qui sc tenaicnt aux fenétres, en toilette, avant |’heure du 
diner. Le commandant Humbert faisait 4 son ancien lieutenant 
Phonneur de croire qu’il n’aimait pas les violences publiques et il 
nourrissait traitreusement le dessein d’abuser de cette juste répu- 
gnance pour l’aborder au passage : 

— Et jele feraisans sourciller, grommelail-il, tout en souriant a 
son idée. [I n’y aura point d’éclat. Je yais prendre le taureau par les 
cornes et lui dire encore deux mots, 1a, ee contre visage, les 
yeux dans les yeux. 

Mais le baron Hector se voyant aux, prises avec cet assaillant, Opi- 
niatre, s'arréta tout court et Jui dit : 

— Je veux bien lier cette petite partie, monsieur, car c’est 1a, 
Jen suis sur, ce que. vous avez & me proposer. 

‘— Saprebleu! monsieur, reprit le commandant, refroidissez- 
vous un peu, .Je vous en conjure. Avez-yous envie de donner la co- 
médie 4 toute cette assistance enrubannée qui nous regarde? J’ai 
soixante ans passés, et vous marchez, ce me semble, vers le demi- 
siécle. Savez-vous que ces sempiternels défis 4 toute la terre sont 
risibles et que ce jeu de matamore me ferait douter de votre saine 
raison si je pouvais ignorer que, depuis longtemps, elle est au 
diable... Ah! vraiment oui, vous me proposez: la une petite 
partie... Eh bien! moi, je la refuse. 

La-dessus il fit une pirouctte de nature 4 bien prouver que ce 
refus était libre et point du tout fondé sur l’impuissance des moyens 
et les infirmités de l’dge dont il venait de se vanter. Il s’achemina 
rapidement vers le logis de la veuve ot il pensait bien devoir ren- 
contrer Maxenee. 

’ L'hétesse, pale et tremblant de tout son sg sous ses antiques 
habits de deuil, vint au-devant de lui : 

— Monsicur, dit-cllé, quel dommage que vous varriviez trop tard! 
Le capitaine d’Avrigné a rendu visite tout 4 l'heure a M. le comte 
Et si vous savicz.. 

— Je sais, dit-il. Ces jeunes gens vont s’égorger. Ce ne sera pas 
ma faute et je pourrai bien, m’en laver les mains. Mais je pense 
comme vous, ma bonne dame, que ce sera dommage!... 


650 L'DOLE. 


Hit 


M. de Briey, debout dans la chambre supérieure, tenait son visage 
entre ses mains. Le commandant entra, Je jeune homme ne chan- 
gea point d’attitude. Le vieil officier le regarda plus attentivement 
et vil briller une trace humide entre ses doigts. 

— Maxence, dit-il, est-ce que je réve? Vous pleurez ? 

— C'est vrai, répondit Maxence d’une voix profonde et en s'cs 
suyant brusquement les yeux. Il faut me pardonner cette faiblesse. 
Je pleure sur les souvenirs d’un temps que j'ai beaucoup aimé, je 
ne connaissais point toute leur force ; vous m’aviez bien dit que nos 
amitiés de l’école nous tenaient ‘au cceur plus que.nous ne le croyons 
nous-méme... 

— Maxence, votre pére et moi, nous n’avons jamais cessé de nous 
aimer. 

— Je pleure aussi mes espérances perdues, s’écria M. de Briey en 
se rapprochant de la croisée, d’ou l’on apercevait la tour septentrio- 
nale du chateau qu'il regarda longuement. Cette fin de mon roman 
me laisse sans courage... Ah! cet homme qui Ja veut toute 4 lui, 
rien qu’a lui, a bien accompli son cuvre. Si j’ai été opiniatre, 
votre baron Hector a été implacable. Désormais il pourra dire a s8 
fille : « Vous n’épouserez pas celui qui a tué un de vos parents. » 

— Oh! oh! fit le commandant, nous le tuons donc ce capitaine 
ingénu ? 

M. de Bricy marcha vers lui et le saisit par le bras : 

— Kcoutez, dit-il, Richard d’Avrigné m’a jeté son gant au vi- 
sage. 

— A vous ?... son gant?... A toi, une pareille insulte !... Maxence, 
mon fils, ce joli bélitre ne t’a donc point regardé... Il n’a point vw 
ton dme dans tes yeux... Est-ce que tu es de ceux qu’on outrage!... 
Oh ! le misérable fou! 


— ll avait peu de jugement, dit Maxence... On a troublé sa pau- 
vre raison. 

— Je le vois bien, c’est un jouet dans les mains de ce Daron ext 
crable... Mais comment cela est-il arrivé? 

— ]l m’a reproché de lui avoir menti. 

— Menti?... 


— En lui disant que lc hasard d’un voyage m’avait seul coats 
en Bretagne... 














LIDOLE. 631 
- —Menti!... Ia dit le mot. Cela suffisait. Je le crois bien, que 
nous le tuons ! 

— Dés lors, reprit le jeune homme, toutes mes actions prenaient 
a ses yeux le couleur la plus déloyale. 

— Sarpebleu ! le baron a composé la palette. ° 

— En acceptant de l’accompagner quand il se rendait de Vannes 
4 Kernovenoy, én l’amenant a me raconter ses projets, je l’ai indi- 
gnement mystifié... 

— Voyez-vous le beau prince 4 ménager! 

— D’ailleurs, mademoiselle de Kernovenoy, depuis Genéve, est 
de ma part Fabjet de la plus insolente poursuite!... | 

—— Bon! bon! vous l’avez laissé débiter toute la litanie... Savez- 
vous que vous avez été trop patient? 

— Jene Vai pas été et j’ai eu tort... 

— Vous avez eu tort de ne pas le baillonner tout de suite, 
d’un revers de cette main blanche dont je connais la force. 

— J'ai malheureusement cédé a l’envie de lui répondre que lors- 
qu’ik se yantait d’étre aimé de mademoiselle de Kernovenoy, c’était 
lui qui se flattait d’une chose trop belle... 

— Mais, c’éest un fat, ce capitaince ! 

— ... Que c’était lui qui ne respectait point la vérité. 

-——- Qui ne respectait point?... C’est bien doux, mais c’est déja 
mieux. Aprés cela, je concois que vous ne. pouviez guére aller plus 
loin !... Entre nous, c’edt été vous aventurer un peu ; car, 1a, vrai- 
ment, vous n’en savez rien. 

— Vous vous trompez, dit Maxence, je sais que mademoiselle de 
Kernovenoy n’aime pas son cousin et ne l’aimera jamais. 

— Et savez-vous qu’elle vous aime?... 

M. cle Briey, qui s’était laissé tomber sur une chaise pendant qu’il 
faisait son récit, se releva, tout a coup, les yeux brillants, le visage 
illuminé : 

— Mon ami, dit-il, vous n’auriez point compris la folle confiance 
qui me soutenait depuis un mois, vous |’auriez raillée peut-tre... 
Aussi j’en ai gardé le secret... Eh bien! oui, je crois fermement 
qu’elle m’aurait aimé. 

— Yous avez vos raisons pour étre si crédule... Oh! dispensez- 
vous de me les faire connaitre... Je ne les comprendrais pas... Bien 
obligé ! | 

— Mon ami, si je vous offense... 

— Grand Dieu, non! Je crois, au contraire, que vous me jugez 
bien... Je dois tout 4 fait manquer d’intelligence, car il y a en- 
core une chose que je ne comprends pas... Si mademoiselle de Ker- 
novenoy n’aime point ce pauvre diable de hussard... Je dis que 


652 Li DOLE. 


c’est un pauvre diable parce que nous ne renongons pasa le tuer... 
Oh! pour | cela non! 

— Il m’a infligé un outrage insupportable. 

— Sil’on nous aime, voila, ce me semble, un premier motif 
pour nous en vouloir. Ce n’est pas nous qui avons cherché Ja que- 
relle. On le saura, et j'ajoute... Remarquez-bien que je suppose tou- 
jours qu’on nous aime... J’ ajoute donc que, dans ce cas, on ne sera 
point charmé certainement d’apprendre sa mort... Mais la eae 
Comment ‘carer qu’on recevrait la nouvelle de la ndtre... 
l'on nous aime?.. 7 

Maxence remit ses mains devant ses yeux, 

— Oh! murmura-t-il, quand elle apprendra que je lai... 

— Mis sur la route de ]’autre monde, ob il ne manquera pas d'¢- 
tre accueilli bien doucement, bicn paternellement, car l'Ecriture 2 
dit: « Heureux les pauvres d’esprit! » 

— Voila ce qui m’accable, reprit Maxence. Elle me condamnera 
sans appel... Mais vous, mon ami... Ah! vous parlez ae — 
ment de terribles choses ! ba 

-— Je ne respecte rien, n’est-ce pas ? 

— Elle me considérera comme un meurtrier et n’aura point tort, 
continua M. de Briey qui ne parlait plus qu’a eames Je ne lui 
causeral que de |’ horreur. 

— Alors, conduisons-nous en agneaux, mon: cher Maxence. Lais- 
sons-nous égorger nous-méme. L’horreur sera pour lui, la pitié sera 
pour nous. 

— Jugez si cela est possible ! s’écria le jeune homme. Est-ce. que 
lhonneur me le permet? Est-ce qu'il peut étre dit qu’un Briey a regu 
cette abominable injure sans en firer vengeance ? Est-ce que je ne 
dois pas ce sacrifice au nom que je porte? Car c’est un sacrifice, Je 
vous le jure; je ne hais pas Robert d’Avrigné. 

— Faites-lui grace. 

— Mon ami, c’est impossible. . rey 

Le commandant sourit ef lui prit la main. 

— Enfant! dit-il, tu cours vers tes trente ans, et is n’as jamais 
aimé. Tu as le coeur chaud, la téte prompte, et tu ne t’es jamais 
battu... Sais-tu qu’en ce temps-ci tu es une figure rare? J’avais 
bien envie, le mois passé, a Genéve, de dire & cet enragé baron : 
« Le ciel vous honore d’une faveur que vous ne méritez guére, car il 
vous envoic un prodige pour faire le bonheur de votre fille. Celu 
que je vous propose est tout simplement le dernier héros chrélies.» 
J'ai eu peur de ne point toucher ce paien endurci et de lui préler 
plutot a rire. Enfant!...Je te dis que tu es un enfant!... Plus.qu’at- 
cun autre homme au monde, tu honoreras ta femme, mais tu ne 


LIDOLE. 6535 


connaitras jamais les femmes... En vérité, tu peux bien timaginer 
que celle-ci ne te trouvera pas plus beau, plus romanesque et plus 
aimable aprés le combat qu’auparavant ! 

— Je ne suis plus chrétien, dit M. de Bricy, puisque je suis résolu 
arépandre le sang. Et c’est vous, mon ami, qui ne connaissez pas 
celle que je pleure et qui ne la connaitrez jamais. 

— Parce que je la juge en la comparant aux autres!'s’écria le 
commandant avec hurteur. Eh’ bien! nous ferons l'épreuve.:. Si 
vous lacraignez cette épreuve, Maxence, preriez mon cons au sé- 
neux et faites vous tuer! 

— Je le ferais, dit le jeune homme, si je croyais cn avoir le 
droit... Je voudrais revoir mon pére. 

— Ton pére est mort, et tu perds l'esprit, reprit le commandant. 
Sil vivait, il te recommanderait de répondre 4 V’insulte de ce hus- 
sard, envoyé du baron diabolique, par un furieux coup d’épée. Ton 
pére, 4 présent, c'est moi... Va, mon fils, je sais que tu feras ton 
devorr et je ne crains pas ‘ld fin de tout ceci. ‘Tu seras le plus fort. 
Quand nous battons-nous, s’il vous plait, Maxence? 

— Demain, au jour, dans la forét de Verteilles. M. d’Avrigné ap- 
portera'les épées. 

— Parbleu, le dénjon'du cousin est ‘wn aaah Je m’en doutais © 
bien. Celui-la sera trompé par le succés de son invention cffroya- 
ble... Brr! Le sort qui attend cet homme me donne froid ‘quand j’y 
pense. Ah! pére aveugle et bien plus indigne de ce nom, et bien plus 
méchant que je ne l’ai jamais été moi-méme!... moi qui porte si 
lourdement le fardeau de mon erreur!... Maxence, le capitaine a 
des seconds ? 

— Deux baigneurs - la station qu'il a connus & Paris... Je n'ai 
que vous. 

— Venez, dit le soinmnandant nous fievane trouver l'autre. 

La nuit était tombée ; ils s’acheminérent vers le port, dont le cha- 
teau défendait autrefois lentrée. De toutes parts Maxence les voyait, 
ces tours enchantées qui renfermaient le bonheur perdu. Au dela 
de leur masse sombre, la mer apparaissait toute blanche sous la 
demi-clarté de la lune voilée par un rideau tremblant de vapcurs. 
Le flot descendait; les lougres et les chasse-marécs se couchaient 
lentement dans la vase du fond; le'vent, égal et lourd, faisait grin- 
cer les cordages, et la-bas unc rude voix de marin entonna une 
chanson de bord. De l’intérieur d’un café, sur le quai, d'autres 
vorx 3’élevérent et lui répondirent joyeusement. Devant la porte, il y 
avait un homme assis 4 unc table qui supportait un flacon, une ca- 
rafe, unr verre,-et une chandelle pourvue’d’un abat-jour en papier 
blanc improvisé par la ménagére du lieu pour défendre son lumi- 


634 L'IDOLE 


naire.contre les attemtes dévorantes de la brise. Ge buveur, appa- 
remment, n’aimait pas les chansons, car il se mit a crier : 

— Vous tairez-vous, braillards du diable ! 

. — Le capitaine n'est pas de belle humeur, fit shane un de 
ceux qui se tenaient dans le cabaret; mais il fait son grog, il va s’y 
mettre. 

— Je m’y mettrai si a me plait. Qui se permet de se -méler de 
mes affaires ? Quelqu’un veut-il que Je lui coupe les orealles? répli- 
qua le capitaine bourru. 

Personne ne souffla plus mot. Le loup de mer se prit 4 rire si- 
lencieusement de lV’effct qu‘il avait produit; puis il saisit le flacon, 
versa de l’eau goutte 4 goutte dans le fond du verre, remplit le neste 
d’eau-de-vie et se remit 4 tonner pour avoir du poivre. Aprés quoi 
il jura comme un paien pour qu’on lui apportat du gingembre, jeta 
dans le liquide une pincée de l'un, une pincée de l'autre, et s’arréta 
tout pensif. Peut-étre se demandait-il s’il ne ferait pas bien d’ajou- 
ter un peu de poudre a canon : le grog et été complet. Cependant 
il prit le parti de se contenter des ingrédients qu'il avait pu se pro- 
curer, tout en grommelant que ce serait une boisson de femmelette, 
mélangea le tout avec un soin religieux, porta le breuvage infernal 
4 ses lévres, but une rasade et, en déposant son verre, fit une gri- 
mace, non pour ce qu’il venait d’avaler, mais 4 cause de ce qu'il 
voyait devant lui. 

Deux hommes qu’il n’avait point remarqués jusque-la étaient ar- 
rétés 4 deux pas de sa table et le regardaient. L’un d’eux, le com- 
mandant Humbert, dta son chapeau. | 

— Capitaine, je crois que je connais votre lougre et par consé- 
quent je vous connais... 

— Mon lougre est une goélette ; c’est la Jeune Anna, interrompit 
le marin rébarbatif. Moi je suis Gourmalec, Jean-Pierre Gaspard 
Gourmalec de Concarneau. Vous pouvez bien me connaitre. Qui 
est-ce qui ne me connait pas ?... Si c’est tout ce que vous avez ame 
dire, vous pouvez passer votre chemin. 

— Point! reprit le commandant, car j’attends de vous un service 
particulier. 

-— Particulier ! répéta Jean-Pierre-Gaspard Gourmalec, d’un ton 
gouailleur, en aspirant une seconde gorgéc de son grog incendiaire. 
En vérité? 

— Capitaine Gourmalec, je suis soldat, vous étes marin. Cela se 
vaut. 

-- Vous n’étes pas dégouté pour les soldats ! On voit bien que 
vous n’avez jamais navigué que sur la terre ferme... La, c’est une 
belle malice que de se battre sur le plancher des boeufs. Quand onen 








L'IDOLE. O55 


a sa suffisance, ou qu’on-craint de se faire trop de mal, on prend 
la clef des champs, et voula! Sur la mer, on ne sensauve point, 
mon brave homme. 

— Capitaine Gourmales; je me suis battu quelquefois sur ce que 
vous appelex le plancher des boeufs, et je vous assure quejé ne me 
suis pas ensauvé. | 

— (a se peut bien. Il y en a tout de méme qu ne craignent pas 
trop qa’on leur entame la peau. 

— Justement, nous sommes de ceux-l4, monsieur Gourmalec, 
car sons nous battons demain et nous avons besoin d’un second. 

—— Vous vous battez! répéta le loup de mer. D’abord lequel des 
deux? 

I! décoiffa sa chandelle fumeuse’ ce qui lui fit mieux voir 
M. de Briey, quijusqu’alors s’était tenu, en arriére, dans |’ombre. 

— Lequel ? reprit-il, s’adressant tou) ours au commandant. Est-ce 
vous ? Ou bien est-ce celui-la qui n’en finit plus et qui est long 
comme un mat? Pour str il n’est pas moins fort que haut, je m’y 
connais. C’est une honte que, bati comme cela, il n’ait jamais eu 
Pidée d’étre marin. Il y a des gens qui ne savent pas ce qu'il leur 
faut. 

— Ce n’est pas mot qui me battrai, capitaine Gourmalec, r¢- 
pondit le commandant, c’est mon compagnon. J’ai l’honneur de 
vous présenter le comte de Briey. 

— Comte ou non, c’est un gaillard. Et des yeux avec cela ! Maw- 
vaise affaire pour l’autre. Ges deux charbons allumés, ‘¢a le génera. 
Crest égal, celui qui vous a cherché chicane, mon camarade, est 
hardi. Oh! oh! deux braves qui se disent deux mots, ce n’est ja- 
mais ennuyeyx 4 voir... Mettez-veus donc la, prenez un mélange 
comme moi et causons. _ 

Jean-Pierre-Gaspard Gourmalec bondit sur sa chaise quand i ap- 
prit que l’adversaire de M. de Briey était un hussard. Au rebours 
de la marine de !’Etat, la marine du cabotage méprise les hommes 
de cheval et n’a jamais su pourquoi. Comme il se sentit la gorge 
séche, Jean-Pierre-Gaspard eut recours 4 ce qu’il nommait son mé- 
lange. Tout le fond épais du verre, poivre ect gingembre, y passa. 
Le capitaine toussa légérement, s’en excusa en disant: « On n’est 
pas de bois! » Puis d’un ton menagant, il ajouta: « Oh! oh! nous 
le ménerons loin, le muguet! » 

— Nescomptez pas l'avenir, capitaine Gourmalec, répliqua le 
commandant en baissant la voix. Si c’était lui qui nous menat dans 
l'autre monde!.. 

Gourmalec eut un de ces rires retentissants qui devaient s’en- 

25 Fivaun 1876, 4S 


“656 L’IDOLE. 


tendre d’un bout a Pautre de son bord, méme quand la vague faisait 
rage : 

— Hola! dit-il, regardez notre homme! Alors, it le voudrait 
bien... On ne veut jamais ces choses-la, n’est-ce pas, camarade, 
‘surtout quand on est jeune et qu’on est comte... Vous devez aussi 
étre riche. Eh bien! ot étes-vous donc pour le quart d’heure ? Yos 
‘yeux voyagent en l’air,:comme $i vous alliez partir pour les étoiles. 

Le capitaine ne se trompait point: les yeux et la pensée de 

M.. de Briey étatent en |’air; mais ils ne remontaient ‘pas jusqu’aux 
étoiles. Sur‘ la terrasse du chateau, parmi l’épaisseur de la-verdure 
brillait une lumiére tremblante.: La, le baron Hector et Rebert 
d'Avrigné étaient assis, causant 4 voix basse. Le baron tout a coup 
prit la lampe et, suivi de son jeune parent, s’achemina vers la tour 
du nord qui renfermait une grande piéce depuis longtemps aban- 
donnée oir se voyaient accrochés 4 la muraille des épées, des gants 
d’assaut et des masques : c’était oe salle d’armes de 
M. de Kernovenoy. 

— Tu seras un apprenti sur le aan fit le baron, Ty me dis 
‘que tu étais un maitre 4 la salle. Je veux te mettre 4 l'épreuve. 

Robert décrocha une épée : 

— Ne prenez aucune inqui¢tude, dit-il. J’ai la bonne cause... 

. — Qui, oul, répéta le baron, la bonne cause... Les sots et les 
timorés en douteraient... fl suffit que j’en sois persuade... Et tol 
aussi. 

— J'ai mes droits. , 

— Qui, tes droits. Ceux que je t’ai donnés... Tu les feras bien 
confirmer, je pense. 

/ = Je combattr ai pour venger ma cousine des insolences de ce 
Briey... que j'aimais.. 

— Je le savais, dit le baron. Aussi ’hésitais a changer ton cour. 

— Mais il a bien fallu vous y résoudre. Je vous en remercie... 
Songez que l’honneur, que la paix de ma cousine sont en jeu!... 

— Qui, la paix de ta cousine.., reprit M. de Kernovenoy d'une 
voix sourde... La paix !... Ah! tu dis bien !... Tu-es un juge clair- 
voyant des choses... Es-tu prét... Mets-toi en garde... 

— On m’a toujours dit que j’avais une garde excelente... 

— Qui, oui, dans la vie comme sur le pré... Oh ! je le vois bien! 

. Le commandant Humbert et Maxence rentraient alors au logis 
de la veuve. M. de Briey s’assit auprés de la croisée. Deux bougies 
brdlaient sur la tablette de la vicille commode, devant la couronne 
de mariée; il se leva pour les éteindre, et regagna son poste de 
réverie. Rien n'incommodait plus alors ses yeux attachés a l’ombre 
noire et colossale des tours, sous la lumiére diffuse et flottante 


L'IDOLE. 657. 


de la June couverte de nuées. Le commandant machonnait un nou- 
veau cigare, et oubliait d’en tirer de la fumée: Maxence, fit-il tout 
4 coup, pourricz-vous me dire 4 quoi yous songez?... 

— Oh! dit le jeune homme, 4 tant de choses 4 la fois... 

— Et si contradictoires ! acheva le commandant en se levant avec 
colére, et i folles! Des choses indignes de vous, monsieur de Briey. 
Je me souviens que votre pére me disait autrafois :.Nous avons tou- 
jours eu Vhumeur douce dans notre famille. Gependant toutes nos 
traditions, que j’ai relues sans cesse, me font croire vraiment que 
chacun des Briey a.eu son heure rouge. Sauf Agénor de Briey, mort 
a dix-sept ans, a la prise de Cahors,. en 1580, et Louis-Charles de 
Briey, qui a péri en 1693, a dix-neuf ans, 4 la Marsaille, pas un de 
nous depuis trois siécles quin’ait été obligé, malgré lui, de tuer son 
homme. Il y allait de l’honneur de la maison! Je crois que Maxence 
de Briey sera comme Agénor et comme Louis-Charles... Il n’aura 
point son heure rouge. Et pourtant il y va plus que jamaisde l’hon- 
neur de tous les Briey; il s’agit de punir l’abominable outrage fait 
sur sa personne, a ses ancétres et 4 son nom... 

— Mon ami, dit Maxence, yous étes sévére parce que vos craintes 
pour moi.. 

— Parce que je t'aime! interrompit le vieil officier. Parce que je 
voudrais te voir toujours heureux et triomphant, et que je ne te 
vois plus la volonté méme de vivre! Parce qu’en effet, je devine tes 
pensées et qu’elles me font peur. 

-—Pour me rendre heureux désormais, i] faudrait presque changer 
le monde. Vos mains seraient assez dévouées pour l’essayer, mais 
pas assez fortes pour y réussir, répliqua le jeune homme en souriant 
tristement...Le bonheur?... Savez-vous le seul qui me soit encore 
permis. Et je ne sais méme s'il m’est permis:'Eh bien ! regardez la- 
has, la belle.demeure qui n’est qu'une masse d’ombres dans la nuit. 
Je pourrais la remplir de moi, je pourrais allumer dans Pdme de’ 
celle qui l’habite une patie tendre, semblable a ces feux qui n’ont 
paint de flamme et quin’en ont que, plus de durée; je pourrais 
chercher la vengeance contre le baron Hector, au lieu de la pour- 
suivre contre Robert d’Avrigné, et creuser par ma. mort entre sa 
fille et lui ’abime qu’}l a ouvert entrée elle ef-moi. Cela ne serait-i] 
pss meilleur, plus humain et plus doux 2 

— C'est possible! dit le commandant avee. un rire. fercé. Vous se- 
riez assez heureux vraiment pour un mort..Je goute votre roman 
posthume. Vous ferez bien seulement de ne point le dédier aux mé- 
nes. de vos anéétres. qui n’en.auront’ pas moins été souffletés sur 
yolre joue, qui n’en.verront pas mains leur honneur enseveli avec 


658 L'IDOLE. 


vous dans la tombe que des mains blanches viendront parer de 
fleurs. Car vous avez oublié ce chapitre touchant: il y aurait des 
fleurs... Cet hommage vous réjouirait... Mais cux?... Pensez-vous 
qu’ayant été outragés, ils s'apaisent avec des roses? - 

— Vous avez raison, dit gravement Maxence. Je n’ai plus de gout 
a vivre. Vous m’avez bien deviné. J’aurais aimé seulement a me sur- 
vivre dans sa mémoire a clle, el dans un coin de son ceeur. Cela 
méme ne m’est pas permis. Vous venez de me le faire comprendre. 
J’ai un devoir 4 remplir. 

— Et ce devoir tu le rempliras tout entier? s’écria le comman- 
dant Humbert en l'embrassant. Sans méchantes pensées envers toi- 
méme ect sans mollesse envers ton ennemi? Tu ne te borneras pas 4 
te défendre.. Tu attaqueras avec toute la vigueur de ton bras, toute 
ton adresse ct tout ton courage ?.. Tu me le promets: 

— Je vous le promets, poponant Maxence. 

Hs se quittérent. 

Le lever du jour les trouva debout. Déja te capitaine Gourmalec 
était auprés de la maison. Pour cette circonstance, il avait revétu 
son grand habit de bord : bourgeron de laine bleuc 4 gros boutons 
de cuivre, oi se voyaient des ancres en relief, caban de méme 
étoffe, chapeau de toile cirée. Tout cela répandait une gdeur de 
goudron qui embaumait lair. Quand i} vit paraitre M. de Briey, 
Jean-Pierre Gaspard se mit a rire tout bas et 4 se frotter les mains: 
trés-grand lui-méme, il se vit obligé de lever un peu la téte pour 
mieux regarder le comte. La veille, il avait mal vu 4 la lueur de sa 
chandelle, et maintenant cette beauté méle et grave lui en impo- 
sait. Aussi, ce fut au commandant qu'il s adressa : 

—-J'y ai pensé, lui dit-il, je le connais l’autre, celui que nous 
allons expédicr tout a l’heurce ; c’est le parent du monsieur de Ker 
novenoy... Aussi, quand un fils d’amiral se fait hussard, il deit le 
payer !... et il le paiera!... Pauvre petit homme ! 

i faisait uné matinée tidde et grise. Une brume épaisse confoa- 
dait te ciel et la mer que les trois hommes laissaient derriére eux, 
en gagnant & pied la forét de Verteilles. Ils marchaient en silence, 
traversérent bicntét les bruyéres et la lande, et derriére les pre- 
miers chénes déja couverts des riches couleurs qui précédent la 
rouille de l’'automne, apercurent la maison de Martin Bataille assise 
’ & Vorée du bois. Une voiture y arrivait en méme temps. Trois hom- 
mes aussi en descendirent. Ces deux sanglantes compagnies se 
saluérent. . 

Elles ne se ressemblaient guére. Le capitaine d’Avrigné était ex 
uniforme ct ses deux seconds pimpants, coquets, rasés de frais a 











L'IDOLE. 659 


cette heure, en élégante jaquette matinale. L’un d’eux avait mis une 
branche de jasmin 4 sa boutonniére. M. de Briey le remarqua, et 
d’un signe rapide montra le jasmin au commandant. 

— Maxence, lui dit tout bas le vieil officier, cette fleur a été prise 
4 l’arbre que vous savez, car les amis de M. d’Avrigné ont du le 
joindre au chatcau. C'est sa pensée 4 Elle qu’on vous apporte sans le 
savoir. 

— Si je le croyais ! murmura Maxence. 

— Elle vous commande de lui bien garder votre vie... 

Le jeune homme secoua la téte. Cette fleur posait de nouveau le 
terrible probléme devant ses yeux : Valait-il mieux étre vivant et 
condamné a jamais dans la pensée de Myriam? Valait-il mieux étre 
mort et vivre dans son cceur? 

Les deux brillants compagnons de M. d’Avrigné observérent la 
paleur du comte et se firent part l'un a l’autre de ce qu’ils voyaient. 
Jusqu'alors, ils s'étaient contentés de toiser avec quelque mépris le 
bourgeron bleu de Jean-Pierre-Gaspard Gourmalec qui ne s’en sou- 
ciait guére. Le vieux loup de mer avait son idée. Comme on allait, 
sur la proposition du commandant, entrer dans la forét pour cher- 
cher la place.du combat, il s’approcha tout doucement de Robert 
qui Ie connaissait vaguement depuis son enfance pour |’avoir vu 
sur le port, quand il venait a Kernovenoy. 

— Voila! fit-il 4 demi voix. Je ne peux pas m’empécher de vous 
le dire... mais ilne faut pas que les aitres entendent... Yous étes 
fils d’amiral, vous avez voulu servir dans la cavaierie... Il devait 
vous arriver malheur. 

——- Que dites-vous? répliqua M. d’Avrigné.en e regardant fixe- 
ment. | 

Il n’avait pas en ce moment la perception moins lente que de 
coutume. Cependant la lumiére:se fit dans son esprit : 

—‘Savez-vous que ce que vous dites-la n’est pas bien correct? 
répondit-il... Oh! oh! M. de Briey s’est donc vanté qu’il me tuerait... 
il vous aura prié de m’en avertir. 

— Ce n’est pas lui qui le dit, riposta Jean-Pierre-Gaspard. C’est 
moi... Sice n’est pas correct, je m’en moque... Quand on se bat 
dans le cabotage, on ne fait pas tant de facons. 

Le commandant Humbert voyait avec inquiétude cet entretien qui 
contrariait, en effet, tous les usages; il allait rappeler le marin au- 
prés de lui, quand ses yeux rencontrérent un autre sujet de colére 
et d’alarme; il demeura de quelques pas en arriére. 

' Martin Bataille, qui venait de sortir de sa maison et qui suivait la 











660 L'IDOLE. 


troupe de loin, s’arréta devant un geste impérieux qui lui barrait \a 
route. : = 

_ — 04 allez-vous? lui demanda le commandant. Est-ce donc iei 
votre place ? _ a 

— Laissez-moi passer, dit Martin de sa voix lente. Vous pouvez 
croire que je viens avec de mauvaises pensées contre celui qui est 
votre ami... Vous ne savez point que mon idée sur lui a changé de- 
puis hier. Il ne le sait pas lui-méme, il vous aura dit que nous 
nous étions rencontrés et que... 

— Finissez! s’écria le vieil officier. Je n’ai pas de temps 
perdre. | 

— ... Que mon fusil est resté sur la gréve, et, maintenant, est au 
fond de |’eau, reprit le garde en baissant la téte. 

— Il ne m’a rien dit... 

— Rien?..., s’écria Martin. La, bien vrai ?... Pardine! M. Hector 
aurait agi comime cela dans son bon temps... Le jeune homme 
ne vous a ‘rien raconté?... C’est vraiment un noble. Je l’ai bien vw 
quand... Tenez! laissez-moi passer et je vais vous dire pourquoi je 
vous suis... C’est pour aider 4 le mener chez moi s’il tombe... 

Lorsque le commandant rejoignit ses compagnons, il s’apercut 
que la paleur de M. de Bricy avait fait place 4 une vive lumiére 
répandue sur tout son visage... Ses joues s’étaient colorées, sa por 
zine nue, car il venait de mettre habit bas, battait avec force. 

flaxence ‘avait résolu le probléme. Entre la mort et la vie, son 
choix était fait. 


. 


Vers la fin de l’aprés-midi du méme jour, Martin Bataille étant 
venu au chateau, Jean Thibaud, le concierge, |’avertit qu’il ne ver- 
rait point le baron Hector. Le vieillard eut un sourire qu'on ne lui 

_connaissait pas. On y lisait 4 la fois un air de compassion et de me- 
nace que la valetaille ne sut pas bien définir. Seulement, la femme 
de Jean Thibaud dit tout bas : Ce vieux Martin se croit vraiment ici 
quelque chose. Monsieur le baron a été trop bon pour lui. 

Le garde prit son chemin vers le logis principal en grommelant : 
Monsieur Hector est enfermé dans sa tour. Je le savais. 

Et, au grand ébahissement de tous, il monta tout droit a l’appar- 
tement de « Mademoiselle », prés de laquelle il demeura plus d'une 
heure. Ce qui parut plus étrange, ce fut qu’il n’en sortit point seul. 
Mademoiselle de Kernovenoy le suivait. Elle était en toilette sombre 











L'TDOLE 661 


el lenait son voile baissé sur son visage. Tous deux franchirent la 
grande porte en présence de ce concierge qui n’en croyait point ses 
yeux. Mademoiselle sortant avec Martin ! 

Ils descendirent la rampe, traversérent la place verte, sous les 
yeux des baigneurs et des baigneuses qui trouvérent aussi la « prin- 
cesse solitaire » en singuliére compagnie, et ils gagnérent la grande 
route et la campagne. 

A cent pas environ, stationnait une caléche de voyage. 

— Voila, dit Martin, la voiture dont je vous ai parlé. J’avais de- 
viné ce que vous voudriez faire. 

Mademoiselle de Kernovenoy ne répondit pas; mais sa petite 
main s’appuya sur la main rude et noueuse de ce vicil ami de son 
enfance; elle se laissa porter plutét qu’elle ne monta dans la ca 
léche. 

— A Vannes, murmura-t-elle, au couvent des Ursulines. 

Martin prit place sur le siége et: dit au cocher : Mets que tu n’as 
entendu que la moitié de cet ordre-la. A Vannes, et brile la route. 
Mais tu n’iras pas au couvent des Ursulines. C’est chez ton maitre, 
M. de Verteilles, qu’1l faut aller. 


Pau, Penner. 


La suite prochainement. 


MUSIQUE ET LA POLITIQUE 
A LA COUR DE LOUIS XVI’ 


ED 


MARIE-ANTOINETTE ET SACCHINI 


p’aPRES DES DOCUMENTS INEDITS EXTRAITS DES ARCHIVES DE L’ETAT 


IV 


DAKDANUS. 


Sacchini n’avait rempli qu’aux deux tiers l’engagement qui le liait 
4 l'Académie de musique par les deux ouvrages de Renaud et de 
Chiméne, ct il en devait écrire un troisiéme pour étre entiérement 
quitte des obligations consenties par lut. Il voulut, cette fuis, créer 
une ceuvre absolument originale. I) pensait avoir assez pénétré notre 
génie dramatique, avoir assez développé son talent a l’école de Gluck 
et de Piccini pour pouvoir, 4 son tour, aflirmer sa puissance par 
quelgue création qui fat l’expression la plus compléte de son génie. 
Il s'adressa, pour avoir un bon poéme, a son collaborateur ordinaire, 
Guillard, qui lui proposa de reprendre en sous-ccuvre un des opéras 
les plus renommeés du sitcle précédent et de l’accommoder au got 
littéraire et musical du jour : il s’agissait du Dardanus, de La Bruére, 
qui est resté, avec Castor et Polluz, le plus beau titre de gloire de 
Ramean. Ce sujet séduisit Sacchini par Ja diversité d’accents et de 
couleurs qu'il exigeait : chants d’amour, chants de guerre, appari- 


{ Voir le Correspondant du 25 décembre 1875. 








LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE A LA COUR DE LOUIS XVI. 665 


tions fantastiques, tels étaient les principaux éléments qu’un musi- 
cien rencontrait dans ce poéme, assez médiocre, en somme, mais 
d’un genre trés-gouté a cette époque. 

Sacchini se mit au travail avec ardeur, mais les difficultés sans 
fin que Guillard rencontrait dans Parrangement du poéme entravé- 
rent bientét son élan. La tragédie de La Bruére offrait bien quelques 
situations ingénieuses, mais la révolution que Gluck et Piccini 
avaient opérée dans le godt du public faisait parailre ce poéme, jadis 


si admiré, bien froid ef bien languissant : l’intérét était encoré affhi- 


bli par l'imvraisemblance des événements et lintroduction d'une 
scéne de magie, qui paraissait d’autant plus longue et ennuyeuse 
qu'elle n’influait en rien sur la marche de lactidn. Guillard essaya 
donc de renforcer ce poéme en le resserrant, mais il avait compté 
sans les partisans de Fancien genre, qui criérent au sacrilége et pré- 
tendirent que ces retranchements détruisaient tout l’intérét de la 
piéce : ils firent si bien, qu’ils obtinrent la restitution d'un quatriéme 
acte dont la longue et froide inulilité devait singuliérement, fatiguer 
attention du spectateur. Du reste, la critique ne sut aucun gré 4 
l’suteur d’avoir réuni ces deux actes en un, alors qu'il aurait voulu 
en couper un entier; elle lui reprocha, au contraire, d’avoir bati 
ainsi un acte d’une longueur démesurée et chargé d’incidents qui 
lassaient l’esprit, bien loin de faire paraitre l’action plus vive et plus 
rapide. 

ey cabanas qui naissaient & chaque instant sous les pas des 
deux auteurs servaient trop bien le comité de \’‘Opéra dans son oppo- 
sition sourde contre Sacchini, pour qu’on pdt croire qu'il ne les 
suscilait pas lui-méme, tout en prenant l'air fort peiné de ces acci- 
dents. Venait-on & réclamer contre ces retards sans fin, les bons apd- 
lres avaient toujours en réserve quelque excellente raison pour se 
disculper et pour rendre les auleurs responsables des lenteurs dont 
ils souffraient. La reine, ayant hate de connaitre le nouvel opéra de 
Sacchini, le fait exécuter sur le thédlre de Trisnon le samedi 18 sep- 
lembre 1784; le comité trouve aussitét la prétexte 4 un retard de 
plusieurs jours, et dit, dans son rapport du 20 septembre : « Ila été 
aussi convenu que le comilé s‘assembleroit extraordinairement ven- 
dredi prochain, avec les auteurs de Dardanus, pour y faire les chan- 
sements qui.auront élé jugés nécessaires d’aprés la représentation 
qui s’est faile de cet ouvrage 4 Trianon, les travaux pour en accélé- 
rer la mise au (hédtre de Paris seront en méme temps ordonnés et 


! Journal manuscrit de Louis XVI, conservé aux Archives nationales, dans l’Ar- 
moire de fer. 


G84 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


le devis des dépenses & faire sera mis sous les yeux du ministre' ». 

Le ministre approuve d’abord simplement cette proposition, mais 
il se ravise, le 44 octobre, sans que le comité lui en ait reparlé, ¢ 
ajoute de sa main cette note séche : « Je désire que Dardanus soit 
joué au plus tard mardy 26 de ce mois*. » Il est & croire que, dans 
lintervalle, la reine s’était plainte au ministre du retard qu'on met- 
tait 4 représenter l’opéra qu'elle attendait avec impatience. Mais le 
comité avait son excuse toute préte, et il répondait hypocritement 
par l’organe de son secrétaire : « La mise de Dardanus ne dépend 
pas du comité, Jes auteurs y ont fait des changements considérables. 
M. Sacchini a beaucoup de musique a faire, lorsqu’elle sera préte, 
on ne perdra pas pune minute, mais je prévois que cet ouvrage ne 
sera pas au théatre avant Ja Saint-Martin ; on tachera, d’ici 4 ce tems, 
de soutenir les receltes avec les opéras qui sont au courrant*. » 

Il y eut encore un retard de vingt jours sur cetle date probable et 
la représentation n’eut-liew que le mardi 30 novembre. La reine avail 
annoncé l’intention de venir coucher aux Tuileries.pour pouvoir as- 
sister 4 cette solennité, mais le roi l’en détourna et lui représenta 
qu'il était convenable qu’elle ne pardt pas dans une féte publique au 
moment ou tout faisail prévoir une rupture prochaine avec lem- 
pereur, son frére. En revanche, Monsieur et le comte d’Artois, 
qu’on annongait « comme voulant aller 4'l'armée et donner|l'exemple 
4 la nation », ne manquérent pas de se rendre 4 |'Opéra pour rece- 
voir les applaudissements dus 4 leur courage. Une sorte de fatalité 
semblait peser sur Sacchini et l’empécher d’entendre les premidres 
représentations de ses opéras. Cette fois encore, comme lors de Chi- 


* Archives nationales. Ancien régime. Ol. 652. —. On rencontre parfois de sin- 
guliers détails dans la correspondance du ministre et du surintendant des Menus : 
d'administrative, elle devient culinaire. C'est ainsi que, dans sa lettre 4 La Ferté, 
du 7 novembre 1784, aprés lui avoir dit qu'il a expédié 4 Iintendant de Lyon 
ordre de début concernant le sieur Saint-Aubin, que madame Saint-Haberty vou- 
lait fixer auprés d'elle, le baron de Breteuil, changeant subitement d' objet, ajoate : 
« Vous verrez, par Ja note jointe au mémoire de M. volre frére, que je vous rep- 
vole, que la translation de la brigade d’Argenteuil a été décidée pour Franconville. 
Saurois bien désiré qu'il n'y eft point eu d'obstacle a la placer & Sannois. J’au- 
rois été trés-aise de faire en cela quelque chose qui vous edt été agréable. Je 
donnerai ordre 4 mon maitre d’hétel de passer ches vous pour faire choix des 
différens essais de vin de Champegne que yous voulez bien me proeurer.. Recevet 
mes remercimens de cette marque de votre attention ainsi que.des pots de mou- 
tarde que vous m’avez envoyés. Je m’adresserois avec confiance 4 votre amitié 
pour m’en procurer, si j’en avois besoin par la suite ». (Archives nationales. An- 
cien régime. OI. 654.) 

® Archives nationales, Ancien régime. Of. 632. 

3 Ibid. 








A LA. COUR BE LOUIS XVL 665 


mene, it Stait cloné au lit par une violente attaque de goutte: Le 
spectaele marcha d’ailleurs assez mal. Mademoiselle Maillard, qui 
avait chanté:et joué supérieyrement aux répétitions, fut. trés-mé- 
diocre dans le rile d’Iphise. Le bruit s’était répagdu que madame 
Saint-Huberty, Jalouse de ses brillants débuts,: avait monté, contre 
elle une cabele, et cette crainte suffit 4 troubler mademoiselle Mail- 
lard et 4 lui faire manquer tout son rdle : elle reprit courage le,se- 
cond soir et déploya beaucoup de chaleur, de tendresse et de passion, 
Lainez, Larrivée, Lais et Chéron étaient aussi remarquables dans 
Dardanus, Teucer, Anténor et Isménor, et les coryphées, Moreau, 
Dafresnaye, mesdemeiselles Girardin, Aurore, Joséphine, jouvaient 
Jes officiers et les confidentes. Per surcroit de malheur, Larrivée 
tomba malade, et si grande hate qu’on mit 4 apprendre le-réle de 
Teucer, ‘Ja troisiéme Feprésentation ne pul avoir lieu que quinze 
jours aprés la premiére. Le succés était décidément enrayé ; la piéce 
se traina languissamment jusqu a la fin de décembre, puis disparut 
de l'affiche : elle n’avait été jouée que six fois. 

Du reste, le nouvel opéra était condamné dés le premier soir : le 
public Pavait bien écouté avee la déférence due 4 un autaur d’ua 
ménite reconnu, et il l’avait: accueilli avec une régerve poli¢, mais 
Vimpression produite était tout a fait défavorable, et gluckistes et 
piccinistes se réunirent pour aceabler le malhaureux musicien. Les 
premiers je blamaient d’avoir pris d’auires peroles que Rameau, 
pour éviler, sans doute, lea points de comparaison, tandis queGluck, 
pour refaire le musique d’ Armide, aveit respeaté les parales de.Qui- 
nanit.afin‘de lutter eorps-4. corps avec Luli, ils. réprouvaient enfin 
l’entreprise de Sacchini comme péchant & la fois par défaut et par 
excés de hardiesse. Les seconds lui reprochaient, au contraire, d’a- 
voir frop imité Rameau, et des’étre contenté d’affaiblir et d’embellir 
les idées de son devancier. Tous enfin s’accordaient 4 trouver les 
récitatifs « négligés » — c’était alors le reproche a la mode — et 
lui proposaient pour. modéle, qui Gluck, qui: Picciai. Voyez Didon, 
disaient les uns ; étudiez Armide, criaient les autres. Cependant les 
gens qui tenaient une plume et qui devaient, dés lors, formuler 
un jugement par écrit, se trouvaicnt assez embarrassés et lais- 
saient percer cetle incertitude dans des articles rédigés avec 
une judiciense circonspection, en y compensant le blame et !’é- 
loge avec un art infini. « Le premier acte a été unanimement ap- 
plaudi, disent les Mémoires secrets; les trois autres n’ont pas eu le 
méme succés ; on n’y a trouvé que peu de chant, du froid, de la tris- 
tesse presque continue, et les danses seules ont excité de grands bat- 
fements de mains. » Cette appréciation, habilement balancée, donne 
une idée exacte de l’a(titude indécise et prudente des écrivains vis- 











666 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


i-vis du nouvel opéra. Le rédacteur da Mercure est méme assez 
désorienté pour avouer ingéndment.qu’en présence du médiccre 
succes de Dardanus 4 la premiére représentation, il attendra, poor 
juger la musique, d’avoir recueitli les jugements dun public éelsiré. 

Certains morceaux avaient pourtant trouvé gréce au milieu de ce 
débordement de critiques, et les gens impartiaux aecordaient de 
grands éloges aux airs de Dardanus, « qui parurent d’une mélodie 
aussi douce que sensible; » aux airs dé danse des génies, a ‘d'une 
grace neuve et piquante, » & plusieurs cheeurs « d'une harmonie 
claire et expressive », et, en premiére ligne, au a superbe duo entre 
Anténor et Teucer et au cheeur imposant qui suit », lorsque tous les 
Grecs jurent, sur les tombeaux des guerriers immolés par Dardanus, 
de le poursuivre et d’apaiser leurs manes par son sang. Du reste, 
non contents d’écraser Sacchini entre ses deux puissants rivaux, les 
écrivains et amateurs adoptérent vis-a-vis de lui ce systéme de cri- 
tique qu’on croirait propre au caractére frangais, tant nous l’avons 
employé de fois, et qui consiste a battre en bréche un musicien 
avec ses propres ceuvres en déclarant toujours son dernier ouvrage 
inférieur au précédent. On pourrait citer dix noms @ l’appui: 
rappelons seulement Spontini et Meyerbeer, pour lesquels cette dé- 
préciation systématique a subi une progression inflexible. Ii en fut 
de méme pour Sacchini. Son Renaud avait obtenu un grand succés: 
lorsque Chiméne parut, chacun déclara que, « malgré l’élégance et 
Ja variété des airs qu’il.a prodigués dans cette nouvelle composilion, 
M. Sacchini n'a pas paru lenir tout ce qu’on s’était plu 4 attendre de 
Yauteur de Renaud. » Dardanus est-l représenté, soudain Chiséne 
remonte dans l’estime publique et l'on proclame que, « cette fois, 
le maitre est mférieur 4 lui-méme aux yeux des moins prévenus, et 
que ses défenseurs les plus oulrés placent cette nouvelle production 
bien au-dessous des deux premiéres ». Si Sacchini avait encore véce 
lorsqu’on joua son QEdipe & Colone, nul doute qu'on n’edt encere st 
crifié ce chef-d'couvre 4 Dardanus, comme on avait sabrifié Dardanss 
4 Chiméne et Chiméne & Renaud. — 

Les intrigues de coulisse n’avaient pas d’ailleurs été étrangéres @ 
cette chute. Depuis deux ans, |'inimitié de Morel contre Sacehini 
n’avait fait qu'augmenter, et il était plus puissant ‘encore, ayadt ca 
Vhonneur de signer fe poéme d’opéra de‘ la Caravane, éorit par le 
comte de Provence. Que ne pouvait-il faire, grace & ce double titre 
de beau-frére de La Ferté et de collaborateur du frére du roi '? Sitdt 


‘ Le pouvoir que Morel exercait 4 l’Opéra avait repu comme une sanction off- 
cielle par une lettre du ministre (5 avril 1783) qui le priait d’assister doréosvant 
aux séances du comilé et de prendre une connaissates particulidee de tous ies 








. A LA COUR DE LOUIS XVI. 667 


qu'il avait.une piéce & exhiber, il faisait réserver pour cel ouvrage 
tous les frais extraordinaires, tout fe luxe d’habits, de décors, de 
ballets dont POpéra pouvait disposer, — et il avait toujours une 
piécesur l’affiche et une autre en répélilion. Elles..ne lui codtaient 
guére & faire : il les achetait, parait-il, & vil prix 4 de pauvres dia- 
bles, et les faisait représenter sous son nom. Ces ouvrages ne va- 
laient rien; mais comme c’élait le seul moyen d’étre joué d’une fa- 
con présentable, aucun musicien, autre que Sacchini, n’avait osé lui 
lenir téte, el les plus renommeés, Gossec, Méreaux, Philidor, Grétry 
surlaul, avaient acceplé ce trisle sire comme collaborateur. Une 
chanson courail les rues, qui faisait bonne justice de cet indigne ex- 
ploitear : " 
Quand on vend si bien du plaisir, 

Il faut au moins savoir choisiir, 
Surtout quand il s’agit des nétres. 
Fournisseur de marchés divers, 
Quand vous achéterez vos vers, 

Ab! par grace, achetez-en d'autres. — 


Pourtant votre gloire va bien, 

Et vos talens, on en convidnt, © 

Ont fait des proverbes modernes, 
Pour vous on change le dicton, 

Cela brille aujourd'hui, dit-on, 
Comme un Morel dans des lanternes. 


Mais des chansons ne troublaient pas notre homme, et ne l'empé- 
chaient:pas de poursuivre le cours de.ses exploits. Il n’avait pas pu 
empécher la représentation de Dardanus, que la reine voulait abso- 
lament voir jouer 4 Paris, mais il avait pu priver cette piéce de ri- 
thes accessoires, de belles décorations, et la faire monter de la 
plus pidtre facon. Il avait été fort bien secondé dans cette manoeuvre 
par La Ferté, qui, en adressant au ministre, le 27 septembre, le de- 
vis des dépenses 4 faire pour Dardanus, estimait qu'on pourrait uti- 
liser quantité de vieux décors en les retouchant, dépense qu’on éva- 
juait 4 cing mille cing cent quatre-vingts livres‘. Ainsi fut-il fait. 
Ceite mise en scéne pifoyable contribua aussi 4 faire tomber la piéce. 
Cependant le double jeu de Morel et de son beau-fraére élait & demi 
évenié, ef, pour conserver les bonnes graces de la reine, La Ferté 
jugea 4 propos de:se faire adresser par ses fidéles du comité une let- 
tre d’une hypocrisie remarquable : | 

points en discussion pour Yaider, lui et M. de la Ferté, 4 réformer les abus 
sans nombre qui existaient a l’Opéra. (Archives nationales. Ancien régime. OI. 
pa a aceepta avec empressemient, et il fu dés lors le véritable directeur 

4 Archives nationales. Ancien régime. 0]. 626. 


668 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


- 8 décembre 1784. 
Monsieur, 

M. Rey vient de nous causer la douleur la plus vive en nous apprenant 
que l’en-accusoit le comité de faire courir le bruit que vous aviés oherehé 4 
nuire 4 M. Sacchini relativement 4 Dardanus; nous yous sommes trop alta. 
chés en général et en particulier pour qu’aucun de nous se soit permis une 
calommnie de cette nature; nous rendrons au contraire le témoignage le 
Bue authentique des ordres et des recommandations que nous avons recus 

e vous pour que les auteurs n’eussent qu’a se louer de nos soins dans la 
mise de cet ouvrage; nous vous supplions en grace de ne pas nous soup- 
couner capables d‘avoir ten aucun propos qui puisse vous compromettre; 
nous attesterons méme que vous vous intéressés trop au bien de notre aé- 
ministration et au succés des ouvrages dont nous sommes chargés pour 
qu’on puisse vous imputer le désir de nuire 4 un auteur quelconqee. 

Nous sommes avec respect, etc. 


Garpet, Lainez, Rey, pg ra Suze, Lasarte, Jansen’. 


On appréciera mieux la fausseté de ceite lettre, quand on aura 
lu la requéte que les mémes membres du comité adressérent au 
ministre, 4 la fin du mois, pour faire retirer Dardanus du réper- 
toire. On reconnait la main de Morel et de La Ferté & ces coups dé- 
tournés. 


Monseigneur, 
Nous croyons devoir avoir honneur de vous rendre compte des recettes, 
jour par jour, de l’opéra de Dardanus. Nous vous supplions, comme elles 
sont trés-dloignées méuie des recettes que nous faisons avec des ouvrages 
beaucoup moins nouveaux, de vouloir bien nous honorer de vos ordres sur 
le parti que nous avons & prendre, surtout dans un moment ov les recetles 
sont d’autant plus intéressantes que celle année, n‘ayant que onze mois, 
aura beaucoup moins de représentations. 
Nous sommes, avec respect, monseigneur, vos trés -humbles et trés-obéii- 
sants serviteurs. 
De ua Sozg, Rey, Latnez, Lasaute, Garnet, Jansen. 


Produit des six représentations de Danpanvs. 


Le mardi 30 novembre 1784. ..... 4,216 liv. 9s. 

Le vendredi 3 décembre as Wee ue: dewey hy is 3,180 » 

Lemardii4...........-.-. 3,130 48 

Le vendredii7..........-. . . 2,039 8 

Le dimanche 19... .......... 2,070 14 

Ce JOUGl 2955-26: isa s) og See 1434 2 
Total. .... 45,771 liv. 2s. * 


‘ Archives nationales. Ancien régime. Ol, 634. 
* Archives nationales. Ancien régime, Ol. 632. Rapport du 24 décembre 1784. 





A LA COUR DE LOUIS XVI. 669 


Le résultat de cette démarche n’était pas douteux : Dardanus fut 
rayé du répertoire. Bientét méme, ces messieurs du comité argué- 
rent de lA pour refuser de payer intégralement Sacchini, et La Ferté 
approuva pleinement celle proposition. Voici ce qu’il écrivait a ce 
propos 4 M. de Breteurl, le‘S janvier 1785 : « Je recois, monsieur, 
la lettre de M. Sacchini adressée au ministre, et que vous m’avez 


renvoyée. D’aprés le peu de succés de Dardanus, qui, non-seule- 


ment n’a rien rapporté, ainsi que vous l’avez vu par les feuilles, 
mais qui encore a coité beaucoup a l’Opéra; indépendamment de la 
perte que cet ouvrage a occasionnée a ce spectacle, en empéchant 
qu’on ne mit autre chose, toutes ces raisons, dis-je, me font penser 
qu'il n'y a que M. le baron qui puisse décider si un ouvrage qui a 
été sans succés peut étre dans le cas de l‘abonnement fait avec le 
sieur Sacchini. Il faut, de plus, observer que cet ouvrage a élé com- 
mandé par-la cour, et que le sieur Sacchini a six mille francs de 
pension pour travailler aux choses qui lui sont ordonnées. Si, non- 
obstant ces réflexions, le ministré juge 4 propos d’ordonner ce paye- 
ment, alors je dirai au comité de chercher a emprunter cette somme, 
puisqu’il n’y a pas méme, dans ce moment-ci, dans la caisse de 
VOpéra de quoi payer le mois des acteurs et Je quartier de pen- 
sion‘... » Impossible de crier misére d’une facon plus attendris- 
sante. . 

On congoit quelle douleur Sacchini éprouva en succombant sous 
ces basses intrigues. Le chagrin de son insuccés était doublé par la 
connaissance des manceuvres qui l’avaient accablé. Il décida alors 
de ne plus travailler pour l’Opéra tant que Morel y exercerait ce pou- 
voir despotique. Sitét que la maladie lui permit de sortir, le mal- 
heureux musicien s’en fut conter ses malheurs a la reine, qui re- 
gretlait bien de n’avoir pu assister 4 la représentation de Dardanus. 
Elle lui promit de réparer cet échec autant qu'il était en son pou- 
yoir, et décida de faire rejouer cet opéra devant la cour, non plus 
4 Trianon, mais devant l’assistance plus nombreuse de Fontaine- 
bleau. Piccini et Sacchini se retrouvérent donc en présence 
aux spectacles de Fontainebleau, a l’automne de 1785, l'un avec 
Dardanus, Vautre avec Pénélope. Wopéra de Sacchini souleva des 
transports d’enthousiasme (il est vrai que, dans V’intervalle, Guil- 
lard avait réduit sa piéce en trois acles, comme il avait voulu le 
faire dés J'origine), tandis que Pénélope, trés-froidement recue, 
malgré des beautés de preinier ordre, éprouvait un demi-échec, pré- 
sage d'une chute compkte a l’Opéra. C’était la contre-partie exacte 
de ce qui avait eu lieu, deux ans auparavant, pour Chiméne et Di- 


2 Ibid, 


eo 


670 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


don. Du reste, les critiques et les connaisseurs de Paris ne voulurent 
pas démordre de leur premier avis, et s’en allérent répélant que ce 
succés de convention était dd entiérement 4 la protection de la reine. 
Mais ces allaques passionnées ne pouvaient plus troubler le bonheur 
de Sacchini : if s’écria méme, dans }’excés de sa joie, « qu'il avail 
fait cet opéra pour la cour, que son suffrage lui suffisait, et qu’il se 
moquait de ceux de la ville. » 

Sacchini pouvait s‘en remettre 4 la postérité du soin de casser le 
jugement de la ville el de confirmer les applaudissements dela cour". 
Dardanus marque en effet un grand progrés sur ses ceuvres précé- 
dentes: Je style en est plus égal, plus pathétique, et l’auteur, en 
composant toule sa musique d'original, s’est presque entiérement 
débarrassé de ce faux alliage de banalités et de redondances ilalien- 
nes qui faisaient tache dans Renaud et dans Chiméne. La premitre 
scéne renferme deux airs admirables d'Iphise, le premier surtout: 
Cesse, cruel amour, derégner sur mon ame! oti se peint la tendresse 
craintive de l’héroine. Aprés le morceau d’Anténor, empreint d'une 
galanterie guerriére, et ot le héros fait des concetti sur la gloire, 
l'amour, les cieux et les yeux de sa maitresse, arrivent l’invocation 
de Teucer et d’Anténor, puis Ic serment des Grecs, deux pages dé 
clarées magnifiques dés l’origine, et qui n’ont rien perdu de leur lter- 
rible grandeur. Le choeur de féte: Par des jeux éclatants, les airs 
de danse, la romance de la nymphe, sont aussi fort gracieus, et 
l'appel aux armes termine }’acte d’une facon trés-brillante. 

Les récits et le premier air d’[sménor n’ont pas grand caraclére; 
mais la romance de Dardanus : C'est un charme supréme, cst d'une 
tendresse exquise, et le duo qui suit a dela noblesse ct de I’élan. L’é- 
vocation d’Isménor et la scéne de sorcellerie avec choeur d’esprits 
infernaux, forment la page capitale du second acte. Quelque sombre 
couleur, quelque bruyantes sonorités qu'il ail mises dans l’appel 
du magicien, dans la pantomime des démons, dans la menace des 
esprits d’en-bas, Sacchini n’a pu atteindre & la puissance de coloris 
de son devancier. Le génie 4pre et puissant de Rameau se prélail 
mieux que la muse noble et tfouchante de Sacchini a rendre ces con- 


t Au 1* vendémiaire an XII, Dardanus avait obtenu juste cinquante représ=- 
tations. La reprise qu’on en tit, le 26 thermidor de cette année, obtint un succés 
assez marqué pour se prolonger encore pendant cinq ans. Les deux représet- 
tations de l'an XI donnérent ensemble 5,674 fr. 52 c.; les quatre de Ian XS, 
14,851 fr. 4.; les deux de 1806, 9,475 fr. 82 c.; sept données en 1807 prodai- 
sirent 15,971 fr. 86 c.; et trois en 1808, 2,612 fr. 14 .c. La derniére représeatt 
tion eut lieu le 19 juillet 1808. Grace a cette nouvelle série de dix-huit représefr 
tations, Dardanus obtint donc en tout, 4 l’Opéra, soixante-huit représentations. 
(Registres des Archives de 0 Opéra.) 











A LA COUR DE LOUIS XVI. 674 


jurations denfer. Aprés la retraite du magicien, Dardanus chante 
un air .d’one douceur ineffable : Jours -heureuz, espoir enchantaur. 
Puis l’entrée d’Iphise améne une des plus belles scénes lyriques qui 
soient au thédatre. Les récits de la jeune fille, faisant au faux Isménor 
l’aveu de son amour pour Dardanus, respirent une chaste timidité. 
L’air siconnu : Arrachez de mon ceur le trait. qui le déchire, ot la 
passion perce sous cette feinte indifférence, est une. inspiration de 
génie; enfin Ja joie de Dardanus, qui ne veut pas garder plus:long- 
temps ce déguisement, et qui se nomme au risque de faire cesser fe 
sortilége, est rendue avec force dans ces récits cultecoupe et palpi- 
tants de bonheur. 

Au dernier acte, Dardanus, enchainé, ‘chante une ane de la- 
mento: Lieux funestes, accompagné par :les: réponses du hant- 
bois et des violons, tout empreint dune douleur amére; mais 
son duo avec Isménor est moins heureux :.c’est bien un morceau de 
Vépoque, ott les deux voix marchent toujours a.la tierce, tandis que 
la flute répond de temps 4 autre par une brillante fusée qui veut 
sans doute traduire le vol de l'amour. En revanche, l’air en ré de 
Dardanus: Ces accents de mes maux suspendent -la: rigueur, respire 
une molle quiétude. Toute la scéne de divination d’[sménov est en- 
core traitée avec puissance; puis vient le grand duo d'Iphise avec 
Dardanus, la plus belle page peut-étre de l’opéra, ou l’auteur a trouvé 
des accents magnifiques pour peindre cette lulte héroique de deux 
amants gui veulent mourir l'un pour l'autre. Ces répliques ardentes, 
cette éclatante conclusion, empreinte d'une passion nrésistible, 
sont de magnifiques inspirations, aussi bien que le pathétique récit 
d’Iphise: Il me fuit, il ne m’écoute plus! ou elle peint les angoisses 
que lui cause Ia lutte engagée entre son pére et son amant, et que 
son air: Cruels, quelle affreuse valeur ! ot les éclats de la voix et les 
grondements de l’orchestre se combinent d’une fagon admirable. fl 
faut passer rapidement sur la longue scéne ou Teucer fait soumis- 
sion 4 Dardanus, et noter, pour finir, ‘la noble priére d'Isménor et le 
quatuor avec chceurs qui termine ce bel ouvrage avec ampleur. 

Si remarquable que soit cet opéra, qui. suffirait 4 classer Sacchini 
parmi les maitres, il n’était pas supérieur au Dardanus de Rameau. 
Les qualités saillantes différent, mais le mérite est égal chez les deux 
compositeurs : Yhonneur est mémne plus grand chez celui qui, le 
premier, et avec des ressources moindres, a pu créer un chef-d’ceu- 
vre tel, qu'un musicien yvenu cinquante ans plus tard n’a pu le sur- 
passer. Il ya plus de vie dans l’ouvrage de Sacchini, les airs sont 
plus animés, les scénes plus développées, les mouvements plus pa- 
thétiques; en un mot, l’action est plus dramatique (c’était la consé- 
quence directe de la révolution opérée par Gluck sur notre scéne 

95 Févuga 1876. Ad 


O72 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


lysique), mais il n'y a pas plus de passion ni de chakeur que-dans 
liopéra de: Rameau, et celui-ci.a plus d’écjat, plus de vigueur. La no- 
hiesse et la gréece sont les. qualilés distinctives de Sacchini; celles 
de Rameau:sont la force et la: grandeur. L’couvre. de Rameau est 
malheureusement enfouie dans un injuste. oubli. Non-seulement 
tous les épisodes surnaturels du poéme: sont traités par Jui avec-une 
puissance exiréme, mais lair d’Iphise: Arraches de men .cocur le 
trait qui.le déchire ! est ‘une merveille d’expression douloureuse. Son 
serment de Teucer et d’Anténor respine une haine plus ardente que 
cher Sacchini;-l’sir de Dardanus : Lieux funestes, est aussi triste- 
ment délicieux. Il faut ajouter encore deux morceaux du-quafriéme 
acte, retranchés du poéme de Sacchini: l’air d’Anténer:: Monstre 
affreup, d'un emportement irrésistible, et le délicieux trio des son- 
ges bercant le sommeil de Dardanus dans sa prison. Ces superbes 
fragments. suffisent pour: mortrer que Dardanus peat aller. presque 
de pair:avec Castor!et Pollux et Hippolyte et Aricie, ces deux. chefs- 
d’ceuvre de Rameau, le plus grand génie musical qa’ait produit la 
France, qui fut comme le pére nourricier de tous ses successeurs, 
et qui-s’éleva 4 une telle- hauteur; qu’aucun ne put le dépasser, -pas 
méme Gluck, qui = de lui-et se Aitson disciple pour essuyer 
de le surpasser. 


V 
MORT DE SACCHINI. 


Le roi, quoiqu ‘i n’eut pas ‘grand gout pour la musique, avait &é 
souvent frappé de la pauvreté des paroles que les faiseurs. d’opéras 
4 la mode offraient 4 inspiration des compositeurs. Il pensa & don- 
ner yn nouvel élan a la poésie lyrique et voulut a cette fin encoura- 
ger les écrivains de talent pour les engager & composer des poémes 
d’ opéras, Il crut que le meilleur moyen serait d'insfituer des prix 
et, le 3 janvier 1874, il avait rendu en conseil un arrétdontl’art. 2 
était ainsi congu : « Dans le but d’encourager, les écrivains d’yn ta- 
lent distingué a se. livrer 4 la composition de poémes lyriques, il 
sera établi trois prix. Le premier, d’une médaille de la valeur de 
4,500 liv. pour la tragédie lyrique qui sera reconnue la meilleure au 
jugement des gens de lettres, invités au. nom de, S. M. a.en faire 
Yexamen ; le deuxiéme, d’une médaille de la valeur de 500 liv. 
pour, la tragédie lyrique qui obliendra le second rang ; le troisiéme, 
d’une médaille de la valeur de ea liv. pour le meilleur opéra-ballet, 
pastorale ou comédie lyrique ». 











A LA COUR DE LOUIS XVI. O73 


Sept::menabres de i'Académiec frangaise, Thomas, Gaillard, Ar- 
naud, Delille, Suard, Champfort et Lemierre regurent du roi: mission 
de juger ce concours. Cinquante-buit ‘cancurrenis se présentérent, 
apportant:chacun une tragédee lyrique : i n'y avait mi opéra-ballet, 
mi pestorale: En présence de celle .carconstance imprévue le-jury 
demanda au ministre de partager.la samme totale affeetée-au con- 
cours en trois médatiles d'égale valeur. ef i décerna ces trois prix 
sans donner de préférenee & aucun des: onvrages. couronnés, leur 
mérite et leur genre: étant:trop dissemblables pour permettre-d'en 
faire. une camparaison exacieet rigouneuse :.c’étaient O Foizen.d’Or, 
de Chabanen:; Qidipe a:Colone, de Guillard.et. Cora,. de Valadier‘: 
Cette dévisien dut singulidvement surprdndre Amelot qui, au temps 
oil était ministre, écrivat &.La Ferié, le 42.avwil.4783-> a Je.vous 
sevai obligé de remetire:i M. Suart, si fait nadté, wa opéra que je 
vous ai rants dermicnementintitulé;: @dipe &.Golone, et.de le prier 
de me he: wenvoyer avec, son: avis, il peice M. pelert, il m’a pare 
tréssmauvaig*2» =. 

. Le premier de ces. trols eowrages ne, ‘vit jamaiale jour, et le trai- 
siéme, duniia musique fut composce;par Méhul, futjoné en 1791 sans 
aucun succés. Tout l’honaeur du concours revient-donc 4 la tragédie 
de Guillard qui devait inspirer 4 Sacchini son chef-d’cnsre. Peu sen 
fallut-pourtant que ce poéme ne rastat toujours en portefeuille ou qu’il 
ne-fit mis en musique par un compositeur dont le génie n‘aurait pas 
été apte 4 en rendre la simplicité et la grandeur antiques. Dés que 
le jugement :du concours avait été publié, Guillard s’était trouvé en 
butte aux: obsessions des musiciens les plus en renom: il avait d’a- 
bord hésité, discuté, puis avait-cédé aux pressantes sollicitations de 
Suard qi Je: lui avait demandé en faveur de son ami Grétry, et 
eelui-ci, informé de la géue ot: était le poéte, lui avait fait sur cet 
ouvrage une avance de mille écus. Cependant des occupations sans 
nombre et aussi les crachements de sang auxquels il était sujet 
avaient empéché Grétry de travailler a cet vuvrage, sans qu'il vouldt 
pourtant ¢ en dessaisir, et Guillard’ se désolait d’ayoir remis son plus 
hel ouvrage aux mains d'un musicien entiérement absorbé par ses 
travaux pour VOpéra-Comique. Cette année-la justement, Grétry 
venait d’échouer 4 Opéra avec son Panurge, tandis que le succés 
de Rethard Vavait élevé au pinacle a la Comédie-Italienne. Il avait 
done deux fois raison de ne plus vouloir s'aventurer de quelque 
terops sur da seéne de I’ Opéra. 


s Lettres; du ‘sion de Breteuil a MM. bis caes Guillard et Valadier du 
16 juin 1785. (Archives nationales. Ancien régime. OI. 634). 
* archives nationales. Ancien régime. O]. 629. 


616 LA MUSIQUE BT LA POLITIQUE 


- A cetle-époque, Gaillard et Sacchini allaient diner une ou deux 
fois: la semaine chez madame Berton, veuve du.directeur de ]’Opéra 
et mére du célébre compositeur. Un jour, Guillard, ennayé. des 
retards apportés par Grétry, se mit, dans un accés de désespoir poé- 
tique, 4 réciter plustears acénes.de sa piéce..Chacun d’applaudir, et 
surtout Sacchini qui témoigna vivement ses regrets: de ne pouvoir 
exercer son talent sur.un. ouvrage aussi touchant et de n'avoir pas 
mille écus 4 donner & Grétry pour obtenir qu’il se désistat. Madame 
Berton; fort reconraissante des leyons que Sacchini, donnait a son 
fils, offrit:la somme nécessaire et M. Fillelte-Loneaux, le futur. au- 
teurde Lodoiska, se chargea, comme avocat, de conduire cette im- 
portante affaire. It:se rendit sur l’heure chez Grétry.qu’il trouve 
mailade, au lit, et,‘lui comptent les mille écus, redemanda le manus- 
crit. Le maftre ne consentit.4 le rendre qu’avec. peine, cependant il 
oéda et'témoigna méme une grande satisfaction en.apprenant que 
musicien on avait ehoisi pour le remplacer. Le négociateur revint 
annoncer le plein succés de sa mission et Guillard confia aussitét 
som poéme a Saechini. Le lendemain le compositeur se -mellait 3 
louvre et en moins de six semaines il.avait terminé le chef-d’ ceuvre 
qui devait:le rendre immortel. - z 

Le jeune Henri Berton, quit laimait comme un ere. et qui tra- 
vaillait d’habitude sur une petite table, 4 cété du piano de Sacchini, 
a raconté lai-méme quelle élait.Ja fagon de composer de sen mai- 
tre. a Souvent, apras la lecon, il aimait & se: promener ; je l'accom- 
pagnais presque toujours, Il portait habituellement sur lui un vo- 
lume de Racine, et dans Pune-des poches de sa veste une carte sur 
laquetieil avait insorit, avant de sortir, quelques-uns des vers de 
l'opéra qu’il comptait mettreen- musique. le lendemain, s'inspjrant 
sins: des vers de ce grand poéte. Les-ouvrages qu'il affectionnait le 
plus, étaient Bérénioe, Andromaque et Phedre. Arrivé aux-aligesles 
plus solitaires des Fuileries, il se -plaisait 4 parcaurir ces chefs- 
d’euvrd et souvent & me faire réciter quelques tirades des scénes les 
plus fouchantes ; puis, tout cn cheminant vers les Champs-blysées. 
‘il cowstltait, de temps & autre, sa petite carte ;'et, selon la lentear 
ow la promptitude de $a:marchea, j’aunais pu prédire alors, que, le 
lendemam;'j'assisterais & la composition. d’un louchaat andante on 
d'un brillant allegro. Parvenu au cerré Marigay, il s’arndtait une 
heure & regarder les joueurs de’ boule. Singulier rapport & faire 
avec Haydn et Mozart, qui aimaient également ce jeu avec passion’.» 

Berton lui vit composer de la sorte GEdipe et une bonne partie 
d’Evelina, Le travail apportait une distraction salutairé &, fa tris- 


t Revue et Gazette mustcale, année 1855, n° 12. Lettre de Berton. 








A LA COUR BE LOUIS XVI. 675 


tessedti musicien. Ilse reprenait' a espérer en voyant grandir ‘ses 
deux ouvrages nouveau-nés:: il les entourait de soins infinis et 
semblait pressentir que ce seraient [4 ses derniéres créations.: Intri- 
gues, insuccés, persécutions, humitiauions, il oubliait peu A peu le 
passé pour ne penser qu’aux joies que lui réservait l’avenir: il se 
repesait sur CEdipe et sur Evelina du soin d’asgwrer la gloire de son 
nom et d'effacer, ‘par un britlant iriomphe, le souvenir des insucets 
de Chiméne et de Dardanus. 

Une occasion favorable s’offrait 4 lui de faire exécuter le premier 
de ces ouvrages, le seul qui fit terminé. La grande salle de spec- 
tacle de Versailles ayant été jugée trop vaste pour les représenta- 
tions courantes el'l’ancienne étant trop vilaine et trop incommode, 
on en avait construif une troisiéme : restait & Pinaugurer. H avait 
d’abord été question de jouer th houvel ouvrage de Rochon de Cha- 
bannes et Dezéde, Alcindor ; te duc de Fronsac leur en: avait méme 
fait promesse, mais il dut 14 leur retirer, la reine ayant décidé qu'on 
jouerait Topéra de Sacchitit. inauguration se ‘fit le mereredi 4 jan- 
vier 1786 : la piéce obtint un succés modéré et la salle fut unani- 
mement ‘criliquée. Ce démi-échec‘n’dtait pas fait pour encourager 
Sacchini, mais la reine lui promil, pour le yéconforter, de faire re- 
présenter son Ciebe sur une scéne plus mene de lui, & conene, 
bleau.’ _ | 

£’Opéta aussi’ scinblett ne , plus soulote le tenir a: Véeart. Deu: 
vergne avait tepris'la direction de ce théatre le -1*" avril 1785', -et 
l’an de ses ptemiets actés fut de rejouer Dardanus-avec tout le luxe 
et I’éclat convenables.‘Cet opéra’ reparut en scéne le 13 janvier 1786, 
réduit en‘trois actes et tel qu'il avait’ été joué. a ‘Fontainebleau. 
Lainez, Larrivéé et Chévon avaient' conservé leurs ‘roles. Chardini 
remplacait Laiy dans ‘Anténor et miademeiselle Dozon, qui avait 
débuté dans Chiméne et 4 laquelle4i était réservé d’animer la tow- 
chante figuré-d’ Antigone, obtint un saccés: marqué dans he réle d’I- 
phise. Les décorations et les ballets étaient trés-brillants ; bref, tout 
concourait &@ assurer-Je succés de ce bel ‘oavrage. Il .réussit pleine- 
ment ct cette fois chacun rendit /hommage 4l’habileté que Guillard 
avait motitrée en retoachant la pitce:de ‘La Bruére ct aussi aux 
erands talents‘du musicien tant pour « les aigs-trés-brillants et trés- 
vatiés que pour la ala de bhahcaniate pane de: accel a: a ie 
alee ». - 


“if pa 9st F e a ment oo fc .t ty j 


‘ «Le sieur Dauvergne, qu’on avait renvoyé en 1782 de la direction, 4 cause de 
Ja pesanteur de son joug, désagréable 4 tous les sujets, vient d’étre rétabli avec 
de grands compliments. On dit aujourd'hui que sen mérite, son honnéteté et sa 
probité sont connus depuis longtemps. » (Mémoires.secreis, 4. avril 1785). 








616 LA MUSIQUE RT LA POLITIQUE 


Un incident assez gai signala la cinquiéme représentation (3 fé- 
vier). Chéron était remplacé ‘dang Ie réle d’isménor par Morean, 
acteur bon musicien et doué d’une belle voix mais qui n’avait, pas su 
gagner les faveprs du public. Les spectateurs témoignaient Jeur mé- 
contentement d’une facoa si humiliante, que le chanteur perdit ta 
tate et s‘écria d’une voix. coupée par les sanglots: « Ingrats.., in- 
grats... ingrats! Jirai en prison, mais vous m’arrachez be repro- 
che ! » A ces mots, la duchesse de Bourbon cria de sa loge : « Non, 
‘vous n’irez pas! » et le public, touché de l’excés de sensibilité du 
comédien, se réconcilia avec lui,et Papplaudit de! bonne grace. C¢- 
pendant, Moreau fut conduit & Ja Force, — pour l’exemple, — mais il 
en sortit le jour méme et il recut une gratification en dédommage- 
ment de cette peine disciplinaire. fa _ 

_ Tel fut, ordre du haron. de Breteuil, qui écrivait & M. de Ja Ferté 
le 5 février: « D’aprés.la lettre, monsieur, que voug avez pris fa 
peine de m‘écrire hier, j’ai chargé M.'de Crosne ‘de faire conduire 
demain matin le sjeur Moreau 4.]’hétel de la Force, mais de ne pes 
l'y faire retenir plus d’une heyre. Cette punition m’a paru suffisante 
pour le genre de faute dont cet acteur s’est rendu coupable d’aprés 
les circonstances qui Yont apcasionnée. Sur le compte avantageux 
que vous me rendez des services et de la conduite du sieur Moreau 
et de son zéle, vous voudrez bien lui faire donner sur les fonds de 
l’Académie royale.de musique une gratification de cent cinquante 
livres. Je serai toujqurs ,charmé de pouvoir donner aux, hens sujets 
de |'Opéra.des marqges de, satisfaction, J’ai Vhonneur, eic,* » De 
pareilles subtilités de justice étaient-elles bien faites pour inspirer 
aux artistes le respect des personnes charghes de.lea. gouyerner et 
ne sent-elles pas un signedvident.du trowble des esprits, amntie.épo- 
que, trouble général-qui.s étendait jusqu’aux moindees questions de 
discipline artistique et qui-présageait un‘ terrible effondrement? 

Cette reprise de Dardanus permit de réparer vis-tiyis de Sac- 
chini le.dommage pécuniaire que les intrigues de Morel :et'de- co- 
mité ‘lui ayaient fait éprouver.’ Voici’ comment. Par article 2 de 
l’arrét du conseil du 30 mars 1776 at par Particle 28 de )'arrét du 
27 février 1778, le roi,,dont esprit était toujours en éveil pour en- 
coursgen poties, snusiciens.et artistes, avait décidé. d’accprder, une 
pension de mille Jivies, aux antenrs de trois. grands onmages dont le 
succes aura été assez décidé.pour les fatre rester au thédtre, iq 
cents livres pour chacun des quatriéme et cinquiéme ouvreges, 
et mille livres pour Le sixiéme. En faisunt disparaitre Dardanw:dés 


‘ Archives nationales. Ancien régime. OJ. 634.:— Voir aussi Ye Journal ma- 
nuscrit de Francoeur, conservé aux Archives de l’Opéra, 5 février 1786. 





A LA CODR DE LOUIS XVI. 677 


la sixiéme représention, Morel ayait causé 4 Sacchini un tort énorme 
puisque ce troisiéme ouvrage ne restant pas au répertoire privait 
Yauteur de la pension royale. Mais sitét que Dauvergne cut rendu a 
ce, bel ouvrage la place qu’il devait avoir a l’Opéra, Sacchini adressa 
au. ministre une lettre pour. réclamer la pension a laquelle ce suc- 
cés lui donnait droit. Que fit alors ce méme comité qui avait na- 
guére, pour complaire 4 Morel, demandé officiellement Ja suppres- 

sion de Dardanus? J] donna un,avis favorable a la, requéte de Sac- 
chini. et la déclara trés-bien justifige « par les trois grands ouvrages 
qyl adonnés a l’Opéra, sayoir : Renaud, Chiméne et Dardanus' ». 
Le ministre décida que le musicien jouirait de cette pension 4 partir 
du 4° avril 4786 : les basses persécutions de Morel n’avaient donc 
fait perdre a Sacchini qu'une seule année de sa pension. | __ 

. Gependant Je compositeur laissait percer en cetle circonstance 
un caraciéresinguliérement égoiste. Loin de marquer 4 Dauvergne 
la moindre reconnaissance pour la réparation que celui-ci s’effor- 
cail de lui faire des humiliations et des pertes pécuniaires passées, 
Sacchini, entrainé sans doute par les pressants besoins d’argent at 
le.jetaient journellement ses habitudes dissipatrices, se laissait mé- 
ler,.4 la méme époque, dans.des intrigues qui tendaient 4 renverser 
de nouveau Dauvergne :.c’élait de Vingratitude au premier chef. 
Voici ya extrait de la lettre dans laquelle Dauvergne déyoile & La 
Ferté les projets ocgultes de ses ennemis.. 


Permettés, monsieur, que je vous fasse part de mes réftéxions sur Pas- 
sociation des trois personnes qui veulent demander Opéra et le prendre 
pour leur compte. 

‘Aucun de ces trois infditidus n'a enfanté le projet. 

Le sear Sacchinti est un homme qui est malade nenf mois de I'annte et 
sans aicune conhoissance dela gestion de l’Opéra. 

La:sieur. Rey est obanm pour un homme d'un caractére féeroce. 

Le sieur Gardel est un homme foible et méme borné a tous égards. 

Oni ne peut donc attribuer l'enfantement de ce projet qu'au sieur La- 
salle, qui a dit plusieurs fois qu'il fallott que l'on me chassat & PAques ou 
qu’il se retireroit; co n’est pas ce propos qui me fait le soupgonner d’étre 
l'auteur du projet, mais de ce que MM. les premiers entitshommes de la 
Chambre ’en ont appris par des personnes attachées a'la finance : 

‘On ne peut douter que M. Gojart ne soit la caution de-son beau sfrbre, 

Que M. Serpean, fermier général, ‘ne soit osile. al sieur ies = iy il a 
tenu le: oo enfant‘aved ta dame Testes: 

LHS ete se | Picge weeds ‘ , : i ge vos 

f Archives nationdles. ‘Andies: régime:: OL: 632. Rapport que le comitd fait ax 
ministre de ce qui s'est passé en son assemblée du lundi 10 avril 1786. Ont signé: 
peal pk aia , Laines, Jansen, Gardel j jeune, Rey, De ja Suze, Bocquet, Fran- 
ceeur, 











678. LA MUSIQUE. ET LA POLITIQUE 


Et que N, de Sérilli ne soit. celle des sicurs Sacehini et. Lasalle ; en agait 
que sans lui ce dernier serait déja culbuté. 

Je crois, monsieur, que par cet exposé, vous pouvés jager qu aueun des 
trois prétendans a la direction de \‘Opéra ne soit en élal de Je gérer, et que 
le sieur Lasalle, qui est caché derriére le paravant, attend que la bombe : 
éclatte pour se meme afin d'avoir une constatance qui fasse patienter 
ses créanciers ',. -_ 


La fortune semblait décidément SOUrIVe ail Sorapanlene et: tous 
les événements s ‘arrangeaient au gréde.seé désirs. La: représentation 
de son CFidipe 4 la cour, puis ensuite a Opéra, était chose absolu- 
ment sire; il avait méme agité,- a ce ‘prepos, avec fe comilé du 
thédtre, une question capitale, celle de la rémunération. ‘Dés qu'il 
s’ctait agi de représenter CEdipe, Sacchini avait demandé-de traiter 
encore a forfait pour ce quatridéme opéra, comme il avait fait, @ son 
arrivée en France, pour les trois précédents, mais: le comilé avait 
rejeté cetle requéle el, voulant rentrer dans le droit commun, avail 
décidé que ses honoraires lui seraient payés conformément au ré- 
glement alors en vigueur, qui assurail aux auteurs dont les ouvrages 
atteignaient quarante représentalions : 6,500 livres: d’honoraires, 
500 de gratification ct 60 a vie pour chaque représentation wlté& 
rieure*. Ces négociafions montrent bien que la représentatiou d’QE- 
dipe était. absolument. décidée. Sacchini se laissait mollement, aller 
‘a cette riante perspective d’une exéculion prochaine copronnée per 
un éclatant succés, lorsqu'un événement imprévu. vint le frapper : 
ce coup lui fut mortel.Ce n’était pourtant qu’un juste retour des 
choses'd’ici-bas : naguére, on lui avait sacrifié Dezéde, aujourd’ hui 
on le sacrifiait lui-méme_ 4 un autre. Mais Deri _ bi, coy 
rageuscment celle humiliation: Sacchini'n’eut pas la. force ppd 
ter 4 celle terrible nouvelle. Son élave chéri, Berton, a iwatys da. 
ce triste événement un récit si i et si samaiien: qu’an se fexaat 
scrupule d’y changer un mof. ae en 


La reine Marie- Antoinette; qui aimait et cullivait les arts, ay ait promis 
4 Sacthini qu’'Qidipe serait le premier ouvrage qu'on représenterait sut le 
théatte de la equr, au voyage de Fonteinebledu.'Sacchini nous avait fait 
part de cette bonne nouvelle et contiuait & se irouver, selon son useage, 
sur de. passage te.Sa, Majeaté, qui; en sprtant de l'office divin; Wnetaitva 
paseer dans soa salen de jousique.; Ld, ellopranait plaisic & entendre gad 
ques-ans des plus beaux morceaux d'Arvire et Evelina. Ayant. remarqué 
que, anaes dimanches de syite, la. reine semblait éviter ses 
Sacchini tourmenté, inquiet, se plaga,un jour si ostansjblement deraus, $e 


side 


‘ Archives nationales. “Ancien régime. Ol. 696. Lettre du 42 mare 1784, 
* Archives nationales. Ancien régime. OI. 625, 














A La COCR DE LOUIS XVI. 679 


Majesté qu'elle ne put:se dispenser de lui adresset 1a parole. Eilé le recut 
dans le salon de musique et lui dit d'une voix émue : « Mon cher Sacchini, 
on dit que jaccorde trop de faveur aux étrangers, On m’a si vivement 
sollieitée de faire représenter, au lieu de votre QEdipe, 1a, Phédre de 
M. Lemoine, que je n’ ai pu m'y refuser. Vous voyez ma position, pardon- 
net-inoi. » ’ ee ere 
Sacchini, s’efforgant de contenir sa douleur, fit un salut respectueux ef 
reprit aussitét la route de Paris. Il se fit descendre chez ma mere. II entra 
toat épléré ‘et se jets dans un fadtewil. Nous: ne pames obtenir dé lui que 
des .mots.entreceupés : « Ht bonne. antic; ‘mes eafants, je souls oun homme 
perdou ; la reine il ne. m'aime piou ! La reine it ne m'aime piou! » Tous nos 
efforts pour calmer sa douleur furent vains. ll ne voulet point se mettre & 
table. I était trés-gontteux ; une oppression excessive nous inquiétait déja. 
MM. Guillard, Loraux et mai, nous le reconduisimes chez lui ; ; il se mit au 


Ht, et, trojs mois aprés, il avait cesse de vivre!, 
t f 


Le grand musicien mourut le dimanche 8 o¢tobre 1786: iln ‘avait 
que cinquante-deux ans. “Les journaux, qui ‘Ctaient dlors moins pro- 
digucs d’éloges qu ‘aujourd’hui, annoncérent ‘simplement sa mort 
en ces termes : « M. Antoiné-Marie-Gaspard Sacchini, pensionnaire 
du rdi, rue de Richelieu, n° 15. » Par une délicate attention, la sur- 
veille de'sa mort, YOpéra représentait Dardanus, at la veille, l'Opéra- 
Comique avait remplacé le Roi et le fermier par la Colonie, pour ren- 
dré hommage au mourant. Cetle funeste nouvelle fut accueillie dans 
Paris avec une douleur sincére : on sentait qu’on yenait de perdre un 
artiste de valeur. Ses funérailles, quin’eurent rien de pompeux, fu- 
refit ‘surtout remarquables par ‘le grand ‘concours artistes qui y 
assistérent. Mais, comme c’était Pépoque du séjour dé''la ‘cour 4’ 
Fontainebleau at que riombre d'arlistes de'l’Opéra y étaient re- 
tenus pour jouer précis¢ment ' la Phedre, ‘de Lemoine, il fallut 
attendfe leur retour pour qué I’Opéra organisal un service funébre 
en Thonneur du défunt, et encore les membres du comité n ‘y aus au- 
raient-ils nullemeat. songé si Dauvergne ne leur avait presque fo 
la main. Voici ce qu’il écrit 4 ce propas, le 12,oclohre 1786, 4M. de 
la Ferté, qui dut trouver ce. zéle bien. intempestif,:.« J'ai Phonaeur 
de joindre ici ]a délibération dhiex-aw syjet. du-service que-j'ai- pro-. 
posé de faire (aprés lc retour de Fontainebleau) peur. le-reposide 
l’'ame: de M: Sacchini ;. je me.suis permis de dire a messieurs de Pan- 
cree corre dv: ae ee dans cur tott de n’en avoir point fait pour 


ts," 


vue et Gazelle, musicale, année 1835, n° 42. Lettre de Berton. — Grimm. 
i plus nettement : « M. Sacchini est mort d'une attaque de goutte remontée, 
que l'on a trailée comme une fiévre maligne. Combien n ‘est-il pas a regretter 
que l’ignorance d'un médecin nous ait privés dun talent si supérieur, et dans 
Vinstant de sa plus grande force! » 








680 LA MUSIQUE EF LA POLITIQUE 


le feu sicur Berton, ils ont répondu que Von n’en -avoit point fait 
our M. Rebel, ‘je leur: at dit que eela étoit fort mal‘ ». 

Quelques jours aprés, le 44, le Journal de Paris publiait en fate 
une notice nécrologique.’ Bien qu’ellé ne fut pas signée, on saveit, 
derriére le rideau, qui l’avait rédigée. Supérieur 4 toutes considéra- 
a de rivalité, oubliant tous ses griefs contre le défunt, le bon 
iccinni n’avail pas vouly laisser a d'autres la tache de louer son an- 
cien camarade devenu son anlagoniste, et il le faisait en des {ermes 
qui prouvaient la sincérité de.son.estime.et.de son affection. 


“La France, l'Europe, les.arts viennent de faire une perte immense. 
M. Sacchini est mort le 8 de ce mois, dans cette capitale, d'une attaque 
de goutte remontée. | 


Antoine-Marie-Gaspard Sacchini était né 4 Naples, non aux environs, et 

en 1734, non en 1727, comme on !’aimprimé ailleurs. 

_ Il fut éleva dans Je Congervatoire de Lorette. Il apprit d’abord 4 jouer du 

violon; mais bientét, trouvant ce talent trop borné pour lui, il s’adonna 

entiérement 4 la composition vers laquelle il se sentoit entrafné par son 
énie. ti ee: 

Tlétoit devenu trés-fort sur le violon, ‘et il dut, sans daute, 4 cette pre- 
miére étude, le penchant et Ia facilité qu'il eut toujours dans la suited 
donner & ses parties instrumentales des dessins brillants, ingénieux et 
variés. ve am | 

Ayant appris en peu de temps les élétients du contre-point, et méme, 
ce qui est beaucoup plus difficile, Je dessin, l’ordre et \’enchatnement pre- 
gressif des phrases musicales, jl cpmmenga & composer quelques airs 
qu'on trouva charmaps, et ces, essais offroient déja le style d’un homme 
consommé dans I'art. — Lek ae ‘aa 

_Le célébre Durante étoit alors maitre du Conservatoire de Lorette. ll 
était de retour de Hongrie, oi il ayoit passé cing ans au service du prince 
Estherasj. Il aimoit beaucoup ‘les Allemands, leur franchise ét la trempe 
solide de leur esprit. Il se plaisoit 4 parler d’euk et les plajgnoit seulement 
d’avoir un'si mauvais godt én musique vocale. Il s'o¢cupoit' souvent du 
projet d’y envoyer des sujets capables, d’y former une école. C’étoit une 


= 4 


espéce de mission musicale qu’il ge plaisoit 4 préparer. 

Tl fut surpris des:premier's essais de Sacchini, et lui dit : « Mon enfant, 
tu seas wo, grand maitre et tu porteras la lumiére dans les pays du,Nord.» 
Le jeune homme, engouragé par cet heureux présage, redoubla d’efforts, 
e} finit, dans l'espace de cing aps, le cours des tudes les plus difficiles. 

, Durante étoit aussi. maitre dy Conservatoire de Saint-Onuphre, od il avoit 
des éléves qui donnoient de grandes espérances. Un jour, pour piquer ses 
éléves et leur donner de l’émulation, il leur dit : « Vous avez dans le con- 
servatoire de Lorette un rival redoutable. Si vous ne redoubléz de travail 
et d'études, il vous effacera tous et ce sera l'homme du siécle. » Ce rival, 
cet homme du'siécle, c’étoit Sacchini. ° 


‘ Archives nationales. Ancien régime. OL. 635 





A EA COUR DE LOUIS XVI. 684 


‘Au sortir du Conservatoire, il composa plusieurs opérasscomiques qui 
eurent un grand suesés'*, Durante, fiddle 4'son- projet, l'esvaya 4. Brone- 


‘with, of il'resta quafre ans. Hi revint ensuite en Italic. Il écrivit suceessi- 


vement pour les théatres de Napips, de Rome, de Venige,.etc. La Semira- 
mide, I’ Artaserse, il Grand Cid, U Andromaca, il Creso,  Exio, l'Olimpiade, 
CArmde, UAdriang, luj firent une grande réputation. Quoiqu’il edt d’a- 
bord commencé par des opéras-comiques, il préféra dans 1a suite le genre 
sérieux, et y réussit davantagé. La Contadina in corte est celui de tous ses 
interthédes qui eut le plus de succés. - ae 

Guarducci fat appellé 4 Rome pour chanter ‘le premier rdle dans un 
opéra de Saccbinj. Il revenoit de Londres, et il engagea Sacchini a y pas- 
ser. Il y resta douze ans, Les ouvrages qu'il y composa sont plus connus 
en France que ceux qu'il avoit faits en Italie. Ce sont, enfr’autres, il Grand 
Cid, Tamerlano, Antigono, Perseo, Montezuma, il Creso, l'Erifile. Ony re- 
marque surtout des rondeaux charmans, genré que Jes Anglois sithent 
beaucoup et dans lequel Sacchini a excellé. Ce fut aussi sur le théatre de 
Londres qu'il put développer toutes Jes ressources de son art et la richesse 
de son génie dans des chceurs liés a J’action et qui sont tous du plus grand 
caractére ; dans ces chefs-d’ceuvre d’harmonie et de chant, ow les quatre 
parties sont si bien disposées, ot l’on ne voit rien d'cisif, ou tout tend au 
méme but, ou l'on ne distingue pas une mesure inutile, ot enfin chaque 

apie forme séparément un chant si bien suivi, si bien modulé, que, méme 
isolée, elle devient un morceau capital. | os la a an 

On a pu reconnoltre ces mémes beautés dans les cheeurs qu'il a com- 
posés depuis son séjour en France, et surtout dans ceux du premier acte 
de Renaud et de Dardanus. Danis ces deux ouvrages, comme dans sa Chimhéne 
et dans toutes les productions sorties de sa plume, on ne sauroit trop admirer 
cette marche facile, ce chant mélodienx, ce caractére tantét grave, tantét 
gai, brillant, pathétique, amoureux, sombre et, toujours si bien soutenu ; 
cette maniére enchanteresse de lier et d’enchainer l'une 4 Vautre ses 
phrases musicales, sans que l'oreille soit jamais choquée, méme dans les 
transitions les plus dures, qu'il employe toujours fant d'art 4 préparer et 
4 résoudre ; celte précision exacte, di vous ne pouvez rien dter ni ajouter, 
et ou tout est fini; enfin Ia richesse de ses accompagnements, si bien dis- 
tribués, adaptés avec tant d’adresse qu’ils ne peuvent nuire & la partie 
chantante, qu’il a toujours regardée comme principale et traitée avec au- 
tant de grace que de noblesse. . 

Ila laissé un QEdipe a Colone, qui a été joué & la Cour et qu'on attend 
avec impatience sur le thédtre de la capitale. Il n’avoit pas encore achevé 
Vopéra d’Evelina auqual il travailloit; i! lui restoit 4 faire une grande 
partie du troisiéme acte : quelle perte! et qui osera jamais finir un ta- 
bleay commencé par.un sigrand maitre?, = os 

JA, mort nous I'a enlevé trop tot. Avec un talent si supérieur, if méritoit 
ove aoe tip Sek) | Nae? oe Rae ‘ eo aly iy a, 

‘ L’Isola d’ Amore, d’aprés lequel on a fait la. Colonie, qui a eu un si brillant 
succés sur le Thédtre Italien, n’avoit pas été aussi généralement godté en Italie 
(note du rédacteur de l'article). © we, 





682 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


un sort | plus heureux ; il méritoit surtout d’étre plus connu. Qu'on ne m’ae- 
-cuse ni de partialité ni de fla(terie, on ne flatte point les morts. Ce que’ jai 
dit, je le sens, je l'ai toujours senti, et je laisse au temps et aux conneis- 
seurs le soin d’apprécier les eles eae qe oe dais maitre 
nous a a \ 


Cependant on n youlut andre a Villustre défunt les honneurs mu- 
sicaux. Moline, le.traducteur d’Orphée, composa un chant sacré sur 
la mort de Sacchini, que Lesueur fut chargé de mettre en musique 
et qui fut chanté au Concert spirituel, par Rousseau, le ténor de 
lOpéra. Ne pouvant offrir au lecteur Ia musique qui devait rehaus- 
ser ces vers de mirliton, nous lui faisons gréce d’un assez long ré- 
citalif, sorte d'invocation 4 sainte Cécile, et copions un seul air ‘qui 
suffira a faire } juger la poésie de Moline. 


oe Ss 0 prodige induf de la bicle pulse Or. ¥ 
, Cécile 4 son émule a rendu |'existence : ce 
(Cécile lui devait un prix-si mérité); - 
». Pour jouir a jamais de sea félicité, . 
. Sur des ailes de feu de sa tombe il s’élance 
_ Vers le séjour de I'Immortalité. 


Ne croyez pas qu’on s’en tint la. Un rimailleur, du nom de Cham- 
palle, imagina de faire insérer dans le Journal général de France, 
une Réponse de lombre de Sacchini a ta cantete de M. Moline’. 
Cette peésie est encore plus plate at plus vide, s'il est possible, que 
ia cantate de Moline et l’on n’en. pene gnere: citer que lenvoi, ~ e 
termine par la pointe: de rigueur. 


' A la gloire de Sacchini 
Tes vers élévent un trophée : 
J’y reconnois et son ami 
Et le digne chantre d'Orphée. 


Vi 
C@eDIPE A COLONE. 
Nous savons par un pebbeanie récent avec quelle anxidté, avec quel 
zéle religieux la postérité attend l’'apparilion des. coayres posthumes 
des grands musiciens. Il semble que cette représeatation doive faire 


_tevivre le maitre dont on déplore la perte, et, par le fait, audition 
de ces ouvrages, quand ce sont vraiment des eréations de génie, s6- 


1 Journal général de France, 25 novembre et 2 décembre 1786. 


A LA COUR DE LOUIS XVI. 685 


tablit pour un jour une sorte de vie commune entre le public et le 
compesiteur disparu, mais.qui semble assister par la pensée a 1’é- 
clesion de: son muvre derniére. ‘OEdipe ne fut pas attendu.en son 
temps avec.moinsd’anxieuse impatience que ne le fat, de nos jours, 
P Africaine : c étaient, a prés d’un siécle de distance, le méme désir 
de connaitre, les mémes indiscrétions, les mémes caquets pour 
tromper la curiosilé, la méme ardeur, la méme fiévre d’admiration. 

La reine, qui avait ressenti trés-vivernent la mort de son compo- 
siteur préféré, épronvait plus que personne le désir impatient de 
connailre les ouvrages qu’il laissait, et ‘de réparer au moiris envers 
sa mémoire la douleur terrible qu’elle lui avait inconsciemment . 
causée ect dont il était mort. 

La mention suivante du Journal de ee montre que Marie- 
Antoinette ne sut pas contenir son impatience et fit exécuter 4 la 
cour, ‘par les artistes de l’Opéra, tous leg morceaux déja achevés 
d'une partition que Sacehini.lasssait inechevée & cbté de celle d’QE- 
dipe. « Mercredi, 15 décembre 1786. A Versailles , répétition le 
matin sur le théitre pour Evelina, et le soir, représentation sur le 
méme thédtre devant la reine. » Cependant les répétitions d’Qkdipe 
marehaient grand train et l’on prévoyait déja que la représentation 
pourrait: ive deanéa dans:les premiers jours de 1787..La reine, re- 
portant sa bienveillance sur la nombreuse famille de Sacchini, qui 
menait-une vie assez misérable en Itelie, avait eu la.généreusa pen- 
sée de faire.attribuer ta vecette dela premiére.soirée aux héritiers 
de dgutenr. La-preuve. se trouve dans le procés-verbal du comité 
tenu le 18 janvier : « ll a été fait leeture d'une. lattre de M, de la 
Ferté, portant qu’il espéroit qu’on pourroit donner GEdipe a Co- 
lonne au profit des héritiers de Sacchini, conformément a l’intérét 
que M. le maréchal de Duras a dit que la reine prennoit 4 cet ou- 
vrage‘.» Mais le comitéde l’Opéra, plus préoccupé de ses propres 
intéréts, obtint qu’il ne serait pas donné suite 4 ce projet. 

On annonca enfin les répétitions générales d’QEdipe. Depuis 
quelque temps déja, la mode s’était répandue, parmi les amateurs, 
d’assister & ces derniéres répétitions pour avoir la primeur des ou- 
vrages, et, 4 chaque nouvesuté annoncée, les auteurs étatent assié- 
gés par une foule énorme de demandeurs ; le nombre en augmen- 
{ait tethement chaque année qua:ia‘sadle ne- pouvait plus les contenir. 
On imagies alors de ‘faire:de.¢et enspressement une ressource finan- 
‘Cero en ‘exigeant trois livres par billet d’entrée aux répétitions, Une 
‘Orddrihance du roi, datée. du 24 novembre. 1786, établit la percep- 
‘tien de.ce droit au profit du. thédtre ; elle permettait que les rédac- 


"4 Archives nationales. Ancien régime, OI. 632. 





684 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


teurs des Petites-Affiches,.du Mercure, du Journal de: Paris, {assent 
admis a ces répétitions, sans payer, mais avec: défense expresse de 
parler aucunément, dans leurs feuilles, des ouvrages nouveaux avast 
la représentation. Ofdipe fut le premier ouvrage auquel on appliqua 
ce réglement, mais Vessai du. godt des spectateurs payants peur les 
répétilions ne fut pas heuresx; la:foule avaat disparu ct. la recetie 
ne produisit que 627 livres : il ne se présanta done que: 209 specta- 
teurs. En présence d'un résultat aussi médiocre, on jugea inutile de 
renouveler l'expérience, et la seconde répétition payante, -antoviste 
par l’ordonnance, n’eut pas lieu‘. - a oe : 

La premiére représentation eut enfia lieu, le jeads 1° fevrier 1787, 
au milieu d’une affluence énorme. Celle solennité empruntait.us 
caractére plus touchant 4 la mort récente de Sacchini : o’était, une 
sorte .d’hommage funébre. rendu 4 sa mémoire: Comme-]'ouvrage 
avait assez déplu aux. répélitions,.l'administration du thédtre avait 
cru devoir lui ajouter un gros ‘appoint, et doana dans la méme ai- 
rée un long ballet en trois actes, le Premier Navigateur, de Max 
milien Gardel, pour désarmer la mauvaise humeur probable du pu- 
blic. a. aa , 3 

L’issue fut bien différente.de celle qu'on croyait. Le suceds: int 
immense ; l’enthousiasme du:public éclata.dés le début et aboutit a 
un, triomphe éclatant : il n’y. eut:qu’une voix pour proclaimer. lasses 
sibilité, la. passion, la. grandeur .de ceife rhusique si admirable, si 
noble en sa simplieité qu'elle paraissaii directement .inspinée par de 
tragédie de Sophocle, :L’euvrage eatier obtiat-le plus vif succés, mais 
certaines scénes, certains merceaux furent applaudis avec urle eha- 
leur extraordinaire : Mhymane chante’ au. premier acte deveat’ le 
temple des Euménides ; au second, la magnifique scéne entre (Edipe 
et Antigone, lear duo si pathétique, puis le beau trio avec Thésée, 
et enfin,-auz dernier acte, cette scéne incomparable dans laquelle le 
vieillard, tenantsa fille tendrement embrassée, resle sourd aux sup- 
plications dé Polynicé. repéntant et le voue aux dieux infernaux. Le 
public fit aussi la: part des artistes dans ses bravos. La pidce était, 
en effet, remarquablement rendue. Chéron, acteur lyrique accem- 
pli et doné.d' une: belle:-voix de basse profonde, — ce fut lui qui &a- 
bht a l'Opéra edt-emploi idustré depuis par Dérivis, Levasseur, Obio 
et Belval, —--représenta Cidipe avec une ‘dignité pénétrante et une 
grande ‘puissance.tragique; Lainez conquit .le premier rang par‘le 
3 Franceeur note dans son journal : « Mercredi 34 janvier 87. — Répétition 
générale d'(kdipe. Cette répétition fut payée par tous les ‘spectateurs a raison de 
5 livres par chaque personiie. Ce fut la premiére fois qu’on entra 4 une répéti- 


tion en payant ; elle produisit 627 livres de recette, et cette répétition fut des 
plus tranquilles. » 











A-LA COUR DE LOUIS XVI. ' 685 


réle de Polynice ; Chardini se fit remarquer dans Thésée ; enfin ma- 
demoisella-_Doton, devenue madanie Chéron, qai n'avait pu encore se 
faire ploinementt ‘agréer du public, rallia tous les suffrages dans ce 
joli rdle'd’Antigone, ot sa petite taille, sa maigreur et sa: voix aigué 
1a servaiertt &-merveille. Les rotes secondaires-du grand-préire, d’E- 
ryphile et dune Athénienne étaient tenus par’ ee mesdemoi- 
selles Gavaudan ainée et:Buret*. 9° - 

La reine #’avait pas manqué d’assister’ & -cette représentation, et 
elle avait'applaudi.avec transport d'un ‘bout-@ Fautre de la piéce, 
voulant donner une derniére marque publique d'admiration au 
compesiteur quelle avait patronné. Elle revint ‘encore 4 la cin- 
qaidme représentation, qui-eut lieu le vendredi'16, ~°«J’eus Vhon- 
near de ]'échairer, » écrit Francedur dans son journal: — puis elle 
fit.exécuter OBdipe, ie samedi 24, devant: toute: la cour, sur te 
thédtre de Versailles. Elle voulait sans doute bien marquer, en ma- 
nifestent ainsi coup sur coup sés préférences artistiques, que si elle 
avait naguére donné le pas 4 la Phéedre de Lemoyne sur Qk dipe, .c'é- 
taitdout 4 fait contre son gré et sdus:|l’infiluence des personnes qui 
lui reprochaient de toujours sacrifier les compositeurs francais a 
des étrangers lels que Gluck, Sacchini ou Salien’®. 

_ Cetriomphe soudain, universel, qui-tenait:du prodige, jeta le dé- 
sarpoi dans le camip des critiques. Tous, cemme par un mot d’ordre, 
ne voulant pas. confesser le génie du musicien‘auquel iis avaient si 
souvent fait la lecon;'se rejettent, non sans apparence de raison, sur 
l'émetion extréme du-publit en présence'de cette euvre posthume, 
et altribwent la meilleure part: du -suceés aux ‘regrets causés par la 
caer emumatarte de l’auteur. -« near e: et caer: méritaient les 


. re prennére seprtuuiogs a\eBdips donna une recette de 4,554 1s: 2 s. (il 
avait été délivré 70 billats:gratis);.la seconde dy 4 février + 4,946 Is. 42s. ; la 
troisiéme, du 9: 4,908 Js. 12 s.; la quatriéme, du 13: 4,142 Is. 25.5, la cine 
quidme, du 16,: 4, ‘885 Is. 18 s., etc. U’était en somme un des plus grands succés 
que l’Opéra ettt jamais obtenus: (Archives nationales. Ancien régime. Or. 636. 
Recettes de P Opéra.) A! 

* Quelqnes jours aprés le grand succds d'(Rdine, Dauyergne, dont affection 
pour la mémgire de Sacchini ne se démeptait pas, écrivit 4 M. de la Ferté une 
lettre qui lui fait grand honneur, le priant, de- proposer a la reine de donner aux 
héritiers du musicien 20,000ls. pour ces deux opéras posthumes sur lesquels 
ls ‘n’auraient plus rieh & ‘prétendre. C’était plus que feur droit, mais aussi la 
mort :e Sacchini avait fait profiter l'admimstration de sommes’ assez impor- 
tanies, pensions, gtatifications etc. (Lettre du 20 fevrier 1787, Archives na- 
tionales. Ancien régime Ol. 635). —Le récit du réglement des droits des héritiers 
de Sacehini nous ménerait trop loin : qu'il suffise de dire qu'il entraina des dis- 
cussions sans fin. Voir les lettres adressées ¥ M. de la Ferté en mars et avril 
1788, par M. Desbues-Darinery, secrétaire du roi, représentant les héritiers de 
Sacchini. (Archives nationales. Ancien régime. OL. 628). 








686 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


mémes_ applandissements, dil. ironiquement Grimm, mais Sadchini 
vivait encore, et ca, magnifique suacés achéve de nows prowver que 
Yon n’est juste qu’envers les morts. » Le védecteur des Mémoires 
secrets refuse de se prononcer dés le lendemain, déoclarant avee unc 
indépendance effarouchée que « la.reina ayant affects d’applaudie 
Popéra d’un bout a l'autre, ce qui entrainait le public adulateur, ou 
ne peut encore rien statuer sur cet, oavrage trés-préné en ¢e moe 
ment». Il atlend ainsi prés de.vingt jours, au bout desquels voyant 
le succés s’affirmer, jl,déclare « que la musique est généralement 
admirée, qu'elle preduit-beaucoup d’effet, qu'il y a pourtant des 
longueurs, des moments dennui, mais qu’on est ensuite réveilli 
par de grandes beautés ». Puis il ajeute aigrement : « On regarde 
cet ouvrage comme le meilleur.de Sacchiai, et il y a une double rai- 
son pour qu’on en juge ainsi, c’est que ses parlissns, ‘émus de sen- 
sibilité de sa perte, ant reporté a Youvrage 1’effet de la disposition 
favorable ot ils se trouvaient, et que ses envieux, ne craignant plus 
un tel concurrent, ont é&é facilement déterminés a lui rendre jus 
tice. » Laharpe dit encere plus criiment que « si l’opéra de M. Guil- 
lard a beaucoup réussi, c’est grace 4 la musique de Sacchini, jugé 
d’autant plus favorablement qu’il élait mort ». 

La postérité, en contirmant le jegement des contemporains. 
montre combien é.asent fausses les insinuations de ces juges impro- 
visés. Si, en effet, les amateurs qui ont les premiers entendu et 
compris les magaifiques pages de cet ouvrage élaient encore sozs le 
coup de la perte prématurée da compositeur, ceux qui vinrent aprés, 
qui, pendant soixante ans, ne se lassérent pas d’applaudir l'opéra 
de Sacchini, et le placérent méme plus haut dans leur estime que 
n’avaient fait leurs prédécesseurs, ceux-la échappaient bien 4 eelte 
triste influence et n’éprouvaient sirement aucun regret de la mort 
de l’auteur. Leur admiration eonstante et réfléchie a - définitivement 
rangé GEdipe a Colone au nombre des chefs-d’ceuvre impérissables 
de notre Académie de musique. C’est que chaque page de celte par- 
tition porte ’'empreinte indéniable du génie, c'est que Sacehini sup- 
pléait a ce qui lui manquait sous le rapport de la science, du déve- 
loppement, de la puissance de l’orchestre, par une inspiration dél- 
cieuse, par un sentiment sincére, une tendresse exquise, une 
grandeur et une noblesse extrémes. Si cetle faiblesse relative de 
lharmonie et de l’orchestre, comparée 4 la puissance d‘expression 
de la partie déclamée ou chantée, était déja sensible & l’époque ov 
Sacchini composail ses ouvrages, elle n’a fait que s’accentuer par la 
suite et a contribué a faire retirer ces opéras du répertoire courant. 
Si certaines pages des partitions de Sacchini ont sensiblement vieilli 
par suile des procédés d’orchestre ou par la forme mélodique, il en 











A’ LA:COUR DE LOUIS XY¥I. OST 


est: d'qutres,:—+:ebc’ost le-plus grand nombre dans Q&dipe, — qui 
ont gardé toute leur force d’expression, tout leur rayonnement dra- 
matique et qui résteront comme des modéles achevés du puthétique 
le. plus énouvant. ; 7 ao a 
Louvertune assez brillante, mais d'une factere trop simple, et le 
premier: air.de Thésée, d’une mélodie -agrédble, sont précisément de 
ces morceaux sur lesquels le temps ‘a laissé’ son’ empreinte, mais 
Vair ob Polynice exhale sa colére ecortre ‘son -frére et le choeur des 
soldats se dévouaat 44a caase sont des inspirations élevées pleines 
d’élan belliqueux. Toute la scéne des adieux d'Eryphile- est’ em- 
preinte d'une grace timide, d’une tendresse charmante, depuis le 
joh. chesur des Athéniennes : Allez régner, jeune -princesse ! 
d'une mélodie si pénétrante, depuis ces gracieux: divertissements 
jusqu.a la douce arielfe de la jeune: Athénienne:: Vous quittes 
notre aimable Athénes , jusqu’a la mélancolique réponse dela prin- 
cesse : Je ne vous quilte pas sans répandre des larmes. Le récit 
de Thésée : Allons au temple offrir nos sacrifices! est dune 
grande noblesse ; l’air de Polynice qui suit et le trio entre Eryphile, 
Polynice et Thésée sont encore d'une mélodie distinguée et trés-bien 
disposés pour les voix; mais les sentiments de douce tristesse ét 
d'amour discret, qui dominent depuis le commencement de l’acte, 
répandent sur ensemble une teinte de monotonie, quoique chaque 
moyceau-pris & part soit charmant et montre bien Ja richesse mélo- 
dique du compositeur. Hl s’éléve tout & coup & une hauteur inatten- 
due dans la scéne finale, lorsque Thésée, sa fille et Polynice vien- 
neat au lempleimplorer la protection des dieux-et leur demander de 
_ bénir Punion d’Eryphile avec Polynice. L’hymne religieux, Pinvoca- 
tion .du grand-prétre, la priére des prétres : O déesses, apaises- 
vo&s/ soutenue par de belles batteries dorchestre, puis la réponse 
courroucée du grand-prétre transporté d’un suint délire, l'effroi de 
la foule,.la terreur de Polynice, la confusion du peuple qui fuit de 
tous odtés, le chant persistant des prétres implorant la clémence di- 
vine farment un tableau magnifique et d’une grandeur terrible. 
. Le deuxiéme acte s’ouvre par un récit et un air douloureux de Po- 
lynice fuyant le courroux céleste, trompant par une course folle a 
travers la campagne Je remords qui l’obséde, le désespoir qui le 
ronge.,. Tout a coup i apercoit au loin, sur la colline, un vieillard 
avengle, couvert d’un long manteau sombre, que conduit parla 
main une jeune fille misérablement vétue. « C’est (Edipe! » s’é& 
crie-t-il dans un nouvel acces de désespoir, et il fuit ’ombre venge- 
resse de son pére. Les scénes qui suivent forment une progression 
magnifique. L’arrivée d’(Edipe et d’Antigone, leurs récits si affec- 
tueux, si tendres, si douloureux , effusion paternelle d’@dipe 
25 Févamn 1876. 4) 


688 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


dans son air: Ma fille, hélas ! pardonne un douloureux transport! 
le dévouement inaltérable d’Antigone qui s’épanche dans la déli- 
cieuse mélodie : Tout mon bonheur est de suivre vos pas; le 
délire affreux qui saisit le vieillard lorsqu’il se croit poursuivi par 
les Euménides, les douloureuses répliques d’Antigone qui cherche a 
ramener le calme en son esprit troublé, l'admirable duo : Filles 
du Styx, terribles Euménides! ov la folie horrible du vieillard 
forme un contraste douloureux avec’ la tendresse de sa fille; puis 
expansion de leur joie quand (Edipe retrouve ses sens : O trans- 
ports pleins de charmes! enfin l’entrée du peuple voulant frapper 
le vieillard qui a osé franchir l’enceinte du temple consacré aux Fu- 
ries, la colére de 1a foule et sa soif de vengeance lorsqu’elle apprend 
que cet impie est (sdipe, les clameurs du peuple, les supplications 
d’Antigone, le calme impassible du vieillard devant ce déchainement 
terrible; autant d’épisodes d’une grandeur admirable et qui ont in- 
spiré au musicien morceaux sur morceaux d’une expression incom- 
parable. Thésée, prévenu par Polynice, accourt et défend (CEdipe 
contre l’aveugle fureur de la populace: ici le crescendo s‘arréte 
court. L’air de Thésée: Du malheur auguste victime! est rem- 
pli de formules vocales italiennes destinées 4 faire briller le talent 
du chanteur, et qui enlévent tout caractére 4 la mélodie. Le trio qui 
suit entre Antigone, (dipe et Thésée est mieux traité et traduit 
bien |’effusion de reconnaissance des deux exilés envers le roi qui 
les a défendus et qui leur offre un asile de paix : le morceau est 
court, mais d’une expression noble, et il termine I’acte avec éclat. 
Le dernier acte débute par une longue scéne entre Antigone et 
son frére. La priére qu'elle adresse aux dieux de compatir 4 leurs 
douleurs et de terminer leurs tourments est empreinte d’un grand 
sentiment religieux, ainsi que la réplique de Polynice suppliant les 
dieux d’épargner son pére et de détourner sur lui-méme leur cour- 
roux. L’air d’Antigone : Dieux, ce n'est pas pour mot que ma voix 
vous implore !-avec ce début sombre, résigné, et cet allegro pas- 
sionné, plein des élans de la piété filiale la plus fervente ; la phrase 
douloureuse de Polynice : Pour soulager un pére en ses puissants 
besoins, et enfin le duo du frére et de la sour: En ma faveur 
daigne atiendrir un pére, qui débute par un bel andante et finit 
par un allegro bien mouvementé et chaleureux, forment la premiére 
partie de cet acte. La seconde parlie est encore supérjeure et offre, 
comme le premier finale, comme le second acte presque entier, un 
des tableaux dans lesquels le génie de Sacchini a acquis toute sa 
force d’expansion. Cette scéne oi Polynice se jette aux genoux de soa 
pére est admirablement traitée jusque dans ses moindres épisodes. 
L’air suppliant de Polynice : Daignes rendre, seigneur, notre 


A LA COUR DE LOUIS XVI. 689 


cause plus juste ! est d'un accent douloureux et repentant au pos- 
sible; !a colére d’(&dipe, le saint transport qui Panime en entendant 
cette voix détestée, le. redoublement. d’amour pour Antigone qu’il 
éprouve en sentant prés de lui son fils rebelle, sont rendus dans des 
récits d’un pathétique effrayant: et ‘dans cet, air célébre: Kile m’a 
prodigué sa tendresse et ses soins, qui restera:‘comme un modéle 
de tendresse et d’effusion paternelle. Cependant Antigone unit ses 
priéres a celles de son frére. Polynice, déséspérant de fléchir le fa- 
rouche vieillard, réclame de kui la mort et s’offre sans défense & ses 
coups; mais (Edipe, touché du désespoir de son fils et des douces 
pricres d’Antigone, ne ‘peut plus retenir ses ldrmes; il pardonne a 
son fils, et, tenant ses deux enfants. serrés dans ses bras, entonne 
avec eux un heau chant de graces envers la divinité, mélodie large 
et pieuse, oi les trois voix sont puissamment soutenues par des bat- 
teriés en triglets de l’orchestre. La ‘scéne finale nous raméne au 
temple : le grand-prétre proclame, devant tout le peuple assemble, 
qué jles dieux, apaisés par le repentir de Polynice, ne s’opposent plus 
& sén union avec la fille de Thésée ; la foule accueille cet arrét fa- 
vorable avec des cris de joie et entonne un cheeur de féte et de 
triomphe*. 

‘Les ‘registres conservés aux archives acids permettent de 
suivre, jour par jour, la longue série des représentatiédhns de cet 


ouvrage, et de connaitre les recetfes quil produisit, la recette 


quotidienne comme celle de chaque année. 

Au 41° vendémiaire an XII, Okdipe & Colone avait obtenu 316 re- 
présentations ; depuis lors, il se joua sans interruption, variant entre 
une et vingt représentations par année, jusqu’au mois de mai 1830, 
ow il étaitdonné pour la derniére fois le 28, ‘avec le‘baltet d’Halévy, 
Manon Lescaut : a recette était de 4,131’ fr. 90 c. Durant cette 
période de vingt-huit années, l’opéra de Sacchini' obtint une nou- 
velle série de 260 représentations ; il servit aux débuts de quantité 
de chariteurs : Huby dans Cidipe, Alexandre et Louvet dans Thésée, 
Lebrun, Eloy, Damoreau, Lafont dans'Polynice. Et combien de jeunes 
chantieuses s’essayérent dans le tendre et gracieux réle d’Antigone ! 
Mesdemoiselles Armand, emolels ‘ Naudet, , depuis mariée & Dérivis, 


“4s 


‘ $i nous passons plus rapidement sur cet opéra, c’est qu’en raison de sa 
supériorité, la musique en est plus connue et la partition trés-répandue. Nous 
ajauterons un deétail bibHiographique.' ‘Les sept opéras frangais ou francisés de 
Sacghini, deppis la Colonie jusqu:a Bvelina, ont: tous été publiés en partitions 
q’ grohestre qui se trouvent encore aisément ; deux seulement, Dardanus et 

ipe,en partition de piano et chant. Cette partition de Dardanus, l'édition 
étant épuisée et les planches fondues, est devenue trés-rare, tandis que celle 
d’OEdipe est toujours dans la vente courante (in-8*, chez Brandus). 





| 





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600 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


Pelet, Ferriére, Ilymm (madame Albert), Grassari, Kaiffer, Caroline 
Lepy, Leroux, qui devint madame Dabadie, Dussart, Bibre, etc. Cette- 
rapide énumération montre quelle vogue avait alors l’ceuvre de Sac- 
chini, puisque tant d’artistes s’y produisaient ainsi coup sur coup 
comme dans l’ouvrage qui. pouvait le mieux les aider 4 conquérir 
les suffrages des amateurs. Leur empressement a effectuer leur début 
dans un role quelconque d’QEdzpe est un signe certain de la grande 
faveur dont cet opéra jouissait auprés du public> 

Il y eut un laps de dix-sept années pendant lesquelles QEdipe dis- 
parut complétement de affiche de.l’Opéra, mais, en 1843, le direc- 
tcur — c’était alors Léon Pillet — depuis longtemps sollicité de 
tenter la reprise de quelques anciens ouvrages et se trouvant avoir 
sous Ja main des acteurs trés-bien doués pour représenter (dipe et 
Antigone, décida de remonter le chef-d'ceuvre de Sacchini. Levas- 
seur avait, en effet, éludié le réle d’Qdipe-dés le temps qu'il étast 
au Conservatoire, il l’avait joué pour le concours qui lui avait vale 
le premier prix, et il le remplit de la facon la plus noble et la plus 
dramatique. Madame Dorus-Gras avait précisément la voix et Ja phy- 
sionomie qui convenaient au personnage d’Anligone. Massol reprit 
lerdle de Polynice, dans lequel il avait débuté en 1825 ct y.obtint 
un brillant succés. Canaple était chargé du réle de Thésée. Hl faut 
noter, 4 Phonneur du directeur d’alors, que cette reprise était trés- 
exacte el, qu’en fait de changements et de corrections, on. s’élait 
contenté d'ajouter quelques trombones et trompeties dans Pouver- 
ture et dans le choeur des soldats. La musique, bien qu'elle semblat 
par instants un peu pauvre d’harmonie et d’orchestre, produisit aa- 
core une impression profonde, surtout par les admirebles morceaux 
du second acte; mais la tragédie parut d'une frotdeur glaciale et 
emp¢cha l’ouvrage de se maintenir longtemps sur l’affiehe. Cetle 
reprise, donnée le 3 juillet, avait produit 3,248 fr. 02 c. L’opéra 
fut donné six fois en juillet et aout, accompagné de différents bal- 
lets, d’abord de la Sylphide, de la Gipsy, puis quatre fois de la Péri, 
qui, élant alors dans sa nouveaulé, fit monter sensiblement les re- 
cettes. QEdipe fut encore joué une fois, avec le ballet dela Jolie 
fille de Gand, le 15 mai 1844, et produisit 6,351 fr. 28 c. En trois 
séries de représentations, le chef-d’ceuvre de Sacchini avait donc at- 
teint le chiffre énorme de 583 représentations. 

Depuis 1844, Qidipe n’a pas repary ala scéne, mais ce silence 
prolongé n’atténue en rien la valeur de l’ceuvre, qui demeure une 
des plus belles créations lyriques de Ja scéne frangaise. ll est bien & 
regretter qu’aprés lincendie de l’Opéra, M. Halanzier, qui avait alors 
4 sa disposilion de bons artistes pour remplir les principaux réles, 
n’ait pas écouté lc conseil qu'on Jui donnait de reprendre l'opéra. 


A LA COUR DE LOUIS XVI. 602 


dans lequel le génie de Sacchini a atteint son expression supréme. 
Aisi exécuté dans la salle Ventadour, ot la sonorité d’un orchestre 
resfreint aurait causé moins de surprise a l’oreille que dans le vais- 
seau bien plus vaste de la rue Le Peletier, le chef-d'ceuvre quadra- 
génaire aurait sans doute excité vivement la curiosité du public et 
soulevé chez lui une émotion irrésistible. 


VII 
ARVIRE ET EVELINA. 


Sacchini avait laissé encore un opéra inachevé, Arvire et Evelina, 
qu'il avait écrit en entier sauf les trois derniéres scénes. La reine, 
dont la faveur ne s’était jamais relachée a l’égard de Sacchini, voulut 
encore veiller au soin de sa gloire, ct elle fit prier Piccini de ter- 
miner l’ceuvre de son rival. Celui-ci accepta -avec cette bonté d’ame 
dont ilavait déji donné mainte preuve tant vis-i-vis de Sacchini que 
de Gluck. Cependant, le chef d’orchestre de l’Opéra, Rey, dont on 
connaissait |’attachement pour le musicien qu’on venait de perdre, 
wéclama lhonneur d’achever l’cuvre de son ami et assura que lui- 
méme l’avait désigné pour le suppléer dans cette besogne. 

Dauvergne, qui nourrissait une vive animosité contre Rey, écrivit 
coup sur coup plusieurs letires trés-violentes 4M, de la Ferté pour 
empécher qu'on ne lui confiat celle besogne plus délicate que dif- 
ficile. Voici la premiére et la plus dure de ces lettres (10 octobre 
1786.) : 

Monsieur, 

Ce que j'ai eu honneur de vous mander hier commence a se réaliser : 
on dit que les amis du sieur Rey (les sieurs Lasalle et Légier, ancien pro- 
eureur) font courir te bruil que le sieur Sacchini lui a fait don de toute sa 
musique; qu'il a chés lui la partition d'Qidipe a Colonne et celles de Vé- 
lina (sic), qui n'est pas encore fini; que M. Sacchini l’avoit chargé d’y tra- 
vailler, comme si un grand peintre chargeoit uu barbouilleur d’enseignes 
de finir un de ses tableaux ; il est vrai que depuis deux ans il fait régulié- 
rement sa cour 4 l"hdte et au laquais du défunt ; ces hommes gouvernoient 
fe sieur Sacchini; de plus, ils sont Italiens et méme Italiens et demi, etc. 

Je proposerai au comité de demain de faire un service (service mor- 
tuaire pour Sacchini) aprés le vovage de Fontainebleau ; on en fera une 
ddlibération que j'aurai l’honneur de vous envoyer. 


. J’ai celui d’étre, ete. 
D AUVERGNE. 


P.-S. — Je viens d’apprendre, par une personne trés-stre, que, dans la 
matinée du jour de la mort, le sieur Rey, de concert avec I’hdte et le la- 


692 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


quais, ont mis 4 part toute la musique et l'avoient fait porter chez I’hite 
avant que d’appeller Je commissaire pour mettre les scellés ; qu’ils avoient 
fait fabriquer une donation prétendue, ornée de belles phrases, . qu’ils ont 
fait signer au défunt, et dont on dit qu’ils ont envoyé copie 4 la reine ; que 
le sieur Rey a l’impudence de faire déhiter dans le public, depuis deux 
jours, que le sieur Sacchini n’a fait que le chant'et la basse’ de tous ses 
opéras, et que c’est lui qui en a fait les accompagnemens, les cheeurs et 
les airs de danse ; enfin, si l'on en croyoit les appologistes du sieur Rey, ce 
seroit lui qui auroit fait les opéras de la Suite d Armide (Renaud), de Chi- 
méne, de Dardanus, d'OEdipe 4 Colenne, et de celui qui reste a finir : 
heureusement pour le défunt que ceux 4 qui on fait part de cette impu- 
dence se révoltent et sont indignés de yoir qu'un homme qui n’a fait qu'un 
mauvais acte, Apollon et Coronis, veuille s’attribuer la gloire d’avoir fait 
des chases qui sont faites pour honorer les plus grands talens, et voler le 
bien d’une sceur de ce malheureux, femme qui a fait vingt-deux enfants, A 
qui il en reste encore huit, et qui est trés-pauvre ; il faut espérer qu'elle 
viendra ici et qu'elle fera annuler cette prétendue donation qui emporte- 
roit le plus clair et le mellieur bien de la succession, car tout Je monde 
pense que I’héte et le laquais se sont emparé de ce qu’ils ont trouvé de 
mellieur, comme le sieur Rey a fait de Ja musique; on pense méme et on 
suppose que ces trois hommes sont d'intelligence‘. 


-. La Ferté communiqua aussitét cette lettre au ministre, en le priant 
d’en prendre connaissance en entier, vu la gravité de l’accusation, 
mais sans la montrer A personne « pour que Dauvergne ne put 
pas étre compromis, ayant cru de son devoir de vous éclairer sur 
toutes ces intrigues ». I] lui propose enfin de faire mettre sous se- 

questre les papiers de Sacchini jusqu’a l’arrivée de sa sceur, et il 
joint un projet d’ordre 4 M. de Crosne, ow il était dita cet officier de 
police « d’envoyer chercher I’héte du sieur Sacchini ainsi que son 
domestiqne, pour les charger, a titre de dépdt, et en les faisant scel- 
ler, de ses papiers et compositions, et surtout de la partition de 
lopéra d’QEdipe 4 Colone et de celle de Vélina, opéra qu'il a faits 
par ordre de la cour... » Cette lettre, approuvée par le ministre, fut 
expédiée le 41 au soir, mais il était déja trop tard’. ; 

. fly avajt, & coup sir, beaucoup d’exagération dans les accusations 
de Dauvergne, mais il faut reconnaitre aussi que Ja conduite de Rey 
n’était pas des plus claires. D’abord la donation, écrite d’une main 
élrangére et.que Saechini avait seulement signée, n’était pas valable; 
de plus, Rey avait eu le tort grave d’emporter chez lui toute la mu- 
sique de Sacchini avant de faire apposer les scellés, et, d’autre part, 
le commissaire De Crosne avait eu l'imprudence de se contenter 


* Archives nationales. Ancien régime. Ol. 625. 
* Archives nationales. Ancien régime. Ol]. 635. 











A LA COUR DE LOUIS XVI 695 


d’une déclaration pure et simple de Rey‘. En somme, il y avait eu 
18 de la faute de font le monde. Bien que Rey n’apportat aucune 
raison sérieuse 2 l'appui de son dire, malgré le désir qu’aurait eu 
la reine de voir Piccinni se charger de cette besogne, malgré l’oppo- 
sition de Dauvergne qui, 4 défaut de Piccinni, désignait Vogel, on 
crut devoir céder 4 une réclamation qui s’appuyait sur un motif 
aussi pieux que l’amitié, d’autant plus que le parlement lyrique 
soutenait avec obstination — contre le voeu de la reine — que 
c’était faire insulle aux musiciens frangais que de charger un Italien 
d’achever l’ceuvre de Sacchini. « Le sieur Rey est venu chez moi 
ce matin, écrit Dauvergne & La Ferté le 29 octobre, au soir. J'ai 
cru que ses yeux. m’alloient dévorer, il m’a dit devant le sieur La 
Suze que M. de Villequier avoit fait venir M. Piccini pour le charger 
@’achever Evelina, mais [qu’il] parleroit 4 la-reine sur l’affront qu’on 
lui faisoit, d’antant que Sacchini l’avoit chargé d’achever cet ou- 
vrage, etc:.. » Rey obtint donc gain de cause, et i! s’acquitta de 
cette tache avec habileté et modestie.. Il eut, en effet, le bon esprit 
d’'employer autant que possible, pour terminer le troisiéme acte, 
des morceaux tirés d’aufres ouvrages du maitre: il faut avouer qu’il 
était difficile d’agir plus sagement?. 

Le poéme d'Arvire et Evelina était de la facon de Guillard et lui 
avait encore fait décerner un prix par l’Académie, mais il s’en fallait 
bien qu'il valdt celui d'Qfdipe. Guillard avait pris ce sujet dans un 
drame anglais, Caractacus, joué 4 Londres en 1776, au thédtre de 
Covent-Garden, et dont l’auteur, William Mason, avait emprunteé les 
épisodes principaux 4 Tacite*. Ce Caractacus, roi des Silures, était 
un des chefs bretons qui tinrent téte le plus longtemps aux généraux 
romains envoyés par l’empereur Claude pour soumettre les fles de 
Brelagne. Il fut enfin défait par le propréteur Ostorius, mais il réussit 
4 s’échapper, et il allait recommencer la lutte, lorsqu’il fut livré 
par ruse 4 son vainqueur par la reine de Brigante, Cartismandua. 
Emmené prisonnier 4 Rome, Garactacus en imposa, par sa fermeté 
héroique, 4 l’empereur, qui lui rendit la liberté.La lutte du chef 
breton contre les Romains et la trahison 4 laquelle il succomba for- 
maient le sujet du drame anglais que Guillard se flattait d'avoir con- 
sidérablement modifié en mieux : il changea au moins le nom de 
tous les personnages qu'il trouvait trop barbares pour des oreilles 


§ Archives nationales. Ancien régime. Of. 655. Lettres de Dauvergne a la Ferté 
des if, 12, 13 et 15 octebre 1786. 

? Pour sa peine, Rey recut une gratification de 1,000 francs que le ministre lui 
accorda sur la demande du comité (délibération du 26 janvier 1788). Archives 
nationales. Ancien régime. OF. 629. 

> Annales, |. XII, chap. 55.4 37. 


694 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


francaises. Celle piéce était trés-défectueuse par plus d’un point: 
l'exposition en était confuse, l’action .élait presque nolle, d’one 
froideur extréme et n’offrait aucun inlérdt. Ces défauts chequéxent 
surtout a la représentation qui fut dennée, Je mardi 29 avril 1788, 
avec la Rosiére, ballet de Maximilien Gardel. Chéron. el sa fermme 
représentaient le roi des Silures, Arvire, et sa fille Evelina; Laines 
el Lais figuraient Irvin et Vellinus, les deux fils d’Ellirida, rease de 
Lenox; Chardini, Moreau et Martin : le grand druide Medred, le gé- 
néral romain Messala et un barde. Cetle distribution. comprenant an 
moins quatre artisles de premier ordre, mais il n’étail pas en leur 
pouvoir de sauver un ouvrage aussi ennuyeux. La musique se res- 
sentait singuliérement de la monotonie du poéme, labsence des yoix 
de femmes dans Jes cheeurs contribuait encore a .assombrir. cette 
partition. On accorda bien quelques éloges de commande a catte 
derniére production du célébre musicien ; on.répéla bien haat-« que 
la musique ¢tait digne du mattre », et encore «.que noramer.|au- 
teur de la musique, c’était en faire le plus bel éloge, » mais on-se 
garda bien d’aller l’entendre. 

. Le lendemain de la représentation, Dauvergne avait a@ressé 2 la 
Ferté une lettre oi il lui rendait compte-de l’effet prociuit et quail 
terminait ainsi : « Voila, monsieur, les observations que j'aurais 
faites 4 M. Sacchini lui-méme, mais que je ne me suis pas permis 
l’homme chargé de son ouvrage par l’autorité supréme : cependant, 
quoique la recette ait élé médiocre pour une premiére représenta- 
tion, il a ét¢ prodigieusement applaudi; j’avois eu sin. de faire 
donner beaucoup de billets 4 MM. les acteurs, chose que je ferai 
vendredi et pendant les huit ou dix premiéres représentations, afin 
de soutenir cet ouvrage autant qu'il sera possible et me mettre 4 
l’abri des reproches. Je vous prie, moasieur, de ne point faire pert 
de mes observations 4 personne, le public pourra bien yous -dire Ja 
méme chose, mais cela ne doit point venir de mei, par de respect 
que je dois 4 la décision quia chargé l'homme ie moins capable ce 
rédiger la fin d’un ouvrage de cette conséqueace! ». 

On voit, par ces derniers mots, que Dauvergne avait toujours cou- 
servé sa vieille rancune contre Rey. La seconde représentation fat 
donnée le vendredi 2 mai, toujours avec Ja Radsiére, puis.vinban 
ordre du ministre qui ajournait Ja troisiéme, on sauga plus tard 
pourquoi. Le 13 mai, Dauvergne se rendit & Versailles pour de- 
mander au ministre sil’on pouvait reprendre la piéce, mais celui-ci 
répondit « qu’il ne falloit pas encore; qu’il lui diroit lorsqu’il en 
seroit temps ». Dauvergne se promit alors de ne plus fui faire au- 


‘ Archives nationales. Ancien régime. OI. 635. Lettre de Dauvergne du 30.avril. 








A LA COUR DE LOUIS XVI. 695 


cune question a ce sujet, et il proposa au comité, d’accord avec Rey, 
de différer les représentations d' Evelina jusqu’a l’automne prochain. 
Cet avis fut adopté sans discussion‘, et les représentations d’QEdipe, 
un ‘instant interrompues, reprirent Jeur cours, le 30 mai, par la 
vingt-quatriéme. ; 

Si Pennui qu'il inspirait devait foreément tuer cet opéra, certains 
moreeaux.subsistent qui témoignent du génie du mattre. Tel est Pair 
du malheureux Arvire invoquant )’Eternel en faveur de sa patrie 
qui va tenter un dernier effort pour secouer le joug romain. Si Sac- 
chini a, comme le bon Homére, sommeilfé tant soit peu dans ce der- 
nier ouvroge, il faut reconnaitre que jamaisil necomposa une scéne 
pius pathétiqué que celle ou Irvin, aprés s’étre introduit par ruse 
auprés du vieil Arvire pour le livrer ‘au général romain Messala, 
se sent saisi de remords: frappé par la vue du vieillard et par la 
beauté.de sa fille, mais retenu, d’aufre part, par la crainte de perdre 
son frére Vellinus en avouant leur trahison commune, il se trouve 
teut'a coup en face d'Evelina, et, vaincu par ses priéres, lui jure 
d’embrasser sa cause et de combattre les Romains si elle assure, 
en retour, le satat de Vellinus. Lainez et madame Chéron s’élevaient 
au sublime dans l'interprétation de ‘cette scéne; ils n’avaient, pour 
cela, qu’a suivre a la leftre ld musique qui traduit avec une vérité 
saisissante les moindres épisodes de ce drame. Les hésitations 
d‘irvin, la ficre réponse d’Evelina le rappelant 4 l’honneur, forment 
un ensemble trés-dramatique qui améne bien la phrase suppliante : 
Prisztce, je vois couler ves larmes, ot Evelina s'efforce de détacher 
Irvin du ‘lache complot tramé par son frére. Irvin va céder & cette 
priére, mais il s'arréte tout 4 coup, et ce combat intérieur entre 
Vamour et l’honneur se traduit avec force dans un air admirable tout 
haletant de passion, d’émotion, de remords. On devine dés lors qu'il 
sauvera sa bien-aimée et son pére et qu'il embrassera la cause des 
Bretons contre sa propre patrie. as 

Sitét que l’automne arriva, Danvergne qui avait conservé un-res- 
pect profond pour la mémoire de Sacchini, s’occupa de reprendre 
Evelina, comme i} en était convenu avec le comité au printemps 
dernier. La proposition qu’il fit au comité fut agréée, et il fixa la 
reprise-pour le vendredi 47 octobre. Restait 4 obtenir le consente- 
thent du ‘ministre, car le veto primitif n’avait pas encore été levé. 
Or, }e-ministre avait changé dans 'Vintervalle et M. de Villedeuit 


1 Archives nationales. Ancien régime. OI. 635. Letirea de Dauvergne des 14 et 
45 mai 1788. La premiére représentation avait donné une recette de 5,784 ls. 
48 s. On avait distribué 70 billets gratis; la seconde, avec 102 billets gratis, avait 
produit 2,994 Is. 14s, (Archives nationales. Ancien régime. Of. 656. Recettes de 


lr Opera.) | 








696 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


avait remplacé le baron de Breteuil:au département de la Maison du 
Roi. Dauvergne se rendit donc 4 Versailles pour lui soumetitre le 
poéme incriminé, et voici le compte qu’il rend de cette visile en date 
du 7 octobre. « Je lui ai parlé (au ministre) de la remise d' Evelina, 
il m’a demandé pourquoi il avoit été suspendu, je tui ai répondu 
que je croyois que c’étoit peut-lre deux vers de la scéne 5° du 
1* acte que dit le roi Arvire: 


: 


Jétois né sur le tréne et je ne suis plus rien, 
Les dieux m’ont tout ravi! 


qui peuvent en étre la cause, au demeurant je Ini envoye le poéme 
en lui observant que je ferois changer ces deux vers si cela étoit 
absolument nécessaire, j’attendrai ses ordres demain ou aprés'.» 
_ Au bout de quatre jours, Dauvergne ne recevant aucune ré- 
ponse du ministre, retournait & Versailles pour le presser de vive 
voix. a Il m’a paru totalement indécis sur cet objet, écrit-il le 
11 octobre, craignant que [si] l’on supprime les deux vers qui pen- 
vent étre susceptibles d’application, on ne merque une crainte pué- 
rile, que si au contraire on les laisse subsister, cela ne fasse du 
mouvement; enfin, aprés dix ou douze minutes.d’entretien sur cela, 
j'ai fini par le prier d’en parler ce soir.a la reine, et d’ayoir la bonté 
de me dire lundi ce que je dois faire*. » Cependant Dauvergne qui 
avait promis au comilé de lui, rapparter uge réponse précise, char- 
gea sa conscience d’un gros mensonge pour couper court 4 toutes 
les questions et dit qu'il n’avait pas pu voir le ministre, mais il fit 
meltre Evelina en répélition, espérant bien que le ministre en auto- 
riserait la représentation. Il se trompait: le ministre défendil de 
jouer cet ouvrage, du moins pour le moment, mais sans vouloir que 
la défense pardt venir du ministére*. Aussi, le directeur de l’Opéra 
suggéra-t-il l’idée d’expliquer cette défense par la lrop grande res- 
semblance qui existait enire ce poéme et celui d’Okdipe. Le ministre 
lui enyoya donc un ordre ainsi congu dans ce sens, disant « quill 
croyoit convenable de mettre quelque intervalle eritre les représen- 
tations d’QEdipe a Colone et la reprise d’Arvire et Evelina, vu.quil 
y a dans ces deux piéces des situations si ressemblantes qu’elles ne 
pourroient que nuire au suecés de la derniére’ », [1 conamandait en 
conséquence de jouer entre ces deux ouvrages. Démaphon, aprés 


; ae nationales. Ancien régime. Of. 629. 
Ibid. : 

* Archives nationales. Ancien régime. Ol. 629. Lettres de Dauvergne, du 
14 octobre, et de M. de Villedeuil A La Ferté, du 20 octobre. 

4 Jbid. 








A LA COUR DE LOUIS XVI. 697 


quoi l'on pourrait retirer Qdipe pour jouer Evelina: c’était autant 
de temps de gagné. 

Cependant, Dauvergne qui comptait beaucoup sur cette reprise 
d’Eveling pour rétablir les affaires de l’Opéra, ne perdait pas de vue 
cette idée et quand arriva l’époque de la representation de capitation, 
comme une fiévre assez violente le retenait au lit le jour de l'assem- 
blée générale des artistes copartageants (12 décembre), il fit pro- 
poser aux principaux sujcts de chaque corps d’aller en députation 
chez le ministre lui demander la permission de jouer Evelina ‘pour 
leur premiére capitation’. Ceux-ci adoplérent l’idée, mais ils 
remplacérent cette démarche en corps ‘par une supplique qu'ils 
adress¢rent au ministre. Avaient signé : de Saint-Huberty, Rousseau, 
Lainez, Gardel, Chéron, Rey, Chardini, de la Suze, Boquet, Berthé= 
lemy, Francoeur, Jansen, Lasalle *. 

Le niinistre octroya la permission demandée et l'on annonca fa 
troisiéme représentation d’Arvire et Evelina pour le samedi 27 dé- 
cembre, juste neuf mois apres les deux premiéres. La pitce avait élé 
enrichie d'un ensemble pour terminer le premier acte d’une facon 
plus brillante, et d'un grand divertissement final, de la composition 
de Gardel. Grace.a cet appoint, l’opéra de Sacchini put étre joué 
cing ou six fois de suite, mais il fut loin d’obtenir le succés qu’on 
altendait. Le jour dela capitation, larecette s’était élevée au chiffre 
énerme de 6,472 ls. 10 s., mais dés la quatri¢me représentation 
(mardi 6 janvicr 4789), elle tombait a 2,227 Is. 16 $., avec 129 billets 
gratis*. A la fin du mois on laissa de ebté cet ouvrage pour ne plus 
le rejouer qu’é de trés-rares intervalles. Le 13 mars il atteignait 
péniblement sa neuvidme représentation, et encore fut-elle donnée, 
dit Franceeur dans son journal « sur la demande du prince Henry 
de Prusse, qui devait partir de France le dimanche suivant ». Peu 
de temps aprés, Dauvergne cédant a l’évidence, écrivait & La Ferté: 
« La représentation d’Evelina n’a produit hier ni argent, ni effet ; 
c'est un ouvrage composé en partie de morceaux de musique esti- 
mable, et que Sacchini aurait arrangée différemment s'il avait vécu 
assez pour le finir: il n'y a plus 4 compter sur cet opéra pour faire” 
de bonnes recettes* ». 

Cet arrét prononcé par le plus 2élé défenseur de Sacchini devait 
étre le coup de grace pour cette malheureuse Evelina qui disparut 
de nouveau de |’affiche, mais non sans retour. 


‘ Archives nationales, Ancien régime. (1. 629. Lettres de Dauvergne, des 10 et 
12 décembre. 

* Archives nationales. Ancien régime. OJ. 629. 

* Archives nalionales. Ancien régime. OI. 656. Recettes de ' Opéra. 

* Archives nationales. Ancien régime. OI. 628. Lettre du 17 juin 1789. 








608 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


Au 1° vendémiaire an XII, cet opéra, malgré ces interruptions 
répétécs, n’avait pas été jové moins de cinquante et une fois; il 
obtint encore trenle représentations depuis lors jusqu’en février 
1814. ll y eut 4 celte date un nouveau temps d’arrét; puis, lé 3 sep- 
tembre 1820, on reprit encore Evelina réduite en deux acles par 
Saulnier, qui garda l’anonyme. On trouve aux archives de !’Opéra la 
lettre par laquelle la veuve de Guillard autorise la représentation de 
la piéce ainsi arrangée, tout en « regrettant beaucoup qu’on ne 
puisse pas jouer cet ouvrage comme son mari l'avait composé, les 
coupures ayant été des vers qui rendaient l’action plus claire et mo- 
livaient le cénodment ». Les retranchements portaient surtout sur 
le troisiéme acte, & cause d’évolutions impossibles 4 exécuter sur la 
scéne du théatre Favart, ot l’Opéra s’était réfugié aprés l’assassinat 
du duc de Berry, mais |’arrangeur avait pris soin de prévenir que st 
le poéme atait élé modifié, tous les morceaux originaux de Sacchini 
étaient restés inlacts: l’ensemble de la partition avait été remanié 
et refondu par Berton. Madame Albert jouait Evelina; . Dérivis, 
Arvire; Nourrit, Irvin; Eloy, Vellinus; Bonel, Modred, et Prévest, 
Messala. Cette reprise n’oblint que douze représentalions réparties 
sur deux années. Enfin, le 17 juillet 1826 Evelina reparut une der- 
niére fois 4 la scéne, jouée par les mémes acteurs, a l'exception de 
madame Albert et d’Eloy,remplacés par madame Grassari et Dabadie. 
Deux représentations terminérent la carriére accidentée de cet opéra 
qui, délaissé aprés une défaite jugée irrémédiable, puis retouché, 
raccommodé et rejoné avec un semblant de faveur, abandonné de 
nouveau, repris encore, avait, ainsi balloité d’échec en succés et de 
réussite en insuccés, atleint le chiffre élevé de qualre-vingt-quinze 
représentations, presque la centaine. 


Vill 


La mort prématurée de Sacchini avait. brisé sa carriére a |’heure 
précise oi s’étant bien pénétré des exigences de ’idéal de notre 
drame lyrique, ot s’étant sérieusement préparé, par ses pastiches 
de Renaud et de Chiméne, a lutter avec les compositeurs qui occu- 
paient en maitres la sctne de I'Opéra, il se sentait enfin en pleine 
possession de son génie et de forces créatrices qui allaient peut- 
étre doter la scéne francaise de plusieurs chefs-d’euvre. Doué 
d'une rare facilité mélodique, comme la plupart des compositeurs 
italiens, mais ne possédant aussi qu'une idée bien faible de Ia 
beaulé de l’expression musicale, qui puise sa force supréme dans la 
simplicité et la justesse absolue de Ja déclamation, Sacchini avait, 





A LA COUR DE LOUIS XVI. | 699 


dés sa jeunesse, écrit quantilé d’opéras qui portent la marque d’une 
négligence extréme et d'un travail trop rapide, mais ot l’on dis- 
tingue, au milieu de négligences inexcusables, des cantilénes suaves 
et nobles: ce charme mélodique, celte pureté d'expression, resté- 
rent les qualités distinctes de I'éléve de Durante. On citerait diffici- 
Jement un musicien qui ait mis plus de charme dans ses airs et dont 
les opéras, méme les moins heureux, contiennent plus de mélodies 
remarquable$ par la grace el la tendresse de l’inspiration. Le contact 
-de la scéne francaise et la Ieclure ou Vaudition des chefs-d’ceuvre 
de Lulli, de Campra, de Destouches, de Rameau, de Gluck, de Pic- 
‘cini, révélérent au composileur toute une nouvelle poélique mu- 
sicale et dramatique. Il ne suffisait plus d’écrire d’inspiration 
nombre de mélodies charmantes, sans s’inquiéler de la situation 
du drame ou du caractére des personnages; la condilion essen- 
tielle du beau était que ces mélodies fussent absolument conformes 
au sentiment qu’elles devaient exprimer, et qu’cn outre elles fus- 
sent soutenues par de riches dessins 4 l’orchestre, qui acquérait dés 
lors une importance an moins égale a celle des voix. . 

C’était dans cette alliance de tous les agents sonores, animés et 
inanimés, dans la fusion de la mélodie expressive aux voix et de la 
symphonie aux instruments, dans l’étude de la nature et des senti- 
ments, dans la recherche de l’expression vraie que ces maitres de 
génie avaient placé, les premiers d’instinct, les autres par raisonne- 
ment, Pidéal supréme de la musique dramatique; c’est li que le 
placa 4 son tour Sacchini. }1 dut dés lors s’astreindre a de sérieuses 
études et le fit sans hésiter. I! chercha done a acquérir la connais- 
sance de lorchestre qui lui faisait absolument défaut, et s'il n’ob- 
tint jamais de ce cété une grande puissance, non plus qu’une 
rare originalité, il parvint du moins 4 combiner ses instruments 
avec une puret¢ non dépourvue d'élégance, et trouva méme assez 
souvent par des moyens trés-simples, de beaux effets d’orchestre, 
surtout dans les pages de charme ou de fendresse. [1] sut enfin don- 
ner & sa mélodie ua caractére plus élevé, un accent plus pathétique, 
sans rien perdre de celte chaleur d’inspiralion qui faisait le seul 
mérite de ses productions italiennes telles que l’Alessandro nell’ 
Indie ou \’Andromacca. Il venait de donner dans Dardanus un 
premier gage de celle heureuse transformation et attendait avec im- 
patience l'apparition de son QEdipe, ou il avait condensé toutes les 
forces de son génie et de son savoir, lorsqu’il mourut. 

Sa mort fut, nous l’avons vu, le signal d’un revirement qui s opéra 
aussildét en sa faveur jusque chez ses ennemis déclarés : ils eurent la 
franchise de Vadmirer dés qu’ils pensérent n’avoir plus a le re- 


700 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


douter. Tant qu'il avait vécu, ils l’avaient poursuivi d’une haine 
sourde, ils lui avaient tendu dans l’ombre des embiclies, avaient 
combiné contre lui une trame odieuse, et cherché a lalleindre daus 
sa fortune et dans sa gloire en diminuant la rémunération a laquelle 
il avait droit, en faisant retirer ses ouvrages du répertoire ; ils 
Yavaient enfin contraint par leurs perséculions 4 s’exiler volontai- 
rement de !’Opéra, d’ot ils auraient voulu le chasser publiquement. 
Dés qu'il fut mort, ils n’eurent rien de plus pressé qué de célébrer 
ses talents et des’unir & ses amis pour lui rendre les derniers hon- 
neurs, afin de donner le change 41’opinion publique vivement émue 
par Ja perte d’un grand compositeur. C’est malheureusement la des- 
tinée ordinaire des musiciens de génie d’étre peu appréciés ou 
méme méconnus de leur vivant, de supporter avec douleur les mi- 
sérables altaques d’ennemis acharnés qui sont souvent assez puis 
sants ou assez adroits pour tromper le public sur Ja valeur d’artistes 
éminents, et de continuer non .pas de lutter, mais de composer, les 
yeux fixés vers l'avenir, animés par l’espoir que la postérité sera plus 
clémente a leur égard et rachétera par son approbation enthousiaste 
Pinjurieux dédain de leurs conlemporains. 
I n’est peut-éire pas de pays o ce sentiment de défiance de la 
part du public et de jalousie de la part des artistes a I’égard des mu- 
siciens d’élite, et surtout de ceux qui veulent innover, soit.plus déve- 
loppé qu’en. France et ait produit de plus honteuses méprises, de 
plus flagrantes injustices. I] n'y a pas-encore longtemps que dans la 
méme semaine, la Comédie-Francaise reprenait avec éclat une tra- 
gédie immortelle, Britannicus, qui n’avait pu étre juuée que huit 
fois 4 l’origine, tandis que 1a société des concerts du Conservatoire 
exéculait avec un brillant succés une ceuvre admirable de Berlioz, 
. la Damnation de Faust, qui avait été sifflée en cette méme salle de 
la rue Bergére, onze ans auparavant. I! n'y a rien de plus instructil, 
4 notre avis, que ces rapprochements historiques dans les questions 
d’art. Comment démontrer mieux que par je fait brutal Vinanité 
des jugements hatifs que nous sommes si enclins 4 porter et que la 
postérité cassera tout.d’une voix, comme nous avons déja cassé 
ceux de nos péres ? Nos devanciers avaient nié et raillé les créations 
impérissables de Mozart, de Beethoven et de Weber, en termes aussi 
violents que certaines gens raillent et nient aujourd'hui les chefs- 
d'ceuvre de Schumann, de Berlioz et de Wagner : que reste-t-il a celte 
heure des améres critiques et des iromies Joyeuses déversées sur 
Don Juan, les Noces,.Fidelio, la Symphonie avec cheeurs, Euryanthe 
et le Freischitz ? La mort du compositeur suffit parfois 4 ouvrir les 
yeux a ses détracteurs. A peine le grand artiste a-t-il disparu, que 





A LA COUR DE LOUIS-XVI. 7104 


V'indifférence $ évanouit ; le blame fait place 4 la louange, le public 
revient sur son premier jugement, et emportée par ce retour subit, 
la critique elle-méme se voit forcée de rendre pleine justice au com- 
positenr qu'elle avait, vivant, abreuvé de dégotts et de déboires. 
D‘autres fois le revirement est plus long a s’opérer: I’émotion 
causée par le trépas du compositeur ne suffit pas 4 dissiper les 
erreurs et les injures accumulées sur lui per ses ennemis; mais 
cette évolution de l’opinion publique, pour se produire plus lente- 
ment, n’en est pas moins immanquable, et la postérité finit toujours 
par remeltre toute chose en sa place, en rabaissant les réputations 
usurpées, en aceordant au génie méconnu une vive admiration et 
une gloire immuable. | 

Sacchini ne doit pas étre rangé parmi ces martyrs de l'art mu- 
sical, par cette double raison qu’il ne possédait pas un génie nova- 
feur et que lhostilité qu'il rencontra lui était toute personnelle et 
ne s’adressait ni & ses idées, ni 4 ses productions musicales qui n’é- 
taient pas tellement différentes des ouvrages Jes plus en faveur au- 
prés du public ; mais il n’est pas moins vrai que, sans la protection 
toute puissante de la reine, ses ennemis auraient eu assez de crédit 
pour lui fermer les portes de l’Opéra. Il faut reconnaitre aussi que 
si la reine pouvait, d'un mot, faire représenter les opéras de son 
musicien favori, son pouvoir n’allait pas jusqu’ les faire agréer et 
applaudir du public, qui les recevait avec une réserve voisine du 
dédain : Sacchini est donc précisément, bien qu’A un degré moins 
élevé, un de ces compositeurs auxquels la postérité a did faire répa- 
ration de l’injustice de leurs contemporains. Elle n’y a pas manqué, 
et les belles créations de Sacchini occupent définitivement, dans les 
annales de la musique, un rang tel, qu’aucun des critiques ou des 
amateurs du siécle dernier n’eut songé 4 leur attribuer. Il convient 
d’ajouter que si les connaisseurs de cette époque ne paraissent pas 
avoir distingué ce rare mérite du compositeur, — 4 en juger, du 
moins, par les écrivains qui peuvent nous renseigner sur les préfé- 
rences thédtrales et musicales du public d’il y a un siécle, — ce fut 
en partie par sa faute et par suite de ses fluctuations entre les deux 
maitres qui se partageaient alors le domaine de la musique. Il aurait 
été d’une sage politique de prolonger indéfiniment ces hésitations 
ou de s’attacher ouvertement 4 l’un des deux partis ; il pouvait es- 
pérer ainsi n’en avoir aucun contre lui, ou bien n’en avoir qu’un, 
tandis qu'il eut l’habileté de se les mettre tous deux a dos, Tant qu’il 
ne fut qu’indécis, on conserva pour lui quelques égards ; on le traita 
avec une réserve intéressée, en allié éventuel qu’il convient de mé- 
nager, sans exagérer le blame, dans l’espoir de le recruter, sans 


2 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE 


outrer l’éloge, par crainte de défection. Du jour ot i! décida de ne 
s’allier & aucun parti et de constituer, pour ainsi dire, un parti a 
lui tout seul, les deux autres se réunirént pour Ie terrasser et le 
traiférent avec d’autant plus de colére et de dépit qu’ils l’avaient 
ménagé davantage et avaient fondé plus d’espoir sur son con- 
cours. : 

Comme homme, Sacchini parait avoir eu un caraclére assez dé- 
plaisant, et son portrait moral peut se dessiner en quelques mots : 
joueur, débauché, envieux et intrigant. Ses défauts sont malheureu- 
sement plus connus que ses qualités, — la plupart des écrivains qui 
Yon dépeint ayant ew intérét & le maltraiter, — mais il est difficile 
de croire qu’il fit absolument dépourvu de bons sentiments. li sut, 
en effet, se créer de solides amitiés, celle de Piccini, par exemple, 
qui survécut 4 leur brouille artistique, et il inspira & son disciple 
Berton un attachement.tel, qu’il devait étre scellé non pas seule- 
ment par des rapports de maitre & éléve, mais par les liens du coeur. 
Comme musicien, Sacchini possédait, par don de nature, une inspi- 
ration d'une tendresse exiréme et il sut acquérir, en partie, la puis- 
sance el l’élan dramatique qui lui faisaient défaut, sans perdre 
ces effluves mélodiques d’un charme incomparable, qui formaient 
la qualité essentielle de son génie. Il serait maladroit de le comparer 
4 Gluck, dont le génie colossal défie toute rivalité, et méme a Pic- 
cini, dont le magnifique talent ne pouvait étre vaincu gue par 
Gluck; mais il s’inspira d’eux avec un rare bonheur et put, dans 
plusieurs épisodes de ses ouvrages, s’élever, par un élan de génie, 
assez prés des maitres qu'il avait pris pour modéles. Il écrivit pour 
la scéne francaise cinq opéras qui renferment tous des parties 
trés-remarquables, dont deux au moins sont des ceuvres dune 
grande envergure ; il sut, enfin, tenir et partager avec Salieri le 
troisiéme rang, & un temps ou il était glorieux d’occuper une telle 
place, 3 cette époque privilégiée qui voyait éclore coup sur coup des 
chefs-d’ceuvre tels que la Didon de Piccini, les Danaides de Sa- 
lieri et l’Qidipe a Colone. 

Sacchini ne compta, de son vivant, que deux partisans déclarés, 
deux amis qui pouvaient agir en sa faveur, et qui s’y employérent 
avec une louable ardeur : un écrivain de troisiéme ordre et la reine 
de France. En un temps ot tous ceux qui avaient le moindre nom 
dans la République des lettres, prenaient une part active aux que- 
relles musicales — sans savoir le premier mot des questions en 
litige — et s’étaient enrélés, au hasard de leurs relations mondaines, 
sous la banniére de l'un des partis dont ils défendaient les préten- 
tions avec une assurance égale a leur ignorance, Framery osa seul 


A LA COUR DE LOUIS XVI. "705 


proclamer le mérite de Sacchini et soutenir le musicien dont il avait 
produit les premiers ouvrages 4 la scéne frangaise. La reine témoi- 
gnait aussi une vive sympathie au compositeur napolitain. Elle l’a- 
vait attaché 4 l’Opéra de Paris; elle pril 4 coeur de |’y maintenir 
contre les efforts de tous ses rivaux, ligués pour l’expulser. Elle 
lavait d’abord patronné par égard pour la recommandation de son 
frére, mais elle était trop éprise des choses d'art et godlait trop vive- 
ment la musique, pour ne pas distinguer le génie propre de |’auteur 
de Renaud ; elle lui voua dés lors une grande estime, le traita avec 
une familiarité affectueuse, le défendit avec une vigilance et une 
persistance qui ne se démentirent jamais. Ce beau réle de protec- 
trice des arts convenait 4 merveille 4 Marie-Antoinette, qui s’hono- 
rait elle-méme en honorant ces grands composileurs étrangers, en 
les fixant en France, en dotant notre pays de leurs magnifiques créa- 
lions. L’art musical lui est en partie redevable aussi bien de Dar- 
danus et d°QEdipe, que d’Alceste et d’Armide; et son nom est insé- 


parable, dans l'histoire, du nom de Sacchini comme de celui de 
Gluck. 


Apo.pHe JULLIEN. 


9 Févmen 1876. 4G 


L'ILE DE MADERE 


Nous avons dépeint dans cette revue la fleur de la Méditerranée, 
cette ile charmante de Malte' que tout voyageur faisant voile pour 
l’Orient a vue se dresser, brillante et rose, sur les flots de la mer 
bleue.. Malte, la terre.bénie, qui a regu, la premiére en Occident, 
l’apostolat de saint Paul; la terre faverisée, qui se couvre trois 
fois l’an de produits magnifiques : Malte, le glorieux rocher, qui'a 
yu des faits d’armes héroiques, et dont chaque pierre mériterail 
d’avoir un nom. Voici maintenant la fleur de ’'Océan, Madére, Vile 
vierge et sans souvenirs, qui n’est parée que des seuls enchante- 
ments de la nature. La, point de chroniques guerriéres, point de 
chants pindariques, point de récits d’amour... Je me trompe ! une 
tradition amoureuse plane sur l’ile de Madére et préside & I’histoire 
de sa découverte. C’cst un couple fugitif, dit-on, c’est Robert Mat- 
chine, de Bristol, et la jeune Anne Darfet, qui ont, les premiers, 
salué ses bords. Ils fuyaient les rigueurs paternelles et couraient 
se marier en France, quand une tempéte emporta leur navire dans 
les régions inexplorées de l’Atlantique, et fut les déposer sur les 
rivages de Madére, comme dans un berceau de fleurs. C’était en 
1346, soixante-treize ans avant que le navigateur portugais, Zargo, 
le borgne, en prit possession, au nom du Christ et de son roi. 
On raconte que l’équipage du navire de Matchine, essayant de faire 
voile vers l’est, avait été capturé par les Maures et emmené en es- 
clavage 4 Maroc; que Ies matelots anglais avaient rencontré dans 
cette ville un autre chrétien esclave, un nommé Moralés, Espagnol 
ou Portugais, qui, délivré plus tard ct rentré dans son pays, avait 
fait a Zargo le récit de leur aventure. Mais cette histoire est peu 
probable. Quand Juan Gonzalés da Camara, surnommeé Zargo, fut 
lui-méme poussé par.la tempéte, en 1419, sur Ies cdtes de la petite 
ile de Porto-Santo, prés de Madére, il élait loin de soupconner 


1 Voir le Correspondant du 25 novembre !872. 





L'ILE DE MADERE. 705 


qu'une terre précieuse gisait non loin de ce rocher. Ce ne fut que 
Yannée suivante qu’il en eut la premiére nouvelle. 1] avait été faire 
au roi le récit de sa découverte et lui demander deux vaisseaux et 
des colons pour la petite ile de Porto-Santo, quand, 4 son retour 
ses compagnons, demeurés 4 l’attendre, lui dirent qu’ils avaient 
observé un phénoméne a l’horizon; des vapeurs obscurcissaient le 
ciel, des bruits étranges paraissaient révéler l’existence de quelque 
immense tourbillon. Pour comprendre leurs terreurs, il faut nous 
reporter en arriére, dégager notre esprit de ces notions précises 
d’astronomie et de géographie, qui l’ont fagonné depuis lors, et 
nous mettre 4 la place de ces hardis enfants qui marchaient dans 
les ténébres. A cette époque, |’Atlantique était peuplé de toutes les 
chiméres de l’ignorance et de la peur; les explorateurs ne bra- 
vaient point seulement les périls d’une navigation dangereuse, 
mais ceux, bien plus terribles, que leur offrait leur imagination. 
Les poétes avaient bien célébré les enchantements de l’Océan mys- 
téricux, Vile fabuleuse de Bimini avec sa fontaine de vie que cher- 
cha longtemps Juan Ponce de Léon, ile volante de Saint-Brauda- 
ran, ot. |’on croyait qu’était allé mourir le dernier roi des Visigoths 
d’Espagne, et la grande ile de Cipango, peuplée des ames des chré- 
liens morts en captlivilé, que pensait découvrir Christophe Colomb _ 
lui-méme. Mais ils avaient aussi parlé d’une mer sombre qu'1l fal- 
lait traverser, d’une mer de ténébres habitée par des monstres 
terribles, des hydres a cent tétes, des serpents de mer gigantesques 
et des baleines qui engloultissaient, les mavires. La se trouvaient 
des tourbillons qui descendaient jusqu’aux enfers; 1a finissait le 
monde et commengaient le chaos et Je néant! Les Portugais, com- 
pagnons de Zargo, s'imaginaient que Porto-Santo était la limite de 
la création, et que ces brumes qu’ils apercevaient 4 I’horizon 
étaient un voile étendu devant l’abime. Ils conjuraient leur capi- 
taine de ne point violer le mystére de Dieu, de ne point courir se 
jeter avec eux dans le gouffre sans fond. Zargo ne différait de ses 
soldats que par une plus grande audace; malgré ses propres chi- 
meéres, il partit, et quelques heures aprés il prenait terre dans l’ile 
divine de Madére, solitude enchantée, ob l’homme n/’avait point 
encore, selon l’expression de Victor Hugo, « effacé les traces de 
Dieu. » ' 

On prétend que les Phéniciens avaient les premiers connu les ar- 
chipels de Atlantique ct les avaient nommés les Iles Pourpres, soit 
4 cause de la couleur rouge de leurs rochers volcaniques, soit parce 
qu’elles produisent une plante qu’on peut utiliser pour la teinture 
écarlate, cette couleur si chére aux peuples de l’orient. Mais ce sont 
la des traditions incertaines, et Madére, 4 l’arrivée des Portugais, 





706 LILE DE MADERE. 


ne portait aucun vestige humain. Ils ne trouvéreat ni une pierre 
gravée, ni un tombeau, ni méme les os de Robert et d’Anne Darfet. 
Une épaisse forét couvrait le sol depuis la mer jusqu’au sominet 
des montagnes. Le silence profond n’était troublé-que par-le mur- 
mure des vagues et par le chant des oiseaux. C’était vraiment-l'em- 
pire de la gent ailée. Des légions de serins verdatres, fort: différents 
de la belle espéce jaune qui s'est perfectionnée par la domestica- 
tion, le remplissaient et le remplissent encore-de leurs gazoudle- 
ments. Il y avait aussi une multitude de pigeons amoureux, dont la 
chasse n’a pas détruit l’espéce et qui dépassent en-grosseur et ea 
heauté toutes les espéces du continent; des perdrix rouges, des 
cailles, des bécasses qui n’émigrent jamais et qui ont la leur pa- 
trie, des martinets qui n’avaient point connu d'autres terres que 
cette ile enchanteresse ; des roitelets (regulus madeirensia) et un 
oiseau charmant dont le nom scientifique est Curruca Heineken, 
qui est vétu d’un manteau de velours noir et doué d’une voix mélo- 
dieuse. Il y avait encore des légions de brillants scarabées, qui 
constellaient la terre sous les pieds des conquérants, comme les 
étoiles, le firmament sur leur téte. Malgré les ravages de l'homme, 
Madére est encore parée aujourd'hui d’une infinie variété de coléop- 
téres; le naturaliste trouve la ses délices, et peut enrichir ses col- 
lections de six cents espéces distinctes; les mouches - phosphores- 
centes formaiert des illuminations nocturnes; le lézard, ce fléau 
actuel du jardinier ct du vigneron, pullulait sur le. sol: la riche 
nature suffisait a tout,.la vie animale circulait aisément au mi- 
heu de cette végétation abondante, et toutes les créatures vivantes 
semblaient se jouer, encore paisibles et pours, aux pieds du 
Créateur ! - 

Les Portugais entraient donc dans un royaume.vierge, dans un 
coin de I’Eden, oublié sur la terre. Autour de l’ile, des troupes de 
veaux marins et de tortues de mer se jouaient comme les dauphins 
des fables antiques. Une joie éternelle régnait dans la nature, bai- 
gnée d’une lumitre divine. La lumiére est la seule chose qui n’ait 
point changé a Madére. Cette petite ile, aujourd’hui si populeuse, 
si cultivée, si vivante, si imprégnée de la civilisation luxueuse des 
Anglais qui la fréquentent, n’a rien perdu de sa poésie, grace a ces 
rayons incomparables que je n'ai vus nulle part ailleurs, ni 4 Na- 
ples, ni 4 Palerme, ni méme a ‘Malte, si radieux et si (ransparents. 
Quand j’abordai, pour la premiére fois, le rivage de Madére, je me 
crus transporté dans un autre monde. Ce n’était point l’abendance 
des fleurs, car j’avais vécu dans le golfe de Génes, ni les terrasses 
frangées d’aloés, et les montagnes couronnées de cocotiers, car les 
régions tropicales m ‘etaient famili¢res, qui causaient ma surprise 








L'ILE DE MADERE. 707 


et mon ravissement ; c’était le doux éclat, la sérénité eéleste répan- 
dus dans l’atmosphére. Les brillantes visions de la lumiére paradi- 
siaque raméneront toujours, chez celui qui a vu le soleil de Madére, 
l‘impression qu'il en a recue. 

Cependant, les compagnons de Zargo se souciaient peu de ces 
merveilles. En conquérants qui votlaient prendre possession effec- 
tive du sol, ils mirent le feu aux foréts séculaires qui eussent défic 
la hache du bicheron. Les flammes dévorérent lentement lcur proie 
pendant sept ans consécutifs; tout fut brailé jusqu’aux racines, 
jusqu’aux germes, tout fut rendu 4 homme ect a la culture. Au- 
jourd’hui que Madére est jonchée de fleurs importées de tous les 
coins du monde, on ne distingue plus guére quelles sont les indi- 
génes et quelies sont les cxotiques. Hl est certain qu’on n’y voit 
point de ces fleurs simples et sauvages, qui font la joie du bota- 
niste et les déhices des gens de godt. En revanche, les fuchsias, les 
héhotropes et les géraniums y croissent a profusion. II n’y a point 
de maisonnette qui ne soit enlacée dans des guirlandes de roses qui 
envahissent jusqu’au toit. Toutes les fleurs prennent volontiers a 
Madére des habitudes de plantes grimpantes, et enveloppent les ob- 
jets qu’elles rencontrent de leurs bras amoureux. Le géranium du 
Cap aequiert cette forme et s’éléve & vingt pieds de haut. On le 
fauche sans cesse pour le rabuttre ; les bignonia, toutes les espéces 
de Bougainvilleas abondent; le lys blanc, le datura, toutes les 
fleurs d'Europe, d’Amérique et‘d’Asie s’y développent a I’aise 
comme sur leur sol natal. Si féconde est la terre et si doux le cli- 
mat que la végétation des régions tempérées ct celle des régions 
tropicales sont réunies dans le méme jardin, et qu’on voit le fram- 
boisier des Alpes 4 cété de l’ananas des Indes, le poirier de Tou- 
raine auprés du baranier d’Amérique, et l’abricotier d’Auvergne 
appuyé au palmier d’Arabie. 

On raconte que lorsqu’on demanda & Christophe Colomb de dé- 
crire la Jamaique, il prit un parchemin qui se trouvait devant lui, 
le froissa rudement dans‘ses larges mains; et le posa sur la table, 
comme une représentation assez exacte de la configuration du sol. 
On pourrait dépeindre Madére par ce procédé sommaire. D’étroites 
et profondes vallées, de brusques escarpements, des ravins et des 
fissures, telle est la topographie générale de cette ile de formation 
volcanique. Cependant elle mérite une description plus détaillée, 
car cette petite terre, qui n’a que douze lieues de long sur cing ou 
six de Jarge et qui-ne renferme que 150,000 habitants, serait cer- 
tainement un des pays les plus renommés du monde,'si elle était 
seulement un peu moins loin de |’Europe. 

Quand, aprés une traversée de sept jours de Southampton et de 











eae Fe 


708 L'ILE DE MADERE, 


six jours de Bordeaux, on arrive dans le port de Madére, des lé 
gions de petits canots, chargés des fruits les plus savourenx du 
monde, accourent au-devant du navire. Longtemps habitant de I’A- 
mérique du Sud et de I'Italie, je n’avais vu nulle part des figues 
aussi grosses et aussi exquisses, de plus cxcellents ananas. Ces bar- 
ques qui enfoncent jusqu’au béré sous le poids des oranges, des 
bananes et des raisins, ressemblent 4 des cornes d’abondance glis- 
sant sur les eaux. D’autres arrivent pour débarquer les voyageurs, 
et comme la plage est peu inclinéeé ct qu’on n’a point creusé de cri 
ques pour l’abordage, les batelicrs se mettent 4 l’eau quand on 
approche de la terre. C’est trés-joli de voir leurs torses bruns et 
leurs joycux visages émerger de la mer bleue, pendant qu’ils pous- 
sent vigoureusement la barque sur le sable d’or. 

Aussitét que les yeux se sont accoutumés 4 la lumiére qui les 
inonde, le premier objct qui frappe la vue ce sont les bonnes gens 
de Madére, 4 pied ou 4 cheval sur le rivage, attendant Ices nouveaux 
venus. Quoiqu’ils soient trés-accoutumés aux visites et qu’ils vivent 
en pleine civilisation anglaise, ils avaient, il y a quelques années, 
un air comique et sauvage, qui faisait penser aux insulaires décnts 
par Kook. Cela tenait 4 leur carapuca, bizarre coiffure, qu’ils ont 
abandonnée récemment pour le wide awake hat américain, cel 
affreux couvre-chef dont les planteurs des Etats-Unis ont fait pré- 
sent au reste du monde. La carapuca était une petite calotte, adhé- 
rant 4 la téte, pour ainsi dire par succion. Elle avait au milicu un 
long manche, fait de drap roulé, gros comme la moitié du pelt 
doigt et haut de six ou sépt pouces. Ce manche, qui servait 4 dler 
et 4 mettre la carapuga, se tenait droit et un peu incliné en armiéré 
au-dessus de la téte. Rien n’était plus grotesque que cette coiffure 
plus que chinoise sur ces faces épanouies. Aujourd’hui, les madé- 
riens n’ont plus rien qui ressemble 4 un costunic national, si ce 
n’est d’énormes bottes 4 hautes tiges, dont la nécessité a créé }'u- 
sage, 4 cause de l’ahoridance des cactus épineux, et que femmes, 
enfants et jeunes filles portent aussi bien que les hommes. ll y4 
vingt ans, un homme du peuple monté sur son petit cheval, chaussé 
de ses grandes hottes et coiffé de sa carapuca faisait une figure fort 
originale, quand il regardait, immobile sur le rivage, |'étrangef 
venir dans son fle. : 

Comme le fond de la population est portugais, il faut, pour que 
le type ait & ce point changé, qu’il y ait eu dans les veines du peuple 
de Madére une grande infusion de sang africain. L’air de bonhomie 
répandu sur les laids visage, la couleur foncée de la peau, l’absenct 
d‘harmonie dans le geste, tout indique le mélange des Madériens ave 
les négres. Dans les classes moyennes, cette parenté est moins mar- 








L'ILE DE MADERE. 709 


quée, et, accidentellement, le type anglais se montre dans la popu- 
lation des villes. Le caractére du peuple participe également du ca- 
ractére des noirs. Gais, bruyants, faciles, un peu enfants, les gens de 
la basse classe, peu portés aux grands crimes, le sont beaucoup aux 
petits larcins. On ne retrouve plus rien en eux du fier et passionné 
portugais, et l’influence du climat, l’isolement, l’infériorité de la 
situation de colons, ne peuvent suffire 4 rendre compte d’un aussi 
complet phénoméne. On a prétendu qu’il y avait du sang maure 4 
Madére; mais, outre que le type actuel n’en porte point la trace, on 


ne comprendrait guére comment l’assimilation des deux races cut 


pu se faire dans le temps ot une haine profonde les séparait dans 
la péninsule, et cela sans qu’on ait conservé au moins le souvenir de 
cet événement. Au contraire, il est certain que les Portégais ont im- 
porté 4 Madére plusieurs milliers de négres pour le travail des 
camnes a sucre, et que ceux-ci se sont fondus dans la population, 
puisqu’on ne les retrouve nulle part a |’état de classe distincte. 
Prendre terre a Funchal, capitale de Madére, c’est débarquer dans 
un jardin. Sauf quelques rues pavées, en pente raide, que 1|’on 
abandonne aux gens du pays, Funchal est une agglomération de 
villas séparées les unes des autres par des parterres toujours 
fleuris. C’est le paradis des riches anglais et des gros marchands 
portugais qui font avec eux le commerce du vin, du tabac, de la 
cure et de ce micl exquis, tant apprécié en Angleterre. Les habi- 
tanis sans professions sont pour la plupart anglais, et la domination 
temporaire que leur nation a cxercée 4 Madére de 1807 4 1844 n’a 
pas peu contribué a introduire dans la capitale ces habitudes d’or- 
dre et de propreté qui lui donnent aujourd’hui lPapparence d’un 
Brighton transporté sous les tropiques. Aucun lieu dans Ie monde 
n’est plus fait pour calmer les angoisses de la maladie et pour en- 
chanter la mort; mais aucun n’est aussi plus propice a la guérison. 
La moyenne de la chaleur est de 18 & 19 degrés centigrades, celle 
de I’humidité est de 72 degrés, et la quantité de pluie annuelle, de 
29 pouces. Encore cette pluie tombe-t-elle si vite, qu'elle s’écoule de 
méme, ct l’on a calculé que le nombre de jours ow il pleut 4 Madére 
ne dépasse guére 80. Point de maladies endémiques, ni épidémiques 
4 Funchal. Point de fatigue et point de bruit. Quelque chose de 
doux, de serein, d’amoureux, répandu dans lair et la nature, qui 
semble au malade’ calme et résigné le souffle prolongé d’Anne 
Darfet. : 
Comme toutes les iles de formation -volcanique, Madére est mon 
tagneux au centre, et-du sommet des anciens volcans sont descen- 
dues des ondes de poussiére rouge qui s'étalent: jusqu’a la mer. 
C’est cette poussi¢re féconde qui produit l’admirable végétation de 





a a ln alm 


a a i a ee, 


740 L'ILE DB MADERE. 


ces ileg.. A Funchal, elle couvre des pentes moins abraptes que dans 
les autres parties du pays et forme des couches épaisses protégtes 
par des terrasses. C’est au milieu de ces champs d’abondance que 
s’élévent les élégantes quintas des Portugais et des Anglais. Elles 
s’étendent fort au loin dans la campagne ; car Funchal, qui compte 
15,000 habitants, n’en a pent-dtre pas.quatre mille agglomérés. 
Toutes ces maisonnettes blanches, parées de fleurs éblouissantes, et 
semées sur la terre rouge, auxquelles les coteaux couverts de vignes 
font un rideau vers le nord et la mer, une ceinture vers le midi, 
donnent au cété sud-ouest de Madére un air de féte perpétuelle. Une 
des plus belles quintas est I’hdtel Miles, — un hotel anglais, cela 
va sans dire, — et pour la trés-modeste somme de trois cents francs 
par mais, l’étranger est sir de trouver la une chambre aux meubles 
simples donnant sur un parterre, un service calme ct diserel, el 
d’abondantes tables d’hdétes, ornées d’une foule de jeunes anglaises 
aux cheveux blonds et aux yeux bleus. 7 

Madére, qui n’est divisé administrativement qu’en deux capitai- 
neries (Funchal et Machico), l’est, au point. de vue topographique, 
en quatre districts d'un caractére tout a fait différent. Nous avoas 
parlé de celui de Funchal, qui occupe la partie sud-est. C'est la r- 
gion, par excellence, des vignes et des fleurs. .C’est la qu’on fatt ce 
vin exquis, dont les contrefagons ont compromis la réputation dans 
le monde. C’est 14 que les oranges, les citrons et les cédrats roulent, 
abandonnés, sous le pied des promeneurs. La, il n’y a pas un pouce 
de terre qui ne porte un cep ou un arbre chargé de fruits, et les. 
géraniums rouges, aux allures grimpantes, s’insinuent autour des 
racincs, s’attachent aux troncs ou se répandent dans les senters. 
Vient ensuite le district du centre, aux pics. arides, dentelés et. 
séparés par des précipices ou par des vallées profandes. Le troisiéme 
est la région du nord, moins montagneuse mais verte et encore 
coupée de ravins boisés. C’est la partie du pays qui appartient 
exclusivement aux Madériens; elle est parfaitement cultivée et: trés- 
peuplée de paysans. Enfin, il y a le district du nord-ouest, tout 
formé de plaines ondoyantes, tout couvert de paturages .et de 
troupeaux. On l'appelle Je Patil da Serra, et on peut le compa- 
rer 4 la queue allongge et trainante du manteau vert du grand'pic 
Ruino. Mais ce qui caraetérise également les cdtes est, nord. el 
nord-ouest de Madépe,-c’est qu’elles s’élévent d’abord brusquement 
de la mer et que des pentes rapides et presque inaccessibles méneat 
4 des plans 4 peu prés horizontaux. Cette disposition topographique, 
qui se voit rarement, contrihue & rendre sur les plateaux le.climat 
terapéré, et, donpe.ce spectacle ravissant de fraiches prairies et de: 
bestiaux prospdres sous le trente-deuxiéme degré de latitude. . 











L'ILE DE MADERE. 714 


La petite ville de Santa-Anna, qui n’est qu’un gros village habité 
par les cultivateurs du nord, m/attira la premiere : de Funchal & 
Santa-Anna, il n’y a guére que cing licues & vol d'’oiseau. Mais cing 


lieues 4 vol d’oiseaux dans ces sentiers montueux, pavés de pierres - 


aigués, hérissés de cactus, ct serpentant autour des précipices, de- 
viennent vingt lieues par les détours qu’il faut faire et les diffi- 
cultés qu’il faut éviter. On part ordinairement de Santa-Cruz, autre 
village de la céte sud-est, qu’un chemin praticable relie 4 Funchal. 
C'est le point ot les Portugais ont pris terre, celui ou, comme son 
nom I’indique, ils ont, en débarquant, planté la croix. Santa-Cruz 
est une espéce d’annexe de Funchal. Les malades y vont chercher 
un air plus frais et plus vivifiant. De la terrasse de ’hétcl, on aper- 
goit a trois ou quatre lieues en mer le petit groupe rocheux des 
iles-Désertes, tantOt empourprées par le soleil levant, tantét d’un 
violet sombre, au milieu des feux du couchant. A Santa-Cruz on 
trouve des burriqueiros, c’est-a-dire des dniers, attendant les voya- 
geurs. Mais au lieu d’dnes, ce sont 4 présent des chevaux de mon- 
fagnes dont on se sert pour les excursions. Le nom de burriqueiros, 
foutefois est resté aux individus qui les louent. Leurs services sont 
fort utiles; car bien que les distances soient petites dans une ile 
<le mille kilométres carrés, les excursions 4 pied sont fatigantes et 
difficiles. Le premier kilométre surtout, est presque partout en pente 
abrupte, sur des cailloux ronds, ou, ce qui est pis, des dalles glis- 
santes, ou, chose pire encore, sur des terrains rocheux. Mais le pied 
des petits chevaux de Madére s’y affermit solidement. A mesure 
qu'on s’éléve, le chemin s’adoucit, il se couvre de bruyéres ct l’on 
retrouve, 4 l’état sauvage, les héliotropes et les fuchsias qu’on a 
laissés sur le bord de la mer 4 I’état cultivé. Avant d’arriver au 
village deSan-Antonio da Serra, on rencontre le petit lac suspendu 
que les gens du pays appellent Lagoa et qui s’cst formé dans un 
cratére solidifié ot il est porté comme dans une coupe. A partir 
de la, le sentier commence 4 s’enfoncer dans les sapins, et quand 
on est parvenu au point le plus élevé de la passe de Lamoceiros, 
on est a une hauteur, au-dessus de la mer, de deux mille cing 
cents pieds. 

C’est de 14 qu’on peut contempler la céte nord et qu’on découvre 
un paysage d’un tout nouveau caractére. A l’est, la ¢céte rocheuse 
qui mord capricieusement la mer; 4 Youest, une masse de granit de 
deux mille pieds de haut, appelée Penha d’Aguia, — roc de l’aigle, 
— qui ne tient 4 la terre, comme le rocher de Gibraltar, que par 
un isthme étroit, mais cultivé, ct couvert d’habitations. Plus prés de 
sol, des m nes revétues de lauriers roses dans les parties les 
plus arides, et dans les autres, toutes chargées de vignes trainantes. 


742 WILE DE MADERE. 


Un peu plus bas, le gai village de Tayal, avec son église blanche, au 
milieu de la verdure ; et le sentier de Santa-Anna qui se déroule au 
loin le long des précipices et qui cdtoic les ravins ombreux. A cet 
endroit, la descente est si raide, qu’il cst prudent de mettre pied 

4 terre. On suit le lit desséché d’un torrent qui est un des affluents 
fi Ribeiro secco, autre torrent dont le nom indique assez Vetat or- 
dinaire, 
. ll n’y a point & Madére de riviére coulant constamment. La na- 
ture poreuse du sol volcanique en est la cause, ainsi que Yincli- 
naison trop forte des plans. Deux heures aprés la pluie, toute Peau 
qui ne s'est pas préeipitée dans une course folle vers la mer est 
absorbée et disparait de la surface. 
- Aprés avoir suivi une route que !’on peut comparer 4 la corniche 
du golfe de Génes, on arrive au magnifique précipice de Punta- 
Cortada, — Pointe-Coupée — ow le chemin, large'a pcine de deux 
métres et. incliné de soixante degrés est entaillé dans le rocher. A 
gauche, un-mur qui s'‘éléve, 4 droite, un autre mur qui descend 4 
pic, sans parapet, et dont la mer profonde baigne la base & dix-sepl 
ou dix-huit cents pieds au-dessous du voyageur. Pour rendre ce pas- 
sage plus effrayant et plus dangereux, on l’a pavé de dalles étroites 
et lisses, sur lesquelles les chevaux, méme’ ferrés 4 glace, ont 
grand peine a se tenir. Une fuis engagé sur ce terrain ghissant, il 
faut aller jusqu’au bout; mais arrivé au-tournant de la route le 
danger diminue et |’on jouit d’un spectacle incomparable. C'est la 
vallée d’Arcadie ! Les jardins de Funchal semblent arides auprés de 
cette heureuse végétation ; le blé, la canne & sucre, le bambou sont 
4 demi cachés sous des vignes enroulées autour des arbres et qui, 
projetant leurs longs bras de l’un a l’autre, forment d’interminables 
guirlandes ; des huttes pittoresques, couvertes en long chaume et 
baties en bambous font croire au voyageur qu’il est transporté sous 
les tropiques, et de grandes fougéres qui frangent les sentiers com- 
plétent cette poétique illusion. Le vieux pic Rumo, domine de six 
mille pieds de haut la scéne, et le majestueux Atlantique entoure 
cet aimable tableau de son mystére et de sa grandeur. 

Je restai plusieurs jours 4 Santa-Anna, sans pouvoir m’arracher 
4 cette vie de lage d’or. Un Portugais, qui a fait de sa ferme, non 
pas tout a fait une auberge, mais une maison hospitaliére, « ot J’on 
recoit les étrangers pour de largent,'» me faisait avec ‘beaucoup de 
grace les honneurs de son pays. Je parcourais avec lui ses cultures. 
Je remarquais que, malgré la grande proximité des lieux, il y avait 
entre la population de Funchal et celle di district nord une diffé- 
rence trés-profonde : je trouvais chez cette derniére plus de gravité, 
plus de recueillement, plus de silence. On me dit que je ne me 





LILE DE MADERE. 743 


trompais point ; que cette partie de l’ile étant plus fraiche, les Por- 
tugais l’avaient, sans le secours des négres, cultivée eux-mémes 
depuis trois siécles, et que les heutenants-gouverneurs conservaient 
des ménagements traditionnels pour cette population fiére ct faci- 
lement irritable, digne descendante des compagnons de Zargo. 

De Santa-Anna 4 Saé-Vicente, la route est ombreuse et facile. 
Souvent couverte de berceaux de vignes, elle figure une allée de 
jardin des contrées sud-est de lItalie. Je fis plus d'un détour a lin- 
térieur de.l'ile pour voir de prés les apres montagnes, mais a pied, 
suivi seulement d’un guide et sans les accessoires de chevaux et 
bagages qui rendent impraticables l’ascension des sommets. Je ne 
sais si le Tyrol offre rien de plus frais et de plus grandiose ; mais i} 
manque 4 ces beautés alpestres ce qui complete l’harmonie de 
Madére : le mugissement de |’Océan, qui accompagne d’une basse 
tranquille et profonde les notes légéves et mélodieuses de la nature. 

Sa6-Vicente posséde une seule petite auberge ot |’on vous offre 
ordinairement des festins de l’dge d’or : du pain, et du miel, des 
fruits et du vin, des gdteaux et du laitage. Par une exception heu- 
reuse, j’y trouvai'meilleure chére. C’était la féte du village et l'a- 
bendance y régnait. Les paysans dansaient au son de la guitare, et 
des maisons pendaient des festons de feuillages et de fleurs dignes 
des poésies antiques. De longues guirlandes reliaient toutes les ha~ 
bitations ensemble, comme dans une pensée de joie commune. Les 
cloches sonnaient 4 6e rompre et les montagnes répercutaient leurs 
sons. C’était vraiment la féte de la paix et de |’innocence. 

Je ne conduirai point le lecteur dans le détail de mes excursions. 
Le but de mon voyage était Pail da Serra, cette plaine vraiment 
curieuse qui a mérité le nom de Palus — Patil — et qui s’étend 
dans la région des nuages, 4 quatre ou cing mille pieds au-dessus 
de la mer. Elle est trés-rarement visitée et n’est guére habitée que 
par des troupeaux et par des bergers. Presque toujours humide et 
pluvieuse, cette plaine, sans les mouvements ondulatoires du sol, 
mériterait d’étre comparée 4 une prairie de la Hollande. Le gouver- 
nement y entretenait jadis une maison de refuge pour les pauvres 
et les malades. Mais on l'a abandonnée et elle tombe en ruines. C'est 
la seule maison qui existe dans la plaine. Les bergers eux-mémes y 
trouvent la température trop fraiche et, aprés avoir soigné leurs 
troupeaux pendant: le jour, ils descendent le soir pour aller re- 
trouver leurs habitations dans les vallées. 

Revenir 4 Funchal, aprés ces excursions, c'est passer tout a 
coup de la Suisse aux beautés ‘lumineuses du sud de I'Italie. 
Pour la ptupart des visiteurs, Funchal est Madére tout entier, et 
il faut une santé plus qu’ordinaire pour traverser en tout sens 


714 LILE DE MADERE: 


cette petite ile of sont accumulées toutes les difficultés possibles 
des voyages. On s'étonne que, renfermés dans.un espace de douze ou 
quinze kilométres carrés, les nombreux malades qui séjournent a 
Madére n’y éprouvent aucun ennui. Il faut qu'il y ait entre la mer, 
le ciel bleu, les fleurs, et les souffrances de l'homme, une bien 
touchante et céleste harmonie! Disons-le aussi: la position de 
Funchal, en amphithéatre au bord d'une baie toujours animée par 
les bateaux-pécheurs et par les grands navires qui sillonnent 
YOcéan et viennent faire des vivres 4 Madére; les jolies prome- 
nades a cheval sur la route sablée de Caminho-Nove, tout au bord 
du rivage ; la musique sur les squares ; le club anglais, les salons 
de lecture, et, par-dessus toutes choses, l’hospitalité des résidents, 
ces agréments de la vie civilisée dout le charme est dowblé quand on 
les trouve dans une ile lointaine, sont pour beaucoup daas |e bon 
souvenir que les malades emportent de leur séjour d’hiver. Comme 
la traversée est assez chére, — trois ou quatre cents francs en 
moyenne, — Madére n’est la station hivernale que des personnes 
riches ou aisées. Aussi, toutes les installations y-sont-elles confer- 
tables ; chacun a son cheval ou son palanquin. Les voitures n’exis- 
tent guére et serviraient a peine. Mais un palanquin, — un filet, — 
comme on dit dans le pays, est un véhicule trés-commede poar les 
malades et pour les femmes. On le louc, y compris les deux per- 
teurs, qui se tiennent constamment 4 votre porte et qu’on n‘a nul 
souci de nourrir ou de loger, 4 raison de deux cents francs par 
mois. Le prix des maisons bien meublées, avec leur jardin trés- 
soigné, est de deux 4 quatre mille francs peur la saison. On n'a 
guére d'autres dépenses, car les réunions sont peu couteuses, et 
conservent la forme aimable et ere de plesmques, de crockets 
et de lunches. 

Hi existe pour les geas du pays un autre mode de locomotion 
qu'on ne s’attendrait guére 4 trouver sous un pareil climat. Ce sont 
les traineaux attelés de beeufs 4 la montée, et conduits par des 
hommes a la descente. Quand la pente devient trop rapide, les hom- 
mes montent sur des brancards ct se contentent de diriger le véhi- 
cule qui glisse par son propre poids. Cette coutume m’expliqua 
qu'on eit pavé en beaucoup d’endroits de dalles étroites et longues 
des routes déja trés-difficiles pour les pidétens et les chevaux. Le 
paysans de Madére sont trés-habiles 4 diriger dans les chemiss 
sinueux le traineau rapide qui souvent est lancé avec une vitesse de 
sept ou huit licues a l’heure. La sensation qu’on éprouve dass ces 
moments est vertigineuse ; mais les accidents sont trés-rares; aussi 
les gros marchands portugais qui habitent leurs quintas situées sar 
les coteaux, au rajlieu de leurs riches vignobles, descendent-ils gé- 











L'ILE DE MADERE. 115 


néralement & Funchal, le matin, dans cet étrange équipage. Le soir, 
aprés l'heure des affaires, ils remontent 4 cheval ou en patanquin. 

Madére est une de ces iles enchantées des légendes antiques dans 
lesquelles l’étranger entre aisément, mais d’ot il a peine a sortir. 
Quatre hgnes de paquebots anglais se disputent le privilége d'y dé- 
poser les visiteurs. La premiére, celle que je pris moi-méme, est 
l'Union steamship company, une des micux installée, et, je crois, la 
plus anciennce ; elle va de Southampton au cap de Bonne-Espérance 
et ses navires s’arrétent réguliérement 4 Madére; la seconde est 
l’ African steamship company, qui part de Liverpool et qui fait les 
esoales de la cdte ouest de |’Afrique ; la troisiéme et la quatriéme 
sont celles de MM. Lamport et Halt, partant également de Liverpool, 
et de NM. Donald et Currie, du port de Plymouth. Mais de toutes ces 
compagnies si engageantes et si pleines de promesses, quand il 
s'agit de conduire des passagers 4 Madére, une seule, — la premiére, 
— vous offre unc chance certaine et réguliére de retour. Ses pa- 
quebots partis de Fable-Bay Ice 6, le 15 et le 25 de chaque mois, 
touchent ordinairement 4 Funchal vingt ou vingt et un jours aprés 
leur départ. 

Quoique les autorités portugaises, s’attachent par un sentiment 
de défiance plutdét traditionnelle que raisonnée 4 décourager |’éta- 
blissement des anglais, ce peuple migrateur, dont le patriotisme est 
si solide, le caractére national si indélébile, qu'il peut impunément, 
comme le peuple juif, se répandre par toute la terre, s’est rendu 
virtuellement propriétaire de Madére. Le commerce y est dans 
ses mains, les positions les plus délicicuses appartiennent 4 des 
Anglais. Ils ont mis et ont bien fait de mettre ce séjour 4 la 
mode. Leur exemple est suivi par les Américains du Nord, les 
Russes, quelquefois méme les Espagnols et plus encore par les 
Allemands. I} ne le sera point sans doute par les Frangais, qui pos- 
sédent dans leur heureux pays des échantillons de tous les climals, : 
et, en pareille matiére, se contentent de |’a peu prés. Mais, si nous 
n’adoptons point Madére comme licu de plaisance, nous pouvons 
désirer que nos médecins l’adoptent comme station d’hiver pour 
un grand nombre de malades. La, on ne trouve ni la poussiére de 
Naples et de l’Egypte, ni les brises froides de Nice, ni l’excessive hu- 
midité de Malte ; la belle saison y dure au moins six mois, ct il suffi- 
rait de s’élever un peu sur les montagnes pour la prolonger davan- 
tage. La le poéte anglais M. Kingslay n’eut pas trouvé sans doute 
inspiration de son Ode au vent d’est ; mais il eut pu chanter le 
doux sommeil des Mangeurs de lotus, et les splendeurs d’un ciel 
« ou l’heure de midi ne passe point ». 

L. QuESNEL. 








REVUE CRITIQUE 


I. Histotre de Bertrand du Guesclin, par M. Siméon Luce. 1 vol. — Tl. Souvenirs & 
Uannée 1848, par M. Maxime Du Camp. 41 vol. — Ill. L'Héroisme en soutane, par 
M. le général Ambert. 1 vol. — IV. Alexis Clerc, marin, jésuite ef dtage de la Com 
mune, par le R. P. Daniel. 4 vol. — V. Louis XIII et Richelieu, étude historique, par 
NM. Marius Topin. 4 vol. — VI. Un hiver & Rome, portraits et souvenirs, par M. !e 


marquis de Ségur. 1 vol. 


I 


Trois noms dominent notre histoire de plus haut que celui des princes 
dont ils sont contemporains: Richelieu efface Louis XfI, Jeanne d'Arc 
écrase Charles VII, et du Guesclin fait palir Charles V. Les deux premiers 
de ces noms sont aujourd'hui en faveur auprés de histoire, et le nombre 
est grand des études qui leur sont consacrées. Le dernier a été un peu 
négligé; nous ne sachions pas que, depuis longtemps, on ait rien écrit 
de neuf sur l’illustre Breton. Mais il n'aura rien perdu a attendre. Un tra- 
vail préparé de longue main et sans bruit, dans ces profondeurs de Ia 
paléographie et de la diplomatique ot la nouvelle école historique aime 
a descendre va ajouter 4 l’hommage traditionnel dont le connétable de 
Charles V est lobjet celui d’une reconnaissance plus motivée et fondée 
sur des titres nouveaux et plus explicites. C'est du moins ce que fait e+ 
pérer I’Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque, dont un érudit 
jeune encore, mais qui a fait ses preuves, M. Siméon Luce, vient de pi- 
blier le premier volume !. L’auteur n’hésite pas, en effet, dés le début. a 
assimiler son héros a Jeanne d’Arc. « Du Guesclin, dit-il, est, avec Jeanne 
d’Arc et les rois fondateurs de l'unité nationale, le nom le plus populaire 
de l’ancienne France; et, comme notre pays partage avec la Gréce le priv- 
lége de faire adopter ses grands hommes par I'humanité tout entiére, la 
popularité du héros breton est presque aussi grande a |’étranger que 


' Histotre de Bertrand du Guesclin et de son épogue, par M. Siméon Luce, archiviste 
aux Archives nationales. Tome I : La jeunesse de du Guesclin. — Hachette, édit. 














REYUE CRITIQUE. 147 


chez nous. La vie de Bertrand, si bien remplie qu'elle puisse étre, ne suf- 
fixait pas pour expliquer une telle gloire; en réalité, il est arrivé que la 
reconnaissance pour les incomparables services rendus par |’illustre ca- 
pitaine a redoublé )’admiration qu’inspiraient ses belles actions; et, le 
sentiment et l'imagination se mettant de la partie, ont entouré le vainqueur 
des Anglais, le libérateur du territoire, d'une auréole légendaire. Il en 
est des peuples, 4 ce point de vue, comme des individas : ce n'est pas 
seulement le mérite des actes pris en soi qui les touche; ils sont d'autant 
plus reconnaissants que leur détresse était plus grande quand on est venu 
4 leur secours. Un guerrier qui accroit par ses victoires la puissance et 
le prestige de sa nation, c'est un héros; mais un héros dont le bras par- 
vient 4 retirer son pays du fond de l’abime ou il était tombé, c'est plus 
qu'un héros, c’est un sauveur. Or, tout le monde en conviendra, le réle 
historique de du Guesclin au quatorziéme siécle, comme celui de Jeanne 
d'Arc au siécle suivant, ace dernier caractére. » 

Ce sera la tache des volumes 4 venir de nous montrer si cette assimi- 
lation des services du geatilhomme breton a ceux de la vierge lorraine 
est de tout point justifiée. Celui que nous avons sous les yeux ne nous 
montre le libérateur du sol francais que dans la premiére partie de sa 
carriére, quand il ne fait encore que s’essayer 4 son grand réle d’exter- 
minateur des brigands et d'expulseur des Anglais. Il ne nous conduit 
que jusqu’a la bataille de Cocherel, c’est-d-dire jusqu’au moment ou du 
Guesclin, qui était né vers 1520, atteignait sa quarante-quatriéme année, 
et ou Charles V, qu’il devait si puissamment aider, devenait, par la mort 
de son pére, roi effectif de la France, qu'il gouvernait 4 titre de régent 
depuis la bataille de Poitiers. 

Ainsi que le porte le titre, ce volume n’est pas seulement I’histoire de 
du Guesclin, c’est celle aussi de la France a son époque ; non que les 
éevénements généraux y soient racontés au long et parallélement aux faits 
particuliers de la vie du héros, mais parce que ces derniers sont toujours 
mis 4 leur place parmi les autres, qu’ils éclairent et dont ils sont éclai- 
res. Il en résulte forcément des sinuosités dans la marche du récit; 
mais, lors méme qu’elles deviennent des excursious, elles ne font point des 
hors-d’euvre; l’intérét et la nouveauté rachéteraient du reste ce dé- 
faut, si c’en était un. Qui se plaindrait, par exemple, des détails qu’a 
propos de l'école de village frequentée — sans grand profit, soit dit en 
passant — par le fils de Robert du Guesclin dans sa premicére enfance, 
des renseignements précieux que M. Luce fournit sur l'état de l’enseigne- 
ment dans les communes rurales au commencement du quatorziéme 
siécle? N'est-il pas curieux d'entendre aujourd'hui un érudit, qui n’affirme 
rien ala légére et n'est pas, que nous sachions, clérical, déclarer que 
« c'est une grave erreur de croire que le moyen Age n’a rien connu qui 
ressemblat 4 ee que nous appelons l’instruction primaire, et que l'on ne 











118 REVUE GRITIQUE. 


peut guére douter que, pendant les années méme les plus agitées du: 
quatorziéme siécle, Ja plupart des villages n’atent eu des maitres en- 
seignant aux enfants la lecture, l’écriture et un peu de calcul ». 

Plus curieux, plus neuf et plus: surprenant encore est le grand et com 
plet tableau que trace M. Luce de l'état florissant de la France a ta veille 
de la terrible guerre de Cent-Ans. Les détails authentiques et irrécusables 
dans lesquels il entre sur la population, « aussi nombreuse aa moins 
que celle d’aujourd’hui, si elle ne la dépassait pas un peu sur quelques 
points, » sur le bien-étre dont elle jouiséait, ainsi que sur son dévelop- 
pement intellectuel et moral, sont bien propres a fermer la bouche 4 
ceux qui déclament contre le moyen dge, et méme a rabattre, & certains 
égards, nos prétentions et notre vanité présentes. 

Hélas! cette prospérité générale, avec le luxe, la mollesse relative et 
Vimmoralité qui s’ensuivirent, furent pour beaucoup, ainsi que cela est 
arrivé de nos jours, dans les désastres qui nous accablérent pendant plus 
d’un siécle. Il y a, en effet, une singuliére et bien instructive analogie 
entre les causes de nos revers d’alors et celles de l’écrasement que nous 
venons d'éprouver. M. Luce est, 4 notre connaissance, le premier qui 
l'ait signalée. Nous ne sommes pas trés-persuadés de l'efficacité des 
lecons de l'histoire, toutefois nous ne saurions nous empécher de recom- 
mander ce rapprochement 4 nos contemporains. 

C'est 4 l'occasion de la bataille de Poitiers, ou I’éeroulement de te 
France fut aussi prodigieux qu'il l’a été 4 Sedan, que le nouvel historier 
se demande d’ou cet affaissement provint. Aprés avoir établi que la ratsom 
ne pouvait en étre dans les faits qu'on lui donne ordinairement pour 
explication, M. Luce soutient qu'il n’y a pas 1a de mystére, et que les 
Francais furent battus parce qu’ils devaient J’étre. « La défaite des Fran- 
cais avait, dit-il, une cause profonde, inéluctable, indépendante de le 
bravoure personnelle des soldats, de l'héroisme, et méme, jusqu’éa un cer~ 
tain point, de l'habileté de leur chef. Cette cause était la révolution rad&i- 
cale accomplie sans bruit, depuis vingt ans, par Edouard Ill’ dans la ma- 
niére de faire la guerre usitée jusqu’alors. » 

Le roi d’Angleterre, rompant avec les traditions chevaleresques, par 
nécessité, du reste, plus que par calcul, avait donné la prépondérance & 
l’arme de l’infanterie, et, comme aujourd'hui les Prussiens, introduit et 
prescrit le service obligatoire. De seize 4 soixante ans tout Anglais 
pouvait ctre appelé sous les armes, et devait s’équiper, selon sa fortune, 
qui de cheval, de cuirasse, de lance et d'épée, qui d'arc, de fléches ow 
de pieux. A l'obligation du service avait été naturellement jointe ceffe 
d’exercices préparatoires et réguliers. En outre une réforme des armes 
avait eu lieu, réforme faite & un point de vue tout pratique et entiére- 
ment opposé 4 lesprit de luxe et d’apparat qui présidait depuis quelque 
temps a l’'armement de la chevalerie. Or les rois de France avaient fait 





REVUE CRITIQUE. 719 


précisément tout le contraire. lis avaient bien, comme lui, 1] est vrai, im- 
posé l'obligation du service; mais les exemptions qu’ils vendaient a tout 
venant, et qui, en se généralisant, prirent la forme d'un impét de guerre, 
aonulérent de bonne heure l'effet de cette mesure. Leurs armées, si nous 
osons nous servir de ces expressions modernes, devenaient d'autant plus. 
foedales que celles d'Edouard se démocratisaient davantage. La tactique 
et }'armement de ces troupes aristocratiques étaient d’ailleurs affaire de 
luxe et de parade, plus propre & entraver qu’a aider les combattants, en 
cas de revers. L'aide pédestre du fantassin était presque une humiliation 
pour ces nebles chevaucheurs; on n'y avait recours que le moins qu'on 
pouvait, et, pourvu qu'il payat, on laissait volontiers le peuple a ses tra- 
vaux. Cet argent qu’on se procurait ainsi facilement, le vilain étant 
riche, eut sur les mocurs de la chevalerie un résuitat funeste: il y 
introduisit la.corruption et y amena une frénésie de luxe analogue 4 
celle dent notre époque a été saisie. A quatre siévles de distance, les mé- 
mes causes ont produit les mémes effets: Poitiers fut le Sedan des 
Valois. 

Du Gueselin figura-t-il & cette bataille? On n’en sait rien, car, malgré 
les investigations les plus actives, son nouvel historien n'a pu toujours 
le suivre & la trace; il l’a méme plus d'une fois perdu de vue dans les lan- 
des arides des chroniques bretonnes. Ce qu'il y a de certain, toutefois, 
c’est qu’a cette époque, du Guesclin, qui avait environ trente-six ans, était 
un capitaine renommé et que sa réputation, au moins dans son pays, 
datait de loin. A peine sorti de l’enfance, il avait fait, dans Ja célébre 
lutte entre Charles de Blois et Jean de Montfort, probablement avec ses 
jeunes camarades d’école, une guerre de buissons pleine de hardis épi- 
sodes qui le réconciliérent avec ses parents auxquels il avait donné peu de 
satisfaction, d'abord, et qui lui ont valu l’honneur d'étre nommé par Frois- 
sart parmi les défenseurs de Rennes contre les Anglais, dés le commence- 
ment de la guerre. Cette guerre, d'un cété comme de ]’autre, est essen- 
tiellement une guerre de partisans; du Guesclin y joue un rdle aussi 
brillant, mais plus généreux et plus honnéte surtout, que celui des autres 
chefs de bandes, au moins 4 ce qu'affirme M. Luce, qui tient fort a ce 
qu’on ne confonde pas le futur exterminateur des grandes compagnies 
avec les brigands dont il délivra le pays. Nous partageons le sentiment 
de .l’auteur 4 cet égard, sans nous dissimuler toutefois que nous n’avons 
guére pour garantie du fait, au commencement surtout, que l'ensemble 
de la conduite du connétable et sa bonne réputation. 

Sur la formation, la composition et l’organisation de ces grandes com- 
pagnies, qui furent le fléau du temps, et dont l’anéantissement fait la 
meilleure part de la gloire de du Guesclin, M. Luce a des renseignements 
qui les présentent sous un aspect assez original, et dont les bandes ga- 
ribaldiennes et les bataillons de la Commune nous donneraient. selon lui, 

235 Févriun 1876. AT 


7 RBVUB GREIOUE.. 

une: assez juste idée. Ge qu’ellesfitent en France, les ‘exede: quleties com 

mirent, les Hhorreurs. dont: elip» se-souilarent, nousfont comprendre- & 

quoi naug étioge réservés: st l'incendia démecratiqua de £876 n’brait ih 
Ctouffd: dans:son foyer. ‘Du: Gueselin fit; au quatorziéme: sidela,. pour le 
salut de: la société, ce que Je vainqueur de Magenta avec kes débriodence. 
régiments a fait, Wy @ quelques: années; sous: nos'yeux: Nut: besoin, aprée 
cela, de-recommander les pages ot M. Luce raconte le- duel; tented impé. 
tuéux et thntét ploin de-feintes; de da Guesctin; contre les- reutiers: : elise: 
fourmiliend dincidents: dranratiques: Saws ‘rie dter + la givive: eb a lx 
reconmaissance qui esUdue a du Gueselin' pour le service qe'ilipendit, sar 
co-point, 4 la Franee, lhisteire doit dire quiik ne fyt pas: seu} 4 coun 
sus aux soldats-brigands:; M, Euoe a: déterré les: nome: de queltyues bem- 
mes: courageux, sorte.de fianes-tireurs: du tempsi' quilleur donnévent w- 
goureusement la chasse: C'est & ce ‘genre dexploite, otf, grave Hea force 
personnelie, a: som intelligence, & son mtrépidite' ef 4, se connaissance 
des. liewx, il s’atait' fait: de berme heurw une tenommeée a& part, que dw 
Guesclin a dd surtout sa popularité. La guerre de guérillas était sa spé- 
cialité ;. ill y-brilleit d'un éclat sang: éval quand; aprés: le truit® de Bre- 
tigny; id fat; chargé par le régent'de faire vider les:liewx aux bandits dont 

la paix entrainait le licencjement. 

Du: Guesclin n'était plus alons le petit gentilhomme bretor faisant avec 
les. « gars.» de son wilage ce que;, ple tard, firent aux: mémes lieus les 
clrouans. 

M. Luce qui, 4 force de: recherehes:aussi sagaces: que patientes; fui‘ 
nendu plus de vingt ang d'histoire et une fouleide prouesses parfakement 
higtoriques, biew que d’apparence légendaire, nous le montre-renommé: 
partout alors pour'ses talents, sa bravoure, sa loyauté auprés des grandéct 
des princes.du:sang: qui se-disputaiont 4 qui-|'awrait pour feutenant dans 
ses domaines. Mais, off s# popularité était surtout! grande’, c'est aupres dbs 
gens de guerre et des pauyres paysans « dont il était Midote », dit son 
historien.. Ce: fut la, sans doute, ce qui: lui valut; dela part’ de Cherles ¥, 
grand: ménager de, llestime populaire, la mission’ de mettre fin aut 
ravages ‘des grandes. compagnies. 

« Ly hgstoire, dit M, Luce, n’a rien su-jusqu’d présant db. cette période 
dela carriére-du futurepnnétable, ef pourtantic’est cefle quia été la plus 
fécende, sinon en triomphes.éclatants, du:moins en: wmuvres:utites; cest 
celle ow le chevalier breton. a. rendu le: plus. de services aux gans:des 
campagnes et principalement conquis. sa popularité. Nous-meéme, malgré 
des: recherches. poursuivies- pandant des années: avec une véritable pes 
8100, Nous:n'avone pu recomposer, pour ainsi‘dire, que par fragments. la 
vie de: du Guesclin depuis:la paix de Bretigny: jusqu’au: compromti® 
d'Evran. Si rares. et si: isolés.que scient oes faite, ifs donnentt'idte ane 
ceuvre immense et: vraiment héreique. Chaque journée est mearquée per 





REVER.CRITIQUE. . 724 


un. fait de.querre,, et J'on.dirait.que Bertrand trouve le moyen d’étre. par- 
tow &.1a.fojs... Une activité. aussh extraordinaire fait penser aux travaux 
de. l' Hercule. mythologique, d-autant; plus. que, l'adversaire des compa- 
gnies auglermavarraises. texrasse,. lui. aussi,.des monstres malfaisgnts et - 
nettoie. des, dtablea:d-Augias:.». — ; 

Ces-travaux — au nembre de. plus de douze.—. de V'Hercule frangais 
sont couronmés.pak la viotoire de Cocherel, gagpée. la veille du sacre.de. 
Gharles.Vy et.qpi.vaut.a.duGuwesclin. le titre de comte de Longueville. A 
partin de.ce moment, du.Guesclin.est en. plein dans l'histoire, et la tache 
de: son biographe,. tache. herculéenne. aussi, deviendra moins pénible.. 
Nous.ne doutoss pas ndéanmoina que, pour étre entré sur un terrain plus 
connu, l’auteur y fasse moins de découvertes ; car on peut dire du myyen, 
age ca.queila.Fontaina disait de la fiction. poétique, que « ¢’est.un pays 
plein. de terres. désertes..».. Nous attendons denc, sinon sans impatience, 
du moins sansiaqniéiude, .la,suite de. I’Histoire de Bertrand du Guesclin, 
et: de. son épogue, assure que. la. marche -un pew laborieuse .du. présent. 
volume.s allégera.dass les. autres, oi le cheminement ne se fera plus a, 
la sape. e& sur Un. pac ass} inculte.et.aussi ingrat que celui qui.vient. 
déixe a aia ast’ oes ~ 2 


ll: 


Au lendémaiir de la révolution‘de 1848, M! de'Lamartine downa de ce: 
coup de main politique un rétit qui affichaif' la prétention'd’en étre "hts 
toire, et'n’élait, au fond, que l'apologie du gouvernement! qui’ en était 
sortietla glorification de son chef : Oratio pro domo sua: Cé qui a'éte sorit 
depuis sur cet ‘escamotage’ démocratique ne vaut ‘guére mieux en'somme: 
nows n'exceptions de ce fatras que deux livres trés-différents: mais trés~ 
remarquables : l"Histoire'de la revolution dé feorier par ¥: Victor Pierre; 
publié il'y a deux ans‘et dont'nous avons parlé ict'; et les Souvenirsdétan 
née 1848 que'viént dé publier M! Maxine Dn Camp*: L’un est un‘tableau 
d’ensemble, l'autre un croquis épisodique; distingués'chacun dans leur 
genre respectif. Nous reeommandons lé premier atx lectears:du séoond,; 
pour lequel’ il servira‘dé ‘cadre. Le volume dé M: Da Camper a' besoin: 
L’auteur ne s'est pas proposé’en effet’ — et nous le’ regrettons fort — 
de peindre dans ses’ préli:des, son ‘explosion et ses conséquences améres 
cette étourderie di Parisqu’il’ connait'si bien ; i?'s’ést‘borné 4° ravorter 
lés scénes oWil'a été acteur ow témoin. Sauf'une’ ind?fférence’ politique 
trop grande 4 notre avis, un désintéressement ee pourrart ‘presque 
prendre pour du‘ dédain a’ )’éndroit’de choses qat'comptent'au' premier 
rang parmi nos prébccupations, 4 nous, les Souvenirs dé Tannée 1848 sont 


* oir. is Correspondent .du 10 .novermbre 1875. 
24‘yol. in-12. Hachette, édit. 





722 REVUE CRITIQUE.” 


animés de sentiments auxquels on ne saurait qu’applaudir. Une raison 
droite, une intelligence sagace, une profonde aversion de la phrase et une 
perception exquise du ridicule : voila ce qu’on y trouve 4 chaque page. 
Les imbéciles engouements de la bourgeoise, la sotte crédulité dés mas- 
ses populaires, la coupableindustrie des charlatans politiques qui exploi- 
tent ces infirmités particuJiéres 4 la nature francaise, sopt, de la-part de 
M. Du Camp, Il’objet de railleries améres. Ainsi, par exemple, ces ban- 
quets réformistes qui séervirent de prélude & Ia révolution de février et 
que la bourgeoisie libérale prenait au sérieux sont, par lui, racontésde 
la maniére ja plus bouffonne. Nous ne pouvons nous empécher de citer, 
quoique un peu long, le récit qu'il fait de celui de Rouen (décem- 
bre 1847). 

a La fine fleur de l’opposition trénait'é une table spécfale, tous les 
commis-voyageurs en agitation s’étaient donné-rendez-vous dans ce que 
l’on ne cessa d'appeler « la capitale de l’opulente Normandie ». Il y avait 
la MM. Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, Crémieux, Drouyn de 
Lhuys, des journalistes, quelques avocats du cru et trois députés de la 
Seine-Inférieure. La salle était immense, pleine et pavoisée de drapeaux 
tricolores; une tribune s’élevait, o4 les orateurs parurent I’m apres 
l'autre, lorsque l'on eut mangé une proportion suffisante de veau et de 
cochon de lait. La chair n’avait point été succulente ; I’éloquence ne le 
fut pas davantage : un journaliste nommé Cazavan, revendiqua pour 
Rouen. lhonneur de marcher 4 la téte de la civilisation européenne, et 
M. Odilon Barrot, en habit bleu, en pantalon gris, se frappant sur la 
cuisse, croisant les bras, se démenant comme un lion et agitant sa the 
sans criniére, parla de tout — du char de l’Etat — de la coupe déce- 
vante de la popularité — de l’hydre de l’anarchie — du fatal aveugle- 
ment du pouvoir, — de la stérile ambition qui séme les torches de la 
discorde — de la moralisation des classes pauvres — de l’humble 
argile humaine ennoblie par la pensée. Jamais avalanches de lieux com- 
muns, enlaidis de. phrases toutes faites et de cacophonies d'images 
n’avait roulé sur nous... nous étions stupéfaits. Quoi! c’est ainsi que l'on 
s'adresse aux multitudes; ce sont de telles niaiseries qui font effet? Cest 
cette rhétorique, plus creuse encore que redondante qui plait et qui 
émeut ? Nous n’en pouvions revenir, et lorsqu’au milieu de la nuit, une 
fois le banquet terminé, nous nous promendmes sur les quais de Is 
Seine, nous n’edmes pas assez d’éclater de rire, assez de quolibets pour 
nous moquer de ce que nous avions entendu. » 

Deux mois aprés, dans la surprise du 28 février, ce n'est plus le rire, 
c'est le sarcasme qui jaillit de la plume de I'auteur lorsqu’il nous montre 
ces parisiens ahuris et penauds qui voient se retourner contre eu% 
sous la forme d’une révolution qui les ruine, Ta puérile niche quis 
voulaient faire au «roi de leur choix ». 





REYGE CRITIQUE. 125 


«. Paris avait joué 4 l’émeute et aboutissait 4 une révolution ; il avait 
acclamé la réforme et il proclamait la République. La suffisance étourdie 
et la sotte rhétorique d’Odilon Barrot avaient mené le branle ; sous pré- 
texte de consolider nos institutions, on les renversait, et, au lieu d’un 
changement de ministre, on obtenait l'effondrement du pouvoir. 

Aprés avoir signalé ce beau résultat de la campagne oratoire des 

banquets réformistes, M. Du Camp fait, au sujet de ceux qui I’avaient 
conduite, cette remarque aussi juste que piquante: « Les ambitieux 
vains, naifs, ignorants et bavards, comme Odilon Barrot, sont la plus dan- 
gereuse engeance que l'on puisse voir; ils ressemblent 4 l’apprenti sor- 
cier qui connait le mot par lequel.on ordonne au balai d'aller chercher 
de l'eau, mais qui ignore celui par lequel on l’arréte; la maison est 
inondée, le village aussi et tout le monde est noyé. » 
Des apprentis sorciers de ce temps, il en reste encore que l’fge n'a 
rendus ni plus forts dans leur art, ni plus réservés dans leurs entre- 
prises. Ce qui reste aussi, c’est un bon nombre des inondés du temps, 
échappés a la submersion, et tout prétsencore 4 recommencer. Alors ils 
battaient des mains pour la « réforme » ; ils votent aujourd'hui pour la 
_« République conservatrice ». Si l’on ne savait pas M. Maxime Du Camp 
édifié comme il lest sur la perfectibilité politique du bourgeois de Paris, 
gn pourrait croire qu'il a écrit ses Souvenirs de 1848 4 son inten- 
‘tian, tant il en ressort de legons, tant les enscignements de 41848 
sont applicables 4 1876; tant l'état actuel ressemble & celui d’alors |! 
« Au-desgus et en dehors des trois groupes qui s'étaient saisis par am- 
bition des destinées du pays, les hommes d’autrefois demandant leur 
inspiration aux plus exécrables doctrines des Marat, des Fouquier-Tin- 
ville, des Billaut-Varennes, les fanatiques du jacobinisme et de |’Héber- 
tisme, trainant 4 leur suite tous les déclassés ignorants et envieux, va- 
ticinaient dans les clubs, agitaient la population pour tenir en échec les 
fractions. d’un gouvernement qui ne gouvernait pas et tremblait ‘devant 
ces Epéménides de la Terreur. » 

N'est-ce pas encore, 4 peu de choses pres, cela aujourd'hui? On serait 
donc tenté de voir ici un apologue; mais, nous {’avons dit, l’autéur, qui 
croit peut-étre au progrés général de I’humanité, nous a tout l’air d'en ex- 
cepter le parisien et peut-étre le Francais. « J'ai été sevére, dit-il, pour 
cette révolution qui a été un coup de main et une surprise; vue & travers 
histoire, elle m'a fait pitié; vue face a face, comme je I'ai regardée 
jadis, elle m’a fait rire, car je l'ai trouvée grotesque... a priori, sous le 
régime constitutionnel, une révolution est criminelle ; a posteriori, elle 
est funeste. Il n'est pas d’entétement gouvernemental, si obtus qu'il soit, 
qui ne céde forcément a la pression de l’opinion publique manifestée par 
Jes élections et au mécanisme parlementaire amenant des changements 
ministériels. L’histoire d’Angleterre depuis deux cents ans est l& pour le 


724°, “REVUE Cir TTIQue. 


prouver.'Il s’agit simplement de respecter’ta' légalité,‘ tout en‘nsant des 
armes courtoises qu'elle: niénage aux ‘conibattants, ét We savoir attendre. 
C’est malheureusement ce que nous ite savons pas “faire, ‘ét nous“offrons 
ce probléme' trés-curieux d’un peupte qui adopte ne’ forme te gouvere- 
ment spécialement combinée pour’ éviter les tévolutions, et’ quire faite 
révolutions qu’a'T'aide de ceétte ‘niéme ‘forme de ‘gouvernement... Bét-ce 
donc'‘a dire que nos meeurs politiques ne sont pas ‘tem “rapport “avec nos 
‘institutions ?'Je commence 4'}e croire ét j'en suis: fort ‘afffigé..’Depuis 
cette révdlution de février, dont j’évoque le triste’ fantéme,-nous avons Ww 
bien d'autres bouleversements et des conséquences autrenrent graves; 
ceux-l4 ne m'ont point fait rire, ils m'ont révdlté; “ils mont appris 4 
douter de l'intelligence ét du salut de mon pays.’» 

Faut-il donc, en effet, s'abandonner a ce désespoir'? M: Maxime Du Camp 
raconte qu’au'lendemain ‘du 98 'fevrier, M. Cougin, tiés-impressionndble, 
comme on sait, fut pris d'un découragement qui mit toute sa philosophie 
en désarroi. « Courons nous jeter aux pieds des évéques, s'écriait-il wn 
levant les bras au ciel; eux seuls peuvent nous sauver'! » Certes, ‘nous 
ne nous abusons pas sur ce qu'il y avait de sérieux, dans ce cri que'la 
‘pantomime du personnage ét le souvenir‘de ses ‘théories célébres ren- 
daient fort ridicule dans‘sa bouche ; nous semmes trés-disposé &sourire 
avec M. Du Camp’ de’la désolation du grand edlectique;-au ‘fond pour- 
tant, n'y avait-il’ pas 14 une illumination vraie? Si quelque chose pounit 
nous rendre'le’ bon sens politique, ne serait-ce pas le sentiment chré 

‘tien que nous avons perdu?'L’Angleterre doit-elle'a autre chose’ la st- 
périorifé qu'elle a sur nous, 4 cet égard'? 


Lil 


-Deux. classes d’hommes sont,particuli¢rement faites, pour, s:apprécier 
le prétre et le soldat, parce que leur vie .se.ressemble 4 ,beaucoup d¢- 
jgards, et que l'abnégation, le courage, le 'dévouement, .en sont, l'esseace. 
ike prétze ami :du-soldat et.le soldat ami du, prétre, y.artyil, rieg.de ,plus 
- naturel ? Aussi ine sommes-nous paint surpris.de voir. ayjeurd bu un 
sbravevet loyal militaire venir rendre.a l'héraisme déployé.par, notre clesge, 
-dans.la. derniéve guerre, le. méme.hommage.quia regu notre armée- le 
shwre.du généxal .Ambert: L’herojgme.en sontane', ne peut étonner qe 
(Ges eaprits. superficiels-et scandaliser qre des sots..Quant aux .sarcasme 
dent ih-eété.’ehjeti dans ila, presse radicale,.c'dlait un dlage gqui,lui reve- 
nait de.droit. 
Ce, lisre: mangquait. .)histoire ‘des événemants militaines de.48 701871; 
la pant. que l'kglise:y a.eucpar ses prétres, ses. raligiqnt, 605. ODI, vas 


24 vol. in-f2. ‘Dentu, -édit. 














RENUVE CRITIQUE. 1% 


pitaliéras,n'avail pas élé, jusquiici, suffisamment signalée. Quelques -épi- 
addes du dle jaud, dans dette katte-sanglante, par Jes partsonnes vouces 
Alla wie mghigieuse .avaipat été retraces, soit inoidemment, soit dana des 
publications spéeiales ; mais il-n’on nvait. pas 6 fait de tableau général. 
Il restait donc a. peindne dans son ensemble :se-grand . mouvement de 
ehasité,etid nacanter un mombre -infim diactes .sublimes sat touchants 
demaurds tincdnaus ihors du-petit cercle des liommes qui en. avaient bé 
des. témoins émus. Qui ne ae souvient de da paternelle. sellicituda dont te 
‘olergé fat saisi 4 liannonce-de\la-guerre, del'ampressement que prétres, 
welighaux: et religieuses mivent a :offririau gouvernementileuns: services, de 
laflluence des demandes valleotives: et individuelles quiifurent adnesades 
au ministre dela guerre pour obtenir Jiautonisation-d'aecompagner nes 
troupes sur .les champs de-bataille? Ces sellicitations, ‘ees instances, 
croissant :en preportion des revers-et des périls a .engpurin, ce maggni- 
fique lan. sendu ivnaiment glesieux par 6a chaleur et sa durée, M. le.gt- 
néral Ambert, quoigu’il.en ait iparlé .avec admiration, ne {lui -a pas ac- 
dé, dans son.-livve, toute la place qu'il mépitait, selon -noug : il l’a 
constaté plutét que-déonit. « Tels furent.les voaux de.tous, dit-il A propos 
des prétves qui-s'offraient de toutes parts.:.Servir la patrie et.soigner les 
aoldats..... A weommencement de septembre plus de dix. mille demandes 
‘dlaent arrivées.au ministére de.la-guerre. » Majs déj4, sans nominations 
officielles, ‘sams ‘traitement, il y avait des prétres partout:ad l'on se hat- 
. daitet-ou J’om s‘apprétait.a se battre. Ce que firent ces aumédniers impro- 
Viség, ce .qu’ils isouffsinent et adoucirent desouffeances, ce qu’ils -rele- 
vérent de cousages at. consoldrent de. regreta,.ce-qu ils mirent-de-sounires 
surdes.lévres glacées que,.sans-eux, ile désespoir-eit crigpdes, paut-etre, 
clest ee ‘que, aprés: une ywue.pénérale des services. du clengé,dans il'his- 
toire, ‘nous maconte le.ginéral .Aunbert. Cette pramiére partie de:aen livre 
ést pleine de #éoits ésmouvants recueillis de tous :odtées AUK BONTGES-All- 
ithentiques-et dont Heaucoup étaient restés incoanus. 

.Aupvés des héreiques.duméniers des.anmées on :dampagna, Al. haahert 
place un autre groupe-de;prétres dont la charité sinapleiet le patriotione 
forme etsouvertt ingénieux'n'ont pas.6té asaez:remargués ou-assez loués : 
Hous youlons ,parler-de.ces dumbles-curts de campagac demeurés au imi- 
dieu-de laurs panoissiens pour .les assuren, les coaseiilar, lear, wndter, 
auprés des renvahissours, ile secours, -hélas! :sauvent tinefficace..de leur 
caractére et de leur Age, ou pour mourir du moins avec eux. Les traits de 
courage et de dévouement abondent ici autant qu’ailleurs et touchent 
d’autant plus qu’ils sont moins attendus et moins en scéne. La plupart, & 
cause wnéme-de:l'dbsourité da cadre ot Hs islaccomplissent:et de W'incon- 
wiente grandeandes victimes quilsiimmeélent,ent ump veritable subi mite. 

Ce qui, toutefois, vaiphas vite et plas droit aucoar, clest tintwépidité 
‘sereine de ces ‘rustiques sfraves des dcotes:at de ces deuces sours dojla 


726 REVERS CRITIQUE. 


Charité, dont-les uns yont jusque sous le feu ramasser les mourants et 
les morts et dont les autres, le regard attendri et le sourire 4 be beuthe, 
pansent, aux hdpitaux improvisés, les blessés enluvés‘au champ de ba- 
taille, les aident 4 mourir quand elles ne peuvent les sauver et, parfois, 
succombent d’épuisement & cété-d’eux en les soignant. 

Ces spectacles, qui sont un adoucissement aux amertumes de la défaite 
et, de l’'aveu méme de l’ennemi, une gloire au milieu de l'humilmtion 
des vaincus, le général Ambert nous les montre partout, au fort do 
combat, 4 l’'ambulance, dans la captivité ot sont emmenés nos soldats 
qu'une étourderie criminelle avait lancés dans une guerre pour laquelle 
rien ne les avait préparés. L'auteur y a joint ceux plus deuloureux et 
plus marqués encore, des caractéres sacrés du martyr, qu'offrit la guerre 
sociale succédant, au sein méme de Paris, 4 la guerre étrangére. 

Venant d'un gplidat, cet hommage rendu a des prétres, 4 des religieux, 
4 des femmes vouées a Dieu, revét une autorité particuliére, que reléve en- 
oore la franchise militaire et la chaleur dont il est empreint. Peut-¢tre 1’é- 
motion n’en est-elle pas assez contenue par endroits et le récit edt-il 
gagné a étre plus sobre et plus dégagé d’entrainements politiques; mais 
il n'y a rien d’étonnant 4 voir un homme d’épée chercher. parfois dans 
l’ordre des choses humaines Il'explication de faits de guerre aussi inowis 
que ceyx dont nous venons d'étre victimes. Ce qui surprend bien davan- 
tage, c’est de]'entendre avouer, aprés avoir bien considéré nos revera, que 
la cause en est plus loin et plus haut : « Pour que de telles choses se soient 
vues, i] faut, de notre part, dit M. le général Ambert, autre chose que des 
imprévoyances. Peut-étre nous manquait-il des canons et des soldats, mais 
il nous manquait surtout les nobles croyances qui, A la longue, pétris- 
sent les grandes nations. La foi était morte en France, l’auterité n’était 
plus entourée du respect de la foule, la discipline n’existait nulle pert; 
les caractéres, amoindris, s'‘endormaient dans les jouissances. Tous les 
niveaux s'abaissaient. Une littérature facile, impudente, sans esprit, cir- 
culait des antichambres aux salons, tandis qu'un luxe ridicule et puénil 
troublait les existences de la province et de Paris. » 

On ne-saurait mieux dire et plus juste. Toutefois, il faut reconnaitre 
que « tous les niveaux n’avaient pas également baissé »; la preuve en est 
précisément dans la hauteur ot s'est élevé et maintenu cet k¢roisme 

en soutane, dont l'auteur nous a retracé un tableau si sympathique. 


lV 


Au volume de M. le général Ambert, dont les derniéres pages sont con- 
sacrées, comme nous !’avons dit, non plus seulement aux héros, mais 
aux martyrs en soutane, se relie d’elle-méme la biographie touchante 
que le R. P. Daniel, de la compagnie de Jésus, a récemment publiée d'un 


REVUE CRITIOUE. 197 


de ses' comfréres, le P. Alexis Clerc, fusillé 4 la prison de la Roquette 
dans les derniers jours de la Commune‘. C’est comme la continuation 
des lignes que %e général tai a consacrées et ot il cité'de lui cette belle 
lettse'écrite de la prison dont it ne devait plus sortir que pour aller 4 la 
mort? « Oh! prison, chére prison, toi dont j'ai baisé les murs en disant : 
Bona cruz / quel bien tu me vaur! Tu n’es plus une prison, tu es une 
chapelle; tu ne m’es plus méme une solitude, puisque je n’y suis pas 
seul et que mon Seigneur et mon roi, mon maitre et mon Dieu y de- 
meure avec moi; ce n'est plus seulement par la pensée que je m’ap- 
proche de lai; ce n'est plus‘ seulement par ta grace qu'il s’approche de 
moi,. mais il est résllement et corporellement venu trouver et consoler 
le pauvre prisonnier. » 

Qui, en lisant ce biflet écrit sous les verroux et oti respire la foi tendre 
et passionnée des premiers martyrs, ne se sent pris du désir de-connaitre 
de plas prés la belle 4me qui a exhalé ces paroles, d’apprendre ce que 
fat et ce que dut faire dans sa vie l"homme qui regardait d’un tel cil la 
prison dont il n’espérait guére sortir que pour étre fusillé! Ce désir sera 
pleinement satisfait par le livre du P. Daniel, et nous ne craignons pas 
d’affirmer que Vintérét de ce volume dépasse encore celui qu'on peut s’en 
promettre. 

C'est en effet une attrayante figure de prétre, que celle du P. Clerc, 
dont la sainteté, comme le remarque son bidgraphe, est avant tout « gra- 
cieuse ». Sous la robe du jésuite, qu'il ne portait d'ailleurs que depuis une 
- quinzaine d’années, le P. Clerc avait gardé les traits essentiels qui distin- 
guent l'enfent de Paris, le polytechnicien et l’officier de marine : l’esprit 
éveillé, le savoir grave, la cordiale simplicité. Ge n'était pas, en effet, un 
Eliacin: élevé 4 l'ombre de I’autel, loin des villes, dans la pieuse igno- 
rance des choses du siécle. Les villes, il les avait connues, & com- 
mencer par Paris dont il était. Le siécle, il y avait tenu sa place avec 
distinction et en avait vu les bons et les mauvais a avant d'entrer 
dans le sanctuaire. 

« Alexis Clerc, dit le P. Daniel, naquit a Paris le 19 décembre 1819, 
sur la paroisse Saint-Germain-l'Auxerrois, ot il fat baptisé le lende- 
main. C’était, de toute facon, un véritable enfant de Paris, appartenant 
4 eette classe moyenne dont le réle était déjé grand alors, mais l’am- 
bition plus grande encore et dont l'importance politique atteignit son 
apogée sous la monarchie de Juillet. L’éducation d’Alexis, confiée de 
bonne heure 4 l'Université, fut ce qu'elle pouvait étre sous le régime 
du monopole, ni pire ni meilleure que celle de tant d’enfants de la 
bourgeoisie parisienne, auxquels leurs professeurs inoculaient tous les 


{ Alexis Clerc, marin, jésuite et otage de la Commune, simple biographie, par le 
P. Daniel. 1 vol. in-12, Aibanel, édit. 


728 BSVDE CRITIQUE. 


jouss. Hindifférance-st le doute at: qui ae voyaient Je pratve que de loin 
.en.Jein, comme un fenctionnaire:.dout ‘en.n'a besein gue dans. itois -en 
quatre -circenstannes dela wie <4, gprés-la.mort. » din étaik pas ad pour 
Btre inerédule, -at .il.nons dit quit avait méme de grandps.digposilions 
a tourner.son coeur da cété ded’ infini,; 4-aaaig, ajoute-4-i, laporen du 
collége eut vite ot mneane raion - — naWoté pt: de-.mon-désar de 
saimteté. '» 

Eatré a I Eoole,polytechnique be. .26¢de sacicuasiiia ils aortit.le.25°, 
et choisit, entre. les cansiéres pour lesqudlles, gréee 4 bea: sweods, dl.avait 
le droit d'\opter, colle-de Ja marme,.ou rien ogpendeat darts. cen apitudes 
et.ses, gots ne semblait.l’appeler,.seais. ola Propideace tuidemsment l4s- 
clina, car c'est le spectacle des choses qu'il vil, en qualité de maria, 
ui amena sa conversien d'abord,.et,.plus tard, détezmina sa vocaljen. ll 

avait perdu, depuis bien des anades.la foi, quand Je. biiment: quil 
aontait débarqua aux iles Gambier, habitées pax une, population aathro- 
— qu'suirasins de.djx.ang des, missionnainas icatholiques avasent 

converfie, et dont Alesis Clerc putieostempler de ses yeu la miracu- 
dese transformatiqn. Luiméme.a imconté, dans dea lethees dexites eur 
le moment, limpression que .lui fit Je ‘tableau de cette église npiamate, 
d’ou s‘échappa pour lui comme un premier trait delumiére. 

Dieu lui ménagea, a son insu camnae toujours of matpré. lui,.d'acca- 
sion et.Jes moyens de suivre des yeuKke .seyon.lamaineuy sans.tzop .s'en 
distraire. Ay bout de deux.ans de. navigation.daas Jes, mers .ausirales, .il 
avait demandé aon rappel en France: i| ne.]’pbtint quiau-bout. de quatre. 
Ges deux nouvelles-anggeside soltude.é ia mer Il’ avaient remarquitbbement 
anuri, lorsqu'il ventza pour iquelqnes maeie dans sa famille, -cl, dds. dors, 
il ,consacrait tous.ses.leisirs:é des lectuges d’un.eadre dlevé. ‘Le 4éjour 
qu'il.fit-a Paris, of il y.avait dans les egprits,-comme.une fidwne d'idibes 
Feligiquses et ol le P. Lacordaire et la 2. de Bavignen enlwaineiems& 4 
Notre-Dame I'élite de la, jaunease, ne ;pouvait pas dive et me fatypas sams 
action sur lui, on en a la preuvé; mais, précisémeat: parce-que c-dtnit 
aa caracdére fort, il ne se Jaissa pas..enlever dmmédiatement .par ces 
.gvandes manifestations de la fai. quien entraiénentAant dientres. Daax 
.aiades -ancore.se passévent pour ile jeune merin dans:ce travail antérseer 
-qate favorisévent, pommeprécédesment le service naval qu'il -aveil wepris, 
les:stations qu'il fit-sur.iaoate-d:Afriqua, ainsi que.ses.fadquentationn at- 
‘cidemfelles iave¢ tles.misionnaires, nelatians avaguelles nous fait agmiager 
par moments sa corvespondanes, dont de ee ee ent . dé 
recmeillis par son .biographe. 

A, pantir de 4847, Alexis Glerc.avait fait .un pas daoieit, 1] test .catho- 
lique ; mais ce pas, auquel d’autres auraient cru pouvoir s'arréter, n’était 
pour Jui que le preniier d'une carriére dont il embrassa dés le psemier 
jour, on peut le croire, les vastes proportens = da-carwidre d aphtne. Ui y 


= ey @an 


REVUE CRITIQUE. 72 


debuta-en :cherdhant-—— tiche délicate et chéne, . ot: »il m’eut pas .ta ,joic 
de rouse ——a ramener 4 Dieu eon vieux pére, ricke .et honnéte .né- 
gociant, qui’'rme -éducation -veltaivienme avait naturallement jeté dans 
Jeilibéralismae ‘présomptueur -et bored «qui At Ja. révolution'de Juillet 
et ae compnit men au mouvement. de réaction .religieuse qu'elle . pro- 
vorma. &; dait, pour es fils ‘auesi respectweux qu afieationné, une :mis- 
sion sainte 4 laquelle le poussaient la nature et la foi, .mais dent i) 
sentait toutes les difficultés ; aussi les lettres qu'il écrivit 4 ce sujet 
respirent-elles le zéle le plus vif, mais en méme temps le plus discret; 
la tendresse et le respect s'y unissent dans Ja plus parfaite mesure a la 
discussion philosophique et 4 la supplication filiale. La lecture en est du 
plus grand intérét : il ots seroble que saint Augustin ‘duralt-écrit ainsi 
4son pére, si'l’époux infldéle de Monique avait vécwjusqu’a fa ednversion 
de son’ fils.’ Ces lettres prertnent'le caraetére d'un drame douloureux vers 
‘lain, quand Alexis, que sa vie de mnrarin, reprise ‘aprés tm ‘congeé assez 
court, n'a pas détourné ‘de ses étalles religicuses, ‘se Gécide 4 annonrcer A 
son pére qu’aprés avoir eu le’ bonheur ‘We reveriir a 1a verité, il regarde 
pour ‘tui comme un ‘devoir de ‘travailler &-y ‘ramener ‘les ‘autres, qu'il 
échange Luniforme d'officier pour la’soutane, et-quitte son ‘vaisseau 
pour le sémiindire: Le vieillard, qui ne saurait s’tlever jusqu'a ‘cone 
prendre'les motifs d‘tne ‘télle détermination, en éprouve ‘un ‘amer deé- 
plaisir et emploie pour la combattre des moyens qui mettent ‘Je céeur de 
son Mis aux plus croelles épreuves. 'N’ a‘t-il*pas 4 ‘crdindre en ‘effet que 
vétte résolution ou il voit dt a Groit de voir un appel ‘d’en ‘haut ‘ne 
‘change en hire ‘l’imllifférence réligieuse du -vieillart'? ‘Vainement 
s’épuise-t-il‘en ménagements pour ‘prévenir ce malheur ; ‘la joie Ue ‘voir 
ce pere ‘ati pied de'l’autel'te jour oi'il ymonte pour ta premiére’ fois lai 
‘est reftsée. ‘Aux griefs' de l'mcrédile’ bourgeois contre'son ‘fils s'en ‘joint 
an plus grave a ses’yeux que tous ‘les autres, celui de's’étre'fait jésuite. 

Crest en dffet'dans la Société de ‘Jésus que le jeune marin était erttré 
en quiftant le ‘service, et ‘il T'avait ¢hoisie ‘parce qu'il Tavait ‘vue ‘a l’csu- 
vre‘dans une carriére ott efle est plas Particulférement almirable, dans 
ses missions au milieu des ‘peuples paiens, en Asie, en Afrique, Chez ‘les 
insulaires de l'Océanie. On trouvera 4 cet ‘égard, dans ‘le “técit ‘de ‘la 
campagne U'Alexis Clerc sur ‘le ‘Cassini, des détaits ‘trés-curieux ‘concer- 
nant ‘la mission de‘Chang-Hai. ‘Avec le ‘tableau ‘de cette mission dont 
impression sur Xlexis Clerc tut ‘i grande, ce récit ‘nous montre ‘célui 
Non moins ‘intéressant du’ pregr’s chrétien qui ‘s'accomplissait dans 1'es- 
prit du jeune marin et que seconddit une de ces amiitiés samtes, comme 
en offre ‘I‘histoire de presque ‘tous'les’ hommes que Dieu a rappeles a‘lui 
€n ce‘siéele. 

Enisagde sous.ce rapport, c'est-dedire par sa ressemblanse axec celle 
de ces ‘admirdbtes-jeenes gens revenues courageusement ‘au-catholicisme, 


130 REVUE CRITIQUE. 


comme nous en avons connu tous, la biographie' d’Alexis Clere prend 
place parmi les documents qui serviront un jour 4 caractériser le phy- 
sionomis morale de ce siécle. C'est ce qui nous en a fait'principalement 
signaler la premiére partie. ‘De la seconde, que pourrions-nous dire, 
sinon que c’est une vie de’ saint martyr, et que la plume distinguée du 
P. Daniel lui a donné le charme doux et pénétrant qui appartient en propre 
4 cette sorte de livres. 


y 


Si, dans le monde, il est si difficile de ramener |'opinion sur le compte 
des hommes — surtout quand elle est manvaise —, combien ne I'est-il 
pas davantage dans l'histoire, qui n'est trop souvent que le bruit do 
monde perpétué et fortifié de l’autorité qu'acquiert tout ce quia duré? 
C’est donc une rude tache que celle de réformer les Jugements tradition- 
nels, quels qu'ils soient, et principalement, les Jugements défavorables, 
car, de nos semblables, nous croyons plus volontiers le mal que le bien. 
Mais si cette tache est pénible et demande du courage et des efforts, en 
revanche, elle a, en soi, de |’attrait et, vaut toujours de l’estime a qui 
l’entreprend. Le combat pour la yérité plait a tous, 4 ceux qui le oo 
comme a celui qui le livre. 

Ca genre de combats sera une des: gloires de. ‘notre temps. A aucune 
autre époqne, les rectifications et les réhabilitations historiques n'ont 
été plus nombreuses, et ce recueil s'est toujours fait un devoir de sy 
associer. Tout récemment encore le Correspondant prétait sa publicité 
grave 4 la défense d’une des mémoires Jes.plus universellement dépré- 
ciées de notre histoire nationale, et donnait 4 ses lecteurs, chez. qui le 
souvenir en est encore tout frais, la primeur du curieux mémoire de 
M. Marius Topin sur les relations entre Louis XIII et Richelieu et les sen- 
timents réciproques du prince ef du ministre. Ce travail vient de pa- 
raitre en volume ! et sera, sous cette forme ow il est plus facile d’en, saisir 
l'ensemble, plus remarqué encore qu'il ne l’a été ici ot il n’a pu étre lu 
que par fragments successifs. 

La thése que s'était proposée M. Topin était hardie, car s. ‘ll n’était pas 
précisément le premier @ la soutenir, il la formulait plus carrément 
qu'on ne l'avait fait encore; il se heurtait 4 tous les historiens du cardi- 
nal et du roi, au sentiment de tous ceux qui jusqu'ici avaient touché de 
prés ou de loin a leur vie, et — obstacle plus décourageant, sinon plus 
considérable — au préjugé populaire nourri par la littérature 4 la 
mode, le roman et le thédatre. Partout en effet ot le roi a été montré en 


* Louis XIII et Richelieu. étude historique, accompagnée des lettres inédites de 
Louis Xill au cardinal Richelieu, par Marius Topin. 4 vol. :in-8. — Didier, édit. 


REVUE, CRITIQUE, 734 


face de. son mainistre, le premier.a été sacrifié au second: comme si, 
pour élever l'un & sa juste hauteur, il était nécessaire de rabaisser l'autre! 

Certes, ce que léquité demandait de Vhistoire, ce n’était pas qu’elle 
égalat Louis XIU 4 Richelieu en intelligence, en perspicacité, en initia- 
tive et en résolution; mais .qu’elle nen fit pas quelque chose de moins 
qu'un roi fainéant, c'est-d-dire, un esclave couronné qui sent sa chaine 
et qui, sachant qu'il peut la briser, n’en a pas le courage. Entre ces deux 
extrémités, i] y avait un milieu qu'une étude des sources de l'histoire edt 
fait trouver 4 qui aurait su s‘affranchir du convenu et secouer le joug 
du préjugé. En regardant de prés la conduite du roi avec son ministre, 
on se serait convaincu que, si le premier ne fut pas pour le second ce que 
Henri IV avait été pour Sully : — de pareils hommes ne se rencon- 
trent pas tous les jours! — du moins lui accorda-t-il une estime raison— 
née, une considération profonde, une reconnaissance sincére. Il était 
temps que le piétre réle qu'on a fait jouer au pére de Louis XIV fat rem- 
placé par un plus digne et plus en harmonie avec le grand nombre de 
qualités vraiment royales que les historiens, par une contradiction 
étrange, tout en le dépréciant d'ailleurs, s'accordaient cependant a lui 
reconmaitre. | 

Cest 14 ce que s’est proposé M. Marius Topin dans le travail que nous 
avons donné dans ce recueil et dont l’idée eut tout d'abord nos sympa- 
thies. Deux écrivains d’un mérite trés-divers, mais qui avaient l’un et 
lautre du coup d’ceil en histoire, MM. Capefigue et Cousin, avaient pu en 
inspirer l'idée au jeune écrivain — et il leur restitue loyalement ce qui 
leur est di, sous ce rapport — mais e’est 4 lui qu’appartient le mérite 
d’avoir établi par les faits ce qu’'ils avaient deviné par intuition. D’heu- 
reuses circonstances }’ont favorisé. M. Marius Topin a eu, en effet, la for- 
tune de mettre la main sur des documents jusqu'ici inexplorés et d'une 
valeur exceptionnelle; il a trouvé aux archives des affaires étrangéres plus 
de deux cents lettres, toutes écrites de la propre main du roi 4 son ministre 
et embrassant une période de vingt ans (1622-1642), c’est-d-dire presque 
toute fa durée du ministére de Richelieu. Ces piéces confirment pleinement 
tout ce que, par induetion, on pouvait se figurer du caractére et de l’esprit 
de Louis XIII, considéré comme roi ; tout ce qu'avaient pressenti Capefigue 
et Cousin. « On a peint Louis XIII, dit le premier, comme une téte affai- 
blie et sans volonté ; il n'en est rien; le roi avait sa pensée A lui, forte, 
énergique, et s'il subissait l'influence du cardinal Richelieu, c'est que 
celui-ci avait parfaitement deviné le caractére du mattre et qu'il en exé- 
cutait les desseins avec plus de capacité. L’intimité profonde qui existait 
entre le roi et son ministre résultait de la conviction puissante qu’ils se 
comprenaient. » — « Richelieu, affirme de son cété M. Cousin, con- 
naissait Louis XIII, et savait 4 quel point il était roi et Frangais, et dé- 
voue & leur commun systéme. » 





152 REVUS’ CHETIOVE. 


Ces deux cents.eb quelques lettres somt:naturedlement:la: based!opiew- 
tion da mémoire de Mi Maries-Topin, et forrsent lecentre en mtmetemer 
que le: peint d’appui-de. son argumentation, Il:préluded bear empleo per 
une introduction sur: le: cavactére: de fiouts: ilbet:lb part quiid. psiti au, 
souvernement, sows: ses deux minastves, de-iseynes es: Richelies. & 
quelque: chose’ résulte bien olairement de cetto-revue,.c est queLouisifil, 
vomme: le dit: M: Gousin; était awplus' haul pont: « mgi ef: Hrancais.x 
Les deux: vent’ trente: lettres qui: suivent:et que M. :Fopiny reprodhité en bes 
coonspagnaut' de notes: et! commentéires: trés-soi gnés) mestent le fait hors 
de contestation: Biles établissent:égatement, d’autne part; la profendepnité 
de vue qui‘ existait; ainsi i que: le-soutient' Gapefigue;. entee:le:rojet son 
ministre et qui prenait’ sa source dans la certitude quills avesent! de se 
comprendfe: réciproquement: | 

Ainsi s‘tvanouit' la triste répatation dont: la mémneice: der Lauis i pore 
depuis plus-de- deur cents:ans le poids: . Ainsi nous apparait, touggunsun: 
peu’ austére; if est vrai; mais:toujours: noble, digne, .imposante;, cette 
figure de roi qaion n’avait:cessé: de meatrer‘sous le masqua:ééroit et che- 
grin‘d'an-prince jaloux de sor autorit6 et auissd.ineapalsle de l’exeroerque 
de la reprendre & qui ta lui avait enlevée Sans étre brillant: et! eympe 
thique comme'sorpére, ni grand ct'majestueus: comme son fils, Louis il! 
tiendra désormais avec convenance sa place entre: Henri IV. et Louis AV. 
Nousne croyons pas que, dans- cette mesury,. la réhabilitation, d'aillenr 
habile et brillante, que'Mi Topin vient doi faire de ce: prince, ait rien i 
redouter do-la-uritiques 

A'la vérité, le-zéle du jeune défenseur- de-Liouis: X11 I'a emporté un peu 
plts loin. Mt Topin-ne s‘est’‘poimt borné avenger son clientde |’ancusatwn 
misérable.d'avoir:méconnu et jallusé sommimisine é& da ne diavoir gerd 
que par une sorte de poltrormerie;: il ne lui: a pas sufft de: montrer 
qu'il l'avail!compris, apprécié: dtsecondé de: tout som pouvoir: il: ate 
tenrdt' proaver quill avait: aimeé' et ‘que sa:correspoadanoe | ¢ novelas 
vent une participation:direoté: aux choses ‘de!l'ftat;.et -tenjuurewasepre: 
fonde et'sincére affection peur te cardinal!» On,.sur‘ce: points. nou me 
seurions partager son sentiments c'est: la, 4 notresayis,. de: l’exeds; eb 
excés-inutife. Maipré les formmies :afféctueuses des ietéres: de Lonis Ml av 
vardinal Richelieu, il.ne’ nous semble pas:que ses:sentiments pour lei 
soient allés au dela d'une estime‘sindépe: et: profénde., Le: oom ne 
vibre pas sous lew expressions presque stéréotipéesaya il emploie pbaria 
témoigner sa soliicitedea: C'est: laistyle -dihomme secant: vivre, cones 
pas: stylo'd’ami. Dw reste, la.thése: principale: de: Topin: n’omest: pes 
affaiblie ; l’amitié n'est pas'le conséquence nécessaire:denbascomaidéreies 
—elle-a-seuvent sa source ailleurs — at: la considération de: Lows dil 
pour Riehelion était: ce-qu’avant.teut,.M. Topan voulaill établir. Rosntt 
prendre, dans l'estime de la postérité, la place que. des: causse(divorst® 











- REVUB QRITIQUE. 155% 


ef fort: hives déduites:.par'som apologuste lui auaiant btéa,. i) nétait pas, 
néocesseire que ke rov aimét: son: namistve~ ib snffieae quik: la comprit,. 
l'appréeidt, le défendit et.lawlat, ef. oest ce. qu'il a. fait: :: le: tpavail de- 
Mt Marius: Tepin ne. nermet phas-d’emdoutep. 


VI 


Uni hiwen& Bora‘ ast,lestitee diun, volume on, M.. le: manqnisida- Sagpr 4 
consigné-las;seuvenins un sdjaur de quelques mois: fait-par lui aila.ville 
des;papas, iby a: dix ans;.Ce volume, o.respireune.dme-de-poste: et.de ghri-. 
tiem, ah danb.la, lectures: ast, 4 ca: titre. déja,. pleine de charme,, emprunte. 
un Bouvell ntéred aux: 6vénaments,qui se-sont. accomplis. dans.le-coura.da: 
ces dix: années,, sur les hords: du Tibre : il ast.la derniéra: peintare: de: 
catte Rome: pontiGcale, disparue:poun un.temps. dont. Dien. seul a fixala 
durde,.mais.que notre. génévation,.on:paut.le- craindra;,. n'est pasideatinge: 
& nevoir:. 

« Alons, dit M. de: Ségur, le pape: était. noi et. parceurait. librament. les. 
ruas de:Rome:auimilieu.desa aoolamations, de son. paupla:. Alors la Fnance,, 
fille. atase de: l\fglisa, montait Jagarde pris da Saint-Pierca:at, veillait. 
sive les restea da som patrimeing:amaindni.. Sa, voin éfaib dcoutée dans. 
tous les caaseils,, at: son épén pesait: dans la. halence das. destinéas du, 
monda. Kile. aroyait avain une armae et. un soyvarain, ef alle: n’entrevoyait. 
pas ancone, un maitre, de lRurope: dans le,;vieux roi: do. second. ordre qui, 
régnait'd Berlin.. Dans.ce temps—a, Sadowa: était une; bourgade: inconnue. 
dont.aucune:histoira, aucune géographie ne faisait, mention, et dont.lem- 
pexeur diAminiche; lai-maimea: ignarait pout-dtre-le nom. Sadan,, plaae de: 
guerne;. connue surtout pognla banne qualité, de ses draps, n’avait pas, la, 
prdtantion de: faine et. de: dafaize |as.empereurs;. ni roi: da. Rrusse,, ni, 
anocatinépublicaio, ni petit. bourgeqig.de Marseille, n’avaient.dté vus.darr 
mant dans le litide Louisa, XIY,, a: Vensailles,,. G était en: 864,,¢ dtait hex, 
Hélasl il y a plus de cent ans de cela | » 

Ce qu’était Rome 4 cette date si rapprochée et si éloignée déja, M. de 
Ségun neuasle:-montne, nom A. lai fagan, des.guides: ef: des: itinéraires: mé- 
thediques,; mais em prenant' avec lui: son lecteur, en: lassociant 4: ses 
réceptions, 4 ses courses. et 4 ses visites, et’ en se laissant alleravec.lut, 
en toute. confance. et.en tout;ahandon, a ses. observations, ses critiques, 
4: 9e8 admiratiogs,.d.aes effusions-artistiques. ow, pieuses.. Qn a. abusé du 
mot‘ dimpressions; a pourtant’. c'est: le seul) qui:caractérise: bien: ce-que 
contfent Ie vollime que nous‘avons sous les:yeux. Ce-n’est'pas de la des: 
cription,, qnoiqne Jes vues, las paysages, les peintures.y abondent; ce 
nest: pas; non, plus, dea Keathatique,,.bien: que. basiliques,, palais, cata- 


* Un Aiver & Rome, portraits et souvenirs, par WM. le marquis de Ségur. 1 vol. in-42, 
Bray et Retanx. 





134 REVUE CRITIQUE. 


combes, statues et tableaux y passent 4 grands traits sous les yeux. Il 
n’y a de l'image des lieux, des édifices et des objets d'art que ce qu'il 
en faut pour expliquer ce qu’ils disent au coeur. 

Mais ot M. de Ségur nous arréte avant tout et le plus longtemps, c’est 
devant celui qui était alors au moing roi de Rome et qui n'y est plus au- 
jourd’hui que prisonnier. La figure de Pie IX plane sur ce livre et en oc- 
cupe plus de cent pages, qui sont a la fois de 1a biographie, du portrait, 
de l’'anecdote familiére et qu'on lit avec un sourire d'attendrissement. 

Prés du Souverain Pontife se montre & nous !'un des prélats qui servirent 
Pie 1X avec le plus de dévouement, d'intelligence politique et de courage et 
que Pie IX aima le plus, Mgr de Mérode, dont M. de Ségur peint, a l'aide de 
nombreux et piquants détails, le caractére d'une bonté si originale, l’esprit 
d’une spontanéité si surprenante, la charité d'une fécondité si ingénieuse. 

A cété de cette figure, si puissante dans son irrégularité, celle de Mgr 
Bastide, dont le nom, comme celui de Mgr de Mérode, sert de frontispice 4 
une des parties du livre de M. de Ségur ne pouvait briller que par les 
dons d'une nature toute sacerdotale qui distinguaient ce prélat. L’auteur 
ne nous en a donné qu’une esquisse gracieuse. Mgr Bastide fut le guide 
du catholique pélerin, et c’est & ce qu'il vit sous sa conduite que M. de 
Ségur s’est surtout attaché. Quant au nom d’Arthur Guillemin, qui figure 
én téte de la quatriéme partie du volume, il n'a été pour l’auteur qu'une 
occasion de payer son tribut d’admiration aux héroiques volontaires qui 
étaient allés mettre leurs bras au service du Souverain-Pontife. Les pages 
qui leur sont consacrées sont remplies de traits charmants. C'est donc en 
lui-méme et considéré comme la derniére expression d'un état de choses 
aujourd'hui disparu et qui ne reviendra plus, du moins sous la méme 
forme, un livre d'un touchant intérét que: Un Hiver 4 Rome. L’impression 
en est mélancolique, mais point triste; car si c'est, comme dit l'auteur, 
un regard jeté sur le passé, ce regard va plus loin que ce qui fut et au 
deld de ce qui est fini : il atteint ce qui est éternel. P. Dounarax. 


Nous ne faisons qu’annoncer aujourd’hui les Elévations 4 Saint J 
qu'un de nos collaborateurs, le R. P. Largent, de l’Oratoire, vient de faire 
paraitre 4 la librairie Sauton. Quand méme une approbation des mieux 
motivées de Mgr l'évéque d'Autun ne recommanderait pas ce livre, le nom 
seul de !’auteur suffirait pour inspirer le désir de lire et méditer ces 
ou l'on est certain d’avance de rencontrer a la fois la théologie la plas 
sire, la piété la plus vraie et la plus touchante. L'auteur a voulu présen- 
ter aux hommages des fidéles, sous les traits les plus exacts, empruntés 
avec une rare érudition 4 I'Ecriture, 4 la tradition et aux saints Péres, 
celui que Pie IX a proclamé le patron de l'Eglise universelle. Jamais 
jusqu’ici, 4 noire avis, la dévotion envers ce grand saint n'avait été jus- 
tifiée par des preuves plus convaincantes, et des considérations plus so- 
lidement pieuses et exprimées dans un plus convenable langage. 


MELANGES 





MORALE ET PROGRRS, 


Par Fa. Bounzizn, inspecteur général de linstruction secondaire. — Un.vol. in-12. " 
Paris, Didier, 1875, 


Voicil’ceuvre d'un esprit éminemment philosophique, d’une ame droite, 
sincére, généreuse, qui vient d’étudier la véritable nature et la condi- 
tion du progrés, eta eu la force de s'élever au-dessus des préjugés les 
plus chers 4 nos contemporains. 

Dans l’ouvrage que nous signalons 4 lattention de nos _ lecteurs, 
M. Bouillier s'est proposé « de mettre dans tout son jour I’insuffisance 
du progrés intellectuel pour garantir le progrés social, sans ]'interven- 
tion de élément moral ». C'est précisément ce que disent sans cesse les 
écrivains et prédicateurs chrétiens; mais, si clairs qu'ils puissent étre, 
les axiomes gagnent encore 4 étre approfondis, et nous sommes heureux 
de constater qu’un deS hommes les plus distingués de l'Université, bien 
connu dans le monde des lettres par son histoire de la philosophie car- 
tésienne et une intéressante étude sur le principe vital de l’Ame pensante, 
a déployé toutes les ressources de son talent a défendre cette vérité mai- 
tresse. 

Y a-t-il réellement « progrés » sur cette terre? Les poétes nous répon- 
dent en mettant l'dge d'or au commencement du monde; certains éco- 
nomistes le placent dans un avenir qui semble fuir toujours. L’abbé de 
Saint-Pierre révait qu'il viendrait un moment ou il serait « impossible a 
I"homme de faire le mal », sans se plus soucier du libre arbitre, qui n’au- 
rait plus de raison d’étre. Reprise par Condorcet, modifiée par Fichte, 
développée par A. Comte, Saint-Simon, P. Leroux, cette thése de la per- 
fectibilité continue et nécessaire de l’espéce humaine se retrouve dans 
toutes les élucubrations des écoles positiviste et panthéiste. 

Pour étre juste, il faut distinguer le progrés moral du progres intel- 
lectuel, et, par une analyse exacte’ et complete des faits de conscience, 
constater qu'il peut y avoir. progrés dans les sciences qui dépendent sur- 
tout des opérations intellectuelles, et dans l'industrie, qui n'est que I’ap- 
plication des sciences aux divers besoins des hommes, mais qu'il n'y a 
point de progrés dans ces trois ordres supérieurs des phénoménes de 
conscience que nous appelons les idées nécessaires ou absolues, les sen- 
timents et les déterminations. 


95 Féevnen 1X76 


48 





136 MELANGES. 


Or ce sont les idées et les sentiments qui donnent natssance 4 la phi- 
losophie et aux lettres, 4 la poésie et aux beaux-arts. C'est 1a cette région 
supérieure du monde intelligible dans laquelle le progrés n'est ni con- 
linu ni nécessaire, mais qui est mieux découverte par le génie aux grands 
siécles de I’histoire, et demeure plus voilée durant les périodes de déca- 
dence. 

Les sciences, belles dans leur étude désintéressée, utiles entre des 
mains honnétes, fournissent aux méchants des armes dangereuses. Ge 
sont des forces aveugles dont il importe moins de répandre que de diri- 
ger l'usage. C’est donc moins la diffusion d’un certain nombre de con- 
naissances élémentaires qui nous intéresse que la bonne. éducation, qui 
trempe les caractéres et jette dans l’4me le germe des fortes vertus. 

Le progrés, dit M. Bouillier, c’est « yne marche libre, en avant, vers 
le meilleur ». Voila une définition, inspirée de Platon, que nous accep- 
fous volontiers. Mais, pour marcher d'un pas sir vers « ce meilleur », il 
nous parait bon de le connaitre, d’entrevoir au moins quelle est la fin 
que nous devons atteindre, l’idéal qu'il faudrait réaliser. Pour ceux qui 
trouvent la vie courte, aux joies mélées d’épreuves, il y aurait quelque 
satisfaction a voir clairement o& méne ce chemin parfois si rude. Quel est 
le sens de l’énigme, et enfin que faut-il donc faire pour étre heureux? 

Bien qu'il ne nous donne pas « ex professo » une solution précise 4 ce 
probleme de la destinée humaine, intéressant par dessus tous les autres, 
M. Bouillier, par sa critique victorieuse des préjugés ‘vulgaires, fraie la 
route a la vérité; sans y prétendre officiellement, il ‘prépare les Ames de 
bonne volonté a accueillir avec joie la réponse simple et sublime, pré- 
cise et absolument satisfaisante que le christianisme seul nous donne sur 
la fin de l'homme et « sa marche en avant vers le meilleur ». 

Sans doute, nous aurions souhaité que M. Bouillier fit plus explicite 
dans ses conclusions; mais il pose des principes qui méneront plus loin 
les esprits droits. Disciple fidéle de Y. Cousin, il a voulu rester dans le 
domaine de la philosophie; mais en mémie temps il temoigne pour la 
religion catholique un respect et une admiration sincére, s’inspire de sa 
morale et en reconnait les dogmes. Comment, du reste, un esprit aussi 
juste se ferait-il l’illusion de pouvoir, par les seules lumiéres de la rai- 
son, tirer les Ames de l’engourdissement des sens, et convertir l'innom- 
brable foule qui se plait dans la caverne de Platon? Par son style méme, 
qui a plus de sobriété que d’éclat, c'est aux hommes de loisir, & l’esprit 
sérieux, cultivé, délicat, que l'auteur s’adresse, et c'est &l'Académie qu'il 
pourrait trouver sa plus légitime récompense. 

Aprés avoir apprécié l'intention, le courage et le talent de l’écrivain. 
on aurait peut-étre, en se placgant au point de vue chrétien, des réserves 
4 faire sur certains passages, qui ne semblent pas en parfaite harmonie 
avec les tendances générales de l'ouvrage. M. Bouillier parait vivement 
tenir aux fameuses « conquétes de 89 », et se prend quelque part & louer 











MELANGES, 137 


«la philosophie enthousiaste et généreuse » du dix-huitiéme siécle. Cette 
bienveillance part, sans doute, d'un bon naturel, mais n’est guére justi- 
fiée par ces résultats qui alarment avec raison |'éminent publiciste. On 
pourrait regretter aussi qu'il n’ait pas mis davantage A contribution les 
vastes et précieux travaux de nos théologiens catholiques des seiziéme et 
dix-septiéme siécles sur la morale; il y aurait trouvé des définitions plus 
précises, et des analyses infiniment plus profondes que les plus illustres 
maitres du paganisme n’en peuvent offrir. Nourri dans les idées de 1'Uni- 
versité, M. Bouillier a déja pu s’apercevoir qu’elles ne sont point sans quel- 
ques préjugés ; il s’en dégagera, nous l’espérons, plus vivement encore, 
lorsqu'il verra de mieux en mieux lincontestable supériorité des auteurs 
chrétiens sur tous les autres. Depuis le temps ot il publiait sa grande 
histoire de la philosophie cartésienne, l'auteur nous parait avoir fait lui- 
méme de sensibles progrés vers la vérité complete. I] ose dire que « la 
grande hypocrisie de ce temps ‘est le libéralisme »; et, depuis les hor- 
reurs de la Commune, i! sait que la barbarié demeure au fond de nos 
grandes villes, sous le vernis le plus briflant. 

Le consciencieux écrivain fait bien remarquer le caractére générale- 
ment inquiet, frivole, stérile de l’activité excitée par la civilisation mo- 
derne; il se demande si le « progrés » n’est pas un de ces grands mots 
sonores et creux, destmés 4 gagner les électeurs; il constate qu'il n’y a 
point de progrés fatal, que celui de la société dépend du perfectionne- 
ment de chaque individu. « La réforme de soi, dit-i!, doit étre & la base 
de toute réforme sociale bonne et durable... Toutes les réformes, toutes 
les institutions politiques, si parfaites qu’elles soient, ne portent que de 
mauvais fruits, la ot il n’y a pas des hommes de bien. » Ces principes 
sont incontestables, nous savons gré au philosophe de les mettre en lu- 
miére, mais sulfiront-ils? Qui nous donnera « ces hommes de bien » si 
nécessaires pour assurer le salut et le progrés dé la société? 

L’expérience démontre |’inexorable’ impuissance de la morale pure- 
ment naturelle 4 nous faire acconiplir tout notre devoir en ce monde; la 
religion easeigne qu'elle ne suffira point 4 nous assurer le bonheur dans 
l'autre. La morale exclusivement philoso»hique ne nous parait donc 
avoir en pratique qu'une valeur assez restreinte pour le perfectionnement 
de chaque individu, et, par suite, pourle progrés de la société. M. Bouillier, 
qui a trop de bon sens et d’élévation d’Ame pour se ranger du cété des 
apologistes de « ja morale indépendante », nous accordera certainement 
que, en fait, la cause de la morale et du progrés de la société n’est autre 
que celle du christianisme. Gest la conclusion contenue en germe dans 
sa remarquable étude, celle que nous nous plaisons 4 dégager comme 
Ja. plus importante pour la pratique de la vie et la grandeur future de 
Ja France. 

Eats Lavon: 





QUINZAINE POLITIQUE 


24 février 1876. 


Tous les souvenirs de ces derniéres semaines se résument en wm 
seul, celui du 20 février. Les faits qui précédaient ont disparu dans 
l’événement de cette grande journée comme les préparatifs dans 
l’acte ou ils s’absorbent. Que reste-t-il déja de tant de harangues, 
d’interrogatoires, de lettres, de proclamations, d’insultes et de ca- 
lomnies ? De ce tumulte autour des urnes? Presque rien, si ce n'est 
peut-étre des bruits qu'on réveillera malignement plus tard et qui 
crieront contre les hommes dont la dignité aura failli dans tel ou 
tel incident de cette lutte. Pour l’heure, on a tout oublié. On te 
regarde qu’aux suffrages, on ne voit que les noms des élus, et avec 
ces données on calcule l'avenir. Or, ce calcul inquiéte. La Bourse a 
baissé ; Paris lui-méme est un peu étonné, la France est soucicuse. Car 
cette élection a trompé les voeux et trahi les efforts des gens de bon 
sens. Les conservateurs ct les modérés ne seront qu'une minorité 
dans l’Assemblée nouvelle ; les républicains et les radicaux vont y 
commander, et le gouvernement qu’ils viennent y prendre, des pro- 
grammes impérieux et téméraires en ont fait d’avance une menace 
pour I’ceuvre sociale et politique de la derniére Assemblée. L’As- 
semblée de 1871 a réparé des maux terribles; Assemblée de 
1876, 4 peine formée et avant d’étre réunie, ne semble capable que 
de soulever des dangers. De 1a les doutes et les craintes de ces trois 
ours. 

On aura beau protester 4 gauche, comme contre un paradote : 
l’opinion générale est bien que, méme pour une république, cette 
Assemblée a trop de républicains. Sans doute la logique proclame 
que les républicains sont les députés naturels d’une république, et 
dans un autre pays la logique aurait raison. Mais en France I’his- 
toire avertit aussitOt que nos républiques d’autrefois ont péri sous 
les auspices cl par les mains d’assemblées trop républicaines; et 
plus d’un observateur dirait encore que si l’Assemblée de 1874 
avait compté dans ses rangs autant de républicains que celle-ci, la 
république n’aurait pas eu le temps de se créer ou la force de vivre. 








QUINZAINE POLITIQUE. 739 


Avertissement grave et défiance juste, en vérité. Qui ne sait, en ef- 
fet, l'impulsion que l’idée de la république communique aux hom- 
mes ef aux choses, en les poussant dans des directions inconnues 
par les voies d’un progrés indéfini? Qui ne sait les souhaits qui se 
sont amassés d’avance: aux pieds de cette Assemblée et qui vont en 
battre impétueusement les portes? Et qui ne comprend que con- 
templant leur nombre, étroitement groupés, exaltés par le senti- 
ment de leur union comme par la -joie de leur rencontre, stirs de 
lcur puissance, menés par de tels chefs et encouragés par la foule, 
les répubhicains et les radicaux, qui seront demain les maitres de 
cette Assemblée, ou ne posséderont pas en eux ou ne pourront pas 
garder longtemps cette vertu de la modération qui seule tiendrait 
en équilibre leur masse, une masse instinctivement agitée et ‘vio- 
lente? Certes, c’est une victoire pour le parti républicain que cette 
élection du 20 février. Mais peut-étre cette victoire sera-t-elle mor- 
telle pour la république. 

Cette élection si républicaine a bien des causes. La plus puissante 
et la plus vraic, ce semble, c’est entre toutes la plus vague : nous 
youlons dire la trop frangaise qualité de l’entrainement. Ah! la Ré- 
publique! voila pour la multitude la mode et la fiévre du jour, voila 
la tradition de l'année, bien plus encore que la nécessité du pré- 
sent. On chercherait parmi ces millions d’électeurs ceux qui sont 
républicains par un enseignement de leur raison, ceux qui ont mé- 
dité sur les avantages comparés de la monarchie et de la Républi- 
que : i] en est peu, trés-peu. On les trouverait nombreux, au con- 
traire, ceux qui sont aujourd’hui républicains, soit par imitation, 
soit par une naiveté docile ou par une sorte d’empressement pas- 
sager. Ils sont nombreux aussi ceux que ménent les mots déclama- 
toires des tribuns ou les maximes savantes des doctrinaires : on ne 
se demande pas si M. Louis Blanc a réalisé une seule de ses pro- 
messes, si M. Gambetta a été fidéle autrement qu’en parole au for- 
mulaire de Belleville, si M. Barodet a cu le pouvoir magique que la 
foi populaire, en 1873, prétait 4 son nom : on écoute, on espére, 
on est séduit, on se livre. Et cette crédulité, il ya dans notre grand 
peuple d’électeurs quelque chose qui la favorise singuliérement : 
Cest un défaut de clairvoyance, on ne sait quoi de court dans la 
vue, qui ne lui laisse apercevoir le danger que lorsqu’il est proche 
et qu'il est gros. L’apercoit-il alors, et la volonté du suffrage uni- 
versel change & la hate, l’élection du lendemain contredit celle de 
la veille ; mais hélas ! combien de fois n’a-t-il pas été trop tard ! 

Il faut le reconnaitre d’ailleurs : le suffrage universel s’attache 
volontiers 4 ce qui s’offre 4 lui. Plus qu’on ne pense il est pour ce 
qui est. S’il sert d’arme aux radicaux, il sert aussi d’instrument, 








740 QUINZAINE POLITIQUE. 


pour la préservation des choses existantes, 4 bon nombre de con- 
servateurs que la crainte de l’inconnu rend jaloux de maintenir les 
institutions du moment, si fragiles qu’elles soient d’elles-mémes. 
L’empire sut-habilement exploiter ce sentiment. La République vient 
d’en profiter 4 son tour. La France, on ne peut le mer, est lasse, 
non-seulement des variations de son sort, mais de son inquiétude 
~ elle-méme : elle veut se reposer, et coname le voyageur surpris sur 
la route par la fatigue, elle s’endort au bord du fossé ou sa fatigue 
l’arréte. Il n’a pas manqué @’orateurs et.de journalistes pour dire 
au paysan et au bourgeois de prendre garde 4 une révolution, de 
nc pas risquer de changement et de se contenter de la République, 
par une sage défiance, des hasards et des catastrophes. Et cette peur 
a en effet opéré dans plus d’une de nos campagnes et de nos petites 
villes le miracle de faire voter pour la République de braves gens 
qui ne sont pas républicains ou qui ne savent pas s’ils le sont. 
Avouons franchement aussi que, pour les conservateurs, la lutte 
était inégale, l’heure peu propice. Avaient-ils bien haut dans la mé- 
lée un drapeau visible de la foule et hardiment déployé devant elle? 
Non, etc’est un singulier désavantage : car la foule, surtout dans 
les pays de suffrage universel, aime a voir les banniéres, et il luien 
faut dont la couleur attire ses yeux. Les mots discrets, les réticen- 
ces adroites, les équivoques, méme honnétes, n’ont guére de pouvoir 
sur son esprit. Le nom de conservateurs, méme orné des épithéles 
de constitutionnels et de modérés, ne sonne pas clairement a son 
oreille comme ceux de royalistes; de: bonapartistes et de républi- 
cains : sa sincérité répugne aux définitions difficiles. Qu’est-il ar- 
rivé 4 des centaines de candidats, dans ces embarras de conscience 
et de langage? Monarchistes, ils se dissimulaient, ou bien on. les di- 
sait impuissants. Républicains, on ne les croyait pas. is pouvaient 
avoir l’air de politiques résignés ou, qui attendent. Mais, comme ils 
ne montraient pas le but, comme ils.n’indiquaient rien 4 horizon 
de l'avenir, ils n’avajent pas, non plus la force qui entraine ; -et dés 
lors peut.on s’étonner outre mesure que le grand nombre ne les ait 
pas suivis? 3 , eis 5 - % 
Parmi Jes causes de leur défaite, il yen a deux secondaires et: 
transitoires qui mériteront !’attention des conservateurs. Une orgas: 
nisation énergique et intelligenta .q manqué a leurs ressources, : 
Avaien|-ils, comme les républicains et les radicaux, un comité de. 
direction générale, surtout des comités d’actignick.des correspon- 
dants? Semaient-ils, comme leurs adversaires, les livres et les bro- 
churcs? Possédaient-ilg autant. de journaux? kaaient-ilq servis par 
d’aussi, nombreux.agents ? Avaient-ils ,taus ,ces secrets de propa- - 
gande ct toutes ces régles, de discipline ? On sait: que non. Il estiplus 





QUINZAINE POLITIQUE. 74M 


triste encore de convenir que |’action du gouvernement, par la faute 
de maint fonctionnaire, n’a pas eu toute l’efficacité qu’eussent sou- 
haitée les conservateurs. Nous ne nous plaignons nullement, pour 
notre part, que M. Buffet, jugeant despotique et corruptcur l’usage 
de la candidature officielle, l’ait interdit 4 certains préfets ou sous- 
préfets qui avaient fait jadis métier de ces pratiques impériales. 
Mais que parmi eux il y en ait eu d’indociles 4 ses instructions ou 
assez osés pour le tromper, que plusteurs aient pactisé avec les en- 
nemis mémes du gouvernement, que quelques-uns aient violé les 
ordres du ministre de l’intérieur; que d’autres aient ménagé leur 
fortune en aidant aux espérances de certains partis, c’est un scan- 
dale, et n’y a-t-il pas urgence a corriger cet abus ? 

Quelles que soient les raisons décisives, |’événement n’a été ni tel 
que les conservateurs le désiraient ni tel que l’cussent voulu en Eu- 
rope ceux des petiples ‘qui sont encore bienveillants 4 la France. Quel 
spectacle que celui de ce Paris oublieux, auquel son expérience 
n’enseigne rien, et recommengant en 1876 ces jeux de sa capri- 
cieuse démocratie si funestes a la paix publique comme a son hon- 
neur en 1873 et en 1871 ! Quoi! prodiguer ses suffrages a ces his- 
trions du radicalisme dont il sifflerait au thédtre ta ridicule mé- 
diocrité ou Vinsolente vanité! Etre pour la société fran¢aise un 
centre ot ses destinées se sont formées, ou notre patrie accumule 
tous les trésors de sa richesse et de son génie, ot l’étranger méme 
adinire une ‘des capitales de intelligence humaine, et se choisir 
pour représentants ces démagogues dont la plupart n’ont ni élo- 
quence ni savoir, ou qui, pour l’urbanité, valent a peie le Cléon 
d’Aristophane! ‘Se wanter de donner des lecons a la France et au 
monde, s’enorgueillir d’étre la cité mafernelle de la république, et 
n’élire que des violents et des utopistes, c ’est-a-dire ne fournir au 
pays niun exemple de modération ni un témoignage de bon sens! 
Voila une triste page encore pour Vhistoire de Paris. 

Nous avons subi, nous conservateurs, des pertes graves et nom- 
breuses dans cette bataille. L’inconstance populaire nous prive de 
talents qui hvaient vivement brillé dans l’Assemblée de 1871 et 
dont la lumiére edt éclairé celle de 1876 avec plus d’éclat encore ; 
elle nous prive de dévouements qui avaient rendu de grands ser- 
vices. Entre tous, M. Buffet manquera parmi nos amis. Nous sa- 
luons de nos regrets cette fiére figure, cet homme intrépide au de- 
voir, ce travailleur assidu, cet orateur d’une parole si pénétrante et 
si shre; ce parlementaire sagace, ce ministre scrupuleux et sincére, 
cet indomptable soldat de l’ordre et de la paix. Personnage digne 
de toutes les fonctions qu’il a occupées, M. Buffet a marqué sa 
place dans l’histoire de ces cing ans, 4 la tribune, par la présidence 


142 QUINZAINE POLITIQUE. 


de ]’Assemblée et dans les conseils du maréchal de Mac-Mahon. 2 
laisse une mémoire. Tenace et hautain devant l’impopularité, elle 
vient de l’abattre, 4 force de haines et de mensonges; mais il est 
de ceux qui se relévent: il a pour cela le ressort supréme, |’estime. 
Les conservateurs se souviendront qu’ll a fait avec eux le 24 mai et 
pour eux le 25 février. Ils n’oublieront pas qu’il a tenu les rénes 
du gouvernement d’une main ferme et qui ne rejetait aucune res- 
ponsabilité. Quant aux républicains et aux radicaux, ils peuvent 
aujourd’hui célébrer sa chute avec le méme enthousiasme que te 
jour ow ils célébraient son avénement, impatients dans leurs voeux 
au point de croire qu’il s'attardait trop 4 pleurer sur le cereueil de 
sa mére; ils ont su par leurs artifices lui é6ter honneur d’étre 
député ou sénateur jusque dans cette Lorraine dont il est l’un des 
fils les plus passionnés et les plus illustres ; ils ont banni de ces 
Assemblées ou son expérience et son éloquence avaient habitué le 
public & juger sa présence nécessaire. Soit, mais qui peut dire 
qu’un temps ne viendra pas ou ces ingrats reconnaitront qua con- 
traindre la république 4 étre conservatrice, M. Buffet, par sa vigi- 
lante sévérité, lui constituait plus de titres et lui garantissait plus 
de durée qu’eux-mémes par leur complaisance? Qui peut dire qu’ 
une autre époque, il ne leur semblera pas, comme a M. Buffet, que 
contre l'Empire, le meilleur rempart de la République, c’est une 
politique rigoureusement conservatrice? 

Les républicains et les radicaux vont régner dans |’Assemblée. 
Car bien que les conservateurs, dans les 107 ballotages ou se com- 
plétera prochainement cette élection, aient le juste espoir de rega- 
gner beaucoup de siéges, leurs adversaires auront encore la supé- 
riorité du nombre. On dispute violemment, comme d’ordinaire, sur 
le chiffre exact auquel on peut évaluer dans |’Assemblée les forces 
nouvelles des partis; et le plus impartial, on le concoit, peut se 
tromper dans cette évaluation. N’y a-t-il pas, sur les limites de cha- 
que groupe, des indécis qui erreront de l'un a l'autre? N’y a-t-il 
pas d’étranges mariages d’opinions qui font de certains députés des 
politiques vraiment hybrides ? Tous les élus garderont-ils la phy- 
sionomie des candidats? Enfin, les nuances sont-elles également 
distinctes pour tous les regards? Quoique chacun puisse ainsi mo- 
difier un peu cette estimation, nous croyons, nous, suffisamment 
véridique un calcul qui attribucrait 4 l'extréme gauche 73 siéges, 
4 la gauche 183, au centre gauche 38, aux bonapartistes 57, aux 
conservateurs 78. Qu'il y ait 4 la gauche une certaine quantité de 
républicains qu’il soit facile de convertir en radicaux ou & trans- 
porter au centre gauche ; que le centre gauche ait lui-méme des 
emigrants préts 4 passer d’un cété ou d’un autre; que parmi les 





QUINZAINE POLITIQUE. 7143 


bonapartistes une dizaine soient assez modérés pour se séparer 
de M. Rouher dans certains mouvements de sa convoitise : on ne 
saurait le contester. Nous inclinons a penser, d’ailleurs, que, sous 
empire de certaines craintes, des rapprochements imprévus 
pourraient s’‘accomplir sur plus d’un point dans cette Assembléc ; 
ona le droit de prévoir aussi une division qui partagera la gauche 
en deux troupes indépendantes qui s’uniraient, lune au centre 
gauche et l’autre 4 l’extréme gauche, selon l’occasion. Ces conjec- 
tures sont encore arbitraires. Les premiers actes de l’Assemblée 
nous permettront de mieux fonder nos suppositions. Mais, dés ce 
jour, une telle disproportion des forces n’est-elle pas un séricux 
sujet d’alarmes? 

Voici, revenus & la lumiére, surgissant de l’oubli, ou méme pa- 
rés des honneurs d’une popularité nouvelle, ces mémes hommes 
qu’au lendemain du 8 févricr 1874, la colére et le mépris de la 
France écrasaient et repoussaient dans |’ombre. Dictateurs incapa- 
bles, émeutiers ou complices d’émeutiers, magistrats d’aventurc, 
proconsuls furieux, trafiquants de la misére nationale, ils viennent 
dans ce parlement remplacer d’honnétes gens qui avaient tenu 1’é- 
pée de la France sans regarder en arri¢re, pendant qu’on abusait, 
a Tours et 4 Bordeaux, du sang et de l’argent de notre patrie. 
Etranges pardons de la multitude! Cing ans et un peu de radica- 
lisme lui suffisent pour oublier toutes ces folies et faire croire & 
rétranger que l’expérience de 1870-74 n’a pas plus instruit les té- 
moins des Gambetta que des Rouher, des Duportal que des Ollivier. 
Que le centre gauche n’en gémisse pas! Si les radicaux, en 1876, 
rentrent plus nombreux et plus puissants dans cette Assemblée, 
cest qu’il les a sauvés de la condamnation qui les frappait en ce 
temps-la : par ses alliances, par ses excuses, parson crédit, par ses 
louanges mémes, il les a absous, il leur a rendu courage, il les a 
réhabilités, il les a aidés a ressaisir la faveur publique. Avec eux, 
ilari du péril social; et hier, dans les clubs, il s'épouvantait tout 
4 coup de leur audace et de leur insanité. ll s'est moqué des pré- 
dictions qui lui annongaient que les radicaux lui réservaient le 
méme sort qu’a nous; et demain, il verra la place qu’il tient main- 
tenant dans l’Assemblée, il sentira sa faiblesse auprés de ces deux 
gauches, il rompra }’union qui l’attachait 4 elles, ou il ne sera plus 
que leur humble satellite! 

Le centre gauche a longtemps couvert de son patronage les deux 
aulres gauches. Va-t-il vivre désormais sous leur protection? Le 
peut-il? Peut-il se fier 4 leur amitié devenue souveraine? Ce serait 
une illusion nouvelle. Car, qu’ont-ils fait pour lui, quelle assis- 
lance lui ont-ils prétée Je 20 février, ces radicaux dont la modéra- 
tion n’est qu’oratoire? La République francaise, ob M. Gambetta 





144 QUINZAINE POLITIQUE. 


cousigne sa pensée, a répété jusqu’a irois fois le nom de M. Louis 
Blane sur sa liste de candidats; elle a préconisé les Clémenceau, 
les B. Raspail, les Ch. Quentin et autres; de tous les candidats du 
centre gauche, il n’en est qu’un, M. Thiers, qu’elle ait daigné re- 
commander. En province comme 4 Paris, les radicaux ont partout 
combattu et presque partout vaincu les républicains conservateurs 
du centre gauche. Est-ce 14 l’union? Quel est cet amour fraternel? 
Ou plutét Pheure qu’on prophétisait n’est-elle pas venue, l'heure 
ou les radicaux choisiront, pour servir aux autels dé la république, 
de plus purs croyants que les néophytes, l’heure oa, pour entrer 
dans ce'temple qu’on nous disait jJadis celui de la tolérance, il 
faudra montrer d’abord son certificat de naissance républicaine? 
Si le centre gauche le nie, qu'il compte ceux des siens que la bonne 
volonté des radicaux a laissé passer : ils sont trente-huit ! Et com- 
ment aurait-il pu, avec son indécision, avoir une destinée meil- 
leure? Trois jours avant Je vote, il publiait 4 Paris un manifeste ou 
il suppliait les électeurs de ne pas livrer leurs suffrages 4 ces « agi- 
tateurs » du radicalisme, & ces « coureurs de popularité », a ces 
« faux amis de la Constitution », & ces « seclaires ». C’était une 
réprobation véhémente, mais ce ne devait é¢tre aussi qu’une vaine 
piéce d’éloquence. Le centre gauche parlait et n’agissait pas. Ou 
bien ses journaux n’osaient pas opposer de candidats 4 ceux 
des radicaux, ou bien ils repoussaient ceux des conservateurs, ou 
bien encore ils-observaient une lache ncutralité; et Paris avait cette 
comédie d’un d’entre eux, le plus grave peut-tre, qui, trop timide 
pour opter entre les candidats de son propre parti ct ceux de la ré- 
publique radicale, se contentait, dans unc stoique indifférence, de 
les montrer aux électeurs sur une méme ligne et avec les mémes 
titres ! Peur coupable ou triste duperie, il faut tinir : que leé centre 
gauche s’appelle républicain aussi haut qu’il lui plaira; mais, de 
grace, qu’il choisisse : il faut étre conservateur ou radical; la lutte 
des deux républiques va commencer ; et ¢ est le dernier duel... 
“Mésurément, le temps n’est pas de philosopher. On n’a pas, dans 
ces périls; le: loisir de comparer la genre de vote qui a élu le Sénat 
ct celui qui a élu l’Assemblée, ni de reprendre, A la lumiére de cette 
élection, la théorie des deux scrutins. Bien que dans certains dé- 
partements, comme dans Vaucluse et Maine-et-Loire, le scrutin 
d’arrondissement ait répondu aux voeux des conservateurs, pour- 
quoi, dans l'ensemble des colléges électoraux, leur a-t-il été moins 
favorable qu’ils né Pespéraient? C’est que par dessus les scrutins 
régnait un souffle puissant, trop puissant hélas! qui passait par 
dessus toutes les barriéres et qui emportait follement les esprits. 
Ce vent de république qui soufflait ainsi aurait-il entrainé les vo- 
lontés plus violemment encore, sans les divisions tracées par la lot 








QUINZAINE POLITIQUE. 145 


du scrutin.d’arrondissement? On peut le croire. Le seul fait qu’il 
importe aujourd'hui de constater, c'est que dans ces grands jours 
de consultation populaire, l’opinion, quand elle est soulevée, do- 
mine tout et surmonte tout. Il faut que ce fait reste dans le souve- 
nir des conservateurs : il leur apprendra 4 connaitre les vraies con- 
ditions et les suprémes nécessités de la lutte; il leur enseignera & 
agir sur cette opinion avec plus de vigueur et de constance, avec 
plus d’accord et d’unité. L’opinion, c'est aujourd’hui pour la France 
la maitresse de sa fortune. Qu’on le déplore ou non, telle est la fa- 
talité du jour. Ne l’oublions plus, et puisque le combat a ce prix et 
cet objet, sachons donc enfin, nous aussi, porter 14 tout l’effort de 
notre courage et de notre abnégation. | 
Est-ce un voeu chimérique ? Nous voudrions que les conservateurs | 
saisissept pénéreusement cette noble et douloureuse occasion de 
sunir dans l’Assemblée. Leur malheur est commun. Qu’ils asso- 
clent leurs coeurs pour le grand dessein qui se présente ‘a leurs 
volontés. Ce dessein est bien au-dessus des projets et des essais ou 
ils se sont heurtés, entrechoqués et divisés : c’est bien la société, 
cest bien la patrie qu’ils ont maintenant 4 défendre, sans se que- 
reller sur le drapeau qui flotte’sur leurs tétes, sans penser’é autre 
chose qu’aux armes qu’ils ont entre leurs mains et a la bataille qui 
se livre. Les mots sont devenus des réalités ; le péril ne gronde 
plus dans ie lointain ; il plane la, sur nous et autour de nous. Les 
conservateurs, dans ce parlement républicain et radical ot le parti 
deM. Houher aura du moins la force du désordre, les conservateurs. 
he seront plus que le petit nombre. Eh bien! cette poignée d’hom- 
mes va-t-elle se disséminer? va-t-elle former une extréme droite, 
une droite, un centre droit, chacun avec un groupe d’une trentaine 
de députés? Il faut bien le dire: ce serait presque ridicule. Qu’ils - 
se rapprochent, qu’ils confondent leurs’ résolutions, ce sera plus 
digne et ce sera plus utile. Laissez donc 14, nous vous en adjurons, 
les souvenirs qui offensent et les regrets qui séparent. Oubliez les 
dates de vos discordes. Effacez les mots de vos coléres. Mélez-vous 
en 1876 deyant l’ennemi de vos lebertés et le destructeur de votre 
repos, comame vous méliez vos coups et votre sang en 1870 et en 
1874, devant l’euvahigseur et la mort. Et commencez Punion sur 
la bréehe méme, dans les élections complémentaires du 5 mars. - 
Que fcra le gouvernement? quelle sera la-conduite du maréchal 
de Mac-Mahon? C’est une question délicate; et, & nos yeux, il ne 
sied guére d’appeler maintenant sur ce point la discussion publi- 
que. Disons au moins qu’il est imprudent de se précipiter, comme 
quelques-uns le veulent, 4 une résistance anticipée et qui ne sait 
pas encore quelle sera l’attaque. Il ya beaucoup a craindre : mais 


146 QUINZAINE POLITIQUE. 


si cette crainte doit tre salutaire, si on veut quelle réveille la na- 
tion, sion veut qu’elle soit une force, il faut ne rien devancer, il 
faut attendre le danger et non J’exciter, i] faut laisser le mal, sinon 
progresser, du moins paraitre lui-méme. Que l’Assemblée commette 
les premicres fautes, si elle veut; mais que le gouvernement reste 
dans l’expectative, attentif et résolu, calme pourtant et ne provo- 
quant personne : c’est seulement si on a cette attitude, sion mon- 
tre cette réserve, qu’on rangera derriére soi le Sénat et tous les 
conservateurs égarés jusqu’ici dans la région de la gauche ou sur 
ses confins. La gravité des circonstances, loin d’interdire Vhabileté. 
la rend plus nécessaire que jamais. Prenons donc garde 4 la fausse 
énergie, 4 une promptitude inconsidérée. La France sera notre al- 
lige au moment supréme; mais d’abord il faut qu’elle voie la guerre 
et discerne les torts : ne commencons pas les hostilités. L'’épée du 
maréchal de Mac-Mahon nous sera fidéle: on peut compter sur ce 
secours. Que cette confiance nous console et nous soutienne dans la 
patience que la politique nous impose. 

Pauvre France! A quelle étape en est-elle? Dieu seul le sait. Mais - 
défendons-nous de l’effroi qui décourage : la France a des élans qui 
déconcertent aussi souvent les prévisions de la crainte que toutes 
les autres. Certes, sa fortune n’a pas le cours de nos souhaits. En 
4874, acette heure sombre ow on ignorait quelle route la France prea- 
drait parmi les débris de tant de gouvernements et 4 travers les dé- 
combres d’une guerre si ruineuse, nous révions qu'elle remonte- 
rait 4 sa gloire et 4 sa prospérité par un chemin plus droit et plus 
sir, plus uni et plus doux, mieux éclairé du soleil : c’était le che- 
min que ses destinées avaicnt suivi durant des siécles de progrés 
en progrés. Ge songe, tout l’a décu. Pendant ces cing années, elle 
s’est avancée, incertaine, d’un pas chancelant, par une voie héris- 
sée d’obstacles, et le long d’urrgouffre. Elle n’est pas tombée pour- 
tant. Voici encore une nouvelle traverse. Elle passera : n’en déses- 
pérons point. On dit toujours qu’elle est riche de biens inépuisa- 
bles. Mais qu’on relise son histoire: ce n’est pas seulement des 
biens de son ciel ct de son sol qu’elle a la fécondité ; elle a aussi un 
fonds merveilleux de ressources morales ct politiques. Méme dans 
le mal, elle yaut mieux qu’elle ne parait; sa volonté est plus saine— 
que ses choix ne sont justes, et son bon sens est aussi alerte dans 
ses retours que son imagination est légére dans ses écarts. Ces res- 
sources, elle va les retrouver 4 la vue du danger : nous sommes de 
ceux qui n’en doutent pas. Aucuste Boucaes. 


Lun des gérants : CHARLES DOUNIOL 


Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Parie. 








UN CLUB DE JAGOBINS BN PROVINCE 


1791 — 1793 


Les Jacobins de Paris, tout le monde en sait I’histoire ; des Jaco- 
bins de province, on en a jusqu’ici beaucoup moins parlé. Et cepen- 
dant elles méritent bien de fixer un instant l’attention ces mille et 
quelques Sociétés populaires qui, répandues en 1792 par toute la 
France, receyaient chaque jour le mot d’ordre de la société-mére 
des Jacobins de Paris, et renvoyaient aussitét, sous forme d’adresses 
a la Convention nationale, l’expression des veux et des désirs de la 
grande Ville, qui semblaient étre ainsi les voeux et les désirs de la 
France enti¢re. 

Qui connait l’histoire d’une de ces sociétés jacobines au petit- 
pied, formées dans la plupart des petites villes de province de 1794 
a 1793, connait l’histoire de toutes les autres ; et en prenant ici pour 
type la Société populaire de Fontainebleau, dont nous avons été 
assez heureux pour retrouver les archives, nous croyons, qu’a part 
quelques différences de détail, on a sous les yeux |’organisation et le 
fonctionnement ordinaire de tous les clubs jacobins de province, 
durant la période révolutionnaire qui aboutit 4 la chute de Robes- 
pierre. 

C’est peut-étre dans ces petites réunions locales, que |’on décou- 
vrira le mieux les sentiments et les passions politiques qui entrat- 
nérent les esprits 4 cette époque de notre histcire; dans les assem- 
blées législatives, dans les assemblées provinciales méme, on se 
trouve placé sur un trop grand thédtre pour bien voir; les acteurs 
grandissent trop en général 4 nos yeux; les hommes qui s’agitent 
dans ces grandes réunions sont trop en scéne; sentant que tous les 
regards sont tournés vers eux, ils veulent 4 tout prix jouer de 
grands roéles; bien heureux s‘ils n’arrivent pas fatalement 4 jouer 

N. SER. T. LXVI (cl DE LA COLLECT.), 5° trv. 10 mars 1876. 49 


748 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


parfois de facheux personnages. Dans les petits comités de province 
au contraire, la franchise et le naturel éclatent 4 chaque instant; les 
orateurs, — s'il en existe ! — se sentent beaucoup plus & l’aise et par- 
tant sont plus sincéres; les passions s'y montent plus 4 nu, les 
impressions y sont plus vives, les émotions plus spontanées, les 
enthousiasmes moins calculés; la nature humaine peut y étre mieux 
prise sur le vif. 

C’est donc aux rcunions populaires d'un clubjacobin d'une petite 
ville de province, de Fontainebleau en Seine-et-Marne, que nous 
convions le lecteur. En surprenant l’organisation de cette petite 
société révolutionnaire, en suivant ses développements successifs, 
en constatant 4 un certain moment sa puissance et sa force, son 
despotisme et sa tyrannie, nous serons amenés a faire de_ bien 
amtres réflexions, et peut-€tre songerons-nous aux petites sociétés du 
méme genre qui cherchent 4 naitre encore de nos jours dans de 
semblables conditions. 

Entre les Jacobins d’autre fois et les Jacobins d’aujourd’ hui la dis- 
tance n'est pas grande, les analogies sont nombreuses et frappantes. 
Sans doute il nous feront sourire tous ces petits distoureurs de 
contrebande que nous allons voir se poser a la tribune, « s'y dessi- 
ner avec grace, » comme dit l'un d’eux, et prétendres’y faire passer 
pour orateurs; peut-étre les trouverons-nous grotesques, tous ces 
harangueurs de carrefour qui vont, devant nous, se presser en 
foule autour de l’arbre de la Liberté et entonner des fhiymnes 
en I'honneur de la Raison; en tous cas nous ne les suivrons 
pas plus dans leurs théories révolutionnaires que nous n’applau- 
dirons 4 leurs actes, et nous espérons que le lecteur, aprés avoir 
lu ces quelques pages, connaissant mieux les Jacobins de tous les 
pays et de tous les temps, ne les en détestera que davantage. 


Toutes les sociétés populaires de 1792 et de 1793, que Mont- 
Gilbert, appelle « les filles et les compagnes de la Révyolution, » 
furent issues de cette premiére Soczété des amis de la Constitution, 
formée a Versailles par quelques députés de Bretagne et conaue 4 
son origine sous le nom de Cludb-Breton. Prudhomme, dans ses 
Reévolutsons de Parts, recommandait, des le mois de novembre 1790, 
de grouper partout le peuple « en petits pelotons, » et peu de temps 
aprés Camille Desmoulins, dans ses Révolutions de France et de 
Brabant, pouvait annoncer « que le grand arbre, planté par les 
Bretons aux Jacobins, avait poussé de toutes parts, jusqu’ aux extre- 








UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 749 


mités de la France, des racines qui lui promettaient une durée 
éternelle. » 

Si l'arbre planté par les Jacobins n’eut pas cette durée éternelle 
que lui prédisait Camille Desmoulins, il n’en est pas moins vrai 
qu’il étendit pendant prés de cing années ses rameaux sur toute la 
France ; pendant cing ans, dit M. Thiers dans son AMistotre de la 
Révoluton francaise, tout ce qui devait étre fait en France, se pro- 
posait et se discutait aux Jacobins, et les mémes hommes venaient 
ensuite exécuter 4 PHotel-de-Ville, au moyen des pouvoirs munici- 
paux, ce qu'ils n’avaient pu que projeter dans leurs clubs. » Il en 
fut de méme en province, et tout ce qui intéressait a un titre quel- 
conque I'admnistration d'une petite ville, aprés avoir été discuté 
dans le club jacobin, ne tardait pas 4 étre exécuté par les membres 
de ces mémes sociétés populaires, qui n’hésitaient d’ailleurs jamais a 
envahir lHotel-de-Ville, lorsque des élections réguli¢res ne les y 
avaient pas envoyés siéger. 

Dans les premiers jours de leur existence, les sociétés populaires 
de province eurent principalement en vue l'instruction politique, 
l’éducation politique des citoyens : « la mission d’une société popu- — 
laire, disait en octobre 4794 un des Jacobins de Fontainebleau, est 
d’éclairer l’opinion publique et de la tenir constamment au courant 
et 4 la hauteur des mesures décrétées par la Convention. » Ren- 
verser par tous les moyens possibles « le monstre de la supersti- 
tion, » entrait bien aussi dés le principe dans le programme des 
Jacobins de province, et comme le disait encore un membre de la 
Société de Fontainebleau, it leur importait beaucoup « de fouler | 
aux pieds tous les anciens préjugés qui tenaient de loin ou de prés 
au despotisme théologique dont l’ancien almanach peut étre regardé 
comme le répertoire. » Ce premier programme, trés-scrupuleusement 
rempli d’ailleurs, parut bien vite par trop modeste et ne tarda guére 
a s‘élargir. Dés lors a la tribune des Jacobins de province comme 
a celle des Jacobins de Paris, de nombreux projets de lois furent 
élaborés, des questions de haute politique agitées, des mesures 
révolutionnaires décrétées, et pour mieux assurer l’exécution de 
leurs arrétés, ceux-l4 mémes qui les avaient pris se chargeaient 
presque toujours d’en surveiller les effets et d’en ordonner la rigou- 
reuse application. « Nous sommes, disait Camus, membre du Comité 
de Salut-Public et qui en novembre 1792 assistait 4 une séance du 
club jacobin de Fontainebleau, nous sommes les sentinelles vigi- 
lantes des lois, les surveillants des administrateurs, et en général 
de tous les fonctionnaires publics. » 

Cette ingérence continuelle et absolue des Jacobins de province 
dans les administrations locales qui, tout d’abord, n’était le résultat 





750 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


que d’une tolérance éxcessive ou le plus soyvent de la faiblesse ou 
de la peur des administrateurs, ne tarda pas a leur étre reconnue 
comme un droit : « toute atteinte portée 4 ce droit, disait Bar, 
député de la Moselle a la Convention, est une violation de la liberté 
générale et individuelle, c’est un acte oppressif qui doit étre 
réprimé. » Aussi le citoyen Gosset montait un jour a la tribune de 
la Société populaire de Fontainebleau, et s’y faisait unanimement 
applaudir lorsqu’il disait: « La république fran¢aise vient, par 
l’organe de la Convention, de se déclarer gouvernement révolution- 
naire; il s’en suit que toutes les autorités sont maintenant des corps 
révolutionnaires ; conséquemment nous avons le droit incontestable, 
droit délégué par nos représentants, de destituer tous les fonction- 
naires publics qui n’agiraient pas assez réguli¢rement. » L’on peut 
juger de l’excellence d’un régime politique qui permet a tout citoyen 
de destituer tout fonctionnaire qui n’administre pas selon ses godts, 
et qui ne trouverait jamais un meilleur remplacant, 4 la fonction 
devenue vacante, que lui-m¢me! 

En résumé, toujours actifs, toujours vigilants, les Jacobins de 
1792 furent, avec des apparences de patriotisme et sous les dehors 
d'une rigide vertu,'les véritables tyrans de notre pauvre pays, 
comme ils sont encore aujourd’hui les ennemis les plus acharnés de 
nos institutions et de nos libertés. Nous allons les voir a lceuvre 
dans la petite ville de Fontainebleau et dans quelques autres villes 
du département de Seine-et-Marne; mais en songeant a la puissance 
et 4 la renommée dont sont encore en possession les Jacobins de 
nos jours, nous ne pouvons nous empécher de remarquer dés main- 
tenant avec Mont-Gilbert, « que le Francais naturellement magna- 
nime et confiant, est constamment la dupe de tous les coquins qui 
se constituent devant lui en personnages vertueux. » 


Il 


C’est le 5 mai 1791 que se fondait A Fontainebleau la Sociéte 
populaire qui s’intitulait : Société des Amis de la Constitution, & 
qui le 14 novembre 1792, « en raison, dit le procés-verbal de la 
séance, de la différence des circonstances, » changeait ce premier 
titre en celui de : Société des Amis de la Liberté et de [ Egalité. Les 
fondateurs de cette Société étaient pour la plupart des citoyens 
obscurs qui devinrent par la suite, en 1793, maires de la ville. 
comme les sieurs Avril et Belot, ou bien procureur de la commune, 
comme le citoyen Gaultier. Au moment ou se fondait a Fontaine- 
bleau cette société populaire, plusieurs sociétés du méme genre 
existaient déja dans le département de Seine-et-Marne, et les villes 








UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 751 


de Melun (8 décembre 1790), de Provins, de Meaux, de Brie-Comte- 
Robert, de Juilly possédaient depuis plusieurs mois déja: des sociétés 
jacobines, affiliées aux Jacobins de Paris !. 

A peine organisés, les Jacobins de Fontainebleau cherchent & 
s‘affilier aux sociétés voisines et 4 la société-mére de Paris; dans sa 
séance du 22 mai 1791, la Société de Melun consent a s’affilier 4 
celle de Fontainebleau, et le citoyen Pichourier, curé d’Andrezel et 
président des Jacobins de Melun assure 4 ses fréres de Fontainebleau 
combien est vif le désir qu'il a « de resserrer par une union plus 
étroite, les liens qui doivent unir les citoyens du méme département, 
les habitants de deux villes voisines 3. » L’affiliation de la Société 
des Jacobins de Paris ne fut pas aussi facilement et aussi prompte- 
ment accordée aux Jacobins de Fontainebleau. Ceux-ci d’ailleurs ne 
furent pas tout d’abord bien unanimes sur la question de savoir 4 
quelle société parisienne le club de Fontainebleau _s’affilierait; 
solliciterait-on le patronage des Jacobins ou celui des Feuillants? 
La question fut assez longuement débattue, et sans ]’intervention 
d'un fougueux Jacobin, le citoyen Giot, qui le 4 septembre 1791 
vint exposer, dans un discours des plus véhéments, « la con- 
duite toujours franche et loyale des Jacobins, » et énumérer com- 
plaisamment « les nombreux services que les Jacobins avaient 
rendus et qu’ils étaient encore préts 4 rendre a la Révolution; » il 
y a lieu de penser que les membres de la Société populaire de Fon- 
tainebleau auraient suivi les tendances feuillantines que signalait 
plus tard un représentant du peuple en mission, comme « infectant » 
le département de Seine-et-Marne. Quoi qu’il en soit, notons ici que 
ia Société populaire de Fontainebleau ne fut affiliée qu’au mois de 
décembre 1791 4 la Société des Jacobins de Paris, avec lesquels des 
rapports constants et des plus intimes ne tardérent pas 4 s’établir. 
« Fréres et amis, écrivaient les Jacobins de-Paris a ceux de Fontai- 
nebleau, le 29 janvier 1793, les républicains sont au-dessus des 
dangers, la calomnie peut les poursuivre, mais jamais elle ne les 
atteint; jamais elle ne fléchit leurs caractéres, la trempe républi- 
caine est indélébile; c’est cette trempe que nous avons toujours 
trouvé en vous!... » 

Bien qu’existante depuis le 5 mai 1791, ce n'est véritablement 
que le 8 mai, par la constitution de son bureau, que la Société 
populaire de Fontainebleau fut fondée ; son organisation intérieure 
fut des plus simples et son réglement, successivement amendé et 


! Voir la liste des 229 sociétés de province affiliées aux Jacobins de Paris, 
dés le mois de mars 1791. (Bibliothéque Nationale.) . 
2 (Lettre conservée aux Archives de Fontainebleau.) 


732 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


modifié, définitivement adopté le 2 décembre 1793, nous arreétera 
quelques instants, moins 4 cause de son originalité, qu’en raison 
de la rareté, aujourd’hui, de ces sortes de documents presque histo- 
riques. La Bibliotheque nationale ne posséde qu‘un seul exemplaire 
de ces réglements de club jacobin en province, et c’est précisément 
le réglement de la Société de Fontainebleau, dont il convient de 
signaler les principaux. articles. 

La Société était représentée par son bureau, composé d'un pré- 
sident, de trois secrétaires, d'un trésorier, d’un archiviste et d'un 
censeur, spécialement chargé de surveiller l’entrée de la salle des 
réunions populaires. A l’ouverture de chaque séance, le président 
nommait deux autres censeurs, chargés de la police intérieure de la 
réunion. Trois comités, les comités de présentation, de correspon- 
dance et de surveillance, fonctionnaient en outre en permanence et 
coopéraient aussi 4 l’administration de la Société. Toutes les fonc- 
tions que nous venons d’énumeérer étaient données a l'élection. Pour 
toute élection la présence de trente membres au moins était indis- 
pensable, et toujours la majorité relative des membres présents était 
nécessaire pour l’élection d’un fonctionnaire ou d’un membre du 
comité; le trésorier seul était élu 4 la majorité absolue. La durte 
des diverses fonctions variait 4 linfini; le président était réélu 
tous les mois, et le président sortant n’était rééligible qu’aprés [in- 
tervalle d’une présidence. Les secrétaires étaient renouvelés par tiers 
tous les mois, il en était de méme des membres qui composaient 
les trois comités dont nous venons de parler, enfin le trésorier 
restait une année entiére en fonction. 

Pour étre admis dans la Société, il fallait se présenter sous le 
patronage de deux membres, étre électeur aux assemblées pri- 
maires et méme, la plupart du temps, justifier de l’'acquit de ses 
contributions. Mais hAtons-nous de remarquer que cette derniére 
condition, posée en principe, ne fut presque jamais exigée dans la 
pratique; les Sociétés populaires qui, comme celle de Melun par 
exemple, avaient voulu n’admettre dans leur sein que ceux qui 
payaient une contribution de la valeur de dix journées de travail, 
étaient mises a4 l’index, traitées d’aristocrates, et bientét obligées 
de céder aux clameurs de la presse révolutionnaire qui ne les me- 
nageait pas. « La Société de Melun, disait Prudhomme dans ses 
Révolutions de Parts (n° 129), est indigne de fraterniser avec les 
autres sociétés qui savent mettre un Aristide pauvre au-dessus d'un 
Crassus, et qui comptent la vertu pour tout et la richesse pour rien. - 
Quand il faut des richesses pour ¢tre membre d’une société, bientot 
on est dispensé d’avoir des vertus! » Une fois présenté, le postu- 
lant demeurait inscrit sur une liste des candidats, le Comité de 














UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 733 


présentation faisait une enquéte, et a la suite d'un scrutin public, 
Vadmission avait lieu si le postulant réunissait la majorité absolue 
des suffrages exprimés par les membres présents. 

A partir du mois d’aott 1793 laformalité du scrutin épuratoire vint 
s'ajouter aux formalités précédemment réquises pour |'admission 
' dun membre dans les clubs jacobins; et pour écarter plus sire- 
ment « les patriotes de fraiche date qui cherchaient un asile dans 
les sociétés populaires aux approches de la Terreur, » et « épurer 
aussi le patriotisme des anciens membres, » 4 chaque instant il 
fallait subir, en séance publique et solennelle, un interrogatoire 
des plus rigides et répondre sans hésiter 4 toutes les questions 
inquisitoriales posées soit par le président, soit par tout autre 
membre de la Société populaire. Nous ne voulons pas donner ici 
une copie exacte du questionnaire employé, pour les scrutins épu- 
ratoires, par les Jacobins de Fontainebleau. I] se composait de plus 
de vingt questions, qui pouvaient d’ailleurs varier 4 l'infini; et 
quelques lignes d'un discours prononcé, pour la justification de sa 
conduite, par le citoyen Rebours, « qui brilait depuis longtemps 
du précieux avantage d’étre admis dans le sein de la Société popu- 
laire de Fontainebleau, » nous montreront suffisamment de quelle 
nature étaient les questions posées et quels titres il était bon d’in- 
voquer a l'appui d'une candidature devant un club jacobin de 1793. 
« J'ai scruté ma conscience et mes vies privée et sociale, disait le 
citoyen Rebours, je me trouve complétement pur. Mes sentiments 
révolutionnaires, je les ai sucés en Angleterre et je les ai conservés; 
ils m’ont méme valu dans I’ancien régime les reproches de mes 
supérieurs... Je me suis montré le 12 juillet 1789 4 Paris, pendant 
deux jours et deux nuits; j'ai été de patrouilles sans désemparer ; 
-et depuis, tant dans ma section que dans cette ville, je nat jamais 
refusé aucune garde, nommément 4 Paris le 31 mai, les 4° et 2 juin 
dernier... J'ai donné pour armer le cavalier, de plus une chemise 
pour les volontaires, que reste-t-il donc 4 faire pour prouver mon 
civisme?... » 

L'installation de tout nouveau membre admis « aux honneurs de 
la séance, » était l'objet d'une solennité qui consistait en une pres- 
tation de serment de la part du nouveau Jaccbin, et en deux dis- 
cours prononcés par le président de la Société et par le récipien- 
daire. La formule du serment variait suivant les temps, mais celle 
adoptée le 2 décembre 1793 et la plus généralement en usage, était 
ainsi congue : « Je jure et promets de maintenir de tout mon pou- 
voir l'unité et Pindivisibilité de la République, la Liberté et I’Egalité, 
et de mourir 4 mon poste en les défendant. Je jure également d'étre 
le défenseur officieux de ceux d’entre nous qui seraient dénoncés, 








734 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


attaqués et poursuivis pour raison de leurs opinions patriotiques 
exprimées dans le sein de la Société, la liberté des opinions ne 
pouvant étre restreinte par qui que ce soit, ni par aucune autorité 

constituée. » | 

Chaque membre de la Société populaire de Fontainebleau recevait 
un dipléme en téte duquel se détachait une vignette dont la com- 
position varia trois rois. En 1791 deux branches de laurier et une 
fleur de lys entouraient cette inscription : Vzure libre ou mourtr ; 
au 14 novembre 1792 les diplémes ne furent plus imprimés, ils 
étaient manuscrits et portaient le simple titre de la Société avec la 
signature du président; enfin en aoit 1793, apparut le faisceau 
surmonté du bonnet phrygien, autour duquel on lisait simplement 
cette inscription : Soctété populaire de Fontainebleau. L’ histoire du 
club jacobin dont nous nous faisons lhistorien, l'histoire méme de 
toute la Révolution a la fin du dix-huitiéme siécle, n’est-elle pas tout 
entiére dans les trois dates que nous venons de citer, ne se trahit- 
elle pas dans les trois inscriptions et dans les trois vignettes que 
nous venons de décrire sommairement ? 

Les membres de la Société populaire de Fontainebleau se réunis- 
saient dans le principe deux fois par semaine, les mercredis et les 
dimanches ; chaque séance durait environ deux heures; elles com- 
mencaient entre quatre et cing heures du soir et se prolongeaient 
jusqu’a sept ou huit heures. A partir du 12 frimaire an II, il y eut 
cing séances par décades, c’est-d-dire tous les deux jours. Enfin 
pendant la Terreur le club se déclara souvent en permanence. Ces 
réunions furent toujours publiques, et les citoyens et citoyennes, 
des tribunes qui ne faisaient pas partie de la Société, pouvaient ce- 
pendant prendre la parole pourvu que le président de la Société en eit 
été préalablement averti. Aux termes mémes du réglement la liberte 
de la parole était absolue et ne devait rencontrer aucune entrave. 
La tolérance & cet égard était si grande que tel qui n’avait rien 4 
dire, pouvait impunénément parler pendant plus d'une heure, 
débiter les insanités les plus grossi¢res, et finir toujours pat 
recueillir les applaudissements les plus frénétiques. Boileau 
a bien raison de dire qu’un sot trouve toujours un plus sot qui 
Yadmire! 

Cependant si les orateurs ne faisaient jamais défaut, les auditeurs 
se lasstrent parfois d’entendre et désertérent les réunions jaco- 
bines ; aussi voyons-nous, le 24 septembre 1791, un des plus bavards 
de la Société, le citoyen Jacasse, se plaindre amérement de ces 
désertions continuelles et s’efforcer de ranimer le zéle des socié- 
talres. 

Les changements de domicile auxquels se livrérent les Jacobins 





UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 795 


de Fontainebleau nous permettent de suivre encore une fois les 
modifications successives qu'apportérent les événements révolu- 
tionnaires dans les esprits des Jacobins de province. Au début, 
la Société populaire se réunit chez son fondateur M. Maréchal ; le 
29 mai 1791 elle s'installe, moyennant un loyer de six livres par 
mois, dans la maison d'un sieur Gosset; quelques mois plus tard 
nous la trouvons établie dans une salle dépendante de !’ancien 
hdtel de Souvray, dont un sieur Gouffé est alors propriétaire; et 
puis les événements politiques marchent, et au mois de juin 1792, 
les amis de la Liberté et de l’Egalité, refusant |’offre gracieuse du 
citoyen Mirville qui met 4 leur disposition son hétellerie de la Ville- 
de-Lyon, ne songent plus qu’ s‘installer 4 l’hétel du Grand-Fer- 
rare ou dans une des dépendances du chateau; et le 16 décem- 
bre 1792 le ministre de l’intérieur Rolland, les autorise 4 siéger 4 
la chancellerie, ou nous les verrons jusqu’au jour (4 décembre 1793) 
ou ils s‘empareront de l’église, devenu le temple de la Raison. I4hiver 
de 1794 et ses rigueurs chasseront bientdt nos Jacobins de leur 
avant-dernier refuge, et c’est dans les salles basses de la sacristie 
et dans les dépendances les plus obscures et les plus secrétes de 
l'église que nous assisterons au spectacle de leurs derniéres orgies 
révolutionnaires. . 

Malgré ces changements de domicile et les frais d’aménagement 
qu'ils entrainent avec eux, le budget de la Société populaire de 
Fontainebleau se trouva toujours, en équilibre, et les comptes 
mensuels des trésoriers constatent méme un excédant en caisse 
qui variait de cent 4 cent cinquante livres. Ce n’est que dans les 
trois ou quatre derniers mois de son existence que le club put voir 
sa caisse complétement vide; les cotisations ne rentraient plus, et’ 
au milieu des dénonciations continuelles qui accablaient tous les 
membres de la Société, au milieu du désarroi général qui affolait 
tous les esprits, il est curieux d’entendre les lamentations du tré- 
sorier qui, dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions, déclare enfin 
que comme Pilate il s’en lave les mains, et donne sa démission. 
Les recettes d’une société populaire consistaient en un droit d’entrée 
et en une cotisation mensuelle dont le montant était d’ailleurs assez 
variable. En principe tout Jacobin devait acquitter sa cotisation 
mensuelle, mais lorsqu’on était « bon patriote, » et que l'on décla- 
rait ne pouvoir payer, les amis de |’Egalité dispensaient souvent de 
ces cotisations ceux qu’ils jugeaient dignes d’une faveur spéciale. 
A Fontainebleau le droit d'entrée était de trois livres et la cotisa- 
tion de vingt sols par mois; mais a partir du 4°° aodit 1793, en 
raison de la cherté excessive des vivres, cette cotisation fut réduite 
4 dix sols. Quant aux dépenses d'un club jacobin, les frais d'im- 


756 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


pression des discours et des circulaires ainsi que les abonnnements 
aux journaux révolutionnaires et au journal logolachigraphique des 
Jacobins de Paris, en constituaient la plus grande partie. La 
location de la salle, son entretien, son chauffage et son éclairage 
étaient l'objet des autres dépenses ; mais souvent tous ces menus 
frais étaient supportés par quelques membres de la Société qui 
faisaient de ces petits dons une offrande patriotique. 

Qu’est-il besoin d’énumérer ici les écrits périodiques auxquels 
sabonnaient les Jacobins de province; c’étaient tous les journaux 
que patronnaient les Jacobins de Paris, et qui, suivant |l'expres- 
sion de l'un d’eux, « pleuvaient tous les matins comme la manne 
du ciel, et venaient ainsi chaque jour éclairer (?) 'horizon! » 

A cété de ces journaux s’accumulaient, dans les archives des 
Sociétés populaires de province, des quantités incroyables de bro- 
chures de toute espéce qu’échangeaient constamment entre elles les 
sociétfés jacobines, et les bibliothéques de leurs cabinets de lecture se 
trouvaient ainsi bien vite remplies. Toutefois remarquons que si les 
écrits étaient nombreux, les lecteurs étaient rares; ce n’était pas par 
la lecture que les Jacobins espéraient s'instruire et recruter des 
partisans; le silence et le recueillement convenaient peu a leurs 
natures ardentes; 4 ces révolutionnaires bouillants il fallait la lutte, 
un public et le grand jour; la tribune convenait bien mieux que le 
cabinet de lecture 4 leur tempérament. Aussi la lecture des feuilles 
publiques était-elle faite chaque soir a la tribune et 4 haute voix, 
par un citoyen de bonne volonté qui devait ainsi, avant |’ouverture 
des séances du club, poursuivre les plus réfractaires a cette 
instruction républicaine offerte et donnée en commun. Bien plus, 
les Jacobins de Fontainebleau avaient imaginé de faire quelques 
lectures publiques dans les rues, sur les places publiques, jusque 
dans le parc et les jardins qui entourent le chateau et servaient de 
promenade. habituelle aux désceuvrés. Mais le role de lecteur, ea 
présence de la tiédeur du public pour ce genre de lectures en plem 
vent, ne tarda pas 4 étre des plus grotesques, et les archives de la 
Société. populaire de Fontainebleau ne nous conservent que les noms 
de deux citoyens qui aient eu le courage d’entreprendre cette wuvre 
ridicule de propagande révolutionnaire. 


iit 


Les nombreux travaux auxquels se livraient les Jacobins de Fon- 
tainebleau brillaient bien plus par leur variété que par lear mpor- 
tance. Dés qu’un citoyen se trouvait admis dans la Société populaire, 
il se croyait aussitot en possession de la science infuse et ne veulait 


UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 737 


rester étranger 4 aucune question politique ou sociale. L’excessive 
confiance en lui-méme que possédait tout Jacobin nuisait certaine- 
ment a ceux des travaux auxquels il aurait pu donner un concours utile, 
et sa profonde ignorance de toutes choses n’avait d’égale que l’outre- 
cuidance avec laquelle il parlait de tout et de bien d’autres choses 
encore. Tout le monde n’était pourtant pas dupe de ce verbiageurs, 
comme on les appelait, « qui parlent sans rien dire, ne se résument 
pas et ne concluent a rien, » et plus d’une fois une assemblée de 
dacobins, dégénérant en « une aréne de professeurs de chicane, » 
dit se trouver dissoute par ceux-la mémes qui en avaient été les or- 
ganisateurs. C’est ce qui arriva notamment dans le club jacobin de 
Fontainebleau ot le citoyen Gosset ne ménagea pas un jour ceux qu'il 
appelait avec justesse des charlatans politiques. « L’on vient de yous 
engager, disait-il & ses collégues, a vous tenir perpétuellement en 
garde contre les feuillants et les modérés, mais le citoyen Giot a 
oublié de yous prémunir contre un vice que je considére comme bien 
plus dangereux ; c’est contre le charlatanisme qu'il est bon que vous 
soyez perpétuellement en garde. C’est contre /es charlatans en pa- 
triotisme que je viens, moi, éveiller votre surveillance !... (Bruits, 
interruptions, tumulte dans l’assemblée)... Je me méfie avec raison 
de ces intrigants qui vont de sociétés en sociétés mettre leur patrio- 
tisme.a |’encan ; ils ne cherchent qu’a arréter l’opinion publique sur 
leur compte, pour que le peuple s’en ressouvienne 4 |’époque des 
élections. Tout est égal 4 ces intrigants, pourvu qu’ils arrivent 4 
leur but !... » 

Hi semble que ces lignes, que nous avons textuellement extraites 
du procés-verbal conservé en minute aux archives de Fontainebleau, 
soient écrites d’hier, et qu’elles soient 4 l’adresse de tant d’hommes 
politiques de nos jours qui n’ont fait leur chemin « qu’en allant de 
sociétés en sociétés mettre leur patriotisme 4 l’encan. » Le langage 
du citoyen Gosset était celui d’un homme sage et courageux, et 
nous sommes heureux de constater que le club jacobin de Fontaine- 
bleau contenait au moins un homme de bon sens; peut-étre edt-l 
été difficile d’en découvrir un second. 

La premiére partie de chaque séance d’une société populaire de 
province était remplie par la lecture, faite 4 la tribune, des journaux 
et brochures nouvellement envoyés de Paris ou des grandes villes 
de France; aprés ces lectures et l’audition de quelques harangues 
qu’elles avaient inspirées, venait le défilé toujours nombreux de 
pauvres enfants qui balbutiaient quelques priéres a |'Eternel ou ré- 
pétaient les Drozs de homme « avec le feu et la véhémence, nous 
dit le rédacteur du procés-verbal du 30 prairial an II, qui prouvaient 
qu ils avaient été élevés par leurs péres, dans les vertueux principes 








738 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


de la République. » Enfin, comme tout en France finit, dit-on, par des 
chansons, chaque séance se terminait par quelques chants patrioti- 
ques ou autres, ce qui amenait une telle gaieté parmi les auditeurs 
que des indécences de toute nature ne tardaient pas 4 se maniferter 
‘ dans Passemblée. Les obscénités auxquelles nous faisons allusion se 
renouvelaient sans cesse et le président du club avoue lui-méme, 
dans les séances des 14 pluvidse et 27 frimaire an II, que l’inspec- 
teur de la salle était impuissant 4 les réprimer et 4 en empécher le 
retour. Triste spectacle en vérité, et bien plus navrant encore si l'on 
songe que c’était dans un semblable milieu que le citoyen Bataille, pré- 
sident de la Société, conviait, dans la séance du 4 décembre 1793, 
les méres de famille 4 amener leurs enfants : « amenez, disait-il, 
amenez vos enfants, citoyennes, A cete école sublime, afin que la, et 
de bonne heure, ils recoivent les premiers principes de la morale 
républicaine! » 

Telles étaient les occupations ordinaires des Jacobins de province, 
et leurs ardeurs patriotiques ne se réveillaient que le jour ou il s‘a- 
gissait de porter contre un honnéte homme, refusant de pactiser avec 
eux, une accusation calomnieuse ou une dénonciation mensongéere. 
Loin de consacrer leur temps 4 l'intérét de la France, comme on s'est 
plu quelquefois 4 le proclamer, les membres des Sociétés populaires 
de province ne se préoccupaient que de leurs rancunes personnelles, 
de leurs petites haines de clocher, et une fois sur cette pente dan- 
gereuse, ils ne tardaient pas 4 se soupconner et 4 se dénoncer les 
uns les autres. Nous ne voulons pas nous arréter ici sur les persé- 
cutions continueiles qu’exercérent les Jacobins de Fontainebleau 
contre les prétres et les curés de la ville, de Moret et d’Avon par 
exemple, ainsi que contre les Filles-Bleues, les Sceurs de hospice da 
Mont-Pierreux ; ici, comme partout ailleurs, prétres et nobles, aris- 
tocrates et modérés, sont sans cesse 4 la merci de qui se prétend bon 
patriote, en se constituant dénonciateur et calomniateur. Il suffit la 
plupart du temps d’un propos de cabaret sorti de la bouche avinée 
d’un ivrogne, pour qu’un honnéte homme soit traduit immédiate- 
ment devant la Société populaire ou devant le Comité de surveillance, 
et l’on sait que l’on ne sortait presque jamais de ce tribunal révo- 
lutionnaire, que pour étre conduit, sous bonne escorte, dans ls 
maison d’arrét. 

Si les Jacobins de Fontainebleau, comme tout bon Jacobin de 
province, pénétraient ainsi dans la vie privée des habitants de la 
ville et respectaient peu la liberté individuelle qui est peut-¢tre Ia 
premiére des libertés, leur ingérence et leur action se faisaient 
également sentir 4 chaque instant dans tous les services munici- 
paux ou administratifs qui les entouraient. Les registres de la 











UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 799 


municipalité sont constamment compulsés par eux, et les membres 
de l’administration locale chaque jour mis également par eux en 
demeure de rendre des comptes et de fournir des explications sur 
leur conduite; des Jacobins délégués assistent tous les jours les 
médecins et les administrateurs de lhospice et de l’hdpital mili- 
taire, tous les jours des membres de la Société populaire sont 
chargés par leurs collégues de surveiller la gestion des officiers 
de remonte; ils font la police eux-mémes les jours de marché et 
les jours de foire; ce sont eux encore que nous retrouvons 4 la 
porte des boulangers et de tous les fournisseurs pour surveiller 
les approvisionnements et surprendre « les accapareurs, » qui 
nexistent que dans leurs imaginations. Cette multiplicité de 
fonctions que s‘attribuent nos Jacobins de province, a-t-elle pour 
but d’obtenir en toutes choses une bonne administration? Pas le 
moins du monde, et si nous voulons savoir pourquoi les Jacobins 
de Fontainebleau surveillaient avec tant de zéle l’administration des 
Remontes par exemple, l'un d’eux nous avouera, fort ingénuement 
d'ailleurs, que leur but unique est « de faire remplacer les chefs 
de cette administration déja fortunés par de vrais sans-culottes 
indigents. » Bien plus, est-ce qu’aux malades qui encombrent les 
hdpitaux, les Jacobins de Fontainebleau apportent des secours? 
L’un d'eux dit formellement qu'il faut avant tout « leur précher les 
doctrines révolutionnaires. » L’on peut voir par ce court exposé 
quelle surveillance exercaient les Jacobins autour d’eux, et c’est 
avec raison que le citoyen Ravage pourra dire un jour a la tribune 
de la Société populaire de Fontainebleau : « C'est en nous que 
réside toute la force de la République; c’est dans toutes les sociétés 
populaires réunies que réside la souveraineté; chacun de nous est 
souverain sans pouvoir en exercer les actes; nous en déposons le 
droit, pour le bonheur de tous, dans les mains des législateurs que 
nous choisissons; c'est de nous qu’ils tiennent leur force qui est 
la notre; nous sommes les colonnes de ]’édifice de notre liberté!... » 

Dans toutes ces assemblées populaires de province, chacun avait 
son rdle, et les femmes comme les enfants venaient y chercher 
aussi des applaudissements et des ovations. Dans toutes les révo- 
lutions qui ont ensanglanté la France depuis pres d’un siécle, 
certaines femmes ont semblé ne vouloir jamais déserter la cause 
du désordre, et loi de montrer de la répugnance pour ces luttes 
horribles dans lesquelles tout un peuple rale et agonise, elles ont 
paru prendre plaisir 4 ces débauches, s’offrant méme volontiers en 
exemple et prétes 4 ranimer et 4 soutenir le fiévreux élan et la 
colére farouche de leurs fréres, de leurs maris et de leurs enfants. 
Dans une petite ville de proviitce comme Fontainebleau, nous 


760 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


n’avons pas rencontré de figures sympathiques comme celles des 
Charlotte Corday, des Sombreuil et des Cazotte, nous ne nous sommes 
pas non plus heurté aux figures excentriques ou repoussantes des 
Olympe de Gouges-ou des Théroigne de Méricourt; mais nous 
avons vu sagiter au milieu des assemblées populaires quelques 
petites citoyennes bourgeoises, telles que les Crafton, les Marcelin 
ou les Thomasse, dont nous devons esquisser le rdle en peu de 
mots. 

Dans les clubs jacobins de province les femmes chantent et 
pérorent; leurs chansons, souvent patriotiques, dégénérent parfois 
en refrains « dont la gaieté (?) forme la base ; » leurs discours, qui 
se terminent par des cris de haine contre les prétres, les nobles et 
les tyrans, aménent généralement le plus grand tumulte, car l’en- 
thousiasme des auditeurs est tel que, « sans que la proposition ait 
besoin d’étre mise aux voix, » Tassemblée se léve en masse, et 
hommes, femmes, filles donnent et recoivent, 4 la pale lueur de 
quelques chandelles fumantes, des baisers de bonne confraternité 
qui aménent des indécences que le président du club est, la plupart 
du temps, impuissant 4 réprimer. Telle est en deux mots la con- 
duite de nos Jacobines de province, et nous nous étonnons aprés 
cela que M. Michelet ait osé dire dans ses Femmes de la Revolu- 
tion : « Lisez l'histoire de nos méres de la Révolution, vous y 
trouverez une ligne de condulte toute tracée; mettez-vous 4 leur 
niveau!... » Il est vrai que les femmes de 1793 n’ont pas observé 
complétement les conseils que leur donnait Prudhomme dans le 
n° 83 de ses Révoluttons de Paris, lorsqu’il leur disait : « Portez 
la flamme dans le repaire des conspirateurs; que la douceur de la 
colombe céde en vous la place aux rugissements de la lionne privée 
de sa progéniture!... » Mais les pétroleuses de 1874 n’ont pas en 
revanche négligé, — on ne le sait que trop— de faire l’application 
fidéle du catéchisme républicain de leurs devanciéres. 

Quant aux enfants, sous prétexte « de les initier de bonne heure 
a la tribune nationgle, » depuis « |’enfant qui bégaie, » auquel les 
bons patriotes apprennent les Drotts de [homme, jusqu’aux babys 
de cing ans, comme le neveu du citoyen Lecomte par exemple, 
qui se plaint un jour 4 l’'assemblée populaire de Fontainebleau de 
n’étre pas assez fort « pour rosser les aristocrates comme il le dési- 
rait, » — tous jouent aussi leur petit role. Rien de plus navrant que 
cette petite scéne qu’d fait revivre sous nos yeux le rédacteur du 
procés-verbal de la séance jacobine, tenue 4 Fontainebleau le 
45 frimaire an II. Au milieu de la réunion pénétrent dans la salle 
des séances quelques bambins sous la conduite du citoyen Lacor- 
rége, leur maitre de pension. Leurs yeux sont tout écarquillés de 








UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 761 


surprise et aussi de crainte; l'un d’eux, le plus grand sans 
doute, le plus intelligent peut-étre monte 4 la tribune sous les 
regards bienveillants du président du club qui l’y invite, et pre- 
nant dans ses mains tremblottantes un petit chiffon de papier, il 
lit, avec les inflexions si douces d’une voix enfantine, ces quelques 
paroles que sa plume inhabile, et certainement conduite par la 
main plus exercée de |’instituteur, a eu peine 4 tracer : « Citoyen- 
Président, les éléves de la pension du citoyen Lacorrége, voulant 
participer 4 l'équipement du cavalier que la Société populaire se 
propose de fournir, m’ont député vers toi pour déposer sur le bureau 
un assignat de cent sols, fruit de leurs épargnes. Ils t’annoncent 
aussi qu’au lieu de féter la Saint-Nicolas, ils fétent celle de la 
Raison. Vive la République !! » 

C’est en faisant débiter 4 leurs enfants de pareilles absurdités, 
que les Jacobins de 1793 révaient d’en faire des hommes libres et 
de grands patriotes. Ce sont ces doctrines et ces principes qui ont 
produit les Jacobins de nos jours, les Vermesch et les Raoul Rigaut. 

Mais quittons bien vite les assemblées populaires au milieu des- 
quelles nous venons de voir s’agiter dans le vide nos Jacobins de 
province ; suivons-les maintenant au milieu de leurs fétes patrioti- 
ques et religieuses; nous les retrouverons toujours aussi bruyants 
et toujours aussi nuls, qu’ils soient agenouillés devant le buste de 
Marat, ou qu’ils adressent ‘des pri¢res et des hymnes a la déesse 
Raison. , 

Marat et Le Pelletier de Saint-Fargeau sont aussi bien en hon- 
neur 4 Fontainebleau et dans le district de Nemours, que dans tous - 
les districts de France; et le 141 octobre 4793 les sans-culottes de 
Fontainebleau brilent de l’encens en l’honneur de ces deux fanto- 
ches de la Révolution, tandis qu’aux pieds des bustes de ces nou- 
veaux dieux se consument tous les portraits de nos rois, de nos 
reines et de leurs parents qui, peints par les plus grands maitres, 
tapissaient et ornaient depuis des siécles, pour la gloire de la France, 
les galeries du palais de Fontainebleau. C’est dans cet auto-da-fé 
que fut brilé le fameux portrait de Louis XIII, cuvre de Philippe 
de Champagne, ainsi qu'une quantité de toiles des plus remarqua- 
bles, dues -aux pinceaux des Léonard de Vinci, des Rosso, des 
Nicolo del Abarte. « Manes de Marat! s’écrie dans son cynique lan- 
gage un de ces vandales dont nous retracons une cuvre, entre 
mille, de destruction et de pillage; Manes de Marat! vous dates étre 
satisfaites de ce sacrifice! Un vent frais semblait en conduire la 


1 Cette piéce est ainsi conservée dans les archives municipales de Fons 
tainebleau. 





762 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


fumée vers vous, comme l’encens le plus agréable qu’on pit vous 
offrir! » Nous reconnaissons bien 4 ce langage la race de ces révo- 
lutionnaires qui, quatre-vingts ans plus tard, mettaient le feu a 
l’Hotel-de-Ville de Paris et au palais des Tuileries, pour réjouir les 
manes de leurs héros, morts en combattant pour le triomphe de la 
Commune! 

Nous ne parlerons que pour mémoire des fétes populaires qui 
accompagnaient la plantation de ces arbres sans racines qu'on appe- 
lait des arbres de Liberté. Une féte de ce genre eut lieu le 9 juin 1793 
a Fontainebleau, sur la place d’armes, en présence des chasseurs 
du Hainaut et quelques volontaires de la Dordogne, « aux sons har- 
monieux d’une musique guerriére, et aux élans de la joie républ- 
caine. » Chateauneuf-Randon, le conventionnel que ses discours 
pour la défense de Marat avaient rendu populaire parmi les Jaco- 
bins, prononca une harangue 4 cette occasion, et l’enthousiasme du 
peuple alla si loin qu'une couronne civique fut offerte sur-le-champ, 
aux applaudissements de la foule, par le président de la Societé 
populaire, a l’ancien capitaine dans les dragons du comte d’ Artois. 

A cété de ces fétes qui semblent n'avoir eu de patriotique que 
le nom, existaient encore les fétes soi-disant religieuses toutes 
empreintes du matérialisme le plus abject et du plus grossier fana- 
tisme. La déclaration du curé de Boissise-le-Bertraud, dans le dix 
trict de Melun, est restée célébre parmi*toutes celles qu’adressérent 
a la Convention, le 20 novembre 1793, certains prétres du clergé 
de France qui voulaient imiter en cette occasion Gobet, l'évéque 
constitutionnel de Paris. Le curé Parent fit des adeptes en Seie-t- 
Marne, et le 4 décembre 1793, les citoyens de Fontainebleau célé- 
braient, eux aussi, la féte de l’Etre supréme, a la lueur des torches 
que portaient des jeunes filles, vétues de blanc. et s’imaginaient ains! 
« simuler les flambeaux de la vérité. » Nous nous garderons bien 
de décrire ici cette féte de la Raison; la description s’en rencontre 
dans tous les livres qui parlent de la Terreur; il nous suffira de 
signaler et de reproduire en partie ’hymne ad la Raison, qu'un 
Jacobin de Fontainebleau, surnommé depuis Raisonnable, avait 
composé 4 cette occasion. Cet hymne, nous.apprend son auteur, 
devait se chanter sur l’air de la Marsetl/aise et avec « le méme 
caractére male et majestueux, quelquefois avec une sensibilité tou- 
chante, et toujours avec ame. » Il est bien probable, 4 en juger pal 
la maniére dont, de nos jours, la Marsezllaise se beugle dans nos 
rues les jours d’émeutes, que les chanteurs de l’hymne a la Raison 
aient scrupuleusement observé les indications de l’auteur; il nous 
parait d’ailleurs difficile de « chanter avec Ame » un chant dont le 
premier couplet, par exemple, était ainsi concu : 











UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 163 


De la Raison qui nous éclaire, 

Le plus beau jour est arrivé; 

D’un fanatisme héréditaire 

Le voile est enfin déchiré (dis) 

A des dieux incompréhensibles 

Mortels, n’adressez plus vos veux; 

Le prétre ne vit que par eux, 

Se moquant de ses dieux risibles! 
Au jour de la Raison, Francais, vous renaissez ! 
Les rois ont disparu, prétres, disparaissez! 


La chanson du citoyen Ratsonnable a six couplets sur le méme 
ton, en citant encore le dernier couplet, le lecteur pourra, croyons- 
nous, juger cette curleuse production révolutionnaire : 


Raison! 6 doctrine brillante ! 

Porte enfin partout ton flambeau, 

Fais tomber & ta voix puissante 

De l’erreur l’antique bandeau (dis) 

Ne borne pas 4 ma patrie 

Tes inépuisables bienfaits 

Que tous les peuples désormais 

Ne soient qu'une famille unie! 
Au jour de ¢a Raison, etc. 


On sait que l’inauguration du culte de la Raison fut le signal 
du pillage des églises et des profanations les plus odieuses. L’é- 
glise de Fontainebleau n’échappa pas plus que les églises des villes 
et villages voisins 4 ces spoliations; chandeliers et reliquaires, 
croix et encensoirs, ornements d’autel et vétements sacerdotaux 
furent bien vite enlevés et transférés soit 4 l’administration du 
district & Melun, soit directement a la Convention nationale. 
Avant d’aller porter, en offrande 4 la patrie, l’argenterie et 
les ornements de toute nature, volés dans les églises, les Jacobins 
se paraient volontiers des vétements sacerdotaux et se livra ent 
ainsi vétus 4 des sortes de scénes carnavalesques. Un membre du 
club jacobin de Fontainebleau avait méme eu l’idée grotesque de 
faire figurer, dans une de ces scénes révoltantes d'impiété, un ane 
et un chat comme principaux personnages. L’ane, revétu d’habits 
ecclésiastiques, représentait, au dire de ce ridicule Jacobin, Notre 
Saint-Pére le Pape, et le chat était destiné 4 rappeler .Pitt, le 
ministre d'Angleterre, qui se déclarait alors l'adversaire le plus 
ardent de toutes ces orgies révolutionnaires. 

Au milieu de ces pillages, les cloches des églises ne furent pas 

10 mars 1876 30 





764 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


épargnées et ne tardérent pas 4 étre fondues pour étre transformées 
en canons. C’est ainsi que furent brisées 4 Fontainebleau les quatre 
belles cloches de |’église, bénites le 26 octobre 4745 par Joseph 
Buisson, archevéque de Sens, en présence du roi et de la reine, 
qui leur donnérent leurs noms. Les cloches de la petite église d’Avon 
subirent le méme sort. 

Au culte de la Raison succéda celui de I’Etre supréme, et le 
8 juin 1794, les Jacobins de Fontainebleau le célébrérent avec une 
nouvelle pompe. On se prépara 4 l’avance pour cette féte et dans 
la ville furent requises, pour former les cheeurs, toutes les citoyennes 
qui avaient « de l’inclination pour le chant, ainsi que celles qui, 
par leurs organes, pouvaient étre utiles 4 la musique. » Ce fut une 
des dernitres fétes jacobines de province: dés cette époque la dé- 
‘union s’accentue de plus en plus dans les sociétés populaires, 
et tandis que les Jacobins de Paris luttent encore essayant de re- 
tarder la réaction thermidorienne qui les menace, les Jacobins de 
province renoncent volontiers 4 la lutte, et bientét ils accueilleront 
avec joie les proclamations du représentant Guillemardet, venant 
aprés la chute de Robespierre, annoncer « qu'il est chargé par la 
Convention nationale de faire disparaitre le régime de la Terreur et 
de le remplacer par un régime bienfaisant et paternel envers les bons 
et les faibles, sévére envers les méchants, et juste pour tous. » 

e 


IV 


Il est impossible de parler d'un club jacobin de province sans 
mentionner, au moins d’une mani¢re sommaire, quelques-unes des 
adresses que les membres de cette Société populaire ne cessaient 
d’envoyer soit aux Jacobins de Paris, soit-4 la Convention nationale. 

Tous les actes de la Convention sont en général accueillis avec 
faveur par les Jacobins de Fontainebleau. Dés que ceux-ci ap- 
prennent le décret de la Convention qui abolit la royauté et établit 
la république, ils chantent victoire et annoncent aux représentants 
du peuple qu’a cette nouvelle tout le monde autour d’eux a mani- 
festé « cette joie calme qui convient 4 des hommes libres. » Au 
mois de janvier 1793 ce sont des félicitations qui sont encore adres- 
sées 4 la Convention « qui a contribué si efficacement 4 découvrir 
et A déjouer les infernales conspirations contre la Liberté, 'Egalité 
et la sireté individuelle et générale, biens dans la réunion desquels 
les Francais régénérés ont juré de trouver désormais leur supréme 
bonheur. » Aprés les journées du 34 mai et du 2 juin 1793, les 
‘sans-culottes de province, ivres de joie, s’associent au triomphe des 
montagnards de la Convention, et les Jacobins de Fontainebleau 











UN CLUB BE JACOBINS EN PROVINCE 765 


« essaient de peindre leur profonde indignation pour les trattres, 
comblés des bienfaits du peuple, qui ont été assez scélérats pour 
lui supposer le génie honteux de l’esclayage. » 

A mesure que l’on approche de la Terreur, de cette période san- 
glante que Grégoire appelait « les jours caniculaires de la Révolu- 
tion, » le langage des Jacobins de Fontainebleau devient plus 
expressif et plus violent, des cris de vengeance et des menaces de 
mort sont exprimés 4 chaque ligne dans leurs adresses et dans 
leurs discours. « La guerre civile menace la République d’un bou- 
leversement, disent-ils 4 la date du 12 aotit 1793 dans une adresse 
aux membres de la Convention, la discorde secoue ses torches en- 
flammées dans nos départements; Péres de la Constitution, restez 4 
votre poste! vous avez fait la Constitution, i] faut que le sang de 
nos ennemis la cimente!... » Et quelques jours apres, l'on passait 
des paroles aux actes, et dés le 21 septembre la maison d’arrét de 
Fontainebleau se remplissait de détenus politiques ; le chateau méme 
ne tardait pas a étre transformé en une prison d'Etat. 

Dans la nuit du 24 au 22 septembre 1793 commencent a Fontai- 
bleau de nombreuses arrestations de personnes qui toutes sont in- 
carcérées par ordre du Comité de Salut-Public, établi dans la ville 
depuis le 40 septembre 1792, mais réorganisé depuis la veille, par 
un arrété du 21 septembre 1793. C’est le représentant du peuple 
Dubouchet, en mission dans le département de Seine-et-Marne, qui 
procéde 4 Vinstallation du nouveau Comité de Salut-Public, et 
lorsque celui-ci aura ordonné un assez grand nombre d’arrestations, 
c'est encore le représentant Dubouchet qui ratifiera les ordres d’in~ 
carcération, et l'on peut lire sur le registre méme, cpnservé aux 
archives départementales, la mention suivante écrite de la main de 
Dubouchet : « Les particuliers mis en arrestation 4 Fontainebleau 
dans la nuit du 21 au 22 septembre dernier |’ont été par mon ré- 
quisitoire adressé au Comité de surveillance alors existant en cette 
ville; les listes des gens suspects ont été dressées par ce Comité et 
l'arrestation faite d’aprés son ordre, en vertu du 47 septembre. Fait 
4 Melun le premier jour de la premiére décade du troisitme mois 
de l'an Il de la République. (Signé) Dubouchet, réprésentant du 
peuple. » 

La liste des « gens suspects, » que le Comité de Fontainebleau 
avait dressée avec tant de zéle et d’empressement, n'a pas été con- 
servée, mais elle était bien longue et elle comprenait, on peutle dire, 
tout ce que la ville contenait alors de gens honorables, de person- 
hages importaats, soit par leurs noms illustres, soit par les services 
rendus. Le registre d'écrou de la prison nous a été communiqué, 
hous. y avons lu les noms de Mgr Dutillet, évéque d' Orange, de 





76 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


M. Pelletier, grand vicaire de Meaux, de la marquise Anne Hippolyte 
de la Salle, de la marquise de Beuvry, de Angélique-Charlotte 
Castellane, comtesse.d’Albon, de Marie-Eugénie, duchesse de Saulx- 
Tavanne, de la princesse de Bergue, d’Elisabeth-Louise Rigault de 
Paroy, dé la famille d’Haussonville, du marquis de Castellane, de 
Antoine-Louis Dupré de Saint-Maur, et de tant d'autres encore 
comme M. Grosboy, le président du Parlement de Besancon, du pro- 
cureur de la maitrise Dubois d’Arneuville, et du grand-Maitre des 
eaux et foréts, M. le marquis de Chessac. 

Les causes qui ont décidé le Comité de surveillance de Fontaine- 
bleau 4 procéder a ces arrestations, ne sont pas le cété le moins 
curieux des piéces originales que nous avons consultées. Voici 
quelques exemples de I'arbritraire avec lequel il était procédé dans 
tous les jugements sommaires rendus par un tribunal révolution- 
naire de province, jugements qui entrainaient toujours une longue et 
pénible détention pour ceux qui en étaient I' objet. Le brave et vénérable 
curé d’ Avon, Jean-Baptiste Desessartest jugéetarrété « comme suspect 
par ses propos, dont il y a une dénonciation de faite contre lui par 
une femme. » C’est en vertu d’une dénonciation faite par deux 
hommes, « qui souvent se prennent de vin avec excés, » que se 
trouve arrété et détenu Adrien-Francois Peyre, architecte et membre 
de l’académie des Beaux-Arts. Un ancien capitaine aux dragons 
d’ Orléans, Jean de Puch, « ne peut justifier la résidence de son fils 
sur le territoire de la République »; un ancien maréchal de camp, 
Hue de Miromesnil, « est frére du ci-devant garde des sceaux » : telles 
sont les causes uniques de leur détention. 

Ge ne sont pas seulement les serviteurs déyoués 4 leurs anciens 
maitres, comme M. Gouyon de Lurieux, lieutenant inspecteur d'une 
capitainerie, les défenseurs ardents de la royauté, qui subissent 
dans la prison de Fontainebleau la peine de leur dévouement, de 
leur fidélité au malheur. Charles Du Blaisel, que le Comité de sur- 
veillance nous dépeint comme un homme faible, insouciant, se 
Jaissant gouverner, n’ayant aucune opinion, » n’en sera pas moins 
une des victimes de la Terreur, n’en subira pas moins une longue 
détention tout comme Jean Lehoux, qui avait le tort de « jouir 
agréablement de sa fortune, sans s’embarrasser du reste, » ou bien 
encore comme Xavier Rossignole, un vieux serrurier de Fontaine- 
bleau, homme « d’un caractére trés-tranquille, » mais qui avait eu 
Je malheur d’étre jusqu’en juin 1791, « le serrurier du chateau. » 

Qu’ajouter 4 de pareils détails? 

Ce n’est pas le lieu de parler ici des travaux spéciaux et d'un 
intérét purement local auxquels se livrerent les Jacobins de Fon- 
tainebleau; ils sont d’ailleurs peu nombreux et n’ont aucune impor- 











UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 167 


tance. Les offrandes et les dons patriotiques y furent, comme dans 
toutes les villes de province, assez fréquents; la formation des 
bataillons de volontaires ne donnérent lieu 4 aucun incident qui 
mérite d’étre consigné, et l’élection des chefs de toutes ces compa- 
gnies franches, 4 Fontainebleau comme dans tant d'autres localités, 
en 1792 comme de nos jours, donna des résultats qui furent tout a 
l'avantage des grands parleurs, et quelquefois méme des grands 
buveurs, ce qui amena, on ne le sait que trop, des désordres sans 
nombre dans les armées et dans les camps. Arrivons donc bien 
vite 4 la dissolution de la Société populaire de province dont nous 
yenons d'esquisser l'histoire, et bornons-nous 4 résumer notre 
impression sur les doctrines et les actes des Jacobins de 1793 qui 
s étaient, 4 cette époque, répandus et constitués en société sur toute 
la surface de notre pays. 


V 


Comment finit la Société populaire fondée 4 Fontainebleau au 
mois de mai 1792? Nous ne saurions le préciser; le procés-verbal 
des derniéres séances de ce club jacobin nous fait défaut. Toutefois 
quelques procés-verbaux, portant la date de pluvidse an III, ont été 


placés sous nos yeux et sembient étre les derniers qui aient été. 


réguli¢rement rédigés. Mais en l’'absence de toute constatation offi- 
cielle de la dissolution du club jacobin de Fontainebleau, nu! doute 
que celui-ci ne se soit dissout de lui-méme, le jour od le représen- 
tant du peuple Guillemardet, en mission dans Seine-et-Marne aprés 
Thermidor, est venu déclarer dans sa proclamation du mois de 
mars 1795, que son intention était « de fonder l’empire de la justice 
sur les débris d'une nouvelle tyrannie. » En entendant le langage du 
délégué qui se déclarait prét « 4 soutenir contre tous les orages 
"homme probe, ami de Il’ordre et de la paix, le pére de famille ver- 
tueux, celui qui aime son pays, » les Jacobins de Fontainebleau 
durent comprendre que les heures du pouvoir tyrannique étaient 
finies. 

A ce moment, en effet, la Société populaire de Fontainebleau se 
mourait d’elle-méme. Au mois de décembre 1794, le président de 
la Société, le citoyen Quévanne, se plaint 4 plusieurs reprises, dans 
son langage incorrect, « de }insouciance qu’on a pour assister aux 
‘séances, du peu de zéle qu’on montre 4 s’instruire et a instruire 
les assistants des tribunes. » Quelques jours plus tard, il est 
impossible de trouver dans la Société quatorze citoyens, « qua- 
torze bons patriotes, » qui consentent a surveiller la distribution 





168 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 


du pain chez les boulangers de la ville; » et vers la fin de jan- 
vier 1795, la rigueur de la saison vient achever la dispersion de 
nos Jacobins de provinee, qui abandonnent l’égiise, lieu ordinaire 
de leurs réunions, pour se réfugier dans quelque salle basse du 
presbytére. | 

Dés lors, le désarroi le plus complet se manifeste; les Jacobins 
de Fontainebleau, comme tous ceux de la France a cette époque, 
comprennent & merveille que leur fin est proche et s’empressent 
de renvoyer leurs cartes d’admission, leurs diplomes de membres 
du club populaire, ainsi que tous les papiers et jusqu’aux moindres 
notes de nature 4 les compromettre dans l’avenir. Le nombre est 
grand de ceux qui demandent avec instance leur radiation du 
tableau d’honneur sur lequel ils lisaient naguére leurs noms avec 
orgueil, afin de ne laisser subsister aucune trace de leur passage 
dans une société qu’ils avaient pourtant soutenue, pendant pres de 
trois ans, avec ardeur, et 4 laquelle ils semblent maintenant avoir 
honte d’appartenir. 

A ces démissions nombreuses correspond la crise financiére de 
Ja Société; le trésorier constate avec amertume que la caisse est 
vide, que personne ne parait plus disposé 4 la remplir, et que 
méme les citoyens les plus dévoués, les Jacobins les plus ardents, 
refusent d’acquitter les cotisations mensuelles qu’ils doivent depuis 
plus de six mois. Enfin le citoyen Lebert n’a pas plutot accepte, 
an extremis, la gestion des finances de la Société, qu'il se heurte, 
comme ses prédécesseurs, 4 la désertion constante des derniers 
Jacobins et au refus persistant de ccux-ci d’acquitter leurs anciennes 
.dettes. Il semble que le club populaire n’ait plus dés lors qua 
faire faillite; le trésorier Lebert, démissionnaire, n’a jamais ét 
Wailleurs remplacé. 

Nous ne voulons pas nous arréter plus longtemps sur lagonie 
de la Société jacobine dont nous yenons de résumer l'histoire; !e 
moment est venu, ce nous semble, de tirer de cette petite étude 
une conclusion, peut-tre méme un enseignement. 11 est incontes- 
table que certaines idées généreuses, certaines théories élevées 
furent le point de départ du mouvement révolutionnaire de 1789, 
mais il faut aussitét reconnattre que les convoitises les plus vul- 
gaires et les passions les plus coupables ne tardérent pas 4 faire 
dévier ce mouvement de son véritable but. Les Jacobins, les premiers 
moteurs de la Révolution, ne soupconnérent pas toute la portte 
destructive de leur euvre; et d’ailleurs, s’en inquiétérentls 
jamais? Ce que nous avons rencontré chez eux peut se résumer 
en peu de mots: beaucoup de théories sociales, quelques théones 
politiques, fort peu de science, quelquefors un peu d’esprit. Leur 





UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 769 


bagage intellectuel n’était pas lourd, leur orgueil fut immense; 
beaucoup de mots, peu d’actes vraiment sérieux. Les réformes 
pratiques n’étaient pas leur fait; s’attacher a celles-ci eft été pour 
eux amoindrir leur rdle et descendre du piédestal sur lequel ils 
prétendaient tréner toujours. Détruire le passé, fut leur couvre de 
prédilection, sans s‘inquiéter de l’avenir, et c’est en cela que les 
Jacobins d'autrefois sont les véritables descendants des philosophes 
du dix-huitiéme siécle, comme ils sont les véritables ancétres des 
Jacobins d’aujourd hui. Chacun d’eux se plait 4 saper par la base 
nos institutions sociales et politiques, s’attaquant aux abus qu’en- 
traine fatalement toute agglomération d’hommes, mais sapant aussi 
les principes les plus respectables et les plus nécessaires, la religion, 
la morale, la famille, la propriété, tout ce qui fait le lien d'une 
organisation sociale; et c’est 14 ce qui doit grouper étroitement 
contre eux, dans notre pays, tous les hommes de bon sens, de 
patriotisme et de foi! 


Charles Constant. 


ACTION. ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


] 


L’éloquence a partagé la destinée d’un grand nombre d’arts an- 
tiques. Si les siécles ont ajouté un nouveau lustre aux chefs-d'ceuvre 
plastiques, si la Vénus de Médicis et l'Hercule Farnése transmettent 
4 tous les 4ges; dans son intégrité, la pensée de l’artiste qui a concu 
leur forme impérissable, l’éloquence et le thédtre, arts com- 
plexes, ne nous ont laissé que des monuments écrits, muette image 
de la parole et du spectacle. Les harangues de Cicéron, comme les 
tragédies d’Eschyle, ne vivent plus que dans les lettres. Encore les 
arts modernes peuvent-ils nous consoler de la destruction du théatre 
athénien. Les musiciens, les histrions et les décorateurs antiques 
ont laissé des héritiers qui n’ont pas dégénéré. L’éloquence a subi 
du temps et de la transformation des meurs une atteinte plus mor- 
telle. Nos orateurs ont recueilli, seulement en partie, le trésor de 
leurs devanciers. Attachés 4 l’éloquence qui parle a lesprit, ils ont 
dédaigné cette éloquence du corps, qui parle au corps. Ils donnent 
encore des fétes 4 notre intelligence et méme a notre coeur, mais 
non plus 4 nos oreilles ni & nos yeux. Ils pensent peut-¢tre comme 
Cicéron et Démosthénes; ils ne parlent pas comme eux. Notre tri- 
bune ne nous laisse pas concevoir une idée, méme affaiblie, de ce 
que fut l’action oratoire, cette compagne, inséparable jadis, de l'art 
de bien dire, par laquelle régnaient sur la place publique ceux que 
lantiquité appelait des « acteurs. » 

L’action ! l'action! l’action! s’écriait Démosthénes, c’est la pre- 
mitre, la seconde et la troisiéme partie’ de la rhétorique. Les Athé- 
niens en redoutaient les enchantements, au point qu’ils la bannirent 
de l’éloquence judiciaire. Les péroraisons, dans lesquelles l'action 
déploye toutes ses ressources, étaient interdites. Ou la grande 
séductrice régnait,la Justice demeurait incertaine, et Thémis, pour 
résister a cette magie, devait se boucher les oreilles et les yeux. 





L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS Tit 


Cependant l’ostracisme qui frappait l’action était adouci par la 
tolérance des juges. On sait par quelle éducation minutieuse Démos- 
thénes acquit la qualité maitresse de l’orateur. C’est 4 la véhémence 
de sa parole, bien plus qu’a la force de ses arguments qu’il dut la 
victoire dans I’affaire de la Couronne, dans ce duel d’éloquence, ou 
les athlétes jouaient leur réputation, leur fortune, leur personne 
méme. Eschine, battu par I'éléve du comédien Andronicus, alla, 
comme tant d'autres victimes de la politique, cacher sa défaite dans 
une chaire de professeur. Il ouvrit 4 Rhodes son cours de rhétorique 
par la lecture du terrible discours qui l’avait fait exiler. L’auditoire 
était émerveillé: « Qu'ett-ce été, s’écria-t-i], si vous aviez entendu 
rugir la béte elle-méme! » 

A Rome, l'action ne fut jamais proscrite. Les écoles Falnqaends 
étaient aussi des écoles de déclamation. On n’abordait pas la tribune 
ou le barreau sans étre un lcomédien consommé. II ne suffisait pas 
d'avoir étudié la jurisprudence, la procédure des tribunaux ou des | 
assemblées politiques, de posséder 4 fond la stratégie oratoire. Com- 
poser un discours, ranger symétriquement I'exorde, la confirmation, 
la pérorazson, assaisonner les développements d'une Aypotypose har- 
die, d'une apostrophe foudroyante, d'une prosopopée dramatique, 
étre familier avec la métaphore, l’antithése, et V antiphrase, c était 
la partie la plus séche et la moins féconde du métier. Ce n’était rien, 
si l’orateur, montant a la tribune, n’était passé maitre dans |'art d'ap- 
proprier les diverses inflexions de la voix 4 chacune des figures, de 
porter la téte avec grace, de diriger ses bras suivant les régles, et 
d allonger 4 propos l'éndex ou le medium. II fallait tirer parti du 
moindre pli de la toge, méme régler avec les témoins une sorte de 
mise en scéne, et disposer 4 l'aide d'intelligents auxiliaires les acces- 
sotres, qui pouvaient concourir a ]'effet de l’argumentation. Un plai- 
doyer, c était un spectacle dont les parties étaient réglées avec un 
art infini pour frapper l’esprit par l'intermédiaire des sens, et asser- 
vir ainsi ]’auditeur tout entier & la volonté de I’orateur. 

Pour les modernes, |’ éloquence est affaire d' inspiration et de talent 
naturel. Le mot de Quintilien a cessé d’étre vrai; on ne devient plus, 
on nait orateur. Nous n’avons pas d’écoles de rhétorique. L'Ecole 
de droit produit des orateurs; le suffrage universel en improvise 
chaque jour. Les anciens avaient écrit mille volumes sur la rhéto- 
rique pratique, les modernes pas un seul. 

Cependant le temps n’est plus ou Fénelon attribuait la décadence 
de l'art oratoire chez les modernes au peu de pouvoir que nos cons- 
‘ titutions laissaient 4 la parole. Depuis quatre-vingts ans, |'éloquence 
a reconquis son sceptre. C’est elle encore qui distribue 4 ses favoris 
les dignités, les charges et la renommée. Pourquoi n’apprend-on plus 


772 L’ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


4 parler? Savoir éveiller tour 4 tour et apaiser chacune des passions, 
contraindre l’esprit par les ressources de la dialectique, séduire les 
oreilles par les modulations de la voix, les yeux par I’harmonie des 
gestes, faire une douce violence a la raison qui résiste, conduire les 
hommes comme les musiciens des temps héroiques conduisaient les 
rochers, les arbres et les bétes, quelle puissance dédaignée de nos 
contemporains!... Si notre éloquence n’a pas gardé le caractére 
qu'elle avait recu des anciens, c’est-peut-étre parce quelle na plus 
le méme objet. 

A considérer les moyens employés par les orateurs anciens, il 
est facile de voir que |’éloquence, telle qu’on l’enseignait dans les 
écoles, était faite 4 usage des gens d’esprit pour entrainer la foule 
imbécile et ignorante. C’était une arme noble, et le plus parfait, le 
plus humain des instruments de domination. Pour défendre leurs 
droits, pour acquérir la puissance, les premiers citoyens de Rome, 
pendant cinq siécles, n’avaient pas besoin de l'appareil des tyran- 
nies. Ils parlaient, c’était assez. Ils persuadaient, et la multitude 
leur déléguait les magistratures et les pouvoirs. Lorsque la plebe 
eut arraché au Sénat le partage des droits politiques, lorsque le der- 
nier des hommes libres fut devenu éligible au consulat, on ne vit 
pas l’égalité porter immédiatement ses fruits. Pendant prés d'un 
sitcle, l'éloquence suffit aux patriciens pour occuper ces charges, 
dont ils n’avaient plus le privilége. Il fallut que les tribuns allassent 
a l’école du rhéteur, pour forcer enfin la porte des honneurs. En- 
core appelaient-ils 4 l’aide de leur rustique éloquence la séditon, 
les troupes armées qui occupaient le forum avant le jour. Les pre- 
miers, ils introduisirent les moyens violents, cette action extérieure 
et terrible, qui fit bientét partie, comme la prononciation et le 
geste, de la rhétorique des hommes d’Etat. 

Mais alors I’éloquence n’était destinée ni a élucider une question 
difficile, ni 4 éclairer une discussion. II est évident que les hommes 
de gout ne prenaient pas la peine de « jouer » un discours, lors- 
qu'ils délibéraient entre eux. La plupart des magnifiques harangues, 
transmises par l’antiquité comme ayant été prononcées dans le 
Sénat, ont été vraisemblablement écrites aprés coup, et pour le pu- 
blic du dehors. Salluste mentionne a peine en passant la prem 
Catilinaire. César et Caton, dans la méme affaire, ont dd prononcer 
quelques paroles, développées ensuite par les historiens. On salt 
que, des quatorze Antoniennes de Cicéron, deux ou trois seuk- 
ment ont été dites, et il est certain que ces invectives furent aI- 
rangées, parées, cadencées pour la publication. Au Sénat, le scruén 
n’était jamais précédé d’une délibération. Chaque sénateur, en % 
levant pour porter son bulletin, expliquait son vote. Le personnag® 


L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 773 


le plus considérable se levait le premier; il annoncait son avis 4 
haute voix, et le motivait par quelques raisons. Ses amis votaient — 
comme lui, sans rien dire. Le premier qui adoptait l’opinion con- 
traire, expliquait & son tour ses motifs; les votes se partzgeaient. 
On n’entendait jamais recommencer le méme discours sur un méme 
sujet. On ne perdait pas le temps a user des ressources de la rhé- 
thorique devant un public d’orateurs. Les sénateurs se considé- 
raient comme des hommes avisés et sérieux, qui savent le prix des 
heures, ont une opinion faite sur les questions graves, et sont in- 
capables de se laisser prendre 4 des piéges, qu’ils excellent eux- 
mémes a dresser. Les ruses de |’éloquence n’étaient pas faites pour 
de vieux hommes d’Etat. 

Les plébiscistes seuls avaient force de loi. Dans les comices par 
centuries ou par curies, c’est-a-dire devant la foule qui n’avait pas 
été 4 l’école, avec quelle efficacité l’action oratoire déployait ses 
« miaitresses voiles! » A part les rares procés qui se débattaient 
devant le Sénat, toutes les juridictions appartenaient 4 des jurés, 
toujours trés-nombreux. Affaires civiles, affaires criminelles étaient 
soumises en premi¢re instance a l’assemblée du peuple. Le peuple 
avait coutume de se déclarer incompétent et renvoyait la question 
en litige 4 une juridiction spéciale, composée de citoyens choisis 
par le sort dans certaines classes. Les accusateurs et les défenseurs, 
les demandeurs et les défendeurs usaient largement du droit de 
récusation; et certes ils ne manquaient jamais, s'1ls connaissaient 
bien leur métier, de récuser les sceptiques en mati¢re d’éloquence. 

On s‘adressait bien moins aux juges qu’au public. « Démosthénes 
lui-méme, dit Cicéron, s'il n’avait eu qu'un auditeur, et que cet au- 
diteur eft été Platon, n’aurait su trouver un seul mot. — Et moi, 
répond Brutus, dans les causes mémes ot: j'ai affaires aux juges, 
plutét qu’au public, si l’assistance m’abandonne, je ne sais que dire. 
— Eh! oui, reprend Cicéron, un musicien, aprés avoir soufflé dans 
sa flite, la jette si elle ne rend pas de son; les oreilles du public 
sont a )’orateur comme la flite au musicien; si l’instrument ne rend 
pas, ce n’est pas la peine de se démener. » 

Ainsi Brutus, Cicéron et Crassus n’auraient jamais consenti a 
plaider 4 huis-clos. Hs voulaient un grand public; le tribunal, I’ac-~ 
cusateur , ]’accusé fournissaient seulement des prétextes 4 I'élo- 
quence. Qu’importe l’affaire? Leur plaisir, c’est de remuer la foule ; 
leur stimulant, I’ambition ; leur objet, la gloire; leur salaire, la po- 
pularité dispensatrice des honneurs. Cicéron, humble enfant d'un 
municipe rural, de ce bourg d’ Arpinum, qui avait déja donné Marius 
a PEmpire romain, conquit dés sa premiére cause la faveur des en- 
nemis de Sylia, auxquels il dut la questure et-le consulat. 


774 L’ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


Les grandes affaires se plaidaient & la lumiére du forum, les jours 
de marehé, devant la foule qui s'amassait autour du tribunal. Plus 
tard on avait édifié, pour les temps de pluie, une vaste enceinte, ap- 
pelée basilique; mais les procés criminels étaient toujours jugés en 
plein air. Pour briller dans ces plaidoieries, il fallait des poumons 
vigoureux, une voix capable de remplir le vaste espace de la place 
publique, une prononciation savante qui en doublat la puissance, 
une attitude qui imposat, des gestes amples et expressifs, afin que 
les yeux pussent entendre un langage que l’oreille ne percevait pas. 
D’ailleurs on ne connaissait ni le respect du tribunal, ni les conve- 
venanees de nos salles d'audience. 

En présence de la foule turbulente et houleuse, l’avocat se trouvait 
debout sur une tribune sans barriére, ou il pouvait se promener a 
l'aise. Comme il apparaissait tout entier, il devait marcher avec 
grace, et surveiller les mouvements de ses pieds aussi bien que ceux 
de ses bras. Cicéron, malgré sa grande habitude, avoue qu'il ne 
montait jamais 4 la tribune sans un frissonnement d’épouvante, qui 
agitait tout son corps. Tant pis pour les infortunés a qui la Nature 
maratre avait départi une taille trop exigué, une téte obstinément 
inclinée sur une épaule trop haute, une voix gréle et des jambes di- 
vergentes! La carriére des emplois publics leur était fermée. On de- 
vait présenter au peuple souverain une haute stature qui pit étre 
apercue des spectateurs les plus éloignés, et un visage agréable 4 
cette foule qui voulait étre charmée. Cicéron n’hésite pas 4 exclure 
de l’école tout homme dont la voix manque d’ampleur, ou dont la 
laideur dépasse ce degré moyen auquel la majorité de notre sexe pa- 
rait condamnée. La définition tant de fois citée que donnait Caton 
de l'orateur , n’est-elle pas incompléte ? Etait-ce seulement un 
homme de bien habile 4 parler? Il semble que le favori de la place 
publique devait étre aussi un bel homme. 


II 


Ces mérites corporels ne suffisaient pas au candidat a ]’éloquence. 
Avant d’aborder les exercices relatifs 4 la prononciation et au geste, 
il était nécessaire d'étre initié 4 certains arts. Le professeur de dé- 
clamation demandait a I'éléve une longue pratique de la musique, et 
chez les anciens la musique comprenait aussi la danse. Sans doute 
Yavocat romain n’était tenu ni de chanter, ni de danser 4a la tribune. 
Mais comment edt-il su varier les inflexions de la voix, comprendre 
les secrets d'une élocution presque rhythmique, mesurer la cadence 
de ses pas et de ses. mouvements, s'il n’edt été familier avec les 














L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 778 


Muses? Le langage latin avec ses syllabes bréves et longues, avec ses 

accents bien marqués, était susceptible de recevoir une notation mu- 
sicale. La déclamation, suivant Cicéron, était un chant un peu plus 
voilé. Certains déclamateurs affectaient méme d’exagérer la mélopée 
oratoire, au point d’en faire une sorte de cantiléne. La manie de 
chanter les passages les plus yvéhéments, a la maniére des orateurs 

asiatiques, s'était introduite 4 la tribune et dans les écoles. Le bon 

gout de Quintilien ne peut tolérer cette mode singuliére; mais la sé- 
vérité du maitre demeurait impuissante 4 corriger l’abus. « Il faut 
bien passer condamnation sur ce point, dit-il; mais alors, rien ne 
$ oppose 4 ce qu'on s accompagne avec la flute et la lyre, ou plutét 
avec des cymbales, dont le bruit offre encore plus de conformité 
avec ce ridicule excés. Cependant, ajoute-t-il, nous nous y laissons 
entrainer volontiers, parce qu il n’est personne qui ne goite ce qu'il 
chante, et qu'il est plus aisé de chanter que de prononcer comme il 
faut. Enfin il y a certaines gens qui dans les loisirs de leurs vices, et 
cherchant partout le plaisir, ne viennent que pour entendre des sons 
qui flattent les oreilles. » Ainsi les delettantes se pressaient au forum 
pour écouter les jolies modulations des orateurs 4 la mode. Peu s’en 
fallait m@me qu’on n’établit au-dessous de la tribune un orchestre, 

comme Quintilien le dit en plaisantant. Caius Gracchus n’oubliait 
jamais de se faire suivre d’un joueur de flite, qu'il placait derriére 
lui, lorsqu’il parlait, et de régler sa voix sur les intonations de l’ins- 

trument. Aprés la mort violente de son pére, 4 la veille méme du 

jour ou son cadavre allait étre tratné dans la poussiére du forum, 

quand il vociférait ces terribles plaintes: « Ou me réfugier? Ou jeter 

mes regards? — Vers le Capitole? Il est inondé du sang de Tiberius! 

— Vers ma maison? pour y voir ma malheureuse mére dans les: 
larmes et dans I'abjection!...» alors qu'il arrachait aux patriciens 

des cris d’horreur et des pleurs de commisération, et que lui-méme 

tremblait devant ceux qu'il épouvantait, Caius Gracchus écoutait la 

flite qui soutenait sa voix, et son premier souci, c’était de nc pas 

détoner. Et Cicéron qui rapporte cette bizarrerie, est bien éloigné de 

la désapprouver: il justifie l’utilité du joueur de fldte; il conseille 

seulement 4 l’orateur de le consulter chez lui, et de ne pas le faire 

paraitre au forum. 

L’art dominait toute la vie antique; il se mélait aux plus tragiques 
événements. Le gladiateur savait mourir avec grace; il réglait en 
tombant l’effet de ses attitudes, surveillait les lignes sculpturales de 
ses muscles palpitants, et, comme Laocoon expirant, il cherchait 
la beauté dans la contraction supréme des traits du visage. Ainsi 
Yorateur savait mattriser la colére et la terreur pour en plier l’ex- 
pression aux exigences de I’harmonie. Au fronton de I’école du 


776 LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


rhéteur, comme au fronton de I'école de Platon, on edt pu inscrire: 
« Vous qui entrez ici, sacrifiez aux Graces. » 

L’enseignement de la prononciation comprenait deux parties : 

une avait pour objet de développer les qualitée de la voix, et 
d’en accomplir les inflexions; l'autre d’approprier chacune de ces 
inflexions aux diverses figures de la réthorique, aux diverses parties 
du discours, aux passions différentes qu'il s’agissait d’exprimer 
et de communiquer. 
. L’éducation domestique avait dQ purger la prononciation de tout 
accent provincial et barbare. Je ne sais si le peuple Romain avait 
l’oreille aussi fine que le peuple Athénien. Un jour Théophraste, le 
disciple d’Aristote, achetait quelque denrée sur le marché d’ Athénes; 
bien qu'il fat accamédicien, il déplaca accent d’un mot : « Etran- 
ger, lui dit la femme de la halle, étes-vous nouvellement arrivé 
dans notre ville? » On n’edt peut-éire pas rencontré sur le forum 
romain une marchande de légumes: aussi délicate. Cependant le 
peuple, qui découvrait dans le style de Tite-Live des traces du 
parler de Padoue, avait bien quelque scrupule de purisme. Quin- 
tilien veut choisir lui-méme la nourrice de son éléve : « Avant 
tout, dit-il, que la nourrice n’ait aucun vice de langage! » D’autres 
exigent la santé et les bonnes meeurs. C'est fort bien fait; mais 
surtout qu’elles respectent la grammaire. Pauvre Martine, ta raison 
enjouée, ta verve compagnarde, ta fidélité et ton bon sens, n’eussent 
pas été mieux recus autour du berceau de l’orateur que dans le 
ménage des Précieuses: « Va-t'en, ma pauvre enfant! » O Phi- 
Jaminthe, Quintilien yous eit embrassé pour l'amour de la gram- 
maire. 

Nous n’entrerons pas dans le détail des exercices imposés 4 
léléve du rhéteur dans le but d’assouplir, de fortifier sa voix et de 
perfectionner sa prononciation. L’éducation était rude. Tous les 
organes étaient impitoyablement sacrifiés aux orgames vocaux. 
Cicéron et Pline le jeune déclamaient chaque jour une harangue 
grecque ou latine, afin d’exercer leurs poumons et leur voix. Iséus 
sexagénaire s'asseyait sur les bancs de Il’école, afin d’entretenir 
par la récitation les qualités d’une excellente diction. Le supplice 
perpétuel que s'imposent nos chanteurs d’opéra, les soins cruels 
auxquels ils assujettissent leur larynx, donnent seuls une idée de 
la contrainte volontaire que subissait l’orateur. Afin que le timbre 
de la voix garde sa pureté, Quintilien ordonne 4 son éléve, les 
promenades, les frictions, la continence et la frugalité, et si les 
loisirs le permettent, un exercice quotidien sur les notes graves, 
moyennes et aigués, sous la direction d'un comédien. Cependant 
les études de l’orateur doivent étre plus sévéres encore que celles 

















L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 7 


Yhistrion. Si la déclamation du théatre demande autant de sou- 
plesse, celle du forum exige plus de vigueur; la voix de l’orateur a 
surtout besoin de force. La nourriture régiée des tragédiens, leurs 
précautions excessives, ce régime minutieux, eit été trop doux pour 
un homme obligé d’avaler dans ses veilles laborieuses la fumée de 
la lampe, et d’endurer pendant toute une journée des vétements © 
trempés de sueur. 

Pour étre moins délicate, l'éducation vocale de l’orateur n’était 
pas moins scrupuleuse. Les différentes intonations de la parole 
étaient classées et nommées comme les intonations du chant; elles 
comprenaient seulement une échelle de sons moins étendue. On 
apprenait d’abord 4 bien poser la voix dans les notes du milieu; 
puis a varier ]’intensité de l’émission sur chacune de ces notes, ou, 
comme nous disons, 4 « filer les sons. » On passait ensuite aux 
exercices sur les notes aigués et sur les notes graves. On étudiait. 
enfin l’effet des différents registres de la voix humaine. Lorsque 
l’éléve avait acquis la pratique des nuances multiples du langage, il 
récitait chaque jour des morceaux appris par coeur et qui se pré- 
taient aux applications. I] déclamait des passages qui exigeaient la 
voix la plus tendue, d’autres auxquels convenaient des sons entre- 
coupés, ou des notes moins éclatantes, des narrations sur le ton 
familier, des gémissements sur le ton aigu, des priéres et des objur- 
gations sur le ton grave. 

L’art de bien gouverner sa respiration n’était pas négligé. JI 
fallait reprendre haleine 4 propos, sans bruit et sans interruption, 4 
la manitre de nos chanteurs. Les moindres défauts étaient com- 
battus avec acharnement, et la rhétorique savait tout prévoir : 
« Pour ce qui est de tousser, de cracher 4 chaque instant, de tirer 
du fond de ses poumons des flots de pituite, d'inonder ses voisins de 
salive, de chasser l’air comme une fumée par Jes narines, » c’étaient 
des inconvenances formellement proscrites. Aucun détail ne rebutait 
le ztle du rhéteur, et Quintilien fait une énumération sans fin des 
défauts, dont 11 prend soin d’affranchir la yoix de son orateur : 
« Que la voix ne soit ni sourde, ni grossiére, ni effrayante, ni dure, 
ni raide, ni vague, ni grasse, ni gréle, ni vide, ni aigre, ni molle, 
ni efféminée, etc., etc. » 

Quels virtuoses devaient étre ces orateurs! Mais tous ces exercices 
préliminaires comprenaient seulement les premiers principes de 
l'art de bien prononcer. L’expression, c’était la partie la plus 
difficile de la déclamation; on lenseignait méthodiquement; car 
rien n’était abandonné 4 limprovisation ni 4 la nature. 

L’expression renfermait trois paroles : la parole simple (sermo), 
ja contentwn, \ampltfication. La parole simple convenait 4 une 


778 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


exposition narrative, au léger badinage, 4 la démonstration fami- 
litre. La contention s’appliquait aux morceaux véhéments, aux 
cris pressés et violents. L’amplification enflait le volume de la 
voix dans les exhortations indignées, ou les plaintes qui excitaient 
Vauditeur a la pitié. 

Chacune des figures comportait en outre une étude spéciale de 
toutes les intonations. 

Un vieux professeur de notre Conservatoire avait, dit-on, cou- 

tume de soumettre ses éléves, dés les premiéres lecons, 4 une 
sorte d’épreuve. Quiconque n’était pas capable de nuancer avec dix 
expressions différentes le simple mot : un chien/ était jugé indigne 
de jamais paraitre sur les planches. A la promenade vous apercevez 
un miscroscopique épagneul enfoui dans le manchon d'une belle 
dame : vous vous étonnez qu’un animal puisse étre si petit et si 
amoureusement choyé; avec une nuance de dédain a l'adresse de 
la personne et de la béte, vous vous écriez : « Un chien! » — Au 
milieu d’un salon solennel, dans une réunion grave, un barbet 
crotté s’introduit, et fait le tour de la société en mendiant une 
caresse : « Un chien! » c'est le Aaro sur |'intrus. — Un aveugle 
est tristement conduit par son vieux compagnon, dans sa lente et 
monotone promenade, « un chien! » Vous avez pitié de 'homme, 
et vous accordez une marque de sympathie au fidéle animal. — 
A la suite du corbillard des pauvres, derri¢re les croque-morts qui 
fument et qui chantent, marche, l’oreille basse, un unique ami qui 
va, image vivante de la misére, se coucher sur la tombe de son 
maitre : « Un chien! » murmure le passant qui songe a lindiffé- 
rence des humains! — A l’époque de la Terreur, au pied de l’écha- 
faud, qui achéve sa besogne, une b¢ete hideuse vient lécher le sang 
et se repaitre des restes du bourreau : « Un chien! » C’est le cn 
du dégout et de la plus profonde horreur. — Englouti sous la 
neige du Saint-Bernard, un yoyageur s‘endort du dernier sommeil: 
il a dit adieu a la bienfaisante tiédeur du foyer, 4 la douce lumiére 
du soleil; il ne reverra plus ni les prairies, ni les bois; et pas un 
ami ne rendra les honneurs funébres au cadavre perdu, sous le 
blanc linceul. Tout 4 coup dans le lointain une clochette a résonneé, 
le bruit approche; le malheureux ouvre les yeux, il souléve la téte; 
l'espoir réchauffe son cceur déja glacé; le messager du religieux est 
14 : « Un chien! » C’est le triomphe de la vie sur le trépas. 

Par un exercice semblable, Quintilien énonce toute les expressions 
différentes que peut recevoir le simple monosyllabe : ¢z. L’orateur 
romain connaissait les rapports mystérieux qui unissent l’ame et la 
voix humaine. I] sayait dépeindre la passion avec des sons. C'est 
d’une pareille déclamation qu’ est sorti]'art musical; c’est la passicn 





L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 719 


qui a dicté la premiére mélodie. La cantiléne oratoire se bornait 4 un 
récitatif plus ou moins accentué, suivant les circonstances ou suivant 
les sentiments. 

L'art de bien dire, de traduire la passion par le débit, n'a pas dis- 
paru. Mirabeau et Berryer étonnaient leur auditoire parla véhémence 
de leur parole. Leur éloquence, tantdt paisible et forte comme un 
fleuve majestueux, tant6t furieuse comme un torrent, entratnait tou- 
jours les ceeurs d’un mouvement irrésistible. Mais nos plus savants 
orateurs se confient 4 l’instinct. Comme dit Fénelon, ils pensent, ils 
sentent et la parole suit. lls ont dédaigné l'étude de la prononcia- 
tion , si importante dans l'art antique; ils ont créé des régles pour 
eux par la seule force du génie, et la nature, sans exercice spécial, 
parle en eux avec une divine harmonie. Les rhéteurs estimaient que 
la nature a besoin, chez le commun des hommes, d’étre cultivée par 
l'étude, et que la science la perfectionne chez les maitres. © 

Iis ne croyaient pas que l’impétuosité instinctive de l'ame suffit 4 
Yéloquence. Ils avaient noté chacune des figures du langage. L’inter- 
rogation, apostrophe, |’exclamation, tous les tropes en un mot, se 
distinguent du discours uni par une maniére de chant. Ainsi, a la fin 
d’une phrase interrogative, la voix s éléve d'un intervalle qui varie, 
suivant les circonstances entre la quarte, la quinte augmentée ou 
diminuée, et la sixte. A la fin d'une affirmation un peu marquée, la 
voix tombe d’ordinaire a Ja quinte inférieure. On avait enregistré une 
foule de remarques semblables. Mais cette notation traditionnelle 
recevait toutes les modifications exigées par les effets différents qu'il 
s'agissait de produire. 

L’orateur réglait donc d’avance I intonation et le registre vocal qui 
lui étaient nécessaires pour chaque développement et pour chaque 
partie de son discours. 

Ajoutez a cette étude la profonde science de ce que Cicéron appelle 
le nombre oratoire. Dans une harangue publique, les mots étaient 
cadencés pour le plaisir de loreille, et suivant le mouvement de la 
pensée. Il fallait entreméler avec art les longues et les bréves, dont 
les Latins observaient religieusement la durée. De cette composition 
savante naissait un rhythme moins régulier mais plus souple que 
celuides métres poctiques. Le fameux : Esse videatur, qui termine 
tant de périodes cicéroniennes, n'est autre chose qu une cadence mé- 
lodieuse, destinée a clore avec majesté une phrase savamment con- 
duite. Nos compositeurs n’adoptent-ils pas certaines chutes, cer- 
taines terminaisons dont-ils abusent aussi parfois? Mozart, Rossini, 
Gliick laissent tomber la voix du chanteur sur des inflexions particu- 
liéres 4 chacun d’eux, et ces habitudes constituent en partie le style 
distinctif du maitre. 

10 mens 4876. df 





780 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


De méme!'Orateur romain enfermait sa périodedansdes rhythmes 
et des sonorités déterminées. Sa voix se reposait avec complaisance 
sur ces inflexions vraimént musicales. Une phrase pleine d’amplear 
devait tomber sur des mots de plusieurs syllabes, pour que les ac- 
cents soient assez espacés, et sur des syllabes longues, précédées de 
bréves, destinées 4 mieux faire ressortir par leur légéreté la majesté 
des longues finales : essé vidéatur. 

Ainsi les membres d'une période, et les périodes elles-mémes se 
soutenaient mutuellement, comme les vers et les strophes d'une har- 
monieuse poésie. L’éloquence alors n’était pas composée avec les 
vils matéri aux du langage quotidie, elle empruntait 4 la poésie ses 
rhythmes d'or ou d’airain. Si, comme sa divine seeur, elle ne prenait 
pas son vol vers les cieux, du moins elle planait bien au-dessus de la 
terre, qu'elle dominait en souveraine. 

Notre langue ne connait plus guére ces rhythmes et ces accents 
qui ajoutaient au langage antique tant de couleur et de force. Ony 
distingue 4 peine les bréves des longues, et l’accent reléve avec mo- 
notomie la derniére syllabe de tous les mots. Notre poésie est capable 
d’harmonie et d’éclat, lorsqu’elle est maniée par les maitres. Cor- 
neille, Racine, Lamartine et Victor Hugo ont aussi chanté une mer- 
veilleuse musique. Mais s’ils sont parvenus 4 réunir les belles sono- 
rités qui nous émeuvent, c'est malgré notre systéme de versification. 

Notre versification n’ est pas composée en vue du plaisir de I oreille. 
Nos alexandrins mesurent douze syllabes avec un repos 4 Ihémis- 
tiche; mais cette égalité numérique des hémistiches est plus appa- 
rente que réelle: les syllabes muettes laissent au milieu du vers 
comme des vides sans résonnance; nos yeux les lisent, nos doigts 
les comptent ; notre oreille les percoit 4 peine. 

Récitez & haute voix un couplet de tragédie pris au hasard ; celui-ti 
par exemple, tiré de Mérope : | 


L’empire est 4 mon fils; périsse la maratre ; 
Périsse le ceeur dur, de soi-méme idolatre, 

Qui peut gofter en paix dans le supréme rang 
Le barbare plaisir d’hériter de son sang, 

Si je n’ai plus de fils, que m’imporfe un empire? 
Que m’importe ce ciel, ce jour que je respire? 
Je dois y renoncer alors que dans ces lieux 

Mon époux fut trahi des mortels et des dieux! 


Ces vers ne sont pas les moins harmonieux qui soient tombés de 
la plume de Voltaire. Eh bien! oublions I habitude, prise des l'en- 
fance, de compter les syllabes avec les yeux; oublions ce préjugé de 
notre ouie, qui, aidée par la mémoire, se figure pereeyoir des sy 


L’ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 781 


muettes ; oublions aussi |’orthographe traditionnelle et demandons 4 
notre oreille de compter seulement les sons qui lui parviennent. Voici 
-ce qu entend notre oreille : 

L’empir’ est 4 mon fils (six syllabes pleines); périss’ la maratr’ (cing 
syllabes), Périss’ le cceeur dur (cinq syllabes), d(e) soi-mém’ idolatr’ 
(six syllabes, dont une trés-sourde, perdue entre deux articulations). 
Qui peut compter en paix (six syllabes) dans l(e) suprém(e) rang 
(quatre syllabes pleines et deux syllabes sourdes) L(e) barbar’ 
plaisir (quatre syllabes et demie) d’hériter d(e) son sang (cing syllabes 
et demie); Si j(e) n'ai plus d(e) fils (quatre syllabes et deux demies) 
que m’import’ un empir’ (six syllabes), Que m'import’ ce ciel (cing 
syllabes), c(e) jour que j’ respir’ (cing syllabes et demie); Je dois y 
renoncer (six syllabes) alors que dans ces lieux (six syllabes) Mon 
époux fut trahi des hommes et des dieux (douze syllabes pleines). 

Les deux derniers vers, le dernier surtout, contiennent seuls la 
mesure rigoureuse. Tous les autres hémistiches varient entre quatre 
svilabes et demie, cing, cing et demie et six syllabes. Gombien de 
temps a été nécessaire 4 notre oreille pour s'accoutumer a ces 
rhythmes inégaux, et pour s’imaginer entendre des sons absolument 
sourds ou étranglés par la rapidité du débit? Par un phénoméne 
assez étrange, nous lisons en imagination les vers que nous enten- 
dons réciter; les mots qui frappent notre ouje nous apparaissent sous 
leur forme écrite, et comme sous cette forme le vers est régulier, 
notre oreille est obligée de se déclarer satisfaite. Notre poésie est 
rhythmée pour ceux-la seuls qui sont initiés dés l’enfance aux secrets 
de notre orthographe compliquée. 

Je n'ai jamais rencontré d'enfant ou d' homme illettré qui-fit sen- 
sible au plaisir des vers francais, et qui sit les distinguer de la prose 
autrement que par la rime. Représentez Mérope ou Bajazet devant 
un auditoire rustique, combien de spectateurs distingueront cette 
langue cadencée d'une prose un peu soutenue? Notre versification est 
la seule qui supporte les vers libres ; et méme les vers libres, écrits 
par Moli¢re ou La Fontaine, sont souvent mieux rhythmés que les 
vers d’un métre uniforme. C’est que l'emploi varié des différentes 
sortes de vers permet de corriger en partie les vices de notre versi- 
fication. 

La versification francaise repose sur un certain nombre de con- 
ventions. L’ hiatus nous révolte dans les vers, et cependant les mots 
Jes plus harmonieux doivent leur charme 4 la rencontre des voyelles; 
et la plupart des hiatus répudiés par la poésie sont acceptés dans la 
prose la plus scrupuleuse. On a écrit des vers francais pendant 
quatre ou cing siécles, avant que la régle de l'alternance des rimes 
masculines et féminines ett été découverte. Et la rime! Quel plaisir 





782 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


la rime procure-t-elle 4 nos yeux? Et cependant nos yeux sont les 
juges les plus compétents de la suffisance des rimes! Bizarre poésie 
qui satisfait les yeux plus que les oreilles! Harmonie singuliére qui 
repose sur le calcul! Cadence boiteuse, étayée tant bien que mal sur 
le retour de la rime, qui seule peut indiquer a notre oreille la fin des 
vers! C’est pourquoi les vers blancs ne se sont jamais distingués de 
la prose que par une monotonie plus fatigante. 

Nos poétes contemporains, impuissants 4 enfermer un rhythme 
véritable dans nos vers, cherchent une compensation dans la 
richesse de la rime, seul élément musical de notre poésie. Et 
encore est-ce un élément conventionnel, puisque l’oreille ne sufi 
pas 4 justifier une rime, et un élément assez grossier, puisqu'll a 
été introduit par l’ignorance des barbares, incapables d’observer la 
quantité des syllabes latines, et d’inventer une autre mesure et une 
autre mélodie que le retour alternatif d’une méme consonnance: 

Les vers les plus délicieux de notre poésie doivent leur sonorite 
a des cadences cachées, a des harmonies secrétes, absolument 
indépendantes de notre systéme de versification. 


Ariane, ma sceur, de quelle amour blessée, 
Vous mouriates aux bords ot vous fates laissée! 


Ges alexandrins offrent une mesure semblable a celle du vers 
anapestique; on peut les scander ainsi: trois anapestes et un 
spondée : 


ArYa | né, m& soeiir, | d(e) quélle Amoir | bléssée 
Voltis motiral | tés aiix birds | ott voits fii | t(es) laTssée. 


C’est le génie méme de la métrique ancienne qui dicta 4 [har- 
monieux Racine ces vers exquis. On trouverait des raisons analo- 
gues pour rendre compte du plaisir que nous causent les autres 
vers dont notre oreille est charmée. Parfois nos poétes, avec lin 
tinct du génie, découvrent les sources sacrées et” lointaines oi 
s'abreuvaient les chantres de l'antiquité; ils y puisent les belles 
sonorités et les mélodies ravissantes, auxquelles notre versification 
barbare demeure étrangére. 

Une simple période de Cicéron prononcée a haute voix, indépen- 
damment du sens qu’elle renferme, contient des rhythmes et des 
cadences qui éclipsent par leur éclat la plupart de nos période: 
poétiques. Représentons-nous I'Orateur romain déclamant dune 








L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 783 


voix puissante 4 la fois et voilée par la douleur, la plainte qu’il 
préte 4 Milon : 


O friistra siiscépti labdrés! O spés fallacés! O cdgYtatY¥dnés Ynanés més !... 
Eg6, quiim té putrYe rédd¥dissém, mYhY nén fitirim In p&trY¥a piitarém 
léctim! Ubi niinc sénatis ést, quém séciitl siimiis? Ubi équYtés Romani, 
FLT, IT wit? UbT stidv4 miinYcYpYdrtim? UbY Ital¥% vocés? Ubr dénYqiie tid, 
Marcé Talli, qué pliirYmis fife aiixYI¥6 vox &t déféns¥6? MYhIné &4 soli, qui 
pro té tétYés mortY me SbitilT, nYhYl pdtést SpYitilary?. .. 


La plume est impuissante 4 noter cette lamentation! L’écriture, 
qui seule donne a nos vers toute sa valeur, glace cette harmonie 
vivante. L’éloquence écrite, c’est le cadavre de l’éloquence; c’est 
une tragédie de Racine, sans Rachel ou sans la Champmeslé; c'est 
la. romance du Saule sans la Malibran, que dis-je? sans la musique 
de Rossini! Car de cette éloquence musicale, il nous reste seule- 
ment le &uret. L’accent, le nombre, les inflexions de la voix, le 
geste, la vie méme en un mot tout a péri. Il reste la pensée, 
immortelle comme l'ame, mais la forme, le corps, la couleur, la 
beauté, tout ce qui touche et ravit nos sens, nous sommes réduits 
a le reconstituer par une séche analyse. L’archéologue a du moins 
2 son service la puissance du crayon ou du pineeau, pour restaurer 
le Parthénon, pour relever les ruines de Carnac et de Thebes aux 
cent portes. Les cendres de Pompéi, les laves d’Herculanum lui ont 
conservé une image encore sensible des merveilles de l'art antique. 
Qui nous rendra les chants, les danses, les cithares et les cheeurs 
nombreux que dirigeait Pindare? Qui nous rendra le solennel appa- 
reil des représentations tragiques? Qui ressuscitera Démosthénes et 
Eschine pour ranimer leurs foudroyantes invectives? Qui évoquera 
Cicéron, et cette éloquence vibrante, dont l’écho affaibli et comme 
décoloré retentit encore dans tous les ages? Méphistophéles, prétez- 
nous la clef magique dont vous avez armé |'impuissant désir du 
vieux docteur Faust, pour faire revivre un instant sous nos yeux, 
et d'une vie réelle, le forum romain et ses sublimes acteurs? Que 
ne pouvons-nous remonter le cours des siécles, et prendre place un 
seul jour dans les comices, confondus parmi les plus vils esclaves, 
dans cette foule agitée par les tempétes de ]’éloquence, au milieu de 
ce peuple qui buvait des oreilles les paroles harmonieuses, et des 
yeux T’action véhémente de ces tribuns, de ces consuls, en qui 
palpitait la vie et la destinée du vieux monde! 


784 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


Ill 


La prononciation ne peut étre détachée du rhythme oratoire, 
comme les rhythmes ne pouvaient se distinguer de la musique, de 
la poésie et des mouvements du corps obéissant a la cadence. 

Orphée, Linus, Terpandre, Alcée, Sapho, Archiloque’, Pindare, 
tous les poétes lyriques composaient des « chants » toujours accom- 
pagnés d'un rhythme marqué par les attitudes et les pas des chonristes. 
De la vient le nom de « pied » attribué au plus simple élément mé- 
trique. Car c’étaient les pieds qui marquaient la cadence. La nature 
n’a-telle pas uni la danse et la musique? Parmi les peuplades sau- 
vages, le bruit des instruments les plus rauques détermine chez 
l’auditoire des poses et des contorsions, qui semblent grotesques 4 
"Européen, mais qui imposent aux imaginations grossiéres autant 
que les solennelles rhythmopées imposaient a l’étranger venu pour 
admirer les augustes Panathénées. Les petits enfants sautent au son 
de la musique, et manquent plus rarement 4 la mesure, qu on n¢ 
fait dans les écoles de danse. L’instinct n’exerce-t-il pas aussi une 
contrainte irrésistible sur quelques auditeurs de nos symphonies ou 
de nos opéras? Leurs pieds, trop dociles aux entrainements du 
rhythme, se prennent 4 exécuter je ne sais quelle danse immobile, 
mais bruyante, qui désespére le religieux amateur. 

La poésie lyrique chez les anciens n’était pas destinée a distraire 
Ja solitude des longues soirées d’hiver. Les Muses grecques ne ve- 
naient jamais s'asseoir au coin du foyer domestique. Elles n2i- 
maient pas la lumiére de la lampe, et on n’avait pas encore imagine 
de publier des odes en volume, et de vendre !’harmonie chez les 
libraires. La poésie, inséparable de la musique et de la danse, or- 
nement des fétes religieuses, compagne des mystéres sacrés, coD- 
duisait les cheeurs des jeunes filles et des jeunes garcons. L’hymne, 
le dithyrambe, I’hyporchéme, tous ces*genres complexes inconnus 
& notre barbarie, emportaient les ames sur les ailes du rhythme et 
de la mélodie, jusqu’aux demeures sublimes de la divinité. 

L’éloquence, habitant la région intermédiaire entre les cieux du 
poéte et la boue ot: se débat notre prose quotidienne, recevait ul 
nombre moins musical, mais qui demandait aussi l’accompagnement 
d’une expression de visage, d'une attitude et d'un mouvement du 
corps, destinés 4 compléter |’effet. Cette action, moins vive que 
limitation poétique, répudiait les gestes et la démarche de la cho- 
régraphie. Mais les orateurs du temps de Quintitien n’observaient 
pas toujours cette modération de bon godt. Au temps de Ciceron, 











L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 785 


on se moquait des orateurs qui battaient la mesure avec leurs 
doigts et semblaient compter les membres de leurs périodes. Mais 
les contemporains de Trajan prenaient plaisir 4 ces mouvements 
cadencés, et Cicéron luisméme veut que l’orateur supplée a ces 
gestes de la main pour une certaine ondulation du corps et par une 
flexion des reins, qui du moins n’‘ait rien que de viril. Des plaideurs 
abusaient du précepte, au point de se balancer avec mollesse. « Cu- 
rion, disait-on, avait l’air de parler dans un bateau. » Quinttilien 
défend aussi d’accompagner chacune des phrases par une marche 
rhythmeée, semblable aux évolutions du chceeur tragique. Un mauvais 
platsant demanda un jour 4 un avocat, coupable de cet excés, com- 
bien il avait plaidé de milles. Cependant les plus rigoureux obser- 
vateurs des bienséances ne pouvaient se défendre d'approuver une 
action un peu chargée de mouvements. Si )’exagération encourait 
les reproches d'un maitre scrupuleux, elle ne déplaisait pas au 
peuple, dont les suflrages avaient plus de poids, dans l’assemblée, 
que ceux des rhéteurs. 

Nous ne saurions nous figurer un orateur, dont, le corps et les 
reins obéiraient ainsi 4 la cadence des paroles. Pourquoi? c’est que 
notre éloquence n’a plus de cadence. L’art oratoire a fait divorce 
avec l'art musical. Nous prétendons seulement nous adresser aux 
4mes. Buffon 4 des railleries agréables pour |’éloquence du corps. 
Les ‘anciens ne dédaignaient pas « leur guenille. » Dans l'immense 
assemblée, au-dela des limites que la voix pouvait remplir, l’ora- 
teur apparaissait tout entier aux regards de la multitude. On sui- 
vait des yeux le développement des périodes; si les gestes étaient 
harmonieux, c’est que la parole devait |'étre également. 

L’éloquence populaire du forum recherchait la plénitude des effets. 
il faliait remuer vigoureusement la grande masse du public. La 
plébe ne comprenait pas les finesses. Les ambitieux lui appartenaient 
corps et Ame. Si l’orateur voulait parfois paraitre ce qu’il n’était pas, 
il devait toujours paraitre tout ce qu’il voulait qu’on le crit. Car |’in- 
telligence du peuple est plus vive que pénétrante. Elle n'’entend 
rien aux réticences, mais elle saisit fortement ce qu'on lui présente 
clairement. L’orateur jouait-il indignation ? Son ‘visage savait 
se revétir d’une pourpre sanglante, ses yeux lancer des flammes, 
ses poings menacer l'adversaire. Jouait-il l’attendrissement ? II ver- 
sait de vraies larmes. Car Je vulgaire ne croit que ce qu'il voit. 

Une intelligence médiocre n’est pas toujours ouverte au sens des 
mots; elle est déja plus accessible 4 lharmonie des sons; mais il 
est un langage que |’esprit le plus obtus saisit sans peine, le seul 
que la nature ait laissé aux muets, qu'elle ait accordé aux bétes, 
c'est le langage des gestes et des signes. Hypéride prononga le plus 


786 L’ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


éloquent des plaidoyers, lorsqu’il découvrit aux yeux des juges la 
merveilleuse beauté de Phryné, parée seulement d'une irréprocha- 
ble nudité. Il n’est pas un Carthaginois, méme de ceux qui n’enten- 
daient pas le latin, qui n’ait compris le geste de Fabius, lorsqu’il 
secoua le pli de sa toge, afin de répandre sur le sol ennemi toutes 
les calamités de la guerre. Le peuple de Rome écoutait avec impa- 
tience les élégantes subtilités de Térence; mais il ne perdait pas 
une grimace des pantomimes. L’enfant au berceau obéit a un signe 
de téte, 4 un geste de la main; il lit dans les regards, avant de 
comprendre une seule parole, et, « c’est 4 son rire qu'il reconnalt sa 
mére ! » N’en déplaise 4 Buffon l’éloquence du corps, étrangére aux 
Académies, est celle que le peuple entend le mieux. 

L’action du visage et des mains, le langage du corps avait donc 
chez les anciens un triple objet : accompagner et marquer la ca- 
dence oratoire : frapper vivement l’imagination de la foule, expli- 
quer et commenter le sens du discours. 

L’orateur apprenait 4 l’école quel parti il devait tirer de chacun 
de ses membres. On distinguait les membres expressifs, et ceux 
qui ne le sont pas. Ainsi les yeux et les mains se prétent mieux aux 
expressions pathétiques que les pieds ou le tronc. Le corps servait 
seulement, comme nous l’avons vu, 4 marquer par un balancement 
les nombres oratoires. II suffisait que l'attitude n’en fat pas disgra- 
cieuse et que ses mouvements instinctifs ne vinssent pas nuire 
action. 

Démosthénes avait recu du ciel Il’'ambition et le génie, ces dons qui 
font les grands hommes; mais la nature semblait lui avoir refusé 
les qualités physiques de l’orateur. Si les esprits médiocres demeu- 
rent impuissants 4 triompher des disgraces naturelles, la volonté sur- 
monte tous les obstacles, et une ame forte devient, suivant l’expres- 
sion de Bossuet, maitresse du corps qu'elle anime. Démosthénes es- 
cella dans l’action, précisément parcequ’il lui fallut asservir tous ses 
membres, avant de se présenter au public. A un bégaiement into 
lérable, & une timidité presque invincible, il joignait un manque 
absolu de mémoire et un mouvement nerveux de |'épaule, quil 
soulevait 4 contre-sens aux endroits les plus passionnés. La premiere 
fois qu’il »arut devant les juges, l’auditoire ne put retenir un éclat 
de rire; et, comme aux yeux des Grecs, il n’était pas possible quun 
orateur si gauche eit raison, il perdit son proces. Il consacra le 
reste de ses jours 4 réparer cet échec. La légende raconte a quel prix 
il acheta la série de victoires remportées sur lui-méme, qui le plact- 
rent au premier rang des déclamateurs. Il composait son action 
devant un grand miroir, et, pour corriger l’indocilité de son épaule, 
il avait suspendu au plafond de son cabinet de travail une longue 











L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 787 


épée, dont la pointe réprimait aussitét le moindre mouvement dé- 
sordonné. Ainsi le grand homme tout sanglant consumait ses jours 
et ses nuits 4 exercer l’agilité de sa langue, et surveillait ses yeux, 
ses bras et tout son corps, afin de ne pas déplaire au peuple sou- 
verain. 

Les avocats romains se condamnaient 4 d’égales cruautés. Tous 
les membres étaient disciplinés pour affronter avec décence les re- 
gards de la populace. — La téte, le visage, les mains, les doigts, 
devaient parler avec la voix, et acquérir aussi une éloquence. — Le 
miroir était vraiment le conseiller des graces oratoires; c’était un 
meuble aussi utile 4 l’orateur qu’a la coquette, aussi indispensable 
4 Vhomme d’Etat que l’écritoire a l’écrivain. 

Les anciens prétaient une infinité d’expressions aux mouvements 
de la téte. La téte baissée signifiait l'abjection; renversée, l'arro- 
gance; penchée, l’indolence; raide, la férocité; expressions jugées 
indignes et bannies de |'éloquence. attitudes odieuses et laides que 
Yauditoire n’eit pas toléré. La téte, portée avec élégance et naturel, 
suivait d’ordinaire la direction des mains. Cependant on apprenait 
a la détourner 4 propos, afin de marquer l’horreur; 4 l’incliner 
obliquement, pour renchérir sur l’effet d’une parole modeste; a la 
mouvoir doucement de haut en bas, ou de droite 4 gauche pour in- 
diquer une adhésion formelle ou un refus énergique. Mais l’art avait 
une faible part 4 ces gestes de la téte; l’instinct dirigeait ces mou- 
vements sans le secours du rhéteur. 

Quant aux mouvements des pieds, les préceptes sont presque 
tous négatifs. Il fallait cependant observer avec rigueur ces mem- 
bres éloignés, que nos orateurs ont le bonheur de pouvoir négliger, 
car ils ne les montrent pas. La barre devant le tribunal, la tribune, 
devant les, assemblées, la chaire, dans les écoles publiques, dissi- 
mulent cette partie peu expressive de nous-mémes. Les anciens 
orateurs se montraient des pieds a la téte. Le choix d'un cordonnier 
pouvait n’étre pas indifférent au succés d'une affaire. On flattait le 
" patriotisme du peuple en se chaussant 4 la romaine. L’accusateur 
de Verrés se moque de ce préteur chaussé a la grecque, et sans 
doute ce reproche couvrait de rougeur le front éhonté du tyran de 
Sicile. La gesticulation des pieds n’était pas indifférente. Cicéron 
recommande avec insistance un trépignement des pieds, fort agréable, 
si l’orateur n’en-abuse pas (rara supploseo pedis). On avait coutume 
de frapper la terre au début de chaque période, et le talon remplis- 
sait ainsi l’office du baton de nos chefs d’orchestre, qui marque le 
premier temps de la mesure. Puis l'attention des juges s'égarait 
parfois; l’avocat prenait grand’peine pour la renouveler. Un vif 
battement du pied suffisait 4 la réveiller. Le préteur causait-il avec 


788 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


son voisin? L’orateur faisait trembler la tribune. Chacun des: 
écoutez, jugez, qui émaillent les discours de Cicéron, devait ttre 
accompagné d'un battement du pied. En sorte que la fréquence de 
ce geste était sans doute en raison inverse de la faconde du plaideur, 
ou de la bienveillance des juges. « Il a souvent frappé du pied » 
cela signifiait : discours d'un effet douteux. 

A la tenue des pieds se rattache le soin de la démarche. Les tn- 
buns s’y mouvaient sans géne, comme les prédicateurs italiens dans 
leur chaire. On prenait garde de régler exactement sa promenade 
sur la marche de la période. Qu’ett-on pensé d'un avocat qui fit 
resté le pied en l’air 4 la chute d'un développement, comme un 
danseur qui a perdu la mesure? Quelques déclamateurs, plus agiles 
qu’éloquents, affectaient une course rapide. Sautillant, voltigeant, 
toujours en l’air, ils donnaient 4 leur parole essoufflée un mouve- 
ment qui manquait a leur pensée. 

L’orateur, dans les démonstrations longues et difficiles, s’appro- 
chait de chacun des juges. Il leur expliquait en particulier la suite 
des arguments. Celui-ci paraissait-il ne pas comprendre? C’est vers 
lui que l’avocat venait se pencher. Celui-la faisait-il un signe de dé- 
négation? l’avocat, l’enveloppant de son geste et de son regard, 
allait prendre a partie l’incrédule. On en voyait, dans le feu de I'ac- 
tion, descendre de la tribune, se précipiter vers le banc de la parte 
adverse comme pour une lutte corps 4 corps. Un avocat spirituel, 
se voyant ainsi menacé, pria froidement le préteur de vouloir biea 
faire établir une barriére entre lui et son contradicteur. Un autre se 
déroba par la fuite 4 l’exposition véhémente de ces arguments ad 
hominem ; et une sorte de chasse 4 travers le prétoire égaya I’assis- 
tance. Le bon gott n’admettait guére ces démarches violentes; mais 
elles étaient fort usitées. 

C’est surtout aux membres dits expressifs que l’orateur consa- 
crait son étude. Le visage 4 ia rigueur edt suffi pour tout dire sans 
le secours de la voix. Le tragédien antique montrait seulement au 
spectateur un masque immobile. Le sculpteur et le peintre lui four- 
nissaient une physionomie toute faite. Mais l’orateur devait se com- 
poser lui-méme son visage de tribune. 

L’antiquité admettait des conventions traditionnelles pour ta- 
duire par l’expression de la physionomie les principaux sentiments 
de l’Ame. Les statues des dieux recevaient une expression presque 
invariable, suivant les attributs de chaque divinité. Le statuaire 
n’était pas libre de concevoir 4 sa fantaisie les types de Jupiter, de 
Minerve, de Junon, ou de Phébus. Les épithétes homériques ¢- 
blissent l’antiquité de cette tradition. L’écart des sourcils de 
Jupiter, le port de sa téte, la plissure de ses lévres n’auraient pss 











L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 789 


été sans impiété transportés a un Apollon; les yeux pers de Pallas- 
Athené avaient une autre expression que ceux de la puissante 
Junon. M. Winckelmann a consacré a ces études plusieurs disser- 
tations qu'il serait imprudent de renouveler. Qu’il nous suffise de 
remarquer je caractére plus hiératique peut-tre qu’artistique 
attribué 4 la sculpture la plus ancienne, en ce qui regarde la phy- 
sionemie. 

De méme les masques tragiques ou comiques demeuraient con- 
formes 4 une tradition fixe. A premiétre vue, et sans étre obligé de 
consulter l’affiche, le spectateur distinguait un dieu d'un héros, un 
héros d'un simple mortel; il reconnaissait un esclave, un péda- 
gogue, un parasite, une courtisane, un soldat. On avait méme ima- 
giné un touchant artifice pour représenter le visage du ptre de 
comédie. Le masque n’était pas symétrique; un des sourcils était 
froncé avec un air menacant, une des joues était gonflée par la co- 
lére, zratusque Chremes tumado delitsgat ore. L’autre coté respirait 
la bienveillance et la douceur. L’acteur, chargé de ce réle, parais- 
sait toujours de profil et montrait la physionomie qui convenait a la 
situation. N’est-ce pas ainsi que font les véritables péres? Et tandis 
qu'ils laissent voir Je cdté sévére et grondeur ne tiennent-ils pas 
en réserve l’indulgence et le pardon? 

L’orateur faisait provision d’un grand nombre de masques tradi- 
tionnels. Mais plus heureux que l’histrion, il en pouvait changer a 
volonté. La mobilité de ses traits ornait sa parole d’un commentaire 
perpétuel qui manquait au théatre. Mais cette mobilité n’était ni 
libre ni indéfinie. Il fallait se composer 4 l’instant un visage qui 
rendit l’expression attribuée 4 chaque sentiment. Cicéron décrit la 
physionomie convenable pour accompagner toutes les inflexions de 
la voix. 

Une des merveilles de l’action consistait 4 régler les mouvements 
du sang, de maniére 4 produire, suivant les besoins du moment, 
la rougeur, la pdleur, et ce teint bien tempéré, ot le lys et les 
roses forment un aimable mélange, indice infaillible d'une ame 
égale et d’une conscience paisible. Ces rhéteurs transmettaient a 
& leurs éléves d’admirables recettes! Que |’on apprenne aux sour- 
-ciis, aux lévres, aux yeux mémes, 4 traduire ou 4 déguiser la 
pensée, je le comprends. Mais que l'on commande au cceur de 
battre plus vite ou plus lentement, au sang d’affluer dans les veines 
ou de s’en retirer, c'est une puissance que nous accordons avec 
peine a l'art le plus consommeé. Aprés de tels prodiges, serions-nous 
surpris si la rhétorique de ces temps reculés avait aussi enseigné 
aux ayocats a ressentir réellement les passions qu'ils expriment, a 
éprouver une véritable indignation, 4 céder & une vraie terreur, et 


790 L’ACTION ORATOMRE CHEZ LES ROMAINS 


4 se prendre d'une pitié sincére pour leur client! O omnipotence 
de la rhétorique! 

Ainsi l’orateur savait rougir et palir 4 sa fantaisie, et l'action 
réglait la couleur de son teint. Mais dans le visage méme certains 
traits étaient considérés comme peu expressifs. Quels sentiments 
peuvent traduire les mouvements du nez, par exemple? Quelques 
audacieux déclamateurs réussissaient cependant 4 obtenir de cet 
organe des effets inattendus. IIs excellaient 4 plisser leurs narines, 
i les gonfler, & en chasser !’air avec véhémence pour marquer la 
dérision, le mépris ou le dédain. Ajoutons que les délicats goi- 
taient fort peu ces hardiesses d'action. 

Il en était de méme des lévres, qui s'agitaient aussi peu que pos- 
sible, et servaient 4 peine a la prononciation. On s’accordait a bli- 
mer les orateurs qui les avancaient, les élargissaient de manitre 4 
découvrir les dents, ou les laissaient pendre. Et comme Quintilien 
morigéne son orateur, ainsi qu’une mére son enfant, il lui défen- 
dait de les mordre et de les lécher. 

Les plus puissants auxiliaires de l’action, c’étaient les yeux:« La 
nature, dit Cicéron, a donné au cheval et au lion la criniére, la 
queue et les oreilles pour exprimer leurs passions; elle a donné les 
yeux 4 l'homme. » Ce sont les fenétres de l’4me. Vous n’avez pas 
besoin de les remuer; un éclair a jailli, c'est la colére qui grandit. 
Le regard s’adoutit, l’éclat en devient comme voilé, Ja lumiére quill 
refléte n'est plus concentrée en un point; elle s’affaiblit, elle sé 
teint; les larmes sont proches, la tristesse enveloppe l’ame d'un 
sombre crépre. Les yeux ont aussi leur gaieté. Votre adversaire 3 
commis une bévue; il vous plait qu'il achéve de se perdre; vous 
défendez a vos lévres de s’ouvrir, 4 votre sang d’affluer au visage, 
2 votre ceeur de battre sous l’empire de la joie. Précautions perdues! 
— vos yeux ont ri. Les yeux excellent 4 donner des démentis & la 
bouche. Ils ont un langage bien connu des solliciteurs et des 
amants. Un puissant personnage promet une grace; il accorde plus 
qu'on ne demande; sa bienveillance semble acquise; son pouvoir, 
son crédit vous appartiennent, et vous partez désespéré, car les 
yeux refusaient tandis que la bouche promettait. 

Mais si les yeux sont d'accord avec le cceur, quelle éloquence! 
ils versent dans |’4me un venin subtil et délicieux: 


Ne les détournez pas ces yeux qui m’empoisonnent, 
Ces yeux tendres, ces yeux percants mais amoureux, 
Qui semblent partager le trouble qu’ils me donnent. 
Hélas ! plus ils sont dangereux, 
Plus je me plais 4 m’attacher sur eux. 











LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS ~— 791 
En vain on se débat contre ces vainqueurs: 


Ne me regarde pas ; cache, cache tes yeux, 

Mon sang en est brdlé, tes regards sont des feux. 
Je veux avec mes mains te fermer la paupitre, 
Ou malgré tes efforts, je prendrai ces cheveux 
Pour en faire un bandeau qui te cache les yeux. 


Un des plus étonnants effets de la tyrannie de Néron fut d’im- 
poser silence aux yeux de Junie, dans son entrevue avec Britanni- 
cus. En vain la victime plaintive se déclare impuissante 4 faire 
taire ses regards: 


Mes yeux lui défendront, seigneur, de m’obéir, 


l’empereur commandera méme aux yeux: ° 


Caché pres de ces lieux, je vous verrai, Madame, 
Renfermer votre amour dans le fond de votre 4me ; 
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets, 
J’entendrai des regards que vous croirez muets. 


L’orateur n’avait pas besoin d’enseigner & ses yeux cette tou- 
chante éloquence déerite avec une vérité si passionnée par Cor- 
neille, André Chénier et Racine. Les regards trop langoureux lui 
séyaient mal. Mais il les faisait parler bien haut, quand il s’agis- 
sait d’interpréter les sentiments qui sont du domaine oratoire. De 
quelle malice brillaient les yeux de Cicéron, dans son plaidoyer 
pour Ceelius, lorsqu’il décrivait si plaisamment la vie intime de 
Clodius et de son aimable scour! Quels traits acérés, quelles fléches 
dardaient ses regards, lorsqu’il scandait avec une complaisance iro- 
nique la vertu de Caton et les mérites des Stoiciens, dans le discours 
pour Muréna...! Lisez l’exposé de la doctrine du Portique, que d’é- 
loges, quelle gravité, digne de Caton lui-méme! « Pour les Stoi- 
ciens, mentir est une faute: céder a la pitié, un crime; avoir pi- 
tié, une infamie! » Tandis qu'il aiguise cette étrange gradation, il 
ne rit pas; au contraire, sa voix s’enfle 4 chaque trait; mais les 
yeux, les yeux.... le sublime Caton n’en put tolérer les morsures! 
« Nous avons un consul facétieux! » s’écria le philosophe impa- 
tienté, oubliant pour la premiére fois l’indifférence du Sage. 

Les paupiéres et les sourcils prétaient 4 l’éloquence des yeux 
G’utiles auxiliaires. On se moquait des orateurs qui baissaient les 
paupieres.! 

Si un autre Hérodote, au retour d’un voyage, était venu racon- 
ter aux Grecs ou aux:Romains, qu’il existe un peuple, perdu bien 


792 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


loin dans les vapeurs du Septentrion, ot les orateurs et les hommes 
d’Etat affublent leur visage des plus disgracieux instruments d’op- 
tique, appelée lunettes ou lorgnons, qu’ils ne quittent pas, méme 
en parlant, et qui font partie de leur visage et de leur physionomie, 
ce récit elit été traité de fable ridicule: « Contez-nous, se fit écriée 
l’assemblée, les histoires merveilleuses des peuples lointains; dé- 
peignez-nous les hommes qui mangent les fruits du_ lotus, et les 
nations qui marchent sur quatre pieds; parlez-nous des acéphales, 
ou des cyclopes. Nous vous accorderons créance; vous avez parcouru 
les terres lointaines, tandis que nous restions 4 disputer sur nos 
places publiques. Nous ne saurions vous contredire. Mais que des 
étres intelligents et qui parlent, aient la folie de priver |’éloquence 
du secours des yeux, de faire usage d’instruments d’optique, alors 
qu’il s’agit, non pas de lire, ni de voir, mais de faire lire tous les 
auditeurs dans ses regards, de dévoiler l’4me tout entiére, de la 
faire passer dans |’Ame de Ja foule, c’est ce que nous ne croirons 
point. Amusez-nous avec des fables extraordinaires, et non pas avec 
des contes absurdes! » Et si notre voyageur répondait que ces 
mémes hommes ne font usage non plus en parlant ni de leurs bras 
ni de leuis mains, et qu’ils ont chassé l’action de leurs discours, 
comme étant une gesticulation superflue: « Ils parlent donc a des 
aveugles? » eiit-on demandé. — Non, la-bas, les orateurs parlent 
& des prateurs. » A ces mots, un rire incrédule se fit élevé sur 
tous les bancs de l’amphithéatre, et l’on eit entendu murmurer: 
« Alors, 4 quoi bon parler?... Parler 4 des orateurs, c’est parler 4 
des sourds. » 

Représentons-nous le jeune Anacharsis, fatigué de son excursion 
en Gréce, s’endormant pendant vingt siécles du sommeil d’Epimé- 
nide le Crétois. L’excellent abbé qui lvia servi de Mentor et de 
cicerone, !’éveille enfin, et, comme au temps jadis, le conduit par 
la main, dans |’assemblée de ses arriére-neveux. Qu’edt pensé ce 
jeune sauvage, encore imbu de ses souvenirs antiques, de ces bras 
et de ces mains qui s’agitent au hasard, de cette action morte, et 
de ce fantéme d’éloquence? 

Si le visage, si les yeux parlent, les mains savent peindre le 
paroles: « Les mains, dit Quintilien, promettent, demandent, ap- 
pellent, congédient, menacent, supplient. Elles expriment I’hor- 
reur, la crainte, la joie, la tristesse, I’hésitation, l’aveu, le repen- 
tir, la mesure, l’abandon, le nombre, le temps. N’ont-elles pas le 
pouvoir d’exciter, de calmer, de supplier, d’approuver, d'admirer, 
de témoigner de la pudeur? Ne tiennent-elles pas lieu d’adverbes et 
de pronoms pour signifier les noms et les personnes? » — Un phi- 
losophe, prenant 4 partie chacun de nos sens, établissait gue 





LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 793 


l'homme occupe un rang infémeur parmi les animaux. L’aigle et 
Yhirondelle ont une vue plus percante; le cerf et le cheval, des pieds 
plus agiles ; les poissons, l’ouie plus fine. —Pour l’odorat, l'homme 
en posséde a peine un inutile semblant; c’est un sens, dont nous 
n’avons pas méme I’idée, 4 voir l’usage que le chien fait de ses 
narines. En vain nous sommes fiers de la parole; les animaux ont 
aussi un langage qui leur suffit; et quel amant n’envie au _ rossi- 
gnol ce langage passionné qui fait honte 4 nos musiciens? L’>homme 
serait donc un des plus médiocres ouvrages du Créateur, s'il n’edt 
obtenu la main. La main! voila, suivant ce paradoxal philosophe, 
linstrument qui nous a faits rois de la terre. Accordez au singe le 
pouce opposable, et l’orang-outang s'intitulera un homme perfec- 
tionné ! 

J’ai connu un sourd-muet, qui prétendait que si un miracle de 
l'art lui rendait la parole, il n’en voudrait pas! L’ouie passe encore, 
mais la parole, & quoi bon? Est-ce que les doigts ne sont pas plus 
rapides que la langue? Est-ce que le langage des signes n’est pas 
mille fois plus expressif, plus clair, plus poétique que notre pau- 
vre vocabulaire, encombré d’adverbes, d'articles, de pronoms, de 
conjonctions et de prépositions? Un geste comprend une phrase 
entiére, avec toutes les nuances de |’idée et du sentiment, expri- 
mées par les yeux, par la physionomie, par |’ampleur ou la rapi- 
dité du geste méme. C'est le langage synthétique par excellence. 
Les grandes passions ne parlent pas, elles gesticulent. Et si le 
langage des signes est impropre a traduire les arguties philoso-~ 
phiques, est-ce une si grande marque d infériorité? 

Scipion lAfricain revenait d'une expédition. II avait sauvé ?Em- 
pire romain ; mais il n’avait pas rendu compte de l’argent a lui 
confié, ni des contributions de guerre levées sur l’ennemi. Un tri- 
bun l’accusa de concussion. Au jour dit, la foule se rassemble sur 
le forum; la plébe lance des regards farouches sur le consulaire ; 
quelle revanche elle croit déj4 prendre de tant de victoires patri- 
ciennes ! Terentius Varron avait été battu 4 Cannes; soit, mais du 
moins il n’avait pas gaspillé les deniers de la République. Scipion 
monte a la tribune; il regarde le peuple paisiblement; il parcourt 
des. yeux les temples, les monuments qui dominent le forum, comme 
s'il était heureux de pouvoir les regarder encore; puis il étend le 
bras vers le Capitole; la plébe suit son geste, et elle se souvient! 
Elle se rappelle ce jour, ou elle accompagnait le char du vainqueur 
de Zama! Un cri s éléve: « Allons rendre graces 4 Jupiter, qui nous 
a donné un tel consul! » Scipion marche a la téte de cent mille 
citoyens, et, triomphateur improvise, il monte au Capitole, tandis 
que le tribun se morfond dans Ja place déserte. Pour entendre la 


794 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


cause, il fallut transporter le tribunal dans un lieu écarté d’ou 
Scipion ne pit pas étendre encore vers le Capitole ce bras victo- 
rieux, qui avait terrassé Annibal ! 

Les rhéteurs avaient compté six gestes principaux, quon variait 
4 l'infini. Ils avaient, pour ainsi dire, dressé des tableaux qui en 
marquaient toutes les diversités. La main devait ordinairement se 
mouvoir de gauche 4 droite, et se reposer a la fin des phrases. 
Dans les mouvements vifs, elle tombait pour se relever aussitét, et 
comme pour rebondir. Le bras suivait exactement. et scandait les 
membres de la période; il accompagnait les ondulations du carps 
et les mouvements des pieds. Il servait a l’orateur, comme d’un 
balancier, afin de régler la mesure et de soutenir la période chan- 
celante. Tel était le rdle du bras, pendant le cours régulier d'une 
déclamation paisible: Mais que l’action s’anime, que la voix module 
des inflexions savantes et passionnées, alors les bras excellent aussi 
4 tout exprimer. Ils lancent & l’adversaire Jes foudres de Vinvec- 
tive; ils s'élévent jusqu’aux juges pour les implorer; les mains se 
renversent en arriére et présentent la paume pour attester le ciel 
et supplier les dieux, dans cette belle attitude que les statuaires 
attribuaient 4 la Priére. Ciceron, plaidant pour son maitre Archias, 
décrivait les miracles de la poésie dans les temps héroiques; il 
représentait les arbres et les rochers répondant & la voix du poéte ; 
alors il étendait les deux bras et les ramenait lentement en cercle 
vers Sa poitrine, comme pour appeler 4 lui toute la nature, sen- 
sible aux accents des chantres mélodieux. Lorsqu’il dépeignait un 
débauché, chancelant sous les vapeurs du vin, un léger balance- 
ment des bras indiquait sa démarche titubante. Les orateurs, plus 
soucieux des applaudissements que des éloges, ne s’en tenaient pas 
4 la gesticulation expressive. Ils s’abandonnaient 4 un excés, que 
nous trouvons parfois blamable, méme dans un comédien. Ils mi- 
maient tout ce qu'il disaient; parlaient-ils d'un malade, ils contre- 
faisaient le médecin qui tate le pouls; d’un musicien, leurs doigts 
se promenaient sur les cordes muettes d'une lyre idéale. C’était une 
faute; une pantomime outrée n’est plus du domaine oratoire. Nos 
bras obéissent aux mouvements de |’éme; les gestes peuvent rendre 
avec une inimitable éloquence les expressions passionnées ; mais 
cest en abuser que de la contraindre 4 imiter, A singer les objets. 
Cependant ces hardiesses plaisaient au public; et les juges pardon- 
naient volontiers 4 l'avocat assez habile pour distraire leur longue 
patience, méme par des bouffonneries. Tout artifice était légitime. 
qui réussissait. 

Quintilien n’énumére pas moins de vingt-six positions des doigts 
et de la main. Le pouce, le medium, I'index s’agitent suivant le 


L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 795 


besoin. Sans doute les auteurs de traités accompagnaient leurs écrits 
de figures semblables 4 celles qui illustrent les alphabets des sourds- 
muets. Veut-on interroger, veut-on figurer le cercle d'un enthyméme, 
veut-on exprimer l’admiration? On dispose ses doigts, comme un 
général dispose ses bataillons. On avance I’un, et l'on retire l'autre. 
I] semble que chacune des articulations ait son rdle et son langage. 
On pourrait suivre l’action, d’aprés le nombre et la position des 
doigts engagés. Crassus prétait 4 l'¢zdez mille expressions tou- 
chantes. Un seul mouvement de la main, qui se replie en cercle et 
se déploie alternativement, indiquait l’admiration. Plusieurs gestes 
convenaient 4 l’interrogation. Le pouce incliné par-dessus |’épaule, 
pour indiquer l’adversaire, témoignait le mépris. C’est ainsi que 
Cicéron pronongait sans doute le dédaigneux : « cet homme, » dont 
il flétrissait Verrés, Antoine, et ces adversaires dont Je nom eat 
souillé ses lévres. Pour marquer I’ indignation, on se frappait le front 
et la cuisse, et Calidius était ridicule, pour n’employer jamais ce 
geste. Il est des mouvements de mains, que Il’exorde n’admettait 
jamais, d’autres que la narration exigeait absolument. Science vrai- 
ment compliquée, dont nous avons perdu méme la notion! 

Comment représenter les mouvements singuliers des orateurs, ces 
mains qui s’ouvrent et qui se ferment avec vitesse, dans les actions 
véhémentes, ces écartements expressifs du pouce? Comment dire 
toutes les circonstances ou il sied d’avancer quatre doigts, et celles 
ou il est défendu d’en avancer plus de deux? Quelques avocats 
affectaient des gestes traditionnels qui obtenaient quelque succes. 
« On en voit qui, en tenant léurs doigts crochus, jettent la main de 
haut en bas, ou, la retournant en sens contraire, la lancent par- 
dessus leur téte. Quelques-uns prennent la pose que les statuaires 
attribuent ordinairement au pacificateur, qu’ils représentent la téte 
inclinée sur l’épaule droite, le bras étendu a la hauteur de l’oreille, 
la main déployée, et le pouce en dehors. » Il fallait se bien garder 
de jamais étendre le bras horizontalement en repliant |’avant-bras 
vers la poitrine et de s'agiter ainsi, comme un oiseau qui bat de l’aile. 
On disait des gens qui pratiquaient ce geste vicieux, qu’ils pronon- 
caient du coude. 

L’orateur ne livrait donc pas seulement sa pensée et sa parole; il 
se donnait tout entier 4 l'auditoire; et son costume, comme son 
geste, devait imposer au peuple. 

La plébe méme, si jalouse des prérogatives patriciennes, si affamée 
d'égalité, edt poursuivi de ses huées le malavisé qui, pour la flatter, 
eut affecté la négligence du vétement. Le désordre des habits et de 
Ja chevelure, l’aspect hideux du visage convenaient seulement aux 
violences d'une sédition. L’orateur politique ou judiciaire eit rougi 

10 mars 1876. 2 





796 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


de produire & la tribune l’extérieur sordide du vieillard qui entraina 
le peuple sur le mont Sacré, ou du centurion Virginius aprés le 
meurtre de sa fille. L’élégance du vétement était une marque d’égards 
que l’orateur n’omettait jamais de rendre au public. 

Les anciens ne connaissaient pas l’uniforme officiel. Mais les dif- 
férentes conditions se distinguaient par des insignes. Le citoyen 
romain, le Quirite s’enorgueillissait de la toge, ornement national du 
peuple-roi. Un des chatiments les plus pénibles qu’entrainait |'exil, 
seule peine capitale qu'il fit permis d'infliger 4 l'homme libre, 
c’était la défense de porter la toge. Lécinius, banni pour crime d'in- 
ceste, alla enseigner la rhétorique en Sicile. 11 monta en chaire, 
vétu a la grecque, portant le manteau au lieu de la toge. Au moment 
de prononcer la lecon d’ouverture, il jeta les yeux sur son véte- 
ment, et se mit 4 pleurer. Puis, essuyant ses larmes, il dit avec un 
soupir : « Et pourtant, je vais parler en latin! » 

Le plus misérable des plébéiens se drapait superbement dans les 
plis de la toge, lorsqu’il exercait dans les comices sen droit de 
citoyen. Il laissait 4 l’esclave la tunique étroite et relevée, commode 
pour le travail. Au Quirite, auditeur assidu des beaux discours, 
spectateur infatigable des jeux du cirque, hdte des congiaires et 
des distributions gratuites, convenait l’ample robe des oisifs. Le 
lazzarone n’étale pas avec plus de superbe son haillon éclatant. 
I‘orateur, de condition moyenne, ajoutait 4 l’arrangement de la 
toge une certaine recherche, dépourvue d’affectation. La tunique, 
vétement du dessous, descendait avec décence un peu au-dessus des 
genoux, et les étroites bandes de pourpre qui l’ornaient tombaient 
perpendiculairement. La toge, bien arrondie, était relevée, de 
maniére a laisser le cou et les épaules dégagés; le pan ramené par- 
dessus le bras flottait avec grace; le large pli en forme de bau- 
drier, appelé sinus, que les habiles tailleurs ménageaient sur la 
poitrine, donnait au corps un développement plein de dignité. 

Quelle n’était pas la beauté de ces vétements blancs, qui lais- 
saient & homme la liberté des mouvements, recouvraient les men- 
bres sans les emprisonner, voilaient les contours du corps, sans 
en déformer les lignes.-\u grand soleil de la place publique, 
lumiére se jouait dans les plis de la robe, qu’elle caressait molle- 
ment, comme sur la surface polie d'un marbre de Paros, artistement 
fouillé. Nos habits sombres, étroits, mesquins, qui enveloppent 
chacun de nos membres comme d'un fourreau, qui les grossissent 
en les serrant, conviennent sans doute 4 nos climats. Les Romains 
et les Grecs du Directoire, sous la pluie et les frimas, prétaient 4 
rire; et Talma, risquant-en plein Palais-Royal le costume antique 
dessiné par David, fut arrété 4 bon droit comme coupable de mas- 














LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS ‘79T 


carade. Mais est-il possible 4 notre orateur, enfermé dans la raideur 
guindée de I’habit de ville et du costume officiel, de contraindre 
ses gestes 4 garder l'harmonie des lignes prescrites a l’orateur 
romain? Comment nos bras, dans les étuis d’épaisse étoffe qui les 
cachent, se préteraient-ils 4 une action véhémente? - 

Le patricien, le consulaire, qui avaient le droit de porter le lati- 
clave et la prétexte, les chevaliers qui portaient l’angusticlave, 
prenaient encore un soin plus grand de la magnificence de leur 
vétement pourpré. La plébe, loin d’envier le luxe des dignitaires, les 
admirait, sans cesser de les hair. Encore aujourd'hui la populace 
italienne demeure tout ébahie devant les splendides équipages et les" 
palais de ses patriciens. La révolution fermente dans ces tétes 
exaltées; mais elle ne s attaquera ni aux palais, ni aux églises. Elle 
détruira les croyances, Jes institutions séculaires; elle sera peut- 
étre injuste et cruelle; mais elle ne sera pas vandale. Dans la no- 
blesse, si elle déteste le privilége, elle aime les carrosses et la vale- 
taille dorée; dans I'Eglise, si elle outrage les prérogatives sacrées, 
elle respecte les brillants costumes et la pompe des cérémonies. 
L’ Italien est fier des prélats nombreux, des merveilleuses demeures, 
des superbes chevaux qui ornent sa ville. Si le riche I’éclabousse, 
il essuie avec orgueil la boue aristocratique dont une caléche somp- 
tueuse vient de le gratifier. Ainsi la plébe ancienne restait bouche 
béante devant la pourpre de ses chefs; la majesté de ses maitres la 
grandissait. Elle préféra toujours les folies brillantes et ruineuses 
de Néron a la noble simplicité d’ Auguste. Elle ressentait moins de 
vénération pour la toge tout unie de ses tribuns, que pour la pré- 
texte et le laticlave de ceux quelle voulait trainer aux gémonies. 
Elle applaudissait plus volontiers le personnage qui l’injuriait, que 
le simple candidat qui mendiait humblement son suffrage; et dans 
Prémeute, elle légorgeait avec plus de respect! 

Le costume antique se prétait aux expressions les plus passion- 
nées. Non-seulement, comme la robe tragique, il enveloppait I’ ora- 
teur de majesté : mais l'art savait encore l’employer pour aider 
Paction. 

Dans l’exorde, alors qu'il convenait d'affecter la modestie et la 
timidité, debout devant le tribunal, avec une attitude simple et un 
geste sobre et contenu, l’orateur ajustait sa robe: il veillait a ce 
qu elle tombat correctement. Dans cette partie du discours, presque 
toujours personnelle a |’avocat lui-méme, il importait de paraitre 
homme réservé et de bon gotit. Mais, dés les premiers mots de la 
narration, il ne s agit plus ni de celui qui parle ni de ceux qui écou- 
tent; l'affaire seule est en jeu, et lintérét du client. Le geste devient 
plus pressant; le soin de la robe serait déplacé. Comme les bras 


798 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


jouent avec vivacité la scéne racontée, le pan, maintenu sur I’ épaule 
pendant lexorde, est abandonné a lui-méme; et s'il tombe, c’est une 
faute d’interrompre l’action pour le relever. Au début de la confirma- 
tion, l'orateur reparait : la narration laissait les faits parler comme 
d’eux-mémes; ici, l’avocat les discute et les interpréte; le souci de 
la convenance lui revient; il rajuste la toge et raméne les plis qu'une 
action trop vive avait dérangés. Mais bientét la discussion s échauffe; 
c’est un combat, et le déclamateur prend une attitude guerrieére. Il 
rassemble la robe sous son bras gauche, d'un air résolu et dégage. 
Parfois il s'enveloppe la main, comme pour Il’abriter derriére un 
bouclier, tandis que le bras droit nu et tendu porte a l’adversaire les 
coups multiples d'une agressive argumentation. C’est une lutte 
acharnée, l’athléte alerte et toujours prét a la riposte comme a 
i’attaque ne garde plus de repos. Qu’importe alors le nombre des 
plis et la correction du stnes? Il faut renverser |’adversaire, |’abattre 
et le fouler aux pieds. Vienne la péroraison. Si le discours a été long 
et l'affaire grave, s'il faut achever une victoire difficile, et enlever 
enfin le succés de haute lutte, alors, tout couvert de sueur, comme 
enveloppé de la poussiére de l’aréne, l'orateur oublie sa robe, qui se 
détache de tous cétés; la chevelure méme, qu'on n’a plus le temps 
de relever, ajoute, en tombant sur le front, 4 l’expression tragique; 
un dernier mouvement fait tomber la toge et adieu les convenances! 
adieu le soin de la beauté physique! L’avocat a disparu; c'est un 
homme qui supplie d'autres hommes; qui pleure, qui s irrite, qui 
s'indigne! I] est la, presque sans vétements et sans voile: en proie 
aux sentiments les plus violents, il a tout oublié. Cette robe qui 
tombe, ces vétements baignés de sueur qui se découvrent, cette voix 
assombrie par la fatigue et l’émotion, c’est le dernier terme de la 
passion, c'est aussi le comble de l'art, et souvent, hélas! il faut 
l’avouer, la supréme habileté du comédien! c'est le beau désordre 
de Boileau! c'est la chevelure qui se déroule chaque soir, a l'heure 
dite, sur les épaules de la tragédienne; c'est un artifice oratoire et 
pathétique. 

L’éloquence parvenue a ce point ou elle se confond avec le drame, 
ou elle reproduit 4 l’esprit, et aussi aux regards, les horreurs du 
désespoir et de l’indignation, devient un art d’imitation, et l’action 
oratoire, la plus compléte des pantomimes. Souvent l’orateur épuisé, 
brisé par les sentiments qu’il jouait d’abord, qu'il partage ensuite, 
tombe dans les bras de ses clients; on l’emporte presque mourant et 
sans voix; la foule, enivrée du spectacle, applaudit avec frénésie: 
les juges se lévent par la force de I'admiration ; l'adversaire effrayé 
cache son visage... et la cause est gagriée! 

N’edit-il pas été beau de voir Cicéron, prenant d’avance le deuil de 











L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 799 


Milon, son ami, évoquer avec emphase les grands souvenirs de son 
consulat, pour couvrir son client des rayons éblouissants de sa 
propre gloire; puis palir, comme si Clodius n’avait pas été bien tué, 
et revenait encore pour remplir le forum de sang et de cadavres, 
pour proscrire ces mémes juges, rassemblés afin de venger sa mort! 
Gette péroraison pathétique, modéle désespérant de tous les avo- 
cats, Cicéron ne |’a jamais prononcée; il avait réglé dans son cabinet 
les agitations tumultueuses de sa harangue; il avait étudié devant le 
miroir ses poses, le désordre de ses vétements et ses larmes. Eh bien! 
au jour de l’audience, sil avait mené le discours jusqu’a la péro- 
raison, il aurait trouvé de vrais pleurs 4 répandre, il edt ressenti 
une véritable indignation : ses cheveux se seraient dérangés d’eux- 
mémes, et sa robe, spontanément détachée, laurait découvert au 
moment voulu, et dans les transports d'un sincére désespoir! O avo- 
cats, 0 tragédiens, 6 artistes, si prodigieusement habiles que vos 
premiéres dupes, c'est vous-mémes! 


IV 


Les Romains désignaient d'un méme terme une plaidoirie et une 
représentation théatrale. Agere signifiait jouer un discours et une 
piece. La tribune était une scéne, et l’orateur un acteur, un « pre- 
mier réle», qui disposait une sorte de spectacle avec des auxiliaires 
et des comparses. Ce n’était pas assez de répandre dans l’éloquence 
une harmonie rhythmique, comme un poéte; de varier les inflexions 
de la voix, comme un chanteur; de régler le geste et le costume, 
comme un comédien. L’action comprenait une mise en scene, 
extérieure a |’orateur. 

La procédure des tribunaux et la condition des avocats rendaient 
possible la vaste organisation de ces plaidoyers dramatiques. 
L’avocat était un patron, qui disposait de nombreux clients tout 
dévoués a ses volontés. Dans une cause civile et criminelle, accu- 
sateur et défenseur citaient librement les témoins nécessaires; ils 
les interrogeaient 4 leur convenance, leur apprenaient leur rdle, 
les avaient toujours sous la main. Le préteur ou le président des 
juges, quel qu’il soit, restait 4 peu prés étranger a la conduite des 
débats. L’avocat trouvait donc sans peine parmi ses clients les 
figurants utiles au spectacle; parmi les témoins, qu'il dirigeait seul, 
les acteurs secondaires du drame dont il jouait le principal person- 
nage. 

Dans la décadence du harreau, quand le génie et l'étude ne 
suffirent plus 4 soutenir l’éloquence, les rhéteurs enseignérent des 


800: L' ACTION ORATOIRE CHEZ LES: ROMAINS 


moyens accessoires pour agir avec énergie sur un public avide 
d’émotions, et blasé par la fréquentation quotidienne du forum. Il 
ne nous reste pas un seul de ces discours tout en action de l’époque 
impériale. Les avocats de l’école classique, imitateurs de Cicéron, 
éléves de Domitius Afer ou de Quintilien, dédaignaient sans doute 
ces ressources d’un art corrompu. S’ils en usaient a la tribune, 
méme avec discrétion, ils avaient bien soin de réduire aprés coup 
leurs plaidoyers a la forme littéraire, en les écrivant pour le public 
ou pour leurs amis. Le témoignage de Quintilien, les lettres de 
Pline, quelques anecdotes éparses dans les historiens, ne laissent 
aucun doute sur le caractére presque scénique de |’éloquence 
romaine, particulitrement sous les Césars. Il est probable que des 
orateurs, méme d’un purisme excessif comme Pline, cédaient par- 
fois au goit public et que la sténographic, si elle nous avait 
transmis exactement quelques-uns de leurs discours, aurait enre- 
gistré de nombreuses allusions aux mouvements de I'action et au 
déploiement du spectacle qui accompagnait les plaidoyers. Mais 
lorsque le discours avait été prononcé, on I'écrivait, de facon a ce 
que le lecteur n’eiit pas un regret trop vif de ne l’entendre pas. On 
retranchait toutes les parties relatives 4 une action, intéressante 
seulement quand elle se passe sous les yeux du spectateur. On 
observait ainsi la différence essentielle entre l’éloquence écrite et 
l'éloquence parlée, entre un discours joué et un discours lu; dis- 
tinction que la sténographie supprime. 

Pline, dans une lettre 4 Céréalis, se défend de lire un plaidoyer 
dans une assemblée d’amis. II sait que les discours perdent toute 
leur force, loin de Faction du forum, et que rien n’est languissant 
comme une harangue déclamée par un orateur assis. Sans doute il 
n’avait pas voulu prendre la peine de remanier son ouvrage pour la 
lecture, et il s’agissait de le réciter tel qu’il avait été composé pour 
Y'audience. : | 

Les plaidoyers de Cicéron, les seuls que I’antiquité latine nous 
ait conservés intacts, gardent encore sous la forme littéraire, dont 
Jes a revétus le loisir de l’écrivain, de nombreuses traces des inci- 
dents d’audience et de I’action extérieure encore trés-restreinte, 
seule admise alors par la sévérité du gott. Les vives interruptions, 
les apostrophes violentes qui coupent les développements, les allu- 
sions au visage de l’accusateur, a l’attitude des témoins, a la fatigue 
des juges ou 4 leur émotion, nous montrent par instant I'orateur 
comme en action, et font parvenir’a nos oreilles comme une rumeur 
Jointaine de la place publique. 

Aux siécles ou I’éloquence gardait une sobriété attique, l'orateur 
se contentait de tirer partie des circonstances extérieures qui lui 








LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS: 801 


fournissaient.des incidents dramatiques. Crassus, le précurseur de 
Cicéron, plaidait contre un indigne descendant des Brutus. Un bruit 
se fait entendre a l’extrémité.du forum; c’est le cortége qui accom- 
pagne au tombeau la grand’mére de l'accusé. Les statues des 
ancétres, les inscriptions qui rappellent les exploits et les dignités 
de la famille, en un mot tout l'appareil des obséques patriciennes 
décore la procession funébre. Crassus s’interrompt; puis, se tour- 
nant vers son adversaire, et la main étendue dans la direction du 
cercueil: « Brutus, que dira cette noble femme 4 tes aieux? Qu’ira- 
t-elle conter au fondateur de cette république? Quels titres as-tu 
ajouté 4 ces inscriptions glorieuses? Quelle figure feras-tu 4 cété 
du visage de tes ancétres? Qu'as-tu fait de leur fortune? — tu l’as 
dévorée; qu’as-tu fait de leur nom? — tu I’as sali. Qui, qu‘ira-t- 
elle leur dire de ta vie et de tes. actions? » Crassus profitait avec 
une admirable présence d’esprit d'une mise en scéne qu'il n’avait 
ni attendue ni préparée. 

Plus tard, on prit soin de régler d’avance des prétextes aux mou~ 
vements oratoires. Aux témoins destinés 4 établir le fait, on ajoute 
des témoins destinés 4 produire des effets. Il y eut les témoins de 
la confirmation, et ceux de la péroraison. Alors l’'avocat commande 
a une armée disciplinée; il enseigne aux comparses leurs mouve- 
ments et leur réle; i! détermine l’instant de leur entrée et celui de 
leur sortie. Ce n'est plus seulement un acteur, c'est un choryphée, 
c'est un poéte, c'est un chef d’histrions. 

Comme tout directeur de théatre intelligent, l'avocat du temps de 
Trajan se ménage des applaudisseurs. Ii connatt la contagion des 
applaudissements; il sait que le bruit engendre le bruit, que la 
foule a besoin qu’on lui indique les passages qu’il faut admirer et 
qu’elle suit docilement une opinion manifestée par un tumulte. Qui 
n’est dans le secret des enthousiasmes de commande? Qui ne voit 
les moyens, 4 peine déguisés, qui servent a4 les procurer? Et pour- 
tant on se fait complice du plus menteur succés. Le silence fait 
honneur 2 l’orateur, comme au comédien. I lui faut le « brouhaha », 
dit-il le payer 4 beaux deniers comptants; et lui-méme, qui a payé, 
il. est le premier 4 y croire; il l’admire lui-méme sur la foi des 
admirateurs gagés. Le bruit le soutient et Penivre. Il ressemble a 
ces jongleurs qui sont les dupes de leurs propres jongteries; 4 ces 
faux-prophétes qui sont leurs plus fermes croyants, 4 ces idoles 
qui s’adorent elles-mémes. Les avocats de la décadence obtenaient 
le succés a tout prix; et leur auditoire leur appartenait, car ils 
l'avaient acheté. 

Ecoutons les gémissements de Pline, que révolte cette mode 
nouvelle. Ha plaidé devant les centumvirs, et le public a été un peu 


802 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


froid. Il boude contre le tribunal, contre lui-méme, contre ses con- 

fréres, et contre la gloire, dont il est dégoité... pour vingt-quatre 

heures! Car demain, il nous vantera ses triomphes, les applaudis- 

sements qu'il a soulevés, et il ne saura plus que tout cela se vend. 

Demain, il ne trouvera aucune banalité 4 ce murmure flatteur, 4 ces 
cris enthousiastes, récompense et soulagement des plus accablantes 
fatigues, baume salutaire qui guérit les blessures de l’amour-propre. 
Rendons graces-au mécontentement de Pline, qui nous vaut des 
renseignements curieux sur les « Romains » du forum. « A la suite 
de l’avocat, dit-il, marchent des auditeurs que l'on recrute et que 
l’on achéte. Le marché se fait au milieu de la basilique, dont on fait 
une salle 4 manger, ou |’orateur régale 4 ses frais. On voit ces 
auditeurs courir d’un tribunal 4 l'autre pour un méme prix. On les 
appelle avec assez d’esprit des Sophocles, jeu de mots intraduisible, 
copoxdetc, des crieurs 4 bon escient, ou en latin des louangeurs 
parasites (/audicenz). Hier, j’en fus témoin; deux de mes nomen- 
clateurs qui ont 4 peine lage de ceux qui prennent la toge, ont 
_ été loués pour trois deniers afin d’applaudir. C’est le prix quil en 
coute pour étre éloquent. Pour cette somme, vous remplirez tous 
les bancs, vous réunirez un immense auditoire; des clameurs san3 
fin retentiront, sur un signe du chef de claque (ecoydp0<), car il 
faut leur faire un signe; ils ne comprennent rien, et n’écoutent 
méme pas. Si vous passez auprés de la basilique, et si vous voulez 
savoir comme l’on parle, il est inutile de vous approcher du tribu- 
nal, et de préter l'oreille ; vous le devinerez sans peine; sachez que 
le plus méchant parleur est le plus applaudi... En vérité, il manque 
seulement 4 cette symphonie des trépignements, ou plutét des cym- 
bales et des tambours, car des hurlements, il y en a de reste... 
C’est fait de notre art. » , 

Un avocat de haut rang et de quelque réputation ne paraissait 
pas en public, sans étre accompagné d’une suite nombreuse; lors- 
qu'il descendait au forum, il ressemblait a un chef d’armée; quatre 
ou cing patriciens de distinction remplissaient la place. A coté du 
patron se tenait le nomenclateur, chargé de fui dire 4 loreille 
quels personnages il rencontrait, afin qu'il pat les saluer par leur 
nom; derriére lui, marchaient les secrétaires, qui prenaient place 
au barreau ayec leur maitre; enfin la foule des clients, courtisans 
et parasites, fermiers et débiteurs, agents électoraux et applaudis- 
seurs. Le secrétaire, pendant Ja plaidoierie, préparait les piéces 
justificatives, et se préparait 4en donner lecture, sur un signe de 
l'avocat. Cette besogne était quelquefois partagée. Brutus, celui 
contre qui Crassus fit la sortie véhémente que nous avons rap- 
portée, avait commis deux lecteurs au soin de faire connaitre les 








L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 803 


piéces intéressantes. Crassus aussitot fit lever trois secrétaires qui 
débitérent tour 4 tour des morceaux accablants pour Brutus. — 
Parfois le secrétaire avait pour mission « de secourir la mémoire 
troublée » du patron. Il servait d’huissier pour appeler les témoins; 
il veillait 4 la bonne exécution de la mise en scéne régiée pour faire 
valoir l’action. Enfin c’est lui qui prétait une contenance a I’ora- 
teur, lorsque les applaudissements, spontanés ou achetés, se pro- 
longeaient. On se penchait vers lui pour donner un ordre; il faisait 
méme l’office de messager, et l'on a yu des avocats prévoyants, le 
prier, avant la fin du plaidoyer, d’aller commana son diner. C’é- 
tait le factotum du barreau. 

Pline le jeune, dans |’affaire de Priscus plaidée au sénat, fut sin- 
guliérement flatté d'une attention que l’empereur eut pour lui. Un 
affranchi de Trajan se tint debout derriére l’orateur, pendant toute 
la durée du plaidoyer. Lorsque Pline s’abandonnait 4 son ardeur, 
lorsque l’action devenait trop violente, 4 la chute des plus fou- 
droyantes périodes, |’affranchi impérial le touchait doucement du 
doigt, et lui disait 4 voix basse : « L’empereur vous commande de 
ménager vos forces, et de ne pas oublier la faiblesse de votre com- 
plexion. » Je ne sais si un tel excés d’honneur ne lassa pas enfin 
insatiable vanité du grand homme, comme le joueur de flute avait 
lassé le consul Duillius, et si, vers la péroraison, il ne se retourna 
pas vers son garde du corps trop attentif pour lui crier : « Laissez- 
moi donc tranquille! » Quoi qu’il en soit, Pline fit beaucoup de 
jaloux, et ses collegues lui pardonnérent difficilement un témoi- 
gnage aussi public de la faveur du maitre. 

C’était un luxe ordinaire aux plaideurs considérables de se faire 
assister par un certain nombre d’avocats. Nous voyons souvent dans 
nos tribunaux deux défenseurs se présenter pour un accusé unique ; 
mais l'un deux se borne au roéle de secrétaire; le plus renommé 
prend seul la parole. A Rome, la cause était partagée entre plu- 
sieurs avocats. L’affaire de Bassus, sous Trajan, fut plaidée au sénat 
par sept orateurs, trois pour l’accusation, quatre pour la défense; 

et en dépit de la loi qui accordait seulement neuf heures 4 la 
défense, Pline, principal avocat, plaida pendant un jour et demi. 

Chaque partie du discours était traitée par un spécialiste. Tel 
excellait dans Ja narration; tel autre dans la confirmation; les plus 
célébres se réservaient la péroraison. Plusieurs des plaidoyers de 
Cicéron ne sont que des péroraisons; les preuves avaient été déve- 
loppées par Hortensius ou quelque autre. Nul ne surpassait le 
grand orateur dans |’art d’arracher les larmes, et de disposer des 
moyens d'action qui enlevaient les derniers obstacles. Les momeres 

avocats se contentaient de soutenir |'adtercation. 


Ay 


804 L' ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


Aprés le discours et la réplique, le plus souvent une dispute 
s'engageait entre l’accusation et la défense. II s’agissait de confirmer 
rapidement les preuves avancées de part et d’autre. Les orateurs 
illustres dédaignaient trop souventcette action tumultueuse et décisive, 
pour en commettre le soin & des praticiens subalternes. Hs avaient 
tort, l’altercation prenait souvent une importance supérieure a celle 
des plaidoieries. La discussion, d’abord modérée, s’animait par 
degrés. Le public intervenait par des interruptions; Jes juges se 
mettaient de la partie; les témoins ne demeuraient pas en arriére. 
Les mots couraient, les arguments volaient, les injures pleuvaient. 
C’était une gréle d’exclamations, de plaisanteries, de quolibets, de 
preuves alertes qui tombaient sans relache sur la téte des adver- 
saires. Les plaidoieries gravement commencées finissaient par une 
méleée. 

Pour réussir dans laltercation, il n’était pas besoin de longues 
études, ni d’une science bien profonde. L’esprit naturel et la viva- 
cité ne s’enseignent pas 4 l’école. Ces heureuses qualités du tempé- 
rament sont le privilége des meilleurs. Malheur a l’esprit lourd qui 
manquait une répartie; au maladroit qui essuyait un trait sans le 
renvoyer plus mordant; au retardataire, qui permettait au public 
de le devancer dans une riposte! Sans doute l'effronterie et la 
vigueur du poumon tenaient lieu d’éloquence. Celui qui criait bien 
fort, gesticulait sans cesse, empéchait l’adversaire de répondre, ou 
n’écoutait pas sa réponse, riait 4 tout propos, remplissait le tribunal 
de clameurs et de tumulte, celui-l4 avait de grandes chances de 
succes. Mais lorateur parfait ne demeurait étranger & aucune des 
ressources du métier. Aux études sérieuses, 4 l’action savante, 4 
l’éloquence solennelle, il devait joindre ces facultés, dont |’éclat 
brille plus souvent 4 la halle que dans les académies. Une langue 
dorée ne Jui suffisait pas; il lui fallait encore ce que nos péres appe- 
laient: « un peu de gueule. » 

L’art de choisir des témoins, d’éprouver leur  sincérité, 
de leur apprendre leur rdéle, et de les interroger, appartient 
plutdt & l’étude de la procédure qu’a celle de l’action. Néanmoins 
lorateur appelait souvent & son aide, au moment de I ’interro- 
gatoire public, la ressource de laction. Si votre témoin parait 
effrayé de la majesté des juges, si la foule l’intimide, prenez-le par 
Ja main; recourez, afin de l’encourager, aux plus douces modulations 
de la voix. Si au contraire le témoin de votre adversaire laisse yoir 
des signes de erainte, épouvantez-le par des regards furieux, 
grossissez votre voix, accablez-le des plus malsonnantes épithetes, 
faites-lui peur! S'il montre un caractére irascible, ne manquez pas 
de l’exciter, de l’entrainer hors de lui-méme dans les éclats d'une 














L'ACTION ORATOIRE CAEZ- LES ROMAINS 805 


fureur aveugle et ridicule. Sachez mettre a profit toutes les circons- 
tances, et enrichir d’incidents imprévus la mise en scéne préparée 
par vos soins. 

Un artifice plus ordinaire que loyal consistait 4 suborner le témoin 
de ‘Tadversaire, ou 4 faire asseoir les témoins favorables a la 
cause sur le banc de l’ennemi. Au moment de l’interrogatoire, une 
confusion pouvait s'établir entre le témoin 4 charge et le témoin & 
décharge; l'art d'embrouiller une affaire n’a jamais été étranger au 
barreau. D’autrefois un témoin cité par l’accusation commence 
une déposition fallacieuse, apprise par ceeur sous la dictée du 
défenseur, et qui tourne, en fin de compte, a l’avantage de 
l'accusé. Les juges de s'étonner, l'accusateur de pdlir, et l’avocat 
de se réjouir. Mais le témoin s'est montré récalcitrant; il n’a pas voulu 
ou n’a pu mentir; vous n’avez pu acheter sa conscience. II raconte 
fidélement ce qu'il a vu; iln’omet aucun détail accablant pour votre 
client; il parle avec conviction, tout semble perdu. L’accusateur 
triomphe, lorsqu’en: terminant son récit; le témoin hausse les 
épaules et part d'un grand éclat de rire, de sorte que les juges ne 
savent plus que penser. Les plus astucieux demandent seulement au 
témoin contraire de manifester une joie indiscréte en voyant le 
succes de leur déposition, de prendre un ton véhément et passionné, 
de s’applaudir ouvertement de |’impression qu’il produit: les juges 
ne peuvent se défendre d’une défiance bien naturelle 4 I’égard d’un 
homnie qui apporte un intérét si vif 4 la cause qu'il sert, et consi- 
dére comme un succés personnel la perte de laccusé. Un témoi- 
gnage aussi ardent perd toute autorité; il détruit méme l'effet des 
témoignages semblables. 

Ainsi les avocats, pour se ménager des intelligences dans la place, 
réglaient aussi l’action des témoins; ils achetaient non pas méme 
leurs mensonges et leur parjure; un geste, un sourire, une expres- 
sion de physionomie leur suffisaient pour ébranler la foi des juges 
et pervertir leur religion. Dans ces détours de la stratégie oratoire, 
dans les habiletés de cette mise en scéne, je vois bien l'homme 
habile de Caton, mais je cherche "homme de bien. La rhétorique, 
chez les anciens, c’est l'art le plus merveilleux, mais trop souvent 
un art d’imposture. 

L’habileté consommée prenait toujours le public pour complice 
dans l’emploi des moyens, propres 4 forcer la conviction des juges. 
Rien n’est plus facile & égarer que la conscience de la foule, et 
pourtant rien n’est plus imposant que la passion d'une multitude. 
Elles sont rares les 4mes fortes qui peuvent se soustraire 4 cette 
influence, qui osent résister aux manifestations d'une masse de 
peuple, et gardent la liberté de leur jugement, quand le nombre a 


806 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


jugé. Horace, dans son cabinet de travail, déteste le vulgaire et 
I'écarte; Horace, au milieu de la place publique, applaudit quand 
la foule applaudit; il rit quand elle rit; il pleure quand elle pleure; il 
est peuple avec le peuple. Dans une nombreuse assemblée non déli- 
bérante, il s’établit une sorte d’équilibre entre la croyance et les sen- 
timents de chacun. Vous n’étes plus vous-méme; vous devenez une 
fraction inséparable du tout; vous prenez |’opinion du voisin; et 
vous lui cédez Ja votre; perdu au milieu de la masse, vous vous con- 
fondez avec l’ensemble, vous étes multitude. 

Une foule n’a pas l'esprit des individus qui la composent; elle a des 
croyances, des susceptibilités, des préjugés qui lui sont particuliers. 
Dans une salle de théatre, tout le monde est du parti de la vertu, de 
’honneur et du devoir. Harpagon, Tartufe et don Juan sont con- 
damnés 4 l'unanimité.’ Est-ce que les ayares, les hypocrites, et les 
libertins ne vont jamais au spectacle? 

Représentez un mélodrame devant un public de forcats. Cet 
étrange auditoire n’est pas exempt d’erreur; il s’intéresse vivement 
au sort des personnages qui s’agitent dans une position infime. 
L’ouvrier en blouse et la pauvre fille des rues auront ses plus vives 
sympathies; le grand seigneur, !’élégant millionnaire, l’homme d’ar- 
gent exciteront sa méfiance; et si l’auteur a soin de chercher son 
héros dans les mansardes, et d’installer les traitres dans les salons 
du premier étage il est assuré du succes. Mais qu’il se garde bien 
de flatter en méme temps que ses préjugés les vices de son audi- 
toire : car ce public de repris de justice a sa vertu. La notion du 
bien et du mal, du juste et de l’injuste est vivace dans une foule, 
méme recrutée au bagne. Présentez-leur un escroc, dont les 
tours infames réussissent, les faussaires auront peine a contenir 
leur indignation; un lache'suborneur qui outrage l'innocence, les 
débauchés retrouveront le sentiment de ’honneur pour le flétrir; 
un meurtrier qui guette sa victime, les assassins frémiront d’épou- 
vante, et quand les gendarmes viennent saisir le coupable, tout le 
bagne poussera un soupir de soulagement; qu’au cinquiéme acte, 
la vertu triomphe enfin, et que les criminels soient envoyés li- 
méme ou se donne le spectacle, la conscience satisfaite des forcats 
s'abandonnera aux trépignements d’un sincére enthousiasme. Pen- 
dant trois heures, ces divers échantillons de la perversité humaine 
auront partagé les sentiments des honnétes gens. Pas un seul parmi 
ces milliers de scélérats n’aura protesté contre l’opinion générale : 
l’ndividu s'est absorbé dans la foule. 

Les orateurs de l’antiquité connaissaient bien cette influence 
d'une multitude assemblée sur les individus quelle entoure. Ils 
savaient que les hommes les plus éclairés subissent 4 leur insu les 








LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 807 


préjugés et les sentiments du public dont ils sont enveloppés. IIs 
s’adressaient a l'intelligence du peuple, bien plus qu’a celle des 
juges, persuadés que les émotions de l’auditoire s’empareraient de 
i'ame des juges, et que leur parole, multipliée par I’écho de la 
place publique, grandie par l’assentiment, par l’acclamation de la 
plébe, gagnerait une force victorieuse. L’argument, qui edt été 
faible aux yeux des connaisseurs, devenait sans réplique, lorsque 
le peuple l’avait adopteé. 

De 1a ces plaisanteries d’un godt peu sévére dont Cicéron abuse, 
ces contrefacons comiques de l’adversaire, ces allusions 4 son cos- 
tume, 4 sa démarche, & ses imperfections physiques; ces jeux de 
mots sur les noms, destinés 4 soulever le rire de la foule; un 
homme, dont mille hommes rassemblés ont ri, est un homme ridi- 
cule. Domitius Afer avait compilé deux volumes de quolibets ora- 
toires, dont la plupart roulaient sur la figure ou la taille de ceux 
qui en étaient les victimes. Les modéles de bonnes plaisanteries 
que les rhéteurs prdposent & notre admiration, ne seraient jamais 
tolérés dans nos tribunaux, ou I’avocat s’adresse seulement aux 
juges, et ou le public est muet. 

La plébe romaine n’était pas trés-délicate en matiére de facéties, 
et sa grossiére hilarité devenait pourtant contagieuse. Un surnom 
spirituellement trouvé perdait les personnages les plus res pectables ; 
il courait de bouche en bouche a travers la foule; les juges se le répé- 
taient 4 l’oreille; on en riait tout bas; et comment donner raison & 
homme dont on a ri? Cependant un surnom n’est pas une raison. 
Le malheureux accusateur 4 qui son adversaire attacha le sobri- 
quet de « crochet dé fer, » n’avait peut-étre d’autre tort que celui 
d’étre petit, noir et rabougri, et il perdit sa cause! C. Julius obtint 
un succés populaire par une boutade tirée de la physionomie d'Hel-. 
vius Pansa. Celui-ci l’importunait de ses interruptions : « Taisez- 
vous, s’écria-t-il, ou je vais montrer qui vous étes! » Menace inu- 
tile; alors Julius étendit la main vers les maisons qui bordent le’ 
forum, et fit voir 4 tout l’auditoire une enseigne sur laquelle était 
peint un bouclier Cimbre, portant au milieu la figure grotesque d'un 
Gaulois tirant la langue. Or Helvius Pansa ressemblait trait pour 
trait 4 cette caricature. On rit, et le client d’Helvius porta la peine. 
de la laideur de son avocat! 

Obliger l’adversaire a figurer 4 son détriment dans votre plai- 
doyer, en faire malgré lui votre comparse, le contraindre a vous 
donner la réplique et A servir votre action dans cette grande 
comédie offerte au public, tourner vers lui tous les yeux tandis qu’on 
lui imprime sur la face le fer rouge du ridicule, c’était l'art des 
mattres. Cicéron y était parvenu du preier coup dans sa premiére 


808 ~ L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES RQMAINS 


affaire. Il défendait Roscius d’Amére, riche et naif paysan, accusé 
par Erucius, ami de Chrysogonus. Et Chrysogonus était l’affranchi 
du Sylla. Fort d'un semblable appui, parleur habile, Erucius mé- 
prisait la jeunesse,de Cicéron. « Il regardait les hommes assis au 
banc de la défense et il se demandait : » est-ce celui-ci, est-ce 
celui-ld qui prendra Ja parole? « A moi, dit Cicéron, il ne pensait 
pas; car je n’avais jamais plaidé en public. Gomme iJ vit qu’il p’avait 
pour adversaire aucun avocat célébre, il parla avec négligence; il 
s’asseyait, quand cela lui passait par la téte; il se promenait; il 
appelait son esclave, je crois, pour lui commander son souper. 
Devant cette nombreuse assistance, il faisait comme cheg lui. Il dit 
sa péroraison tant bien que mal; il s’assit enfin et je me levai. Nl 
poussa un soupir-de satisfaction, en voyant que ce n était que moi. 
Je le regardai tout en parlant; il plaisanta et causa, jusqu’au mo- 
ment ou je nommai Ghrysogenus; alors le voila qui se léve; il 
demeure stupéfait, je comprends que j'ai frappé juste; je le nomme 
encore une fois, deux fois. Aussitét des courfiers partent et vont 
sans doute annoncer 4 Chrysogonus qu’il se trouve 2 Rome un homme 
qui ose parler, de maniére 4 ne lui pas faire plaisir, et que les juges 
écoutent,. et que le peuple commence 4 s'indigner. » Pendant que 
Cicéron retracait avec des couleurs aussi vives l’action négligée 
d'Erucius, puis son ébahissement, et son mépris se changeant ea 
inquiétude, |’accusateux dut cacher son visage pour échapper a la 
risée du public et dérober sa confusion. 

Mais il arrivait souvent qu'un maladroit se blessait lui-méme avec 
des armes dangereuses. Un ayocat novice avait interealé dans 
un plaidoyer appris par ceur cette apostrophe inattendue : 
« Oh! ne me regardez pas ainsi de travers! — Moi, riposta f’ac- 
cusateur, Je n’y pensais pas; mais soit! » et il lui lanca un regard 
effroyable. 

Un moyen d'un usage plus facile consistait & s’entendre avec tn 
ami ou avec l’accusé lui-méme et 4 lui apprendre un geste, une 
expression de physionomie, propres & fournir un développement 
dramatique. Encore cette mise en scéne manquait-elle parfois san 
effet. Les comparses ne savaient pas toujours leur rdle; les uns per- 
daient contenance; les autres gardaient, au moment ow ils devaient 
figurer, une attitude raide, embarrassée, pleine de gaucherie, qui 
égayait le public au lieu de |’émouvoir. « Ne pleurez pas, mon 
pauvre enfant, disait un avocat 4 un jeune aceusé, séchez ces larmes 
touchantes! » Mais le pauvre enfant regardait ]'action vébémente de 
son patron avec le rire de {a niaiserie. Un autre enfant joueit au 
contraire son rdle en conscience; il poussait des cris percants qui 
fendaient lame des auditeurs. « Messieurs, yoyez nos larmes! » 











L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS B09 


disait Pavocat d'un ton ému. — Pourquoi pleurez-vous? demanda 
froidement l'accusateur. — C’est que mon précepteur me pince, 
répondit cet éphébe trop véridique. » Cépasius l’ainé, défendant 
Fabricius, avait préparé un mouvement oratoire des plus pathéti- 
ques. Ge Fabricius était un vieillard peu vénérable, mais les che- 
veux blancs imposent toujours. Dans la péroraison, Cépasius devait 
tendre les bras vers son client, implorer la compassion du public 
pour sa misére, et le respect des juges pour une téte aussi res- 
pectable; Fabricius, de son c6té, devait se composer un visage, 
déchirer ses vétements, enfin répondre 4 l’action de son avocat. 
Mais l’avocat plaida si mal, il chargea lui-méme l'accusé avec 
une telle persistance, que Fabricius n’attendit pas la péroraison; il 
S’esquiva doucement et la téte basse. Arrivé au passage éloquent, 
Cépasius, qui n’avait rien vu, s’écria avec emphase : « Regardez, 
Messieurs, les vicissitudes du sort! regardez le peu que nous 
sommes! regardez la vieillesse de Fabricius, regardez... » Alors il 
regarda lui-méme. Fabricius n’était plus la. Eclat de rire univer- 
sel. L'avocat furieux de ne pouvoir continuer son : « regardez, Mes- 
sieurs, » (il lui en restait une douzaine a dire), découvrit son client 
dans la foule, le poursuivit, l’atteignit, le prit au collet, le ramena: 
de force a sa place, et continua son beau mouvement, comme si 
rien ne s était passé. 

Les péroraisons, dans les affaires criminelles, comportaient 
presque toujours une action scénique. La douleur chez les anciens 
he gardait pas cette retenue, cette modération que le bon gout com- 
mande. Nos larmes ont leur pudeur; elles n’aiment pas 4 se mon- 
trer. Nous éprouvons quelque honte a paraitre sensibles. Les an- 
clens s’abandonnaient librement aux lamentations publiques et aux 
pleurs solennels. Leur douleur ne s'enfermait pas dans le silence; 
leurs funérailles avec le cortége des pleureurs étalait tout l’appareil 
d'une désolation dramatique. Ces ames de bronze étaient sans doute 
invulnérables aux blessures secrétes du ceeur, qui rongent sans bruit 
et consument lentement. Ils poussaient des cris affreux, se rou- 
laient dans la poussié¢re, déchiraient leurs habits; mais le lendemain, 
tout en gardant la marque extérieure du deuil, ils allaient & leurs 
affaires et n’y pensaient plus. Ces chagrins, violents dans leurs 
manifestations, sont comme les torrents, ils débordent avec fracas, 
mais séchent vite. Les vieux Romains n’eussent rien compris 4 notre 
mélancolie taciturne, non plus qu’a la tristesse de René, a l’ennui 
dégoité de Rolla, au spleen raffiné de Childe Harold. 

Les Romains, dans le deuil, laissaient croitre leurs cheveux et 
leur barbe; ils couvraient de poudre leur front et leurs habits en 
lambeaux ; de méme Jes orateurs déployaient sur leurs clients la mise 





810 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


en scéne d’une douleur publique. Ils jouaient d’avance la scéne des 
funérailles, comme si l’accusé était déja condamné, et sa famille ré- 
duite 4 la mendicité. On est surpris de voir la confiance, qu'il af- 
fectent pendant le cours du plaidoyer, se changer brusquement a la 
péroraison en un violent désespoir. Cicéron ne semble pas douter 
un seul instant de l’'acquittement de Milon; c’est A peine si, a I’en- 
tendre, le meurtrier de Clodius a besoin d’étre défendu ; puis, tout 
a coup les larmes étouffent sa voix, il lacére sa toge; comme si 
Milon n’était déja plus qu'une ombre. C'est que si l’assurance sert 
4 produire la conviction; a la fin du discours, la conviction ne suffit 
plus; et la compassion doit suppléer a l’insuffisance possible des 
arguments ; les larmes réussissent ot les raisonnements echouent. 
Quand le juge a pleuré, la justice est désarmée. 

C’est pourquoi les péroraisons remplissaient le forum de cris et 
de gémissements. L’orateur, si sdr de lui tout a l'heure, apparais- 
sait en proie au désespoir. Le peuple avait pitié, |'émotion gagnait 
les juges. Alors l'avocat se jetait 4 leurs pieds; il embrassait leurs 
genoux; une longue file de suppliants envahissait le prétoire. Les 
enfants, les parents de l’accusé, dans une toilette sordide, inter- 
pellaient chacun des membres du tribunal, et poussaient des cla- 
meurs lamentables. 

Une tragédie si souvent renouvelée réussissait presque toujours. 
Pas un orateur n’omettait cette ressource extréme, dans les causes 
graves. Le peuple et les jurés se laissaient gagner par la contagion 
des larmes. Ils pleuraient comme on pleure au théatre; mais ils par- 
donnaient. 

L’usage des processions de suppliants remontait jusqu’aux pre- 
miers temps de l’éloquence romaine. Les orateurs habiles en ti- 
raient le plus utile parti; mais ils se gardaient bien d’insister 
longuement. Quintilien remarque excellemment que rien ne séche 
plus vite qu'une larme. 

Pour frapper les yeux en méme temps que |’ame, on exposait 
aux regards de la foule les piéces 4 conviction. L’accusateur bran- 
dissait l’épée qui avait servi au meurtre; il agitait la robe teinte du 
sang de la victime; et méme parfois, il présentait 4 la multitude les 
ossements de son cadavre. L’horreur physique ajoutait 4 lhorreur 
morale. 

Sans doute ces exhibitions amenaient des scénes grotesques. Ci- 
céron, dans son plaidoyer pour Labiénus, se moque d’un jeune 
homme blessé, dont on débandait la plaie de temps en temps pvuur 
lexposer au public. Un avocat plaisant feignit d’étre épouvanté par 
lépée que secouait l’accusateur, et alla se cacher dans la foule. Un 
instant aprés, il revint demander si |’homme au glaive était encore Ia. 














L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS si! 


Le génie inventif de l’action oratoire avait imaginé d'autres 
moyens pour émouvoir la foule. Devant le tribunal, était suspendu 
un grand voile, appelé separium, qui marquait la limite du pré- 
toire. Les plaideurs obtenaient la permission ‘de faire peindre sur 
ce rideau la scéne du vol ou du meurtre, dans les affaires crimi- 
nelles ; dans les procés civils, on représentait la propriété en litige, 
ou des épisodes honorables tirés de la vie du plaignant. C’était une 
narration en peinture, et il edt fallu 4 l’avocat une baguette, comme 
en ont les maitres de géographie, pour faire suivre au public les 
pénpéties de l’affaire. Pauvre éloquence, qui avait besoin de tels 
secours! Gomme si la parole ne disposait pas d’une palette plus 
riche et plus éblouissante que celle du peintre de stparium! 

Souvent, puisqu’on ne pouvait trainer le cadavre de la victime 
au milieu de la place publique, on présentait son portrait. Un jour 
celui qui avait recu l’ordre de montrer un tableau de ce genre, se 
figurait toujours qu’on était arrivé 4 la péroraison. Chaque fois que 
Yorateur jetait les yeux de son cdté, il élevait le portrait au-dessus 
de sa téte, 4 la grande joie du peuple; car cette peinture, ceuvre 
d’un artiste de dernier ordre, représentait un vieillard d'une réjouis- 
sante laideur. 

Cependant cette éloquence en action était capable des effets les 
plus énergiques. Lorsque César eut succombé tous les coups de ses 
amis, le peuple toujours prompt 4 maudire ses maitres, quand ils 
ne sont plus, et 4 porter aux nues les conjurés qui ont réussi, 
acclamait Brutus et Cassius, ses libérateurs. Antoine, ami de 
César, parut 4 la tribune, et par précaution, il se mit a louer les 
meurtriers. Mais bientét il osa plaindre la victime, et montrer le 
cadavre, exposé sur un lit funébre; enfin il présenta la robe du 
dictateur, encore toute dégouttante de sang : « Voyez, s’écria-t-il, 
cest ici qu’a frappé Brutus, voila la trace béante du poignard de 
Cassius; c’est par cette ouverture qu’a pénétré le couteau de 
Casca! » La foule crut assister au meurtre; des cris d’horreur 
retentirent; mille vengeurs s’armérent pour massacrer les assassins; 
et le spectacle de cette relique du meurtre précipita Rome, si fiére 
tout 4 l'heure d’une liberté dont elle n’était plus digne, sous le 
joug ridicule et honteux d’un dictateur de rencontre. 

Dans des causes semblables, qui touchent a la politique, la fureur 
des partis introduisait souvent sur le forum une autre espéce de 
mise en scéne, bien étrangére 4 la rhétorique! Les armes de |’élo- 
quence .sont pacifiques ; elles contraignent |’esprit, elles font vio- 
lence au ceur, elles déchirent l’ame; elles ne blessent que par 
métaphore. Combien de fois la pauvre éloquence n’a-t-elle pas di 
réserver pour des jours plus calmes l'emploi de ses foudres oratoires, 

10 mars 1876. 53 


882 L’SCTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


devant l’étalage d'une force qu’eHe ne posséde pas? Tous ses jolis 
artifices ne hui prétaent plus de secours; sa stratégie savante 
n’avait plus la moindre efficace, lorsque la violence rangeait sur |e 
forum Yappareil de ses moyens. Adieu les périodes harmonieuses, 
adieu l’'ampleur des gestes majestueux, adieu le spectacle des péro- 
raisons pathétiques! Comme le ressignol sous la serre du vautour, 
elle ett essayé en vain de moduler ses plus beaux airs. 

Parfois le plaidoyer devenait un duel étrange ou la vie de l’accu- 
sateur courait plus de dangers que celle de l’accusé. Quand Cicéron 
prit en main la cause des. Siciliens, i} alla recueillir dans la province 
mnéme ses preuves et ses témoignages. Verrés avait aposté sur sa 
route des assassins, auxquels il n’échappa qu’en les devancant tou- 
jours. Son dévouement était plus agile que la rage du préteur. — 
Lorsqu’il défendit Milon, meurtrier de Clodius, Pompée, qui rai- 
mait pas Milon, avait disposé autour de la place un cordon de 
troupes, 4 l’aspect menacant. Cicéron, du haut de la tribune, vit 
briller les casques et les boucliers; it comprit que son action 
savante ne prévaudrait pas contre des adversaires si bien armés; 
il balbutia quelques mots confus, et descendit. Milon fut condazané : 
mais, victime satisfaite, il se consola en mangeant de bennes hul- 
tres 4 Marseille. Plus tard, Cicéron écrivit l’admirable plaidoyer 
qu’il aurait dQ prononcer; et il tira Son exorde de |’action extraor- 
dinaire que Pompée avait introduite dans la cause. « Le nouvel 
aspect du tribunal effraye mes yeux; de quelque cdté que je me 
tourne, je me vois plus les anciens usages du forum et des 
tribunaux. Ce n’est pas l’assembiée accoutumée qui entoure vo 
siéges; ce n'est pas la foule habituelle qui nous enveloppe. es 
troupes, qui garnissent tous les temples, sont destinées sans doute 
4 prévenir la violence, et cependant elles n’apportent aucun secous 
2 l’orateur. Elles ont beau étre nécessaires et salutaires, et plactes 
l& pour me rassurer, je ne puis pas ne pas craindre sans une cef- 
taine frayeur. » 

Aux jours des comices, lorsque se jouaient devant le peuple ces 
parties décisives, d’ou. dépendait la victoire d'une faction, les ora- 
teurs amenaient avec eux un cortége plus imposant que celui des 
clients et des scmbes. Des esclaves armés prenaient position avant 
le jour autour de la tribune. Le tribun montait aux rostres, c’étalt 
Tibérius ou Caius Gracchus, Saturninus ou Licinivs Stoloa. ib 
parlaient, et les épées s’aiguisaient; les mains cherchaient les pét- 
gnards sous les toges. En gnise de confirmation, ils faisaient var 
leurs bandes de gladiateurs; en guise de péroraison, c'était | 
hataille: et au lieu de la procession finale des témoins pathétiques. 
c’était un cadavre qu’on traimait aux gémonies. Le lendemam, 


LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS gig 


layait le pavé, et 'éloquence reprenait possession du forum, qu'elle 
remplisait de ses beaux spectacles pathétiques. Ainsi notre Conven- 
tion mélait aux proscriptions en masse les déclamations enguir- 
landées de ses rhéteurs. 

Le jour ou Cicéron remit ses pouvoirs de consul, Clodius 
demanda sa mise en jugement, pour avoir violé les lois dans I’af- 
faire de Catilina. Le factieux avait disposé sur le forum, non des 
applaudisseurs, mais des gladiateurs. La foule se rassembla, et aus- 
sitdt, sans qu'une parole eft été dite, le massacre commenca. Le 
Tibre charriait des cadavres; il n’y avait plus de place dans les 
égouts. « On s’était souvent jeté des pierres, s’écrie Cicéron; jamais 
autant que ce jour-la; on avait vu tirer l’épée; oui, trop souvent, 
mais un si grand massacre, de tels monceaux de cadavres, non, 
jamais. Les séditions naissent souvent de l’entétement d’un tribun 
en désaccord avec ses collégues; de la perversité d’un auteur de 
lois, qui promet au peuple monts et merveilles et répand: des lar- 
gesses; les séditions naissent encore de la rivalité des magistrats : 
cest d'abord une clameur, puis une dissolution violente de l’as- 
semblée : c'est & peine si vers le soir et rarement encore, on en 
vient aux mains. Mais ici, on n’a pas dit un mot, pas convoqué 
d’assemblée, pas proposé de loi. » Un massacre sans discours, 
c’était le supréme triomphe de |’éloquence politique inventée par 
les tribuns : c’était l'action sans phrases. 


Nous avons essayé de restaurer par l’analyse une des parties les 
plus importantes de l’éloquence antique. La synthése est impos- 
sable. On ne peut réunir dans une description d’ensemble toutes les 
merveilles de la prononciation, du geste et de la mise en scéne ora- 
toire. C’est au lecteur de Cicéron qu'il appartient de ressusciter 
par la pensée le spectacle du forum et l’action de la tribune. Encore 
possédons-nous seulement ses discours, tels qu’il lesa disposés pour 
la postérité, et non pas tels qu’ils les avait composés pour la multitude. 

L’éloquence sans action est un édifice sans lumiére. Les discours 
écrits ressemblent a ces dessins noirs qui représentent les monu- 
ments. Les lignes architecturales, les ornements sont fidélement 
reproduits : il y manque la couleur et tous ces jeux de la lumiére 
qui sont comme la physionomie et la vie des objets. Cette lumiére 
de l’action, c’est notre imagination seule qui peut en éclairer les 
chefs-d’ceuvre de |'éloquence ancienne. 

Nous ne concevons plus |’éloquence, comme faisait l’antiquité. 
Nous ne la séparons pas des sujets traités. Chacun de nos orateurs 
a sa spécialité, établie sur le genre d'études auxquelles il s'est li- 
vré; et il parle bien de ce qu’il sait. Les anciens considéraient I’élo- 


814 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 


quence comme un art complet par lui-méme. indépendant des su- 
jets et du fond. Que la sculpture donne la forme au bois, a la 
pierre, aux métaux précieux ou au marbre; l'art existe en dehors 
de la matiére travaillée. Que la peinture préte la couleur et les ap- 
parences de la vie aux dieux, aux hommes ou aux bétes, quelle 
décore les temples ou les palais, qu'elle recouvre une muraille, une 
toile ou un panneau, c’est toujours la peinture. De méme [élo- 
quence, quel que soit le sujet sur lequel elle s’exercait, était pour 
les anciens un art 4 part. Les autres sciences lui fournissaient seu- 
lement la mati¢re indispensable: le bloc de marbre dont le sta- 
tuaire doit tirer la forme ; l’éloquence était proprement l'art de con- 
duire les ames 4 un but déterminé. La poésie ravit les cceurs par 
lentratnement de I'harmonie et du rythme; la philosophie agit sur 
la raison par la force de la dialectique; l’éloquence s’exerce sur la 
volonté, par des moyens complexes, dont le principal est l’action. 

Du fond de son cabinet, un écrivain met en ordre des arguments 
qui entrainent l’adhésion du lecteur; mais une adhésion froide, qu 
ne commande pas toujours 4 la volonté et aux actes. Pour qu'un 
homme impose sa volonté 4 d’autres hommes, pour que seul il do- 
mine une multitude, il faut la communication directe; i] faut que 
les yeux parlent aux yeux, que la voix, que le geste, que le spec- 
tacle établissent l'ascendant de l"homme fort sur la foule. Cette 
communication par laquelle !’orateur dompte son public, c'est I'ac- 
tion ; l'action qui asservit la vue comme I'ouie, et en fait des com- 
plices du vouloir de Yorateur. 

Dans Pantiquité, léloquence, n’avait pas comme les beaur-arts, 
pour fin unique, le plaisir; ni méme cette émotion fortifiante que 
produit la présence du beau. Comme l'art militaire, comme I'es- 
crime, c’était un art d'action. Pour agir sur l’ouie, elle empruntait 
a la musique et 4 la poésie les nombres et la cadence; au chant, 
ses plus mélodieuses inflexions; pour agir sur la vue, elle emprun- 
tait & la musique la gesticulation expressive qui grave les pensées 
dans l’esprit, en y imprimant des images; pour agir sur I’dme, elle 
empruntait 4 l’art dramatique les dispositions savantes du spectacle 
et de la mise en scéne. Art complet et universel, qui faisait d'u) 
plaidoyer la réunion de tout ce qui satisfait la raison, touche le 
ceur, et charme les sens. 

L’action oratoire avait besoin de la vie publique, de la vie et 
plein air, de l'ingérence perpétuelle de la foule dans les affaires 
politiques et civiles; elle ne peut se concevoir en dehors de Ja 
Cité, cet abrégé de l’Etat moderne, dans lequel l’exercice univer- 
sel des droits publics appartenait 4 un groupe de citoyens, enfer- 
més dans l’enceinte d'une méme ville. Alors l’orateur pouvait réu- 











L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 815 


nir autour de lui tous les auditeurs sur lesquels il voulait agir. 
Enfin cet art merveilleux ne pouvait fleurir qu’au sein d’une reli- 
gion indifférente 4 la morale privée. En dépit des protestations de 
Caton, de Cicéron et de Quintilien, }’éloquence antique n’avyait pas 
la vérité pour objet; elle prétendait surtout au succés. L’éloquence 
fournissait des armes aussi souvent au brigand qu’au soldat. Quand 
la philosophie avec Socrate et Platon devint la science du bien, son 
premier soin fut de proscrire la rhétorique. Le Gorgias est un ré- 
quisitoire trop bien justifié par les usages auxquels se prétait I'élo- 
quence. Cicéron lui-méme n’a-t-il pas avoué que la vérité était in- 
différente a l'avocat? 

Devons-nous regretter que l’éloquence, telle que |’entendait I’an- 
tiquité, cette éloquence d'action, faite pour conduire le peuple, 
n‘ait plus de place dans nos sociétés ni dans nos meeurs? Conten- 
tons-nous d’en admirer les restes, de gotiter par l’imagination le 
plaisir esthétique que devaient ressentir les anciens, dans les nobles 
solennités de la place publique; mais si un de ces orateurs du hui- 
tiéme ou du dixiéme siécle de Rome, revenait au monde, et nous 
offrait d'ouvrir une école de rhétorique, pour nous restituer les 
merveilleux secrets de l'action oratoire, nous l’accueillerions comme 
Platon accueille Homére au seuil de sa République: « Artiste in- 
comparable, homme de génie, vous faites de la parole ce que uous 
ne saurions en faire: yous étes le vrai maitre de l’éloquence ; vous 
menez les hommes 4 votre fantaisie; nous vous admirons, et nous 
voulons vous couronner de fleurs; mais passez votre chemin ! Notre 
république n’a que fajre de vos secrets! » 


H. Duranp-Mormpav. 














DE PARIS A NOUMEA 


JOURNAL D’'UN COLON 


QUATRIEME PARTIE ! 





LES GLACES. 


« Ouvrez bien I’ceil! il y a des glaces par ici », avait dit le maitre 
aux hommes mis de bossoir. . 

C’est dans les terres désolées qui avoisinent le pdle Sud que se 
forment ces glacons, sujets actuels de nos préoccupations et de 
nos inquiétudes. Sur ces plages que si peu d’yeux humains ont vues, 
dans ces régions ot l’intensité du froid dépasse tout ce que l’ima- 
gination peut concevoir, il se forme en hiver des masses de glace 
incommensurables, qui prolongent au loin les continents dans la 
mer. Lorsque le soleil passe dans I’hémisphére sud, la limite de la 
congélation recule vers le midi et la chaleur relative opére des 
fontes et des ruptures. De grandes iles, d’immenses blocs, sont 
saisis par les courants marins et entrainés vers les mers chaudes, 
dans la zone tempérée. A mesure qu’elles s’éloignent, ces glaces 
fondent, mais leur masse est si grande, qu'il leur faut des mois, 
quelquefois des années pour disparaitre complétement. En 1840 on 
en a vu jusqu’au cap de Bonne-Espérance, qui est cependant par 
35° de latitude méridionale et ot !’on ressent des chaleurs aussi 
fortes que celles du Maroc. 

I] est aisé de comprendre quel danger redoutable créent pour la 
navigation ces tce-bergs ou montagnes de glace. Un navire qui vien- 


‘Voir le Correspondunt des 25 septembre, 25 décembre 1875 et du 10 fe- 
vrier 1876. 











DE PARIS A NOUMEA 817 


drait 4 en choquer une, toutes voiles dehors, coulerait sur place. 
i] est, recommandé, dans les traités spéciaux, d’observer fréquem- 
ment la température de I’air et celle de l'eau de mer. I] est arrivé 
4 des navires environnés de brumes intenses d’étre avertis, par le 
thermométre, de la présence de glaces, 4 ou 5 kilométres avant 
darriver sur elles ; mais dans bien des cas, des montagnes flottantes 
ont été rencontrées sans que le thermométre ett éprouvé le moindre 
soubresaut. Sans négliger la mesure des températures, il faut donc 
se fer surtout 2 la surveillance d’hommes 4 vue percante. Les 
précautions prises 4 bord de |’ Orne inspirérent, du reste, une telle 
confiance aux passagers, que, loin de les redowter, nous désirames 
presque tous rencontrer ces émissaires majestueux du pdle austral. 

La journée du 4 septembre se passe assez bien et ne nous donne, 
en fait de miséres, que quelques grains de neige fondue et de gréle. 
On remarque, dans notre cortége d’oiseaux, des volatiles d’une 
espéce qui n’avait pas encore paru; ils tiennent le milieu, comme 
taille, entre les damiers et les pétrels, ils sont presques blancs et se 
dastinguent aisément dans la foule par la vivacité de leurs mouve- 
ments : on les appelle les osseaux des glaces, parce qu'ils aiment 4 
ge poser sur les blocs dont nous pouvons craindre la rencontre. 
A ce signe du voisinage des tce-dergs s’en joint un autre non moins 
significatif: de nombreuses herbes marines passent le long du bord, 
et, comme nous sommes loin de toute ile, on présume que ces végétaux 
viennent des terres australes d’ou ils ont été charriés par le courant. 
Puisque le mouvement des eaux a amené des varechs, il peut bien 
avoir transporté des glaces! Donc, redoublement de surveillance. 

Pas le moindre bloc, pourtant! Ce qui apparut pendant ia nuit, 
cest cette espéce d’incendie magnétique qu’on appelle l’aurore 
australe, curieux spectacle dont il est vraiment facheux que nos 
climats soient privés. C’est 4 onze heures du soir quele phénoméne 
commence. Des lueurs indécises paraissent a l’horizon dans toute 
la partie sud : on croirait voir l’aube. Mais en peu de temps l’air 
sillumine; la lueur prend une teinte jaunatre beaucoup plus accen- 
tuée que les plus beaux clairs de lune. Tantdt c’est une coloration 
uniforme, tantot l’intensité du magnétisme donne plus d'éclat a de 
grandes stries qui convergent toutes vers un point culminant. Les 
lueurs s’éteignent et se rallument; au bout d'une heure l’aurore 
atteint son plus grand éclat. Elle est alors d’un magnifique jaune 
d’or et éclipse complétement jes étoiles de premiére grandeur qui 
brillaient au firmament avant l'apparition des premié¢res gerbes de 
feu. Vers minuit incendie diminue; a une heure on ne peut plus 
voir qu'une couche de bleu pale qui se ravive un instant. A une 
heure et quart fe ciel a repris son aspect ordinaire. 


818 DE PARIS A NOUMEA 


Rattachons 4 ces phénoménes de nuit l’apparition assez fréquente 
d’arcs-en-ciel lunaires. On y voit les sept couleurs du prisme, 
comme dans l’arc polaire, seulement elles ont une délicatesse in- 
comparablement plus grande. On dirait une substance éthérée pla- 
nant en arcade au-dessus-de la mer. 

Le dimanche 5 septembre, la matinée n'est pas assez belle pour 
que la messe puisse étre dite. A une heure de l’aprés-midi com- 
mence une succession de grains : les traitres, sous une figure béni- 
gne ils sont pleins de méchanceté, et déchainent contre nous un 
vent infernal. En effet, ce fut pendant toute la semaine une succes- 
sion d'épreuves formidables oi nos marins déployérent leur hé- 
roisme habituel, mais qui les mirent sur les dents. Cependant, dés 
le 6, le temps se rétablit rapidement. Il y a affluence assez con- 
sidérable sur le pont, mais les mines sont affreuses ; les fatigues et 
les émotions de la nuit ont laissé sur les visages des traces pro- 
fondes. 

Le 12 septembre, dés le grand matin, le bruit se répand qu’on 
attend pour la journée la vue de ce CapSud qui doit étre le terme 
de nos tribulations nautiques, et au dela duquel nous devons remonter 
vers le nord et trouver des mers plus douces, un climat moins in- 
humain. Il y a cinquante-six jours que nous n’avons vu ni terre ni 
iles, et notre agitation est bien excusable. Les chronométres ne se 
sont-ils. pas dérangés au milieu de ces brusques balancements et de 
tous ces phénoménes électriques et magnétiques? Grave question 
qui répand un émoi d’autant plus grand que le temps n'est pas pre- 
cisément favorable aux reconnaissances. Une brise trés-fraiche nous 
pousse sur la terre et des grains noirs comme de |l’encre passent a 
chaque instant sur nous, voilant tout "horizon. 

Tout le monde est aux aguets, passagers et équipage ; le nombre 
de mauvaises jumelles et de lunettes d’approche qui sortent des 
malles est incalculable. Mais ce ne sera aucun de ces guetteurs 
improvisés qui pourra pousser le fameux cri : TERRE! Les gabiers 
sont dans la mature; du haut de leur observatoire ils scrutent sans 
cesse l'horizon, ils dominent les grains les plus bas et c’est a eux 
qu'on adresse la fameuse question : 

Anne, ma seur Anne, ne vots-tu rien venir ? 

Malgré leur bonne volonté, ils répondent toujours : 

Je ne vows que le ciel noircir et la mer blanchir. 

Et, en effet, les grains redoubient, la mer écume et moutonne: 
$i nous voyons les roches ce sera de bien pres. Et alors, pour 
plus de sireté, reparait le tuyau de la machine; les chaudiéres sont 
allumées ; les soupapes, soulevées par la force intérieure, laissent 
échapper en blanche fumée le trop plein de vapeur. Nous sommes 











DE PARIS A NOUMEA 819 


tranquilles maintenant; si le voile qui nous cache l’horizon se dé- 
chire subitement et qu’a portée de fusil surgissent brutalement les 
écueils attendus, En arriére a@ toute vitesse! et la force de l’hélice 
équilibrant celle du vent, nous resterons immobile sans craindre 
Yabordage. 

« Ils se sont perdus ! ils ne savent plus ou ils sont ! » disent les 
passagers, extrément impatients, Dame! Aprés cinquante-six jours 
de mer et avec ces navigations de nuit, qu’est-ce qu'il y aurait 
d’étonnant? Cependant, 4 midi trente minutes, les gens de la mature 
crient a ceux du pont: da terre drott devant. 

Dix minutes aprés nous voyons nous-mémes deux énormes ro- 
chers, Eddystone et Piedra blanca, dont |'un al air d'une véritable 
tour. Nous sommes tout prés de ces écueils et sans |’obscurité du 
temps nous les eussions vus depuis plusieurs heures. Le Cap-Sud et 
les terres de la Tasmanie, bien qu’ayant plus de mille métres de 
haut, et ne se trouvant qu’a courte distance en arriére de leurs deux 
avant-postes, nous restent absolument cachés. Mais peu importe : 
si notre curiosité n'est pas satisfaite, le point capitale est obtenu. 
La position que nous révélaient les astres et les chronométres est 
absolument la méme que celle indiquée par la vue des rochers. 
Nous sommes forts maintenant; nous pouvons en toute confiance aller 
chercher les récifs de la Nouvelle-Calédonie. Les montres qui sont 
restées si bien régiées pendant deux mois d’agitation ne nous trom- 
peront pas pour les douze ou quinze jours qui nous restent a faire. 

Terre de Van Diémen, nous avons de toi tout ce que nous vou- 
lions. Sans doute, il nous eit été agréable de pousser un peu plus au 
nord et d’aller faire connaissance avec Hobart-Town, ton charmant 
chef-lieu, de passer ensuite par le détroit de Bass et de te visiter 
a loisir, Melbourne la prospére, Melbourne la grande, Melbourne, 
la riche. Mais nous ne voyageons pas en touristes, notre itinéraire 
est inflexible et, de tous ces magnifiques pays qui s’étendent a notre 
nord, nous ne verrons que ce grand clipper qui s’en détache en ce 
moment et qui vient, chargé de toile, prendre la grande route d’An- 
gleterre. 

Badbord ! crie-t-on de la passerelle et contournant a distance res- 
pectueuse les deux rochers anglais nous dirigeons notre route sur 
la Calédonie. Les effets du : Tournez au nord, de I’ Africaine, ne 
sont rien en comparaison du tressaillement d’allégresse que produit 
chez les sept cents habitants de ]' Orne le commandement de lofficier 
de quart. Tournez au nord! C’est dire adieu pour toujours a ces 
affreuses mers australes oi nous avons été secoués, bousculés, meur- 
tris, mouillés, gelés; c’est aller au-devant du soleil pour rencontrer 
le printemps; c'est mettre entre nous et la grosse mer d’ouest la Tas- 


820 DE PARIS A NOUMRA 


manie, puis l’Australie, forts matelas qui nous promettent des rou- 
lis moins durs, des repas et des nuits plus tranquilles. « Pour sir, 
dit un matelot déja ancien, en descendant de la hune aprés le der- 
nier grain, ce n'est pas dans ces mers-ci que je viendrai manger ma 
retraite. » — « Bien, dit le gabier, et tous, 4 bord de I’ Orne, nous som- 
mes de votre avis. Mais cependant, ne parlez pas trop haut, vous 
saver qu’on nous a, plusieurs fois, mis en garde contre |’équinoxe. 
Attendons donc, pour nous réjouir sans arri¢re-pensée, que cette 
date dangereuse soit passée. » 

Sur le soir, les terres de la Tasmanie se découvrent complétement, 
mais nous en sommes trop loin pour que les détails apparaissent. 


LES DEPORTES. 


Peut-<tre, lecteur, vous étes-vous déja demandé comment il se 
fait qu'il n’est plus question, dans mes notes, de ce convoi de co- 
damnés que nous recélons dans nos flancs. La raison de mon silence 
est fort simple. Vous ne sauriez vous imaginer jusqu’a quel point 
déportés et transportés ont disparu au milieu des incidents perpé- 
tuels de la navigation. Chaque jour, ils ont continué & venir pren- 
dre l’air sur le pont, par groupe de soixante ou soixante-dix, pel- 
dant une heure, une heure et demie ou deux heures, suivant le 
temps. Ils ont leur place réservée pour ces promenades de santé: un 
cordon de factionnaires empéche de communiquer avec eux et l'on 
finit par ne pas plus faire attention 4 ces dangereux voisins que s'ls 
n’existaient pas. D’ailleurs je me suis imposé de m’interdire toute 
recherche sur les individualités que nous transportons, et de cater 
les noms de ces criminels arrachés par la Justice a la société oi is 
vivaient honorés sous le masque de l’honnéteté. Derriére les con- 
damnés qui sont morts civilement, il y a Jes familles dont il faut 
ménager les susceptibilités et souvent les chagrins. Sonhaitons, 
cependant, et le plus vivement possible, que si bas que descende 
la France, elle ne tombe jamais entre les mains de gouvernants 
assez vils pour rechercher de la popularité méme dans le monde 
des bagnes et pour lacher la bride aux milkiers de déclassés exportés 
en Calédonie. 

A voir l’obéissance de tous ces misérables, 4 ne regarder que /a 
facilité avec laquelle s’exécute le service courant, on est tenté de® 
dire « mais ce sont des agneaux que ces forcats! » Mais le lende- 
main, & propos de rien, on apprend que deux d’entre eux se scat 
battus pendant la nuit : les coups portés révélent toute Ja science de 
Vassassin qui a sondé le fort et le faible du corps humain et qui sal! 
ou il faut frapper pour produire le mal. Une autre fois oe sont les 








DE PARIS A NOUMEA $21 


voleurs qui se sont levés en tapinois et ont été faire une rafle du 
tabac, des pipes, ou du savon des fréres : les assassins et les incen- 
diaires trouvent ces procédés souverainement inconvenants. Somme 
toute, ces incidents-la sont rares et se liquident par une huitaine 
de jours de cachot au pain sec et a l'eau. En général tous les 
mouvements, tous les ordres, s'exécutent sans bruit, sans peine, 
avec une souplesse complete. Les surveillants sont d’anciens sous- 
officiers ayant douze ou quinze ans de service et une grande expé- 
rience du commandement. Leurs allures sont des plus calmes, ja- 
mais ils n’élévent beaucoup la voix, mais leur intonation les dispense 
d’éloquence ; leur ton veut tout simplement dire : Fars cela ou une 
baile. Leur grace d’Etat, c’est une défiance du forcat que rien ne 
saurait calmer. Auraient-ils devant eux un de leurs prisonniers 
humble, poli, mielleux, chapeau bas, qu’ils essaieraient de lire 
dans ses yeux ce qu'il peut méditer, et qu’ils regarderaient du coin 
de I’ceil si les mains sont bien immobiles et si, de dessous l’habit, 
ne sort pas la pointe d’un poignard ou le canon d’un revolver. 

J’ai parlé au commencement du voyage d'un ancien notaire et - 
d'un fils de banquier confondus au milieu de ces vulgaires criminels. 
Ii me faut encore citer, pour compléter la série des types, un ancien 
chef d’institution du département de Seine-et-Oise qui a été con- 
damné pour crime de bigamie. Il a été découvert au moment ou il 
venait 4 Paris pour y acheter un établissement plus considérable. 
Cet homme se donne le genre d’écrire des lettres en latin lorsqu’il a 
quelque demande & adresser 4 ses supérieurs. Constatons une 
seconde fois, et avec encore plus de force, |’insouciance de tous ces 
forcats. Jamais le moindre embarras ne se lit sur leurs physionomies, 
et s'il arrive 4 quelque observateur d’en regarder un avec attention, 
en se demandant intérieurement quelle peut bien étre la caractéris- 
tique d'une figure de forcat, le sujet de l'étude ne se décontenance 
pas; au contraire son regard s’assure et l'on dirait que, se rappe- 
lant son crime, le bagnard vous dit : « J'ai fait cela; eh bien 
aprés? Si je peux j’en ferai bien d'autres! » 

Les types de communeux ou communards — comme |’on voudra 
— sont tout différents, soit dit 4 leur honneur. Ce qui domine dans 
cette catégorie, c’est la pose, la bétise, beaucoup plus que la mé- 
chanceté. On observe souvent chez eux de la géne et comme un 
regret de ne pouvoir se méler au commun des mortels. Le fameux 
joueur de vielle, membre de la Commune, est un grand aristo- 
crate. Il ne se proméne pas avec le petit monde et ne cause qu’avec 
un jeune homme, ancien employé de banque, qu'il juge seul digne 
de ses entretiens. Le plus souvent, cependant, il se proméne 4 part 
le front chargé de soucis. C’est un homme d’une quarantaine d’an- 





822 DE PARIS A NOUMEA 


nées, déja grisonnant et dont la physionomie est assez distinguée. 
Lorsqu’il se déride, ce qui est trés-rare, son sourire est plein de 
finesse. On le dit malade de la poitrine. 

Nous possédons aussi deux peintres. Ils ont demandé, et on leur 
a gracieusement accordé, de petits panneaux en bois bien lissé, 
sur lesquels ils s’amusent 4 tracer les portraits de leurs camara- 
des et des scenes de marine. Vient ensuite un homme de lettres, ami 
de fa toilette, qui nous a gratifiés de l’exhibition de ses costumes 
au milieu de ces tristes paysages de I’Océan Indien. Il fallait que le 
temps fut bien affreux pour que ce monsieur ne montat pas sur le 
pont, soigné, attifé, pommadé, couvert d'un par-dessus gris-clair 
de la derniére coupe et toujours ganté, irréprochablement ganté. 
(était le mieux mis du bord. Il y a encore un ingénieur civil qui 
passe pour trés-intelligent et qui doit létre, 4 n’en juger que par sa 
physionomie qui est intéressante et porte souvent l‘empreinte d'une 
profonde tristesse. On le dit riche. 

Dans le militaire nous avons mon lieutenant et mon colonel. Mon 
lieutenant était porte-drapeau dans le 9° bataillon de fédérés. Quant 
& mon colonel il a été dans les honneurs jusqu’au cou : chef de jé- 
gion, commandant de fort, etc., etc. Etre grand, bien fait; possé- 
der une moustache de moscovite; avoir chevauché sur les boule- 
vards de Paris, suivis d’ordonnances, ceint d'une écharpe rouge. 
revétu d'une tunique couverte de galons d’or depuis les poignets 
jusqu’a l’épaule; avoir été chaussé de bottes 4 l’écuyére ornées d’é- 
perons dorés; avoir vu la selle de son cheval de guerre recouverte 
d'une schabraque brodée; avoir eu ses commandants, ses capt- 
taines, ses adjudants-majors, ses capitaines, ses lieutenants, ses 
sous-lieutenants, ses adjudants, ses sergents-majors, ses sergents, 
ses fourriers, ses caporaux, ses sapeurs, ses clairons, ses tambours 
et ses fusiliers; n’avoir pas donné contre les Prussiens afin d’avoir 
des cartouches pour faire la Commune; s‘étre cru le génie de la 
guerre et s'étre fait stupidement battre; se voir ensuite déporté et 
confondu sur un navire avec les simples gardes; porter comme eux 
une triste jacquette noire; étre traité par ses subordonnés sur le 
pied de la plus parfaite égalité et ne pas pouvoir les punir : — il y 
a la de quoi étre révolté, convenons-en. Aussi mon colonel se mord- 
il souvent la moustache. C’est, dit-on, pour lui faire piéce que les 
condamnés chantent souvent ces quatre vers, sur un air d’allure 
narquoise moins vulgaire que les paroles : 


Y a des gens en France. 

Qu’on vraiment pas de chance; 
La preuve qu’y en a, qu’y en a, 
C’est qu'il est de ceux-la! 











DE PARIS A NOUMEA 823 


Quand il entend cela, mon celonel mousse. 

Pour ce qui est des simples gardes, lecteur, je vous l'avouerai, 
ils n’ont pas lair terrible. Ils se .trouvent bien 4 bord, mangent 
tranquillement leur ration et fument leur pipe en digérant. Ils sont 
de ceux dont les grands coquins se seryent pour assouvir leur am- 
bition. Ici ils restent entre eux, trop naifs pour étre admis dans 
l’intimité des grandeurs déchues. Un jour, cependant, me trouvant 
bloqué par quelque maneuvre, non loin de leur lieu de récréation, 
jentendis une conversation excessivement vive a laquelle tous pre- 
naient part sans distinction de rangs. Tout en ne négligeant rien 
pour poursuivre ma route dés que je le pourrais, j’eus le temps de 


saisir trés-clairement l'objet de la discussion; ils parlaient avec’ 


tant d’animation, qu'il eft fallu se boucher hermétiquement les 
oreilles pour ne pas les entendre. 
« —TIls nous transportent, disait l'un, maisils seront bien jobards 


quand il faudra qu’ils nous retransportent! Au mois d’octobre, dis-— 


solution, nouvelle chambre, chambre radicale, dont le premier acte 
sera de proclamer |’amnistie et de voter des fonds pour nous rapa- 
trier. Nous en aurons été quittes pour un voyage en Calédonie aux 
frais du gouvernement, et il y a bien des gens qui nous envieront. 

« — Tu crois ca, répondit un autre, eh bien! c’est que tu n’y 
entends goutte, 4 la politique! Depuis trois ans la Chambre ne fait 
que travailler 4 la réaction et nous sommes plus loin de la liberté 
que jamais. Nous avons été battus et nous n’aurons pas notre re- 
vanche. I] faut étre stupide pour ne pas le voir. » 

Tous donnant leur opinion a la fois, et en termes beaucoup plus 
accentués que ceux que j’emploie; il en résultait une grande con- 
fusion dont se détachaient, comme dominantes, les deux opinions 
ci-dessus. Plus bas, en sourdine, et juste assez haut: pour que les 
paroles pussent étre percues, on entendait de simples gardes assez 
osés pour dire: « — Elle est perdue votre Commune, elle est morte 
et bien morte. » — Et un peu bas plus ils ajoutaient: « — Et ma 
foi, ce n’est pas un mal! D’ailleurs avec,des gens aussi bétes que 
vous, ¢a devait lui arriver, & cette pauvre Commune. » — Bien 
pensé, gardes nationaux, foudres de guerre, génies méconnus, un 
pas de plus et vous étes des ndtres. 

Dans ce que j'appellerai la population civile, c’est-a-dire dans ce 
monde d’émigrants libres allant chercher ]a-bas des moyens d’exis- 
tence, tout va bien, aussi bien du moins que cela peut aller chez 
des gens qui s’ennuient et qui souffrent. J'ai déja eu occasion de 
parler des rivalités existant entre Belleville et la rue de Rivoli. 
Parmi les hommes, il y a également de petites disputes, mais de 
braves gens interviennent et le calme renait aussitot. 








$24 DE PARIS A NOUMEA 


Pendant nos derniers jours dans I’ecéan Indien, lhopital a été, lui 
aussi, temoin de quelques scénes curieuses. Le major a le droit de 
délivrer aux malades des vivres particuliers, infiniment supérieurs 
comme délicatesse et comme variété, ala ration journaliére : canserves 
de volailles, de mouton et de légumes, geléesde groseille et decoimg, - 
weufs conservés dans l'eau de chaux, pommes de terre et oignons 
frais pour ceux qui semblent disposés au scorbut, etc. 

Ledit major, avec une sollicitude et une bonté qu'on ne sazrait 
trop louer, avait distribué assez libéralement ces petits adoucisse- 
ments aux malades et aux souffreteux. On en vint méme 3 parler 
d'un vin d’Espagne exquis qu'il avait ordonné a quelques passagtres 
affaiblies par le mal de mer et ayant besoin de toniques. Alors on 
inventa une profession nouvelle, celle de faux malade; on senqut 
des réponses faites par ceux qui avaient obtenu les vivres d’hdpital 
et l'on apprit par ceeur la comédie du mal. Il parait que lorsquil 
faut ssamuler un mouvement de fiévre, on réussit & merveille en se 
tapant violemment les coudes sur une table pendant une demi-heure. 
On vit jusqu’a soixante-quinze personnes faire queue 4 la porte de 
l'hopital et venir bégayer leurs feintes de maladie. « Major, jal.., 
jai..., j'ai... Ah! je ne me rappelle plus! Vous savez bien, major, 
ce qui se guérit avec du vin d’Espagne! » Je n’ai pas beso 
d'ajouter que ces gourmands bien: portants furent éconduits par 
l'infirmier, non sans récrimination de leur part. Le docteur nea 
revenait pas. « Ces gens-la, disait-il, sont insatiables. Plus je leur 
donne, plus ils veulent avoir. Ils sont plus mécontents de n‘avoir 
pas ce qui me reste que contents de ce que je leur ai donné. (est 
aleur tout refuser. » 

La santé générale est d’ailleurs aussi bonne que possible. .\ part 
une malheureuse femme qui, malgré tous les, avis, a commis 
l'imprudence de faire deux cents lieues en chemin de fer et de 
s’embarquer huit jours aprés ses couches, et qui est alitée depuis 
le départ, il n’y a pas eu de cas grave. La malade emmenait son 
enfant avec elle, et ce petit étre a merveilleusement résisté a toutes 
les fatigues de la traversée. Par quelles crises, cependant, il luia 
fallu passer! Sa mére le nourrissait et elle dut cesser lorsque vint la 
maladie; deux vaches laitiéres qui se trouvaient 4 bord perdirent 
leur lait aux premiers mauvais temps et ce fut un extrait de conserve 
qui nourrit l'enfant, |’engraissant comme la meilleure des nournices: 
cas trés-curieux au dire du major. Il y aurait aussi a parler d'une 
hernie attrapée par ce petit bonhomme, poussant des cris de paor, 
lors d'un changement de nourriture, et radicalement guérie. Mais 
je ne veux pas tomber dans |’étude médicale; donc, je m’abstens. 

Quoique le nombre des yrais malades soit trés-petit, eu égard 














DE PARIS A NOUMEA 825 


aux rigueurs de la traversée, it est temps, cependant, que nous 
gagmions des climats meilleurs. Les matelots ont vraiment besoin 
de repos. Pas plus chez eux que chez les passagers, il n’y a de 
maladies graves, et cependant on en compte trente-deux qui ne 
peuvent plus faire leur service. Les panaris abondent: on les 
attribue 4 un contact trop constant des doigts avec ces cordes 
toutes mouillées sur lesquelles il faut tirer du matin jusqu’au soir 
et du soi jusqu’au matin. Il y a aussi des maux de pieds trés- 
particuliers. A bord, le matelot vit presque toujours pieds nus. Il 
en résulte qu'il se forme sous la plante des pieds comme une semelle 
de cuir, grace a laquelle ces hommes de mer peuvent marcher sans 
se faire de mal sur le sable et sur des caillous pointus. Avec nos 
soixante jours d’humidité continuelle, de pluie, de neige, de baleines 
mouillant le pont, cette plaque dure s'est peu 4 peu ramollie et il 
s'yv forme des crevasses de plusieurs millimétres de profondeur qui 
interdisent la marche sous peine de douleurs aigués. 


LE PACIFIQUE. 


Nous ne sommes pas depuis vingt-quatre heures dans le Paci- 
fique que déja nous ressentons un changement de climat. Il est 
\ral que nous marchons vite et que toute notre route est nord; il 
est vrai que le soleil vient 4 notre rencontre (puisqu’il vous quitte, 
vous les gens de notre antipode), mais néanmoins on ne pouvait 
espérer une amélioration aussi rapide. Et cet aimable océan, il veut 
encore nous offrir du poisson! Un ban de thons se met 4 nous 
suivre; les poissons s’y serrent, s’'y compriment les uns les autres, 
et cependant nous ‘ne pouvons en prendre. Le navire marche trop 
vite et toutes les lignes cassent, incapables de retenir ces poids de 
vingt ou trente livres. 

Inutile de vous dire, lecteur, que nous ne nous arrétons pas pour 
pécher. Les Anglais et les Américains expriment leur respect du 
temps par la devise tzme zs money, mais je crois que les marins sont 
encore plus avares du leur. Deux heures en marine, c’est un coup 
de vent évité ou essuyé, et ’exemple de Sainte-Catherine est la pour 
le prouver. Aujourd’hui encore, c’est pour n’avoir pas chémé dans 
l’Océan Indien que nous profitons, tout joyeux, de la belle brise de 
sud qui nous pousse vent sous vergues. Quelle superbe traversée 
nous eussions faite sans les calmes du cape of good hope! 


La derniére partie de notre route, qui s'annoncait si heureuse- 
ment, fut cepesdant attristée par un jour de deuil. Le 17, le journal 
du bord s’ouvrait par une croix noire dessinée en face de la date. 


826 DE PARIS A NOUMEA 


La malheureuse passagére dont nous venons de parler a rendu lame 
pendant la nuit. La journée s’écoule tristement, sous l’influence, 
toujours contagieuse, du voisinage de la mort. 

L’Orne a commencé son voyage par |’enfouissement civil d’un 
forcat suicidé et le termine par les funérailles religieuses d'une de 
ses passagéres. C’est le soir, au crépuscule, que s'accomplit la 
cérémonie. II fait un demi-jour qui permet a peine de distinguer ies 
couleurs du pavillon national et de la flamme, hissés 4 mi-mat seu- 
lement, en signe de deuil. A l’heure ot l’équipage fait la priére au 
soir, le cortége quitte la batterie haute et monte sur le pont. Les 
canonniers sont en téte, des fanaux en main; le cercueil est porté 
par huit gabiers en grande tenue; immédiatement aprés marchent 
Je commandant, les officiers du bord et les officiers passagers; 
I'équipage, découvert, est immobile, sur deux rangs, a tribord et a 
habord. Le corps est placé sur des tréteaux 4 bascules disposés en 
face de la coupée, grande ouverture par laquelle on entre et on 
sort. Un autel mobile est dressé prés de la. Les passagers se tien- 
nent en foule sur l’avant, les femmes au premier rang. L’aumo- 
nier lit l’office des morts et, lorsqu’il a terminé, les officiers défh- 
lent devant le cadavre en !'arrosant d’eau bénite. Quelques femmes 
se présentent pour donner cette derniére marque de sympathie 
a celle qui fut leur compagne. Puis un signe est fait et le cer- 
cueil glisse hors du bord sous la bénédiction du prétre. Aux cdtés 
de l’officiant se tient le maitre d’équipage et le coup de sifflet 
d'honneur couvre le dernier regtescat tm pace: par une de ces 
délicatesses qui semblent dénoter dans la marine comme un reste 
de chevalerie, la morte recoit, en quittant le bord, les honneurs 
réservés aux officiers débarquant. La mer s’entr’ouvre; elle, dont 
les cimeti¢res ne se peuplent généralement que des dépouilles mor- 
telles de marins, elle ouvre son sein pour engloutir, dans ses 
abimes insondables, le corps d'une femme! Cérémonie aussi triste 
que touchante, car il en découle un grand exemple: la mort, par 
exces de courage, la mort par excés d’abnégation ! 

Privé des soins de sa mére, l'enfant, inconscient de la perte qu'il 
a faite, est entouré par des passagéres qui se disputent l‘honneur 
de suppléer a l'inexpérience du pére. « Voulez-yous que je le 
prenne? dit la blanchisseuse parisienne, je n’ai pas d’enfants, je le 
soignerai: seulement que ce soit tout 4 fait ou pas du tout. » Certes, 
s'il est une consolation & ces scénes cruelles, déchirantes, c'est de 
voir, sous toutes les latitudes et dans tous les mondes ces grandes 
infortunes senties, partagées et secourues, autant qu'il dépend de la 
puissance humaine. La vie du bord rapproche tellement les hommes, 
qu'elle crée une solidarité ignorée sur terre. 





DE PARIS A NOUMEA $27 


NOUMEA. 


L’impression produite par la lugubre cérémonie du 47 persiste 
plusieurs jours. I] ne faut rien moins que la rapidité de la marche 
et l'imminence de l’'arrivée pour que chacun retourne 4 ses propres 
affaires. N’y a-t-il pas, en effet, mille dispositions 4 prendre avant 
de débarquer dans cette terre nouvelle qui, aprés avoir été si éloi- 
gnée, est maintenant si prés? Ne faut-il pas aller dans les cales et 
fouiller dans ses malles pour échanger les lourds vétements des 
mers australes contre des costumes plus Iégers: affaire simple lors- 
qu'on est a terre, mais bien compliquée 4 bord, lorsque des cen- 
taines de passagers veulent étre servis 4 la fois et n’ont pas la 
moindre notion de ce que peut étre l’ordre. 

La température monte si vite, qu’on en est presque incommodé. A 
la tension générale occasionnée par le froid, succédent les influences 
amollissantes d’un printemps venant trop vite. Mais le corps s’habitue 
a la température nouvelle et la santé redevient excellente. Les fatigues 
s‘oublient et, si je n’avais pris soin de noter au jour le jour les impres- 
sions des passagers, je dirais probablement aujourd’hui: « Aller en 
Calédonie, mais c’est une véritable plaisanterie ; n'importe qui peut 
faire ce voyage la. Il n’y a qu’a s’embarquer et 4 se laisser faire. » 

Cette facilité avec laquelle s’oublient les coups de vent, les orages, 
le roulis et le tangage prouve au lecteur que la Calédonie, malgré 
son éloignement, est abordable pour les colons partant avec une 
bonne santé. Encore devrai-je ajouter que nous avons fait le voyage 
en plein hiver austral, dans la plus mauvaise saison, et que la sé- 
rie de tempétes que nous avons essuyée est tout a fait exception- 
nelle. En partant de France de septembre 4 mars, on pourrait faire 
la traversée sans avoir une seule fois de véritable mauvais temps. 
Sur de magnifiques navires, comme |’ Orne, avec I’entente si parfaite 
de la vie de bord que l’on trouve sur les navires de guerre, avec 
intelligence qui préside 4 l’organisation de la vie intérieure, avec 
la surveillance incessante de tout ce qui concerne lhygiéne, avec 
des soins médicaux de premier ordre, on peut entreprendre, sans 
crainte, cet immense voyage, le plus long, pour ainsi dire, que !’on 
fasse actuellement sur la surface du globe !. 


! Les distances exactes de Brest 4 Nouméa sont indiquées ci-aprés y com- 
pris les détours causés par les vents contraires : 


TRAVERSERS. MILLES - LIZUER KILOME- = LIEUES 
MARINA. MARINES. TRES. TERRESTRES. 
De Brest & Rochefort .... . 248 83 459 414 
De Rochefort & Las Palmas. . . 4,500 500 2.777 695 
De Las Palmas a Sainte-Catherine. . 4,200 ° 1,400 7,777 4,944 
De Sainte-Catherine & Nouméa .. 10,800 3,600 20,012 5,003 





Récapitulation. . . . 16,748 5,583 31,025 7,756 
10 wars 1876. o4 











$28 DE PARIS A NOUMEA 


Il ne faut point, d’ailleurs, oublier que les colons riches ont 4 
leur disposition les navires & grande vitesse des compagnies an- 
glaises. Ils payeront cher, trés-cher, mais ils iront 4 Sydney par la 
Méditerranée, I’Isthme de Suez, la Mer Rouge et |’Océan Indien en 
soixante jours pour les meilleurs voyages, en sotxante-douze pour 
les plus mauvais. De Sydney 4 Nouméa ils trouveront un vapeur 
confortable qui fait le service tous les mois. 

Ne voulant manquer ni aux lois les plus élémentaires de la poli 
* tesse, ni au respect de la vérité, nous témoignerons hautement de 
la reconnaissance des passagers pour les soins constants dont ils 
ont été l’objet, eux, leurs femmes et leurs enfants. Rien ne leur a 
fait défaut. Ce serait nier l'évidence que de ne pas constater une 
amélioration notable dans l’aspect de ce convoi pris 4 Brest et qui, 
en ce moment, se prépare 4 débarquer. 

Est-ce croyable? Nous sommes, le dimanche 19 septembre, 4 
cent soixante-dix lieues de Nouméa, il y a soixante-trois jours que 
nous battons la mer et cependant c’est de la viande fraiche que nous 
Mangerons ce soir: il nous reste encore une vache! Quant aux 
vivres conservés, alternant avec le beeuf, ils sont d’une qualité x 
parfaite, que l'estomac les digére sans peine. 

Malgré le bien que je dis de notre régime alimentaire, je dois 
avouer que nous sommes assez affamés de légumes frais pour avoir 
commis le péché d’envie en contemplant les produits d’une culture 
maritime pratiquée par un officier. Supposez-vous pessesseur d'un 
plateau en fer-blanc dont les bords aient quatre centimétres de haut. 
Tassez au fond une bonne épaisseur de coton ou de ouate, humec- 
tez bien d'eau. Le coton diminuera de volume, alors mettez-en de 
nouvelles couches, que vous mouillerez toujours, jJusqu’a ce que 
vos quatre centimétres de profondeur soient remplis. Sur votre 
coton jetez 4 profusion des graines de cressonnette. Ghaque matin 
arrosez votre plat pour maintenir graines et coton dans une hum 
dité constante. Au bout de peu de temps vous verrez quantité de 
petits points verts apparaitre sur le blanc : c'est votre champ qui 
léve. En quinze jours dans les pays chauds, en trois semaines ou 
un mois dans les pays froids, votre cressonnette aura poussé drue 
et serrée; elle sera comme une petite pelouse ow |’ail, fatigué de 
la mer, se reposera avec plaisir; elle aura plus de cing centimetres 
de long et vous n’aurez qu’a la couper pour faire une salade succu- 
lente. Vous objecterez peut-¢tre qu’une plante qui a poussé dans du 
coton doit étre sans saveur: mais si vous aviez pu godter la cres- 


D'aprés la date d’arrivée donnée ci-aprés on verra que nous avons mis 
66 jours de Sainte-Catherine 4 Nouméa, et 114 de Brest en Caledonie, dont 
ix jours de relache. 


DE PARIS A NOUMEA 829 


sonnette de |’ Orne, vous perdriez ce préjugé : les qualités du végétal 
sont absolument les mémes que !orsqu’il pousse en terre, il a ph 
tot trop de piquant que pas assez. 

Le 19, nous passons 4 faible distance dans l’ouest de la petite 
ile de Norfolk. C’est une dépendance de I’Australie sur laquelle les 
Anglais ont fait des essais de pénitenciers. On raconte que l’ile est 
couverte de pins trés-remarquables, mais qu'elle est absolument 
dénuée d’abris pour les navires. S’il faut en croire les mémes récits, 


il n’y aurait actuellement 4 Norfolk qu’une population de métis 
d’environ 300 ames. Ces habitants proviendraient de I'tle de Pitcairn 


et seraient les descendants directs d'un équipage anglais révolté et 
de femmes tahitiennes. 

De plus en plus favorisés par le temps et par le vent, ayant passé 
V'équinoxe sans encombre et retrouvé les vents alizés du sud-est, 
nous sommes éveillés le mercredi 22 septembre a sept heures du 
matin par les cris du gabier de vigie : /a terre devant ! 

Six heures aprés nous mouillons dans la rade de Nouméa et le 
débarquement commence. Les adieux 4 l’équipage sont plus tou- 
chants que ne l’avait été l’arrivée & bord. Peut-on vivre quatre mois 
dans la société de braves gens, les voir 4 la fois doux, vaillants, 
pleins de bontés pour leurs passagers, et les quitter sans regrets? 
Adieu, marins de l’Orne, que le ciel yous soit propice; que le cap 


Horn n’ait pour vous que de petites lames et dés vents favorables;. 


que votre retour en France soit heureux et rapide! Les veux de vos 
passagers vous suivent. Longtemps nous nous souviendrons de vous 
et de notre longue navigation sur les trois océans. Pour peu que 
nous ayons votre courage et votre entrain, nous aussi, nous réus- 
sirons ! 


TROIS JOURS A NOUMEA. 


En débarquant du transport, fe colon est paternellement accueilli 
par l’administration coloniale. Des cases peu luxueuses, mais 
propres et saines lui sont ouvertes gratuitement, afin qu’il ait le 
temps de chercher un emploi ou de jeter les bases de son établisse- 
ment. Une nourriture tout 4 fait analogue a celle qu’on nous donnait 
4 bord est fournie sans payement 4 ceux quien font la demande. 

En général, on désire rester le moins longtemps possible a la 
charge de l’administration ; on a hte de voler de ses propres ailes, 
et, bien qu’il soit quatre heures du soir au moment ow nous fou- 
lons pour ja premiére fois le sol calédonien, nous nous préparons a 


envahir les bureaux pour prendre des renseignements sur les ques- ' 


tions de concessions, d’emplois, de mines, de communications entre 
les diverses parties de l’ile, de commerce, etc. 


eA ee ee an 




















830 DE PARIS A NOUMEA 


Nous tombons mal pour parler affaires. La colonie entre en fate. 
Nous arrivons précisément au moment oii elle se dispose a féter le 
vingt-deuxiéme anniversaire de la prise de possession. Crest le 
2h septembre 1853, 4 trois heures de |’aprés-midi, 4 Balade, que le 
contre-amiral Février-Despointes arbora définitivement le pavillon 
francais en signe de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie, 
et de ses dépendances, au nom du gouvernement francais. Les colons 
et les indigénes, accourus de tous les points de I'tle, donnent 4 la 
ville de Nouméa une grande animation. 

Le soir, les accords d’une musique militaire retentissent dans la 
direction du palais du gouverneur. C’est par un bal que la féte dé 
bute. Dans ce pays tropical, ou. les maisons sont toutes ouvertes, la 
ville entiére profite de la succession des airs variés destinés aus 
hotes seuls de Government House. On a compté, parait-il, dans les 
salons du gouverneur prés de quatre-vingts dames appartenant tant 
au monde des fonctionnaires qu’a celui des colons. 

Le 24, au lever du soleil, une salve de vingt-et-un coups de canon, 
tirée 4 terre par I’artillerie, réveillait le chef-lieu tout entier. 4 
chaque détonation, des cris-aigus partaient de tous les cotés de la 
ville, et nous crimes qu’ils étaient poussés par des femmes; mais 
ce jugement provenait de |’inexpérience du colon débarquant. Ce 
bruits criards provenaient des poitrines de tous les robustes Kanacks 
habitants la ville. Quoique leur voix soit trés-grave dans le langage 
habituel, ils emploient ces cris percants lors des grandes occasions: 
c'est leur maniére de témoigner leur joie, et le grand bruit est une 
des choses qui leur sont le plus agréable. 

A huit heures, deuxiéme tintamarre; la rade tonne : cest 44 
Seudre qui fait une salve. En méme temps, les batiments de guerre 
et les navires de commerce, anglais comme francais, se couvrent 
de pavillons de la téte des m&ts jusqu’a l’eau. La joie des indigtnes 
est encore plus grande qu’a la salve précédente, I’attrait du déploie- 
ment des drapeaux multicolores s’ajoutant 4 celui de la simple pt- 
tarade. 


A midi, les voitures se mettent en mouvement, les cavaliers 
piquent des deux, de longues files de piétons serpentent le long de 
la route accidentée qui conduit au champ de course. Bon nombre 
des colons principaux sont Australiens : ils ont naturellement 
importé l’amour de |’Anglais pour le sport. Aussi existe-t-il un 
Jockey-Club culddonien qui tire ses chevaux de la Nouvelle-Hollande. 
A Longchamp méme ces bétes-la seraient estimés : grande taille. 
allures vives, des naseaux lancant du feu, elles ont tout ce qu'il faut 
pour séduire l’amateur. 





DE PARIS A NOUMEA 831 


Aprés avoir franchi quatre kilométres sur une route excellente, 
on arrive 4 la porte de l’hippodrome dans lequel, moyennant la 
modique somme de 4 franc, tout citoyen peut pénétrer. Il y a 
cependant des privilégiés : la consigne de l’entrée est de laisser 
pénétrer gratis les Kanacks, les militaires et marins non gradés. 
Au bout de l'avenue conduisant 4 la piste stationne un piquet de 
gendarmerie 4 cheval et d’artillerie. Belles montures, beaux hommes, 
comme la France en avait tant 4 l’époque de la grande armée. Ils 
sont au repos. C'est l’escorte du gouverneur, arrivé depuis quel- . 
ques minutes. On peut le voir 4 la place d'honneur, dans la tri- 
bune enguirlandée abritant les familles des membres du Jockey- Club 
et du frgh life de l’endroit. Mon incompétence m'oblige 4 ne pas 
décrire les toilettes. 

Tout autour de la piste l’affluence est grande. Ouvriers endiman- 
chés, bourgeois avec femmes et enfants, familles kanackes au grand 
complet, colons francais, colons anglais, soldats de l’infanterie de 
marine, marins de |’Etat et du commerce, Malabars (c’est-a-dire 
émigrants indiens), tout ce monde constitue la foule la plus ba- 
riolée a laquelle voyageur avide d’ études pittoresques puisse souhaiter 
d’étre mélé. Les familles kanackes étalent, comme celles des petits 
bourgeois européens, leurs provisions sur l’herbe des talus. Les 
femmes paraissent professer un godt particulier pour le soda water, 
sorte de limonade gazeuse fort en honneur dans les colonies 
anglaises. Elles sont trés-décemment vétues de longs peignoirs 
sans taille, aux couleurs les plus voyantes, et n’ont, en fait de 
coiffure, que leurs cheveux noirs et laineux taillés en téte de loup. 
Mais, l’avouerai-je 4 mes lectrices? toutes, elles ont 4 la bouche le 
cigare et surtout la pipe, de belles pipes bien culottées, qu’elles 
bourrent fiévreusement dés que le tabac est bas! Si jamais elles ont 
eu l’air poétique, cette imitation d'un défaut masculin les en a 
complétement privées, totalement, radicalement. 


Le champ de course est au fond d’un vaste entonnoir dont les 
bords, en pente douce, sont assez joliment boisés et permettent de 
dominer la piste, de suivre les chevaux sur tout le pourtour, sans 
les perdre un instant de vue. Malgré cette disposition si rare et si 
favorable, les véritables amateurs — et ils sont nombreux — se tien- 
nent sur la pelouse ot stationnent cavaliers et voitures de tous les 
modéles. De grands breaks en bois des iles, magnifiquement attelés, 
attirent les regards, et l’auraient fait dans les plus grandes villes de 
France. Six amazones chevauchent au milieu des sporimen, et parmi 
elles se distinguent deux charmantes Anglaises, belles de jeunesse et 
de simplicité, se jouant sur deux purs-sangs effrayants de vivacité. 


832 BE PARIS A NOUMEA 


Une heure sonne. Les sons d’une fanfare entratnante partent des 
environs de la tribune, et les chevaux viennent parader sur la piste, 
montés par d’habiles jockevs. Les courses de France sont copiées 
sur celles d’Angleterre, celles de Nouméa sont organisées par des 
Anglais; il n’en faut pas davantage pour que les ressemblances 
soient parfaites. 

La troisiéme course pourtant avait un cachet spécial : ¢’était celle 
des poneys. Les jockeys devaient avoir quatorze ans au plus. Elle 
. fut fertile en péripéties. Dix chevaux devaient courir; us étaient 
montés par de vrais enfants, dont deux ou trois avaient dix ou onze 
ans, petits Francais, petits Anglais ou Américains, et wn_ petit 
Kanack. Quel bonheur sur ces jeunes visages au moment de I'entrée 
en lice! Quelle fierté, quelle grace en selle, quel désir de gagner, 
et aussi quelle indiscipline! Les ranger en ligne est une opération 
diabolique, et lorsqu’ils y sont 4 peu pres, une révolte ouverte éclate. 

Ils ont vu l'un des chevaux trépignant, dévorant son mors, tour- 
nant sur lui-méme, se cabrant, s’agitant, donnant des signes évi- 
dents de vigueur peu commune, et ils se sont dit : Cet anemat-la 
va gagner, tl faut l’exclure! lis découvrent aussitdt un vice rédhi- 
bitoire, et jurent que la béte fringante a plus de 1 métre AQ, taille 
exigée pour que le cheval puisse étre dit paney. Les commissaires 
sont obligés d’arriver avec une régle 4 coulisse et de recommencer 
leur mesurage pour prouver aux jockeys imberbes que |'animal 
incriminé a 4 métre 40 centimétres, moins un ou deux mailéimeétires. 

La jeunesse se décide 4 se remettre en rang, et le signal est 
donné. Peste ! quel départ ! L’expérience a du bon, mais la jeunesse, 
quel don! Les cravaches font siffler lair, les petits éperons sen- 
foncent tout entiers dans les flancs des poneys : ils sont quatre ou 
cing les uns sur les autres, ils voudraient mordre ceux qui sont 
devant eux. L’assistance acclame au passage ce torrent impétueut. 
Les Kanacks sont les plus ardents, I’émotion se lit sur leurs figures, 
les femmes laissent leurs pipes s’éteindre. C’est que le jockey calé- 
donien va bien; il est gracieux au possible avec sa jaquette de soie 
et ses bottes vernies. Parti timidement, il avait l’air de trouver bien 
difficile pour un enfant de couleur de débuter dans le cheval (j'al- 
lais dire dans la chevalerie) et d’aller se mesurer avec ces blancs, 
connaissant mieux que lui les ruses du champ de course; mais lors- 
qu'on est bien monté et qu’on a de l’audace, on peut réussir. 

La preuve en est que le petit Kanack s'est rattrapé, toujours rat- 
trapé, et qu’il est maintenant second, second marchant sur les 
pieds de derri¢re du premier. Il a tout l'air de vouloir gagner 58 
distance et manosuvre en écuyer consommé. Ses compatriotes, collés 
contre les cordes de la piste, lui Jancent en passant des encourage 














BE PARIS \ NOUMBA 833 


ments : En avant tayo, en avant; iu gagneras, marche! Chaque 
cri va droit au copur de }’enfant. J] est debout sur ses étriers, ren— 
daat asa monture, en vigoyreux coups d’éperons, les apostrophes 
qu’on Ini lance. Il parle 4 son cheval, tantdt avec douceur, sil 
gagne son adversaire, tantdt la voix courroucée s'il perd un seul - 
pouce. Au moment décisif un horrible chien saute par-dessus la 
barriére et se lance, en aboyant, sur le poney de téte. Il veut lu 
mordre la croupe et retombe, aprés son bond, sous les pieds de la 
béte du Kanach. Cheval et jockey roulent 4 terre au milieu d’un 
nuage de poussiére ; les derniers arrivent ventre 4 terre; les uns 
sautent l’obstacle, d’autres veulent l’éviter, font un coude brusque, 
et vont se blesser sur la barriére que |’un d'eux saute malgré lui, 
tombant, au milieu des curieux qui poussent des cris de terreur. On 
court 4 l’enfant. Il est mort! disent les gens qui toujours savent 
tout d’avance. Le bruit s’en répand; alors un grand mon- 
sieur ramasse le jockey inanimé et le porte dans ses bras jusqu’a 
la tente du pesage. Le petit Kanack n’est pas mort; il n'est qu’é- 
vanoui ; sa paleur est grande, quoiqu’il soit noir de nature; de temps 
& autre il ouvre ses grands yeux, qu'il fixe un instant sur la foule, 
ou bien la vivacité de la douleur lui donne de brusques frémisse- 
ments. On le frictionne, on le saigne, et bientdt il revient 4 lui. Dés 
qu il parle, il demande son cheval et respire plus a I’aise lorsqu’on 
lui dit qu'il est sauf; il veut ensuite le voir et le caresser. 

L’incident a arrété la course et tous les jeunes lutteurs revien- 
nent au pesage prendre des nouvelles de leur concurrent démonté. 
Il se remet de plus en plus, et comme toute crainte a disparu, on 
se dispose 4 recommencer la course. Les poneys se mettent en 
ligne, mais pour les Kanacks la course n’a plus d'intérét; leur 
champion est hors de combat et leur amour-propre en souffre hor- 
riblement. N’était la timidité qu'ils ont malgré eux devant les 
blancs, ils s’en prendraient violemment au propriétaire du chien, 
cause de tout le mal, et tueraient le malencontreux animal. 

Mais ils comptaient sans le courage de l'enfant du pays. Atten~ 
dez! crie ce petit bonhomme au gentleman chargé du départ; et, 
rassemblant toutes ses forces, il enfourche son poney et s’élance 
sur la piste avec autant de grace qu’avant sa chute. Les foules 
sont nerveuses; aussi, lorsque celui que l’on croyait mort reparait 
si vivant, l’enthousiasme éclate, les Aourrahs retentissent et la fan- 
fare salue d'un allegro glorieux le lutteur opiniatre. Mais le cheval 
a l’air excité par les scénes précédentes, il bondit sous son cavalier, 
se cabre, rue, et ne se résout a s'aligner qu’aprés force correc- 
tions. La lutte est trop forte pour le jeune Kanack; 4 ce moment 
ndécis ou les uns sont trop en avant et les autres trop en arricre, 





834 DE PARIS A NOUMEA 


ou Je cheval sent que d’un moment a I’autre il lui faudra subitement 
‘partir en avant, avec la vitesse d'une fléche,.& ce moment, dis-je, 
l'enfant est abandonné par ses forces, il oscille sur sa selle, comme 
le ferait un homme ivre, et, perdant de nouveau connaissance, il 
tombe, raide, inerte, la face dans le sable ov piaffait son poney. 

Adieu la course, Kanaks. Votre représentant -est décidément 
hors de combat! Consolez-vous en pensant 4 la ténacité dont ila 
fait preuve : il était écrit que l’équitation est encore trop noble pour 
vous! La course part et celui auquel vous teniez est couché sur un 
matelas, vaincu par la douleur, hors d’état de se mouvoir. 


Nous ne voudrions pas nous étendre outre mesure sur une course 
de poneys, et cependant le deuxiéme tour ne décida pas du vain- 
queur. A mi-route I’Anglais et le Francais étaient presque cote 2 
cote; ils avaient laissé bien loin derriére eux tous les autres cava- 
liers. Ils luttaient ensemble, se dépassaient et se ratrappaient, et 
puis on les vit se placer botte 4 botte, aligner mathématiquement 
les tétes de leurs animaux et cheminer tranquillement, se bornant a 
jeter de temps 4 autre un regard derriére eux pour s’assurer qu’'ils 
n’avaient rien a craindre de la plébe en. retard. 

Le gros des spectateurs ne comprend rien a ce jeu nouveau, 
mais les syortmen sont plus fins. Il y a convention, disent-ils! En 
d'autres termes, les deux petits bons hommes s’étaient jurés de 
rester botte 4 botte jusqu’au viseur d’arrivée, aimant mieux par- 
tager le prix que de courir la chance de ne rien gagner du tout. Ils 
sont si loin en avant, que, pour narguer les concurrents, ils se 
mettent presque au pas. Mais, au dernier contour, le petit Fran- 
cais est pris par la honte; il lui semble que s'il n’avait pas eu la 
faiblesse de souscrire 4 la convention, pour sir il aurait gagné. Le 
dépit le poursuit, et de l’air d’un homme qui se dit: « Ah! ma for, 
tant pis! » il lance son cheval & fond de train avant méme que son 
associé en ait cru ses yeux et ait eu le temps de secouer sa tor- 
peur. Le. Francais arrive premier et le public de rire du bon tour 
joué par lespiégle. 

Mais les juges! les juges! leur conscience est scandalisée de voir 
traiter aussi légérement une affaire de cette gravité. Ils protestent 
ils entrent en courroux et décident une troisiéme épreuve dont 
notre compatriote sort victorieux haut la main. Cherchez dans !e3 
palais des empereurs et des rois, dans les demeures les plus somp- 
tueuses, et vous ne trouverez pas d’homme aussi heureux que ce 
Jeune vainqueur rentrant, en caracolant, assourdi par les bravos et 
les hourrahs, salué par les fanfares. Sa figure étincelle, rayonne, il 
est profondément beau. . 








DE PARIS A NOUMEA 835 


Nous voudrions en finir avec les courses calédoniennes, mais 
comment ne rien dire de la lutte des amateurs? N’est-elle pas carac- 
téristique de l'état social de ce pays ou tant de races ont leurs 
représentants? Ou trouver ailleurs, réunis sur le éur/, un officier de 
la marine francaise, un négociant anglais, un jeune américain, un 
richard chinois et un métis? C’est l’Anglais qui gagne la course ; 
mais ici-encore, les juges furent trés-mécontents, prétendant que le 
gagnant était trop habile pour étre dit amateur, et que sans nul doute 
il et fait bonne figure dans une course de pro/fessionnals '. 

Autre usage calédonien peu pratiqué en France. Les courses de 
chevaux montés ont été suivies d'une course au trot attelé qui parut 
un peu froide aprés cette longue succession de galops échevelés. 


Le 25, la journée débute par des régates a l’aviron, qui commen- 
cent avant la chaleur, 4 sept heures du matin. Cinq courses succes- 
Sives occupent la matinée; une foule considérable garnit les quais. 
Les yoles et canots des navires de guerre, du service pénitentiaire et 
du port se disputent successivement les douze prix. Plus heureux 
qu’a cheval, les Kanacks enlévent quelques billets de 100 francs qui 
sont pour eux des fortunes. Le costume est uniforme. Pantalon blanc, 
gilet tricoté 4 raies blanches et bleues, pas de manches pour laisser 
voir le travail du biceps ov git le secret des vigoureux coups de 
rames. Seudre, Coétlogon, Calédonienne, Gazelle, tels sont les noms 
des navires dont les matelots se disputent avec le plus d’entrain les 
félicitations des juges: Le gouverneur suit dans sa yole les princi- 
pales phases du concours; des chaloupes a vapeur portent les spec- 
tateurs qui ne veulent perdre aucun détail. 

La joute sur l'eau terminée, la ville enti¢re déjeine ou fait sem- 
blant de déjetner, et se hate pour trouver place 4 l"hyppodrome ou, 
dés une heure, commence la deuxiéme journée des courses de che- 
vaux. Elle ressemble 4 la premiére, moins les incidents de la lutte des 
moutards. 

Lorsque les chevaux sont essoufflés, c’est aux hommes de s'élancer 
sur l’aréne. Ici, par exemple, place aux Kanacks! On connait si 
bien l'agilité de leurs jambes, qu’aucun blanc ne se méle a leurs 
rangs foncés. Au nombre de quatre-vingts, ils viennent par petits 
groupes, représentant les tribus; chacune d’elles a adopté un costume 


‘ Afin que nos lecteurs puissent se rendre compte du degre d’habileté des 
entraineurs calédoniens, nous mettrons sous leur yeux les chiffres suivants. 

SaLvator, vainqueur du grand prix de Parisen 1875, a fait 2,400 metres en 
2 minutes 441 secondes,'soit 44 métres 906 4 la seconde. Pendant les courses de 
Nouméa, le cheval Sun Licut, appartenant au Chinois J. Song a parcouru 
2,584 métres cn 2 minutes 56 secondes, soit 144 métres 681 a la seconde. 


$36 ‘DE PARIS 4 NOUMBA 


particulier. C’est dans leur costume de course qu’il faut voir les 
Kanacks. En habits européens, ils sont affreux; dans les courses de 
lintérieur us sont trop nus pour étre décents. Pour la fete, leurs 
corps élancés, souples et vigoureux portent les ornements suivants: 
Autour des reins, piéce de belle étoffe élégamment drapée, flottant 
légérement au vent ; elle descend jusqu'au jarret ; au-dessousdu genou, 
sorte de bracelet large de trois doigts; mollets et pieds absolumeat 
nus, comme le torse ; chevelure soigneusement peignée et taillée, de 
leffet le plus curieux; puis léger turban rouge faisant tenir, dane lea 
cheveux, des plumes hardiment plantées dans l'espéce de toison qu 
recouvre toute téte indigéne. 

Avant que la course commence, on sait d’avance qu'elle sera ga- 
gnée par la tribu de I’ile des Pins. Les naturels ‘de cet tlot jouissent 
ici d'une grande réputation, et lorsqu'on demande des renseigne- 
ments sur les Kanacks, on vous dit invariablement : « ll n'y a que 
ceux de l’ile des Pins qui aient de la yaleur. » En effet les quatre 
premiers prix leur reviennent et le chef de Bangou obtient le an- 
quiéme. Le premier prix, yéritable géant, allongeait un compas i- 
vraisemblable et, sa course fournie, il eut encore la force de sauter, 
sans le moindre embarras, Ja corde en dedans de laquelle se ter- 
minait I’épreuye. Si jamais statuaire a besoin de faire poser wi 
athléte, je lui recommande ce noir calédonien ; il pourra court 
toute l'Europe sans trouver son pareil. 

Le spectacle allait finir lorsqu’une émotion assez vive s'empara 
de la foule. Des fumeurs ayant jeté 4 terre une allumette enflammée, 
le feu prit 4 herbe desséchée et s'étendit bientOt sur une circon- 
férence assez vaste. Vainement les imprudents essayérentils de 
l’éteindre ; effrayés eux-mémes, craignant d’étre pris, ils se diss- 
mulérent, laissant l’'incendie gagner et la flamme atteindre des 
haies et des broussailles séches qui couvraient tout le voisinage. Ln 
Anglais eut la bonne idée de faire appel aux Kanacks; Jeur science 
de la bréusse eut bien vite raison du foyer de 1’incendie. 

Alors a lieu le défilé. C’est la fin des réjouissaaces hippiques, 
voulait faire & Nouméa une entrée triomphale. Le cortége avai 
dans l’ordre que voici : deux gendarmes 4 cheval, le chassepot en 
arrét, ouvrent la marche avec cette tenue martiale dont ce corps 
gardé le secret; un peu en arridre, pelotons de gendarmes 4 cheval 
au port du sabre; tous les chevaux gagnants, enrubanés et capala- 
connés ; caléche du gouverneur et des aides de camps; peloton de 
gentlemen-riders comptant environ soixante cavaliers, ceux qui a- 
compagnent les amazones sont en téte; piquet d’artillerie avec leurs 
trompettes. Puis commence une interminable ligne de voitures dont 
la premiére est celle du maire. M. Pelletier, négociant fort estimé dans 











DE PARIS A NOUMEA 737 


le pays. Par un échange de bons procédés, trop rare dans nos sociétés 
divisées, les bourgeois cavaliers escortent la caléche du gouverneur 
pendant que les officiers montés viennent galamment demander 
a M™* Pelletier la permission de chevaucher autour de sa voiture. 

Cette longue file se fait jour au trot 4 travers Ja haie des piétons 
et arrive & Nouméa sans qu'on ait 4 déplorer d’autre accident 
qu'une voiture versée et un bras cassé, Comme étude de maurs, ce 
qu'il y a de plus curieux 4 observer, c’est lallure d’un Chinois qui 
s'est enrichi dans le commerce d’un vilain poisson appelé Biche-de- 
mer. Ayant des dollars, le fils du Giel a voulu faire le gentZeman; il 
a son écurie, ses voitures et ses laquais. Son tailleur est-un artiste; 
sur son gilet s’étalent complaisamment chaines d’or et breloques; 
il parle le plus pur anglais et cause course, entrainement, comme 
un gandin de Londres. Mais tout cela ne lui suffisait pas encore. Les 
mauvaises langues disent qu'il eut powr premiére épouse une Chi- 
noise et pour seconde une Kanacke. Riche, il voulut de l'avance- 
ment et se mit en quéte d'une femme blanche. Il |’a aujourd’hui; 
elle trottait 4 ses cdiés pendant le deéfilé; la jeune et généreuse 
Amérique passe pour avoir donné le jour 4 cette femme courageuse 
que n’a pas effrayée un Chinois trés-jaune et tras-riche. L’ histoire 
ne dit pas si le fils du Céleste Empire cherche maintenant 4 changer 
de peau. Il ne lui manque que cela pour étre Européen. 

Le soir il y eut spectacle. Des chansonnettes comiques et la piéce 
intitulée : /es Enfants terribles, composaient le menu. Mais le théa- 
tre, 4 Nouméa, sent un peu le communeux; on lit sur les affiches 
des noms comme celui de M. Okrolowicz, de sorte que les gens 
comme il faut s'abstiennent de paraitre 4 ses représentatious im- 
provisées. 

Le dimanche 26 septembre, troisiéme et dernier jour de féte. A 
sept heures du matin messe militaire. Le gouverneur y arrive ac- 
commpagnés des chefs de service et de son état-major. Le comman- 
dant des troupes est 4 cheval; un détachement d’infanterie de ma- 
rine fait la haie dans la trés-modeste église du chef-lieu. 

A buit heures rendez-vous a la. mairie. Le gouverneur s’y ren- 
contre avec le premier magistrat civil, les notables de la ville et les 
capitaines des navires de guerre présents sur rade. Tous ces per- 
sonnages se rendent 4 pied sur la place militaire-et les troupes de 
la garnison sont passées en revue. Gendarmes, marins débarqués, 
soldats d’infanterie de marine et artilleurs 4 cheval défilent en bon 
ordre. Deux mitrajlleuses ferment la marche et touchent particuli¢- 
rement la foule qui prise énormément les déploiements de force 
dans ce pays ou lon garde les douze mille plus grands gredins de 
France et de Navarre, lourde tache dont on ne connait pas assez les 


838 DE PARIS A NOUMEA 


difficultés écrasantes, par ces temps de budgets réduits et de res- 
sources insuffisantes. 

Sur le passage de M. Pritzbuer les colons se découvrent avec em- 
pressement. Ils savent que sa vigilance est grande, que ses soucis 
sont nombreux et ils ne manquent aucune occasion de lui montrer 
quelesquestions politiques et les rivalités de race se taisent devant 
ce grand intérét: la défense des honnétes gens, la lutte contre les 
scélérats dont la colonie s'est chargée de débarrasser la France. 


A midi, reprise des régates. Cette fois la lutte était 4 la voile; elle 
offrait un grand intérét local parce que l'on devyait y vou figurer 
nombre d’embarcations construites dans le pays pour le cabotage. 
De si tot encore l’ile n’aura pas de routes suffisantes et le commerce 
des quelques centres de colonisation ne peut se faire que par les 
cotres et goélettes naviguant le long de la céte. Tous les passagers 
de l’Orne applaudirent la premiére jodte en la voyant habilement 
gagnée par le patron du commandant de notre ancien transport. 

Trés-peu de Kanacks & cette séance nautique. La place d’armes 
les attire; ils l’encombrent et prennent rang pour participer aux 

jeux publics dont ils raffolent: jeux du tourniquet, courses d’ hom- 
mes, jeu du chariot, course en sacs, mat de cocagne, jeux du por- 
tique, de. la poéle, du collin-maillard et des ciseaux, courses au 
cochon, etc. 

A cing heures du soir la féte devient complétement kanacke. Les 
chefs des diverses tribus s’assevent 4 un banquet offert par la mu- 
nicipalité; en méme temps les danses kanackes les plus échevelées 
sont autorisées: le pilou-pilou commence. Il excite tellement les 
indigénes il les dispose tant au désordre, lorsqu’ils en abusent, 
qu'on ne le permet, au chef-lieu, que dans les grandes occasions. 
C’est pour couronner le pzlou-pilou qu'on mangeait de l'homme et 
qu’on s‘enivrait, le divertissement tombant peu 4 peu dans la plus 
abominable des orgies. 

C’est sur la place méme, sous une vaste tente, que prennent place 
les Chefs indigénes réunis au chef-lieu 4 I’ occasion du vingt-deuxiéme 
anniversaire de la prise de possession. Que les Européens se réjouis- 
sent de cet événement, cela parait naturel; mais que les chefs se 
mélent aux réjouissances qui rappellent leur dépossession, c est ce 
qu'on peut trouver assez fort. Ils arrivent au nombre de vingt-cing 
ou trente, tous en costumes européens, deux ou trois en habits bour- 
geois, les autres en uniformes militaires. Ges derniers ont, pour la 
plupart copié les costumes de l’infanterie de marine; on remarque 
cependant quelques habits de marine proprement dits. 

En se mettant a table, tous ces chefs semblent herriblement ge 











DE PARIS A NOUMEA 839 


nés. Ils regardent avec inquiétude les ustensiles européens étalés 
sur la table et se demandent comment il faut faire pour s'en servir 
suivant les régles. Sans desserrer les dents, avec une gravité ner- 
veuse qui fait mal a voir, ils se rangent autour de la table en ob- 
servant scrupuleusement lordre des préséances. En s’affublant 
d'uniformes européens, ils ont gradué le nombre des galons selon 
l'importance des tribus, en donnant aux plus puissants |’uniforme 
de capitaine et aux moindres celui de sergent, avec tous les grades 
intermédiaires. 

Les capitaines prennent place au centre et les sergents aux bouts 
de la table; puis, sous la surveillance d'un maitre-d’ hotel euro- 
péen, les services défilent. Par une attention délicate, on méle aux 
plats stéréotypés des repas officiels quelques mets indigénes, taros, 
ignames, patate douces, afin que les malheureux auxquels notre 
cuisine répugnera par trop aient de quoi soccuper au moins de 
temps en temps. L’exercice des machoires ne diminue ni la géne ni 
la crainte de ne pas agir comme les Européens. Le gouverneur ar- 
rive, il circule autour de la table et s’efforce, par quelques paroles 
affables, dite 4 l'un et a l’autre, de détendre un peu ses hétes syn- 
copés, de les mettre a leur aise. Il ne réussit que médiocrement, 
non plus que quelques dames bien élevées qui ont pitié de ces 
figures crispées et veulent mettre un peu d’enjouement dans les 
rangs de ces roitelets. 

Il faut avouer, du reste, que la situation.est un peu génante. Les 
chefs dinent sur la place, pour étre en contact avec la population 
indigéne qui y est réunie, mais cette population danse le pzlou-pilou, 
et ce sont les Européens qui se pressent autour de la table au nom- 
bre de trois ou quatre cents, comme pour assister aux repas de bétes 
curieuses. C’est si fort qu'on en a honte. 

— Sommes-nous mal élevés, dit-on de tous cdtés, de venir les 
regarder manger! C’est trés-malhonnéte, ce que nous faisons 1a. 

Ce qui n’empéche pas qu’on reste, la curiosité dominant la po- 
litesse. 

Le fait est qu'il est original de voir tous ces princes noirs, dont 
les plus vieux ont mangé plus de cent fois de l'homme, transformés 
en messieurs habillés 4 l'européenne et s'efforcant de ne rien omet- 
tre des usages occidentaux. Ils veulent aller jusqu’aux toasts, ces 
infortunés! De temps 4 autre, on en voit un qui se léve et qui re- 
garde d'un air effaré ses collégues et la galerie. La sueur perle sur 
son yisage; dominant, non sans peine, une violente émotion, il 
commence en francais médiocre une harangue du genre de celle-ci : 

— Mes amis... en ce... jour de féte... buvons... Anotre pays... 
ala Calédonie, Souve... nons-nous aussi... de cette... grande nation... 








940 DE PARIS \ NOUMEA 


qui nous... nous... nous 4 pris sous... son égide protectrice. .. N’est- 
ce pas a... 4... 4 la France que nous devons... que nous devons... 
cette industrie, cette civilisation... qui... qui... qui... » 

Dés que I'orateur arrive aa mot « civilisation», quil ne peut 
jamais prononcer, il est perdu: il s'embrouille, perd la mémoire et 
ge sauve par les cris de: « Vive la France! Vive le gouverneur ! » que 
les sergents des bouts de table répétent avec empressement pour se 
faire bien noter. Toutes ces harangues n’ont aucune valeur, parce 
qu’elles ne sont pas senties; elles sont préparées, étudiées, et sor- 
tent péniblement, par saccades, comme si elles étaient fabrrquées 
par une machine dont les engrenages sont en mauvais état et fonc- 
tionnent par d-coup. Souvent aussi la platitude est assez apparente 
dans ces élans de chauvinisme; on y sent comme le déSir de voir 
augmenter les petites pensions que paye le gouvernement aux chefs 
dépossédés. C’est le vaincu flattant son vainqueur par pur intérét ; 
c'est vilain & entendre. 

Restez vous-mémes, chefs kanacks, et vous serez beaucoup 
mieux. Ne nous copiez pas trop, surtout dans les détails, car tout 
ce que vous y gagnerez sera qu'on dise que vous étes des singes. 
Vous avez remarqué que, pendant ce mémorable diner, l'un de vous 
dont j'ignore le nom, un capitaine trapu, n’a pas voulu s'astreindre 
a débiter de ces phrases ampoulées que vous répétez sans les com- 
prendre, comme de vrais perroquets. Il s'est levé sans embarras 
et sans plus tenir compte des spectateurs européens que s’ils n’a- 
vaient été la: if a pris la parole dans votre langue maternelle 
et s'est exprimé pendant quelques minutes avec une volubilité na- 
turelle ; le geste, énergique, annoncait la conviction ; vos figures, 4 
vous auditeurs, trahissait I’émotion. Pas un de nous, Européens, 
n’a compris le moindre mot a cette chaude improvisation, et cepen- 
dant savez-vous ce qu’on a dit, le discours fini? On a dit que ce chef 
avait un tempérament d'orateur, on 4 admiré sa véhémence et son 
énergie, tandis qu'on s’est contenté de sourire aux speeches soi- 
disant 4 l’européenne qu’ont balbutiés vos premiers orateurs. 

Les Kanacks, absorbés par le pilou-piluo, s'occupent fort peu du 
banquet. Le programme des fétes porte que les danses indigenes se 
termineront a dix heures du soir. Cing heures de délices, c'est bien 
peu ; il s'agit de n’en pas perdre une seconde. fl n’y pas d’orches- 
tre pour accompagner cette darse de caractére; ce sont les dan- 
seurs eux-mémes qui chantent pour fa rythmer. Ils débutent par 
un sifflement strident qui a simplement pour but de donner la mé- 
sure de mettre le monde en train; puis, lorsqu’on commence a 
s’échauffer, on chante, tout en dansant, de véritables airs qui sont 
loin d'étre désagréables. I] paratt que les paroles sont drdles, car 











DE PARTS A NOUMEBA ail 


les chants sont fréquemaments interrompus par les éclats de rires. 
Cette seconde partie du pelou-ptlou dute une vingtaine de minutes, 
quelquefois plus. Alors a lieu la figure finale, sorte de galop infer- 
nal ot tous les groupes se mélent, tournoient, se bouscalent avec 
accompagnement de grands cris et gate dont le bon godt n'est pas 
toujours parfait. 

Les Kanacks ne se possédent plus lorsqu ils ont dansé pendant 
quelque temps cette troisiéme figure. Leur sang bouillonne, leurs 
yeux sont injectés et s’éclairent de passions violentes. On sent que 
la nature sauvage reprendrait bien vite le dessus et que les excés 
pourraient aller loin si fon n’était A Nouméa, ou il y a des gen- 
darmes et des policemen, des prisons et des canons. Les tayos-fusils 
(lisez la police indigéne) cireulent sur la place et maintiennent 
ordre avec un grand tact. On les appelle tayos-ftsz/s parce qu’en 
temps d’expéditions, ils sont armés 4 européenne; mais, pour leur 
service ordinaire, ils ne portent que l’ancien casse-téte des insulaires, 
plus une ou deux sagaies en bois de fer. Dans leurs cheveux des 
plumes rouges, sur leur cainture une plaque de cuivre, telles sont 
lears insignes. 

Connaissant par eax~mémes le pefou-ptlou et ses dangers, les 
tayos-fusils savent le point que I’on peut atteindre et celui qu’il est 
dangereux de dépasser. Ils examinent les physionomies, et, tors- 
qu ils voient quelque aryo non-fusil absolument parti, ils prennent 
leur plus longue sagaie. Sans entrer dans la danse, ils appuient de 
loin leur arme sur l’épaule nue du délinquant et pésent jusqu’é ce que 
lami ait détourné ja téte pour voir d’od lui vient cette pression. Le 
tayo~-fesil cligne de |'wil et autre n’est pas long 4 comprendre; il se 
remet 4 danser, mais d'un air grave, sans méme penser ase regimber. 

La figore infernale ne cesse que quand les danseurs, €puisés, 
tombent & terre. Je dis danseurs, car si, en principe, le prlou-pretore 
comporte, comme le quadrille, des figurants des deux sexes, 4 Nou- 
méa le nombre des femmes qui participent 4 l’exercice est extréme- 
ment restreint. Pour quinze naturels habitant le chef-lieu il n’y a pas 
une indigéne. La Kanacke a horreur de la civilisation. La réserve im- 
posée aux femmes par les Européens lui parait odieuse, la nécessité 
de se vétir des pieds 4 la téte lui semble une formalité tyrannique, 
elle préfére la brousse et la liberté. 


A huit heures du soir, I’'embarras des Kanacks fut grand. Le pelou- 
puou c'est bon, mais les feux d’artifice, cela a bien son mérite. Sur 
ce qu on appelait autrefois l’éternelle butte Conneau, sur ce monti- 
cule qui est en train de s’effronder pour faire place 4 des habitations, 
détonnent des pétards, des fusées, des soleils, des bombes, des 


842 DE PARIS A NOUMEA 


étoiles et des artifices de toutes sortes. Pour les naifs tayos, ces jeux 
devant les belles piéces et sont pris lors de l'éclatement des fusées, 
de lumiére ont quelque chose de surhumain. Ils restent en extase 
de spasmes nerveux qui se résolvent dans ces cris étranges dont j'ai 
déja parlé et sur lesquels je dois revenir parce qu’ils restent une des 
marques caractéristiques de ce peuple primitif. Une forte moitié des 
naturels ayant quitté la danse pour le feu d’artifice, les alentours de 
la butte Conneau se garnirent de noirs spectateurs. Le bouquet les 
fit tomber en pamoison complete; ils partirent de 14 l’imagination 
frappée et le gosier éraillé tant ils avaient crié. © 

Le feu d’artifice devait, d’aprés le programme, clore la série des 
fétes du vingt-deuxiéme anniversaire. Mais les Kanacks demandérent 
un sursis; on n’eut pas le courage de le leur refuser et toute la -nuit 
du 26 au 27 durérent leurs indescriptibles mouvements de reins. 
Comment ne sont-ils pas morts, ces braves indigtnes, aprés ces trois 
jours complets de réjouissances incessantes? C’est un mystére a dé- 
brouiller entre eux et leur constitution. 

Pour les Européens, la féte prit fin au feu d’artifice, et nous pen- 
sons que le Journal officiel de la colonie a bien rendu les impres- 
sions générales en terminant par ces paroles sa note officieuse relative 
aux solennités : « Dans tous les cceurs, rapprochés par cette occasion 
si propice, les mémes voeux de concorde et de prospérité seront 
formés pour la Nouvelle-Calédonie. De cet anniversaire, célébré cette 
année pour la cinquiéme fois, dateront encore de nouveaux efforts 
et de nouveaux progres. » 

Le 27, les occupations reprenaient, les bureaux s’ouvraient et, pour 
les colons débarquants, commencaient les affaires sérieuses. Seront- 
elles prospéres? Cela peut-étre ; mais, en quatre jours, j'ai beaucoup 
appris : sans médire du pays, je puis déja vous affirmer qu'on se 
tromperait en croyant trouver ici un Eldorado. 


UN COLON. 











LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 





I 


On se figure, en général, beaucoup trop volontiers que la presse 
politique a pris naissance en 1789, au moment de |’établissement 
définitif en France du systéme des Etats généraux transformés en 
assemblées permanentes, lorsqu'une génération nouvelle élevée a. 
l’école des encyclopédistes et surexcitée par les questions brilantes — 
que soulevait la convocation des Etats, se précipita téte baissée sur - 
les traces de Mirabeau et de son Courrter de Provence. ll est cer- 
tain que le régime parlementaire a singuliérement favorisé le déve- 
loppement de la presse politique, soit du cété du gouvernement, 
soit du cété de l’opposition : la discussion appelle la discussion et 
Ja tribune appelle le journal; mais développement n’est pas ciéa- 
tion, et, quoi qu'on ait pu dire, l’ancien régime avait connu la 
presse politique proprement dite : nous |’appelons du moins de ce 
nom et nous espérons que la suite de cette étude justifiera notre 
audace; presse non périodique il est vrai, mais intermittente, 
armée de pied en cap, attentive a l’attaque et prompte a la riposte, 
toujours préte 4 rompre des lances contre les libelles et les bro- 
chures de la France ou de l’étranger; on en trouverait le type de 
nos jours dans ce que M. Cuvilier-Fleury appelait spirituellement, 
en 1859 et en 1860, le Congrés des brochures. Il est vrai encore, que 
les conditions d’existence de ce journalisme trés-vivace et de nature 
toute particuliére, n'étaient point les mémes que celles qui résulté- 
rent du nouvel état de choses, lorsqu’une licence effrénée vint 
réagir contre un systeme de compression trop exagéré : il en est 
souvent de !’ordre moral comme de Il’ordre physique : des lois ana- 
logues les régissent, et si l'axiéme de la réaction égale a l’action est 
un des principes les plus féconds de la mécanique rationnelle, nous 
inclinons fort & croire qu'il peut aussi donner la solution d’un grand 

10 mars 1876. 39 


$44 LA PRESSE! POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


nombre de problémes politiques et sociaux. Or, le journaliste au 
service du gouvernement avait seul, avant 1789, sa liberté d'action, 
son franc parler, les priviléges de librairie, de colportage et de 
vente 4 découvert; toutes les ressources a la disposition du pouvoir 
favorisaient l'éclosion de son eeuvre, tandis que son adversaire, 
impitoyablement poursuivi dans toute l’étendue du royaume, et 
menacé de la Bastille, du Fort-l’Evéque ou de Saint-Lazare, était 
obligé de faire imprimer ses lbelles 3. Y étranger, puis de s ingénier 
4 combiner toutes les ruses, les fraudes et les compromis pour leur 
faire passer la frontiére et les vendre en France sous le manteau. Il 
se débitait cependant des quantités énormes de ces brochures dévo- 
rées dautant plus avidement par les amateurs de nouveautés, 
qu elles avaient l’attrait du fruit défendu; et ce systéme de prohibi- 
tion générale exaltait 4 tel point l'animosité des écrivains de parti, 
que leurs productions prenaient trop souvent le ton des pamphlets 
Jes plus violents et les plus odieux; au lieu de leur répondre, la 
cour se contentait souvent de les faire condamner et briler au Par- 
lement : et parfois elle envoyait des agents secrets a lV’ étranger pour 
acheter les éditions 4 prix d’or, et les détruire jusqu’au dernier 
exemplaire : on se rappelle la description piquante que M. de Lo- 
ménie a faite de missions. semblables confiées par le rot au fameux 
Beaumarchais pour prix de sa réhabilitation..... Aujourd’ hui la 
presse des camps les plus opposés lutte 4 armes égales, et cest 
dans cette liberté de critique et d'atlare qu'il faut chercher kes 
causes de sa transformation. Nous ne parlons pas ici, bien entendu, 
de la polémique littéraire qui comptait avant 1789 plus de cent 
organes, de sources trés-diverses, exercait une imfluence considé- 
rable dans son domaine et jouissait d'une certaine liberté. 

Si la presse gouvernementale ayait jadis tous les avantages d'une 
situation inexpugnable, tandis que son enmnemie ne trowvait aucuD 
abri pour panser ses blessures, il se treuva cependant des époques 
de trouble et de confusion, lors desquelles les pamphlets de tous 
les partis purent se donner libre carriére; et ce serait une étude 
fort intéressante que d’étudier en détail les luttes de la plume pea- 
dant la Ligue et sous la Fronde!; parmi les Mazarinades, il est 
quantité de piéces d’un goft dowteux, plus dignes des parades de 
la foire que du cabinet du journaliste; mais il en est d’antres moins 
connues, dans lesquelles on reconnait une pokémique adrete ¢ 
fine, en méme temps qu’alerte et. vigoureuse. Nous tenterenms peut 
étre quelque jour de mettre en lumiére quelques points saillants de 

‘MM. Vitet, Leber, Hatin, Moreau, ont jeté les bases principales de cette 
étude intéressante : mais.ils ne sont pas entrés dans le vif du sujet, et Phis- 
toire intime de la presse 4 ces époques troublées est encore & farre. 








ST L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 845 


ces horizons trop inexplorés : cela nous entrainerait au-delé des 
limites que nous nous sommes fixées; nous avons seulement pour 
but aujourd’ hui l’étade de la polémique & une époque un peu anté- 
rieure, non moins intéressante, et dont on soupconne 4 peine les 
luttes vives et mémorables; période de transformation politique 
pendant laquelle, au jugement actuel de histoire, la plume fut 
éclipsée par l’épée. 

Entre la Ligue et la Fronde, un demi-siécle s’écoula relativement 
calme et recueilli, si on le compare aux deux époques d’agitations 
mtestimes et de guerres civiles acharnées qui marquérent les avéne- 
ments du régne de Henri IV et de la majorité de Louis XIV. Sous 
Henri IV, les esprits fatigués des terribles secousses de la Ligue, et 
maintenus par un ministére qui unissait la sagesse 4 la fermeté, gar- 
dérent un repos favorable au développement des institutions qui de- 
vaient assurer la grandeur de la France ; 4 la mort du roi, les pas- 
sions comprimées se réveillérent, les partis menacérent un instant 
de diviser de nouveau le royaume, et si une main puissante n’eit 
tout 4 coup saisi vigoureusement le pouvoir et rétabli sur une base 
inébranlable les prérogatives et les droits de l’autorité royale, de 
nouvelles guerres civiles eussent ensanglanté toutes les provinces : 
an: grand nombre de celles-ci fat préservé da fléan, mais Pceuvre 
gigantesque et nationale de Richelieu ne put s’accomplir sans ren- 
contrer des résistances dangereuses. On connait ses campagnies suc- 
cessives contre les Huguenots, contre les partisans de ta reine-mére 
et contre Gaston d’Orléans lui-méme; nous n’avons pas & en re- 
‘faire ici Yhistoire, des juges plus compétents ont rétabli la véritable 
physionomie du grand mimistre, singuhérement défigurée pendant 
deux siécles par les passions des partis vaincus, et nous n’essaye- 
rons pomt aprés eux de recommencer l’apologie de sa politique: 
contentons-nous d'exposer ce qui nous intéresse davantage dans la 
partie de son cuvre sur laquelle les historiens ont le moins appelé 
attention de la postérité. 

Le cardinal abattit successivement toutes les tétes sans cesse re- 
naissantes de l’hydre de la révolte et de Panarchie: mais 4 chaque dé- 
faite ’hydre répondit par des hurlements de douleur, et ces hurlements 
se traduisirent en d’innombrables fbelles lancées du fond des re- 
traites étrangtres ou les partisans de la reine-mére et de Monsieur 
exhalaient leur désespoir. Richelieu comprit biéntét que les armes 
matérielles ne suffiszient point contre de pareils ennemis; 4 la guerre 
de plume, il fallait répondre par la plume ; le cardinal se mit 4 l'ocu- 
vre, et dés Yannée 1627, il entreprit cette campagne apologétique, 
qui devait dans les derniéres années de son ministére, et surtout 4 
partir de la fameuse journée des dupes, prendre une extension com 








846 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


sidérable, et jeter un vif éclat dont les contemporains seuls ont mal- 
heureusement conservé le souvenir. 

Les journaux périodiques existaient déja sous Richelieu (1624- 
1642). Le Mercure avait commencé en 1620 a publier sa Revue his- 
torigue, et quelques années plus tard, en 1631, Renaudot fondait 
la Gazette de France; mais ces deux publications he parurent pas 
au premier ministre pouvoir devenir facilement les véhicules natu- 
rels de ses apologies. Leur format et leur périodicité réguliére ne 
permettaient point des ripostes en harmonie avec les attaques. A des 
mémoires longuement élaborés, hérissés de citations et de textes des 
Péres ou des anciens, il fallait opposer des mémoires également éru- 
dits, de longue haleine et peu compatibles avec un exposé calme et 
méthodique des événements du mois ou de la semaine. Richelieu 
résolut donc de conserver aux journaux périodiques, et surtout a Ia 
Gazette (c'était du reste, le moyen de les faire accepter plus faci- 
lement par tout le monde), le caractére de moniteur officiel, « ser- 
« vant d’annales pour la conservation des faits et de leurs dates. .. 
« dépot ou la postérité viendrait puiser dans tous. les temps des té- 
« moignages authentiques des événements dont se compose l’his- 
« toire, et des détails méme dont elle ne se charge pas. » La Gazette 
resta, suivant l’expression de Renaudot lui-méme « le journal des 
« rois et des puissances de la terre; » et cette formule du gazetier 
se trouvait trés-justifiée par les faits, car Richelieu, pour étre cer- 
tain que les actes du ministére ne seraient point défigurés, et le roi 
lui-méme, pour se distraire ou se venger de ses ennemis, ne dédai- 
gnaient pas d’envoyer des articles tout faits au bureau d’adresse de 
Ja cour de la Calandre. « Chacun sgait, écrivait Renaudot a l’occa- 
« sion de son fameux proces, que le roi défunt ne lisoit pas seule- 
« ment mes gazettes, et n’y souffroit pas le moindre défaut, mais 
« qu'il m’envoyoit presque ordinairement des mémoires pour y em- 
« ployer..... Etoit-ce 4 moi 4 examiner les actes du gouvernement? Ma 
« plume n’a été que greffiére...; mes presses ne sont pas plus cou- 
« pables d’avoir roulé pour ses mémoires, que le curé qui les an 

« & son prone, que l’huissier ou le trompette qui les publieroit... 

Ce passage établit nettement le rdle de la presse périodique de ce 
temps. La plume du gazetier n’était que « greffiere des actes du gov- 
verhement; » son recueil pouvait prendre le titre d’annales histo- 
riques et rien de plus; c’était une simple relation, comme on disait 
alors, et, en effet, le numéro supplémentaire, qui traitait de la po- 
litique étrangére ne portait d’autre titre que: Relations des nouvelles 
du monde recues dans tout le mois. Ni discussion, ni controverse; le 
gouvernement se contentait de faire insérer de temps en temps une 
rectification : un communiqué selon le style du dernier empire. 








ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 847 


Pour répondre aux libelles de Bruxelles, il fallait donc, soit créer 
un nouvel organe de publicité, d’allure différente, soit imaginer un 
autre mode de réplique. Or, les gazettes n’étaient pas, 4 cette époque, 
répandues a |’étranger comme elles le furent plus tard; ce fut le suc- 
cés de Renaudot, quand il fut constaté,” qui fit naitre en Hollande une 
foule de publications du méme genre, qui non-contentes d’exposer sim- 
plement les faits, se permettaient souvent de les critiquer amérement 
ou méme de les dénaturer; et leur audace devint tellement inquiétante 
sous Louis XIV, que plusieurs bons esprits songérent a instituer en 
France une presse spéciale destinée 4 les combattre: « La France, 
« écrivait Vauban dans ses Ozszvetés, foisonne en bonnes plumes; il 
« n’y a qu’’ en choisir une certaine quantité des plus vives et 4 les 
« employer. Le roy le peut aisément sans qu'il luy en coite rien, 
« et pour récompenser ceux qui réussiront, leur donner des béné- 
« fices de 2, 3, 4, 5 & 6,000 livres de rente, ériger ces écrivains 
« les uns en antilardonniers, les autres en antigazetiers, etc. » 

Vauban, lorsqu’il écrivait ces lignes, s’imaginait sans doute 
exprimer une idée neuve, et créer de toutes piéces une institution 
nouvelle.....; il ne faisait qu’indiquer le systéme précisément 
appliqué par Richelieu, quelques années auparavant, pour éteindre 
le feu roulant des libelles des Pays-Bas, brochures virulentes et 
audacieuses qui précédérent les gazettes de Hollande. Les agitations 
de la Fronde et la tranquillité des premiéres années du régne 
effectif de Louis XIV avaient suffit pour en faire perdre le souvenir. 
« Les bonnes plumes de France » selon l’expression de Vauban, 
n’étaient pas plus rares en 1630 que quarante ans plus tard. Balzac 
lui-méme, le grand rénovateur de la langue, ne dédaigna point de 
s’enroler un moment sous l'étendard du ministre : mais la pompe 
majestueuse de son style n’était point Vallure qui convenait a la 
polémique ardente, nécessaire pour détruire l’arsenal du redoutable 
abbé de Saint-Germain, Mathieu de Mourgues, le libelliste en chef 
de l’officine de Bruxelles. Richelieu trouva prés de lui deux hommes 
de caractére fort différent, dont les débuts littéraires annoncaient 
aussi des aptitudes trés-éloignées l’une de |’autre, mais chez les- 
quels il reconnut, avec son cil percant, |’étoffe de deux auxiliaires 
actifs de son ceuvre politique. Tous les deux du reste, sortaient de 
ces provinces généreuses, au caractére ferme, loyal et tenace, ou 
naissent des hommes que rien n’arréte dans leur carri¢re quand ils 
ont trouvé la voie qu’ils sont appelés a suivre. 

L’un, Paul Hay du Chastelet, maitre des requétes et ancien 
avocat général au Parlement de Rennes, avait été obligé de renoncer 
a la magistrature provinciale & cause de ses plaidoyers trop satiri- 
ques : c’était un Breton de la vieille roche, dont les ancétres avaient 





848 LA PRESSE POLITIQUE SOUS BICIBLIRU 


figuré dans les conseils des ducs, ou parmi les compagnons de Ber- 
trand du Guesclin et d’Arthur de Richemont. L'autre, Jean de Sit- 
mond, poéte latin estimé et neveu du fameux jésuite Jacques 
Sirmond, l’un des hommes les plus profondément érudits de son 
siécle, était fils de cette race énergique d'Auvergne qui a produit 
tant de littérateurs illustres et de caractéres élevés. Tous deux 
firent partie de |’Académie francaise & sa fondation, et c'était jus- 
tice, car nous reconnattrons en eux de ces collaborateurs éminents 
du travail de rénovation de la langue francaise, qu'on est trop 
habitué de nos jours & passer sous silence, en supprimant tout 
intermédiaire entre Balzac et Pascal. Hélas! qui connait aujourd’bui 
leurs noms? Le jésuite Sirmond a sauvé de l’oubli celui de son 
neveu : le procés de Marillac conservera peut-ttre celui de du Chas- 
telet; mais on ignore généralement de nos jours, |'existence de 
leur ceuvre polémique, et pourtant les éditions répétées de leurs 
brochures attestent la faveur qui les accueillit chez les contempo- 
rains. En dépit de ces éditions nombreuses, quarante ans plus tard 
on les avait oubliées, et Vauban ne les connaissait plus. Déja méme 
en 1635, au plus fort méme de la mélée, Paul du Chastelet, écrivant 
une préface pour le recueil complet de toutes les piéces déja publies 
pour la défense du cardinal et de son ministére laissait échapper cet 
aveu plein de douleur : « Ii ne s'est point écoulé d’année qui n’art 
« en quelque rareté singuliére, que nous ignorons aujourd ’huy pat 
a la négligence de plusieurs escrivains, qui n’ont point voulu ren- 
« plir leurs mémoires de tout ce qu’ils voyoient estre si commun 
« chez eux. Leur mauvois jugement ayant estimé les choses d’av- 
« tant plus dignes de |’histoire, qu’elles estoient plus secrettes, au 
« leu de nous laisser un portrait véritable d’un temps que nous 
« n’avons pd voir, ils en ont caché le visage, pour en avoir eu trop 
« de cognoissances. Nous avons mille belles choses des familles, des 
« mccurs et de la fortune des principales personnes de Rome, que 
« nous ne devons qu’a Plutarque. Nous n’eussions jamais sceu que 
« le feu se portoit devant les empereurs comme le symbole de leur 
« auctorité, ny quelles estoient les cérémonies de leur apothéose, s 
« les Grecs eussent autant méprisé de nous en instruire qu’ont fait 
« les Romains, qui croyoient indigne de leurs plumes tout ce que les 
« esclaves scavoient aussi bien que les sénateurs. Il en peut arriver 
« autant 4 nostre histoire, qui n’examinera pas si bien que ces petits 
« traittez le détail de tant de choses nécessaires 4 représenter toute 
« la fortune de nostre princee . . . . . . . Je suis bien 
« de l'advis de ceux qui diront qu'il n’y a rien en ce ramas que tous 
« les gens de la campagne ne scachent aussi bien que ceux de ls 
« cour. Je confesse que ce ne sont que les mesmes témoignages que 














ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND B49 


« le prince a déja rendus de sa douleur publique, et comme les 
_ « larmes qu’il n’a voulu cacher 4 personne, lorsque la perte de ses 
« subjets et le trouble de sa maison les ont fait sortir de ses yeux. 
« Ce ne sent que les anciennes marques, et les premiéres déclara- 
« tions, qu'il a faites de ses plus grands travaux : mais rien ne les 
« pouvait si bien sauver de l’oubly que cet assemblage, qui fera 
a durer la bonne odeur de sa réputatien, et qui rendra sa gloire 
« éternelle. Toutes les sueurs des plantes qui portent le baudme, 
« toutes les gouties gu'elles pleurent, n'aurotent pas cette merveil- 
« deuse qualué gaa parfume, et que conserve iout, st on les séparoit 
« guand elles tombent ; mats -deputs gu'elles ont fart un corps, elles 
« prennent ensemble une force nouvelle; chaque siécle en augmente 
« le prix et la douceur, et plus elles veaildissent, mieux elles se dé fen- 
« dent de la corruption et de la pusssance du temps..... » 

Malgré la longueur de la citation, nous n’avons pu résister au 
plaisir de donner ce dernier passage, l’un des morceaux de prose 
les plus délicats et les mieux en situation qu’on puisse rencontrer 4 
cette époque : qu’on veuille bien se rappeler que cela est écrit en 
4635 et l’on conviendra que nous n’avons pas tout a fait tort de 
réclamer des chainons intermédiaires entre Balzac et Pascal dans 
la filiatien des rémovateurs de la prose francaise. Bonne prose 4 
part, il est certam qu'il serait extrémement difficile aujourd'hui de 
réuni jes brochures politiques de l'époque qui nous occupe, si du 
Chastelet n’avait pris soin deles publier en un gros volume plusieurs 
fois réédité de 1635 4 1640. C’est que te caractére des ceuvres 
polémiques est d’étre essentiellement éphéméres : I’actualité tue 
Pécrivain qui l’exploite, et jetant sans cesse en pature a la curiosité 
publique de nouveaux éléments, fait perdre a l’ingrate postérité la 
mémoire de ceux qui ont profité de sa vogue et de son succes; une 
génération passe et l’euvre a pris Je chemin de la tombe. Que 
d’exemples on pourrait citer dans notre siécle et tout prés de nous, 
de semblables injustices! Notre légéreté nous attache a l’événement 
du jour, a l’écrivain qué le personnifie : le lendemain, un autre 
favori l’a remplacé..... Le plus brillant des polémistes de la restau- 
ration, Paul—-Louis Courier, est déja bien loin de nows : nos petits- 
fils, s’iks connaissent son nom, liront-ils ses pamphlets? La généra- 
tion qui nous suit parlera-t-elle de Paradol? et dans cinquante ans 
d'ici, wn article de revue sur Saint-Marc Girardin, jourmaliste, sur 
MM. de Cassagnac ou Veuillet, ne ressemblera-t-il pas 4 une exhu- 
mation aussi bien que celui que nous présentens aujourd'hui sur 
Sirmond et du Chastelet? Qu’on veuille bien remarquer que nous 
n’avons guére cité que des polémisies de l’oppositien, ceux pour . 
lesquels la foule se passionne davantage. Or, Mathieu de Mourgwes, 





850 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


abbé de Saint-Germain est presque aussi inconnu aujourd’hui qué 
ses contradicteurs..... Telle est la destinée générale de ce genre 
d’écrits : les auteurs de brochures et de pamphlets politiques tra- 
vaillent trés-rarement pour la postérité; la vogue de leurs ouvrages 
les plus piquants et les plus appréciés ne dure qu un instant, et 
sils n’ont pas imprimé une originalité puissante 4 ces ceuvres trop 
souvent éphéméres, une génération soupconne a peine I’existence de 
l’auteur favori de l’age précédent. 

Nous parlerons peu, dans ce travail, de Paul Hay du Chastelét, 
sur lequel nous avons publié, en 1872, une étude spéciale dans la 
Revue de Bretagne et de Vendée. Nous ne ferons que de rares 
emprunts 4 cette notice, et nous avons surtout l’intention de pré- 
senter en parcourant rapidement la vie et les ouvrages de Jean de 
Sirmond, un type de la cayriére d’un polémiste au service du gou- 
vernement, sous Richelieu. Du Chastelet mourut prématurément 
en 1637. Sirmond survécut 4 son maitre, et nous pourrons, ep le 
suivant jusqu’a la tombe, étudier plus complétement I’cuvre du 
cardinal. 


Il 


On n’est point d’accord sur la véritable orthographe du nom du 
collaborateur poéte de Richelieu. Faut-il écrire Jean Sirmond, aint 
que l’usage a prévalu, ou de Sirmondz, comme I'auteur a signé ses 
deux premiers ouvrages....., nous laisserons 4 la section d’archéo- 
logie de l’Académie de Clermont-Ferrand, le soin d’éclaircir cette 
question délicate; ce qu’il y a de certain, d’aprés l’autorité de 
Pellisson, confirmée par celle de M. de Barante, c'est que le futur 
polémiste naquit 4 Riom en Auvergne, de bonne famille de robe. 
Son grand-pére, qui portait les mémes noms, avait été prévost, 
Juge et magistrat de cette ville et laissa deux fils dont l’ainé, pere 
de l’académicien, suivit la carriére paternelle, tandis que le 
second, Jacques, entra dans l’ordre des Jésuites qu'il devait illus- 
trer par sa science et sa vaste érudition. Au moment de la nais- 
sance de Jean, vers 1589, le Pére Jacques, né en 1559, s’était déja 
fait une brillante renommée littéraire en professant 4 Paris la rhé- 
torique ; la jeunesse suivait ses cours avec empressement et lou 
compte parmi ses éléves, le duc d’Angouléme et saint Francois de 
Sales. L’année suivante, en 1590, il prenait la route de Rome, oi 
‘lappelait le général de son ordre, pour lui servir de secrétaire; et, 
pendant dix-huit ans, avec l’appui des plus hautes illustrations ita- 
liennes, en particulier celle du cardinal Baronius, il puisa laboneu- 
sement tous les trésors de science de la bibliothéque vaticane ¢t 
des musées d'Italie. 














ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 851 


Sous les auspices de cet oncle déja célébre, le jeune Jean de Sir- 
‘mond et son frére Antoine, né en 1591, entrérent au collége de 
Billom, petite ville de la Basse-Auvergne, possédant le premier éta- 
' blissement de ce genre que les Jésuites aient fondé en France, et 
dans lequel le Pére Jacques Sirmond avait vingt ans auparavant 
achevé ses humanités. Les deux neveux de |'éminent secrétaire du 
supérieur général y recurent de la part des Péres des soins tout 
particuliers, et tous deux mirent a profit les lecons de Jeurs mai- 
tres : nous allons voir Jean se produire avec avantange 4 la cour; 
et son frére Antoine, a l'age de dix-sept ans, fut admis dans la 
Société de Jésus, au moment out le Pére Jacques revenait 4 Paris; il 
professa avec succés la rhétorique, les humanités et la philosophie, 
puis il se livra a la prédication, et plus tard, il se trouva par ses 
théories et ses travaux assez en relief pour éfre réfuté directement 
par Pascal et par Arnauld. 

Ayant achevé ses études, Jean de Sirmond qui ne se sentait pas 
un godt bien vif pour la magistrature, vint chercher fortune a Paris, 
rendez-vous de tous ceux qui ne trouvent pas dans leur province 
d’aliment suffisant a l’activité de leur ambition. Le Pére Jacques 
qui, depuis son retour de Rome, avait commencé 4 mettre en euvre © 
les immenses matériaux amassés pendant vingt ans d'études, et qui 
de 1610 4 1601, terme de sa longue carriére, ne laissa passer 
aucune année sans publier quelque ouvrage d’érudition, soit en 
annotant ou éditant les cuvres des anciens Péres de |’Eglise, soit 
en mettant au jour et discutant une foule de documents précieux 
pour l’histoire du moyen-Aage, soit en soutenant des disputes de 
toutes sortes contre Godefroy, Saumaise, Saint-Cyran, Tristan de 
. Saint-Amant, et bien d’autres érudits célébres....., le Pere Jacques, 
& qui l’on doit l’importante collection des Conciles de France, recut 
son neveu a bras ouverts, et l’introduisit dans les cercles savants 
qui |’écoutaient comme un oracle. 

L’influence du milieu dans lequel se trouve jeté dés l’origine un 
talent qui s’ignore et cherche sa voie, est souvent considérable sur 
l'avenir de sa carriére dans le monde de la politique ou des lettres; 
et l’on trouverait de piquants éléments d'études comparatives sur 
les destinées littéraires au dix-septiéme siécle, en recherchant, dans 
histoire des quarante premiers académiciens, les hasards heureux 
ou maladroits qui jetérent dés leur arrivée dans la capitale certains 
jeunes provinciaux affamés de gloire et de renommée, dans les sociétés 
eu sous les patronages les plus divers et les plus opposés. 

Maynard venant chercher fortune 4 Paris, trouva refuge dans la 
cour intime de Marguerite de Valois; Gombauld dans celle de Marie 
de Médicis; et leurs premiéres poésies portent le caractére distinctif 


852 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


de ces deux cours rivales; Faret, l'dléve de Ceéffeteau, d'abord 
historien sévére et traducteur élégant, comme son maitre, se trouva 
réduit, en compagnie de son nouveau patren, le comte d’Hareourt, 
4 laisser son nom rimer a cabaret; Godeau protégé par Conrart et 
guidé dans ses premiers travaux par les lumiéres du cerele fameux 
qui denna naissanoe 4 |’Académie, vit s’ouvrir devant lui les portes 
de |’hdtel de Rambouillet; Colomby rencontra Malherbe et ne le 
quitta plus, etc..... Jean de Sirmond sous l’égide de son ancl, 
devait, quoiqu’il sentit en lui l’aiguillon de la rime, receveir lim- 
pression d'un milieu plus austére : i] se lanca tout dbouillant de jev- 
nesse dans le domaine des vers latins, et devint bientot le rival de 
Nicolas Bourbon. 

« Malherbe, raconte Tallemant des Réaux, ne vouloit point que 
« l’on fist des vers dans une langue estrangére, et disoit que nous 
« n’entendions point la finesse d’une langue qui ne nous étoit point 
« naturelle : et 4 ce propos, pour se venger de ceux qui faisoient 
« des vers latins, il disoit que si Virgile et Horace revencient au 
« monde, ils donneroient le fouet 4 Bourben et 4 Sirmond. » 

L’objection de Malherbe n’est pas sans quelque fondement, ¢ 
pour la discuter complétement, en ayant égard a l'actualité que 
présente aujourd'hui cette thése, il faudrait dépasser les limites que 
nous neous sommes imposées : au surplus, le conseil supérieur de 
linstruction publique est saisi des piéces du prooés pendant depuis 
plus de deux siécles, et nows nous inclinerons devant ses arréts; 
mais ii nous semble que les PP. Commire, Vanniére et Rapin, qu 
Huet, Fraguier, d’Olivet, Santeuil et le cardinal de Polignac se sont 
chargés de répondre assez victorieusement au réformateur du Pat- 
nasse francais. Parmi les poésies latines de Sirmaond qui couraiest 
alors en feuilles volantes, et qui furent publiées par son fils, queue 
ou cing ans aprés sa mort, on pourrait citer aussi plusieurs mer- 
ceaux d’excellente latinité que n’auraient pas désavoués les déves 
d’Ovide composaat des fastes 4 la suite de leur maitre. 

La premiére piéce de Sirmond parut en 1614 et porte le tire 
pompeux de « Colossus regsus, sine equestres Henrico magno poule 
« statue dedicatio. » La versification malgré quelques bémistiches 
plus faibles y soutient suffisamment les promeases du titre. 


Thyrrenis pelago nuper transmissus ab oris 
Stat domina cternum spectandus in urbe Colossus, 
Henricis referens vultus, etc..... 


Puis vint en 1616 un majestueux épithalame : « be mesplies 
Ludovic: XI1l Gale Navarreque regis Christiansestem cf Anat 
Austracie. » Mais ce fut surtout en 4647 que Ja muse latine de 











ET L'MCADEMICIEN JEAN DE SIRMOND " 853 


Jean de Sirmond prit son principal essort.: il est 4 remarquer que 
ses pidces sont toujours dédiées 4 de hauts personnages : les pré- 
cédentes l’étaient au cardinal de Joyeuse, au garde des sceaux du 
Vair, au président Jeannin, tous amis de son oncle : Voici : « Felt- 
« cites Gallie, Idustrissemo vireo, Nicolae Brularto Sillerto Gallie 
« cancetlario » & surtout : « Natalis regius, Illust. preestidt Janino 
saert consistorit cancellarto et supremo Regti werarii prefecto. » Ce 
chant de triomphe dénote une certaine puissance de souffle poétique. 


Cinge triumphali vietricia tempora lauru, 
Gallia, gemmatoque pedem subnecte cothurno! 
Et supernum patrio cultu venerata parentem 
Festa coronatas fer mumera rite per aras..... 


Quoi de mieux cadencé que ce prélude.ad Janum, pro Illustriss. 
proeside Janino voltum : 


Dum te supplicibus veneratur Gallia votis 

_ Alternisque tuas, veterum de more Quiritum, 
Muneribus certat pilaudens celebrare Calendas, 
Has tibi, Jane pater....., etc..... 


Arrétons-nous : aussi bien nous n’avons pas le loisir de citer tous 
les morceaux majestueux composés par Sirmond vers cette époque, 
ni fIndols Regia dédié au trés-illustre prince Maurice, cardinal de 
Savoie, ni le Paxegericus primus de Laudzbus Ludovic: XII, Galke 
et Navarre regis, adressé au vicomte de Puisieux, ni /’ Astrea redux, 
au chanceler d’Aligre, etc., etc. Toutes ces piéces, en général 
harmaonieuses et purement écrites, mirent en relief le nom du jeune 
poéte, a cette Epoque heureuse, oi les muses latines étaient en 
aussi grand honneur que les muses francaises, et lui attirérent les 
faveurs de la cour : mais ce genre de poésie n’était pas fait pour 
créer 4 Jean de Sirmond une situation bien nettement définie ou 
suffisamment rénumératrice pour le mettre 4 labri du besoin. Ses 
relations poétiques avec les grands lui inspirérent le dessein d’étu- 
dier ia politique et de tenter la fortune en se faisant le champion 
des ministres. 

Les deux premiers ouyrages que ie jeune Sirmond avait donnés 
au public, en dehors des feuilles volantes de ses poésies latines, 
avaient été cependant fort peu remarqués : c’étaient deux petites 
brochures, l'une de quarante-huit pages seulement, Szmple consola- 
lion a M. le Maréchal d’ Ancres sur la mort de Mademoyselle sa fille 
(1617), l'autre plus étendue publiée en 1624 et pompeusement inti- 
tulée : Discours au Roi sur [excellence de ses vertus incomparables 


854 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


et de ses actions héroiques. Ce discours, signalé par Pellisson sous 
le nom de portrait du Roy, n’était que la premiére partie d'un 
ouvrage plus considérable, mais il parait que Vindifférence des lec- 
teurs découragea Sirmond, car la seconde partie annoncée dans la 
brochure, n’a jamais vu le jour : |’auteur n’avait pas encore trouvé 
se véritable voie littéraire; elle ne tarda pas a4 s’ouvrir devant lui'. 

Au printemps de l'année 1625, le pape Urbain VIII, voyant que 
les Espagnols n’étaient pas en forces suffisantes dans la Valteline 
pour résister aux efforts du marquis de Ceeuvres, envoya son neveu 
le cardinal Barberini, comme légat en France « pour se plaindre du 
« tort qu'il prétendoit lui avoir été fait en la prise des forts qu 
« ayoient été déposés entre ses mains, en demander la restitution, et 
« faire instance particuliére que la souveraineté de la Valteline fit 
« Otée aux Grisons...» (Mémoires de Richelieu). Les négociations 
entamées a ce sujet entre le légat et le ministére, durérent pendant 
l'année presque tout entié¢re, et vers le mois de novembre, Barhe- 
rini se retira dans le Comtat d’Avignon sans avoir obtenu de solu- 
tion définitive. Or, Jean de Sirmond avait été attaché a la personne 
du prélat a la cour, par les soins du Pére Jacques qui avait eu a Rome 
des relations avec la famille Barberini, et la reconnaissance du poéle 
s’épancha comme d’habitude dans un petit ouvrage latin intitulé cette 
fois: « Ldlustrissemt Franscict Cardinals Barberini Legatio Galltcs»: 
il est méme probable que le neveu du jésuite servit la légation e 
qualité de secrétaire, car le Pére le Long, qui signale dans sa Brblio- 
thégue historique, un manuscrit intitulé Négociations du Cardinal 
Barberini, Légat en France en 1625, remarque tout particuliéremen! 
que dans le Catalogue imprimé de la biblioth¢que Barberini, ce mtn 
manuscrit est porté sous le nom de « J. Sirmond de Clermont, depuis 
de l’Académie Francaise. » L’attribution de Clermont est erronée. 
mais Clermont n’était pas loin de Riom, et disputait & cette ville le 
le rang de capitale de l’Auvergne. Il parait méme que lorsque le Per 
Sirmond devint le confesseur du roi, ilemploya tout son crédit pour 
faire rétablir 4 Riom, la généralité que Clermont avait enlevée 4% 
ville natale. Quoiqu’il en soit, cette indication est assez précise pour 
qu’elle ne laisse aucun doute sur l'étude approfondie que Jean Sir- 
mond dit faire de la politique contemporaine. Il y prit grand intt 
rét et comme il eut occasion pendant le cours des négociations dap- 


1 Un passage des Mfémoires de Marolles se rapporte & cette période de | 
vie de J. de Sirmond. Il dit « qu’il se trouva convoqué en 1623 par Coif 
teau, avec l’abbé de Croisilles, et les sieurs Sirmond, Pelletier, Ferrie’. 
Théophile et quelques autres pour entendre l’abrégé en francois du mm 
‘W’Argenis et l’épitre dédicatoire de son livre contre Antoine de Dominis 4 
Grégoire XV. » Edit. in-fol. p. 55. 





ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 855 


procher Richelieu, celui-ci govta son esprit et son style; le cardinal. 
écoutait volontiers le Pére Jacques, il résolut de s’attacher gon 
neveu. 


lil. 


Un ouvrage qui eut quelque retentissement a cette époque, et que 
plusieurs critiques attribuent avec toute apparence de raison 4 Jean 
de Sirmond, acheva de persuader Richelieu du talent du jeune au- 
teur, aussi bien que de son vif attachement pour l’autorité royale 
et le premier ministre. Cet ouvrage est intitulé : Le Catholique d E- 
tat ou Discours politique des alliances du Roy trés-chrétien contre 
les calomnies des ennemis de son Etat, par le steur Ferrier (Paris, 
1625 in 8°). La méme année on le traduisit en italien; la troisiéme- 
édition paraissait en 1626; et on l’a réimprimé dans les trois édi- 
tions du Recueil de Du Chastelet en 1635, 1637 et 1643, ce qui 
suffit pour montrer quel succés eut cette brochure lors de son ap- 
parition. Reste 4 savoir quel en est le véritable auteur. L’opuscule 
est signé Du Ferrier : mais cette particularité ne peut pas s’invo- 
quer contre Sirmond, car nous le verrons changer cinq ou six fois 
de pseudonyme, pendant le cours desa carriére politique et littéraire. 
Il s’appela successivement Pimandre, Cléonville, sieur des Montagnes, 
Sabin, Mandrini, etc......... Or, Baillet dans sa table des auteurs dé- 
guisés, dit positivement que le Du Ferrier du Catholique d’Etat 
n’est autre que Jean Sirmond ; et il ajoute que cet ouvrage est un des 
meilleurs du recueil de Du Chastelet, ce qui est vrai. Le Diction- 
naire de Moreri a copié Baillet et répété la méme assertion : mais le. 
P. le Long dans sa Bibliotheque historique, n’a pas voulu se pronon- 
cer aussi catégoriquement et remarque, aprés avoir cité Baillet, que 
auteur, a la fin de I’Epttre dédicatoire, signe Ferrier et non pas du 
Ferrier comme indique le titre de |’ouvrage. Il y avait alors en effet 
un Jérémie Ferrier, ancien ministre protestant de Nimes nouvelle- 
ment converti, qui mourut en 1626 et auquel Charles Loisel, dans. 
un ouvrage qu'il écrivait vers cette époque, attribue le Cathocque 
d Etat. S’appuyant sur cette autorité, Fontette‘au numéro 28652 de 
la beblothéque historique enléve la brochure 4 Sirmond; M. Vincent 
Saint-Laurent dans sa Biographie universelle 1a donne catégorique- 
ment au ministre de Nimes, et les nouveaux auteurs des Superche- 
ries littéraires ont suivi son exemple : mais aucun d’eux n’apporte 
de preuve matérielle 4 |'appui de son assertion. 

Nous ne trancherons pas le débat d’une maniére absolument posi- 
tive : mais nous croyons pouvoir approcher trés-prés de de lasolution 
du probléme par des inductions tirées de |’ceuvre elle-méme. I] est 


856 LA PRESSE POLITIQUE SOCS RICHELIED 


certain, par exemple, que Rémi Du Ferren ayant composé ea 1626 mn 
libelle satirique opposé au Catholique d’ Etat, sous le titre de Vita 
Armandi Joannis Cardinalis Richelit, Sirmond lanca en 1627 sa 
lettre déchiffrée pour répondre a ce libelle. Cela peut donner a pen- 
ser que la brochure, origine du débat, était de sa composition. Il 
est vrai d’un autre coté, que le Catholique d Etat est hérissé de ci- 
tations traduites en francais, sott de Ancien ow du Nouveas-Tes- 
tament, en particulier des Epitres de saint Pierre et de saint Paul, 
soit des Péres de |’Eglise. Ces citations étaient plue naturelles sox 
la plume du ministre de Nimes, que sous celle de Jean de Sarmond, 
et les autres ouvrages de celui-ci en contiennent beaucoup moits; 
mais on peut soupconner que le Pére dacques ne fet pas om 
plétement étranger 4 la composition de l’ouvrage. Du reste, sous 
verrons plus tard que la brochure intitulée le défense du Ra ¢ 
de ses manistres a de tres-grandes analogies avec celle qui nous 
occupe. 

Quoiqu’ it en soit, fe Cathohque d’ Etat ayant été atiribué pasiti- 
vement au futur académicien, et Sirmond ayant certainement prs 
part & la lutte qu’il soaleva, nous devons dire quelques mots de cet 
opuscule, dans lequel on peut sans témérité reconnaitre 4 plusiears 
indices la plume du rival de Nicolas Bourbon. L’auteur a pour but 
immédiat de répondre 4 des libelles dirigés contre le ministére par 
le parti des princes et par celui des Espagnols, en partiesber aut 
Mystéres polttiques et & Y Avertissement du roi trés-chrétien, btv- 
chures dans lesquelles on attaquait 4 outrance la politique exténeue 
de Richelieu, et surtout ses alliances avec les hérétiques : on y dot 
nait aux partisans du ministére I épithéte de catholiques d’ une espk? 
particuliére, de catholiques d' Etat ou de pohtiques. Sirmond dmse 
son ouvrage en deux parties distinctes : dans la premiére i} pose la 
question de principe et montre que l’autorité du rei, ainsi que celle 
du ministre qu'il a choisi, est une émanation de l’autorité divine, & 
ne doit pas étre diseutée : dans la seconde, il réfate toutes |e 
attaques ennemmies contre la politique du ministére. 

a Lorsque l’empereur Néron, » dit-il en remontant jusqued 
origines du christianisme, « remplissoit Yunivers de l’horrear de 5 
« crimes et couvroit fa terre da sang des martyrs, les Aposires Tl 
« estoient les Princes de I’Eglise et les Péres des catholiques let 
« disoient néantmoins : Qu’un chacun de vous se contienne dans ls 
« subjection qui est deue aux Princes souverains. Car il n'y @ porn! 
« de domination qui ne soit establie de Dieu et celles qui tiennent 
« rang a présent sont ordormées de Dien. Quiconque lever est rebelle, 
« Soppose 4 [ordonnance de Dieu : et ceux qui le font se damnen! 
« euz-mesmes..... » et en mesmes tenrps et pour la mesme fin, ke 








ET LACADEMACIEN JEAN DE SIRMOND 857 


« prince des Apostres, le chef vistble de |’ Eglise, escrivoit aux ca- 
« tholiques par tout lunivers: Contenes-vous dans la suljeetson 
« gue est deue d lout ordre humatn pour lamour de Dieu: au Roy, 
« comme G celuy qui est le souveram, & ses leutenanis comme a 
« CeUE gue sont envoyes de sa pert..... » Doctrine autoritaire vigou- 
reusement soutenue sous Louis XIII par Balzac, Silhon, Priézac, et 
autres pubticistes contemporains! et qui fut plus tard développée 
si éloquemment par Bossuet. L'autorté royale était si attaquée 
de toutes parts en ce moment de crise supréme, date de la véritable 
unification de la France qu'il était nécessaire d’en rétablir nettement 
les principes et la base fondamentale. Rappelons-neus, du reste, 
qu it ne faut jamais juger la politique d’une époque d'une maniére 
absolue; tout est relatif en histoire: autres temps, autres meeurs, 
autres nécessités de gouvernement.— Puis, ayant cité force textes des 
conciles, pour montrer que tel fut toujours leur enseignement, et que 
« les ennemys de nos roys sont les ennemys de Dieu » l’auteur con- 
clut que l'on doit s'en remettre a la vigilance du ministre que le roi 
investit de sa confrance, et que si chacun soccupe de ce qui ne le 
regarde pas, on marchera foreément vers la destruction de |’ empire. 
Voila, dit-il, o4 nous ménent tous ces libelles, critiquant aujourd’ hui 
ka guerre, demain la paix, toujours em révolte contre les lois de I’ Etat 
et les décisions royales. 

« Le reméde a cela c'est qu’un chacun se contienne dans sa vocation 
« sans entreprendre sur ce &% quoy lon nest point appelé. De 1a 
« dépend tout l ordre qui est entre les hommes, en toutes les espéces 
« de société. En f économique, si cela n’est point observe, l'on verra 
« les familles dispersées par des horribles confusions. Si le valet 
« veut faire les choses du maistre, et sentremettre de gloser ses 
« conseils; si la femme veut faire la charge du mary, 31 les enfants 
« veulent entreprendre sur l authorité de leur pére, tout ira en ruine. 
« En politique, il en est de méme. Si le médecin veut juger des 
« controverses de la théologie, si l'advocat veut régler les cas de 
« conscience, si le magistrat s amuse aux disputes d Aristote..... Si 
« un théologien enfermé dans sa cellule se veut ingérer a estre 
@ conseiller d’Etat, si un grammairien, un intendant des basses 
« classes yeut faire passer bes actions des grands roys, par le chati- 
a ment et la censure de I'Eschole..... il n’y a personne de quelque 
« ordre qa'il soit qui ne blasme cela comme une confusion trop 
« pernicieuse. » 

1 Le Prince, de Balzac; le Ministre d’Etat, de Silhon; les Discours pohtiques, 
de Priézac, etc. Nous avons analysé ces derniers dans notre livre sur le chan- 
celier Pierre Séguter. Paris, Didier,1874.— Voir sur Silhon notre étude publice 
dans la Revue de Gascogne en 1875. 


858 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


Or, tel est le scandale public que soulévent dans la chrétienté les 
prétendus théologiens auteurs des mystéres poltteques et de I Ad- 
vertissement au roy..... « En une chose, mentent-ils indubitable- 
« ment, qu’ils s'appellent Francois : car ils ne le sont point. Ce sont 
« Francois Wallons, Francois des Pays-Bas, Francois par représen- 
« tation comme s’ils jouoient une comédie sur Jes théatres... » 

Aprés avoir ainsi nettement posé les principes et déclaré que «ces 
« théologiens de feu, ces Francois de théatre » n’ont d’autre but 
que de vouloir, par leurs artifices, chasser la race royale et livrer 
Etat aux Espagnols, !'auteur passe en revue les actes politiques du 
ministére : il montre le roi Louis XIII partant lui-méme pour la 
guerre contre les Huguenots et assurant par ses traités la paix de 
l'Europe, tandis que sil avait voulu pousser plus loin ses conquétes 
ii « aurait pu reprendre le Rhin qui a esté les bornes de nostre 
« Estat durant tant de siécles..... »; puis il arrive aux alliances 
hérétiques, avec les Hollandais, avec les Turcs; i] réfute ses adver- 
saires en rappelant que le roi d’Espagne s'est bien allié avec 
Perse et en faisant le tableau de !’ancienne politique espagnole dans 
les Indes et en Allemagne: il examine ensuite les affaires de la Val- 
teline avec beaucoup d'étendue, et ici encore la connaissance spt 
ciale qu’avait eue Sirmond de toutes ces négociations prés du cardinal 
Rarberini vient & appui de lopinion qui lui attribue le Cathohgue 
d@ Etat. Enfin, apres avoir justifié l’alliance avec la république de 
Venise dont les libellistes flamands supposent le Sénat tout enter 
composé « d’Athéistes », aprés avoir montré comment ces détrac- 
teurs sans conscience « tiennent registre de toutes nos affaires» 
pour les rendre odieuses et les défigurer, l’auteur s’écrie : 

« Le plus sir est de mépriser toutes ces rodomontades dont leurs 
« discours sont remplis. Tous les ambassadeurs étrangers qui oft 
« été en France depuis cent ans, ne nous en eussent pas peu tail 
« dire. Autant en emporte le vent. C’est de la fumée du théatre 
« sur lequel on exerce les écoliers 4 la rhétorique. Ce sont les restes 
« d'une tragédie estudiée depuis six mois. Hardiment, venez 4 
_« T'ceuvre : yous trouverez qu’il ne sera pas aisé de nuire & | 
« France, maintenant qu’elle est tout enti¢re sous les mains de sol 
« roy, puisque l’ayant autrefois tenue presque toute entiére entre 
« les vostres, elle vous est si facilement échappée. A I’entour de cé 
« corps, vous serez les pygmées qui faisoient le tour d’Hercule et- 
« dormy auprés de sa massue. Vous aurez, vous estrangers, et vous, 
« mauvais sujets et rebelles, vous aurez affaire A celuy qui prend 4 
« ’honneur de s’appeler le protecteur des roys. Les Francois en S 
« jouant et en se moquant de la vanité de yos desseins, diront: 
« Quare fremuerunt gentes ct popult meditati sunt inania... » 





ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 859 


Certes, on ne peut refuser le mouvement, la vigueur, et une 
noble cadence a ce style vif et imagé, qui se fait remarquer entre 
tous 4 cette époque, par une sobriété, par une retenue toute parti- 
culiére. Il nest donc pas étonnant que Richelieu qui depuis plus. 
d'une année tenait seul les rénes du gouvernement ait été frappé 
des ressources qu’un pareil champion pouvait apporter 4 sa cause, 
et se soit résolu a faire de Sirmond l'un des plus ardents défen- 
seurs de sa politique et de son autorité. Depuis ce moment en effet 
jusqu’a la mort du cardinal, nous verrons Sirmond constamment 
sur la bréche, repoussant avec verve et succés toutes les attaques 
dirigées de Bruxelles par le parti des princes, et plus tard par celui 
de la reine-mére. Pendant ce temps son style gagnera encore en 
précision et en vigueur et lorsqu’en 1634 se formera I’ Académie 
francaise, il verra, dans |’épanouissement complet de son talent, 
les portes du cénacle s’ouvrir toutes grandes devant lui. 

En 1627 parut la Lettre déchiffrée qui, apres d'autres éditions 
sous le titre de Lettre dz Pimandre a Théopompe, fut encore plu- 
sieurs fois réimprimée dans le recueil de du Chastelet. Ce n’est 
autre chose qu'une histoire en forme de panégyrique du cardinal de 
Richelieu écrite comme nous l’avons déja fait remarquer, pour ré- 
pondre a la « Vita armandi, etc... » que Remi du Ferron avait 
opposé au Catholique d' Etat. Cette fois Pimandre est bien le pseu- 
donyme de Sirmond; personne ne le lui conteste. 

. Aprés un préambule d’un style fort cadencé, dans lequel il se 
plaint de ce que « la plus part de ceux qui se mélent d’escrire se 
« soucient fort peu de la vérité, pourveu qu'ils content choses nou- 
« velles, et quils jettent de l’estonnement, dans l'esprit des cu- 
« rieux', » Sirmond entame le chapitre de la généalogie du cardinal 
et remonte fort loin pour prouver la haute extraction de sa nais- 
sance en citant des ayeus et des contrats connus depuis 1208 dans 
la famille du Plessis; puis il ajoute ces réflexions qui nous ont paru 
originales : « L’antiquité de sa race sera la moindre partie de sa 
« gloire. Et cest véritablement de quoy lon doit faire le moins 


1 « Celuy certes, pour ne pas parler des autres, qui souz le titre de JJon- 
« steur UIllustrissime cardinal fit voir en latin dernitrement jusques ou |'im- 
« pudence et la rage peuvent emporter un homme qui se destache de la 
« raison, ne se mit pas si fort en peine que vous de faire venir des instruc- 
« tions de si loin. Cela demandoit trop de temps : il ne fit simplement que 
« passer la main sur le front; et aprés avoir essuyé ce qui luy pouvoit en- 
« core rester de modestie et de honte, jeter sans scrupule, aussi bien que 
« sans ordre, sur le papier toutes les visions que Venvie et la hayne luy 
« formeroient dans la fantaisie. Il n’est rien au monde de plus aisé, que de 
« donner tous les jours de nouveaux ouvrages au public a ce prix-Ja. La 
« facon n’en couste guéres, et lestoffe encore moins. » 

40 mans 41876, 96 








860 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


« d'Estat. La noblesse Théopompe, n'est a la vertu, que ce qwest 
a da niche a la statue: elle l’'a fait bien mieux paroistre, mais elle 
« n’adjouste rien 4 sa perfection. Chacun lui donne le taux qu'il 
« veut. Quant & moy, pour vous le dire nettement, je ne prise 
« guéres en un homme que ce qu'il tient purement de sot-méme : 
« ce qu'il emprunte d’ailleurs, je ne le mets non plus entre ses 
« ornemens, que ce qu'il doit, entre ses biens. On n’estime pas 
« une riviére pour venir de fort haut et de fort loin: mais pour les 
« commodités qu'elle apporte au pais qu'elle arrose. Que |’on me 
« parle de qui que ce soit; je ne regarde pas tant si ses ancestres 
« ont possédé des pairies marquées dans fa carte, que s'il est a- 
« pable de faire des choses dignes d’estre racontées dans l’histoire; 
« pourveu qu'il ait de quoy se recommander dans le monde par ses 
« actions, je n’ay que faire de scavoir avec quelles alliances il y est 
« entré..... » 

Bien des auteurs ont traité cette question depuis deux cents ans; 
mais il faut nous reporter au commencement du dix-septiéme siécle, 
ét l’on avouera qu’on n’avait pas encore mieux dit, oatre quil 
fallait alors une certaine indépendance de caractére fort honorable 
ehez un courtisan, pour s’exprimer avec tant de liberté sur une 
des prérogatives les plus enviées de l’ancienne cour. 

Sirmond raconte ensuite la jeunesse du cardinal, ses succés w 
collége de Navarre, puis 4 la Sorbonne, ‘ses’ ouvrages, son premier 
Ministére, son exil..... Enfm arrivant a sa: seconde elévatien au por 
voir, il montre « qu’aprés le Roy, c’est & ses fidéles et salutaires 
« advis que cette monarchie doit depuis quelques années la durée 
« de son repos, et la conservation de son lustre; » il s’étend lon- 
guement sur la prudence de ses conseils, sur l’expédition de a 
Rochelle et des Iles, sur celles de Génes et d’Italie, sur labolison 
du duel et celle de ’hérésie..... Ik reprend en wa mot l’apologie de la 
politique de Richelieu commencée. dans la seconde partie du Catho- 
Aque d Etat, et conduit les éyénements jusqu’é |’époque présente. 

« Et le cardinal, » s‘écrie-t-il, « n’est encore qu’au milieu de 
« son aage!.... Mais quand il ne feroit jamais que ce qu'il a desji 
w fait, vous trouverez (comme je croy) sans plus rien attendre, e0 
« ce que je vous ay dit, de quoy l’eslever avecque raison au-dessus 
« de tous ces autres cardinaux dont vous escrivez les vies. Conftrer- 
« les ensemble sans préjugé: vous recognoistrez qu’ayant toutes 
« leurs plus grandes vertus, sans avoir une seule de leurs moindres 
« imperfections, il mérite au jugement de tout le monde, destre 
a préféré en toutes choses 4 ceux qui ne Ini peuvent estre compares 
« en une seule. Non que je ne croye, que, comme il y a des ges 
« qui prennent pour taches dans le corps da soleil, ce qu’ils ne 








BT L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 961 


« scavent que c'est: il n'y en puisse avoir aussi, qui faute de bien 
« examiner les affaires, l’accusent de ce qu’ils mettroient asseuré- 
« ment entre ses lotianges, s’ils le regardoient comme 1] faut. Je ne 
« men estonne point. Que le plus doux, le plus courtois, le plus 
« sage, le plus habile, le plus religieux et le plus saint homme du 
« monde, soit par l’advis commun des trois ordres du Royaume 
« convoquez solemnellement a cet effect, appelé dans une pareille 
« charge, je me sousmets 4 tout ce que les hommes craignent le 
« plus, si dans moins de six mois, il n’a plus de contrerolleurs que 
« de tesmoins de ses déportements..... » 

On ne se serait guére attendu 4 trouver sous la plume autoritaire 
de Sirmond, et surtout 4 une pareille époque, cette franche indica- 
tion du gouvernement parlementaire. On avait donc songé a cette 
solution, que cependant l’opposition n’indique point. Il est 4 remar- 
quer en effet que les adversaires du cardinal déclaraient s’en rap- 
porter uniquement au roi, et s'ils dénigraient odieusement tous les 
actes du ministére, ils prétendaient que Richelieu avait capté la 
confiance royale et qu'il fallait délivrer Louis XIII d’un gedhier impu- 
dent, pour le rendre a la liberté. Nous verrons bientét les polémistes 
de la cour, prendre la défense expresse de la liberté du roi. 

Enfin, aprés avoir lavé le cardinal du blame que lui adressaient 
les prétendus théologiens de Flandre, pour « avoir accordé la paix 
« aux Huguenots rebelles aprés leur défaite sur mer et n’avoir pas 
« fait donner 4 Sa Saincteté sur le faict de la Valteline toute la 
« satisfaction qu’elle désiroit, » Sirmond termine en élevant Riche- 
lieu bien au-dessus des Granvelle et des Volsey dont il compare les 
ministéres 4 celui du cardinal, et en exaltant sa générosité, sa muni- 
ficence, son désintéressement; « dans un siécle comme le nostre, ou 
« on mesure le mérite d'un homme a son revenu, et ou I'argent 
« fait, par maniére de dire, le cinquiéme élément d’un chacun....., 
« c'est véritablement ce que plusieurs voudront aussi peu croire 
« qu'imiter..... » Nouvelle preuve que rien n’est nouveau sous le 
soleil et que les cris de désespoir des moralistes sur la plaie sociale 
de la question d’argent' ne datent point d’aujourd’hui. 

Telle est en quelques mots La lettre déchiffrée qui eut un grand 
succés & l’époque de son apparition, consolida définitivement Jean 
de Sirmond dans la faveur de Richelieu et valut 4 son auteur avec 
mne pension de douze cents écus le titre d’Historiographe du Rot. 
Sirmond prend en effet cette qualité dans un opuscule latin qu'il 
composa deux ans aprés pour célébrer la prise de la Rochelle: 
Rupella capta seu de felict Ludovict XIII ad perduelles Hereticos 
expeditione: Auctore Joanne Strmondo Historiographico Regio 
(Parisiis 4629, in-4°.) 


962 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


IV 


L’année 1631 fut la plus laborieuse de toute la carriére polé- 
mique de Sirmond. Il est vrai qu’a cette époque la cour fut plus 
que jamais livrée aux intrigues des partisans de la reine-mére et de 
Monsieur qui, furieux de s’étre vu battre par Richelieu lors de la 
fameuse journée des dupes, cherchaient 4 attaquer le ministére par 
des libelles avant de prendre ouvertement les armes contre lui. 
Pendant cette année, Sirmond langa quatre brochures qui préoccu- 
pérent vivement Il’attention publique. Deux d’entre elles furent 
surtout remarquées: Le coup d’Etat de Lous XIII et [ Avertisse- 
ment aux provinces qui donna lieu 4 une longue suite de réponses 
et de répliques entre Sirmond et Mathieu de Mourgues. Les deux 
autres: la défense du roz et de ses mintstres et la vie du cardinal 
d’ Ambowse, sans avoir autant de retentissement, furent néanmuins 
fort goitées des lecteurs. 

C’était le moment, du reste, ou Richelieu se sentant désormais 
affermi pour toujours dans la confiance du roi par le succés de la 
journée des dupes, enrégimentait son bataillon de polémistes et le 
lancait plein d’ardeur dans Ja mélée. Balzac lui envoyait ses dettres 
sur le Prince dans lesquelles il dépensait l’énergie de son style mile 
et vigoureux contre « certains esprits, qui s’ennuyent de leur 
« propre bien, qui ne peuvent supporter leur félicité, qu’on ne 
« scauroit retenir dans la bonne créance que par des prospérités 
« surnaturelles, et qui n’ont plus de foy, si tost qu'il n’y a plus de 
« miracles. Quand les affaires présentes sont en bon estat, ils font 
« de mauvais jugemens de l'avenir, et dans les événemens _heureus 
« leurs présages sont toujours funestes. Ils font serment de n’e- 
« timer que les estrangers, et les choses esloignées. Ils admireti 
« Spinola, parce qu’il est Italien, et qu’il n’est pas de leur party; 
« et il leur fasche de loder le roy, parce qu’il est Francois et quil 
« est leur maistre..... Ils nous persuaderoient s‘ils pouvoient, quil 
« a levé le siége devant la Rochelle, qu'il a fait une paix honteuse 
« avec les Huguenots, qu'il a esté battu par les Anglais, et que les 
« Espagnols l’ont fait fuir..... » Ah! comme le$ grands esprilts 
connaissent bien le coeur humain, et que de gens pourraient encore 
de nos jours se reconnaitre dans ce portrait que nous n’achevons 
pas pour leur éviter des réflexions trop désagréables! En meme 
temps, l’évéque de Saint-Malo, Achille de Harlay de Sancy publiait 
son « Discours d'un weil courtisan désintéressé sur la lettre que !2 
« reine-mére du roy a escritte 4 Sa Majesté aprés estre sortie du 
« royaume » et Paul du Chastelet déja connu par ses Savorstennes, 











ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 863 


qui justifiaient lexpédition d’ltalie, lancait gaillardement ses 
piquants Entretiens des Champs-Elysées, sortes de dialogues des 
morts vifs et spirituels o le bon Henri IV, discutant sur la poli- 
tique présente, avec ses anciens amis récemment descendus au 
sombre royaume, s’émerveillait des succés toujours croissants du 
cardinal ! : Enfin, pour donner plus de poids a ces brochures 
apologétiques, Silhon donnait au public son livre du Ministre d’Etat, 
ouvrage qui valut 4 son auteur un fauteuil 4 la premiére académie, 
et dans lequel est développée ex-professo la théorie autoritaire des 
pouvoirs et des devoirs du prince et du ministre selon le coeur de 
Richelieu. 

Or veut-on savoir comment Mathieu de Mourgues traitait des ,ad- 
versaires courtois, qui, s‘ils poussaient vigoureusement la défense 
du ministére, en réfutant toutes les objections faites 4 sa politique, 
savaient toujours allier la politesse de la forme, 4 la dialectique 
serrée du fond? Ecoutons l’appel que l’abbé de Saint-Germain 
adresse « au sage lecteur » en téte du recueil de ses cuvres. Ceci 
s’adresse plus spécialement 4 Du Chastelet : 

« L’insolence de celuy qui a fait imprimer in-folio dans un grand 
volume « des diverses piéces pour servir a [histoire du temps, nous 
« a obligé 4 mettre en un corps tous les livres que nous confessons 
« avoir faits, afin de laisser dans les cabinets des curieux les res- 
« ponses aux hbelles diffamatoires, que plusteurs corrompus ont 
« composé contre le respect qui est deu 4 la naissance du Roy. Ces 
« esprits (que je peux appeler malins et fols) ont été semblables aux 
« milans. Sz ces otseaux tripiers et sots voyent voller un duc, ou un 
« hibou, auquel le fauconnier a attaché une quetie de renard, ils 
« descendent du plus haut de l’air, pour fondre sur ce qui'ils 
« croyent estre un monstre; mais ils sont attrappez, lorsqu’on 
« lasche le-sacre aprés eux, qui les poursuit dedans les nies, et a 
« coups de bec les rameine battant jusques en terre..... » Tel est 
le style habituel de Mathieu de Mourgues. Sire, dira-t-il ailleurs en 


1 « Le grand Henry demanda cependant : — Quelles nouvelles courent? 
« J’ay veu quelques parties devant le cardinal de Richelieu, par les dernitres 
dépesches, qui portoient le désordre survenu, et le racommodement qui 
-avoit suivy, a la grande instance qu’en avoit fait le Roy. — J’en suis bien 
aise, dit le président Jannin, car je l'ay toujours .estimé, et creu qu'il 
réussiroit aux affaires, ct luy ay dit souvent qu'il prist courage, et qu'il 
auroit son temps; et vostre Majesté mesme le voyoit de bon wil dés qu’il 
estoit évesque de Lusson. — Ouay, dit le roy. c’est le frére de Richelieu? 
Il est vray que je Vaimois, et vous scavez bien et monsieur de Villeroy, 
« que j’estois résolu de le faire cardinal, et l’eusse mis dans mes affaires, 51 
« j’cusse vescu plus longtemps. — Il y a bien réussi, dit Zamet, car depuis 
« qu’il est au Conseil, toute la France a change de face..., etc. » 


S64 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


parlant de Richelieu, « nous avons bien creu, que la France avant 
« produit un Achitopel qui poursuivoit sa maistresse et bienfaitrice, 
« pleurante et despouillée de ses biens, elle rencontreroit dans son 
« chemin quelque Sémei, qui luy jetteroit des pierres et la maudi- 
« roit. Nous vismes aussitest aprés sa détention l’Entretien des 
« Champs-Elysées et le Coup d Estat..... L’enfer a horreur de ces 
« livres trés-infames... ils ont remply de scandale toute la chres- 
« tienté, et ont faict tant de bruit dans Paris, que les pauvres ma- 
« lades ont esté sur le point de faire présenter requeste au lieute- 
« nant civil, pour faire taire mille fainéans, payez pour les crier 
« par toutes les riies et carrefours..... » Une autre fois, il traitera 
Sirmond de « Gobrias enragé, qui parle en vray mulot de la di- 
« gnité royale » et prodiguera de telles injures qu'il nous répugne 
de les citer. Quant 4 la thése soutenue, c’est qu’Achitopel, monstre 
d’ambition, d’avarice et d’ingratitude, semblable 4 « la pierre 
« Siphnie qui s’endurcit estant arrosée d’huile », tient Sa Majesté 
prisonniére et que si Louis XIII n’y prend garde, il devra bientét, 
« non-seulement luy prester sous caution son royaume, mais le 
« luy donner tout entier, et ne se réserver que Versailles. » 

Toutes les brochures émanées de Bruxelles sont écrites sur ce 
ton : le lecteur impartial décidera lesquelles peuvent étre 4 bon 
droit décorées du nom de libelles; il était nécessaine que nous m- 
diquions nettement la situation, afin qu’on puisse mieux appréuer 
les roles : abordons maintenant le « Coup d’Estat. » 

Pellisson dans la courte notice qu’il consacre 4 Jean de Sirmond. 
raconte un fait personnel qui donnera une idée de ta faveur dont 
jouissait encore sept ou huit ans aprés son apparition, ce petit vo- 
lume fort connu de Voltaire, qui l’attribuait 4 tort 4 Silhon. « Ja- 
« jouterai ici, par une espéce de reconnaissance, dit Pellisson, quun 
« des ouvrages de Sirmond est une des premiéres choses qui mat 
« donné godt pour notre langue. J’estois fraischement sorti du cot 
« lége; on me présentoit je ne sais combien de romans et de piéces 
« nouvelles, dont tout jeune et tout enfant que j’étois, je ne laissois 
« pas de me moquer, revenant toujours 4 mon Cicéron et a mon 
« Térence que je trouvois bien plus raisonnables. Enfin, il me tomba 
« presque en méme temps quatre livres entre les mains qui furent 
« les Hust oraisons de Cicéron, le Coup d'Etat de M. Sirmond, le 
« quatriéme volume des Lettres de M. de Balzac, que |'on venolt 
« d'imprimer, et les Mémotres de la reine Marguerite, que je lus 
« deux fois depuis un bout jusqu’a l'autre en une seule nuit. Dés 
« lors je commengai non-seulement 4 ne plus mépriser la langue 
« frangoise, mais aussi 4 l’aimer passionnément, a !’étudier avec 
« quelque soin, et & croire, comme je fais encore aujourd’hul 











ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND ' 865 


x qu’avec du génie, du temps et du travail, on pouvoit la rendre 
‘« capable de toutes choses. » 

Voila certes un témoignage fort honorable, et qui doit nous bien 
disposer en faveur de Ja brochure. Sirmond, dans ce petit discours 
#dressé au roi, « fait consister le coup d’Ktat, dit le P. Le Long, 
n en ce que Louis XIII, aprés avoir pris la Rochelle, et secouru 
- « Casal assiégé par les Espagnols, a retenu prés de lui le cardinal 
« Richelieu pour son premier ministre, malgré les efforts faits contre 
« lui 4 Lyon, le jour de saint Martin 1629, appelé la Journée des 
« Dupes. » Ce résumé du savant bibhographe ne serait pas complet 
Si nous n‘ajoutions que la seconde moitié du discours est un nouveau 
panégyrique des vertus et des excellentes qualités de l’éminentissime 
cardinal. 

Aprés un exorde que nous voudrions avoir le loisir de citer ici, & 
cause du nombre et de |’élégante simplicité de ces périodes, Sir- 
mond expose que « si la France a eu parfois quelque chose 4 
« craindre depuis environ cent ans en deca, l'on ne peut douter, 
« que ce n’ait esté des Huguenots au dedans, et des Espagnols en 
«« debors », deux torrents envahisseurs dont Louis XIII a su arréter 
la marche; puis il montre 4 la France, « s’élevant depuis le temps 
« du feu roy, une faction insolente et puissante, un party fondé 
« sur un grand nombre de bonnes places, fortifié de beaucoup d‘in- 
« telligences estrangeéres, cimenté des intérests de plusieurs grands 
« et tellement appuyé d’atlleurs sur ses propres forces, que tout ce 
« que les roys précédents avoient gagné par tant de batailles et 
« tant d’armées, estoit d’avoir fait de leurs Edicts de paix autant 
« d’exemples que |’on se peut soulever contre le Louvre, non-seu- 
« lement avec impunité, lorsqu’on est le plus faible, mais avec ré~ 
« compense lorsqu’on est le plus fort..... » 

Cette definition fort remarquable du parti sans cesse renaissant 
des princes et des mécontents, est suivie d'une description trés-vi- 
vement détaillée de ses menées, de ses cabales, de ses animosités, 
de ses défections, de ses alliances étrangéres et de ses lachetés. Et 
cependant le roi, sans leur secours et malgré eux, a ruiné tous ses 
ennemis : aprés les expéditions de la Rochelle et d’Italie, il semblait 
qu'il n’y edit plus rien a craindre : mais ce parti poursuit de ses 
calomnies les plus odieuses le cardinal qui a pris une si grande 
part 4 toutes ces belles actions, le rend suspect au roi, demande sa 
retraite..... 

« Voyez-vous, sire, cette foule importune de gens, 4 qui, la 
« plus superbe et la plus spasieuse ville de l’univers devient tous 
« les jours plus estroite 4 mesure qu'elle devient plus grande, se 
« figurans que le monde n’est bien fait qu’autant qu'il va selon ee 





866 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


« qu’ils désirent, et comptant entre les désordres publics tout ce 
« qui ne s’accommode pas a leurs intéréts particuliers? Quelque di- 
« versité de conditions ou de couleurs qui les distingue entre eux, 
« ils se ressemblent tous en ce point, que des meilleurs conseils 
« que vous prenez de vous-mesme. ou que vous recevez d'autruy, 
« rarement en approuvent-ils aucun, s'il n’est moins advantageux 
« & vos peuples qu’a leurs desseins. Ils n’ont point d’autre pierre 
« de touche en cela que leur utilité. Si l'un n’emporte le bénéfice 
« qu'il guette au passage, si l'autre ne parvient 4 quelqu’un de ces 
« honneurs de Il’espérance desquels il nourrit la vanité de son am- 
« bition : si celuy-l4 ne rencontre la faveur qu’il cherche, pour 
« avoir une pension sur les menus plaisirs; si celuy-ci ne demeure 
« en possession de faire dans Il’exercice de sa charge, toutes ces 
« grivelées que la corruption des mecurs a tournées en coustume, 
« et la coustume en art; bref, si chacun n’obtient ou ne fait tout ce 
« qu'il poursuit et tout ce qu'il veut; ceux qui gouvernent gastent 
« les affaires, il en faut mettre 4 leur place qui facent mieux..... 
« Mais veut-on faire changer de langage 4 ces graves censeurs, qui 
« portent sur le sourcil le restablissement du royaume, et remédier 
« promptement aux malheurs qu’ils déplorent? I} n’est pas besoin 
« d'une convocation d’Estats, ou d’une assemblée des notables, cela 
« seroit trop long. Que l'on coiffe seulement d’une mithre la teste 
« de l'un, que l’on envoye un brevet de Mareschal de France a 
« l'autre, qu’on laisse entrer au petit coucher celuy-la, qu’on per- 
« mette a celuy-ci de grabeler 4 son aise sur les deniers quil 
« manie; ce n’est déja plus ce que c’étoit; tout va le mieux du 
« monde : leroy nefut jamais mieux conseillé, ny jamais le royaume 
plus florissant..... » 

Voila de bonne satire, une peinture vraie dans tous les ages de 
Véternel parti des mécontents et nous conviendrons volontiers que 
Pellisson n’avait pas tort de placer ce discours & cOté des bons 
morceaux de Balzac; on voudrait tout citer et l'on n’a que l’embarras 
du choix. Il faut nous borner, et nous sommes forcés de rester 
dans les principes généraux de la polémique sans aborder le détail 
des discussions politiques, ce qui nous entrainerait beaucoup trop 
loin; mais ceci suffit pour connaitre la maniére de I’écrivain, et . 
nous n’hésitons pas a ranger Sirmond, pour la noblesse et la net- 
teté du style, parmi Jes meilleurs prosateurs de la premiére moitié 
du dix-septiéme siécle. « Sa prose », dit le contemporain Pellisson 
qui savait apprécier les belles choses, « marque beaucoup de génle 
« pour |’éloquence, son style est fort male : il ne manque pas dr- 
« nements... » Nous verrons méme bientdt en citant certains p4> 
sages de la lettre de change a Nicocléon, que Sirmond se rapproche 


a 


? 





ET LACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 867 


beaucoup plus de Pascal que de Balzac: il est en général plus 
moderne, plus naturel et beaucoup moins recherché que le grand 
épistolier, le rénovateur et maitre de ce temps. M. Marcou a déja 
eu occasion de le remarquer avant nous dans son étude sur Pel- 
lisson : le stylede notre polémiste, malgré quelques agencements de 
phrase tout latins que l’usage a rejetés, malgré quelques images 
forcées, a souvent de l’éclat et toujours de la noblesse : |’allure de 
la phrase est ferme, les incidentes encore nombreuses sont courtes; 
le tissu se serre et le trait se place habilement a la fin de la pé- 
riode. L’enflure de Balzac, dit M. Marcou, n’est plus de la santé; 
la force de Sirmond est déja de l’éloquence. 

L’avertissement aux provinces sur les nouveaux mouvements du 
royaume, par le sieur Cléonville (nouveau pseudonyme de Sirmond) 
présente les mémes caractéres. Pour ne pas trop charger cette no- 
= nous citerons seulement ce passage du préambule : 

.. Que fut a le bien considérer, le dernier siécle qu'un long 
« aca de perfidies, de rébellions, de partialitez, de vengeances et 
« de ruines, dont l’hérésie de Luther et l'ambition de Charles- 
« Quint nées presque ensemble sous un mesme climat, remplirent 
« malheureusement ce royaume? Le peuple, sur qui tombe d’ordi- 
« naire toutes les incommoditez de son temps, comme les mauvoises 
« humeurs du corps sur les parties faibles, gémit encore dans le 
« souvenir des calamitez passées, et dans le sentiment des pré- 
« sentes. Auquel, le Roy prenant, selon sa bonté singuliére, la part 
« que la raison lui donne en tout ce qui regarde le bien de ses su- 
« jets.., Sa Majesté touchoit presque du doigt le but qu'elle s étoit 
« proposée et se préparoit a nous faire gouster le fruit de ses la- 
« beurs, quand, lorsque nous y pensions le moins, voila que tout 
« & coup on vit sélever autour du Louvre cet espais nuage, qui 
« sestant étendu depuis jusqu’en Lorraine d'une part, et jusqu’en 
« Flandre de l'autre, trouble. maintenant toute la France de I'ap- 
« préhension des mesmes désordres, dont nous pensions étre sortis... 
« Malheur étrange que nous n’ayons point de plus grands ennemis 
« que nous mesmes!... Que dira la postérité quelque jour de ces 
« Francois dénaturez, gue pour advancer leurs injustes ambitions, 
« reculent les bonnes destinées de notre Patrie!... » 

Ce qui nous frappe le plus dans les réflexions philosophiques dont 
Sirmond accompagne toujours ses tirades, c'est l’application que 
nous pouvons en faire nous-mémes au temps présent : Nous y trou- 
vons méme un des caractéres qui auraient di sauver son wuvre de 
Youbli. Combien vraies se trouvaient ces derniéres phrases au mois 
de mars 1874! Combien vraies se sont-elles malheureusement en- 
core trouvées depuis ! 


868 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


Mais 4 qui faire remonter la responsabilité de ces désordres! Pour 
mettre en défaut d’avance Jes injures grossiéres de Mathieu -de 
Mourgues, Sirmend se garde bien d’en accuser directement la mére 
et le frére du roi. « Je ne nomme et n’offense encore icy personne : 
« Que si davanture quelquun venoit ase figurer, que ce que je 
« viens de dire touchast en quelque facon du monde les deux pre- 
« miéres testes de ce party qui se forme sur la frantiére dans leur 
« esleignement, qu'il perde cette opmion... Quand |’éminence de 
« leurs méritesne me seroit pas en la vénération, ou jel’ay toujours 
« ete, la dignité de leurs rangs me retiendroit dans le respect qui 
« leur est deu. Je vénére trep religieusement la Majesté du Prince, 
« pour m’espandre en paroles si icentieuses contre ceux qui le tou- 
« chent de si pres... » | 

Cette tactique était fort habile, car Mathieu de Mourgues revenait 
sans cesse, sur l'injure faite & la Majesté royale dans la personne de 
la reme-mére : mais de méme que le libelliste protestant de son 
respect pour le roi, s'attaquait 4 son ministre, le cardinal de Riche- 
lieu : ainsi Jean de Sirmond déclarait n’aveir en vue que les perfides 
conseillers de la reine-mére et de Gaston. 

Pellisson donnant une nomenclature des ouvrages de Sirmend, 
dit qu il « a oui estimer l Advertzssement aux provinces comme son 
« chef-d' ceuvre. » Nous ne trancherans pas aussi nettement la ques- 
tion, mais nous ne pouvons nous empécher d’exprimer le regret que 
cette brochure et celle du Coup d’Etat soient si peu connues aujour- 
d’hui. L'auteur avait pris le pseudonyme de Cléonville par allusion, 
dit-on, 4 la ville de Clermont en Auvergne, voisine de Riom son lieu 
de naissance. I] avait pour habitude, du reste, de modifier sa si- 
gnature 4 chaque nouvel ouvrage, afin de donner plus facilement le 
change & ses adversaires. Mathieu de Mourgues, qui l'année suivante 
répliqua vivement, en publiant |’ Avertessement de Nicocléon a Cléon- 
valle sur son Avertissement aux provinces, 8 imagina que Cléonville 
cachait le fameux Pére Joseph, |’Eminence a la robe grise, le confi- 
dent et le bras droit de Richelieu. L’abbé Richard, auteur d’ une vie 
du P. Joseph, qu’on a réimprimée dans la collection des Archives 
curieuses de [ Histoire de France, en 1838, a partagé la méme erreur 
& sa suite, mais l’abbé de Saint-Germain reconnut plus tard sa mé- 
prise, car dans son violent pamphlet intitulé: l’ Ambassadeur cht- 
mérigue, il donne 4 Sirmond Jes titres de duc de Sabin et de mar- 
quis de Cléonville :.c était lui reconnaitre bien nettement la propriété 
de ces deux pseudonymes. 

Quei qu’il en soit, que Saint-Germain ait cru |’ Avertissement, du 
P. Joseph, ou de Sirmond, il prend une allure singuliére dans sa vi- 
rulente réponse intitulée : Advertissement de Nicocléon & Cléonville; 











ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 869 


il reconnait la modération du ton et la politesse exquise de son ad- 
versaire, mais il n’a garde de limiter: « Cléonville, ce n’est pas 
a 'appréhension de ton style, mais l'horreur de ton discours, qui 
« m’a fait dire, aprés avoir leu ton escrit, ces paroles de David: 
« Sauvez-moi, Seigneur, parce que les vérités ont été affaiblies ou 
« fardées par les enfants des hommes. J’ay recogneu que tu’‘avois 
« eu plus de soin de faire un bel ouvrage, que de le rendre bon, 
« et que ton dessein a été d’acquérir la réputation de gentil écri- 
« vain, plus tost que d’homme de bien. Ton mensonge peut passer 
« parmi les esprits communs, pour une assez jolie et assez bien 
a parée desbauchée; maisles plus relevez diront que tu es semblable 
« & cet ouvrier, qui estant dans le désespoir de ce qu'il ne pouvoit 
« peindre Héléne avec ane traits de beauté, se résolut de la 
« couvrir toute d’or.. 

Ce préambule est tout miel: le ton change tout d’un coup, et 
lon doit lire ce qui suit, malgré le dégotit qui vous saisit bientét, 
si l’on veut se faire une idée exacte du procédé de i ra a appli- 
que par l’Agence de Bruxelles : 

. Le sieur Des Montagnes avoit fait voir ses menteries ves- 
« ties en furies ‘, tu les habilles en nymphes: ses flatteries estoient 
« puantes, les tiennes sont parfumées; il aboyoit comme la Cha- 
« rybde, tu chantes comme les sirénes ; il donnoit du poison dans 
« une escuelle de terre,; tu le présentes dans un verre de cristal ; 
« il a meslé le sublimé dans du pain bis, tu l’as glacé sur du mas- 
« sepain ; sa bave étoit celle d’un sale crapaud, ton venin est celuy 
« d’un serpent bien émaillé... » Ouf! si le lecteur veut continuer, 
qu’il se procure le Recuezl de piéces pour la défense de la Reyne- 
mére du Roy trés-chrétien. Nous ne nous sentons pas le courage 
de nous enfoncer plus avant dans ce bourbier: mais il fallait 
faire un pas dans le cloaque : triste privilége du chercheur scrupu- 
leux, qui veut connaitre 4 fond histoire littéraire d’une époque 
déterminée. 

René Kegviter. 
La suite prochainement. 


1 Tl est bon de noter que le sieur des Montagnes n’est autre que Sirmond 
luiemédme, comme nous allons le voir bientét. 


L?IDOLE 


ETUDE MORALE ! 


QUATRIEME. PARTIE 


I 


L’amiral d’Avrigné, dans sa caléche légendaire, conduit en poste 
par deux marins, venait d'arriver & Vannes et de mettre pied a 
terre devant I’hdtel de Verteilles. On l’introduisit dans le grand sa- 
Jon Louis XV. Le marquis, informé de la visite inattendue de son 
parent qu’il croyait & Brest, lui fit dire qu’on achevait de l’habil- 
ler : Parbleu! grummela l’amiral, il faut se soigner quand on a fait 
de sa maison le refuge des belles! 

Il se mit 4 examiner les peintures délicates des panneaux, et s'en 
prit aux personnages féminins qu’elles représentaient. On vit bien 
qu'il en voulait surtout au sexe gracieux et faible: Dieu! fit-il, que 
ces bergéres sont sottes! 

M. d’Avrigné avait ce jour-la sur le visage des teintes bien plus 
foncées que de coutume; la vieille rose était devenue cramoisie; 
des contractions subites et bien incommodes agitaient le mol em- 
bonpoint de ses joues et son triple menton; il alla ouvrir une 
croisée, il lui fallait de |’air. 

Tout en traversant le salon, il continuait de se parler 4 lui-méme: 
« Au diable! disait-il, le maladroit! Eh! non, il n’a montré, au 
contraire, que trop d’adresse. Si j’avais prévu... Eh bien quoi! 
Pouvais-je ne point lui faire apprendre l’escrime?... Qui m/aurait 
dit qu’il en abuserait un jour, et que mon agneau se changerait en 
loup?... Je ne l’ai jamais connu querelleur, mais il parait qu'il est 
chatouilleux, le beau sire... Chatouilleux, oui-da!... C’est ma faute. 


‘Voir le Correspondant des 25 janvier, 10 et 25 fevricr 1876. 





L'IDOLE 871 


Pourquoi l’ai-je envoyé si vite & ce méchant baron enragé?... Hec- 
tor avait changé de sentiments envers nous... Qu’est-ce que ces: 
hommes sans régle?... Des girouettes. Il fallait laisser tourner et 
grincer un peu celle-ci... Le baron avait envie de Robert... J’au- 
rais pu négocier un rapprochement pour moi-méme... J’aurais ac- 
compagné mon brave innocent 4 Kernovenoy, je l’aurais gardé... 
Ce n'est pas sous mes yeux peut-étre que le baron edt osé lui 
donner un homme a tuer par procuration... Peste! qu’il parle a 
présent de l’inutilité des gendres!... Il connait assez bien l’art de 
sen servir... Oh! oh! nous voila bien tous maintenant et lui le 
premier... Il y a mort d’homme... Pourquoi? L’énigme n'est pas 
gaie... Mais si j’en comprends un mot, je veux,.. Je ne sais rien, si 
ce n’est que la petite chatelaine en révolte a pris la clef des champs 
et mon hussard le chemin de sa garnison... Trois lignes de Ro- 
bert m’apprennent qu’un de ses anciens camarades d’école, le 
comte de Briey... Je l’ai connu... on l’appelait le beau géant, car 
il avait six pieds et une superbe figure; ou bien encore le chevalier, 
a cause de son humeur sentimentale... Le sentiment ne réussit ja- 
mais en ce monde... Aussi l’ont-ils envoyé dans I’autre... Robert 
me donne a entendre que le jeune homme ayant obsédé sa cou- 
sine d'une poursuite outrageante, il a été forcé de l’appeler en 
duel sur l’avis du baron... Sur sa mise en demeure plutot, sur ses 
insinuations et ses exigences... Pouah! décidément Hector devient 
un vilain homme... Ii aurait bien pu opérer lui-méme!... Mais le 
plus obscur en tout ceci, c’est la fuite de ma niéce... » 

Et l'amiral cherchait 4 se guider dans ces ténébres. 

Si ce duel avait causé tant d’horreur & M''= de Kernovenoy, il 
fallait donc croire que la « poursuite outrageante » ne lui. déplai- 
sait point. Aurait-elle aimé ce Briey?... Rien de plus vraisemblable... 
Quoi! si soigneusement élevée!... Oh! oh! le coeur des femmes ne 
reconnait qu'un maitre, et c’est ce maudit sentiment, la cause de 
toutes les sottises!:.. Myriam, dans son indignation et sa douleur, 
navait pas hésité 4 quitter la maison paternelle... Qui lui aurait 
cru tant de hardiesse & la tranquille et sévére petite fée? Oui, 
oui, elle aimait ce malheureux jeune homme. 

— Mais alors, on a joué mon fils! s’écria l’amiral. Nous sommes 
ruinés, car c’est nous qui avons tué... Et pourtant!... Elle sait bien 
que Robert n’a été que l’instrument et que son pére était la pensée... 
Et puis nous vivons, nous autres. A nous l’avenir! 

Il tomba dans des réflexions encore bien plus profondes, car il 
débattait mentalement la meilleure politique 4 suivre en une si 
facheuse affaire; et il avait bien envie, ce Machiavyel de mer, 
d'accuser son fils devant Myriam, tout en plaidant en sa faveur les 





872 | LIDOLE 


circonstances atténuantes. Il est vrai qu’alors il faudrait les refuser 
au baron Hector, accabler le pére: — Nous avons été la main, 
rien que la main, et, ma foi, nous étions bien forcés de nous 
défendre..»Pourquoi nous avait-on conduits 1a? C'est a la téte qui a 
concu ce méchant dessein qu’il faut s’en prendre... La téte seule a 
tout fait. 

Ce moyen de se justifier pouvait étre habile, mais il était délicat. 
L’amiral reconnaissait bien qu'il faudrait envelopper tout cela de 
beaucoup de voiles. Et son esprit travaillait toujours. M. de Ver- 
teilles se faisait attendre. 

M. d’Avrigné se remit 4 parcourir le salon, en proie 4 une agi- 
tation insupportable. Tout & coup une idée lui vint, un joyau 
d’idée, une merveille d’inspiration, un éclair : — Sije voyais d’abord 
ma niéce! s'écria-t-il... Pourquoi pas?.. Je la surprends, j'aecuse, je 
charge, je maltraite tout le monde devant-elle et Robert pour com- 
mencer. Je la confesse... et alors...!... 

Ii sonna. Le méme valet qui |’avait mtroduit accourut : Ne pour- 
rais-je, lui demanda M. d'Avrigné, étre conduit auprés de M"* de 
Kernovenoy?.. 

-— M"* de Kernovenoy n’est plus & |’hotel... 

L’amiral n’eut point le loisir de pousser plus loin I’interroga- 
toire. un nouveau visiteur était la sur le seuil, écartant rudement 
le valet et entrait. 

— Hector! dit |’amiral. 

Le baron fixa sur lui deux yeux sombres ou s’alluma au méme 
instant une si violente expression de moquerie, de compassion 
insultante, de joie.cruelle et de défi que M. d’Avrigné en demeura 
étourdi d’abord et se prit 4 murmurer: Oh! oh! qu’y a-t-il donc 
au fond de l’aventure? A-t-on jamais rien vu de si méchant que ces 
yeux-la?... 

Aussitét ses épaules légerement vodtées se redressérent. Le baron 
devait pourtant bien savoir qu’il avait affaire & un beau joueur. 
La partie allait étre serrée. L’amiral croyait bien avoir les atouts. 

— Eh! mon beau neveu, dit-il, se faisant ironique & son tour, 
ce nest pas en un moment ot le chagrin vous visite que je vow- 
drais me souvenir de certains nuages qui se sont élevés entre nous 
dans d'autres temps. 

M. de Kernovenoy avait tressailli comme un malade qui sent 
l'acier du chirurgien mordre sa chair; mais il ne répendit pas. 

— Aussi, reprit M. d’Avrigné je tiens 4 vous le dire teut de 
suite. Je pourrais attendre de vous des excuses pour le mauvais pas 


ou vous avez engagé le capitaine Robert, je vous en dispense, Une 
explication me suflira. 














LIDOLE 873 


— Je ne sais pas bien ce que vous voulez dire, riposta le baron 
Hector; les querelles de votre fils ne me regardent pas. 

— Méme eit-il recu un coup d’épée pour vous servir ? 

—— A-t-il regu ce coup d épée ? 

— Vous savez bien qu'il l’a donné... Il a tué un homme, votre 
homme... - 

Le baron fit un geste dédaigneux et sourit. L’amiral se redres- 
Sait et grandissait toujours; il parut en ce moment avoir gagné une 
coudeée. 

— Savez-vous, dit-il, que Robert d’Avrigné n'a jamais menti ? Or, 
il m’écrit positivement que c’est sur votre mise en demeure... 

— Style d’huissier. On voit bien que tous les d’Avrigné veulent 
me faire mon procés, interrompit M. de Kernovenoy. Vous plairait-il 
de me dire ce que le capitaine a fait sur ma mise en demeure ?. 

— Il a provequé cet ancien camarade... 

— Sur ma mise‘en demeure, répéta le baron. J’aime ce mot. Votre 
Capitaine ne ment pas; mais il comprend mal et ne parle pas bien. 

— Du moins, il pense honnétement ! s’écria l'amiral et ce n'est 
point le lot de tout le monde. Il regrette 4 présent de tout son coeur 
ce qu’il a fait sur vos méchants conseils, et cet ancien camarade... 

— Ii le pleure ?. 

— Cela ne vous parait rien 4 vous d’avoir tué un homme ! 

Le baron eut encore un geste de dédain, encore un cruel sourire. 

— Il ne a pas méme tué, dit-il. 

— M. de Briey n’est pas mort. 

— Vraiment non. J'ajoute qu'il a quelque chance d’apprendre 
un jour ou l'autre l’intérét que vous lui portez, car il ne mourra 

g. 
M. d’Avrigné fit un violent effort; la situation se trouvait entié- 
rement changée : J’aime mieux cela, murmura-t-il. 

— J’en suis sdr. Je connais votre humanité. 

L’amiral se disait que M. de Briey étant vivant, si Myriam I’ai- 
mait ou seulement était disposée a l’aimer, ce jeune hommere devenait 
fennemi. La politique 4 présent commandait de suivre tout douce- 
ment le parti du pére. 

— Ah! reprit-il, c'est vraiment un peu différent. J’ai connu ce 
Briey. Il est construit de facon 4 pouvoir compter sur les forces 
de la nature. S’il vit, l’affaire est moms mauvaise. 

— Pour lui? fit le baron sur un ton de raillerie sinistre. 

—— Tout peut encore s’arranger. 

— Tout arrive... | 

— de dois vous en youloir un peu moins d’avoir employé Robert 
4 défendre sa cousine. 











874 L'IDOLE 


— Parce que Robert a épargné celui qui outrageait M''< de Ker- 
* novenoy?... .Vous avez de la logique. 

— Allez-vous dire que c'est sa faute? 

— Certes, fit le baron d’une voix tranchante et glacée, je dirai 
que tout est sa faute. Si aprés cette aventure odieuse et qui va 
tourner au ridicule, M''* de Kernovenoy s'est laissé entrainer 4 une 
démarche irréfléchie que vous connaissez,.. 

— Je la connais. 

— C’est la faute du capitaine d'Avrigné. L’indignation a égaré 
cette enfant, et plutdt que de se retrouver en face de l'auteur d’un 
acte si brutal... 

L’amiral fit brusquement deux pas vers son neveu, et la main en 
avant : Attendez! dit-il. 

Il se mit 4 rire bruyamment : Votre fille, reprit-il, aurait quitté 
le chateau pour éviter de rencontrer mon fils? Elle serait venue de- 
mander contre Robert un refuge 4 M. de Verteilles? C'est bien cela 
que vous voudriez me faire croire, n’est-ce pas? 

— Je suppose, répliqua le baron, que vous le croyez, puisque 
je le dis. Votre fils n’en a pas douté, lui, car il a cédé la place. Une 
heure aprés le départ de M"* de Kernovenoy, il se retirait... 

— Cela est peut-etre heureux pour tout le monde qu'il n’en ait 
pas douté, riposta l’amiral. Vous le connaissez a présent; vous 
savez, quand il croit son honneur entamé, comme il le répare! Je ne 
dirai pas au capitaine le rdle que vous lui avez fait jouer. Il est 
inutile de le forcer & rougir pour l'un de ses parents. D’ailleurs il 
y a des choses telles qu’un pére est embarrassé de les faire voir 
a son fils, arrivé méme a l’age d’homme. 

— Cependant, dit M. de Kernovenoy, avec la méme froideur 
implacable, le capitaine a souvent besoin de lumiéres... 

— Il a celles de la conscience, s'il n'a point celles de l’esprit, 
continua M. d’Avrigné. Et moi je crois avoir quelque peu des unes 
et des autres. C’est ce qui me sert 4 vous deviner enfin et 4 vous 
juger, baron Hector. Voici la seconde fois, si je ne me trompe, que 
vous nous signifiez notre congé. Eh bien, moi, je vais vous signifier 
votre arrét. 

— Fort bien! dit le baron. Jugez-vous au moins souverainement 
et sans appel? | 

L’amiral le regarda fixement, puis se remit a rire : 

— Ah! ah! dit-il, c’est terrible, mais c’est plaisant! non, mille 
fois non, je ne parlerai point... je remets, comme on dit, mon arrét 
4 huitaine... Vous étes maintenant débarrassé de ce pauvre capitaine 
et vous devez en étre aise... Sa yue était insupportable a votre fille. 
On a cessé de le voir... Vous venez apporter cette bonne nouvelle 





L'IDOLE 875 


Oh! vous allez étre tendrement recu. Ah! ah! vous avez pourtant pris 
le loisir de la réflexion avant de vous mettre en voyage, car mon fils 
a rejoint son régiment depuis quatre jours... Qu’attendiez-yous 
donc?... Grand Dieu que de patience!... Enfin, vous voici... Vous 
allez trouver M''* de Kernovenoy ,prés de M. de Verteilles et la ra- 
mener triomphalement chez vous... C’est un orage apaisé... Tout est 
bien qui finit bien. Ah! ah! je vous souhaite toutes sortes de pros- 
pérités et de contentements, baron Hector. 

Ii se dirigeait vers la porte, mais tout-A-coup revenant sur ses 
pas : 

— Tenez! cria-t-il! vous aurez une vieillesse maudite.... 

Et cette fois, il sortit, gagnant l’escalier d'honneur et le grand 
vestibule de I'hétel. Une autre porte de ce salon qui donnait sur 
‘appartement particulier de M. de Verteilles s’ouvrit au méme ins- 
tant et le vieux marquis parut dans sa douillette marron entrouverte, 
et comme toujours en grand habit d’un autre temps. Le baron 
Hector s’élanca vers lui. Le vieillard, pour l’arréter n’eut pas besoin 
d'un geste mais d’un regard seulement : « Vous aviez hate de me 
voir, dit-il. C’est vous qui avez tardé, mon cher enfant, je vous 
attendais plus tdt. 

Il y avait dans ces mots : « mon cher enfant, » adressés 4 un 
homme de quarante-six ans une mansuétude infinie. Rien d’amer 
ni d’accablant : c’était la pitié la plus tendre. Le baron Hector sentit 
fléchir sa colére, et involontairement baissa le front. Jamais le 
charme des ans et la puissance du respect n’avaient si bien défendu 
M. de Verteilles. Une lueur vraiment auguste illuminait ce vieux 
visage; la malice humaine y reparut dans un léger sourire. 

— Je croyais, reprit le vieillard, que l'amiral vous faisait com- 
pagnie. Mais vous ne gardez pas envers lui les ménagements que 
vous avez toujours employés envers moi. II vous aura cédé la place, 
non sans yous avoir querellé, et, la, mon pauvre Hector, n’‘a-t-il 
pas eu bien raison? 

S’avancant alors d’un pas, il posa la main sur le bras du baron: 

— Malheureux! dit-il; si vous lui aviez fait tuer son fils! 

— Monsieur, dit le baron Hector, finissons, je vous prie. Vous 
parliez tout 4 l’heure du respect que je vous ai toujours témoigné 
et que vous méritiez... 

— Je le méritais? interrompit le marquis; je ne le mérite 
donc plus? aurais-je, sans le savoir, perdu ce qui m’y donnait 
droit ? 

— Jusqu’é présent, riposta M. de Kernovenoy, avec une violence 
encore contenue, vous aviez donné 4 tous les nétres de grands 
exemples de justice et de sagesse. 

10 mare 1876. 37 





876 LIDOLE 


— Et tout cela s'est évangui. Que voulez-vous? & moa age, on 
est exposé 4 perdre les bonnes qualités qu’en a pa avoir. On baisse, 
c'est le mot; on retourne a |'enfance. 

— Monsrear!... 

— Mon Dieu! oui, reprit le viejllard, avec son charmant sourre, 
lenfance de la vie éterneile. 

—— Revenons au respect que je vous ai toujours porté! s’écria le 
baron Hector. Ne comprenez-vous pas, monsieur, que je viens de 
yous en donner une nouvelle preuve en demandant 4 vous vor! 

— Il me semble que, vous présentant chez moi, cette demande 
de votre part était assez naturelle. 

— J’aurais pu ne point ja faire... 

— Et entrer ici comme en pays ennem!, mon cher Hector? 

— J’aurais pu exiger tout d’abord que l'on me conduisit aupré: 
de M''* de Kernovenoy; et la rappelant 4 son deyoir que votre étrange 
protection lui a permis d’oublier, j’aurais pu lui ordomner a linstant 
de me suivre. 

— Non, fit le vieillard, en secouant la téte, heureusement non! 
vous ne l’auriez pas pu. Je vous al écrit pour vous informer que 
notre chére Myriam était venue me demander asile. Depuia, jav- 
Tais da vous écrire une seconde lettre. 

— Pour m’avertir que ma visite était prévue et qu'elle serait inv- 
tile? Encouragée par vos conseils, ma fille s‘est préparée sans doute 
& ne point m‘obéir. 

— Rien de pareil. Je suis aise seulement de vous apprendre qué 
votre fille n’est plus dans cette maison. 

— Vous en étes aise! fit M.de Kernovenoy d'une voix convulsive 
en marchant vers le fauteuil ou le vieillard venait de s’asseoir...... 
phates C’est une moquerie trop sangiante! reprit-il. Ma fille nest 
plus ici... Oi est-elle? Je suppose que vous ne refuserez poitt de 
me le faire savoir. 

— Et si je refusais? 

— “Ah! monsieur.... Voila qui passe toute mesure. Prenez 
garde | 

— Me ferer vous tuer aussi mon cher enfant?.. demanda douce 
ment M. de Verteilles... Ah! je vows connais bien. It n’y avait jus 
qu’é présent au monde que deux personnes qui pussent se crore 4 
l’'abri des éclats de votre colére. C’était votre fille et moi, volre 
vieux parent, le meilleur de vos amis. Mais je n’ignorais point que 
depuis quelques jours vous aviez fait un terrible pas Su! 
te chemin des vertiges. Votre fille aussi le craignait, car elle ma 


dit : Je ne veux pas qu’'i] me menace, je crois, -monsieur, que] ¢ 
mourrais |! 





LIDOLE 877 


— Je la comprends bien, fit le baron, avec un rire égaré. Dans 
son indigne révolte, elle se soucie peu de me revoir. 

-— Et yous? reprit le vieillard, n’aveg-vous aucune appréhension 
de vous retrouver prés delle? je ne sais si la mémoire ne me 
manque point; mais il the semble qu’une semaine entiére s'est 
écoulée depuis qu'elle a quitté Kernovenoy. Vous auriez pu accourir 
le lendemain, le jour méme. L’ayez-vous fait? Si, en ce moment, 
je vous disais : Elle est la, dans Ja chambre voisine, ouvrez cette 
porte. N’hésiteriez-vous pas? 

— Yous vous trompes! s'écria M. de Kernovenoy, car je n’ai 
point de doute sur ce qui m’atterd quand je reverrai votre pro- 
tégée, monsieur; }e suis stir de la trouver bien armée contre moi 
par vos soins. Or, sachez que, de mon vcdté, je suis prét 4 me 
montrer tel qu’on ne m’a jamais vu. Ce sera la plus effroyable lutte 
de ma vie; mais je la soutiendrai jusqu’au bout. Ma fille n’est qu’d 
moi, et pourtant on a osé me la prendre. 

— Qui dit que Myriam n’est pas avant tout votre bien? répliqua 
le vieillard d'un ton grave. Elle a été formée de votre sang. Le 
vase étalt exquis et vous l’aviez rempli de tout le meilleur parfum 
de votre pensée. Pourquoi faut-il que vous vous soyez abandonné 
4 un amour excessif de votre ceuvre?... 

— Si |’cuvre était belle, continua le baron, avec la méme véhé- 
mence, louvrier méritait donc mieux que l’ingratitude. Allons! 
monsieur, assez de paroles pour déguiser le tort cruel que vous 
m’avez fait. Je suis le pére, je serai le plus fort, quand je voudrai 
l'étre. Ne me réduisez pas & employer de facheux mais de sars 
moyens pour me faire rendre M''* Kernovenoy. Encore une fois, oii 
est-elle? 

M. de Verteilles leva lentement la main, comme pour témoigner 
qu'il allait parler malgré lui. 

— de me flattais, répondit-il, de vous avoir fait entendre ce 
qu'il est si pénible de vous dire. Myriam vous aime toujours, mrais 
elle est déterminée 4 ne paS recommencer de vivre a vos cdtés. 
Elle ne veut point que yous l’exposiez 4 la tentation de céder a de 
certaines pensées qui lui conseilleraient de vous retirer une part de 
son coeur. : : 

— Ah! fit le baron, que voila une belle phrase et bien parée! 
Elle ne |'aurait point trouvée autrefois. Dites-vous qu’il y a sept 
jours seulement qu’elle m’a quitté. Elle a donc rencontré de bons 
maitres pour la former si bien en une semaine. Mais croit-on me 
faire tomber dans ce piége?... 

— Ge n’est pas un piége, fit le marquis; c’est un abime. Vous 
vous y étes précipité veus-méme, mon pauvre Hector. Un abime! 














878 L IDOLE 


Voila bien le mot, et ce n’est pas trop dire. Vous avez brisé entre 
votre fille et vous le charme de la confiance et le lien du respect. 
Que restait-il alors? Un amour sans régle. Soupcons et tyrannie 
de votre cOété, déception, douleur et crainte de l'autre, voila votre 
cuvre nouvelle, si différente de la premiere... ‘ 

— Ou est Myriam? s’écria le baron Hector. Ne perdons point de 
temps. Je suis 4 bout de patience, monsieur. Ot: est-elle? 

— Vous l’aviez accoutumée 4 lire dans votre pensée. Tout 4 
coup le miroir s'est terni, et dans cet obs¢urcissement qui lui fai- 
sait peur, elle a vu se peindre de détestables images. Hector, quel 
déchirement pour cette enfant, lorsqu’elle a dd se dire : Voila donc 

fond de cette 4me, que jecroyais sans tache! Toute cette tendresse 
était de l’égoisme, toute cette adoration n’était que brutalité et 
qu’orgueil... 

— Oi est Myriam? répéta M. de Kernovenoy, les mains crispées, 
les dents serrées. 

— L’idée ne vous est-elle jamais venue que dans ce désenchan- 
tement amer, M''* de Kernovenoy ait pu chercher un refuge doi 
vous ne sauriez plus d’arracher, car ce serait un scandale? - 

Le baron palit, ferma les yeux, chercha un appui 4 la tablette de 
la cheminée : Elle n’est pas au eouvent? murmura-t-il. 

— Sielle n'y est point, répliqua M. de Verteilles, veuillez bien 
m’en avoir quelque reconnaissance 4 moi qui ne lui ai pas permis 
de s’y rendre. Il est beau d’entrer au couvent, il est toujours facheux 
d’en sortir. Aussi Myriam n’en serait-elle point sortie. Cependant 
je la connais, elle n’est pas faite pour y vivre. C'est apparemment 
une grace particuliére, et lorsqu’on ne l’y apporte point, on y 
meurt. 

— Eh bien! monsieur, fit le baron, est-ce que cette fin vous fait 
peur? C’edt été le complément de votre ouvrage. 

— Taisez-vous! dit le vieillard en se levant. Voila bien le pire mal- 
heur des situations fausses et des passions qui mentent a la nature 
et 4 la justice. On s’y abaisse jusqu’a ne pouvoir plus porter un 
regard droit vers les Ames honnétes; on méconnaft, par envie furieuse 
et désespérée, la loyauté et la sincérité des autres. Vraiment, monsieur, 
cette fin dont vous parlez d’une voix si dure, edt été mon ouvrage? 
Quant 4 vous, oh! vous en auriez été innocent !... Savez-vous bien 
que tout ce que vous dites depuis une heure suffirait a justifier le 
départ de M's de Kernovenoy ? Vous m’avez fait entendre tout 4 
Vheure que vous aviez un moyen sir de recouvrer Myriam. Invo- 
quez-le donc, ce moyen!... Mais croyez moi, si vous allez auprés 
des juges, tenez-vous bien sur vos gardes!... Ils vous écouteraient 
et ils diraient : c'est un esprit égaré. Devons-nous lui rendre s2 





LIDOLE 879 


fille? Et puis, pensez-vous que l’histoire de ce duel exécrable n’ar- 
rive pas jusqu’a eux? Savez-vous si le capitaine d’Avrigné, votre 
instrument et votre dupe, n’est pas déja recherché? Il se taira sur 
linstigateur du combat; mais il a moins d’esprit que d’honneur, je 
vous en avails averti, et vous avez bien profité de l’avertissement. II 
se croira bien fermé, le pauvre capitaine; on le devinera, et les 
juges diront encore : Quel est ce pére sans autre foi que son orgueil, 
sans autre loi que ses désirs, ce pére sans frein et sans scrupules? 
Est-ce un guide pour une fille de vingt ans? Nous voyons bien 
qu’en d'autres temps c’était un autre homme, qu’il a entouré d’ad- 
mirables soins les premiéres années de son enfance, qu'il s‘était plu 
a remplir cette jeune 4me de toutes les délicatesses et de toutes les 
noblesses, de toutes les pensées libres et pures. Ce changement 
aujourd'hui n’offre que plus de menaces. I! avait fait une merveille. 
Ce n’était donc que pour se livrer plus tard 4 la méchante étude 
de tout ce qui pourrait la détruire. Il avait fait un ange, il 
s'est joué a lui couper les ailes. I! ne lui avait fourni que les plus 
parfaits exemples et il-s’est ensuite donné le plaisir abominable de 
lui faire voir le spectacle de sa chute. On ne détruit pas ainsi sa 
tache et son bonheur, quand on est un étre doué de raison... Alors 
ils prononceront la sentence. Je crois l’entendre : C'est un fou! 
cest un fou! 

— Monsieur... 

— L’abime! L’abime! que je vous ai montré!... Il n’y a plus que 
le temps et votre repentir, baron Hector, qui puissent le combler. 
Non, n’invoquez pas les juges! Ils penseraient comme moi 
qu'aucun rapprochement n’est plus de longtemps possible, aprés 
la cruelle affaire de la forét, entre un pére tel que .vous 
l'étes devenu, et une fille telle que vous avez faite la vdtre de vos 
mains. Ils pourraient décider que M''* de Kernovenoy restera sous 
la garde, soit du marquis de Verteilles, soit de la mére Sainte- 
Marthe qui la demandent tous les deux, jusqu’au moment de son 
mariage... Mais .vous savez déja qu'elle préférerait demeurer 
avec moi. 

... — dusqu’au moment de son mariage? s’écria le baron avec 
un rire convulsif... Ainsi vous prendriez ma place, vous pren- 
driez mes droits!... Oserai-je vous demander quel sera le mortel 
heureux qui poulrait agréer au nouveau pére de ma fille?... 
Allez, je le devine aisément... Je ne vousapprendrai point que 
l'adversaire du capitaine d’Avrigné, le vaincu dans le combat dont 
il vous plait de jeter sur moi le poids tout entier... 

— Si vous n’en devez porter que la moitié, interrompit le vieux 
Marquis, ne commencez-vous pas 4 la trouver déja bien lourde? 





868 LIBOLE 


— ... Je ne vous apprendrai point qu'il n’est pas mort. 

— Je le sais. Mais il parait que travailler & faire puis 4 défaire 
un ceur n’enseigne pas 4 le connaitre. Je suis faché d’avoir 4 
vous dire que M'* de Kernovenoy, l’aiméat-elle 4 en mourir, n'épou- 
sera pas M. de Briey. 

— Elle ne l’épousera pas?.., Ah! cela je le crors bien! 

— Elle ne se donnera pas a celui qui a été frappé par vous ou 
par une main que vous dirigiez. Ii lui semblerait impie de devenir 
la femme de l'homme qui ne peut plus que vous hair. 

— Vous le lui reconnaissez. donc, & lui, ce droit a la haine!... 
Mais & moi vous le déniez! 

— Et n’ayant pu appartenir 4 celui qu’elle aurait distingué 
peut-étre... 

—- Cela, vous l’avouez encore! s‘écria le baron, ou plutdt vous 
ne prenez point la peine de me le cacher... Elle l'aime! 

— Je vous prie de me laisser achever... Si M''* de Kernovenoy 
aime M. de Briey, je ne le sais point et je ne dois pas le savoir; 
vous comprendrez pourquoi tout 4 |’heare, Je vous répéte que 
n’ayant pa étre & celui qui sans doute lui aurait paru digne delle... 

— Il vous en prend bien d’avoir quatre-vingts ans, fit le baron, 
car, en insistant, vous n’avez sans doute d’autre intention que de 
me braver! 

— ... Elle a formé le projet de n’appartenir 4 personne. 

— Alors, je vous entends, dit M. de Kernovenoy plus calme, 
mais plus sombre. Le roman revient 4 la réalité. 1 ne s’agit plus 
pour M' de Kernovenoy de mariage, mais tout simplement d'at- 
tendre sa majorité qui la rendra libre de ne point vivre sous mon 
toit. 

— Pensez-vous que ce serait une situation, cela, pour ma chere 
révoltée? demanda te vieillard, en reprenant sa place dans 900 
grand fauteuil, et en joignant les mains d'un air réveur... N’en 
imaginez-vous pas une autre qui la protégerait mieux et l’entourerait 
de plus de respects? 

— de crois, fit le baron, qu’aprés m’avoir signifie vos ordres, 
vous me demandez maintenant mes conseils. Je n'en donneral 
point. Il suffirait que votre chére révoliée sit qu’ils viennent de 
moi pour refuser de les suivre. Ma fille m’a retranché de sa vie... 

— Vous qui avez gAté la sienne 4 son aurore, acheva M. de Ver- 
teilles, ayez donc le courage de ne: pas vous plaindre... Et puls, 
reprit-il, avec ce furtif sourire qui glissait parfois comme un rayon 
parmi les rides de son vieux visage... Et puis, vous étes un ingral, 
car je vous ai rempli tout & l'heure d'une joie coupable, mais d'une 
immense joie, baron Hector. Je yous ai dit que votre fille ne serait 





LIBOLE 881 


a personne. Voila qui devrait vous. adoucir. Bile n’aimera personne 
plus que vous. Je vous ai dit ausai qu’avec le temps vous ne devriez 
point déseapérer de reconquérir tout son coeur... 

— Il ne me faut donc plus que de la patience, répendit M. de 
Kernovenoy... Ab! monsieur, que je deis avoir, en effet, de recon- 
naissance 4 elle et 4 vous... Mais encore qu’entendez-vous par ce 
travail du temps? Sera-ce long? Combien d’années ? Car il ne s’agit 
pas de mois ni de semaines... Oh! je ne m’abuse pomt! Que dois- 
je faire pour abréger men épreuve? Vraiment ce serait un spectacle 
nouveau et tout a fait édifiant, qu'une fille imposant une pénitence 
4 son pére!.. Quelle pénitenee?.. Si elle était embarrassée pour en 
fixer la nature et ls durée, vous. serez 14 encore, toujours lA pour 
la guider, je pense.... 

~~ ... Pourquoi non? murmura fe vieillard. 

—~ Monsieur, je vous ai dit déja que vous me braviez }... 

—~ Vous auriez tort de le craire, ‘fit le marquis sortant de son 
réve. Je ne viens pas de répondre 4 vos derniéres paroles que je 
n’ai pas mémes entendues... je songeais... 

— A votre chére révoltée. 

—- Au mari que nous pourrions lui trouver et qui lui per- 
mettrait de vivre loin de vous pene Eau le monde. et 
suivant ses désirs. 

— Et malgré ma volonté... qu'on ne forcera point!... Mais que 
pariez-vous de mari? Il me semble, monsieur, que vous allez vous 
contredire. | 

— Point du tout... wm mari qui serait un autre pére... ou plutot, 
murmura le vieillard, un aieul !... 

M. de Kernovenoy vit se placer devant le fauteuil et se croisa les 
bras. Tous deux se regardérent. Le marquis se leva ! — Ma pensée 
m’était échappée déja tout & lheure, dit-il... Pourquoi non ? 

Une lueur violente, puis une ombre farouche se succédérent sur’ 
le visage du baron Hector. Ses lévres s’ouvrirent, et il n’en sortit 
aucun son articulé. Il leva les bras en I'air et les laissa retomber le 
long de son corps, puis, towt A coup, s'mclina devant Ie vieillard, 
et toujours sans avoir dit un mot, i! sortit. 

M. de Verteilles le suivit des yeux, puis écouta le bruit de ses pas 
dans le grand escalier sonore : Cet homme est fort, dit-i! 4 demi- 
VOIX; Mais seg passions seront toujours plus fortes que lui. Ces 
furies ne lui permettent point de les déguiser sur son visage. J’y 
ai lu d’abord une joie sans réflexion et sans bornes... Un mart tel 
que moi li convient pour sa fille, it n'aurait jamais osé je réver... 
.J@ Suis & ses yeux comme un vieux couvent mondaim et pourtant 
je ne suis pas le couvent qui lui fait peur... Moi je fais rire... Ah! 


882  VIDOLE 


délicieuse surprise pour lui, d’abord!... O redoutable égoisme!... 
Mais la seconde pensée qui lui est venue?... Elle ne m’a pas échappe 
plus que l'autre... Il s’est dit que je ne durerais pas assez long- 
temps et sa joie cruelle s'est évanouie... Si je mourais avant 
deux ans, M™ de Verteilles retomberait en réalité sous la puissance 
paternelle, puisque son curateur légal, ce serait son pére. Il me 
faudrait donc, si je commettais cet acte de ridicule folie aux yeux 
du monde pour ranimer une jeune 4me et lui rendre avec l'espé- 
rance le gofit de vivre, il me faudrait durer deux ans... Dieu le 
voudra peut-étre. 
Le vieillard s’achemina vers son oratoire. 

' —- Tout bien pesé dans ses détestables balances, disait-il, Hector 
emporte d'ici plus de contentement que de crainte. Il renonce 4 la 
pensée de reprendre Myriam par la force et il ne m'a pas contraint 
a lui dire qu’elle habitait, en ce moment, ma terre de Saint-Hélio, 
Qu’il !'apprenne maintenant il n’essaiera plus d’aller I'y chercher. 


I 


Il ne faisait pas bon dire au commandant Humbert qu'il avait 
vieilli depuis six mois, car il protestait de toute sa force : — Parler- 
vous de ma guenille mortelle? j’avoue que je ne la défends plus. 
Quant au coeur, je ne l'ai jamais eu si jeune. Je sens en moi tout 
un printemps qui se greffe sur mes automnes. 

— Gest comme la campagne du bon Dieu; ca lui arrive tous les 
ans. 

— de vais fleurir, capitaine Gourmalec. * 

— Fleurs de la Toussaint, grommelait alors Jean-Pierre Gaspard 
Gourmalec, car l'interlocuteur du commandant, c’était lui lorsqu'll 
venait visiter 4 Carnotiet le vieil officier et le comte Maxence son fiss. 
Tous deux étaient devenus ses hétes dans son héritage paternel. La 
maison était située au bord de l’eau; la riviére de Veyle coupait la 
forét, on n’apercevait de toutes parts que la ramure sempiternelle. 
Jean-Pierre Gaspard n’avait jamais aimé son héritage; il disait en 
secouant la téte: Le bonhomme, mon pére, aurait pu faire son nid 
un peu plus bas, regardant la mer qui n’est pas béte comme les 
arbres et qui répond quand on lui parle; mais il avait été soldat, 
le vieux brave. Que voulez-yous! on ne se change point. 

Ce jour-la, le ciel était assez léger ; aprés une nuit pluvieuse et 
un chaud soleil matinal, la forét avait beaucoup verdoyé. Partout 
la feuille faisait craquer le bourgeon; cette jeune verdure tendre et 
brillante se répandait comme un ruissellement d’émeraudes, parm 





L'IDOLE 883 


la rouille de Vhiver, sur les bras noirs des géants de la chénaie. 
L’herbe des clairiéres était en fleur; en fleur aussi les aubépines 
qui bordaient les enclos du village. La Veyle lentement gonflée par 
la marée retournait vers sa source, le limon bouillonnait a la sur- 
face du flot et le couronnait de taches blanches. Un chasse-marée 
montait, remorqué par un canot oi deux hommes maniaient la 
rame; une femme tricotait assise 4 l’avant de l’embarcation et chan- 
tait pour marquer la cadence. 

Elle était jeune. Aussi interrompit-elle brusquement sa chanson 
monotone en apercevant un homme 4 la fenétre supérieure du logis. 
La surprise l’avait rendue muette. Vivant parmi des marins, race 
athlétique, il ne lui était peut-étre jamais arrivé de rencontrer un si 
imposant compagnon que celui qui se tenait a cette croisée. Sire- 
ment, elle n’en avait jamais vu de si beau. Les deux rameurs s’a- 
percurent de l'effet que cette apparition produisait sur elle. 

Hola! fillette, dit l’un d’eux en riant, remets tes prunelles dans 
ta poche. 

C’était le pére. L’autre plissa le front; c’était le fiancé. La fille . 
baissa les yeux sur son tricot, le chasse-marée gagna du champ. Le 
comte Maxence, de la fenétre, interrogea Gourmalec assis avec le 
commandant sur la berge et ce fut celui-ci qui répondit. 

— Qu va cette embarcation? demandait Maxence. 

— A Pléneuf, mon beau cuneux. 

Gourmalec savait bien que cette réponse-la n’était pas au gré 
du comte et ne lui suffisait point : — Aprés cela, dit-il, la Veyle 
n’est plus navigable. On trouve une barre qui arréte la marée. 
Pléneuf est 4 deux lieues d’ici et 4 un quart de lieue de Saint-Hélio. 

Maxence rentra dans sa chambre. Le commandant souriait. 

— Vous le voyez, dit le marin. Il n’a point d’autre pensée. 

— Il n’en aura jamais dautre. 

— Et cela vous plait? 

— (Cela me ravit, capitaine. 

— Vous étiez moins content, quand vous passiez les jours et les 
nuits 4 le veiller dans la maison de Martin Bataille. Il était sans 
mouvement, comme mort. 

— Il respirait. Vous et moi, nous ne cessions pas d’espérer, mon 
brave Gourmalec. 

— Le médecin point. Ii s’en allait partout disant : C'est fini. Si 
bien qu'on Ia cru. 

— Maxence n’est mort ni du coup d’épée ni du médecin. Mais, 
parbleu! vous me rappelez tous les logis que j'ai habités avec lui 
depuis six mois pour le servir. Quel vagabondage, capitaine! D‘a- 
bord la maison de Vannes, puis celle de la veuve au village Kerno- 


834 LIDOLE 


venoy, une caverne! Je n’ai jamais rien vu de si noir. Puis la belle 
chaumiére de Martin Bataille construite avec tant de complaisence 
pour le viewx serviteur par le masire, qui depuis l’en a. chassé... 

Jean-Pierre Gaspard exprima sa pensée par un claquemeat des 
lévres qui lui était particulier : —- Ne me paries pas de votre baron 
Hector, dit-il. Ga me dasséehe. 

—- Vous aurez votre grog teut 4 l'heure. Mon énumeération nest 
point finie. Donc nous avons habité ka maison de Martin Bataille, 
enfin la vétre, capitame, que vous neus avez généreusement pretéc. 
L’idée me vient que nous déménagerona encore, et si quelque jour, 
nous allions prendre nos quartiers 4 berd de la Jeune Anna, je ben 
serais pas étonné... 

——~ La Jewne Anna est en mer avec mon second, fit le vieux mana 
d’un air maussade; j'ai peur de ne plus aimer la mer comme autr- 
fois. C’est votre faute. 

— Point la mienne, s'il vous plait. Celle de Maxence et celle de 
la nature. Pourquoi vous a-t-elle joué le méchant tour de vous 
denner un bon ceeur? Vous étes devenu notre ami parce que 20us 
étions malheureux, et cette pensée vous a Oté le gout de voyager. 
Si vous n’étiez pas en ce moment & Carnodet, capitaine, dites-md, 
ol seriez-vous? 

— Je devrais étre 4 Sunderland, riposta Jean-Pierre Gaspard avec 
un redoublement nerveux de mauvaise humeur et je me fais honte 
en me voyant la couché sur l’herbe comme un mouton... 

—— Pardonnez-moi, e’est le berger qui se couche sur Vherbe, le 
menton la mange. Ne reprenez pas vos airs de tempéte. Regarder 
moi. Vous me voyer calme et souriant, je pense. Et quand je me 
souviens que je suis votre ainé!... C’est cela qui est une honte 
pour vous, capitaine!... Vous en devriez rougir bien plus que de 
ne pas étre 4 Sunderland... Prenez doac exemple sur moi... Je vous 
ai dit que mon cceur revenait 4 sa belle saison. 

— Quais! fit Gourmalec, en le regardant fixement, mais la guenille? 

Le visage du commandant. présentait. an viewx marin wo pi- 
blame insoluble. Comment cette moustache qu'il avait congue le 
jour du duel, d’un noir d’enfer et retroussée si figrement, était-elle 
subitement devenue blanche tandis qu’on disputait Maxenca a | 
mort? Comment ces pointes menacantes s’étaient-elles abeisstes 
teut & coup jusqu’a prendre des airs de saules. Ah! la guenille! 5i 
le commandant avait cessé de la défendre, il l’avait auparyavant 4 
longtemps bien défendue! Mais comment le marin candide aural- 
il jamais imaginé qu'un homme, un male 4 deux pieds, pouvait & 
appeler: aux ressources de l'art pour répaper les outrages du temps, 
surtout ce male 4 deux pieds étant un soldat? 











L'DOLE 885 


Le commandant se remit 4 rire 1 Bon} dit-il, Yai devimé depuis 
longtemps ce qui vous met en peine. Vous n’avez jamais a 
que j‘aie grisonné si vite? 

— C'est le chagrin! gregna le bon loup de mer. 

—~ Crest que je n’avais plus besoin d’étre noir! 

Jean-Pierre Gaspard comprenait de moins en moins. 

— Savez-vous, reprit le commandant, que j’étais encere un 
assez vigoureux débris, un bel ancien? Et je ne powvais pas me 
désaccoutumer d'aller & la parade. Une faiblesse ! C'est bien passé... 
de ne vais pas perdre mon temps peut-tre 4 me pomponner dans 
ce désert et & faire le vieux muguet pour les beaux yeux des 
chénes. Et puis, yoyez-vous, au chevet de Maxence mourant, je me 
suis senti vraiment pére. 

— Pardine, je le crois bien! Un fils comme celui-la! 

— Un bel enfant tout venu! dit le vieil officier. 

— (Ca vous remue les entrailles. Ga vous fait repentir d’avoir - 
vécu tout seul et perdu son temps. Et si j’en trouvais un, mot 
aussi... 

— Nous aurons le méme, capitaine. Je vous céderai une part 
de mon bonheur, je vous assure qu'il est complet. Ce fils d'adop- 
tion qui m’est devenu si cher, a failli m’étre arraché. Je l’ai 
sauvé avec votre aide, mon bon Gourmalec. Il vit. L’avenir est a 
nous. Quant 4 moi, je vais me préparer aux joies de |’aisul... 

Le marin bondit, se trouva sur ses pieds et laissa retomber sa 
main fermée sur Il’épaule de sen compagnon toujours assis, qui ne 
recut point, sans fiéchir, le poids de cette formidable caresse. 

—— Etes-vous fou? dit-il en baissant la voix, car Maxence venait 
de reparaitre 4 la croisée. Ou bien avex-vous oublié la nouvelle que 
je vous ai apportée ce matin? Je ja tiens de Martin Bataille. Vous 
n’avez peut-étre plus de mémoire. 

— J’en ai, grace a Dieu, une excellente. Et la preuve, c'est que 
jablais vous faire observer, monsieur Gourmalec, que nous pour- 
rions profiter de la marée pour remonter la riviére. Plus j’y réflé- 
chis et plus je suis décidé 4 rendre cette visite 4 Saint-Hého... 

—~ Comme il vous plhaira, dit le marin brusquement; je ne peux 
pas vous empécher de faire une sottise. 

-— Ce qui est honnéte et droit n'est jamais sot, monsieur Gour- 
malec. 

—~ Pensez-vous que le vieux seigneur de Saint-Hého vous écou- 
tera lorsque vous le prierez de remettre son habit de neces dans 
sa garde-robe et de ne pas épouser la jeune demoiselle. 

— Je ne }’en prierai point, dit le commandant en Fentratnant 
ptus loin sur la berge. 





8386 L'IDOLE 


— Pour-cela, vous aurez raison. Quand un vieil écervel€é a jeté 
son bonnet de nuit par-dessus les moulins, ce n'est pas pour 
préter l’oreille aux beaux raisonneurs qui lui disent dialler le ra- 
masser. II sait bien qu'il fait une méchante action peut-étrel... 

— M. de Verteilles ne commet pas une mauvaise action, capi- 
taine; il en accomplit une, au contraire, généreuse et presque 
sublime. | 

Le capitaine demeura la bouche béante, les bras imertes. Il n’en 


était pas 4 s’apercevoir que I’intimité de ses nouveaux amis était 


pour lui toute pleine de mystéres. Ils avaient des facons de penser 
qu’il ne lui était jamais arrivé de rencontrer sur les quais de Vannes, 
de Nantes ou de Sunderland et qui, parfois, comme en ce moment 
le terrassaient. 

— Que le diable vous emporte! s’écria-t-il, sortant tout 4 coup 
de la stupeur oi l'avaient jeté les derni¢res paroles du comman- 
dant. Et faites-moi le plaisir d’aller demander au jeune homme sil 
jugera la chose comme vous. 

— Je m’en garderais bien, dit V’oflicier, car il faudrait la lu 
apprendre et l'heure n’en est pas venue. 

— Qu’est-ce que cela devrait lui faire aprés tout? La demoiselle 
de hernovenoy se soucie bien de lui, puisqu’elle consent a pren- 
dre pour mari ce vieux magot. ; 

‘— Capitaine Gourmalec, vous parlez encore ici de choses que vous 
nentendez pas trés-bien. Vous feriez mieux d’aller boire votre 
grog; il y aura du gingembre. Nous monterons en bateau quand 
vous aurez ayalé le mélange pour peu que vous n’éclatiez point 
pendant Il'opération. Rien de plus aisé que de faire comprendre a 
Maxence que nous n’avons pas besoin de lui pour notre petite pro- 
menade. Il ne demande qu’a se trouver seul... Sarpebleu! vous 
allez voir si je sais ramer. 

' Jean-Pierre Gaspard le saisit par l'un des boutons de son habit: 
Sachez que je ne vous ai pas tout dit! s’écria-t-l... Le mariage 
doit étre célébré aujourd’hui méme, a une heure. 

— Peste! répondit le commandant avec le plus grand calme, et en 
se dégageant de cette étreinte incommode, voila qui change tout. Il 
va étre midi, nous ferons donc force de rames... Gertes je ne pour- 
rai pas dire au marquis ce que je me promettais au moins de lui 
faire entendre. Mais il me verra, il sait qui je suis, il devinera que 
ma présence doit étre le gage de notre bonne conduite... Vous con- 
tinuez & ne pas comprendre, Gourmalec. 

— Je voudrais bien savoir si vous vous entendez vous-méme, 
riposta le marin. 

— de le crois, mon bon ami. Allons... Dépéchons! courez donc 


LIDOLE §87 


prendre votre grog... Ii faut que je fasse un bout de toilette, aprés 
ce que vous m’avez dit... 

— Out da! fit Jean-Pierre Gaspard, avez-vous vraiment |’inten- 
tion d’assister 4 la messe? 

— J’ai trés-fermement cette intention, capitaine; mais si cette 
petite partie vous fait peur...? 

— Ecoutez donc! je n'ai pas envie de me faire assommer dans 
le chateau; mais je veux bien monter en bateau avec vous et vous 
accompager jusqu’a la barre... C’est par charité. On ne laisse pas 
un homme qui a la téte félée s’embarquer tout seul sur vingt pieds 
d'eau... Il y en a méme vingt-quatre 4 marée haute... Je ne veux 
pas qu'il vous arrive malheur. 

—Soit! capitaine, jusqu’ala barre. Et si les gensdu marquis m’as- 
somment, vous ramenerez mes restes mutilés, répondit le commandant 
en riant de tout son ceur... Ah! vous avez belle opinion des hdtes de 
Saint-Hélio, mon pauvre Gourmalec. Cela, ce n’est pas de la charité. 

Un instant apres, ils. fendaient le flot. La barque volait. Le com- 
mandant s’appliquait 4 suivre les instructions du marin qui lui 
avait dit : On ne rame point si l’on veut faire de la force et déchirer 
Veau. Ce qu'il faut, c’est de la mesure afin de ne point perdre sa 
vitesse. Les avirons doivent tomber comme des couteaux et se 
relever comme des ailes. 

— Eh bien, dit-il, étes-vous content de moi, capitaine? Suis-je ou 
non un disciple de la cadence? Ramons! Ramons! nous laisserions 
passer I’heure de la cérémonie. 

Jean-Pierre Gaspard répondit par une exclamation sourde : Re- 
gardez donc 4 votre gauche, sous la feuillée, dit-il: est-ce que le 
jeune homme aussi veut assister 4 la noce? 

Le commandant releva la téte: Maxence, 4 cheval, suivait la 
barque a travers la forét. 

— Bien! dit l’officier. Il a fait seller Minerve et le voila en pro- 
menade. C’est une belle béte et quia du fond. Il fera ses dix lieues, 
Jespére, et en dormira mieux ce soir. Quant a traverser la Veyle 
et ses vingt-quatre pieds d’eau..... 

— Au-dessus du barrage, il y a un bac, fit-le capitaine. 

— J’en suis aise! mais qu’est-ce que cela nous fait, vieux 
trembleur? Vous m’accusez d’avoir la téte félée, la vdtre est bel 
et bien fendue en quatre. A la hauteur ot: le bac stationne, qu’y 
a-t-il de l'autre cété? Le parc de Saint-Hélio. Pensez-vous que 
Maxence essaiera d’y entrer 4 cheval, comme un conquérant, par 
ta bréche. 

— Il y a une route qui monte depuis le bord, et si le jeune 
homme sayait ce qui va se passer au chAteau!... 





883 LIBOLE 


— Mais ii ne le sait pas, vieil ensété... Rames donc!... Tenez! 
il cesse de nous suivre. 

Maxence, en effet, venait de s’enfoncer sous ia futale. Les meries 
la remplissaient de leurs sifflements édatants, tes faevettes 
chantaient dans la baie qui entourait use meison de garde. 
Le jeune homme passa la main sur soa front, comme peur } 
ramener des pensées tranquiiles et claires. Tout cela, n‘était-ce 
pas un réve? Se retrouvait-il bien vivant au milieu de la nature 
vivante? 

Revoyait-ii vraiment devant lui dans le chemin ces deux lueus 
bénies : le souvenir et lespérance? Avaiét-it recouvré ses forces 
pour vaincre le sort et la méchanceté des, hommea, ou plutet dw 
homme, pour achever de ge faire aimer, pour conquérir enfin le 
droit d'étre heureux? 

Ah! certes, ¢@ bonheur serait une conquéte! Les anciens chera- 
liers auxquels on le comparait, n’en faisaient pas de plus belle en ces 
temps fabuleux, aprés leurs tragiques aventures. A cette pensée, 
Maxence se troubla; un yoile passa devant ses yeux. (i'était un sang 
nouveau qui coulait dans ses veines, 4 1a place de celui qu’en avait 
arraché l'épée de Robert d’Avrigné. Ce joune sang se mit 4 boul 
fonner comme la stve dans les chénes. L’iveesse montait au cerveal 
du comte. Il lancga son cheval au galop, aspirant !’air frais, embaume 
de ces arolles et puissantes odeurs printaniéres : Ai-je eu tort de 
ne pas me défendre dans ce duel? disait-il..... Nom! aon!.... Elle 
ne m’aurait point pardonné d’étre le vainqueur. Vaincu et mouratl, 
elle m'a béni..Je savais bien que la pitié seule m'ouvrirait te chemin 
de son cceur; je savais bien que sa conscience se Rverait contre cous 
qui me persécutaient... O Myriam, un jour vous m’aimeret! 

Mais aussitét il retint sa-monture, et le front bas, il peasst: 
Elle m’aime, je l’espére, je le sens, je le sais... Gette assurance 
allégera le poids de ma vie solitaire. Peut-¢tre n’obtiendrai-je 
jamais un autre prix de ma patience. Edée a quitté Kernoventy 
parce que l’euvre abominable enireprise contre celui qui naval 
commis d’autre crime que de la yoir, de la trouver la plus belle 
de toutes les femmes et de deviner a J'iastant qu’elle en al 
la plus pure, parce que cette cuvre d’égeisme et de coltre lui 4 
fait horreur... Mais, toutes les lois du monde s’accordassent-elles 2 
le lui permettre, jamais elle ne m’épousena malgré la voleaté & 
son pére... Lui, comment le gagner? comment le séduire? _ 

Il arrivait alors & un carrefour du bois. Quatre allées s’ouvraiet! 
devant lui, et quatre vieux poteaux chargés d'une double insorip- 
tion francaise et bas-bretoune indiquaient la direction de ¢é& 
avenues. Sur l'un d’eux, il lut: Route de Saint-Hélio. 











LYDOLE 889 


Son hésitation ne dura qu’une seconde: il savait que Myriam 
était au chateau de M. de Verteilles; et te commandant avait raison 
de le dire, il ne savait que cela. 

Le désir encore une feis se trouva plus fort que sa volonté. 
D’ailleurs, il pensait que cette route courant vers la rivitre, il 
allait trouver un pont qui marquerai la derniére limite permise 4 
cette excursion hardie : 

Je m’arréterai ja, dit-il. 

Liallée qui était large et carrossable, 4 la différence de tous les 
autres chemins du bois, venait expirer précisément au-dessus du 
barrage naturel qui arrétait le flux. Maxence vit le bac établi pour 
les besoins du chateau; sur |’autre bord, il vit la route qui montait 
en colimacon dans le parc de M. de Verteilles. Ses yeux cherché- 
rent les hautes cheminées et les tourelles du vieux logis qui, comme 
presque toutes les gentilhommiéres de ce pays, avait été une maison 
forte; mais le jeune homme ne découvrit rien que le déme ver- 
doyant. Le chateau était enseveli dans |’épaisseur de ce parc sécu- 
faire. 

L’endroit ou il se trouvait parut 4 Maxence étrange et charmant. 
‘La rivitre décrivait deux courbes successives. Elle sortait a droite 
en cascade bruyante des profondeurs' d'une gorge de rochers dis- 
posés en étage, bondissait et bouillonnait d’abord sur un lit de 
pierres aigués qui la déchiraient, puis sapaisait peu 4 peu et for- 
mait, sur un sable fin, au-dessus du barrage, un miroir dormant et 
lumpide. Au fond de ce décor varié, la lande montait sauvage, mais 
point nue, couverte de gigantesques ajoncs qui entre-choquaient 
leurs bras armés de pointes avec des bruits d’armes et de guerre. 
Puis d'un cété la forét, de l'autre le parc baignaient leurs pieds dans 
le Veyle. La chevelure verte ou fleurie des grandes lianes flottait 
sur l'eau claire. Au-dessus du petit lac voltigeait un martin pécheur 
qui se jouait 4 tremper ses ailes diaprées; au bas du champ d’ajoncs, 
au ras du flot dont elle aspirait le souffle humide, une énorme 
couleuvre déroulait ses anneaux d’émeraude, d’argent et d'or. | 

O solitude! Sauvage et sereine mattresse des cours bien remplis ¢ 
Le commandant Humbert avait encore raison de dire que’ Maxence 
n’aimait et ne recherchait qu'elle! Jamais le jeune homme n'y avait 
trouvé tant de douceur profonde. f] mit pied a terre et long temps 
demeura contemplant la rive opposée. Un charme invincible le rete- 
nait la contre toute prudence. Il lui paraissait impossible que la beauté 
du lieu n’attirat point 1a chaque jour M'* de Kernovenoy. Elle devait 
aimer 4 se pencher du haut de ces ombrages sur ce flot brillant et 
pur. Deux fois, ib crut apercevoir une robe blanche 4 travers les 
arbres. Ce n’était encore que la force du désir et de la possession. 


890 LIDOLE 


Vision trompeuse qui le fit palir! Et puis la pensée lui vint que si 
elle était réelle, si tout & coup Myriam, apparaissant au bord de la 
route, le reconnaissait de loin, cette rencontre, méme a distance, 
ne. manquerait pas de lui déplaire. Il soupira donc longuement et 
se remit en selle. ° 

Alors jetant un dernier regard sur ce site pittoresque, sur ce 
cadre rude et délicieux of manquait la figure idéale qui l'aurat 
animé tout 4 coup de son fier et charmant prestige, il reconnut 
sur l’autre rive, au pied du barrage et attachée aux racines du 
saule, la barque du capitaine Gourmalec. Comment ne l'avait-l 
pas vue plus tot? Voila donc la promenade pour laquelle le con- 
mandant Humbert lui avait déclaré n’avoir pas besoin de lui... 

Que venait-il faire 4 Saint-Hélio?... Joie ou douleur, quelque fit 
le mot de cette énigme, Maxence voulut le connaitre. I] poussa so 
cheval jusque sur la berge, et d’abord, assez doucement appela: 
Gourmalec! Car il pensait que, si pour des raisons mystérieuses, 
le commandant Humbert s’était hasardé 4 monter jusqu’au chateau, 
le marin ne |l’y avait point accompagné et devait, en attendant 300 
compagnon, errer dans les bosquets du parc. En cela, il ne 
trompait point, et, depuis, Jean-Pierre Gaspard lui avoua plus dune 
fois qu’il l’avait fort bien entendu, mais qu’a [’instant, il s¢tai 
bouché les oreilles. 

Maxence ne recut donc point de réponse. Dans son trouble 
croissant, l’idée lui vint d’appeler aussi le passeur du bac qui, 
sdrement devait se tenir quelque part sous un arbre; et cette fois 
il oublia la prudence et employa toute sa voix. Le passeur éail 
tout prés de lui, couché & l’ombre d’une roche qui formait comme 
le contrefort du barrage, et recevait obliquement la poussée de 
l'eau. Maxence n’ayait pu le voir. L’homme arriva en se frottant 
les yeux: — Avez-vous vu, demanda le comte, dans ce bateau, 
deux personnes qui ont abordé dans le parc?... Que se passe-t-l 
donc au chatean?... 

Le Bas -Breton fit un signe hébété; il ne comprenait pas le franca’. 

Maxence tourna bride. La premitre vivacité de son émotio 
s'apaisait. Il se disait que le commandant, sans lui en rien dire, 
avait voulu tenter sans doute une nouvelle démarche dont son bos- 
heur serait le prix. Cet excellent ami tentait peut-étre en ce momet! 
méme de gagner 4 ses projets le vieux marquis de Verteilles @ 
aimait si tendrement M''* de Kernovenoy et qui lui avait ouvert 
maison. Que sortirait-il de cette entrevue? Un supréme effort du 
vieillard auprés du baron Hector, auprés du pére?... 

Le jeune homme s’animait et s'excitait lui-méme a croire que 5! 
Je commandant lui avait caché cette visite 4 Saint-Hélio, état 








L'IDOLE 89t 


pour lui épargner le chagrin amer d’une déception, dans le cas ou 
elle demeurerait inutile; et il reconnaissait 1a toutes les vigilances et 
toutes les délicatesses de cette amitié si semblable au véritable amour 
paternel dont le désintéressement est le titre d'honneur et le signe 
d’élection. Ainsi se produisait dans l’esprit de Maxence la révolution 
la plus heureuse; l’espérance lui envoyait son traitre sourire. Il 
résolut de n’étre pas indigne du dévouement de ce second pére. A 
Vopiniatreté courageuse du commandant, il lui sembla qu'il devait 
répondre par la discrétion et la patience, et s'‘éloignér, quoiqu’il 
lui en coutat, en dépit de son angoisse méme, puisque celui qui 
employait toute sa force et toutes ses pensées a le servir n’avait 
pas voulu le mettre sur son chemin : — J’attendrai ses confi- 
dences! murmura-t-il. 

Et il se remit en route a travers la forét. Naturellement, il 
révait. Un bruit de roues, de fers et de sonnettes, et de grands 
claquements de fouet interrompirent ces songes menteurs. 

L’allée en cet endroit descendait par une pente assez rapide. Le 
cavalier se trouvant alors au sommet de la céte, ses yeux plongeaient 
devant lui. Dans une voiture qui montait, il apercut d’abord un 
grand vieillard, en uniforme d’officier général de la marine; mais 
point la petite tenue, I’habit de gala. 

Sur les coussins, 4 ses cOtés, se tenait une jeune femme. 

Il y a deux ports militaires en Bretagne. Cependant les personnes 
de choix revétues. des hauts grades de la marine n’y courent pas les 
grands chemins sans raison. Point de doute : le comte Maxence allait 
se trouver en face de l’amiral d’Avrigné, l’oncle de M'* de Kerno- 
venoy, le pére du capitaine Robert. Pourtant cette voiture décou- 
verte ne ressemblait guére 4 l’équipage ordinaire de |’amiral, si ce 
n’est qu'elle était conduite en poste. C’était une brillante caléche 
toute neuve. Le postillon était en grand habit; chapeau a fleurs, 
orné de rubans feu et bleus de roi, les couleurs de Kernovenoy et 
de Verteilles. La voiture approchait, Maxence observa que la compa- 
gne de M. d’Avrigné était parée comme une chasse; des flots de 
mousseline blanche et de soie rose. 

Il y avait féte apparemment a Saint-Hélio; les parents s'y ren- 
daient. Le jeune homme sourit en pensant que cette vaporeuse 
personne qu’il voyait encore de trop loin pour distinguer son visage 
n’y serait pas la plus belle. 

Puis, aussitét son visage s’assombrit : — Allons, dit-il, le com- 
mandant a mal pris son heure. Ce sera une démarche 4 renouve- 
ler et une visite 4 refaire! 

Peut-ttre y avait-il encore une ou deux autres personnes dans la 
voiture; mais il ne pouvait apercevoir que celles qui se tenaient 

10 wars 1876, 38 


892 L'1DOLE 


assises 4 l’arriére. D’ailleurs Maxence continuait 4 s’avancer sans 
crainte; il avait connu l'amiral autrefois, mais les souvenirs de 
M. d’Avrigné devaient étre confus. Lui-méme ne I’avait reconnu 
qu’a son uniforme. Il mit donc son cheval au bord de la route, s'ap- 
prétant a faire place, et 4 passer sans jeter méme un regard sur les 
promeneurs, en portant seulement la main & son chapeau. La vo- 
ture arrivait au pas, car on n’était encore qua mi-cdte, un cri sen 
éleva: Maxence! Briey! 

La portiére s’ouvrit, le capitaine Robert, assis sur les coussins 
de devant, sautait sur la route, saisissait la bride du cheval de 
Maxence : Malheureux! lui cria-t-il, d’ot. donc viens-tu? ne sais-tu 
pas?... | 


Hil 


Maxence rejeta sa belle téte en arriére, écarta doucement la main 
de cet étrange agresseur et sans que sa voix fdt le moindrement 
altérée : Voila, dit-il, une maniére d’aborder les gens qui n'est pas 
réguitére, pour parler votre langage, monsieur d’Avrigné. Dans tous 
les cas une pareille question aurait lieu de me surprendre et je 
pense que vous oubliez ce qui s’est passé de particuher entre nous 
il y a quelques mois. 

— Robert, s’écria la jeune femme d'un ton suppliant, revenez, 
je vous en prie. ; 

La caléche s’était arrétée. Le postillon flairant une querelle n’au- 
rait point voulu se refuser le plaisir de l’entendre. Quant a !'amiral, 
le haut de son corps brillant de broderies et d’épaulettes était libre, 
mais ses jambes se trouvaient ensevelies sous le flot rose et blanc 
qui enveloppait sa jeune compagne; il s’agita et ne put se ravolr. 
La parole lui restait. 

— Votre femme a raison, dit-il. Revenez, Robert. Laissez M. de 
Briey continuer son chemin. 

Ainsi le capitaine était marié; et il n’était plus capitaine, ayatt 
donné sa démission avant le mariage, célébré depuis un mois. La 
lune de miel ne pouvait le trouver indocile. Il recula, se rappr0- 
chant de la voiture: — Oui, dit-il, ma chére vous avez raison; 
vous aussi, mon pére. J’ai cédé 4 un premier mouvement, je ne me 
repens point; mais ce n’est pas ici le lieu pour dire &4 Maxence que 
je regrette ce que j’ai fait contre lui. J'irai lui en demander pardon 
ailleurs. Il saura qu’on m’avait trompé sur sa loyauté et sur % 
conduite, et que le vrai coupable en cette affaire, ce n'est pas mo. 

— Il n’y a pas eu de coupables, répondit Maxence de sa belle 














LIDOLE , 883 


voix sonore. Quant 4 moi, je veux croire que toute la faute est 4 
mon mauivais destin. Aussi je n’ai point de ressentiment contre 
vous, monsieur d’Avrigné et je vous salue. 

Il se découvrit et pressa le flanc de sa monture qui partit vive- 
ment, Robert pensif tenait ouverte la portiére de la voiture et ne 
montait point: — Mais, mon pére, s’écria-t-il, j’aurais di lui parler 
pourtant. J’aurais di lui dire ce qui se passe 4 Saint-Heélio. Il ne 
le sait pas. Autrement, il ne serait pas ici. 

— Etes-vous sir qu’il ne le sache point? lui répliqua !’amiral. 

— Etes-vous si sir de la loyauté de votre chevalier? lui demanda 
sa jeune femme, d'un ton mogueur. 

Pour cela? fit Robert j’en répond. Mais que croyez-vous donc 
tous les deux? 

— Je vous répondrai comme M. de Briey, que je veux croire au 
bien, dit l’'amiral. Cependant les motifs qui dictent la conduite du 
marquis méritent tous les éloges, mais ne l’en exposent pas moins au 
ridicule. On dira toujours qu'il s’est marié comme dans la comédie... 

— Moi, reprit la jeune femme je pense que tout 4 l'heure peut- 
étre M'* de Kernovenoy, votre belle cousine que vous avez tant 
aimée, Robert, se trouvait dans le parc au bord de |’eau... Le 
hasard!... Ah! ah?! une idée me vient. Elle avait peut-étre son 
costume de mariée... La riviére n’est pas large... D’une berge 4 
autre on peut se voir... Vousauriez eu tort, ily a six mois, d’empécher 
décidément de battre l’un de ces deux ceeurs si bien faits J'un pour 
autre... Maintenant, entre eux, c’est une question de temps et ce 
n’est pas un abime qui va les séparer... Deux ou trois ans de 
mariage, autant de veuvage... Encore on peut abréger cette der- 
niére épreuve. ils se seront jurés de s’attendre. 

— Que dites-vous? fit Robert stupéfait, en regardant sa femme. 

Le regard de l’amiral aussi s’était fixé sur sa belle-fille, et if 
n’était point favorable. M. d’Avrigné pensait trop visiblement qu'il ne 
réalisait dans la nouvelle compagne de son fils que la moitié de ce 
beau réve auquel Myriam avait autrefois donné naissance. fl tenait 
une hériti¢re, mais il était bien loin de cette personne accomplie, 
dame et d’éducation supérieure qu'il aurait voulu placer aux cdtés 
de son fils comme un ange gardien ou comme une fée. Pour le 
moment, sa désapprobation se lisait si clairement sur son visage 
que la jeune femme en rougit de dépit. 

— Ce que je dis? répliqua-t-elle les lévres pincées. 

Elle n’était pas irréprochablement jolie. La colére lui seyait mal. — 
.Je dis, continua-t-elle sechement, queje me serais fort bien dispensée 
dassister 4 ce mariage de comédie... Oh! ce sont vos propres 
expressions, amiral,.. Et j’ajoute qu'il n’est pas méme trés-conve- 


89% LIDOLE 


nable de m’y avoir conduite malgré moi, quand toute la province 
sait ce que Robert a fait, l’an passé, pour l'amour de cette trop 
célébre cousine... Aussi sa volonté n’aurait-elle pas suffi 4 con- 
traindre la mienne, 1! a fallu vos ordres, monsieur. 

L’amiral et Robert se turent. La caléche atteignait le bord de la 
riviére et entrait dans le bac. En ce moment Maxence remontait len- 
tement la cdte. 

Il ne trouvait pas décidément la force de s’arracher de ce coin 
de sauvage nature, tout rempli d’une chére image et ne voyait 
plus d’inconvénients a s’y attarder. La caléche et ceux qu'elle con- 
tenait devaient avoir disparu déja sur l'autre rive dans les ombrages 
du parc. 

Une volée de cloches arriva en ce moment 4 son oreille, il écouta 
et il souriait. — J’y suis, pensait-il. Le marquis marie peut-ttre 
quelqu’un de sa maison. 

Apres les cloches, ce fut une décharge de mousqueterie : — Oui, 
oui, dit-il, la fille d’un de ses gardes sans doute. VoilA des coups de 
fusils... Ce mariage est l'occasion de la féte donnée pour distraire 
M''* de Kernovenoy... Ah! le commandant! qu’est-il devenu dans 
cette joyeuse bagarre. On |l’aura gardé... Il se sera invité peut-ttre. 
Heureux homme, va!... Au reste, je vais bien voir passer quelque 
autre voiture sur la route forestiére ; je m’informerai, je saural 
qui l'on marie... et si l’on dansera. 

I! se trompait. De tous les invités & la cérémonie, |’amiral seul et 
sa nouvelle famille devaient prendre la route foresti¢re; ils venaient 
d'un domaine situé 4 deux lieves au nord de cette grande région de 
bois. C’était la dot de la nouvelle mariée. La caléche ne devait 
repasser le bac qu’assez avant dans la nuit, la jeune madame 
d’Avrigné, ayant formé le projet de finir la journée chez de nobles 
voisins de Saint-Hélio, que l’on devait quitter aussitot apres la 
cérémonie. 

Myriam avait désiré qu’il n’y eit point de repas. 

Maxence n’entendit donc point les sons joyeux de la noce rusitque 
Toujours bercé par cette illusion maudite, il choisit pour mettre de 
nouveau pied 4 terre une belle place gazonnée sous un bou- 
quet de chénes sur la lisiére de la lande, 4 l’angle du premier 
coude formé par la Veyle. C’était une cachette sire et charmante. 
Il laissa son cheval collationner de cette herbe fraiche, s’assit sur 
un tertre au pied d’un arbre et laissa couler les heures qui le 
caressaient, en passant, de leurs ailes sournoises. Ii était sans 
méfiance... mais non sans désir. 

Si bien qu'il finit par se lever et par s’aventurer de nouveau sur 
la berge. Le jour déclinait. Il alla jusqu'au barrage et 14, observa suc- 





L'IDOLE 895 


cessivement deux choses dont la premiére le fit sourire ; la seconde 
lui causa un frémissement de folle envie. La barque du capitaine 
Gourmalec n’était plus attachée aux saules de la rive, au-dessus de 
la digue; les deux mystérieux promeneurs s’en étaient donc allés 
sans le voir. La premiére pensée de Maxence fut de regagner Car- 
nouét afin de recevoir de la bouche du commandant l’arrét ou la 
consolation qu il rapportait de Saint-Hélio, si pourtant il avait pu 
voir le marquis ce jour-la. 

Mais l’autre sujet de tentation alors se présenta devant ses yeux. 

La marée descendait, laissant 4 nu un cordon de pierres qui 
invitaient 4 toutes les audaces. En sautant de l'une a l'autre rien 
de plus aisé que d’arriver dans le parc. 

.. Le commandant et Jean-Pierre Gaspard ne se donnaient point 
la peine de manier les avirons et se laissaient aller au fil de l’eau. Il 
faisait nuit déja sous la ramure. Entre les deux masses sombres des 
rives, la Veyle se bercait comme un miroir mouvant, reflétant les 
blanches clartés du ciel et les premiéres étoiles. Le capitaine Gour- 
malec parfaitement insensible aux spectacles poétiques de la nature, 
mais profondément absorbé dans ses réflexions depuis un moment, 
sortit tout & coup de cet état méditatif, comme l’ouragan sort du 
nuage noir qui flottait la~-bas & V’horizon. Ce fut un tapage épou- 
vantable: le marin se démenait, tonnait, jurait et, en méme temps, 
il bredouillait. C’étaient des paroles de feu, sans doute, qui s’é- 
chappaient de cette rude bouche encolérée, mais il les articulait a 
peine. 

— Je ne vous entends pas trés-bien, lui dit le commandant 
Humberten riant. Mais, Dieu me pardonne, Gourmalec, il me semble 
pourtant que c’est au baron Hector que vous en voulez!.. 

— Quelle figure pour une noce! s’écria Jean-Pierre ‘Gaspard. 
Aussi, c'est lui la cause de tout !.. 

Le commandant se mit A rire de ‘plus belle: Capitaine, dites 
seulement: quelle noce! 

— J'ai tout vu, reprit le vieux loup de mer, car je m’étais fati- 
gué de vous attendre sous les saules. Et puis, je suis sir d'avoir 
entendu sur l'autre bord le jeune homme qui m’appelait. Il avait 
découvert notre barque. Je ne me souciais guére de lui répondre. 

— Il est venu jusque-la, je le sais. Robert d’Avrigné me I'a dit... 
Mais Maxence, 4 cette heure, ne se doute encore de rien. 

— Eh! répliqua brusquement Gourmalec, la féte efit été com- 
pléte pour lui s'il avait pu arriver. Il n’y manquait pas un de ceux 
qui lui ont faitdu mal. Ce méchant hussard d’abord; puis ce diable 
incarné de Kernovenoy. I! parait que sa fille ne ]’attendait point. 

— Elle n’osait l’attendre. 


896 LIDOLE 


Le capitaine se mit 4 rire 4 son tour: — Oui, vous avez raison. 
Quelle noce! dit-il, quelle noce! 

— Nous parlerons mieux de tout cela au logis, devant notre grog, 
surtout si Maxence se retire de bonne heure chez lui. Il doit étre 
rentré 4 Carnouét. | 

— Ce n’est pas sir! maugréa Gourmalec entre ses dents. 

Son compagnon ne l'entendit point! — Gourmalec, repnitil, si 
rien ne vous a échappé, vous aurez donc admiré comme moi k 
figure du vieux marquis. Je suis moi-méme un vieux sceptique... 

— Pour cela oui! ricana le marin, en veine de belle humeur 
depuis quelques minutes. Vous pourriez dire méme un vieus 
paien. 

. —  Cependant je confesse n 'avoir jamais rien vu de plus impo- 
sant que l’air et le visage de M. de Verteilles. 

— Oh! lui! répondit Jean-Pierre Gaspard... Je ne peux pas bien 
dire ce qu'il vous fait penser quand on le voit, mais j’ai mon idée... 
Je crois que c’est une maniére de saint qu’on ne féte plus. 

— On le féte comme il veut étre fété, capitaine. 

— Vous lui avez parlé tout 4 Vheure dans les parterres... Il vous 
disait? 

— Il me disait : Ges jeunes gens seront heureux l'un par l'autre. 
On le veut la-haut... Je ne les ferai pas trop attendre. 

— Hum! dit le marin, ils attendront tout de méme un peu... fl 
y aune chose qui me met en peine. Comment allez-vous apprendre 
au jeune homme... 

— Le coup sera rude... Il faut le porter pourtant et vite, car j 
engagé Ja parole de Maxence. J’ai répondu au marquis: Monsieu., 
nous quitterons la province demain. 

.. En ce moment le comte Maxence ayant suivi le cordon de 
pierres au-dessus de |’eau se glissait sous les premiers arbres du 
parc. Au-dessus de sa iéte un rossignol commencait a chanter, 


IV 


— Charlotte, dit la jeune marquise... Et mon pére?... 

Charlotte, c’était la servante qui la bergait autrefois, quand l'en- 
fant quittait le sein de Ja baronne Marie, qui n’avait point manqué 
de la rejoindre & Vannes, aprés sa fuite, et de l’accompagner et- 
suite 4 Saint-Hélio. Charlotte commandait 4 Kernovenoy le batail- 
lon des femmes de service, et Martin Bataille avouait que cétalt 
la meilleure des caillettes. Maintenant elle délivrait sa maitress¢ 
de sa toilette de mariée. Le poids en avait été assez lourd. 


L'LDOLE . 897 


Cependant la vieille madame de Lusanger qui vivait & Paris les 
hivers, depuis cinquante ans dans le plus grand monde et passait 
a Vannes et aux environs pour l’arbitre des bonnes traditions et 
des goits nobles, avait dit 4son arriére petite cousine avant la 
messe: J'ai assisté & bien des cérémonies du genre de celle-ci, 
mina mignonne, jen ai méme fait naitre quelques-unes, ayant été 
un peu marieuse; il faut confesser ses péchés. Je n’avais vu, 
jusqu’a présent, que deux personnes qui fussent 4 ravir sous cette 
parure du grand jour. Vous étes la troisiéme. ° 

Quelqu’un dans I’assistance s'avisa de dire 4 demi-voix : A ravir, 
oul, vraiment, mais ravie, point ! 

Ce méchant jeu de mot, circulant parmi la foule de choix ac- 
courue pour assister au marzage du patriarche obtint une faveur 
discréte. Il n’était pourtant rien moins que juste au moment ou il 
avait été dit. M"*de Kernovenoy, s'avancant .au milieu de la grande 
salle du manoir, tout enveloppée de blanc, long voilée, avec sa 
taille souveraine et l’éclat et le charme de sa rare beauté, n’avait 
que des pensées tranquilles et droites au fond du coeur. Cependant 
ses yeux ayant rencontré Robert d’ Avrigné, elle tressaillit; mais ce 
trouble fut d'un instant. Le marquis venait au devant d’elle et lui 
présenta la main; si elle leat osé devant tout le monde, elle l’au- 
rait portée 4 ses lévres. 

Le vieillard bravait les petits propos communs, les jugements sur 

petite mesure, les compliments 4 la glace, ce qui compose la rai- 
son des pharisiens, la bienveillance des fausses bonnes ames, et ce 
qu’on peut appeler l’esprit des sots. I] avait voulu que ce grand 
acte de généreux dévouement, dont les motifs étaient connus de 
tous, fit pourtant accompli au grand jour, il s'imposait la con- 
trainte d’une solennité publique. Et tout cela était pour elle... et 
pour la suite de son bonheur ! 
' Aussi Myriam . repoussait-elle, en ce moment de toute sa force, 
loin de ses yeux, loin de sa mémoire, loin des approches de son 
ceur, l'image de celui qu’il lui était arrivé depuis six mois, mal- 
gré elle, d’associer 4 de vagues pressentiments, & des réves 4 
peine formés ou il était entré conduit par la pitié, l’indignation et le 
cri de la justice. Elle croyait devoir au marquis toute son ame 
remplie seulement de vénération et de reconnaissance; elle n’était 
que pureté comme toujours, que tendresse et respect. Sa piété de- 
puis quelque temps avait grandi, sa raison s’était ouverte. On pou- 
vait lire dans ses beaux yeux, si célébres par toute la province, 
comme une sérénité brdlante. Une seule pensée mettait un nuage 
sur son front. Ses lévres parfois s’agitaient, et, se parlant tout bas, 
elle disait : 











898 LIDOLE 


— Viendra-t-il? 

— Tout le monde ici blame le pére, dit gravement M. d’Avrigné, 
qui allait remplir, dans la cérémonie, l’office de M. de Kernove- 
noy si celui-ci ne paraissait point; mais pour le triomphe de la 
nature et de la religion, il serait bon qu'on pat le voir. 

C’était une bouche d’or que l’amiral. Cependant il parut bien qu’elle 
contenait aussi un peu de venin, car une jeune femme qui l'entendit 
murmura tout bas 4 l’oreille de sa voisine : Cet amiral est un 
vieux serpent. ‘ 

— Ah! fit la voisine, il dit pourtant des choses justes. Je ne 
puis croire que M. de Kernovenoy ait le mauvais godt de rester 
chez lui, dans sa tour. Il arrivera au dernier moment, il veut un 
coup de théatre. 

Une troisi¢me personne, une troisiéme fille d'Eve intervint et. 
celle-ci c’était la jeune femme de Robert d’Avrigné, qui, les leévres 
toujours serrées, ajouta : Moi, je crois qu'on ne le verra point. I! 
doit avoir peur qu’on le lapide. 

— Ce serait bien mérité! dit la premiére... Car enfin n'est-ce 
pas abominable de condamner sa fille & un mari de quatre 
vingts ans?... 

— Quatre-vingt un!... Comptez bien... Les mois ici ont leur 
valeur. : 

_ — Etsi le patriarche allait vivre neuf cents ans comme Mathu- 
salem...?... 

‘—— Cela ne ferait point l’affaire d’un beau revenant qui nest pas 
bien loin d’ici peut-étre... reprit madame d’Avrigné... 

Elle n’eut point le loisir d’achever, car son mari qui I'épiait la 
saisit en ce moment par le bras et l’entratna dans une autre partie 
du salon. Elle le vit alors sous un aspect nouveau, — celui que le 
marquis de Verteilles signalait au baron Hector six mois aupafa- 
vant quand il lui disait: Robert n’a pas beaucoup d’esprit, et il 2 
beaucoup de faiblesse, mais il a aussi beaucoup d'honneur. 

Et l'honneur quelquefois rend de la fermeté. 

Cependant les lévres de Myriam continuaient de s’agiter: vieu- 
dra-t-il? - 

Il était venu... Maintenant cette foule brillante s’était écoulée. 
Saint-Hélio redevenait désert. Ce que madame de Lusange appelail 
le grand jour, et qui est en méme temp un jour si rude, allait finir. 
La jeune marquise de Verteilles retirée dans son appartement en 
compagnie de sa vieille Charlotte, et repli¢e sur elle-méme comme 
une fleur aprés |’orage qui l’a battue, venait de trahir tout ce qui 
sagitait en elle d'amer, de profond, de cruel et de tendre par ce 
seul mot suivi d'une interrogation tremblante : 














LIDOLE ) 399 


— Et mon pére?... 

La servante ne répondit pas directement et venant se placer 
derriére le fauteuil de sa .maftresse. — Madame la marquise’ 
dit-elle... 

— Appelle moi mignonne maitresse, comme tu faisais autrefois: 
j'ai besoin d’étre bercée comme les enfants. 

— Je naurais plus osé!... s’écria la fille dans une explosion de 
tendresse indignée... Oh! mignonne mattresse, que l'on vous fait 
souffrir ! 

— Je ne souffre pas Charlotte... Je suis seulement bien endo- 
lorie... Un peu déchirée... Et puis moins bien affranchie... Mais tu 
ne comprends pas ce mot /a... Oui, oui moins affranchie que je ne 
croyais l’étre... Ecoute!... Lorsque l’on coupe l’aile d'un oiseau 
pour l’empécher de quitter la maison, on dit que cela ne lui fait 
point de mal. , 

— Comment le sait-on? dit la servante... L’oiseau ne peut parler. 

— Et s'il parlait, murmura Myriam, il ne voudrait peut-tre pas 
se plaindre. 

Puis elle se renversa sur le fauteuil, et deux grosses larmes rou- 
lant sur ses joues vinrent se perdre au coin de ses lévres. Charlotte 
se pencha sur elle et lui essuya doucement le visage. La jeune fille 
la regarda, décidée 4 obtenir enfin une réponse 4 la question 
qu'elle répéta pour la troisiéme fois : Mon pére?... 

— de ne crois pas que monsieur le baron quitte Saint-Helio ce 
soir, dit enfin Charlotte en s’éloignant de sa maitresse. 

— Alors, je le reverrai donc?... 

Quelques heures auparavant, elle l’avait revu pour la premiére 
fois. On edt dit en vérité que le baron Hector recherchait un coup 
de théatre; lui si dédaigneux autrefois des regards et surtout de 
l’opinion des autres, il éprouvait 4 cette heure un amer plaisir 4 la 
provoquer. Il entrait ironique et sombre. Un silence de glace s’était 
fait sur son passage; le baron n’était point de ceux autour des- 
quels on chuchotte. Sa conduite dans ces derniers temps confirmait 
ce qu'on avait toujours pensé de son humeur bizarre et hautaine... 
I] causait plus de peur que de pitié. 

Le baron s'avanca vers sa fille qui se levait pale, les mains trem- 
blantes... Encore un moment, et il allait étre 14, tout prés delle. 
O puissance des liens de l'amour le plus fort, parce qu'il est le 
plus pur ! Elle avait trop compté sur sa prudence, il se fiait trop 
son orgueil. I] avait tendu les bras, et Myriam s'y était jeté : 
Mon pére? 

Alors un murmure s’était éleyé dans le salon, murmure favora- 
ble et guére moins ironique que la premitre attitude de M. de Ker- 


900 LIDOLE 


novenoy. Myriam, appuyée sur l’épaule de son pére, respirait A 
peine. Cependant, elle avait eu la force de s/arracher a cette 
étreinte, et par un invisible et doux effort elle le conduisait vers le 
marquis. 

Tous deux devaient avoir 4 se dire de ces choses ou sanglantes 
ou profondes qui ne veulent pas de témoins. Les plus proches pa- 
rents qui entouraient le fauteuil de M. de Verteilles s‘éloignérent, 
Myriam elle-méme s'écarta et la douairiére de Lusanger murmura 
gaiement : Voila les deux péres aux prises. Le meilleur, ce n'est pas 
le vrai. 

— Hector, dit tout bas le marquis, il est temps encore d’abjurer 
votre orgueil... 

— Sans lui, monsieur, fit le baron, serais-je vivant ? 

— Regarde-la, reprit le vieillard revenant au tutoiement quil 
employait envers le baron dans son enfance, sa paleur te dit le mal 
que tu lui fais. 

— Monsieur, suis-je le seul coupable ? 

— Regarde-la, reprit le marquis. Ne mérite-t-elle pas bien que 
pour son bonheur tu t’oublies toi-méme?... Jure que dans tes mails 
elle restera libre, et je te la rends! 

Monsieur Kernovenoy ne répondit pas. 

Une heure aprés, on était 4 l’église o& Myriam entrait conduile 
par son pére... La-bas, sur l'autre bord de la Veyle, le comte 
Maxence écoutait le bruit des cloches et des coups de fusils tirés par 
les gardes... Myriam songeait-elle 4 Maxence?... Elle se soutenaita 
peine, ses yeux demi-clos ne voyaient que les dalles. Le baron 
Hector, quant 4 lui, marchait d’un pas ferme. Comment ne la se0- 
tait-il point chanceler 4 son bras? Comment ne devinait-il pas la 
révolte renaissante dans cette Ame que pendant quinze ans il n’avait 
remplie que de-lui? Le miroir de nouveau brisé chassait l'image. La 
joie que Myriam avait éprouvée a le revoir et & se retrouver sur soi 
coeur devait durer deux minutes. Sa joie 4 lui, cruelle et violente, 
la blessait si douloureusement qu'elle ne put retenir une plainte. Ce 
sanglot étouffé mourut au bord de ses lévres... 

Arrivée au pied de I’autel la jeune marquise se laissa tomber 4 
genoux sur le coussin de velours blanc qui l'attendait et s’abima dans 
la priére. Mon Dieu, disait-elle, c'est une ame libre que vous mavel 
donnée! Vous ne sauriez étre pourtant avec ceux qui veulent en fare 
leur esclave ! 

... La cérémonie achevée elle s’était rendue chez elle, ignorant sile 
baron avait quitté Saint-Hélio; et d’abord, elle avait hésité a sen i0- 
former. Apres la réponse qu’elle venait enfin d’obtenir de Charlotte, 
elle répéta : Oui, je le reverrai. 


LIDOLE 901 


Presque aussitét des pas d’homme se firent entendre dans le cou- 
loir. Myriam se souleva sur son fauteuil : C’est lui! 

L’épreuve n’était pas terminée. 

Cependant cette émotion ne se justifia point. Ce n’était pas M. de 
Kernovenoy, mais le valet de chambre de M. de Verteilles qui ap- 
portait 4 la marquise une lettre de son maitre. 


« Chére fille, écrivait le vieillard, je suis un peu excédé de tant 
« de bruit et de tant de monde, j’ai besoin de repos et je me mets au 
« lit. Vous avez devant vous la soirée, la nuit entiére et la matinée 
« de demain pour conseiller 4 votre coeur des entrainements que je 
« nevoudrais pas contraindre. C'est plus de temps qu’ il n’en faut pour 
« commettre la plus légitime, la plus tendre et la plus irréparable 
de toutes les folies. Ce cher petit coeur sera toujours rempli de 
« celui qui avec tant de soins et d’amour a voulu le faire tel qu’il 
« est et s'est plu ensuite 4 méconnaitre et 4 violenter son ouvrage. 
« Je ne sais quelle espérance retient votre pére 4 Saint-Hélio. Sa- 
« rement il a le droit d’y étre. Ma pauvre enfant il n’est rien de 
« si cruel que de se voir contrainte a se défendre de ce qu'on 
« aime. 

« En devenant marquise de Verteilles, vous n’avez pas voulu 
« seulement éclairer des rayons de votre jeunesse la maison de I'oc- 
« togénaire ; vous avez conquis votre liberté qui vous parait le pre- 
« mier des biens... Ce ne sera point mentir a la nature et manquer a 
« Dieu que de ne pas vous la laisser reprendre. 


« Chére fille, je vous bénis. 


~~ 
~ 


« Votre autre pére, le patriarche. » 


Myriam releva la téte... Cet avertissement si délicat et si clair 
lui avait rendu le courage. Le marquis ne voulait point prendre de 
part dans la lutte, si tout 4 l'heure, elle s’engageait; mais il lui en- 
voyait ce renfort... D’autres pas résonnérent dans le couloir : Va, dit- 
elle 4 Charlotte cette fois, c'est bien lui. 

— Oui, pensait-elle, tandis que la servante s ‘éloignait, c’est celui 
que j'aime, que j'aimerai toujours comme il m'a appris 4 l'aimer, 
bien plus que moi-méme... Ah! s'il avait su retenir pour le défen- 
dre des méchantes pensées qui le tourmentent les lecons qu’il m’a 
données! 

il entrait, elle alla lui présenter son front. C’est ainsi qu’elle 
laccueillait 4 Kernovenoy dans d’autres temps, quand il la visitait 
dans sa chambre. Le baron Hector la reconduisit au fauteuil 
qu'elle venait de quitter et prit sa main. 


902 L'IDOLE 


— Myriam, dit-il, je sais que le marquis vous a fait un beau 
présent. Cette maison de Saint-Hélio et le domaine sont devenus 
votre bien. C’est ce qui m’a encouragé a ne point retourner dés ce 
soir dans ma solitude. 

— Je vous en remercie mon pére, répondit Myriam; et ses petits 
doigts serrérent la main qui tenait la sienne, cette main si long- 
temps vigilante et tendre... Ah! reprit-elle, ce doit étre une grande 
tristesse pour vous, de vivre seul maintenant 4 Kernovenoy. Jy 
pense bien souvent. 

— C’est un de vos remords, dit-il avec un sourire forcé. 

— C'est le plus grand de tous mes regrets. 

— Enfin!... reprit le baron. Tout le monde n’a pas comme vous 
une brillante destinée, madame la marquise. 

— Oh! murmura-t-elle, que dites-vous, monsieur? 

— Je disais que Saint-Hélio étant & vous, je ne suis pas ici pré- 
cisément chez M. de Verteilles, et que j’ai cru pouvoir y demeurer 
quelques heures. 

— Et quand Saint-Hélio serait au marquis? dit Myriam en le 
regardant, 

— Cela aurait un peu changé mes dispositions... Vous le savez, 
jai toujours été lent 4 pardonner... sauf 4 vous. 

— Ai-je donc eu souvent besoin de votre pardon, mon pére? 

— Non, dit-il, vous avez été la meilleure des filles, jusqu'au mo- 
ment de cette révolte inattendue et sans raison... 

— Inattendue, peut-Ctre! répondit Myriam, d'une voix assez 
ferme. Mais sans raison |... 

— Le marquis alors a donné asile a la fille rebelle... Mais je 
crois qu'il vaut mieux ne point parler du passé... 

— Rebelle! s’écria la jeune marquise. Est-on rebelle parce qu'on 
est cruellement blessée, parce que dans le premier mouvement d'une 
douleur qu’on ne peut plus contenir, on rencontre un ami véne- 
rable et fidéle, parce qu’on cherche le lieu le plus tranquille et le 
plus caché pour ramener une ombre de paix dans son coeur et pour 
guérir sa blessure?... Sans le marquis de Verteilles, monsieur, ¢ est 
au couvent que je serais allé chercher un refuge. Alors nous aurions 
été condamnés tous les deux a ne plus nous voir. Je ne sais si vous 
vous en seriez consolé, je ne veux point le croire. Moi, j'en serals 
promptement morte et c’est cela peut-étre qui edt valu le mieux. 

— Myriam, dit le baron en retirant sa main, je me flattais qué 
me retrouvant pour si peu d’instants, vous m’épargneriez vos re- 
proches... mais votre coeur est rempli de plus d’amertume encore 
que je ne le pensais... 

— Oh! que vous vous trompez! murmura-t-elle. J'ai été si heu- 


L'IDOLE 903 


reuse quand vous étes arrivé 4 Saint-Hélio au moment ou je n’osais 
plus vous attendre et que je vous ai embrassé... Vous avez raison, 
cent fois raison, mon pére, ne rappelons point le passé. Nous voici 
prés l’un de l'autre. Est-ce que nous cesserons de nous aimer 
jamais? Oublions que nous avons été pour un moment presque 
désunis... Pére, rendez-moi votre main... Dites-moi ce que vous 
faites dans votre grand Kernovenoy, depuis que je |'ai quitté? 

Le baron tressaillit : — Vous ne me comprenez point, fit-il en se 
levant avec violence... C’est une belle chose sirement que cette 
compassion presque tendre pour un pére que l'on a résoliment 
abandonné... Presgue!... je vous rends votre mot de tout a l'heure. 
Mais je veux bien ne pas évoquer le passé... J’avoue que j’ai com- 
mis une faute en ne retenant point le bras du capitaine Robert qui 
s’armait pour votre défense. 

— Oh! fit-elle tout bas, je ne vous demande pas de confession, 
mon pére. 

— J'ai péché par excés de précaution envers vous, et j'ai bien 
envie de le dire, par excés d’amour. 

— Qui, repéta Myriam, par excés d’amour... Je le sais, j’en 
Suis stire ; mais je vous en supplie, ne parlons point... 

— Du passé, acheva le baron... Eh bien! j’y consens, je veux 
qu’il soit mort; mais je viens justement me plaindre 4 vous parce 
qu’on l’a réveillé sous mes yeux. Je ne puis croire que ce soit 4 
bonne intention... Je savais déja que le marquis ne me voulait pas 
de bien... Les vieillards sont quelquefois légers comme les enfants, 
parce que la force de la réflexion leur manque... C’est une singu- 
ligre pensée qui est venue 4 M. de Verteilles de me faire rencontrer 
ici, et dans un pareil jour, une personne dont la vue m’offense, mais 
que lui, vraiment, il devrait éviter. 

— De quelle personne voulez-vous parler, mon pére? 

— Du commandant Humbert qui était 4 l’église. 

Myriam rougit vivement et ferma les yeux: Je ne l’ai pas vu, 
dit-elle. 

—Jevous dis que tout 4 l’heure, dans le parc, il a parlé au marquis. 

— de ne lai pas vu, répéta Myriam. 

Hi y eut un court silence. Le baron s’approcha de la croisée, puis 
revenant tout 4 coup vers sa fille : 

— Et le capitaine d’Avrigné? demanda-t-il... Oh! quant a lui, 
vous l’aurez vu'! e 

— Non, répondit la jeune marquise en le regardant de nouveau 
fixement, car je n'ai pas voulu le voir. M. de Verteilles avait eu 
l’attention de me demander s'il me serait pénible de me rencontrer 
avec le capitaine, j'ai répondu ce que devais répondre. 





904 L'IDOLE 


— L’amiral ne serait point venu sans son fils, dit le baron de sa 
voix dure, et l’amiral était une utilité dans cette féte. Si j'y avais 
manqué, il m’aurait remplacé prés de vous. On se serait fort bien 
passé de moi... En vérité, vous connaissez mal ces d'Avrigné... Ce 
sont des gens habiles 4 tourner toujours au vent de la fortune... Ils 
sont maintenant contre Kernovenoy pour Verteilles, et vous n’auriez 
eu qu'un mot 4 dire pour amener le capitaine 4 vous demander 
grace et pardon. 

— Ce n’est pas 4 moi que M. d’Avrigné a fait le plus de mal, 
répondit Myriam. Pourquoi donc serait-ce 4 moi qu’il demanderait 
pardon? 

— Eh bien! s’écria M. de Kernovenoy, que ne I’avez vous en- 
voyé 4 celui que vous ne nommez point, & celui qui depuis un an 
bient6t remplit toute votre pensée?... 

— Mon pére, interrompit froidement la jeune femme, pour me 
parler ainsi il faut que vous soyez bien malheureux. Je n’ai qu'une 
chose 4 vous répondre. Si mes pensées étaient telles que vous ne 
craignez pas de le dire, je n’aurais pas consenti 4 devenir marquise 
de Verteilles. 

Se levant alors elle vint 4 son tour a la croisée. Le jour allait 
tomber, les nuages du couchant couraient dans le ciel pale et des 
lueurs dorées tremblaient 4 la clme des arbres; on entendait le brut 
joyeux de la cascade. L’air était d'une fraicheur deélicieuse. Une 
note puissante s'éleva dans le silence du parc. C’était 1a-bas, au 
bord de la riviére, au dessus de la saulaie qui se couchait au pied 
de la vigne, dans un endroit aimé du vieux marquis et qu’on appe- 
lait le jardin des roses, un rossignol qui chantait. 

Tout 4 coup Myriam sentit un baiser sur ses cheveux. Elle ne 
se retournait qu’d regret; mais alors elle jeta un grand cri. Deut 
larmes roulaient sous les paupiéres du baron Hector. 

— Qh pére! fit-elle toute tremblante.... 

Elle n’en put dire davantage; mais elle souriait et tout bas, 
bien bas, songeait a la belle légende de la larme du diable... L'or- 
gueil de Satan fléchit enfin aprés tant de sié¢cles, iJ s’attendrit, il 
s’est une fois humilié, et cela doit suffire. I] pleure, il est pardonné! 

Le baron sortait lentement de la chambre: Pére, lui dit-elle pour 
adieu, souvenez-vous de ce que je vous ai promis un soir sur 4 
terrasse de Kernovenoy, de n’aimer personne plus. que vous jamais. 
Ce n’était p&s assez.... Pére, je n’aimerai que vous! 

Ii ne put que la saluer de Ja main et il disparut; il allait cacher 
sa faiblesse. Pour elle, demeurée seule, d’abord elle se demanda 
pourquoi elle ne pouvait vaincre le tremblement qui l’agitait depuis 
qu'elle avait vu ces deux larmes qui venaient de fui arracher um 








LIDOLE 905 


engagement redoutable. Les pleurs la gagnaient 4 son tour; elle 
chercha dans Ja poche de sa robe son mouchoir brodé aux armes 
de Verteilles, et, le prenant, en fit tomber le billet du marquis. 

« La lberté vous parait le premier des biens, écrivait le vieil- 
« lard... Vous avez devant vous un ‘long espace de temps pour 
« commettre la plus sees la plus tendre, la plus irréparable 
« des folies... » 

Si c’était une folie, elle n’était plus 4 commettre. La jeune mar- 
quise s’interrogea longuement. Regrettait-elle ce qu'elle avait. fait? 
Avait-elle dit la vérité, rien que la vérité, tout ce qui était au fond 
de son cceur? 

« Pére, je n’aimerai que vous! » 

A l’instant, elle sentit un impérieux besoin de n’étre plus seule, 
d’échapper aux doutes étranges et vraiment nouveaux qui |’assié- 
geaient. Comme elle entendit en ce moment un bruit de pas, puis 
un autre bruit inexplicable sous le balcon, elle s'y pencha brusque- 
ment. — Martin! cria-t-elle, attends-moi, je vais descendre. 

C’était bien Martin Bataille qui n’était venu 14 que pour la voir, 
et qui non content de marcher pesamment suivant son ordinaire, 
battait le sable de la crosse de son fusil pour attirer l’attention de 
la chére réveuse. Martin chassé de sa maison par le baron Hector, 
s'imposait dés lors au service de M. de Verteilles qui l’avait donné 
a Myriam. Le vieux serviteur commandait maintenant aux gardes 
de Saint-Hélio, comme il avait pendant quarante ans commandé a 
ceux de Kernovenoy. 

— Tu me cherchais? lui dit la marquise. 

— Oui, fit le vieux forestier, depuis quelque temps; mais je savais 
qu'il était avec vous, /uz, et je ne veux pas le voir. Il m’a chassé. 

— La, dit-elle, toujours ta grande rancune! n’es-tu donc pas bien 
4 mon service, vieil homme, et regrettes-tu toujours ta belle 
maison? | 

Elie s'efforcait de sourire; mais elle était inquiéte et nerveuse. 
Martin s’en apercut a l’instant : — Il n’a passé qu’une heure avec 
vous, répliqua-t-il de son air sauvage et il vous a tournée contre 
moi. Le mal est fait, je le vois bien. S’i] ne devait nuire qu’a moi, 
le vieux Martin n’aurait pas 4 se plaindre, mais vous en souffrirez 
la premiére. Voila ce que je voulais vous dire. J’arrive trop tard. 
Vous vous étes déja laissé reprendre. 

Myriam tressaillit : Cette admonestation de Martin, dans sa fami- 
liarité rustique, était en accord frappant avec les avertissements 
de M. de Verteilfes. Aussitét, elle voulut éloigner les pensées qui 
naissaient en elle de ce rapprochement, et, pour cela, couper court 
a la rude faconde du garde. 


906 L'IDOLE 

— Te voila sur un mauvais chemin, dit-elle s¢chement. Rappelle- 
toi que tu parles de ton ancien mattre et de mon pére. 

— Allez vous dire que je suis un ingrat? Vous le pouvez si cela 
vous convient. Je suis sire que vous n’en pensez pas seulement un 
mot. Ingrat! Lequel de nous. deux? Lui ou moi? Ah! que vous le 
savez bien! Je vous demande si l’on a jamais vu un noble chasser 
un de ses hommes qui a joué avec feu son pére et qui a gardé ses 
bois pendant cinquante ans? Pardine je vous connais... Ce mest 
pas vous qui manquerez de justice envers moi, parce que vous 
n’en avez jamais manqué envers personne... Vous la lui avez bien 
rendue 4 lui-méme quand vous vous étes sauvée 4 Vannes, l'an 
passé!.. Qui s'est trouvé la pour vous aider? Moi, encore moi. 

— Crois-tu, dit Myriam ne pouvant garder longtemps d'impa- 
tience contre ce vieil ami, crois tu, que ce jour la, nous avons 
bien fait? 

— Qui da! Etes-vous marquise 4 présent? 

— Qh! fit-elle, en souriant de nouveau, est-ce que ce titre la 
t'éblouit? . 

— Qui sera maitresse avant peu de tous les beaux biens de Ver- 
teilles? On dit qu’ilsrendent cent mille francs au moins bon an mal an. 

— Martin!!... 

— Et qui sera libre alors de donner son ceeur 4 qui il lu 
plaira?... Le baron Hector ne pourra plus l’empécher. 

— Ah! s’écria-t-elle, tais-toi. Va t’en... 

Elle s’était brusquement arrétée, car tous deux en causant ayaient 
suivi les allées qui conduisaient au bord de l'eau. Martin leya les 
épaules: Vous aussi, dit-il, vous me chassez ! 

— Non, repartit Myriam, je ne te chasse point; mais tu m’as 
dit des choses que je ne veux pas entendre. Je sais bien que ce 
n’est pas ta faute et que tu n’en connais pas bien toute la portée. 
Tu n’es pas docteur, mon pauvre Martin. 

—Jene suis qu’un vieux bavard. Je vous entends bien. N’empéche... 

— Laisse-moi seule, dit-elle; je t’en prie. 

Martin etit un sourire singulier : Oh! bien! dit-il, continuez 
votre promenade. Vous voila justement prés d’un bel endroit. 
Entendez-vous le rossignol qui chante au-dessus du jardin des 
roses, 4 deux pas de la riviére ? Vous n’avez qu’a vous diriger de 
ce cote. ; 

Quant a lui, il reprit le chemin du chateau. Il s’en allait se 
frottant les mains : J’avais une dette & payer au jeune homme, grom- 
melait-il ; mais, il ne saura jamais d’ot cette belle rencontre lui 
sera venue. Va-t-il étre content! Il aurait été bien capable d’offrir sa 
part de paradis en échange. Les amoureux sont des paiens. 





L'IDOLE 907 


Puis il réfléchit un moment : Pas Elle pourtant, grommela-t-il. 
C’est une vraie chrétienne et une vrate noble cela!... Oh! si je ne la 
connaissais pas si bien j’aurais averti le jeune homme de s’en aller, 
au lieu de m’arranger pour ne point le voir. Il y a des gens qui 
penseraient que j'ai eu tort. Bon! Ou est-le mal s’ils causent enfin 
un tantinet des jours 4 venir tous les deux... ' 

Le jardin des roses, 4 Saint-Hélio, n’était point ce que pouvait 
faire croire son nom renouvelé des fantaisies orientales, mais tout 
simplement une clairiére verte et fleurie, entre de grands arbres, une 
vaste pelouse carrée bordée sur ses quatre cétés, de magnifiques 
rosiers du bengale. Une seconde rangée de rosiers grimpants s’ac- 
crochait aux branches sombres ; ceux-la étaient blancs et leurs bou- 
quets de neige semblaient s’ouvrir au coeur des chénes. Au devant 
étincelaient les touffes de bengale qui portent la plus vivace et la 
plus brillante des roses. 

Sur la pelouse était un banc rustique ou le marquis venait bien 
souvent s’asseoir. Ce lieu charmant et embaumé était son ceuvre, | 
il avait planté ces rosiers de ses mains, plus de soixante ans au- 
paravant, durant ses vacances d’écolier, quant il étudiait aux jé- 
suites de Vannes, et quelquefois il interpellait ses enfants d'une 
facon plaisante : — Vous étes presque aussi vieux que moi, mais vous 
reverdissez et refleurissez tous les ans! Dieu a donné ce beau 
privilége aux plantes et aux arbres, il l’a refusé 4 l'homme. A nous, 
il ne nous permet point de retourner en arri¢re... G’est qu'il sait 
bien que toutes les sottises que nous avons faites, nous les referions 
encore. Dans sa bonté, il juge que c’est assez d’une fois ! 

La veille encore, M. de Verteilles avait passé la, avec Myriam 
l‘aprés-midi tout entiére. Naturellement ils causaient du grand len- 
demain et l’octogénaire expliquait 4 la fiancée de vingt ans les dispo- 
sitions qu'il avait prises pour la rendre maitresse aprés lui de tous 
ses biens. Comme elle se plaignait de cette insistance qui lui mettait 
des larmes aux yeux : — Oui, lui avait-il dit en riant, je ne vous 
parle que de ma mort.... 

— Et moi, fit-elle, je n’y veux jamais penser ! 

Les jours a@ venir étaient donc bien loin de son esprit. Songes 
ingrats et dorés, d'autres 4 sa place s'y seraient abandonnées peut- 
étre. Quant delle, ne venait-elle pas d’en fermer de ses mains la porte 
d’ivoire, en disant au baron Hector : Pére, je n’aimerai jamais 
que vous. 

Et puis n’était-elle pas marquise de Verteilles ? 

L‘idée lui vint de faire un bouquet de ces roses qu’elle conserve- 
rait fraiches jusqu’au lendemain sous un globe de verre et qu’elle 
ferait présenter au marquis 4 son réveil. D'abord elle dépouilla les 

10 mars 1876. 59 





008 | LIDOLE 


rosiers de bengale, puis passa aux rosiers blanca. Eile allait Je front 
incliné, cuejllant des fleurs aux basses branches. Un trille prodigieux 
du rossignol lui fit relever la téte. 

Alors, 14, sous la ramure debout entre deux arbres, elle vit le 
comte Maxence. Il était 4 quelques pas d’elle. Les lévres de Myriam 
s‘ouvrirent, mais elle retint le.cri qui allait s’en échapper ; et muette, 
pale, les yeux brillants d'une indignation qui n’était pas jeuée, elle 
lui demanda seulement du regard la raison de sa présence. 

-— N’ai-je pas bien mérité ce bonheur d'un moment? dit-il, de sa 
belle voix grave et attendrie. Ma vie est attachée a& la votre depuis 
le premier moment oi: je vous ai vue. I] y a six mois, j’avais mesure 
-Pabime qui nous séparait, je pouvais continuer d’exister misérable- 
ment sans vous, loin de yous qui auriez oublié jusqu’’é mon nom, 8 
méme yous l’aviez jamais su. Je n’avais qu’a frapper M. d’Avngné... 
Mais je pouvais aussi éveiller la pitié dans votre ceeur un souvenir 
durable,.. Mourir, c’était vivre dans votre pensée... La mort n’a pas 
voulu de moi... C’est que ma destinée est meilleure que je n'avals 
osé le croire... C’est que lespérance doit & la fin m’étre permise... 

Myriam écoutait 4 peine. Une seule pensée l’obsédait, amére et 
impitoyable. Pourquoi avait-il justement choisi un pareil jour pour 
risquer de la voir? O désenchantement ! Si pourtant elle n’ayait ps 
su défendre son imagination et son ceeur, s'il lui était arrivé de s 
Jaisser aller, comme d’autres, doucement., au fildu réve, yoila le choc 
spudain qui! aurait rendue & la réalité et a laraison. Voila le réveil! 

Mais était-elle bien sire de s’étre toujours si bien défendue? Etatt- 
elle stre de n’avoir pas au moins pensé que le comte Maxence éiail 
supérieur & tous les autres hommes, qu’il était délicat, loyal, che- 
valeresque... Et vraiment ce qu'il venait de dire aurait da le lw 
faire croire s'il l’avait dit dans un autre moment. C’étaient de 
belles paroles touchantes et nobles; mais ce jour, le jour du mariage 
n’était-il pas indignement choisi? 

Maxence fit un pas en avant, Myriam recula sur la pelouse. 5a 
robe se déchirait aux épines des rosiers. 

— Mademoiselle, dit le comte, je vois que je me suis trompe: 
douloureusement trompé... 

Mademoiselle | Il ne savait pas}... 

Myriam devint plus pale et chancela... Tout a coup, rassemblant ses 
forces, elle s’enfuit. Rentrée dans sa chambre, elle se laissa tombet 
sur un fauteuil. Presque défaillante, elle disait : Je l’accusais doac 
injustement... Il ne sait pas! il ne sait pas! 


Pau] Peanet. 
La fin au numero prochain. 











REVUE SCIENTIFIQUE 


I. Le feu grisou. — I. La crise de l'industrie sucriére. —~ III. L’Observa- 
toire physique du Pic du Midi de Bigorre. 


I 


La terrible explosion de feu grisou qui, le 4 février dernier, est venue 
jeter la désolation dans une des exploitations les plus prospéres du 
bassin houiller de Saint-Etienne, a attiré de nouveau l’attention sur les 
moyens les plus propres & prévenir le retour de pareilles catastrophes. 
Aprés le sentiment de stupeur que l’on éprouve en apprenant que quatre 
cents mineurs, comme naguére en Angleterre, ou deux cents, comme 
au puits Jabin, ont été en quelques instants les victimes de cet affreux 
fléau, on se demande naturellement si les précautions habituelles sont 
suffisantes pour éviter ses ravages ou si l’on doit chercher d’autres 
moyens de s’en préserver. 

Tout le monde sait que le grisou n’est autre chose que du gaz hydro- 
gene protocarboné qui se dégage spontanément dans les mines de 
houille : ce gaz, en se répandant dans les galeries, y forme avec lair 
un mélange explosif que l’approche du moindre jet de flamme fait 
détoner avec une extréme violence. Autrefois, un ouvrier, habillé de 
laine mouillée, parcourait chaque matin, les galeries, en marchant a 
plat ventre et prenant devant lui une torche allumée au bout d’une 
perche: si, poussant la nuit, le grisou s’était dégagé quelque part, une 
explosion se produisait et l’on pouvait, aprés une aération suffisante, 
travailler en sfreté pendant quelque temps dans cette partie de la 
mine. Mais ce moyen, trés-dangereux pour l’ouvrier qui se dévouait, 


910 REVUE SCIENTIFIQUE 


était en outre trés-souvent inefficace. Aussi fut-il complétement aban- 
donné, lorsque, en 1817, sir Humphry Davy fit connaitre les avantages 
de sa lampe de sfireté. Dans cet appareil, la flamme est, comme on 
sait, complétement environnée par une toile métallique qui remplace 
le verre des lampes ordinaires. Lorsque la lampe de Davy est plongée 
dans un mélange explosible, il se produit dans lintérieur une petite 
détonation qui, le plus souvent, éteint la méche; mais cette détonation 
ne se propage pas au dehors et le mineur, prévenu par l’extinction de 
sa lampe, peut échapper au danger qui le menacait. 

La sécurité des mines a encore été considérablement augmentée par 
le développement des moyens d’aération; on comprend, en effet, que 
Vaérage des galeries, en empéchant les accumulations du grisou, ait 
diminué les chances d’accident. Aussi, a-t-on, depuis une tren- 
taine d’années , organisé , dans toutes les houilléres, de puissants 
moyens de ventilation destinés & renouveler autant que possible |’air 
des galeries. - 

Cependant, malgré l’adoption générale de la lampe de sireté, malgré 
Yaugmentation de l’a¢rage, les explosions de grisou n’ont pas été sup- 
primées. Ces préservatifs sont-ils donc insuffisants? Tel semble étre 
avis d’un certain nombre de personnes qui, depuis |’accident du puits 
Jabin, proposent de leur en substituer d’autres. Ainsi les uns signalent 
lemploi de la lumiére électrique dans les mines, comme devant causer 
moins d’explosions que |’éclairage habituel. Cela semble incontestable, 
mais malheureusement |’éclairage électrique codterait beaucoup trop 
cher pour pouvoir ¢tre adopté dans la pratique. D’autres, comme 
M. Buisson, convaincus que les appareils de ventilation actuels, véri- 
tables appareils souffleurs, injectant par l’orifice des galeries l’air du 
dehors, ont pour effet de refouler les gaz délétéres au fond des tra- 
vaux, proposent de leur substituer des conduits portant directement 
au fond des mines un air pur et comprimé. Cet air repousserait, de 
dedans en dehors, par les puits d’aération, l’air plus au moins vicié 
de la mine; en outre, en se dilatant au moment de sa mise en liberté, 
il rafratchirait l’atmosphére des galeries, dont Ja température est gén¢- 
ralement trop élevée au point de vue de l’hygidne. Cette modification 
du systéme de ventilation, quoique d’une application difficiie et cod- 
teuse, parait rationnelle, si toutefois il est prouvé que les moyens ac- 
tuels présentent les inconvénients signalés. 

Enfin, M. Faye, dans la séance de l’Académie du 24 février dernier, 
a proposé une solution encore plus radicale. « Au lieu, dit-il, de 
chercher & supprimer toutes les causes d’inflammation, procédé dont 
Pimpossibilité n’est que trop évidente et qui a pour résultat de per- 
mettre au gaz de s’accumuler de plus en plus jusqu’au moment ot un 
accident vient y mettre le feu et provoquer une explosion épouvantable, 





REVUE SCIENTIFIQUE 91! 


je me demande s’il ne vaudrait pas mieux garnir le plafond des gale- 
ries les plus exposées de petites lampes 4 | ’air libre, de dix en dix ou de 
vingten vingt métres, afin de brdler constamment le gaz & mesure qu'il 
se présente en haut, dans les proportions inflammables et de réduire 
les explosions ainsi localisées 4 des proportions insigniflantes. Je com- 
pare, en effet, une mine & une chambre ot lon jetterait de temps en 
temps des pelletées de poudre 4 canon. Si on laisse cette poudre s’ac- 
cumuler, le moindre accident fera sauter |’édifice; si on la brale au fur 
et & mesure qu'elle arrive, il n’y aura plus de catastrophe & redou- 
ter. » 

A cette proposition M. Berthelot objecte, avec beaucoup de raison, 
selon nous, que le grisou ne peut pas étre brilé au fur et 4 mesure de 
sa production, 4 la fagon de pincées de poudre a canon. Il forme avec 
lair des galeries un mélange d’abord inexplosif et c’est seulement quand 
la production du gaz combustible, graduellement accumulé dans |’at- 
mosphtre, atteint une certaine limite, que le mélange acquiert la pro- 
priété de détoner. En outre, en admettant que cette inflammation 
locale d’une nappe de grisou fat possible, elle exposerait grandement & 
l’incendie de la couche de houille, accident des plus redoutés dans les 
mines. 

Nous croyons donc qu’il faut s’en tenir aux procédés actuels : emploi 
de la Jampe de sfreté et aérage des galeries. Seulement ces procédés 
devront recevoir toutes les modifications susceptibles de les améliorer. 
Presque toutes les fois qu'il a été possible de faire une enquéte sur les 
causes d’une explosion de grisou, on a pu reconnattre que |’accident 
était dd & l’imprudence d’un mineur qui avait ouvert sa lampe ou in- 
troduit du feu dans la galerie. C’est donc en vue d’enlever aux ouvriers 
la possibilité de commettre des imprudences que |’on doit surtout tra- 
vailler. En outre, il faut leur apprendre 4 reconnaitre, au simple aspect 
de la flamme de leur lampe, les indices par lesquels s’annonce le déga- 
gement du grisou. 

Il semble bien difficile d’empécher absolument, au moyen de la ven- 
Lilation, la formation des mélanges explosifs : cependant si le systéme 
d’aérage par l’air comprimé parait réellement plus efficace pour les 
diluer rapidement, les propriétaires de houilléres ne devraient pas 
hésiter & l’adopter, quelques sacrifices qu'il dit leur en codter. 

Enfin, les circonstances atmosphériques influent sensiblement sur 
la production du grisou dans Jes mines : ainsi on a reconnu que les 
explosions sont plus fréquentes lorsque le barométre est bas ou la tem- 
pérature extérieure élevée. Dans le premier cas, la pression atmosphé- 
rique étant moindre, l’écoulement du grisou est plus abondant, et les 
proportions de ce gaz dans lair de la mine augmentant, Yatmosphére 
en devient explosive : c’est ainsi que la catastrophe du puits Jabin a 





f 
V2 REVUE SCIENTIFIQUE 


coincidé avec une baisse subite de prés de un centimétre dans la hau- 

teur barométrique. Dans le second cas, lair extérieur étant chaud, la 

masse qui circule par ventilation dans les galeries diminue et la quan-- 
tité relative du grisou augmente. Les ingénieurs des houilltres doivent 

donc avoir constamment |’eil sur le baromttre et le thermomeétre et 

prescrire aux mineurs un redoublement de prudence lorsque la pression 

baisse ou que la température s’éléve. 

En résumé, dans une mine od toutes les précautions que nous venons 
d’énumérer et qui sont dictées par la raison et l’expérience, sont reli- 
gieusement observées, les explosions de feu grisou sont a peu pres 
impossibles. Malheureusement l’insouciance véritablement criminelle 
des mineurs met en défaut les mesares préventives les mieux congues 
et améne les terribles accidents dont nous déplorons le trop fréquent 
retour. Est-il possible de protéger le mineur malgré lui contre les périls 
auxquels il s’expose pour ainsi dire volontairement? C’est la, croyons- 
nous, un probléme devant Jeque] }a science restera longtemps encore 
impuissante. 


II 


L’industrie sucritre francaise traverse en ce moment ane crise des 
plus douloureuses. Les résultats de la campagne 1874-1875 n’avaient 
pas été brillants : ceux de la dernitre campagne sont désastreux. Beav- 
coup de fabriques font des pertes considérables et plusieurs sont obli- 
gées de liquider : un petit nombre seulement réaliseront de médioeres 
bénéfices. 

Les causes de cette situation déplorable sont nombreuses; mais la 
plus importante, sans aucun doute, est le développement exagéré denné 
4 la production-dans les dernitres années. Depuis quinze ans, la pro- 
duction du sucre a plus que triplé en France, passant de 450 millions 
de kilog., en 1839, & 450 millions en 1875 et 475 en 1876. La consom- 
mation intérieure est bien loin de:suivre Ja méme progression, puis- 
qu’elle n’a été que de 289 millions de kilog. en 1875. C’est donc par 
Vexportation que cette grande industrie est principalement alimentée. 
Mais malheureusement les débouchés deviennent de plus en plus diff- 
ciles & trouver, attendu que d’autres pays, tels que ]’Allemagne et ]’Au- 
triche, ont eux-mémes considérablement développé leurs moyens de 
production et sont arrivés, 4 Pheure qu’il est, 4 balancer leurs imports- 
tions et méme & avoir un excédant d’exportations. Le moyen le pias 
efficace de remédier au malaise actuel serait donc de trouver de noa- 
veanx débouchés : mais ce n'est pas chose facile. Aussi Pindastrie fran- 








REVUE SCIENTIFIQUE _ 913 


gaise, doit-elle, pour plus de sireté, chercher 4 améliorer les conditions 
de la lutte sur les marchés existants, par un abaissement de ses prix 
de revient. 

Le premier progrés & réaliser, c’est l’améhoration de la matiére pre- 
miére. Autrefois, les fabricants se procuraient facilement des betteraves 
renfermant de 14 4 13 pour 100 de sucre : anjourd’hui, elles n’en con- 
tiennent plus que 10 pour 100, en moyenne, et souvent beaucoup moins. 
Chose eurieuse, ce n’est pas a l’épuisement du sol, c’est au contraire & 
Vemploi excessif des engrais et surtout des engrais azotés, qu’est due 
cette diminution dans Ja richesse saccharine de la betterave. Ce fait a 
été récemment mis hors de doute par les expériences de M. Corenwinder 
et par celles de MM. Fremy et Dehérain. Ces savants ont démontré 
clairement que pardes fumures exagéréesle cultivateurobtenait, ib est 
vrai, des rendements & hectare beaucoup plus considérables qu’au- 
trefois, preuve que le sol n’est pas épuisé; mais que ces exces de rende- 
ment diminuaient dans une bien plus forte proportion les qualités 
sucriéres de la betterave. 

Comment modifler ees errements évidemment préjudiciables & la 
fabrication? Le cultivateur qui vend sa récolte au poids, quelle que 
soit sa qualité, cherche naturellement & produire la plus grande quan- 
tité possible debetteraves; le fabricant, au contraire, voudrait obtenir, 
sous le moindre poids possible, le maximum de sueré. On se trouve 
done en présence de deux intéréts opposés qu’il semble au premier 
abord difficile de concilier. Cependant ces intéréts ne sont opposés 
qu’en apparence : le cultivateur ne peut en effet que perdre a ce que le 
fabricant saccombe; car la culture de la betterave lui est plus avanta- 
geuse que celle des eéréales. Le fabricant, de son cété, ne doit pas, en 
faisant des conditions trop dares au producteur, risquer de manquer 
de matiére premiere; car il ne peut pas aller la chercher au loin. Il est 
donc de tonte nécessité, dans Vintérét commun, que l'accord se fasse 
entre les deux parties. 

Tel était te but da Congrds qui‘s’est réuni & Lille le 23 février der- 
nier, sur initiative de M. Ladureau, directeur de la station agrono- 
mique du Nord. Cette réunion, a laquelle étaient conviés les principaux 
fabricants et agriculteurs des départements da Nord de la Franee, avait 
pour objet spécial de désigner, d’un commen aceord, un procédé pra- 
tique d’appréciation de la valeur des betteraves, suffisamment exact 
pour sauvegarder les intéréts du planteur et ceux du fabricant. 

Le probléme a résoudre n’est pas sans présenter de sérieuses difft- 
eultés. La valeur d’une betterave dépend en effet, pour le fabricant, 
presque umiquement de sa teneur en suere; son prix doit donc étre 
proportionnel a sa richesse saccharine. Mais il faut que cette détermi- 
nation soit faite par un moyen. trds-simple et trés-rapide; car on ne 


914 REVUE SCIENTIFIQUE 


peut pas songer, dans une sucrerie, a analyser par les procédé.:-chi- 
miques ou optiques, un échantillon de chacune des livraisons apportées 
chaque jour 4 lusine par les nombreux planteurs qui l’alimentent. Ces 
méthodes d’analyse, trés-exactes, il est vrai, seraient beaucoup trop 
lentes et trop cofteuses. Il fallait done trouver un moyen plus commode 
et plus expéditif. C’est ce qu’a fait M. Durin, ancien fabricant de sucre, 
attaché au laboratoire de culture du Muséum d’histoire naturelle. Dans 
un travail important, il a commencé par démontrer que la densité du 
jus est trés-sensiblement proportionnelle 4 la richesse en sucre des 
betteraves qui l’ont fourni!. En outre, il a calculé les prix auxquels 
devraient étre payés les 1000 kil. de betteraves, suivant leur richesse. 
pour que le prix de revient du sucre extrait de ces betteraves restat 
constant. Au moyen de ces tables, on établit immédiatement la valeur 
d’une livraison dont )’échantillon a donné a J’essai un jus de degré 
déterminé. Cette détermination se fait elle-méme trés-simplement et 
trés-rapidement : au moment ov Ja livraison arrive 4 l’usine, on prend 
d’un commun accord un échantillon, on rape quelques racines, on 
presse la pulpe et !’on plonge dans le jus recueilli un pése-sel sur 
lequel on lit le degré; la table donne le prix corres Pandnge et le comple 
est fait. 

Le procédé de M. Durin a eu l’approbation unanime des membres 
du Congrés de Lille. Une Commission a été nommeée pour réviser ]'é- 
chelle de graduation des prix d’aprés le degré, proposée par ce savant. 
Ilest dunce probable que, dés cette année méme, des contrats seront 
passés entre fabricants et cultivateurs, ot ce mode de vente sera sti- 
pulé. Ii pourra résulter de ce fait un grand avantage pour les fabri- 
cants, sans aucun inconvénient pour les planteurs. Ceux-ci, en effet, 
auront intérét & choisir de bonnes graines, 4 réduire l'emploi des en- 
grais azotés, a diminuer l’écartement des plants; ils obtiendront ainsi 
des betteraves plus sucrées qu’ils vendront plus cher, sans en vendre 
beaucoup moins. Le fabricant de son cété, travaillant des matiéres 
riches, regagnera facilement, par une diminution plus considérable des 
frais de fabrication, l’excédant de dépense pour achat de matitres 
premiétres. 

Ainsi, l’amélioration de la betterave par l’adoption du mode de veate 
au degré, au lieu de la vente au poids, constitue un premier moyen pour 
atténuer les difficultés de la situation actuelle. 

Le perfectionnement des procédés de fabrication devra contribuer au 
méme résultat. Si considérables, en effet, qu’aient été les progres réa- 
lisés depuis les débuts de cette industrie, il en reste encore beaucoup a@ 
faire. Il est rare que la sucrerie tire des hetteraves plus de la moitié du 


1 Annales agronomiques, t. I*, p. 290. 








REVUE SCIENTIFIQUE 915 


sucre qu’elles contiennent : il y a donc une perte énorme qui donne la 
mesure des améliorations encore possibles. De toutes les opérations, tel- 
les qu’elles se font généralement aujourd’hui, Ja plus défectueuse est, 
sans contredit, la défécation par la chaux : elle donne lieu a la produc- 
tion d’une quantité considérable d’écumes, qui, malgré la pression a 
laquelle on les soumet, retiennent encore beaucoup de sucre lorsqu’on 
les jette. En outre, le traitement des mélasses, a |’effet d’en retirer le 
sucre cristallisable qu’elles contiennent, est encore peu appliqué. Telles 
sont les causes principales des rendements peu avantageux obtenus en- 
core actuellement par la sucrerie. 

Il ne faut donc pas désespérer de la situation : le mal est grand, mais 
des remédes efficaces peuvent y étre apportés. L’industrie sucriére est 
une de celles auxquelles le concours de la science a peut-étre le plus 
profité jusqu’ici. Ge concours ne lui fera pas défaut dans la crise ac- 
tuelle : déja elle vient de faire connaitre aux agriculteurs la cause de la 
dégéenérescence qu’ils croyaient constater dans la betterave depuis 
quelques années et les moyens de lui rendre ses qualités sucriéres d’au- 
trefois. De méme, elle indiquera, sans aucun doute, aux fabricants les 
perfectionnements qu’ils devront apporter 4 leurs méthodes de traite- 
ment des jus, pour en extraire une proportion plus considérable du 
sucre qu’ils éontiennent. Nous avons la certitude que la réalisation de 
ces progrés, en méme temps que le développement de la consommation, 
arréterait la ruine d’une industrie qui est une des sources les plus fé- 
condes de la fortune de la France. 


Ht 


Nous avons eu déja l'occasion de signaler & nos lecteurs ]’état d’in- 
fériorité ob, depuis longtemps, se trouve la France, vis-a-vis des 
grandes nations de l'Europe et de |’Amérique, au point de vue des 
observatoires tant astronomiques que physiques. Notre situation était 
cependant bien différente autrefois : 4 la fin du siécle dernier, sur cent 
trente observatoires existant dans le monde entier, notre pays en pos- 
sédait & lui seul une trentaine environ, dont les travaux ont puissam- 
ment concouru aux progres de la science : nous avions alors la supré- 
matie a cet égard. Mais la Révolution, en dispersant les corporations 
religieuses et supprimant les Universités de province, auxquelles 
appartenaient la plupart de ces établissements, n’en laissa qu’un seul 
debout, celui de l’Académie, qui absorba toutes les ressources de 
Etat. | 

Depuis vingt-cing ans, cette situation facheuse a été légérement 


916 REVUE SCIENTIFIQUE 


améliorée. Les observatoires de Marscille et de Toulouse ont été recons- 
titués ; un établissement nouveau a été fondé & Alger par le gonverne- 
ment colonial. Tout réeemment enfin, ja eréation d’un observatoire 
spécial d’astronomie physique a été votéé par l’Assemblée nationale. 

Un mouvement semblable se produit en faveur de la météorolegie : 
la fondation de l’observatoire de Montsouris a &é le premier pas 
accompli dans cette voie. Grace 4 linitiative et & l énergie infatigabie 
du savant professeur de Ja Faculté des sciences de Glermont, M. Allusrd, 
un établissement du méme genre vient d'étre construit sur te sommet 
du Puy-de-Déme, aux frais combinés de |’Ktat, du département et de la 
ville de Clermont. Enfin, une société scientifique particulidre, la Sockté 
Ramond est en train d’installer sur la cime du Pic du Midi de Bigorre 
un observatoire météorologique, auquel est réservé, sans aucun donte, 
un réle important dans la .science. Espérons que ces exemples seront 
imités et souhaitons qu’en particulier, les Universités libres, comme 
elles Pont fait jadis chez nous et comme le font leurs voisines d’Angie- 
terre et d’Allemagne, viennent donner une impulsion nouvelle am 
études scientifiques en créant des observatoires dotés d’ instruments 
nombreux et perfectionnés. Ce ne sera pas un des moindres bienfaits 
dont nous serons redevables & la liberté de Yenseignement supé- 
rieur. . 

L’ceuvre accomplie par la Société Ramond est trop digne d’intérit 
pour que nous n’attirions pas sur elie ’attention de nos lecteurs : elle 
a fait récemment l’objet d’un rapport & l’Académie des sciences, rapport 
dans lequel sont relatées les phases diverses par lesquelles a successi- 
vement passé cette entreprise!. 

Il y a longtemps que les astronomes et les physiciens avaient songé 
a établir un observatoire sur le Pic du Midi de Bigorre. Située, en effet, 
au milieu de la chaine des Pyrénées, et se détachant en avant de la 
créte générale, cette montagne s’avance comme an promontoire élevé 
de prés de 3,000 metres, du haut duquel, au Nord, on domine les vastes 
plaines de la Gascogne, et de l'autre cété, l'on voit se dresser toutes 
Jes hautes cimes de la chatne depwis le Pie da Midi 4’Ossau jusqn'aut 
points les plus élevés des Pyrénées Orientales. Placé de manitre & 
recevoir directement le choc des grands courunts d’air de l Atlantique, 
assez isolé d’autres crétes montagneases pour ne pas en subir des 
influences de radiation, facilement accessible, soit & pied, soit & cheval, 
ayant enfin un sommet suffisamment vaste pour recevoir des construc- 


* Rapport sur le projet d'un observatoire physique au sommet du Pic du Midi 
de Bigorre, soumis a [Académie par M. le général Ch. de Nansouty, au nom de 
la Société Ramond. (Commissaires : MM. d’Abbadie, Janssen, Ch. Sainte- 
Claire Deville, rapporteur.) 





REVUE SCIENTIFIQUE 7 


tions, le Pic du Midi réunit les conditions les plus convenables comme 
emplacement d’un observatoire météorologique élevé. 

Cette situation est éminemment favorable pour |’étude des grands 
courants supérieurs de l’atmosphére, auxquels depuis quelques années, 
la météorologie attribue, avec raison, une influence prépondérante sur 
les phénométnes observés & la surface du sol. Les observatoires élevés 
sont encore rares en Europe, ot !l’on ne pourrait citer que quelques 
stations alpestres dont l’altitude dépasse 2,000 métres; il n’en est pas 
de méme dans l’Inde anglaise et surtout aux Etats-Unis, oi le réseau 
météorologique, fortement constitué, comprend plusieurs postes situés 
sur des sommets, dont }’un, le Pike’s-Peak, dans le Colorado, atteint 
4,340 metres. L’utilité da nouvel observatoire est donc incontestable 
et l’on peut étre assuré que les travaux qui y seront exécutés condui- 
ront & des résultats importants pour la science. 

Mais ce n’est pas sans peine que ce but aura été atteint. Il y a trois 
ans que la Société Ramond poursuit la réalisation de cette cuvre! : 
elle a commencé par installer, le 1** aofit 1873, dans une hétellerie 
située au col de Sencours, 4 500 métres au-dessous du Pic, un petit 
matériel complet de météorologie (abri-Montsouris, thermométre, 
psychrométre, actinométre, hyétométre, barométre, etc.). Des obser- 
vations farent régulitrement faites pendant une campagne qui dura 
soixante-dix jours. 

L’année suivante, grace aux souscriptions recueillies, on put songer 
4 s’établir pour l’hiver; malheureusement, le 25 décembre, un accident, 
da & )’insuffisance de l’installation, forca le général de Nansouty et son 
aide & une retraite précipitée, pendant laquelle ils ne durent leur salut 
qu’aé leur intrépidité ef & une connaissance parfaite de la configuration 
du terrain recouvert par la neige. | 

La campagne de 4875 ne fut pas beaucoup plus heureuse; cependant 
dés le début, au mois de jum, les observateurs rendaient aux popula-~ 
tions environnantes un service signalé, en les avertissant en temps 
utile de la terrible inondation qui devait causer tant de désastres dans 
le midi de la France. Mais, dans la nuit du 15 au 46 octobre, une ava- 
lanche considérable ensevelit la modeste hétellerie sous un amas de 
neige, d’ot. les observateurs ne purent sortir qu’avec les plus grandes 
difficultés; Pabri météorologique, quoique construit en fer et fonte, 
était brisé et les instruments broyés. 

Le général de Nansouty et ses aides ne se sont pourtant pas décou- 


‘La Commission chargée par la Société Ramond de la fondation de 
l’observatoire, compte parmi ses membres : M. le genéral Ch. de Nansouty, 
president; M. le pasteur E. Frossard, géologue distingue ; MM. les ingeénieurs 
Peslin, Vaussenat, Hétier et Duportal. 





918 REVUE SCIENTIFIQUE 


ragés : apres avoir remplacé leurs instruments et pris quelques pré- 
cautions contre le retour d’une semblable catastrophe, ils ont réoecupé 
leur poste d’observation, résolus a y passer |’hiver tout entier. 

Ce simple exposé prouve combien il est urgent de transporter a 
bref délai, l’établissement météorologique définitif au sommet du Pic. 
- Pour cela, la vaillante commission de la Société Ramond n’a rien né- 
gligé : elle s’est adressée aux particuliers, amis de la science, aux so- 
ciétés savantes, aux départements et aux principales villes du sud-ouest 
de la France. Son appel ayant partout été entendu, elle a pu entre- 
prendre la construction dés Pété dernier. L’Observatoire entier se com 
posera d’une maison d'habitation, située & sept métres au-dessous du 
sommet, en partie souterraine, n’ayant d’ouvertures qu’au midi, el 
communiquant par un tunnel avec ung pitce circulaire voitée qui doit 
contenir le barométre, Jes appareils magnétiques, etc. A peu de dis- 
tance sera fixé solidement au roc l’abri-Montsouris, destiné a pro- 
téger les instruments qui ont besoin de recevoir directement |’action 
de lair. 

Une pareille euvre, uniquement due & initiative de quelques hommes 
dévoués et capable de rendre les plus grands services non-seulement & 
science, mais aussi & la contrée ot elle a été entreprise, méritait évi- 
demment de recevoir les encouragements et l’appui des grands corps 
de |’Etat. Sur la propositon du ministre de ]’Instruction publique, le Con- 
seil d’Etat a été saisi d’une demande en reconnaissance d’utilité pu- 
blique qui permettra 4 la société Ramond de devenir légalement prv- 
priétaire des terrains que lui concédent les communes de Bagnéres et 
Baréges et des constructions qu’elle y établit. Enfin, conformément aw 
conclusions du rapport de sa Commission, }’Académie des sciences a 
accordé sa haute approbation au projet, en partie réalisé, qui a été 
soumis & son examen, et aux résultats déja obtenus dans la station 
provisoire du col de Sencours. Ces honorables adhésions ne peuvent 
qu’assurer un succes bien mérité aux efforts de la Société Ramond. 


P. SainTs-CLaire DEVILLE. 








MELANGES 


GINO GAPPONI 


La mort du marquis Gino Capponi vient douloureusement nous rap- 
peler lintention que nous avions depuis longtemps de faire connaitre 
aux lecteurs du Correspondant le dernier ouvrage de l’illustre octo- 
génaire !,: 

La nouvelle de cette mort aura réveillé chez les survivants d’une 
génération qui s’éteint, le souvenir de la vie italienne, telle qu’elle était 
au moment out le continent s’ouvrit aux touristes, & Pissue des guerres 
de la premiére république francaise et du premier empire. Parmi les 
souvenirs d’un pays qu'un éloignement de plusieurs années avait rendu 
une ferra incognita pour les voyageurs étrangers 4 la guerre et a la 
politique, viendra se placer la brillante image du marquis Capponi. 
Grand, beau, instruit, hospitalier, vrai type de cette noblesse du Midi, 
que Bulwer aimait 4 dépeindre, a la fois un chevalier accompli et un 
profond érudit, le marquis Capponi était toujours prét a faire les hon- 
neurs de sa ville natale aux voyageurs qui avaient le bonheur de lui ¢étre 
recommandés, et & tendre avec bienveillance une main protectrice a 
V’étudiant obscur et pauvre dont il avait été le premier & découvrir le 
mérite. C’était peut-étre, de tous les Italiens de cette époque, celui que 
des hommes tels que ses contemporains, Byron, Shelley, Landor, et 
tant d’autres illustres visiteurs de Florence, étaient le plus heureux 
d’approcher et le plus fler de connaftre. Quelle période intéressante, que 
celle de ce demi-siécle pendant lequel Gino Capponi fut la principale 
figure de cette ville intelligente; que ce temps ov il était permis & un 
pyotte de désirer que non-seulement toute |’Italie, mais « que le monde 
entier fat la Toscane; » que ces heureux régnes de Ferdinand III 


1 Storia della Republica di Firenze, di Gino Capponi. 2 vol. Firenze, G. Bar- 
bera. 1875. 





920 MELANGES 


et de Léopold II, lorsque le grand-duché commengait & recouvrer son 
équilibre aprés les vingt années de l’occupation frangaise et n’était pas 
encore plongé dans la tourmente des tentatives insurrectionnelles qui 
agitaient déja d’autres parties de I’Italie ! Florence, qu’on nommait alors 
la moderne Athénes, gui comptajt parmi ses notabilités les réfugiés des 
autres villes italiesnes et nourrissait dans son sein, par sa presse 
comparativement libre, les germes du génie de Ja nation tout entitre, 
Florence ouvrait dans les salons du vénérable Vieussieux un centre de 
communication et d’échange d’idées pour tous les hommes distingués 
de |’Europe, ainsi qu’un champ libre aux discussions sur tous les 
sujets. Elle apparaissait alors comme une oasis politique, calme, mais 
non indifférente, au milieu de la péninsule mécontente et tourmentee 
par l’esprit révolutionnaire. 

Capponi, dans sa jeunesse, rempli Sardentes sympathies et d’aspi- 
rations politiques, et qui avait hérité de ses ancétres les idées d'indé- 
pendance italienne, dont expression se trouvait dans les pages de 
Dante et de Machiavel, ne pouvait qu’étre au premier rang des prolet- 
teurs des exilés, et l’4me de ces associations qui, sous Je mince voile 
de réunions littéraires, scientifiques et économiques, se souciaient4 
peine de cacher un but politique. Il était Pun des écrivains de }'Anio- 
logia, un des propriétaires de | Archivio storico, et un membre assidu 
de la société des Georgoftlt; enfin un des esprits de ]’époque dont 
s'inquiétait le plus la police ; mais la haute position dont il jouissait, 
son caractére plus élevé encore, ses maniéres franches et loyales, la 
hardiesse méme avec laquelle il exprimait ses pensées « séditieuses » 
et « conspirait » & visage découvert, le plagaient toujours au-dessus de 
Vinimitié du gouvernement, et s’il était signalé comme un homme 
craindre et & surveiller, il était considéré aussi comme un homme’ 
ménager. 

Encore jeune, le marquis Capponi fut atteint de cécité, fruit de ses 
longues études, et ce fut avec l'aide d’un secrétaire qu’il entrepril les 
vastes recherches et les travaux nécessaires & la composition de 
belle histoire de la république de Florence, que nous avons devant 
nous. Il est touchant de voir l’intérét qu’il portait de loin & son compe 
gnon d’infortune, l’Américain Prescott, qui, sous le poids de Ja méme 
infirmité que lui, avait écrit sa célébre histoire de « Ferdinand et d'lsa- 
belle, » dont Capponi, a ses frais et sous sa direction, fit faire unt 
version italienne. De méme que Prescott, et plus encore que Prescott, 
Capponi suppléait au sens qui lui manquait par une promplitude el 
une incomparable précision de mémoire des faits, des personnes, J@ 
dates et des localités, et cette faculté, déja remarquable trente-cing ans 
auparavant, lorsqu’il était dans la force de ge, conserva sa viguetl 
jusqu’aux derniers moments de sa vie. Malgré son travail incessant 





MELANGES 921 


pour terminer |’euvre a laquelle il s’était dévoué avecamour, il trouvait 
du temps pour d’autres études, at ne cessa jamais de montrer a tous 
le méme caractére serviable, sociable et enjoué. Aucun des grands 
ehangements qui, en 1848-49 et en 1859-60, amenérent la fusion de la 
Toscane avec le reste de l’Itahie, n’eurent lien sans que son influence 
plus on moins directe s’y fit sentir, ou méme souvent que son active 
intervention n’y apparat. 

Cependant, son travail historique eontinuait sans interruption. On le 
disait méme terminé, quoique le bruit circulét parmi ses amis que ]’au- 
teur avait quelque répugnance & le publier pendant sa vie, et qu’il le 
réservait pour ne paraitre qu’aprés sa mort. De meilleurs conseils heu- 
reusement prévalurent auprés de lui, et |’année derniére, les deux beaux 
volumes de la Storta della republica dé Firenze virept le jour. 

Il n’y a pas de pays au monde plus riche en monuments historiques 
que la république de Florence. Il n’en est pas nop plus dans lequel on 
trouve autant de citoyens illustres qui, aprés avoir passé une grande 
partie de leur existence & prendre part aux faits de histoire, ont ensuite 
consacré autant de soin a les rapporter. 

Kn tant que leurs écrits racontent les svbusinenis dans lesquels ils 
ont eux-mémes joué le plus grand rdle (pars magna), les annales 
d’hommes tels que Malespini, Dino Compagni, les deux Villani, Guic- 
ciardini, Machiavelli, Varchi, et cent autres, peuvent servir de guides 
précieux et fidéles. On a souvent élevé plus d’un édifice historique sur 
ces fondations posées par des mains contemporaines ; et, méme depuis 
que Gino Capponi eut entrepris son ceuvre sur histoire de Florence, 
plusieurs écrits plus ou moins importants sur le méme sujet ont vu le 
jour. De ce nombre sont ceux de C. Napier et J.-A. Trollope, en Angle- 
terre, et un nombre infini en Allemagne, ot le champ de ]’érudition 
florentine a été soigneusement giané par le baron Alfred de Reumont. 
Le marquis Capponi lui-méme nous parle avee reconnaissance, dans 
sa préface, d’un résumé de « Histoire de la république de Florence, » 
par une Francaise, M™* Hortense Allard, et il fait allusion aux recher- 
ches étendues entreprises par M. Thiers en vue de traiter lui aussi cet 
intéressant sujet. 

Cependant Vhistoire de Capponi ne pouvait manquer d’exciter, au 
moins aux yeux de ses compatriotes, un intérét auquel aucun produit 
d’une plume étrangére ne pouvait aspirer. Capponi résume dans ses 
deux volumes la science accumulée dans les nombreux écrite dont les 
bibliothéques et les archives de sa propre famille sont si richement 
pourvues. Personne a Florence ne pouvait étre aussi maitre du terrain 
que le descendant direct de Gino di Neri, Neri di Gino, Niceolo, Piero 
Capponi, le proche parent des Strozzi, des Ridolfi, et de tant d’autres 
grandes familles. Capponi n’avait que trop de documents sous la main; 





ae 


_ {27 a 





922 MELANGES 


néanmoins i] a produit une ceuvre a laquelle la critique la plus sévere 
n’a trouvé d’autre défaut qu’une minutie par trop excessive et une im- 
partialité parfois trop scrupuleuse. Dans la forme et dans le style, Cap- 
poni est demeuré parfaitement Italien, et, & tort ou & raison, il n’a pas 
voulu chercher hors de I'Italie sa méthode historique. 

Par malheur une chronique de mille années, condensée en mille 
pages, doit nécessairement paraitre parfois maigre et aride. En effet, 
l’auteur réserve peu de place aux descriptions et aux portraits, ou 4 
l’examen des mobiles qui ont fait agir les personnages dont il parle. 1 
laisse l’histoire se raconter elle-méme platét qu’il ne la raconte. A l’ex- 
ception de quelques grands poétes, écrivains et artistes, tels que Dante, 
Machiavelli, Cuicciardini, Michel-Ange, les nombreux acteurs de ce 
drame hérofque de Florence entrent en sctne sans fortéura, sans intro- 
duction formelle, et se retirent sans avoir été objet d’aucune mise en 
scéne préalable ou ppstérieure. L’historien semble prendre a tache de 
laisser déméler leur disposition d’esprit, leurs vues et leurs intentions, 
d’aprés leurs discours et leurs actes, s’aventurant rarement A pro- 
noncer un jugement sur leur conduite et demeurant jusqu’a la fin non 
moins sobre de louanges que de blame. I] ne faudrait pas croire, pour 
cela, que le livre soit dénué de charme : le style en est viril, sobre et 
élégant, et les personnages qui ont eu le bonheur de connaitre l’illustre 
auteur de fa Storta della Republica di Firenze, de le suivre dans sa 
carriére politique et littéraire, de jouir des charmes de sa conversation 
dans cette belle langue du Dante dont il savait se servir mieux qu'un 
autre, n’hésiteront pas 4 dire que le mot « le style c’est Phomme » 
semble avoir été fait pour Gino Capponi. 

Capponi raconte dans sa préface que M. Thiers avait \’habitude de 
dire que, comme il lui paraissait que le monde marchait vers une 
démocratie, il fallait étudier, de préférence a toute autre, l'histoire de 
Florence, puisqu’elle était la plus démocratique des temps anciens et 
modernes . 

Il ne nous semble pourtant pas que la démocratie florentine soit de 
nature 4 fournir de trés-salutaires lecons aux temps modernes. Florence, 
comme l’ancienne Rome, était une Cité et non un Etat. Les institations 
de la Cité ne s’étendaient pas au-dela de ses murs; ses possessions et 
ses dépendances étaient régies par des lois féodales ou municipales, 
faites selon sa volonté; elles n’étaient pas réprésentées dans ses con- 
seils et n’avaient aucune voix dans ses délibérations. Au dedans de ses 
murs, régnait peu d’ordre et encore moins de liberté ; aussitét qu’on a 


‘ Soleva dire il signor Thiers, che a lui parendo andare il mondo a una 
democrazia, era sopra ogni altra da studiare questa, come la pil democra- 
tica dei tempi antichi e dei moderni. Al Lettore, p. 6. (Storia della Repu- 
blica di Firenza di Gino Capponi.) 








MELANGES 923 


pu soustraire l’autorité souveraine des mains du Podesta (toujours un 
étranger) qui, pendant quelque temps, a représenté l’empereur, mais qui 
fut bientdt astreint aux simples fonctions de juge, cette autorité fut 
transmise & des magistrats, élus il est vrai par le peuple, mais toujours 
sous ]’influence de la faction prédominante, et dont on ne trouve moyen 
de neutraliser le facheux ascendant que par une seigneurie (Signoria) 
nommeée pour un terme de deux ou trois mois, et dont les membres 
étaient tirés au sort. Malencontreuse forme de gouvernement que Cap- 
poni n’hésite pas a appeler « funeste » puisqu’elle abaisse 1’autorité des 
magistrats et, avec elle, la dignité et la sécurité de ]’Etat. Du reste, cet 
expédient primitif n’a pas empéché une famille opulente de la ville — 
celle des Médicis — de fonder une autocratie qui, aprés avoir été 
exercée par eux sous la forme d’un ascendant purement moral et bienfai- 
sant pendant trois quarts de siécle, a dégénéré en un despotisme absolu. 

Il est vrai qu’il y a un cété brillant & ce sombre tableau. L’anarchie 
que les Florentins appelaient « liberté » fut remarquable par ses mer- 
veilles d’énergie publique et privée et par les vertus patriotiques qui ren- 
dirent la cité riche et son nom célébre dans les plus lointaines régions. 
Sans doute, si l’agitation, la lutte et les changements perpétuels peuvent 
étre regardés comme le plus grand bonheur d’un Etat, on peut dire que 
fa periculosa libertas des premiers temps de la démocratique Florence, 
était préférable & la justa servitus des dernitres années de )’aristocrati- 
que Venise. Mais il est difficile de voir comment M. Thiers pourrail 
édifier sur le modéle de Florence, méme modifié d’aprés les idées mo- 
dernes, une démocratie ayant pour base la liberté et la sécurité. _ 

- L’Histoire de la Toscane offre donc un vif intérét et un enseignement 
utile, que les hommes d’Etat de l’école de M. Thiers sachent ou non dis- 
cerner lesquels de ces exemples doivent étre suivis et lesquels doivent 
étre évités. Jamais peut-étre ces exemples n'ont été exposés d’un facon 
aussi claire et sous une forme aussi frappante que par la plume de 
Villustre Gino Capponi, dont ]’Italie tout entitre déplore aujourd'hui la 
perte. 

Il est presque superflu d’ajouter ici que la mort du marquis Gino 
Capponi fut conforme aux sentiments religieux de toute sa vie. Lui 
aussi pouvailt dire, comme le vieux Tullio Dandolo: Anzt tutto son 
cattolico e Italiano. C’est en gardant ce double caractére qu'il prit part 
aux événements de son pays en 1848-1849. Mais qui se souvient 
aujourd’hui des efforts tentés alors par le marquis Capponi, d’accord 
en cela avec Gioberti, le président du conseil de Charles-Albert, pour 
envoyer une armée piémontaise au secours du grand-duc de Toscane 
et ramener le Saint-Pétre & Rome? Et qui se souvient des paroles pro- 
phétiques qu’il prononga plus tard au Sénat, lorsque la révolution 
fut accomplie, lorsqu’on agita la question de la capitale et d’une 

40 mans 1876. 60 





924 MELANGES 


résidence dans la Ville éternelle pour le roi d’Italie? « Mais tous ces 
« palais seront au-dessous de celui du Vatican, élevé depuis des siteles 
« par ce levier puissant qui est la religion. Celui qui occupe le Vatican 
« ne peut reconnaitre personne au-dessus de lui, et ce palais, s'il 
« Pabandonnait, il en résulterait une solitude épouvantable. » 

Nous ne saurions mieux terminer ces lignes sur Gino Gapponi et son 
quvre, que par quelques-unes des paroles qui viennent d’étre pronon- 
cées sur sa tombe. : 

K agers Qualités rares de l’esprit et de l’Ame, noblesse de race, fei 
religieuse, nature éminemment artistique, tout se trouvait merveilleuse- 
ment harmonisé en Gino Capponi pour exercer une puissante influence 
sur son époque et sur son pays. I] l’a exercée, en effet, jusqu’au der- 
nier jour d’une vieillesse prolongée; car ni la cécité, ni l’dge n’ont 
jamais troublé la sérénité de son esprit, la vivacité de ses espérances, 
ni la fermeté de sa foi. 

« Sa réputation comme citoyen, comme écrivain et comme homme 
d’Etat demeareront pour toujours. » 


Au mofment od s’imprimaient ces lignes, la ville de Florence faisait 
célébrer un service solennel pour le repos de ]’4me de l’illustre citoyen 
qu'elle venait de perdre. Selon l’usage italien, la facade de 1’église de 
Santa Croce, ot le service avait lieu, était décorée d’inseriptions en 
Yhonneur du défunt, dont elles proclamaient les vertus, le patriotisme 
et le talent, et parmi lesquelles nous remarquons celle-ci : 


« I] ne crut point & la civilisation sans Dieu; i] revendiqua hautement 
pour le christianisme l’honneur de toutes les conquétes civiles de ]’Eu- 
rope moderne. » 


Un de nos compatriotes dont le nom est une autorité, M. Adolphe de 
Circourt, qui se trouvait 4 Florence et qui assistait & cette cérémonie 
& voulu, comme ami et comme Francais, payer aussi son tributé la 
mémoire de Gino Capponi. Nous regrettons de ne pouvoir citer la belle 
lettre qu’il a adressée au syndic de Florence et que nous apportent Jes 
journaux d’Italie, mais nous nous associons pleinement aux sentiments 


qu’elle exprime. 
xe 





_La question d’Orient, dont les grands politiques se préoccupent si 
vivement, a un céte auquel ils regardent peu et qui a cependant, méme au 
fe de vue philosophique, une grande importance : cest le cdté religieux. 

ue peut faire espérer, non-seulement & la religion, mais 4 la civilisation, 
la prepondérance des Czars se substituant a celle des Sultans? L’Orient a-t- 
il a y gagner ou ay perdre, sous ce double rapport? Telle est la question que 
re pose ct discute le P. Tondini dans un livre savant et plein de documents 
curieux, qui parait aujourd’hui sous ce titre . Le Rome et ies Papes 
de UEglise orthodoxe. (1 vol. in-12, librairie Plon et C*.) 














QUINZAINE POLITIQUE 


10 mars 1876. 





Dans l’intervalle des deux élections, c’est-d-dire du 20 février 
au 5 mars, nous n’avons vu que se continuer, peut-etre un peu 
moins vive, l'agitation qui avait remué le pays durant la période 
antérieure. Mémes éléments, méme lutte et méme confusion. Les 
partis suivaient la direction de leurs premiers mouvements. C’est a 
peine si, en quelques endroits, certains désistements, en diminuant 
les compétitions, simplifiatent la mélée et affaiblissaient le bruit. 
Pour plus d'un spectateur, cette fin était d’ailleurs comme indiffé- 
rente. Non-seulement on devinait presque les choix du 5 mars: 
car, avec les données du 20 février, les prévisions devenaient faciles, 
et la part de l'inconnu était petite. Mais, méme incomplet, ]’événe- 
ment du 20 février suffisait 4 déterminer l'avenir : l’expectative 
était moins tournée vers les députés qu’on allait élire que vers ceux 
qui étaient déja élus. L’inquiétude des uns avait déja tous ses 
doutes, la joie des autres toutes ses espérances ou ses suretés. La 
question était posée. Quel ministére pourra régner dans cette As- 
semblée? Quel sera le mode possible de gouvernement? Quel sera 
le sort de Ja République aux mains d'une telle majorité de répu- 
blicains? 

L’alarme des conservateurs, celle surtout qui s'est manifestée 4 
la Bourse, a mécontenté les victorieux. Naguére, quand I’argent des 
rentiers, qui de sa nature est chose craintive et fuyante, se retirait 
un peu ou se cachait, certains républicains austéres et vaillants lui 
reprochaient volontiers d’étre lache en politique. Cette fois, autre 
et nouveau reproche: ils l’ont accusé de dépit et de perfidie; & les 
entendre, sa frayeur était feinte et ne servait qu’a des calculs. 
Cette colére ne nous étonne pas trop. De tout temps les triompha- 
teurs se sont irrités plus ou moins du deuil et méme de la défiance 
des vaincus; et notamment ceux qui promettent la fraternité, |’éga- 
lité, la liberté, n’aiment pas plus devant eux le scepticisme que la 
résistance. Mais qui ne le sait? Ceux d’entre eux qui font peur ne 
sont pas hommes a se laisser émouvoir par la peur du public : car 
ils ont cette foi du fanatisme qui met autour du cceur le triple airain 
dont le poéte a parlé; et puis, leur hardiesse d’aujourd’hui leur 
parait 4 eux si timide, comparée 4 l'audace qui de leurs songes 
pourrait venir animer leurs actes! ils rient donc 4 voir trembler 
devant eux. Il y a aussi les naifs, qui, avec la crédulité la plus in- 


926 REVUE POLITIQUE 


nocente du monde, croient que I’ Assemblée, telle qu'elle sera, ne 
peut que se montrer bienfaisante et nous rendre bienheureux : 
ils s indignent qu’on ose prendre pour des menaces les félicités que 
leurs Catons apportent a Versailles dans les plis de leur toge répu- 
blicaine. Il y a enfin ceux qui jouent la comédie de la confiance, 
et, d’autre part, ceux qu’abuse dans leur honnéteté la farce de 
tempérance et de modération jouée aujourd hui par M. Gambetta. 

Gertes, la comédie de la peur ne nous plait pas, 4 nous, plus que 
l'autre: elle peut codter trop cher, non-seulement 4 la fortune 
publique, mais a la liberté de la France; et devant une Europe 
si attentive 4 nos actions, notre patriotisme nous |’interdirait 
d’abord. La peur a ses dangers: si nous n’en étions avertis par 
notre histoire contemporaine, nous le serions par les cris aigus des 
bonapartistes habiles, par les épouvantes boursouflées de ceux 
d’entre eux qui, comme M. Rouher et M. Raoul Duval, nous ont 
donné, la semaine derniére, le spectacle de poses si tragiques. 
Mais les républicains se tromperaient, si l’alarme du 21 février leur 
paraissait artificielle. Une Assemblée qui sera tentée de faire la 
souveraine en invoquantcomme droit supréme la souveraineté du 
peuple; une Assemblée ou les modérés ne sont qu'une centaine; ou 
les violents formeront deux grandes minorités qui se dresseront 
l’une contre l'autre; ou tot ou tard, dans les mouvements et le heurt 
de ces deux minorités, la masse sera emportée par l'impulsion de 
l'extréme gauche; ou les traditions des élus et les espérances surexci- 
iées dans le cceur des électeurs pousseront la majorité de reven- 
dication en revendication : voila bien de quoi justifier la crainte de 
tous ceux qui ont un peu de clairvoyance. Les monarchistes ont 
fait vivre la république sans |’aimer; Jes républicains la feront pénr . 
par leur amour : ainsi pense plus d'un conservateur. Vous le niez. 
Soit, mais dissipez donc nos alarmes dans cette Assemblée, par la 
sagesse de votre conduite aussi bien que de vos discours! 

On nous dira peut-étre que l|'élection du 5 mars ne semble nuile- 
ment faite sous l’empire d'une telle crainte, puisque la plupart des 
élus sont encore une fois choisis dans les rangs de la gauche. Nous 
le reconnaissons. Les illusions qui se jouent de l’esprit de la foule, en 
ce moment, ne se seront pas si vite envolées. Au surplus, le suffrage 
universel n’a pas la sagacité qui prévoit : il ne sait guére voir que 
le présent et dans le présent que ce qui est visible 4 tout le monde. 
ce qui est écrit a larges lettres et avec des traits de feu. Non, la 
France, non la nation qui vote et qui ignore n’apercoit pas le péni: 
mais, Si ses yeux sont fermés a la lumiére plus ou moins lointaine 
‘de ce péril, il ne s’ensuit pas que ce péril ne soit pas réel. Le jour 
ou le mal éclatera, o4 se précipitera-t-elle sous laiguillon de son 








REVUE POLITIQUE 27 


épouvante? Et ce jour-la, aurons-nous assez de force, nous autres 
modérés, pour empécher que, par réaction, elle ne se jette dans 
un ‘mal opposé? Que la gauche, aujourd’hui si confiante, yeuille 
bien y prendre garde. Assurément, nous serions heureux qu’elle 
démentit nos présages. Si ce n’était comme Francais et gens de 
bien, ce serait par politique que nous appellerions de tous nos voeux 
la paix et la prospérité, ce serait un intérét de parti qui nous indui- 
rait & souhaiter dans cette Assemblée le régne de la justice 
et de la tranquillité : car quand linquiétude, qui ne trouble 
maintenant que la pensée d’un petit nombre, sera dans le pays un 
sentiment général et profond, quand |’Assemblée aura commis des 
fautes égales a celles qui discréditérent les républiques de 1792 at 
dle 1848, ce n'est pas de nous, vraisemblablement, que la peur de 
cette méme foule, hélas! sourde 4 nos avis d’aujourd’hui, daignera 
prendre conseil et entendre les priéres : déja, en face des révolu- 
tionnaires qui créent le désordre, la France en a qui promettent 
‘ordre; méme quand la démocratie la perd, elle a une démocratie 
qui prétend la sauver; et bien que les plus sinistres lecons eussent 
du et pu l’instruire enfin, le suffrage universel, tel qu'il.est en 1876, 
ne parait capable encore que de fonder tour 4 tour des républiques 
radicales ou des monarchies césariennes. 

S'il y a, dans la gauche, quelques observateurs de sang froid 
qui veuillent bien considérer avec attention |'élection du 5 mars, 
ils constateront ce qu’ont puen quinze jours ces préventions et ces 
soupcons de la peur. Qu’annoncaient les staticiens républicains qui 
faisaient d'avance, pour le 5 mars, |’énumération de leurs victoires? 
Ils comptaient 70 républicains, 24 conservateurs, 14 bonapartistes. 
Leurs augures ont presque dit vrai pour les conservateurs, dont 29 
sont élus; de ce cdté, la proportion augmente un peu. Mais les 
républicains sont moins nombreux qu'ils n’avaient espéré : 53 seu- 
lement sont nommés et beaucoup, comme MM. Poujade et Escanié, 
ne le sont que par la grace d'une dizaine ou d'une centaine de 
suffrages. Or, & qui profite ce décompte de républicains? Aux amis 
de M. Rouher, qui gagnent 12 ou 13 places de plus que les calculs 
de la gauche n’avaient présumé. Le fait a sa signification : il peut 
donner la mesure de I’avenir. Il y a eu au lendemain du 20 février, 
des alarmes réelles; il y a eu, au 5 mars, un parti habile jus- 
qu’au charlatanisme, qui a su exploiter ces premiéres craintes. 
C’est maintenant 4 la gauche de juger, de conclure et d’agir. 
Elle sera libre, dans I Assemblée, de changer en raisons palpa- 
bles et immédiates les vagues pressentiments qui ont causé ces 
craintes : dés ce jour, elle est responsable de l'avenir. Mais bien 
aveugle la République si, aprés l'avertissement d’hier, elle ne 








928 REVUE POLITIQUE 


voit pas que le radicalisme, c’est le commencement de l’Empire! 

Les républicains s'applaudiront-ils , dans quelques mois encore , 
d’avoir tant triomphé des monarchistes? Nous en doutons. Ils 
ent voulu terrasser les conservateurs d’abord; et, avec l'aide 
directe ou indirecte des bonapartistes, ils ont eu la gloire de vaincre 
ou méme d’écarter de la lutte un trop grand nombre de ces « mo- 
dérés » dont la génante sagesse retardait de part et d’autre l’espoir 
avide des violents et des impatients. Les républicains et les bona- 
partistes ont bien enfin la joie qu’ils s étaient promise, celle davor 
un champ clos et de commencer leur duel. Ils se battront dans cette 
Assemblée, les hommes d'avant le 4 Septembre et ceux d'aprés 
M. Gambetta et M. Rouher ont chacun autour d’eux |’état-major de leur 
choix. Quels assauts 4 cette tribune! Toutes les injures et toutes 
tes malédictions, tous les griefs du passé, toutes les hontes et toutes 
les tristesses de la France vont s’y rner avec eux. Du 2 Décembre 
4 la journée de Sedan et de celle-ci au 8 février 1874, il n’y aura 
‘pas un souvenir insultant ou funébre qui ne vienne retentir dans ce 
combat, aux oreilles de |’Europe. Les républicains attendent, dit- 
on, avec une confiance plus que valeureuse, les défis et les prove 
cations que M. Rouher, par systéme et selon un dessein facile 4 
concevoir, multipliera et redoublera de jour en jour. Oui, les répu- 
blicains ont cette confiance : leur force numérique la leur donne. 
Mais la victoire ou la défaite importera peu au parti bonapartiste 
dans cette Assemblée : ce qu'il veut dans la bataille, ce n’est pas 
encore la fortune, ce n’est pas encore Phonneur de son drapeau: 
c'est la bataille méme, c’est le tumulte et l’agitation, c’est lexcés du 
vainqueur; c'est tout ce qui souléve le dégout ou Ja pitié dans ce pays 
jaloux d’ordre et de repos, dans ce pays d’opinions variables ¢ 
d’émotions soudaines. Et d’avance nous plaignons fort les politiques 
du parti républicain, si leur témérité se préte a la tactique de 
M. Rouher, et si dans les hasards et dans l’acharnement de cette 
guerre, une heure ne vient pas ow ils auront regretté les adversaires 
loyaux qu’ils avaient dans nos rangs et qu’ils.ont abattus sous les 
pieds de M. Rouher autant que sous ceux de M. Gambetta! Nous 
les plaignons si, tot ou tard, considérant d’un regard plus juste les 
intéréts de la liberté et de la France, ils ne sentent pas que des a- 
tagonistes tels que nous valaient mieux, dans l’Assemblée, que de 
ennemis comme M. Granier de Cassagnac et M. de Saint-Paul, 0 
des auxiliaires comme M. F. Raspail et M. Duportal. 

Il y a mille conjectures 4 former sur les destinées de cette As 
semblée et de la France. Ce qui parait sir, c’est qu'il n'y 3 p& 
un homme sagace qui n’ait aujourd’hui des pressentiments triste’. 
Depuis 1874, la France a vécu dans !’inconnu et le variable. Elle 








REVLE POLITIQUE 929 


n’y aura jamais été plus que dés ce moment. Son gouvernement, 
sans doute, a un nom et une Constitution : tout y semble précis 
et définitif; mais, les républicains eux-mémes ayant l’ambition se- 
créte et plus ou moins fiévreuse d'un changement, il se trouve que 
personne ne croit 4 la stabilité de rien : pour les républicains, le 
nom seul est fixe: pour les autres, pas méme le nom. Et pourquoi 
ce doute? Pourquoi l'incertitude et la peur? C’est que cette Assem- 
blée, ou domine pourtant une majorité si républicaine, semble in- 
capable ni de concilier le régime républicain tel qu'elle le souhaite 
avec le pouvoir du maréchal de Mac-Mahon tel qu'il veut et doit 
Vexercer, ni de faire durer la république, si ce pouvoir du maré- 
chal de Mac-Mahon se brise dans le choc ou tombe de lui-méme. 

damais, de tous les problémes qui, depuis cing ans, ont tour- 
menté imagination de nos hommes d’Etat, il n’y en eut de plus 
grave et de plus difficile que celui-la ; les plus ingénieux ne savent 
ni comment associer M. Jules Simon 4 M. le maréchal de Mac- 
Mahon pour gouverner avec la gauche, ni comment, sans la gauche, 
gouverner avec cette Assemblée. Faut-il compter sur la faveur 
d’événements imprévus? Faut-il, par exemple, supposer que la vue 
des violences qui pousseront les uns contre les autres les bonapar- 
tistes et les radicaux, aura la vertu de rendre modérés bien des 
républicains dont la modération est aujourd'hui plus qu incertaine ? 
Faut-il penser que, l'urgence du péril ramenant de part et d’autre 
4 un sentiment commun du besoin national et social bien des vo- 
lontés honnétes maintenant séparées ou méme ennemies, des rap- 
prochements heureux s’opéreront dans cette Assemblée et dans le 
pays? Faut-il se fier 4 l'inquiétude de M. Thiers, qui verrait, dit-on, 
ses espérances républicaines tellement outrepassées qu'il songerait 
a leur tenir téte dans l'attitude'd’ un modérateur? Faut-il croire aux 
rumeurs qui annoncent une rivalité de M. Thiers et de M. Gam- 
betta et qui prédisent des hostilités pareilles 4 celles de Péricleés et 
de Cléon dans la république athénienne, des hostilités comme celles 
dont l'histoire de 1874 fut témoin 4 Bordeaux? Nous ne pourrions 
l'affrmer. Qui oserait rien aflirmer 4 une telle heure et aprés les 
graves démentis que l’inconstance des hommes ou le caprice de la 
fortune ont donnés, durant ces cing années, aux prédictions des 
plus sensés et des plus perspicaces? 

M. Gambetta n’aura pas trop de tout son art génois pour préserver 
des folies et des fureurs du radicalisme la république dont il est le 
tribun et qui lui promet, parait-il, un consulat. Nous l'avons en- 
tendu 4 Lyon s‘écrier que la victoire du 20 février était celle de 
la république sur « le cléricalisme. » Ce qu'il y a de vain, de faux 
et d’injuste, dans cette assertion, on ne |’ignore pas. Ce quelle a 


930 REVUE POLITIQUE 


dagréable pour M. de Bismarck et ce quelle a ainsi d'impolitique 
pour un patriote francais, on le comprend. Ce qu'elle a de perfide, 
on le devine. M. Gambetta ne croit pas, évidemment, aux chiméres 
du radicalisme, avec la foi mystique et sotte de la plupart des 
siens. Il n’en voit pas seulement l’inanité; il les sait périlleuses. 
Il est trop intelligent, il a trop de sens pratique, pour ne 
pas reconnaitre que ces réformes absolues, la France, méme en 
république et méme aprés avoir élu une Assemblée républicaine, 
ne les supporterait pas. Ou détourner cependant les appétits du 
radicalisme? A quoi employer lactivité de ses songeurs? M. Gam- 
betta leur offre une proie, I’Eglise. Pauvre habileté ! Que M. Gam- 
betta oublie lhistoire de ses devanciers, de ceux qui, méme en 
renversant les autels et en tuant les prétres, n'ont pas détrut 
lEglise, nous ne sommes pas étonnés de cet oubli. Que M. Gam- 
betta pense ranger derri¢re lui, en poussant ces cris de haine, un 
certain nombre de sectaires et d'ignorants, une certaine tourbe de 
populaire, des gens dont toute la politique consiste dans la haine 
du catholicisme, nous n’en sommes pas davantage surpris, bien 
que nous n’ayons jamais pu découvrir quelle logique ou quelle ne- 
cessité devait allier l'idée de la république a celle de Virréligion et 
du positivisme. Mais, 4 n’envisager avec M. Gambetta que ['utilite 
politique de son dessein, nous dirions encore qu'il se trompe. Il et 
possible, en effet, qu'il assouvisse quelque temps la rage des radi- 
caux en leur fournissant cette pature du « cléricalisme. » Ce temps 
toutefois ne sera pas long. Les radicaux voudront plus et le voudront 
bientot : ils ge sacrifieront pas 4 M. Gambetta leurs autres veut, 
le reste de leurs convoitises; il y a dix points dans le minimun 
des félicités sociales dont M. Laurent-Pichat nous a énoncé la for- 
mule. La satisfaction que M. Gambetta leur aura donnée ne les 
aura donc pas rendus plus sobres : ils sauront bien par une autre 
intempérance ruiner la sage république de M. Gambetta. Au sur- 
plus, M. Gambetta peut en étre assuré : cette guerre religieuse 
qu’aé sa manitre et aux applaudissements de Berlin, il veut tenter 
en guise de diversion, croit-il qu’en contentant les radicaux, elle puis 
n’éveiller dans la conscience des conservateurs qu'une crainte inel- 
fensive, une indignation qui soit sans armes contre la république? 
Croit-il que cette étrange facon de soustraire le radicalisme au mal 
qu'il peut commettre autrement, ne soit pas un mal aussi, un mal 
qui alarme la France et qui augmente contre la république / 
défiance et la haine? Et ne peut-il donc pas prévoir que M. Rouber 
montera a la tribune pour défendre I’ Eglise ? 

Certes, nous ne le disons pas sans douleur : cette excessive ma- 
jorité de la gauche, ce commandement que M. Gambetta saisit dar 





REVUE POLITIQUE 931 


Y Assemblée, ces desseins des radicaux et leurs tressaillements de 
joie, sont des signes qui ont causé une véritable inquiétude au-dela 
de nos fronti¢res, partout ou. un homme d’Etat, sentant que la 
France manque en Europe depuis 1870, observait d'un regard bien- 
veillant le travail de notre réparation nationale. Nous savons bien 
qu’en Prusse on a salué de compliments aimables et de souhaits 
chaleureux cette Assemblée républicaine, radicale et bonapartiste. 
Les journaux de la gauche ont pu, sans qu’aucun scrupule de pu- 
deur patriotique en réprimat l’envie, citer amplement les journaux 
allemands qui feélicitaient la république : que M. d’Arnim n’est-il 
encore ambassadeur, pour recevoir une dépéche de M. de Bismarck 
comme celle dont on se souvient? Mais nous |’affirmons : hors la 
capitale ot régnent M. de Bismarck et M. de Moltke, il n’y a pas 
une cour, il n’y a pas un gouvernement en Europe owt la nouvelle 
de nos élections n’ait produit quelque crainte ; et nous en pourrions 
nommer qui se sont mis 4 regretter tout 4 coup, pour la force de la 
France et l’avenir de l'Europe, la monarchie qui semblait faite et ne 
s’est pas faite dans l’automne de 1873. 

Le salon d’Hercule a vu le Sénat et |’Assemblée recevoir leurs 
titres constitutionnels. Cette cérémonie et les opérations prépara- 
toires n’apprendront rien ou presque rien a |’anxieuse curiosité du 
public. Comment se formeront les groupes? La majorité agira-t- 
elle sur le gouvernement dans le choix des ministres? La lutte des 
partis sera-t-elle acharnée dés le début, dans la vérification des 
pouvoirs? Nous n’essaierons de rien préjuger dans une telle per- 
plexité. On nous permettra méme de dire que devant une Assem- 
blée ot nos opinions sont vaincues d’avance et out les conserva- 
teurs portent tant de craintes, nous avons de nouveaux devoirs de 
discrétion et de réserve. Nous n'‘oublierons jamais qu’aprés tout, 
cette Assemblée, avec le Sénat, représente la France: notre défiance 
ne nous Otera pas le respect. Mais, si nos conseils n’ont aucun droit 
dans cette majorité qui ne représente pas, comme celle de 1874, 
nos idées et nos espérances, nous aurons du moins, au nom de 
la société ou de la patrie, plus d’une priére vraiment suppliante a 
lui adresser. Puisse-t-elle n’y pas fermer l’oreille! Puisse-t-elle 
écouter parfois, 4 la tribune, ceux de nos amis qui viendront lui 
parler d’ordre et de paix! Il dépend de la gauche que cette date du 
8 mars 1871 marque un temps de repos ou de trouble. Il dépend 
d’elle que la République soit 4 jamais maudite ou qu’elle force 
lestime aprés la docilité. Il dépend d’elle que la France continue 
peu a peu de reconstituer sa fortune, ou qu’elle soit bientdt dégoatée 
de sa liberté, découragée de l’essai, mare pour le despotisme et 
assez misérable pour subir encore une fois l’audacieuse et mépri- 





932 REVUE POLITIQUE 


sante volonté de l’étranger! La gauche est maitresse de la Répu- 
blique et de nos destins: elle a dans |’Assemblée la puissance 
qu'elle avait longtemps souhaitée; ses actes seront la mesure du 
régime qu'elle a tant préconisé; elle est pleimement justicable de 
la France, et dés ce jour le jugement de Vhistoire l’attend: la 
république des républicains a commencé son ére. 

Depuis que, s'inclinant devant l’injustice et J’ingratitude popu- 
laire, M. Buffet s'est retiré, le gouvernement est en proiea une 
crise ministérielle dont la fin, en vérité, parait d'heure en heur 
impossible. Ce serait un long récit que celui de tout ce qui se dit et 
ne se dit pas, de tout ce qui se fait et se défait durant chacune de 
ces quinze journées déja perdues 4 la recherche d’un ministre de 
l’intérieur. Assurément, nous rendons un sincére hommage aux el- 
forts honnétes et laborieux de M. Dufaure, quia pris en ses mains 
ce trayail pénible et jusqu’a présent malheureux: les copservateurs 
le secondent, sinon d’une assistance qui n’est plus en leur pouvoir, 
du moins de Jeurs veux et de leur estime; ils savent bien que les 
bonnes intentions de M. Dufaure sont, précisément, au nombre des 
difficultés qui retardent son choix ou qui entravent son consente- 
ment. Nous ne sommes pas non plus de ceux qui croiraient 0 ppot- 
tun de railler le centre gauche de l’impuissance ow il jparait cue, 
apres tant de promesses et d’assurances: cette impuissance, i elle 
dure, si elle stérilise les derniéres ressources du moment, si elle 
agegrave le péril, ne doit et ne peut qu’étre déplorée par les consel- 
vateurs. Ils n’ont aujourd’hui, méme dans leurs discours, le losir 
d’aucunes représailles, et le sentiment du bien public les éléveau- 
dessus des souvenirs irritants : le centre gauche les trouvera ples 
équitables et plus bienveillants qu'il n’a été pour eux. Mais com 
ment ne pas s’attrister de délais qui, de minute en minute, renent 
I'euvre de M. Dufaure plus ardue et la patience du maréchal de 
Mac-Mahon plus douloureuse? Il edt fallu présenter 4 cette Asseir 
blée un gouvernement réorganisé, un programme net, un ministére 
ferme autant que modéré : peut-étre edt on saisila direction de cette 
Assemblée, dans la période de commencements indécis 00 ¢ 
va elle-méme faire ses essais ; en tout cas, on se fit épargné le n> 
que d’un conflit, comme celui qui peut mettre aux prises les prile- 
rences de la majorité avec celles de M. Dufaure et du chef de I'Etat; 
on ne serait pas, comme on le sera demain peut-dtre, soit expos 
des interpellations plus ou moins impérieuses, soit forcé de sua 
une pression qu'on ne pourra supporter. 

Au milieu de ces doutes et de ces alarmes, les conservateurs savet! 
au moins leur devoir : ils ne regarderont pas au drapeas, 25 
lennemi; ils ne marchanderont pas 4 M. Dufaure leur bonne foi et 





REVLE POLITIQUE 933 


leur courage; ils lutteront avec le maréchal de Mac-Mahon contre 
le radicalisme de M. Gambetta comme contre celui de M. Naquet; ils 
seront les auxiliaires indépendants, mais loyaux et désintéressés, du 
ministére qui, sous les auspices du centre gauche, entreprendra de 
garantir l’ordre contre les utopies et les violences de |’extréme gau- 
che; ils n’aliéneront pas leur volonté, mais leurs libres services sont 
dévoués d’avance a tout ce qui préservera sans faiblesse ces grands 
intéréts de la société plus que jamais inséparables du sort méme 
de la patrie. Ils seront patients. Mais que la gauche s'en souvienne 
bien : si elle abusait de cette patience, |’abus serait bientét puni. La 
France, méme quand elle livre ses destinées 4 des assemblées comme 
celle-ci, reste au fond conservatrice, parce qu'elle réserve toujours 
Sa paix ou son honneur; et l'on sait par des exemples mémorables 
qu'elle répare ses erreurs comme elle les fait, c’est-a-dire avec 
une force soudaine et irrésistible. Ce souvenir devra tempérer |’ar- 
deur des républicains, s‘ils veulent vraiment que la république des 
républicains ne périsse pas bien vite par leur seule et propre faute ! 

Pendant nos débats et nos angoisses, un grand événement s’est 
accompli au pied des Pyrénées: don Carlos, abandonné par la for- 
tune, a remis au fourreau son épée; il a traversé la France, pour 
aller demander a l’Angleterre une hospitalité qui, par l’indignité 
d’on ne sait quelle plébe, a été outrageante pour lui, dés qu'il a tou- 
ché le seuil de cette terre maintenant plus clémente, parait-il, aux 
démagogues criminels qu’aux princes malheureux. I] y a pourtant, 
devant l'homme et |’armée qui viennent de soutenir cette étonnante 
lutte de trois ans, un sentiment de respect et d’admiration que 
personne ne devrait leur refuser: ils ont été héroiques dans leur 
constance; ils ont fait des prodiges dans leur déniment. Que tant 
de sang versé ne soit pas stérile pour l’Espagne! C’est, au lende- 
main d’un tel drame, le veeu de quiconque voudrait sentir en Eu- 
rope une puissance de plus pour |’équilibre de ce monde tremblant 
ou pése la prépondérance du nouvel empire d’Allemagne. Et de 
méme, Vhistoire de notre pays hélas! permet bien a nos craintes de 
souhaiter que la guerre civile, qui vient de finir au-dela des Pyré- 
nées, n’ait, ni cette année, ni de longtemps, ni jamais, en deca de 
la frontiére, une seule de ces journées terribles : car les Vosges ne 
sont pas pour nos folies et nos fureurs une protection qui nous dé- 
fende au moins de l’intervention étrangére, comme |’Espagne en a 
été défendue. 

Auguste Boucuer. 


L’un des géranis : CHARLES DOUNIOL. 


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Neuvaine & saint Joseph, extraite de l’ouvrage du P. Patrigneni; 2 vol. in-12 2. 6 6° | 








LES LIBERAUX 


ET LA LIBERTE SOUS LA RESTAURATION 


JI]. —- UNE GENERATION NOUVELLE. — LA JEUNESSE DE M. THIERS. 
L ECOLE DU GLOBE. 


I 


Les élections générales qui, au printemps de 1824, en plein 
succés de la guerre d’Espagne, avaient porté 4 son apogée la fortune 
de la droite, furent le point de départ d'une phase nouvelle dans 
histoire de la gauche. Nous avons dit quelle avait été la conduite 
de ce parti pendant les premiéres années de la Restauration !. Des 
hommes modérés avaient tenté d’assurer la paix sociale et de 
fonder un gouvernement stable et libre, en réconciliant la France 
ancienne et la France moderne; par ses exigences imprudentes et 
injustes, par sa déloyauté révolutionnaire, |’opposition les avait dé- 
couragés, fait échouer, finalement chassés du pouvoir, et presque de 
la vie publique. Elle avait réduit la politique parlementaire 4 n’étre 
plus qu'un face a face sans médiateur, une lutte 4 mort entre une 
gauche menée par des fauteurs ou des complices de conspiration et 
une droite trop souvent compromise par des réveurs d’ancien 
régime. Bientét méme, dans son impatience de renversement, elle 
n’avait pas reculé devant ce que des libéraux eussent di redouter 
le plus: la perversion de Il'esprit militaire, et elle avait concentré 
tous ses efforts dans des conspirations de caserne et des pronun- 
ciamentos; tentatives impuissantes, il est vrai, et que Il’opinion 
inquicte et indignée lui avait fait chérement payer au jour du 
scrutin. 


4 Voir les livraisons du 10 novembre et du 10 décambre 1875. 
M, SER. T. LXV! (ClI® DE LA COLLECT.). 6¢ trv. 25 mars 1876. 61 





536 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


Ce passé rappelé en quelques mots, nous n’y reviendrons plus. 
Aussi bien tout parait désormais changer. De nouvelles recrues qui 
apportent une tactique nouvelle, vont prendre rang dans |'armée 
opposante. .Elles trouvaient la place 4 peu prés libre. L'ancien 
personnel qui avait mené jusqu’alors la campagne dans le parle- 
ment était, aux élections de 1824, demeuré presque tout entier sur 
le carreau, et sous la premiére impression de ce désastre, il semblait 
absolument découragé '. La Fayette, en dépit de sa nature obstint- 
ment espérante, était 4 ce point dégolité de la lutte qu'il partait pour 
lAmérique, comptant y retrouver, grace aux purs et généreux sou- 
venirs de sa fraternité d’armes avec Washington, le prestige que 
les fautes et les ambiguités de sa vie politique venaient de lui faire 
perdre en France. Manuel, plus vaincu encore puisqu'il n’avait pu 
méme étre candidat, n’était pas assez riche pour chercher dans de 
lointains et retentissants voyages, une diversion 4 ses déboires; isolé, 
presque oublié dans sa retraite, il supportait cette disgrace populaire 
avec une sorte de froideur silencieuse qui, pour n’étre pas sans 
amertume, n’était pas non plus sans dignité. La foule ne devait s 
ressouvenir de lui que trois ans plus tard, autour de son cercuell 

A peine quelques rares députés « libéraux » surnageaient-ils 
dans ce naufrage électoral *. Encore n’étaient-ce pas ceux qul 
personnifiaient réellement la vieille tactique antidynastique. Le 
plus en vue de ces élus, Casimir Périer et le général Foy, étaient 
demeurés étrangers aux conspirations, et c’était malgré eux qu'ils 
avaient été jusqu’ici les alliés, jamais les complices des La Fayette 
et des Manuel. Quant 4 M. Royer-Collard, aussi l’un des épargnés 
de la bataille électorale, il se montrait peu disposé & jouer un rile 
actif, en face d’événements qui, dans le passé, avaient trompé son 
espérance, et ne lui en laissaient plus pour l'avenir. Le décourage- 
ment tournait chez lui en pessimisme hautain, et il était pour le 
moment, moins un combattant qui rentrait dans l’aréne, quul 
spectateur considérant avec une ironie grave et désenchantée, l'ins- 
tabilité et la ruine de sa propre cause . 


1On se rappelle que sur les 110 membres que comptaient encore les 
groupes de gauche avant les élections de 1824, 91 n’avaient pu se faire 
réclire, parmi lesquels La Fayette, Manuel, Laffitte, Dupont de l’Eure, Voyet 
d’Argenson, le baron Louis, Chauvelin, Sainte-Aulaire, Kéeratry, Beausdour. 
les genéraux Taraire et Demarsay, etc., etc. 

2 Les candidats de gauche avaient obtenu treize nominations : le géenért! 
Foy élu dans trois colléges ; Casimir Périer, Benjamin Constant, Méchin, Ta- 
dif, Bastertche, Couderc, le général Thiard, Girardin, Descarnaux, Keehlit. 
L’option du général Foy permit de faire élire encore MM. Labbey de Poa 
piéres et Dupont de |’Eure. Ajoutez 4 ces élus quatre députés du centre 
gauche : MM. Royer Collard, Devaux, Humann et de Turckeim. 

* Royer Collard écrivait peu de temps apres les élections de (824: « Pear 


SOUS LA RESTAURATION 997 


Sortons-nous maintenant de la Chambre, si brusquement et si 
complétement vidée d’opposants, pour chercher ce que sont devenus 
aa dehors les meneurs des conspirations? Les sociétés secrétes, 
tout 4 i’heure menarcantes, étaient terrifiées, dissoutes, anéanties, 
et les deux factions qui s’en étaient partagé la direction, bonaper- 
tistes et républicains, avaient en quelque sorte disparu. On n’a pas 
oublié quel avait été jusqu’en 1824, le rdle prépondérant des bona- 
partistes dans le parti libéral. La mort de Napoléon, en 1824, 
avait méme sembié leur donner un nouvel élan. Mais toute leur 
force étant fondée sur |l’armée, le succés de la guerre d’Espagne 
fut leur coup de mort. D’ailleurs, prés de dix années s’étaient écou- 
Iées depuis 1814 et 1815. Le fait accompli et le temps, deux juges 
fort écoutés de la foule, semblaient avoir définitivement prononcé 
contre l’empire. Des générations s’étaient élevées qui n’avaient plus, 
ni les mémes souvenirs, ni les mémes rancunes. Dans |’honneur, le 
bien-ttre et la sécurité d'un gouvernement libre, elles trouvaient de 
quoi ne pas regretter la gloire éphémére et chérement payée du 
despotisme militaire. D’anciens dignitaires du gouvernement im- 
périal le reconnaissaient eux-mémes, et l'un d’eux, le comte Réal, 
écrivait un peu plus tard 4 Joseph, le frére ainé de l’empereur : « On 
jouit ici d’une trés-grande liberté; et cette liberté... nuit parfois aux 
souvenirs qu’a laissés une époque bien autrement brillante, mais eit 
le gouvernement trés-fort, se faisait trop sentir’. » Aussi ceux des 
généraux qui jusqu’alors avaient boudé, peut-étre méme conspiré, 
dans une retraite vyolontaire ou dans um exil impos¢, se rappro- 
chaient-ils des Bourbons, en gens las d’attendre et qui sentaient 
n’avair plus rien 4 espérer de l'autre cété; d’autant plus empressés 
dans leurs offres de service qu’ils avaient été plus compromis. 
Bientdt méme on verra |’ancien compagnon de Sainte-Héléne, ite 
général de Montholon, solliciter du roi audience sur audience, tacher 
de prouver son zéle en dénoncant de prétendus complots, et demander 


moi, jamais l’avenir ne m’a paru plus vague et plus ineaisissable, et jamais 
aussi il ne me fut plus étranger. Ce n’est pas de quoi je m’ocenpe. Si, comme 
je n’en doute pas, il reste encore quelques 4mes superieures qui, dégoiitéees du 
présent, se replient sur elles-mémes et nourrissent silencieusement leurs forces 
dans cette retraite, quels sont les evénements qui les en feront sortir ? » Quel- 
ques mois auparavant, il avait dit dans une lettre 4 M. Guizot : « Il n’y a pas 
ici trace d’homme, et je ne sais que ce qu’on peut apprendre des journaux ; 
mais je ne crois pas qu’il y ait rien de plus & savoir. Ea tous cas, je ne 
m’en eoucie pas. Je n’ai plus de curiosité, et je sais bien pourquoi. J'ai 
perdu ma cause... Dans ces tristes pensées, le coeur se serre, mais ne se 
résigne pas. » 

1 Mémoires et correspondance du roi Joseph, T. K. Lettre du 14 octo- 
bre 4828. 











938 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


‘pour prix un emploi dans l'armée, avec des fonds pour continuer 
sa police. Sans doute, le nom du grand capitaine n’était pas aussi 
vite oublié dans les régions moins hautes. La légende hantait tou- 
jours l’imagination des anciens soldats et par eux, se transmettait 
sans bruit dans les chaumiéres et les cabarets de village. Mais ces 
dévots populaires du culte impérial, dispersés, sans organe, sans 
chef, sans part 4 l’exercice des droits électoraux, ne constituaient 
pas dans les luttes d’alors une force politique. Comme _ parti 
d'action, le bonapartisme, naguére encore si puissant, s était évanoui. 

On en pourrait dire autant de cet embryon de parti républicain 
que quelques jeunes gens avaient tenté de reformer dans le secret 
des loges ou des ventes. Les uns, éclairés par leur déception, 
renoncérent 4 ce qui n’avait été que le réve ardent et passager de 
leur jeunesse. Les autres gardérent leurs passions; mais décou- 
ragés, bien que non convertis, ils attendaient des circonstances 
plus favorables pour essayer de les assouvir : on les retrouvera 
derriére les barricades de 1830; pour le moment ils rentraient dans 
l’ombre, et échappent 4 la vue de l’historien. Plusieurs cherché- 
rent dans les réveries sociales ce qu’ils n’avaient pu trouver dans 
l’action politique; ils s’enrdlérent sous la banniére de Saint-Simon 
qui publiait alors l’Organtsateur avec cette épigraphe : « L’age dor, 
qu'une aveugle tradition a placé jusqu’ici dans le passé, est devant 
nous », ou d’Auguste Comte qui posait dans le Producteur les 
bases d’un positivisme a la fois mystique et socialiste. Ainsi firent 
MM. Bayard, Buchez, Rouen, Laurent, Dugied, qui avaient compté 
parmi les plus ardents et les plus énergiques des carbonari. 
C’était sortir de la politique pratique; car 4 cette époque les nou- 
velles religions industrielles ou positivistes n’étaient pas encore 
descendues sur la place publique. 

Les combattants de l'ancienne phalange libérale étaient donc 
partout dispersés et désarmés. Leur rdle paraissait 4 jamais fini, et 
ils se laissaient dire au lendemain des élections de 1824 : « Résignez- 
vous ; vous en avez pour vingt-cinq ans. » M. Royer-Collard écrivait 
4 un de ses amis : « Vous trouverez toutes les physionomies chan- 
gées ; la vieille opposition a abdiqué. » Puis il ajoutait: « La nouvelle 
8 ignore encore elle-méme. » 

Quelle était cette opposition « nouvelle » qui « s’ignorait encore 
elle-méme » et qui cependant s’annoncait déja aux observateurs 
clairvoyants comme devant prendre la place de « l'ancienne?s 
Une génération commencait alors 4 se montrer qui, née tout 
4 la fin du dernier siécle, trop jeune sous l'empire pour penser et agir 
par elle-méme, avait en quelque sorte pris la robe virile au milieu 
des grands éyénements de 1844 et de 1815. Dés 1817, M. Royer- 


SOUS LA RESTAURATION 989. 


Collard signalait aux vieux partis l'avénement de cette « nation 
nouvelle, » et l'année suivante M. Guizot, rendant compte d'un 
écrit de M. de Rémusat, parlait de « cette jeune génération, |’espoir 
de la France, qui naissait 4 la vie politique, que la Révolution et 
Bonaparte n’avaient ni brisée, ni pervertie. » Toutefois avant 1824, 
sauf quelques efforts individuels, on ne l'avait pas encore vue vrai- 
ment 4 I'ceuvre; nous ne voulons pas la juger en effet d’aprés les 
étudiants momentanément égarés dans les sociétés secrétes. 

Par une faveur singuliére, son intelligence s'était ouverte aux 
questions générales et aux affaires publiques 4 cette heure ou, 
comme I’a dit M. Mignet, la Restauration avait fait « passer soudai- 
nement la France de la soumission silencieuse 4 la liberté élo- 
quente!. » Aussi a-t-on pu la proclamer justement une « généra- 
tion heureuse. » Méme refroidis par lage, tous ceux qui ont vécu 
de cette vie, nen rappellent les souvenirs qu’avec une émotion 
toujours jeune et un accent ignoré des sceptiques et des matéria- 
listes de l'heure actuelle. Ils redeviennent enthousiastes pour 
raconter des espoirs qui cependant ont été depuis lors plus d’une fois 
décus; et nous écoutons avec étonnement, mais non sans envie, ces 
échos du printemps d'un siécle que nous sommes condamnés 4 con- 
naitre dans son automne désenchanté et stérile. Rien en effet ne 
peut aujourd hui donner |’idée du mouvement qui avait été imprimé 
aux esprits apres 1844, et qui était arrivé 4 son plein effet de 1820 
a 4830. Il faudrait remonter jusqu'en 1789, pour trouver un pareil 
élan, une égale confiance, non-seulement dans |'élite qui marchait 
en ayant, mais dans le public qui ja suivait, ardent 4 toutes les 
nobles curiosités, passionné & toutes les controverses, sympathique 


2 Quel contraste en effet entre les années qui suivirent la Restauration et 
celles qui ’avaient immédiatement précédée! Un autre écrivain de cette 
génération nouvelle, M. de Rémusat, voulant faire ressortir ce contraste, a 
dépeint ainsi |’état des esprits 4 la fin de Empire : « Que pensait-on alors? 
Et qui s’avisait de penser? Et que pouvait-on croire? Quelle grande idée ne 
passait pas alors pour une chimére? On était revenu de toutes choses, de la 
gloire comme de la liberte. La politique ne connaissait plus deprincipes. La 
Révolution avait cessé d’étre en honneur, mais ses résultats mateériels n’etant 
pas contestés, elle ne se plaignait pas. La morale se réduisait graduellement 
ala pratique des vertus utiles; on l’appréciait comme une condition d’ordre, 
non comme une source de dignité. La religion, admise 4 titre de nécessite 
politique, se voyait interdire la controverse, l’enthousiasme, le prosélytisme. 
Ii paraissait aussi inutile de la discuter qu’inconvenant de la défendre. Une 
littérature sans inspiration attestait la froideur des esprits, et, par-dessus 
tout, un besoin de repos trop motivé par les événements, mais aveugle et 
pusillanime, subjuguait, énervait les plus nobles ceeurs. Decue dans toutes 
ses espérances, lasse de ses aventureuses tentatives, la raison était comme 
humiliée. » : 


os ee re S58 





0 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


aux réputations nouvelles, prompt 4 admirer, crédule jusqua ills- 
sion. Cette nation qui quelques années- auparavant, avait sembié 
flétrie, épuisée par les désordres révolutionnaires et le despotisme 
impérial, voyait sortir de son sein redevenu fécond, une jeunesse 
éclose au souffle de la liberté, qui se précipitait dans toutes les 
directions du travail intellectuel avec une chaleur parfots présomp- 
tueuse et téméraire, presque toujours sincére et généreuse. Elle 
prétendait renouveler la philosophie, créer [histoire, ouvrir des 
horizons jusque-la fermés a la littérature et 4 l'art, ressusciter la 
poésie ; en tout elle s imaginait redresser, rajeunir, agrandir, apporter 
le mot dernier et décisif. C était comme une immense espérance de 
la raison humaine, et 4 juger par les promesses et les intentons, 
on ett cru assister aux débuts d'un grand siécle. 

Ces travaux littéraires, historiques, philosophiques aboutissaict, 
ou du moins touchaient toujours par quelque cdté a la politique, 
et généralement 4 une politique d’ opposition libérale. Dans les pre- 
miéres années qui suivirent 4844, avant lentrée en scene deh 
génération que la Restauration avait formée elie-méme, la prépon- 
dérance littéraire semblait appartenir aux royalistes. De Maistre, de 
Bonald, Lamennais, tous ces grands noms de la littérature du 
temps étaient de leur cdté, et entre tous, celui qui avait le plus 
d’éclat et de retentissement, Chateaubriand. En était-il encore de 
méme quelques années plus tard, vers l’époque a laquelle nous 
sommes arrivés? M. de Maistre était mort; M. de Bonald, vieilli, 
se répétait; Lamennais se perdait dans des exagérations qui lis0- 
Iaient, et faisaient prévoir sa chute derni¢re; Chateaubriand, toat 
en se prétendant et en se croyant fidéle a la royauté, combettait 
avec ses adversaires, et pour eux. Par contre presque tous les 
jeunes gens qui commencaient alors 4 se vouer aux ceuvres del'intel- 
ligence, étaient plus ou moins engagés dans lopposition !. 

Ce mouvement de la pensée, dont la Restauration avait donnt le 
signal, semblait donc se retourner contre elle. Etait-ce maladresse 
imprévoyante du gouvernement, ou entrainement quelque peu 


‘ Ii serait assez curieux de parcourir la liste des hommes qui ayant moi 
de vingt-cing ans au moment de la Restauration, ont marqué depuis lors 
dans les travaux intellectuels et ont, & degrés divers, pris part, de 18243 
1830, & l’opposition libérale : M. Villemain né en 4790; M. Cousin em 1792; 
MM. Patin et Magnin en 1793; MM. Augustin Thierry, Demiron, Dubos, 
de Salvandy, en 1792; MM. Jouffroy, Mignet en 4796, MM. Thiers et d6 
Rémusat en 1797; MM. Duvergier de Hauranne et Michelet en 17%; 
MM. Carrel et Farcy en 1800; MM. Saint-Marc Girerdin et Jaequemoat 
en 1801; M. Vitet en 1802; MM. Duchatel, Mérimée, Quinet et Lerminet 
en i M. Sainte-Beuve en 1804. M. Guizot était un peu plus age; il état 
né en 1787, 





SOUS LA RESTAURATION | 


ingrat de la jeunesse? Peut-ttre les deux. C était aussi la faute d'une 
Kégislation trop étroite qui reculait jusqu’d quarante ans l'dge de 
Péligibilité politique. Ges jeunes gens pleins d’ardeur, de confiance 
en eux-mémes et dans leurs idées, croyaient apporter des solutions 
nouvelles a tous les problémes, et ils se voyaient éloignés pour des 
-années qui paraissaient 4 I'jmpatience de leur 4ge mortellement 
lengues, de toute participation effective au maniement et 4 la déh- 
bération des affaires publiques. Une seule porte restait ouverte — 
4 leur ambition politique : la presse. Or cette porte, on le sait, 
conduit le plus souvent 4 Yopposition. Pour les journalistes, la 
critique est plus facile, plus flatteuse, plus productive d'applan- 
dissements et de popularité. N’ayant qu’a parler, non 4 agir, la né- 
cessité d’ appliquer leurs idées ne les oblige pas comme I homme d' Etat 
% les controler, 4 les mérir, 4 y apporter des tempéraments; bien au 
contraire, lentrainement de la polémique, surtout quand il s’ajoute 
aux tendanees naturelles d’une jeunesse inexpérimentée, les pousse 
.& les exagérer, 4 devenir absolus, excessifs, violents, ne fit-<e 
.que pour se faire entendre!. 

Quoi qu'il en soit, c’est un spectacle étrange, et qui laisserait vée- 
lontiers une impression de découragement, que celui de ce gouver- 
nement puni non, par ou il a péché, mais par ou il a bien agi, et 
rencontrant parmi ses adversaires une jeunesse qui lui devait son 
émancipation. Sorte de contradiction 4 laquelle a fait allusion l'un 
des hommes de cette génération, M. de Rémusat, quand il a écrit 
un jour avec un mélange de sérieux et de raillerie : « Je n’ai jamais 
ea un grand fond d’aigreur contre la Restauration; je lui savais 
gré en quelque sorte de m’avoir donné les idées que j employais 
-contre elle. » 


il 


_ Si presque tous les jeunes gens étaient ainsi poussés vers l’oppo- 
sition, tous n’y apportaient pas les mémes doctrines et ne se dispo- 
salient pas 4 y suivre la méme conduite. Quelques-uns s’enrdlaient tout 


‘Carrel a reconnu dans une lettre écrite le 17 avril 1832, cette tendance 
presque fatale du journaliste 4 étre violent et excessif, et il en a donné |’une 
des raisons : « §ij’étais député, disait-il, je ne parlerais pas 4 la tribune comme 
yecris dana un journal; mais il faut écrire dans un journal autrement que 
Jorequ’on parle en public. Quand on fait de la politique dans un journal, 
cest comme si l’on criait au milieu d’une foule; l’individualite est absorbée, 
‘et les ménagements qui donnent un certain relief d’habileté 4 l’individu qui 
se présente et parle en son nom, éteindraient sa voix quand il parle au nom 
de tous et parmi tous. » 


'‘ 


942 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


simplement sous la banniére du vieux libéralisme antibourbonien, 
saufa rajeunir quelques-uns de ses procédés. Ils ne cherchaient nid 
renouveler ses principes qu ils acceptaient comme des instruments 
tout faits d’attaque, ni a le dégager de passions qu’ils partagaient 
ou dont ils jugeaient du moins utile de se servir: esprits plus positifs 
que théoriques, plus actifs que réfléchis, plus terre @ terre que 
réveurs, médiocrement soucieux des questions de doctrine et plus 
résolus & « arriver » que préoccupés de transformer le monde 
politique -ou intellectuel; si bien que tout en appartenant 4 la jeune 
génération par leur Age, par la verdeur et |’entrain de leur talent, 
ils ne la représentaient pas dans ce qu'elle avait de plus original. 

Qui edt assisté, vers 1824, 4 l'une des réceptions de M. Laffitte, 
elit apercu dans la foule, un jeune homme que sa petite taille sufli- 
sait 4 faire remarquer. Ses yeux singuli¢rement vifs, semblaient 
illuminer les larges lunettes qui les recouvraient; ses lévres fines, 
spirituelles, étaient presque toujours plissées par un sourire plein de 
malice. Sa voix qu'il ne ménageait pas, était gréle, aigiie, avec le 
timbre et la cadence d'un accent marseillais dont rien n’était encore 
venu altérer la pureté et l’éclat. Sa démarche, ses maniéres, son 
sautillement continuel, Je balancement étrange de ses épaules, un 
certain manque d usage, sensible, dit un témoin, méme dans la cohue 
mélangée qui encombrait les salons du Mécénes de la gauche, déno- 
taient plus d’originalité que de distinction. Du reste, nullement 
embarrassé de sa personne, il allait, venait, abordait chacun sans 
facon, s’emparait des conversations, parlait 4 tous et de tout, ra- 
contait, discutait, tranchait, professait avec une volubilité pétu- 
lante. Se rapprochait-on, l’écoutait-on causer politique avec 
Manuel, finances avec le baron Louis, stratégie avec le général Foy, 
administration ou économie politique avec celui-ci, art ou histoire, 
avec celui-la, avec cet autre mathématique ou astronomie, — au 
premier abord, tant d aplomb pouvait surprendre chez un tout 
jeune homme; mais bientot on était séduit et captivé par tant 
desprit. C’était plaisir de l'entendre, d’admirer cette abondance 
variée et lucide, cette verve souple et déliée, parfois mutine 
et mordante, cette intelligence si rapide, si agile et si universelle. 
A cété de lui on était presque toujours assuré de rencontrer 
un autre provencal, aussi discret et réservé que son compagnon 
était en dehors. Plus préoccupé de parattre profond que de se mon- 
trer abondant, ayant moins de promptitude et plus d’apprét, il affec- 
tait dans sa parole rare, et jusque dans sa prononciation, une sorte 
d’austérité grave et réfléchie qui contrastait avec sa figure charmante 
et jeune, encadrée d'une élégante chevelure. Homme d’étude, non 
d'action, il s’effacait volontiers derriére son ami, et, par désintéres- 








SOUS LA RESTAURATION 943 


sement d’affection, peut-€tre aussi par un certain dédain des succés 
vulgaires, il ne semblait pas chercher 4 lui disputer l’ attention dela 
foule. Ces deux jeunes gens, chacun les a déja nommés, c étaient 
M. Thiers et M. Mignet §. 

Pour les hommes de notre génération qui n’ont vu M. Thiers 
qu’en pleine possession de sa célébrité, il n’est peut étre pas sans 
intérét de chercher a se le représenter tel qu'il apparaissait alors & 
son entrée dans la vie. Les moindres détails ne prennent-ils pas de 
limportance, quand ils aident 4 discerner, derri¢re ce masque de 
vieillard sit connu de la France et du monde, le profil du jeune homme 
a demi-voilé encore par l’obscurité de son origine? — On racontait 
que les deux amis, venant d’Aix ov ils avaient fait leur droit, étaient 
débarqués a Paris, en 1821, sans autre bagage que quelques lau- 
riers académiques, une lettre de recommandation pour Manuel, leur 
compatriote, et une ambition fondée sur le juste sentiment qu’ils 
avaient de leur valeur, et sur la volonté ow ils étaient d’arriver *. 
Ils étaient pauvres, et avaient dd au début se contenter d'une 
mauvaise petite chambre au quatri¢me dans un hdtel garni du pas- 
sage Montesquieu. Bientdt avec le succés, la fortune, ou tout au 
moins l'aisance, était venue, surtout pour M. Thiers >. L’ardeur 
curieuse de sa vive nature qui lui faisait essayer de toutes les acti- 
vités intellectuelles, le poussait aussi 4 gotter des jouissances du 
luxe sous ses formes diverses. On le vit alors descendre de sa man- 
sarde, se faire dandy, se montrer sur les marches de Tortoni, con- 


1M. Thiers était né 4 Marseille en 1797, M. Mignet 4 Aix en 1796. 

*M. Mignet était venu 4 Paris en juillet 1821, M. Thiers deux mois plus 
tard. Les « lauriers académiques » dont nous parlons ici, avaient ete l’occa- 
sion d’un petit incident ou s’éetait montré le cdté espiégle qui a toujours été 
Yun des caractéres de l’esprit de M. Thiers. L'academie d’Aix avait popose ° 
un prix pour l’éloge de Vauvenargues. M Thiers concourut : il avait pour 
protecteur un des membres de |’Académie, M. d’Arlatan. A la chaleur avec 
laquelle celui-ci défendit le mémoire de M. Thiers, on en devina l’auteur et 
les adversaires des « libéraux » firent alors remettre le concours a l’année 
suivante. M. Thiers ne se tint pas pour battu. Aux approches du nouveau 
terme fixé, il fabriqua en toute hate et dans le plus grand secret, un second 
discours qu’il fit cette fois arriver de Paris par la poste. La cabale qui lui 
était hostile, heureuse d’avoir un concurrent si brillant 4 opposer au premiér 
mémoire, s’empressa de faire succés au second, et lui décerna le prix, ne re- 
servant 4 l’autre que l’accessit. Mais en décachetant les enveloppes qui con- 
tenaient les noms on s’apercut que les deux étaient de M. Thiers. Les rieurs 
ne furent pas du cdté des juges. 

? Plusieurs biographes racontent que vers 1822, grace au concours finan- 
cier d’un riche Allemand, propriétaire de la Gazette d'Augsbourg, le baron 
Cotta, M. Thiers avait acheté une action du Constitutionnel. Il était le préte- 
nom du baron, et avait part aux bénéfices trés-considérables que rapportait 
cette action. Ce fut le début de la fortune pécuniaire du jeune écrivain. 


PTT LES LISERAUX ET LA LIBERTE 


duire son cabriolet, monter 4 cheval, faire des arses et tirer le pis- 
tolet. Sa petite taille ne lui permettait pas d’obtemir, en ce genre de 
vie, des succés aussi incontestables que dans les choses de l'esprit. 
Les méchantes langues du temps semblent méme sétre égayées 
parfois de ses mésaventures de sportsman; mais en dépit des rieurs, 
il se reprenait & ces exercices avec une persistance que rien ne 
décourageait. 

Ce n’était la, du reste, que le cdté extérieur et secondaire d we 
vie déja fort occupée des travayx de lintelligence et des lattes 
de la politique. Le jeune Thiers faisait de tout 4 la fois avec une fad- 
lité surprenante : polémiques de presse, critique dart, rexpressions 
de voyage, collaboration 4 des encyclopédies, publication de mémoires 
d'actrice, etc.; et surtout il commencait son Histoire de la Révolu- 
tion. Tant d’occupations diverses ne suffisaient pas & son activité; 
il projetait une histoire universelle, se croyait une vocation scenti- 
fique, s'éprenait des hauts calcals, tracait des méridiens 4 sa fenétre, 
arrivait le soir chez ses amis en récitamt d'un accent pénéiré telle 
phrase de Laplace, et révait un voyage de circumnavigation. Des 
cing heures du matin il était sur pieds, lisait ou écrivait six heures 
de suite chez lui, passait le reste de la journée dehors, laprés—midi 
dans les bureaux du Constituttonne/, la soirée dans le monde. Jours 
@ardeur sans pareille, d’entrain merveilleux pour ‘cette intelligence 
curieuse, vive et prompte. Avide de tout comprendre, de tout savamr, 
encore plus empressé d’enseigner que d’ apprendre, M. Thiers croyait 
vite étre arrivé 4 ce terme ou, n’ayant plus besoin d’approfondir pour 
lui-méme, il ne lui restait qu’d expliquer aux autres; l’étudiant de 
la veille aimait alors 4 raconter ce qu’il venait de s’assimiler, avec 
la complaisance et la fierté d'un inventeur qui expose sa découverte, 
ne redoutant ni le détail, ni la spécialité, sachant rendre l'un amu- 
sant et l'autre intelligible. A cette époque cependant i) questionnast 
encore, s’instruisait méme plus avec les hommes que dans les lrvres; 
mais il n’écoutait bien que ce qui rentrait dans la direction de ses 
propres idées, passait outre sur ce qui les contredisait, et n’en recevait 
méme pas l’impression '!. De belle humeur, du reste, dans cette con- 


4 Dés lors M. Thiers avait en des matiéres ot Pinspiration n’a ancane pert 
et ot: tout repose sur la lente étude des faits des partis pris qu'il conservera 
toute sa vie. Il racontait un jour 2 M. Sainte-Beuve : « Je fas presents am 
baron Louis ; tout d’abord il me parla de la liberté du commerce ; j’arrivais 
tellement avec ces idées que j’ai eues depuis, que je bataillai 4 natant; je 
hataillai bravement et tant que je pus. Tet j’étais dés mon arrivée, et css 
idges que la nature m’avait données toutes faites, Page n’a fait que me les 
confirmer chaque jour ». On remarquera cette expression « les whées gue és 
nature m’avait données toutes fatter. » Aussi M. Sainte-Beuve ajonte-t-il plus 











S08 LA RESTAURATION ba 


fiance en lui-méme, amoureux de ses études, il vivait heurenx am 
miitien de l’'abondance de ses idées, et dans l’attente de succés dont 
il ne doutait pas'. Rien en lui de cette ambition sombre et irritée, sow- 
veut le propre des hommes qui se frayent a eux seuls leur chemin. I 
n’était pas de la famille de ces esprits malheureux toujours en colére 
contre une société qui ne leur fait pas assez vite leur place — ih 
savait bien qu'il ne serait pas long 4 prendre la sienne — et il ne 
considérait pas que ce fit entre lui et cette société un duel ov l'on 
des deux dat pér. 

Les opinions que M. Thiers avait apportées 4 Paris, et au service 
desquelies il s était trouvé aussitét lutter, étaient celles que pouvait 
fui avoir données une éducation toute imprégnée des idées du dix 
huitieme siécle et des préjugés du mauvais libéralisme. On disait de 
tui dans la bonne ville d’Aix, qu'il « écrivait bien, mais pensait 
mal. » Les Bourbons lui paraissaient absolument incompatibles avee 
son idéal de régime politique; et il comptait bien que cette incom- 
patibihté éclaterait 4 leurs dépens le jour, qu'il cherchait 4 rappro- 
cher, od ce régime serait appliqué. Mais c’était alors pour ha la 
seule maniére de poursuivre leur renversement. On ne l’avait pas vo 
se méler aux conspirations et aux sociétés secrétes; il avait trop 
d'esprit et de prudence pour se jeter dans d‘aussi sottes et dange- 
reuses aventures; capable d’oser beaucoup dans les maneuvres de 
presse ou de tribune, il était de tempérament circonspect du moment 
qu'il devait braver d’autres périls et encourir des responsabilités 
d’un autre genre. La nature de M. Thiers le portait a |’ opposition. 
Fort autoritaire dans ses idées ou ses actes, il était néanmoins inca~ 
pable de subir et surtout de respecter |’autorité des autres, Une sorte 
d’espi¢gierie mutine avait toujours été le fond de son caractére. Vers 
4845, étant retourné 4 Marseille sa ville natale; on lui fit grand 
accueil et on rechercha au collége ses anciennes notes; on y trouva : 
« intelligent et insubordonné. » L’homme d’Etat racontait lui-méme 
cette anecdote avec complaisance; ces deux mots étaient comme 
une vieille devise qu'il était loin de répudier. 

A peine arrivé 4 Paris, M. Thiers s'était mis avec M. Mignet sous 
le patronage de leur compatriote Manuel, dont il sera jusqu’a la der- 


lom : « Ces natures si rapides de Thiers et de quelques autres sont comme 
des torrents qui bruissent et m’écoutent pas, qui rejettent tout ce qui se 
présente de biais et ne recoivent que ce qui tombe dans le fil du courant, 
qui ne montrent que Pécume de leur propre flot et ne refléchissent pas le 
rivage. O toi, lac immense, vaste et calme miroir de Goethe, of es-tu? » 

4 On raconte qu’s Aix, M. Thiers, simple étudiant, sans fortune et sans 
protecteur, disait couramment devant ses camarades : « Quand nous serons 
ministres. » 





946 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


niére heure le client fidéle. Par lui il était devenu le commensal assidu 
de l’hdtel Laffitte et l’ami enthousiaste de Béranger. « Béranger, 
devait-il dire plus tard, a été un pére pour nous. » Toujours sur la 
recommandation de Manuel, il était entré au Constitutzonnel, qui 
représentait l’esprit de la vieille opposition dans ce qu'elle avait de 
plus routinier, de plus suspect et de plus perfidement antidynasti- 
que. Il s’y était trouvé mélé aux écrivains survivants de l’école révo- 
lutionnaire et bonapartiste, MM. Etienne, Tissot, Jay, Evariste Du- 
moulin, Cauchois Lemaire, abbé de Pradt. Ce voisinage ne pa- 
raissait pas offusquer un homme qui tenait 4 orgueil de se dire le 
fils de la révolution et ne se défendait pas d'un certain faible pour 
lempereur. Sans prétendre réagir contre ce que les doctrines politi- 
ques, philosophiques, littéraires du Constitutzonnel avaient souvent 
de vulgaire, de mesquin et de fané, M. Thiers se bornait a apporter. 
&la vieillesse un peu lasse et épuisée des rédacteurs le concours 
d'une verve plus fraiche et plus abondante. Les théses toutes faites, 
celles qui ont trainé dans tous les esprits ne lui déplaisaient pas; au 
contraire, il aimait tant ce qui était simple, on pourrait presque dire, 
ce qui était banal, qu’il ne reculait pas devant le lieu commun, se con- 
tentant de le relever par la vivacité et l'a-propos de la forme *. 
Ce n’était pas du reste dans sa nature éminemment pratique de 
s arréter & des scrupules de doctrine. Trouyant |’opposition engagée 
sur un terrain, il ne lui semblait pas qu'il y edt autre chose a 
faire que de l’y suivre. Les circonstances, en lui donnant accés au 
Constitutzonne/, mettaient entre ses mains l'une des plus puissantes 
machines de guerre qui eussent été employées jusqu’alors par l’oppo- 
sition; il edt trouvé quelque peu niais de perdre son temps a con- 
troler la valeur, la sincérité et la fraicheur du libéralisme de ce 
journal : il ne sonyeait qu’& se servir aussitét d'un tel instrument 
le plus utilement pour sa cause et pour lui-méme. Toutefois, si dés 
ce moment, il menait vivement la bataille contre la Restauration, s'il 


‘ On plaisantait dés cette époque M. Thiers, & cause de son faible pour le 
lieu commun, et un écrivain jouissant alors d’une certaine notoriete, 
M. Malitourne, langait contre lui cette epigramme qui a la part de verité 
et d’exagération de toute caricature. « M. Thiers c’est M. de la Palisse 
ayant le courage de ses opinions. » Beaucoup plus tard en 1867, M. John 
Lemoinne écrivait dans le Journal des Délvats : « Gomme M. Thiers est 
un habile vulgarisateur, il plait surtout au vulgaire; il donne des airs de 
sentence aux plus incontestables banalités et il excelle 4 mettre l'histoire a 
Ja portée du commun des martyrs. Pour rendre toute notre pensée qui natu- 
rellement ne saurait avoir rien de blessant, M. Thiers est le dictionnaire 
Bouillet des assemblées... Les auditeurs de M. Thiers, aprés chacun de ses 
grands discours, emportent une provision d’histoire toute faite et la trouvent 


commode et portative. » 


SOUS LA RESTAURATION 947 


disait 4 M. de Rémusat : « Nous sommes la jeune garde, » il ne 
semblait cependant pas encore bien fixé, non sur le but, mais sur 
les moyens. II hésitait, tatonnait, se dispersait un peu, brdlant sa 
poudre a toutes les cibles. C’est seulement plus tard, lors de la fon- 
dation du National, qu'il trouvera le point précis d’attaque, celui 
ou il concentrera tous ses coups pour faire bréche. 

En attendant, Pceuvre la plus importante de M. Thiers était alors 
son Histotre de la Révolution, dont les dix volumes parurent suc- 
cessivement de 1823 4 1827 '. Sous l’Empire, la Révolution n’a- 
vait pas été en honneur; les souvenirs de sang qu'elle avait laissés, 
n étaient pas encore effacés et ils pesaient sur elle. Néanmoins ses 
résultats matériels ne paraissant pas menacés, ceux qui en avaient 
profité ne s’inquiétaient pas de cette sorte de condamnation morale. 
¥] en fut autrement sous la Restauration, quand une partie de la 
droite arbora ouvertement le drapeau de la contre-révolution. Il 
devint possible alors, en s’appuyant sur les intéréts alarmés, de 
tenter une réhabilitation, et l'appréciation des événements de la 
fin du dernier siécle devint un des points, et non le moins im- 
portant ni le moins passionnant, sur lesquels se livrait la bataille 
entre royalistes et libéraux. Jusqu’en 1823, chez ces derniers, la 
note avait été donnée par les Conszdérations de M*° de Staél. 
Tout imprégné qu'il fat de l’esprit de 89, ce livre n’allait pas au- 
dela, et la répudiation trés-nette de 1792 et de 1793 en ressortait & 
chaque page. C’est au contraire la Révolution en général que 
M. Thiers prétendit défendre, glorifier, faire aimer. Tout a été dit sur 
cet art d’exposition lucide et de récit facile qui, 4 force d’expliquer 
clairement les attentats et les crimes révolutionnaires, de les montrer 
naturels, logiques, nécessaires, les faisait presque paraitre légitimes; 
sur cette admiration « complice de la fortune» qui, dans la succession 
rapide des partis au pouvoir, ne s’attachait pas a regretter ou a 
défendre les vaincus, était toute aux vainqueurs, et racontait de telle 
sorte leurs succés que ceux-ci fascinaient l'imagination au lieu d'indi- 
gner la conscience; sur cette these littéraire qui mettait au premier 
rang des qualités de lhistorien, « lintelligence » et «la faculté de 
comprendre, » comme si au-dessus ne devaient pas étre la justice 
et le sens moral. Robespierre lui-méme, 4 force de triompher de ses 
ennemis, ne s’était-il pas imposé 4 M. Thiers, et 4 certains moments 


' L’éditeur défiant avait exigé pour les deux premiers volumes que l’ou- 
vrage portét avant le nom de M. Thiers celui d’un assez médiocre réedac- 
teur de résumés historiques, aujourd’hui complétement oublie, M. Bodin. 
C'est aussi en 1823 que M. Mignet publia son Précis de la Revolution 
francaise, qui obtint un vif succés, plus vif méme que les deux premiers 
volumes alors parus de M. Thiers. 


98 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


we dirait-on pas que Phistorien a éprouvé pour le dietateer du 
Comité de Salut Public quelques-uns des sentiments que lui im 
pirera plus tard'Napoléon? 

Une telle histoire devait révolter ceux qui avaient <€té ‘les spec- 
tateurs, et plus ou moins les victimes du drame révolutionnaire. 
Mais ne risquait-elle pas de fausser le jugement des nouvelle 
générations, d’énerver chez elles le sentiment de Ja pitié, de ls 
vertu et du droit? Nous avons précisément rencontré un témoignage 
qui permet de saisir sur le vif l'impression ressentie par les conten- 
porains. En 1826, M. Sainte-Beuve, agé de vingt-deux ans, jugeait 
ainsi I’ Histuire de fa Révoluteon, alors en cours de publication : 


Jusqu’a présent aucun historien n’avait aussi bien que M. Thiers 
analysé cette masse confuse de faits, si effrayante & tous égards; ily 
pénétre sans étre arrété par l’horreur; car son esprit est libre de préoc- 
cupation et pur de souvenirs. Pour la premitre fois, nous nous voyons 
transportés avec lui sur cette terrible Montagne qui ne nous avait 
jamais apparu qu’a distance environnée de tonnerres et d’éclairs; nots 
en montons tous les degrés, nous |’explorons comme un volcan eit, 
et il faut en convenir, bien qu’effrayés nous-mémes de cette havteat 
inaccoutumée, nous comprenons enfin qu’on a pu voir de 1a les choses 
sous un aspect particulier et les juger autrement que d’en bas. Sans 
absoudre les coupables, nous en venons 4 les expliquer. En le lisant, i 
est bien vrai, qu’on sent naitre en soi une idée de nécessité qui sub- 
jugue; dans |’entrainement du récit, on a peine & concevoir que les 
événements aient pu tourner d’une autre facon et & leur imaginer un 
cours plus vraisemblable, ou méme des catastrophes mieux motivées. 
Quant aux hommes, il est vrai, lhistorien ne s’occupe guére de es 
gourmander ou de les louanger & propos de chaque action; il les presd 
pour ce qu’ils sont, les laisse devenir ce qu’ils peuvent, les quitte ks 
retrouve suivant qu’ils s’offrent ou non sur sa route et se 
surtout de faire d’aucun son héros ou sa victime... Toujours fiddle 4 
ja destinée de la patrie qui n’est que la destinée de la Bévolution, il # 
range parmi ceux qui défendent et sauvent cette grande cause; & 
sont-ils indignes eux-mémes, il les suit encore par devoir & travers 
les maux qu’ils infligent et dont il gémit sans que sa constane 
s’ébranle!. 


Voila donc ce que’ les jeunes gens trouvaient dans |'Histwire 
de M. Thiers et ce quiils en concluaient. Encore avons- 100 


‘ Dans un autre article écrit quelques années plus tard, en 1830, M. Sainte 
Beuve ajoutait : « MM. Thiers et Mignet, dans leurs admirables histoires 0a! 
fort bien montré, et avec une intiépide fermeté de coup d’cil, dans la Mos- 
tagne malgré ses horreurs, dans le Directoire malgré ses faiblesses, dats 
Napoléon maigré sa tyrannie, les continuateurs plus ou moins glorieus, 1 
héritiers suffisamment légitimes de la Révolution de 89. » 











affaire avec M. Sainte-Beuve, 4 un raffiné qui se platt dans les 
nuances et sait d’ordinaire y demeurer. Les esprits plus absolus et 
plus violents devaient recevoir une impulsion qui les ménerait bean- 
coup plusloin. Nest-ce pas toujours M. Sainte-Beuve quia écrit que 
ce livre « produisait un peu l'effet d’une Marseillaise et faisait aimer 
passionnément la Révolution? » Cette explication de 89, de 92 et de 
93 a ouvert la voieaux apologies dela Terreur, et M. Thiers ne laisse 
pas que d’étre responsable, dans une certaine mesure, de tout ce que 
nous avons di subir en ce genre, depuis les Girondins de Lamar- 
tine jusqu’aux histoires de MM. Louis Blanc et Michelet. Consé- 
quence, soitdit en passant, a laquelle le jeune auteur n’avait sans doute 
pas songé; trés-perspicace quand il s’agissait de choisir les tacti-. 
ques du moment, il n’était point, par ses habitudes d’esprit, apte & 
regarder de loin et de haut. En écrivant son récit, il ne voyait 
probablement pas au-dela des luttes d’alors. Adversaire d’une droite 
qu'on disait et qui se disait souvent elle-méme contre-révolution- 
naire, il lui semblait utile et naturel de répondre en exaltant quand 
méme la Révolution enti¢re. C’ était avant tout, dans sa pensée, une 
machine de guerre contre la Restauration, et comme un article de 
polémique en dix volumes. 

Quoi qu'il en soit, I'euvre a eu sur l’esprit public une influence 
grave et funeste. Tout homme ayant la vue élevée des conditions de 
notre société aurait reconnu que les habitudes d’esprit et de conduite, 
les sophismes et les passions constituant les traditions révohution- 
naires, étaient un obstacle peut-étre plus redoutable encore a la fonda- 
tion de la liberté que les regrets des émigrés et les violences du bona- 
partisme. Le premier effort d'un libéral devait donc tendre autant 
4 dégager l’esprit public de ces traditions qu’a repousser Il’ancien 
régime ou l’empire. M. Thiers faisait précisément le contraire 
quand, dans cette sorte de Marseillaise historique, il entreprenait 
en bloc, sans distinction, sans réserve, la glorification du tout 
complexe et grandiose qu il appelait la Révolution. 

Il n’eut malheureusement que trop de succés. La génération 
nouvelle accepta ses idées. Désormais, tout petit bourgeois 
ne se serait plus cru un libéral sil n’avait parlé avec com- 
ponction et avec orgueil de « l'immortelle révolution, » s'il n’avait 
placé la ses admirations, cherché 1a ses inspirations et ses exem- 
ples. Cette altération du sens politique n’a pas peu contribué 4 
nous empécher de comprendre les conditions de stabilité, de con- 
corde sociale, de respect des principes et des lois, de mesure et de 
tempérament dans les réformes, de souci des traditions et des hié- 
rarchies naturelles, qui seules pouvaient assurer le régne de la 
liberté. Ce mal devait sévir longtemps en France, C’est seulement 


950 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


dans ces derni¢res années, sous les coups redoublés de tant de 
rudes déceptions, qu’on s'est pris 4 considérer quels étaient, au point 
de vue libéral, le péril et le sophisme de ce préjugé révolutionnaire 
et que, dans le camp méme ow la thése de M. Thiers avait été sj 
longtemps acceptée, quelques esprits indépendants sont arrivés a 
reconnaitre, non sans un cri de douloureux étonnement, ce qu'ils 
ont osé nommer la banqueroute de la Révolution Francaise. 


Il 


L’opposition de M. Thiers, c’était, on I’a vu, le vieux jeu continué 
par un homme d'un talent jeune et brillant. Mais une partie de la 
génération nouvelle avait des visées plus hautes et plus originales. 
En 1823, un personnage remuant, M. Coste, avait créé les Tad/ettes, 
recueil hebdomadaire ou il prétendait fondre toutes les nuances de 
l’opposition libérale. Les chefs avaient consenti 4 patronner et a 
inspirer l’euvre; la besogne quotidienne était faite par les jeunes. 
On avait vu l& céte 4 céte, d'une part, MM. Thiers, Mignet et 
Rabhe, désignés par Manuel et représentant ses idées; d’autre part, 
MM. de Rémusat, de Guizard, Dumon, indiqués par M. Guizot, 
auxquels s’étaient joints bient6t de jeunes professeurs en disgrace, 
MM. Jouffroy, Dubois, Damiron. Le succés fut assez vif. Mais au 
bout de quelques mois, M. Coste, 4 court d'argent, se laissa séduire 
par les offres brillantes de la caisse d’amortissement des journaux 
que dirigeait le vicomte de la Rochefoucauld; les Tud/eties furent 
vendues et la jeune armée qui sy était momentanément groupée se 
dispersa. Si cet accident n’était survenu, la dissolution de cette 
coalition artificielle se fat faite d’elle-méme. Entre les amis de 
Manuel et ceux de M. Guizot, il y avait des divergences profondes 
qui eussent promptement éclaté. Aussi les uns et les autres, aprés la 
suppression des Tadleties, suivirent-ils des chemins différents. Pen- 
dant que M. Thiers retournait au Constelutionnel, MM. Jouffroy, 
Dubois, de Rémusat prirent part a la fondation d’un journal qui 
devait étre un événement dans [histoire intellectuelle du siécle : 
c était le Globe dont le premier numéro parut le.15 septembre 1824. 

L’idée en était venue 4 un jeune ouvrier typographe, dont rien 
ne faisait alors prévoir la future et facheuse célébrité, M. Pierre 
Leroux. Celui-ci n’avait songé d’abord qu’d créer une petite 
feuille d’informations scientifiques, particuliérement destinée, 
comme I’indiquait son titre, 4 des renseignements de voyage et de 
géographie. Il en parla 4 un jeune et ardent professeur alors sans 





SOUS LA RESTAURATION 951 


emploi, M. Dubois, avec lequel il était lié depuis l’enfance. M. Du- 
bois entra dans l’idée, l’élargit et transforma ce bulletin scientifique 
4 peine éclos, en un recueil philosophique et littéraire. Il fit appel 
4 un autre professeur, M. Jouffroy qui, avec son propre concours, 
apporta celui de jeunes gens, 4 la fois ses disciples et ses amis, 
MM. de Rémusat, Vitet, Duchatel, Damiron, Duvergier de Hau- 
ranne, etc.!. Le nouveau journal n’avait pas de cautionnement et 
ne pouvait par suite aborder la politique proprement dite; il ne 
relatait ni ne discutait les évenements de chaque jour; mais les 
questions philosophiques, sociales, religieuses, historiques et méme 
littéraires qu'il traitait, aboutissaient en réalité presque toujours 4 
Ja politique. L’administration d’alors {parait avoir été sur ce sujet 
au moins fort tolérante. 

Aprés avoir lu le Globe, Gethe avait fait 4 ses rédacteurs 
Yhonneur de les prendre pour des barbes grises. Tous étaient 
cependant des jeunes gens; en 1824 plusieurs avaient a peine 
dépassé leurs vingt ans; les plus vieux n’atteignaient pas la tren- 
taine. Aucun d’eux n’ayait, 4 vraiment parler, d’antécédents; ce 
fut moins une faiblesse qu'une condition d’indépendance et d’origi- 
nalité. Ceux de leurs amis plus 4gés et déja en vue par le rdle 
quiils avaient joué, M. Guizot ou M. Cousin par exemple, considé- 
raient avec bienveillance I’ccuvre tentée, |l’encourageaient, ne dédai- 
gnaient point de passer pour ses protecteurs, sans toutefois y 
prendre aucune part directe et personnelle. M. Guizot avait 4 peine 
dix ans de plus que les rédacteurs du Globe, et privé 4 cette 
époque des fonctions qu'il avait occupées sous le gouvernement du 
centre, tout entier a4 ses écrits politiques et a ses travaux histori- 
ques, rien ne l’eit empéché de se méler aux polémiques de presse ; 
mais son caractére, son attitude, l’aspect méme de sa belle et 
grave figure, son teint pale, son regard imposant et sévére, sa 
physionomie un peu hautaine et solennelle, empreinte d'une sorte 
de rigidité calviniste, tenaient 4 distance les jeunes gens; il avait 
parmi eux des admirateurs, peu de disciples proprement dits et 
aucun camarade. M. Cousin était plus jeune, plus familier. Il ne 
lui déplaisait pas de paraitre 4 la téte de la jeunesse, agitant quelque 
drapeau dans la pose d'un Bonaparte s’élancant sur le pont d’Ar- 
cole; mais son impétueuse mobilité ne lui permettait pas de se 
laisser enregimenter, fait-ce en qualité de capitaine.. I] aimait avoir 
des éléves, des clients, leur donner |’élan, a la condition de ne pas étre 


‘ Pour avoir une liste 4 peu prés compléte des rédacteurs du Globe, il 
faudrait ajouter 4 ces noms, ceux de MM. Patin, Trognon, Sainte-Beuve, 
Farcy, Guizard, Maegnin, Ampére, Lerminier, Cavé, Dittmer, Bertrand. 

25 mens 4876. 62 





952 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


responsable de leurs actes et en se réservant le drort de les biimer 
ou de les railler dans la verve parfois peu ménagée de ses éloquentes 
conversations. Le duc de Broglie, M. de Barante, sympathiques aa 
journal, ne concouraient pas non plus 4 sa rédaction. C’était done 
l'un des caractéres du Globe, Petre l’ceuvre exclusive d'une jeunesse 
livrée 4 ses seules forces et méme en réalité & ses prepres mspira- 
tions. A ce premier point de vue déja, ses écrivains se distin- 
guaient de MM. Thiers et Mignet qui, 2 peine arrivés 4 Pans, 
s’étaient, sans hésitation et sans scrupule, mélés aux rangs des 
vieux combattants du Constttutionnel ou du Courrier Francais. 
Cette différence n’était pas la seule ni la plus importante. Pen- 
dant que M. Thiers acceptait en bloc les vieilles doctrines phileso- 
phiques, littéraires, politiques du Constetutzonned, V'école du Globe, 
au lieu de continuer 4 piétiner dans les orniéres du préjugé et de la 
passion, cherchait des voies nouvelles, croyait marcher a la décou- 
verte et 4 la conquéte de mondes inconnus que ses péres n’avaient 
pu atteindre. Elle prétendait se refaire des princrpes sur chaque 
chose, goitait en tout la pensée qu? lui apparaissait profonde, neuve, 
originale, fit-elle en contradiction avec les données vulgaires, ré- 
servant son dédain et son horreur pour ce qu'elle estimait routme 
de gauche ou de droite. C’est ainsi qu’en philosophie, elle réagis- 
sait contre le sensualisme étroit et stérile du dix-huitiéme siécle, et 
trouvait mesquines et superficielles les traditions de Voltaire et de 
YEncyclopédie qui, tout 4 Yheure, régnaient souverainement chez 
les libéraux. Sans s’élever jusqu’au christianisme, elle s’arrétait 2 
mi-chemin dans un spiritualisme rationnel, et temoignait de son res- 
pect pour Ia religion, bien que parfois ce pardt étre un peu de ce 
respect qu’on accorde aux ruines. Quand, 4 la suite de Royer-Col- 
lard et de M. Cousin, les jeunes philosophes du Globe prononcérent 
les mots, presqu’oubliés en dehors du petit groupe des croyants, 
d’Ame et de libre arbitre, de mérite et de démérite, de devoir et de 
responsabilité, ce fut comme un réveil plein de charme et de fraf- 
cheur pour les consciences jusqu’alors engourdies par urn sommel# 
malsain, une délivrance victorieuse des intelligences enchainées! 
Chacun dress2 la téte en reprenant possession de ces titres de 
noblesse que Phumanité semblait avoir perdus. Sans doute dans cette 
doctrine qui prétendait tout faire aboutir 4 la seule souveraineté 
de la raison, il y avait bien des lacunes, et il serait facile d’indiquer 
par ou elle devra échouer. Mais alors, on était tout & la joie de Fé- 
mancipation et & l’espoir du premier élan. Ne faut-il pas aprés tout 
savoir gré 4 cette école, de nous avoir débarrassés de l’esprit du 
dix-huiti¢me si¢cle? Cela seul n’était-il pas un grand progrés? Ne 
comprend-on pas comment desdmes généreuses l'ayaient salné avec 








SOUS LA RESTAURATION 68 


‘une joyeuse confiance, et comment celles méme qui ont plus tard 
reconnu ce qui les séparait de la vérité compléte, n’ont pu cepen- 
dant reporter leur pensée vers ce grand effort de leur jeunesse, sans 
une émotion de fierté et de reconnaissance? 

C’était en tous cas une atmosphére bien différente de celle que 
trouvait M. Thiers dans les bureaux du Constitutionnel, et il en 
résultait une divergence marquée dans la conduite quotidienne des 
deux journaux. La vieille feuille libérale ne connaissant d’autres 
commentaires de Il'Evangile que les chansons de Béranger, poursui- 
vait contre la religion, et surtout contre le prétre, cette guerre 
mesquine, terre 4 terre, odieuse, quoique malheureusement fort 
efficace, qu'il y aura lieu d’étudier de prés; et ce qui paraissait 
lui étre encore le plus étranger, était le respect ou méme seule- 
ment la notion élémentaire de la liberté religieuse. Le Globe au 
contraire, au nom de la jeune génération, répudiait cette intolérance 
philosophique et s’apprétait, au grand scandale du Constitutionnel, 
a demander la liberté pour tous, méme pour les jésuites. Des 
réserves seraient 4 faire sur Tespéce d’impartialité hautaine, de 
neutralité indifférente que le nouveau journal affectait, méme dans 
Yordre doctrinal, entre les adversaires et les défenseurs de la vé- 
rité dogmatique. Mais en fait, ses dispositions étaient autrement 
équitables et libérales que celles de l’'ancienne opposition, et il lui 
fallait du courage pour rompre ainsi 4 un pareil moment avec les 
préjugés les plus invétérés et les plus violentes passions. 

Ce contraste entre l’esprit novateur du G/ode et la routine du 
Consittutionnel se manifestait jusque dans la littérature: tandis que 
le second défendait avec une tenacité étroite, souvent méme ridicule, 
les théories de convention qu’en confondait alors avec la tradition 
classique, le premier, sympathique 4 la jeune école, ouvert aux 
littératures étrangéres, encourageait le mouvement romantique tout 
en tachant d’y apporter le frein de la méthode, de la mesure et du 
gout. De méme en économie politique : pendant que M. Thiers sou- 
tenait d’ores et déja contre la liberté du commerce « les idées que, 
disait-il, la nature lui avait données toutes faites, » M. Duchatel 
vulgarisait dans le Globe, la science neuve en France, d’Adam 
Smith, de Malthus et de Ricardo. 

En politique, le Globe n’était pas plus favorable aux idées de la 
droite que M. Thiers et les autres écrivains du Constituttonnel ; 
mais 4 la différence de ceux-ci, il prétendait réagir en méme temps 
contre les souvenirs bonapartistes et, dans une certaine mesure, 
contre le vieux parti révolutionnaire. Dés 1849, dans un article 
remarqué, M. Jouffroy s’était hardiment séparé de tous ces libéraux 
qui comptaient alors les conquétes de l’Empire parmi les fastes de 





954 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


la liberté, et il avait exprimé ainsi sur ce sujet la pensée de la 
génération nouvelle: 


L’amour de la liberté commenga la Révolution frangaise. L’Burope 
désavouant la politique de ses rois, nous accordait son estime et son 
admiration. Mais bientét les applaudissements cesstrent : la justice 
avait été foulée aux pieds par les factions. La liberté devait périr avec 
elle : aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques années 
pour accréditer auprés du peuple des chefs ambitieyx et servir d’ins- 
trument a ]’établissement du despotisme. Le mal passa dans les camps. 
La fin de la guerre fut corrompue et l’héroisme de nos soldats prostitué. 
L’épée francaise devait étre plantée sur la frontitre délivrée pour avertir 
Europe de notre justice. On la promena en Allemagne, en Hollande, 
en Suisse, en Italie.{Elle fit partout de funestes miracles. On vit bien 
qu’elle pouvait tout, mais on ne vit pas ce qu’elle pourrait respecter. 


Ces jeunes gens étaient de ceux qui avaient accueilli avec enthou- 
siasme les Considerations sur la Révolution francaise de M=* de 
Staél, et leur jugement sur cette redoutable époque s était formé 
d’aprés ce livre plutét que d’apreés les histoires de leurs contempo- 
rains, M. Mignet et M. Thiers‘. Pendant que ceux-ci glorifiaient en 
bloc la Révolution dont ils se disaient les fils et acceptaient ’héritage 
sous bénéfice d'inventaire, les rédacteurs du Glode prétendaient faire 
un choix dans les hommes, et surtout dans les idées dont par systeme 
et par nature d’esprit ils s’occupaient davantage. On pouvait croire 
qu’ils faisaient partie de cette « nation nouvelle » dont M. Rover- 
Collard avait déja salué l’avénement. « Innocente, avait dit le 
grand orateur, de la Révolution dont elle est née, mais qui n'est 
pas son ouvrage, elle ne se condamne point 4 l’admettre ou & la 
rejeter tout entiére; ses résultats seuls lui appartiennent dégagés de 
tout ce qui les a rendus irrévocables. » 

Envers le gouvernement existant, l'attitude des rédacteurs du 
Globe était complexe. Ils n’étaient pas ses ennemis, bien que quel- 


1M. Guizot présentant, en 1818, aux lecteurs des Archives historiques, un 
travail de M. de Remusat, alors agé de vingt-et-un ans, sur le livre de M™ de 
Staél, constatait influence qu’avait exercée cet ouvrage « surtout dans cette 
jeune génération, l’espoir de la France, qui nait aujourd’hui a la vie politique. 
que la Révolution et Bonaparte n’ont ni brisée, ni pervertie, qui aime et 
veut la liberté, sans que les interéts ou les souvenirs du désordre corrompent 
ou obscurcissent ses sentiments ct son jugement, a qui, enfin, les grands 
evénements dont fut entoure son berceau ont déja donne, sans lui en deman- 
der le prix, cette expérience qu’ils ont fait payer si cher a leurs devanciers. » 
Il apportait comme exemple « le petit écrit qu’a inspiré & un jeune homme 
la lecture de l’ouvrage de M** de Staél, » et il ajoutait : « Ces sentiments et 
ces idees forment déja notre atmosphtre morale, et il faut que les gouverne- 
ments s’y placent aussi, car, hors de la, il n’y a point d’air vital. » 














SOUS LA RESTAURATION 955 


ques-uns d’entre eux, comme Dubois ou Jouffroy, eussent traversé 
les sociétés secrétes. Rien chez eux du parti pris de renversement 
qu’on a noté chez M. Thiers ou chez ses alliés du Constetutionnel, 
survivants de I’Empire ou de la Révolution. Loin d’étre comme ces 
derniers poussés 4 l’hostilité par leurs antécédents, ces jeunes gens 
avaient applaudi en 18144 la Restauration '!. Nullement républicains 
de doctrine, monarchistes constitutionnels, quand ils voulaient pré- 
ciser leur théorie de gouvernement, ils essayaient, .ainsi qu’en 
philosophie, de s’arréter 4 mi-chemin; ils repoussaient 4 la fois la 
souveraineté du peuple et le droit permanent de la légitimité royale, 
cherchant entre les deux quelque principe moyen, qu’ils appelaient 
assez vaguement la souveraineté de la raison. Ils n’avaient pour 
les Bourbons eux-mémes ni l’animosité de certains vieux libé- 
raux, ni le dévouement tendre et pieux des royalistes d’origine et 
de sentiment; indifférents aux personnes, ils ne se disaient attachés 
qu'aux institutions, et ne demandait pas mieux que de conserver 
les premiéres, pourvu que les secondes leur fussent garanties. 
Parmi eux, on eit pu du reste distinguer des nuances diverses : 
les plus ardents prévoyaient et acceptaient d’avance une rupture 
avec la dynastie, mais sans la souhaiter et sans y pousser yolontai- 
rement; les plus modérés désiraient et espéraient éviter une réyo- 
lution, mais sans avoir pour la famille royale cet attachement de 
ceeur, pour ses droits cette sorte d’adhésion de la conscience et de 
lintelligence qui marquaient, jusque dans |l’opposition la plus vive, 
la conduite et le langage de Royer-Collard. On pouvait pressentir 
qu’en cas de révolution, les écrivains du G/ode, ne porteraient 
pas comme le grand doctrinaire, le deuil perpétuel de la monar- 
chie tombée. 

S'il leur eit fallu choisir parmi les députés des chefs et des 
porte-drapeaux, que leur jeune confiance en eux-mémes n’aurait 
pas dailleurs subis sans répugnance, c’eit été probablement 
Casimir Périer ou le général Foy. Ils laissaient Manuel et Béranger 
aux admirations de M. Thiers et de M. Mignet; ils estimaient peu 
Benjamin Constant, tout en prisant quelques-unes de ses doctrines ; 
dans la liberté de leurs conversations intimes, quelques-uns ne se 
geénaient pas ‘pour qualifier La Fayette ‘de « vieille ganache » et 
M. Thiers de « petit Jacobin. » De leur cété les anciens libéraux 
avaient peu de gout pour ces jeunes novateurs; ils les traitaient 
volontiers de naifs, de maladroits et de pédants. M. Thiers, malgré 


‘Lors du retour de lile d’Elbe, M. Jouffroy et ses amis se jetérent, avec 
les éleves de l’Ecole normale et 4 la suite de M. Cousin, dans les rangs des 
Volontaires royaux. 











956 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


ses relations personnelles avec M. de Rémusat et avec quelques 
autres rédacteurs du Globe ', ne pensait guére autrement, et plus 
tard il écrira 4 M. Ampére: « Faites-nous de ces savants articles 
qui sont savants sans étre insupportables comme ceux de nos amis 
dn Globe, si aimables, si clairs, si modestes. » Que d’amertume 
dans ces quelques lignes! Vers la méme époque un ami de 
M. Thiers, M. Stapfer, disait & propos d’un procés du Glode: 
« Thiers s’est borné a écrire 4 Dubois quatre lignes séches et 
nettes. Ges messieurs avaient pris une habitude de régenter leurs 
confréres qu’ils ont de la peine 4 quitter. Bon gré mal gré ils en 
prendront d’autres, ou malheur 4 eux?. » 

Les libéraux de l’ancienne école se vantaient, do reste, que le 
Constituttzonnel, avec sa routine et ses lieux communs, en faisant 
appel aux préjugés étroits et aux passions vulgaires, avait plus 
d’action sur la masse du public que le Globe, avec sa prétention de- 
s'adresser aux intelligences et d’apporter sur tout des solutions 
neuves. N’était-ce pas l’important pour des hommes aussi prati- 
ques? Béranger, type de ces esprits fins et subalternes qui cher- 
chent, non 4 diriger la foule, mais 4 la suivre, pour étre toujours 
bien vus d’elle, écrivait dédaigneusement du Globe: « I ne parle 
qu’é un cercle trés-circonscrit qui manque d’écho et n’a point de 
retentissement politique. » C’était vrai dans une certaine mesure. 
Sans doute, le nouveau recueil éveillait vivement les curiosités m- 
tellectuelles dans cette élite des écoles ot I’on travaille, des cabi- 
nets ou l'on réfléchit et des salons ou |’on cause. Sous ce rapport, 
il avait toutes les apparences d’un grand succés. Mais il n’était pas 
populaire. C'était euvre de raffinés et, méme en ce temps de suf- 
frage trés-restreint, les raffinés ne dirigeaient pas l’opinion. Ces 
écrivains formaient moins un parti qu’une école; leurs adversaires 
disaient une coterie. Encore une différence avec M. Thiers qui n'a 
jamais fondé d’école, mais qui a souvent et fort habilement donné 
le branle 4 bien des partis, et parfois aux plus divers. 

Néanmoins, avec quelle singulitre confiance dans sa mission et 
dans ses forces, cette jeunesse entrait en lice! Elle avait méme par 


. 

‘ Les fondateurs du Globe avaient pensé d’abord A s’attacher M. Thiers qui 

écrivit pour ce journal huit articles sur le salon de 1824. Mais ce fut tout: 
on s'apercut bientét qu’on ne marchait pas dans la méme voie. 
_ * Correspondance d’Ampére. —Ce reproche de pédanterie était du reste 
assez frequent ; le méme M. Ampere écrivait le 31 janvier 1825, 4 M™ Reé- 
camier : « J’ai diné aujourd’hui avec lélite de la jeunesse francaise qui me 
parait terriblement pédante! Quels contrdleurs de toutes chases que mes 
jeunes compatriotes!... Avec cela ils ont beaucoup d’esprit. Il est bon de les 
entendre de tempsen temps pour savoir ov en sont les idées. » 








SOUS LA RESTAURATION 957 


moments des accents de lyrisme et de prophétie qu'on ne croirait 
pas contemporains de Paul-Louis, de Béranger ou de M. Thiers. 
Ecoutez comment dans une page écrite en 1823 et publiée par le 
Globe en 1825, M. Jouffroy chantait l’avénement de sa génération : 


Une génération nouvelle s’éléve qui a pris naissance au sein du scep- 
ticisme... ef déja ces enfants ont dépassé leurs pbres et senti le vide de 
leurs doctrines. Une foi nouvelle s’est fait pressentir en eux; ils s’atta- 
chent & cette perspective ravissante avec enthousiasme, avec convic- 
tion, avec résolution... Supérieurs a tout ce qui les entoure, ils ne sau- 
raient étre dominés ni par le fanatisme renaissant, ni par l’égoisme 
sans eroyance qui couvre la société... Ils ont le sentiment de leur mis- 
sion et l’intelligence de leur Epoque ; ils comprennent ce que leurs péres 
n’ont point compris, ce que leurs tyrans corrompus n’entendent pas; 
ils savent ce que c’est qu’une révolution et ils le savent parce qu’ils 
sont venus a propos. : 


On ne peut sans doute se défendre aujourd’hui d’un sourire 
douloureux en relisant ces lignes. La campagne, célébrée par ce 
cri de triomphe anticipé, ne devait qu’ajouter une page nouvelle 4 
Vhistoire déja si longue des déceptions qui ont trompé et puni 
Yorgueil de la raison humaine. Et cependant, quand on compare 
les présomptueux chimériques du Géode aux esprits plus habiles 
et plus pratiques du Constitutionnel, comment, en dépit de leurs 
lacunes et de leurs échecs, ne pas reconnaitre la supériorité mo- 
rale des premiers. Leur inspiration n’était-elle pas plus haute, plus 
large, plus pure? Ils formaient une élite qui tranchait sur le fond 
terne et faisait saillie sur le niveau abaissé du vieux libéralisme 
voltairien, bonapartiste et révolutionnaire. Le mouvement d'intelli- 
gence provoqué par eux, si impuissant qu'il ait pu étre en fin de 
compte, offre plus d’intérét que le flux et le reflux de la masse 
ignorante, n’obéissant qu’a des préjugés inférieurs et 4 d’aveugles 
passions. Aussi, comprendra-t-on que nous soyons tentés de péné- 
trer davantage encore dans !es bureaux du Gfobe et d'y observer 
de plus prés les jeunes hommes qui avaient l’habitude de s’y ren- 
contrer. 


Iy 


La rédaction du Globe se composait de deux groupes principaux, 
unis saps doute, mais non mélés, et dorigines fort différentes : 
d’une part les « Normaliens », professeurs proscrits ou émigrés de 
YUniversité, MM. Dubois, Jouffroy, Damiron, Patin, Farcy; d’autre 
part, des jeunes gens venus de la haute société politique, MM. de 


938 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


Rémusat, Vitet, Duchatel, Duvergier de Hauranne; entre les deux, 
mais ayant moins d'action, quelques hommes de lettres, M. Magnin, 
M. Lerminier et M. Sainte-Beuve le plus jeune soldat de cette 
jeune armée. 

Les mesures prises contre l'Université par le ministére de droite, 
avaient contribué a jeter les Normaliens dans I'opposition militante. 
En 1822, l'Ecole normale avait été supprimée ‘. En méme temps 
qu’il était interdit 4 M. Guizot et & M. Cousin de monter dans 
leurs chaires de Sorbonne, plusieurs professeurs de collége parmi 
lesquels MM. Jouffroy et Dubois, alors carbonari, avaient vu leurs 
cours suspendus. Ces mesures n’étaient pas seulement inspirées 
par une préoccupation politique. Mgr Frayssinous, alors a la téte 
de linstruction publique, ne pouvait considérer sans émotion 
lesprit d'impiété qui régnait dans les écoles de |’Etat et dont on se 
ferait aujourd'hui difficilement une idée. Combien n’avons-nous pas 
connu de vieillards qui ne pouvaient se reporter 4 leurs souvenirs 
de collége sans en parler avec dégodt et indignation! C’était une 
atmosphére desséchée, corruptrice, ou, sous la double action de 
l’exemple des maitres, tout puissant surtout quand il est mauvais, 
et de la tyrannie du respect humain entre écoliers, l'enfant était 4 
peu prés assuré de perdre sa foi et souvent aussi sa pureté? Tant 
de jeunes ames dépouillées et ruinées ainsi dans leur premier essor, 
en quelque sorte par la main de I'Etat, était-ce tolérable? Mais 
qu'y pouvaient les chrétiens placés 4 la direction supérieure de 
lenseignement? Il aurait fallu transformer d'un coup de baguette, 
non-seulement tous les professeurs, mais aussi les familles dou 
venaient la plupart des éléves qui donnaient ensuite le ton & leurs 
camarades. Le mal était celui de la société elle-méme, qui n’avait 
pas impunément traversé le dix-huitiéme si¢cle et la Révolution. 
Un seul reméde edt été partiellement efficace : la liberté d’ensei- 
gnement. Mais presque personne n'y songeait alors. C’était par voie 
d’autorité que les ministres essayaient de guérir le mal. Ils recou- 
raient aux épurations, pas toujours avec le tact et la mesure néces- 
saires, irritant souvent plus qu’ils ne corrigeaient. Au point de vue 
particulier qui nous occupe, en jetant sur le pavé, mécontents et 
sans ressources, des jeunes hommes de talent, ils préparaient 4 la 
presse libérale de faciles et précieuses recrues. Le Globe surtout en 
profita. 

Les Normaliens du Globe s’étaient formés presque tous sous la 
direction, ou du moins sous !'impulsion de M. Cousin. Celui-ci 


1 Elle sera rétablie, en 1826, sous le nom d’Ecole préparatoire et ne re- 
prendra son ancien titre qu’aprés 1830. 


SOUS LA RESTAURATION 959 


cependant était presque leur contemporain ‘. A peine sorti comme 
éléve de I'Ecole normale ou il était arrivé le premier de la pre- 
mitre promotion, il y rentrait 4 vingt ans comme professeur. A 
vingt-trois ans, en 1815, il montait dans une chaire plus retentis- 
sante et suppléait M. Royer-Collard & la Faculté des lettres. Ce 
cours a laissé un souvenir légendaire. Nul de ceux qui y ont alors 
assisté, n’a oublié ce professeur aussi jeune que ses éléves, tou- — 
jours debout dans sa chaire, le torse en arriére, sa belle téte illu- 
minée par I'inspiration, I’eil en feu, dominant d’un regard assuré 
ceux qui l’entouraient; merveilleusement éloquent, portant la cha- 
leur et la passion dans le domaine des idées abstraites; poussant 
plus loin qu’aucun acteur la science de la physionomie, du geste 
et de la pantomime, incomparable artiste avant tout, mais sem- 
blant 4 ses auditeurs fascinés, avoir la taille et le souffle d'un pro- 
phéte. A cette époque on n’était pas encore blasé sur ce qui dans 
sa nature tenait un peu du comédien *. On n’avait pas eu le 
temps de discerner ce que ses théses avaient parfois d'un peu 
vague, de mobile et d’insuffisant. On était tout entier au spectacle 
émouvant de cet élan généreux, de cette réaction triomphante 
contre le sensualisme du dix-huitiéme siécle. M. Cousin apparais- 
sait comme le grand agitateur dans l ordre des idées philosophiques. 
Il était vraiment le prince de la jeunesse pensante. 

L’impulsion qu'il donnait ainsi de loin et du haut de sa chaire 
ne lui suffisait pas. Il vivait avec quelques-uns de ses disciples dans 
une sorte de camaraderie studieuse. Presque aussi éloquent dans ses 
conversations intimes que dans ses discours publics, il séduisait vite 
et entratnait ses interlocuteurs par sa verve abondante, par la ri- 
chesse et la soudaineté de ses vues, par l’ardeur communicative de 
tant de jeunes espérances. S’il faisait de la philosophie son quartier 
général, il ne s’y cantonnait pas, hasardait des poussées dans toutes 
les directions, lancait ses amis 4 la fois dans les grands travaux de 
lintelligence et les luttes de la politique, voire dans les sociétés 
secrétes et les conspirations. Lui-méme leur donnait |'exemple: 
en méme temps qu’il poursuivait ses travaux de cabinet, il s’af- 
filiait au carbonarisme, voyait son cours suspendu en 1822, et se 
faisait arréter 4 Berlin, en 1824, pour cause de propagande révolu- 
tionnaire. 


1M. Cousin était né en 1792. MM. Dubois, Jouffroy et Damiron, ses dis- 
ciples étaient, de 1795 et de 1796. M. Cousin était plus jeune que M. Guizot 
né en 1787 et que M. Villemain né en 1790. 

*M. Sainte-Beuve devait plus tard le juger ainsi : « Cousin a du mime, du 
comeédien en lui. Lamartine un jour, aprés avoir été témoin de la mimique 
de Cousin dit : il y a du Bergamasque dans cet homme-la. » 


960 LES LIBERAUX #T LA LIBSATE 


Plusieurs de ces jeunes professeurs que M. Cousin avait 4 demi 
détournés de leurs études pour les jeter dans la politique, se retrou- 
vérent parmi les fondateurs du Gilode, et, en téte, le plus célébre 
d’entre eux, qui lui aussi fut un maitre. Physionomie atiachante 
entre toutes, M. Jouffroy a exereé une action moins retentissante 
et moins étendue sur la foule, mais plus intime et plus pénétranie 
sur ceux qui l’approchaient, notamment sur |'élite des rédacteursdu 
nouveau journal. « Il primait parmi nous, a dit l'un de ces derniers; 
il y avait en lui quelque chose de doux et dimposant qui nous 
captivait. » Il avait quatre ans de moins que M. Cousin. Son 
ardeur opposante l’avait d’abord entrainé assez loin. Quand parce 
rant avec M. Dubois, vers 1820, ses montagnes natales du Jur, 
il leur arrivait de passer la frontiére, les deux amis s'imagwasnt 
se sentir plus libres, délivrés du poids étouffant don ne sal 
quelle tyrannie, et ils entonnaient la Marsetl/aise comme un dé 
et une espérance. Naturellement suspect au gouvernement qu 
lui avait bientot retiré ses cours au Collége Bourbon et a |'Ecole 
Normale, M. Jouffroy fut, vers 14822, amené a réunir chez lui quel 
ques éléves d’élite auxquels il continua ses lecons. Ge fut ainsi que 
son modeste appartement de la rue du Four se trouva tte k 
berceau de l’école du Globe. 

La se rencontrérent en effet pour la premitre fois, M. Vitet e 
M. Dubois, M. Duchatel et M. Damiron, représentants de ces deux 
groupes d'origines si diverses dont le rapprochement et I'acton 
commune devait faire le caractére propre et le succés du nouveau 
recueil. Avec quel charme ému, avec quelle piété de souvenirs, les 
rares auditeurs de ce cours intime en ont parlé plus tard! Dans 
leurs récits, cette petite chambre qui s’ouvrait mystéreusement 
chaque semaine et qui se refermait, la clef en dedans, quand tous 
les invités étaient présents, semble se tranformer en we di- 
pelle & huis-clos ot l’on va écouter, avec une ferveur discréte 
et attendrie, non un discours, ni méme un enseignement, mais la 
prédication et comme la premiére révélation d'une religion nouvelle; 
rien ne manyquait pour exalier ces imaginations de vingt ans, pas 
méme la saveur d'une sorte de persécution. On a fait revivre 4 00 
yeux le jeune professeur, dont la belle et mélancolique figure aval 
une expression si douce et si fi¢re, si profonde et si réveuse, & 
sereine et si triste, si loyale et si réservée. On nous a dépeint cé 
yeux d'un bleu pale qui étaient en quelque sorte tournés au de 
dans de lui-méme et ce « regard d’exilé » qui laissait entrevoir dst 
le fond de cette 4me le mystére de ses souffrances et de ses regrets. 
Ses joues amaigries étaient creusées par le mal qui déja consumal! 
sa vie. Debout contre la cheminée, dominant l’auditoire assis, la te 








SOUS LA RESTAURATION 961 


un peu inclinée, aprés un long silence, il commencait d'un ton 
trés-bas. Sa voix était faible mais « timbrée par |’ame. » C’était un 
éloquence de demi-jour et d’intimité dont l’impression était singu- 
ligrement pénétrante. I] parlait du beau, du bien moral, de ]’im- 
mortalité de I'ame ou de quelque autre de ces vérités, alors presque 
nouvelles, du spiritualiisme. Peu 4 peu 3a parole, au début 
monotone, sélevait; un souffle plus oratoire, mais qui ne venait 
jamais que. de la pensée intérieure en animait et en variait les in- 
flexions; I'il s’illummait, les lévres tremblaient; et alors, nous 
rapportent ces témoins, dans un petit auditoire de douze ou quinze 
jeunes gens couraient des frissons, comme il en descend, aux heures 
solennelles, de Ja tribune ou de la chaire. Puis au jour baissant, les 
auditeurs se dispersaient, silencieux et émus. 

De cet enseignement tout intime, M. Jouffroy passa au Globe, 
entrainant avec lui les plus distingués de ses éléves. Les luttes 
ouvertes de la politique ne convenaient guére cependanta sa nature : 
il y trouvait beaucoup de causes de souffrance, des occasions d erreurs, 
et ne devait & aucune époque y obtenir des succés dignes de lui. 
Aussi n’est-ce point par ce cété qu il est surtout intéressant de le 
considérer. Nous aimons mieux voir et analyser en lui l'état d’ame 
de cette jeune génération dont il était en quelque sorte le directeur 
spintuel, le maitre de vie intérieure le plus écouté, et dont il résu- 
mait dans son for intérieur, avec une sensibilité ‘et une distinction 
particuliéres, les beautés et les miséres, les espérances et les décep- 
tions, les aspirations et les chutes. 

M. Jouffroy continuait la réaction spiritualiste et rationaliste 
si brillamment entreprise par M. Cousin. Mais le caractére distinctif 
de sa philosophie est ce qu'on a pu appeler sa piété. Il était arrivé 
chrétien 4 I"Ecole normale; dans ce milieu d’incrédulité, entouré 
d objections « semées, a-t-il dit, comme la poussiére dans |'atmos- 
phére qu'il respirait, » subissant aussi peut-étre l’action perverse 
de cet orgueil de l’intelligence qui est parfois le vice caché des 
natures les plus droites, il perdit bientdt la foi. Il a raconté lui-méme 


ce drame de son 4me dans une page connue, qui a été publiée 


aprés sa mort, et qui demeure comme !’un des gémissements les plus 
poignants et les plus désolés, l'un des sanglots les plus vrais et les 
plus éloquents de la littérature contemporaine !. M. Jouffroy s ayoua 


1 « Je n’oublierai jamais la soirée de décembre, ot le voile qui me deéro- 
bait 4 moi-méme ma propre incrédulité fut déchiré. J’entends encore mes pas 
dans cette chambre étroite et nue ot, longtemps apres ’heure du sommeil, 
j'avais ’habitude de me promener; je yais encore cette lune 4 demi voilée par 
les nuages qui en éclairait par intervalles les froids carreaux. Les heures de 
la nuit s’écoulaient, et je ne m’en apercevais pas ; je suivais avec anxiété ma 





962 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


alors incrédule; seulement il ajoutait aussitdt qu,il détestait son 
incrédulité. Désormais |’effort obstiné, désespéré de sa philosophie, 
tendit 4 trouver une croyance qui remplacat sa foi perdue, et lui 
donnat « la lumiére et la paix. » La vie serait trop dure a vivre, 
disait-il, si l’énigme devait toujours peser sur elle! Et plus tard, 
quand sa santé le condamnait a la retraite, il écrivait dans un 
langage presque chrétien : « Je ressens tous les bons effets de 
la solitude. La maladie est certainement une grace que Dieu 
nous fait, une sorte de retraite spirituelle qu'il nous ménage, pour 
nous reconnaitre, nous retrouver et rendre 4 nos yeux la véritable 
vue des choses !.» A cette hauteur et avec cette profondeur, nous 
voici bien loin des polémistes superficiels et vulgaires de la vieille. 
école libérale. Quelle différence avec cet esprit du dix-huitiéme 
siécle, frivole dans ses négations, ricanant dans son incrédulité! C'est 
l’accent autrement grave du dix-neuviéme siécle, siécle religieux alors 
méme qu'il s’égare hors du christianisme 2, 

Au début, M. Jouffroy s’était élancé, avec une confiance qui n’était 
pas sans orgueil, 4 la recherche de la croyance dont il sentait le 
besoin, et qu’il prétendait trouver par sa seule raison. Mais les années 
se succédaient et I'ceuvre n’avancait pas. Il était trop sincére pour 
ne pas reconnaftre qu'il était toujours dans le méme néant. Le 
dénuement de son ame le faisait cruellement souffrir. « Par inter- 


pensée qui, de couche en couche, descendait vers le fond de ma conscience et, 
dissipant lune aprés l’autre toutes les illusions qui m’en avaient jusque-la 
derobeé la vue, m’en rendait de momenten moment les detours plus visibles. 
En vain je m’attachais @ ces croyances dernitres comme un naufragée aux 
débris de son navire; en vain, epouvanté du vide inconnu dans lequel 
j’allais flotter, je me rejetais pour la derniére fois avec elles vers mon enfance, 
ma famille, mon pays, tout ce qui m’était cher et sacré; l’inflexible courant 
de ma pensée était plus fort : parents, famille, souvenirs, croyances, il 
m’obligeait & tout laisser : examen se poursuivait plus obstiné et plus 
sévére & mesure qu’il approchait du terme, et il ne s’arréta que quand il l’eut 
atteint. Je sus alors qu’au fond de moi-méme il n’y avait plus rien qui fat 
debout. — Ce moment fut affreux, et quand, vers le matin, je me jetai 
epuisé sur mon lit, il me sembla sentir ma premiere vie, si riante ct si 
- pleine, s’éteindre, et derriére moi s’en ouvrir une autre sombre et dépeuplee, 
ot désormais j’allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée qui venait de m'y 
exiler et que j’étais tenté de maudire. » (Jouffroy. — Nouveaux Mélanges, p. 34. 

1 Le céte pieux et religieux de la philosophie de M. Jouffroy aété trés-bien 
mis en lumiére dans un remarquable article de M. Caro publié par la Reowe 
des Deux-Mondes du 15 mars 1865. 

* Dans quelques écrits de polémique, par exemple dans l’article trop fameax 
que le Globe a publié sous ce titre : Comment les dogmes finissent, la gravite 
respectueuse de M. Jouffroy fait place parfois 4 une inspiration plus amére 
et plus dédaigneuse, 4 une sorte de fanatisme anti-chrétien. Mais c’était 
l’entrainement momentané de la lutte : ce n’était pas l’expression refléchie 
et durable de la pensée du philosophe. 











SOUS LA RESTAURATION 963 


valles, a-t-il écrit, quand j’étais 4 réver la nuit 4 ma fenétre, ou le 
jour sous les ombrages des Tuileries, des élahs intérieurs, des atten- 
' drissements subits, me rappelaient 4 mes croyances passées, 4 l’obs- 
curité, au vide de mon 4me et au projet toujours ajourné de le 
combler '. » Ce devait étre la douleur de toute sa vie. La est le 
secret de cette tristesse inconsolable qui, chaque année, était plus 
profondément gravée sus les traits de son visage et qui se trahissait 
dans ses écrits. Sil sembla, vers ses derniers jours, entreyoir plus 
de lumitre, c'est qu'il se rapprocha un peu de ce foyer de vérité 
chrétienne dont, jeune homme, il s’était éloigné '. Il n’eut pas le 
temps d'accomplir, si ce n’est peut-étre dans le mystére de son ame, 
le pas dernier et décisif. Il est mort 4 quarante-six ans, laissant un 
souvenir profond et mélancolique a tous ceux qui l'ont approché, 
mais sans avoir trouvé la solution qu'il s’était obstiné & chercher 
hors du christianisme, sans avoir pu édifier un corps de doctrine, 
ni méme rédiger un livre complet. Les résultats de vingt ans 
d' étude et de méditations n’avaient abouti en effet qua quelques 
fragments épars, et, fait justement remarqué, dans ces matériaux 
non coordonnés qui constituaient la philosophie du plus religieux des 
rationalistes, une place était enti¢rement vide, celle de la théodicée. 
La lecon mérite d’étre recueillie, car elle a une portée générale. Si 
nous trouvons en M. Jouffroy les aspirations élevées, qui honoraient 
l’école du Globe et la distinguaient des survivants ou des imitateurs 


1 Obligé par la maladie de passer quelque temps dans son pays natal, la 
vue des lieux témoins de son enfance chrétienne, aviva encore .la douleur 
de ses regrets du passé et de son impuissance dans le présent. « Tout était 
comme autrefois, disait-il, excepte moi. Cette église, on y célebrait encore 
les saints mystéres avec le méme recueillement; ces champs, ces bots, ces 
fontaines, on allait encore au printemps les bénir; cette maison on y elevait 
encore, au jour marqué, un autel de fleurs et de feuillage ; ce curé, qui m’avait 
enseigneé la foi, avait vieilli, mais il était toujours la, croyant toujours, et 
tout ce que j’aimais, tout ce qui m’entourait, avait le méme cceur, la méme 
Ame, le méme espoir dans la foi. Moi seul l’avais perdue, moi seul étais dans 
la vie sans savoir ni comment, ni pourquoi; moi seul si savant, ne savais 
rien ; moi seul étais vide, agité, aveugle, inquiet. Devais-je, pouvais-je de- 
meurer plus longtemps dans cette situation? » 

1 Peu de temps avant sa mort, il disait 4 un évéque, son compatriote et 
son ami: « Monseigneur, je ne suis pas de ceux qui pensent que les sociétés 
modernes peuvent se passer du christianisme. Je ne l’écrirais plus aujour- 
@hui. » — Au curé qui préparait sa fille & la premiére communion, 11 disait 
& propos de Lamennais devenu du méme coup schismatique, rationaliste et 
panthéiste : « Hélas, Monsieur le Curé, tous ces systémes ne ménent a rien. 
Mieux vaut mille et mille fois un bon acte de foi chrétienne. » Et ce prétre 
put écrire 4 son tour : « Je crois que la foi s’était rallumée dans le cosur de ce 
pauvre Jouffroy. » Ces faits sont rapportés par M."Amédée de Margerie dans 
un excellent article qu’a publié le Correspondant du 25 juillet 1867. 


61 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


du dix-huitiéme siécle, sa vie morale nous apporte aussi le spectacle 
de cet avortement douloureux auquel aboutit toujours la présomp- 
tion rationaliste. De Phistoire de cette Ame — qui est aussi Vhistoire 
de toute une génération, — ressort l'impuissance de la raison la plus 
pure et la plus éclairée 4 se créer 4 elle seule une croyance qui rem- 
place la foi chrétienne, qui puisse donner la « lumiére » et la « paix, » 
si vainement cherchées par I’infortuné Jouffroy. 

Avec M. Dubois, on descend de ces hautes régions; on sort des 
crises de la vie intérieure pour se méler davantage aux luttes plus 
banales des partis. Principal fondateur du Globe, M. Dubois y exer- 
cait A peu prés les fonctions de rédacteur en chef. C’était lui d’ordi- 
naire qui traitait les questions se rattachant 4 la politique quoti- 
dienne. Moins philosophe que M. Jouffroy, il était plus militant, plus 
homme de presse. Quoique jeune (il avait vingt-neuf ans en 1824), sa 
carriére de professeur ayait été déja fort agitée. Révoqué une premitre 
fois en 1815, puis replacé, il s’était vu de nouveau suspendu en 
1821. Il avait été engagé plus avant qu aucun de ses collaborateurs 
dans les sociétés secrétes, et c’était lui qui donnait contre le gouver- 
nement Ia note la plus aigué et Ia plus batailleuse. Une verve bre- 
tonne, parfois un peu rude, mais de jet franc et vigoureux, un style 
ardent et Apre, faisaient de ce professeur devenu journaliste un polé- 
miste redoutable. Seulement malgré des saillies parfois supérieures, 
il y avait chez lui quelque chose d'incomplet et d’inégal, qui explique 
comment en fin de compte il se trouvera dépassé de beaucoup par ceux 
qu'il paraissait alors commander. Sainte-Beuve a dit de lui dans une 
de ses notes: « M. Dubois serait plus qu'un homme de talent, s'il y 
avait persistance en lui, s'il mettait bout 4 bout tous les fragments 
et les éclats successifs de son talent. Mais il a toutes les nuits des 
espéces d’attaques nerveuses et de somnambulisme qui font tout 
manquer...Son esprit est comme un acier trempé, mais d'une trempe 
un peu aigre; 4 tout coup l’épée perce, mais casse, et il faut la re- 
faire. » Toutefois il avait une qualité précieuse pour un directeur de 
journal : l'initiative, le don de susciter et d’employer |’activité de ses 
collaborateurs, d’éveiller autour de soi des idées que les autres 
mettaient en ceuvre. Ses amis ont écrit des articles dans le Globe, 
mais c’est lui vraiment qui a fait le Globe. 

Les autres Normaliens avaient un rdle plus effacé. Parmi eux, 
M. Damiron, quoique l’atné de M. Jouffroy, o était que son disciple 
et son reflet un peu pale. La plupart traitaient surtout les questions 
littéraires. M. Sainte-Beuve, qui venait d’atteindre ses vingt-deux 
ans, commencait ses excursions de curieux et de dilettante 4 travers 
les églises, les écoles et les opinions, trop mobile et trop personnel 
pour qu'on puisse le classer dans aucune. 











90US LA RESTAURATION 965 


Vv 


Les Normaliens, nous Pavons dit, n’étaient qu'un des éléments de 
la petite armée du Glode. A cété d’eux étaient les jeunes gens venus 
du monde politique : M. de Rémusat et M. Duch&tel, tous deux 
titrés et fils de hauts fonctionnaires de !'Empire; M. Vitet, apparte- 
nant 4 une famille respectée de la bourgeoisie lyonnaise, dont le 
grand-pére avait été parmi les modérés de la Convention et dont le 
pére, par scrapule libéral, était demeuré volontairement a l’écart 
sous I’Empire ‘; M. Duvergier de Hauranne, fils d'un député notable 
du centre gauche. Plus jeunes en général que leurs alliés du profes- 
sorat, ils apportaient 4 l’euvre commune des qualités que ceux-ci 
n’avaient pas : la connaissance plus directe de la scéne et des 
acteurs, l’expérience que donne la fréquentation de la haute société 
et que ne peut suppleéer le travail de cabinet, cette aisance et ce bon 
ton de l’esprit qui viennent de l’usage du monde. C’était parfots 
pour eux une occasion de légére divergence avec les Normaliens 
auxquels ils auraient désiré plus de mesure, plus d’esprit pohtique, 
queue chose de moins absolu dans le fond, et de moins pédant 
dans la forme. Ils n’en apportaient pas moins un vaillant concours 
4 leurs compagnons d’armes, bravant, sans souci du respect humain, 
¥étonmement avec lequel une partie de leur société les regardait 
devenir journalistes assidus, en compagnie de professeurs et d’ hom- 
mes de lettres. 

Le plus agé, et alors le ptus en vue, était Charles de Rémusat ?; . 
on se trouve ainsi conduit 4 l’étudier comme le type de la partie 
mondaine et en quelque sorte aristocratique de la rédaction du 
Globe. Son éducation s‘était faite autant dans le salon de sa mére 
qu au collége. Chez la comtesse de Rémusat, attachée a la cour de 
- Napoléon, se réunissait la fraction la plus polie de la haute société 
impériale. Dans cette atmosphére d'élégance lettrée, un peu légére 
et artificielle, de godt raffiné mais froid, d’idées tempérées, tolé- 
rantes par indifférence, mélées d’ancien régime et de révolution, ne 
passait aucun de ces souffles puissants qui fécondent ou renversent. 
C’était la quintessence gracieuse @une époque ol, comme Ia dit 
M. de Rémusat lui-méme, « on avait de l’esprit, mais ot l’on ne 


* C’est par erreur que presque tous les biographes, méme les plus auto- 
risés, indiqaent M. Vitet comme ayant été 4 !’Ecole normale. Il n’en avait 
jamais fait partie et n’avait rien de l’esprit « normalien. » 

* Lors de la fondation du Globe en 4824, M. de Rémusat avait vingt- 
sept ans, M. Duvergier de Hauranne vingt-six, M. Vitet vingt-deux, et 
M. Duchatel vingt-et-un. 


966 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


pensait pas. » Que le fils de l' aimable comtesse soit sorti de 14 homme 
du monde accompli, en ayant le ton, la causerie facile sur tout sujet, 
le sentiment du ridicule, artiste délicat, expert en littérature légére, 
tournant agréablement et vivement la devise ou la chanson — rien 
de plus naturel. Qu’il en soit sorti sceptique souriant et railleur 
poli, malicieux sans amertume et sans colére sinon sans passion, 
accoutumé 4 ne pas dire toute sa pensée et surtout a4 ne pas la 
publier, plus amateur qu’auteur, se prenant 4 tout et ne s’attachant 
nulle part, trés-curieux d’esprit et d'une volonté nonchalante, ayant 
l’intelligence des tempéraments, le godt des transactions et I'habi- 
tude de l’indécision ; prét 4 remettre toujours en question son propre 
sentiment, fuyant sous un examen un peu serré sans qu'on puisse 
jamais trouver en lui le fond solide et définitif; esprit critique plus 
désireux de balancer des objections que de résoudre un probléme, 
évitant de prendre parti par crainte d’étre dupe, d’ailleurs presque 
disposé 4 croire qu une affirmation trop nette est chose brutale et 
de mauvais ton; donnant comme le dernier mot du travail intellectuel 
non la foi, mais une « philosophie d’impartialité » qui parviendrait 
& tout comprendre sans rien conclure — c'est encore fort ‘naturel. 
On est davantage surpris que ce méme jeune homme soit un des 
ouvriers les plus laborieux dans les choses de l'esprit, adonné a toutes 
les études sérieuses, historien, philosophe, homme politique, ne 
croyant pas déroger en devenant |’ami et le collaborateur de profes- 
seurs de collége, attendant 4 peine ses vingt ans pour se faire 
imprimer, faisant connaftre au public francais le théatre de Gethe 
et traduisant le de Legzbus de Cicéron pour son maitre M. Leclerc, en 
un mot, tout entier aux efforts, aux espoirs, aux ambitions de cette 
génération qui, partie 4 la conquéte d'un nouveau monde moral, 
prétendait réagir précisément contre l’esprit politique, philosophi- 
que, littéraire, si longtemps florissant dans le salon de M™* de Ré- 
musat. C’est qu’au moment ou I’adolescent sortait du collége, la 
Restauration succédait a |’'Empire; il avait recu en plein visage le 
vent de liberté qui avait alors parcouru la France, et lui-méme a 
souvent raconté quelle sorte d’émancipation, quel puissant éveil 
s’étaient aussitdt produits dans son intelligence. 

Ainsi était-il devenu, bien que son origine ne semblat pas l'y 
destiner, l'un des représentants les plus brillants et les plus actifs 
de cette jeunesse libérale dont l’esprit s’était ouvert aux jours hev- 
reux de 1814. Il se sentait qualité pour parler en son nom. Des 
1818, — il n’avait alors que vingt-et-un ans — six années avant 
la fondation du Globe, quatre ans avant l’arrivée de M. Thiers a 
Paris, il avait écrit en quelque sorte le manifeste de cette jeu- 
nesse et signifié son congé a la vieille génération qui seule, cepen- 








SOUS LA RESTAURATION 967 


dant, paraissait occuper alors l’aréne politique, dans les Chambres, 
et méme dans la presse : « Qui posséde Il’esprit du siécle? deman- 
dait-il. Le cherchera-t-on dans ceux qui ayant participé aux 
événements et joué un rdle, ont un personnage a soutenir? Non, ils 
ont pris, pour ainsi dire, des engagements avec les faits; ils ont 
un passé !. » Cet esprit du siécle, on doit le chercher dans la jeu- 
nesse, dans ce que M. de Rémusat appelait « cette société naissante, 
la moins apparente, mais la plus réelle et la plus forte. » Puis il 
ajoutait : « Que ceux donc qui veulent traiter avec nous appren- 
nent 4 nous connaitre. Ils verront que cette raideur haulaine, ce 
ton présomptueux qu’ils nous reprochent, n'est que la confiance 
dans notre cause, le sentiment d'un droit que nous défendons. » Cet 
écrit avait fait quelque bruit. M. de Barante en ayant parlé a 
M. Guizot, celui-ci l’avait publié dans les Archives phtlosophiques 
avec une introduction fort élogieuse, et avait attiré chez lui le jeune 
publiciste pour l’associer & ses travaux. M™* de Broglie lui avait 
écrit; et un jour, comme M. Royer-Collard disait d’un ouvrage 
avec son accent terrible: « Je ne le relirai pas », il s’était re- 
tourné aussitdt vers le jeune de Rémusat et avait ajouté : « Je vous 
ai relu, monsieur. » 

On le voit, c’était aux doctrinaires que M. de Rémusat paraissait 
alors se rattacher. Il n’avait pas personnellement a se plaindre de 
la Restauration. Son pére n’avait perdu les dignités de cour dont il 
jouissait sous l’Empire que pour devenir préfet de la monarchie. 
Lui-méme, pendant les ministéres du centre, avait commencé a 
prendre pied dans les fonctions publiques, et son jeune talent avait 
été utilement employé dans la presse ministérielle. En 1820, la 
réaction 4 droite le jeta dans une opposition qui devait s’accentuer 
de jour en jour. Rendu plus libre encore par la révocation de son 
pére en 1822, il put alors montrer son véritable fond. Il était en 
réalité plus 4 gauche que n’avaient di le faire croire sa liaison 
avec les doctrinaires et une modération de langage qui tenait 4 la 


4 Plus loin, avec une fermete de style et une vigueur d’observation remar- 
quables chez un écrivain de vingt-et-un ans, le jeune de Rémusat revenait 
sur les raisons qui lui faisaient condamner la géneration précédente : « Lo 
malheur, en développant quelques émotions honorables et généreuses, avait 
brisé les ames. Les excts de nos années sinistres avaicnt pu ranimer les 
sentiments de la justice et de l’humanité; mais ils avaient intimidé la 
volonté, humilié la raison. On avait cesse de se croire fait pour se gouverner 
soi-méme. On s’était habitué 4 redouter le besoin aventureux. de penser et 
d’agir qui avait poussé tant d’hommes obscurs sur la scéne éclatante de la 
politique. On s’était repris d’un gout légitime pour la vie paisible et régu- 
liére, pour les affections de famille,pour les vertus privées qui paraissaient 
les seules solides depuis que les vertus publiques avaient mal tenu leurs 
promesses. C’est de ce temps que date !’existence d’une classe d’hommes 
fort nombreuse, les honnétes gens mauvais citoyens. » 

25 mars 1876. 63 


2B LES LAWWRAUX ET LA LIBERTE 


fois de son scepticisme et de ses habitudes de société. Une autre 
imflvence était venue W@ailleurs contre-balancer celle que M. Guizot 
avait jusque-la exercée sur lui. En 4823, daas. une fete donaée au 
chateau de Saint-Ouen par M. Ternaus, il avait rencontré M. Thiers 
et. contracté avec lui une lmison plus étroite qu’aucun des antres 
jeanes gens qui devaient collaborer au Globe. Les deux nouveaut 
amis furent ensemble les rédacteurs les plus aetifs des Fablettes. 
Quand ce journal disparut, M. Thiers somgea & fonder avec M. Mi- 
gnet, un autre recueil, et il vint d’abord trouver M. de Rémusat : 
« Sachez, lui dit-il, que je ne: ferai jamais rien sans. vous demander 
en étre. » Il a, dit-on, tenu parole. 

Le jeuse disciple de M. Guizet n’aurait pas été homme cepen- 
dant 4 suivre M. Thiers au Constttutionne/, parmi les survivants de 
Y Empire et du jacobinisme. Son genre d esprit, ses origines d éduca- 
tion, lui inspiraient trop de répugnance peur les violences et surtout 
pour la vulgarité de la politique et de la philosophie révolutionnaires 
D'une part il avait horreur de la routine; de l'autre, hardi dans les 
idées abstraites, il évitait les jugements trop tranchés sur les faits, 
les attaques trop agressives contre les personnes. €' était sur tous les 
points le contraire de M. Thiers. Aussi M. de Rémusat préféra-t-il se 
joindre aux fondateurs du Géodée. D’ailleurs, sil n’avait aacane 
attache de sentiment pour la dynastie, il n’apportait, aucan parti 
pris de révolution. Ce n'est pas qu'il n’allat peut-ctre en cet ordre 
didées plus loin que certains de ses. collaborateurs. H ne 
se proposait pas le renversement pour but; mais H |’acceptait, 
comme une éventualité, une chance, qui, de jour en jour, hui parat 

plus probable et, 4 la fin méme, presque souhaitable !. 

‘En face de la monarchie, !’attitude de M. de Rémusat n’ était donc 
celle ni d’un ennemi déclaré, ni d'un ami str; vis-a-vis de Is 
droite, elle était celle d’un adversaire absolu. Déja, en 18418, dans 
écrit auquel ona fait allusion, il avait déclaré trés-nettement la 
guerre a tous ceux qui réyaient de contre-révolution : 


Sachez bien, que vos souvenirs sont de la fable pour nous. Ce sont 
Jes restaurateurs du passé qui nous semblent d’imprudents novateurs 
et, peu s’en faut, des rebelles. Vos idées conservatrices sont & nos yeax 
de dangereux desseins. Ge que vous appelez concession, nous |’ ons 
droit. Ce qui vous parait exception, nous le tenons pour un principe. 


‘Plus tacd M. de Remusat révélait en partie ce qu’avaient été ses 
sentiments, quand il disait de la France: « Elle eut toujours plus de core 
contre la Restauration que de haine ; sans se soucier de la voir durer, elle ue 
travailla jamais a l’abattre, et lors méme qu’elle s’°emporta jusqu’é souhaiter 
sa.chute, elle voulut toujours n’en pas répondre et laisser 4 la menarebie le 
triste honneur de se précipiter dans l’abime. 











SOUS LA RESTADRATION 960 


Bn. tout genre le terrain qu’on nous reproehe d’avoir envahi, nous le 
regardeas comme un petrimoine. Neus héritens d’une. conquéte, voila 
tout. 


Ainsi, au nem de la jeune génération, il invoquait Ia révolution et 
gy attachait étroitement. Sans doute il n’acceptait pas la tradition 
révolutionnaire sans réserve, et il lui semblait « faux et dangereux » 
de prétendre que la Terreur avait été nécessaire. Mais parlant de 89: 
« La nation, disait-il, ne fut pas aussi imprudente qu on l’a répété... 
Elle fit ce qu’elle avait. 4 faire... L’hésitation n’edt rien valu. » Et il 
donnait comme mot d’ordre a Ia jeunesse: « La révolution a conti- 
nuer. » Ce n’était pas dans sa pensée une réyolution en carmagnole, 
c’était une révolution qui ne.choquat point la bonne société, qui fit 
peut-étre de grosses choses, mais ne dit pas de gros mots. D’ailleurs, 
non sans quelque subtilité, il établissait une grande différence entre 
« lesprit révolutionnaire » dont il ne voulait pas, et « esprit né de 
la révolution » qu'il exaltait; et. il disait 4 ce propos dans ce méme 
écrit de 1818 : 


Nos péres avaient la mission de détruire; la ndtre est de conserver. 
Agressifs dans leurs bouches, les mémes principes nous restent, modi- 
fiés et eonvertis en instruments d’ordre et de protection. L’esprit de 
révolte n’est pas en' nous. Si quelques-ans semblent en garder les formes 
et le langage, ce sont des. trainards de ]’ancienne armée, des imitateurs. 
maladreits qui se trempent d’épeque. Que nos adversaires ne’ a’y 
méprennent point; qu ils ne eonfondent: pas l’esprit révolutionnaire et 
Vesprit né de la révolution; l’un entreprend, l'autre termine. Si quel- 
ques-uns dans nos rangs ont de contraires apparences, tenez. pour 
certain qu’ils manquent d’étude et de méditation, et que leur intelli- 
gerice étroite ou inconséquente les égare hors dela grande voie ot nous 
marchons... Disons-le pour rassurer les plus prudents, la tendance est 
au repos; la France veut la paix. . 


Nous ne prétendons pas étre: arrivés 4 -préciser d'une facom biew 
nette,le point od s'arrétait s gauche [esprit du jeune de Rémusat. Sa 
Rature incertaine et ondoyante ne le permettait pas, et s’interrogeant 
hui-méme sur cette question, id rf edt répondu sans doute que par’ des 
distinctions et des sous-distinctions. Toutefois n’est-il pas certam 
que la lutte contre les chiméres dancien régime, |"entrafnait. bien 
loin quamd il donnait powr programme « la révolution’ a continuer? » 
Cette formule risquait au moms: d’étre comprise et mterprétée dune 
facon fort dangereuse par une: foule habituée 4 donner aux mots um 
sens moins raffiné et plus brutal. Un libéral prévoyant edt au con- 
twaire écrit sur son drapeau « la révolation 4 clore. » 

Par ses éerits de ce temps ou d'une époque postérieure, M. de 


970 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE 


Rémusat a donc fourni, quoique toujours dans une forme un peu 
abstraite et en évitant systématiquement les faits et les noms pro- 
pres, quelques traits fort utiles 4 qui veut étudier histoire intellec- 
tuelle de la jeunesse libérale de 1824; il ne faudrait pas cependant 
juger trop exclusivement d’aprés ce type tous ceux des rédacteurs 
du Globe, qui étaient venus de la haute société politique. Sur 
M. Duvergier de Hauranne, le seul aujourd’hui survivant, nous 
avons peu de renseignements. Par l’ouvrage vraiment considérable 
qu'il a publié, il est un de ceux qui ont le plus contribué a nous 
faire connaitre la Restauration. Dans ses dix volumes on trouve 
tout sur les fait8 grands et petits de l'histoire parlementaire, mais 
— notre regret est un hommage 4 la discrétion de I’écrivain — on 
ne trouve rien sur le réle que celui-ci, jeune homme, avait pu jouer 
dans ces événements, ni méme sur les sentiments avec lesquels il y 
avait assisté. Le jeune Duvergier parait du reste, d’aprés d'autres 
témoignages, s’étre surtout occupé au Glode de littérature, et avoir 
employé la vigueur militante et facilement critique de son esprit 4 
faire une campagne romantique contre les régles du vieux théatre. 

M. Vitet et M. Duch&tel étaient notablement plus jeunes. Agés 4 
peine I’un de vingt-deux ans, l'autre de vingt-et-un, lors de la fon- 
dation du G/oée, ils n’avaient pu encore acquérir de notoriété poli- 
tique ou littéraire. Ils étaient unis par une amitié touchante, née 
sous les auspices de Jouffroy, dans ce petit salon de la rue du Four, 
ou tous deux avaient suivi assidiment les lecons du maftre. M. Vitet 
a raconté ces débuts d'une intimité qui devait durer jusqu’a la mort, 
dans des pages charmantes et émues qu'il a consacrées 4 la mémoire 
de son ami. Et pourtant pouvait-on imaginer natures plus dissembla- 
bles? L’un, dilettante d’un godt exquis, se montrait plus spectateur 
qu’ homme d'action; c’était une 4me pleine de tendresse et de passion 
sous un aspect un peu froid et réservé qui tenait 4 distance l’indiseré- 
tion et la médiocrité; il ne faisait que se préter a la politique, ov 1 
devait trouver la considération et l’influence tout en se dérobant 
aux honneurs et au pouvoir; il se donnait a l'art, a l’esthétique, a 
histoire pittoresque, y cherchant loin de la foule et des passions 
vulgaires, dans une sorte de solitude austére et jalouse, ses plus 
vives jouissances. L’autre, caractére d homme d'Etat anglais, esprit 
net, pratique, volonté ferme, avait tout jeune, et bien qu'il fut alors 
dans l'opposition, le godt et les aptitudes des choses de gouverne- 
ment; ilse plaignait déja dans I’intimité de « l'esprit critique » de 
M. de Rémusat; préférant aux spéculations abstraites et aux 
réveries d'imagination, l'étude des faits sociaux, des lois économi- 
ques, du droit politique ou administratif; il trouvait dans les statis- 
tiques officielles ou dans un traité d’Adam Smith, les jouissances 











SOUS LA RESTAURATION 971 


que son ami goitait dans la contemplation d'une belle cathédrale 
ou la lecture d’une vieille chronique. 

Libéraux trés-décidés, plus ardents et plus exigeants méme qu ils 
ne le seront quand leur esprit aura mari, M. Vitet et M. Duchatel 
étaient cependant la droite dans la petite école du Globe. Ils y 
représentaient les idées de M. Guizot avec lequel ils étaient en rela- 
tions suivies et sous la direction duquel ils avaient travaillé 4 rédiger 
ses cours. En face des vivacités passionnées de M. Dubois et des 
hardiesses spéculativement révolutionnaires de M. de Rémusat, ils 
remplissaient l'office de modérateur. M. Vitet, notamment, eut, 4 ce 
point de vue, un réle plus important que ne le laisserait supposer 
ce qui a été vu du public et raconté par quelques-uns de ses collabo- 
rateurs. Cette nature délicate par élévation et discréte par fierté, 
ne cherchait jamais d’elle-méme a sortir du demi-jour; elle agissait 
par devoir souvent trés-efficacement, mais sans se mettre en avant. 
Les deux jeunes atnis n’étaient pas seulement, comme les autres 
rédacteurs du Globe, étrangers 4 tout parti pris de renverser les 
Bourbons. Leur loyauté dynastique allait plus loin. Ils avaient 
accepté, en 1814, la monarchie, avec un grand espoir de liberté, et 
ils ne se résignaient pas a voir cet espoir trompé. Ils ne voulaient pas 
sans doute renoncer 4 ce qu'ils croyaient les justes prétentions de 
la France nouvelle, mais ils désiraient sincérement que l'accord put 
se faire entre elle et les Bourbons. Dans son étude sur M. Duchatel, 
M. Vitet a lui-méme précisé en ces termes les sentiments des libé- 
raux non révolutionnaires auxquels il se rattachait:« Méme en 
dehors de toute question de sentiment et de fidélité chevaleresque, 
sans affection pour les personnes, sans lien d’aucune sorte avec la 
maison de Bourbon, par pur amour de la vraie liberté, ils pensaient 
que la meilleure chance, le moyen le plus sar d’en fonder parmi 
nous le régne, était de ne pas rompre avec le droit séculaire de I'an- 
cienne monarchie, qu'il y avait dans ce droit consacré par le temps 
une base dautorité que rien ne pouvait suppléer, et sans laquelle 
tout établissement libéral serait précaire et contesté; qu'il fallait 
tout au moins user d'égards et de patience, résister sans détruire, 
atténuer plutét qu envenimer la guerre et surtout ne pas la provo- 
quer. » M, Vitet opposait ces sentiments 4 ceux de ces autres libé- 
raux, « convaincus que jamais on obtiendrait, non-seulement du roi 
Charles X, mais de tout prince régnant par droit héréditaire, la 
franche reconnaissance et la fidéle observation d’un pacte constitu- 
tionnel, et qui soutenaient que c’était perdre son temps den pour- 
suivre la chimére, qu’il fallait prendre son parti et saisir la premiére 
occasion de fabriquer du méme coup le pacte tel qu’on I’ entendait et 
le monarque tel qu’on le souhaitait. » En octobre 1824, lors de l’avé- 





972 LES LISERAUX ET LA LIBERTE 


nement de Charles X, M. Vitet et M. Duchatel étaienta Lausanne. 
A la nouvelle des manifestations oi semblaient annoncer le sap- 
prochement de la dynastie et de fa nation, leur joie fut grande et 
M. Duchatel écrivit 4 un de ses amis: « Voaci donc un moment ob 
la réconciliation va devenir possible. Je ne saurais dire combien ea 
théorie je serais heureux que ta question de dynastie fit défnitive- 
ment résolue, et que la lutte n’edt plus 4s ’établir que sur la marche 
de l’'administration, comme en Angleterre, sans hostilité de lz nation 
contre la famille régnante, ni de la famille régnante contre ls 
nation... La question de la dynastie vidée, un point de dépat 
commun devient possible, condition nécessaire de toute fondation 
stable? » Ce n'est certaimement pas M. Thiers qui se fit ans 
exprimé, et nous aimons a croire que ces sentiments étaient au om- 
traire partagés par la plupart des cellaborateurs de M. Duchiil 


Nous nous sommes arrétés avec quelque complaisance 4 Hadier 
Vécole du Globe. Cet avénement d’une nouvelle génération, préter- 
dant apporter en tout des idées nouvelles et des procédés nowvestt, 
marquait, 2 notre avis, l’une des phases les plus intéreasantes de 
l’histoire des idées libérales sous la Restauration. D’ailleurs, is 
jeumes gens qui se réunissaient alors autour de ce journal, om! 
joué plus tard un réle assez considérable pour qu'il ait import 
de les observer & leurs débuts, dans la premidre éclosoe é 
leur talent et comme A J’aurore de leur reaommée. Nous 2088 
sis largement en lumiére ce qui faisait la supériorité de cette wk 
sur la vieille opposition que la monarchie avait jusque-la rencontre 
devant elle. Nous lui avons su gré d’avoir relevé le drapean du Sp- 
ritualisme en face du sensualisme du dix-huitidme siecle, davar 
'tenté de remplacer le vieil esprit révolutionnaire et bonapartiste pa 
un libéralisme plus iarge, plus sincére. Toutefois il a failu indiquet 
les réserves, signaler des lacunes et des périls. En effet si, deval 
gant les éyénements, on jugeait cette école d’apnés ses résaitais & 
non plus d’aprés ses espérances, qui pourrait ne pas confeser 5 
impuissance et son échec? L’élan avait été magnifique; et ona va vt 
quel cri de confiance présomptueuse ces jeunes gens étaient entrees 
campagne. Eh bien! quelques années plus tard, aprés la révoluum 
de Juillet, quand, dans la force de 1’Age et avec tous des avantages de 
l’expérience, ils se sont trowvés maitres du terrain, qu’ ont-ils pu fast 
de leur succés? Il en est qui ont continué a chanter victoire.  & 
Rémusat, par exemple, rappelantaprés 4830, avec une sorte d argue, 
quelles avaient été ies prétentions de ce qu'il nommait le 200% 
esprit : « Jamais, disait-il, il a’ayait ambitionné 4 ce point de reat 
tous les caractéres d’un pouvoir ensemble spirituel et tempore. 4 


‘SOUS LA RESTABRATION BS 


lui désermais les deux glaives, 4 lui les deux couronnes. H rend la 
pareiHe a l'esprit-du moyen age, il.aspine aussi & la domination uni- 
verselle. » Puis, ancien rédacteur du Globe ajoutait: « Ce nouvel 
esprit a-t-il réusei? Est-il vrai qu'il ait obtenu un double succts? 
A-tal su en méme temps démontrer et fonder des institutions, 
donner le mot d’une-époque et.d'une société... Pour moi je le crois... 
Il me semble qu’a prendre les choses en masse, ce grand -effart de 
intelligence n'a pas échoué. » Ailleurs, il précisait encere plus sa 
pensée : « Si un sceptique chagrin me demandait oe qu’a produ 
tout ce mouvement si complaisamment décrit, je n’hésiterais pas, 
et je répondrais : il mous a.rendus capables de la révolution de 
4830, et je croirais assez dire... Voila le résultat de quinze années, 
une révolution irréprochable! » 

‘M. de Rémusat était-il donc fondé.é se féliciter ? Un awtre écn- 
vain de la méme générafion, M. Samte-Beuve, n’'était-il pas plas 
<ians le vrai quand, vers la méme époque, en 1833, aprés avoir 
rappelé, tui aussi, ses grandes espérances, il confessait sa déception 
aayec une franchise d irrégudier : 


Vers fa fin de la Restauration et grace aux travaux et aux luttes 
enhardies de eette jeunesse déja ‘en pleine virilité, le spectacle de ta | 
soviété francaise était mouvant et beau... On allait 4 une révolution, on 
we le disait, on gravissait une colline inégale, sans voir au juste ov 
-6tait le sommet, mais il ne pouvait étre loin. Bu haut de ce sommet, 
et tout obstacle franchi, que découvrirait-on? C’était 14 l’inquiétude et 
aussi l’encouragement de la plupart; car a coup sir, ce qu’on verrait 
alors, méme au prix des périls, serait grand et consolant. On accom- 
plirait la derniére moitié de la tache, on appliquerait la vérité et la 
justice, on rajeunirait le monde. Les péres avaient di mourir dans le 
désert; on serait la génération qui touche au but et qui arrive... Tandis 
qu’on se flattait de la sorte en cheminant, le dernier sommet qu’on 
n’attendait pourtant pas de sitét, a surgi au détour d’un sentier; ]’en- 
nemi l’occupait en armes, il fallut l’escalader, ce qu’on fit au pas de 
course et avant toute réflexion. Or ce rideau de terrain n’étant plus 1a 
pour borner la vue, lorsque |’étonnement et le tumulte de la victoire 
furent calmés, quand la poussitre tomba peu a peu et que le soleil 
qu’on avait d’abord devant soi eut cessé de remplir les regards, qu’a- 
percut-on enfin? Une espéce de plaine, une plaine qui recommengait 
plus longue qu’avant la dernitre colline, et déja fangeuse. La masse 
libérale s’y rua pesamment comme dans une Lombardie féconde; l’élite 
fut débordée, déconcertée, éparse. Plusieurs qu’on réputait des meil- 
leurs, firent comme la masse et prétendirent qu'elle faisait bien. Il 
devint clair 4 ceux qui avaient espéré mieux que ce ne serait pas cette 
génération si pleine de promesses et si flattée par elle-méme, qui arri- 
verait. 


974 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE SOUS LA RESTAURATION 


Si dés 1833, et quand on croyait n’étre arrivé que dans une 
plaine indéfinie et stérile, un esprit clairvoyant faisait entendre ce 
cri de découragement, qu’efit-ce été aprés 1848, aprés 1851, 
apres 1870 et 1874, a la vue des précipices qui attendaient au 
bout de cette plaine les assaillants si enthousiastes de 1824? 
Cette école qui avait prétendu trouver par la seule raison la vénté 
sociale et politique, pourrait-elle encore dire aujourd'hui, comme 
M. de Rémusat au lendemain de 1830, qu'elle a réussi? Pourrait- 
elle nous donner |’éclectisme rationnel, et la révolution de Juillet, 
comme le port définitif, le salut dernier de la société et de 
la France. Ces brillants esprits avaient prétendu, entre !a foi reli- 
gieuse et l'impiété vulgaire, édifier leur « philosophie d’impartia— 
lité » indifférente et hautaine. Qu’en reste-t-il aujourd'hui? Le 
matérialisme et le positivisme les ont débordés. Entre la politique 
conservatrice et la politique révolutionnaire, entre |’hérédité royale 
et la démocratie, ils avaient cru pouvoir se fixer 4 mi-chemin dans 
une sorte de révolution bourgeoise et libérale. Qu’ont-ils pesé en 
4848 devant la démagogie, en 1851 devant le césarisme? Grandes 
lecons bien faites pour éclairer tous les esprits sincéres et réfléchis. 
Ne leur prouvent-elles pas comment en philosophie, contre les in- 
carnations diverses du matérialisme, la raison ne peut sauvegarder 
4 elle seule et sans la révélation chrétienne, les vérités spiri- 
tualistes? Ne leur prouvent-elles pas aussi comment, dans I’ordre 
politique, pour défendre la liberté contre le péril révolutionnaire, 
qu’il s’appelle empire ou démagogie, les libéraux ont besoin de 
l'appui de toutes les forces conservatrices et traditionnelles, et 
quelle faute ils ont commise ou, si ]’on veut, de quel malheur ib 
ont été les victimes, quand, au début de ce. siécle, ils se sont laissé 
séparer d'une de ces forces, la monarchie héréditaire ? 


Paul Tuureau-DancuIn. 








LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON 


ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR ' 


M. de Montalembert demandait, dans cette Revue méme, il y a 
prés de vingt ans, que les Mémoires de Saint-Simon fussent soumis 
& un contrdéle sévére. En rendant justice 4 l’écrivain, 4 son merveil- 
leux génie, 4 son patriotisme, 4 sa haine vigoureuse contre le vice 
et la bassesse, M. de Montalembert reconnaissait la nécessité de se 
tenir en garde contre ce témoin trop souvent partial et irrité. Il se 
demandait quels écrivains contemporains de Saint-Simon pourraient 
servir 4 rectifier ses jugements, et il n’en trouvait que bien peu qui 
aient comme lui tracé un tableau des mzeurs et des caractéres, perce 
d'une vue profonde les intrigues et les ambitions de la cour, et dé- 
voilé hardiment les turpitudes de leur temps. C’est surtout dans les 
lettres intimes que l’on pourrait chercher des documents de ce ca- 
ractére. Mais l’époque qu’embrassent les Mémoires de Saint-Simon 
n’est pas riche en correspondances. Les Lettres de M™° de Sévigné 
s’arrétent presque au moment ou débute Saint-Simon. La Corres- 
pondance de M™* de Maintenon n’a été publiée que par fragments, 
et souvent avec peu de fidélité. Les Lettres de la Palatine, mére du 
Régent, accueillent avec une crédulité haineuse tant de bruits men- 
songers que I'on ne peut la consulter qu’avec une extréme défiance. 
Je ne parle ni de mémoires ni de dépéches militaires ou diplomati- 
ques, dont les recueils sont fort utiles pour l'histoire, mais ne peu- 
vent servir a vérifier les mille anecdotes qui remplissent les Mémozres 
de Saint-Simon. On est donc souvent embarrassé pour exercer sur 
cette cuvre capitale le contréle sérieux et attentif que réclamait 
avec tant de raison l’illustre publiciste. 

Au milieu de cette pénurie, on doit s’estimer heureux de pouvoir 


" § Cette correspondance forme 8 vol. in-4°, conservés & la Bibl. Mazarine. 





976 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON 


comparer aux Mémoires de Saint-Stmon les lettres écrites a la 
marquise de la Cour par des personnages de la Régence en position 
de bien voir les événements et de les apprécier avec indépendance ‘. 
Presque tous les correspondants de la. marquise ont été jugés par 
Saint-Simon, et T’ attention méme qu’il leur donne est une preuve de 
leur importance. On sait avec quel mépris le duc et pair traitait les 
gens de robe et les hobereaux de province. II fallait, pour qu’il dai- 
gnat s’y arréter, que leur mérite for¢at son attention et triomphat de 
ses dédains. Les Caumartin at les d’Argenson, fréres et neweux de ja 
marquise de la Cour, eurent ce privilége. Il faut d’abord étudier 
leur rdle et leur caractére tels que nousles retracent les Mémozres 
.de Saint-Simon. C'est le meilleur moyen de constater la valeur de 
leur témoignage. 


I 


La marquise de la Cour était fille de Louis Le Févre de Caumar- 
tin, et de sa seconde femme, Catherine-Madelaine de Verthamon. 
Saint-Simon ne dit qu’un mot en passant de Ja marquise de la Cour, 
& l'occasion du mariage du fils de cette dame, le marquis de Balle- 
roy avec M'* de Matignon ?. «Son nom (du marquis) étort la Cour, 
et si peu de chose, que son pére, qui étoit riche, épousa pour nen 
la seur de Caumartin, conseiller d’Etat, et se fit maitre des requé- 
tes. » Cette phrase si dédaigneuse renferme une erreur: Jacques 
dela Cour, seigneur de Magneville en Cotentin (aujourd’hui départe- 
ment de Ja Manche), n’épousa pas pour rien la sceur des Caumartin. Elle 
lui apporta en dot le chateau de Balleroy,prés de Bayeux, qui avait été 
construit sur les dessins de Mansart. Ce fut dans ce chateau, dont 
on admire encore aujourd'hui I’architecture, que Jacques de a Cour 
se retira apres avoir exercé pendant plusieurs années les fonctions 
de maitre des requétes. : 

Quelque magnifique que fat ce manoir provincial, Madelaine- 
Charlotte-Emilie de Caumartin, marquise de la Cour, devait y re- 
gretter la société spirituelle et brillante qu'elle avait connue chez 
son pére. Louis Le Févre de Caumartin était le conseifler et Tam 
du cardinal de Retz. Ce fut, dit-on, 41a sollicitation de M™" de Caa- 
martin que le cardinal écrivit ses Mémoires, Fiéchier était le pré- 


* Cette correspondance a été souvent signalée, mais elle est encore iné- 
dite. Parmi les écrivains qui en ont cité des extraits, nous devons surtout 
rappeler M. Charles Aubertin, dans son remarquable ouvrage sur [Esprit 
_ public au diz-huitiéme siécle. 

*T. KV, p. 492 de lédition de 1856. 








ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MAROQUISE DE LA COUR O77 


cepteur de leurs fils; il avait ‘chanté M=° de Caumartin sons le 
nom de Dorts et célébré surtout sa pudeur et sa modestie : 


Cette chaste couleur, cette divine flamme, 

Au travers de ses yeux découvre sa belle Ame, 

Et l’on voit cet éclat qui reluit.au dehors 

Comme un rayon d@’esprif qui s’épand sur le corps. 


Ce fut pour M™* de Caumartin que Fléchier rédigea son récit des 
Grands Jours d Auvergne. Ainsi \’éducation de la marquise de la 
Cour lui avait inspiré le godt des plaisirs délicats de l’esprit. Trans- 
portée au chateau de Balleroy, au milieu de gentilshommes cam- 
pagnards, la marquise se résigna difficilement 4 cette société si 
différente de celle qu’elle avait connue 4 Paris. Un de ses fréres, 
Caumartin de Boissy, l'a pemte comme une personne aimable, 
mais d'un caractére assez vif: « Sur vos deux épaules, lui écri- 
vait-il, vous portez une téte aimable par l’esprit et par la figure, 
mais d’une humeur un peu aigrelette. » Cette spirituelle marquise 
chercha 4 charmer les ennuis de son exil par une correspondance 
avec ses fréres, ses neveux, les parents et les amis de sa famille. 
Elle leur demanda et en obtint des nouvelles de la cour et de 
Paris. Insignifiantes tant que vécut Louis XIV, ces lettres s’éman- 
cipent sous la Régence et se ressentent de |’esprit d'indépendance 
et de licence qui caractérise cette époque !. 

L’ainé des fréres de la marquise, Louis-Urbain de Caumartin, ne 
fut pas le plus assidu de ses correspondants. C’était un person- 
hage de mérite et de considération, mais trop occupé d’intrigues 
ambitieuses pour consacrer son temps a des gazettes 4 la main. 
Conseiller d’Etat, et seigneur da chateau de Saint-Ange prés de 
Fontainebleau, Louis-Urbain de Caumartin y recevait les plus grands 
seigneurs et aimait aussi 4 y réunir des gens de lettres. Ce fut la, 
dit-on, que Voltaire, ou Arovet, comme on l’appelait alors, cen¢ut 
la pensée de la Henriade. Caumartin de Saint-Ange s’occupait lai- 
méme de littérature. La correspondance de sa seeur nous apprend 
qu’il publia les Mémoires de Cra-Jolt, comme complément des Mé- 
motres de Retz, qui venaient de paraitre et agitaient vivement les 
esprits. 

Saint-Simon n’a pas dédaigné de consacrer 4 Caumartin de 
Saint-Ange une page de ses mémoires, ou l’on retrouve toute sa 
verve satirique, avec sa rare finesse d’observation. « C’étoit, dit-il 3, 


1 La correspondance s’arréte en 1725, epoque oi la marquise revint proba- 
blement 4 Paris, aprés la mort de sem mari. 
*T. XVII, p. 74, de la méme ééition. 


978 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON 


un grand homme, trés-bien fait et de fort bonne mine, on voyoit 
bien encore qu’il avoit été beau. I] avoit pris tous les grands airs 
et les mani¢res du maréchal de Villeroy, et sétoit fait par la un 
extérieur également ridicule et rebutant. Il avoit l’écorce de hau- 
teur d'un sot grand seigneur; il en avoit aussi le langage et le ton 
d’un courtisan qui fait parade de l’étre. Ces facons lui aliénérent 
beaucoup de gens... Le dedans étoit tout autre que le dehors ; c’é- 
toit un trés-bon homme, doux, sociable, serviable, et qui s’en fai- 
soit un plaisir, qui aimoit la régle et l’équité autant que les be- 
soins et les lois financi¢res le pouvoient permettre, et au fond 
honnéte homme !, fort instruit dans son métier de magistrature et 
dans celui de finance, et d'un esprit accord, gai, agréable. 11 savoit 
infiniment d’histoire, de généalogie, d’anciens événements de la 
cour. Il n’avoit jamais lu que la plume ou un crayon a la main; 
il avoit infiniment lu et n’avoit jamais rien oublié de ce qu'il avoit 
lu, jusqu’d en citer le livre et la page *. Son pére, aussi conseiller 
d’Etat, avoit été l’ami le plus confident et le conseil du cardinal de 
Retz. Le fils, dés sa premiére jeunesse, s’étoit mis par 14 dans les 
compagnies les plus choisies et les plus & la mode de ce temps-la. 
Cela lui en avoit donné le godt et le ton, et de |'un 4 Iautre il 
passa sa vie avec tout ce qu'il y avoit de meilleur en ce genre. Il 
étoit lui-méme d’excellente compagnie, et avoit beaucoup d’amis 4 
la cour et 4 la ville. Il se piquoit de connoitre, d’aimer, de servir 
les gens de qualité, avec lesquels il étoit 4 sa place et point du tout 
glorieux, et parfaitement-libre des chiméres de la robe; avec cela 
trés-honorable et méme magnifique, point conteur, mais trés-amu- 
sant et, quand on vouloit, un répertoire le plus instructif et le plus 
agréable. Il aimoit et faisoit fort bonne chére, et il n’avoit pas été 
indifférent pour les dames. C’est le premier homme de robe qui ait 
hasardé de paroitre en justaucorps et manteau de velours dans les 


4 Boileau (Sat. x1) fait aussi l’éloge de Caumartin considéré comme magis- 
trat : 


Chacun de I’équité ne fait pas son flambeau. 
Tout n’est pas Caumartin, Bignon ni Deguesseaa. 


? Voltaire, dans une epitre composée au chateau méme de Saint-Ange. 
confirme les assertions de Saint-Simon : 


Caumartin porte en son cerveau 

De son temps l’histoire vivante. 

Caumartin est toujours nouveau , 

A mon oreille qu’il enchante ; 

Car dans sa téte sont écrits 

Et tous les faits et tous les dits 

Des grands hommes, des beaux esprits, etc. 








ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 979 


derniéres années du Roi; ce fut d’abord une huée 4 Versailles ; illa 
soutint; on s’y accoutuma; nul autre n’osa l'imiter de longtemps, 
et puis peu 4 peu ce n’est plus que velours pour les magistrats, qui 
deux a gagné les avocats, les médecins, les naqtaires, les mar- 
chands, les apothicaires et jusques aux gros procureurs. » 

Malegré ces traits satiriques, l’éloge du magistrat est complet, et 
il faut reconnaitre que ce Caumartin a di étre un des hommes con- 
sidérables du temps pour que le grand seigneur, d’ordinaire si dé- 
daigneux envers la robe, ait insisté sur ses qualités. Il a traité avec 
moins d’égards le frére cadet, Caumartin de Boissy, maitre des 
requétes, un des principaux correspondants de la marquise de la 
Cour. Caumartin de Boissy est un épicurien de la Régence; sa 
plume est caustique et libre jusqu’a la licence. C’est en méme temps 
un spéculateur engagé dans toutes les chances du syst¢me de Law, 
dont ses lettres font suivre les succés et les désastres. 

Le troisiéme frére de la marquise, l’abbé de Caumartin, nous est 
parfaitement connu par une scéne de comédie que retracent les Mé- 
moires de Saint-Simon '. L’abbé fut chargé de recevoir a |’Aca- 
démie francaise l’évéque-comte de Noyon (Clermont-Tonnerre), 
célébre par une vanité poussée jusqy’é l’infatuation. Dans un dis- 
cours, ou il avait spirituellement imité l’emphase du prélat, labbé 
l'accabla d’éloges ironiques et se moqua avec un atticisme ingénieux 
de ses prétentions chimériques. Le succés de cette comédie fut 
d’autant plus complet que l’évéque de Noyon avait eu communication 
du discours de l’abbé de Caumartin et l’avait approuvé. Louis XIV 
trouva la plaisanterie trop forte, et l’abbé de Caumartin ne put parve- 
nir, sous son régne, aux dignités ecclésiastiques que son mérite et la 
considération dont jouissait sa famille semblaient lui assurer. Il se 
releva 4 l’époque de la Régence et devint successivement évéque de 
Vannes et de Blois. Saint-Simon, qui connaissait particulitrement 
Y’abbé de Caumartin, appréciait la finesse de son esprit et l’a plus 
d'une fois cité dans ses Mémoires. | 

Parmi les correspondants de la marquise de la Cour, nous trou- 
vons encore son cousin le Tonnelier de Breteuil, qui devint ministre 
de la guerre, et ses neveux, les fils du garde des sceaux d’Argenson, 
qui jouérent un réle important au dix-huitiéme siécle. L’ainé, le 
marquis d’Argenson, a laissé des Mémoires et fut ministre des 
affaires étrangéres de 1744 & 1747 ; le second, le comte d’Argenson 
était ministre de la guerre a |’époque la plus brillante du régne de 
Louis XV, a l’époque des victoires de Fontenoy, de Raucoux et de 
Lawfeld. Au temps de la Régence, ces jeunes gens n’avaient encore 


‘T. I, p. 243 et suiv. 





980 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON. 


qu'un réle fort modeste, mais comme fils du garde des sceanx, 
ancien lieutenant de police, ils. étaient bien informés des anecdotes 
de la cour et de la ville, sur lesquelles roule la correspondance de 
la marquise. Sajnt-Simon, qui 2 connu les deux fréres, mettait 
entre eux une grande différence. Toute ses sympathies, comme 
celles. de la cour, étaient pour le cadet. Quant 4 l’ainé, il le traite 
de balourd '. Il était loin de soupconner les idées hardies et pro- 
fendes qui fermentaient seus cette apparente stupidité. 
II 

A son tour, Saint-Simon a trouvé des juges dans les correspan- 
dants de la marquise, et il n’est pas sans intérét de voir comment 
Ie peintre impitoyable des vices et des ridicules de son temps est 
apprécié par des hommes en position de bien voir et de parler avec 
indépendance. En 1715, Saint-Sumon siégeait dans le conseil de Ré- 
gence, et cette situation élevée attirait sur lui tous les regards. Sa 
morgue aristocratique lui fit de nombreux ennemis. Ni l'état déple- 
rable des finanees, ni les embarras d'une nouvelle forme de gou- 
vernement 4 organiser, ni les relations extérieures que compliquait 
Yambition d’Alberoni, ni les questions religieuses qui passionnaient 
alors les esprits n’avaient 4. ses yeux la méme importance que la 
querelle des ducs contre le Parlement pour le salut du bonnet. H 
voulait que le Régent s’occupat, avant tout, de cette grave question 
et contraignit le premier président 4 se découvrir en demandan 
leur avis aux ducs et pairs. Le Régent temporisant, Saint-Simon s’in- 
dignait de sa faiblesse, et lui reprochait sa débonnaireté envers ses 
ennemis. La duchesse douairiére d'Orléans raconte ?, qu’il dit an 
Régent dans un moment de ecolére: « AA! vous vatla bien débon 
naire. Deputs Louis-le-Débonnaire, on n’a rien vu d'aussi débon- 
naire que vous. Mon fils, ajoute la duchesse, faillit se rendre malade 
& force de rire. » 

Rebuté par le Régent, Saint-Simon dennait cours 4 son humeur 
irritable et insultait le premier président. jusque dans le palais. du 
duc d’Orléans. C’est. Caumartin de Saint-Ange qui l’atteste dans 
une lettre adressée 4 sa sceur la marquise de la Cour. « La que- 
relle des. ducs et du. Parlement est. fort échauffée, lui écrivait-il, et 
M. le duc d’Orléans, fort embarrassé ;, M.. de. Saint-Simon: a parié 
ex termes de crocheteur du premier président en sa. présence (en 


® Mémoires, t. XVII, p. 249. 
* Correspondance de la duchesse d’Orléans, édit. Brunet, t. I, p. 126. 
*T. Ier, p. 116, de la Correspondance de la marquise de la Cour. 








ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 981 


présence du Régent), qui n’a pas fait semblant de l’entendre. C’était 
dans la petite galerie de M. le duc d'Orléans, qui a voulu l’ignorer 
de.crainte d’étre obligé d’envoyer M. de Saint-Simon 4 la Bastille. » 

Le témoignage de Caumartin de Saint-Ange est confirmé par 
les chansons du temps. Les. couplets satiriques pleuvaient alors sur 
Saint-Simon*. On le désignait sous.le nom de Boudrillon, 4 cause 
de sa petite taille ; quelques-uns de ces couplets font allusion 4 la 
scéne dont parle Caumartin de Saint-Ange, et sont adressés. an 
Régent lui-méme : 


Lorgueil insupportable 

Du petit Mirmidon,, 
Boudrillon, 

Le rend impraticable 

Jusque dans ta maison, 
Boudrillon. 

Il traite de Jean-Fesse 

De Mesmes®, en ta maison, 
Boudrillon ; 

Fais-lui dire la messe 

Aux Petites-Maisons, 
Boudrillon,, etc. 


La disgrace, dont parle Caumartin, parut un instant menacer 
sérieusement Saint-Simon, a4 en juger par la Correspondance de la 
sceur méme du Régent. « Je ne doute pas, écrivait-elle 4 la mar- 
quise d’Auléde>, qu'il (le duc d'Orléans) n’ait. des. favoris bien 
indignes et bien ingrats,, témoin le petet duc de Saint-Sumon, qui, 
& mon gré, est un indigne petit monsieur. » Et plus loin*: « Ce 
que vous me demandez de ce petit vilain M. de Saint-Simon me 
feroit bien plaisir, s'il étoit vrai que. mon frére lui. edt défendu de 
sortir de sa maison..I] Lauroit bien mérité... mais. je crains. que 
mon frére n’ait encore trop de foiblesse pour ce petit. vilain matin- 
1a5, qui, en veérité, ne le mérite pas. » La princesse exprime 
ailleurs (p. 26), le regret que la nouvelle de-la disgrace de Saint- 
Simon soit fausse,, et continue de le poursuivre de. ses. mjures. 


1 Voy. le Recueil de Maurepas, t. XIII, p. 39 et passim.. 

® Le premier président du Parlementde Paris-était,, en 1715, Jean-Antome 
de Mesmes. 

3 Lettres de la duchesse de Lorraine, saur du Régent, p. 5. Ces lettres ont 
été publiges par la Sociétd' d’archéalogie: lorraine. (Nancy, 1865, in-8.) 

4P. 21, du méme recueil. 

* Cas expressions appliquées 4 Saint-Simom reviennent plusieurs fois dans 
la Correspondance. de la seaur du Regent. 








982 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON 


Caumartin de Boissy n’est pas mieux disposé a l’égard de Saint- 
Simon. I] en parle surtout 4 l'occasion du procés du duc de la 
Force. Ce duc et pair était accusé de trafics honteux. Les lettres 
dela duchesse douairié¢re d'Orléans, et le journal de l’avocat Bar- 
bier sont remplis des détails de ce procés, ou l’odieux se mélait au 
ridicule!. La duchesse d’Orléans écrivait le 27 juin 1720 : « Trois 
ducs, qui appartiennent aux premiéres maisons, ont fait, selon moi, 
des choses indignes : le duc d’Antin, le duc-maréchal d’Estrées et 
le duc de la Force. Le premier a acheté toutes les étoffes, afin de 
les revendre plus cher; le second, tout le café et le chocolat, et le 
troisiéme a acheté les chandelles et les a mises a l'enchére. L’autre 
jour, comme il sortait de l'Opéra, des jeunes gens se sont mis 4a le 
suivre en chantant le cheeur de l’opéra de Phaéton : 


Allez, allez répandre la lumiére; 
Puisse un heureux destin 
Vous conduire 4 la fin 

De votre brillante carritre; 

Allez, allez répandre la lumitre. 


« Vous pouvez vous figurer 4 quel point on a ri. » 

Saint-Simon glisse dans ses Mémoires sur ce procés’, ot Ia 
pairie joua un rdle peu honorable. Cependant il s’en était occupé 
sérieusement, comme le prouvent les Mémozres de Villars et ia 
Correspondance de la marquise de la Cour. Villars dit que Saint- 
Simon rédigea deux Mémoires, pour se plaindre de la conduite du 
Parlement. Caumartin de Boissy, écrivant 4 sa sceur‘, montre les 
ducs divisés en deux camps: d'un cété les partisans du duc de la 
Force, parmi lesquels figurait Saint-Simon, se réunissaient chez le 
cardinal de Mailly, archevéque-duc de Reims; de I’autre ses adver- 
saires tenaient leurs assemblées chez le duc de Luxembourg : 
« M. le prince de Conti, écrivait Caumartin de Boissy, qui a tou- 
jours été un des plus vifs (sur le procés du duc de la Force), prit 
l'autre jour & part Saint-Simon sur son assemblée chez le cardinal 
de Mailly. Le Simon (séc) répondit, avec son petit filet de vinaigre : 
Pourquot ne nous assemblerions-nous pas chez le cardinal de Mailly, 
pursque vous vous assemblez tous les jours chez M. de Luxembourg? 
Le prince trouva que c’étoit plutdt fait de répondre par un dé- 


* Voy. aussi les Mémoires de Mathieu Marais, t. II, p. 68, 89-90 et passim. 
*T. XVIII, p. 132. 
> Mémoires de Villars (edit. Michaud et Poujoulat, p. 266, 2° collection). 


* Lettre du 5 mars 1721; t. VI, p. 91, de la Correspondance de la marguise 
de la Cour. 








ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 983 


menti et de dire que des visites chez un malade étoient fort diffé- 
rentes d’une assemblée en forme. Vous voyez qu'il y a passablement 
d’aigreur dans tout cela. » 

Le Simon, en parlant du duc et pair qui prétendait descendre 
de Charlemagne par les comtes de Vermandois, et le petit filet de 
vinatgre pour caractériser sa voix aigre et percante, sont assez peu 
révérencieux. On voit que Saint-Simon n'est pas épargné par les 
correspondants de la marquise: l'un lui reproche un langage de 
crocheteur, l'autre l‘aigreur de sa parole. Un troisiéme va jusqu’a 
Vaccuser d’avoir voulu faire périr le duc du Maine pour s‘emparer 
de la dignité de grand-mattre de l’artillerie. 

C’est le fils ainé du garde des sceaux d’Argenson qui a porté 
contre Saint-Simon cette grave accusation, et il le fait en termes 
plus méprisants encore que les deux autres correspondants de la 
marquise de la Cour: « Ce petit Boudrillon, dit-il*, youloit qu’on 
fit le procés 4 M. le duc du Maine, qu’on lui fit couper la téte,.et 
le duc de Saint-Simon devoit avoir sa grande maitrise de I’ artillerie. 
Voyez un peu quel caractére odieux, injuste et anthropophage de 
ce petit dévot sans génie, plein d’amour-propre et ne servant d’ail- 
leurs aucunement a la guerre! » Je n’examine pas la vérité de ces 


assertions. Je me borne a recueillir l’opinion des contemporains sur 
Saint-Simon. 


It 


La Correspondance de la marquise de la Cour ne donne pas seu- 
lement des renseignements sur le caractére de ce personnage; elle 
abonde en détails sur l'état des mceurs et des esprits a l’époque de 
la Régence. 

Le régne de Louis XIV avoit été le culte de la royauté porté 
jusqu’a l’idolatrie; la réaction de la Régence fut le mépris de toute 
autorité. Ce qu’il y eut de plus triste, c’est que les chefs mémes 
de l'Etat, 4 commencer par le duc d’Orléans, compromettaient le 
principe qu’ils auraient dd faire respecter. Saint-Simon en a parlé 
d'une maniére générale et s’en attriste; la correspondance donne 
des détails plus précis et écrits sous |’émotion méme du moment. 
Quelques exemples suffiront : peu de mois aprés la mort de 
Louis XIV, on ouvrit les bals de l’'Opéra. « Le malheur fut, dit 
Saint-Simon *, que c’étoit au Palais-Royal; que M. le duc d'Orléans 


1 Mém. du marquis d’Argenson, t. I, p. 46. (Biit. de la Société d’hist. de 
France.) 


*T. XIV, p. 306. . 
25 mans 4876. 64 











964 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON 


n’avoit qu’un pas 4 faire pour y aller au sortir de ses soupers et 
pour s’y montrer souvent en un état bien peu convenable. » Cay- 
martin de Saint-Ange, le magistrat, dont Samt-Simon lui-méme a 
—-yanté les sérieuses qualités, nous fait assister a l’ouverture de ces 
bals. Il écrivait 4 sa seeur le 6 janvier 17164: « Le bal de l'Opérs 
a commencé, il y a deux jours. Les chefs des conseils y étorent un 
peu plus que chauds de vin. Il y en a. un qui cria 4 M. Ie duc 
d’Orléans , qui étoit dans sa loge: Descends, Régent. Il abéit et 
dansa tant qu'on voulut. n 

Aprés de tels exemples, est-il nécessaire de montrer la noblesse 
se livrant, dans ces bals, 4 tous les excés? Nous ne citerons que des 
passages qui ne peuvent blesser le lecteur. « Il y a au bal, écrivait 
un des correspondants de la marquise*, deux cabarets pour les 
masques. Courcillon (fils du marquis de Dangeau) devoit 400 franes, 
dont on hui avoit fait crédit. Il voulut continuer a boire sans payer. 
La limonadi¢re lui dit des injures; il lui donna un soufilet; ils 
sarrachérent perruques, escoffions et tout, se roulérent par terre. 
Courcillon, en tombant, attira les yerres, carafes, etc., et qui plus 
est une bourse, ow il y avoit, dit-on, pour 500 francs de monnote. 
On lui a demandé 1200 rence, et les placets sont au conseil de 
Régence. » 

Enfin, 4)’occasion d'un bal que le duc de Bourbon, qu’on appelait 

ordinairement Monsieur le Duc, donna, le samedi 26 février 1718, au 
duc et 4 la duchesse de Lorraine, qui étaient venus visiter le Régent, 
Saint-Simon se borne & mentionner la féte® : « Il y eut beaucoup de 
tables, toutes magnifiquement servies en gras et en maigre. Ce fut 
une nouveauté que ce mélange, qui fit quelque bruit. On se masqua 
apres souper. » La Correspondance de la marquise de la Cour‘ 
complete le récit de Saint-Simon par des détails caractéristiques : 
« Chacun des hommes avoit laissé & son laquais son domino pour 
le prendre en sortant de table. Les laquais trouvant que leurs mai- 
tres étoient trop longtemps a table, savisérent de se masquer avec 
les domino de leurs maitres, entrérent dans la salle du bal, burent 
toutes les liqueurs et étant presque tous ivres ne vouloient paslaisser 
entrer les maitres. On dit que M™* de Lorraine fut repoussée rude- 
ment. A la fin pourtant, les maitres chassérent les valets. » Nous 
voila en pleines saturnales |! 

La fureur et le scandale des jeux de hasard égalaient ceux des 
bals masqués. Saint-Simon n’en dit que quelques mots 4 l'occasion 


1T. I, p. 106 de la Correspondance de la marquise de la Cour. 
* Ibid., p. 126. 

: Mémoires, t. XV, p. 271. 

* T. IU, p. 39. v°. 








ET LA CORRESPONDANEE INEDITE DE LA MAROQUISE DE LA COUR 985 


des ordonnanees qui prohibérent le pharaon, le bassette et autres 
jeux de hasard‘: « Ce prince (le Régent) fit plus par la sévére 
ordonnance qui fut pwbliée de la bassette et du pharaon sans distinc~ 
tion de personne. Le débordement de ces sortes de jeux étoit devenu 
4 un point, que les maréchaux de France déclarérent a leur tribunal, 
qu’on ne seroit point obligé & payer les dettes quon feroit 4 ces 
jeux. » Comment cette ordonnance fut-elle exécutée? Saint-Simon 
n’en dit rien. Ecoutons la Correspondance de la marquise de la 
Cour %. Crest le fils méme du lieutenant de police, Louis-René 
d’ Argenson, qui écrit 4 sa tante: « On a publié la plus belle ordon- 
nance de police qui ait paru depuis longtemps. On prétend que ces 
défenses (des jeux) seront soutenues de beaucoup d’autorité. Jus- 
qu'ici cela n’a pas fait beaucoup de tort 4 la décoration de la ville’. 
Les jeux subsistent toujours, mais les lampions ne sont plus a 
Vextérieur de Ih maison; on les a mis entre deux chassis. Mon 
ptre a lavé la téte & quelques prétendus résidents et envoyés 
(des puissances étrangéres) 4, mais qui ne lui ont pas bien prouvé 
eur caractére. Ils ont cessé deux jours,*et le troisitme s'y sont 
repris de si bonne grace qu'on les laissera faire. Le pharaon est 
trop ancré dans Paris pour qu’on le détruise... Un officier ne 
savoit l'autre jour de quel bois faire fleche pour partir; il n’avoit 
que vingt louis. Il s’avisa d’envoyer son laquais acheter douze 
Petites lumiéres ou lampions, qu’il étala sur sa porte, dressa une 
belle table et mit dessus un tapis et ses vingt louis. Sur le champ 
arrivent des messieurs; il leur propose de les ennuyer un moment 
(c'est le terme pour proposer de tailler 5), et il se trouva le soir 
cent-dix louis de profit, que lui ont valu les lampions; tant est 
grande leur vertu! » (Lettre du 16 décembre 1717.) 

Cette passion du jeu, et d’un jeu ruineux, était la méme a la 
campagne qu’a la ville. « On dit ici, écrit un des correspondants 
de la marquise, que le duc dEstrées, voulant se divertir, sen alla 
a Coupvray ® chez le prince de Montauban, colonel de Picardie (du 
régiment de Picardie), ok ayant largement diné (la chronique est 
méme que le prince enivra le duc pour le faire jouer et jouer de 
malheur), tant y a qu’ils se mirent 4 jouer au lansquenet. Ils pri- 


3 

1 Mémoires, t. XIV, p. 286. Comparez t. X VII, p. 133. 

* T. I, p. 229 et suiv. 

>On placait dans les cours et sur les portes des maisons de jeu, des lam- 
pions qui illuminaient Paris. (Mém. du marquis d Argenson.) 

* Les véritables ambassadeurs avaient le privilége de faire jouer chez cux 
malgré les défenses de la police. 

5 Tenir la banque au pharaon. 

* Aujourd’hui département de Seine-et-Marne, arrondissement de Mcaux, 
canton de Lagny. 


986 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON 


rent dabord des jetons 4 cent sous pour faire un compte rond. Ils 
jouérent depuis sept heures jusqu au lendemain cinq, ow le pauvre 
duc se trouva perdant huit millions huit cent mille livres. Le prince 
quitta, disant qu'il ne vouloit pas le ruiner et qu'il s accommoderoit 
avec lui: Vous avez, par exemple, un dtamant estemé cent mille 
écus. Je le prends pour le prix; donnez-le mot. L’alliance que vous 
portez au doigt, combien lestimez-vous? L'affligé duc répondit : 
Diz mille écus. — Je la prends; votre guinguette de Chaillot pour 
guarante mille francs, et quatre mille livres de rentes, dont vous me 
passervz conirat au denier cinquante (2 p. °/,), quand nots serons 
a Paris. Je vous quette, du reste. C'est bien honnéte. Le duc, plus 
honteux que le corbeau de la fable, a fait, je crois, le méme 
serment ‘. » 
IV . 

De cette fureur du jeu a celle de|l’agiotage sur les fonds publics 
et les terres de la Louisiane, il n’y avait qu’un pas. Law trouva les 
esprits tout préparés pour son syst¢me. Saint-Simon effleure a 
peine ces questions de finances; il se borne a indiquer en termes 
généraux les débuts brillants et l’issue désastreuse des spéculations 
de Law. On en suit toutes les vicissitudes dans la Correspondance 
de la marquise. Son beau-frére, Gaumartin de Boissy, est d’abord 
séduit par les bénéfices de la Compagnie, que Law venait de 
fonder: « Notre Mississipi *, écrivait-il & sa sceur le 19 novem- 
bre 17193, va 4 merveille; l’on compte qu’avant la fin du mois et 
vraisemblablement de Ja semaine, les actions seront 4 quatre cents 
livres de bénéfice... D’Argenson l’ainé y est pour cing cent mille 
livres et l’avoue. Le cadet ne dit pas qu'il y est, mais tout le monde 
le croit. Je ne sais ce que dit le pére de tout cela. Si Guitaux 
m’avoit voulu croire, il y auroit mis autant que moi et s’en trouve- 
roit bien; mais c’est un trembleur comme votre mari. Pour vous, 
ma chére sceur, si vous étiez ici, vous seriez tout aussi Mississi- 
pienne que moi‘. » 

L’agiotage sur les actions de la Compagnie du Mississipi eut 
pour résultat un bouleversement des fortunes, dont Saint-Simon dit 
un mot en passant 5, mais dont Caumartin de Boissy, fort engagé 
dans le systéme, se plait 4 relater les incidents souvent burlesques. 


1T. V, p. 302 de la Correspondance de la marquise de la Cour. 
2 Il ecrit Afechisipy. 

>T. IV, p. 192 de la Correspondance. 

4 Ti écrit Méchispienne. 

’ Mém., t. XVII, p. 196. 








ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 987 


Il écrivait 4 sa sceeur le 12 novembre 1719 !: « L’abondance ines- 
pérée, qui arriva A des gens qui n’y étoient pas accoutumés, pro- 
duit tous les jours une histoire nouvelle. Un sellier en reconnut 
l’autre jour un 4 sa physionomie et en profita... Il (l’agioteur) lui dit 
qu’il venoit de courir vingt boutiques sans avoir pu trouver un car- 
rosse tout fait; qu'il vouloit cependant en acheter un tout 4 lheure 
et qu'il iroit de 14 chez les maquignons chercher des chevaux. Le 
sellier lui en montra un qu'il venoit de raccommoder, et le lui fit 
huit mille livres. Le brave agioteur, sans marchander, lui lacha son 
argent et le pria seulement de le lui garder jusqu’a ce qu'il eit 
trouvé un cocher et des chevaux. —- Une belle dame vint se 
planter l’autre jour, dans une loge 4 |’Opéra, toute roide d’or et 
bordée de pierreries. De la loge, elle appela un homme dans le 
parterre, et lui dit: Monsteur, voulez-vous venir souper cheux nous? 
— En sortant de la comédie, un seigneur de la rue Quincampoix, 
tout brodé, se mit derriére son carrosse, oubliant le droit qu’il avoit 
de monter dedans. Un de ces messieurs s’en alla chez un orfévre 
et demanda de la vaisselle d’argent. L’orfévre lui demanda ce qu'il 
vouloit de plats, d’assiettes, etc. Le nouveau seigneur ne savoit 
bonnement ce qu'il lui falloit, mais il-demanda & voir tout ce qu'il 
y avoit dans la boutique. Il le vit sans rien oublier et demanda le 
prix du total, n’y ayant rien tel que de jouir sur-le-champ. Il se 
trouva pour soixante-quinze mille livres de drogues: encensoirs, 
soleils, calices, réchauds, bassins a4 barbe, etc. Il paya tout sur-le- 
champ et partit bien content. 

« L’on ne tariroit point: un conte, qui vous paroitra peu vrai- 
semblable et qui est pourtant exactement vrai est arrivé ces jours- 
ci chez un orfévre fameux que l'on nomme La Miche. Il livroit pour 
quarante-cing mille livres de vaisselle d'argent de commande. Un 
homme, assez mal bati et trés-mal vétu, entra dans sa boutique, 
qui admiroit chaque piéce et importunoit fort le vendeur et |’ache- 
teur 4 force de questions. I] s’en apercut, et pour montrer que l’on 
avoit tort de le mépriser, lorsque celui a qui on la livroit fut parti, 
il demanda combien pareille vaisselle cofteroit en or. La proposi- 
tion étonna. Il jeta quelques louis sur la table pour payer d’avance 
la peine du calculateur. Le compte fait, l orfévre répondit que, sans 
la facon, qui étoit toujours plus chére en or qu’en argent, il fau- 
‘droit pour un million cinquante mille livres, ou environ, de matiére. 
Le nouveau Crésus dit qu’il vouloit tout cela en or, et offrit pour 
cent mille écus de papier pour arrhes. L’orfévre, qui crut que 
c’étoit un songe, voulut se ménager le temps du réveil. Il dit qu’il 


1T. IV, p. 19, de la Correspondance. 





=~ 


938 LES MEMORRES DE SAINT-SIMON 


n'étoit pas sur de pouvoir trouver assez de matiére d’or pour faire 
cette quaatité de vaisselle d’or. Il le pria d’attendre an lendemam 
qu'il eit été en chercher. Ici finit le conte; du moins je n’en sais 
‘pas davantage. » 

Ces fortunes improvisées et cette fiévre de |’or qui se propage si 
rapidement avaient attiré 4 Paris une affluence prodigieuse d’étran- 
gers. On écrivait 4 la marquise de la Cour au commencement de 
1720! : « La baaque fait toujours merveilles et a été heureuse 
peur bien des gens, qui ont fait des fortunes qui ne 8'mmagineat 
pas et qui ont attiré ici trois cent cinquante mille personnes d'ex- 
traordinaire, si bien que |’on ne trouve rien & Paris pour se loger 
et que Paris n'est plus connoissable, puisque le fon vaut cent 
livres le cent, et un carrosse loué aujourd'hui pour la journée, 
quatre-vingt livres. Jugez de tout Je reste 4 proportion. » 

On sait quel fut le réveil de ce songe merveilleux. Dés le 
15 juin 1720, Caumartin de Boissy, que nous avons vu si ardent 
pour le Mississipi, écrivait 4 sa sesur 2: « Bien heureux qui ausour- 
d’hui a des terres; car pour nous autres malheureux, neus ne 
savons en vérité de quel bois nous ferons fiéche dans quelque 
temps, malpré nos richesses imaginaires. Nous nous regardons 
comme suspendus 4 un fil, qui peut aisément rompre. » Et un peu 
plus loin®, une anecdote peint tristement le bouleversement des 
fortunes : « Le pére Lucien dit avant-hier en bonne compagme 
qu'un conseiller au Parlement, qui portait tous les ans 4,000 francs 
pour les pauvres au curé de Saint-Sulpice, |'étoit venu trouver, 3 
Y avoit quatre jours en lui disant : Vous croyer, Monsteur, que je 
wiens vous apporter mon euméne ordinatre. C’est tout le contrarre, 
fe eens wous la denander; oar tt re me reste chose au monde. Le 
euré fort surpris l’assnra quwil ne manquereit point et lm douna 
19 louis. On assure qu'il y en a plasieurs en cet état. » 

Une lettre du 24 décembre 17204 est encore plus triste. Elle 
commence par le récit de la fuite de Law, puis contunue en ces 
termes : « Le pauvre homme! qui a mis tant de familles 4 fxu- 
anéne. Le curé de Saint-Eustache ayant été averti qu'il y em avoit 
me dans sa paroisse, qui vivait ci-devant de ses rentes, réduite 
seas pain dans un grenier, y fut pour les assister. Les vorsins im 
dirent qu‘on n’avoit vu personne depuis sea neg et lui moa- 
werent la porte. M. le Curé, voyant que 
fit venir le commissaire. On ouvrit la porte, et l’on scone ta Kaori 


1T. LIT, p. 2, Vo. da la Correspondance. 
*Jbidem, t. V, p. 184. 

* Ibidem, p. 284 (lettre du 30 octobre 1720). 
4T. V, p. 345, de la Correspondance. 








ET LA CORRESPOXDANCE ENEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 989 


morte avec deux enfants, et le pére pendu. Il n’y a que deux ou 
trois jours que ce malheur est arrivé. » 

Ces lettres écrites rapidement et avec tout l’abandon du style 
épistolaire ne sauraient étre comparées, pour te mérite littéraire, 
Bux pages magistrales ou Saint-Simon a peint les hommes et les 
choses de son temps. Mais, au point de vue historique, des cor- 
respondances, ot l’on retrouve l’empreinte vivante des faits et 
de l’émotion du moment, méritent plus de confiance que les sou- 
venirs d'un vieillard. D’ailleurs, il faut en convenir, ja partie des 
Mémorres de Saint-Simon, qui retrace fa régence du duc d’Or- 
léans, n’a pas le méme intérét que fe tableau des derniéres années 
du régne de Louis XIV. On ne peut guére excepter que les scénes 
parlementaires du 2 septembre 1715 et du 26 aoat 1718, ot 
Saint-Simon se retrouve tout entier avec ses passions haineuses, et 
dans un autre genre, les passages ol il a résumé la vie de Dubois 
et de Lauzun. Trop souvent il se traine péniblement a la suite de 
Torcy ‘ et expose longuement et péniblement les négociations de 
la triple et de 1a quadruple alliance. Le caractére méme de la 
Régence, avec ses tentatives financi¢res avortées, sa passion effrénée 
pour les plaisirs, ses hardiesses sceptiques, échappe a Saint-Simon. 
Il est trop préoccupé de questions personnelles pour comprendre 
nettement tes théories politiques; il a trop de pudeur et de senti- 
ments élevés pour retracer les orgies de la Régence, et ses idées 
different trop de celles des générations nouvelles pour qu'il daigne 
s’arréter 4 ce mouvement des esprits qui éclatait de toutes parts et 
menacait l’ancienne société. Il ne nomme méme pas Montesquieu, 
dont les Lettres persanes parurent en 1721, et dissimulaient, sous une 
forme légére et des anecdotes licencieuses, l’examen des problémes 
les plus hardis de l’ordre moral et politique. Arouet, qui commen- 
cait 4 se signaler par des essais dramatiques et épiques, est cité une 
ou deux fois par Saint-Simon, mais ea termes qui peignent le dédain 
du grand seigneur pour le jeune poéte? : « Je ne dirois pas ici 
qn’ Arouet fut mis 4 la Bastille pour avoir fait des vers trés-effrontés, 
sans le nom que ses poésies, ses aventures et la fantaisie du monde 
dui ont fait. Il étoit fils du notaire de mon pére, que j'ai vu bien 
des fois lui apporter des actes 4 signer. I] n’avoit jamais pu rien 
faire de ce fils libertin, dont le libertinage a fait enfin la fortune 
- Sous fe nom de Voltaire, qu'il a pris pour déguiser te sien. » 


‘ Saint-Simon répéte souvent qu’il avait eu communication des notes 
recueiliies par Torcy sar les négociations. Les Afémeires de Torey, tels 
qu’ils ont ete publiés, n’embrassent pas la Régence. 

* Mémoires, t. XIV, p. 444. Voy. aussi t. XIIL, p. 436. 





990 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON 


Vv 


La Correspondance de la marquise de la Cour fournit beaucoup 
plus de renseignements pour l’histoire littéraire de la Régence que 
les Mémoires de Saint-Siman ; suivant |’usage et l’esprit du temps, 
les correspondants de la marquise mélent a leurs appréciations des 
remarques satiriques, méme 4 loccasion des ouvrages les plus sé- 
rieux. En voici un exemple éntre bien d’autres: Caumartin de 
Boissy, annoncant 4 sa sceur la publication des Révolutions re- 
maines de l’abbé de Vertot, dans une lettre du 7 janvier 1719, se 
moque de la dédicace adressée au duc de Noailles. « Je ne sais, 
écrit Caumartin de Boissy‘, si M. de la Cour vous aura porté les 
Révolutions de la République romaine... La petite dédication? m’a 
fait grand plaisir. La similitude parfaite qu’il (l’auteur) trouve entre 
le duc de Noailles et Scipion m’a d’abord rappelé l’accusation de 
péculat intentée contre le Romain. Sans s’en défendre>, il (Sc- 
. pion) se souvient qu’a pareil jour il avait pris Carthage. I] propose 
au peuple romain de monter au Capitole pour remercier les dieux. 
Je ne crois pas que le Scipion moderne eit une pareille défense a 
proposer. 

« L’épitre dédicatoire n’a servi qu’A renouvelerla chanson que je 
crois que vous savez: 


Du général qui part pour Roussillon 4 
Le choix ne doit pas vous surprendre, 
Aprés celui qui commande en Piémont 5, 
A quoi deviez-vous vous attendre ? 
Quand 1’on choisit un nouveau Scipion, 
Pourquoi voulez-vous prendre garde, 
S’il est neveu de la femme & Scarron 6, 
Ou mari d’une Chamillarde ? 


Saint-Simon qui n’aime pas le duc de Noailles n’a pas daigné 
gamasser ces couplets satiriques, qui sont cependant moins mau- 
vais que quelques-uns de ceux auxquels il fait allusion dans ses 


iT. IV, p. 8, de la Correspondance. 


* Cette épitre dedicatoire au duc de Noailles a disparu dans les editions 
modernes. 


3 Le duc de Noailles avait eu l’administration des finances et venait den 
tre dépouille, 


* Le duc de Noailles avait été nommé gouverneur de cette province. 
’ La Feuillade, gendre de Chamillart. 


* Le duc de Noailles avait épousé la niace de M"* de Maintenon. 














ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 991 


Mémoires. A l’occasion de la représentation de l’opéra de Sémira- 
mis en 1718, Saint-Simon, qui ne cite pas le titre de la piéce, parle 
de l’entreprise hardie de la duchesse de Berry, affectant des allures 
de reine : « M™* la duchesse de Berry, dit-il', hasarda une chose, 
jusqu’alors sans exemple, et qui fut si mal recue qu’elle n’osa plus 
la réitérer. Elle fut a l’Opéra dans l’amphithéatre, dont on dta 
plusieurs bancs. Elle s’y placa sur une estrade, dans un fauteuil, 
au milieu de sa maison et de trente dames, dont les places étaient 
séparées de l’'amphithéatre par une barriére. » Réné-Louis d’Ar- 
genson, le fils aitné du garde des sceaux, précise la date et cite la 
pléce. Il écrivait 4 sa tante le 8 décembre 1718: « On a joué Sé- 
miramts, opéra nouveau; succés infini. M™ de Berry n’y va plus 
a présent qu’au centre de l’amphithéatre sur un tréne élevé, et des 
princesses sur des banquettes 4 ses pieds. Arouet a raccommodé 
son OEdipe. » 

Nous dépasserions les limites d’un article, si nous voulions 
recueillir tous les renseignements que la Correspondance de la mar- 
guise de la Cour fournit sur Vhistoire littéraire du temps. Bor- 
nons-nous aux débuts d’Arouet. I] n’est pas sans intérét d’étudier 
les commencements d’une carriére si longue et si agitée. A I’épo- 
que de la Régence, Arouet n’est encore, pour la marquise et ses 
correspondants, qu’un jeune poéte d'un mérite contesté. Si OEdipe 
avait réussi en 1718, Artémire échoua en 1720, et les lectures de 
quelques passages de la Henriade eurent si peu de succés que, sans 
le président Hénault?, Voltaire aurait brilé le manuscrit de ce 
poéme. La Correspondance de la marquise signale les représenta- 
tions d’OEdipe comme |’événement littéraire de 1718. « On ne 
parle, lui écrivait-on®, que de la belle tragédie d’OEdine, par 
M. Arouet. » Le correspondant ajoute que « le prince de Conti a 
fait remarquer 4 l’auteur quelques défauts qui avaient échappé aux 
plus fins connoisseurs. » Voltaire, comme on |’a vu plus haut, se 
conforma aux exigences de la critique et retoucha sa piéce*.’ 

Arouet fut moins heureux dans sa seconde tentative dramatique. 
Artémire échoua complétement, et l'auteur fut le premier a con- 
damner son ceuvre. Caumartin de Boissy écrivait 4 sa seeur le 
21 février 1720 5 : « Je crois yous avoir mandé la mauvaise réussite 


1 Mémoires, t. XVII, p. 61. 

* Mémorrcs du président Hénault, p. 33-34. 

3 Correspondance de la marquise de la Cour, t. IIE, p. 289. Voy. Lettre du 
3 déc. 1718. 

* Voy. ci-dessus ce qu’écrivait René-Louis d’Argenson : « Voltaire a rac- 
commode son Géidipe. » 

'T. V, p. 77, Vo de la Correspondance de la marqutse de la Cour. 





992 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON 


dela piéce d’Arouet; elle tomba, dés le premier jour, si prodigiea- 
sement que lui-méme dit qu’il la trouvoit plus mauvaise que per- 
sonne, et que jamais il ne la laisseroit rejouer. Depuis, Madame t 
a voulu absolument la revoir. Aujourd’hui il la fera rejouer; mais 
il fait ses protestations que, quoiqu il y ait beaucoup changé, il ne 
l’a pas assez changée encore; qu’il faudroit plus d'un mois pour y¥ 
faire les changements nécessaires et que jamais l’on n’en peut rien 
faire de bon. Un auteur ne peut pas mieux se rendre justice. » 
Quelques jours aprés, le 26 février, Gaumartin de Boissy revient gar 
cette piéce? ; « La deuxidme représentation de la pi¢ce d’ Arouet a 
mieux réussi que la premiére. I] dit toutes les sottises du monde au 
maréchal de Villeroy sur ce qu'il vouloit que l'on la rejoudt devant 
le Roi. il veut absolument la raccommogder encore. » 

Au milieu de ses succés et de ses échecs dramatiques, Arovet 
menait une vie désordonnée que ne dissimulent pas les Caumartin 
ses protecteurs. Caumartin de Boissy raconte sa querelle avec un 
acteur nommé Poisson * : « Notre petit ami, écrivait-il 4 sa seeur, se 
lacha en propos. Poisson, qui est bretteur, l’attendit au sortir du 
théatre; et lui proposa l’escrime. Le poéte, plus hardi en paroles 
qu’au combat, dit qu'un homme de sa considération, ne se battait pas 
contre un comédien. Poisson, & haute et intelligible voix, lui proposa 
des coups de baton. Arouet fit sa plainte chez um commissaire, et le 
lendemain se transporta 4 la porte du théatre, et envoya un mes- 
sager en haut dire a Poisson qu'on |’attendoit chez M''* Desmares. 
Poisson, se doutant du fait, envoya son valet voir ce qui se passoit 
dans la rue. On lui dit qu’Arouet étoit prés de la porte avec deux 
bretteurs. La compagnie parut trop nombreuse au comédien qui 
depuis fait informer. Arouet vint hier nous voir pour nous compter 
le fait 4 sa mode. Il nous nia les deux compagnons. Nous lui demaa- 
dames pourquoi, s'il se vouloit battre, il ae s’étoit pas battu la yeille 
lorsque Poisson lui avoit dit de si vilaines paroles. Il nous dit qu'il 
nen avoit pas plus d’eavie le lendemain; qu'il l’ayoit youlu faire 
descendre pour lui casser la téte avec deux pistolets qu'il aveit dans 
sa poche; que ne l’ayant pas fait et se trouvant insulié par ce comé- 
dien, il nous prioit de demander justice 4 M. de Machault 4, pour 
quil fat chagsé de la comédie et mis dans un cachot. Vous voverz 
que rien n’est plus raisonnable : il (Poisson) sera bien heureuxr s'il 
en est quitte pour avoir été menacé de coups de baton a la porte 


1 Charlotte-Elisabeth de Baviére, mére du Régent. 

* Correspondance de ia marquise de ia Cour, tbid., p. 79. 
> Ibid., t. IV, p. 58. 

* Lieutenant de police. 








ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 993 


de la comédie et qu’on ne lui fasse pas faire son procés comme 4 
un assassineur. » 

Les puissants protecteurs du poéte servirent sa vengeance tout 
en le blamant. « Arouet a obtenu que Poisson seroit mis en prison, 
écrivait Caumartin de Boissy '. Machault a stipulé qu'il lui écriroit 
une lettre pour que Poisson en sortit. Machault lui a dit ce qu'il fal- 
loit 4 peu prés qu’il mandat. Notre fol a écrit toutes sortes de gen- 
tillesses de son cru dans la lettre, et ce qu'il y a de beau, c’est 
qu’aprés que Machault lui a lavé la téte, Arouet en a donné des 
copies 4 qui l’a voulu, dont Machault est trés en colére. » 

Ces extraits de la Correspondance de la marqutse de la Cour sont 
le meilleur commentaire du passage des Mémoires ou Saint-Simon 
a parlé si dédaigneusement d’Arouet. Les Caumartin, protecteurs 
du poéte, ne le traitent guére mieux : ils ne voient en lui qu'un 
jeune fou de talent qui se compromet dans des querelles de théatre. 
Ii ne faut pas oublier que quelques années plus tard Voltaire 
essuya, & la porte de [hotel de Sully, l’affront qwil réservait au 
comédien Poisson : aturé dans un guet-apens, il fut batonné par des 
jaquais en présence et sur l’ordre du chevalier de Sully. Gomment 
s'étonner que Saint-Simon, qui, aprés la mort du duc d Orléans, 
resta complétement étranger au mouvement intellectuel de la 
France, n’ait yu dans la renommée éclatante de Voltaire qu'un 
caprice et une erreur de l’opinion publique? Pour lui, Voltaire était 
toujours le poéte effronté et libertin de fa Régence justement puni 
pour ses vers sauriques. 


A. GHe&RUEL. 


1 Correspondance, t. IV, p. 64, Ve. 


QUATRE ANS DANS LARRIQUE CENTRALE 


Au mois de juin 1869, six. steamers et trente batiments 4 voile 
quittaient le Caire pour se rendre 4 Khartoum. Vingt-huit bateaux, 
dont trois 4 vapeur, devaient se trouver dans cette derniére ville, 
préts 4 rejoindre le gros de l’expédition. Cette imposante flottille, 
forte de soixante-quatre batiments, allait transporter sur les bords 
du Haut-Nil, et jusque vers la région des lacs, plus de deux mille 
hommes, et tous les approvisionnements, munitions, habits, vivres, 
nécessaires 4 la petite armée pour se maintenir pendant quatre ans 
dans un pays dénué de ressources. | 

Jamais expédition dans l'Afrique centrale n’avait été organisée 
sur une échelle aussi vaste; c’est que les intéréts de la science ne 
se trouvaient plus, cette fois, seuls en cause; une grande question 
humanitaire et civilisatrice allait s’agiter sur les rives du Nil et de 
l’Albert-Nyanza. De concert avec le vice-roi d’Egypte, et revétu de 
l’autorité la plus souveraine, armé du pouvoir le plus étendu, un 
voyageur illustre déja par ses découvertes, sir Samuel Baker 3, allait 
combattre l’esclavage 4 sa source méme et défendre contre les tra- 
fiquants les malheureuses populations abandonnées jusqu’alors 4 
‘leurs violences. 

Pour rendre son cuvre durable, Baker avait résolu d’annexer 
officiellement 4 l’Egypte les régions exploitées par les marchands 
d'ivoire. En les placant sous la sauvegarde d'un gouvernement légal 
et régulier, il se flattait de les soustraire aux avides oppresseurs dont 
elles étaient la proie; en méme temps, il voulait transporter ses 
steamers jusque sur |’Albert-Nyanza, et faire de ce lac, inconnu hier 
encore, le centre d’une active navigation commerciale. Un débouché 
serait ainsi ouvert aux riches productions de |’Afrique inténeure; 


1 Ismailia, by sir Samuel Baker. Londres 1875. 
2 Voir le Correspondant du 25 aout 1866, le voyage de sir Samuel Baker a 
VAlbert Nyanza, par M. Emile Jonveaux. 








QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 995 


une contrée qui toujours avait été le thédtre de rapines odieuses 
deviendrait un marché florissant et paisible. Les ténébres et |’isole- 
ment sont complices de tous les crimes; la fréquence des rapports, 
la facilité relative des communications rendraient impossibles les 
infames brigandages que la voix émue de tous les voyageurs signale 
4 l’indignation du monde européen. 

Le plan était hardiment concu; il ouvrait de brillants horizons et 
faisait concevoir de légitimes espérances. Comment a-t-il échoué d’une 
facon misérable? La conduite de Baker a été diversement appréciée ; 
notre intention nest point de porter un jugement sur une question 
aussi difficile & résoudre; nous nous bornerons 4 mettre sous les 
yeux de nos lecteurs les différentes péripéties de ce drame émou- 
vant, telles que nous les raconte le voyageur lui-méme. Elles éclai- 
rent d’un jour lugubre la situation déplorable du pays et peuvent 
servir de point de départ a des efforts plus prudents et plus heureux. 


I 


Baker avait, pour l’animer aux labeurs de sa difficile mission, le 
plus efficace de tous les encouragements; sa jeune et charmante 
femme, qui déja l’accompagnait dans ses explorations précédentes, 
avait embrassé avec ardeur l’idée de l’expédition entreprise pour 
civiliser le coeur de l'Afrique. Tous deux arrivérent 4 Khartoum au 
commencement de janvier 1870. L’aspect de la ville avait peu 
changé depuis leur dernier voyage ; mais la campagne environnante 
portait les traces de ravages récents et terribles ; les bords du fleuve, 
couverts quelques années auparavant d’abondantes moissons, étaient 
maintenant déserts; les villages avaient disparu, nul étre hufnain 
ne se montrait plus aux regards, ¢a et 14 seulement quelques dat- 
tiers poudreux s’élevaient encore sur le sol desséché, que ne fécon- 
dait plus le systéme d’irrigation naguére en usage dans le pays; plus 
d’industrie, plus de travail, partout régnait un silence de mort. 

Cette désolation n’était cependant point l’ceuvre des trafiquants, 
mais bien du gouverneur de Khartoum, Dyafer-Pacha. Ce repré- 
sentant de l’'Egypte, que nos lecteurs se rappellent peut-étre ‘avoir 
vu si plein de bienveillance pour Schweinfurth ', était, d’aprés le 
témoignage de Baker, honnéte et instruit, mais, en véritable dis- © 
ciple de Mahomet, il se reposait enti¢rement sur Allah du soin de 
régir le district confié 4 son administration. La Providence a-t-elle 
besoin des efforts de l‘homme pour gouverner toutes choses? Ce 


* Voir le Corresypondant du 25 juin 1874, Schweinfurth dans 'Afrique cen- 
trale, par P. du Quesnoy. 


996 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 


pieux abandon n‘allait pas toutefois jusqu’s néghger de percevoir 
les taxes qui, bien au contraire, augmentaient chaque jour. Dans 
une seule année, i] avait envoyé au Khédive prés de trois mulions; 
or, pour quiconque comnait la facon d’agir des fonctionnaires turcs, 
il est certain qu’une somme au moins égale avart dé rester entre 
les mains des officiers de l’Etat. Nulle loi ne réglant la répartition 
de l’impét, les malheureux habitants sont livrés 4 la merci de col- 
lecteurs avides qui pillent et dévastent tous les villages. Les plus 
riches territoires du Soudan se trouvent ainsi abandonnés; un grand 
nombre d'indigénes s‘enrdlent dans les compagnies des marchands 
d’esclaves; 14, devenus oppresseurs 2 leur tour, ils rendent 4 plus 
faibles qu’eux le mal qu’ils ont subi; on les a ruinés, on a détruit 
leurs récoltes, ils moissonnent dans le champ d’autrui et pillent 
sans pitié. 

Baker pensait trouver 4 Khartoum les batiments, les troupes et 
les vivres que Dyafer-Pacha était chargé de mettre a sa disposition. 
Son désappointement fut extréme en découvrant que ses instruc- 
tions n’avaient nullement été suivies. On avait, a la vérité, enrdlé 
un grand nombre de soldats, mais de navires et d'approvisionne- 
ments, point. Dyafer-Pacha lui dit avec une froide politesse que 
« voyant Vimpossibilité de réunir la flottille, il avait loué pour lu 
une maison 4 Khartoum, car il espérait bien le garder dans cette 
ville jusqu’a l'année suivante. » 

Entre les mains des Egyptiens, nulle arme n’est aussi fatale que 
Pajournement, la lenteur; cette force d’inertie use ou brise 4 la 
longue les volontés les plus énergiques. Baker ne tarda pas 2 
s’apercevoir que son entreprise souleyait l’opposition Ia plus impla- 
cable, quoique sourde et cachée. Les trafiquants ne pouvaient voir 
qu’avec une violente colére une expédition destinée 4 ruiner leur 
commerce, en tarissant le plus clair de ses profits, l'esclavage; les 
officiers qui commandaient les propres troupes de notre explo- 
rateur fraternisaient avec les marchands d'ivoire, et tous, musul- 
mans convaincus, étaient préts 4 se liguer contre le chef chrétien. 

Le contrat qui investissait Baker d’une puissance presque sou- 
veraine, devait durer quatre années seulement, on youlait lui faire 
perdre la premicre dans l’inaction; il lui faudrait, durant cet inter- 
valle, nourrir et payer les soldats; ses ressources se trouveraient 
ainsi diminuées, peut-étre méme parviendrait-on 4 l’empécher de 
quitter jamais les murs de Khartoum. Aucun des navires expédiés 
du Caire n’avait franchi les cataractes du Nil; on ne Iles attendait 
pas avant plusieurs mois, c’est-a-dire avant l’époque ou les eaux du 
fleuve seraient trop basses pour qu'il fit possible de songer # 
partir. On le voit, la résistance occulte était habilement organisée, 











QUATRE ANS DANS L’APRIQUE CENTRALE 997 


les mesures étaient prises pour entraver |’expédition. Mais les tra- 
fiquants avaient compté sans |’énergique activité de Baker; i] était 
& peine arrivé depuis quelques jours que déja Khartoum semblait 
sortir de son engourdissement tout oriental; des centaines d’hommes 
fabriquaient des mats, des cordes, des voiles; une animation inusitée 
régnait dans les chantiers de |’Etat, dans les boutiques des marchands ; 
4 la vérité, les articles ainsi fournis 4 la hate devaient étre payés fort 
cher; if en fut de méme des vaisseaux que le gouverneur réussit 
enfin a se procurer; quoique vieux et hors d’usage, ils codtérent 
deux fois le prix de batiments neufs. Néanmoins, a force de dili- 
gence, trente-trois bateaux assez convenablement réparés, mouil- 
laient au bout de quelques semaines dans les eaux de Khartoum. 

L’organisation de la petite armée fournie par Dyafer-Pacha, 
n’était pas non plus chose aisée. Les soldats mis a la disposition de 
Baker étaient pour la plupart de véritables brigands que leurs délits 
avaient fait chasser de l’Egypte. La cavalerie, composée de deux 
cent cinquante hommes, offrait l’aspect le plus étrange qu’on 
puisse imaginer ; beaucoup de chevaux étaient maigres, décharnés 
pour mieux dire, et semblaient préts 4 tomber de faiblesse. Les 
uns étaient grands, les autres avaient la taille de poneys; ceux-ci 
étaient juchés sur des jambes d’une longueur démesurée; ceux-la 
ne présentaient aux yeux qu'une téte énorme; ils réunissaient, en 
un mot, tous les échantillons de la laideur chevaline. Les selles et 
les brides n’étaient pas moins pittoresques; elles eussent fait les 
délices d’un marchand d’antiquités, mais elles n’inspirérent 4 notre 
voyageur qu'une médiocre admiration. Quant aux armes, il y en avait 
de toutes sortes, depuis le pistolet d’arcon jusqu’au pesant mous- 
quet, depuis le couteau jusqu’da |’épée. Les brillants cavaliers 
s’étant mis en ligne, exécutérent différentes évolutions, avec une 
furia qui devait donner une haute idée de leur valeur. Il en résulta 
le plus magnifique désordre, ce qui n’empécha pas l'exercice de 
continuer; enfin tous les hommes, fort satisfaits ‘d’eux-mémes, 
finirent par regagner 4 peu prés leur position premié¢re. 

Baker s’avanca vers loflicier pour lui faire compliment des 
savantes manceuvres dont tl venait d’étre témoin. « Par matheur, 
ajouta-t-il, Pinsuffisance de ses moyens de transport lobligeait a 
se priver des services de cette troupe vaillante. » 

L’équipage de la flottille n’était guére mieux composé. Tous les 
marins quelque peu habiles avaient quitté Khartoum, résolus 4 ne 
point faire partie de |’expédition détestée qui devait, disait-on, 
ruiner le Soudan. La saison néanmoins pressait; les préparatifs de 
départ avaient exigé plus d’un mois, et chaque jour, chaque heure 
de délai avait une importance capitale. On était déja au commence- 





998 QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 


ment de février, Baker résolut de se mettre en route sans attendre 
davantage, bien qu'il ne lui fit possible d’emmener que la moitié 
des soldats et pas une seule béte de somme. 

L’événement n’allait que trop justifier cette précipitation. Jusqu’a 
Fashoda, le Nil, grossi par le Sobat, est d’une navigation relative- 
ment facile; mais au-dessus de ce large affluent, ses eaux peu 
profondes se répandent dans les plaines et ne forment plus, pour 
ainsi dire, qu'une longue suite de marécages au milieu desquels il 
est souvent fort difficile de reconnaitre son cours capricieux et 
tourmenté. L’incurie de l’administration égyptienne laisse le mal 
s'ageraver de jour en jour. A son précédent voyage, Baker avait 
déja trouvé le Nil obstrué par une végétation aquatique fort mena- 
cante; le nombre des iléts flottants s’était depuis lors accru dans 
une telle proportion, qu’ils composaient une masse épaisse et solide 
au-dessous de laquelle le courant se faisait jour 4 travers d'invi- 
sibles canaux. I] était impossible de songer 4 suivre cette voie. 
Depuis quelque temps déja, les trafiquants l'avaient abandonnée 
pour prendre Je Bahr-el-Girafe, autre branche du Nil qui va 
rejoindre le Bahr-el-Gebel au-dessous de Gondokoro. Baker dut 
s'arréter & ce dernier parti. Pourtant il n’était pas sans inquiétude; 
des marins expérimentés avaient & Khartoum émis des doutes 
sérieux sur la profondeur de ce cours d’eau;; il suffisait 4 porter les 
embarcations légéres des trafiquants; serait-il navigable pour les 
steamers d'une force de trente-deux chevaux que Baker voulait 
conduire jusqu’a |’Albert-Nyanza? 

Au bout de quelques jours de marche en effet la riviére se 
rétrécit, les plantes aquatiques montrérent 4 sa surface leur végé- 
tation luxuriante et de mauvais augure. Le 25 février, Baker arri- 
vait en face d'une véritable muraille d’herbes de toutes sortes. Il 
fallut, avec la hache, se frayer un passage; le lendemain et les jours 
Suivants, mémes obstacles, méme travail. 

On concoit les lenteurs et les périls d'une telle navigation. Bientdt 
méme la riviére disparut enti¢rement au milieu d'une vaste mer 
d'herbes aquatiques. Aprés de vaines tentatives pour trouver le cou- 
rant caché sous la verdoyante et perfide surface, on dut retourner 
de plusieurs lieues en arri¢re et prendre une nouvelle direction. Sur 
l’avis de ses guides, Baker choisit celle du sud-ouest. Le pays n'‘of- 
frait partout qu’un immense marécage; le Bahr-el-Girafe, large au 
plus de trois ou quatre pieds, se perdait en maint endroit sous une 
couche épaisse de plantes semblables 4 d’énormes choux pourvwus de 
longues racines filamenteuses, fort difficiles & enlever. Le 8 mars, ce 
maigre courant disparut de nouveau. Baker fit mettre ses vaisseaux 
sur une seule ligne et donna !’ordre de creuser un canal. Sept cents 





QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 999 


hommes, armés de haches, de sabres et de couteaux, se mirent au tra~ 
vail avec ardeur. En une journée entiére, ils frayerent une demi-lieue. 

Pour comble de maux, les rayons brilants du soleil, joints aux 
vapeurs malsaines du marais, amenérent la fiévre et la dyssenterie; 
trente-deux soldats tombérent malades tout d’abord, et lenombre en 
augmenta rapidement. On arriva enfin 4 un petit lac; la riviére al- 
Jait peut-étre s’élargir et se dégager... Vain espoir ! Au bout de 
quelques heures, la flottille se trouvait enserrée dans un inextricable 
réseau d’herbes et de plantes, qui menacaient de la retenir captive, 
tout comme si elle efit été au milieu des glaces des régions arctiques, 
avec cette différence toutefois que l’équipage ne pouvait sortir de 
Sa prison liquide, car on n’apercevait au prés ni au loin, nulle place 
solide sur laquelle il fit possible de poser le pied. En cet instant, le 
tonnerre se mit 4 gronder avec violence; les bateaux du Soudan sont 
dépourvus de ponts, hommes et bagages durent recevoir la pluie 
torrentielle, au grand détriment des uns et des autres. 

Plusieurs soldats moururent, il fallut les ensevelir sur le bord de 
la riviére dans un peu de boue. Leurs compagnons continuérent en 
murmurant la tache qui leur était imposée. Le 22 mars, on avait 
franchi seulement quatre lieues. Quatre lieues ! aprés quinze jours 
d’un labeur incessant et meurtrier ! Les hommes épuisés refusé- 
rent de continuer le travail. Baker monta sur une petite barque et 
alla reconnaitre le courant 4 quelques milles. 

Le pays présentait en cet endroit un aspect moins désolé : une 
forét s’étendait au loin, et les hautes herbes qui la séparaient de la 
riviére recouvraient évidemment la terre ferme, car on y voyait s’é- 
battre un troupeau d’antilopes. Le cceur plein de joie, Baker conti- 
nua sa route; le Bahr-el-Girafe, large de cinquante métres, se trou- 
vait encaissé dans ses rives. Restait 4 sonder la profondeur. Heélas ! 
Elle n’était pas de plus de trois 4 quatre pieds. Tous les efforts pour 
v faire passer les vaisseaux furent inutiles; l'expédition était partie 
trop tard de Khartoum, les eaux se retiraient ! Aprés tant de 
travaux et de fatigues, il fallait revenir en arriére. Quel triomphe 
pour les trafiquants |! La mort dans l’ame, Baker assembla ses offi- 
ciers pour leur apprendre Ja dure nécessité a laquelle il se voyait 
contraint. Comme il s’y attendait, il rencontra peu de sympathie, la 
perspective de retourner a Khartoum charmait ses lieutenants; 
quant aux soldats, on eut peine 4 contenir l’explosion de leur joie. 

L’intention de Baker n’était cependant pas de les ramener dans 
une ville ot les marchands d'ivoire n’eussent pas manqué de lui 
créer des difficultés nouvelles; il jugea qu'il était beaucoup plus 
sage de choisir, au-dessous du confluent du Sobat, un endroit fa- 
vorable pour y établir un campement. 

25 mans 1876. 65 





1000 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 


- Comme il arrivait en vue de Fashoda, il apercut trois batiments 
qui stationnaient prés de la tente du mudir (gouverneur). Des indi- 
genes s’enfuyaient dans toutes les directions; les femmes emportaient 
sur leurs épaules les ustensiles et les provisions qu’elles avaient pu 
réunir 4 la hate; les enfants les suivaient en poussant des cns. Ba 
ker s’informa de la cause de ce tumulte et apprit que le gouvernear 
faisait une razzia. Beaucoup d’hommes avaient été massacrés, on 
avait enlevé plusieurs centaines d’esclaves, les habitants quittaent 
leurs cabanes, abandonnant tous leurs biens a la rapacité de mudi. 

— Retournez dans vos villages, leur dit Baker, et soyez sans 
crainte, j’irai 4 Fashoda; je vous ferai rendre les femmes et les en- 
fants qui ont été capturés. 

Le léger batiment qui le portait n’avait pas été apercu de la sta 
tion égyptienne; le gros de l’expédition était abrité par une fort 
qui masquait, en cet endroit, le cours sinueux du Nil. Le lend- 
main, a l’aide d'une puissante lunette, Baker observa les troisnavires 
turcs. Une grande confusion régnait parmi les troupes disperstes 
sur le rivage, de malheureux négres étaient poussés vers les bateaux 
et entassés 4 bord. C’étaient assurément des esclaves; le represé?- 
tant du Khédive suivait exemple des trafiquants. 

Les sentinelles arabes ne brillent point par leur vigilance; Baker 
était & un quart de lieve de Fashoda quand sa présence fut enfin 
signalée. I] passa prés des navires suspects, mais l’équipage seul éalt 
maintenant visible. 

Le mudir, fort surpris, et sans doute peu satisfait de l'amivte 
inattendue de Baker, se rendit aussit6t & son bord. L’entreuen roula 
d’abord sur les difficultés de la navigation : 

— Allah est grand! repartit le pieux Egyptien; si telle et $ 
volonté, vous réussirez mieux l’année prochaine. 

— de le pense, dit froidement Baker. Mais, apprenez-d, | 
vous prie, pourquoi un si grand nombre d’indigénes fuyaieat be 
leurs villages? 

-—— C’était pour ne pas payer les taxes. 

— Quelle est donc votre maniére de les percevoir? Dans ques 
proportions l'impét est-il réparti entre les habitants ? 

Cette demande parut renverser dans |’esprit du mudir tou ks 
notions administratives : 

— Je fais une tournée dans le district, et je réclame ce qo & 
juste. 

— Fort bien. Et quand les bestiaux ne suffisent pas, yous pre@ 
les femmes et les enfants? : 

A ces paroles, le mudir opposa une dénégation formelle. Baker 
appela aussitét un de ses lieutenants, et lai donna I’ordre de 19" 





QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1001 


les batiments turcs. Du sofa ou il était assis, Européen pouvait voir 
tout ce qui se passait 4 bord des navires. Il offrit un chibouk au 
gouverneur, en prit un lui-méme, et attendit le résultat des per- 
quisitions. Le mudir semblait fort mal 4 l’aise; la conversation était 
languissante. Bientét une négresse, puis deux, puis trois, sortirent 
de la cale; des hommes, des enfants ne tardérent pas 4 paraitre. Le 
lieutenant de Baker les comptait avant de les débarquer. 

Le gouverneur, qui avait repris contenance, demanda d’un ton 
irrité de quel droit un étranger osait s’ingérer de la sorte dans 
Yadministration intérieure du Soudan? 

— Si vous refusez de mettre en liberté ces esclaves, répliqua 
Baker, donnez-moi une lettre oti vous expliquerez les motifs de votre 
conduite, je la soumettrai au Khédive. 

Le mudir n’avait garde de consentir 4 une telle proposition; il 
tenta de se justifier en disant que les négres capturés n’étaient 
point des esclaves, mais de simples otages qu'il se proposait de 
rendre aprés le paiement des taxes. __ 

Singuliére facon de prélever l’impét! Baker répondit avec fer- 
meté que de tels actes compromettaient le gouvernement égyptien. 
Il avait recu du Khédive la mission de supprimer le trafic des 
esclaves; or, d’aprés les faits qu’il venait de constater, il devait 
croire le mudir coupable d’infraction aux ordres de son souverain. 
Il le sommait donc de rendre immédiatement la liberté a tous les 
captifs, car il était résolu d’accomplir son mandat. . 

Aprés avoir inutilement cherché de nouvelles échappatoires, le 
gouverneur se rendit. Baker donna !’ordre de détacher les cordes 
et les chaines qui liaient les prisonniers, il leur expliqua quils 
étaient hbres de retourner dans leurs demeures, le Khédive ayant 
aboli ’esclavage, aucun d’eux n’avait rien 4 craindre. Les malheu- 
reux n’en pouvaient croire leurs oreilles; ils demeurérent un instant 
immobiles, partagés entre le doute et la surprise; puis, de bruyants 
cris de joie retentirent, les femmes prirent dans les bras leurs pe- 
tits enfants, et tous se dirigérent vers les huttes désertes qu'on 
apercevait au loin. 

Les soldats turcsregardaient cette scéne d’un air effaré qui fit 
sourire Baker. Quel était ce chrétien dont une seule parole boule- 
versait tous les usages recus au Soudan, et courbait le gouverneur 
dans une muette obéissance? Toutefois le voyageur connaissait 
trop bien le pays pour ne pas étre sir qu’il paierait cher sa vic- 
toire. La cause du mudir de Fashoda était celle de tous les fonc- 
tionnaires subalternes. Leur haine allait grossir la ligue formée 
contre l’expédition. 


1002 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 


I 


La protection que Baker avait accordée aux indigénes fit grand 
bruit dans la contrée. Quelques jours plus tard, le chef d’une tribu 
de Chillouks venait demander justice et appui. 

Accompagné de ses deux femmes, de ses quatre filles et d'une 
suite nombreuse de guerriers, il pénétra majestueusement dans la 
tente ou M™ Baker se tenait auprés de son mari. Le prince négre 
était déja fort vieux; les vétements qui couvraient 4 peine ses 
membres décharnés, portaient des traces non équivoques des ser- 
vices qu’ils avaient rendus. Baker, ému de cette infortune royale, 
s’empressa de lui offrir une longue chemise bleue, & laquelle il joi- 
gnit, pour servir de ceinture, une brillante écharpe de laine rouge. 
Quat-Kare, ainsi se nommait le chef, accepta ces présents avec une 
gravité silencieuse; et, sans doute pour faire honneur 4 son héte, 
il endossa immédiatement ce splendide costume; puis il s’assit a 
terre, fit ranger autour de lui ses femmes, et demeura bouche close, 
mais les yeux grands ouverts, considérant tour 4 tour le voyageur 
et les officiers présents 4 l’entrevue, puis ses regards se fix¢rent 
avec un mélange d’admiration et de surprise, sur la blonde cheve- 
lure de M™* Baker. Absorbé par la contemplation de ce phénoméne, 
il continuait de garder le silence, Baker s’approcha de lui. 

— Etes-vous réellement Quat-Kare, le roi des Chillouks? 

Au lieu de répondre, le vieux chef se mit 4 conférer avec une de 
ses femmes, négresse d’environ soixante ans, qui prit aussitét la 
parole & la place de son seigneur. Elle raconta que le mudir, dési- 
reux de semer la discorde dans le pays afin de pécher en eau 
trouble, avait fait passer Quat-Kare pour mort, et avait mis a sa 
place un misérable qui était devenu I’allié des trafiquants. Deux 
partis s’étaient de la sorte formés dans la tribu; la guerre et le pil 
lage s’en étaient suivis, et les fidéles amis du vieux roi, trequés 
comme des bétes fauves, avaient di fuir leurs demeures et laisser 
leurs champs sans culture. « Ce fait, ajoute Baker, peut donner 

une idée fort exacte de l’administration égyptienne. Dans un dis- 
' trict habité par un million d’hommes, favorisé du sol le plus fertile 
et du climat le plus salubre, sept années de domination turque 
n’ont eu d'autres résultats que d’ organiser le pillage et le massacre. » 

Aussi le nom de |’Egypte est-il en horreur parmi les habitants, 
et Baker éprouvait-il une excessive difficulté 4 leur persuader que 
je Khédive, résolu de mettre fin’4 ces abus, l’envoyait dans le pays 
avec la mission expresse de les faire cesser. « Quoi, disaient-ils, 
hier encore les gouverneurs égyptiens s’alliaient aux trafiquants 





QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 1008 


pour nous détruire; voudront-ils, demain, se tourner contre eux? » 

Pour lever ces doutes trop naturels, Baker résolut d'amener une 
réconciliation entre son protégé, Quat-Kare, et le mudir de Fashoda. 

Ce fut sous un arbre, qui servait 4 Baker de divan et de salon, 
qu’eut lieu l’entrevue. Des tapis avaient été préparés, des chibouks, 
du tabac, du café attendaient les visiteurs. Le vieux chef, grave et 
silencieux comme toujours, s'assit au milieu de ses femmes et de 
ses filles, sans daigner jeter un regard sur son ennemi le mudir. 
Celui-ci, beau vieillard a longue barbe blanche, ne semblait pas 
moins indifférent, et continuait de fumer avec un flegme admirable. 

Comme la situation paraissait devoir se prolonger indéfiniment, 
Baker entama |’entretien. 

— Vous connaissez Quat-Kare? dit-il'au gouverneur. 

— Qui, répondit laconiquement !’Egyptien. 

Les yeux du vieux roi s’étaient attachés sur lui, calmes, fixes, 
résolus; pas un muscle de son visage n’avait cependant remué; les 
traits gardaient leur immobilité glaciale. 

— Qui suis-je donc, moi? demanda-t-il. 

Le mudir garda le silence. Il paraissait absorbé dans la contem- 
plation des spirales de fumée qui sortaient de son chibouk. Cet 
exercice est d'un grand secours aux diplomates embarrassés, i 
masque leur confusion et leur donne le temps de chercher une 
réponse. Aprés avoir aspiré avec lenteur plusieurs bouffées de 
tabac, le mudir leva les yeux. 

— Par Allah! je vous reconnais. Ou donc vous étiez-vous caché 
pendant si longtemps? Pourquoi n’étre pas venu me voir? de vous 
croyais mort. 

— Qu sont les bestiaux que vous m’avez volés? répondit Quat- 
Kare avec le méme regard fixe, et plein d'une détermination rigide. 
Ou sont les enfants et les femmes que vous avez emmenés en 
esclavage? Si vous preniez mes bestiaux et enleviez mon peuple, 
vous pouviez bien aussi me faire prisonnier. Je n’ai pas voulu vous 
en fournir l'occasion. 

Le mudir continuait de fumer. Baker dit 4 Quat-Kare que le 
firman qui nommait 4 sa place un autre chef avait été obtenu par 
surprise; il écrirait au Khedive d’Egypte et au gouverneur du 
Soudan, Dyafer Pacha; il rétablirait les faits, ferait connaitre la 
situation du pays, et justice serait rendue. En attendant, le mudir 
et Quat-Kare allaient se donner la main; tout malentendu ayant. 
cessé, la paix régnerait désormais entre eux. 

Le vieux chef, toujours impassible, répondit froidement : 

—Sj j’oublie le passé, que deviendront mes bestiaux! Va +-il les gar- 
der pour lui, et pousser la bonté d’4me jusqu’a ne plus s’en souvenir? 


1004 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 


Le gouverneur éluda prudemment cette question délicate en 
prenant congé. Baker fit présent 4 Quat-Kare de belles cotonnades 
peintes, et de bracelets de laiton ornés de clochettes. 

La fermeté naive du chef avait mis 4 jour l'astuce du gouver- 
neur; nulle razzia ne désola plus le territoire des Chillouks; les 
indigénes venaient chaque jour au campement, apportant des pro- 
visions de toutes sortes. « Ces naturels, dit Baker, sont intelligents 
et laborieux. Leur honnéteté dépasse tout éloge. Je suis convaina 
que, s’ils étaient sagement gouvernés, ils pourraient développer 
leurs qualités natives, et acquérir une sérieuse valeur morale. » 

Le hasard avait voulu que, dans l’exercice de sa difficile mis- 
sion, sir Samuel Baker edt a s’attaquer d’abord au fonctionnarisme 
turc; mais il allait bientét avoir 4 combattre ses adversaires véri- 
tables, les hardis et dangereux trafiquants du Nil. Le 10 mai, ses 
avant-postes lui signalérent une voile vers le sud. Baker ne pouvait 
croire que le batiment appartint 4 un marchand d’esclave; le gou- 
verneur de Fashoda venait de recevoir une lecon qui, sans doute, 
lui dterait l’envie de laisser passer les navires suspects. Ce digne 
fonctionnaire avait, 4 la vérité, amassé une fortune considérable 
en prélevant sur l’odieux comtherce des trafiquants un tribut 
moyennant lequel il consentait 4 fermer les yeux. Mais le temps 
d’abondance était passé, Baker faisait bonne garde, et si les 
bateaux n’étaient point retenus 4 Fashoda, ils trouveraient plus loin 
une surveillance qu’ils ne soupconnaient nullement. 

Le navire, lancé 4 pleines voiles, continuait sa route sans accorder 
la moindre attention a la flotille européenne. Baker lui barra le 
passage. Un de ses plus fidéles officiers, un Arabe nommé Abdel- 
Kader, fut envoyé 4 bord. Le capitaine, du ton de linnocence 
offensée, lui demanda comment le moindre soupcon avait pu venir a 
lesprit de son maitre. Le bAtiment ne contenait, il était facile de le 
voir, rien qu’un petit nombre d’honnétes matelots, quelques soldats 
et un chargement de grain. Un énorme amas de blé occupait @ 
effet le milieu de l’embarcation. Mais Abdel-Kader n’était pas 
homme 4 se payer de paroles. Il trouva que les prétendues céréales 
exhalaient une singuliére odeur ; prenant le fusil d’un des soldats, 
il le plongea dans le monceau de grain. Le blé s’agita tumultuev- 
sement. A ]’instant méme, la main robuste d’Abdel-Kader amenait 
une téte noire et crépue. On fouilla le navire; des femmes, des 
enfants, de jeunes garcons entassés péle-méle, serrés comme des- 
harengs dans une caque, étaient cachés sous le pacifique charge 
ment annoncé par le capitaine. Ces malheureux, dominés par la 
terreur, n’avaient osé jusque-la ni faire un mouvement, ni pousser 
une plainte. Voyant la protection qui leur était enfin accordée, ils 











QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 1005 


racontérent que leurs villages avaient été brilés par les trafiquants, 
et les hommes massacrés pour la plupart. 

Le capitaine du batiment et le vakz/, ou chef des soldats, furent 
mis aux fers; un officier européen prit le commandement du navire 
pour le conduire & Khartoum afin d’en déférer & Dyafer-Pacha. 

Des scénes semblables se renouvélerent plusieurs fois. La vigi- 
lance et l’inflexible fermeté de Baker ne se démentirent pas un ins- 
tant. Les vaisseaux étaient capturés par son ordre, envoyés 4 I’au- 
torité supérieure, et leur cargaison humaine mise en liberté. 

Ce-n’était pas que Baker trouvat parmi ses hommes le moindre 
appui moral. A l'exception d’un trés-petit nombre, tous étaient dé- 
voués de cceur aux intéréts des marchands d'ivoire; l’ascendant du 
célebre voyageur, la sévére discipline qu'il avait su établir parmi 
eux, l’exemple des chatiments qui punissaient la plus légére infrac- 
tion, parvenaient 4 grand’peine 4 les maintenir dans |'obdissance. 
Sir Samuel Baker avait-il du moins, pour le dédommager de tant de 
troubles et de fatigues, la reconnaissance des populations qu’il 
-défendait? Pas davantage. Lui-méme le constate avec amertume 
quelques mois plus tard. « Les cruautés des trafiquants, écrit-il, 
ont détruit toute confiance chez les indigénes. Ils ne peuvent 'croire 
que |’on vienne dans leur pays simplement pour les protéger. Ils 
ont été trompés si souvent qu’ils voient dans la bienveillance un 
piége; ils cherchent quel intérét pousse le gouvernement égyptien 
& les défendre, et s’imaginent qu’on veut les arracher a leurs en- 
nemis dans le seul but de leur faire subir, au fond de contrées loin- 
taines,,un esclavage encore plus dur. » 

Cependant, les renforts que Baker espérait recevoir de Khartoum 
n’arrivaient pas. On se rappelle qu'il avait refusé d’attendre les 
batiments expédiés du Caire et retenus prés des cataractes par la 
lenteur calculée des fonctionnaires égyptiens. Un ingénieur anglais, 
M. Higginbotham était chargé de les amener avec les hommes et les 
bagages que Il'insuffisance des premiers moyens de transport n’avait 
pas permis d’embarquer. Huit mois s'étaient écoulés depuis cette 
époque ; on était 4 l’automne, et bientdt la crue du Nil allait per- 
mettre de se diriger vers le sud. Pourquoi les navires n’avaient-ils 
pas rejoint l’expédition? Baker résolut d’aller sen éclaircir 4 
Khartoum. 

Hi trouva M. Higginbothan dans le plus profond découragement ; 
sept vaisseaux en fort mauvais état avaient seuls été mis 4 sa disposi- 
tion; quant aux bateaux & vapeur partis du Caire, ils n’avaient pu, 
disaié-on, passer les cataractes. L’expédition se voyait donc privée de 
#e8 principales ressources; les préparatifs faits avee tant de sain, les 
machines et les steamers achetés a Londres, tout devenait inutile. 


1006 QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 


Mais d’autres déceptions devaient s’ajouter 4 celles-la. Baker 
avait, par les termes du firman, recu la mission « de soumettre au 
Khédive les contrées situées au sud de Gondokoro, d’y supprimer 
le trafic des esclaves et d’y introduire un commerce régulier; or, 
il apprenait qu’en vertu d’un acte antérieur, un marchand nommé 
Abou-Saoud, avait un droit exclusif sur ces mémes ternitoires. 
L’indignation de Baker ne saurait se décrire. « Ainsi, dit-il, le Khé- 
dive m’envoyait abolir l’esclavage dans une contrée dont le gou- 
verneur de Khartoum avait déja, moyennant deux ou trois cent mille 
livres par année, donné le monopole a un trafiquant. Un pays sur 
lequel l’Egypte n’avait pas plus d’autorité que |’Angleterre sur la 
Chine, avait été affermé a un de ces aventuriers qu’on nomme |e 
marchands de Khartoum, et qui sont bien connus pour pratiqur 
la chasse 4 homme sur la plus vaste échelle! » 

Abou-Saoud prétendait qu’ayant acheté le monopole du commerce 
de l’ivoire entre Gondokoro et |’Albert-Nianza, il avait le droit de 
réclamer contre une expédition ruineuse pour ses intéréts. On coa- 
vint d’une entrevue chez Dyafer-Pacha. L’opposition 4 laquelle 
Baker s’était heurté tant de fois prenait enfin un corps; elle se per- 
sonnifiait dans le plus habile, mais aussi le plus haineux et le plus 
rusé des trafiquants de Khartoum; c’était la l’ennemi que Baker 
allait trouver partout sur ses pas, et le récit des faits qui vont swrre, 
récit de l’intérét le plus dramatique et le plus saisissant, n'est guere 
que l'histoire du duel engagé entre ces deux hommes. 

Le marchand d'ivoire entra le front baissé, d’un air d'bumilité 
profonde. Ses premiéres paroles furent des protestations pieuses de 
désir de paix et de conciliation; mais en méme temps le- 
furtif de ses yeux louches glissait sur Baker, chargé d'une haine que 
le miel de ses discours ne parvenait pas 4 déguiser. 

Aprés un long débat, on convint des mesures suivantes : jusqual 
9 avril 1872, c’est-d-dire jusqu’a l’expiration du contrat d'Abov- 
Saoud, Baker s’abstiendrait d'exercer tout commerce pour le comple 
du gouvernement, mais il se réservait le droit de poursuivre le trafic 
des esclaves dans tous les lieux ou il le rencontrerait. Cet arral- 
gement semblait donner satisfaction aux deux parties. Avoir la f- 
culté d’acheter de l’ivoire devait au fond importer assez ped | 
Baker, bien qu'il y fot autorisé par le firman du Khédive; la nat 
point le but de son mandat, les transactions commerciales 0! 
occupaient qu’une place secondaire; supprimer I’esclavage était & 
grande ceuvre que voulait accomplir l’explorateur européet, @ 
Dyafer-Pacha lui laissait, sous ce rapport, l’autorité la plus absolve. 
Par malheur, en reconnaissant le monopole du marchand d'ivoire, 
il créait en méme temps & Baker un antagonisme dangereut & 








QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1007 


formidable: établir, en vertu d'un contrat régulier, un trafiquant 
dans les mémes territoires que lui, c’était vouloir un accord impos- 
sible; autant vaudrait recommander 4 un garde-champéttre de faire 
son devoir, et cependant de vivre en bonne intelligence avec les 
braconniers. : 

Abou-Saoud jura, sur le turban du Prophéte, qu’il ne se rendait 
point parmi les tribus du Haut-Nil pour enlever les habitants et les 
bestiaux ; négociant paisible, il n’avait jamais commisaucune violence. 
Hi signa le compromis avec des protestations de bonne foi si pom- 
peuses, que Baker se sentit fort tenté de mettre en doute sa sincérité. 

Cette difficulté aplanie, notre Européen reprit la route qu’il avait 
déja suivie au mois de février précédent. ‘Nous passerons sous 
silence les péripéties de ce voyage qui, malgré une saison plus 
favorable, exigea de pénibles labeurs et présenta plus d’un péril. 

On arriva enfin 4 Gondokoro. Cette station était naguére le 
rendez-vous de tous les trafiquants du Bahr-el-Gebel; mais pas un 
village ne se montrait sur les bords du fleuve. Le Nil, changeant son 
cours, s'était creusé ailleurs un nouveau lit; l’ancien canal, rempli 
de sable, était d'un accés impossible méme aux bateaux de la plus 
petite dimension. Gondokoro n’existait plus. Quelques arbres frui- 
tiers, des avenues déja envahies par les broussailles, marquaient 
encore la place ou s’était élevyée la mission catholique. Com- 
promis par le voisinage des marchands arabes, les apdtres de 
l’Evangile n’avaient point réussi 4 faire fructifier dans le pays la 
bonne semence; les indigénes les avaient enveloppés dans l’aversion 
que leur inspirait tout étranger; la maison était détruite, et les 
briques de ses murailles avaient servi, non pas méme 4a édifier la 
chétive demeure q’un chef, elles étaient devenues un signe de 
barbarie et un défi porté aux futures tentatives de civilisation. 
Les indigénes en avaient fait une sorte de pate; ils l’employaient 
aux tatouages qui leur tiennent lieu de vétements. 

Faut-il attribuera des rapports plus fréquents avec les marchands 
d'ivoire la démoralisation profonde des contrées voisines de Gon- 
dokoro? Les Baris sont, au dire. des voyageurs, les tribus les plus 
dégradées du Haut-Nil. Leur chef Allorron offrait le type le plus 
complet de la bestialité insolente et brutale. Son unique pensée, 
en se présentant devant Baker, fut d’obtenir quelques bouteilles 
d’araki. Trouvant sans doute |’Européen moins généreux sous ce 
rapport que les trafiquants, il garda une contenance maussade, 
presque hostile, et refusa d’aider les hommes de l’expédition a 
organiser leur campement, sous prétexte que les tribus voisines 
étant ennemies, son peuple ne pouvait s’éloigner du village pour 
aller couper du bois. 


1008 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 


Malgré l’accueil peu encourageant des indigénes, Baker avait 
résolu d’établir son quartier général non loin de l'ancienne station 
de Gondokoro. Le Nil ayant cessé d'étre navigable, il lui aurait été 
impossible de trouver des porteurs pour les approvisionnements 
immenses qu'il avait transportés jusqu’en cet endroit ; un semblable 
appareil aurait du reste été génant pour s'avancer dans l’intérieur; 
il lui fallait donc laisser derriére lui une réserve 4 laquelle il put au 
besoin demander des ravitaillements et du renfort. 

La mission abandonnée lui parut réunir toutes les conditions 
favorables 4 |’établissement qu'il projetait. Il fit débarrasser des 
mauvaises herbes quelques métres de terrain, assembla ses troupes 
et jeta dans le sol fraichement remué une poignée de semences, 
déclarant que, par cet acte, il en prenait possession au nom du 
Khédive. Les soldats qui l’avaient regardé faire avec un vif intérét, 
recouvrirent les graines d'un peu de terre, et tous ensemble se 
prosternérent en s’écriant : Bismillah! (Au nom de Dieu!) Le ter- 
ritoire était légalement annexé a |’Egypte. 

De tristes pensées durent pourtant assaillir Baker en cet eadroit 
ou d’autres Européens, disciples d’un Dieu d'amour, avaient souffert, 
prié, lutté, usé leur vie & une tache ingrate. L’un d’eux était 
mort quelques années auparavant, et l'on ne reconnaissait méme 
plus la place de sa tombe. Les efforts tentés aujourd'hui pour tirer 
ces peuples de la dégradation laisseraient-ils plus de traces? 


ili 


Baker avait en vain essayé de faire comprendre aux Baris com- 
bien il leur serait avantageux d’étre soumis 4 un gouvernement ré- 
gulier, capable de les défendre. Le jour de l’annexion officielle, 
Alloron se présenta au campement; il tenait 4 la main une grande 
coupe qu'il fit remplir d’araki. Aprés l’avoir vidée d'un trait, il étendit 
la main vers un champ que les troupes venaient d'’ensemencer : 

— A qui appartient cette terre? demands-t-il. 

— Vous l’aviez abandonnée, dans la crainte d’y rencontrer ‘vos 
ennemis les Loquias; elle est maintenant au Khédive d'Egypte, votre 
protecteur. 

-—— Nous ne demandons pas a étre protégés. 

— Mais vous n’étes pas assez forts pour résister aux marchands 
d’esclaves; vos villages sont brilés, on enléve vos femmes et wos 
enfants. 

— Et vous, saurez-vous l’empécher? 

— de viens ici pour cela. 

Un bruyant éclat de rire fut toute la répense d’Alderon. Puss, 


QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1009 


comme un des lieutenants de l’'Européen, Abdel-Kader, cherchait 4 
lui expliquer le véritable état des choses, et lui parlait des pleins 
pouvoirs donnés 4 son maitre. 

— Et que deviendront les trafiquants? dit-il. 

— Ils seront obligés de se soumettre. 

Alloron se mit 4 rire de nouveau. 

— Retournez 4 Khartoum. Quand votre blé sera mir, nous fe- 
rons la récolte. Jamais les Européens n'ont séjourné dans notre 
pays; vous en serez bientdt las. 

Il était inutile d’espérer l’alliance du chef. Dans toutes ses pa- 
roles, l’effet des manceuvres d’Abou-Saoud se reconnaissait claire- 
ment. Le marchand d'ivoire avait semé contre Baker l’hostilité; il 
l’avait représenté comme le pire ennemi des indigénes; les trafi- 
quants du moins s’alliaient aux tribus qui leur étaient dévouées 
pour combattre les peuplades voisines, mais cet étranger avait le 
dessein de les asservir toutes. Par bonheur, ajoutait-il encore, les 
forces de Européen n’étaient pas égales 4 sarapacité; il était timide, 
craintif, et se verrait bientdt contraint de retourner 4 Khartoum si 
les indigénes iui refusaient avec persistance leurs denrées et leurs 
services. Alloron était depuis plusieurs années l’allié d’Abou-Saoud 
qui, exploitant sa convoitise, l’employait 4 ruiner les tribus du voi- 
sinage, et lui abandonnait une faible part du butin fait dans les 
razzias. Le pays était dans un état de guerre incessante; la sécurité 
n’existait nulle part; les riches paturages qui environnent Gondo- 
koro avaient été abandonnés par les Baris dans la crainte des repré- 
sailles des Bélinians et des Loquias. Toutefois, quelques semaines 
aprés l’arrivée de Baker, aucun ennemi ne se montrant plus aux 
alentours, Alloron avait ramené ses troupeaux, témoignant ainsi 
une honorable confiance dans la discipline des soldats de l’expédi- 
tion; mais il se refusait 4 vendre la moindre téte de bétail. Cette 
conduite, en faisant subir aux soldats un supplice pareil 4 celui de 
Tantale, avait le double inconvénient de les affamer et de les dis- 
poser a la révolte. 

Une telle situation était intolérable, Baker fit savoir aux indigenes 
qu'ayant, au nom du Khédive, pris possession des terres abandon- 
nées, il ne permettrait d’y laisser des troupeaux qu’a la condition de 
reconnatitre l’autorité du représentant de |’Egypte, et de consentir 4 
lui vendre les bestiaux dont le prix serait, au reste, exactement 
payé. Cette intimation ne produisit aucun effet; Baker, exaspéré 
qu'on osat le braver ainsi, confisqua les troupeaux. 

L’hostilité des Baris le placait donc tout d’abord dans la situation 
Ia plus facheuse. Porteur d’un mandat de paix et de civilisation, 
chargé de défendre les indigénes contre leurs oppresseurs, il se voyait 


1010 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 


dans l’alternative, ou de sévir contre ceux-l4 mémes qu'il voulait 
protéger, ou de voir ses soldats poussés a la rébellion par la famine. 
La prudence et Ja conciliation eussent-elles réussi 4 surmonter de 
telles difficultés? Nous n’oserions le prétendre. Quoi qu'il en soit, de 
nouveaux actes d’agression vinrent surexciter encore le caractére 
bouillant de Baker. 

Des sentinelles avaient recu l’ordre de garder les avenues de la 
station. Dans la nuit du1* juin, on entendit tout a coup le bruit de 
plusieurs décharges qui partaient de directions opposées. Les Baris 
et les Bélinians avaient oublié leurs querelles pour se liguer contre 
l’étranger qui leur était représenté comme l’ennemi commun de leur 
race. Ils avaient réussi 4 s’approcher du bétail, tué un soldat et 
blessé plusieurs autres, mais trouvant une réception plus chaude 
qu'ils ne l’attendaient, ils s étaient enfuis. 

Le lendemain, on apprit que les Baris avaient quitté leurs villages 
et s’étaient réfugiés dans les foréts; quant aux Bélinians, ils se 
croyaient protégés par la distance. Baker avait résolu de faire 
un exemple capable de déconcerter les naturels. Il prit avec lui 
deux officiers européens, vingt hommes de sa garde, quatre com- 
pagnies et une petite pi¢ce de campagne. Le détachement observait 
un silence profond; les indigénes devaient étre cachés dans tes tail- 
lis, préts & donner |'alarme. 

Aprés avoir traversé de vastes plaines, !’expédition s’engagea dans 
les bois. Des buissons épineux, un sol détrempé par les pluies ré- 
centes, rendaient Ja marche si difficile, que Baker dut laisser en ar- 
riére sa piéce de canon sous |’escorte de trois compagnies, et con- 
tinuer sa route, suivi seulement d’un petit nombre de soldats. Mais 
parmi eux figurait l'élite de sa garde, ces hommes qu’ il désigne sous 
le nom singulier des Quarante Voleurs ov simplement des Quarante. 
C’étaient en effet de véritables bandits, des gens de sac et de corde: 
toutefois, ils éprouvaient pour Baker une sorte de culte, obéissaient 
aveuglément a ses ordres; et; si le reste de l’expédition edt été com- 
posé d’hommes semblables, leur chef se fit trouvé bien fort pour 
surmonter les obstacles dont il était entouré. 

On sortit de la forét; pas une étoile ne brillait au ciel ; une pluie 
fine et pénétrante ne tarda pas 4 tomber. 

— Faites en sorte de ne pas étre entendus, méme de votre ombre; 
dit le guide a voix basse, le principale village bélinian est 14, der- 
riére ce bouquet d’arbres ! 

Tout a coup un cri prolongé, percant, retentit au milieu du silence 
de la nuit; ce cri éveilla dans vingt directions différentes un lugu- 
bre écho. Ii n’y avait pas un instant a perdre. Le guide prit sa course 
avec une telle vitesse que les chevaux de Baker et de ses lieutenants 








QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1011 


pouvaient 4 peine le suivre. En quelques minutes on atteignit le vil- 
lage; les Quarante, agiles comme des limiers, entourérent les palis- 
sades, d’ou tombait une gréle de fléches. Le jour commencait a 
poindre, gris et triste; un soldat fut blessé mortellement; aussitdt les 
troupes ouvrirent le feu. Pendant ce temps, Baker, suivide quelques 
hommes d’élite, se dirigeait vers la porte massive qui donnait 
accés dans la bourgade. Dés les premiers efforts qu'il tenta pour 
]’ébranler, le tambour qui, dans chaque hameau, appelle aux armes 
tous les membres de la tribu, fit entendre ses roulements formi- 
dables. Un instant s'était & peine écoulé que, de tous les villages 
environnants, partait le méme signal de guerre. 

Pour répondre aux projectiles des assiégés, Baker n’avait qu’un 
trés-petit nombre d’hommes; c’était en vain qu'il fouillait des yeux 
la campagne, il n’apercevait ni sa piéce de canon, ni les soldats qui 
devaient la lui amener. Mais les Quarante, dont la bravoure était 
décuplée par le péril, firent si bon usage de leurs fusils, qu’ils eurent 
bientdt raison des fléches indigénes. Les naturels, frappés de terreur 
par cette attaque inattendue, sortirent du hameau par un passage 
secret, débouchérent au milieu des assaillants, trop peu nombreux 
pour leur barrer le passage, et se réfugiérent dans le bois voisin. 

Six cents tétes de bétail restaient aux mains des vainqueurs; mais 
les ramener & Gondokoro n’était pas facile. Des bandes d’indigénes, 
partis des villages voisins, couvraient au loin les collines; ils cher- 
chaient & profiter des difficultés de la route pour reprendre les trou- 
peaux. Heureusement les trois compagnies attardées avaient rejoint 
leur chef; Baker jugea prudent de faire une démonstration vigou- 
reuse. Il sortit du hameau, suivi d’une cinquantaine d’hommes; la 
piéce de canon occupait le centre de la petite troupe. Quand 11 fut 
arrivé au milieu d'une grande plaine, toute parsemée de villages, 
des milliers d’indigénes s’élancérent pour le cerner. Une détonation 
terrible les arréta, une bombe venait d’éclater au milieu d’eux. Saisis 
d’une panique impossible 4 décrire, ils s’enfuirent vers les bois; 
quelques minutes plus tard, pas un seul ne restait dans la campagne. 
Baker retourna prendre les bestiaux et put rentrer 4 Gondokoro sans 
étre inquiété. 

La paix edt été rétablie dans la contrée; les naturels, instruits par 
cet échec, se fussent montrés plus traitables, s’ils n’avaient recu de 
puissants et nouveaux encouragements 4 la révolte. Abou-Saoud, 
dont les intrigues enveloppaient déja Baker, arrivait en personne 
le 12 juin. Les Baris l’accueillirent avec de grandes démonstrations 
de joie, et se mirent aussitét en devoir d’aider & construire son cam- 
pement. Ces relations amicales avec une tribu qui bravait ouverte- 
ment Baker, étaient une insulte et un défi; mais ce qui semblait 


1012 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 


encore plus suspect, c’était la présence des troupeaux que le traf- 
quant amenait 4 sa suite. Le bruit ne tarda pas a se répandre que 
ces bestiaux avaient été capturés non loin d’un village Shir, oa 
Baker avait laissé un officier avec quelques hommes; les indigtnes 
de ce hameau ayant reconnu !’autorité du Khédive, une force plas 
imposante n’avait point paru nécessaire, et le chef de la tribu x 
montrait en effet parfaitement loyal. 

Fort des pouvoirs qui lui avaient été conférés, Baker était ea droit 
de se saisir d’ Abou-Saoud et de l’envoyer se justifier 4 Khartoum. 
Mais, 4 l'exception des Quarante, il n’osait compter sur aucun de ses 
hommes, tous les indigénes du district étaient en armes, et le trafi- 
quant avait une escorte de cing cents soldats aguerris. 

Au lieu d’arréter Abou-Saoud, Baker se contenta de lui éenre: 

« Vous étes venu ici, lui disait-il, suivi d’un nombre considérable 
de bestiaux volés par vous et les votres. 

« Sachant que les Baris sont en guerre avec le gouvernemett, 
vous avez néanmoins fait alliance avec eux. 

« La conduite de votre escorte, qui améne ici les esclaves et les 
troupeaux capturés dans I’intérieur et qui distribue aux indigtnes une 
partie de cet exécrable butin, détruit tout espoir d’amélioration et de 
progrés dans une tribu dont vous faites une population de ban- 
dits. 

« De tels actes ne pouvant étre tolérés plus longtemps. 

« Avis vous est donné par les présentes, qu’ a I’ expiration de votre 
contrat, vous aurez 4 évacuer le territoire. 

« Dés aujourd’hui, je déclare que vous aver forfait 4 Pobéissance 
due au gouvernement; les bestiaux que vous avez capturésau mépns 
de toute loi, seront confisqués. » 

Abou-Saoud se soumit en apparence, mais le ressentiment quil 
nourrissait contre Baker n’en devint que plus profond. Sesalliés, les 
Baris et les Bélinians, harcelaient sans cesse les troupes ; ils rampaient 
au milieu des hautes herbes, se cachaient derriére les troncs dar- 
bres, et tiraient sur les sentinelles; une tentative était faite chaque 
nuit pour surprendre le camp. Baker, occupé 4 construire la station, 
se contentait de repousser les attaques, et ne cherchait pas a refoaler 
au loin l’ennemi, aussi l’audace des indigénes ne connut bientdt plus 
de bornes. Grace aux soins d’Abou-Saoud, le bruit s’était repand 
que l’expédition, terrifiée par la valeureuse résistance qui lai ¢alt 
opposée, songeait 4 retourner 4 Khartoum; une coalition, qui cour 
prenait méme la tribu jusque-l4 neutre des Loquias, s'était rep! 
ment formeée ; le cri de guerre avait retenti sur les deux rives du Ni 
dans des centaines de villages, et I’on avait résolu de prendrede we 
force le campement de Gondokoro. Pour donner & !’attaque ples de 

















QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1013 


chances de succés, Abou-Saoud avait distribué des fusils aux indi- 
génes; tout était prét pour frapper un ‘grand coup. 

Le 21 juin, dans la nuit, la détonation de plusieurs armes 4 feu 
retentit tout 4 coup au milieu du silence profond. Le camp était dé- 
fendu, 4 lest par le Nil, au nord par un lac d'une largeur de trois 
cents métres; deux cOtés seulement restaient exposés aux entreprises 
des assaillants, Baker les avait entourés d’une épaisse haie d’eu- 
phorbes. 

En une minute, les Quarante eurent saisi leurs armes ; les sons re- 
tentissants du clairon appelaient a leurs postes le reste des troupes; 
le fracas des cors et des tambours, les sauvages clameurs des indi- 
génes, la pale lumiére dela lune éclairant leurs corps couverts d’un en- 
duit rougeatre, donnaient a cette scéne quelque chose de sinistre et 
pour ainsi dire d’infernal. De moment en moment, le vacarme aug-- 
mentait; un feu nourri répondait maintenant aux fléches et aux balles 
des naturels; des nuages de fumée obscurcissaient la paisible clarté 
des étoiles, mais n’empéchaient pas d’apercevoir la lugubre lumiére 
des projectiles inflammables que les Baris jetaient sur le campement 
pour l’incendier: par bonheur, la palissade épineuse qui entourait la 
station se trouvait assez loin des tentes, les brandons ne purent les 
atteindre. 

Les décharges des fusils Sniders creusaient des vides profonds . 
dans les rangs des indigénes; les cris des mourants et des blessés se 
mélaient aux roulements précipités des tambours de guerre; le tu- 
multe s'affaiblit par degrés, la fusillade se ralentit, les sauvages se 
retiraient en désordre. 

Cette victoire changeait peu l'état des choses. Une nouvelle razzia 
venait d’étre faite dans la tribu des Shirs, les fidéles alliés de Baker, 
et les hommes qui composaient le détachement avaient été tués jus- 
qu’au dernier. 

La station de Gondokoro continuait 4 étre entourée d’ennemis ; se 
procurer les moindres denrées était impossible ; le blé allait manquer ; 
les soldats, dont les rations se trouvaient réduites, se plaignaient 
hautement. L’esprit d’insubordination, secrétement attisé par Abou- 
Saoud, faisait parmi eux des progrés rapides. Les officiers répétaient 
sans cesse que, faute de vivres, on serait obligé de retourner 4 Khar- 
toum; l'un deux, témoin des reproches adressés aux troupes par 
Baker, répondit avec insolence que des hommes qui n’avaient pas a 
manger, ne pouvaient montrer une si grande ardeur au travail. Ges 
soldats affamés apportaient en méme temps une telle négligence 4 
la culture du champ qu ils avaient ensemencé, ils faisaient la moisson 
avec une telle lenteur, que les indigénes avaient tout le loisir de dé- 
rober les grains épargnés par l’innombrable et vorace troupe des oi- 


1014 QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 


seaux. Quelques-uns des mutins allérent méme jusqu’é mettre le 
feu a plusieurs meules de blé, dans l’espoir que la disette obligerait 
bientot 4 quitter le pays. 

L’orage qu’annoncaient tant de signes précurseurs éclata enfin. 
Une lettre, écrite par le lieutenant-colonel, Raouf-Bey, fut un matin 
remise 4 Baker. Elle contenait une pétition, revétue de la signature 
de tous les officiers, dans laquelle l'armée enti¢re exprimait l’inten- 
tion arrétée d’abandonner son chef, s'il ne consentait a la ramener 4 
Khartoum. Les Quarante seuls avaient refusé leur adhésion a cette 
supplique menacante. 

« Par le ciel, s’écria Baker, nul ne quittera ce pays, 4 moins que je 
ne lui en donne congé ! Ce n'est pas la premiére fois que je tiens téte 
a des rebelles ! » 

Jl assembla ses troupes, et d'une voix qui n’admettait aucune ob- 
jection, il intima l’ordre & Raouf-Bey de se tenir prét le lendemain a 
le suivre avec six compagnies. 

Par sa fermeté, il avait su prendre sur ses hommes un tel empire, que 
pas un n’osa lui jeter en face un refus. Dés les premiéres heures du 
matin, les troupes s’embarquérent, et, suivant le Nil l’espace d’environ 
deux lieues, arrivérent en vue d'une immense plaine onduleuse, cou- 
verte de cultures et de villages. « Ce pays est stérile, avait dit Raouf- 
Bey, l’expédition y périra de faim. » Or, partout s’offrait aux veux 
l'image de labondance; Ja moisson s’achevait ; les femmes soccu- 
paient activement ala rentrer dans les greniers ; mais, 4la vuede Baker 
et de ses hommes, elles s’enfuirent précipitamment; les tambours de 
guerre donnérent I’alarme, et bientdt une foule d'indigénes sortirent 
des habitations en brandissant leurs lances d’un air de menace. ' 

A mesure que les troupes avancaient, les naturels se retiraient avec 
lenteur vers une masse de roches de granit qui se dressaient 4 quel- 
que distance. L’interpréte, se dirigeant seul vers cette sorte de for- 
teresse, dit aux guerriers négres que Baker n’était pas venu pour les 
attaquer, mais simplement pour leur acheter du grain. 

— Retournez 4 Khartoum, répondirent-ils; nous n’avons rien & 
vous vendre. 

L’Européen, s'efforcant de contenir sa colére, leur conseilla de 
méditer sur la lecon donnée aux Beélinians, et de ne pas I'obliger 
a user envers eux d'une semblable rigueur. 

— Vos greniers sont pleins, les miens sont vides, ajouta-t-il en 
terminant; mais j’ai des bestiaux et des marchandises & vous offrif. 

— Nous saurons bien les prendre; nous n’avons pas, comme de 
vieilles femmes, peur de nous battre. 

La modération était imputée a faiblesse, 4 lacheté. Baker résista 
néanmoins encore au désir de chatier l’insolence des indigénes. Il 





QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1015 


assembla ses troupes qui, au son des tambours et des clairons, mar- 
chérent sur les villages. Les naturels s’étaient éloignés, mais ils sur- 
veillaient tous les mouvements des soldats, et poussaient le long cri 
percant qui est chez eux un signe de dérision et de mépris. 

— Tirerai-je sur cet homme, l4-bas, au pied du rocher ? Ce doit 
étre un chef, dit l'interpréte 4 Baker. 

— Gardez-vous en bien. Que personne méme n’entre dans les 
huttes; toute infraction 4 mes ordres serait punie sévérement. Je 
ne veux aujourd’hui que me rendre compte de la quantité de grain 
contenue dans les villages. 

Vingt ou trente bourgades furent de la sorte passées en revue ; 
tous les greniers regorgeaient de sorgho et de sésame; aussi loin que 
l'oeil pouvait atteindre, on apercevait sur les rives fertiles du fleuve, 
une suite de hameaux, tous remplis de céréales, 4 en juger par ceux 
que l'on avait déja examinés. 

Cette vue produisit sur les troupes l’effet le plus salutaire. Les 
chefs dela mutinerie étaient réduits au silence; la plupart des 
soldats saluérent d’acclamations joyeuses la promesse que leur fit 
Baker d'augmenter leurs rations dés le lendemain. 

L’armée rentrait dans I’ obéissance, mais les indigénes se refusaient 
toujours 4 vendre leurs grains. Baker donna l’ordre 4 ses troupes 
d’occuper les villages les plus rapprochés; on s'empara des céréales, 
qui furent entassées dans les bateaux amenés prés de 1a pour les 
recevoir. Les naturels avaient déserté tous les hameaux des envi- 
rons, il était cependant peu probable quiils laisseraient emporter 
leurs récoltes sans essayer de les reprendre. En effet, au moment ou 
quelques embarcations se mettaient en marche, ils tombtrent sur 
un détachement qui était isolé du reste des troupes. Baker accourut 
au secours de ses hommes, les fusils Sniders répandirent parmi les 
sauvages la terreur et la mort. La vaste plaine, presque dépourvue 
d’arbres, fut balayée en un instant; les lieutenants de I'expédition 
se réjouissaient d’avoir appris aux indigénes que la modération 
seule, et non pas la crainte, les avait arrétés jusque la; mais une 
fois de plus, le sang avait coulé, Baker devait paraitre aux naturels 
bien peu différent des marchands de Khartoum. 

Un incident, qui semblait complétement étranger 4 la lutte, vint 
en déterminer le dénodment d’une manieére fort inattendue. La dis- 
cipline étant rentrée au camp avec l’abondance, et les indigénes 
n’osant reprendre l’offensive, Baker put s’adonner de nouveau 4 son 
exercice favori, la chasse émouvante et périlleuse de l'Afrique Cen- 
trale. Une troupe d’éléphants avait paru dans le voisinage, il se mit 
4 leur poursuite, et secondé par les Quarante, il réussit & les acculer 
au bord du fleuve. Les naturels, accourus en foule pour jour de ce 

25 mars 1876 66 


1016 QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 


spectacle, suivaient des yeux, avec une surprise mélée d'admir- 
tion, la course rapide du magnifique cheval de notre voyageur. 
Monture et cavalier dévoraient l’espace, tandis que les soldats, 
presque aussi agiles, rétrécissaient de plus en plus le cercle formé 
autour du colossal gibier. | 

Arrivés au bord du Nil, les éléphants s’arrétérent, firent un 
moment face aux chasseurs, puis ils prirent une détermination sov- 
daine, et s’élancérent dans le fleuve, soulevant un flot d’écume qui 
d’abord les cacha aux regards. Ils nageaient avec rapidité, la trompe 
et la téte hors de l'eau, mais, quand ils atteignirent l'autre rive, une 
difficulté se présenta. Le bord, extrémement escarpé, s'élevait en cet 
endroit 4 six ou sept pieds au-dessus du courant. Les intelligents 
animaux ne se laissérent pas effrayer par cet obstacle, de leurs pieds 
et de leurs défenses, ils se ruérent contre le talus, détachant 3 
chaque effort une énorme masse de terre et diminuant ainsi la pr- 
fondeur du fleuve, en méme temps que I'élévation de la rive. Pet- 
dant qu’ils étaient 4 peu prés découverts, les Quarante leur envoyérent 
une pluie de balles qui rebondirent sur leur peau épaisse et ndée 
comme sur des roches de granit, aussi les décharges des suldats 
ne parurent-elles les émouvoir nullement. Bientdt l'un d’eut put 
gravir la berge; c’était le moment qu’attendait Baker. Pourvu due 
arme particuli¢re et d’une formidable puissance, il visa l’éléphant 4 
l’endroit le plus vulnérable, c’est-d-dire 4 I’épaule. La violence du 
recul fut telle, que le fusil s’échappa de ses mains et alla tomber 4 
plusieurs métres. Un homme moins robuste, moins habitué 2 0 
niement de ce terrible engin, edt peut-étre été tué. Un Arabe ke 
chargea de nouveau, et tira; mais aussitdt il s’affaissa sur lui-mém 
en poussant un cri de douleur; il avait la clavicule bmiste, % 
compagnons l’emportérent tout sanglant. 

L’animal cependant était tombé sur ses genoux, un second co™p 
l'acheva. Deux autres éléphants eurent le méme sort; un quanti 
s‘apprétait 4 escalader 4 son tour le rivage, malheureusement, ks 
munitions apportées du camp étaient épuisées. L’intrépide voyage 
appuyé sur son arme devenue inutile, regarda les animaux é 
lun aprés l'autre, et, marchant d’un pas que des chevaux de cou 
auraient eu peine a suivre, disparattre derriére la colline qui bi 
nait Vhorizon. 

Les indigenes n’avaient perdu aucune des péripéties de la ds®- 
De bruyantes acclamations avaient accueilli la chute de chacud 
éléphants. L’étranger qui s’attaquait avec tant d’audace et de sf 
froid aux géants des zdnes tropicales, gagnait évidemment 4 lew 
yeux wun prestige que les insinuations perfides d’ Abou-Seoud 
pouvaient plus lui faire perdre. Quelques heures plus tard, u0 Pt 


QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 1017 


lementaire se présentait aux avant-postes; les chefs de plusieurs 
villages demandaient 4 Baker une entrevue, ce qui leur fut aussi- 
tot accordé. 

L’audience fut des plus solennelles. Une vingtaine de hobereaux 
négres, suivis chacun d'une escorte nombreuse, arrivaient pour faire 
leur soumission. Baker les recut en grande pompe a bord du navire 

qui lui servait de résidence. 

— Je regrette profondément, leur dit-il, d’avoir été poussé a la 
guerre. Ma mission est une mission de paix; je ne suis venu que 
pour vous étre utile, et vous vous étes tournés contre moi. Com- 
ment ayez-vous pu croire que vous seriez capables de résister 4 des 
troupes réguli¢res, pourvues d’armes de précision, et disciplinées 
comme ne |’ont jamais été les bandes des marchands de Khartoum? 

— Entre gens qui ne se connaissent pas, il peut y avoir d’abord 
des différents, répondit un des chefs; nous savons maintenant que 
vous étes fort et que vous voulez étre notre ami. 

— Avoir l’estomac vide est une mauvaise chose, ajouta en riant 
un autre; vous avez pris nos récoltes, nous en aurions fait autant a 
votre place. 

Pour témoigner de ses intentions pacifiques, Baker leur donna 
des cotonnades et des perles. Une petite piéce de canon se trou- 
vait 4 bord du vaisseau; ils l’examinérent curieusement, et mani- 
festérent un vif désir de la voir fonctionner. 

— C’est trés-facile, leur dit Baker. 

— Mais ne nous arrivera-t-il aucun mal? 

— Aucun. 

La campagne était aux environs complétement déserte. La décharge 
toutefois les rendit fort pensifs; Baker les observait en dissimu- 
lant un sourire, il n’était pas faché que les indigénes comprissent 
enfin combien ils seraient insensés de vouloir mesurer leurs forces 
contre jes siennes. 

Toute trace de dissentiment était effacée; on aurait pu, en signe 
de réconciliation, tuer le veau gras; mais les naturels du Haut-Nil 
se décident malaisément 4 manger la chair de leurs bestiaux ; Baker 
leur abandonna les éléphants abattus la veille ; ces victimes inoffen- 
Sives avaient préparé la paix, ce furent elles encore qui servirent 
aux festins de réjouissance. 


Pierre pu Quesnoy. 


La fin au prochain numero. 





LES MARTYRS DE L’EXTREME ORIENT 


ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 


La salle des martyrs du séminaire des Missions-Etrangéres. Paris, Douniol, 1865. 
— Vie de Pierre Borie, évéque élu dAcanthe. Paris, 1846. — L’abbé Jac- 
quenet, Vie de l’abbé Marchind. Paris, 1851. — Vie et Correspondances de 
J. Th. Vénard. Poitiers, 1870. — Les Sauvages Ba-Hnars (Cochinchine orien- 
tale), par M. l’abbé Dourisboure. Paris, 1873. — Les Missions étrangéres, 
journal hebdomadaire, 4870, 1871, 1872. — Libelles inédits des Chinois conize 
les chrétiens, etc. 





L’un des plus émouvants spectacles qui attendent 4 Rome le 
voyageur est la vue des catacombes immenses ou reposent les chré- 
tiens des premiers ages. Ce ne sont pas l& des nécropoles vulgaires 
ou dorment des morts inconnus; les noms de plus d'un de ceux 
dont les restes y furent déposés sont demeurés immortels dans [his- 
toire. Les corps des apétres Pierre et Paul, de saint Laurent, de 
nombreux papes martyrs, ceux des vierges illustres, Cécile, Agnes, 
ont sanctifié les galeries de la Rome souterraine. Le génie d'un 
savant italien a souvent retrouvé leurs traces, et, malgré des dévas- 
tations sans nombre, malgré le passage des barbares, les insultes 
plus désastreuses encore que souffrirent les saintes nécropoles pen- 
dant de longs siécles d’ignorance et d’oubli, les catacombes romaines 
présentent encore I'image vivante des temps ov elles furent en usage. 
Parfois une investigation heureuse fait retrouver, derri¢re quelque 
paroi construite en des moments de persécution, des ossements 
enveloppés de drap d’or, accompagnés, comme ceux de saint Hya- 
cinthe, d’une inscription tracée aux premiers Ages. Ailleurs appa- 
rait, sur une fresque, un saint debout, la téte haute devant un ma- 
gistrat paien. Le mot MARTYR se montre parfois sur des marbres 
arrachés aux ruines. 











LES MARTYRS DE L’EXTREME ORIENT ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1019 


Devant ces vénérables souvenirs, au fond d’obscures galeries 
éclairées par de pales flambeaux, |’esprit s’isole des temps présents 
pour remonter aux ages ou tant de victimes assurérent au prix de 
leur sang le triomphe de |’Eglise naissante. Ces temps sont loin de 
notre pensée, ces sacrifices semblent bien loin de nos meurs; nul 
de nous ne devra, ne verra confesser, dans les tortures, la foi que 
nos péres nous ont léguée, les nécropoles qui nous gardent le sou- 
venir de pareils combats semblent mettre sous nos yeux l'image de 
traits perdus dans la brume des légendes et que nos temps ne ver- 
ront pas revivre. 

Et pourtant, au milieu de Paris méme, dans une de nos rues 
tumultueuses, un humble sanctuaire offre 4 nos regards les mémes 
objets de vénération. La aussi, des ossements blanchis, des inscrip- 
tions, des tableaux de martyre. Ceux que rappellent ces souvenirs, 
nous les avons tous pu connaitre; ils ont vécu a nos cédtés, et le 
jeune homme qui nous montre leurs reliques augmentera peut-—étre 
de ses dépouilles mortelles le musée de la Salle des Martyrs. 

Nous sommes au séminaire des Missions-Etrangéres; c'est la que 
se préparent dans le silence, c'est de la que partent incessamment 
les hommes intrépides qui vont porter dans les pays de |’extréme 
Orient la semence de la foi chrétienne et y grandir le nom de notre 
France. 

Le sanctuaire qu’ ils veulent bien nous ouvrir renferme des instru- 
ments de supplice, des ossements brisés, des vétements, des linges, 
des cheveux, des crucifix baignés de sang, quelques pauvres livres 
de priéres qui consolérent les prétres captifs, leurs lettres écrites 
dans les cages, dans les cachots, et signées du mot de saint Paul : 
« prisonnier du Christ, » leurs vases sacrés, les peintures faites 
au-dela des mers et représentant, avec la naiveté atroce particuliére 
aux Orientaux, les martyrs tenaillés, étranglés, brilés, décapités, 
leurs membres dispersés horriblement. Ces tristes objets, un jeune 
séminariste vous Jes montre, vous les explique, le visage riant, le 
ceeur tranquille. On ose 4 peine lui demander si lui, si fréle ‘en 
apparence, est de ceux qui doivent plus tard affronter les périls 
d’une mission chez les barbares. « Dans trois mois, dit-il simple- 
ment, je partirai, » et cette réponse le trouble moins qu’elle n’émeut 
celui qui l’a recue. 

A le voir, 4 lentendre si résolu, je ne pouvais me défendre de 
songer 4 un autre jeune homme que, quelques heures 4 peine, il 
m’a été donné d’entretenir et dont la mémoire est demeurée ineffa- 
cable dans ma pensée. C’était vers la fin de I’Empire; un jeune 
zouave pontifical, M. Pierre de Lagrange, était venu passer a Paris 
quelques jours au milieu de sa famille. Tout un soir il nous captiva, 








1020 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT 


nous racontant sa vie de périls : mines éclatant sous les casernes, 
assauts subis dans des fermes embrasées, coups de couteau recus 
dans les rues mémes de Rome, voila ce qu'il avait laissé derriére 
lui; voila ce qu’il allait retrouver sous peu de jours, sans [ar dm 
homme qui se dévoue, mais comme un soldat qui va remplir m 
acte indifférent de la vie militaire. Nous I’écoutions avec surprise 
nous dire longuement les choses de I'Italie, les agressions des sec- 
taires, les épreuves qui l’attendaient au retour. Sa mére était lA et 
nous osions 4 peine lever les yeux sur Ja pauvre femme que devaient 
déchirer de tels récits. Tout d’un coup, elle éleva la voix : « Jaime 
a le voir ainsi, nous dit-elle. » 

Le jeune homme est tombé dans le combat de Patay en défendant 
la France envahie. Dieu nous donne 4 tous des enfants qui vaillent 
M. Pierre de Lagrange! 

J'ai retrouvé une 4me de méme race dans le jeune éléve des 
Missions-Etrangtres. Hommes et choses, 14, tout m’a touché, Ce 
que j'ai lu de plus émouvant dans Vhistoire des premiers martyrs - 
m’est revenu a la pensée; la vue du courage vivant, si je puis pafler 
ainsi, s'est mélée pour moi aux souvenirs, les renouvelant, les ren- 
dant 4 la fois plus sensibles et plus vénérables; 14 j'ai compns, par 
de récents exemples, comment autrefois des hommes sans peur 
avaient encouragé hautement a la constance les saints debout 
devant le tribunal; comment, dans l’Age de Ja faiblesse, des enfants 
avaient su montrer, en mourant pour le Christ, un courage indomp- 
table; comment, dans leur audace magnifique, des martyrs avaient 
pu enseigner devant le proconsul, chanter des hymnes au mibeu 
des tortures et trouver la force d’annoncer |’Evangile méme 
haut de la croix. Ce que mon esprit tendait parfois 4 reléguer dans 
le domaine de la légende m’est apparu chose possible, chose réelle. 
J’ai senti que ce que faisaient les fils, leurs ancétres J’avaient po 
faire, et que les miracles de courage accomplis aux jours of nov 
vivons l’avaient été par ceux qui nous ont précédés. 


I 


Ce n'est point qu’un paralléle absolu puisse s’établir entre is 
martyrs d’autrefois et ceux de nos jours. Poursuivis au nom fur 
société différente par les temps, par les lieux de Vancien monde 
paien, les saints de l'extréme Orient ont 4 subir des attaques incor 
nues dans l’histoire des persécutions romaines. La vue méme la 
Salle des Martyrs, le petit livre qui m’a fourni les premiers éémens 
de ce travail, accusent tout d’abord cette dissemblance. 

Fideéles & leurs vieilles traditions, tes peuples de I’ Orient apportest 








BT LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1921 


dans les tortures, dans les exécutions capitales, une mesure de 
cruauté qui dépasse les plus atroces conceptions des Occidentaux. 
Les horribles albums de supplices qui nous viennent de ces pays 
lointains, et dont nous détournons les yeux, sont chez eux chose de 
vente courante et se fabriquent par milliers. C'est a cette race impi- 
toyable qu’appartient le supplice des cent plaies, dans lequel 
l'homme, attaqué, déchiré de toutes parts, ne doit mourir que lente- 
ment, sous la main d'un bourreau habile. C’est leur imagination 
sauvage qui inventa de désarticuler successivement chaque membre 
de la victime : le Lang-Tri, ou cruaulé lente, tel est le nom de ce 
supplice dont le Code annamite régle l’application '. Parfois la mort 
revétira, chez ces peuples, une forme étrange. Abandonné au bras 
militaire, le martyr se place 4 genoux sur le sol; des hommes 
d’armes, des cheyaux, des éléphants de guerre forment autour de 
lui un large cercle. Au travers de chacune de ses oreilles, une fléche 
est passée et demeure suspendue; puis on lui mouille la face et l'on 
y jette de la poussiére de chaux; alors, au commandement donné 
par le porte-voix du mandarin, au signal sourd et vibrant du gong, 
commence un de ces combats simulés dont les peintures chinoises 
nous offrent souvent l'image. Des soldats passent et voltigent autour 
de la victime et chacun, en courant, [hi décharge un coup de sabre. 
La mort viendra quand il plaira 4 Dieu. L’art supréme est de la faire 
attendre. 

Avant que d’arriver & ce dernier acte du drame, le chrétien a dd 
subir d’incroyables tortures. On I'a batonné, puis longuement souf- 
fleté avec la redoutable semelle de cuir dont un seul coup met le 
visage en sang; on l'a suspendu-par la téte, par les mains, dans la 
claie supérieure d'une cage dont ses pieds ne peuvent atteindre le 
sol. De lourdes chaines l’attachent par les extrémités, comme une 
béte dangereuse; une cangue de bambou longue de huit pieds est 
passée 4 son cou, dés l'heure de l’arrestation, meurtrit, ensanglante 
ses épaules et |’écrase de son poids insupportable; on ne la retirera 
qu’au moment de la mort. L’esprit méchamment inventif des idola- 
tres a encore imaginé un supplice qui réclame, dans !’exécution, une 
adresse des plus accomplies; c’est la courbure des os et |’habileté 
consiste 4 les ployer en arc sans les briser. 

Chez ces nations, |’extréme dureté s’accuse dés le bas Age. En 
Chine, au Tong-King, Jes tétes des chrétiens décapités servent de 
jouets & des enfants et, comme dans ces fresques de Pompéi ou l'on 


1 Aubaret, Code annamite, liv. III, sect. 1, t. I, p. 93. — « La trahison 
envers son propre pays ou la révolte contre l’autorité royale seront punis de 
la mort lente sans distinction pour le principal coupable et pour ses com- - 
phices. 





1022 LES MARTYRS DE L’EXTREME ORIENT 


voit de petits génies s'amusant 4 s’effrayer entre eux avec de grands 
masques tragiques, de jeunes Tong-Kinois s égayent 4 épouvanter 
les passants en leur montrant la téte d'un missionnaire. 

Comme autrefois sous la main de Rome paienne, la rigueur des 
lois et des coutumes s’aggrave d’une haine folle contre le christia- 
nisme. Inventés par le besoin de nuire, acceptés par une stupide 
ignorance, des bruits étranges circulent sur les fidéles. « Ceux qui 
écoutent ces hommes, dit-on, deviennent 4 jamais leurs esclaves; 
s’ils recherchent des prosélytes, c'est pour en tirer un profit; au 
moment méme du baptéme, I’4me du malheureux néophyte, soigneu- 
sement empaquetée, est envoyée au Dieu des barbares fe Sezgneur 
du ciel qui \’achéte et la paye; quand meurt un indigéne converts, 
les Péres noirs qui épient sa derniére heure, lui arrachent les yeax 
pour en tirer une liqueur qui leur sert 4 changer le plomb en argent. 
Un soldat, qui les a joués, en a eu la preuve certaine; comme il 
feignait d’agoniser, il a vu l'un d’eux s'approcher avec un couteau 
pour lui arracher les yeux; il s'est levé subitement et a tué le misé- 
rable. Les femmes qui s’agenouillent aux églises devant les prétres, 
recoivent une pilule enchantée qui les jette dans une fureur hysté- 
rique. Voila les actes de ces pens d'Europe, issues du mulet et du 
chien dont leurs traits reprodiisent la figure; ils ont une puissance 
redoutable et savent, quand il leur plait, s’élever dans les airs. 
Attendre pour les frapper serait un crime contre la religion, contre 
le pays. Que les sages, écrit-on, prennent garde; le mal deviendra 
de plus en plus fort. On lit dans le livre des Poésies : Voyez la newge 
qut tombe, tout d Pheure ce n’dtart qu'un brouillard. Et encore : La 
grue se change en hibou. Il s’éléve encore maintenant des brouillards 
de mer, i] faut donc veiller avec plus de soin. Qu’on tue les hommes 
de cette race et qu’on déchire leurs cadavres pour les empécher de 
ressusciter comme ils le savent faire par magie; qu'on égorge les 
mandarins, faibles ou traitres, qui les protégent. » Ainsi concluent 
tous les libelles qui ont causé il y a peu d’années, les atroces massa- 
cres de Tien-Tsin, l’assassinat de M. Mabileau, pro-vicaire du Su- 
Tchuen, en 1869 la mort de M. Rigaud, et enfin, il y a ssa a 
mois 4 peine, celle d’un jeune missionnaire, M. Hue. 

I} n'est pas jusqu’aux plus nobles actes qui ne servent de base r 
des calomnies; nulle part mieux que dans ces pays lointains ne se 
montre la tendance du vulgaire 4 chercher, pour ce qu'il ne peut 
concevoir, les plus étranges explications. 

Si les chrétiens, affirme-t-on, refusent, malgré l’ordre des juges, 
de fouler aux pieds la croix, c'est qu’ils perdraient, en le faisant, 
toute leur puissance magique. Cette constance dans la torture qui 
frappe d’étonnement les paiens, n’est pour eux qu’une vertu com- 





ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1023 


muniquée par des pilules enchantées. Les rapports officiels des 
mandarins et les édits des princes l'attestent également. Lorsqu’un 
néophyte & genoux recoit du prétre cette drogue qui ensorcelle, il 
cesse de s'appartenir. A |’instant, se forme dans son corps une petite 
figure humaine. Cet étre bizarre, né de I'Eucharistie, n’est autre que 
la Vierge mére de Dieu. C’est 14 le démon qui retient le chrétien 
dans sa folle croyance et qui l’empéche de défaillir : il lui donne 4 
la fois l’obstination et l'insensibilité dans la torture. 

Ainsi s expriment les libelles populaires et celui des Fazts authen- 
tigues, long recueil d’anecdotes ; l'un des plus lus de tous, cite un 
médecin habile qui, ayant pu se délivrer du redoutable pygmée, 
recut de la bouche d'un prétre chrétien la révélation de ce secret. 

J'ai dit que les idolatres attribuent aux Européens |'art magique 
de s élever dans les airs. A Kouang-tsi, il y a huit ans, une femme 
indigéne, Agnés Tsaou-kong, est amenée devant le mandarin. C était 
une humble veuve, chargée d'instruire les enfants et les femmes. 
On linterroge rudement : 

— Qu’es-tu venue faire ici? lui dit le magistrat chinois. 

— Il y a deux ans, un grand nombre de femmes du pays ayant 
embrassé la religion chrétienne, je suis } venue pour leur apprendre 
a prier et 4 servir Dieu. 

— Pourquoi leur apprendre 4 voler comme des oiseaux ? 

— Je ne leur apprends pas a voler, mais 4 prier. Le mandarin 
voit bien que c’est une calomnie inventée contre nous. 

Dans un des rares paragraphes qui puissent étre placés sous les 
yeux du lecteur, le libelle des Fatts authentsques raconte, au sujet 
de la méme fable, le trait suivant, qui fera connaitre la perfide habi- 
leté de ce ramas d’anecdotes imaginées pour frapper le vulgaire : 

« Au temps de Ming, beaucoup suivaient la religion du Seigneur 
du ciel‘. Il y avait cependant un homme distingué, nommé Od, 
qu'on n’avait jamais pu amener 4 cette secte. Un prétre tenta de 
l’attirer par l'art de monter au ciel. Cet homme lui dit: « Si je n’y 
« vais pas maintenant, et ne vois ce lieu céleste, je ne croirai ja- 
« mais. » Le jour suivant, le prétre revint pour le conduire au ciel. 
Tous deux, étant donc sortis ensemble de la majson, semblaient 
voler en l’air. Bientét ils arrivérent 4 un lieu trés-agréable, tel qu'on 
n’en peut trouver en ce monde. Ils entendirent les chants de voix 
divines et une musique céleste. Ils virent de si grandes merveilles, 
quiils ne pouvaient se résoudre a revenir. Mais tout A coup une voix 
se fit entendre, disant 4 cet homme, appelé OX: Veuz-tu donc, toz 
aussi, embrasser cette secte diaboligue? Ii reconnut la voix de son 


1 Le christianisme. 


1024 LES MARTYRS DE L’EXTREME ORIENT 


pére défunt. Aussitdt, comme se réveillant au milieu d'un songe, il 
ne vit plus personne, pas méme le prétre qui l'avait accompagné. » 

Tels sont, parmi tant d’autres qu'on ne peut rappeler, quelques- 
uns des faits imaginés contre les chrétiens, contre leurs mission- 
naires, par des hommes dont les instincts méchants égalent la cré- 
dulité. 

Les sorciers qui, par leurs tours d'adresse, vivent de la simplicité 
publique, accréditent les rumeurs et attisent les coléres. Le chris- 
nisme ruine leur prestige, et, comme ces fabricants de petits tem- 
ples de Diane qui, devant la parole de saint Paul, tremblérent pour 
leur industrie et excitérent une émeute 4 Ephése, les thaumaturges 
de l’extréme Orient crient et tempétent 4 l’envi contre les ministres 
de Dieu. 

A voir les apdtres de la foi secourables, confiants, généreux, sou- 
cieux des droits de tous; 4 les entendre prier le Seigneur pour les 
mandarins cupides et cruels, quelques-uns cependant, parmi les ido- 
latres, hésitent 4 accepter de si noires calomnies. Dominicains, 
Jésuites, Lazaristes, Sulpiciens, Maristes, humbles prétres des Mis- 
sions-Etrangéres, ces hommes dont le dévouement, le courage, 
imposent 4 tous le respect, seraient-ils donc les monstres que pré- 
tendent démasquer les libelles? A ceux qui les croient calomniés 
s’adressent des écrits spéciaux. L’un des plus curieux de ces livrets, 
répandu dans le Su-Tchuen, met en présence deux indigénes, un 
converti, un idolatre. C’est le paien qui, dans leur dialogue, a natu— 
rellement dans le dernier mot. 

— Si les Européens, dit le fidéle, sont si barbares et si immondes, 
pourquoi le ciel ne les extermine-t-il pas? 

— Par la méme raison, répond le paien, qu'il n’extermine pas les 
loups, les tigres, les panthéres, quoique ces animaux nous fassent 
beaucoup de mal. Le ciel est clément ; il fait naitre les Européens et 
Jes conserve, comme il fait nattre et conserve les bétes fauves. Les 
uns et les autres nous sont trés-nuisibles. 

— Mais l'empereur de notre vaste pays permet aux Européens d'y 
précher leur religion, d’y faire le commerce. Etes-vous done plus 
sages que |’empereur? 

— C'est vrai. Bien que les anciens empereurs aient défendu aux 
Européens de mettre le pied sur notre sol, l’empereur actuel le 
permet ; mais aussi, dans quelle intention? C'est afin que les bar- 
bares d'Europe, voyant notre civilisation, quittent lears mceurs sau- 
vages et embrassent notre culte. 





ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1025 


i] 


A cété de ces traits, particuliers aux hommes de l'extréme Orient, 
se montre une étroite ressemblance entre les paroles, les actes des 
vieux polythéistes et ceux des nouveaux persécuteurs. Les accusa- 
tions, les calomnies accumulées contre les missionnaires, contre 
leurs prosélytes, sont celles qu’on se plaisait 4 répandre contre les 
enfants de l’Eglise primitive. Toutes les calamités publiques, les 
inyasions des mulots, des sauterelles, sont amenées, répétent les 
idolatres, par les méfaits, l’impiété des chrétiens. La magie est leur 
arme familitre, leur puissance de séduction est sans bornes. En 
quelque lieu que ces hommes se présentent, ils savent détourner les 
femmes. Malheur a celui qui les écoute! Sa terre deviendra stérile; 
fa mort suivra de prés le baptéme. 

Ainsi revivent les erreurs, les mensonges des premiers siécles ; 
ainsi parlaient autrefois les paiens, irrités de voir l’A4me de la femme 
s’ouvrant aux vérités de !’Evangile; ainsi, disaient-ils, quand les 
tremblements de terre renversaient les cités, quand les fleuves débor- 
daient, quand la peste, la famine désolaient une contrée; ainsi se 
plaignait l’idolatre Clovis, pleurant la mort d’un premier-né qu’avait 
fait baptiser Clotilde. 

« Les chrétiens, répéte-t-on encore avec les paiens des temps 
antiques, les chrétiens ont coutume de sacrifier des victimes humai- 
nes; ils vivent dans d'impures débaucheg; une promiscuité abomi- 
nable régne dans leurs assemblées nocturnes; leur pensée est de 
dépeupler le monde en condamnant le mariage, en exaltant le célibat. 
Comme autrefois, les paiens s’en irritent : « N’est-ce pas la, disent- 
ils, une religion perverse, et qui tend 4 détruire la race humaine? » 

Une vierge du Christ est saisie 4 Kouy-Tcheou. C’est une fille 
indigéne. « Abjure et marie-toi, ou meurs! lui ordonne le mandarin. 
— Non! non! dix mille fois non! » dit-elle, et le bourreau lui 
tranche la téte. Ce fut ainsi que, suivant la tradition, résista et périt 
sainte Agnes, sommeée d’accepter un époux. 

La rage autrefois déployée contre les apdtres du Seigneur, les 
évéques, les prétres, ces « chefs de conjurés, » comme parlait la loi 
romaine, nous la retrouvons dans ces pays lointains. Qu’importe la 
foule des convertis, si l'on peut atteindre les suborneurs? Les mis- 
Bionnaires surtout sont recherchés, poursuivis comme répandant 
une religion étrangére, et, ainsi que le répétent les sentences de 
mort que l'on dirait copiées sur celles des proconsuis de Rome, 
« leur supplice demeurera pour tous un exemple terrible et salu- 
tare. » 





1026 LES MARTYRS DE L'EXTRRME ORIENT 


Une secréte terreur pousse les idolatres contre ces hommes dont la 
pensée demeure pour eux un mystére. Que demandent-ils? Quel 
dessein les anime? Ce sont des ennemis de IEtat qu ils veulent a 
coup sir renverser. 

« Autrefois, raconte Hégésippe dans un passage conservé par 
Eusebe, l'empereur Domitien prit ombrage de la famille de Notre- 
Seigneur. Il la fit comparaitre devant lui, l'interrogea longuement 
gur ses ressources, et ne se montra rassuré qu’en voyant les mains 
calleuses de ces bommes, qui vivaient d'un pénible travail. Rien & 
craindre de ces humbles laboureurs. Mais, au moment de les congé- 
dier, une inquiétude lui vint encore : « Qu’est-ce que le régne du 
« Christ? leur dit-il. Qu’entendez-vous par ce mot? Quand ce régne 
« viendra-t-il? » Le puissant maitre du monde tremblait devant une 
parole sortie de la bouche du fils d'un artisan. » Méme crainte agi- 
tait les Romains au temps de Marc-Auréle. « Quand vous nous en- 
tendez, écrivait saint Justin, quand vous nous entendez dire que 
nous attendons le régne, vous imaginez que nous révons quelque 
chose de terrestre et d’humain. Nous ne pensons quau royaume 
des cieux. » Le martyre d’un néophyte chinois, Joseph Yuén, mort 
en 1817, nous montre la méme pensée préoccupant les mandarins. 
« On m’a souvent interrogé, écrivait-il aux prétres de la Mission, 
on m’a souvent interrogé sur cette demande de |'Oraison domini- 
cale : Que votre régne arrive! car le préfet soutenait que le sens de 
cette phrase était que les Européens viendraient pour semparer 
de la Chine, et, 4 cause de cet article, je regus vingt soufflets appli- 
qués avec la semelle de cuir. Une fois aussi, on me fit demeurer a 
genoux sur une chaine tendue, et trois fois sur des pierres. Mais 
constamment je niai l’interprétation insensée du préfet. Quand le 
juge criminel m'interrogea sur cette phrase, je répondis que cette 
interprétation était, non de moi, mais du préfet. » 

Pour les vieux paiens, la foi chrétienne et le judaisme étaient 
méme chose; c’étaient la deux religions ennemies du polythéisme, 
et entre lesquelles leur mépris ne distinguait pas. Ainsi font aujour- 
d’ hui les Orientaux pour les chrétiens et les mahométans. L'absti- 
nence de viande de porc imposée par la loi musulmane est attribuée, 
reprochée aux fidéles, et sert de base 4 une grossiére imputation 
contre le Sauveur. 

Comme au temps de Dioclétien, Chinois, Tong-kinois, Annamites 
cherchent et saisissent les livres des chrétiens, ces livres qui, disent- 
ils, ensorcellent, et sur lesquelles une terreur bizarre les empéche 
méme de jeter les yeux; ils s emparent des vases sacrés, des saintes 
images, des hosties qu’ils croient enchantées, parce qu’elles com- 
muniquent aux martyrs une force indomptable. Quatre vers du pape 











ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1027 


saint Damase nous disent qu'un jeune diacre, Tarsicius, fut assailli 
par la foule alors qu’il cachait dans un pli de sa robe les espéces 
gacrées; on croyait & quelque phylactére dont il fallait rompre le 
charme, et le jeune homme fut égorgé. Méme soupcon aujourd hui, 
méme crainte superstitieuse. Il y a vingt ans, un prétre francais, 
Théophane Vénard, l'une des plus touchantes victimes de I'apostolat, 
avait été porté dans une cage au lieu du supplice. Une indigéne 
perce la haie des soldats et remet au martyr, a travers les barreaux, 
une petite bofte contenant I’Eucharistie. Les soldats se jettent sur 
le missionnaire et lui arrachent le Pain des forts. C’était la pen- 
saient-ils, quelque philtre préparé pour .adoucir les angoisses du 
supplice. Le martyr s écrie, et la fidéle, courant au capitaine, réclame 
avec courage la restitution de I'hostie. « Si vous osez, dit-elle, 
toucher au viatique de mon Pére, vous et votre famille vous mourrez 
tous de mort subite. » L'officier palit et obéit aux injonctions de la 
chrétienne. 

Devant I'attitude des saints, une crainte secréte s'agite en effet 
dans |’4me des idol&tres. Quels sont ces hommes au cceur impassible 
et dont le courage les étonne? quelles sont ces étranges victimes qui 
chantent et qui enseignent au milieu des tortures; qui, semblables 
aux héros des temps antiques, rendent graces au juge qui les fait 
supplicier et l'assignent hardiment devant le tribunal de Dieu? Les 
criminels avec lesquels on affecte de les frapper, de les confondre, 
comme on a fait du divin Maitre, montrent-ils cette calme résolu- 
tion, cette confiance en un Dieu vengeur? Par deux fois, au Tong- 
king, des mandarins, le jour méme oi ils viennent de frapper des 
martyrs, leur offrent un sacrifice expiatoire pour apaiser leurs manes 
irritées. « Vous n’étes pas un homme ordinaire, » dit a l'un deux un 
juge paien vaincu par la sagesse de ses réponses. Dans une lettre 
écrite 4 ses fréres, au sortir de la torture, un prétre indigéne a 
signé : André Lac, inébranlable comme une montagne. Ce n'est 
point 14 une vaine parole dictée par |’'emphase de I’Orient : le saint 
meurt sans que rien, en effet, l'ait pu ébranler. L’impassibilité des 
martyrs au milieu des plus terribles tourments frappe et inqui¢te 
les idolatres. A peine le bourreau arrache-t-il un frémissement & la 
chair. « Lorsque |’Ame est toute dans le ciel, lisons-nous dans des 
Actes antiques, cette chair qui souffre n’est plus la ndtre; le corps 
reste insensible quand l'esprit est en Dieu. » Ce miracle des temps 
anciens, les martyrs de nos jours les renouvellent. Missionnaires et 
néophytes recoivent dans les angoisses de la torture, de l'exécution, 
une méme grace den haut. Magie! s'écriaient les vieux paiens, et 
pour rompre le charme qui, croyaient-ils, rendait insensible aux 
tourments, ils baignaient le martyr d'une eau fétide. 


1078 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT 


Méme étonnement, méme croyance chez les barbares de I’ Orient. 

« Pendant les plus horribles tortures, lisons-nous dans la vie de 
M. Chapdelaine, le martyr ne poussa pas un soupir, ne proféra 
aucune plainte. Le mandarin attribuant un silence si extraordinaire & 
quelque art magique, fit alors, pour éloigner Je charme, égorger un 
chien et ordonna que de son sang on aspergeat le corps du martyr. 
Puis on continua de le frapper, sans compter désormais les coups, 
jusqu’a ce qu'on le vit incapable de se remuer. » 

A Lyon, sous le régne de Marc-Aurtle, une jeune esclave, Blan- 
dine, fut mise 4 la torture. « Je suis chrétienne, s’écriait-elle au 
milieu de ses longues angoisses, je suis chrétienne; il ne se commet 
rien d’inféme parmi nous! » L’aveu que l'on voulait tirer de sa 
bouche, c’était celui des abominations qu’imaginaient les idolatres. 
Une promiscuité sans nom régnait, disaient-ils, dans les agapes, et 
l‘accomplissement des rites chrétiens se mélait de crimes atroces. 
Cette accusation, disparue de bonne heure dans les anciens ages, et 
que Dioclétien voulut faire reparattre, nous la retrouvons vivante 
en Orient. « Ne fait-on pas des abominations dans les festins de 
l'Eglise? » dit & Joseph Marchand un mandarin cochinchinois. Au 
méme pays, en 1840, en Chine, il y a dix-huit ans, on incrimine en 
termes obscénes les relations des prétres et des religieuses. Un 
étrange libelle chinois, publié en 1867 contre les gens d'Europe, et 
répandu dans tout |’empire avec une incroyable profusion, répétait 
ces accusations odieuses que le traducteur francais n’a pu trans- 
cnire !. 

Si éloignés qu’ils soient par les temps, par les lois, par les meeurs, 
des antiques ennemis du nom chrétien, 4 chaque instant les Orien- 
taux se rencontrent avec eux dans leurs pensées, dans leurs paroles, 
dans leurs actes. 

Les églises sont abattues, les morts arrachés de leurs tombeanux; 
on marque d'un fer rouge au visage ceux qui refusent d’abjurer ; on 
poursuit les fidéles d’offres et de promesses pour les faire renoncer 
4 la foi; comme aux temps antiques, on les somme de signer des 
billets d’apostasie : une simple démonstration d’obéissance, leur 
dit-on, satisfera le juge, et toute liberté de croyance leur sera ensuite 
concédée. On fait venir prés d’eux leurs femmes, leurs enfants, pour 
que la vue de ces étres chéris brise leur courage. Les chrétiens sont 
jetés en prison, exécutés avec les malfaiteurs. On leur refuse des 
aliments pendant qu’ils sont retenus captifs, et, comme celle de 
Carthage, les Eglises d’Annam,ede Chine et de Corée ont leur liste 


‘ Voir, dans les Missions catholiques de janvier 1872, les quelques parties de 
ce libelle qui ont pu étre publidées. 





BT LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1029 


de saints, morts de faim dans les prisons. Ainsi que tant de martyres 
des anciens jours, des femmes, trainées devant le tribunal, sont 
brutalement dépouillées de leurs vétements et menacées d’étre jetées 
dans des maisons de débauche. Parmi les fidéles mis 4 mort, plu- 
sieurs sont privés de la sépulture ; puis, comme les traditions de 
l’avarice doivent demeurer aussi vivaces que celles de la méchanceté 
humaine, le bourreau demande parfois 4 ses victimes une somme 
d'argent pour les tuer d’un seul coup, et les paiens vendent aux 
fidéles les restes des chrétiens égorgés. 

Dans les outrages dont on accable ses enfants, le Christ a sa part 
d injures. Comme les vieux paiens, les Orientaux rient de ce Dieu 
mort dans un supplice infame, qui n'a pu se sauver lui-méme et qui, 
chaque jour, abandonne ses fidéles aux violences de leurs ennemis. 
Quel est, disent-ils, ce Sezgneur du ciel qui laisse frapper, outrager 
ses statues? Puis, comme si quelque mauvais génie renouvelait chez 
les paiens de nos jours les inspirations de ceux d'autrefois, des cru- 
cifix grotesques sont publiquement exposés. On se dirait revenu au 
temps ou la populace de Carthage promenait en blasphémant I effigie 
d'un dieu 4 téte d’ane, au temps ou une main sacrilége grava aux 
murs du Palatin l'image d’un monstre crucifié. 

Les chrétiens, disent les Orientaux, frappés de la diversité de nos 
communions, les chrétiens sont divisés de croyance et ne s’entendent 
méme pas sur ce qu’ils nous veulent enseigner : « Lorsqu'ils ne sont 
pas d'accord entre eux, méme dans leur pays, sur leur religion, 
pourquoi s’efforcent-ils tant de nous amener 4 l’unité religieuse. » 
Cet argument de leurs libelles était aussi celui du philosophe que 
combattit Origéne. « Depuis qu’ils se sont multipliés, disait-il, les 
chrétiens se sont séparés en diverses sectes; ils n'ont presque plus 
rien de commun que le nom. » 

Si les barbares de ]’Orient suivent ainsi les vieux paiens dans 
leurs fureurs, leurs ruses, leurs reproches et leurs calomnies, une 
méme inconscience leur fait également subir l'ascendant du dévoue- 
ment fraternel, de la vertu, du merveilleux courage dont les fidéles 
leur donnent tant d’exemples. « Voyez ces chrétiens, comme ils 
s’aiment! » disent-ils en répétant un cri que Tertullien a rappelé 
dans son Apologétsque. L’impassibilité devant la mort, dans les 
plus terribles souffrances, les frappe d'une émotion profonde. Deux 
tableaux peints par les indigénes, et conservés dans la salle des Mis- 
sions-Etrangéres, nous montrent l’enthousiasme des paiens devant 
Vintrépidité de leurs victimes. Des bourreaux, saisissant le sabre 
qui vient de frapper les martyrs, se font au pied une blessure, pour 
y verser du sang de ces hommes de cceur; c'est une superstition de 
ces contrées que le courage se communique ainsi par l’infusion d'un 


1030 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT 


sang généreux'. Mobile comme partout, la foule s'émeut de l'impas- 
sible résolution des fidéles. » Parmi les nombreux assistants, lisons- 
nous dans la vie d’un missionnaire francais, quelques mauvais sujets 
jetaient au martyr des paroles insultantes; mais la grande majorité 
était frappée d’admiration. « Quel héros, disaient les paiens, il va a 
« la mort comme & une féte! Quel air de bonté et de douceur! Pour- 
« quoi le roi égorge-t-il des hommes pareils? » 

Semen est sanguis martyrum, répétaient les anciens, et souvent, 
comme aux premiers Ages, l’admiration ouvre les coeurs aux vérités 
de |’Evangile. 


Il 


Je n’ai guére montré, jusqu’aé cette heure, que sous son aspect 
douloureux le sacrifice qu’acceptent chaque jour les chrétiens de 
l’extréme Orient. Ce n’est point la pourtant, je dois le dire, que s'est 
tout d’abord arrétée ma pensée. A lire rapidement le petit livre con- 
sacré a la Salle des Martyrs, une premiére impression m’a saisi. Chez 
les anciennes victimes de la foi, comme chez celles d’aujourd’hui, 
méme attitude, mémes pensées, mémes actes, mémes réponses. Ce 
qu ont fait, ce qu’ont dit saint Cyprien, sainte Perpétue, saint Tara- 
chus, sainte Théodora et tant d’autres, les nouveaux martyrs du 
Seigneur l’accomplissent, le disent 4 leur tour, comme si une tradi- 
tion soigneusement établie et observée inspirait leurs paroles et leurs 
actes. 

A quel degré l'éducation des néophytes, la connaissance sommaire 
qu’ils peuvent avoir de lhistoire des anciens fidéles contribuent- 
elles 4 ces rencontres? je ne saurais le dire. Le fait existe, par cent 
fois démontré, et les missionnaires qui ont connu, qui ont instruit 
les indigénes, y voient l'effet d'un mouvement spontané plutdt que 
le fruit d’un ressouvenir. La forme tout orientale que présentent 
d’ordinaire les paroles des martyrs de I’Indo-Chine et de la Corée, 
leur en parait un sir garant. Ces réponses, que I’on croirait calquées 
sur celles des saints des premiers siécles, et qui rappellent 4 chaque 
instant quelque trait des combats antiques, ne sont puisées, me 
disent-ils, ni dans les instructions ni dans les livres. Les nouveaux 
soldats de Jésus-Christ ne les ont trouvées que dans leurs ceurs. 
L’inspiration des saints de tous les temps est une, comme I'est leur 
volonté de vaincre; et si, des sphéres célestes ou elles habitent, les 


1« Souvent, me dit un digne missionnaire, M. l’abbé Guerrin, l’acte horrible 
des Orientaux, mangeant le ceeur, le foie des martyrs, est inspire par cetse 
méme pensee. » 








ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1031 


victimes d’autrefois abaissent leurs regards sur les dignes continua- 
teurs de leur euvre, elles peuvent s'écrier avec l’Apdtre : « Il n’est 
pour les chrétiens qu'un méme esprit, comme il n’est qu'une méme 
espérance. » , 

« Il ne saurait étre donné a tous, dit en son langage imagé un 
prétre tong-kinois, il ne saurait étre donné a tous d’entrer dans la 
Jérusalem céleste par la porte rouge du martyre, » mais tous renou- 
vellent les actes qui furent I'honneur de I'Eglise naissante. 

Ce que faisait, aux temps antiques, la foule chrétienne, elle le fait 
encore, enflammée par une méme ardeur, enivrée d'un méme dévoue- 
ment. Aujourd’ hui, ainsi qu’autrefois, elle assiste les saints dans la 
prison et s empresse au lieu du supplice, avide de porter secours a 
la victime que les paiens accablent, la soutenant de son aide, de ses 
encouragements, de son admiration et de ses veeux. « Souviens-toi 
de nous quand tu seras au ciel! » répéte-t-on au chrétien qui va 
périr, comme on I'a dit autrefois aux saints de la Palestine, & ceux 
de Tarragone. Au Su-Tchuen, en 1815, comme & Carthage en 258, 
les chrétiens qu'on a cru terrifiés par l’exécution de leur évéque, 
réclament I’honneur de mourir avec lui. 

Aux temps de I’Eglise primitive, quand le martyr avait été frappé, 
ses fréres, bravant tous les périls, se précipitaient pour recueillir les 
restes d’un sang précieux. Des vases, des linges, des éponges ser- 
vaient a ce pieux usage; les herbes, les cailloux teints de sang étaient 
relevés. Si l’on ne pouvait obtenir du magistrat ou enlever, par un 
coup de main hardi, le corps de la sainte victime, on le rachetait; 
on payait au prix de l’or une copie des procés-verbaux de I interro- 
gatoire et du supplice. Aujourd’hui, méme hate, méme audace pour 
recueillir ce qui reste du martyr, pour acquérir et pour sauver les 
titres authentiques de sa gloire ; méme respect de son corps, de son 
sang, de ses vétements souillés, des actes de sa passion. Chez tous 
les chrétiens, en quelque lieu que l'on porte ses regards, dans les 
pays de langue latine ou grecque, en Arménie comme dans le fond 
de I'Orient, les chaines, les instruments de torture sont achetés aux 
paiens, ensevelis avec les victimes; ce sont Ja les précieuses ensei- 
gnes de leur fidélité, de leur victoire; « ce sont la, suivant la belle 
parole d'un chrétien annamite, ce sont les ailes qui aident les martyrs 
4 monter au ciel. » 

La mémoire de leur mort, de leurs souffrances n’a rien qui attriste 
les coeurs. Tout souvenir douloureux s'évanouit devant la pensée de 
leur triomphe. On avait demandé au Seigneur que les martyrs rem- 
portassent la couronne. Dieu a exaucé les voeux de ses enfants ; les 
violences par lesquelles les paiens avaient cru jeter la terreur ont 
répandu la joie dans l'ame des fidéles. En Cochinchine, la foule qui 

25 mars 1876, 67 


1082 LES MARTYRS DE LEXTREME ORIENT 


récite les priéres des défunts devant le cadavre sangiant d'un indi- 
géne, s’arréte hésitante et répéte avec le grand éyéque d'Hippone, 
dont le nom méme lui est peut-étre inconnu : « A quoi bon prier 
pour un martyr? » Un témoin de la mort de Pierre Néel s'échappe, 
et, comme le soldat de Marathon, messager de la grande victoire, il 
court sans s'arréter. Cing jours et cing nuits il poursuit sa route, 
arrive exténué de fatigue et de faim auprés de Mgr Faurie, et se 
jetant & genoux devant lui :,« Gloire 4 Dieu, évéque! s’écrie+t-il, 
gloire 4 Dieu! encore des martyrs! » 

L’antiquité vous a souvent transmis des marques d'une pareille 
allégresse, et aujourd'hui, comme autrefois, les persécuteurs étonnés 
se demandent quel peut étre le secret de cette joie devant la mort 
et de ces prodigieux élans. 


IV 


Se retirer devant la poursuite, ne pas trop présumer de ses forces 
en s’offrant de soi-méme aux bourreaux, tels sont les commande- 
ments du Christ et de l'Eglise. Comme leurs saints prédécesseurs, les 
chrétiens de l’extréme Orient obéissent a ces régles sacrées ; comme 
eux ils se montrent indomptables quand le Seigneur les a choisis 
pour le confesser aux yeux de tous. 

Aussi bien que celle des temps passés, leur histoire parle 4 chaque 
instant d’exils acceptés volontairement, de retraites cherchées sur 
des barques, dans le sbois, les montagnes inaccessibles, au milieu de 
bétes sauvages, moins furieuses que les idolatres. Cette fuite aussi a 
ses martyrs. « Nos pauvres chrétiens, écrivait un missionnaire mort 
pour la foi, nos pauvres chrétiens sont toujours sur le qui-vive; ils 
ne veulent pas fouler aux pieds la croix, et, pour éviter ce malheur, 
ils préférent s’enfuir, hommes, femmes, enfants, se cachant dans les 
rizi¢res et demeurant des journées, des nuits entiéres 4 demi couchés 
dans |’eau et dans la boue. Parfois on en a rapporté quelques-uns a 
demi-morts de froid et de faim. Les fatigues, l’insalubrité ont amené 
le trépas de beaucoup d'autres. » Les enseignements des pasteurs 
ont donné la, force de subir ces épouvantables miséres. Comme anx 
temps anciens, Jes prétres, quand la persécution s'est annoncée, 
ardente et proche, ont parcouru la contrée, portant aux chrétiens 
l'Eucharistie, pour les munir contre la souffrance et les préparer au 
martyre. Ainsi s’arme le cour des forts, ainsi se reléve I’&me des 
faibles. Apostats d’un moment devenus bientdt de saints martyrs, 
Castus, Emilius, Biblias, chrétiens de Lyon qui, vaincus par fa tor- 
ture, courfites vous jeter dans les bras de vos prétres et leur demai- 








ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1033 


der Ja force de confesser le Christ, vous avez un frére dans !’Indo- 
Chine. La aussi, un jeune indigéne, enfant de quatorze ans 4 peine, 
s'est senti défaillir dans les tourments. I vint pleurer auprés d’un 
missionnaire, et, plein d'une force nouvelle, se présenta devant le 
mandarin. « Tu as, dit-il, abusé de ma faiblesse, mais mon cceur 
s'est relevé par la priére: je suis chrétien et je te défie. » La mort 
ne se fit pas attendre : Je néophyte périt broyé sous les pieds des 
éléphants. 

Souvent les vieux textes nous montrent les fidéles sollicités de 
réfléchir. Le juge sait que la yue de leur supplice résolament, 
joyeusement accepté, enflammera les ceeurs de leurs fréres; mieux 
vaut cent fois, pour les paiens, l’exemple énervant d’une apostasie. 
Pressés d’accepter un délai, les martyrs Scillitains, saint Cyprien, 
saint Pionius, saint Nicandre, saint Didyme, n’ont qu’une seule 
réponse: leur résolution est irrévocable; ils sont préts a subir la 
mort. Cet épisode, si fréquent dans les procés des anciens Ages, 
nous le retrouvons tout entier dans ceux des chrétiens de nos jours. 
En Chine, Jéréme Loa, Lucie Y, refusent Je délai qu’on leur offre 
dans l’espoir de les voir faiblir: « Mon dernier mot est dit, répond 
cette femme; il n'est pas nécessaire d’attendre, tuez-moi tout de 
suite. » — « Ces jours de répit que tu me proposes, avait dit de 
méme saint Nicandre, tiens-les dés 4 présent pour écoulés; » et 
comme pour compléter la ressemblance entre des saints que sépa- 
rent quinze si¢cles, le mandarin, ne perdant pas l’espoir de vaincre 
leur constance, impose aux nouveaux soldats du Christ le délai qu’ils 
ont repoussé. Le seul qu’acceptent, que réclament les martyrs, 
C'est, ainsi qu’autrefois, quelques instants pour prier avant de 
recevoir la mort. 

Comme les sombres cachots des Romains, la prison, couverte en 
feuilles de palmier, se transforme, pour les saints, en lieu d’ardentes 
pritres ; les chants des psaumes, les cantiques y éclatent; on y 
remercie le Seigneur d’étre jugé digne de souffrir pour la gloire de 
son nom. Sous Marc-Auréle, un saint captif ajoutait aux rigueurs 
de la prison, en n’acceptant d’autre nourriture que du pain et de 
l'eau; un ordre du ciel put seul le faire renoncer aux privations 
qu'il s’imposait avec joie. Au Tong-King, en 1839, deux prétres 
indigénes, André Lac et Pierre Thi, forts comme ceux dont le 
baptéme Jeur a donné les noms, renouvellent cet acte de sacrifice. 
« Les deux confesseurs trouvaient que les rigueurs de la prison 
n'étaient pas encore assez grandes pour se préparer 4 la grace du 
martyre, et ils y ajoutaient des jetines si fréquents, si rigoureux, 
que M. Jeantet, missionnaire francais qui prenait soin d’eux, dut 
leur écrire pour les exhorter 4 ménager leurs forces pour Je jour 





1034 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT 


du combat; mais ces généreux athlétes n’en continuérent pas moins 
leur genre de vie jusqu a la fin. » 

Les paroles qu’autrefois le Seigneur-avait inspirées a ses fidéles 

reparaissent dans la bouche des martyrs de nos jours. Une vierge 
que j’ai déja nommée, Lucie Y, dépouillée de ses vétements sur 
lordre brutal du mandarin, s’écrie, comme l’avait fait une sainte 
du troisiéme siécle : « Vous ne respectez pas méme le sexe qui vous 
a donné le jour! Est-ce que vous n’avez pas une mére? » 
Cette priére, que les chrétiens pronongaient au milieu des tour- 
ments: « Secourez-moi, mon Dieu, et donnez-moi la force de souf- 
frir, D2 patientiam, dasufficentzam, » tel est encore leur cri, et la 
grace, disent-ils, les fortifie dés qu’ils ont invoqué le secours d’en 
haut. Aujourd’hui, comme autrefois, une méme parole de dérision 
leur est jetée pendant la torture: « Ou est ton Dieu? Vient-il 4 ton 
aide? » Voila ce que répétaient aux chrétiens suppliciés les Romains, 
les Vandales de |’Afrique, les paiens de l’Arménie;; tel était, il v a 
quelques années, le cri de dérision des Druses, tel est celui des 
idolatres de I’Orient. A chaque page, les vieux Actes des martyrs 
nous montrent ces paroles ironiques adressées par le juge 4a la vic- 
time: « Ou donc est ton Dieu protecteur? » dit le gouverneur de la 
Cilicie 4 Tarachus que déchirent les bourreaux. — « I] m/’assiste, 
répond le saint, puisqu’il me donne la constance et la force de 
résister. » Saint Thyrse 4 Apamée de Phrygie, saint Conon 4 Icéne 
parlent de méme, et, aprés bien des siécles, au Su-Tchuen, cette 
réponse est encore opposée aux railleries des idolatres : « Eh bien, 
dit le juge 4 un prétre indigéne cruellement batonné, eh bien! est-ce 
que ton Christ ne te protége pas? — II protége mon Ame, répond 
le fidéle, en m’accordant la force de te résister et de souffrir. » 

Souvent, le mandarin s’irrite d’une résistance qu’il ne peut bri- 
ser, et, de méme qu’autrefois, les viandes des sacrifices furent vio- 
lemment introduites dans Ja bouche de saint Tarachus, le martyr 
est jeté par ses bourreaux sur la croix, sur les saintes images qu'il 
refuse de fouler aux pieds. Ainsi fit-on en 1840 pour un prttre 
cochinchinois, Antoine Nam. Devant cette indigne contrainte, le 
martyr de la Cilicie, celui du Tong-King, n’ont qu'un méme cri: 
« Seigneur, tu vois la violence qui m’est faite! » 

C'est en Dieu seul que les saints se confient; c’est lui qui acca- 
blera de sa colére ceux qui auront frappé ces enfants. Proconsuls 
de Rome et mandarins sont assignés de méme devant le tribunal 
du Tout-Puissant. Avec Perpétue, Tarachus, Rogatien, Claude et 
tant d'autres, les martyrs de l’Orient répétent 4 leurs juges que le 
Seigneur leur demandera compte du sang de ses fidéles. 

La sentence capitale est prononcée et le chrétien, marchant 4 la 











LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT 1035 


mort, va suivre la voie glorieuse qu’ont parcourue les saints des 
siécles antiques. Extase qui ouvre par avance le royaume du ciel, 
force d’enseigner jusqu’a la derniére heure, reconnaissance pour 
le bourreau, dons offerts & cet homme dont le bras va donner le 
bonheur éternel, joie d’avoir pu résister aux souffrances, d’avoir 
conquis la mort, énergie puisée dans le viatique, visage éclatant 
d’allégresse, bonheur de rencontrer dans le supplice quelque trait 
de ressemblance avec celui du Sauveur, consolations prodiguées a 
ceux qui vont survivre, toutes ces marques d'un courage, d'une 
foi inébranlable qui nous étonnent dans les récits d'autrefois, repa- 
raissent chez les nouveaux martyrs. 

L’histoire des combats de lEglise primitive présente un trait 
digne de remarque, bien qu'il semble étre resté inapercu. Les sen- 
tences capitales par lesquelles les paiens voulaient flétrir les chrétiens 
condamnés devenaient, pour les soldats du Christ, titres d'honneur. 
« Qu’il montre donc, s’écriait saint Denys parlant d'un jaloux de sa 
gloire, quil montre donc, ainsi que moi, les jugements qui I’ont 
frappé! Qu'il nous dise ses biens vendus, la perte de ses dignités en 
ce monde, toutes ces peines que j ai subies, sous Décius, par I’ ordre 
des magistrats! » C’est aussi le souvenir d’un jugement prononcé 
contre lui, comme chef des fidéles, qu’invoque saint Cyprien, 
méchamment attaqué : « Ce n’est point, dit-il, que ma condamna- 
tion me donne de I'orgueil; mais je m’afflige de voir mépriser, 
malgré la loi divine, !homme auquel les paiens eux-mémes ont 
donné le titre d’évéque. » 

Plus tard, lorsque le saint pasteur est condamné, c’est le sacrilége, 
l’ennemi des dieux, le porte-enseigne des rebelles que l'on frappe 
pour servir d’exemple; son sang versé, ajoute le proconsul, affer- 
mira le respect de la loi : « Sentence glorieuse et digne d’un tel 
évéque, écrit le diacre Pontius, paroles divines bien qu’elles vien- 
nent d'un paien! Ce porte-enseigne tenait |’étendard du Christ, cet 
ennemi des dieux poursuivait l’anéantissement des idoles; il a servi 
d’exemple en devenant, pour les siens, les prémices du martyre; la 
loi que son sang a affermie, c'est celle du dévouement jusqu au 
trépas, car beaucoup |’ont suivi qui sont morts pour affirmer la foi 
chrétienne au milieu des supplices. » 

S’il est quelqu’un auquel ces souvenirs des siécles passés aient da 
demeurer inconnus, c’est 4 coup sir un pauvre fidéle de la Cochin- 
chine, Matthieu Gam, qui, arrété avec deux missionnaires, fut con- 
damné a périr. « Le chrétien, disait la sentence, a introduit des 
ministres de la religion d'Europe. Il ne veut pas renoncer a sa 
croyance. Le roi ordonne qu'il ait la téte tranchée. » 

Pendant qu'on le menait au supplice, Matthieu Gam remarqua 


1036 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT 


que le crieur chargé, suivant ]’usage, de proclamer la sentence, ne 
parlait qu’d voix basse: « Parle haut, lui dit-il, pour que tout le 
monde t’entende! » L’4me des grands évéques d’autrefois, Denys, 
Cyprien, était passée, en ce moment, dans le ceeur de l'humble 
fidéle. La sentence d’ignominie qu’avaient voulu dicter les idolatres 
devenait un titre de gloire qu'on ne pouvait trop hautement pro- 
clamer. 

C'est ainsi que l'esprit des temps antiques reparait 4 chaque ins- 
tant, de nos jours, chez ceux qu’anime le souffle de Dieu. « Une ins- 
piration d’en haut, telle est, me répétent les missionnaires, le secret 
de pareilles rencontres entre les martyrs d’autrefois et les nouveaux 
apdtres du Christ. » L’un d’eux, M. Bonnard, mort pour Ia foi il va 
quelques années, avait ressenti devant le tribunal l’assistance de 
l’Esprit-Saint. « Dans mes interrogatoires, écrivait-il 4 son évéque, 
jai éprouvé d’une maniére trés-visible l’efficacité des paroles de 
Jésus-Christ 4 ses disciples : « Ne vous inquiétez pas de ce que vous 
« répondrez aux princes de ce monde; |’Esprit-Saint répondra par 
« votre bouche. » En effet, ajoute le saint prétre, je n’éprouvai 
devant le mandarin aucun étonnement, aucune crainte. Jamais je 
n'ai parlé annamite ni mieux, ni si facilement. » 

Dans ces pays lointains, le christianisme suit pas 4 pas les votes 
que Je Seigneur lui traca dans notre hémisphére. La aussi, les 
enfants, les vierges, acceptent le sanglant sacrifice. Annam, Ia 
Chine, le Japon, la Corée, ont leurs Perpétues, leurs Céciles et leurs 
Agnés. Devant le supplice de leurs fils, des femmes trouvent la force 
qui anima la mére de saint Symphorien; des épouses encouragent 
leurs maris 4 résister jusqu’a la mort. Devant ces merveilles de notre 
croyance, la foule paienne s’étonne, admire, et souvent méme 
s’émeut de la cruauté des magistrats. Déja, comme au temps de saint 
Paul, la foi chrétienne a fait des prosélytes jusque dans le palais 
impérial. 


V 


Aucune des voies douloureuses qu’ont suivies les anciens martyrs 
n’épouvante les missionnaires, qu’attendent parfois méme des 
épreuves inconnues aux saints des premiers ages. 

Au prix de leur sang, nos prétres doivent garder les indigenes 
de toute poursuite, de tout péril. « Quels lieux avez-vous habité 
dans le pays? Chez qui avez-vous recu asile? Quels sont ceux qui, 
au mépris des lois, yous ont écoutés et cachés? » Voila ce qu’on 
demande tout d’abord aux missionnaires, et les plus cruelles vio- 
Jences sont impuissantes & faire livrer les noms de ceux que vou- 





ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES | 1037 


draient atteindre les idolatres. « Frappez, disait au mandarin Jean- 
Louis Bonnard, frappez, mais n’espérez pas m’arracher un mot qui 
puisse nuire aux chrétiens. C’est pour faire du bien & vos compa- 
triotes, et non pour leur faire du mal, que j'ai tout quitté en Europe. 
Je suis venu ici pour les servir jusqu’é la mort. » 

La torture punit le plus souvent le généreux silence du mission- 
naire, et parfois esprit de dévouement 4 la sécurité des indigénes 
vient commander un plus grand effort. 

L’Eglise défend, dans sa prudence, de présumer de ses forces en 
se livrant de soi-méme 4 la colére des persécuteurs. Telle a été, 
telle est la loi presque absolue, enseignée par la bouche des saints 
docteurs et consacrée par les conciles. Si le fidéle doit étre iné- 
branlable, quand Dieu l’appelle a confesser son nom. Il ne doit point 
affronter follement des épreuves qui dépasseront peut-tre la mesure 
de sa constance. Et cependant, pour les apdtres de |’extréme Orient, 
cette régle doit parfois fléchir. Quand la persécution va s'étendre 
sur une contrée, quand l’évéque juge que les chrétiens sont en péril, 
et que le sacrifice d'un seul peut assurer le repos de tous, il appelle 
un de ses missionnaires et lui ordonne de se livrer, afin que la tour- 
mente s'apaise. Trois Francais, dont je trouve les noms dans les 
Annales des Misstons-Etrangéres, Etienne Devaut, Jean-Baptiste 
Delpont et Gabriel Dufresse, ont accepté joyeusement un sacrifice 
inconnu & ces saints des anciens jours dont les nouveaux apdtres 
espérent, disent-ils humblement, se montrer les dignes successeurs. 

Paiens et chrétiens, subissent l’ascendant de ces hommes sans 
crainte. J’ai montré, dans les tableaux peints de la main des artistes 
indigenes, les bourreaux s’ouvrant une blessure pour s’inoculer le 
courage, en faisant passer dans leurs veines quelques gouttes d'un 
sang généreux. Un trait remarquable de ces peintures témoigne 
encore, sous une autre forme, du respect inspiré dans ces contrées 
lointaines par l’énergie des soldats de Dieu. Tandis que les apostats 
y figurent devenus tout d’un coup petits et difformes, dés qu’ils ont 
foulé aux pieds la croix, le martyr est représenté d'une taille supé- 
rieure 4 celle des autres hommes, et déchiré par des bourreaux qui 
semblent de misérables pygmées s’acharnant sur le corps d’un géant 
impassible. 

Edmond LE Brant. 








L?IDOLE 


ETUDE MORALE ! 


CINQUIEME PARTIE 


I 


— Nous autres vieux garcons! dit tout haut et en riant M. de 
Verteilles..... 

On dit que ces vieux rebelles 4 la loi commune qui n’ont jamais 
su se marier ne finissent pas bien. Quant 4 lui, aurait-il donc si 
mal employé ses derniers jours? Qu’était-il désormais? Une ombre. 
Il avait pourtant trouvé le secret d’ensoleiller une Ame en fleur. 
Ii l’avait rendue libre, lui qui n’était plus que l’esclave des ans. 

Le marquis était seul depuis une heure dans son jardin des roses. 
I] fit lentement le tour de cette retraite préférée. Dans les touffes 
de bengales il vit une bréche. 

Il n’était pas besoin de demander le nom de I|'imprudente qui 
apparemment pour abréger le chemin, s’était glissée parmi les rosiers 
sans songer aux épines. Un lambeau de soie bleue accusait Myriam. 
La veille, aprés avoir quitté sa toilette mystique, la jeune marquise 
portait une robe bleue. Voil4 donc ce qu’avait coaté 4 la chére 
enfant le beau bouquet de roses offert au vieillard a son réveil. 
Le marquis pensa que ces épines avaient dd maltraiter les doigts 
mignons de l'étourdie autant que sa robe et regretta le plaisir qu'il 
avait trouvé 4 respirer ces roses. 

Alors il alla s’asseoir sur le banc rustique au centre de la pelouse; 
il tenait le lambeau de soie, une piéce de conviction qui allait lui 
servir de texte, pour une douce gronderie, quand il retrouverait 
M™ de Verteilles au diner. 


‘ Voir le Correspondant des 25 janvier, 10, 25 février et 10 mars 4876. 











L'IDOLE 1039 


M™* de Verteilles?.. Ce nom lui arracha d'autres sourires et le fit 
de nouveau songer a la féte de la veille et 4 V'effet produit dans la 
noblesse et dans le pays par le mariage du patriarche. Effet 
d’autant plus singulier que le patriarche était demeuré célibataire 
jusqu’a quatre-vingt-un ans. Il y a des gens qui ayant été mariés 
ont le gout ou la manie de renouveler l’épreuve : Barbe-Bleue était 
de Ja province. Mais marcher a l’autel pour la premiére fois aprés 
un siécle presque entier de célibat!... 

— Nous autres vieux garcons!... répéta M. de Verteilles. 

Eh! s'il avait vécu seul, qui l’avait voulu? Celui qui ld-haut 
décide de nos destinées. Tous les parents et les vieux amis de 
Verteilles, l’amiral d’Avrigné le premier ne le savaient-ils pas bien? 
Quant au baron Hector, comment dans ses coléres, n’avait-il jamais 
rappelé au marquis une triste page de sa longue vie? C’est que 
peut étre en cherchant bien, on pouvait encore trouver le bon coin 
dans cette 4me toujours violente, autrefois si haute, dont une passion 
sans régle avait fait une vilaine 4me. Le baron n’ignorait point la 
cruelle histoire... En ce temps-la, Marie d'Avrigné avait sept ans 
environ. Sa mére, la comtesse Réjane, la belle-sceur de |’amiral, 
était veuve depuis deux ans. Elle disait 4 Louis de Verteilles : Marie 
sera votre fille... Et Marie d’Avrigné devait étre 4 son tour la mére 
de la jeune marquise... 

— Aunsi, pensa le vieillard, j’aurais du devenir plus tdt ce que 
je suis devenu depuis hier le second aieul de cette enfant. 

I} faisait une journée trés-calme avec un ciel couvert. Pas un 
souffle de vent. Rien ne dérangeait |’immobilité sombre des chénes 
qui servaient de cadre au jardin des roses. On n’apercevait pas 
méme le plus léger tremblement des feuilles. Le silence ett 
été complet sans le chant de la cascade et le clapotement de la 
marée. 

Le marquis appuya ses deux mains sur la pomme de sa canne 
et son front sur ses mains... Pourquoi Myriam n’était-elle pas 
venue, le matin, lui apporter elle-méme ce bouquet? Pourquoi 
n’avait-elle pas paru au déjeuner? Le maitre du logis et le baron, 
Hector s’étaient trouvés seuls en présence a table. Etrange repas 
de famille!... Pourquoi Myriam demeurait-elle obstinément en- 
fermée chez elle? 

Pourquoi? Ah! Quelque réve furtif peut-étre... Quelque traitre 
petit regret... On voit souvent un nuage dans le ciel bleu. En est-il 
pour cela moins pur?... Cependant Myriam craignait de laisser 
voir sur son visage méme cette ombre légére. C’est pourquoi elle se 
condamnait 4 demeurer captive... Non, elle ne regrettait rien, elle 
ne voulait rien regretter... Loyale et chaste, elle ne se permettait 





1040: L'iDOLE 


pas non plus l’espérance. De la quelques échappées de tristesse 
qu'elle ne pourrait toujours vaincre... 

Quant a lui, A ce jeune homme... Eh bien! le comte Maxence 
s’éloignait. Cela était noble et digne de tous les deux. Pour la paix 
de son ceur 4 elle, il serait mauvais qu'elle pat le voir. 

— Et pour la paix aussi de sa conscience, murmura le vieillard. 
de la connais bien! 

Il prit un sifflet d’argent suspendu a la chaine de sa montre et en 
tira un son aigu et prolongé qui, de toutes les parties du parc 
arrivalt jusqu’a la maison. Un domestique accourut : C’est l’heure 
du diner des gardes, dit le marquis. Amenez-moi Martin Ba 
taille. 

Quelques minutes s’écoulérent. Martin parut. Ii avait, ce jour-la,: 
ee que Myriam autrefois appelait en riant ses mines fauves : — Qh! 
lui dit M. de Verteilles, en le regardant, sur qui donc as-tu aiguisé 
tes dents ce matin, vieux loup?.Tu as un sujet de contentement que 
tu ne voudrais peut-étre pas dire. 

— Pour cela non! répondit Martin. On peut bien avoir ses petits 
secrets, monsieur le marquis... Mais tout le monde ici n’est pas con- 
tent, allez! Je viens de le rencontrer, dui... 

— Lui?... C’est la fagon dont tu parles de ton ancien maitre? 

— Eh! reprit le garde, excusez-moi. Si yous saviez comme il est 
en peine... 

— C'est ce qui te met en joie. Tu es pourtant honnéte et tu lui 

étais dévoué. .. 
== Bah! j’ai taché d’étre honnéte une fois avec lui... C’est alors 
qu’il m’a chassé. 

— Laissons cela. Le baron Hector ne t’a-t-il rien ditau passage? 

— Que voulez-vous qu’il me dise? Il tourne autour de la maison 
et ne voit point ce qu'il voudrait voir. Hier, il se flattait d’aveir 
refait son petit chemin pres d’el/e... 

— Elle?... Je suppose que tu veux désigner la marquise. Il faut 
s’accoutumer 4 ton langage. 

, 7 En croyant cela, reprit Martin, il s'est joliment trompé. 

— Ecoute, dit M. de Verteilles, je te dispense de me faire le 
confident de tes rancunes. Tu n’espéres pas que je les approuverai. 
Je t’ai fait chercher pour te parler de ta maitresse. Tu l’accompa- 
gnais hier soir dans le parc. Je t'ai vu de ma fenttre la conduire de 
ce coté... 

— Elle m’a renvoyé. Elle voulait rester seule. Mais elle a com- 
tinué de se promener par ici. 

— de le sais, puisqu’elle m’a fait un bouquet de ces roses. 

— Eh! dit Martin avec son ironie sauvage, en montrant le mer- 








LIDOLE 1041 


cean de soie bleu dans les mains du marquis, je vois méme qu’elle 
a déchiré sa robe. 

— J’imagine, répliqua M. de Verteilles, qu'elle se sera engagée 
sans y prendre garde dans les rosiers la-bas pour voir le rossignol 
qui chantait au-dessus de sa téte. 

Martm se mit 4 rire silenciewsement : Mettons que c’était un ros- 
signol, dit-il. Sarement c’est un bel oiseau; je crois qu'il chante 
bien. 

— Ne bavardons point, vieil homme, reprit le marquis avec impa- 
tience. Tu aimes ta maftresse qui te rend bien cette affection, car 
elle sait ce qu’elle te doit, elle n’a pas oublié les mauvais jours de 
son enfance. Je connais sa confiance en toi. En ta présence, elle 
he songerait pas 4 se contraindre. Tu peux donc me dire si dans 
votre promenade hier soir, la marquise t’a paru triste ou gaie. C’est 
tout ce que je veux apprendre. 

— Le sais-je moi? Triste ou gaie? Il y a des moments comme 
cela ou l’on est tous les deux ensembie... 

— Bien, dit M. de Vertailles en le congédiant d’un geste. J’ai eu 
tort, je le vois & présent, de compter sur toi. 

C’était pourtant la réponse qu’il devait attendre; et de plus ¢’é- 
tait la vraie. Martin ne venait d’exprimer que trop exactement ce 
qui allait se passer dans le coeur de Myriam, et le marquis attristé 
se disait : Je ne croyais pas avoir si tdt 4 douter de mon wuvre? 
me serais-je trompé? n’aije point fait comme Hector? n’ai-je pas 
fait comme le pére, moi l’aieul d’adoption? n’ai-je pas tenté la 
nature?... 

Le reste de sa pensée fut accompagné d'un soupir : — En I’arra- 
chant 4 un égoisme diabolique, pensait-il, en lui donnant la pers- 
pective de la liberté, je Pai placée pourtant entre le devoir et les 
songes. Ce sera une autre lutte. Je l’y verrai se débattre, je ne 
pourrai l’empécher de souffrir. 

Martin s’éloignait. Le marquis se ravisa: 

— Non, dit-il, j'ai encore besoin de toi. Tu vas aller trouver ta 
majtresse, tu lui diras... Attends ! je veux songer 4 ce que tu devras 
lui dire. 

En effet, il révait. Martin ne le quittait pas des yeux, et un nuage 
passa sur son front parmi le hale et les rides. Avait-l enfin le sen- 
timent de ce qu'il avait fait la veille en conduisant Myriam au 
comte Maxence, dans le jardin des roses? Comprenait-il que pour 
satrsfaire son désir de revanche contre le baron Hector, il s’était fait 
un jeu d’offenser son nouveau matire? 

— Va, reprit M. de Verteilles. Tu diras seulement 4 la mar- 
quise que je la prie de me recevoir dans une heure. 


1042 LIDOLE 


Tous deux, au méme instant, prétérent l’oreille. D’un cété réson- 
naient les notes joyeuses de la cascade, de l'autre la marée battait 
le pied du barrage de rochers. Ce double bruit ne suffisait plus 4 
couvrir la marche d’une barque rasant la berge. Cependant celui 
qui la montait, quel qu'il fat, travaillait de son mieux a ne point 
se faire entendre. Les avirons ne coupaient l’eau qu’avec une len- 
teur savante et des précautions infinies. Bientdt méme le naviga-~ 
teur mystérieux cessant de ramer essaya de se haler en s’aidant 
des branches pendantes. On entendit le gémissement des feuilles 
froissées, le choc amorti de la barque atterrissant dans la saulaie; 
puis un coup sourd. L’homme sautait a terre. 

Martin Bataille, un instant immobile et comme frappé de terreur, 
traversa brusquement la pelouse et s’engagea en courant sous les 
arbres. Le marquis étonné se leva et le suivit; mais le terrain était 
difficile. Tout en s’avancant a l'aide de sa canne, il vit bien que si 
dans un instant il se trouvait en présence de ce visiteur encore in- 
connu, ce ne serait point du tout la faute du garde. La voix de Martin 
Bataille s’élevait avec un accent de reproche et de colére; une autre 
voix male et sonore lui donnait la réplique. Bientét M. de Ver- 
teilles fut assez prés pour reconnattre le sujet de la querelle et dé- 
méler les paroles. Martin sommait son interlocuteur de remettre sa 
barque a flot et de s’éloigner. Celui-ci répondit nettement : 

— de veux voir le marquis de Verteilles. 

Le marquis se trouvait au bord du chemin, au-dessus des 
saules. Sa vue était trop affaiblie pour lui permettre de distinguer 
clairement a cette distance les traits de celui qui venait de le 
nommer; il reconnut seulement que c’était un homme jeune et de 
haute taille : 

— Qui souhaite de voir M. de Verteilles? demanda-t-il. 

Le jeune homme leva les yeux, tressaillit d’abord, puis se dé- 
couvrit et s’inclina : 

— Monsieur, dit-il, je suis le comte Maxence de Briey. 

Le vieillard, au contraire se redressait. Ses yeux se portérent 
rapidement sur Martin Bataille qui essayait de se dérober dans 
le feuillage : 

— Toi, dit-il reste... Et vous, monsieur, faites-moi la grace de 
monter vers moi, car mes quatre-vingts ans ne me permettent point 
de descendre vers vous. 

Le comte Maxence ne bougea pas. 

— Pardonnez-moi, répondit-il. Je ne monterai point. Ce que je 
suis venu vous dire, parce que I’honneur me le conseillait, doit tenir 
en deux mots. Le hasard me dispense d’avoir 4 m’introduire plus 
avant chez yous, ce qui aurait rendu cette démarche doublement 





L'IDOLE 1043 


délicate. Je dois m’estimer heureux que les choses aient tourné de 
cette facon favorable et prompte. Monsieur, on vous avait engagé 
hier ma parole... 

— Je suppose, dit le marquis, avec plus de hauteur encore que 
vous ne venez point la reprendre, monsieur. S’il en était ainsi vous 
ne me trouveriez pas disposé a vous la rendre. 

— Monsieur, dit Maxence, vous avez le droit d’étre sévére. 

— J’en ai le devoir, répliqua le vieillard. 

— Hier, reprit le comte, un de mes amis, le meilleur de mes amis, 
le commandant Humbert vous a spontanément promis en mon nom 
que je m’éloignerais de ce pays. Il ne savait pas que j’étais si prés 
de Saint-Hélio, en ce moment méme. Et moi, si j’ai osé chercher a 
revoir M"* de Kernovenoy, c’est que je ne savais point ce qu'elle 
était devenue... c’est que je n’avais jamais su qu'elle dat devenir 
la marquise de Verteilles. 

Le marquis !’écoutait désormais en silence. Il ne se demandait 
plus pourquoi Myriam était enfermée chez elle depuis le matin. Il 
venait d’apprendre qu'elle avait vu M. de Briey. 

Maxence s'interrompit un instant, il attendait une nouvelle 
réponse. 

— Non, continua-t-il, je ne le savais pas. Et je n’ai plus qu’un 
désir au monde, c’est que M™* la marquise de Verteilles en soit 
la premiére bien persuadée. 

M. de Verteilles sourit tristement! Eh! bien, monsieur, fit-il, 
je le lui dirai. 

Sa voix avait subitement perdu tout accent de colére. Le comte 
rougit violemment. Comment n’aurait-il point cru que cette dou- 
ceur était une moquerie cruelle? 

— Monsieur, dit-il, avec un terrible effort, j’ai eu déja l"honneur 
de vous dire que je venais ici pour confirmer la parole du comman- 
dant et non comme vous I’avez cru, ;pour la reprendre. J’ai fait ce 
que je devais, je le ferai jusqu’au bout, j’aurai quitté la Bretagne 
ce soir. 

Hl s’inclina de nouveau, sauta dans la barque, la repoussa d’un 
coup vigoureux loin du rivage et reprit les rames.. 

— Martin! dit M. de Verteilles. 

Le garde baissa le front, et ne répondit pas. 

— Tu es comme Cain, reprit le vieillard, avec la méme auguste 
douceur que le comte Maxence avait pu prendre un moment aupa- 
ravant pour le comble de lironie. Cain n’entendait pas, quand le 
duge de la-haut l’appelait aprés son crime. Je ne t’avais jamais fait 
que du bien, vieil homme, et toi, dans ton envie de nuire au baron 
Hector qui t’a offensé, tu n’as pas pris garde que je me trouvais 





1044 LIDOLE 


en travers du chemin. Tu ne t’es guére soucié du nouveau maitre. 
Encore n’est-ce rien, cela. Que suis-je moi, avec mes quatre-vingts 
ans? Mais elle? Mais ta maitresse pour qui tu te ferais tuer sans 
te plaindre, tu n’as pas pensé non plus au mal que tu allais lui 
causer en la conduisant vers ce jeune homme, car, 4 présent, je 
devine tout, tu savais qu'il était 14. Cependant tu as peut-étre jeté 
dans son ceeur un trouble ineffacable, tu lui as enlevé le contente- 
ment du devoir accompli avec la paix de la conscience. Tu auras 
agité ses pensées solitaires du jour et ses réves de la nuit. Voila ce 
que tu as fait sans le vouloir, vieux Joup. Allons! lintelligence du 
ceeur n’est pas un fruit de la nature! Ce n’est pas ta faute!... Va 
trouver la marquise. Je n’ai rien & changer a l’ordre que touta 
l'heure je t’avais donné. Tu lui demanderas si elle veut me recevoir. 

Martin obéit sans répondre; mais il prit pour remonter dans le 
parc un autre sentier que celui qui conduisait au jardin des roses; 
il ne voulait point repasser si prés du marquis. Le vieillard demeura 
seul sous les chénes, et il méditait sur son beau plan écroulé. 
Ce n’était donc qu'un de ces chateaux de carte, qu’élévent les 
enfants! un soufile les renverse. 

Maxence et Myriam s’étaient vus. Dés lors tout espoir était perdu 
d’entretenir la paix dans leurs deux ceurs. Le marquis vint 4 
penser qu'il était peut-étre puni justement. N’y avait-il pas eu 
quelque part secréte d’égoisme et de calcul dans ce qu’il avait fait? 
En venant au secours de M"° de Kernovenoy n’avait-l pas trop 
complaisamment envisagé la douceur de ses derniers jours auprés 
d’elle? Ne s’était-il pas bercé de l’heureuse pensée que cette main 
de fée aux doigts roses lui fermerait délicieusement les yeux? N’a- 
vait-il pas bien plus vivement caressé le commencement que la fin 
de son cuvre? 

Maintenant, il voyait que cette ouvre contenait bien plus de 
réalité que de réve et entrainait sa logique avec elle. Une terrible 
logique! Un renoncement difficile mais obligé : —- Eh bien! mur- 
mura-t-il, j'ai déja fait mon temps. Je comptais sur des semaines, 
des mois, je n’ai eu qu'un seul bon jour. Mon Dieu, a mon age, il 
nest pas raisonnable de yous demander de vivre; mais on peut se 
dispenser de vous demander 4 mourir. Pourtant que reste-t-il 4 
présent 4 faire pour ia fille de Marie d’Avrigné, pour la petite fille de 
celle qui n'est plus depuislongtemps, ef gue j'ai tude, pour ma chére 
fille 4 moi et pour son bonheur?... Cela! rien que cela! Il y a long- 
temps que je m’appréie pour le grand voyage... Je n’avais pant 
pensé qu'il m’en codterait de partir. 

Il s'achemina lentement vers le logis, ef sa canne ne suffisant 
plus 4 le soutenir, car il se sentait wés-faible, A s'appuya sur & 





L'IDOLE 1045 


bras d’un domestique pour monter a l’appartement de la marquise. 

Charlotte le recut. Myriam s’était retirée dans sa chambre. Re- 
tirée? pensa-t-il. N’était-ce pas retranchée, plutdt, qu'il fallait 
dire. Elle voulait étre bien sire qu'on ne forcerait point sa solitude. 
Le vieillard ne put vaincre sa curiosité, il eut un pale sourire. — 
Que fait-elle? demanda-t-il 4 la servante. 

La marquise brodait. Cette nouvelle le charma d’abord; et pour- 
quoi? I! n’avait pas pensé surprendre Myriam étendue sur un sofa, 
révant 4 la facon des héroines d’amour dans les livres mondains. 
Ce n’était point 14 l'éducation que le baron Hector lui avait donnée; 
le marquis en convenait aisément. Il faut rendre justice a tout le 
monde. Myriam ne se livrait pas en spectacle aux filles de 
chambre et ne posait point devant elle-méme. Pourtant, s'il ne se 
fat pas agi d’elle, le vieux gentilhomme n’aurait pas manqué de 
dire que le diable n’y perdait rien. Le mouvement monotone de 
laiguille n’empéche pas la farandole des songes. S’ils deviennent 
tristes, une larme coule sur le canevas ou la dentelle. On lessuie 
d'un geste furtif qui pourtant a calculé sa grace, avec un soupir 
qui est une mélodie... Voila les réflexions ironiques qui se présen- 
taient 4 l’esprit du vieillard... Mais encore une fois, il s'agissait de 
Myriam, et Myriam 4 ses yeux ne ressemblait 4 aucune autre fille 
de vingt ans au monde. 

— Avertissez votre maitresse que je l’attends ici, dit-il 4 Char- 
lotte. ° 

Il se trouvait dans un petit salon précédant la chambre a4 coucher. 
Ii le parcourut du regard et il respirait avec peine. Trop de choses 
l'oppressaient a Ja fois. Et d’abord la vue méme de cette retraite 
charmante. Elle n’avait pas été décorée pour la jeune marquise. 
On avait dit & la future épousée : Ce salon vous plait-il ainsi? 
Comment aurait-il pu lui déplaire? Ce coin était dans le chateau ce 
que le jardin de roses était dans le parc, une merveille arrangée 
par la main du maitre. Justement le marquis s’avoua que cet arran- 
gement avait encore été un de ces calculs personnels qui tous allaient 
successivement se trouver démentis et punis, comme ils le méri- 
taient sans doute. fl avait pensé que la nouvelle dame de Saint- 
Hélio trouverait 14 un nid tout fait digne d’elle, sans qu'il lui en 
coutat 4 lui le sacrifice d’aucun des objets rares et précieux qu'il y 
avait rassemblés en d’autres temps; et il lui avart dit : Je vous loge 
dans le musée de mes souvenirs. 

En ce méme moment de la saison, sous les tiédes caresses de 
mai, trente-trois ans auparavant, le marquis menant un deuil qu'il 
croyait éternel, avait fermé la porte de ce salon, comme on scelle la 
pierre d'une tombe. Depuis, aucun étre vivant n’y était entré, rien 


1046 L'IDOLE 


n'y avait été touché jusqu’au mois précédent. C’étaient de vieux 
meubles qui décoraient la chambre et tls semblaient avoir acquis 
dans une obscurité si longue, 4 l’ombre de ces fenétres closes 
pendant un tiers de siécle, comme une seconde et plus douce vieil- 
lesse. La main harmonieuse du temps avait passé deux fois sur 
ces formes exquises et ces couleurs habilement fondues. Des tapis- 
series de Beauvais couvraient la muraille et d’admirables rideaux 
de brocatelle défendaient les croisées. Dans I'intervalle s'élevait 
un secrétaire peint comme un éventail d’a présent; on y voyait 
des palombes diaprées, se jouant sur un fond ver tendre. Les 
fauteuils, d’une époque un peu plus ancienne, mais déja loin des 
grandes austérités du dix-septiéme siécle, se contournaient avec 
des graces caressantes et moqueuses et prenaient des airs de nobles 
révérences; ils étaient couverts de soie 4 chatoyants ramages. Des 
enguirlandements de fleurs couraient autour des panneaux. Il n'y 
avait qu’un seul tableau dans toute la piéce, une toile qui n'était point 
centenaire comme l’ameublement, un portrait de femme, dans le dis- 
gracieux costume de 1830 qu'elle transformait et rehaussait par le don 
naturel de la tournure et par une rare et touchante beauté. La veuve 
du comte Alain d’Avrigné, le frére ainé de l’enseigne Victor d A- 
vrigné, devenu depuis amiral, avait pensé qu'elle pouvait permettre 
& Louis de Verteilles de placer son image dans la maison ow 
bientét elle-méme allait paraitre en maitresse et en reine... 

Elle ne devait pas y entrer pourtant mais finir dans sa maison 
de Vannes en martyre... 

Les yeux du marquis se mouillérent en regardant cette toile et 
presque aussit6t aprés, il murmura quelques paroles... Elles tra- 
hissaient |’état de son esprit : beaucoup de trouble, un peu d’amer- 
tume; avec tout cela plus que jamais la ferme volonté de la résigna- 
tion et du sacrifice. Un mélange singulier et bien humain. Le capi- 
taine Gourmalec avait eu tort de ranger le vieux Louis de Verteilles 
au nombre des saints; ou plutdt il avait devancé Vhistoire de son 
ame. Le marquis sentait bien tout le premier que jusqu’au bout de 
sa longue vie il serait un homme, et s'il avait eu lorgueil de ne 
point le croire, la nature de ses pensées, en ce moment, lui aurait 
bien fait voir qu'il s’abusait. 

— La comtesse Réjane d’Avrigné, dit-il, avait porté deux ans le 
deuil d'un mari qui avait été son bourreau; la marquise Myriam ne 
fera pas moins pour ce vieux fantbme de mari qui aura été son 
libérateur. Ce beau comte Maxence peut attendre... Car, si mes 
yeux ne mont pas trompé de si loin, il est beau... 

Eh! quoi? enviait-il la jeunesse, la puissance d’étre aimé, la joie 
de vivre? Encore cette amertume involontaire que soulevait en lui 








L'IDOLE ; 1047 


comme une sourde houle la cruauté du dernier coup qui venait de 
le frapper. I] passait alors devant un miroir; il montra le doigt asa 
vieille image courbée et tremblante : Eh bien! Verteilles, dit-il, vas- 
tu laisser ton ame s’amoindrir comme ton corps? Veille sur toi, 
pauvre quasi centenaire! Apprends a payer sans regret la folie que 
tu as faite de te rendre la vie trop douce au moment de la quitter! 

Un pas léger glissa derriére la porte qui faisait communiquer 
le boudoir avec la chambre 4 coucher : — Je ne suis ici que pour 
consoler et raffermir ma jeune marquise, reprit le vieillard 4 demi- 
voix. Que lui dirai-je?... Ah! vraiment, je n’oublierai point de la bien 
assurer que le comte Maxence ne savait pas hier... Il ne savait 
pas!... Voila pour un mari une étrange commission 4 remplir! 
Pourtant il m’en a chargé... O belle candeur! On m’avait bien dit 
que ce Briey logeait une 4me toute neuve dans un corps de che- 
valier ou d Hercule... Il porterait une armure... Allons! il peut 
aussi porter le poids de l’attente... Il est assez fort! 

Myriam, en entrant, trouva ce vieux visage parcheminé tout 
illuminé d’émotion, brillant aussi d’un reste d’ironie. Mais ce der- 
nier feu-la qui n’était pas le meilleur, s’éteignit aussitot. La jeune 
femme s'avanca vers lui et lui prit la main que d'un geste furtif 
elle porta 4 ses lévres. Lui s’empara de la sienne et la baisa fran- 
chement. Ce fut un délicieux échange. Il la saluait 4 la facon que 
les hommes de son temps employaient envers les femmes; elle 
Paccueillait comme une enfant, au ceur tout plein de vénération, 
de reconnaissance et de caline tendresse. Il avait le culte paternel 
de sa beauté, elle avait le respect filial de ses ans. 

Cependant l’humeur maligne du marquis faillit se réveiller; il 
allait avoir de l’esprit, ce qui en ce moment eut été la pire des 
choses, et céder & la tentation de dire: Vous vous cachez comme 
Eve, ma chére enfant, aprés quelle eit godté au fruit défendu. 
Pourtant, vous n’avez fait que |’entrevoir... 

Mais elle arréta d’un mot sur ses lévres ce trait plaisant qu’il 
aurait regretté : — Monsieur, dit-elle d'une voix trés-ferme, je suis 
heureuse de vous voir, car j'ai un aveu 4 vous faire. 

— Un aveu, répéta-t-il. Au ton que vous prenez ma chére en- 
fant, on dirait qu'il s’agit plutdt d'une confession. 

— Eh bien! cela est vrai. Pourtant je n’ai pas commis la faute... 

— J’en suis bien persuadé, reprit-il gaiement. Est-ce que vous 
n’étes pas parfaite, madame Ja marquise. N’étant point du tout 
pourvue de péchés par vous-méme, vous en étes réduite 4 confesser 
ceux d'autrui. 

Elle rougit vivement : — Ne méritez-vous pas, dit-elle, qu’avec 
vous je sois toujours sincére? 

25 wars 1876. 68 


1048 : LIBOLE 


— Et c’est également pour autrui que vous faites pénitence toute 
seule dans votre chambre depuis ce matin... Mais puisque vous 
n’étes pas en cause... 

— d’y suis, monsieur. 

— Oh! dit-il, si peu!... La confession n’est donc pas pressée, 
chtre fille. Laissez-moi d’abord me reposer prés de vous, car j'ai 
fait une longue promenade. | 

— Oh! murmura-t-elle, vous 6tes bon, car je crois que vous 
Savez... 

— Je sais! répondit-il, en mettant un doigt sur ses évres et l'on 
ne savait pas. 

— Monsieur... 

— Ne disputons pomt, je vous en prie. Aidez-moi plutét 4 me 
placer sur cette bergére... Voulez-vous que je vous fasse une confi- 
dence 4 mon tour?... Eh bien! ma canne me trahit quelquefais 2 
présent... Joignez & cela que mes pauvres vieilles jambes se déro- 
bent... Merci... Venez auprés de moi, chére fille. 

Elle prit un coussin, s’y agenouilla, les coudes posés sur le bras 
de la bergére : — Oui, vous étes bon, dit-elle, bon comme les autres 
hommes ne le sont point. 

— Parce que je ne suis plus que l’ombre d’un homme. Vows 
aimeriez mieux rencontrer au com d'un bois l’ombre d’un loup que 
le loup lui-méme. Le semblant sera toujours moins méchant que la 
réalité. Je suis comme le vieux vin, chére fille. Le temps I’a 
dépouillé de la puissance de faire du mal et il peut encore causer 
du bien... Mais il ne s’agit pas de moi. Parlons de votre pére. A-t-il 
essayé de vous voir aujourd'hui? 

— I] ne m’a point fait demander de le recevair. 

— J’aurai done été plus hardi. 

— Oh! dit-elle, vous étes un doux maitre, vous. 

Le vieillard lui caressa lentement les chevenx; sa main trem- 
blante se noya dans ce superbe flot d’ambre et d'or. Je devine tout, 
dit-il... Mon billet, hier, vous avait pourtant averte. Il y a des com 
seils donnés trop tard; au contraire, il y en a qui arrivent trop tit... 

Myriam le regarda, elle avait un voile humide sur les yeux et son 
sein battait violemment : Je youdrais pouvoir vous dire que je ne 
vous comprends point, fit-elle. 

— A votre place, d’autres me le diraient peut-6tre; mais, Myriam, 
serait-ce digme de vous? 

— Je vous dois la vérité. Eh bien! la voici : Vous yous trompes, 
monsieur, vous me prétez de sourdes et secrétes pensées qu'il me 
serait interdit d’ayoir... Grace 4 Dieu, je n'ai pas méme a men 
défendre. 














LIDOLE 1049 


—- Vous ne les avez point. 

— Non, mille fois non! 

— Cependant, n’est-il pas vrai que vous n’aviez aucune raison hier 
de vous tenir sur la réserve, quand votre pére est entré chez yous? 

— J’avais votre billet. Ne serez-vous pas toujours le plus sage? 

— Les mouvements de la nature et de votre ceur vous ont fait 
oublier ma sagesse. Vous vous étes soumise chére fille. Une heure 
aprés vous le regrettiez..... 

— Oh! fit-elle, et se relevant, cette fois, monsieur, je dis bien que 
je ne vous comprends pas et c'est encore la vérité. Rien de ce qui 
vient de yous ne saurait me blesser. Et pourtant... 

-— Revenez-la Myriam, dit le Vieillard. 

Elle obéit et reprit sa place sur le coussin, devant la bergére. 

— Plus prés, comme tout 4 l'heure. 

— Qui, reprit-il 4 son oveilie, dis-moi la vérité toute la vérité, 
chere fille. Si tu as des regrets, je demanderai 4 Dieu la grace de 
te délivrer de moi tout de suite; il aime ce qui est beau, ce qui 
est jeune, ce qui est pur, il me l’accordera, je n’en doute pomt. 
En m’en allant, je trouverai bien le moyen de briser encore ton 
ancienne chaine, celle que tu as laissé remettre par ton pére aux 
petites mains que voila. Ne crains pas que je t’accuse d'égoisme ou 
d’ingratitude! Songe que j’en suis déja réduit 4 ne plus exister que 
parce que la mort m’oublie... Veux-tu que je larappelle & son devoir ? 
Suis-je un obstacle incommode?... Manques-tu de patience?... As-tu 
hate de connaitre le bonheur qui est di a tes vingt ans?:.. Veux-tu 
que je parte?... 

— Et vous, dit Myriam, voulez-vous me donner a penser que 
vous regrettez ce que vous avez fait pour moi parce que vous ne me 
jugez pas capable de comprendre le charme de la reconnaissance et 
l’attrait du devoir? Vous me feriez croire, que yous soupconnez 
jusqu’a ma loyauté. 

— Vas, dit-il, tu ne le crotrais point. Moi, que je soupeonne ta 
loyauté! non, non! mais je ne veux pas quelle soit inquiéte... Et 
puisque tu consens 4 m’accorder un délai... 

—— Ah! monsieur! s’écria Myriam, je n’avais jamais entendu de 
pareils mots sur votre bouche, 

— C’est que je me reproche de te prier. Je devrais ne prier que 
Dieu pour qu'il me reprenne. Je ne suis pas content de moi. Lors- 
que la pensée vacille, comment jetterait-elle une franche lumiére?... 
de venais pour te rendre de la force et je ten ai trouvé bien plus 
que je nen ai depuis une heure. L’enfant menacé de voir gater 
sa vie demeure plus ferme que le vieillard, arrivé an bout du 
chemin... ob, je sais qu’il te reste pourtant des scrupules et des 








1050 LIDOLE 


alarmes... Eh bien! je vais les effacer d’un mot. Sache que M. de 
Briey, iln’y a qu'un instant m’a jureé... 

— A vous? interrompit Myriam. Est-ce bien 4 vous?... L'avez- 
vous donc rencontré?... 

La marquise se couvrit le visage de ses mains. 

_ — A moi-méme, dit le vieillard. 11 m’a juré qu'il allait quitter la 
province. Il ne cherchera donc pas a te revoir, avant... 

— Monsieur, je vous en supplie, n’achevez pas. 

— Avant que M™ le marquise de Verteilles ait cru devoir quitter 
ses habits de veuve, reprit-il avec un rire sec et prolongé... Juste- 
ment je pensais tout 4 l'heure au moment ou vous étes entrée que 
votre grand’mére, en une occasion pareille, avait porté le deuil plus 
de deux ans. 

Il se leva. Myriain s’était affaisée sur le coussin. Elle ne songea 
pas 4 répondre. Ses regards demeuraient fixes et comme perdus 
dans le vide. Elle avait pali et machinalement se tordait les mains. 


Le vieillard s’appuyant lourdement sur sa canne avait déja gagné . 


le seuil de la chambre il se retourna tout 4 coup : Myrian, fit-il, 
voulez—yous que je vous dise votre pensée? Elle va de votre pére a 
moi, et c’est juste. Vous vous dites en ce moment! 

— Lui aussi! 


i 


Les jours succédaient aux jours, les saisons aux saisons. La 
sécheresse de |’été tarit le cours supérieur de la Veyle et !’on cessa 
d’entendre la chanson de l'eau sur les rochers. Vinrent les pluies et 
les marées de |'automne. La marquise, un matin, cueillit les der- 
niéres fleurs des bengales dans le jardin des roses. Les arbres 
dépouillés ne lui cachaient plus la rivi¢re ni le chemin par lequel 
le comte Maxence était deux fois monté dans le parc. 

La cascade roulait avec des bruits de tonnerre et le flot montant 
se brisait tout écumeux contre le barrage. Sur l’autre rive, le déme 
vert de la forét s’était changé en un toit immense de rouille dont 
chaque jour, la rafale emportait les débris. Il y avait alors plus 
d'un an que Myriam avait quitté Kernovenoy; plus de six mois 
s'étaient écoulés depuis qu'elle était marquise de Verteilles. 

Ce méme matin, le baron Hector qui n’avait pas quitté Saint- 
Hélio, se trouvait assis prés de M. de Verteilles, dans le grand salon 
devant le foyer. Tous deux regardaient la flamme et ne se disaient 
rien. De quel sujet aurait-il parlé? d’Ed/e, toujours d’Elle. Ils ne le 
voulaient point. 

Le marquis se leva, appuyé sur sa canne, et de semaine en semaine 








L'IDOLE 1051 


plus tremblant; il se mit marcher ou plutdt 4 se trainer le long de 
la muraille, examinant d'un air a la fois méditatif et moqueur les 
portraits nombreux qui la décoraient. Le jour, au dehors, était si 
sombre que, pénétrant par quatre croisées, il éclairait A peine la 
moitié de cette vaste piéce. Aussi, le vieillard arrivé au fond du 
salon appela-t-il son parent & son aide: Hector, dit-il, vos yeux ont 
Justement trente-six années de moins que les miens. Venez donc..... 

M. de Kernovenoy. obéit : Vous plaft-il que je déchiffre l’inscrip- 
tion placée au bas de ce tableau? demanda-t- il, de sa voix 
dure. 

— Oh! fit le marquis, en partie seulement. Je sais quel est 
cet habit de buffle. C’est Meriadec de Verteilles, amiral de Bre- 
tagne; mais le date?... Je ne peux la lire. 

— 1517-1609, lut le baron. C’était presque un centenaire. 

— Qui, l'on vit vieux dans notre famille, cela fait quatre-vingt- 
treize ans. 

Tous deux s’arrétérent. La méme pensée leur livrait assaut. Une 
mauvaise pensée. Le marquis n’avait pas encore accompli sa quatre- 
vingt-deuxiéme année... Ge serait donc onze ans de patience imposés 
a M. de Briey. Treize ans, si l'on y ajoutait les deux années du 
deuil des veuves. 

Je suis str, dit M. de Kernovenoy, que cet amiral Meriadec 4 
votre Age n'était pas plus robuste que vous. 

Le vieillard eut un rire faux et saccadé : Robuste, moi! dit-il..., 
Mais je tombe en piéces, Hector; mais je croule. 

Ji retourna vers le foyer et M. de Kernovenoy, reprit sa place 
auprés de lui. Le vieillard secouait la téte: Hector, dit-il, nous ne 
valons pas mieux l'un que l'autre; moi, je me suis mis 4 aimer 
la vie; vous, & présent, vous m’aimez trop! 

— N’est-il pas bien naturel que je souhaite de vous voir accom- 
plir votre siécle? 

— Trés-naturel, dit le vieillard, puisqu’enfin je suis votre 
gendre et que nous avons le malheur de nous comprendre tous les 
deux. 

Au méme instant, la pluie vint 4 fouetter les vitres. Certes, ils se 
comprenaient, car ils se regardérent encore. Cette averse allait ra- 
mener la marquise du fond des jardins. Bientdt, en effet, elle parut 
courant avec cette grace souveraine que la méditation opiniatre et 
solitaire, et qu’un ennemi plus pesant que le chagrin, l'ennui, 
Pimplacable ennui ne lui avait pas enlevée. 

Elle tenait 4 la main son butin de fleurs cueilli dans le jardin 
des roses. Elle entra dans le salon. D’un commun accord, le baron 
et M. de Verteilles s’écartérent, laissant entr’eux une place libre. 





1052 LIDOLE 


Myriam vint s’y asseoir. Tous deux alors, se penchant vers elle, et 
montraat ces roses palies, lui dirent en méme temps: Est-ce pour 
moi? 

Elle eut un triste sourire : Partagez! reprit-elle. 

Ainsi s’écoulaient pour elle une partie des jours et tes longues 
goirées. Eternellement assise entre les deux hommes, elie pouvait 
s’enivrer 4 1’aise de l’encens de leur adoration égoiste. Quelquefas 
elle venait 4 penser que jamais elle n’avait autrement vécu, que, 
nagu¢re 4 Kernovenoy elle était heureuse de se sentir la seule aimée, 
la maitresse, et si elle l’avait voulu, le tyran de l’4me paternelle, 
et que ce rdle de petite reime et d’idole alors ne lui pesait point. Ab! 
ce n’était pas son pére qui avait changé! Ce n’était pas non plus 
qu’elle-méme... Et son regard s’abaissait vers ce vieillard chaque 
jour plus débile, enfoncé dans son grand fauteuil, enseveli main- 
tenant dams les pits de cette fameuse douillette de soie qu’il portait si 
fi¢rement l’année précédente. — Comme il s’abusait! pensait-elle. 
Et, sans le vouloir, comme il m’a trompée! 

. Non, le marquis de Verteilles n’était pas un saint, puisque 
ayant concu la belle idée du sacrifice, il n’avait pas su l’accomplir 
sans retours et sans regret. Plus l’action avait été haute, et plus la 
chute semblait profonde. Un moment i] avait été éclairé comme 
d’une lumiére surhumaine, et c’était maintenant un spectacle misé- 
rablement humain qu’il offrait. L’amour de la vie et l’ameur de 
cette fille de son choix et de sa libre tendresse, la passion de voir 
longtemps encore le soleil de Dieu et celle de se réchauffer a ce 
pur et vivant rayon de jeunesse qu'il avait introduit dans sa maison 
longtemps déserte, s’étaient confondues dans son vieux cceur; et de 
ce vieillard qui, six mois auparavant, était encore le plus sage et 
le plus juste des hommes, ce mélange avait refait un enfant. 

M. de Kernovenoy, lui aussi, avait vieilli. Des cheveux blaacs 
désormais encadraient sa belle figure sombre. Cependant se trou- 
vait-il malheureux? Non, pour le présent. Hl avait ia crainte de 
lavenir et me tentait point de la chasser, car il savait que ce serait 
une tentative vaine; il avait le remords du passé et s'acharnait a le 
combattre; ce n’était pas une lutte moms inutile. Le baron Hector 
gardait sa file; mais quand, dans les longues nuits, il venait & se 
demander s'il occupait toujours ja méme place dans son ceur, il 
s‘essuyait parfois les yeux durant l’ombre, d’une main qui trembiait 
de colére et de fievre. Ces larmes solitaires sont cuisantes; il ne 
retrouvait pas le sommeil. il se jevait, se mettait en chasse des ke 
point dx jour, rentrait accablé de fatigue et loubliait a l'instant. 
Sen premier mot en repassant le seuil de ce logis dont il avait fat 
le sien, était pour demander: Ou est-elle? 














LIDOLE 1053 


Lorsque le baron Hector était devenu I'héte d'une maison, tout le 
monde devait prévoir qu'il en deviendrait le maitre. Dans l’agitation 
ou il vivait, il sentit bient6t un impérieux besoin de distractions 
nouvelles. Il fit venir de Kermovenoy ses piqueurs, sa meute, ses 
cheyaux. Saint-Heélio se remplit du bruit des trompes et des aboie- 
ments des chiens. Il y eut dans le mois de novembre de nombreux 
rendez-vous de chasse et de grands repas. La marquise devait y 
paraitre, mais une nouvelle arriva qui lui imposait un deuil de 
quelques semaines. La douairiére de Lusanger venait de mourir en 
la désignant pour sa légataire universelle. Ce troisiéme bien d’un 
revenu de pres de deux cent mille livres s’ajoutant aux effets de la 
donation sans réserve consentie par le marquis et a l’héritage de 
Kernovenoy allait faire de Myriam la personne la plus riche de la 
province comme elle en était la plus belle. Une fortune de princesse. 
Dans le présent ou dans l'avenir, quatre ou cing cent mille livres 
de rente. Cependant et bien qu’elle eit peu connu la douairiére, 
Myriam parut aux repas les yeux rougis pendant quelques jours : — 
Cela est bien de pleurer ceux qui nous ont aimés, lui dit un soir le 
marquis. 

Le baron Hector fit entendre quelques paroles inarticulées. Aussi- 
tot il y ajouta une approbation ironique. Ii ne pouvait pourtant dire 
que cela était mal! Mais M. de Verteilles le regarda. Is se compre- 
naient encore. Tous deux savaient ce que Myriam ne pouvait tout au 
plus que deviner: M™ de Lusanger avait recu chez elle le comte 
Maxence. C’était méme dans le salon de la douairi¢re que Robert 
d’Avrigné espérait alors rencontrer cet ami qu'il avait failli priver 
du premier de tous les biens et affranchir du premier de tous les 
maux, la yie. Par malheur, cette rencontre, sans que l'on sit bien 
pourquoi, déplaisait 4 sa jeune femme qui l’avait en ce moment 
méme pressé de retourner 4 leur chateau de la Volandiére. Le baron 
Hector, 4 cette occasion, s’était oublié malgré les regards de Myriam 
qui lui rappelaient le passé, jusqu’a témoigner une vive irritation 
contre le capitaine Robert. Seulement il n’en avait point dit la cause, 
se bornant 4 de yiolentes railleries contre ce pauvre Robert qui 
aimait Paris, qui aimait le monde comme s'il était fait pour lui. Ce 
jour-la, Myriam eut au bord des léyres une réponse cruelle qu'elle 
trouva la force d’y retenir. 

Son pére continua l’attaque contre les d’Avrigné par un éloge de 
la nouvelle épousée. Ces paroles flatteuses trouvérent Myriam in- 
différente; elle n’avait vu sa cousine qu'une heure, ne lui avait 
point adressé la parole et ne la connaissait pas. 

M's Léopoldme de Lescot de la Volandiére ayant perdu sa mére 
en venant au monde, 4 dix ans le colonel de Lescot son pére, et 








1054 LIDOLE 


n’ayant presque point de famille, avait été élevée dans un pen- 
sionnat 4 la mode par les soins d’un tuteur qui la visitait une fois 
chaque année. Cette entrevue mémorable avait lieu dans la soirée 
qui suivait la distribution des prix. Jamais on n’y avait vu M'" de 
Lescot chargée de couronnes. Qui aurait pu lui inspirer le goat de 
I’ étude ? Ses maitresses ? Pourquoi s’en seraient-elles donné la peine? 
Qui les en aurait remerciées? La pensionnaire toujours fort bien 
parée, car on mettait 4 sa disposition des sommes importantes, armi- 
vait au parloir ot |’attendait l'arriére-cousin tuteur, qui s était bien 
gardé d’assister 4 l’ennuyeuse cérémonie. Il se croyait quitte d'un 
devoir qui lui pesait quand il avait au bout de l’an examimé les 
comptes du régisseur de la Volandiére. Le mois d'aodt venu, il 
recueillait ponctuellement au sortir de la cage le gentil oiseau qui 
ne devait jamais apprendre ni 4 chanter avec soin ni 4 voleter avec 
grace comme il convient aux oiseaux, mais qui n’en était pas moins 
déja fort glorieux. Aussitét il conduisait Léopoldine chez sa sceur, 
arriére-cousine comme lui, une yeuye passablement mire et de plus 
en plus terriblement mondaine qui consentait 4 se charger de la 
fillette pour un mois. Les vacances se passaient dans une ville 
d’eaux. 

Ce lieu de plaisir n’était pas aprés tout une beaucoup plus mau- 
vaise école que le pensionnat pendant les onze autres mois. A dix- 
neuf ans, n’ayant acquis que de maigres talents, mais suffisamment 
pourvue de toutes les vanités, petit esprit et petit coeur, médiocre- 
ment jolie mais extrémement riche, M's de Lescot qu’on ne pov- 
vait laisser plus longtemps 4 la pension et que sa cousine venait 
de retirer chez elle, avait librement choisi entre quatorze préten- 
dants le fils de l’amiral d’Avrigné. Elle en était aussi légitimement 
et aussi vivement éprise que le lui permettaient les droits du 
mariage et la stérilité naturelle de ses sentiments. Tout le monde 
avait blamé I’amiral d’avoir donné a son fils une femme sans beauté, 
sans réelle éducation, assurément pas sans vertu; et c’est sur ce 
point-la qu’il se retranchait pour répondre aux reproches de ses 
amis. On ne peut nier que ce ne soit un point délicat. — De la vertu! 
disaient-ils. Eh! ne ferait-il pas beau voir qu'elle n’en edt point!.. 
mais des vertus? 

— Bon! répliquait l’amiral, puisque nous en sommes aux mais, 
je pourrais vous dire 4 mon tour : mais la belle fortune! j’ai quatre 
fils et relativement assez peu de bien. Et puis aprés le maudit 
éclat du duel avec le comte de Briey et le mauvais tour que nous 
a joué mon neveu Hector, Robert était-il si aisément mariable? 
Enfin yous yerrez que notre brune Léopoldine prendra du pouvoir 
sur son mari. 





L'IDOLE 1055 


M=* d’Avrigné était assez grande, fort maigre, trés-brune, en 
effet, et n’avait guére d’attraits qu’une belle chevelure noire et des 
yeux pétillants de malignité. Ce dernier charme, si c’en était un, 
ne plaisait pas enti¢rement a l’amiral, et s'il se fat confessé aux amis 
et aux parents d’Avrigné, au lieu de disputer contre eux, i! aurait 
avoué que c’était de la malignité bourgeoise, non de la meilleure. 
Quant au pouvoir 4 prendre sur son mari, la prédiction du pére ne 
s’était que trop promptement vérifiée. Robert était devenu l’esclave 
de ‘sa jeune femme qui de mois en mois serrait la chatne. Une seule 
fois, 4 Saint-Hélio méme, pendant la cérémonie du martage du 
patriarche, il lui avait montré de |’énergie, il avait arrété la source 
d'aigreur sur ses lévres. Ce grand acte de courage était déja bien 
loin, elle ne l’avait pas oublié, elle Je lui faisait payer un peu tous 
les jours. 

De retour 4 la Volandiére, ayant sacrifié la saison 4 Paris plutot 
que de souffrir un rapprochement entre son mari et le comte 
Maxence elle avait interdit 4 Robert toute démarche qui pat égale- 
ment amener une rencontre entre lui et la jeune marquise : Voulez- 
vous aller lui demander grace pour les dédains qu’elles vous a 
toujours témoignés? lui disait-elle. Ils vous avaient pourtant mis 
dans une grande colére, puisqu’ils vous ont soufflé l’envie de tuer 
votre ami... Ne me répondez pas, je sais ce que vous allez me dire... 
L’idée n’était pas venue de vous... Eh bien allez donc 4 Saint-Hélio 
remercier le baron Hector de vous l’avoir donnée, de sétre outra- 
geusement moqué de vous, de votre pére et de toute la famille!... 
Quoi! vous n’étes point prét! yous ne faites pas seller un cheval ! 
Vous remettez encore 4 demain! 

Robert baissait le front, et restait. 

La jeune chatelaine de la Volandiére n’était pas seulement con- 
duite par la jalousie : Ce qu'elle appelait « toute cette histoire, » 
ou bien encore « le roman du chevalier et de la princesse captive » 
lui causait une irritation sincére. Elle y reconnaissait quelque chose 
de haut et de touchant, de vraiment noble qui choquait sa petitesse 
morale; elle avait pris en aversion trés-réfléchie ces deux étres jeunes 
et beaux, et de si grand ceeur. Il fallait l’entendre raconter le « mé- 
lodrame! » Elle y faisait admirablement jouer 4 son mari les jeunes 
premiers bernés, les vieux comiques au marquis de Verteilles, et 
les tyrans 4 M. de Kernovenoy. Cependant tout 4 coup, et, comme 
par miracle, cet éloignement envers les hétes de Saint-Hélio vint 
a céder, sans que, d’ailleurs, sa malice parit le moins du monde 
disposée 4 s'adoucir. Si son mari avait été capable de la mieux 
connattre, le soupcon lui serait aussitot venu qu'elle nourrissait 
quelque projet assez noir; mais le pauvre Robert n’éprouva qu'un 


1056 LIDOLE 


contentement sans mélange quand il la vit accepter de prendre 
part 4 une grande chasse qui deyait avoir lieu le lendemain de 
Noél dans les bois du marquis. 

Toute la noblesse d’alentour s’y donnait rendez-vous et l'on avait 
appris que la marquise y assisterait. Myriam en effet, cessait pour 
cette fois de se dérober aux instances de son pére. Le baron hu 
représentait qu’a elle aussi, il fallait du mouvement, de lair, de 
espace. Qui le sentait mieux qu’elle?... Kt pourtant que de sou- 
venirs, quand elle reprit sa robe d’amazone! Elle l’avait portée 
pour la derni¢re fois ce méme jour ou surprise par la présence inat- 
tendue de M. de Briey.sur la cote de Kernovenoy et voulant cacher 
son émotion 4 son pére, elle avait si témérairement lancé son cheval 
vers l’abime ; — ce jour qui avait vu le premier déchirement de son 
ceeur, qui avait été la veille du duel. 

Robert avait obtenu seulement la permission de rejoindre les 
chasseurs en forét. L’amiral et sa belle-fille deyaient suivre la chasse 
en caléche, 4 moins qu’elle ne les conduisit sur un terrain privé d’obe- 
tacles, ce qui n’était guére probable. Pourtant, en cette prévision 
un domestique menait un cheval en laisse. M™ d’Avrigné np était 
pas fort habile écuyére. Au reste, elle ne souhaitait guére de se 
méler & la chevauchée, car elle sayait bien qu'elle ne serait l'objet 
d’aucun empressement des chasseurs. On la cennaissait, on la 
redoutait parce qu’on la trouvait toujours froide, tranchante, maus- 
sade; on l'avait surnommée M™ la Bise. Pelotonnée dans la caléche 
sous un lit de cachemires et de fourrares qui mcommodaient fort 
l’amiral assis auprés d’elle, M™° la Bise devint subitement bien plus 
aigre quand dans la grande allée du bois elle apergut Myriam au 
milieu des habits rouges. 

Tous ces cavaliers devisaient, riaient, prenaient des attitudes et 
faisaient piaffer leurs chevaux. Ce manége était pour la marquise, 
rien que pour la marquise. Cela sautait aux yeux méme de loin, 
pour peu qu'on edt des yeux percants. Mais ee qui acheva de mettre 
M=* d’Avrigné hors d’elle ce fut de voir Robert, malgré ses dé- 
fenses, cavalcadant 4 la gauche de sa cousine et précisément entre 
Myriam et M. de Kernevenoy. — Monsieur, dit-elle & l'amiral, je 
suis fachée que la conduite de votre fils m’oblige 4 vous laisser seul. 

M™= la Bise aassitét se fit mettre en selle. L’amiral accoutumé 4 
ces tempétes et qui en avait vu d autres ne sopgea pas méme & 
répondre. Il trouvait bien trop de plaisir 4 se débarrasser des four- 
rures qui |’étouffaient, car le temps ce jowr-la était gris et presque 
tiéde ; il s’essuya le front et prit un bain d’air avee délices, pendant 
que 3& belle-fille s’avancait vers les chasseurs. La troupe juste- 
ment s’ébranlait, la meute déja déyorait la piste indiquée par 








L'IDORE 1057 


Martin Bataille. On allait attaquer un sanglier. M™ d’Avrigné eut 
4 peine le loisir d’échanger avec Myriam et le baron Hector les 
compliments d'usage; elle ne trouva point {du tout loceasion d’a- 
dresser 4 son mari l’orageuse semonce qu'elle avait préparée. Robert 
fuyait la seéne conjugale et galopait derriére la meute. M. de Ker- 
novenoy au moment de lancer son cheval 4 son tour invita sa fille 
4, le suivre. Mais la jeune marquise yoyant que sa cousine ne bou- 
geait poit pensa qu’elle ne pouvait la kisser seule et demeura. 
— Les trompes sonnaient, les chiens donnaient toute leur voix, 
le galop de trente chevaux ébranlait le sol; c était dans toute la 
forét un bruit grandissant et des clameurs infernales. 

— Je crois, dit la marquise, que nous aurions-désormais quelque 
peine a rejoindre la chasse; et puis vous ne le désirez peut-étre 
pas... 

— Ce n’est pas le désir qui me manque, c'est l’adresse, inter- 
rompit M™ d’Avrigné. Je ne suis pas, moi, une véritable amazone. 
Je ne tiendrai jamais de place dans la fable. 

— Qh! fit Myriam, avec douceur, votre appréhension est bien 
naturelle. Ces courses effrenées ne sont pas faites pour nous, elles 
offrent méme du danger. Une femme a cheval n’a guére de défense. 
Mais si nous renoncons 4 courir sous bois, rien ne nous empéche de 
gagner de vitesse la caléche de mon oncie d’Avrigné que je vois dans 
allée devant nous. Ce ne sera qu’un temps de galop. Je saluerais 
mon oncile avec tant de plaisir... 

— Soyez sir, madame, qu'il n’éprouverait pas un plaisir moins 
vif,... NON, pourtant sans quelque embarras, j imagine. 

La marquise la regarda; mais M™* la Bise avait commencé de 
siffler : — Voulez-vous me permetire de vous adresser une question? 
continua-t-elle. M. de Verteilles ne fait-il point partie de la chasse? 

—- Cette question me fait croire que vous ne connaissez pas 
M. de Verteilles. 

-—- Je vous demande pardon, je l’ai vu... une seule fois, il est 
vral... le jour de votre mariage. 

— Eh! bien, répondit Myriam, avec sa gravité hautaine, le mar- 
quis alors marchait 4 l’aide de sa canne qui ae lui suffit plus; il lut 
faut maintenant celle de mon bras. 

M™* d’Avrigné sourit : Ah! murmura-t-elle, comme se parlant a 
elle-méme, on a rarement vu si belle Antigone. 

— Madame, dit froidement la marquise, je vous renouvelle ma 
proposition de joindre la ealéche de |’amiral. 

— Je n’y vois aucun inconvénient, M. de Verteilles n’étant powt 
en forét. C’est mi, ce. n’est pas vous que M. d’Avrigné redoute un 
peu de voir... Oh! seuhement un peu. 





1058 L'IDOLE 


— Mon Dieu! fit Myriam, vous avez employé tout 4 heure un 
mot que je suis forcée de vous rappeler... C’est le mot : j’imagine... 
Quant vous prétez une pareille crainte & mon oncle, étes vous bien 
sire de n’étre pas toujours la victime d’une imagination trop vive, 
trop inquiéte sans doute pour ceux que vous aimez... Quant 4 moi, 
je ne connais pas de raisons 4 l’amiral pour avoir retiré 4 M. de Ver- 
teilles le respect et l’affection qu'il lui a toujours témoignés. 

M=* la Bise poussa sa monture plus prés de celle de sa compagne: 
Hl ne lui a rien retiré, dit-elle. Au contraire... Ges raisons vous les 
ignorez, je n’en doute pas; mais je vais vous les dire bien qu’elles 
soient un peu délicates 4 exprimer... Oh! vous serez indulgente... 
Au commencement de cet hiver, chez M™* de Lusanger qui n’est plus 
et qui vous a, je crois, légué son grand bien, |’amiral a beaucoup vu 
M. de Briey... C'est ce qui l’embarrasse 4 présent devant le mar- 
quis. 

Tout cela n’était que le plus abominable petit mensonge. L’amiral 
n’avait point revu le comte Maxence depuis leur rencontre dans 
cette méme allée du bois, au mois de mai. [li n’aurait éprouvé 
aucune répugnance 4 se trouver en présence du marquis, mais i en 
avait bien davantage 4 se retrouver avec Myriam 4 laquelle il ne 
pardonnait pas ses anciens dédains envers son fils préféré. C’était 
pour cela qu’il venait de faire tourner la caléche; c’était sa niéce 
qu il fuyait. 

— Madame, répondit la marquise trés-pale, mais toujours calme, 
je vais donc rejoindre M. d’Avrigné, seule et sans retard; & moins 
qu'il ne vous plaise que devant vous je lui demande si vraiment, 
il me fait & ce point injure? Jusque-la... 

— Jusque-la, interrompit Léopoldine, vous croirez que mon ima- 
gination travaille toujours... Oh! je ne veux pas vous retenir, 
madame, mais seulement vous donner un conseil. I! y aura d'autres 
chasses, et d'autres occasions pour vous de rencontrer l’amiral cet 
hiver. Vous feriez bien de les attendre... 1 n’y a point de fidélités 
si longues qu’elles ne finissent par se lasser...'Et quand on est beau, 
riche, partout recherché... Enfin M. d’Avrigné sera bien moins en 
peine devant M. de Verteilles et devant vous, dans quelque temps... 
quand le comte Maxence sera marié. 

Myriam ne répondit pas et mit son cheval au galop. 

Ce qui se passait dans son esprit et dans son cceur, elle essaya 
d’'abord de s’en rendre compte et n’y réussit pas. C’était comme un 
souverain dégodt de toutes choses, comme un déchirement mortel. 
Au train dont son cheval dévorait l’espace, elle allait atteindre la 
caléche ; mais elle le fit tourner brusquement et l’engagea sous la 
ramure. Les chénes entrechoquaientjau-dessus de sa téte leurs longs 








L'IDOLE 1059 


bras dépouillés; la route qu’elle suivait la ramena au bord de la 
Veyle. Elle entendait 4 ses pieds le mugissement de l'eau, 1a-bas, 
au fond du bois les trompes, la meute hurlante. Tous ces bruits 
arrivaient 4 son oreille comme a travers un réve. N’était-ce pas des 
échos de l’autre monde?... Quanta celui-ci, il lui semblait qu’elle n’en 
était plus. Du moins jamais elle n’avait éprouvé cet honnéte et vio- 
lent désir de cesser 4 !’instant d’en étre. Jamais elle n’avait senti si 
vivement que tout y est petit, faux et lache. Tout 4 coup, elle arréta 
sa monture et passant lentement la main sur son front comme pour 
se rappeler a la raison et a la réalité, elle dit tout haut : Pourquoi 
donc M. de Briey ne se marierait-il pas ? Est-ce que je suis 
folle? 

Puis elle eut un sourire convulsif. Sa bouche charmante s’ouvrit 
comme un arc trop tendu qui va se briser. La douleur et le dédain 
S'y peignaient avec trop d’éloquence. De pareils sourires devraient 
déchirer les lévres. La jeune marquise venait de reconnaitre le 
chemin ou: le hasard l’avait conduite: c’était celui de Garnoét. 

Machinalement, elle le suivit... Mais sa volonté vraiment était- 
elle étrangére au choix de ce sentier? Bientdt elle apercut les 
premiéres masures du village blotties sous les arbres. Plus prés de 
la riviére s’élevait une maison de meilleure apparence, aux murs 
blancs, au toit de tuiles rouges et qu’entourait un jardin : Crest la! 
dit-elle. 

Un instant, elle eut la pensée de ne pas aller plus loin; mais une 
force invincible désormais la poussait en avant; et toujours, elle 
murmurait: C’est 1a. 

Oui, c’était bien 14 qu’au dernier printemps, le comte Maxence 
achevant lentement sa convalescence aprés sa blessure, s’était retiré 
pour étre plus prés de Saint-Hélio. Une seule personne, au chateau, 
lignorait. C’était elle. Tout le monde connaissait et admirait cette 
patience généreuse et ce grand respect. Elle seule ne s'en doutait 
méme pas. Au moment ou elle l’avait appris, déja, il ne lui était 
plus permis de paraitre le savoir. A présent la maison était close. 
Rien de plus juste. Un grand amour y était mort; ce n’était plus 
qu'une tombe. 

Myriam en fit le tour. Arrivée de l’autre cdté, celui qui regar- 
dait au loin le ciel gris se confondant comme une double brume 
avec la mer, elle vit un homme a l'une des croisées. Il la salua 
et sourit. Alors la marquise tourna bride encore une fois. 

Le capitaine Gourmalec qui fumait sa pipe a cette fenétre rentra 
en se frottant les mains dans sa chambre, disposa sur la table son 
écritoire, du papier, une plume taillée de frais, le flacon d’eau-de- 
vie qui était plein, la carafe qui était aux trois quarts vide et se 





‘\ 


1060 LIDOLE 


mit 4 pester; il voyait bien le gingembre, mais il ne trouvait pas 
le poivre. 

Enfin, i le découvrit, s’assit, fit la mixture, en but une gorgée 
et trempa sa plume dans l’encre : Allons! grommela-t-il, ce n'est 
pas aujourd’hui que mes idées déraperont comme la yeune Anna 
l’an dernier 4 Sunderland. Je sais que dire. 

Et il écrivit : 


« A monsieur le commandant Humbert, 4 Paris. 


« La présente est pour vous apprendre que nous avons le vent 
« debout. Laissons-nous pousser et ne capotons point. Gourmalec 
« yous a promis de veiller, il tient sa promesse. Aujourd’hui, il 
« faisait son quart, et vous allez savoir ce qu il a vu. 

« Il faut croire que nous occupons joliment les petites pensées 
« de Ja jeune dame, car, cette aprés midi, elle est venue de sa 
« personne et a cheval en reconnaissance de notre cdté. Par 
« exemple, je crois bien que je lui ai produit l’effet du diable a sa 
« fenétre. Elle m’apercoit et psstt!... la voila partie! Elle court 
« encore... » 


La dessus, Jean-Pierre Gaspard interrompit sa lettre en se 
disant : Pourvu qu’elle n’aille pas se casser contre les chénes!... 
Ob! oh! nous la youlons tout entiére, Ja mignonne! Les morceaux 
n’en seraient pas bons. 

Tourmenté par cette crainte si charitable, il entra dans Ja cham- 
bre voisine et ouvrit la fenétre garnie d’épais yolets qui donnait de 
autre cdté de la maison sur le jardin et la route du bac. I] ne 
vit rien que le branchage noir, mais il entendit un furieux galop 
et plus loin la meute et les cors. — Sarpebleu! reprit-il, ce sont 
les habits rouges, elle va rejoindre la chasse. Voila un accoutre- 
ment de mascarade qui a bel air et qui siérait bien 4 notre Maxence... 
Je suis sir qu'elle le trouverait encore plus beau. 

Puis le bon Gourmalec poussa un grand soupir : — Mais le 
jeune homme n’est pas la! 

Tout pensif il retourna 4 son grog et A sa lettre. 

Myriam avait couru longtemps la fi¢vre aux mains, la téte en feu. 
Cent fois les branches basses frdlérent son visage qu’elles auraient 
da déchirer ; les brusques ressauts du terrain la mirent en danger 
d’une chite mortelle. La jeune marquise edt été insensible en ce 
moment 4 d'autres périls. Deux pensées l’obsédaient. Les derniers 
mots de sa cousine d’Avrigné retentissaient & son oreille : — Quand 
le comte Maxence sera marié!... Mais cette famme d’éducation si 














LIDOLE 1061 


vulgaire, n’avait elle point menti dans la bassesse de son cour? Si 
cela était vrai, que faisait Gourmalec 4 Carnoét? Myriam le con- 
naissait ; elle savait que c’était lui qui, avec le commandant Humbert, 
assistait naguére M. de Briey dans le duel, qu'il avait soigné le 
blessé dans sa maison ou jamais il ne se serait avisé de demeurer, 
pour sa propre satisfaction un seul jour. Ses intéréts l’appelaient 
au lom. Veillait-il 4 ceux d’un autre. Pourquoi était-il 4 Carnoét? 

— Que m’importe? murmura-t-elle. D’ou lui venait cette curiosité 
douloureuse? Le capitaine Gourmalec avait apparemment bien le droit 
d’étre chez lui. Le comte Maxence avait le droit d’aimer une femme, 
et méme toutes les femmes, ume seule exceptée. Ce droit, c était 
envers elle quil cessait de lavoir. Il n’y avait qu’elle justement 
qu’il ne lui fat pas permis d’aimer. 

Myriam se sentait brisée. L’accablement succédait en elle au jeu 
violent des nerfs et au feu de la fiévre qui !’avaient soutenue depuis 
une heure. Elle laissa flotter la bride et son cheval fatigué, trempé 
de sueur, ralentit aussit6t son allure. La marquise n'y prit point 
garde et continua d’avancer dans la direction du bac, le front incliné, 
les yeux 4 demi clos, comme si elle avait voulu se prémunir contre 
les visions qui se levaient devant elle sur le chemin. Ce fut ainsi 
qu'elle atteignit sans le voir un homme qui marchait lentement 
dans le méme sentier. Elle ne l’apercut qu’a linstant ou uf se ran- 
geait pour lui livrer passage. — Martin! dit-elle. 

Le vieux garde avait préparé la journée; mais l’age qui commen- 
cait & alourdir ne lui avait pas permis de prendre une part plus 
active 4 la chasse, il retournait pédestrement au chateau. A l’appel de 
sa maitresse il tressaillit de tout son corps. Depuis six mois, elle 
avait cessé de lui adresser la parole et se bornait quand elle le ren- 
contrait, 4 lui rendre son salut d'un signe ou d’un geste toujours bref 
et sévére. Elle n’oubliait pas que sa cruelle rencontre avec Maxence le 
soir du mariage, avait été l’cauvre du vieux serviteur. Depuis, elle en 
avait assez souffert pour que son ressentiment ne s éteignit point; 
mais en ce moment, ayant si peu de courage contre elle-méme, com- 
ment en aurait-elle eu contre les autres ? 

— Martin, dit-elle, je n’en puis plus. Aide-moi 4 descendre, je 
ten prie. 

I] présenta salarge main calleuse, la marquise y mit son petit pied 
et se laissa glisser 4 terre. Elle se soutenait 4 peine etrencontrant un 
arbre elle s’y adossa. Le mouvement de la course avait détaché ses 
cheveux qui lui couvraient presque tout le visage; il en devina 
plutét qu'il n’en reconnut l’effrayante pAleur ; mais il vit ces petites 
mains tremblantes, et mettant un genou sur le chemin, dans le lit de 
feuilles seéches: — Vous ne m’en youlez donc plus? demanda-t-il. 


1062 LIDOLE 


Myriam sans répondre s’appuya sur cette vieille épaule fidéle. Les 
larmes qui la suffoquaient éclatérent. Le vieillard en sentit une ou deux 
qui roulaient jusque sur son visage et recut, comme en extase cette 
pluie bénite : Oui, oui, disait-il, pleurez, cela vous soulagera peut- 
étre, mais, moi, le vieux Martin, moi qui suis un homme des bois, je 
peux sécher ces pleurs la d’un mot ét je le ferai. On ne mempé- 
chera point de parler et vous-méme 4 présent vous aurez beau me 
le défendre! Tout le monde vous aime; mais les autres en vous ai- 
mant pensent 4 eux. Pourvu que vous les rendiez heureux, ils ne se 
soucient guére que vous ayez les yeux rouges le matin et que votre 
visage devienne blanc comme si tout votre sang voulait s'en aller de 
vos veines. Le vieux Martin yous aime pour vous, et jamais il n'a 
pensé a lui. I] a eu de la patience depuis six mois. Vous ne lui disiez 
rién, il ne -voulait pas vous importuner ni vous facher davantage 
quoique souvent il ait senti son vieux coeur bien gros; il espérait 
que vous reviendriez, 4 lui quelque jour. [ln’y a que lui que vous ne 
craigniez point. En attendant, il travaillait 4 rassembler de quoi vous 
consoler et vous faire voir clair dans les jours 4 venir, quand le mo- 
ment aurait sonné. Allez! il sait d’ou vous venez maintenant. De la 
maison de Carnoét, n’est-ce pas? Vous l’avez peut-étre trouvée fermée 
si le maitre est allé 4 Vannes ou 4 Nantes pour voir son navire. 
Crest cela qui vous fait peur et qui vous fait pleurer... mais Gour- 
malec reviendra, il a promis détre 14 toujours, et Martin depuis 
un mois a fait bien des fois le chemin, car c'est 14 ou l'on apprend 
ce que pense le jeune homme... 

— Tais toi! balbutia Myriam. Je ne veux pas savoir de qui tu 
parles. Et si je le savais, je te répondrais : Que m’importe... 

— La, mon Dieu, que vous importe? Ce n’est pas la peine de vous 
cacher du vieux Martin ni de vous mentir 4 vous méme devant lui. Mais 
si vous le voulez, mettons que cela ne vous fait rien.. Oh! rien de rien! 
de ne vous dirai donc pas que le jeune homme s’est retiré chez lui en 
Bourgogne parce qu’a Paris il a de la parenté qui voulait le marier. .. 
Il y a des gens qui'se mélent de tout... Lui, bien sir, ne voulait 
pas. Mais alors on jasait, on disait pourquoi; le duel a fait du 
tapage. Cela ne lui convenait point. I] parait qu’en Bourgogne 
il a un chateau. Il nen sortira plus 4 présent. Et c'est la quil 
attendra. 

— Tais toi! Tais toi! s'écria-t-elle; ce que tu dis ne te fait-il pas 
peur? Que vas-tu penser de moi qui t’ai écouté, de moi qui suis 
pourtant la marquise de Verteilles ? 

— Ce que je penserai de vous? répéta Martin... Oh! la ce que jen 
ai toujours pensé depuis le matin... Vous vous en souvenerz bien de 
ce matin 1a, il y a quinze ans, quand yous montiez sur mon épaule 








L'IDOLE 1063 


le long du vieux jasmin contre la fenétre de la tour? Je me disais alors 
que vous étiez la petite élue du bon Dieu!... 

— Ecoute, interrompit la marquise, qu'agitait un tremblement 
convulsif, voici la chasse qui revient. Je veux regagner le chateau 
avant qu'elle n’y rentre; il me semble quun malheur m’y attend et 
que je vais étre punie. 


lil 


Punie, elle crut l’étre. 

Vers le milieu de l’aprés-midi, le marquis s’était subitement 
trouvé fort mal. Il eut une longue syncope. Tout le monde craignit 
que ce ne fit le commencement du dernier sommeil. Pourtant il se 
réveilla au bout d'une heure et déja I’on se rassurait autour de lui. 
Son premier mot avait été pour demander la marquise. Apprenant 
que Myriam n’était pas encore de retour, il dit : J’attendrai. Priez 
la méchante visiteuse de repasser ce soir. 

— De quelle visiteuse voulez-vous parler, monsieur le marquis ? 

[1 se mit 4 rire : Mes enfants, reprit-il, je parle de la Mort. 

Les gens se dirent : Il divague. 

On lavait porté sur son grand lit pesamment drapé; sa chambre 
située au-dessus du salon avait justement la méme grandeur. Les 
murailles en étaient tendues de soie verte; le plafond en était fait 
de riches solives; le parquet de traverses de chéne et d’acajou 
massif, suivant la mode introduite au dernier siécle, dans la pro- 
vince, par les riches armateurs de Nantes, grands marchands de 
bois des fles. Toute cette décoration sévére rendait la vaste piéce 
fort sombre. 

Le malade eut encore une fantaisie que l’on attribua au délire; 
il commanda qu’a l’instant, on allumat les grands candélabres de la 
cheminée et le lustre en cristal de Hollande. Trente bougies répan- 
dirent un flot de lumiére. Une des femmes de service dit en frisson- 
nant : Il veut voir la visiteuse. 

Le marquis, lui, se disait : Je lirai sur le visage de ceux que je 
quitte... 

Un autre serviteur se prit 4 grommeler : Ne dirait-on pas d’une 
féte? 

Celui-la, le mourant l'entendit : Ne sera-ce pas une féte pour la 
fiancée du comte Mazence, murmura-t-il... 

..- Qui, oui, la féte de la délivrance! 

Myriam entrait alors précipitamment. En traversant le parc, elle 
avait rencontré un émissaire qui‘se rendait 4 Vannes pour y quérir 

20 MaRS 1876. 69 


1064 LIDOLE 


l’abbé de Verteilles, chanoine de la cathédrale et cousin du marquis. 
Elle ne prit point le temps de quitter sa sobe d’anaazane. 

—— Bonjour, mignonpe chasseresse! lui dit Je malade. 

Et sourmnt encare: dJ'espére, ajouta-t-il, que les coureurs de 
sanglier ne vous suivent pas... Ils font bien du bruit, ces habits 
rouges! 

Myriam le regarda. Cette gaieté la déchirait. Mais aussitét elle en 
vit la cause sublime et profonde. La paix était rentrée dans le ceur 
du yieillard aprés les derniers erages. Il lui apparut de nouveau 
transfiguré. Cette face décharnée avait retrouvé subitement toute sa 
sérénité d'autrefois; la flamme du supréme renoncement s’allumait 
dans ces rides; l’espérance augusie illuminait ce masque mortuaire. 
La jeune femme vint s’agenouniller auprés du lit; i] passa suivant sa 
coutume la main sur sa chevelure et, se soulevant par un grand 
effort, il se pencha et lui mit un baiser au front. 

D’un geste alors, il congédia les serviteurs. 

— Chére fille, je ne pouvais partir sans vous avoir revue. Je vous 
dois ma bénédiction en retour des joies que vous m’avez données. 

— Non, murmura-t-elle, non, monsieur..., vouS ne me devez 
plus que le pardon. 

— On a reconnu la-haut qu'il fallait me laisser au moins le 
loisir de payer ma dette. Dieu est bon, voyez-vous; il n’a pas voulu 
que vous eussiez plus tard 4 dire de Louis de Verteilles : Il est parti 
comme un vilain sans prendre congé. 

— Monsieur, dit Myriam 4 voix basse, vous ne pouvez com- 
prendre le mal que vous me faites. Etes-vous sir que je mérite 
encore votre tendresse? Savez-vous si je suis toujours restée digne 
du bien que vous m’avez fait et que vous pensez de moi? 

— Vous avez été ferme, loyale et fidéle. Aussi la récompense vous 
arTive... 

— Et w javais cessé d’étre loyale? s écria-t-elle... Si j’avais cédé 
une fois 4 des pensées?... 

— Une fois. Avez-vous dit une fois? 

Et le marquis se remit 4 rire doucement : Rien qu'une fais! 
répéta-t-iL. Encore faut-il que vous ayez beaucoup souffert pour vous 
étre abandonnée a cetie grande révolte intérieure?... Puis-je savoir 
si elle a été durable?... Combien avez-vous donné de minutes 2 ce 
péché noir? Une fois!... O pureté charmante et sainte, quel dom- 
mage que la vie doive te troubler un jour!... Chére fille, fais appro- 
cher ta mignonne oreille. Ferme les yeux pour écouter ce qu'il me 
reste & te dire... Tu as été l’épouse sans tache d'un fantOme, tu seras 
I'épouse glorieuse du plus beau et du plus noble des vivants. 

— Oh! fit-elle, aprés ce que je viens de vous dire... 














L'IDOLE 1065 


— N’est-ce pas aujourd'hui le 26 décembre? reprit le vieillard... 
Deux printemps, deux étés, deux automnes, presque trois hivers, 
oh! le deuil maussade. Sij’ajoute 4 toute cette longue suite de jours 
les six mois écoulés depuis que vous étes devenue marquise de Ver- 
teilles je vous aurai fait tristement attendre. 

— Epargnez-moi, monsieur, je vous en prie. 

— Mais aussi, marquise, la Noél de ta seconde année sera le jour 
de la renaissance... Moi, je vous encouragerai, je vous souriral 
sous ma pierre... Ce jour-la4 vous m’apporterez des fleurs, et sil y 
avait un bouton sous Je givre dans mon jardin des roses, ce souvenir 
me serait bien cher... Ne m’interrompez plus Myriam... Il faut que 
je conserve, mes forces... Sachez, enfant, que j'ai tout prévu... Crest 
moi qui veux régler votre bonheur. Le méme lieu qui a vu I’ épreuve 
doit en voir le prix enfin obtenu... Vous Taurez mérité tous des 
deux. C’est 4 Saint-Hélio, le 26 décembre dans deux ans, que vous 
recevrez M. de Briey... 

— Vous étes sans pitié, Monsieur, murmura Myriam... Vous ne 
pensez pas que je pourrais étre morte moi-méme auparavant de 
douleur et de regrets. 

— Gardez-vous en bien, dit-il, car il me serait demandé compte 
la-hant d’un si grand dommage causé ici-bas. On me dirait: Voila 
donc le bien que tu as su faire!... Nous ne t’'avions pas demandé de 
nous rendre cette enfant. S’il ne s-agissait que de la reprendre nous 
n’avions pas besain de tol. 

— Pourtant, reprit-elle, votre bonté m'accable. Et je vous le dis, 
elle me tue... 

— C’est ici que viendra le comte Maxence, contmua le marquis. 
Et d’abord vous lui direz que je l'ai béni comme je vous bénis vous- 
méme... Maintenant, allez, ma fille. Mon heure est plus proche que 
personne autour de moi ne veut le croire et il mereste 4 remplir 
envers vous le dernier des devoirs, le plus difficile de tous... Avec 
Vaide de Dieu je P accomplirai... Mon ‘Dieu, vous permettrez que mes 
léyres ne se glacent point trop vite... Pensez-vous, marquise, que la 
chasse soit terminée et que je revoie bientdt votre pére. 

Ii sembla qu'une puissance mystérieuse lui envoyait 4 l’instant 
une réponse : les trompeséclatérent de l'autre cdté de la Veyle. Une 
partie de la chasse revenait au chateau. Un grand repas y avait été 
préparé, la table méme était dressée et supportait trente couverts. 
Les chasseurs entraient dans le bac laissant derriére eux les piqueurs 
et les valets qui feraient passer les chevaux et les chiens. Aprés une 
rude journée, excités par la course, le plaisir et le succés, car le 
sanglier avait été pris, tourmentés par un appétit sauvage, ils for- 
maient vraiment une bande joyeuse; le baron Hector lui-méme gagné 


1066 L'IDOLE 


par l’exemple, au milieu de cette jeunesse, se déridait ; on l’avait vu 
rire. 
Martin Bataille alors se fit voir dans le parc et ne dit qu'un 
mot. 

Seul M. de Kernovenoy mit pied 4 terre. Le bac s’en retourna vers 
l'autre bord. Les rires s’éteignaient, l’appétit point. Le jeune comte 
de Lizouet proposa d’aller surprendre la chatelaine de la Volanditre 
qui avait faussé compagnie 4 lachasse et s’était opiniatrée 4 rentrer 
chez elle. 

Elie serait bien forcée de dépeupler ses garde-manger et sa cave. 
Tous alors se récri¢rent : — Il a vingt ans! il n’a peur de rien! 

Ne point souper pourtant, c'est chose dure, quand on a couru 
un sanglier. Le plus vieux de la bande, un chasseur quinquagé- 
naire endurci, qui ne cachait point sa mauvaise humeur, se mit 4 
grommeler entre ses longues dents, aiguisées sans espérance. 

— Boismorand dit qu'il n’avait jamais rencontré la mort au 
moment de se mettre 4 table! s’écria M. de Lizouet. 

— Je le crois bien, fit un autre. Cela n’arrive pas heureusement 
tous les jours. 

— Mais il ajoute que ce ne devrait pas étre une raison, continua 
le jeune homme, et que nous aurions bien pu souper 4 Saint-Hélio 
sans faire de bruit. Boismorand, vous étes féroce ! 

— Sans faire de bruit! répéta le cheeur. Impossible ! 

M. de Kernovenoy dévora les allées du parc. Comme il entrait 
dans le logis, deux serviteurs vinrent au-devant de lui pour le mieux 
informer de ce qui s'était passé pendant son absence. Il les écarta 
d'un geste. Que lui;voulait-on? Ces gens avaient-ils la prétention de 
l’éclairer ou de le consoler? Il y a une consolation qui se trouve 
toujours 4 la portée de celui qui veut la saisir... Sans doute, u 
aurait mieux fait d’armer plus vite son pistolet, quinze ans aupara- 
vant, 4 Kernovenoy, dans la chambre de la Tour... Quant a ce nou- 
veau coup dont sa destinée le frappait, il devait bien le prévoir. Mais 
il voulait le mesurer de ses yeux, il entendait ne rien apprendre 
que par lui-méme. Arrivé sur le seuil de la chambre mortuaire, la 
pensée lui vint pourtant de céder, dese dérober, des’enfuir, d’aller 
s'enfermer 4 Kernovenoy, de laisser tout s’accomplir, sauf 4 se dé- 
livrer, si la servitude de la colére et le poids de sa défaite devenaient 
trop lourds. Mais i] était trop tard. Le malade l’avait vu. 

— Ma fille, dit-il 4 Myriam, je veux étre seul avec votre pére. 

Et d’une voix déja raffermie, il ajouta : Hector, je n’attendais 
plus que vous. 

Myriam sortait en chancelant. Le baron Hector s’approcha du Iit. 
Le mourant sourit 4 cette figure sombre penchée sur la sienne : 








L'IDOLE 1067 


— Oh! dit-il, on a cru que j’extravaguais quand j'ai fait allumer 
toutes ces bougies. 

— En effet, monsieur, dit le baron, voila bien de la lumitre. 

— C’était pour ne rien perdre de ce qui allait se passer sur votre 
visage. J’y lis comme dans un livre, mon pauvre Hector. Voulez- 
vous que je vous dise votre pensée? 

— Vous la connaissez donc mieux que moi? 

— J'ai quarante ans environ de plus que vous. Eh bien! s'il était 
en votre pouvoir de me dire : Prenez-en la moitié, prenez-moi vingt 
ans et vivez! je crois que vous le diriez sans regret. 

— Sans regret, mensieur, si ce sacrifice devait vous servir. 

— Est-ce bien yous qui seriez sacrifié? demanda le marquis. Ne 
serait-ce pas plutdt cette enfant, que je viens de prier de nous 
laisser seuls? Car nous avons 4 causer ensemble... 

— Mais ce serait un marché inutile, continua M. de Kernovenoy, 
sans youloir prendre garde 4 ces derniéres paroles. Vous n’avez 
pas envie de mourir. 

— Et vous, reprit le vieillard, vous ne souffrirez pas, vous ne 
voulez pas que je meure!... Mon Dieu, tu l’entends! Prends garde 
que tes desseins ne soient contrariés par plus puissant que toi... Tu 
me rappelles, mais je ne saurais t’obéir. Le baron Hector ne le veut 
pas ! je suis 4 lui, non 4 toi... As-tu jamais laissé 4me humaine se 
remplir d’un plus bel orgueil ? 

— Vous vous trompez, répondit le baron, en se laissant tomber 
lourdement sur un fauteuil au pied du lit, je ne pense point que vous 
soyez 4 moi. Tous tant que nous sommes, je crois que nous n’appar- 
tenons ni aux autres, ni 4 nous-mémes. Nous sommes les jouets 
d'une puissance qui, pour étre aveugle, n’en a pas moins des moque- 
ries implacables. 

— Quel nom donnez-vous 4 votre puissance aveugle? fit le malade. 
Voulez-vous que nous l’appelions la Nature?... Eh bien! il me 
semble que c’est moi qui la bravais depuis trop longtemps. Etait-il 
conforme 4 sa marche accoutumée que je fusse encore debout 4 mon 
age, je vous le demande? I.a chute du vieil arbre vous incommode, 
je le concois bien, mais ne deviez-vous pas penser qu'elle était 
prochaine? Il est certain qu'un grand changement dans vos projets 
peut s’en suivre. Qu’avez-vous fait pour vous y préparer? 

— Rien. 

— Je m’en doutais. Voila méme une des raisons que je me trou- 
vais encore hier pour souhaiter de durer, car ce n’était plus vivre. 
Mais j’avais d'autres raisons, sil faut l’avouer. Moi qui crois 4 une 
puissance clairvoyante gouvernant le monde, je l’ai priée de my 
accorder encore quelques misérables années. Une faiblesse, Hector, 





1068 LIDOLE 


la derni¢re; et pis que cela, un souhait déloyal. Je manquais 2 la 
partie morale d’un contrat que vous connaissez... 

— Je suppose que personne ne yous en a demandé Fexécution? 
s'écria M. de Kernovenoy avec un rire violent; et moi qui ai bien 
droit de l'interpréter ce contrat, je la refuse. 

— L’esprit de l'homme est mobile jusqu’d son dernier jour, 
reprit M. de Verteilles. Je me trouvais bien ici-bas, je céde mainte- 
nant a la vive espérance d’étre mieux ailleurs et je salue la mort qui 
m’ayait oublié. Il m’est doux de savoir que je serai pleuré surtout 
par celle que mon départ va décidément affranchrr... 

— Vraiment, dit le baron, voila un détacheinent admirable. 

— Avez-vous pensé que lorsque la marquise, votre fille, quittera 
ses habits de veuve, elle aura presque vingt-deux ans? 

— Je n’ai point fait cette réflexion..., mais yous, monsieur, Yous 
pensez a tout. 

— J'ai donc fait mon temps, j'ai remplt Pinterregne. 

— Monsieur... 

— Jai vécu autant qu’il me fallait vivre. Seulement |’ heure va 
sonner. Continuons de causer, mon cher Hector. 

— Comme il vous plaira. Je suis persuadé qu'il vous reste encore 
de longs jours et je ne sais ce que vous pouvez avor & me dire. 
Pourtant je vous écoute. 

— Je cherche dans mes souvenirs, dit le vieilfard. Ai-je cennu 
plus belle vie que la votre? je ne le crois pas. La mort de ta baronne 
Marie semblait |’avoir détruite. Le grand amour que vous avez reporté 
sur votre fille I'a réparée. Et cependant, Hector, que de fautes? 

— Qui n’en a commis? Si yous le connaissez cetul-l+, monsienr, 
nommez-le. 

— Celui-la, ce n'est pas moi, comme yous I’allez voir. Mas le 
pire, ce n’est pas de commettre des fautes; c'est de s’affranchir du 
regret qu’elles devraient causer, c’est de s’ériger en élu de soi- 
méme, a qui Ie mal est permis comme le bien. On assouvit sa pas- 
sion; aprés quoi I’on se cite 4 son propre tribunal et on s’absout, 
parce qu’on est a la fois partie et juge. Voild le funeste orgueil! 
Tout le monde n’en est pas également possédé; i! y a des hommes 
qui gardent la liberté de se juger, de se condamner et de se punir. 
Regardez-moi, Hector. Si je vous disais : Ce n'est pas des fautes 
que j'ai commises, c’est un crime, n’en seriez-vous pas bien étonné? 

— Vous, monsieur, balbutia le baron en se tevant brusquement. 
Vous, un crime! Vous, un gentilhomme dune réputation si haute! 

— Et un gentilhomme chrétien, ne vous en déplaise. Ce que jai 
fait, je ’expie depuis quarante ans... Quant 4 vous, baron Hector, 
Si vous aviez réussi 4 faire tuer M. de Briey... 














EP DOLE 106) 


— M. de Briey... Al! c’est A bai que vous voulez en venir... 
Est-ce que ce sujet n’est pas éteint entre nous?... Quoi, monsieur, 
méme & cette heure!... 

— A cette heure justement tout se réveille... Je yous disais donc 
que si vous aviez fait tuer M. de Briey, fussiez-vous comme mei sur 
le seuil de Fautre monde, vous essayeriez encore de vous persuader 
que c’était votre droit. 

— En vérité, je n’essaierats point. 

— Vous le croiriez!... 

— Je le croirais... Oh! je suis mcorrigible et je n’avais pas 4 vous 
Vapprendre. Vous le saviez! 

Le vieillard eut un soupir de découragement : H faudra bien que 
j'arrive a vous convaincre, murmura-t-il, mais grand Dieu! que je 
suis las ! 

Il laissa retomber sa téte sur ses oreillers et ferma les yeirx. M. de 
Kernovenoy courut 4 lut. Les paupitres du moribend se rouvraient 
lentement : Hector, dit-il, yous ne croyez pas & mon crime. 

Le baron leva tes épaules : Nor! fit-it; nom, monsieur, je n’y crois 
pas. 

— Vous avez pourtant éprouvé si favais envers votre fille une 
tendresse profonde... 

— Je conviens que yous men avez fait subir une fois la rude 
expérience. 

— Et jamais # ne vous est arrivé de vous demander pour- 
quoi? | 

— Comment me le serais-je demandé? ne l’ai-je pas aimée nlus 
fortement encore? Je ne comprends pas qu'on l’aime & demi... Oui, 
votre tendresse a été profonde; mais pouvait-elle étonner la mienne? 
Elfe n’a pu que la blesser, car fai wu celle que vous aviez choisie 
pour lui donner votre ceeur, oubher un instant que je lavais formée 
du mien. J’ai pu douter de Ia puissance des liens dua sang... Tout 
cela est effacé. 

— Approchez! fit le vieillard, 4 voix basse. Avez-vous parlé de 
sang?... C’est un mot qui peut bien faire peur aux mourants, n’est-ce 
pas?... Savez-vous comment la mrtre de votre baronne Marie, la 
comtesse Réjane d’ \vrigné, la femme du comte Alain est deverue 
veuve? 

— Je crois, dit le baron, que le comte Alain a péri de mort vio- 
Jente et qu’il l’avait bien mérité. 

— Approchez encore... Avez-vous dit : de mort violente?.. 
Savez-vous qu’on avait marié par contrainte Réjane de Trémélyan, 
c était son nom... Savez-vous qu’ auparavant elle m’armait? 

— Je crois en effet, l’avoir entendu dire, et voila sans doute la 





1076 L'IDOLE 


raison de votre vive amitié envers la baronne Marie et plus tard 
envers sa fille... 

— Attendez! reprit le vieillard en secouant la téte... Savez-vous 
qu'Alain d’Avrigné avait fait de la comtesse la plus malheureuse de 
toutes les femmes, qu'il l’avait ruinée sans scrupules... 

— Cela, répliqua Ie baron en souriant, je dois le savoir puisque 
jai épousé sa fille sans dot. 

— ... Quil l’outrageait et la maltraitait méme... Savez-vous que 
dans un moment de désespoir elle répondit une fois, uae seule fois 
aux billets, que je n’avais cessé de lui faire parvenir depuis sept ans? 
ce fut sa seule faute, et ma fidélité avait été indomptable. Le comte 
Alain saisit cette réponse. Jamais il n’y eut de duel si secret... 

— Un duel? interrompit M. de Kernovenoy... entre vous? 

— J’aurai eu deux duels en ma vie. Avec le comte Alain autre- 
fois... Avec vous, Hector, 4 cette heure. Et je vous le dis, je sorti- 
rai vainqueur du second comme du premier. Je vous arracherai la 
liberté de Myriam... Mais avec le comte Alain, c’était un combat 
sans but comme sans espérance. Chacun des amis qui nous assis- 
taient avait fait le serment de ne jamais le révéler. Tous sont morts 
depuis longtemps... Mon ennemi tomba frappé d'une balle au front. 
Il passa pour avoir été tué dans ses bois par un braconnier. Et 
comme c’ était un homme dur et méchant, on le crut. 

— Mais! fit le baron... Et la comtesse? 

— Elle lecrut d’abord comme tout le monde. Je ne sais quel avait 
été le dessein de son mari. II ne lui avait pas parlé de la lettre sur- 
prise et sdrement il n’en aurait parlé qu’a elle. Pourquoi s’était-il 
tu jusqu au moment du combat? Peut-étre se promettait-il, si j'avais 
succombé, de venir lui faire le brutal et cruel hommage de ma mort. 
Peut-étre aussi le courage lui aurait-il alors manqué... Qu'en pensez- 
vous, Hector? Comment auriez-vous agi auprés de votre fille si 
Robert d’ Avrigné avait tué le comte Maxence?... 

M. de Kernovenoy, toujours penché sur le moribond, se re- 
dressa brusquement : Je crois, monsieur, dit-il que nous y reve- 
nons... 

— Kcoutez! reprit le vieillard... je ne suis pas au bout de mon 
récit, mais je vais franchir un assez long espace de temps... La com- 
tesse Réjane était veuve depuis deux ans... Quand la marquise de 
Verteilles, dans deux ans, aura accompli l’épreuve du veuvage, que 
ferez-vous pour l’empécher d’aimer et d’étre aimée librement?... Vous 
ne répondez pas... Ecoutez encore... J'allais étre heureux... Vous me 
regardez et je vous épouvante... Un détestable bonheur!... C'est de 
cette facon-la que vous auriez été heureux, vous qui me blamez, si 
l'épée de Robert d’Avrigné avait été plus sire... Ah! je peux dire 














LIIDOLE 071 


pourtant que je ne m’abusais pas sur ce second crime, pire que le pre- 
mier peut-ttre. Mais j’essayais en vain de m’y arracher... Celle qui 
avait appartenu trop longtemps a l'homme que je venais de priyer 
de la lumiére du jour allait 4 mon tour m’appartenir... Est-ce que 
vous n’aviez point révé quelque chose depareil, Hector? Vous auriez 
gardé votre fille. Moi j’aurais conquis M™ d’Avrigné... A vous 
comme a moi le couronnement du meurtre, |’amour devenu le prix 
du sang! Ne me condamnez donc point! La comtesse était sans mé- 
fiance. Vingt fois j’avais voulu fuir ou me jeter a ses pieds, confesser 
tout. Cependant le jour de notre mariage était fixé. Je ne fuyais point 
et je gardais mon affreux secret, l’horreur de ma situation me déchi- 
rait... Vous avez connu ces déchirements, Hector:.. Et pourtant 
yous ne faisiez que méditer une action abominable. Vous ne l’a- 
viez pas accomplie, vous ne deviez pas l’accomplir de votre main, 
mais par la main d'un autre. 

— Monsieur, murmura le baron, que vyoulez-vous de moi? 

Ii essaya de s’éloigner du lit, mais, avec une force convulsive, le 
mourant le retenait par le bras : —Je n'ai pas fini... Ecoutezencore... 
Je ne sais si, dans mon égarement, un mot réyélateur m’échappa. 
La comtesse devint subitement triste et malade... L’épouvantable 
mariage fut différé... Pendant quelques mois elle souffrit et lutta 
contre un mal que les médecins ne pouvaient connaitre. Gomme 
elle s’éteignait doucement, et que je pleurais au pied de son lit, elle 
me dit un jour : « Ami, ne vous désolez pas! Je crois que je meurs 
de la mort du comte Alain, et cela est bien étrange, n’est-ce pas? 
puisque je n’ai jamais pu l’aimer et qu'il n’a su que me hair... 
Mais si c’eiit été vous qui fussiez tombé sous cette main inconnue et 
cette balle maudite, je serais morte deux ans plus tot. J'ai cru 
pendant deux ans toucher au bonheur. Vous le voyez, ce n‘était 
qu'un songe... » Ainsi jusqu’a la fin elle voulut feindre lignorance... 
Votre fille n’aurait pas été moins cruellement généreuse envers vous, 
Hector, si Robert d’Avrigné, votre pauvre docile instrument, avait 
tué M. de Briey. Elle serait morte ici méme, j’imagine, dans mon 
beau Saint-Hélio que je lui avais donné pour refuge. Son premier 
mouvement aurait été de vous fuir, mais elle vous aurait rappelé 4 
rheure supréme, et plutét que de vous maudire, elle aurait aussi 
fetnt [ignorance... Vous avezéchappé a cette douce pitié d’une mou- 
rante, plus terrible que tous les arréts, parce que votre crime, a 
la différence du mien, n’a point réussi... Voulez-vous que le second 
ait plus de succés?... Dans deux ans!... Songez 4 ce terme, car il 
est fatal. Rappelez-vous les dernitres paroles de la comtesse d’ Avri- 
gné, l’aieule de notre marquise : J'ai eru pendant deux, ans toucher 
au bonheur. 








1072 LIDOLE 


— Ou est le rapprochement? s'écria M. de Kernovenoy. Ce wes 
point entre vous et ce Briey que je puis le voir... 

— Vous avez raison, car ce n’est point 14 qu'il faut le chereher. 
Il m’était interdit d’aimer la comtesse Réjane, il va étre perms a 
comte Maxence d’aimer M™ de Verterlles. 

— C'est done entre moi et le comte Alam?... Je vous en remer- 
cle, monsieur. Je suis 4 vos yeux, mor aussi, un homme pervers 
et dur et je le sais... 

— Ne cherchez pas encore la! Le comte Alain, quand il 3 essaré 
de me frapper, avait son dreit pour hui. Ow était le votre 4 frapper 
ce jeune homme? Ou sera votre droit demain 4 fui interdire acct: 
du eeur de votre fille devenue libre, et de sa maison? Non, lerap- 
prochement n’est point la. Gherchez entre les. deux femmes... Pes- 
dant deux ans, la marquise de Verteilles que je viens de bémr et i 
qui j'ai commandé l'espérance aura cru toweher au bonhew. le 
deux ans écoulés, qui aurait encore la puissance de le tai refuser 
et de le lui ravir? Vous, Heeter, vous seul... 

— Moi le pére! interromprt violemment M. de Kernoveam... 
Moi qui ai tous les droits, monsieur, quvique vous en puissiez dire : 
ceux de la nature d’abord, ceux d’une longue et infinie ten- 
dresse!... Moi qui pourtant serai banni, oublié... Mats que voule- 
vous donc?... que je m’avowe vaincu?... 

— Oserez-vous contimuer le combat? Recommenceres-voss Fe- 
preuve? Voulez—vous que votre fille vous dise comme la comtesse 
Réjame en rendant 4 Dieu dans vos bras cette Anve si belle, si pure 
si bien ornée par vos soims, et que votre égoisme aurait briste : (2 
n'était qu'un songe! 

— Je n’empécherai peint le bonheur dont vous me faites ome 
si vive peinture, dit le baron Hector d'une voix soarde, mai 
vous conseille, monsieur, de ne me demander rien de: phis. Jeres- 
pecterai votre euvrage, je ne consentirai famais 4 le veir... Ets 
la pensée m’en devient insupportable, qui m’interdira de m’airet- 
chir 4 mon tour?... 

— Ee souvenir de m'avoir va mourir en paix, dit le vieitlard. 
Le prétre venait de sortir, la clochette préeédant le Viatiqu’ 
résonnait encore dans les jardins. La marquise priait au, pied d0 
lit et, sur le seui? de la chambre, toute la maison était 
On n’entendnit aucun sanglet, car on-ne pleure point la mort fu 
octogénaire, on la regarde passer comme la plus sainte des choxs 
inévitables. Ee mourant se tenait immobile dans gen grand fit, le 
deux mains croisées sur sa poitrine. 

Les bougies presque entiérement consumées vacillaient dans le 








LIBOLE 1073 


candélabres, le lustre. crépitat. Parfais un grand courant dombre 
traversait la vaste piéce et un frisson agitait les serviteurs ; puis la 
lamiére se ramamait vive et brillante. Tous les yeux alors se por- 
taient vers le lu. Le marquis souriait deucement : Ce n’est pas 
encore fini, mes enfants! murmnrait-1l. 

M. de Kernovenoy rentra dans la chambre mortuaire. Pendant 
Fauguste et triste cérémonie, on ne |’avait point vu. Li marchait la 
téte si haute, le regard si noir que kes servantes agenouillées sécar- 
térent vivement, commie si elles ayaient eu peur qu'il me les écrasit 
au passage. Ht alla. s'adogser & la cheminée; il semblait que le mar- 
quis n’avait pu le veir... Cependant H prononca son nom d'une 
voix encore distincte : Hector. 

Le baron obéit et s’avanca. Le vieilHard hu tendit sa main déja 
placée. 

'— Restez pres de moi, lus dit-il. Hector, je veux. que vous me 
regardiez mourir. 

— Je resterai, dit M. de Kernavenoy; mais avez-vous besoin 
de mon secours, monsieur ? Vous étes fort. 

— Je suis fable, mais j’espére. 

Le baron eut un sourire d'une effrayante amertume : Donnez-moai 
donc votre secret! dit-l. Pour espérer, que faut-il faire? 

— Il faut erorre. 

M. de Kernovenoy ne répendit pas. Il reprit sa place dans le 
fauteuil qu’il oceupait une heure auparavant prés du lit. Pourtant 
i} le fit recwler un peu avant de s’y asseoir... L’ombre des rideaux 
le cachait, et il touchait presque Myriam agenouillée. Bientdt il ne 
regarda plus qu’elle. 

La voix de M. de Verteilles se fit entendre, de plus en plus faible; 
it demandait Martin Bataille. 

Martin se détacha du groupe des serviteurs et s'approcha. Penché 
ser le lit, loreille pres de la bowche du movrant, il n’entendit 
Wabord qu'un murmure. Le marquis ft un effort : Vieth homme, 
dit-il, tache de vivre encore quelque temps afin de reporter au 
comte Maxence mon dernier désir. Je veux que son second fils soit 
appelé le marquis de Verteilles. 

Cenyme Martin s'éloignait, les lévres. du moribond s'agitérent 
encore une feis : Marquise, dit-il. 

Myriam se leva et viat @ lui. 

— Chére fille, écoute mon dernier mot. Tu n’as plus a craindre 
ton pére. J? @ promis... Et mainterant ferme-moi les yeux... 

.. Les funérailles eurent lieu dans Ja matinée du troisi¢me jour 
qui suivit la mort. Cette fois ce ne fut point, comme au mariage, la 
noblesse seulement, mais le pays tout entier qui accourut 4 Saint- 


1074 L'IDOLE 


Hélio. Le baron Hector, l’amiral d’Avrigné et son fils conduisaient 
le deuil. 

M= Léopoldine d’Avrigné se fit nommer un singulier personnage 
qui marchait dans la foule. Il était vétu d'un bourgeron bleu de 
marin et portait aux oreilles de grands anneaux d'or en forme de 
cercles au milieu desquels se jouaient des ancres mobiles. La cha- 
telaine de la Volandiére le trouva fort plaisant, car elle n’ignorait 
pas les différents services rendus 4 M. de Briey par le capitaine 
Gourmalec depuis le duel. M™ la Bise trouvait 1&4 une excellente 
occasion de siffler : Le prince Charmant, dit-elle, se fait représenter 
par quelqu’un 4 lui, comme les rois aux cérémonies funébres. Quel 
dommage pourtant qu'il ne soit pas venu de sa personne! Est-ce 
que cela n’aurait pas été plus piquant? 

Lorsque tout fut fini, le chateau redevenu désert, la marquise 
seule avec son pére dans le grand salon le pria de l’excuser. Elle 
désirait se retirer chez elle jusqu’a l'heure du diner. Il ne répondit 
pas et prit un baiser sur son front qu'elle lui présentait. Mais 
comme elle allait sortir, il la rappela brusquement : Myriam. ! 

Et il la pressa dans ses bras avec tant de violence qu'elle ne 
put étouffer un cri. 

— Je vous demande pardon, lui dit-il. Voila bien le triste sort de 
ma, tendresse. Elle ne sait plus que vous causer du mal. 

On le vit errer quelque temps dans les jardins, puis rentrer et 
faire appeler ceux des gens qui étaient 4 lui, son valet de chambre 
et ses piqueurs. Martin Bataille observa le premier beaucoup de 
mouvement dans l’écurie, et parmi les valets de la meute. Ii 
fit part de ses observations 4 Charlotte; mais celle-ci qui était 
une personne entendue lui répondit que cela était tout simple, que 
le baron méditait sans doute de faire partir son train de chasse. 
parce qu’on ne chasserait plus, le reste de I’hiver, 4 Saint-Hélio. Le 
vieux garde, mal persuadé, secoua la téte, et fit le guet. Il vit atteler 
la caléche de voyage de son ancien maitre et la pensée lui vint 
d'aller trouver la marquise. , 

Mais ayant réfléchi, i! demeura. 

Le soir, Myriam avertie que le diner était servi entra dans la salle 
& manger et ne vit quun couvert. Elle tressaillit : Monsieur le 
baron, demanda-t-elle, aurait-il désiré diner dans son appartement? 

Charlotte qui la suivait baissa la téte. Sa perspicacité et son zéle 
se trouvaient en faute. 

— Madame, dit-elle, M. le baron n'est plus au chateau. 








LIDOLE 1075 


IV 


' Cétait le 27 décembre. La marquise Myriam, ce jour-la, descen- 
dit de bonne heure au salon. Elle avait quitté depuis la fin de I’ été 
précédent le crépe et le Jong voile et portait une robe de velours 
noir, sans bijoux, sans aucun ornement. Sa beauté s’était encore déve- 
loppée, grace a la paix profonde de cette existence solitaire et monotone 
qu elle menait depuis deux ans. Sasanté était plus robuste, sa taille 
plus riche, sa démarche moins vive, ses yeux magnifiques tout pleins 
de ces pensées qu'on ne dit point. Et le vieux Martin Bataille, quand 
il la rencontrait dans le jardin et qu'il n’obtenait d’elle au passage 
qu'un signe de téte ou un sourire, sen allait en grommelant : Elle 
vit sans parler comme les fleurs et les étoiles. 

La marquise, en effet, était souvent demeurée, depuis deux ans, 
des jours entiers sans avoir occasion de dire une parole. L’aprés- 
midi, quand elle brodait auprés de la croisée, d’oi l'on n’aperce- 
vait, été, que le feuillage; Phiver, lorsque les arbres étaient dé- 
pouillés, le ruban argenté de la Veyle, courant sur son lit de roches, 
la porte de sa chambre s’entrouvrait; un domestique venait annon- 
cer qu'il y avait des pauvres dans la cour du chateau. La marquise 
Myriam levait doucement la main, et ce geste voulait dire: Donnez! 
La moitié des grands revenus de Verteilles s’en était allée depuis 
de longs mois en aumdnes. Quelquefois la jeune marquise se plai- 
sait 4 les distribuer elle-méme. Alors toute sa maison l’entourait. 
Le pieux office terminé, tous les gens la suivaient, tandis qu'elle 
regagnait sa solitude; un murmure s’élevait sur ses pas. Les gens 
de Saint-Hélio étaient fiers de leur dame et l’adoraient; 14, comme 
partout, elle était I’Idole. 

Idole paisible et propice, sans exigences barbares et sans orages. 
Ce jour-la pourtant, 27 décembre, comme M™* de Verteilles sor- 
tait de son appartement, Charlotte lui dit : Madame la marquise ne 
sait peut-étre pas comme elle est pale... 

Myriam tressaillit et ne répondit pas. 

En entrant dans Je salon, elle s’assit d’abord devant un bureau 
de boisdes.iles, décoré de superbes cuivres, qui avait autrefois servi 
au marquis. Elle allait & son: devoir et 4 son travail de chaque 
matin depuis deux ans. La solitaire de Saint-Hélio écrivait quoti- 
diennement au solitaire de Kernovenoy qui, de loin en loin, 
répondait par quelques lignes bréves et glacées. Depuis le premier 
de ce mois de décembre Je baron Hector gardait le silence. 

Myriam voulut relire le dernier billet de son pére et le chercha 
parmi des lettres éparses dans une coupe de bronze. Il y en avait 


1076 LIDOLE 


une déja vieille de huit ou dix semaines et encadrée de noir qu’elle 
rencontrait sans cesse comme si quelque volonté mystérieuse s‘obsti- 
nait 4 la placer sous sa main. Elle était de l’amiral d’Avrigné. 

L’amiral ayait toujours eu ia réputation d’écrire avec an tour 
original. On racontait méme qu’ auitrefois, lorsque de son vaissean de 
commandement il adressait une lettre au ministre, celui-ci ne la 
lisait jamais sans sourire et disait: C’est du roman de bord. Ecri- 
vant & la marquise, sa petite nice, M. d’Avrigné avait eu a traiter 
un sujet délicat qui demandait des allures de tristesse, et quelque 
meondaine componction. Il s’agissait en effet pour lui, d’apprendre 
4 Myriam la mort prémaiurée de sa belle fille, la chatelaine de la 
Volanditre: — « La pauvre enfant, disait-il, avait un excellent 
ceeur et ua mauvais caractére. C’est le ceur que nous pleurons, mon 
fils et moi. Ce malheur aurait pu déranger toute la vie de Robert. 
Heureusement la chére exilée nous a laissée en partapt un gros 
Parcon... » 

C’était le principal ; on gardait le million de Lescot. Myriam, qui, 
malpré sa premitre résolution venait de rouvrir la lettre ne put 
s’empécher de sourire tristement. L’élege du coeur de Léopoldine lui 
rappelait la conversation qu’elles avaient eue toutes les deux ensemble 
dans la forét... Ah! ke ben coour que celui de la morte!... Mais ayant 
commencé a relire malgré elle, Myriam devait aller jusqu’au bout. D 
y avait unm pestscriptum: 


« Rebert dans son chagrin a rencontré un ban ami qui je censole. 
« On peut dire que M. de Briey lai rend je bien pour le mal. Ils ne se 
« quitéent plus tous les deux depuis que le comte Maxence estrevenu 
' « & Paris. Mais Robert croit savoir que son amis’appréte 4 une nou- 
« velle absence. Il s’agit d’un mystérieux voyage vers la fin du pro- 
« chain meis. Novembre, ot nous sommes 4 présent lui parait sans 
« doute assez loag comme 2 tout le monde. Le temps est affreux. Je 
« profite de ces quelques lignes ajoutées & ma lettre pour vous 
« embrasser une fois de plus, ma chére eomtesse ... Pardonnez-moi, 
« je voulais dire : ma chére marquise. 


« Votre prand—-oncie. » 


Myriam rejeta le pli vivemenit, mit sa téte entre Bes maains, se 
décida & ne pas écrire & son pire ce jeur-l4 et sort. Quelques 
instants aprés on la vit dans le parc; elle se dingeait vers le jardin 
des reses. 

La matinée était asses belie. H aveit neigé ja veille, ce qui est 
extrémement rare dans ce pays. Le veat diouest se réweillaut pen- 
dani la muit et ressaisissamt son empire avait chessé 088 naées Rel- 








L'DOLE 1077 


geuses; son haleine ti¢de avait d’abord fondu rapidement la légére 
couche blanche étendue sur les branches des arbres. On voyait au ciel 
de larges coins bleus. Cependant des courants plus froids par mo- 
meats traversaient l'air, et les gouttes d'eau s arrétaient glacées sur 
les plantes frissonnantes. 

Les lévres de la marquise Myriam s'agitéreat et sa paleur redou- 
bla. Celui qui n’ était plus n’avadt-il pas prédit & sa derni¢re heure 
tout ce qui arriyerait dans cetée journée? « Vous m’apportererz des 
fleurs, avait-t-il dit. Sous le givre, vous trouverez un bouton peut- 
étre et ce souvenir me sera bien cher! » Myriam entra dans le 
jardin des roses et lentement examina les rosiers dépouillés. L’un 
deux, le plus prés du massif de chénes, celui-la méme ou déja 
si longtemps auparavant elle avait déchiré sa robe gardait encere 
quelques traces de végétation et de vie. Sur sa branche la plus 
basse un bouten s’entrouvrait. Grace au retour de Ja froidure, les 
gouttes du dégel s’étaient fixées comme des larmes de cristal sur 
le maigre feuillage qui Ventourait; le bouten se noyait dans le 
givre. 

Elie le cueillit, revint au legis qu'elle traversa et prit ua manteau. 
Puis on Ja vit s’acheminer vers le village. 

C'était la, prés de a ae ica M. de Verteilles. 

" — Madame la marquise | en ce moment n'est pas au chateau. 

— Nous lattendrons, dit l’amiral. 

Le walet qui venait de recevorr trois hommes descendant d'une 
berline et qui avait reconnu d’abord les MM. d’ Avrigné les précéda 
et ouvrit devant enx la porte du salon. Mais, asa grande surprise, 
le troisiéme visiteur, celui qu'il ne connaissait point, y entra seul. 
L’amiral et son fils se dirigérent vers le parc. 

— Eh! dit Robert, nous avens fait, en arrivant, une singuli¢re 
figure; nous venons 4 trois comme pour un duel. 

— Vous avez beaucoup d esprit, répendit gravement l’amiral. Ce 
que vous dites est méme bien plus juste que vous ne powvez le 
croire. I] s'agit vraiment d’un duel. Seulement notre adversaire 
n'est pas ici; il est 4 Kernovenoy dans sa tour. 

— dai toujours pensé que M. de Verteilles en mowrant avait 
arraché une promesse au baron Hector... 

— Vons croyez l'avou pensé... C’est le commandant Humbert 
qui vous |’a dit... Mais n'importe? Ah! des promesses. On les fait, 
on les repread. C’est le va-et-vient de la conscience himaaine... 
Mais il me semble que j’entends nos amis. 

Ils arrivdient au bord deja Veyle @ linstant o& le commandant 
Humbert et Gourmalec venani de Garnoét aberdaient dans la, san- 


1078 L'IDOLE 


laie, avec l'aide de Martin Bataille qui, depuis une heure, guettait 
la barque. Le commandant le premier sauta a terre : 

— Qu est Maxence? demanda-t-il. 

— Pardine! fit Jean-Pierre Gaspard, il est ou vous voudriez bien 
étre 4 sa place; mais l'heure du sentiment ne sonnera plus pour 
vous, mon officier. Vous n’en étes pas plus content. 

— Ce n’est pas comme vous, capitaine Gourmalec, répliqua gaie- 
ment le commandant; tout le monde sait que vous étes phil 
sophe. 

— Moi! grommela le vieux marin, j'ai mon grog. 

Les alrivants causérent un instant ensemble. Tous avaient voulu 
étre de la féte; mais chacun d’eux n’y pouvait avoir une part 
égale. Gourmalec s’était rendu justice en apportant des fusils et 
une gourde afin de tuer quelques poules d’eau et de se réchauffera 
mesure qu'il refroidirait ces infortunés volatiles. On décida que 
Robert lui ferait compagnie, car sa présence pouvait embarasser 
la marquise. Le commandant et I’amiral reprirent seuls le chem 
du chateau sous la conduite de Martin. 

Avant de pénétrer dans le logis, ils hésitérent. N’allaient-ils pas 
troubler trop tOt dans son premier ravissement, dans ses j0ies 
nobles et infinies, ce bonheur dont chacun & présent pouvaitse dire: 
Il aura été un peu mon ouvrage! . 

Lamarquise Myriam revenant du village était entrée dans le salon 
oi l'attendait le visiteur inconnu. M. de Briey s’appuya au chambranle 
de la croisée, elle demeurait sur le seuil et, pendant plusieurs mi- 
nutes, ils n’avaient point trouvé la force de se rien dire. Enfin 
Maxence mit un genou en terre: Cette fois, dit-il, avais-je ménté 
de vous voir? 

Elle ne répondit que d’un signe. Il se releva et prit sa main quelle 
ne défendait pas : — Laissez-moi croire, reprit-il, que j'ai été st 
a souffrir. 

— Ne le pensez point, murmura-t-elle. Vous vous trompene: 
peut-étre. 

Puis assis tous deux cdte 4 cdte, ils causérent longuement. (¢ 
n’étaient pas des projets d’avenir qu’ils formaient. Le préseat le 
enveloppait, les menacait encore : Je crois, dit Maxence, que volt 
pére a promis... 

Elle l'arréta d'un geste : — Ila promis de ne rien emptcher, 
pondit-elle. Trouvez-vous donc que cela soit assez? Je veux voir volte 
main dans la sienne. Je veux qu'il vous pardonne, et je veux ttt 
sure que vous lui avez pardonné. 

C'est alors que le commandant et M. d’Avrigné se firent vol. 
La marquise Myriam recut les sincéres embrassements de son 








L'DOLL 1079 


oncle et |’on tint conseil. Qui se chargerait d'aller 4 Kernovenoy, 
chercher le dernier mot du baron Hector? 

Myriam qui écoutait en silence se leva tout 4 coup et dit : Ce 
ne doit étre que moi. 

Une heure aprés elle montait dans la berline avec l’amiral qui 
devait l’accompagner seulement jusqu’au bourg de Kernovenoy et 
ne pas se montrer au chateau. Martin Bataille prit place sur le 
siége. Myriam dans la voiture était muette, si grave et si ferme que 
esprit alerte et moqueur de M. d’Avrigné se remplit peu 4 peu 
d'une superstition incommode : Je crois décidément qu'il y a de la 
déesse en elle, murmurait-il; j'ai failli commettre une erreur bien 
pire, il y a trois ans, que l'année suivante en mariant Robert a notre 
pauvre méchante petite dame de la Volandiére. Je voulais alors pour 
lui une créature supérieure ; ma niéce l’eut été trop, beaucoup trop. 
Allons! Tout est bien qui finit bien!... A la vérité tout ceci n’est 
pas encore fini. 

Il s’agita un moment, étouffa quelques baillements maussades et, 
comprenant que le sommeil demeurerait le plus fort, cessa la lutte 
et sendormit. Au pied du chateau il fallut le réveiller. I] rouvrit 
brusquement les yeux, apercut l’ombre des tours et frissonna : 
Myriam, dit-il, est-ce que vous allez entrer vraiment toute seule dans 
ce logis noir? Sans compter que si le maitrenen est point changé, 
son Ame est bien plus noire encore... Et pourquoi serait-il changé?... 

—- Monsieur, dit la marquise, ce logis noir est celui ou j'ai été 
élevée ; il me sera toujours plus cher qu’aucun autre au monde, et je 
vous rappellerai que vous parlez de mon pére. 

— C’est, ma foi, vrai!... je vous demande pardon. 

Il descendit de la voiture, il s'éloignait, quand tout a coup reve- - 
nant sur ses pas : — J’ai demandé pardon a vous, s’écria-t-il, mais 
pas a lui... Oh! non, mille fois non! A lui jamais! 

La berline monta la rampe du chateau, la porte ogivale s’ouvrit. 
Au bruit des roues le seuil des portes et les fenétres des communs 
se peuplérent, et dans le vieux Kernovenoy, il n'y eut qu'un cri : 
« Madame la marquise! Mademoiselle! » Le chateau demeurait, rempli 
du souvenir de l’adorable enfant qu'on y avait vu grandir et qui en 
avait été la vie et la parure. Les servantes accoururent pour aider 
leur jeune mattresse 4 descendre et baistrent les mains de !' /dole. 

Myriam enfin délivrée de ces empressements et de ces caresses 
s’avanca vers sa belle terrasse suspendue au-dessus des flots. C’est la 
que Martin la rejoignit. [1 n’avait pas seulement 4 lui apprendre que 
le baron Hector n’était pas en ce moment audonjon, mais aussi qu’on 
ne l’y voyait presque plus. Depuis deux ans, le maitre vivait dans 
une solitude farouche, prenant ses repas dans la chambre de la tour, 

25 mans 1876. 70 


1080 L'DOLE 


le matin en chasse, le jour dans sen yacht sur la baie, quelquefois 
seul dans une barque légére chargée de tant de voiles que c¢ était 
tenter le vent et la mer. Aussi le bruit courait-il parmi les gens qu'il 
avait résolu de finir par ]’eau. 

Car on croyait toujours qu’il voulait fair. 

Myriam sans répondre entra dans le logis, le parcourut de chambre 
en chambre et, pensive alriva 4 cette chambre de la tour qui avait 
vu, dix-sept ans auparavant, |’explosion de la folle et cruelle tes- 
dresse dont le baron ayait vécu et dont il pouvait mourir. La porte 
n’en était point fermée, la marquise alla d’abord 4 la grande 
croisée qui s’ouvrait sur la mer. La brise avait encore changé depuis 
Je matin et soufflait du sud-ouest ; le ciel était chargé de nuées row- 
geatres, le flot était houleux et sinistre. 

De l'autre cété de Tentrée du petit port, il y avait une gréve 
sablonneuse au pied de la falaise, mais ce hit de sable était um 
piége. Il se prolongeait sous l'eau parmi des roches aigués et tran- 
chantes jusqu’é un bloc colossal qu’on appelait la Roche Mahé ou 
venait se briser un courant violent arrivant du large. La plage de 
Roche Mahé était interdite I’ésé aux baigneurs de la station; la 
vague y était énorme. A marée haute un remous effrayant s'y pro- 
duisait autour de ce géant de granit; la légende racontait que les 
anciens seigneurs de Kernovenoy faisaient jeter la leurs prisonniers 
pendant la nuit; le matin on retrouvait sur le sable ot le remous 
les avait rapportés, leurs os broyés et leurs chairs sanglantes. 
Myriam n’avait jamais cru a la barbarie de ses ancétres et sans 
doute avait-elle bien raison. Mais ce jour-la les lames étaient si 
hautes et le tourbsllon d'eau et d’écume qui se précipitait autour de 
la Roche Mahé avait um aspect si menacant qu’elle ne put s’em- 
pécher de tressailir. Au méme instant elle eut une exclamation de 
surprise. Un cavalier venait de tourner le pied de la falaise quail 
avait suivi sur l'autre bord et lui apparut sur la gréve. C’était lui, 
c était son pére. Elle se pencha vivement a la fenétre et agita sop 
mouchor; mais le cavalier ne la vit pas, il me regardait que les 
flots. 

Tout & coup... Les yeux de la marquise Myriam devenaient-ils le 
jouet de quelque vision diabolique?,.. Elle voulut crier, et ja voix 
expira sur ses tevres... Elle voulut joindre les mains pour pner, et 
ses bras inertes le long de son corps refustrent de la serv... Elle 
reculait machinalement au fond de la chambre; son coeur cessa de 
battre; elle tomba évanouie sur le parquet. 

Le cavalier, la-bas, pressait les flancs de sa monture, essayant de 
la lancer contre la vague hurlante. La béte résistait et se-cabrait, ef 
une effroyable butte s'emgagea. Voila ce qu’ayait ya Myriam. Si le 








L' IDOLE 1081 


maitre l’emportait dans cet horrible duel, si le cheval se laissait 
envelopper par la lame perfide, le tourbillon allait les saisir tous les 
deux. Les os broyés et les chairs sanglantes, ne seraient plus une 
légende. Le baron cherchait la mort, il devait finir par Peau. 

Le cheval heureusement continua de se défendre, !’instinct de la 
béte demeura le plus fort, le baron désarconné roula sur le sable. 
Alors se relevant meurtri il se croisa les bras, mesura le gouffre des 
yeux et fit quelques pas en avant. La vague arrivait.. .i1] recula, baissa 
le front et s’éloigna lentement. Bientdt il retrouva son cheval rede- 
venu docile depuis qu’il avait cessé de voir le danger, se remit en 
selle et regagna Kernovenoy au galop... 

... Myriam entendit 4 son oreille quelques paroles suppliantes, 
sentit un baiser sur son front et se ranima dans les bras de son pére. 
Elle rouvrit les yeux et, revoyant ce visage autrefois tant aimé, tant 
admiré qui était devenu celui d'un vieillard, elle le saisit entre ses 
mains : Grand Dieu! dit-elle, est-ce bien yous? 

— Je devine la cause de votre évanouissement, répondit le baron 
d’une voix sourde, en étendant le bras vers la croisée; yous étiez-la, 
vous m’avez yu... Je vous aurai donc donné successivement tous les 
spectacles qui pouvaient m’attirer yotre mépris et votre pitié. 

— Pére, fit-elle, je ne sais ce que vous youlez dire, je n’ai pas su 
me défendre contre une émotion bien naturelle en me revoyant a 
Kernovenoy. La pensée de me retrouver prés de vous m’a sottement 
oté mes forces... 

Elle n’acheva point, car elle vit deux larmes tombant des yeux du 
baron. 

— Comme vous mentez mal, dit-il, et comme je suis bien vaincu! 

Le soir de ce grand jour, malgré la tempéte qui l’emportait déci- 
dément sur la froidure et soulevait avec fracas les flots de la baie, 
M. de Kernovenoy et la marquise Myriam reconduisirent a travers 
Jes jardins jusqu’a la grande porte M. d’Avrigné qu'on avait envoyé 
chercher dans le village et qui avait diné au chateau. L’amiral allait 
remonter en voiture et retournait 4 Saint-Heélio. 

Tandis que le baron donnait quelques ordres, |’amiral s’approcha 
de loreille de sa petite niéce : — C’est bien dit, c’est bien décidé 
pour cette fois, murmura-t-il, je raméne notre comte Maxence. 

— ]l doit venir nous apporter notre grace et chercher la sienne, 
répondit Myriam, également 4 voix basse; il sait déja que c'est ma 
volonté. 

— Qui, mais suivant celle du marquis, c’est 4 Saint-Hélio que 
se fera le mariage. 

— Oh! dit-elle, je vous en prie, n’allons point si vite. Ménageons 
celui qui peut encore souffrir. 





1082 LIDOLE 


— Parbleu! il I’a échappé belle! il ne se doute guére que n ayant 
rien & faire dans votre maudit village, je me promenais Ja-bas sur 
l'autre gréve... Quand je songe que j'ai un neveu de cinquante ans 
tout 4 l'heure, qui s’était mis en téte de finir comme un héros de 
Walter Scott!... . 

— Monsieur! fit Myriam d’un ton suppliant. 

L’amiral parti, M. de Kernovenoy et la marquise regagnérent la 
maison. Myriam marchait appuyée au bras de son pére; ils demeu- 
rérent quelques instants sur leur chére terrasse. 

— Je pense, dit le baron Hector, que votre oncle d’Avrigné dou- 
tait encore de ma résolution. Il ne peut croire que je consente a 
recevoir 4 Kernovenoy M. de Briey. Aussi vous a-t-il parlé quelque 
temps 4 l’oreille. Il cherchait sans doute auprés de vous Ia confir- 
mation de mes derniéres paroles. 

— Moi, répondit Myriam d'une voix tremblante, je ne doute 
point... Seulement une crainte me reste... Pére, si vous alliez 
m’aimer moins?... 

— Chassez cette crainte, ma chérie, dit-il en l’embrassant. Vous 
serez encore mon premier et mon unique bien. Mon ame sera tou- 
jours toute pleine de vous, si mon orgueil en est moins ivre. Je n'at 
abjuré que 0 Idole. 


Paul Prarer. 











LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND! 


Vv 


Nous ne nousarréterons pas longtemps sur « la vie du cardinal 
« d’Amboise, ministre d’Estat sous Louis XII, par le sieur Des 
« Montagnes, en suite de laquelle sont traitez quelques points sur 
« les affaires présentes. » Ce n'est point en effet de la polémique 
proprement dite; elle doit cependant appeler un instant notre at- 
tention, parce que Varillas l|’a sévérement critiquée, accusant ]’au- 
teur « d’affaiblir autant qu'il peut les belles actions qu’il examine, 
« dans le but d’élever la réputation du ministre de Louis XIII, sur 
« lesruines de celles du ministre de Louis XII. » Les assertions de 
Varillas sont souvent inexactes, et nous devons avouer que la bro- 
chure de Sirmond ne nous a point laissé cette impression; car il 
exalte au contraire « les belles actions » du cardinal d’Amboise en 
rapportant les témoignages les plus élogieux qu'il ait pu recueillir 
chez les contemporains. L’exorde seul pouvait donner quelque ap- 
parence de raison aux vifs reproches de Varillas, lorsque Sirmond 
s’étonne de ce que son héros doit étre compté parmi « ceux dont 
« les travaux ont mérité la faveur des grands Roys, sans rencon- 
« trer personne pour transmettre leurs actions a la postérité ; c’est 
« étrange, ajoute-t-il, et cela ne peut procéder que du mépris qu’ils 
« ont fait des gens de lettres, ou d’avoir esté malheureux au choix 
« de leurs amis. » 

Mais si le cardinal d’Amboise était tombé dans un pareil oubli au 
commencement du dix-septiéme siécle, était-ce de la faute de Sir- 
mond? Ce qu'il y a de certain, c’est que son premier biographe ne 
s'est pas épargné le travail le plus assidu pour réparer cette ingra- 
titude de la postérité: il a recherché dans Guichardin, dans Saint- 
Gelais, dans Authon, dans Seissel, les passages spécialement con- 
sacrés 4 la louange du ministre de Louis XII et, pour donner plus 
de couleur 4 son travail, il les cite & tous propos dans leur vieux 
style, sans en retrancher une syllabe. C'est ainsi que, représentant 
le roi Charles VIII, partant pour l’expédition d’Italie vers la fin de 
mars 1500, il dit aprés Authon : « Et le cardinal avec luy, sans 


1 Voir le Correspondant du 10 mars 1876. 


1084 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


« s’en esloigner, en sorte qu’a tous momens il peust luy parler de 
« ses affaires, estoit & toute heure sur les depesches de toutes 
« choses qui survenoient, mettant les mains a l’ceuvre si adroicte- 
« ment, qu’au plaisir du Roy, 4 lhonneur et au profit commun 
« mettoit fin & ce qu'il entreprenoit. » Puis il décrit avec détail 
comment le cardinal d’Amboise, créé par le roi lieutenant général, 
ainsi que le fut plus tard Richelieu lors de l’expédition de 1630, 
attaque les places, reconquit le pays en quelques semaines, prend 
un jour le duc Louis Sforza dans Novarre, et le lendemain Galéas 
et le cardinal Ascanio... Lors de la maladie d’Alexandre V1 une 
députation de cardinaux vient au devant d’Amboise pour l’assurer 
qu’on fera tout, avec l’'appui du duc de Valeatinois, afin de le nomn- 
mer au supréme Pontificat ; Sirmond rapportant ce trait s’étend lon- 
guement sur les affaires du conclave et semble insinuer que Richelieu 
pourrait recevoir un jour une preposition pareille. Malheureusement 
les projets du duc de Valentinois échouérent par suite des intrigues 
des Vénitiens; et peu aprés, pendant les émeutes suscitées par tes 
factions, le cardinal resta 4 Rome « comme homme de coeur et in- 
« vincible, combien qu’il vist le danger trés-grand, aymant mieux 
« en attendre l’adventure, que de s’en aller de telle sorte, quon 
« peust penser que ce fust de crainte... » Eufin nous yvoyons Louis All 
envoyer le cardinal d’Amboise au traité de Cambray « comme celuy 
« auquel par ses sciences, prudence, vertu et loyauté, il a toujours 
« Communiqué tous ses secrets, et baillé la conduite de ses princi- 
« pales affaires... » 

En vérité, si de telles citations sont placées au milieu du discours, 
« pour affaiblir les belles actions » du ministre de Louis XII, nous 
demanderons 4 Varillas de quels termes il aurait voulu que Simmond 
se fat servi; ancien historiographe de Gaston d'Orléans laisse 
beaucoup trop percer ses rancunes, et l'on reconnait facilement 
qu'il:en veut surtout 4 Sirmond d’avoir composé une biographie du 
cardinal d’Amboise, en quelque sorte paralléle 4 celle de Richelieu : 
ce paralléle est, en effet, fort habilement présenté, mais s'il esta 
Vhonneur de Richelieu dont Sirmond, comme il l’'ayoue dans sa pré- 
face, veut toujours « prendre la cause et la défense, » il n’en est 
pas moins fort honorable pour le ministre de Louis XII; et l'on doit 
savoir gré au sieur des Montagnes de nous avoir donné la premicre 
histoire de cet illustre cardinal auquel il rend pleinement justice. 

Nous avions eu d’abord le projet de nous borner 4 citer seulement 
le titre de la Défense du Roy et de ses ministres contre le Manifesle 
que, sous le nom de Monsieur, on fait courre parmy le peuple ; mais 
en étudiant de plus prés cette brochure, npus avons reconnu en 
elles de telles analogies avec le Catholique d Etat, quelle nous a 





EY L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1085 


semblé devoir présenter un nouvel argument en faveur de |’attri- 
bution de cette derniére brochure 4 Sirmond. On y retrouve les 
memes théories, fa méme facture et, ce qui est plus important, de 
nombreuses citations des Apdtres et des Péres, habitude peu com- 
mune chez notre polémiste et plus compatible avec le caractére du 
ministre Ferrier, l’un des compétiteurs de la paternité du Catholique. 
La Défense du Roy adv sortir de la méme plume que cet ancien 
opuscule ; et puisque Ferrier mourut en 1626, c’est pour nous une 
nouvelle prenve que Sirmond fut bien l’auteur du premier plaidoyer 
en faveur de l’autorité royale. 

Un avis au lecteur qui précéde la brochure n'est pas sans intérét 
wa point de vue biographique; ii montre avec quelle ardeur on s’ar- 
rachait Jes ceuvres de Sirmond, tellement qu’on mettait en circula- 
tion les épreuves non corrigées. « Amy lecteur, dit Sirmond, la 
« subtilité d’un serviteur domestique a esté si grande qu’au desceu 
« de son maistre, il ftuy a enlevé quinze ou vingt exemplaires de 
« cette défense, et y a fait mettre un avant-propos, pour en tirer 
« quelque argent au préjudice de son maistre, auparavant qu’il en 
« eust obtenu privilége, et mesme avant la revue et correction de 
« lautheur : ce dont je t’ay bien voulu advertir, afin que Yon 
« scache que cestuy-cy est le vrai Discours... » 

Sirmond entame aussitdt une dissertation renouvelée du Catho- 
ligque d’ Etat, sur te respect et l’inviolable fidélité dus aux rois; puis 
ii fait un exposé de toutes les merveilles accomplies par sa Majesté 
« avec les aydes non de ces plaintifs qui n’y estoient pas, mais de 
« ses bons et fidéles serviteurs. » Ce trait aux plainti/s qui n'y 
estotent pas n’est-il pas bien lancé?.. Puis l’auteur nous offre la 
peinture vivante des attaques sans cesse répétées du parti des mé- 
contents depuis la Déclaration de 1645..... : 

Richelieu est un maire du palais! — Le roi cependant est libre, 
car il l’a déclaré lui-méme, « et c’est un grand crime que de vouloir 
« sotiiller la réputation des roys, seul soustien de leur vie et de 
« leur grandeur. » — La reine-mére est abandonnée? — Elle a pour- 
tant été plus considérée, elle a eu plus d’honneurs et de biens que 
toutes les reines précédentes; mais « elle s’est embarquée dans des 
« desseins et unions, qui ont tellement desptu au Roy, et luy ont 
« semblé si préjudiciables 4 son Estat, qu’il s’est résolu de la prier 
« de ne se mesler plus de ses affaires..... » Une lecon ne lui a pas 
suffi....; on a eu toutes les patiences; mais a la fin les plus grandes 
patiences se lassent, et « y a-t-il quelque passage dans les sainctes 
« Lettres qui dit que les méres des roys doivent gouverner leurs en- 
« fants et leurs estats?... » — On foule aux pieds les parlements? — 
« Mais les corps souverains sont tellement unis 4 la royauté, que 








1086 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


« sans elle leur corps n'est qu’une ombre; » et ne sait-on pas que 
leurs résistances intéressées viennent du droit de la paulette, qu’elles 
doivent cependant a la bienveillance royale! — Le peuple est mi- 
sérable? — Est-ce donc le moyen de Je soulager que « de faire des 
« factions et des pratiques dans le royaume et de fomenter cons- 
« tamment la guerre civile? » 

Tout cela, quoique mélé de citations des Apdtres, ou d’exemples 
tirés de histoire, a beaucoup de mouvement et d'entrain : et bien 
que l’actualité ne donne plus 4 cet opuscule tout son meérite d'au- 
trefois, il se lit encore avec intérét, méme avec plaisir. 

La Défense du rot eut plusieurs éditions dans la méme année, et 
quoique le Coup d Estat et |'’Avertissement aux provinces aient 
passé dans leur temps pour étre les meilleures piéces de Sirmond, 
nous hésitons 4 leur donner le pas sur celle-ci. 

Comme on devait s’y attendre, l’abbé de Saint-Germain ne laissa 
pas sans réponse une brochure dans laquelle ses protecteurs étaient 
malmenés d’importance. Il répliqua presque aussitdt par les Vraes 
et bons avis d'un Francots fidele sur les calomnies et blasphémes 
du sieur des Montagnes, ou Examen du Libelle inutulé Défense des 
Roy....., etc... 

Comme il l’avait fait 4 propos de sa réponse Al’ Avertessement aux 
provinces, \'abbé attribua la Défense au P. Joseph, et lui adressa 
directement la parole: mais il ne semble le faire, dit le Pére le Long, 
que pour prendre occasion d’offenser ce religieux , et l’abbé 
Richard, dans sa Vie du fameux capucin, reconnait que Mathieu de 
Mourgues se trouve réduit 4 recourir « aux injures et aux calomnies 
au défaut des raisons. » 

C'est en effet 'habitude invétérée du libelliste: il n’est question 
dans |’interminable réquisitoire de Mathieu de Mourgues que de 
Yignorance, de la malice, de l’effronterie et de la rage du sieur des 
Montagnes : un seul moment il se recueille pour résumer d'une ma-~ 
ni¢re un peu plus calme tous les griefs du parti contre Richelieu. 

Mais l’abbé de Saint-Germain ne peut soutenir longtemps ce 
ton relativement modéré; dés qu'il entre dans la discussion dé- 
taillée, la fureur l’emporte au dela de toutes les bornes, et nous 
jugeons inutile ; de répéter ici les injures grossiéres dont nous 
avons donné plus haut un léger apercu; si la reine-mére donnait 
son approbation aux pamphlets de son libelliste en chef, avant de 
les faire imprimer, i] faut avouer que les malheurs avait singulitre- 
ment abaissé son godt littéraire. Qu’il était loin le temps ot Gombauld, 
son poéte favori, lui adressait le ballet des Muses et |"Endymion '! 


1 Voir notre étude sur Gombauld publiée dans la Revue d’Aquilaine (4875- 
1676). — Tirage a part, Paris, Aubry, 1876, in-8°, 











ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1087 


Cependant la situation devenait plus critique, et le parti des mé- 
contents prenait les armes, préparant cette malheureuse campagne 
du Languedoc qui devait se terminer par l’exécution du duc de 
Montmorency au Capitole de Toulouse. En 1632, aprés avoir pu- 
blié une Relation de la patx de Quérasque, écrite d’aprés les mé- 
moires laissés par Abel Servien, alors secrétaire d’Etat, ministre 
plénipotentiaire en Italie, et plus tard son collégue a |’Académie 
francaise, Sirmond fit paraitre deux petites brochures qui présen- 
tent un contraste frappant. L’une, intitulée le Bon génie de la 
France @ Monsieur, est un modéle de style noble et élevé; l’autre, 
qui a pour titre /a premiére Lettre de changz de Sabin a Nicocléon, 
est une réponse 4 l'abbé Saint-Germain, d’un style satirique et en- 
joué, mais qui ne s'abaisse point jusqu’aux grossiéretés de celui du 
libelliste de Bruxelles. 

Ecoutons un instant le bon génie de la France adresser ses re- 
proches 4 Gaston qui, non-content d’attaquer le roi par ses pamphlets, 
venait de lever ouvertement I’étendard de la révolte: « Monseigneur, 
« pleust 4 Dieu que la France qui s’esveille au bruit de vos armes 
« plustét qu'elle ne s’estonne, se peust unir, pour aller opposer ses 
« bonnes raisons 4 la ruine de vostre repos et de celuy de |'Estat. 
« C’est avec regret que la violence que vous conseillent vos mi- 
« nistres, luy met les armes 4 la main, pour se garantir de l'effroy 
« qu’ils yveulent que vous donniez aux peuples, auxquels vos dépor- 
« temens vont donner des impressions de tyrannie, non. pas de 
« justice et de soulagement, qui n’est qu'une ombre trés-fausse 
« quils empruntent pour couvrir leur ambition et pour vous faire 
« faillir. Considérez, Monseigneur, oi vous conduisent ces factieux, 
« sous quels desseins ils font marcher vostre bonté, et quelles forces 
« ils vous ont préparées pour la conquéte d’une monarchie ou vous 
« avez tant de part, et qui est en estat de vous recevoir toutes et 
« quantes fois que vous la ferez sommer par des voix de douceur 
« et d'amour, non par les bruits des trompettes et des tambours. 
« C'est contre vostre roy qu'ils vont dresser vos armes, de la bonté 
« duquel vous et eux avez receu des preuves si signalées par tant 
« de pardons qui ont effacé les fautes passées..... » 

Tout autre est le langage de Sirmond s’adressant a ]’abbé de Saint- 
Germain. Quelques extraits de la premiére lettre de change vont 
nous apprendre comment notre auteur comprenait le persiflage di- 
rect contre un ennemi qui ne gardait aucune retenue dans son lan- 
gage. On n'a pas oublié que Cléonville était le pseudonyme de 
’Avertissement aux provinces. La lettre est signé Sabin. 

« Nicocléon, je lisois une gazette avec Cléonville, quand ton 
« Advertissement luy fut apporté par un qui l’avoit ramassé la nuit 


1088 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


« précédente dans la rue des Mauvaises Paroles, prés d’un esgout 
« ou les distributeurs secrets de tes infames libelles l'avosent jeteé. 
« Le temps et le lieu, pour te dire d’abord ce que je pense, estoient 
« vrayment dignes d’un tel ouvrage, dans lequel tu ne t’es proposé, 
« ce semble, autre but, que de couvrir la vérité de ténébres, et 
« Pinnocence d’ordures..... » 

Avant d’aller plus loin il ne sera pas inutile d’observer que Szr- 
mond ayant composé son pamphlet en 1632, immédiatement apres 
l’apparition de la brochure de Saint-Germain, porta sa Lettre de 
change chez l'imprimeur dans tout le feu de son indignation, et 
qu’ayant craint, quelques jours aprés, d’avoir été trop vif dans sa 
réplique, il donna I’ordre d’arréter le tirage. Mais Du Chastelet, son 
collaborateur dans l’ccuvre polémique du parti cardinaliste, coa- 
naissait fort bien ce petit ouvrage, dont quelques exemplaires 
avaient circulé sous le manteau; aussi lorsqu’en 4633, il publia son 
Recueil de piéces pour server a [ histotre, il \’y inséra en le faisant 
précéder d’un avis ou l'on apprend que Sirmond hésita plus de 
deux ans 4 mettre au jour sa réponse 4 Mathieu de Mourgues: elle 
sortait trop de son style habituel: et cependant, sauf cette phrase 
du préambule, elle est relativement fort modérée dans les expres- 
sions: l’auteur réfute |’une aprés l'autre toutes les assertzons de son 
contradicteur et n’a gardé d’oublier de signaler ses béyues: il re- 
fuse méme ses éloges. 

On reconnait un ami de la bonne prose dans les reproches qu'il 
adresse 4 Saint-Germain, sur la facture de son style. « Ton dis- 
« cours, quelque peine que tu scaches. prendre a |’embellir, est 
« comme un bastiment mal fait qui boucle et qui gerce : il entre- 
« baille partout. On n’y recognoit ni liaison, ni suitte. D’y chercher 
« au surplus, ny cest ajustement régulier des périodes, ny ce je ne 
« s¢ais quel doux agréement qu'un ancien peintre trouvoit & dire 
« aux auteurs de son siécle, ny tous ces ornemens exquis d’un age 
« comme le nostre, ot l’on prend pour défaut tout ce qui se peut 
« mieux dire, quoyque bien dit d’ailleurs: ce n’est pas se tromper 
« moins que de croire trouver des tulipes d’Arabie dans les cam- 
« pagnes d’Aubervilliers, ou des perles d’Ormus entre les masures 
« de Bicétre..... » 

Mais il faut nous arréter et nous le regrettons, car cette piéce 
fugitive méritait de vivre, et porte le cachet du véritable esprit 
francais. Si l’auteur avait continué 4 se perfectionner dans ce genre, 
au lieu de prendre plus au sérieux son titre d’historiographe du rot, 
il est probable qu’aujourd’hui, son nom ne serait pas tombé dans 
oubli profond dont nous voudrions le voir sortir. 

Mathieu de Mourgues ne répondit ala Lettre de change qu’en la 








ET L’ACADEMICIEN JEAN BE SIRMOND 1089 


traitant « d’invective de valet de coliége devenu furieux. » Plus 
tard il easaya bien de lancer sa Lettre de change protesiée, mais les 
coups de son adversaire avaient porté juste; la réplique arrivait 
trop tard : elle n'eut pas le moindre retentissement. 


Vi 


L’année 1634 vit Sirmond s'asseoir 4 |’ Académie francaise, et con- 
stata le succés d’une nouvelle brochure: L’ homme du Pape et du Roz. 

Ce fut dans les premiers jours de janvier 1634, que les habitués 
du petit cercle Conrart, priés par le cardinal de choisir un certain 
nombre de littérateurs ou de prosectears des lettres pour composer 
un corps académique consiitué réguli¢rement, et laissés compléte- 
ment libres dans leurs choix, dressérent une premiére liste de seize 
académiciens qui, réunis 4 eux, formérent ume premiére compagnie 
de vingt-sept membres, tenant des assembiées réguliéres : (le nombre 
de quarante ne se trouva complet qu’en 1639). Sarmond fit partie 
de cette premiére série d’élus, et dut 4 ses travaux d'histoire poli- 
tique non-seulement d’entrer dans le cénacle par le libre choix 
de ses collégues, en compagnie de plusieurs autres défenseurs de 
Richelieu, tels que Paul du Chastelet, Silhon, l’abbé de Bourzeis, 
mais encore de participer aux premiers essais d’organisation défini- 
tive de la Compagnie. En effet, des qu’on fut constitué provisoire- 
ment, on soccupa de dresser « un projet de } Académie pouvant 
servir de préface 4 ses statuts; » et la premiére étude composée par 
Faret ayant été présentée a Richelieu, qui indiqua quelques correc- 
tions, « promettant de |’approuver quand le discours auroit été mis 
« au net », Sirmond fut nommé comme commissaire avec dean de 
Silhon dans la séance du 1° mai, pour examiner les corrections du 
cardinal] et présenter un rapport 4 leur sujet. Quelque temps apres, 
tous les académiciens ayant été invités 4 présenter des mémoires 
particuliers, sur les statuts eux-mémes, on‘remarqua beaucoup une 
proposition assez bizarre formulée dans le projet de notre polé- 
miste; « cette chose, dit Pellisson, qui m’a semblé fort étrange, 
« quoiqu'elle fut demandée par M. Sirmond, homme d'ailleurs d'un 
« jugement fort solide, c’est qu'il vouloit que tous les académiciens 
« fussent obligés, par serment, 4 employer les mots approuvés par 
« la pluralité des voix dans |’assemblée : de sorte qui si cette joi 
« eut été recue, quelque aversion qu’on eit pu avoir pour un mot, 
« il edt fallu nécessairement s’en servir, et qui en edt usé d’autre 
« sorte, auroit commis non pas une faute, mais un péché..... » Il 
est inutile d’ajouter qu'une prescription aussi draconienne fut 
repoussée par les commissaires chargés de dépouiller les mémoires, 


1090 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


et ne fut pas insérée dans les statuts : mais elle nous montre avec 
quelle ardeur Jean de Sirmond avait embrassé lidée académique, et 
quel souci son amour pour la pureté de la langue lui faisait prendre 
de sa conservation intacte. Cette proposition, examinée froidement, 
n’était pas tellement déraisonnable. Si, en effet, Académie devait 
étre chargée, comme on le disait, de réformer la langue, de préci- 
ser ses régles et de veiller & leur observation, il pouvait paraitre 
naturel 4 un esprit prenant au sérieux cette mission, de commencer 
par prescrire aux législateurs eux-mémes, une sévére obéissance 
aux lois qu’ils allaient édicter. Mais si l'on reconnalit le cété spé- 
cieux d'une pareille motion, il faut avouer que rien nett été plus 
génant, pour Sirmond lui-méme, que la rigoureuse observation 
d'une ordonnance de cette nature. Les puristes sont vraiment des 
gens terribles. 

Le succés de sa nouvelle brochure consola Sirmond de ce petit 
échec. Le comte de Laroque, ambassadeur de Venise, ayant fait 
un livre contre la politique francaise, sous le nom de Zambeccari, 
lacadémicien publia pour lui répondre un opuscule intitulé: 
L'homme du Pape et du Roy; ow reparties véritables, sur les impu- 
lations calomnieuses dun libelle diffummatoire, semées contre Sa 
Sainteté et Sa Majesté trés-chrétiennes, par les ennemis du Saint- 
Szége et du Roy. Pour ne point nous répéter, nous ne donnerons pas 
ici d'extrait de ce nouvel ouvrage qui ressemble beaucoup aux pré- 
cédents, et que l’abbé Richard attribue faussement 4 la plume du Pére 
Joseph, comme il l’avait déja fait pour I’ Avertissement aux Pro- 
vinces et le Coup d Etat. Pellisson nous est un sir garant de la 
paternité de ces trois opuscules. Nous dirons seulement que 
Homme du Pape et du Roy eut un succés énorme pour |'époque, 
si l'on sen rapporte aux nombreuses éditions qui en furent faites 
dans la méme année. Pendant qu'il s'imprimait en francais 4 Paris 
et & Bruxelles, on le traduisait en espagnol, et le Pére le Long dans 
sa Bibliothéque historique cite deux éditions italiennes, dont l'une 
est dédiée 4 Mazarin, plénipotentiaire de Sa Majesté trés-chrétienne. 
En 1635, on la réimprimait encore a Bruxelles. 

Aprés un silence de plusieurs années, pendant lesquelles Paul 
du Chastelet publia ses Observations sur le procés de Marillac, sa bro- 
chure de I'Jnnocence justifide en [administration des affaires, et 
surtout sa remarquable préface du Recuetl de piéces pour servir a 
f Histoire, nous retrouvons Jean de Sirmond en 1637 a I’ Académie, 
& l'occasion de la fameuse affaire du Cid, et sur la bréche de la poli- 
tique, toujours en compagnie de Silhon, du Pére Joseph, de Riche- 
lieu lui-méme et de labbé de Bourzeis. 

Dans la séance du 17 juillet, I’ Académie avait regu les remarques 





ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1091 


de Richelieu sur le mémoire rédigé par Chapelain au sujet de la 
critique du Cid. Le cardinal avait trouvé « que la substance en étoit 
bonne, mais qu'il falloit y jeter quelques poignées de fleurs. » En 
conséquence, |’ouvrage fut donné a polir, suivant son intention, 4 
une commission composée de l'abbé de Gérisy, de Gombault, de 
Sérizay et de Sirmond. Cérisy le rédigea de nouveau, Gombault se 
chargea de la derniére révision du style, et le mémoire fut présenté 
une seconde fois au cardinal, qui, voyant avec regret combien la 
critique était modérée contre I'ceuvre du célébre tragique, expliqua 
lui-méme 4 la députation « de quelle facon il croyoit qu'il falloit 
« écrire cet ouvrage, et en donna la charge a M. Sirmond, que 
« avort en effet le style fort bon et fort éloigné de toute affecta- 
« tion.....» Ce choix marquait toute l’estime que le cardinal faisait 
des talents littéraires de son défenseur, mais le travail de Sirmond 
qui sut se montrer en cette circonstance plus consciencieux que 
courtisan, ne satisfit pas encore le jaloux critique; Chapelain 
ayant par son ordre repris 4 nouveau tout ce qui avait été composé 
jusque-la, Richelieu finit par approuver son travail; et cette euvre 
indépendante et sincére qui porte le nom de Sentimenis de f Acadé- 
mie sur le Crd put enfin voir le jour !. 

Ce travail achevé, on délibéra pour savoir 4 quel genre d’ occu- 
pations littéraires on passerait les séances ; et le 7 décembre 1637, 
on décida que I’on reprendrait l’usage déja abandonné de prononcer 
& tour de réle des discours sur le sujet qui plairait 4 chaque acadé- 
micien. « Sirmond qui étoit le premier en ordre fut prié d’apporter 
« le sien, ce qu'il ne fit pourtant, dit Pellisson, que six mois aprés. 
« de n’ai point vu ce discours, ajoute le chroniqueur, et n’en ai 
point pu savoir le sujet qui n’est pas exprimé dans le registre. » 
Mais Pellisson n’a pas, dans ce passage, suffisamment recueilli ses 
souvenirs, car 4 la fin du méme chapitre de son élégante histoire, 
rendant compte des travaux de I’Académie et des lectures faites 
«en divers temps » par les académiciens dans les séances, il donne 
une liste de ces petits ouvrages ; et parmi eux, il cite 4 la date du 
3 mai 1638 « un discours politique de M. Sirmond, pour la justifi- 
« cation de la guerre contre les Espagnols. » C'est probablement le 
méme que celui dont il a précédemment parlé: il ne paratt pas 
cependant que ce discours de Sirmond ait jamais été imprimé, car 
nous n’en avons trouvé trace nulle autre part. 

Quelques mois auparavant, Sirmond avait publié en faveur du 
ministre, une brochure intitulée: Avis dun Francois fidéle aux 
mécontens nouvellement retires de la cour. L’abbé de Saint-Germain 


‘ Voir notre étude sur Chapelain. Revue de Bretagne et de Vendée, mars- 
décembre 1875. 


1092 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


lui répondit comme d’habitude, en lancant son Dernzer aves d la 
France, par un bon chrétien et fidéle citoyen, et cette réplique n’in- 
quiéta guére Jean de Sirmond, mais il n’en fut pas de méme dune 
diatribe de ]’abbé, dans laquelle il était mis directement n cause. 

Dans ce pamphlet qui parut en 1637, en méme temps que la 
Lettre de change protestée, et qui s'intitule |’Ambassadeur chuné- 
rique, Mathieu de Mourgues introduit le défenseur du cardinal, en 
donnant le préambule de ces prétendues lettres de créances: 
« Messire Jean de Sirmond, prendra les titres de duc de Sabin et 
« de marquis de Cléonville; il attachera une épée ason cété, et aura 
« pour son train cing ou six ardents ! de l’Académie Gazétque *, 
« que nous avons rendus hardis 4 mentir; surtout ils seront ms- 
« truits aux louanges de monseigneur le cardinal-duc, et, pour 
« cet effet, apprendront tous les poémes, épigrammes, élégies, 
« acrostiches, anagrammes, sonnets, et autres pitces faites par les 
« poétes latins et francais de ce temps, pour débiter partout cette 
« belle marchandise. 

« Monsieur |’ambassadeur ne parlera dans son voyage ni en bien 
a ni en mal du Roy, il ne mettra en avant que les louanges de 
« 'Eminentissime par dessus les mortels, il Vappellera, Diew vestble. 
« Ange tutélasre del untvers, Esprit qui fait mouvotr les ceux et les 
« astres, [ heur du monde, la supréme inteliagence....., GC... » 

Cette attaque personnelle fut trés-sensible 4 Sirmond: ce qui le 
blessa surtout fut d'y lire ce passage: « il ne parlera dans tout sen 
voyage ni en bien ni en mal du roi...... » C’ était insinuer, en 
effet, que dans tous ses opuscules politiques, le défenseur du cardi- 
nal sacrifiait complétement & som maitre la Majesté trés—chrétienne 
du rai Louis XIII. Or, bien au coxntraire, et nows en avons cité des 
exemples, Sirmond fait toujours le plus grand éloge de Lows « qui 
n’a jamais manqué un jour d'armée ni de conseil; » et, rapperte 
toutes les actions du premier ministre, 4la plus grande gloire de Sa 
Majesté. « Il composa, rapporte Pellisson, une répomse qui est dans 
« le Recueil de M. du Chastelet. L’abbé de Saint-Germain répli 
« et le traita encore plus injunewsement, oe qui l'obligea de faire 
« un nouvel écrit pour sa défense. Mais le cardmal de Richebes et 
« Louis XIII moururent la-deseus, et il ne put jamais obtenir 
« la Regence un privilége pour faire imprimer cet ouvrage. » 

Pellisson est le seui qui ait parlé de cette polémique : et nous 
avons en vain cherché dans les catalogues et dans tes collections 
bibliographiqueg d’autres traces de ces trois opusoules de Sirmond. 
Ce que nous pouvons affirmer, c'est que Pellisson se trempe dans 

1 Qu lepreux. 

* Le bureau d’adresse de Renaudot. 














ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1093 


une de ses allégations, quand il dit que la premié¢re réponse de 
YAcadémicien se trouve dans le Recueil de Paul du Chastelet. Ce 
Recueil en effet a eu trois éditions : la premiére est de 1635 et ne 
pouvait matériellement pas contenir un ouvrage composé aprés 1637 : 
les deux autres ont été augmentées par les éditeurs, aprés la mart 
de du Chastelet : mais nous n’ayons pas trouvé dans la troisiéme, 
datée de 4643, la réponse indiquée par l’historien de |’Académie. 

Il ne parait donc pas que Sirmond ait livré 4 l'impression de 
nouvelle ceuvre politique jusqu’a l'année 1640, époque a laquelle il 
réfuta l’Opéatus Gallus. Dans l’intervalle, il suivit assidiment les 
séances de |l'Académie, et soccupa beaucoup de l’élaboration du 
fameux Dictionnaire. En qualité de puriste, il était écouté avec 
déférence sur ces mati¢res; et c’est pour cela que Ménage, dans la 
fameuse satire qui lui ferma les portes du cénacle, met sous sa 
protection, les Néanmoins, les Pourquoi, les d’Autant, les Toute- 
fois....., etc....., que les poétes et les romanciers voulaient proscrire. 

Cette époque est celle de l’apogée de la réputation de la famille 
Sirmond dans la république des lettres. En 1638, le frére de Jean, 
le P. Antoine Sirmond, qui, aprés avoir professé pendant cing ans 
la philosophie avec succés, et publié en 1625 un traité De Immorta- 
lituse anime, s'était fait un certain renom dans la chaire, donna au 
public deux petits traités qui ne sont pas sans quelque mérite : l’un 
est intitalé le Prédicateur, l'autre |’ Auditeur de la parole de Dicu. 
Tl ne soutenait pas encore Ia théorie étrange qu'il développa en 
4644 dans un livre dont les Provinciales de Pascal conserveront 
longtemps la mémoire. Cela s’appelait la Défense de /a vertu, et le 
P. Antoine Sirmond examinant la question de savoir s'il est permis 
d’agir par crainte ou par espérance ou par un autre motif que celui 
du pur amour de Dieu, s’expliqua fort obscurément dans ses con- 
clusions, finit par déclarer que le commandement d’aimer Dieu 
n'est pas obligatoire, et soutint catégoriquement qu’il n’y a point 
de précepte d’amour effectif qui nous oblige par lui-méme 4 faire 
des actes intérieurs formels et propres de la vertu chrétienne. 
Cette doctrine fut réfutée par Pascal dans sa dixi¢me Provinciale 
et depuis par le célébre Arnauld : mais nous devons ajouter que: 
_Tordre des Jésuites n’accepta point la responsabilité de la théorie 
du P. Antoine et désavoua son écrit. 

D’un autre cété, le P. Jacques Sirmond, dont nous avons parlé 
au canamencement de cette notice, occupait une trés-haute situation 
4 la cour. Le roi Louis XIII, qui estimait fort ses talents et sa haute 
science, l'avait retenu en France lorsque le Pape Urbain VIII avait 
voulu le faire revenir 4 Rome et, dans le courant de l'année 1637, 
i] le choisit pour confesseur & la place du P. Caussin. Le P. Jacques 


1094 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


resta confesseur du roi jusqu’en 1643, et l'on comprend que la 
faveur de son neveu ne fit qu’augmenter pendant ce temps. Ce 
furent les années de gloire des Sirmond : et leur ville natale 
recueillit elle-méme les bienfaits de cette situation. Clermont ayant 
en effet obtenu un édit qui transférait 4 son bénéfice le bureau des 
finances qui de tout temps avait été 4 Riom, Iédit fut révoqué 4 la 
sollicitation du P. Jacques, et les choses rétablies en leur état. Or 
Louis XIII, dans la déclaration de révocation, disent les auteurs 
du Dictionnaire de Moreri, « rend hommage public, qu'il a consi- 
« déré entre autres choses, les grands hommes qui sont sortis de 
« Riom, et en particulier le P. Sirmond, qui servoit alors actuelle- 
« ment auprés de la personne de Sa Majesté : » il aurait pu ajouter 
4 cété du nom du célébre Jésuite, celui de son neveu Jean, et celui 
de l'abbé de Bourzeis sorti aussi du pays de Riom, et défenseur, 
comme Jean, de la politique du cardinal. 


VII 


Nous approchons de la fin de la carriére politique de Jean de 
Sirmond. Aussi bien le cardinal a triomphé de tous les obstacles : 
un calme relatif succéde, 4 l’intérieur, aux agitations d’autrefois. 
Gaston s'est réconcilié avec son frére; Marie de Médicis a trouvé 
un refuge provisoire prés du roi d’Angleterre; l’officine de Bruxelles 
a fermé ses portes et Mathieu de Mourgues n’ose plus Clever la 
VOIX..... Le dernier ouvrage de notre polémiste est une brochure 
qui parut,en 1640, sous le titre de la Chimére défatte, ou réfuta- 
tion d'un belle séditieux tendant d troubler l’ Estat sous prétezte d'y 
prévemr un schisme, par Sulpice de Mandrini, Sieur de Garzonval'. 

Ce libelle séditieux était l’ouvrage du turbulent chancelier de 
l'église de Metz, Charles Hersent qui, d’abord entré 4 l’Oratoire, 
avait quitté la congrégation 4 la suite de ses emportements et de 
ses attaques contre les moines. En 1632, il avait publié un Traité 
de la souveraineté du roi a Metz, pays Messin, etc., contre les pré- 
tentions de l’empire et du duc de Lorraine; mais ne s’étant pas cru 
suffisamment récompensé de son zéle, il avait composé, lors des 
démélés de la cour de France avec celle de Rome, le fameux Traité 
Optatt Galli de cavendo schismate. Sous le pseudonyme d'Optatus 
Gallus, Hersent attaquait violemment le cardinal dans cet ouvrage 
et lui prétait intention de vouloir se faire déclarer patriarche en 


Il la traduisit lui-méme en latin et publia‘sa traduction l'année suivante : 
Chimera excisa, seu confutatio Libelli seditiosi cujus Auctor, ut schisma politicum 
exciletin Gallia, Ecclesiasticum se fingit avertere : Liber ex Gallico sermone latir.us 
factus ab tpsomet auctore. 











ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1095 


France, en montrant la tolérance avec laquelle on laissait se débiter, 
malgré la censure du clergé, le livre des libertés de I’Eglise galli- 
cane; il s’attaquait avec autant d’acharnement a la déclaration de 
1639 sur les mariages de la famille royale, et critiquait aussi bien 
la politique du ministére que ses prétendues aspirations religieuses. 
Richelieu s’émut du libelle beaucoup plus qu'il n’était nécessaire. Il 
le fit censurer par une assemblée d’évéques, condamner et briler 
par le Parlement, puis il commanda des réponses 4 quatre de ses 
fidéles apologistes!. Jean de Sirmond fut du nombre, mais dans sa 
réfutation, l’académicien traite la matiére beaucoup plus en juris- 
consulte qu’en théologien, il cite quantité d’allégations de docteurs 
en droit, d’ordonnances, de coutumes, d’exemples, etc., et quoiqu il 
l’ait fait imprimer en latin, sa brochure n’eut pas le succés de l’ar- 
gumentation serrée d’Isaac Habert, plus tard célébre dans les que- 
relles du Jansénisme, qui dans son Traité de Consensu hierarchie et 
monarchie, refuta victorieusement les allégations de l’ex-oratorien. 

La mort de Richelieu qui arriva peu aprés fut désastreuse pour 
Jean de Sirmond : tous les malheurs fondirent 4 l’envi sur le plus 
intrépide défenseur de la politique du cardinal : et I'élégie latine qu'il 
composa sur la mort de cet illustre protecteur ne put arréter les 
coups de la fortune. Elle n’était cependant pas sans mérite, si l’on en 
croit une lettre du 17 janvier 1643, qu’écrivait le président Maynard 
i} son ami de Flotte, en le remerciant de Ja lui avoir adressée. 

Mais hélas! les vers les plus harmonieux n’ont pas le don d’atten- 
drir la destinée. Le 12 janvier 1643, Jean de Sirmond perdit son 
frére, le jésuite, qui ne vécut pas assez pour entendre Pascal refuter 
son dernier livre. Peu de jours aprés, leur oncle, le Pére Jacques, 
ayant sous l'instigation de M. de Noyers et de Mgr de Beauvais, 
proposé au roi malade, de nommer en cas de mort Gaston d’Orléans 
corégent avec la reine, Louis XIII ne youlut plus entendre son 
confesseur, et le Pere Jacques retourna s’ensevelir dans ses livres. 
Enfin l’ennemi le plus acharné de Jean de Sirmond, Mathieu de 
Mourgues lui-méme, rentra en France, trouva bon accueil & la cour 
prés des anciens ennemis du cardinal rappelés aprés 1643, et recut 
un privilége pour imprimer le recueil de tous ses pamphlets. 
Louis XIII disparut 4 son tour, et l’ancien apologiste du cardinal 
s'apercut bientdt « que Ja faveur ne seroit plus de son cdté. » A 
publia cependant cette année méme, une consolation 4 la Reyne 
régente sur la mort du feu Roy, suivie quelques mois plus tard de 
la traduction d’un ouvrage espagnol du P. J. Eusébe de Nieremberg : 


‘ L’un d’eux fut le médecin Cureau de la Chambre. Voy. notre étude sur 
ce personnage dans notre higtoire du Chancelier Séguier. Paris, Didier, 1874, 
in-8°, 


25 mans 1876. 71 





1096 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU 


Les causes véritables des malheurs présents de [ Espagne. .... Mais 
attention du public était trop surrexcitée par les intrigues qui 
entouraient le berceau de la régence pour accueillir avec autant 
d’empressement qu’autrefois les cuvres du vaillant clamp de 
Richelieu. 

Sirmond comprit que l'heure de la retraite avait sonné pour lu, 
et ne chercha pas 4 lutter contre la fortune. Son plus ardent colla- 
borateur, Paul du Chastelet, était mort sur la bréche: et presque 
seul il survécut du corps franc, jadis organisé par le grand ministre 
pour lutter contre des ennemis qui relevaient librement la téte; 
plus de libelliste 4 pourfendre, ni de grande politique 4 soutenir. 
Que faire en pareille occurence, si non remettre pour un temps 
dans le fourreau l'épée de la polémique et attendre les événements? 
Mécontent, dit Pellisson, de n’avoir pu obtenir un privilége pour 
faire imprimer ses derniéres répliques a l’abbé de Saint-Germain, 
Sirmond prit la résolution de quitter la cour, et se retira dans son 
pays natal. La il put méditer pendant cing ans sur ce sonnet 
misanthropique que lui avait adressé quelque temps auparavant 
d'Aurillac, |’ancien poéte favori de la cour de Marguerite de Valois, 
le président Maynard, son confrére 4 ]' Académie. 


" Sage et docte Sirmond, pourquoi me presses-tu 
De quitter mon désert od rien ne m’importune? 
Que ferai-je & la cour? j’adore la vertu 
Et les amis du Louvre adorent la fortune. 


Si Je roi que tu sers te fait son confident, 

Le faible et le puissant viennent te faire hommage, 
Et la témérité d’un flatteur impudent 

Promettra d’élever un temple 4 ton image. 


Si tu perds ton crédit tu seras délaissé; 

Ces laches complaisans qui t’avoient encensé 
Diront que ton crédit était illégitime. 

La cour est un pays ingrat et dangereux 

C’est od le grand mérite est souvent malheureux, 
Et quand il platt aux Rois, l’innocence est un crime. 


Sirmond mourut en Auvergne 4gé de soixante ans, dans le cou- 
rant de l'année 41649 laissant un fils, nommé Jean comme lui, qui 
réunit plus tard toutes les poésies latines de son pére et les fit paraitre 

en 1654, en un volume dédié a la reine de Suede, sous le titre de : 
« Joannis Sirmondi carminum libri duo, quorum prior Heroscorum 
« est, posterior elegiarum, Joannis Sirmondi filti studio curaque 
« primum in lucem editi.» Nous en avons déja donné quelques frag- 
ments :nous n’y reviendrons pas : mais nous citerons 4 |’honneur du 








ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1097 


poéte ce fragment de lettre qu’écrivait Chapelam 4 M. Bouchard, le 
15 décembre 1639 : 

« J'ai lu et infiniment estimé les vers du seigneur Pollini et les 
« vostres, et je puis dire sans flatterie que ce sont deux chefs-d'ceuvre 
« chacun en leur genre. G’a été le jugement de tous nos /etirés 
« d importance 4 qui je les ai fait voir avec tout le soin que je dois 
« prendre pour votre réputation, et ces letirés ne sont pas moins 
« que les Bourbon, les Sirmond, les Petaut, les Grotius, et la fleur 
ade Académie francaise, qui en ont fait un cas extraordi- 
« naire..., etc... » Au surplus, veut on savoir ce que le grand 
Balzac pensaif de la muse latine et des talents de notre polémiste. 

« Les nouvelles faveurs que jay recues de vos muses, lui écri- 
« vait-il vers 1635, me sont comme elles doibvent étre fort sensi- 
« bles; mais ne pensez pas que j’aye oublié pour cela vos anciens 
« bienfaits, et qu’il ne me souvienne que c'est vous qut m avez 
« donné le premier goust du bien, et les principes de la vertu. Vous 
« bastissez donc sur le fondement que vous avez posé, et estimez 
« la peine que vous avez prise. Ayant esté mon guide dans une 
« conirée que je ne connorssois posnt, il y va de vostre honneur, 
« qu'on croye que j’y ai fait quelque progrez, afin qu’on sache que 
« vosaddresses sont bonnes. Ainsi, votre poéme a un artifice caché, 
« dont peu de gens se sont advisez, et je ne suis que le prétexte 
« de vostre dessein. Vous jouissez de tout le bien que vous m’avez 
« fait. Toute la gloire que vous m’avez donnée vous demeure, et 
« vous avez trouvé l’invention de vous lower sans parler de vous et 
« d’estre libéral sans vous désaisir de rien. » 

Telle était l'opinion des maitres de la critique contemporaine sur 
les talents de Jean de Sirmond. Nous ajouterons peu de choses 4 
ces éloges. Sirmond fut réellement « un lettré d’importance » et de 
la fleur de l’Académie. Pellisson a pu dire sans se tromper que 
« Sa prose marque beaucoup de génie pour I’éloquence; » elle doit 
lui faire prendre place dans la phalange plus nombreuse qu’on ne 
le croit généralement qui, sur les traces de Balzac, entreprit réso- 
lument la réformation de la langue francaise. Malheureusement, le 
genre d’écrit auquel il voua son existence presque tout enti¢re, 
était de nature trop éphémére pour transmettre a la postérité le 
nom de leur auteur. 

Nous ne terminerons pas cette notice, sans rappeler que dans la 
longue querelle soutenue pendant le siécle dernier par Voltaire 
contre Foncemagne et la duchesse d’Aiguillon, au sujet de l’authen- 
ticité du Testament politique de Richelieu, Voltaire soutint avec opi- 
nidtreté que ce fameux testament était l’ceuvre de l’auteur du Coup 
d' Etat: faisant une double erreur dans la discussion de ce point 
d'histoire, le patriarche de Ferney confondait Silhon avec Sirmond 


1098 ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 


son collégue 4 l’Académie, attribuait 4 Silhon le Coup d Etat et 
prétendait avoir reconnu dans le Testament, outre des bévues que 
Richelieu n’avait pu commettre, le style de la brochure apologé- 
tique. La querelle resta longtemps pendante et quantité de petits 
livres furent publiés pour et contre. Il est aujourd'hui prouvé d'une 
maniére incontestable que Foncemagne avait raison, et que le Tes- 
tament est bien I’cuvre de Richelieu. 

Lorsque Sirmond mourut en 1649, l’édifice laborieusement élevé 
par le génie de Richelieu, chancelait sur sa base. Eléve de la poli- 
tique du cardinal, mais plus faible de caractére et peu disposé par 
sa nature 4 recourir aux moyens violents, Mazarin, de concession 
en concession, avait laissé prendre au parti des princes et‘au Par- 
Jement de Paris, plus soucieux de la sauvegarde de ses préroga- 
tives que de celle du bien public, une audace toujours croissante et 
d’autant plus redoutable que sous prétexte de soulager la misére du 
peuple, on sapait les bases de |’autorité royale. La tension était 
enfin devenue si forte entre la cour et les rebelles que la guerre 
civile avait éclaté, et que Paris, aprés un siége de plusieurs mois. 
avait dd signer la paix avec le ministére et la cour retirés 4 Saint- 
Germain. On sait comment la seconde Fronde succéda bientét 4 la 
premiére, et faillit détruire 4 jamais l'euvre des deux cardinaux, 
arréter lessor de la grandeur francaise et livrer l'Etat aux mains 
anarchiques de partis avides et ambitieux. Sirmond ne vit point la 
seconde Fronde, et mourut pendant la courte paix qui succéda da 
la premiére, dans Villusion que l’ccuvre 4 laquelle il avait consa- 
cré ses talents de polémiste et la partie la plus active de sa car- 
riere se trouvait définitivement consolidée. 

Lui mort, le souvenir lointain des brillants combats d’autrefois 
ne resta plus que chez les rares survivants de ces luttes passion- 
nées, qui avaient momentanément prété l’appui de leur plume aux 
vaillants champions disparus. Balzac descendit bientdt dans la 
tombe, et le silence se fit inexorable et immérité. D’autres préoc- 
cupations assiégeaient la génération nouvelle, et le succés récent 
des Mazarinades éclipsait celui des ardentes brochures consacrées x 
la défense de Richelieu. Ainsi va le monde : et I’ingrate postérité 
n’a plus souci que des génies puissants qui ont dirigé les talents 
secondaires. Nous avons pensé que par ce temps d’exhumations 
littéraires et politiques, ou l'on voit sortir de la poussiére de la 
tombe tant de noms depuis deux siécles oubliés, Jean de Sirmond 
meritait de reprendre sa place au milieu des ouvriers du grand 
ceuvre. Heureux si nous avons pu faire partager au lecteur bien- 
veillant une opinion basée sur une étude attentive ou, dira peut- 


étre la critique,..... sur nos illusions. 
René KEnvitrr. 








REVUE CRITIQUE 


1. Za Russie épigue, par M. Rambaud. 1 vol. — I. Histoire des literatures 
étrangéres, par M. Bougeault. 2 vol. — III. Histoire de France racontée par 
les contemporains, par M. Dussieux. 4 vol. —IV. Etude sur Jeanne d’Arc et 
les principaux systémes qui contestent son inspiration, par M. le comte de 
Bourbon-Ligniéres. 4 vol. — V. Les Prussiens en Allemagne, suite du Voyage 
au pays des milliards, par M. Tissot. 1 vol. — VI. Paysages de mer, par 
M. André Lemoynes, 4 vol. 


I 


Les personnes — s’il en est encore — qui se font de l’épopée l’idée 
aju’en donnent nos vieilles rhétoriques, et qui ont appris qu'il n’en 
existe que trois ou quatre dans le monde, ne liront pas sans un peu de 
surprise le titre que voici, d’un livre nouvellement publite : La Russte 
épique'. Serait-ce possible? La Russie dont la littérature date d’hier et 
nest pas représentée encore (tant s’en faut) dans tous les genres, en 
aurait déja atteint le plus élevé et pourrait, nouvelle venue dans les 
lettres, montrer & la vieille Europe un de ces poémes que Chateau- 
briand regardait comme la plus haute création du génie et la supréme 
synthése d’une littérature. 

Assurément’il y aurait lieu de s’étonner s’il en était ainsi, et si, dans 
les poésies dont M. Rambaud nous révéle lexistence, nous devions 
trouver de ces ceuvres extraordinaires dont Horace et Boileau ont si 
laborieusement tracé les régles. Mais qui ne sait qu’en critique, comme 
«n tout le reste, la langue a un peu changé dans ce siécle et qu’on 
n’est plus d’une rigueur classique dans ]’emploi des mots. Celui d’é- 
popée notamment est pris dans une exception plus large qu’autrefois, 
«fon en a décoré des productions qui, aux beaux temps de notre jeu- 
nesse, n’avaient pas méme rang dans les lettres ; on en gratifle aussi 
bien ces incultes récits de guerres que le moyen 4ge nommait des 
Chansons de gestes, que ces splendides peintures des Ages héroiques qui 
sappellent l’/liade ou la Jérusalem délivrée. 


"* La Russie dpique, Etude sur les Chansons héroiques de la Russie, par 
M. Alfred Rambaud, professeur 4 la Faculté des Lettres de Nancy. 1 vol. 
m-8, Paris, librairie Maisonneuve. 


1190 REVUE CRITIQUE 


Ce sont des épopées de la premitre catégorie, que posséde la litté- 
rature russe, c’est-a-dire des chants, sinon de premier jet, au moins de 
rédaction trés-ancienne. Comme les nétres, ces épopées datent dune 
époque voisine de l’événement qu’elles racontent, mais assez éloignée 
cependant pour avoir laissé & la légende le temps d’y jeter ses fleurs, 
au merveilleux d’y attacher son auréole. Elles ne sont pas, du reste, 
non plus que chez nous, en bien grand nombre. 

La plus remarquable, la plus arrétée dans sa forme et la plus carac- 
téristique, est un poéme sur les guerres faites par les princes Varégues 
contre les envahisseurs des contrées slaves qu’ils avaient envahies 
eux-mémes et ov ils avaient comme on sait, fondé divers petits états. 
Elle a pour titre : la Chanson d Igor, ou, plus exactement, fe Dit de la 
bande d'Igor. Le héros qu’elle célébre était un parent de Sviatoslaf, 
grand-prince Kief qui, ayant vu d’autres chefs Varégues se distinguer 
dans une entreprise contre les Polovtsi, population nomade des rives 
du Don, voulut en faire autant et faillit périr dans cette expédition..A 
la catastrophe pres, qui ne fut pas aussi désastreuse que celle de Roland, 
puisqu’Igor fait prisonnier s’échappa et put rejoindre les débris de son 
armée, l’aventure du cousin de Sviatosluf dans les plaines du Don, 
ressemble beaucoup & celle du neveu de Charlemagne dans les gorges 
des Pyrénées, et il existe de singuliers rapports entre le récit de l'un et 
celui del’autre. Est-ce & dire que la Chanson d’Jyor soit une imitation 
de la Chanson de Roland? Pas le moins du monde. Quoique celle-ci soit 
de beaucoup antérieure & celle-la, il serait absurde de prétendre qu'elle 
a pu lui servir de modéle. Le poéte qui la composa, & une époque trés- 
Voisine de l’événement, sice ne fut pas méme au lendemain, n’était 
pas, on peut le croire, un lettré érudit et au courant de la littérature 
francaise. Les ressemblances entre les deux poémes sont entitrement 
spontanées; elles tiennent 4 la nature des événements et au caractére 
identique des temps et des personnages. Les envahisseurs venus du 
Nord, & quelque date qu’ils aient apparu, et dans quelque contrée qu’ils 
se soient montrés, avaient le méme tempérament intellectuel et moral, 
les mémes instincts, la méme facon de faire en toutes choses. En effet, 
rien n’est aussi uniforme que le moyen-&ge européen dans ses traits 
généraux, en tout temps et en tous lieux. C’est, pour nous, un des 
grands attraits de histoire de cette période confuse en apparence, que 
la découverte ou Ja rencontre de ces airs de famille et d’éducation, au 
milieu des diversités nationales. Plus qu’une autre, )’étude des littéra- 
tures donne de ces surprises charmantes. 

Les Russes ont mieux et plutét apprécié leur Chanson d'Jgor que 
nous n’avons fait, nous, de notre Chanson de Roland, qui n’est cepen- 
dant pas un monument épique de moindre valeur. Le Slovo o Polkou 
Igorévé (c'est le titre russe de la Chanson d’Igor) est, pour enx, 


REVUE CRITIQUE 1101 


dit M. Rambaud, ce que furent pour les Grecs les potmes d'Homtre, 
ce que sont pour les Allemands les Nibelungen : le joyau de la litté 
rature nationale. On le fait lire et expliquer dans les écoles, pour 
lesquelles i] a été publié avec glossaire, notes et commentaires; 1) est 
mille et mille fois cité dans les livres savants, et a rencontré nombre 
de traducteurs en vers et en prose. Il s’en faut que notre vieille Chanson 


de Gestes 
De Roland et des vassaux 
Qui moururent a Reinchevaux.: 


ait trouvé jusqu’ici méme faveur en France. I] est vrai que ce n'est pas 
pour nous Ja seule ceuvre en son genre, notre unique échantillon de 
poémes véritablement épiques. Toutefois il faut avouer que nous 
Yavons trop négligée jusqu’ici. Sans doute, il est de bon goft, de ne 
pas imiter l’exagération patriotique des Russes et de ne pas voir une 
Iliade dans Vhistoire rimée que débitait, devant l’'armée de Guillaome- 
le-Conquérant. 


Taillefer qui moult bien cantait ; 


mais i] n’y aurait que justice & s’en occuper plus qu’on ne le fait 
dans nos écoles. 

Si la Russie a moins que nous d’épopées primitives, en revanche, 
elle a un fonds épique bien autrement riche que le nétre. Ses éléments 
d’épopée, ses « matériaux épiques », comme dit M. Rambaud, sont 
plus abondants qu’en France. Nulle autre nation ne posstde un trésor 
de.chansons héroiques aussi considérable et aussi complet sur chaque 
période de son histoire : trésor vivant d’ailleurs, qu’ll n’est pas besoin 
d’aller déterrer dans les manuscrits et qui fait encore la monnaie cou- 
rante des cantilénes populaires. . 

Il existe encore aujourd’hui, en effet, dans certaines provinces de 
lempire russe, des espéces de rhapsodes illettrés qui gardent dans 
leur mémoire et débitent dans des occasions particuliéres, devant la 
foule, aux veillées d’hiver, aux fétes, aux marchés, des chansons 
d’un autre 4ge qu’ils ont apprises de la bouche des vieillards et od 
revivent, par fragments, les vieilles mceurs et les grands faits de 
histoire nationale. 

Les érudits moscovites ont recueilli de la bouche de ces Aédés mo- 
dernes grand nombre de ces chants et les ont publiés sous le nom de 
Bylines, ou plutét Builines, qui veut dire simplement choses d’autre- 
fois, choses du temps passé (du prétérit du verbe duit, étre.) M. Ram- 
baud nous raconte avec de curieux détails les aventures de quel- 
ques-uns de ces patriotiques investigateurs chez les populations qui 
habitent au-dela du lac Onéga et qui sont demeurées presque en dehors 
de la civilisation relative des autres provinces de l’empire. MM. Rybnikof 





F102 REVUE CRITIQUE 


et Hilferding ont trouvé 1a, non loin des lieux oi, trente ans avant, Lonn- 
rot avait recueilli les fragments de la Kalévala finnoise, des Homéres 
4 demi sauvages qui ont conservé plus complétes et moins altérées gu’ail- 
leurs ces relations rimées des événements anciens, chantées, de temps 
immémorial,'en forme de complaintes, dans les provincesfrusses, et dont 
Pusage s’est maintenu plus longtemps dans les contrées voisines de la 
Mer-Blanche, parce que les populations y vivent plus isolées et que 
les livres n’y ont jamais fait concurrence aux narrateurs ambulants. 
La, comme autrefois dans les provinces centrales, le peuple n’apprend 
de son histoire contemporaine et de son histoire passée que ce qui lui 
en est débité dans les foires, les apports amenés par les si nombreuses 
fétes du calendrier russe et les réunions des si longues veillées dhiver. 
Ces rustiques trouvéres sont, pour les populations mornes et séden- 
taires de ces contrées perdues des instituteurs et des journalistes. C’est 
un débris, un reste de ¢et ancien corps des Aali¢ki, ou chanteurs de 
complaintes, qui furent les historiographes populaires de la Russie. 

Les chants recueillis chez eux, et maintenant imprimés composent, 
joints 4 d’autres venus d’ailleurs, une collection de chroniques rimées 
qui va, sans trop de lacunes, de Vladimir & Pierre-le-Grand et en deca, 
Elles se divisent, pour la Russie proprement dite, en deux groupes, l’an 
de chants mythologiques fabuleux, l’autre de légendes héroiques. Les 
poésies du premier groupe sont obscures et souvent puériles ; celles da 
second ont généralement un grand caractére, et reflétent vivement 
Yesprit du temps qu’elles célébrent. 

Considérées d’un point de vue général et plus spécialement littéraire, 
les « Builines » russes, ces germes d’épopées, comme on peut les 
appeler, ont une importance a part, et que M. Rambaud explique fort 
bien. « Aceux qui recherchent les lois de formation des grandes épopées, 
Vétendue des cantilénes russes pourra, dit-il, offrir quelques lumiéres. 
lls y verront comment une nation peut, dans son développement 
poétique, s’arréter & un certain degré. Tandis qu’il y a des peuples qui 
possédent de vastes ensembles épiques, d’autres se bornent a produire 
des cantilénes qui, coordonnées par un génie plus puissant, auraient 
pu, tout comme d’autres, devenir une Odyssée ou un Ramayana. Les 
Russes, ainsi que les Espagnols on les Scandinaves n’ont que des can- - 
tilénes. Peut-étre de ces chansons épiques sur Ilia de Mourons, sur 
Ivan-le-Terrible, sur Pierre-le-Grand, auraient pu naitre des Jittdes, 
des johannides, des Pétréides. Mais le Rhapsode inspiré qui leur eat 
donné cette forme supéricure ne s’est pas rencontré et ne se rencontrera 
pas, car il viendrait déja... 


Trop tard dans un monde trop vieux. 


Toutefois leur examen peut jeter quelque intérét sur la genése des 








e 


REVUE CRITIQUE 1103 


épopées en général, sur la question homérique comme sur celle de nos 
chansons de geste. » 

D’ow. vient que le « Rhapsode inspiré » n’a pas plus paru en Russic 
qu’en Espagne, en France et dans les pays scandinaves? Pourquoi, 
chez les Slaves camme ‘chez les peuples du Nord et de l’Occident, 
lépopée n’est-elle sortie du sol qu’a l'état de tiges éparses et n’a pas 
produit ce grand arbre qui, s’alimentant de la séve intérieure, 
se couvre de fruits superbes et féconde tout le champ de l'art ? 
M. Rambaud ne le recherche pas. Son livre, d’ailleurs, trés-curieux et 
que probablement lui seul en France pouvait faire, attendu la rareté 
des personnes en état de lire dans leur idiome les documents qu'il a 
voulu nous révéler, n’est qu’un résumé des travaux faits depuis vingt- 
cing ans en Russie sur ce sujet, et ne s’éléve pas plus haut. Nous 
regrettons que l’auteur se soit trop mis & la suite des écrivains mosco- 
vites, et n’ait pas au moins justifié, par la traduction intégrale de 
quelques « builines » ]’admiration qu’elles lui inspirent, et mis ainsi 
le lecteur & méme de juger de leur valeur. Son livre y aurait gagné en 
autorité et n’y eit rien perdu en agrément. 


Il 


La doctrine des races fait son chemin. La voici appliquée, mais 
pacifiquement cette fois, dans un ouvrage tout littéraire dont le pre- 
mier volume vient de paraitre : l’Histotre des littératures étrangéres 
par M. Alfred Bougeault !. L’auteur en a emprunté le cadre & la 
fameuse théorie qu’en politique cherche & réaliser le chancelier de 
Vempire germanique. Ce premier volume consacré a Vhistoire de la 
littérature allemande contient en effet, comme annexes, |’histoire de la 
littérature danoise et celle de la littérature suédoise, gratifiées l'une et 
Yautre, a titre de vassales apparemment, d’une cinquantaine de pages. 
Vassales! le sont-elles bien cependant, ou du moins !’ont-elles toujours 
été, ces humbles littératures scandinaves! I] nous semble que non; si 
leur développement n’est pas toujours vena du dedans, l’influence 
allemande, excepté dans ces derniers temps, n’y a pas eu grande part. 
Apres l’antiquité, c’est action de la France qui s’y est fait le plus 
sentir. Ce n’est donc que par la communauté originelle des langues, 
que ces trois littératures, allemande, suédoise et danoise, se ratta- 
chent l’une 4 J’autre. Mais nous reconnaissons que ce lien suffit pour 
motiver le groupement qu’en fait ici Bougeault. 

Une annexion qui n’a pas la méme raison et qui n’est fondée que 
sur un accident géographique, c’est l’esquisse des littératures finnoise 


‘ Histoire des littératures étrangéres, par M. Alfred Bougeault. T. I*" in-89, 
E. Plon, édit. 











1104 REVUE CRITIQUE 


et hongroise, qui termine le volume. La Finlande, non plus que la 
Hongrie n’a rien d’allemand dans son idiome et son génie. Ces pays 
sont restés indépendants d’esprit ainsi qu’ils le sont de race. Mais 
la Finlande est enclavée dans le monde germanique et elle est, par le 
sang, sceur germaine de la Hong~ie. Comment, en parlant des littéra- 
tures qui fleurissent sur les rives de la Baltique omettre celle qui les 
précéda sur ces mémes bords et qui vient de ressusciter si imopiné- 
ment? L’humble mais gracieux idiome qui se parle 4 Abo et & Hel- 
singfors n’est-il pas le méme, au fond, que celui dans lequel sont 
écrites les poésies qui se chantent aujourdhui des Carpathes au 
Danube? 

Tout s’enchaine donc naturellement dans le livre de M. Bougeault. 
Les chapitres accessoires n’en sont pas du reste les moins curieux. Si 
l’on a quelque vague idée de la littérature du Danemark et de la Sudde; 
si, de ces pays moins éloignés encore qu’effacés dans leur réle politique 
quelques renommeées littéraires et légitimement méritées sont venues, 
dans ces derniers temps jusqu’é nous, que savons-nous, en fait de lit- 
térature, de la Finlande et de la Hongrie? Et cependant l’esprit ne som- 
meille point 1a; la poésie notamment s’y est réveillée et elle s’y retrempe 
chaque jour aux sources anciennes, nouvellement retrouvées, de l’ins- 
piration nationale. Bien que trop courtes, 4 notre avis, les pages que 
M. Bougeault accorde & ces inconnus et 4 ces délaissés de la renommée 
seront lues, nous en sommes certain, avec un intérét sympathique. Le 
caractére actuel de toutes ces littératures est en effet, l’absence d'am- 
bition; c’est avant tout, une satisfaction intime que recherchent, sem- 
ble-t-il, ceux qui écrivent dans ces milieux relativement solitaires de 
la Suéde, du Danemarck, de la Finlande et de la Hongrie. M. Bougeault 
s'est arrété avec raison sur leur biographie; nous eussions aimé qu'll 
nous fit en outre, de leurs ceuvres, des citations plus nombreuses. 

Ces citations, ces morceaux caractéristiques qu'il a répandus ep 
assez grand nombre dans la partie de son volume consacrées a |’Al- 
lemagne donnent de l’agrément & un travail qui, par sa natare 
menacait d’un peu d’aridité. En effet, mettre en trois cents pages un 
sujet que les derniers qui s’en sont occupés ont a peine pu renfermer 
en trois volumes, et se faire lire par d’autres que par des inspirants au 
baccalauréat, n’était pas une tache facile. M. Bougeault s’en est habi- 
lement tiré. Ecrivant pour le monde et non pour Vécole, il a tenu & 
donner la physionomie des époques et des hommes plutdét qu’A en 
détailler et & analyser les ceuvres, et il y a réussi. Son succés, nous 
venons de le dire, est dQ & une assez grande part faite & la vie des 
écrivains et au rappel constant des événements au milieu desquels ils 
ont vécu. Dans cette appréciation des temps et des ceuvres, M. Bou- 
geault, sans professer systématiquement les doctrines que nous défen- 





REVUE CRITIQUE 1105 


dons en toutes choses, s’en inspire manifestement. Ainsi n’hésite-t-il 
pas & dire, par exemple, que la Réforme fut, en réalité, de la part des 
Allemands, un affaire de tempérament national, & laquelle on a adapté, 
aprés coup, une théorie intellectuelle et morale et qu'elle est, par | 
essence, anti-littéraire. Le point de vue de M. Bougeault, en critique, 
reste toujours dans le domaine littéraire dont il maintient eontre 
Jui-méme l’indépendance aujourd’hui plus particuliirement menacée par 
la politique, mais auquel i: reconnatt (on s’en apercoit par tout) des 
limites dont le christianisme a de droit, la garde. Donc, ni germano- 
phage, comme on est assez disposé a ]’étre chez nous aujourd’hui, ni 
germanolatre, ainsi qu’on I’a trop été naguére, mais lettré de bon aloi 
et sachant écrire : tel nous parait M. Bougeault dans ce volume qui 
est, croyons-nous son début et qui nous fait vivement désirer les autres. 


P.S. Au moment de mettre: sous presse, le deuxitme volume de 
M. Bougeault nous arrive : Il contient ¢’ Histoire des littératures du Nord 
et de l'Est de l'Europe et termine un premier groupe sur |’ensemble 
duquel nous aurons a revenir. 


il 


Nulle histoire n’a des sources plus attrayantes que la nétre. Nos 
Chroniques et nos Mémoires se distinguent par une animation, une 
grace, une simplicité, que n’ont point ailleurs les documents du méme 
genre. | 

Ges documents de tant de charme sont malheureusement peu 
connus de la jeunesse et des gens du monde 4 jqui, pour des causes 
différentes, manque le temps qu’il faudrait pour les lire.On ne peut trop 
le regretter, car rien ne saurait donner plus d’intérét & notre existence 
d’autrefois, ne la ferait mieux comprendre et ne la graverait mieux dans 
la mémoire, car elle est 14 vivante et colorée. On ‘a bien essayé de nos 
jours, d’en faire passer quelque chose dans les livres d’enseignement 
et de vulgarisation générale, mais on n’a gutre réussi qu’é produire 
une sorte de marquetterie hybride et fatigante. 

Un homme de talent et d’expérience en ces matitres, M. Dussieux, 
professeur d’histoire & l’Ecole militaire de Saint-Cyr, frappé plus qu’un 
autre de l'importance, qu’ll y a pour V’histoire, 4 donner au moins de 
temps en temps la parole 4 ceux qui y ont été acteurs, témoins ou 
victimes, et l’ont faite, pourrait-on dire, a imaginé, pour arriver, dans 
une certaine mesure & ce but, une publication dont les premiers 
volumes datent déji de quelques années, mais qui n’est point achevée 
encore etd laquelle nqus croyons devoir des encouragements. 

Cet ouvrage d’érudition et d’agrément, d’une lecture instructive et 
attachante, a pour titre : ’ Histoire de France racontée par les contem- 


1106 REVUE CRITIQUE 


porains!, 1] se compose d’extraits textuels des documents originaux de 
notre histoire, Annales, Chroniques, Biographies, Mémoires, groupés 
autour de chaque grand fait ct disposés de facon & donner sur chacun 
d’eux la partie principale des récits qui en ont été faits par les contempo- 
rains, et une idée de l’impression que ceux-ci en ont recue. C’est lidée 
- de la Bibliothégue des Croisades de Michaud, appliquée & nos histoires 
de France classique, un recueil de piéces justificatives en méme temps 
qu’un complément, ou plutét un commentaire littéraire et moral. L’au- 
teur a voulu, en appelant en témoignage les hommes de toutes les 
“poques, non-seulement peindre plus exactement le cété extérieur des 
événements, mais faire connaitre authentiquement les sentiments qu’ils 
ont inspirés. I] a eu en vue les meurs en méme temps que les faits. 
Aussi ne s’est-il pas borné, dans plusieurs cas, 4 une seule relation; — 
afin de mettre sous les yeux des lecteurs les opinions opposées, I’es- 
prit des différents partis, les divers jugements de 1]’époque, il a fait 
comparaitre contradictoirement, comme on dit en justice, les repré- 
sentants les’ plus autorisés de chaque cause. On le remarquera en 
particulier, pour la guerre des Albigeois, le régne de Philippe-le-Bel, et 
la guerre de Cent-Ans. Toutefois, ces dépositions diverses ne sont 
produites que dans la mesure ov il convient de les faire connaftre a la 
jeunesse. Non-seulement M. Dussieux a cherché, comme il |’a dit, « &@ 
étre d’une impartialité absolue dans le choix des piéces; » mais de 
plus ce choix a été fait, ainsi qu'il se l’était proposé, « de telle sorte 
que le pére et la mére de famille puissent mettre les volumes oti elles 
sont consignées entre les mains de leurs enfants pour compléter leur 
éducation. » 

Les emprunts demandés par M. Dussieux & nos monuments histo- 
riques sont trés-nombreux, trés-divers, trés-piquants, parce qu’ils ont 
été pris & toutes sortes de sources, aux chroniques, aux mémoires, aux 
Jégendes quelquefois, voire aux poésies populaires : témoins la Cantiléne 
en Phonneur de Sainte-Eulalte, le cnant composé 4 (occasion de la premiere 
crowade par Guillaume IX, comte de Poitiers, l’ Adieu des Arabes a Sa:nt- 
Louis, aprés son départ d’Egypte, et cette Ballade des trois moines rouges 
que nous a fait, le premier, connaitre M. de Lavillemarqué dans ses 
Chants populaires de la Bretagne, et que M. Dussieux a placés ici avec 
raison comme document historique. Ajoutons qu’a la fin de chaque 
volume l’auteur a mis un glossaire de tous les mots difficiles contenus 
dans les fragments cités. _ 

L’ouvrage de M. Dussieux est donc, a la fois historique et littéraire et 
nous donne en méme temps une idée de la vie politique et de la vie in- 
lellectuelle et morale de notre pays & ses diverses époques. C’est ce double 


14 vol. in-8°. Librairie Firmin Didot. 





REVUE CRITIQUE 1107 


but que Vauteur s’y était proposé. « Ces extrails des anciens auteurs, 
disait-il en téte de son premier volume, en montrant leur importance 
pour la connaissance maté¢rielle des faits, ont encore l'avantage de faire 
connaitre les écrivains historiques, si nombreux dans notre littérature, - 
Jes plus remarquables passages des chroniques et des mémoires, et de 
composer ainsi, en méme temps qu’une histoire de France, une histoire 
de la littérature francaise, qui montre toutes les transformations de la 
langue. » Les excursions faites en dehors du cercle des narrateurs, sur 
je domaine de la poésie, n'ont fait qu’ajouter un avantage et un attrait 
de plus a ce recueil. 

Ces fragments que relient entre eux de courts préludes et qui for- 
ment ainsi un ensemble épisodique d’une lecture facile, correspon- 
dent aux quatre premiéres périodes de notre histoire : la période 
gallo-romaine et d’invasion qui finit & Charlemagne; la période de 
formation et d’épanouissement que clét le régne de Saint-Louis; la 
période de désorganisation qui s’ouvre avec Philippe-le-Bel et nous 
conduit 4 la décadence signalée par la défaite de Poitiers en 1336; enfin 
la consommation presque compléte de notre ruine un instant sus- 
pendue par Charles V et précipitée tout-a-coup par le régne nominal de 
son fils : alternatives de gloires et de souffrance dans iesquelles s’est 
trempé notre tempérament national et qui se peignent d’elles-mémes en 
traits émus, naifs et vivants dans les pages empruntées par M. Dussieux 
aux hommes qui, a divers titres, y ont joué un réle. Le savant et gym- 
pathique professeur s’est arrété 4 la veille de notre renaissance, au 
moment oti va se lever Jeanne d’Arc. Ce moment est si beau que, nous 
Yespérons bien, |’ Histotre de France par les contemporatins voudra nous 
je montrer aussi, et qu’un nouveau volume viendra s’ajouter & 
ceux que nous annoncons, et ainsi clére cette époque supréme du 
moyen-dge qui n’est point achevée & la date ot finit Pouvrage de 
M. Dussieux. 


IV 


Nous venons d’écrire le nom de Jeanne d’Arc et d’exprimer le regret 
que nous aurions de voir le livre de M. Dussieux se fermer au moment 
oi ce nom entre dans l’histoire, sous prétexte qu’on a beaucoup parlé 
dans ces derniers temps de la sainte et glorieuse fille qui l’a porté. 
Non, l’intérét qui s’y attache n’est pas épuisé. On n’a pas & craindre 
d’en abuser auprés des lecteurs francais. Outre qu’il n’est pas encore 
suffisamment connu de tous ceux au cceur desquels il parle, n’y a-t-il 
pas 4 défendre l’héroique martyr contre ceux qui s’obstinent — nous 
ne disons pas a Ja calomnier et & l’outrager : il n’y a plus aujourd'hui 
en France, un homme capable de commettre l’infamie de Voltaire — 


1108 REVUE CRITIQUE 


mais &l’amoindrir en lui contestant Vinspiration divine qui léclaira 
et le courage céleste dont elle fut armée pour le salut de son pays. 

C’est & combattre les écrivains qui en parlent ainsi, les historiens qui, 
par légéreté d’étude, par infatuation systématique, par haine du catho- 
licisme, professé avec amour et en toute soumission par |’humble fille 
de Domrémy, veulent faire d’elle une extatique, une hallucinée, une 
druidesse, une folle que dévorait une fitvre mystérieuse dont elle 
n’avait pas elle-méme conscience; c’est, disons-nous, 4 repousser ces 
interprétations pour le moins malséantes, que M. le comte de Bourbon- 
Ligniéres consacre un volume remarquable par la solidité de fa dis- 
cussion et que la « Société bibliographique » a récemment publié 
sous ce titre : Etude sur Jeanne d’Arc et les principaux systemes gut 
contestent son inspiration surnaturelle et son orthodozie‘, L’auteur n'a 
pas la prétention, dit-il, d’établir & nouveau la mission providentielle 
de Jeanne d’Arc; il reconnait que ce sujet a été traité d’une mani¢re 
assez complete et par des écrivains d’assez d’autorité, pour qu'il n’y 
ait pas nécessité a le reprendre. « Mais il m’a semblé, ajoute-t-il, 
qu’a coté de la question que je viens de mentionner, une autre, non 
moins intéressante, méritait d’attirer l’attention et examen. L’origine 
de cette mission, que les rationalistes cherchent 4 expliquer par des 
moyens humains, et que les catholiques rapportent & une intervention 
surnaturelle, m’a paru valoir la peine d’étre approfondie et traitée 
avec quelque développement. » 

M. de Bourbon-Lignitres examine donc tour & tour les divers sys- 
témes d’explication naturelle de l’apparition et du réle de Jeanne d’Are 
présentés, soit avant ce sitcle, soit de nos jours, et cherche 4 démontrer 
leur insuffisance, leur puérilité ou leur ridicule. Le premier & qui J’au- 
teur a fait ’honneur dele combattre, est celui d’un écrivain assez pea 
connu, M. Villiaumé, auteur d’une histoire de Jeanne d’Are qu’anime 
un vrai sentiment patriotique et qui né manque pas de sympathie 
pour son héroine, mais dans les succés de Jaquelle il ne faudrait voir 
la supériorité du génie. Pour que M. Villiaumé, Jeanne d’Are fut tout 
simplement au-dessus de ses contemporains par l’intelligence et Ia 
volonté, et voila pourquoi elle prima les uns et vainguit les autres. 
M. de Bourbon-Ligniéres n’a pas de peine & montrer que, par elle-méme, 
Jeanne n’était pas le moins du monde supérieure aux hommes de son 
temps, et que ceux-ci n’étaient en frien inférieurs 4 elle. Pour les 
Anglais représentés par l’historien Lingard, les triomphes de Jeanne 
d’Arc tinrent uniquement & son exaltation communicative, exaltation 
qui s’usa par son excts méme et dont ]’affaiblissement explique la triste 
fin de V’héroine. L’auteur fait prompte justice de cette explication ainsi 


14 vol. in-8°, 35, rue de Grenelle. 








REVUE CRITIQUE 1109 


que de celles qui mettent ses visions sur le compte d’une hallucination 
maladive. Quant au syst#me de M. Henri Martin faisant, comme on 
sait, de Jeanne d’Arc une Velléda qui aurait retrouvé, aprés quatorze 
cents ans, les traditions du génie gaulois et le secret de communiquer 
son enthousiasme 4 un pays affaissé sous ses revers, nous croyons 
que M. de Bourbon-Lignitres est bien bon de s’en occuper si long- 
temps. Mais il a voulu ne laisser sans réponse aucune des objections 
qu'on oppose a l’explication catholique de la miraculeuse intervention 
de la Pucelle dans les affaires publiques de son temps. 

Nous ne ferons que mentionner la défense de l’orthodoxie de Jeanne 
d’Arc, qui ne ful constestée par les Anglais et leurs partisans, que dans 
la pensée d’attirer sur celle qui les avait vaincus le chatiment capital 
réservé aux hérétiques. On ne |’aurait pas condamnée 4 mort peut-étre 
si elle n’efit été anathéme, et, pour satisfaire la rage des vaincus, il 
fallait qu’elle mourdt. Laissons M. Henri Martin soutenir que, pour 
hérétique, Jeanne |’était certainement, par 1&4 méme que, de ]’aveu des 
catholiques, elle avait des visions particulitres. On ne parle point 
théologie catholique avec un druide. 

A ces discussions, M. de Bourbon-Ligniéres a joint, sous forme 
d’appendice, quelques notes sur des faits peu connus et curieux relatifs 
aux prédictions qui avaient annoncé la venue de la Pucelle, ainsi que sur 
les deux imposteurs et l’intrigante qui se trouvent mélés a son histoire. 
Ces notes sont suivies de considérations fort justes, sur les causes qui 
générent et firent échouer, en partie, la mission de Jeanne et compro- 
mirent A un certain degré sa gloire aux seiziéme et dix-huitiéme siécles. 
Ces considérations demanderaient peut-étre plus de développement. 
Tel qu'il est, toutefois ce travail consciencieux vient 4 son heure et ne 
peut qu’aider & la cause de la canonisation de Jeanne d’Arc introduite 
et poursuivie 4 Rome par Mgr |’évéque d’Orléans. 


Vv 


Tout le monde a lu le Voyage au pays des milliards. Cette vivante 
et spirituelle peinture de la Prusse est arrivée au succés eta la 
célébrité avant que cette chronique des livres, forcée d’aller a pas 
comptés, ait eu seulement le temps de ]’annoncer. Que pourrions-nous 
en dire aujourd’hui qui valdt ce mot : « 22° édition » qui se lit en 
téte des derniers exemplaires sortis de la presse? 

Ce livre devait avoir une suite, il n’était pas fini. M. Tissot nous avait 
montré la Prusse chez elle; mais la Prusse n’est plus en Prusse seule- 
ment: elle est dans toute ]’Allemagne par son esprit, par son action 
diplomatique par ses agents ostensibles; les royaumes germaniques, 
les duchés petits et grands ne sont plus que des noms sans réalité, 





1110 REVUE CRITIQUE 


des morts auxquels le fard de M. de Bismark conserve, pour un 
temps, les apparences de la vie. Montrer la Prusse chez elle ne 
suffisait done pas; il fallait nous la faire voir chez ses vassaux. C'est 
ce que fait auteur du Voyage au pays des milliards dans le volume 
qu'il vient de publier sous ce titre : Les Prussiens en Allemagne '. 
Contrairement au sort réservé, dit-on, aux « suites, » ce second 
volume ne sera pas, croyons-nous, moins bien accueilli que le premier. 
C’est la méme forme agréable de notes de voyage, le méme esprit d’ob- 
servation curieuse, le méme fond de bonne humeur en tout, méme 
dans la critique. M. Tissot est toujours calme, et a presque toujours 
le sourire aux lévres; il est vrai que Vironie s’y dessine fréquemment 
et que le trait s’en échappe volontiers, mais jamais avec rudesse. Ga 
et 1a seulement le gros mot jaillit, mais c’est quand, en vérité, il est 
difficile & retenir. M. Tissot dira, par exemple, des rimeurs stipendiés 
qui se font de l’insulte & Ja France une ressource : « Le troupeau sacré 
qui broute sur |’Hélicon allemand n’a pas voulo rester en arriére » 
(des journalistes); mais habituellement la critique prend, chez lw, 
le ton d’une douce raillerie, d’une moquerie d’homme bien élevé qui 
crvit seulement pouvoir aller sans déroger jusqu’au calembour. 
Etudiant encore frais émoulu de l'Université de Tubingue, et parlant 
Yallemand du Saxon comme celui du Schwab, M. Tissot a pu aborder 
sans intermédiaire, toutes les classes de la société, les gens du monde 
et les gens du peuple. Dans le but qu'il se proposait, il lui convenait 
surtout de se méler & celle-ci. C’est ce qu’il a fait assez habituellement, 
dans le cours de son voyage. Il s’arrange partout pour cela, en wagon 
comme & l’hétel. « J’ai pris les troisiémes classes, dit-il, ce ne sont 
pas les dernitres, car on trouve, sur les chemins de fer allemands, des 
quatriémes classes dont les wagons, sans banquettes, ne différent pas 
beaucoup de ceux du bétail (suit une description qui est un tableau de 
Callot)... Ce n’est pas en voyageant en premiére classe avec des Russes, 
des Anglais et des Américains, qu’on apprend 4 connattre le peuple 
allemand..Ce n’est pas non plus en descendant aux hétels de « premier 
rang » qu’on s’initie 4 sa vie, qu’on sait ses pensées et ses préoccupa- 
tions, qu’on saisit ses désirs, qu’on comprend ses joies et ses souf- 
frances. Ce qu’on voit aujourd’hui dans les premiers hétels, ce sont 
des officiers sablant force champagne payable & la prochaine rancon... 
Descendez, par contre, dans un modeste hétel de second ou de troi- 
siéme ordre, vous vous y trouverez au milieu de bourgeois, de 
philistins, d’industriels, de commis-voyageurs, de petits rentiers, de 
professeurs qui discutent leurs intéréts, parlent de la grandeur de 
VAllemagne et du prix trop élevé de la choucroute, de V’abaissement 


24 vol. in-4?, Dentu, éditeur, 





REVUE CRITIQUE | {lit 


de la France et des escargots, des Jésuites, des tourne-broches méca- 
niques, de Richard Wagner, des iles Frij, de ’immortalité de ’ame, 
du ballet de ’'Opéra de Berlin; its commentent les journaux et se- 
déboutonnent sans géne, jusqu’é ces deux derniers boutons auxquels 
on ne touche pas impunément : |’empereur Guillaume, et M. le prince 
Otto de Bismarck. » 

C’est, le plus souvent en pareille compagnie et dans ces conditions 
excellentes pour bien voir et bien entendre, que M. Tissot a fait son 
vuyage en Allemagne. Ce voyage qui commence par le Rhin et finit par 
la Baltique a eu, en réalité, pour objet la Bavitre. Mayence, Francfort, le 
Palatinat par ot nous entrons, et les anciennes villes hanséatiques par 
oli nous sortons, ne sont que les marges du tableau que l’auteur s’était 
proposé de tracer. Elles sont toutefois curieuses et offrent avec des dé- 
tails piquants, l’occasion de plusieurs excursions, parmi lesquelles nous 
he pouvons nous retenir de citer cette peinture de la vie domestique 
en Allemagne, parce qu’on a fait beaucoup de poésie & faux la-dessus : 
a Le soir, les bons péres de famille, des conseillers auliques et secrets, 
_ les conseillers de légation ou de délégation viennent se régaler tout 
seuls dans le petit hétel, tandis que leurs femmes et leurs enfants, 
laissés pieusement au logis, boivent du café de gland et mangent des - 
pommes de terre. C’est ce que la vertueuse Allemagne appelle « la vie 
de famille. » Le Germain n’a pas encore compris qu’une femme est 
une compagne, une amie et non une domestique ou une esclave. Allez 
dans le Sud, allez dans le Nord, partout cette condition basse et cruelle 
faite 4 la femme vous frappe et vous révolte. A elle les durs labeurs. 
Elle se léve la premitre et se couche la dernitre. C’est l’ancienne béte 
de somme, Ia machine & laver, & coudre et A perpétuer l’espéce. Rien 
de plus. » 

Mettez que le crayon ait un peu appuyé, le trait n’en reste pas moins 
juste et vrai. 

Francfort, l’antique ville libre, nous donne un échantillon de la 
liberté que la Prusse apporte aux pays qu’elle prend sous son égide. 
A Mayence, méme spectacle et méme enseignement; mais ici Ja popu- 
lation parait moins docile, et l'on n’y eroit plus, en particulier, a 
obligation, pour étre bon allemand, de détester et de vilipender la 
France. « Depuis que la pluie des milliards n’a fait pousser que des for- 
teresses et des impéts sur le sol allemand, les Mayencois ne montrent 
plus une hostilité aussi ouverte contre la France. Un Parisien peut 
méme s’égarer le soir dans un labyrinthe des petites rues qui avoisi-. 
nent les quais, et demander son chemin sans qu’on lui réponde avec: 
un baton. » Y aurait-il chez les Mayencois quelque chose de |’Ame: 
intrépide et dela généreuse indépendance de leur archevéque? Ii faut 
lire chez M. Tissot les pages curieuses ov il fait le portrait de ce rare 

25 mars 1876. 12 





1112 REVUE CRITIQUE 


prélat qui jadis, & Université, croisa le fer avec M. de Bismarck et qui 
continue aujourd’hui le duel avec la plume. 

Glissons sur le chapitre des meurs et félicitons M. Tissot de la r- 
serve avec laquelle il touche & ce sujet qui fournirait matidre a repré- 
sailles, au dire de tous les voyageurs. Le ton de pudeur effarouchée 
yue prennent les Allemands en parlant des ndétres aurait mérité qu'on 
fit chez eux une enquéte moins sommaire a cet endroit. Le journalisme 
et la vie universitaire prétaient aussi : le voyageur s’est moins retenu, 
et pourtant, malgré l’étrangeté des citations qu’il fait, des scenes quil 
raconte, des propos qu’il rapporte, ceux qui ont yu les choses sur place, 
trouvent que ses croquis ne sont pas des charges. 

Nous l’avons dit, quoique le voyage de M. Tissot commence a 
Rhin et finisse 4 l’embouchure de l’Elbe, c’est Ja Baviére qui le remplit 
a peu prés tout entier. On comprend pourquoi. La Bavieére est, en Alle- 
magne, le plus gros morceau que la Prusse ait & avaler. Ov en est la 
déglutition de cette proie que, par des larmes feintes, le crocodile 
prussien a attiré entre ses machoires formidables. Que reste-t-il ence 
moment de la Baviére d’il y a trente ans, de ce royaume que la France 
a fait et qui, comme tant ‘d’autres Etats qui furent notre euvre, nous 
a payés d’une si noire et, du reste, si maladroite ingratitude. M. Tissol 
Ya peinte sous toutes ses faces et dans le jeu des partis dont elle est 
travaillée en ce moment. Il y a la, en particulier, un vivant portrait de 
Munich, avec son Université, son Parlement, ses artistes, ses seclaires 
religieux. On suit avec un vif intérét le voyageur sur tous ces théaltes 
et chez tous ces personnages: Si la visite chez le docteur Dollinger est 
navrante celle au vieux chiteau de Bayreuth ot M. Richard Wagner 
élabore la musique de l’avenir est tout ce qué l’on peut imaginer de 
plus amusant. I] se prépare 1a des chefs-d’ceuvre menacants pour 
nous : M. Richard Wagner fait chaque jour des progrés dans l’estime 
du roi de Prusse, et, dit M. Tissot, le jour ot le musicien incompris 
aura conquis la faveur du tout-puissant souverain et de son redov- 
table chancelier, il fera ajouter un article au Traité de Francfort el 
condamnera les Parisiens a trente ans de 7hannhauser. 

Cette nouvelle calamité nous menace-t-elle en effet? La Bavitre va-l- 
elle étre absorbée par la Prussc? On trouvera le probléme discuté a 
tous les points de vue‘dans le livre de M. Tissot. Disons pourtant toa 
de suite, afin de pour rassurer les habitués de l’Opéra, que la Baviere 
ne parait pas disposée & se laisser manger. Certes, dit M. Tissot, apres 
avoir signalé la résistance que rencontre la Prusse dans les haute 
sphéres de lopinion bavaroise, et cité le langage des hommes polili- 
ques avant et depuis la guerre : Certes, « les journalistes qui lien- 
draient aujourd’hui ce langage, seraient mis entre quatre murs; mais 
‘ allez, le dimanche soir surtout, dans les brasseries populaires, vous 


REVUE CRITIQUE 1s 


entendrez tous les buveurs de la vieille Bayitre crier bien fort qu’ils 
yeulent mourir Bavarois et non crever (Arepiren) Prussiens. » 

Mais que disent & la taverne les buveurs des autres Etats menacés 
d’annexion? Sans doute M. Tissot ne voudra pas nous le laisser 
ignorer. 

VI 


Le Correspondant a publié dans le courant de l’année dernitre, un 
certain nombre de petites piéces de vers signées : André Lemoyne, que 
n’ont pas oubliées, nous en sommes sfdrs, ceux de nos lecteurs qui, er 
poésie, aiment les bijoux finement ciselés. C’était court, mais exquis. 
La mer en faisait presque exclusivement le sujet; non la mer avec ses 
grands horizons et ses imposants spectacles, mais la mer dans ses as- 
pects gracieux et mélancoliques, la mer sur ses gréves solitaires et & 
ses heures de repos : une cdte ov le flot meurt sur le sable; une anse 
perdue et morne ow péche une enfant réveuse; un cap ov, dans la 
brume, pointe le « clocher & jour » d’un village breton, ou la fléche 
pointue d’une église normande; la lune se levant « large et ronde »; le 
Vaisseau qui se mire 


Dans le flot de marée aux longs remous dormants : 


tableaux qui reposent doucement le regard et la pensée. 

Il ne nous appartient pas de louer ces gracieuses marines : nous se- 
rions suspects de particularité; nous n’en parlons que pour annoncer 
qu’elles viennent d’étre réunies en un joli volume (1) que termine 
une Nouvelle dont la scéne est placée dans le méme cadre et qui, pour 


étre en prose, ne manque pas de poésie !. 
P. DOvialRe. 


La Premiére Communion. — Réglement de vie pour la perséuérance, 
par M™* la comtesse de FLAVIGNy. 


La religion ne pouvait laisser sans secours et sans appui les années 
qui suivent la premiére communion. Elle n’a pas voulu que le lende- 
main de ce grand acte de la vie chrétienne donnat le scandale trop 
habituel de l’abandon de l’église et de la pritre. Aprés avoir en- 
louré l’enfance des soins les plus maternels, elle a travaillé 4 sauve- 
garder l’adolescence, cet dge od l’Ame encore chancelante ct inexpéri- 
mentée s’essaie au premier usage de sa liberté, ot les vocations se 
révélent, ot les destinées se décident et ot commence le bon ou le 


1 Paysages de mer, par Artdré Lemoyne, 4 vol. in-42. Librairie Sandoz ct. 
Fischbacker. 





1114 REVUE CRITIQUE 


mauvais chemin de la vie. De 1a, Jes patronages, les ceuvres de tutelle 
et de protection, et surtout les catéchismes de persévérance qui com- 
plétent l’instruction religieuse, obtiennent Vadhésion de V intelligence 
aux révélations de la foi, et confirment la jeunesse dans les pieuses 
pratiques des premiéres années. 

Mais ]’enseignement fugitif de la sasole a besoin d’un livre quile 
fixe, qui demeure sous les yeux du jeune homme et de la jeune fille, 
devienne un compagnon, un conseiller qui ne se lasse ni ne se rebule 
jamais, et comme la voix toujours entendue de lange gardien. 

C’était 4 M™* la comtesse de Flavigny, & auteur du Livre de Fenfance 
chrétienne, qu'il appartenait d’écrire celui de la persévérance; le méme 

esprit l’a dicté, il obtiendra le méme succés, car, dans cette heureuse 
réunion de conseils, de priéres, d’histoires picuses et de bons exem- 
ples, rien ne manque pour intéresser, édifier le jeune lecteur et lw 
faire aimer la discipline et la loi qu’on lui recommande. 

Cette euvre du dévouement le plus éclairé et le plus affectueux prend 
la jeunesse, la veille de la premitre communion, la guide pendant celle 
sainte journée, la conduit aux pieds de l’évéque pour recevoir le sacre- 
ment de confirmation, et assiste avec elle, au dimanche de la persévé- 
rance, ce jour des touchants adieux, des derniers avis et des grandes 
résolutions. Elle lui ernseigne le bon emploi des vacances, et comment 
le devoir s’allie au repos et aux distractions. Vient ensuite le rgle 
ment de vie marquant la tache de chaque jour, de chaque semaine, de 
chaque année, les vertus & pratiquer, les défauts & combatire, et don- 
nant un modéle de retraite adaptce aux besoins de l’dge et des sajets 
de méditations puisés aux sources*qui préviennent et corrigent le mal 

Les dernitres pages sont empreintes d’une éloquente émotion ; elles 
présentent le tableau des sacrifices, des sollicitudes, des souffrances de 
la mére chrétienne; elles rappellent 4 ses enfants le prix qu’elle attache 
& leur salut, et la reconnaissance qu’ils doivent 4 son amour. 

Les approbations de Son Em. le Cardinal-Archevéque de Paris, de 
NN. SS. les archevéques de Tours et de Reims, et de Sa Grandeur 
Vévéque d’Orléans, sont la meilleure preuve du mérite et de la néces- 
sité de louvrage et la plus puissante recommandation en sa faveur. 
S’il est plein d’instruction et d’expérience, il est en méme temps trs- 
aimable & lire, comme tout ce qui sort d’une plume dont Ja grace sail 
donner du charme aux idées les plus sérieuses, et de l’attrait aux plus 
sévéres lecons. 

Destiné & toutes les conditions, & tous les états, le livre de la perst- 
vérance fera du bien a l’apprenti, & la jeune ouvriére dans Yatelier,é 
l’école professionnelle, aussi bien qu’a l’éléve du collége et aux jeunes 
gens appelés a vivre dans le monde. Ul parle le langage de V’Eglise qui 
s’adresse & toutes les ames, et en est comprise. L’Evangile, doat i 








REVUE CRITIQUE 1115 


s’inspire, ne révéle-t-il pas la vérité aux faibles, aux petits, aux igno- 
rants encore plus qu’aux sages ef aux savants de la terre? 

Au milieu de cette invasion de publications mauvaises qui n’ont 
d’autre but que d’arracher des jeunes cceurs les doctrines, les croyances 
et les habitudes apprises au catéchisme, et de préparer des hommes, 
qui sont |’effroi de la société, la honte et la désolation de leurs familles, 
on ne saurait accueillir avec trop de joie, et propager avec trop d’em- 
pressement un livre qui apprend 4 l’adolescent ce qu’il faut faire pour 
conserver intact le dépét de la foi, rester jusqu’a la fin fidéle aux pro- 
messes de sa premitre communion, et ne jamais faire pleurer sa mére. 


Le vicomte pr MELUN. 


NOUVELLE BIBLIOTHEQUE CLASSIQUE. 


On sait le développement qu’a pris de nos jours la publication des 
beaux livres, le soin respectueux et éclairé qui a présidé & la réim- 
pression des chefs-d’ceuvres de notre littérature. C’est un des cétés de 
Yart que nous avons souvent signalé, en louant les savants éditeurs 
-dont le goat a voulu nous restituer les meilleurs textes dans la forme 
la plus élégante et la plus pure. 

Personne, sous ce rapport, n’a rendu de plus éminents services que 
M. Jouaust, dont le nom, justement cher aux bibliophiles, est désor- 
mais consacré comme le furent, & d’autres époques et pour des tra- 
vaux moins parfaits, les noms des Etienne et des Elzeviers. 

Mais un pas, et le plus difficile, restait & faire dans cette voie intelli- 
gente et féconde : unir au luxe le bon marché; mettre, par la modicité 
du prix, les vrais chefs-d’a@uvre 4 la portée des bourses les plus mo- 
destes. Tel était Je probléme, et jusqu’a ce jour il n’avait été qu’insuf- 
fisamment résolu. Les belles éditions codtaient cher, et les amateurs 
privilégiés pouvaient seuls s’en procurer la jouissance. Il fallait donc, 
par un effort habilement calculé, opérer pour le livre d’art une petite 
révolution analogue a celle qui a été accomplie naguére pour le journal, 
et abaisser le prix jusqu’a la derniére limite [possible afin d’assurer la 
vulgarisation. 

C’est ce que tente aujourd’hui M. Jouaust par l’heureuse création 
de sa Bibliotheque Classique. Cette collection, qui comprendra la plu- 
part des classiques francais et qui sera comme la Bibliothéque-Char- 
pentier des bibliophiles, a pour but de mettre les livres d’amateurs & 
la portée de tout le monde. Elle offre, en effet, pour 3 francs, prix bien 
ordinaire en librairie, des volumes exécutés avec le méme luxe que les 
grandes publications et ot se retrouvent le beau papier, la splendeur 
typographique, les ornements, les fleurons qui décorent les ouvrages 


1116 REVUE CRITIQUE 


de haut prix. C’est une entreprise exceptionnelle et qui ne saurait étre 
trop vivement encouragée. 

Les principaux écrivains francais, du quinzitme au dix-huitiéme 
siécle inclusivement, seront représentés dans cette collection nouvelle 
par tout ce qui doit composer, 4 notre époque, la bibliothéque d’un 
lettré. Rabelais, Montaigne, Corneille, Molitre, Racine, La Fontaine, 
La Bruyére y occuperont la place d’honneur et sont en préparation. 

En attendant, M. Jouaust inaugure sa publication par deux volumes 
' d’une perfection achevée: les cuvres de Regnier, avec les notes et la 
glossaire de Louis Lacour; et les Considérations de Montesquieu sur les 
causes de la Grandeur et de la Décadence des Romains. 

L’éditeur donnera ensuite un Boileau, en deux volumes, le théatre 
de Regnard, en deux volumes, la Satire Ménippée, les Mémoires de 
Grammont d’Hamilton, etc. 

Quant au choix des textes, M. Jouaust s’en est justement tenu auv 
errements de ses éditions précédentes : il réimprime la derniére édition 
publiée du vivant de l’auteur et sous ses yeux, quand elle offre toutes 
les garanties d’authenticité et quand il n’existe pas de raison majeure 
de donner la préférence 4 une autre. 

Le format de cette collection nouvelle est aussi commode que char- 
mant; c’est le format favori des bibliophiles, l’in-16 elzévirien, et l’im- 
pression est faite avec les élégants caractéres, les fleurons et Jes culs- 
de-lampe dans le style du seiziéme siécle qui donnent tant de grace 
aux jolies éditions de ce temps. 

Dans de pareilles conditions, le succés ne saurait étre douteux, et 
nous remercions M. Jouaust de ce nouveau témoignage de la passion 
intelligente et dévouée qu’il met au service de son art, le premier et le 
plus beau de tous les arts, puisque c’est celui qui incarne pour ainsi dire 
et perpétue le mieux les chefs-d’ceuvre de |’esprit humain. 


L. 








QUINZAINE POLITIQUE | 


25 mars 1876. 


Les premiers actes du nouveau ministére, les premié¢res délibé- 
rations du Sénat et de |’Assemblée, sont les obscurs commencements 
(le bien des choses. Préparatifs et présages, ces commencements 
offrent 4 l'inquiétude des uns, 4 l’espoir des autres, 4 la curiosité 
de tous, une matiére vague ou le plus clairvoyant aurait peine 
encore 4 reconnaitre ce qui adviendra et ce qui se fera. A vrai dire, 
tout y est confus et incertain. Les opérations préliminaires ne sont 
achevées ni dans le Sénat ni dans |’Assembleée : il reste des pouvoirs 
4 valider ; les groupes se forment ; on annonce des lois et on compose 
des commissions ; bientdt un congé sera nécessaire, celui qui 
coincide d’ordinaire avec la session des conseils généraux. C’est la 
une période d’organisation. Dans ce mélange et parmi ces essais, il 
est donc difficilede hien discerner et de rien juger : la lumiére n éclaire 
pas encore pleinement la scéne; tout n’y est pas encore a sa place 
et dans l’ordre. On n’a guére que des pressentiments et des pré- 
somptions; on se réserve et on attend. 

Apres douze jours defforts malheureux et de recherches péni- 
bles, qui faisaient douter que, ce pouvoir enfin présenté a ses 
mains si longtemps impatientes, le centre gauche fait capable de le ° 
saisir, M. Dufaure a pu créer son ministére. Il était temps, en 
vérité. M. Gambetta, rassemblant autour de lui comme une foule 
la masse des gauches encore indistinctes, avait osé, par une som- 
mation indirecte, inviter le maréchal de Mac-Mahon 4 choisir ses 
ministres dans cette majorité républicaine et radicale, qui aurait 
compris dans ses rangs, ici M. Casimir Périer et M. Jules Simon, 
Ja M. Emmanuel Arago et M. Duportal. Nous avons dé nous féliciter 
que le centre gauche prit seul possession du gouvernement. C'est 
assez de cette expérience : l'intérét du pays interdisait, assurément, 
quon y multipliat les risques et qu’on en augmentat les dangers ; 
car 3i le centre gauche nous défend mal contre les assauts du radi~ 


1118 QUINZAINE POLITIQUE 


calisme, en quoi la gauche edt-elle mérité qu’on lui confiat plutét 
cette défense? Le centre gauche n’a pas voulu, durant ces derniéres 
années, rompre I'union qui l’attachait & l’extréme gauche : il s‘en 
distinguait sans doute, mais il ne s’en séparait pas. Eh bien! cette 
séparation qu’il a refusée, il y a une fatalité, celle de l’ordre, qui va 
ly contraindre : il va gouverner, en effet, et il lui faudra bien cons- 
tater, en gouvernant, que si on peut proclamer une république avec 
les radicaux, on ne peut l’administrer ni avec eux ni pour eux; la 
pratique des choses et des hommes lui apprendra bientdt tout ce 
qu'il y 4 de vain, de fatigant et de périlleux dans les veux du 
radicalisme ; it saura que c’est la l’ennemi. II n’aura pas eu le temps 
de repousser les demandes des radicaux, leurs chimeéres, leurs 
fureurs, leurs ordres menacants, que déja leurs suffrages !'auront 
abandonné. Il ne nous déplait donc point, quand nous comptons 
tout bas les embarras douloureux et les alarmantes nécessités du 
jour, il ne nous déplait point que le centre gauche soit seul 4 une 
telle cuvre et qu'il en ait la responsabilité entiére. Le centre gauche 
a voulu faire l’épreuve de la république conservatrice ; la république 
conservatrice va faire )’épreuve du centre gauche. La droite, a-t-il 
prétendu, I’a forcé d'étre républicain; la gauche, 4 son tour, le 
forcera d’étre conservateur. Et, vraisemblablement, il y aura dans 
cette lecon quelque profit pour l'avenir. Puisse-t-elle seulement 
n’étre pas trop codteuse a l'honneur, 4 la paix et 4 la fortune de la 
France! 

C’est par un cri de guerre que les radicaux ont accueilli le 
ministére du centre gauche. Ministére de coterie! ont dit les uns. 
Fausse république! ont dit les autres. Et ces mémes, hommes, qui 
sont jacobins par tempérament ou par tradition; ces avides entre- 
preneurs de félicités populaires, qui prendraient si volontiers la 
dictature de l’humanité, pour la rendre bienheureuse; ces hardis 
contempteurs du « parlementarisme, » on les a entendus protester 
-que M. Dufaure avait violé la loi parlementaire en ne choisissant 
aucun ministre dans la gauche et l’extréme gauche, dans « la 
majorité du 20 février! » Cette colére, qui témoigne qu’aux yeux 
des radicaux, le centre gauche n’a pas un certificat de civisme 
suffisamment républicain, atteste aussi qu’a leur gré, l'heure de 
leur avénement commence 4 sonner. L'ire des radicaux n’a pas 
duré, nous le savons bien : M. Gambetta a compris qu'il avait trop 
violemment exhalé son dépit et son impatience ; et pendant trois ou 
quatre jours, la République francaise a employé l'art de ses rhé- 
teurs et de ses sophistes 4 diminuer peu 4 peu la premiére violence 
de son langage, 4 pondérer le blame par I'éloge, et 4 marquer d'un 
* trait imperceptible la promesse d’attendre les actes du miniséére, 











QUINZAINE POLITIQUE 1119 


avant de le condamner. Mais ayons patience : ce courroux se rallu- 
mera bientot. Quant aux conservateurs, gsils ont eu un premier 
mouvement de surprise et un premier sentiment de tristesse 4 yoir 
M. Ricard et M. de Marcére tenir, au ministére de lintérieur, 
les rénes principales du gouvernement, ils ontaussit6t comprimé leurs 
craintes et leurs regrets; ils ont cru juste et bienséant de ne point 
manifester de défiance au maréchal de Mac-Mahon et 4 M. Dufaure; 
ils ont cru honnéte et sage de ne rien préjuger avec malveillance. 
Ils sont libres: ils ne se trouvent pas, il est vrai, devant I’ccuvre 
de ce ministére comme devant un spectacle, 4 la maniére de ce 
stoique égoiste qui, d'un rivage étranger, verrait la société s’abtmer 
sous la vague; ils seront des témoins vigilants qui ne pen- 
seront qu’a la sauver et qui interviendront pour y aider. Le bien 
ou Je mal qui sera fait 4 la société, voila la mesure de leur con- 
cours ou de leur résistance. Ils ne demanderont pas au ministére 
sil sort du centre gauche ou d’ailleurs, mais seulement s'il tient 
téte ou non au radicalisme; et selon le jour et la question, selon la 
conduite ou les paroles du ministére, ils seront avec lui ou contre 
lui. Ils connaissent les difficultés du temps; ils n’ignorent pas qu'il 
y a, en politique aussi, une vertu de la résignation, et !’histoire de 
leurs adversaires mémes la leur aura enseignée utilement; mais 
leur bonne volonté ne se laissera pas entrainer indéfiniment de 
concession en concession, au-dela de ces limites qu’on ne peut 
passer sans choir. 

La déclaration ministérielle du 14 mars, bien qu'elle ait été si 
fort applaudie de la gauche, n’a rien changé a cette sagesse des 
conservateurs et & leur équité. Elle a toutefois éveillé en eux cer- 
.taines inquiétudes. Certes, ils ne veulent pas disputer avec les 
métaphysiciens de la, gauche sur le droit humain ou divin, inva- 
riable ou transitoire, de la République; ils laissent M. Dufaure 
dogmatiser et satisfaire les docteurs républicains 4 qui il sera 
venu dire, oubliant un peu le 4 septembre et les traverses de ces 
cing années : « Le pouvoir ne peut avoir une plus haute origine 
dans nos sociétés humaines... Jamais gouvernement ne fut plus 
légitimement établi. » Soit. Que M. Dufaure leur donne 4 dévorer 
ces grands mots, ils aiment ces solennelles et déclamatoires for- 
mules. Et peu nous importe aujourd’hui. Nous savons bien que si 
la République dure, ce ne sera pas pour les titres qu'elle aura recus 
de ses législateurs, ni pour les brevets d’éternité qu’on lui aura 
délivrés ': comme son premier prophéte l’a annoncé, elle ne 
vivra que si elle est conservatrice. Les conservateurs n’ont le loisir 
d’élever sur ce point aucune contestation. A leur tour, ils applau- 
dissent ces paroles de M. Dufaure : « La République a besoin plus 


® 


1120 QUINZAINE POLITIQUE 


que toute autre forme de gouvernement de s’appuyer sur les saintes 
lois de la religion, de la morale et de la famille, sur la propriété 
inviolable et respectée, sur le travail encouragé et honoré. » Ce 
ne seront pas de stériles paroles, ils l’espérent. Mais comment leur 
confiance pourrait-elle pleinement et sirement reposer sur les pro- 
messes du ministére nouveau, quand ils le voient en méme temps 
prét A dérober, non pas a telle ou telle loi sacrée et nécessaire, 
mais a la loi elle-méme, une partie de ce respect des peuples sans 
lequel il n’y a pas d ordre véritable? 

Qu’on y veuille bien songer, en effet: modifier la loi de lenseigne- 
ment supérieur, c'est autre chose que de reprendre un droit essen- 
tiel de l'Etat ou de ressaisir une liberté imprudente, comme on 
l’'affirme 4 gauche. La question est plus haute que celle de la colla- 
tion des grades. I] ne s'agit pas de savoir si un réglement univer- 
sitaire, décrété d’hier a peine, peut et doit étre abrogé aujourd hui 
avant méme qu'on en ait tenté l'épreuve. Qu’il soit bon ou mau- 
vais, on l’ignore, puisqu’on n’a pas encore le témoignage de lexpé- 
rience. Il s agit de savoir plutdt si la loi est en France un jouet de 
la majorité; si la loi ne peut plus avoir'en France de régne qui 
dure et d’empire qu’on reconnaisse ; si la loi n’aura plus en France 
assez de force et de majesté pour étre assurée d'un lendemain; si 
la loi ne sera plus désormais en France qu'un pouvoir douteux et 
éphémére, auquel l’obéissance pourra 4 peine se donner quelques 
mois, sans une sotte générosité. Quoi! nous sommes dans un pays 
ou, depuis un siécle, les républiques etles monarchies se sont en si 
grand nombre écrdulées qu'il n’y a presque plus parmi nous de foi 
politique et que la nation ne croit plus, pour ainsi dire, aux gouverne- 
ments. Parmi tant de vicissitudes et de changements, l'idée de la 
loi subsiste encore; c'est la derniére puissance de gouvernement 
qui reste au milieu de ces ruines, et voici qu’é son tour on la rend 
dérisoire! Le législateur jadis, par une fiction que l'histoire pouvait 
démentir mais que la philosophie jugeait nécessaire 4 la docilité des 
peuples et a la vénération de la loi, proclamait laloi pour toujours, 
pour toute la suite des Ages et des générattons. L’ Angleterre pres- 
crit, pour les lois que leur nouveauté met en suspicion, une période 
‘de huit ou dix ans pendant laquelle on en éprouve!’efficacité. Et nous, 
en moins d'une année, nous défaisons une loi que nous avions passé 
huit ou dix ans 4 faire! Une Assemblée l’avait créée, l’été dernier ; 
une autre Assemblée la détruit, au printemps! C’est la révolution 
perpétuelle et la révolution légale. La France voit la loi passer sous 
‘son regard plus vite encore que les ministéres, plus fréquemment 
que les noms et les insignes de ses gouvernements. Comment 
donc, 4 ce spectacle, apprendrait-elle 4 respecter la loi? Comment 








QUINZAINE POLITIQUE 1121 


le godt de l’anarchie ne s’emparerait-il pas d’un peuple habitué a 
cette fuite rapide de la loi, 4 ce désordre du législateur, 4 ces con- 
tradictions violentes et successives des Assemblées? Et comment, 
dans une république que ses théoriciens eux-mémes_ considérent 
comme une sorte d’éternel et libre devenir, cette instabilité de la 
loi permetrait-elle de penser sérieusement que la Républiqueest un 
état stable, selon le dire des républicains? 

« Ces messieurs, écrit Pillustre évéque d’Orléans, nous deman- 
dent de faire avec eux |’essai loyal d’une constitution, d'une Répu- 
blique; et ils ne veulent pas nous laisser faire l'essai loyal d’une 
simple loi! » A ces spirituelles et justes paroles les républicains 
seront fort empéchés de répondre sensément; et le ministére lui- 
méme, pour légitimer le changement de la loi, ne saura ou. découvrir 
dans les faits l’urgence et la gravité d’un péril quelconque : car, 
dans cet essai A peine commencé, aucun débat ni aucun choc n’ont 
encore troublé les rapports de I’Etat et des Universités libres. Pour 
notre part, nous ne concevons guére que M. Dufaure n’ait pas 
apercu le détriment que ce changement, prompt, passionné, arhbi- 
bitraire, cause dans l’esprit public a la notion méme de la loi. Et 
dans quel temps le ministére aura-t-il proposé cette modification 
si agréable aux radicaux? A l'heure ou les radicaux, avec une 
impatience vraiment puérile, lui demandent d’abroger la loi qui fixe 
au 1° mai la date du jour ot l'état de siége sera levé dans les cing 
départements qu’il régit encore. Les radicaux ne peuvent plus sup- 
porter un délai de six semaines : il faut qu’on supprime la loi qui 
les oblige 4 souffrir ce retard. Eh bien! Si c’est ld une exigence 
ridicule et dont M. Dufaure ait le droit de se plaindre comme d’une 
sorte de violence qu'il conviendrait d’épargner 4 la loi, n’est-il pas 
vrai que lui-méme, en consentant 4 modifier la loi de |’enseigne- 
ment supérieur avant les avertissements de l'expérience, s’expose 4 
encourir presque un pareil reproche? N’est-il pas vrai qu'il n’y a 
rien de conservateur dans une politique qui fait varier Ja loi si 
souvent et pour des raisons ot les haineuses préventions des partis 
ont la part principale? 

Depuis le moment ot Je ministére de M. Dufaure a commencé 
d’occuper le pouvoir, il a été assiégé par les clameurs de tous ceux 
qui, républicains ou radicaux, avaient 4 se venger d’un préfet. Si, 
pour les uns, c’était la joie de représailles politiques, c’était pour 
Jes autres une distribution d’emplois due au parti victorieux, quelque 
chose comme « la rotation des offices » aux Etats-Unis. Aux yeux 
de certains, l’avénement du ministére était pour la république une 
sorte de renouveau : il fallait que désormais il y edt partout des 
semeurs de l’idée républicaine, et c’était aux préfets 4 répandre les 


1122 QUINZAINE POLITIQUE 


premiers la bonne doctrine; qu’ils fussent d’abord des croyants 
républicains, quitte 4 devenir, par surcroit, d’habiles administra- 
teurs, s'ils le pouvaient ensuite. Enfin parmi Jes fureurs qui récla- 
maient « un remaniement préfectoral, » il ne manquait pas de ran- 
cunes qui pensaient atteindre M. Buffet et méme M. de Broglie en 
frappant les préfets nommeés par eux. Triste concert de coléres et de 
convoitises ! Changements funestes qui désorganisent dans le pays 
la gestion de ses affaires les plus intimes et le service de ses inté- 
réts les plus proches! Non, nul ne gagne a ces mutations inces- 
santes. Les populations désapprennent a connaitre leurs adminis- 
trateurs; leur confiance s’intimide; 4 peine peuvent-elles nouer 
quelques relations avec ces magistrats qui se remplacent si vite les 
uns les autres. Le fonctionnaire, de son cété, n'a ni le temps ni le 
gout de se familiariser avec son département; 11 regarde vers Ver- 
sailles quel vent souffle sur les partis; il ménage la fortune a venir; 
il craint que son obéissance ne lui soit un jour imputée 4 crime; il 
hésite; il réserve son dévouement; il se garde de trop attacher sa 
fidélité au ministére qui passe ou & lopinion qui régne; lui-méme 
fait plus de politique qu'il ne s’occupe d’administration. Quant aux 
ministres, ils n’ont ainsi des préfets qu une aide médiocre, qu'une 
assistance tremblante : heureux encore quand la défiance des préfets 
ne trahit pas les ministres! Et ainsi, 4 mesure que les ministéres 
changent les préfectures, l'action du gouvernement s’affaiblit jusque 
dans le moindre village; ainsi se détendent ou se brisent les res- 
sorts de ce mécanisme administratif, qui, pendant plus d'une de 
nos révolutions, avait suffi 4 maintenir la vie générale du pays 
dans l’ordre et la régularité. 

M. Dufaure et M. Ricard ont refusé d'écouter le parti, qui, au 
nom de la République, demande « que |’administration soit renou- 
velée 4 fond. » Ils ont compris que, si d’un coup de baguette on peut 
faire d’un homme un républicain, il n’y a pas de magie qui puisse faire 
si lestement d'un républicain un administrateur : l'art d’administrer 
ne .s improvise pas comme celui de parler dans un club. Ils n’ont pas 
cru sage de livrer le pays & ce genre d’essai. Ils ont senti d'ailleurs 
quelle injustice ils commettraient 4 punir les préfets pour avoir été 
les agents d'une politique dont aucun d’eux n’avait la responsali- 
lité. M. Dufaure et M. Ricard n’ont donc pas immolé sur les autels de 
la gauche cette hécatombe de préfets qu’on les adjurait d’y sacrifier. 
Il y a des victimes pourtant. Parmi ceux que leurs bras a frappés, 
nous en voyons qui n’étaient désignés 4 leur sévérité que par une 
impopularité toute factice; et nous regretterons hautement des 
hommes qui, comme M. Doncieux, par exemple, n’ont eu d’autre 
tort que de disputer et de soustraire en partie au pouvoir d'un 











QUINZAINE POLITIQUE 1123. 


Naquet ou d’un Gent un département naguére opprimé par leur 
radicalisme. Que M. Dufaure et M. Ricard ne se laissent pas effrayer 
par les réclamations des radicaux! IIs ne satisferont jamais ces 
prétendants d’en bas que s'ils les assouvissent en leur jetant en 
pature tous les honneurs l'un aprés lautre: tant qu'il y aura une 
sous-préfecture 4 envahir, les radicaux crieront. Il faut donc s’arréter. 
Sinon demain il ne restera plus en France une seule sous-préfec- 
ture oll, sur une plainte de la gauche ou sur une autre, on n’ait tout 
déplacé et bouleversé, au grand désavantage des intéréts du pays. 

Nous en louerons le ministére : il a courageusement bravé une des 
pires revendications des radicaux, dans la personne de M. Victor Hugo 
et dans celle de M. Raspail, tous deux assez insensés pour réclamer 
le pardon de la Commune ; il a fermement repoussé la demande de 
cette amnistie qui équivaudrait on ne l’ignore pas, 4 l’absolution du 
‘crime; il a méme eu l’habileté de contraindre 4 un seul débat et de 
forcer & une discussion prochaine ces charlatans de miséricorde 
populaire qui se font de leur trompeuse pitié un titre électoral et 
qui ont peur de venir, a la tribune, exposer leur requéte en face de 
la France et de l'Europe. It est bon d’en finir avec la comédie des 
uns, avec le cynisme des autres. Allons! qu’ils osent, au grand jour 
d’une Assemblée, réhabiliter cette Commune dont la fureur épou- 
vanta l’univers et dont les forfaits faillirent aliéner 4 la France mal- 
heureuse tout ce que le monde lui gardait encore de commisération 
et d’admiration ! Qu’ils osent ériger en martyrs ces héros qui assas- 
sinaient des prétres et qui incendiaient Paris ; glorifier ces combat- 
tants qui donnaient la main aux Prussiens et qui tuaient les survi- 
vants de Metz et les défenseurs de Belfort; justifier ces démocrates 
qui brilaient nos livres et détruisaient nos monuments civiques; 
célébrer ces patriotes qui allaient déchirer en mille parties notre na- 
tionalité toute saignante encore du coup qui la mutilait en Alsace et 
en Lorraine ; et, aprés ce panégyrique, qu’ils osent émouvoir nos Ames 
en faveur de ces condamneés qui, la plupart, n'ont encore su, 4 Nou- 
méa, qu’ajouter 4 l’expiation les peines du vice, celles de l’ivresse ou 
du vol! Oui, que les radicaux l’osent enfin! Qu’ils fassent donc cet 
outrage 4 lhistoire et 4 la conscience humaine, cing ans aprés ce 
régne barbare de la Commune dontils ont presque choisi l’anniversaire 
pour en relever le nom comme celui d’un vaincu politique qui a droit 
ala clémence! Qu’ils parlent! la France répétera la condamnation. 
Car toute chrétienne et généreuse qu'elle est, elle a trop le sent- 
ment de I"honneuret le respect de la justice pour égaler le crime de 
la Commune a l’erreur d’un idéologue et pour rappeler comme des 
exilés les bandits que ses tribunaux ont punis de meurtre et de pil- 
lage. Une nation qui prononcerait dans ses Assemblées la sentence 





1124 QUINZAINE POLITIQUE 


d'un tel pardon prouverait qu'elle n’a plus, non seulement le sens 
du devoir, mais le souci de sa destinée ; elle aurait mérité de n’étre 
plus ni une société ni une patrie. La France déteste et maudit la 
Commune : elle n'est qu’honnéte et virile en restant inexorable. Son 
gouvernement peut accorder des graces ; mais accorder une amnistie, 
autant vaudrait n’avoir jamais eu l’horreur de tant de scélératesse, 
autant vaudrait tolérer 4 Paris ces processions d'un deuil triomphal 
ou l'on déploie et proméne en Suisse le drapeau rouge de la 
Commune. 

Nous ne tarderons pas a savoir jusqu'oll, sur ce point et sur plu- 
sieurs autres, peut aller l'audace des radicaux, mais nous nous 
plaisons a croire que leur hardiesse se heurtera & plus d'obstacles 
quils n’avaient cru d'abord; et M. Gambetta doit le reconnaitre 
aujourd hui. I avait, en effet, trop présumé de sa force, en compiant 
ranger derriére lui tous ces hommes nouveaux qui se pressent a la 
gauche cle I’ Assemblée. Le dessein était beau. En inyoquant la fra- 
ternité républicaine avec ses doux besoins, M. Gambetta pensait 
unir tous ces cceurs; il formait avec les trois groupes d’autrefois un 
seul groupe, un et indivisible, oi M. Paul Bethmont et M. Jules Ferry 
donnaient 4 M. Louis Blanc et 4 M. Naquet le baiser de paix et d'éga- 
lité. Les radicaux se confondaient avec les républicains; les violents 
avaient le méme nom que les modérés. Tous ensemble obéissaient 4 
une méme discipline. C’était une masse compacte et irrésistible, une 
majorité toute-puissante qui serait maitresse du gouvernement dans 
l’Assemblée; et M. Gambetta espérait en obtenir le commandement : 
il serait le tribun et presque le dictateur de la gauche, en atten- 
dant le consulat de la république 4 venir. Deux fois, M. Gambetta 
a tenté de rallier 4 lui dans une assemblée, dite « pléniére », ces 
deux & trois cents députés plus ou moins républicains, plus ou 
moins radicaux. Il a fallu qu’il renoncat 4 l'idée de cette petite 
convention extra-parlementaire. Le centre gauche a voulu rester 
indépendant et distinct; et le discours ou M. Paul Bethmont, en 
le présidant pour la premiére fois, a si pompeusement vanté les 
vertus et si aimablement chanté les gloires du parti de la République 
conservatrice et de M. Thiers, prouve bien que le centre gauche est 
assez content de lui-méme pour ne s’identifier avec aucun autre. La 
gauche républicaine, sous la présidence de M. Jules Ferry, s‘est 
également constituée 4 part. Il y aura donc trois gauches dans 
lAssemblée de 1876 comme dans celle de 1871; et. ce n'est pas 
nous qui nous plaindrons de cette division, qu’au surplus, la 
logique et "histoire marquaient 4 l'avance. Quelque cause qui ait agi 
en Secret, soit qu’on ait voulu ici ménager 4 la politique de modéra- 
tion ses moyens d’attraction et d’influence, soit qu’on ait prétendu la 





QUINZAINE POLITIQUE QS 


se séparer des radicaux, ou bien encore soit que l'industrieuse rivalité 
de M. Thiers ait vaincu l’ambition de M. Gambetta, il n’en est 
pas moins sir que voici les radicaux isolés et M. Gambetta décu, 
diminué méme et réduit 4 redevenir modeste et tempérant. C’est un 
événement qui a son importance. 

Comme on I’a vu dans les votes qui ont validé quelques-unes des 
élections contestées par la gauche, le Sénat a une majorité conserva- 
trice qui, 4 certains jours et selon d'autres combinaisons, peut devenir 
une majorité constitutionnelle. Si, par peur d'une crise ministérielle, il 
a élu M. Ricard et si cette majorité a ainsi malheureusement amoindri 
d'un suffrage son nombre hélas! bien restreint, le Sénat n’en demeure 
pas moins une force capable d’imposer l’ordre, de barrer le passage 
au radicalisme et de seconder efficacement le maréchal de Mac- 
Mahon dans tous ses droits et tous ses devoirs, On le sait dans 
l Assemblée et dans le public. On le sait, et un des orateurs qui ont 
parlé 4 la gauche républicaine a déclaré qu'il fallait avoir égard a 
cette force du Sénat et ne la provoquer 4 aucun conflit, c’est-a-dire 
pratiquer avec un soin aussi jaloux que jamais une politique 
mesurée et prudente. Le Sénat aura donc une réelle utilité. Il 
n’est pas jusqu a la gauche qui, dans le Sénat, ne soit plus respec- 
tueuse des principes conservateurs que dans |'Assemblée. Celle du 
Sénat a comme la marque de son origine, le sentiment de ses obli- 
gations spéciales et l intelligence de son réle. Celle de l’ Assemblée 
est plus tumultueuse et sera plus entreprenante. Elle a frénétique- 
ment approuvé M. Jules Grévy parlant, dans son discours présiden- 
tiel, de « lintérét supérieur de la République » comme de la régle 
2 laquelle il faudrait, 4 loccasion, rapporter toutes les autres. 
L’esprit doctrinaire, l’esprit de secte pourrait facilement animer 
cette gauche. Elle a montré, notamment dans le vote relatif 4-I' élec- 
tion de M. d’Ayguesvives, qu'elle était intolérante, pour peu qu'un 
radical suit lexciter. Déja elle avait abusé de sa puissance, en 
n’accordant & la minorité, dans les bureaux de I’ Assemblée, qu’ une 
représentation inférieure 4 celle que l’équité prescrivait. Ce sont des 
signes qu’aucun conservateur n’aura observés sans crainte. Puisse 
clonc le ministére conquérir bien vite une autorité suffisante pour 
amener & une politique de bon sens et de justice la meilleure partie 
de cette gauche que M. Gambetta essaie de capter en ce moment! 

Tandis que cette ére nouvelle s'inaugure 4 Versailles et que nous 
avons 4 remuer ainsi les pires souvenirs de nos gueires civiles, 
l’Angleterre ne se passionne et ne se divise que pour décider s'il 
convient mieux aux rajahs indiens d’appeler S. M. Victoria du 
nom de reine ou de la saluer du titre d’impératrice. Heureuse 
nation que celle qui a le loisir de ces disputes innocentes! Heureux 


1126 QUINZAINE POLITIQUE 


pays que celui ob on ne s’alarme que pour le Khokand, et ou I’in- 
quiétude publique n’a d’autre souci que de mesurer le pas dont la 
Russie chemine de steppe en steppe, 4 travers I'immensité de l’Asie 
centrale! Au midi, la nouvelle nous arrive que le ministére 
Minghetti a cédé la place 4 un ministére de gauche, qui sera pré- 
sidé par M. Depretis; et nous craignons que personne n’ait plus 
souri 4 ce changement que M. de Keudell et son maitre M. de Bis- 
mark! En Orient, c’est toujours le méme désordre, la méme impuis- 
sance, la méme préparation mystérieuse d’on ne sait quel grand 
coup qui soulévera autour de Constantinople toutes ces nationa- 
lités frémissantes dont la haine ou l'ambition s’agitent du Danube 
aux montagnes de l’ancienne Epire. Le sultan édicte des réformes, 
les rebelles les refusent ; le Turc couvre de ses troupes la Bosnie et 
l’'Herzégovine, et ses pachas sont battus l’un aprés l'autre; !’Au- 
triche et la Russie conseillent la paix et forcent au repos ici les 
armes de la Serbie, 1a celles du Monténegro; et loin que rien ne se 
calme, loin que rien ne s’améliore, tout s’'appréte 4 |’envi pour une 
perturbation plus grave encore. Cet état se prolongera-til? Les 
intéréts contraires et les vues secrétes des trois empires du Nord 
les obligeront-ils 4 retarder de plus en plus la crise supréme? Bien 
habile qui Je pourrait prédire dans une Europe comme celle que 
nous ont faite les événements de 1866 et de 1870! 


Auguste Boucnen. 


Lun des géranis : CHARLES DOUNIOL. 





Paris, => . DE SUTE of FILs, imprimcur-, place dn Panthcon, 2 








TABLE ANALYTIQUE 


ET ALPHABETIQUE 


DU TOME CENT DEUXIEME 


(SOIXANTE-SIXIKME DE LA NOUVELLE SEUIK 1) 


Nota. — Les noms en capitales grasses sont ceux des collaborateurs du Recueil dont 
Jes travaux ont paru dans ce volume; les autres, ceux des auteurs ou des objets dout 


il est question dans les articles. 


ABREVIATIONS: C. R., compte rendu; — Art., article, 


Action (L’) oratoire chez les Romains 
V. Durand-Morimbau. 770. 


Afrique (L’) centrale. V. Pierre du 
Quesnoy. 994. 

Algerie (L’) contemporaine. V. Gc- 
neral Fave. 57. 

AMBERT (Général). Le maréchal 


de Saxe. Art. 199. — L’héroisme 
en soutane. 724. 


ae (L’) du Sud. V. Villamus. 


AMERO (Justin). Le mariage de 
l‘empereur de Chine. Art. 90. 


Anciens et nouveaux serviteurs. V. 
Auguste Nisard. 245. 


Ancien (L’) régime, par M. Taine. C. 
R. 346. 


Anglicanisme (L’). Ses caractéres, 
ses phases et ses transformations. 
V. L’abbé Martin. 445. 


ARBAUD (Leon). Madame de Main- 
tenon, choix d’entretiens et de lettres. 
C. R. 548. 


BAGUENAULT DE PUCHESSE 

. (G.). L’amira! de Coligny. Art. 594. 

BECHARD (Frédéric). Le minis- 
tere Martignac. Art. 41. 


Bertrand du Guesclin (Histoire de), par 
M. Siméon Luce. C. R. 716. 


Bibliothéque (Nouvelle) classique. V. 
411d. 


BLAMPIGNON (E.-A.).Lajeunesse 
de Massillon. Art. 375. 


Blois (Georges de). Louzs de Blois. 177. 
Blois (Louis de), par Georges de Blois 


ii. 
BOUCHER (Auguste). Quinzaine 
politique. — 410 janvier. 179. — 


- 
. 


25 janvier. 360. — 10 février. 530. 


‘ Cette table et la suivante doivent se joindre au numéro du 25 mars 1876. 


25 wars 41876. 


73 


1128 


25 fevrier. 738. — 410 mars. 925. 
25 mars. 41147. 


Bougeault. Histoire des littératures 
étrangéres. 1103. 


Bouillier (Fr.). Morale et progres. 
735. 


Bourbon-Lignéres (Comte de). Etude 


sur Jeanne d’Arc et les princtpauz | 


syslémes contestent son inspira- 
tion. 1107. - 


Broadlands. Souvenirs d’Angleterre. 
V. Mme Craven. 567. 


Capponi (Gino). V. 919. 


Carné (Louis de). V. Comte de 
Champagny. 599. 


Cazalés (Abbé de). V. Comte de 
Champagny. 371. 


CHAMPAGNY (Comte de), de l’A- 
cadémic francaise. Louis de Blots, 
par Georges de Blois. C. R. 177. 
— L’abbe de Cazalés. Art. 371. — 
Louis de Carne. Art. 559. 


CHERUEL (A.). Les mémoires de 
Saint-Simon et la Correspondance 
inédite de la marquise de La Cour. 
Art. 975. 


Chine (Mariage de l’empereur de la). 
V. J. Améro. 90. 


Choyer (L’abbe). Za genése du globe 
terrestre, d’apres les traditions an- 
ciennes et les decouvertes de la 
science moderne. 543. , 


Clerc (Alexis), marin, jésuite et otage 
de la Commune, par le R. P. Da- 
niel. C. R. 726. 


Club (Un) de Jacobins en province, 
pee: V. Charles Constant. 


Coligny (L’amiral de). V. G. Bague- 
nault de Puchesse D94. is 
Colon (Un). De Paris & Nouméa. 


Journal d’un colon. 3* art. 467. — 
Fin. 816. 


Conférences de Notre-Dame de Paris, 
par le R. P. Monsabre. C. R. 354. 


CONSTANT (Charles). Un club de 
Jacobins en province, 41791-1793. 
Art. 747. 


Contemporains (Les) de Moliére, par 
M. V. Fournel.C. R. 356. 


TABLE ANALYTIQUE 


CRAVEN (L. de la F.). Broadlands. 
Souvenirs d’Angleterre. Art. 567. 


Daniel (Le R. P.). Alezis Clerc, me- 
Lis) jésutte et otage de la Commune. 


Desmaze. L’ Université de Peris. 345. 


Didon (Le R. P.). L’Enseignement 
supérieur et les Universités catholi- 
ques. 342. 


DOUHAIRE (P.). Revue critique 
— 25 janvier. — L’ Enseignement 
supérieur ct les Universités cathoh- 

es, par le R. P. Didon. 342. — 
"Université de Paris, par M. Des- 
maze. 345. — Les origines de le 
France contemporaine, par M. Taine. 
Tome I: L’ancten régime. 346. — 
Les Etats-Unis contemporains, par 
M. Claudio Janet. 350. — Confé- 
rences de Notre-Dame de Paris. 
le R. P. Monsabre. 354. — = 
contemporatns de Moliére. par M.V. 
Fournel. 356. — Le Monténégro, 
MM. Wlanovitj et Fniley. 
J0. 


25 février. — Histoire de Bertrand du 
uesclin, par M. Simeon Luce. 716. 
— Souvenirs de année 1848, par 
M. Maxime du Camp. 721. — ZL Aé- 
rotsme en soutane, par \e general 
Ambert. 724. — Alexis Clete, 
marin, jésutle et otage de la Com- 
mune, par le R. P. Daniel. 726. — 
Louts XIII et Richeliew. Etudehis- 
ane par M. Marius Topin. 7390. 
— Un hiver & Rome, portraits et 
souvenirs, par M. le marquis de 
Segur. 733. 


25 mars. — La Russie épigue, par 
M. Rambaud. 1099. — Bistotre des 
littératures étrangéres, par M. Bou- 
geault. ae Histoire de France 
racontée par les contemporains, 
M. Dacaeux. 1105. — Bude pas 
Jeanne d’Arc et les principaux sys- 

démes gui contesient son inspiration, 

par Mw le comte de Bourbon-Li- 
gnéres. 4107. — Les Prusstens en 

Allemagne, suite du Voyage aw 

pays des milliards, par M. Tissot. 

1109. — Paysages de mer, par 

M. Andre Lemoyne. 1113. 


Du Camp emery ta Souvenirs de 
Vannée 1848. 721. 


DURAND-MORIMBAU. L‘action 





DU TOME CENT DEUXIEME 


oratoire chez les Romains. Art. 


Dussienx. Histoire de France racontée 
pur les contemporains, 1105. 


Enseignement (L’) supérieur et les Uni- 
versilés catholiques, par le R. P. Di- 
don. C. R. 342. 


ESTIENNE (Jean d’). La genése du 
globe terrestre, par M. l’abbé Choyer. 
C. R. 543. 


Etats-Unis (Les) contemporains, par 
M. Claudio-Jannet. C. R. 350. 


Erupe woraLe. L’idole. ¥. Paul 
Perret. 


Etude sur Jeanne d@Arc, par M. le 
ros de Bourbon-Lignéres. C. R. 


Eyragues (Marquis d’). Souvenirs di- 
plomatiques. V. 146. 

FAVE (Général). L’Algérie contem- 
poraine. — Le maréchal Randon. 
Art. 57. 


Flavigny (Comtesse de). La premiére 
communion. 1413. 


Foi (La) monarchique en Angleterre 
et la démocratie. V. E.-A. Gar- 
nier. 449. 


Fournel (Victor). Les contemporains 
de Moliére. 356. 


FOURNEL (Victor). Les muvres et 
les hommes. Art. 502. 


Benes et Wlanovitj. Le Moniénégro. 
58. 


GAILLARD (Leopold de). Lettre a 
un senateur. 187. 


GARDET (J.-M.). Soixante-neuf ans 
4 la cour de Prusse. Art. 5. 

GARNIER (E.-A.). La foi monar- 
chique en Angleterre et la demo- 
cratic. Art, 449. 

Genése (La) du globe terrestre, par 
M. labbé Choyer. C. R. 543. 


Guesclin (Bertrand du), par M. Si- 
meon Luce. C. R. 716. 


Heéroisme (L’) en soutane, par M. le 
général Ambert. C. R. 724. 


Histoire de Bertrand du Guesclin, par 
M. Siméon Luce. C. R. 746. 


1128 


Histoire de France racontée par les con- 
rit iia par M. Dussieux. C. R. 
1105. 


Histoire des littératures étrangéres, par 
M. Bougeault. C. R. 1103. 


Hiver (Un) a Rome, par M. le marquis 
de Segur. C. R. 733. 


Idole (L’). Etude morale. V. Paul 
Perret. 


Ile (u de Madére. V. L. Quesnel. 
704. 


Jannet (Claudio). Les Etats-Unis con- 
temporains. 350. 


Jeanne @’Arc (Etude sur), par M. le 
comte dg Bourbon-Lignéres. C. R. 
1107. 


JULLIEN (Adolphe). La musique 
ala cour de Louis XVI. 2° art. 
662. 

KERVILER (Rene). La presse po- 


litique sous Richelieu. 4¢ art. 843. 
— 2° art. 1083. 


La Cour eae de). Sa correspon- 
dance inédite. V. A. Chéruel. 975. 

LANDON (Emile). Morale et progres, 
par Fr. Bouillier. C. R. 735. 

LE BLANT (Edmond), de!'Institut. 
Les martyrs de l’extréme Orient et 


les persecutions antiques. Art. 
4018. 


arr (André). Paysages de mer. 
A413. 


Lettre 4 un senateur. V. Leopold de 
Gaillard. 487. 

Libéraux (Les) et la liberté sous la 
Restauration. V. Paul Thureau- 
Dangin. 935. 


Louis XI11 et Richelieu. Etude histo- 
rique, par M. Marius Topin.C. R. 
730. 


Luce (Siméon). Histoire de Bertrand 
du Guesclin. 716. : 


Madére (Iile de). V. L. Quesnel. 
704. 


Maintenon (Madame de) choix d'enire- 
tiens et de lettres. V. Léon Arbaud. 
548. 


Mariage (Le) de l’empereur de la 
Chine. f Justin Améro. 90. 





1130 
Martignac (Le ministére). V. Fré- 
déric Bechard. 11. 


MARTIN (abbe). 
Art. 415. 


Martyrs (Les) de l'extréme Orient. 
V. Edmond Le Blant. 1018. 


Massillon (La jeunesse de). V. E.-A. 
Blampignon. 375. 


L’Anglicanisme. 


Mélanges. V. Comte de Champagny. 
477. — V. Jean d'Estienne 543. 
— V Paul Viollet. 547. — V. 
Leon Arbaud. 548. — V. Emile 
Landon. 735. — V. 919. — V. 
Vicomte de Melun. 1443. — V. 
4445. 


MELUN (Vicomte). La premicre 
communion, par M™e la comtesse 
de Flavigny. C. R. 1443 


Memoires (Les) de Saint-Simon. V. 
A. Cheruel. 975. 


Mémoires et documents publiés par la 
Sociélé histoire de la Suisse Ro- 
mande. V. P. Viollet. 547. 


Moliere {ses contemporains), par M. V. 
Fournel. C. R. 356. 


Monsabré (Le R. P.). Conférences de 
Notre-Dame de Paris. 351. 


Monténégro (Le), par M. Wlanovilj 
et Frilley. C. R. 358. 


Morale et progrés, par Fr. Bouillier. 
C. R. 735. 


Musique (La)a la cour de Louis XVI. 
V. Adolphe Jullien. 662. 


NISARD (Auguste). Anciens et 
nouveaux serviteurs. Art. 245. 


CEuvres (Les) et les hommes. V. 
Victor Fournel. 502. 


Origines (Les) de la France contempo- 
raine, par M. Taine. C. R. 346. 


Paris (De) & Noumeéa. Journal dun 
colon. 3° art. 467. — Fin. 816. 


Paysages de mer, par M. André Le- 
moyne. C. R. 1143. 


PERRET (Paul). L’Idole. Etude 
morale. — 25 janvier. 279. — 40 
fevrier. 441. — 25 fevrier. 626. — 
1Q mars. 870. — 25 mars. Fin. 
1038. 


Premiére (La) communion, par M™ la 


TABLE ANALYTIQUE 


comtesse de Flavigny. C. R. 1113. 


Presse (La) politique sous Richelieu. 
V. Rene Kerviler. 843. — 1083. 


Prusse (Soixante-neuf ans a fa cour 
de). V. J. M. Gardet. 5. 


Prussiens (Les) en Allemagne, par 
M. Tissot. C. R. 1109. 


Quatre ans dans l'Afrique centrale. 
V. Pierre du Quesnoy. 994. 


QUESNEL (L.). L’ile de Madére. 
Art. 704. 


QUESNOY (Picrre du). Quatre ans 
dans l'Afrique centrale. Art. 994. 


QUINZAINE POLITIQUE. 


10 janvier. — Les deux grands votes 
yrochains. 1479. — Coup dail sur 
es travaux de l’Assemblee. 480. — 
La loi de la presse. 182. — Le 
discours de M. Buffet. 183. — Le 
parti de M. Rouher. 484. — Les 
projets de la Prusse avant et aprés 
Sedan. 486. — La candidature re- 
fusee par le duc d’Aumale et le 
prince de Juinville. 189. — Les 
manifestes électoraux. 190. 


25 janvier. — La multiplicite des 
artis pendant la double élection. - 
560. — La désunion des droites. 
362. — L’union des gauches. 363. 
— Le jeu de M. Leon Say. 364. — 
La proclamation du maréchal de 
Mac-Mahon. 366. — M. Victor 
Hugo, delégue de Paris. — M. Gam- 
betta a Aix. 368. 


10 février. — L’élection du 30 janvier. 
350. — Les radicaux et le parti 
bonapartiste au Senat. 553. — Les 
effets du nouveau genre de vote. 
554. — La eee au vote du 
20 fevrier. 556 


25 février. — Le résultat des élections 
u 20 février. 738. — L’inégalite 
de la lutte. 740. — Les pertes des 
conservateurs : M. Buffet. 744. — 
Republicains et radicaux a !’As- 
semblée. 742. — L’avenir de !'an- 
cien centre gauche. 743. — Invita- 
yon a Punion entre conservatears. 
145. . 
40 mars. — L’alarme des conserva- 
teurs. 925. — Les dangers de la 


peur.926. — L’élection complemen- 
taire du 5 mars. 927. — Les con- 








DU TOME CENT DEUXIEME 


jectures sur les destinées de l’As- 
semblee et de la France. 928. — 
M. Gambctta, modeérateur de la 
Republique. 929 — La remise des 
pouvoirs au salon d’Hercule. 931. 
— La crise ministérielle. 932.— La 
retraite de don Carlos. 933. 


25 mars. — Le nouveau ministeére. 
4117. — LVirritation des radicaux. 
4418. — La declaration muniste- 


rielle du 14 mars. 1419. — Atta- 
ques 4 la loi de l'enseignement 
supérieur. 1120. — Les modifica- 
tions préfectorales. 1422. —M. Vic- 
tur Hugo, M. Raspail et ’amnistie. 
4123. — La division des gauches. 
1424. — Les futures majorités au 
Senat et a PAssembleéc. 1125. 


Rambaud. La Russie épique. 1099. 


Randon (Le maréchal). V. Général 
Fave. 07. . 


Revce critigte. V. P. Douhaire. 


REVUE SCIENTIFIQUE. V. P. Sainte- 
Claire Deville. 


Richelieu et la presse pee. v.. 
René Kerviler. 843.,— 1083. 


Russie (La) épique, par M. Rambaud. 
C. R. 1099. 

Saint-Simon. Ses mémoires. V. A. 
Cheruel: 975. 


SAINTE-CLAIREDEVILLE(P.). 
Revue scientifique. — 10 /évrier. 
532. — 10 mars. 909. 


Saxe (Le maréchal de). V. Général 
Ambert. 199. | 

Ségur (Marquis de). Un hiver a Rome, 
portraits et souvenirs. 733. 


1431 

Serviteurs anciens et nouveaux. V. 
Auguste Nisard. 249. 

Symone (Jean de). V. René Kerviler. 
8 é 


Soixante-neuf ans a la cour de 
Prusse. V. J. M. Gardet. 5. 


Souvenirs de Tannée 1848, 
Maxime Du Camp. C. R. 7 

Souvenirs se cares bare du marquis 
d'Eyragues. Art. V. 146. 


Suisse-Romande. V. Paul Viollet. 
547. 


ar M. 
BT. 


Taine. Les origines de la France con- 
temporaine. 3.46. 


THUREAU-DANGIN (Paul). Les 
libéraux et la liberté sous la Res- 
tauration. 3° art. 935. 


Tissot. Les Prussiens en Allemagne, 
suite du Voyage au pays des mil- 
liards. 1109. 


Topin (Marius). Louis XII] et Riche- 
lieu. Etude historique. 730. 


Universités (Les) catholiques et l Ensei- 
gnement supérieur, par le R. P. Di- 
don. C. R. 3472. ‘ 

Université (L’) de Paris,.par M. Des- 
maze. C. R. 349. to 

VILLAMUS. L’Amérique du Sud. 
Art. 313. 


VIOLLET (Paul). Mémoires et docu- 
ments, publiés par la Société d’his- 
toire de la Suisse-Romande. C. R. 
D7, 

evs et Frilley. Le Monténégro. 


33 


FIN DE LA TABLE ANALYTIQUE DU CENT DEUXIEME 


x 


TABLE. 


DU TOME SOIKXANTE-SIXIEME DE LA NOUVELLE SERIE 


(CENT DEUXIEME DE LA COLLECTION ) 


i= LIVRAISON — 10 JANVIER 1876 


®oixante-neuf ans & la Cour de Prusse, par M. J.-M. Garber. . . . 
Le ministére Martignac, par M. Frédéric Bécnarn. . 


L’Algérie gene eae — Le maréchal Randon, par M. le ual 
Bavz. . 


Le mariage de leupersnr is la Chine, ; par -M. Justin hatin: oul 


L’Anglicanisme. — Ses caractéres, ses phases et ses transformations, 
par M. l’abbé Martin. a ae es 


Souvenirs diplomatiques du marguis ae ynagaae par ***, 


Mélanges. — Louis de Blois, par Georges de Blois, par M. le comte 
pe Cuampaeny, de |’Académie francaise. Sc hee 


Quinzaine politique, par M. Auguste BoucHer. .. 


2° LIVRAISON — 25 JANVIER 1876 


Lettre 4 un sénateur, par M. Leopold pe Gattuarp. . 
Le maréchal de Saxe, par M. le général Ampenr. . . 
Anciens et nouveaux serviteurs, par M. Auguste Nisarp. 
Iidole. —- Etude morale. — I. — Par M. Paul Pearet. . 
L'Amérique du Sud. — De Quito 4 Potosi, par M. Vittaucs. 
Revue critique, par M. P. Douvuamnz. . . : 

Quinzaine politique, par M. Auguste Boucnsr. . 


18% 


8h 
79 
313 


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360 








TABLE DES MATIERES 


4 


3¢ LIVRAISON — 10 FEVRIER 1876 


L’abbé de Cazalés, par M. le comte pe Caampacny, de }’Academie 
francaise. . : 


La jeunesse de Massillon, Capris dies ioniient inédits ia MM. BE. “A. 
BLAMPIGNON. 


L’idole. — Etude ay — UL. — Par M. Paul Bee 


La foi monarchique en gaol et la démocratie, par M. E. A. 
GARNIER. 


De Paris a Nouméa. — a rah Caan —_ IIT. — Part un Gotan 


Les ceuvres et les hommes. — Courrier du théatre, de la littérature et 
des arts, par M. Victor Founnev. . ; 


Revue scientifique, par M. P. Sarnre-Crame mie. 


Mélanges. — La Genése du globe terrestre, d’aprés les ditions 
anciennes et les découvertes de la science moderne, 


par M. l’abbé Choyer, par M. Jean v’Estienne. 

— _ Mémoires et documents publiés par la société d’histoire 
de la Suisse Romande, par M. Paul Vio.ter.. 

_ Madame de Maintenon, choix d’entretiens et de lettres, 


par M. Léon Arnavp. . : 
Quinzaine politique, par M. Auguste BoucHen. . 


4e LIVRAISON — 25 FEVRIER 1876 


Louis de Carne, par M. le comte pe Caamraeny, de l’Académie fran- 
eaise. 


Broadlands. — Souvenirs TAnaictaess: par M. L. DE LA F. Craven. . 


L’amiral! de Coligny, d’aprés de récents travaux, par M.G. BaquENauLt 
DE Pucuesse. 


L’idole. — Etude a scales — 1. — ‘Par M. Paul Sanne 


La musique a la cour de Louis X VI. — Maric-Antoinette ct Sacchini. 
— If. — Par M. Adolphe Juturen. 


L'ile de Madére, par M. L. Qursnev. 
Revue critique, par M. P. Dovuatre. 


Melanges. — Morale et progrés, par Fr. Bouillier, par M. rE nail 
Lanpon. 


Quinzaine politique, par M. Kugaits Beieaus 


874 


Atl 


449 


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547 


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S & 


509 
567 


626 


662 
704 
7416 


7135 
738 


1134 TABLE DES MATIERES 


he LIVRAISON — 10 MARS 1876 


Un club de Jacobins en province, 4791-1793, par M.Charles Constant. 

L’action oratoire chez les Romains, par M. H. Dunann-Monimpac. 

De Paris 4 Nouméa. — Journal d’un Colon. — Fin, par un Colon. 

La presse politique sous Richelieu. — Jean de Sirmond, par M. Rene 
KerviteR.  . ‘ : 

L’idole. — Etude anes — IV, race Paul Bae, . 

Revue scientifique, par M. P. Sainrg-CrainE DEVILLE. 

Méelanges. — Gino Capponi, par ***. . . . . 

Quinzaine politique, par M. Auguste Boucwer. . . . 2. . ws. 


6e LIVRAISON — 25 MARS 1876 


\ 


Les libéraux et la liberté sous la Restauration. — HI. — Une geénera- 
tion nouvelle. — La jeunesse de M. Thiers. — L'ecole du globe. 
par M. Paul Tuureau-Danain. 


Les Memoires de Saint-Simon et la ls pecs ine sdite de la 
marquise de la Cour, par M. A. Catrue.. 


Quatre ans dans l’Afrique centrale, par M. Pierre pu Gnas 


Les martyrs de l’Extréme Orient et les persecutions antiques, par 
M. Edmond te Brant, de I’Institut. 


L’idole. — Etude morale. — Fin, par M Paul Pesait: ; 

La presse politique sous Richelieu. — Jean de Sirmond, par M. René 
Kenviver.. . . eee eases WS Go eae: cae ete 

Revue critique, par M, P. Datei. ae fGen ee, 


Mélanges. — La premitre communion, par Mo la comtesse de Fla- 
vigny, par M. le vicomte pe Metun. 


Nouvelle bibliothique classique, par M. L. . 
Quinzaine politique, par M. Auguste Boucuer. 


Paria. — KB DE GOxE ct FILS, tmprimeurs, place du Panthéon, 5. 


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