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LE
CO RRESPONDANT
PARIS. — TYPOGRAPISE LAHURE
Rue de Fleurus, 9
LE
CORRESPONDANT
RECUEIL PERIODIQUE
—_— OO eee
RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE
— SCIENCES —
LITTERATURE — BEAUX-ARTS
— eee ee
TOME CENT DEUXIEME
DE LA COLLECTION
BOUVELLE SERIE. — TOME SOIXANTE-SIXIEME
Ca :
‘(BODLILIEZ, "|
& <5
ERIODICE
PARIS
CHARLES DOUNIOL ET CG", LIBRAIRES-EDITEURS
29, RUE DE TOURNON , 29
1876
LE
CORRESPONDANT
em ee eee ee
SOIXANTE-NEUP ANS
A LA COUR DE PRUSSE
Neunundsechszig Jahre am Preussischen Hofe, aus den Erinnerungen der Oberhof-
meisterin Sophie Marie, Grefin von Yoss. Leipzig 1875. — Geschichte der preus-
sischen Hofes und Adels, von Vehse, Nambourg 1851.
Dans la Wilhelmstrasse, que les Berlinois ont appeléc la « ruc des
Palais », parce que les maisons y ont trois étages et des portes co-
chéres, s’élevait, il y a trois ans, une vieille maison grise, précé-
dée d’un perron qui empiétait sur la rue, et contigué 4 I’hétel
Radziwill, devenu récemment la résidence du chancelier de l’empire
allemand. Cette vieille maison était I’hdtel Voss, etc’est 14 qu’est décé-
dée la comtesse Sophie-Marie de Voss‘, grande maitresse de la cour,
dont le journal vient d’étre publié par un grand éditeur de Leipzig.
La maison a disparu et a fait place 4 l’élégant et somptueux hotel
du prince de Pless; mais Ja nouvelle rue, percée 4 cet endroit
méme, s’appelle ruc de Voss ct conservera ainsi 4 la postérité le
‘ Prononcez Foss.
®. sim. 7. Lxvi (cii® pe La comect.). 4° rv. 10 Janvien 1876. '
¢ SOIXANTE-NEUF ANS
nom de la grande maitresse de la cour, qui berca sur ses genoux
Vempereur Guillaume.
Dans les premiéres années de ce siécle, les Berlinois voyaient avec
étonnement la voiture de la vieille dame, quand elle allait se pro-
mener au Thiergarten, saluée par le poste de la Porte de Brande-
bourg, qui battait le tambour 4 son approche et lui présentait les
iy comme & un prince du sang. La comtesse Sophie était, ep
t, un grand. patsonnage ; elle avait recu du roi Frédéric Guil-
laume III une distinction qui, jamais, avant ou aprés elle, n’a été
conférée a aucune femme en Prusse : la grand’croix de l’ Aigle Noir,
et cette décoration lui valait ’honneur insigne d’étre saluée comme-
un feld-maréchal ou comme un souverain.
Nous venons de parcourir les fragments de ses Mémoires et les
extraits de son journal que ses petits-enfants ont livrés 4 la publi-
cité. Le lecteur va probablement avoir un vif mouvement de sur-
prise, suivi peut-¢tre d’un léger sourire d’incrédulité, quand nous
lui dirons que nous croyons avoir découvert, ct que nous venons
lui présenter une « Récamier prussienne ». Nous le prions seu-
lement de vouleir bien lire jusqu’a la fin cette courte.étude, consa-
crée 4 la comtesse Marie-Sophie de Voss. ‘Peut-¢tre alors nous
donnera-t-il 4 moitié raison.
Assurément, nous ne saurions vouloir établir un paralléle, abso-
lument symétrique, 4 la fagon du vieux Plutarque, entre la belle:
lyonnaise, bourgeoise de naissance, mais trés-grande dame par fe
gout, le tact, la distinction de l’esprit, la noblesse du cceur, ct la
comtesse de Voss, fille d’un général prussien, épouse d'un haut
fonctionnaire, grande maitresse de la cour de Prusse et décorée de
UAigle Noir. Nous ne méconnaissons point les contrastes frappants
entre les deux existences et les deux natures, élevées dans des mi-
lieux si divers, et ces contrastes, nous croyons superflu de les si-
aaler. Mais nous sommes convaincu que l’on reconnaitra avec
nous une réelle et. intime parenté morale — une « parenté d’dme »,
comme disent nos voisins d’ ‘outre-Vosges — entre ces deux nobles
femmes, toutes deux belles et bonnes, unissant- une bienyeillance
naturelle et exquise, unc humeur charmante a une dignité de vie
tout 4 fait chrétienne, 4 une pureté d’dme qui ont fait comme
uné auréole 4 leurs douces, sereines et attachantes figures. Toutes:
deux ont eu de l’esprit et du meilleur, sans en montrer beaucoup;
toutes deux ont été douées d'un tact fin, délicat, d'une bonté at-
trayante, ont inspiré 4 des natures d’élite des affections ardentes,
passionnées, dont elles ont ressenti, au fond du ceur, la brilante
atteinte, tout en restant pures et fermes dans le droit chemin du
devoir. Elles ont, l'une et l'autre, formé le noyau d’unc société
A LA COUR DE PRUSSE. 7
polie, élégante et brillante; elles ont recu les hommages d’hom-
mes célébres, de grands et de puissants de ce monde, et quand
sont venus les mauvais jours qui leur ont apporté les grandes épreu-
yes, elles les ont subies avec courage et dignité; elles ont su trou-
ver dans leur coeur assez de force pour consoler et relever les
autres, et, dans le souvenir de ceux qui les connurent, elles sont
restées comme des apparitions lumineuses, qui avaient éclairé et
rasséréné ce monde, en Ic traversant.
Alexandre I*", « l’ange blanc » de madame de Kridener, connut ces
deux nobles femmes, et fut leur admiratcur, presque leur ami; il
se sentait attiré vers clles par cette « affinité élective » dont parle
auteur de Wilhelm Meister, et quand, 4 peine arrivé & Paris, en
4814, il allait chercher et saluer madame Récamier dans sa re-
traite, il lui raconta peut-étre qu’il avait, en traversant Berlin,
serré affectueusement les mains d’unc vieille dame quasi-octogé-
naire, sa sur par la bonté, lesprit ct les vertus.
Le livre qui nous a révélé cette belle Ame contient quelques pe-
ges de ses Mémoires sauyvées d’un incendie’ et des extraits de son
journal, qu’elle commenca en 1760 et acheva en 1814. Ce journal
fut écrit en francais; mais les éditeurs du livre l’ont traduit
tout entier cn allemand pour le public d’outre-Rhin, qui, aujour-
d‘hui encore, conserve sans doute un gout trés-vif pour notre litté-
rature et notre langue, mais ne l’avouc pas volontiers ; car il faut
compter avec le nouveau « patriotisme allemand ».
La comtesse écrivait ses notes au jour le jour, au courant de la.
plume, et sous le coup des émotions diverses qui agitérent son
dime pendant soixante-neuf ans. Cette publication ayant élé faite
avec l’agrément de la cour de Prusse, il y a lieu de croire que bien
des choses ont été élaguées et laissées dans le secret de la famille ;
mais ce qu'on nous livre en valait mille fois la peine, et toute la
société de Berlin s’cst arraché ce‘tivre, plein de révélations curieu-
ses et de charmantes indiscrétions. I} fait défiler devant nous la
longue série de figures diverses qui ont paru sur la scéne dans une
des premiéres cours de l'Europe, pendant soixante-neuf ans.
La jeune Sophic-Marie de Pannewitz avait douze ans quand elle
fat introduite par sa mére a la cour de Frédéric-Guillaume I, dont
la rudessc ne l'effraya pas plus que ses galanteries, un peu solda-
tesques, ne la déconcertérent. Elle vit les luttes, les revers, les
triomphes du long régne de Frédéric II; clle assista, triste et quel-
que peu morose, aux désordres de Frédéric-Guillaume Il, qu’elle
# Son appartement fut dévoré par un incendie quelques semaines avant sa
mort.
8 SOIXANTE-NEUF ANS
blamait et plaignait, sans trop oser le gronder, et quand l’heure
des grands désasires eut sonné pour la Prusse, trop longtemps gatée
par la fortune, la vieille dame, dont les cheveux avaient blanchi,
mais dont le coeur restait jeune par la purelé et la tendresse, se fit
la consolatrice de tous ces désolés, 4 commencer par le roi et la
pauvre reine Louise, qui gémissaient et pleuraient autour d’elle, et
son courage reirempé dans la foi chrétienne resta toujours 4 la
hauteur de ces terribles infortuncs.
Elle accompagna la famille royale dans sa fuite et dans son exil;
elle se rendit avec son « ange de reine » 4 Tilsitt ott le vaincu
d'léna se débattait sous les serres de Daigle, et 1a, ces deux nobles
femmes affrontérent, avec unc dignité fiére, les duretés, les imper-
tinences du vainqueur.
Avant de mourir, cette fidéle et dévouée servante de la cour de
Prusse eut la joie de voir son roi rentrer dans sa capitale et la patrie
allemande s’affranchir du joug étranger. On trouve enregistrée dans
unc page de son journal la naissance du troisiéme fils de la reine
Louise : celui qu’on appela le « prince Guillaume ». Elle en parle
toujours avec une tendresse touchante; il avait seize ans quand elle
mourut, assurément sans prévoir que cet enfant, deuxiéme fils du
roi, vengerait un jour, avec éclat, les humiliations et les souffran-
ces de la. reine Louise, qu’il ceindrait une couronne impériale et
régnerait sur toufe cette Allemagne si longtemps parcourue et fou-
lée par nos armées victorieuses.
' Son journal, tout écourté qu'il est, vient, fort 4 propos, complé-
ler les renseignements que nous avions sur la cour de Prusse au
dix-huitiéme siécle. On ne lit guére les cing volumes un peu fades,
unfpeu précieux du Lorrain Dieudonné Thiébault, qui fut, de 1765
a 1785, professeur de grammaire générale a )’Ecole mililaire de
Kerlin, et qui, plus tard, rentré en France, publia les souvenirs re-
_ cueillis pendant ces vingt années. Le beau livre de Mirabeau, et
quelques-unes de ses. lettres, nous fournissent de précicux ct pi-
quants, sinon toujours édifiants détails sur la Prusse qu’avait créée
Frédéric II, et surtout sur la cour de son neveu Frédéric-Guillaume ff.
Les Mémoires dela margravine de Bayreuth, scour de Frédéric II, con-
servent tout leur intérét et empruntent un charme particulier au
ton malicieux, amer et spirituel de cette médisante princessc, dont
le caractére s’était aigri sous la tutelle despotique d'un pére gout-
teux et bourru.
[Histoire de la cour et de la noblesse de Prusse, publiée cn 1854
par le professeur saxon Vehse, a ¢té faite, 4 ce qu’on affirme, sur
.des documents originaux déposés aux archives de Berlin; mais on
ne peut s’empécher de penser que la passion a troublé quelquefois
A LA COUR DE PRUSSB. 9
fe regard de I’historien, et que le grave docteur a trop facilement
accucilli de vains commérages, des propos calomnieux qui font les
hommes et les femmes de cette époque plus pervers, plus vicieux
quills n’ont peut-ctre été.
Dans tous les cas, la société prussienne du dix-huitiéme siécle
gagne assurément a étre vue a {ravers les lunettes de la bonne
dame Voss, 4 qui le mal n’échappait point sans doute, mais qui
voyait aussi le bien et savait le mettre en lumiére. Elle fait 4 cha-
<un une part, dit a tout le monde son fait, et le respect ne l’empé-
che point d’écrire, dans son journal, que la reine (épouse de Frédé-
ric Il) est ennuyeuse a mourir, bavarde et ridicule, a force de vouloir
{oujours avoir raison; « que la princesse Amélie, sceur du roi, est
« méchante, acaridtre, haie et redoutée de toute la cour. » Son
journal est une galerie de portraits achevés et de délicicux tableaux
de genre. Nous nous bornerons, tout en suivant la vie de la com-
fesse, 4 détacher de son livre les plus jolies esquisses, les plus
fins croquis, ot revit cctte société singuliére, excentrique et bizarre,
qui se modelait sur Versailles, mais restait trés-tudesque, en dépit
du vernis étranger, qui parlait notre langue, mais pensait et s’amu-
sait 4 la prussienne, et qui, lorsqu’elle nous empruntait notre fri-
volité et nos rires, les aggravait de toute la gaucherie allemande
et de toute la grossiéreté du tempérament germanique.
La future grande maitresse de la cour de Prussc, Maric-Sophie de
Pannewitz, était née en 1729, au chateau de Pchoenfliess, prés
<’Oranienbourg, dans la Marche. Elle était fille du général de Pan-
newilz, brave ct vieux soldat qui avait rapporté une large balafre
au front de la bataille de Malplaquet, et qui, aprés avoir dépensé
ses derniéres forces dans Ics premiéres batailles de la Guerre de
Sept-Ans, fut mis a Ja retraile avec une pension de 3,000 thalers.
Sa mére, née de Jasmund, appartenait 4 une bonne famille du
Mecklembourg, qui avait de grands biens au soleil. Ses débuts a la
cour nous sont racontés par la margravine de Bayreuth, la sceur
spirituelle de Frédéric II, qui ne manquc jamais une occasion de
médire de son vieux pére, dur et morose, dont elle avait cu beau-
coup 4 souffrir. C’est d’clle que nous tenons l’anecdote suivante :
«La petite Pannewitz était jolie comme un ange, mais clle était
aussi résolue que belle, et clle le fit bien voir. Un jour le roi
Vayant rencontrée sur |’escalier tournant qui conduit aux ap-
10 SOIXANTE-NEUF ANS.
partements de.la reine. escalier si étroit qu’elle ne pouvait pas lui
échapper, il essaya de lui dérober un baiser; mais elle para l’atta-
que, en lui appliquant un soufflet si cordial (sic), que tous ceux qui
étaient en bas de l’escalier ne purent avoir aucun doute sur le suc-
cés de sa défense. Le roi ne prit point mal la chose et il eut, aprés
comme avant, beaucoup de sympathie pour elle. »
Madame de Voss ne fait pas la moindre allusion 4 cette histoire
dans son journal; mais elle nous conte un joli trait de ce vieux roi
gouttcux, colére et brutal, qui avait parfois de bons moments.
Apprenant que deux de ses courtisans, tous deux officiers, se trou-
vaient, sans qu’il y eut de leur faute, dans de grands embarras d’ar-
gent, il prit deux gros sacs pleins d’écus d'or ct alla lui-méme les
leur porter. C’est humain et royal a la fois. ,
L’éducation de la jeune Pannewitz fut confiée 4 une gouvernante
frangaise, madame Bonafond, qu’elle aimait tendrement, nous dit-
elle. « Elle entra chez nous quand j’avais sept ans ct ne me quitta
plus jusqu’au jour ou j’entrai 4 la cour. Ma mére n’épargna ni
soins, ni peine, ni dépense pour me faire instruire dans les sciences
ct les arts aussi Lien que possible. »
- Dés les premiers mois de 1744, la guerre de Sept-Ans, qui venait
de commencer, enleva au foyer de la famille le pére et le frére ainé
de Sophie, qui partirent pour la haute Silésic. Un peu plus tard, la
meére et la fille allérent les rejoindre 4 Olmutz, en Moravie, ot le
bonheur des armes avait conduit les régiments de Frédéric et ow
nous sommes quelquc peu élonné d’apprendre que les deux
dames furent comblées de bontés par l'archevéque, prince de Liech-
tenstein.
Trois ans plus tard, Sophie, rentrée 4 la cour, était atteinte d’unc
maladie alors fort redoutée, la petite vérole : « Mais, nous dit-elle,
ma mére me soigna si bien qu’elle me eonserva non-sculement la
vie, mais encore la beauté, car il avait plu ala Providence de faire
mes traits plutét jolis que laids. Cela semble étre un avantage, mais
j'ai bien senti, hélas! dans le cours de la vie, que ce n’est point la
beauté qui fait le bonheur. » Aprés sa guérison, elle fut nommée
dame de la cour et remplaga auprés de Ja reine Sophie Dorothée,
épouse de Frédéric, mademoiselle de Borke, qui venait d’épouser
Maupertuis. Un jour qu’elle était de service, le roi, la rencontrant,
lui demanda des nouvelles de son pére. « Il va mieux. répondit-
elle, grace 4 Dieu! » Frédéric se retourna vers son entourage ct dit
avec un léger sourire, peut-étre celui des petits soupers : « Elle doit
‘étre bien innocente puisqu’elle parle encore du bon Dicu! »
' Le premier bal de cour ot elle parut fut donné 4 l'occasion du
mariage de la princesse Ulrique avec le prince royal de Suéde :
A LA COUR DE PRUSSE. ‘41
«Ma mére, dit-elle, eut bien de la peine 4 se décider 4 me mener
avec elle. [1 fallait qu'elle edt toujours l’ceil sur moi, car j’étais si
jeune et j’avais si peu l’habitude du grand monde, que je pouvais
faire des fautes 4 chaque pas. Elle finit par y consentir, ce qui me
causa une joie Immense, bien naturelle 4 lage ot 7'étais. »
Dés 41745, la guerre recommencait, car Frédéric devait mettre
sept ans 4 défendre ce qu’il avait fallu quelques jours pour con-
quénr. Les Impériaux s’avancérent plusieurs fois jusqu’é quelques
lieues de Berlin, et nous trouvons dans les notes de la jeune Sophie
la trace des vives inquiétudes que causait leur approche. La paix
de Dresde mit fin aux hostilités, et, le 20 décembre, Frédéric faisait
une entrée triomphale 4 Berlin qui comptait alors prés de 80,000
habitants. Nous passons sur Villumination, le grand diner, le bal
et autres fétes qui furent données chez la reine mére, au chateau
de Monbijou. Cette année-la, Frédéric donna a son frére, le prince
Auguste-Guillaume, plus jeune que lui de dix ans, le chateau d’0-
ranienbourg. Le parc renfermait de beaux jardins dessinés par Le
Notre, et de superbes charmilles, qui avaient grandi en liberté de-
puis 1713, et formaient de magnifiques salons de yverdure ou l'on
suspendait le soir des centaines de lanternes vénitiennes. Le prince
emmena sa petite cour et fut bientét suivi par celle de la reine dans
cette résidence, qui devint le thédtre animé de fétes élégantes, de
plaisirs bruyants, de joyeux soupers, cntremélés de rigodons, de
sarabandes et de bals costumés dont le plus gouté s’appelait le bal
des aimables vainqueurs. Tous ces courtisans, toutes ces grandes
dames, que le feu roi avait obligés de faire avec lui la priére du
soir et d’écouter la lecture de la Bible, parfois interrompue par les
gémissements que la goutte lui arrachait, se dédommageaient du
long jedne que leur avaient imposé le morose monarquc et, aprés
lai, les tristesses de la guerre; ils s’amusaient, riaient, dansaient
et tachaient de regagner le temps perdu. Sophie de Pannewitz, alors
dans toute la fraicheur de sa beauté, se mélait 4 ces plaisirs sans
s'y abandonner. Elle passait pour étre surtout chasseresse intré-
pide autant qu’élégante et gracieuse. Un portrait d’elle, datant de
cette époque et conservé au chateau royal de Berlin, la représente
en amazone, avec unc robe de velours'ronge, un tricorne coquet
erné d’une plume blanche, et tenant 4 la main un énorme coq de
bruyére. Le bon Thiébault, qui la connut quelques: années plus
tard, en trace le portrait suivant : « Elle était grande et svelte, avait
la taille d’une Diane chasseresse ; elle était belle et blonde comme
Vénus , mais elle était aussi charmante, aussi innocente, aussi ai-
mable gu’elle était belle. »
_Parmi les papiers qu’a ldissés la comtesse,.on a trouvé une pidee
12 SOIXANTE-NEUF ANS
de vers en francais, qui doif remonter a cette époque et que lui avait
dédiée un de ses nombreux admirateurs. C’est un petit apologue ot
les régles de notre prosodie sont, il faut le reconnaitre, traitées un
peu a la prussienne ou comme unc province annexée. C'est I’his-
loire d'un gant perdu, et le petit dicu voleur, qui l’a ramassé sous
les charmilles d’Oranienbourg, nous raconte comment il I’a porté
au ciel ot: toutes les déesses ont voulu lessayer. Mais Pallas a les
doigts trop gros, Junon les a trop longs, Hébé, Vénus elle-méme,
lessayent ct n’ont pas plus de succes; sur quoi le dieu s’adresse a
la mére des Ris et des Graces :
Contentez—vous, lui dis-je, de ce prix
Qui vous donna Ie nom de la plus belle ;
Mais croyez-moi, déesse, 4 Pannewitz
Laissez ce gant, il n’est fait que pour elle.
-~ Je la counais, dit le dieu de Cythére,
Quelle est charmante! mais quelle beauté sévére {
Elle a vraiment toutes les graces de ma mére,
Mais quel dommage qu'elle n’en ait pas le cceur.
« Ce reproche adressé 4 la jeune dame 4 propos de sa froideur
est assurément le plus bel éloge qu’on put faire de sa vertu. »
Cette grave reniarque, aussi grave qu’elle est naive, a été placée
ja par les vertueux éditeurs du journal de la comtcsse, et nous n’a-
vons garde d’y contredire.
Ce fut dans ces jardins enchantés et au milieu de ces fates, dans
été de 1746, que s'alluma au coeur du prince Guillaume-Auguste
de Prusse une passion ardente et malheureuse pour la belle Pan-
newitz, un amour maladif qui le consuma lentement et dont il ne
fut guéri que par la mort. Ce prince aimable, beau et richement
doué par la nature, avait alors vingt-trois ans et pour épouse une
princesse de Brunswick qui lui témoignait une froideur blessante
et lui inspirait unc profonde antipathie. Il cacha et contint long-
temps cet amour naissant pour la jeune dame d'honneur ; mais un
‘jour son cceur déborda et laissa échapper un aveu brilant, pas-
sionné, qui jeta le plus grand trouble dans cette ame restée inno-
cente et pure au milieu d’une société qui |’était peu. -
Nous la laisscrons raconter elle-méme les débuts de ce roman :
« Mademoiselle de Kalkstein, 4 qui je confiai la chose, me donna,
cela va sans dire, le conseil de répondre au prince qu’il devait ces-
ser de me tenir un pareil langage, car il pourrait, par cette inclina-
tion, me rendre malheureuse.
a... Je ne saurais dire les tristesses et les ennuis of me plon-
geaient ses attentions, ses poursuites, sa jalousie, son chagrin
ses plaintes. Il était vraiment aimable. I] avait la taille bien Prise
A LA COUR DE PRUSSE. 13
des traits réguliers, fins, intelligents. I] était avec moi plein de dou-
ceur et de prévenances et me comblait des attentions les plus tou-
chantes. Jeune comme je l’élais, et vu la nouveauté d’un sentiment
que je navais jamais connu encore, n’était-il point naturel que je
ressentisse pour lui de la sympathie et qu’aprés avoir longtemps
\alté contre ce sentiment, je finisse par m’y abandonncr? Tendre de
ma nature, portée a l’amitié, ouverte ct confiante 4 l’égard de tout
le monde, j'avais recu une éducation qui avait peut-étre amolli en-
core Mon coeur. »
Aprés cet aveu sincére, qui nous dispose assez a l’indulgence, clle
nous raconte, dans deux pages attendries, scs luttes courageuses,
ses fermes résistances, et nous rassure entiérement quand elle
ajoute :
« Grace 4 Dieu ! je n’ai jamais cu 4 me reprocher autre chose que
d'avoir, exléricurement et d’une facon muette, répondu 4 des sen-
timents témoignés d’une maniére si touchante ; mais jamais je n’ai
oublié un seul instant les préceptes de la plus stricte moralité et de
la vertu. Jamais, il est vrai, je nc pus me décider 4 quitter.la cour,
ou ma situation était si agréable, ou tout le monde était'si bon pour
moi; c’est pourtant ce que j’aurais du faire. Ah! cette malheureuse
passion du prince a empoisonné toute ma vie ct l’a remplie de tris-
tesse!...»
Sophie de Pannewitz, plus courageuse et plus raisonnable qu'elle
ne l’'avoue, sut mettre un terme 4 cc roman dangereux par une ré-
solution énergique, en plagant ce coeur trop sensible et cette vertu
délicate et toujours menacée sous la protcction d’un mari. Trois
prétendants sollicitaient sa main. Le premier fut le comte Neip-
perg, fils du maréchal autrichien de ce nom. Les fiangailles se fi-
rent, mais le mariage échoua par la faute de Frédéric Il, qui voulut
imposer au fiancé l’obligation de vendre ses terres en Autriche et de
s’établir dans la monarchic prussiennc. Un second prétcndant. le
prince Lobkowitz, fit 4 Berlin une grave maladic pendant laquelle il
se livra 4 unc foule de méditations fort dévotes, et en vint a se per-
suader qu’épouser une protestante serait un gros péché. Les se-
condes fiangailles furent rompues comme lcs premieres, et, en fin
de comptc, Sophie épousa son cousin, le jeunc baron de Voss, pour
qui elle n’éprouvait, de son propre aveu, ni tendressc ni amour,
mais tout simplement une estime réelle, froide et raisonnéc.
Nommé ministre de Prusse 4 Dresde, le jeune Voss avait suivi le
roi Auguste 4 Varsovie, et, dans cette derniére ville, il avait mene
un train de prince pour éblouir les magnats polonais ct les gagner
aux intéréts prussiens. De retour a Berlin, il avait regu les comphi-
ments du roi, une indemnité de 10,000 ducats d’or, une pension
- SOIXANTE-NEUF ANS
annuelle de 2,000 thalers et, parce que la cour de Vienne n’avait.
pas voulu de lui pour ministre, un poste de conseiller au ministére.
des affaires étrangéres. Toute la cour assista au mariage. qui eut
lieu le 14 mai 1751. Le prince de Prusse tomba évanoui sur le pavé
de la chapelle et il fallut l’emporter. Ging ans plus tard, le jeune et
malheureux prince était rappelé dans les camps par la guerre de
Bohéme; il y fut maladroit ou matheureux; son corps d’armée
subit des pertes considérables, et les durs reproches de son frére le
blessérent si crucllement, qu'il s’en alla mourir de chagrin au cha-
teau d’Oranienbourg. Atteint d’une fluxion de poitrine compliquée
d’une fiévre cérébrale, et certain qu’elle aménerait sa mort, il re-
fusa obstinément les soins du médecin, et il s’éteignit dans une
lente ct douloureuse agonie, entre M. de Forcade, |’ancien coloncl
de son régiment, et sa sceur, la princesse Amélie, la fameuse ab-
besse de Guedlinbourg.
Avant d’épouser Sophie, pour qui il fut un mari tyrannique ct
jaloux, le baron de Voss avait fait longtemps la cour 4 sa cousine,
et lui avait adressé, en francais, quelques billets d’amoureux transi
dont voici un échantillon :
« Il est vrai que journellement j'ai le plaisir de vous voir, mais l 'agré-
ment que j’en ressens n’est guére complet, vu que je me vois géné au
point de n’oser vous parler qu’en passant. I] m’est impossible d’étre tran-
quille sous ces entrefaites (sic), et vos bonnes graces m'inquiétent trop
pour ne pas étre empressé d’en avoir tous les jours de nouvelles. Je crois
que j‘en prends la fiévre (!) ; car, sans étre bien sir de vos sentiments, je
ne fais qu’admirer tous les jours votre beauté en public! »
Le jeune mari, pressé de soustraire sa femme aux poursuites de
son royal et romanesque amoureux, se fit envoyer 4 Magdebourg
comme « chef de régence » ou gouverneur civil, poste qu'il devait
occuper pendant dix ans. Toute la cour de Prusse vit partir avec
regret la jeune mariéc, et chacun loua son courage et sa vertu. Le
vieux Thicbault ne tarit pas sur son compte et la félicite d’avoir
montré « une vaillance et une abnégation que toutes les Ames no-
bles sauront comprendre et admirer ».
Son départ laissa le prince de Prusse dans un sombre abatte-
ment; mais, clle aussi, celle emporta au cour une plaie secréte et
profonde, et le souvenir du prince ne la quitta plus pendant sa vie
enticre. Elle donna son nom, Guillaume-Auguste, 4 son premier
fils, et, quand une mort prématurée l’eut enlevé, 4 son petit-fils.
Les deux époux menérent 4 Magdebourg une vie monotone ect calme
qui ne s’égaya un peu qu’en 1754, quand le duc Ferdinand de
Brunswick fut nommé gouverneur militaire de la place. Ce fut alors
A LA COUR DE PRUSSE. ° 40
unc serie de bals et de fétes ot la baronne de Voss, — elle ne fut
créée comtesse qu’en 1800 — répandait le doux éclat de sa grace
et de son exquise bonté. En 1760, cette cour brillante et bruyante,
qu'elle avait laissée 4 Berlin, vint, d’une maniére aussi brusque
qu'inattendue la rejoindre 4 Magdebourg. C’était la guerre, l’inva-
sion, qui la chassait de la capitale ; la reines, les princesses et leur
suite fuyaient devant les Croates, les Moscovites, et cherchaient un
refuge dans la vieille fortercsse, relevée des ruines sanglantes qu’y
avaient amoncelées les sombres soldats de Tilly. Le journal de ma-
dame de Voss, qui commence 4 cette époque, nous fait assister a
un spectacle singulier, presque incroyable, et que l'on a peine a
s'expliquer. Ces courtisans et ces princesses, tout entiers 4 leurs
plaisirs mondains, ont apporté 4 Magdebourg toute leur frivolité;
iis soupent, dansent et jouent la comédie, oubliant les horreurs de
l’invasion, les souffrances du peuple et les luttes terribles de Fré-
déric, « qui, pareil 4 un lion traqué, bondit d’un champ de ba-
taille & l'autre, tantét s’enfuit désespéré sous le coup de revers
écrasants, tantét ramasse une victoire sanglante presquc blessée a
mort, » mais retrouve toujours son courage indomptable et finit par
arracher une paix glorieuse a ses adversaires épuisés. Six jours
avant la journée de Torgau, qui ramena la victoire sous ses dra-
peaux, il écrivait 4 d’Argens cette lettre fameuse ou la sincérité de
l’émotion fait pardonner le ton déclamatoire : « Non, jamais je ne
me résoudrai 4 conclure une paix honteuse, et jamais je ne risque-
raima propre honte. Je périrai plutdt sous les ruines de mon pays,
ei si le sort qui me poursuit trouve cette mort trop douce, je met-
trai fin 4 mon infortune s'il n’est plus possible de la porter avec
honneur. »
Tandis que Frédéric écrivait ces lettres, un peu pour la postérité,
et se battait avec rage, sa cour, réfugiée en lieu sir, s’amusait a
outrance. C’est le tableau de genre 4 cété du grand tableau d’his-
toire. fl y avait ]4, d’abord la reine, qui était le centre naturel de la
cour, qui toujours parlait, souvent grondait, voulait avoir constam-
ment raison contre tous, et contait des histoires 4 dormir debout.
Venaient ensuite la princesse royale de Prusse, veuve depuis quatre
ans, mére du jeune prince dgé de seize ans, qui devait régner sous
le nom de Frédéric-Guillaume II; la princesse Henri de Prusse,
femme du second frére de Frédéric II; enfin la belle mais excen-
trique princesse Amélie, sceur du roi, qui avait apporté son gout
pour les distractions bruyantes, les folles parties, et qui eut.été
femme 4 -danser sur les ruines de Berlin. Elle avait pourtant, déja
a cette époque, comme un cadavre dans son passé, et au coeur le
poignant souvenir d'un amour tragique et protond qui avait ravagé
16 ‘ SOIXANTE-NEUF ANS
son existence. Non loin du palais ow elle dansait et ot l’on jouait la
comédie s’élevait la sombre forteresse ou avait gémi, pendant dix
ans, le chevalier de Trenck, son malheurcux amant. Enfermé d’a-
bord par Frédéric dans la forteresse de Glatz, il s’était échappé,
avait été livré de nouveau par la Russie 4 la vengeance du roi ct du
frére offensé. Le gouverneur de la citadelle de Magdcbourg l’enfouit
vivant dans un cachot, creusé exprés pour lui, & quatre-vingts pieds
sous terre, et le fit charger de chaines pesant soixante livres. 15
était 14, squelette effrayant, mais vivant encore, quand arriva la
fin de la guerre de Scpt-Ans. La princesse Amélie, qui ne |’avait
point oublié, gagna, moyennant 10,000 ducats, un confident de
Marie-Thérése, et !’on obtint que l’impératrice fit de ’élargissement
du captif une des conditions de la paix. Banni du royaume, Trenck
n’y put rentrer qu’cn 1786, aprés la mort du roi; il revit la prin-
cesse vicillie et morose, qui lui avait conservé une tendre affection,
et, aprés avoir vendu ses terres de Poméranie, il alla s’établir 4
Paris ot ]’attendait la guillotine.
Dans le journal que madame de Voss commenga en celte année
mémorable de 1760, pour le clore en 1844, cinquante-quatre ans
plus tard, nous trouvons notés, jour par jour, les petits incidents.
et les grandes nouvelles, les jeux, les plaisirs, les services religicux,
les sermons et jusqu’aux communions. Car ce monde, frivole et
ardent au plaisir, devenait dévot 4 ses heures, avait ses quarts.
d’heure de piété, et quand arrivérent les terribles nouvelles de l’in-
vasion autrichicnne et de la prise de Berlin, il alla sc consoler en.
écoutant les beaux sermons onctueux du prédicateur Succord.
Voici quelques-unes de ces notes, choisies un peu au hasard, mais.
qui nous font assister 4 la vic excentrique de ces curieux émigrés..
4 septembre 1760. — Luce matin les Epttres de Cicéron. Puis sont
venues la princesse de Prusse et madame de Maupertuis et nous avons fait
enseinble une promenade jusqu’au Rempart des Princes.
5 septembre. — J'ai fait de la musique avec Schaffroth (son maitre de
piano) et j'ai soupé chez la princesse Henri. On était de fort bonne hu--
meur. On s'est beaucoup amusé.
_ 40 septembre. — Réunion le soir, chez la maréchale de Schmettau..
J’avais le coeur triste et gros, sachant mon fils malade. Je n’ai pu y tenir
pera bout et j'ai fait atteler pour rentrer auprés de mes chers en-
ants.
12 septembre. — La reine nous a fait de vifs reproches 4 cause des at-
tentions qu'on a témoignées aux prisonniers étrangers.
13 septembre. — Le roi a détaché un corps de. troupes pour secourir
Colberg assiégé par les Russes. A souper, on a parlé des livres nouveaux-
La cony ersation a été gaie, intéressante.
14 septembre. — J'ai eu un sermon avec mon mari. Souper chez la reine,
A LA COUR DE PRUSSE. 47
qui était de fort mauvaise humeur; mais Finkenstein, ministre des af-
fares étrangéres, s’¢tant mis a conter de vieilles histoires de la Suéde,
elle a beaucoup ri et nous a retenus jusqu’a onze heures. J'ai joué' la eo-
mete avec la princesse Henri et le j jeune prince de Prusse.
4 octobre. — J'arrive de la cour ow l'on éprouve mille angoisses au su-
jet de Berlin. Les Russes, aprés avoir sommeé la ville de se : rendre, lont
bombardée un jour entier et ont mis le feu aux remparts. Le cern et
l'inquiétude m’ont empéchée de dormir. :
10 octobre. — Berlin a capitulé. Tottleben et Je général sutridliven
Lascy ont occupé les portes et les chateaux royaux. Aprés diner est venu
le Suif Ephraim, qui a quitté Berlin quelques heures avant l’entrée des
Russes. Il dit que nous sommes en sdreté ici; car s'ileat cru Magdebourg
menacé, il n'y fit point venu, mais il edt emporté ses trésurs a 1'é-
tranger.
Le lendemain, 1’émotion causée par la capitulation de Berlin s’é-
tait apaisée et toule la cour ne pariait que d’un incident, qui avait
mis fort en colére la princesse Henri. Le grand inaitre de sa cour,
par économie, avait allumé, dans son vestibule, de la chandelle au
lieu de bougie. « La princesse est outrée, écrit madame de Voss, et
avec raison. » Quelques jours aprés, lc méme intendant, qui s’ ap-
pelait Krant, supprimait deux plats dans Ie diner de la méine prin-
cesse Henri, 4 qui la princesse Amélic apportait, vers le soir, une
partie de son diner, pour protester contre ce « barbare » intendant.
Deux jours aprés la prise de Berlin, le pasteur Succord, voyant la
reine ct les princesses réunics autour de sa chaire, ouvrait toutes
les écluses de son onctueuse éloquence et pronoriciit ‘un « admira-
ble sermon » que madame de Voss résume en ces ‘termes :
« Il a dit que, dans toutes nos tribulations et surtout dans les épreuves
présentes. nous devons d’abord penser 4 nos péchés, ne demander de se-
cours qu’a Dieu, nous résigner a sa volonté et ne chercher de consolation
que dans sa miséricorde. Ah! que l'on serait heureux si l'on se pénétrait
bien de ces choses et si l’on réussissait 4 détacher son coeur du monde et
de ses vanités ! »
Deux jours plus tard, on prenaitle café chez la princesse Ilenrt,
« Ja belle fée »; une vieille francaise, tireuse de cartes, se présen-
tait a la fr ivole compagnie, offrant de lui dire la bonne aventure.
a En somme, écrit madame de Voss, clle u’a dit qu'une quantité
de sotlises ef nous a annoncé que nous aurions bientot de bonnes
nouvelles. Si, au moins, elle avait dit vrai sur ce point! »
La vicille sorciére s’était complétement méprise, et le jour sui-
vant, [ec courrier apportait les plus terribles nouvelles de Berlin et
de Charlottenbourg. Les Autrichicns avaient tué ou maltraité les
4 Jasvixn 1876. 2
18 - SOIXANTE-NEUF ANS
habitants et surtout les gens du roi, pillé et saccagé les chateaux
royaux et détruit tout ce qu’ils ne pouvaient pas emporter. « Les
Russes, écrit madame de Voss, se sont conduits en Joyaux ennemis;
mais les Autrichiens et les Saxons ont agi comme des barbares et de
vulgaires voleurs. Ils ont pillé quaqu ‘aux cadavres dans les tom-
beaux de famille. »
Le 19 octobre, madame de Voss allait al’ éptise entendre un « beau
germon » du pasteur Succord. Le soir elle lisait l’Hiséoire de
Lowis XItI. Pendant: les jours suivants, la ville de Magdebourg est
traversée par les troupes du roi qui vont au secours de Berlin, et
toutes les dames se mettent aux fenétres pour les voir passer; leur
piteux état arrache 4 madame de Voss un cri de pitié: « Ah! les
pauvres gens! J’avais le ceeur fendu en voyant comme ils avaient
souffert des privations et des fatigues de toute sorte. » Le soir, elle
a pour héte un de ses anciens amis de Berlin, le colonel de Kleist, a
qui elle promet de composer une marche pour son régiment.
Comme Ie lendemain se trouve un dimanche, elle va de bonne heure
4 l’église et consacre la journée 4 la marche promise, . qu'elle com-
pose, met au net, essaic sur le piano avec Schaffrost;, et deux jours
aprés expédie par un courrier 4 son cousin de Kleist.
On apprend, dans les premiers jours de novembre, la mort de
Georges Il, roid ‘Angleterre. « Je crains bien, écrit madame de Voss,
que cetic mort n’ait pour noys de funestes conséquences. Finkens-
tein dit que non ; mais c’est un ministre ct un diplomate; pourtant
ce qu'il dit ne mérite pas grande créance. ».
Nous avons la, sous unc forme plus naive, le mot fameux de
Talleyrand sur ceux 4 qui la parole a été donnée pour cachcr leur
pensée. i
‘Le 7 diccaahis on apprend la victoire de Torgau et « tout le
monde est fou de joic ». Le lendemain, on va chanter un Te Deum
et }¢ surlendemain, on célébre le mariage d’une dame de ‘la cour,
la jeune 'Alvensleben. Grand souper chez la princesse Henri, ot
madame de Voss est placée entre le prince Henri et un homme de
lettres sentimental et pédant, le docteur Thulmeyer. « On discourut
de l'amour ct de l’amitié. Le docteur soutint, qu’indépendamment
du bonheur ou du malheur qu’on pouvait avoir dans l'un ou l'autre,
c’fAlait en soi un délice et une jouissance au-dessus de toute autre,
d’éprouver une inclination vive pour une autre personne. J’affirmai
résoltiment le contraire. Hélas ! qu’est-ce qui nous vaut dans la vie
plus de souffrances ct de chagrin que l’amour? Le docteur n’en
dimordit pas. »
Le 15 décembre, grand souper chez la reine, ott l’on présentait
& la société trois prisonniers de guerre nouvellement arrivés : Ic
A LA COUR DE PRUSSE. {9
capitarne Du Verger, le comte Groes et le colonel Raven, « tous les
trois, gens agréables, » puis un vieux général frangais, M. de Saint-
Iker, « qui parait avoir beaucoup vu le monde. »
En janvier, la gaiété a fait sa rentrée a la cour et l’on joue a
colin-maillard chez la reine; la princesse Amélie donne un concert
oii un moine autrichien, envoyé comme .otage, « joue admirable-
ment du violon. »
Madame de Voss observe le Caréme, et un samedi de mars, elle
écrit dans son journal : « J'ai fait mes priéres avec mon mari ; puis
nous sommes allés ensemble & |’église, pour nous préparer a la
communion de demain ; j'ai passé la journée 4 lire des livres de
piété. »
Aux livres d’heures et de priéres succédaient des lectures qui,
parfois, étaient loin d’étre aussi édifiantes ; on prenait un peu ce
que le hasard apportait. C’est ainsi que le 10 avril 1761, nous trou-
vons cette note qui témoigne d’un gout littéraire tout primitif ct
d’une charmante naiveté ; j’ai lu « la Nouvelle Heloise, roman qui
vient de paraitre et qui dépeint, avec une rare et particuliére élo-
quence, les sentiments de l’amour et de |’amitié. I] est vrai que
Yamour de héroineé lui fait commettre une faute impardonnable.
Toutefois, on est tenté de lui pardonner en considération de son re-
pentir et des bonnes qualités qu’elle déploie plus tard. Quelques
passages de ce livre sont vraiment remarquables ».
12 avril. — Nous avons été au couvent voir deux religieuses qui pre-
naient le voile. C’était un spectacle touchant et les deux pauvres filles
mont fait terriblement de la peine.
A peine est-on sorti du Caréme, que cette « folle de princesse
Amélie », toujours avide de plaisirs nouveaux et excentriques, or-
ganise un bal costumé, ot les hommes sont habillés cn femme et
réciproquement. Il faut en passer par ses volontés, et la grave ma-
dame de Voss revét. une soutane de.pasteur protestant qui s ‘appréte
a monter en chaire. On croit qu’elle va faire un sermon; mais elle
se contente de précher d'exemple la gravité et la décence & tous ces
« évaporés »,
Un croquis malicieux d’un directeur des postes se'place ici dans
le compte rendu d’unc. excursion en Mecklembourg : « Crest le
mortel Je plus ridicule que j’aic jamais rencontré de ma vie; il
parle un frangais alroce, mais il $’cst mis dans la téte de ne jamais
prononcer un mot d’allemand. » Ce type d’allemand francisant se
rencontre souvent au dix-huitiéme siécle, et Lessing, le patriote, a
i un mot pour le peindre et le flétrir.
L’exil de la cour allait finir, ct les derniéres victoires de Frédéric
20 SOIXANTE-NEUF ANS
avaient consolidé ses conquétes. Le 50 mars 4763, il fait son en-
trée triomphante 4 Berlin qui avait alors 100,000 habitants. Le
baron de Voss est nommé maréchal de la cour auprés de la reine,
et ces nouvelles fonctions le raménent, avec sa femme, A Ber-
lin. En 1770, madame de Voss fait un voyage 4 Vienne, ow elle
est présentée 4 Maric-Thérése par Joseph II, qui l’avait déja connue
a Carlsbad, et toute la société viennoise comble la belle prussienne
d’égards et d’attentions. Revenue a Berlin, elle commence 8: s’oc-
cuper dc son fils qu’on a fait entrer dans l’administration civile, et
nous trouvons, dans son journal, la note suivante consacrée a cet
enfant.
« Je puis dire de lui avec orgueil qu'il a un caractére noble et viril.
_ Mais il est plein de vie, et, dans l'dge ow les passions sont les plus vives
et les plus bouillantes, il est bon de les combattre avec une douce éner-
gic, et c’est a quoi la tendresse d'une mére réussit bien mieux que la sé-
vérité et la rigide autorité du pére. »
A la mort de ce fils, emporté par une maladie subite aprés un an
de mariage, la pauvre mére écrit : « Je n'ai pas de mots pour
exprimer ma douleur amére et mon désespoir, et, sans l'aide du
Dieu miséricordicux, je ne pourrais supporter cette doulcur qui
surpasse toutes les autres. »
De nouveaux et vifs chagrins allaient troubler son existence et lui
rappeler le douloureux épisode de l'amour malheureux dont le
prince de Prusse l’avait poursuivie et avait attristé sa jeunesse. Ces
chagrins allaient lui venir du fils méme de homme qui I’ayait tant
aimée; de celui qui devait bientét régner sous le nom de Frédéric-
Guillaume i.
Son oncle l’avait bien jugé, et des mémoires du temps nous
apprennent qu’en 4785, Frédéric Il, pressentant sa fin prochaine,
et se trouvant 4 Breslau, aprés la derniére revue de Silésie, fit venir
son ministre Hogue, et lui tint ce langage :
a Adieu ! Tu ne me reverras plus. Je vais te dire ce qui arrivera aprés
ma mort. On ménera joyeuse vie a Ia cour. Mon neveu dissipera mes tré-
sors et laissera l’armée dépérir. Ce sont les femmes qui régneront et con-
duiront I’Etat 4 sa ruine. Alors tu devras dire au roi : Cela ne peut pas
aller ainsi, ce trésor est au pays et non pas a vous. Et si mon neveu se
fache, tu lui diras que je t'ai commandé de parler ainsi. Peut-tre cela
fera-t-il impression sur lui, car il n’a point mauvais coeur. As-tu en-
tenda? »
Hogue, nous dit le malin docteur Vehse, cntendit parfaitement,
mais il se garda bien de parler quand le moment fut yenu.
A LA COUR DE PRUSSE. 21
Frédéne-Guillaume n’avait pas le coeur mauvais, comme l’avait
dit son son oncle, mais il éprouvait le besoin de le mettre aux pieds
de toutes les dames de sa cour. Sa maitresse en titre, celle qui de-
vait conserver sur lui un empire funeste et incontesté jusqu’a sa
mort, était une jeune demoiselle Enke, fille d’un pauvre musicien
de Berlin, qu’1l fit plus tard comtesse de Liechtenau. Mais, dés 1783,
le prince héritier avait jeté Ics yeux sur Julie de Voss, fille du mi-
nisire de ce nom el niéce de notre vertueuse héroine. Julie « était
pale comme le marbre, avait des cheveux d’un blond ardent ect de
grands yeux langoureux qui avaient ensorcelé le prince ». I la pour-
suivait de ses instances et la relancait jusque dans les appartements
de sa tante, dont l'oeil vigilant découvrit bient6t qu'il y avait péril
en la demeure. La vieille dame se mit aussil6t en mesure d’éteindre
Yincendie, et ses graves conseils, ses sévéres remontrances vin-
rent soutenir la résistance un peu molle de sa niéce. Mais la pas-
sion du prince s'cnflamma de fous les obstacles qu’on lui opposait ;
il crrait dans ce chateau en quéte de sa « belle rousse », allait s’as-
seoir 4 cété d’elle et la couvait « du regard ». — Cela me déplait
souveraincment et plus que je ne saurais dire, écrit un soir ma-
dame de Voss, qui sentait fléchir la résistance de sa niéce et com-
mengait 4 redouter une catastrophe. En effct, le prince devint roi et
toute résistance s’évanouit devant lui. I] a su intéresser 4 sa cause
les membres du Consistoire évangélique. Ces graves théologicns,
réunis cn conseil, se sont rappelé, fort 4 propos, les maximes tolé-
rantes de Melanchton qui avait autorisé I’é¢lecteur de Hesse, Philippe
le Généreux, a faire asseoir sur son tréne deux éleclrices 4 la fois.
Le roi avait disposé de sa main droite, accordée a la reinc; rien
n’empéchait qu’il donnat sa main gauche & Julie de Voss, et le ré-
vérend Tzeellner, prédicateur de la cour, bénit ce mariage, le
25 mai 1787, dams la chapelle du chateau de Charlottenbourg. Julie
vient en pleurant avouer la chose a sa tante, qui écrit le soir dans
son journal :
« Cela m‘afflige profondément, et, avec la meilleure volonté du monde
je ne puis me défendre d'un sentiment d’horreur et de dégogt en présence
d'une chose qui est si coupable, de quelque mauvaise raison qu on veuille
la pallier. La conscience de Julie le lui dira suffisamment, car jamais
elle n'aura plus de repos. Non, jamais, aprés une telle chute, elle ne
pourra connaitre un instant de bonheur. »
En effet, la jcune reine de la main gauche, créée comtesse d'In-
genheim ne connut jamais plus le bonheur, malgré les honreurs et
les présents dont elle fut comblée, malgré les prévenances et les
bontés de la reine légitime, qui l’invitait 4 souper chez elle et
22 SOIXANTE-NEUF ANS
Vappelait « sa meilleure amie ». Elle mourut quelques mois plus
tard, aprés avoir donné le jour 4 un enfant qui fut confié au mi-
nistre Voss, pére de la belle et malheureuse pécheresse.
Le roi « faillit en devenir fou, et le jour des funérailles, 11 versa
un torrent de larmes », mais, au bout de quelques semaines, 1} avait
trouvé une consolatrice dans unc autre dame d’honneur de sa
femme, la jeune comtesse Sophie de Doenhof, qui a donné son nom
4 une des places de Berlin, celle ot s’éléve aujourd'hui la statue de
Stein, devant la Chambre des députés.
Le 34 janvicr 1788, madame de Voss enregistre cette nouvelle
phase des amours royaux :
« Le rot a causé avec moi dans la soirée, mais j'ai bien vu qu'il était
distrait ; il ne perd pas de vue sa belle un seul instant.
« 14 février. — On dit qu’il y a eu une scéne 4 Monbijou a propos de
Deenhof, et la reine est indignée.
« 18 fevrier. — La reine a dd se résoudre 4 faire des excuses a Ia
Deenhof. Ah! la pauvre et malheureuse reine |
« 13 avril. — On ne parle plus, a 1a cour, que de la Doenhof. Elle est
4 Postdam avec le roi qui donne des soirées en son honneur. On dit qu'il
l’'a appelée, devant tout le monde : Ma chére femme! Ah! le pauvre roi!
Comment peut-on excuser toutes ces choses? »
Un an plus tard, la victime du royal don Juan était malade et
déja couverte de la paleur de la mort. Elle ne luttait plus qu’avec
peine contre la Liechtenau, la « Montespan de Postdam », qui avait
repris son empire. Toutefois, la naissance d’un fils réconcilie la
Deenhof avec le roi. Ce fils, né en janvicr 1792, recoit le titre de
comte de Brandebourg]; il devait étre, en 1848, président du conseil
des ministres. Son fils est aujourd’hui lieutenant général ef com-
mandant de la 11° division de l’armée prussiennc.
Le 24 juin de la méme année, « les beaux jours d’Aranjucz »
arrivent 4 leur terme ct la guerre vient arracher ce prince dissolu
et cette cour pervertic 4 leurs frivoles plaisirs. Frédéric-Guillaume
se met a la téte d’une armée désorganisée et prend la direction de
cette campagne contre la France révolutionnaire, dont le vieux
Ranke‘ nous racontait naguére les incidents tragi-comiques ect
J":ssue peu glorieuse pour la Prusse. Le roi revint bientdt et se con-
sola de ses revers auprés de la Liechtenau, qui, débarrassée de ses
rivales, travailla 4 fonder la fortune de ses enfants. Son fils mourut
jeune ; sa fille, créée comtesse de la Marche, épousa un comte de
Stolberg-Stolberg, divorga peu aprés pour épouser le comtc polo-
‘ Le commencement et l'origine des guerres de la Révolution. Duneker et Hum—
blot, a Leipzig. y
A LA COUR DE PRUSSE. 33
nais Miaskowski, et en troisiéme noces le frangais Thierry ; les édi-
teurs du journal de madame de Voss ont supprimé, nous ne savons
trop pourquoi, les passages relatifs au sort tragique de la famille
royale de France. lls se bornent a nous apprendre « qu’on y trouve
la trace des sentiments d’horreur et d’effroi que causaient,. dans
l’Farope entiére, les drames 4 la fois horribles et grandioses dont
notre pays était le théatre ».
Dans cette année fatale : 1793, madame de Voss perdit son mari,
dont la mort, depuis longtemps prévue, ne parait point |’avoir
affligée outre mesure. Au mois d’avril suivant, l’héritier de la cou-
ronne avait épousé la princesse Louise de-Mecklembourg, et le roi
avait nommeé la comtesse de Voss grande maitresse.de la cour des
jeunes époux. Avant d’entrer en fonctions, la digne femme se fit
une sorte de réglement écrit, dont il nous reste quelques fragments
sous le titre naivement solennel : La grande maitresse de la cour,
Comme elle doit étre’. Nous y apprenons que
« Cetle haute dignitaire doit tenir la téte droite, marcher droit, avo
des maniéres gracieuses et dignes, saluer, non pas comme on le oi
tort aujourd'hui, en inclinant la téte, mais ployer les genoux avec dignité
et solennité, et se relever avec une lenteur également digne et solen-
nelle... Si la princesse est jeune, Ja grande maitresse doit veiller avec
soin sur sa jeunesse et son inexpérience, lui dire avec respect la vérité,
sans dureté lui faire comprendre qu'elle peut imiter sdrement son exem~
ple en tout ¢e qui touche a la moralité ». )
Nous trouvons plus loin une description pompeuse de l'arrivée
solennelle.des deux époux qui devaient bientdt régner sur la Prusse..
Fouqué, qui'ce jour-la vit la princesse Louise pour la premiére
fois, le 22 décembre 1793, écrivit quelque temps:aprés : « L’arrivée
de cette angélique princesse jeta un doux éclat sur ces belles jour-:
nées. Tous les cceurs volaient au-devant as grace et sa bonté
rendaient tout le monde heureux. »
Madame de Voss, désormais appelée a la voir tous les jours,
écrit quelque part dans son journal: « Plus je la connus, plus
jappris 4 estimer la noblesse, la pureté de son caractére-ct la bonté
‘Le jeune prince, devenu roi, et son épouse, dont laffection était assez dé~
monstrative, erent plus d'une fois a se plaindre de la contrainte que la grande
maitresse, dans l’intérét de la dignité royale et du décorum de la cour, impo-
saita leurs sentiments mutuels. Elle leur avait défendu de se tuloyer en public,
et s'il leur arrivait de faiblir, elle ne manquait pas de les gourmander sévéte-
ment le soir. Les deux époux avaient baptisé madame Etiquette cette sévére om
dienne des bonnes régles et des traditions austéres de Ja cour.
i SOIXANTE-NEUF ANS
angélique de son coeur. La piété la plus sincére animait tout son
étre et la parait de toutes les vertus les plus aunabee chez une
femme qui craint Dieu. »
Cette princesse si pieuse n’en aimait pas moins passionnément la
danse, et les carnavals de ia cour de Prusse « rappelérent, nous
dit Vehse, les splendeurs qu’avaient déployées autrefois Louis XIV’
et Auguste le Fort » ! Le plus brillant carnaval fut celui de 1799 ; un
bal costumé, donné a l’Opéra, représenta le mariage de la reine
Marie d’Angleterre avec Philippe II d’Espagne. La reine Louise avait
pris pour elle le rdle de Marie Tudor ct le duc Auguste de Sus-
sex, oncle de la reine Victoria, figurait le sombre fils de Charles-
Quint. Cinquante couples richement costumés étincelaient de dia-
mants — empruntés, car le duc de Sussex avait mis en Se
tous les joailliers de la ville.
L’année suivante, on fétait lc mardi gras chez la princesse Radsi-
will, née princesse Louise de Prusse, sceur du prince Louis-Ferdi-
nand, aieule du prince Antoine de Radziwill, aide de camp de I’em-
pereur Guillaume'. Cette fois, on jouait une féerie mythologique,
ot la reine Louise portait un costume grec antique, et ou l’abbesse
de Quedlinbourg, la vieille sceur de Frédéric Il, était costumée en
prétresse du solcil. Quatre jeunes officiers, en robes de femmes,
représentaient quatre sultanes parées des noms suivants : Fleur de
beauté, Vertu sans tache, Rosée du matin, Charme des yeux. Ces dis-
tractions un peu bruyantes, un peu grotesques, étaient médiocrement
du gout de Frédéric-Guillaume Il, pour qui la vie de famille et le foyer
domestique avaient plus d’attraits que les bals de l’opéra. Pendant
les neuf ans qui précédérent la catastrophe d'léna, i] coula des jours
heureux et tranquilles 4 cdté de la reme Louise, qu’il laissait danser
4 son aise, tandis que lui-méme lisait et relisait les romans d’Au-
guste La Fontaine de Halle, d’interminables histoires dans le gout de
Clarisse Harlowe, tout imprégnécs de nobles sentiments, de vertu,
de morale et d’ennui. Il récompensa son auteur favori en lui confé-
rant un canonicat, ou le digne romancier devint gros et gras et
laissa_couler de sa plume prolifique dix volumes par an. Le vice y
était toujours convenablement chatié ct la vertu dignement récom-
pensée. En somme, c’était un touchant et beau spectacle que celui
de ce couple vertueux, dont la vie toujours pure et digne avait
échappé a la contagion de la cour corrompue du dernier roi. Plus
‘ Le 4 avril 1798 la princesse enregistre la naissance du prince Bogulas Radzi-
will, décédé en 1873. « Toute la cour, dit-elle, a assisté au baptéme qui a été cé—
lébré selon le rite catholique. »
A LA COUR DE PRUSSE. 25
d'un trait, relevé par la grande maitresse, nous fait songer 4 un au-
tre couple également pur et vertueux, également destiné 4 de tragi-
ques infortunes :.au ménage du Dauphin et de Marie-Antoinette-a la
cour de Louis XY.
I]
A la date du 22 mars 4797, madame de Voss écrit dans son
journal cette note dont l’intérét reste grand, méme aprés soixante-
dix-huit ans, pour nous autres Francais : « Aujourd’hut 4 deux
heures trois quarts, l’enfant est né heureusement. C’est un joli
petit prince trés-net-et vigourcux. Le pére était la, rayonnant de
joie, mais il a fait beaucoup trop de bruit, ce qui n’est pas bon
pour la mére. » — Ce « joli petit prince » n’était autre que Ic futur
Guillaume I", roi de Prusse, couronné empcreur d’Allemagne dans_
le chateau de nos rois. Ce fut madame de Voss qui lc tint sur les
fonts baptismaux, et dans }es.dix-sept années qui suivirent, elle ne
manqua jamais d’enregistrer ses petites maladies, tous les incidents
de son enfance et la maniére dont on célébrait chaque année !’anni-
versaire de sa maissance.
Cependant le contre-coup des grandes commotions qui ébranlent
la vieille Europe commence a se faire sentir 4 Berlin, et nous en
trouvons fréquemment |’écho dans le journal de la grandc-mai-
tresse. Voici la premiére note relative aux guerres de la révolution.
«a 2 avril 1798. — Les malheureux Autrichiens ont été battus deux
fois en Italie. Cela va trés-mal. Hélas! hélas! »
Le 18, le bruit se répand que Ics Autrichiens ont battu les Fran-
cais, et la baronne s’écrie: « Quel bonheur! » Au mois de mai,
toutes les pensées de la cour sont absorbées par le mariage de la
princesse Louise, veuve du prince Louis de Prusse et sceur de la reine
Louise, qui épouseen secondes noces le duc de Solins-Braunfels’. Ce
mariage régularise une union coupable qui ne pouvait plus se
cacher et dont la révélation avait été un coup terrible pour la reine
Louise : « L’dme angélique ct pure de ma pauvre reine, écrit la
‘Le seul enfant issu de ce mariage fut le prince de Solins-Braunfels, né en
1812 et mort en novembre 1875, lieutenant-colonel dans l’armée autrichienne. jl
prit part a la campagne de Bohéme en 1866 et se battit bravement 4 Nachod. II
avait épousé une princesse de Lowenstem, autrichienne et catholique, et les
cing enfants qu'elle lui a donnés ont été élevés dans le catholicisme. Le prince
lui-méme s’est converti deux mois avant sa mort et a abjuré le protestantisme
entre les mains de l'abbé comte Galen, curé de Saint-Christophe, a Mayence.
26 SOIKANTE-NEUF ANS .
grande maitresse, a souffert de cette découverte au dela de toute
expression. » — Le voyage de la cour 4 Koenigsberg, le. couronne-
ment des deux époux, la prestation du serment, les hommages du
clergé et de la noblesse remplissent plusicurs longues pages du
journal. Le couronnement traditionnel, qui avait ét¢ omis par le
roi. précédent, eut lieu Ie 5 juin, et nous apprenons que « le sermon
fut passable ». Le ministre Haugwitz adressa une allocution latine
aux évéques et aux autres membres du clergé catholique, allemande
aux pasteurs protestants ; le roi lui-méme dut subir une harangue
en polonais, suivie d'une autre en allemand. La coun revint lente-
ment a Berlin, par Varsovie et Breslau, s’arrétant dans les chateaux
de tous les grands seigneurs silésiens, et ce voyage -ne fut qu'une
succession de fétes et de banquets. La cérémonie.de l‘hommage des
Ktats recommenee a Berlin, et madame de Voss écrit le 6 juillet au
soir : « Les-eanons ont tonné toute la journée, les-cloches ont sonné
4 touic volée, et les acclamations joyouses de la foule n'ont eosse
de remplir les rues. »
Le lendemain de cette féte, Caillard, le ministre de France, an
sente ses lettres de rappel; il est recu par la reine, ct la cour de
Prusse apprend avec horreur qu’il sera remplacé par « l’abomi-
nable Sieyés » comme !’appelle madame de Voss.
Le 19 juillet, la baronne écrit cette note dépitée :.« Le roi de Sar-
daigne a cédé des territoires aux Francais. Ges gens n’ont vraiment
qu’a souhaiter ! Voila que Vile-de Malte vient aussi de tomber entre
leurs mains. »
Le nouveau roi de Prusse était d’une satire noble mais ‘apace.
sentimentale et timide, obstiné ct inconstant, incapable de prendre
une résolution ou de s’y tenir, et ce trait de son caractére se réflétait
dans son langage, ou il mettait tous les verbes 4 l’infinitif', comme
si aucune pensée n’eut pt prendre dans son esprit une forme nette,
définitive et arrétée. On sait qu’il fallut lui arracher la signature de
la fameuse proclamation de Bresson en 1815. Dés ee moment il
était facile de prévoir quel serait l’effet du choc de cette nature fai-
ble et molle contre ce rude pot de fer qui s’appelait Napoléon.
Poussé par le sentiment instinctif de sa: faiblesse, Frédéric-
Guillaume se'rapproche de la Russie, ancienne et dangereuse enne-
mie de la Prusse, et il va chercher force et conseil 4 Saint-Péters-
bourg. Dans les premiers jours de juillet 1802 a lieu 8a premiere
$ Le fameux professeur Scherr, de Zurich, dans son livre trés-curiewx et tres-
piquant sur Blitcher et son lemps, 0 ‘appelte jamais l’époux de la reine Louise que
« le roi infinitif ». C’est lui aussi qui appelle toujours Taileyrand « ‘le diable boi-~
leux.».
A 1A COUR DB PRUSSE. 27
entrevue 4 Memel, avec le czar Alexandre, dont madame de Voss
aous trace le portrait suivant :
« Cest un bel homme blond, avec une physionomie frappante. Sa taille
nest point belle ou plutét il se tient mal. Il semble avoir un caractére
doux, tendre, bienveillant; en tout cas, il est tres-poli ef trés-amical. »
Quclques jours aprés, une circonstance par ticuliére a -grandi
Padmiration de la comtesse, et clle nous apprend que le czar « a bu
asa santé, de la maniére la plus gracicuse ». — « C’est le plus ai-
mable des hommes, un homme d’honneur par scs sentiments et
ses pensées. Aprés diner, il m’a donné des pendants d’oreilles en
diamants. Nous avons tous pleuré 4 son départ. »
Cette alliance prématurée ct mal concertée ne devait servir qu’a
inspirer 4 la Prusse une confiance présomptueuse, qui la poussa
dans une entreprise téméraire et fatale. Sans attendre que le ezar
eut achevé ses préparatifs, le roi de Prusse partit en guerre, ct une
série de marches forcées le menérent 4 Iéna. Dans l'été de 1806, la
comtesse de Voss avait accompagné son « ange de reine » aux eaux
de Pyrmont. Vers la fin de juillet, elles rentraient 4 Berlin pour
apprendre que la guerre contre la France était résolue. La com-
tesse le déplore ; toutefois, son patriotisme s’éveille et lui fait lancer
le mot de « poules mouillées » aux princes de la confédération du
Rhin, qui avaient accepté et subissaient le protectorat de Napoléon.
Le journal, commencé depuis quarante-six ans, subit a cette date
une interruption de plusieurs jours. La reine et la cour se dirigent
sur Erfurth, et le 6 octobre la comtesse enregistre un diner mili-
taire, donné par le roi dans cette ville. Quatre jours plus tard, la
reine et les princesses quittent la ville au bruit de la canonnade, .
qui annonce l’approche de l’ennemi. a Il semble que les Francais
soient partout, écrit madame de Voss, ct cette phrase effarée nous
a rappelé cette fatale armée de 1870, ou il nous semblait 4 nous
Frangais, que « les Prussiens fussent partout », tant ils apparais-
saient sur tous Ices points avec une lerrifiante soudaineté.
Les mauvaises nouvelles se succédérent 4 la cour sans interrup-
tion ; le 10, on apprend la défaite et la mort du prince Louis-Fer-
dinand a Saalfed, et le 17 octobre, la blessure mortelle du témé-
raire duc de Brunswick. La monarchie prussienne s’écroule sous
lc coup de foudre d'léna.
Madame de Voss, chargée des enfants du roi, s'enfuit avec eux’
vers Dantzig, ot elle arrive le 28, pour apprendre que le 24 les
Francais sont entrés 4 Berlin, « mais qu’ils se conduisent bien. »
le 29, Napoléon descend au chateau royal, situé sur le Lustgarten.
— « Dieu veuille nous prendre en pilié, s’écrie la comtesse, et déli-
28 SOIXANTE-NEUF ANS
vrer la terre de ce misérable, qui est le fléau de l’humanité... Hélas,
l’indécision, l’'aveuglement, l’incapacité qui régnent en haut lieu, et
jusque dans l’entourage du roi, voila notre plus grand malhcur. »
Le soir du méme jour, sa douleur patriotique dicte 4 la comtcsse
cette page, empreinte d'une noble tristesse, traversée par un sovu{fle
digne de Bossuet :
« Les royaumes de ce monde, avec leur grandeur et leur puissance,
s’élévent pendanl quelque temps pour décliner et disparaitre, emportés
par le grand courant des événements. Ne semble-t-il pas que la monar-
chie prussienne soit 4 la veille de sombrer dans cette tourmente si un
miracle ne vient nous sauver. La forte main de Dieu peut seule nous dé-
livrer de cet homme puissant. Avec nos propres forces, nous ne pouvons
plus vaincre. Nos troupes sont bonnes et braves, mais elles ne sont pas
comme les siennes, habituées, dressées & la guerre. Lui, la guerre, c'est
son metier, il s’y entend, et nous, pas le moins du monde. Lui aussi, il
tombera quelque jour, mais ce sera peut-étre trop tard pour nous, trop
tard pour notre chére Allemagne! »
Le 4° novembre, la princesse apprend par une lettre de la prin-
cesse Radziwill que « le roi n’a plus de troupes et qu'il se verra
forcé de faire la paix ».
Déja on a envuyé un général 4 Napoléon. Celui-ci est installé &
Postdam et il a dit aux habitants : le souvenir du grand Frédéric
m’inspire trop de respect pour que je vous demande de |’argent, je
ne veux que des vivres pour mes troupes et des fourrages pour les
chevaux.
Deux jours plus tard, la comtesse écrit :
« Les nouvelles sont horribles. Les Francais sont 4 Stettin. Il semble
que la Providence ait résolu de nous anéantir complétement. Les voies de
Dieu ne sont pas nos voies. .
« 5 novembre. — Napoléon a saisi uneé lettre du prince d'Hatzfeld & Ho-
henlohe. Il voulait le faire fusiller sur place, et il ne lui a fait grace de la
vie que sur les supplications de sa femme; mais il l'a fait transporter
comme un criminel jusque dans ses terres, en Silésie.
« 40 novembre. Napoléon a trouvé 4 Charlottenbourg une lettre que la
reine avait oubliée sous un coussin, et cette lettre l'a rendu furieux.
« 46 novembre. — On parle de paix! Qu’allons-nous devenir? 0 Dieu
miséricordieux, sauve-nous ! sauve-nous [
« 25 novembre. — La reine est triste et accablée. Toutes les infamies
que Napoléon fait imprimer contre elle sont révoltantes.
« 24 novembre. — Duroc a été trés-poli pour la reine. On espére tout
des Russes. Dieu veuille que ce ne soit pas une illusion! »
Ce devait étre une illusion cruelle, ct Vinfortune allait s’appe-
santir plus que jamais sur cette famille royale, errante et fugitive
A LA COUR DE PROSSE. 29
dans ses propres Etats. Vers les premiers jours de décembre, le roi
et la reine arrivaient de Grandenz 4 Keenigsberg, dernier refuge de
la monarchie, et c’est 14 que s’achéve pour la cour cette fatale
année. Le jour de Noél, madame de Voss va 4 |’église, ow il fait un
fro.d horrible, et pour comble de malheur, « il y a un mauvais ser-
mon.» — « La reine acu la fiévre tout le jour. Le roi n’a pas voulu
qu’on fit de cadeau de Noél ni aux enfants, ni 4 personne. Le 27, la
comtesse écrit cette note désespérée : « Ce pauvre Lestocq a du se
relirer aprés avoir perdu beaucoup de monde. Nos ennemis ont un
bonheur qui abat tous les courages ! » Le 34 décembre au soir, elle
écrit au czar une lettre suppliante, et vers minuit, elle confie 4 son
journal ces réflexions mélancoliques :
« Enfin sonne la derniére heure de cette année fatale! Fasse le Ciel
que l'année prochaine soit plus heureuse pour nous. Puisse Dieu nous
délivrer de nos ennemis et surtout de la perfidie de ce monstre, qui a fait
fondre tant de malheurs sur nous.
« 4¢* janvier 1807. — Le petit prince Guillaume (l’empereur actuel) a
revétu aujourd'hui l'uniforme pour fa premiére fois. Grande joie pour
nous tous. Nous avons eu quelques généraux a diner. »
Les Francais avancent toujours et les Russes paraissent immo-
biles ; Koenigsberg est menacée, et la fuite effarée de la famille
royale recommence. Le 4 janvier, les enfants du roi sont envoyés 4
Memel, 4 l’extréme frontiére de la monarchie. Les femmes de
chambre meurent en route; les grandes dames de la cour trouvent
a peine une chambre glacée, chez un petit fonctionnaire ou chez un
maitre d’école. Une fois, la comtesse de Voss, chargée de 78 ans,
est obligée de coucher sur la terre humide ; « mais, ajoute-t-elle,
yai fort bien dormi, car j’étais épuisée de fatigue. » La reine arrive
transie, et on la transporte 4 demi-morte dans sa chambre, ot elle
est saisie d’une fiévre violente. Le roi, poursuivi par les instances
impérieuses du vainqueur, est obligé de renvoyer Voss et Stein son
plus précieux conseiller. Le comte Moltke arrive de Thorn, et il
annonce que les Francais approchent de Koenigsberg.
Le 23 janvier, le vieille comtesse reprend son journal et écrit :
« Le froid est si vif et la neige si épaisse, que, de mémoire d’*homme,
on n’a rien vu de pareil. Ah! si les Russes voulaient se battre et aborder
lennemi ! Mais on n’entend plus parler d’eux. .
« 29 janvier. — Brieg a capitulé en Silésie. On dit que les Bavarois et
les Wurtembergeois pillent, bralent et saccagent partout ot ils passent.
fl semble que la Providence nous ait tout 4 fait abandonnés. Quand Dieu
mettra-t-il un terme 4 nos malheurs?
wo SOIXANTE-NEUF ANS
« 54 janvier, — On dit que Napoléon est maiade. S'il mourait, quel
bonheur pour l’humaniteé !
« 4 février 1807. — Bennigsen (le général russe) a pris un officier
francais qui portait des lettres 4 Bernadotte. Napoléon lui dit qu'il va
passer la Vistule pour livrer bataille le 3. Peut-étre n'est-ce qu'une ruse
de guerre. Dieu veuille nous protéger contre ce scelerat !
« 7 fevrier. — Quand je pense a toutes les sottises que les nétres ont
faites! Ce qui s'est passé dans les forteresses qui se sont rendues est ab-
solament incroyable’.
« 44 fevrier, — J'ai conimencé ma soirée avec la reine, qui est malade.
Je l’ai achevée dans le salon d’en bas avec le roi et les dames de la cour.
Tout le monde travaille activement d faire de la charpie.
e
« 15 février. — T emps horrible! Le Brun est dans le faubourg de Ke-
nigsberg. On annonce I’arrivée d’un général francais que Napoléon envoie
pour traiter de la paix. Comment peut-on, en ce moment, songer & la
paix?
« 16 février. — Un affreux (sic) général, nommé- Bertrand, vient d’ar-
river. Il a été un moment chez le roi avant le diner. Le soir, il a voulu a
toute force étre présenté a la reine, qui a.été aussi révoltée que moi 4 son
aspect. Son visage est repoussant. I] a osé lui dire que Napoléon espérait
qu'elle userait de son influence pour hater la conclusion de la paix. Il
aimait 4 croire qu'elle n'avait plus de préjugés 4 son égard. La reine a
répondu, avec beaucoup de douceur et de dignité, « que les femmes
« n’ont pas a se prononcer sur la paix ou fa guerre et sur la politique en
« général. » Nous étions tous révoltés de ses maniéres et de toute sa con-
duite... Le soir, l’affreux homme était encore au souper. La reine y a paru
aussi. »
.' «34 fevrier. — Dieu sdit loué! Notre roi repousse toutes les proposi-
.fions de Napoléon, qui ne pourraient qu‘aboutir a la ruine du pays. »
Les résistances du roi sont cncouragées par les nouvelles de Pé-
tersbourg. Le 25 février, le baron de Benkendorf, secrétaire d’am-
‘bassade russe, assure que les troupes du czar se mettent en marche;
les chevaux de ses équipages sont déji partis. « Dieu veuille qu'il
arrive 4 temps! » s’écrie, madame de Voss. Le temps presse, en ef-
fet; les Saxons et les Wurtembergeois au service de la France in-
vestissent Dantzig, et les Francais approchent d’Elbing. Le général
Bagration arrive auprés du roi de Prusse et reléve un peu tous ces
courages abaltus. Jl regoit ]’Aigle Noir et repart aussitét pour J’ar-
‘ On sait qu’aprés la paix de Tilsitt, le procés fut fait 4 plus de vingt géné—
.raux, commandants de place et officiers supérieurs prussiens, qui furent con-
damnés & des peines sévéres, pour lacheté ou trahison.
A LA COUR DE PRUSSE. Si
mée. Mais & cet éclair d’espérance succéde une avalanche de mau-
vaises nouvelles, et, le 5 mars, la comtesse écrit : :
« L’avant-garde russe a subi un échec. Le colonel Kleiss a vu Napoléon
4 Ostende ot, sur son ordre méme, la ville a été livrée au pillage (?). Quel
monstre que cet komme !
« 6 mars. — Le pauvre‘roi est de nouveau trés-hésitant, trés-irrésolu,
plein d’angoisses et tout'a fait découragé.
«9 mars. — Recu ume lettre de ma fille datée du 46 février. Toute la
Silésie est perdue. Les commandants livrent les forteresses. l'une aprés
l'autre. C’est horrible. . |
« 10 mars. — Féte de mon ange de reine qui a aujourd'hui trente et un
ans. Quelle triste fate | i
« 15 mars. — Le prince Troubetzkoi, arrivé de Saint-Pétersbourg, nous
assure que le cher empereur sera bientét' ici, et qu’alors tout ira mieux
dans l’armée. 7
« 17 mars. — Petite soirée chez la reine : les Cobourg, les Wurtem-
berg, les Radziwill y étaient. On s’est amusé avec ces jeux d’esprit que
je naime pas; car Ie plus souvent il n’y a guére d’esprit.
« 30 mai. — Kalkreuth a capitulé le 24 et livré Dantzig aux Francais.
On croit qu'il aurait pu tenir plus longtemps. :
« 4 juin. — Le roi est 4 Koenigsberg et le czar a Tilsitt.
« 8 juin. — Bennigsen a battu Ney et fait mille prisonniers. Dieu soit
loué. Puisse-t-il bénir la bonne cause!
« 21 jum. — Les troupes russes ne‘ cessent de passer. Tous les jours ,
des transports de blessés et de malades que l’on renvoie dans Jeur pays.
La reine, les officiers.de la garde ont été chez moi dans l'aprés-midi. Ce
n'est pas chose facile de relever le moral’ 4 tout ce monde, de rendre i
tous un peu de courage et de confiance. .
« 25 juinz..— Bennigsen a conclu une tréve d’un mois. Ah! si l'on pou-
Vait ne pas faire la paix.dansca moment d’humiliation profonde, La reine
el moi, nous sommes au.désespoir. Dieu miséricordieux! ne veux-tu pas
meftre un terme aux miséres que nous fait ce monstre inhumain ?
« 24 juin. — Le roi est auprés du czar. Il est profondément découragé ;
il laisse tout faire et se. résigne A tout.
a 26 juin. — Triste journée pour'la reine et pour moi et pour tous ceux
qui aiment leur pays! Il-y a eu une entrevue des trois souverains dans
tine petite maison sur Ye pont de: Tilsitt. La pauvre reine a pleuré long-
temps. Les Anglais; étaient hors d’eaux. Ah! que je suis malheureuse de
voir la fin de toutea nos aspéranees. Napoleon demande au roi de renvoyer
Hardenberg et Ruchel... Ce mysérable Napoléon a traité le roi avec une
indifférence et une froideur calculées. Le. roi est indigné. Il y avait deux
petites maisons .sur le pont de .la Memel. Dans l'une étaient les deux em-
pereurs et dans. l'autre :Je roi-tout seul. Quelle insolence ! Les deux.em-
perears ont diné ensemble a Tiisitt. Notre roi a dd rester dans un village,
4 un mille de la ville. Quelles horribles conditions de paix allons-nous
$8 SOLKANTE-NEGEF ANS .
obtenir aprés une telle ee d’hostalité Ghudiée, aprés une pareille in-
solence? ,
« 29 juin. — Le roi a diné avec Napoléon.
« det juallet. — Le roi dine tous les jours avec Nepoléon, qui est un
peu plus poli. D'ailleurs, il est peu content de lui. . -
_ « 3juillet. — Le roi nous envoie l’ordre de nous. rendre dés demain,
la reine et mai, a Tilsitt. Nous sommes au désespoir, ;
. © 4 juillet. — Nous sommes parties 4 huit henres.du matin, le ceeur
gros de chagrin. Le czar est plus que faible, c’est.triate a dire.
« 5 juallet. — La reine a regu quelques-uns de .ngs ganérauy. Le czar
est venu le matin; il a eu avec la reine un long entretien ou le boy, Har-
denberg était présent. Alexandre a diné avec nous chez le roi, avec: Har-
denberg et Quvaroff. Pendant le diner, Caulaincourt, le grand écuyer, est
arriyé de la part de Napoléon pour saluer la reine; ja me suis levée de
table pour aller le recevoir. Un peu plus tard, la reine est arrivée et il a
été trés-poli avec elle. Nupoléon l'avait seulement chargé d’apporter ses
compliments et de s informer de la santé de la reine. Quand il fut parti,
on décida qu’on n’irait pas tout de suite a Tilsitt (on, était alors dans le
village de Pictupoenen) pour ne pas avoir lair trop empr esse. La réine a
envoyé M. de Buch saluer de sa, part Napoléon, quia fe poli ; ; Iuais il
n'est pas content de sa réception.
« 6 juillet. —A cing heures du soir, nous sommes entrées 4 Tilsitt, par
lés ponts volants, avec une escorte de la garde du corps. Nous sommes
descendues dans le logement du roi.
a Un quart d'heure : apres vint Napoléon. J’allai avec la comtesse ‘de
Tauenzien le recevoir au pied de l’escalier. It est extrémement laid. Ila
le visage épais, boursouflé, bruni. Avec cela, il est corpulent, petit et
sans taille. Il roule ses gros yeux ronds d'une maniére sinistre. L’ expres-
sion de ses traits est dure. C'est pour moi l’incarnation du succés. La
bouche seule est bien faite. Les dents aussi sont jolias. Il a été extréme-
ment poli, et, aprés avoir parlé longtemps seul avec la reine, il est re-
parti en voiture. Vers huit heures, nous sommes allées chez lui; car, par
égard pour la reine, il avait avancé l’heure de san diner.
« Pendant le repas, ila été de trés-bonne humeur et il a beaucoup
causé avec moi. Aprés diner, ila eu une longue conversation avec la reine
qui était assez satisfaite du résultat. Vers minuit, nous sommes rentrées a
Pictupeenen, et le grand-duc Constantin est venu trouver la reine. -Har-
denberg, dont Napoléon a exigé le renvoi, nous a dit adieu.
« 7 juillet. — Nous avons eu a diner Platoff, Vhetman des Cosaques,
gros homme brun, avec une bonne figure, trés-obligeant, trés-maniéré.
A quatre heures, nous ayons visité le camp des Cosaques, des Kalmoucks
et des Baschkirs. Les Cosaques nous ont chanté de fort beaux airs. A notre
retour, tious avons appris du roi que Napoléon avait rétracté toutes les
promesses faites la veille a ta reine et qu'il avait encore fermulé de nou-
velles exigences. On dit que Talleyrand en est 1a cause. Napoléon:n’est
pas venu voir la reine, bren que sa ‘voiture att passé deux fois devant la
marson. Plus tard, le général Barbier est venu inviter la reine & diser.
A LA COUR DE PRUSSE. 3S
Napoléon paraissait embarrassé, avait un air rusé, faux et méfiant. Je me.
suis tenue a distance de lui. Le grand-duc de Berg a beaucoup causé avec.
moi et m’a fait une bonne impression. Pendant tout le diner, 1a conversa-—
lion a été monosyllabique et génée. Aprés diner, Napoléon a conversé,
encore une fois, seul avec la reine. En le quittant, elle lui a dit qu'elle
allait repartir, profondément blessée de ce qu'il l’avait ainsi trompée. Ma
pauvre et malheureuse reine, elle est tout a fait au désespoir! — Duroc
avait l'air fort triste. La reine lui a répété ce qu'elle avait dit 4 Napoléon.
— Moi, je dis au grand-duc de Berg : « Les jours se suivent et ne se res-
semblent pas. » Il répondit : « C’est malheureusement vrai. » La-dessus
nous repartimes. Le czar Alexandre vint un instant voir la reine et 4 mi-
nuit nous étions tous rentrés au logis.
« 8 juallet. — Oh! désolation! Le misérable nous prend toute la West-
phalie, Magdebourg, la Vieille-Marche, Halberstad et la Posnanie. Il ne
laisse au roi presque rien du tout. Dieu miséricordieux, ne veux-tu pas.
mettre un terme a la vie de cet homme abominable !
« Aprés diner, Duroc a apporté a la reine les compliments et les adieux
de Napoléon. Elle lui dit encore une fois : « Je n’aurais jamais cru qu'il
pit me tromper ainsi. »
« 9 juillet. — Le roi s'est rendu a Tilsitt, parce que Napoléon, qui veut
aller 4 Koenigsberg, désirait le voir encore une fois. I] a débuté par quel-
ques phrases polies ; mais il a bientét repris son ancien ton grossier, et
ila dit au roi, avec une grande dureté, les choses les plus blessantes et
les plus sensibles. A trois heures, le czar est venu diner chez la reine
avec Tolstoy et le grand-duc Constantin, nous avons fait nos adieux au
czar et nous sommes reparties pour Memel.
« 12 juillet. — Je ne puis plus dormir! Le chagrin m'accable, quand
je pense a toutes nos pertes, et j’en suis tout abasourdie. Notre sort est.
vraiment trop cruel. La pauvre reine est terriblement triste et abattue-
On dit que demain Napoléon quitte Koenigsberg. Oh! si Dieu voulait l’en-
lever de ce monde! cela nous sauverait. On dit qu'il a failli se noyer a
Koenigsberg. Un malheureux matelct l'a sauvé. Il parait que Dieu veut lur
conserver encore la vie.
« 15 juillet. — Tous les gens comme il faut, parmi les Russes, sont
indignés de cette paix. Leur empereur s'est couvert de honte. Aujourd’hui
Savary a trayersé la ville se rendant, avec une suite brillante, 4 Péters-
bourg ou il va comme ambassadeur. Napoléon a bien raison d’étre poli
pour la Russie. Le czar a eu pour lui plus que de la complaisance et cela
anos dépens.
La paix conclue, toute la cour se retire 4 Memel, le seul refuge
ou le vainqueur ne vint pas la poursuivre, et la famille royale y
méne une existence calme, triste et résignée. Le 5 aout, on célébre
la féte du roi, et. madame de Voss lui donne pour tout cadeau —
car les temps sont durs — un couvre-pied. Vers la fin du mois, on
apprend que Napoléon est rentré 4 Paris, ot il a été-regu avec en-
40 Janvien 1876, 5
34 SOIXANTE-NEUF ANS .
thousiasme, et que le prince Jérdéme s’est marié be 15. « C'est in-
croyable 4 quoi ces gens parviennent! » s‘écrie la comtesse de Voss,
scandalisée du bonheur insolent de ces parvenus.
Les journaux de Berlin, occupé par les Frangais, arrivent régu-
liérement a la cour exilée, et presque chaque fois lu: apportent de
tristes nouvelles. Le 3 aout, Breslau, également occupé, a digne-
ment célébré la féte du roi. Les Berlinois n'ont pas osé. « C’est plus
que lache! ».écrit la comtesse dans son journal.
En septembre, Soult refuse, malgré ses promesses les plus for-
melles, de quitter Berlin, et, par-dessus le marché, « il écrit au
roi les lettres les plus insolentes. » Unc de ces lettres rend le roi
malade de colére et de chagrin, et l'on est obligé de lui donner un
émétique, « pour dégager l’estomac chargé de bile. » La reine Louise
pleure toutes les larmes de ses yeux, et dix fois nous trouvons dans
le journal de la comtesse ce cri douloureux : « Ah! ma pauvre
reinc! elle se tue & pleurer! » Les soirs, on n’a pas Ja force de cau-
ser, ct, pour se distraire, on fait des lectures. Le plus souvent c'est
un chapilre de la Guerre de Trente-Ans, par Schiller, ot l’on re-
trouve des catastrophes et des revers tragiques 4 la hauteur des ca-
lamités ct des désastres du temps présent. Un. jour, madame de
Voss appread que le général Vitry s’est inslallé dans I’hdtel de sa
famille, 4 Berlin, et que Saint-Hilaire « se pavane dans le chateau de
Charlottenbourg, comme s'il lui appartenait », Le général Victor a
youlu s’installer dans le chateau royal, et n’en a été empéché que
par le gardicn, qui a fait enlever tous les meubles. « Soult a déva-
lisé la fabrique de porcelaine; il a fait emporter 4 Paris une quan-
tité de tableaux, statues, vases, porcelaines et objets d’art de toute
espéce. C’est une liste incroyable. » Cette liste, d’ailleurs, a été soi-
gneusement dressée par les gardiens des musées, et en 1844 elle
servira de base aux réclamations des Prussiens, qui, 4 leur tour,
« inspecteront » nos musées.
Il se produit & Koenigsberg un incident qui provoque la colére
terrible du vainqueur. Des officiers prussiens ont hué un acteur qui
avait paru sur la scéne cn uniforme d'officier francais. Napoléon
exige qu’ils soient punis avec une extréme sévérité, et sa lettre ar-
rache 4 madame de Voss ces nouvelles lamentations : « 0 Dieu!
quand nous délivreras-tu de ce tyran? » Puis vient cette fiére et no-
ble déclaration : « Ah! si j’étais a la place du roi, je ne toucherais
pas 4 un cheveu de nos officiers, quoi qu’il dat m’en cotter! »
Elie se décide a écrire elle-méme 4 Napoléon pour le calmer, et
lui demande en méme temps Ylautorisation pour la reine de se
rendre 4 Koenigsberg, ou la vie serait plus supportable dans le cha-
teau royal que dans la triste petite ville et sous le rude climat de
A LA COUR DE PRUSSE. b4]
Memel. Sic’était possible, clle aimerait encore mieux retourner 4.
Berlm. Le 25 novembre apporte la réponse du vainqueur. I] consent
a retirer ses troupes de la Prusse orientale, et autorise la reine a
aller faire ses couches a Koenigsberg; « mais elle n’a aucun besom,
dit-il, d’aller 4 Berlin. » Sur ces dures paroles qui: atteignent « ja
pauvre reine », la colére de la comtesse éclate:: ¢ C’est un scélérat!
séerie-t-elle. Ah! le fléau! ah! homme vil! Quand donc ce pre-
tendu grand homme cessera-t-il de nous. opprimeb, de nous tour-
menter? » Vers le 10 décembre, des -Russes qui traversent la ville
prétendent que Napoléon a demandé en mariage la grande-duchesse.
Catherine : « Je ne le crois pas, » écrit la comtesse, sans nous dire
les raisons de son incrédulité.
Le i* janvier 1808 trouve encore la cour -dans le triste exil de
Memcel, et ce jour-la, la comtesse écrit deux ou trois pages émues,
attendrissantes, qu'elle intitule : Regard rétrospectif sur ma vie.
Aprés avoir récapitulé toutes les tribulations et les vicissitudes de
sa longue existence, elle en vient aux malheurs de la famille royale
et de la patrie. Elle plaint son roi, « énervé, trompé, paralysé ou
trahi par ceux qui l’ont élevé, |’ont entouré, !’ont servi. » Elle men-
lionne en passant « cet allié peu fidéle (le czar), dont les soldats.
étaient braves, mais dont les généraux étaient tous incapables ou
achetés, et qui a laissé dicter au « pauvre roi » une paix déshono-
rante* ».
« De toute notre splendeur et de notre grandeur passée, que nous
reste-t-il, sinon un douloureux souvenir? Sortirons-nous jamais un jour
de cet abime de misére ? Ot est la volonté, l’énergie et la conflance dans
sa propre force? Tout cela manque et l'on ne peut se décider 4 agir avec
énergie. Aprés la douleur de voir ce royaume tomber en ruines, est-il
quelque chose de plus douloureux que la vue de ce funeste décourage-
ment. Et ma pauvre reine! elle qui est adorée de tout un peuple, la voir
si malheureuse!..... O mon Dieu, mon unique refuge a qui je m’adresse
dans mon chagrin, je t’en conjure, sauve cette maison royale de la ter-
rible infortune qui la frappe comme les flots d'une mer en courroux.
Rends-lui Iespoir, le courage, la résolution, et a moi, pauvre vieille
ferime, accorde-moi de voir avant ma mort ma priére exaucée, priére
que je t'adresse pour ceux 4 qui ma vie entiére appartient. » |
Avec la permission de Napoléon, on se mit en ropte pour Keenigs-
* Peadant cet exil de Memel, le roi dépouillé causait un jour avec le ministre
d'Angieterre, et, apres lui avoir raconté les douloureuses négociations de Tilsitt,
les déchirements de son ceur au moment oui il avait signé le traité qui lui enle-
vait des provinces enti¢res, il finit par fondre en larmes et s’écria: Ah! il ne sait
pas lui, le souverain d’aventure, ce que c’est que de perdre des pays héréditai-
res! (Angestamente Lande). Hélas! tous les Francais ont connu:ce déchirement
en 4874 |
36 SOIXANTE-NEUF ANS
berg, ou, peu de temps aprés, la reine accoucha d’une princesse.
L’enfant nouveau-né fut tenu sur les fonts baptismaux par sa sceur
ainée, la petite princesse Charlotte, qui avait alors onze ans, et devait
plus tard épouser le czar Nicolas. Cet heureux événement raméne
un.éclair de joie dans cette cour désolée; mais les épreuves sont
loin d’étre finies. Précisément, le 22 mars, tandis que se célébre le
onziéme anniversaire de la naissance du « petit prince Guillaume »,
il arrive encore de mauvaises nouvelles, Napoléon est furieux de ce
que la grande-duchesse Catherine a repoussé ses avances. « Voila,
écrit la comtesse, une princesse qui a de la fermeté! Ah! si son
frére lui ressemblait! » Puis, apprenant nous ne savons quelle autre
« vilenie » du « prétendu grand homme », elle s’écrie : « Ah! si la
Providence voulait mettre un terme a la vie criminelle de cet abo-
minable Corse! Il n’a d’autre mobile que lavarice et la cruauté.
Il veut tout subjuguer, tout opprimer. » En fait, la Prusse entiére
ressentait alors cruellement l’effet des dures conditions imposées
par le vainqueur. L’armée elle-méme était atteinte par la réduction
énorme de l'effectif qui avait été stipulée 4 Tilsitt. La comtesse nous
apprend que des centaines d'officiers, en demi-solde ou sans solde
du ‘out, se voyaient réduits a travailler de leurs mains. « Quelques-
uns fendaient du bois, faisaient le métier de bicherons; d’autres
travaillaient chez les fermiers, dans les champs, pour avoir un pet.
de pain. »
C’est ici que se place la seule anecdote comique, et légérement
malicieuse, que la bonne comtesse ait accueillic dans ce journal, si
plein d’accents éplorés, si imprégné de ces « larmes des choses » —
lacrynz rerum — dont parle le poéte ancien. La noblesse rurale.
des environs de Koenigsberg venait souvent solliciter honneur d’étre
présentée a la famille royale. Un jour, une petite dame, de petite
noblesse et de courtes rentes, ayant obtenu |’autorisation ‘de se pré-
senter le lendemain, demandait si clle pourrait porter ses diamants.
« Oh! oui, répondit madame de Voss, apportez vos diamants : il y a
si longlemps que nous n’avons pas vu de diamants! » La provin-
ciale parut a l’heure dite, ct, sur son chapeau, en forme de nid,
était perchée une cigogne en porcelaine, dont deux petits diamants
formaicnt les yeux. « C’était tout! » ajoute la comtesse.
Le 3 aodt 1808 raméne la féte du roi, et, quelques jours d’a-
vance, le rnaréchal Victor a fait savoir que Napoléon autorisc, a
cette occasion, la représentation d’une piéce d'Iffland et permet
d’illuminer la ville. Sa lettre se terminait par ces mots : « L’empe-
reur sait honorer le roi. » —« De belles phrases! » écrit la comtesse
En effet, les dispositions du vainqueur n’étaient rien moins que
bienveillantes. On apprend, au milicu de septembre, qu'il refuse de
A LA COUR DE PRUSSE. 37
livrer les forteresses dont l’évacuation avait été promise. Vers la fin
d’octobre passe le grand-duc Constantin : « Il n’aime pas les Fran-
cais, écrit madame de Voss, mais il raffole du théatre francais. Je
me défie de lui. » Quelques jours plus tard, Alexandre I*", désireux
de faire oublier ses torts par quelques politesses, vient inviter la
- famille royale 4 lui faire une visite 4 Saint-Pétersbourg. Le départ a
lieu le 20 décembre 1808, et l'on arrive le 7 janvier 1809, aprés
avoir mis dix-sept jours 4 parcourir la distance qui se traverse en
dix-huit heures aujourd’hui. La grande-maitresse de la cour de
Prusse, qui se retrouve la dans son élément, consacre de longues
pages de son journal 4 décrire avec une joie enfantine les banquets,
bals et concerts. Le premier jour, on a donné Cinna sur le Théatre-
Frangais : « madame Georges a joué a ravir. » Au ballet, « Dupont
a dansé comme un zéphyr. »
Le 12 février, la cour est rentrée dans le grand chateau sombre
et mélancolique de Koenigsberg; mais la situation est toujours la
méme. Pas une éclaircie au ciel. « L’abominable Corse » vit encore
pour le malheur de l’humanité, » écrit madame de Voss le 11 mars
4809, qui se trouve étre le quatre-vingtiéme anniversaire de sa
naissance.
Pourtant l’Autriche commence 4 se remuer, et, le 47 avril, toute
la cour de Prusse lit avec un joyeux enthousiasme la proclamation
un peu emphatique gue l’empereur Franz a adressée 4 son peuple.
« Il parle comme un pére et un vrai monarque! » dit la comtesse.
A ce rayon d’espoir succédent de nouveaux désenchantements. Le
2 mai, le ministre de France accrédité auprés de la cour, et qu’elle
appelle « ce diable de Clairambaut », lui écrit unclettre, « débordant
d’une joie maligne, » pour lui apprendre que les Autrichiens ont
été battus a plate couture, qu’on Icur a pris, 4 Ratisbonne, cent ca-
nons et cinquante mille prisonnicrs. Elle refuse de croire a de si
grands désastres, et Clairambault se fait un malin plaisir de renou-
veler ces bulletins de triomphe. Le 24 mai, on apprend que Napo-
Jéon est devant Vienne, ct cette nouvelle arrache 4 la comtesse ce
eri du coeur: « Si ce misérable usurpateur pouvait y trouver la
mort! »
lly a trouvé la victoire, toujours fidéle 4 ses armes. La vieille cité
impériale a capitulé, et la paix a été conclue « & des conditions
terribles pour ces pauvres Autrichicns ». — « A quoi donc nous
sert ’'amitié d’Alexandre, toujours faible, toujours irrésolu? » C'est
par celte question que la comtesse commence une nouvelle page de
son journal, le 3 aout 1809, fate de son « pauvre roi ». Frédéric-
Guillaume a voulu que la féte fit célébrée sans éclat, et ila fait
38 ‘ SOIXANTE-NEUF ANS
donner aux pauvres la somme destinée 4 illumination et au feu
dartifice.
Enfin le long exil de la cour va finir avec cette année 1809, et, He
23 décembre, la famille royale rentre, avec une indicible émotion,
dans le chatcau de Berlin. Le 18 janvier 1810, on célébre pour la
premiére fois dans la grande Salle-Blanche la fameuse Féte des or-
dres, ott tous les chevaliers des ordres prussiens, sans distinction
de rang ni de classe, sont réunis autour du souverain et de sa fa-
mille et traités « comme s’ils étaient les cousins du roi ». Cette féte,
destinée a devenir traditionnelle', ravive le patriotisme ‘dans les
rangs de la noblesse ct du peuple; la vue de la reine, si éprouvée ct
si noble dans le malheur, provoque une compassion généreuse, et
va susciter d’enthousiastes et féconds dévouements.
En apprenant le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, la
grande maftresse sent la plume lui tomber des mains. Elle ne peut
écrire que ces deux mots : « Quel abaissement! » Le lendemain,
elle est plus résignée, elle ajoute : « La Providence a des intentions
que nous ne:pouvons ‘pas sonder, nous devons supporter ce qu’elle
nous envoie et ce qu’elle permet. » Cependant les souffrances et les
épreuves sans exemple qu’a subies la vaillante reine Louise ont usé
ses forces et lui préparent une mort prématurée. En juillet, elle
est prise de la fiévre et décline rapidement. La grande maitresse dé-
crit toutes les phases de la maladie en mouillant de ses larmes les
pages de son journal. Voici la scéne de l’agonie :
« Le 49, vers cing heures du soir, le roi voulut a toute force entrer.
Elle avait la mort sur le front. Pourtant elle embrassa le roi qui se pen-
chait sur elle et elle pleura amérement. Le roi s'assit sur le bord du lit,
j‘étais agenouillée. Il prit une main de la reine, mit l'autre dans les
Miennes ef nous essaydmes de les échauffer en les frottant doucement. La
reine avait la téte posée sur l’oreiller, légérement de cété et les yeux
tournés vers le ciel. Ses grands yeux étaient large ouverts; elle dit: « Je
meurs, 6 Jésus! adoucissez-moi cet instant. » — Ah! je n’oublierai
jamais ce moment-la. Je priai le roi de lui fermer les yeux, car le dernier
~ souffle s’était envolé. Ah! les sanglots du roi, les cris des enfants, de tous
ceux qui étaient li! C’était terrible 4 entendre !... On a trouvé le poumon
gauche entiérement détruit ; elle avait un polype au coeur. Les médecins
disent que c'est l'effet du chagrin. Elle a tant souffert ! »
Le journal de la comtesse, qui offre plusieurs lacunes, nous
transporte brusquement en 1843. Berlin conservait encore une gar-
‘ On la célébre chaque année 4 la cour de Prusse le 18 janvier, qui est le j jour
amuniyersaire du couronnement du premier roi de Prusse.
A LA.COUR DE PRUSSE. 30
nison francaise dont Ja vue faisait lo désespoir de la grande mai-
tresse chaque fois qu'elle regardait des fenétres du palais; mais
Vheure de la déliyrance approchait, et le 20 février, les Cosaques *
étaient devant Berlin. Augereau fit braquer des canons devant la
Porte de Brandebourg, ef le 22, qui était un dimanche, il défendit
d'ouvrir les églises. Le lendemain, le roi de Naples paraissait a
cheval sur la place du chateau et faisait élever des barricades der-
ritre les portes pour les défendre. Mais le 5 mars, il se retire de-
vant les forces supérieures des Russes et les Cosaques se répandent
dans la ville, salués par les cris joyeux des Berlinois. Les armées
alliées s’avancent et tendent comme un immense filet autour de Na-
poléon.
Le 20 mai, madame de Voss enregistre cette nouvelle caractéris-
tique : |
Napoléon est 4 Dresde; il a fait dire au roi de Saxe que si, dans
vingt-quatre heures, il ne rentre pas dans la ville, i metira un
aulre rot a@ sa place.
La vieille dame se trouvait 4 Stargard, petite ville de la Poméra-
nie, le 22 octobre, quand elle apprit le triomphe de Leipzig, « la
grande bataille des nations, » et-la.fuite du « scélérat » sur Erfurth.
« La petite ville a illuminé, écrit-elle, et les postillons ont sonné
des fanfares de victoire. » .
Le 3A du méme mois, elle est rentrée 4 Berlin ou le prince Ga-
litzine améne le roi de Saxe prisonnier. I) devait obtenir assez
promptement son pardon.
Le 22 janvier 1814, la comtesse s’écrie :
« 10 avril. — Glorieuses nouvelles! Le roi et le czar sont entrés 4
Paris. Le Sénat est allé au-devant d’eux. Dans les rues la foule criait : 4
bes Bonaparte ! vivent les allies ! :
« 9 décembre. — On a de bonnes nouvelles du congrés. On se rompt la
tate 4 propos d’une reconstitution de l’Allemagne. On voudrait que notre
roi devint empereur. »
La comtesse ne dit pas qui était cet on et ne donne pas d’autre
détail sur cette curieuse combinaison, mise en avant en décembre
1814, réalisée en décembre 1870.
La derniére année de cette longue existence fut calme et sereine,
éclairée par le rayon de Ja fortune qui souriaif de nouveau 4 son
‘ L'impression laissée par ces « alliés » dans les provinces prussiennes se
résame dans cetfe phrase devenue proverbiale dans la Prusse orientale : « Plutét
les Francais comme ennemis que les Russes comme alliés/ » Nous avons recueilli
nous-méme cette phrase dans la province.
40 SOIXANTE-NEUF ANS A LA COUR DE PRUSSE.
« pauvre roi » et venait sécher ses larmes. Dés le mois de mai 1814,
la comtesse écrivait :
« Il se passe des jours entiers ol je ne puis recevoir personne et alors
je m'entretiens avec mes propres pensées. Je songe beaucoup l'éternité
qui m’attend et que notre pauvre esprit ne peut concevoir. J’en suis si
prés et je la comprends moins que jamais. »
On lui demandait conseil 4 propos de tout et cela létonnait :
« C’est singulier, disait-elle. Personne ne sait plus setirer d’affaire.
Je suis surprise de voir une pareille génération, si peu semblable 4
‘celle de mon temps. »
Elle raconte, 4 la fin de son journal, cette petite anecdote, rela-
tive 4 son « ange de reine » qu'elle avait tant aimée. « C’était en
4810. Le roi, la reine et la comtesse étaient ensemble en voiture.
Le roi grondait un peu durement la reine pour je ne sais plus
quelle vétille. Un cortége funébre vin! 4 passer. Je dis : l’heureux
homme ! — Pourquoi heurcux? demanda le roi. — Parce qu'il ne
peut plus entendre, répondis-je. Le roi comprit et redevint doux et
‘charmant avec la reine. »
' Le 29 décembre 1814, la comtesse, qui s’associait & tous les jeux
de la cour, — quelquefois méme elle avait joud au billard avec le
roi, — faisait sa partie de whist quand elle fut prise d’une attaque
d’apoplexic. Tandis qu’on l’emportait dans la piéce voisine, elle
cria en riant 4 son partner: Surtout ne me trichcz pas. Deux jours
aprés, elle expirait sans douleur, 4gée de quatre-vingt-six ans.
C’était assurément une belle ame, un cceur noble et pur; une
grande dame doublée d’une chrétienne; une vraie, une exquise
mature de femme par ses petits défauts comme par ses qualités
charmantes, et nos lecteurs nous pardonneront peut-ttre de les
avoir occupés si longtemps avec les confidences de Ja bonne vieille
grande maitresse de la cour de Prusse.
J.-M. Ganper.
LE MINISTERE MARTIGNAC
mm ee ee ee
-La chute de la Restauration est un des phénoménes les plus
mtéressants 4 étudier que Vhistoire offre 4 la philosophic,— phé-
noméne inexplicable, s’il fallait s’en tenir aux cOtés pu¥ement ex-
térieurs et en quelque sorte officicls des choscs. Comment un gou-
vernement qui, a la suite d’effroyables malheurs, avait entrepris
de relever la France, épuisée par ses révolutions et ses victoires au-
tant que par Ie désastre supréme et par l'invasion étrangére, et qui
y avait réussi, a-t-il pu succomber sous le poids de son impopula-
rité et s’ensevelir, pour ainsi dire, dans l’inanité de son tromphe,
le lendemain méme du jour ou, aprés avoir rendu au pays ses
ltbertés, sa prospérité, son prestige moral et militaire, )’éclat lit-
téraire et artislique de ses plus brillantes années, il venait d’ouvrir
Afrique barbare 4 la civilisation moderne, d’ajouter une page au
livre de nos gloires et de doter la France, invinciblement fortifiée
par la sur « le lac francais », d’un territoire sans limites? On com-
prend que, dans un moment de déscspoir, un peuple vaincu, humi-
lié, brise, sans se demander si la révolution ne sera pas pour lui le
complément de la défaite, le pouvoir dont l’impéritie l’a perdu. Ce
qui, jusqu’en 4830, était encore sans exemple dans l'histoire, c’est
ce fait étrange d’un gouvernement renversé, le lendemain d’une
glorieuse conquéte, par la nation qu’il a sauvée, enrichie et
grandie.
Un tel probléme est fait pour appeler lcs méditations du philoso-
phe ef de l'homme d’Etat. Ne nous étonnons pas si tant d’esprits,
frappés par cette contradiction, cherchent aujourd’hui, avec un
impatient patriotisme, le mot de l’énigme. Le gouvernement de la
Le ministére de M. de Martignac, sa vie politique et les derniéres années de la
Restauration, d’aprés des publications récentes et des documents inédits, par
MW. E. Daudet. 4 vol. in-8. — E. Dentu, libraire-éditeur.
42 LE MINISTERE MARTIGNAC.
Restauration n’a duré que quinze ans. Mais si courte qu’ait été son
existence, la trace qu’il a laissée dans l'histoire de notre pays n’en
est pas moins profonde. Les mémoires impartiales, ainsi que le dit
M. £. Daudet dans I’excellent livre qu’il vient de consacrer & l'un
des plus éminents ministres de cette époque si mensongérement
racontée par ses premicrs historiens, si injustement appréciée par
les passions contemporaines, lui ont gardé un impérissable et re-
connaissant souvenir. Aprés un demi-siécle de discussions succes-
sivement éclairées par les sinistres lueurs de 1848, de 1851 et de
4870, ses anciens ennemis eux-mémes ont dd reconnaitre que sa
ruine fut pour la France et pour la cause des libertés publiques un
irréparable malhcur. Des écrivains, plus calmes et plus équitables
que leurs prédécesseurs, ont trouvé dans les documents officiels ou
privés qui leur ont été confids la trace des violences et des hypocri-
sies qui provoquérent ses fautes, en méme temps que la preuve de
ces fautes ellcs-mémes. Systéme financier, rétablissement du cré-
dit, négociations diplomatiques, événements militaires, luttes par-
lementaires, ils ont: mis en lumiére‘tous les épisodes, tous les
hommes, tous les efforts de ces temps agités et féconds. De ces ma-
tériaux amoncelés, de ces recueils documentaires, de ces volumi-
neuses collections de témoignages irréfutables, il reste désormais &
tirer la moralité qui se dégage des faits recueillis par les histe-
riens.
Toutefois il ne suffirait pas, croyons-nous, pour trouver l’explica-
lion vraie de la chute de la Restauration, de la chercher seulement
dans les discussions et les divisions de ses Assemblées, dans les
actes de son gouvernement; ce n’est ni sur les imprudentes entre-
prises du pouvoir royal, ni sur les tentatives d’empiétement du
régime parlementaire, que doit peser toute la responsabilité
de la catastrophe. Alors, plus encore qu’aujourd’hui, les ques-
tions de parti n’étaient que des questions de surface. Le mal
était plus profond. La Restauration est tombée victime, non des dis-
sensions politiques motivées par l'interprétation d’un point de la
Constitution, interprétation parfaitement indifférente a la masse
d’une nation qui devait tour 4 tuur se soumettre aux constitutions
les plus diverses, mais de cet antagonisme social qui date de 1791
et qu’on retrouve depuis ce moment,, bien qu’il ait changé plus
d’une fois de nom et de caractére, au fond de toutes nos révolutions
victorieuscs ou vaincues, République, Empire ou Commune.
L’histoire entiére de la Restauration, étudiée dans les actes offi-
ciels, dans les débats parlementaires, et aussi dans ccs mille mani-
festations del’esprit public qui donnent aux choses du jour leur vé-
ritable physionomie et en révélent le sens caché, est |’attristante
é
LE‘ MINISTERE MARTIGNAC. 45
démonstration de cette vérité. Il est surtout un point de cette his-
toire, une date précise, ot: la yérité devient évidence. C’est le mo-
roent of un ministére sincérement dévoué 4 l’alliance des idées de
liberté et du principe d’autorité, et répondant ainsi 4 toutes les
exigences de la situation, s’il était vrai que ces cxigences fussent
purement politiques, vint se briser contre les méfiances du pays et
contre les résistances du coté gauche ect du cété droit, qu'il cher-
ehait a réconeilier sur le terrain de la Constitution et de la monar-
chie et qu’il ne réussit qu’é coaliser contre lui. En dévoilant la
mauyaise foi des uns, en laissant deviner une arriére-pensée chez
les autres, l’insuccés du ministére Martignac fait voir que les fic-
tions parlementaires cachaient d’autres intérdts que des ambitions
eonstitutionnelles; il prouve que la lutte des partis dans les Cham-
bres n’était qu’un reflet de celle des classes dans la nation. Surex-
cité sur presque tous les points du pays par d’intolérantes cotertes
qui prétendaient résumer en elles scules l’idée et la foi royalistes,
exploité contre la monarchie par l’esprit révolutionnaire et par le
bonapartisme, que le libéralisme avait commis la faute de s’assi-
miler, l’antagonisme social est la véritable cause de la révolution
de Juillet. :
« Le ministére Martignac, dit avec raison M. E. Daudet, est le
point culminant de l'histoire de la Restauration; c'est 1a qu’il faut
se placer pour embrasser du regard tout le champ de bataille. » La
France, 2 ce moment, offrait un aspect général de vie, de force et
de richessc : belle et nombreuse armée, marine puissante, industrie
prospére, impdts modérés, crédit florissant. Autour des chaires ré-
tablies de Guizot, de Cousin et de Villemain, se pressait une ardente
jeunesse. Aug. Thierry publiait )’Histotre de la conquéte de l’An-
gleterre par les Normands et ses Lettres sur l'histoire de France.
MM. Thiers, Mignet, de Ségur annoncaient de grands et intéressants
travaux; M. de Barante entrait 4 |’Académie, ot il succédait a l’il-
lustre de Séze. La science avait pour représentants Laplace, Biot,
Ampére, J. B. Say, Cuvier, Quatremére de Quincy, SylvestredeSacy,
Arago, Cassini, Mathieu, Cauchy, Flourens; la littérature, Lamar-
tine, Victor Hugo, Alex. Dumas, Emile Deschamps, Mérimée, Vitet,
Aifred de Vigny, Casimir Delavigne. Berryer, Dupin, débutaient au
barreau; l’abbé de Lamennais ressuscitait l’éloquence des pro-
phéles. Champollion révélait les splendeurs de l’Egypte de Cléopatre.
Boieldieu, Auber, Rossini, régnaient en maitres sur nos scénes lyri-
ques ou allaient s’en emparer. Sainte-Beuve préludait a ses bril-
lantes critiques ; la tribune francaise faisait l’admiration du monde;
les peintres s'appelaient Gérard, Gros, Ingres, Delaroche, Horace
Vernet, Leopold Robert, Schnetz, Ary Scheffer; les sculpteurs, Pra-
4h LE MINISTERE MARTIGNAC.
dier et Bosio. Les choses de l'art et de l’esprit rayonnaient d’un
prestige aujourd’hui éteint; les salons de madame Récamicer, des
marquises de Montcalm, de Raigecourt ct d’Aguesseau, du baron
Pasquier, du duc de Broglie, de la duchesse de Mouchy, — la mort
venait de fermer, depuis un an a peine, le célébre hétel de la du-
chesse de Duras; — ceux de M. de Lacrctelle, de madame Lebrun,
du peintre Gérard, de Ch. Nodier, de madame Ancelot, vingt autres
que présidait toujours quelque femme remarquable par sa grace ou
son esprit, s’ouvraient en méme temps aux grands seigneurs, aux
hommes d’Etat, aux artistes, aux écrivains en renom, et consti-
tuaient de vrais bureaux d’esprit autant que des cercles politiques
ou aristocratiques. Au sommet de ce radieux Olympe trénait, mo-
mentanément muet, Chateaubriand. Quel peuple, quel siécle offrit
jamais, aprés les sombres jours de son histoire, l’exemple d’un
aussi splendide réveil, d'un épanouissement plus complet du génie
national? . :
Il semble qu’un tel spectacle de grandeur ect de prospérité, suc-
cédant a la pauvreté littéraire ct artistique des premiéres années du
dix-neuviéme siécle et 4 cet effondrement de |’Empire ot avait failli
s’abimer la France, auraif dd rallier la nation au gouvernement
réparateur dont l’avénement avait tout au moins favorisé cette ma-
gnifique renaissance. Tout observateur impartial est obligé de re-
connaitre qu'il n’en était rien. Si le génic de V. Hugo et de Lamar-
tine suffit pour justifier les admirations enthousiastes que soulevaicnt
leurs vers ardemment royalistes, comment s'expliquer le prodigieux
succés de Béranger, si ce n’est par cet esprit d’opposition qui per-
gait jusque dans les vaudevilles du thédtre de Madame et que tous
Jes courtisans de la popularité, V. Hugo en téte, s’apprdtaient
déja 4 exploiter? Tandis que, dans les régions supéricures de la so-
ciété, la faveur s’attachait aux écrivains de la nouvelle école, pres.
que tous dévoués 4 la monarchie, les classes moyenncs réservaient
visiblement leurs préférences aux prétendus classiques du Consti-
tutionnel, bonapartistes pour la plupart, dont elles avaient lair
d’admirer la platitude pour avoir le droit d’applaudir leur mé-
diocrité et leur mauvaise foi. L’entrainement universel, les sincéres
acclamations des premiers jours de Ja Restauration, avaient fait
place 4 des défiances qui, pour se trahir, soit au théatre, soit dans
les cours publics, soit aux revues de la garde nationale, saisissaient
toute occasion et s’emparaient de la moindre allusion. La France
semblait avoir déja oublié les malheurs que l’Empire et la Révolu-
tion avaient attirés sur elle, pour ne s’en rappeler gue les dates glo-
rieuses ; insensiblement, dans l’esprit public, la légende se substi-
tuait a Ja réalité. De jour en jour s’accusait plus profondément la
LE MINISTERE MARTIGNAC. 45
rupture entre la royauté traditionnelle et le pays ; de jour en jour
s'annongait, plus prochain, leur fatal divorce.
La Chambre des pairs, qui comptait quatre de ses membres dans
le ministére Martignac, MM. de la Ferronays, de Chabrol, Portalis
et Roy, souvrait elle-méme 4 esprit d’opposition : M. de Villéle .
avait recemment éprouvé. La siégeaient, & coté de l’élément pure-
ment héréditaire, d‘illustres personnalités : MM. de Chateaubriand,
de Montlosier, de Talleyrand, de Sémonville, de Pastoret, Dambray,
de Segur, de Mortemart, de Barante, d’autres encore. C’étaient, ou-
tre les grands noms militaires de l'Empire, le baron Portal, duquel
on peut dire qu'il fut, aprés la chute de Napoléon, l’un des res-
taurateurs de la marine francaise ; M. Lainé, le courageux député
du Corps Législatif de ]’Empire, l’une des plus pures gloires de la
tnbune; le baron Louis, I'habile financier de la premiére pé-
riode de la Restauration ; le duc Decazes, le ministre et l’ami-de
Louis XVII; le duc de Broglic, dont l'influence était déja telle,
bien qu'il n’edt que quarante-deux ans et n’edt encore occupé
aucun poste dans I’Etat, qu’un Anglais pouvait dire de lui dans
ses mémoires récemment publiés': «Le duc de Broglie est l'homme
de France le plus estimé. » Ces hommes éclairés connaissaient les
besoins de leur temps. Pour étre libérale, leur politique ne cessait
pas d’étre monarchique. S’ils appréciaient les bienfaits de la liberté, -
ils n’appréciaient pas moins ceux de la tradition et d’un pouvoir
héréditaire, fort ct respecté. —
Dans la Chambre des députés, la fusion tentée par M. de Marti-
enac rencontrait aussi de bienveillantes sympathies. Mais 4 cété de
celles-ci, que de passions surexcitées, que de souvenirs irritants,
que de rancunes inassouvies! En augmentant les forces numéri-
ques de l’opposition, les derniéres élections en avaicnt aussi aigri
Vesprit et accru les exigences. Les influences anciennes ou nais-
sanles s’y appelaient Royer-Collard, Chantelauzc, Duchatel, Benja-
min Constant, Montbel, Cormenin, Bertin de Vaux, la Bourdonnaye, :
Delalot, Agier, Dupin, Laffitte, Labbey de Pompiéres, Sosthéne de
Larochefoucauld, Casimir Périer, Sébastiani, Pardessus, Bignon,
Firmin Didot, Noailles, Berenger, Hyde de Neuville: nous en ou-
hblions. Ces influences n’avaicnt ni les mémes origines ni les mémes
causes. Les vertus, le caractére, le talent, avaicnt créé les unes;
l’apreté de l’opposition, les violences avaient contribué 4 fonder
les autres. -
La Chambre des députés se divisait en cing fractions : la gau-
che, Ie centre gauche, le centre droit, la droite, et enfin la contre-
{ Mémoires de Greville.
46 LE MINISTERE MARTIGNAC.
opposition de droite ou extréme droite. Les amis de M. de Villéle
siégeaient a droite ct tendaient’ la main 4 M. de la Bourdonnaye et
4 ses amis, désarmés par la chute du précédent ministére et provi-
soirement dociles 4 un mot d’ordre de modération et d’attente. IIs
formaicnt la réunion Pict, appelée ainsi du nom du député dans les
salons duquel elle se tenait depuis dé longues années. Jadis M. de
Chateaubriand avait fait partie de cette réunion. [1 ]’a décrite de sa
plume amére et railleuse : « Nous allions assez souvent rue Thé-
rése, passer la soirée en délibération chez M. Piet, dit-il en rappelant
ses souvenirs de 1848. Nous arrivions extrémement laids et nous
nous asscyions autour d’un salon éclairé d’une lampe qui filait.
Dans ce brouillard législatif, nous parlions de la loi présentée, de
la motion a faire, du camarade 4 porter au secrétariat, 4 la ques-
ture, aux diverses commissions. Nous ne ressemblions pas mal aux
assemblées des premiers fidéles, peintes par les ennemis de la
foi. » La réunion Piet comptait environ cent soixante membres. Les
députés libéraux, c’est-d-dire la gauche et le centre gauche, se réu-
nissaient en nombre égal dans Ja ‘ruc Grange-Batelicre.
Entre ces deux réunions, restaient, au nombre de vingt-cing
ou trente, d’anciens membres de la droite, qui, sans abdiquer leurs
opinions royalistes, s’étaient séparés de leurs amis pour voter
contre M. de Villéle. Leur attitude, a la fin du ministére de ce der-
niex’, les faisait déja désigner sous le nom de parti de la défection.
Ils tenaient leurs réunions chez l'un d’eux, M. Agier. La siégeaient
MM. Hyde de Neuville et Bertin de Vaux. C’est dire que l’influence
de M. de Chateaubriand y était toute puissante. Par lui-méme ce.
groupe ne pouvait rien, étant trop réduit pour imposer sa volonté.
L’égalité numérique de la droite et de la gauche faisait sa force,
puisqu’il suffisait qu’il se portat d’un cété ou de l’autre pour y for-
mer, par son vote, la majorité.
Tels étaient, si l’on s’arréte 4 la surface, les éléments dont se
composaient les deux Ghambres. Mais, en analysant dans ses dé-
tails le personnel parlementaire de cctte époque, il edt été facile
de découvrir 4 la Chambre des députés plus d'un visage bonapar-
tiste sous le masque d'un libéral; de méme, au fond du cceur de
certains pairs de France qui se rappelaient les dotations de 1810 et
les traditions du Sénat conservateur, la famille Napoléon tenail se-
crétement plus de place que la famille de Bourbon. Que leur impor-
tait donc, 4 ceux-la, en renversant le ministére, d’ébranler la dynas-
tie? C’est ce que ne voulurent point assez voir les amis de la Res-
tauration, libéraux ou royalistes, uniquement préoccupés de se
eréer & tout prix des majorités pour se faire échec les uns aux autres.
Malgré Ja funeste diversité des éléments qui la composaient,
LE MINISTERE MARTIGNAC, 4]
les fictions parlementaires contenaicnt encore |’opposition des deux
Chambres dans les limites d’un apparent respect pour la constitu-
tion et la monarchie ; c’est un tout autre caractére que présentait
au dehors Vhostilité des partis. Les vanités, les rancunes, les jalou-
sies sociales s'y trahissaient sous les passions politiquas qu’elles
enyenimaient; l’esprit révolutionnaire faisait d'cffrayants progres.
Les partis conservateurs du parlement sé coalisaient « élourdiment »
— le mot est du duc de Broglie — avec le cété gauche pour ren-
verser le ministére, et c'est 4 peine si, en s’entendant avec N. de
Martignac, ils auraicnt pu sauver Ja royauté! Désormais le désac-
cord semblait irrémédiable entre cette immense majorité de la
population qui, sans prendre également part a tous les actes de
la Révolution, en avait du moins subi toutes Jes vicissitudes et
acceplé toutes les réformes légitimes, ct cette petite fraction qui
représentait les intéréts vaincus en 1789 ct en qui l'opinion per-
sonnifiait, 4 tort ou a raison, les abus de l’ancien régime.
Pour tout dire, en un mot, sur presque tous les points du terri-
toire, l’attitude de la bourgeoisie et de la noblesse locales témoignait
d'un violent antagonisme. La plupart des villes de province s’¢-
taient divisées en deux sociétés distinctes, en haut et bas quar-
tier, dont la rivalité se traduisait, aux élections, en hostilité achar-
née. Sur ce point, si nous n’avions pas le souvenir des survivants et
le témoignage des mémoires, des romans, des comédies du temps,
les rapports confidentiels des préfets, déposés aux archives, suffi-
raient pour nous renseigner. C'est cn vain que, par le choix de leurs
ministres et des grands fonclionnaires de l’Etat, Louis XVII ct
Charles X, comme autrefois Louis XIV, attestaicnt qu’aux yeux du
roi, en France, l'intelligence a toujours constitué la premiére des
aristocraties : les coterics, parfois ineptes, qui, dans chaque ar-
rondissement, se gratifiaient du titre pompeux de « noblessc »,
semblaient se donner pour tache de compromettre la royauté par
leur affectation 4 s’en proclamer les soutiens exelusifs et 4 V'iden-
lifier avec leurs ambitions et leurs vanités personnelles. Prétention
d’autant plus irritante pour la classe moyenne, devenuc désormais
par son trayail, son instruction et ses richesses la classe prépondé-
rante, que la plupart de ces ultras — c’était alors le mot consacré —
he justifiaient ni par un dévouement bien ancien ni par des titres
bien authentiques leur « noblesse » et leur royalisme, et que la
roture de leur. lieu de naissance reconnaissait en heaucoup d’entre
eux de simples faux fréres. L’irritable amour-propre de la bour-
geoisie, dont Ics partis antidynastiques ne manquaient pas d’aigrir
par leurs suggestions les ressentiments, s’exagérait ses griefs, si
48 LE MINISTERE MARTIGNAC.
bien, qu’au contact quotidien de toutes ces ambitions, de toutes
ces vanilés, de toutes ces jalousies, la plaie avait fini par s’ulcérer
jusqu’au vif.
Naturellement ces divisions sociales durent s’adapter aux divi-
‘sions politiques, et c’est ainsi qu'insensiblement le « libéralisme »
de la Restauration, mélange équivoque d’appétits révolution-
naires, de souvenirs impérialistes ct de dévouements sincéres a la
liberté, était devenu l’expression des rancunes et des vanités frois-
sées de la bourgeoisie, comme la droite, dont la plupart des chefs
appartenaicnt pourtant aux classes moyennes, représentait, aux
yeux de la nation, les dissolvantes cotcries que nou§S venons de
signaler. Confusion déplorable dont le résultat nc pouvait étre dou-
teux! Une fois cette opinion enracinée dans le pays que le cété
droit de la Chambre était le parti de l’ancicn régime, il devenait
évident que le jour ot la royauté, sans se rendre compte du mal-
entendu social engagé dans la‘ question politique, pencherait trop
visiblement de ce cété, clic serait perduc, non par les haines qui
s’attachaient 4 elle, — elle n’en excitait directement aucune dans la
masse du pays; au contrairc! — mais par celles qu’y soulevaient
toute apparence de retour au passé ct toute velléité de contre-révo-
lution.
Cette distinction, qu’il est impossible de ne pas constater 4 tous les
points de l’histoire de la Restauration, s’accusa avec la clarté de
l’évidence dans la différence de l’accucil fait.au roi et au prince de
Polignac par les populations qu’ils eurent a traverser l'un et l’autre
aprés la révolution de 1830. « Les mémes hommes, dit M. Odilon
Barrot dans ses Mémoires, qui venaicnt de se ranger avec respect
pour laisser passer le monarque, auraient ¢gorgé le ministre. »
C’est contre cette situation inextricable qu’allait avoir 4 se dé-
battre M. de Martignac, lorsqu’il forma son ministére. L’illustre
homme d’Etat ne s’aveuglait pas sur Ie péril de la situation. La
tristesse habituelle de sa parole révéle en lui un profond et doulou-
reux sentiment de l’impuissance a laquelle le condamnait cet anta-
gonisme des classes exploité par les partis. Voir scs {intentions tra-
vesties, ses paroles mémes dénaturces, se dire que tous les efforts
que l'on tente seront vains, qu’on est le dernier rempart de la mo-
narchie et de la liberté contre la révolution, et se sentir tous les
jours violemment ou sourdement battu en bréche par les amis
mémes de la liberté et de la monarchie, n’est-ce pas la, pour un
homme d’Etat, le plus cruel des supplices? Tel fut, pendant toute
la durée de son ministére, celui de M. de Martignac.
« Que d’obstacles, s’écria-t-il un jour, dans un élan de mélanco-
LE MINISTERE MARTIGNAC. ry
lique éloquence, que de difficultés ne rencontrons-nous pas sans
cesse sur notre route! Et s'il nous est permis de nous plaindre a
notre tour, ou. donc est l’appui, ot donc est le secours que nous ont
prété, dans l’intérét du pays, ceux qui se portent aujourd’hui nos
accusateurs ? On veut que la France apparaisse & tous ce qu'elle est
en effet, forte, puissante, amie précieuse, ennemie redoutable. Que
faut-il faire pour seconder dans ce noble but les efforts de notre
gouvernement ? Apprendre 4 l'Europe que cette grande population
est réunie dans des sentiments communs ; que, divisés quelquefois
sur les moyens d’accroitre notre prospérité intérieure, nous sommes
d'accord entre nous sur les grands intéréts de l’Etat; que, s’il
existe encore des opinions diverses dont la lutte est propre a
éclairer ct a avertir, il n'est plus parmi nous de ces partis violents,
de ces divisions intestines qui énervent, qui consument une partie
des forces que les besoins cxtérieurs peuvent réclamer. Je le de-
mande, est-ce 14 ce qu’on peut conclure des violences habituelles de
la presse périodique et de la tribune elle-méme ? »
Le méme jour, le 2 juin 1829, il exposait sa politique dans un
discours qui en fut en méme temps le programme, hélas ! et le tes-
tament. C’était dans la discussion du budget de 1850 : « Nous avons
trouvé en arrivant deux partis en présence. Quinze ans s’étaient
écoulés depuis que Ic roi avait donné cette charte destinée a lier le
passé et le présent, 4 devenir un gage de réconciliation et d’espé-
rance. Loin de s’étre rapprochées, les opinions paraissaient s’étre
divisées avec plus de violence. C’est au milieu de ce choc que le pré-
cédent ministére avait été renversé; il avait disparu, entrainé par
un torrent qu'il avait grossi cn cherchant a lui opposer des digues
trop resserrées. Que devions-nous faire ? Nous mettre 4 la téte d’un
parti et le conduire a la gucrre contre l’autre ? Perpétuer les haines,
élever dans un état d’hostilité constante les générations qui devaient
suivre? Constituer 4 jamais deux camps ennemis.au centre de notre
patrie et ne lui laisser espérer de paix que par la destruction d’une
partie de ses enfants? Nous n’avons pas compris ainsi notre devoir.
Ministres du roi en méme temps que citoyens de notre pays, nous
avons cru que nous devions multiplier Ics amis du tréne, détruire
de funestes barriéres, étendre le cercle de la confiance royale, rap-
procher enfin des hommes destinés 4 vivre ensemble sous la loi
commune. »
Dix-huit mois plus tard, aprés la catastrophe, il exprime encore
le méme sentiment : « Lorsque nous fumes appelés, dit-il le 30 no-
vembre 1830, & la direction des affaires, nous vimes avec effroi les
routes diverses et contraires que semblaicnt prendre la couronne et
Je pays. D’une part, la couronne venait de constituer la chambre
10 Jaxvien 1876. | 4
50 LE MINISTERE MARTIGNAC.
héréditaire, dans l’intérét évident d’un systéme; d’autre part, le
pays, consulté par la dissolution, venait de constituer la chambre
élective dans Vintérét d’un systéme manifestement’ contraire. Ce
dissentiment qui se découvrait dans les deux sources du gouverne-
ment nous fit pressentir en frémissant un funeste et déplorable
divorce. Nous ne crumes pas toutefois que le mal fat sans reméde ;
nous ne pouvions croire que la dynastie fut en état d’hostilité contre
les institutions qu'elle avait créées ; que le pays, ami de ces institu-
tions et de la liberté, voulut se livrer aux chances terribles d’une
révolution. Nous jugedmes que la lutte était engagée entre l'esprit
démocratique, agissant dans un systéme de progressif empiétement,
et le pouvoir royal obligé de se défendre avec fermeté, mais avec
mesure, dans le cercle tracé par la constitution. En recherchant
les causes du mal, nous crimes reconnaitre qu’elles se trouvaient
dans l'état de défiance réciproque qui existait entre ceux qui de-
vaient marcher ensemble sous peine de dissolution et de mort. »
Nul n’était mieux fait que M. de Martignac pour mener a bien une
telle entreprise. « Les graces de l’esprit, a écrit le prince de Poli-
gnac dans ses Etudes historiques, politiques et morales, la douceur
et l’aménité du caractére se réunissaient en sa personne ; conscien-
cieusement attaché 4 la monarchie, il en voulait le maintien, mais
autant que possible sans luttes, sans combat; il espérait rendre a
son souverain la couronne légére, en éloignant d’elle le choc des ré-
sistances. Nul n’était, en effet, plus propre que lui a concilier les
partis ; son éloquence pure, facile, persuasive, captivait les esprits
et dominait les passions ; clle n’avait pas la puissance qui dompte,
mais elle avait le charme qui séduit. »
« La perle, je me sers 4 dessein du mot, dit 4 son tour le duc de
Broglie, le joyau, le diamant du ministére et méme.de la chambre
élective, c’était M. de Martignac, ministre de l’intérieur. Comment
un tel homme, déja parvenu 4 la maturité de l’dge, connu depuis
de longues années comme l'un des ornements du barreau de Bor-
deaux, de ce barreau qui avait donné les Girondins 4 la Convention,
et 4 la Restauration M. Lainé et M. Ravez, comment, dis-je, un tel
homme, membre depuis sept ou huit ans de la Chambre des dé-
putés, y était-il resté presque ignoré?... Toutes les fois qu’il avait
eu As’expliquer sur les attaques dirigées contre l’administration
dont il était le chef (l’administration de l’enregistrement et des do-
maines), on avait pu remarquer la clarté et l’élégance de son élocu-
tion et la bonne grace de son débit. Mais qui pouvait s’imaginer
qu’en moins de deux mois, il prendrait rang parmi les premiers
orateurs dont la tribune frangaise se soit honorée, qu’il enchanterait
tous les partis et qu'il mériterait cet éloge, aussi singulier que
LE MINISTERE MARTIGNAC. 51
juste, qui lui fut un jour adressé par M. Royer-Collard : « La
Chambre est vaine de vous. »
Si le ministére de M. de Martignac est simplement resté, suivant
l’expression de M. Daudct, comme un épisode melancolique et tou-
chant dans unc histoire bruyante, aprés avoir tenté la plus noble,
la plus généreuse, la plus patriotique des entreprises; si la droiture
de ses intentions, |’élévation de ses vues, la noblesse de ses senti-
ments, l’honorabilité de ses membres, les talents et la grace de
l'homme dont il a conservé le nom, n’ont pas conjuré l’insuccés de
son wuvre, c’est qu’elle était condamnée d’avance ; tout autre y edt
échoué. Peut-étre, en 1821, la conciliation, tentéc par M. de Mar-
tignac, etit-elle encore pu s’opérer. La faute des chefs de la droite,
en arrivant au pouvoir, fut de ne pas rassurer, dés le premier jour,
par un acte énergique et coupant court a tout malentendu, cette
puissante bourgeoisie dont les méfiances et les rancunes devaient
renverser la monarchie. Malheureusement, au lieu d’un Richelieu
tranchant dans le vif pour arréter les progrés du mal, ils eurent en
M. de Villéle un ministre en qui l’esprit de gouvernement l’empor-
tait sans doute, ainsi que 1’a dit M. Guizot, sur l’esprit de parti,
mais trop préoccupé des questions de majorité parlementaire pour
avoir le courage de se séparer de son parti, quand il ne réussissait
pas 4 le diriger. A l’avénement de M. de Martignac, il était trop
tard. En supposant que ce dernier edt réussi 4 opérer dans la
Chambre le rapprochement des partis constitutionnels, les prugrés
de l’antagonisme social étaient tels dans le pays, qu’ils auraient
rendu ce rapprochement illusoire. Ce n’était plus seulement un
changement de ministére qui pouvait satisfaire la nation affol’e par
les jalousies et les coléres dont nous venons d’indiquer |’origine et
la nature et que l'inexpérience du parti royaliste avait laissé
grandir. Réduit & l’impuissance par la mauvaise foi de ses adver-
saires, par l’'avecuglement et la maladresse de ses amis, le gouver-
nement de la Restauration se trouvait acculé 4 la ressource déses- -
pérée d’un appel 4 la force.
M. E. Daudet fait ressortir la faute de la fraction monarchique du
parti libéral qui, dans l’intérét de quelques ambitions personnelles,
mhésita point, au risque de rouler dans la révolution et de la révo-
lution dans le césarisme, 4 renverser un ministére dont les doc-
trines ct les idées répondaient 4 toutes ses aspirations; il déplore
que des hommes éminents par le talent, épris 4 un égal degré de
stcurité et de liberté, les Broglie, les Saint-Aulaire, les Barante, les
Guizot, se soient associés 4 la coalition qui fit échouer Ics lois
départementale et communale présentées par M. de Martignac et
52 LE MINISTERE MARTIGNAC.
qui provoqua ainsi Ja chute du cabinet. Hélas! cette coalition
n’est pas la derniére 4 laquelle ce parti ait donné la main, et
celle de 1839 n’a pad été moins fatale, par ses conséquences, a la
branche cadette, que celle de 1829 a la branche ainée. Toutefois,
sans qu’il soit possible de la justificr, elle s’explique Jusqu’a un cer-
tain point par la composition méme de ce libéralisme des quinze
ans, ot étaient venus s’amalgamer, sous une dénomination com-
mune, les éléments les plus contradictoires, bonapartistes déguisés,
amis sincéres de la liberté, révolutionnaires incorrigibles, Casimir
Périer, Dupin, Saint-Aulaire, Foy, Lafayette, Manuel, Labbey de
Pompiéres, etc. La queue du parti, ainsi qu'il arrive toujours
dans les moments de crise, en avait entrainé la téte; les exi-
gences de tactique avaient triomphé des scrupules de conscience.
Ce qui ne s’explique pas, c’est l’acharnement de la droite & démolir
de ses propres mains ce dernier abri de la monarchie, a abréger
cette halte sur le chemin de la révolution et de l'exil. Jamais ne fut
plus cruellement justifié le Quos vult perdere... Le récit de ses
intrigues, dans la discussion de la loi départementale, est navrant ;
celui de la petite conspiration de cour, 4 la suite de laquelle le
prince de Polignac rccut la mission de conslituer un nouveau minis-
tére, plus navrant encore. Ainsi donc, tandis que le principe
monarchiquce atteste, dans l‘histoire de la Restauration, sa fécondité
par ses bienfaits ; tandis qu'il répare les maux de la France, cica-
trise ses plaies, reconstitue sa richesse, rétablit son prestige,
vivifie son industrie, ressuscite ses libertés, ranime son génie, ses
représentants 4 la Chambre semblent a dessein s’attacher a le dis-
créditer par leurs divisions, leurs ambitions, leurs vanités, leur
égoisme. Autant Vidée apparait grande et puissante, autant le parti
se montre impuissant et petit.
Dans |’analyse des causes qui ont amené la chute du ministére
Martignac et par suite celle de la Restauration, M. E. Daudet ne
s’est préoccupé que de l'opposition constitutionnelle; il laisse
J’autre dans l’ombre avec son parti pris de violence et de guerre a
mort a la monarchie. Il n’a donc pas eu a s'expliquer sur les rai-
sons qui, aux yeux du loyal et vieux roi Charles X, nécessitérent le
coup d’Etat. Cette lacune n’éte rien a V'intérét du livre; elle a
rodme l’avantage d’en bien marquer le caractére. L’auteur a moins
youlu, en effet, écrire une ceuvre de discussion politique qu’une de
a ces monograplies ou sont recueillis avec soin tous les traits d’un
homme, d’un épisode ou d’un systéme et qui ne négligent aucun
de ces mille riens dont on a dit qu’ils sont tout et qu’on peut fami-
liérement appeler les rognures de l’histoire ».— «On peut y suivre,
LE MINISTERE MARTIGNAC. 55
dit-il, dans le cadre relativement étroit de la scéne parlementaire,
une actron qui, bien que dépourvue de l’éclat qui s’attache 4 Vhis-
toire des temps traversés par les tumulles de la guerre ou les
cruautés des révolutions, ne le céde @ aucune autre, ni par Pintérét
quelle inspire, ni par |’émotion qu’elle provoque. Le théatre repré-
sente non un champ de bataille ou des rues livrées a l’émeute;
c'est simplement une tribune, le cabinet d’un ministre, le salon
d’un parti, le palais d’un roi. Mais le drame qui sy déroule
l'effondrement d’une monarchic et les efforts malhabiles de ceux
qui la défendent — est si pathétique, que la simplicité du décor
disparait dans l’ampleur de l’action. »
L'auteur a bien choisi son héros. Parmi les hommes dont le nom
est mélé a l’histoire de la Restauration, il n’en est pas un dont la
physionomie s’offre a nous, avec autant de charme, dans un cadre
plus sympathique. Il y a quelque chose des victimes de la Fatalité
antique dans ce ministre déyoué 4 une cause qu’il sent perdue,
obligé de lufter, pour la défendre, contre ceux-la mémes qui de-
vraient en étre les défenseurs naturels, écrasé enfin, succombant
sous les coups de ses amis autant que sous ceux de ses adversaires
et yoyant périr avec lui |’idée pour laquelle il a combattu. Son nom,
qui ne rappelle que des idées d’union et de concorde, est du petit
nombre de ceux qui sont prononcés avec respect par tous les partis.
Ce fut son destin de mourir en pleine lutte encore, bien qu’aprés la
défaite, sans connaftre l’opinion que le souvenir de son gouverne-
ment laisserait dans l’histoire. Il a semblé pourtant la pressentir :
« J'ignore, s’écria-t-il un jour, si l’histoire gardera le souvenir de
notre rapide passage au travers des affaires embarrassées de notre
pays. Si elle s’en occupe et si elle porte de nous un jugement im-
partial, elle dira que nous avons été appelés a la direction du gou-
vernement dans les circonstances les plus critiques, que nous avons
renconiré partout sur nos pas des difficultés et des obstacles, que
nous avons eu a souffrir une lutte constante contre les passions et
les partis contraires; elle dira, sans doute, que nos forces n’étaient
pas en proportion avec les travaux qui nous étaient imposés ; mais
elle dira surement que le roi ne pouvait avoir de sujets plus fidéles,
ni le pays de citoyens plus dévoués. »
Paroles prophétiques, qui exprimaient d’avance le jugement de
la postérité sur ce libéral, sur ce royaliste, sur ce patriote, dont la
derniére parole, dans la discussion de la proposition Bricqueville,
fat encore un appel a la paix sociale et un dernier hommage de
fidélilé 4 ce roi qu'il défendait, mourant, contre ses proscripteurs,
comme il avait essayé, ministre, de le défendré contre ses courtl-
54 LE MINISTERE MARTIGNAC.
sans, : « Témoin de ces luttes intestines, de ces scéncs violentes,
qui déchirent depuis si longtemps mon pays et qui fondent deux
camps ennemis sur une terre commune, j’appelle de tous mes voeux
le terme de ces dissensions funcstes; je n’espére pas que ma voix
affaiblie se fasse entendre souvent au milieu du bruit des orages,
mais je veux étre. absous par ma conscience du mal que je n’aurai
pu empécher ! » .
Lhistoire a des pages plus brillantes que les luttes de cet hon-
néte homme d’Etat, s’cfforcant de détourner la royauté de l’ubime
ou la pousse le parti royalisie, de préserver la liberté des périls
auxquels l’expose le parti libéral; elle n’en-a point de plus drama-
tiques. Le pinceau discret de M. E. Daudet convenait parfaite-
ment a la sévére simplicité du tableau. Sous la prudence consom-
mée de l’écrivain politique, le romancier se laisse deviner dans
ses récils par l’intérét qu’il sait répandre sur les moindres détails.
Mais la ne réside pas pour nous le principal attrait du livre; il est
surtout dans la legon qui en ressort.
Depuis le jour ot: les déchirements du parti monarchique et l’al-
liance de la fraction libérale de ce parti avec le bonapartisme et les
demeurants de 1793 amenérent la révolution de Juillet, trois révolu-
tions nouvelles, menacant tour a tour |’autorité, la liberté, la patrie
elle-méme, sont venues confirmer la parole des Livres saints sur les
familles divisées. La France mériterait de succomber sous de nou-
veaux malheurs, si ceux qu’elle a déja subis ne l’avaient pas ins-
truite. Mais un peuple ne traverse pas de telles épreuves sans se
retremper dans lcur enseignement. Les maux que nous ont causés
l’antagonisme social et nos divisions politiques, conséquences néces-
saires de cet antagonisme, imposent a tous les esprits l’évidente
nécessité de la transaction finale. Quelle en sera la formule? C’est
le secret de Dieu. Cette formule, tous les partis la cherchent aujour-
d’hui. Lequel la trouvera? L’attendrons-nous longtemps? Une seule
chose est certainc, c'est que l'avenir appartient & celui qui arra-
chera au sphynx son énigme, 4 la Révolution son dernier mot, et
qui nous rendra, par la paix sociale, la grandeur et la pros-
périté nationales. |
« Depuis le jour, dit M. E, Daudet, ot une monarchie rivale,
subissant un sort égal 4 celui de la Restauration, a été emportée,
comme elle, dans une tourmente non encore apaisée, tous les par-
tisans du gouvernement représentatif se sont trouvés, vaincus au
méme degré, contraints de se réconcilier dans le deuil d'une catas-
trophe commune et de pleurer ensemble sur le douloureux résultat
de leurs discordes. »
LE MINISTERE MARTIGNAC. 55
Dieu sait si nous nous associons a ces désirs et a ces espérances !
Mais une réconciliation politique serait-clle efficace, disons plus,
est-clle possible sans la réconciliation sociale? C’est donc -celle-ci
qu'il faut d’abord appeler de nos voeux et stimuler de nos ef-
forts. Grace au ciel, 1a aussi, le temps a fait son office. A la dis-
tance of nous sommes de la Restauration, non-sculement nous ne
partageons plus les passions de cette époque, mais nous ne les com-
prenons plus. Les préjugés des uns, les préventions des autres
s'expliquaient, trente ans aprés la Revolution, par les rancunes du
vaincu, par les méfiances du vainqueur qui craignait de se voir
disputer sa récente conquéte. Aprés les événements qui, depuis un
demi-siécle, ont consolidé la société nouvelle par les sccousses
mémes*qu’ils lui ont imprimées, il serait plus ridicule encore de
redouter un retour 4 l’ancien régime que de le réver. Les révolu-
tions qui ont suivi 1830 démontrent d’ailleurs que la question
sociale n'est plus aujourd’hui ov eile était alors. 11 est vrai qu’en
la déplacant elles ne l’ont pas supprimée. Il semble méme qu’elle
se soit envenimée le jour ot, descendant des sphéres supérieures
dans les régions populaires, elle a substitué, comme terme du
probléme, l’antagonisme du patron et de l’ouvrier 4 celui du bour-
geois et du noble.
Mais si la classe moyenne, constituée par le cens électoral 4 ]’état
de classe privilégiée, ou tout au moins dominante, a pu a son tour
exciter pendant un moment, dans la démocratie, des sentiments
analogues a ceux qu’elle avait manifestés autrefois clle-méme contre
la noblesse, cette cause dc désunion a disparu, depuis que, par le
fait du suffrage universel, elle a cessé d’étre une classe définie,
circonscrite et exclusive, pour devenir le terrain commun sur le-
quel viennent se confondre tous les éléments sociaux. Egalement
ouverte 4 tous, 4 l’ouvrier comme au gentilhomme, n'est elle pas
tout a la fois la démocratie ennoblie par l’instruction, l’aristocratic
maintenue par le travail? Les bases de la réconciliation définitive
semblent donc toutes trouvées et l'heure en parait proche. Quelques
vanités surannées, quelques rancunes tenaces, s’1l est vrai, et nous
ne le croyons pas, qu’il en subsiste encore dans quelque coin ignoré
du pays, ne sauraient prévaloir contre la pensée commune de paix
sociale et de salut public qui tend désormais 4 rapprocher les
ceeurs et les intelligences.
Le symptéme de ce rapprochement n’est-il pas le spectacle méme,
spectacle singulier dans l’histoire, que présente en ce moment le
gouvernement de la France, abritant en méme temps, sous |’impar-
hale épée d’un honnéte homme, tous les partis contraires, tous les
56 LE MINISTERE MARTIGNAC.
princes des dynasties déchues, et nous préparant ainsi tous, anciens
proscrits et anciens proscripteurs, 4 l’harmonie dans la liberté par
légalité dans la tolérance?
C’est donc avec une foi profonde dans les destinées de la patrie,
momentanément malheureuse, que nous empruntons au livre de
M. E. Daudet ses derniéres paroles et que nous disons avec lui :
« En remontant le cours des siécles et en observant les événements
dont la série forme nos annales, on acquiert cette conviction que
toujours nos gloires sont nées de nos calamités et que nos gran-
deurs sont faites de nos désastres. Nous ne croyons pas que le temps
ait deux procédés et deux logiques. Aprés les catastrophes qui ont
remplice siécle et fait des géuérations modernes des générations
sacrifiées, nous attendons |’aurore dc j jours meilleurs, sans oser, il
est vrai, caresser l’espérance de pouvoir la saluer et d’en jouir,
mais convaincu que la Providence réserve 4 nos enfants un légitime
dédommagement aux maux que nous avons soufferts. Plus heureux
que nous, si l’exemple de nos vicissitudes leur a appris la sagesse,
ils connailront les temps calmes, l’union de tous les francais, et
oublieront les divisions funestes de leurs péres ! »
Fuéptric Bécuarp.
L’ALGERIE CONTEMPORAINE
LE MARECHAL RANDON
ee
MEMOIRES DU MARECHAL RANDON
Publier les Mémoires du maréchal Randon, ancien ministre de
la guerre du second empire, quatre ans seulement aprés sa mort,
au milieu des cruelles dissensions qui nous divisent, si prés des
désastres inouis de nos armées et de la révolution qu’ils ont ame-
née, n’est-ce pas une imprudence qui, sans parvenir 4 appeler sur
les actes du maréchal une appréciation impartiale, aura sirement
pour résultat de renouveler contre lui des accusations mélées d’in-
jures, et, chose plus grave, de raviver plus encore des passions po-
litiques que les malheurs de la patrie ne peuvent apaiser? A me-
sure qu’on lit l’ouvrage que nous tenons dans les mains, on sent
se dissiper les inquiétudes que l’apparente inopportunité des cir-
constances avait naturellement fait naitre. On reconnait que ces
Mémoires différent de presque tous les autres en ce quel’auteur n’a
voulu ni piquer la curiosité par des révélations ou des anecdotes,
ni se mettre personnellement en scéne. N’écrivant pas plus une
défense qu’une apologic, il se borne 4 établir sur des documents
incontestables le récit et appréciation des événements qui méri-
tent l’attention de histoire.
C'est seulement aprés sa sortie du ministére, en 1867, que le ma-
réchal Randon commenca 4 préparer des Mémoires sur sa vie mili-
aire et politique. Ils n’étaient qu’a l’état de fragments au moment.
de sa mort, et comprenaient sa correspondance officielle mise en.
58 L'ALGERIE CONTEMPORAINE.
ordre, des notes sur divers faits et certaines questions, puis la ré-
daction complete de plusieurs années. La pieuse affection qui s'est
consacrée au culte de son souvenir a compleété la tache, cn s’inspi-
rant de ses intentions et de ses sentiments avec un succés si com-
plet, que le lecteur ne peut pas s’apercevoir, en lisant ces pages,
ou pourtant on a textuellement reproduit ce que le maréchal avait
écrit, qu'il y ait des passages tracés par une autre main que la
sienne.
Le maréchal comte Randon était né dans une famille protestante
de‘la bourgeoisie, qui avait déja fourni, avant lui, deux hommes
célébres a des titres trés-différents : Barnave, l’un de ses oncles,
dont la carriére politique a été aussi brillante que courte et tragi-
que, mourut avant sa naissance; un autre de ses oncles, le général
comte Marchand, qui le traita comme son fils, lui ouvrit la carriére
des armes.
Le jeune Randon n’avait que seize ans lorsqu’au sortir du lycée il
s’engagea dans le 93° de ligne, qui était déja 4 Varsovie, en marche
pour prendre part a la campagne de Russie. Il fut nommé sous-lieute-
nant aprés la bafaille de la Moskowa, et il supporta avec énergie
toutes les souffrances de la plus désastreuse des retraites dont I’his-
toire ait fait mention. Il recut 4 Lutzen deux coups de feu qui ne
l’empéchérent pas de prendre part aux batailles de Bautzen et de
Leipzig, si bien qu’il fut nommé capitaine, le 28 novembre 1843,
a l’age de dix-huit ans. Les Mémoires, n’ayant point pour objet la
personnalité de l’auteur, ne nous disent rien sur les actes de bril-
lant courage qui motivérent un avancement aussi rapide, mais ils
projettent une lumiére complete sur un événement historique qui
eut lieu peu aprés. Nous voulons parler d'un épisode qui décida du
succes de l’empereur a son retour de l'ile d’Elbe.
Le général Marchand exergait pour le roi Louis XVII le comman-
dement de la septiéme division militaire, qui avait son chef-lieu &
Grenoble, lorsque le préfet lui communiqua,{le 3 mars 4845, la
nouvelle, 4 lui parvenue par le télégraphe, du débarquement de
lempereur sur la cote de Provence. La dépéche ne disait pas de
quel cété l’empereur devait marcher, et l’on pouvait croire qu'il
remonterait la vallée du Rhdéne pour arriver jusqu’a Lyon sans ren-
contrer aucun obstacle matériel, plutét que de suivre l'une des
routes de montagne qui aboutissaient & la vallée de l'Isére, barrée
par la place forte de Grenoble. Mais on sut bientdt que l’empereur
s'était engagé dans les Alpes.
Le 4 mars, le général Marchand assembla un conseil de guerre
auquel il convoqua tous les chefs de service et tous les chefs de
corps de la garnison; puis, 4 la suite de ce conseil, ot tous les offi-
LE MARECHAL RANDON. 50
ciers se montrérent trés-prudents ct réservés, il appela & Grenoble
les 7* ct 14° régiments de ligne, en garnison 4 Chambéry.
Pendant ce temps, la nouvelle du débarquement était devenue
publique; une vive agitation morale se propageait rapidement dans
la ville de Grenoble, ot des sentiments favorables a l’empereur
avaient survécu 4 sa chute. Le général Marchand prévit dés lors que
les soldats ne le suivraicnt pas contre le souverain qui avait ex-
cité si longtemps leur enthousiasme, ct il eut l’idée de se retirer sur
le fort Barrault et sur Chambery avec ses troupes et son matériel.
Mais évacuer ainsi Grenoble et fuir de cette place forte en vue d’évi-
ter de mettre les soldats en présence de l’empereur, n’était-ce pas
désespérer de tout, et s’exposer a |’accusation d’avoir abandonné et
peut-¢tre méme trahi la cause des Bourbons? Ce projet n’eut au-
cune exécution. Le général Marchand, pensant qu’il fallait prendre
des mesures pour éviter la démoralisation compléte des partisans
du pouvoir i¢gal, envoya sur la route que |’empereur devait suivre
un détachement composé d’un bataillon d’infantcrie et d’unc com-
ie de mineurs, avec mission, non pas de combattre, mais seu-
lement de détruire un pont construit au-dessus d'un précipice, au
lieu dit Ponthaut, au dela de la Mure. Le commandant de ce déta-
chement recut l’ordre de rentrer 4 Grenoble aprés avoir fait sauter
le pont, et méme d'éviter, dans le cours de sa mission, tout ce qui
pourrait compromettre sa troupe. Le détachement covcha le 5 a
Vizille, et arriva le 6, dans la soirée, 4 la Mure. Mais déja les four-
riers qui avaient pris les devants pour préparer les logements s’é-
taient rencontrés la avec ceux des troupes de Vile d’Elbe. L’empe-
reur avait accéléré la marche de son avant-garde au moyen de
diligences mises en réquisition, et il avait pris possession du pont
de Ponthaut avant qu’on fut arrivé pour le détruire.
Le commandant du détachement de Grenoble, informé de: la
rencontre faite par ses fourriers avec leurs collégues de lile
d’Elbe, les fit rentrer au bataillon qu’il maintint en arriére de la
Mure pour passer 1a cette nuit du 6 au q mars. Mais des pour-
parlers s’engagérent et des proclamations de l’empereur furent re-
mises aux soldats. Le général Cambronne s’efforca lui-méme, mais
en vain, d’entrainer le commandant qui avait servi dans la garde
impértale. €clui-ci, voulant dérober sa troupe aux séductions, bat-
tit en retraite au milieu de la nuit. Le 7 mars, 4 la pointe du jour,
il était en avant du village de Laffrey, avec unc avant-garde postée
au coude que fait la route dans la direction de la Mure. C’est alors
que le capitaine Randon arriva sur les licux; il était envoyé par le
général Marchand, son oncle, prés duqucl il servait en qualité
d'aide de camp, pour avoir des nouvelles de la colonne et pour s'as-
60 L'ALGERIE CONTEMPORAINE.
surer que le commandant se conformait 4 ses instructions. Celui-
ci l'informa de la rencontre faite la veille 4 la Mure, et lui mon-
tra un gros paquet de proclamations qu'il avait pu dérober jusque-
la 4 la connaissance de ses soldats. La troupe était calme; aucune
défection n’avait eu lieu pendant la marche de nuit, ses soldats
avaient besoin de repos et de nourriture ; rien ne pressait assez,
dans son opinion, pour les remettre en marche sur Grenoble im-
médiatement.
Tout était encore dans la méme situation, lorsqu’une vingtaine
de cavaliers, qui marchaient de la Muve vers Laffrey, s’arrélérent a
cing cents métres de l’avant-poste du 5° de ligne. Une heure envi-
ron aprés parut l’empercur qui s’arréta 4 la hauteur de |’avant-
garde, et fit mettre en bataille une centaine de grenadiers qui l’es-
cortaient. Le moment décisif était venu. Pendant que les deux
troupes étaient en présence, la vue de |’empereur, revétu de son
costume historique, suffit pour ébranler la fidélité des soldats du
3° de ligne. Exilé du sol de la patrie, l’empereur était redevenu, &
leurs yeux, l'homme du peuple et idole de \’arméc. Les conversa-
tions engagées dans‘ les rangs exprimaient ces sentiments, et tous
les soldats étaient disposés 4 se ranger sous ses aigles, lorsqu’on
vit s’avancer un officier qui, arrivé 4 vingt pas des soldats, s’écria :
« Voltigeurs, puisque vous ne voulez pas vous réunir 4 l’empereur,
il va venir vers vous. Si vous faites feu, vous répondrez de sa vie. »
L’officier retourna vers l’empercur qui mit picd 4 terre et s’avanga
précédé par ses cavaliers et suivi des fantassins. Les soldats du 5°
de ligne étaient dans un état d’émotion parvenu au paroxisme. Ils
restérent pourtant immobiles jusqu’au moment ow les cavaliers,
le sabre dans le fourreau, se mélérent avec cux; mais alors reten-
tirent les cris enthousiastes et répétés de : Vive l’empereur !
Quelle était, pendant ce temps, la conduite du capitaine Ran-
don? Il avait d’abord conseillé au commandant d’évacuer promp-
tement une position compromise ; mais cet officier supérieur, dont
les sentiments et les devoir's étaient en lutte, se trouvait dans un
état d’agitation qui se traduisait par des réponses incohérentes. Au
moment ot les cavaliers de l’empereur approchérent, le capitaine
Randon fil un vain effort pour engager le feu. Lorsqu’il eut reconnu
que la troupe, exaltée par quelques paroles de l’empereur, avait
tourné tout entiére, il piqua des deux pour porter promptement au
général Marchand la nouvelle de ce grave événement. Aprés avoir
échappé aux cavaliers qui se mirent 4 sa poursuite, il courut en-
core un autre danger. Parvenu 4 moins de deux licues de Greno-
ble, il rencontra le 7* régiment de ligne que son colonel conduisait
a l’empereur. Quand le capitaine Randon fut reconnu pour l'aide
LE MARECHAL RANDON. 65
de camp du général commandant la division, on tenta de l’arréter,
et il ne parvint as acquitter du reste de sa mission que par son
sang-froid ef par la vigucur de son cheval. En arrivant dans la
plaine de Grenoble, il vit déboucher de tous cdtés des habitants de
la campagne armés de fusils, de faux, de fourches, qui venaient
spontanément aider au succés du retour de Vile d'Elbe. L’empereur
entra peu d’heures aprés dans Grenoble que le général Marchand
avait évacué avec 150 hommes seulement, demeurés soumis a leur
général et fidéles au gouvernement des Bourbons.
Le récit qui précéde est emprunté a la relation du capitaine Ran-
don, qui l’écrivit en 1846, alors qu’il ne pouvait y avoir pour lui:
aucun avantage a déclarer bien haut sa fidélité aux Bourbons dans
cette circonstance déeisive. ll s’est exprimé 4 ce sujet dans des ter-
mes qui l’honorent : « Animé moi-méme de sentiments de respect
et de reconnaissance pour l’empereur, j’ai dd toutefois, esclave de
mes nouveaux devoirs, étouffer mes sentiments pour accomplir jus-
qu’au bout une mission dont la suite a prouvé toute l’importance.
Sous la Restauration, j’ai gardé le silence; une réclamation de ma
part aurait pu paraitre inspirée par le désir d’obtenir une récom-
pense d'une conduite qui n’était que paceompusesment rigoureux
des devoirs militaires. »
Cette délicatesse de sentiments est le trait distinctif de toute sa
vie, et nous aurons l'occasion de montrer que jamais |’ambition.
n’a maitrisé les scrupules de sa conscience. Il eut si peu la pensée
de se faire un titre, sous la Restauration, de sa conduite 4 La Mure
en 1815, que la révolution de Juillet le trouva simple capitaine
comme il l’était depuis Leipzig.
Nommeé chef d’escadron le 25 septembre 1830, aprés dix-sept
ans de grade, le capitaine Randon avait profité des loisirs d’une
longue paix pour perfectionner son instruction. La capacité qu’ll
déployait le fit parvenir plus promptement au grade de colonel, et
il recut, 4la date du 28 avril 1838, le commandement du 2° régi-
ment de chasseurs d’Afrique en garnison 4 Oran. Il put alors, agis-
sant avec l’initiative d’un chef de corps, déployer dans une sphére
modeste Ics qualités qui devaient devenir si utiles plus tard 4 notre
grande colonie. Comprenant que la sécurité de notre conquéte et la
stabilité de notre domination étaicnt liés aux progrés de la culture
du sol par les Européens, il était parvenu a porter au plus haut
point l’ardeur de ses soldats pour les travaux agricoles. li leur avait
assuré un intérét dans les produits de la ferme cultivée en com-
mun, et, pour soutenir leur zéle, il était toujours au milieu d’eux,
surveillant leurs travaux, et les encourageant par des paroles affee-
tueuses. L’exemple du chef était suivie par ses officiers; si bien
62 L'ALGERIE CONTEMPORAINE.
que le zéle pour le travail, la bienveillance pour les travailleurs
étaient, pour ainsi dire, a l’ordre du jour du régiment. Ces servi-
ces d’un nouveau genre ne furent point méconnus, car le maré-
chal Soult, ministre de la guerre, écrivit au colonel Randon une
lettre de félicitations qui n’était que le prélude d'un avancement
mérité.
Promu au grade de général de brigade le 2 septembre 1841,
Randon alla prendre le commandement de la subdivision de Bone,
et il rendit 4 la colonie, dans ce poste plus éleyé, des services d’une
importance croissante. Il exécutait chaque année une ou deux expé-
ditions, militaires destinées 4 assurer la sécurité du travail dans
toute |’étendue de sa subdivision, et quand il eut & réprimer des
insurrections, il déploya autant d’activité et de hardiesse que d'é-
nergie. [i montra dés lors les qualités dévolues 4 un petit nombre
d’hommes pour le commandement en chef. Dans un des combats
qu'il livra, la victoire fut due 4 ce que sa cavalerie franchit, par un
vrai tour de force, des rampes presque inaccessibles qui étaient dé-
fendues par la fusillade. Dans un autre, sa cavalerie ramena les
Kabyles vers son infanterie, et ils furent sabrés littéralement sous les
baionnettes. Mais jamais il ne considéra la guerre contre les Arabes
ou contre les Kabyles comme étant le but 4 poursuivre, son but cons-
tant fut la protection et le développement du travail dans toute sa
subdivision. Un témoin oculaire intéressé, un témoin de Bone, alarmé
par le bruit qui courut d’un changement de destination donné au
général Randon, publiait, le 30 octobre 1842, les lignes suivantes :
« Depuis six ans que je réside ici, nous avons eu quatre généraux
et deux intérimaires. Comment se fait-il que les manifestations de
regrets qui éclatent de toutes parts n’aient pas eu licu au départ des
cing prédécesseurs de M. Randon? Pourquoi demandons-nous avec
tant d’instance de le conserver pour commandant de notre pro-
vince? Vous le comprendrez aisément :
« Appelé au commandement de la subdivision de Bone, Randon
s’appliqua d’abord achercher, parmi les terres domaniales, celles qui
pouvaient convenir le mieux a de grandes cultures. Allclik; située a
six kilométres environ de Bone, fut choisic. Des charrues, des
herses furent confectionnées comme par enchantement, et, en moins
de deux mois, nos soldats devinrent des laboureurs sans cesser,
pour cela, de remplir leurs devoirs militaires.
« Une partie d’Allelik était couverte de broussailles, ces brous-
sailles furent enlevées : on en fit des fagots que l’administration
acheta pour chauffer ses fours, ce qui lui permit de faire une éco-
nomie des deux tiers sur la dépense du bois. Cette premiére opéra-~
tion augmenta la valeur du terrain et assura une récolte, en four-
LE MARECHAL RANDON, 65
rage, plus abondante et plus facile 4 enlever. Les soldats étaient
heureux de leur situation : d’un cété, ils retiraient de leur travail
un bénéfice, une haute paye; de l’autre, ils se conciliaicnt l’affec-
tion de leur chef, qui se faisait un devoir et un plaisir de leur ma-
nifester hautement sa satisfaction.
« L’activité du général Randon ne s’en tint pas Ja; il n’avait pas
tardé a reconnaitre que nos montagnes de !’Edough renfermaient un
trésor. Il résolut de l’y aller chercher. Une reconnaissance fut faite
avec soin ; un tracé de route fut ensuite arrété, et, toutes les me-
sures étant prises pour assurer le succés de l’entreprise, un beau
matin l’on vit partir, musique et colonel en téte, mille hommes de
toutes armes s’élancant 4 la conquéte d'une forét, d’une forét qui,
jusqu’alors, avait été inaccessible, méme aux pictons. C’était comme
un jour de grande féte. L’entrain était général; le chef avait com-
muniqué son ardeur 4 tous ses hommes.
« Plusieurs ateliers furent formés, des groupes furent opposés a
d'autres groupes, et, la rivalité ainsi établie, les travaux les plus
gigantesques ne parurent plus qu’un jeu 4 nos soldats excités par
les hiens affectueux qui les unissaient a leurs officiers ct a leur digne
général. Vous ne sauriez vous faire une idéc des heureux effets de
cet accord, malheureusement si-rare dans les armées, du soldat
avec tous ses chefs, c’était vraiment merveilleux.
« L’élan était donné; le ton, comme je vous |’ai dit, était au
travail, a l’ardeur et aux rapports affectueux. L’impulsion venait du
sommet de Ja hiérarchie ; chacun était 4 son poste, rivalisant de zéle
et d’adresse ; la pioche et la barre de mine résonnaient de tous cétés,
et les Kabyles étaient saisis de frayeur ct d’admiration en nous
voyant ouvrir 4 notre artillerie un passage dans leurs rochers qu’ ils
avaient crus inaccessibles.
« En moins de. soixante jours, dix-neuf mille métres de route ont
été achevés sur les flancs et jusque sur le sommet de la montagne.
Grace a ces travaux, une forét qui couvre une superficie de plus de
quarante kilométres pourra désormais fournir du bois de construc-
tion en abondance. Ces dix-neuf mille métres de route n’ont ooea-
sionné qu'une dépense de dix mille francs.
« Maintenant que le général Randon a montré ce qu’on pouvait
accomplir, espérons que le gouvernement lui-méme recommandera
4 tous ses délégués l’exemple donné par ce général. Ce qu’il vient
de faire en quatorze mois, et avec un effectif moindre que celui
dont ses prédécesscurs disposaient, de 1857 4 1840, ne devrait-il
pas ouvrir les yeux aux plus aveuglcs? » |
Citons enfin, pour caractériser la conduite du général Randon a
64 LV’ALGERIE CONTEMPORAINE.
cette époque, ces mots expressifs du maréchal Bugeaud : « Laissons
faire Randon dans son pachalik de Bone. »
Général de division le 26 avril 1847, Randon fut appelé au poste
difficile de directeur central des affaires de l’Algérie sous les ordres
directs du ministre de la guerre. C’est 14 une preuve des qualités
qu’il avait'déployées comme homme d’expérience, de jugement et
de travail. Mais bientét la révolution de 4848 ayant forcé 4 recher-
cher, pour les commandements militaires de l'intérieur, des
hommes au caractére ferme, le général Randon fut appelé au com-
mandement de la 3° division militaire, celle de Metz, qui avait a ce
moment une importance particuliére.
A peine occupait-il ce poste important qu’il recut du ministre de
la guerre l’ordre de se rendre immeédiatement a Paris pour aller, de
la, prendre le commandement de |’armée d'ltalie. Contre son habi-
tude, la fortune venait au devant d’un homme doué de la seule am-
bition de faire partout et toujours son devoir. N’ignorant pas que,
derriére le commandement militaire qu'on lui offrait, les événe-
ments devaient faire surgir un réle diplomatique de premiére im-
portance, le général Randon n’hésita pas 4 faire connaitre au gou-
vernement qu’il était protestant (il a embrassé plus tard la religion
catholique) et qu’il craignait que sa religion ne fit une cause de
difficultés de plus quand il s’agirait de traiter avec le saint-pére. Le
président, frappé de la justesse autant que du désintéressement de
cette observation, laissa Randon retourner 4 Metz, mais lui fit offrir
peu de temps aprés l’ambassade de Vienne.
Ici, nous le laisserons parler lui-méme : « Je fus confus, dit-il,
de cette persistance de bon vouloir, mais plus la fortune avait lair
de me sourire, plus je devenais méfiant envers moi-méme. Je ne
crus pas que le langage et la science de la diplomatie s’apprissent
du jour au lendemain, et cette fois encore je priai de ne pas songer
4 moi pour un poste que je craindrais de mal occuper. »
L’année suivante, le ministére de la guerre lui fut offert alors
que le président voulait donner un successeur au général Changar-
nier, mais il résista a cette premiére proposition par ce motif qu'il
lui paraissait inopportun de retirer au général Changarnier un
commandement exercé avec une énergie qui avait rétabli la con-
fiance de l’armée en elle-méme et donné au pays la certitude que
ordre ne serait plus troublé. Peu de jours aprés, la révocation
ayant été effectuée, de nouvelles instances lui furent faites avec une
persistance que, dans sa modestie, il ne s’expliquait pas, mais dont
il était touché. « Ma perplexité, a-t-il écrit, était grande, car il me
semblait difficile d’accepter une fonction que, pour dire vrai, je ne
LE MARECHAL RANDON. 63
me croyais pas capable de bien remplir au milieu de ce déchaine-
ment des passions dont l’Assemblée constituante était le rendez-
vous quotidien. » I] céda pourtant 4 une lettre du prince-président
et devint ministre de la guerre dans les derniers jours du mois de
janvier 1851.
Nous ne mentionnerons de ce premier ministére qu’un seul acte
qui semblera caractéristique si |’on veut bien se reporter 4 cette
époque de lutte ouverte entre l’Assemblée nationale et le prince-pré-
sident. Le colonel d’un régiment, qui avait regu lordre de venir
tenir garnison 4 Paris, s'avisa de mettre a |’ordre que la destination
donnée au 6° de ligne était motivée par la confiance toute particu-
liére que le chef du gouvernement avait dans le colonel qui le com-
mandait. Cet ordre du jour ayant été publié par la presse, le mi-
nistre de la guerre fit insérer au Moniteur de l’ Armée une note par
laquelle, aprés avoir fait connaitre qu’il avait adressé au colonel du
6° de ligne l’expression formelle de son mécontentement, il ajou-
tait : « D’aprés cet ordre, on pourrait penser que les mouvements
de troupes se décident, en dehors de l’action du ministre, au gré de
préférences sans motif; on pourrait croire que le gouvernement
attribue une valeur particuliére 4 certains corps. Ce sont 14 deux
erreurs. »
Le prince-président ayant écrit au ministre pour se plaindre de
ce blame public infligé 4 un officier supérieur coupable peut-étre
d’un excés.de zéle, le général Randon lui répondit par une lettre
qui finit ainsi : « Quand vous m’avez nommeé ministre de la guerre,
monseigneur, vous m’avez confié le commandement de |’armée. J'ai
fait tous mes efforts pour l'affermir dans l’'accomplissement de ses
devoirs et pour entretenir en elle le sentiment de dévouement auquel
vous avez droit comme chef de I’Etat et comme héritier du plus
grand nom militaire, mais j’ai dui encore assurer la conservation de
la discipline; le colonel du 6° de ligne y a manqué en publiant ou
en Jaissant publier un ordre qui devait rester dans I'cnceinte de son
quartier. »
A la modestie dont il avait donné des preuves récentes, le général
Randon joignait, comme on le voit, une vraie noblesse de carac-
tere.
Nous touchons ici 4 un moment critique de notre histoire d’hier
et de la vie du maréchal Randon. Le coup d’Etat dont tout le monde
avait pris Mhabitude de parler était proche. Randon a fait connaitre
avec franchise les démarches faites prés de lui pour le décider 4s’y
associer, ainsi que les motifs de ses refus réitérés.
« Je terminai, écrit-il, en disant qu’étant, comme ministre de la
guerre, le chef de l’arméc et le défenseur de la discipline, je serais
10 Jaxvien 1876. 5
66 L'ALGERIQ CONTEMPORAINE.
trés-embarrassé pour tenir aux troupes le langage que de telles cir-
constances exigeraient ; qu’il me serait impossible de me préter a
tout acte qui aurait pour conséquence d’entrainer les régiments
hors de Ja ligne de leur devoir, lequel, avant tout, était de donner
appui a la loi du pays; qu’enfin, si cette entreprise ‘devait se pour- -
suivre, je prierais le président d’accepter ma démission. » |
On voit ici combien, chez le général Randon, le sentiment du
devoir dominait |’intérét personnel. J] aurait pu, aux considérations
qu'il a fait valoir, ajouter qu’un coup d’Etat devait étre impuissant
4 fonder un gouvernement stable. Célui du 2 décembre rencontra
peut-dtre moins d'obstacles que ses auteurs méme n’en prévoyaient.
ll trouva une excuse dans le nombre immense des suffrages qui.
couvrirent bientét de leur approbation tous les faits accomplis. Le
gouvernement qui en était issu raviva, par la guerre de Crimée, la
gloire de la France dont l’influence redevint prépondérante dans
toute l'Europe. Et néanmoins, le gouvernement, malgré sa gran-
deur, eut toujours la conscience. intime de sa faiblesse. Il ne mé-
connaissait pas que ses pieds étaient d’argile. Non-seulement des
haines ardentes l’attaquérent sans relache, mais il ne put jamais
parvenir a rallier le plus grand nombre des hommes d’Etat qui
avaient servi les trois régimes précédents, ct quand, pour élargir
sa base et obtenir des conditions de durée, il prit l’initiative des
mesures que lon est convenu d’appeler libérales, quand il renonca
4.exercer sur la presse quotidienne un controle direct et préventif,
une souscription pour élever un monument 4 la mémoire du député
Baudin, tué au.2 décembre, fut bientdt ouverte, et le nom de Ber-
ryer y fut inscrit avec éclat. En réalité, 1 second empire n’a jamais
été en: état de laisser sans imprudence Paris dénué des troupes né-
cessaires pour préveair et comprimer |’émeute toujours menagante,
ei.ciest.pour l’avoir fait, & cause dés besoins de la guerre, qu'il a
été ewpasé.a une chute si prompte. Disons-le donc bicn haut : le pa-
triotisme coodamne les coups d’Etat aussi bien que les révolutions
populaires comme attentatoires aux vrais intéréts de la France. Le
respect des lois peut seul.Jui rendre, avec la tranquillité intérieure,
usage complet de toutes ses forees. pour sa défense contre 1’é-
tranger.
Le général Randon avait été.informé, par unc lettre du prince-
président, que, le général Saint-Arnaud le remplacait au ministére
de la guerre. Le gouvernement de l’Algérie, en ce moment exercé
par un intérimaire qu’il avait nommé lui-méme, lui fut offert. Il
l’aurait accepté avec grande satisfaction sans un scrupule qui
niontre encore toute la délicatesse de,ses sentiments. Il ne voulut
pas donner licu de croire que, suivant un précédent blimable, il
LB MARECHAL RANDON. : 67
avait pris soin de laisser vacant ce beau commandement afin de se
le faire donner en sortant du ministére de la guerre. La méme offre
lui ayant été renouvelée le mois suivant, il accepta avec reconnais-
sance les hautes fonctions dans lesquelles il était appelé a rendre
des services exceptionnels. .
Lorsque le général Randon arriva a Alger le 1° janvier. 1852, la
situation politique de la France pouvait passer pour incertaine, car
on ignorait encore quelle ligne de conduite}les puissances euro-
péennes suivraient vis-a-vis du nouveau gauverncment. Le gouver-
neur général, se précecupant tout d’abord de prévoir le danger que
la colonie pourrait courir, dans le cas.d’une conflagration euro-
péenne, si les navires de guerre ennemis interceptaient les com-
munications avec la métropole, proposa et fit adopter des mesures
a prendre pour mettre |’Algérie en état de: se suffire et. de se défen-
dre par elle-méme. Pensant, en outre, étre en état, non pas seule-
ment de maintenir dans le devoir les populations déja soumises,
mais de compléter peu & peu la conquéte du pays tout entier; il
avait treavé. le moyen de remplir 4 la fois toutes ces conditions.
Son systéme consistait 4 augmenter les troupes destinées 4 demeu-
rer en permanence dans )’Algérie, et a-diminuer le nombre de celles
qui n’y passaient que peu de temps. L’expérience avait prouvé que
la difficulté d’acelimater les soldats rendait un grand nombre
d’hommes indisponibles dans les corps de troupes venus de
France; sass compter' que les corps qui se recrutaient et demev-
raient en Algérie savaient beaucoup: mieux faire une guerre toute
spéciale lorsqu’uhe expérience .déja longue la leur avait enseignée.
D'aprés les mesures prises par le nouveau gouverneur, les. troupes
de chaque province appartenant 4 la colonie formérent un effectif
de 10,400 hofames, tandis que celles qui venaient pour y séjour-
ner transitoirement.ne comptaient plus que 4,000 hommes... .
Le train des équipages, appelé:& jouer un réle essentiel dans un
pays oi chaque eolonne en expédition doit emporter, le plus sou-
vent, tout ce qui est nécessaire 4 ses hesoins, forma un escadron de
4,200 hommeés par province.
Le service des ambulances fut: aussi constitué par province..La
cavalerie, qui avait été établie; & l’origine, prés du littoral, et qui y
était restée, malgré la grande extension donnée depuis 4 la con-
quéte, fut réorganisée. Le gouverneur général demanda que toutes
les troupes 4 cheval fussenit reportées dans l’intérieur du pays,
corame les intéréts de notre domination le réclamaient. Il fit valoir
l’avantage d’effectuer la remonte aux sources de la production, et
de lui donner une installation assez compléte pour qu’elle assurat
la permanence de l'effectif en chevaux misen état de service.
68 L'ALGERIE CONTEMPORAINE.
“ Le général Randon proposa aussi pour les spahis une réorganisa-
tion destinée 4 leur faire occuper les limites du Tell et 4 garder nos
frontiéres. Le point essenticl était, d’aprés ses vues, d’assurer leur
bon recrutement et d’en faire des instruments utiles pour notre do-
mination : c’est & quoi il sut pourvoir par des mesures nouvelles.
En méme temps, il s’occupait des moyens d’assurer la suhsis-
tance et les munitions de l’armée dans le cas ot les communica-
tions avec la mére patric seraient interrompues. Le service du gé-
nie mit les cétes en état de défense; celui de )’artillerie effectua
l’‘armement des batteries fixes. Les magasins de }’administration
recurent un approvisionnement double de celui qu’il avait eu jus-
que-la. On reconnut dans la province de Constantine des terres sal-
pétrées, et une raffinerie d’essai fut établie 4 Biskra. Avec du sou-
fre, qu’on croyait pouvoir tirer de la province d’Oran, on serait en
état de fabriquer de la poudre, si l'on était réduit & cette nécessité.
des hauts fourneaux de fonte de fer, quiallaient étre mis en exploi-
tation prés de Bone, fabriqueraicnt, en cas de besoin, des projec-
tiles et méme des canons, la qualité de la fonte étant égale & celle
de la fonte de Suéde.
Toutes ces mesures, dictées par la prévoyance la plus éclairée,
n’étaient encore qu’a l'état d’un commencement d’exécution, quand
les Arabes tentérent une révolte qui éclata, sans beaucoup d’ensem-
ble, sur une trés-grande étendue. Le général Randon eut, dés les pre-
miers mois de 1852, 4 jouer le rdle de général en chef. Il ne s’exagéra
point l’importance de ces agitations partielles; il les considéra sim-
plement comme des désordres inévitables, qui avaient du moins un
cété utile, en entretenant parmi nos soldats une vigilance et une acti-
vité salutaires. Il se contenta donc, sans quitter le centre de son com-
mandement, de laisser 4 ses lieutenants la responsabilité et Phon-
neur de leurs faits d’armes ; il concentra seulement leurs opérations,
et surtout les poursuites qu’ils eurent a-faire, de maniére 4 empé-
cher les principaux rassemblements ennemis de s’échapper d’aucun
cété. La campagne touchait a sa fin, lorsque le gouverneur général,
informé qu’un de ses lieutenants était arrété devant Laghouat sans
avoir des moyens suffisants pour |’attaquer, et prévoyant que si ]’on
tardait 4 prendre la ville on verrait s’accroitre rapidement le nom-
bre des ennemis, fit former unc nouvelle colonne de troupes. Il en
avait pris le commandement en personne; mais Laghouat était
tombé entre nos mains avant son arrivéc.
Cette campagne de 1852 fut extrémement active pour ses lieute-
nants, et le maréchal s’est loyalement attaché, dans ses Mémoires,
a faire ressortir leur énergie, leur habileté et leur belle conduite.
Ces ofliciers généraux, quoique jeunes encore pour la plupart,
LE MARECHAL RANDON, €9
avaient été formés par une longue expérience de cette guerre spé-
ciale, etils avaient nom Montauban, Camou, Bosquet, Mac-Mahon,
d’Autemarre, Desvaux, Yusuf et Pélissier. Sans avoir combattu de
sa personne, le gouverneur général avait pris la plus grande part a
leurs succés. A Youest de nos possessions, le général Montauban
avait eu affaire 4 des tribus insoumises qui sortaient habituellement
du territoire du Maroc, et qui s’y réfugiaient toutes les fois qu’elles
étaient pressées de trop prés par nos troupes. Le gouvernement du
Maroc manquait donc depuis longtemps 4 ses obligations de puis-
sance amie; mais, que le résultat fut dd aux difficultés de sa situa-
tion, a son impuissance ou 4 sa mauvaise volonteé, il est certain que
Ies réclamations de notre diplomatie n’avaient point obtenu de ré-
sultat. Cette situation rendait la guerre interminable de ce cdéteé.
Aussi le général Randon n’hésita pas a prendre la responsabilité
d'une résolution qui changea la situation du tout au tout. Il ordonna
au général Montauban de franchir la frontiére du Maroc, 4 la pour-
suite de l’ennemi, sans se laisser arrétcr par aucune protestation
avant de l’avoir atteint. Le général Montauban avait obéi, et obtenu
ainsi des succés décisifs.
Les mémes instructions, données et suivies 4 l’est de nos posses-
sions, sur la frontiére de Tunis, donnérent aussi 4 la poursuite faite
de ce cété par le général Mac-Mahon des résultats inespérés. Les
deux gouvernements de Maroc et de Tunis comprirent trés-bien que
le droit n’était pas de leur cété, et ils ne firent entendre l’un et
l'autre ni protestations ni plaintes.
Les opérations faites dans le Sud obtinrent aussi des résultats
importants, car Laghouat, située, comme on sait, dans un oasis,
s'élant révoltée et ayant été emportée d’assaut, le gouverneur géné-
ral prit sur lui d’y établir des troupes en permanence et de faire de
cette ville un poste avancé vers les régions sahariennes. Huit cents
fantassins, un escadron de cavalerie et une section d’artillerie de
montagne, avec ambulance et services administratifs, formérent
comme un trés-petit corps d’armée complet, qui n’aurait pas seule-
ment garder la ville et 4 la défendre au besoin, mais qui étendrait
son action au dehors dans un certain rayon, afin de protéger nos
tribus dans leurs campements ordinaires et dans leurs migrations
périodiques vers les contrées o& ces nomades, de temps immémo-
rial, ont conduit leurs troupeaux.
La prise de possession de Laghouat nous faisait gagner soixante-
quinze lieues vers le sud, dans ces régions sans eau, sans abri, sans
végélation, d’ou sortait si souvent un ennemi insaisissable. Un
équipage de cing cents méharis harnachés soit pour monter des
fantassins, soit pour transporter des vivres ou des bagages, fut or-
70 L’ALGERIE CONTEMPORAISE.
ganisé en smala, avec ses conducteurs, veire méme ses vétérinaires.
Ce fut la contribution de guerre payée par la tribu des Larba. Nos
troupes acquirent ainsi, sans qu'il en coutat rien au trésor de l’Etat,
une mobilité égale & cellé des Arabes du désert qui, montés sur
leurs chaméaux, et franchissant des espaces immenses, étaient sou-
vent venus tomber a4 l’improviste sur nos tribus, en jetant l’épou-
vante au loin par leur passage. Ces mesures regurent l’approbation
du ministre de la guerre.
La soumission des Kabyles se présentaitidepuis longtemps.comme
nécessaire 4 la sécurité de notre domination en Algérie. Ces peu-
plades, dont le territoire s’étendait le long de la mer, dans les deux
provinces d’Alger et de Constantine, ocoupaient des contrées mon-
tagneuses profondément ravinées, qui sont de si difficile accés, que
la conquéte en pouvait paraitre presque impossible. L’état social des
Kabyles différe essentiellement, on le sait, de celui.des Arabes. Au
lieu de la vie nomade, ils ménent la vie sédentaire, et la propriété
individuelle du sol forme chez eux la base immuable du droit privé.
Cette immense étendue de territoirc occupée par des peuples insou-
mis au milieu desquels la guerre sainte pouvait toujours étre pré-
chée et préparée, offrait pour la stabilité de nos possessions un
danger constant, d’une part, parce que toutes les insurrections
arabes y pouvaient espérer un appui et un refuge, et de l’autre 4
cause du voisinage oli se trouve Alger de l’extrémité occidentale du
massif montagneux. Notre capitale en était ainsi réduite 4 la néces-
sité de conserver pour sa défense des troupes nombreuses, dans le
cas oll une guerre européenne éclaterait, car les montagnes de la
Kabylie recevraient par mer de la poudre, des armes, de l’argent,
et deviendraient un foyer inextinguible d’insurrection générale.
La soumission de la Kabylie exigeait surtout de la patience, de la
persévérance, et ces qualités ne manquaient point au nouveau gou-
verneur général. I] résolut de soumettre les diverses parties du pays
les unes aprés les autres. Dés le mois de mars, il avait proposé au
ministre de la guerre un plan pour diriger une opération soit contre
le massif de Collo, soit contre une fraction de la Kabylie du Djur-
jura. Le ministre, allant au dela des vues du gouverneur général,
ordonna, non-seulement d’exécuter cette année méme une expédi-
tion contre le paté de montagnes de Collo, mais d’opérer l’occupa-
tion définitive de la ville, et de la relier avec Constantine au moyen
d’une route 4 construire dans une vallée qu'il indiquait. Le général
Randon exposa avec franchise les inconvénients du projet; mais le
ministre ayant persisté dans ses idées, le gouverneur général ne
songea plus qu’aux moyens d’en assurer le succés. Il ordonna au
général de Mac-Mahon, au.lieu de mareher directement.sur Collo,
LE MARECHAL RANDON, 14
d’aller droit aux tribus les plus puissantes, de les attaquer pen-
dant que les troupes seraient pleines d’ardeur, ainsi-qu’on les trouve
au début d'une expédition, de s’établir au coeur. méme du pays, et
d’y prolonger son séjour pendant tout le temps que réclamerait la
soumission des tribus environnantes : seul moyen d’assurer et de
rendre utile l’occupation de Collo. Les routes que'la division Camou
entreprit de construire n’avaient pas moins de 150 kilométres, et
elles devaient favoriser bientdt.la soumission de la Kabylie du Djur-
jura.
L’année suivante, en effet, l’armée d’ Algérie étant pleme de ’ar-
deur et de la confiance que les expéditions heurcuses de l'année
précédente lui avaient donnée, le ministre de la guerre fit connaitre,
4 la date du 17 février 1853, qu'il approuvait cette entreprise,. et
que le gouverneur eit 4 présenter un plan de campagne. Ce travail
fut bientdt prét, et les préparatifs allaient commencer, quand ke gé-
néral Randon fut informé que l’expédition serait commande. par
un maréchal de France; mais que sa susceptibilité n’en devait pas
étre offensée, le commandement de lune des deux. colonies lui
élant réservé.
Le général avait montré l'année précédente de quel esprit i: dis-
cipline il était animé; mais il ne crut-pas devoir accepter une situa-
ion qui diminuerait l’autorité morale du gouverneur général, et,
sans crainte de briser sa carriére, il adressa 4 l’empereur la lettre
qui suit :
a Sire, si j’avais pu, quand Votre Majesté m’a confié le gou-
vernement de l’Algérie, prévoir que le commandement des trou-
pes me. serait enlevé a la veille d’entreprendre une expédition sé-
rieuse, j’aurais supplié Votre Majesté de me permettre de ne pas
-accepter cette mission.
a Ce que j’eusse fait alors, je viens le réaliser aujourd’hui que
) apprends, par M. le ministre de la guerre, que Votre Majesté la
chargé de diriger les opérations militaires qui doivent prochaine-
ment s’accomplir dans la Kabylie. Je n’ai point 4 discuter les ordres
de l’empereur, je n’ai qu’é m’y soumettre; mais en méme temps il
importe que la dignité du commandement et la considération mili-
tatre quis’y rattache soient sauvegardées. Je crois remplir un dou-
ble devoir en priant instamment Votre Majesté de vouloir bien ac-
ma démission de gouverneur genéral de l’Algérie, que j ‘al
Vhonncur de déposer entre ses mains.
« Ce devoir pénible, mais rigoureux, accompli, je suis a la dispo-
sition du ministre de la guerre, et je tiendrais 4 grand honneur
quil me désignat a Votre Majesté peg exercer un commanenen
dans l’expédition projetée.
72 L'ALGERIE CONTEMPORAINE.
« Qu’il me soit permis, en cette circonstance, de dire 4 Votre Ma-
jesté que j’ai la conscience de m’étre acquitté de la haute mission
qu’elle m’avait confiée, avec autant de fidélité pour )’empereur que
de dévouement aux intéréts de la colonie. »
L’empereur, ne voulant pas se priver des services du général
Randon, n’accepta pas sa démission, et décida que Vexpédition du
Djurjura n’aurait pas lieu cette année.
Cependant toutes les dispositions avaient été prises en vue de
cette entreprise, et, pour ne pas perdre le fruit de ces préparatifs,
le général Randon résolut de continuer |’ceuvre de soumission des
tribus kabyles, commencée par le général Mac-Mahon I’année pré-
cédente, en dirigeant les opérations militaires 4 l’est de la grande
Kabylie, entre l’Qued-el-Kebir et la route nouvellement ouverte de
Sétif 4 Bougie. Le plan du général en chef divisait les opérations en
deux périodes : la premiére, consacrée 4 pénétrer entre les Babors
et 4 combattre des tribus, renommées par leur courage, qui défert-
daient un pays du plus difficile accés; la seconde, 4 ouvrir des
communications entre Djidjelly, Sétif ct Constantine, pour affran-
chir la premiére de ces places du blocus permanent qui la paraly-
sait. La population indigéne des environs, qui s’était jusque-la
complétement soustraite & notre domination, devait y étre sou-
mise.
Aprés avoir pris des mesures, au moyen des contingents arabes,
pour empécher les populations de l'Est de faire parvenir des se-
cours 4 celles que nous allions combattre, le général en chef, qui
avait réuni 4 Sétif toute son armée, comprenant les deux divisions
Mac-Mahon et Bosquet, en forma deux colonnes qui se séparérent
pour aller exécuter des attaques convergentes. I] indiqua 4 la pre-
miére division la marche qu’elle devait suivre, et dirigea en per-
sonne les mouvements de la seconde. Les deux divisions surmon-
térent avec l’énergie qu’on attendait d’elles les obstacles résultant
de la nature d’un pays ou une poignée d’hommes pouvait a chaque
pas tenter d’arréter toute une armée. Mais, attaqués ainsi des deux
cétés en méme temps, les Kabyles ne purent pas concentrer de
grandes forces, et quelques combats, dans lesquels ils furent bat-
tus malgré leur courage et leurs avantages de position, décidérent
successivement les tribus 4 demander la paix, en livrant des otages
et en payant immédiatement la contribution de guerre qui leur était
imposée. L'expédition, commencée le 17 mai, se termina, du moins
dans sa premiére période, par la jonction des deux divisions, jonc-
tion opérée le 4 juin sur le territoire ennemi. Elles avaient par-
couru pour sc réunir des chemins, ou plutdt des sentiers effroya-
bles, qu’une mule légérement chargée osait 4 peine suivre. Nos offi-
LE MARECHAL RANDON. 13
ciers du génie eurent la une glorieuse occasion de montrer une fois
de plus qu’aucun obstacle ne les fait reculer.
C'est dans ce camp, en présence des deux divisions réunies, que
le gouverneur général donna aux chefs kabyles l’investiture des
fonctions qu ils auraient 4 exercer. Conformément 4 une régle de
politique a laquelle il se conforma toujours, cette investiture se fit
avec solennité, au milieu d’une cérémonie imposante. La religion y
préta sa majesté auguste. Un autel, orné de fanions et de faisceaux
d’'armes, avait été dressé sur la partie la plus élevée du camp, et
labbé Régis célébra le saint office de la messe. Deux compagnies
en armes, avec les drapeaux et les musiques de leurs régiments,
élaient placées 4 droite et & gauche de |’autel, et l’état-major des
deux divisions en face, tandis que les soldats de l’armée étaient
rangés sur toutes les hauteurs d’ot l’autel pouvait étre apercu. La
mer et les montagnes servaient de cadre a cette scéne, qui était faite
pour produire sur les chefs kabyles une impression profonde, et
qui a inspiré 4 Horace Vernet un de ses beaux tableaux. C’est en ce
lieu que le gouverneur général adressa aux Kabyles du Babor cette
courte et politique allocution :
« ... Vous voila en face du drapeau de la France, vous avez pro-
mis de servir avec fidélité notre patrie.
« Je vais vous donner le moyen de remplir vos promesses cn vous
donnant l’investiture.
« Rappelez-vous que votre premier devoir sera de faire respecter
la justice et de protéger Ics faibles.
« Eloignez de vous tous les gens de désordre; nos ennemis doi-
vent étre les vétres.
« Vos anciennes querelles doivent cesser, afin que la paix régne
dans le pays et que vous puissiez fréquenter avec sécurité les mar-
chés.
a Voila ce que je veux pour le bien de tous; voila ce qu’il faut
que vous rapporticz a vos fréres, voila cc qui aménera sur vous les
bénédictions de Dieu et nous montrera que vous méritez vraiment
d'étre appelés les serviteurs de la France. »
Telle fut la premiére période de cette campagne. La soumission de
la Kabylie des Babors eut un tel retentissement, que diverses autres
inbus, qui avaient fait plusieurs années auparavant un semblant de
soumission, s’empressérent d’aller au devant du gouverneur géné-
ral pour |’assurer de leurs intentions pacifiques. Elles payérent aus-
sitét leurs impdéts, ce qu’elles n'avaient jamais fait auparavant, et
elles s’engagérent a élargir et 4 rendre viables les étroits sentiers
16 L’ALGERIE CONTEMPORAINE.
que nos colonnes devaient suivre en traversant leur pays. Les outils
nécessaires leur furent prétés par le génie.
La deuxiéme période de la campagne fut naturellement facilitée
par le succés de la premiére. Elle cut pour objet de soumettre les
populations comprises entre 1’Oucd-Djindjen et l’Oued-El-Kebir. Les
deux divisions se séparérent de nouveau pour entrer en méme temps
sur le territoire ennemi, l'une par le sud, l'autre par le nord. Le
général Randon prit cette fois le commandement supérieur de la di-
vision Mac-Mahon. Les marches préparatoires. étaient seules opérécs,
lorsque les Kabyles, comprenant la situation‘ avec l’intelligence qui
les caractérise, prirent le parti de se soumettre, et envoyérent, tant
vers le général Bosquet que vers le général Randon, des députations
chargées de solder les contributions de guerre auxquelles elles se-
raient condamnées et a livrer des otages. Le travail remplaca les
marches et les combats. Toutes les troupes des deux divisions com-
posant cette armée furent employées 4 la construction d’une route
faite pour relier Djidjelli 4 Constantine. Le tracé en fut déterminé
par le général Chabaud-Latour, et les officiers du génie sous ses er-
dres déployérent une activité extréme. L’humeur guerriére de nos
soldats ne s’était pas accommodée tout d’abord de ce pacifique dé-
noument, car ils avaient espéré clore la campagne par un coup plus
éclatant, mais ils fournirent néanmoins huit mille ouvriers, qui
saisirent les outils préparés d’avance, et cet immense atelier eut
bientét raison des rochers a briser, des ravins 4 combler ct des ri-
viéres 4 franchir.
L'expédition de Kabylie s’était terminée au mois de juillet, et dés
le mois d’octobre de la méme année 1853, le gouverneur général
entreprit de mettre 4 profit l’occupation de Laghouat-pour assurer
plus complétement la sécurité du sud de nos possessions. Il savait
que le chérif Mohammed-ben-Abdallah, battu, l’année précédente,
sans étre détruit, s’efforcait, par ses émissaires, scs intrigues et
ses incursions, de ressaisir }’influence que sa défaite lui avait fait
perdre. Par des apparitions soudaines, tantdt d’un cdté, tantdt de
l'autre, il enlevait les troupeaux et ramenait 4 lui les populations
nomades qui eussent désiré vivre en paix. Le chérif exercait son
influence facheuse jusque dans la province d’Oran. Le gouverneur
général se décida a faire disparaitre cette cause d’agitation, en pro-
fitant du moment ot nos récents succés jetaient d’avance la crainte
dans l’esprit de nos adversaires. Il résolut de profiter de la. saison
favorable pour exécuter dans le sud une expédition d'un: caractére
tout nouveau, qui devait faire pénétrer nos colonnes dans. les pro-
fondeurs du Sahara pour poursuivre le chérif jusque dans son der-
LE MARECHAL RANDON. vi
aier refuge. L'opération devait étre exécutée par nos goums, com-
posés, comme on sait, de nos Arabes auxiliaires, soutenus a dis-
tance par des colonnes mobiles que fourniraient nos _postes
avancées.
Notre bach-aga, Si-Hamza, fut chargé du role principal avec une
fiberté compléte d’action, sa connaissance du pays, ses nombreuses
relations avec les populations nomades étant évidemment plus pro-
pres 4 I'inspirer que des mstructions rédigées trés-loin du théatre
des opérations. Pour faciliter sa marche et le soutenir en cas de be-
soin, trois colonnes mobiles furent formées dans le Sud, une par
chacune des trois provinces. Les troupes arabes, qui furent passées
en reyue par nos officiers, devaient avoir pour deux mois de pro-
visions. Chaque cavalier devait ¢tre pourvu de deux chameaux por-
tant de l'eau et des vivres. Un seul chameau suffisait pour deux
fantassins. |
Tous nos goums entrérent 4 la fois dans les solitudes du sud aux
aierniers jours de novembre. C’était comme une marche en bataille
du nord au sud, occupant un front -de plus de cent lieues. Les
goums des deux provinces de Constantine et d’Oran amenérent, sans
trop de difficultés, la soumission des tribus qui se trouvaient en
face, mais nos autres goums rencontrérent, en face de la province
d’Alger, de plus sérieux obstacles. C’est 14 que Si-Hamza devait avoir
a combattre le chérif en face duquel il allait se trouver en sortant
de Metlili, qui lui avait ouvert ses portes sans résistance. Mais com-
ment pouvait-il, lui, marabout des Qued-Sidi-Cheik, attaquer, pour
Je service des Francais, cet autre marabout qui, au nom du Pro-
phéte, avait proclamé la guerre sainte? Sa résolution d’aller atta-
quer l’ennemi sur son propre territoire n’en fut point ébranlée, et
je gouverneur général, pour lui faciliter ’exécution de ce mouve-
ment, dirigea des renforts sur Metlili. Les deux chefs musulmans
se rencontrérent et se livrérent un combat acharné aprés lequel Si-
f{lamza, gravement blessé, vit s’'avancer vers lui huit hommes 4 pied
conduisant un cheval de soumission et criant de toutes leurs
forces : « Au nom de Dieu, nous vous demandons l’aman! Nous
voulons vivre désormais sous votre drapeau et sous celui des Fran-
¢ais! » Le chérif avait pris la faite. Son expulsion d’un pays ou on
Je supposait si solidement établi, l’enti¢re soumission des popula-
tions qui faisaient sa force, l’apparition de notre drapeau aux fron-
diégres du grand désert; la présence dans cette région d’un colonel
francais allant, sans force militaire, 4 une si grande distance du
Tell, étudier l’organisation qu’il fallait donner & ces pays, fourni-
rent la preave irrécusable des résultats heureux de cette nouvelle
entreprise.
16 L’ALGERIE COMTEMPORAINE.
Le gouverneur général se rendit 4 Laghouat pour procéder lui-
méme a l’organisation du pays et pour imprimer aux nouvelles au-
torités le sceau de son autorité personnelle. La cérémonie de l’in-
vestiture eut lieu sur la place d’Armes, en présence des chefs indi-
génes qui avaient commandé nos goums, des envoyés des tribus et
des députations des villes annexées. La foule compacte, ces dépu-
tations venues de trés-loin, ces goums nombreux, ces officiers, ces
généraux qui se rencontraient au milieu du désert, tout cela pro-
duisait un aspect étrange ct imposant. Le gouverneur général pro-
‘nonca une allocution dans laquelle il disait aux Arabes : « Les
temps nouveaux commencent pour vous : au désordre succédera la
paix, au pillage la sécurité, et votre commerce s’accroitra. Voila ce
que produira votre soumission a la France. » En se séparant, les in-
digénes emportaient au fond du cceur une haute idée de notre
force; ils protestaient 4 l’envi de leur entiére soumission 4 la
France.
Cette expédition, véritable conquéte du Sud, ne le céde, par ses
résullats, 4 aucune de celles qui ont été entreprises en Algérie, et
elle eut une importance particuli¢re par la nature des éléments mis
en ceuvre par nos armes pour la premiére fois. Avant cette opéra-
tion, on s’était accoutumé a considérer comme en dehors de notre
sphére d'action les régions sahariennes. Comment, en effet, quelle
que soit la légéreté donnée 4 nos colonnes, pénétrer dans un pays
qui n’offre aucune ressource pour la nourriture des hommes et des
chevaux ; ol, pendant plusieurs jours de marche, on ne trouve pas
une goutte d’eau ; ou tout point de direction manque 4 une colonne
engagée dans une véritablc mer de sable. Des Arabes possesseurs de
nombreux chameaux pouvaient seuls tenter ces aventures. Mais
comment les déterminer 4 nous suivre dans ces opérations? leur
inspirer la confiance qu’avec notre concours ils n’auraient pas a re-
douter des échecs d’autant plus sensibles qu’ils seraient subis en
servant les chrétiens? La était la difficulté, ct le gouverneur, en y
donnant tous ses soins, avait effectué un progrés dans l’art de faire
la guerre dans ces régions. D’aprés lui, l’infanterie, pour une opé-
ration dans le Sud, ne doit plus remplir d’autre réle que celui d’une
redoute douée de mouvement. Elle sert d’entrepét pour les vivres,
les munitions, les malades et les blessés. Douze ou quinze cents fan-
tassins suffisent pour ce service indispensable, mais la colonne agis-
sante est composée de cavaliers.
Disons, en terminant la ce qui regarde les opérations de cette
campagne dans le Sud, que le commandant du Barail rendit des
services signalés comme commandant supérieur du Cercle de
Laghouat.
LE MARECHAL RANDON. 17
Cette ville fut reliée 4 Boghar, cette année méme, par une route
sur laquelle furent établis, aux lieux d’étapes, huit caravansérails
construils par nos soldats. Ce n’est pas seulement pour la Kabylie,
mais pour toute l’Algéric et méme pour le désert qu’il est vrai de
redire, avec le général Randon, que les routes sont les rénes du
gouvernement.
L'année 1854 devait faire subir 4 notre colonie africaine une nou-
velle et redoutable épreuve. Depuis la conquéte, la métropole n'a-
vait point eu de guerres 4 soutenir, tandis que dés les premiers
jours de cette année le maintien de la paix avec la Russie parut
compromis. Qu’allait-il arriver de l’Algérie si nous la dégarnissions
de troupes? Et, d’autre part, comment concilier la nécessité de.
maintenir une armée en Afrique avec les exigences probables d’une
grande lutte européenne ? Ces appréhensions, qui troublaient -alors
beaucoup de monde, n’eurent aucune prise sur le général Randon.
Hi pensait, au contraire, que }’ Algérie devait trouver 14 une occasion
de prouver que la guerre faite chez elle. depuis vingt-quatre ans
n’avait point été une école stérile pour former des généraux, des
officiers et des soldats, et il regardait comme désirable que l’armée
d’Airique fit largement représentée dans les batailles qui allaient
se livrer. Loin donc de faire obstacle au départ de ses troupes, il
fit des préparatifs pour pouvoir faire embarquer sans retard toutes
celles qui lui seraient demandées. Du 25 mars 4 la fin du mois de
juin 1854, trente mille hommes de toutes armes s’embarquérent
dans les différents ports de |’Algérie pour se diriger vers l’Orient.
Restait au gouverneur général 4 se garantir contre l’effet pro-
duit, dans l’esprit des indigénes, par !le départ d’un aussi grand
nombre de troupes. Il concentra celles qui lui restaient et il éche~
lonna les régiments d’infanterie sur les lignes stratégiques, en les
occupant 4 ouvrir des communications destinées 4 nous conduire
promptement au cceur’du pays insurgé. La cavalerie couvrit le Tell
de ses colonnes mobiles qui se croisaient dans tous les sens. Le
bruit se propagea parmi les Arabes que la France envoyait ses trou-
pes 4 Constantinople pour détréner le sultan; mais cette erreur fut
réfutée avec grand soin, et 4 l’aide de la police des marchés les
mauvaises nouvelles furent combattues et la vérité propagée sans
relache. L’émotion se calma et fit place 4 la confiance et méme a
la gratitude envers le gouvernement pour |’appui qu’il allait don-
ner au chef des Croyants. Les tirailleurs algériens furent les pre-
miers 4 proclamer hautement ces sentiments en demandant a faire
partie des. troupes embarquées. Cette manifestation fit grand effet
dans le pays arabe, et particuliérement parmi les habitants des
villes. A partir de ee moment, . les priéres en aclions de graces en-
78 L'ALGERIE CONTEMPORAINE.
vers l’empereur furent dites dans. les mosquées et des voeux furent
formés de toutes parts pour le succés de nos armes.
Il eat été néanmoins bien extraordinaire que cette année se pas-
sdt sans quelques-unes des levées de boucliers habituelles. Il s’en
produisit deux : l’une en Kabylie et l’autre dans. Ie Sud. A la-néu-
velle de la guerre de Crimée et de l’embarquement de nos troupes
pour l’Orient, le prétendu chérif Bou-Bargla, sortant de la retraite
cachée ou il s’était antérieurement réfugié, recommencga a4 précher
la guerre sainte dans les tribus kabyles du Haut-Sebaou, qui n’a~
vaient encore été astreintes qu’a une de ces soumissions éphéméres
dont la durée ne dépassait pas le séjour de nos colonnes passant
dans le pays. Les hostilités commencérent et ce pays de montagnes.
' fut-en insurrection. Le’ gouverneur général, sans perdre un mo-
ment, mit en mouvement toutes les troupes disponibles de la divi-
sion Mac-Mahon et de la division Camou, et.il concentra sous ses
ordres personnels environ 12,000 hommes; puis il forma deux co-
lonnes qui pénétrérent & la fois sur le territoire ennemi par |’est et
par l’ouest. Aprés un combat dirigé par le gouverneur général, &
la téte de la division Camou, et un autre livré presque en méme
temps par le général Mac-Mahon, les tribus insurgées qui avaient
lutté contre nous opéréront leur soumission; pour en assurer la
durée, le gouverneur général fit parcourir le pays en tous sens par
des colonnes légércs, et pendant ce temps les. officiers d’état-major
levérent les cartes du terrain.
Ce n’était la que la premiére période de |’expédition ; la seconde
fut beaucoup plus difficile. Les deux divisions-durent agir de con-
cert en remontant je Sebaou, pour rencontrer des montagnes d’'up
accés de plus én plus difficile. Les Kabyles, pensant que l’attaque
se ferait directement contre la forte tribu des Beni-Hidjar, envayé-
rent tous leurs contingents de ce cété; mais le gouverneur général,
qui sen apercut, changea son point d’attaque en escaladant. la
montagne du Brou-Chaib, qui fait partie du massif de la grande
Kabylie, pour arriver 4:un point culminant on |’on serait en posi-
tion avantageuse pour les combats & livrer. L’ascension, d’abord
trés-pénible, s’opéra par des sentiers si étroits et si encaissés, que
nos travailleurs devaient les élargir pour le passage des mulets.
Les -difficultés cessérent 4 la rencontre d’unc route tracée sur les
plateaux. e
L’'armée couronna les hauteurs sans coup férir. ‘Elle’ aperce-
vait de la, pour Ja premiére fois, toute la grande Kabylic, dont
le territoire est composé. de -soulévements qui ont projeté les
montagnes en désordre ct comme au hasard. On distinguait. sur:
tous les sommets une multitude de villages semblant autant de for-
LE MARECHAL RANDON. 79
teresses. Mais ce moment n’était pas encore propice pour diriger de
ce cdté nos efforts; car notre armée, sans route derriére elle et
sans ligne de retraite assurée, aurait été exposée 4 un désastre, si
elle n’avait pas réuni tous ses efforts contre les seules tribus qu'elle
fut venu comabattre.
Notre camp fut attaqué le lendemain matin sur deux de ses fa-
ces. Deux brigades de la division Camou, sorties du camp, refoulé-
rent les assaillants ; mais la division Mac-Mahon n’en fut pas moins
contrainte d’exéeuter le méme mouvement offensif peu de temps
aprés.
Aprés deux jours de pluie qui suivirent et qui forcérent 4 de-
meurer au repos, on reconnut la nécessité d’attaquer le village de
Taourirt, que les Kabyles, les plus braves avaient réoccupé et trés-
fortement retranché. I fut pris d’assaut dans une action glorieuse
mais trés-sanglante, qui décida du sort de la campagne. Quoique
la résistance acharnée des Kabyles se soit prolongée quelques jours
de plas, toutes les tribus de la contrée se soumirent successive-
ment 4 notre autorité. Le général Randon avait montré, dans cette
entreprise, qu’il possédait la force d’ame et la hardiesse nécessaires
pour s‘exposer, quand cela devenait nécesgaire, aux éventualités
les plus dangereuses. Il avait mérité que le souverain, en le félici-
tant du succés, lui écrivit : « Je n’étais pas sans inquiétude, je
vous l’avyoucrai, et yous devez le comprendre; mais le récit des
glorieux faits d’armes de nos troupes et les avantages qui en résul-
teront m’ont redonné une pleine confiance. » Grace 4 cet acte de
vigueur, la tranquillité ne fut sérieusement troublée sur aucun
point de la colonie pendant la durée de la guerre de Crimée, alors
que l’effectif de l'armée d'Afrique était descendu de 75,000 a
45,000 hommes, et que les troupes acclimatées et aguerries avaient
été remplacées par d’autres. Ce soulévement général, que |’on re-
doutait depuis longtemps pour le jour ot la France serait engagée
dans une guerre européenne, n’éclata donc pas, et aucun nouveau
sacrifice ng fut imposé 4 la: métropole. Plus de 900 tués ou blessés,
sur moins de 412,000 hommes, montraient que nos soldats avaient
eu affaire 4 des adversaires dignes d’eux.
D’autres hostilités s’élevérent encore, la méme année, dans le Sud
de notre colonie, ot reparut le chérif Mohamed-ben-Abdallah qui
avait trouvé, depuis sa faite, un refuge en Tunisic. Il se ligua avec
le cheik de Tougour‘;: et:cette ville devint le lieu de réunion de
tous les mécontents. Le gouverneur général{pensa qu'il fallait faire
la conquéte de Tougourt, pour n’avoir pas sans cesse} a. réprimer
des actes d’agression contre les alliés ou contre les sujets de la
France.
20 L’'ALGERIE CONTEMPORAINE.
Pour éviter un siége qui aurait pu donner lieu, comme celui
de Zaatcha, & une résistance longue et opiniatre, le gouverneur
général prescrivit de chercher 4 emporter cette place par un
coup de main, en attirant l’ennemi hors des murailles. Les contin-
gents arabes les plus rapprochés de la région fournirent les colon-
nes d’attaque, et les tribus privées de leurs défenseurs naturels
furent couvertes par des détachements de nos troupes. Nos postes
avancés vers le Sud n’étaient plus seulement des sentinelles char-
gées de signaler l’apparition de l’ennemi; ils eurent un réle beau-
coup plus important, celui de devenir des bases d’opération pour
des colonnes légéres, trés-mobiles, destinées 4 faire respecter notre
_ domination. Le 15 noyembre, toutes nos colonnes entrérent en opé-
rations. Le 29, le chérif, que de petits succés avaient rendu pré-
somptueux, livra combat en avant de Tougourt, fut réduit a fuir,
et découvrit la ville qui tomba entre nos mains. Les populations
qui firent soumission recgurent pour chefs des hommes dévoués a
nos intéréts et assez influents pour empécher les agitateurs de re-
paraitre dans ces parages.
Les faits d’armes de l’année 4854 procurérent un calme complet
a l’Algérie pendant l’année 1855, c’est-a-dire pendant la période
décisive de la guerre de Criméc. Notre colonie d’Afrique, ayant joui
de récoltes abondantes, put contribuer 4 l’approvisionnement de
notre armée expéditionnaire aprés lui avoir donné ses meilleures
troupes. Les services rendus 4 cette occasion ont été appréciés a
leur juste valeur par ‘homme le plus compétent. M. Vintendant gé-
néral. Darricau, directeur de l’administration au ministére de la
guerre, écrivait, le 10 avril 4855, au général Randon : « Vous étes
notre salut et notre providence. Vous nous fournissez sans cesse des
soldats, et quels soldats! des chevaux, et quels chevaux! les seuls
qui aicnt résisté sur les plateaux de Chersonnése. Vos produits sont
entrés d’une maniére notable dans les approvisionnements de lar-
mée, et les fourrages de l’Algérie ont sauvé toute la cavalerie fran-
caise... L’intervention de |’Algérie dans cette grande lutte, sous
votre énergique, sage et patiente dircction, donne la mesure de no-
tre jeune puissance dans la Méditerranée. Elle constitue un fait de
guerre considérable, dont on ne connaitra toute la portée que lors-
qu’on récapitulera avec impartialité la somme des efforts que vous
avez produits 4 l’extérieur de votre commandement, sans affaiblir
la situation de l’Algérie, en étendant, au contraire, les limites de
notre territoire et en créant dans l’Algérie de nouveaux éléments
de puissance militaire et de colonisation. »
En prévision des éventualités défavorables ou des nouveaux efforts
4 faire sur le continent, le gouverneur général poussait active-
LE MARECHAL RANDON, 88
ment l’instruction des jeunes soldats qu’il avait recus, en les pré-
parant a la vie des camps et a la pratique de la guerre. Il fit conti-
nuer sur une grande échelle les travaux des routes sur lesquelles
on élevait des caravansérails formant de petits forts destinés a
assurer la sécurité.
Le général Desvaux, partant de Biscara pour visiter Tougourt,
fut accompagné par M. Laurent, ingénieur, qui avait été mis a sa
disposition pour étudier le régime des eaux et la nature des terrains
dans les contrées parcourucs. M. Laurent reconnut tous les indices
d'une couche d’eau souterraine pouvant provenir de contrées plus
élevées. Et en attendant que cette conjecture fut confirmée, il dé
gagea dans les oasis de Meggarin et de Tougourt des puits obstrués,
4 la grande joie des habitants qui furent trés-reconnaissants de ce
hienfait.
La sécurité dans les contrées du Sud était devenue si grande qu’un
marabout, qui les avait traversées en revenant de la Mecque, disait
que sous le gouvernement des Frangais une femme, avec une cou-
ronne d'or sur la téte, pouvait sans danger voyager d’un bout du
Sahara 4 l'autre.
L’année 1856 fut moins tranquille que la précédente, sans pour-
tant faire courir aucun danger 4 notre domination. Les troubles
les plus grands furent encore ceux de la Kabylie, et les deux divi-
sions du général Yusuf et du général Renault eurent fort a faire
pour les apaiser. Elles exécutérent des travaux destinés a faciliter
la conquéte de la grande Kabylie quand lc moment serait venu de
la tenter. La province de Constantine n’eut que des troubles insigni-
fiants et promptement réprimés. Le général Desvaux, en parcou-
rant le sud de cette province, arriva le 19 décembre a I’oasis
M’raier, qui avait changé d’aspect depuis quelques mois, & la suite
du forage de plusieurs puits. De la il se rendit 4 l’oasis de Ta-
merna qui dépérissait, lorsqu’un sondage entrepris par M. Laurent,
et poussé 4 soixante métres de profondeur, avait fait jaillir 4. un
métre au-dessus du sol une gerbe d’eau débitant quatre mille mé-
tres cubes en vingt-quatre heures. A Tougourt, vingt-neuf puits
d'eau jaillissante avaient déja été forés, et il y en avait un nombre
égal en cours d’exécution. Le général avait regu des témoignages de
reconnaissance partout ot il avait passé. Il avait stimulé la cul-
ture du coton dont les oasis avaient déja fourni de beaux échantil-
lons, et il avait regu, pour le forage des puits artésiens, de nom-
breuses demandes. Le commerce s’étendait par suite de la sécurité;
la fabrication des étoffes de soie et de laine, ainsi que celle des tapis,
étaient propagées par des ouvricrs émigrant de la Tunisie, ou ces
industries étaient pratiquées ayec beaucoup d’habilelé. Le général
40 Jaxvinn 1876, 6
$3 L'ALGERIE CONTEMPORAINE.
Desvaux secondait ainsi le gouverncur général dans ses vues les
plus chéres.
Les indigénes avaient, avant la conquéte, lhabitude d’enfouir,
dans des silos, des réserves de grains qui paraient aux disettes. Ces
réserves avaient disparu par suite de la guerre, puis, la paix re-
venue, les prix de vente avaient séduit les Arabes, qui avaient ainsi
transformé en argent l’excédant de leurs céréales. Le gouverneur
général prescrivit de rétablir les réserves de grains et, pour qu’elles
fussent conservées, les silos durent étre creusés dans le voisinage
des marabouts, afin que la garde en fat confiée aux hommes qui
surveillent les édifices consacrés 4 la piété. Que de malheurs eussent
été évités ou diminués si l'on eit toujours fait exécuter les régle-
ments du général Randon!
Les services rendus par le gouverneur général, sous ce. rapport
comme sous les autres, lui avaient mérité la plus haute des récom-
penses. Il avait été élevé, le 16 mars 1866, 4 la dignité de maréchal
de France. 3
L’année 4857 fut signalée par un événement mémorable : la con-
quéte et la soumission complete et définitive de la Kabylie resteront
l’acte le plus glorieux de la carriére du maréchal Randon. Le mo-
ment d’entreprendre cette tache difficile était enfin venu. Les expé-
ditions des années précédentes avaient permis de prendre une con-
naissance exacte du pays et avaient en outre formé les soldats a ce
genre de guerre. Les régiments revenus de Crimée fourniraient des
. tétes de colonnes incomparables.
Malgré tout, le gouvernement demeurait encore indécis lorsque
le gouverneur général, appelé 4 Paris, exposa avec tant de force
devant le conseil des ministres toutes les raisons de ne pas attendre
plus longtemps qu’il gagna sa cause. Il obtint aussi l’adoption d’un
réseau de voies ferrées qui s’étendrait sur les trois provinces. Le
décret qui en consacrait le principe fut signé le 8 avril 1857, et cette:
nouvelle fit accueillir son retour avec les démonstrations d’une
reconnaissance enthousiaste. Le maréchal ne perdit pas un moment
pour achever les préparatifs déja commencés avant son départ pour
la France et continués pendant son absence. Le corps expédition-
naire, organisé sur le papier, comprenait quatre divisions, dont trois
étaient destinées 4 agir ensemble, tandis que la quatriéme, formée
dans la province de Constantine, empécherait, du cété de la mer,
les tribus déja soumises de prendre part a la lutte et pénétrerait
ensuite dans la vallée de l’OQued-Sahel pour opérer une diversion au
sud du Djurjura. u
Le pays of notre armée allait s’engager a pour limite la chaine
des montagnes du Djurjura qui forme une demi-circonférence ap-
LE MARECHAL RANDON. 83
puyant ses deux extrémités 4 la mer. La hauteur des pics dépasse
deux mille métres. Les neiges couvrent la chaine pendant Vhiver
et sy conservent dans les anfractuosités jusqu’a une époque avancée
‘de I'année. Les cols par ot: le passage s’effectue pendant toute
- Tannée et ceux qui peuvent servir 4 une expédition sont en nombre
trés-limite.
Les habitants belliqueux de ce territoire tourmenté ont construit
des villages. Plusieurs de ces villages réunis forment une tribu,
Plusieurs tribus voisines sont réunies en confédération. Le village
aun chef électif, un amin. Le chef électif de la tribu porte le titre
de Amin-el-oumena; il commande, en cas de guerre, tous les
hommes de la tribu qui sont en état de porter les armes. Chaque
confédération a un chef supérieur. Dans cette organisation, le chef
civil, élu pour un petit nombre d’années, devient, en cas de
guerre, le commandant militaire.
Les Kabyles sont soumis 4 des lois plus anciennes que la religion
musulmane dont ils font profession. Chez eux, les crimes et les
délits ne sont point punis d’aprés les prescriptions du Coran; il n’y
a point de juges pour condamner ni de force armée chargée d’exé-
cuter le jugement. Chaque famille se fait justice par elle-méme en
exigeant le rachat du tort qui Jui est fail suivant les canouns qui
fixent les tarifs des amendes applicables aux diverses sortes de
crimes, délits et contraventions.
Il est 4 remarquer que les Francs, nos ancétres, vivaicnt sous le
méme régime et que la loi salique nous a transmis les tarifs dont
‘ils ont fait usage. Chez les Kabyles les amendes sont pergues par un
receveur communal qui les applique, du moins en partie, aux dé-
penses d’utilité publique. Aussi les prescriptions des canouns sont-
elles rigoureusement observées, tout le monde ayant intérét a
éviter qu'aucune personne n’en soit affranchie.
Les tribus kabyles du Djurjura n’occupent pas un territoire plus
étendu que le plus petit des départements frangais et le nombre des
hommes capables de porter les armes ne s’élevait pas 4 plus de
trente mille. Mais leur énergie et leur connaissance d’un sol qui
présente 4 chaque pas les obstacles les plus difficiles 4 surmonter
les avaient mis en état d’opposer jusque-la 4 toutes les invasions
une résistance victorieuse.
Nous ne décrirons point les opérations compliquées et les actions
sanglantes de la campagne, qui dura du 17 mai au 412 juillet. Nous
dirons seulement que ce ne fut pas trop de tout le courage de nos
soldats pour triompher de leurs adversaires. Le général en chef eut
la plus grande part au triomphe obtenu, d’abord par }’élendue et
la prévoyance de ses préparatifs ainsi que par le nombre des troupes
84 L’ALGERIE CONTEMPORAINE.
qu’il avait su rendre disponibles, ensuite par I’habileté de ses mar-
‘ches et le choix des points d’attaque. Il s’attacha a agir avec toutes
ses forces contre un seul ennemi et, en l’isolant des autres, a di-
Tiger contre sa position plusieurs colonnes concentriques. Il se fit
une régle de n’opérer aucune marche qui pit amener un mouve-
ment de retraite en présence des Kabyles, les expéditions antérieures
nous ayant donné 4 cet égard de sanglantes lecons. Malgré toutes
ces savantes précautions, la conquéte ne fut obtenue qu’au prix de
quinze cents tués ou blessés sur un effectif de vingt-sept mille
hommes. La division Mac-Mahon avait eu, dans un seul combat,
trente officiers tués ou blessés.
Les conditions accordées a la principale des confédérations, celle
des Beni-Raten, devinrent la régle de toutes les autres. Le maréchal
les a fait connaitre en racontant la scéne pathétique de cctte pre-
miére soumission.
Les envoyés de Beni-Raten, au nombre d’une cinquantaine, tra-
versent le camp. Ils sont conduits 4 la tente du maréchal par le
chef du bureau politique, le colonel de Neveu. Leurs vétements sont
sales et déchirés, mais lcur attitude est noble et digne. Ils s’as-
seyent a terre, encercle, devant le gouverneur général. L’un d’eux,
4 la figure expressive, aux regards intelligents, 4 la barbe grison-
nante, se place un peu en avant des siens ; il est chargé de répondre
pour tous.
Le maréchal leur parle ct deux interprétes traduisent ses paroles,
l'un du frangais en arabe, l'autre de l’arabe en kabyle.
« Vous tous qui étes ici, représentez-vous complétement la tribu’
des Beni-Raten et pouvez-vous vous engager pour elle?
— Qui, nous sommes les amins délégués par toute notre nation,
et nous avons mission de parler pour tous les fils du Raten. Ce que
nous aurons accepté sera accepté par tous.
— Pourquoi avez-vous manqué aux promesses de soumission
que vous aviez faites en 1854 au seb des Beni-Tahia, puis en 1855
i Alger, et fomenté des révoltes chez les tribus soumises ?
— Si quelques hommes des Beni-Raten ont fait cela, tous ne l’ont
pas fait; mais nous reconnaissons nos fautes et nous venons ici
pour nous excuser du passé et nous soumettre aux Francais.
— Avez-vous cette fois l’intention de tenir fidélement vos pro-
messes et d’exécuter les conditions qui vous seront imposées ?
— Nous promettons que notre tribu sera fidéle aux promesses
que nous te ferons en son nom.
— Voici les conditions que je vous impose ; si elles ne vous con-
viennent pas, vous retournerez & vos villages, vous reprendrez vos
armes, nous reprendrons les ndtres, et la guerre décidcra. Mais si
LE MARECHAL RANDON. 85
vous nous forcez & combattre, nous couperons vos arbres et nous
ne laisserons pas pierre sur pierre dans vos villages.
-—— Nous sommes tes vaincus, nous nous soumettons aux condi-
tions qu’il te plaira d’imposer.
— Vous reconnaitrez l'autorité de la France. Nous irons sur
votre territoire comme il nous plaira. Nous ouvrirons des routes
et construirons des bordjs. Nous couperons les bois ainsi que les
récoltes qui nous seront nécessaires pendant notre séjour; mais
nous respecterons vos figuiers, vos oliviers et vos maisons.
Tous gardent le silence, leur orateur s’incline.
— Vous payerez, comme contribution de guerre et juste indem-
ee des désordres que vous avez causés, cent cinquante.francs par
sil.
— Les Beni-Raten ne sont pas tous riches, et beaucoup, parmi
eux, n ont pas assez d’argent pour payer cette somme.
— Lorsque vous avez fomenté la révolte des tribus qui sont au-
tour de vous, chacun a su trouver de-]’argent. Les riches ont payé
pour les pauvres. Vous ferez comme vous avez fait. Les riches
préteront aux pauvres afin que tous payent et que chacun supporte
la peine des fautes de sa nation.
A ces mots, des réclamations confuses s’élévent parmi les Ka-
byles. Quelques-uns parlent ou gesticulent, mais le chef les apaise
peu a peu, et, répondant pour tous :
— Nous payerons la contribution que tu demandes.
— Comme preuve de vos bonnes intentions, vous me livrerez les
etages qui vous seront désignés. Je les garderai jusqu’au payement
intégral de la contribution ct méme plus longtemps, sclon votre
conduite.
Tous restent silencieux, le chef incline la téte.
— Aces conditions vous serez admis sur nos marchés comme les
tribus kabyles soumises. Vous pourrez travailler dans la Mitidja et
gagner, pendant la récolte prochaine, de quoi payer votre contribu-
tion de guerre et au dela. !’our vous convaincre dés 4 présent que’
nous ne voulons ni emmener les femmes ct les enfants, ni vous
prendre vos terrcs, comme on vous a dit que nous avions coutume
de le faire, vous rentrerez dans vos villages aussitdt que vos otages
Nous seront livrés; vous pourrez circuler en liberté a travers les
camps avec vos femmes et vos enfants, et l’on ne prendra a personne
ni sa maison, ni son champ sans lui en payer la valeur.
Les visages impassibles des Kabyles ne trahissent aucun senti-
ment de regret ni de satisfaction.
— Vous pourrez, comme par le passé, vous choisir des amins,
mais ils devront étre reconnus et investis par la France; vous
86 L'ALGERIE CONTEMPORAINE.
pourrez méme garder vos institutions politiques de village, pourvu
que vos chefs sachent vous maintenir en paix.
- Ces derniéres paroles font courir un frémissement de joie parmi
ces hommes jusqu’alors si impassibles. Des conversations 4 demi
voix s’engagent entre eux, et il est facile de voir 4 leurs gestes et 4
leur physionomie toute la satisfaction que leur causait cette pro-
messe inattendue. Puis, Lorateur, prenant la parole, dit :
— Avons-nous bien compris? Nous conserverons nos institu-
tions?
— Oui.
-' — Nous nommerons nos chefs comme par le passé?
'— Qui, seulement, comme nous ne voulons pas que ce soient
des hommes de désordre, ces nominations seront approuvées par
nous. oa
_ — Vous ne nous donnerez pas d’Arabes pour nous commander ?
— Non. ;
— Alors, vous pouvez compter sur notre soumission, et demain
nous déposerons entre vos mains la contribution de guerre.
Cest ainsi que le maréchal Randon, qui avait étudié 4 fond la
constitution sociale, administrative, politique et militaire des Ka-
byles, sut leur appliquer le seul principe qui rende les conquétes.
sires et stables, celui de respecter chez le peuple conquis ses
mceurs, ses lois ef ses institutions en se bornant 4 le mettre dans
l'impuissance de nuire. C’est sur ce principe que s’est établie la
grandeur de la nation romaine, qui a pourtant su mieux qu’aucune
autre s‘assimiler avec le temps les peuples vaincus. C'est ainsi
qu’agit l’Angleterre et qu'elle parvient 4 gouverner pacifiquement, :
trés-loin de chez elle, des populations immenscs.
_ La France a suivi depuis la Révolution une ligne de conduite.
toute contraire. Par unc infatuation singuliére.elle a, partout ou.
ses armées victorieuses ont trieomphé, imposé aux yaincus et son
gouvernement politique et ses lois civiles, comme'si nos lois res-
semblaient 4 un habit bon pour aller a toutes les tailles.
Pour assurer aussi par la force sa nouvelle conquéte, le gouver-
neur général faisait élever, pendant le cours méme de ses opéra-
tions, au point du pays.conquis le plus favorable, le fort Napoléon,
qui peut recevoir quatre bataillons. Nos soldats, en méme temps.
qu’ils y travaillaient, s’occupaient d’établir une route pour y con-
duire.
Deux millions, qui furent prélevés-em six semaines a titre de con-
tribution de guerre, furent employés 4 payer les dépenses qu'cut a
faire de ce chef le service du génic. Ainsi, le maréchal Randon avait
LE MARECHAL RANDON. 87
complété la conquéte de l’Algérie sans demander au gouvernement
ni hommes ni argent.
Acemoment, |’Algérie présentait le spectacle trop rare d’un ac-
cord trés-sympathique entre l’armée et la population européenne,
gui leva aux troupes revenant de cette grande expédition des arcs .
de triomphe. Elle comprenait importance qu’aurait pour la colo-
me l’issue de Ja derniére campagne. En effet, la période de la con-
quéte était achevée, et tous les efforts de l’armée comme du gou-
vernement pourraient étre dirigés désormais vers le développement
de la colonisation. Une ére nouvelle allait s’ouvrir pour elle en
méme temps qu’on pourrait s’occuper de régénérer un peuple an-
tique, fidéle a ses traditions, et, par ccla méme, demcuré en arri¢re
de la civilisation. Le maréchal Randon s’apprétait & remplir de son
mieux cette hoble mission quand une inspiration. malheuneuse &t
créer a Paris le ministére de l’Algérie ct des colonies. Le gouverneur
général, appelé a Paris avant que cette mesure fut définitave, chercha
a démontrer que ce changement ne produirait pas les avantages
qu’on en espérait, mais n’ayant pas réussi a convainere Fautorité
supérieure, il crut devoir offrir une démission deyenue nécessaire,
ne fit-ce que pour débarrasser de toute entrave une réorganisation
aussi radicale. Sa démission, datée du 9 aout 1858, fut acceptée.
Cest 14 une date malheurcuse dans l'histoire de notre colonie,
qui fut privée de !homme Ie micux fait pour la diriger. Le mims-
tére de l’Algéric, bientét supprimé, ne fit qu’apporter dans les
hommes et dans les choses de la colonie une inslabilité qui lui avait
été déja si funeste précédemment; car on peut peser dans lhistoire
de notre colonic ce que les révolutions faites 4 Paris ont couté, sur
cc point, 4 notre puissance nationale. De 4830 4 1841, en dix ans,
neuf commandants en chef ou gouvcrneurs généraux se succédérent
a Alger. Pendant cette période, notre domination sur les indigénes
fut compromise par l’ignorance, les hésitations, les erreurs et les
fautes. Combien le résultat n’edt-il pas élé différent si le gouverne-
ment, qui avait si habilement préparé cette glorieuse conquéte, fut
resté debout pour la faire fructifier! La grande figure du maréchal
Bugeaud domine la période 1841-1847. ll servit l’Algérie pendant
six ans ense ef aratro. Il avait agrandi le territoire et poussé la co-
lonie dans la voic du travail; mais de longs dissentiments avec le
gouvernement de Paris le décidérent a quitter cette terre ou son
passage a laissé tant de traces. ;
Aprés la révolution de 1848, sept gouverneurs géméraux se Suc-
eédérent en quatorze mois; |’instabilité devint encore plus grande
qu’aprés 1830. N’y a-t-il pas lieu de s’élonner, aprés cela, de ce que
Jes progres de la colonisation et la soumission des Arabes n alent
pas été complétement arrétés et compromis? Les Arabes, comme
88 L’ALGERIE CONTEMPORAINE.
tous les peuples des civilisations primitives, ne se rendent pas
compte de la soumission due 4 l’autorité sans que cette autorilé
soit personnifiée dans un homme. L’autorité, pour leurs principaux
chefs, c’est le gouverneur général : sil change, elle est affaiblie ;
s'il change souvent, elle est perdue. Ce n’est pas le seul motif d’in-
térét public qui demande que ces hautes fonctions soient cxercées
le plus longtemps possible par lc méme homme. Sa tache est im-
mense. Les questions qu'il doit résoudre comprennent non-seule-
ment la politique ct la guerre, mais la législation, l’administra-
tion et l’état social de populations qui sont 4 des états de civilisa-
tion trés-différents.
Les Mémoires du maréchal Randon se terminent par des chapi-
tres qui donnent l’idée de tout ce qu’il a arrété ou proposé en fait
de mesures importantes concernant la politique générale, la pohi-
tique 4 l’égard des indigénes, le rapprochement des races, l’immi-
gration et les moyens de l’attirer, les travaux effectués et a effec-
tuer en routes, desséchements de marais, chemins de fer, lignes
télégraphiques, aqucducs et irrigations ; l’agriculture ct les moycns
d’accroitre ses produits, le régime forestier, la production cheva-
line et les remontes, Ics mines et carriéres, les exportalions par la
mer et par le sud, l’école de mousses indigénes, les colléges arabes-
francais, les écoles de médecine, les écoles musulmanes, le lycée
d’Alger, les écoles primaires, les bibliothéques, musées et sociélés
savantes, les cultes, la justice pour les Arabes et pour les Euro-
péens; les finances, impdt arabe, impdét des colons, emploi des res-
sources au profit des communes.
Cette nomenclature peut donner une idée de l'ensemble d'intéréts
a satisfaire et d’études 4 mener de front qu’exige le gouvernement
d’une grande colonie comme I’Algérie. Sans nous engager dans ce
labyrinthe, nous terminerons par une observation qui nous est per-
sonnelle, et qui porte sur un point fonddmental du régime colo-
nial.
Le systéme de gouvernement adopté par la France pour |’Algérie
différe dans son principe du systéme que I|’Angleterre pratique de-
puis longtemps pour toutes ses colonies.
Le gouverncur général de l’Algéric est tenu de soumettre tous ses
projets 4 l’approbation du ministre auquel il est subordonné, et
d’attendre les décisions qui lui viennent de Paris. Le gouverncur
anglais décide les affaires sur place, il en a la responsabilité, tan-
dis que le ministére n’en porte pas d’autre que dele maintenir dans
sa charge. Ainsi, chez les Anglais, le détail des affaires locales, de
méme que les questions politiques et législatives que souléve le
gouvernement des populations indigénes, tout rentre dans la com-
pétence du gouverneur. Le contrairc a lieu chez nous par suite
LE MARECHAL RANDON. 89
d’une extension qui a été donnée a la responsabilité ministérielle
par le régime parlementaire. On a cru de l’essence de ce régime
qu’un ministre fat toujours responsable d’un acte gouvernemental,
en quelque lieu qu'il fat accompli, et le ministére pouvant étre in-
terpellé 4 tout instant sur une mesure quelconque de son adminis-
tration, a tenu 4 ce que tout fit élaboré dans ses bureaux.
En Angleterre, ou se trouve le type du gouvernement parlemen-
taire, puisque c’cst de 1a que l’institution s’est propagée par des
imitations plus ou moins heureuscs, le gouverneur d’une colonie
ne peut pas engager des dépenses portant sur le budget de la mére-
patrie; il ne peut pas toujours trancher seul les questions politi-
ques ou administratives, mais il] fait tout marcher sans la partici-
pation directe du gouvernement central, qui n’a jamais eu la
pensée de prendre l’embarras de ccs sortes d’affaires. Et qu’on ne
croie pas que cette délégation de pouvoir, nécessaire pour faire dé-
cider sur place les affaires locales, ait eu pour cause le trop grand
éloignement, car elle a été appliquée a )’Irlande.
Cette premiére différence, au point de départ, centre le régime co-
lonial adopté par les deux nations, en a amené une seconde. La
liberté politique, quand elle a été donnée aux colonies, a marché
dans deux sens divergents. On a donné 4 la population francaise de
Algérie le droit d’élire des députés qui vont 4 Paris concourir au
gouvernement central, sans attmbucr a la colonie aucune autono-
mie, aucune action sur son gouvernement. L’Angleterre, au con-
traire, adonné & chacune de ses principales colonies une autonomie
complete; elle a établi dans chacunc un gouvernement fait 4 l’image
de celui de la mére-patrie. Il est composé de deux Chambres, ct le
pouvoir exécutif cst exercé par un ministére colonial que nomme
le gouverneur. La colonic gérc ainsi ses propres intéréts, mais ne
participe en rien au gouvernement de la métropole.
Deux systémes aussi différents peuvent-ils étre également bons?
Nous ne le pensons pas; mais la comparaison entre les deux exi-
gerait de longs développements et ne serait point ici 4 sa place.
Qu’il nous suffise de dire que le maréchal Randon a montré dans
ses Mémoires plusieurs exemples des inconvénients et des retards
que l’intervention trop assidue dy gouvernement central appor-
tait aux affaires: de la colonie; mais toujours il s’est soumis sans
murmurer aux ordres qui lui sont venus du ministre de la guerre.
Aussi ne s’est-il jamais élevé entre lui et le pouvoir central aucune
autre contestation que celle dont nous avons parlé, au sujet du
commandement d'une grande expedition. Mais y a-t-il un autre
gouverneur général de |’Algéric dont on puisse en dire autant?
Général Fave.
LE MARIAGE
DE L’EMPEREUR DE LA CHINE
e
Au commencement de l’année 14872, la nouvelle se répandit
d’Asie en Europe que |’empereur de la Chine Tong-Chéh, jeune
homme de dix-sept ou dix-huit ans, allait prendre femme.
Il y aurait 4 cette occasion, disait-on, un déploiement de pompes
quasi-célestes.
Bien que, géographiquement, les Chinois continuent de nous
tourner le dos autant que jamais, comme les rapides moyens de
communication de nos jours, ont moralement rapproché leur pays
du reste du monde, la nouvelle du prochain mariage de leur empe-
reur ne laissa pas de produire un certain effet. Un bruit singu-
lier accompagnait cette nouvelle. Aucun ceil chinois, hormis les
yeux du monde officiel, ne serait autorisé & se repaitre du spec-
tacle des solennités nuptiales du Fils du ciel. Cette interdiction,
ajoutait-on, devait s’étendre avec une rigueur particuli¢re aux
« diables étrangers, » autrement dit les barbares, et méme & leurs
représentants prés la cour de Péking.
. Les Anglais sont gens naturellement fort curieux, on le sait. Is
lc sont indépendamment des exigences du commerce. Ils tiennent
& savoir ce qui se passe aux quatre coins du monde, et c’est pour sa-
tisfaire cette soif de nouvelles, intéressée ou non, que les journaux
anglais sont restés essentiellement ce qu’ils furent dés le principe :
des feuilles de nouvelles, newspapers. Toujours sur la bréche, tou-
jours: haletants, les directeurs de journaux rivalisent entre eux,
contre le gouvernement, 4 qui obtiendra le premier les nouvelles
politiques les plus importantes ; aussi, que de fois des membres du
cabinet apprennent-ils, en ouvrant leur journal, des nouvelles de la
plus grande portéc ! Cet esprit d’initiative, cette ambition du jour-
LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 2
nal anglais, qui sont aussi des traits du journalisme américain, ne
furent jamais mis en relief d’une maniére plus éclatante que par
la recherche audacieuse de Livingstone par Stanley, recherche due
uniquement on le sait, 4 la volonté d’un directeur de journal de
New-York. |
Pour en revenir 4 l’empereur de la Chine : annoncer qu’il y au-
rait un cortége triomphal, et en méme temps que personne au
monde ne serait autorisé a en étre le témoin, e’était jeter le défi a
toute la presse de langue anglaise, des deux cétés de |’Atlantique.
le monde entier prendrait la chose comme il voudrait, mais iJ
était bien sir qu’il y aurait des crayons anglais ou anglo-américains
pour dessiner, et des plumes de méme provenance pour décrire.
Youla ce que tous les sujets de Sa Majesté britannique, — pour nous
en tenir & l’Angleterre, — ne manquérent pas de penser.
[is ne se trompaient pas: ce fut l’Angleterre qui releva le gant.
Au moment of |’annonce par trop asiatique de la défense faite au
public d’assister 4 une solennité publique parvenait en Angleterre,
il y avait 4 Londres un journal (et méme deux, nous le verrons) dé-
terminé a enfreindre cette prohibition. Il y avait aussi un homme
rompu aux voyages les plus lointains tout disposé 4 préter son
concours 4 ce journal.
Le journal, c’était I’Mlustrated London news, doyen, si nous
ne nous trompons, de tous les journaux « illustrés. » Le voya-
geur auque! nous venons de faire allusion, était M. William Simp-
son. Depuis bien des années déja, M. William Simpson avait été
attaché au susdit journal en double qualité de rapporteur et de des-
smateur; il s’était trouvé dans un bon nombre de contrées « ou,
pour employer lexpression d’Abraham Lincoln, Vhistoire était en
train de se faire a l’aide de ce journal, » telles que |’Abyssinie, la
Judée, YEgypte, I'Italic ; sur le canal de Suez, a ’époque de son
ouverture; 4 Rome, lors du conseil ecuménique ; a Jérusalem. I
avait assisté & la guerre franco-allemande; vécu sous le régime de
la Commune de Paris, traversé le tunnel du Mont-Cenis lors de son
inauguration, etc. Avant d’étre en rapport avec I’ Illustrated news, il
avait fail, toujours en journaliste-dessinateur, la campagne de Cri-
mée, et cette expédition avait été suivie d’une excursion en Circas-
sie ; puis 4 la fin de la révolte des Cipayes, d’un tour de dessina-
leur, sketching tour,-dans l’Inde, d’une durée de trois ans ; il avait
bu et s’était baigné aux sources du Gange, etc., etc.
Tels étaient les états de service de M. Simpson lorsque I’lilustra-
led news lui demanda s'il voudrait assister a Péking & ta célébra-
tion publique, mais dont la vue serait défendue au public, du ma-
93 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE.
riage de l’empereur de la Chine. M. Simpson ne sut d’abord que
répondre, et nous l’en croyons sans peine, pourtant, aprés quel-
ques réflexions et quelques hésitations, il finit par dire ouz.
Le voyage 4 Péking, une fois décidé, on causa de la Chine et du
Japon, et il fut demandé 4 notre voyageur si, — puisqu’il allait
jusqu’a Péking, — il n’aimerait pas pousser jusqu’a Yédo ? M. Simp-
son ne fit pas d’objection. Et quand il serait 4 Yédo, si, — au lieu
de rebrousser chemin, — il ne lui paraitrait pas plus simple
de traverser l’océan Pacifique, — vingt-six jours de mer sculement
— et d’aborder 4 San-Francisco, ou « Frisco » tout court, comme
on commence 4 appeler en Amérique, la capitale de la Califor-
nie? M. Simpson encore ne dit pas non. Il coulait de source
qu’une fois & San-Francisco, ce qu’il aurait de mieux 4 faire pour
rentrer chez lui, ce serait de traverser les Etats-Unis en écharpe,
puis cette nappe d’eau que l’on appelle l’Atlantique. Ce n’était plus
un voyage 4 Péking que le journal investigateur et réfractaire pro-
posait de la sorte, c’était un voyage autour du monde. M. Simpson
dit encore qu’il consentait, et le voyage autour du monde aux frais
de l’Illustrated news fut résolu. L’idée de ce voyage souriait parti-
culiérement a M. Simpson. Il aurait grand plaisir, nous dit-il, a
écrire en téte du livre qui en serait le fruit, quelque chose comme
Voyage autour du monde, mais moins banal; or, comme il ne
cessa pas d’aller 4 la rencontre du soleil depuis son départ de Lon-
dres jusqu’a son retour, le titre de Meeting the sun lui a été naturel-
lement suggéré.
Au moment de son départ, M. Simpson était prié par le Daily
news, — c’est le journal auquel nous avons fait allusion plus haut,
— de lui envoyer quelques notes sur |’empereur de la Chine ct son
mariage, de sorte qu'il se trouva transformé de correspondant
simple, en correspondant 4 «deux coups. » De méme aussi, de simple
touriste qu'il avait été jusqu’alors, il montait:au grade, nouvelle-
ment créé, de Globe-trotteur, terme, soit dit en passant, qui méri-
terait bien micux que certaines expressions étrangéres admises
récemment dans notre langue, les honneurs de la naturalisation.
M. Simpson, qu’on le remarque bien, ne prenait pas seulement
l’engagement de se rendre a Péking: ce n’était qu’un jeu pour un
voyageur tel que lui; il s’engageait 4 raconter et a dessiner de visu,
les principales scénes d'une solennité proclamée invisible. C’était
donc une espéce de pari qu'il acceptait. Nous verrons comment il
se tira d’affaire.
Pour nous, de ce long voyage autour du monde, nous n’enten-
dons rapporter que ce qui a trait au.mariage de l’empereur de la
LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 95
Chine. ll ne sera point question dans cet article de la grande mu-
raille, ni des tombeaux des Mings, ni des ruines du Palais d’été,
moins encore, s’il se peut, du Japon et de tout le reste.
Parti de Londres, M. Simpson, notre infatigable voyageur, passc
par le Mont-Cenis, Brindes et le canal de Suez, touche 4 Ceylan et a
Singapour, et finit par mettre le pied sur le seuil de la Chine. Il dé-
barque a Hong-Kong, ville toute nouvelle, puisqu’elle ne date que de
trente ans. Hong-Kong, ou plus exactement « Victoria », nom donné
récemment a la ville méme, en honneur de la reine, est adossée a
un gros rocher qui, pour l’aspect, tient 4 la fois de Gibraltar et
d’Aden. « La croupe du lion de Gibraltar est ici absente et les col-
lines sont trop vertes pour rappeler Aden; pourtant la ressem-
blance de l’ile de Hong-Kong avec ces deux sites est assez grande
pour justifier une comparaison entre elles. »
Hong-Kong a un caractére tellement curopécn, que l’on a de la
peine 4 s’imaginer que l’on est a la porte de la Chine. Pour réaliser
le fait, il faut regarder le port. On voit la une population non moins
aquatique que chinoise. Les bateaux fourmillent, et chaque bateau
est la demeure flottante d’une famille entiére. Il s’y trouve ordinai-
rement trois générations, les aieux représentés par une vieille
femme. Adultes et enfants compris, c’est généralement six person-
hes que porte chaque barque. Ces barques ne sont pas grandes, et
cependant il y a place pour tout le monde, méme pour les dieux
lares. A une extrémité de ces barques se trouve la cuisine, a |’autre
Yautel de la famille; car, en Chine, il n’y a pas de maison ni de
barque sans autel domestique.
Dans sa course vers Péking, notre voyageur passe par Changai,
Tientsing et Tung-Cho.
De Changai, il ne dit rien. Tientsing, ou le «Gué Céleste», est une
grande ville de forme carrée, enfermée dans de vieux remparts qui
lombent en ruines. Elle est entourée de grands faubourgs, et le
quartier des Européens est situé 4 part. Bien que l’étendue de
Tientsing soit moindre, de beaucoup, que celle de Péking, le chiffre
de sa population surpasse celui de la capitale. Notre voyageur alla
visiter la scene du massacre de 4870. (Ce massacre, on sc Ic rappelle,
eut licu au mois de juin, et la nouvelle en arriva en Europe au mo-
ment ou: la guerre venait de s’allumer sur les bords du Rhin. « La
cathédrale », dit-il, est située sur la rive droite du Peiho, a la jonc-
04 LE MARIAGE DE L’BNPEREUR DE LA CHINE. ’
tion de cette rivicre avec le Grand Canal. C’est une ruine calcinée,
mais ses murailles solitaires dominent de toute leur hauteur les ha-
bitations 4 un seul étage dont se composent toutes les villes chinoises.
Dans l’enclos attenant se trouvent les sépultures de treize personnes
dont les corps purent étre recueillis. Sur chaque tombe se dresse
une haute dalle de marbre érigée par les autorités chinoises. A un
demi-mille environ en aval du fleuve, et du méme cdté que la cathé-
drale, se trouve une autre église ot dix sceurs de charité furent
brutalement tuées et mutilées. On n’a jamais su ce qu’était devenu
le corps de cing d’entre elles. Au moment du massacre, un certain
nombre dés enfants qui fréquentaient l’école se réfugiérent dans la
crypte, ot le feu ayant été mis a l’église ils y furent suffoqués par
la fumée. Tous les convertis chinois qui purent étre découverts
dans Tientsing furent de méme sauvagement massacrés. Pendant
plusieurs jours on vit Ic fleuave charrier des cadavres. A propos du
Russe et de sa femme, qui, outre les Francais, furent les seuls
étrangers tombés victimes de la fureur des Chinois, M. Simpson
rappelle qu’on a voulu expliquer le caractére exclusif du mas-
sacre en le représentant comme étant uniquement une querelle
entre Chinois et Francais, et il est d’une opinion contraire. 11 n’y a
pas de doute, selon lui, que l’emplacement occupé par la cathé-
drale fournissait aux Chinois un sujet de plaintes ; mais il existe de
fortes raisons pour croire que tous les Européens étaient enveloppés
dans la proscription des meneurs; et, 4 l’appui de cette opinion,
notre voyageur rapporte qu’a l’époque du massacre, les étrangers
étaient molestés, injuriés, attaqués dans toutes les parties de laChine.
Les meneurs auraient été les mandarins et les lettrés. Ce sont eux
qui auraient excité les passions des populations, exploité leurs pré-
jugés. Un peu avant le massacre, i) courait dans tout le pays les
bruits les plus absurdes au sujet des prétendus agissements des
missionnaires. M. Simpson donne la traduction, du chinois en an-
glais, d’une espéce de circulaire impriméc qui fut répandue a profu-
sion, et qui vise les Anglais. Ils sont représentés comme des bar-
bares odieux et repoussants; « ce sont des vers nus et des hommes
poissons qui ont pour demeure le bord de la mer et pour chef une
femme. » Ces méchancetés, ces excitations sinistres étaient en cir-
culation lorsque les missionnaires se trouvérent inopinément sous
le coup de la plus singuliére des accusations.
De tout temps les Chinois s’étaient refusés 4 admettre comme
vrai le motif avoué de la présence des missionnaires dans le pays.
‘Comme explication plausible de leur présence, ils étaient disposés a
accepter les pires calomnies sur leur compte. A cette prévention
défavorable contre les missionnaires il faut ajouter la fréquence,
LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE. 95
en Chine, du vol des enfants, et le soupgon, sinon la croyance, que
les missionnaires ne tenaient école et ne s’efforgaient, par toutes
sortes d’innocentes séductions, d’augmenter le nombre de leurs
éléves que pour avoir l'occasion de se livrer au rapt des enfants. Sur
cette croyance, les Chinois étaient tout préts 4 batir un conte terrible
qui avait son origine dans un préjugé national dont il faut dire deux
mots. Il parait que les habitants du Céleste-Empire s’imaginent que
les yeux, le coeur, le cerveau de l'homme composent les plus puis-
santes médecines. Il est aussi au su des Chinois que les docteurs-
médecins des Européens sont des hommes d’une habileté supé-
rieure, d’ou ils tirent cette déduction qu’ils sont encore plus aptes
que leurs propres médecins a tirer parti des principaux organes
du corps humain. C’est de la réunion de ces préjugés et de ces
creyances que devait sortir l’explosion de rage populaire dont tant
de Francais, hommes et femmes, furent victimes. Il ne fallait qu’un
faux bruit, qu'une calomnie en l’air, pour réunir ces éléments
épars et donner 4 la fable dont il serait en quelque sorte le lien,
Papparence de la vérité. Or, ce faux bruit.vint 4 se produire : les
tombes de quelques enfants morts récemment ayant été ouvertes,
la nouvelle se répandit que ces enfants avaient été trouvés sans
yeux, sans ceeur, etc. On les avait donc arrachés! Si on les avait
arrachés, c’était pour les donner aux docteurs européens, habiles
eatre tous 4 en tirer des remédes souverains! C’était donc pour
favoriser les docteurs européens de cerveaux, d’yeux, de cceurs hu-
mains que les missionnaires tenaient école! Cette école n’était donc
pour eux qu’un moyen d’attirer des enfants et de les mettre 4 mort!
Hi n’en fallait pas davantage. La fable, compléte de toutes piéces qui
étaient nécessaires pour mettre le feu anx poudres, était inventée.
Mort aux ravisseurs ! criérent les Chinois de Tientsing, et ce cri de-
wint le signal du massacre.
De Tientsing, notre voyageur se rend 4 Tung-Cho par le Grand-
Canal, qui est une portion du Peiho. Les Chinois appellent Grand-
Canal Ja riviére du tribut en grains. Ce canal fut creusé, en effet,
pour amener le tribut de riz des provinces a Péking et de Tientsing
a Tung-Cho ; le Peiho est une partie de cette voie fluviale. 11 faut sa-
voir que la population de Péking est militaire et qu'elle ne. travaille
pas. Rien ne vient de la capitale et tout y va. Les taxes payées en
nature et destinées a |’alimentation de cette population, y sont
transportées de toutes les parties de l’empire; de 14 le nom que
porte le canal.
Aprés cing jours de navigation fluviale employés a parcourir
Soixante milles, M. Simpson arrive 4 Tung-Cho. De cette ville a
96 LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE.
_ Péking, la distance est de quinze milles. Notre journaliste quitte la
riviére pour la route de terre. Cette route, dont lord Macartney,
ambassadeur d’Angleterre, en 1792, avait admiré la largeur et la
beauté, et dont il dit qu’elle était parfaitement entretenue_par des
ouvriers employés en permanence, cette route est a présent cn
ruine. Elle a environ vingt picds de large et chaque dalle a de huit
a neuf pieds de long sur deux environ de large. Mais les pluies ont
emporté les terres des bas-cétés et les dalles ont perdu leur niveau.
Les roues qui passent sans cesse sur cette route ont creusé de pro-
fondes orniéres et des abimes dangercux pour les chevaux et les
piétons. En dépit de la condition déplorable de cette voie, il y a un
grand mouvement. M. Simpson ajoute qu’clle a bien plus |’aspect
de l’artére principale d’une ville de commerce que d’un chemin a
travers champs. Le grand nombre de tombes qui la bordent des deux
cotés réveilla dans son esprit le souvenir de la voie Appiennc. La
description que notre globe-trotteur fait de Péking, coupe les ailes
4 l’imagination. Figurez-vous, dit-il, seize milles carrés de briques
croulantes, de sales tuiles, de carrefours poudreux ou boueux, d’é-
gouts découverts, d’amoncellement d’immondices de toute sorte,
s'étendant de tous cétés : vous avez une idée générale et trés-cor-
recte de Péking.
Aprés avoir regardé du dehors la muraille bastionnée}qui ceint la
ville et passé sous la porte voutée dont les hautes{proportions en
imposent, vous vous attendez 4 trouver quelque chose de corres-
pondant 4 l’intérieur : point. Vous ne voyez que le commencement
d'une rue formée de masures d’un étage, en tout pareilles a- celles
des villages que vous avez traversés.
« La déception était grande, dit M. Simpson ; néanmoins je comp-
tais trouver quelque chose de mieux, & mesure que j’avancerais :
je me trompais. C’était partout les mémes rues, étroites, malpro-
pres, bordées de tristes murs des deux cétés, partout les mémes
maisons basses et misérables. Si nous venions & rencontrer de plus
grandes rues, elles ne semblaient faites ainsi que pour étre de ‘plus
grands réceptacles de malpropretés. (a et 1a, des terrains vagues
qu’avaient occupé des maisons, et rien que des amoncellements de
briques et de tuiles d’ou des chiens nous aboyaient. Les meilleures
habitations étant cntourées de murailles et hors de vue, l'impres-
sion produite par le reste de la ville n’en est pas 'modifiée et V’opi-
nion se forma dans mon esprit que bien que ville capitale, Péking
n’était aprés tout qu’un vaste village. Les temples, les monastéres
ne.sont que des points et n’affectent pas la conclusion a laquelle on
est amené. Le palais impérial doit, certainement, faire exception,
LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 97
mais comme il est caché par de hautes murailles et que personne
ne peut les franchir il n’influera pas sur mes premiéres impres-
sions. »
Notre voyageur rappelle que Péking se compose de deux villes
distinctes, 1a ville chinoise et la ville mantchoue ou tartare. Les
Tartares qui vivent dans cette derniére ville composent une force
équipée, exercée ct organisée militairement. Secs armes sont encore
aujourd'hui, par respect pour la tradition, l’arc et la fléche. Tel
qu'il est ce corps forme une armée d’élite, une sorte de garde impé-
nale ademeure. Les hommes sont payés ct entretenus par le prince.
fis n’ont rien 4 faire en dehors de certains exercices et de quelques
maneuvres ; et ils passent le reste du temps 4 apprivoiser des oi-
seaux. On les rencontre dans les rues avec un ojseau quelconque
juché sur un baton ou enfermé dans une cage. Ils élévent quantité
de pigeons auxquels ils s’'amusent a attacher des sifflets qui, lorsque
les pigeons volent, rendent un bruit percant.
Cest pour nourrir ces troupes oisives que fut creusé le Grand-
Canal, ditle Canal tributaire des grains.
I
Enfin, voila notre voyageur 4 Péking!
Pour tout autre que lui, c’edt été presque un haut fait. Pour lui,
célait un jeu que d’étre venu de Londres au coeur de la Chine,
moins qu’un jeu, en comparaison surtout de l’exploit qu’il lui fal-
lait accomplir au risque de compromettre, sinon de perdre, sa ré-
putation de rapporteur dessinateur & toute épreuve. Il s’agissait, a
présent, de tromper la surveillance chinoise! Surveillance féline,
surveillance telle que les yeux d’Argus ne seraient auprés que des
yeux de taupe, surveillance 4 coup sur la plus difficile 4 déjouer du
monde entier. M. Simpson savait cela, et il y pensait mirement
sans doute, car nous le voyons, dans le cours de son voyage, se faire
comme il peut la main en vue de son réle présumé et vaguement
ébauché, En attendant de sc faire passer pour Chinois 4 Péking, il
se donne et se fait accepter pour un mahometan et un hadji, s'il
vous plait, ct méme pour un disciple de Bouddha. Ecoutons-le plu-
lit: « Lors de l’unc de mes visites au bazar de Suez, j’y eus une
aventure amusante avec un hadji tartare de la Crimée. Le brave
homme allait s’en relourner a la Mecque et il avait avec lui deux
Jeunes Tartares qui s’y rendaient pour la premiéie fois. Comme le
livre de Burton m’était familier, l'idée me vint de prétendre que
10 Jaxvixa 1876. 7 7
98 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE.
j'avais aussi été 4 la Mecque et que j’étais un hadji. Comme je par-
lais, je m’embarrassai dans mon récit, faute d’un vocabulaire suf-
fisant, quand un lascar, appartenant aux navires de la Compagnie
péninsulaire et orientale, sortit de la foule des auditeurs et vint 4
mon aide. Comme il parlait ’hindoustani, me servit d’iaterpréte,
et, grace a lui, ma prétention de hadji fut clairement établie a la
satisfaction générale, particuliérement au grand plaisir du vieux
Tartare. »
Yous figurez-vous bien ce hadji affublé d’un veston et coiffé d’un
chapeau mou, tel, en un mot, que le premier Anglais venu du Kou-
levard, au milieu d’une foule de fez rouges et de turbans? Ces
bonnes gens durent se dire que l’islamisme faisait décidément bien
des progrés en Europe! aS
Un peu plus loin, M. Simpson se fait encore passer pour hadji.
Cette fois, c’est en Chine, 4 Tientsing méme.
all y a, dit-il, deux mosquées 4 Tientsing, et j’allai en visiter
une. Je désirais savoir si le type physionomique de ces mahométans
était ou non différent du reste de la population; et i1 me sembla
étre moins touranien que celui de leurs voisins ; mais ceci cst peut-
étre une illusion. Protestants et catholiques romains en Chine agis-
sent souvent de concert 4 cause de certains intéréts et de dangers
communs qui n’existent pas dans leurs pays d’origine. ll en est 4
peu prés de méme, et pour la méme raison, de ces disciples du Pro-
phéte. Ils regardent les chrétiens presque comme des fréres, et il
sen suit qu’ils yoient toujours avec plaisir des Européens au milieu
d’eux. Comme je pronongai quelques mots arabes et parlai de la
Mecque, et de Ia Kasbah, et du puits sacré de Zem-Zem, ces maho-
métans de Tientsing furent enchantés. Mon ami et moi nous fimes
entourés d’une foule compacte, et un notable nous conduisit dans
une maison voisine et nous mit sous les yeux un Coran en arabe,
disant que je pourrais le lire couramment. I] l’ouvrit au chapitre
premier, El Futtehah, qui répond & peu prés au Pater, et: comme
ses doigts couraient le long de la ligne, je fus capable, de mémoire,
de dire quelques mots. Les assistants furent grandement charmés .
et je présume quils nous prirent tous deux, mon ami et moi, pour
de fidéles croyants en Mahomet et des hadjis. »
Voici venir a présent le disciple de Bouddha. La scéne est dans la
pagode de Tung-Cho. Le prétre de ce temple est un vieillard
aveugle. Nous laissons parler le voyageur :
« Je voulus m’assurer, dit-il en parlant du prétre, s’il connaissait
le sanscrit Mantra, qui est encore's. sacré parmi les lamas du Thi-
bet ; en conséquence, je proférai cette phrase : « Aum, mané pad-
« mé, Houng ! » qui signific simplement : « Mané (ou Bouddha), sur
LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 99
« le tréne, Asmen ! » En entendant ces mots, le vicillard fut comme
électrisé. Comment se serait-il imaginé qu'un barbare de !’extréme
Occident tel que moi put savoir quelque chose de ces paroles sa-
crées! fl était dans le ravissement. »
Voila comment M. Simpson préludait dans !’art de tromper son
prochain sur sa nationalité : se faire passer pour un hadji,' pour un
homme versé dans la connaissance de l’arabe et du sanscrit Mantra,
c’était une préparation au rdle éventuel de Chinois queleonque et
méme de lettré.
Dés son arrivée 4 Péking, M. Simpson devient l’héte de 1’ambas-
sadeur d’Angleterre. Il expose au représentant de-la reine auprés
du fils du Ciel l'objet de son yoyage.-L’ambassadeur lui apprend
qu'une circulaire du Tsung-li-yamun, ou ministére des affaires
étrangéres, a été adressée 4 toutes les légations, requérant leurs
membres 4 tous les. degrés de s’abstenir de toute tentative ayant
pour but d’assister au‘mariage du fils du Ciel. Tous ceux que cette
circalaive concernait étaient méme invités 4 s’enfermer dans ]’in-
térieur de leurs. résidences. M. Simpson n’entend pas de cette
oreille. Il n'est pas venu de Londres jusqu’a Péking pour s’enfer-
mer dans le palais de la Légation britannique. Et son passé, et son
honneur ? L’ambassadeur réplique qu’il faudra bien qu’il s’enferme
comme tout le monde. M. Simpson jure qu’il saura tromper la sur-
veillance impériale, qu'il ira voir, qu’il croquera ct écrira. « Non,
non, dit l'ambassadeur, n’en faites rien, croyez-moi. Je vais méme
vous prier d'une chose : vous. allez vous engager sur l’honneur ct
par écrit 4 ne point essayer de voir les fétes nuptiales; » ct il pre-
sente 4 M. Simpson d’une main un registre et de l’autre une plume.
Mais notre journaliste-dessinateur refuse d’écrire et de signer quoi
que ce soit et veut garder sa liberté d'action tout cntiére, se réser-
vant d’employer 4 ses risques et périls n’importe quel genre ct quel
nombre de « ruses, stratagémes, complots », et le reste, pour I'ac-
complissement de son dessein. En attendant, il est dans ses petits
souliers, ce qui devait ¢tre particuli¢rement incommode aprés un
voyage de la longueur du sien.
Le mariage de l’empereur de la Chine devait avoir lieu le 16 oc-
tobre, et l’ambassadeur de I’Illustrated London News était arrivé
dans les dernicrs jours du mois de septembre. En attendant de sa-
voir comment il s’y prendrait pour croquer de visu, il commenga
par se faire expliquor tout ce qui avait besoin d’explication, par
recueillir des informations, par esquisser sur oui-dire le portrait
moral de l’empereur ct de la future impératrice, en un mot, par
fairede son mieux son meétier de journaliste-historien.
Nous avons dit, en comniencant, que Tong-Ché était dgé de dix-
~
100 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE.-
sept ou dix-huit ans. Mais comme la coutume du pays veut que tout
le monde ajoute un an & son age, ct que l’empereur a le privilége
d’en ajouter deux, il s’ensuit qu’en 1872, le Fils. du ciel avait no-
minalement dix-neuf ou vingt ans.
Tong-Ché n’était qu’un enfant lors de la .niort de son pére..Ce-
lui-ci, comme les troupes anglaises et francaises approchaient de
Péking en 1860, sortit de la Chine, sous prétexte d’aller faire une
partie de chasse en Mongolie, et il y mourut en 1862.
Tong-Ché n’était point le fils de l'impératrice, mais d’une des
nombreuses femmes du harem. Comme, faute d’héritier direct, il
était appelé au tréne, sa mére fut élevée au rang d’impératrice,
sans préjudice de la premiére, et il y eut de la sorte deux impéra-
trices, appelécs, l'une, impératrice de l'Est, l'autre, impératrice de
l'Ouest. Cette derniére est la mére de Tong-Ché.
Ces deux femmes furent instituées régentes pendant la minorité
du prince, ct il parait qu’elles se sont acquittées avec habileté de
leurs fonctions. C’est 4 elle aussi qu’échut la tache de pourvoir le
jeune Tong-Ché d’une compagne, et — détail de mceurs absolument
chinois, sur lequel nous aurons a revenir — de faire son education
matrimoniale.
En Chine, —. nous le disons, comme le reste, sur la foi de
Mj. Simpson, — les princes et les princesses de la famille impé-
riale ne peuvent s’entre-marier, et l’empereur, comme tous les au-
tres, doit épouser une filledu peuple, mais d’une certaine catégorie
de peuple. Il faut que la future impératrice soit Mantchoue, ct
qu'elle appartienne & la division des huit banniéres.
Dans le courant de l'année 1871, il fut signifié aux familles mant-
choues de cette division d’envoyer au palais impérial toutes leurs
filles d’un certain age. C’est parmi elles que devrait se faire le choix
de la future impératrice. Voila, certes, une perspective qui semble
de nature 4 enflammer les imaginations les plus froides. En Eu-
rope et ailleurs, oul; en Chine, non. Comme la fille qui devient im-
pératrice est perdue pour sa famille du jour ow elle a franchi les
portes du palais, on répondit de la maniére habituelle & l’invitation
qui était faite, c’est-a-dire 4 contre-cceur, et en employant toutes
sorles de moyens pour diminuer autant que possible les chances de
monter sur le trénc!. Les candidates malgré elles se firent aussi
laides et aussi difformes qu’elles purent, et se présentérent au
nombre de six & sept cents. Un étranger qui, sans avoir le mot de
rénigme, edt vu cette foule de jeunes filles, n’edt pas manqué
d’étre frappé du nombre qui s’y trouvait de borgnes, d'aveugles,
de bossues, de bofteuses, sans parler de celles qui étaient affligées
d’autres infirmités moins frappantes, telles que mutisme, sur-
LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 101
dité, etc. Mais on savait au palais 4 quoi s’en tenir sur ce chapitre,
un peu mieux que l’étranger supposé, et toutes les jeunes filles,
sans exception, durent subir leur examen. Elles furent appelées au
palais impérial par groupes de dix, ct 14, furent passées en revue
et interrogées par Ics deux impératrices touchant leur dge, leur
éducation, leurs familles, etc. Le résultat de ce premier examen fut
un choix de cinquante a soixante éligibles. Ces jeunes filles furent -
mandées 4 quelque temps de la — le temps ayant été employé a
prendre des informations sur leurs familles, — et la moitié d’entre
elles furent finalement éliminées. Les autres, vingt-cing ou trente,
furent retenues au palais, afin que l’on put se rendre compte des
dispositions naturelles et du caractére de chacune d’elles. Enfin,
aprés quelques éliminations successives, le nombre des candidates
au tréne se trouva réduit 4 deux, et de ces deux, l’une dut néces-
sairement céder la place 4 |’autre. La future impératrice s’appelait
Ah-liou-té.
La fiancée de l’empereur Tong-Ché n’était pas précisément belle
— selon les idées chinoises — mais elle avait de trés-beauy yeux,
clairs et brillants, et, disons-le en passant, des pieds de grandeur
naturelle, les Mantchous ne suivant pas, sous ce rapport, l’absurde
coutume des Chinois. Ses maniéres étaient imposantes, et 11 parait
que son caractére était 4 l’unisson de ses maniéres. Elle avait deux
ans de plus que l'empereur.
- Ab-liou-té n’eut pas plutét été élue fiancée de l’empereur que son
pére, du nom de Chung, fut anobli. Il était lettré, quotque Mant-
chou, ct il fut immédiatement bombardé d’un titre honorifique cor-
respondant 4 celui de duc.
Le choix d’une impératrice n’était que le commencement de I’é-
tablissement matrimonial du Fils du ciel. La future impératrice une
fois trouvée, on procéda au choix de quatre autres jeunes filles qui
devaient étre femmes du sccond rang. Ces quatre jeunes filles fu-
rent choisies pour Icur beauté, tandis qu’on avait cherché chez la
future impératrice l’intelligence, le talent, les dons de l’esprit. Un
nouveau palais fut construit dans l’enceinte impériale de la cité
tartare, et la fiancée et les futures compagnes de l’empereur y
furent pfacées afin d’y apprendre des dames de la cour I’éliquette
de leur nouveau genre de vie. Mais |’établissement conjugal d’un
empereur de la Chine ne se compose pas que de cing femmes: le
harem, pour étre complet, doit comprendre neuf femmes de se-
cond rang, vingt-sept detroisiéme, ct quatre-vingt-une de quatri¢me.
Remarquez, s’il vous plait, ces multiples de neuf. M. Simpson
dvance que ce sont des chiffres respectables, faits pour démontrer, ©
s‘if le fallait, que Vexistence du Fils -du ciel n’est pas précisément
102 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE.
éthérée. Cent vingt femmes environ, voila quel devait étre, petit a
petit, le lot de Sa Majesté Tong-Ché.
Arrivons a présent a ce détail de mceurs tout 4 fait chinoises
auquel il a été fait allusion plus haut; détail plus surprenant encore
que tout ce que nuus venons de rapporter.
I} parait qu’une année avant le mariage, et & peu prés dans le
méme temps que |’on s’occupait de chercher une fiancée & |’em-
pereur, on placait auprés de lui une institutrice d’un genre tout par-
ticulier ect que, faute d’une meilleure expression, nous appellerons
un « professeur de conjungo ». C’était une -vicille femme que ce
professeur, une femme expérimenteée, et elle devait étre congédiée
4 l’époque de l’union de l’cmpereur avec la nouvelle impératrice.
En rappelant ce détail de mceurs, nous ne donnons qu'une partie,
une faible partie, de ce que raconte notre yoyageur. S'il faut len
croire, cette vicille femme eut pour Suecesscur, quelque temps.
avant le mariage, deux autres femmes également vieilles, tesquelles
entrérent simultanément en fonctions, et ces deux vicilles furent
remplacces 4 leur tour par deux jeunes filles, puis par quatre. Mais
il n’est pas sir que l'éducation de )’cmpereur Tong-Ché ait ete
poussée aussi loin que cela dans cette direction.
Les commentaires que suggtrent de telles mceurs sont ici super-
flus. Ce que l'on peut dire, c’est qu’en matiére de mariage, comme
dans tous les actes de sa vie, un empereur de la Chine est soumis
4 des régles bien plus faites pour rabaisser l’dme que pour l’élever,
et pour anéantir l’homme dans l’empereur, que ‘pour toute autre
fin. I] ne reste plus que idole, que le fétiche, esclave lui-méme des
régles en question, en attendant d'cen étre éventuellement la victime.
«La position de l’empereur de la Chine est tout ce qu’il y a de plus
exceptionnel. Il vit 4 part et existe dans des conditions telles, que
sa vie et sa destinée sont séparées de Ja vie et de la destinée de
tous les étres vivants. Tout ce qu'il fait, et la conduite de tous ceux
qui l’entourent, sont strictement définis dans un code énorme de
cérémonies. Tous les événements se rattachant 4 l’empereur, tous
ses actes, depuis sa naissance jusqu’a sa mort, tout est réglé d’a-
prés cette autorité, que l’on dit se composer de deux cents volumes.
Un empereur de la Chine vit tellement 4 part, que ses sujets le dé-
signent, entre autre titres, par celui de « Prince solitaire ». On dit
de lui qu’il est aussi « isolé qu’un Dieu ». Il est servi dans l’inté-
rieur.de son palais comme un vrai fils du ciel, mais il est toujours
seul, il n’a pas de compagnon, pas d’amis. Son isolement cst inin-
terrompu. Il ya de soi que, hormis ses serviteurs, personne ne
peut V’approcher. Il a été impossible jusqu’é présent d’obtenir
l'image photographique d’un empcreur de la Chine. Le cas n'est
LE MARIAGE DE L’ENPEREUR DE LA CHINE. 405
pas prévu dans les deux cents volumes d’étiquette d’ancienncté im-
mémoriale. Aprés tout cela, qui peut dire quel est le caractére réel
du chef supréme de tous les empercurs et rois de la terre ?
M. Simpson a essayé de recueillir quelques informations au sujet
du caractére de Tong-Ché, et il a trouvé que ce qui avait trans-
piré au dela de l’enceinte impériale ne lui était pas favorable. A
tort ou 4 raison, les Chinois croyaient leur empereur d'une intel-
ligence médiocre, lent 4 apprendre et peu versé dans l'étude des
classiques que tout garcon, sans en excepter le fils de l’empereur,
doit graver dans sa mémoire.
Comme la fiancée de Tong-Ché avait été élevée dans sa famille,
sous les yeux de tout le monde, on avait plus d’informations sur son
compte. On la disait capable de bien écrire dans sa languc, — ce
qui n’est pas un talent commun chez les femmes de son pays, — et —
profondément versée dans la littérature chinoise. On pense que ce
sont ces avantages qui lui valurent la préférence dans le concours
d'émulation de six ou sept cents jeunes filles dont nous avons parlé.
Les deux impératrices régentes, celle de l’Est et celle de 1’Quest
se sont fait une bonne réputation par leur habile gestion des affaires
publiques pendant les six années de la minorité du prince. Six an-
nées ! I] parait qu’en Chine l’accord peut exister autant de temps
que cela entre deux femmes. De l’impératrice de l'Est, impératrice
douairiére, on disait qu’elle était aimable, de maniéres tranquilles
et quelle menait une vie trés-retirée. On disait, au contraire, de
l'impératrice mére qu'elle était un peu évaporée, d’un caractére
emporté et qu’elle aimait beaucoup le faste. = a |
Telles étaient les opinions toutes faites qui circulaient 4 Péking
sur Tong-Ché et Ah-liou-té, et sur les deux impératrices régentes.
Autant de a dit-on ».
Itt
Cependant le jour du mariage de Sa Majesté Céleste approchait, et
M. Simpson, aux abois, suppliait la Providence de lui fournir quel-
que moyen d’assister aux solennités nuptiales sans trop s’exposer
aux chances de courir au devant de désagréments certains. En
attendant, il prenait des notes de sa plume entiérement libre, et
quant a son crayon, il l’employait 4 dessiner tout ce qui pouvait se
dessiner sans courir le risque d’étre conduit au poste. C'est ainsi
quil croqua, — au milieu d’une foule tumultueuse de Chinois
curieux, mais bienveillants, — la demeure privée d’Ah-liou-té.
£04 LE.MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE.
La légation britannique est, de par les exigences du gouverne-
ment chinois, et ainsi que toutes les autres légations, située dans
le quartier affecté aux ambassadeurs des puissances tributaires,
lors de Ieurs visites. M. Simpson avait beau dire au représentant de
la reine qu’il était venu, 4 l’occasion du mariage de Tong-Ché, faire
hommage de son crayon et de sa plume au jeune empcreur, et qu'il
écrirait et dessinerait quand méme, |’héte de notre journaliste gou-
tait peu sa raison. Avec une obstination britannique, il le sommait
de renoncer & son projet, et M. Simpson, avec une obstination de
méme origine et d’égale force, répliquait qu'il n’en ferait rien.
Mais comment il s’y prendrait pour enfreindre la prescription im-
périale, il l'ignorait lui-méme. Comme i! intriguait de droite ct de
gauche, la Providence vint 4 son secours. ll n'était que temps. Elle
vint & son secours, — est-il besoin de le dire? — sous la figure
d’unc femme. I] n’y a pas comme les femmes pour tirer un homme
d’un mauvais pas! La dame en question était mistress Edkins,
femme du chef de la London missionary society, 4 Péking. Cette
dame tenait une école de petites Chinoises. Gomme, par ses occupa-
tions, elle s’était fait des amis en ville, elle connaissait certaine
boutique d’ot elle se flattait qu’elle pouvait assister au défilé du
cortége ct elle ne demandait pas mieux que de faire partager ce
plaisir défendu & quelques-uns de ses compatriotes. « Elle savait le
chinois, était adroite et déterminée », et M. Simpson pensa qu'il ne
pourrait mieux rencontrer. Il accepta donc l’offre que lui fit cette
dame de se laisser conduire le moment venu.
A certains préparatifs qui eurent lieu sur ces entrefaites dans le
quartier par ot devait passer le cortége impérial, on cut bientét la
preuve que le moment décisif était proche. On fit choix de certaines
rues conduisant de la demeure d’Ah-liou-té au’ palais impérial, on
égalisa le milieu de la voie et on la recouvrit de sable jaune. Le
jaune est la couleur impériale de la Chine. « Pendant une semaine
on vit passer tous les matins, le long de cette voie, ce que les étran-
gers de Péking appelaient le ¢rousseau de la nouvelle impératrice. »
Le fait est que tous les objets qui passaient par la étaient des pré-
sents qui arrivaient de toutes les parties de l’empire. Ces présents
consistaient en chiffonniéres, lavabos, chaises, gobelets, vases,
petits plats de jade et toutes sortes d’articles d'argent et d’or. Les
mémes objets étaient portés sur des tables jaunes, ov ils étaient
diment fixés afin de décourager l’esprit d’entreprise et d’annexion
de la partie la moins honnéte de la population chinoise.
Un jour ou deux avant la célébration du mariage, on ferma
l’entrée de toutes les rues ct ruelles qui, sur une longueur de deux
ou trois milles aboutissaient 4 la voice jaunie. Des bambous étaient
LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE. 403
plantés en terre, qui, au dernier moment, devaient supporter des
rideaux.
En Chme, un mariage cst accompagné d’une interminable série
de cérémonics. Pour commencer, le futur envoie une chaise ou pa-
lanquin 2 la demeure de sa fiancée, et cette chaise reste devant 1a
porte un temps plus ou moins long. Cette station est de grande im-
portance, attendu que le mariage en tire presque toute sa validité.
Aussitét que la fiancée atteint la demeure de son époux, ils
s'asseyent l’un a cété de l’autre et se mcttent 4 boire du vin dans
des tasses qui sont mises en communication par un ruban rouge.
Tandis qu’ils boivent, les nouveaux époux échangent a plusieurs re-
prises les tasses. Apreés la libation du vin, vient celle du thé; puis
suit un solide repas. Les nouveaux mariés adorent le cicl et la terre
et pratiquent ensuite le culte des ancétres. Les libations, les repas,
les adorations, la visite des parents et des amis, tout cela dure plu-
sieurs jours consécutifs. C’est un long programme pour de simples
mortels : que l’on juge d’aprés cela ce que doit étre le mariage d’un
empercur !
Un jour ou deux avant la célébration, trois princes de la famille
impériale se rendirent au temple du ciel pour y brdler de l’encens,
faire des sacrifices sur l’autel et y déposer de riches offrandes. Ils
informérent le ciel que celui qui occupait le trone du dragon allait
épouser la sage, vertueuse et intelligente Ah-liou-té, le nouveau
phénix.
Le dragon est le symbole de !’empereur et le phénix celui de
Pimpératrice ; d’ou il suit que tout le cérémonial s’appelait en lan-
gage officiel, l’union du dragon ct du phénix.
Le 16 octobre fut fixé pour la célébration du mariage. C’était
plus exactement dans la nuit du 15 au 416 qu’il devait avoir lieu.
Ainsi avait décidé dans sa sagesse le conseil des rites et cérémo-
nies aprés une longue étude du ciel. Cette nuit-la il devait y avoir
pleine lune. Dans le cours de la journée du 45, l’empereur envoya
en grande pompe 4 sa fiancée une tablette d’or, démarche qui était
la reconnaissance formelle d’Ah-Liou-té comme impératrice.
Ordinairement, c’est une feuille de papier rouge avec les noms,
4ges, et autres détails relatifs aux futurs époux, en caractéres de
couleur, qui est envoyée a la fiancée. En méme temps que la tablette
farent envoyés aussi le sceptre ect le sccau. Ces trois objets furent
placés dans yn char appelé le char du Dragon. Un peu plus tard
partit du palais impérial pour la demeure d’Ah-liou-té la chaise
du phénix. Cette chaise fut escortée en grande pompe. A la téte du
cortége marchaient plusieurs princes mongols appartenant a la
famille impériale ; tous avaient revétu leurs plus beaux costumes.
406 LE MARIAGE DE L’EMPEREOR DE LA CHINE.
Trente chevaux blancs, harnachés de jaune et d’or suivaient immé-
diatement aprés. Le cortége se composait principalement de ban-
niéres et detrés-hautes ombrelles, a trois rangs de falbalas, presque
des tentes, car, 4 en juger d’aprés le dessin qui accompagne le texte
de Meeting the sun, elles pouvaient chacune abriter une douzaine
de personnes. Sur ces ombrelles, que l'on peut comparer pour la
forme a des gobelets renversés, étaient brodés 4 foison l’inévitable
dragon ect le phénix. Il se trouvait aussi dans le cortege, comme
objets de pompe, d’énormes éventails ronds, carrés, en forme de
coeur, enfin dé toutes les formes imaginables, portés au bout de
longues perches. D’autres perches, peintes en rouge, étaient sur-
montées de grosses boules dorées 4 cdtes de melon; venait ensuite
le dais impérial ou ombrelle du dragon jaune, et ce dais était suivi
de la chaise de la fiancée, chaise toute tapissée de sole jaune et
surmontée d’un ornement assez semblable 4 une couronne royale.
‘Quatre énormes flots de soie suspendus aux angles étaient la seule
décoration de cette chaise. Enfin, le cortége était terminé par quel-
ques charrettcs communes, telles qu’on les voit dans les rues de
Péking, et fermé par un corps de cayvalerie. On pense que ces char-
rettes étaient destinées. aux gens de la maison d’Ah-liou-té.
Les femmes du second rang devaient étre transportées au palais
le lendemain matin dans de brillants chariots peints en jaune. Au
contraire de la future impératrice qui devait étre introduite par la
porte de la Dynastie, autrement dite de la Pureté, ces dames ne pou-
vaient entrer que par une porte hiérarchique d’un degré inférieur,
et comme clandestinement.
Le bruit sourait que le cortége impéria! quitterait la demeure de
la fiancée le 15 & minuit, de maniére a arriver au palais vers deux
heures du matin. Le fait est qu’il se mit en marche vers onze
heures.
La petite troupe de conspirateurs inoffensifs dont notre voyageur
faisait partie arriva 4 son poste vers neuf heures. Elle se compo-
sait de six ou sept personnes. Il est 4 supposer que tous s’étaient
affublés de vétements chinois, bien que M. Simpson n’en dise rien.
Une vieille chinoise leur servait de guide. Le poste d’observation
était une misérable boutique ot se fumait l’opium ; elle faisait le
coin de la voie jaunie et d'une étroite ruelle. Dans cette ruclle, et a
peu de distance du rideau qui masquait la grande voie, se trouvait
une porte par laquelle la troupe devait entrer dans la boutique. La
proximité de cet obstacle avec ses gardiens ne laissa pas que d’ins-
pircr quelques inquiétudes 4 tout le monde, pourtant on parvint 4
franchir la porte en question sans mésaventure.
M. Simpson raconte qu'il trouva beaucoup de monde a l’intérieur
LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CHINE. 407
de la boutique, mais tout ce monde était dévoué au chef aventureux
de la petite troupe, mistress Edkins. Les réfractaires vont s’asseoir
dans larriére-boutique, parce que le devant était rempli de fu-
meurs d’opium, et ils se mettent 4 boire 4 petits coups des tasses
de thé. Comme ils buvaient, ils voyaient de temps 4 autre quelque
fumeur se glisser au dehors par la porte latérale. Enfin, le moment
vint o¥ ils purent passer de l’arriére-boutique sur le devant. Chemin
faisant, ils traversérent une chambre dans laquelle deux ou trois
hommes étendus de tout leur long, sur des paillassons, aspiraient
la fumée de la drogue délétére ; ces hommes ne prirent pas garde
aux nouveaux venus. La boutique donnant sur la grande voie était
plongée dans une obscurité compléte ; les fenétres qui tenaient lieu
de devanture étaient faites de papier mince collé sur un encadre-
ment de bois. Chacun des réfractaires fit avec son doigt un trou
dans le papier et put voir distinctement tout ce qui était visible
par un beau clair de lune; c’est-a-dire les fagades basses ct som-
bres des maisons, ¢& ct 14 quelques Janternes en guise d’illumina-
tion, et de distance en distance, des gardiens ou des soldats isolés
et inactifs. Comme toutes les boutiques étaient fermécs et qu’on he
voyait poindre de lumiére nulle part, l’ensemble du tableau avait
un air rien moins que gai. La voie nouvellement ménagée au mi-
lieu de la rue avait regu dans la matinée une addition de gravier
assez jaune pour pouvoir étre considéré comme étant d’une teinte
parfaitement impériale. « J’éprouvais une sensation étrange, dit
M. Simpson, en me trouvant avec une seule feuille de papier, — et
cette feuille avec un trou au milieu, — entre moi et cette avenue
si bien surveillée. Je pouvais entendre parler les gardes dont quel-
ques-uns étaient assis jusque sous notre nez. Nous prenions tous le
plus grand soin de ne pas faire le moindre bruit et nous chucho-
tions aussi bas qu’il est possible, quand, 4 notre horreur, nous _
vimes un porte-drapeau s‘approcher de la porte. La porte s’ouvrit
et ’homme entra, ses habits frélant les miens. Il ne regarda ni a
droite ni 4 gauche, mais passa dans l’arriére-boutique sans s’ar-
réter. Ce ne fut qu’au bout d’un moment que je sus ce que tout cela
signifiait. Cet homme, comme les autres gardes, avait été de piquet
lout le jour. Accoutumé, comme le sont les Chinois, 2 sa pipe
d’opium dont il avait été privé jusqu’alors, il venait gouter secréte-
ment un plaisir imposé ‘par I"habitude. Les gens de la boutique
dirent qu’il ne nous dénonccrait pas, lors méme qu'il nous aurait
remarqués, par cette raison qu’il avait commis lui-méme un délit
en entrant, ef qu’en nous dénoncant il serait son propre accusa-
teur. D’autres gardes vinrent successivement pendant la soirée et
sortirent ensuite, et il me sembla qu’ils portaient tous la téte basse
108 LE MARIAGE DE L’EMPEREUR DE LA CAINE.
en hommes qui désiraicnt ne point voir, ni étre vus en passant.
Comme nous étions dans l’attente du cortége un incident vint nous
rappeler vivement au sentiment de notre situation. fl parait qu’un
garde-poste de l’autre cété de la rue était endormi, lorsque vint 4
passer une ronde de mandarins 4 cheval. Le pauvre diable fut dé-
couvert, et il se fit aussitét un vacarme infernal. Nous entendimes
parler et crier 4 la fois une douzaine de personnes, et le malheu-
reux, 4 qui il n’avait manqué peut-étre que la pipe d’opium pour
faire complétement son devoir, recut incontinent la bastonnade. Ce
que notre sort eut été si ces mandarins nous eussent découverts, je
ne puis vraiment le dire. » M. Simpson ajoute que cet épisode avec
Paccompagnement des porte-banniéres, qui ne faisaient qu’entrer
et sortir, eut pour effet de troubler un pcu le sentiment de leur
sécurité 4 tous; cc qui se comprend. Cependant, quand un man-
darin passait avec quelques cavaliers pour inspecter la voie, s’as-
surer que tout était bien gardé et qu'il demandait aux hommes
postés devant ta boutique s‘ils étaient bien sirs que personne ne
regardat, ils ne pouvaient s’empécher de rire en entendant ceux-ci
répondre : « on n’oserait! » e
Peu a peu les groupes de cavaliers devinrent plus fréquents ct
enfin on vit se montrer la téte du cortége. La lune s’était voilée de
nuages, et, 4 sa clarté blafarde, les chevaux blancs et la banniére, les
hautes ombrelles et les larges éventails commencérent de défiter
sans bruit, semblables 4 des ombres spectrales. Deux cents lan-
ternes cnviron, de couleur, portées par autant d’hommes, et toutes
décorées de la devise « bonheur », passérent ensuite, puis vinrent
la tablette d’or, le sceptre ct le sceau, suivis du baldaquin impérial
et de la chaise de la fiancée. On pouvait supposer que cette chaise
était occupée par Ah-liou-té, mais non l’affirmer; car, ainsi qu'il a
déja été dit, elle était soigneusement fermée de toutes parts. En re-
vanche, on pouvait voir que cette chaisc était portée par deux
groupes de scizec hommes dispos¢s sur quatre rangs de quatre hom-
mes. A cété de la chaise marchait un grave personnage tenant unc
petite baguette enflammée. Cet homme était un des fonctionnaires
du bureau des rites, et la baguette, baguette sacréc, telle qu’on en
brile sur les autels,,était marquée d’entailles destinées 4 mesurer
le temps et a régler le pas du cortége. Il était de la plus grande im-
portance que la future impératrice arrivat au palais au « moment
fortuné » qui avait été fixé depuis bien des jours, et le baton sacré
tenait lieu de montre. -_
Le cortége avait 4 peine fini de passer que les porte-banni¢res as-
- siégérent en foule la boutique : ils venaient fumer leur opium. Mais
avant que la porte fut ouverte les étrangers repassérent dans l’ar-
LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE. LA CHINE. 409
riére-boutique, prirent une derniére tasse de thé et décampérent-
Les rues de Péking étaient tranquilles et déseries, ce qui était une
| preuve gue peu de gens étaient sortis de chez cux et avaicnt osé en-
freindre interdiction impériale.
Pour le reste des cérémonies, notre journaliste n’est plus qu’un
historien par oui-dire, mais, il se peut, correctement informe. Nous
ajouterons donc d’aprés lui que la chaise de la fiancée, aprés avoir
franchi la porte de la Dynastie et traversé nombre de cours portant
toutes des noms plus ou moins sonnants, fut introduite dans la salle
du trine. Un héraut fit alors cette proclamation : « Les ordres de
sa sacrée Majesté sont exécutés, » et les deux impératrices de |’Est
el de ’Quest vinrent recevoir la fiancée. Nous n’entrerons pas dans
le détail de cette réception, mais une circonstance digne d'étre natée
cest que l’empereur dormait en ce moment. Il était minuit. On.a
beau étre fils du cicl, on.n’en est pas moins homme, et, comme tel,
sujet au sommeil; et, 4 minuit, il est excusable de dormir, surtout
quand, habituellement, on donne audience dés la cinquiéme heure
du matin, ce que Tong-Ché avait peut-étre fait ce jour-la méme,
comme d'habitude. 3
Les quatre jeunes filles qui devaient étre les femmes de second
rang de l'empereur furent introduites dans le palais impérial le
lendemain méme du mariage, du moins on le soupconne. Les portes
s ouvrirent pour les laisser entrer, mais se fermérent pour toujours
sur elles. Méme la mort de l’empereur ne les délivre pas. Dans ce
cas, les femmes de second rang, — et peut-¢tre en est-il de méme
des autres, — sont transportées dans de cerlaines résidences ou
elles sont gardées aussi étroitement que du vivant du prince. Il n’y
a pas de doute, comme le dit M. Simpson, que la perspective
éventuelle de cette séquestration perpétuelle est une des principales
causes dela répugnance générale, parmi les jeunes filles, 4 faire
partie de la maison, disons le mot, du harem de l’empereur.
TV
| Malgré le sentiment de curiosité qu’éveille ce récit, tel qu'il est |
| fait par M. Simpson, du mariage de l’empereur Tong-Ché, nous
' eoyons que mous Naurions pas entrepris de rendre cempte 4 notre
: tour de ce xoariage, si le caractére qu’il présente ne fournissait
410 LE MARIAGE DE L'RMPEBEUR DE LA CHINE.
matiére & quelques réflexions, s'il ne portait quelque enseigne-
ment avec lui. Telle que nous venons de la donner, c’est-d-dire en
raccourci, nous nous flattons que la narration de ce martage peut
servir a mesurer la distance qui sépare la civilisation chinoise de la
civilisation européenne et a faire ressortir leurs contrastes.
On conviendra qu'il est difficile d'imaginer quelque chose de plus
puéril, de plus grotesque, de plus suranné que'les pormpes du ma-
riage de l’empereur Tong-Ché. C’est bien avec raison que M. Simp-
son dit : « Le récit en appartient aux derniéres pages de I’histoire,
et pourtant il a ]’air d’en étre une des plus anciennes, » Eh bien,
cette impression d’enfantillage, de.bizarrerie, de vétusté, que vous
laisse la description des fétes nuptiales du fils du ciel est celle que
l’on rapporte de l’examen de la société chinoise tout entiére. Quand
on a lu Je récit que M. Simpson fait des. moeurs des Chinois et de
leur gouvernement, on arrive 4 celte conclusion que la Chine est
une antiquaille poudreuse, vermoulue, s'effondrant de toutes parts,
et que la célébration du mariage-de.Tong:Ché est une image fidéle
de la condition sociale de ce pays. Mais on vient a sourire quand on
vous rappelle que cette ruine vivante a non-seulement la prétention
d’avoir la vie bien dure, mais encore d’en remontrer au monde en-
tier en fait de savoir et d’industrie. :
La civilisation chinoise semble avoir fait son temps. Minée par la
corruption des classes gouvernantes, elle croule de tous cétés. Les
fonds affectés aux travaux publics, .4.l’entretien des. routes, des
ponts, des canaux, ne recoivent plus leur destination; les percep-
teurs d’impéts se livrent 4 dcs exactions de vainqueurs en pays con-
quis. Les villes les plus grandes se. changent en villages, ressem-
blant assez 4 ces fruits mal venus dont le noyau desséché n’occupe
plus qu’un coin de la coque. Les remparts de ces villes jadis floris-
santes se lézardent et s’effrient en monceaux de briques qui jon-
-chent le sol. Ce qu’on voit de plus vivant et en plus grand nombre
dans ces villes, ce sont des troupeaux de porcs et des bandes de
chiens. Voila ov en est la société chinoise dans les villes. Et pour-
tant ce pays, qui semble faire retour vers la vie nomade, vers
la barbaric, non-seulement n’est pas illéttré, mais il est instruit, i
honore les lettres et ceux qui les cultivent peut-étre plus qu’au-
cune autre contrée au monde. En passant 4 travers les rues de
Péking et de n’importe quelles villes de la Chine, on rencontre
des troupes de petits garcons se rendant a l’école avec un paquet
de livres au fond d’un sac de toile bleue ; on voit dans les plus mo-
destes boutiques une tablette, un baton d’encre et des pinceaux
pour écrire et caleuler, et probablement, dans la boutique, i) se
LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE. 41%
trouve quelqu’un occupé 4 prendre des notes de commerce. Si on
jette les yeux sur les enseignes de ees mémes boutiques, on a une
preuve de plus de Ja culture d’esprit du peuple, et. non-seule-
ment dans les villes, mais encore dans les plus petits villages. Ces
enseignes portent des inscriptions ot se trouvent combinés avec
bonheur la littérature fleurie du pays avec le boniment du commer-
gant. Telle boutique s’appellera le « Magasin de thé des principes
eélestes »; telle autre : « Les neuf félicités prolongées. » Voici la
« Boucherie du crépuscule matinal » et voila la boutique de char-
bon: « Fontame de beauté. » Une autre preuve encore de l’es-
time dans laquelle les Chinois tiennent les lettres, c’est- que, chez
eux, tel empereur est aussi célébre et sd mémoire aussi honorée
parce qu'il cultivait ou protégeait les lettres que, dans un pays
étranger, le souvenir de tel prince qui ‘aurait remporté dix vic-
toires. :
Avec tout cela, le Chinois est ignorant. Toutes les fleurs de-sa
rhétorique ne suppléent pas & l'absence de connaissances solides.
Il s’en tient & ses classiques : Gonfuctus et Mencius, il ne sort pas de
la. Les littératures étrangéres, il les méprise souverainement, et
rien n'est plus éloigné de son esprit que l’envie de s’y initier. Ajou-
tez 4 ces défauts d’esprit que le Chinois n’a aucun moyen de savoir
ce qui se passe a l’étranger et ne s’en soucie guére. il ne voyage
pas. fl n’a qu’un journal, et ce journal, la Gazette de Pékin, desti-
née principalement aux fonctionnaires, ne contient que des édits
du prince et des réponses & des pétitions de ses sujets. Cette igno-
rance générale contribue, plus encore que Ja corruption des man-
darins, & la décadence et 4 Ja faiblesse du pays. fl s’en suit que les
Chinois, peuple et gouvernement, sont pétris d’orgueil et de pré-
somption, c’est-a-dire sur la voie qui méne le plus sdrement les
nations 4 leur perte.
Le chef de l’empire du Milieu a la prétention ridicule, puérile, de
ne pas reconnaitre d’égaux sur le tréne des autres Etats. Il n’ya de
grand et de souverain que la Chine, et toutes les autres puissances
he peuvent étre que des puissances tributaires. Le gouvernement
chinois soutient cette prétention comme si son existence y était
engagée. C’est sa maniére a lui de se donner du prestige aux yeux
des populations. Forcé, par le traité de paix de paix de 1860, d’ad-
mettre 4 Péking des représentants des puissances étrangéres, il leur
a assigné un quartier qui est spécialement affecté, lors de leurs vi-
sites, aux envoyés des princes tributaires ; et c’est dans ce quartier
oi élisent domicile les envoyés de Formose, des iles Lou-Chou, de
la Mongolie, que se trouvent situées toutes les légations d’Europe et
442 LE MARIAGE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE.
d’Amérique. Lorsque, en 1793, lord Macartney se rendit 4 Péking,
avec des présents du roi d’Angleterre, les mandarins placérent sur
son bateau un pavillon avec cette inscription en caractéres chinois -
« Ambassadeur apportant le tribut du pays d’Angleterre. »
Il en est des Chinois en particulier comme de leur gouvernement.
Entre autres faits, M. Simpson en rapporte un qui est bien marqué
au coin de l’esprit national: ils étaient plusieurs Anglais 4 regarder
une brouette d’une forme particuliére, lorsque l’ouvrier qui venait
de la poser s’approche et leur dit d'un ton que l’on devine: « Hein !
yous voudriez bien avoir des brouettes comme cela dans votre pays
d’Ymghili! »
Ce que la Chine pourrait vivre, ou micux, aurait pu vivre encore
d’années ou de siécles livrée absolument a elle-méme et entiére-
ment vierge des attouchements de l’étranger, c’est ce que nous
laissons 4 décider aux hommes qui ont plus que nous I’habitude de
tater le pouls aux peuples. Mais ce que nous pouvons dire, sans
crainte de tomber dans |’crreur ou l’exagération, c'est que la civili-
sation chinoise est pour tout de bon en présence de la civilisation
chrétieane, et que la premiére des deux sera infailliblement enta-
mée, sinon remplacée par l'autre. Ce n’est qu’une affaire de
temps.
Les deux civilisations sont maintenant face 4 face sur les fron-
tiéres seulement; mais ce qui se passe 14 donne une bonne idée de
ce qui se passerait sur toute la surface de l’empire, si les Européens
y avaient leurs coudées aussi franches que dans les ports ouverts.
Si le gouvernement chinois venait & changer de politique intérieurc
et a laisser Ile champ libre 4 ces Européens qui sur la frontiére fré-
missent de colére, dans leur impuissance & « civiliser » la Chine, le
pays se couvrirait immédiatement de chemins de fer, les canaux et
les riviéres de batiments 4 vapeur; les machines se substitueraient
partout au travail manuel. La Chine, en un mot, se ferait a l'image
de l'Europe moderne. Mais serait-ce pour son bonheur? C'est une
autre question qui découle naturellement de la premiére, et nous
croyons, avec l’auteur de Meeting the Sun, que, sous ce rapport,
les Chinois auraient peut-étre plus 4 perdre qu’a gagner 4 V’intro-
duction de notre civilisation, telle que, l'Angleterre ouvrant la
marche, nous I’avons faite en matiére d’industrie ct de commerce
depuis le commencement de ce siécle. M. Simpson a vu les Chinois
au travail dans les villes et les villages, et il pense que leur sort est
bien préférable a celui des ilutes entassés dans les manufactures
sataniques de Manchester. Comme en Angleterre (c’est notre voya-
geur qui le dit), on verrait s’élever des fortunes colossales sur la
LE MARIAGE DE L'RMRERRUR DE LA CHINE. 415
ruine du travail individuel, et le capital et le travail se déclarer la
erre. |
ae civilisation tonranienne de la Chine a donc ses mérites,
comme la civilisation aryenne de |’hurope’a ses bons cétés, et si on
les pesait toutes deux dans la balance, il n’est pas sir que ce fut
celle-ci qui ’emportat sur l'autre. Mais cette derniére est 1a plus
forte, la plus noble des deux, et voila pourquoi elle finira fatale-
ment par prévaloir. « Que les machines que produisent 1’Europe
etles Etats-Unis doivent étre bénies.ou ‘maudites, dit notre journa-
liste-voyageur, il sera moralement impossible a la Chine de leur ré-
sister. Les lettrés, les mandarins souléveront autant' d’obstacles
quils voudront sur son chemin, la machine finira par en venir a
bout. Déja il y a bon nombre de navires & vapeur dans certains
ports, et les Chinois préférent ces vapeurs 4 leurs jonques. L’armée
chinoise est encore arméc, en grande partie, d’arcs, de fléches, et
autres engins du méme genre; mais, pendant la guerre contre les
Taepings, bon nombre de soldats impériaux recurent le vieux fusil
de munition 4 silex, et comme on sait en haut lieu quelque chose -
de son infériorité, on a ouvert, sous la direction d’Européens, des
manufactures of on produit, au moyen de machines, des carabines
Remington. De méme, le gouvernement chinois a fait construire
une frégate 4 vapeur 4 hélice, et d’autres sont sur Ie chantier.
Toutes ces innovations sont dues 4.Li-Hang-Chang, gouverneur de
la province de Pechili, homme de progrés. Mais ce mandarin est
une exception parmi les hommes de son rang, et ses efforts pour
résister aux étrangers par l'emploi des moyens qui font leur force
restent isolés.
Pour en reyenir a nos prémisses en téte de ce chapitre, la Chine
a cessé d’étre un Etat robuste et sain, et elle n’est plus que l’ombre
de ce qu'elle fut autrefois. Rien ne la résume mieux, ne la fait
mieux comprendre, que le récit des pompes singuliéres du mariage
de Tong-Ché. Qu’est-ce que ce cortége d’ombres qui défile au clair
de lune? Est-ce une procession carnavalesque, avec des effets de
lanterne magique, ou bien est-ce un erterrement ot a été évoqué
tout ce qui peut s'imaginer de plus fantasmagorique? Qui se dou-
terait, excepté les initiés, que l’on porte une fiancée 4 son futur
époux? Cela a vraiment bien plus lair, en dépit de tant d’ombres
chinoises, des funérailles de quelque grand supplicié. Ce cortége
éveille l’idée du cimetiére bien plus que celle de la chambre nup-
tiale.
Ce que les pompes du mariage de Tong-Ché sont 4 des pompes
royales en Europe, la civilisation chinoise l’est & notre civilisation :
ce sont deux anachronismes.
10 Janvizn 1876. 8
114 LE MARIAGE DE L’BMPSREOR DE LA CHINE.
Malgré ses défauts.ct ses vices — et ils sont nombreux — ce qu’on
ne peut contester 4 la civilisation européenne, c'est la vie, l’acti-
vité, énergie. Si on a un grand reproche & lui faire, c’est d’aveir
trop le diablé au corps. Au contraire, la crvitisation chinoise ne
snegere que trop seuvent l'idée de décadenee e de mort.
’ f
rr ne) re ae
Le, livre dq M..Simpaon était écrit et publid, lorsqu’on'a appris ja
mort de:lempereyr Tong-Ché. Quieanque prendra la peine de rap-
procher,ces tyais termes : vingt ans, intelligence bornée, harem de
cent vingt femmes; me-sera pas surpris deila fia, prématurée.du Fils
du ciel. Lors méme.que le harem, n’adt encore été que de la moitsé
ou. du. quart de ca chiffre de cent,vingt, le résultat du rapproche~
ment des trois termes n "aurait guére été modifié. Il est probable que
le successeur de Tong-Ché est unm jeune homme, plus probable en-
core qu’'il.est gargon, et ne tardera-pde A se mdriex, et.tout & fait.
certain qu’il ne. sera pas changé ug iofa;au cérémonial du magiage.
Il s’ensuit que ce qu’pn vient de lire ne s’applique pas. seulement &
up mort, mais 4 un‘viyanf, et que ce fravail conserve tont entier
son caractére d’actualildé., Ik y a méma.plus : outre que e'est une
degeription fiddle, détailléa, minuticuse ‘(surtout sj Pon a recourse.
au livre de M. Simpson), du mariage de Pempereur défunt, c-est'ua
récH par anticipation, et, magré cela,. ees du futur ma-
riegs.de l’empereur actwel de la Chine.
L ANGLICANISME
SES CARACTERES, SES PHASES ET SES TRANSFORMATIONS
La lutte religieuse inaygurée par le Public Worship regulation
Act‘, séwit toujours chez nos voisins. et rien ne fait prévoir qu’elle
soit prés de se calmer. Aussi l’apinion publique en suit-elle les
phases avec une anxiété toujours croissante, ct, malgré les préac-
cupations que des complications politiques naissantes inspirent a
la nation anglaise, elle ne détourne pas son attention du monde re-
ligieny , elle. se passionne, aujourd'hui comme hier, pour ces que-
telles qui sembleraient devoir élre. reléguées au second plan, et
elle trouve encore, au milieu des pensers sérieux qui l’absorbent,,
des loisirs pour agiter de simples questions de rituel.
Nous voici, du reste, arrivés 4 un moment crilique et solennel.
La cour créée par la législation antiritualiste de ]’avant-derniére
session parlementaire va entrer en fonctions ces jours-ci, et beau-
coup de personnes se demandent avec inquiétude s'il en sortira
quelque chase de bon. Al’instant méme ou nous écrivons ces lignes,
le nouveau juge, lord Penzance, prend place & son tribunal, et elles
n’auront pas paru que peut-¢tre il aura déja rendu sa premiére dé-
cision.
On concoit donc aisément que lopinion anglaise suiye d’un ceil
aftentif les débats de. l’affaire, et il faut bien dire, du reste, que le
procés qui se juge est admirablement choisi pour piquer la curiosité
publique: le révérend C. J. Ridsdale, incumbent de Saint-Pierre 4
Folkestone, a su,.par son zéle el parses exemples, ramener au christia-
nisme la population déshériiée de ce petit port de mer. Tout le monde
le reconnait, et des journaux sans attache religieuse rendaient, ces
jours derniers, hommagea ses vertus. Sa paroisse a profesté presque
! Correspondant du 25 septembre 1874.
116 L’ANGLICANISME.
en entier contre la persécution dont il est l’objet et néanmoins on le
traduit devant un tribunal, 4 la demande d’un boulanger, d’un cor-
donnier et d’un aubergiste, paroissiens de rencontre, soudoyés par
une société persécutrice, la Church association '.
Et ce qui augmente l’intérét qu’excite cette cause, c’est que ce
proces a tout |’air d’une vengeance personnelle et d'une vengeance
partic de haut. Voici pourquoi :
Le primat d’Angleterre fit attaquer d’office, il ya deux ans, les
churchwardens* du révérend Ridsdale, par M. Lee, son secrétaire,
& propos d’un chemin de croix qu'il prétendait ¢tre illégal. L’af-
faire fut portée d’abord devant la cour de l’archevéque de Can-
torbéry, et l’archevéque fut naturellement vainqueur. On edt été
surpris, s'il en avait été autrement, car l’anglicanisme ne nous a
pas habitués 4 beaucoup d’abnégation épiscopale. Malheureusement
pour le primat, les vaincus ne se tinrent pas pour battus : l’af-
faire fut dévolue en appel 4 la cour des Arches, et déférée ensuite
au conseil privé. Or, devant ces cours, la sentence archiépiscopale
fut cassée et l’archevéque condamné aux frais’.
C'est précisément ce méme M. Ridsdale qu’on choisit pour faire
essai du « Public Worship regulation Act. »
On l’avouera sans peine, c’est la une coincidence facheuse; la
presse anglaise n’a pas tort de signaler ce fait comme un outrage
4 la morale publique et il n’y aurait rien d’étonnant aussi 4 ce que
ce procés ett quelque retentissement de l'autre cété du détroit ;
car, on a beau faire, on ne trompe pas facilement le peuple Anglais,
et l’opinion publique a, -en Angleterre, plus que partout ailleurs, le
sens de l’équité et de la justice.
On a mal choisi la victime, sil en fallait une, et lord Penzance a
été également mal inspiré quand il a installé son tribunal au palais
de Lambeth, c’est-a-dire sous le toit méme de I’archevéque*. Les
journaux religieux et politiques de cette derniére quinzaine, en re-
levant ces faits, crient au scandale. — Ont-ils complétement tort,
et est-ce 1a un indice qu’on entre dans une voie d’apaisement ? Nous
ne le pensons pas.
Nous considérons, au contraire, ces faits comme de graves évé-
‘ Ces trois paroissiens lésés n’ont jamais assisté aux offices de Saint-Pierre,
excepté quand il leur a fallu se mettre 4 méme de pouvoir jouer un nile qui
n'est, trés-probablement, ni gratuit, ni spontané.
2 Espéce de marguilliers.
5 Voir le Church Times du 23 janvier 1874, page 45, col. 4, et du 3 juillet
1874, p. 334, col. 1.
* Le palais de Lambeth sert de résidence 4 l’archevéque de Cantorbéry, lors-
qu'il es{ a Londres.
L’ANGLICANISME. 147
nements 4 ajouter & la liste déja longue de ceux qui, depuis un an,
ont mis "étude de l’anghicanisme a l’ordre du jour‘. Aussi croyons-
nous devoir profiter de ce premier procés pour décrire rapidement
ce curieux systéme religieux qu’on a appelé du nom d’Anglica-
nisme.
On sait que l’église anglicane est divisée en plusieurs partis, et
que les tendances contraires de ces partis sont pour elle une cause
de souffrance permanente et d’affaiblissement continu. Mais ce
qu’on sait moins peut-étre et ce qui cependant mérite d’étre connu,
c'est l’origine et l’histoire des partis religieux anglais. Beaucoup de
personnes se figurent, en effet, qu’ils datent d’hier, ou tout au plus
de quelques années, et elles croient s’expliquer ainsi plus ais¢ément
les luttes et les déchirements auxquels nous assistons. C’est une
erreur: les partis religieux anglais ne datent pas d’hier seulement ;
ils remontent bien haut dans le passé, quoiqu’ils n’aient pas tou-
jours porté le méme nom, et Vhistoire de l’anglicanisme, prise
dans son ensemble, n’est pas autre chose que l'histoire de leurs
combats, de leurs triomphes et de leurs revers.
On connait les deux tendances extrémes des partis contemporains,
et on se demande si la querelle des Ritualistes et des Evangélicaux
ne finira point par une rupture éclatante. Mais que dirait-on si, en
remontant le cours des siécles, on retrouvait partout les traces de
ces deux tendances, méme aux premiers temps de la réforme? Ne
serait-ce pas un fait assez inattendu pour piquer l’attention publi-
que, déja si surexcitée 4 propos de l’anglicanisme ?
Ii nous a semblé qu’ la veille des luttes nouvelles ou I’Angleterre
est prés de s’engager, un coup d’ceil jeté sur les luttes précédentes
ne pourrait manquer ni d’intérét ni d’actualité. Le présent trouve
toujours son explication dans le passé, et quand on observe avec
soin le passé, on arrive le plus souvent & y découvrir les causes rap-
prochées ou lointaines auxquelles sont dus les événements qui se
passent sous nos yeux.
I
On ne comprendrait jamais bien l'état religieux de |’Angleterre
contemporaine si on ne commencait par se reporter, tout d’abord,
a l’époque ot éclata la réforme.
' Le Public Worship regulation Act de 1874 et les divers écrits de M. Gladstone
sur le Rituel de UEglise anglicane, sur les Décrets du Vatican, le Vaticanisme,
fltalie et son Eglise. — Voir le Correspondant des 25 septembre 1874, 10 avril,
10 juillet, 25 septembre 1875.
448 L’ANGLICANISME.
La réforme anglaise ne procéda pas, cn effet, comme ses ainées
du continent; elle ne se précipita point, dés son origine, vers les
extrémes que les réformatcurs d’Allemagne et, en particulier, ceux
de Suisse atteignirent, peu d’années aprés leur rupture « avec
Rome. Ce n’est qu’a la longue, et sous l'influenee des idées ou des
novateurs venus du continent que l’Angleterre s’engagea, 4 son
tour, dans les mémes sentiers, pour aboutir aux mémes résultats ;
mais dans le principe, elle fit un schisme plutdt qu’elle ne se jeta
dans I’hérésie. Henri VII, qui s’était fait donner le titre de défen-
seur de la foi, se souciait moins des,questions de dagme‘ que des
questions d’autorité et de suprématie; ce qu'il cherchait avant
tout, c’était de satisfaire ses passions 4 son gré*; et pour cela, il
voulait étre pape, comme il était roi. Il ne songea donc pas 4 dé-
truire le catholicisme, il ne prétexta, point des erreurs, il ne se
retrancha pas, comme le faisaient les réformateurs du continent,
derriére les corruptions de la « Prostituée de. l’Apocalypse »,
confisqua le pouvoir pontifical 4 son profit et joignil la tiare & la
couronpe, sur son propre front. Il se fit pape-roi d’Angleterre
en constituant une Eglise, nationale, ilest vrai, mais une Eglise qui
ne s‘éloignait pas radicalement de l’Eglise catholique, soit dans ses
croyances, soit dans son culte, soit dans sa hiérarchie, soit enfin
dans la plupart de ses formes. extérieures.
Les idées ne tardérent pas cependant a faire des progrés dans un
sens hostile.au catholicisme et, 4 mesure que le principe de la foi
s’affaiblit, le principe rationnel, qui lutte toujours plus ou moins
contre la foi, se fortifia de tout ce que celle-ci venait de perdre.
éclata méme en réyolte ouverte, et irrité du frein auquel il avait
été soumis, pandant:deg sidcles, il agit comme l’esclave échappé &
la chaine, qui a peur de retomber en servitude; il alla partout
proférant des menaces, disant bien haut qu’il fallait détruire l’an-
cien ordre.de choses, proclamant que le seul moyen de ne pas re-
tomber sous le joug de Rome était de creuser un infranchigsable
abime entre elle et l’Angleterre.
1 Henri VII était cependant trés-intolérant sur les questions de dogme. Ii
faisait mettre 4 mort ceux qui niaient la présence réelle et n’entendait pas étre
contredit. Catherine Parr, sa sixiéme épouse, faillit perdre la vie pour s'étre
permis d@’avoir une opinion um peu différente de le sienne. é
* Tout le monde sait que }a Réforme anglaise a eu pour cause l'amour adul-
tére de Henri VIII pour Anne Boleyn. Ce ne sont pas les corruptions de l Eglise
catholique qui ont provoqué le zéle réformateur de |’Angleterre, ce sont les con-
weitises d'un price impudique et la cupidité des grands seigneurs. Voir la-des-
sus Blunt, The Reformation of the Church of England, et surtout le charmanl
euyrage de Burke, Men and women of the English Reformation. Ce dernier auteur
est catholique.
.
L'ANGLIOARIGHE. 19
Léglise catholique avait bridé tous les mauvais instmets -de la
nature humaine, elle avait.élevé l’esprit, le coeur, 1a pensée ; elle
avait couvert l'Europe de‘montments qui étaient comme ta florai-
son naturelle de tout ce que le dogme chrétien ‘contient: de vivant et
de fécond. La réforme alent pas plus tot fait sin apparition que les
passions populaires somlevées par les.néfermateurs se roérent contre
tout ce qui leur pariait de l'iglisc, ef se mirent & mutiter les ceu-
vres d'art chrétien, 4 détruire ‘les monuments. de 1a piesé des fidé-
les, @ niveler jusqufau sol tot ce qui leur rappelait wne-tpoque
dlétestée 1. Weir. soe 4 co
Voila trois sidcles que cela ‘dure, voila trois ‘siécles que |’Europe
est partout divists en deux camps : la foi d’um edté ot le rationp-
lisme de l'autre; la foi édifie, Je ratiendlisme: détruit. ‘Ces deux
principes se sont trouvés esi lutte, .dés les premiers jours du protes-
tantisme, et partout ils ont affecté tes mémes allures; partout ils
ont montré les mémes tendances ou employé ids mémes procédés.
Ni faut, néanmoins, tenir compte, en étudiant leur histoire, des
meeurs des différents peuples et des constitutions des divers pays.
Dans les pays morecelés, ot. les pouvoirs pubhes étarent faibles et
impuissants, le mouvement nivelcur de ja réfurme a été extréme-
ment violent et radical. Tel s’est-il montré, par exemple, en Suisse,
en Allemagne, en Ecosse. Dans les pays, au contraire, o& les:pou-
voirs civils étaient capables d'avoir une valonté et de Fmposer par
la force, les progrés du radicalisme religieax ont ét6 plus lents ; les
traditions, kes mosurs, les droyances, les cérémonies -anciennes ont
éié plus respectées ; ce n’est qu’a la longue qu'elles ont 16 changées
ou qu’elles ont disparu. Tel encore a été le vas, pour jes pays
scandinaves et surtout pour }’Angleterre. Aussi a-t-on créé un mot
particulier pour désigner la réforme anglaise : on ’a appelde l’an-
glicanisme. es
Le mot anglicanisme est une de ces appellations qui révélent un
ordre de choses spécial. Ailleurs,‘on‘a'vu le juthéranisme, ‘le cal-
vinisme, le zwinghanisme, etc. Ces mots indiquent des sydtémes
religieux propres 4 certains hommes, non .d certains pays. L’anghi-
canisme, au contraire, est un systsme de réforme religieuse propre
‘Rien n’attriste, quand on parcourt l’Angleterre, comme 1a vue des rurnes
entassées cA et la par la Réforme. Beaucoup de grands monuments ont disparu,
et ceux qui ont échappé & Ia rage des puritains portent presque partout des
traces de leur vandalisme. La génération actuelle a compris la faute des pré-
tendus réformateurs, et elle s’efforce de restaurer ses temples avec une géné-
resité dont aucun autre pays ne donne I’exemple. Chaque année I’Angleterre
dépense des mithons 4 restaurer ses éditices religieux. On peut voir la-dessus
un article de ta Quarterly Review, juillet 1874. ;
420 . L°ANGLICANISHE.
4 l'Angleterre. Et ce qui caractérise ce systéme, c’est précisément
une espéce d'équilibre: cntro les tendances extrémes de la réforme,
telles qu'on les trouve dans les réformés suisses et écossais, et les
tendances du catholicisme.
Au seiziéme siécle, en effet, Angleterre formait une monarchic
fortement constituée. Lasse des agitations inséparables de tout Etat
ot les pouvoirs publics se font presque équilibre, et épuisée par les
luttes sanglantes des deux Roses, la nation anglaise s’était jetée dans
les. bras des Tudors, et avait conféré au fondateur de cette dynastie
une autorité en quelque sorte absolue. Henri VIII, son successeur,
était donc presque tout-puissant. A ce titre, il pouvait voir avec
plaisir un mouvement réformateur qui augmenterait son influence
et son autorité,- mais il devait combattre, sans tréve ni merci, des
tendances révolutionnaires comme celles qui ensanglantaient l’Alle-
magne et la Suisse et qui menacaient déja |’Ecosse ; il pouvait con-
sentir a étre le chef d’une brillante hiérarchie épiscopale, mais il
devait lui répugner de se faire le chef d’une bande de paysans for-
cenés comme les anabaptistes de |’Allemagne. Ausst est-ce 4 cette
différence de constitution politique qu’il faut attribuer le caractére
particulier 4 la -réforme anglaise, 4 savoir, la fusion de deux élé-
ments incompatibles comme le sont le catholicisme d'une part, et
le protestantisme de l'autre. L’anglicanisme a conservé, en effet, de
l’ancien ordre de choses, tout ce qui permettait de dire que l’église
anglicane n’était pas une création nouvelle, qu’elle avait, au con-
_ traire, des racines dans le passé, qu'elle se rattachait aux anciens
temps ; mais il a pris dans les innovations du seiziéme siécle tout
ce qu'tl lui a fallu pour pouvoir dire que |’église d’Angleterre est
une église véritablement réformée, c’est-a-dire, dégagée de toutes
ces croyances et-de. toutes ces pratiques que sont censées avoir en-
fanté, pendant le moyen age, la superstition des peuples et la cor-
_ ruption de la cour de Rome '. Il y eut donc, dés les premiers jours,
dans l’église anglicane, deux partis correspondants, dans le domaine
des idées religieuses, aux deux partis politiques qui, depuis deux
siécles*, divisent le parlement britannique, dans les questions so-
- clales: le parti Tory et le parti Whig ; et ces deux partis religieux
présentent dans leurs doctrines, dans leurs mceurs, dans leurs ten-
dances, des caractéres analogues 4 ceux des deux partis qui se par-
‘ C’est 1a un point de vue trés-cher aux anglicans, mais trés-contesté par les
non-conformistes. Les anglicans ne veulent pas former une Eglise nouvelle, et
les non-conformistes refusent de reconnaitre en eux les vrais représentants de
l'ancienne et primitive Eglise.
* Les appellations de whigs et de forys ne remontent qu’au dix-septiéme
siécle, mais les deux partis que ces appellations désignent sont plus anéiens.
L'ANGLICANISME, 111
tagent la société anglaise dans les questions sociales. Le parti Tory
ecclésiastique veut conserver tout ce qu’il peut de l’ancien ordre de
choses, et le parti Whig s’efforce de tout détruire, pour tout refaire
a neuf. Les mots de Tory et de Whig n’ont jamais éte appliqués aux
partis. religieux, mais on en a Lrouvé d’autres qui leur correspon-
dent. Les Anglais contemporains se servent volontiers des mots de
catholique ct de pratestant ; en cela, nous croyons qu’ils ont parfai-
tement raison, et, pour nous qui sommes étrangers aux mceurs de
l'Angleterre, les deux termes de catholique ct de protestant expri-
ment a merveille les deux traits saillants, les deux tendances oppo-
sées de ce systéme religieux que nous appelons l’anglicanisme*.
Qu’on se figure une société conservant de )’église catholique
toutes choses, moins l'obéissance au pape,.et prenant du protes-
lantisme toutes choses, moins l’absence de toute hiérarchie, et on
aura une idée 4 peu prés exacte de ce qu’est l’anglicanisme ; catho-
licisme et protestantisme; voila ce que l’Angleterre a cherché &
réunir ensemble, depuis le premier jour de ja réforme jusqu’a’
notre temps ; ce sont la les deux jumeaux qu'elle a toujours portés
dans son sein, et ces jumeaux, elle n’a jamais pu s’en délivrer. Ii
suffit de connaitre ce Jacob et cet Esaii pour comprendre les tirail-
lements, les convulsions et les déchirements d’entrailles qu’a dd
éprouver, depuis trois siécles, cette infortunée Rébeecca que nous
appelons |’Angleterre.. Voici du reste, en peu de mots, histoire,
nous ne pouvons pas dire de l’union, mais des discordes de ces deux
fréres ennemis.
Il
Sous Henri VIII, ainsi que nous l’avons indiqué déja, ce fut le
parti conservateur qui domina dans |'Kglise d’Angleterre. Il y eut
toul d’abord rupture entre cclle-ci et la cour de Rome*;-mais, en
somme, pour les peuples, .les choses demeurérent extérieurement
a peu prés ce quelles ayaient été jusqu’alers. Rien ne fut changé
aux symboles, au culfe ou aux pratiques. Ce fut un simple schisme.
Cela ne dura point toutefois longtemps. Dés.1534, la Convocation
(assemblée ecclésiastique) demanda au roi de faire traduire la
Sainte Ecriture en anglais, et en 1536 le roi accéda 4 ce désir par
une proclamation destinée 4 établir dans toute l’Angleterre l'un
‘ Les Anglo-catholiques prétendent que I’figlise d’Angleterre n’a jamais accepté,
ni porté le titre d’Eglise protestante. 11 sort de leur plume des brovhures comme-
celle-ci, que nous avons sous les yeux, Protestantism contrary to the religton of
Jesus-Christ by a Clergyman of the Church of England, Londres, Palmer, 1871.
173 L’ARGLICAMS HE.
formité de religion. Ce n’était 1a qu'un premier pas. En 1342, le
célibre Cranmer, archevéque de Cantorbéry, proposa 4 la Convoca-
tion de procéder & la révision des livres liturgiques; i] « demanda,
en outre, qu’on cessat d’habiller les statues et d’allumer des cierges
devant les images; qu'on effagat des. missels les noms des pontifes
romains et de Thomas Becket; qu'on tradaisit les symboles et lec
Décalogue en langue vulgaire ». L’année suivante, ce ne fut plus
Cranmer, ce fut le roi qui ordonna de réviscr les livres liturgiques ;
mais celte révision se borna 4 peu de choses, et quand Henri VIll
ypourut (4547), tout restait a faire. C’est & son fils mineur, Edouard VI,
ey. plutdt & sos ministres, qu’allait revenir l’honneur de doter I’An-
gleterre de livteacn harmonie avec le nouvel ordre de choses.
: [@, mouvement avait été lent jusqu’a ce jour; mais, dans le court
ragne d’Edouard Vi (4547-1553), on vit, dans la sphére de la reli-
gion, un premier exemple de ocs révolutions parlementaires qui, en
Angleterre, portent pacifiquement le pouvoir des tories aux whigs,
et des whige aux fories. Quand Edouard VI monta sur le tréne, c’é-
taient les tories ou les Auglo-catholéques qui étaient en faveur, et
ce fut aussi a eux qu’échut la mission de réformer la liturgie. Le
parti protestant réclamait, en effet, bien haut contre la tolérance
des anciennes superstitions, et trouvait qu’on était long 4 rompre
complétement avac le papisme. Pour le conteater, il fallait corriger
tous les livres de priéres, et c’est ce qu'une commission réunie &
Wiadsor (1548), sous la présidence de Cranmer, se chargea d'ex6-
cuter. De ses travaux il sortit un livre devenu fameux : « the Book
of common prayer, » le Livre de la priére commune. Ce livre fut
soumis 4 la Convocation, ensuite au Parlement, et enfin imposé par
un Acte d’uniformité (15 Janvier 1549).
Il va sans dire qu’on avait fait unc large part aux demandes des
protestants : d’abord, la langue employée n'était pus le latin,
c’était Ja langue anglaise; ensuite, plusicurs ‘points de doctrine
trés-importants étaient laissés dans l’ombre ou dans !'incertitude,
apres avoir été Yobjet de longues et d’ardentes discussions, tel, par
exemple, le dogme.de la présence réelle. La messe était devenue
«ordre de la Communion » ou ¢ le souper du Seigneur», et la
communion était accordée aux fidéles sous les denx espéces, etc.
(ependant, mdme aprés toutes ces altérations, « le Livre de 1a com-
rune priére » était platot catholique que protestant; il était ca-
dholique dans le fond et dans la forme. On y conservait les mots de
prétre, d’autel, ct beaucoup d’autres expressions qui indiquent ou
consacrent un ordre didées emprunté au catholicisme.
Aussi, «le Livre dela priére commune » n’eut-il pas plus tét paru
qu'il s’éleva de toutes parts des cris de désapprobation, et que les
VANGLACANISME. 123
critiques les plus acerbes tombérent sur lui‘! du haut de toutes les
chaires. On eut beau défendre de précher, le mécontentementne s’en
manifesta pas moins partout; les catholiques, qui tenaient a l’an-
cienne liturgie, trouvaient le livre plein d’innovations dangereuses,
ef les protestants avancés, ceux,.qu,on pouvait traiter dja de puri-
fains, trouvaient qu’il était trop papiste. Le, livre élait donc a4 peine
publié qu’on en réclamait un autre plus ‘radical. Beaucoup méme
d’individus, allant au devant.des désirs du public et devancant )’au-
torité, farsaient circuler des livres’ de priéres tous plus ou. moins
empreints de l’esprit des réformateurs .dej la Suisse ou de |’Allema-
gue. Les temps et les idées.. marchaient, rapidement. Le protestan-
tisme gagnait tous les jours du terrain; on le vit bientdt..
En effet, vers le milieu de l’an 1549, le rol ordonna une inspec-
tion pour constater que. |’ Acte d’aniformité était observé en tous
lieux, ef 11 enjoignit.aux visiteurs' de ne pas « tolérer qu'un ministre
contrefit la messe papale en baisant la table du Seigneur, en se
lavant les doigts, en se signant avec la paténe, etc ». On alla méme
bientdt plus loin. A la chute du duc de Sommerset (22 janvier 1552),
craignant que quelque révolution politique ne ramenat la liturgie
romaine, on extorqua au faible Edouard VI un ordre d’apres.lequel
il était enjoint de rassembler et de détruire tous les anciens livres
d'église, et cet ordre fut, peu de temps aprés, ratifié par le Parle-
ment.
C’étaient la deux grandes victoires remportées par le, protestan-
fisme sur Vanglo-catholicisme. La-réforme anglaise se dirigeait a
marches forcées vers la réforme protestante.
Enhardi, en effet, par ces premiers succés, le parti avancé de
VEglise d’Angleterre demanda a grands.,cris um nouveau livre de
priére, un livre compiétement purifié: de tout le reste de papisme
que comtenait le premier. Cranmer fut mis de cété; les réforma-
teurs du continent ics plus ardents, qu’on avait accueillis avec fa-
veur ef nommés professeurs dans les deux premiéres universilés
de l’Angleterre, furent consultés sur la plupart des questions qui
&aient l’objet de quelque litige, et leurs idées firent bientét loi
parmi les nouveaux scctaires. Aussi, dés ¢e moment, toutes les cé-
rémonies et tous les objets qui rappelaient le catholicisme furent
détruits ou modifiés; les autels disparurent, la messe fut interdite,
les vétements sacerdotaux furent proscrits. L’église se transforma
en temple, le prétre devint ministre, l'autel se changea en table’, et,
‘Calvin désapprouvait fortement le premier livre d’Edouard YI, et il crut
devoir faire des remontrances 4 Cranmer.
* Aujourd’hui encore on discute a perte de vue sur la propriété de chacun de
ces termes.
124 L’ANGLICANISME.
enfin, un livre consacrant toutes ces modifications fut publié, avec
l’autorisation du Parlement (1552). Le livre de 1549, connu sous le
nom de premier Livre d’Edouard VI, n’excluait point le dogme de
la présence réelle; le second Livre de 1552 niait que le Christ fat
présent dans l’Eucharistic autrement qu’il l’est en tous lieux. Et ce-
pendant le nouveau livre ne satisfit pas encore les protestants zélés :
ils murmurérent contre le levain de papisme que ce volume conte-
nait, et, a la veille du jour ow i! allait devenir obligatoire, ils firent
insérer une rubrique qui excluait formellement toute croyance a la
présence réelle (27 sept. 1552).
Ces deux livres d’Edouard VI sont demeurés célébres dans |’his-
toire de la réforme d’ Angleterre, et cela a juste titre, car ils en ca-
ractérisent parfaitement les deux tendances extrémes; et c’est
pourquoi, depuis trois siécles, ils ont été le pivot de toutes les con-
troverses, le centre de toutes les luttes, le point de départ de toutes
les prétentions contradictoires. Aujourd’hui encore, c’est autour de
ces deux livres queroulent les discussions contemporaincs.
Le second livre de la commune priére avait 4 peine paru qu'on se
préparait 4 le modifier, lorsque la Providence, en mettant fin a la
vie d’Edouard VI, entrava l’exécution de ce projet. Si ce prince ett
vécu, il est probable que l’Eglise d’Angleterre aurait fini. Elle au-
rait perdu son épiscopat et son sacerdoce, et serait devenue calvi-
niste ou presbytérienne.
L’avénement de Marie Tudor rétablit momentanément le cathol1-
cisme et dispersa sur le continent les réformateurs qui avaient ar-
raché, une a une, toutes les pierres des sanctuaires de la vieille An-
gleterre, et qui se disposaient 4 lui enlever encore ses derniers
points de ressemblance avec le catholicisme. Le régne de cette
princesse ne fut malheurcusement pas assez long pour réparer le mal
commis et pour rétablir l’orthodoxie. Sa mort défit son ouvrage, et
Elisabeth‘, sa sceur, ne fut pas plus tét sur le tréne, que la réforme
reprit son cours.
Une commission de théologiens fut nommée pour réviser la litur-
gie d’Edouard VI. On la composa d’anciens réformateurs exilés sous
le régne de Marie; aussi cette commission se montra-t-elle, en ma-
jeure partic, favorable aux idées qu’clle avait rapportées de )’Alle-
magne et de la Suisse. Mais, la cour tenant pour l’anglo-catholi-
cisme d'licnri VIII ou des premiers temps d’Edouard VI, le Book of
common prayer ne subit point des altérations aussi profondes qu’il
y avait lieu de le craindre*. Il y cut méme un recul vers les ancicns
‘ Elisabeth fut cependant couronnée suivant les cérémonies prescrites par le
rituel catholique. .
* Rien n’est plus curieux que de suivre, dans l'histoire du régne d'Elisabeth,
L'ANGLICANISME. 425
usages catholiques, et c’est pourquoi, pendant tout le régne d’Elisa-
beth, les puritains, mécontents de l’esprit rétrograde qui animait
la cour, éditérent 4 leur usage des livres beaucoup plus radicaux
que ne l'étaient ceux de l’Eglise établie. Ces divergences liturgiques
engendrérent des discussions, des querelles, des luttes ardentes, el
c'est alors que les hommes modeérés des deux partis sentirent le be-
soin de définir, dans quelques formules, les croyances et les prati-
de l’Eglise d’Angleterre. On tenta quelque chose en ce sens, et
les XXXIX articles de religion, devenus si célébres depuis, furent
le résultat pratique de ce compromis. Les anglo-catholiques avaient
triomphé au commencement du régne d’Elisabeth, en faisant adop-
ler le premier Livre d’Edouard VI, les protestants avancés triom-
phérent a leur tour dans les XXXIX articles, dont la premicére
rédaction, contemporaine du second Livre d’Edouard VI, est em-
preinte du méme esprit. La derniére rédaction de ces articles re-
monte 4 Pan 15714.
Les discordes ne cessérent pas alors cependant. Il est de l’essence
méme des disputes religicuses de renaitre sans cesse de leurs cen-
dres, aussitét qu’on s’écarte de cette autorité bienfaisante que Dieu
a donnée aux hommes pour courber toutes les intelligences sous le
joug d’une méme foi et pour réunir tous les cceurs dans les liens
dyn méme amour. L’esprit protestant ct l’esprit catholique n’ont pas
cessé un instant de vivre au scin de I’Eglise d’Angleterre, tantét en
lutte ouverte, tantét en guerre sourde, mais jamais réconciliés. Pen-
dant les régnes de Jacques [* et de Charles I", il se livra de nombreux
combals, jusqu’a ce que, 4 la faveur des troubles occasionnés par le
Long-Parlement et par la mort de Charles I", le puritanisme edt sup-
primé complétement le Livre de la commune priére. Ce dernier état de
choses dura jusqu’au rétablissement de la monarchie, sous Charles II,
et aboulit encore 4 un compromis, qui a été le dernier (1662). On
revint alors aux anciennes formules et on respecta presque toutes
les réformes accomplies sous le régne d’Elisabcth. Aussi le régne de
Charles Il est-il considéré généralement comme la plus belle époque
de fa réforme anglaise, comme \’époque ov !’anglicanisme s’est le
plus rapproché de ce qui semble en étre |’idéal. Les puritains eurent
sa lutte contre le protestantisme avancé. Dans presque tous les parlements de
ce régne, Ja majorité fut animée de sentiments puritains, et néanmoins cette
majorité ne put jamais faire triompher ses idées. Elisabeth opposa toujaurs des
fias de non-recevoir aux supplications fort humbles qui lui furent adressées,
et quelquefois elle imposa silence aux membres des Communes, d'une fagon
qu’aucune assemblée ne tolérerait aujourd’hui. Il y aurait, dans l'étude de ce
régne, tel qu'il est raconté par les historiens “protestants eux-mémes, de quoi
dessiller les yeux aux plus aveuglés.
41% ' ‘DL’ ANGLICANISME.
beau intriguer, Charles lI demeura inébranlable ; il ferma l’oreille
4 toutes leurs plaintes ct n’écouta aucune de leurs demandes. C’est,
du reste, presque le seul souverain qui, avec la reine Anne (1702-
1744), ait été A peu prés anglican. Sa mort (1685) ' et, en parti-
culier, la chute de Jacques II, son frére (1688), amendéreat une
révolution nouvelle, dans esprit, mais non dans les formulaires
' de I’Eglise anglieane.
Ii
L’Eglise anglicane repose donc sur un compromis, ainsi que le
disent trés-bien les Anglais, quand ils Vappellent a Church of com-
promise ; elle repose sur un compromis entre le catholicisme et le
calvinisme ; elle étepd, suivant une figure employée encore par
les anglais, une de ses ailes sur Rome et une autre sur Genéve.
Elle cherche 4 allier deux choses incompatibles et tout, en elle,
porte la trace de cette alliance : ses formulaires de priéres, ses pra-
tiques, son culte, ses formes extérieures, tout rappelle tantét le
catholicisme et tantdt le calvininisme; catholique dans le Common
prayer Book, elle est protestante et protestante calviniste, puri-
taine, dans les trente-neuf articles de religion. Les deux livres
d’homélies* tiennent 4 la fois de l'un et de l'autre. Or un tel
compromis est exposé 4 bicn des chances de rupture, et d’autant
plus exposé, que les deux tendances extrémes sont plus vives et
plus ardentes. C’est, en effet, la loi de toutes les convictions pro-
fondes, de se traduire, quand clles sont opposées, par des luttes
sanglantes ct terribles. Aussi est-ce le trait saillant de Ia période
historique qui s’étend de Henri VIfl 4 Guillaume Ill (1547-1688).
Les passions étaient vives; Ices convictions intraitables, Ices pré-
jugés violents, et voila pourquoi les controverscs religieuses se
vidérent, 4 plusicurs reprises, sur le champ de bataille.
Mais, 4 partir de Ja fin du dix-septiémce siécle, la foi diminua en
Angicterre, les convictions s’évanouirent, les points de divergence
s'effacérent, l’incrédulité gagna, l'indifférence crut et les partis
rivaux déposérent momentanément les armes. Arriva alors une
époquc ot le compromis fut observé, mais ce fut aussi une époque
de mort rcligicuse et de décadence morale*. En droit, c’était le
‘ Charles Ifa eu Je bonhenr de mourir autrement qu'il avait vécu. Par les soins
de son frére, il put se confesser, et rendre son dernier sowpir, aprés s’étre récon-
cilié avec I'Bgtise.
* &t la raison en est que l'un est contemporain du premier livre d’Edouard VI
et I'autre du seeond.
* Le roi Georges II avait coutume de dire que tous ses évéques étaient athées.
LANGLICANISME. — 497
premier livre de la Commune priére d’Edouard VI qui faisait auto-
rité, maisen fart, le second était seul usité dans les offices publics.
Toutes les pratiques catholiques haies des puritains disparurent et
esprit protestant subjugua tout a fait l’esprit catholique.
Hl be fallait bien, du reste, pour que la paix pat s'établir dans
l'Eglise- d'Angleterre. Ce niest,-en effet, qu'a des époques d’indiffe-
rence qu’en voat vivre pacifiquement céte 4 cote des partis essen-
tiellement hostiles. L’merédulités donne te patx, mais elle enfante
également la mort. Ont’est précisément ce qui eut lieu en Angie-
terre, depuis la fin du dix-septiéme sidete jusqu’au commencement
de celmi-ci. Les huites entre les anglo-catholiques et les protestants
cesséremt, Mais avce ces luttes s‘évanouirent les derniers restes de
pratiques sérieysement religieuses; les temples devinrent déserts,
les sanetuaires.ge fermérent, lei clergé ne vécut plus que pour tou~
cher de gros émoluments ou pour jouer le réle politique assuré ew
tout pays a la culture intellectuelle, aux grandes fortunes et aux
relations sociales. La'vie spiritdelle s’éteignit pea 4 peu et ta reli-
gion versa danp le philosophisme ou dans lincrédulité. fl s’ensuivit
un alfaissement qui forme une des plus tristes époques de |’his«
toire d’Angleterrs. Le peuple perdit toutes ses croyances, les classes
supérieures se confentéreat d'une morale purement naturelle ou
déiste, et les classes moyennes -elles-mémes cédérent au torrent de
Vindifigrence ow du‘ latitudinarisme. C’est alors aussi qu’on vit des
philosophes nés ehrétiens attaquer fe christianisme, avec une rage
dont les siécles paigns avaient: a peme donné l’exemple.
Le dix-huitiéme siécle n’ était guére fait, ce semble, pour redomner
la vie au catholicisme anglican:; et eependant, ce siécle vit naitre,
au sein de l’anghicanisme, un mouvement religieux dont les adhé-
rents subsistent encore et dont )’acfion n’a pas été complétemant
stérile, nous voulons parler du méthodisme.
La froideur et la stérilité de l’fglise établic, le peu d'influence
qu'elle exergait sur les masses, la torpeur qui semblait s’emparer de
tous ses membres, sa décadence tous les jours plus profondeé, pro-
voquérent, en effet, une réaction parmi quelques hommes de coeur.
Jehn Wesley (1703-17M), Georges Withfield (1714-1770), et quel-
ques autres, se mirent 4 la téle du mouvement et fondérent un
systéme religicux, qui, tdut en retenant les forniulaires de !’Eglise
établie, s’attacha surtout'a la pratique des bonnes ceuvres. Ce fut
une protestation de la pieté ‘populaire contre Findifference du
c
le méthodisme prit, én peu d’ années, beaucoyp de développe-
meat ct réveilla quelque peu l’esprit religieux; mais,.a la loague, it
alla s’affaiblissant et, aujourd’hui, son déclin est visible; on peut
428 L’ANGLICANISME.
méme déja prévoir le jour ou il disparattra 4 tout jamais, s’il ne
rentre point, par quelque compromis, dans le giron de I’Eglisc
établic *. ;
. Au commencement de ce siécle, l’Eglise anglicane était donc com-
plétement déchue : elle avait perdu toute vie religieuse et elle
ne subsistait plus que comme une institution sociale. Elle fonction-
nait encore, mais comme un corps usé et vicilli dont l’4me semble
étre absente. Le fait est reconnu par les écrivains de toute nuance
et il n’est pas de sujet peut-étre sur lequel les apologistes contem-
porains reviennent plus souvent dans leurs écrits. Ils aiment a
décrire en détail cet état daffaissement ot était plongé l’angli-
canisme et 4 l’opposer au réveil qui s’est opéré depuis. Les jour-
naux de toutes les écoles, Ies revues, les livres sont pleins de ces
tableaux, dus non pas 4 la plume des convertis, mais 4 celle des
écrivains les plus éminents de l’Eglise anglicane. Il est rare d’ou-
yrir un volume ou un journal religieux qui ne contienne quelque
allusion a cette situation déplorable. Les publicistes, Ics prédica-
teurs, les hommes d’Etat, ne craignent pas de s’expliquer ouverte-
ment la-dessus, et les échos de Westminster redisent cncore les
mémorables paroles que M. Gladstone adressait, dans |’avant-der-
niére session, 4 la Chambre des communes : « L’évéque Blomfield,
a disait ce célébre homme d’Etat, est un de ceux qui les premiers
a essayérent, d’ine main vigoureuse, de relever l’Eglise d’Angleterre
« de la dégradation ot elle était tombéc, dégradation qu’on parait
a avoir oubliée aujourd'hui of on se montre si impatient au milieu
« des troubles qu’on endure. Je voudrais que tous les membres de
« cette Chambre fussent aussi vieux que moi (rires), — mes jeunes
amis voudront bien me permettre de finir ma phrase (rires), —
je voudrais que tous les membres de cette Chambre fussent aussi
vieux que moi, pour un seul motif, afin qu’ils puissent se rap-
peler quelle était alors la situation de l’Eglise d’Angleterrc.
C’était le scandale de la chrétienté; ses assemblées étaient froides,
mortes, sans respect ; sa musique était-fatigante pour quiconque
aimait la maison de Dieu. Son clergé, si on en excepte quel-
ques membres dignes de ne pas étre oubliés, qui appartenaient
principalement a I’Ecole dite alors évangélique, et qu’on persé-
cutait comme tels, non pas cependant jusqu’d les chasser par
acte de parlement, — son clergé, 4 cette exception prés, était
RRA RRRRARAA
Raz BR
‘ D'aprés les derniéres statistiques, les membres affiliés au méthodisme
atteindraient le chiffre de 376,655 en Angleterre, et celui de 3,692,768 dans le
monde entier. (Voir le Rock du 27 novembre 1874, page 827.) Le Calendar of
English Church pour 1875 porte ce dernier chiffre 4 13,000,000 (page 502), mais
ce chiffre est certainement exagéré.
L'ANGLICANISME. 129
a composé, dans une proportion que je ne veux pas assigner,
«a d'hommes mondains, qui ne conformaient pas leur conduite aux:
« obligations de leur état, et ne cherchaient qu’a accumuler
a sans cesse des bénéfices, sans faire attention aux ames confiées
« a leurs soins‘. »
Le déplorable état de choses que nous venons de signaler ou de
décrire avait provoqué la naissance et favorisé les succés du métho-
disme. Tout ce qui avait encore un peu de foi sentait d’instinct
qu'il y avait quelque chose & faire et que I'Eglise anglicane ne ré-
pondait plus 4 I’idéal de la véritable Eglise de Jésus-Christ. Mais que
fallait-il fairc et comment fallait-il le faire? C’est 1a que se parta-
geaient les esprits ct que les divergences commencaient.
John Wesley avait réussi un moment; mais, la premiére vogue
passée, il devint bientdt évident que le résultat de son mouvement
ne pouvait étre autre chose que la‘création d’une secte de plus au
sein de l'anglicanisme. Toutefois l’impulsion était donnée ; l’atten-
tion des dimes d’élite était éveillée sur la nécéssité d’une rénovation
religieuse, et c’est pourquoi le méthodisme ne commenga pas plus
t6t a décliner, qu’on vit apparaitre le mouvement qu’on a appelé
* Séance des communes, le 9 juillet 1874. — Voir encore l'article que M. Glads-
tone a inséré dans la Contemporary Review du 1* octobre 1873 sur le Rituel de
P'Eglise anglicane. Cir. la Church Review du 3 octobre 1874 et le Rock du 2 oc-
tobre. — Nous pourrions citer des aveux semblables ou méme plus forts par
milliers, mais le défaut d’espace ne nous le permet pas. Citous cependant celui
du réverend Chambers :
Il y a trente ans, disait ce lecturer, un chrétien étranger, qui aurait entendu
parler de la reforme d'Angleterre et qui aurait eu 4 coeur d’en apprécier par lui-
méme les résultats, aurait pu facilement rencontrer une église du type suivant.
— Comme c'est un jour de semaine, l’église est naturellement fermeée, et il n’est
pas méme facile d’en obtenir la clef. L’édifice tombe presque en ruines; quelques
fendtres sont bouchées; dans les autres, quelques vitraux coloriés et historiés
restent encore comme pour attester d'une gloire passée ; la table-autel est dé-
vorée par les vers ; les parements qui la couvrent sont sales et mangés par la
teigne ; les murailles sont tapissées d'une verte moisissure ; le corps de |’église
est encombré de bancs carrés ot Jes gens s’asseoient les uns vis-a-vis des au-
tres, de maniére 4 troubler la tranquillité et la gravité des petits-maitres ou des
jeunes demoiselles.... On a converti ainsi le temple de Dieu, le lieu du sacrifice
et dela pricre en un préche. On n’apergoit pas de croix dans l’église, mais 4 sa
place figurent le lion et la licorne, combattant pour la couronne. Ii n'y a pas de
souvenirs de saints, mais les portraits et les monuments des pécheurs y sont
innombrables, sans parler de l’importante inscription relative 4 l’embellissement
de cette église en Pannée.... A I). — Daniel Daub et Samuel Sawyer Churchwar-
dens. — Pour ce qui est de I'office du dimanche, c’est un mélancolique duo
entre le Parson et son clerc. Ce dernier trouverait méme fort étrange qu’en
dehors du squire assis dans son banc, muni de rideaux, personne se permit de -
répondre : Seigneur, ayez pitié de nous! etc. (Lectures in defence of Church Prin-
ciples... by several clergymen, 17° édition, page 123).
40 Jaxvien 1876. 9
430 L’ANGLICANISME.
depuis du nom d’Evangélicalisme. Le mot définit la chose : quelques
hommes de cceur, partant du principe protestant de la justification
par la foi toute seule, crurent qu’il suffisait de précher avec plus
_de zéle la parole de Dieu pour soulever le monde anglican; ils se
mirent a l’ceuvre avec zéle, fondérent plusieurs sociétés de propa-
gande et obtinrent, en effet, quelques succés passagers. Il y eut un
réveil religieux, au commencement de ce siécle, mais il ne s’éten-
dit pas bien loin et ne fut pas de longue durée. Ce mouvement était
mal concu, il était né avec des vices de constitution tels, qu’il devait
en mourir. Et, en effet, les chefs du parti évangeélical, les Wilber-
force, les Simeon, les Buxton, les Thornton n’eurent pas plus tdét dis-
paru, qu’on vit reparaitre l’affaissement auquel ils avaient voulu
porter reméde. Cependant l’heure fixée dans les décrets de la Provi-
dence pour la résurrection de |’Angleterre approchait. Le parti
évangélical allait voir sec lever & cété de lui un adversaire imbu
d'autres principes, un adversaire plus rapproché de la vérité, mieux
' muni de tout ce qui peut faire la viedes dames, et.c’est cet adver-
saire, ce parti rival qui était destiné 4 renouveler d’une facon pres-
que miraculeuse la face de l’Angletcrre. Tout le monde a reconnu
déja le mouvement d’Oxford. .
IV
Avant de dire quelles ont été les tendances de cette derniére évo-
lution de la pensée religieusc, il faut faire quelques observations
sur les trois siécles qui précédent. On a vu que ces trois siécles n’ont
été qu’'unc longue lutte d’un reste de catholicisme contre le protes-
tantisme, d’un reste de catholicisme, représenté par les conserva-
teurs, contre le protestantisme représenté par les novateurs incré-
dules ou révolutionnaires, et cette lutte a été caractérisée par une
décadence progressive de ce reste de catholicisme vers le protestan-
tisme ; décadence qui a cessé au jour seulement ou toutes les diffé-
rences rituelles et doctrinales se sont 4 peu prés évanouies. ll y a eu
résistance de la part de ce catholicisme ; il y a eu méme quelquefois
des victoires de remportées, mais la défaite est enfin venue et elle a
été complete. Or il est arrivé, pendant ces luttes, que les novateurs
les plus avancés, irrités des résistances du catholicisme anglican et
des lenteurs de la réforme, se sont souvent séparés de I’Eglise établie
pour constituer des communautés religieuses indépendantes. L'Eglise
établie ne répondant plus a leur idéal, ils ont brisé les liens qui les
attachaient a elle, ct ils ont cherché 4 réaliser leurs théories en
L'ANGLICANISME. 4H
créant des centres 4 part. Il s’est ainsi formé un corps considérable
de dissidents ou de non conformistes, dont les noms particuliers
varient, mais dont les tendances doctrinales et rituelles se rappro-
chent plus ou moins des tendances puritaines. Tels sont, par exem-
ple, les presbytériens, les congrégationalistes, les baptistes, les
unilariens, les moraves, etc. On compte, en Angleterre, plus d@’une
centaine de sectes de ce genre‘. Ces corps ont joué un rdle impor-
tant dans le passé religieux de l’anglicanisme, et leur réle n'est pas
fini
Il y a donc eu sans cesse deux courants en sens contraire, au
dehors comme au dedans de l’anglicanisme ; un courant vers les
idées protestantes les plus avancées, courant formé en masse par
les communautés dissidentes ou non conformistes, et un courant
qui a remonté ces idées pour revenir 4 un catholicisme plus ou
moins incomplet et avarié. Ce dernier courant est représenlé, en
dehors de l’Eglise établie, par les diverses fractions du métho-
disme. Entre ces deux courants, reste 1’Eglise officielle, l’Eglise-
anglicane proprement dite, et cette Eglise dont l'existence repose
sur un compromis entre le catholicisme et le protestantisme est
tuée par ce compromis méme. Il n’y a plus dans son sein ni vie doc-
trinale, ni vie pratique. C’est la mort comme croyance et comme
ceuvres. Telle est la situation au commencement du siécle. Tout
le monde la constate, beaucoup s’en alarment, plusieurs veulent en
sortir; mais tous les efforts demeurent inutiles jusqu’en 1833.
Cette année fait époque dans l'histoire religieuse comme dans Vhis-
toire politique de ]’Angleterre.
Le mouvement commencé a Oxford en 1833 n’est pas autre chose,
on le voit déja, qu'une dilatation du reste de catholicisme que:
I'Eghise d’Angleterre avait conservé, en brisant tout rapport avec
Rome. C'est encore, si on veut, une réaction, dans l’anglicanisme,
de Vesprit catholique contre l’esprit protestant, mais une réaction
plus sage que le méthodisme, et, par suite aussi, plus féconde en
heureux résultats. Le protestantisme avait, 4 la longue, usé tous
les ressorts de la vie religieuse et étouffé le peu de catholicisme
que le schisme anglican avait retenu; mais un jour, ce catholi-
cisme meurtri, mutilé, étouffé, ralant presque son dernier souffle,
s'est réveillé, et écartant d’une main déja crispée par la mort le
suaire ott le protestantisme s’apprétait a lenvelopper, il s’est remis
sur pied, et, au bout de quelques jours, il s’est retrouvé plus fort
qu'il ne V’ayait peut-étre jamais été en Angleterre, depuis le com-
mencement de la réforme. L’excés du mal a ouvert les yerx a
‘ On peut consulter la-dessus Withaker’s Almanach.
1352 L’ANGLICANISME.
un grand nombre de personnes, ct ces personnes se sont retrou-
vées un jour anglo-catholiques, par peur et par hainc du protestan-
tisme.
C’était en 1833. Oxford possédait alors unc réunion d’hommes
d’élite, que la situation religicuse préoccupait au dernier degré.
Pour la plupart, ces hommes étaient jeunes, instruits, bien posés
devant le public. Quelques-uns avaient méme acquis, dés-lors, une
certaine notoriété, et plusieurs sont depuis devenus illustres. Tout
le monde a nommé déji Newman’, Keble’, Froude*, Oakley, Pal-
mer’, Puseg*, Ward‘, etc. La plupart de ces hommes appartcnaient
au collége d’Oriel. Intimement liés entre eux, ils résolurent d’agir
d’un commun effort ect donnérent 4 leurs pensées une direction
pratique en composant les Tracts for the times.
Qui leur avait inspiré cette pensée et que poursuivaient-ils ? — Le
plus illustre et le plus actif de tous ces jeunes hommes, celui que
tous respectent encore, quoiqu’il soit passé 4 l’Eglise romaine, et
qu'un des chefs du tractarianisme nommait naguére « le plus
brillant joyau de I’Eglise d’Angleterre », Newman a répondu 8 cette
double question dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans
l' Apologia pro vita sua. Ce n'était pas seulement la vue de la déca-
dence du christianisme anglican qui avait ému cette jeune généra-
tion, pleine de gén¢trosité et d’enthousiasme, c’était, et peut-étre
méme plus que toute autre chose, le spectacle de la vie que le ca-
tholicisme romain po:scédait ailleurs. Il venait de renaitre en Angle-
terre, il prenait I’essu: cn Amérique, se montrait plein de force, de
jeunesse, d’avenir; de telle sorte, que, par la force méme du con-
traste, ceux qui n’avaicnt pas encore perdu tout sentiment chré-
tien étaient conduits 4 réver un idéal bien supéricur au schisme
anglican.
Quant au but que poursuivaicnt ces jeunes réformateurs, ils ne
le savaient pas cux-m¢mes d’unc maniére fort précise. Ils affir-
maicnt des principes qu’ils croyaicnt étre la vérité; ils ravivaient
des idécs et des pratiques gu’ils trouvaient dans leurs formulaires
‘ Newman s’est converti en 1845. Il vit encore 4 l’oratoire de Birmingham,
dans une trés~laborieuse solitude.
* Keble est mort jeune encore, recteur de Huxley.
3 Froude était le frére de l'historien si connu pour son hostilité au catholi-
cisme. Il mourut tout jeune, en 1836. Newman et Keble ont publié ses ceuvres
(Froude’s remains) en & volumes.
4 Oakley et Palmer se sont convertis.
’ Est chanoine de Christ Church a Oxford.
© Ward s'est converti. 1] est l’auteur d'un ouvrage, The Ideal of a Christian
isha qui fit beaucoup de bruit vers 1849. — Aujourd’bui il dirige la Dublin
eview.
L’ANGLICANISME. 135
de priéres ou dans la tradition chrétienne, et ils laissaient au temps
\e soin de leur donner tort ou raison.
Le signal fut donné par John Keble’, le 14 juillet 1833, dans un
sermon qu'il précha dans l’église de Sainte-Marie dont Newman était
lerecteur. Le sujet était admirablement choisi pour exciter ]’atten-
tion publique, et le discours émut, en effet, vivement ]’auditoire
d'élite qui se pressait autour de la chaire du jeune prédicateur. J] a
élé publié depuis sous le titre significatif d’ Apostasie nationale, et
on |'a regardé, avec raison, comme le manifeste du parti.
L'étonnement fut grand d’un bout a l’autre de l’Angleterre, et cet
élonnement alla croissant, au fur et 4 mesure que parurent les
Traités pour le temps présent. Dans la préface aux premiers traités,
que Newman publia sous sa responsabilité personnelle, le jeune ré-
formateur s’cxprimait ainsi, sous forme d’avertissement: « La pu-
blication que nous avons inaugurée a pour objet de contribuer au
réveil pratique des doctrines professées, il est vrai, par les théolo-
giens de notre Eglise, mais devenues lettre morte pour la majorité
de ses membres et dérobées aux regards du public par le petit nom-
bre des personnes instruites ou orthodoxes qui y adhérent encore.
La succession apostolique et la sainte Eglise catholique étaient des
principes agissants, dans l’esprit de nos prédécesseurs du dix-sep-
tiéme siécle ; mais, depuis le dix-septiéme siécle, nos ministres,
voyant que le maintien de notre Eglise était garanti par la loi, ont
succombé a la tentation de s'appuyer sur un bras de chair, au lieu
de s'attacher 4 la discipline qui nous a été octroyée par Dieu méme;
celle tentfation a augmenté, par suite d’événements et d’arrange-
ments politiques qu'il n’est pas besoin de rappeler en détail. La
conséquence immédiate de cet état de choses a été l’accroissement
de l’esprit de secte.... Si les individus qui vont maintenant aux
préches dissidents avaient appris, dans leur enfance, que les sacre-
ments, et non point la prédication, sont la source de la grace
divine, que le ministére apostolique posséde en soi une vertu qui se
répand sur l’Eglise entiére; si on leur avait enscigné que l’union
avec l'Eglise n’est pas seulement un devoir, mais un bienfait et un
‘ La mémoire de Keble est en vénération parmi les Anglo-catholiques contem-
porains. Son nom ne parait jamais dans leurs écrits sans étre environné d’élo-
ges. lls le regardent et le traitent comme un saint. On a donné son nom 4 une
des rnes d’Oxford, et, ce qui est plus éloquent encore, on termine en ce moment
an collége qui doit porter son nom et qui figurera honorablement parmi les nom-
breuses et magnifiques institutions de ce genre que posséde Uxford. Ce collége
a été biti tout entier par souscriptions privées. Ce fait seul suffirait 4 prouver la
puissance et l’étendue du mouvement Anglo-catholique. Détail caractéristique :
tandis que la croix ne figure presque nulle part dans les édifices protestants,
elle se montre partout sur les murs de Keble’s college.
134 L’ANGLICANISME.
privilége, nous ne verrions assurément pas autant de transfuges au
dehors, ct nous aurions au dedans moins de ceeurs refroidis... Le
méthodisme et le papisme sont le refuge de ceux que l’Eglise a
sevrés des dons de la grace, et ils deviennent ainsi les nourriciers
des enfants abandonnés'. »
Les auteurs des traités prenaient comme base de leurs études
YEcriture, le Common prayer Book, et les péres des premiers sié-
cles ; ils reconstruisaient une a une les vérités que I'Eglise angli-
cane avait laissé périr, mais dont elle conservait encore quelques
vestiges dans ses formulaires liturgiques. C’était une voie longue,
pénible, dangereuse, et, dans le fait, ces hardis pionniers de la re-
naissance religieuse en Angleterre n’ont pas évité toutes les erreurs.
On aurait tort de rechercher dans leurs écrits l’exactitude doctri-
nale ; elle ne s’y trouve point, et ne pouvait, humainement parlant,
pas s’y trouver. Néanmoins, malgré les lacunes qu’ils renferment et
en dépit des erreurs qu’ils présentent, les tracts for the times sont
un remarquable ouvrage d’analyse et d'induction religicuse.
Newman et ses collégues poursuivaient deux buts immédiats ; ils
voulaient secouer la torpeur du clergé, raviver son ardeur, le rame-
ner 4 la conscience de son réle et lui inspirer un haut idéal de sa
vocation. C’était 14 une tentative hardie, car le clergé anglican ne con-
sidérait les bénéfices dont il était richement pourvu que comme de
pures sinécures. ll avait peu ou point de zéle, s’acquittait fort mal
de ses devoirs et ne prétait aux 4mes dont il avait la charge que
l’attention dont le monde ne voulait point pour lui-méme. En cher-
chant a relever le clergé, les nouveaux réformateurs n’oubliaient
pas cependant le peuple ; ils se proposaient de le ramener 4 la vie
religieuse, dont il s’était presque universellement éloigné.
L’anglicanisme, en effet, n’est pas une religion faite pour le peu-
ple et pour les pauvres; c’est une religion bourgeoise ou aristocra-
tique ; aristocratique dans la forme épiscopale, bourgeoise dans les
diverses formes que présentent les sectes dissidentes. Quant aux
pauvres, |’anglicanisme ne s’en occupe point?. Cela tient sans doute
‘ Tracts for the Times by members of the University of Oxford, vol. 1, Londres
1840.'Abbeloos : La crise du protestantisme en Angleterre, Louvain, 1875, p. 31-32.
— Les mémes idées sont développées maintenant dans une multitude de publi-
cations. Voir, par exemple, le discours de lord Eliot devant !’English Church
Union, dans la Church Review, 1875, page 564.
* Les Anglo-catholiques contemporains ont, seuls, fait quelques tentatives pour
évangéliser les pauvres, et c’est la ce qui contribue 4 la popularité de leur mou~
vement. Le révérend H. Machonohie a trouvé, dans une paroisse de 7 4 8,000
ames, 528 ouvriers (working men) pratiquants, qui ont signé une protestation en
sa faveur. Y a-t-il beaucoup de paroisses dans Paris ot on trouverait un pareil
nombre d’ouvrters communiants?
L’ANGLICANISME. 135
a bien des causes, mais l’absence du zéle religieux dans les mi-
nistres en est la principale. Le ministére des pauvres demande
beaucoup d’abnégation et d’esprit de sacrifice ; Pévangélisation du
peuple n‘offre rien d’agréable pour la nature et souléve ordinaire-
ment de vives répugnances dans les personnes cultivées. Or, a
Pépoque dont nous parlons encore, le clergyman recevait une éduca-
tion plus propre 4 en faire un parfait homme du monde qu’un
excellent apdtre. Il n’y a donc rien d’étonnant 4 ce que les pauvres
et les hommes d’Eglise n’entretinssent ensemble aucun rapport.
Aujourd’hui méme, une des choses qui frappent le plus l’étranger,
quand 11 visite l’Angicterre et qu'il entre dans les temples protes-
tants, les jours de dimanche, c’est l’absence totale du pauvre. On
ne le rencontre nulle part. Le pauvre sent qu’il ne serait pas 4 sa
place au temple ou 4 la chapelle', et il‘n’y met jamais les pieds. Il
vit complétement en dehors de la sphére religieuse. Pour pratiquer
la religion anglicane, il faut étre bien renté, bien élevé, bien vétu,
bien nourri; la religion est unc affaire de bon godt et de bonne
éducation. Cela est tellement vrai, que personne dans la bourgeoisie
ou dans les hautes classes n’ose afficher l’incrédulité ct l’athéisme,
Hi est de bon ton d’aller au préche les dimanches, d’entendre un
sermon ou une lecture, d’assister au service et de s’abstenir des
ceuvres serviles. C’est 14, 4 peu ‘de chose prés, tout le devoir oun
honnéte protestant, épiscopalicn ou dissenter.
Autrefois, la plupart des temples demeuraient fermés toute la
semaine, souvent méme tout le mois, et aujourd’hui encore il n’y
en a qu’un petit nombre qui s’ouvrent tous les jours *.
L'Eglise anglicane ayant voulu s’unir a l’Etat a fini par n’étre
plus qu’une institution séculiére, ne poursuivant d’autre idéal que
4 Le temple est l’expression consacrée pour indiquer le lieu de réunion de
l'église établie. La chapelle indique le lieu de réunion des cultes dissidents.
« Je pourrais citer pendant des heures, disait un lecturer, des exemples de la
piété des paysans dans les pays professant la religion catholique romaine, car,
sous le rapport de la piété des pauvres, les catholiques romains nous surpas~
sent, et comme |’Evangile a été spécialément adressé aux pauvres, c'est un point
qu'il ne faut pas omettre de remarquer. L’absence des gens tout 4 fait pauvres
est une des taches qui défigurent nos congrégations. Ou voit-on, en effet, des
pauvres, je yeux dire des malheureux couverts de haillons? En Italie, vous les
trouvez sur les gradins de l’autel ; mais en Angleterre, o sont-ils? » (Defence
of Church Principles, 7° édition, 1874, Catholic, not Roman Catholic, p. 122).
2 Il est méme encore des ministres qui prétendent qu’on a tort d’ouvrir les
temples tous les jours. Un journal affirmait derniérement qu’d Cheltenham, ville
de 46,000, il n’y avait qu’une seule église od on fit Poffice le matin (Church Ti-
mes dau 5 novembre 1875, p. 553, col. 35-4).
436 L’ANGLICANISME.
le bien-étre, ayant une horreur profonde du trouble, vivant satis-
faite dans une pieuse somnolence et dans une riche oisiveteé.
Ce n’était pas évidemment l’idéal que les jeunes réformateurs
d’Oxford avaient entrevu et poursuivaient dans leurs études des pre-
miers siécles; aussi rougirent-ils en apercevant l’Kglise établie,
sans vie, sans zéle, sans aspirations morales d’aucune sorte; ils
révérent son affranchissement, ils se mirent 4 l’ceuvre ct is ont
réussi au dela de leurs espérances.
D’abord, le mouvement eut presque exclusivement une direction
doctrinale. On s’attacha 4 reconquérir une 4 une toutes les vérités
oubliées et 4 reconstruire le dogme : ]’existence d’une église visi-
ble, l’institution des sacrements, la pénitence, le jeine, la confes-
sion, l’absolution, le systéme épiscopal, la succession apostolique,
la présence réelle, le sacrifice de la sainte Eucharistie, etc. ; tout
cela fut enseigné, affirmé, propagé, et, chose étrange, tout cela finit
méme par étre cru. Le mouvement alla grossissant tous. les jours,
entravé par les uns, secondé par les autres, surveillé avec anxiété
par tous. L’opinion n’était cependant pas favorable en haut lieu au
tractarianisme. L’épiscopat considérait avec un certain effroi cette
levée de boucliers ct n’augurait ricn de bon pour l'avenir ; il pré-
voyait des troubles, de l’agitation, et peut-étre méme des choses
plus graves encore. L’esprit chrétien était tellement oblitéré chez
lui, et ’ignorance de la théologie avait fait de tels progrés, qu'il ne
reconnaissait point les doctrines des tracts pour sienncs. Il assis-
tait donc avec défiance aux progrés de la jeune école et n’en augu-
rait rien de favorable pour I’Eglise établie. Plusieurs circonstances
contribuaient d’ailleurs 4 lui rendre suspects les chefs du parti;
c’était, avant tout, l’attitude qu’ils avaient adoptée dans leurs rap-
ports avec l’Eglise romaine.
En effet, pendant que |’Eglise anglicane ne parlait jamais de
Rome sans vomir contre elle l’injure, la calomnie et la haine, les
tractarianistes, se défaisant peu a peu des préjugés qu’ils avaicnt
recus dans leur éducation, et reconnaissant, 4 mesure qu’ils avan-
caient, que I’kglise romaine était loin de ressembler a la prostituée
que les réformateurs leur avait dépeinte, ils ne parlaient plus de
l’Eglise et de la papauté qu’avec respect, bienvcillance, estime,
modération. Au lieu de creuser l’abime qui existait entre eux et les
catholiques, ils cherchaient 4 le combler et ils montraient volon-
tiers qu'il n’y avait presque aucune différence entre les deux
partis, les superstitions populaires mises de cété. Ce fut le théme
que Newman développa dans le 90° tract qui eut un retentissement
européen. Il s’efforca de montrer qu’on pouvait trés-bien admettre
L’ANGLICANISME. 437
les trente-neuf articles et croire tout ce qu’enseignait l’Eglise ro-
maine, méme le concile de Trente’.
La thése était hardie, et prématurée, car on n’était encore qu’en
1840. Aussi une telle doctrine jeta-t-elle l’Angleterre dans la stu-
peur et provoqua-t-elle une irritation universelle. L’épiscopat tout
entier protesta et dénonca au public les dangers du tractarianisme,
dans de nombreuses lettres pastorales*. Les tracts cessérent de
paraitre; la jeunc école fut dispersée, mais ]’impulsion était donnée
et le mouvement répondait si bien au besoin d’un renouvellement
religieux, qu’il n'y eut pas de recul. Déja une légion marchait 4 la
conquéte de l’Angleterre.
V
Qn comprend aisément, par le coup d’ceil que nous avons jeté sur
le passé religieux de l’Angleterre, que le catholicisme anglican n’a
pas pu reprendre sa place au sein de l’Eglise établie, sans que, par
la force méme des choses, l’ancien esprit protestant, esprit de haine
el d'aversion pour le catholicisme, se voit ravivé dans la méme
proportion. Et c’est pourquoi on a vu renaitre aussitét, sur le sol
anglais, ces luttes passionnées qui caractérisent chez nos voisins la
premiére période de la réforme. C’est la loi méme du parlementa-
risme : une opinion extréme ne se manifeste jamais, au sein de la
majorilé, sans qu’une autre opinion, également extréme mais con-
tradictoire, ne s’affirme au sein de l’opposition; et, comme les
opinions extrémes sont toujours sans modération et sans mesure,
leur opposition devient le signal de luttes acharnées, ot les partis
se portent des coups dangereux, quelquefois méme des coups
mortels.
L’Angleterre est donc revenue aujourd’hui a la premiére période
de la réforme : les convictions religicuses ont reparu : le parti ory
ou anglo-catholique veut reconquérir ce qu’il a perdu, mais le parti
whig ou protestant, qui dominait de fait, depuis 1688, cherche a
lui barrer le chemin, et voila pourquoi, depuis quarante ans, !’An-
gleterre est redevenué un véritable champ de bataille. On a établi
chaire contre chaire, journal contre journal, association contre
‘ existe toute une littérature autour de ce Tract. Il a fait peut-etre autant
de bruit, dans son temps, que les récentes publications de I"honorable M. Glads-
tone.
*n peut voir des extraits de toutes ces charges épiscopales dans W. Bricknell,
Oxford tract n° 90 and ward’s ideal of a Christian Church.
153 L’ANGLICANISME.
association; les mceurs de |’époque ont prévenu jusqu’a ce jour
effusion du sang, mais il a été plus d’une fois 4 la veille de
couler, et personne n’oserait affirmer qu’il ne coulera pas, dans un
avenir plus ou moins prochain. La simple réapparition du surplis
dans la chaire faillit occasionner des troubles graves, il y a.vingt ans,
et cependant le surplis est clairement prescrit par les rubriques du
Common prayer Book. Depuis surtout que de nombreuses conver-
sions au catholicisme sont venues montrer clairement les tendances
du mouvement inauguré 4 Oxford, en 1833, les passions anti-
catholiques n’ont plus connu de bornes. Il faut lire l’apologia de
Newmann ét les publications relatives aux controverses de ces der-
niéres années, pour se faire une idée des tracasseries, nous ne
disons peut-étre pas assez, des persécutions auxquelles ont été en
butte les premiers tractarianistes, et leurs successeurs, les puséistes,
les ritualistes et les anglo-catholiques.
L’animosité entre les partis en est venue a un tel point, qu’on
n’a reculé devant aucun sacrifice, et, comme un des premiers
effets de la résurrection du catholicisme anglican a été de faire re-
naitre |’esprit d’association, d’innombrables sociétés se sont orga-
nisées, de toutes parts, pour protéger leurs intéréts religieux me-
nacés. Ce sont les anglo-catholiques qui ont commencé les premiers.
Voulant défendre leurs droits et leurs libertés contre Ics attaques de
leurs ennemis, ils se sont réunis en 1859 et ils ont fondé ]’asso-
ciation connue sous le nom de English Church Union, associa-
tion qui, en cc moment, compte 141,831 adhérents, et dont le conseil
est formé de l’élite du parti réformateur '.
Cette création fait époque dans l'histoire du néo-catholicisme an-
glican, car, 4 partir de ce jour, les réformes sont devenues plus
rapides et plus fécondes en résultats pratiques. Jusqu’alors, en effet,
ainsi que nous l’avons dit plus haut, l'on s’était attaché surtout &
restaurer le dogme; on avait reconquis une & une toutes les vérités
qui servent de base au catholicisme : d’abord l’existence et l’effica-
cité du baptéme, ensuite la croyance 4 la présence réelle, la foi au
sacrifice de la messe, et comme le puritanisme, en détruisant peu &
peu le dogme eucharistique, avait détruit tout le culte, le rétablis-
sement de ce dogme est devenu le signal d’une rénovation dans la
priére publique de l’Eglise d’ Angleterre.
‘ L’English Church Union a ses bureaux Burleigh street, 13, W.1. Son organe
est la Church Union Gazette, qui parait tous les mois. On ne regoit dans cette
société que des membres communiants. Au 1°" janvier 1875, ces membres attei-
gnaient le chiffre de 11,8351. Le Public Worship regulation Act a donné une nou-
velle impulsion a cette société : le chiffre de ses membres a considérablement
augmenté depuis. Ses revenus, en 1874, ont été de 5,978 livres sterling, ou de
prés de 100,000 francs.
L’ANGLICANISME. 139
Cest,en effet, avec la controverse sur Ia présence réelle que com-
mence cette nouvelle phase qu’on a nommée le ritualisme. Le mot
suffit a définir la chose. Quand on a eu constitué un Credo un peu
précis, on a Compris que ce Credo devait s’affirmer et se propager,
autant par des rites extéricurs que par des discours et par des
livres. On s’est dit avec raison, comme le faisait derniérement l’é-
véque Jenner du haut de la chaire : « Ou bien Jésus-Christ est pré-
« sent ou bien il est absent, dans le sacrement de }’autel. S’il est
« présent, est-il un culte trop splendide pour l’honorer? S'il est
« absent, est-il un culte qu’on puisse justifier? Entre ces deux
« hypothéses il n’est pas possible de trouver un moyen ferme‘. »
L'argument est clair, concluant, facile 4 saisir. Aussi depuis
que Paffirmation de Ja présence réelle est devenue un peu géné-
rale, on s’est mis a batir et 4 orner les temples comme on le fait
chez les catholiques et chez toutes les sectes qui croient au sacre-
ment de l’autel. Le godt pour l’ancienne architecture chrétienne
et pour toutes les choses qui s’y rapportent s'est accru de jour en
jour; un courant puissant, que les ennemis du ritualisme croient
arréter en le traitant de medizvalism, s'est formé, emportant tous
les esprits et tous les coeurs vers les choses du passé ; et, dés lors,
on a vu reparaitre un peu partout, sans que le mot d’ordre ait été
donné, uniquement par l’initiative individuelle, tout ce qui rappe-
lait les aneiennes pratiques religieuses, tout ce qui avait l’air d’ex-
primer une doctrine ou des usages catholiques *. Cette restauration
ne s'est pas toujours faite avec discrétion ; l’engoucment a eu sa
part, ic! comme en toute autre chose, et, en bien des cas, le rituel
est allé beaucoup plus loin que la doctrine.
Mais si l’English church Union a donné une impulsion nou-
velle au courant anglo-catholique, si elle a contribué a éclaircir, &
propager ct 4 trancher beaucoup de questions dogmatiques, si elle
a fait naitre des aspirations nouvelles vers le catholicisme et vers la
réunion de toutes les Eglises chrétiennes ; si:elle a enfin tiré, avec
plus de force et de clarté, les conséquences contenues dans les
principes admis depuis trente ans, elle a aussi provoqué une récru-
descence de haine parmi les défenseurs de l’ancien protestantisme.
Heureusement Dieu a permis que les ennemis du revival aient
mangqué d’union et de discipline; car, sans cela, la régénération
religicuse de l’Angleterre cut été peut-étre étouffée dans son germe.
Avant d’en venir aux procédés violents qu’on avait déja employés
‘Diseours prononcé, le 6 juillet 1874, dans l’église Saint-Jean-Baptiste de Man-
chester, et cité par le Rock du 40 juillet 1874, p. 464, col. 4. .
* i sest créé, il y a quelques années, une confrérie en l"honneur du saint Sa-
crement, qui fait beaucoup parler d’elle en ce moment.
440 L’ANGLICANISME.
autrefois, 4 plusieurs reprises, sans succés, on a écrit des pam-
phiets ct les accusations de déloyauté, d’illégalit:, de complot
papiste, se sont fait entendre dans tous les Jorrcnaux. On a accusé
les ritualistes de violer les rubriques du Prayer Book, les enseigne-
ments des Homeélies et le texte des trente-neuf articles; mais, par
bonheur, les ritualistes ont pu répondre, avec grande apparence
de raison, que la loi était pour eux, que luin de violer les lois de
l’Eglise anglicane, ils se faisaient un devoir de les observer scrupu-
leusement et ils ont renvoyé 4 leurs adversaires le trait que ceux-ci
leur avaient décoché.
Bientdt, on ne s'est plus contenté d’écrire des pamphlets et des
brochures. On est allé plus loin : les partis hostiles au ritualisme
he parvenant pas a s’entendre pour agir d’un commun accord,
il s’est formé une société qui s’cst appelée Church association,
(1865) et cette association s’est donnée pour mission de poursuivre
les excés de ritualisme, ce qui lI'a fait nommer, par les anglo-
catholiques, Persecution company limited‘. Surveiller V’exécution
des lois, provoquer des plaintes, susciter des accusations, faire en-
tendre des témoins, corrompre ou influencer les juges, lever des
fonds pour payer les frais énormes qu’un procés améne toujours en
Angleterre, etc., etc.; tel est le rédle que cette Société joue depuis
bientdt dix ans.
Dés le principe, cette société aurait voulu que le gouvernement
intervint et arrétat les pratiques ritualistes ; mais le gouvernement
s’y refusa; lord Melbourne répondit 4 ccux qui l’obsédaient qu'il
fallait attendre. Lord Derby nomma unc commission pour faire une
enquéte, non pas sur les doctrines, mais sur les pratiques ritua-
listes. On était en 1867; le 19 aout, cette commission proposa :
« 4° D’interdire aux ministres de ]’Eglise établie, durant le ser-
vice public, tout changement dans la maniére de se vétir, contraire
ad ce qui se pratique depuis longtemps. 2° De fournir aux paroissiens
blessés par ces changements des moyens faciles et efficaces pour
obtenir en justice le redressement de leurs griefs*. »
Mais ces deux voeux sont restés 4 l'état de lettre morte. Le gou-
vernement n’en a tenu aucun compte. En 1869, sous le ministére
Gladstone, la convocation de Cantorbéry nomma un comité pour
revoir le livre de la commune priére. Ce comité, examinant la ru-
brique relative aux ornements, se borna a dire que cette « rubrique
élant douteuse et difficile & interpréter, il serait désirable qu’on la
‘ Voir le compte rendu de I’assemblée annuelle de cette société dans le Rock
du 5 mars 1875, 465, 2.— Ses bureaux sont situés Buckingham street, 14, W. C.
Elle a pour organe le Church association intelligencer, qui parait tous les mois.
* Etudes historiques, religieuses et littéraires des PP. Jésuites, 1868, I, 67.
L’ANGLICANISME. 1
remplacat par une autre ou on dirait clairement quels vétements ou
quels ornements sont permis 4 un ministre dans I’Eglise d’Angle-
terre' ». Les assemblées postérieures ont laissé la question dans
l'état ot elles l’ont trouvée, et, depuis lors, elle a 4 peine fait
un pas.
Ce n’est point, en effet, un cabinet comme celui que présidait
M. Gladstone qui se serait jamais fait instrument des rancunes du
protestantisme. M. Gladstone connait trop bien son époque pour
espérer aboutir 4 un résultat quelconque en recourant 4 la persé-
cution, et il sait également bien que la régénération religieuse de
l’Angleterre est due a ce parti que l’esprit de secte s’acharne 4 pour-
suivre. Sa politique, pendant qu’il est pass au pouvoir, a été carac-
térisée, 14 aussi, par la non-intervention. II a laissé faire, il a aban-
donné le mouvement ritualiste 4 lui-méme et attendu du temps la
solution des difficulfés qu’il ne pouvait fournir. Qu’ont fait alors
les sectes protestantes de l’Eglisc-Basse et de I’Eglise-Large ?
Voyant qu’il n’y avait pas 4 compter sur l’intervention du gouver-
nement et qu’au cas ot le gouvernement interviendrait dans la
question, ce ne scrait pas probablement en leur faveur, elles ont
poursuivi le redressement de leurs griefs devant les tribunaux.
Croyant trouver dans des usages devenus presque universels une
interprétation légale des rubriques contraire 4 celle que les ritua-
listes avaient adoptée, elles ont voulu faire sanctionner, par l’auto-
rité des magistrats, leurs idées rétrogrades et leurs opinions puri-
taines. C’est ici que la Church Association a joué le réle qu'elle
s’était assignée. Plusieurs ritualistes ont été déférés 4 la justice et
traduits devant les hautes cours, d’abord devant les évéques, en-
suite devant les cours provinciales, devant la cour des Arches et
enfin devant le Conseil privé. Quelques causes sont devenucs célé-
bres : certaines procédures ont duré trois ou quatre ans et couté
prés de trois cent mille francs de frais’.
Mais, loin de conduire au but que se proposaient les persécuteurs
du ritualisme, tous ces procés n’ont fait que mettre a4 nu les plaies
de l’anglicanisme. Les vices du systéme sont devenus palpables pour
tout le monde : l’impuissance de l’épiscopat, les contradictions des
lois les plus fondamentales, le vide et le néant de tout symbole,
T’absence de toute vie morale, l’asservissement complet de |’Eglise
aux pouvoirs civils, le servilisme, ignorance, la mondanité des
hauts dignitaires de l’Eglise, tout a été dévoilé, critiqué, honni, si
bien que le ritualisme seul a profité des attaques destinées a le dé-
‘ Guardian du 15 juillet 1874, 892, col. 4.
* Voir les débats dans le Public Worship regulation Bill, en particulier le dis-
cours de l’archevéque d’York, dans le Guardian d’avril 1874.
142 L’ANGLICANISME.
truire. Les Ames qui avaient encore le sens religieux et qui révaient
dans |’Kglise l’idéal d'une société spirituelle, n’ont pas été peu éton-
nées de voir qu'il fallait recourir 4 des légistes séculicrs pour faire
décider les plus hautes questions de dogme ou de morale, elles se
sont demandé si c’était vraiment 1a l’idéal de l’Eglise du Christ et
si le Dieu fait homme avait pu confier la garde de ses dogmes a des
hommes qui peuvent étre, 4 leur gré, croyants ou infidéles, juifs
ou hérétiques. A ce premier étonnement en a succédé un autre plus
grand encore quand on a vu les sentences les plus contradictoires
sortir du méme tribunal, mais |’étennement n’a plus connu de
bornes quand il a été constaté que plusieurs sentences étaient for-
mellement entachées d’hérésie. On a protesté contre les décisions du
Conseil privé de la reine, on a refusé d’en tenir compte, et les as-
semblées ecclésiastiques se sont faites plus d'une fois l’écho de ces
sentiments d’amertume et d’indignation chrétiennes '.
Loin donc d’arréter le mouvement ritualiste, loin de dissiper
Yengouement qui a saisi la Haute-Eglise pour les anciennes prati-
ques chrétiennes, les persécutions de la société protestante n’ont
fait qu’augmenter la force du courant qui emporte la partie vrai-
ment sérieuse de I’Eglise d'Angleterre vers un avenir nouveau.
Chaque année a wu s’accroitre le nombre des Eglises ritualistes ; les
offices se sont multipliés ct embellis; la musique et le chant, les
ornements et les décorations, les cérémonies et les rites, tout a pro-
gressé dans la méme proportion, au gré et suivant le gout des mi-
nistres ou des fidéles. Les procés ont fait connaitre le mouvement &
ceux qui l’ignoraient ; les indifférents ont voulu savoir de quo? il
s’agissait ; on sest mis a |’étude, on a examiné, étudié, discuté tout
ce qui existait autrefois dans |’Kglise d’Angleterre. L’étude a conduit
4 la science et la science a ramené a la vérité. Que d’dmes devront
peut-étre un jour leur salut 4 ces persécutions qui leur ont paru si
injustes-pendant qu’elles avaient a les subir!
Tandis que le protestantisme, non content de vouloir garder la
position dogmatique et rituelle que les siécles lui avaient léguée,
cherchait 4 détruire les restes de catholicisme qui surnageaient,
comme des épaves, sur les flots presque taris de son culte, le ritua-
lisme achevait, de son cdété, de reconstruire l’édifice de ses
croyances ct de ses cérémonies. Vaincu quelquefois en apparence,
il était toujours vainqueur en réalité. Chaque année a vu une agi-
tation nouvelle et toujours celle a fini au gré du catholicisme an-
glican.
‘4 Les ritualistes viennent de déclarer trés-nettement qu'ils n’obéiront pas aux
cours laiques qu’on vient d’instituer.
L’ANGLICANISME. 4435
En 4872, les évangélicaux, secrétement appuyés par l’épiscopat,
cherchérent & supprimer le fameux symbole dit de saint Athanase,
que les rubriques leur ordonnent de réciter au moins treize fois
lan, mais que beaucoup de ministres ne récitent jamais, 4 cause
de ses formules d’anathéme. Les ritualistes protestérent et le sym-
bole fut maintenu.
En 1875, l’agitalion roula sur la confession. Depuis de longues
années déja la confession et le confessionnal avaient été rétablis
parmi les ritualistes ; mais il parut désirable 4 quelques personnes
de faire donner une éducation spéciale aux confesseurs, et 483 mi-
nistres se hatérent de présenter une pétition 4 la Chambre haute de
la convocation de Cantorbéry. La Church Association prit occa-
sion de ce fait pour protester; elle présenta 4 son tour aux arche-
véques un mémoire contre toutes les pratiques ritualistes‘. Les ar-
chevéques daignérent y répondrc, et, pour quiconque sait lire a
travers les lignes, il est facile de voir que les nobles lords seraient
heureux de débarrasser I’Eglise et de se débarrasser eux-mémes de
ce néo-catholicisme ov ils croient reconnaitre partout l’action de
leur éternelle ennemie, |'Eglise romaine. Ils refusent de répondre
aux pétitionnaires ritualistes; mais, en revanche, ils répondent a
la Church association, ils condamnent la confession habituelle et
ils affirment que l’kglise anglicanc ne I’a jamais, ni enseignée, ni
pratiqué2; ils transmettent aux persécuteurs acharnés du ritua-
lisme l'expression de leur.bonne volonté ; seulement ils se décla-
rent impuissants, incapables d’arréter le flot qui monte tou-
jours *.
[es ritualistes répondirent 4 ces attaques par des contre-pétitions,
des pamphlets, des meetings, et la fin de l’année 1873 s’écoula tout
entiére dans la plus grande agitation : mectings contre mectings,
pamphicts contre pamphlets, etc., les journaux et les revues se fi-
rent l’écho de toutes ces coléres; l’atmosphére se chargea de nuages
menacants, |’épiscopat prit, d'un jour a l'autre, une position plus
accentuée et se rangea presque ouvertement du cété des évangéli-
caux contre les anglo-catholiques. Ce ne fut bientét plus un mys-
tére pour personne. On entendit retentir partout le cri : «A bas
le ritualisme ! Les ritualistes 4 la porte de l’Eglise! A Rome les pa-
pistes déguisés! Qu’on nous délivre des traitres! » On commenga
méme 4 parler de persécutions nouvelles, de lois dirigées contre
l'école amie des rites et des cérémonies romaines. Toute la question
' Church Times du 11 juillet 1873, p. 320, 4° col., et p. 524, col. 1.
* Voir tous les journaux religieux, Ghurch Times, Church Review, Guardian
Christian World, etc., mai-juin 1873.
144 L'ANGLICANISME.
était de trouver un moment opportun pour faire passer des me-
sures répressives dans la Chambre des lords et des communes. Or
le cabinet Gladstone était encore a la téte des affaires, et on savait
bien que jamais il ne préterait son appui a ce qui aurait l’air d’une
persécution. Force fut donc d’attendre une occasion plus favorable.
L’arrivée du cabinet Disraéli a paru étre cette occasion longtemps
attendue. On I’a saisie avec empressement et les événements nont
point trompé les prévisions des protestants. C'est 4 l’influence du
nouveau cabinet qu’est di le passage du Public Worshtp regula-
tion Act, dans l’avant-derniére session du Parlement anglais.
VI
On le voit donc, il suffit de jeter un coup d’ceil sur l'histoire de
l'anglicanisme pour reconnaitre dans les luttes contemporaines
une simple phase de ce grand combat qui dure depuis trois siécles
entre les deux tendances rivales, rapprochées, mais non unies, par
le schisme anglican. L’Angleterre a voulu concilier le catholicisme
et le protestantisme; ¢’a été 1a son réve, mais ce réve nes’est jamais
réalisé, ou ne s’est réalisé qu’au détriment de l'une ou de l'autre
des deux tendances. Quand la tendance catholique s’est montrée
vivante et forte, la guerre a éclaté partout; le compromis n’a
existé que sur le papier et dans les formulaires. Quand la tendance
protestante a pris le dessus et a vaincu la tendance catholique, la
paix s’est faite, mais le catholicisme et le christianisme ont presque
disparu. L’incrédulité est intolérante de sa nature, et elle devient
facilement persécutrice. C’est pourquoi, du jour ow l’anglo-catholi-
cisme s'est réveillé de son long sommeil, une nouvelle ére de dis-
cussions et de combats a commencé pour I’Angleterre.
L’histoire de la réforme anglaise se partage donc tout naturelle-
ment en trois périodes. Durant la premiére période, qui s’étend de
Yan 1534 @ l’an 1688, les Anglo-catholiques sont sans cesse en
guerre avec les protestants, en guerre dans la chaire et a la tribune,
en guerre méme sur les champs de bataille. Pendant la seconde
période, qui va de l’an 1688 & l’an 1833, les disputes se calment,
s'étcignent et disparaissent; mais la vic religieuse, les croyances et
les praliques s'évanouissent avec les disputes. C’est une époque de
mort et d’affaissement. La troisiéme, commencée en 1833, dure
encore : l’anglo-catholicisme reparait, grandit, se développe et pro-
gresse; chacun de ses progrés lui coute une bataille, mais jusqu’ici
chaque bataille lui a valu une victoire.
L’ANGLICANISME. 435
En sera-t-il de méme demain? Comment se continuera la lutte?
Quelle en sera l’issue? Finira-t-elle par quelque nouveau compro-
mis? Ilya plus de deux siécles que les formulaires anglicans n’ont
pas été revus. Les révisera-t-on, et si on les révise, sera-ce le pre-
mier livre d’Edouard VI, sera-ce le second qui triomphera? Jusqu’a
ce jour, le premier livre était seul légal, quoique le second eit
prévalu de fait jusqu’en 1833 ; les réles vont-ils étre renversés ? Ce
sont li les questions que suggére la lutte a laquelle nous assistons.
Chaque parti nourrit des espérances, et compte les voir se réaliser
dans un prochain avenir. fl est vrai que les forces ne sont pas éga-
les : la masse de la nation anglaise est protestante; les partis poli-
tiques, méme ceux qui ne croient a rien, se coaliseront volontiers _
contre tout ce qui se rapproche du catholicisme, et ils ne craindront
peut-étre pas de recourir 4 des mesures persécutrices. Il semble
donc quele protestanlisme peut compter sur la victoire, et cependant
nous croyons qu'il sera vaincu, car l’union des protestants anglais
ne repose que sur des opinions négatives, tandis que l’union des
Anglo-catholiques repose sur des principes précis, positifs et arré-
tés. Les Anglo-catholiques sont déjé nombreux; l’activité et la dis-
cipline ne leur manquent point; la plus saine partie de l’opinion
publique leur est favorable; ils peuvent donc espérer, eux aussi,
dans l'avenir. La lutte scra longue et douloureuse, peut-étre méme
sanglante; mais, en définitive, c'est 4 eux que tout semble promet-
tre la victoire.
L’espoir de l’Eglise anglicane est la. Ce seront les Anglo-catholi-
ques’qui l’empécheront de périr, en la ramenant au vrai catholi-
cisme.
Abbé Martin,
Chapcla‘n de Sainte-Geneviéve.
{0 Janvixn 1876. Ai)
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
DU MARQUIS. D'BYRAGUES
Les révolutions n’ont.pas, peut-dtre, de consaquences plus regnet-
tables que la violence avec. laquelle elles iaterrompent,.au miliou
de leur cours, des carriéres digaement commencées,.et qui de-
vaient honorer le pays. Nous ne faisons pas.ici allusion aux coups
qui atteignent les cimes: dans tous Jes temps, sous tous les ré-
gimes, on ne parvient ausommet d’un Etat qu’en courant la chance
d’en étre précipité ;. c’est Je cours des-choses humaines. Ignorant
qui s’en plaindrait.
Tolluntur in altum
Ut lapsu graviore cadant.
Mais, ou la fortune semble plus injuste, c’est quand elle arréte
dans leur plein essor les hommes dont la carriére n’a pas encore
été remplie, au moment ot ils allaient donner leur mesure tout
entiére. Ces réflexions me sont inspirées parla destinée de >homme
de bien et de mérite dont nous essayons ici de rappeler le souvenir
cher 4 tous ceux qui l’ont approché. Doué des qualités qui assurent
le succés régulier, et, par conséquent, peu propre a courir les aven-
tures, M. le marquis d’Eyragues vit tout & coup l’avenir se fermer
devant lui, au moment ow il avait fourni des preuves de capacité
assez nombreuses pour prétendre aux postes les plus élevés de la
diplomatic. Ceux qui le connaissaient, qu’ils eussent été ses chefs,
ses camarades ou ses subordonnés, savaient A quoi s’en tenir sur
sa valeur. Mais le jour approchait ot cette juste réputation, renfer-
mée dans le cercle toujours étroit d’une profession, allait se ré-
pandre dans le public, quand la catastrophe imprévue de 1848 vint
condamner 4 une retraite définitive, dans la pleine activité d’une
maturité vigoureuse, celui dont nous retracons la vie en nous ai-
SOUVENIRS DIXLUMATIQUES DU MARQUIS D'EYRAGUES. 447
dant. des. notes, malkeureusement trop mcemplétes laissées par
jui. |
Théophile: de Bionneau, marquis d’Byragues,. appurtenait & une
famille d’ancienne nablesse de Prevence crueltement éprouvée par
la. Révaluttom. Une partie des biens perdus par elie consistait en
plantations & Saint-Domingue. Lors de llexpédition: dw général Le-
dere, M. ef madame d’Eyragues se: rendirent aex Antilles: pour y
receeiliir ce quills pourraient des débris de leur fortane. C’est au
retour de ce long weyage que leur fils naissait + la Nowvelie-Orléans,
le 4" janvier 1305. A gan retour en France, M. d’Eyragues pére,
encore tiris-jeune, prit. rang dans Karmée, dont l’empereur' facili-
fait volontiers Lentyée aux veprésentants. des vieilles races. La
Restauration le trouva chef d’eseadron d'étatnvajor, et, au com-
meacement de la campagne d’Espagne, en 1/893, it fut attaché, ace
titre, la division du baron. de Damas, en Catalopne. Chargé d’une
reconnaissance a Llevs, il fut entouré par des forces supéricures, et
tomba mortellement frappé a la téte des siens. Pew de temps aprés
ce tragiqueévénement, le baron de Damas, appelé au mimistére de
la guerre, regardait comme un de ses. premters devoirs de témoi-
gner son intérét au fils de son héroique et malheureux compagnon
d’armes en Tattachant 4 son eabinet particulier. Celui-ci se réjouit
de celte faveur, surtout parce qu’elle devait rendre plus facile son
entrée dans la carriére o& i. aspirait, et ot Tappelaient ses apti-
tades naturelles. Sen intelligence se distinguait surtout par la fi-
nesse, et son caractére par la réserve-et la dignité personnelic. A ces
avantages. sérieux, il joignait une tournure et unc physionomie
agréables : il réunissait donc les qualités nécessatres pour réussir
dans la diplomatie.
Pour premiers débuts a. l’étranger, M. d’Eyragues fut chargé de
porter an vei de Portugal les insignes de l’ordre du Saint-Esprit
que venait de lui conférer Louis XVI. Notre diplomate de dix-huit
ans était trop novice pour jeter sur la situation politique du Portu-
gal un regard bien profond, mais déja son: coup: d’ceil se révéle-dans
le portrait qu’il a tracé des principaux personnages avec lesquels
ise trouva en rapports. Citons ceux du roi et de lareine:
« L’audience pour la remise des coliiers eut lieu quelques jours
aprés mon arrivée au. chateau de Bemposta, situé dans Lisbonne
méme. Ce chateau, qui, je crois, n’existe plus, ou du moins ne sert
plus de résidence royale, était petit, mesquin: et fort délabré. Nous
traversimes d’abord une galerie peu étendue, sans meubles, a peine
éclairée par de gros cierges placés sous verre pour que le vent ne
les éteignit pas. La attendaicnt un grand nombre de courtisans
d’un aspect assez_misérable, parmi eux plusieurs moines et ecclé-
448 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
siastiques. Nous entrames ensuite dans la salle du Tréne, guére
plus ornée que les galeries, ot le roi nous recut, ayant 4 cdété de
lui son ministre des affaires étrangéres et trois ou quatre cham-
bellans. Rien ne pouvait étre plus simple que cette cérémonie. Le
toi Jean nous recut avec bonhomie, et répondit quelques mots as-
sez embarrassés au discours que lui fit M. Hyde de Neuville en lui
remettant le collier et le manteau de l’ordre du Saint-Esprit. La cé-
rémonie terminée, une conversation familiére s’établit entre le roi
ct l’ambassadeur. Le roi parlait difficilement frangais; il suppléait
aux expressions qui lui faisaient défaut par des gestes trés-multi-
pliés, et qui manquaient de dignité. Il était petit, gros, et se dan-
dinait beaucoup. Ses yeux étaient ternes. Il avait la lévre inférieure
trés-forte et pendante sur le menton, ce qui donnait 4 sa physiono~
mie un aspect peu intelligent. Son caractére était si faible, queccla
dtait du prix 4 la bonté et 4 la modération dont il avait fait preuve,
malgré les conseils contraires qui lui avaient été donnés surtout
par la reine. Dans la conversation, le roi se trouva amené a parler
de l’époque si troublée ot le général Lannes était ambassadeur de
France a Lisbonne. Il fit nn grand éloge de sa loyauté et de.son dé-
sintéressement, qu'il opposait 4 la violence du général Junot.
« La reine était depuis quelque temps au chateau de Caylus, 4 une
certaine distance de Lisbonne, dans une sorte d’exil, pour sa parti-
cipation 4 une des nombreuses intrigues auxquelles la cour de Lis-
bonne était sans cesse livrée. M. Hyde de Neuville voulut bien me
proposer de me présenter 4 elle, et, peu de jours aprés notre au-
dience du roi, il me conduisit au chateau de Caylus. Prise 4 l'im-
proviste, car l’ambassadeur n’avait pas demandé audience, la reine
nous fit attendre une demi-heure pour faire sa toilette. En France, a
propos de la contre-révolution de Portugal, la presse royaliste avait
fait jouer un rdle important 4 la reine, et on avait beaucoup vanté
sa présence d’esprit, sa fermeté et son courage. On ne parlait d’elle
qu'avec enthousiasme dans un certain monde, a Paris, et on la fai-
sait beaucoup valoir aux dépens du pauvre roi Jean, accusé de
faiblesse et de pusillanimité. J’étais donc curieux de voir l’héroine,
et parfaitement ignorant de |’état réel des choses. Je m’étais fait
d’elle un portrait quine manquait ni d’imagination ni d’un certain
caractére. Entré dans le cabinet de Sa Majesté, je fus présenté 4 une
femme petite, trés-forte, laide, vétue d’un accoutrement ridicule,
avec une voix affreuse et une fagon de parler francais inénarrable.
Elle portait par dessus sa robe deux poches dans lesquelles elle
fourrait sans cesse les mains pour tirer des mouchoirs, des taba-
liéres, des ciseaux, des chapelets et des sucreries. Elles auraient pu
contenir toute sa garde-robe, tant elles étaient grosses et gonflées.
DU MARQUIS D'EYRAGUES. 149
Lareime, malgré son embonpoint, gesticulait beaucoup, autant des
pieds que des mains, et les poches dansaient, et tout ce qu’elles
contenaient s’entrechoquait 4 grand bruit. Sa parole était breve,
vive, saccadée, sa physionomie expressive : elle se plaignit amére-
ment de la fagon dont elle était traitée. Trés-peu maitresse de ses.
expressions en frangais, et voulant dire que le roi était trop indul-
gent et trop faible envers le parti révolutionnaire qui venait d’étre
vaincu ; elle disait : « Le roi est béte, il s’en repentira. » Un seul
chambellan, — elle lui parlait en portugais, — était auprés d’elle,
et lorsque les expressions lui manquaient, elle semblait réclamer
son secours et son approbation. Mais le chambellan, raide, droit, sé-
rieux, n’ouvrait pas la bouche, et ne répondait que par de profondes
révérences. »
.M. d’Eyragues était depuis peu de temps de retour en France,
quand M.de Damas échangea le portefeuille de la guerre contre celui
des affaires étrangéres. C’était un incident heureux pour le jeune
attaché 4 son cabinet qui se trouvait, par ce fait seul, entrer dans le
personnel diplomatique. Il n’y comptait pas depuis longtemps, lors-
qu'une nouvelle occasion vint s’offrir de voir et d’apprendre. Il fut
chargé de porter des dépéches & l’ambassade de Constantinople. Ce
n était pas une petite affaire, en 1825, que d’arriver 4 la capitale
du Sultan par la voie la plus rapide. Aujourd’hui, grace 4 la vapeur,
tout le monde, sans distinction ni de sexe ni d’dge, peut aller ad-
mirer les rivages enchantés du Bosphore, sans autre fatigue que de
passer des wagons bien capitonnés des chemins de fer dans la ca-
bine confortablement installée d’un paquebot. Il n’en allait pas
ainsi, 11 ya cinquante ans. Il fallait d’abord courir la poste pendant
six jours et sept nuits pour arriver 4 Viennc; trois jours et trois
nuits étaient ensuite nécessaires pour traverser, par des chemins
affreux, les interminables plaines de la Hongrie et atteindre la fron-
tiére turque 4 la Tour-Rouge. Ici les choses se compliquaient, et
nous he pouvons mieux faire que de laisser la parole au voyageur
lui-méme.
« A la pointe du jour, par un temps froid, brumeux et unc at-
mosphére toute chargée de neige, ma voiture attelée de huit petits
chevaux valaques, conduits par deux postillons vétus d’un calecon
de toile et d’une peau de mouton, tétes et jambes nues, s’engagea
lentement dans les étroits défilés qui séparent la Transylvanie de la
Valachie. J’avais avec moi une quinzaine de Valaques, commandés
par un Turc a cheval, chargés d’aider la voiture a franchir les plus
mauvais passages, 4 déblayer la neige ou a casser 1a glace en cas
de nécessité. Ces précautions n’étaient certes pas inutiles surtout
dans la saison ow nous étions. Nous avions dd laisser notre voiture
1,50 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
.& Hermandstadt et continuer notre route jusgu’a Bucharest et
Rautchauck dans les vaitures.du. paya, qui sont de petits chariots
découverts, 4 quatre roues, sans -siéges et-oenstruits compléfement
en bois. Chacun de ees chariois ne contient qu'un personne qui 6’y
arvange tant bien que mal em saceroupisaant sur une hoite de
paille, ef ast traing par quatre cheavaux qui vont.au grand galep,
non sans yerser, de temps en temps, contre une pierreou une sou-
che d’arbye, Je mealhewreux voyageur cahoté sur ces reutes af-
freuses. .
« ba partant de Ja station, nous reulémesd'abord quelque teaaps
ax fond d'un. trod vallen, cétoyant wn ‘iorveat écumant que nous
fimes obligés de pesaser & gué plusieurs fois. Bientét neus nous
élevames sur le flanc de la montagne en suivant toutes les sanma-
sités de la walléa, et par wn chemin tellement .dtroat, que souvent,
pour qu'il eiitda Jargeur strictement nécessaire am passage d'une
veatune, sans quies. eit 4 se donner la peine de crauser dans Je
rocher, on j’ayait. élargi en enfongant horizontalement quehyaen
pieux de hois.qui tremblasent sous le. poids de Je voature. Nona pas-
sions ainsi sur -des abimes de plusieurs ecataines de pieds de pre-
fondeur. Cat alors que nes Valaquea soutenaient, au moyen de
cendes, Ja voiture et la faisaiept ineliner, autant que possible, du
cité opposé au paccipice. Au premier passage de ce genne, nous
mimes pied 4 terre, mais ils se renoundlérant ai souvent, la marche
éfait si pénible dans le. neige, que nous finimes par rester-dass la
voiture, mame dans Jes occasions Jes plus pémilenses, abandonnant
notre scart & ba Previdence et 4 l’adresse de nos. guides. is étaient
plemsde zéle, artis, adros, mais drnyanis, bavards, et nous.cteur-
dissaient de leurs cris. Cette tarbulence cantrastait simguliéremend
avec Je sang-froid at la contenanec-calme du Ture q<ui kes comman-
daat, lequei, lorsque te tumulte devenait trap grand, ramcaat Ia
tranquillité.et Je sikenee par quelques coups de fet impartiale-
ment distrilmés sur les épeailes.de nos Valaques. Nous chemimimes
ainsi toute la journée, relayant de temps en temps dans des maisens.
de pestc: iselées et sana voir um sewl village. Au milien du jour,
nous filmes. assazkhis par uuc temptie. de neige qui nous ploogea
substoment dams. une ebacuué presque counplite, et fit plenwir sur
notre chemim quantité de piesres plus ou moins gresses, dont la
chute devait nous dhize cowseir un vdritable danger. Un moment
eotte avalanche fut si considérable, qu’abandoanaat la voiture,
neous fames obligés, 4 exemple de: netre escorte, de nous rébegier
seus un vecher dont la sailhe nous offrajt, fort 4 prepes, un abri.
Ce chasse-neige ne dura heureasement qu'une demi-heure ewvirer.
H ew est quelquefois de tellement violents, qu’sts font courir les phus
DU: MARQUIS D’EYRAGUES. 451
grands dangers aux woyagears. Trois ans ayant: mon ‘passage, un
courrier anglais, qui s'était 1mprudemment epgagé comme nous
dans la montagne.avec sa voiture, fut précipité, ainsi qu’une partie
de son escoste, au fond de l'un deces abimes.que nous avions jang-
femps coteyés. ,
« Dans l’aprésxmidi., Jes défilés: Jes plus difficiles étant .franchis,
noire escorte nous quitta. Lorsque la route le permettait, mos petits
cheraux nous. .menaient comme le veatl..il est. vrai que, lorsquil
fallat. monfer,.ila avaient bien de la pee a trainer natre voiture,
car si.ces petits. chevaux courent vite, ils ne savent ef ne peuvent
tirer. Le lendemain matin, Ja chaine de montagnes était. enfin eom-
plétement franchie, nous cousions au triple. galop de. nos huit che-
vaux.dans Jes, plaines.de.la Valachie,.et-nous entrions 4a naitd
Bucharest.
« A cette époque, la Valachie était dans. uz état.de misére dont on
ne peut se faire une.idée. Du pied: des mentagnes 14 Bucharest,
nous..avieas trayversé une plaine d’environ. trente lieues sans. ren-
contrer antre chose, de Join en loin, que.quelques.misérables vil-
lages presque. déserts, ou habiiés par une popniation: en guenilles
et qui nous demandait l’aumdne a. geands cris, lorsque ‘mous. nous
arréiions pour changer de chexaux. :Malgré le: froid imtense qu'il
faisait, souvent nes postillans.n’avaient mi peau de:mouton, ni.méme
. calegen de.toile;.une simple chemise leur. couvrait. le corps, et.iks
moataient 2 nu. sur.leurs chevaux sans selle. elle. était, seus la
souveraineté de la Turtuie,. le: résultat.du gouvernement des hos-
podars, nonmmés teus Jes. ciag ans..Du: reste,-4 part son ancurie ha-
bituelle, c’était systématiquament que la Porte faisait un désert des
deux previaces naturellement :si: fertiles.de:la Valaehie et de la
Moldavie, afin d’empécher que les Russes, forcés: de les traverser
lorsqu ils se portaieat sur.de Danube, y trouvassent. les. vesseurces
nécessaires paur y faire vivre leurs: années. Cette. dactique, quelque
barbare qu'clle fat,. était. efficace,.et, en 1828, izois ans plus tard,
les Busses, en firent de. nowveau l’épreuve dans uae. premiére: cam-
pagne, pendant. laquelle ils. ne purent franchir leg Balkans, surtout
4 cause de.la.difficulté de procurer. a |’anmée Jes subsistances: né-
cessaings. lin .1829,.1a deuxiéme .aunée de la campagne, loraque le
maréchal Diehiisch parviat enfin 4 franchir .les Balkans, .par .une
marche hardie, il se‘trouvait, avec un corps-d’armée trés-affaibli,
daas une pesition si critique, sous le rapport: des: munitions et des
vivres, que si la Poxte .niavait pas consenti A faire.la paix, sous
Yempire d'une folle terreur et, pousséc.aussi, il faut bien le dire,
par les instances du. carps diplamatique & Constantinople, et qu'elle
ett simplement temporiaé, l’arméc de Diebitsh eit été probablement
152 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
détruite, ou du moins les Turcs auraient obtenu des conditions
toutes différentes de celles de la paix d’Andrinople.
« Aprés un repos d'un jour et de deux nuits 4 Bucharest, nouveau
départ. Jusqu’a Giurgevo on peut se servir d'une voiture, et le
voyage se fait passablement; mais, 4 partir de cette ville, il faut
monter a cheval et y rester jusqu’a Constantinople.
« Enfin nous montons 4 cheval 4 la chute du jour, et il y avait
tant de jours et tant de nuits que j’étais si affreusement cahoté en
voiture, que ce fut avec un réel plaisir que je commengai cette nou-
velle maniére de voyager, dans |’heureuse ignorance ot j’étais des
cruelles fatigues qui m’attendaient. Notre petite caravane se com-
posait de quatre personnes et de cing chevaux : moi, mon courrier
Gazan, le Tartare et un Sermdji (postillon) conduisant en main un
cheval qui portait notre bagage ct les provisions de bouche. Le
Sermdji ouvrait la marche, le Tartare suivait, je venais ensuite ct
Gazan était le dernier de tous. Notre Tartare, comme insigne de
ses fonctions, portait un bonnet rouge de deux pieds environ de
hauteur et terminé en pointe. Cette coiffure était plus originale que
jolie. A sa ceinture brillaient un beau yatagan et deux paires de
pistolets ciselés en argent; cet individu, déja d’un certain age, n’a-
vait pas l’air hautain et farouche que son emploi comportait ordi-
nairement. Il était, au contraire, assez bon homme et il se montra
constamment trés-courtois 4 mon égard. Il est vrai que le consul
lui avait fait comprendre que j’étais un personnage important, et,
en conséquence, il ne m’appelait jamais que Beyzade, ce qui veut dire
fils de prince, dans les fréquentes allocutions qu'il m’adressa dans
le cours du voyage, sans se laisser décourager par la certitude,
qu'il avait dd promptement acquérir, que je ne comprenais pas un
mot de ce qu’il me disait.
« Arrivés dans la campagne, aprés avoir traversé Routschouck qui
est unc ville grande et bien batie, nous primes le petit trot, et le
Semdji entama une chanson assez mélancolique. On m’avait dit
a Bucharest que nous mettrions six ou sept jours, selon notre éner-
gie, pour aller, dans cette saison, de Routschouck 4 Constantinople
(il y a 1460 lieues environ); mais je ne savais rien de notre route,
des lieux par ot nous devions passer, de la longueur des relais et
de la maniére de courir la poste en Turquie; et, faute de connaitre
un seul mot de la langue turque, j’étais dans l’impossibilité d’obte-
nir de mon Tartare le moindre renseignement a cet égard. La nuit
survint presque 4 notre sortie de Routschouck, le froid était pi-
quant, le chemin étroit et difficile. J'ai la vue basse et j’avais quel-
que peine 4 conduire mon cheval. Je me rapprochai du Tartare et
j abandonnai ma monture 4 ses propres instincts : nous allions au
DU MARQUIS D’EYRAGUES. 155
pas ou au petit trot; seulement par intervalles, et lorsque le terrain
plus uni le permettait, nous faisions un temps de galop, provoqué
par une espéce de hurrah, dont notre Tartare donnait le signal.
Une heure, deux heures, trois heures se passérent ainsi; nous mon-
tions d’une maniére insensible, mais continue. Je m’étonnais que
nous ne changeassions point de chevaux; la fatigue me gagnait et
je commencais 4 ressentir des douleurs dans tous les membres. Le
froid aussi me faisait beaucoup souffrir. Dix heures, onze heures
sonnérent 4 ma montre et nous avancions toujours, traversant de
temps en temps des villages ot les chiens aboyaient aprés nous
avec fareur; 4 chaque maison, j’espérais que nous allions nous
arréter; ce qui ajoutait 4 ma fatigue et 4 mes souffrances, c’était
de ne pas pouvoir demander combien de temps nous devions
courir encore avant de prendre quelque repos pendant que nous
changerions de monture. Enfin, vers une heure du matin, lors-
que je me sentais 4 bout de forces et de courage, aprés une
course de huit heures, nous nous arrétons dans un gros village,
devant une maison d'assez bonne apparence. C’est a peine si je pus
descendre de cheval, tant j’étais brisé de fatigue. Je ne pouvais
presque plus marcher, et on me porta, pour ainsi dire, devant une
grande cheminée ou |’on fit bon feu. Je m’étendis sur une natte
et m’endormis presque immédiatement. Réveillé deux heures plus
tard par mon Tartare pour manger du pillau qu’il avait fait pré-
parer, je préférai dormir, aprés en avoir pris quelques cuillerées.
Cependant, vers les quatre heures du matin, de nouveaux chevaux
étant arrivés ct notre bagage chargé, il fallut s’arracher a ce bien-
faisant sommeil, monter a cheval et repartir. Je regrettais alors ma
caléche et méme les mauvais chemins de Hongrie ot j’avais été
cahoté, d’autant que le froid devenait plus vif & mesure que nous
continuions 4 marcher vers des plateaux plus élevés. Nous faisons
une nouvelle traite de huit heures, et 4 midi nous nous arrétons
une seconde fois pour changer de chevaux et manger. A cette halte,
mon Tartare, décidément un peu bavard, ce qui est rare chez les
Musulmans, voulut absolument faire la conversation avec moi, ne
pouvant se persuader sans doute que je ne savais pas au moins un
peu de turc qu’il avait soin, je dois lui rendre cette justice, de par-
ler lentement et distinctement. Ces tentatives de conversation, il les
renouvela 4 chaque halte, pendant tout le voyage, sans se laisser
décourager par mon ignorance si évidente, excepté les deux der-
niers jours, ou la fatigue le gagnant, il devint triste et silencieux.
Il me semble encore entendre sa voix trainante et nasillarde, ce
bevzadé qui commengait toutes ses phrases et cette perseverance,
digne d’un meilleur succés, a me faire des récits interminables.
134 SOUVENINS DIPLOMATEQUBS
« Dés be soir, nous eattrdmes tout 2 fait dans le.Balkan, vers.lequal
nous .marchions depuis vingt-quatre heurcs;.le pays était admira-
blement pittoresque, .mais sanvage:et désert,;; presque. point de vil-
lages ou des villages abandonnés, misérables, dont les habitants
craintifs, soupgonneux,.s’enfuyant 4 lane du bennet. rouge de mon
Tartare, paraissaient.en proie-a.la plus profonde: misére.
« Enfin.le Balkan est entiérement.franchi, et nous deseendons dans
cette plaine qui s’étend des montagnes jusqu’a la mer. de Marmara
et Constantinople, pays admirable, et. qui pourrait étre unides plus
fertiles et des plus riches du monde, s'il n’était pas oecupe et
gouverné ;par les Turcs. Nous traversdmes .Kinkilissia (quarante
églises), grande ville, moins umportante qu Andrinople, lieu de ré-
sidence du pacha d’Anatolie.
« A mesure que nous approchions du terme de notre voyage, le
Tartare, qui n’était,plas jeune, paraissait visiblement fatigué, ma-
lade méme. Devenu taciturne, il était courbé sur-son cheval, res-
tant sans forces et sans énergie, et je me demandais ce que nous
deviendrions, s'il ne'pouvait plus continuer le voyage dont j’igne-
ras le.terme exact. Enfia, dang la noit du ciaquiéme. au :sixiéme
jour aprés notre départ de Bucharest, cheminant assez lentement
dans une,plaine anie, et.4 moitié endormi sur mon cheval, je sentis
tout & coup au visage.un air frais et-vivifiant quime ranime, et je
pensai que c’était lair de.la mer. Bientot aprés, en effet, |)’eatendis
dans le lointain le bruit. mesuré du fot qui hattait le rivage. J’étais
donc au bord de la mer de Marmara; je ue devais plus étre lom de
Constantinople. Cette pensée ranima:mon courage, mes fatigues al-
laient cesser. Au,jour, nous nous trouvdmes en effet surile:bord de
la mer; les flots. viennent. baigner les pieds:de nos chevaux, et nous
courons ainsi sur le sable jusquia-dix heures du: matin environ.
Nous graviseons. alors une colline assez élevée, et sur le versant op-
posé j’apencois une pétite ville et un pont étnoit, et:trds-long, jeté
sur un bras de mer qui s’avance dans les terres. C’est:Ponte-Piccolo.
Au loin, a-la distance de .cing.ou -six liewes, j’apercois: aussi ume
masse confuse d’arbres .et de bitiments-surmontés de. quelques mi
nareis; et comme je m’arréte, surpris,;pour:mieux voir, mon Tar-
tare se tourne vers :moiet s’écrae.: «. Stamboul,:da! » (/était:Con-
stantinople.
a Descendus de la eolline, nous me vimes :plus la:ville que dans
l’aprés-midi, lorsque nons en touchions.les portes. C’est:par mer
qu'il. faut. arriver.pour jouir de l’incomparable spectacle quielle pré-
sente, lorsquiaprés avoir.doublé la pointe du Sérail, on:arrive.a la
Corne-d’Or. Ce fat par. la:ported'Andrinople que: nous entrames daps
la capitale: des sultans. A cette époque, jamais tes Tartares qui: ao-
BE MARQUIS D'RYRACUES. 455
compagnasent les Européans nese hasardaient 4 entrer par cette porte
et 2 traverser la walle toutentidre pour gagner Péra. On faisast exté-
rieusement te tour des murs, om trayersavt le port aax Eaux-Douces
@ son eatréuté, ef em arrivait ains?, par un loag détour, aw quar
ter des Francs, sams passer par le ville, habitée exehasivement par
les Tusrcs. Mhaes. mon Tartare, exténué de fatigue, et pouvant & peine
se tenir & chevad, préféra la hgne la plus courte, et entra brave-
ment ew wile par les phas mauvais quartiers, ow les Buropéens ne
péattraiest dens meunc circonstanec. Aussi, & peine notre cara-
vane y flit-elle engagée, obligés. que nous étiens, dans ces rues
étreites, de mareher d la file les. uns des autres, que Gazan et mei
neus fames accailés dingares, maigré la présence du Tartare. Les
femmes se distinguatent par leur acharneavent, et, aux gros mets,
les enfants ne tardérent pert 4 jomdre des coups. de baton sur la
eroupe de res. chevaux, ct toutes sovtes. de démonstrations destinées
a nos personnes..J' avoue que cette réception.me mit fort mal a )’aise.
Conuatscant & quel point Fexasptration contre les chrétiens était
peusste loin depuis linsurrection de la Gréce, je ne savais.waimemt
pas $i nous arcrvertons vivants 4 Yambassade. Enfin, 4 travers tow-
tes ces. ingures. et toutes ces angoisses, nous parvenons aw port,
qu’ nows. fallast teaverser pear gegaer Péra. Le jour tombait, et
pendaat qu’on transportat dans an crand caique nos. selles ef notre
hegage, la foule augurentait autour de: news au point que news: 1’ a-
viens pas. fa liberté de nes mouvements. On me bouseuta plusieurs
fots. assez rudemeen$, et quciques seldats: me demandérent insolem-~
peeat us « backchis », ¢’est-adire de lavgent. Pendant ce tenvps-li,
mon malhewreux Tartare, ¢puisé, hébété, eonrptart au sermd]i, para
par pare, ¢est-d-dire soll a sol, ce qa’tl ut devait, sans s ocewper
de nous. Je profitai d’un moment favorable pour sauter avec Gazan
dans wn caiqae, ce qui reus mit hers de presse, et neas err défen-
@tares. Yentrée & ceux qui faisaient mine de nous y survre. Sur ces
entrefaites, la nuit sarvit, et commie, Fe soled couch, pas un Ture
Re demewre hors de chev bui, ky foule s'écoula petet 4 petit, ef nous
traversdmes te pert dans te silence fe plus eourplet.
« du monrnt of j'arrivat 4 Constantinople, les affaires y étarent
ves. La Porte, désirant faire une campagne déeisrve contre
les Grees révoltés da Pélopondse, et couper court aussi aux vellét
tés d’intervention qui commencaient & se manHester de ta part de
que des grandes puissanees, avait fait, sous bx pression
de Fopimion peblique, am appe! au fanatisme des Torcs des pro-
vinees asiatiques, et Constantinople sc trouvuit inondée de faren-
ches soldats, sane discipline et sans frein, aceourus des points te
136 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
plus éloignés de l’empire, ct beaucoup plus affamés de pillage que
de combat. Dans les environs de Constantinople, dans la ville
méme, ils rancgonnaient et assassinaient les malheureux rayas, et
se livraient vis-d-vis des Francs aux plus déplorables violences,
sans que l’autorité turque osat intervenir. De fréquentes querelles
s’élevaient entre ces fanatiques et les janissaires, dont la morgue
leur déplaisait, de sorte que les rues de Constantinople, celles
méme de Péra, n’étaient sires pour-personne. Quelques jours avant
mon arrivée, au retour d'une revue que le sultan avait passée prés
de Péra, un certain nombre de ces Asiatiques, parcourant la grande
rue de Péra, s’étaient donné la distraction de tirer des coups de
fusil et de pistolet dans les portes et les fenétres des maisons habi-
tées par les Francs, lesquels avaient pu craindre un instant un
massacre général. Toutes les réclamations des ambassadeurs étaient
impuissantes contre un ordre de choses si déplorable et si inquié-
« L’aspect de Constantinople, lorsque j’y arrivai, était donc fort
menacant, mais intéressant, curieux; et Je puis dire que j'ai vu les
derniers jours de l’ancienne Turquie, telle qu’elle existait avant la
réforme, avec ses janissaires fiers, turbulents, indisciplinés, ses
moeurs rudes et sanguinaires, son mépris pour les Francs,.mais
aussi avec les beaux et étranges costumes des divers fonctionnaires
et de toutes les classes de la population. J’ai vu sur les murs du Sé-
rail, rangées 4 cdté les unes des autres, des tétes de Grecs révoltés,
des sacs d’oreillcs, dont on avait de la peine a écarter les chiens
affamés; j’ai rencontré souvent les ortas de janissaires escortant
‘leurs marmites, qui leur servaient, comme on le sait, de drapeaux,
et je me suis rangé respectueusement pour leur faire place. J’ai vu
aussi, le vendredi, le sultan se rendant en grande pompe a la mos-
quée, avec sa nombreuse et brillante suite de janissaires, de bos-
tandjis, d’eunuques blancs et noirs, de kaloudjis, de pachas devant
lesquels on portait les trois queues, tous avec leurs antiques et
somptueux costumes, leurs coiffures si diverses, ct quelquefois si
bizarres. Enfin je me suis promené plusieurs fois, avec l’ambassa-
deur, dans les rues et les bazars de Constantinople, sous l’escorte
d'une troupe de janissaires auxquels était confiée alors la garde des
ambassades, et qui nous ouvraient un passage 4 travers la foule
frémissante, 4 coups de baton libéralement distribués sur ceux qui
ne se rangeaient pas assez vite. »
Aprés deux mois de séjour 4 Constantinople, M. d’Eyragues re-
prenait la route de Paris, ot il retrouva son bureau dans le cabi-
net du ministre. Mais il n’y resta pas longtemps, et, au bout de
peu de mois, il était appelé 4 remplir l’intérim de troisiéme secré-
DU MARQUIS D'EYRAGUES. 197
taire 4 Saint-Pétersbourg. En tout temps, la capitale de la Russie
est un poste de premier ordre ou un jeune homme avide de s’in-
struire peut beaucoup apprendre; mais, au mois de mars 1826,
elle présentait un aspect particulier, par l’effet des événements qui
ayaient suivi la mort de l’empereur Alexandre et l’avénement de
son frére, le grand-duc Nicolas. Voici comment M. d’Eyragues rend
compte de la situation:
« Lorsque la nouvelle inattendue de la mort de l’empereur (30 no-
vembre 1825) arriva a Saint-Pétersbourg, le grand-duc Nicolas,
quoique n’ignorant pas la renonciation 4 lempire que son frére
ainé, le grand-duc Constantin, avait faite, 4 l’époque de son ma-
riage avec Jeanne Krudzincka, fille d’un simple gentilhomme polo-
nais, et créée a cette occasion princesse de Lowiez, n’en fit pas moins
tout d’abord proclamer, par le sénat, son frére empereur; et le fit
reconnaitre en cette qualité par les troupes en garnison 4 Saint-Pé-
lersbourg. En méme temps, il envoyait a Varsovie, prés du grand-
duc Constantin, un de ses aides de camp de confiance, pour expli-
quer a son frére que, ne voulant point user des droits que lui assu-
rait son acte de renonciation qui n’avait peut-étre pas été tout a fait
volontaire, et qu'il pouvait d’ailleurs regretter, il l’avait fait pro-
clamer empereur par le sénat et l’'armée. De son cdté, le grand-duc
Constantin, 4 la nouvelle de la mort de son frére Alexandre, s’était
empressé de faire partir pour Saint-Pétersbourg un de ses aides
de camp, afin de féliciter Nicolas de son avénemenlt au trdne, ne
doutant pas qu’en vertu de la renonciation qu’il avait faite, son
frére n’edt été reconnu empereur. L’aide de camp du grand-duc
Nicolas fut fort mal recu par le grand-duc Constantin, qui se mon-
tra irrité qu’on eut pu supposer qu'il reviendrait sur un engagement
solennellement ct volontairement pris ._par lui envers l’empereur
Alexandre. De son cété, en recevant le message et les félicitations
de son frére Constantin, le grand-duc Nicolas se trouva fort em-
_ barrassé, et il voulut attendre, pour se faire reconnaitre empercur
Jui-méme, que Constantin renouvelit formellement sa renonciation,
afin qu’il ne put rester l’ombre d’un doute sur la sincérité et la li-
berté de sa détermination.
« Cette conduite avait sesdangers, comme l’événement]'a prouvé,
mais elle était dictée par un rare désintéressement, si rare méme,
qu’en Russie et dans toute |’Europe on ne voulut pas d’abord y:
ajouter foi. Le grand-duc Michel, frére cadet du grand-duc Nicolas,
ed tout a fait désintéressé dans la question, fut alors envoyé 4 Var-
sovie pour connaitre les derniéres et décisives résolutions du grand-
duc Constantin. Il en revint apportant une nouvelle et formeile re-
honciation 4 l’empire.
138 SOUVERIRS DIPLOG@AIIDUS
« Cependant peu de personnes, 2 Pé&ershbourg, conamissaient la
généremse latte qui avait lieu entre les deux fréres. L’opinion publi-
quc s’étonnait, s’mquistait de ne pes yoir jasmer le gramd-duc
Constantia ; enfin, des bruits calommnieux se répandaicnt dans le
peupte et dans larraée sur une conspiration qui s¢ tramait pour
faire proclamer emperenr le grand-duc Nicolas 4 ja place du grand-
duc Constantin, et une agitation assez grande commencait 3 se ma-
nifester. Profitant habtlement de ces dispositions et de l'aaterrégne
qui existait réellement & Saant-Pétershourg, phasieurs personnes,
dont guelques-nnes haut placées, qui, depurs quelque temps,
avaient organise ane censpiration dont l'éteadue tiait censidérable,
tani 4 Pétersbourg que dans les provinces, et doat le bui mat dé-
fini ne reculait pas devant un chasgement de dynastic si cela était
nécessaire, se décidérent 2 agir et a tenter une révokutaon. D’ac-
cond pour reaverser le gouvernement, les conjurés ctaient fort di-
visés, Ace qu'il parait, et cela ne peut éire douteux, sur ce qu'il
comviendrait d’édifier 4. la place. Les uns (c’étaient ceux qui fai-
saient partie de la neblesse) désiraient un gouvernement aristocra-
tique, cancentré entre les mains de quelques familles principales,
d’autres révaient une républiqne fdérative entre des diverses pro-
vinees de ce vaste pays ; enfin le plus grand aombre ne recherchait
dans une révolutioa que le pouvoir et la fortune, ec qui est le prin-
cipal but des révalutionnaires de tous les pays et de tous les temps.
Quoi qu'il en soit, les conjurés jugérent que les circomstanees ne
pourraieut jamais étre plus favorables 4 leurs desseias, ct ils se
mirent en campagne. Profitant des sentiments de fidélité du peuple
et du soldat russe, s'adressant principalement aux. soldats du régi-
ment du grand-duc Constantin, ils activérent et sépandirent le
hruit, s’ils n’ea furent pas les inventeurs, qo’un compiot s ourdas-
sait dans la famille impériale pour faire monter sur le tréne le
grand-duc Nacalas au mépris des droits de son frére. Aussi, lorsque
aprés Je retour du grand-duc Michel et la renonciation nouvelle
et définitive du grand-duc Constantin, Nicolas, proclamé empereur
par le Sénat, eut réuni les troupes de la garnison de Saint-Péters-
bourg pour les passer en revue et étre acclamé par elles, on lui
apprit qu’a peine réunis, une partie des soldats se mutinérent aux
cris de : Vive Constantin! Dans ce moment, l’empereur recevait au
Palais, ainsi que l'impératrice, les félicitations et ’hommage de
toute la cour. Abrégeant la cérémonie, il monta 4 cheval ct se porta
devant les troupes pour les détromper de leur erreur et leur en
imposer par sa présence. Il ignorait alors qu’il y edt une conspira-
tion ourdie contre |’Etat, en dehors de cette manifestation tumul-
tueuse en faveur des droits de son frére Constantin qu'on croyait
DU MARQUIS D'EYRAFUES. 159
miaconmas. Accompagné du régiment des chevaliers-gardes, de sen
ngiment d’infantene 4 lui, dp-queiques battemes d'artillerie qui se
rangenmi derriéne les. chevaliers-gardas, le grandduc Nicolas.,
croyant n’avoir affaire qu’a un sentiment erroné: mais: excusable
de fdéhté au grand-duc Constantin, se- préseata seyl devant le
fsont des soldats mutimés et les harangua d’une voix forte. et male
pear les faine rentrer-dans le devoir. A sa. vue, ef touchée de sa
noble fermeté, la: troupe vesta wn moment indécise;, mais excitée
pen les officiers. qur faisaient partie de la conjuration et dont l'un avait
db\s tus d'un coup de pistolet le géndrel Milodarowitch quelques
instants awamt [’arrrvée de: lenipereur, pendant que ce général
Seflengait dapaiser le tumulte, la troupe, dis-je, reconimenca avec
plus de force que jamais 4 crier : Vive Constantin | En présence de
ces clameurs Surieuses, les officters généranx qui avaient aeccompa-
gné l’emn perear l’entouvérent et ’'emmenérent au milieu des eheva-
hers-gardes ramgés en batasile en face des révolfés. L’empereur,
n’ayant pu les comvaimcre, donna résoliiment lordve d’attaquer.
Les echevaliers-gardes ouvrirent alors leurs rangs, démasquérent
l’avtillene qui tira immédiatement p¥usieurs coups & mitrailie sur
cette foule pressée et compacte de soldats en révolte. Its ripasté-
rent par une vive fusillade & laquelle Fempereur resta entiérement
exposé; mars une charge des chevaliers-gardes, faite avec entram,
les mit em déroute, ot bientdt les deux rues latérales ac Sénat et a
la Newa, dams cette saison couverte de glace, furent remplis de
fuyards qu’om ne fit point prisonniers. Quelques officiers conjurés,
qui 5 étaient plus exposés que les autres, furent taés dans le com-
hat, ef la conspiration elle-méme fut dévorlée a l’empereur par un
de ses chefs principaux, qui, dans la seirée méme, pour racheter
sa vie, fit connaitre le nom de ses complices, lesquels, ignorant cette
trahison, forent arrétés la nuit suivante. L’empereur avait quitté
toute éa cour eéumio au Palais pour marcher eontre les rebelles. On
peut samaginer quelles mortelles alarmes éprouvérent l’impéra-
trice mére, l’impératrice Alexandra et toutes les princesses réunies
et entourées des dames de la cour et du potit nombre de courtisans
qui n’étaient pas militaires, lorsque les premiers coups de canon
et la fusallade se firent entendre. A l’exemple de!’ impératrice mére,
les princesses, toutes ies ferames en grande toilette presaées autour
d’elles, sejetérent & genoux d'un mouvement unanime pour implo-
rer la protection de Dieu. L’impératrice régnante, dans tout l’éclat
de sa jeunesse et de sa beauté, pale d’effroi et de dovleur, suecom-
bant sous le poids et 1a magnificence des diamants de ta couronne
dont elle était parée pour-la premiére fois, Gtait emtourée de ses
jeunes enfants qu’elle pressait eonvuisivement dans ses bras. L'im-
460 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
pératrice mére, la veuve de l’infortuné Paul, non moins émue mais
plus habituée aux catastrophes politiques, se montrait calme, im-
posante et soutenait le courage de sa belle-fille, en cherchant 4 lui
inspirer une confiance qu’elle n’avait peut-étre pas elle-méme. On
ne peut imaginer une scéne 4 la fois plus touchante, plus grande,
plus instructive : elle eut été digne de la plume de Bossuet. Tant de
grandeur et de puissance a la merci d’un mousquet de soldat dont
la balle, dirigée au hasard, eut pu frapper l’empereur Nicolas et
mettre fin 4 un régne qui ne datait que du jour-méme! Les minu-
tes s’écoulent lentement dans de pareilles angoisses. Mais le bruit
du canon et de la fusillade a cessé; un silence morne et profond lui
succéde. Bientdt des cris confus, tumultueux, se font entendre au
loin et se rapprochent rapidement. Sont-ce les révoltés triomphants
qui viennent livrer l’assaut au Palais? Non, c'est le jeune empereur
vainqueur, entouré de ses généraux, qui accourt rassurer sa mére
et sa femme, et qui se jette tout ému dans leurs bras. Cette terri-
ble journée fit une telle impression sur l’impératrice Alexandra,
que, depuis, sa santé en est toujours restée altérée, et quc, pendant
plusieurs années, elle se trouvait subitement mal plusieurs fois
par jour. »
Ce qui ajoutait encore, pour un apprenti-diplomate, a lintérét
d’un poste qui venait d’étre le théatre de pareils événements, c’est
que l’ambassade était occupée par l’un des hommes qui ont laissé
dans notre corps diplomatique le souvenir le plus durable. M. le
comte de la Ferronays, type de loyauté et d'honneur, possédait
au plus haut degré le don de plaire; tous ceux qui l’approchaient
subissaient l’attrait de sa personne, et ce charme particulier lui
donna une influence trés-grande dans toutes les cours ou il fut ap-
pelé a représenter la France.
C’était sous les auspices d’un tel chef qu’il fut donné & M. d’Ey-
ragues d’assister au couronnement de l’empereur Nicolas 4 Moscou,
cérémonie 4 laquelle les événements récents et la présence du
grand-duc Constantin donnaient un intérét tout particulier.
« Le grand-duc Constantin était arrivé de Varsovie inopinément
l’avant-veille, sans méme avoir prévenu l’empereur, pour assister au
couronnement de son frére. Cette nouvelle avait fait la plus pro-
fonde sensation, et la présence si peu prévue du grand-duc Constan-
tin 4 la cérémonie du couronnement devenait évidemment la partie
la plus intéressante et la plus dramatique de la cérémonie. La
veille, M. de la Ferronays, autrefois lié avec le grand-duc, qui avait
subi, comme les autres membres de la famille impériale, le charme
de son loyal caractére, avait été mandé chez lui. A peine entré, le
grand-duc, aprés lui avoir serré cordialement la main, s’était
DU MARQUIS D’EYRAGUES. 161
écrit : « Eh bien! vous non plus, vous ne m’attendiez pas, n’est-il
pas wrai? J’avoue qu'il m’cn a couté. Mais quand j'ai appris que,
malgré tout ce que j’ai dit, tout ce que j'ai fait, non-sculement
parmi tous les révolutionnaires de tous les pays, mais ailleurs en-
core, on persistait 4 dire, si ce n’est a croire, que j’avais été écarté
du tréne et que Nicolas était un usurpateur, j’ai pris la résolution
de yenir donner, par ma présence, un démenti définitif & ces bruits
calomnieux. Yous-méme, peut-cire, monsieur |’ambassadeur, vous
avez été étonné que j’aie refusé de monter sur un si beau trdne, et
cependant vous me connaissez bien. Je suis bon diable au fond,
mais je suis impatient, emporté, trop franc, ct j’aurais fait un
mauvais empereur et de la mauvaise besogne en Russie et 4 1’étran-
ger. Nicolas s’en tirera mieux que moi. D'ailleurs, j’avais promis
a mon bien-aimé frére Alexandre de renoncer & la couronne, et j'ai
su mauvais gré a Nicolas d’avoir pu douter que je tiendrais ma pa-
role. Et puis je suis heureux 4 Varsovie, j’aime les Polonais, et
mon armée polonaise est la plus belle de l'Europe. Je ne demande
donc qu'une chose, c’est qu’on me laisse tranquille. » Cette prédi-
lection du grand-duc Constantin pour la Pologne, qu’il prétendail
gouverner seul et d’une maniére tout 4 fait indépendante; son en-
thousiasme pour l’armée polonaise était déja, pour le nouvel empe-
reur, une source d’embarras que l’avenir devait augmenter encore,
car il était presque impossible de réduire dans le grand-duché l’au-
torité d'un prince auquel on devait une couronnc; et, d’autre part,
il y avait grand danger, sous tous les rapports, 4 lui en abandon-
ner le gouvernement absolu. Quatre ans plus tard, l’insurrection de
18314 tranchait une situation qui était devenuc intolérable. Malgré
son gout pour les Polonais et la Pologne, le grand-duc Constantin
y etait détesté & cause de son caractére violent ct fantasque ;
mais il avait admirablement organisé son armée, et il était
si fier de son ouvrage, que, chassé de Varsovie, errant sous les
tentes russes, il ne pouvait s’empécher de s’intéresser a ses soldats
polonais ct d’étre fier de leurs faits d’armes.
« La cérémonie du couronnement fut extrémement longue : au
moment de la communion, et avant de s’approcher de la sainte
table, derriére le grand voile qui, suivant le rite grec, sépare |’autel
du reste de ’église, l’empereur dut se désarmer. Il se leva de son
tréne dressé entre quatre gros piliers, en face de l’autel, dta son
épée, el d’un geste plein de grandeur, aprés avoir promené son re-
gard sur les assistants, il la confia au grand-duc Constantin; l’as-
semblée fut profondément émue. L’émotion augmenta encore, lors-
que, apres toules les cérémonies du sacre, l’empereur, assis sur
son tréne, aprés s’étre couronné lui-méine en sa qualilé de grand
10 Janvien 1876. 44
162 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
pontife, et avoir posé un moment la couronne sur la téte de 'impé-
ratrice, recut ’hommage de la famille impériale. D’abord Vimpt-
ratrice mére, la veuve de Paul, vint pour s’agenouiller au pied du
tréne ct rendre hommage a son fils. L’empereur marcha au devant
d’elle, ne lui permit pas de fléchir les genoux, et, la serrant sur
son cceur dans unc étreinte aussi respectueuse que tendre, inonda ~
de ses larmes le scin maternel. L’impératrice régnante lui succéda ;
éblouissante et constellée de diamants, rayonnante de beauté et de
jcunesse, mais si pale, si émue, qu’elle pouvait & peine se soutenir.
On la porte plutét qu’elle ne marche vers le tréne, ot |’empereur
la recoit dans ses bras. Vient ensuite le grand-duc Constantin, qui,
s’avancant d’un pas ferme vers le tréne, jette un regard assuré sur
le corps diplomatique dont il semblait provoquer l'’attention et le
témoignage, et, s’agenouillant aux pieds de son frére, lui préte foi
et hommage. L’empereur, pale d’émotion, le releva vivement, le
pritentre ses bras, et le pressa longtemps sur son ceeur. De grosses
larmes coulérent des yeux des deux augustes fréres, et l'émotion de
Passemblée entiére, en face de cette imposante scéne, si unique
dans Vhistoire et si digne de l’admiration du monde, arriva @ son
comble. »
Des fétes brillantes suivirent. Pour faire comprendre quel en fut
Véclat, il suffit de dire que l’une d’elles, donnée par la comtesse
Orloff, couta, assure-t-on, un million, et qu’on en parle encore au-
jourd’hui 4 Moscou. C’est au milieu de ces plaisirs, auxquels il pre-
nait part avec tout l’entrain de son age, que M. d’Eyragues recut
une nouvelle peu satisfaisante ; au lieu de le laisser 4 l’ambassade
de Pétersbourg, le ministre le nommait secrétaire de légation a
Copenhague. Cette promotion, médiocrement agréable en fait, était
loin cependant d’étre une disgrace. A Pétersbourg, M. d’Eyragues
était destiné a rester tout 4 fait en sous-ordre; en Danemark, au
contraire, il ne devait avoir au-dessus de lui que le ministre, et il
avait la chance 4 peu prés certaine d’étre, dans un temps donné,
chargé d’alfaires, c’est-a-dire d’étre appelé 4 correspondre directe-
ment avec le département des affaires étrangéres.
Cependant, ce ne fut pas sans un certain serrement de coeur que
le jeune secrétaire quitta une des scénes Ics plus importantes de la
politique pour l’obscure capitale d'un Etat qui jouait un bien petit
~ role en Europe.
Voici, en quelques lignes, ce qu’était en ce moment le Dane-
marck:
« Jusqu’a la fin du siécle dernier, et avant que la politique ne
vint 4 se concentrer exclusivement entre les cing grandes puissances,
le Danemarck avait eu une certaine importance dans les affaires
DU MARQUIS D'EYRAGUES. 465
gintrales de I’Europe. La situation de puissance gardiennedu Sund,
Yimportance de sa marine. militaire, faisaient rechercher son al-
liance. L’Angleterre lui avait fait payer cher, en 1807, cette impor-
tance relative. Les traités de 1815, en lui arrachant la Norwége
pourla donner 4 la Suéde, lui enlevérent les moyens d’entretenir
une véritable marine militaire, et portérent 4 son importance poli-
tique un coup dont cette puissance ne se relévera jamais. Du reste,
dans l'Europe, telle que l’ont faite les grandes guerres du dix-hui
litme siécle et des quinze premiéres années de celui-ci, il n’y a plus
de place, politiquement parlant, pour les petits Etats dont le nombre
ira sans cesse en diminuant.............
‘ le roi oi Frédéric, quie gouvernait le Danemarck depuis bien
des jane d’abord en qualité de régent, slus tard (1808) comme
roi, avail eu un régne marqué par de cruels désastres. C’était
un honnéte homme dans la plus large acception du mot. Jouis-
sant constitutionnellement du pouvoir le plus absolu, il n’en avait
jamais abusé, et gouvernait son peuple aussi patcrnellement que sa
propre famille. Mettant lui-méme des bornes a son omnipotence, il
ayait créé prés de chaque ministére un conseil qui était consulté
sur toutes les affaires, et dont il s’était fait une loi de respecter et
de suivre les décisions. [] en était résulté une sorte d’oligarchie de
fonctionnaires trés-opposés 4 toute espéce d’innovation et de pro-
grés, et dont l’esprit de routine ne trouvait nulle part de contre-
poids efficace. L’alliance du Danemarck avec la France conclue, il
est vrai, presque fatalement 4 la suite du bombardement de Co-
penhague par l'Angleterre, en 1807, et 4 laquelle le roi était reste
fidéle jusqu’a la fin, avait, en dernier lieu, amené la perte de la
Norwége, précédée de pesants sacrifices imposés au commerce du
pays par le blocus continental. Tant de malheurs n’avaient point
affaibli 'amour des Danois pour leur souverain. Ils rendaient jus-
tice 4 ses vertus, 4 ses excellentes intentions, et savaient qu'il avait
souffert plus qu’eux des désastres du pays. »
C'est dans ce pays peu agité que M. d’Eyragucs passa six années,
et il profita de l’existence paisible 4 laquelle il était voué pour com-
pléter ses connaissances en histoire et en droit public.
La révolution de Juillet vint le surprendre dans ce poste tran-
quille : par ses traditions de famille, il appartenait au parti vaincu
et il ne pouvait que regretter la chute de l’ancienne dynastie, mais
son précoce bon sens lui faisait comprendre, tout cn les déplorant,
les causes de Ia catastrophe et I’étendue du service que rendait le
roi Louis-Philippe en rétablissant un gouvernement, et en mainte-
nant l’ordre et la paix en présence de l'Europe encore animée des
164 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
passions de 1815. La modestie de son emploi, aussi bien que son
iige, ne lui imposaient d’ailleurs pas la retraite comme un devoir,
et, ainsi que fous ccux qui furent mélés aux affaires 4 cette époque,
il put apprécier promptement quelle prudence et. quelle sagesse il
fallut déployer pour empécher, pendant l'année 1831, le commen-
cement d’une guerre dont les suites ne pouvaient étre calculées.
M. d’Eyragues était pénctré de ces sentiments, quand 11 revint en
congé 4 Paris, au commencement de 1832. La, une circonstance
imprévuc, et aussi favorable au moins que celles qui avaient déja
plus d’une fois facilité ses débuts, le porta dans une situalion ou il
fut 4 méme de faire valoir tout son mérite.
Le filsdu maréchal Soult, le.marquis de Dalmatic,.venait d’étre
nommeé ministre prés le roi des Pays-Bas; il connaissait M. d’Eyra-
gues, qui était & peu- prés son contemporain, ‘et il le demanda
comme secrétaire de légation, ce qui fut accordé sans difficulté.
L’avancement, en apparence du moins, n’était pas bien considérable,
mais les événements du moment allaient donner au poste de la
Haye une importance exceptionnelle, et c’était pendant son séjour
en Hollande quc, par un singulier hasard, M. d’Eyragues allait se
trouver plus avant dans le mouvement des grandes affaires qu’é
aucune autre époque de sa vie, et rencontrer une occasion de don-
ner la mesure tout entiére de sa valeur.
Telles sont’ les chances ‘de la politique, et plus d'une fois le
moment le ‘plus important de la vie d'un diplomate, parvenu
plus tard aux plus hauts grades, a été celui of, simple sccrétaire, u
gérail comme chargé d'affaires unc importante mission.
Le fait de M. d'Eyragucs ne serait donc pas trés-extraordinaire,
s'il s’était produit 4 Londres, & Pétersbourg. Ce qui rend cette aven-
ture particuli¢rement piquante, c’est qu'elle lui soit arrivée & la
Haye, poste ordinairement aussi agréable que paisible.
Mais, en 1832, la résidence du roi des Pays-Bas était un des points
de l’Europe oti les négociations roulaient sur des questions d’ow
dépendait la paix de l'Europe. , a
. Ala suite de la révolution de 1830, la Belgique, que les trailés de
{845 avaient réunie a la Hollande pour former Ic nouveau royaume
des Pays-Bas, brisa violemment ce lien. Il y avait 1a, entre la France
nouvelle, appuyce par l’Angleterre, et les trois puissanees du Nord
resiées fidéles 4 la Sainte-Alliance, une cause de conflits redoutables.
La diplomatie agit activement pour prévenir un pareil malheur, et
les négociations aboutirent a un premier résultat. La conférence de
Londres‘ arréta les conditions auxquelles devait s’accomplir la sé-
4 Qu’on nous permette de rappeler ici que, dans deux articles insérés dans le
Correspondant (25 mars, 25 octobre 1857), celte négociation, conduile avec une
DU MARQUIS D'EYRAGUES. 165
paration entre les deux peuples. La Belgique y adhéra sans diffi-
culté, mais le roi Guillaume des Pays-Bas, appuyé d’ailleurs par le
sentiment patriotique trés-vif de son peuple, s’obstinait 4 ne pas
vouloir reconnaitre l’indépendance de ses anciens sujets, et notam-
meat ne voulait pas donner |’ordre d’évacuer la citadelle d’Anvers,
restée au pouvoir de ses troupes. Ein ces circonstances, les deux
gouvernements francais ct anglais résolurent de rappeler leurs re-
présentants 4 la Haye, et de n’y laisser que des chargés d'affaires.
Aypeine nommeé secrétaire, M. d’Eyragues recevait l’ordre de re-
jomdre son poste, et 4 son arrivée, le 28 septembre, il avait, par
un concours de circonstances favorables, l’avantage d'étre immé-
diatement accrédité comme chargé d'affaires.
A ce moment méme, les plénipotentiaires francais et anglais pro-
posaient 4 la conférence de contraindre par la force !c roi Guil-
laume 4 adhérer aux décisions prises par elle, et, sans attendre que
la réponse des autres cours fut connue, les chargés d'affaires
francais et anglais 4 la Haye recevaient l’ordre de passer une note
identique au gouvernement des Pays-Bas, pour le sommer d’avoir
a évacuer le territoire belge le 12 novembre. Une réponse était exi-
gée pour le 2 novembre au plus tard. Si elle n’était pas favorable,
embargo serait mis sur tous les vaisseaux néerlandais dans tous
les ports de France et d’Angleterre comme premiére mesure com-
minatoire, et les ports des Pays-Bas scraicnt bloqués par les esca-
dres des deux puissances. Enfin si, le 15, ces premiéres mesures
n’avaient pas obtenu la satisfaction demandée, une armée fran-
caise viendrait faire le siége de la citadelle d’Anvers.
Le roi Guillaume des Pays-Bas ne se laissa pas intimider, car il
conservait l’espoir que les mesures coércilives prises par la France
et l'Angletcrre améneraient des complications qui entraineraient la
guerre générale. Les deux eabinets alliés mirent donc leurs me-
haces 4 exécution, et le maréchal Gérard vint assiéger la citadelle
d’Anvers.
Notre représentant ala Haye se trouva alors dans une situation
diplomatique peut-¢tre sans précédents. Les hostilités n’avaient
point interrompu les rapports entre les gouvernements belligé-
rants. Il y avait des chargés d’affaires francais et anglais 4 la Haye
et des chargés d'affaires néerlandais 4 Paris et 4 Londres. Cet état
de choses donnait lieu, 4 chaque instant, a des incidents pénibles.
i fallait un rare sang-froid 4 M. d’Eyragues, soit pour ne pas lais-
set percer une satisfaction blessante quand arrivaient des nouvelles
Satisfaisantes pour nos armes, soit pour ne témoigner aucune émo-
grande habileté, et qui aboutit 4 la fondation du royaume de Belgique, a été
Fetracée en détail.
166 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
- tion lorsque se répandaient des rumeurs favorables aux assiégés,
en présence d’une population profondément émue, et tout cela au
bruit du canon, que, par certain vent, assure-t-on, on entendait a
la Haye. La situation avait aussi son cété comique- Tous les huit
jours, le ministre des affaires étrangéres donnait a diner au corps
diplomatique ; il y invitait réguliérement, le chargé d’affaires de
France, qui, réguliérement, répondait « qu’une indisposition su-
bite l’empéchait de se rendre 4 l’honneur qui lui était fait. »
Enfin, aprés trois semaines, qui furent une année pour M. d’Ey-
ragues, le général hollandais Chassé rendit la citadelle‘au maréchal |
Gérard. Celui-ci expédia, immédiatement a la Haye un‘ secrétaire
de légation attaché 4 son quartier général; il apportait 4 M. d’Ey-.
ragues |’instruction de proposer au gouvernement néerlandais d’é-
changer la garnison prisonniére d’Anvers contre la reddition de
Lille et de Liefschenhéeuk, petits forts, annexes de la citadelle, restés
aux mains des Hollandais et qui ne pouvaient étre enlevés qu’au prix
d'une certaine effusion de sang. A peine nos dépéehes recues, notre
chargé d’affaire, avec l’ardeur de sa nation et de son 4ge, se pré-
cipite, malgré l’heure avancée de la soirée, chez le ministre des
affaires étrangéres pour lui en communiquer l’important contenu.
Celui-ci lui répond,.avec un calme tout hollandais, que les Pays-.
Bas et la France né sont pas en guerre, qu’il ne sait ce que c’est
que le siége d’Anvers, et que la garnison ne peut étre prisonmére.
ll fut impossible de le faire sortir de ce singulier théme, ét les sol-
dats du général Chassé furent conduits en France.
« Méme aprés la capitulation d’Anvers, dit M. d’Lyragues, je res-
tai persuadé que le roi de Hollande était décidé 4 ne point en finir
et 4 n’abandonner aucune de ses prétentions, espérant toujours que, .
soit du cété de l’Orient, soit, plus tard, du cété de l’Espagne, il
surgirait un incident nouveau qui, amenant une gucrre générale,
romprait l’alliance de la France et de l'Angleterre, et lui permet-
trait ainsi de reconquérir la Belgique, ce qui, au fond, était le but
unique de ses efforts et de ses désirs. Comme’ preuve de :cette as-
sertion, je rappelle le propos suivant, que tint 4 plusieurs reprises,
& cette époque, le roi Guillaume : « Les Pays-Bas ne peuvent exis~
«ter tels qu’on les a eonstitués ; il leur faut la Belgique ou un équi-
« valent. Je suis done placé entre une erise intérieure et unc crise
« extérieure, et je préfére la derniére. » Politique d’uri égoisme dé-
plorable, dont les conséquences devaient étre-de faire peser sur le
peuple hollandais les charges les plus lourdes, soit en épuisant ses
ressources financiéres par le maintien de l’armée sur le pied de
guerre, soiten ruinant son commerce par Ja prolongation de l’em-
bargo sur les navires hollandais ct du blocus des ports. Aussi, toute
DU MARQUIS D’EYRAGUES. 167
ladiplomatie du roi Guillaume consistait-elle uniquement a ap-
porter mille obstacles aux négociations, trouvant, quand on lui
proposait une convention préliminaire, qu'il vaudrait micux tout
régler de suite par un traité définitif, et, quand la proposition for-
melle de ce traité lui était faite, refusant de donner 4 son ministre
4 Londres, M. de Zuylen, les pouvoirs nécessaires pour la signer.
« Cest en partant de celte base, pour moi indiscutable, du peu
d'espoir que l'on pouvait garder d’amener le roi Guillaume, par le
rasonnement, @ un arrangement quelconque, que mon avis était
qu'il fallait l’y forcer, et, pour cela, arriver 4 dissiper les illusions
du peuple hollandais en lui faisant comprendre combien la poli-
lique du roi était fatale aux intéréts dela Hollande. Du jour oa une
opposition sérieuse se serait manifestée dans le pays contre la ligne
de conduite suivie par le gouvernement, mais, de ce jour-la seule-
ment, le roiGuillaume devait céder, telle était ma conviction. Aussi
yécrivais constamment que,-loin de mettre fin aux mesures coérci-
lives sur les navires et au blocus des ports, 11 fallait, au contraire,
en rendre plus sévére |’exécution, et déclarer qu’on maintiendrait
ces mesures de la facon la plus rigoureuse tant que le cabinet de
la Hayene se déciderait pas 4 faire des propositions sérieuses et
acceptables. »
Dans le courant de février 4833, le mécontentement et la lassitude
qui se manifestaient. dans la population hollandaise, les souffran-
ces du commerce d’Amsterdam et de Rotterdam, et surtout I'effet
produit par la note que la France ct l’Angleterre avaient fait passer
au gouvernement hollandais, et ot il était déclaré que les. négocia-
lions resteraicnt suspendues tant gu’on aurait la certitude que de
la part de la Hollande la volonté d’arriver 4 un arrangement n’était
pas sérieuse, formérent un concours de circonstances qui arraché-
rent au roi Guillaume une concession importante. M. de Zuylen,
ministre de Hollande a Londres, qui passait pour étre le soutien
obstiné de la politique royale, fut rappelé, et on envoya 4 sa place.
un homme d’opinions modérées et conciliantes, M. Dedel. Cepen-
dant cette concession fut plus apparente que réelle. Les mois de_
mars et d’avril s’écoulérent sans amener aucun changement notable
dans les négociations. Aux notes si claires, si pressantes, si rem-
plies d’arguments rigoureux et décisifs que rédigeaient, a Londres,
lord Palmerston et le prince de Talleyrand, Ic cabinet de la Haye se
contentait de répondre par des mémorandums longs et diffus. Ce
fut seulement au mois de mai que la situation sc dénoua brusquc-
meat.
Effrayé des progrés de l’opposilion, 4 bout de ressources finan-
ciéres, craignant d’étre obligé d’cmployer la force pour retenir
168 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
les soldats sous les drapeaux, le roi Guillaume consentit enfin &
signer un protocole par lequcl, sans reconnaitre les faits accom-
plis, il s’engageait cependant 4 respecter l'état de choses existant
en Belgique. L’embargo ct le blocus cessérent aussitdt : dés lors le
moment aigu de la crise hollando-belge était passé.
Quand un jeune diplomate a la bonne fortune de sc trouver dans
une situation aussi difficile et de s’en tirer 4 son honneur, sa car-
riére est assurée, sous la réserve bien entendu des révolutions.
L’homme qui, chargé d'affaires 4 la Haye pendant le siége d’Anvers,
avait su entretenir avec le cabinct prés duquel il était accrédité
des relations irréprochables, et fournir a son gouvernement des in-
formations exactes, pouvait étre appelé sans hésitation aux postes
les plus importants. Et de fait, dans le cours de sa vie diplomati-
que, M. d’Eyragues ne sc retrouva jamais dans une situation aussi
difficile que celle dont il s’était tiré aussi honorablement 4 la
Haye.
Il ne tarda pas a étre appelé au poste de premicr secrétaire a
Constantinople ; il n’avait pas encore trente ans; ¢c’était un avance-
ment presque sans cxemple ct d’autant plus honorable, que le jeune
diplomate n’avait d’autres protecteurs auprés des gouvernants
d’alors que Jes services qu’il venait de leur rendre.
Constantinople est en tout temps un poste d’une grande impor-
tance, car d’Orient peuvent venir des orages qui mettent Je feu &
l'Europe. A la fin de 1834, quand M. d’Eyragues y arriva, la riva-,
lité entre le sultan et le pacha d’Egypte, Mehemet-Ali, était dans
toute sa vivacité, ct il était 4 prévoir qu’elle aménerait prochaine-
ment une crise redoutable. Le moment était donc intéressant. Tou-
tefois, la tempéte n’éclata qu’en 1839, lorsque M. d’Eyragues avait
déja quitté la Turquie. :
- Pendant les trois ans que dura son séjour, il y eut comme une
espéce de tréve, et aucun événement d'une importance capitale ne
se produisit ; mais & l’ambassade de Constantinople il y a toujours
un courant d'affaires secondaires et cependant délicates, dont la
direction est cn général abandonnée aux premiers secrétaires par
les ambassadeurs. Dans sa situation nouvelle, M. d’Eyragues put
donc confirmer la réputation de capacilé qu’il s’élait acquise. Il
n’est pas sans intérét, dans un autre ordre d’idées, de rappeler que
c’est lui qui, chargé d’affaires pendant une absence de |’ambassa—
deur, fit l’acquisition pour la France du fameux vase antique connu
sous le nom de Vase de Pergame, qu’on peut admirer dans notre
Musée du Louvre.
Vers la fin de 1837, M. d’Eyragues revenait en France. Il s’y ma-
riait, et Punion qu'il contractait, heureuse pour lui a tous les titres,
DU MARQUIS D'EYRAGUES. 169
n? lusssait pas que d’avoir une influence favorable sur sa carriére,
en le faisant entrer dans une famille alliée au maréchal Soult. Peu
de mois aprés, le roi Louis-Philippe choisissait, pour aller le repré-
senter au couronnement de la reine Victoria, Villustre soldat qui
avait si longtemps tenu téte au duc de Wellington dans la Pénin-
— sale, et que les journaux du temps, dans leur polémique passion-
née, appelaicnt tour 4 tour, selon Ies besoins de Icur cause, le
vainqueur ou le vaincu de Toulouse. Nul choix ne pouvait ¢tre plus
heureux. La présence d’un tel homme a une cérémonie toute bri-
tannique n’en devait pas étre ]’incident le moins curieux, et ce fut
ane bonne fortune pour M. d’Eyragues que d’étre appelé aux fonc-
tions de premier secrétaire de cette ambassade extraordinaire. Les
Anglais furent flattés dans le sentiment le plus vif de leur patrio-
fisme, en voyant arriver au milieu d’cux, comme messager de paix
eat d’alliance, l'un des plus fameux lieutenants du captif de Sainte-
Héléne, celui de nos généraux peut-ctre qu’ils avaient eu le plus de
peine a vaincre, celui qui avait pu se vanter un jour, 4 notre tri-
bune, d'avoir tiré 4 Waterloo le dernicr coup de canon de la grande
guerre entre les deux nations.
Laissons le récit de cct accucil au témoin oculaire :
« L’evenement de la journée, fort inattendu, fut la réception en-
thousiaste faite au maréchal par toute la population anglaise. Sa
marche fut un véritable et continue! triomphe, et on ne vit que lui
dans ce long cortége d’ambassadeurs représentant tous les pays.
A peine sa voiture était-elle reconnue et signalée que les acclama-
tons éclataient de toutes parts avec un ensemble formidable. Vivat
Soult! Soult! hurrah! Le peuple battait des mains en criant, les
gentlemans agitaicnt leurs chapeaux, les femmes leurs moucholrs ;
fa reine elle-méme scmblait étre oubliée, et jamais souverain
étranger n’ayait recu une parcille ovation cn Angicterre. Enfin,
lorsque nous entrons & Westminster pur la porte du fond, ct que le
maréchal traverse l’église pour gagner la tribune du corps diplo-
matique, 4 droite de l’autel, toutes les personnes dont l’église est
remplic, pairs et pairesses, membres de la Chambre des commu-
nes et l'élite de la société anglaise qui se trouvait 1a se lévent spon-
tanément et le saluent d’unc triple salve d’applaudissements. Le
vieux soldat, dont la belle et male figure était remarquable, palit
Ngérement 4 cette ovation magnifique et inattendue, s’arréte un
moment irrterdit, ne sachant comment reconnaitre un tel honneur.
n s‘apercoit de son trouble ct de son embarras, on lui en sait gre
el les acclamations redoublent. En passant devant les pairesses,
loutes debout, le maréchal s’incline profondément ct gagne sa place
le plus vite possible. ©. 2 1. 1. ee eee es
170 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
: ‘ ; . . « Le coup deil
que présente Westininster est admirable. En face, au-dessus de
l’autel, sont réunis les membres de la Chambre des communes; &
droite, dans la nef, les pairesses ; 4 gauche, les pairs; dans le reste
de l’église, ou on a élevé des tribunes et des gradins, tout ce que
la sociéte anglaise compte de plus distingué et de plus élevé, hom-
mes ou femmes. Les pairesses sont en grand costume de cour, cou-
ronnes sur la téte, étincelantes de diamants, ct offrent le plus.
éblouissant coup d’ceil qu’il soit possible d’imagincer. Il ya la telle
duchesse qui porte en diamants sur sa téte la rangon d’un roi. Le
corps diplomatique est 4 la meilleure place pour voir, c’est-a-dire
dans le cheeur, 4 droite de l’autel. Avant midi, la reine fait son en-
trée dans l’église et la cérémonie commence. La reine, magnifique-
ment vétue, porte un manteau de velours rouge ct un diad¢me en
diamnants, sous le poids duquel sa téte semble fléchir. Elle est ac-
compagnéc ou plutdt assistée par huit demoiselies d’honncur, ha-
billées uniformément en blanc et dont plusieurs sont fort jolies. La
reine, que j’eus le loisir d’examiner pendant la cérémonie, qui dura
cing heures, est petite, trop petite, un peu forte, mais sa tournure
est gracieuse. Sans étre jolic, sa figure est agréable, et son main-
tien est naturel, simple et digne. La cérémonie n’eut rien d’impo-
sant : l’onclion et les pompes réellement religieuses y firent com-
plétement défaut. Il y eut cependant un moment touchant, ce fut
lorsque cette jeune reine de dix-huit ans recut |’"hommage des
pairs, dont la plupart étaient des vieillards, et qui vinrent successi-
vement et individuellement, suivant leur rang, lui préter foi et
hommage, se mettant 4 genoux devant elle et lui baisant Ja main
aprés avoir touché sa couromne. Beau et grand spectacle que |’An-
gleterre seule peut offrir : les plus puissants, les plus dignes du
royaume empressés et heureux d’offrir 4 genoux a cette cnfant,
leur souveraine, les temoignages dc leur respect et de leur dévoue-
ment, sans rien perdre ni de leurs droits, ni de leur indépendance.
Un autre épisode significatif : la reine, ointe et sacrée, mit elle-
méme la couronne sur sa téte. Au méme instant, pairs et pai-
resses se couvrirent de la leur pour prouver que leur droit mar-
chait de pair avec les siens.
« Léglise retentit alors de longues acclamations : la reine était
couronnée. . . .
« Les ovations qui furent faites partout au maréchal sont un trait
principal ct caractérislique du couronnement dc la reine Victoria.
Toutes les classes de la société partagérent cet engoucment. Pendant
fa durée du séjour du maréchal 4 Londres, les portes de l’ambas-
BU MARQUIS D'EYRAGDES: 174
sade furent sans cesse assiégées, la nuit comme le jour, par une
foule de gens avides de le voir, lorsqu’il sortait ou rentrait. Il fal-
lait y envoyer des policemans pour maintenir un peu d’ordre. Dans
les salons, attention était concentrée sur lui‘ seul; c’était & qui
pourrait s approcher de lui, lui étre présenté. Les femmes n’y met-
tatent aucune discréfion, et il fallait leur donner une poignée de
main a toutes. Les plus grandes dames lui écrivaient pour avoir un
autographe ou pour obtenir une visite. »
Quelques mois 4 peine s'étaient écoulés, que le maréchal Soult
était appelé, comme ministre des affaires étrangéres, & présider lc
cabinet dit du 12 mai. Ignorant, comme i était naturel, des détails
de son nouveau département, il avait besoin auprés de lui d’un
auxiiaire ayant une parfaite connaissance du service diplomatique.
M. d’Evragues était tout naturellement désigné 4 son choix, et,
pendant prés d’une année, il remplit, 4 Paris, les importantes fonc-
tions de chef du cabinet. Lors de la chute du mimistére, en mars
1840, il ful appelé au poste de ministre prés le grand-duc de Bade.
il y avait a cette époque, dans la carriére diplomatique, une
phase assez singuli¢re, mais que presque tous ceux qui, alors, ont
eu un avancement hiérarchique, ont traversé. L’Allemagne et I'I-
talie n’étaient point unies, et se partageaient en beaucoup de petits
Ktats indépendants. Il était donc d'usage que le premier secrétaire
d’une grande ambassade, aprés y avoir été mélé aux plus sérieuses
négociations, et parfois méme y avoir joué, comme chargé d'affaires,
un rdle indépendant, recut, en récompense, la direction d’une mis-
sion ot: il se trouvait réduit a l’inaction la plus compléte. M. d’Eyra-
gues se trouva dans ce cas, mais, avant de retomber 4 Carlsruhe
dans un calme profond, il eut, par hasard, a traverser une crise qui
pouvait devenir des plus graves.
C’était le moment ou le conflit qu'il avait prévu en Orient écla-
tait et ou la querelle entre le sultan et le pacha d’iigypte risquait
d’avoir pour conséquence de réunir 1’Angleterre, la Russic, la Prusse
et PAntriche en une cdalition contre la France. En présence d’une si
redoutable éventualité, il était d'un intérét majeur de prévoir si, dans
le cas d’une guerre, les petits Etats allemands se laisseraient en-
trainer dans la lutte, 4 la suite des deux grandes pulssances germa-
mques. M. d’Byragues cut 4 pressentir sur ce point les intentions du
cabinet du grand-duc, tnais il sut promptement 4 quoi sen: tenir ;
le ministre des affaires étrangéres, M. de Blittersdoff, hommed’Etat
d'une valeur incontestable, lui fit la déclaration suivante :
« En cas de rupture, nous sommes Allemands avant tout ; comme
Badois, nous ne sommes rien ct nous ne pouvons rien, tandis
qu’en qualité d’Allemands, nous faisons partie d’une nation aussi
173 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
nombreuse et aussi puissante que les autres, et.quia les moyens
de se faire respecter. Pour nous, hors de cetteconduite, 11 n’y a que
ruine et désastres. » -
' « Ce sentiment de patriotisme germanique, ajoute M. d’Eyragues,
était général dans le grand-duché, et !’°emportait sur tout autre consi-
dération. La pensée de l’Unité allemande, qui, depuis vingt-cing ans,
avait fait de grands progrés, trouvait par la une occasion de sc pro-
duire avec l’assentiment des gouvernements, dont la plupart s’é-
taient jusqu’ici appliqués 4 la combattre. J’étais convaincu que,
dans Ie cas de divergence dans la politique des deux grandes puis-
sances de la Confédération, les Etats secondaires se rangeraient der-
riére la Prusse et la suivraient aveuglément. Les journaux alle-
mands, & cette ra ib commengaient déja 4 exciter violemment
Yorgueil national. Ils ne parlaient de rien moins, en cas de guerre
heureuse, que d’enlever & la France |’Alsace et la Lorraine, et l'opi-
nion publique accucillait avec joie la possibilité d’un conflit qui de-
vait précipiter la réalisation de semblables convoitises. Il en résul-
tait que l’origine de la querelle était oubliée aussi bicn que
Pinjustice qu’on nous avait faite, et qu’on voyait ou qu'on préten-
_dait voir dans nos armements le désir de rompre la paix de PEu-
rope. »
Ainsi, en. 1840, les tendances des petits Etats allemands vers
lunité étaient évidentes, tout comme leur désir de reprendre les
‘provinces conquises par nos rois sur l’empire germanique. Plusieurs
de nos agents signalérent, dés lors, ces passions redoutables; ce-
pendant, trente ans plus tard, il s’cst trouvé un gouvernement assez
aveugle pour se lancer dans une lutte inégale, en comptant, pour
le succés, sur le concours de Ja Baviere, du Wurtemberg et du grand-
duché de Bade.
La crise passée, M. d’Eyragues n’eut plus, jusqu’a la révolution
de Févricr, que des jours paisibles partagés entre. les joies de la fa-
mille et le travail modéré d’une correspondance d’observation~
Appelé a la légation de Dresde, il ne trouva, dans ce nouveau poste,
malgré son importance relativement plus grande, d'autres services
a rendre que d’écrire, 4 l'occasion, des dépéches intéressantes sur
ce qui sc passait autour de lui. |
L’homme d’Etat illustre qui dirigeait alors le ministére des af-
faires étrangéres, M. Guizot, savait trop bien distinguer et encou-
rager les hommes qui unissaient la capacité réelle 4 un caractére
irréprochable pour ne pas apprécier toute la valeur de notre minis-
tére 4 Dresde. Il attachait le plus grand prix 4ses informations et a
ses jugements : « Ecrivez-moi souvent, lui mandait-il, je n’aurai pas
toujours le temps de vous répondre, mais j'aurai toujours celui de
DU MAKQUIS D'EYRAGUES. 173
yous lire et d’en profiter. » L’année derniére, a l’extrémité de sa
tie, de sa main affaiblic par les années, et que la mort allait bien-
tot glacer, il trouvait encore la force de recommander au fils de
M. d'Eyragues, lui annongant son deuil, de rester fidéle aux tradi-
tions et 4 la mémoire paternelles.
En 1848, la période de calme que M. d’Eyragues avait traversée 4
Dresde semblait prés de son terme; par la force méme des choses,
il allait étre bientét appelé & occuper un poste plus actif et a s’as-
seoir sur les bancs de la pairie. Il ne devait point en étre ainsi. La
tempéte qui renversa le tréne yint briser une carriére Jusque-la
heureuse, au moment méme owt les sommets allaicnt étre atteints.
Le coup fut rude, mais celui qu'il frappait était de force 4 le sup-
porter dignement. Sans doute, l’ordre se rétablit promptement, et,
soit pendant la présidence de Louis-Napoléon, soit aprés le coup
d’Etat de décembre, des offres tentantes furent faites 4 notre an-
cien ministre.en Saxe. M. Drouyn de Lhuys, qui avait été, a la
Haye, son subordonneé, et qui gardait le souvenir d’un chef qui était
son contemporain, fit les plus honorables, mais les plus inutiles
efforts, pour décider M. d’Eyragues 4 rendre de nouveaux services 4
son pays. Laissons celui-ci expliquer lui-méme les motifs de sa con-
duite :
« Certes, il:m’cn avait coiilé de voir briser tout 4 coup et dans la
force de lage une carriére jusque-la brillante;.mais, au milicu des
ruines dont j’élais entouré, avec une forme de gouvernement aussi
précaire et pour laquelle j'avais autant de défiance que de répul-
sion, il aurait fallu, pour me décider a reprendre ma carriére,
qu'une nécessité absolue me l’imposat. ll en était heureusement
autrement, et bien décidé a vivre en province plut6ét qu’a Paris,
dont la vie agitée ne convenait ni a mes gouts, ni 4 mes sentiments,
je pris la ferme résolution de n‘accepter aucun emploi, jusqu’a ce
qu'un gouvernement, selon mes idées et mes principes, s'il devait
jamais étre rétabli en France, me permit de servir de nouveau sui-
vant mes convictions. J’avais toujours déploré la révolution de
Juillet qui avait séparé violemment le grand principe de la légiti-
mité et de la liberté que nous devions a la Charte de 1844. Aussi je
pensais, aprés la catastrophe de Février, dont n’avaient pu nous pré-
server ni | habileté, ni la modération, n1 la prudence du roi Louis-
Philippe, qu’il fallait y revenir par la fusion de tous les membres
de la maison de Bourbon, sans nous faire d’ailleurs l’ombre dillu-
sions sur les diffieuliés.de toutes sortes qu’une semblable com-
binaison devait éprouver. M. le duc de Bordeaux aurait apporté
avec lui son principe en dehors duquel, l’expérience nous. le. prou-
vait depuis tant d’années, nous ne marchions que de révolutions en
a7$ SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
révolutions, et le concours des princes de la maison d’Orléans au-
rait été, pour le pays, une garantie des principes constitutionnels
sur lesquels le gouvernement aurait été fondé. Cette utopie ne se
réalisa pas 4 cette époque ct ne se réalisera peut-étre jamais, quoi-
que tout arrive en France, mais j'ai continué a me tenir a I’écart
- et a refuser tout emploi et toute dignité, méme lorsque le rétablis-
sement de l’Empire pouvait promettre un gouvernement d’ordre, a
défaut d’un gouvernement libre. Les tentations ne m’ont pas man-
qué, car le président, en 1849 et peu de temps aprés le coup d’Etat
du 2 décembre, me fit proposer deux postes importants. Sous l’Em-
pire enfin, j’aurais pu reprendre ma carriére d'une maniére bril-
Jante, mais il aurait fallu pour cela faire violence 4 tous mes sen-
timents; car, malgré mon amour de |’ordre, mon horreur de 1’a-
narchie et de l’esprit révolutionnaire, je n’ai pas moins d’éloigne-
ment pour le gouvernement absolu, ot il faut faire, pour parvenir
4’ se maintenir, abnégation de toute indépendance. Cette pensée
qu'on n’est rien par sol-méme, qu’on dépend absolument de la vo-
lonté et du caprice d’un seul, qu’on n’est qu’un simple rouage, fa-
cilement remplacé, d’une vaste machine, sans initiative, comme
sans responsabilité, me révolte et m’est insupportable. En outre,
serviteur du roi Louis-Philippe, que j’avais eu l’honneur de repré-
senter 4 l’étranger, bien que n’ayant jamais regu de lui aucune
faveur particuliére, il m’eut été difficile d’y représenter l’empereur
Napoléon, dont le premier acte d’autorité, lorsqu’il devint maitre
de la France, avait été de spolicr, contre les lois et les principes
de justice et d’équité, les enfants du roi. C’est ainsi que j'ai été
amené a renoncer 4 ma carriére. J’en ai souffert quelquefois, je ne
l’ai jamais regretté: Mes fils ne deyront pas le regretter davantage,
car si je ne suis pas 4 méme, lorsqu’ils ertreront dans la yie, de
leur ouvrir le chemin qui conduit aux emplois brillants, je serai le
premier 4 les presser et a les encourager & servir leur pays dans
des carriéres honorables, particuli¢érement dans |’armée. En tout
cas, je leur aurai donné l’exemple de la constance dans les opinions
politiques, de la fidélité a des principes que j’ai crus et que je crois
encore bons, et du mépris pour les honneurs qu’on n’achéte qu’aux
dépens de son indépendance et de sa dignité. J’espdre, pour eux,
qu’ils comprendront, approuycront ma conduite, et, 4 l'occasion,
n’hésiteront pas 4 l’imiter. »
Ce noble langage est au-dessus de tout éloge, et il suftit d’ajouter
que les actes furent conformes aux paroles. Comme l’écrivait quel-
que part M. d’Eyragues : « L’ambition ne lui avait jamais mordu
le coeur. » Sans doute, il avait eu le désir trés-légitime du succes,
il avait godté la satisfaction de servir utilement son pays et joui
DU MARQUIS D'EYRAGUES. 479
avec une sage moderation des avantages de toute nature qui s’al-
tachaient aux fonctions qu’il occupait; mais il ne fut jamais en
proie 4 cette ardente passion qui recherche le pouvoir et les hon-
neurs pour eux-inémes, passion dont les ravages sont aussi terribles
que ceux de nulle autre, et d’autant plus funeste, qu'elle s’attache
souvent a de plus nobles ames et les fait descendre a des actes dont
une nature élevée semblait devoir les garantir. Celui dont nous
retragons le souvenir sut toujours se défendre de ces déplorables
entrainements ; 11 accepta sa destinée sans ostentation ct sans fai-
hlesse; il se réfugia dans les douceurs de la vie privée et fut assez
heureux pour trouver, au milieu des siens, bien des sujets de sa-
tisfaction. Il, s’occupait peu en apparence des affaires publiques
etil gardait en général le silence sur les actes d'un gouvernement
quil avait cependant en trés-médiocre estime. Il ne voyait pas d’u-
ulité 4 se répandre en vaines protestations ot la malveillance n’au-
rait vu que le témoignage d’un impuissant dépit. C’est ainsi que
pendant vingt ans, il-vit traiter.avec mépris tous les vieux principes
de politique étrangére qu’il avait appris dés sa jeunesse 4 considérer
comme les fondements méme de la grandeur de la France. Il vit,
avec le dédain le plus outrecuidant du passé, les théories les plus
contraires; aux intéréts de notre pays, inventées, défendues, exal-
tées par ceux méme 4 qui. étaient confié la garde de notre influence
et de notre honneur. Une chimére succédait 4 une autre, la théorie
des grandes agglomérations a celle des nationalités ; et, circonstance
particuliérement amére pour les hommes restés fidéles aux tradi-
ions, le succés semblait d'abord donner raison aux gens qui, en
diplomatie, avaient placé « le coeur a droite ». Quand M. d’Eyragues
entendait exalter devant lui ces systémes, prénés alors comme les
conceptions du génie; quand le chef de I’Etat proclamait que « la
Prusse était mal délimitée, et qu’il voudrait pour elle plus d’homo-
généité et de force »; quand Paris s’illuminait au lendemain de
Sadowa, il se renfermait dans un dédaigneux silence, et bien rare-
ment une courte parole venait-elle révéler les craintes que lui inspi-
raient pour l’avenir tant d’ignorance de l'histoire, tant de légéreté
et tant d’outrecuidance.
Hélas! le bon sens ne devait pas tarder 4 prendre une revanche
impitoyable, et bien plus terrible que ne pouvaicnt le redouter les
pessimistes. Quelque sévéres qu’eussent pu avoir été les prévisions
des adversaires de l’empire, elles n’approchérent jamais de ce qu'il
nous a été infligé de voir : nos armées anéantics en trois semaines,
une tempéte de quelques jours suffisant pour renverser ]’édifice si
faboricusement élevé de notre grandeur; l’ceuvre de Henri IV, de
fuchelieu, de Mazarin, anéantie; la France, veuve de l’Alsace et de
176 SOUVENIRS DIPLOMATIQUES DU MARQUIS D'EYRAGUES.
la Lorraine, ramenée aux temps qui précédérent le traité de West-
phalie, nos enfants ct nos petits-enfants condamnés aux plus rudes
el aux plus sanglantes épreuves, pour essayer, infructueusement
peut-étre, de recouvrer l’héritage de nos péres, arraché a notre im-
puissante généralion! Quel prophéte de malheur aurait jamais osé
annoncer de pareilles catastrophes?
M. d'Eyragues fut doulourcusement frappé de si cruels revers. Il s’¥
méla les inquictudes les plus poignantes sur le sort de son fils ainé,
qui 4 Sedan prenail part aux charges si héroiques, mais si impuis-
santes, de notre cavalerie, ct donl, pendant assez longtemps aprés
la bataille, on fut sans recevoir de nouvelles. Ces émotions ébran-
lérent la santé du citoyen et du pére. Quand la paix revint, 11 semr
blait que M. d’Eyragucs était appelé par son expérience 4 rendre
d’éminents services; mais ses forces n’étaient plus entiéres, et l’ex-
patriation edt ét¢ pour lui trop pénible. Chaque année, ses souf-
frances devenaient plus vives, et il les supportait avec un rare cou-
rage. Il voyait venir sa fin avec le calme d'un homme de bien et la fou
d’un chrétien. Quand la mort vint, elle le trouva prét (6 mai 1874).
Il est sans doute des vies plus éclatantes, et qui ont laissé une
plus grande trace dans I’histoire; mais il n’en est pas de plus com-
plétement honorable ct de plus digne de respects. Pour tous ceux
qui l’ont connu, M. d’Eyragues restera comme un modéle d'honneur
et de droiture, ct, s’ils ont l’dme bien. placée, ils s’efforceront de
rester fidéles &ses exemples avec le méme soin qu’ils recherchaient
son approbation pendant sa vie.
xt* *
» RE oe ee eee teeta
MELANGES
LOUIS DE BLOIS
Un bénédictin au seiziéme siécle, par George de Blois. 4 vol. in-412.
Paris, chez Palmé.
Le nom de Louis de Blois est connu & titre d’écrivain ascétique; sa vie
Vest peu. On ne sait pas ce que fut cet enfant d’une grande famille du
Hainaut, d'abord page de l’archiduc qui fut plus tard Charles-Quint ; puis
a quinze ans, religieux et en méme temps, par ordre de son abbé, étudiani
4 l'Université de Louvain; 4 vingt-deux ans, coadjuteur de son abbé; 3
vingt-quatre ans, devenu abbé lui-méme et gouvernant un des monastéres
les plus célébres des Pays-Bas, mais aussi un de ceux ot la puissance de la
régle s‘était le plus affaiblie; cherchant a rétablir l’empire de cette régle,
y parvenant sans doute, et remettant en honneur la régle de saint Benoit,
mais 4 la condition de la mitiger (tant on était déchu de l’austérité de:
anciens jours!); relevant les murailles de son monastére comme il avail.
relevé la piété de ses religieux, l’'agrandissant et l’embellissant : tout cela
a travers les tristes vicissitudes de la guerre entre Francois I** et Charles-
(Quint, 4 travers les invasions et les pillages ; parmi tant de soins, écrivant
ces livres ascétiques ou monastiques qui sont, de nos jours encore, une
partie du manuel du pieux chrétien; combattant le protestantisme, favo-
risant I’établissement, dans les Pays-Bas, de l’ordre de saint Ignace ; refu-
sant un archevéché que lui offrait Charles-Quint, prét lui-méme a quitter
Empire pour le cloitre; et, enfin, mourant dans sa chére abbaye de
Liessies, au milieu des pleurs et des sanglots de ses fréres que lui-méme
agonisant consolait, encourageait, fortifiait pour les combats du lende-
main. Son dernier mot fut le mot d'Isaie: « Prenez courage, ne craignez
point, voici notre Dieu. »
M. Georges de Blois, avec un soin filial, a recueilli les souvenirs qui nous
restent de son illustre et vénéré parent. Pieux travail dans lequel il devait
étre aidé, nous le savons trop, par « un des siens qu'une mort foudroyante
lui aenlevé et dont la profonde érudition lui edt été d’un grand secours ».
10 Jaxviza 1876. 12
178 MELANGES.
Il nen a pas moins fait une ceuvre qui durera. II faut recueillir ces perles.
de la vie de nos ancétres, ces monuments des siécles passés, ces reliques-
de nos saints. Le vent de la barbarie n'est que trop prompt a les disper-
ser ; et, sans sortir de ce qui regarde Louis de Blois, rien n'est effroyable
comme la dilacération, par la main révolutionnaire, des richesses artisti-
ques, intellectuelles, chrétiennes que contenait son abbaye de Liessies.
Dés 1792, en vertu d'un principe général pagé par Condorcet, tous les pa-
piers, archives, titres du monastére, furent employés a faire des cartou-
ches (M. de Blois nous donne le fac-simile d'une bulle pontificale mutilée,
au point d’étre rendue incompréhensible, par les coups de ciseaux des
faiseurs de gargousses). La chasse magnifique de sainte Hiltrud, datant
du douziéme siécle, fut mise en morceaux et produisit, ainsi que le con-
state le procés-verbal officiel de ces Vandales, 143 livres 3/4 et 2 onces
d'argent. Des batiments du monastére il ne reste plus aujourd’hui que
l'infirmerie, devenue un chateau et en méme temps une sorte de reli-
quaire ot le propriétaire actuel recueille précieusement les épaves de
ces sacriléges dévastations. Voila ce qu’étaient ces gens dont on a voulu
faire les promoteurs de la science, les amis du progrés intellectuel, les
prolecteurs des lettres et des arts, des Mécénes en carmagnole: ils ont
protégé les lettres et les arts en 17935 comme ils l’ont fait en 1874 en
bralant les bibliothéques et les palais. Il est vrai que, par compensation,
ce méme Condorcet qui avait fait voter la destruction des bibliothéques
historiques, s'est vu poursuivi par ses fréres les terroristes et poussé 4 se
donner la mort. Etait-ce a titre de Vandale ou a titre de savant? On peut
se le demander.
Recueillons donc et immortalisons, s'il se peut, par l'impression, ce
qui nous reste de ces souvenirs des arts, de la science et du christia-
nisme de nos péres. La Révolution, toujours amie de la science de la
fagon que l'on sait, a la main levée pour les détruire.
Ajoutons seulement que ces profanations ne resteront pas sans chiti-
ment. L’attentat contre l'art et la science n’est rien auprés de I’attentat
contre Dieu. Et si on voulait y faire attention, on verrait comment Dieu
punit de tels attentats. A Liessies, un des profanateurs tombe du haut
d'une votte et se brise le crane auprés du tombeau de Louis de Blois. Un
autre acheéte les batiments, en démolit une partie, vend les pierres, le fer,
le bois, les débris des tombeaux. Il n’en reste pas moins pauvre et finit
misérablement. Un autre achéte de lui les batiments restés debout, et
celui-la achéve sa vie grelottant, affamé, en guenilles dans le vaste bati-
ment du quartier abbatial, resté sans portes et ‘sans fenétres. Qu’on y
prenne. garde, que l'on recueille les souvenirs locaux; on trouvera dans.
les annales de notre Révolution bien des exemples pareils.
F. pg Ciameacay.
QUINZAINE POLITIQUE
8 janvier 1876.
La voila donc séparée, cette [Assemblée vraiment nationale qui
recut, le 8 février 1871, la charge de nos effroyables maux, cette
Assemblée que, quelques semaines aprés sa réunion, les clameurs
des radicaux voulaient déja disperser, et qui, pendant prés de cing
ans, a été le gouvernement réel de la France. On nous appelle a deux
grands votes. Dés ce jour, nous sommes dans ce profond trouble
d'un peuple qui va, durant deux mois de compétitions électorales,
temuer jusqu’a leurs bases toutes ses destinées, et qui, dans cette
agitation, n’a pas un point fixe. ou il soit commandé & ses mouve-
ments de s’arréler et de se reposer; car, si la république est le
« provisoire perpétuel », ses élections sont le temps et le moyen de
ses changements ; la mobile souveraineté de ses élus est maitresse
de I’Etat tout entier ; la hardiesse et la volonté de ses électeurs sont
fatalement libres de tout examiner, de prétendre & tout et de tout
renouveler; et le droit d’une révision, qu’elle soit immédiate ou loin-
taine, n’est pas seulement une sorte de doute légal qui autorise tout
le monde 4 mettre en question |’excellence ou la durée de la répu-
blique : tandis qu'il livre le présent 4 la dispute de toutes les doc-
trines, il livre l'avenir a celle de toutes les ambitions. Chaque ré-
gume, en effet, a ses conditions nécessaires, et, qu’on le veuille ou
non, on ne 8’y soustrait pas : les élections d’une monarchie consti-
tutionnelle ont leurs limites, dans le cercle des idées qu’elles em-
brassent et des événements qu’elles préparent; au contraire, les
élections d’une république ne sauraient avoir de bornes, puisqu’elles
sont dans l'Etat le commencement et la fin de toutes choses. Pour
lune, c’est une crise partielle; pour l’autre, une crise totale. Il n’y
aura donc rien qui, plus ou moins apparemment, ne soit touché par
la main ou par la pensée des partis dans.cette fébrile création d’un
Sénat et d’une Assemblée : il n’est pas un seul principe. on social
ou politique, qui ne puisse ou ne doive étre ballotté dans cv!te tu-
180 QUINZAINE POLITIQUE.
multucuse discussion. La France est comme dans l’inconnu pendant
toute cette période ; et ceux-la, en vérité, ne disent rien de déclama-
toire et de banal, qui déclarent que c’est la patrie méme et la société
qui se trouvent en péril dans ces élections.
L’Assemblée a-t-elle pu. faire micux que nous laisser le régime in-
certain qui préside 4 ces, élections? La postézité le dira plus équita-
blement qucnous. Maislcs‘contemporains, divisés.daas ce jugement,
peuvent au moins s’accorder a dire que, si la France compare son état
actuel acelui ot elle était en 1871, elle proclamcra, malgré plus d’un
blame ou plus d’un regret, cette Assemblée digne de louanges et de
gratitude. Peut-étre aucune Assemblée n’a-t-elle eu plus d’angoisses a
souffrir, plus de périls 4 vaincre, plus de difficultés a dénouer.
Quel temps que celui ot, parmi les débris de tant de lois, parmi
les ruines fumantes de la patrie, parmi les menaces du vainqueur,
elle prit en mains te sort de la France! Plus de gouvernement, plus
de Trésor, plus d’armée ; partout le désordre et la crainte, les cala-
mités d’une invasion codteuse et sanglante, les restes d’une dicta-
ture effrénée ; et bientét, dans ce déntiment de la nation, dans cette
confusion de: la société, une guerre civile, la Commune maitresse
de Paris et le livrant aux flammes. Eh bien! cing ans se sont écou-
lés, et malgré les luttes de nos partis, malgré la fragilité du provi-
-goire qui a servi de refuge 4 notre pays, l’Assemblée, avec Vaide
des deux gouvernements de M. Thiers ct du maréchal de Mac-Mahon,
a réparé presque tous ces maux. Parfaitement ou non, elle a recon-
stitué I’Etat; les lois sont restaurées ; une administration réguliére
fonctionne ; l’armée est réorganiséc ; le sol est libre ; le travail s’est
ranimés le Trésor recoit avec les fruits de l’impét une plus-value
de cent millions ; l’erdre régne ; la paix est sur toutes nos frontié-
res. Voil& ce qu’a pu cette Assemblée que, tous les jours, les radi-
caux et les bonapartistes décriaient a l’envi en lui contestant ses
droits et ses pouvoirs! Si elle n'a pas mieux assuré l’avenir, au
moins a-t-elle amélioré le présent par tant de brenfaits, qu’on ne peut
regarder la Franee de 4874 et celle de 14876 sans lui témoigner de
reconnaissance ; et cette reconnaissance est d’autant plus juste que
l’Assemblée, on le sait, a eu a se débattre au milieu d’embarras,
de dangers et d’empéchements dont plus d'une fatalité l’entourait
sans qu’elic put les écarter ou les diminuer.
La-Convention exceptée, aucune Assemblée n’a été plus puis-
sante: que celle-ci. La France en détresse:l’avait choisie pour ta
‘sauver, sans préciser ni limiter son mandat, et cette grande cuvre
de salut, elle était libre de l’accomplir 4 son gré : elle a créé le
principat de M. Thiers; elle .a institué la présidence du' maréchal
de Mac-Mahon; elle aurait pu faire la monarchic comme elle a fait
QUINZAINE POLITIQUE. 134
la republique ; elle a disposé du gouvernement tout entier. Chose
étonnante pourtant! Il est peu de ses lois qui soient vraiment fortes,
uniformes, stables, définitives : presque toutes semblent unc com-
binaison d’accords conventionnels, un concert de transactions pas-
sagéres; on dirait qu’elles attendent en secret un changement, tant
le provisoire en est la mesure, tant elles paraissent servir des be-
soins particuliers et variables! Et pourquoi? Parce que jamais la
souveraineté d’une Assemblée ne fut divisée par plus de partis. Au-
cune majorifé unie et constante n’a dominé dans ses rangs, réglé
ses pensées ni dirigé ses actes; et ceux de ses parlis qui, en se
groupant, lui composaient a tel jour ou a4 tel autre une majorité
n'élaient pas seulement en défiance d’eux-mémes : ils se défiaient
du présent sans pouvoir s'entendre et s'allier pour l’avenir.
Peut-étre sa scule unité, l’Assemblée 1’a-t-elle cue dans fa vivacité
et dans la sireté de son patriotisme. Cette Assemblée était née au
milieu des miséres de la Franee : elle en avait vu saigner les bles-
sures ; elle avait été accompagnée a Bordeaux et a Versailles de ses
gémissements et de ses larmes; elle avait du signer le fatal traité
d’une paix qui déchirait notre pays; elle avait commencé ses délibé-
rations par la plus solennelle et !a plus douloureuse de toutes, celle
d'un peuple qui délibére sur sa vie et son honneur. Elle s’en est tou-
jours souvenue : elle a été une Assemblée patriotique ; et ce fut cette
vertu qui la soutint dans tant de crises; ce fut cette vertu qui donna
a ses partis la force de se faire des sacrifices les uns aux autres, en
refoulant leurs souvenirs ou en ajournant leurs espérances. Ah! ils
se sont bien calommiés; car, combien de fois la lacheté qu’ils se sont
reprochée ne fut-elle pas uniquement !e sage devoir d’abnégation que
l'amour de la France imposait & leur conscience? Nous ne croyons
pas qu’un jour on dénie davantage 4 cette Assemblée le mérite d’avoir
élé libérale : elle l’a été, par sa haine de tout gouvernement dicta-
torial ou personnel; elle l’a été, en restituant 4 la France le régime
parlementaire et en le maintenant, au 24 mai comme au 20 no-
vembre et comme sous le canon de la Commune; elle l’a été par la
plupart des grandes lois qu’elle a écrites. M. le duc d’Audiffret, a
Pheure des adieux, a eu raison de l’en louer. Mais cette vertu et cc
mérite eussent été inefficaces, si l’Assemblée n’en avait eu d'autres
pour satisfaire aux nécessités du temps. Elle a été conservatrice :
louons-la aussi de ce courage ct de celtc intelligence. Elle a eu la
peur de l’anarchie comme la haine du despotisme. Elle a aimé
lordre, elle l’a préservé et assuré. Elle a compris qu’un pays hier
labouré par les boulets du vainqueur, hier couvert de décombres
par la guerre étrangére et par la guerre civile, hier éclairé par les
482 QUINZAINE POLITIQUE.
flammes de la Commune, et qui portait une nation blessée, n’étaif
pas un champ propre aux utopies des réveurs et aux essais des vio-
lents. Elle a honoré, respecté et protégé la loi, la discipline, l’auto-
rité, la religion. Elle a contenu le radicalisme. Elle a confié le pou-
voir 4 des conservateurs seulement. Et c’est 4 l’abri de ces garanties
que la France a trayaillé en paix ; c’est le crédit de ces sentiments
et de ces volontés de |’Assemblée qui a valu a la France la confiance
de l'Europe; c’est ce bon sens énergique et vigilant qui a rendu
supportable le nom de la République en lui étant ses dangers natu-
rels: L’Assemblée, enfin, a été modérée : ce sont les modérés qui, dans
le déplacement perpétuel de ses partis, se sont toujours rapprochés
pour former sa majorité aux jours de nos plus graves besoins ; et
certes, ila été regrettable qu’ils aient manqué a la majorité dans
le vote qui a élu le Sénat. Patriotique et libérale, conservatrice et
modérée, puisse I’étre autant la prochaine Assemblée ! Et puisqu’on
nous prédit qu'elle sera plus homogéne, puisse sa majorité n’étre
pas compacte pour étre despotique et radicale, ni sa minorité unie
pour étre violente et césarienne !
La loi de la presse a été le dernier acte de l’Assemblée. Par quels
- tempéraments artificieux M. Dufaure y avait su méler la loi la plus
équitable de la monarchie et la loi la plus rigoureuse de la Répu-
blique, celles de 4849 et de 1849, on le sait. Les journaux de l’ex-
tréme gauche ont dénoncé M. Dufaure comme un tyran: c’était
dans la tradition. Les journaux du bonapartisme ont gémi de l’op
pression et pleuré la liberté de I’Empire : c’était plaisant. Mais les
grands mots de M. Louis Blanc, les grands souvenirs de M. Albert
Grévy, les grands soupirs de M. Rouher attristé mais silencieux,
n’ont pu empécher |’Assemblée de voter la loi. Cette loi, qui suffi-
rait, en réalité, & bien des peuples libres que leur raison défend
de toute licence, suffira-t-elle au nétre? Suffira-t-elle dans le temps
d’agifation et de lutte qui vient de commencer? Nous l’espérons,
mais nous le souhaitons encore plus. En tout cas, on n’ignore
point que M. Dufaure n’en a voulu faire qu’une arme temporaire :
Ja prochaine Assemblée aura sans doute 4 en forger une autre, et
l’on devine si, pour atteindre la pensée dans ses replis et dans ses
détours, il en faut une subtile et pénétrante! La nouvelle loi sup-
prime aux mains des préfets le droit d’interdire la vente d'un jour-
nal sur la voie publique; elle léve P’état de siége partout, hormis
dans les quatre départements ot le radicalisme a ses colonies les
plus populeuses. La gauche, aprés réflexion, a cru bon de célébrer
les bienfaits de la loi. Pour notre part, nous reconnaitrons au
moins qu’elle vaut mieux que le régime confus ou arbitraire auquel
QUINZAINE POLITIQUE. 185
1a presse était soumise ; et nous attendrons |’expérience avant de
reclamer de ce siécle une soixante-quatriéme ou soixante-cinquiéme
loi de ce genre.
Le débat de cette loi a été pour M. Buffet l'occasion d’un éloquent
et heureux discours, qui a rendu courage aux conservateurs, encore
émus du vote ot M. de La Rochette et M. Rouher avaient ac-
couplé leurs suffrages avec ceux de M. Jules Simon et de M. Gam-
betta. « Ouest la majorité victorieuse? » a pu s’écrier M. Buffet,
en face de cette « majorité sénatoriale », qui, une fois ses haines
assouvics et ses intéréts repus, s’était dissoute dans l’impuissance
et le dégoat. Et personne n’a répondu. Pas méme M. Gambetta, pas
méme M. Raoul Duval. Pourtant M. Buffet a déclaré le gouverne-
ment prét a combattre, pendant les élections comme avant ou apres,
ces radicaux dont la secréte indulgence amnistie tout bas la Com-
mune que M. Naquet amnistie tout haut, et dont la démagogie, en
affamant de réyes et d’ambitions les convoitises de la multitude |
ignorante ou malheureuse, met en péril ordre et le repos de la
société. la aussi déclaré indignes d’étre regardés par le gouver-
nement comme des conservateurs ces bonapartistes qui subordon-
nent a la cupidité de leur parti ’honneur et le bien de la France ;
qui refusent « de faire les meillcures lois pour la reconstitutien du
pays » et qui spéculent sur le nombre et la douleur de ses maux;
qui veulent, en affolant la France de terreur, l’amener aux pieds
d'une dictature césarienne; qui décrient la Constitution et qui
proposent de la réviser avant méme qu'elle ait subi « l’épreuve
de l'expérience » ; qui se font un jeu de retirer au maréchal de
Mac-Mahon tous ces moyens d’assurcr la tranquillité publique et
dle protéger le travail de la nation, « qu’ils accorderaient incontes-
tablement, et avec bien d’autres, au gouvernement de leur prédi-
lection; » qui contractent des alliances destructrices avec les fu-
rieux de tous les partis; enfin, qui ne savent offrir au peuple
d’autre idéal que 1a liberté du boire, du manger et du dormir a bon
marché. C’était l'heure, ce semble, pour M. Rouher et son assistant,
M. Raoul Duval, de protester qu’ils sont bien des conservateurs,
et non des impérialistes révolutionnaires. Ils se sont td, aimant mieux
sans doute les complaisants échos d’Ajaccio et de Ménilmontant.
M. Buffet les a exclus de «]’union des honnétes gens, de l’union des
conservateurs de tous les partis ». Ils sont restés muets, sous l’hon-
néle et vigoureuse parole qui les en chassait. Pour notre part, nous
remercions M. Buffet de les avoir signalés ainsi 4 la réprobation de
la France, en les marquant lui-méme de ces traits. Oui, il est Juste
de distinguer parmi les bonapartistes ceux qui, |’étant devenus
par amour de l’ordre, ont été des conservateurs sous un César
184 QUINZAINE POLITIQUE.
comme ils l’eussent été sous un roi et comme ils le seront sous le
président d’une république conscrvatrice ; 1! est juste ct nécessatre
de les séparer des bonapartistes qui, moins conservateurs que dé-
magogues, sont préts a élever 4 leur César, avec n’importe quels
débris de la loi et de Ia société, un tréne d’ou il puisse régner
sur une démocratie rassasiée de jouissances. Ces deux classes
existent. Les premiers sont nombreux : ils sont une partie de la
foule immense et profonde qui fonde ou soutient les gouverne-
ments; les seconds sont peu; mais ils sont hardis, sans pudeur
ni scrupule, violents et habiles. Ce n'est donc pas assez de les dis-
tinguer. Veut-on qu’ils ne se mélent pas, les fanatiques et les fous
entrainant les sages et les modérés? Qu’on montre bien a ceux-ci
VPindignité de ceux-la ; qu’on les divise ; qu’on n’hésite pas a frap-
per les uns pour avertir les autres ; qu’on ne permette pas aux re-
volutionnaires du bonapartisme d’étre impunément ce qu’ils sont,
si l'on veut sirement détourner d’eux les conservateurs.
Dans cette méme discussion de la loi de la presse, il a été facile
de voir que le parti de M. Rouher ne néglige rien, pas plus le men-
songe que l’illusion,pour capter la bonne volonté de la France: non
content d’altérer dans le peuple le sens de la vérité morale, il essaye
de corrompre et de détruire en lui celui de la vérité historique. La
il séduit la probité sociale, ici il trompe l’honneur patriotique. L'a-
postrophe lancée par M. de Valon 4 M. Jules Favre, et les longs com-
mentaires, les insolentes et opinidtres dissertations de certains
journaux bonapartistes en sont un douloureux témoignage. A quoi
tient-il, s’ils ont raison, qu’on ne doive absoudre de la guerre de
4870 ceux qui l’ont entreprise et qui nous !’ont rendue si fatale? A
quoi tient-il qu’on ne doive couronner de fleurs, comme un victo- -
rieux, ce méme Empire, gisant dans les fossés de Sedan et chargé
des malédictions de l’Alsace-Lorraine ?
_L’Empire reparaissant, aprés cing ans qu’il aurait laissés 4 la
France pour oublier et pardonner a force d’oubli; Empire, rejc-
tant ce linceul de Metz et de Sedan dans lequel il semblait pour ja-
| Mais enseveli par I’histoire; l'Empire, se lavant les mains des
souillures et.du sang de 4870 ; l’Empire disant en 1876 ala France:
« Ce n'est pas moi qui ai abaissé tes drapeaux et ouvert tes routes a
ennemi;» |'Empire disant 4 l’Alsace-Lorraine : « Ce n’est pas moi
qui t’ai perdue » : voila une audace dont la seule pensée edt indigné
notre patrie malheureuse, en 1874, et dont lui-méme alors ne se
fat pas cru capable. Pourtant, tel est le spectacle que nous avons
aujourd'hui; tel est le langage que nous entendons. Devant les élec-
teurs de 18714, la veille frappés par les coups meurtriers et accablants
de Y invasion, Empire se taisait et s’inclinait, courbé sous le poids
QUINZAINE POLITIQUE. 135
deses fautes, écrasé par le fardeau de sa responsabilité. Devant les
électeurs de 1876, 11 se redresse, il secoue lc faix de ces lourds
souvenirs, it yure qu’il n’est responsable d’aucune des hontes ni des
douleurs de cette guerre. Prét 4 commencer avec la République on
sait quel duel, il veut que la lutte soit celle seulement de leurs doc-
trines politiques, et que la mémoire des choscs nationales ne s’y
méle pas; car il n’ignore pas que le patriotisme, s'il leur sert de
juge, l’a condamné d’avance, et que vainement il se targuerait de
pouvoir refaire la société, s'il n’était et ne paraissait bon qu’a dé-
faire la patrie. Il y a plus : Empire, pour discréditer et diffamer
la République 4 sa maniére, lui impute quelques-uns des pires dom-
mages que la guerre de 1870-71 ait causés 4 la France. A entendre
les apologistes de |’Empire, il nous edt conservé, s'il avait duré,
une partie de }’Alsace et tout le territoire que le conquérant nous a
dérobé en Lorraine !
Que la République, sous l’incapable dictature de M. Gambetta, ait
aggraveé les maux de la guerre, ne fit-ce que par la direction indigne
qu’elle imprima aux derniéres forces de la France, on ne peut le nier.
Mais elle les a aggravés, en nous rendant l’invasion plus terrible et
plus longue, plutot qu’en nous rendant les conditions de la paix
plus dures et plus onéreuses ; et peut-¢tre que, dans les impressions
du vainqueur, dans l’estime de l'Europe, dans le jugement de l’his-
torre, dans la conscience et dans le cceur de notre patrie, |’hon-
neur de cette opinidtre et vaillante résistance aura compensé unc
partie de ces maux. Il est aujourd’hui facile 4 |’Empire d’accuser ses
successeurs d’avoir signé le traité de Francfort : on sait que de Has-
tings et de Wilhemshohe, la famille impériale qui avait entrepris
cette guerre maudite pour illustrer de quelques victoires l’héritage
de sa dynastie, contempla les suprémes efforts de la France dans I’at-
titude d’un silence prudent et d’un désintéressement calculé; elle
refusa, pour sa part, de traiter « avec qui que ce soit », tout en
demandant pour la France « une paix qui respecte Pintégrité de son
territoire » ; ces traités qui devaient déchirer la nationalité fran-
caise, elle voulut en laisser Podieux 4 la République. Il est mainte-
nant facile 4 l’Empire d’accuser ses successeurs d’avoir continué la
guerre apres le désastre de Sedan : il faudrait le reprocher a la
France enti¢re, car ce fut 1a le voeu héroique de tous les partis.
M. Chaper l’a témoigné dans son rapport : « Notre commission est
umanime a croire que les membres du gouvernement du 4 septembre
ont eu raison d essayer de défendre Paris et la France; » et M. Daru
l’adit dans le sien: « Aprés la défaite de Sedan, tout le monde a
voulu la continuation de la guerre. » Mais quoi! N’est-ce pas Napo-
léon IM lui-méme, qui, dans une note datée du 26 septembre et
186 QUINZAINE POLITIQUE.
portée par te général Castelnau au quartier-général prussien, a
écrit, en parlant 4M. de Bismarck de l’entrevue de Ferriéres et de
M. Jules Favre : « Nul ne saurait blamer un Frangais d’avoir réparé
une démarche imprudente en refusant de souscrire 4 des proposi-
tions peu en rapport avec notre passé glorieux. » Enfin il est, cn
1876, facile & l’Empire de blamer et de railler ces paroles de
M. Jules Favre :,« Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire
ni une pierre de nos forteresscs. » Si ces mots étaient impolitiques
dans la bouche d’un homme d’Etat, si cette éloquence de M. Jules
Favre était emphatique, si cettc généreuse promesse faite a. la
dignité de la France et 4 son amour national était illusoire et trom-
peuse, est-ce que, le 19 aout, |’Empire, par la voix de M. de la
Tour-d’ Auvergne, ne déclarait pas lui-méme 4 lord Lyons comme
4 tous les représcntants de l'Europe : « Il y a deux conditions sur
lesquelles la France doit absolument insister ; quelle que soit la
fortune de la guerre, elle ne consentirait jamais 4 une cession de
territoire et insisteraif sur le maintien de la dynastie. » Et ce pro-
gramme de M. de La Tour-d’Auvergne, est-ce que l’impératrice ne
le confirmait pas, lc 13 septembre, dans la lettre qu’elle envoyait
alors a lempereur de Russie? 7
Les mémes apologistes de l’Empirce, qui prétendent l’innocenter
des maux désastreux de cette guerre, affirment que la Prusse n’a-
vait pas d’abord songé 4 s’emparer de toute sa conquéte ; qu’au len-
demain de Sedan elle se contentait de l’Alsace ct que, si M. de Bis-
marck prit le reste, ce fut pour punir la folle résistance du
gouvernement de la Défense nationale. Faits et documents, tout
dément cette assertion. La Prusse eut de tout temps le dessein de
s'annexer l’Alsace-Lorraine : en 1815, aprés Waterloo et 4 Paris
méme, ses diplomates et ses généraux la réclamaient déja. Dans ses
écoles, on enseignait que |’Alsace-Lorraine était une province alle-
mande ; et ses philosophes la demandaient pour le bien de l’huma-
nité, pour l’honneur de la civilisation, pour la paix de la France
ct le profit de son génie : « Il faut, écrivait Strauss 4 M. Renan, que
les chemins périlleux soient fermés au peuple frangais! » Du
20 juillet au 30 aout, en 1870, les bourgmestres, les orateurs des
réunions publiques, les rédacteurs d’adresses, répétérent 4 Berlin,
i Munich, 4 Bade, a Stuttgart ct dans mille endroits : « Il nous
faut ce que 1845 nous a refusé..... Les frontiéres naturelles, ce
sont les Vosges. » Dés le 48 juillet, les journaux officieux émet-
taient l’un aprés l’autre cette maxime qu’aussi bien que M. de Bis-
marck, le moindre soldat sut bientét par coeur: « Aussi longtemps
que les Frangais n’auront pas été repoussés derriére les Vosges,
la question des peuples qui s’est posée ne sera pas résoluc; » et le
QUINZAIBE POLITIQUE. 137
22 aoat, la Gazette d’Augsbourg précisait ainsi les conditions qui
moas seraient imposées : « Le moins que l’Allemagne doive exiger,
c'est l'Alsace et la Lorraine allemande avec Metz et Thionville. »
Or, quel était le sentiment du roi de Prusse et de M. de Bismarck ?
Le 24 aout, ils signaient un décret qui, en déterminant « le gou-
vernement d’Alsace », fixait la frontiére méme que devait avoir
leur conquéte : ce gouvernement s’étendait sur le Haut-Rhin, le
Bas-Rhin et le nouveau département de la Moselle, comprenant les
arrondissements de Metz, Thionville, Sarreguemines, Chdteau-
Salins ef Sarrebourg ; et, dés ce moment, |’état-major général
dessine une carte selon ces indications. Ce sera la carte définitive.
La France lira, le 26 février 1871, dans l'article 4° des pré-
liminaires de paix: «La frontiére, telle qu'elle vient d’étre dé-
ente, se trouve marquée en vert sur deux exemplaires de la carte
du territoire formant le gouvernement de l’Alsace, publiée a Ber-
.in en septembre 1870 par la division géographique et statis-
tique de I’état-major général. » M. de Bismarck ne craint pas, d’ail-
lears, d'annoncer 4 |’Europe le plan de sa conquéte. Dans une dé-
péche quil expédie aux représentants de la Confédération du Nord,
Je 16 septembre, il démontre que la possession de Strasbourg et de
Metz est nécessaire 4 la protection de }’Allemagne. C’était trois jours
avant l’entrevue qu’il daigne avoir avec M. Jules Favre & Ferriéres;
et la sa demande ne variera pas: il revendique la Lorraine avec
Alsace ; il veut tout le pays dont il a tracé les limites par le décret
du 241 aodt. Qui nous |’atteste? Est-ce M. Jules Favre? Non, c’est
M. de Bismarck lui-méme, dans cette circulaire du 27 septembre
ou ii dit : « J’indiquai la formation d’un nouveau département de
1a Moselle, comprenant Ics circonscriptions de Sarrebourg, Chateau- _
Sains, Sarreguemines, Thionville ct Metz, comme un arrangement
conforme & nos intentions. »
Telle a été inflexible volonté de la Prusse avant comme apreés la
vieloire. Voila bien la conquéte que M. de Bismark a préparée et
décretée, que M. de Moltke a dessinée et imposée; et cette con-
quéfe, immuable dans l’esprit de l’un comme sous |’épée de |l’au-
tre, "Empire ]’a facilitée par sa provecation, son imprévoyance et
son incurie. Qu’on ne parle plus d’accommodements auxquels M. de
Bismark edt consenti dans le secret; qu’on n’invoque plus ces pro-
messes murmurées a ]’oreille deM. Thiers; qu’on n’affecte plus de
croire que le conquérant, divisant sa convoitise et modérant son
bonheur, edt seulement pris une partie de sa proie : ces feintes,
ces artifices et ces jeux de la diplomatie prussienne n'ont trompé
que peu de temps ou n’ont dupé que peu de gens; et si cette poli-
tique pouvait Icurrer la bonne foi des vaincus, elle n’a décu per-
188 QUINZAINE POLITIQUE.
sonne au dela de nos frontiéres : dans ce méme mois de septembre
qui commenga par la capitulation de Sedan et qui finit parle siége
de Paris, le prince Gortschakoff, qu’assurément on ne suspectera
point d’avoir été mal informé, put, en effet, annoncer 4 l’ambas-
sadeur anglais de Saint-Pétersbourg que M. de Bismark prendrait
PAlsace-Lorraine, qu’il le voulait et que rien ne le détournerait de
ce dessein. Toutes ces preuves sont péremptoires. Que |’Empire
garde donc devant les Assemblées de 1876 la responsabilité dont
Vhistoire l’a chargé ct sous laquelle i! avait fléchi jusqu’a terre,
quand |’Assemblée de 1874, proférant dans un cri de douleur et d’in-
dignation Je jugement méme de Ia France, I’a proclamé déchu. Oui,
Y’Empire a perdu, en 1874, l’Alsace-Lorraine; car, bien que ce ne
fut pas sa main qui portait au Mans et a Saint-Quentin les dernié-
res armes de la France, c’est la sienne qui laissa tomber au gouffre
de Sedan et de Metz les scules armées dont notre patrie put protéger
ses foyers; or, l’Alsace-Lorraine fut perduc, non pas le jour ot le
vainqueur prit Strasbourg, non pas le jour ot il entra dans les forts
de Paris, mais le jour ow il vit la France impuissante, la France
sans forces et sans secours, la France que Napoléon Ill laissa dépour-
vue et désespérée. Que les sophismes des bonapartistes n’abusent
pas davantage les électeurs! En 1876, comme en 1874 et en 1845,
l’Empire reste devant la France le seul de ses gouvernements qui er
ait diminué Je territoire et démembré la nationalité. A Dieu ne plaise
qu'une troisiéme legon n’en convainque plus tard les crédules que
les historiens dociles aux mensonges de M. Rouher essaient d’éga-
rer maintenant !
Certes, il aurait convenu a M. Rouher d’avoir un maréchal 4 faire
bruyamment sénateur, pour devenir le soldat plus ou moins
« légal » du bonapartisme ; un Monk impeérialiste ; un prétendant de
second ordre, jaloux, par son dévouement ct sa modestie, de pré-
parer la premiére placc 4 un plus jeune et un plus grand. M. Rouher
avait apercu dans le maréchal Canrobert, naif ct aveugle en poli-
tique autant que brave et vif au feu, et qui déja, dans une lettre
malheureusement publique, avait manifesté pour « les institutions
de l’Empire » les regrets de son amour et de son admiration. On se
murmurait 4 loreille, dans les conciliabules du parti, que c’était
l'homme fidéle et sir qui se chargerait du coup d’Etat providentiel -
On célébrait en lui le candidat de l’armée; on en parlait comme du
successeur désigné qui mettrait son épée a la place de celle de Mac-
Mahon dans 1a balance de l’Etat. On comparait les deux maréchaux =
on opposait Sébastopol 4 Magenta, Saint-Privat 4 Reichshoffen. fl ne
fallait qu’un plébiscite sénatorial, et les Haentjens ne manquaient
pas pour offrir de toutes parts des candidatures au prédestiné qut
QUINZAINE POLITIQUE. 189
devait étre, pour le bonapartisme, ce vice-empereur militaire. On
sait comment cette intrigue a fini. Un mot du maréchal de Mac-
Mahon a éveillé et comme délivré dans l’4me du maréchal Canro-
bert ce sentiment du devoir civique que M. Rouher y étouffait dou-
cement et perfidement. Le maréchal Canrobert a décliné les dix ou
douze titres de sénateurs que les césariens lui préparaient. Nous ne
pouvons que l’en féliciter, de méme que nous louerions M. Thiers
de se contenter d’étre le sénateur de Belfort, si M. Thiers était aussi
désintéressé devant les électeurs de l’Assemblée qu’il affecte de l’étre
devant ceux du Sénat.
Avec plus de noblesse et de simplicité, M. le duc d’Aumale et M. le
prince de Joinville, tous deux assurés d’étre élus dans !’Oise et dans
la Haute-Marne, ont refusé cet honneur. C'est & tort que quelques
conservateurs ont regretté cette décision : elle est généreuse, et, par
la méme, on pourrait la dire politique. Elle est digne des actes d’ab-
négation patriotique que rappellent les dates du 6 septembre 1870
et du 5 aot 1873; mais elle atteste aussi que, pour étre les servi-
teurs dévoués de Icur pays, ceux qui s’appellent Henri et Frangois
d'Orléans n’en sont pas moins des princes. Pour nous, nous aimons,
dans ce temps de Césars déclassés, la fierlé avec laquelle M. le duc
d’'Aumale et M. le prince de Joinville redisent leurs voeux trompés
par l’événement, les préférences qui attachent leur raison et leur
ceur au grand souvenir de cette monarchie a laquelle appartient
Yéternel honneur ‘d’avoir créé la France. M. le prince de Joinville,
plus libre dans l’expression de ses sentiments politiques que le com-
tmandant du 7° corps d’armée, l’a déclaré dans un langage & la
fois juste et beau: « Il aurait fallu, selon moi, opposer la mo-
aarchie, qui a fait la France, a empire, qui la défait; le prin-
Cipe traditionnel d’hérédité au principe plébiscitaire. Nous au-
rions eu alors un gouvernement assez confiant dans son droit
pour navoir pas besoin de le retremper sans cesse, et 4 tout ha-
sard, sur les champs de bataille, assez sir de lui-méme pour te-
nir téte 4 un revers. En rétablissant la monarchie constitutionnelle,
qui a déja assuré trente-trois ans de paix, de prospérité et de li-
berté a la France, et qui régit heurcusement presque tous les Etats
de l'Europe, nous aurions repris, sous l’égide du principe d’héré-
dité, le grand mouvement libéral de 1789. Dans le principe d’héré-
dité, la France edt retrouvé, avec tous les souvenirs de son histoire,
ia stabilité qui, pendant tant de siécles, a fait sa puissance et sa
grandeur. Aux heures de trouble et de danger, il cat tracé aux hom-
mes de coeur la ligne du devoir invariable, indiscutable : se serrer
autour du roi! Voila, messieurs, le gouvernement que j’aurais sou-
haité & mon pays. » On ne pouvait méler aux adieux du député
190 QUINZAINE POLITIQUE.
des vérités plus francaises, plus dignes des lévres d’un prince ef
d’un patriote.
Les piéces électorales se multiplient. C’était, il y a quelques
jours, le centre gauche qui pronongait son panégyrique avec la
pompe de l’oraison funébre : il a eu, parait-il, toutes les vertus et
toutes les gloires ; puisse-t-il en étre assez pourvu, dans la républi-
que de l’avenir, pour avoir encore un peu de force devant la gauche
triomphante, devant ces radicaux dont il a été le protecteur dans.
l’Assemblée et dont il est le protégé dans le pays! C’était hier la gau-
che dont M. Jules Simon célébrait les mérites ; M. Jules Simon a
surtout fait cette apologie pour démentir ce qu'on sait de la
gauche, complice et dupe du parti bonapartiste dans le marché
sénatorial ; ill’a nié avec une assurance que cet austére philosophe
de la république athénienne, comme on le permettait au temps de
Platon, nous permettra de dire cynique : NM, Jules Favre, Taxile
Delord, Limperani, Denfert-Rochereau et Barni ont dd eux-mémes le
dire dans le secret de leur conscience. C’était la lettre de M. Gara-
betta & un conseiller municipal de Cahors. Ce sont, ce matin, mille
documents de ce genre. La gauche est active : elle écritet parle; et
la France, méme aux jours ou on n’arien ni personne a élire, aime
qu’on lui parle et qu’on lui écrive. Nos amis loublient trop. Ce
n’est pas tout que de former, selon le conseil de M. Buffet, cette
a union conservatrice », qui, d’ailleurs, ne sera vraiment l’union
des conservateurs, que si elle est libérale aussi, c’est-a-dire ou-
verte « aux modérés de tous les partis ». Il faut répondre a la
gauche devant les électeurs, et ce n’est pas répondre que de dis-
courir tout bas. I! faut, comme la gauche, avoir mille journaux et
mille comités. Il faut étre prodigue de soi; il faut, n’en déplaise a
notre délicatesse et 4 nos gouts pacifiques, agir contre les révolu-
tionnaires comme les révolutionnaires agissent contre nous. Nos
amis le font-ils? C’est demander si, croyant en danger la patrie et.
la société, us yeulent réellement sauver l'une et préserver )’autre-
Avcuste Boucger.
L’un des gerants ; CHARLES DOUNIOL.
Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Paris,
LETTRE A UN SENATEUR
Yous n’étes plus député, mon cher ami; vous n’étes plus candi-
dat, vous étes sénateur, et sénateur nommé par le pays! Bien que
le vote définitif ne soit qu’a la veille d’étre émis, tout vient me con-
firmer cette heureuse nouvelle : les journaux, les noms des délé-
gués municipaux de votre département, et vous-méme qui prenez
soin de m’écrire d’avance : « Au moins, n’allez pas me féliciter! »
Eh bien! dussions-nous commencer cette correspondance par une
querelle, je vous félicite quand méme. Sénateur, cst-ce plus ou
moins que député? Je n’en sais rien; les éyénements le diront.
Dans les deux cas — et cela me suffit pour me réjouir, — c’est étre
représentant de ce grand et malheureux pays qui a besoin plus que
jamais d'étre aimé, d’étre servi, d’étre sauveé !
Comment sera composé le Sénat? Quelle part lui reviendra dans
les événements qui se préparent? Et vous-méme, quelle attitude
aurez-vous 4 y prendre? Tout cela est 4 voir, et nous aurons bien-
tot 2 Versailles tout loisir d’échanger nos vues sur ces divers points.
Vous allez, comme vous ne |’ignorez pas, faire partie d’une As-
semblée qui aura été concue en deux fois, ct quia fait bien mal
parler d’elle lors de sa premiére conception. Et in peccato concepit
me mater mea! Une inavouable coalition de haines et de cupidités,
venues de toutes les gauches, des bonapartistes et de quelques isolés
de l’extréme droite, a réussi, sauf quatre ou cing exceptions, 4 en
exclure les deux fractions les clus importantes de la Chambre : le
centre droit et la droite. C’était en exclure du méme coup la plr-
m. sim. 7. Lxvi (car® DE LA colecr.), 2° uv. 10 Janwren 1876. 13
188 LETTRE A UN SENATEUR.
part des noms et des talents qui étaient désignés par le bon sens
public pour faire partie du Sénat. Les gauches n’ont pas été fachées
de montrer 4 quel niveau il leur convient de tenir la prétendue
Chambre haute; les isolés de l’extréme droite n’ont vu dans ce coup
de Jarnac qu’un épisode de leur campagne 4 outrance contre le
centre droit; et quant aux bonapartistes, ils ne se sont pas génés
pour avouer qu’ils visaient 4 créer un Sénat assez décrié dans I’opi-
nion pour amnistier d’avance le Napoléon qui doit un jour le jeter
par ka fendtre.
Tel qu’il est, ce petit com des 75 inamovibles figurera dans la
haute Assemblée comme une plate-bande de pavots sur laquelle a
passé la verge du Tarquin démocratique.
Mais une seule chose importe pour le moment, c’est d'apprendre
& ceux de nos amis qui restent engagés dans la lutte de demain
pour la Chambre des députés, comment vous vous y étes pris pour
assurer votre succés électoral.
Et d’abord vous étiez de ceux — excusez-moi de le révéler — qui,
depuis deux ans au moins, tout en ne méconnaissant zucun de
ses grands services, ne comptaient absolument plus sur PAssem-
mblée de 4874. Du jour ot vous avez vu — et ww de si prés —
l’échec lamentable de la restauration monarchique en 4873; du
jour ou la majorité conservatrice un moment d'accord avec le
gouvernement pour voter, comme mesure de salut public, le pou-
voir septennal du’ maréchal s'est divisée misérablement sur les
conditions nécessaires, sur Yorganisation indispensable de ce
pouvoir; du jour ot la guerre, une véritable guerre civile, a été dé-
clarée 4 nos amis du centre droit par une importante fraction de
nos amis de la droite; du jour ot les partis extrémes se sont ren-
contrés pour la premiére fois dans un vote de haine et de démoli-
tion; du jour od la gauche, assouplie et modérée sous une main
habile, est venue faire de notables recrues pour la république
parmi les partisans intraitables de la révofution de 1830; du
jour, enfin, ot les bonapartistes, aussi peu nombreux dans fAs-
sembléc qui vient de finir que dans celle qui a fini le 2 décembre
4854, ont pu recommencer impunément le jeu de trahison et de
discorde qui leur avait si déplorablement réussi il y a vingt-cing
ans; de ce jour vous vous étes dit que tout était fini pour !’Assem-
blée nationale, et que fa dissolution, jusque-la cri de guerre de
la gauche, devait résumer discrétement toute la polrtique des con-
servateurs et du gouvernement.
LETTRE A UN SENATEUR. 40
il Gtait temps, d’ailleurs, de libéner le plus grand nombre d’entre
vous d'une cohabitation forcée qui datait déja de si loin. Vous en
étiez venus, sans y prendre garde, 4 ne plus pouvoir vivre entre
gens de partis contraires, et trop souvent a ne plus pouvoir vous
regarder entre gens du méme parti. Cing ans, c’est en vérité l’ex-
trémité de l’age pour une chambre élective. La restauration, qui
avait tant de raisons de se fier au temps, puisque le temps était son
principe, a essayé du septennat législatif et n’a pu recommencer
deux fois l’expérience. Au rebours de hérédité, P’éleation ne con-
fére qu'un pouvoir condamné & perdre, en durant, sa raison de du-
rer. Bt propter vitam vivendi perdere causas! Président ou séna-
tears, stnateurs ou députés, tous peuvent lire leur fin, plus ou
moins prochaine, écrite dans 1a loi méme de leur origine. En mo-
narchie, usurper c’est rompre la perpétuité du mandat ; en démo-
cratie, au contraire, usurper c’est vouloir le perpétuer.
Yous aviez donc raison d’appeler de vos yoeux le dernier jour de
cette législature, ou plutét de cette session de cing ans, 4 peine in-
terrompue par quelques repos. L’ceuvre nécessaire et douloureuse de
fa paix étant faite depuis les premiers jours de votre réunion, res-
tait l'ceuvre constitutionnelle, qui est accomplie depuis dix mois. Ce
qu'on peut dire pour et contre cette constitution, tout le monde I’a
dit, et le moment est passé ou n’est pas encore venu de le redire. —
Ce que sera le gouvernement qui doit en sortir, les électeurs sont
en train de le décider.
Pour le moment, 1a question, toute la question est 1a. Il s’agit
de préciser ce que les candidats doivent dire et ce que les électeurs
Gorvent faire. |
Comment ne pas voir, tout d’abord, que l’opinion publique est sa-
tarée d'affirmations et de démonstrations dans le vide, et que nous
pouvons, sans trop de dommages, laisser tomber pour un lemps cet
insoluble débat entre la république et la monarchie dont on a fa-
tgué le pays depuis cing ans et qui ne I’a éclairé, hélas ! que sur
notre impuissance. |
Vous n’avez pas mélé votre vote 4 ceux de la majorité du 25 fé-
rier; et vous avez bien fait, puisque, plus haut que votre raison
qui vous montrait cette issue comme seule possible, vous avez en-
tendu vetre conscience, qui vous refusait le droit de l’ouvrir vous-
méme au pays. Mais, loin de vous acharner stérilement contre le
gouvernement et les amis politiques qui ont cru devoir agir au-
trement, vous avez, dés le 7 juillet, envoyé.& la tribune un des
190 LETTRE A UN SENATEUR.
chefs autorisés du parti, l’éloquent et loyal Audren de Kerdrel pour
lire, au nom de la droite, cette déclaration trop oubliée : -
« Nous n’avons pas voté la loi qui, le 25 février, a établi la répu-
blique. Fermement convaincus que la monarchie héréditaire et cons-
titutionnelle est le gouvernement qui convient le mieux aux intéréts
du pays, & ses traditions, 4 ses meeurs et qui peut le mieux assurer
sa sécurité au dedans et au dehors, nous n’avons pas cru pouvoir
adhérer au principe du gouvernement républicain.
« D’autres, monarchistes aussi, ont pensé qu’en soumettant la
république 4 un droit absolu de révision, ils pouvaient la voter
comme une nécessité qui s’imposait 4 eux.
« Loin de nous, en rappelant cette divergence, de vouloir y cher-
cher un sujet de récriminations. Il est, dans la vie publique, des
heures si profondément troublées, que les esprits les plus fermes et
les plus sirs se demandent de quel cété est la voie qu'il faut suivre,
de quel cété le devoir qui commande. |
-« Ces dissidences entre des hommes qu’anime le méme amour du
pays et qui, au fond, restent attachés les uns et les autres a une
méme conviction politique, n’ont plus aujourd'hui de raison d’étre.
Il s’agit, en effet, non d’établir un gouvernement nouveau, putsqu’tl
existe depuis le 25 février, mais seulement de déterminer les régles
suivant lesquelles ce gouvernement devra fonclidnner, jJusqu’au
jour ov le droit de révision pourra légalement s’exercer.
a Dans un débat ot les principes conservateurs se trouvent si vi-
vement engagés, nous ne pouvons étre des spectateurs indifférents
et désintéressés.
a D’ailleurs, royalistes, plus nous sommes effrayés des dangers
dont le principe républicain menace le pays, plus nous devons nous
efforcer d’atténuer les conséquences de.ce principe.
a Telles sont, en quelques mots, les raisons qui nous déterminent
& voter pour une troisiéme lecture’. »
Et ’Assemblée, a la majorité de 526 voix contre 93, recrutées
dans les rangs de l’extréme gauche, des bonapartistes et de l’ex-
tréme droite, passait 4 la, ‘troisiéme lecture, c’est-a-dire & l’adop-
tion de la loi sur les pouvoirs publics.
. ‘Journal officiel du 8 juillet 1875.
LETTRE A UN SENATEUR. 191
De ce jour, le terrain électoral, qu’on se vantait d’avoir ruiné sous
les pieds de nos amis, était raffermi, et l’aréne des luttes légales se
rouvrait devant eux.
(est dans cette aréne, mon cher sénateur, que vous venez de rem-
porter une victoire qui, si vos anciens collégues le veulent, ne sera que
lheureux prélude de beaucoup d'autres. Qu’avez-vous dit, en effet,
aux électeurs? Qu’il ne s’agissait et qu’il ne pouvait s'agir pour
personne de renier les affections et les convictions de toute sa vie;
qu'il s'agissait uniquement, pour vous et pour ves amis politiques,
de sincérité et de patriotisme. Pour étre sincéres, nous devons nous
montrer au pays tels qu’il nous connait et tels que nous sommes.
Pour étre patriotes, nous devons accepter et servir avec la plus
scrupuleuse loyauté le gouvernement constitué par le vote du 25 fé-
vrier. Or, quel est ce gouvernement? C'est la république, n’hésitons
pas devant le mot, mais la république facilement révisable, la ré-
publique présidée jusqu’en 4880 par le maréchal Mac-Mahon, la
république représentée par un Sénat et une Chambre des députés'.
Quant 4 la révision, cette question par excellence des élections
de 1876, 1a aussi le courage et le bon sens ont été de votre cédté.
Vous n’avez pas craint de dire, en effet, que vous éticz loin de
la souhaiter immédiate ou mémc prochaine, puisqu’elle ne peut
profiter en ce moment qu’aux bonapartistes. Prenant corps a4 corps
le mensonge césarien de |’appel au peuple, vous avez recherché
quelle confiance mérite cet expédient renouvelé du Bas-Empire et
qui a foujours si cruellement décu l’attente des bons citoyens.
‘ Comme modéle de ce langage 4 la fois si conforme a l’honneur et si impé-
measement voulu par la politique, nous sommes heureux de citer l'extrait sui-
vant de la circulaire adressée par M. le duc d’Ayen aux électeurs sénatoriaux
de Seine-et-Oise :
« En venant solliciter vos suffrages, je n’ai pas plus a faire valoir qu'a déguiser
les sentiments traditionnels que vous m’avez toujours connus; je n’hésile pas a
déclarer qu’aujourd’hui notre premier devoir 4 tous, envers la France cruelle-
ment éprouvée, est de travailler Joyalement ensemble 4 appliquer les institu-
Uons actuelles au profit de la sécurité et de la prospérité générales.
« L’Assemblée nationale, par son vote du 25 février 1875, a établi l’ordre po-
hitique et défini Ja forme républicaine de la constitution.
e Le maréchal de Mac-Mahon, si digne de la haute et impartiale mission dont
il est investi, reste pour cing ans encore le Président de la République et le chef
respecté du pouvoir.
s La ligne de conduite tracée par les événements aux conservateurs est simple
et droite: soutenir le Gouvernement et lui donner, en restant sur le terrain
Constitutionnel, tout notre concours contre ceux qui voudraient l’entrainer dans
des voies nouvelles et désastreuses. »
408 LETTAR & UN SENATBUR.
Etait-ee pour exterminer la nation. par 15 ans de guerre sans tréve,
pour livrer le nom fran¢ais aux haimes séculaires, aux vengeances
4 long terme des gouvernements et des peuples; était-ce pour at-
tirer deux fois em un an l'Europe & Parts que les plébiscites des pre-
mi¢res années du siécle avaient affermi sur le front de Napoléon la
couronne que sa mam de victorieux y avait poste? Et quand on ad-
ditionne avec naiveté bes 8. millions de voix trouvées dans Ics urnes
du 8 maz 1870, en faveur de Napotéon If et de son successeur, ne
provoque-t-on pas chez tout homme de sens le besoin de demander
combicn. il en. restait quatre mois plus tard, quand nos armécs en
déreuse. et le.sol national envahi remettatent sous les yeux dcs
plus oublieux le fatal dernier mot de la politique napoléonienne?
Oui avaient passé, qau’on nous Ie dise, ces huit millions de voix le 8 fé-
vrier 1871, lorsque neuf millions d@é#lecteurs, courant au scrutin
comame au dernier champ de bataille, ne laissaient arriver que trois
ou quatre benapartistes sur 750 députés?
Ce n’est pas au lendemain d’un coup de force bien joué et réussi,
c’est au lendemain des Waterloo et des Sedan qu’un principe de gou-
vernement est appelé a faire ses preuves. Voyez le prétendu prin-
_ etpede |’Empire a la lueur de ces dates funébres, et jugez-le! Il y a
la deux pages ou plutét une méme page d’histoire ot sont accu-
raulés sous la main de Dieu les plus tragiques enseignements.
Qeelqu’un a-t-il parlé alors d’appel au peuple? Le souverain depuis
longtemps habitué 4 inserire la volonté nationale en téte de tous
sea décrets a-t-il songé 4 linvoquer, & l’opposer comme une bar-
riére ou comme un arbitre de paix a l’étranger en marche sur la
eapitale? Non ; dans cette agonie de dix jours, qui va de la fuite
de Waterloo au départ pour Rochefort, c’est & peine si le souvenir
des votes populaires vient traverser comme un éclair ’Ame décou-
ragée du glorieux vaincu de }’Europe. La situation est trap déci-
sive, le péril trop exfréme pour qu’on perde le temps 4 évoquer de
tels fantémes. Un jour seulement, se promenant dans le jardin de
l’Elysée avec un de ses anciens courtisans qui osait le presser
d’abdiquer, et lui montrant, dans le carré de Marigny, quelques
milliers de faubouriens, de fédérés et de soldats débandés qui
eriaient : Vive ’empereur ! a Voyez, dit-il, ce que je pourrais faire,
ce que deviendraient vos bavards de la Chambre des représen-
tants si je voulais coiffer le bonnet rouge et.devenix empereur ré-
volutionnaire !...»
Et ce fut tout ! Le fameux principe de l’appel au peuple, le prin-
LETTRE A UN SENATEUR. £96
ape dordre par excellence, n’avait fourni, au premier des Napo-
ton, qu'une tentation, heureusement vaine ct repoussée, de guerre
sociale. Un an auparavant, pendant que son génie d’homme de
guerre se déployait dans la plus admirable et la plus légitime de
ses campagnes, la campagne de France, son esprit politique si per-
spicace lui arrachait cet aveu : « Un Bourbon s’en tirerait:!... Si
Fennemi arrive aux portes de Paris, iln’y a plus d’empire! »
Et l'autre, le Napoléon que nous avons vu régner et dont nous
avons subi pendant vingt ans le despotisme consenti par la nation,
quelles ressources a-t-il trouvées dans cette dérisoire consécration
de I‘appel au peuple qui n’a pas plus manqué @ sa fin qu'elle
n‘avait manqué 4 son origine? Rappelez-vous cette derniére session
du Corps législatif qui va du 10 aot au 4 septembre, cette séance
teujours la méme, ow l'opposition commencait par demander au
gouvernement des nouvelles de la guerre et en premier liett
si Yempereur était bien complétement destitué de tout com--
mandement; of le successeur de M. Emile Ollivier s’arrétait,
mterloqué, parce qu'ayant prononcé avec respect ces simptes
paroles : Sa Majesté (Impératrice, d'injurieux. murmures |’a-
vaient mterrompu ; ot enfin le mot de déchéance qui était
dans toutes les bouches, au dehors, s’imposait déja aux dépuftés,
méme les phes offictels. Et, pendant ce temps, que faisait
le pauvre dtu de tant de piébiscites, celui dont la téte avait ceint,
depuis ta guerre dTtalie, le laurier des vainqueurs? fl suivait, ma-
lade et désabusé, son armée en retraite; il faisait la guerre. peut-
étre sans l’avoir voulue, 4 coup sur sans savoir la faire, unique-
ment parce qu’on la voulait autour de lui et parce qu’on l’avait
imbu de l’idée que le peuple la voulait aussi! Dés les premiéres
catastrophes, tout prestige s’était éclipsé, et ’Empereur ne comptait
plus que comme un fastueux impedimentum dans les événements
militaires. Peu écouté de ses généraux, & peine respecté de ses
soldats, fataliste ahuri qui a vu tomber son étoile, il n’avait plus
b
qu’a se laisser entrainer avec l’empire et la France vers le gouffre
de Sedan.
Voila quelle fin histoire réserve aux gouvernements d’appel au
peuple; voila quelle force ils ont jusqu’a présent tirée de leur ori-
gme! Et, maintenant, sans remonter plus haut, relisez les derniéres
pages da régne de Louis XIV, et voyez si dix ans de revers ont
ébranié un seul instant ce tréne véritablement national, parce qu’
était traditionnel. La nation et son chef ne faisaient si intimement
194 LETTRE A UN SENATEDR.
alors qu’une seule et méme chose: La Francs, que le roi pouvait ré-
pondre a Villars: « Votre lettre & la main, je parcourrai tous les
quartiers de Paris et j’irai, a la téte de mon peuple, m’ensevelir
sous les ruines de la monarchie. » Lors des trois chutes de ]’em-
pire, au contraire, qu’avons-nous vu? Nous avons vu un gouver-
nement provisoire qui n’a rien trouvé de plus expédient, en 1844
comme en 1845, en 1815 comme en 1870, que de distinguer la cause
de la nation de la cause de son élu, et de dire a |’étranger : L’em-
pereur seul vous faisait la guerre, l’empereur n'est plus, traitez de
la paix avec la France! |
C’est bien la peine, en vérité, de proclamer avec tant de fracas
et tant de chiffres l’union indissoluble des Napoléon et de la France
par les plébiscites, pour en arriver 4 cette preuve piteuse, mais
historique, de leur séparation nécessaire au moment du péril. Le
parti de l’appel au peuple essaie en vain de se butter contre Pévi-
‘dence : ce que les millions de voix ont approuvé et approuveront
toujours, ce n’est ni l'homme, ni le nom, ni le systéme, c’est le suc-
cés. Singulier principe d’autorité, qui donne force et secours au
pouvoir quand il n’en a que faire et qui lui refuse tout appui dés
que la fortune devient menagante! Pour oser, aprés de telles le-
cons, préconiser le plébiscite comme moyen séricux de solution,
il faut, avouons-le, avoir une vicille habitude de se moquer du peu-
ple et savoir, par expérience, que le suffrage universel se compose,
cn majeure partie, de gens qui ne savent rien, et, pour le reste, de
gens qui oublient tout.
Les impérialistes ne sont pas les seuls 4 se cantonner dans cette
clause de révision qui est le point dominant du champ de bataille
électoral, et sans laquelle la constitution Wallon n’aurait certaine-
ment pas trouvé de majorité. Les républicains ont eu le tort de
les y suivre et de démasquer a leur tour les plus inacceptables exi-
gences. Pendant que les premiers s’écrient : révision quand méme!
révision aussitét que la loi le permettra, et quelle que soit 4 ce
moment la situation du pays! Les autres répondént : pas de révi-
LETTRE A UN SENATEUR. 4198
sion & aucune époque, si ce n’est pour améliorer et affermir la ré-
publique! : |
Expliquons-nous sur ce point, comme vous vous en étes expliqué
devant vos électeurs.
Nofons d’abord qu'il s’agit ici, non de juger, mais seulement
d’appliquer le pacte constitutionnel du 25 février. Lui-méme a pris
soin de nous dire quand et 4 quelles conditions le droit de révision
pourra étre exercé en tout ou en partie. Jusqu’en 1880, il n’appar-
tient qu’a |'initiative du maréchal d’introduire ce débat devant les
Chambres réunies ; en 1880, c’est-a-dire 4 l’expiration des pouvoirs
du Président de la République, le débat est ouvert par la loi clle-
méme. Or, dans sa trés-ferme et trés-belle proclamation aux élec-
tears, le maréchal vient de déclarer qu’il se gardera bien, pour son
compte, de songer 4 la révision’ avant que les institutions nou-
velles n’aient été sérieusement et loyalement pratiquées. Tt y a
donc, sauf l’imprévu, engagement pris et porte murée de ce
cété. Quant 4 la révision légale de la fin de 1880, il se trouve
que, longtemps avant cette date, le mandat du tiers des sénateurs
et de la totalité des députés qu’on va élire, sera périmé. Il ne se-
rait donc nullement excessif d’opposerjaux impatients une fin de
nom recevoir, puisque, des deux Chambres qui vont étre nommées,
l'une n'est pas destinée 4 entendre parler de révision, ct }’autre
aura vu, avant ce moment, renouveler une partie de son personnel.
Allons au piré, cependant, puisque ainsi le veut la logique des
partis, et supposons que, malgré sa déclaration solennelle, te ma-
réchal soit amené 4 poser, avant le terme fixé par la loi, la redou-
table question de révision. On admettra bien qu’il faut supposer en
méme temps un concours d’événements tels, qu’ils justifieraient aux
yeux du pays une si grave détermination. Quels seraient ces événe-
ments? Nul ne le sait; mais, 4 coup sir, ils seraient de ceux qui
intéressent au plus haut degré le maintien de l’ordre et peut-étre
Vexistence de la nation. Et c’est devant de telles éventualités qu'on
prendrait l’engagement de refuser toute modification ou tout chan-
gement radical qui ne serait pas dans le sens de la république?
Mais sil’épreuve dela république n’est pas heureuse, si la paix m-
térieure ne se rétablit pas, si nous restons plus que jamais isolés
en face de l'Europe coalisée et défiante, s'il cst démontré, en un
met, que la république tue la France, faudra-t-il donc la garder
jusqu’a ce que mort s’ensuive? Et si, par impossible, la monarchie
nous apparait & cette heure comme facile, comme désirée, comme
106 LETYRE 4 UN SENATEDA.
indispensable au complet relévement du pays, faudra-t-il dene la
repousser ?
Tel est cependant le mandat impératif qu’on a osé vous propo-
ser, et que vous avez bien fait de rejeter de toute la hauteur de ¥o-
tre patriotisme. On prétexte le respect absolu de la Constitution.
Mais c’est bien la Constitution qui a conféré pour un temps au
maréchal le droit exclusifd’appeler les deux Chambres a discuter
la révision. Or, s’engager par avance, et quelle que soit la crise,
a répondre toujours nor a cetie consuliation parfaitement licite,
est-ce vraiment respecter la Constitutiou, et n’est-ce pas, en tout
cas, se défier injurieusement des intentions du maréchal?
_ De la part des républicaias, cette prétention, tout en restant exor-
bitente, nous paraitrait parfaitement naturelle. Mais avons-nous bien
affaire aux seuls républicains? Sont-ils les seuls 4 exiger des can-
didats cet engagement & toujours avec la république? Non, car les
carculaires et les journaux du centre gauche ne se montrent pas
moins animés sur ce point que fe Rappel ou U’ Bvdnement. On croi-
rait qu’ayant accepté avec répugnance ce mot d’ordre de Jeurs al-
liés, ils le transmettent avec arrogance, pour avoir moins |’air de
le subir. Entendez-les, en effet, nous parler railleusement de con-
version, et nous dicter les termes de notre abjuration de la mo-
narchie. Mais quels sont donc ces « convertis » qui se chastgent si
volontiers en convertisseurs? Franchement, est-ce que nos ainés et
nos maitresen royalisme constitutionnel se sont jamais imaginé que
news allions les prendre pour de fervents adeptes de la république?
Ket-ce que M. Thiers est républicain? Est-ce que M. Casinair Périer
et tous les autres sont républicains? Ge sont des résignés a la répu-
blique, et voila tout! Pour se dire 4 bon dreit républicain, il faut,
non-seulement tenir la république pour inévitable 4lheure ot nous
sommes, mais pour le meilleur et le plus inviolable des gouverae-
ments en tous les temps et chez tous les peuples.
' dl s’en faut, on le sait, queaous en soyons la et que le gouverne-
ment n’ait qu’ pousser vers le but désiré la marche unanime de 1’0-
pinion. Je vois bien une armée de bourgeois méconients queM. Thiers
métne 4 l’assaut du pouvoir sous le drapeau de la république, maz
}'y cherche vainement des républicains. Tous ont dans le coeur la
préférence monarchique, un grand nombre par raison, quelques-
ans par sentiments, presque tous par intérét. Si Dieu avait per-
mis que la monarchie traditionnelle put ¢tre rétablie en 1873,
beawcoup de ces républicains ne iui auraieat pas vefust lour cen-
LETTRE A UN SENATEUR. 1%
|
cours; ef si ja monarchie révolutionnaire était encore possible,
teas ces Brutus y volernient avec enthousiasme. Nous les connais-
seas de vieille date: c’est 1850 qui revient, mais cette fois avec la
veyauté de moins et le suffrage universel de plus. Aussi reviennent-
ils par le vote de M. de Franclieu, qui a vu de ses yeux le doigt de
Diea lui montrant un fauteuil a pccuper au Séaat. ;
Que M. Gambetta n’ait pas cru devoir se montrer aussi fier que
M. Naquet, et qu'il ait accepté pour la république :
Ces enfants qu’en sen sein elle n’a point portés!
eola prouve, — ce dont nous ne nous doutions pas assez, — que
M. Gambetta est un habile homme, et que son parti peut parfois
donner 4 d'autres das. legons de discipline et de sagesse politique.
Mais cela est lon de prouver que le centre gauche soit autorisé a
mous imposer, comme M. Victor Hugo, le culte de la République de
dro naturel.
Siilest vrai que nos maux viennent de nos divisions, et sil’Evan-
gile ne nous trompe pas en nous annoncant que tout royaume divisé
contre lui-méme périra, le probléme de notre salut peut se poser
en termes fort simples : Quel est le gouvernement qui trouvera le
plus de facilités ou, pour mieux dire, le moins d’impossibilités, a
rétablir et & maintenir l'accord dans notre société, telle que la
Révotution I’a faite? 1 est malheureusement peu probable que ce
soit aucun de ceux que nous avons connus et renversés, puisque
nos partis sont nés de ces changements méme, et que pas un deux
ne peut avoir gardé la prétention de supprimer ou de convaincre
tous les antres.
fl faudrait donc trouver pour la France un systéme politique ab- .
solument nouveau, ou tout:au moins qui n’ait pas été essayé depuis
$9. Or, cette découverte n’est pas aisée; car, d’unc part, la nature
des choses n’a pas changé depuis Aristote, et de l'autre, nous sem-
blons avoir épuisé et recommencé plusieurs fois, en ces trois quarts
de siécle, le cycle entier des combinaisons politiques. Naguére,
cependant, nous en avons vu passer et disparaitre une que je vous
ai signalée comme originale et portant la marque d'un esprit a la
fois trés-méditatif et trés-pénétré de la situation : c’est l’expédient
que vous appeliez le septennat. N’ayant rien derriére lui, puisqu’il
naissait de circonstances sans précédents, et rien devant lui, puis-
gui n’affectait aucune prétention & dominer l'avenir, il aurait pu,
408 LETTRE A UN SENATEUR.
en réalité, réclamer et recevoir |’aide des bons citoyens de toutes
les opinions. Ce qu’il en reste, c’est-a-dire la durée incommutable
des pouvoirs du maréchal jusqu’au 20 novembre 1880, est encore
4 cette heure la plus ferme assise de l’ordre, et peut devenir notre
supréme ressource. Mais le septennat était une halte de sept ans
imposée a impatience des partis... et le septennat a été emporté.
Malheureusement, la république et le bonapartisme pouvaient
seuls, vous ne vous y étes jamais trompé, prétendre sérieusement
4 prendre sa place. Eux seuls étaient préts, eux seuls avaient a se
plaindre qu’on les fit attendre. Ce n’est pas l’empire qui a succédé
au septennat. Louons-en le ciel, plus clément que nous n’avons été
sages ! Maintenant, qu’allons-nous faire de cette république sortie
de nos discordes, et qui ressemble autant que possible 4 la monar-
chie et au septennat, sauf qu’elle est la république? Les électeurs
vont-ils lui substituer le régime avilissant des plébiscites? ou bien
vont-ils confier ses jeuncs destinées 4 des républicains engagés d’ a-
vance contre la révision? Je compte bien que ni l'une ni l’autre de
ces solutions néfastes n’a chance d’étre adoptée, et que nos amis
sauront, comme vous |’avez fait, tracer résolument leur voie entre
ees deux goufires
Nous ne devons demander au pays que ce qu’il peut et au fond ce
qu'il veut donner, 4 savoir des conservateurs selon le programme
du maréchal, capables de gouverner ce pays sous la république,
comme ils le gouverneraient sous la plus libre et la mieux réglée
des monarchies constitutionnelles. Reméde pour quatre ou cing
ans, me dira-t-on. Qui le sait? Et, dans tous lcs cas, qui oserait
s'arroger le droit de refuser 4 la nation ce soulagement, si éphé-
meére fut-il? Et surtout comment ne pas-voir que tout serait sauvé
- $i nous sauvions ces cing années! Cing ans d’ordre, de repos, de
travail! Mais ce ne serait plus seulement la convalescence déja si
heureusement commencée, ce serait la santé reconquise, les forces
revenues; ce serait la France remise sur pied devant ses partis et
devant l'Europe!
Léopoup pe GAILLARD.
ae ee ee ee
LE MARECHAL DE SAXE
J’ai vu le héros de la France, le Turenne du siécle
de Louis XV. Je me suis instruit par ses discours dans
l'art de la guerre. Ce général paralt étre le professeur
de tous les généraux de l'Europe.
Frépénic Il, Lettre a Voltaire.
Tout, dans ses actions privées, 'tenait de lhomme
ordinaire; il n’était grand qu'un jour d'action. Mais
aprés la bataille, cette belle &me rentrait dans le
viéant de sa pelitesse, et il ne restait de grand en lui
que le bruit de ses actions. §$M®"° pe Pompapour.
Le maréchal de Saxe a été sévérement jugé par les Allemands,
qui lui refusent jusqu’aux talents militaires ; les Francais, au con-
traire, l’ont placé 4 cété de Turenne. L’Académie frangaise lui a gé-
néreusement offert un fauteuil, quoiqu’il ne connut ni la gram-
maire ni l’orthographe. Comblé d’honneurs et de richesses, le
comte de Saxe a joui d’une immense popularité.
Cet illustre étranger, qui commanda nos armées, n’était-il,
comme le disent les écrivains d’outre-Rhin, qu'un soudard favorisé
par la fortune? ou bien meérite-t-il le titre d’homme de génie que
la reconnaissance de la France lui a décerné il y a plus d'un
siécle?
Nous voulons, dans cette étude, chercher la vérité en racontant
la vie aventureuse du maréchal, en examinant le caractére et la
valeur réelle de ses travaux, et surtout en présentant l'état des ser-
vices qu’il rendit & la France.
Le plus difficile sera de conclure. Si l’embarras devenait trop
grand, nous renverrions le lecteur aux deux épigraphes qui cou-
ronnent cette page. Le lecteur verrait ’éloge sortir d’une plume al-
lemande, et le bl4me d’une bouche dont les paroles faisaient auto-
2 Jasvise 1876. - 4A
200 LE MARECHAL DE SAXE,
rité au temps du maréchal de Saxe. Le grand Frédéric et la belle
marquise parlent, en cette circonstance, celle-ci comme une Alle-
mande, celui-la comme un Francais. C’est que tous deux connais-
saient le comte de Saxe et le jugeaient d’aprés leurs propres senti-
ments, sans tenir compte des passions jJalouses ou des engouements
passagers. a. | -
Est-il nécessaire de dire comment le souvenir trop effacé du vain-
queur de Fontenoy s'est réveillé dans notre esprit, et pourquoi Ie
désir nous a pris de revoir cette figure originale, tour 4 tour s’éle-
vant jusqu’au génic ou s’abaissant jusqu’au vice.
Toutes les puissances de l'Europe créent de nouvelles armécs.
Des idées se font jour et, séduisent par leur nouveauté. Chaque élé-
ment est remis en question, et les réformateurs s’étonnent eux-
mémes de leur audace. Ainsi le service militaire personnel et obli-
gatoire, inauguré par'la’Prusse, est adopté partout.
En’ suivant d’un‘eil attentif les profondes modifications appor-
tées dans la constitution des armées, nous avons trouvé, depuis le
sommet de l’édifice jusqu’a.la base, ]’empreinte du maréchal de
Saxe. Tout ce qui s’accomplit de nos jours, aprés la guerre de
4870, était demandé par le comte de Saxe avant la guerre de Sept-
Ans.
Les progrés qui s’accomplissent impriment une grandeur nou
velle 4 l’auteur des Réveries.
Voila pourquoi son image s'est présentée & nous.
Les hommes d’Etat prussiens, en créant le service militaire per-
sonnel et obligatoire; n’avaient-ils pas lu cette page éerife par le
maréchal de Saxe, sous le régne de Louis XV, a-l’époque dés privi-
léges, lorsque l’on n’osait encore songer ni-a la conscription, ni aux
lois de recrutement. rn
« Devenir soldat est une désolation publique dont le bourgeois et
’habitant ne se sauvent qu’a force d’argent. Ne vaudrait-il pas
mieux établir. par une loi que tout homme, de quelque condition
qu'il fat, serait obligé de servir son prince et:sa patrie, pendant
cing:ans? Cette loi ne saurait étre désapprouvée, parce qu’il est
naturel et juste que les citoyens s’emploient pour la défense de
l’Etat. En les choisissant entre vingt et trente ans, il ne résulterait
aucun inconvénient. Ce sont les années de libertinage, ot la jeu-
nesse va chercher fortune, court le pays et est de peu de soulage-
ment 4 ses parents. Ce ne serait pas une désolation publique, parce
que l’on serait sir que, les cing années-révolues, on serait congédié .
Cette méthode de lever des troupes serait un fonds inépuisable de
belles et bonnes recrues qui ne seraient pas sujettes 4 déserter.
L’on se ferait méme, par la suite; un honneur et un devoir de ser-
LE MARECHAL DE SAXE, 204
vir sa tache. Mais pour y parvenir, il faudrait n’en, exempter au-
cune condition, étre sévére sur ce point et s’attacher a faire exécu-
ter celte loi de préférence aux nobles et aux riches .: personne n’en
murmurerait ; alors ceux qui auraient servi leur temps verraient
ayec mépris ceux qui répugneraient 4 cette loi, et insensiblement
on se ferait un honneur de servir: le pauvre bourgeois serait con-
solé par l’exemple du riche, ct ‘celui-ci n’oserait se plaindre
voyant servir le noble. La guerre est un métier honorable... »
Le comte de Saxe avait devancé son temps, mais les change-
ments qu’il proposait ne se réalisérent que successivement et aprés
sa mort.
Le maréchal de Saxe a laissé de son passage une » trace profonde,
ll aremué des idées, owvert des horizons, Be aux intelligen-
ces une secousse saluataire.
Les hardiesses du comte de Saxe étaient telles, qu un organisa-
teur moderne oserait 4 -peine le suivre dans la vaie des réformes.
« iin'y a de vraiment bons officiers, dit-il,' que les pauvres gentils-
hommes qui n’ont que la cape et l’épée. » Aprés ce début, le maré
chal atlaque les gens de cour qui possédent les grades militaires.
Lancé sur ce terrain délicat, il blame ouvertement les princes qui
occupent des emplois dans l’armée, puis il ajoute prudemment :
« Je ne prétends pas pour cela que-J’on ne puisse marquer quel-
ques préférences 4 des princes ou autres personnes d’un rang
ilustre : mais i} faut que cette marque de préférence soit justifiée
par un mérite distingué ; alors on peut leur faire la grdce de leur
permetire d'acheter un régiment d’un pauvre gentilhomme que les
infirmités de l’Age mettent hors d’état de servir : c’est alors une ré-
compense pour ce pauvre gentilhomme ou cet officier de fortune.
Mais ce seigneur: riche ne doit pas pour cela étre en droit de re-
vendre sa troupe 4 un autre. On, lyi a assez fait de grace en lui
permettant de l’acheter, et elle doit redevenir le prix des services. o
de la vertu. »
Avant de commencer cette étude sur le maréchal de Saxe, nous
avons youlu donner une idée générale de l’homme qui a osé dire :
« La guerre consiste a faire semblant de n’avoir pas peur, et a faire
peur 4 son adversaire. »
IT
De l'histoire au roman la distance n’est pas ‘grande, témoins le
comte Keenigsmark, colonel au service de Suéde, et sa sceur, la
comtesse Aurore.
302 LE MARECHAL DE SAXE.
Spirituel et beau cavalier, le premier arriva, en 1692, 4 la cour
de Hanovre. Le prince électoral, qui monta sur le tréne d’Angle-
terre sous le nom de Georges I‘, était d’une extréme jalousie. La
. princesse électorale distingua le comte de Keenigsmark. Ils s’aimé-
rent, et Georges fit assassiner le comte. Saint-Simon parle de ce
dramc sanglant et Palmblad en a, depuis, publié les détails d’aprés
un manuscrit suédois.
Aprés la mort du comte, sa sceur, la comtesse Aurore, se ren-
- dit & Dresde afin de recueillir la succession de son malheureux
frére. :
La comtesse vit l’électeur de Saxe, Auguste II, qui éprouva bien-
tot pour elle une violente passion.
Fils d’Auguste II et de la comtesse Aurore, Maurice, qui devint le
maréchal de Saxe, naquit a Gozlar le 19 octobre 1696, quatre ans
avant l’élection de son pére au tréne de Pologne. Georges Sand dit,
au sujet de la comtesse Aurore : « J’ai dans ma chambre, 4 la
campagne, le portrait de la dame, encore jeune et d’une beauté
éclatante de tons. On voit méme qu'elle s’était fardée pour poser
devant le peintre. Elle est excessivement brune, ce qui ne réalise
- pas du tout l’idée que nous nous faisons d’une beauté du Nord. Ses
cheveux, noirs comme I’encre, sont relevés en arriére par une
agrafe de rubis; son front, lisse et découvert, n’a rien de modeste ;
de grosses et rudes tresses tombent sur son sein; elle a sa robe de
brocart d’or couverte de pierreries et le manteau de velours rouge
garni de zibeline. »
Le portrait de la dame devait naturellement s’abriter sous le toit
de Georges Sand. On en sait la raison: le maréchal de Saxe avait
laissé une fille naturelle qui fut élevée 4 Saint-Cyr.
Cette jeune fille épousa le comte de Horn. Devenue veuve, elle se
maria avec M. Dupin de Francueil. Madame Dupin, fille du maré-
chal, est petite-fille de la comtesse Aurore de Keenigsmark et grand’-
mére de Georges Sand.
Voltaire disait que la comtesse Aurore était la femme la plus cé-
lébre de deux siécles. En effet, de fréquents voyages, des études sé-
rieuses, des connaissances aussi profondes que variées dans les
arts et les sciences, un esprit étendu, un grand jugement, distin-
guérent tellement la comtesse, qu’en 1702, elle entreprit ce voyage
en Courlande, ‘mission diplomatique auprés de Charles XII. Mais,
peu galant, le héros suédois refusa de voir le dangereux ambassa~
deur d’Auguste. La comtesse dit 4 ce propos : « Ne suis-je pas trop
malheureuse, je suis la seule personne 4 laquelle Charles XII ait
tourné le dos. » |
Chanoinesse de Quellainbourg, retirée dans son abbaye, la com-
LE MARECHAL DE SAXE. 203
tesse de Keenigsmark s’occupa dé l'éducation du jeune Maurice.
Elie aimait la France et la faisait aimer. Le précepteur de l'enfant,
M. d’Alencon, était un gentilhomme frangais. On vivait modeste-
ment, car Auguste II avait perdu momentanément son tréne de Po-
logne et ses richesses.
le caractére de Maurice était vif, impérieux et fier, sans orgueil.
La comtesse disait qu’il ne fallait point briser l’enfance, parce que
la vivacité et la fierté étaient des signes distinctifs de naissance.
Les désastres de l’invasion suédoise absorbaient toutes les facul-
iés d'Auguste II, qui abandonnait l'éducation de son fils aux soins
maternels.
Cette éducation fut incomplete, par cela méme que les profes-
seurs étaient trop nombreux.
A l’age de treize ans, Maurice fit, contre la France, sa premiére
campagne en qualité de volontaire.
Le prince Eugéne et Marlborough commandaient d’un cdté et le
maréchal de Villarsdel’autre. Le jeune comte fit la route 4 pied, le
mousquet sur l’épaule. Son début fut le siége de Tournay, ot une
balle enleva son chapeau.
Ce fils de roi faisait réellement le métier de simple soldat pen-
dant la mémorable campagne de 1709. Sa correspondance avec sa
mére respire un enthousiasme militaire, une joie enfantine qui
approche du délire. Mais toutes ces lettres se terminent par des
demandes d’argent. — Des ducals! des ducats! écrit-il chaque
jour.
Aprés la prise de Mons, le général de Shullenbourg, qui servait
de guide & Maurice, écrivit 4 la comtesse Aurore que son fils était
fort brave, mais peu savant, et qu’il serait bon de le remettre aux
études classiques. Il proposait en conséquence de confier le jeune
volontaire aux jésuites, renommés pour leur supériorité dans Part
d'instruire et d’élever. La comtesse, qui n’était point catholique,
présenta quelques objections tirées de la religion. Cependant, Mau-
rice allait entrer chez les jésuites, lorsqu’il persuada 4 son gouver-
neur de le conduire en Hollande. Au lieu d’y reprendre ses études,
il déchaina toutes ses passions et fit des dépenses insensécs.
Heureusement pour les ducats de la comtesse Aurore la cam-
pagne de 1710 rappela Maurice dans les camps. [1 montra un tel
courage, que Marlborough, le voyant dans une mélée, s’écria :
a Il faut ne pas connaitre le danger pour faire ce que fait ce jeune
homme. » ee
Blessé & la téte, il fut conduit devant le prince Eugéne, qui lui
dit : «Ne confondez donc pas la témérité avec le vrai courage. »
Le comte de Saxe prit part 4 la campagne de 1714 sous les or-
204 LE MARECHAL DE SAXE.
dres de son pére Auguste II et du roi de Danemark, qui envahirent
la Poméranie. II se fit remarquer partout et toujours.
Fier d’un tel fils, Auguste Il yeconnut Maurice par un acte public.
Son titre de comte fut confirmé, il obtint un apanage de 10,000
écus et -un reeiuent de cuirassiers. Le nouveau colonel avait quinze
ans.
Deux passions § ‘emparérent de lui: le service régimentaire et le
jeu. ll aimait son régiment 4 la folie, mais n’aimait pas moins le
lansquenet.
Son régiment de cuirassiers fut pour le comte une source féconde
d’études et d’observations.
A quelque temps de 1a, le jeune colonel marcha Ala tate de son
régiment contre les Suédois, commandés par Steinbock. Colonel et
régiment combattirent vaillamment, et le comte eut méme son che-
val tué sous lui, d’un boulet de canon, pendant une charge. Mais
ces culrassiers étaient plus riches en courage qu’en discipline. Ils
commirent quelques pillages, et le colonel comte Maurice de Saxe,
rendu responsable, fut condamné a marcher pendant quatre jours
a la queue de larmée, avec les bagages, valets et goujats.
Oserait-on de nos jours, apres les proclamations d’égalité, don-
ner un tel exemple?
Le comte se ‘soumit en silence et se contenta d’écrire ces lignes : :
« Le général ne connait que les chefs de corps; c’est & ceux-ci a
s’en prendre & leurs officiers, et de ceux-ci, en descendant j jusqu "aux
sergents. »
Maurice fit la campagne de 1715 sous les ordres du comte Wa-
kerbarth, qui commandait une armée saxonne et prussienne.
Revenons un peu en arriére.
A l’age de dix-huit ans, en 1714, le comte de Saxe avait oe
mademoiselle Victoire de Loben. Ce mariage était oeuvre de la com-
tesse de Keenigsmark, qui espérait ainsi arracher son fils au jeu et
aux galanteries. -
Héritiére d’un nom illustre et d’une fortune considérable, la
comtesse de Loben avait, 4 Dresde, une grande réputation de beauté,
mais aussi d’originalité. L’audace de son caractére, ses habitudes
viriles, son esprit indépendant, sa fierté cavaliére, lui avaient fait
donner, par Auguste Il, le surnom de mete aan: On voit que
lexpression n ‘est pas nouvelle.
Fiancée au comte de Friesen, mademoiselle Victoire n’était ce-
pendant pas indifférente aux hommages du comte de Gersdorff.
Maurice, par un sentiment de vanité, voulut l'emporter sur ses
deux rivaux. La dot d’ailleurs méritait quelque estime, surtout en
présence de eréanciers dont le nombre augmentait chaque jour.
-LE MARECHAL DE SAXE. 905
Enfin la beauté de mademoiselle de Loben I’attirait malgré lui. Le
nom de Victotre lui plaisait aussi, comme une douce promesse..
Le roi demanda donc pour son fils la main de la riche héritiére,
qui n’eut garde de refuser. Mais i1-fallut, suivant l’usage du-.temps
et du pays, libérer mademoiselle de Loben de ses, engagements en-
vers les comtes de Friesen et de Gersdorff. Madame-de Keenigsmark
donna 50,000 thalers, et Maurice s’entendit avec les deux anciens
prétendants pour le reste de l’indemnité.
Le mariage se fit, et huit jours aprés le comte de Saxe n’y son-
geait guére. oe
Un fils naquit l’année suivante et mourut peu de temps aprés.
La jeune comtesse était abandonnée depuis longtemps. Maurice
partageait ses soins entre la baronne de Metzroth et madame Fulke,
actrice fort a la mode.
La comtesse de Saxe se vengea cruellement. Pendant sept ans
elle brava son époux ct lui rendit injures pour injures. Enfin, le
24 janvier 1721, sur la plainte de Maurice, outragé, une cnquéte
publique fut faite devant la cour criminelle de Quedlimbourg. Ac-
cusateur de sa femme, le comte demanda le divorce, disant que la
comtesse était un sujet de scandales. ao
Le tribunal de Leipzig prononga la.séparation. « Le jugement est
complétement du goat de ma cliente, » fit observer l’avoeat de ma-
dame de Saxe. :
Le public fut pour la femme que Maurice avait abandonnée en dé-
vorant la dot. Il menacait la comtesse de ne lui donner que du pain
et de l’eau.
Rendue la liberté, mademoiselle de Loben épousa un Saxon, le
capitaine Runkle. 2 it
Maurice la revit depuis et fut, pour elle, rempli de galantes at-
tentions. Depuis son mariage, il répétait souvent : « Il y a bien peu
de femmes dont-je voudrais étre le mari, et bien peu d’enfants dont
Je voudrais étre le pére. v
Le comte de Saxe se montra fort brillant au siége de Stralsund. A
la téte des troupes, l’épée haute, il cherchait 4 rencoptrer le roi de
Suéde, objet de son admiration. i ee
Ht raconte dans une lettre que, montant un jour a l’assaut, il vit
dans un nuage de fumée, au milieu des morts et des mourants, sur
un mur éeroulé, Charles XH, un fusil 4 la main, entrainant ses
soldats. Cette apparition, dit-il, lui sembla surnaturelle. Profondé-
ment ému a l’aspect du héros, il s’arréta, et, dtant son chapeau, il
Salua le roi de Suéde. ;
Ce souvenir ne s’effaca jamais de la mémoire du comte de Saxe.
206 LE MARECHAL DE SAXE.
Devenu maréchal de France, il aimait & rappeler cette royale appa-
rition.
En 4746, le ministre Flemming, favori d’Auguste et le plus dan-
gereux des ennemis de Maurice, fit licencier son régiment de cui-
rassicrs. Ce fut, pour le jeune colonel, une peine cruelle. Il se plai-
gnit au roi, son pére, en termes violents, et fut menacé de la prison
au chateau de Keenigstein. oe
Le jeune prince prit dés lors la résolution de quitter son pays et
d’offrir son épée a la France.
Trois années sc passérent dans un désordre sans nom. Un jeu
effréné, des orgics continuelles, augmentérent les dettes de Mau-
rice, qui ne rougissait pas de s’abaisser jusqu’aux chevaliers d’in-
dustrie et aux courtisanes.
Nl se rendit en France en 1720. Le Régent lui fit l’accueil le plus
flatteur.
Bientét les Parisiens ne parlérent que du jeune Saxon. Chacun
racontait son anecdote. On fit de Maurice une sorte de héros, demi-
barbare, demi-civilisé, brave et galant, beau joueur et beau duel-
liste. On parlait tout haut de ce jeune étranger aux cercles dy Pa-
— lais-Royal, on en parlait tout bas derriére l’éventail.
La corruption de la société francaise était alors 4 son comble.
Maurice arrivait donc & propos avec ses passions et ses vices, ses
ardeurs et ses ambitions. Comme cette sociélé francaise de la Ré-
gence n’était ni sotte, ni lache, le comte y trouva naturellement sa
place. S’il edt eu quelque pruderie, la fortune lui aurait tourné
le dos.
Le Régent était habile, Maurice le fut aussi. Il mit dans ses in-
téréts tes courtisans du Palais-Royal, et fut méme sérieux a l’oc-
casion. | |
Six mois aprés l’arrivée en France du comte de Saxe, le roi
Louis XV, 4gé de dix ans, rendit cette ordonnance :
« Aujourd’hui, septiéme jour d’aout 1720, le roi étant a Paris,
voulant donner les moyens au sieur comte de Saxe d’entrer au ser-
vice de Sa Majesté, dans un rang proportionné a sa naissance, et lui
marquer en méme temps la parfaite considération quelle a pour
son frére, Sa Majesté, de l’avis de M. le duc d'Orléans, régent, l’a re-
tenu, ordonné et établi en la charge de maréchal de camp en ses
armées, pour, dorénavant, en faire les fonctions, en jouir et user
aux honncurs, autorités, prérogatives et prééminences qui y appar-
ficnnent... »
Les officiers de l’armée francaise se montrérent mécontents
lorsque parut l’ordonnance du roi; les habitués de Versailles accu-
an
meee eee
LE MARECHAL DE SAXE. 207
strent le Palais-Royal de favoriser ]’intrigue, mais M. de Saxe ne tint
nul compte des plaintes et des quolibets. |
Les régiments étrangers avaient alors pour colonels des maré-_
chaux de camp. Maurice acheta, l'année méme de sa promotion, le
régiment de Sparre, qui était au service de France depuis 1670, et
prit le nom de régiment de Saxe.
Pour la premiére fois, on vit les méthodes allemandes introduites
dans un corps de notre armée. Le comte de Saxe adopta, dans son
régiment, la discipline, l’instruction, la tactique des troupes du
Nord. ll ne tarda pas 4 faire école. Le chevalier de Folard, qui diri-
geait opinion des gens de guerre, écrivait : « ll faut exercer les
troupes a tirer selon la méthode que le comte de Saxe a introduite
dans son régiment, méthode dont je fais un trés-grand cas, ainsi
que de son inventeur, qui est un des plus beaux génies que j’aie
connus, et l’on verra 4 la premiére guerre que je ne me trompe pas
sur ce que je pense.»
Le comte de Saxe introduisit en France les courses de chevaux.
Le premier, il vit, dans cet exercice, un moyen de perfectionne-
ment pour la cavalerie. Il fit adopter, plus tard, dans nos haras, les
excellentes races de l’Ukraine.
Il partageait son temps entre le service militaire et les plaisirs
bruyants et parfois scandaleux.
Les ouvrages du comte de Saxe sont signés Maurice, comte de
Saxe, duc de Courlande et de Sémigalle.
Ce duché fut la grande ambition de Maurice. La diplomatie euro-
pécnne s'agita longtemps pour résoudre une question politique
pleine de menaces.
Qui se souvient aujourd’hui de ces émotions et des intrigues de
tant de ministres ! .
Mais ceci se rattache trop intimement 4 la vie du comte de Saxe
pour ¢tre passé sous silence. Nous n’insisterons cependant pas sur
les faits qu'autant qu’ils mettront en relief la figure de Maurice.
Il
Sur les bords de la mer Baltique, entre la Livonie et la Lithuanie,
se trouve un teyriloire dont Mitau est la capitale. Ce territoire
forme aujourd'hui l’un des gouvernements de |’empire de Russie.
Au siécle dernier, et depuis longtemps, ce gouvernement était un
duché indépendant, divisé en deux duchés, celui de Courlande et
celui de Semgallen (que les Francais écrivent Sémigalle). Comme
Ja Livonie, ces duchés appartenaient 4 I’ordre Teutonique.
208 . LE MARECHAL DE SAXE.
Lorsque la puissance russe s’étendit, les chevaliers de |’ordre,
pour échapper 4 la conquéte moscovite, cédérent la Livonie a la
Pologne, qui leur assura la Courlande et la Sémigalle a titre de fief
polonais. 7 |
En 1711, le duc de Courlande, Frédéric-Guillaume, épousa une
princesse russe, Anne Ivanowa, fille du tzar Ivan Alexiowits et niéce
de Picrre le Grand. Le duc mourut bientét aprés, et la duchesse
Anne régna sur la Courlande grace a la protection de Pierre le
Grand.
Des difficultés naquirent dés lors entre la Pologne, la Prusse et
la Russie. Le dernier duc n’avait pas laissé d’enfants.
Le comte de Saxe forma le projet de se faire élire duc de Cour-
lande et d’épouser la duchesse Anne, qui devint impératrice de
Russie a la mort de Pierre II.
Lever des impots, battre monnaie, avoir des ambassadeurs, faire
des lois, marcher & la téte d’une armée, étre traité de cousin par le
roi de France, étaient de doux réves pour un maréchal de camp.
La duchesse de Courlande Anne Ivanowa, veuve de Frédéric-
Guillaume, était d’une grande beauté. Le roi de Prusse peint ainsi
la princesse : « Libérale dans ses récompenses, sévére dans ses cha-
liments, bonne par tempérament,; voluptueuse sans désordre, elle
avait de l’élévation dans l’ame et de la fermeté dans l’esprit. » (Wé
mowres de: Frédéric II.)
Le comte de Saxe se rendit 4 Mittau avec l’espoir de plaire a Ia
duchesse. :
Les chroniques du temps affirment qu’il réussit, et que la prin-
eesse lui promit sa main s’il se faisait élire.
La noblesse de Courlande se réunit pour choisir un duc.
Le roi de Pologne était opposé 4 la nomination de Maurice, la
Russie rejetait fort loin ce projet, mais le jeune comte avait de
nombreux partisans en Courlande et pouvait, au début, compter
sur l’appui de la duchesse.
Maurice n’ignorait pas que, pour étre définitive, l’élection devait
étre approuvée par le roi de Pologne. Il écrivit alors au duc électo-
ral une lettre dont voici le passage le plus saillant : « Caouen,
50 may 1726. Le sacrifice est prest en Courlande et l'on attend que
la victime ; je ne manqueray de |’etre si le roy me condamne, mais
je ne puis trahir des gens a qui ma parole me lie,et me deshonorer
chez une nation qui a mit sa confiance en moy,-jespere que !’uni-
vers ne me condamnera pas, quand il scaura, que jay toujours été
soumit aux ordres du roy, méme dans mon engagement avec les
courlandais... mon dessein pourtant est, pour ne choquer per-
sonne, de ne prendre que le titre de régent pour un an, mais de
LE MARECHAL DE SAXE. 209
successeur pour moi et ma postérité aprés la mort du duc Fer-
dinand. » :
Le comte de Saxe fut élu, 4 l’unanimité, duc de Courlande et de
Sémigalle par la noblesse assemblée. | |
Dés que la Russie connut la nomination du comte de Saxe, elle
menaca la Courlande d’une invasion 4 main armée.
D'un autre cété, la Diéte de Pologne condamna l’élection et pro-
clama la réunion de la Courlande.é la république: Le roi ordonna 4
Maurice de rendre fous les actes relatifs 4 son élection. La réponse
du comie mérite d’étre rappelée : « Grodno, 23. Sire, en arrivant
ici l'on m’a remis la laitre dont V. M. ma honores le 14 du courant,
Jy vois avec une doulleur extraime la necessites,. sire, de vous déso-
béir ou de me deshonores ; japelle de ma situation au cceur de V. M.
Sil ne me condamne pas, je me consoleres avec plesir du saurt que
la destinée me prépare. »
Maurice écrivit en méme temps au comte de Friesen : « Ma situa-
tion devient de jour en jour plus gaillarde; je m’en f... et je vas
toujours le maime trein. »
Ce méme train consistait 4 résister les armes 4 la main. M. de
Saxe fit donc des levées en Courlande, en Suéde et en France. Mais
il ne put réunir une armée assez forte pour résister a la Pologne eta
la Russie. Alors il écrivait: « Soit sur une bréche, soit sur un échafot
ou par une fiévre que je termine ma vie, il m’importe guére. »
Les Parisiens ne le perdaient pas de vue, et tous leurs voeux l’ac-
compagnaient. Geutilshommes et bourgeois parlaient tous de voler
en Courlande pour combattre, mais la plupart se contentérent de
donner leur argent au banguier de l’expédition. Les femmes sur-
tout se monirérent généreuses. Adrienne Lecouvreur, de la Comé-
die-Francaise, engagea ses bijoux et donna quarante mille livres a
la souscription. ies Francaises trouvérent des imitatrices a l’étran-
ger, surtout en Pologne et en Russie. La comtesse de Kcenigsmark
vendit ses diamants, et la comtesse Bielinska sa vaisselle d'argent.
Ce ful une mode et bientdt une passion. Cependant, lorsqu’il fallut
compter le nombre des combattants, il ne se trouva que dix-huit
eents hommes, dont 4 peine la moitié parvint jusqu’a Lubeck.
Tout en cherchant a plaire 4 la duchesse de Courlande, Maurice
Ne ponvail résister 4 ses passions. Ses désordres devinrent tellement
publics, que la duchesse cessa de Jui accorder son affection.
En manquant de sagesse, le comte de Saxe perdit sa couronne
ducale. La duchesse de Courlande avait d’abord eu pour lui une es-
time fort 'tendre; elle était disposée & partager avec lui la souverai-
neté ducale. Mais, lorsqu’elle vit ce jeuno homme oublier toute di-
gnité, elle cessa de l’estimer.
240 LE MARECHAL DE SAXE.
Plus tard peut-étre, en montant sur le trénce de Russie, Anne
Ivanowa aurait-elle conduit son époux a partager une couronne im-
périale.
Bicntét aprés, Maurice manqua d'autres mariages : la princesse
Elisabeth, puis la fille de Mentzikoff, enfin une parente de l’impé-
ratrice: mais il ne pouvait résister aux jeux et aux bruyantes ga-
lanteries.
Un jour il reprit le chemin de Paris, escorté par les juifs polo-
nais, qui réclamaient leurs ducats, et n’emportant de cette campa-
gne que le titre d’Altesse, duc de Courlande et de Sémigalle.
Dans les premiers jours de 1728, le comte de Saxe, a l'occasion
du premier de ]’an, adressa cette lettre 4 sa sceur la princesse de
Holstein : ,
« Breslau 40 janvier. Souhaits de bonne année, remplie de con-
tentemens, je ne dis pas de plaisirs brillans, passeque je supose
que se la sen va sen dires.
« Je vais ganer Paris, et je conte y aitre a la fein de la semaine
prochaine.
« ... Je suis tretés durement, et sen doute trés mal en cour,
mais je trouveres des cceurs juste et des amis fidelle qui me conso-
leront. ‘
a... Ecrivez moi ce que l’on a contre moy... il me semble im-
possible que le cceur du patron soit d’acor avec la fasson dont il
me tréte, car je n’ay rien a me reprocher; se diable de m’enteuffel
m’oret-il encor jouer quelque tour, je sais bien qu’il ait capable
des man’heeuvre les plus noire et les plus faches (facheuses), mais
encore je vouderez bien savoir sur coy.
« ... chair belle ef grand sceur... je vous laisse sur les bons vou-
loir, soiez toujour triomfante et conserves moi un peu de part 4
vos bontés, si yous trouves des jans qui m’onorent de leur amities
dites leur du bien du mois, le bon Dieu vous le renderas et mois
ossi cant je le pourrés... » |
Cette lettre, écrite de la main du comte Maurice, se trouve a la
bibliothéque publique de Strasbourg, plus compléte que nous ne la
donnons.
_L’année 1728 vit mourir la comtesse de Keenigsmark. Cette perte
si cruelle fut & peine ressentie par le fils qu’elle avait tant aimé.
Lorsqu’en 1730 Anne Ivanowa, duchesse de Courlande, monta
sur le tréne de Russie, l’ambition de Maurice s’éveilla, et il partit
-pour Dantzig, d’ou il adressa & la nouvelle impératrice une lettre
vat tendre. Mais alors Biren était le favori et devint duc de Cour-
ande, :
LE MARECHAL DE SAXE. o14
Tout meurtri de sa chute, le comte revint a Paris et s’ occupa sé-
rieusement de son régiment. Les ntits appartenaient aux orgies et
les jours au travail. Ses aventures politiques, sa vie privée, ses
voyages, lui prétaient un caractére romanesque, exploité par mille
sentiments divers. De petits livres se vendaient avec mystére aux
gens de métier, livres:licencieux dont le comte était le héros, et qui
ne contibuérent pas peu 4 déconsidérer les hautes classes de la so-
ciété, tout en semant la corruption.
Ce fut alors que madame de Pompadour disait : « Le comte de
Saxe pousse la bassesse Jusqu’a la crapule. »
A la mort d’Auguste II, en 1733, Stanislas Leczinski fut élu roi
de Pologne par la Diéte générale. Maurice fut profondément touché
de la mort de son pére.
La Russie, qui s’opposait a l’électioh de Stanislas, fit avancer une
armée sur la Vistule. Voulant éviter la guerre, le nouveau roi re-
prit la route de France.
Le gouvernement russe fit procéder 4 une nouvelle élection, qui
eut lieu sous la pression des baionnettes, et Fréderic-Auguste, élec-
teur de Saxe, fils du dernier roi de Pologne, fut. proclamé.
On sait, au reste, comment se faisaient les élections dans cette ré-
publique polonaise.
Le prince Guillaume de Prusse écrivait, quelques années apne.
au comte de Gisors : « L’amour de la patrie est une phrase
qu'un Polonois emploie a la Diéte en faveur de celui qui lui. paye le
plus. »
Les gazetiers de Paris publiérent dans leurs feuilles que l’exclu-
sion de Stanislas était unc offense faite 4 la France. Entrainé par
lopinion, Louis XV déclara la guerre le 10 octobre 1753.
Le comte de Saxe allait combatire contre son frére. Pour la pre-
miére fois il marchait dans les rangs de l’armée frangaise.
IV
; Deux jours aprés la déclaration de guerre, Maurice traversait le
hin.
Cette promptitude n’était pas dans les habitudes; on avait, ordi-
nairement, plusieurs mois pour se préparer, et la cour, fidéle aux
traditions, yvoulait attendre le printemps de 1734 pour entrer en
campagne. Le comte de Saxe persuada 4 M. de Noailles qu'il fallait
surprendre l’adversaire avant qu’il fat prét.
La cour de Vienne, qui n’était pas préte, fut surprise en flagrant
212 LE MARECHAL DE SAXE.
délit de remiationt Kehi était déja enlevé, lorsque nos adversaires
commencaient leurs préparatifs.
La campagne fut menée rondement. Au mois d’avril 4 734, le gé-
néral en chef de notre armée, Berwick, Anglais de naissance et ma-
réchal de France, voulut faire le siége de Philisbourg. Lorsque le
eomte de Saxe le rejoignit, Berwick lui dit : « Je songeais & faire
venir un renfort de 3,900 hommes, mais vous voila, je puis m’en
asser.
: Singulier temps que celui ow le fils naturel as Jacques Il d’Angle-
terre adresse ccs paroles au fils naturel du roi de Pologne, en pre-
gence d’une armée francaise. Tous deux étaient de grands généraux
et de vaillants soldats; mais que devenait donc la race des Turcnne
et des Villars?
Tl et été dangereux d’attaquer Philishourg sans enlever d’abord
une immense ligne de défense construite par les Impériaux 4
Ettlingen.
Aprés une marche savante, le comte de Saxe tourna la position,
et se trouvant 4 portée de mousquet, fit mettre sacs 4 terre et char-
ger 4 la baionnette. Il s’empara des lignes. Ce beau fait d’armes
resia sans récompense, car Maurice avait des ennemis nombreux et
puissants.
. Alors il écrivit au duc de Noailles, son chef direct, et qui savait
Papprécier : « ..... Je me trouve dans le cas de me !ouer mot-
méme... J’ai eu le bonheur de faire une action d’éclat; c'est moi
qui vous ai frayé lc chemin. (Il peint avec énergie les dangers qu'il
a courus, regrette de n’avoir 4 la cour ni parents, ni amis pour
parler de lui 4 Sa Majesté, ct termine ainsi sa lettre:) Il y a qua-
torze ans que j'ai |’honneur d'étre au service du roi; je ne suis pas
d’espéce 4 étre assujetti aux régles et a vieillir pour parvenir aux
grades. »
Noailles, qui avait autant de coeur que d’esprit, ne fut point cho-
qué de ce langage et agit dans l’intérét du comte de Saxe.
La prise de Philisbourg donna licu 4 une promotion, et Maurice
fut nommé lieutenant général.
Pendant un combat dans la forét Noire, le comte recut un coup
de sabre sur la téte, et tua de sa main Vofficier de hussards qui
l’avait frappé.
Dans la campagne de 1735, Maurice de Saxc prit sur lui d’ordon- |
her un mouvement tout autre que celui qu’avait prescrit le maré-
chal de Coigny, commandant l’armée. II sauva ses troupes, mais
souleva de dangereuses passions.
Dans une lettre au maréchal de Noailles, alors en Italie, Maurice —
raconte cette campagne de 1755 et fait ressortir Iles fautes commi-
LE MARECHAL DE SAXE. 233
ses; il insiste sur les désordres et: le défaut de commandement.
Cette Icitre est une brillante lecon de stratégie et de tactique.
Le traité de Vienne du 3 octobre 1735 donna la Lorraine A la
France, et Stanislas Leczinski en eut l’usufruit.
La paix ramena Maurice A Paris..Il y reprit sa vie dévorante. Ce-
pendant il travaillait chaque jour ayec Folard, et tous deux étu-
diaient les méthodes de guerre des anciens.
A cette Epoque, le comte se fit Journaljiste, ou pour nous servir
de expression moderne, il devint reporter. En cffet,.on lit dans
Yun de ses Mémoires : « Je pris le métier de gazetier. »
fl envoyait au roi de Pologne les nouvelles de Paris, entremélait
la politique aux intrigues, les contes de boudoir aux projets de la
cour; il n’était pas jusqu’a la mode qu’il n’expliquét par le menu.
Ainsi, le bavolet donne lieu 4 une dissertation, et le corset inspire
des vers plus spirituels qu’autre chose. C’est le cynisme de la phi-
losophie.
Non pas que Maurice fit un grand philosophe; il ne donnait
guére dans ce travers des grands seigneurs. Ses boutades n’épar
gnaient pas les novateurs, et son instinct de grand seigneur, sa
fierté de soldat, lui faisaient comprendre qu'il ne s’agissait en tout
eeci que de battre en bréche |’autorité. Cependant, il était de son
siécle et frondait 4 son tour. Voici ce qu'il écrivait: « Quel spec-.
tacle nous présentent aujeurd’hui les nations? On voit quelques
hommes riches, oisifs et voluptueux, qui font leur bonheur aux deé-
pens d'une multitude qui flatte leurs passions et qui ne peut sub-
sister qu’en leur préparant sans cesse de nouvelles voluptés. Cet
assemblage d’hommes, oppresseurs et opprimés, forme ce qu’on
appelle la société, et cette société rassemble ce qu’elle a de plus vil.
et de plus méprisable et en fait ses soldats. Ce n’est pas avec de pa-
reilles meurs ni avec de pareils bras que les Romains ont vaince
Yunivers. »
La mort de Charles VI appela sa fille Marie-Thérése ‘au tréne im-
périal, en vertu de la Pragmatique-Sanction. Mais I’électeur de Ba-
wére revendiqua la couronne. La France se déclara pour lui.
Au commencement de 1741, un traité d’alliance réunit l’ Espagne,
la Prusse el la Pologne a la cause de I’électeur. L’empire d’Autriche
semblait perdu, mais un coeur de femme lui restait.
Habillée 4 la hongroise, couverte de vétements de deuil, la cou-
renne de Saint-Etienne sur la téte et ’épée au cété, Marie-Thérése
parat devant la Diéte tenant entre ses bras son jeunc fils. D’une voix
ferme, elle prononga ces paroles en latin :
« Abandonnée de mes amis, persécutée par mes ennemis, atta-
quée par mes proches parents, je ne compte que sur votre fidélité,
e14 LE MARECHAL DE SAXE.
votre courage et ma constance. Je remets entre vos mains la fille et
le fils de vos rois; ils attendent de yous leur salut. »
Cette fille de roi avait vingt-quatre ans; elle était belle et mal-
heurcuse, pleine de courage et de patriotisme. Les magnats furent
enthousiasmés ; les sabres sortirent bruyamment des fourreaux,
brillérent au-dessus des tétes, tandis que ce cri retentissait : Mo-
riamur pro rege nostro Maria-Theresa.
Alors la souveraine devint femme et fondit en larmes. Le délire
patriotique fut 4 son comble, chacun jura de mourir pour le tréne
et la patrie. Marie-Thérése éleva son enfant au milicu de ces lames
de sabre, et un sourire divin éclaira son front.
Cette grande scéne historique est presque,étrangére 4 notre sujet ;
mais elle nous attire malgré nous, comme un rayon de lumiére. Oh!
Marie-Thérése, votre cceur de femme vous a dit comment se con-
servent les couronnes!
Dans le courant de l’année 1740, le comte Maurice fit offrir se-
crétement a l’électeur de Saxe de rentrer au service de son pays.
Cette intrigue échoua pour des raisons faciles 4 deviner. .
Louis XV, qui ignorait cette proposition, employa Maurice en
qualité de lieutenant général dans le corps auxiliaire qui fut mis a
la disposition de l’électeur de Baviére. Maurice de Saxe comman-
dait l’aile droite.
Cette campagne de 41741 fait peu d’honneur aux maréchaux
de Maillebois et de Belle-Isle, qui commandaient ,chacun 40,000
hommes. .
Il fallait marcher sur Vienne, au lieu de s’enfoncer au coeur de
la Bohéme, sans places pour points d’appuis, sans lignes de re-
traite.
Bientdt les Francais se trouvérent, avec leurs alliés, dans une
situation critique; leur unique salut était dans Prague. S’emparer
de cette place forte semblait impossible. On ne pouvait songer 4 un
siége. Le mois de novembre amenaift scs pluies et ses froides jour-
nées ; l’armée, trop peu nombreuse, manquait de matériel. D'ail-
leurs, les asgiégeants eussent eu l’ennemi derriére eux.
Les maréchaux consultérent le comte de Saxe. Celui-ci, aprés
avoir reconnu la place, proposa de s’en emparer par surprise. Ce
projet fut adopteé.
Les historiens, se répétant les uns les autres, ont fait 4 Chevert
lhonneur de cette audacieuse entreprise. Qui, Chevert a tenu le
noble langage que |’on sait, il s’est montré brave jusqu’al’ héroisme,
mais il exécutait les ordres du comte de Saxe. Celui-ci avait formé
le projet de l’expédition et tracé le plan. Il commandait. Ses forces
LE MARECHAL DE SAXE. 215
se composaient de mille hommes d’infanterie et de deux mille ca-
valiers.
Maurice rendit compte de ce beau fait d’armes dans une lettre a
Folard. Voici les principaux passages de ce récit :
ree Je fis sur-le-champ rappeler le marquis de Mirepoix (qui
gardait le pont sur la Moldau); je ramassai quelques échelles et
j accommodai deux poutres avec des cordes pour me servir de bé-
lier. Le marquis de Mirepoix vint me rejoindre le 28 novembre (1744)
a neuf heures du soir avec ses mille hommes d’infanterie, et nous
marchames sur-le-champ vers Prague.
«les échelles ayant été distribuées aux grenadiers, j’ordonnai
au premter sergent de monter avec huit grenadiers et de ne point
lirer, telle chose quit arrivdt, de poignarder les sentinelles s’ils pou-
vaient les surprendre, ct de ne se défendre qu’é coups de baion-
nettes s’ils trouvaicnt résistance.
« Le sergent étant parvenu au haut du rempart avec les huit gre-
nadiers, les sentinelles donnérent l'alerte. Je m’étais assis sur lebord
du fossé, au bout de la plate-forme, vis-a-vis le bastion dans Iequel
M. de Chevert devait montcr. J’avais caché huit troupes de dragons
a trente pas derriére moi; je me leyai et criai: A moi, dragons!
Ils parurent sur-le-champ. Tout ce qu’il y avait d’ennemis sur le
polygone et sur la courtine nous ayant découverts, se mit a tirer
sur nous. Je fis répondre par un trés-grand feu. Pendant ce temps-la
M. de Chevert montait avec les grenadiers; les ennemis ne s’en
apercurent que lorsqu’il y eut. une compagnie sur le rempart. Alors
ils vinrent 4 la charge, tirérent beaucoup et croisérent leurs armes
avecles grenadiers, mais ceux-ci nec se défendirent qu’a grands coups
de baionnettes;et tinrent ferme. M. de Chevert fut bientdt suivi de
trois autres compagnies et de M. de Broglie avec ses piquets..... Je
m’empressai d’arriver au pont de la porte..... Au moment que j’ar-
rivais, M. de Chevert, qui avait forcé le corps de garde par le de-
dans de la ville, m’abattit Ic pont-levis..... Toute la garnison ayant
mis bas les armes, fut enfermée dans les casernes. »
Maitre de la ville, le comte de Saxe empécha le pillage et se mon-
tra tellement humain, que les magistrats, au nom des habitants, lui
offrirent un diamant estimé plus de 200,000 livres. Une inscription
gravée surlamonture exprimait la reconnaissance de tous. Le dia-
mant ne fut point refusé, les moeurs étant moins sévéres alors que
de nos jours. Peut-étre Chevert n’eut-il pas accepté ce don.
La conquéte de Prague donnait 4 Charles-Albert la couronne de
Bohéme.
25 Jaxnan 1876. 45
216 LE MARECHAL BE SAXE.
Une nouvelle campagne s’ouvrit en 4742, gloriease pour le eomte
de Saxe qui n’attendait plus le printemps pour manceuvrer. Vers la
fin du mois de janvier, il opéra avec la. cavalerie contre 20,000 Au-
trichiens. La prise d’Egra mit le comble a sa réputation.
Pendant que son nom retentissait dans |’Europe entiére, Maurice
youlut mettre sa gloire 4 profit. It partit donc pour la Russie. L’im-
pératrice, disent les mémoires du temps, fitau général francais un
accueil distingué, qui devint bientét un tendre sentiment d’admi-
ration.
Aucune des démarches du comte n’était désintéressée. Cette fois
il venait réclamer la restitution d’une terre sifuée en Livonie. Il
espérait aussi que l’impératrice reconnaitrait ses droits ‘sur le
duché de Courlande. La terre fut restituée, mais la Russie conserva
pour elle la Courlande.
Pendant la campagne de 1742, le comte de Saxe fit une marche
admirable au milieu des montagnes occupées par ennemi. Mais
la timidité du maréchal de Maillebois ne permit pas de délivrer
V'armée de Bohéme. Pendant la retraite, Maurice commanda I’ar-
riére-garde et sauva l’armée par son intelligence et sa vigueur.
Sa correspondance avec Folard fait connaitre les fautes com-
mises. Le canto n’accuse pas, mais il est épouvanté de Pignorance
présomptueuse du cammandement. Cette correspondanee donna
lieu & un duel, entre Maurice et Je fils du maréchal de Broglie,
major-général de l'armée de Baviére.
Nos troupes se trouvaient dans un complet déndment. On vivait
de racines et de chevaux abattus. Le comte écrivait & Folard : « Je
me suis nourri de couleuvres, mais je n’ai pas & vous décrire des
miséres. »
Lorsqu’'il reparut 4 la cour, M. de Saxe y fut recu avec une
grande distinction. Le roi lui accorda lagrément de lever un régi-
ment de mille cavaliers, moitié dragons, moitié uhlans ; if devait
mettre en. essai daas le corps ses idées sur Pinstruction, la tenue
et la discipline.
‘Au début de la campagne de 1743, Maurice, malgré d’habiles
maneeuvyes, dut parlager le sort de l’armée du maréchal de Broglie
qui battart en retraite vers le Rhin. Nos frontiéres étaient. mena-
eées, et déja F'Alsace entendait la marche de l’ennemi triomphant.
« Je sauverai la France, » disait le comtc 4 ses amis. I] prema les
LE MARECHAL DE SAXE. 217°
mesures les mealleures, occupe les passages importants, administre
avec une rare babileté, et déploie autant d’énergie que de talents.
Sa surprise est extréme lorsqu’ii apprend que le ra a nommé be
maréchal de Coigny au commandement supérieur.
Louis XV avait craint de confier le salut du royaume a un étran-
ger. Le roi dit au maréchal de Noailles. que « tout en reronnaissant
gu’il y avait peu de généraux qui visassent au grand: comme M. de
Saxe, 1 avouait R’avoar pas toute confiames en lui ».
Noaalles se fit le défenseur de Maurice. |
En 1745, la France eut 4 soutenir.la guerre comtre une formi-
dable coalition. Afin d’opérer une diversion, Louis AV concut le
projet de porter la guerre sur le sol méme de la Grande- Bretagne,
il voubué rétablir les Stuarts sur le tréned’Angieterre. L’expdédition
ayant été résolue, le comte de Saxe fat désagné pour la préparer et
en prendgse le commandement.
Pour une telle tentative, il fallait de grands talents, un cowrage a
toute épreuve et aussi cet esprit aventureux qui se plait a jouer avec
la fortune. |
Le corps francais destiné & ka descente en Angleterre était de
9,195 hommes, dont 8,960 famtassms, 595 dragons et 120 artil-
leurs.
Cette petite armée se réunit 4 Dunkerque, tandis que Jacques Ii
était encore 4 Rome. Les tempétes empéchtrent le départ, ce qui
fit dire au comsfe de Saxe que le vent n’était pas jacobite. ’
Une escadre anglaise vint bientot bloquer le port de Dunkerque
et il fallué abaadonner Charles-Edoward 4 ses propres forces.
La réception que le comfe de Saxe recut & Versailles lui prouva
. commbien te maréehal de Neailles avait modifié les sentiments du
ro 4 son égard. Le comte fut élevé 4 ta dignité de maréchal de
France.
Ce ne fut pas sans de sérieuses difficultés que le baton fut confié
awx mains d’un protestant. Rien de semblable ne ‘était va depuis
la réveeutien de l’édit de Nantes. Aussi la cour fit-elle proposer &
Maurice d’entrer dans Je sein de I’Eglise catholique. Ii répondit par
un refus - a Jat pris mon part, écrit-il, on ne me reprechera powmt
d’avoir chaagé: de. religion par intérét. »
Ii fut donc maréchal de Franes, mais sans pouvoir entrer dans le
conseil des maréchaux, sans pouvoir prétendre a ta croix de Samt-
Louis ou aux ordres du roi.
Cependant V’héritier de Louis XIV, celui qui portait son épée,
avait atteint l’age de trente-quatre ans sans avoir assisté & une seale
bataille. Louis XV n’était pas tellement esclave des yoluptés qu’il ne
seadit en lui les aspirations glorieuses de sa race.
218 LE MARECHAL DE SAXE.
. Il voulut faire ses débuts sous le maréchal de Saxe.
La guerre ayant été déclarée a l’Angleterre au printemps de 1744,
le roi rassembla une armée de cent mille hommes, divisée en deux
grands corps. L’un sous les ordres du maréchal de Noailles, l’autre
commandé par le maréchal de Saxe. Celle-ci devait tenir la cam-
pagne, celle-la faire le siége. Le roi était d’abord avec Noailles.
Ce général enleva Menin, Courtray, Ypres et Furnes. Le maréchal
de Saxe manceuvra comme I’eit fait Turenne. Ne se trouvant pas
en forces, il évita les grandes affaires, tenant toujours l’ennemi en
respect, il gagna ainsi I’hiver.
Au printemps de 1745, le comte de Saxe fut placé a la téte d’une
armée de quatre-vingt mille hommes. I] mit le siége devant Ia place
de Tournay, occupée par les Hollandais en vertu du traité d’U-
trecht. Les coalisés réunirent soixante mille hommes, Anglais,
Hanovriens, Hollandais, Autrichiens, sous les ordres du duc de
Cumberland.
- Voyant approcher cette armée de secours qui arrivait par la
route de Bruxelles, le maréchal de Saxe laissa vingt mille hommes
dans ses lignes et se porta au devant de l’ennemi avec soixante
mille soldats. Le maréchal était alors fort malade d’une hydropisie
et ses souffrances inquiétaient ses amis. Vainement cherchaient-ils a
le retenir sur son lit de doulcurs, « il ne s’agit pas de vivre, mais
de marcher, » répétait le général.
Le 18 avril, il subit l’opération cruclle de la ponction. D’horribles
souffrances contractent son visage, mais l’d4me demeure ferme.
Le lendemain, porté sur un brancard, il visite les positions, dicte
les ordres et prévoit tout. Pendant huit heures consécutives il reste
dans le camp au milieu des soldats. Les positions 4 occuper ré-
duisent 4 quarante mille le nombre des combattants pour la bataille
prochaine. Le maréchal fait préparer une petite voiture d’osier, car
il ne pourra se tenir a cheval.
Le roi est présent, il entend les murmures des principaux offi-
ciers de l’armée. L’indiscipline est. menagante, car elle part de haut.
Noailles s’en émeut et parle au roi en particulier. Louis XV réunit
alors les officiers généraux et chefs de corps; le maréchal de Saxe
est 14, soutenu par deux aides de camp. Le roi lui dit 4 haute voix :
« Monsieur le maréchal, en vous confiant le commandement de mon
armée, j'ai entendu que tout le monde obéit, je serai le premier
a en donner l’exemple. »
Ces nobles paroles furent entendues. Chacun s’inclina.
Le maréchal de Saxe placa son armée entre |’Escaut et la chaus-
sée, la droite appuyée au bourg d'Anthoing, la gauche au bois de
Bary, le centre couvert par le village de Fontenoy. Il éleva des
LE MARECHAL DE SAXE, 219
redoutes en avant de son front et les arma d’artillerie; il mit en
batterie, en deca du fleuve, quelques piéces de siége, protégea par
des retranchements le pont de Calonne afin d’assurer la retraite du
roi. Le but de l’ennemi était de délivrer Tournay en rejetant les
Francais au dela de |’Escaut.
Le 14 mai 4745, a cing heures du matin, notre armée rangée en
hataille attendait l’attaque. Un épais brouillard voilait toutes les
troupes et le regard interrogeait vainement l’espace, on entendait
dans le lointain le roulement des voitures et les cris confus qui
planent sur les troupes en marche. ,
Le roi Louis XV était 4 cheval, ayant 4 ses cétés le dauphin qui
fut le pére des rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X. Derriére le roi
se tenaient les principaux personnages de sa cour.
Couché dans sa voiture d’osier, pale et souffrant, le maréchal de
Saxe vint saluer Je roi. Une fiévre ardente illuminait son regard,
sa voix était bréve. Le maréchal donna tous ses ordres et fit arréter
sa voiture au pied d’un arbre, sur une petite colline. A six heures,
le brouillard s’éleva vers le ciel, les rayons du soleil éclairérent les
armées et tout aussitét le bruit du canon retentit. Les soldats fran-
cais répondirent 4 ce signal par le cri de Vive le roi! le premier
qui tomba mort fut le duc de Gramont.
Un écho lointain sembla répéter ce cri de vive le roi! c’étaient
les bataillons placés au bourg d’Anthoing qui répondaient a l’attaque
des Hollandais.
Vingt mille Anglais marchent magnifiquement sur Fontenoy. Les
redoutes font pleuvoir sur eux une gréle de boulets. Le duc de
Cumberland forme ses Anglais sur trois lignes et marche aux
redoutes de Bary.
Cetie masse de vingt mille hommes est déchirée par les boulets,
sillonnée par la mitraille, mais son pas est toujours régulier. Une
longue trace sanglante marque la route parcourue, et la colonne
anglaise est aussi fiére qu’au départ.
Jusqu’alors l’artillerie seule a combattu. Nos deux lignes d’infan-
erie, notre cavalerie qui relient les positions sont immobiles dans
la plaine en deca du céteau. Chacun admire les Anglais. Le maré-
chal de Saxe s’étonne, car il n’avait pu croire que des troupes
fussent assez téméraires pour s’aventurer dans cette atmosphére de
fer et de feu. Dans son plan, les troupes étaient réservées pour les
chances diverses et imprévues de la journée.
Notre premiére ligne était formée des gardes-francaises qui dé-
fendaient les approches de Fontenoy. Ces braves gens voient arriver
les Anglais tout sanglants, mais superbes de bravoure.
Six piéces de canon précédent les Anglais. Lorsqu’ils sont 4
220 LE MABZCHAL DE SAXE.
canquante {pas de distance, MM. les officiers saluent de part et
d’antre. Un capitaine des gardes anglaises, lord Hay, s’avance ef
sécrme : « Mesaieurs des gardes-francaises, tirer. — Messieurs,
tinez vous-mémes, répond te comte de Hauteroche, heutenant des
grenadiers, nous ne tirons jamais les premiers. » 7
La ligne anglaise fit une terrible décharge qui mit a terre deux
cent quarante merts et ome cenis blessés.
Les gardes-francaises enfoncés par cette masse cédérent le ter-
rain cherchant 4 se reformer plus join. Les vingt mille Angias,
serrant leurs rangs, broyaient tout sur leur passage. La seconde
ligne d’infanterie frangaise fut rompue a son tour,. puis la cavale-
rie. Cependant, ces soldats dispersés chargeaient les flancs de la
colonne anglaise qui dut s’arréter pour reprendre haleine. C’en était
fait, Fontenoy allait étre débordé et pris 4 revers.
, Le maréchal de Noailles conseille au roi ct au dauphin de se
mettre en sireté au dela de l’Escaut. Louis XV consuite le manéchal
de Saye, qui pond que Sa Majesté doit rester au milieu des sol-
dats pour soutenir leur courage par sa présence. Le roi ébait de
cet avis et demeura ferme la téte haute.
- Pendant ce temps les redoutes étaient vigoureusement défendues.
Le duc de Cumberland se vit abandonné par. les alliés et ne put
couapter que sur ses Anglais. Une diversion était nécessaire, elle ne
se fii pas.
La masse anglaise était donc arrétée, mais pour quelques instants
seulement; il fallait une supréme résolution. Le maréchal de Saxe
se fit placer & cheval ef donna rapidement quelques ordres ; il était
calme, mais sa physionomie exprimait uneémotion qui ressermblait 2
l’inquiétude.
‘On galoppait de tous cétés, de confuses paroles s’échangeaient cn
courant, des ordres se croisaient; ce qui a fait dire & quelques
écrivains que chacun perdit la téte.
Le maréchal de Saxe dut amérement rogretter alors de n’avoit
pas de réserve avec du canon. Cumberland put déplorer aussi la
faute commise de ne pas se faire appuyer par ses 42 escadrons de
cavalerie qui étaient restés en arriére.
Jamais, peut-étre, deux armées, sur le champ de bataille, ne
s'étaient trouyées dans une situation aussi critique, la victoire me
dépendait plus que d’une soudaine illumination, car la science
devenait inutile. Le duc de Richelieu, doué d’un coup d’ceil mili-
taire remarguable, eut cette soudaine illumination : il s’approcha
du roi, prononga quelques paroles, puis s’élanca de toute la vitesse
de son cheval vers le maréchal de Saxe. On vit alors quatre canons
seulement, mis en batterie, faire feu sur la colonne aaglaise, qui
LE MARECHAL BE SAXE. 924
se miten désordre. Un immense cri domina le tumulte, c’était la
cavalerie de la maison du roi et d'autres régiments encore qui enta-
maient une charge furieuse, désordonnée, charge 4 fond, charge a
mort, déchainement terrible. La terre tremblait sous cette nuée de
chevaux dont les flancs ruisselaient de sueur et:de sang. Tous les
gentilshommes voulaient en étre et il en venait de toutes parts,
bndes abattues et les épées au vent. Derriére ces escadrons en dé-
lire, dans les nuages de poussire, courait I’mfanterie haletante et
craignant d’arriver trop tard.
les Anglais, maigré leur bravoure, ne purent résister 4 ce vaste
ouragan de cavalerie : procelia equestris, suivant l’expression de
VEcriture. |
Les étendards francais sont bientét dans les rangs de l’Angle-
terre, la mélée devtent affreuse, et l’on n’entend que le choc du
fer, la détonnation de la poudre. —
La fure francaise venait de briser le mur d’airam fait de poi-
trines anglaises, et le nom d’un obscur village s’inscriyait poar
toujours dans le livre d’or de nos armées.
La nuit venait, et les soldats, maitres du champ de bataille,
saluaient de leurs acclamations ‘leur roi et leur maréchal.
Au loin, le due de Cumberland se retirait en bon ordre, laissant
sur le terrain 7,000 morts ou blessés, 2,000 prisonniers, 46 ca-
nons et 150 voifures d’artillerie. = =
Pendant que les tambours et les trompettes ralliaient les troupes,
le maréchal de Saxe se fuisait apporter sur sa litiére auprés de
Louis XV, qui !’embrassa. Alors Ie maréchal dit simplement -
«Sire, j'ai assez vécu; je ne souhaitais de vivre aujowrd’hui que
pour voir Votre Majesté victorieuse. Vous voyez & quoi tiennent les |
batailles!... il faut que je me reproche ma faute : j'aurais dh met-
tre ue redoute de plus entre Fontenoy ct le bois de Bary. Je ne -
croyais pas qu’il y cit un général assez hardi pour hasarder de
passer en cet endroit. » 7
"ut apprit cette victoire, Frédéric If s’écria : « Jamais ba-~
taille n’a fait plus d’honneur a un grand capitaine, que celfc ow il
etait 4 la mort lorsqu’elle se livra. »
Le maréchal désapprouva hautement la réponse da comte de
Hauteroche aux officiers anglais. i n’était point pour les prouesses,
et ne comprenait rien 4 nos délicatesses chevaleresques. ll dit aux
officiers : « Messieurs, en guerre, on doit dommer la mort et l’évi-
ler, il n’y a pas d’autres galanteries que celles-la. » Cette morale
germanique fit sourire les officiers. Le maréchal dit alors & un
jeune marquis, capitaine de mousquctaires : « Turis, petit Thiange,
mais tu ne riais pas lorsqu’un boulct, renversant ton cheval, t’a
992 LE MARECHAL DE SAXE.
fait rouler dans la poussiére. — J’ai eu peur, en effet, reprit le
marquis, peur que vous ‘ne; fussiez blessé, car vous étiez devant
mol. »
VI
Jamais, peut-dtre, victoire n’eut un tel retentissement. Les gens
de lettres, la ville et la cour s’unirent aux hommes de guerre pour
acclamer le maréchal de Saxe. Des salons et des thédtres un long
cri d’enthousiasme s’éleva, tellement puissant que les échos n’en
sont pas éteints, malgré trois ou quatre révolutions, malgré |’é-
croulement des trénes, malgré l’ingratitude des peuples.
Est-ce 4 dire que Fontenoy ait la perfection des belles batailles
de Turenne et de Napoléon I*? Non, certes. Le plan est défectueux,
l’exécution laisse fort 4 désirer. Le maréchal de Saxe savait mieux
faire.
Un critique militaire d’assez méchante humeur, le général de
Vaudoncourt a porté ce jugement sur Fontenoy : « Les courtisans
mettaient le trouble partout et, pour contrecarrer les ordres du
maréchal, en demandaient au roi, qui n’entendait rien 4 la guerre ;
Ie désordre des opérations fut grand, et jamais n’éclata davantage
Vesprit d’insubordination, de valeur aveugle et d’ignorance qui
caractérisa si longtemps Ia noblesse frangaise, et nous valut entre
autres les désastres de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt. Chacun
commandait au hasard, et personne n’obéissait. Le maréchal de
Saxe, malade, ne pouvait que se faire porter en litiére ga et la,
exhorter les troupes et les chefs... Si les Hollandais eussent renou-
velé leur attaque, le désastre aurait été pareil 4 celui de Crécy ou
d’Azincourt. » Le critique tient fort 4 inscrire les noms de Crécy et
d’Azincourt 4 coté du nom de Fontenoy.
Eh bien, quelque sévére, quelque injuste que soit ce jugement
inspiré par la passion politique, nous l’acceptons pour un instant.
Le roi n’entendait rien 4 la guerre; soit. La noblesse était insu-
bordonnée, ignorante; soit encore. Accusez toujours, dites que
personne n’obéissait et que chacun commandait, que le maréchal
de Saxe élait malade, et que Fontenoy ne fut qu’une victoire de
hasard.
Malgré tout, le souvenir de Fontenoy nous est cher, parce que
cette journée est bien francaise. Si l’on ne sait ni calculer, ni obéir
en silence, on sait se battre brillamment et mourir gaiement sous
Jes yeux du roi. On n’a pas plus d’esprit que les gardes-francaises
qui ne tirent jamais les premiers; on ne saurait étre plus poli que
LE MARECHAL DE SAXE. 995.
MM. les officiers qui, avant de mourir, saluent l’Angleterre. Puis,
au moment supréme, ces gentilshommes arrivent de tous cédtés; ils
se précipitent sur l’ennemi au nom de la France, au nom du roi,
mais aussi au nom de leurs péres, au nom de leur race.
_ Leduc de Péquigny est en avant des quatre piéces de canon ; le
duc de Richelieu court 4 bride abattue, faisant appel 4 tous; M. de
Montesson commande la maison du roi; le prince de Soubise est &
la t&te des gendarmes ; le duc de Chaulnes enléve les chevau-légers ;
les grenadiers 4 cheval obéissent 4 M. de Grille, leur capitaine,
landis que les mousquetaires suivent M. de Jumilhac. Le comte
d'Euet le duc de Biron galoppent vers Anthoing, pour empécher d’a-
bandonner la position. Le comte d’Estrées, le comte de Lowendhal,
saisissent des étendards fleurdelisés et les élévent au-dessus de
leur téte; le marquis de Croissi, escorté de ses enfants, de qua-
torze et de quinze ans, souléve les escadrons de Penthiévre. Les
colonels des régiments de Chambrillant, de Brancas, de Brionne,
d’Aubeterre, de Courten, chargent en avant de leurs cavaliers. Le
régiment de Normandie lutte contre les carabiniers pour arriver le
premier sur les baionnettes anglaises.
Citons Voltaire, qui ne savait flatter que Ie roi de Prusse : « Le
roi de France allait de régiment en régiment; les cris de Victoire!
et de Vive le roi! les chapeaux en l’air, les étendards et les dra-
peaux percés de balles, les félicitations réciproques des officiers
qui sembrassaient, formaient un spectacle dont tout le monde
jouissait avec une joie tumultueuse. Le roi était tranquille, témoi-
gnant sa satisfaction 4 tous les officiers généraux et 4 tous les com-
mandants des corps; il ordonna qu’on eut soin des blessés, et qu’on
traitat les ennemis comme ses propres sujets. »
Trois cent soixant-seize officiers francais furent ramassés sur le
champ de bataille, cinquante-trois étaient morts, les autres grié-
vement blessés. ,
Parmi les morts se trouvaient MM. de Clisson, de Langey, de
Peyre, le colonel de Courten et son lieutenant-colonel, le duc de
Gramont, le comte de Longaunai, le jeune comte de Chevrier, le fils
du prince de Craon, le colonel Dillon, de Brocard, lieutenant gé- °
néral d’artillerie, et bien d’autres encore.
La nuit qui suivit la bataille, on apporta dans une église trans-
formée en hdpital un grand nombre de blessés qui furent couchés
sur la paille. Ces blessés se nommaient : MM. de Puységur, de Lu-
teaux, de Vaudreuil, de Saint-Sauveur, de Saint-George, de Mé-
ziére, chevalier de Monaco, fils du duc de Valentinois, de Guerchi,
lieutenant-colonel, de Solenci, comte de Lorges, comte de Malartic,
de Moucheron, comte de Vandeuvre, de Chambrun, comte de Péri-
24 | LE MARECHAL BE: SKXE.
gond, fils du. marquis de Talleyrand... La daste complete serazt trop
longue, ed donncrait a.ce récit la physionamie d'un maderne ordre
du jour. .
La journée de Fontenoy, on ne szuratt trop le -ngpeter, ne boille
bi par la sirat6gie,.ni par la tackique; .waais ele est pour nous un
vérHable drésor national : il y .a la toute I’ancenne monarchie.
Gest la deraidre ‘fois qu'um voi de France préside a la batarile,
tranquille au silica des alles, comme Je dat Vditaire. La noblesse
apparait avec ses qualités et ses défauts : elle n'a pas fait provision
de science, :ne réfiéchit guéme, ne douie de rien, ne sail si com-
mander, ni obéir, mais elle sait mourir. Si da téte est légére, le
cour.est grad. &lle court an péri, joyeusement, follement, comme
dame fdle ; ielde siepivre de poudne 4 :canon, et dombe le sounrive aux
lavres aux.cris fe = « Vive te soi! :»
Hélas! ce fut pear les survivants ume ‘supréme joie. Sudiincs:
wns, devenas vieux, momiénemt sur jiéchafand révolutionnaire, ‘et
y trouvarent les @is de ceux qui Ataient monts pour 1a France Je
jour de Fontenoy.
Cette bataille ne se reverra plus. Désormais on me rencontrera
méme pas i’comemi, caché au fond des bois. La mari siendra, non
pemat parde de rubans et ide.cocandes, mais‘vouée vans le lamtaan,
semibne et sinietae. Cen est dait ates pnowesses, des clans chevaleres-
ques, des.aspinatieas du ceewr, des beaux coups d'épée, des éperans
dier ef des plumes flettantes au vant de la batalle.
Avu milieu du saidcle dernier, da guerre était encose un dael avec
ges formes couripises, son.exquise politesse ct ses :procédés cheva-
leresques.
(Ce. que it 4 Fonteney le comte de Hauteroche cstcemcone en usage
dans les dcoles d’escrime. Qn cniend ces panolcsianant l'assaut :
« A vous, monsieur. — Je n’en ferai rien. — Par obéissance. » Le
salut préoéde le oreisement du fer courmeé Fentenoy.
Dans cétte journée, le plus chevakeresque est le lieutenant fran-
Cais nepnésentant-sa nation ; puis sicatdord May, qui parle au nom de
" PAngileterne. Le mayéchal de Sane désappromve Ja France st l’An-
gleterre, il est pour la tuerie dans toute sa brutalité. Clest biem ia
le géme des trois peuples.
iL'Europe en ‘viendra poochainament a établin, peur ta defense de
la fortification permanente, des batteries 4 vapeur : les pitces se
chargeront et feront feu mécanmiquement. Deux on trois hommes,
non militeires, seront.i pour oniretenir Jes reuages de la grandic
machine, diriger Ja vapeur et veiller au pointage ; mais cette mé-
cant ue pontera Ja mont & hust ou dix kilométres. Les Lahipe et les
LE MARACHAL DE: SHXE: 23%
Bayard serent feadroyés. Dormez en pai, héres.de Fontenoy, vaus
avez été les derniers poétes de la guerse.
On ne se Seuvient plus de le grandesse: de: votre esprit. eb de la
chevalerie de votre coeur. Tout est mablé, méme vos vaillamtes. al-
jures, inézae wos airsde tite que |l'étramerr ne sut. jamais mater. On
weus aeeuse de Npdreté, d'ignorance et d’exgueil. On eubhe que.
parmi vous se trouvaient des sages, tels que: Catimet et Vaavenar-
gacs; om oubite que ¥auban, oz grand hemme de bien, éteit.des,
wires; om: owblie enfia qu'un seul régiment, celuz de: Champagne,
perdat onze colomels. sus le cham de bataille : MM. de Richelieu,
Gehas, Jeaz de Montesquiou, de Momtcassin, marquis: de Mosirevel,
marquas de Varennes, comte d’Ongny, comste de Colbert, comée de:
Seeaus, comte de Froulay, et comte de Gisers.
Qui, dormez en pasx, efficiers de |’amcienne momarehae. Vous
avez kaissé:& vos fils: de grands exermpies, vous avez. légué:amx ar-
mites modermes. de nobles: traditions.
bouis XLV se montra généreux envers le nearéchal. de Saxe. Bans
une lettre 4 la princesse de Holstein, celui-ci se. larsse aller aux
coufidences : a Leroi m’a donmé le comsmandement de:} Alsace, qui
vaut 120,000 livres, plus 40,000 livres em fends de texre, les gramds;
honneurs dw Louvre, comme.an prince de Lorraine. Sai avec cela,
de mes. pensdons du. régiment, 440,600 livres. Ainsi, je jouns des
graces deh cour, environ 300,006 livres, avec des. agrémentic
tels que be gouvernement de l'Alsace, qui fast VRtat dum sow-
verain. »
Ea fortune comtinua de souvire: aa maréehak =: ib prit Tommay,
Cand, Bruges, Audenarde, Vendermonde, Ostende, Nieuport. Ath: et.
font ce qu’sl voulet.. Sa joie déborde en vives. saillies.
Apets la prise. de Gand, ville renommée. alors pour ses veaux, le.
come de Saxe en donne la nouvelle au roi en advessant & Sa Ma-.
Jesté une longe de veau dams. un panier cacheté. Lowis XV daigne
trowver la. plaisanterie de bon: gout, et répend au maréchal par Year
¥oi d’une petite caisse en bois de rose.
La caisse venfermait le brevet du gouvermement 2 vie de Cham-
hord, avec 40,000 livres de revene sur ce riche domasne.
Il recut aussi cette lettre de madame le marquise de: Pompadour :
« Ou di, monsicur te maréchal, qu’au mitiew des travaux et des
fatigues de la guevre, vous treuven encore da temps pour faare
Yamowr. Je suis femme et ne vous bidme pas : Yamour fart les
héres:et kes rend sages. Charles YH, voi. de: Suéde, est peut-ctre be
seul qui rn’ zit javeais aimé; nvats then a G46 pumi : it est mort fou
et malhewreux. Les ancicns Germans disaient qu’id ¥ avail quelque
ehese de divin dans wne belle femme. Je suis presque de leur avis,
226 LE MARECHAL DE SAXE.
et je pense que la grandeur de Dieu brille avec plus d’éclat sur un
beau visage que dans le cerveau de Newton. »
Il y aurait fort a dire sur les idées de la marquise, miais elles de-
vaient étre conformes aux goits du maréchal.
Pendant l’automne de 1745, le comte Maurice resta dans la ville
de Gand, songeant sournoisement 4 s’emparer de Bruxelles. « Je
fais le mort, » écrivait-il 4 Noailles. fl affectait une compléte indif-
férence, se plaignait de rhumatismes aigus, appelant méme sa
sceur, la princesse de Holstein auprés de lui pour le soigner. « Ap-
portez-moi, lui disait Maurice, une demi-douzaine de livres de tabac
4 fumer de-‘Turquie, de celui de petites feuilles. J’enverrai 4 votre
rencontre madame de Narbonne, qui a été trés-riche, qui a de l’es-
prit, mais peu de cervelle. C’est, au reste, la chose la plus rare
dans ce pays et dont on fait le moins de cas. »
Le maréchal faisait combattre des cogs, passait des revues, te-
nait table ouverte, jouait gros jeu, fumait son tabac de Turquie et
dirigeait son thédtre, car il avait 4 sa suite les comédiens ct comé-
diennes de Favart.
Avant de se rendre 4 l’armée, le poéte Favart avait recu du ma-
réchal cette lettre philosophique :
« Ne croyez pas que je considére la comédie comme un simple
sujet d’amusement; elle entre dans mes vues politiques et dans le
plan de mes opérations militaires. Je vous instruirai de ce que vous
aurez 4 faire 4 cet égard lorsqu’il en sera besoin. Je compte sur vo-
tre discrétion et sur votre exactitude. »
Ecrivain dramatique assez distingué, auteur de piéces qui ne sont
pas oubliées : la Chercheuse d’esprit, Annette et Lubin, Ninette a la
cour, la Fée Urgelle, etc., Favart était le chansonnier du maréchal
qui lui commandait des couplets militaires pour soutenir le moral
du soldat, et chasser la mélancolie. « Je ne demande que trois cho-
ses & mes grenadiers, disait-il au chansonnier : obéir, se battre et
chanter. Je me charge des deux premiéres, et vous confie la troi-
siéme.
Cette charge de chansonnier du maréchal n’était point une siné-
cure. Il y aurait 1a un beau sujet de joyeuse érudition, mais nous
nous bornerons 4 ce trait seulement.
La veille de la bataille de Rocoux, le maréchal fit appeler Favart :
« Je vais, dit-il, vous confier un secret que vous garderez jusqu’a
ce soir. Demain je livre une grande bataille, et personne ne s’en
doute. Ce soir, lorsque le spectacle sera terminé, vous annoncerez
pour demain reldche, 4 cause de la victoire. Vous ajouterez qu’aprés-
demain on donnera les Amours grivois et Cythére assiégée. Allez ct
' mettez-moi ce que je viens de dire en vers ; votre charmante femme
LE MARECHAL DE SAXE. 297
chantera le couplet sur un air militaire. Faites huit ou dix vers,
pas plus. »
Le soir, la salle était comble. La comédie venait de se terminer
et les spectateurs allaient se retirer, lorsque Favart parut donnant
ja main 4 la séduisante actrice qui portait son nom. Aprés les saluts
dusage, madame Favart chanta ce couplet sur l’air de Tous les
capucins du monde :
Demain nous donnerons relache
Sans que le directeur s’en fache;
Demain bataille, jour de gloire,
Que, dans les fastes de Vhistoire,
Triomphe encor le nom frangais,
Digne d’éternelle mémoire ?
Revenez, aprés vos succés,
Jouir des fruits de la victoire.
La poésie ne brillait pas d’un grand éclat, et cependant jamais
vers ne firent naitre un tel enthousiasme. Qu’on se représente ce
public militaire qui aimait son général, ce public habitué au succés
et qui allait attirer les regards de la France lointaine. Au lieu d’un
ordre du jour grave, sévére, ce public entend une femme belle ect
gracieuse annoncer non la bataille, mais la victoire.
Voila qui est spirituel et philosophique en méme temps. Le pu-
blic y fut pris, les mains applaudirent, on riait, on pleurait, on tré-
pignait, les épées sortaient du fourreau et lancaient des éclairs.
Aprés le dernier mot du couplet, le mot victoire, madame Favart
fit la profonde révérence des dames de la cour saluant le roi, et,
placant sur ses lévres roses le bout de ses doigts, baissa lentement
la main en envoyant aux grenadiers son plus charmant sourire.
Alors ce fut un véritable délire, une joie cavaliére, désordonnée,
qui ressemblait 4 l’ivresse de la bataille.
Lorsque le maréchal, qui n’assistait pas 4 la représentation, ap-
prit ce qui se passait, il dit au baron d’Espagnac : « C’est une vic-
toire pour demain, car le cceur humain s’en mélera! Demain, 4 la
poudre et aux balles. Bonsoir. »
C'est ainsi qu’il menait la guerre, joyeusement, galamment, spi-
rituellement, nous sommes tentés de dire : philosophiquementt.
Le soir, on soupa chez le maréchal. Il y avait 14, comme & l’ordi-
naire, mademoiselle Navarre qui jouait les ingénues; mademoi-
selle Beaumenard, la grande coquette; mademoiselle Verriére,
devenue célébre par ses aventures; enfin madame Favart, sur-
Hommée le « major-général »; ct madame Lacombe, « l’aide-
major. »
Ce cynisme du comte de Saxe ne portait nulle atteinte 4 sa consi-
‘ 998 LE MAQECHAL DE SAXE.
dération dans hes anmées. Le milétaine, de ce temps, ne se mentrait
pas plus sévére que la cour; d’ailleurs les amis du maréchal justi-
fiaient sa conduile en répétant qu'il éimit Alhemand.
Cette orrgine allemande servait encore 4 expliquer un défant du
Domte de Sane, défaut qua est un vice véritable pour ‘un officier
général. Le maréchal était d4pre a la curée, al acceaptait de toutes
mains et ne cessait de demander récompenses, faveurs ef argent.
Il fatiguait Ie roi et les ministres de sollicitations, revenant a la
charge aprés des refus, ayant-recours 4 madame de Pompadour et
méme aux commis de la guerre; il.ne cenmadssail pas ce sentiment
intime que les Francais nomment la padeur warile, il resta toujours
avide, intéressé, youlataé toute force s‘enrichir, ‘mais pour dépen-
ser largement.
Vu
En plein hiver, ie mardéchal de Saxe svestit Bruzelies, deat le
garnison se rendat. Anvers ¢omba en son pouvoir, ainsi que Mens,
Saint-Guillasa ef Chanteroy; Namur se rendit aprés neuf jours de
tranohée. |
Les Pays-Bas conquis, le mandchal résolut d’attaquer ia Holeade
dont In rome état cettaine. Alors eat lieu cette bataille de
Roceax, magmifique sencomine ou les Framcais attaquérent 4 la
batonnetic.
Les manesuvres du comte de Sane sont iadmirables, il est tour a
‘our ‘prudent et audacteux, d’mame finesse extrime, se gardant tou-
jours, et toujours prét 4 la -riposte. Gelte campagne est un chef-
d’ccuvre @’art maititaire; jamazs nos troupes »’awaient <8 anssi
lestes.
Le voyage da comte qui ventrait 4 Parts fot wee marche iniom-
phale. Chaque ville élevait des arcs de éciomphe, jes jeunes filles
poésentarent des benqueis, les magistrats pronomcaient des ha-
ranges.
‘Sem arnrvée 2 Versailles fit 2wimement. La-cour l’entoura.de ca-
nesses et l’enivea the datteries; Je roi lui acoorda es grandes entrées
et hn &t délisrer des lettres de natunalité. Connaissant de faible du
rearéchal, Louis XV lui offrit une tabati¢re enrichie de magnifiques
diamants.
Le comte ne pouvait paraitre en public sans étre acclamé par de
foule. Assistant & 1a representation d’Avmede, & l'Dpéra, 21 recut
2B WARRCRAL BR SARE. 0
uve. ovatiem.. L’aetrace, mademoiselle Mets qui, dans le prologue,
représentart la Gleare, récita ces vers. :
Tout doit céder dans l’univers
A Yanguste héros que j'aime.
et s’approchant du baleon. ou le maréchal était. assis, alle lui offxit
une couronne de lawriers. Le. comte: refusa modestement cetie cou-
ronne, mais le public. eria = « Pnenez,, prenez, vous. la mérites! ».
Cependant. la camte ne pouvait se décider & étre couronns par la
Gloire. Alors le duc de Villeroi prenant la. couronne des, mains de. la
comédienne, la place sur la téte du. maréchal, au. milien des ap-
plaudissemenis..
Trente-quatre ans.avant cette sairéa, Villars, apwés la, vielome.de
Denain, avait été: cauronné: au méme, thédine. Cesi scdacs. patria-
tiques ne se sont. plus nenauvelées depuis.la Revolution framcaise:.
Le lendemain de cette soirée, le maaéchal de Saxe:envoya a. mva-
demoiselle Metz des hijpux cstimés dix. mille:livres; s'il aimait 4 pren
dre,.il savait, dennex- a hs
[e maréchal se rendit 4 Chambord pour en prendye possessian;,
U Gi faire, des, ecabellisscments. au chateau et aux. jardins..
On. parlait, confidentiellemment 4 la cqur, d'une rupture entre le
prince de Conti et Maurice de Saxe. Les uns disasent.que la prin-
cosas. de Conti, dont le. maréchal njavait pas. & se plaindre,, était la
cause dq cette rupture; diautres. parlaient. de rivalités. militaires,
envenunécs par les. prepos. plas que. mordants du marécheal qui dé-
chirait 4 helles.dents }c prince. de Couti. Toujours est-il: quien. 47464,
une haine implacable. sépara. cas deux hommes. Le prince de Conti
Mettait en doute les mérites militaires du maréchal de Saxe et.se
génait pew dans ses. critiques acerbes. |
Nous constatens dés Aprésemt cette animosité qui devait avoir un
lermble dénauement.. , 7
A Faeeasion du mawiage du. dauphin avec. la praacesse Mane-
Josnph. de.Sano; fille d’duguste Ul, électeur. de Saxe eb rei de. Pa-
logue, nites du manéchal, le rai accerde aa comte de Saxe le titre
@ Altcase, Sdrégiesime. . |
Un financier bel esprit, la Poupliniére;, eélabre par. son ifaste. et
ainsi. par quelques onwagesi licenciens, était lami du.maréehal,,qui
puisait largement.dans seseofires.La femme du riche farasier giné-
ral dait gragieuse, spinsvelle.et, galante. Kile eachaina, comme on
disait alexs,, le vaanqueur de Kontenoy & san, char, et ils conapo-
séreat ensamblaune pidce. qui fud jouée sur le thédtre:la Pouplinitre,
ei chérement payée per le financier.. |
230 LE MARECHAL DE SAXE;
Aprés de longues résistances, le roi nomma le comte de Saxe
maréchal général. Turenne et Villars avaient seuls obtenu cette
haute dignité. Le maréchal, Soult en fut revétu par le roi Louis-
Philippe.
Nous disons que le roi résista, mais le maréchal y mit une telle
insistance, qu’il l’emporta. Louis XV voulait ne pas perpétuer cette
distinction, inutile ct périlleuse; il craignait que le comte ne vit,
dans Ie lointain, la grande épée des connétables Chatillon, Duguesclin,
Clisson, Bourbon, Montmorency et Lesdiguiéres. _
Le roi de France ne voulait pas voir, 4 cété de son tréne, une puis-
sance toujours menagante.
A peine revétu de son nouveau grade de maréchal général,
Maurice écrivit 4 d’Argenson pour s’informer du traitement attaché
4 cette dignité. Fatigué des instances du comte, le ministre répon-
dit, enfin, que le roi lui accordait les trente mille livres alloués a
Villars, faisant observer avec malice que Turenne n’avait touché
que vingt-quatre mille livres.
La campagne de 1747 est extrémement glorieuse pour le mart-
chal. La victoire de Lawfelt et la prise de Berg-op-Zoom mirent le
comble a sa réputation. | |
Nommé gouverneur général des Pays-Bas avec un revenu de trois
cent mille livres, le maréchal s’établit 4 Bruxelles, o il mena la
vie d’un souverain.
Cependant, il était mécontent de n’avoir pu obtenir du roi les
honneurs princiers. Ce fut alors qu’il se rendit 4 Chambord.
Cette résidence se peupla d’un monde fort spirituel, mais qui
n’appartenait pas 4 la meilleure compagnie; on s’amusait fort dans
le chateau de Francois I*, et le nouvel héte embellissait encore les
ceuvres de Primatice.
Le thédtre, installé au chateau, attirait acteurs et actrices, les
chasses réunissaient les gentilshommes, les soupers et le jeu ter-
minaient des journées de plaisirs. Au milieu de ce tourbillon, Mau-
rice trouvait le temps de diriger son gouvernement et d’écrire des
Mémoires. L’un de ces travaux, adressé au maréchal de Noailles,
propose de grandes économies sur les dépenses du ministére de la
guerre, un autre Mémoire, présenté au roi, concerne la compléte
réorganisation de l’armée.
Ce dernier Mémoire renferme des idées qui ne sont appliquées
que depuis la campagne de 41870. Ainsi le maréchal propose de
former les troupes en corps d’armée pendant la paix aussi bien que
pendant la guerre : « C’est le seul moyen de ne pas étre surpris
par l’ennemi, et de le surprendre, parce qu’on peut porter rapide-
ment et 4 la fois par des directions convergentes, toutes les troupes
LE MARECHAL DE SAXE. 931
vers un point déterminé. » — « Il faut toujours étre préts a partir
sans bruit ef cn deux jours. » Le maréchal organisait l’'armée en
quatre corps.
Au mois de mars 1748, le comte de Saxe alla reprendre le com-
mandement de l’armée de Flandre; une savante marche le conduit
devant Maéstricht. L’ennemi est surpris, effrayé, et les négociations
d'Aix-la-Chapelle préparent le traité de paix.
Voyant la fin de la guerre, le maréchal écrivit 4 Maurepas : « Si
les franfreluches des négociations commencent une fois, nous en
avons pour dix ans avant de tirer un coup de fusil; c’est votre
affaire, la mienne est de prendre et de garder, et je vous promets
de m’en acquitter en conscience! je vous promets aussi de com-
battre, jusqu’au trépas, pour des vérités que je ne comprends
pas... »
Le maréchal écrivait en méme temps a d’Argenson : « Nous
étions @ la veille, aprés la bataille de Fontenoy, de nous emparer
de la Hollande et de faire finir cette république qui est toujours la
source des divisions en Europe. Le gros ouvrage de la destruction
était presque fini, pourquoi ne pas l’achever? Détruire Ja Hollande,
c'est couper le bras droit 4 |’Angleterre... »
a Voula la paix faite, écrit-il encore au baron d’Espagnac, nous
allons tomber dans l’oubli : nous sommes comme les manteaux, on
ne pense 4 nous que quand on voit venir la pluie. »
On sait que Louis XV, fidéle aux idées du cardinal Fleury, ne
demanda rien de tant de conquétes, et rentra sans indemnilés dans
les limites du traité de Vienne.
Surpris et indigné de ce désintéressement tout frangais, le ma-
réchal de Saxe écrivit lettres sur lettres, au roi et aux ministres,
pour faire conserver les conquétes des derniéres campagnes, ce qui
eut été facile. a Je vois, disait-il dans une de ses lettres, que le roi
de Prusse a pris la Silésie et l’a gardée, je voudrais que nous fis-
sions de méme. » On voit que le maréchal de-France ne cessait pas
d’éire Allemand.
Lorsque la paix d’Aix-la-Chapelle eut été signée, le maréchal
sollicita du roi, non la reconnaissance de son titre de duc de Cour-
lande, mais le rang et le traitement de prince souverain. Les mi-
nistres trouvérent, au nom du roi, les moyens de gagner du temps,
puis, enfin, de refuser avec tous les ménagements possibles et les
plus grandes convenances.
Peu de temps aprés, les amis et confidents du comte de Saxe
demandérent, en sa faveur, le rétablissement de la grande charge
de connétable. |
25 Janvien 1876. 16
989 : LE MARECHAL DE SAXE.
Louis XV eut le courage de résister, disant, avec raison, que
Villars, Luxembourg et Turenne s’étaient contenté du baton de
maréchal; que, d’ailleurs, les hautes raisons politiques qui avaient
fait supprimer la charge de connétable subsistaient toujours.
Cependant, le roi accorda au maréchal des faveurs extraordi-
naires qu’aucun précédent ne Jjustifiait. Son régiment tint garni-
son 4 Chambord et lui servit de garde; avec ses six escadrons de
uhlans et ses quatre-vingts dragons, il eut une maison militaire
princiére.
Un quartier de cavalerie fut donc construit 1 ainsi qu'un hdpital.
La salle de spectacle contenait dix-huit cents personnes. Le service
était tellement nombreux, que la bouche seule se composait de
trente-cing officiers.
Le haras de Chambord comptait 24 étalons, 192 juments pouli-
niéres et 120 4 150 poulains.
Le maréchal possecatt en outre plus de 400 chevaux de main et
d’attelage.
Dans l’antichambre, un trophée réunissait seize drapeaux pris
aux ennemis, tandis que six canons, enlevés 4:-Rocoux, honoraient
l’entrée principale. Un poste de cinquante hommes veillait & la
porte du chateau, et des sentinelles étaient placées dans les appar-
tements, honncur réservé aux princes du sang, mais que le maré-
chal s’accordait malgté la cour.
- Un ormeau placé 4 l’extrémité de la place d’armes servait aux
pendaisons ordonnées par le maitre absolu. Cet ormeau a été frappé
de la foudre en 1820. Le ministre de la justice était le capitaine
Babache, Tartare des pieds & la téte, chargé de chétier les uhlans.
Au milieu du siécle dernier, les paysans des environs tremblaient &
la seule vue du capitaine Babache, dont le visage était effrayant, et
Yuniforme oriental, parsemé de poignards, de pistolets et de sabres,
plus effrayant ‘encore.
Lorsqu’il pronongait’ l’oraison funébre du maréchal de Saxe,
Yacadémicien Thomas a dit qu’on n’approchait de la retraite de
Chambord qu’avec le respect qu’inspire le séjour. des héros.
Ce respect était dd, en partie, au capitaine Babache, qui fit pen-
dre plus d’un braconnier aux branches de |’ormeau pour avoir tué
kes lapins de son altesse sérénissime.
~ Nous passerons sous silence |’odieuse conduite du comte envers
Favart et sa femme, si dignes d’intérét. Favart eut beaucoup a souf-
frir des brutalités du maréchal, qui croyait tout racheter par
quelque argent. Encore cet argent était-il refusé depuis long-
temps.
LE MARECHAL DE SAXE 233
Ce bon Favart peint ses ressentiments dans le quatrain, souvent
répété de nos jours, avec des noms nouveaux :
6
Qu’on parle bien ou mal du fameux maréchal,
Ma prose ni mes vers nen diront jamais rien;
Nl m‘a fait trop de bien pour en dire du mal,
Ii m‘a fait trop de mal pour en dire du bien
Madame de Chauvigny, qui faisait les honneurs de Chambord, ne
putdistraire longtemps Maurice de ses sombres pensées. Une inquié-
tude maladive, ambition dévorante, absorbait le maréchal; il ne
cessait de caresser des réves insensés.
Un ayenturier, le baron de Neuhof, s’était fait proclamer roi de
Corse, sous le nom de Théodore I*', en 4756. Son régne n’avait pas
été de longue durée. Cependant les Génois, aprés la révolte de 1744,
ne pouvaient se rendre maitres de l’ile. Maurice aimait a se rappe-
ler qu'un obscur voyageur, un inconnu tel que le baron de Neuhof,
était moaté sur le tréne. Pourquoi, disait le maréchal 4 ses ainis
intimes, pourquoi un grand général, un prince appelé a régner sur
les Courlandais, ne régnerait-il pas sur les montagnards de la
Corse? pourquoi, monté sur le tréne, ne porterait-il pas ses armes
en Italie?
Le comte de Saxe, <oulzat réaliser son projet, envoya des émis-
saires en Corse. L’argent ct les armes furent distribués. Tout allait
pour le mieux, lorsque le gouvernement frangais coupa court 4 ces
intrigues. Les ministres firent observer au maréchal que le roi de
France étant l’allié de la république de Génes et l’aidant de ses
armes, un maréchal ne pouvait suivre une autre ligne de sonuric
que celle du.gouvernement gu’il servait.
Force fut donc 4 Maurice de renoncer 4 cette royauteé.
Alors il en réva une autre, plus vaste encore. Pendant que le
comte de Saxe caressait d’ambitieux projets, l’Académie francaise
lui offrit un fauteuil. Il eut le bon sens de répondre par ce refus :
«Cela miré comme une bage (bague) a un cha. Je crains le ridicule
et celui-ci en serét’un. »
Maurice n’en lisait pas moins l’histoire. Un jour, it fut profondé-
ment frappé du projet formé par Charles-Quint d’anéantir les
Orientaux II reprit le projet, le médita longtemps, et rédigea un
mémoire.: «J’ai pensé, dans mes réves, au moyen d’affranchir des
Barbaresques les peuples qu’ils oppriment. Si, aprés une paix gé-
nérale et heureuse pour ]’Europe, les princes chrétiens voulaient
s‘entendre et me charger du commandement des troupes destinées
a celte expedition, je choisirais le moment de la paix, ou une multi-
tude d’officiers et de soldats sont réformés. De cet excédant des
kf | LE MARECHAL DE SAXE.
troupes, Je composerais un corps avec lequel il n’y a rien que je
n’entreprisse. Je détruirais les villes, les retraites et la marine des
Barbaresques, et je raménerais la liberté dans leur pays...
Aprés cette croisade, le maréchal espérait bien moniter sur le
tréne d’Orient.
Les ministres écoutérent. Maurice, mais refusérent de seconder
ses projets. Les gouvernements étrangers ne consentirent pas 4 cette
levée de boucliers contre la Turquie.
Ces échecs ‘ne découragérent pas le comte. Une nouvelle raverie
l’occupa sérieusement cette fois; il placa son tréne en Amérique.
Pendant un voyage dans le duché de Courlande, Maurice de Saxe
avait su qu’en 1655 les Courlandais, aprés avoir chassé les Espa-
gnols de Tabago, s’étaient rendus maitres de |’ile. Le maréchal ne
songea bientdét plus qu’a Tabago.
$’établir dans la mer des Antilles, entre les deux Amériques, lui
parut un merveilleux dessein. Tabago devenait sa base d’opéra-
tions; il s’emparait d’abord d’Haiti et de Cuba. De 1a il rayonnait
vers la Havane et les Florides, et se voyait déj4 campé sur le conti-
nent, 4 la téte d’une armée de flibustiers.
Le comte fit tant et si bien que Louis XV lui céda I'tle de Tabago
en toute propriété. Le nouveau souverain s’empressa d’envoyer des
émisrants dans son fle. Bientdt 11 devait s’y rendre lui-méme, lors-
que |’Angleterre et la Hollande firent observer au roi de France que
Tabago ne lui appartenait pas. En effet, depuis 1731 les fles de
Sainte- Lucie, Saint-Vincent, Saint-Domingue et Tabago étaient
neutres. Grand fut l’embarras de Louis XV, qui ne voulait ni mé-
contenter l’Angleterre ct la Hollande, ni froisser le maréchal.
Aprés de délicates et secrétes conférences, Maurice renonga & sa
souveraineté sur Vile de Tabago. On ne sut jamais a quel prix.
Seulement, le traitement militaire du maréchal fut encore aug-
menté, en cette circonstance, de 40,000 livres par an.
Le maréchal fit, en 1749, un voyage 4 Dresde, avec l'espoir de
tenir le duché de Courlande de la complaisance de la cour de
Saxe.
Au mois de juillet de la méme année, il se rendit en Prusse. Fré-
déric II lui fit un accucil des plus flatteurs. Ces deux grands capi-
taines eurent de longs entretiens sur la guerre. Ce fut aprés le dé-
part de Maurice que le roi de Prusse écrivit 4 Voltaire le jugement
qui sert d’épigraphe a cette étude.
Aprés avoir regu du grand Frédéric son portrait enrichi de dia-
mants, le comte de Saxe revint en France. ll travaillait avec Folard
les questions militaires, cherchait avec l’abbé Masson 4 perfection-
ner la navigation, et formait des projets de canalisation.
LE MARECHAL DE SAXE. 935.
Pressé par le maréchal, le roi se décida, au mois de février 17 90,
a réorganiser l’armée francaise et 4 la doter d’institutions nou-
velles. Maurice quitta donc Chambord pour présider aux change-
ments. De nombreuses troupes étaient réunies pour les expérien-
ces, dans les batiments de l’hétel des Invalides. | .
Tantot sur le terrain, tant6t dans son cabinet, le maréchal per-
fectionnait |’infanterie ; il modifiait les armes, et inventait pour la
cavalerie une bride, une selle et méme une ferrure.
Pendant 1’été de 1750, le maréchal se rendit au camp.de Com-
piégne, présidé par le roi. Le comte eut le commandement des
maneuvres. Parmi les personnages de la suite de Sa Majesté se
trouvait le prince de Conti. Quelques méchants propos tenus par le
maréchal de Saxe sur le compte du prince excitérent chez celui-ci
des désirs de vengeance; il adressa donc un cartel au maréchal. -
Déja un duel avait eu lieu entre ces deux hommes. Surpris.a
"hétel de Conti & une heure interdite aux visites, et dans un appar-
lement privé, le maréchal avait dd mettre l’épée 4 Ja main. Une
blessure qui retint longtemps le comte de Saxe sur une chaise lon-
gue n'avait pu calmer les ressentiments du prince de Conti.
ll ne croyait pas son honneur conjugal assez vengé, et saisit un
prétexte pour provoquer Maurice. Celui-ci accepta; mais mademoi-
selle de Sens intervint et empécha le duel, du moins sur un ter-
lerrain ot se trouvaient le roi, le dauphin, Mesdames de France et
les ambassadeurs étrangers.
Cette affaire semblait oubliée, et le maréchal de Saxe reprit ses
travaux de réorganisation militaire. |
Il trouvait injuste, impolitique, dangereux, de faire de la profcs-
sion des armes un privilége en faveur de la noblesse.
il demandait que toutes les classes de la société, et principale-
ment la bourgeoisie, pussent parvenir aux grades les plus élevés;
mais il créait en méme temps une noblesse militaire.
En un mot, le maréchal voulait que l'état d’officier conférant la
Noblesse, il ne fallut pas exiger de titre de noblesse pour devenir
officer. Ce moyen lui semblait propre a créer une armée natio-
Nale
L'édit rendu au mois de novembre 1750, & Pheure o& mourait —
le maréchal, fut la réalisation de son projet. Cet édit exemptait de
taille tous les officiers sans exception. L’officier général était anobli,
ainsi que sa descendance. Les officiers de grades inférieurs a celui
de maréchal de camp recevaient la noblesse personnelle; ils étaient,
outre, chevaliers de Saint-Louis aprés un certain nombre d’an-
nées de bons services. a Il y avait absurdité, a dit un écrivain mi-
2356 LE MARECHAL DE SAXE.
litaire, de recruter exclusivement de nebles un Etat, ot, de tout
temps, la noblesse s’était recrutée. »
Cet édit de 1750, provoqué par le maréchal de Saxe, fut remplacé
le 22 mai 1784 par l’ordonnance qui déclarait qu’aucun Francais,
s'il n’était noble, ne pouvait obtenir le grade d’officier. M. de Sé-
cur, en rédigeant cette ordonnance, voulait protéger la pauvre no-
blesse, écrasée par les riches financiers qui, depuis 1750, s’empa-
raient de tous les grades afin de s’anoblir. Ce n’ecst pas ici le heu de
discuter ces diverses ordonnances, nous voulions seulement resti-
tuer au comte de Saxe honneur d’avoir inspiré l’édit de 1750, qui
est en vigueur dans la plupart des armées de l'Europe.
Le maréchal proposa aussi la création d’une Ecole militaire ; il
fut puissamment secondé par madame de Pompadour. L’édit qui
fondail cette Ecole fut rendu en janvier 1751, quelques | jours aprés
la mort de Maurice de Saxe.
De retour 4 Chambord, le maréchal offrit 4 mademoiselle de Sens
une féte qui dura quinze jours et covta plus de 400,000 livres. Les
‘plus charmantes femmes de Paris — cette fois choisies dans le
meilleur monde — assistaient 4 cette partie de plaisir, dont Mau-
rice rendit compte 4 son frére Auguste HII dans les termes suivants :
‘« Sait le sort d’un vieu charetier d’aimer cncore a entendre claquer
‘le fouet. »
Louis XV avait promis d’honorer Chambord de sa présence en
1752. Le maréchal annonca qu’il affectait une somme de trois mil-
lions de livres 4 cette royale réception.
Le philosophe Grimm, qui était 4 Chambord en qualité de Iec-
teur ou secrétaire, écrivait que le héros n’était plus qu'une ombre
illustre.
Agé seulement de cinquante-quatre ans, le maréchal, épuisé de
fatigues, avait l’aspect d’un vieillard; mais l’énergie morale restait
entiére.
VIII
Le 22 novembre 1750, le maréchal de Saxe était encore couché
lorsqu’un valet, sans.livrée, lui remit un pli cacheté, puis attendit
dans le salon voisin.
Le comte se fit habiller 4 la hate, puis traca quelques lignes qu’il
remit au valet. Celui-ci s’éloigna. Aucune parole n’avait été pro-
noncée.
L’esprit parfaitement libre, le maréchal passa dans son cabinet,
LE MARECHAL DE SAXE. 937
mit en ordre quelques papicrs, cn brila d’autres et peu de temps
aprés sortit sans avoir écrit. Alors il fit appeler son neveu, le comte
de Frise, s'entretint avec lui de choses indifférentes, puis le con-
gédia sans la moindre émotion.
le maréchal manda son aide de camp : « Suivez-moi, » lui dit-
il; puis quelques mots furent prononcés 4 voix basse. Le valet de
chambre Mouret, qui était présent, n’entendit pas ce qui se disait.
Au lieu de descendre par le grand escalier, le maréchal et l’aide
de camp prirent un sicalier dérobé pour gagner le parc: ils débou-
chérent sur le fossé et gagnérent l’avenue du parter re. Prés de la
porte de Maide, une chaise de poste de couleur,sombre, sans chif-
fres ni armoiries, était arrété & l’ombre des grands arbres. Deux
étrangers venaicnt ‘de descendre de Ja chaise et marchaient en, si-
lence vers le maréchal et son aide de camp. .
Lorsque les quatre hommes furent a: quelques pas les uns des
autres, le maréchal devanga son aide de eamp, et, s’approchant de
l'un des étrangers, le salua profondément, mais fiérement. Le si-
lence ne fut pas interrompu.
Tous deux reculérent un peu et mirent l’épée 4 la main.
Aucuo de ces quatre hommes n’a parlé; mais un fermier qui,
par hasard, assistait 4 ce drame, entendit le cliquetis des fers. Puis
il vit le maréchal fléchir, faire quelques pas et tomber dans les
bras de son aide de camp.
il vit aussi les deux voyageurs s’éloigner rapidement, entrer dans
la chaise et disparaitre.
le. fermier courut au chateau chercher un brancard. Le comte
de Frisé et Grimm se précipitérent vers le parc. Ce dernier raconte
la scéne dans ses Mémoires inédits : « Nous apercevons un groupe
de domestiques portant un brancard ; nous approchons... c’était le
maréchal blessé, sans mouvements et d’une effrayante paleur. Aux
cris de son neveu, il ouvre les yeux, fait un effort pour lui tendre
la main, et les seuls mots qu il peut prononcer nous révélent la
cause de sa blessure : « Le prince de Conti est-il encore ici? Assu-
rez-le que je ne lui en veux nullement. Faites prévenir Sénac (son
médecin)... Je sens qu’il arrivera trop tard ; mais j’ai besoin de re-
voir mon ami. Je demande le plus grand secret sur tout ce qui
Nient de se passer. »
L’agonie dura plusieurs jours. Le maréchal fut admirable de ré-
signation et de force morale ; il mourut comme un philosophe de
lantiquité. Sentant que la derniére heure était venue, il dit 4 S&
nhac : « Mon ami, me voila a la fin d'un beau réve. »
lorsque la cour apprit cette mort, Louis XV s’éeria : « Je n’ai
plus de général, il ne me reste que quelques capitaines ! »
238 LE MARECHAL DE SAXE.
Madame de Pompadour, amie de Maurice, écrivit au comte de
Frise : « Le maréchal était vieux et accablé d’infirmités, la mort
était un bien pour lui. »
Dieu vous garde, lecteur, d’une telle oraison funébre.
Le secret, sur cette fin tragique, fut longtemps conservé ; mais
le fermier, temoin involontaire du duel, et le valet de chambre
Mouret racontérent tout avant de mourir.
Les papiers de M. le baron d’Espagnac, compagnon d’armes du
maréchal, des manuscrits conservés aux archives de Dresde et pu-
bliés par M. Weber il y a une douzaine d’années, une biographie
trés-compléte du maréchal par le comte de Seilhac, plusieurs no-
tices allemandes, enfin les Mémoires de Grimm, qui assista aux
derniers événements, ne laissent aucun doute sur le genre de mort
du vainqueur de Fontenoy.
Donner un démenti 4 lhistoire serait aujourd’hui complétement
inutile : les intéréts de cour ont disparu et les émotions de la po-
pularité ne sont plus a craindre.
IX
Pour bien comprendre cet homme, il faut se rappeler que Mau-
rice était d’une naissance illustre, mais entachée. Les premiéres
impressions de son enfance ne furent pas exemptes d’amertume et
de secrétes souffrances. Plus tard, le comte, tout en illustrant les
armes du roi de France sentait bien qu’il n’était pas Francais. La
plus grande part de sa popularité tenait précisément a cette qualité
d’étranger. On l’acclamait, on le fétait comme un illustre voyageur.
En le comblant d’honneurs et de richesses, on semblait convenir
que, n’ayant pas le sentiment du patriotisme, il devait trouver en
France un splendide salaire.
La noblesse lui tenait rigueur, les officiers généraux n’obéissaient
qu’a regret, la cour feignait de rougir de son cynisme, partout il
était comme désavoué et se vengeait & sa fagon.
A l’armée, il riait de V' ignorance des grands seigneurs ; 4 la cour,
il se jouait de la réputation des grandes dames, et Chambord abri-
tait un monde que le bon bourgeois de Paris n’evt pas admis dans
sa maison.
Avec tous ses défauts et tous ses vices, peut-étre méme A cause
de ces défauts et de ces vices, Maurice, comte de Saxe, a conquis
une place importante dans notre histoire. Les ducs de Courlaade
LE MARECHAL DE SAXE. 939
sont ignorés, les rois de Pologne sont oubliés, et le maréchal de
Saxe reste glorieux, quoique peut-étre un peu voilé.
Les contemporains du comte de Saxe lui ont accordé le titre de
grand homme, parce qu'il fut victorieux dans les batailles. A nos
yeux, son premier titre est d'avoir été l'un des restaurateurs de
Vart.
Depuis la mort de Turenne, l'art était en décadence; le maréchal
de Saxe voulut le restaurer. Ji écrivit et mit en circulation dans
'armée francaise des idées de réforme qui lui ont survécu.
Ces idées étaient rarement en harmonie avec l'état social du
pays; elles ne purent donc se faire jour sous l’ancienne monar-
chie. Mais, au moment de la révolution frangaise, les réformateurs
s'inspirérent des projets du maréchal de Saxe.
Qu’on nous permette ici une simple réflexion. I] n’est pas un
écrivain moderne qui, ayant & parler des armées de 1792 4 1804, ne
se laisse aller aux élans de l’admiration. Ils s’écrient tous a l’envi :
« la liberté fiten quelques jours ce que l’antique monarchie n’avait
pu faire en plusieurs siécles. Les armées furent improvisées, les
maneuyres simplifiées, les organisations améliorées, et tout le
systeme de guerre profondément modifié, par des généraux, ser-
gents la veille, inspirés par le génie de la liberté. »
Le public a donc cru aux miracles de cette prétendue liberté, il
a pensé que la guerre n’était ni un art ni une science.
Cela n’était que mensonge. Tout ce qui se fit de progrés dans les
armées de la Révolution, absolument tout, depuis le moindre dé-
tail jusqu’aux grandes conceptions, tout était écrit par les officiers
de l’ancienne monarchie, tout se.trouvait dans les livres et mé-
moires de Guibert, de Puységur, de Quincy, de Turpin, du maré-
chal de Saxe, et d’autres encore. Beaucoup de ces choses avaient été
appliquées. Ainsi l’attaque 4 la baionnette, dont on fait honneur
aux volontaires, avait été employée a la bataille de Spire; le maré-
chal de Montesquiou employaitila colonne d’attaque 4 Denain; le
systéme des tirailleurs était tellement connu, que Frédéric II les
nomimait le flambeau de l’armée. Les tirailleurs furent perfection-
nés, mais ils existaient depuis les camps d’instruction.
Pour ce qui est du détail, le maréchal demandait que les cheveux
fussent coupés 4 la Titus, le remplacement de la culotte par le pan-
talon, la suppression du chapeau, les vétements larges, les fusils
se chargeant par la culasse, le pas cadencé (qu'il fit adopter), les
Musiques militaires, le biscuit en campagne, la suppression des
quartiers d’hiver, et mille autres choses qui passent pour .avoir été
improvisées par la Révolution.
Parmi les généraux de 1792 4 1800, un grand nombre étudiait.
240 LE MARKCHAL DE SAXE.
Les livres leur enscignaient les méthodes qu’ils curent le talent de
perfectionner en les appliquant. Les Gouvion Saint-Cyr, les Kléber,
les Hoche, les Abbattucci, les Desaix et, par-dessus tous, le jeun:
général de l'arméc d’ltalie, profitaiecnt habilement des lecons de
leurs anciens.
Nous ‘devons ajouter que l’esprit révolutionnaire, exploité par
des écrivains de l’ordre civil, a perpétué dans les arméecs mo-
dernes le dédain de l'étude. Ces écrivains n’ont cessé d’écrire quen
frappant le sol du pied, on fait surgir des bataillons de volontaires.
et que ces bataillons combattent avee courage. Ces choses sont
fausses, il faut le dire hautement. 4
Les écrits du maréchal forment dix volumes : Mes Réveries,
4757; cing volumes in-4°; Lettres et Mémoires choisis dans les
papiers du maréchal de Saxe, 1794; cing volumes in-8°, publiés par
Grimoard.
On a attribué au maréchal un ouvrage intilulé : Mémoire suc
Vinfanterie ou Traité des légions. Cet ouvrage a pour auteur Dhé-
rouville de Clay, lieutenant général..
Le maréchal recommande pour les exercices la musique ou le
son des instruments. « Il n’y a personne qui n’aie vu danser des
gens pendant toute une nuit en faisant des sauts et des hauts-le-
corps continuels. Que l’on prenne un homme, qu’on le fasse danser
pendant deux heures seulement sanse musique, et. que l’on voir:
s'il y résistera; cela prouve que les tons ont une secréte puissance
sur nous qui dispose nos organes aux exercices du corps et les fa-
cilite. » Pour convaincre ses adversaires, le maréchal réunit scize
hommes et seize femmes dans la force de lage. Le hasard forma
deux groupes. Huit hommes et huit femmes dansérent une partie
de la nuit au son de la musique; les autres dansérent sans musi-
que, loin des premiers. Ceux-ci furent brisés de fatigue aprés deux
heures d’exercice, ceux-la sautérent el gambadérent jusqu’su
matin, toujours frais et dispos.
« Je ne suis point pour les grenadiers, dit le maréchal. Cela
énerve les compagnies du centre. »
Ce que demande le maréchal pour le tir est exécuté depuis les
guerres de la Révolution. Il veut la cartouche en parchemin, on la
fait en carton ct en métal. Le chapitre des Drapeausx et enseignes
semble avoir été écrit pendant les campagnes de l’Empire. Le ma-
réchal termine le sujet de la discipline militaire par cette réflexion
fort juste : « Tout ce que je viens de dire prouve qu'il ne faut ja-
mais condamner les préjugés sans en avoir examiné les causes. »
Le maréchal n’est pas pour les villes fortifiées, mais pour de»
postes retranchés : ... « Il est plus avantageux 4 un souverain d‘‘-
LE MARECHAL DE SAXE. 2H
tablir ses places d’armes dans des endroits aidés de la nature et
propres a couvrir un pays, que de fortifier des villes avec des dé-
penses immenses, ou d’augmenter leurs fortifications. » Dans ces
places d'armes, il n’y a pas d’habitants, mais la garnison seule-
ment. Ce projet se réalisera tét ou tard.
Noublions pas qu’il a, le premier, demandé le service militaire
personnel et obligatoire; -insisté pour que les différentes classes de
la société puissent fournir les officiers de l’armée. Il avait tout
deviné, tout prévu.
A peine entré au service, Maurice de Saxe se prit d’une sorte de
passion pour un auteur militaire de l’antiquité qui écrivait vers
l’an de Rome 703, et se nommait Onozander. L’auteur, philosophe
platonicien, cst le premier qui ait envisagé le cété philosophique de
lart de la guerre. Ce point de vue produisit un grand effet sur
lesprit de Maurice, qui ne cesse de parler du cceur humain. « A la
guerre, dit-il, le coeur humain joue le plus grand role, et je ne
pense pas que personne se soit avisé d’y chercher la raison de la
plupart des matvais succés; un rien change tout a la guerre, et les
faibles mortels ne se ménent que par l’opinion. »
Lemaréchal proclame unc vérité sur laquelle il insiste. « L’homme
inculte et grossier est susceptible de grandes émotions morales, on
ne sépare donc jamais impunément l'homme physique de "homme
moral et intellectuel. » --
Le comte Maurice de Saxe mourut au milieu du dix-huitiame
siécle. Peu de temps aprés sa mort commenca Ja guerre de Sept-
Ans, et Resbach couvrit d’un sombre voile les lauriers de Fontenoy.
A la méme époque un écrivain militaire dont la supériorité est
incontestable, le comte de Guibert, faisait oublier les ouvmee? da
marécha\ ce-Saxe.
La Révolation francaise vint & son tour qui effaca crieliement
les grands souvenirs de la monarchie.
Alors, la figure du maréchal de Saxe n’apparut, aux modernes
générations, que comme une image lointaine.
Prés de la ville de Nogent-le-Roi se trouve un chateau apparte-
nant aux descendants d’un aide de camp du maréchal. On voit
dans le grand salon‘un buste donné par lui-méme a son officier.
La téte est énergique, le regard ferme, mais les traits du visage.
sont irréguliers et sans distinction; le front bien découvert respire
lintelligence , tandis que le cou trop développé rappelle un peu
trop la force physique. Le menton est lourd, les épaules arrondies.
A tout prendre, ce buste n’exprime pas la beauté idéale.
242 LE MARECHAL DE SAXE.
X
Le maréchal de Saxe nous semble appartenir 4 la race des héros,
bien plus qu’a celles des grands hommes.
Le vrai grand homme est carré, c’est-a-dire qu'il a autant de base
que de hauteur. .
Les héros, aussi bien que les poétes, se passent de cet équilibre.
Le génie lui-méme s’affranchit de la proportion exacte entre la
base et la hauteur. Que de gens de lettres, au séduisant style, que
d’artistes inspirés, que d’orateurs 4 la puissante parole, que d’hom-
mes politiques habiles sont privés d’une base égale 4 la hauteur;
il en sera toujours ainsi, c’est affaire de tempérament ou d’édu-
cation.
Cette égalité entre la base et la hauteur se rencontre ‘parfois chez
les hommes modestes et obscurs qui ne possédent que le bon sens.
Base et hauteur ont peu d’étendue, pas de développement, mais la
proportion existe. Dés lors, homme est carré. Napoléon, dans ses
Mémoires, cite parmi les hommes carrés, Desaix et le prince Eu-
géne, son fils adoptif; il ajoute, pour ce dernier, que cet équilibre
qui était son seul mérite suffisait néanmoins pour en faire un
homme fort distingué.
Napoléon disait encore : « Il faut qu'un homme de guerre ait
autant de caractére que d’esprit. Les hommes qui ont beaucoup
d’esprit et peu de caractére y sont les moins propres; c’est un na-
vire qui a une mature disproportionnée 4 son lest; il vaut mieux
beaucoup de caractére et peu d’esprit. Les hommes qui ont médio-
crement d’esprit et un caractére proportionné réussiront souvent -
dans ce métier; il faut autant de base que de hauteur; le général
qui a beaucoup d’esprit et du caractére au méme degré, c’est
na Annibal, Turenne, le prince Eugéne de Savoie et Frédé-
PIC il. »
Le maréchal de Saxe n’était point de ceux-la.
Beaucoup jouent, en ce monde, les réles principaux qui ne sont
pas carrés, aussi leur faut-il les feux de la rampe, la mise en scéne
et tous les accessoires du théatre, y compris l’aide du souffleur.
On demandait au comte de Canale, qui connaissait la vie du prince
Eugéne de Savoie, des renseignements sur ce grand général ? « Je
ne vous donnerai pas le prince en robe de chambre, répondit
LE MARECHAL DE SAXE. 245
Canale, mais je veux bien vous le montrer en casque et en cui-
rasse. »
Non-seulement le casque et la cuirasse jettent de brillants reflets,
mais ils ont l’avantage de grandir et d’embellir celui qui les porte.
Tous les costumes officiels, habits brodés d’or, ou simarres aux
larges plis, jouissent du méme privilége, tandis que la robe de
chambre absorhe les rayons de la gloire.
Nous aurions pu ne montrer le comte de Saxe que revétu de sa
cuirasse et le front ombragé par le casque. Alors, il eut été admiré
de tous. Nul ne se serait apercu que la hauteur laissait fort 4 dési-
rer pour une aussi large base.
Mais ceci n’est point un éloge, il y faut voir des éléments mis
par l'auteur sous les yeux du lecteur, afin que celui-ci prononce
un jugement.
Nous avons donc montré Maurice de Saxe, tantdt en cuirasse et
tantét en robe de chambre.
Ce n'est pas ainsi que procéde l’histoire. Indulgente pour les
morts, elle se plait & mettre en pleine lumiére les casques et les
cuirasses, et A cacher, au sombre vestiaire, toutes les robes de
chambre.
Le maréchal de Saxe qui manquait de hauteur ne put jamais
sélever dans les régions supérieures ou l’4me humaine recouvre
sa liberté. Le sentiment religieux lui étail inconnu, il était privé de
Ja clarté divine, i] ignorait la puissance de la foi: Si un rayon lu-
mineux, sorti de l’Eglise, avait éclairé Maurice de Saxe, tout en lui
se transformait; il planait au-dessus de la terre et montait vers le
ciel en se purifiant.
Nous avons vu le comte de Saxe nerveux, passionné, spirituel,
spontané, d'une bravoure éclatante; mais il ne s’est jamais mon-
tré 4 nous magnifique comme Turenne, poétique comme Condé.
Outre la foi, il lui manquait encore quelque chose: il n’était pas
Francais.
Iln’était pas Francais, comme ce simple lieutenant de grenadiers
qui, sans le savoir, était 4 Fontenoy l’écho des croisés de saint
Louis; il n’avait pas respiré au berceau le souffle généreux parti de
la poitrine d’Henri IV; ses yeux ne connaissaient pas les rayons
d'or du soleil de Louis XIV; il dédaignait les proucsses, les élans
du ceur, les sublimes folies, qui étaient la richesse de nos ancétres.
Non, il n’était pas Francais, quoique brave et bon capitaine, un
Francais eut été autrement sage ct autrement fou.
Nous voici donc en présence d’un homme qui a eu le bonheur
d'accomplir de grandes actions, de sauver la France 4 Fontenoy, de
244 LE MARECHAL DE SAXE.
Villustrer par vingt victoires. Cet homme occupe, dans nos Annales,
une large et belle place. Il serait injuste de lui refuser le titre de
héros. e :
Mais cet homme a des défauts, des vices mémes, qui ternissent
sa gloire.
L’historien éprouverait un sérieux embarras pour porter un juge-
ment, mais le philosophe vient 4 son aide.
Le bon, Ie vertueux Vauvenargues a écrit ceci, qui sera notre
conclusion :
« Il y a des vices qui n’excluent pas les grandes qualités, ef, par
conséquent, les grandes qualités qui s’éloignent de la vertu. Je
reconnais cette vérité avec douleur : ... mais non-seulement les
grands hommes se laissent entrainer au vice, les vertueux méme
se démentent et'sont inconstants dans le bien. Cependant, ce qui
est sain est sain, , ce qui cst fort est fort. Les inégalités de la vertu,
les faiblesses qui l’accompagnent, les vices qui flétrissent les plus
belles vies; ces défauts inséparables de notre nature, mélée, si
manifestement, de grandeur et de petitesse, n’en détruisent pas les
perfections. Geux qui veulent que les hommes soient tout ‘bons ou
tout méchants, absolument grands ou petits, nc connaissent pas la
nature. Tout est mélangé dans les hommes; tout y est limité, et le
vice méme y a ses bornes. »
Général baron Ansert.
ANCIENS
RT
NOUVEAUX SERVITEURS
[
lu préalable, disons un mot de nos serviteurs d’a présent. On en
umera peut-¢tre davantage ccux de l’an 1800. La comparaison des
deux espéces, de l’ancienne et de la moderne, ne peut manquer de
nous édifier. |
(2 sont, en effet, des bourgeois au petit pied que les « gens de
inaison » d’aujourd hui; que dis-je, des bourgeois? ce sont des pa-
riciens momentanément déclassés, et qui espérent bien que « les
(enseurs » de la République ne tarderont pas 4 les réintégrer dans
leur ordre. En attendant cet acte réhabilitatoire, nos serviteurs sont
lout dans nos maisons, intendants, sommeliers, « officiers de bou-
cle, » pouryoyeurs et grugeurs, Dieu sait! ct, le cas échéant, in-
grats! Ils ne sont pas encore des directeurs spirituels; cela viendra.
(eux la haute et la basse justice sur la maison de ville et sur celle
les champs, de la cave au grenier, de Voffice au boudoir de Ma-
dame. Ts ont fait alliance-offensive et défensive avec les fournis-
vurs de Monsicur, avec les fournisseurs de Madame. Il y a dans
les traités, entre ces honnétes personnes, tel article secret qui fait
aller on ne sait o8 un bon quart du revenu brut de la maison. C’est
bien une autre affaire, quand le maitre de céans est atteint de quel-
qu'un de ces péchés capitaux qu’on aime 4 mettre en liberté sous le
loit conjugal, et auxquels le plain-pied convient de tout point. Ah!
la bonne aubaine pour des servitcurs intelligents et pas trop vé-
lilleux sur la morale! Il s’en rencontre de tels, "homme et la
246 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
femme ensemble; association formidable! Aussi la moisson ne
languit pas. On y fait vite ses orges. Qui s’aviserait de regarder au
vin et au sucre avec des serviteurs aussi dévoués? On leur a tant
d’obligation. Ils taillent en plein drap ; cela fait fremir. La maison
est 4 eux corps ct biens. Le portier ne manquerait pas a les saluer,
ce qu’il ne fait pas toujours au maitre de la maison. lls leur don-
nent du Monsieur et de la Madame gros comme le bras. Cepen-
dant on traite pour le vin, pour le bois, pour l’huile et pour le reste
avec monsieur Frontin ou avec madame sa femme, et non autre-
ment. Les enfants de la maison, gendres et brus, sont pleins d’égards
pour ces deux honnétes serviteurs. Ne leur sont-ils pas quasi col-
latéraux?
Dix ans de ce service ont mis nos gens hors de domesticité. S’ils
restent au dela de ces dix ans dans la maison, c’est par pure con-
science, et pour ne pas se mettre dans Ie mauvais cas d’étre des
ingrats. Leur affaire est faite; leurs petits placements sont en bon
lieu. Les voila en état, Dieu me pardonne, de marchander des
gendres pour leurs filles. La chance est toujours aux affranchis!
En effet, ils s’engraissent ct s’arrondissent 4 vue d’ceil dans cette
manutention universelle; c’est une bénédiction. Maigres ils sont
entrés, comme la belette; comme elle ils ont peine 4 sortir d’un
aussi bon endroit, étant « maflus ct rebondis ». On a pour ces hon-
nétes Frontins des respects que |’Etat n’a pas pour ses comptables. -
Ceux-ci rendent des comptes, ceux-la n’en rendent pas du tout.
Bien mieux, quand ils ont eu quelque difficulté avec leur maitre
ou leur maitresse, et que la place n’est plus tenable, ces pauvres
gens s’en vont ailleurs munis de certificats de probité qui atten-
driraient des cceurs de pierre. Aussi est-ce conscicnce de les re-
cueillir chez soi, et de leur permettre de s’y refaire. ll y a exemple
de ceci, que je vais relater, et que je donne pour authentique. Deux
de ces bons serviteurs, unis en légitime mariage, s’étaient retirés,
au bout de leur dix ans de mercenariat, dans leur province, y étant
devenus, du fait de leurs économies, propriétaires avec pignon sur
rue. A quelque temps de la, ils invitérent le fils de leurs anciens
maitres a4 les venir voir chez eux. Celui-ci, trés-charmé et pas peu
honoré du procédé, alla voir nos gens sur leur petit domaine. Ils
lui donnérent 4 souper et 4 coucher. Ils le régalérent bien; ils
Jui firent manger l’agneau le plus tendre de leur bergerie ; on but
ensemble du vin du clos, attenant 4 la maison, vin qui n’était point
méchant du tout. On porta les santés de ces bons anciens maitres
de Paris. I] n’y eut coin du domaine de ces excellents serviteurs qui
ne fut visité par leur hdte; la prairic, le petit bois qui y confine, le
verger, les ruches et les abcilles, la maison avec ses contrevents
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 247
yerts, le grenier, le fruitier, la cave, tout ccla plein des biens de
Cérés, de Pomone et de Bacchus. Bref, le fils se montra enchanté
d’une propriété en aussi bon état. Il en fit tous ses compliments
aux propriétaires ; et quand il prit congé d’eux, ceux-ci l’obligé-
rent, 4 peine de les facher, 4 accepter d’eux, pour ses parents, un
chapon gras de leur basse-cour et un rayon de miel de leurs ru-
ches. Et vous n’entendez aujourd’hui que gens de maison se plai-
gnant de ce que la condition n’est plus tenable pour eux, et de ce
quil n’y a pas d’eau & boire chez le monde d’a présent!
Les grosses maisons se remettent de ees dégats. Ou il y a beau-
coup a piller, il reste beaucoup. Et ce n’est pas sans raison que
le bon Horace a dit des riches de son temps : « Nul n’est riche que
s'il peut étre volé; » Moliére a dit « sil est un homme volable ».
Mais les maisons médiocres, qui veulent avoir suisse et marteau
doré, y laissent toute leur substance. La valetaille les ronge jus-
qu'aux os, et c’est bien fait. On n’y a l'oeil & rien, comme chez les
grands seigneurs. On craindrait de se barbouiller les doigts d’encre
a viser et parapher son livre de dépenses. On n’additionne pas avec
sa cuismiére, ce qui s’appelle additionner. On approuve. On a des
magnanimités de confiance qui coutent gros 4 un ménage, et les
dettes y entrent de toutes parts 4 la suite des grands sentiments et
du mépris des gros sous. Nos grand’méres n’étaient donc point si
mal avisées de faire elles-mémes leur marché. Parlez donc a nos
helles dames de province d’aujourd’hui, 4 nos petites bourgeoises
a hauts talons d’aller faire elles-mémes leur marché, et de débat-
tre du prix d’une oie avec l’éleveuse de volailles du village voisin.
lest vrai que la commére aux oies accommoderait de belle sorte
avec la langue qui lui pend au gosier ces vilaines marchandeuses
qui n’ont pas honte de marchander ainsi le pauvre monde; elle
leur en donnerait pour leur argent. Ah ! c’est qu’en 1800 il y allait
pour les familles, nombreuses en enfants, et ayant peu d’argent,
de la provende de chaque jour. Panem nostrum quotidianum ! Jl
s'agissait, la recette et la dépense balancées, de joindre, comme on
dit, les deux bouts 4 la fin de l'année.
Yenons 4 nos serviteurs du temps passé, -quitte 4 nous repren-
dre, pour le bon de la comparaison, 4 ceux de l’ére présente.
II
Ils s'appelaient Jean et Jeanneton tout court, ‘homme et la
femme. Ils étaient d’aussi bonne pate l’un que l’autre. Tous deux
3 Jaxvien 1876. 47
248 ANCIENS EI NOUVEAUX SERVITEURS.
enfants de paysans, et des plus petits paysans des environs. Ils
ayaient vécu ef grandi dans le méme village, assistant leurs pa-
rents dans leurs travaux, allant un peu 4 l’école ef beaucoup aux
champs, ayant de la lecture autant qu'il en faut ayoir pour lire dans
le Catéchisme et dans le Paroissien. lls étaient cousin ef cousine,
issus de germains; c'est partout ainsi en Bourgogne. Comme ils se
connaissaient bien, et comme les deux chaumines qu’habitaient
leurs parents étaient contigués, on les avait mariés, & la Mairie
d’abord, ab lege principium, et ensuite a V'Eglise, dés que la chose
avait pu se faire civilement et canoniquement. Is n’avaient eu rien,
de leurs deux cétés, en mariage, je lentends d’écus sonnants ; car
ce n’est pas rien pour deux gars bien constitués au physique et ac-
coutumés 4 travailler, que de bons bras, des dents blanches ct
bien rangées, la crainte de Dieu ef du mal faire et le respect de
Monsieur le curé. Il y avait encore, en l’an 1800, dans notre chére
France, de cette bonne paysannerie-la. Jean et Jeanneton étaient
venus en sabots de leur village pour entrer en condition ches qucl-
que gros bourgeois de la ville et pour gagner 4 eux deux leur vie
sur cette terre. Les enfants, s'il leur en venait, et ils étaient cer-
tains qu'il leur en viendrait, devaient étre laissés & la garde des
grands parents. Leur curé avait dit, en les mariant, 4 ces deux bra-
ves conjoints, qu'il y aura toujours des riches et des pauvres ici-
bas, et que les pauvres sont faits pour dtre au service des riches ;
qu'il n’y a pot de honte 4 cela, ni de méchanceté a Dieu d’avoir
arrangé ainsi les choses dés le commencement du monde ; que nous
avons tous besoin des services les uns des autres ; que tout travail,
convenablement rémunéx, satisfait 4 la justice divine et humaine ;
qu’il n’y a que les paresseux et les propres 4 rien qui soieat 4 plain-
dre; qu’il faut que chacun se tienne 4 sa place en ce monde, et y
fasse ce qu'il sait faire, et qu’ainsi « les vaches sont mieux gar-
dées »; que le bien des autres n’est point le nétre, qu’on se damne
& vouloir se l’approprier par de mauvais moyens, que les voleurs
sont des voleurs et les gens de bien des gens de bien, et le reste
du sermon du bon curé que j’ai oublié, et qu’on peut lire tout au
long dans |’Evangile. Jean et Jeanneton croyaient que leur curé
leur avait dit vrai; et ils entraient en maison pas plus savants que
cela, ayant le coeur au travail, l’appétit 4 l’avenant, et beaucoup de
réyérence pour les personnes « éduquées ». L’homme et la femme
gagnaient 4 eux deux comme cent écus par an, gros salaire pour
le temps. Ils ne touchaient 4 cet argent que pour se nipper 4 neuf .
une fois tous les deux ans. Leurs économies restaient dans les mains
de leur maitre qui les faisait fructifier. Le banquier de nos domes-
tiqucs, au temps dont je parle, c’était leur mattre. Aussi ils dor-
-ANGHINS Bf NOUVEAUX SERVITHURS. 340
maint bien tranquilles, eux et lour petit argent, sur la pradhomie
du dépositaire. .Ainsi traités par le pére de famille, ils s’accoutu-
maien! sans peinc 4 cette dépendance bienfaisante; et l'affection ne
tarda pas @ naitro de ees honnétes .arrmgoments au moyen des-
quels ke maitve de la maison faisait son propre sduci des intéréts
de ses serviteurs. Montrez-vous juste envers les petits; vous forex
asses pour étre aimé d’eux. Mais si vous pouvez dire bon peur eux
ef doux, que ne seront-ils pas pour vous? -~ de réponds pour les
domestiques d'autrefois; je ne réponds pas, Dieu m’en garde! pour
cour d’anjourd’hui. Ceux-ci ne sent-ils pas messivurs nos égaux et
cosuffragants, ul partie de la souveraineté populaire?
dean ct Jeanneton devenaicnt les amis de le famille, des amis
une fois faits et qui ont conclu marché. Pere, mére, enfants, le
chion, le chat et le cheval, toute Ja maisonndée était lour chose ; ils
y evasent attache de propriétairc. ls disaient « vhoz nous », par-
jant deda maison de leur mattre, et.ils disaient vrai. Ils disaient,
notre Mireeud (le mom du chien), notre Pisrrat (le petit nom du
chat}, notre Cocotte (la jument). Ils confondaient tons les prénoms
de leurs propres cnfants avec ceax des enfants de leur moattre, Ds
usdiont du méme pronom possessif pour appeler les uns et les aw
tres. Quand arrivait le temps do la premiére communion pour les
fils eu pour Jes filles de la maisoti, cos braves pons disaient aux
voisins : motwe Désiré, notre Charles, notre Gubrielle wa faire sa
premiére comnsunion. C’étaient quasi eux qui marigignt et dotaient
les filles de leur maitre. « —- Jo marions note Gabrielle ». Et la
fille et le futur souffraient ces libertés grandes do Ja part d’aussi
bons amis de la famille. La fille se-serait fachée pour tout de bon,
vils eassent dit autrement. Allez donc, sujoard’hui, beaux fils de
famalle, vous laisser tutoyer pat vos domestiques. Las! vous n’avez
plus de serviteurs qui vous ont portés dans leurs bras, comme fit le
centaure Chiron, son nourrissen Achille; vous n’avez chez yous,
pear vots servir, que des envienx ow des complaisants. Us ont
tutoyé ves grands péres en 93, quand ils dénongaient, au Comité
de Salut pablic, cee citoyens mal pensants, et qu’ils so donnaient
le regal de voir tomber leurs totes.
Ces facons d’étre des anciens serviteurs crémient, chtre eux et
leurs matéres, des rapports qu’il est plus factle de regretter qu’il
n'est facile de les bienfdéfinir. C étatt, de ka part des maitres, un
cemmandement toujours bénin, jamais sigre wi bourru, ni ple#t de
fracas, jamais ne sentant son bourgeois mal élevé, son enrichi
Vhier, son Monsieur Jourdain pestant aprés ce « coquin de tail-
leur ». De da part des serviteurs, c’étaient wre obéissance vive et
préverante, une application inquiéte a tout ce qni pouvail plaie a
ade
250 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
Monsieur ou & Madame, en un mot, des services qui ressemblaient
4 des complaisances, tant ils étaient rendus de bon cceur! Jean et
Jeanneton avaient cent yeux et cent mains pour tout voir et pour
tout faire dans la maison. Les plus petites choses, ces riens qui
donnent bon air au logis et contentement aux maitres, étaient mis
4 fin avec une perfection passée en habitude.
L’ordre et la propreté et le rangement de ceci et de cela récréaient
partout la vue. Aucune besogne n’était mal faite ou 4 demi, ou
faite 4 la grace de Dieu : et notez ce point-ci, car cela ne s’est vu
qu’en ces dges fortunés, ces braves gens avaient upe vivacité 4 mon-
trer les dents pour les intéréts de leurs maitres, telle qu’on ne l’au-
rait pas soi-méme 4 défendre son propre bien. Aussi il n’y avait
rien a faire dans Jes fournitures avec de tels intendants. Messieurs les
fournisseurs, enjdleurs des gens de maison, et leurs compéres dans
la partie, eussent gaté 4 cela leur jolie voix. Le « sou pour livre »
aux domestiques ne figurait pas encore au budget supplémentaire
des cuisini¢res. Ces honnétes chrétiennes, dont beaucoup comp-
_taient sur leurs doigts, faisaient leurs additions devant Dieu, avant
de les donner a vérifier 4 la maitresse de maison. « Le bien d’autrui
ne prendras! » Depuis que leur curé leur avait planté dans la téte
cet article VII des Tables de la Loi, le diable lui-méme aurait perdu
sa peine a vouloir l’en éter. Aujourd’hui l’arithmétique de nos cui-
siniéres est toute changée; el quatre et quatre y font dix, depuis
que tout le monde sait lire, écrire, compter et voter.
Avec ces amis et ces aides, la maison bourgeoise florissait par
la confiance qne les honnétes gens ont les uns en les autres, et
qui est la méme chose que la confiance en Dicu. Maitre et serviteurs
se gouvernaient par les mémes principes. Ils avaient les uns et les
autres la méme religion et la méme probité. Ce qui était mal a
faire, au sens de Monsieur et de Madame, l’était au sens de Jean et
de Jeanneton. On ne distinguait pas alors ce qui est vilenie 4 des
muitres d’avec ce qui est vilenie 4 des domestiques. Ces distinctions-
la sont toutes récentes ; et nous avons aujourd’hui, pour le plus
grand bien de nos maisons, nos deux casuistiques, la ndtre et celle
de nos gens. Maitres et serviteurs faisaient donc aussi simplement
Ies uns que les autres la volonté de Dieu, ceux-l4 en commandant
avec mansuétude, ceux-ci en faisant les choses avec plaisir et dili-
gence. Alors le bel esprit, ce sec épilogueur de la divine Providence
ct de l’ordre universel, n’avait pas corrompu le bon sens tout uni
de la petite ville et du village, et brouillé dans les cervelles les no-
tions du bien et du mal. On avait une conscience, ou on n’en avait
pas du tout 4 l’endroit de la chose d’autrui, ane, vache ou mulet.
On était un honnéle homme ou un coquin ; quelque chose entre les
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS, 251
deux, jamais, au grand jamais! Bien moins encore s'était-on avisé
d’en remontrer 4 son curé sur la théologie et sur la morale. On ne
philosophait guére passé les commandements de Dieu ; on ne philo-
sophait méme pas du tout; et ce bon petit monde de nos provinces
en avait le sang plus frais, l'humeur plus gaillarde, plus de cceur
a la besogne, et le sommeil plus léger. Le bel esprit en sa propre
essence, s'il a une essence, est la peste des belles-lettres. De cette
peste-la on peut se garer en s’enfuyant dans les bois. Mais le bel
esprit, politique et révolutionnaire, comment éviter cette contagion
des contagions? Quels monts et quels fleuves mettre entre soi et
lui! Il est partout, dans la grande ville, dans la petite ville, au vil-
lage, chez votre fermier, chez votre jardinier. Est Ulubris! Il est a
Ulubre, oui, méme & Ulubre, ot Horace allait chercher la paix de
lame, et faire son régal des propos de ses métayers.
Tous les dimanches, au prone, le curé ressassait 4 ces bonnes
gens ces évangéliques vérités : « Que tous les hommes sont égaux
devant Dieu; que nous sommes tous des pécheurs, ayant un besoin
infini de sa miséricorde, quoique rachetés par le sang de son divin
Fils; que nous mourons tous, riches et pauvres, maitres et servi-
teurs, el qu’il nous sera demandé 14-haut un compte exact du bien
que nous aurons fait chacun dans notre condition, ct aussi du bien
que nous aurons manqué a faire. » Le bon curé ajoutait pour les
ietes fortes de l’endroit — ou n’y a-t-il pas de ces aigles de village
au bee retors? — « que c’est Dieu qui a fait les conditions inégales
ici-bas, a cette fin que la société humaine subsistat par le travail
de chacun de ses membres, et par le besoin que nous avons les uns
des autres. » Et, se donnant carriére dans un si beau sujet, il pas-
sait en revue les divers métiers de ces braves gens, leur montrant
combien ces métiers sont nécessaires, et 4 ceux qui les exercent et a
ceux au profit de qui ils s’exercent. Il disait au charron, mécontent
d’étre charron et de n’étre quecela : « Si tu n’étais pas charron, il
faudrait bien que quelqu’un le fit a ta place. Or, de quoi vivrais-
tu, ayant femme et enfants, si tu ne fabriquais des timons ct des
essieux? Et si le charretier, ton voisin, ne rompail ses attelages
une fois toutes les semaines, en forcant la charge, tu serais du ma-
un au soir les bras croisés 4 regarder tes outils, et ne bougeant
pas plus que cette souche d’orme. » Il passait a un autre, lui fai-
sant un raisonnement de la méme force. A chacun la sienne; et
nul n’avait le mot pour répliquer au curé. Que répliquer, en effet,
4 son curé, quand on a la foi, et quand ce docteur qualifié des pe-
lites gens prend a témoin de la vérité de son dire le fils du charpen-
lier Joseph, N.-S. Jésus-Christ, en qui tous les métiers manuels
ont été honorés ici-bas et seront glorifiés dans le royaume du Pére?
259 AMAGNS RT NOUVEAUS SERVIPEURS.
Aujourd’haa on lat ferait biew voir, & oa bon curd, qu’il n'est: qu'ur
ane, et que: sa morale est une vicilleria d’avant le Béluge. Hs rair
sonnant tous,, helas! comnse- des. Aristote, dans nos villages, 4. com—
macncer par le hedeaw luiwadnae, et son, disciple en philosophia le
garde ehampétra., Casament nos. chansps et: nos prés seraient-its
hion gardas? Il faut eraira que le hom Diew y-veille encore un peu
de sa persenne.
dean at; Jeannatanm ne savaient pas tautes ces helles chases qu’on
& depuis apprises & leurs enfants, les: Drotés: de l'homme, les droits
de la femme, les droits des enfants, le droit de. travailler, le-droit
de ne rien: faire, In religion naturelle, les neligions positives, un
Diew pour lea savants, ua autre Diew pour les ignerants, ni:l’un ni
l'autre pour ceux. qui ne veutent! ni de !’wn, ni de Yautre; l’abomi-
nable richesse, « lmfame capital; » la monstruosité du mariage 4 -
deux, Madame qui: ne serait: pas l’épouse de- Monsieur, Jeanneton
qui ne senait pas la femme de Jean, et Iours cafapts qui ne seraient,
ni d’ewx, ni & eux; le Lo’ qui conjoins bes épeua sang_les. conjein-
dre ; Jean qui peut aller 4 gauche, si cela-lud plait, et Jeanneton de-
méme, sans. qua Jean ni Jeanncter aient le droit de so plaindne l'un.
de Vautre; le mariage & l’Kglise une: pure farce depuis 89, et la bé-.
nédiction, nuptiala qui se bénit rien du tout; le baptéme des en-
fants, wre: simagrée: malsaine, et qui. n'est propre qu’i envhumer
cos pauvnes petits; le confession una: simple bétise pour nos gar-.
cons, wa abominable téte-a-téte pour nos filles; la communion, lo
premiére et les subséquentes,. autant de tours de passe-passe qui.
rapportend gros, aux gens d’égtise; les derniers. sacrements, une-
chese des plias, dangereuses pour un homme bien malade, une: ke.
gubne comédie- de famille, un attentat au: premier chef & kx liberté
de conseience. du qitoyen eb du contribuable; enfin Yinhumation
avec pridnes at.eau bémite, une mascarade menée par des farcours
en chagubie,.ef ua; Manquement public, 4 la majesté de la. nature
anwnale. La. iéte cit tourng & ces deux bons. chrétiens de towb cet
afineux galimatias, at il edt. semblé a ces.d4mes simples et «-draites
comme des raghea » que ¢’était le diable.em personne qui venait leur
tenir ce damnable langage. Par honkeur, ils niavaicat'parcelle on
tate de ce vaste savoir. Ils s’étaiont mariés et mis.em eondition bien
avant que les cing 8 six. philosophes.qui trénent dans nes: celldges,
et qui soni les plus achalandés da ca temps-ci, nieussent épanché
les lumiéres, de leur occiput sur teense: millions da: Francais, deve-
nus 4 leur tour des docteurs in:omni re scibali. |
Jean. et Jeanngton n’avaient. jaraeis. eatendu: dire par: de-grands
amis de l’espéce humaine, appelés philanthrepes, que kai et sa
femme n’étaient point pés pour servis et pour manger le pain de
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 253
Iesclavage. Ces beaux discours n’auraient point du tout fait leur
compte. lls trouvaient, au contraire, ce pain-la meilleur que celui
qu’on mange au village, et ils ne s’en faisaient point de reproches,
pensant le gagner comme Dieu vettt qu’on le gagne, honnétement,
ce jour-ci, et puis ce jour-la. Hl ne leur était jamais venu dans lidée
qu’ils eussent trop d’esprit pour étre des domestiques, encore moms
qu'ils fussent d’un trop bon sang pour cela. Enfants de pauvres
cultivateurs, de ceux que le soleil, & son lever et 4 son coucher,
voit courbés sur leur sillon, Jean et Jeanneton ne se sentaient pas
du tout humiliés avoir passé contrat, parole d’un cété, parole de
l'autre, avec un bon bourgeois, fort considéré dans sa petite ville,
probe, juste, point fier et point vilain, exact et laborieux comme
eux. [ls savaient que Monsieur était d'honneur avec tout le monde,
avec ses inférieurs comme avec ses égaux. Cela tenait haut le coeur
de ces deux honnétes gens ; cela empéchait qu’il ne se ravaldt jus-
qu’a l'envie; cela les mettait l'un et l’autre de pair, pour les senti-
ments, avec les personnes desquelles ils dépendatent pour le salaire.
Avisez-vous donc aujourd hui d’étabiir cette parité des sentiments
entre vos serviteurs et vous; mettez & le faire tout ce que vous avez
de bonté dans le eceur; ayez avec eux le commandement net, affa-
ble, humain; soyez le plus ordinairement familier, et le moins
qail se pourra impérieux avec ces égaux que vous a procurss la
démocratie. Descendez 4 leur condition cent et cent fois par jour,
afin qu’lls la trouvent supportable, voyant qu’elle vous touche et
qu'elle vous est & souci. Quand ils sont malades, soignez ces corps
souffrants, sujets aux mémes maux que le vétre et percés des mé-
mes pointes de la douleur. Soignez-les chez vous, et par les mains
de votre médecin, autant que cela vous sera possible et que votre
médecin ie trouvera bien. Distinguez-les fort de vos chiens et de
vos chevaux, ce que le riche ne fait pas toujours (non sieut equum
et mulum, dit la Sainte Ecriture); et pensez que vous avez pour ser-
viteurs des Ames de petites gens, lesquelles valent le méme prix que
les votres aux yeux de Jésus-Christ. Les vétres, pour étre plus hau-
laines, 4 cause de leur argent et de leur abondance, n’en péseront
pas une once de plus dans les balances du Souverain Juge. Pensez
a tout cela avee vos domestiques, et faites-le naturellement, bon-
nement, sans étalagé de philanthropie et de fraternits fausse, de
bassesses égalitaires, et comme des gens laches qui se précaution-
nent contre les guerres serviles. Acquittez~vous, pour tout dire, en
brave homme et:en bon chrétien, de vos deveirs de maitre envers
vos gens, et n’y ravalant rien de la naissance, du rang, de l’éduca-
tion. Eh bien, vous n’y gagnerez rien, sinon d’avoir mis votre con-
science en repos, ce qui est bien quelque chose. Vous aurez fait des
254 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
ingrats, moyen infaillible de faire votre salut. Et savez-vous ce que
ces bons serviteurs, de l'un et de l'autre sexe, de l’an de grace
4876, diront de vous, aprés qu’ils auront quitté votre service pour
cause d’incompatibilité d’humeur — pesez et méditez le propos, il
est de ce siécle d’universelle littérature et science : — « Aprés tout, il
n’y a entre Monsieur ou Madame et moi d’autre différence que celle
de l’argent. » Que chacun donc se mette 4 gagner de |’argent, beau-
coup d'argent, per fas et nefas, puisque cela seul abolit parmi les
hommes les inégalités de nature et: de condition; si bien qu’un do-
mestique enrichi aura aussi bon air, sous son habit noir, qu'un
gentilhomme. L’argent ne fait-il pas tous les jours d'un officier de
bouche de grande maison, retiré de l’office et de la panneterie, un
homme comme il faut, et qui ne donne pas sa fille au premier venu?
Autrefois c’était le ventre, aujourd’hui c’est le gousset qui anoblit.
Fi! cette noblesse du gousset vous prend au nez.
_ Jean et Jeanneton voyaient bien, sans pouvoir trop se l’expliquer,
par ot toutes les conditions se touchent en ce monde, et qu’étre
honnéte, chacun pour son compte et 4 son rang, fait la vraie éga-
lité parmi les hommes. Jean pensait bien ne pas valoir Monsieur
pour, ]’esprit et pour la conception; mais il pensait bien étre aussi
honnéte homme que lui. Jeanneton, de son cété, pour ébaubie
qu'elle fut de l'éducation et de l’air comme il faut de Madame, se
trouvait aussi honnéte femme qu'elle. Maitres et serviteurs étaient
les uns et les autres dans le vrai et dans leur naturel. La est le bon,
la le solide de la vie bourgeoise. Cela, avec des enfants bien por-
tants et point sots, fait la vraie félicité domestique ici-bas. Tout ce
qui n’est pas cela, et qui n’en approche pas, est l'enfer dans nos
maisons. Je l’entends surtout des maisons médiocres. C'est parler
des plus nombreuses, de celles ou vous n’avez qu'une servante pour
tout potage, votre femme administrant, sous sa responsabilité pro-
pre, tout ce qui n’est pas du manger, du boire, c’est 4 savoir la gé-
néralité des affaires domestiques. Quel mouvement! quelle inten-
dance effective et de génie! quelle vue d’ensemble et quelles mains
au rangement des choses! Des mains conjugales et maternelles, c’est
tout dire. C’est chez nous l’ubiquité de la personne officieuse, enten-
due, clairvoyante, et dévouée, et de ressource, Dieu sait! Marthe te-
nait ainsi la maison de son frére Lazare. Notre-Scigneur Jésus-Christ
n’aurait garde aujourd'hui de reprendre cette vaillante ménagére
de son trop d’empressement aux choses de la maison. Le Fils con-
nait et ordonne de tous les temps. Il sait combien les ndétres sont
difficultueux et durs, et quelle affaire c’est aux particuliers, peu
ou point rentés, que subsister ct faire subsister leur petit monde
pendant les douze mois que dure l'année. Il est témoin du mal que
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 255
se donnent nos femmes pour gérer, sans extravagance ct sans vile-
nie, le département de l’intérieur, si resserré quant au lieu et Ala
contenance géométrique, si étendu quant. a la morale et 4 ses ap-
partenances; et tenez pour certain qu’il loue devant son Pére les ca-
pacités de premier ordre et les vertus humbles et généreuses de ces
ménagéres en qui nous nous reposons du nécessaire et de l’honora-
ble de nos maisons.
« Ne nous parlez pas de chez vous et des choses de chez
wous, me dira-t-on; et gardez pour vous ces sept béatitudes do-
mestiques. » Eh! qu’ai-je 4 garder un secret qui est celui de
tout le monde, les petites conditions faisant tout le monde, ou
peu prés? Aujourd’hui qu’on ne nous dit plus de bien des femmes,
des nétres, au sens légal et sacramentel, et que la « mysogénie » est
de bon ton partout, au thédtre, dans les romans et dans les belles
compagnies, est-il donc si hors de propos de faire tomber un petit
rayon de lumiére (je n’irai pas jusqu’au nimbe des saints du para-
dis) surles honnétes fronts de ces bonnes gardiennes et économes
de nos cinquiémes étages? Il n’est pas d’une absolue vérité que les
werlus d'espéce théologale les plus éminentes sont les plus haut
perchées et les plus petitement casées. Encore est-il qu’on les ren-
coutre le plus communément sous ces bas plafonds et chez les gens
qui n’ont pas du temps de reste pour lire des romans, et de l’huile
4 braler dans ces veillées et corruptéles de l’imagination. Savez-
wous, en effet, pire ignominie au monde que des maitres et des do-
mestiques vivant sous le méme toit, et se haissant ou se méprisant
les uns les autres ? Et qu’en doit-il étre, grand Dieu ! quand vous étes
vous ef yos gens, compéres et compagnons dans le plain-pied des dé-
régiements? Il n’y a pas pire ravalement de la qualité de maitre ou
de maitresse de maison : et, sans compter la finance et le bien des
enfants qui s’en va par toutes ces trouées faites au régime dotal ou
de communauté, n’est-il pas vrai que, vous maitres, vous voila
tombés 4 la condition de vos domestiques, ct eux haussés jusqu’é
la maitrise de céans? C’est du beau! Et vos Télémaques, ces éphébes
de dix-sept 4 dix-huit ans, que vous avez encore chez vous, sous le
foit paternel et maternel, ne vous dites-vous pas leurs Mentors?
Eh! oui; et méme on vous entend de chez le voisin les reprendre
d'une voix tonnante, comme le vieux Chremes de la comédie de
Térence, de leur inconduite et des esclandres qu’ils font hors chez
Yous, quand pas chez vous. Comme cela vous sied bien! et les jo-
lies réponses que cela vous attire de la part de ce fils grondé, a qui
yous vous permettez, en votre qualité de pére, de demander pour-
quoi il rentre si tard 4 la maison, et d’ou il vient : « Eh! je viens
de chez belle-maman.» On sait ce qué ce « belle-maman » veut dire.
256 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
III
Jean et Jeanneton quittaient leurs maitres, quand }2 mort avait
donné congé aux hétes du logis. Alors ils n’avaient plus rien 4 faire
pour le service de Monsieur et de Madame. Ils avaient ¢té fidéles
a leurs maitres jusqu’a Pheure qui rompt tous les eontrats; ils
avaient été tidéles méme passé cette heure, quand nous ne sommes
plus qu’un objet insensible devant lequel ceux de notre sang vien-
nent s’agenouiller, la face baignée de pleurs. C’étail Jean qui avait
enseveli son maitre, Jeanneton sa maitresse. Avee quels sangiots,
avec quelles mains pieuses et attentionnées, s? cela peut se dire de
ce dernier office ! C’était bien en effet le dernier office dont ils
s’acquittaient envers leurs maitres; et ils voulaient que la chose
fat bien faite, et an gré de ces chers morts, qui devaient les en
louer devant Dieu. Qu’on me permette, c’est ici le hew de confir-
mer mon dire par deux exemples de cette dévotion aux morts, telle
que les bons serviteurs s’entendaient 4 la pratiquer. J’ai été le
témoin de ces deux actes de piété touchante; et je ne saurais dire
lequel des deux m’a le plus ému. Deux vieilles domestiques, de la
_ yvace, hélas ! bien finie, des Jeanneton, avaient vu mourir leur maitre,
Vune au matin, l’autre & la tombée du jour. Dieu fait sa grande
visite chez nous 4 Pheure qui lui convient. Lune, aceablée du
coup, et se préciprtant sur ce lit o8 son bon maitre (elle avait été
quarante ans 4 son service) venait de passer, suffoquait dans les
sangiots, et poussait des cris & en avoir la poitrine rompue. C’était
pitié de la vow et pitié de )’entendre. La douleur avait mis notre
vieille Catherine comme hors d’elle ; et tout en criant au ciel, au
bon Dieu, qui avait maudit la maison, la pauvre désolée contrnuait
2 accommoder son maitre sur son oreiller, comme s’il edt été
vivant. Elle essuyait avec un linge ce front et ces lévres encore hu-
mides des sueurs froides de l’agonie, et elle ne pensait pas 4 fermer
ces yeux tout grands ouverts, ces yeux des morts qui ne voient plus.
Elle s’abandonna ainsi 4 sa douleur jusqu’s l'heure de midi, age-
nouillée contre le lit du défunt, et y appliquant sa face trempée de
larmes. Soudain, par je ne sais quel effort de ce voutoir énergique
des gens de campagne, cette brave fille, le prenant de haut avec ses
aceablements, se remit sur ses vieilles janvbes ef s'éeria: « Ce
n'est pas tout ¢a ; 11 faut faire ce qu’il faut faire. » Elie voulait dire
qu'il fallait songer a la derniére tolette de son maftre, ef que cela
la regardait, ne regardait qu'elle. Et la voila cherchant ici et 1a,
ANCIENS. ET NOWVEACI SERVITEURS. 7
dans maint tiroir, le peu de nippes dont les défunts ont besoin pour
étre décemment inhumeés en terre sainte. Elie ne voutut pas que
personse atre qu'elle touchdét 4 son maitre et lui vint en. aide dans
cette affire derntére de son service ; et elle la fit bien, comme elle
n'avait jamais maamqué 4 bien faire tout ce: qui était de son ressert
dans la maisen. Ces Ames-la, il yen a peut-étre encore quelques-
unes eg ca mende, sont sans littérature, comme dit le Psalmiste,
Ego noe cogneovs. liiteraturam ; mais combien elles sont savantes
dans les choses de Dieu ! Et qu’auprés d’elles nous avons donc de
bel esprit et de pasidlanimité paienne, quand il nous faut recevoir
chez nous Ia mort, cette visiteuse de qualité, et la traiter avec tous
les égards qua hu sont dus ! |
Lawkre servante, Marianne, était en service chez des maitres en-
core jeunes, et chez lesquels eble comptait bien faire un long éta-
blissemens. EHe était aussi: affectionnée 4 la personne de Madame
qua celle do Monsieur. Le fait vaut la peine @ dtre note, et je le note
a cause qn’il était rare, méme en cet Age d’or de la domesticrté de
province. Monsieur: vint 4 tomber malade. Le médecin reconnut, A
$a deuxiéme visite, que le cas était grave. Il avait affaire 4 Pune de
ces fiéwes typhoidales ou putrides, comme: on les appelait alors,
et quz ne pardonnent guére. Il ne remit pas & dire & Marianne tout
ce quil pensait de }'état de son malade. Hl prit temps pour en
aviser Madame; la maladie lui paraissait.devoir trainer. Les choses
Se passérent comme il I’avait prévu. Le malade languit pendant six
semaines, avec ces alternatives du moins mal et du pire, qui ne
laissent pas, cousme on sait, nos pauvres cceurs tranquilles une
minute seulement. Pour nous comme pour netre malade, c’est
entre. vie e@ mort. Marianne souffrait ce tourment en personne
gui ava pris tout pour ellc ; et quand Madame, un peu plus a
lespérance ee jour-ei, elle qui hier se désespérait, demandait 4
Marianne ce qu'il lui sembisit du malade-: « Madame n'est pas rai-
sonnable de sa tourmenter ainsi; la nuit n’a pas été mauvaise ;
Nonsieur me- s'est réveaklé que deux fois, ume fois vers minuit, et
une autre sum les cing heures du matin pour me demander 4 boire.
Madame exoit-elle: que cola fasse du bien & Monsieur davoir ainsi,
devant lui, des figures de l’autre monde? Eh |’on revient de loin
dans ces maladies-la! Voyez M. X...., notre voisin, il a été bien
plus makade que Monsieur, ct si longtemps! Les médecins ont déses-
peré de lui pendant six semaines ; ch bien, le bon Dieu |’a remis
tout dowcemens sum ses pieds, J’ai dans l'idée qu’il fera de méme
pour Nomsiewr, Madame et moi nous !’en prions tant et la bonne
Sainte Vierge aussi!....» Marianne disait 4 Madame toutes sortes de
choses comme ¢elles-li, qu’on trouve dans le: trésor comuzun des
258 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
consolations humaines, et qui, nous étant dites par de bonnes gens
et sur ce ton de bonne humeur, n’en ont pas moins leur petite
vertu réconfortante. Marianne faisait la personne rassurée ; au fond
elle ressentait les mémes angoisses que sa maitresse, et de pires.
Car le médecin, 4 qui elle ouvrait la porte chaque matin, et qu'elle
informait ou questionnait pour son propre compte, ayant soin de
le retenir dans le corridor d’entrée, ne lui cachait rien de l’état du
malade et du peu que, luidocteur, il en espérait. Marianne lui avait
dit les choses de la nuit telles qu’elles s’étaient passées, et non pas
telles qu’elle les avait contées 4 Madame. La catastrophe était immi-
nente; Marianne la voyait venir, et quoiqu’elle eut mis, la simple et
pieuse fille, tout son coeur entre les mains de Dieu, elle n’en sentait
pas moins ce coeur se fondre et s’en aller a la seule pensée du coup
qui allait accabler sa maitresse. Elle n’attendait rien de bon d’elle-
méme; comment soutiendrait-elle Madame dans cette passe
affreuse ? Un matin, c’était un de ces tristes matins d’octobre, la
maison, tendue de noir, était ouverte & tout le monde. Y venait qui
voulait s’agenouiller devant le corps de ce trépassé, et jeter de ]’eau
bénite sur ce cercueil. Coutume chrétienne, touchante partout et
qui nous parle de la vie éternelle, mais nulle part plus touchante
que dans nos petites villes de province. Beaucoup de campagnards,
vétus de noir et endimanchés pour la cérémonie, entraient dans la
maison, et pénétraient jusque dans les chambres les plus intérieures,
vides et muettes comme le sont des locaux 4 louver. La table était
mise dans la salle 4 manger, grand couvert, nappes et servicttes
toutes blanches. C'est le festin que le défunt donne, le dernier qu’il
donnera, 4 ses parents et amis de la campagne, qui sont venus de
loin pour lui rendre les derniers devoirs. Il veut qu’ils soient bien
traités, et que rien ne fasse faute aux hétes du jour des obséques.
Ils se sont dérangés pour venir lui rendre ces derniéres civilités.
La pauvre veuve, abimée dans sa douleur, se tient dans sa chambre
« d’en haut ». Elle se lamente et prie. Elle a voulu qu’on la laissat
seule aux pieds de son crucifix. Or, pendant que tous ces tristes
invités se rassemblent dans la chambre du mort et dans les piéces
adjacentes, et que chacun s’y cantonne, s’entretenant du défunt qu!
avait été le meilleur des hommes, un grand cri se fait entendre avec
ces mots que je n’oublierai de ma vie : « Mon Dieu, mon Dieu, Ie
tonnerre est tombé sur notre maison. » C’était la pauvre Marianne
qui, tout en faisant son office de cuisiniére et attisant le feu de
ses fourneaux, se lamentait sur son mattre défunt, et poussall
cette plainte si vehémente et si vraie. Les petites gens, qui ont le
ceeur bon, le répandent ainsi au dehors; eux seuls, A force détre
naturels, rencontrent des images qui égalent en terreur ces épou-
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEDRS. 259
vantables catastrophes qu'il plait 4 Dieu de faire éclater 4 son
heure, sur notre toit et sur nos tétes. La bonne Marianne n’avait
cerles jamais lu Bossuet, quoiqu’elle fat comme lui de la province
de Bourgogne ; elle ne savait méme pas qu’il existét un Bossuet en
France; et pourtant elle avait trouvé, elle aussi, sans y penser,
croyez-le bien, la nouvelle qui retentit comme un coup de tonnerre :
«Madame se meurt, Madame est morte. » C’était son bon maitre
qui lui avait manqut tout 4 coup comme Madame avait manqué a
Versailles ; et je ne mets pas de différence, pour ce qui est du na-
turel, entre ce grossier esprit et le génie de Bossuet. Le cri de ma
vicille servante est un cri sorti de la nature humaine tout autant
que celui des gens de Versailles; et tenez pour certain que Bossuet
a entendu cela chez quelqu’un de grande ou de petite condition, et
quil n’en a rien perdu.
IV
Nous ne sommes donc plus aujourd’hui le méme genre humain,
ni les mémes enfants d’Adam que nous étions hier, puisque nous
navons plus chez nous ni Jeanneton, ni Marianne, ni Catherine,
que dis-je? pas méme la coiffe d’une de ces servantes du bon Dieu !
Nous avons mieux qu’elles, il est vrai : nous avons des demoiselles
portant chapeau et falbalas. Ce sont mesdemoiselles ceci, mesde-
moiselles cela, filles de gros électeurs pour le peuple, ruraux ou
suburbains, eux-mémes éligibles de par le suffrage universel. Ce
ne sont point des servantes quc ces demoiselles ; fi donc; ce sont
des personnes libres, des ingénues qui, moyennant finance et bonis
spécifiés en un contrat synallagmatique, condescendent 4 demeurer
chez yous pour autant de temps qu’elles s’y trouveront bien, a pré-
parer et partager votre nourriture, 4 cuisiner a leur gout toujours,
au votre quelquefois, 4 faire le gros des ceuvres serviles, j’entends
ce que leur complexion leur permet d’icelles, et ce qui ne leur en
est pas interdit par le médecin, directeur de leur santé ; auquel cas
elles stipulent qu’on leur donnera des aides et des sous-aides, 4 sa-
voir: layveuse de vaiselle pour lcs jours fériés of vous avez un
ami, deux au plus, 4 diner, et le concierge en habit noir ct en cra-
vatte blanche pour servir a table, un frotteur qui soit de matin, et
qui sur quatre chambres en fasse trois, le parquet, les lits et le
meuble compris ; le commissionnaire du coin de la rue par lequel
les chaussures seront décrottées, expurgées et cirées dés l’aurore,
en toutesaison, et cela sur le palier de l’appartement, afin que l’odo-
260 ANCIENS ET NOUVEAUZ SERVITEURS.
rat de la cuisiniére n’en soit point offensé; le m&me comtmission-
naire par qui le bois, te charbon ct le vin, dans les jours de
«presse », malheureux vin! seront apportés de la cave au cin-
quiéme, metre perchoir ordinaire 4 nous les oiseaux perchewrs de
la petite ,bourgeoisie; enfin, toute une nafion de fournisseurs 4
portée dela main, boucker, boulanger, épicter, fruitiére principa-
lement; et, par stipwlation expresse, la fruitiéve ci-prés demiciliée
ct gui tient verdure de touie sorte, poissons méme et coquillages,
épargnera, du fait méme de la proximité, 4 nos culsimiéres, pe-
tites snarcheuses dans leurs bottines 4 talons, 1a corvée fatigante
d’aller jusqu’au marché on ic poisson et les herbes lcur seraitent
livrés” plus frais et 4 meilleur compte. Mais la plupart du temps la
fruitiére est une parente, ume issue de germams, venue dans 14
capitale pour y faire affaire, établie depuis peu, ce que nes bonnes
ne manquent jamais de nous dire, et qui a besoin d’étre encouragée
dans ses commencements. Or, qu’on veuille bien mesurer les dis-
tances & vue de pays qui séparent les producteurs, horticul-
teurs’ou poissonniers de la fruitiére de Paris leur intermédiaire
auprés de nos petites bourses; et l’on aura une idée de ce
qui s’écoule de notre finance par les honnétes mains de nos
cuisiniéres dans les honnétes marns de ta fraitiére. Mais ce sont
néoassités attachées a l'état de civilisation parfaite dont nous
jouissons. li faut les subir ou n’étre pias de son temps. Et comment
vouler-vous avoir des gens a vous, je ne dis pas dévoués 4 vos per-
somnes, qui parle de dévonement aujourd'hui? mais des gens tout
bonnement 4 votre service, quand vos architectes se disputent le
mérite de vous hes giter? N’ont-iis' pas imagimé, ces Vitraves des
temps épicuriqucs, de mettre nos serviteurs beaucoup plus chez
cux que chez nous, ct dc leur accommoder de petits privés sous les
combles de nos matsons, 4 des altitudes qui se perdent dans les
nues ? Ces galeries aériennes s’appelient « des chambres de domes-
tiques ». Elles sent toutes séparées les unes des autres par des
cleisons ; c'est bien le moins, et foutes correctement momérotées :-
de sorte que si vous avez affaire 4 votre domestique, male ou du
sexe, pour quelque alarme de nuit, c'est d'un numéro que vous
avez 4 vous réclamer, et non pas d’un serviteur. Rien de plus mé-
thodique et de plus 41a main que ceta, j’en conviens ; mais quoi
de plus sec et qui sente moins son humaine assistance? Et n’est-cc
pas'ene pitié que vous, pére ou mére, s'il arrive mal dans fa nuit 4
votre cher jenfant, il vows faille grimper demi-vétu Yescalier mal
sisé par'oul l'on accéde & ces hauteurs, et appeler 4 votre aide l’un
desfnuméres du dertoir des gens de maison? Et les moeurs de cettc
_crtéldes Oiseaux d’Aristoplane, qu’en dirai-je que vous ne sachicz
ANCIENS ET NOUVBAUX SERVITEURS. 261
aussi bien que mol? — Je ne nomme ni ne dénonce. Mais-la haut
perchent bien du monde de ]’un et de l'autre sexc ; et le diable qui
voit tout aurait gros 4 nous en conter sur ce district de son vaste
empire. La-haut les gens de maison sont tout 4 fait chez eux et
entre eux; ef vous, maitres et maitresses de maison, vous n’avez
absolument rien a voir par 1a. Les lieux, les personnes, et les us et
coutumes de ces casernes sont hors de votre police. Vos gens y
jouissent britanniquement de habeas corpus. Ils ont leurs petites
et leurs grandes réunions comme vous les vdtres ; c’est de dix
heures 4 minuit et au dela qu’elles ont lieu. On s’y donne soirées;
le lunch, les causeries, les jeux et les ris, rien n’y fait faule. A
chacun son tour de se divertir en ce monde. Les maitres pensent-
ils pas qu’a eux seuls i] est permis de se donner du bon temps ? Ce
que l’on dit de vous la-haut, ct comment ces bonnes langues, males
etfemelles, vous accommodent, vous Je devinez bien un peu. Ah! l’on
vous passe au crible ; tencz-le pour certain ; et s’il reste de vous
gros comme mon petit doigt de bon dans le creux de la main de
vos gens, c’est, n’en doutez pas, que vous étes, Madame ou vous,
cent et cent fois bons devant Dieu et devant les hommes. Que dis-je,
je vous tiens pour des personnes canonisables.
Dans nos petits ménages, ot l’on se ramasse comme on peut,
pere, mére et enfants, la domestique a beaucoup 4 faire, étant seule
aux gros ouvrages de la cuisine, de l’office et de l’appartement.
Nous subsistons de ses ceuvres; nous vivons de son bouillon quel
qu'il soit, bon ou médiocre. Ml n’est pas jusqu’é nos santés et a
notre humeur qui nc se trouvent bien de la propreté et du savoir-
ranger qu’elle déploie aux plus petites choses du dedans. C’est une
bénédiction qu’avoir chez soi un tel sujet. Pour les petits censi-
taires une domestique de cette étoffe-l4 vaut toute une hygiéne.
Aussi nous sommes pour elle pleins d’égards. Nous prenons garde
a ne la surmencr et 4 ne l’excéder en quoi que ce soit. Nous lui de-
mandons de faire le di de sa charge, et de tenir ses engagements,
Voola tout. Pas de tache surérogatoire ; pas de ceci, pas de cela qui
n'a pas été stipulé entre les partics contractantes, et que des mai-
tresses tracassiéres, dures, de foi punique, et fertiles en sous-
entendus, ont pris sous leurs bonnets, et qu’elles ont inscrit au cha-
pitre des corvées imprévues. Nous nous ingénions 4 la faire aider,
4 lui procurer des suppléantes en cas de maladie ou de simples va-
peurs. Notre médecin vient pour elle comme il vient pour nous.
Navons-nous pas un intérét de nature et d’humanité a ce qu’elle se
porte lec mieux du monde? Si l’anémie la prend, — ces filles de
villageois ne se mélent-elles pas elles aussi de devenir anémiques
chez nous? — nous la renvoyons se refaire chez ses parents, dans
262 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
lair de son village. Refaite et « reconstituée », c’est la science
qui dit cela, nous la reprenons avec nous. Elle a de bons gages,
les gages d’aujourd’hui ! et je ne sais combien de revenants-hons,
légitimes ou d’occasion. Pour peu qu'elle économise, et la chose est
faisable, méme 4 Paris, clle aura avec son petit argent 4 elle du
quatre pour cent ou des obligations de la Ville de Paris. Nous Tui
recommandons fort l’épargne, et de songer tout doucement a Ia
vieillesse qui viendra. Encore un peu, 4 la maniére dont nous Ia
traitons, elle sera des nétres, si elle veut bien faire vie qui dure
chez nous.
Eh ! bien, i! n’en est rien. Ces maudits combles nous l’ont gatée
en moins de deux ans. On l’envoyait se coucher de bonne heure,
afin quelle edt toule la nuit pour dormir. On lui octroyait, autant
que faire se peut dans nos ménages petitement outillés, tout le
repos dominical. On avait des bontés pour elle, des bontés pour les
siens, sceurs et beaux-fréres, neveux et niéces, et autres consan-—
guins qui la venaient voir, et qui la louaient d’dtre parmi les mieux
loties de sa condition. Un beau jour, sans rime ni raison, l'ingrate,
— c’est le nom quelle mérite et je n’en rabats rien — manque gra-
vement 4 sa maitresse, et lui met le marché a la main. On lui donne
ses huit jours ; c’est fait ; elle nous quitte: et cequ’on a de mieux
4 faire en pareille aventure, c’est d’dter de sa mémoire les ingrats—
C’est 1a, n’en doutez pas, sous ces combles, que les meilleurs de
vos serviteurs se perdent irrémissiblement, ou qu’ils commencent.
a tourner 4 mal. Ils n’ont pas plutét donné un tour de clef 4 la porte:
de votre escalier de service ct escaladé ces quinze marches tor-
tueuses, qu’ils ne sont plus ndétres. La ils s’incitent les uns les au—
tres 4 prendre en haine leur condition, 4 maudire les cuvres ser—
viles, qui sont autant selon les vues de Dieu que la maitrise du pére
de famille. On se promet de faire 4 son tour la loi 4 Monsieur et &
Madame, et de la leur faire dure et judaique. Ces temps-la sont
proches ; il n’est que de patienter un peu. Eh! lequel des petits
censitaires, mes égaux,.me démentira, si je dis que la moitié de
notre bonheur domestique et de notre solidité au temporel est re-
mise aux mains de nos serviteurs? Le fait est d’antiquité patriar-
cale. Amis ou ennemis chez nous, c’est l’un ou l’autre. Amis, cela
se déclare aux premiers mouvements qu’ils font chez nous, quand.
cela n’est pas comme étalé sur leurs honnétes visages. Ennemis,
Jaissons-les faire un peu pour voir. Les orcilles du loup égalitaire
ne tarderont pas beaucoup 4 poindre sous le chapeau galonné ou
sous la coiffe. Ils appellent servitude avoir une chambre 4 eux chez
nous, un bon lit avec sommier, matelas et le reste, manger do
méme rot que nous, boire du méme vin que le ndtre, ou il s’en faut
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS, 265.
de si peu, user des mémes blanchisseuses et pour le gros et pour
le fin, étre traité parles concierges quasi avec les mémes égards que
ceux-ci ont pour nous, quand il ne s’y joint pas quelque chose de
plus. Et les gages que l'on sait, et les étrennes et autres menues
épices attachées & la charge! J’en perdrais l’haleine a les dénombrer.
On leur a chanté sur tous les tons qu’ils sont nos esclaves. On leur
a fait gober cette bonne hablerie socialiste. Les pauvres esclaves,
en effet! Regardez la piteuse mine qu ‘ils font chez vous, leur con-
tenance abattue, leurs prosternements sur votre passage, et ces bras
chargés de chaines, et ces pieds meurtris par les entraves, manicis
et compedibus, et ces cous affreusement pelés. Voila les victimes,
c'est eux; et voici les bourreaux, c’est nous, nous, le patriciat vo-
luptueux et cruel de ce dix-neuviéme siécle. Ma domestique et vos
gens sont bien a plaindre,.n’est-ce pas ?
lls ne nous aiment pas; c’est le plus effectif de leurs sentiments.
Comment nous aimeraient-ils sur les portraits qu’on leur fait « du
bourgeois » et de «la bourgeoise » surtout? ils ne nous aiment pas;
comment cela serait-il? Ils ne prennent méme pas le temps d’es-
sayer de la chose. Ils ne restent plus avec nous, qui sommes quel-
quefois de bonnes gens, et des maitres justes et humains. Ils ne font
que passer par chez nous, parce que tant vaut pour -eux la place,
tant nous valons a leurs yeux. Ils nous pésent au poids de leur sa-
laire. Chaque jour ils nous discutent chez le boulanger, le boucher,
la fruiti¢re, prenant ces honnétes fournisseurs pour juges de ce que
nous valons ou ne valons pas. Ils parlent de nous comme les gens
de Bourse parlent de leurs clients, et dans Ics mémes termes :
«M. un tel vaut tant au parquet; il ne vaut pas plus. » A parler vrai,
ils essaient, ils goutent de nous; nous sommes a ces gourmets ou
de la piquette ou du bon vin. Au lendemain du jour ot ils sont en-
trés chez nous, quand ils sont encore tout feu et flamme et toute
perfection, ils commencent 4 négocier sous cape, comme le bon roi
Louis XI, 4 cette fin de nous lacher pour meilleur payeur que nous.
Cela s'appelle en argot socialiste, « écrémer le bourgeois ». Nous ne
tardons pas 4 pressentir la défection. Tout le logis s’en ressent. La
femme de chambre de madame tourne 4 l’aigre. Elle a ses nerfs en
habillant sa maitresse ; elle s’y prend tout de travers, et les rubans,
et les agrafes, et toutes les maniéres d’ajuster ceci et cela, de cra-
quer, de se brouiller dans les mains enfiévrées de l’attifeuse. « Mon
Dieu, Aglaé, que vous étes donc maladroite aujourd’hui! Rien ne
vous tient dans les mains. » Notez cet « aujourd’hui » qui adoucit
beaucoup le reproche: aujourd’hui, ¢’est-a-dire ce n'est pas cour
tume a yous. « Mais madame, j’y fais de mon mieux ; ce n’est pas
ina faute; et, d’ailleurs, si madame n’est pas contente de mes ser
25 Jaxvien 1876. 18
264 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
vices, elle n’a qu’é le dire. » — « Aglaé, c'est tout dit ; vous cher-
cherez une place. » Ne pensez pas que ce soit la un coup de téte
d’Aglaé. Non, la chose s’est faite avec préméditation, et aprés en
avoir délibéré avec le bon petit monde o& 1a maison de Madame se
fournit. Suis-je pas dans le vrai et dans Ie réel des choses domesti-
ques d’a présent ? — Et Baptiste le valet de chambre, et Emile le
cocher, et Adrien le valet de pied — chez ceux qui ont affaire a
tant dé gens! Et Martine, la cuisiniére! Ah qu’elle est dégénérée de
son arriére-grand’mére la Martine de Moliére!
Ce n’est rien pour les grosses maisons que ce perpétuel roule-
ment du personnel des serviteurs. Elles’s’en donnent la comédie ;
et comme on y a de quoi se payer ce divertissement,.on ne regarde
pas beaucoup 4 la dépense et aux feux des comédiens. Mais chez
nous ce sont révolutions qui sans cesse recommencent et qui
jamais n’ont de fin. Dans nos petits gouvernements, avec nos bud-
gets de rien, ces chassés-croisés des fonctionnaires auxquels est
dévolue l’anse du panier nous ruinent pour tout de bon. Faites-
vous montrer les écritures de nos ménagéres, des plus fortes en
arithmétique bourgeoise, et vous verrez 4 combien leur reviennent
en sous et deniers ces révolutions de cuisine, et ce qu'il leur en a
couté pour avoir essayé dans l’an du génie de trois ou quatre
faiseuses
V
Comme jl fail bon revenir de ces modernes a nos anciens, 4 Jean
et 4 Jeanneton !: 11 semble que vous reveniez 4 un meilleur genre
humain. Les affaires de la succession réglées entre les enfants,
ceux de ces enfants auxquels la maison paternelle restait lais-
saicnt Jean et Jeanneton libres de demeurer avec eux, ou de se
retirer dans leur ménage, pourvu que.ce fit dans la rue la plus
proche. Le plus ordinairement les deux vieux serviteurs restaient
avec les enfants. Ils ne leur étaient point 4 charge, ayant les petits
revenus de leurs gages accumulés, et de plus la part des bons ser-
viteurs au testament de leur maitre. Aprés avoir blanchi au service
des parents, ils devenaient les hdétes et quasi les commensaux des
enfants. Je sais de ces enfants-la vivants et ayant pignon sur rue
(je mentionne la chose 4 Vhonneur ou a la décharge du temps pré-
sent), qui ont bati pour eux et pour les vieux domestiques de leurs
parents. Les bons fils, que Dieu nous en conserve la lignée! ont
voulu avoir sous leur toit leur Jean et leur Jeanneton qui les ont
regus au monde et portés tout petits dans leurs bras. On a surhaussé
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 265
d'un étage la maison, propriété de'J’ainé de ces bons fils ; ils y sont
tous logés les uns au-dessus des autres, disons plutét les uns con-
tre les autres, péres, mitres, enfants ef l’aieule vénérée, qui ne se
sent pas vieillir, ayant aver elle tous cevx qu’elle aime et qu’elle a
mars 4 leur gout et au sien. Locataires et consanguins sous le
méme toit, 4 Paris! Est-il un fait de cohabitation plus rare et plus
enviable en ce temps si; difficile de contiguité des corps et des es-
prits? Les deux serviteurs émérites de cette famille « d’avant la Ré-
Yolution » ont leur appartement 4 eux, s'il vous plait, dans la:
maisen de leur's maitres, avec palier 4 eux, et sonnette, et un pail-
lassén pour s’y essuyer: les pieds. Ils ont leur monde qui les vient
visiter, et qu’ils vont visiter 4 leur tour. Ils restent chez eux les
lundis; et, dernier trait 4 la peinture de ces meeurs d’avant 89 a
jataais regrettables, .ils n’ont pas cessé pour cela d’étre de leurs
deux personnes dévoués a leurs maitres et aux-fils de leurs maf-
tres, tout comme.par Je passé, avec des jambes un peu moins agiles,
aiteadu leur grand age. Ils gérent les petites affaires de leurs mai-
tres heaucoup maeux que-ne le ferait.Je plus entendu et le plus hon-
néte des intendants. Tout le. contentieux de la maison leur passe
par les mains, et les loyers, et les fermages, et les approvisionne-
ments de fond. Ils excellent 4 débattre les prix avec les marchands,
ne se laissant faire sur.rien par ces honnétes marchands, arrétant
aveo eux un prix de..., et n’en démordant pas..Qn les tromperait
plutdt eux, acheteurs pour leur propre compte, qu’on ne. Ics trom-
perait faisant pour Monsieur ou pour Madame. Je n'ai pas pris dans
les catégories d’Aristote ces vertus, les derniéres sans doute que
nous verrons ! des bons serviteurs retraités et rentés. Je les ai prises
lout a cété de moi, sur le palier de mon cinquiéme. Notre grand
pére Abraham, s’il revenait dans ce monde d’aujourd’hui, si peu
biblique! reconnaitrait pour siens ces bons maitres et leurs servi-
teurs devant Dieu.
C’eut été peine perdue que vouloir persuader a Jean et 4 Jeanne-
ton qu’ils awaient, assez travaillé, et qu’il était temps qu‘ils ne fis-
sent plus rien.'.Vous eussiez plutét empéché de vieux limiers, sans
ouie et sans dents, d’aboyer & la béte fauve. « Travail trompe vieil-
lesse, » c’était. un de leurs dictons; et cet autre encore : « Paressc
améne la fiévre. » Si bien que tout chargés d’ans, & bout d’haleine
et penchant vers la tombe, nos deux vicilles gens allaient et venaient
dans ces grandes maisons de province, ot il y a tant de place pour
les choses et pour les gens. Ils y faisaient encore bien de la besogne
dont jeurs cadets dans le service leur savaient gré. Je ne parle pas
de leur cuisine magistrale, tant de l’universelle que de la locale, et
de ce bouillon de beeuf, ou plus vulgairement de ce « pot-au-feu »,
266 - ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS,
de ce mets de santé et de longévité, que nos beaux esprits de la cui-
sine ont totalement désappris, et dans l’élaboration duquel Jeanne-
ton n’a pas eu et n’aura jamais son égale. J’aime mieux m’en taire
ef de tant d’autres bonnes choses du méme genre et de la méme
main, que de gater la langue francaise en essayant de les décrire.
Jean et Jeanneton cessaient de travailler, quand était venu pour
eux le moment de mourir. Un matin les jambes leur avaient man-
qué, et ils n’avaient pu faire leur ouvrage comme 4 Vordinaire.
Dieu, pour les récompenser d’avoir observé ses saints commande-
ments les avait « fait vivre longuement», comme dit le catéchisme,
sans qu’ils eussent connu le besoin, et.mourir dans la paix des jus-
tes. Beati mortui, qui moriuntur in domino, amodo ut requiescant
a laboribus suis....
Ne cherchez pas dans les capitales ces fidéles de la domesticité.
Tout au plus y rencontreriez-vous sept de ces justes de l’Ancien
Testament. Ces milieux malsains ne leur conviennent 4 aucun
égard. Ni leur santé, ni leurs mceurs ne se trouvent bien de cette
presse de toute sortes de gens venus on ne sait d’ou a cette parade
d’un champ de foire, qui s’y bousculent, se foulent les uns les au-
tres, s'enfoncent les coudes dans les flancs. Lequel de nous, de pe-
tite bourgeoisie provinciale ou de franche paysannerie, n’y a pas
laissé pied ou aile de son innocence originelle? Hélas ! c’est bient6t
fait de la fleur d’honnéteté rustique de ces villageois qui viennent
de chez eux pour se mettre en condition 4 Paris, et pour y manger,
comme ils disent, du pain blanc tous les jours! Ils nous arrivent
avec la morale du catéchisme dans leur paquet, commandements
de Dieu et commandements de l’Eglise et des enseignements de
leur curé qui valent de l’or. [ls ont, entrant chez nous, pour y
faire leur premiére maison, l’entendement simple et l’intention
droite, et pas gros comme une téte d’épingle de malice. Ils sont de
leur condition ; ils en ont l’esprit humble et réduit. Vous avez tou-
tes les raisons de croire que vous les tiendrez par la. Qu’est-ce
qu’ont duré ces prémices d’innocence et de probité chrétiennes ?
On I’a vu plus haut, et j’ai exposé quelques-unes des causes, so-
ciales et architectoniques, de |’inévitable dépravation de ces 4mes
bien nées ct suffisamment catéchisées. Mais ce qu’on ne saurait trop
approfondir de la domesticité actuelle, o& nous avons tout notre
économat engagé ct, avec lui, la paix de notre cher foyer, c’est ce
dégout du salariat et de la condition de serviteur, dégovt 4 peu
prés universel, et qui tient du mal nostalgique. Il n’y a pas 4 s’en-
dormir sur cette contagion, et encore moins & s’en amuser. Au fond,
il y va pour nous de loger ou de ne pas loger sous notre toit, et
comment ne l’y pas loger? Ja pire espéce d’envie, celle qui appro--
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 267
che le plus de nos personnes, et qui a les mains & notre bien, de
telle sorte qu’elle se chagrine ou s’enflamme 4 la vue de ce que
nous avons et 4 l’idée de ce qu'elle n’a pas. C’est l’envie aux cent
yeux, 4 qui rien n’échappe du mien, et qui, ne pouvant faire qu'il
devienne incontinent le sien, en repait son imagination et le dé-
yore dans son cceur. Ce n’est pas moins que cela. Cette mauvaise
herbe de 89 a terriblement poussé de branches gourmandes sur
notre sol francais. Parlons sans figures. Les fameux Principes de
89, Droits de l'homme, Droits de la femme, Droits des enfants en-
core 4 la mamelle et adultes, Droits des prolétaires, ouvriers, jour-
naliers, gens de service ruraux ou de la ville, autant de Droits que
d'individus ayant leur place au soleil, ces milliers de droits créés
et spécifiés par des abstracteurs de quintessence politique devaient
avoir pour conséquence, ainsi le veut la logique des choses, de por-
ter un trouble profond dans les rapports de maitres a serviteurs,
dans tout le domestique. Un homme en vaut un autre par la géné-
ration et par l’idiosyncrasie, comme parlent les physiologistes ; vo-
cable nouveau et savantissime, que nos serviteurs d’aujourd hui
comprennent, 4 ce qu’il paratt. Dés lors qu’un homme en vaut un
autre, par cela seul que notre mére commune, la nature, !’a fait
selon ses procédés usuels, pourquoi un homme en servirait-il un
autre, et lui donnerait-il son temps et ses sueurs? Qu’est-ce aujour-
d’hui que « se mettre en maison », comme disaient nos braves ser-
viteurs d’avant 89, sinon se mettre en servage, et par la transgres-
ser la bonne loi naturelle? « En principe, Monsieur est tout aussi
bon que moi pour ce qui est de cirer son parquet et ses souliers,
de monter de la cave le bois, le vin, l’huile, de panser ses chevaux,
de dresser le couvert et servir 4 boire. En fait, cela n’est pas ; mais
cela devrait étre; et c’est une mortelle atteinte aux Droits de
1’homme que les choses n’aillent pas ainsi. Ne suis-je pas, d’ailleurs,
électeur comme monsieur, éligible méme, de par la Constitution?
Mon vote ne vaut-il pas le sien, si méme il ne vaut plus en pays
démocratique? Je suis tout autant que lui le Peuple souverain; et
tout autant que lui j’ai qualité pour déléguer qui il me plait au gou-
Yernement de la chose publique. Si je m’abaisse 4 servir mon égal
pour de l’argent, c’est que le temps n’est pas encore venu ot je le
mettrai sous moi, et lui ferai porter, il peut s’y attendre, double
bat. » A vrai dire, et étant donné |’Etat démocratique, pour un ci-
toyen en service chez un autre citoyen, ce n’est pas mal parler du
tout; et je ne vois rien qui cloche au raisonnement de cet homme.
lni corne aux oreilles, depuis quatre-vingt-dix ans bientdt, qu'il
y a des Droits de homme primordiaux, et dont le seul fait de
naitre et d’avoir été correctement engendré l’a mis en possession.
268 - ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
Pourquoi ferait-il fi de ces Droits, et ne prétendrait-il pas 4 les exer-
cer, tous ct un chacun ? Déja il godte, chez nous, de quelque chose
qui approche de la commensalité. Jl serait un sot de se donner a
nous par devoir d’état et de conscience. On lui dit, de si prés et en
si bon francais, que cela n’aura qu’un temps.
Vi
Mais, pour ne pas nous faire meilleurs que nous ne sommes nous-
mémes, maitres de maison, petits et gros censitaires, ne convient-il
pas que nous examinions un peu notro propre cas? Est-ce que nous
nous entendons toujours 4 rendre le service aimable 4 nos, servi-
teurs? Nous n’avons plus le droit, Dieu merci! de jeter en :pature
aux murénes de nos viviers l’esclave maladroit qui a laissé échap-
per de ses mains « quelque aiguiére » eu quelqu’une de nos chéres
potiches. Il n’y a plus d’esclaves ni de murénes. Mais le patricien
romain est-il bien mort en nous, tout chrétiens que nous sommes ?
.Est-elle morte aussi |’humeur de l'homme maitre chez lui et qui
me se'commande pas 2 lui-méme? Ici trop d'argent la fait éclater en
-tempétes effroyables et ridieules. La‘maison en tremble jusqu’en ses
-fondements. M: Jourdain, pestant aprés son « coquin de tailleur »,
est un agneau auprés-de ce Crésus du mortier et de la truelle, le-
quel s’est monté contre son palefrenier. Cettc humeur, de l’espéce
tonnante et fulgurante, procéde du trop avoir ; c’est un vice d’abon-
dance, comme parlent les sermonaires. Détestable 4 jeun, elle est
plus détestable encore aprés.diner. On n’imagine pas un tyran plus
furieux et plus burlesque ; et si cct homie n’a pas encore fait em-
paler. ses gens, c’est que la coutume n’cen-est plus regue en pays
chrétien. Telle est ’!humeur qu’engendre le trop d’argent, et qui se
nourrit de bisque et de fine moelle.
L’humeur des petits censitaires 4 l’endroit de leurs serviteurs ne
vaut. pas mieux, quand elle n’est pas pire. Celle-ci procéde de di-
sette et de géne vaniteuse; ce qui,.du lever au coucher du soleil, la
met en mouvement et la fait haleter par toute la maison. Alors
méme qu'elle n’a pas le plus petit sujet de se .remuer chez nous,
‘rares et bienheureuses accalmies, elle tourne sur elle-méme. C'est
le sabot qu’un bambin fouette 4 tours de bras. Cela ne vaut rien
pour les domestiques, et ce leur est d’un bien mauvais exemple.
Non pas que vous leur donniez 4 mordre sur vos meurs. De bonnes
mceurs, irréprochables dans un état resserré comme est le votre, ne
comptent pour ainsi dire pas aux yeux de Dieu, tant elles vous sont
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 269
nécessaires pour subsister seulement! Les conditions du milieu ne
comportent pas l’inconduite. On n’y:a pas de quoi nourrir le plus
petit vice de la béte. Il faudrait, pour cela, dter le pain de la bouche
4 ses enfants. Mais combien d'autres maniéres, chez Jes. petits cen-
sitaires, de mal édifier leurs domestiques ! je veux dire l’unique de
Yemploi que nous ayons chez nous. Venons aux exemples. Comme.
hous avons avec nous toute la sainte journée cet unique serviteur,
et qu'il nous est d’une assistance continuelle, nous n’avalons pas
toujours notre langue devant ce factotum. Il s’en manque de si peu
qu'il ne soit de nos intimes? Or, tandis qu’il tourne autour de nous
pour notre service, il arrive que, dans ce téte-d-téte perpétuel, nous
songeons peu a-ce-qui-est 4 dire et qui-n’est pas a dire, dicenda,
lacenda. Quels écoliers nous-faisons ! Et combien de choses incon-
sidérées nous échappent devant ce témoin & l’ouie fine! Cest de
nous qu'il apprend 4 maugréer contre sa condition.. Comment cela?
Cest que’ nows-mémes nous ne cessons de pester contre la nétre..
Nous ne savons pas taire ceci, dévorer cela ou-le renfoncer au de-
dans de nous-mémes. « On est affreusement mal dans cet apparte-
ment ; pas de dégagement d’aucun cété! pas une place a y faire re-
traite et & y étre a soi! :une maniére de salon telle, que, ‘si: plus de
trois visiteurs s’y rencontrent, ii leur faut rentrer sous eux leurs
jambes, pour qu’elles ne heurtent pas celles du voisin... un. meuble
de peu, mi d’occasion, mi de premier achat, et qu’on tient em-
manlotté, hiver comme été, afin que les avaries ne paraissent pas &
la lumiére ; une ou deux potiches de Saxe, dit-on, parmi beaucoup
de grés, petits simulacres d’une richesse qu’on n’a pas, et qu'une
Martine ahurie a si tét fait de vous détruire! Une salle 4 manger
pour six couverts, huit en serrant les rangs, pourvu d’un appareil
de chauffage qui, tout & coup et d’enthousiasme, embrase cette pe-
tite pidce et n’y laisse plus, dix minutes aprés, la moindre chaleur ;
effroyable transition de l’extréme chaud 4 l’extréme froid, et dont
un homme peut mourir! Prodige d’impéritie de la part d’un archi-
tecte patenté! Si bien que, huit mois sur douze, l’on ne dine pas
dans ce lieu fait pour qu’on y dine. Mais, par compensation, les
viandes et le vin s'y gardent au frais. C’est 4 cela, sans doute, qu’a-
vait songé l’artiste fumiste. to 7
« Et les hardes, et les nippes du mari et celles des enfants, et
lout cet attirail du sexe, mundum muliebrem, comme !’appelaient
es anciens, c’est bien une autre affaire que remiser en un si petit
endroit cette friperie diverse et multicolore. Pas de placards, pas
d’armoires, pas un pauvre trou a recéler les effets n’a été pratiqué
dans la muraille. Ce sont miséres de la batisse auxquelles nos ar-
chitectes ne prennent pas méme garde. Les malheureux, ils igno-
870 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
rent donc que nos ménagéres tiennent aux armoires autant qu’a la
prunelle de leurs yeux ! Aussi contemplez un peu le beau fouillis de
cel intérieur : des hardes partout étalées, comme chez un dégrais-
seur ; des habits; des paletots, des pantalons, indécemment en vue
sur le dos des chaises et des fauteuils, et y exhibant leurs formes
et dimensions respectives, ou encore appendus 4 des patéres auxi-
liaires, ainsi que cela se voit dans les corridors des bains publics ;
nos malles de voyage servant 4 nos femmes de commodes, et bour-
rées de leurs pudiques attiffements, avec force camphre et poudre
contre les mites; et tout ce qu’on ne peut dévoiler ici, du moins, de
l'aisance apparente et de la géne réelle de la petite bourgeoisie pa-
risienne. Ah! parlez-nous de l’appartement de M. X..., des salons de
madame C..., nos voisins ! Voila des gens logés, chaufifés et au large
chez eux. Belle merveille! Is ont de |’argent 4 n’en savoir que faire.
Comment cet argent-la leur est-il yvenu si vite? Ils n’étaient pas plus
riches que nous il y a cing ans...» Voila de nos propos ordinaires
sur les choses de notre intérieur ; j’en passe, et de plus aigres, ou
chacun met son grain de sel et d’envie. Et nous ne pensons pas que
Martine, la bonne piéce, est 1a, sur notre dos, qui nous écoyte ct
qui, 4 part soi, dévide ses petites moralités : « Tiens! qu’est-ce que
tout cela? Voici des maitres qui ne sont contents de rien, ni de
leur propriétaire, ni de leur appartement, ni de leur quartier, ni de
leur paroisse. En disent-ils de ces choses sur le compte de leur voi-
sin !... que tout va chez lui comme sur des roulettes, qu’il a eu le
talent de s’enrichir, et un bonheur aux affaires!... qu'il a eula
main aux beaux mariages pour ses filles ou pour ses fils, qu’il a
plus qu’il n’en veut de gendres et de brus a choisir, et que le monde
les lui jette a la tate. » Un mois ne s’est pas écoulé que Martine, un
beau matin, aprés avoir manceuvré en conséquence, nous plante 1a
pour entrer chez le millionnaire, Martine qui nous convenait sous
tous les rapports, Martine, cette fille honnéte, désintéressée et dis-
créte, Martine qui nous faisait vivre sainement et presque économi-
quement!
Quand sévissent les contagions, pestes, choléras ou fiévres per-
nicieuses, c’est alors que chacun se sent plus mortel que de cou-
iat Quelque chose de l’infection publique s’est insinué dans ses
moelles.
lis ne mouraient pas tous,
Mais tous étaient frappés...
Or, la grande contagion sociale aujourd’hui, celle qui nous tra-
vaille tous, moi un peu plus que vous, ou vous un peu plus que
moi, c’est la haine ou le dégout, les deux se valent, de notre condi-
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 27f
tion ; et par 14 nous nous mettons en rébellion contre Dieu, et nous
nous rendons misérables. Chez les gens de service empoisonnés par
le socialisme, la haine de la condition n’a plus a s’accrottre ; elle
est tout ce qu’elle peut étre dans ces Ames, qu’on a intoxiquées
d'égalité, et auxquelles on a persuadé que salariat et servage c’est
la méme chose. |
VII
Ainsi, A entendre ces nouveaux apdtres et précheurs de nos gens
de maison, « rien n’aurait été fait par le Christ libérateur pour |’es-
dave antique, pour l'homme de la giébe et de l’ergastule, rien non
plus pour le mercenaire qui se loue a la journée, rien pour l’ou-
vrier des petits métiers, dont le fils de Joseph a été le compagnon
dans la charpente. Tout est a faire 4 nouveau : les contrats d’homme
a homme, de maftres 4 serviteurs, l’estimation en argent de la
peine et des sueurs, les rémunérations proportionnelles, la bonne
et la pleine mesure, en un mot, le catéchisme des devoirs des su-
périeurs envers les inférieurs, et de ceux-ci envers ceux-la. Que ne
reprend-t-on des mains opératrices de Dieu, de ce potier maladroit,
le limon dont il lui a plu de former ’homme? Et que ne recom-
mence-t-on la divine opération? Au moyen de la dialectique et de
la sophistique, sa sceur bdtarde, en mettant de la partie Aristote
pour la béte, Platon pourl’esprit, et, tirant de chacun d’eux quelque
ingrédient propre a hater et faciliter la palingénésie, on peut refaire
un Adam autre et d’une composition plus satisfaisante que n’a été
le premier de la race. On l’aura moins misérable, moins nécessi-
teux, et nullement vendu au mal du fait d’un soi-disant péché pri-
mordial dont nous naissons tous infectés. A quoi bon le rachat par
le sang du Saint? A quoi bon la Croix, cet objet piteux? Avec Platon,
le divin ne manque pas. Avec Aristote, la nature a son compte; et
ainsi nous aurons un composé parfait de libre arbitre et d’assujet-
tissement 4 la loi naturelle, de morale et d’appétit ne se contrariant
pasl’un \’autre. Nous aurons le vrai homme, a savoir, un étre ori-
ginellement libre et bon, tout sorti qu’il est de la chair et du sang ;
nous l’aurons raisonnable de sa raison propre et personnelle. Nous
ferons en sorte que cet homme nouveau soit 4 lui-méme sa lumiére,
iluminatio sua, a dit le Psalmiste, sa vérité, sa justice et sa force.
Nous le laisserons.seul 4 combattre le combat de la vie, 4 recevoir
eta rendre les coups. Tout épuisé qn’il sera, et perdant son sang,
jamaisil ne criera 4 l'aide ; jamais il ne lévera les yeux vers la nue
d’oit le secours lui peut venir. Nous l’aurons affranchi du Ciel et des
$72 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
pieuses fables du béat Empyrée des chrétiens. Il n’aura pas besoin,
pour étre vertueux, s’il lui plait de l’étre, qu’on l'aide 4 cela d’en
haut. Il lachera ou i] retiendra la bride & ses inchinations et « voli-
tions », quand et comme ill’aura pour agréable. Il donnera 4 1’es-
prit, il donnera a la chair, quand !’un ou l’autre-lui parlera de
prés. Ecouter l'un ne lui sera pas plus difficile que de céder 4 1’au-
tre. Enfin, nous le rendrons maitre du physique, maitre du moral
cet de chacun des ressorts de sa machine. La grace de Dieu et tout
supplément théologique 4 sa prétendue imbécillité naturelle le fe-
ront sourire de pitié. Nous l’empécherons bien de douter qu'il opére
tout au dedans de'lui. Il sera, de par nous, le Dieu qui se crée 4
tout moment, qui se fait végéter et s’accroitre, penser, inventer,
raisonner et se conduire. En un mot, nous lui donnerons la pleine
connaissance et.l’entier, gouvernement des:deux vies, de celle du
corps et de celle de l’esprit, conjointes et dissemblables. »
N’est-ce pas bien trouvé a la physiologie et 4 la. métaphvsique
modernes travaitlant de.compagnie et amalgamant leurs étonnantes
recettes ? Oui, elles font de-yous et-de moi un Dieu qui se suffit plei-
nement a lui-méme, sibi sufficientissimus, comme nous lisons dans
le De Imitatione Christi (Liv: Hl). Quel.dommage que pas‘un de ces
plaisants dieux, que nous serions par milliers, n’ait puissance de
s’exempter de la colique, de la fiévre, des troubles cérébraux, et,
finalement, des ciseaux d’Atropos ? ,
Je m’écarte moins de mon propes et de mes gens de maison
qu'on ne pourrait le croire. Nous portons en nous, les uns et les
autres, ce moderne Homme-Dieu, nos. serviteurs 4 leur mamiére et
nous 4 la ndtre. De leur cété comme du ndétre, il y a rébellion contre
Dieu; et la misére morale, attachée 4 la rébellion, est la méme pour
nous que pour eux. Ils voudraient étre 4 notre place et que nous
fussions 4 la leur. Et nous donc, est-ce: que nous regardons d’un
ceil bien net ct d’un coeur bien soumis les grandes. aises et les éta-
lages d'argent du financier d’A cété.de chez nous? Nous. ne pensons
pas a le dépouiller, grand Dieu! mais nous voudrions bien étre &
sa place et qu'il fat 4 la nétre. Un tout petit branle 4 donner & la
roue de l’aveugle Déesse, et le changement serait fait. Nous serions
reguindés en haut et notre voisin porté en bas. Or, souhaiter véhé-
mentoment d’avoir 4 soi ce qui est & autrui s’appelle par tout pays
envier, et l’envie, c’est le commencement du socialisme. Comment
ne voyons-nous pas que nous-mémes nous trempons dans cette per-
nicieuse teinture?
Les serviteurs n’acceptent plus la distinction, nullement oligar-
chique et méprisante, de « supérieurs et d’inférieurs » qu’a établie
VEglise, cette éducatrice, patiente et bénigne, du monde barbare.
“
ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS. 213
C'est une énorme sottise & eux. Ils ne veulent plus comprendre que
la qualité d’inférieurs leur a été donnée par l’Eglise, devant Dieu,
et non pas « pour plaire aux-hommes ». Sicut Deo placentes, a dit
saint Paul (aux Ephésiens, chap. vi). Ce terme « d’inférieurs », nou-
veau, comme l’Evangile, sous le soleil des sociétés 4 esclaves, n’a
plus rien de servil, n’emporte plus l’idée de chose vendable. Il est
devenu honorable par le Christ, et 4 cause de la sainteté que l’Evan-
gile a attachée & tout travail dont homme subsiste. Et des contrats
sont intervenus entre celui qui loue sa peine et.celui 4 qui elle est
louée. Or, ou il y a contrat, la tache:servile est lavée. Ce terme
a d'inférieurs », que nos anciens domestiques prenaient en bonne
part, a eu, dés l’origine des temps, une.acception touchante, méme a
lentendre socialement. ll a toujours signifié la famille, et le plus
inférieur de la maison. Les patriarches et leurs serviteurs-ont été
exemplaire le pus sincére et le plus respectable de l’autorité do-
mestique ou paternelle non discutée et de la domesticité acceptée
et consentie. Ces moeurs des commencements ont un charme d’an-
tique innocence qui n’a pas péri dans la mémoire des enfants
d'Adam, quoiqu’ait entrepris l’exégése moderne pour nous gater et
déshonorer ces origines de la famille humaine. Les bons maitres
paiens, Grecs et Romains (il s’en est rencontré plus d’un parmi eux),
rendirent le servage doux 4 leurs esclaves, corrigeant par beaucoup
d'humanité le titre odieux de « chose » qu’ils donnaient 4 un
homme et qui mettait ce corps et cette 4me 4 leur merci. Is
avaient, petit 4 petit et par la longue possession, changé le servage
en domesticité. Bien plus, 4 force d’user des mémes gens et de les
avoir 4 leur dévotion, ils en venaient 4 regarder 4 ce que chacun
d’eux valait moralement, quel homme c’était; et si l’homme était
reconnu de bonne pate,.frugi, comme disaient les Latins, le maitre
n'ayait pas beaucoup a se défendre de faire de lui son ami. L’ayant
4 eux partout, a la ville, 4 la campagne, c’était une maniére pres-
que cordiale de l’agréger 4 la famille, sans qu’il s’y rendit facheux
et sans qu’il mit, comme nous disons, les pieds dans le plat. Ho-
race, qui était bon homme, je le sais, et qui n’avait pas de sang pa-
tricien dans les veines, nous a dit sur ce sujet de la domesticité ru-
tale — il ne faisait pas grand cas de l’urbaine et pour cause — les
choses les plus instructives et les plus agréables. I] faut le voir dans
%on bien de la Sabine, et quel il est, 4 ses heures, et combien bon ¢om-
pagnon avec ses fermiers et valets de ferme, gens 4 lui rendre bons
mots pour bons mots et du sel italique a foison. Vernasque procaces...
ll leslaisse boire autant que le coeur leur en dit, et rire tout autant,
et leurs langues aller. O noctes cenzeque Deum! Veut-il pas nous
faire croire qu’il agitait avec ces compéres attablés chez lui les plus
214 ANCIENS ET NODVEAUX SERVITEURS.
graves questions de la morale.... Si c’est la richesse ou la vertu qui
rend Vhomme heureux.... Quelle est la nature du souverain
bien? etc., etc. Pourquoi pas? Rien n’est au-dessus de la com-
-préhension des gens de bon sens, des ruraux principalement, qui
n’ont pas fréquenté les écoles des sophistes, ou qui n’ont pas écouté
les discours en plein vent de quelqu’un de ces plébicoles nomades,
-quéteurs de « vils » suffrages, comme ils les qualifient.
D’Horace 4 saint Paul, nous passons, ai-je besoin de le dire, de la
loi naturelle 4 la loi de grace; et c’est par des infinis que se mesure
la distance qui sépare l’aimable philanthropie de l’ardente charité.
Il n’y a méme pas lieu au paralléle, quand il s’agit des maiftres de
maisons, les meilleurs parmi les paiens, et des chefs de famille que
saint Paul instruit de leurs devoirs nouveaux. Ce n’est pas saint
Paul qui a introduit dans le monde cette distinction éminemment
sociale de « supérieurs et d’inférieurs »; c'est le Christ, le pére et le
chef de la société des esprits, le fondateur et l’économe par excel-
‘ence de la maison chrétienne. L’apdtre des Gentils est venu exprés
et 4 temps, en pleines mauvaises mceurs, pour meltre lui-méme la
main 4 la chose domestique, et pour ordomner tout le dedans. C'est
lui, c’est ce génie.dominateur et avisé, et non moins consommé en
prudence séculiére qu’en sagesse céleste.
C’est ce grand coeur, tout 4 autrui et dévoré de la charité du Christ,
qui a précisé ce qui est 4 la charge de chacun de nous dans les condi-
tions respectives de maitre et de serviteur. Enceci il ne s’est montré
accommodant pour personne; et voila pourquoi il a été juste et
plein d’égards pour tout le monde. Il tient de court sur le devoir
aussi bien le maitre que le serviteur. Il ne passe rien a l'un, rien
non plus a l’autre; et quant 4 l’inévitable vindicte de Dieu, il n’a
pas des paroles pour rassurer celui-ci et d’autres paroles pour faire
trembler celui-la. « On ne se moque pas de Dieu. » Il le dit avec la
méme force aux supéricurs et aux inférieurs. Que reste-t-il aprés
cela de l’odieux que, vous égalitaires insensés et sans bonne foi,
vous avez attaché 4 la distinction de supérieurs et d’inférieurs ?
Rien, sinon de réciproques obligations de conscience et des peines
futures égales pour les délinquants d’en haut et pour ceux d’en
bas. Qu’on nous montre une justice préventive et répressive en ce
monde qui vaille celle-la. Bien aveugles et bien ennemis de leur sé-
curité domestique sont les beaux esprits réyolutionnaires, eux-mé-
mes servis par quantité de gens des deux sexes, qui prétendent que
la religion est une chose purement d’église et de sacristie, qu’il la
faut laisser en ces endroits-la, secrets et superbement décorés, ou
elle se complait, et qu’elle n’a rien a voir 4 nos mours publiques
et privées, non plus qu’aux agissements de nos valets et femmes de
ANCIENS ET NOUVEAUX SERYVITEURS. 275
chambre. Ah! le bon billet de confession que vous leur signez la
de votre griffe bourgeoise et laique ! Aussi voyez comme ces ouail-
les, par vous absoutes et lavées, et que vous remettez 4 la sépara-
tion définitive de I’Eglise d’avec l'Etat & administrer 4 leur lit de
mort, voyez par chez vous la belle reconnaissance qu’elles yous
en ont. :
Je voudrais bien que vous me disiez, en toute sureté de discer-
rnement, & quelles profondeurs de la conscience ou, si vous aimez
mieux le mot, du péricarde, votre morale laique, qu’elle vienne de
l'Académie, du Lycée ou du Portique, pénétre chez vos inférieurs,
et sur quoi elle retient ces envieux et ces appétents du socialisme
moderne. De quoi leur fait-elle peur? Car il faut bien que l’homme,
qui est un animal dans une notable partie de sa personne, craigne
ici-bas quelqu’un ou quelque chose de visible ou d’invisible. S’il
n'a en ce monde-ci que les lois positives 4 appréhender, et une cer-
laine milice armée pour leur préter main forte, convenez que vous
marquez une médiocre estime 4 cette créature, si haut placée dans
vos spéculations physiologico-métaphysiques, et dont vous avez fait
un dieu. Voltaire, votre illustre ancétre, aura toujours plus d’esprit
que vous tous, ses petits-fils. Voltaire avait meilleure opinion du
petit monde, cordonniers, savetiers, manouvriers de toute sorte, et
notamment des gens de maison, quand il était d’avis qu'il ne fal-
lait pas ma} parler du bon Dieu devant eux, n’y ayant encore que le
bon Dieu qu’ils craignissent. Votre morale, qui, 4 vue de pays, n’est
pas mauvaise, ne se saisit de rien chez ces mécontents qui dépen-
dent de vous par le salaire. La précision lui manque dans les com-
mandements ; et elle n’a pas le nerf requis pour punir les contreve-
nants. Vous avez beau dire, i] manquera toujours 4 cette morale,
faite d’apophtegmes et d’oracles delphiques, un peu de crainte de
l’Enfer, ou tout au moins du Purgatoire. — Entendons-nous, et ne
damnons personne de notre chef, lui-méme si sujet 4 caution. —
Je veux dire, en bonne doctrine catholique, et connaissant « le mau-
vais » que je loge en moi, que, la crainte de Dieu, du témoin invi-
sible et du Juge incorruptible, dtée de dessus nos tétes, je ne vois
pas bien clairement ce qui peut retenir «l’>homme animal », et
Vempécher de s’échapper. Et je ne l’entends pas seulement de ceux
chez qui les mouvements de la chair sont indomptables et le sang
pour ainsi dire de feu, et pour qui la physiologie a des trésors d’in-
dulgence. Je range, avec saint Paul, sous la méme et commune
crainte de Dieu les plus tempérés et les plus médiocrement tentés
de ce monde. Ils ont chair d’homme, cela suffit 4 les faire choir; et
s‘ils sont un peu meilleurs gens que les abandonnés de la bonne
nature, c’est parce que, se sachant enclins 4 mal faire, ils ont de
276 ANCIENS ET NOUVEAUX SERVITEURS.
cela une secréte honte. Mais, pour ceux-ci et pour ceux-la, je ne
yois rien & rabattre de la erainte de Dieu. Comme celle-ci est le
moyen souverainement préventif en morale, il ne comporte pas du
plus et du moins pour vous ou pour moi, de. certains effets qui
iraient 4 votre naturel et qui n’iraient pas au mien. Non, pour res-
ter honnéte homme, avec des passions véhémentes ou avec des pas-
sions médiocres, il faut craindre Dieu. absolument. Car le craindre
faiblement,c’est comme si on ne le craignait pas du tout. Je ne fais
pas ici de la'théologie 4 ma maniére, et je ne crois pas renchérir
sur celle de saint Paul. L’Apétre n’exhorte-t-il pas les plus parfaits
& « opérer leur salut avec tremblement »? Quel docteur et quel di-
recteur! On est effrayé d’étre ainsi connu de lui jusque. « dans les
moelles et les jointures ».
‘ « La belle religion! me dites-vous. Elle ne convient en effet qu’a
des trembleurs et 4 des fakirs de paroisse. Des Ames qui ont peur
de leur ombre, et qui'n’osent ni penser, ni youloir, ni se remuer,
a‘cause de l’appréhension ou elles sont de tomber septante fois par
jour dans quelque chausse-trape du Malin! Ces gens-la ne sont ni
du monde ni du clottre. Il.n’y a commerce ni d’amitié ni de civilité
ordinaire 4 pratiquer avec ces faux parfaits du siécle. Ils ne nous
sont d’aucun agrément et d’aucune utilité sociale. [l n’y a nulle lu-
miére 4 attendre de ces illuminés dans les affaires de ce monde-ci,
nulle indulgence pour nos petits méfaits 4 espérer de ces implaca-
bles dévots, et pas la plus petite connivence 4 nos facgons d’opiner et
d’agir. Ce sont des censeurs de toute chose pour le compte du bon
Dieu, des rabat-joie, des revenants du confessionnal et de la Sainte-
Table. Vite, rangez-moi ce fichu sur « ce sein que je ne saurais
voir ». Ne savez-vous pas qu’ils ont de leur curé pouvoir et permis-
sion pour vous damner? Ils viennent chez vous, priés et non priés,
pour voir ce qu’on y fait de mal; et 1a od il n’y a pas matiére a re-
prendre, ils trouvent toujours de quoi. Ayez soin que vos femmes
et vos filles tiennent bien leur langue, eux présents. Ces hanteurs
d’église, marguilliers, fabriciens, preneurs et donneurs d’eau bé-
nite, porteurs de cierges aux processions et confréres en bonnes
ceuvres, gardez-vous de leurs visites, les vendredis principalement
et les dimanches : c’est la Sainte Inquisition qui entre chez vous.
Ah! nous les connaissons, ces agneaux de Dieu! Sion leur permet-
tait seulement, 4 ces catholiques, ressuscités des deux Communes
de Paris, de celle de 1793 et de celle de 4874, de rentrer dans le
droit commun, a savoir, d’enseigner le catéchisme 4 tous les petits
citoyens de leur communion, de fermer boutique le dimanche et
d’enterrer leurs morts en terre sainte, ils auraient bientét dénoncé
qui ne fait pas comme eux au Saint-Office; et nous aurions derechef
_ ANCIENS EY NOUVEAUX. SERVITEURS. 272
le divertissement public des pendaisons ou de la chair rétie sur la
place de l’Estrapade. » :
Quelle chaleur est la vétre! Et pourquoi vows. mettre si fort en
dépense d’indignation ? Vous :n’étes point. menacés ni. traqués, je
pense, pour'cause d’opinions -religieuses. Vous faites chez. vous
comme vous l’entendez; vous. élevez vos fils et vos filles comme il
vous plait de les élever, et nul n'y va regarder, Vous étes chez vous,
comme aux temps des patriarches, péres, pontifes, législateurs et
casuistes. ‘Le double rayon du Moise du Sinai ‘brille sur vos fronts
transfigurés. C'est yous qui prescrivez eeci, qui interdisez cela :
cette chair ne mangeras; de cette boisson t’abstiendras. Vous n’étes
pas seulement les péres des corps.dé.vos enfants; vous prétendeg
l'ttre et le rester de-lours 4mes, de ces Ames qui sont un souffle du
Dien vivant; et que vous n’avez pas qualité pour perdre ou pour
sanver. C’est vous qui les catéchisez, qui les préchez, qui leur rete-
nez ou qui leur faites remise de leurs fautes. Jamais pouvoirs sacer-
dotaux n’ont été aussi pleinement:-exercés que par vous qui: n’étes
pas de la tribu sainte des Lévites, et qui n’avez rien de la science et
de la saintété du temple. Et -vous nous dites que. vous redoutez la
persécution et les auto-da-fé pour vous libres-penseurs! Vous vous
moquez da monde. C’est le troupeau catholique, ses bergers au
moins, que }’on fusille 4 votre barbe, et vous avez l’impudence de
dire et d’écrire que c’est vous qu’on menace d'une deuxiéme
Saint-Barthélemy. Ah! vous passez les bornes de l’austére phari-
saisme !
Lisez, croyez-moi, si vous ne l’avez jamais lu, ou relisez, 4 téte
reposée, le chapitre wi de I’Epitre aux Ephésiens. Cette lecture vous
calmera le sang, et elle vous ouvrira les yeux sur la bonté, doctri-
nale et pratique, de cette religion 4 laquelle vous reprochez de
n’étre pas compatible avec la vie commune et le train des affaires
du siécle. Yous y verrez au contraire que, s'il fait un peu bon vivre
en ce monde et user de ses semblables, nous le devons 4 l’institu-
tion chrétienne. La sociabilits moderne est sortie de l’Evangile.
Nest-ce pas que vous n’étes tout 4 fait sir que des gens craignant
Dieu, et qui ne pensent pas qu’une tapisserie, tendue entre deux
portes, empéche qu’on ne soit vu de lui? M’allez-vous soutenir en-
core que c’est la une religion de trembleurs et de poules mouillées?
Ime semble, au contraire, qu’il ne faut pas étre si poltron pour
soutenir le regard de Dieu, et pour se laisser percer par ce trait de
flamme au plus profond de la conscience, Bossuet a dit: « Dans
Vintime infinité du coeur. » Les saints le font d’habitude en quel
que sorte, 4 cause de la constante netteté de leur intérieur. Dieu est
en eux comme en son habitacle de prédilection. Mais ce n'est pas a
378 ANCIENS ET NOUVEAUX SERYITEUAS.
dire que le coeur des simples honnétes gens soit une demeure
indigne de cette redoutable Majesté. Eux non plus n’ont pas peur
de se montrer 4 Lui tels qu’ils sont; ils ont cette assurance en sa
miséricorde infinie et en la bonne vie qu’ils tachent de mener, le
prenant sans cesse 4 témoin du mal qu’on a dans cette chair mor-
telle rien qu’a s’abstenir de l’iniquité. Ne faites pas si peu de cas
de ces chretiens du gros du troupeau. Ils ne visent ni & la sain-
teté ni A la moindre des perfections théologales. Ils font le bien
médiocrement et le mal de méme. Ils rendent de tout petits combats
contre l’appétit; mais ces combats sont de chaque jour. Du lever au
coucher du soleil, ils se tournent et se retournent — qu’on me
passe image; je la tire de la Vie des saints — sur le gril de ces
tentations ordinaires, dont nous parle l’Apdtre, et qui surabondent
dans nos conditions du milieu. Ils craignent Dieu, que voulez-vous?
c’est leur marotte, comme vous dites. Laissez-la leur, puisque vous
n’avez rien a leur offrir de plus fort en morale et de plus constam-
ment réprimant. Souhaitez plutét, croyez m’en, souhaitez d’avoir
chez vous pour en étre aimés, assistés et servis, ces trembleurs
selon saint Paul, femmes, enfants et domestiques. C’est avec ces
trembleurs la que vous n’aurez rien 4 redouter, comme parle le Psal-
miste, Ab incursu et deemonio meridiano, a negotio perambulante
in tenebris; ce qui signifie, je pense, rien & redouter du monde,
rien de ceux de votre maison, ni dol, ni fraude, ni les pires cha-
grins du foyer. Tachez donc de rencontrer, s’il.en est encore de
cette tribu sainte, des serviteurs tels que Jean et Jeanneton.
Avouste Nisarp.
L°*IDOLE
ETUDE MORALE
Hector de Kernovenoy posa un dernier baiser sur le front de sa
femme qu’on allait mettre au cercueil, puis se redressa et sortit de
lachambre mortuaire sans verser une larme. Comme il traversait
au rez-de-chaussée du chateau une galerie dont les croisées ouvertes
donnaient sur le jardin, un vieux domestique errant dans les par-
terres et conduisant par la main une fillette de cing ou six ans se
mit & lever les épaules. « I] ne nous regardera méme pas! grom-
melait le vieil homme. La petite vivante ne ¢ompte pas 4 ses yeux.
I] n’aimait que la morte! » |
La « petite vivante » méritait pourtant d’étre aimée. Elle avait
de grands yeux noirs avec des joues dorées ; elle était brune avec
une gerbe folle de cheveux blonds. En ce moment, elle tenait une
rose épanouie, et, tout en faisant rouler la tige entre ses doigts,
d'un air pensif :
— Ecoute, Martin Bataille, dit-elle, quand, toi aussi, tu seras
bien malade ‘et que tu partiras pour aller chez le bon Dieu, je te
donnerai une belle fleur pour la porter 4 maman... »
Un instant aprés, la mobilité de son age lui avait fait oublier les
tristesses qui l’entouraient et dont sa chére petite Ame était depuis
le matin comme embaumée. Les jardins du chateau, disposés en
terrasses, s’élevaient 4 une énorme hauteur au-dessus de la mer et
enfant venait d’apercevoir deux grandes voiles 4 Ventrée de la
baie. « Yois donc, Martin, s’écria-t-elle. C’est peut-étre un grand
bateau qui a des canons ! p
Martin Bataille la suivait, tout en se disant que personne ne son-
25 Jarvien 1876, 19
280 L'IDOLE.
geait 4 elle et que, dans un parcil jour, il n’y avait que lui pour
prendre soin de l’orpheline. Les femmes allaient et venaient dans
le logis qui bourdonnait comme une ruche. La mort dans une
grande maison ne délie guére moins les langues que des noces. On
pleurniche au lieu de chanter, voila toute la différence. Martin con-
naissait bien les comméres et les valets, et lui, le chasseur et
"homme des bois, méprisait a l’envi la lingerie et l’antichambre,
les cuisines et l’office.
Au milieu de ces réflexions, 11 lui en vint une qui le fit tressaillir
de la téte aux pieds. Ce n’était plus 4 la valetaille qu’il songeait,
c’était au maitre. '
Il appela Myriam. L’enfant accourut; il lui reprit la main et se
mit a longer la galerie que le baron de Kernovenoy avait traversée.
Elle aboutissait & un salon. De la un passage vouté conduisait a
la salle de billard, dans une vieille tour qui se dressait au-dessus
du flot, et de ce cdté fermait la terrasse. Sous cette voute, un es-
calier de pierre menait au cabinet du baron 4 |’étage: de la tour.
C’est 1a que M. de Kernovenoy s’était enfermé.
Et il n’avait aimé que la morte !
Le vieux garde venait apparemment d’étre frappé de l’idée qu'il
s’apprétait.a la suivre, car on. edt pu lentendre qui grommelait :
« Il ne croit guére en Dieu, je le sais bien. Ce n’est done point cela
qui larréterait ! » .
. L'imagination du vieillard ne valait pas son coeur, et il ne trouva
rien de mieux que de demeurer au pied de la tour appelant de toute
sa voix: Myriam! Myriam! at:
Tout le chateau savait si la voix du vieux Martin était rade et
forte. Cependant la fenétre de l’étage ne s’ouvrit point. Myriam,
surprise d’abord, riait de‘tout son cceur : « Es-tu fou, Martin? de-
mandait-elle.. Pourquoi.m’appelles-tu si haut, puisque je suis prés
de toi? » oe ek
Martin avait espéré vainement d’attirer l’attention de son maitre
et de lui suggérer l’envie de demander sa fille. La fenétre ne s’ou-
vrit point. :
ll reprit en maugréant le chemin du logis principal. Les femmes
semparérent de mademoiselle de Kernovenoy et, dans leur désir de
ne pas interrompre les caquetages, parlérent tout de suite de la
mettre au lit. , ;
Une heure aprés, l’inquiétude ramenait le vieux garde a la tour.
Ii entra dans la salle de billard. Longtemps il entendit le pas violent
et saccadé du baron dans la chambre haute. Vers minuit, M. de Ker-
novenoy ouvrit l'autre croisée, celle qui regardait la mer. Martin
entre-bailla la fenétre de la salle basse. Tous deux, le serviteur et le
L'IDOLE. 284
maitre, demeurérent 1a, si prés et pourtant si loin I’un de |'’autre,
le premier les yeux secs, les dents serrées, le blasphéme au bord
des lévres, le second égrenant son chapelet entre ses doigts et
veillant.
Le flot se mouvait dans l’ombre de cette nuit variable d’avril,
parfois claire et glacée, en d’autres moments attiédie par la brise
humide et les nuées qui accouraient du large... Oh! l’admirable
demeure! Elle avait été si chére 4 celle qui n’était plus.
Labelle Marie d’Avrigné n’avait guére joui du bonheur et des des-
tinées brillantes que lui promettaicnt l’amour d'Hector de Kerno-
venoy et l'un des plus grands mariages de la province. Ce fier et
pittoresque logis, élevé au-dessus des flots, était devenu son cal-
vaire. Elle y avait souffert une lente agonie.
Tout y semblait disposé cependant pour y charmer sa vie — telle
quelle l’avait choisie, telle qu’elle l’aimait, une belle vie un peu
rustique, mais tout a fait seigneuriale, large et simple, remplie de
toutes les joes et de toutes les tendresses.
Madame de Kernovensy avait été la plus passionnée des méres et
la plus aimée des femmes, le baron Hector n’ayant pas hésité a
quitter 4 vingt-sept ans Paris et l’existence mondaine pour se
donner tout entier a celle qui se donnait 4 lui tout entiére. Alors il
avait voulu, pour la fée qui opérait ce miracle de le détacher du
monde, un palais digne d’elle et l'on avait vu ce vieux donjon de
Kernovenoy se transformer en une maison de plaisance.
Le baron avait fait raser trois tours, aplanir les cours intérieures
et, sur l'espace déblayé, il s’était plu a créer ce merveilleux jardin
aérien que les rayons du midi chauffaient pendant le jour, que la
mer caressait la nuit de son haleine humide et tiéde et ou crois-
saient les myrtes et les lauriers. Les rosiers de Bengale acrochaient
4 des magnoliers importés d’Amérique leurs rameaux, qui fleuris-
sent jusqu’en décembre et, chaque été, un manteau d’ceillets sau-
vages couvrait lea anciens remparts du chateau. Deux tours demeu-
raientencore debout, !’une au nord, regardant la campagne, l'autre
au sud, regardant la baie. Un batiment neuf, dans le style Louis XII,
Teliait ces deux énormes débris du temps jadis, et de toutes les ou-
vertures du logis, de toutes les parties de la terrasse, l'oeil doublait
la pointe des deux rivages et se perdait dans la haute mer.
La tour du sud n’était point percée que de la large baie qui s’ou-
vrait sur les flots. La croisée plus petite, pratiquée du cdté du jar-
din trois ans auparavant, et au pied de laquelle Martin Bataille,
tenant Myriam par la main, venait de monter une longue faction
inutile, — cette croisée avait une histoire.
En ce temps-la, madame de Kernovenoy n’était pas encore ma-
282 L'DOLE.
lade. Un jour, il lui était arrivé de dire & son mari: « Hector, lors-
que je suis dans les jardins et vous dans votre bibliothéque, n’en
voulez-vous pas 4 ce mur aveugle qui nous sépare? »
Et le baron Hector d’accueillir comme il le devait cette char-
mante pensée : « Je veux ici une fenétre qui me permette de vous
voir sur la terrasse et de regarder l'enfant jouer & vos pieds. »
On avait éventré la tour et encadré a plaisir cette bienheureuse
fenétre de lianes exotiques et des branches folles d’un superbe et
vieux jasmin.
C’est la que le matin retrouva le vieux garde. D’en bas, il ap-
pela: |
— Monsieur Hector !
Il nommait ainsi le baron autrefois, quand Hector de Kernovenoy
avait treize ans et qu'il lui apprenait 4 chasser a I’affat dans les
nuits d’automne.
— Monsieur Hector, est-ce que vous ne souhaitez pas de voir
l'enfant ?
Encore une fois, point de réponse. .
On n’avait guére dormi dans le chateau. Les femmes s’employaient’
aux appréts des funérailles. Les cuisines s’allumaient, car un grand
repas allait étre servi aprés la cérémonie, suivant Pusage qui sub-
siste encore dans la province; Martin Bataille passa au milieu de
ces gens affairés et monta le grand escalier sans parler 4 per-
sonne.
La chambre mortuaire était ouverte et des cierges brillaient au-
tour du cercueil ; le vicillard s’agenouilla. Mais une plainte enfan-
tine qui partait de la chambre contigué troubla sa priére, et, se re-
levant brusquement, il poussa la porte : « Oh ! petite mignonne
du bon Dieu ! s’écria-t-il, la voila qui pleure ! »
Myriam était assise sur son petit lit et se désolait parce qu’on la
laissait toute seule. De grosses larmes roulaient sur ses joues et sa
délicieuse bouchette rose faisait en ce moment une vilaine petite
grimace. Elle tendit les bras au garde, les lui jeta autour du cou
lorsqu’il se pencha sur elle et se mit a embrasser de toute sa force
cette vieille figure.
L’admirable instinct de la nature et du cceur se fit jour sur ces
lévres de cinq ans, et ia pauvre fillette, privée de l’une des deux ten-
dresses que Dieu lui avait données, se prit & appeler l'autre: « Ou
est mon cher pére? demanda-t-elle. Est-ce qu'il est aussi parti? Je
veux le voir. »
Martin Bataille secoua la téte : « De l'homme ou de l'enfant le-
quel a le plus de mémoire? » grommela-t-il.
. Kt il ajouta tout haut : — Vous le verrez.
LIDOLE. 285
— Alors, dit l’enfant, qui se mit au bord de sa couchette, ha-
bille-moi, Martin... mais tu ne sauras pas !...
Martin accepta le défi. Ayant recommandé 4 Myriam d’étre sage,
il entreprit de lui mettre ses bas. Bien loin de tenir compte d’une
recommandation si sérieuse, elle s’amusait 4 lancer ses petons en
lair. Et Martin de dire :
— Tous les enfants aiment 4 jouer avec leurs pieds. Je. ne sais
pas pourquoi.
... Un instant aprés — 1] était sept heures — le vieillard se diri-
gealt de nouveau vers la tour du sud. Les cheveux de Myriam
étaient tout emmélés, sa robe attachée de travers; un de ses bas
retombait sur son soulier, dont la boucle était partie, et le rustique
habilleur n’avait pas eu Pidée de la chercher sous un meuble. La
beauté de ’enfant empruntait 4 cet accoutrement désordonné un
petit air sauvage qui la rendait plus adorable. Tous deux, elle et
son guide, passérent sous les yeux des femmes rassemblées & |’en-
trée de la maison. Et toutes de s’écrier :
— Qui a fagoté mademoiselle de la sorte? Dites si c’est vous,
Vieux Martin.
— Taisez-vous, caillettes. Il fallait peut-tre vous attendre! La
pauvre mignonne aurait donc pleuré dans son lit jusqu’a ce soir.
— Cest bon. Nous n’avons que faire de vos préches ; mais ot la
menez-vous 4 présent, vieux bourru?
— Eh pardine ! & monsieur son pére.
— line veut pas la voir. (a doublerait son chagrin.
Martin Bataille secoua la téte :
— Oh bien, je vous assure qu'il la verra donc malgré lui; et il
n’est que temps!
ll se fit un grand bruit 4 l’entrée du chateau. Une voiture gra-
vissait la rampe qui avait remplacé le pont-levis : c’était celle du
marquis de Verteilles, le plus proche parent du baron. Il amenait
avec lui M. d’Avrigné, capitaine de vaisseau, l’oncle paternel de la
défunte. |
Tous deux arrivaient les premiers, les autres invités allaient sui-
wre. Martin entraina Myriam, de crainte que les nouveaux venus ne
retinssent l'enfant; il avait besoin d’elle pour l’exécution de son
dessein. En joignant le pied de la tour, il murmurait :
— J'ai dit qu’il n’était que temps, et c’est bien vrai; mais id ne
fera rien avant U'heure.
Tout le chateau savait que le baron n’assisterait pas aux funé-
railles. Cependant les derniers mots du vieillard avaient un sens
profond ; il pensait que si son maitre entretenait de mauvaises pen-
sées contre lui-méme, il se garderait bien de les accomplir avant
284 L'IDOLE.
que la morte ett quitté le logis. M. de Kernovenoy ne youdrait pas
profaner la maison, quand celle qui en avait été la joie et ’honneur
était encore 1a ; il n’allumerait pas un scandale au milieu de la cé-
rémonie.
Mais, le moment venu, i! en serait averti par les cloches de 1’é-
glise; le bruit de la mer couvrit-il méme leur bruit, il savait
Vheure...
Les lianes qui encadraient la fenétre latérale de la tour étaient
d’ordinaire soigneusement taillées tous les ans. Le vieux jasmin sur-
tout montrait une vigueur prodigieuse et aurait tout envahi; mais,
cette année, la baronne ne sortant plus de son appartement, on avait
négligé la taille. La croisée disparaissait sous |’épaisseur de la ver-
dure.
— Martin, dit Myriam, crois-tu que mon cher prem nous regarde
la-haut 4 travers les feuilles ?
— Oh! que non! fit le vieillard. Pas encore. Mais nous l’y force-
rons bien peut-¢tre !
Le vieillard avait son idée : il révait tout simplement une es-
calade.
Les voitures des parents et des invités arrivaient la-bas désormais
en nombre ; les cloches sonnérent, le chant des prétres retentit sous
la votite de la grande porte : Myriam devint toute pale.
Il n’y avait plus un moment a perdre pour arracher !’enfant a la
scéne funébre et le pérea |’explosion de son terrible dessein. Martin
mit le pied hardiment sur le tronc du gros jasmin et, quand il en
eut éprouvé la solidité, appela la fillette 4 lui. Son vieil 4ge ne lui
avait enlevé ni l’agilité ni la force; il grimpait, s’accrochant aux
hanes d’une main et, de l’autre, tenant l'enfant embrassée. Bien
Join d’avoir peur, elle riait aux éclats et n’entendait plus les chants
ni les cloches.
— Ferme! dit Martin. Tiens-toi bien, enfant! Je veux que tu vives
heureuse; et /uz, je ne veux pas qu’il meure damné !
M. de Kernovenoy errait dans la vaste chambre dont le plafond
s'élevait en forme de voute, ce qui lui donnait justement !’air d’un
tombeau. L’un des cétés de la piéce était occupé par de grandes bi-
bliothéques vitrées, renfermant plusieurs centaines d’ouvrages rares
et d'un grand prix, mais surtout un choix exquis des ceuvres du
dernier siécle et du nétre. Oh! le baron était homme de gout! On
n’aurait point trouvé dans cette fine collection la bonne parole des
grands déclamateurs, encore moins les catéchismes brutaux des
athées ; il n’y avait de place que pour les sceptiques.
Ceux-la étaient au premier rang; ils avaient autrefois séduit ct
persuadé le baron et engendré ou allumé les passions de son esprit,
L'IDOLE, 285
si différentes de celles de son cceur. En passant, il salua les noms
illustres inscrits au dos de ces livres fameux : « Bonjour mes mai-
tres! »
Excellents mattres, car c’étaient eux qui lui avaient enseigné la
vanilé de toute foi, l’indifférence du grand lendemain et le droit
surtout, le droit qu’il se croyait & présent de mourir.
Cependant la morte les détestait sans les avoir jamais lus. Ins-
tinct de chrétienne. L’image de celle qu'il avait uniquement aimée
rapportait d’autres enseignements au baron Hector, ceux de leur
enfance a tous les deux. Si la yérité pourtant était de ce cété?...
Si les récompenses et les peines aprés la mort n’étaient pas un
conte fait 4 plaisir pour effrayer le peuple et les enfants, le che-
min qu'il allait suivre n’était pas le bon pour rejoindre la chére
femme qui était partie...
Mais, allons donc !... il y a peut-étre des destinées éternelles.
Les sceptiques se garderaient bien de les nier, — de les affirmer,
plus encore. Qui peut se soucier de ce que personne ne connait?...
Qui doit s’embarrasser d’une autre vie ?...
Toute la question tenait dans un mot : le baron Hector ne pouvait
plus supporter celle-ci; il ne la considérait plus que comme l'escla-
vage de la douleur. Esclave, lui! ll se croyait libre, il brisait sa
chaine! |
Deux fois i] s’approcha d’une table, prit une plume. Que voulait-il
faire? Exposer pour les p -rents et les amis de Kernovenoy la cause
de la mort qu’il allait se donner et s’en excuser devant eux ; il sen-
tait donc que cette mort avait besoin d’excuse. Mais il leva les épau-
les. Il connaissait bien tous ces gens-la, d’honnétes gens qui avaient
toujours eu plus de raison que de passion et qui ne le compren-
draient point. Alors il reprit la plume, cette fois pour tracer son
testament, deux lignes :
« Je veux que la tutelle de ma fille... »
Enfin, il pensgit a sa fille!... et il murmura : « Elle est la seule
puissance au monde qui pourrait me commander de vivre. —
Faible puissance! »
ll ajouta tout haut : « Pauvre fillette! » — et n’en continua pas
moins d’écrire.
li confiait 4 M. d’Avrigné la tutelle de Myriam, et remettait la
garde et l’édueation de l'enfant 4 mademoiselle de Kernovenoy, sa
cousine germaine, en religion mére Sainte-Marthe, Supérieure des
Ursulines de Vannes. Ayant achevé, il se leva.
Lautre muraille dela chambre, qui faisait face aux bibliothéques
et que percait la croisée pratiquée sur le jardin, supportait des ar-
moires également vitrées, remplies d’armes de toute sorte. 1 ouvrit
286 L'IDOLE.
une de ces armoires, y prit un pistolet, s’assura qu'il était chargé
et sourit. ;
Il avait été officier 4 vingt ans, et 11 descendait d'une race guer-
riére, La, dans cette sérénité au moment supréme, se retrouvait le
soldat et le gentilhomme que l’horreur physique de la mort n’in-
commodait pas... Pourtant une derniére hésitation le visita... il
' posa l’arme sur la table :
« Elle me disait que nos Ames se retrouveraient la-haut et ne se
quitteraient plus, murmura-t-il... Au diable!-Y a-t-ildes 4mes?...»
Au méme instant, il tressaillit et préta Yoreille... Les cloches!...
La dépouille de celle, qui, 4 ses yeux, avait été la plus belle, allait
descendre tout 4 l’heure sous la terre glacée... Ces cloches le déchi-
raient... Mais, plus prés, un bruit bien différent se fit entendre...
Un craquement de branches froissées au pied de la fenétre qui don-
nait sur les jardins, un bruit de voix et de rires joyeux qui montait...
Il courut a la croisée :
— Qui va 1a?...
Puis il eut un second cri, mais aussitét étouffé. Enlre les feuil-
lages, derriére la vitre, la téte blonde de Myriam venait de lui appa-
raitre... Il n’apercevait pas encore le bras qui soutenait l’enfant. Un
instant, la superstition dont il se croyait si bien défendu le mordit
au coeur. Est-ce que Myriain lui arrivait, portée sur des ailes invi-
sibles?... [1 ouvrit ou fit voler plutét la fenétre :
— Tu vas me la tuer ! cria-t-il, voyant que la fillette était assise
sur l’épaule de Martin. -
File tendait vers lui ses deux petits bras ; il la saisit :
— Ah! disait-il, tu me l’aurais tuée! tu me l’aurais tuée!
— Cela n’edt pas été peut-étre si malheureux pour elle, grom-
melait le vieux garde, tout en redescendant le long du jasmin.
Une heure aprés, M. de Kernovenoy avait repris du gout & vivre;
il ressemblait au voyageur mourant du tourment de la soif, qui
découvre un fruit oublié sur une branche au bord du chemin, et
trouve, en y mordant, la force de continuer le voyage.
On transporta les jouets de Myriam dans la tour, ou Ia fillette
s'amusait, surtout parce qu’elle n’était guére venue jusque-la dans
la grande chambre ronde et que tout y était nouveau pour ses yeux.
Son pére interrompait ses jeux, la faisait asseoir, et, se mettant a
genoux devant elle, la contemplant avidement, hui disait ce qu’on
dit aux petits enfants : « Myriam, embrassez-moi avec vos bras. »
Sous cette faible et douce étreinte, son coeur se fondait. Mais il
s'apercut que ses pleurs inquiétaient Myriam ; il les retint et les
dévora.
Ce fut le premier sacrifice ; il en trouva la récompense. L’enfant
L'IDOLE. 287
ne se sentait plus jamais assez prés de lui. S’il oubliait un moment
de s’occuper d’elle, s'il retombait dans quelque cruelle réverie, elle
arrivait doucement sur la pointe de ses petits pieds par derriére,
et, grimpant au dossier du siége oti il était assis, lui mettait ses
deux menottes sur les yeux, en riant de tout son coeur. Ces frais
éclats remplissaient la chambre comme des cris d’oiseau. Le baron
jouissait et souffrait 4 la fois de cette grande gaieté enfantine.
« Voila donc, se disait-il, toutes les traces qu’a laissées dans ce petit
ceur celle qui !’avait formé de son sang. O chers petits ingrats !
6 nature!... Et moi aussi que je cesse d’étre, elle rira le lendemain
4 macousine l’abbesse, et se souviendra encore moins de moi! »
Un soir pourtant, Myriam, lasse d’avoir trop joué, exigea que son
pére ’endormit sur ses genoux. Qui peut expliquer les enfants?
Leur mémoire est plus fidéle qu’on ne pense. Le souvenir est comme
une graine semée par le vent dans ces ames légéres. Un jour on s’a-
percoit que la graine a germé, il en sort une fleurette triste et
charmante.
Ce soir-la, il faisait chaud, la grande fenétre de la tour était ou-
verte. Bercée sur les genoux de son pére, Myriam laissait errer de
le mer au ciel ses grands yeux qui ne se fermaient point :
— Alors, dit-elle, maman est avec les étoiles. Quand donc irons-
nous la yoir tous les deux?
La nuit suivante, le baron, penché sur son sommeil, s’apercut
qu'il était traversé de réves. La petite dormeuse appelait sa mére,
lui tendait les bras ; ses lévres se pressaient comme pour un baiser ;
puis elle s’éveilla frissonnante, et il dut tenir ses petites mains dans
les siennes jusqu’a ce qu'elle se fut rendormie : « O cher petit coeur,
disait-il, cher petit vase mal clos d’ot ce pieux parfum s‘éléve!
Comme elle se souvient! »
Satendresse envers Myriam s’en serait encore accrue, si, désor-
mais, elle avait pu s’accroitre. L’inquiétude lui vint un jour que,
sans cesse enfermée dans la chambre ronde, ladélicate créature ne
palit et ne s’étiolat. Il descendit avec elle au jardin. Les gens du
chateau, qui le revoyaient pour la premiére fois, n’essayérent point
de le troubler et se tinrent a l’écart.
Mais, voila que V’épreuve se trouva trop forte; il lui sembla
qu'un hiver et qu’un printemps pendant lesquels la baronne Marie
avait été malade n’avaient point effacé, dans ces allées, la trace des
pas de celle qui ne devait plus les parcourir. Il se laissa tomber
Sur un banc, sous un bosquet de chévrefcuilles et de genéts odo-
rants, et cacha sous sa main ses yeux humides.
Myriam, sans rien dire, s’était mise 4 dépouiller le bosquet de ses
belles grappes jaunes et roses ct faisait un terrible bruit dans le
288 L'IDOLE.
feuillage. Tout 4 coup, ayant cessé de l’entendre, il releva la téte.
La mignonne était au bord de la terrasse, en un endroit qu’clie
connaissait bien, ot l’hiver passé avait fait dans le mur une bréche
qui permettait a sa petite taille de se pencher au-dessus des pierres
éboulées et 4 son regard curieux de courir au-dessous d’elle sur
l’abime. Elle riait, comme toujours, en langant son butin a pleines
mains par la bréche. La maréc était basse, une troupe d’enfants
s’ébattait sur la gréve découverte, et recevait en riant aussi, avec
des cris de joie, cette pluie de fleurs. Dans ce jeu, M. de Kernovenoy
reconnut encore la nature. Myriam recherchait d’instinct le mou-
vement et la vie; les amusements de cette bande de marmots I’at-
tiraient, et, de ce ton a la fois suppliant et impérieux qui n’appar-
tient qu’a ces chers tyrans, elle déclara qu’elle voulait aller comine
eux sur la gréve.
Le baron pensa que sa mére autrefois lui suffisait, que jamais
elle n’avait demandé de promenades au dehors, jamais de compa-
gnons de plaisir. Les méres ont le secret d’enchainer les désirs de
ces petits coeurs; mais pour cela il'n’y a qu’elles !
Comme il demeurait 1a, tout pensif, on lui présenta une lettre
apportée par un courrier. Elle venait de la supérieure des ursuli-
nes, informée, comme tous les Kernovenoy, de la mort de la jeune
baronne. Mére Sainte-Marthe écrivait 4 son cousin pour lui repré-
senter qu’il ne lui serait pas aisé d’élever sa fille auprés de lui, et
qu'il agirait sagement en la conduisant au couvent de Vannes.
« Que feriez-vous de la chére petite? ajoutait la supérieure. Un
Joli démon peut-étre : nous en ferons un ange. »
Voila en quoi mére Sainte-Marthe se trompait. C’était un ange
qu’il voulait faire, lui aussi, dut-il pour eela précher d’exemple et
abjurer les grands sceptiques, « ses maitres. » Second sacrifice, —
celui de ses railleries favorites et des signes extérieurs de )’indiffé-
rence ef du doute, l’immolation enfin de son esprit. I vit bien
alors comme ce renoncement est peu de chose!
La supéricure des Ursulines qui ne !’en croyait point capable le
jugeait mal. Il se pencha vers Myriam, qui ne cessait pas de le tirer
par les basques de son habit.
— Myriam, lui dit-il, voulez-vous me quitter?... Vous auriez une
autre mére.
L’enfant tressaillit, ses yeux se mouillérent de larmes; elle s’ac-
crocha de toute sa force 4 son pére.
— Non, fit-elle, je veux rester avec vous toujours! !
Mais cette émotion passagére ne lui avait pas fait oublier son
grand désir. Comme M. de Kernovenoy se baissait de plus prés en-
L'IDOLE. 289
core pour l’embrasser, elle lui dit & l’orcille, entre deux baisers
quelle lui rendit :
— Pére, je veux aller sur la gréve !
I] obéit. C’était son lot désormais d’obéir. D’ailleurs n’avait-il pas
besoin lui-méme d’air et d’espace? Il commanda de seller un che-
val. Tenant fermement |’enfant devant lui sur la selle, 11 descendit
larampe, bordéc de plantes marines, qui, du chateau, conduisait
au bourg, tourna le pied du chateau et mit sa monture au galop sur
les falaises. | :
La brise était dure, bien qu’échauffée par un brillant soleil de
mai, et bientét elle dénoua la cheyelure d’or de Myriam, muette
d'abord, et partagée entre la peur et le plaisir que lui causait cette
course rapide. M. de Kernevenoy la tenait sur son coeur, et pres-
saitencore du talon et de la voix l’ardente béte qui les emportait
tous les deux.
Cet exercice violent et cette étreinte passionnée lui faisaient éga-
lement un grand bien; et, songeant toujours, il se disait qu’aé son
age, plein de force et de santé, il ne lui restait plus qu’é tromper
son corps par la fatigue et 4 nourrir son ame de l’unique amour
de cette tete blonde.
Cependant il fit un reproche 4 Myriam, le seul qu’il dut jamais
lui faire. L’embragsant de nouveau, il lui dit, avec un triste sou-
rire :
— Pourquoi n’est-ce pas a elle que tu ressembles? De quoi t’avi-
ses-tu, petite, de me ressembler, 4 moi?
Le lendemain était un dimanche. Le matin, 4 dix heures, M. de
Kernovenoy sortit encore du chateau et prit 4 pied le chemin du
bourg. fl tenait sa fille par la main, et, suivi seulement d’une femme
de service, il entra dans l’église. Rien d’étonnant que le baron allat
a lamesse du dimanche; il n’y avait jamais manqué, en dépit de
son indifférence religieuse bien connue. Naguére, il expliquait cette
contradiction en riant: « Un gentilhomme doit se montrer a la
messe. »
Mais on avait tant dit que désormais il se tiendrait reclus dans
sa four, que ce fut une surprise générale de le voir.
En traversant la nef, il recut d’abord le salut discret de quelques
urgeoises, en habit de deuil comme lui. C’étaient ce qu’on appe-
lait au bourg’« les dames de la baronne », les veuves des capitaines
au cabotage qui avaient péri en mer. On ne leur connaissait point
d'autres ressources que les dons du chateau. Le baron leur rendit ce
salut de facon & leur faire comprendre qu’elles n’avaient pas tout
perda avec la chatelaine; puis il gagna le banc réservé, tout prés
ucheur, et, sans y penser, s’agenouilla.
900 L'IDOLE.
L’exemple qu’il voulait donner a sa fille ne lui avait pas méme
couté une seconde d’hésitation. Le curé, qui entonnait le Kyrie,
youlut croire 4 un autre sentiment que le désir de l’exemple, et ne
put s’empécher de dire entre deux versets, 4 demi-voix :
— Ordinairement, il se tenait debout. Seigneur, vous avez de
cruels moyens de ployer les forts !
Au sortir de la messe, les métayers entourérent le maitre. Ils ne
disaient rien, se contentant de rouler entre leurs doigts les bords
de leurs grands chapeaux. L’un d’eux imagina de prendre Myriam
entre ses bras; ils se la passérent les uns aux autres, sans oser
’embrasser; mais ils en montraient tant d’envie, que le baron, s'a-
dressant au plus 4gé, lui dit:
— Tu le peux bien, mon vieil homme.
Is ne se firent pas prier. Myriam, qui les connaissait tous, se mit
4 les appeler par leurs noms. Alors celui que M. de Kernovenoy
avait appelé « mon vieil homme » s’enhardit, et dit que la morte
n’avait point laissé qu’une orpheline, que tous les enfants pauvres
pouvaient bien la regarder comme leur mére, et qu’on ne cesserait
pas de si t6t de la pleurer par tout le pays.
— Pleurez-la donc! dit le baron. Vous ne Ia verrez plus; et moi-
méme, vous avez été bien prés de ne plus me voir. Si vous m’ai-
mez, il faut remercier celui qui m’a sauvé la vie.
Leurs yeux a tous l’interrogeaient. Il chercha Martin Bataille, qui
se tenait un peu a l’écart, l’appela, et ajouta, en lui donnant un
coup sur l'épaule : |
— Crest celui-la.
II
Lorsque mademoiselle de Kernovenoy eut seize ans, le baron ne
manqua point de la conduire 4 Vannes. Il y avait au couvent des ur-
sulines de la vieille ville bretonne une sainte femme 4 laquelle il
brilait de faire voir, fit-ce méme au travers des grilles, son idole
et son chef-d’ceuvre.
Ah! madame la supérieure, vous aviez prédit que le cousin
sceptique et incrédule ne saurait faire de cette enfant qu’un joli
at il avait juré qu'il en ferait un ange. Eh bien ! voyez ses
ales!
Mére Sainte-Marthe fut trés-doucement surprise, et ne Ie cacha
pas. Elle ne pouvait croire que, sauf les lecons des maitres de mu-
sique, sans compter le maitre 4 danser, dont on ne lui parla point,
Myriam n’eut regu d’enseignements que de son pére. Elle ne savait
L'{DOLE. 201
pas qui des deux elle devait le plus admirer, du précepteur ou de
Véléve, et ce qui l’émerveillait davantage, de la perfection de My-
riam ou de l’étonnant succés d’un homme d’aussi peu de foi que le
baron.
—Cest affaire 4 vous, mon cousin, murmurait-elle. Cepen-
dant...
Que de choses dans ce « cependant »! La grace souffle ou elle
veut : c'est A quoi songeait la supérieure. Cependant il avait fallu
que ce grand douteur de baron s’imposat une contrainte de tous les
mstants et se fit bien habile a feindre les sentiments qui sont
comme les pierres d’assise sur lesquelles on éléve l’édifice d’un
jeune coeur. |
Mére Sainte-Marthe disait encore tout bas : « ll lui sera beaucoup
pardonné, parce qu’il aura beaucoup aimé. »
Mais voila qu’elle s’attendrit tout 4 coup. La pensée lui était ve-
nue qu’é force de porter le masque des bonnes croyances, M. de
Kernovenoy avait bien pu finir par s’y laisser gagner. N’était-il pas
réellement devenu peu 4 peu l’homme qu'il voulait paraitre aux
yeux de sa fille? Elle se hasarda tout sournoisement a exprimer ce
qu'elle espérait. M. de Kernovenoy lui répondit en riant qu’elle avait
peut-€tre raison, et qu’il ne savait plus bien lui-méme ot il en était.
Toujours le grand peut-étre !
Mére Sainte-Marthe était ravie. Elle crut pouvoir offrir un conseil
a ce cousin qui recevait si bien les insinuations, et ajouta qu’il avait
sans doute accompli la plus difficile partie de sa belle tache; que
tout n’était pas fini pourtant : il resterait 4 choisir 4 mademoiselle
de Kernovenoy un mari fait comme elle.
Le baron 4 Vinstant perdit sa belle humeur et se retrancha dans
une réserve glaciale. Ces sortes de visites sont assez courtes. Il
abrégea la sienne.
ll avait si entiérement donné sa vie 4 Myriam, et croyait possé-
der si exclusivement le coeur de sa fille, qu’il lui était bien permis
de ne pas envisager sans effroi le moment du partage. Ces dix ans
qui venaient de s’écouler avaient été pour lui comme enchantés.
D’enchantement si pur, il n’y en a point. Ah! c’est le beau, le véri-
table, le glorieux amour! Il ne souléve pas un mouvement qu'on
doive réprimer. C’est vraiment le feu qui purifie, et. celui qui a
connu les troubles des sens et les vertiges de la pensée se prend a
regretter que son 4me, désormais, ne.soit point enfermée dans une
prison de cristal, au lieu d’une muraille de chair.
On voudrait que le monde entier put voir la fleur robuste et im-
maculée qui s’éléve du milieu de tant de cendres; on en jouit avec
des délices qu’on n’aurait jamais imaginées. Quelle joie et quel
292 L'IDOLE.
triomphe d’aimer chastement, dans l’infini de toutes les tendresses,
de rapporter tout 4 l'étre aimé, absolument tout, rien & soi; dese
croire méme dépourvu d’ égoisme, supérieur 4 la nature!
Pendant les deux ans qui s’écoulérent aprés le voyage 4 Vannes,
Myriam sortit de cette chrysalide ou s’enveloppe l’adolescence de la
femme: De gracieuse et d’intéressante qu'elle avait toujours été,
elle redevint belle.
Elle était assez grande, avec la taille la plus noble et en méme
temps la plus simple, la démarche d’une exquise légéreté dans sa
correction étonnante, ce qui faisait dire & son pére, ravi en extase:
« Elle tient de la déesse marchant sur les nues, dont parlent si sou-
vent les mémoires du temps jadis, mais elle tient aussi de 1’oi-
seau. »
Tous ses traits et les contours de son visage étaient d'une finesse
4 désespérer le crayon, et que la lourdeur des mots ne saurait
peindre. Elle avait la grande chevelure blonde, au mélange d’ambre
et d’or, et le contraste qui donnait & son enfance un charme si pi-
quant et si singulier n'avait pojnt disparu. Son teint était toujours
celui d’une brune méridionale du bistre le plus chaud; ses yeux
noir's, et pourtant clairs, de grands yeux d'une limpidité sans égale,
du velours illuminé par le feu d'un jeune esprit ouvert et curieux
autant que sensible et pur, d’adorables et magnifiques yeux qui n’é-
taient qu’attendrissements-ct que sourires.
Myriam, le dimanche, causait des éblouissements sur son pas-
sage. Quand elle entrait au bras de sen pére dans l'église parois-
siale, un pelit murmure bien flatteur s’élevait du groupe des mé-
tayers de Kernovenoy sous |e porehe. Les enyieux disaient : « Voila
donc cette petite princesse solitaire! son peuple en la voyant grogne
de plaisir. » On remarquait que mademoiselle Kernovenoy était trés-
pieuse, on rappelait que son pére était un « philosophe » et l’on
souriait. Les habilants des maisons de plaisance voisines, qui sont
en grand nombre dans ce beau pays, entre une région de grand bois
et la mer, l’appelaient : La petite baronne élevée dans une tour.
Quelques-uns de ces propos qui prétendaient étre malicieux ar-
rivérent aux oreilles du baron :
— Les sots! disait-l. Myriam princesse, oh ! ad oui !... soli-
taire, point.
Non, Kernovenoy n’était pas une solitude. Et d’abord, une grande
maison n’est jamais solitaire. Quinze serviteurs ou servantes peu-
plaient le vaste logis. Myriam y menait l’existence la plus libre ct la
moins monotone. C’était durant la saisom chaude des promenades
en mer, que la jeune fille aimait par-dessus tout. Le yacht du baron,
Sous son grand pavillon bleu, brodé aux armes de Kernovenoy, par-
L'IDOLE. 295
courait la baie ot se rencontrent partout des stations balnéaires :
il y en avait une au pied méme du chateau. Les matins et les
aprés-midi, la gréve sauvage montrait des essaims de jeunes femmes
sous des chapeaux extravagants tout empanachés, trainant sur le
sable de longues jupes aux couleurs retentissantes. Les bains de
mer, cest le carnaval de |’été. Le baron disait en riant :
— Myriam voit le monde en travesti. La comédie ne lui en pa-
raitra que meilleure.
Puis 1’été s’en allait. L’automne ramenait les grandes chasses
dans la forét de Verteilles, 4 une lieue de la, qui rassemblaient
toute la noblesse du canton en habit rouge. La fillette les suivait en
caléche, battant des mains quand elle voyait son pére passer au
galop sous le couvert des chénes dépouillés, derriére la meute hur-
lante. Les cors donnaient, la forét s'emplissait de bruits diaboliques
el s'ébranlait sous la chevauchée sonore.
ll y avait au retour grand repas au chateau : vingt chasseurs et
de belles dames parées, autour de la table chargée de cristaux, de
lumiéres et de fleurs. Encore le monde. .
Et lorsque les hétes avaient disparu, ce qui succédait 4 ces fétes
passagéres et un peu bruyantes, pendant la réclusion forcée de
l'hiver, était-ce doric la solitude? Est-ce que la tendresse du pére
sen allait avec le plaisir? Est-ce qu’elle ne demeurait pas la, ingé-
nieuse, toujours active ? Est-ce que le baron ne pouvait pas se dire :
je reste, moi /
Au printemps, ils visitaient les différents domaines. Ce n’était
plus le temps o& Myriam galopait dans les bras de son pére, sur les
gréves. A quinze ans, mademoiselle de Kernovenoy était une habile
écuyére 4 son tour. Souvent le baron, ralentissant sa monture, lais-
sait la jeune fille courir devant lui et s’enivrait de sa grace in-
trépide.
Cette heauté, cette santé du corps et du cceur, tout cela était son
ouvrage. C'était lui qui avait. créé deux fois cet étre adorable. Lui,
foujoars lui! Il en recueillait toute la récompense et il lui arrivait
de s’écrier, dans un mouvement d’orgueil qu’il ne pouvait contenir :
— Tout en elle est par mot, pour moi, & mot.
Aussi quel parfait bonheur! Aucun autre homme au monde pou-
vail se flatter d’un état de l’dme si reposé et si doux? C’était la
plénitude de la paix dans l’immensité de toutes les joies. A qua-
rante-cing ans, merveilleusement conservé par la chasteté de sa vie
el le calme de sa pensée, il se croyait le maitre du temps. Ii nétait
pas seulement heureux, il avait tous les dons et gardait méme la
Jeunesse. ne
Un soir de juin, il errait en révant de ce comble de félicités, sur
204 L'IDOLE.
la terrasse. Demeuré paien au fond de son coeur, Hector de Kerno-
venoy aurait bien fait de penser alors 4 certain dicton paien qui
accuse les dieux de verser l’ivresse et l’oubli 4 ceux dont ils prépa-
rent la perte. Ces dieux ce sont de vrais diables pour la malice.
Le soleil couchant embrasait |’entrée de la baie. Les yeux éblouis
du promeneur se reposérent involontairement sur le petit port qui
s'ouvrait 4 gauche du chateau et dont les vieilles tours avaient au-
trefois défendu l’accés. Une riviére alerte venait méler ses eaux a
celle de la mer, aprés avoir traversé de longues prairies, coupées
de bouquets d’arbres qui offraient de ce cété un riant horizon de
verdure. A l’extrémité du port, un pont reliait les deux rives et la
route des terres 4 la presqu’ile rocheuse sur laquelle s’éléve le
bourg et le chateau. Il y a des pressentiments qui, d’abord, n’ont
Yair de rien, que l’on prend pour les fumées de |’imagination
échauffée. M. de Kernovenoy se sentit un moment le coeur serré.
Pourquoi? Il n’aurait pu le dire. Plus tard, il se rappela souvent
ce qu’il avait ressenti 4 cette heure... Quelque chose l’avertissait
que le malheur lui viendrait par ce chemin.
Mais les jasmins, les chévrefeuilles et les roses étaient en grandes
fleurs dans le jardin ; les magnolias répandaient leur senteur puis-
sante, les ceillets sauvages ouvraient leurs petits calices odorants
dans toutes les fissures des pierres. Le ciel était sans tache, la baie
unie comme un miroir; et, dans le salon, Myriam, assise au piano,
chantait.
Sa voix était encore un peu gréle; maiselle était si pure! Et,
d’ailleurs, M. de Kernovenoy n’en trouvait point de plus belle au
monde. ll vint s’asseoir devant la croisée, et les yeux en l’air, noyés
dans le bleu, battant la mesure sur le bord de son fauteuil rustique
et se bercant en cadence, il écouta.
Tout 4 coup, ses regards s’étant machinalement retournés devant
lui, vers le pont et la route, il jeta un cri de surprise, courut a une
longue-vue qui demeurait toujours 1a, pendant |’été, sur son socle, au
pied de la tour, et l’ajusta vivement. Ses yeux ne l’avaient pas
trompé ; le secours de la longue-vue leur était inutile.
Mais, pour lui avoir arraché cette exclamation soudaine, il fallait
bien que l’objet qui les avait frappés fit surprenant. II l’était.
Qu’on imagine une caléche de voyage, descendant alors la pente
qui menait au pont...
Une caléche?... Rien de moins rare sur cette route pendant la
saison des bains. Seulement, ce qui n’était pas ordinaire, c’étaient
les personnes du cocher et du valet de pied, juchés sur le siége.
Deux marins.
Et des matelots de l’Etat : veste bleue, chemise flottante au large
LIDOLE. ‘gy
col, petit chapeau de toile cirée cranement posé sur le sommet de
la téte. Deux compagnons qui, probablement, ne se sentaient pas
d’aise. On connait le gout singulier de homme de mer pour les
chevanx ct les voitures ; c’est un autre roulis que celui du navire, il
se croit encore sur le flot.
M. de Kernovenoy appela sa fille :
— Myriam, dit-il, je vous annonce la visite de votre grand oncle
l'amiral.
Le vice-amiral d’Avrigné, qui était naguére un grand homme
maigre, sec, de l’extérieur le plus froid, le modéle un peu chargé
de lofficier de mer, avait beaucoup changé avec l’dge et les grades,
Une heureuse fartune opére quelquefois de ces miracles. La haute
taille de l’amiral s’était légérement courbée en méme temps que sa
physionomie devenait bien plus affable. C’était, 4 heure présente,
un vieillard 4 Y’air paterne et doucement sarcastique, aux joues
arrondies, au double menton, au teint reposé, ce qui faisait dire
que son ancienne bile s’était tournée en roses.
li était le subrogé-tuteur de Myriam, qu’il faisait profession d’ai-
mer fort, d’admirer encore davantage et qu’il embrassa trés-bruyam- _
ment & l’arrivée. Ses officiers, s’ils avaient vu cela, n’auraient pas
manqué de dire que « la vicille rose » saisissait cette occasion de
serafraichir au contact de cette jeune fleur dorée. Quand ]’embras-
sade fut donnée, il éloigna de lui mademoiselle de Kernovenoy pour
la mieux voir 4 son aise; il trouva, comme il s’y attendait, le ta-
bleau parfait et charmant.
— Peste! grommela-t-il entre ses dents, le gaillard!...
Myriam, heureusement, n’entendit point; le baron non plus : sans
quoi l'une aurait été. bien surprise d’un mot si libre dans la bouche
de son grand-oncle, et l’autre aurait demandé qui pouvait bien étre.
ce gaillard dont l’amiral parlait 4 demi-voix.
Apparemment ce n’était pas lui-méme; M. d’Avrigné avait de la
dignité quelquefois, de la bonhomie toujours, pas l’ombre de gail-
lardise. A ce moment on entendit la cloche du diner.
Ce fut un repas de famille placide et gai, point sans quelque
embarras cependant, pour Myriam, qui surprenait sans cesse les
yeux de l’amiral fixés sur elle. De temps en temps, il se retournait
vers le valet qui lui servait 4 boire, et, tout en frappant sur son
verre un petit coup sec qui commandait de le remplir, murmurait:
— Ah! le drdéle!
Ce valet en vint 4 s’imagniner qu’il était le point de mire des
jovialités de M. ]’amiral et ne s’en trouva pas médiocrement flatté.
Comme on quittait la salle et qu’on allait passer dans les jardins,
M. de Kernovenoy précédant son hdte afin de donner quelques or-
25 Janvisn 1876. 20
dres, M. d’Avrigné, demeuré en arriére auprés de Myriam, lui. dit
plaisamment :
— Mignonne, la nuit vient. C'est I’heure ot les. jeunes filles ai-
ment a réver. Je ne voudrais point vous contraindre...
— A demeurer avec vous? fit Myriam.
Elle marchait de surprise en surprise. Tout ce que disait ce jour-
la son grand-oncle lui paraissait extraordinaire, si ce n’était pis.
— Vous voulez parler librement 4 mon pére? reprit-elle.
— D'’ou vous vient cet étonnement ma chére? Qui, je voudrais
dire deux mots 4 mon neveu sur un sujet bien intéressant.... Et
pourquoi ne vous confesserais-je pas que ce sujet la, c’est vous, mi-
gnonne?
Myriam sourit.
_ — Ce n’était peut-¢tre pas de la surprise que-vous m’avez fait
éprouver tout a l’heure, répliqua-t-elle, mais plut6t un peu d’in-
quiétude... Me voici bien rassuréc. Si vous parlez de moi, mon pére
vous écoutera.
— Tubleu! fit ’amiral, je Pespére bien qu’il m’écoutera !
Tous deux rejoignaient alors M. de Kernovenoy. Myriam se plaignit
d’étre lasse et annonga qu’elle allait se retirer chez elle. En méme
temps elle présentait son front 4 son pére qui, sans répondre, y mit
un baiser. M. d’Avrigné, qui regardait = mer’, croyait le baron a ses
cétés. Il s’apercut de son erreur.
— Hector, cria-t-il, ot allez-vous?
Ou allait le- baron? Sur les pas de sa fille.
— Myriam, lui dit-il, la présence de l’amiral vous cause une in-
commodité que vous ne voulez point me dire ?
— Cher pére, s’écria la jeune fille, y pensez-vous? Crest mon
grand-oncle. Il a malar été trés-bon pour r moi et je l’aime beau-
coup.
— Alors, Myriam, vous souffrez?
— Je ne souffre point... Un peu de fatigue... Nous avons fait ce
matin une longue course... Ce n'est pas de quoi vous alarmer.
— Bonsoir donc, ma chérie, fit-il en soupirant. C’est la premiére
fois. que vous me quittez si tét aprés le diner. |
ll ne s’éloignait qu’a regret. Une pensée lui était venue qui lui fai-
sait mal : « Les méres sont plus heureuses, » murmurait-il.
La mére aurait accompagné Myriam dans sa chambre et serait
demeurée & son chevet. Le pére avait connu ces joies qui lui étaient
ravies depuis que Myriam avait cessé d’étre une enfant.
C'est dans cette disposition d’esprit assez maussade qu’il se re-
trouva en compagnie de M. d’Avrigné, sur la terrasse. L’amiral qui
LIDOLEJ 297
l'attendait, assis devant une table ot I’on avait servi le café et fu-
mant un excellent cigare, l’accueillit par un éclat de rire.
— Je vois, dit-il, que votre folie est sans reméde. Vous serez
toujours un pére trop passionné, mon cher Hector. |
Cette petite legon moqueuse ne plut point du tout a M. de Ker-
novenoy, qui répondit assez brusquement :
— Ne parlez point de ce que yous ne pouvez avoir ressenti, mon-
sicur. Yous n’avez que des fils.
— Quatre. Je ne m’en plains pas. Je suis du vieux temps ou }’on
aimait mieux les males. ~
— Soit. Yous m’accorderez pourtant que nous ne saurions trou-
ver le méme plaisir 4 nous voir revivre dans des ¢tres faits comme
nous... :
— Avons-nous été si mal faits?
— ... Que dans ces créatures délicates, douées de ce que nous
he saurions jamais avoir, la grace. Lorsqu’on nous assure que nos
fils nous ressemblent, cela ne nous procure point les mémes sen-
sations que si on nous le dit de nos filles...
— 0h! oh! interrompit M. d’Avrigné, vous ne regrettez donc pins
que ce soit 4 vous décidément que Myriam ressemble. |
Le baron ne répondit pas.
— Allez! reprit Vamiral, ce n’est pas non plus une chose sans
douceur que de se revoir dans ses fils tel qu’on était 4 vingt-cing
ans. Les fils ont du bon. On dit, il est vrai, que nos filles nous quit-
tent plus tard, et jamais aussi enti¢rement. Je conviens que, de
mes quatre fils, les deux plus jeunes sont, l’un au Japon, l'autre
aux Antilles; tous deux servent dans-la marine, comme vous le
savez.
— Je le sais.
— Un autre encore, mon attaché d’ambassade est en Angleterre,
reprit l’'amiral avec complaisance. L’ainé me reste, le capitaine
Robert, un beau capitaine... Il est en garnison prés de Paris... Bh
bien, je me suis accoutumé a viyre souvent loin d’eux..
— Oh! fit ironiquement M. de Kernovenoy, vous avez Vhumeur
facile.
— Aussi, lorsqu’il s’agira de les marier, mon émotion ne sera-
t-elle pas la méme que si je mariais une fille.
Le baron tressaillit : ,
— Qui, murmura-t-il, une grande, une terrible émotion. Yous
dites bien !
— Justement, continua M. d’Avrigné, tout en humant son café 4
petits coups, Je capitaine Robert est possédé en ce moment d'une
satanée démangeaison de mariage.
208 LIDOLE.
— En vérité? répliqua distraitement M. de Kernovenoy. Singulier
gout pour un hussard.
— Il a payé sa dette, il peut déposer le sabre. Robert donnerait
sa démission... :
— Ah!... je souhaite qu’il trouve une femme a son gré.
Il y eut un court silence; puis M. d’Avrigné se remit a rire.
— Hector, demanda-t-il, avez-vous réyé quelquefois aux qualités
que vous voudriez voir réunies dans votre gendre ?
— Nos ennemis n’ont pas de qualités.
— Le mot est vif; mais ce n’est qu'un mot. Il faudra bien que
vous ayez un gendre tét ou tard.
— Tard, s’il vous plait.
— Aimeriez-vous qu’il fat honnétement riche?
— Eh! que m’importe? Je ne m’en soucierais guére. Riche, je
le suis. |
— Qu’il fat bien tourné?... Ah! voila qui ne serait peut-¢tre pas
indifférent 4 Myriam. .
— Vous étes tout a fait plaisant.
— Qu’il edt du mérite et de l’esprit? Cela devient rare.
— A vous parler franc, dit le baron d’un ton sec et en se levant,
je préférerais qu’il n’edt ni l'un ni l'autre.
— Morbleu! s’écria l’amiral qui s’allumait et qui se leva 4 son
tour, il va donc falloir que je vous parle net?... Je vous connais
bien, mon neveu, je n’avais pas besoin de cette occasion pour ap-
prendre que vous n’étes pas un bon pére a la facgon des autres bons
péres... Aimer ses enfants pour soi, rien que pour soi; mais cela,
monsieur, c’est d’un paien !... Ah! vous préféreriez que votre gen-
dre fit... tranchons le mot, que ce fit une béte, afin de garder a
vous l’esprit de votre fille, n’est-ce pas? L’esprit entrainera le cceur,
sans doute. Elle méprisera son mari, elle n’aimera toujours que
vous.... Joli calcul! Et le bonheur de Myriam, qui est ma _ petite
niéce et ma pupille, enfin, vous n’en tiendrez donc point de
compte?... Voila de l’égoisme qui va le front haut et sans masque,
4 la bonne heure! Toutes vos pensées paternelles sont marquées
de la griffe diabolique de votre intérét... Quand je vous dis que
vous étes un paien !...
— De grace, monsieur, répliqua le baron avec un calme mena-
cant, ne vous échauffez point ; et surtout, puisque vous me livrez
bataille, n’employez pas d’armes que je pourrais retourner contre
. vous. Ne parlez pas d’intérét, car, enfin, je devine ici le vétre...
- — Le mien?... Voudriez-vous me donner & entendre?...
— Que le mari honnétement: riche, d’ailleurs bien tourné, ct
L'IDOLE. 299
doué de mérite et d’esprit, auquel vous seriez aise de me voir ré-
ver, c'est le capitaine Robert ; eh bien, oui...
— Et quand cela serait? reprit l’amiral avec un redoublement
d'impétnosité juvénile; quand j’aurais médité de vous proposer
mon fils pour votre fille, la proposition n‘est-elle pas honorable
pour tous les deux? Si les Kernovenoy sont bons, les Avrigné ne
sont point mauvais. Mon bien, divisé en quatre parts, peut encore
figurer dans un contrat. Robert est un cavalier comme on n’en
voit plus guére en ce temps, ct c'est un garcgon de principes. En
quoi il pourrait vous servir d’exemple. Je n’ai eu qu’un tort en tout
ceci, c'est de prendre d’abord des détours et de vous envelopper
tout a l"heure, au licu de monter franchement 4 l’abordage...
— Arrétez, fit M. de Kernovenoy; j'aime assez les figures, car
elles permettent de s’expliquer sans employer les mots crus qu’on
ne se pardonne point... Monter 4 l’abordage!... Vous auricz eu le
plus grand tort de l’essayer, monsieur. Je me serais fait sauter...
— Vous refusez mon fils?... Je vous donne deux ans, trois ans,
Hector.
— Je le refuse.
— Et les raisons, je,vous prie, les raisons?
— Je pensais vous les avoir dites. Je ne me laisserai point pren-
dre ma fille.
M. d’Avrigné machonnait son cigare et s’essuyait le front. .
— Comme ilj vous plaira, dit-ilfd’un ton qu'il s’efforcait 4 pré-
sent de contenir; mais au diable votre obstination, Hector. Les
jeunes gens sont faits ]’un pour l’autre, je vous Ie dis, et quand ils
se seront vus...
— [ls ne se verront point, riposta le baron.
— Je crois, s’écria l’amiral, que vous nous donnez notre congé.
— Yous ne croyez point ce qu'il faut croire, reprit M. de Kerno-
venoy d’une voix bréve et dure. Ce soir encore, j’élais le plus heu-
reux des hommes et je vous considérais comme le meilleur de mes
amis. Yous étes venu m’apporter la guerre, vous avez.pris plaisir a
faire passer devant mes yeux l’avénir que je ne voulais point voir
etame faire toucher du doigt la réalité qui brisera ma vie. Yous
étes donc mon ennemi désormais, je me mets en garde contre vous
et les vétres. C’est le droit de défense, j’en use et je vous blesse ;
yen suis faché. ,
— Moi, non! fit ’amiral; car j’emporte un droit aussi, celui de
faire savoir & tous nos parents et nos alliés que vous étes fou.
Sur cette menace, que le baron ne releva point, M. d’Avrigné
tourna les talons, héla ses deux marins qui accoururent, et leur
donna cing minutes pour mettre ses chevaux a la caléche. Les mal-
300 L'IDOLE.
heureuses bétes avaient fait douze lieues dans l’aprés-midi; mais
il était homme de mer, accoutumé aux.navires, des montures qui
ne se lassent point.
La nuit suivante renouvela, pour M. de Kernovenoy, la terrible
nuit, qui, treize ans auparavant, avait failli étre sa derniére.
passa celle-ci comme l'autre dans la tour, les yeux attachés sur
Yombre mouvante du flot. Il revoyait, comme alors il l’avait vu,
Visolement qui le dévorerait sil ne savait échapper au monstre ;
il entendait, comme il avait cru l’entendre, l’arrét du destin qui le
condamnait.
Seul!... Tu vivras seul! Et si tu ne le peux, tu mourras !
Il se prit 4 songer que peut-étre était-il bien heureux que ce
fit M. d’Avrigné, un parent, un ami, le plus cher, le plus respecté
de ses amis, la veille encore, gui lui edt signifié cet arrét inévi-
table.
Certes, ce n’était point de l’amiral pourtant qu'il attendait ce
coup. Il croyait que ce vieillard |’aiderait plutét 4 retarder la chute
de son bonheur, bien loin de s’employer le premier @ le détruire ;
mais ce qu’il devait 4 l’oncle de Marie d’Avrigné, au grand-oncle de
Myriam, avait arrété le feu d’un emportement qui, sans toutes ces
considérations, edt été regrettable. Un autre que l’amiral se serait
a(tiré une plus sanglante réplique, et edt payé plus cher l’avertis-
sement.
Tout 4 coup Hector de Kernovenoy frissonna... Les pensées
cruelles battaient de l’aile autour de lui comme une volée sinistre
depuis quelques heures; mais celle-ci le souffleta au passage...
# Myriam, le soir, aprés le diner, s’était retirée dans sa chambre,
ne donnant 4 sa retraite qu'un motif 4 peine croyable, sa lassitude
causée par une promenade qui n’avait pas été plus longue que leurs
excursions quotidiennes. La jeune fille, ayant de rentrer chez elle,
était demeurée seule un moment avec l’amiral. M. d’Avrigné lui
avait-il fait part de l’étrange objet de sa visite 4 Kernovenoy ?
Savait-elle ?...
A peine s’était-il posé cette question qu’il se la reprocha comme un
outrage 4 la pureté de Myriam. Pouvait-il supposer que dans leur
forme méme la plus vague, des pensées et des curiosités si vul-
gaires eussent fait en si peu de temps leur chemin dans cette 4me
en fleur?
S'il y avait une fille de dix-huit ans au monde qui dut en étre pré-
servée, c’était elle. Non! L’amiral, dans son imprudence et sa pas-
sion de resserrer au profit de son fils ainé J’alliance des deux fa-
milles, aurait-il essayé de gagner mademoiselle de Kernovenoy 4 sa
cause gu’il n’aurait réussi qu’a la surprendre et a |’effaroucher sans
LIDOLE.* 30f
doute. Elle n’aurait pas méme compris ce qu’il edt voulu lui faire
comprendre ? Elle n’avait jamais vu le capitaine d’Avrigné.
Non ! Elle ne connaissait, elle ne soupconnait qu'un seul amour,
celui de son pére. Elle était 4 lui, toute 4 lui pour longtemps
encore.
ile vit bien, le matin, quand, de trés-bonne heure, inquiete,
elle descendit et qu’elle le rencontra sur la terrasse. Du premier
coup d’ceil, elle s’apercgut qu'il n’avait point dormi et, palissant,
$ écria :
—Cher pére, mon oncle d’Avrigné vous a-t-il apporté de mau-
vaises nouvelles ?
Ainsi elle allait au devant de Vangoisse qu'il n’avait pu vaincre
enti¢rement malgré ses efforts. fl respira plus librement et prit un
peu de temps pour répondre, car il voulait frapper esprit de .My-
nam, la ranger avec, lui contre tous ces d’Avrigné, l’accoutumer
d'un mot 4 la pensée de ne plus revoir l’amiral; et il ne voulait pas:
pourtant employer le mensonge. ye
— Votre oncle, dit-il enfin, m’a violemment offensé. 3
Ce qui était rigoureusement vrai. L’amiral: ne |’avait-il point
traité de fou? Qu’y a-t-il de plus sensible que de se voir taxé de
folie, pour un homme qui ne se sent pas la raison bien sire?
Myriam semblait réfléchir : — Le chagrin de vous voir contraint
4 rompre avec un parent si proche vous aura tenu éveillé et bien
agité toute la nuit, dit-elle. Cher pére, vous étes si bon! -
Le baron inclina la téte : — C’est le chagrin, murmura-t-il...
— Je vous le ferai oublier! s’écria Myriam en l’embrassant. Je
vous tiendrai lieu de tout au monde. Pouryu queje vous aime, moi;:
que vous font les autres?
Elle n’avait donc: pas hésité une seconde. Cependant elle. avait
toujours eu beaucoup de déférence et de gout enfantin d’ abord,|
puis plus sérieux et. plus tendre pour son grand-onicle ; mais il
avait offensé le pére et, dés lors il n’était plus rien aux yeux -de la
jeune fille qui, parlant de lui désormais, disait : les autres.
L’épreuve était victorieuse. Mademoiselle de Kernovenoy parut ne
plus méme songer a cet oncle si bien enterré et réclama sa promie:’
nade ordinaire du matin. Une demi-heure aprés, le baron et la’
« princesse solitaire » suivaient 4 cheval la route qui condurt & la:
forét de Verteilles.
A la lisiére du bois, dont les premiar es chénaies couronnaient le
point le plus élevé de la contrée, adossée 4 ces ombrages magni-
boy et regardant au loin la haute mer, il y avait une maison de
é.
-
302 LIDOLE.
- == Pére,tdit Myriam, c’est vous qui avez dirigé la promenade ; je
serai contente de voir notre vieux Martin.
Martin Bataille habitait 14, en compagnie d’une niéce mariée a
un robuste et honnéte garcon qui l’aidait 4 garder la forét. Myriam,
sautant 4 bas de son cheval, dans la cour de la maison, se jeta au
cou du vieux garde et l’embrassa.
Martin Bataille essuya sa joue humide, non du baiser, mais d’une
grosse larme joyeuse qu’il y avait fait couler ; en méme temps il re-
gardail M. de Kernovenoy avec une attention inquiéte. Il connaissait
le visage et ’dme de son maitre et, s’approchant brusquement, il
lui dit tout bas :
— Monsieur Hector, est-ce que vos mauvais réves, d’il y a treize
ans, vous ont repris la nuit passée?
— Viens, dit le baron. C’est de toi que je veux prendre conseil.
Les enfants étaient accourus au devant de la « demoiselle du cha-
teau » qui se mit 4 leur distribuer des petites piéces d’argent, faute
des friandises dont elle chargeait pour eux d’ordinaire la poche
de sa robe d’amazone. M. de Kernovenoy et Martin Bataille s’enfon-
cérent dans la premiére allée du bois. Comme ils revenaient, le
baron posa sa main sur l’épaule du vieil homme, qui avait alors
soixante-quinze ans et demeurait droit comme I|’un de ses chénes;
on aurait pu entendre alors quelques paroles échangées entre eux
4 demi-voix :
— Prends garde, disait le maitre, tu étais déja le plus fidéle de
mes amis... tu vas te faire mon complice.
— Ecoutez donc, monsieur Hector, répondit Martin, il faudra
bien marier cette chére jeunesse... mais il faut aussi prendre le
temps de vous accoutumer 4 cette idée-la... Et puis vous avez bien
le droit de la garder le plus longtemps que vous pourrez... Sera-
t-elle jamais si heureuse?
‘— Je suivrai donc ton avis. Je voyagerai... J’ai d’ailleurs un
autre moyen de me délivrer des obsessions de mes bons parents et
je te le dirai... Martin, serais-tu bien du voyage?
Martin se mit a rire 4 la pensée qu’on le verrait quitter le pays,
cette terre ou il était né et & laquelle il se croyait attaché, toujours
comme ses chénes. Puis il réfléchit profondément, tout en dode-
linant de la téte, suivant sa coutume.
— Bon! dit-il, je le veux bien.
— Ne manque donc point de venir demain au chateau, reprit
M. de Kernovenoy ; nous aurons des mesures a prendre.
Myriam et lui se remirent en selle ; chemin faisant, le baron dit
4 sa fille :
L'IDOLE. 505
— Ne m’avez-vous pas souvent fait entendre que vous aimeriez a
voyager, Myriam ? C’est la Suisse surtout que vous désirez de visiter.
Si vous le voulez, nous partirons bientét.
ITI
Auparavant, M. de Kernovenoyse rendit encore une fois 4 Vannes.
La, le petit M* Frunet, qui était un grand notaire, jeune encore, et
leil si vif, qu’al avait pris la bonne précaution de porter lunettes,
déjeunait fortement entre deux actes, car c’était un homme d’ap-
petit, lorsqu’on vint l’avertir que M. de Kernovenoy demandait a le
voir.
Ii jeta sa serviette, courut au devant de son noble et riche client
et faillit tomber 4 la renverse quand, aprés un salut courtois mais
trés-bref, le baron lui dit : — Monsieur Frunet, je désire emprunter
cing cent mille francs sous vingt-quatre heures.
Ie notaire avait bien cru reconnaitre au premier abord dans le
visiteur tous les signes de l’homme pressé.
— N’étes-vous point capable de me procurer cette somme ? reprit
le baron. ;
— Si... si fait! mais une pareille ouverture doit me surprendre.
Une si belle fortune !
— Hélas! endommagée, menacée !... Mademoiselle de Kerno-
venoy n’aura peut-¢tre pas la dot qu’on imagine et qui éveille déja
les convoitises. Cher monsieur Frunet, j'ai fait des folies.
lenotaire chiffonna les bouts de sa cravate blanche; son petit
cil alerte et rusé brilla sous les verres de ses lunettes: — Eh!
monsieur, dit-il d’un air engageant, un notaire est presque un con-
fesseur.
— Oui, mais je ne veux pas me confesser.
— C'est différent, reprit M* Frunet en se pingant les lévres. Cing
cent mille francs, soit ! Cependant, en vingt-quatre heures !... Mon-
sieur le baron n’ignore pas que brusquer Ics choses ce sera risquer
Vindiserétion. Si l’on veut faire briler le pavé par son chieval, on
cause beaucoup de bruit...
— Brilons le pavé ! interrompit le baron. Que j’aie mon argent
et je me soucie peu du reste. J’offre pour gage ma forét de Verteilles
qui vaut un million.
M. Frunet s’inclina : — J’aurais pu offrir & mon tour un préteur
unique, dit-il ; mais il m’aurait fallu quelques jours pour négocier.
Si M. le baron méprise les indiscrétions tout devient aisé. Nous au-
304 L'IDOLE.
rons dix, vingt, trente préteurs, tous les républicains de l’arron-
dissement qui ont des économies. lls seront charmés d’avoir hypo-
théque sur le bien de Kernovenoy et surtout de pouvoir le dire, l’é-
crire, l’imprimer...
— A demain, monsieur Frunet.
— A.demain, monsieur le baron, pour signer les actes.
M. de Kernovenoy s’éloignait en murmurant: « L’amiral ne trou-
vera peut-¢tre plus que Myriam soit un si excellent parti pour son
capitaine, et ces d’Avrigné cesseront de me poursuivre quand ils me
croiront en bon chemin de me ruiner.
S’il avait recu de l’amiral une « violente offense », il la lui ren-
dait avec usure, en attribuant 4 la cupidité toute seule sa démarche
des jours précédents. Le lendemain, il consomma sa ruine appa-
rente en donnant sa signature 4 vingt-trois préteurs jacobins, dont
quatre médecins, trois apothicaires et sept avocats ; 11 prit les cing
cent mille francs, alla les déposer chez un banquier en lui recom-
mandant le secret sur ce riche dépét, et reprit la route de Kernove-
noy, en se disant : « Voila sans doute un moyen de gagner du
temps. Le voyage aussi éloignera l’heure fatale; mais elle viendra!
Déja il ressemblait 4 ces malades qui se savent condamnés sans
retour et dont l’espérance ne consiste plus que dans un entétement
bien naturel 4 éloigner le terme, ne fit-ce que de quelques heures.
Volontiers diraient-ils : — Docteur, donnez-moi la moitié d’un
jour.
Myriam allait avoir dix-neuf ans.
Elle achevait ses préparatifs de voyage; on partit, mais seulement
au bout d’une semaine. La suite du baron et de « la princesse soh-
taire » se composait d’une femme et de deux hommes. Martin Ba-
taille fut l’un des deux.-Mademoiselle de Kernovenoy ne comprenait
pas bien qu’il edt pu se décider au départ : — Martin, hui demanda-
t-elle, qui a donné 4 mon pére l’idée de t’arracher a ta forét ct & toi
l’envie de la quitter? |
Le vieux garde, sous la livrée bleue de Kernovenoy qu’on lui avait
fait endosser, prenait volontiers des airs d’oratle.
— M. Hector veille sur vous, répondit-il. Moi, je veille sur lui.
Myriam fut bien obligée de se contenter de ces paroles sybillines
et bientét n’y pensa plus. Elle appartenait tout enti¢re aux impres-
sions du voyage. Les pays qu'elle traversait, si différents des aspects
de la mer au bord de laquelle s’était écoulée son enfance, les mon-
tagnes, cette autre grandeur de la nature, la tenaient émue et ravie.
Le baron se crut un grand politique.
. — Qu’il faut peu de chose, se disait-il en souriant, pour remplir
ces jeunes yeux ct captiver ces jeunes cceurs !
L'IDOLE. 30S
Lorsque mademoiselle de Kernovenoy parut 4 Genéve, ow trente
mille étrangers sont rassemblés en cette saison, elle y causa une
sensation trés-vive. La colonie ne parla plus que de cette étrange et
délicate beauté, de ce teint doré, de ces yeux noirs et de cette.
grande chevelure blonde qui remettaient dans toutes les mémoires
les vers de Musset :
Que j'aime les yeux noirs avec des cheveux blonds!
Si Myriam cheminait au bras de son pére sur les rives du lac, on
admirait cette taille chaste et libre, et ce,que le baron appelait cette
tournure de déesse et d’oiseau. Plus d’un gentleman...
(L'auteur demande grace pour ce mot si plat, si vague et devenu
si banal. Ce n’est pas sa faute s’il doit remplacer dans notre langue
le mot de gentilhomme que nos révolutions ont destitué, ou ce vieux
mot de cavalier qui nous venait de la pittoresque et fi¢re Espagne.)
Plus d’un gentleman désceuvré prit une subite envie d’aller a
Lausanné en voyant monter mademoiselle de Kernovenoy sur'le ba-
teau a vapeur enchanté qui rase le flot puissant et clair, entre le
Jura sourcilleux et l’éblouissement des neiges sur les crétes des
Alpes de Savoie. Le baron souriait encore.
— Je les vois, pensait-il, mais elle ne les voit point. A dix-neuf
ans, c'est une grace d’Etat; mais jel’ai bien préparée !:
ll ne croyait point 4 la grace, ni, au fond, 4 aucune aide divine ;
mais il pouvait bien se vanter d’avoir soigneusement élevé sa fille.
Une mére ne Yedt pas conduite d’une main plus préeautionneuse et
plus sire. I avait eu les habiletés supérieures de la tendresse. Ce-'
pendant ce n’était plus seulement pour elle qu’il s’applaudissait de
la prolongation de ee calme béni et presque enfantin dans ce jeune.
ceur; e’était pour lui-méme.
le visage de Myriam était d’une limpidité merveilleuse et M. de
Kernovenoy pensait que le moindre trouble y passant, comme les
nuages aux ailes d’or qui flottaient la-bas sur la cime des monts,
n’échapperait point a la vigilance de ses yeux.
— Alors, se disait-il, nous continuerons le voyage.
Pourtant, un jour, il arriva que Martin Bataille, qui épiait son
maitre depuis le matin, le saisit au moment ot M. deKernovenoy se
rendait dans la salle 4 manger de |’hdtel, et lui dit brusquement:
— Vous ne veillez point !
ile conduisit 4 une fenétre qui donnait sur le quai du Rhéne et
lui montra un jeune homme passant Jentement, au ras du garde-fou,
les yeux levés vers les croisées de l’étage supérieur.
506 L'IDOLE.
— Qui te dit qu’il est 14 pour mademoiselle de Kernovenoy? de-
manda le baron.
— Si je ne le savais pas bien, répliqua Martin, vous aurais-je
guetté?
M. de Kernovenoy haussa les épaules.
— Ce vieux Martin, pensait-il, voudrait me faire jouer le réle du
tuteur dans les comédies espagnoles. Je ne serai pas un gardien
ridicule. Dois-je me soucicr d’un inconnu sentimental qui se pro-
méne? Ce serait risquer d’éveiller l'imagination de Myriam. J’ai mon
bien 4 garder; mais le plus précieux de mon bien, c’est cette
sainte et chére ignorance... ;
— Ilse nomme M. de Briey, dit Martin.
Le baron ne répondit méme plus. Il n’éprouvait encore que de
l’impatience contre ce jeune homme et se trouvait surtout hurnilié
pour Myriam, — qui venait en ce moment, sous la garde de sa
femme de chambre, le rejoindre dans la salle 4 manger, — de ce
vulgaire petit roman, toujours le méme : un amoureux d’occasion,
montant la garde sous une croisée.
Son humeur ne put se contenir tout 4 fait.
— Myriam, dit-il en s’asseyant 4 table devant la jeune fille, n’a-
vons-nous pas assez voyagé? Si nous retournions 4 Kernovenoy.
La jeune fille se tut, mais non sans une petite moue bien élo-
quente et il se vit obligé de promettre qu’on demeurcrait 4 Genéve.
Aussitét, il réfléchit qu’ Kernovenoy il y avait alors des baigneurs.
Ils pouvaient aussi se promener sur la gréve, 4 marée basse, les
yeux .levés sur les terrasses du chateau. Qu’importent ces sottes en-
treprises contre laquelle n'est garantie aucune fille bien née et dont
elle apprend vite 4 se défendre sans avoir besoin de lecons?
— oe Grand Dicu! se disait le baron en regardant Myriam
avec son ivresse accoutumée, je ne cesse d’outrager cet ange. Je de-
viendrais promptement un abominable pére...
M. de Briey, au méme instant, entra dans la salle.
Il prit place assez Join de la table choisie par M. de Kernovenoy
et sa fille ; cependant, il ne perdait pas Myriam des yeux.
— Voici, je crois, un nouvel arrivant, dit le baron d’un air in-
différent, bien que sa voix tremblat sur ses lévres.
— Oh! fit Myriam, point si nouveau. Je le vois depuis trois
jours. C'est le comte de Briey.
M. de Kernovenoy laissa échapper la fourchette qu’il portait 4 sa
bouche. L’instrument fit un fracas épouvantable en retombant dans
l’assiette. Cet accident fit rire mademoiselle de Kernovenoy.
LIDOLE. 307
I ne riait point, lui! H avait déja remarqué la beauté trés-réelle
de ce jeune homme.
M. de Briey. qui pouvait avoir vingt-sept oui vingt-huit ans, ne
ressemblait guére aux autres beaux de la colonie; ce n’était ni une
poupée male, ni un bellatre. Il venait de la vieille comté de Bour-
gogne ot les alliances espagnoles ont laissé dans quelques familles
un héritage de traits corrects et fiers, de teints chaudement colorés
et d’yeux sombres. | et
Il était de haute: taille, singuliérement robuste et presque athlé-
tique, mais avec la légéreté de la jeunesse et des allures mondaines
qui corrigeaient cet. excés de nature. Sa chevelure noire couronnait
poétiquement ce beau visage oli régnait un air de douceur puissante
et de loyauté sans tache. a ,
Tout le monde, dans la salle, et le gentilhomme franc-comtoi
le premier sans doute, observa que M. de Kernovenoy et sa fille pre-
naient ce jour-la leur repas du matin & peu prés comme les Israé-
lites faisaient la paque, — debout, le baton 4 la main. Quant 4 la
cause de ce déjeuner si précipité, on la soupconnait. un peu. C’était
le secret de la comédie que la contemplation muette dont la belle
Myriam était l’objet depuis trois jours. Le baron avait été le dernier
4 l’apprendre. Désormais, il s’en doutait et le sang lui montait au
visage.
Ss qadawua: pénétrant ses pensées, lui avait demande :
— Qu’étes-vous venu faire dans cette grande bagarre de Genéve?
jl n’aurait rien trouvé 4 répondre. Il regrettait, 4 cette heure, un
voyage qui n’avait été que le caprice de son inquiétude.
Le méme bon plaisant aurait pu lui dire:
— Que n’étes-vous resté dans votre donjon? Nulle part on ne se
défend mieux que chez soi. C’est ce que vos aieux ou leurs pairs
comprenaient fort bien puisqu’ils avaient si grand soin de héris-
ser leurs logis de tours et d’escarpes.
Le baron ne retrouva du calme que lorsqu’il se vit hors de cette
maudite salle, tenant Myriam 4 son bras. Il l’entraina loin de la
ville. Jamais elle ne lui avait été si aveuglément chére, jamais il ne
Vavait tant aimée pour sa beauté, pour la joie et l’orgueil de se voir
revivre en elle et de penser que son cceur n’était encore qu’a lui.
Jamais i) n’avait été si prés d’étre ce pére paien dénoncé par l’indi-
gnation de l’amiral d’Avrigné.
Tout en marchant, il baisait le front ct les yeux de !’idole.
— Le monde entier, se disait-il avec angoisse, va-t-il donc se con-
jurer pour me la prendre?
ll bralait’de l’envie de demander 4 Myriam comment elle avait
appris le nom de M. de Briey; il n’osa. Il comprenait que la pre-
508 L'IDOLE.
mi¢re et la seule mesure efficace contre cé jeune homme serait
d’arracher sa fille de Genéve; mais il était lié par la pene. qu'il
venait de faire.
— Je suis bien pris, pensait-il. Oh! la sotte aventure ! Si j’étais
crédule (encore une fois, il ne }’était point), je croirais que c’est
mon chatiment pour ma brutalilé envers ce vieux d'Avrigné, que
j'bonorais, que j’honore toujours. Il m’a reproché mon égoisme et
il peut y croire, lui, car il m’offrait une alliance sortable et me ddn-
nait du temps... Je l’ai repoussé, chassé... Est-ce que je le regrette?
Non!... Mais réprimer l’audace de ce Briey, ce n’est plus mon in-
térét, c'est mon devoir. Je ne.défendais que moi contre l’amiral.
C'est Myriam elle-méme qu'il me faut & présent défendre. Sais-je
seulement qui est cet homme? Est-ce que.les villes comme Genéve
ne regorgent pas d’aventuriers, doués d’une belle figure et se parant
d’un beau nom qu’ils ont emprunté, volé peut-ttre?... Je conviens
qu'il a l’air d’étre du monde... Alors, s'il en est, il ne s’en: tiendra
pas & cette recherche malséante... Il viendra vers moi, il m’enverra
Yun des siens... Ce jour-li, ce sera la bataille! Je suis de ceax qui
croient qu’on peut se faire justice soi-méme et que souvent on le
doit... Ce Briey offense ma fille et moi, il me menace et me brave...
Il ne me connait pas !
En méme temps qu’il poursuivait ce siualaees vraiment: fu-
rieux, tl essayait de soutenir j’entretien avec Myriam. Elle s'apercut
de sa distraction.
— Pére, qu’aver-vous? lui demanda-t-elle.
Il fit la réponse banale :
— Je n’ai rien.
' Elle secoua la téte, ne le croyant pas. Mais l’inquiétude ou l’en-
nui la gagnait, car elle demanda & cesser la promenade. I sembla
que M. dc Briey vint au-devant des pensées violentes qui se fatsaient
jour contre lui dans l’esprit du baron : il se trouva sur son passage
et celui de Myriam, au moment ot tous deux rentraient en ville.
M. de Kernovenoy regarda sa fille. Rien de nouveau ne lui apparut
sur ce tranquille et charmant visage.
— Etje laisserais troubler cette paix céleste! se dit-il.
Le lendemain étant allés en voiture 4 Coppet, ils rencontrérent
M. de Briey; le jour suivant, ils le retouvérent sur le bateau. Par-
tout et toujours ces yeux espagnols allaient donc suivre Myriam,
qui devait, a la fin, en comprendre le langage.
Ce langage n’était que trop clair. M. de Kernovenoy ne pouvait
croire 4 tant de hardiesse, respectueuse, il est vrai, mais insup-
portable.
L'IDOLE. 309
— Est-il donc possible, se demandait-il, qu’il y ait des yeux pour
oser dire 4 cette enfant : Nous sommes !’amour !
A tui-méme, ces yeux-la disaient : Nous sommes l’ennemi! nous
sommes le destin ! :
Le dimanche stuivant, M. et mademoiselle de Kernovenoy se ren-
dirent 4 l'église catholique. Elle était pleine d’une grande foule que
les yeux du baron interrogérent. I] croyait n’avoir point de précau-
tion 2 prendre contre le regard de Myriam qui ne se détournerait
pas de l’anted pour suivre le sien : il savait comme elle était pieuse.
A Vissue de la messe, il la reconduisit chez elle, et, appelant
Martin Bataille. i
— Dans Véglise! lui dit-il, jusquela! Le croirais-tu, vieux
Martin ?... 11 me me connait pas! il ne me connaft pas!
Martin le regardait avec surprise. :
— Qu’est-ce qui vous fache donc si fort aujourd’hui? répondit-
il. L'église, qu’est-ce que cela vous fait?
le baron tourna le dos 4 ce rude valet. Ce que cela lui faisait!
mais M. de Briey était 4 la messe.
Myriam n’ayait pas méme eu besoin de détourner la téte pour
lapercevoir. Elle avait rougi en le reconnaissant, dans la nef, a
quelques pas, sur le méme rang de chaises que la sienne. Mais le
veux Martin la connaissait mieux que son pére : cette poursuite,
qui semblait la laisser indifférente partout ailleurs, l’avait choquée
dans V’église.
M. de Kernovenoy s’enferma dans son appartement pour y dévo-
rer sa colére, avant de reparaitre chez sa fille. Il fallait prendre
un parti, et il cherchait 4 déméler ses résolutions ; c’est a la plus
insensée qu’il revenait sans cesse. La violence ‘seule lui souriait : il
redevenait Ie vieil homme, dompté d’abord par l’amour, charmé
plus tard par son beau réve paternel.
— Non! répétait-il encore, on ne me connait point. Ce quej’étais
avant que d’aimer Myriam et sa mére, on ne le sait pas! Sice Briey
le savait, peut-tre serait-il plus prudent !
Tout le monde ne devait pas avoir perdu le souvenir de ce qu'il
avait été en ce temps dont il parlait sur ce ton de menaces : un vi-
veur emporté, un redoutable champion dans les querelles dites
dhonneur. Le baron Hector avait eu jadis un tempérament 4 ou-
trance, ce que les personnes indulgentes nomment une vive jeu-
hesse. . |
Une légende bruyante était alors attachée 4 son nom; tout un
poéme diabolique de scandales et de coups d’épée. Peut-étre l’écho
en était-il arrivé jusqu’’ mademoiselle d’Avrigné lorsqu’elle con-
sentit 4 devenir sa femme. La baronne Marie avait sans doute de
3510 L'IDOLE.
bonnes raisons pour préférer le séjour de Kernovenoy 4 celui de Pa-
ris, ou semblaient l’appeler son age et sa beauté. Quant a lui,
l'amour véritable le surprenait au milieu de ces égarements et il
en rompait la chaine pour lui imposer un autre joug plus doux,
plus noble et plus beau. '
Arraché aux passions par la passion qui s’élevait comme une
flamme épurée au-dessus de tant de méchantes cendres, vaincu,
ravi, il avait donné 4 celle qui se donnait 4 lui toutes les énergies
d’une nature qu’on croyait intraitable. Il avait aimé, éperdiiment
aimé jusqu’au jour ou, la douleur s’abattant sur son front, il allait
suivre dans la mort la femme accomplie qu’il venait de perdre, son
premier sauveur.
Puis le salut, une seconde fois, lui était venu sous la forme du
chérubin aux cheveux d’or, oublié dans ce deuil immense, et les
baisers de Myriam lui avaient rendu le gout de vivre. Il s’était
plongé dans ce nouvel océan de tendresse, plus profond peut-étre et
plus pur encore que le premier.
Mais on ne songeait pas assez, autour de lui, que, dans le long
apaisement d'un pareil bonheur, cet homme au corps robuste et au
ceeur si véhément‘n’avait pas usé sa vie. |
La colére et la haine, comme autrefois l'amour, le surprenaient
en pleine force. Il reconnaissait en lui l’anciennne humeur farouche
et les vieux tumultes intérieurs, l’orage enfin. Ne s’agissait-il pas de
son bien unique, que le premier venu voulait lui ravir, et dés lors
n’était-il pas naturel, fait comme il était, que le moyen le plus ex-
tréme ne lui répugnat point pour le défendre? Avait-il pour l’arré-—
ter plus de croyances qu’autrefois? Etait-il plus embarrassé de
petite morale? Il n’avait pas plus le respect de la vie des autres,
car il continuait a n’étre pas bien sir que la vie fit un don
de Dieu. Sauf l’honneur, il n’acceptait pas de frein, et quant a
la passion qui allait le conduire, il se croyait d’autant moins
obligé de la contraindre{ qu’elle avait un objet plus avouable et
plus beau, qu’elle se nommait du plus grand, du plus saint de
tous les noms qui servent 4 désigner des sentiments humains:
l'amour paternel. Qu’importe que cet amour fit aveugle ! 1 voulait |
l’étre.
C'est pourquoi le baron ne poursuivit pas plus longtemps ce dé-_
bat avec lui-méme, et il en conclut que toutes les armes seraient
bonnes pour mettre un terme & la poursuite de M. de Briey, un
terme prompt, une fin radicale, puisque décidément il ne pouvait |
plus éloigner Myriam de Genéve sans risquer de l’éclairer sur ce
brusque départ. I] pensait méme que les meilleures armes, les plus
sures, seraient peut-dtre les plus brutales, celles dont il ne crai-
L'IDOLE. 344
gnait pas naguére de se servir contre ceux qui Pavaient le plus 1é-
gérement offensé.
— Maintenant, disait-il en se dirigeant vers l’appartement de sa
fille, reste & trouver l'occasion.
Cependant un scrupule inattendu l’arréta.
— Cela sera peut-étre mal jugé, pensa-t-il. On dira que je la dé-
fends comme on défendrait... une maitresse. Eh bien! je ne
demande pas 4 tuer ce jeune homme... Qu’il parte !
fl ouvrit la porte de la chambre de Myriam. Elle était assise et
feuilletait un album des vues et des sites du canton. La méme sé-
rénité juvénile, presque enfantine, n’avait pas cessé d’illuminer ce
front charmant et adoré. Il demeura 18, ne songeant plus qu’a la
contempler comme toujours. Des pas précipités se firent entendre
derniére lui.
— Je cherchais Monsieur, dit le valet qui l’avait suivi en méme
temps que Martin Bataille depuis le départ. M. le comte de Briey est
en bas et demande 4 voir M. le baron.
M. de Kernovenoy referma la porte d’un coup sec, d’un geste au-
tomatique-
— D)’abord amenez-moi Martin, dit-il.
Quand le maladroit messager reparut au bout d’un moment avec
le vieux garde, le baron rentré chez lui écrivait; sur la table re-
posait une petite pile de louis.
— Vous, dit-il, prenez cet argent, qui vous donnera de quoi re-
tourncr en France. Vous n’étes plus 4 mon service... Sortirez-
vous ?...
ll pouvait 4 peine s’aider de ses mains tremblantes pour mettre
sous pli le billet qu’il venait d’écrire.
— Toi, dit-il 4 Martin Bataille, porte ceci 4 M. de Briey, qui de-
mande a me voir... Le savais-tu?... Es-tu du complot?...
Martin leva les épaules.
— Sirement, dit-il, j’en serai si vous voulez m’en mettre.
Et, retournant le pli dans sa main, il ajouta :
— Qu’avez-vous écrit 1a-dessus ?
— Que t'importent les mots? s’écria M. de Kernovenoy. Si cet
homme a du sang un peu chaud dans le cceur et dans les veines...
— Ga, n’en doutez point. Je l’ai regardé de prés : je vous ré-
ponds qu’ilena. —
— Tu vas donc le voir bondir tout 4 heure... tu l’entendras
crier sous l’outrage... C'est un spectacle, cela!... Tu es heureux!...
— Bon! interrompit encore Martin ; vous lui faites injure. C’est
dit... Et aprés...?
25 Janvizn 1876. 24
312 L'IDOLE.
— Ecoute, fit le baron d’une voix sourde, tu m’as connu tel que
j’étais autrefois.
— Avant la baronne Marie, oui-da! C’est elle qui a changé le
loup en agneau.
— Tu sais qu’il n’était pas bon alors de se mettre sur mon che-
min et de me braver.
— (Ca n’est pas devenu meilleur, reprit Martin d’un air pensif; je
vois bien of vous voulez en venir.
— Tu as été soldat, toi aussi... Ces moyens-la ne te font pas
peur.
— Ils ne sont pas permis, grommela Martin. Vous le savez bien,
mais vous ne yous en souciez guére, vous !
— Déchire cette lettre... je porterai mon message moi-méme.
— Non, dit le vieillard, j’irai.
— Ah! ah! tu ne me fais donc plus de morale? Tu ne penses
plus que j'ai sort !
— Nous ne pouvons pas avoir tort, fit le garde d’une voix sourde,
Puisqu’i s’agit delle. |
— Et d’empécher qu’on ne nous la prenne!
Le baron posa sa main sur celle de Martin Bataille. Les derniers
scrupules du vieillard s’effacérent sous cette étreinte.
— Tu me comprends tout a fait, dit M. de Kernovenoy.
Alors leurs regards se croisérent, vraiment comme deux épées. Il
y eut méme dans celui de Martin une lueur sauvage et toute sa rude
physionomie s’alluma. Quant au baron, jamais il n’avait été plus
froid en apparence. Ces signes différents de la colére, dans le maitre
et le serviteur, n’accusaient-ils pas bien la différence des races ? Le
garde, en cc moment, ressemblait assez bien aux fauves de ses bois,
— Allons! grommela-t-il, tant pis pour lui!
— A la bonne heure ! fit M. de Kernovenoy. Va!
Pau. Pepret.
La suite aa prochain numéro.
L’AMERIQUE DU SUD
iil!
DE QUITO A POTOSI
Je jouissais, depuis trois ans, 4 Quito, du charme attaché 4 une
vie libre, ot: l'homme se retrouve un peu dans les conditions primi-
tives de son existence sur la terre, quand je partis pour Lima, en
suivant, comme tous les voyageurs, la céte de l'Océan Pacifique.
Aprés mon long séjour au cceur d'un continent ot les meeurs, plus
encore que les distances, vous jettent dans un monde nouveau, tant
il est suranné, il me sembla rentrer en Europe en montant a bord
d'un navire européen. Je ne m’étendrai point sur Lima, parce que
cette ville est devenue, pour ainsi dire, un prolongement du vieux
monde. On sait que le luxe et le commerce des nations les plus ci-
vilisées s’y allient aux meeurs faciles de Amérique et aux qualités
ou défauts de la race andalouse. C’est l’Andalousie qui a plus parti-
culiérement colonisé la capitale du Pérou, et la fine beauté, le parler
délicat des Liméniennes, en font foi. Jamais la séduction féminine
n'a été poussée si loin que par ces bayadéres aux yeux de flamme.
La hardiesse piquante, |’impertinence proyocatrice de leurs manié-
res, rehaussent encore la grace langoureuse de leurs personnes et
lagilité féline de leur démarche.
Mes visites 4 Aréquipa, 4 la Paz et Chuquisaca, coupérent mon
voyage de Lima & Potosi.
J'ai fait & Aréquipa un séjour de plusieurs années; j’y ai trouvé
les habitudes les plus anciennes, les plus empreintes de la vieille
Espagne, que j’aie rencontrées dans toute l’Amérique. Ce n’est point
une critique que je prétends faire ; car elles étaient, les vieilles cou-
tumes, d’une grace et d’une politesse un peu pompeuse, qui avaient -
* Voir le Correspondant du 10 février et 25 juillet 1874.
a4 L'AMERIQUE DU SUD.
bien leur mérite. Elles semblaient dire & tout venant : Votre arrivée
est un événement, votre visite un honneur, la mienne une solennité.
Quand une femme en va voir une autre, elle l’envoie prévenir
dés le matin. Elle demande si es permitido : s'il est permis de faire
une visite. Jamais, au grand jamais, on ne répond autrement que
par ces mots : « Ce sera une faveur que l’on me fera. » S’excuser,
comme nous avons le bonheur de pouvoir le faire en Europe pour
échapper aux importuns, serait une offense mortelle. Le soir, la W-
siteuse arrive, suivie de deux servantes qui se placent, comme des
gardes, aux deux cétés de la porte du salon, dans la baie. Elle s’a-
vance, coiffée en cheveux, vétue d’une robe solennelle, et parée de
ses perles et de ses diamants. On l’embrasse, la vit-on pour la pre-
miére fois, comme les reines embrassaient autrefois les duchesses
aux présentations de cour, et comme on s embrasse aujourd’hui au
' thédtre. Quelquefois elle est chargée de plus de bijoux qu'elle n’en
posséde elle-méme : ses amies se sont réunies pour la couvrir de
tous leurs trésors. Les dames du Pérou ont une quantité de pierre-
ries disproportionnée avec leurs fortunes. Las alhajas sont le fond
de leur bonheur et le plus solide de leurs biens. Comme les femmes
juives et arabes, elles se constituent un douaire, en entassant, du
vivant de leurs maris, tous les bijoux qu’elles peuvent acquérir, et
les considérent comme un avoir soustrait aux chances du jeu, des
confiscations et des révolutions. La province d’Esmeraldas, qui doit
son nom a la production des émeraudes, fournit une quantité de ces
pierres précieuses, et la mer donnait jadis tant de perles, qu'une
gouvernante de la province de Cuencas, dans I’Equateur, en em-
porta, dit l’histoire, cent cinquante livres pesant. Je suppose que
e’était, pour la plus grande partie, de ces perles petites dont on bro- —
dait jadis les yétements des dames, et dont on brode aujourd'hui les _
robes des madones; mais les belles perles, quoique moins abon-
dantes, et un peu ¢teintes, se trouvent encore, dans la Nouvelle-Gre-
nade et le Pérou, aux mains de toutes les femmes qui sont au-dessus
de la misére. Ce capital improductif leur semble le mieux assis de
tous.
Il est pourtant bien tentant de placer son argent d’une autre ma-
niére, dans un pays ou le taux de l’intérét légal est de 12 pour 100.
J’ai connu des gens qui ont fait une jolie fortune, en laissant a ce
prix quelques mille francs dans les mains des gouvernements, pen-
dant une quinzaine d’années. Il est vrai que j’en ai connu un plus
grand nombre qui n'ont jamais pu se faire rembourser du capital ni
des intéréts. Etre payé d'un débiteur est un quine a la loterie dans
l’Amérique du Sud. On sent 1a toute la justesse de l’observation de
Montesquieu sur l’usure : « Il n’y a point d’usure véritable, parce
L’AMERIQUE DU SUD. 345
que le préteur ne fait que proportionner ses exigences au péril qu'il
court. » Les placements dans le commerce des maisons étrangéres
sont plus stirs, et sont encore plus rémunérateurs. Beaucoup de
bonnes maisons donnaient, de mon temps, 18 et 24 pour 100. C’é-
tait l’époque des gros bénéfices et des venles & triple prix d’achat.
Depuis, la concurrence a ramené Je commerce, en Amérique, 4 des
conditions plus voisines des nétres; cependant l’intérét 4 8 et & 12
pour 100 est encore d'usage 4 Lima, 4 Valparaiso, et dans tout le
Pacifique. |
Les coutumes qui présidaient aux repas étaient plus qu’anciennes
en Bolivie : elles étaient homériques; autant de convives, autant de
piéces de volaille ou de gibier. Pour vingt couverts, vingt poulets ou
vingt canards. L’idée de profusion était inséparable de celle de ma-
gnificence, et, pour y satisfaire, les convives emportaient, a leur gré,’
les desserts, les cristaux, l’argenterie méme. J’ai plus d’une fois
substitué le ruolz 4 l'argent, par crainte de ce vieil usage. |
Les femmes d'Aréquipa joignent 4 leurs vieilles coutumes des
idées, sur certaines choses, d’une simplicité paradisiaque. Un jour
que je me promenais 4 la campagne avec une famille trés-digne et
trés-honorée, nous filmes pris de l’envie de nous baigner tous dans
Ja riviére. Onse baigne beaucoup en plein air en Amérique. Le jour,
et plus souvent la nuit, on trouve des nymphes dans les ruisseaux,
comme aux bons temps antiques. Chacun fut déshabillé en un in-’
stant, sans souci des regards de son voisin. Une toute jeune femme,
fort jolie, me donnait de J’inquiétude; je craignais son embarras. Je
lui demandai ot j’irais lui chercher des vétements pour le bain. Elle
me regarda et me dit d’un air étonné et comme un peu piqué:
« Acaso soy tan fea, que no se me pueda ver? (suis-je donc si mal
faite, qu'on ne puisse me voir?)
Au sortir du bain, elle s’assit au bord de la riviére et se mit a
chanter des tristés sur la guitare. Ses cheveux noirs étaient répan-
dus tout mouillés sur ses épaules; elle n’y mettait nulle coquetterie,
et n’avait que cet instinct de beauté qui sied aux femmes. Peu d’é-
trangers échappent 4 ce charme; ils oublient la patrie, la famille,
et se marient dans l’'Amérique du Sud, pour peu qu’ils y fassent
quelque séjour. Les jeunes Allemands surtout qui peuplent les mai-
sons de commerce restent tous aux mains de ces syrénes. Pour moi,
javais mon but, et je le poursuivis, en méme temps que ma route
vers Potosi. Je repris mes bottes de voyage.
Palais 4 cheval dans un vrai désert, un Sahara ameéricain ot j'a-
vais des effets de mirage et devais emporter de l'eau, comme dans
le Sahara d’Afrique. Le versant occidental des Cordilléres n’est point
putout ce qu’il est dans |’Equateur. En Bolivie, une plage inclinée:
316 L'AMERIQUE DU SUD.
et sablonneuse sépare de la mer les contrées fertiles par une éten-
due de prés de deux cents lieues. fl ya loin d’Aréquipa & 1a Paz:
cent vingt lieues environ ; mais telle est ’habitude que l"hommeac-
quiert en Amérique de se mesurer avec les difficultés de la nature,
que je franchissais cette distance comme s’il se fat agi d’une simple
promenade. Mes seules provisions étaient quelques moutons séchés
au soleil, dont je dévorais plusieurs quartiers 4 mon diner, a la fa-
con des héros d’Homére. Il est vrai que les maigres gigots de mes
pré-salés ne ressemblaient guére aux ados succulents des taureaux »
dont ils soupaient au retour du combat. Ce n’étaient que des os
reyétus de parchemin, et j’avais mal diné aprés avoir mangé un
mouton tout entier. Ces rudes excursions avaient leur charme. Je
jouissais, méme au milieu d’un pays dpre et stérile, du sentiment
de ma royauté dans la solitude. J’aimais 4 « respirer l’espace »,
comme le cheval du désert. Au moment ow j’arrivai 4 la Paz, la
ville était dans ses habits de féte. C’était le jour du corpus Domini,
la Féle-Dieu, et des processions, grotesques au premier aspect,
mais, aufond, pleines de sens et de poésie, remplissaient les rues.
Des Indiens, vétus en diables, marchaient les premiers, image du
paganisme fuyant devant la croix; des anges ailés suivatent de
prés ; puis des rois, des mages, la reine de Saba, un Jama chargé
de deux cassettes qui devaient figurer ses présents 4 Salomon; des
pénitents, les bras en croix, tout chargés d’herbes et de feuillages,
représentant, sans doute, la nature tout entiére, entratnée avec
"homme dans l’abime de la douleur; une foule de personnages
dansants qui rappelaient probablement les pieuses allégresses de
David. C’était tout un récit théogonique et biblique mis en action
pour l’usage des simples ‘et des ignorants. Les Indiens se ruinent
pour ces cérémonies et leur foi naive est souvent touchante. A un
reposoir, une vieille femme meétisse, s’avancant dans une ivresse
antique, adressa 4 voix haute, au Dieu caché, d’ardentes paroles
d'amour. Les Indiens de la: Bolivie sont plus intelligents que ceux
de l’Equateur. Les plus éclairés d’entre eux prennent quelquefois 4
coeur Vinstruction religieuse des autres. Je fis la connaissance d’un
vieux cacique ou descendant de cacique, car cette distinction
n’existe plus depuis la conquéte, qui jouissait encore d’un grand
crédit auprés de ses compatriotes. Il allait au-devant des pauvres
Indiens de la campagne et leur enseignait les mystéres du christia-
nisme avec une lucidité dont je fus souvent supris. Je me souviens
‘ Ce nom de cacique était inconnu des Péruviens. Ce furent les Espagnols qui
nommérent ainsi les chefs Indiens, par analogie avec les chefs indigénes de la
cote de Vénézuela. |
LAMERIQUE DU SUD.. 341
qu'un jour, voulant expliquer |’Eucharistie 4 une Indienne, il ta
ses luneties et présenta le verre au soleil : « Ne vois-tu pas, dit-il,
que le soleil se refléte tout entier sur un point avec sa chaleur et sa
lumiére? » Puis, il brisa la lentille et lui fit remarquer que dans
chaque fragment le méme phénoméne se reproduisait. Il avait ainsi,
en toutes occasions, pour trouver des figures explicatives, un art qui
dépassait celui de nos meilleurs catéchistes. Ce brave homme com-
posait de la musique religieuse qu’il jouait sur la harpe devant les
images des saints.-Il m’a envoyé, depuis mon retour en Europe,
des cantiques dont il avait fait aussi les vers et qui sont pleins de
grace et de poésie :
A ofrecerle venimos,
Flores del bajo suelo;
Con cuanto amor y anelo,
Senora, tu lo ves.
Por ellas te rogamos,
Si candidas te placer,
Las que en la Gloria nacen,
En cambio tu nos des.
Mais ces cantiques perdent beaucoup a n’étre point chantés par fes
Indiennes et les cholas du pays. Leurs accents trainants et mélan-
coliques en complétent le caractére.
Je n'ai fait que visiler, 4 plusieurs reprises, la Paz; mais j’ai
vécu dans ja ville de la Plata, la ville d’argent, 4 laquelle on a
rendu, depuis l’Indépendance, son ancien nom de Chuquisaca. Hl
parait, du reste, que Chuqui n’est en vieux péruvien que Collque,
qui veut dire argent, et que les Espagnols n’ont rien inventé. Elle
doit sans doule ce nom au voisinage des mines de Porco, car, 4 I’é-
poque ow elle le recut, la richesse métallique du Potose n’était point
connve. Elle le justifiait par l'emploi qu’on y faisait de l’argent aux
usages vulgaires. Serrures et gonds d’argent, vaisselle d'argent, har-
nals garnis d’argent, aiguiéres et vases d’argent se trouvaient dans
les maisons les plus modestes. Quand l’émancipation vint ouvrir les
ports du Pacifique au commerce élranger, c’était un grand luxe a
Chuquisaca que des assiettes en faience. Les premiéres qui furent
apportées d’Angleterre, et qui valaient en fabrique un penny, se
vendaient sept ou huit francs. Ce fut alors Page d’or du commerce
européen. Les plus minces pacotilleurs faisaient fortune. Ce temps
dura peu, et une guerre de défiance et de haine commenca confre
les étrangers, non dans les classes élevées, mais dans les classes
populaires. Les Indiens de la Bolivie ne sont pas aussi doux que
ceux de l’Equateur, et leur sang, mélé 4 celui des anciens aventu-
318 L’AMERIQUE DU SUD.
riers espagnols, a donné naissance a une population chez laquelle
les instincts sanguinaires sont prompts 4 s’éveiller. Déja, en 1784,
les Indicns des provinces boliviennes, las des traitements qu’ils
souffraient dans les mines, avaient commis deffroyables massacres.
En 1809, les cholos, ou métis de la Plata, ont donné le signal de la
guerre d’Indépendance. Les révolutions sont passées, depuis, a 1’é-
tat endémique en Bolivie. Tantét par la rivalité des familles blanches
entre elles; tantét par celle des différentes classes, le pays n'a plus
connu que trouble, séditions, assassinats politiques, despotisme
d’un jour, trahisons et parjures. Le général Santa-Cruz a été, de tous
ses présidents, celui qui a su tenir le plus haut et le plus longtemps
le drapeau conservateur. Mais, proscrit 4 son tour, il est venu mou-
rir en France, et les cholos ont continué d’apporter aux révolutions
faites par l’intrigue et l’intérét particulier le redoutable contingent
de leur haine pour la classe blanche.
Si la distance est faible entre la capitale de la Bolivie et la mon-
tagne qui fait sa gloire, elle est difficile & franchir. De Chuquisaca a
Potosi, on ne compte que trente lieues, mais les chemins sont rudes,
et quand nous approchdmes, aprés deux jours de marche, nous
élions tous exténués de fatigue. Nos mules ne pouvaient plus faire
un pas eft le terrain aride et montueux exigeait de plus en plus
d’efforts. Mais nous voyions de loin le céne rouge et régulier du
Hatun Potocchi, ce Potose dont l’imaginalion des poétes a fait une
montagne d’or et que tous les avares de la terre ont di souvent
contempler en réve, ce paradis de la cupidité qui n’a été qu'un
enfer de douleur, et nous marchions avec courage comme si nous
allions, nous aussi, 41a conquéte de ses trésors.
Quoique la ville de Potosi soit, d’aprés le voyageur anglaisPentland,
4 la hauteur absolue de 4,058 métres au-dessus du niveau de la
mer, on ne la découvre, du cété ot nous lapprochions, qu’au mo-
ment d’y arriver. Elle est cachée par un rideau de montagnes au
sud-ouest et ce n’est que du haut de ces montagnes que nous en
etimes le coup d’ceil général. On est tout étonné de se trouver sou-
dain, en sortant du désert, en face d’une agglomération aussi consi-
dérable de maisons; mais ce ne sont que des maisons, en effet ; car
Ja population a diminué des neuf dixiémes depuis le temps ot
lauri sacra fames a formé ce vaste campement. Aux yeux du voya-
geur qui n’a rencontré, depuis deux jours, que de misérables chau-
micres, semées 4 grandes distances dans les vastes solitudes, la
ville de Potosi semble gaie, avec ses maisons blanches et les tours
de ses églises qui tranchent sur les teintes sombres dela montagne,
de nombreux troupeaux de lamas, broutant lesrares touffes d’herbe
et de bruyére, ou s’acheminant chargés vers la ville, donnent de la
L’'AMERIQUE DU SUD. 319
vie et de loriginalilé au paysage. Mais cette impression s’efface vite,
et on se demande, a voir la terre stérile et nue, de quoi peuvent
vivre tant d’hommes dans ce désert. En parcourant les rues de Po-
tosi, on se sent ressaisi par l’impression de la solitude; non plus de
cette solitude des champs, qui est le téte-a-téte de l’-homme avec
Dieu, mais de cette solitude des villes déchues, qui est particulié-
rement mélancolique. La population de Potosi qui, 4 en juger par
le nombre des maisons vides, devait étre autrefois de plus de cent
mille mes, ne s’éléve plus qu’a neuf ou dix mille. Les plus récents
recensements ont donné treize mille six cents dames pour la ville et
les trois cantons ruraux qui l’entourent. Ses édifices sont les églises,
autrefois au nombre de vingt-huit, pauvres d’architeclure, mais
richement ornées. Elles sont encore debout, quoique en ruines. La
cathédrale, construite 4 une époque récente, et batie en pierres de
taille, bien qu’avec peu de gout, fait 4 peu prés seule exception.
Elle fait face 4 la montagne et occupe, avec le collége de Pitchincha,
le cété septentrional de la Plaza major. La préfecture se trouve sur le
cété occidental, et au milieu s’éléve une pyramide en pierres de
taille en I’honneur de Bolivar. Mais le monument le plus considé-
rable de la ville de Potosi, c’est, bien entendu, |’Hétel des monnaies.
ll oceupe un quartier tout entier, et, quoique moins important que
par Je passé, cet élablissement travaille encore assez pour qu'on
dat y introduire les procédés modernes du monnayage. Ceux qu’on
Y suit maintenant et les machines qu’on y emploie remontent a
deux siécles. 1] y a aussi un hdpital civil; un collége, contenant
une centaine d’éléyes, ot l'on enseigne surtout 1a chimie et la mi-
néralogie; une pension de demoiselles, entretenue aux frais du
gouvernement; une école laneastrienne et huit autres écoles pri-
maires. Mais, ce qui est surtout intéressant pour les voyageurs, ce
sont les nombreuses usines qui servaient, et dont quelques-unes
seryent encore 4 l’exploitation des mincrais argentiféres du Cerro.
Leurs vastes batiments et leurs longs aqueducs couvrent, sans inter-
valles, les deux cdtés d’une énorme ravine qui traverse la ville et le
faubourg de Cantumarca sur une longueur de prés d'une lieue.
Nous décrirons plus tard ces établissements.
L’élévation de la ville de Potosi au-dessus du niveau de la mer
rend sa température extrémement désagréable. Ce n’est pas que le
roid y soit excessif pour un Européen. Le thermométre Réaumur
ny descend jamais, en hiver, plus bas que six ou sept degrés au-
dessous de zéro. Mais il ne se passe guére de jour dans l'année
sans qu'il ne tombe de la pluie, de la neige ou dela gréle 4 Potosi,
et, bien souvent, gréle, neige et pluie se succédent dans la méme
journée. La raréfaction de l’air y est si grande que les poumons
320 L’AMERIQUE DU SUD,
en sont péniblement affectés. Cela donne le soroché, sorte de ma-
ladie ainsi appelée dans le pays du nom d’un minerai 4 la pré-
sence duquel les Indiens |’attribuent. Mais cette souffrance, qui
n’est pas une véritable maladie, n’est point causée par autre chose
que par la difficulté de respirer. Tous les étrangers qui arrivent 4
Potosi se ressentent plus ou moins du soroché, surtout la nuit et le
matin, et chez.certaines personnes il produit des effets semblables
a ceux du mal de mer. Aux enfants, cette pression de lair sur les
poumons est funeste. Quelque précaution que l’on prenne dans les
familles blanches, sur trois enfants qui naissent un seul 4 peine
survit au dela de quelques heures, et il s’éléve avec beaucoup de
peine. Ceux qui atteignent 1’age d’homme eussent été des athiétes
en d’autres pays, et ces organisations d’élite ne réussissent 4 former
a Potosi qu'une population chétive et rabougrie.
- La vallée de Potosi n’est qu'une petite partie d’un vaste bassin
courant du nord au sud et ceint de tous cétés par de hautes mon-
tagnes rocheuses. La plus élevée est celle de Carivari, et son sommet
présente au soleil des tropiques des nappes de neige qui ne dispa-
raissent presque jamais. On l’appelle Cordillére des Lagunes, a
cause des lacs artificiels qui sont échelonnés sur son versant au-
dessus de la ville. Ces lacs sont formés par des barrages en pierre
construits en travers des crevasses qui sillonnent les flancs de la
montagne, et par ou coulent Ics eaux provenant des neiges sans
cesse fondues et sans cesse renouvelées du sommet. Ges eaux, con-
servées dans ces réservoirs suspendus, fournissent aux besoins de
la-ville et font mouvoir toutes les usines dont nous avons parle.
Elles donnent ensuite naissance au Rio Pilcomayo, et en sortant de
Potosi se frayent un chemin par une immense crevasse entre les
mornes qui entourent la ville 4 louest. L’aspect de cette crevasse
ou quebrada est digne de la nature violente et heurtée des deux
continents américains. De chaque cété s’élévent, 4 la hauteur de
quatre ou cing cents pieds au-dessus de la téte du voyageur qui tra-
verse les ponts jetés sur le torrent au fond du ravin, une ligne de
rochers surplombants, qui paraissent préts 4 l’écraser. Ce péril, en
effet, n’est pas imaginaire. Il se délache souvent des quartiers
énormes de roches qui tombent a plomb dans la Quebrada avec un
bruit de tonnerre, et l’on a placé aux deux extrémités de cette passe
formidable les statues de deux saints protecteurs.
La ville de Polosi n’est pour le voyageur qu'une étape vers la
montagne argentifére. C’est pour voir et toucher le Potose léegen-
daire que l’Européen a traversé tant de plaines désolées, gravi
tant de chemins rocheux et passé tant de nuits dans de miséra-
bles tambos. Qui n’a vu le Potose que sur les monnaies bolivien-
L’AMERIQUE DU SUD. 304
nes, ou qui a lu les récits qu’en ont faits les historiens de la
conquéte, se figure un lieu privilégié, ot l’or.coule avec la joie et
le plaisir. Ce réve d’enfant est vite détruit par l’aspect du cerro et
remplacé par des images bien différentes.
Une morne population de silencieux et tristes Indiens erre sur
les flancs de la montagne, comme les ombres de ceux que ses
entrailles ont engloutis. Leur travail se fait encore d’une maniére
aussi primitive que barbare. Un homme, 4 plat ventre, perce la
terre par un procédé de rat-mulot. Il va, va devant lui pendant
des jours, pendant des mois, jusqu’’ ce que sa lampe s’éteigne
et qu'il meure, s'il n’a la force de revenir en arriére. La galerie
n’a jamais que la hauteur suffisante pour le corps plié sur les
genoux. C’est sur les genoux qu’il avance, grattant le mineral, sur
les genoux qu'il recule, emportant la terre metallifére dans un
petit sac en cuir, qu’il dépose 4 l’entrée du trou; puis il retourne,
et recommence ce va et vient, dans les ténébres, depuis son en-
fance jusqu’a sa mort. La montagne argentifére est toute per-
cée, comme une ruche d’abeilles, de couloirs formés par les mi-
neurs 4 la poursuite des filons. Souvent la terre, en séboulant,
mure 4 jamais le travailleur dans sa prison! On frémit en pensant
gue le cerro, déchiré depuis plus de trois siécles par l’avidité des
blancs, a englouti tant d’étres humains, dont les cadavres rem-
plissent ses alvéoles, a dévoré tant d’existences, car les malheureux
mineurs indiens sont des morts vivants. Hélas! le funeste métal
commence, au Potose, l’ceuvre qu'il continue jusqu’a la fin des
siécles : il sert de tourmenteur 4 l’humanité!
Le Cerro de Hatun Potocchi, quoique un peu moins élevé que la
cordillére de Carivari, est beaucoup plus remarquable de forme et
d’aspect. Il s’éléve isolé, au milieu d’un vaste bassin, comme une
pyramide dans le désert. Des collines, symétriquement rangées au-
tour de sa base, lui font un piédestal, et il dresse sa téte rouge et
conique 4 4,865 métres au-dessus du niveau de la mer. Les prodi-
gieuses quantités de terre extraites de ses entrailles et rejetées 4 sa
surface n’ont en rien altéré ses lignes, et c’est 4 peine si, du pied de
la montagne, on apercoit les énormes monceaux de déblais, les
vastes esplanades qui sont le travail de plusieurs milliers d’hom-
mes atiachés 4 ses flancs depuis dix-huit générations. Tant il est °
Yai que nos plus grands ouvrages né ressemblent, & coté de ceux
du Créateur, qu’au travail de la fourmi.
De quelque cdté qu’on proméne ses regards du haut du Potose,
Veil ne découvre que des mornes nus, noirs, escarpés, couronnés
de rochers. On dirait une armée de volcans frappée de mort et
@'immobilité. Les plaines qui les séparent ne sont que sables et que
329 L’AMERIQUE DU SUD.
pierres. Partout régne la stérilité la plus compléte. Aucune végéta-
tion, aucun combustible qui puisse servir 4 réchauffer le pauvre
Indien presque nu, et l’Européen transi, drapé dans son manteau,
sous le soleil des tropiques. On fait cuire les aliments avec la fiente
des bétes de somme, ef ces bétes de somme, qui sont des lamas,
vont chercher au loin leur nourriture. On restreint ses besoins, on
n’est Ja qu’en passant ! Mais le pauvre Indien, lui, vit et meurt sur
la montagne, meurt surtout, meurt sans avoir vu un arbre, une
plante, sans avoir gouté 4 un fruit, sans avoir connu un sourire de
la nature, et sans avoir vu, sur la terre, d’autre trésors que des
pierres et de l’argent.
Les mines de Potosi ont été déeouvertes par hasard, en 1545, par
un Indien nommé Diego Huallca, conducteur de lamas, dans un
voyage qu'il faisait, probablement, de Chuquisaca 4 Porco. Zarate,
qui rapporte ce fait‘, ajoute qu'il sut garder longtemps son secret,
et qu’il se contentait d’enlever, en passant, un peu de mineral pour
son propre compte, mais que l’ayant enfin confié 4 un de ses cama-
rades, celui-ci le dévoila 4 leur maitre commun qui résidait a la
Plata. C’était un entrepreneur d’exploilation de mines et il était fait
pour apprécier la découverte. Son nom était Villareal. Il s’empressa
de s’assurer des droits sur la mine trouvée par Huallca, en remplis-
sant les formalités légales; mais, cette nouvelle s’étant répandue
dans la ville de la Plata, qui n’était qu’un campement de mineurs
formé depuis six ans, tous les Espagnols coururent a la montagne
argentifére pour avoir leur part au trésor, et les magistrats furent
obligés des’y rendre pour faire la répartition des terres et empécher
que les mines du Potose ne fussent inaugurées par des batailles et
par l'effusion du sang.
Le canton froid et aride ot est situé le cerro faisait partie des
terres assignées par Francois Pizarro 4 Gonzalés son frére; mais il
était entiérement désert; il fallut y apporter toutes les choses néces-
saires 4 la vie et ce ne fut pas avant plusieurs années que les tra-
vaux purent commencer. On amena sept ou huit mille Indiens Ya-
naconas* des champs, et aussitét qu’on connut par expérience la
richesse des terrains argentiféres, on rappela ceux qui travaillaient
aux mines de Porco, lesquelles bientét furent délaissées.
On travailla d’abord le minerai du Potosi comme celui de Porvo,
* Histoire du Pérou, liv. VI, chap. IV.
* De yanacuna, pluriel de yana, noir. Les Espagnols appelérent ainsi dans le
principe les Indiens attachés a la glébe. Il y en a encore un grand nombre qui le
sont de fait dans les deux Pérous et 4 Quito. Suivant Herrera, cette condition était,
du temps des Incas, celle des criminels condamnés aux travaux publics. Les Es-
pagnols la généralisérent.
L'AMERIQUE DU SUD. 323
au moyen du feu et dans de petits fournaux en terre glaise dont les
Indiens, de temps immémorial, s’étaient toujours servis. On appelait
ces fourneaux huayras ou huayrachinas (vents ou machines a faire
du vent), parce que c’était par l’action de l’air que le minerai se
mettaiten combustion. Mais cette méthode présentait de graves in-
convénients. On avait une peine extréme 4 dégager l’argent de la
terre ou de la pierre, et il fallait recommencer plusieurs fois |’opé-
ration. Certains minerais résistaient méme complétement 4 I’action
du feu. Le bois et le charbon ne se trouvaient qu’a une grande
distance et devaient étre apportés 4 dos de lamas. Comme on ne
pouvait opérer que sur de petites quantités a la fois, il y avait, dit-
on, six mille de ces petits fourneaux, et ils formaient chaque nuit,
sur Jes flancs de la montagne, comme une féerique illumination.
Mais, dans l’année 1571, un Espagnol, appelé Pedro Fernandez Ve-
lasco, apporta du Mexique le procédé par amalgame au moyen du
vif-argent et l’enseigna aux mineurs de Potosi. On dit qu'il recut
en récompense deux cent mille piastres du trésor public, et pa-
reille somme de la caisse des mineurs. Sept ans aprés l’adoption
du procédé par amalgame, on comptait déja sur la Rivera de Potosi
cinquante usines 4 pulvériser le minerai, & trois hocards chacune ;
vingt et un réservoirs communiquant entre eux furent construits,
comme nous |’avons dit, sur les flancs de la cordillére de Caricari,
afin qu’en aucun temps, ces usines ne manquassent d’eay. Ce
vaste ouvrage cotta vingt millions de francs, somme énorme pour
un temps et pour un pays ot les pauvres Indiens étaient forcés de
travailler & vil prix et se voyaient assujettis 4 l’institution barbare
que l'on connait sous le nom de Mita.
La mita, sous les incas, n’était qu’une simple corvée, et les pre-
Miers vice-rois du Pérou l'avaient maintenue, autant pour empécher
les Indiens, naturellement indolents, de se livrer aux vices qu’en-
traine l’oisiveté, que pour fournir des bras aux exploitations des
colons. Mais on n’avait pas tardé 4 abuser de l'institution. D’abord,
on avait appliqué tout le contingent d’hommes qu'elle fournissait,
exclusivement aux mines de Potosi; puis, on en avait fait une véri-
table et odieuse conscription. Vers 4570, un des plus habiles, sinon
des plus humains vice-rois du Pérou, don Francisco de Toledo, avait
soumis 4 la mita tout le pays qui s’étend depuis Cuzco jusqu’a
Pextrémité de la province de Porco, sur une longueur d’environ
deux cents lieues, et prolongé au dela de toutes limites la durée du
service des mitayos; de sorte que, chaque année, quatorze 4 quinze
mille Indiens étaient forcés d’abandonner, pour toujours, leurs fa-
milles et leurs chaumiéres et d’aller s’enterrer vivants dans les
entrailles du Potosi.
304 ) L'AMERIOQUE DU SUD
Au commencement du dix-septiéme siécle, époque de la plus
grande prospérité de Potosi, le nombre des usines s’était élevé 4
quatre-vingt-quinze, 4 deux ou trois bocards chacune; et celui des
réservoirs, 4 trente-deux. Il y avait plus de cinq mille mines en
exploitation dans la montagne, et quinze mille Indiens mitayos
étaient secondés, dans leurs travaux, par autant d’Indiens libres,
ou censés l’étre. A celte époque, les guints royaux (c’est-a-dire les
cinquiémes prélevés pour le roi) s‘élevérent, selon Herrera, 4 un
million et demi de piastres par an: ce qui suppose sept millions
et demi de piastres, ou trente-sept millions de francs de produit
total annuel, somme immense pour le temps, surtout si l’on con-
sidére qu’elle était répartie entre quinze familles au plus.
Mais le 145 mars 1622, — date qui est restée a jamais gravée dans
la mémoire des habitants du pays, — aprés une saison de pluies
abondantes, le barrage d’une des lagunes les plus élevées vint a
crever, les eaux se précipitérent de réservoir en réservoir et fon-
dirent sur la ville avec tant de violence, qu’elles renversérent pour
soixante millions de maisons et noyérent deux mille personnes. A
partir de ce moment, Potosi ne fit plus que déchoir. En 1692, il n’y
existait plus que cinquante-sept usines. Le vice-roi, comte de Mon-
clare, en fit encore détruire vingt-trois pour punir les propriétaires
de l’abus criminel qu’ils avaient fait de la mita. Il réduisit @ qua-
tre mille le nombre des mitayos, et n’en accorda plus & chaque
usine que trente-huit par bocard. Il ordonna que les Indiens mi-
neurs fussent divisés par quarts comme |’équipage d’un navire, et
se relevassent dans le travail des mines, de maniére & ce que ces
malheureux vissent, tour 4 tour, la lumiére du jour. Ce réglement
fit échec 4 la prospérité des azogueros (comme on appelait les pro-
priétaires d’usines 4 traiter le minerai par l’azogue-vil-argent) et
cela bien qu’ils l’éludassent sans cesse, comme on éludait, au
dela des mers, tous les réglements qu’avaient fails et que faisaient,
chaque jour, les rois d’Espagne en faveur des pauvres Indiens inca-
pables de les lire, de les comprendre, encore plus de les faire
respecter. Ces malheureux mouraient presque tous au bout d’un
temps trés-court de service dans les mines; leur nombre ne sufli-
gait jamais, par conséquent, a l’avidité des azogueros, et dans les
documents du temps, statistiques, rapports, suppliques et pétitions,
il n’est bruit que des plaintes de ceux-ci contre les gouverneurs des
provinces, toujours lents, a leur gré, a lever le contingent.
J’ai voulu me rendre compte de ce qu’avait pu étre le produit
total des mines du Potose, depuis leur découverte jusqu’a la fin de
Ja domination espagnole. Cette entreprise est assez difficile, parce
qu’on ne peut avoir pour base que les quints payés au Trésor et que,
L'AMERIQUE DU SUD. 325
lacontrebande s'est toujours faite sur une échelle trés-large. Les
historiens espagnols ne sont pas, non plus, une bonne autorité, car
ils sont, de tous les historiens du monde, les plus portés a l’exagé-
ration. L’un d’eux, Sandoval, estime le produit du Potose, pendant
la premiére période, celle de 1545 4 1556, au chiffre fabuleux de
soixante-douze millions de marcs, équivalant 4 trois milliards sept
cent millions de francs; cette extravagante appréciation donne la
mesure du peu de croyance qu’on leur doit accorder. M. de Humbolt
a cru pouvoir rabattre ce chiffre 4 quinze millions de marcs ou sept
cent quatre-vingts millions de francs. Je ne sais sur quoi il se fonde,
mais Antonio de Herrera “écrivait dix-huit ans aprés, c’est-a-dire en
1574: « La somme sur laquelle a été, jusqu’ici, payée le quint
royal est de soixante-scize millions de piastres (580,000,000 de
francs). » Reste, il est vrai, ’évaluation de la contrebande qui ne
peut étre qu’approximative.
Aprés cette premiére période de 4545 4 1556, période de forma-
tion et de désordre, pendant laquelle on mourait de faim, a Potosi,
a cété de monceaux d’argent; ot tout était a faire et 4 transporter
d'une grande distance, sans routes, sans voifures et sans chevaux,
puisqu’on ne pouvait les nourrir; aprés ce chaos de onze années,
pendant lesquelles la contrebande fut facile, on établit, 4 la Banque
de Potosi, des registres administratifs, qui ont été continués sans
interruption jusqu’a la fin du régime espagnol et qui nous donnent
des chiffres certains. Je suis surpris que M. de Humbolt ait pu errer,
méme légérement, dans ses calculs, quand il pouvait se procurer
de semblables documents. Pour moi, je me suis renseigné auprés
de M. le préfet de Potosi ; j'ai obtenu de son obligeance communica-
tion de ces vénérables registres, et j’ai pu satisfaire pleinement ma
curiosité. En laissant de cété la période incertaine des onze pre-
miéres années, le Potose a donné (la contrebande en plus), depuis
année 1556 jusqu’aé la fin de 1834, en chiflres ronds, sept cent
trente-cing millions de piastres, ou trois milliards sept cents mil-
lions de francs, ce qui n’est, pour une si longue période, une somme
considérable que parce que les azogueros n’étaient, comme je I'ai
dit, qa’un trés-petit nombre de familles, que la région argentifére
exploitée jusqu’a ce jour ne comprend pas deux milliards de métres
cubes, qu'une partie du métal est restée dans les scories par |’im-
perfection du travail, et enfin, que l’argent avait, 4 l’époque dont
nous parlons, une valeur, en Europe, 4 laquelle nous ne sommes
plus accoutumés.
Tout ce passé n’est plus que songe! Que sont devenus les mil-
liards arrachés, au prix de tant de vies humaines, des entrailles du
Potose! [ls ont d’abord fait ruisseler d’or et de diamants les pour-
326 L'AMERIQUE DU SUD.
points des beaux seigneurs dans les salons de l’Escurial; car
l’Espagne a surtout fait de ses richesses une stérile parade asiatique;
‘puis, ils ont été s’entasser dans le gras pays de Hollande, ou les
fermiers marient encore leurs filles avec des tonnes d’or; ils ont
passé plus tard 4 la Banque de Londres et aux marchands de |’An-
gleterre, en échange des produits de leur commerce et de leur in-
dustrie; aujourd’hui, ils se trouvent répartis, 4 doses infinitési-
males, entre les habitants du monde entier. Mais le pays qui les a
donnés est le plus pauvre qu'on puisse voir. 1] est stérile, c’est tout
dire, car on s'appauvrit toujours quand on achéte sans cesse et ne
produit jamais. On n’a plus le travail gratuit des malheureux mi-
tayos, pour payer de leurs sueurs et de leurs vies le luxe des con-
quérants. I} faut rétribuer les Indiens, et quoique cette rétribution
soit minime, elle enléve les bénéfices de ]’exploitation des mines.
Aussi, les possesseurs actuels des mines du Potose, qui sont 4 peu
prés toutes les familles anciennes de Potosi, ne jouissent-ils plus
que de trés-modestes revenus. Un proverbe américain dit : les mines
de cuivre enrichissent leurs propridtaires ; les mines d’argent les
nourrissent, les mines d'or les ruinent. J'ai possédé, pour ma part,
des mines d’argent en Amérique; elles ne m’ont point nourri et elles
ont failli me ruiner. Peut-étre un jour l'importation de machines
dues 4 l'industrie étrangére et la création de routes carrossables
en permettront-elles une exploitation plus avantageuse. Elles pour-
ront bénéficier de travaux entrepris en vue d'autres industries, plus
capables que les mines de couvrir de grandes dépenses; mais au-
jourd’hui, la lenteur du travail, les difficultés des transports et
l’absence de moyens mécaniques les réduisent 4 n’étre plus, pour
les Américains du sud, qu'un simple gagne-pain. Nous allons don-
ner un tableau sommaire de |’état ott se trouvent, de nos jours, les
mines du Potose et de la maniére dont elles sont encore exploitées.
On divise le cerro en trois régions, la région haute, la région
“moyenne et la région basse. La premiére a 5398 métres de hauteur
perpendiculaire. Elle est entiérement épuisée. Des excavations sans
nombre la traversent dans tous les sens, et quelques-unes de part
en part. Vue de prés, elle ressemble 4 une dune de la Hollande percée
d’innombrables terriers de lapins, ou mieux encore & une four-
miliére. Une partie méme du sommet s'est affaissée sous l’action
de cette sape souterraine.
La seconde région, qui a 208 métres, conserve de trés-bons restes |
de minerais; mais ils sont d’une exploitation codteuse et difficile. —
Ce sont des minerais appelés negrillos 4 cause de leur couleur fon- _—
cée, qui sont trés-riches, car ils rendent de vingt 4 trente marcs par
caisson de cinquante quintaux; mais ils ne se rencontrent que
L’AMERIQUE DU SUD. 527
irés-avant dans les entrailles de la montagne, et il faudrait faire,
pour les atteindre, des travaux que les anciennes tentatives d'exploi-
tation ont rendus presque impraticables. Ces terrains sont traversés
par un grand nombre d’excavations profondes, dont la plupart sont
fermées & l’entrée par des portes, et hélas! aussi, par des éboule-
ments. Dans cette partie, la montagne est un ossuaire. La troisiéme
région, celle qui repose sur le dos des Cordilléres et qui forme la
base du cone, a 538 métres. Elle est encore intacte.
M. le préfet de Potosi, trés-amoureux de su montagne, me faisait
le raisonnement suivant : « Si les deux tiers du Potosi exploités
jusqu’a ce jour, et qui contiennent deux milliards de métres cubes,
ont donné pendant la période espagnole, c’est-a-dire en deux cent
soixante-dix-huit ans, trois milliards sept cents millions de francs,
le dernier tiers, qui contient également deux milliards environ de
métres cubes, doit produire encore une fois cette somme, et suffire,
en observant la méme proportion que pour les années antérieures,
4 deux cent soixante-dix-huit ans d’exploitation. » Je me permettrai
de douter de la justesse des conclusions de M. le préfet Hilarion Fer-
nandez. Le dernier tiers, cest-a-dire la partie inférieure du Potosi,
n’est pas, 4 beaucoup prés, aussi riche que les deux autres; l’expé-
rience a prouvé qu’a mesure qu’on descend, les filons métalliféres
sont beaucoup plus rares et beaucoup moins productifs. Puis, la
difficullé des Llravaux augmente et dépasse, du moins quant a pré-
sent, tous les moyens dont on peut disposer. Ia question n’est pas
de savoir s'il y a de l'argent dans le cerro— il y en a et immensé-
ment — elle ne porte que sur le prix auquel on peut l’extraire. Le
Potose est formé d’une pierre noire dans laquelle on rencontre le
porphyre argileux, semé de grenats. Il est traversé par trente-deux
filons principaux et par une quantité innombrable de ramifications
qui le sillonnent en tous sens. Ces filons sont inépuisables ; ils se
prolongent dans toute l’épaisseur de la montagne; ils sont riches et
variés, tout cela est certain ; mais ce qui l’est encore plus, c’est qu’a
mesure que le temps s’écoule et que les surfaces se dépouillent, les
travaux deviennent plus codteux et les produits moins rémuné-
raleurs.
Cependant, si |’extraction est désormais inévitablement difficile,
on pourrait diminuer, dés 4 présent, les frais d’exploitation, en
perfectionnant les procédés par lesquels on sépare l’argent du mi-
nerai. C’est chose surprenante que la Jenteur avec laquelle on
modifie ’outillage de l'agriculture et de l'industrie dans les pays 00 -
les Espagnols ont passé. En Sicile, on laboure encore, 4 l'heure
qu’il est, avec des charrues & socs de bois ; dans tout |’intérieur du
continent américain, on broie le cacao entre deux pierres qu’on
2 Janvier 1876. 29
328 L’AMERIQUE DU SUD.
frappe l'une contre l’autre; 4 Potosi, nous allons décrire de quelle
facon primilive on traite Je minerai, avec quelle dépense de main-
d’ceuvre inutile, avec quelle perte de temps, avec quel mépris de la
vie des pauvres Indiens, qu’un travail exécuté de cette maniére fait
périr en quelques années.
Le minerai est d’abord concassé au marteau et 4 la main, dans la
montagne, en morceaux gros comme deux ou trois fois le pouce. On
choisit les morceaux qui paraissent contenirle plusd’argent, on les met
dans des sacs et on les charge sur le dos de ces pauvres lamas, ani-
maux sobres, patients, mélancoliques comme leurs maitres. Ge mode
de (ransport est lent, car on ne peut guére charger un lama au dela
de cent cinquante livres. Arrivé aux usines dont j'ai parlé et que
bordent la Ribera de Potosi, on jette le minerai sous les bocards
dont les pilons armés de fer sont mus par des roues a eau. Quand
il est réduit en poussiére, des Indiens le passent au tamis ou b Yutoir
(toujours 4 la main) et séparent ainsi les grosses parcelles de ce
a "ils appellent la harina, la farine pure. Cette poudre fine es€ mise
e nouveau dans des sacs et portée 4 dos d’homme dans une aime voi-
sine o on la verse dans de grands cadres en planches d'un pied et
demi de haut environ, appelés topos; et contenant chacun vingt-cing
quintaux de minerai pulvérisé. Ces cadres nec sont 1a que pour ser-
vir de mesures, parce qu’aussitét qu’ils sont pleins, on les enléve et
on laisse le tas libre. On jette alors dans chaque tas trois quintaux
de sel gemme ordinaire, qui abonde dans tout le pays, de sept &
trente-sept livres d’acide vitriolique, suivant la qualité du minerai,
une quantité d’eau suffisante pour faciliter le mélange, et on laisse
le tout fermentér de un 4 cing jours. Au bout de ce temps, on verse
dans chaque tas aufant de livres de mercure qu'on suppose devoir
obtenir de marcs d’argent par caisson de cinquante quintaux. Si le
minerai doit donner approximativement six mares, on y méle six
livres de mercure. C’est trés-joli de voir les Indiens l’enfermer dans
un coin de leur poncho et le semer en gouttelettes comme avec une
pompe d’arrosoir; mais cela prend encore beaucoup de temps. Hs
entrent alors dans les tas, qu'on appelle aussi fopos, du nom des
cadres ou mesures qui les ont formés, et se mettent 4 pétrir le mi-
nerai avec les pieds comme.on foule le vin dans la cuve. Les topos
présentent bientét l’aspect d’un tas de boue ou de mortier. Cette
_opération se répéte pendant vingt et un 4 vingt-huit jours, 4 raison
de quatre heures de travail par jour. Aprés les trois premiers jours,
on essaye le mineral, c’est-4-dire qu’on en prend dans chaque tas
une petite quantité qu’on lave dans une écuelle, et, suivant l’as-
pect qu'il présente aprés le lavage, on jette dans le topo soit du mer-
L’AMERIQUE DU SUD. : 329
cure, soit du sel, du plomb, de la cendre ou de la chaux. Si le mi-
nerai est trop concentré, on y ajoute de l’acide vitriolique. On répéte
cet essayage tous les jours jusqu’a la fin de amalgamation. Il y a
des individus 4 Potosi qui exercent exclusivement la profession d’es-
sayeurs.
On procéde ensuite 4 l'opération du lavage. On transporte le mi-
nerai dans des cuirs, et toujours 4 dos d’homme, dans un lavoir dont
le fond, légérement incliné, est fait de dalles ou de briques; on y
laisse entrer l'eau courante, et un Indien agite le minerai avec les
pieds et un baton pour faire séparer les parties terreuses des parties
métalliques, afin qu’elles s’écoulent avec le courant.
Aprés le lavage, on transporte, au moyen de petits seaux, le li-
quide métallique dans un laboratoire o8 on le verse dans un réci-
pient en bois. On le pése et il doit avoir un poids égal seulement au
poids du mércure employé pendant toute la durée de l’opération.
Vingt-cing livres de mercure, vingt-cing livres de liquide. S’il se
trouve une différence, elle n’est jamais que d’un ou un et demi pour
cent. Ainsi, i! se perd autant de mercure que le mineral rend d’ar-
gent. Personne, & Potosi; n’a pu m’en expliquer la cause.
Le pesage fait, on verse le liquide dans un linge a travers lequel
tombe, dans un vase placé au-dessous, une certaine quantité de vif-
argent. A mesure.qu’il s’échappe, la masse métallique restée dans
le linge prend plus de consistance, on la jette alors, a l'état de pate,
dans un moule en ‘bois de forme conique et percé de petits trous.
Un Indien, armé d’un pilon, frappe la pate & grands coups et en fait
encore sortir du vif-argent. On recommence la méme chose dans un
moule plus petit. Aprés cela, la pella (on appelle ainsi la masse co-
nique formée par la pAte métallique) ne contient plus que quatre
cinquiémes de mercure. Si elle pése cent livres, on sait que l’on a
vingt livres d’argent.
On porte la pella dans un petit fourneau construit en cone; on la
placesar un trépied en fer et au-dessus d’un vase plein d’eau ; on Ia
recouvre d’um moule en terre que l'on colle au trépied au moyen
d'un mastic, et l'on place tout autour des charbons allumés. Le feu
fait évaporer le mercure qui, ne trouvant point d’issue, se précipite
et tombe, condensé de nouveau, dans le vase plein d’eau placé sous
h pella. Ce travail d’évaporation dure environ dix-huit heures, aprés
quoi on a une pifta d’argent, ainsi nommée a cause de sa ressem-
blance avec I’ananas et la pomme de pin qu’en espagnol on appelle
pifia, et qui a, pour le poids et l’aspect, plus de rapport encore avec
un obus. On la porte & la Monnaie, qui y met l’alliage voulu. Si on
veut vendre l’argent dans le pays, on peut |’y faire circuler 4 ) état
de pifia; mais si on veut l’envoyer a |’étranger, la loi exige qu’il
330 L'AMERIQUE DU SUD.
soit monnayé. C’est pourquoi nous ne voyons jamais en Europe des
lingots venant de Potosi.
fl est aisé de voir avec quel avantage on pourrait simplifier ces
procédés. D’abord les bocards, dont linstallation remonte au sei-
ziéme siécle, sont si mal établis qu’avec un puissant cours d’eau ils
pilent peu de minerai. Ensuite il faudrait que le blutoir fat mu par
la méme roue que les pilons, et que la poudre argentifére sortit
toute blutée du moulin, puis qu’elle tombat dans des tombereaux
(de la mesure des ¢opos, si l’on voulait) qui conduiraient le minerai
pulvérisé au lieu ot se fait l’amalgamation. Ii faut avoir le mépris
du temps, celte premiére richesse des hommes, pour ne pas em-
ployer aux transports méme la brouette ; 1] faut ayoir surtout le mé-
pris de la vie des pauvres Indiens pour leur faire faire ala main le
tamisage de la poudre métallifére, opération qui leur est toujours
mortelle. Un Indien ne peut travailler plus de six mois dans un mou-
lin sans étre malade. S’il s’obsline a y rester, parce que le salaire y
est double de celui qu'on donne dans la montagne, il est infaillible-
ment tué par la poussiére métallique qu ‘il respire.
Mais l’opération sur laquelle on peut faire la plus grande écono-
mie est celle de l’amalgamation. Quinze ou vingt Indiens par bocard
sont constamment occupés a ce travail. Ces Indiens gagnent chacun
2 fr. 50 cent. par jour. La machine la plus simple, celle par exemple
dont on se sert en France pour faire le béton, réduirait cette dépense
& presque rien. J'ai donné le plan de cette machine a 1’un des prin-
cipaux azogueros ; il l'a fait exécuter et a été enchanté des résultats.
Jaime 4 croire que son exemple aura été suivi. Il en est de méme de
tout le reste. Chaque détail de l’opération peut comporter une éco-
nomie bien entendue, et, 4 cette condition, les mines du Potosi, si
elles n’enrichissent plus leurs propriétaires, peuvent continuer, du
moins, 4 les rémunérer largement.
Il est vrai que l’extraction du minerai devient de plus en plus
difficile; mais i] existe sur les flancs de la montagne d'immenses
amas de minerais déja extraits et anciennement rebutés par les Es-
pagnols comme trop nauvres. Ces minerais, appelés pallecos, — du
mot quitchua pallan?. je prends, je ramasse, je choisis, — ne don-
nent que quatre marc~ et demi a sept marcs par caisson de cinquante
quintaux, tandis que ceux que |’on continue a extraire donnent ens
core de neuf 4 douze marcs. Mais, en ]’état actuel des choses, la dif-
férence des frais d’extraction aux simples frais de transport fait que
les bénéfices sur les uns et sur les autres sont 4 peu prés les mémes.
Des améliorations et des économies introduites dans le traitememt
du minerai seraient tout 4 l'avantage des pallecos, et ces énorme€S
monceaux de pierre et de terre métalliféres, arrachés au prix Ge
L'AMERIQUE DU SUD: : 334
tant de larmes des entrailles de la montagne et laissés pour inuliles
par leurs ancétres, pourraient devenir aux Boliviens une véritable
source de richesses.
Le trajet du Potosi & la mer s’effectue en partie a travers les
plaines de sable semées de rares oasis. Le transport de l’argent est
aussi fécond en souffrances pour les animaux que son extraction l’a
élé pour les humains. Le chemin est jonché de squeleties de mules
mortes de soif dans le désert. Une précaution facile, celle de con-
duire une mule supplémentaire avec une charge d’eau, leur épar-
gnerait ce plus atroce de tous les supplices; inais homme se fait 1a,
comme ailleurs, la premiére viclime de sa brutalité et de son ava-
rice. Souvent j’ai partagé avec les pauvres bétes gisantes a terre ma
propre ration d’eau. Je les voyais relever la téte quand quelques
goultes tombaieut sur leurs lévres, puis se redresser lorsque la bien-
faisante rosée avait humecté leurs entrailles. Si une mule meurt,
Nlodien dépose sur le sol les sacs d'argent qui composaient sa
charge, sr de les retrouver a son retour. Comment un autre Indien
pourrait-11 les lui yoler? Personne ne conduit plus (te mules que de
charges; mais tout le monde se trouve exposé 4 se voir en route
avec plus de charges que de mules. Aucune caravane ne marche
plus vite que les autres, et:les sacs atlendent 4 la belle étoile que
son propriétaire les reprenne au passage.
Valparaiso, ville plus européenne encore que Lima, offre des traits
moins vifs et moins tranchés. C’est 4 peine aujourd’hui une ville es-
pagnole, peuplée qu'elle est par des Européens de toutes les na-
tions. Santiago du Chili a mieux conservé l’homogénéilé de sa popu-
lation; mais le climat, joint a plusieurs autres causes, a profondé-
ment modifié le caractére du peuple conquérant. Le Chili est aux
régions poétiques de |’ancien Pérou ce qu’est l’Angleterre a I’Italic :
nation sage, sachant se défendre contre les révolutions, ou n’en faire
que de sérieuses; pays riche; de grande production manufacturiére
et surtout agricole. Ses conditions d’exislence sont tout exceplion-
nelles dans |’Amérique du Sud, sa destinée doit donc l’étre aussi, et
en considérant sous un point de vue général la situation et l'avenir
de ce grand continent, i] faut faire abstraction de cette heureuse ré-
publique. |
Pourquoi le Chili différe-t-il autant de tous les autres Etats nés de
lacolonisation espagnole? Pourquoi ce sage esprit public qui est Je
seul ciment des institutions politiques, et surtout des institutions
républicaines, s’est-il formé 1a, et point ailleurs? Il faut, pour s’en
rendre compte, remonter encore a ces causes fatales auxquelles
Montesquieu a rapporié Je caraclére et la destinée de tous les peu-
$39 L'AMERIQUE DU SUD.
ples, un peu au scandale de son temps, mais beaucoup aux applau-
dissements de ceux qui ne veulent pour les principes que la base
incontestable des faits. ee
Comme nous |’avons dit, la race indigéne, la couche premiére
d’une population, monte toujours 4 la surface. De quelques préjupés
que deux races s’arment |’une contre l'autre, elles ne peuvent oecu-
per le méme sol sans arriver @ se méler et a se fondre. Les mariages
forcés 4 l'origine de la conquéte, plus tard, les unions libres, d’au-
tant plus inévitables que la race conquérante ne forme qu'une classe
unique toute aristocratique, font, quoi qu’on en ail, ceuvre de fraler-
nité. Les Espagnols et les aborigénes ont donc nécessairement méle
leur sang, et c’est dans les différences de nature entre ces derniers
qu'il faut chercher la cause des différences de caractére: qui Se ren-
contrent aujourd’hui chez leurs maitres. L'indien du Pérou est un
homme lache, faible et craintif; PIndien du Chili est brave et fier.
Sa haute taille, sa complexion robuste, son intelligence ouverte,
son caractére hardi, le rendent digne de l’alliance des blancs, et
ceux-ci n’ont pu, par l’infusion d’un sang si riche, perdre les quali-
tés qui les distinguent. Ce sont de rudes hommes, que ces Arauce-
niens, dont un avoué de Pértgueux a révé la royauté éphémere,
et les différentes tribus indigénes du Chili avaient toutes un peu de
leur énergie. ;
Une autre cause non moins souveraine est le climat. La chaleur
excessive et le froid extréme dépriment également la race blanche.
Le climat du Chili est parfaitement tempéré: c'est le climat du
nord de la France et de la Belgique, le plus favorable au développe-
ment de la réflexion et de l’esprit de liberté.
L’éléve des bestiaux est une source de grandes richesses pour le
pays. Heureuses les contrées assez vastes, assez fertiles, pout que
celte industrie facile y suffise encore aux hommes! Rien ‘ne donne
Vidée de la vie abondante et paisible, comme cette occupation pa-_
triarcale. Notre ancien chargé d’affaires,'M. de C.....; a acquis |
une belle fortune, en oubliant, pendant vingt ans, quelques couples |
de la race bovine dans des prairies. Cependant la terre commence 4
acquérir assez de valeur au Chili pour qu’on doive en doubler le
produit par le labourage. On y cultive maintenant beaucoup de cé- |
réales, plus qu'il n’en faut pour la population. Nous en recevons
en Europe par le cap Horn, et nous en recevrons de plus en plus.
Laissons donc a part la république chilienne, quand nous faisons
la peinture et tachons de tirer horoscope de |’Amérique du Sud,
ce grand théatre des développements futurs de ’humanité, si digne
d’attirer l’attention de Europe, dont, 4 certains égards, ces riches
pays peuvent devenir l’espoir. Lorsque, découragés de nous-mémes,
L'AMERIQUE DU SUD. 333
et incertains du but oi nous allons, nous essayons de reposer nos
coeurs dans l’avenir lointain de ’humanité, cest 4 l’Amérique que
nous songeons, a l’Amérique du Sud surtout; car déja l'Union amé-
ricaine a, de sa main envahissante, posé les bases de sa domination
dans le continent septentrional tout entier. L’exemple de lAsie
semble youer a la mort les empires vieillis, s’ils ne se rajeunissent
dans un esprit nouveau, et nous doutons, dans nos heures de tris-
fesse, que l’Europe contienne Ja séve de sa propre régénération.
Ceux qui ont dans l'avenir de la race humaine la foi la plus sin-
cére, la plus robuste, la plus haute, se demandent quelquefois,
aujourd hui, par quelles mains et sur quelle terre cet avenir s'ac-
complira.
L’'Amérique du Sud offre, au point de vue social et politique, un
sujet d'études nouveau. On manque, pour le juger, des commodités
de l’analogie. On n’assiste point 14, en effet, 4 ’évolution réguliére
que présentent les nations de la naissance & la mort, au développe-
ment progressif d’une civilisation commencant a4 la cabane et finis-
sant a quelque Babylone. La société américaine n'est point greffée
sur la barbarie indigéne, mais sur ]’Espagne du moyen 4ge. C'est
une société adulte qui n’a pas connu lenfance, et dont il est per-
mis de se demander si la virilité lui a été transmise avec Ja vie.
On aremarqué quelques traits communs 2 la civilisation hative de
la Russie.eg 4 celle du Nouveau Monde. Ces rapprochements sont de
pure fantaisie. .La nation russe, malgré son développement rapide,
n’en a pas moins parcouru les phases qui ont transformé les races
Slaves.et Gethiques en ouvriéres de la civilisation chrétienne. Gomme
loutea, les autres:-nations de |’Europe, elle a connu cet état social
dans lequel des peuples pasteurs et guerriers n’ont d’autres chefs
que les chefs militaires qu’ils se sont choisis, d’autres lois, que le
droit coutumier de leurs péres ; elle s'est constituée, plus tard, par
le servage et Ja féodalité, ce fort canevas de la société moderne.. Or,
ce grand trait commun 4 toute |'Europe, ne se rencontre pas en
Amérique. La, dans des temps déja murs.de.notre histoire, a été
transplanté larbre de la civilisation dans une terre ot n avaient point
poussé ses racines. Une organisation sociale a été portée tout d’une
pice sur le sol américain et y conserve la faible complexion d’une
plante étrangére ; il lui manque ce fond solide d’une forte plébe, ou
elle puise, ailleurs, une vie toujours nouvelle ; cette premiére assise
du paysan. gaulois ou saxon sur laquelle elle repose en Europe, qui
produit ses grandes armées pour les luttes de la guerre et celles du
travail, ot: plongent les racines de toutes ses institutions, ot se re-
crutent toutes ses classes, depuis la Chambre des lords d’ Angleterre,
qui se rajeunit par la séve du lJaboureur, jusqu’a celle ingénieuse
334 L’AMERIQUE DU SUD.
bourgeoisie francaise et ce prolétariat frémissant, qui communiquent
4 tout la fiévre de leur activité.
Non-seulement I'Espagne n'a pu, méme au prix d’une émigration
désastreuse, constituer, dans le Nouveau Monde, une société parfai-
tement viable, puisque la couche plébéienne manquait, que la race
blanche formait une classe unique et ne pouvait que déchoir par
toute fusion avec les indigénes, mais encore, elle était, elle-méme, 4
l'époque de la conquéte, infectée de vices que l’or de l’Amérique
accrut bientét jusqu’é la corruption. Quelles traditions d’ordre, de
loyauté, de discipline, ont pu recevoir les créoles, dont létablisse-
ment a été marqué par des actes de violence et de félonie semblables
& ceux qui sont rapportés avec sang-froid, et comme trails ordinaires,
par les vieux historiens du pays? Les premiers conquérants s égor-
' geaient entre eux, au nom du Roi, sur la terre encore rouge du sang
des Indiens! J’ouvre au hasard Augustin Zarate’.
« Aprés la mort de Blasco Nujiez Vela, tué dans la bataille d’Ifia-
Quito par les gens de Gonzalez Pizarro, l’empereur Charles-Quint
envoya un de ses conseillers pour le remplacer, avec le titre de pré-
sident et une lettre ainsi congue :
« Le Roi: |
« Gonzalez Pizarro, nous avons appris par vos letires et par d’au-
tres relations, les troubles survenus dans les provinces du Pérou par
suite de l’arrivée de notre vice-roi, Blasco Nufiez Vela, lequel avait
voulu mettre en vigueur les lois nouvelles faites par nous pour la
protection des indigénes. Je tiens pour certain que ni vous, ni ceux
qui vous ont suivi, n’ont eu l’intention de nous desservir, mais seu-
lement d’échapper a la sévérité dont notre vice-roi voulait user. Et
ainsi, la cause entendue, nous avons résotu d'envoyer pour lui suc-
céder, avec le titre de président, le licencié de la Gasca, de notre
conseil de Ia sainte Inquisition, 4 qui nous avons donné les pouvoirs
nécessaires pour rétablir la paix dans ce pays en la maniére qu'il
jugera convenable au service de Dieu, 4 la grandeur de ces pro~-
vinces et au bien de nos sujets créoles et indigénes. Je vous charge
de faire exécuter ses ordres et vous ordonne de leur obéir. Je me fie
a votre loyauté et je garde une éternelle mémoire des services
rendus 4 ma couronne par le marquis don Francesco Pizarro, votre
frére, auquel j'accorde grace pour tous les siens. »
Mor tz Rol.
En recevant cette lettre, Gonzalez appela autour de lui ses officiers
qu émut fort une semblable nouvelle. Ils tinrent un-conseil dans
‘ Cet ouvrage, devenu rare, se trouve a Ja bibliothéque de Madrid.
LAMERIQUE DU SUD. 335
lequel chacun se fit honneur de proposer |’avis le plus violent. Les
modérés étaient pour que le capitaine général fit empoisonner le
président 4 Panama, ou le fit conduire prisonnier dans|'ile de Puna,
ou bien pour qu’il le fit assassiner secrétement sur la route. Les
autres demandaient qu’il le fit frapper ouvertement & son arrivée,
ou quil marchat en armes contre lui s’‘il arrivait avec une forte
escorte. Par la force des choses, ce dernier parti prévalut, et il donna
lieu & la bataille de Xaquixaguana dans laquelle Pizarro, voyant tous
les siens passer, avec la fortune, sous ]'étendard du Roi, aprés avoir
brisé contre eux sa lance et n’ayant plus que son épée : « Eh bien,
dit-il, puisque tous passent au roi, je ferai comme eux. » Juan
d’Acosta, s’approchant de lui : « Continuons 4 combattre, seigneur,
et mourons en Romains. » — « Non, répondit Pizarre, mourons
plutdt en chrétiens! » Et voyant un sergent qu’il connaissait, il se
rendit. Condamné a mort, et prés d’étre exécuté, il fit don au bour-
reau de son habit de velours jaune tout couvert d’or; mais son
gedlier, Diego Centeno, défendit, par respect pour un si grand capi-
laine, qu'il fat, aprés sa mort, dépouillé de ses vétements et il ep
donna, de ses propres deniers, le prix au bourreau.
A quelqu’endroit que j’ouvre le vieil historien, je trouve des fails.
de cette nature. « Dans la batgille de Salnias, » dit-il, « qui décida
du sort de don Diégue de Almagro et de son parti, le vieux général,
brisé par l’dge et par la maladie, regardait du haut d’une éminence
la conduite des siens. Il voyait son lieutenant, Rodrigue Orgojias,
appeler ses gens du geste et de la voix; il l’entendait s’écrier -
« Me suive qui veut! Par le Verbe divin, pour moi je vais mourir! »
Mais lorsque, blessé au front par un coup d’arquebuse, qui avait
iraversé son casque, Orgofias, aprés avoir encore tué trois hommes
de sa main, tomba baigné dans son sang, quand les siens, accablés
par le nombre, commencérent 4 reculer : « Pour Dieu, s‘écria don
Diégue, je croyais que nous étions venus pour combattre! » Fait pri-
sonnier et condamné 4 mort par Francisco Pizarre, pour avoir suscité
larévolle dans son gouvernement: « Souvenez-vous, seigneur, lua
dit-il, que vous avez été aussi mon prisonnier et que je vous ai rendu
la liberté. Voyez mon Age el laissez 4 la nature le soin d’accomplir
vos désirs. » — « Seigneur, répondit Pizarre, ces paroles ne sont point
dignes de votre grand courage ; puisque des raisons d’Etat ont fait
résoudre votre mort, mourez en chevalier et en chrétien. » — « Ne vous
étonnez point, seigneur, reprit Almagro, que moi pécheur, j’aie un
instant senti les craintes auxquelles ’humanité de Jésus-Christ n’a
point é&é étrangére. »
Aprés la mort tragique de ce grand capitaine, vient celle de Fran-
cisco Pizarre lui-méme. |
336 L’AMERIQUE DU SBD.
« Tandis que le conquérant du Chili attendait la mort dans les
prisons de Pizarre, il avait fait partir pour Luna un jeune homme
d’un grand courage, qui lui élait né d’une femme indienne et s’ap-
pelait, comme son pére, Diego de Almagro. Ses contemporains le
désignaient par le nom d’Almagro el mozo, et l'histoire a conservé
la mémoire de ses hauts faits. Plein de douleur, au récit de la mort
de son pére, il assemble ses amis, met ses biens en commun avec
les leurs, forme avec eux une alliance fraternelle et léve une nou-
velle armée ; mais vaincu par Pizarre & la bataille de Chupas, 1) fait
serment, 4 défaut de la victoire, d’avoir la vie de son ennemi, Pizarre
ne sortait plus sans escorte , n’entendait plus la messe que dans sa
maison. Mais un dimanche, vers l’heure de midi, comme il venait
de quilter la table et que ses domestiques étaient réunis, pour
prendre leur repas, dans un lieu écarté ; tandis que la chaleur du
jour faisait régner le silence dans la ville, les conjurés, au nombre
de douze seulement, Almagro 4 leur (éte, sortent l’épée nue, de la
maison d’Herrada, située 4 trois cents pas du palais, et traversant
la place au pas de charge, ils assaillent la maison de Pisarre en
criant: « Mort 4 l’assassin d’Almagro! » Onze hommes grayissent l’es-
ealier avec fureur; le douziéme plonge son épée dans:le corps d'un
mouton qu’il trouve dans la cour et ressort en cniant dans la nue: « Le
tyran est mort! » Cependant Pizarre reconnait les.clameurs de ses
assassins ; il court 4 $a chambre pour y prendre son armure et sans
achever de lier les cordons de sa cuirasse, il se présente & la porte,
avec épée et dague, suivi de son frére naturel, Francois Martin, et de
deux pages nommés Vargas et Escandon. La défense fut.si vaillante
et si longue, que les assaillants commengaient a. craindre la venue
de quelque renfort. Un des pages était mort; J’autre avait pris sa
place, et le marquis frappait 4 droite et & gauche.en criant : « Sus!
mes fréres | ce sont des traftres ! » Enfin les conjurés placent devant
Pizarre le plus vigoureux d’entr'eux et tandis qu'il eccupe l'attention
du capitaine, les autres pénétrent dans la chambre et |'investisseat
de toutes parts. Le marquis, hors d’haleine, ne pouvait plus tenir
l’épée ; tous le frappent a la fois; il tombe; blessé 4 la gorge et le
sang ]'étouffant, il trace avec le troncon de son épée sanglanie une —
croix rouge sur le sol, la baise, et rend l’4me entre son frére.ef ses —
pages morts. Ainsi mourut ce grand capitaine, conquérant et maitre,
au nom du roi, de si vastes royaumes, tué en plein jour; au milieu —
d’une capilale pleine de ses arnis et de ses soldats. Il fallut supplier
Almagro pour obtenir la permission de lui donner la sépulture, ce
qui fut fait avec tant de hate, qu’on n’eut pas le temps de le vétir de son
manteau de chevalier; car on savait que les vainqueurs allaient venir
pour trancher la téte de Francois Pizarre et la clouer au pilori. »
LWANERIQUE DU SUD. 337
Ces récits, pris au hasard, dans un des chroniqueurs du temps,
et si pleins du double parfum de |’ Espagne.et du moyen age, nous
donnent une idée des mceurs au milieu desquelles les colonjes ont
pris naissance. Cet état de choses s'est perpétué:jusqu’a nos jours,
e{les assassinats publics ou secrets, judiciaires ou privés, qui ont
lien tous les jours en Amérique au nom des»rivalités d’ambition ou
des haines politiques, sont l’image tidéle des violences des premiers
temps; les interminables guerres civiles des modernes républiques
descendent en droite ligne des guerres que se firent entr'eux les
conquérants et, pour ainsi dire, les continuent.
A ces meeurs politiques et militaires de condottieri, les conqué-
rants joignaient des mceurs administratives dignes d’une qualifica-
tion plus sévére. Personne n’ignore que |’Espagne, a |’époque la plus
brillante de son histoire, était, sous ce rapport, le pays le plus cor-
rompu de PEurope. Plus tard, et pendant le déclin de la monarchie,
elle souffrait tant des malversations des fonctionnaires, qu elles cher-
chaitdans le Nouveau Monde un déversoir pour leur corruption. Si les
pratiques concussionnaires d’un ministre étaient devenues, 4 Madrid,
un scandale intolérable, on faisait de ce personnage un vice-roi du Pé-
rou. Si des fonctionnaires prévaricateurs ne trouvaient point & satis-
faire assez leur avidité dans la mére patrie, ils se faisarent nommer
aux Indes. Un systéme de concussions administratives a été tmplanté
en Amérique avec le drapeau espagnol et y a toujours fleuri depuis. Ce
qui se passe encore 4 Cuba nous permet de juger du degré de facilité
que montrait le gouvernement 4 l’égard des fraudes et des spoliations
exercées par ces fonctionnaires. J’ai entendu, il y a vingt ans, le
gouverneur d’une des Antilles espagnoles, justifier les vols et les
rapines commis sous son administration. C’était un homme lrono-
rable et lui-méme hors de cause ; mais il avait les idées de son pays.
— Que voulez-vous? — me disait-il, — les coloniés n’existent que
pour enrichir la mére patrie, et les fortunes privées faites par les
fonctionnaires sont les ruisseaux dont se grossit la fortune pu-
blique. — Partant d'un principe ainsi compris, ainsi appliqué, les
provinces d’Outre-Mer étaient mises en coupes réglées par leurs ad-
ministrateurs de tous rangs. La simonie du clergé ctait un autre
fiéau qui s'est également perpétué. La passion du pouvoir et les
allures pompeuses affectées par ceux qui l'exercaient ont, d’un autre
été, faussé chez les Américains la notion de |’autorité, et ne sont
pas, aujourd'hui, sans influence sur cette avidilé de fonctions pu-
bliques avec laquelle ils se disputent les insignes des moindres
grades. Enfin, quand les créoles ont rompu leurs liens avec la mo-
narchie espagnole et secoué un joug qu’ils trouvaient intolérable,
il est évident qu’ils ne pouvaient du méme coup s’affranchir de I’hé-
338 L'AMERIQUE DU SUD.
ritage malheureux des traditions gouvernementales, dont ils porfent
encore le lourd fardeau.
La question est donc celle-ci : un pays sorti'd’éléments sembla-
bles, infecté de pareils vices héréditaires, peut-il, du jour ou ila
conquis son aulonomie, se constituer 4 l'état républicain et trouver,
dans cette transformation extérieure, le principe de sa régénération
réelle ; s'il le peut, pourquoi n’a-t-il fait, depuis un demi-siécle,
que s’agiter dans des convulsions stériles? et s'il ne le peut pas,
pourquoi ne rentrerait-il point dans ses voies tradilionnelles, qui
sont celles, aprés tout, des peuples encore mal exercés a la vie poli-
tique? D'abord la république, telle que l’idée moderne la concoit, la
république démocratique avec le suffrage universelestimpossible, la
ou l’existence d’une race dont l’infériorité est indiscutable crée l'ilo-
tismede laclasse ouvriére, d’une race entiérement étrangére aux idées
politiques et de longtemps incapable de les acquérir. La république
aristocratique y est la seule pratiquée, la seule possible; mais pour
celle-la encore il faut des vertus et des meeurs, surtout des mceurs oppo-
~ Sées 4 celles qu’a formées la monarchie. Les Américains-Espagnols (il
n'y a nul reproche a leur en faire, car un arbre ne peut porter que
ses fruits) n'ont établi et-ne maintiennent chez eux la république
que parce qu’ils aiment passionnément le pouvoir et qu’ils en sont
tour 4 tour les usufruitiers temporaires. La crainte qu'un homme
de génie ne vint & fermer le champ ouvert aux ambitions privées
les a tourmentés depuis le jour de leur libération. Bolivar lui-méme
ne l’a point calmée en abdiquant deux fois, et toute téte qui s’éléve
au-dessus du niveau des autres, par le talent, par Je courage, est
aussitot le point de mire de tous les coups‘.
Certes, je ne prétends point justifier la triste expédition que la
France a faite au Mexique. Cette entreprise mal préparée avait, en
outre, le tort d’étre en elle-méme impossible 4 moins que d’enga-
ger plus tard avec l'Union américaine une lutte gigantesque, dispro-
portionnée avec les intéréts qu’on voulait servir ou défendre; la
politique est un art pratique avant tout; mais je pense que si l'idée
en ett été plus aisément réalisable, ce n’était pas un projet indigne
de la France que celle d’offrir & l’'Amérique espagnole un point d’ap-
pui, un centre d’altraction, au moins moral, dans la création d’une
monarchie libérale et constitutionnelle, sur laquelle tous les autres
tats se fussent peu A peu modelés. J’ai vécu trop longtemps dans
‘ La mort lamentable du digne président de la République de l'Equateur,
M. Garcia Moréno, assassiné, le 6 aout 1875, sur le seuil de son palais, au mo-
ment ou ses concitoyens venaient de lui décerner pour la troisiéme fois le pou-
voir, 4 la presqu’unanimité des classes éclairées, nous en fournit un nouvel et
triste exemple. -
L'AMERIQUE DU SUD. 339
Amérique du Sud pour en pouvoir un instant douter. C’eut été
tendre la main a ce peuple jeune et digne de toutes les sympathies
des nations de races latines que de l’aider & se constituer sous Ja
forme la mieux adapiée 4 son génie, 4 ses moeurs, la plus propre
a lm permetire d’acquérir, 4 l’ombre de la stabilité gouvernemen-
fale, les développements qui seuls préparent le régne de la vraie li-
berté. La forme républicaine a droit au respect d’un siécle éclairé ;
mais la forme monarchique est, selon les temps et les lieux, une
meilleure tutrice des nations jeunes, faibles et inexpérimentées. A
foute enfance le gouvernement paternel convient. —
Dailleurs , si la politique des Efats-Unis est tout américaine ;
sils bornent leur ambition peu modeste 4 posséder le continent sep-
tentrional et 4 couvrir celui du Sud de leur ombre, |’Europe doit-
elle se désintéresser si complétement des affaires de l’ Amérique et
senfermer tellement chez elle, qu’elle leur laisse le champ libre et
ne travaille point 4 conserver, sur ces marchés lointains, Jes débou-
chés de son commerce? L’intérét est encore plus anglais et sera
bieniét plus allemand que frangais, je le sais; car déja.il existe a
Valparaiso, 2 Lima, a Guayaquil, a Chagrés, sur toute la céte du Paci-
figue enfin, quatre maisons anglaises ou allemandes, contre une
maison francaise; mais, pour étre collectif, cet intérét ne nous est
pas moins cher. Et puis si nous songeons, nous Frangais, représen-
fants des races latines, & la brutale domination qu’exerceront un
jour les Saxons du Nord sur.les Espagnols du Sud; au poids dont
leur supériorité pésera sur eux; aux mépris dont ils les écraseront,
nous sommes blessés dans notre orgueil et comme lésés dans notre
progéniture. Une politique de longue haleine, une politique fixe et
traditionnelle qui combattrait ce résultat, serait éminemment fran-
caise. Une équipée militaire, comme celle qui nous a couverts de
honieet chargés du sang d’un jeune prince, n’était qu’une politique
d'aventures. Mais de ce que l’idée a été exécutée avec précipilation
et légéreté, d’une fagon imprudente, impropre, absurde, romanes-
que, i n’en faudrait point conclure qu'elle fit fausse et mauvaise. La
démagogie européenne, qui a crié au meurtre, ne connait pas le pre-
mier mot de la situation des républiques américaines. Elle ne sait
pas que la liberté y est plus outragée qu’en Turquie et le servage
plus dur qu'a Rome. Elle se prend & l’appeau d’un nom; son er-
reur est excusable; mais pour qui a vécu longtemps en Amé-
rique et peut rendre témoignage des faits, la liberté, que ces pays
Dont jamais connue, ne sy élablira qu’avec des gouvernements
assez stables pour pouvoir la protéger; or, il n’y a de gouverne-
ments forts que ceux qui sont faits 4 l’image des peuples que leur
mission est de représenter et de servir. L’exemple du Brésil est tout
540 L’AMERIQUE DU SUD.
en faveur de ces appréciations. Ce pays n’était, a l’époque de |’éman-
cipation, ni plus riche, ni plus fertile, ni plus populeux, ni plus
moral que les autres parties du continent américain. li ne doit qu’s
la continuation de ses traditions politiques les avantages qu'il pos-
séde aujourd’hui sur ses voisins. Si un jour la puissance des Etats-
Unis doit trouver en Amérique des colonnes d'Hercule, c'est l'em-
pire du Brésil qui aura la gloire de les poser; il eut éé plus
désirable, peut-¢tre, pour les races latines, qu’elles eussent été pla-
cées au Mexique, c’est-h-dire sur la limite méme des territoires
qu’elles occupent. | _——
De l’aveu de tous les voyageurs et du vénérable chef de I’Kglise
lui-méme, le clergé de ces contrées est loin d’avoir contribué a leur
régénération. Séculiers et réguliers ont donné jusqu’ici le spectacle
d’un grand relachement. Cependant, depuis quelques années, un léger
mouvement ascensionnel s’est:prodyit.dans les meeurs et dans !’intel-
ligence du clergé séculier. Il est di & |’initiative de Pie 1X, dont }'es-
prit ouvert et généreux a embrassé cet.objet avec une. sollicatude
paternelle. L’usage des visites apostoliques.qvait prouvé sa-stéralité.
Que peut faire, en effet, un homme seul,.fut-il un.saint Bernard, au
milieu d’un abime d’ignorance, de routine et de corruption? Pie IX
a pris, pour instruire et pour régénérer le clergé américain, le-seul
moyen qu'il y etit & prendre. Il a appelé auprés de lui les. sujets les
plus distingués et les meilleurs, parmi ceux qui se destinent au sa-
cerdoce, dans les diocéses d'outre-mer. Les évéques sont chargés de
les envoyer dans le séminaire de.San Andrea del Valle, prés de
Rome. La, ils apprennent.la science et les vertus-ecclésiastiques, et,
quoique Péducation qu’ ils regoivent ne soit pas, en tout, appropriée a
la mission qu’ils doivent remplir, elle est infiniment supérieurea celle
qu ils eussent recue dans leur pays. Déja sont sortis deSan Andrea des
curés et des évéques qui peuvent servir.de types et de modéles a leurs
confréres d'Amérique; le dernier archevéque de Quito, don Antonio
Chéca, formé dans ce séminaire, est un objet d’édification pour son
diocése et d'imitation pour les hommes bien intentionnés de son
clergé; car quelqu’empire que le mal. prenne, la notion du bier
ne se perd jainais tout.2 fait parmi les hommes, elle s’altare; et Iz
rétablir est le meilleur service qu'on puisse leur rendre.
Dans les populations, l’esprit religieux a encore toute la grace ex-
térieure de la foi naive. Il est méme a noter. que les - pratiques
pieuses, généralement empreintes de puérilité, ne le sont point,
au moins parmi les blancs, de superstition. ll n’en est pas de méme
des Indiens, que les missionnaires n'ont jamais pu guérir de la
manie des amulettes, des sortiléges et de V’idolatrie des images.
Rien n'est joli comme les réunions de famille et de voisinage, le
L'AMERIQUE DU SUD. SH
soir, autour des créches qu’on improvise, 4 Noél, dans toutes les
maisons. On chante sur la harpe ou sur la guitare ces antiennes
pieusement amoureuses ou le poéte se pose en amant de la Vierge
et l'appelle sa dame. Tous les ornements de la maison, tous les
objets rares, précieux ou seulement neufs et jolis, sont portés dans
lachambre & la créche; on illumine, et ces petites fétes de piété
familitre ont vraiment un cachet de frafcheur tout primitif.
Une louange plus sérieuse & donner aux catholiques sud-améri-
cains, c’est que la charité et l’aumdne sont pratiquées chez eux dans
le veritable esprit chrétien. Ils donnent beaucoup et avec amour ;
lhabitude du patronage y est peut-étre pour autant que la vertu,
mais n'y a-t-il pas une vertu aussi, altachée au respect des liens
réciproques de dépendance et de protection? Ces liens, qui ne sont
ni dans les lois de la nature, ni dans les données de la raison, ne
peuvent ‘se former et se maintenir que par les sentiments les plus
délicats du coeur; ils ennoblissent ceux qui s’y engagent, soit
romme protecteurs, soit comme protégés, car ils créent des devoirs
nouveaux, et plus homme s’enchaine dans les devoirs, plus il
s éléve.
Dans quelles proportions, de quelle maniére tous les éléments
bons et mauvais que j'ai indiqués concourront-ils 4 l'avenir de ces
pays! Leaits'destinées sont voilées mais elles seront grandes; et s'il
est vrai que tout 4 un'but dans la nature, que le ciron tient une
place utile dins la coordination des étres et que rien n'existe en
vain, ces yadtes et fécondes terres marquent d’avance l’étendue de
la carriére'pour les futures générations. Pour moi, j’ai quitté ces
heltes contrées avec la conviction, d’abord que la présence et l’inca-
pacité des Indiens s’opposent 4 leur organisation sociale; ensuite,
qué la forme républicaine ne s’oppose pas moins’ & la constitution
politique de cette vaste région. Je crois enfin qu’une émigration eu-
ropéemne sur une ‘grande échelle pourra seule seconder son avéne-
ment 4 la vie. Peut-étre ce dénouement sera-t-il un jour, pour l’An-
den ef pour le Nouveau Monde un double et commun bonheur !
. ViLLaMus.
REVUE CRITIQUE
I. Lenseignement supérieur et les universités catholiques, par le R. P. Didon. 1 vol. —
Jl. L’Université de Paris, par M. Desmaze. 1 vol. — Ill. Les origines de la France
contemporaine, par M, Taine. Tome I: L’ancien régime. 1 vol. — IV. Les Btats-
Unis contemporains, per M. Claudio Jannet. 1 vol. — V. Confénences de Notre-Dame
de Paris, par le R. P. Monsabré. 3 vol. — VI. Les contemporains de Moliére, par
M. V. Fournel. 4 vol. — VII. Le Monténégro, par M. Wlanovitj et Frilley. 1 vol.,
L'une des plus grandes conquétes que I'Eglise ait faite dans ces der-
niers temps est celle de la liberté d’enseignement dont elle vient d’obte-
oir, dans une mesure restreinte encore, il est vrai, mais qui peut s‘élar-
gir, le complément si vivement et si vainement réclamé jusqu’ici. Voici
bientét un siécle qu’en vertu d’institutions établies au nom de la liberté,
la religion avait perdu le droit d’avoir des écoles et de parler dans d’au-
tres chaires que celles des temples dont on avait jugé prudent de lui
rouvrir les portes. « ll y a vingt-cing ans, comme le disait hier le
pieux archevéque de Paris, qu'un premier acte de justice et de haute
sagesse avait affranchi l'enseignement aux degrés inférieurs et moyens. La
loi récemment promulguée fait un pas de plus dans cette voie, et, sans
supprimer toutes les entraves, donne a l’enseignement supérieur une li-
berté relative. » La colére qu’a fait éclater, chez les ennemis de I'Eglise, le
. vote de cette loi d’équité suffirait seule 4 nous donner une idée de la puis-
sance de l’instrument qu’elle met dans nos mains. Oui, les catholiques
ont, dans la liberté restituée de l’enseignement supérieur, toute limitée
qu'elle soit encore, un puissant moyen de défense et de conquéte. Dés ce
_ moment, ainsi que le dit encore Mgr Guibert, « elle permet aux péres de
famille de mettre d’accord l’intérét spirituel et l'intérét temporel de leurs
enfants dans cette derniére préparation intellectuelle et morale qui ouvre
l’accés des différentes carriéres. »
On voit, par ces paroles, que, dans la pensée du vénérable prélat, le
REVUE CRITIQUE. 345
rile des universités catholiques ne doit pas se borner, dans l'avenir, ace
qu'il est en ce moment et qu’une mission plus haute lui est réservée.
Elles commencent modestement et sans bruit, mettant de leur cété tous
les bons procédés, la modération, l'équité et l’esprit de conciliation,
sabstenant de toute innovation dans les programmes et se contentant
d’enseigner, dans leur esprit A elles, les mémes choses que |'Etat en-
seigne dans le sien. Mais il n’en saurait étre toujours ainsi; les univer-
sités catholiques ne seraient point dignes de leur nom et n’atteindraient
pas leur but si elles ne faisaient qu’opposer ainsi chaire a chaire et se
renfermaient dans les limites d'une simple concurrence avec l'université
officielle. Une tache plus digne d’elles leur est imposée.
Cette tache qui leur incombe, de par leur titre méme, un éloquent
religieux de l’ordre de Saint-Dominique, le P. Didon, vient d’en tracer le
programme dans un livre dont le Correspondant a exposé récemment
ridée principale (n° du 10 décembre), et qui a pour titre : L’enseignement
supérieur et les universités catholiques'. Le P. Didon approuve, lui aussi,
la sage discrétion avec laquelle procédent les universités qui s’ouvrent
sous les auspices de l’épiscopat; toutefois, il n’hésite pas 4 déclarer
qu elles ne sauraient s’en tenir 14. Ce qu’elles se proposent en effet, et
doivent se proposer, ce n’est pas de faire simplement échec & |’enseigne-
ment officiel. Assurément, cet enseignement est 4 combattre, car il a
produit des effets déplorables : il a jeté l’anarchie.dans les intelligences
et en a abaissé le niveau. « Les intelligences s’en vont en masse A la
dérive, emportées 4 tout vent de doctrine, sans autorité et sans frein,
écrit le P. Didon; elles se heurtent les unes aux autres: sans tréve, dans
une lutte stérile qui est une incurable faiblesse,; parce qu'elle empéche
toute union et toute organisation. »
Ce n'est pas, sans donte, ce que voulaient ceux qui ont usurpé sur Ie
droit des péres de famille et de la conscience religieuse le monopole de
l'enseignement & tous les degrés; mais c’est ce que devaient fatale-
ment amener I'esprit de réaction philosophique dans lequel la con-
fiscation avait été opérée et la nature du programme imposé au nouveau
corps enseignant. Qu'attendre d’un systéme d’instruction nationale d’ou
la religion est exclue et dont elle ne relie point, comme le voudrait la
logique, les différentes parties? « Aujourd’hui elle est bannie de l'esprit
des jeunes gens, demain elle le sera de leur ceeur, dit le P. Didon; elle
testera comme un sentiment plus ou moins respectable, une pratique
sans honneur, une puissance énervée et, 4 coup sir, sans.action effi-
cace. J'aimerais mieux, ajoute-t-il, les plus franches attaques que cette
négligence fatale de l’élément religieux : une attaque directe, violente,
Susciterait au moins des défenseurs. »
4 Un volume in-12. — Librairie Didier.
25 Janvirn 1876, 293
344 REVUE CRITIQUE.
A défaut de la religion qu'il excluait de l'enseignement supérieur,
l’Etat substitua une philosophie qui, dans sa pensée, devait en tenir lieu.
Cette philosophie eut d’abord d’illustres représentants et ne fut pas sans
exercer, dans des limites.restreintes, une action heureuse. Mais, par sa
nature méme, elle manquait dautorité, et, pendant qu elle s’épuisait dans
des guerres intestines et s'attardait dans un étroit et stérile labeur d'a-
nalyse psychologique, un courant maténialiste qu'elle. provoqudit-par sa
morgue .doctrinale et ‘qu'elle était impuissante a .arréter forga la fragile
barriére qu'elle lai opposait et entraina tout avec soi. Elle est elle-méme
aujourd’hui, cette philosophie superbe, traitéd.par.le matérialisme avec
la hauteur et le dédain qu’ella témoignait de son cété 4 la religion. .
' Ce quia le plus perdu dans cette lutte déplorable, remarque le P. Di-
don, c’est la raison, qui.‘va s’affaiblissamt de jour en jour; ce qui, par
opposition, y ale.plus gagné, c’est.la science positive qui triomphe sur
toute la ligne. «:Pour peu que l’Etat continue de mener dans cette voie la
génération dont il persiste 4.se faire \'instituteur, en se réservant tou-
jours,.sinon la fonction.d’instruire, du moins celle de fixer les program.
mes, avant un demi-sidcle Ia philosophie. sera morte en France, et la
raison, absorbée dans un expérimentalisme.bas, sera anéantie, et.irre-
médiablement peut-¢tre. » ee 4
La philosophie, la raison, I’henneur de l'esprit frangais qui baisse et
se déprave.rapidement, sont donc intéreasés 4 ce qu'une révolution radi-
cale sopére dans le haut enseignement. Cette révolution doit consister 4
replacer la:religion au sommet des études publiques et & les coordonner
4 elle sans porter atteinte A la liberté qui leur revient:de droit et dont
elled.ont: besoin pour se dévélopper. .Ce-rang d'honneyr et de primauté
rendu a la religion dans le programme de l’enseignement. n‘a .rien qui
puisse alarmer les egprits vouds.au culte des lettres et.des sciences. Loin
ds gdner lessor des autres études, la théologie les .vivifie. et. Jes grandit
ent les arraehant a leur isolement.et en les.reliant entre elles, ce qu’atr
eure autre science ne saurait faite, dans.un accord harmonieux et {é-
cond. « La théologie, dit le PR. Didon dans. un beau langage, est la science
synthétique par excellence. Il n’en est pas une. qui prenne les choses 4
un point de vue si.élevé, qui leur fixe une loi plus haute, un principe’plue
sublime, une fin plus parfaite. Rien n'échappe 4 la magnifique envergure
de son horizon : ni la science de l’ordre divin, puisqu’elle est..la science
méme de Dieu; mi les:sciences de l’ordre humain, la philosophie par
conséquent, puisqu’elle la fait servir & }'explication rationnelle des
mystéres de Dieu; ni enfin les sciences de Ja nature, puisqu’elle voit
dans toute création visible le reflet des invisibles de Dieu...: La théologie
est donc la synthése absolue; elle contient toutes les autres et ne sal-
rait étre contenue par elles. A moins de se fixer volontairement d’arbi-
traires limites, l’enseignement supérieur ne doit pas l'exclure. »
REVUE CRITIQUE. 345
Il faut lire dans l’auteur lui-méme la démonstration de cette vérité,
qui ne saurait surprendre que les esprits irréfléchis ou prévenus, et con-
templer 14 le magnifique tableau d'une université constituée sur la base
du catholicisme, dans |’harmonieux ensemble que lui seul peut donner
au développement des connaissances humaines.
Une université de ce genre, ce n’est pas seulement Tintérét séculier
qui la réclame; la religion n’en a pas un besoin moins pressant. Le ca-
tholicisme a fait, sans doute, 4 plus d'un égard, des progrés qui éton-
nent les indifférents et indignent ses ennemis; mais, sous d'autres rap-
ports, il y a défaillance chez lui, dit le P. Didon, notamment 4 l’endroit
de Fenseignement doctrinal. La, déclare-t-il, il ya insuffisance notoire, et
le résultat s'en fait sentir dans Vapologétique et Ia défense méme de
l'fglise. « Nous n’en sommes. que trop les témoins; s’écrie franchement
et loyalement Ie courageux dominicain. Qu’ on nel’oublie pas, I'i ignorance
religieuse, méme parmi les chrétiens, méme parmi les catholiques qui
s'intitulent les champions de VEglise, est le foyer ténébreux oui prennent
nalssance ces vains sophismes avec. lesquels on veut défendre notre doc-
trine, ces passions mauvaises et cette violerice que I’ on croit nécessaires
pour écraser les ennemis. Eh! grarid Dieu!’ il nes ‘agit pas d’ écraser, il
s'agit de sauver. A ce role, la vérité et la vertu suffisent. » |
Nous ne sauriong que nous en rapporter, sur ce. point, a ce que dit le
P. Didon, et qu ’appeler avec le zelé religieux la pr ompte réalisation des
universités dont il nous trace Ie modéle et qui,’nous le croyons comme
lui, peuvent seules arréter le déclin intellectuel et moral dans la vole
duquel, & son insu et contre sa volonté, nous a jetés et nous conduit fa-
talement I'université césarienne qui s'est attribuée, exclusivement depuis
trois quarts de siécle, le droit de nous élever et de nous instruire.
rt
Nyaune ‘maniare indirecte et perfide d’attaquer ces.pauvres universi-
tés libres qui ne font que naftre :,c’est de feindre d'en avoir peur et
d'exagérer la prétendue crainte qu’on en a. « Elles vont tuer 1 ‘université
de l'Etat, éter a I’ enseignement son unité, sa coordination savante, son
esprit libéral, etc. » Des j journaux, ces jérémiades hypocrites ou niaises
passent dans les livres. Voici, en effet, sous ce titre : [Université de
Paris', un volume tout larmoyant que. l’auteur met au jour pour étre
déposé, en maniére de couronne, au jour prochain de ses funérailles,
‘ LUniversité de Paris (4200-1875). La nation de Picardie. — Les colléges de Laon et
Presles. — La loi sur J’enseignement supérieur. 4 vol. in-12. Charpentier.
346 REVUE CRITIQUE.
sur le cercueil de l’université de France, méchamment frappée au cceur,
comme on le sait, par M. Dupanioup,
Alma parens, ave, te morituram saluto!
s'écrie ce fils en deuil d’un lycée de I’Etat, en défigurant un des vers latins
qu'il y a appris.
Ce n’est pas pourtant que, 4 l’en croire, M. Desmaze en veuille aux
universités nouvelles. Pourvu qu’elles se bornent 4 élever des chaires 4
cété de celles de l’université officielle et que celle-ci garde le privilége
de conférer les grades exigés pour tous les emplois; c’est-d-dire, pourw
que les nouvelles universités s'annulent, il consent généreusement 4
les laisser s’établir, parce que ce sera le moyen de faire renaitre l’ému-
lation qui régnait entre les anciennes. Mais les universités anciennes
étaient de vraies universités, tandis que, aux conditions que I’auteur
voudrait leur faire, celles que novs fondons n’en seraient pas.
Nous serions bien bons, au reste, de discuter avec M. Desmaze : son
livre n’est pas un plaidoyer, ou il n’en est un que dans’l’intention. Au
fond, c’est un recueil d’indications et de notes plus ou moins relatives 4
l'ancienne université de Paris; un catalogue assez confus d’ailleurs des
pieces et des livres 4 consulter pour son histoire, 4 laquelle l’auteur méle
celle de l’université césarienne dont nous a dotés la Convention et que
auteur voudrait faire passer pour la fille légitime de l’autre ; enfin une
compilation faite dans un esprit de rancune contre les établissements
créés par la derniére loi sur ]’enseignement supérieur, mais ot J'on
peut néanmoins trouver des renseignements précieux et que I’inco-
hérence des idées rend, au surplus, assez inoffensive.
lil
M. Taine ne va-t-il pas se discréditer, par son nouveau livre‘, auprées
des lectcurs qui l’ont le plus godté jusqu’ici? Comment! c’est lui qui s‘en
vient proclamer que la France contemporaine ne commence pas 4 89;
qu’avant cette bienheureuse année il y avait, chez nous, du bon dont nous
profitons et dont nons aurions pu faire un plus large et meilleur emploi;
que ce sont les prétres, les nobles et les rois qui ont fait notre pays?
c'est lui qui trouve du mérite dans la féodalité et sa hiérarchie, et qut
croit que nous n’avons été si bien vaincus par ]’Allemagne que parce
qu’au dela du Rhin « le régime féodal conservé ou transformé compose
‘ Les origines de la France moderne, par M. Taine. Tome I : Cancien régune.
Hachette, édit,
REVUE CRITIQUE. 347
encore une société vivante »,-tandis qu’en deca, en France, dés avant la
Révolution, Ja vieille société s’était dissoute, non par la faute des pri-
viléges, mais par celle des privilégiés qui avaient oublié leur caractére
d'hommes publics. En écrivant de pareilles choses, M. Taine n’a-t-il pas
craint de passer pour réactionnaire, pour rural, pour clérical, qui pis est?
Attendons et ne croyons pas si vite 4 l’immolation volontaire du
brillant écrivain. Ces prétres, ces nobles, ces rois, ces créateurs de la
France ne sont pas pour lui des idoles : il va instruire leur procés, leur
dire nettement leur fait, et donner ainsi quelque satisfaction 4 l’opinion
qu'il a pu surprendre. En effet, ce premier volume des Origines de la
France contemporaine n’est guére que le tableau de la destruction de
l'ancienne France par elle-méme, de son « suicide », comme dit spiri-
tuellement l'auteur. Sur ces cing cents grandes pages, cinquante 4 peine
sont consacrées @ l’établissement de l’ancien régime, dont {M. Taine ex-
pose trés-bien la naissance, dont il explique trés-clairement la constitu-
tion et dont il proclame loyalement la légitimité. Cette légitimité, dit-il,
avait son principe dans Jes services qu’avaient rendus les trois classes
supérieures qui composaient le corps féodal. Si, encore, 4 la fin du
dernier siécle, ecclésiastiques, nobles et rois avaient dans 1’Etat une
place éminente avec des avantages a part, -« c'est que, pendant long-
temps, ils l’avaient mérité. En effet, ajoute M. Taine, par un effort
immense et séculaire ils avaient construit tour 4 tour les trois as-
sises principales de la société moderne. » La premiére avait été I’ceuvre
du clergé, qui avait travaillé « comme architecte et comme mancu-
vre, d'abord seul, puis presque seul ». La difficulté, le péril, l’intel-
ligence du travail de I’Eglise sont résumés ici en quelques pages élo-
quentes et pleines d'éclat. La part du seigneur, c’est-a-dire du guerrier
qui, dans l’effroyable désordre et l'universel brigandage dont fut suivi
l'éphémére restauration sociale de Charlemagne, offrit au faible un
peu d’asile sous la protection de son épée, n’est pas appréciée avec
Moins de chaleur et de vivacité. Celle du roi, de ce seigneur sorti d'en-
tre les autres, qui, des mille petits Etats qu’avaient faits ceux-la, en
compose lentement, mais persévéramment un seul et pose le couronne- —
ment de |’édifice national, n’est pas moins sympathiquement caractéri-
ste. Pratres, nobles et rois, tous, aux yeux de M. Taine, ont donc digne-
ment rempli leur tache et ont bien mérité les récompenses qu’ils ont
recues, les biens et les priviléges dont ils jouissent. La preuve en est dans
la longue et tranquille possession qui leur en a été laissée. « Ne croyons
pas, s’écrie l'auteur en parlant en particulier des richesses et de l’auto-
rité morale de l’Eglise, que l"homme soit reconnaissant &.faux'et donne
sans motif valable; il est trop égoiste et trop envieux pour cela! Quel
que soit l’établissement, ecclésiastique ou séculier, quel que soit le.
clergé, bouddhiste ou chrétien, les contemporains qui l’observent pen-
348 REVUE CRITIQUE.
dant quarante générations ne sont pas de mauvais juges; ils ne livrent
leurs volontés et leurs biens qu’é proportion de ses services, et l’excés de
leur dévouement peut mesurer |’immensité de son‘bienfait. »
Mais ees ricvhesses, ces priviléges entratnaient des obligations, créaient
des devoirs. Or, dit M. Taine, ‘ces obligations, les privilégiés cessérent de
les reconnaitre ; ces devoirs, ils négligérent plus t6t oa plus tard de les
remplir. C'est la ce qui détermina leur chute et amena la Révolution fran-
caise, dont les‘ causes remontefaient -ainst beaucoup plus haut, dans le
passé, qu’on ne le.cret génératement, et auraient une origine plus com-
plexe qu'on ne I’a dit. La responsabilité premiére — ce point veut étre
remarqué — en serait aux victimes elles-mémes.
Suivre dans Fhistoire la marche de cet abandon par les privilégiés des
devoirs que. leur. créait Ja position exceptionnelle, bien légitime d'ail-
leurs, qu’ils avaient dans l'Etat, et montrer jes conséquences-déplorables
qui en résultérent, tel est | _— que s'est Prorat M.. Tame cue ce Pe
niiey volume.
Le tort coupabte des privilégiés de ancien regime rworalt, dn cata
particulier 4 la France, et expliquerait et l’accroissement plus rapide
chez nous que. partout ailleurs de la suprématie royale, et la décadence
beaucoup plus prompte et plus compléte du prestige de |’aristocratie, et
enfin la jalousie implacable.du ‘tiers at, ainsi que ses vengeanees. Dans
tous les autres pays de l'Europe, la royauté a vainement cherché 4 se
substituer 4 la nobiesse : ik lui a fallu compter avecelle, parce que, par
tout ailkeurs qu’en: France, la noblesse avait, dans une certaine mesure,
lés populations ayec elle; et aujourd’hui méme, tandis que la noblesse
nest plus guére qu’un nom dans notre pays, elle reste, en pngielerse
et en Alleniagne, une véritable et effective réalité.
Cette différence: tient vraisembiablement.a celle qu'il y a entre notre
caractére et celui des autres peuplades, 4 :notre sociabilité, 4 la peine que
nous avons 4 vivre. isolés,.4.l'amnmour de. la pompe et de Il'éclat, .a notre
godt inné pour les plaisits de l’esprit et les jouissances élevées des arts et
des lettres.qu'on: ne saurait guére se procurer:que dans les grands cen-
tres, enfin peut-étre aux traditions de la civilisation romaine qui ne s’étel-
gnit: jamais complétement dans la Gaule et qu'on retrouve auprés des
conquérants les.plus grossiers.et les plus barbares. Les rois.ne créérent
pas ces dispositions, ils ne firent que les exploiter au profit de leur in-
fluence, et peut-Atre méme inconsciemment, par instinct.
Cette inhabile conduite des privilégiés, cette inintelligente conception
de leurs intéréts particuliers, ce funeste oubli de leurs devoirs, datent
de fort loin. M. Taine en donne de nombreuses preuves. Ce ne fut, toute-
fois, que dans les derniers siécles que le mal se généralisa et s'aggrava,
que l’aristocratie abdiqna entre les mains de la royauté, et que Ja royauté
se perdit dans l’ivresse de son succés. Le nouvel historien de l'ancien ré-
REVUE CRITIQUE. 349
gime trace, de ces deux courants en sens inverse : de l'annihilation des no-
bles, de l'agrandissement de la suprématie des rois, un tableau vigoureux
dont tous les traits sont empruntés 4 l'histoire et ot 1'on retrouve ce
procédé accumulatif et ce coloris 4 outrance qui font a la fois la qualité
et le défaut habitwels de son style. Non-seulement la noblesse s’annula
au profit de la‘royauté, mais elle la seconda dans ses moins honnétes
entreprises. L’Eglise, que M. Taine ne flatte pas du_reste, n’encourt point,
de sa part le méme blame; elle s'est généralemem mieux tenue.vis-d-vis
de la royauté, elle lui a habilement résisté, mais dans son, intérét, exelusif
toutefois; et si elle Jui a fait des concessions, elle se les est fait. payer:
donnant, donnant. C’est par.un: procédé de ce genre longtemps suivi
qu'elle aurait, de prothe en proche, copquis ja ee de Védit de
Nantes.
Nous he pouvons, au ny d'une accusation lancée en sient au Mi-
leu d’une page, et sans preuve, engager une discussion sur ce point
histoire, sujet déja tant de fois controversé. Nous condamnons a plus
d'un titre le fait dont il s'agit, mais nous n’en reconnaissons pas moins,
avec tous ceux.qui |’ont.étudi¢ de prés, que; s'H ne le justifie. pas, l'es-
pritdu temps au: moins l'explique, ainsi que la conduite des protestants.
Des discussions d'ailleurs, il faudnait en entreprendre 4 chaque page,
souvent 4 chaque ligne, avec un livre qui procéde toujours par assertions
sommaires -et d'allures délibérées, et qui formule volontiers en axiome
ce qui est matiére 4 probléme. Ainsi en estil, par exemple, de cette affir-
mation péremptoire de l’incompatibilité absolue entre les conceptions
de la religion chrétienne et les données de la science, relativement a la
place et au réle de l'homme dans la création, incompatibilité qui légiti-
merait la rupture survenue, au dix-huitiéme siécle, entre la théologie et
la philosophie, qu’on avait vues jusque-la naviguer de conserve. Telle
est encore cette théorie, quelque peu‘ nébuleuse, soit dit en passant, de
l'antagonisme entre la raison classique et la raison philosophique dont les
matentendus auraient amené: une pare des conflits d’idées d’ou sortit
la Revolution de 1789.
Considérée dans sa marche fatente, dans ses cheminements couverts,
en face des forteresses qu'elle doit assaillir et faire sauter, cette Révolu-
tion, que ne prévoyaient pay plus ceux qui devaient 1" accomplir que ceux
contre qui elle devait se’ faire, et 4 laquelle tout le monde travaillait, est
ici merveilleusement décrite. Quand il s'agit’ de peinture, M. Taine ex-
celle, on le sait. Une page que nous extrayons du résumé qu'il fait lui-
méme de son livre en représentera nettement l’idée fondamentale : « Par
leurs qualités comme par leurs défauts, par leurs vertus comme par leurs
Vices, les privilégiés ont travaillé & leur chute, et leurs mérites ont con-
tribué 4 leur ruine aussi bien que leurs torts. Fondateurs de la société,
ayant jadis mérité leurs avantages par leurs services, ils ont gardé leur
350 REVUE CRITIQUE.
rang sans continuer leur emploi; dans le gouvernement local comme
dans le gouvernement central, leur place est une sinécure, et leurs pri-
viléges sont devenus des abus..A. leur téte, le roi qui a fait la France en
se dévouant 4 elle comme & sa chose propre, finit par user delle comme
de sa chose propre; l’argent public est son argent de poche, et des pas-
sions, des vanités, des faiblesses personnelles, des habitudes de luxe, des
préoccupations de famille, des intrigues de mattresses, des caprices
d'épouse, gouvernent un Etat de vi.igt-six millions d’hommes avec un
arbitraire, une incurie, une prodigalité, une maladresse, un manque de
suite qu'on excuserait 4 peine dans la conduite d'un domaine privé. »
L'accusation est rude, méritée peut-étre. Mais les torts ont-ils été tous du
méme cété? N’y a-t-il que ceux qui ont péri sous l’édifice qu’on doive ac-
cuser de l’avoir miné? En général les grands événements ont des causes
complexes; le monde ne va pas sous des impulsions si simples. L’explica-
tion de M. Taine est, 4 nos yeux, trop systématique pour étre tout 4 fait
vraie. C’est-1a un travail de philosophe et non d'historien. D'ailleurs, pour
des prolégoménes — ce volume ne saurait étre autre chose — cing cents
pages, voila qui est bien long. A quand Il’ceuvre qu’annoncent des pré*
ludes si amples? Nous sommes curieux de voir maintenant par quels liens
de filiation la France moderne se rattache 4 l’ancienne, et aussi comment
Jes survivants entendent réparer, avec ses débris, l’édifice qu’avaient
construit les morts et qu’ils ont ruiné de gaieté de coeur, eux-mémes et
eux seuls, au dire de M. Taine.
IV
« Laissez-le donc grandir, et quand il sera arrivé a l’dge adulte, vous,
m’en direz des nouvelles! » s’écriait avec impatience M. de Maistre,
quand on vantait devant lui le peuple anglo-américain, qu'il ne croyait
pas né dans les conditions normales, et ou il ne voyait que le produit
informe, et non viable, d’une révolution criminelle. Son génie se trom-
pait-il? La carriére qu’ont fournie les Etats-Unis, depuis le temps oi I'au-
teur du Principe générateur des constitutions les condamnait 4 une mort
plus ou moins prochaine, a-t-elle donné un démenti quelconque & s¢s
oracles? Cette fédération a-t-elle au moins tenu, depuis le temps ou écri-
vait M. de Maistre, tout ce que s’en promettaient ses panégyristes?
Certes, on ne saurait le contester, au point de vue de la prospérité ma-
térielle, les Etats-Unis ont dépassé de bien loin les plus enthousiastes
attentes ; jamais on n'a vu peuple grandir et se dilater avec une pareille
rapidité. Mais le développement de la force physique ne s'y est-il pas ac-
compli aux dépens de la force morale? Ou en est, en fait de vertus s0-
REVUE CRITIQUE. St
ciales, ce peuple plein de suc, plenus succi, comme on le disait des Ro-
mains, et dont l’expansion prodigieuse nous confond.
Un livre peu étendu, mais trés-substantiel, que vient de publier
M. Claudio Jannet, les Etats-Unis contemporains', offre & ces questions
des réponses sinon toujours aussi nettes et aussi démontrées qu’on pour-
rait lesouhaiter, du moins trés-intéressantes toujours, lors méme qu’elles
ne sont pas complétement satisfaisantes, et riches en renseignements sur
la situation présente de la grande république américaine.
Nous en sommes encore chez nous, 4 cet égard, au livre de Tocque-
ville. Les ouvrages qui ont paru depuis, malgré.l'éloquente signification
des faits que plusieurs ont mis au jour, nont point changé |’opinion
publique A ce sujet. Gelui de M. Claudio Jannet aura-t-il plus de succés?
Nous l’ignorons; mais le tableau qu'il trace de l'état présent du pays des
Yankees est fait pour enlever bien des illusions. Ce tableau nous montre,
en effet, les Etats-Unis en décadence sur presque tous les points.
‘Ce qui avait fait, dans l’origine, la force de cet Etat, et en explique le
rapide développement, c'est la constitution de 1787, qui s'était inspirée
de esprit des premiers émigrants, et avait, en les respectant toutes, pris
ce que les institutions de chaque colonie avaient d'essentiel, c’est-d-dire
le vieux fonds de sagesse pratique de la race anglo-saxonne. Ce n’était
pas une ceuvre de philosophie politique, ainsi qu’on le croit et qu'on le dit,
ni un édifice basé sur une sorte de dualisme entre la souveraineté de
l'Union et l’autonomie des Etats. « Loin de favoriser le principe de la sou-
veraineté du peuple, Washington et les auteurs de la constitution fédé-
rale ont voulu, dit M. Jannet, établir un gouvernement de balance, dans
lequel aucun des pouvoirs ne pit se prétendre le représentant des vo-
lontés populaires, et ot: les droits des minorités fussent en dehors des at-
teintes du despotisme de la majorité. » Mais, depuis Jefferson, qui I’at-
taqua le premier, et qui éleva de la méme main le drapeau de ]'autono-
mie compléte des Etats et celui de la souveraineté du peuple, jusqu’au
président Grant, qui régne de par la démocratie, cette charte prudente
n'a cessé de subir des atteintes, et il n’en reste presque plus rien, en
fait, aujourd’hui. Le principe délétére de la souveraineté du peuple n’a
pas ruiné seulement la constitution fédérale, il est en train de corrompre
loutes les constitutions d’Etats. L’autorité du nombre triomphe partout.
Re l'Atlantique au Pacifique, la démocratie coule & pleins bords. Les
conditions de la vie politique ont été complétement changées; les an-
ciens partis avaient un caractére essentiellement traditionnel. Les nou-
Veanx, au contraire, A limitation de ceux de l'Europe, veulent faire
table rase; ils ne reconnaissent d'autre droit que la volonté du peuple;
' les Etats-Unis contemporains, ov les meurs, les institutions depuis la guerre de
stcession. — 4 yol. Didier.
352 BEVUE CRITIQUE.
et cette souveraineté nouvelle est exercée par des associations savamment
organisées et menées par des hommes qui en font métier, et qui portent
un nom particulier 4 leur industrie, les Politiciens. Ces entrepreneurs
jurés d’élections, qui travaillent pour eux-mémes ou pour le compte des
grands banquiers, des spéculateurs, des ambitieux de toute sorte,
manient avec une supréme habileté le mob, la populace, la machine vo-
tante. Car, Tocqueville l’avait déjaé remarqué, aux Etats-Unis les
classes riches sont presque entiérement en dehors des affaires po-
litiques. Etre riche et avoir une position: considérable est une dé-
faveur auprés des électeurs conduits par les politiciens. CG’en est
une également que la supériorité de J'intelligence et du talent.
Aussi « les hommes 4 convictions .arderites, les publicistes éminents ,
restent-ils an dehors de l'erganisation des partis, .et ne parvien-
nent-ils presque jamais aux fonctions publiques », dit M. Jannef.
M. de Sartiges avait déja fait, et d'une facon plus piquante, la méme
observation : « Les Américains rendent 4 leurs grands hommes vivants
les homimages les plus.éclatants; ils les accablent en toute occasion d’o-
vations passionnées, mais ils ne les nomment pas présidents ‘de la répu-
blique. » C'est, du reste, la conduite de tous les gouvernements populai-
res; car, comme |’a dit Proudhon avec sa rude franchise : « La démocra-
tie, c'est Cenvie. » Mais ehez un peuple distrait par un travail ardent et
d’immenses entreprises, cette exclusion donnée aux supériorités de. l’es-
prit et de:la fortune a des suites plus funestes qu'ailleurs. Ce sont le plus
souvent, par suite, les faméliques et les intrigants qui arrivent aux em-
plois publics. De 14 les manceuvres éhontées, la corruption de |’admuinis-
tration et la vénalité impudente des tribunaux, recrutés, comme on sait,
par l’élection populaire.
Les moeurs privées ne valent guére mieux que les murs publiques. Il
suffit, pour s'en convaincre, de lire ce que M. Jannet nous dit, d’aprés
les Américains eux-mémes, de l'état actuel de la famille et des mceurs
domestiques, du divorce passé & l'état d’habitude, de la stérilité systéma-
tique du mariage, de. l’anéantissement de Il’autorité paternelle, de la dé-
sertion du foyer par les enfants, de l’égalité et de la communauté d’éda-
eation pour les deux sexes, et des prétentions de la femme au partage,
avec l'homme, des droits et des fonctions politiques. Nos lecteurs ont
déja vu ici quelques traits de cet 6trange tableau. Quand on le rapproche de
celui de la corruption des mcours politiques, on ne peut se défendre de
croire que, comme le dit M. Le Play dans une lettre adressée 4 \’auteur,
: publiée en téte de l’ouvrage, les Etats-Unis ne soient en pleine déca-
ence.
‘D'ou vient pourtant que cette double corruption, ce double travail de
dissolution n'a pas arrété le développement de la prospérité maté-
rielle des Etats-Unis. M. Jannet donne plusieurs raisons de cette
REVUE CRITIQUE. 335
contradiction apperente. D'abord, dit-il, on se fait en Europe et en
Amérique méme de grandes illusions sur cette prospérité. Elle tient
d’ailieurs, d'une part, aux excellentes lois faites autrefois sur l'oc-
cupation des terres publiques, de l'autre, aux éléments de richesse ap-
portés par les immigrants et les capitaux européens. Toutefois elle a
sa raison principale dans ce qui subsiste encore du vieil esprit et des
vieilles mosurs dans la classe des farmers, propriétaires-cultivateurs des
petits et moyens domaines, vivant au sein de leurs terres, et qui contre-
balancent, en partie, l’effet du changement des mieurs dans les autres
classes et de action funeste des partis. Mais ces familles, ot survit la
tradition de Y’époque coloniale, s‘effacent elles-mémes et tendent a dis-
paraitre sous le flot montant de l’immigration.
Cette immigration, qui prend les Etats-Unis par deux cdtés, et en quel-
que sorte entre deux feux, par le Pacifique et par ]’Atlantique, par San
Francisco et New-York, tend a les transformer et a leur enlever leur ca-
ractére primordial, en transportant au milieu d’eux, avec les populations,
les idées et les passions‘des pays étrangers. Deux courants, dans cette
double invasion, sont surtout redoutables pour la vieille souche an-
glo-saxonne : le courant germanique, qui lui améne une population vi-
goureuse et simple, « mais dangereusement portée au matérialisme et &
rimpiété, » dit M. Jannet, et Ie courant asiatique, jetant dans la Cali-
fornie, avec le rebut de la population francaise et italienne, une Apre
couche de Kanaks et de Chinois qui, comme les herbes rampantes de nos
champs, s'enracinent si fortement dans le sol, qu’il est impossible de les
en extirper et d'arréter leur envahissement.
Les Etats-Unis, considérés au point de vue des institutions et des
murs, sont donc manifestemerit en décadence. Nous n’allons pas jusqu’é
dire que ce n’est déja plus un Etat, mais ce n'est plus celui de Washing-
ton, Une transformation s’y fait qui méne a la dissolution, ou tout au
moins au despotisme cette république fondée au nom de la liberté. La
ruine ou la tyrannie incarnée dans un homme ou dans un parti, voila
les deux abimes entre lesquels courent aveuglément les orgueilleux
Yankees. Nous n'avons que sommairement indiqué les symptémes de
ce double péril, pour ne rien dter aux lecteurs de l’intérét qu’aura pour
eux le livre of M. Jannet les a décrits. Nous les y renyerrons tout 4 fait
pour l'appréciation des motifs qui, nonobstant la gravité des faits
signalés plus haut, permettent d’espérer pour ce beau pays une solution
Moins alarmante. En effet, selon M. Jannet, malgré la viciation des prin-
cipaux éléments de la vie sociale aux Etats-Unis, l'esprit ancien y a sur-
véeu et le caractére énergique de la race s'y est maintenu chez bien des
hommes. Les derniers événements ont aussi éclairé bien des intelligences
honnétes. Le sentiment et l’instinct religieux enfin sont restés intacts au mi-
lieu des tentatives faites pour les anéantir. Une belle moisson s’offre 1a au
o54 REVUE CRITIQUE.
catholicisme, qui seul grandit, tandis que toutes les sectes protestantes
déclinent, et le catholicisme chez un peuple doué d'initiative,de force, de
persévérance, et d’un véritable patriotisme, comme le peuple américain,
est un gage assuré de renaissance. Cette seconde partie du livre de
M. Jannet est trop importante, par les faits et les vues dont elle est rem-
plie, pour que nous ayons pensé' 4 en présenter seulement l’analyse. 1
se peut que l’auteur ait vu un peu en rose ici, comme il a vu un peu en
noir plus haut; mais, pris dans leur moyenne, les résultats de cette étude
consciencieuse et calme nous semblent incontestables. Les Etats-Unis
contemporains se recommandent donc 4 I'attention de tous les lecteurs
curieux de savoir la vérité sur un peuple dont on fait tant de bruit, et
qui en fait tant lui-méme.
V
L’éloquence de la chaire s'est enrichie, au moins chez nous, dans ce
siécle, d'un genre distinct et inconnu jusqu’ici : les Conférences. Ce n’est
pas le préne, le sermon paroissial, ot, & l'occasion de l'Evangile du jour,
sont exposés les principes de la foi et de la morale chrétiennes; ce n'est
pas non plus le sermon dogmatique & la facon de Bourdaloue, ot sont
développées les vérités fondamentales de la religion. C’est quelque chose
de plus spécial et o& la discussion tient plus de place. Les conférences
ont pour objet la défense de l'Eglise contre les attaques contemporaines,
la réfutation des accusations dirigées contre elle, l’examen des doctrines
qu'on cherche a4 opposer aux siennes, le redressement des erreurs cou-
rantes en matiére religieuse, la solution des problémes nouveaux sou-
levés par les recherches nouvelles ou les nouvelles découvertes de Ia
science ; l'apologétique, en un mot, voila l'objet de ce nouveau mode
d'évangélisation qu’ont fait naitre les besoins du temps.
Dés le commencement de ce siécle, un prétre que ses talents oratoires
conduisirent au gouvernement des affaires de l'Etat, l’abbé Fraysinous,
comprit la nécessité d’une semblable modification dans l’enseignement
de la chaire, et en fit, non sans éclat, un premier essai; mais au P. La-
cordaire était réservé l'honneur de la véritable création. Les conférences
religieuses, aujourd'hui définitivement entrées dans le domaine de I'élo-
quence ecclésiastique, datent de lui; il a donné forme, caractére et vie 4
l'idéal qu’avait entrevu le futur évéque d'Hermopolis. Du premier coup,
il porta le nouveau genre a sa ‘perfection, non qu'il y mit tout ce que
d'autres, depuis, y ont déployé de savoir, de philosophie, de dialectique,
d'onction, mais parce qu'il s'y placa tout de suite sur le terrain des pré-
occupations de son temps, et rencontra juste, ni plus haut, ni plus bas,
le point ot convergeaient les regards de ses contemporains, et ot ils
pouvaient atteindre. La est le secret de l'éclatant succés qu'il obtint.
REVUE CRITIQUE. S55
Grand aussi a été celui des orateurs qui ont monté aprés lui, et de son
vivant méme, dans la chaire de Notre-Dame. Et ce succes, ils l’ont dd aux
mémes causes: on les a suivis, on Jes a écoutés tous, parce qu’ils répon-
daient aux aspirations ou aux inquiétudes générales des esprits. C’est
également ce qui raméne Ja foule autour des deux éloquents religieux qui
se partagent, en ce moment, cette ceuvre grandissante des conférences de
Notre-Dame de Paris.
Ceux qui sont privés du plaisir de les entendre pourront s’en convaincre
en lisant leurs discours aujourd'hui publiés. Nous venons de le faire, quant
4 nous, qui avons le regret d’étre de ce nombre, pour ceux du P. Monsa-
bré. lls forment une série déja longue, et qui permet aujourd'hui de juger
de I'euvre puissante qu’a entreprise le digne disciple du P. Lacordaire.
Cette ceuvre, quand elle aura été conduite 4 terme, sera une exposition
compléte du dogme catholique appropriée, nous ne dirons pas aux exi-
gences, mais aux infirmités, aux défaillances, a l'état souffrant des 4mes
en ce temps-ci.
Trois points de ce vaste sujet ont été traités dans trois séries de confé-
rences qui remplissent trois volumes ayant pour titre : 1° l'Existence de
Dieu; 2° I' Etre, la perfection, et la vie de Dieu; 3° I'QEuvre de Dieu, ou la
Création '. |
Il ne faudrait pas que ces mots effrayassent trop les lecteurs étrangers
aux études de l’ordre supérieur : c'est la de la théologie, sans doute,
mais de la théologie dépouillée de ses formes abstraites et didactiques ;
c'est de la théologie pour tons, de la théologie oratoire, si nous osons par-
ler ainsi. Le P. Monsabré est précisément remarquable entre les conféren-
cers — le mot est créé, ou doit l'étre, — pour ce talent a part d’enseigner
avec éloquence. Du reste, et c'est encore une autre cause de I’intérét par-
ticulier qu’il excite, l’enseignement n'est pas son seul but, ce n’est pas
méme son but principal ; attaquer l’erreur du moment, détruire le pré-
jugé qui court, refuter l'accusation banale que la sottise ou l’ignorance
Propagent sans méme bien souvent la comprendre : voila son premier
souci, et ce n’est méme que dans cette vue qu'il remonte aux principes,
qu'il établit le vrai point de la question et la véritable nature des choses.
Les conférences du caréme dernier, les derniéres parues, ont surtout ce
caractére. Leur objet particulier est la manifestation de Dieu dans la
création. Or, que d’erreurs en opposition avec nos dogmes ont cours au-
jourd’hui sur ce point, que de négations s'élévent des régions de la phi-
losophie et de la science contre nos actes de foi 4 cet égard! Voici d'abord
la géologie, avec tout l’arsenal de ses eshumations soi-disant en contra-
diction avec le récit de Moise, et derriére elle, comme le corps de réserve,
le darwinisme et son transformisme, négation implicite d'un créateur. Le
P. Monsabré ne s’en laisse pas imposer par cet appareil de faits, en appa-
rence formidables, dont il démontre la faiblesse, et passe 4 la démonstra-
‘ Un vol. in-8.-Albanel, éditeur. .
356 REVUE CRITIQUE.
tion de I’harmonie de Ia création, l'une des plus éloquentes révélations
de Dieu qu’en artiste qu'il est, l’orateur a traitées avec un sentiment
profond. Ce tableau magnifique est complété par celui des créations invi-
sibles, plus grandiose et plus saisissant encore, et qui, dans son dévelop-
_ pement calme et radieux, semble un hymneé au Tout-Puissant. Revenant
4 homme et caractérisant sa nature, le P. Monsabré rentre dans la polé-
mique et combat, en méme temps que les erreurs réparidues par le doc~
teur Buchner, toutes les théories erronées des anciens:et des modernes sur
Ja nature de I’éme et son union avec Je corps. La beauté originelle et la
royauté.terrestre de homme, que la science matérialiste de nos jours
rabaigse et-avilit avec une joie mauvaise, font; ainsi que le mystére de sa
vie surnaturelle, la matiére des deux derniéres egnférences, d’un:degré
plus élevé encore en pensée et en éloquence que les prégédentes, mais
ot le lecteur, graduellement préparé, arrive sand effort, et ot ib sarréte
plein d’espoir sur ces encourageantes paroles par lesquelles l’orateur a
pris temporairement congé de son auditoire : « J'ai répondu le mieux
que j'ai pu, messieurs, & vos espérances et 4 vos étonnements, ‘il est
temps de m’arréter. Je vous laisse en face d'un mystére qu'il faut eecep
ter: humblement; en attendant une. explication. qui. vous ‘sera donnée
plus tard pour récompenser votre foi. Ne cherchez pas 4 pénétrer le sé-
cret de Dieu, mais anes ous ferme aux. coneennencs al is a en
découlent. »
: Le sujet que depuis: trois: ans 11 traite devaiat up auditaire: qui' 3: ‘acoroit
chaque année, le P. Monsabré né J’a pas épuisé, ce semble. Dans quel
ques semaines, sans panne les voutes de Pore rene en emtendront: la
reprise. ie ook
« La queue du passé,tratne toujours dans le présent.», a-t-on dit dans
un langage plus pittoresque qu'il n’est académique , mais qui exprime
une vérité générale. La littérature surtout en offre la preuve, et,
dans la littérature, le théd&tre. Cela se congoit : le thédtre parle aux
masses, et les masses ne sont jamais a |’avant-garde de rien. Ainsi,
pour ne parler que de la comédie, on n’imagme pas ce qu’d cété de
Moliére, aux beaux jours du dix-septiéme sidcle, au milieu des splendeurs
du régne de Louis XIV, la scéne comptait d'écrivains demeurés fidéles
au godt, aux procédés et & la Langue du régne précédent, voire de celui
d'HenrilV, et aux piéces desquels on se pressait beaucoup plus qu’a celles
de l'auteur des Femmes savantes et. du Misanthrope. A peine connaissons-
nous de nom ces célébrités d'alors, ces rivaux, heureux pour la plupart,
d'un des plus grands poétes.comiques du monde. Quant a leurs ouvrages,
qui a jamais songé 4 s’en informer, qui les a jamais crus dignes
d'un regard? Ce n’est que de nos jours qu’on a pensé qu'il pouvait y
REVUE CRITIQUE. 387
avoir de l’intérét & les lire, sinon pour leur valeur propre, au moins
comme terme de comparaison avec ceux de Moliére.
C'est dans le but de faciliter cette étude piquante, mais rendue diffi-
cile par la rareté de ces ouvrages, que M. Victor Fournel avait entrepris,
il ya dix 4 douze ans, de concert avec M. Firmtin Didot, et sous ce titre :
les Contemporains de Moliére, la publication d'un recueil.des principales
pidces jouées du.temps'de Moliére, et en concurrence avec les siennes.
Ce recueil interrompu, aprés le.tome: second; peur des raisons que nous
ignorons ef ou la guerre a dd étre pour quelque chose; vient d’dtre aug-
menté d’un troisiéme volume qui n’enest pas-le moins eurieux*. Les. écri-
vains dont il nous donne mtégralement ou. par éxtraits les ouvrages n’ont
pas généralement laissé:de nom et .n’ent: guére. de droita:a étre ressus-
cités; mats sts importent peu a thistoire des'lettres,:ils me sont pas
dénués de valeur pour celle des meeurs, des asages et des idées. Ils
appartenaient tous au Thédtre du Marais dont: M. .Fourgel, .dans une
mtroduction pleine de recherches curieuses, noys raconte- aves. beau-
cop d’érudition et d'esprit l’existence ldborieuse, et quia le. mérite, 4
nos yeux, d’avoir continue ‘plus longtemps qu’un aytre:le genre pepu-
laire des farces du moyen age et 'créé les ¢ puiees 4 machines »).dou est
sorti.I’Opéra. ho ' 's ip ae. Ty ou,
Le plas littéraire des. fournissours de. ce thédtre, ou l'on était sbuvent
auteur et acteur a la fois, fut .ce fameux Tristan FHermite qui, malgré
rhonneur. qu’il avait.d’étre-:membre de l’Académie frangaise, n’en pasea
pas moins ses jours dans une sorte de domesticité besogneune, -et A.qui
l'on a fait dire, avec une vérité ‘cruelle, dans une épitaphe sacar rd
t s 4
Je ‘séeus dans la peine, attendant le bonheur,
Et mourus sur un nr en attendant mon maitre.
Ce bohéme,: qui ¥: visa a toujours au sévieux ets ‘épuisa en vain 1 dans Phe-
roique, avait pour la comédie un véritable talent. M, Fournel, qui le
juge-bien, nous fait complétement grace de ses. tragédies, mais nous
donne en revanche, tout au, long, sa comédie du Parasite; piéce de carac-
lére en cing actes, ou, si l’invention manque, il y a du moins beau-
coup de fine observation et d’excellenres peintures des meeurs. Le sujet,
le cadre, les types, sont empruntés au thédtre ancien, mais la couleur
est du temps. G’est un des premiers exemples de la fusion classique qui
distingue la littérature du dix-septiéme sicle.
Parmi les piéces reproduites intégralement ou par extraits, nous ne
lerons que citer le Nouveau festin de Pierre, de Rosimond; le Pédant joué,
de Cyrano de Bergerac; I’ Académie des femmes, de Chapuzeau, et [’Ece-
lier de Salamanque, de Scarron, piéces plus ou moins connues, ainsi que
leurs auteurs. Il en est d’autres sur lesquelles nous aimerions a nous ar-
* Les Contemporains de Moliere, tome III. — Thédtre du Marais, 1 vol. in-8. Librai-
rie Firmin Didot et comp.
358 REVUE CRITIQUE...
réter, non 4 cause de leur mérite ou de la notoriété des pauvres diables
qui les ont écrites et qui dorment dans un légitime oubli, mais parce
qu’elles doivent compter dans les transformations darwiniques du
théatre francais et qu’elles sont les derniers anneaux de la chrysalide
populaire que dépouilla la comédie classique. Ce sont les petites piéces
des nommeés Chevalier et Boucher, « piéces coulées dans le moule de la
vieille farce, dit M. Fournel, écrites en vers octosyllabiques — te vieux
métre favori des farceurs — et roulant sur des sujets de circonstance, sur
les choses et les hommes du jour, comme les aimait le Thédtre du Ma-
rais... » et nos péres aussi, dont ces allusions aux affaires du temps flat-
taient I"humeur cancaniére et moqueuse. Les piéces de Chevalier sont
absolument sans talent; mais elles offrent, sur ce qui se passait au mo-
‘ment ou elles furent écrites et jouées, des renseignements « qu’on sou-
haiterait plus abondants et plus nets », dit M. Fournel, mais qui ne lais-
sent pas de piquer la curiosité et d’amuser aujourd'hui, témoin celle qui
rappelle l'histoire des premiers omnibus, ces « carrosses 4 cing sous »,
dont l'invention n’est pas de Pascal, comme tout le monde le dit, mais
l’établissement desquels Port-Royal ne fut pas étranger. Comme ils firent
sensation et eurent du succés, Chevalier s’empara de cette nouveaute et
l’exploita dans l'une de ses comédies ov 1’on trouve, selon M. Fournel,
des détails qui, non-seulement confirment ce que nous savions sur cetle
entreprise, mais nous apprennent encore, ce que nous ignorions, qu'elle
fut l’objet d’un de ces engouements dont le Paris d’alors était aussi cou-
tumier que celui d’aujourd’hui.
Boucher a plus de talent que Chevalier. Sa comédie de Champagne le
coiffeur, un peu longue, bien qu’elle n’ait qu'un acte, est une bluette
amusante dans le godt du vieux temps. « Elle nous donne, dit M. Four-
nel, des détails curieux sur les modes et les artifices de la toilette fémi-
nine, particuliérement sur l'art de la coiffure et sur l’artiste célébre et
parfaitement historique qu’elle met en scéne. »
Ce volume, a travers lequel nous avons couru sans ordre, attire par
notre gout particulier, termine le recueil des Contemporains de Molitre,
mais ne le compléte pas. M. Fournel le reconnatt et nous en laisse es
pérer un autre qui achéverait la revue des théAtres de Paris et écréme-
rait ceux de la province. Nous faisons des voeux pour que les journaux
laissent au spirituel critique le temps de faire une quatriéme fois se
preuves de sobre et fine érudition.
Vil
Tout ce qui touche a la question turque, ou question d’Orient, comme
on dit avec emphase, est certain aujourd’hui d’attirer l'attention- Aussi
lira-t-on, croyons-nous, avec empressement le volume que la librairie Plon
REVUE CRITIQUE. 350
vient de publier sur le Monténégro‘. La place que ce petit pays occupe
en Europe n'est pas considérable, mais son voisinage et ses relations avec
les pays insurgés contre la Turquie, le caractére belliqueux de ses habi-
tants 4 demi sauvages encore, et leur haine invétérée pour les Musul-
mans lui donnent, dans les conjenctures présentes, une grande impor-
tance. Que le Monténégro prenne parti pour l'Herzégovine en armes, et
voila « la guerre d’Orient » allumée. Le Monténégro n'est plus, en effet,
ce qu'il était il y a trente ans encore, quand déja Constantinople en avait
si difficllement raison. Ses derniers souverains, s'‘ils ne l'ont pas ac-
cru, l'ont du moins rendu beaucoup plus redoutable qu'il ne I'était
pour ses éternels ennemis. Le prince qui régne la constitutionnellement
en apparence, mais avec une autorité réellement absolue, n'est plus
comme ceux d'autrefois un simple montagnard; il a été élevé 4 Paris,
il est en amitié avec Vienne, et Saint-Pétersbourg lui fait des avances.
Son armée est organisée de la méme fagon que celle des grands Etats,
ila son télégraphe et songe peut-étre ’ se donner un chemin de fer.
Les empires qui veillent au chevet de la Turquie ont des vues sur lui
et lui fournissent des subsides déguisés. Rien ou presque rien de cela
ne nous est connu. On a peu écrit, chez nous, sur le Monténégro. Depuis
le livre si curieux, et aujourd'hui épuisé, de notre ancien directeur,
M. Lenormant (Turcs et Monténégrins), nous ne sachions pas qu’il ait
paru rien de vraiment nouveau sur la Montagne-Noire, qui n’a pas
cessé pourtant de faire parler d’elle. Le livre de MM. Vianovitj et Frilley
sera done recherché, et, bien qu'il ne soit pas exempt d'un peu de pré-
vention favorable que le patriotisme de l'un des auteurs explique et ex-
cuse, il mérite d’étre lu A cause de l’abondance, de la précision, de la
loyauté, et, parfois, de l’agrément des renseignements qu'il fournit. Des
vues et des des dessins bien exécutés, des portraits authentiques et une
bonne carte complétent ce volume ainsi que tous ceux de la collection
géographique dont il fait partie et qui s'est enrichie, il y a quelques mois,
des voyages de notre collaborateur, le marquis de Compiégne.
P. Dovnaire.
Nous recevons deux ouvrages tout frais sortis de la presse : Corneille
inconnu, par M. Jules Levallois (4 vol. in-8°. Didier, édit.) et Louis XIII et
Richelieu, par M. Marius Topin (4 vol. in-8°. Ibid.), qui ne seront pas une
nouveauté pour nos lecteurs, mais n’en seront pas moins relus par eux
4 cause de l’intérét des questions traitées et dont nous comptons reparler
du reste bientét, n’ayant pas abdiqué, en les accueillant ici et en leur
domant ce premier témoignage d’estime, le droit d’en dire en toute
franchise notre opinion. P. D.
* Le Monténégro contemporain, par MM. Wlanovitj et Frilley. 1 vol. in-12.
25 Janvia 1876. 24
QUINZAINE POLITIQUE
9A junvier 1876.
La double élection qui a cammencé de s’opérer en Fraace est
bien une mélée. Mélée confuse-de personnes et de partis, d’asnbitions
et d’opinions, oi le sort des idées qui sont en lutte est incertain et
eu les idées qui se combatient n'ont guére elles-mémes Jenrs wrais
drapeaux ef leurs vrais noms. On dixait une bataille livnée dans
Vobscurité par des espérances qui se déguisent. Soit fatigue, soit
scepticisme ou dissimulation, il y a biea peu de ces candadatures
qui disent tout ce qu’elles veulent ef qui avouent tomt ce qu'elies
pensent. Les unes ont une résignation qui est triste ou douleuse; Jes
autres une impatience qui se contient mal ou une britalité qui se
compose un air modéré. Presque toutes ont un mot cu deux qui ses
trompent ou qui servent 4 tromper le public. C’est 1a ane‘ situation
jusqu’ici inconnue A la France. Monarchie ef république, mpubl-
que et empire, révision et constitution, conservation et radicalssmeé,
tout est question ou .équivoque. Le 9 février 1871, la France pous
sait un seul et grand cri autour de ses scrutins : la paix ! En 1876,
il s’en éléve de son sein dix a la fois, et c’est comme une clameur
de regrets et de reproches, de défis et de menaces, de demandes ¢t
de promesses, qui ferait croire 4 Tétranger que J’anarehie est dans
tous les esprits ! : mS
Parmi les caractéres généraux de oes élections, on peat remarquer
certaine manifestation didées ou républicaines, ou seulement r-
publicaines d’apparence. Chacun parle des lois constituti
en leur jurant le respect, en protestant qu’il les maintiendra. Beat-
coup, dans leurs professions de foi, reconnaissent la république
plus hardiment ou plus solennellement qu’ils ne l’avaient os& jadis
QUISZAINE POLITIQUE. bs |
dans leurs discours ou dans leurs votes. Quelques-uns méme, répu-
blicains qui ne le sont que « par raisom », et démocrates dont l’ar-
deur fait sourire en secret les radicaux, vont jusqu’a préconiser la
république par des arguments de doctrine : les vertusdu fait, les maé-
rites de la nécessité ne leur suffisent plus; ils. la salueat comme le
gouvernement le meilleur qui soit aw mende et le plus digne d’étre
éernel! Chacun outre un pew sa pensée. Déja on abservaat le méme
phénoméne électoral en 4874. Si neus devimons hien, e'est qu’en
parle au suffrage universel, et en temps de république. On ne dit
pas aisément 4 la France, on n’annonce pes. librement.4 la foulle,
q: on Youdrai lui eréer un autre: gouvernement : quelle soit bien
om mal sous le régime qui l’administre, elle a peur d’up change-
ment. On craint donc d’effrayer les intéréts.. Peut-ttre y a-t-i} aimsi
dans le républicanisme de maint candidat plus de précantion que’
dentrainement : it se sent forcé de ménager Vidée qui a donne: ta
forme au pouvoir; il a des soucis de popularité. Ajoutons que des-
née le présent, un grand nombre pensent voir le hasard.eu lim-
possible, et que la terreur du péril les attache au présent presque
aulani que amour le pourrait. Quelles que seient les causes véxi-
tables de ces tendances, nous les constatens : constitutionnels
comme au 25 février ou républicains selon les prineipes, les can-
didais le paraissent ea général plus qu’on naurait soupgoumé: ik y a
un racis om deux. Laissens passer cette période de fiévre : nous les
reverrons au Sénat et dana l’ Assemblée.
Un des signes cosamuns gu’on. distingue dans.la nauliitude de:ces
candidatures, c’est aussi |’affectation avec liquelle presque touses
produisent, devant leur propre noua, celui du maxéchal Mac-Mahon.
Lin sécrie : « je Vhonore, » Pantre « je Vaime », Pautre: « je le
sera» on « je le servirai ». Quelqu’ua méme 2 dit : « Persemnelle-
ment connu du maréehal.... » Tout le sande est l’ana du maréchal
de Mac-Mahon, cosame si le maréchal de Mac-Mahon était }’ami de
toat le monde. Sam mom sert.de passeport 4 un parti, d’emseigne 4
un autre. Les radicaux mémes et. les. bonepartistes s’en emparent :
eux qui, par fous leurs acies, ont frappé le maréchal d’ume imn-
mitt plus au meins.visible, eux qui, dans tous leurs desseias, n’as-
pirent qu’au bonheur de l’écarter en hui substituamt ou le triban
ou le César de leur choix! Powrguoi cet empressement jaloux?
Pourquoi cette usurpation ? Pourquoi ceux qui ont peur ce méme
nom le plus de haime ou de moquerie rivakisent-ils & qui en exploitera
le mienx la ghoire et Pamtoriié? Neus reconnaitrons volontiers qu'il
ya la on hommage légitime et de respect et de sympathie : le ma-
réchal de Mac-Mahon le mérite ; placé parson patriotisme au-dessas
362 QUINZAINE POLITIQUE.
de tous les partis, il est digne que tous les partis le placent au-dessus
d’eux. Mais cet avide emploi d’un nom souverain et illustre a ses
autres raisons aussi. Les gauches spéculent avec ce nom, en lui pre-
nant la force qu’il a et qui leur manque, ce quelque chose de gou-
vernemental et de conservateur qui plait tant 4 la France; de plus,
elles dérobent aux conservateurs-constitutionnels le bénéfice qui,
dans ce nom, appartient réellement aux créateurs, aux conseillers
et aux défenseurs du gouvernement mac-mahonien : elles leur dis-
putent l’avantage d’avoir derriére soi le patronage du maréchal ;
elles s’efforcent de partager cette recommandation indirecte avec
eux, aux yeux des crédules populations. D’autre part, l’histoire le
-sait : c’est une habitude francaise que d’invoquer le chef de I’Etat.
‘On le range derriére soi, alors méme qu’on. ne se range pas derriére
lui. Aprés Napoléon Ill, c’était Thiers; aujourd’hui, c’est Mac-Mahon
dont on escompte la popularité 4 son profit. Et puis, il y a au fond de
-ce sentiment, qui est dans le tempérament de notre race et dans ses
‘traditions, il y ace gout pour la personne qui. représente le gou-
vernement, ce gout toujours plus vif en France pour un homme que
pour une idée; et cette passion fait que la république aura toujours
une peine singuliére 4 obtenir de |’imagination francaise, si peu
disposée au rationalisme politique, qu’elle s’éprenne de |’abstrac-
tion dont la république est la figure, & en croire ses doctrinaires.
Car nous sommes, de tous les peuples, celui qui.se donne le plus
généreusement 4 un homme; nous sommes, de tous les peuples,
celui qui devient le plus facilement grand quand un grand homme
méne ses destinées. Un tel gout est monarchique, et, comme on
voit, il persiste en France, méme sous un régime républicain.
Il faut le confesser virilement : l’union des droites n’est pas, dans
ces élections, ce que l’honneur, le patrimoine de tant d'idées sa-
crées, le sentiment du bien social et national, l’identité de tant
d’intéréts ou de souvenirs, commandaient qu’elle fat. Les conserva-
teurs, malheureusement, sont sous ce vent de haine qui a soufllé
sur eux dans l’Assemblée, pendant ses derniers jours : il les a agi-
tés, désunis, abattus, dans le pays comme 4 Versailles. C’est 4 en
‘maudire ceux qui ont alors déchainé sur nous la fureur de ces dis-
cordes ! On est resté défiant et irrité. L’envie de se nuire et on ne
‘gait quelle folle illusion de croire au bienfait de tous ces maux reé-
gnent encore dans les coeurs. Nous ne voulons nommer personne
ni ne citer aucun département; mais il nous serait, hélas! facile
de désigner des lieux ot sévit, parmi les conservateurs, l’esprit de
rancune et de soupcon qui a créé, au gré‘de M. Gambetta et de
M. Rouher, ce Sénat au seuil duquel la mort vient d’arréter et
QUINZAINE POLITIQUE. - 365
demporter tout 4 coup l’un des Onze, M. de la Rochette; nous
pourrions signaler, parmi les conservateurs, ces:candidatures sans
force et sans espoir qui n’ont que la force de barrer un cheumin et
que lespoir d’entraver la marche d’une autre; nous en pourrions
faire voir dans |’ombre ow elles complotent, qui, devant les éleo-
fears comme dans l’Assemblée, serviront bassement et sottement la
convoitise d’un césarien ou d’un jacobin plutét que de seconder la
fortune d’un homme d’ordre et d’un patriote, assis ou prét a s’as- -
seoir sur les bancs de la droite modérée ou du centre droit. Ou
donc en sommes-nous? Dans quelle France? Devant quels autels,
devant quels foyers, devant quelles frontiéres? Sommes-nous en-
core, hous conservateurs que de telles hostilités divisent et déchi-
rent, sommes-nous bien les fils d’une société chrétienne et fran-
caise, intelligente et honnéte? Et voulons-nous périr avec tout ce
que nous défendons de juste et de grand et qui vaut mieux qué
nous, périr sous les coups mutuels d’uge rage plus vraiment cri-
minelle en nous que:ne }’est au cceur des-radicaux celle de l’envie
et de Pavidité qui les animent aux ceuvres de la démagogie ?
Quant 4 l’union des gauches, elle reste jusqu’a ce moment telle
que tant de serments l’annongaient, c’est-a-dire « indissoluble ».
Certes, le centre gauche voudrait se détacher de ces liens pesants :
mais il ne.peut, parce qu’il est enchainé par .ses engagements; il
n'ose pas, parce que, n’ayant qu’une popularité.précaire, son répu-
blicanisme du lendemain a besoin d’étre garanti par certain répu-
blicanisme de Ja veille. Quelques-uns, il est vrai, ont eu le courage
de se séparer des deux gauches : M. Dauphin, M. Victor Lefranc,
M. Mougeot, M. Dufaure, M. de Lestapis, ont préféré associer leurs
candidatures a- celles de conservateurs. Mais ils sont peu. Le plug
grand nombre ont peur des radicaux et pratiquent par intérdt leur
amitié électorale. Peut-étre la communauté parlementaire oui ils ont
véeu depuis deux ans avec l’extréme gauche les empéche-t-elle de
voir?’indignité de leurs alliés, le péril de l’alliance et les effets qu'elle
aura. Et pourtant les signes se multiplient. Tout avertit ce centre
gauche, assez.aveugle aujourd'hui pour mieux aimer avoir 4 ses cbr
tés des constitutionnels qui ne sont pas conservateurs que des con-
servateurs qui sont constitutionnels, tout Pavertit que hegre. n'est
pas si loin ot, ni dans la sphére des faits politiques, ni dans celle deg
doctrines sociales, il ne.pourra plus demeurer en compagnie de l’exr
itéme gauche. Voici, par exemple, |’élection sénatoriale de Paris ;
les radicaux se croient capables d’y dominer ; ils s’adjugent toutes
les places ; ils ne laisseront méme pas un siége a M. Hérald. Dans le
Midi, partout ou l’extréme gauche avait la majorité, elle n’a vouly
24°
364 QUINZAINE POLITIQUE.
de délégués que ceux qu’elle comptait dans ses rangs ; elle n’a con-
senti 4 rien céder aux modérés des deux autres gauches. Qu’on lise
le manifeste rédigé par M. Challemel-Lacour pour les élections des
Bouches-du-Rhéne ; il conseille résoliment a ses fréres de la démo-
cratie de n’admettre dans la république aucun ancien monarchiste :
c’est prescrire l’exclusion du centre gauche. Enfin, que s’est-il passé
dans cette réunion des délégués radicaux de la Seine, ot certaines
scénes d’enthousiasme n’ont paru que bouffonnes au journal le
plus. grave du centre gauche? M. Laurent Pichat a proposé et
l’assistance a voté par acclamation une sorte de décalogue, séna-
torial qui, par des mots plus ou moins vagues, répéte les pro-
grammes de’ M. Gambetta en 1869, de M. Victor Hugo en 1872,
de M. Naquet en 1875. Ce programme radical, il y a des temps
ot on le voit; on parait l’oublier; mais dans l’ombre et le si-
lence, comme 4 la lumiére de la guerre ou de la Commune, c'est
toujours leur foi : rien ne l’efface dans ces Ames. L’extrém.e gauche
se plie ou se cache, selon !’heure ; mais elle reste la méme. Sa vio-
lence se repose, mais elle garde sa force jusque sous les apparences
de la fausse modération dont M. Gambetta l’enseigne 4 se couvrir.
Elle va, par des routes plus lentes et plus détournées, 4 un but
qu’elle ne perd pas de vue. Plaise seulement 4 Dieu qu’il ne soit pas
trop tard, quand le centre gauche s'apercevra que ce but, h’extréme
gauche n’a plus qu’un pas 4 faire pour que la France et la société y
touchent et s’y brisent avec elle !
Parmi les préparatifs de ces élections ot les conservateurs ont a
se débattre contre tant de difficultés, une crise ministérielle a failli
déconcerter l’action et diminuer la force du gouvernement. (‘était
un événement plus que facheux. Si, quand un ministére se démem-
bre en temps ordinaire, |’ébranlement du pouvoir, les embarras du
chef de |’Etat, les intrigues des partis, l’attente du changement,
troublent l’opinion publique et inquiétent le pays, combien ce mal
est plus grave 4 une époque d’agitation électorale! Cette inquiétude
et ce trouble ont duré quatre ou cing jours. M. Léon Say allait-il
déposer ce portefeuille que, par un jeu savant, il a deux ou. trois
fois déja fait mine de laisser tomber et qu’il a retenu? On. avait plus
_ que le droit de le conjecturer. M. Léon Say, bien qu’il ait signé le
programme du 12 mars, n’a cessé dese donner devant la gauche
l’air d’un homme qui le réprouve. Par ses discours privés, par son
allocution de Stors, par l’abstention qui le tenait 4 l’écart des deé-
hats législatifs ou de certains scrutins, par les articles du journal
' qu'il inspire et qui est l'un des critiques de M. Buffet les plus
acharnés, M. Léon Say a favorisé cette idée, qui a tant servi depuis
QUINZAINE POLITIQUE. 365
dix mois a infirmer l’autorité du gouvernement, 4 savoir que le mi-
nistére.n’avait pas d’unité. Récemment, M. Léon Say montait a la
tribune avec le bulletin de vote sénatorial que M. Gent tendait aux
dociles députés des gauches et qui devait élire les amis politiques
de M. Gambetta et de M. Rochefort. Hier, dans Seine-et-Oise, M. Léon
Say accolait son nom 4 ceux de candidats qui, sans étre des radi-
caux eux-mémes, ont les radicaux pour auxiliaires parce qu ils sont
devant les électeurs les auxiliaires des radicaux. Evidemment, ce
n’était ni penser ni agir comme M. Buffet, ni comme M. Dufaure ;
et quand une.telle dissidence sépare un ministre de ses collégues,
quand tout marque si.nettement le désaccord qui l’éloigne d’eux,
sa conscience et sa dignité n’ont pas besoin de longue consultation ;
il n'est pas nécessaire d’attendre une affaire d’Etat : simplement, de
si-méme et d’un pas qui n’hésite point, on se retire.
M. Léon Say a-t-i] des maximes qui lui permettent d’étre a la fois
dans l’opposition et au gouvernement, ennemi du ministére et mi-
nistre, sans que sa conscience s’étonne el murmure? A en croire la
renommée, il est homme d’esprit, grand faiseur d’épigrammes,
frondeur a plaisir, léger et gai en politique, enfant et bourgeois de
Paris comme pas un, c’est-a-dire mélant en lui, dans un variable et
double personnage, presque sans le savoir ou le vouloir, le conser-
vateur sceptique et le révolutionnaire craintif. Nous convenons que
ces dispositions d’esprit font de M. Léon Say un juge peu sévére et
peut-dtre incompétent du dualisme de la politique qu’il se plait a
pratiquer comme ministre et comme député, comme conseiller du
maréchal deMac-Mahon et comme ami de M. Thiers, comme candi-
dat sénatorial de M. Buffet etde M. Feray ou deM. Valentin; peut-étre
que, de bonne foi, il croit naturel ce dualisme de son propre role.
Mais le public a. une tout autre idée du devoir ministériel et dela di-
rection qui doit présider 4 un ministére, sous quelque régime qu'on
soit. La gauche, il est vrai, n’a pas de ces choses une notion si sim-
ple et un sentiment si désintéressé : elle voulait ou queM. Léon Say
restdt:en divisant le ministére, ou qu'il s’en. allat en le faisant
écrouler. Ni l’un ni l’autre de ces desseins n’a eu le succés que la
gauche en espérait. M. Léon Say demeure, mais M. Buffet aussi, et
prés de lui M. Dufaure. Le gouvernement a dégagé sa responsabilité
dans l’élection sénatoriale de Seine-et-Oise : personne n’ignore plus
que, s'il soutient de sa faveur particuliére la candidature de
Mi. Léon Say, il ne gratifiera pas de son approbation la liste ot cette
candidature, inscrite par les républicains, a le contre-seing des ra-
dicaux. Enfin, un manifeste, rédigé par M. Buffet et adressé la
France par le maréchal de Mac-Mahon, a de nouveau précisé la
366 QUINZAINE POLITIQUE.
pensée et indiqué les vues du ministére: or, ce manifeste a été
agréé de tous les ministres, sans que M. Léon Say se soit excepté
comme l’eussent souhaité certains puritains de la gauche. Ona
ainsi évité la secousse d’un changement qui ett coincidé fort mal
avec l’agitation électorale du pays : car c’est un temps ou, plus
qu’en aucun autre, il faut.se féliciter du médiocre quand il dispense
du pire.
La proclamation du maréchal de Mac-Mahon est un sloquent ap-
pel fait 4 la France, la veille de l’heure ténébreuse o&, avec ses
votes, elle va jeter dans l’urne le mat de ses destinées. Que. les doptes
dissertent’sur le droit parlementaire et sur la légitimité de cette pro
clamation, en assimilant, par erreur, les conditions d'une répa-
blique 4 celles d’une monarchie constitutiomnelle:: c'est une chose
bien vaine aujourd’hui que ces dissertations. Dans la gravité :des
circonstances, devant l’inconnu qui plane sur nos frontiéres ou qui
pése sur notre pays, le maréchal de Mac-Mahon.ne sauraié étze
blamé ni par un bon citoyen, ni par un patriote clairvoyant, d'avoir
averti et méme supplié la France de penser & Pordre et 41a paix en
allant au scrutin. Seuls les harangueurs césariens: de Belleville et
d’Ajaccio, les tribuns radicaux de la rue d’Arras et de la rue Groiée
ont pu s’indigner que le maréchal de Mac-Mahon praat la France ‘de
fermer loreille aux « programmes révolutionnaires » par lesquels
les uns préparent le despotisme aprés la licence, et aux.« doctrines
anti-sociales » par lesquelles les autres préparent la heence avant le
despotime. Seuls aussi, ceux qui révent pour des temps prochais
un renouvellement radical de la république.ou le relévement de cet
empire dont les ruines sont non pas éparses dans les.décombres des
Tuileries, mais gisantes sous les murs sanglants de Metz et dans les
fossés de Sedan, seuls ils peuvent se plaindre dei ces honnétes el
claires paroles qui viennent dire halte 4 leurs ambitions. :.a Nous
devrons appliquer ensemble, avec sincérité, les lois: constitution
nelles, dont j’ai seul le droit, jusqu’en 1880, de provoquer la révi
sion. Aprés tant d’agitations, de déchirements et.de matheurs, le
repos est nécessaire 4 notre pays, et je pense que nos institutions
ne doivent pas étre révisées avant d’avoir. été loyalement prati-
quées. » Certes, on a bien raison de gémir de l'état plus qu’impat
fait ct de la dangereuse instabilité du gouvernement qui nous .régit;
mais vouloir le changer sans le pouvoir ou sans le'faire; vouloir,
avec M. Rouher ou M. Naquet, que, cing années durant, on demande
publiquement le soir qu’il devienne au matin soit la démocratie
impériale, soit la démocratie démagogique de l’un ou.-de l'autre;
vouloir que, cing années durant, on lui dispute la sécurité, nous ne
QUINZAINE POLITIQUE. 367
disons pas de l’avenir lointain, mais du lendemain qui va passer,
c’est vouloir le réduire 4 un provisoire misérable oti la France n’au-
rait plus un jour a respirer, 4 se reposer, 4 vivre, et Dieu sait de-
vant quels ennemis de la société ou de la patrie! Le bon sens et
Yamour du pays, plus encore que le souci de la loi, dictaient
done ce langage au maréchal de Mac-Mahon. Aprés comme avant
cette proclamation, le droit de révision reste entier et reste libre,
tel qu’il a été défini devant |’Assemblée et sanctionné par la consti-
tution, tel qu’il est dans la nature méme du régime républicain..
Seulement, pour toute la période de son autorité, le maréchal de
Mac-Mahon s’en réserve P’usage, selon l’expérience du temps, et 11
ajourne au délai légal ceux qui s’en feraient contre lui et au péril
de la France un moyen d’agitation et de trouble. :
Cet appel du maréchal de Mac-Mahon a-t-il été entendu? La France
a-t-elle senti s’éveiller en elle cette salutaire inquiétude de |’ordre
etde la paix? On n’en peut douter, & la vue des choix qui se sont
faits, le 46 janvier, dans les communes, et qui ont désigné les élec-
teurs du Sénat. Nous voulons bien reconnaitre que les qualificatifs
politiques décernés aux délégués par les préfets ne sont des titres
ni infaillibles ni inaliénables. Nous sommes dans un pays ot les ap-
pellations des partis sont nombreuses en méme temps que sub-
tiles, et o& les noms qu’ils se donnent les uns aux autres sont la
plupart incertains ou immérités. Nous ne prétendrons donc pas que
la statistique de l’Agence Havas soit digne d’une foi absolue. Nous
avouerons méme que le nombre des « douteux » pourra, dans plus
d'un département, rendre aléatoire l’élection. finale, si les conser-
vateurs, négligents de leur devoir, ne s’efforcent pas d’incliner de
leur cbté ces volontés indécises ou d’éclairer de leur lumiére ces vo-
lontés obscures. Mais toutes ces réserves ne sauraient empécher de
constater que la majorité des délégués est réellement conservatrice,
qu'elle est généralement considérable, et qu’elle n’a manqué & nos
espérances que dans trés-peu de départements : ce résultat, les dé-
négations chagrines de la gauche l’ont aussi bien attesté que les
affirmations officieuses de |’ Agence Havas. A moins d’un de ces
etranges accidents qui parfois, en ce siécle, ont fait varier et comme
transporté d’un pdle 4 |’autre la mobile opinion de notre nation, on
ale.droit d’augurer pour le 30 janvier une victoire définitive des
conservateurs. Aujourd’hui ils ont, avec ce présage heureux, cette
foree si nécessaire 4 la timidité ou a Ja lenteur de leur naturel paci- .
fique, nous voulons dire la faveur d’une fortune plus propice, l’en-
couragement d’un premier avantage. Qu’ils multiplient leurs soins,
qu’lls soient actifs et vigilants, qu’ils oublient leurs rivalités, qu’'ils
368 QUINZAINE POLITIQUE.
s’unissent devant les adversaires trop disciplinés qu’ils ont en face
d’eux; et le Sénat ne sera pas, selon l’assurance présomptueuse de
M. Gambetta, une citadelle construite par les ouvriers de la droite
pour étre oecupée par les soldats de la gauche.
Qa sait combien se remuent déja autour des électeurs du Sénat
les captieuses promesses ou les insolentes menaces des radicaux.
M. Victor Hugo, Villustre poéte si jaloux d’étre & son tour appelé
« l’illustre homme d’Etat », et qui, aprés avoir fait une révolution
sur les planches du thédtre, mourrait content gil en pouvait faire
une sur la scéne du monde, a eu Yhonneur d’étre gué par le
Conseil municipal de Paris. Et le voici s'intitulant avec wae pompe
dramatique « le délégué de Paris v, et parlant du haut de la moa-
tagne « aux délégués des trente-six mille communes de France ».
Hélas ! nous avons peur pour la France que |’Europe me rie de cette
grande lettre, déclamatoire comme la préface de Cromwell, moins
intelligible que celle-ci et ridicule en plus d’endroits, par son gal-
matias. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les radicaux s écrient comme
M. Victor Hugo, leur muse : « la République préexiste : elle estde droit
naturel. » Mais espérent-ils prouver jamais, méme au plus modeste
délégué de village, que cette souveraineté du peuple, quils pré-
tendent faire régner dans la République, est libre de tout, si elle
n'est pas libre de se créer un auixe gouvernement qué celui auquel
la Terreur préside avee Robespierre ou la Commune ayec Deles-
_ Cluze? A qui persuaderont-ils que la République est un gouverne
ment éternel et divin, sous lequel un peuple doit mourir plutét que
d’en briser la chaine?. Et quel Francais doué d’un peu de bon sens
patriotique pourra, en voyant |’kurope monarchique qui nous en-
toure de ses armes, croire d’une politique intelligente la prophétie
que M. Victor Hugo jette & tous les trénes en annongant, commele
réveurs de 1848, ’avénement de la République universelle ? Enfin,
qui n’aura compris, 4 ]’indigne plaisir avec lequel M. Victor Huge
profére d’un ton équivoque le lugubre mot de Commune, qui n’aura
compris que « le délégué de Paris » voit, parmi la foule dont il est
acclamé, trop de gens avides d’entendre encore une fois, comme en
4874, ce mot gronder de )’Hétel de ville de Paris jusqu’é celui de
Narbonne ou de Saint-Etienne ?
M. Gambetta, lut aussi, enseigne aux délégués leurs devoirs. Son
discours d’Aix, comme la lettre de M. Victor Hugo, fait bien
bruit d’airain sonore et creux qui est propre et cher & éloquence
de ces tribuns; il est plein de ces grands mots retentissants que
le peuple répéte sans comprendre et qui lui servent d’idées. La rhé-
torique de M. Gambetta a moins d’art que celle de M. Vietor Hugo.
QUINZAINE POLITHQTE. 309
mais sa podatiqne en a davantage. Tout le discours de M. Gambetta est,
eneffet, un sophisme qui veut démontrer aux crédales que |’esprit
d’ordre n'est plus qu’a gauche et que le mail révolutionnaire est a
droite. M. Gambetta rend aux conservateurs un bien involontaire
hommage, mais:il le rend : il reconnaft qu’eux seuls, dans le nom
quils portent, dans les traditions qa'ils suivent, dans les forces
qu'ils emploient au service de la société, ils ont la véritable puis-
sance de cette, danection ratsonnable et honnéte qui convient a la
France et que notre uatson, variable sans doute, mais au fond sen-
sée ef modérée, finit toujours par aimer le mieux. Oui, M. Gam-
betta reconnaié que ie titre de conservateur est ie titre le plus juste
etle plus vadahle qu’un politique puisse prendre dans notre pays;
et avee la hardiesse d’un charlatanisme assurdment habile, il s’en
empare! I en dépouille les hommes qui, depuis cing ans, soutien-
neat comtre jai, contre ies utopistes et les violents de son parti,
lout ce qua reste, sur cetie terre tant de fois bouleversée, de paix
et de sagesse, d’autorité et de respect, de régularité et de stabilité!
Dms des définitions ot la vérité est torturée, il représente les
seetimenis et les doctrines des conservateurs sous certaines formes
mensongéres d’illusions, de chiméres et de folies qu’ leur at-
imbue. Il triomphe alors et il nous crie : « Ii faut que vous renon-
ciez 4 ce titre de conservateur, qui est une usurpation de votre
part. Ce titre n’appartient qu’a nous! » La prétention pourrait étre
insolente : elle n’est que dérisoire. Quoi! la France appellerait de-
main conservateurs ceux qui hier s’appelaient radicaux! Elle ap-
pellerait de « ce titre » les Esquiros, les Lockroy, les Challemel-
Lacour, les Barodet, les Louis Blanc, les Naquet, les Hugo, les Pey-
rat, les Edmond Adam, les Gambetta! Elle honorerait de ce nom les
hommes qui révérent Marat comme « un saint », qui amnistient ou
qui célébrent les forfaits de la Commune, qui ont été les proconsuls
de la démagogie, qui ont arboré le drapeau rouge 4 leur Hdtel-de-
Ville, qui sont les apologistes de la Convention, qui veulent le ré-
gime de 4793 complété par celui de 1848, qui traitent « d’en-
hemi » le capital, qui ont créé ou secouru |’Internationale, qui
louent les persécuteurs du catholicisme, qui ont brisé des lois
comme du verre en 1877, qui affament d’espérances impossibles
limagination populaire, et qui, dans leur fiévre infatigable, re-
muent tout d’une main agitée! Pour le supposer, il faut vraiment
que M. Gambetta suppose la France aussi oublieuse de histoire
@hier qu'il parait l’étre lui-méme ; il faut qu’il croie aux mots de
notre langue politique la vertu de changer de sens 4 son gré, la
veille d’une élection.
370 | QUINZAINE POLITIQUE.
Est-il utile de le dire? La France, aujourd’hui tout occupée d’elle-
méme et pour un moment comme étrangére au reste du monde, ac-
complit un acte presque égal en importance a l’effort désespéré
que, le 8 février 1871, elle tenta pour son salut. Puisse-t-elle l’ac-
complir au mieux de ses destinées! Pour nous, nous avons con-
fiance. Les délégués, les premiers des électeurs qui vont en décider,
resteront fidéles, le 30 janvier, aux votes qui ont fait les choix du 46.
Ils ne laisseront ni circonvenir leur volonté par ces insidieuses ex-
hortations, ni attirer leur bonne foi par tout ce bruit oratoire des
radicaux. M. Victor Hugo et M. Gambetta ont parlé bien haut et
peut-étre avec un verbe trop emphatique pour étre persuasif. Mais,
dussent les chefs du parti conservateur garder le silence, comme ils
ont eu le tort de le garder durant ces derniers mois dans |’ Assen-
blée ou dans le pays, les souvenirs de la France ne se tairont pas, el
ily a d’ailleurs, dans les périls qu'elle apercoit prés d’elle et en elle,
une voix qui éveillera sa conscience et qui avertira son cceur. I] est
si grand, son gout de l’ordre et de la paix, le besoin en est si pro-
fond, et la vue des moyens si claire et si simple dans les nécessités
du jour, dans celles qui dominent, hélas! nos affaires intérieures
et dans celles qui, au dehors, forment autour de notre patrie on
sait quel cercle d’ambitions écrasantes et de menaces gigat-
tesques ! |
Avucuste Boucuer.
L’un des gérants : CHARLES DOUNIOL.
Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Paris,
L'ABBE DE CAZALES
Une cuvre commencée depuis longtemps a le triste privilége de
compter plus de deuils. Il y a maintenant prés d'un demi-siécle que
de jeunes amis se réunissaient pour défendre, dans un écrit pério-
dique intitulé le Correspondant, la liberté de I’Eglise. Sous une
forme ou sous une autre, leur ceuvre s’est continuée Jusqu’a au-
jourd’hui. Mais bien peu nombreux maintenant sont ces ouvriers
de la premiére heure. Deux d’entre eux : l'un, dont le nom est
connu de tous, Ozanam ; l’autre, que nos lecteurs actucls ne con-
naissent peut-ctre plus, Edmond Wilson, nous ont quitté; celui-la
aprés une vie pleine de grandes ceuvres et encore plus de bonnes
ceuvres ; celui-ci, doué également d’intelligence et de coeur, voué a
tous les travaux de la charité, auprés desquels notre ceuvre intel-
lectuelle, quoiqu’elle lui fit bien chére, semble devoir 4 peine
compter. Un autre, Alfred de Montreuil, homme politique, député,
poéte, biographe d’une sainte, mais par-dessus tout chrétien et
homme de bien, n’a pas tardé 4 le suivre. ll n’y a pas longtemps
que je parlais 4 nos lecteurs de notre picux et savant ami Foisset, sj
zlé pour notre ceuvre, sizélé pour toute espéce de bien. C’était moj
aussi qui, en avril 4874, disais, au nom de tous, un triste adieu 4 ~
hos amis et coopératcurs, Charles de Vogiié et Henri Gourand.
Et aujourd’hui-méme, en attendant que mon tour vicnne, il faut
que jajoute un nom a celte nécrologic, qui est ma tache par droit
H. six. . yxvi (cu® DE La coLLEct.). 3° uv. 10 Févasa 1876. 29
372 L’ABBE DE CAZALES.
d’ancienneté ; tache douloureuse, douce cependant 4 notre cceur,
parce qu’elle rappelle de douces amitiés et qu’elle contient comme
une invitation au rendez-vous du ciel. Le nom de l’abbé de Cazalés
est connu de tous les lectcurs séricux, et chrétiens. Ila cependant
cherché le bien, et non pas le bruit ; nul peut-étre, parmi les ou-
vriers de la science comme parmi les apotres de la foi, ne travailla
avec un moindre souci de la renommée. Je ne saurais en vérité dire
quelle connaissance humaine lui fut étrangére. Parfaitement ins-
truit de l’antiquité, possédant également bien les langues et les lit-
tératures modernes; sachant, sans nuire 4 ses travaux person-
nels ni plus tard 4 ses devoirs sacerdotaux, se tenir au courant
méme de la littérature contemporaine, qu’il estimait ce quelle
vaut, ayant le sentiment et le gout des arts ; mais par-dessus tout,
méme avant qu'il fat prétre, chrétien pieux et théologien érudit; il
n’a cependant pas souhaité le succés littéraire et la popularité sou-
vent trop facile de la presse; il n’a laissé qu’un petit nombre de
volumes imprimés, et son ceuvre la plus considérable n’est qu'une
traduction : La vie et les révélations de la sceur Emmerich. Tour a
tour écrivain périodique en France, étudiant ou plutdt explorateur
de la science en Allemagne, professcur 4 Louvain, directeur de sé-
minaire, député a Assemblée législative de 1849, en dernier lieu
redevenu tout simplement le commensal et l’aumdnier d’un frére
octogénaire qui, pendant deux ou trois ans, acu le bonheur de pos-
séder sous son toit et son frére ct son Dieu; 11 n’avait, dans aucune
de ces situations, cherché ni |’éclat, ni l’importance personnelle ;
il n’avait cherché que le bien 4 faire de quelque fagon que ce fat,
par tel moyen aujourd’hui, par tcl autre demain, selon ce qu'il
plait 4 Dieu, et selon ce que demande la plus grande gloire de
Dieu.
La derniére de ses ceuvres est un écrit dont le Correspondant n'a
pas encore eu le temps de parler: Nos maux et leurs remédes. Ce
n’est pas le moment, 4 cette heure de deuil, d’en donner 1’analyse
ou d’en faire le sujet d'une appréciation littéraire. Ce livre c’est le
cri d’un chrétien et d’un Frangais épouvanté des désastres de la
veille, plus encore des menaces du lendemain, priant pour sa patrie,
priant pour son Eglise. Nos maux, nous ne les connaissons que
trop; nos craintes pour I’avenir, elles ne sont que trop fondées ;
chez les prophétes et dans l’histoire du peuple d’Israél, ow les traits
L'ABBE DE CAZALES. $13
de ressemblance ne manquent pas avec notre histoire, M. de Caza-
lés nous fait lire la cause de nos maux, qui n’est autre que !’oubli
de la loi de Dieu; et la menace de douleurs plus grandes encore
dans l’avenir, dues 4 la mémé cause, annoncées par les mémes voix.
Restent les remédes. De reméde, il n’y en a qu’un : le repentir ct la
priére; nous amender et demander grace. Les catholiques qui liront
ce livre le trouveront peut-étre juge bien sévére du présent, pro-
phéte bien terrible de l’avenir. Car ce n’est pas seulement la masse
de la nation qu’il accuse; ce sont les catholiques autant et je dirai
méme plus que les autres : les catholiques parce qu’ils ne sont pas
assez catholiques ; ceux qui se croient charitables parce qu’ils ne
sont pas assez charitables ; ceux qui prient parce qu’ils ne prient
point assez. Il a raison, nous ne prierons jamais assez, nous ne
donnerons jamais assez aux pauvres, nous ne scrons jamais assez
‘chrétiens, ct, quand il n’y aurait ici qu’une lecon d’humilité, elle
est bonne, il faut la garder.
Nous ne faisons pas ici une biographie. Tout le monde sait quel
rile a joué l‘illustre pére de notre ami, ce noble défenseur de la
monarchie, de la civilisation et de la foi en face des premiéres vio-
lences et des premiéres folies révolutionnaires, défenseur libéral (si
jose employer ce mot si profané par l’abus qu’on en a fait), et plus
d'une foisen butte aux reproches et aux défiances des exagérés de
l'émigration. Mais on ignore que le nom de baptéme de notre ami
lui fut douné en souvenir du célébre orateur anglais, Edmond Burke,
que son pére avait connu dans |’émigration, ect qui, lui aussi,
avait infligé 4 la révolution francaise un éloquent et bien légitime
anathéme; Burke qui, pour avoir défendu la liberté des catholi-
ques, fut récompensé par le don de leur foi et mourut, on le croit
du moins, enfant de I’Eglise. Notre ami, dans une voie toute diffé-
rente, ne fut pas indigne de ces grands souvenirs Jl a travaillé
pour Dieu, et Dieu le récompenscra. Mais il a aussi travaillé pour
fous, ses lecteurs, ses disciples et ses amis, ct nous ne pouvons le
récompenser qu’en tachant de l’imiter. Il nous a, nous surtout ses
contemporains, instruits, exhortés, encouragés ; il a été, de bonne
heure, quand nous le tenions encore au milieu de nous, notre
guide, notre conseiller, notre doyen, non par l’dge, mais par la
gravilé et le savoir. Dans sa paisible et sainte agonie, il a prononcé
les noms de deux d’entre nous. Faisons en mémoire de lui un peu
374 L’ABBE DE CAZALES,
du bien qu’il a fait ; ce sera la meifleure oraison funébre. Tachons
de vivre un peu comme lui, afin de mourir comme lui.
Quant 4 moi, plus 4gé que lui, mais bien moins mir par la vertu
et par la science, mo? qu’unissaient 4 lui tant de souvenirs, ne se-
rait-ce que celui de ce procés de presse oli je fus, en 41832 (cela
est bien loin de nous), son insuffisant et malheureux défenseur ;
moi qui, il y a peu. de temps encore, lui demandais et des conseils
et des legons; moi que sa parole de chrétien et de prétre encourageait
de loin, au milieu des angoisses de 1870; moi dont il a bien voulu
se souvenir 4 son lit de mort, j’ai tenu a relire les quelques lignes
qu’il m’écrivit en dernier lieu, huit jours avant l’invasion de la
maladie, un mois avant sa mort. La, parlant bien tristement de
l'avenir de la France, & propos de ce déplorable compromis du
vote sénatorial, il émettait des prévisions, qui déja, hélas ! semblent
se réaliser. « Quels que soient les desseins de Dieu sur nous, disait-
il, nous devons les adorer. Mais je crains bien que nous ne soyons
destinés 4 voir de bien tristes choses. » Serait-ce donc par miséri-
corde envers son serviteur et pour lui épargner ce douloureux
spectacle que Dieu lui a envoyé la soudaine et rapide maladie qui
a été pour lui comme le mot du pére de famille : « Courage, bon
et fidéle serviteur.... Entre dans la joie de ton Seigneur. »
F. pe CaamMpacny.
LA JEUNESSE DE MASSILLON
D’APRES DES DOCUMENTS INEDITS !
L'imagination cherche parfois ou elle aimerait & placer le ber-
ceau des écrivains dont |’ame s’est éprise. Ce serait toujours au mi-
leu d’un climat, d’un site ou d’un monde qui paraitraient répondre
au caractére de leur génie. Ainsi, on laisserait 4 l’auteur de Télé-
maque les graces et les politesses des chateaux ou des cours; mais
ilsemble qu’on verrait avec satisfaction les Bossuet naitre prés des
rivages agitées de |’Océan, sur un dpre et imposant rocher, comme
Sils venaient commander 4 la grande mer et apaiser ses terribles
passions.
Pour l’onctueux Massillon, c’est bien entre les lauriers-roses et
les orangers de son extréme Provence que |’esprit se plait 4 le trouver
d’abord. Instinctivement, on se le figure passant sa premiére en-
fance sur ces charmantes plages qu’enveloppe une atmosphere dé-
licieusement attiédie, encore qu'un peu amollissante. L’inépuisable
abondance de la terre, la ravissante sérénité du ciel, ces rives aux
purs contours que remplit une mer transparente, offrent, en effet,
l'image de cette riche et pleine éloquence sur laquelle repose le
rayon de la grace et de la paix. C’est une région d’une suavité infi-
nie et d'une merveilleuse variété. Dans les temps un peu couverts
surtout, et ott le soleil se voile d’une gaze légére, la Méditerranée
revét des clartés ondoyantes, des tons d’opale et de nacre qui capti-
vent les yeux sans les éblouir. Ces demi-teintes veloutées sont le
tromphe de ce tranquille bassin. L’éclat tempéré des eaux, les cou-
leurs mobiles, caressantes, heureusement fondues dont elles sont
pinétrées, présentent comme le reflet de ces esprits tempérés, de
‘ Archives de l'Oratoire déposées en partie aux Archives générales et en partie
au nouvel Oratoire.
376 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
ces Ames délicates ct finement nuancées, plus faites pour séduire
que pour ¢tonner ou bouleverser. Et néanmoins, devant des horizons
d’une douceur si exquise, des terres verdoyantes ot semble couler
le lait et le miel, et ot parait régner un éternel printemps, on réve
parfois aux grands mouvements et aux sublimes indignations des
mers du Nord, ct on va jusqu’a regretter les vagues verdatres et
glauques qui vienncnt se briser avec fureur centre une céte sévére
et mélancolique. Les collines harmonieuses de |'Esterel ne peuvent
faire oublier les hautes cimes ot la nature déploie sa redoutable
majesté.
A part les jours de mistral, le bassin d’Hyéres est particuhére-
ment calme ct étincelant. Sur ses bords privilégiés, garantis contre
les vents du nord par un demi-cercle de montagnes, au flanc mé-
ridional d’un céteau, se groupe la petite ef. ancienne ville. Les tours
féodales, Iles créneaux et les murailles d’un chateau fort en ruine
couronnnent poétiquement la hauteur; sur le versant s’agite la
vieille cité laborieuse, commercante, affairée, tandis qu’au pied
s'étalent les gaies villas des riches étrangers qui viennent, depuis la
Toussaint jusqu’a Paques, chercher un soleil qu ue y rencentrent
plus aisément que la santé.
Dans un des quartiers de la haute ville se moh un écheveau
embrouillé de ruelles étroites, montantes, inégales. Au numéro 7
d’une de ces voies tortueuses qui porte le nom de Rabaton, on croit,
sur la foi de la tradition, que naquit |’orateur de la vicillesse de
Louis XIV et de la jeunesse de Louis XV. La, au milieu du dix-sep-
tiéme siécle, Frangois Masseillon dressait les contrats de la. petite
ville. Ce n’est pas sans émotion qu’on. franchit le seuil de cette
humble demeure bourgeoise. A l’entrée du rez-de-chaussée, obscur
et surbaissé, était apparemment l'étude du notaire; a cété se
présente une seconde piéce qui ressemble assez 4 une arriére-bou-
tique; avec sa porte vitrée, ses murs déjetés, ses antiques carreaux
rouges félés, elle rappelle,.malgré son papier neuf et son badigeon-
nage récent, le temps ow elle était 4 l’usage de maitre Masseillon,
d‘Anne Brune.et de leurs trois enfants. Rien n’y brille que. le rayon
d’un immortel souvenir; on pense, en effet, que le. grand prédica-
teur y vit le jour. En 1823, un Anglais, fixant la tradition, reconnut
ce berceau d’un noble et charmant esprit‘. Hélas! un étranger,
‘ Deux ans plus tard, on attacha aux murs de la petite chambre ces deux ins-
criptions un peu emphatiques, malgré une sincére admiration : « Le vertueux,
l'immortel évéque de Clermont, Jean-Bapliste Massillon, membre de !’Académie
francaise, recut le jour dans cette chambre le 23 (ou plutdt le 24) juin 1663. —
Petit Caréme. — Multi vocati, pauci vero electi. — Sublime enthousiasme de son
auditoire. » — «Paroles de Louis XIV 4 Massillon, décédé le 28 septembre 1743 :
LA JEUNESSE DE MASSILLON. 377
dans sa ferveur littéraire, a su découvrir la maison ou est né Masil-
lon; et la cathédrale de Clermont n’a pas gardé le souvenir de la
tombe de son évéque. sa
Dans Ie bas de cette modeste habitation on ne trouve rien que de
sombre et de resserré ; mais si l’on monte aux étages supériecurs,
iout change et tout s’illumine. Au-dessous, le laborieux notaire peut
se livrer 4 ses monotones écritures et l’excellente mére de famille
vaquer aux soins de son ménage; la-haut, l'enfant prédestiné, a
l’épaisse chevelure noire, au teint chaudement coloré, a !’ceil ardent,
n'a qu’a se pencher sur la barre de bois de sa lucarne pour contem-
pler le plus poétique et le plus éblouissant spectacle. Au premier
plan est cette grasse campagne qui descend doucement de la ville a
la mer; des haies de rosiers la découpent en jardine ot l’oranger
fleurit et ou se balancent ¢a et 1a les palmiers ;. on y.distingue les
figuiers 4 l’éclat vernissé de leurs feuilles; a travers les fentes des
viellles murailles sortent les cactus et les aloés. Plus loin, au dela
des jardins, en pleine campagne, les larges ombrages de.|’olivier
protégent les vignes ou les champs; enfin, au bord de la mer, le
beau pin du Midi s’étale comme un parasol sur le sable du rivage
qu'il recherche, littoribus gaudens. Le fond du tableau est rempli
par les lignes radieuses de la Méditerranée, qui laisse ressortir sur
ses flots la pointe de Giens et les tiles d’Or. On peut aussi s’imaginer
le jeune Massillon, assis 4 l’intérieur d’une de ces mansardes, ap-
pliqué & Virgile ou 4 Cicéron, dont l’harmonie enchantcresse ravis-
sait son godt naissant, en attendant qu’il la reproduisit dans sa
magnifique prose. S’il léve. la téte, il n’apercoit plus cette rive tou-
jours verte et fleurie: son ceil rase seulement la nappe miroitante
dela grande eau, ou s’arréte sur les vapeurs bleues qui.la couron-
nent glorieusement cn la confondant avec le ciel. Mais son esprit
ne considére ces choses matérielles et inanimées, quoique merveil-
leuses, que pour mieux remonter vers les régions de l’infinie spiri-
tualité et de la vie souveraine. Sur la fin de ses jours, retiré dans la
rustique et pittoresque maison de Beauregard, si pleine encore de
son souvenir et comme animée par son ombre, en face des sévéres
montagnes de l’Auvergne, il se rappelait sans doute la scéne de ses
premieres années et les sentiments mémes de son enfance, lorsqu’il
s'écriait, dans la paraphrase morale des Psaumes, consolation
pleuse de sa vieillesse : « Les cieux eux-mémes, dont la hauteur et
la magnificence nous parait si digne d’admiration, disparaissent,
Mon Pere, j'ai entendu plusieurs grands orateurs ; j'en ai été fort content. Pour
vows, loutes les fois que je vous ai entendu, j'ai été trés-mécontent de moi-méme.
— Déposé par S. Bonnet, en signe de vénération, juillet 1825.»
378 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
comme un atome, sous les yeux de votre immensité. Ces globes
immenses et si infiniment élevés au-dessus de nous, sont encore
plus loin des pieds de votre tréne adorable, qu’ils ne le sont de la
terre. Tout nous annonce votre grandeur, et rien ne peut nous en
tracer méme une faible et légére image; élevez donc mon 4me,
grand Dieu, au-dessus de toutes les choses visibles. Que je vous voie
et vous aime tout seul au milieu de tous les objets que vous avez
créés ! Vous avez si visiblement gravé dans tous les ouvrages de
vos mains la magnificence de votre nom, que les enfants mémes
qui sont encore 4 la mamelle ne sauraient vous y méconnaitre...
Vous ne vous manifestez, grand Dieu, qu’aux humbles et aux pe-
tits. »
Ce fut le 24 juin 1663, féte de saint Jean-Baptiste, dont 11 recut
le nom, qu’il vit le jour dans cette petite maison que rajeunit sa
gloire, et qui appartient encore aujourd’hui & une de ses arriére-
petites-niéces. II fut baptisé, le 34 juin 1663, 4 Saint-Paul, vieille
église, dont quelques parties semblent antérieurcs au siécle de
saint Louis. Plusieurs fois remanié, augmenté, restauré, ce véné-
rable monument porte la marque de presque tous les systémes d’ar-
chifecture qui suivirent sa construction. Lorsque les rives de la
Méditerranée furent délivrées de la crainte des coups de main, la
ville, obéissant 4 la loi commune, descendit vers la plaine; natu-
rellement l’église Saint-Paul, batie dans une position trés-élevée,
perdit peu a peu son importance, ct elle finit méme par ne plus
étre paroisse. Mais au dix-septiéme siécle, non-seulement c’était la
paroisse d'Hyéres, mais encore une collégialc. L’acte de baptéme
de Massillon toutefois n’a pas été perdu a la suite de cette déchéance;
il se trouve sur les registres transportés de Saint-Paul 4 la Com-
manderie ou Hétel de Ville. Son parrain fut un Reynoard, procu-
reur au siége de Toulon. Etait-ce un ancétre de M. Renouard qui,
sous le premier empire, donna une si belle édition des cuvres
de Massillon? I} eut pour marraine « damoiselle Frangoise de
Gavoti ».
Cette famille des Massillon ou Masseillon n’était donc ni aussi ob
scure, ni aussi pauvre que le prétendait un peu philosophiquement
d’Alembert pour relever l’orateur, ou que!’insinuaient les jansénistes
mécontents pour le rabaisser. Elle appartenait 4 la bonne bour-
geoisie de Provence: on trouve des Massillius dans le cartulaire de
Saint-Victor de Marseille ; j'ai rencontré dans les papiers de !’Ora-
toire et dans les registres d’Hyéres des procurcurs, des juges-mages
et des ecclésiastiques du nom de Massillon, et la branche d’ou est
sorti le prédicateur eut, durant plus de deux siécles, des notaires 3
Hyéres. Ce fut seulement sous la Restauration que les Massillon ré-
LA JEUNESSE DE MASSILLON. 379
signérent leur élude ; mais le nom n’a pas encore entiérement dis-
paru du pays.
Comme le cardinal Dubois, qui vit sa naissance en butte aux
améres railleries de tout le dix-huitiéme siécle, Massillon appartenait
donc 4 ces maisons laborieuses et simples, douées de quelque ai-
sance, et dont la vie utilement occupée n’empéchait ni 1’élévation
des sentiments, ni l'amour des lettres, ni méme une légitime fierté.
Cette existence de petite ville, ce travail de bureau ou de modeste
magistrature, ces soms d’un humble commerce, couronnés par
une respectable retraite, ont leur charme et aussi leur noblesse. En
général, des moeurs plus sévéres accompagnent une vie qui se passe
dans un cercle restreint. Comme on est trés-connu, trés en vue
dans son petit milieu, |’honneur y fait plus difficilement défaut. On
aime a rendre service, et on sait apprécicr 4 un juste taux les di-
verses qualités de ses concitoyens, avec qui on est nécessairement
en contact. L’air moral y est plus salubre que dans les grands cen-
tres; on y respire comme un parfum d’économie, de sagesse et
d'amour du travail. Les esprits médiocres et Jes mauvais coeurs
rient aisément de la province et des petites villes ; mais que d’hom-
mes utiles et distingués elles ont donnés a I’Eglise, a l’Etat et aux
lettres !
Massillon avait deux fréres. Le premier, Jean-Nicolas, devint
« lieutenant-colonel au département des gardes-cétes de la ville
d’Hyéres » ; il eut deux enfants que l’évéque de Clermont fit in-
struire et dont il prit soin. L’un devint mousquetaire ; l'autre passa
par l’Oratoire‘, fut professeur 4 Riom et finit par obtenir l’ancienne
abbaye d’Ebreuil, tombée en commande’. Le second frére du pré-
dicateur, nommé Joseph, mourut avant lui; il avait hérité de 1’é-
tude paternelle ; il eut pour fils le P. Joseph, éditeur des ceuvres de
l’évéque de Clermont.
Ce Pére Joseph était né en 1704. Elevé soigneusement au collége
oratorien, grace 4 la sollicitude de son oncle, il fut recu, en 1720,
a linstitution ou noviciat de Lyon. On lit dans le catalogue de ré-
ception, dont les notes sont généralement fort sévéres : « Joseph
Massillon d’Hyéres, agé de seize ans, fils de Joseph, notaire, entré
‘A Vannée 1728, n° 264, je trouve, sur lui, cette petite note : « Le confrére
Jean-Baptiste Massillon, natif d’Hyéres, diocése de Toulon, 4gé de dix-huit ans,
tonsuré, fils de Nicolas Massillon, bourgeois. et de dame Olivier; il a étudié en
philosophie 4 Toulon, et a été recu le 11 décembre 1728. »
1 Mémoire signifié pour les administrateurs du grand Hotel-Dieu de Clermont,
contre Jean-Nicolas Massillon, lieutenant-colonel au département des gardes-cétes
. la ville d'Hyéres, demandeur et défendeur. A la bibliothéque de Clermont-
errand.
380 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
le 25 octobre 4720. Il a de la piété et de l’aptitude pour les lettres.
Esprit vif, laborieux, pénétrant. Ordonné prétre en 1729'. » Envoyé
4 Riom, il y professa successivement 4 peu prés toutes les classes, |
de 1723 4 1730; en 1731, il y ful préfet du collége, et, en 1732,
il se fixa définitivement 4 Clermont, prés de son oncle, mais 1) lui
causa les plus vifs chagrins par son ardent et opiniatre attachement
aux opinions jansénistes. Sans cesse en relation avec les appelants,
trés-lié avec le fameux Soanen, il était, disent les Nouvelles qui
naturellement ne cessent de louer ce fanatique adepte, leur corres-
pondant, « comme un bureau d’adresses pour les pélerins jansé-|
nistes qui allaient voir M. de Senez, » exilé 4 la Chaise-Dieu. Il écri-
vit quelques opuscules de controverse, entre autres un mémoire
frangais et latin : Sur l’état de l'Eglise de France sous Clément XIV,
refondu et réédité avec le titre de: Lettres a un évéque sur les re-
médes aux mauz de 'Eglise de France. » Ce fut lui qui fit donner
les derniers sacrements 4 mademoiselle Péricr, niéce de Pascal. En
1656, Marguerite ou Margot Périer, agée de dix ans et pension-
naire 4 Port-Royal, avait, disait-on, été guérie d’un mal 4 l’ceil par
l’application d’une relique de la sainte couronne d’épines. Retirée
a Clermont, au sein de sa famille, elle vécut jusqu’a l’Age de quatre-
vingt-sept ans, étant, pour les Jansénistes, comme le lien qui ratta-
chait les Convulsionnaires 4 Port-Royal et le diacre Paris & Pascal.
Elle demeurait sur la paroisse du Port, dont le curé était un sincére —
catholique. Lorsqu'au printemps de 1733, la niéce de Pascal fut
atteinte de sa derniére maladie, le curé, voyant 4 son chevet }’image
de Paris, le saint des appelants et des convulsionnaires, dut lui de-
mander une rétractation formelle avant de lui administrer les sacre-
ments, mais elle ne voulut pas renoncer a ses sentiments hétéro-
doxes. Sur le refus constant du curé d’accorder son ministére a
une malade qui déclarait hautement ne pas se soumettre a l’Eglise,
Massillon, alors évéque de Clermont, aurait, suivant les Nouvelles,
ordonné & un des vicaires du Port de porter le viatique & mademot-
selle Périer. Nous n’avons sur ce fait que les renseignements fournis
par la feuille janséniste ; mais cet acte et cette intervention directe
de Massillon paraissent trés-peu probables, car, a cette époque, il
suivait une ligne de conduite trés-fermement et trés-décidément
catholique. En 1784, ces mémes Nouvelles disent que c’est. par les
‘ Archives, MM, manuscrit 612, p. 135. Et ailleurs encore : « Le confrére Joseph
Massillon, d'Hyéres, fils de Joseph, notaire, et de Thérése Rey, a étudié un an
en philosophie 4 Notre-Dame de Grace. On n'a rien a désirer en lui, sinon qu’
continue comme il a commencé. On juge par les fondements qu'il a jetés pour
la ber et pour les lettres, que l’édifice, auquel il travaille avec ferveur, sera élevé
et solide. »
LA JEUNESSE DE MASSILLON. 381
soins du P. Joseph que « mademoiselle Périer, niéce de Pascal, re-
cut les derniers sacrements. » Cette indiscrétion nous donne la clef
de Pénigme. Le P. Joseph, en administrant ou en faisant adminis-
trer les sacrements 4 une si ardente ennemie de la constitution
Unigenitus, aura du se parer du nom et de l’autorité de son oncle‘.
Ce qui, du mains, est tout a fait certain, c’est que Massillon, poussé
a bout par le jansénisme croissant du P. Joseph, le congédia de ]’é-
véché de Clermont. Mais il y eut pour le neveu ainsi disgracié un
heureux retour. En 1740, Massillon fit précher par le picux et po-
pulaire Bridaine une mission qui toucha beaucoup d’4mes, et. dont un
des teémoins, Marmontel, conserva un long souvenir. Bridaine, aussi
passionné pour la charité que pour la vérité, ramena le P. Joseph
aux pieds de son oncle. Malheureusement, malgré -de vaines pro-
messes, ]’incorrigible oratorien reprit son rdle de sectaire, et Mas-
sillon dut-se séparer encore de lui, et cette fois d’une manicre dé-
finitive. Le P. Joseph, d’abord retiré aux Vertus, vint, aprés la mort
de son oncle, résider 4 Ja maison de Ja rue Saint-Honoré, y empor-
lant avec lua les papierg de Massillon; plus tard, les.oratoriens eux-
mémes trouvérent ses opinions trop compromettantes ; il alla finir
ses jours sur la paroisse Saint-Paul de Paris of il continua sa vie
pauvyre, sévére, pénitente, mais attristée et sans consolation inté-
neure*. Enfin, gémissant sur le déclin du pur jansénisme, il atteignit
ses derni¢res années, et mourut le 30 décembre 1780. Au moment ot
il touchait a l’inévitable terme, il fit une déclaration obscure et équi-
vogue de ses sentiments religieux, et il recut les suprémes sacre-
ments de M. Benoit, prétre de Saint-Paul. En remarquant cette
figure qui-ne manque pas de caractére, nous n’oublierons pas que,
malgré ses torts, c’est a lui, c’est a ses efforts et &son activité que
nous.devons de posséder |’édition compléte des ceuvres de Jillustre
évéque. Mais pourquoi le P. Joseph n’est-il pas mort a |’Oratoire !
Sans doute, au lieu d’avoir été perdus et dispersés aprés Jui, les
manuscrits du grand prédicateur subsisteraient encore.
' Nouvelles ecclésiastiques, 1753, 20 mai, et année 1781, page 118. — Sainte-
Beuve, Port-Royal, 3° édition, t. Ifl, p. 198 et suiv. — Il sera bon de faire remar-
quer que M. Sainte-Beuve, n’écoutant que les mauvais propos des Jansénistes, s'est
fait ne trés-fausse idée de la vieillesse de Massillon. Rien, cependant, de plus
pieux, de plas chrétien, de plus vraiment épiscopal. Tout 4 ses pauvres et 4 ses
curés, plein de soumission envers |’Eglise, occupé de missions, de retraites et de
visites pastorales, ne quittant jamais son diocése, il fut, en plein dix-huitiéme
siécle, un modéle de zéle et de douceur évangéliques; el il mérita qu’en pré-
sence de l'Académie francaise. l'archevéque de Sens, Languet de Gergy, qui s'y
connaissait, l'appelat un saint évéque.
* Voirles Nouvelles ecclésiastiques, 24 juillet 1781, et les registres de ]’Oratoire
aux Archives générales.
382 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
Quant a l’abbé d’Ebreuil, nommé Jean-Baptiste comme son oncle,
sa vie fut beaucoup plus tranquille, plus oisive et plus commode.
Il eut des bénéfices qui lui rapportérent dix mille livres de rentes,
On le voit en 1737 fort occupé du partage des manses entre ses
moines et lui. Son oncle lui légua, comme a Joseph, une croix pas-
torale et un bijou, mais il se garda de lui confier ses papiers. le
pauvre Jean-Baptiste mourut tragiquement: en s’appliquant lui-
méme aux restaurations de son chateau abbatial, en 4744, il fut
écrasé par la chute d’unc poutre'.
Les catalogues authentiques et originaux de l’Oratoire mention-
nent quelques autres membres de cette famille d’Hyéres, attirés
dans la congrégation par la gloire de leurs parents. Voici ceux que
j'ai pu relever :
Gaspard Massillon, d’Hyéres, recu a I’Institution d’Aix en 169%,
professeur 4 Marseille en 1695, prétre en 1704, et mort au mois d’a-
vril 4731, a Notre-Dame-des-Graces, en Provence;
Louis-Antoine Massillon, d’Hyéres, admis 4 |’ Institution de Paris
en 1734, professeur & Riom en 1738 et 1739, sorti en 1740;
Jean-Francois-Toussaint Massillon, d'Hyéres, regu a Paris en 1731.
sorti en 1735 ; |
Jean-Pierre Massillon, d’Hyéres, regu 4 Paris en 1735 et sort!
en 1756.
Enfin on rencontre un Massillon juge-mage 4 Montpellier et prt-
sident du présidial en 1746.
L’orthographe primitive était Masseillon. Depuis 1681 jusqu'en
1699, c’est-a-dire jusqu’a plus de trente-six ans, le célébre prédice-
teur est toujours appelé Masseillon dans les listes imprimées ¢!
les actes manuscrits de sa compagnie. Ce fut seulement vers
temps ot il précha devant le roi qu’il adoucit légérement son nom,
et le reste de sa famille l’imita.
Dans les parties hautes de la vieille petite ville, bien loin du luxe
des quartiers modernes, prés de la ruelle Rabaton et de la paroisst
Saint-Paul, !’Oratoire avait un collége dont on voit encore aujour
d’hui les derniéres ruines. C’est 14 que s’initia aux choses de l’es-
prit le plus célébre des enfants d’Hyéres. Ainsi sa religicuse ¢t stu-
dieuse enfance se passa dans un espace trés-restreint, entre la ma
son paternelle, le collége des Oratoriens et l’église Saint-Paul. 0
‘ « XXXII abbas, Joannes Baptista Massillon. Sub ipso, divisiv mansaru.
restaurande abbatiali domui manum ipse admoverat. trabe obrutus est, | ;
1744. » Recueil des titres concernant ['abbaye d'Ebreuil, manuscrit 114, bibl.
Clermont. Cet écrit est l’euvre du dernier abbé d’Ebreuil. On y trouve le one
verbal de la division des manses, du 14 aout 1737, signé de « Massillon, seign
abbé commendataire de Saint-Léger d’Ebreuil ».
LA JEUNESSE DE MASSILLON 585
voudrait voir de prés le développement de cette belle intelligence
que captivérent de si bonne heure les lettres latines. Si plus tard il
transporta dans notre prose oratoire quelque chose de !’attendris-
sante douceur de la poésie virgilienne, s'il sut faire godter la plus
austére morale en l’enveloppant des séductions d’une grace exquise
et d'une souveraine harmonie, c’est que le génie de }’antiquité avait
souri 4 sa jeunesse et lui avait révélé le secret de l’art. Mais un
ceur profondément imbu du christianisme put seul lui donner
cette pénétrante onction et cette tristesse consolée ot est son vrai
triomphe. On se |’imagine encore exercant les touchantes fonctions
d’enfant de cheeur, et offrant l’encens a ces tabernacles au pied des-
quels 11 devait si souvent répandre les parfums d’une parole em-
brasée par le feu intérieur. Sans doute, au sortir de ses sévéres oc-
cupations, le petit Jean-Baptiste allait avec les autres éléves de 1’0-
ratoire se récréer sur les pittoresques hauteurs qui dominent la
ville, dans ces vieilles ruines gothiques d’ow l’on apercoit l’immen-
site de la mer. Peut-étre s’enivrait-il déja de solitude, et cherchait-
lla retraite qui le tenta si souvent, méme au milieu de Paris, au
sein de ses succés, et dont l’amour le poursuivit jusqu’a sa derniére
vielllesse.
Révélant de trés-bonne heure sa véritable vocation, il aimait non-
seulement 4 entendre les sermons, mais 4 les reproduire. Au retour
de l'église, réunissant en cercle ses jeunes camarades, le futur ora-
leur de Louis XIV et de Louis XV répétait & son naif auditoire ce
qu'il avait retenu de la prédication du jour, animant son discours
des graces naturelles de son geste et de sa voix. C’est ainsi qu’a huit
ans Lacordaire préchait devant sa bonne Colette. Ces précoces essais
rappellent le sermon de Bossuet 4 )’hétel de Rambouillet; mais |’é-
léve de Navare avait seize ans et on le prenait déja presque au sé-
reux.
Cependant, ces goits naissants, ces premiéres révélations du ta-
lent n’étaient pas consultés par le notaire d’Hyéres. A peine Jean-
Baptiste eut-il fini sa troisiéme qu’il le retira du collége pour l’em-
ployer dans son étude, voulant la lui transmettre un jour. Mais le
jeune clerc, dés qu’il avait une heure de liberté, allait se consoler
du style des actes et des contrats en traduisant, avec ses anciens
maitres, les plus beaux passages de ce Virgile et de ce Cicéron dont
il étaitsi heureusement épris. C’était 14 une marque incontestable de
vocation littéraire. Ce zéle méritoire dans la jeunesse et ces soins
généreux des maitres ne sont pas d’ailleurs aussi rares qu’on pour-
rait, deloin, le supposer. Dans les villages, plus d’un enfant s’arrache
au soin des vignes ou des champs paternels pour courir recevoir
les premiers éléments des lettres savantes, l’hiver au coin de ’Phum-
384 LA JEUNESSE DE MASSILLON.:
ble foyer du presbytére et, I’été, sous les ombrages avares de son
petit jardin. Comme le coeur est de la partie, l’esprit s’ouvre aisé-
ment; et les plus fortes générations sacerdotales se renouvellent
par ce commun désintéressement. L’éléve devient plus cher au
maitre, et le maitre 4 l’éléve. La science dont l’acquisition coidte
tant devient infiniment précieuse. C’est ainsi que le général Drouot
l’aimait comme une conquéte difficile. Fils d’un pauvre boulanger,
le jeune Drouot, en revenant du collége, portait le pain chez les
clients, et, comme l'unique lampe de la maison était souvent
éteinte par économie, il profitait, pour reprendre ses études, tantdt
de la lumiére brélante du four, tantét des froids mais gratuits
rayons de la lune.
Ces volontés généreuses, ces persistantes ardeurs arrivent infail-
liblement a leur but. Vaincu par la constance infatigable de son
fils et cédant aux priéres des prévoyants religieux qui enviaicnt les
talents de leur éléve, le notaire Frangois Masscillon envoya Jean-
Baptiste terminer ses études au collége oratorien de Marseille, ou
Pécolier reconnaissant s’attacha de plus en plus 4 la congrégation.
La pieuse et savante compagnie qui lui donnait )’instruction lit-
téraire et l'éducation chrétienne avait un prodigieux succés dans le
midi de la France. Dés l’année 1649, c’est-a-dire huit ans aprés I’t
tablissement défimitif de la société, on comptait déja neuf maisons
en Provence : Arles, Brignoles, Cavaillon, Marseille, La Ciotat, Fron-
tignan, Maleval, Pertuis et Pézenas '. |
Ce fut vers 1678 que Massillon entra au collége de 1’Oratoire. Il
eut pour professcur de rhétorique le P. Albette* qui, plus tard, eut
du succés dans les chaires de Paris. Dans cette méme maison, avait
déja étudié un des prédicateurs les plus godtés par le dix-septiéme
siécle, et 4 qui Louis XIV devait, aprés la station de 1694, adresser
un de ces mots auxquels il excellait, ct qui étaient la plus belle récom-
pense du travail heureux : « Mon Pére, il n’y a que votre éloquence
qui ne vicillisse point*. » Massillon trouva, comme dirccteur de
cette maison Ic P. Jacques Marrot, fougueux disciple de Saint-Cyran.
Le P. Marrot appartenait 4 ce parti extréme qui ne craignit pas’
d’outrager Massillon, lorsque le prédicateur se fut nettement dé-
claré pour la pleine doctrine catholique.
‘ Annales de la maison de l'Oratoire, année 1619, octobre, Archives, Oratoire,
ms. 623.
* Archives, f 43, ms. 640.
3 « J'ai étudié 4 Marseille, dit Mascaron lui-méme, sous les prétres de 1'Ora-
toire qui y out le collége, chez lesquels je fus pensionnaire presque durant tout
le cours de mes études. » — Notes pour servir & la biographie de Mascaron,
écrites par lui-méme, et publiés par M. T. de Larroque, 1863, pp. 9 et 40.
LA JEUNESSE DE MASSILLON. | 385
Ce collége de Marseille, quoique dirigé par des religieux de mé-
rite et de zéle, offrait de graves inconvénients. L’agglomération
d'une jeunesse ardente, le mélange inévitable des bons et des mau-
vais écoliers, l’éloignement de la vie de famille, étaient les causes
de plaies cruelles 4 la vic morale et chrétienne. Hélas! tel est le sort
des choses humaines, méme les meilleures. Si, d'un coté, le collége a
ses miséres, si la fleur délicate, la naive candeur, l’innocence de
'ame sont exposées a s’y flétrir, de l’autre, l’enfant y trouve le ressort
puissant de l’émulation, y échappe 4 des caresses et 4 des soins amol-
lissants, et sentant, au milieu d’une foule envicuse, le prix du
travail et du mérite personnel que rien ne supplée, il prend quelque
chose de male et d’énergique qui lui aurait manqué sous le toit do-
mestique. Au moment méme ou Massillon quittait le collége de Mar-
seille, un saint évéque, un missionnaire du Tonquin, M. Deidier,
donnait sur cette maison, ot il avait été éléve, de bien tristes ren-
seignements. Le 13 décembre 1681, M. Deidier, du fond du royaume
annamite, écrivait 4 sa sceur pour la détourner de mettre son fils
en pension‘. Racontant ce qu’il avait vu, dans sa jeunesse, a ce
collége oratorien, il lui disait que la surveillance y était insuffisante,
que les jeunes gens religieux y étaient en butte a la raillerie, et
que la licence des moeurs n’y avait souvent plus de bornes. Mais
que faire? M. Deidier conseillait la vie de famille avec un précep-
leur. Outre que la chose n’est possible qu’aux riches, un précep-
leur ne peut suffire 4 tout, ct l’éléve isolé languit loin de I'ai-
guillon et du contréle. Méme en ce cas, le meilleur parti serait
évidemment l’externat qui, sans priver l’enfance des mceurs et de
esprit de la famille, prend 4 l'éducation commune tout son suc
el toute sa moelle. Il faut envier les parents qui peuvent et qui sa-
vent ne pas se séparer entiérement de leurs fils, qui les retrouvent
chaque soir, jouissant du progrés de la journée en lexcitant, et
nourrissant eux-mémes I'intelligence et le coeur de ceux dont ils
alimentent la vie matérielle.
Ce fut cependant dans ce collége de Marseille que Massillon et
M. Deidier lui-méme résolurent de se consacrer complétement au
service de Dieu et du prochain. Massillon, au reste, ne perdit pas le
souvenir de Marseille; il y revint précher une station, et lorsqu’il
fut nommé évéque, il n’oublia pas les maitres qui, sans doute, }’a-
vaient gratuitement instruit. Il écrivit au P. Gauthier, supérieur
du collége de Marseille, prétre austére, mais d’un jansénisme qui
devint belliqueux, unc lettre ot respirent l’humilité, la foi ct la
‘ M.l'abbe Bayle a publié cette curieuse lettre dans sa belle étude sur Mas-
sillon.
386 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
gratitude : « Un homme de Dieu comme vous, mon Révérend Pére,
doit me plaindre beaucoup et pricr pour moi. C’est l’office le plus
essentiel que je puis attendre de l’amitié dont vous m’honorez. C'est
tout ce que je puis vous dire dans |’accablement de lettres et d’af-
faires ou.je me trouve dans ces commencements : je n’aurais rien
4 souhaiter si le diocése de Clermont devenait un jour digne de
votre zéle. Avec un ouvrier comme yous, je me croirais bien fort.
et je pense que je vous représenterai un jour si vivement les be-
soins de cette grande Eglise, que votre piété ne vous permettra pas
de vous y refuser. Souffrez que Je remercie ici tous nos Péres de
Phonneur de leur souvenir, que je me recommande a leurs priéres,
et que je vous proteste de tous les sentiments d’cstime et de respect
avec lesquels je suis, mon Révérend Pére, votre trés-humble et trés-
obéissant serviteur. »
Parmi les pensionnaires de ce collége, se trouvait un jeune Mar-
seillais, né la méme année que lui, et plein d’une vive ardeur pour
Pétude. Il se nommait Antoine Arcére. Les deux écoliers se liérent
d’une tendre amitié dés l’enfance'. Ils se retrouvérent 4 l’'Institu-
tion d’Aix et au scholasticat d’Arles, car Arcére entra lui aussi
dans la congrégation. Le gout et l’aptitude du P. Arcére le portaient
vers la philologie. Pour se perfectionner dans les langues du Levant,
il quitta l’'Oratoire, et voyagea plus de deux ans en Orient. Il com-
posa méme un grand dictionnaire frangcais-turc; mais il ne. put
parvenir a le faire imprimer. Massillon estimait fort cet esprit hon-
néte et laborieux; et 11 fut sensible a sa sortie’.
Ce fut le 10 octobre 16841 que, 4gé d’un peu plus de dix-huit ans,
Massillon franchit le seuil de la maison d’Aix*, pour y faire son novi-
ciat, qui s’appelait Institution chez les disciples de Bérulle. Aujour-
d’hui cet établissement, dont l’église fut détruite durant la Révolu-
tion, est occupé par les Sceurs de la Présentation, rue du Bon-
Pasteur.
Lorsque l’année de son institution fut écoulée, le confrére Mas-
sillon, comme on Ic nommait alors, s’éloigna d’Aix pour aller 4 la
maison d’Arles suivre le cours de théologie‘. It y demeura deux
ans, du 23 septembre 1682 au 19 septembre 1684. « Il s’y distin-
gua, dit un de ses contemporains, de ses confréres et de ses compa-
triotes* et par sa solidité et par la pénétration de son génie, et eut,
1 Lettre de Massillon au P. Arcére.
2 Ibid.
* J'ai retrouvé cette date dans les registres de l’Oratoire, Catalogues de Récep-
tion, année 1681. Elle est donc absolument sire.
4 R. des Délibérations, années 1682 et 1684.
® Mémoires pour servir d Uhistoire de plusieurs hommes illustres de Provence,
LA JEUNESSE DE MASSILLON, 387
parmi ses condisciples, le méme rang qu’il a eu dans la suite
parmi les prédicateurs. Un homme de mérite, que Louis XIV envoyait
dans le Languedoc précher la controverse, passant par Arles, s’ar-
réta quelques jours dans la maison de l’Oratoire. Charmé du jeune
Massillon, il eut de fréquentes conversations avec lui, et lui dit, en
le quiltant, qu’il n’avait qu’é continuer comme il avait commencé,
et qu'il deviendrait — « un des premiers hommes du royaume ». —
Qn est heureux de pouvoir ainsi trouver quelques traces de cette
brillante jeunesse.
Parmi les directeurs de cette maison d’Arles, on remarquait alors
le P. Honoré de Quiqueran de Beaujeu, depuis évéque de Castres. C’é-
tait un prédicateur célébre en son temps; Fléchier l'attira prés de
lui. A peine nommé évéque, M. de Beaujeu quitta tout pour son
diocese; et Louis XIV lui dit : « C’est bien tét, mais c’est bien fait. »
ll fut chargé de prononcer 4 Saint-Denis l’oraison funébre du roi,
que Massillon précha 4 la Sainte-Chapelle.
Imitant la sage coutume de la Compagnie de Jésus, |’Oratoire en-
voyait les jeunes religieux, et particuli¢rement ceux qui donnaient
les plus belles espérances, professer successivement dans ses col-
léges les classes de grammaire, d’humanités et de rhétorique. Les
plus solides esprits devaient méme enseigner dans les séminaires
de la congrégation la philosophie et la théologic, avant de se livrer
ala chaire et a la direction des dmes. C’était un excellent moyen
non-seulement de perfectionner le gout ou le savoir, mais surtout
de faire prendre des habitudes irrévocablement séricuses. Sainte-
Marthe donna donc a Massillon pour la rentrée de 1684, c’est-a-dire
pour la Saint-Luc, la chaire de cinquiéme du collége de Pézénas :
il y resta deux ans et demi, jusqu’au printemps de 1686'. Mais il y
eut la quatriéme 4 partir de l’année 1685.
Il y ayait alors, dans les petites classes de cet établissement de
Pézénas, un éléve que le jeune professeur devait retrouver plus
lard a Paris. C’était le fils d’un serviteur de M. de Grignan, 1’arche-
in-12, 1752, p. 377. Ce rare et précieux recueil, sans nom d’auteur, est du
P. Joseph Bougerel. Les registres de !’Oratoire nous apprennent que ce Pére était
né 4 Aix, en 1679, d'un procureur au Parlement, qu'il fut regu a I'Institution en
1702, qu'il résida ou professa dans plusieurs maisons de Provence, particuliére-
ment 4 Toulon, 4 Aries et & Grasse, et qu'il mourut en 4755. Il se trouvait, par
conséquent, 4 méme d’étre parfaitement renseigné sur ce qui concerne son
illustre confrére. Et il disait lui-méme : « Pour écrire la Vie de M. Massillon, je
n’aieu qu’a consulter ceux qui !’ont connu plus particuliérement; ce qui ne ma
pas été difficile, car il est mort depuis peu de temps; je n’ai rien marqué de lui
qui ne soit connu de tout le monde. »
‘ Registres des délibérations du Conseil. — Etat des morts et des vivants en 1685.
— Annotation manuscrite du P. Babier,. secrétaire de la congrégation.
10 Féveurn 1876, ; 26
388 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
véque d’Aries. Ii se nommait Jean-Baptiste Molinier. Aprés avoir
achevé ses études, Molinier se fit militaire. Mais, touché par la
grace, il revint 4 l’Oratoire pour s’y consacrer 4 une autre milice.
Le P. Molinier, qui avait de l’éclat et du feu, devint un prédicateur
cher 4 la foule. Par malheur, son impétuosité naturelle n’était pas
dirigée par le godt, ni réglée par une étude sévére. Lorsque, vers
les derniéres années de Louis XIV, il préchait 4 Paris, Massillon
allait parfois écouter. Ravi par son généreux enthousiasme, mais
en méme temps frappé de sa composition inégale et de son style
incorrect. l’illustre orateur lui disait ingénieusement : « Mon Pére,
il ne tient qu’a vous d'étre le prédicateur et du peuple et des grands. »
Un ancien oratorien, le P. Tabaraud, raconte sur ce séjour 4 Pézé-
nas une anecdote assez croyahle, encore qu'un peu jolie. Massillon
était de temps en temps chargé d’aller faire des conférences au
bourg voisin de Lézignan-la-Cébe. Mais il y subit un’grave échec :
on trouvait qu'il ne mettait pas assez de latin dans ses discours, et
qu'il ne citait jamais les écrivains profanes, selon la coutume du
seiziéme siccle, encore chére aux provinces reculées et arriérées. Le
Jeune professeur, averti, s‘empressa de charger ses instructions de
belles et longues citations latines qui enlevérent toute la petite
ville. Il arrivait parfois ainsi qu’on permettait aux « confréres » de
précher, avant qu’ils eussent qualité; cela se présenta précisément
a Pézénas en ces années-la, d’aprés le temoignage des registres; on
envoya en mission un jeune oratorien qui n’était pas encore dans
les ordres. ll faut pourtant se rappeler que le P. Tabaraud n’était
entré 4 l’Oratoire qu’en 1765, et que la tradition au sujet de Mas-
sillon pouvait déja étre confuse.
Cette maison de Pézénas était alors fort troublée. Le diocése
d’Agde, auquel elle appartenait, avait pour évéque un janséniste
décidé, M. Fouquet, qui faisait bénir ses séminaristes par le P. du
Breuil, un des saints et des martyrs de la cause. M. Fouquet était
exilé 4 Villefranche de Rouergue. Or I’assemblée de l’Oratoire avait
fait un formulaire réglant les matiéres alors si controversées en
philosophie, en théologie et méme en physique. Le cartésianisme et
le jansénisme y étaient également condamnés. On exigea de tous
ies oratoriens la signature de cette piéce. Le P. de la Chaise yeillait 4
la chose. Mais P’évéque Fouquet écrivit de Villefranche aux maisons
d’Agde et de Pézénas un mandement pour leur défendre de sous-
crire. Cette curieuse ordonnance se terminait ainsi: « Nous vous en-
joignons, en vertu de l’obéissance canonique que vous nous devez,
de nous donner communication de tout ce qui est réglé de nouveau
dans vos assemblées concernant ces matiéres ecclésiastiques, et de
ne rien mettre de tel 4 exécution sans avoir eu préalablement notre
LA JEUNESSE DE MASSILLON. 389
consentement, selon les régles et usages de |’Eglise, 4 peine de sus-
ion. » Massillon, & la suite de plusieurs autres oratoriens, se
hata dadresser 4 M. Fouquet une spirituelle. requéte, « pour lui
demander Ja liberté de souscrire | écrit en question, en lui donnant
la communication qu’i] avait exigée. » La réponse de l’évéque, qu'il
fitimprimer au bas de son ordonnance, fut celle qu'on pouvait at-
tendre de cet esprit ancré dans Son opposition < « Il consentait
qu’ils enscignassent ce qui leur était prescrit (par l’Oratoire) tou-
chant les opinions philosophiques; mais, pour les matiéres de doc-
trine, il leur défendait d’exiger la signature jusqu’a futur examen,
le tout sous peine de suspension. » M. Fouquet pensait étre fin;
mais la Compagnie fut plus ingénieuse encore : elle retira tous les
religieux des établissements d’Agde et de Pézénas, pour les rem-
placer par des oratoriens ayant déja signé ailleurs. La cour, mé-
contente de M. d’Agde, dont le nom déplaisait de reste, le trans-
féra de Villefranche 4 Issoudun.
Ce collége de Pézenas était d’ailleurs dans la plus étrange situa-
tion. D’une part, la cour et le P. de la Chaise, disent nos registres,
le suspectaient; plusieurs des Péres, et notamment le supérieur, le
P. Vitalis, étaient accusés de jansénisme; et, d'autre part, les ora-
toriens se plaignaient de rencontrer dans cette maison des esprits
mal soumis et inquiets. Ce P. Vitalis, obligé de quitter Pézenas, a
cause de Vaffaire de la signature, laissa sa charge au P. Béraud.
On recommanda vivement a ce directeur intérimaire de veiller sur
les religieux, dont se défiait la congrégation. Quatre confréres sur-
tout causaient de l’ombrage. On prétendait qu’ils étaient soutenus
dans leurs idées particuliéres « par les ennemis de la Congréga-
tion. » On bldmait « leurs liaisons suspectes avec des gens malin-
tentionnés, et reconnus partout pour étre opposés & la Compa-
gnie. » Or ces quatre jeunes régents étaient le confrére Cellier, le
confrére Marchand, « soupconné d’avoir des relations partieuliéres
avec les PP. jésuites, ot il a un oncle provincial'; » le confrére
Bernard et le confrére Masseillon. Ainsi Massillon déplaisait déja,
ou plutét devenait légérement suspect 4 sa congrégation. On I'ac-
cusait de sortir trop souvent et d’aller dans le monde. Le fait est
que cette petite société ne partageait qu’a demi les idées exclusives
et étroites de l’Oratoire, et méme (oh! horreur!) « allait se confes-
ser aux cordeliers. » Cellier et Bernard se retirérent. On eut bien
* ll suffisait, dés lors, d’avoir des relations avec les jésuites pour étre éliminé
de la congrégation. Ainsi, le 21 avril 4689, « ordre de renvoi: du confrére Bisot
(de Lyon) accusé de correspondre avec les PP. jésuites. » Le 23 mars, un autre
Jeane oratorien de Lyon, avait déja été congédié sur la méme inculpation.
590 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
voulu aussi se défaire de Marchand; mais il était appuyé puissam-
ment; le P. de la Chaise s’intéressa méme & lui, et il fallut le gar-
der. On respire en voyant Massillon échapper dés lors aux tendan-
ces étroites et jalouses de |’Oratoire; les reproches et les brutalités
de la Congrégation, les accusations grossi¢res qu’on lui adresse,
montrent qu’il n’appartient qu’a moitié & la Compagnie. On pov-
vait déja prévoir qu’il romprait un jour tout a tait avec l’esprit de
arti’.
: Au surplus, méme aprés le renouvellement total du personnel, la
maison de Pézenas n’avait pas bonne réputation; le P. de la Chaise
se plaignait amérement a la cour qu'on y eut parlé contre la dévo-
tion du rosaire.
. Dispersés au loin, les religieux d’Agde et de Pézenas purent si-
gner 4 leur aise. Le 7 mars 1686, Massillon fut envoyé de Pézenas,
en qualité de suppléant, 4 ce méme collége de Marseille ow il avail
terminé ses études. Il y resta encore toute l’année scolaire qui sui-
vit. A la Saint-Luc de 1687, il alla professer la seconde a Montbri-
son, ou la troisiéme étail confiée au P. Maure, son futur rival dans
les chaires de Paris et de Versailles. L’année d’aprés, il y eut la
chaire de rhétorique. Enfin, durant les vacances de 1689, Massillon,
désigné pour Riom, fut retenu par te P. Ville, supérieur du sémi-
naire que les oratoriens avaient a Vienne, le long du Rhone, au
faubourg de Lyon. C'est la qu’en 1690, il recut le sous-diaconat et —
le diaconat, et qu’il fut ordonné prétre en 1691, 4 l’dge de vingt- |
huit ans. I] demeura six ans a Vienne, jusqu’a l’automne de 1695,
enseignant la philosophie, puis la théologie. Toutes ces dates, que
nous avons relevées, année par année, sur les actes originaux eux-
mémes, permettent de suivre Massillon pas 4 pas dans ses diverses —
résidences et ses divers emplois : elles suffisent seules pour réfu- |
ter d’inutiles et gratuites suppositions. |
Les talents du jeune professeur attiraient sur lui l’attention; ce-
pendant il hésitait 4 monter en chaire. Enfin on lui persuada de
précher. L’archevéché de Vienne se trouvait alors entre les mains
d’un picux et digne vieillard, M. de Villars. C’était le cinquiéme
Villars qui occupait ce siége. Il aimait les lettres, et sa charité sem-
blait inépuisable*. Massillon parla plusieurs fois en sa présence’.
1 Mémoires domestiques (manuscrits) de ['Oratoire; Histoire générale (manus-
crite) t. Il, n* 204 et suiv., année 1685, Registres originaux, années 1684, 4685
et 1686.
2 L’Etat politique de la province de Dauphiné, par Nicolas Chorier, 1671, t. |,
p. 554. -
3 Bloge funébre de M. de Villars, édit. de 1708, p. 448.
LA JEUNESSE DE MASSILLON. 30!
Ces débuts furent heureux; il obtint un succés qu'il n’attendait
pas, et il connut les enivrantes douceurs de la gloire naissante qui
tentent les coeurs les plus pénétrés de l’humilité chrétienne. Le
monde recherchait déja ce noble et charmant esprit; et a cette épo-
que, on le trouve lié avec M. de Saint-Martin, avocat général du
parlement de Provence, et en relation avec des femmes de la meil-
leure société, madame de Grammont et la marquise de Pusignan.
Durant ce long séjour 4 Vienne, il se préoccupa de la question
des spectacles, alors si fort 4 |’ordre du jour, et sur laquelle il re-
vint plus d'une fois dans sa carriére oratoire. Athalie méme, ce
chef-d’ceuvre de la poésie dramatique et de l'art religieux, loué par
Fénelon, et ot la grandeur de Dieu enveloppe tout, ne put désar-
mer la sévérité de Massillon. Athalie parut en 1694. Du Guet avait
assisté &4 une des représentations de Saint-Cyr, et versé des larmes’
d’attendrissement et d’admiration. Plus impitoyable et surtout plus
jeune, Massillon écrivit une lettre ot il manifesta ses scrupules
méme a l’égard de cette piéce si profondément chrétienne.
lest probable que cette lettre ne fut pas imprimée, et que les
amis de l’Oratoire se contentérent de la communiquer’. La méme
chose eut liew pour ses sermons; car, a part ses livres liturgiques,
ses actes épiscopaux et son catéchisme, i] ne publia rien, pas méme
son Petit Caréme. L'oraison funébre de Conti fit seule exception *.
Mais nous savons que des copies manuscrites de ses sermons circu-
laient 4 Paris et 4 la cour. Ce qui est certain, c’est qu’Arnauld,
écrivant 4 Boileau, rappelle les sentiments sévéres de Massillon :
« Ce ne sont pas, dit-il, les scrupules du P. Massillon qui ont été
cause que j’ai tant différé 4 vous écrire de |’ Athalie, pour remercier
lauteur du présent qu’il m’a fait*. » Sa lettre est du 10 avril 1694.
Cette date, assurément, est curieuse; elle a méme excité des dou-
les. Deux savants distingués, M. l’abbé Bayle et M. T. de Larroque
ont pensé qu’il fallait lire plutét : Mascaron. Mais voila que Boileau,
4son tour, est revenu sur ces sévérités de Massillon. Lillustre
poéte prétend donc que si l’on interdit tout ouvrage qui parle aux.
sens, « il ne sera plus permis de peindre dans les églises des Vierge
Marie, ni des Suzanne, ni des Madeleine agréables de visage, puis-
qu’il peut fort bien arriver que leur aspect excite la concupiscence
d'un esprit corrompu. » Il faudrait aussi s’abstenir de voir repré-
senter et méme simplement de lire les ouvrages dramatiques.
‘ Quoiqu’un ou deux de nos manuscrits la disent imprimee, je n‘ai pu la trou-
ver nulle part.
* 1709, Paris, Maziéres, in-~4* et in-12.
* (Euvres de Boileau, éd. Saint-Surin, t.1V,p. 25.
HS > | LA JEUNESSE DE MASSILLON.
« Pourtant, ajoute-t-il, le théatre et la poésie ont quelquefois recti—
fié l'homme plus que les meilleures prédications, 4 preuve le Bn—
tannicus de M. Racine, qui dégotta 4 tout jamais un grand prince=
de danser dans des ballets. Quoi qu’en dise le P. Massillon, \o
poéme dramatique n’est mauvais que par le mauvais usage qu’ora
en fait*. »
Pendant |’année 1693, Massillon se produisit dans la chaire d'une
maniére plus solennelle. Ii alla prononcer 4 Lyon Voraison funébre
de: l’archevéque, Camille de Neuville de Villeroy, qui mdurgt be
3 juin, 4 Vhétel de ville de Lyon, et qui fut enterré aux Carméhites,
dans une sépulture de famille que possédaient les Villeroy. Ces Vil-
leroy formaient & Lyon, ainsi que les Rohan a Strasbourg et les ¥il-
lars 4 Vienne, comme une sorte de dynastie pontificale, se succé-
dant d’oncle 4 neveu. M. Camille de Villeroy était tout & Lyon. «ll
peut étre considéré, dit Saint-Simon, comme le dernier grand sei-
gneur qui ait été en France. Il commandoit dans.Lyon et dans tout
le gouvernement avec une pleinc autorité, sans inspection de per-
sonne, et rien ne s’y.faisoit que par lui. fl avoit un geand ‘équipage
de chasse, ct, devenu aveugle 4 la fin desa vie, il alloit encore a la
chasse, 4 cheval entre deux écuyers. Il vivoit magnifiquement; tout
trembloit sous lui, les villes, les troupes, jusqu’é |’intendant...
C’étoit un petit prestolet, 4 mine de curé de village, aussi hautque
sen frére étoit bas, qui le menoit-a la baguette et son neveu aa bi-
ton (deux maréchaux), qui avoit plus d’esprit ct de sens‘encore que
son frére, fut peu archevéque et moins commandant que roi de ces.
provinces, qu’il ne quittoit presque jamais*. » Né 4 Rome pendant
l’'ambassade de son fiére, il eut pour parrain Camille Borghese,
depuis Paul V. Il gouverna |’Eglise de Lyon de 1654 4 1693. i fonda
plusieurs édifices utiles, et particuliérement le grand séminaire.
Malgré son amour de la domination, da luxe ct de la chasse, il
s’occupait des écoles et des pauvres, visitait fréquemment les’pa-
- poisses de son vaste diocése, et restaurait la discipline ecclésiasti-
que. Par son testament, M. de Villeroy demandait.qu’dn’ n’honorat
pas sa mémoire par des éloges funébres; mais la reconnaissance et:
la piété publiques refusérent d’obéir 4 ce voeu, que dictait Ja reli-
gion. ri |
L’oraison funébre de l’archevéque de Lyon.est la premiére oeuvre
que nous possédions de Massillon. Jusqu’ici, sur la foi du P. Bou-
gerel, qui fait vivre M. de Villeroy jusqu’é quatre-vingt-douze ans,
Lettre autographe inédite, Auteuil, 7 sept. 1707, provenant du cabinet de
M. H. deM. =
* Dangeau, Addition de Satnt-Simon, édit. Didot, t. IV, p. 300.
LA JEONESSE DE MASSILLON. 305
au lieu de quatre-vingt-sept, ce qui est déja respectable, on croyait
que ce discours n’avait été prononcé qu’en 1698, quatre ou cing
ans aprés l’éloge de M. de Villars. Mais il est bon sur toutes choses
davoir des renseignements tout a fait contemporains. Or la biblio-
théque de la rue Richelieu posséde un exemplaire d’une Vie du pré-
lat, imprimée en 1695. Un y lit: « Les entrailles de M. de Villerey
furent enterrées 4 sa cathédrale; son coeur est conservé dans 1’é-
glise de Neuville, et son corps fut porté dans celle des Carmélites,
et mis dans la chapelle de Villeroy. On fit son oraison funébre dans
fous ces endroits : M. Villemot, promoteur général, la précha a
Neuville; uz Révérend Pére de l’Oratoire, aux Carmélites; et M. Mo-
ranges la fit en peu de mots'. » Massillon, il est vrai, n’est pas
nommé; mais il s’agit évidemment de lui, car nous savons, par
édition de 4708*, que son discours fut prononcé au Carmel, et
devant une niéce de l’archevéque qui y était rcligieuse. Comme M. de
Villars mourut aprés M. de Villeroy, I’édition de 1708 avait raison de
placer en premier lieu l’oraison funébre de l’archevéque de Lyon, et
cest évidemment le P. Joseph qui s’est trompé, en intervertissant
Yordre primitif de ces deux discours.
Ainsi averti, le gout saisit le progrés de la pensée, et on voit tout
un changement de systéme oratoire. Dans ces deux essais, surtout
dans l’éloge de M. de Villeroy, quoique ayant déja plus de trente
ans, l’auteur se laisse aller tantdt 4 la satire, tantét 4 la flatterie,
choses également répugnantes a la chaire chrétienne; on y trouve
de la déclamation, trop de fleurs et d’antithéses, un bel esprit su-
ranné. C'est comme un bouquet de terroir. Seul, le séjour de Paris,
ot il devait se méler 4 la bonne compagnie, entendre Bourdaloue,
précher devant Louis XIV et Bossuet, achévera de polir son style, et
fera de lui un des plus heureux modéles du bon gout. Ainsi, pour
ne rappeler qu’un exemple de cette inexpérience premiére, il com-
pare les visites ou tournées pastorales des prédécesseurs de Villeroy,
visites fortrares sans doute, a l’apparition des cométes. « L’apparition
etla course annuelle de ces astres saints (les archevéques de Lyon)
était devenue un phénoméne presque aussi rare et aussi surprenant
que les cométes. » Mais, a cdté des excés de jeunesse, et sous l’ac
cent de province, se font déja sentir cette tendresse d’dme et cette
délicatesse de cceur qui formeront les traits distinctifs de son beau
génie. On y voit aussi cet ingénieux emploi des souvenirs bibliques
ou il se plait & chercher la vraie et délicieuse parure de son élo-
' Vie de Camille de Neufville, archevéque et comte de Lyon, p. 182. Lyon, in-18,
288 pages, 1695 (par le P. Guichenon, Augustinien).
* T.V, p. 424.
594 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
quence. Mais, chose curieuse! dans |’oraison funébre de M. de Yil-
leroy, Massillon, un peu comme jadis 4 Lézignan, citait Salluste, et
comparait ses héros aux anciens Romains'‘. Or, en louant M. de
Villars, il repoussait de la chaire toutes ces choses profanes, et, se
tracant son nouveau chemin, il disait merveilleusement bien : « Nous
tirerons du sanctuaire méme les ornements sacrés qui vont servir
d’appareil aux funérailles de l’oint du Seigneur; nous ne prendrons
que sur l’autel les fleurs que nous allons jeter sur le tombeau du
prince des prétres. Le siécle, qui n’eut jamais de part a ses actions,
n’en aura point aussi a ses louanges; nous sortirons de I’Egypte,
pour rendre les devoirs suprémes 4 cet autre Jacob. Les pompes de
Pharaon ne viendront plus, comme autrefois, jusque dans une terre
sainte, honorer les cendres des patriarches. »
Ce M. de Villars, naturellement doux et bienveillant, allait 4 )’ame
de Massillon. Pendant quatre ans il l’avait vu de prés, jouissant par-
fois de son aimable conversation. Sa physionomie ouverte, son
4me qui s’attendrissait facilement, Pavaient touché, et il s’écriait
dans sa légitime reconnaissance : « Moi-méme, je dois le dire ici,
dussé-je éveiller ma douleur en rappelant le doux souvenir de ses
entretiens et de ses bontés, oui, moi-méme je l’ai vu, avec cet air
de candeur et de sincérité qui peignait sur son visage les sentiments
de son ceeur*. »
Aux vacances de 1695, Massillon quitta Vienne. On le destinait
évidemment & la chaire, car il fut envoyé a l’importante maison de
Lyon, au-dessus de laquelle il n’y avait que Paris, non plus pour
professer, mais pour « résider, » c’est-a-dire pour précher et con-
fesser*. On l’y trouve encore le 25 juin 1696 °.
En cette année 1696, ]Oratoire changeait de supérieur géné-
ral: au P. de Sainfe-Marthe succédait le P. de La Tour. La fin du
généralat de Sainte-Marthe avait été remplie de trowble et d’ennui:
la maladie et la disgrace augmentaient encore sa sévérité ordi-
naire. Dans son intolérance étroite, il craignait et repoussait tout
ce qui n’était pas pleinement du parti. N’ayant que quarante-six
ans, moins soupconneux et moins morose que son prédécesseur, le
P. de La Tour ne craignait pas d’attirer 4 Paris les jeunes religicux
de mérite et d’avenir. Massillon avait été suspect 4 cause de ses re-
lations avec les jésuites et les cordeliers; la vérité cependant est
‘ Edition de 1708, p. 407 et p. 444. .
2 Edition de 1708, p. 479. Pour M. de Villars, on peut voir outre Chorier,
Histoire de la Sainte-Eglise de Vienne, par Maupertuy. Lyon, 1706 et Moreri.
Partout l’éloge de sa bienfaisance et de son désintéressement.
3 Registre des délibérations de l'année 1695.
4 Liste triennale de l'année 1696.
LA JEUNESSE DE MASSILLON. 385
qu’en ce moment, quoique encore flottant, il penchait du cété jan-
stniste. Ce qui ne suffisait pas au P. de Sainte-Marthe, convenait au
contraire parfaitement au nouveau général; car le P. de La Tour se
trouvajt alors trés-exactement dans la méme situation d’4me : tous
deux avaient été nourris des opinions de la congrégation, tous deux
y lenaient, quoique sans aigreur et sans entétement, et d’ailleurs,
préts, comme la suite l’a démontré, a se soumettre au jugement de
’Eglise et méme a le défendre.
Aussi, le P. de La Tour, devenu général au mois de juin 1696,
laissa quelques mois a peine Massillon & la résidence de Lyon, et
dés le 1° octobre 1696, il l’appelait au séminaire de Saint-Magloire,
de Paris, en qualité de second directeur. ;
Mais que s’était-il passé avant l’élection du P. de La Tour? Déja
blamé a Pézenas par de trop austéres censeurs, toujours avide
dailleurs de solitude, s’était-il réfugié & Septfonts? En 1689, il
écrivait 4 Sainte-Marthe, qui, selon l'usage, l’interrogeait sur ses
désirs et ses gouts: « Comme mon talent et mon inclination m’é-
loignent de la chaire, j’ai cru qu'une philosophie ou une théologie
me conviendraient mieux'. » Et au surplus son esprit ouvert et con-
ciliant avait pu déplaire de nouveau. Ce qui est certain, c’est qu’on
lit, dans l’édition de 1708, un passage de l’éloge de M. de Villeroy,
qui n’était pas de nature 4 satisfaire le parti dominant a |’Oratoire.
ll avait dit, en effet, parlant avec convenance de Rome, que « cette
ville, si célébre, était le séjour de la sainteté et l’air natal de la
plus sainte politique : » phrase remarquable qui, avec }’édition du
P. Joseph, se transforme en « cette ville si célébre ot |’autorité
de l’empire et du sacerdoce se trouve réunie dans la méme per-
sonne’. »
Quoi qu’il en soit, il n’a pu étre 4 Septfonts que neuf ou dix mois
au plus, car, au 9 septembre 1695, dans les actes du conseil de la
compagnie*, on le mentionne comme envoyé de Vienne a Lyon, et
d’autre part, dans la liste triennale, on le trouve, l’été de 1696, a la
résidence de Lyon‘; et de 1a il fut envoyé, le 4° novembre, a Paris.
Ce temps est court, mais il suffit. Il parait, d’ailleurs, certain que
Massillon demeura quelque temps dans la retraite ; les temoignages
abondent sur ce point, et de plus, le prédicateur lui-méme a parlé
plusieurs fois en ancien solitaire.
Un témoignage important et qu’on ne saurait récuser, est celui
* Le P. Bougerel, p. 378; et Voyage littéraire en Provence, par M. P. D. L.
(Papon, ancien oratorien) 1780, p. 200.
* Edit. de 1708, p. 398, et de 1745, p. 66.
4 Déhbérations, année 1695.
* Feuilles imprimées, année 1696.
306 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
du P. Bougerel. L’approbation de ses Mémoires porte la date du
42 janvier 1754, c’est-a-dire seulement huit ans environ aprés la
mort de l’évéque de Clermont. Le P. Bougerel n’avait que seize ans
de plus que l’illustre orateur; il était d’Aix, et passa sa vie dans
jes maisons de la compagnie; il devait, par conséquent, mieux que
personne, étre édifié sur un événement aussi important dans l’exis-
tence de son célébre confrére. Or, il dit positivement et avec une
grande apparence de vérité, en citant des Mémoires particuliers :
« Vivement frappé de la difficulté de réussir dans le ministére de la
chaire, il prit le parti de se retirer & Septfonts, of quelque temps
aprés, instruit que le P. de La Tour avait été élu supérieur général
de l’Oratoire, il lui écrivit, et ce Pére le fit revenir dans le sein de
sa congrégatiun ; il lui donna la maison de Lyon, et lui conseilla de
ne pas enfouir ses talents ; quelque temps aprés (il fut) appelé au
séminaire de Saint-Magloire'. » En effet, trois ou quatre mois aprés
son arrivée 4 Paris, Massillon écrivait au P. Arcére, en l'engageant 4
rentrer, lui aussi, dans la compagnie, ces lignes ot il parle avec abon-
dance de cceur du régime inauguré a l’Oratoire par fe nouveau gé-
néral: « On n’a pas eu, pour vous, dans }’Oratoire, peut-étre tous
les égards qu’on devait 4 tout ce que vous promettiez, et a tout ce
que vous étiez déja. Mais vous connaissez les corps libres : il est peu
de particuliers qui s’intéressent 4 lhonneur de la communaute.
Vous aimez les livres et Ja solitude. Ainsi une vie commune et ré-
guliére ne vous ferait pas obstacle. C’est dommage, mon cher ami,
qu'un homme comme vous pourrisse dans un fond de province, et
n’étudie que pour étudier. Auriez-vous une si grande opposition
a venir 4 Paris vous rendre & un corps 4 qui vous vous devez, et
pour lequel vous étes n¢? Vous pouvez compter sur toutes les faci-
lités et sur tous les agréments imaginables de la part de notre nou-
veau général. Il aime les gens de lettres, il en cherche de tous cd-
tés... Le gouvernement de l’Oratoire, sous ce nouveau général, est
tout 4 fait changé ; ct son régne va étre celui-des gens de lettres et
de mérite. Il s’attache 4 faire fleurir l’Oratoire de ce cdté-la. »
Informé de cette retraite de Massillon par les oratoriens, d’Alem-
bert l’enveloppait de circonstanees étranges, mais il devait y avoir
quelque chose de vrai, comme on le verra tout & l’heure. D'Alem-
bert dit donc : « Il alla s’ensevelir dans l’abbaye de Septfonts, ot
l’on suit la méme régle qu’a la Trappe, et il y prit Phabit. Pendant
son noviciat, le cardinal de Noailles adressa & l’abbé de Septfonts,
dont il respectait la vertu, un mandement qu’il venait de publier.
‘ 1752, p. 578. Le P. Bougerel, qui, par malheur, se trompe trop souvent sur
les dates, recule 4 tort le moment de l’élection du P. de La Tour.
LA JEUNESSE DE MASSILLON. 397
Labbé, plus religieux qu’éloquent, mais conservant encore, au
moins pour sa communauté, quelque reste d’amour-propre, vou-
lait faire au prélat une réponse digne du mandement qu’il avait
recu. [len chargea le novice ex-oratorien, ct Massillon le servit
avec autant de succés que de promptitude. Le cardinal, étonné de
recevoir de cette Thébaide un ouvrage si bien écrit, ne craignit
point de blesser la vanité du pieux abbé de Septfonts en lui deman-
dant qui en- était auteur. L’abbé nomma Massillon, le prélat lui ré-
pondit qu'il ne fallait pas qu'un si grand talent, suivant l’expres-
sion de l'Ecriture, demeurat caché sous le boisseau. I exigea qu’on
fit quitter I’habit au jeune novice; il lui fit reprendre celui de l’Ora-
loire, et le placa dans le séminaire de Saint-Magloire 4 Paris, en
exhortant a cultiver ]’éhoquence de la chaire, et en se chargeant,
disait-+1, de sa fortune. » D’Alembert avait lu l’éloge de Massillon,
en 1774, devant l’Académie francaise, mais il ne le fit imprimer
qa'en 1779. Or, avant lui, on avait déja loué solennellement le pré-
ditateur ; il est vrai que c’était en province, comme 4 Toulouse et a
Marseille, et que ces premiers éloges échappérent a l’attention gé-
nérale. Le panégyriste de Toulouse, |l’abbé Marquez, parlait de la
retraite de Massillon 4 Septfonts comme Ic P. Bougerel, avec les
mémes circonstances, et presque dans les mémcs termes‘. Mais ce
quon avait peu remarqué ailleurs, frappa vivement avec d’Alem-
bert. Ses opinions, hostiles au clergé, et ses préjugés philosophi-
ques étaient faits pour blesser les coeurs chrétiens, et on cherchait
naturellement 4 le prendre en défaut. Je trouve a ce sujet une note
du temps fort curieuse, écrite sur un exemplaire de la bibliothéque
de V’Arsenal : « Il faut rectifier ce récit (le récit de d’Alembert).
M. Massillon essaya pendant quelques mois de la vie des Chartreux,
ef revint 4 l’Oratoire, regrettant beaucoup de ne pouvoir embrasser
cette vic pour laquelle il a toujours assuré qu’il avait du gout;
mais il n’alla point 4 Septfonts; I’histoire de la lettre du cardinal
de Noailles est de l’invention de M. l’abbé Maury, qui en fit l’essai
sur moi, avant que de la conter 4 M. d’Alembert, qui |’adopta sans
autre examen®*. » A Clermont méme, négligeant et le P. Bougerel et
Pabbé Marquez, on s’attaquait au philosophe. M. de la Batisse, an-
' Bloge de M. Massillon, prononcée a Toulouse, par M. l’abbé Marquez, profes-
seur d'éloquence au collége royal de la méme ville, 1768, in-8°, 24 pages.
* C'est donc de: Maury que parlait d’Alembert, lorsqu’il dit dans ses curieuses
notes sur I'Eloge de Massillon : « 1} alla faire & Septfonts le séjour dont nous
avons parlé, anecdote trés-vraie, et que celui qui nous l’a racontée, prédicateur
célébre et vivant, avait apprise'a I’Oratoire. » Ainsi, d'Alembert ne connaissait
pas ce qui avait été imprimé, en province, sur Massillon. Histoire de Académie
francaise, t. ¥ (4787), p. 26.
S98 L\ JEUNESSE DE MASSILLON.
cien grand vicaire du pieux évéque, écrivant l'année méme de I’ap-
parition de l’ouvrage du secrétaire perpétuel de |’Académie fran-
caise, trouvait son récit invraisemblable ; il ajoutait : « M. Massillon
n’a jamais été novice 4 Septfonts. Nous avons ici deux oratoriens
plus qu’octogénaires qui ont vécu quelques années dans la congré-
gation avec le P. Massillon; ils prouvent l’impossibilité du pré-
tendu Scptfonisme ; mais une preuve sans réplique, c’est le témoi-
gnage de dom Dorothée, actuellement abbé, et religieux de cet
* abbaye depuis trente-huit ans, qui m’assure, dans une lettre que -
J'ai sous les yeux, que cette prétendue anccdote est une fable, et
que M. Massillon n'a jamais été novice & Septfonts'. » La vérité est
qu'il y a quelque confusion dans d’Alembert, et que Maury a pu
linduire en errcur sur le fait de la réponse & M. de Noailles. Ce que
disent Bougerel et Marquez est plus simple et plus naturel. Le P. de
La Tour suffit seul pour tirer Massillon de la solitude; mais rien
n’empéche qu’il n’ail parlé du jeune prétre 4 M. de Noailles, et
méme que Massillon n’ait écrit quelque lettre au nouvel archevéque,
avec des compliments de l’abbé de Septfonts, dom Beaufort, qui était
trés-particuliérement lié avec les Noailles. Ce qui est du moins in-
contestable, c’est qu’a peine 4 Paris, il fut en rapport avec M. de
Noailles. Peut-étre méme lui dut-il de se produire si tot 4 la cour
de Louis XIV. Ayant a parler devant lui, dans les commencements
de son’ministére apostolique, Massillon le louait avec effusion, et
comme avec un accent de reconnaissance : « Ce nouvel Esdras que
le ciel nous a suscité depuis peu, va rendre la gloire de cette der-
niére maison semblable 4 la premiére. Nous I’allons voir lui-méme,
le livre de la loi 4 la main, rétablir les mceurs d'Israél, et exposer
ses préceptes et ses ordonnances aux prétres et aux peuples..., en
un mot, tel qu'un pontife qui ne s’est pas clarifié* lui-méme, mais
qui a su attendre que celui qui avait appelé Aaron, le fit asseoir
dans le lieu d’honneur et |’établit pontife des biens véritables et du
tabernacle éternel. Que vous rendrons-nous, Seigneur, pour ce don
que vous nous avez fait, et que nous reste-t-il 4 vous demander
pour vutre Eglise que des pontifes qui lui ressemblent* ? » II répé-
tait ces mémes éloges 4 la chapelle du Louvre dans ses panégyriques
de saint Louis‘.
* Cabinet historique, t. III, p. 320. Cette lettre a été reproduite par M. Godefroy
dans sa belle et savante édition des uvres choisies de Massillon.
_ * Clarifier. C'est la traduction littérale du « Christus non semetipsam clarif-
cavit ut pontifex fieret. » Hebr. V,5. Massillon emploie quelquefois ce mot vieilli
dans ses plus anciens discours.
> Pour le jour de saint Francois de Paule, 1*™ partie.
‘ Ed. de 1708, t. V, p. 280, et éd. de 1714, t. V, p. 196. Ge passage ne se trouve
plus dans les autres éditions.
LA JEUNESSE DE MASSILLON. . 509
Quel qu’ait été d’ailleurs le rdle ou l’action de M. de Noailles, il
est difficile de récuser l’autorité de Bougerel et de Marquez, qui
écrivaient si peu de temps aprés la mort de l’évéque de Clermont.
Tabaraud, ancien oratorien, déclare, au surplus, que le fait de cette
retraite de Massillon est attesté par la tradition constante de la con-
grégation, et il invoque le témoignage du P. Guibaud, neveu du pré-
dicateur, dans le Dictionnaire de Soissons. Mais nous avons plus :
dans un trop rapide éloge, tracé au moment méme ot la belle pa-
role de Massillon s’épanouissait et brillait de son plus pur éclat, lui
attirant l’admiration de la cour de Louis XIV et de tout Paris, en
1705, on nous montre la solitude comme la source ot le grand
orateur avait puisé les sentiments qu’il répandait sur ses tableaux
du christianisme naissant. Aprés avoir loué la haute vertu de Mas-
sillon comme chose rare et exceptionnelle partout, méme chez les
prédicateurs, |’écrivain, l’auditeur de 1705, s’écriait :
« Les images de la pénitence qu’il retrace si souvent dans ses écrits,
sont trop vives et trop animées pour n’étre pas les expressions fidéles de
sa vie; et la maniére touchante dont il explique les vérités austéres de
Evangile, fait assez voir qu'il les pratique lui-méme, que ce n'est pas du
milieu de la foule et du monde qu’il est monté dans les chaires chrétiennes
pour y combattre le vice, que c'est dans le silence et a l'ombre de la re-
traite qu'il s’est formé au saint ministére de la parole; que pour bien
connaitre le monde il s'est appliqué a bien connaitre Dieu, et que dans la.
méditation profonde des vérités évangéliques, il a trouvé des armes pour
renverser les fausses maximes du siécle. »
Ces paroles, appliquées 4 l’Oratoirc, n’auraient pas leur sens
pleinement satisfaisant. D’ailleurs, il n'y aurait rien de remarqua-
ble, sila retraite de Massillon s’était bornée 4 la vie commune des
maisons de la Société. La plupart des prédicateurs sortaient en effet
du Jésus et de l’Oratoire. Ce qui suit n'est pas moins digne d’at-
tention : | |
« Mais rien ne découvre mieux le fond de son 4me, que ce zéle ardent
qui éclate dans tous ses discours, 4 rétablir la pureté de la primitive
Eglise. Partout on voit un désir empressé de faire renaitre, s'il était pos-
sible, ces heureux jours oi la noble simplicité de |'Evangile faisait elle
seule toute son impression sans le secours de l’éloquence profane, dont
effet a toujours été de surprendre et d’éblouir plut6ét que de convaincre
et de toucher. Partout il se fait un plaisir de peindre, avec des traits vifs
el animés, la piété, la ferveur, la charité, le désintéressement, la péni-
tence, les austérités des premiers fidéles. Partout il emploie tous ses ta-
lents pour inspirer aux chrétiens l'amour de ces admirables vertus du
christianisme naissant!. »
* Recueil de Trévoux, édit, de 1705. Préface,
400 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
Maintenant quenous avons le secret de ces religieuses inspirations,
cherchons quelques-uns des pieux et poétiques tableaux qui char-
maient et édifiaient ainsi le dix-septiéme siécle, en lui remettant
sous les yeux la pure discipline des premiers chrétiens sous les traits
des trappistes de Rancé, des chartreux du Dauphiné, des moines de
Septfonts, ct peut-étre aussi des solitaires de Port-Royal.
Ainsi dans ce beau sermon de la Samaritaine, préché & Versailles
le vendredi 4 mars 1701, devant Louis XIV et en présence de Bos-
. suet, dans ce chef-d’ceuvre d’éloquence morale et d onction évangé-
lique, dont Villustre évéque de Meaux fut érés-content', Massillon
décrivait avec les traits les plus engageants la paix et la douceur
de la vie pénitente, et du fond de son dme sortaient de ces mots qui
montrent le cceur tout au vif:
« Venez, s’écriait-il avec émotion, venez voir vous-mémes ce qui se
passe dans cette terre heureuse ou vous vous figurez des difficultés si
insurmontables. Loin d'y trouver ces monstres qui vous épouvantent, et
que l’erreur de votre imagination s'y figure ; d'y trouver ces ennuis, ces
dégodits, ces horreurs que vous craignez tant et qui vous arrétent ; vous
verrez que le lait et le miel y coulent en abondance ; vous y trouverez des
sources de consolations solides, le repos que vous cherchez depuis si
longtemps, la paix du coeur, que le monde et les passions ne donnent
pas, et que vous n’avez pas encore trouvée; toutes les ressources de la
grace dont vous avez été jusqu'ici privés. Nous en avons novus-uéusz fast
une heureuse expérience et nous ne paraissons ici devant l’autel saint et dars
V'assembleée des fidéles que pour rendre témoignage qux miséricordesa du Set-
gneur sur les dmes qui reviennent 4 lui par une sincére pénitence. Terra
quam circuimus valde bona est... et tradet (Dominus) humum lacte et melle
manantem. »
Puis, aprés cette description de la Terre promise, venait une tou-
chante explication, une glose attendrie dela parole du Sauveur ala
femme de Samaric : Si scires donum Dei. Mais, au lieu de cette pa-
raphrase étendue, citons simplement |’exclamation dans laquelle le
texte de 1705 l’avait resserrée et condensée : « Ah! si vous saviez
quelle onction Dieu répand sur les voies de la pénitence ; si vous
connaissiez quelles sont les douceurs d’une Ame pénitente, vous ne
diriez plus que le joug du Seigneur est accablant. » A travers ces
mots rapides, se manifeste un coeur qui a expérimenté Ics choses
divines quil révéle, et dont il reste & jamais tout pénétré et tout
ravi. ll se ee en véritable peintre moral qu'il est, 4 mettre en re-
gard de I’Eglise a sa brillante aurore l'image de sa splendeur renovu-
velée ou continuée au milieu des déserts, tandis que, sur bien des
! Journal de U'abbé Le Dieu, a cette date de mars 1701.
LA JEUNESSE DE MASSILLON. wi
points, en poursuivant sa course, l’astre sacré rencontre des nua-
ges qui obscurcissent ses rayons. Mais pourquoi 1’admirateur de
cette ferveur primitive et de ces solitudes ot se réfléchissait si
purement le tendre éclat des anciens jours, laissa-t-il la vie retirée
pour laquelle il se sentait épris? Ce n'est pas que du fond du port
il envidt la mer agitée, comme un navigateur avide des flots et
des tempétes. Son activité le renvoyait au monde, mais par devoir,
et pour y étre utile, ainsi qu'il l’écrivait. Cependant, du milieu de
sa route méme, 11 se laissait aller 4 de touchants et mélancoliques
retours. Lorsqu’on est ainsi remis au courant de sa vie, on sent
pour ainsi dire sc renouveler cette éloquence, et on éprouve plus
d‘attrait encore aces vifs tableaux. Sous la peinture des jours hé-
roiques, se retrouve celle de la solitude qui reproduisit si admira-
blement la premiére antiquité. Les pénitents du siécle de Louis XIV
rappellent les vieux modéles, quoiqu’on n’edt pas lair de le dire.
« Ah! les siécles de nos péres en voyaient encore aux portes de nos
temples; c’étaient des pécheurs moins coupables que nous, sans doute, de
tout rang, de tout age, de tout état; prosternés dans le vestibule du tem-
ple, couverts de cendre et de cilice, conjurant leurs fréres qui entraient
dans la maison du Seigneur, d’obtenir de sa clémence le pardon de leurs
fautes ; exclus de la participation a l’autel et de l’assistance méme aux
mystéres sacrés ; passant les années entiéres dans .]'exercice des jetnes,
des macérations, des priéres et dans des épreuves si laborieuses que les
pécheurs les plus scandaleux ne voudraient pas les soutenir aujourd’hui
un seul jour; privés non-seulement des plaisirs publics, mais encoredes
doureurs dela société, de la communication avec leurs fréres, de la joie
commune des solennités ; vivant comme des anathémes, séparés de l’as-
semblée sainte ; dépouillés méme pour un temps de toutes les marques
de leur grandeur selon le siécle, et n’ayant plus d’autre consolation que
celle de leurs larmes et de leur pénitence. »
Celui qui soupirait ainsi vers les prémices de l’esprit et la pre-
miére fleur du christianisme pouvait habiter le monde; mais il
revenait portant le dard attaché au flanc. Au reste, cette nature si
profondément chrétienne, dégovtée de la vie vulgaire, avait du res-
sentir ces violents accés de ferveur religieuse que peut seule cal-
mer l’immolation complete. Ainsi Fénelon avait voulu se vouer aux
missions étrangéres. C’est avec l’accent d’un sentiment sincére,
d'une conviction émue qu’ayant 4 précher la véture rcligieuse d’unc
noble jeune fille élevée 4 l’ombre du sanctuaire, Massillon s’é-
criait au moment ob tombait devant elle le voile qui la séparait
pour jamais d’un monde qu’elle n’avait pas connu: « Hélas! je ne
risquerai rien en vous rapprochant le monde, pourvu qu'il paraisse
tel qu’il est; il n’est pas assez aimable pour se faire regretter ; ceux
402 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
mémes qui le voient de plus prés sont ceux qui en sentent plus
viverment le vide et la misére. »
A quiconque a visité Septfonts, il est facile de se représenter la
retraite choisie un jour par Massillon, telle qu’elle était au dix-sep-
tiéme siécle, au moyen d’un petit livre di 4 une plume délicate,
quoique légérement profane, imprimé dés 1702*. Un rigide imi-
tateur de Rancé, comme lui converti, avait réformé la vieille ab-
baye bénédictine. C’était la méme sévérité qu’a la Trappe, bien
qu'avec une régle un peu différente. Septfonts, aujourd’hui habité
par les disciples mémes de Rancé, est situé 4 sept ou huit lieues de
Moulins, assez prés de la Loire. Le site morne et triste n’a pas la
majesté et la poésie de ces premiéres assises des Alpes od s'éléve la
Grande Chartreuse ; mais il n'a rien de vulgaire. Des murailles gar-
nies de teurelles forment l’enceinte du monastére. Dans l’enclosdu
couvent se trouvent dcs jardins, des vergers et des champs. La le
travail rustique et la priére forment le fonds de l’existence. Le som-
meil ct l’existence y comptent pour peu; et l’agrément pour rien.
On vit & la maniére des plus pauvres paysans, relevant et honorant
la culture dc la terre, ce qui est aux hommes des labeurs champeé-
tres un puissant exemple comme unc grande consolation. La péni-
tence était continuclle 4 Septfonts, mais on n’y connaissait guére la
discipline ; on ne l’ordonnait que pour des fautes tout & fait capi-
tales, « par exemple s'il était arrivé qu’un frére edt rompu le si-
lence. » Au reste, Massillon nous a comme tracé l’esquisse de cette
religieuse solitude dans son beau panégyrique de saint Benoit: « Je
ne rappelle pas ici ces jetines sévéres et presque jamais interrom-
pus, ce silence éternel, ce travail des mains si dur et si sévére-
ment recommandé, cette retraite si profonde et si perpétuclle,
ces nuits que la nature a, ce semble, destinées au soulagement du
corps, employées a |’abattre par lcs veilles et les priéres, cette mor-
tification universelle de tous les sens, et une vie qui ne semblerait
presque n‘étre plus & la portée de la faiblesse humaine par I 'excés
de ses austérités, si nous ne Ics voyions de nos jours renouvelés
dans un saint désert. » Ne sent-on pas la l’impression et 1’expé-
rience personnelles ?
En 1702, on compte soixante quinze religieux 4 Septfonts, mais
la porte de cette sainte maison est « toujours ouverte 4 ceux qui ¥
viennent sincérement chercher Dieu, de quelque dge ou de quelque
condition qu’ils soient, jeuncs ou vicux, pauvres ou riches, sains
ou malades, doctes ou ignorants?*. »
! Histoire de la réforme de l'abbaye de Septfonts, in-12, Paris, 1702 (par Drouet
de Maupertuy). .
® Histoire, 1702, p. 82.
LA JEUNESSE DE MASSILLON. 405
Telle était donc l’austére discipline introduite par dom Eustache
de Beaufort vers 1664. Aprés avoir été novice 4 Clairvaux, alors
bien déchu de son antique sainteté, et bien oublieux du grand
nom de Bernard, dom Eustache s’abandonnait 4 une vie molle
et facile, lorsqu’il fut converti par les efforts de son pieux frére.
fl devint dés lors l’émule des Antoine et des Rancé; et il fit une
autre Thébaide de l’abbaye que lui avait donnée Mazarin. L’abbé
de Beaufort, frére du réformateur, depuis confesseur du cardi-
nal de Noailles et chef de son conseil épiscopal, était un prétre de
meeurs sévéres et d’une foi profonde. Il aida dom Eustache dans
les difficullés qu’il rencontra plus d'une fois en poursuivant son
ceuvre, l’'appuyant du crédit,de M. de Noailles, alors si puissant prés
de Louis XIV et de madame de Maintenon.
Le 4** novembre 1696, Massillon fut donc envoyé de Lyon a Saint-
Magloire‘; il avait trente-trois ans, lorsqu’il arrivait ainsi 4 Paris ;
cependant il ne resta qu’un an et demi au plus a Saint-Magloire, et
un an seulement en qualité de directeur; il précha le Caréme de
1698 4 Montpellier’, et en revenant il se retira dans la solitude ora-
torienne de Raray. Se sentant alors irrévocablement destiné a la
prédication, il voulait s’y préparer 4 l’aise, loin des dérangements
inévitables de la ville. Nous savons sdrement par une lettre qu’il
adressait & Colbert de Croissy le 2 juin 1698, qu’aé cette date il habi-
tait Raray* ; il ne faudrait pas supposer qu’il n’y alla que par acci-
dent, car au 5 janvier 1699, [il est désigné dans les registres de sa
Société comme faisant partie de la maison de Raray ‘. Et d’ailleurs
il n’est plus marqué dans l'état du personnel de Saint-Magloire, a
partir de la rentrée de 1697-1698.
Saint-Magloire, situé entre la rue Saint-Jacques et la rue d’Enfer,
touchait 4 l’église Saint-Jacques du Haut-Pas ; c’est actuelle-
ment l'Institution des Sourds-Muets. En 1620, le cardinal de Gondi
y avait établi un séminaire que dirigeait ]’Oratoire. Les sciences ec-
clésiastiques fleurissaient dans cette pieuse et savante maison ; au
dix-septiéme siécle on y entendait particuliérement les belles con-
ferences de Thomassin et les érudites dissertations de Lebrun.
A quelques pas de Saint-Magloire, et prés de la barriére d’Enfer,
se trouvait I’Institution ou noviciat de l’Oratoire a Paris; l’église
‘ Le P. J.-B. Masseillon de Lyon, 4 Saint-Magloire, pour y étre second directeur
des ecclésiastiques. — Délibération du 1° octobre 1696. — Registres de !’Ora-
toire 4 cette date. Signé : de La Tour.
* Le P. J.-B. Masseillon de Saint-Magloire, 4 Montpellier, pour y précher le
Caréme prochain. — Délibération du 30 décembre 1697. — Ibid.
+ Lettre du cabinet de Victor Cousin.
* Le P. J.-B. Massillon de Raray, etc., délibération du 5 janvier 16°19.
40 Fiver 1876. ud
404 LA JEUNESS6 DE MASSILLON.
avait été consacrée 4 l’Enfant-Jésus. Comme les batiments de cet
établissement étaient considérables, les jardins vastes et ombragés,
le quartier calme et reculé, on y recevait des personnes pieuses qui
venaient s’y retirer; de la sortirent pénitents l’abbé de Ranceé et le
cardinal Le Camus; 14 aussi se sanctifiérent Tréville, l’ami de Ma-
lebranche, et le chancelier de Pontchartrain. Aujourd’hui I'institu-
tion est occupée par l’hospice des Enfants-Trouvés.
Dans un tout autre endroit, prés du Louvre, rue Saint-Ionoré,
s’élevait la maison mére de la congrégation. La bibliothéque était
considérable, et lorsque Massillon vint se fixer dans cette résidence,
elle avait pour conservateur le savant P. Lelong. Le cardinal de
Bérulle construisit l’église, mais la facade ne fut terminéc qu’'en
4774 : elle apparticnt maintenant au culte protestant. La statue du
fondateur, par Anguier, faisait le principal ornement de cette église.
L’artiste avait représenté le pieux cardinal & genoux ayant devant
lui un livre ouvert que tenait un ange‘. Sarazin de son cdté ex-
prima deux fois sur le marbre les traits du grand serviteur de Dicu:
l’une de ces ceuvres fut destinée aux Carmélites, et l'autre 4 I'Insti-
tution. Pendant la Révolution on transporta les trois stalues au mu-
sée des Petits-Augustins’. Plus tard, les Carmélites de la rue d’Enfer
obtinrent celle qui leur appartenait. Fouché donna la plus belle, !a
statue de I'Institution, considérée A juste titre comme un chel-
d’ceuvre, au collége de Juilly ou on |’admire encore ; Bérulle est en
priéres, ses beaux traits sont comme consolés dans leur recueille
ment; rien de plus pur, de plus ferme et de plus ch rétien. Un mer
veilleux bas-relief sculpté sur le prie-Dieu représente Jonas sortan!
de la balcine, symbole de la Résurrection*.
Pendant le peu de temps que Massillon resta au séminaire de
Saint-Magloire®, il y rencontra les jeunes et brillants abbés de Lov-
vois et de Rohan avec lesquels il se lia et qu’il devait melrouser plus
. Gravée au tome II des Antiquttés nationales de France, par Millin, in-folio,
1791.
2 Elles sont décrites par Lenoir, sous les n* 167, 168 et 169 de ses Monuments
frangats. Paris, an VIII, p. 265.
3M. Victor Cousin, quia si bien parlé de la statue des Carmélites, n’a pas
comnu celle de Juilly. Du-Vrai, du Beau et du Bien, 2° édition, p. 242 et 24.
Quant aux restes du cardinal, pieusement recueillis durant la Révolution, aprés
avoir été déposé a l’hétel de Bérulle, rue de Grenelle, ils furent, plus tard, trat-
&ré i Saint-Sulpice, d'Issy, of ils reposent encore. Y. Histoire: de Béerulle, pat
Tabaraud, t. Il, p. 166.
4 Le nouvel et consciencieux éditeur de Madame de Sévigné s'est trompe, ¢n
pensant que Massillon était encore directeur de Saint-Magloire, en 1703; il habi-
tait, alors, la maison de Saint-Honoré. — Madame de Sévigné, édit. de M. Régnict.
de l'Institut, t. I", p. 503, et t. X, p. 494.
LA JEUNESSE DE MASSILLON, 405
tard. A ce moment Lebrun et Moret y étaient professeurs ; Massillon
partagea la direction avec le P. Hédouin. Ensa qualité de directeur;
il faisait des conférences morales aux jeunes etclésiastiques.
Quoiqu’il parlat souvent, il ne nous reste que huit de ces ins-
tructions de Saint-Magloire. En raison de la condition élevée
des auditeurs, le pieux directeur appuyait particuliérement sur
l'emploi chrétien des bénéfices, et les périls de Yambition eccleé-
siastique. Ces huit discours sont remplis d’une véritable et solide
éloquence ; tantdt il s’indigne confre la profanation des choses sain-
tes, tantét il console l’ame religieuse, l’encourage et lappelle aux
joies de la communion. En observant quel abus des trésors de l’E-
glise faisaient alors tant d’ecclésiastiques, courtisans oisifs et fas-
tueux, tant d’opulents commandataires, il s’anime ou s’attriste, et
semble soulever en pleurant le voile de |’avenir pour entrevoir ce
qui devait se passer 4 la fin du dix-huitiéme siécle.’ « Que sais-je si
la justice de Dicu ne permettra pas que des biens sacrés dont I'u-
sage déshonnore si fort son Kglise soient livrés aux ennemis de son
nom. » On dit qu’A Massillon arrivant a Paris, le P. dé La Tour de-
manda ce qu’il pensait des orateurs les plus suivis, et que le jeune
prétre répondit : « Je leur trouve bicn de l’esprit et bien des talents,
mais si je préche, je ne précherai pas comme eux.' » ‘Ces mots re-
présentent exactement sous une forme concise la rhétorique sacrée
qu'il enseignait 4 Saint-Magloire, dans ce lieu, comme il disait, si
plein de l'esprit sacerdotal. I] invitait ses jeunes auditeurs 4 cher-
cher la vraie source de la parole évangélique, et & y puiser abon-
damment. Ii voulait dans la chaire non pas le bel esprit dont on
abuse trop en tout temps, mais le cceur, un cceur tout pénétré de
christianisme; non pas les expressions qui viennent de I’csprit, mais
celles qui sortent de l’4me. Pour lui, c’est une piété profonde qui
forme avant toutle prédicateur ; sans elle les eaux se tarissent, tout
languit et se desséche. Si les ministres de la parole sainte sont
mondains ou seulement tiédes, s‘ils n’ont pas le coeur pénétré et
touché, leur éloquence est vide, stérile, froide, puérile méme. Mai:
aces déclamateurs, 4 ces hommes sans entrailles et sans profon-
deur de foi, avides de popularité, amis du bruit, il oppose les Bos-
suet, les Fénelon et les Bourdaloue. Qu’il admire noblement « les
grands hommes que Dieu suscite de temps en temps pour éclairer
les siécles, pour défendre la foi contre les entreprises de l'erreur,
pour soutenir les régles chancelantes, pour empécher le mensonge
de prescrire contre la vérité! » C’est bien le méme juste et sage es-
prit, qui, le 14 juillet 1744, 4 la Sainte-Chapelle et en présence de
1 Bloges de 1770, 2° éloge.
BE LA JEUNESSE DE MASSILLON.
l’Académie francaise, lui fera célébrer si magnifiquement Bossuet.
« D'un génie vaste et heureux, d'une candeur qui caractérise tou-
jours les grandes Ames et les esprits du premier ordre, !’ornement
de l’épiscopat, et dont le clergé de France se fera honneur dans
tous les siécles, un évéque au milieu de la cour, homme de tous
les talents et de toutes les sciences, le docteur de toutes les Eglises,
la terreur de toutes les sectes, le Pére du dix-septiéme siécle, et a
qui il n’a manqué que d’étre né dans les premiers temps, pour
avoir été la lumiére des conciles, l’dme des Péres assemblés, dicté
des canons, et présidé a {Nicée et & Ephése. » A ces éloges, il unis
sait Kénelon, le confondant presque dans une méme gloire. De
telles paroles prouvent d’autant mieux ]’4me grande et étendue de
Massillon, qu’il les pronongait lorsqu’il appartenait l’Uratoire,
dont l’esprit se rétrécissait de plus en plus en s’éloignant du fleuve
de la tradition catholique.
Aprés les heureux succés de Saint-Magloire et de Montpellier, il
s’était donc caché a Raray, retraite chére 4 Malebranche. La évidem-
ment 1] se disposait par le travail et le recucillement & son ceuvre
apostolique. L’auteur des Querelles littéraires dit de Massillon,
dans un style commun, mais avec assez de vraisemblance : « ll
attribuait la vogue qu’il eut & la ville et & la cour, en commengant
4 précher, en partie a la précaution qu’il avait eue de débuter avec
un nombre de sermons suffisant pour un caréme'. » On a plusieurs
fois écrit que Massillon avait professé 4 Juilly*; c’est une erreur
incontestable que dévoilent les registres de l’Oratoire ; on a évidem-
ment confondu le grand prédicateur avec le P. Gaspard Massillon
qu'on voit, en effet, régent 4 Juilly au commencement du dix-hul-
tiéme siécle*.
Ainsi préparé, Massillon se vit enfin appeler, par le P. de La Tour,
4 paraitre dans les chaires de Paris. Au commencement de l'année
4699, il vint habiter la résidence de la rue Saint-Honoré, qu'il ne
devait plus quitter durant vingt et un ans. Il y trouva Malebranche,
Reyncau, Surian, Habert, de Monteuil, Maure et la Boissiére. Mais
seuls, Malebranche et Massillon appartiendront a |’avenir. Pendant
celte longue période, son éloquence pleine et convaincue ne ccss4
de se répandre. Vraiment infatigable, il précha dix-huit carémes ¢
six avents, sans parler de ses autres sermons isolés; en outre, !
‘ Querelles littéraires, (par Irailh) 1761, t. II, p. 228.
2 Madame de Marcey (Mademoiselle L. de G., de Clermont) a, elle-méme, cour
mis cette erreur dans sa charmante et solide étude sur Massillon.
* Délibération de l'année 1700. C’est par une confusion analogue quon °
voulu trouver le prédicateur 4 Notre-Dame des Graces, en Provence. Il s'agi
encore de ce méme P. Gaspard Massillon, qui y mourut en 1734.
LA JEUNESSE DE MASSILLON. “7
dirigeait les Ames que convertissaient ou que touchaient le zéle et
lonction de ses discours. Ceux qui eurent le bonheur d’entendre
les premiers épanchements de son 4me furent ravis de son air pé-
nétré et de son incomparable modestie. Sa physionomie recueillie
et mortifiée, son onction, allaient au cceur de M. Vuillart, qui s’é-
criait en revenant des sermons de ces jeunes années, le ceur tout
rempli de douceur et de consolation spirituelles : « Ce fut un tor-
rent de lait et de miel : heureux qui s’en trouve inondé! » Brillon
admirait son maintien grave, sa voix touchante et son air insinuant,
disant que sa seule présence persuade déja ', et Bossuet rendait jus-
tice 4 sa piété, 4 sa modestie, 4 son onction’. Ce fut a l’Oratoire du
Louvre qu’il précha son premier caréme a Paris* ; M. Vuillart l’y en-
tendit le mercredi de la Passion. Le succés fut tel, qu’il lui mérita
de passer de plein saut, dit l’abbé Le Dieu, de la chaire des Péres a
celle du chateau de Versailles.
Mais, malgré cette gravité, cette piété, cette modestie, attestées
par les contemporains, Massillon était aimable, d’un esprit vif et
gai. De Ila maison de Saint-Honoré, il allait quelquefois 4 |’Institu-
tion voir les novices, et il partageait leur enjouement. Ces natures
fortes et sérieuses, ces Ames restées toutes pures et candides sou-
nent ainsi 4 ce qui est jeune. De son cdté, Malebranche aimait
4 se récréer ainsi avec les petits enfants. Le président Hénault, qui
fut novice de l’Oratoire, vit le célébre orateur, et il nous le repré-
sente deux fois le rire sur les lévres. Le P. Massillon s’était retiré a
Institution, en 1701, pour y préparer son caréme; le confrére
Hénault alors s’épuisait 4 composer l’oraison funébre de Rancé,
animé, dit-il, par le désir de la montrer au prédicateur; « le
P. Massillon mourait de rirea cette lecture. » Lorsque Hénault quitta
la Congrégation, le directeur de !’Institution’ pleurait, mais Massil-
lon disait en riant : « Mon Pére, est-ce que vous avez jamais cru
qu'il nous resterait*. » Comme novice, le président Hénault avait
eu son petit article; on sera peut-étre curieux de le voir : « confrére
Charles-Jean-Francois Esnault, de Paris, fils de M. Jean-Remy Es-
nault et de dame Francoise Ponton, bourgeois de Paris, a fait ses
humanités aux jésuites, et sa philosophie un an seulement au col-
lége Mazarin, entré le 2 mai, vétu le 44 aot seulement; il est dgé
de quinze ans et demi. M. son pére, fermier général, a promis une
' Le Théophraste moderne, par Brillon, 1704, in-12. p. 356.
* Mémoires et Journal de \'abbé Le Dieu, t. Il, p. 2.
>4Le P. J -B. Masillon de Raray, dans notre maison de Paris, pour précher
la station dans notre église, suivant I’usage. » Délibération du 5 janvier 1699. ~
4 Mémoires du président Hénault, p. 10 et suiv.
408 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
bonne pension’. » Lorsque M. de Noailles recut le chapean en 4700,
Hénault écrivit 4 Massillon, en citant gaiement un mot de Térence,
appliqué d’une maniére fort étrange au nouveau cardinal : Erubuit,
salva res est. Cette humeur charmante et enjouée au besoin du
P. Massillon le faisait rechercher dans le monde : on le voit lié avec
le pére du président, ami de l’Oratoire, chez lequel il dinait quel-
quefois. C’est 14, sans doute, qu’il connut Crozat, le riche et généreux
armatcur, dans la maison duquel il se retita en 1720, lorsqu’il fut
comme repoussé par sa congrégation, irritée du rdle orthodoxe que
Massillon avait rempli dans l’affaire de la bulle. Un oncle maternel
du président avait été en effet associé avec Crozat pére dans les
armements, et avait eu ainsi quelque part 4 son immense fortune.
Parmi les autres amis ou protecteurs de Massillon a Paris en difft-
rents temps, outre Louvois et Rohan, il faut encore compter M. el
madame de | Hospital, les Simiane et Jes Bissy, les cardinaux Dubois
et Fleury.
Mais dans ces commencements, les appuis les plus éminents et
les plus utiles, les vrais soutiens de cet heureux talent, furent les
Noailles, l’archevéque et le duc. On leur doit savoir gré de s‘¢tre
montrés si pleinement bienveillants pour le jeune oratorien, encore
inconnu a Paris, et tout caché dans son séminaire. Nous savons que,
dés son arrivée & Saint-Magloire, Massillon voyait l’archevéque’. ll
dut apparemment a cette protection, alors toute puissante, de précher
de si bonne heure devant le roi Louis XIV. Ce furent sans contredit
les Noailles qui le firent connaitre 4 madame de Maintenon. Aussi,
en 1702, alors qu’un jésuite qu’on aimait a voir rivaliser d’éloquence
avec Massillon, le P. Gaillard, préchait le Caréme & Versailles *,
madame de Maintenon s’adressait au cardinal pour obtenir que le
P. Massillon vint précher 4 Saint-Cyr. Elle lentendit, et chose re-
marquable, et qui prouve une fois de plus la solidité d’esprit de
cctte femme prodigicuse, madame de Maintenon, malgré ses justes
défiances contre l’Oratoire, fut la premiére 4 demander !’impression
des sermons de Massillon. Mais il agit comme Bossuet et comme
‘' Année 1700, n*® 133.
* Lettre de Massillon 4 Colbert de Croissy.
5 Ce P. Gaillard se fit ainsi souvent entendre a la Cour. En 1709, Massillon et
lui prononcérent I’oraison funébre de Conti. A ce sujet, la marquise d’Hurelles
écrivait le 30 aodt 1709 : « La pompe funébre (du prince de Conti) fut accomplie
hier, avec toute la magnificence possible. L’orateur donne le Monseigneur 4 M. le
Duc qui avait au-dessous de lui Messeigneurs le duc d’Enghien, prince de Conti.
et duc du Maine. Le mezzo termine a!’égard du cardinal, fut qu’il passa avec tout
son clergé dans la-sacristie, et revint achever la messe quand le P. Gaillard eut
fini son discours, lequel pourra remettre le P. Massillon a flot. » Lettres (manus~
crites) de Madame d’Huzxelles au marquis de La Garde, au musée Calvet a Avignon. |
LA JEUNESSE DE MASSILLON. 409
Bourdaloue. Ces trois grands prédicateurs, tout voués a leur ceuvre
apostolique, ne firent jamais imprimer leurs sermons; ils ne patu-
rent que malgré eux ou aprés eux; et on tremble en pensant qu’un
hasard pouvait 4 jamais nous ravir ces chefs-d’ceuvre de la chaire
chrétienne et de l’éloquence morale.
Les relations du cardinal et du prétre oratorien se poursuivirent.
Plus tard, Massillon, de sa parole douce et conciliante, essaya.de
ramener 4 la soumission compléte, envers la constitution Unige-
nitus, M. de Noailles, qui s’écartait des voies de l’Egtise. ll réussit
assez mal dans ses pieuses tentatives. Le cardinal se plaignait'; )’a-
mitié se refroidit ; cependant, le coeur généreux:de Massillon ne se
lassait pas ; il y eut toujours quelques rapports polis et convena-
bles, et de temps en temps comme des essais de rapprochement. Dy
fond de l’'Auvergne, Massillon, vieillissant et qui avait fait pour ja-
Inais ses adieux 4 Paris et a la cour, n’oubliait pas le protecteur de
ses débuts, et il lui écrivait avec le persistant sentiment d’une juste
reconnaissance. Voici une de‘ces lettres, heureusement conservée,
et jusqu ici restée inédite® :
« Clermont, le 1* janvier.
« Monseigneur, je n'importune pas souvent Votre Eminence, bien per-
suadé que des lettres plus fréquentes, en vous ennuyant, ne yous ap-
prendraient rien de nouveau sur les sentiments de respect, de tendresse
et de dévouement que j'aurai toute ma vie pour Votre Eminence. Mais la
nouvelle année m’autorise & vous les renouveler, et 4 vous demander la
continuation des bontés et de l’'amitié dont vous m’avez toujours honoré.
Je ne saurais assez répéter & Votre Eminence a quel point je suis touché
des troubles qui continuent dans I’Eglise de Paris. L’ouvrage de la paix
était solide, mais l’exécution n'a pas répondu aux intentions de ceux qui
sen étaient mélés. II fallait que l’ouvrage de la paix fut conduit avec des
dispositions pacifiques, et on y a mélé beaucoup d’humeur et d’esprit de
parti; Dieu saura faire tout servir a l’utilité de I’Eglise et 4 la manifes-
tation de la vérité. J’}espére encore que le retour de M. le cardinal de Ro-
han mettra un peu plus de douceur et de modération dans les démarches.
Ce qui me console, c’est que Votre Eminence conserve sa santé au milieu
de tant d’agitations. Personne ne s’y intéresse plus que moi, et n'est avec
un attachement plus inviolable et plus respectueux, Monseigneur, votre
trés-humble et trés-obéissant serviteur. »
Ainsi parlait l’évéque de Clermont, conservant, au milieu des
troubles et des ardeurs du dix-huitiéme siécle, son inaltérable es-
' Correspondance (inédite) de la duchesse de Noailles, 1715. Bibliothéque S. F..
945,
* Bibliothéque M. F. 23,218. Correspondance (inédite) du cardinal de Noailles.
410 LA JEUNESSE DE MASSILLON.
prit de mansuétude et de sagesse, de douceur, de conciliation et de
foi. I] était toujours entiérement 4 son ceuvre: a Paris, une fois fixé
4 la résidence de la rue Saint-Honoré, on Ie voit constamment au
travail; ses confréres voyagent quelquefois; pour lui, il n’est pas
question d’absence. A part quelques semaines de retraite aux
champs, comme a Montataire ou & Montmorency, il ne s’éloigna du
théatre ordinaire de son ministére apostolique que dans deux cir-
constances importantes que nos registres oratoriens notent ainsi :
« 241 janvier 1715, le P. J-B. Massillon de Paris (ira) 4 Nancy pré-
cher devant S. A. R. Mgr le duc de Lorraine; » et 1747, préchera
Avent, «4 Saint-Germain, devant S. M. Britannique, Mgr de Cler-
mont‘. » — Evéque, il ne quitta qu’une seule fois son diocése
pour revenir a Paris, et encore 4 peine quelques jours.
Or, pendant plus de vingt ans qu’il remplit de sa pieuse éloquence
les chaires de Paris et de Versailles, pendant le reste de sa vie qu'il
consacra sans réserve 4 ses ouailles de l’Auvergne, il manifesta ce
caractére doux et conciliant qu’il avait montré dés ses jeunes an-
nées, et qui lui attirait invinciblement les nobles cceurs. Plusieurs
fois ses ennemis lui ont reproché cette inaltérable et souveraine
mansuétude. Les Nouvelles, pour l’outrager, l’appellent a satiété
« le pacifique prélat ». Mais lui, pour unique réponse, avait choisi
comme armes un Alcyon reposant tranquillement sur son nid au
milieu des vagues irritées de la mer. Ce n’est pas, en effet, aux es-
prits vulgaires que plaisent ces amis de la paix; mais ils séduisent
les caractéres méditatifs, profonds et délicats. Tandis que la multi-
tude court 4 l’éclat, au bruit et au tapage, les Ames désintéressées
recherchent le calme et la retraite. Les pacifiques ne sont-ils pas
appelés les fils de Dieu?
K.-A. Buampicnon.
‘ MM. 588.
L’IDOLE
ETUDE MORALE !
M. de Briey, dans le parloir de Vhétel, trouvait naturellement
l'attente assez longue. Quand il vit venir 4 lui le vieux Martin, il
ne reconnut pas son émissaire, si bien qu’il interrompit aussitét le
geste qu’il avait fait pour mettre la main 4 sa poche.
Martin se mit 4 rire, mais non point de son rire muet ordinaire.
Cétait plutét un glapissement. Le vieillard était de plus en plus
semblable & ses fauves.
— Vous faites bien, dit-il, de rempocher votre argent.
En méme temps il présentait le pli au jeune homme, qui !’ou-
vrit. Il ya de terribles surprises... M. de Briey lut, relut et sortit,
affreusement pale, sans avoir dit un seul mot.
Martin revint auprés de son maitre, qui écouta, muet 4 son tour,
le récit de ce qui venait de se passer, et se mit 4 errer par la cham-
bre 4 grands pas.
— Le reverrai-je? se disait-il. M’enverra-t-il quelqu’un des siens?
Non! Il n’a voulu méler personne dans cette affaire. Il venait lui-
méme présenter sa demande... une insolente demande!... Mainte-
nant il s’en va chatié... et soumis... Oh! oh! nous sommes loin
des temps du Cid et de Chiméne. On ne provoque plus le pére de
son amante, comme on disait dans la tragédie... Ou plutdt il n’y a
plus de tragédies, et l’on aime mieux ne provoquer personne...
Cest une raison de plus pour garder Myriam... Je ne donnerai pas
mon chef-d’ceuvre a l’un des représentants de cette race de petits
muguets bourgeois... Ce Briey un gentilhomme!... Allons donc!...
lest trop patient pour cela!
— Le fait est, dit Martin, que de notre temps...
' Voir le Correspondant du 25 janvier 1876.
412 L'IDOLE.
— Je te dis, reprit M. de Kernovenoy, qu'il préférera quitter Ge-
néve que de faire du bruit...
— Et de risquer son précieux sang! ajouta Martin Bataille.
— Il boira l’injure.
— Tout de méme, reprit Martin, eela vous ¢pargnera une mé-
chante besogne. C’est le diable qui ne sera pas content!
Le maitre ne répondit pa. Sa pensée s’était reportée vers My-
riam.
— A-t-elle entendu cet imbéeile de valet m’annoncer le visiteur?
se demandait-il. Je vais le savoir.
ll rentra dans la chambre de sa fille. Mademoiselle de Kernovenoy
avait fermé |’album contenant les vues du canton de Genéve et s’ap-
prétait pour la promenade. Le baron la pressa vivement. II avait
hate de se retrouver avec elle sur les bords du lac. Ce serait une
nouvelle épreuve; ce serait surtout un défi!
Ils ne rentrérent qu’é l’heure du diney, .et ils n’avajent fait au-
cune rencontre. M. de Briey ne se montra point dans la salle & man-
ger de |’hdtel : il se cachait sans doute... & moins qu'il ne fut parti.
Décidément il buvait l'injures
Mais, quelques instants avant le diner, Martin Bataille vint annon-
cer au baron, seul heureusement chez lui a cette heure, un autre
visiteur : le commandant Humbert.
M. de Kernovenoy repétait ce nom tout haut :
— Humbert?
— Vous ne vous trompez point, dit le nouveau venu qui mar-
chait sur les pas de son mon UciEME: Vos souvenirs sont fidéles, ba-
ron Hector.
Le commandant Humbert, vingt-cing ans auparavant, était capi-
taine dans le régiment de cavalerie ot le baron lui-méme avait servi
quelques mois au sortir de l’école militaire. Ce n’était plus que
Vombre vivante d’un guerrier, car il avait pris sa retraite. Mais quel
vigoureux invalide ! Il était en villégiature & Genéve.
— Et vous mériteriez, reprit-il, que je vous misse aux arréts
comme autrefois, mon cher baron.
‘— Parce que je n’ai pas su deviner votre présence 4 Genéve,
mon.commandant, afin de vous aller rendre mes devoirs?
— Point, dit le vieil officier. Parce que vous ne savez pas vous
servir de vos yeux pour reconnaitre un galant homme. Vous avez of-
fensé sans raison et, parbleu je peux bien vous le dire, vilainement
offensé un de mes amis.
— Ah! fit M. de Kernovenoy, c’est donc le but de votre visite? Je
m’en doutais... L’affaire est aisée & régler.
L'IDOLE. M3
— La! 1a! ne secouez pas si fort votre criniére de vieux lion, s'il
vous plait. Un moment. ;
— Soit, fit le baron ironiquement, quotque le réle de conciliateur
vous convienne mal... sal
— Eh! jesuis juge de ce qui me convient, peut-étre! Je n’ap-
porte ici ni la paix ni la guerre. Je me réserve. |
— C'est de la prudence. :
— Je suis chargé de vous exprimer d’abord la surprise de |’ami
qui m’envoie. Ii vient ‘de recevoir une injure comme on recoit-une
tuile un jour d’ouragan. |
— Ce qui n’arrive point aux gens qui savent se tenir chez eux et
4 leur place, fit observer M. de Kernovenoy.
— Est-ce une gageure ? est-ce une erreur? poursuivit le comman-
dant, déterminé 4 ne plus ertendre les sarcasmes. Le billet dont il
sagit ne se serait-il pay trompé d’adresse ? Nous le croyons.
-— Cest qu’apparemment il vous plait de le croire.
— Voyons! que vous en cotiterait-il ‘d’avouer qu’en écrivant a
M. de Briey ces deux lignes... étonnantes, vous ne saviez pas bien
ce que vous faisiez ?
— Et que j’ai agi en pétit étourdi qui n’était point de bonne hu-
meur. On s’apercoit, commandant, que vous m’avez connu a vingt
ans.
— Sapristi! vous les avez toujours vos vingt ans! on s’en aper-
goit aussi. Vous ne me persuaderez pas que vous ayez écrit sérieu-
sement ce furieux poulet.’
' — Jen’ai jamais été si sérieux qu’en l’écrivant.
— Tant pis pour vous, monsieur. Vous avez donc commis gratui-
tement une mauvaise action.
— Commandant!... s’écria M. de Kernovenoy.
—Et ce n’est plus notre surprise, c’est notre indignation que je
Yous exprime. Quel dommage ou quel affront vous avait fait M. de
Briey pour autoriser cette abominable sortie? Je vous dis que vous
n’avez pas eu conscience de ce que vous écriviez.
— Encore! —
— J’ai le billet ; je vais vous le lire... |
— Je vais, moi, vous le réciter, interrompit le baron. Ecoutez
bien. Le voici : « Est-ce une .réparation que vous venez m’offrir ?
Yous allez donc au-devant de mon impatience. Je n’en attendais pas
tant de votre honneur..._» ; :
— Assez! fit le commandant, je le connais- votre chef-d’ceuvre.
lest aussi méchant qu’insensé. Vous parlez d’honneur. Quoi de
plus honorable que la démarche tentée ce matin par M. de Briey?
ll venait vous dire : « Voila qui je suis. Me jugez-vous digne d’entrer
Me * + LIDOLE,.
dans votre famille?...» Et vous le jetez 4 la porte!... Et vous l’ou-
tragez ?... Ov a-t-on vu cela, je vous prie?... Dans le pays méme des
Hurons, ce serait incroyable. Ou vous n’avez pas la cervelle bien
saine, baron Hector, ou vous me feriezsupposer des choses si fortes...
— Par exemple?... demanda le baron. ;
— Morbleu, je vous le dirai. Encore une fois, tant pis pour vous’...
On serait tenté de vous prendre pour un jaloux de comédie et de
croire... ,
— Achevez donc, dit M. de Kernovenoy, qui palit. De croire?...
—Eh! que la jeune personne qui vous accompagne n’est pas
votre fille...
M. de Kernovenoy laissa échapper un cri rauque, et ce. fut tout.
Le reste de la protestation indignée qu'il voulait faire entendre ex-
pira sur ses lévres. La colére et la douleur |’étouffaient.
— Je suis allé trop loin, dit le commandant, et j’ai commis, je
le vois, une erreur déplorable 4 mon tour. Heureusement je suis de
ceux qui sayent s’humilier, quand ils ont eu tort. Je vous demande
pardon.
— C’est heureux ! murmura le baron.
— Je voudrais que vous pussiez lire au dedans de moi... Vous y
verriez un regret profond de ce que j’ai dit. Je n’ai pas encore eu
la bonne fortune de rencontrer mademoiselle de Kernovenoy; mais
je sais que c’est une personne merveilleusement accomplie, qui
commande le ravissement et le respect... Voila justement notre
malheur. Nous avons osé I’aimer. Un malheur dont vous nous faites
un crime, et c’est ce que les gens sensés ne pourront jamais con-
cevoir. Nous sommes, je pense, suffisamment beau de notre cété;
nous avons un nom, nous sommes riche... et romanesque!... Quand
je dis : Nous, vous m’entendcz bien... Oh! pour romanesque, j'2-
voue que nous le sommes.
— Jel’avais deviné, dit M. de Kernovenoy d’une voix dure. Aussi
j'ai conduit votre ami tout de suite a la fin du roman, de peur qu'll
ne s égarat en route.
— Mais, moi, ne vous en déplaise, je ne vais pas si vite. J’ai recu
une mission en deux parties. Je veux essayer la premié¢re. Vous ne
m’empécherez peut-<tre pas de vous dire que Maxence de Briey est
le fils de mon meilleur ami et de mon compagnon d’armes. Cela re-
monte plus loin que vous, baron Hector, je peux vous répondre de
ce jeune homme. C’est un coeur généreux et fort...
Le baron se leva.
— Mais vous ne voulez donc entendre & rien? s’écria le comman-
dant. C’est un procédé inoui, sauvage... Je vous répéte que nous
oublierons votre algarade.
L'IDOLE 415
— Joublierai de méme la poursuite outrageante dont mademoi-
selle Kernovenoy a été l'objet de la part de M. de Bricy, dit le baron,
mais 4 une condition expresse : c’est qu'il voudra bien quitter Ge-
néve... .
— Quelle poursuite? Une derniére nO étes-vous dans votre bon
sens? Maxence de Briey rencontre 4 Genéve une jeune fille de son
rang, de son monde, qu'il trouve admirablement belle... Il lui ar-
rive de se mettre sur son passage... Et c’est 1A une injure! Il est
ravi, et, de peur que sa curiosité si naturelle et que ce parfait en-
chantement ne soient jugés contraires aux bienséances, il vient a
vous, plus vite qu’il ne l’aurait voulu peut-étre, il va vous demander
la main de mademoiselle de Kernovenoy. Et c’est 14 un outrage! Je
vous dis que nous aimons votre fille. Nous avons bien le droit
d’aimer !
— Allez donc exercer ce droit-la contre d’autres, dit M. de Ker-
novenoy. Je ne veux pas qu’on aime ma fille!
— Yous ne voulez pas... Alors, battons-nous !
— Enfin!...
— Prenez garde ! Prenez garde! s’écria le commandant en faisant
un pas vers lui... Je crois que je vous connais a présent. A bas le
masque ou je le déchire!... Je viens de pénétrer le fond de votre
pensée, baron Hector. Vous avez voué votre vie 4 cette enfant et
maintenant vous dites : « On ne me prendra pas ma fille! On ne me
prendra pas ma vie!» Vous étes un effroyable pére... Oh ! provoquez-
moi 4 mon tour, e1aportez-vous tant qu’il vous plaira... Pére égoiste!
Pére aveugle! Allez, vous n’étes point seul au monde de votre es-
péce téméraire. J’en connais au moins un autre qui s'est conduit 4
votre fagon, en maitre fou, et qui a voulu, comme vous, se jeter en
travers des lois sociales ct nier la nature! J’en connais un qui a
passé plus de nuits dans les regrets et dans les larmes pour avoir
perdu, par sa faute, sa fille unique et adorée, son idole, qu’il n’en
avait passé 4 caresser sa chimére, 4 réver de garder l'enfant pour lui,
a lui, rien qu’ lui, toujours 4 lui. Que celui-la puisse vous servir
d'exemple! Regardez-le donc! C'est moi. L’idole, un jour, m’a con-
fessé qu'elle aimait un homme. Cet homme, je l'ai hai, vous con-
cevez bien cela, vous! Cependant, il a falJu céder, la lui donner.
Oh! Pheure terrible! Et aprés?... Aprés!... Est-ce que, entre le
mari et le pére, ennemis l’un de |’autre, les lois et la nature, la
religion, la morale, les juges, Dieu, ne commandent pas de choisir
le mari?... Je suis seul, je suis vieux, j'aime éperddment toujours,
et l'on m’oublie!... Voila ce qui vous attend. Le chatiment vous
Viendra comme il m’est venu. Encore n’ai-je fait que hair celui que
ma fille devait me préférer..Vous tuez les soupirants, vous! (est
416 L'IDOLE.
pis. Je vous ai averti maintenant. Adicu. Si vous persistez dans votre
dessein, qui est atroce, vous m’enverrez vos amis. Nous les rece-
vrons. Maxence de Briey m’a dit : « J'aime mademoaiselle de Kerno-
venoy. C’est le premier, ce sera le seul amour de ma vie. Mais il
faut que son pére efface l’outrage qu'il m’a fait subir. S’il ne le veut
pas, je me souviendrai avant tout que je suis gentilhomme. » Yous
ne le voulez pas. Vous n’effacez rien. Ce n’est pas moi qui conseille-
rai jamais a M. de Bricy de ne point agir selon l’honneur. S'il est
gentilhomme, je suis soldat.
Le commandant Humbert sortit. M. de Kernovenoy porta lente-
ment scs mains A son front et sur son visage. Y cherchait-il les dé-
bris du masque? Ah! le commandant le lui avait bien arraché!
A présent que faire? S’il donnait suite 4 son projet, « qui étail
atroce, » quel scandale dans Genéve et la colonie? Ce duel déchai-
nerait toutes les consciences, allumerait le feu de l’indignation sur
toutes les lévres. Il serait dit partout que ce pére abominable, gar-
dien de sa fille, gardien jaloux, féroce, sans scrupules, prét 4 sa-
crifier impitoyablement le monde entier et sa fille méme a sa passion
égoiste, cherchait querelle 4 quiconque s’avisait d’aimer mademoi-
selle de Kernovenoy, et 4 toute demande en mariage répondait par
des coups d’épée.
Alors qui serait odieux 4 tous? Lui. Qui deviendrait un objet de
pitié ? Elle.
Et ce n’était pas tout encore. Il croyait toujours entendre les p-
roles prophétiques du vieil officier : « Votre chatiment viendra
comme le mien est venu. Pourtant je n’ai fait que hair celui que ma
fille devait me préférer. Vous le tueriez, vous! » Voila ce qui réson-
nait 4 son oreille. Une autre voix s’élevait en méme femps au dedans
de lui et le glagait d’épouvante :
« Si Myriam aimait ce Briey? » lui disait-elle.
Il pouvait envoyer ses témoins 4 M. de Bricy, il pouvait braver
l’opinion, il pouvait égorger ce jeune homme, car il se croyail la
main sire...
Mais si Myriam I’aimait?...
Ah! le chatiment ! ll appuya son front sur la table devant laquelle
il,était assis. Les larmes se faisaicnt jour pour la premiére fois dans
les yeux de cet homme dont l’Ame puissante et profonde avait vrai-
ment un cété farouche, et qui jamais n’avait pleuré. Les sanglols
lui déchirgient la poitrine et il les étouffait en mordant son mov-
choir de peur que le bruit n’en arrivat dans la chambre de Myriam.
La porte extérieure s ‘entr’ ouvrit et le rude visage de Martin Bataille
apparut.
Le vieillard, stupétait, interdit, n’en croyant point ce qu’il voyait.
L'IDOLB. 417
ne s'avanca que lentement. Le baron fit un terrible effort et se re-
dressa :
— Qui, c’est moi! s’écria-il. C’est bien moi qui pleure. Je suis
vaincu sans combat. Je ne peux plus songer 4 tuer notre ennemi...
— Vous aurez donc eu un remords? grommela Martin. C’est
peut-étre mieux. Mais c’est le diable qui ne sera...
M. de Kernovenoy s’élanga vers le vieux garde, et lui saisit les
mains.
_ —Non, dit-il, tu ne me comprends pas... Ce n’est pas de le tuer
qui me fait peur. Mais aprés?... Si elle l’aimait !
— li faut donc partir, mposta Martin Bataille.
— Partir, oui. Tu me donnes le bon conseil...
— Vous voyez bien tout de méme que je vous comprends.
M. de Kernovenoy ne répondit pas. Il révait, et c’était une réverie
cruelle, la véritable voie des douleurs :
— Qui essayera de persuader 4 Myriam que ce départ est néces-
saire? ... murmura-t-il... Ce ne sera pas moi. Je n’oserais...
Hi n’osait plus !...
— Et puis. reprit-il, point de raison a lui donner...
— Je vais la trouver, fit Martin.
— Que lui diras-tu ?
— Qu’elle doit vous obéir sans rien vous demander, si elle vous
aime...
— Si c’est encore moi qu'elle aime! Va...
Demeuré seul, il ferma les yeux. Ah! murmura-t-il, voila l’é-
preuve!
Martin reparut au bout de quelques minutes :
— Elle consent, dit-il.
— E}le n’a point pali? Tu n’as point vu de larmes dans ses
yeux?...
— Non. Elle m’a dit seulement, et elle riait: « C’est donc une
grace que mon pére me demande?... Pourquoi n’a-t-il pas osé parler
lui-méme?... »
— Et puis?...
— Et puis rien. Nous ‘partirons dans une heure.
— Tu me sauves la vie une seconde fois, vieil homme! s’écria le
baron. Elle ne l’aime donc pas, lui /
Ii
0 la poétique chevelure d’ceillets sauvagesse jouant sur ces vieux
murs! Le voila donc, ce beau Kernovenoy, suspendu entre le ciel
M8 L'IDOLE.
et les flots. Les jardins bercaient leur verdure comme une forét aé-
rienne.
L’Etranger demeura longtemps & réver sur la gréve, au pied du
donjon; puis il en tourna le pied, se résolut 4 gravir la rampe bor-
dée de plantes marines qui avait remplacé l’ancien pont-levis. Ar-
rivé devant la grande porte ogivale, qui était ouverte, il en prit le
gardien 4 partie. A la douceur de sa voix, on aurait dit une siréne
déguisée sous le costume médiocrement pittoresque d’un gentil-
homme de notre temps.
— Me sera-t-il permis de visiter ce chateau?
Ce n’était pas la premiére fois que le cas se présentait & Kernove-
noy, en l’absence des maitres . il y avait assez de curieux parmi
les baigneurs, l’espéce la plus désceuvrée quand la marée est basse.
Tous avaient été rigoureusement évincés, c’était l’ordre du baron.
Celui-ci pourtant méla bientét 4 sa douceur un air de commande-
ment et de passion qui en imposa au gardien.
-— J'ai une extréme curiosité de connaitre cette belle demeure.
Cela se voyait de reste. Il porta la main a sa poche et montra trois
doubles louis, une monnaie heureusement assez rare, car elle n'est
que trop persuasive.
— Sans doute, il y a ici de nombreux serviteurs, dit-il. Eh bien,
l’une de ces piéces serait pour vous; l’autre pour les femmes de
service, qui sen achéteraient des rubans; la troisiéme pour les
hommes : ils boiraient 4 ma santé.
— Si encore, dit le concierge, vous me disiez votre nom?
— Mon nom? — Il hésitait. — Je m’appelle Humbert, reprit-il.
— Humbert? fit l’homme en le regardant, comme s’il attendait
autre chose. :
— Humbert tout court, reprit le visiteur en souriant. Vous voyez
bien que je ne suis pas des amis de votre maitre, qui portent des
noms bien plus sonores. Si vous me laissiez entrer ici, vous n’aurie
pas & vous en repentir, puisqu’on ne le saurait point et que vous
seriez récompensé.
La force de ce désir et cette éloquence sonnante triomphérent des
scrupules du gardien. Kt puis, cette distribution des trois louis que
le visiteur avait proposée était un grand coup de politiquc. Le con-
cierge songea que tout le monde au chateau ayant gouté au fruit de
la désobéissance, loutes les langues sauraient bien se taire. La porte
ogivale s’ouvrit devant ce jeune bourgeois magnifique — car ce
n’était point un seigneur — dont les yeux plongérent dans I’kden
et qui palit en entrant.
Son guide avait pris la bonne précaution d’éclairer la route, et,
pour cela, détacha sa femme 4 la lingerie et & l’office, sa fille aux
L'IDOLE. 410
cuisines, si bien qu’Humbert, rencontrant un homme dans une al-
lée, recucillit un grand salut, au lieu d’une marque de surprise.
Un instant aprés, lorsqu’il passait devant l’habitation Louis XIII qui
reliait ensemble les deux tours, les femmes se trouvérent rassem-
blées sur le seuil. Voila ce que peut un double louis pour des ru-
bans.
— Je suis un grand corrupteur, se dit-il avec un nouveau sou-
rire.
Ces femmes chuchotaient. Ce jeune homme leur paraissait fort
beau. Vraiment, tout le monde n’a point cette vive et male tour-
nure, et surtout ces yeux d’Espagne. Ils faisaient songer a d’autres
yeux, dcux éblouissements aussi, deux pures lumiéres, la gloire de
la maison. Une voix s’éleva dans cette réunion, que Martin Bataille
appelait le troupeau des caillettes ; elle disait :
— Sil était seulement vicomte, cela ferait un beau couple; mais
il parait que le pauvre jcunc homme n’est pas plus noble que Jean
Thibaud ! |
Jean Thibaud, c’était le concierge.
LEtranger, malheureusement, n’entendit point cette sentence
des comméres : il y aurait voulu reconnaitre un présage. Il mar-
chait dans ces beaux Jardins comme cn un reve, regardant le sable;
et, comme st] comptait sans le temps, les brises marines et les ora-
ges, espcrant peut-étre retrouver encore, aprés tant de jours écou-
lés, la trace du picd de fée qui avait effleuré le chemin.
Son guide lui dit :
— Tout de méme, vous avez bien fait de venir aujourd’hui. Les
maitres pourraient bien étre de retour avant demain.
Létranger sourit encore; il savait que les maitres étaient plus
prés du chateau qu’on ne le pensait, mais aussi qu'ils n’arriveraient
pas avant le lendemain. L’homme lui parlaat encore; mais lui, con-
Sdérant un grand rosier couvert de fleurs, répondit sculement :
— Me sera-t-il permis de cueillir une fleur?
La belle faveur qu’il demandait! Les rosiers étaient assez nom-
breux 4 Kernovenoy. Mais Humbert alors fit une chose qui parut
suspecte au servileur : il porta la rose 4 ses lévres ct la fit ensuite
disparaitre sous son habit. Aussi quand, arrivé au pied de la tour
qui regardait la baie, il interrogea de nouveau son guide ect lui de-
manda s'il ne pourrait l’introduire dans le logis, Jean Thibaud re-
fusa séchement.
Pourtant il prit pitié de l’air de tristesse qui se répandit aussitét
surle visage du jeune homme, et, voulant gagner son salaire (ear
il était honnéte), il lui raconta la légende de cctte tour.
il invita d’abord 4 regarder certaine lenétre 4 demi masquée par
10 Fevormwa 1876. 28
420 L'IDOLE.
des feuillages. C’était 14 que mademoiselle de Kernovenoy, un jour
(il y avait treize ans) était arrivéc par un chemin que, sans doute,
elle ne voudrait plus suivre.
ll avait le mot pour rirc, Jean Thibaud!
C’était donc 4 celte fendtre que le baron avait vu apparaitre tout
4 coup le mignon visage de sa fille qu’il ne youlait plus voir. Martin
Bataille s'était accroché aux branches de ce vicux Jasmin pour mon-
ter avec son fardeau.
— Et qui avait élé surpris ct dérangé, fort hcureusement pour le
’ salut de son Ame? M. le baron, qui songeait en cc moment ase
donner la mort; car, en ce temps-la, il n’était pas trés-bon chrélien.
— Pourquoi M. le baron de Kernovenoy ne voulait-il plus voir sa
fille? Pourquoi voulait-il mourir? demanda l’étranger.
— Parce qu'il venait de perdre la jeunc baronne, sa femme. fl
avait penr que la vue de mademmoiselle lui déconscillat cc qu'il allait
faire. Le bon Dieu parle quelque:ois dans les yeux des enfants.
— Cet homme a aimé, perisa le visitcur. Pourtant il ne veut pas
qu’on aime! | a
— Depuis, continua le guide, M. le baron, a recannu souvent que
Martin avait cu une fiére idéc de-lui apporter sa fille, et qu'il lu
avait sauvé lavic. _ | |
Maxence de Bricy (car c’élait bien Jui qui voyageait sous le nom
d'lumbert) révait; il comprenait toute la folie de M. de Kernove-
noy; le récit de ce valet scrvait de commentaire a celui que lui
avail fait, 4 Geneve, le commandant Humbert, aprés sa mémorable
et oragcuse entrevue avec le baron. — La lutte sera longue ct opi-
nidtre, murmura-t-il, mais je le vaincrai. .
Belle confiance de la jeunesse et de l'amour !
— Qu’est devenu, reprit-il, ce Martin Bataille dont vous vencz de
me parler? C’est un bon servileur, s'il aempéché que mademot-
selle de Kernovenoy ne fat deux fois orpheline.
— Pas besoin d'etre en peine de lui, répondit le domestique en
levant les épaules. Est-ce que M. le baron peut se passer du bon-
homme? Martin l’a suivi dans le voyage, bien qu’il soit vicux comme
ses bois.
— Je le connais, dit tout bas Maxence.
Martin Bataille, c était cette vicille téte menagante, sans cesse ca
cadrée dans une des fenétres de I’hdtel, & Genéve, au-dessus du
quai du Rhone. Ce que Ie vicillard faisait quand Myriam était en
fant, il se croyail encore le droit et l’obligation de le faire;.il veik
lait toujours sur clle.
— Mademoiselle de Kernovenoy, dit le jeune homme en désigaant
L’IDOLE. 421
le jasmin, doit aimer co vieux feuillage, si elle se souvicnt de son
enfance?
— Je le crois bien, qu'elle laime! répondit Je gardicn. Il faut la
voir le soigner de ses ponies mains blanches ct enlever les fleurs
fanées!..
— Hon ami, reprit le visiteur, remettez-moi; Je vous prie, sur
le chemin du village. Jc yous remercie de m’avoir moni ce cha-
teau.
L’‘kommic le précéda. Quant a lui, demeuré de deux pas en arriére,
il tirait 4 demi des table!tes de sa poehc, cn-arrachait un feuillet, y
éerivait rapidement un seul mot : Genéve; et ‘le faisait glisser der-
riére les branches du jasmin. fl survit alors son gue, et il se di-
sait 4 demi-voix : ;
— C’est peut-dtre avoir beaucoup osé!
Ce qui ferait sourire don Juan, si don Juan était encore de ce
monde, ce qui excitera la grosse gaicté de ses petit-fils ou de ceux
qui sc croient dignes de l’étre. Or, de ceux-la il y en aura toujours,
méme dans un peuple moral (ct ce n’est point nolre cas), méme
dans un peuple de magots. Tous ces petits abatardis ne manque-
ront point de dire : « Ce jcune homme est bien candide! »
Il n’était que loyal et plein d'amour, et il respectait ce qu’il ai-
mait.
Les petits magots ajoutcront :
— Ne pouvait-il écrire un vrai billet qu’il aurait mis sous ces
feuilles?
Certes, il Ie pouvait, mais ne le voulait point. Pourtant il
s'éloignait avec une pensée de regret et de crainte bicn naturelle :
— A-t-elle seulement pris garde & moi? se demandait-il.
0 croyait ne pas etre passé inapercgu de Myriam dans le voyage de
Suisse; mais peut-étre ne savait-clle point gui il était. Si elle le
connaissait, Genéve disait tout; — rien, si clle ne l’avait pas re- |
marqué.
Maxence de Briey regagna Vannes dans le maigre équipage qui
avait amené la veillc, une carriole pour tout dire. Il fit douze licues
en huit heures avec trois halles. Il traversait de grandes chénaies,
puis la lande sous son noir manteau d’ajoncs que Ie vent entrecho-
quait avec des bruils d’armes et des cliquctis de fer. Plus loin, la
lande éternclle quittait cette rude parure pour une autre moins
sombre; la bruyére courait au flanc des coteaux qu'elle couvrait
des longs plis de sa robe trainante aux chaudes coulcurs. Un ciel
bas, chargé de nuécs aux formes étranges, pesait sur cette belle et
triste terre; c’dtait une autre campagne sauvage, le paysage cé-
422 L'IPOLE.
leste au-dessus de ce site désolé; tous deux, parfois, semblaient se
joindre.
Ca et 14, s’ouvraient a droite des vallées profondes, et le voya-
geur, 4 leur extrémilé, apercevait alors comme une nappe de lu-
miére diffuse et argentéc; c’était le ciel encore se confondant avec
la mer. L’ombre tombait quand il arriva enfin 4 Vannes, et dans les
premiéres rues étroites et sinueuses de la vieille ville, plus noire
encore que la lande, ce n’était déja plus le soir, mais la nuit. ll
mit pied a terre chez le loueur de la carriole, et, laissant derriére
lui le faubourg avec secs masures couvertes en chaume, il joignit
un quartier moins pauvre. La, sur une petite place, entre unc belle _
église 4 demi-ruinée et de curicuses maisons de bois. s’élevat un —
vaste hdétel construit au dernier siécle. I] était illuminé comme —
pour une réception extraordinaire : il contenait des hétes que l'on |
fétait.
C’élait hotel du marquis de Verteilles, lun des plus proches
parents du maitre de Kernovenoy, ct Maxence, tout bas, se dit: Eile
est la!
Une main, en ce moment, s’abattit sur son épaule :
— Il parait que l'on dansera la-haut; mais on n’a point penséa
nous, lui dit une voix railleuse ; nous ne serons pas de la féte...
(a, vraiment, avez-vous fait honiie route. . mon fils?
— Est-ce l'heure du badinage, commandant?...
— Je ne suis plus commandant, je suis M. Humbert tout court;
un heureux homme qui, par I'cffet d’un miracle, s’est trouvé su-
bitement le pére d’un superbe cavalier de vingt-huit ans. Uo enfant
tout venu!...
— Ce subterfuge est-il suffisant? interrompit encore M. de Briey
Ne craignez-vous pas que M. de Kernovanoy ne le déméle bientot
sans peinc?
Point. Il sait que je n‘ai qu’une fille; il eroira qu'un autre Hum-
bert a da la fantaisie d’habiter Vannes. C'est le droit de tous les
Humbert, et d’ailleurs Kernovenoy est 4 douze lieues d'ici... Allez!
toutes nos mesures ont été bien prises, et il m’est permis, appa-
remment, de m’en attribucr l’honneur. Quant 4 vous, que vous
avez peu d'imagination pour un amoureux!
— Certes, dit Maxence, je sais tout ce que je vous dois...
— Le mémoire sera long... La, franchement, qui a eu Vidée de
précéder les voyageurs, comme d’anciens maréchaux des logis
courant devant des personnes royales? Et qu’auriez-vous fait $I
vous étiez tombé tout seul 4 Vannes? Oh! vous n’eussiez point man-
qué d’aller vous loger 4 l’hdtel, sous votre véritable nom... Par-
bleu! j’entends d'ici les propos dans la ville : « A l'hotel des Trois
L’IDOLE. 435
Licornes, il ya un comte... » Et le joli comte! Si bien que le baron
Hector edt été tout de suite averli 4 son passage, et vous auriez vu
arriver chez vous deux de ses amis, chargés de sabres ect d’épées,
de pistolets et d’espingoles. Pris en flagrant délit de poursuite of-
fensante, le moyen de ne pas vous batirc?... Oh! oh ! qu’avons-nous
fait de feu notre courage de chevalier, mon bon ami?... On dirait
que volre bras tremble sous ma main... Je sais bien que vous
aimericz mieux vous mesurer avec toule une armée qu’avec le
pere...
— Je yous en prie, éloignons-nous, répliqua vivement M. de
Briey. Le paren pourrait descendre ct traverser cette place...
avis, bien qu il ne soit pas logique. Que nous disent la-haut toutes
ces lumiéres ? d’espérer. A-t-on jamais vu les navigateurs tourner
ledos au phare qui brille?
Le jeune homme, cette fois, ne répondit point, et, marchant le
premier, s’engagea de nouveau dans le dédale des rues. Le com-
mandant Humbert le suivait en grommelant :
— Parbleu! faut-il que je vous aime et que j’ale aimé votre pére,
votre vrai pére? Ah! l’aimable ville avec ses pavés pointus, ses
chemins plus étroits que celui du paradis, et ses maisons de
bois !...
Il calomniait au moins celle ot ils entrérent tous les deux :
elle n’avait qu’un scul étage; mais elle était tout en granit. On
pouvait dire qu’clle avait été construite avec les entrailles du sol
national. Aussi passail-elle pour une belle maison, et jamais sa
renommée n’avail été mieux justifiée que depuis la fin de la semaine
préecédente, deux étrangers étant arrivés 4 Vannes, l’ayant vue, -
ayant louée, meublée comme par enchantement, et rajeunie des
greniers aux caves, sans oublier la toilette du jardin.
ll n’étail pas petit, ce jardin, mais serré de trois cétés entre de
hautes maisons coniques et biscornues, avec leurs pignons dente-
lés et Icurs toits en capuchon; il aurait étouffé si l’air, ct méme le
soleil, quand ce cicl gris se déridait, n’y élaient entrés largement
par le quatriéme cété qui était justement le midi. La, point de
murs jaloux ni de grands pans de bois, incommodes autant que
pitloresques, mais l’espace, un pré ou plutot un verger, car lherbe
Y poussait sous des arbres a fruits; au bout, une route, avec la
lande encore en perspective, el plus loin, si l’on tournait les yeux
vers l’oucst, la brume flottante ct cepnane Vhalcine des flots, les
ciels de mer.
Et cette haleinc humide arrivait la, comme partout sur ces cotes,
tidde et presque méridionale, si bien qu’a la facade postéricure de
42h L’ IDOLE.
la maison qui regardait l’espace ouvert, montait en espalicr un gre-
nadier magnifique, alors chargé de ses fleurs éclatantes. Les allées
du jardin, droites et monotones, car ce n’était propremtent qu'un
potager, étaient bordécs d’arbousicrs ct de myrtcs ; un massif épais
de'figuiers croissait 4 l’angle du mur, au bord de la petite prairie.
A la vérité, il faisait nuit, ce qui cachait aux yeux dc Maxence les
beautés de cctte retraite qu'il aimait déja comme un licu ov |’on
réve. Ii chercha le commandant & ses cétés et ne |’y trouva plus.
Mais la méme voix moqucusce qui l’avait interpellé par surprise sur
la petite place sortit de dessous les figuiers.
Le commandant avait adopté ce coin obscur ; pcut-étre sc plat
sait-il 4 l’odeur dcre et péndétrante qui se dégage de ces larges
feuilles a l’aspect métallique. Peut-étre y trouvait-il seulement une
bonne occasion d’exercer son humeur, rien moins que paticnte
d’ordinaire, en se défendant, comme il pouvait, mais toujours assez
mal, contre la chute incessante des fruits qui se détachaicut des
branches. On cntendait un léger frdlement dans le feuillage serré,
puis la figue qui tombait aux-picds de I’héte du coin sombre, quel-
quefois sur son chapeau, et le commandant qui tomnait. L’inci-
dent se rcnouvela tout juste 4 l'instant of il se préparait 4 redonner
l’assaut 4 son compagnon et inlroduisit dans l’atlaque quelques in-
cidcuces assez plaisantes.
— Ainsi: vous avez fait... Morbleu! maudite figue stupidc!...
Vous avez fait le pélerinage.:. Je l’ai regue sur la téte... Vous aves
visité Ie palais enchanté de la princesse... Voila mon chapeau
gaté!... Cette visite, enfin, vaut-clle les douze lieucs qu’elle vous a
couté?... Je ne pouvais vous ftenir en repos depuis deux jours...
Vous n’avicz plus qu’une envic, c’était de connaitre le lieu ol va
respircr la jeune fée. Eh! je lai dit au baron Hector, -que vous
éticz romanesque, et il n’a pas eu de peine 4 me croire... Cela na
point, d’ailleurs, ‘avancé vos affaires. Quant ala fée, je suis bien
sir que vous ne lui aurcz laisse aucune | ial sensible de volre
passage. :
— Vous en étes sir? S eria Maxonce ecompliant Eh ia vous
vous trompea.
Il raconta naivement Padres qu'il avait eniployes pour écarler
un moment son guide dans les jardins de Ker hovenoy, ct J"audace
qu'il avait cue de cacher sous les feuilles du grand jasmin le billet
ne portant qu’un mot : Genéve !
Le commandant avail grande envie de ire, mais il se fit viola
pour demcurer, au contraire, tout a fait sérieux :
‘'— Vous voila passé maitre en intrigues galantes, mon Als, dit-l;
vous étes vraiment un roué!
L'IDOLE. 4%
Maxencc concut un léger dépit de cctte moqucrie ct ne répondit
point. Le plus profond silence régna dans le berceau. Les figues
continuaicnt 4 tomber, le jeune homme 4 songer, et Ic cominan-
dant aussi, mais d’unc facon bicn différente. Tout 4 coup, il sc leva.
— Vous me quiltez? demanda le jeune homme.
— Je vais faire un tour vers la petite place, du cété de P’hdtel de
Vertcilles, répliqua le vieil officier.
Maxence était déja debout.
— Non point, s’il vous plait! dit le commandant en riant. Je n’ai
pas besoin de vous, jiral seul. Vous n’auricz qu’a faire ce que
vous avez fait 4 Kernovenoy ect 4 scmer de petits papiers cntre les
paves ! :
il
Déja le commandant avait oublié le chemin de l’hétel; mais le
bruit des violons arrivail 4 son orcille et le guida :
— Voila, se disait-il gaiement, ce qui s’appelle marcher au
canon !
L’harmonie pourtant est trompeuse. Deux routes se présentaient
devant lui comme les deux pointes d’unce fourche, instrument diabo-
lique ; il se trompa de pointe. Les deux rues, heurcusement, abou-
lissaienf & la petile place qu'il cherchait. Celle qu'il suivit décrivait
d'interminables méandres entre deux grands murs, ga ct 1a percés
de larges portes surmontécs de croix, indiquant des maisons reli-
gieuses. L’herbe ne sc contentait pas d’y pousser, elle y murissait
entre les pierres, ct le promencur trébucha contre une touffe de
hautes graminées qui sc couronnaicnt d’épis, de vrais épis comme
en plein champs. Il sourit encore ; il aurait assez aimé, pour son
propre compte, la vicloire de Maxence de Briey sur l’opiniatreté du >
baron de Kernovenoy, car il s’accommodait de cette rude province,
el, méditant un peu d’y finir sa vic, il n’aurait pas été faché d’y
avoir de jeunes amis pour l’embellir.
—— Quand je pense, grommelait-il, que j’avais cru me retirer du
monde, ct que j’habitais Genéve, qui est justement lauberge du
monde !
Mais ces deux grandcs murailles aveugles inspiraient, malgré lui,
au commandant {lumbert, des pensées superstitieuses; celles sem-
blaicnt étre l’image de ses projets dont l’accomplissement se perdait
dans les ténébres. :
Enfin les sons de l’orchestre devinrent plus prochains. Le mar-
cheur arrivait sur la petite place éclairée par la lumiére que pro-
426 LIDOLE
jetait le bal et qui sortait 4 flots des fenétres entrouvertes de l’hdtel
de Vertcilles; il se mit en devoir d’cxaminer le logis.
En regard de |’église ruinée, parmi les maisons de bois, cette ri-
che demeurc ne produisait pas un petit contraste! L’hdtel avait été
construit 4 cette époque charmante ou l'art francais, s’inspirant de
la grace familiére et de la coquetterie des mceurs, osa rompre avec
les sévérités de la ligne et inaugura les séductions de la courbe.
C’était le parfait modéle de l’art civil au dernier siécle. Plus de rai-
deurs, plus d’angles, partout Ics renflements onduleux, les ron-
deurs caressantes, ct, pour tout dire, Ie style Louis XV. Cetle riante
merveille avait élé l’ceuvre de l’aieul du marquis actuel, dgé lui-
méme de prés de quatre-vingts ans. La décoration intéricure ct les
salons étaient célébres dans la province, et les panneaux en avaicnt
été reproduits par la gravure. On cn avait méme composé un album
qui figurait dans tous Ics chateaux. Le commandant ne savait point
cela, mais il le devinait; et peut-¢tre, en un autre moment, n/au-
rait-il pas fait difficulté de rendre justice 4 cette famille qui sem-
blait avoir le privilége du gout ct l'amour de l'art. A Kernovenoy,
le baron Hector avait renouvelé les jardins de Semiramis ; 4 Vannes,
en pleine terre sauvage, un Verteillcs avait importé le rococo.
Mais déja les pensées du vieil officicr n’appartenaient plus a l’ar-
chitecture. Ses yeux se fixérent sur un objet qui le déroutait singu-
liérement. Cet objet, c’était un factionnaire montant sa garde au
pied de la maison.
Pourquoi ce factionnaire? Il n’était point 1a pour le maitre du
logis. On est encore primitif en Bretagne, ct l’on y respecte fort
la vicillesse, mais pas au point de lui rendre les honncurs mili-
taires.
L’hotel de Verteilles, apparemment, renfermait un hote de dis-
tinction pourvu d’un haut grade, quelque parent... mais lequel?
Le commandant connaissait assez vaguement les alliances de Ker-
novenoy. Sa curiosité, au méme instant, s’éveilla plus vive. Deux
personnes sortaient de la maison. Le factionnaire préscnta les
armes.
C’étaicnt deux hommes. Autant qu’il en pouvait juger a distance
et dans la pénombre, l'un était vieux, l’autre jeune. Donc ces
honneurs ne pouvaient avoir élé rendus qu’au premicr. Ils traver-
sérent la place, et il se mit a les suivre. Il examinait l’allure du
vicillard qui marchait avec un balancement particulicr ct comme
en cadence :
— Celui-la, pensa lc commandant, c’est un homme de mer.
Comme ils retournaient sur leurs pas, il ralentit le sien ct s'en
trouva le mieux du monde, car la manne lui tomba du ciel, c’est--
L’IDOLE. 437
dire du haut d’une fenétre. Une voix disait ; « Le plus vieux c’est
l'amiral. »
Toutes les croisées des maisons de bois étaient garnics de peuple,
de femmes surtout, la plupart en costume de nuit. C’était un flot
mouvant de coiffes blanches. Tous ces yeux agiles essayaient de
pénétrer dans le bal, ct, quelquefois, y réussissaient, lorsque le vent
soulevait les stores. Si les curicuses, au contrairc, étaient trom-
pées, elles se dédommageaient par un terrible caquetage. Le com-
mandant s’apercut que, pour recueillir des informations qui pou-
vaient avoir du prix, il ne s’agissait que de préter l’orcille.
— Quel amiral? répondit une voix d’homme au fond de la cham-
bre d’ou la voix féminine était partie. Il y en a plus d'un, peut-¢tre.
dans la marine!
— Eh! pardicu, M. d’Avrigné; tu le connais bien. Et le jeune qui
est avec lui, c’est son fils, le cavalier. .
— Celui qui avait ce matin unc veste bleue toute brodée en or?
sécria une fillette.
— Oui da! il parait que tu l’as reluqué, le beau monsicur. C’est
le cousin de la demoiselle de Kernovenoy. Et l’on dit...
— Qu’est-ce que l’on dit? reprit la voix grondeuse dans la cham-
bre. Ves mentcries, comme toujours... Les d’Avrigné et les Kerno-
venoy ne sont plus amis ensemble.
— Justement. La facheric est venue de 1a... Le baron ne veut
point marier sa fille. Ah! l’on en conte la-dessus...
Plus que jamais le commandant ctait tout orcilles. Malhcureuse-
ment une des femmes s’étant penchée apercut unc ombre sous la
croiste. Il y eut un moment de silence; puis le babillage recom-
menca. Seulement, il se poursuivait désormais en langue bretonne.
C'est un idiome vénérable par son antiquité. Aussi le commandant
Humbert se crut-il dans une des cours de Babel : il lui restait 4 quit-
ler la place. C’est ce qu’il fit.
En s’éloignant, il croisa les deux promeneurs. L’amiral disait a
son fils :
— Je crois que vous n’aviez pas tous vos moyens, mon cher Ro-
bert, en dansant tout 4 l’heure avec la fille de cet endiablé baron
Hector.
Et le jeune homme de répondre avec humeur :
— Mademoiselle de Kernovenoy ne m’cncourageait pas, mon
pere, et vous savez bien qu’on nc veut pas de nous.
M. d'Avrigné sc mit 4 rire ct parla plus bas. Le commandant
Humbert n’eut pas de peine A deviner qu’aux yeux de l’amiral la
cause de son fils n’était rien moins que perdue. Ces hommes de mer
sont tenaces.
- 428 L'IDULE.
Le commandant allait s’éloigner quand l’orchestre, dans I’hétel
de Vertcilles, fit entendre le prélude d’unc valse qu'il connaissait.
C’était une composition a!lemande... El quel dommage que cet ai-
mable Strauss soit allemand ! A Ja vérité, on aime a Vienne d'autres
danses que eclle des armes. Cetic valse alerte, mélancolique, en-
trainante, soupirs, ivressc, éclat de rive, on la jouait 4 Gendve dans
les bals improvisés qui se donnaient dans les salons de l'hotel, et
Maxence de Bricy avait dit souvent 4 son vicil ami :
—.Je scrais follement-heurcux de la valser avec elle.
M. de Briey cn avait été pour ses souhaits formes a la légére. M. de
Kernovenoy n’aurait point souffert que sa fille assistat a ces parties
un peu trop mélécs de Genéve. Et maintenant le commandant llun-
bert se disait en quittant la petite place :
— Un aulre aura meilleure fortune que mon pauvre amourcut.
Le commandant se trompait. Il avait une fille, comme le baron
Hector,ct lavait perdue par les mémes fautes et la méme folic qui
devaicnt amener peut-étre M. de Kernovenoy 4 perdre la sicnnc; il
lavait élevéc avec autant d’avcugle passion et d’égoisme, mais avec
moins de soins vigilants et de délicatesses.
Mademoiselle de Kernovenoy ne valsait pas.
_Le vicux marquis de Vertcilles, maitre de céans, J’avait bien re
marqué, ct, dés que la valse eut cessé, il se leva de son grand fau-
leuil pour. aller lui en faire son compliment. Plus il observait
Myriam, plus il était ravi :
~~ Vraiment oui, grommelait-il, c’est un chef-d’ ceuvre!
Tandis qu’il s’avancait au milicu des salons, il recueillait l'hom-
mage souriant de tous ccs jolis visages féminins animés pat la
danse ; les jeunes hommes s’inclinaient devant lui. Le charme du
respect l’enveloppait. Avec ses culottes de satin noir, son habit ala
frangaise, son large gilot blanc sur lequcl battaient de lourdes bre-
loques, la grande douillette de soie marron qu’il portait ouverte pat
dessus tout cela et dont les plis flottaient autour de sa haute laille
décharnéc, comme deux ailcs sombres, il avait bicn d’air du sul
vivant d'un autre ge. Il était sec ct dénudé comme.un vieil arbre,
le crane entitrement dépouillé; son visage n’était plus qu'une
mélée de rides. |
Mais la pensée vivante en sortait comme le germe vigourcux de
la profondeur du sillon. C’était un beau triomphe de I’esprit sur les
décrépiludes de la mati¢re; la sé.énité,du regard se répand.tl
comme une douee ct féconde lumiére sur la grimace des trails. ll
semblait que.cctte bouche édentée ne dat produire -en s’ouvrant
qu'une contraction désobligeante 4 voir; mais la puissance de lame
effacait les griffes du temps et la contraignait a sourire.
L'IDOLE. 429
Le marquis prit la main ‘de mademoiselle de Kernovenoy et porta
lachaste menotte a ses lévres par un geste dont les hommes d’a
présent ont perdu le secret. On ne sait plus baiser la main, méme a
la Comédie-Frangaisc, qui sc prétend la dépositaire des fagons du
temps jadis et le croit fermement. Ainsi la comédie est double.
Et, tandis que Myriam, un peu rougissante, recevait cct hommage
si flatteur accompagné du petit compliment de M. de Verteilles, il
yeut une voix qui chuchota tout prés d'ellec pour exprimer une
chose ‘de ce temps-ci {l'accent moderne) : Le marquis n’a point
d’héritiers.
Ce gui voulait dire que M. de Verteilles n’avait ni fils ni ‘filles.
Quant 4 des héritiers moins proches, it en avait cing : Mademoiselle
de Kernovenoy et les quatre fils de’ l’amiral d’Avrigné, dont l'un
était au Japon, un autre aux Antilles, un troisiéme en Angleterre.
Le capitaino Robert avait Pavantage d’étre présent, il avait encore
celui d’étre Painé. |
La méme personne Judicicuse qui avait risqué cette premiére
observation ‘reprit la parole. C’était une demoisclie‘ de vingt-sept
ou vingt-huit ans, l’dge maussade ot Ia fleur va monter en graine
et qui paraissait sentir viverrent le bonhear trop rare de posséder
un grand-oncle i la mode de Bretagne, riche de cent mille livres de
rente cl qui n’a point fait souche ; elle ajouta d’un air pincé: « Un
mariage arrangcrait loul. ‘»
L’obligcante parleuse n’avait certainement pas remarqué derriére
elle, appuyée au chambranle.d’une porte, la grande taille du baron
Hector: {1 entendit et palit.
Pourtant qui sondera jamais l’abime du coeur féminin ? La de-
moiselle avait encore un mot a dire, el: passant de l'aigrcur mal con-
tenue au fon de la plus douce pitié, elle murmura : « Pauvre
M. de Kernovenoy ! Cela scrait au mieux pour tout le monde, excepté
pour lui qui'’se trouverait seul dans son donjon. »
A quoi la vicilke madame de: Lusanger, parente trés-éloignée des
Verteilles ct des Kernovenoy, qui avait fort bien apercu le baron ct
qui ne gardait point de doutcs sur le manége: de la. compalissante
demoiselle, répondit brusquement.
— Le chatelain est cncorc jeunc, et pour lui faire compagnie il
trouverait aisément une chatelaine. Vous connaissez peut-élre celle
qui se dévouerait. Oh! vous avez de bonnes intentions.
— Assurément, madame.
— L’enfer en est pavé, dit la vicille dame.
Le baron était vengé. Il avait toujours pensé que cette douairiére
de Lusanger était une personne d’csprit:et do“ délicatesse: Ik quitta
- £0 LIDOLE.
embrasure de cette croisée, et'se perdit dans les salons. Le spectre
le poursuivait.
Le spectre, 4 Genéve, avait une physionomie noble ct fiére avec
ces yeux d’Espagne dontil ne méconnaissait pas la puissance, puis-
qu’ils lui avaient inspiré cette crainte furieuse ct folle. Le spectre
a Vannes avait une taille ronde ct bien prise dans son habit de hus-
sard, les joues roses, la fine moustache provocante, et le prestige
du beau cousin.
A Genéve, c’était ce Maxence de Bricy qui se disait de bonne mai-
son, ce qui restait 4 vérifier. A Vannes c’était Robert d’Avrigné
dont la naissance ne pouvait éire contestéc par le baron Hector,
puisqu’il avait intérét 4 la croire des meilleures, le joli capitaine
étant l’un de ses plus proches parents.
I} avait été obligé de subir ces Avrigné, qui étaient les proches
parents aussi et les hdtes de M. de Verteilles. Pouvait-il demander
au vicux marquis d’épouser sa rancune et ses terreurs? Cependant
s'il avait connu leur présence a Vannes, il ne s'y scrait point
arrété au passage. Cette imprudence commise, le reste était allé de
soi. Comment arracher Myriam a la perspective du bal qui allait
étre donné pour celle? C’edt été, d’aillcurs, offenser le marquis. Le
baron lIector avait subi la force des choses. Mais que n’avait-il pas
déja souffert dans cette soiréc? 11 ne pouvait se dissimuler que
l’embarras des Avrigné était bien moins grand que le sien. C'était
lui qui avait cherché la querelle. C’était lui qui donnait la comédie.
L’amiral, cn entrant, n’avait pas apergu son neveu. Tout le
monde le remarqua bicn, on se disait: Voila de mauvais yeux pour
un homme de mer. Apparemment il cn avait de meilleurs quand il
commandait une escadre ct qu’il s'agissait de découvrir l’ennemi.
Pour le moment il ne voulait de combat avec le baron IIector ni de
prés ni de loin, ni au canon ni 4 l’abordage. D‘ailleurs, il ne me
nait derriére lui que des troupes de terre dans la personne de son
beau hussard auqucl il dit 4 demi-voix : « Tencz vous ferme et
chargez 4 temps, Robert. »
I] n’avait cu garde de s’approcher de Myriam. D’un bout 4 l'autre
du salon, il lui fit un salut qui était une ceuvre diplomatique,
quelque chose a la fois de tout a fait paternel ct de diablement serre.
Mademoiselle de Kernovenoy rougit en recevant ces signaux de !'a-
miral ; la chére enfant se disait: « I] faut qu'il soit bien coupable
envers mon pére pour ne point oser venic m’embrasser !
Au méme instant le capitaine Robert traversa la féte, il char-
geait. Le jeunc homme se dirigea vers Myriam.et lui demanda la
faveur d’une danse prochaine. Elle était bien embarrassée ; n’ayan!
L'IDOLE. 454
pas vu Robert depuis plus de dix ans, il lui cdt été permis en tous
les cas de ne point le reconnaitre, mais dans le cas présent cela lui
était commande ; c’était son devoir. Au reste, il lui parlait comme
4 one étrangére. Elle lui accorda froidement l’honneur qu’il solli-
citait et chercha des yeux son pére qui sans doute allait approuver
saconduite. Mais les yeux de M. de Kernovenoy semblaient ne plus
rien voir ct n’étaicnt pas moins circonspects que ceux de M. d’Avri-
gné. Les deux hommes se voyaicnt pourtant fort bien l'un et l'autre,
tout en ne se regardant point.
On pouvait dire que sans se regarder, ils se toisaient, le neveu
avec une froide et dédaigneuse colérc, l’oncle avec une douce et
incrédule pitié. La physionomie hautaine du premier disait: « Cela
est bien fini entre nous! Vous avez creusé l’abime. C'est pour la
vie. » La bonne vieille figure ronde du sccond semblait dire: « Vous
aurez beau vous débattre, vous sauterez le pas, monsicur l'entété.
Votre humeur n’est que feu de paille. Il y ena pour une heurc!
Le baron avait prévu la tentative sournoise de rapprochement qui
serait {faite \du cété de Myriam; il la jugeait souverainement mé-
prisable. En ce moment, il fut heureux de trouver un écho a ses
ari M. de Verteilles l’appelait d’un signe auprés de son fau-
— Hector, dit le vieillard, je suis curieux de savoir si le capilaine
Robert est informé qu’il danse avec sa cousine.
— Vous n’en doutez point, fit M. de Kernovenoy, en levant les
épaules. Les d’Avrigné ont toujours aimé les petits moyens.
—— Le fait est, reprit le marquis, que Robert a négligé d’cmployer
les grands ce soir et qu’il a eu tort. Quelle idée d’avoir quitté son
bel uniforme pour le bal!
— Vous raillez, dit Je baron. Me ferez-vous croire que ce jeune
prgipia perte comme il faut l’habit militaire ?:
— Il le porte galamment, je vous assure... Mais en y réfléctity
sant, j'ai envie de croire que le sacrifice de ses galons et de ses bro-
deries a été profondément calculé. C’cst méme fort loyal. On veut
se montrer tel qu’on s’offre, afin qu’il n’y ait point de surprises.
Voila pourquoi Robert s’est habillé en homme du monde d’a présent
et non en soldat. Il est décidé 4 donner sa démission de son grade
dans le cas ot: vous devicndriez plus humain... Ne me regardez pas
de cet air enflammé. Je sais tout.
— Et vous me désapprouvez d’avoir refusé...
— La, la, je ne prononce pas ai vite, je suis un juge impartial.
— Qui, fit M. de Kernovenoy avec un sourire amer. Le juge a
voulu mettre les parties cn présence.
— Je ne le nie pas, et, pour le moment, c’est en avoir fait assez.
433 L'IDOLE.
A chaque jour suffit sa peine. Plus tard, je vous demanderai vos
raisons.
— Elles éclatent devant vos yeux! clles sont parlantes ! Regarder-
le donc volre capitaine Robert !
— Jl n'est que joli. Votre fille est belle.
— Pensez-vous que ce petit mignard...
— I! commence par o& son pére a ‘fini et il a raison, car. il est
plus naturel d’avoir dcs roses sur les joucs a vingt-six ans qu’a
soixante.
— Pensez-vous que cet étre banal et vide soit fait pour mademoi-
sellc do Kernovenoy?
— Robert n'a jamais passé pour avoir beaucoup d’esprit. Voila
pour 1¢ moral. Quant au physique, jeconvicns qu'on dirait, auprés
de votre fille, un corneite de Royal-Crayate menant une jeune déesse
antique 4 la danse. Il y a vraiment entre eux peu d’harmonie...
Vous avez donc agi avec trop de précipitation, Hector. Si le refus
était tombé des lévres de Myriam, les Avrigné auraicnt pu en étre
dépités, mais s’cn montrer offensés, point, et...
— Vous n’y songez pas, interrompit vivement Ie baron, je ne
parle pas de mariage 4 Myriam. Ce serait lui suggérer des
penséces...
Le vicillard se mit A rire doucement et leva les épaules a son
tour :
— Des pensécs qui viennent toutes seules. .. Est-ce que vous ne
savez point ccla, licctor? Vous méconnaissez les lois de la vie... Mais
il me semble que vous devez ¢tre salisfait dans vos rancuncs... Votre
fille prend assez ouvertement votre parti contre Ie fils de l'amiral...
Vous voycz donc bien que vous n’auricz eu qu’a laisser ce petit coeur
juger lui-méme et rendre la sentence... Regardez 14 bas ce triste
pas de deux!... Ils nese disent pas un mot... Votre jeune déesse est
de marbre.
— Ma fille n’aime que moi, riposta le baron, ct tous ceux que je
n’aime point lui déplaisent.
— Hector, dit le marquis, vous avez les fanfaronnades de la pas-
sion. Je vous dis ave vous finirez par tenter la Providence.
— Je pourrais mémela sléfier! répliqua M. de Kernovenoy. Si je
ne le fais point, cc n'est pas par crainte, mais par respect...
— Pour moi ou pour elle? Vous n’avez que quaranic- cing ans.
C’est encore l’Age pour ces audaces ! Moi, jen ai quatre-vingts, je
suis trop pres de rendre mes comptes, je ne m’ 4 frotterais pas.
Quant a la folie qui vous tient, jc vous ai averti..
— Jc vous remercie, monsieur.
— llector, reprit le vieillard d’une voix attondrie, vous pourrie
DIDOLE. 455
bien perdre par votre faute le cceur de votre fille... Songez qu’alors
je ne scrai plus la pour vous consoler.
Le baron ne répondit pas. En ce moment il ne pensait pas ‘avoir
jamais besoin de consolations, ef il se croyait en mesure de braver
toules les puissances de ce monde ct de l'autre! La docilité de
Myriam a recevoir et 4 refléter les impressions qu’il lui donnait le
remplissait d'une confiance aveugle.
Son orgucil, en revanche. y voyait fort clair. Feignant toujours
de ne point regarder l’amiral, il jouissait avec délices de I'humilia-
tion de ce pére “plus aventureux que sage, aprés le médiocre succés
que son fils venait de remporter... Amiral, vous avicz fait une fausse
manceuvre !
Visiblement, M. d’Avrigné supposait chez les hussards, en général,
et, en particulier, dans les hussards de sa famille, un esprit d’en-
treprises galantes bien différent de celui que venait de montrer son
capitaine. Myriam, a la vérité, avait oppose de terribles glaces 4 son
danscur.
— Eh bien! grommelait M. d’Avrigné, il fallait les rompre!
lise dirigea vers Robert, lui toucha le bras dans la foule, ct l’en-
traina hors du bal et du logis, se proposant de l’aller sermonner
sur la place. C’est cet orage intime que lc commandant WJumbert
venait de reconnaitre; il cn avait méme saisi quelques grondements
au passage.
L’amiral avait 4 faire & son fils unc legon difficile, car il s’agis-
sait de lui apprendre comment on enléve les approches d’un ceeur,
alors méme qu’elles sont bien défendues ct que la place n’a pas
envie de sc rendre. Question de stratégie... Ccla ne fait pas ordi-
nairement partie des enseignements paternels :
— Que diable! disait M. d'Avrigné, vous avez vingt-six ans, vous
étes officier, ct c’est moi qui serai obligé de vous apprendre !...
Le jeunc homme conljnuait de se défendre et d’alléguer les dis-
positions si peu bienveillantes que lui avait montrées mademoiselle
de Kernovenoy,
— Oui ou non, voulez-vous vous maricr? dit le pére.
ll ne pouvait donner 4 Robert Ics véritables raisons pour les-
quelles if désirait de le voir marié promptement. Tous les alliés de
Vertcitles, d’Avrigné et de Kernovenoy savaicnt bien que ce petit
capilaine n’était rien moins qu'un aiglon. Aimable nature, aprés
tout, douce, tranquille ect sensible, bien qu’un peu épaissc, qui
avait un jour arraché 4 feuc madame d’Avrigné un mot dont l’ami-
ral vérifiait chaque jour le sens juste ct clairvoyant :
— Vous voulez donc absolument que Robert porte !’¢péc?
434 L'IDOLE .
— Tous les d’Avrigné l’ont portée, ma chére.
— C’est trés-bien, avait repris la mére; comme il vous plaira.
Pourtant il est l'ainé, et, a ce titre, 11 pourrait également rester
chez lui. Ne feriez-vous pas mieux de lui confier le soin de vos
terres?
L’amiral avait des principes; il avait exigé que Robert, précisé-
ment parce qu'il était l’ainé, servit comme ses ancétres. Mais, le
voyant capitaine, il méditait 4 présent de lui épargner l’épreuve des
hauts grades, qui aurait trop absolument fait éclater son insuffi-
sance. Malheurcuscment, Ic jeunc homme menagail d’y arriver as-
sez vile, parce qu’il était fort brave. L’amiral s’en félicitait, mais
ajoutait mentalement : « Je sais bien que les lions ne sont pas les
~ renards. »
Il se proposait avant tout de fournir 4 Robert un prétexte pour
donner sa démission, ct ilne pouvait yen avoir de meilleur que le
désir de se consacrer 4 sa nouvelle famille. « Ce garcon-la, se di-
sait encore M. d’Avrigné, n’a jamais eu véritablement d’avenir que
le mariage. »
Mais il ne ledisait pas 4 d’autres car c’était un exccllent pére. C'est
pourquoi il voulait que la femme de Robert fat belle, bonne et soi-
gheusement élevéc; il tenait aussi trés-fort a ce qu'elle fat de
grande naissance, mais surtout il la voulait d’un esprit supérieur,
afin qu'elle put servir de guide 4 son mari. Or il avait depuis long-
temps reconnu le germe de cette supériorité dans mademoiselle de
Kernovenoy, sa petite-niéce : « Laissons venir le temps, disait-il, et
cet ange sera une fée. »
Aussi avait-il travaillé de toute sa force auprés du marquis de
Verteilles pour obtenir de lui qu'il donnat. cette féte qui allait deve-
nir le terrain d’une rencontre forcée, d’une réconciliation peul-
dire. M. de Vertcilles y avait consenti, sans vouloir prendre d’autre
engagament que eclui d’ouwir ses salens. Il refusgit d’arranger
querelle; mais cette féte, c’était le pringipal : l’oceasion est la wm
des grandes aventures. L’amiral croyait posséder le moyen d*une
belle revanche contre son neveu, le baron Hector, ct le véritable in-
strument de régne sur le coeur de Myriam. I] trouvait son capiltaine
séduisant ct beau, s’il ne le jugeait pas le plus spiritucl de sa race.
Seulement tous ces plans heureux étaient renversés ; l'instrument de
régne avait tourné dans la main qui s’était flattée de le diriger a sa
guise. |
C’est cc que le commandant Humbert savait a présent. Et il s‘en
allait en se disant :
— Il parait que nous n’avions pas été ici les premiers épouseurs
L'IDOLE. 433
de bonne volonté, et qu’on n’a pas traité nos devanciers mieux
que nous... Mais patience! fl est écrit dans le plus sage de tous
les livres que les premiers scront les derniers.
S'étant pris 4 réfléchir profondément, il concut alors une idée
tout a fait inattendue de Maxence de Briey, qui continuait appa-
remment de réver sous le figuier dans la maison solitaire, et du
commandant lui-méme, qui la tournait, la retournait dans son es-
prit, comme un fruit, déja détaché de |’arbre, qu’on veut faire mi-
rir, et qu’on change de coté pour l’exposer au soleil.
— Bast! s’écria-t-il. Ce serait plaisant! Pourquoi ne pas essaycr?
Si mon fils Maxence ne me voit pas rentrer cette nuit, il ne prendra
pas trop d’inquiétude. fl a d’autres soucls. en téte que la présence .
de son pere, je crois!
Au lieu d’aller rejoindre Maxence, 11 s’occupa de chercher un
cheval, et, moins d’une demi-heure aprés, on aurait pu, n’cut été
lanuit noire, le voir trotter sur la route de Kernovenoy.
En ce monient le bal était dans tout son éclat, et mademoiselle
de Kernovenoy en était plus que jamais Ic rayonnement ct étoile.
Q puissance de la pure beauté, charme de la jeunesse! O magie
d'une 4me neuve reluisant dans des yeux de velours et de flamme,
souriant sur un visage en fleur! Quand Myriam passait a travers les
groupes, dans sa longue robe blanche, sans autre bijou qu'un col-
lier de perles, coiffée seulement de secs magnifiques cheveux, aux
boucles cendrées sur le front ct sur les tempes, et ruisselant en
flots d’or sur son cou, un murmure s’élevait autour d’elle.
Et le baron Hector se disait :
— Je le crois bien qu’ils la veulent tous! Il n’en est pas de plus
belle! Ils savent pourtant bien 4 présent que je la garde!
: LV
Quand la caléche découverte qui emportait M. de ePraovenoy et
sa fille quitta Vannes, le lendemain, dans les premieres lieures de
laprés-midi, Myriam, reposée des fatigues du bal, semblait toute
au plaisir bien different de rejoindre la vieille demeure. La prin-
cesse solitaire, par dessus tout, aimait sa tour :
— Pére, disait-elle, c’est unc belle chose que le voyage, mais rien
ne vaut la-bas notre mer et nos Jardins...
— Cultivons notre jardin, dit le baron. C’est un précepte de Vol-
taire dans un de ses contes.
— Je n’ai jamais lu Voltaire ; mais je suis grandement en peinc...
10 Ffvarer 1876, 29
436 LIDOLE.
— Je l’espére bien que vous ne l’avez pas lu! répliqua le baron
en riant... Quel est le sujet de votre tourment, Myriam ?
— Le jasmin! dit-elle... Pendant mon absence, qui a soigné notre
jasmin?
Le baron Hector regarda sa fille et leurs mains s’unirent. Le
jasmin était pour tous les deux une source embaumée d’attendris-
sement toujours nouveau, car il leur redisait leur histoire. C’était
l’arbre sacré qui allait devenir, pour mademoiselle de Kernovenoy,
l’arbre de science, car il recélait, avec le billet de Maxence de Briey,
le fruit défendu. Mais le baron ne songeait guére, en ce moment, a
Maxence; il était méme 4 mille licues du jeune homme.
La voiture courait 4 travers la lande ct les bois. La campagne
sauvage se revétait. déja des teintes puissantes de |’automne sous la
pureté d’un cicl d’été. L’air avait comme des souffles plus profords,
la mer, au loin, comme des harmonics plus lentes et plus graves.
On était au deuxiéme jour de septembre, et la saison vraiment na-
tionale allait commencer sur le sol breton, mettant la rouille aux
feuilles des chénes et les grands plis de brume 4 Icur front.
— Aimcriez-vous 4 passer l’hiver 4 Paris ? demanda le pére.
Les yeux de Myriam étincelérent d’abord, puis a l’instant, se voi-
lérent : Je n’en sais rien, dit-elle. Je voudrais y penser longuement.
Cette expression déplut au baron Hector : Penser longuement !
— Oh! dit-il, avez-vous donc de ccs longues pensées qui se ca-
chent ? |
Maxence de Briey n’était plus 4 mille lieues de l’esprit du _pére.
Et le haron sentait 4 son angoisse que le jeune homme se trouvait
plus prés peul-étre encore de l’esprit de sa fille. Aussi regarda-t-il
fixement Martin Bataille qui, juché sur le siége auprés du cocher,
s élait retourné et avait tout entendu. Martin se mit 4 se parler
mentalement 4 lui-méme, ct le baron devina ses paroles au mouve-
ment de ses vieilles lévres.
Le garde se disait : Qui peut jamais connaftre les femmes ?
Quant 4 Myriam, elle n’avait pas répondu et souriait :
— Je suis ravi, reprit le baron d’un ton fort sec, que vous n’ayez
point accepté ma proposition avec trop d’empressement, ma chére
enfant, car je ne suis rien moins que décidé moi-méme a y donner
suite.
Le sourire de Myriam ne s’effaca pas :
— Pére, c’était donc pour me tenter? dit-elle.., Oh! je m’en dou-
tais bicn!
Cette saillie n’était point faite pour chasser du visage de M. de
Kernovenoy !’air d’humeur qui venait de s’y répandre. Il aurait
sans doute répliqué, mais il n’en cut point le loisir. Martin Bataille,
L'IDOLE. 437
sur le siége, poussa un cri si sauvage, que, pour cette fois, Myriam,
accoutumée aux fagons bizarres du vieil homme, au lieu de prendre
peur, se mit a éclater de rire :
— Pourquoi fais-tu le loup, Martin? demanda-t-elle.
ke garde, sans répondre, sauta sur la route en disant :
— Qu’est cela?
Mademoiselle de Kernovenoy, au méme instant, ct par un mou-
vement involontaire, se rejetait en arriére sur les coussins de la
caléche; le baron se trouva debout. ;
Cela, — pour parler le langage de Martin, — c’était un cavalier
qui, venant du cdété opposé, croisa la caléche. Il était fortement
assis sur une certaine jument grise de louage qui ne pouvait passer
seulement pour une béte a deux fins, mais plutdét a trois, et qui ett
préféré visiblement la troisiéme, c’est-a-dire la charrue, parce qu’en
fendant la terre on ne trotte point. Sur cette lourde machine vi-
vante, le cavalier s'avancait pourtant aussi ficrement que s’il edt été
monté sur quelque perle 4 quatre pieds, sortant des écuries d’un
khalife. En passant devant la caléche, il ta fort galamment son
chapeau.
— Myriam, dit M. de Kernovenoy, est-ce que vous connaissez ce
personnage?
— Je crois le reconnaitre, répondit la jeune: fille qui semblait
entiérement remise de son émotion. C’est un des promeneurs de
Genéve... Je n’ai jamais su son nom.
Rien de plus vraisemblable. Sculement elle avait pu voir le com-
mandant Humbert, — car c’était lui, — sans cesse en compagnie
de M. de Briey, et le baron Hector était bien sir que, tout 4 l'heure,
elle venait de palir. Cette flatteuse ct subite palcur n’était pas ap-
paremment en l’honneur d’un vieil officier en retraite.
— Fort bien! dit-il les dents serrées, les mains crispées, Martin
réglera ce compte.
Et s’adressant au cocher :
— Que fais-tu donc, maladroit! Marche ! lui cria-t-il. T’ai-je com-
mandé d’arréter?
Martin Bataille. cependant, avait rejoint le cavalier. Il prit le
cheval a la bride :
— Vous, dit-il de son air sombre, d’ot venez-vous ?
— Vous étes bien curieux, mon camarade, répliqua le comman-
dant avec le plus grand calme. Je ne vous connais pas, et j’ai peine
a croire que vous voyagiez en livrée sur le siége d’une caléche pour
en descendre & propos et détrousser les passants.
— Détrousser?... Comment dites-vous cela? s’écria le garde fu-
rieux et désappointé. Me prenez-vous pour un voleur?
438 L'IDOLE.
— Ma foi, si vous ne me demandez pas tout & fait la bourse ou la
vie, vos exigences ne sont guére plus raisonnables. Je pense que la
route appartient 4 tout le monde. Au demcurant, que me vouler-
vous?
Martin balbutia et lacha la bride. Il comprenait bien qu'il avait
fait unc chose irréfléchic, cn s’élancant a la téte du cheval.
— Je suis dans mon pays, dit-il...
— Et savez-vous si ce pays n’est pas aussi le mien? interrompit
le commandant. Tencez, l’ami, j’ai peur que vous n’ayez pas la téte
bien saine. Rentrez chez vous,buvez frais et metlez-vous au lit...
Puis il pressa si vigoureusement du talon la monture bretonne,
que cette masse grisc, pendant un moment, se trouva presque des
ailes et trotta pour tout de bon l’espace au moins de cent pas. Martin
Bataille, relevant la téte, vit 4 droite, a cette distance, le cavalier
qui s’éloignait; la caléche, 4 gauche, allait étre bient6t hors de vue.
— Mcttez done tout votre cceur.4 prendre le parli des maitres!
grommela le vicillard. On m’a joliment planté la. Kernovenoy est
encore 4 plus de six lieues. Je les ferai donc a pied!
Cette nécessité aurait paru plus sérieuscment redoutable a un
citadin qu’au rude forestier; i) leva Ics épaules et se résigna tout de
suite; mais, en marchant, 1! grommelait encore :
— Qu’aurais-je dit de plus 4 ce diable d’ homme? De quel droit
lui barrer les chemins?
Tout en raisonnant, i] vint 4 penser que son maitre et lui avaient
pris trop tot ombrage, et que le vieil officier pouvait se trouver
dans la province sans Ic Jeune homme: ils n’étaient pas enfin at-
telés ensemble. Le hasard seul avait bien pu mettre le commandant
sur le passage de la caléche.
Martin se trompait. Cette rencontre entrait dans le plan général
du commandant, qui consistait 4 « précipiter les choses ». Le baron
Hector, lui, ne s’y méprenait point : — Ils n’ont pas abandonneé la
partie! se disait-il. Ceci, c’est encore Ja gageure, c’est encore le
défi !
Une pensée atroce, parce qu'il ressentit, en méme temps quelle
lui vint, la honte et le supplice de l’avoir congue, une pensée vrai-
ment laide et mauvaise le poursuivait : Si Myriam élait informée
de la présence dans le pays de cet insolent Ilumbert et de M. de
Briey, car tout disait qu’ils n’y étaient point l’un sans l’autre! Si
elle avail, a Genéve, trompé la garde de Martin, si elle avait eu avec
Maxence des intelligences cachées !...
Un instant aprés, il aurait voulu se punir d’avoir seulement sup-
posé cela, d’avoir pu profaner cet ange et souiller son idole. Le ché-
timer! lui arriva le soir méme, 4 Kernovenoy, aprés le diner, par
L'IDOLE. 439
l’excés du remords, quand il trouva Myriam en extase devant sa
baie, ses flots bleus ou verdissants, ses gréves blanches. La jeune
fille reprenait possession, avec une sorte d’ivresse, de tous ces biens
et de toutes ces beautés qui l’environnaient depuis qu’elle était au
monde; clle rentrait naturellement dans le cadre magnifique et
charmant de toute sa vie... Non! son coeur n’était pas demeuré en
arriére! Non, sa pensée ne continuail pas le voyage! Elle était Ia
tout entiére, bien 1a!
Mais alors Martin Bataille, ayant bravement dévoré ses six lieues,
arrivait au chateau et demanda M. de Kernovenoy. Tous deux cau-
sérent assez longuement, et le baron revint auprés de sa fille plus
soucieux encore et plus agité.
Myriam n’avait point quitté son poste au bord de la terrasse et
se bercait doucement au bruit des flots en chantant une vieille ro-
mance d’une infinie douceur que le baron aimait par dessus toutes
les mélodies. Elle s’interrompit un moment :
— Pére, je l’ai choisie pour vous.
Lombre était tout a fait tombée, la nuit était ‘trés-chaude. Il
s'assit auprés de la chanteuse sur le canapé rustique et, quand elle
eut terminé sa romance, i) lui dit 4 son tour :
— Je vous remercie, Myriam, et je me feélicite vraiment, ma
chérie, de voir que vous aimez si fort cette vieille maison.
— Je yeux ne jamais la quitter, répliqua-t-elle.
li y cut un moment de silence, puis il reprit d’une voix beaucoup
moms assurée :
— Ainsi, Myriam, vous n’avez jamais songé que vous pourriez
vous maricr ?
Qu’aurait dit M. de Verteilles s'il avait pu l’entendre? Le baron
Hector n’était donc plus en proie a la terreur puérile de suggérer a
sa fille de ces pensées « qui viennent toutes seules »? Il avait donc
rassemblé de grands trésors de raison depuis la veille?
Myriam eut un petit rire argentin.
— Jen’y ai pas, en effet, songé beaucoup, dit-elle; mais dussé-je
me marier un jour, je n’abandonnerais point pour cela Kerno-
venoy, puisque je ne dois jamais vous quitter, mon pére.
— Ce serait donc moi qui céderais la place 4 votre mari, dit-il
en se levant brusquement. Un pére doit savoir en ce cas qu’il porte
ombrage et se retirer devant le nouveau maitre du cceur de sa fille.
Je n’y manquerais point. nu
Décidément, il ne craignait plus de faire jaillir dans l’esprit de
Myriam les sources nouvelles, troubles peut-étre ; il n’avait plus
peur de ternir ce pur miroir. Ou plutét la passion l’emportait en
416 L’ IDOLE.
lui sur la prudence, il ne savait ‘plus bien ce qu’il disait. Myriam
sembla réfléchir un instant avant de répondre :
— Mon pére, fit-elle doucement, si mon mari prenait ombrage,
comme vous dites, il ferait bien de ne point me le montrer, car je
lui en adresserais de cruels reproches.
— Vous ne seriez pas si sévére! s’écria-t-il. Ne l’aimeriez-vous
pas plus que moi? D’ailleurs ce serait votre devoir.
— S'il me demandait de l’aimer autant, je ne pourrais guére ne
pas le lui promettre, répliqua la jeune fille d’un air réveur. Mais
plus que vous? Cela c’est impossible. Je n’aimerai jamais personne
plus que vous, mon pére.
— Vous le croyez? dit-il. Cela suffirait & me rendre heureux si
je connaissais moins bien la vie et la loi de ma destinéc, si je ne
savais pas que vos sentiments envers moi changeront un jour,
tandis que les miens envers vous s’aiguiseront dans )’isolement et
les regrets. C’est lc lot commun a tous Ies péres. Voici ce que les
sots et les cceurs froids ct banals trouveront 4 me dire pour me
consoler. Comme si j’étais un pére semblable a tous Ics autres! J’a1
dépensé autour de vous plus d’amour que n’en contient peut-ttre le
reste du monde. Je ne suis donc pas résigné aux semblants de retour
et 4 la fausse monnaie. Je ne veux point voir gagner en ma prt-
sence un coeur qui aura été mon unique bien ; je ne veux pas qu on
me trahisse doucement sous mes yeux. Je préfére la solitude.
Maricz-vous quand il vous plaira, Myriam. Je n’entends pas, apres
cela, qu’on me supporte ! Je saurai bien m’exiler.
— Mon pére, dit Myriam avec fermeté, vous souffrez, et cest
pourquoi je ne me récrie point contre l'injure que vous me faites.
Je savais bien ce que vous pensiez sur de certaines choses..,
-—— Vous le savicez ?...
—— Tenez, cher pére, reprit-elle en se jetant & son cou, je cols
que vous prenez votre fille pour une petite sotte, puisque vous 0°
la supposez pas capable de lire dans votre coeur comme vous
croyez lire dans le sien. Voulez-vous que nous laissions cela? Ou
bien aimez-vous mieux que je vous promette de ne port me
marier ?
— Myriam! murmura-t-il... j’ai mérité ce que vous me dites.
— C’est donc conclu!... fit-elle gaiement. Allons nous repose
et, demain, je me léverai de bonne heure pour tailler notre jasm!-
... Le lendemain, dés huit heures, le baron se trouvait auss! au
méme endroit sur la terrasse. Il y recut le bonjour et le basset de
Myriam qui arrivait escortée d’un jardinier. Il s’agiseait d’élaguct
les grappes séches de !’arbuste légendaire de Kernovenoy- Au qua-
L'IDOLE. Mi
triéme coup de ses grands ciseaux, I’homme fit tomber de I’épais-
seur du feuillage un innocent chiffon de papier...
Ine savait point lire, et ne se doutait guére du mal qu’il faisait ;
il ramassa sur le sable ce billet qui contenait un seul mot et le pré-
senta asa Jeune maitresse. Mademoiselle de Kernovenoy le lut, le
laissa retomber et s’éloigna.
Le baron demeurait assis ; il pensa que Myriam avait oublié chez
elle quelque objet qu'elle allait y chercher... 0 puissance et mali-
gnilé des petites causes! Si le vent avait souflé du nord, il aurait
emporté ce billet dans les flots et personne au monde que made-
moiselle de Kernovenoy ne l’aurait lu. Mais la brise venait de
louest; la feuille volante fit son chemin sur la terrasse, tournoya
quelque temps et tomba précisément sur le canapé rustique 4 coté
du baron qui, machinalement, étendit la main.
Myriam, rentréc dans la maison, montait & son appartement, en
redisant tout bas : « Genéve ! » Son sein ne battait guére plus vite
que de coutume, ses yeux n’étaient pas plus brillants. Pourtant,
elle s’enferma dans sa chambre. — Quant au baron, il s’était dressé
tout 4 coup : « Toi, viens ici! » cria-t-il au jardinicr qui continuait
a émonder le jasmin et qui obéit.
— Quelqu’un est venu & Kernovenoy en mon absence? demanda
le maitre. Confesse-le-moi et je pardonnerai peut-¢tre. Si tu essaies
de mentir, je vous chasscrai tous.
Le jardinier confessa. :
Le baron Hector, retombé sur son siége, écouta en creusant la
terre du talon de sa bottle le récit de la visite d’un étranger dans
le jardin: « L’as-tu vu? » disait-il.
Et il prit plaisir 4 se le faire dépeindre, comme s'il ne le connais-
sait pas bien ! N’avait-il pas eu raison de penser, en rencontrant le
commandant Humbert sur la route, que ce vieil amateur d’intrigues
galantes n’était point venu seul en Bretagne. Son protégé était avec
lui. Maxence de Briey, c’est-a-dire l'amour et ses audaces diaboli-
ques. Le comte de Briey, faux ou vrai gentilhomme, ne pouvait plus
ivoquer comme a Genéve le droit de libre circulation; il venait
chasser sur les terres d’autrui. Il fallait que ce jeune homme fut un
petit sot ou un grand fou, s'il s’imaginait que M. de Kernovenoy se
laisscrait insuller chez lui.
— Ce papier, demanda le baron, mademoiselle de Kernovenoy
V'a-t-elle vu? |
Le jardinier raconta comme il le lui avait présenter et comment
elle l’avait laissé retomber sur le sable. Au méme instant, Myriam
reparut sur Ie seuil de la grande porte du salon.
— Qn vous a donné six louis a tous pour introduire, malgré ma
défense, un visiteur au chateau, dit le baron au serviteur trem-
442 L'IDOLE.
blant. Je ten donnerai le double pour toi seul, si tu es capable de
te tairc. Je veux ignorer qu’on m’a désobéi,.. Va-t-en.
Aucun trouble ne se trahissait dans ]’attitude de Myriam. Le
baron remit a dessein le billet prés de lui, afin qu'elle le vit en s’ap-
prochant.
Mais elle avait, apparemment, des yeux pour ne point voir.
Alors, il tenta une autre épreuve ct feignit 4 son tour d’étre rap-
pelé pour un moment dans la maison. Quand il revint, Myriamétait
assise ; mais le billet avait disparu.
Tout le sang du baron lui monta au visage, et comme Myriam,
du ton le plus naturel, lui demandait s’il ne voulait point faire une
promenade 4 cheval, 11 s’y refusa brusquement, sous le prétexte
d’unc lettre qu’il devait écrire au marquis de Verteilles. Un instant
aprés, il était dans son cabinet, au premier étage de la tour, les
yeux appliqués 4 cette fenétre qui donnait sur la terrasse et qui
avait une histoire. Caché par les hautes branches du jasmin il épiait
Myriam, immobile a la place ot il l'avait laissée. Qu’avait-elle fait
du billet? Maintenant qu’elle se croyait seule, allait-elle le tirer de
son scin ou de la poche de sa robe?... Rien de semblable n/’arriva.
Seulement, elle demeura la plus d’une heure, et, sdrement, elle
révait.
Le baron se mit aerrer dans son cabinet, qui lui retragait a la
fois tant de chers et de cruels souvenirs. Chambre adorée et mau-
dite! Il y avait passé la lente veillée de l’agonie, il y avait vu re-
luire aussitot aprés les doux ensolcillements du bonheur ; il y avait
recu la rosée de la grace aprés le choc du désespoir. Ecrasé par la
fatigue physique, et par le poids de ses pensées, il vint enfin sabi-
mer dans un fauteuil.
Alors il s’avoua que le jour oil, quinze ans auparayant, il mé-
ditait de se tuer solitairement entre ces quatre murailles, il ne
nourrissait pas un dessein beaucoup plus atroce contre la justice,
contre les lois divines ou sociales qu’en ce moment méme en com-
posant dans son esprit la lettre qu’il allait écrire au marquis de
Verteilles.
Cependant 11 écrivit.
Vers le commencement de l’aprés-midi, il envoya un exprés lui
chercher, dans la maison de garde 4 la lisiére de la forét, Martin
Bataille, qu’il voulait expédicr 4 Vannes. Dans l’intervalle qui s¢
coula avant l’arrivée de Martin, il relut plusieurs fois la premiere
phrase de sa lettre.
« Mon cher ct vénérable ami,
« Je crois que vous avez raison. Je ne tenterai pas plus longtemps
la Providence et je n’essaicrai plus de nicr la nature... »
L'IDOLE. 445
Le garde entra.
—Martin, dit le baron avec une gaieté menacante, nous ne
sommes pas les plus forts. Il faut nous soumcttre et donner un
mari 4 mademoisclle de Kernovenoy. C’est toi qui vas aller le
chercher.
— Bon! fit Martin d’un air sombre, vous avez bien changé d’idée
et vous étes trop pressé ! Vous pourricz au moins lui laisser le
temps de venir tout seul.
— Non! reprit M. de Kernovenoy en le saisissant par le bras, car
alors ce serait l'autre qui viendrait. Ecoute.
Il lui raconta ce qui s’était passé sous ses yeux dans la matinée.
Martin serrait les poings en apprenant-qu’il n’y avait plus de doute
possible ct que M. de Briey était bien dans le pays.
— On est toujours trop bon! grommela-t-il... Pardine ! si je ren-
contre le jcune coq sur ma route, je serai moins sot qu’hier quand
je tenais le vieux renard qui s'est moqué de mol.
— Garde-toi bien de faire du bruit ! dit le baron. Prends exemple
sur moi, mon vicil ami. T’ai-je paru jamais plus tranquille?...
— Oh! fit Martin, le feu couve joliment sous la cendre. Je vous
connais.
— Les suites de cette aventure ne nous regardent plus, ct, quant
4 moi, je m’en lave les mains. Ce n’est pas besogne de pére qui se
respecte que de se mesurer aux amourcux qui rddent autour du
logis.
— Ce n’est pas besogne de pére! répéta Martin stupéfait...
— Tu ne comprends point. Crois-tu, vieil homme, que nous pre-
nions un fiancé sculement pour le rendre heureux?...
—J'y suis! s’écria le vieillard... 1] aura honneur, mais il faut
aussi qu'il ait Ices peines. C’est lui que vous chargerez de veiller...
— C'est 4 lui désormais que l’injure est faite. A lui de s’en ar-
ranger !... Et si ce n’est pas un compagnon trop patient, si on lui
ouvre les yeux...
— Pardine! on les lui ouvrira.
-— Va, dit le baron. Prends mon meilleur cheval.Ne perds point
de temps !
Martin se dirigea vers la porte. Tout 4 coup, revenant sur ses
pas :
— Mais, dit-il, si c’est pourtant l’autre qu’elle aime...
Le baron le regarda fixement.
— Jen suis faché, dit-il ; mais tu ne comprends plus.
— Et puis, reprit Martin, vous vous soumettez a ces d’Avrigné
lout dec méme... Vous avicz toujours été plus ficr...
446 L'IDOLE.
— Tu le vois, dit le baron, ce n’est pas l’intelligence qui te
manque. Je ne t’avais pas dit le nom.
— Ce n’est pas bien difficile 4 deviner... Tenez, monsieur Hec-
tor, je crois que vous faites le mal cn ce moment; mais on aura
beau vous raisonner,. vous étes décidé 4 le faire... Enfin!
— Fnfin tu pars!... Encore un mot. Tache de trouver la femme
de chambre de mademoiselle de Kernovenoy sur ton chemin. Tu lui
diras d’avertir sa maitresse que le capitaine d’Avrigné, notre cousin,
arrive demain au chateau.
Pour la premiére fois de toute sa vie, Myriam s’abstint de prendre
part au diner. Jusqu’alors, souffrante méme, elle surmontait la
souffrance, craignant avant tout que son pére ne demeurat seul. Ce
soir-la celle ne parut pas.
Et pour la premiére fois aussi, M. de Kernovenoy n’osa monter
chez sa fille.
Il erra dans les jardins, dévorant les allées, se disant : L’heure
approche, l’abime va s’ouvrir. C’est mon isolement et mon supplice
qui commencent. Dérision!... Hier encore, elle me disait qurelle
n’aimerait jamais personne plus que moi!...
Pourquoi Myriam lui aurait-elle fait le sacrifice de sa lassitude,
si vraiment elle était lasse, ainsi qu’elle le lui avait fait dire? Est-ce
qu’il ne devait pas bien sentir, 4 l'état de son coeur, la situation ou
se trouvait le coeur de la jeune fille, et qui était son ouvrage? Etait-l
donc lui-méme tout plein uniquement de tendresse comme autre-
fois? N’éprouvait-il pas surtout de la colére, une froide, une dure
colére?... Ne faisait-il pas le mal, comme disait Martin ? Ce mal, ne
lavait-il pas combiné résoliment et sans peur? Une seule appre
hension, en effet, lui restait : celle de voir échouer ses desseins.
Martin Bataille, enfin, 4 minuit, apporta la réponse de M. de Yer
teilles. Le baron courut 4 son cabinct pour la lire.
« J’en suis bien faché pour vous, mon cher Hector, éerivail le
vieux marquis, vous tentez plus que jamais la Providence et plus
que jamais vous méditez de violenter la nature, puisque vous ave
observé l'un auprés de l’autre notre capitaine et notre chére belle
fée et que vous étes aussi sir que moi, pour le moins, qu'elle n¢
pourra pas l’aimer. Je vous conseille donc d’invoquer, pour me
faire comprendre l’inconstance de vos résolutions, d’autres raisons
qui auront un peu moins |’air de se moquer de votre vieux pareal
Sachez que j'ai donné franchement a l’amiral le conseil de ne poial
vous envoyer son fils; il ne m’a pas écouté. Je ne pouvals pourtanl
lui rappeler ce qu’il me racontait le mois passé, avec une rage *
plaisante, de votre fameux entretien & Kernovenoy. Vous lui avi@
dit que si vous éticz jamais forcé de choisir un gendre, vous Panne
L'IDOLE. . 445
riex assez sans esprit; vous lui aviez laissé deviner & ce sujet vos
pensées, qui me paraissent 4 moi si parfaitement détestables. Lui-
méme, il n’était pas en moindre veine de franchise, et j’ai vu )’ins-
tant alors o1, dans son emportement, il allait s’écrier : « Mon fils,
« ace point de vue, aurait pourtant bien fait son affaire! » Que
peut-on répliquer 4 un homme si clairvoyant et si obstiné? Il con-
nait votre jugement sur son capitaine; mais si, par ce jugement-
la méme, Robert mérite vos préférences, le pére s’en soucie bien
comme d’un fétu! Moi, je continue de vous trouver un abominable
homme et un triple fou. Je suis méme tout prés de croire que le
peu de consistance du jeune d’Avrigné n’est point du tout la seule
cause qui vous engage a préter les mains aux veeux de l’amiral. Je
connais votre cceur qui est capable de grandes et de méchantes
choses ; il est profond et violent comme le flot qui caresse le pied de
votre donjon, et je ne suis pas bien sur que vous n’acceptiez 4 pré~
sent Robert que comme un contraste vivant destiné 4 opérer sous
les yeux et sur l’dme de votre fille, a se tourner 4 votre avantage et
a vous la conserver tout entiére: J’al envie de croire que vous avez
besoin d’un renfort et d’un boulevard contre un autre assaillant que
le capitaine. Les gens trop passionnés ne gardent pas toujours bien
leurs secrets, mon cher Hector, et la mémoire me revient de quel-
ques-unes de vos paroles dans nos causeries de ccs derniers jours...
Enfin, on yous adressera Robert d’Avrigné dans la matinée de de-
main. L’amiral baise les mains de mademoiselle de Kernovenoy. Je
vous assure que dans sa joie il baiserait méme les vdtres. A 1’ins-
tant, il me disait qu’il ne saurait avoir de rancune contre vous, que
tout était oublié, et que s'il ne craignait pas de vous voir embar-
rassé envers lui de fausse honte, il accompagnerait son fils au cha-
teau. Le pauvre pére vous le confie aveuglément, il ne se demande
point ce que vous voulez en faire. Il me siéerait mal d’étre plus
curieux ; et pourtant je le suis. L’idée me vient que vous avez concu
quelque plan diabolique ot le pauvre gargon jouera son rdéle sans
le savoir. Je vous avertis qu’il est trés-long 4 s’apercevoir qu’on se
joue de lui, mais quand le bandeau se déchire, alors c’est un hus-
sard qui ne badine plus. Ne vous méprenez pa’ sur son caractere :
il a peu d’esprit, mais beaucoup d'honneur. Mon pauvre Hector, je
peux bien vous donner cet avertissement. Vous étes en train de
vous méprendre sur tant de choses, et, par exemple, sur l’dme de
votre fille. N’oubliez pas le double sang qui l’a formée. Sa mére
avait la douceur, vous n’avez que trop de fermeté! Elle tient de tous
les deux. Surtout, n’ayez ni l’imprudence ni le malheur de trop dé-
couvrir devant elle certaines pensées égoistes qui vous agitent...
Avant tout cette jeune Ame est pure, et les anges sont quelquefois
446 L'FOOLE.
des juges sévéres... Vous aviez toutes les chances d’étre heureur,
Hector, et vous les disperserez toutes... Ce n’aura pas été ma faute.
Adicu. »
secs Robert d’Avrigné n’arriva pas 4 Kernovenoy dans la matinée
du Iendemain. Le baron Hector l’attendait, la fiévre aux mains et
aux tempes.
— Cependant, se disait-il, le marquis ne m’a point caché l’im-
patience de l’amiral.
It parut bien que Jc capitaine était moins impatient que son pére,
le futur marié moins empressé que le marieur. Vers deux heures
on signala une voilure gravissant la rampe qui conduisait a |’en-
trée du chateau, elle était chargée des bagages du voyageur. Le
domestique qui la conduisait apprit au maitre de Kernovenoy que le
capitaine Robert faisait en ce moment la route 4 cheval, en compa-
gnic d’un de ses amis qu'il avait rencontré 4 Vannes et qu’il serait a
Kernovenoy seulement vers la fin de ’aprés-midi.
Rien de plus vrai que cette rencontre. Le capitaine Robert sortait
de I’hdtel de Verteilles; il crut réver en aperccvant sur la place un
de ses anciens camarades de l’Ecole militaire, celui de tous juste-
meni qu’il avait le micux aimé, parce que c’était celui qui avait
a la fois l’esprit le plus posé et la bonté la plus sure. C’était aussi
celui qui possédait la tournure la plus male avec le plus beau visage,
et toute l’Ecole avait regretté qu’a peine revétu d’un grade il ei
quitté l’armée a laquelle il aurait fait tant d’honneur.
Robert l’appela par son nom; mais le cher camarade, qu'il na-
vait pas vu depuis cing ou six ans, ne semblait nullement en hu-
meur de l’apercevoir. Il était 14, planté devant ’hdétel, regardant les
fenétres Louis XV avec une avidité singuliére ; il fallait que ce fit
un grand amateur du beau style. Le capitaine se vit obligé, pour
attirer son attention, de le prendre par le bras.
— Maxence de Briey, dit-il... Ah! tu ne savais point quc jétals
4 Vannes.
— Robert d’Avrigné... Non, je ne le savais pas. J’avoue que je ne
pensais pas & toi.
- [ls s’embrassérent.
— Mais que viens-tu faire en Bretagne?
— En Bretagne?... La mort de mon pére m’ayant forcé de don-
ner ma démission de bonne heure.....
— Pour veiller 4 ta fortune, monsicur le millionnaire.
— Je tue le temps de mon mieux.
~~ Tu voyages. Bon! Tu finiras bien par te fixer comme moi...
Cela ne vaut rien d’étre un oiseau de passage... Apprends que Jé
vais me marier. Du moins on-me le dit. Je me rends de ce pas 3
L’IDOLE. 447
douze lieues d’ici, 8 Kernovenoy, pour ¢tre officiellement présenté a
ma fiancée.
Maxence avait affreusement pali.
— Ta fiancée! répéta-t-il d’une voix sourde.
— Si, toutefois, mademoiselle de Kernovenoy, ma cousine, dai-
gne m'agréer. Entre nous, je crois qu’elle n’en a guére envic.
— Tu ne voudrais pas forcer un coeur! s’écria Maxence. Tu ne
voudrais pas recevoir ta femme de la volonté seulement d’un pére
et fe rendre heureux malgré elle.
— Pour cela non. Tu as mis joliment le doigt sur la situation,
mon cher. Il y a un pére qui m’est devenu tout 4 coup favorable, je
ne sais trop pourquoi...
— Je le sais, moi! murmura Maxcnce.
— Quant 4 ma cousine je ne la trouve pas... Oh! 1a, pas du tout
encourageante... mais }’y pense... j’ai ici deux chevaux... je vais en
mettre un 4 ta disposition... Tu m’accompagneras sur la route, et,
tout en trottant, nous causerons.
— Je le veux bien, dit M. de Bricy... Oui, nous causerons!...
Voila pourquoi le capitaine d’Avrigné ne parut a Kernovenoy qu’a
la nuit tombante. Le baron Hector le recut 4 l’cntrée des jardins et
le conduisit au salon o& se tenait Myriam. Le froid accueil de la
jeune fille continua vraiment 4 ne pas encourager Robert qui voulut
sexcuser de son retard et, naturcllement, en fit connaitre la cause.
— J'ai rencontré 4 Vannes, dif-il, un de mes anciens camaradcs.
C'est le comte de Briey.
M. de Kernovenoy cut un rire sec et retentissant comme les sac-
cades de la foudre :
— Le comte de Briey! répéta-t-il.
Son regard aigu comme un glaive essaya de pénétrer celui de sa
fille, mais ne Je rencontra pas. Myriam avait les yeux fixés sur le
nouvel arrivant. Le baron se dit :
— Le mal est fait. Elle les compare!
fl alla lui-méme conduire Robert a sa chambre, revint au salon,
s'assit loin des lampes, dans un coin sombre, tandis que Myriam,
auprés du piano, feuilletait de la musique.
— Vous vous souvenez peut-étre, lui dit-il, que j’ai recu, ilya
quelque temps, une assez vive offense de votre oncle, l’amiral.
— Je me souviens méme, répondit-elle, que la réconciliation
Nétait pas faite entre vous, 4 Vannes, chez le marquis.
— La réconciliation est en bonne voie, reprit le baron de son air
violent d’ironie, et je crains que ces d’Avrigné n’en abusent. Ils ont
toujours été fort entreprenants et il est inutile de vous cacher que
448 L'IDOLE.
le capitaine Robert pourrait bien avoir l’intention de me demander
votre main.
— C’est une demande qui ne pourra vous embarrasser, répliqua
Myriam. Nous nous sommes expliqués déja tous les deux a ce su-
jet. Vous savez que je ne veux pas me marier.
— Si cependant vous changiez d’avis...
— Je n’en changerai point. -
— Dans ce cas, j’aimerais 4 vous voir préférer au premier venu
votre cousin, qui est, aprés tout, un beau gentilhomme.
— Je n’ai pas de préférences a exercer, dit Myriam. Je refuserai
purement et simplement M. d’Avrigné.
Comme elle était 4 demi tournée vers lui, elle surprit un geste
qu’il fit dans l’ombre par laquelle il se croyait protégé; et ce geste
disait si clairement : « Nous verrons!... » que l’ame de la jeune
fille tout 4 coup se cabra. Elle sortit précipitamment du salon.
M. de Vertcilles avait donc eu raison d’avertir le baron Hector que
si sa fille avait la douceur de la baronne Marie, elle pourrait bien
avoir aussi quelque chose de l’énergie paternelle.
Le pauvre capitaine Robert paya l’erreur de son héte. Il se re-
trouva bien, une heure aprés, assis & table auprés de sa cousine. La
personne physique de Myriam était 4, mais son esprit semblait
absent, quand c’était son pére qui parlait. Si c’était Robert, elle re
venait 4 la réalité et se mettait aux lévres un petit sourire mo-
queur et cruel que le baron ne lui avait jamais connu avant cetle
soirée.
. Paut Perret.
La suite au prochain numéro.
LA FOI MONARCHIQUE
EN ANGLETERRE
ET LA DEMOCRATIE
Parmi les systémes de gouvernement qui, sans reposer sur des
principes démocratiques, accusent a juste titre des prétentions li-
bérales, le plus rationnel en théoric, mais peut-étre aussi le plus
chanceux dans son application au tempérament d’un Etat, est le
systéme parlementaire doublé d’une monarchie constitutionnelle.
Sous ce régime politique, le roi semble ¢ire toléré par respect pour
la tradition, tandis que, cédant au courant de l’esprit moderne, la
souveraineté est entrainée vers l’opinion publique : la nation se
gouverne elle-méme. Le peuple jouit cn effet d’une liberté si en-
tidre, la majorité posséde si incontestablement le pouvoir, que tout
partisan quelque peu radical du systéme représentatif doit étre
tenté de s’approprier le mot de Laplace 4 Napoléon I", ct de s’¢é-
crier en toute sincérité de conscience: « Je n'ai pas besoin de rot
dans mon systéme. » Comme I|’auteur de la Mécanique céleste, il ne
concoit pas la nécessité d’une puissance invisible; les rouages
compliqués 1l’étonnent, il veut simplificr. Certes, l’idée peut pa-
raitre logique; reste & savoir si, absolument parlant, elle est mo-
ralement raisonnable. Quid leges sine moribus ? Dans toute société,
pour batir sur le solide, il faut des institutions qui s’assimilent
aux moeurs.
Le gouvernement représentatif a fait de l’Angleterre son pays
d'adoption par excellence. Il a trouvé sur un sol rude.et fécond le
climat qui convient 4 son organisation a la fois puissante et déli-
cate. C’est 14 qu’il vit sa libre vie, ayant ses coudécs franches, res-
pirant & pleins poumons. Sa ligne de conduite cst réglée par une
450 LA FOF MONARCHIQUE
Constitution plusieurs fois séculaire, mosaique sociale composée de
principes assez bizarrement assemblés, mais formant un tout har-
monieux ot l’esprit civilisateur remplace, aux heures de _ pro-
grés, le morceau détaché par aventure ou décoloré par l’action du
temps.
Bien qu’effectivement peu apparente, la royauté n’en est pas
moins une partie cssenticlle de cette Constitution. C’est, cn quel-
que sorte, un des trois pivots qui la souticnnent: si l'un d’eux ve-
nait 4 manquer, dans le choc qui en résulterait, l’équilibre serait
détruit et le mécanisme brisé. Or, je dirai comme M. Disraeli:
« Lorsque la banniére du républicanisme est déployéc, quand les
principes fondamentaux des institutions anglaises sont en dispute,
je pense qu’il peut ¢tre 4 propos de faire quelques observations sur
la Constitution de l’Angleterre, ou plutdt sur cette monarchie qui,
limitée par l'action constante de trois pouvoirs coordonnés, — la
Reine, les Lords et les Communes, — a contribué si puissamment
4 la prospérité du pays. » J’ajouterai méme, avec le chef du parti
conservateur, que je tiens cctte prospérité comme intimement lice
au maintien de la monarchie britannique.
Parce que l’étendard de la démocratie sert par hasard de signe
de ralliement a quelques meetings ot les appclés sont toujours
plus nombreux que les esprits convaincus, faut-il s’imaginer que
la monarchie anglaise soit ébranlée dans sa base? Si la France se
donne des airs de république, est-ce une raison pour qu'un Etat
voisin, cédant aux taquineries parlementaires d’un petit nombre,
se faconne sur clle et se métamorphose? L’Angleterre met de Ia re-
flexion méme dans l’entrainement. Du reste, en septembre 18/0,
elle ne parait guére s’‘inquiéter de la surexcitation populaire d’ou-
tre-Manche. Dix-huit mois plus tard, au débarquement de Commu-
nistes que lui rejette un gouvernement allié peu sur de lui-méme,
le seul motif qui la porte 4 faire des représentations 4 ce gouver-
nement est que ses envois d’exilés politiques, bien qu’expédiés
franco, ne sont pas accompagneés de lettres de change : les dépor-
tes arrivent & Folkestone ou 4 Douvres sans le moindre argent, et.
vagabonds malgré eux, font la route de Londres a pied, volant dans
les champs des raves pour se nourrir. Cependant l’Angleterre se fie
aux institutions existantes, ct l’on ne voit pas se ranger sur le pont
de Westminster les canons qui s’y trouvérent braqués un beau ma
tin de 1848. Méme cn cette journée de majorité inespérée ou VAs-
semblée de Versailles, aprés quatre ans de lutte entre les partis
parvient 4 légaliser une situation politique sans nom, la Grande
Bretagne ne prend pas ombrage d’une révolution — pacifique
d’ailleurs entre toutes. — Loin de s’en émouvoir, elle souhaite !8
EN ANGLETERRE. | 4A
bienvenue 4 la nouvelle Constitution frangaise, ct, par son organe
le plus autorisé, adresse 4 nos démocrates cet encouragement aussi
sincére que désintéressé : « C’est la crainte de l’empire qui a con-
solidé la république en France. Nous ne voyons pas, nous autres
Anglais, qu’il y ait 4 rougir de cet aveu. La dynastic de Hanovre est
restéc impopulaire chez nous durant de longues années aprés son
avénement au tréne. La nation ne comprenait aucunement |’avan-
tage d’avoir un roi qui régnait mais ne gouvernait pas, et si peu
fait pour inspirer les sympathies, qu'il ne parlait méme pas la
langue de ses sujets. Toutefois, la terreur qu’on éprouvait alors pour
les jacobiles était la garantie de la maison de Brunswick. Nous som-
mes gouvernés, encore aujourd’hui, par une loi constitutionnelle
faite avec la conviction que le Parlement devait protéger le peuple
contre sa propre ignorance, et ne pas lui laisser commettre l’erreur
de se confier de nouveau 4 une famille dont on avait deux fois
éprouvé la sagacité politique ct qui deux fois ne s’était pas mon-
trée 4 la hauteur de son role. Aussi ne saurions-nous désespérer
d'un nouveau systéme par V’unique raison qu’il a été mis en avant
dans la crainte d’une restauration impériale. Il peut réussir malgré
cette origine équivoque, et nous ne sayons pas trop s’il ne faut pas
y Voir au contraire une promesse de durée. » C’est ce qui s’appelle
un avis 4 nos parlementaires peu soucicux de compter avec Ic suf-
frage universel, et ce qui montre 4 quel point les Anglais ont con-
fiance dans leurs principes monarchiques, tout en admettant la dé-
mocratie chez les autres.
Ii faut en effet le reconnaitre. Par cela méme que ses idées de li-
béralisme courent le monde depuis trois quarts de siécle, la France
a perdu sensiblement de son influence curopéenne. Ses doctrines
politiques n’offrent plus l’attrait du nouveau. Rien de ce qui la tou-
che ne demeure assurément étranger aux autres nations, mais tou-
tes, de concert avec leurs souverains, ayant fait la part du feu ré-
volutionnaire, s’en trouvent aujourd’hui plus ou moins isolées. Le
fait est qu’elles ont quitté I’habitude de regarder de trop prés ce
qui sc passe chez ce pzuple a l’humeur changeante dont la manie
est de se croire, par privilége special, le supréme dépositaire du
progrés. Dans Icur opinion, le chauvinisme est le grand mal qui
perd la France. Ce fanatisme en robe de chambre ne lui permet pas
de sortir de chez elle : dominée par une passion exclusive qui lui
donne une fiévre continue, elle n’a de gout et d’admiration que
pour ce qui esi francais, ne comprend que ce qui s’écrit en fran-
cais, montre une foi stupide dans tous lcs principes sociaux d’ori-
gine francaise. En vérité, la maladic s’est fort invétéréc. Et pour-
lant, malgré les crises qui auraient da l’engager 4 y porter remede,
10 Févaren 1876. 30
452 LA FOI MONARCHIQUE
la France semble chérir son mal chaque jour davantage, et se faire
un plaisir de le rendre incurable. Mais qu’elle considére sérieu-
sement qu’a cété de la race latine corrompue et, dégénérée s'ac-
croissent dans des proportions considérables déux races puissantes
et fécondes; qu’cllc se représente sans illusions la position des
peuples catholiques qui, faute de principes bien arrétés, sc voient
distancés par les nations protestantes. Elle se convaincra peut-¢tre
alors que ce n’est pas par des coups de main ni des coups d'Etat
qu’on sanctionne la force du droit, que. laissant de cdté les intéréts
de parti qui minent toujours par l’intrigue ou par l’¢meute les
Etats mal assis, la révolution doit étre permanente et ne pas agir
par secousses. A tout gouvernement revient le soin d’appliquer la
révolution aux meeurs nationales; mais il n’appartient pas plus 4
des majorités factices qu’a des minorités remuantes de I’imposer
violemment et arbitrairement au pays. De constantes transforma-
tions, pas de changements brusques, c’est la loi méme de l’exis-
tence.
Voila sans doute des licux communs; mais n’est-ce pas de vérités
générales que se nourrif le bon sens? Les Frangais ont parfois trop
d’esprit pour le comprendre. En politique, l'esprit tue, lintellt-
gence seule vivifie. Qu’'ils y prennent garde, et qu’ils songent en
outre que le nouveau n’a de valeur morale qu’autant que c'est une
forme inusitée de quelque vérité nécessaire, arrivée 4 son heure cl
sollicitée par l’opinion. La fantaisic, née souvent de J’indifférence,
ne prend pas racine. Les Francais recherchent trop Ja fantaisie en
gouvernement, parce qu’ils ont J’indifférence en matiére de p0-
litique. |
{1 n’en est pas de méme pour I’Angleterre. La, l’idée monarch-
guc est une vraic conviction religieusc. C’est la foi dans les insti-
‘tutions établies depuis des siécles et léguées par la tradition histe-
rique avec l’empreinte de chaque époque qui a cru devoir les amé-
liorer. C’est une foi raisonnée dont le peuple s'est fait une telle he-
bitude, qu’clle lui cst devenue pour ainsi dire naturelle, car ayant
vu sans cesse s’étendre ses droits au libre examen, il s'est senli for-
tifier dans sa croyance, et en dehors de la monarchie n'imagine
pas, de forme gouvernementale. ,
Que la France démocratique se rassure:si clle craint ici des tet
tatives de conversion. Ce serait ¢tre malavisé que de youloir précher
dans le désert de la république et s’attaquer 4 des conyictions trop
récentes pour qu’clles n’aient pas besoin de se compléter. Respe™
tons la loi et les prophétes. Puisse la Constitution ne pas s amende!
par une révision trop précipitée. Le temps est un grand mailre,
malheureusement peut-étre aussi notre pire ennemi. Et po
EN ANGLETERRE. 453
la France paye trop cher ses lecons pour ne pas finir par en profi-
ter. En attendant qu'elle recueille les fruits doux ou amers de son
enseignement, il peut lui sembler curieux de regarder un moment
en face la royauté, tclle qu’on la congoit théoriquement dans ce
brumeux pays de l’Angleterre.
La Reine a la perfection ct Yimmortalité, l’ubiquité et l’omnipe-
tence : elle revét la perfection et ’immortalité dans son caractére
politique, posséde l’ubiquilé dans son autorité judiciaire, et jouit
de l‘omnipotence dans sa suprématie religieusc. Pouvoir formida-
ble! Plus que linfaillibilité, c’est la puissance divine sur la terre.
Lorsqu’on voit un parcil despotisme incarné pour J’éternité, il y a
de quoi s’applaudir d’étre en république et d’avoir comme chef de
Etat un homme qui n’est pas parfait, et surtout pas immortel :
avantage précieux devant notre nouvelle Constitution.
Mais quittons les hauteurs de lidéal; c’est & vous donner le ver-
tige. Il est des accommodements avec la royauté. L’esprit tradition-
nel a ce coté facheux qu'il entraine trop souvent la pensée vers
l’dge héroique de la monarchie. Ne nous arrétons pas sous l’ombre
épaisse que cette monarchie surannée projette jusqu’a nous dans
une théorie absoluc qui veut étre rajeunie. Quittons Vidéal, ou plu-
tot auprés de Vidéal envisagcons la réalité, nous souvenant tou-
jours que nous sommes dans le pays des inconséquences et des
anomalies, mais aussi de la sagesse et de la raison.
En Angleterre, le souverain est tout par l’opinion, et n’est rien
par lui-méme. Son pouvoir cst 4 peu prés nul, son influence peut
ctre immense. I} porte le titre de roi et posséde la dignité impériale.
Aucune cour n’esl compétente pour le juger, aucun acte du Parle-
ment ne I’atteint. Il est nécessairement au-dessus de la loi, et sa
personne est sacréc ; mais, par une contradiction naturelle qui ren-
verse dés l’abord ces belles théories, si des circonstances les en
justifiaient devant opinion publique, la Chambre des lords ainsi
que la Chambre des communes ne se feraient pas faute de se con-
situer en conseil supréme pour condamner Ic roi; elles ont du
reste qualité pour insérer dans toute loi politique des termes ex-
prés 4 son égard.
Cependant le souverain ne peut mal faire: perfection qui lui est
bien gratuitement acquise par la raison qu’il régne et ne gouverne
pas; les ordres qu’il donne & ses ministres ne sont exécutés par
ceux ci, seuls responsables, qu’autant qu’ils les ont cux-mémes
indiqués et conseillés. I] n’est donc point capable d’extravagance
ni susceptible de faiblesse; il ne saurait non plus étre mineur. S’il
est pourtant trop jeune ou atteint de folie, ricn n’cmpéche le Par-
lement de décréter une régence.
454 LA FOF MONARCHIQUE
Par ce mémce privilége de perfection, le sang royal ne peut éire
flétri. Que ’héritier du tréne soit coupable dc trahison, du moment
qu’il regoit la couronne, il est innocent : en saluant son roi, la na-
tion a oublié les crimes du prince de Galles. Toutefois le droit he-
réditaire n’cst pas inaliénable, ct le pouvoir législatif posstde in-
contestablement autorité suffisante pour déplacer ce droit en ex-
cluant du tréne Vhéritier direct ct reportant la succession sur
quelque autre.
Le principe de l’hérédité ne disparait pas pour cela; il renait au
contraire aussi légitime dans la proclamation du nouveau roi legal.
C’est ce principe qui établit la perpétuité. Le roi est mort, vive le
roi! La dissolution individuclle n’améne pas la déeompositien po-
lilique, car, 4 moins de cataclysme, le trone n’est jatnais vacant.
Le souvcrain se survit a lui-méme dans la personne de son succes-
seur, heres natus si c'est l’héritier direct et légilime, hoeres factus
s'il tient simplement son mandat de quelque acte d’élablissement.
Dans l'un et l'autre cas, il peut dire au-dchors : I’Etat, c'est moi.
car vis-a-vis des nations étrangéres il est le délégué récl, lunique
représentant de son peuple. [la seul le pouvoir d’envoyer des am-
bassadeurs ct de recevoir ceux qui sont accrédités 4 sa cour; seul,
il conclut les traités, contracte les alliances, déclare la guerre ct
fait la paix. Mais c’est un pouvoir d’apparat qu'il ne lui est donné
d’cxercer qu’a la volonté de son premicr ministre.
Hl n'est pas plus maitre chez lui dans ses rapports inlérieurs.
Sil a le coinmandement en chef des forces de terre ct de mer, il ne
peut cn ic:nps de paix conserver une arinée sur le territeire de son
royaume sans lassentiment du Parlement. Si les légistes en font la
fontaine ic la justice et le grand maintenecur de la surelé publi-
que, c’est un réle qui lui procure simplement la faeulté de voir
poursuivre en son nom certaines actions criminclles. I] cst vrai que
dans Jes cours ct devant les tribunaux, les assistants sont obligés de
se tenir la téte découverte par respect, dit-on, pour la royauté iav-
sible ct présente; mais il faut convenir que c’est un de ces vicus
usages transmis fidélement sans qu’on se souvienne de sa raison
d’¢tre : il y a sans doute longtemps quc, d’aprés les intentions
mémes du public, les juees ont hérité de Vhommage, appréciable
d’aillcurs dans un pavs ot. Yon met rorsmeni chapeau bas.
Aux termes de la lezisiation, dans le souverain réside aussi la
source des honncurs, des dignités et des privileges. Il crée les pairs.
il dispense les titres de noblesse, et par conlre, — comme il faut
toujours le revers de la médaille, — il recoit du ministére les of-
ficiers de sa maison, qui, choisis parmi les libéraux ou les conscr-
vateurs, sclon quc l'un ou l'autre parti est au pouvoir, suivent pe
EX ANGLETERRE. - 455
riodiguement: .es oscillations des cabinets. Le roi peut cepenaunt
nommer & son bon plaisir ses conscillers privés; encore le Parle-
ment deit-il intervenir lorsqu’il s'agmt d’ctrangers, comme sous le
présent régnc dans les cas du prinee-époux et du roi des Belges.
Quant 4 la suprématie religieuse du souverain, elle est égale-
ment timitée. tl est le chef de la religion anglicane, mais sa toute-
puissance spirituelle lui donne le droit de traiter les affaires ecclé-
siastiques de la méme facon que son pouvoir royal, dans ses rap-
ports uniquement politiques, lui permet de régler les affaires de
l’Etat; rien de plus.
Ne regardant que le cété temporel, les monarchistcs et les dé-
mocrates de la France républicainc tombcront d’accord qu'il n'y a
pas rellement de royauté en Angleterre. Le souverain leur appa-
raitra comme un persornage fictif dépossédé de toutes prérogatives
aux yeux des uns, et qu’au jugement des autres le pays peut rayer
sans inconvénient des feuilles d’émargement du trésor : acte de
bon sens populaire que, dans leur gout chatouilleux pour l’épargne
de la fortune publique, provoqueraient volontiers Dilke, Fawcett et
Taylor, ce triumvirat du radicalisme anglais.
ll semble que la théoric d’un pouvoir royal organisé d’une facgon
si étrange pour nous, soit tiréec de quelque jurisconsulte oublié.
Nous la trouvons cependant tout entiére dans le livre d’hicr, comme
nous en retrouverons Ic cliché dans cclui de demain. Certes, en
songeant que la pratique y apporte tant de corrections, nous nous
étonnons de voir cette théorie acceptée. Enfants de 89, nous ne
comprenons nullement qu'un peuple que nous reconnaissons pour
libre n’ait pas renoncé depuis longtemps a |’héritage de traditions
antiques. Bien que nous nous fassions une idée fort peu exacte de
ses doctrines politiques, nous les applaudissons comme étant par le
fait plus saines et plus libérales que les ndtres. Et pourtant nous —
sommes.loin de concevoir que dans le bicn-fond de la monarchie
réside V'indépendance de tout citoyen anglais, que c’est un patri-
moine dont il ne dépense que l’usutfruit, la loi, sa conscience et son
propre intérét lui interdisant de l’aliéner. Mais nos voisins ne s’y
trompent pas, et si le culte de leurs vieilles institutions n’était pas
enté naturellement sur leurs convictions morales, ce culte, qui leur
procure une prospérité matérielle vraiment prodigicuse, leur vien-
drait sans peine d’un égoisme bien entendu. Ils sentent en effet par
instinct que le souverain est le garant de leurs libertés et le repré-
sentant de leurs intéréts. Ils respectent en lui le principe d’autorité
quils croient nécessaire 4 l’existence et utile 4 la grandcur de la
nation. Dans cette idée qu’ils recoivent aveuglément comme la re-
gion ou ils sont nés, ils ne voient pas sic’est un homme ou une
436° LA FOI MONARCHIQUE
femme qui est sur Ic tréne: il y ala le principe d’autorité, cela leur
suffit. Pour l’élite des citoyens qui savent apprécicr |’esprit parle-
mentaire du réle et y jettent le froid du raisonnement afin de s‘en
rendre mieux compte, le souvcrain est dans |'’Etat une corporation
impersonnelle. C’est ce qui explique la théoric du pouvoir, car selon
les législateurs, toute corporation est un individu artificiel qui ne
meurt pas, qui n’existe qu’en idée, est par conséquent invisible, ne
peut frapper ni encourir de chatiment corporel, ne saurait ¢tre
emprisonné ou mis hors la loi.
Si dans l’ordre politique la royauté est un organe qui fait son
office, remplit ses fonctions, l’ordre naturel veut qu’elle soit con-
vertic en une personne humainement imparfaite, mortelle et parfois
ineapable. Il s’ensuit que la Constitution anglaise, trés-large avec
la royauté lorsqu’clle la considére en théorie comme une institu-
tion dotéc d’une infaillibilité idéale, a besoin de se restreindre dans
la pratique et d’user de réserves ou de précautions 4 l’égard de la
personne en qui se résume I’autorité. C’est ainsi que pour faire face
au défaut d’dge ct 4 Vaffaiblissement des facultés mentales elle in-
voque la tutelle; pour empécher Ices dissentiments avec |’opinion
publique elle oblige le roi 4 s’cntourer des créatures du parti in-
fluent, renouvelant sa maison 4 chaque déplaccment de la majorite ;
pour prévenir le despotisme, et peut-étre J’anarchie, elle ne laisse
pas d’armée permanente auprés de lui. La prérogative de la Couronne
voit donc toute lacune comblée ou il y a insuffisance et se trouve
empéchée ou pourrait commencer l’abus. Cet état de choses, heu-
reux pour la nation qui en ressent les effets salutaires dane sa vie
politique sans crises et sans inquiétudes, est la plus grande sireté
de la monarchice. Il cn ressort méme une sorte de systéme prolecteur
pour la royauté : le mandat n’en est que plus défini et le manda-
taive en a moins de responsabilité morale. Car il ne faut pas oublicr
qu’en Angleterre la souveraineté est une délégation entre les mains
d’une famille princi¢re qui a été appelée par le Parlement et qui
continue a régner cn vertu d’un compromis passé loyalement entre
elle ct le pays.
Par le fait, la prérogative royale consiste dans un pouvoir discré-
tionnaire d’agir pour le bien public, uniquement en vue du bien
public. C’est du reste la définition que Locke en a donnée, et d’ac-
cord avec l’opinion elle rend par une expression des plus exactes
l’esprit méme del’Acte d'Etablissemcnt. Si ce pouvoir, dans un cas
ou la loi est muette, subsistue l’arbitraire 4 une inspiration de la
conscience, seule permise pour supplécr au défaut de la législation,
la prérogative n’exerce plus un droit, mais commet un acte incon-
stitutionnel. Ainsi hors de son élément, la royauté peut périr daas
EN ANGLETERRE. 457
son corps, toutefois elle ne périra pas dans son ame. L’abus d’au-
torité ne tue pas le principe. Le pouvoir, inattaquable dans son
excellence, ne s'abime pas, méme sous un crime; | institution reste
intacte en sa stabilité constitutionnelle, scul l’individu qui la per-
sonnifie disparait, écarté du tréne par sa tentative de despotisme
qui n'a d’effet que sur lui-méme.
Cest aller bien loin sans doute. Disons d’ailleurs tout d’abord
que depuis 1688, date de l’esprit moderne en Angleterre, Vhistoire
na pas eu a enregistrer pareil fait. Et nous ajouterons gu’a moins
d'un concours de circonstances exceptionnelles, il ne pourrait y
avolr assurément qu’unc faute véniclle de la part du roi, car la
Constitution a si bien prévu le despotisme, qu’elle a commence par
enfermer le roi, vivant ou mort, dans la perfection attachée aux
fonctions qu'elle lui attribue. Elle ne lui laisse guére de moyens
d'échapper sa vocation, d’agir quand méme pour le bien du pays,
ct l'influence royale ne manquera jamais de se faire seutir aussitdt
qu'un des pouvoirs cherchera 4 dominer l’opinion publique.
Pour bien comprendre cette influence, la maniére dont elle se.
manifeste et les résultats qu’elle produit, il est nécessaire de jeter
un coup del sur l’organisation du gouvernement anglais. Tout
dans l’Etat reléve de la loi, qui, elle-méme, s’appuie non sur des
théories inventées par l’imagination humaine, mais sur des faits
graves dans les traditions nationales. D’'un cété, la Chambre des
lords, antiques représentants de la propriété territoriale ; de l’autre,
la Chambre des communes, représentants modernes des intéréts nou-
veaux, nés depuis |’intérét primitif de la propriété. Au-dessus, par
un effet d’optique, mais réellement sur le méme plan, la Couronne,
mandataire de la souveraineté du pays. Aux deux Assemblées, dont
l'une est choisie et l'autre élue, revient le soin d’élaborer les lois,
ala Couronne la charge d'en assurer |’exécution. Dans la Chambre
haute, le titre de pair d’Angleterre, héréditaire ou viager, est un
bien de famille, un don du bon plaisir royal, un privilége ecclé-
siastique... Les membres de la Chambre basse sont les députés des
bourgs et des corporations. Quant 4 la Reine, dépositaire actuelle
du pouvoir, elle, le tient comme héritiére directe de la maison ré- -
gnante établie constitutionnellement. La Chambre des communes,
plus intimement mélée a la vie matérielle de la nation, vote spécia-
lement le budget. La Chambre des lords, plus assise et plus réflé-
chic par suite de sa nature aristocratique et de son caractére de
haute cour de justice, ne prodigue pas l’initiative et se borne 4 peu
prés & sanctionner Iles actes de l’autre assemblée; s’il lui arrive par
hasard de rejeter certaines lois 4 son avis dangereuses ou préma-
turées, elle en est quitte bien souvent pour les laisser passer plus
458 LA FO! MONARCHIQUE
tard, lorsqu’clle s‘y voit contrairite par leur popularité ou par leur
utilité vraiment reconnue. La Couronne posséde le pouvoir exécutif
qui n’est pas exercé par Sa Majesté, mais par |e ministére gouver-
nant dans le sens de la majorité, unique force d’action du systéme
parlementaire.
Voila les trois pouvoirs dans leur position respective. Avec les
progres de la civilisation et l’accroissement des richesses en dehors
de élément foncier, les Communes ont pris le pas sur les Lords
comme représentant plus immédiatement Ics intéréts publics: La
Couronne semble s’effacer également devant l’assembliée éluc. Elle
céde, en quelque sorte, aux idées libérales, qui par unc loi d’équi-
libre politique ct par un besoin de nivellement social des temps
modernes, montent toujours dans les classes élevécs & mesure que
la fortune descend dans les fangs inféricurs; ot clle crée des élec-
teurs nouveaux en permettant aux gens enrichis de payer le cens
nécessaire chez un peuple qui n’est pas livré au suffrage universel.
Mais, 4 bien réfléchir, il ya plutdt un déplacement qu’une dimi-
nution de Vautorité monarchique, car Ices ministres, conseillers de
la Couronne, continuent 4 gouverner avec la méme indépendance
devant la Constitution, ct le roi ne se sent nullement entravé dans
son droit de dissoudre la Chambre élective et de changer le mi-
nistére.
Cest ici que la royauté est V’ordre tutélaire de la nation : elle
parait dominer de sa majesté absoluc le pouvoir exécutif et le pou-
voir législatif, mais dans cet acte essenticllement autoritaire dune
dissolution du Parlement ou de la démission obligée d’un cabinet,
il ne fatit voir qu’un mandat fidélement rempli. Le roi ne pouvant
vouloir en effet que le bien du pays, se réglé strictement sur lopi-
nion publique, expression véritable de la souveraineté. Comme la
majorité parlementaire se produit dans la Chambre des communes,
éluc par la nation, et que le gouvernement ne saurait mener les
affaires de l’Etat qu’en marchant d’accord avec cette majorité, 00
comprend que les ministres, tont en tant nommés par le rei, sont
réellement choisis par le pays. Qui! éclate un différend entre le
Parlement et Ic ministére, il y aura forcément, de part ou d’autre,
une fausse interprétation de l’opinion. Au roi d’intercéder et de te
tablir la balance égale. S‘il pense que T’crreur vient de ses conseit
fers, il acceptera ou provoquera leur démission; s'il croit au com
traire que les torts sont du cété du Parlement, il gardera 86
ministres, et prononcant la dissolution de l'assemblée, consultera
par de nouvelles ‘élections l'vpinion publique. Dans le cas ot elle
n’a pas été mal interprétéc, on verra la méme majorité se repre
duire et le cabinct devra se retirer: Avec un nouveau ministére les
EN ANGLETERRE. 459
pouvoirs reprendront leur fonctionnemcnt. Supoosons ccpendant
que le roi ct ses ministres continucnt 4 s’opposer au Parlement : 2!
n'vaura pas péril en l’Etat; la lutte ne saurail durer, car en ne
votant pas le budget, indispensable 4 administration, la Chambre
des communes obligera Ics conseillers de la Couronne 4 remetire 4
lafin leur démission qui ne pourra qu’étre acceptée.
Eire sur le trone d’Angleterre, c’est donc faire au besoin métier
de roi, mais c'est surtout étre investi des fonctions de la royauté
ct s'incorporer dans la monarchie représentant depuis des siécles
la nation elle-méme. Cette union du peuple et de la Couronne fait
Vinfluence politique du souvcrain ct la force morale des sujets. Le
roi s'agite, opinion publique le méne. L’autorité et la liberté se
confondent dans un systéme gouvcrnemental, procédant 4 la fois de
lesprit tradationnel ct. de l’esprit libéral : c’est que les crises dans
lesquelles s'est retrempéc la Constitution anglaise se sont décla-
rees 8 des €poques ot l'Europe continentale avait pris son pli sous
la monarchie absoluc. L’Angleterre, fonciérement conservatrice,
sest sentie arrétée dans son élan révolutionnaire, et le Parlement a
compris qu’en alliant les vieux préjugés et les aspirations nou-
velles, il yalait micux continuer la monarchic en la limitant que
douvrir carriére 4 une démocratie qui n’était pas dans les meeurs
el qui aurait détruit tous les intéréts. L'indépendance de la nation
nest pas allée a la dérive : comme il n’y avait pas de boulcverse-
mem, chacun est resté 4 sa place; Ics droits qui assuraient le bien-
etre de tous, loin de se perdre dans la licence, se sont vus confirmés
et ils sont réglés aujourd’hui comme autrefois sur l’intérét général
dont le soin est confié au premier servitcur de l’Etat, 4 un magis-
trat chargé de personnificr la souvcraineté, ainsi que le juge inamo-
vible personnifie la justice, qui appartient réellement 4 la société.
Ce que c’est que la tradition passée dans les moeurs d'un peuple!
A l'image du sang dans lcs veines de l'homme, c'est le principe
social transmis par une constitution bien ordonnéc; c'est |’assu-
ranee de l'avenir greffée par la prudente sagesse d’unc nation sur
le respect du passé; c’est pour un Etat la certitude d’aujourd’hui
ella garantie de demain, se succédant naturellement ct sans se-
cousse, comme I’effet se dégage de la cause, l’acte de la pensée, la
chuse de V'idéc. Ii faut admirer en elle la prévoyante perpétuité
d'une organisation politique, capable dc prendre les faces diverscs
des différentes générations qui se remplacent, mais au fond tou-
jours immuable dans son essence méme. Car, ainsi que la régula-
nté dans la vic individuclle de chaque homme, elle sous-entend
des hesoins inhérents 4 la nature du peuple dans le tempérament
duquel elle s’est en quelque sorte insensiblement glissée, sans ad-
460 . LA FO] MONARGHIQUE
mettre des appétits nuisibles 4 la constitution de ce méme peuple.
Elle a ses moments critiques, 1] est vrai, mais qui n’inspirent point
d’inquictuces, parce que loin de se transfigurer visiblement, elle
revét en détail les formes nouvelles que toute chose en ce monde
est susceptible de prendre avec le temps. En vérité, c’est la santé
morale de la nation a l’abri d’accidents facheux, protégée qu’elle
est par la pureté d’un sang qui ne se laisse pas vicier, et par une
suite de vertus héréditaires qui ne sauraient mentir a leur origine.
La tradition dans la Constitution de |’Angleterre, c’est la perpé-
tuité des choses établies selon leur nature politique qui ne change
pas brusquemeht, mais qui peut se modifier avec les mceurs aut-
quelles elles sont amalgamées; car, au contraire de ces quatorz
constitutions que la France a vues surgir parfaites depuis le siécle
dernier, pour s’cffondrer, le plus souvent lorsqu’on devait le moins
s’y attendre : la Constitution de la Grande-Bretagne, imitée sous ce
rapport par notre majorité du 25 février, est reconnue perfectible
comme tout ce qui est né. Elle acela de particulier qu'elle ne s‘at-
tribue pas un caractére infaillible et qu’elle ne communique par
conséquent aucun droit divin. La royauté n’est devant elle qu'une
institution ; mais cette institution a pour garant ]’usage longtemps
continué, c’est-a-dire que, s'il n’y a pas privilége, il existe du moins
apparence d’un titre. Or, ilest 4 remarquer que chez un peuple qui
se plait aux coutumes invétdrées et qui ne considére que les opi-
nions enracinéés dans le sol de son pays, le long usage yaut ul
principe; c’est méme la le vrai boulevard de Ja monarchie chez le
peuple anglais, qui regarde ses traditions comme les lois orgail-
ques de I’Ktat.
Avec ses idécs démocratiques et aprés huit ou neuf changements
de gouvernement, la France ne cemprend plus la perpétuité dans
le pouvoir souverain : lc respect des traditions trouble notre intel-
ligence politique; c’est que nous jugeons avec notre esprit moderne,
qui, fatalement mobile, depuis quatre-vingt-six ans, n’a jamais pour
passé que notre derniére réyolution. Les Anglais ont eu cette bonne
fortune de savoir transformer 4 )’beure voulue leurs institutions
nationales sans les détruire de fond en comble, et n’ayant pour
tout plan que le progrés moral limité par leurs intéréts, ils ne s¢
lassent pas de continuer Icur ceuvre d’amélioration. Quant a nous,
qui n’avons rien eu de plus pressé que de faire table rase de nos
traditions historiques, 4 un moment préparé sans doute par des
abus, mais qui n’était certainement pas marqué pour l’avénement
de la raison, nous sommes condamnés a essayer le nouveau, tanto
loyalement et avec sagesse, tantét brutalement a coups de fasil-
Malheureusement, comme nous n’avons point de base pour asscol
EN ANGLETERRE, 464
l'avenir, celui auquel nous travaillons depuis prés d’un siécle s’é.
croule tous les quinze ou vingt ans, soit que l’édifice mal propor-
tionné s’affaisse sur lui-méme par la faute de l’architecte, soit que,
prétsa le couronner, nous ne le trouvions pas a notre convenance,
et que nous l’abattions, aidés avec ardeur dans cette besogne de
démolition par tous les ouvricrs politiques sans emploi qui se ré-
servent leur part coopérative dans la reconstruction d’un autre ave-
nr. Tour de Babel des partis qu’on ne saurait élever droite, et
qu’on tache de faire tenir penchée. Mais on n’improvisc pas de nou-
velles traditions — démocratiques ou monarchiques, peu importe
— et avant de constituer la révolution sur des bases fondamen-
tales 4 toute épreuve, il faut, hélas! les éprouver. C’est ce que
comprend l’Angleterre qui ne rompt pas avec ses principes, mais
qui sait plier ses vieilles institutions 4 ses mceurs. Aussi, magré le
radicalisme qui souffle chez elle, clle ne songe pas 4 supprimer la
royauté, parce que ce serait abolir en méme temps la Constitution.
Idéale comme la monarchie, cette Constitution est en effet l’es-
sence réelle du gouvernement. Elle repose sur deux documents
historiques : la grande Charte, cn date du 15 juin 1215, cette clef de
volte de la liberté anglaise, ainsi que l’appelle Hallam, et la Décla-
ration des droits de 1688, renforcée douze ans plus tard par l’Acte
d'ktablissement. Ces actes, royalement paraphés, lui servent, pour
ainsi dire, d’état civil; mais son existence est purement morale :
elle n’a pas d’histoire écrite, elle vit dans le coeur de tous les
citoyens, qui, fiers de leur amour pour la liberté et forts de leur
haine de l'arbitraire, s’enflent d’orgueil 4 la moindre occasion qui
leur permet de dire hautement : Jam a British subject. Sur quel-
que échelon social qu’ils se trouvent, ils se déclarent sujets anglais
avec cette méme arrogance que montrait autrefois le citoyen ro-
main. Avant d’en chercher la raison dans le caractére national,
il faut voir ce sentiment dans chaque individu qui, méme lors-
qu'il ne présente pas l’étoffe d’un électeur, fait valoir conscien-
cleasement son indépendance sans exposer les garanties qui s’y
trouvent attachées. Car dans un pays qui pratique le self government,
que ce soit d’une maniére directe ou indirecte, l’opinion se mani-
feste avec autant d’énergie que de franchise ct l’indifférence est
non-seulement un crime de l’individu envers l’Etat, mais, qui plus
est, une faute du citoyen envers lui-méme. Lorsqu’une nation cst —
assez favorisée, par des lois qu’on peut dire exceptionnelles, pour
participer au gouvernement, il n’est pas raisonnablement possible
de renoncer & la part de souveraineté qu’on recoit pour la trans-
mettre; il y aurait une trahison envers les siens et un acte illégal
devant la Constitution. C’est pourquoi, citoyens convaincus, les
463 LA FOI MONANCHIQUE
Anglais se font véritablemes* un devoir de leur dévoucment a la
patric, cherchant sans donie, dans la mesure de leurs droits, 4
conquérir des libertés nouvelles, mais sans songer toutefois 4 em-
piéter sur la royauté; ce qui serait sortir des traditions et pactiser
avec l'esprit révolutionnairc. Dans la vie privée tls se soumettent
volontiers a l’habitude; essentiellement conservateurs, ils font de
méme dans leur vie politique, car « la force de l’habitude, comme
le pense Raynal, gouverne encore plus les Etats que les individus ».
Aussi vous diront-ils, avee Canning, ce qu’ils peuvent répéter sans
voir leurs paroles marquées d’un millésime : « Nous n’avons pas a
rechercher quel est le meilleur d’un Etat démocratique ou d’un
Etat monarchique. Le destin nous a placés sous la monarchie an-
glaise. C’cst sous cc gouverncment que nous avons vécu, sous cctle
forme gouvernementale que nous ayons vu notre pays florissant,
quc nous l’avons va jouir d'une prospérité ct d’une gloire aussi
grandes qu'il est possible d’espérer, croyons-nous, d’aucune orga-
nisation sociale, ct nous ne sommes pas disposcés 4 sacrifier ou 4
hasarder les fruits d’une expérience de plusieurs siécles, d’une lutte
conlinuc et de nos antiques libertés pour des syst¢mes imaginaires
d’une perfection idéalc, pour des essais incertains d'un progrés
chimérique. »
Fidéles 4 leurs régles de conduits politique, les Anglais n’ont pas
Vidée que leurs institutions puissent vicillir. Ils se montrent du
restc toujours en garde contre les nouvelles doctrines et savent a
peine ce que c'est qu’abroger unc loi. Ces paroles, empruntées a
Canning, expriment l’opinion du peuple : elles n’ont pas de date,
car, bien que remontant 4 1820, elles auratent pu fort bien étre
prononcées par le membre le moins conscrvateur de la Chambre
des communes, lors de sa dernitre visite 4 scs commettants. Et deux
de nos générations, trois générations anglaises, pour mieux dire,
ont passé sur ces paroles sans que le sentiment qu’elles rendaient
alors avec une vérité toute nationale, aux applaudissements de Li-
verpool, se trouve altéré le moins du monde dans une ville gui 4
vu doubler plus d’une fois sa population durant cet espace d'un
demi-siécle. Et :pourtant, les cinquante derniéres années ont politi-
quement appartenu en Angicterre, ou peu sen faut, 4 Pégard des
faits les plus importants, au parti libéral, qui n’a pas le monopole
du progrés assurément, mais qui avance avec plus d’audace que
Ic parti conservateur dans la voic des réformes.
Les plus grands hommes d’Etat se sont accordés 4 reconnaitre
que la jalousie est le principe et le mobile des institutions de !a
Grandc-Bretagne. C’est dans leur constante rivalité, bien plus-qué
dans leur indépendance, que les pouvoirs divers de ba: monarchic
EN ANGLETERRE. 4u5
aaglaise Lrouvent leur force, se confiant 4 la sincérité de leurs in-
‘tentions ct a ja loyauté de leurs procédés. Tout en gardant son role,
cest dans la crainte de compromettre ses succés que le parti in-
fluent aujourd'hui puise cette surexcitation qui cxalte son génie
politique ct te fait agir avant tout dans les intéréts du pays. Quoi
qu'il en est, conservateur ou libéral, il sera toujours dans le vrai ou
tombera infailliblement, car les crreurs, en tant qu'il s'agit de gou-
vencrment represcntatif, ne sauraient trouver grace devant l’opinion
publique : tout parti doit les payer du bannissement des affaires.
Whigs ct tories se succédent d’ailleurs comme par un mouvement
régulier, restant plus ou moins longtemps au pouvoir, ne l’accep-
tant que lorsqu’ils se scntent assez fermes pour s’y tenir, ou qu’ils
voient leurs adversaires frappés d'une impopularilé qui favorise un
changement de politique. I.c gouvernement de Sa Majesté ne se con-
goit pas sans l’opposition : il y a complément de l'un par l'autre. Le
systéme parlemcntaire veut que les partis se regardent a l'ceuvre,
qu’'ils se critiquent ct se contrdlent, que les discussions mettent: en
lumiére le pour ct le contre des questions ayant trait au bien public,
que la vie circule dans TElat sans se dépenser inutilement, que le
progrés soit arrété dans sa marche pour ne s'imposer qu’aprés un
sérieux examen qui lui yaut un brevet de durée. Ne faut-il pas a
la politique son flux ct son roflux? Dans le gouvernement du pays
par le pays, toutes les forces ne sont-cllcs pas actives et passives a
la fois? Chacun se doit 4 tous; les droits ne vont pas sans les de-
voirs, et les inturéts sont protégés comme les liberiés. Nous savons
par nous-mémes combien les agitations des partis peuvent élre
dangereuses chez un peuple dont l’organisation est trop faible pour
les supporter, mais clles ont leur bon coté chez les nations qui pos-
sédent une constitulion bien organisée : c'est affaire de lempéra-
ment, ct la mesure fait tout. .
En Angleterre, ce jeu des partis, aussi bien réglé que s'il obéissait
a quelque loi physique, semble électriser le gouvernement. Le libre
mouvement du pays s’y retrouve. Les passions y éclatent avec vio-
lence, les intéréts y sont défendus avec ténacité. Le ministire, tout
en remplissant le programme convenu avec les conscryateurs ou les
libéraux dont il est sorti, connait & fond la majorité sur laquelle il
doit s'appuyer dans le Parlement, et ne court plus risque de perdre
de vue l’opinion publique, qui ne cesse de se manifester par des
Meetings, des adresses, des manifestations populaires, ct surtout
par la presse, nommeéc avec raison, de l'autre cété de la Manche, le
guairiéme pouvoir de I'Ktat. Cependant, dans ces lutles fécondes
pour le bien général, la monarchie n'est pas attayguéc. On dojt a
Vopposition radicale les réformes les plus heurcuses, mais il ne
464 LA FO MONARCHIQUE
faut pas croire que cette opinion (nous ne disons pas ce parti)
puisse ébranier la royauté. Le radicalisme n'a pas pénétré dans la
vic sociale de la Grande-Bretagne, essentiellement aristocratique en
bas comme en haut. Si la Cité de Londres cnvoie des démocrates
au Parlement, ce n’est pas qu’elle désire essayer d’un nouveau sys-
téme gouvernemental qui, en changeant la face des choses, boule-
verscrait pour un temps au moins les intéréts commerciaux de cette
partie de la métropole, ou plutdt de ce district en dehors de la mé-
tropole. Non, la Cité ne cherche dans l’opposition qu’un moyen
d’introduire dans le gouvernement une utile jalousie, qui l"empéche
d'avoir trop de confiance en soi et qui stimule sen action produc-
tive. La Cité, ce grand laboratoire de la fortune de !’Angleterre, ne
respire que des sentiments conservateurs ; elle ne se sépare pas du
pays ct ne proteste nullement contre la foi monarchique.
Le respect qu’inspire la royauté domine la nation entiérce. Méme
dans les temps difficiles ou les crises douloureuses, on peut dire
que cette royauté cst l'objet d'un dévouement mélé d’une vague
émotion qui tient du culte, et semble s’adresser & quelque chose de
sacré. Assurément, la famille princi¢re de Hanovre ne prétend pas
régner de droit divin, et it n’y a pas de Maison d’Angleterre portant!
en elle la monarchic, comme autrefois la Maison de France, mais
il y a chez nos voisins une Maison régnante qui, profondément im-
bue des principes de la Constitution, représente le pays. La nuance
nest pas sensible 4 Pimagination populaire : en dépit de tout Acte
d’Etablissement, le souverain garde aux yeux des masses le caractére
absolu, et, malgré toute forme parlementaire, comme i! est le chef
de l’Etat, passe pour étre le gouvernement. Il peut d’ailleurs exercer
personnellement une influence considérable sur les meeurs ct avan-
cer ou retarder le progrés social. La preuve en est, entre autres
exemples, dans le sentiment de la famille, si protégée sous le régne
actuel, ct si importante en Angleterre, parcequ’clle y remue toutes
les questions d’économie politique. On ne saurait nicr que les vertus
dela reine Victoria, continuant, aprés un court relachement, celles
de Georges Ill, n’aient fortifié dans la conscience publique cette sage
croyance qu'un souverain vertueux est une conséquence du droit
naturel et entre dans les coutumes ct les traditions britanniques.
L’affection que rencontre la Reine ne vient pas d’une classe plutdt
que d’une autre et n’est pas assujettic 4 telle ou tclle opinion. La
politique s’y montre 4 ce point étrangére, que, durant la maladie du
prince de Galles, il y a trois ans, on a vu des députations de clubs
républicains venir rendre hommage 4 la Souveraine ct l’assurer que
tous les citoyens anglais prenaient part 4 sa douleur maternelle.
Chez ce peuple, 4 qui sa réserve et la froideur de son caractére
EN ANGLETERRE. 465
ne sauraient permettre de se targuer d’une politesse excessive, on
trouve toujours une certaine courtoisie entre les partis. Il n'est pas
rare quils fassent assaut de savoir-viyre tout en sc déchirant. Par-
fois leurs luttcs donneraicnt 4 penser aux antiens tournois. Sans
y mettre rien'de chevaleresque, ils se reconnaissent mutuellement
des droits et seraicnt presque disposés 4 s’assigner des devoirs ré-
ciproques. En réalité, chez nos voisins, chaque parti est une force
dans I’Etat, et comme tout y procéde des faits et des institutions,
ces différentes forces cherchent uniquement 4 produire. De la ma-
mére dont elles sont ordonnées, elles ne peuvent renverser les pou-
voirs. La destruction est le lot des peuples émancipés qui, n’ayant
pas de constitution moralement organisée et sanctionnée par la
tradition, sont obligés de compter avec le provisoire, sans souci des
idées recucs, comme sans considération de |’avenir, dont ils voient
de gaicté de coeur avorter toutes les espérances : embarrassés de
leurs libertés, auxquelles ils n’ont pas été disciplinés, ils ne savent
sc défendre d'accepter les chefs que leur imposent des événements
fortuits.
Lorsqu’on ne peut se reposer sur des institutions, il faut s’aban-
donner 4 des hommes. L’absence d’esprit public va de pair avec
absence de tradition, ct si les principes nationaux ne servent point
de fondements 4 unc organisation politique, il cst @ craindre que
la vitalité de I’Etat s’arréte instantanément avec l’existence du chet
en qui elle réside. On supplée certainement a ces principes par des
mesures, qui pour étre d'habiles combinaisons quclquefois, n’en
sont pas moins artificielles. Hors de l’atmosphére normale, l’aéro-
naute a recours a des doses d’oxygéne; c’est ainsi que se remplace
Pair respirable qui fait défaut dans les hauteurs naturellement
inaccessibles, mais on ne supprime pas le danger, et que la théorie,
fort rassurante sur terre dans ses conclusions, ait négligé de pré-
voir un point essentiel, la mort, prompte 4 relever le défi, ne néglige
pas de profiter de l’imprudence : celui qui a franchi les limites
tombe asphixié dans ses ofganes ou paralysé dans ses membres. fl
en est de méme dans !’atmosphére politique, ot les moyens factices
n'offrent guére qu’une sécurité relative et de courte durée; pour s’y
soutenir sans avoir 4 redouter de perturbations funestes, on a besoin
d'une expérience 4 toute épreuve. La tradition c’est l’expérience
historique, garantic séricuse pour les gouvernements de ce qui est
dans la nature, de ce qui rentre dans le domaine du possible et ne
dépasse pas les bornes du permis.
Dans un pays qui se refuse 4 admettre la tradition comme une
des hases de son existence sociale, on revient const{amment a des
essais de monarchie ou de démocratie, répondant alternativement
466 LA FOI MONARCHIQUE EN ANGLETERRE.
aux prétentions aristocratiques ct aux aspirations populaires. La
noblesse ct le clergé joulront aujourd’hui de priviléges, la bour-
geoisic se inonlrera demain satisfaite de mencr la fortune publique,
les prolétaires s’applaudiront 4 leur heure de voir le capital soumis
aux exigences du travail. Ne parlons pas de ces ¢poques ow des in-
dividus, en dchors de toute classe ct le plus souvent hors la loi,
s'cfforcent d’anéantir le capital ct de ruiner le travail. C’esi la
réaction inéviltable des gouvernements forcés qui, ne pouvant con-
tenter tout le mondc et le chef du pouvoir, entretiennent la révolte
a l'état latent.
Que les peuples, despotes dans leur démocratie, qui s’imaginent
pouvoir gratuitement imiter l’Angleterre, se persuadent bien quc la
liberté n’est point un mot qui s’inscrit dans les lois et se peint sur
les murs des monuments. La lberté, pour ¢tre vraie, doit étre
placéc dans les moeurs et réglée comme clles : il faut qu'elle s'im-
prime dans le coeur, que |'esprit public s’'y forme et que les tradi-
tions nationales la consacrent. Elle n’exclut pas Vautorilé, méme
clle suppose Je pouvoir monarchique plus que tout autre pouvoir.
Que les démocrates du continent n’oublicnt pas, d’ailleurs, qu’une
position insulaire donne a un peup‘e une nature a part sous Ie rap-
port de la force et des vertus sévéres qui garantissent l'indépen-
dance.
On dit que chaque homme nait avec le germe du mal qui !'cm-
portera, si quelque accident ne le tue pas sur la route. La politique
conclut de mémce : Ics gouverncinents qui naissent avec la Révolu-
tion succombeat de leur belle mort sous la Révolulion. Ce qui cst °
improvis: n’a pas naturellement Ices conditions de durée. Si l’An-
gicterre est un pays matériellemeat prospére ct civilement heurcux,
c’est qu'il est moral avant tout et conséquent avec lui-méme, qu'il
a le respect des choses ctablies ainsi que le respect de la dignité
humaine, des sentiments, des croyances et des opinions, l'amour
de l’équité, la modération et surtout, a céte d’une aversion invcté-
rée pour la politique a priori, le dévouement a la dynastie de Hano-
vre, Maison régnante héréditaire. Dans les temps modernes, ou
toutes les forces d’un tat se confondent dans une union fertile, la
loyauteé de la part des peuples n’est que de Vintérét bien entendu,
el chez les grandes nations européennes, pénttrées, par nature
“comme par habitude, par traditions comme par principes, de sen-
timents conscrvateurs, l’existence réelle est dans la foi monar-
chique.
E.-A. Gannier.
DE PARIS A NOUMEA
JOURNAL D’'UN COLON
_ TROISIRME PaRtiz !
SAINTE-CATHERINE.
Je vous ai dit, lecteur, comment l'Orne avait réussi 4 se jeter
dans la rade de Sainte-Catherine juste 4 temps pour essuyer, sur
ses ancres ct abritée par les terres, le violent orage qui régna sur
toute la edte du Brésil dans Ja nuit du dimanche 41 au lundi 12
juillet 4875. En voyant la pluic intense, les éclairs et le vent qui
nous aveuglaient, cn entendant ces décharges précipilées de la fou
dre, nous nous demandions si notre courte reldche sur l'un des
plus beaux points de la cote d’Amérique allait étre contrariée par
linclémence du temps : déja nous yoyions s‘écroulcr misérable-
ment tous Ics riants projets que chacun avait formés pour se dis-
traire des longs ennuis de la navigation. Nous étions d'autant plus
fondés 4 craindre de vilains jours, que nous arrivions dats la mau-
Vaisc saison de ce pays, qui, se trouvant dans l’hémispheére austral
clau sud du tropiquc, a les saisons inverses des ndlres. Ce fut donc
avec une satisfaction bien vive que nous vines, dans la matinée du
lundi, le soleil se montrer radicux ct la mer devenir unic comme
une glace, nous invitant, par son riant aspect, 4 profiler du calme
pour aller examiner en detail Iles admirables sites qui sc déroulaient
Sous hos yeux.
L'ile de Sainte-Cathcrine peut avoir quelque cinquante kilo-
' Voir le Correspondant des 25 septembre et 25 décembre 1870.
10 Févern 187€3 6} |
468 DE PARIS A NOUMEA.
métres de long. Enson milieu, clle n’est séparée du continent amé-
ricain que par un canal naturel de cing cents métres de large; au
nord et au sud de ce goulet, la cole ferme se creuse vers l’ouest et
il en résulte deux bassins d’environ vingt-cing kilométres de long
sur dix ou douze de large. C’est dans celui du nord que l’Orne
avait, la nuit déja noire, laissé tomber son ancre. Dans l'intérieur
des terres, de hautes chaines de montagnes bornent partout la vue ;
du haut des cimes jusqu’au bord méme de la mer s’étend sans in-
terruption une splendide végétation : seules les rares murailles de
petits hameaux et d’habitations isolées se détachent en blanc sur le
vert des foréts. San Miguel et san Antonio sont les plus importants
des villages du littoral. Dans le sud on apergoit, derriére une pointe
assez ¢levée, le haut du clocher et des principales maisons de
Nuestra-Seriora de Desterro, capitale de la province de Sainte-
Catherine.
Tout prés de notre mouillage se trouve le petit tlot d’Anathomi-
rim, avec une citadelle et de vieux remparts moyen age. C'est avec
le gouverneur de cette forteresse que Orne entre d’abord en rela-
tions. Le 12 au matin il nous envoie |’un de ses officiers chargé de
complimenter notre commandant; de lui faire ses offres de service,
d’examiner si la patente de santé délivrée par les autorités des Ca-
naries est bien nette, et si, depuis, la santé du bord n’a laissé rien
4 désirer. Satisfait sur ce point, il nous accorde la libre pratique et
le sinistre pavillon jaune, signe de l’isolement, qui flottait au mat
de misaine, est amené par les timoniers.
Aussitdt, et de tous les points de l’horizon, des nuées d’embar-
cations quittent le rivage ct c’est une véritable lutte 4 qui touchera
’Orne le premier. Ces canots du Nouveau Monde ont beaucoup de
cachet. Ce n’est plus la construction formée de planches juxtapo-
sées que nous connaissons en Europe; c’est la pirogue dans toute
sa pureté, le tronc d’arbre creusé, le bateau-cigare, tout étroit,
trés-long, glissant rapidement sous l’impulsion, non plus de ra-
mes, mais de pagaies 4 larges pelles que manceuvrent avec ra-
pidité des hommes de toutes les couleurs : des noirs, des rouges,
des métis et de rares blancs. Le fond de ces véhicules pittoresques
est garni de fruits et légumes dé toutes sortes, oranges, ananas,
bananes, citrons, choux palmistes, etc. sur lesquels Ics passagers
se jettent avec délices. Sur les monceaux de fruits accumulés dans
les pirogues on voit s’agiter de petites bétes, qui grises, qui vertes.
qui rouges, qui bleues, qui de toutes les couleurs. Ce sont ces déli-
cieux oiseaux dont le Brésil a la spécialité. On en détruit actuclle-
ment de si grandes quantités pour en envoyer le plumage en Eu-
rope, qu’une grande dame anglaise s’est mise a la téte d’une société
DE PARIS A NOUMEA. 469
protectrice de ces charmants volatiles : craignant de voir dispa-
raitre ces merveilles de la création, la sensible: lady essaie de
proscrire de toutes les toilettes les ornements qui condamnent a
mort des milliers de ses protégés. A ne juger, cependant, que par
les prix courants du marché qui s’établit le long de Orne, les ra-
ces doivent étre loin de s’appauvrir, car les valeurs sont minimes :
pour soixante-quinze centimes ou un frane on a la paire de ces pe-
tites perruches dites inséparables; le plus admirable des oiseaux
aux mille couleurs ne dépasse pas deux francs. Ce sont, parmi les
passagéres, des exclamations sans fin ; les petites filles ont chacune
leur cage et se font expliquer la maniére de nourrir leurs nou-
veaux pensionnaires. Pendant les premiéres' heures, toulefois, les
achats sont un peu troublés, car le pont est livré aux matelots qui
procédent 4 la délicate opération de mettre 4 la mer la douzaine de
canots grands et petits qui vont avoir 4 parcourir la grande rade
pour le service du navire.
Dans une intéressante relation du voyage entrepris en 1549 par
Fernand de Magellan, |l’un des compagnons de ce grand naviga-
teur rend compte de |’étonnement des indigénes de cette céte a la
vue de ces petits navires qui se détachaient des grands : « voyant,
dit-il, que nous mettions 4 la mer nos chaloupes, qui demeu-
raient.attachées aux cétés du navire ou qui le suivaient, ils s’ima-
ginérent que c’étaient les enfants du vaisseau et que celui-ci les
nourrissait. » L’Orne, qui est un navire moderne, n’enfante pas
seulement de petits vaisseaux a la voile et 4 la rame, elle met a la
mer un véritable.chef-d’ceuvre de construction navale : son canot a
Ce n’est pas précisément facile d’enlever du pont et de sus-
pendre dans les airs, pour l’abaisser Jusqu’a l'eau, ce petit va-
peur avec sa chaudiére., sa machine et ses coffres 4 eau : les
poulies grincent, les cordes sont terriblement tendues, les secous-
ses sont bien violentes ; raais, une fois le travail achevé, quel se-
cours pour un navire, surtout sur une grande rade comme celle de
Sainte-Catherine! « Ce canot-la, disait aux passagers l'un des offi-
ciers du bord, vaut pour nous, au mouillage, au moins cinquante
hommes d’équipage. » Et, en effet, l'enfant 4 vapeur n’est pas plu-
tét 4 P’cau qu'il chauffe et part 4 toute vitesse pour Nuestra-Senora
de Desterro, oli se rend, en grande tenue, le commandant allant
faire sa visite au gouverneur de la province.
Nous sommes & prés.de vingt kilométres de la ville, la marée est
contraire; et malgré cela la petite hélice va tourner si vite qu’en
une heure et demie le voyage sera fait. Pendant tout Ie séjour en
rade, la vaillanfeembarcation n’aura guére de repos : deux et trois
470 DE PARIS A NOUMEA.
fois par jour on lui changera son équipage, fatigué par la maneu-
vre ; mais elle, elle scra toujours préte, pourvu qu’on lui donne du
charbon 4 dévorer : elle remorquera deux, trois, quatre canots, la
grande chaloupe toute pleine d’eau, sans avoir l'air d’y penser.
Sillonnant la rade, la nuit comme le jour, annoncant de loin son
.arrivée par des coups de sifflct redoublés et le bruit de sa vapeur,
elle est, pour Ics Brésilicns, un objet d’admiration et d’envie, car
les rapides pirogucs sont cependant bien lentes a cdté de l'enfant
chéri de l’Orne.
Si nous sommes 4 Sainte-Cathcrine, ce n’est pas seulement pour
notre repos, c’est aussi et surtout pour remplacer les immenses
quantités de vivres consommés pendant les traversées précé-
dentes par Ices habitants de la ville flottante. Ce qu’on a du le
plus ménager c’est l'eau douce, dont il faut chaque jour des quant
tés considérables. Maleré Ie secours des machines a distiller, les
citernes cn tdle qui gisent dans le fond du navire sont presque en-
ti¢rement vides, ct nous avons un grand intérét & les remplir de
belle ct bonne eau de roche. En effet, l’cau distillée ne peut guére
servir pour la cuisine et les lavages; elle n’est pas désagréable a
boire (quoiquc légérement fade), mais elle manque de cerlains sels
nécessaires au corps humain ct que contient l’eau naturelle; on
raconte méme, ce qui nous parail légérement cxagéré, qu’a la lon-
guc, l’usage exclusif de l’cau distillée produit l’aftreusc maladie qui
s'appelle le goitre.
Avoir de l'eau est donc ce qu'il y a de plus urgent, et le premier
canot mis 4 la mer cst monté par un officicr ayant l'ordre de par-
courir la céte du coniinent et de rechercher parmi Ics ruisscaux
qui peuvent coulcr des montagnes une source d’cau saine, claire,
limpide et incorruptible. En quelques heures le choix de laiguade
est fait ct la plus grande embarcation du bord, la chaloupe en bois,
est disposée cn citerne. On la revél intéricurement d'une immense
outre cn toile 4 voile, faconnée aux formes de l’embarcation, et le
canol & vapeur remorque ce grand récipicnt aux bouches du jolt
ruisscau choisi pour approvisionner le navire.
Chaque voyage rapporte de 7,00 4 8,000 lilres d'eau, et cela
sans grande peine. La chaloupe s’approche de terre le plus que lui
permet son lirant d’cau, et son outre cst mise en communication
directe avec Ic ruisscau au moyen d’un canal de toile, long de plu-
sicurs centaines de métres, qu'on appclle manche 4@ eau. 1.’une des
extrémités de la manche est placée sous une cascade forméc par le
ruisseau, cl l'autre vient aboutir dans l’outre de la chaloupe. De
cette manicére, et grace a la difiérence des niveaux, un courant con-
DE PARIS A NOUMNEA, 474
linu s’établit entre le ruisseau ct l’outre qui se trouve pleine en peu
de temps. On la remorque le long de l’Orne, ct 1a, par le moyen
d'une pompe aspirante ct foulante, on envoie le Jiquide dans les
vasies ct nombreux réservoirs arrimés 4 fond de cale.
Ics matelots se disputent et intriguent pour embarquer dans les
canots qui se rendent a l’'aiguade. C’est qu’on leur permet d’occu-
per le temps nécessaire au remplissage de la chaloupe pour Ic blan-
chissage de leurs effets. En mer, on est obligé de ne leur délivrer
l'eau douce qu‘ayee parcimonic, ct ce quils ont pour Je net-
toyage est forcément insuffisant. Or, le matelot est cxtrémement
coquct; il pousse jusqu’a la minutic, ct l’on ne saurait trop l’en
louer, l'amour de Ja propreté. Quand ses pantalons blancs, ses tri-
cols a raics et ses chemises 4 collet bleu sont jaunis par I’cau de
mer, il est tout malhcureux, presque honteux de sa personne. Aller
faire sa Iessive tont A son aise, dans un ruisscau ou il peut savonner
et rincer tant qu’il lui plaira, c’est, pour cet étre peu galé, unc dpre
volupté. Il lui semble qu'il redevient un homme ordinaire lorsqu’il
a pu, comme le terricn, se servir de l’cau douce sans en compter
les gouttes. Il revient 4 bord avec toul son trousseau rajcuni et étale-
fidrement ses nippes; sa figure rayonne de joie, il ya gros 4 parier
qu'il réve de ce jour de bonhcur ct qu'il sourit dans son sommeil en
pensant a ce beau ruisseau.
A bord, on travaille de bonne heure pour réparcer les mille riens
qui se sont avariés pendant la traverséc, pour consolider la mé-
lure en vue des coups de vent probablcs par Ices hautes latitudes,
pour aérer, sécher, netloyer ou peindre. Du matin au soir, c’est un
brouhaha continuel : colons et émigrants sont fort génants pour les
travailleurs. Aussi, dés le second jour, prend-on le parti de se dé-
barrasser des oisifs, ct, dés que le déjcuner du matin est pris, ils
sont embarqués dans les canols pour ¢tre conduits a terre. On leur
donne les vivres pour la journée, viande, pain, vin, assaisonnements,
des marmites pour cuire le tout, ct les familles, toutes joyeuses,
soffrent, aux frais du bord, de vraies partics de campagne
sur un terrain dépendant du ministére de la guerre, et gracieu-
sement mis 4 la disposition de l’Orne par le commandant de I’ilot
Anathomirim. Il y a de clairs ruisscaux, de grands bois tout pleins
d'orangers, de l’ombre et de la fraicheur 4 discrétion : c’est un vé-
ritable paradis. On peut se rouler dans I'herbe, sc baigner; on
tombe d’étonnement en étonnement, & chaque découverte nou-
velle faite dans cette nature inconnuc, ct la journée passe gaie-
ment. A midi, la soupe chauffe sur de grands feux en plein air. Ces
groupes d’hommes et de femmes de tous lcs ages, d’enfants & la
472 DE PARIS A NOUMEA.
mamelle ou en état de gambader, ressemblent & quelque cam-
pement de Bohémiens faisant halte entre deux étapes. Ala tombée
de la nuit, tous les ustensiles sont: ramassés, les canots reviennent
chercher la bande, et l’on rentre 4 bord enthousiasmé du Brésil.
Le lendemain et les jours suivants, méme répétition ; seulement
les femmes laborieuses ne se proménent plus; elles ont trouvé le
moyen d’utiliser leur relache cn gagnant quelque argent, et voici
comment. Nous avons 4 bord, parmi les émigrantes, une Parisienne
qui a tenu sur la Seine un de ces bateaux-lavoirs que tout le monde
connait. Cette femme se rend 4 Nouméa pour y exercer la profession
de blanchisseuse. Or, comme elle revenait de terre, il vint 4 bord
plusieurs mulatresses offrir leurs services, comme lavanderas, a
létat-major et aux passagers. Les prix éleyés de ces étrangéres
ayant occasionné de nombreuses discussions, la Parisienne inter-
vint, et, passant d’un groupe 4 l'autre, elle prévint a voix basse que
si l’on voulait faire une ligue universelle contre les Brésiliennes,
elle se chargeait de satisfaire Ie bord entier avec grand rabais.
« Comment, messieurs, disait-elle aux officiers, yous allez payer
ces négresses-la plus cher que nous autres, ouvriéres de la‘capi-
tale! Mais, vraiment, c’est abominable! Ne craignez rien, eounes:
moi tout, et vous verrez Si je connais mon métier !. »
L’insistance de cette maitresse-femme fit éconduire les Sipééilien:
nes, et notre compatriote se mit en quéte de collaboratrices dans le
personnel féminin du bord, promettant 4 ses auxiliaires une forte
rémunération. Puis, descendant 4 terre avec son escouade de tra-
vaillcuses, elle loua tout prés de la plage une maison: sans occu-
pants dans laquelle elle installa son quartier général. Mais il s’en
fallut de beaucoup que toutes les femmes passagéres consentissent
a travailler. La « Reine Topaze », entre autres, repoussa d'un air
dédaigneux les offres de la.patronne, et dés lors, les maris suivant
leurs femmes, le convoi du matin se divisa en deux bandes, celle
des travailleurs et celle des fainéants. Or, il se trouva que des noirs
affranchis, habifant le voisinage, pensérent que le. camp des fai-
néants pourrait bien. aimer a boire : ils se cotisérent pour acheter
un baril de vin de Porto, le seul qui se boive couramment dans le
pays, et vinrent le débiter parmi les émigrants. Le soir, le baril
était vide; mais, en s’embarquant dans les canots de l’Orne, beavu-:
coup d’hommes (et quelques femmes) criaient, chantaient et titu-
baient si bien, qu’au retour on distribua généreusement de la con-
signe 4 ceux qui avaient atteint l'état indécent que les anciens
Polonais passent pour avoir aimé. Depuis cet incident, qui se re-
produisit, du reste, les jours suivants, bien qu’avec plus de ré-
Serve, on appela Petite Pologne la plage ou les flaneurs allaient
DE PARIS A NOUMEA. 415
prendre leurs ébats, et Bate des Lavandieres la petite anse ou Ja Pa-
risienne avait installé ses ateliers. Cette brave femme réussit parfai-
tement dans son commerce.
Nos relations avec la terre ne se bornent pas au voisinage immé-
diat du mouillage de l’Orne. Presque journellement, ce bijou de ca-
not 4 vapeur faif, a toute vitesse, la course de Desterro. C’est dans
cette ville que se traitent les affaires sérieuses; c’est 1a qu’on se
procure cette précieuse houille dont les fourneaux de notre marine
sont si friands; c’est 14 qu’on achétera le troupeau de beufs que
nous comptons embarquer; c’est la que, deux fois par semaine, les
Allemands du voisinage viennent couvrir le marché de leurs pro-
duits et faire baisser les prix. — Des Allemands! direz-yous. — Mon
Dieu! oui; Desterro en est plein, et si, frappé de l’apparence riche
et confortable d’une habitation, vous demandez a votre guide : A qui
est cette maison? Soyez sur que quatre fois sur cing il vous répon-
dra: Ah! monsieur, ¢a c'est allemand!
Et ce n’est pas seulement en ville, c’est dans toute la province que
le Germain prospére. On cite, dans le voisinage, une de ces colonies
dont nous aurons 4 reparler plus loin, qui compte, nous a-t-on
assuré, plus de cing mille Allemands. Mais il y a aussi, hatons-
nous de le dire, des colonies frangaises. A quelque trente lieues
dans le nord de Sainte-Catherine se trouve le domaine apporté en
dot 4 son mari par la princesse de Joinville. Ce territoire est fort
étendu. Sur les bords d’une riviére qui le traverse, le San-Fran-
cisco, non loin de la mer, on rencontre une commune qui, dit-on,
n'est formée que de Francais. Nos compatriotes, seraient la réunis
au nombre de douze a quinze cents, exploitant le pays, vivant a
laise, et montrant l’esprit entreprenant et actif qu’avaient nos an-
cétres lorsqu’ils défrichaient le Canada. C’est avec une admiration
senlie, presque avec enthousiasme, que les Brésiliens nous parlé-
rent de la colonie du prince de Joinville; ils nous vantérent sa re-
marquable organisation, les bonnes mceurs des habitants, leur es-
prit de famille, le bon ordre des intérieurs et la prospérité des
exploitations., Est-ce l’intervention personnelle du prince qui a di-
rigé sur son domainé ce courant d’émigration? Est-ce, au con-
traire, le hasard qui a réuni ce petit noyau? Nul n’a pu nous le
dire, mais c’est avec une Dien vive satisfaction que nous avons re-
cucilli ces éloges non équivoques sur l'état de ce groupe intéres-:
sant. Il a complétement éclipsé les colons envoyés par une Société
hambourgeoise 4 laquelle sont loués, parait-il, des terrains tou-
@
414 DE PARIS A NOUMEA.
chant 4 ceux de nos compatriotes, et qui feraicnt aussi partie, si
nos renscignements sont exacts, du domaine Joinville’.
Destcrro n'est pas une belle ville, il s’en faut de beaucoup. On y
rencontre surtout d’affreux négres, et des négresses encore plus
hideuscs, qui sont les esclaves des Brésiliens blancs, ou 4 peu pros.
Nous sommes pourtant dans la capitale de la province, ville d’une
dizaine de mille 4mcs; mais les dames sortent pcu, et leur présence
n’est révélée que par les sons de nombreux pianos que l’on entend
4 travers les fenéires. Des caléches ct des chevaux de louage station-
nent sur les places, et le mouvement est assez actif aux wharfs od
s’embarquent les marchandises. Un grand vapeur est en rade, et
les négociants président cux-mémes 4 Il’embarquement de leurs den-
récs. Bien que le thermométre miarque 8 ou 10 degrés et que 1'Eu-
ropéen ne sc sent gucre incommodé par le froid, il semble aux
gens du pays qu'il géle 4 pierre fendre : les hommes ne circulent que
Jes épaules recouvertes de grands plaids cn laine blanche tricotée.
Cet accoutrement fait un singulicr cffet avec les chapeaux 4 haute
forme (mode curopécnne) que portent tous ceux qui ne sont pas es-
claves. Les hommes sont polis et bicnvcillants pour les voyageurs en
quéte de renseignements ; mais il n’est pas dans Icurs usages de se
découvrir en parlant 4 un étranger, comme nous le faisons en Eu-
rope. En revanche, ils offrent facilement la main, trop facilement,
4 notre sens. Ils n’ont point d’idiome propre : le portugais se parle
partout, ct ressemble asscz 4 l'espagnol pour qu’on se fasse parfai-
tement comprendre en employant celte derniére langue. Les soldats
qui montent la garde devant les monuments publics ont assez bonne
tenuc, mais ils sont trés-noirs; il en est de méme de beaucoup de
sous-officicrs.
Pendant que nous étions en ville, une estafette partit a franc-
étricr du palais du gouverneur, ct se dirigea vers la mer d’un air
aflairé. Nous vimes aussitét un aviso brésilicn meltre sous vapeur
‘ Le domaine Joinville est la partie du Brésil la mieux habitée. Il est peuplé de
7,671 ames dont 7,485 blancs, 75 noirs et 114 mulatres. L'esclavage n'y existe
pour ainsi dire pas, puisqu’un ne compte que 96 personnes non libres. La popu-
lation féminine dépasse de 200 Ja population masculine. Le nombre de ceux qui
savent lire est plus grand que celui des illettrés, tandis que, dans d'autres parties
de 1a province, il n’y a qu'un lettré contre neuf illettrés. On évalne a 5,607 le
nombre des Brésiliens et a 4,064 celui des étrangers, parmi lesquels figurent tant
de nos compatriotes.
On nous a alfirmé que, sous I’empire, pendant son exil, le prince ne venait
jamais 4 Rio-Janeiro sins aller visiter les colonics établics sur son domaine et
auxquelles il s’intéresse trés-vivement.
DE PARIS A NOUNEA, 415
et'prendre le large : le cable sous-marin venait de signaler un na-
vire brdlant en picine mer, dans Ic nord. Nous apprimes depuis
qu'il sagissait d'un batiment de commerce italien transportant du
charbon, ct 4 bord duquel leterriblecas de lignition spontanée s’é-
tait déclaré. Malgré sa diligence, l’aviso brésilicn ne fut d’aucun
secours : envahi par les flammes, I'Italien dut se jeter 4 la cOte pour
sauver son équipage, ct cc n’était plus qu’un immense brasier lors
de l'arrivée du sauveteur. Personne n’avait péri. |
Les Brésiliens se loucnt beaucoup de ce cable sous-marin qui
court le long de la céte. Dans ce pays si grand, ou tant de provinces
sont encore inhabitées, ot! les routes font souvent défaut, la mer
est trés-employée comme moyen de communication, de sorte que
le réseau télégraphique, reliant les ports cntre cux, rend d inappré-
clables services. On nous disait que dans la province de Sainte-
Catherine, par exemple, les Indiens, qui ne sont qu’a trois jours de
marche dans I’intéricur ct ne sont nullement réconciliés avec la
domination curopéenne, vicnnent de temps 4 autre faire des incur-
sions sur lcs domaines appartenant aux blancs, ect qu’en bien des
cas on avait pu les faire reculer, avant que des méfaits cussent . été
commis, par l’envoi immédiat de détachements embarqués sur les
navires de guerre. Avant l’installation du réscau, les sccours arri-
vaient généralement trop tard; mais aujourd'hui ils viennent a
temps, ct il n’y a plus que les colons s’aventurant au loin, dans -
lintéricur des foréts, qui souffrent du voisinage des Indiens. Parmi
ceux-la, par exemple, il y a souvent mort d’homme.
Comme les soldats de l’armée de terre, les matclots des navires
de guerre sont d’une nuance trés-foncée, ct les matelots de l’Orne
semblaicnt peu flattés de voir un costume tout pareil au leur porté
par des noirs. Une grande embarcation brésilienne quittait le wharf
de Desterro au moment ot nous I’accostions, ct nous entcndimes
un de nos matelots dire & son voisin : « Negarde-moi ces figures! .
Sila police les attrape, ils ne seront pas blancs, ceux-la! » Le
fait est que l’abondance des noirs, ct des noirs de la plus vilaine
espéce, dépare ¢normément la capilale de la province de Sainte-
Catherine. Tous ces gens laids. sales, mal vélus, font peine a
voir. La ville ne se recommande que par la largeur des rues ct l’am-
pleur des plus modestes habitations. Jardins, places publiqucs,
tout est taillé sur de grands patrons : on voit que dans ce pays-la
c'est le terrain qui manque le moins. Il serait injuste de ne pas
ajouter que la mer et Ics hautes montagnes de la Sierra de Mar
donnent a la ville un charme ind«finissable. Si les habitants qui se
montrent ne sont point beaux, il n’est pas, en revanche, de ruc ou
l'ceil ne soit attire par des merveilles naturelles qu'il est d’autant
416 DE PARIS A NOUMEA.
plus facile de saisir que la ville est sur un plateau, et que de tous les
points on découvre la campagne — et la campagne du Brésil! — jus-
qu’a bien des lieues 4 la ronde. La contrée enyironnante a recu le
surnom de Paradis terrestre du Brésil, en méme temps que, par
leur droiture, leur moralité et leur bon caractére, les habitants se.
sont fait appeler Jes fils d’ Abraham. 3
La province si favorisée qui nous occupe en ce moment se trouve
immédiatement au nord de celle de San Pedro do Rio-Grande-do-
Sud, qui est.la plus méridionale de toutes. Elle est petite pour une
pravince brésilienne; quoiqu’elle ait 2,200 lieues carrées de super-
ficie, sa population. n’excéde pas 150,000 ames. La. salubrité du
climat, la fertilité du sol, le caractére hospitalier et pacifique de
ses habitants et la beauté des paysages, en font un séjour véritable-
ment délicieux. Les deux baies.et les vastes rades sur _lesquelles
Desterro se trouve a cheval offrent un excellent abri et un lieu de
rafraichissement aux navires qui se rendent dans l’océan Pacifique
en passant le cap Horn. C’est le seul port de relache qui‘ existe en-
tre 27° et 34° de latitude sud. ; |
Les terres produisent en abondance.tous les fruits et les céréales
d'Europe, et invitent le colon laborieux 4 venir s’établir dans cette
région. La température.n’est pas assez.élevée pour qu’il ne puisse y
travailler la terre de ses mains‘. On y trouve des foréts spacicuses,
des arbres gigantesques, et les meilleurs bois de construction; i
existe aussi des: plaines. vastes et fécondes ou. croissent spontané-
ment Vhervamatte, la mamona, le tabac, la baunilha, lanl, etc. A
ces richesses naturelles il faut ajouter des carriérés de granit, des
mines de fer et des sources d’eaux thermales. Une foule de bois qui.
seraient loin d’dtre méprisés en Europe ne sont pas classés, et
pendant, malgré ces omissions, on en.compte dans le pays trente-
quatre espéces, dont huit pour la magonnerie, onze pour la col-
struction navale, huit pour |l’ébénisterie, et sept pour les bitis de
machines. Toutes ces essences ont une trés-hongue durée. A la fin.
du siécle dernicr on cultivait la avet succés la cochenille; mais
léléve de cet.insecfe est tombé en désuétude. La liste des expo
tations’ donnera, du reste, l’idée des produits préférés par les
‘La température la plus basse de I’hiver est, au niveau de Ja mer, de 5° Réav-
mur; dans les montagnes, il fait beaucoup plus froid. En été, on atteint 5!°
Réaumur.
Le lecteur se rendra compte du mouvement commercial par Jes chifires sur
vants : ilentre annuellement & Desterro environ 60 longs-courriers et 500
teurs portant 36,000 tonneaux de marchandises et montés par 3,200 hommes
d’équipage. Les sorties sont, a peu de chose prés, équivalentes.
DE PARIS A NOUMBA. 417
agriculteurs : elle comprend le manioc, le sucre, le café, le millet,
le riz, le fetjao, les féves, la gomme, l'amendoim, le rhum et le
miel. Des tentatives hcureuses vicnnent d’étre faites en ce qui con-
cerne la farine de tapioca, l’eau-de-vie'de café, le rapé et la cire
d’abeille. Un agronome a méme obtenu sur ga propriété plusieurs
barriques de vin qu'on a dit tenir énormément du bordéaux.
Partout on se plaint du manque de routes, et plusieurs colonies
ne subsistent que grace a l’appui du trésor public. Celles de Blu-
menau, d'Isajahy, de D. Francisca, de D. Pedro, de Santa Teresa.
(cette derniére ‘est: militaire), sont subventionnées par le gouverne-
ment tentral; celle d’Angelina,' formée de seuls Brésiliens, est sou-
tenue par la province; enfin celles de Nova-italia et de Flor-da-
Silvasont des entreprises ‘purement: privées. Trois d'entre elles
viennent d’étre 6mancipées : on les nomme Teresopolis, Santa Iza-
belet Vargem-Grahde.: |: “ SG «3
iLa péche a été de tout temps exteinnient ‘prospére, et c rest a
Yannée 4746 qu'il faut faire remonter les -premiéres campagnes
contre la baleine. Au bout de’ peu de temps, il y eut plusicurs cen-
tres d’armement dont voici les noms : Piedade, avec une chapelle
dédite 4 Notre-Dame; Lagoinha, dédiée 4 sainte Anne; Itapacoroy,
chapelle dédiée a‘saint Jean-Baptiste; Garopaba, chapelle dédiée a
saint. Joaquim; Embytuba,. sous'le patronage de sainte Anne;
(raga, succursale d'Itapacoroy, chapelle dédiée. au saint Précur-
sear. Il y eut des années au. l’on prit mille baleines, la péche rap-
portant aux armateurs de 200 4 500,000 cruzados, et a I’Etat
10,000. Le poisson comestible est trés-abondant : de mai 4 octobre,
il afflue tellement sur les marchés, que tous les vivres baissent.
C'est le bon temps pour les pauvres gens. -
Le territoire de la province commenca a étre seiplé en l’année
1651, par le capitaine Francisco Dias Velho Monteiro, lequel vint
s'y établir avec sa famille, celle de José Tinoco, deux Péres de la
Compagnie de Jésus, et cing cents Iridiens réduits en servitude. Le
littoral dela province était-alors habité par des Indiens Carijos, ap-
partenant 4 Ja grande nation des Tupis : ils se réfugiérent dans
l'intérieur a l’arrivée des nouveaux colons, qui se fixérent sur l’jle
en la nommant Sainte-Catherine, du nom de la fille ainée du chef
de groupe. Cette petite tribu croissait et prospérait, quand la fatalité
amena sur ses plages le corsaire anglais ou hollandais Robert Lewis,
qui arrivait du Pérou, rapportant de grandes quantités d’argent.
L’ayenturier jeta l’ancre devant Sainte-Catherine. Les compagnons
de Dias Velho, poussés par le désir de s’emparer de ces richesses,
Se laissérent aller sur les personnes des pirates a divers actes d’hos-
tilité. Ceux-ci jugérent prudent de reprendre la mer, non sans
478 DE PARIS A NOUMEA.
laisser, a-t-on licu de croire, partic de leur cargaison entre les
mains des Portugais.
L’annéc suivante, Robert Lewis revint dans le dessein de se ven-
ger crucllement, ct lec malhcurcux Velho fut assassiné de la ma-
niére la plus barbare. Les Indiens furent dispersés, les plantations
ravagées, ct les fils de V'infortuné colon, afin d’éviter de nouvelles
insultes, allérent sc réfugicr sur le continent, au licu dit aujour-
d’hui Laguna. C’est au méme cndroit que vint s‘ctablir, peu apres,
la fainille Domingos de Brito Peixoto, venant de la province de
Saint-Paul avec un grand rombre d’Indicns et d’esclaves. Les éta-
blissements abandonnés 4 Sainte-Catherine furent relevés en 1692,
par Jean-Félix Antunes, qui arriva avec une colonie de deux cent
soixante Acoristes. En 4098, de nouvelles familles s’établirent sur
ile. Le P. Mathieu de Leao accompagnait Pune d’clles. De 1748 a
1752, plus de quatre millc colons arrivérent des Acores, ct sc ré-
pandirent tant dans Vile que sur la grande terre. Avec cet appoint
important de travailleurs laboricux ct intelligents, Saintce-Catherine
commenga a fleurir au point de vue de l’agriculture et de l'industrie.
Parmi les missionnaires qui évangélisérent les Indiens du voisi-
nage, on cite en 1550 le P. Leonardo Nunez, en 1618, les PP. Jean
d’Almeida et Fernand Gato, en 1622, Ic P. Antonio de Araujo. On
conserve aussi les noms des Fréres Thomas Buono ect Augustin de
Trindade, le dernicr, religieux carmélite, qui arrivérent dans le
pays cn 1745 ct 1718, ct qui ont joint & la réputation d’hommes
éminemment vertucux, celle de linguistes versés 4 fond dans les
- idiomes brésilicns.
La province fut une des plus ¢pargnées pendant Ices jours mau-
vais que traversa le Brésil: les ¢vénements faisant date sont peu
nombreux. Pendant les graves démélés qui amenérent, cn 1823, a
séparation du Brésil ct du Portugal, un capitaine, nommé Jean de
Billencourt, joua un role considérable dans le gouvernement provi-
soire de la province. Nous avons de fortes raisons pour supposct
que c’cst un descendant de ces de Béthencourt dont les aicux avaient,
comme on sait, colonisé, au quinziéme siccle, les iles Canaries, ¢t
quifurent forcés de quitter cct archipel et de se réfugicr 4 Madére.
La légére allévation dans l’orthographe du nom ne saurait étre suffi-
sante pour permettre de contester l’originc que nous altribuons 3
ce personnage. Encore aujourd'hui il existe au Brésil des de Bitter-
court honorablement posés. On trouve aussi des Magalhaes (desccn-
dance évidente des Magellan), des Albuquerque, des de Souza, des
d’Almeida, ct bien d'autres rejetons des plus grandes familles por-
tugaiscs : ils conscrvent religicusement les titres que portaient leurs
DE PARIS A NOUMBA. 419
peres avant l’émancipation du Brésil, de sorte qu’on rencontre sur
ectle libre terre américaine des marquis, des comtes, des ducs, etc.
Cela a le don d’exaspérer les radicaux; car le Brésil a le malheur
d’en posséder, « comme vous-le ovierez plus a plein ct-aprés.» Ajou-
tons cependant que si le démocrate brésilicn a horreur des tilres,
l'immense majorilé des habitants les a en grande estime; il cn est
un d’ailleurs que tout lc monde, pour ainsi dire, donne a son voi-
sin, c'est celui de Su Senoria (Votre Seigncurie). L’épicier du coin,
parlant au plus humble cordonnicr, ne manque pas d’employer
eelte épithéte. Il s’en faut d’ailleurs que les stupides idées d’égalité
aient cours dans la nation. Le pays est trés-largement décentralisé,
ou, pour micux dire, il n’a jamais connu la centralisation. Chaque
groupe social jouit du self government, ct l’application de ce sysitéme
a eu pour résultat de ne lancer dans la vie politique qu’un petit
nombre d’individualités.
Nous devons plusieurs des renseignements qui précédent 4 M. de
la Martiniére jeunc, fils du vicc-consul de France 4 Desterro'. Notre
rsident ctait abscnt, ayant été appelé a Rio par l’empercur pour
cooptrer 4 l’organisation d'un service météorologique, ct nous re-
greitions vivement de n’avoir pu converser avec cet homme d’expé-
rience, trés-bicn renscigné, lorsqu’unc circonstance inattendue
nous fit faire la connaissance du commandant dc la forteresse et de
Vilot Anathomirim, M. Manocl Giraldo do Carmo Barros. Cet exccl-
lent homme fut la providence des passagers de l’'Orne. J] cst un peu
le gouverneur de tout le pays environnant, ect patronne les petits
cullivateurs échclonnés le long de la bate. Ces gens n’ayant pas de
paroissc, M. de (armo Barros crut devoir pricr le commandant de
notre transport d’auloriser |’aumonier 4 célébrer dans la chapelle
du fort une messe a laquelle 11 convia ses voisins de la grande terre *.
Cet appel ayant été entendu, ce fut un touchant spectacle de voir
ces braves gens, qui assistent rarcment 4 une cérémonice religicuse,
enlourer l'auménier, le remercicr, le {éliciter, lui serrer Iles mains,
si bien que I’excelient prétre ne savait plus comment se dérober a
lespéce d’ovation dont il ctait l'objet. Certains ne voulaicnt pas sen
‘Les données statistiques et historiques sont empruntées 4 la brochure :
Nolicia geral da provincia de Santa Catharina pe lo arcypreste Joaquim Gomes
dUliweira e Paiva, natural da mesma provincia. Desterro. — Editeur Joa. Ribeiro
Marques.
*Nuus tenons de source cerlaine que le recrutement du clergé rencontre au
Brésil de grandes difficultés. Un nombre infiniment petit d’enfants du pays en-
trent dans les ordres, et la plupart des cures sunt occupées par des prélres fran-
cais, italiens et portugais.
480 DE PARIS A NOUMEA.
aller sans lui avoir fait accepter un léger souyenir, qui son bouquet
de ces belles fleurs du Brésil, qui son petit panier de fruits. Tel au-
tre offrait un volatile au rare plumage, ou quelques spécimens de
ces fleurs artificielles que les jeunes filles brésiliennes réussissent a
fabriquer 4 l'aide seulement des plumes les plus délicates des oiseaux-
mouches. ; , |
Le major! de l’Orne, médecin, de grand talent, pyt aussi se ren-
dre utile. en visitant quelques malades, et ces légers. services nous
valurent 4 tous une reconnaissance qui se traduisit en offres des
plus aimables 4 l’adresse des promencurs, des chasseurs, des pé-
cheurs et des chercheurs. En aucune partie de la France nous n’eus-
sions été aussi complétement chez nous que dans ce coin de.l’Amé-
rique.du Sud. C’était plaisir de voir chaque jour les groupes se. mettre
en route pour parcourir les baies ou la forét, le fusil sur l’épaule,
le carnier au dos.
Le gibier, 4 vrai dire, n’est pas trés-commun. Le nombre de
poules d’eau, de bécassines, de tourterelles et de gélinottes rappor-
tées chaque soir était assez limité; ce qui abonde, ce sont les perrv-
ches et les perroquets, les petits oiseaux au riche plumage, les tou-
cans et les aigrettes. Mais quel enthousiasme chez les chasseurs
pour les beautés de la forét! que d’histoires on se raconte en prépa-
rant les cartouches pour le lendemain! Les uns ont escaladé des
pics, s’ouvrant un chemin a travers les lianes avec de grands cou-
telas; ils se montrent leurs mains meurtries et déchirées, leurs vé-
tements en lambeaux; d’autres ont, remonté jusqu’a sa source le
cours d'un ruisseau, ils y ont trouvé des bassins et des cascades et
se sont baignés dans l’eau la plus claire qu’ils aient jamais we;
d’autres font part, des émotions qu’ils ont ressenties alors qu'abso-
lument égarés, iJs n’ont retrouvé leur chemin qu’en montant sur
des arbres géants et en découvrant Jes mats de l’Orne du haut de
ces observatoires feuillus. Si le séjour avait été plus long, il est
probable que nos Nemrods se seraicnt lancés dans la chasse au léo-
pard, que deux noirs garantissaient de rendre fructueuse, pourv
qu’on leur accordat quatre jours seulement.
Quelques jeunes gens, plus aventureux encore, étaient tentés par
l’idée de monter a cheval et de se rendre en trois jours au milieu
d'une tribu d’Indiens, de véritables Peauz-Rouges, toujours aussi
sauvages et aussi ennemis de |’Européen, dit-on, que le jour oi
commenga la conquéte de leur pays. Pour eux le temps n’a pas
marché : ils savent seulement qu’un jour vint ot des hommes blancs
débarquérent de grands navires et les chassérent du littoral, et ils
‘ Abréviation employée 4 bord pour médecin-major.
DE PARIS A NOUMEA. 401
ont youé a ces hommes blancs une haine éternelle. Le Brésil indé-
pendant et émancipé n’existe pas pour eux, et, s’ils rencontrent dans
leur vie nomade quelque Brésilien en voyage, ils n’ont qu’un seul
cri: «Un Portugais! tuons-le! » Heureusement, ils sont toujours
mal armés, sans organisation, et impuissants contre des 'groupes
d’Européens, si peu nombreux qu’ils soient. On congoit qu'il y avait,
dans une visite 4 ces Peaux-Rouges, matiére 4 vivement tenter les
natures entreprenantes; mais nos jours de relache étaient comptes.
Dés qu’on eut connu, par l’obligeant commandant du fort, toutes
les ressources du voisinage, Desterro fut délaissé! Les maitres d’hd-
tel et cuisiniers eux-mémcs demandeérent a ne plus aller 4 la capi-
tale acheter des produits allemands; ils préférérent s’adresser
directement aux petits cultivateurs brésilicns. Partant avec leurs
marmitons, ils se mirent a faire la cucillette chez tous les gens peu
aisés qui habitent la baie et ont de petites plantations. A force de
trouver six poules par-ci, trois dindes par-la, un pore ailleurs, ils
finirent par avoir fait leurs provisions 4 bien meilleur compte qu’en
ville. Eux aussi, trouvérent le mouillage agréable. Quant aux mate-
lots, leur journée finie, ils allaient pécher aux flambeaux jusque
vers onze heures et minuit.
Quant & nous, personnellement, le nombre de nos promenades
fut, hélas! bien limité. Nous cussions trouvé honteux de relacher
sur les cétes du Brésil et de n’en rapporter que des renseignements
limités 4 quelques données générales sur Sainte-Catherine. Nous
désirions élargir notre cadre, et donner aux lecteurs du Corres-
pondant des notions étendues sur l'ensemble dn pays, et ce fut no-
ire principale occupation. La complaisance et le savoir étendu du
chef de la petite colonic d’Anathomirim, M. de Carmo Barros,
nous aida beaucoup dans nos projets 4 cet égard. Ayant vingt-cing
ans parcouru le Brésil, des bouches de |’Amazone au Rio-Grande
do Sul, ayant guerroyé chez les Indiens, fait naufrage sur une cdte
déserte et voyagé pendant trente-cing jours dans un pays inhabité,
avant de trouver un centre civilisé, M. de Barros fut pour nous un
guide trés-instructif et trés-sir. Madame de Barros, femme aima-
ble, qui sait le francais, me fut d'un bienveillant et utile secours
en intervenant dans nos entretiens entre son mari et moi, en nous
servant d’interpréle quand nous ne nous comprenions pas. Patriote
exaltée, aimant profondément son pays, révant pour lui le plus bel
avenir, madame de Carmo Barros entra, sur plusieurs questions,
dans.des développements du plus haut intérét; ses yeux s’enflam-
maient en nous parlant des phases principales de histoire du Bré-
482 DE PARIS A NOUMEA.
sil et de cette guerre de cing ans qu’il vient de soutenir contre les
républiques voisines, laissant cent mille des sicns sur Jes champs
de bataille. C’est, en trés-grande partie, a l'obligeance de cette
femme distinguée que nous devons de pouvoir parler du Brésil: en
connaissance de cause : nous la prions d’cn agréer nos plus vifs
remerciments. Nous serons heureux de pouvoir, un jour, faire par-
tager 4 nos Iccteurs le haut intérét qu’ont cu pour nous les curieux
détails que nous avons recuceillis sur l'état réel de l'ancienne colo-
nie portugaise. Mais il nous faut d’abord revenir au voyage de l’Orne,
qui s’appréte a lever l'ancre.
LE DEPART.
C’est le 18 juillet au soir qu’expira le temps fixé par le com-
mandant pour la relache de Sainte-Catherine. On commengait 4
craindre de ne pas voir arriver les vingt boeufs commandés 4 Des-
terro, pour completer notre bétail, lorsqu’on put distinguer 4 la
longue-vuc un nuxge de poussiére s'élevant & travers les arbres,
au-dessus de la route sablonneuse qui, de Desterro, conduit a la
baic d’Anathoiirim. C’étaient nos boeufs qui arrivaient au grand
trot, conduits par trois gaouches galopant autour d’cux sur leurs
légers chevaux. Le gaouche, c'est, dans l’Amérique du Sud, le gar-
dien de ccs immenscs troupes de beeuls, plus sauvages que domes-
tiques, qu'on tuc rien que pour cn avoir la peau, laissant se perdre
des monceaux de viande qui suffiraient pour nourrir une grande
ville européenne. A cheval dés son age le plus tendre, Ie vaouche
semble vissé sur sa selle. Qu‘il fait beau le voir, escorlant son
troupeau rétif, se lancgant a toute bride contre les récalcitrants,
sautant les ubstacles, franchissant Ics riviéres, atleignant les re-
belles ct les matant soit 4 coup de laniéres, soit en Icur entravant
les jambes dans les replis inextricables de son lago! Nous primes
grand plaisir 4 voir la bande entitre jelée 4 Ja mer; la plupart se
mirent en révolte et finirent cependant par embarquer sur une goe
lette brésilienne qui les amena le long de l’Orne. La, nouvelles
scénes amusanies, quelquefois éinouvantes, mais qui se termine
rent sans le moindre accident. |
Sur le pont, grande animation. On régle avec les fournisscurs;”
ies matclots sont appelés de droite ct de gauche pour prendre les
dispositions de départ; les petites embarcalions sont remises 4
bord; la vapcur commence 4 gronder dans le tuyau d'échappe
ment; les sondeurs sont a leur puste; les cabestans garnis 4¢
DE PARIS A NOUMEA. 483
monde : il n'y a plus qu’un mot a dire pour mettre les machines
en marche. Au dernier moment arrive le fils du consul. 11 améne
avec lui trois hommes qui ont dud étre des gaillards déterminés,
mais qui, pour le moment, sont haves, déguenillés et dans un état
de dépression vraiment piteux. Ce sont de malheureux Francais er-
rant dans le pays sans moyen d’existence, et qui ont demandé refuge
au navire portant le pavillon tricolore; ils voudraient aller en Calé-
donie chercher meilleure fortune. Les matelots disent entre eux que
ce sont des Fréres de la céte; ils nomment ainsi les aventuriers qui,
poussés par les hasards d’une existence vagabonde sur les plages
étrangéres, y vivent au jour le jour, mélés a toutes les bagarres ect
4 toutes les entreprises suspectes. Le plus grand nombre de ccs
freres sont des déserteurs des navires de commerce, et il leur ar-
rive fréquemment de venir, 4 bout de forces et d’expédients, se
livrer eux-mémes aux navires de guerre, en implorant la clémence
de la justice maritime. Ceux que l’Orne recucille généreusement
mangent avec grand plaisir la soupe du matelot; il est aisé de lire
sur leurs physionomies que ce simple repas est bicn supérieur a
ceux qu'ils font depuis de longs jours.
Neuf heures sonnent. Tout est fini, tout est réglé, tout est prét.
L’'appel général est terminé. Tout le monde est la, équipage, passa-
gers libres, déportés et transportés. Pas d’évasion, pas méme de ten-
tative 4 cet égard. Donc, en haut les ancres! Machine en avant! Et
nous voila tournoyant sur nous-mémes, trouvant notre route au clair
dela lune et franchissant les passes pour reprendre le large. Nos yeux
se détachent difficilement de ces paysages presque vierges qui nous
ont enivrés par leur beauté! Mais la derniére pointe est tournée,
elle s'éloigne, clle devient informe et nous nous retrouvons face a
face avec la grande mer qui nous arrache a nos agréables souve-
nirs. Nous sommes rappelés brusquement au sentiment de la réa-
lité et faisons provision de courage pour la traversée qui débute et
que chacun sent devoir étre longue, fatigante et peut-étre périlleuse.
Puis, l'heure s’avance et les rangs s'éclaircissent; le pont n’cst plus
habité, vers minuit, que par les matelots de quart. Le cap au sud,
le navire va chercher 4 la vapeur les grandes brises de |’Atlanti-
que sud. Puisse-t-il les trouver bientét et puissent les épreuves
nous étre épargnées jusqu’au jour désiré oti nos vigies signaleront
le phare de Nouméa !
L’ATLANTIQUE SUD.
En quittant Sainte-Catheriue l’Orne suit unc route oblique, 4 peu
prés dirigée vers Ic sud-cst, dc maniére & s’éloigner des calines et
40 Févater 1876. K $2)
484 DE PARIS A NOUMEA.
des orages de la-edte du Brésil tout en descendant vers le sud et en
so rapprochant du trente-cinquiéme: degré de latitude méridionale.
Eatre ce dernier paialléle et les places'du pdle s’étend la région dite
des grands vents d'ouest. Ce n’est pas que dans cette zone les vents
soufflent de l’ouesé sans-interruption: aucuke, mais ils ne varient
guére que de nord-ovest au sud-ouest avec ‘courtes intermittences
de brises venant: de la partie est ou des calnies. Non-s¢ulement les
vents de la partie: ouest durent plus longtemps que les adverses,
mais ils sont. beaucoup plus forts;-or, comme notre route cst vers
lest, on concoit tout l’avantage que nous devons trouver a descen-
dre au sud. Nous serons poussés comme une personne ayant le vent
dans le dos et faisant voile avec son parapluie.
Les rencontrera-t-on pirumptement, ces grandes brises d’ouest, ou
bien sera-t-on contrarié dans la région des vents incertains et varia-
bles qui les séparent de Sainte-Catherine? Tellcest la premiére ques-
tion qui se-pose, la premiére épreuve d’ou dépend en partie la rapi-
dité de la traversée.: Si nous trouvons du calme ou de petites brises
défavorables, il faut dépenser du charbon et i} ne nous en restera
plus pour accoster Nouméa. Que, d’autre ‘part, des vents contratres
un peu frais: s’élévent 4 l’encontre: de nous, il sera impossible de
les refouler, et il nous fatidra rester, sans avancer, 4 en attendre la
fin. Il y aura perte de temps, allongement de la traversée.
Extrémement favorisé, POrne éteint les feux de sa machine a
vapeur le lendemain méme du départ. Elle rencontre de petites bri-
ses du nord, puis la petite brise devient Jolie, et le 25 nous entrons
définitivement dans les grands vents d’ouest. Le temps agréable
que nows. avons eu dans ces premiers jours a permis au docteur de
débarrasser son monde d’une véritable épidémie de maux d’oreille
peu graves, mais trés-douloureux, quit sévissait: dans l’équipage. Le
brusque changement de climat était la cause de ces indispositions.
En seize jours nous étions passés des chaleurs de la ligne (30° centi-
grades) &-la température de Sainte-Catherine ou le thermomeétre
descendait, aprés le eoucher du soleil, jusqu’a 4°. Les marins, qui
passaient la nuit 4 réder dans les embarcations pour empécher les
évasions, et pour établir autour du bord un véritable cordon isola-
teur, étaient saisis par le froid, et c’est sur eux, plus que sur les
émigrants, que l’épidémie avait frappé.
Dés que les grandes brises d’ouest sont atteintes, la direction que
nous suivons change sensiblement ; elle s’éloigne du sud ct s’inflé-
chit vers l’est. Nous continuons 4 descendre vers le pdle, mais en
nous rapprochant beaucoup plus vite du cap de Bonne-Espérance
que des régions glaciales.
DE PARIS A NOUMEA. - 485.
Chez nous, c’est-d-dire 4 bord de |’Orne, la-présence de femmes
et d'enfants en bas age, ‘l’intérét cordial que le ‘commandant porte’
4 ses marins, exchienf toute possibilité de route démesurément
haute. C’est sur le quarante-cinquiéme degré de latitude que nous
mettons le cap‘ & lest; nous gouvernerons, aprés avoir atteint ce
paralléle, vers le pays du soleil levant, pendant des jours et des
jours, des semames et des semaines, et cela jusqu’d ce qu‘ayant
fait une bonne partie des trois mille six cents lieues marines (ow
cing mille lieues terrestres) qui séparent Sainte-Catherine de Nou-
méa, nous remontions vers le nord aprés avoir doublé le sud de lw
Tasmanie. — |
Ah! que nous regrettons maintenant ‘les alizés ! Presque jamais;
maintenant, nous n’avons toutes voiles dehors. Le navire roule e€
tangue trés-violemment ; il met le nez dans la plume* et Ics grandes
lames de Vouest détachent fréquemment leurs jcrétes sur le pont
du navire. ,
li faut de bons poumons pour respirer 4 son aise pendant les
grains, sous ces vents corsés qui semblent déchainés par des génies
en fureur. Les deux brises dominantes ont chacune leur caractére
bien tranché. Avec le nord-ouest, le temps est sombre, la brume et
la pluie presque continuelles, le barométre ‘bas, le thermométre
dans les environs de 10°; avec le sud-ouest le temps s’éclaircit, le
barométre monte, le thermométre baisse jusqu’é + 2°, presque
jamais de pluie, mais des grains trés-vrolents chassant devant eux
de la neige et de la gréle et vous les Iancant au visage avec unc telle
force, qu’on ala peau soit pincée, soit piquée d’une manieére cruclle,
la téte entiére devenant brilante aprés quelques minutes d’exposi-
tion 4 ces bourrasques polaires. Ainsi avec le nord-ouest on moisit
et l’on se mouille : avec le sud-ouest on se séche ct I’on géle, et
c'est entre ces deux alternatives que se passe l’existence. Je dis
qu'on géle avec le sud-ouest, et cependant le thermométre marque
+ 2°. C'est qu’cn effet le vent est si violent, qu’il n’y a pas de véte-
ments assez épais pour préserver de ces bises glacées; celles se fau-
filent 4 travers les pores du drap et vous pénétrent jusqu’a la peau,
jusqu’aux os, jusqu’a la moclle des os. |
‘Terme de marine voulant dire gouverner vers.
*Nous nous sommes fait expliquer cette expression de mettre le nez dans la
plume. Lorsqu'il y a en méme temps grosse mer et grand vent, le bétiment, en
retombant sur les lames, au tangage, les pulvérise et les chasse & droite et &
gauche réduites en écume blanche comme le duvet. Cette écume monte a plu-
sieurs métres de chaque cété et l’avant du navire, c’est-a-dire son nez, s’avance
environné de globules blancs jaillissant en l’air comme le ferait dela plume sou-
lerée par Je vent.
486 DE PARIS A NOUMEA.
Le nord-ouest étant plus fréquent que le sud-ouest, le ciel est gé-
néralement d’un gris sale, l’atmosphére brumcuse : de temps 4 autre
seulement le soleil montre sa face pale ; ses rayons, presque blancs,
semblent avoir perdu le don de réchauffer ; ses reflets sur l’eau
sont seulement argentés, et 4 peine aussi forts que ceux de la lune en
son plein. Il ne se doute sans doute pas, ce bon soleil, des stations
qu’il fait faire aux officiers chargés de l’observer pour calculer en-
suite la position du navire. On les voit faisant faction pendant des
heures entiéres pour tacher de saisir, entre deux nuages, la figure
de l’astre radieux ; ils sont 14, comme 4 I’affut, épiant le moment
favorable ; au moindre rayon, ils dirigent leurs lunettes astronomi-
ques vers l’horizon embrumé. Si la brume persiste, ils attendent
Yembellic, abritant sous leurs vétements, avec une sollicitude ja-
louse, ces instruments délicats aux graduations d’argent, qui leur
permettent d’apprécier la hauteur des astres jusqu’a un trois cent
soixantiéme de degré.
Lorsqu’on n’a affaire qu’au soleil, cela passe encore ; mais lors-
qu’il faut accorder ensemble le soleil ct la lune, l’observation prend
des proportions épiques et ne réussit que si les astronomes marins
possédent une patience angélique. [Il faut avoir, au méme instant
mathématique, la hauteur du soleil, la hauteur de la lune, et la dis-
tance centrale des deux astres. Tantdt c’est la lune qui se voile ou
le soleil qui se couvre, ou bien, si les deux astres daignent se mon-
trer ensemble, l’horizon imagine de s’embrumer au-dessous de l'un
d’eux : tout est 4 recommencer sur de nouveaux frais.
Dés que nous attaquons ces latitudes inhospitaliéres, on distribue
a l’équipage des vétements de mauvais temps. L’administration de
la marine exige beaucoup de son personnel subalterne, mais elle a
pour lui une sollicitude vraiment paternelle qui se révéle par mille
détails. A cété de la discipline la plus sévére, des travaux de tous
Ics instants, il ya les soins infinis et minutieux de l’hygiane na-
vale; c’est par le mélange de l’entrainement professionnel et de
ménagements éclairés que la marine militaire parvient a produire
ces hommes herculéens, dont les muscles sont d’acier, la hardiesse
sans borne, et qui se jouent dans une mature secouée par le vent,
agitée par le roulis, sans plus de peine que le paysan montant sur
un arbre immobile pour en récoltcr les fruits.
C'est donc aux frais de l’Etat qu’un matelot sur deux et tout offi-
cier-marinier (en langage ordinaire, sous-officier) recoit, pour toute
la durée du mauvais temps, un gilet de laine tricoté bien épais,
bien étoffé, une capote et un pantalon de toile a voile recouverte de
peinture noire, plus un chapeau des plus pittoresques qu’on nomme
DE PARIS A NOUMEA. 487
le surouest' (prononcez suroi). La capote est courte, afin d’offrir
peu de prise au vent, et le matelot appelle l'ensemble du costume
son cirage, 4 cause de la couleur du mélange de peinture et d’huile
de lin qui assure l’imperméabilité. Ce qu’il y a de mieux dans ce
pare-a-pluie et a lames c’est le surouest. Devant et sur les cétés
les bords sont étroits, mais derriére, la coiffure se prolonge par
une espéce de bavolet qui descend jusqu’au-dessous du col de
la capote. De cette maniére, l'eau de pluie et l’eau de mer embar-
quant par dessus le bord sont dérivées comme par une gouttiére et
ne se glissent pas par lecou dans l’intérieur du vétement. Des oreil-
lettes en laine protégent les deux cdétés de la téte; mais si elles pré-
servent bien contre le froid, elles ont l’inconvénient d’occasionner
une certaine surdité qui nuit 4 ]’audition des commandements.
On ne délivre, avons-nous dit, qu’un costume pour deux hom-
mes, et c’est ce que le lecteur comprendra facilement dés qu’il aura
la clef de l’organisation du service de quart. I] n’y a jamais que la
moitié de l’équipage sur le pont, pour la manceuvre. Cette moitié
s’appelle une bordée; Pune répond au nom de Bdbordais, l'autre a
celui de Tribordais. Comme les deux bordées ont successivement
les mémes travaux 4 exécuter, les réles sont répartis, dans lune et
dans l'autre, exactement de la méme maniére, de sorte que chaque
homme de babord a son autre lui-méme 4 tribord ct inversement :
le premicr aura un numéro pair, 544 par exemple; le second le
numéro impair correspondant, 315, et ce sera toute la différence.
Les deux hommes se complétent réciproquement et sont les mate-
lots l'un de l’autre, et c’est entre matelots qu’on se passe, en mon-
tant au quart, les vétements comfortables que procure en usufruit
la munificence budgétaire.
Avec les grosses lames de ces mers australes, les mouvements de
roulis et de tangage deviennent beaucoup plus amples et beaucoup
plus saccadés. La vie se complique d’une foule de difficultés. Pour
manger la soupe 4 peu prés proprement, il est nécessaire d’avoir
beaucoup d’adresse. Il faut d’abord étre sir de sa position, s’arc-
bouter quelque part avec les pieds, afin d’avoir la libre disposi-
tion de ses deux mains ; puis, prenant la cuillére dans la droite et
l’assiette dans la gauche, il faut, avec cette derniére, imprimer
constamment au récipient un mouvement inverse de celui du na-
vire. Avec de I’habitude, on devine le coup de roulis, ct jamais on ne
‘ Dérivé de sud-oues!, le vent le plus fort et le plus pluvieux des cétes de France
forcant les marins et les pilotes 4 s’ingénier pour se garantir des intempéries.
488 DE PARIS A NOUMEA.
se trompe sur l’inclinaison qu’il faut adopter. Les tables sont, du
reste, disposées d’une maniére toute particuliére qui facilite le
repas. Elles sont percées de petits trous ronds distants l’un de
l’autre de trois 4 quatre centimétres et figurant des carrés. Dans
les trous on plante de petits mgrceaux de bois pointus, qu’on ap-
pelle des fiches, avec lesquels on entoure son assiette, son verre,
les carafes, les saliéres, etc... Les moindres objets, la fourchette,
le couteau, le pain, doivent étre ainsi calés, sous peine de se trans-
former en projectiles et d’aller tomber sur les voisins. Une table ot
dominent des passagers non habitués a la grosse mer offre un spec-
tacle lamentable. .Le vin, le bouillon, les sauces, le café, le thé,
tout ccla roule péle-méle; cet affreux mélange se glisse par les
trous des chevilles et vient subitement inonder les jambes. Alors
on voit des gens se lever en sursaut, essuyant leur pantalon ou
leur jupon, tous furieux et maugréant contre la mer.
Outre les fiches en bois, chacun a deux fiches en fer qu'il place l'une
. a sa droite et l'autre 4 sa gauche. Celles-la sont faites pour se tenir
soi-méme lors des mouvements.excessifs. Alors il faut tout lacher,
poser précipitamment assictte, couteau, fourchette, verre ou pain,
et se cramponner des deux mains A ces chevilles de fer. Celui qui
n’aura pas eu le sens marin, qui n’aura pas prévu, 4 je ne sais
quelle vibration préparatoire, que le navire va rouler panne sur
panne, celui-la, dis-je, est sir de son affaire : sa chaise lui man-
quera, ik ira butter contre les cleisons, fort heureux s’il ne s’allonge
pas par terre, en se blessant plus ou moins. Il y a des sybarites qui,
pour diner plus tranquillement et pour savourer, sans préocc upa-
- tion pour leur sécurité, les brouets maritimes, s’entourent le corps
d’une petite corde et en attachent les deux extrémités aux fiches de
fer. Ils tombent alors dans un autre inconvénient, c’est que, si une
soupiére se renverse, si une bouteille sort de son encastrement, is
ne peuvent se lever 4 temps et se trouvent arrosés.
Manger est difficile, mais scrvir l’est encore bien davantage, et
les malheureux domestiques font peine a voir lorsqu’ils se rendent
de la cuisine aux salles 4 manger qu’on appelle ici des carrés. Sur-
‘pris par les coups de roulis, chargés de plats op d’assiettes, ils font
des tours d’équilibre incroyables et courent véritablement des dai
gers. Lorsqu’il s’agit de mettre, d’dter le couvert ou de laver la
vaisselle, c’est encore une autre difficulté. Il y a, dans la vyerrerte,
de véritables désastres ; on entend dans les offices des fracas épou-
vantables, des cliquetis répétés d’assiettes, de carafes, de tasses. Les
chefs de gamelle arrivent tout effarés. — « Qu’est-ce qui se passe?
Encore de la casse! » — « Capitaine, c’est pas ma faute, je suis
tombé avec le roulis; il n’y a pas eu moyen de me retenir! » Géné
DE PARIS A NOUMBA. 489
ralement le cas de force majeure fait absoudre le domestaque et
lon remplace avec résignation les objets brisés.
Chez les matelots, il n’y a jamais de casse, parce que leurs usten-
siles de ménage sont a lépreuve des coups les plus violents, mais on
voit cependant aussi des scénes comiques. La vaisselle de chaque plat
(groupe de dix ou douze hommes mangeant ensemble) se compose
par personne de : unc cuillére, une fourchette, une.assiette et une
tasse 4 anse dite quart, qui sert de verre; ‘le; tout est en fer battu
irés-épaig. Pour tout le groupe, il y a encore une .grande, gamelle
pour la. soupe, une autre plus petite pour la viande, un bidon pour
le vin ou l’eau-de-vie, un pilon pour casser le, biscuit de mer et une
grande cuillére a. potage. Les bidons et gamelles sont en bois de
chéne avec cercles en fer. Topt oe matériel peut impunément courir
d'un bord a l’autre, étre Jancé.contre la muraille ou foulé aux pieds; ;
seulement, lorsque tous ces ustensiles tambent ensemble, c’est un
vacarme effrayant;.les tables et les bancs sortent eux-mémes de
lenrs encastrements et, chaquent bruyamment le pont.
Dans les logements d’officiers, les chaises sont précipitécs d'un
bord 4 l'autre, les portes battent, les meubles cassent leurs coins,
Jes boiseries craquent, les elgisons s’abattent d’elles-mémes ; sur. le
pont les cordes roulées 4 plat n’adhérent plus. assez au sapin et se
mettent, elles aussi, 4 passer de tribord a babord et vice versd. Les
hommes, ne sachant plus ow se fourrer,.se cramponnent a quelque
point fixe ct restent immobiles, crispés, attendant qu’il plaise au na-
vire de reprendre des mouvements sortables. Un batiment, dans ces
moments-1a, prend des airs de désolation.
Encore si l’on était toujours sec! Mais non.: yous étes dans votre
cabine, vous voyez que le temps est beau, ct vous ouvrez votre pe-
tite fenétre pour aérer un ‘peu. Vous’ n faved pds plutot le dos
tourné, qu'une baleine* entre ‘sans permission et inonde irrespec-
tueusement votre modeste logis. Vous fermez & la hate votre trou.de
regard et vous vous croyez‘# l'abri; mais le temps vient a forcer, et
l'eau trouve encore moyen de vénif ‘vous’ incommoder: Elle entre
par-les sabords, quelque bien fermés qy’ils, sojent, elle s "infiltre &
travers les joints des piéces de bois gui Jauent Ics unes sur les au-
res, s'écartent ou se rapprochent sous les grandes commotions.
Alors de tous les cétés l'eau suinte chez yous; vos matclas, vos
‘Les marins appellent embruns et plus souvent baleines les cr&tes de lames ve-
nant déferler 4 bord. Il est probable que ce dernier-nem vient de Fanalogie des
colonnes liquides arrivant & bord avec.celles -que laacent les baleines et qui dé-
notent au loin leur présence.
4090 DE PARIS A NOUMEA.
couvertures, votre linge, vos chaussures et vos livres s'imprégnent
d’humidité : vous ne savez plus ot donner de la téte.
Les matelots sont d’une grande complaisance pour aider les pas-
sagers 4 sortir de ces mauvais pas. La vue de ces gens inexpétri-
mentés qui ignorent toutes les rubriques de la vie maritime les
touche profondément. D’cux-mémes, malgré leurs occupations, ils
trouvent moyen d’aider 1’un, d’aider l’autre, avec la simplicité la
plus charmante. S’il s’agit de femmes ou d’enfants, leurs atten-
tions deviennent d’une délicatesse infinie. Pendant une de nos
plus mauvaises nuits, la batterie basse elle-méme, ordinairement
des plus séches, souffrait d’infiltrations d’cau. Un quartier-maitre
canonnier avait été détaché du pont (comme cela se fait toutes les
demi-heurcs) pour faire une ronde, c’est-a-dire pour parcourir le -
navire, afin de vérifier si les factionnaires des bagnes ct de la dé
portation étaient bien 4 leur poste, si les consignes étaient respec-
tées, si les lumiéres étaient bien éteintes, si rien ne bougeait dans
le chargement, s’il n’y avait pas de maraudeurs dans les cales, etc.
Tout joyeux d’éviter pendant une demi-heure le séjour du pont, que
la pluie et le vent rendaient intenable, ce grand gaillard s’avancait
4 pas lents, fredonnant, tout cn marchant, des airs de canonnicr,
quelque chose comme:
Montebello, beau navire, fume comme un volcan !
ou:
Ah! n‘ayons pas peur du canon, c'est pas la mer & boire !
ou bien :
Laissons aux salons I'étiquette et la toilette
Le bonheur parfait ne se voit qu’au cabaret!
Son fanal sourd 4 la main, le canonnier en promenait alternali-
vement la zone lumineuse dans tous les coins et recoins. A son aj-
proche, le factionnaire de la batterie basse interrompit sa prome-
nade philosophique, et, se tenant immobile, fit avec le rondier le
petit dialogue ordinaire en pareil cas:
Le factionnaire : Oh! du fanal!
Le quartier-maitre : Ronde!
Le factionnaire : Rien de nouveau, si ce n’est qu’il y a devant une
femme qui ne veut pas coucher chez elle!
Arrivé sur l’avant, le canonnier, continuant a sonder les profon-
deurs de l’obscurité, éclaire soudain un corps en travers de so0
chemin. Il s’approche et reconnait une émigrante, en état de gros-
sesse avancée, couchée a plat pont et sommeillant péniblement.
DE PARIS A NOUMEA. 491
— Eh bien, madame, lui dit-il en l’éveillant, vous ne savez pas
quec’est défendu aux passagers de coucher hors de leurs cabines?
La femme se reléve péniblement, et montre, pour toute réponse,
la porte de sa cabine, ot |’on entend le glou-glou de l’eau de mer
chassée par le roulis.
— Diable! il y a de l’eau chez vous? fait le quartier-maitre en
entrant.
— Sil y ena! dit la passagére. Mon matelas est tout traversé!...
Dire qu’il y a deux nuits que je ne ferme pas l’ceil, et que vous me
réveillez au moment ot je m’endormais!
— Ne vous faites pas de bile, ma bonne dame; je vas vous re-
mettre 4 flot, moi! Votre matelas est mouillé, mais le voilier en a
de rechange. Espérez un peu; je vas trouver le capitaine d'armes, il
vous en fera donner un.
Et en effet, cinq minutes aprés, le brave marin revient, appor-
‘ant lui-méme un matelas. Il se fait femme de ménage, déblaie la
cabine, l’asséche, tamponne tant bien que mal !’endroit qui fait de
l'eau, installe au-dessus du lit quelque chose comme une tente-abri
qui fait déri-ver les filets humides hors de la couchette, ct se retire
discrétement, ayant rendu le confortable & une malhcurcuse épui-
séc.
La vie des femmes et des enfants est, du reste, devenue odieuse.
Les premiéres, vétues insuffisamment pour ces rudes climats, ne
peuvent plus monter prendre l’air. Ow est le temps des éclats de
rire, des samits 4 la corde et des parties de jeux innocents? Quel
changement dans les existences féminines! Confinées dans la bat-
tcric basse, hermétiquement fermée, ct ot elles ont moins froid,
n'y voyant méme plus pour coudre, les émigrantes sont la, gémis-
sant, nervevases, irritées, oisives, maudissant la navigation. Les co-
terics s’accentuent : il y a une rangée de cabines qu’on appelle Bel-
leville, Yautre qui s'appelle la rue de Rivoli. Jc ne sais pourquoi on
n’a pas dit le Faubourg Saint-Germain, car ce qui a fait donner a
certain coin le nom de la rue aux arcades, c’est qu’on en trouvait
les habitantes trop aristocrates. Quant a la rue de Rivoli, elle se
plaint du défaut de moralité des femmes de Belleville. Alors les feux
se croisent : Belleville tire 4 boulets rouges sur son adversaire, qui
répond lui-méme par des bordées de sottises dunt on ne peut expli-
quer le gout pimenté que par la courte distance qui sépare la rue de
Rivoli de la halle aux poissons. Mais Ics mots, cela ne suffit pas a
certaines natures; il y a mieux que de mauvaises paroles, il y a les
coups! De chaque cété surgit un champion, et, sans les caporaux
d’armes qui viennent mettre le hola! il y aurait vraisemblablement
492 DE PARIS A NOUMEA.
du monde hors de combat. Dans ces cas-la, on en arrive 4 la bizarre
extrémité de la punition, des femmes : il parait que du cété de Bel-
leville, on n’est plus gai du tout, quand l’autorité supprime le vin,
et ’cau-de-vie. Si la rage ou l’inconduite a fait trop de scandale, on
y joint les arréts de rigueur dans une cabine isolée.
Ne croyez pourtant pas, lecteur, que la gaieté soit bannie du bord.
Elle se conserve inaltérable au moins chez les gens de)’équipage. Le
dimanche, il faut qu’il vente a écorner les boeufs,. pour que nous
n’ayons pas nos scénes d’orgue, de danse, de gymnase et de jeux de
-toutes sortes. En semaine, on trouve encore moyen de s’amuser pen-
dant ce cruel quart de onze heurcs a quatre heures au matin, qui
tous les deux jours prive le matelot du meilleur de sa nuit.
Depuis que le thermométre cdtoie les limites de la congélation,
depuis que nous recevons des grains de neige, on sert 4 l’équipage,
au moment ot il prend ce grand quart, alternativement un verre de
vin chaud et de punch. Je ne répondrais pas que cet extra ne fasse
pas considérer comme le meilleur le quart ordinairement détesté.
En tout cas, il met les marins en bonne humenur, et, dés que la ma-
noeuvre leur laisse un instant de répit, ils causent, rient et chan-
tent.
Bien ou mal, le temps passe, le quart touche a sa fin, l’heure de
la délivrance va bientét sonner; il est quatre heures moins un quart,
et l’on entend un commandement partir de l’arriére. Le maitre de
quart, prenant son sifflet, répéte aprés l’officier : Les chefs de piéce
el chargeurs 4 réveiller au quart! Les hommes désignés courent au
poste de l’équipage, et des cris assourdissants, 4 ressuscater un mort,
se font aussitdét entendre. C’est effrayant, lorsqu’on n’en a pas |’hahi-
tude : on se demande si c’est une révolution qui éclate 4 bord. Tous
.ces canomniers aux larges poitrines parcourent Je navire et crient a
tue-late : — As-tu entendu, tribordais? Debout-au quart, debout, de-
bout! C’est tout un talent que de savoir réveiller au quart. Qa con-
mence : As-tu entendu? sur les notes ‘les plus graves de la voix, el
puis l’on monte d’un ton & chaque « debout! » nouveau, jusqu’a ce
qu’on arrive aux notes de téte, de sorte que cela fait: des debouta
nen plus finir. Les tribordais se jettent résolument & bas des ha-
macs, s’habillent en toute hadte, roulent dans leur hamac maie-
las et couverture, et les montent sur le pont, ot les gabiers les e0-
tassent dans ces espéces de coffres qu on nomme bastingages.
Ensuite, appel général, et lorsqu’on s’est assuré que tous les tri-
bordais sont présents, on libére les babordais par le coup de sifflet:
A se coucher qui n'est de quart! Ah! le bon commandement, le dout
coup de sifflet! Aussi comme il est vite obéi! On se presse par le
DE PARIS A NOUMKA. 495
panneau qui conduit aux batteries, et, en moins d’une minute, tout
ce monde saute dans les hamacs qui se. balancent au roulis, ber-
cant ces enfants de la mer et leur procurant le sommceil répara-
teur qui leur est assez compté pour qu’ils n’en perdent pas une
parcelle. Les Bretons révent a la Nigouss, leurs falaises, aux sites
agrestes de leur pays, 4 leur « clocher a jour ».
Ces nuits sans pluic ni neige, ot il fait clair de lune, ou le vent est
assez stable en force ct en direction pour ne demander gue de rares
manceuvres, ces nuits sont encore tolérables. Mais quand le temps
oblige 4 augmenter ou 4 diminuer de toile, 4 changer 4 chaque
instant l’oricntement des vergues, alors c’est un enfer. A la fin du
quart, les hommes sont sur les dents. Mais les chefs sont 14 qui les
excitent, les encouragent, employant mille artifices pour faire jaillir
une derniére fois l’étincelle de l’énergie. [ly a des rubriques qui
doivent dater de l’arche de Noé, et qui réussissent comme au pre-
mier jour. On met les marins des divers mats en rivalité les uns
avec les autres, on se moque des retardataires, et, comme le mate-
lot est pétri d’amour-propre, il finit par s’exciter et, par arracher
tout, comme il aime 4 le dire. On se sert d’expressions d’une ori-
ginalité unique, et dont beaucoup, ai-je besoin de le dire? ne se-
raient pas de mise dans un salon. On passe avec unc facilité inouie
des termes les plus fendres aux appellations les plus énergiques.
On entendra le maitre d’équipage appeler ses gabiers mon enfant,
mon fils, mes enfants, mes garcons; et puis, la seconde d’apres, il
jurera comme un templier ct accablera les mémes hommes. des
épithétes les moins parlementaires. Il y a d’anciens matelots qui
aiment ces coléres-la ; elles les font rire en dedans; ils sont enchan-
tés lorsqu’on les tutoie. Le vous leur parait trop froid, ct si le capi-
taine l’emploie 4 leur égard, ils ne manquent jamais de dire : C'est
un diplomate. Citons encore cette locution peu grammaticale, et que
l'on emploie 4 tout bout de champ : Viens-t’en ict quatre hommes!
Mais aprés de longucs manceuvres, les marins ne bougent que si on
les appelle par leur nom (ce qui n’est pas toujours facile dans l’obs-
curité). Alors les vieux quartiers-maitres, qui connaissent leur
nature humaine, modifient leur phrase, et discnt : « Viens-t’en ici
quatre hommes bien faits. » Aussitdt tous les jeuncs s’élancent: on
voulait quatre hommes, il s’en présente vingt. A un homme en re-
tard: Hé bien! t’es toujours le méme! T’arrives comme le mar-
quis de Carabas, trois jours aprés la bataille! A un lourdaud :
T'as donc été baptisé avee de l’eau de morue? Et ainsi du reste.
Le grand talent, c’est de savoir faire marcher les hommes sans les.
punir; il y a ici des chefs qui ont ce don-la au plus haut degré.
494 DE PARIS A NOUMEA.
Grace 4 cette énergie morale, les hommes réagissent assez bien
contre les miséres de la traversée. Mais chez les animaux, quelle
dépression, quels désastres! Les poulets meurent en assez grand
nombre ou deviennent étiques, et prennent le nom de poulets ma-
ritimes, ce qui veut dire une volaille n’ayant que la peau et les os.
Les dindes subissent un sort analogue. Quant aux beeufs, ils ne sont
plus que les ombres d’eux-mémes; on a beau les soigner, les re-
couvrir de toile 4 voile, les soutenir avec des cordes, s’ingénier a
atténuer pour eux les effets du roulis, rien n’y fait. Maladroits, stu-
pides, ils font le gros dos; tremblants de frayeur, ils ramassent
leurs quatre pieds sous eux, au lieu de les écarter, et tombent lour-
dement, comme des masses, en se faisant d’affreuses blessures. On
dit en marine, pour exprimer qu’il fait mauvais temps, qu'il vente
4 écorner les beeufs, et l'on pourrait croire que c’est 1a une méta-
phore. Mais non, nous voyons de nos propres yeux Il’origine de cette
locution. Ce n’est pas, naturellement, que le vent soit assez fort
pour enlever le plus bel ornement de la téte du boeuf, mais c'est
que le vent souléve la mer, que la mer fait rouler le navire, que les
beeufs sont antimarins, et qu’ils se laissent bétement lancer contre
la muraille par la force du roulis. Lorsqu’ils se voient précipités,
ils présentent la téte pour parer le choc, et leurs cornes se brisent
4 ce choc : grave blessure, lorsque ]’arrachement a lieu a la racine
méme, blessure qui peut entrainer la mort de l’animal, et que l’on
soigne par des applications d’huile et de brique pilée. Cependant,
malgré tous les soins, nous perdons un de ces utiles animaux, qui
meurt de sa belle mort, et qu’ll faut jeter & l’cau, la viande étant
malsaine.
Mais ot les épidémies sont foudroyantes, c’est parmi ces délicieux
oiseaux verts, bleus, rouges, blancs, gris, etc., arrachés au soleil
de leur pays. Chaque jour de nouvelles cages se vident, et si nous
sauvons quelques perruches communes, ce sera tout, absolument
tout. N’y a-t-il pas jusqu’au vieil Ulysse, le chien du commandant,
qui ne se plaigne de la navigation ! Pour un chien de marin, c’est vrai-
ment scandaleux. Ce fidéle animal continue 4 étre l’ombre de son
maitre; mais lorsque ce dernier doit, pendant la nuit, quitter sa
cabine pour aller sur le pont présider les manceuvres, recevoir les
grains, la gréle et la neige, Ulysse prend des physionomies pi-
teuses.
Les lapins ne prospérent pas non plus beaucoup, et deviennent
détestables 4 manger. Aussi le nombre des animaux s’accommo-
dant réellement bien de la mer se réduit-il 4 deux : le canard et le
porc. Ce dernier semble se trouver dans son élément : il a beav
vivre cn plein air, ¢tre constamment mouillé, rien ne l’empéche de
DE PARIS A NOUMEA. 4.5
goinfrer. Matelots et passagers ont pour habitude de lui donner tous
les résidus de leur table. Presque tous les soirs il y a la soupe aux
fayols‘, et les porcs en raffolent. Le matin, on fait la toilette des
porcs, et le matelot, qui est toujours farceur, leur joue toute es-
péce de tours : il les plonge dans l'eau glacée, il les brosse avec son
balai, si bien que des cris discordants sortent de la porcherie. C'est
pour cela, et par dérision, que, dans la langue de bord, un pore
se dit un musicien.
Somme toute, quelque entrain qu’on y mette, quelque effort que
l'on fasse pour copier la philosophic du matelot, on est obligé de
convenir que la vie, dans les grandes brises d’ouest, est pénible et
fatigante, qu’elle tuerait 4 la longue. Il y a cependant chaque jour
un bien agréable moment : c'est celui ot Yofficier chargé des cal-
culs astronomiques a fini son pozné et fait marquer sur une grande
carte, que chacun peut consulter, la position du navire. Quelles
belles routes! Le monde a beau étre grand, chaque jour notre dé-
placement sur la surface des eaux est parfaitement sensible. On
a roulé, on a tangué, on a été trempé, mais au moins on a avancé,
onsest rapproché du point d’arrivéc et du commencement de cette
vie nouvelle qui nous attend 4 Nouméa. Deux cents milles par jour,
deux cent vingt milles, quelquefois deux cent quarante, voila cc
qui s’appelle ne pas rester en place!
Deux cent quarante milles marins, cela fait quatre-vingts lieues
marines, et comme les passagers savent qu’il y a trois mille six
cents lieues centre Sainte-Catherine et Nouméa, ils se disent qu’en
divisant 360 par 8 on obtient 45, et que, par conséquent, en un
mois et demi nous scrons rendus. On a beau leur objecter que lc
commandant a donné le 25 septembre comme la date la plus rappro-
chée du jour de l’arrivée, ccla leur est complétement indifférent ;
ils ne démordent pas de leur raisonnement et diraient volontiers
que le commandant n’y entend rien. Pauvres gens! Quelles désillu-
sions vous attendent! Quels longs jours d’impaticnce vous vous
préparez !
Le cap des tempétes fut pour nous celui des calmes. Mais, si de-
vant l’Orne il fit patte de velours, nous fimes 4 méme de juger que
pour d’autres il avait été méchant. Le 7 aout on vit passer, a faible
distance du bord, un gros morceau de charpente. Les marins
le regardérent 4 la longue-vue et purent se convaincre que c’était
une fraction de pavoi venant de quelque navire de cofhmerce.
Comme ce pavoi est au-dessus du pont et peut ¢tre emporté par un
coup de mer sans que le navire fasse de l'eau, on ne conclut pas a
‘Prononcez fayauz ; cela veut dire haricots.
496 DE PARIS A NOUMEA.
un sinistre, mais on put néanmoins affirmer que le navire ayant subi
cette avarie avait passé de durs moments. Les oiseaux qui nous cs-
cortent depuis que nous sommes dans les mers australes nous quit-
tent un instant pour aller réder autour de ces débris et reviennent
ensuite dans notre sillage. C'est par cinquante, soixante, cent, que
se comptent sans cesse ces compagnons assidus de notre route:
damicrs, malamocs, cordonniers, albatros et amiraux '. Le plus
petit et le plus élégant, c’est le damier; le plus gros, c’est l’alba-
tros, dont l’envergure attcint 3 métres 50 et 4 métres. Plus il fait
mauvais temps, plus ces animaux semblent satisfaits. Leur vol est
-si puissant, qu’ils remontent sans peine les coups de vent les plus
formidables. Rarement ils se posent sur |’eau et ne le font guere
que pour avaler a la hate quelque pature qu’ils reconnaissent dans
les détritus du navire. On dit cependant que de temps a autre, et
surtout pour la ponte des ceufs, ils vont se reposer sur les terres
australes ou sur les rochers inhospitaliers des iles Diégo Alvarez,
Tristan de Acunha, Bouvet, du Prince-Edouard, Marion et Crozet,
Distant, Kerguelen, Amsterdam, Saint-Paul, ctc., qui se trou vent
toutes dans les régions que nous traversons ou traverserans. Ils
parcourraient alors d’énormes espaces en quelques heures seu-
lement.
Lorsque le navire s’arréte, notre escorte ailée fait de méme. Tous
ces beaux oiseaux se posent sur la mer et c’est alors que les mate-
lots se mettent 4 les pécher. Pécher des oiseaux, cela peut paraitre
bizarre au premier abord, mais rien n’est plus exact. On file derriére
le navire de longues lignes, en grosse ficelle, au bout desquelles
sont fixés de forts hamecgons maintenus 4 la surface de l’eau par un
flotteur en liége ou par un petit cdne, en fer blanc creux, ne lais-
sant pas entrer l’eau. Des morceaux de lard sont accrochés aux ha-
mecons et les oiseaux viennent s’y prendre par le bec. Il faut alors
un pécheur hahile pour amener 4 bord ces bétes au vol puissant
qui s‘agitent, se débattent cn l’air et réussissent souvent 4 se dé-
crocher. Dés que l’animal est sur le pont, on peut I’y laisser en
toute sécurité; il lui est impossible de partir. Ces oiseaux marins ne
peuvent s’enlever que de dessus la mer. Si le pécheur a fait une
belle prise, quelque grand albatros ou quelque amiral, un cercle
se formé pour l’admirer. L’albatros dévisage cct entourage indiscret
d’un air de fureur et il fonce sur quelque point de la circonfénence.
Mais au bout de quelques secondes, toute force l’abandonne; il est
pris par ke plus violent mal de mer. Il trébuche et ressent, tout comme
homme, d’épouvantables nausées. Son dernier repas ne lui profite
en rien; il faut emporter la béte. Alors on la tue et ses usages sont
‘ Nom donné par les matelots 4 l’espéce d’alkatros ayant sur les ailes deux pla-
ques figurant des épaulettes.
DE PARIS A NOUMEA. 497
multiples. Avec la peau ‘des pattes on fait de jolics blagues a tabac,
avec Ies os d'élégants tuyaux de pipe, avec les plumes des girouettes
pour indiquer le vent. Les marins ayant l’esprit de clocher, et cx-
perts en préparations anatomiques, en conservent aussi d’intacts
quils empailient pour les.offrir aux petits musécs de marine que
lon rencontre assez fréquemment dans les ports de mer. Enfin, il
se trouve des matelots dont l’estomac’est assez complaisant pour
digérer ces coriaces volatiles aux chairs huileuses, dont ils se font
des ragouts qu’ils déclarent exquis. :
L OCEAN INDIEN ET -LE PACIFIQUE.
Aprés une semaine perdue, les brises folles sont remplacées par
une bise de sud-onest dure et pénétrante. Les sifflements reprennent
dans la woilure et-dans les cordages, le navire s’incline, le clapotis
de l'eau recommence le long du bord, le tangage émeut de nou-
veau les teeurs mal assurés, l’tcume blanche reparaft derriére ;
hous sommes décidément démarrés! Les timoniers, qui mesurent
la vitesse du navire, reviennent triomphants : six neeuds, huit
neuds. dix neeuds, onze neeuds! | |
Cet-océan Indien qui nous a consigné huit grands jours a la porte
de ses Etats semble vouloir se faire pardonner sa hauteur et:son
caprice en nous accweillant avec faveur, en enchainant.sur notre
passage ses tempétes et ses méchantes lames. Du 12 au 17 nous
faisons, sans beaucoup dé peine, nos soixante 4 soixante-dix lieues
par jour : on serait mal fondé a se plaindre. Mais, le 18, la brise
fraichit et se rapproche trop de notre route qui s’incline vers le
nord, beaucoup plus que de raison ; le temps prend une apparence
menacante; de gros nuages aux contours ballonnés paraissent 4
horizon, ils roulent, ils se poussent, ils se heurtent violem-
ment, ils montent les uns sur les autres. De lourdes rafales pésent
sur le navire; it devient complétement inutile de se le dissi-
muler, nous ressentons tous les indices d'une bourrasque pro-
chairie, d'un véritable coup dc-vent. La féte débute sur les trois
heures de l’aprés-midi par une avarie dans le petit foc. Cette voile,
de mauvais temps par excellence, cependant, arrache le piton de
fer sur lequel est fixé son point principal et s’envole, retenue seu-
lement par deux grosses cordes. [lle est prise dans les airs de
battements d’une violenee inouie. Rien qu’en frappant les uns con-
tre les autres, les plis de la. toile compriment I’air et le déchirent
avec une telle violence, qu'il en résulte des bruits intenses ; vous
croiriez entendre des décharges de mousqueterie, des feux de pelo-
ton suecédant 4 des feux de mitrailleuses. Hourrah! En avant les
498 DE PARIS A NOUMsA.
gabiers de beaupré ! Voila de louvrage, et de bel ouvrage ! On vous
retient quand on le peut, mais cette fois-ci il n’y a pas a dire; ce
foc, 4 moitié emporté, si on le laisse faire, il va tout briser autour
de lui; gare 4 la téte du mat d’hunc ! Aussi de toutes parts on dit,
en avant, gabiers, en avant! Mais il n’y a pas lieu de le répéter
longtemps, vous étes déja sur le gaillard ct sur le beaupré ; nous
allons voir s'ils’agitera longtemps, ce foc en rébellion! Long et
laborieux est le travail, mais 4 la fin homme triomphe de la na-
ture...
Voyez dans quel état elle est, cette voile! S’est-elle assez défen-
due ! Ce n’est plus qu’une loque : elle est déchiquetée, de longs fils
machés pendent de tous cétés. Quant aux vainqueurs, aux gabiers
de beaupré, tls se réunissent en conciliabule, comme il est d’usage
en parcil cas, pour se raconter les péripéties de la lutte. Ils se mon-
trent leurs doigts ensanglantés, et cependant la joie rayonne sur
leurs traits, leur sang afflue vers le visage qui se colore d’un vif
carmin. Ils sont dans l’enthousiasme et rient de bon coeur en pen-
sant ace foc qui avait la folle prétention de leur échapper. « As-tu
vu, comme il me soulageait? » dit l'un. — « Eh bien, mon vieux,
juste la méme chose mest arrivée a bord de l’Henri IV, dans les
mers de Chine ; seulement, c’était encore pis, vu qu’il faisait nuit. »
Et la-dessus on entame l’histoire de l’Henri IV, jusqu’a ce que le sif-
flet du maitre de quart appelle de nouveau a la manceuvre.
4, Aprés} vingt-quatre heures de ce temps dangereux, nous reton-
bons dans un vent maniable, et les observations astronomiques in-
diquent que la bourrasque a poussé le navire dans le nord, sur les
confins du 42° degré. Nous touchons 4 la zone indécise, a la zone
scorbutique; donc 1] faut infléchir la route vers le sud pour rallier
le paralléle de 45°. Il devait, ce paralléle, acquérir une triste célé-
brité, car on ett dit qu'il nous suffisait de l’atteindre pour tomber
dans les coups de vent. Ces coups de vent ne nous furent pas épar-
gnés. Mais, grace 4 la prévoyance qui a présidé au choix de la voi-
lure, le vent se déchaine sans occasionner d’avarie. Un soir, 1a ten-
péte s’annonce plus furieuse que jamais. Les gens de quart se pres-
sent dans tous les réduits qui peuvent leur offrir un abri plus ou
moins approximatif.
— Une belle nuit qui se prépare! dit l’un 4 son voisin.
— Et ce n'est que le commencement. Tu verras si je me trompe.
Tout a coup les commentaires cessent. D’un bout a I’autre du
pont, on ne prononce plus une parole. Le navire semble inhabite;
on dirait que le vent et la gréle y régnent souverainement. On ne
peut y voir, méme au bout de son nez, et cependant toutes les tétes
sont en l’air, tous les regards convergent vers le méme point. Que
se passe-t-il donc la-haut? Quelle est cette lueu» étrange? Est-ce un
DE PARIS A NOUMEA. 49
astre? Mais comment l’apercevrait-on & travers le nuage épais qui
nous enveloppe? La nuée est-elle percée d’un trou cylindrique,
comme le tuyau d’une longue-vue qui se trouverait braquée sur un
météore? Mais non. Voila la lueur qui se balance, elle suit avec une
régularité parfaite les oscillations du navire et reste avec une pré-
cision mathématique 4 l’aplomb du pied du grand mat. Elle aug-
mente : & sa base elle prend Ja forme d’une sphére, de laquelle sort
une langue de feu s’allongeant, se raccourcissant, passant du rouge
sombre au bleu foncé, et sc terminant par un filet de plus en plus
mince, qui serpente constamment en se perdant dans les nuages.
Plus les roulis augmentent, plus la lumiére mystérieuse décrit
dans les airs de vastes arcs de cercle. Soudain trois mots partent de
l'arriére qu’on se passe jusqu’a l’avant avec la rapidité d’un cou-
rant électrique. fl n’est presque personne qui ne les répéte malgré
soi, tant ils sont magiques : « Le Feu Samt-E.me ! » a dit le second.
Et en effet, le voila quis'accentue de plus en plus, variant ses effets
et semblant vouloir embraser le grand mat tout enticr. Un quart
d'heure durant, tous nos yeux sont cloués sur ce spectacle extraor-
ordinaire; et puis le nuage s'éloigne, le vent diminuc, la gréle cesse,
le feu s’éteint et les étoiles reparaissent.
Il n’est point rare de lire dans des ouvrages, méme sérieux, que
le fen Saint-Elme n’a jamais existé ailleurs que dans |’imagination
des marins du moyen age. Pour étre devenu plus rare, depuis que
les navires portent des paratonnerres, le phénoméne n’en existe pas
moins, et l’exemple de l’Orne est 1a pour le prouver. Plus de cent
témoins se porteraient au besoin garants du fait qui a été d’ailleurs
officiellement constaté sur le journal de bord, sous la signature de
Yofficier de quart.
Aprés cette triple manifestation de l’électricité (les éclairs, la
gréle et le feu Saint-Elme) nous edmes quelques heures de répit.
Les jeunes croyaient au rétablissement du beau temps, mais les
vieux l’avaient bien dit; ce n’était pas fini. Sur les deux heures du
matin, en effet, le vent saute au sud-ouest sans crier gare ; les voi-
les orientées pour le vent arriére, se mettent 4 battre, on ressent
des secousses 4 croire que tout s’arrache. La barre est mise au
vent et tout est sauvé, sauf |l’infortuné petit foc, le remplacant de
celui qui a péri dans le dernier coup de vent. On en sauve les dé-
bris en répétant la manceuvre déja décrite ; mais il n’y en a plus de
prét et force est de se passer pendant un jour de cet utile auxi-
liaire.
Le 26, méme désagrément, mais dans la nuit du 26 au 27 le
vent diminue d’intensité, la mer se calme. Nous dormons tous
quelques heures de bon sommeil et nous nous levons réconfortés.
10 Févaun 1876.
300 DE. PARIS A NOUMEA.
Pendant notre route ascendante vers te: nord nous passdmes erac-
tement au sud de cette ile Saint-Paul ou s’établit pendant plusieurs
mois l’une des missions envoyées par le ministére de la marine
pour observer le passage de Vénus. Nous edmes une pensée pour
ceux de nos compatriotes que poussa dans ces pays inclémentsleur
dévouement a la science : nous étions bien 4 méme de comprendre
leurs souffrances.
La journée du 27 au 28 ayant 4 peine marqué sur la carte, la dé-
solation devient générale. — « C’est un sort, disait-on, nous n’ar-
riverons jamais ! » Mais si, nous arriverons, hommes de peu de pa-
tience : Attendez! Elle nous est fatale n’est-ce pas, cette zone de
42° 4 45°; Eh bien, nous la quitterons. Dussions-nous piquer droit
au sud, nous irons par 46°, 47° et 48°.
Jusqu’au 31 tout marche a souhait, notre route est carrément
infléchie vers le pole et nous nous disposons & couper le 45*.
« Halte-la, nous crie-t-il : on ne passe pas !.» —- On ne passe pas,
et pourquoi donc ? « Pourquoi, reprend le 45° ? Mais d’abord,
parce qu’il n’y a pas de brise ? » Ce n'est que trop vrai, nous sommes
paralysés; zéro noeud, zéro sixiéme, voila notre mesure, et c'est
par ce calme de mauvais augure que débute Ie 1° septembre.
Ah! le triste jour! Comme il était bien fait pour rendre encore
plus amer le souvenir de ectte date fatale ot la France, jouant son
sort sur une hataille, vit cette armée, qui fut si glorieuse, prendre,
téte basse, le chemin de la captivité ! Jour terrible qui arracha de
nos cceurs la derniére illusion et qui nous fil voir l’horrible vénteé:
un pays qui se croyait fort, anéanti en un mois, n’ayant plus ni
souverain, ni ministres, ni armée, ni Chambres, tandis qu’un e0-
nemi victorieux le menace de toutes parts et marche sur sa Ca-
pitale !
Il fallut de graves préoccupations pour nous distraire des som-
bres pensées que suggérait naturellement le cinquiéme anniversaire
de nos malheurs publics, et quoique d’un ordre bien pale, pour qu
les compare aux maux de la Patrie, nos tribulations de ce jour
doivent trouver place dans un journal qui s’est imposé comme régle
supréme l’exactitude dans les faits et linitiation du lecteur aux
péripéties d’une pénible navigation.
Le 45° est franchi. Voici le 46°. Ce 46° n’est pas encore bien dé-
lirant. C’est sur lui que nous voguons le 3 septembre. A midi nous
ne sommes plus qu’é 600 lieues du cap sud et cette nouvelle met
du baume sur nos douleurs. En effet, quand nous demandons pour
combien de temps nous en avons encore, on nous répond invariable-
ment: « Mes amis, prenez patience, dés que vous serez au cap 8U
vos souffrances seront finies. Au cap sud, vous verrez le navire 9
DE PARIS A NOUMEA. 301
diriger vers le nord et vous retrouvercz la belle mer, le beau temps,
le soleil... 4 moins cependant que nous n’ayons d'autres ennuis. Nous
passerons juste a l’équinoxe entre la Nouvelle Zélande et l’Australie
et dame, vous savez, |’équinoxe c’est terrible ! Vous attraperez
peul-¢tre encore un dernier coup de temps par Ia. »
Malgré ce correctif nous désirons ardemment doubler ce fa-
meux cap sud. Le 46° voulut bien nous donner une brise favo-
rable, et nous Pen remercierions si le sorr ii ne nous faisait, &
I'instar de son voisin du nord, une fort déplaisante figure. Au cou-
cher du soleil le temps est encore menagant ; 4 huit heures nous rece-
vons un déluge de gréle ; les éclairs sont nombreux et aveuglants.
Signe des temps : le commandant passe la nuit sur le pont et lors-
qua dix heures du soir les passagers le voient continuer 4 arpenter
le pont, sa pipe 4 la bouche, son chien sur les talons, ils se disent :
«il y aura quelque chose cette nuit! Encore du tabac ! »
Erreur! 1] n’a pas fait mauvais temps! Seulement la nuit a été
trés-noire el le maitre d’équipage est venu chercher parmi ses ga-
biers ces jeunes gens aux yeux de lynx pour lesquels un point blanc
sur ’horizon (que le vulgaire ne verrait méme pas) c'est un navire
ayant telle voilure et faisant telle route, et tel autre point noir, une
roche dont on donne aussitét le plus minuticux signalement.— « Yous
ne ferez que la veille, dit le maitre aux hommes choisis ; mais ou-
vrez bien ]'ceil, il y a des glaces par ici et n’allez pas croire que
cest pour la forme qu’on vous met de bossoir. ll y a trois ans,
mois pour mois, je passais par ici avec un transport et voila qu’en
prenant le quart 4 quatre heures du matin, qu’est-ce que je vois
par babord? Une glace plus haute que le grand mat ; et les hommes
de bossoir se promenaient sur le gaillard, les mains dans les po-
ches, en pensant 4 leurs familles! A vos postes, mes fils et veillez
bien; rappeléz-vous que les petits sont plus méchants que les gros !»
Sils veillent? Ah ! je vous en réponds! Immobiles sur le gail-
lard d’avant, se tenant au garde-fou pour concentrer dans leurs
yeux toutes leurs forces vitales, ils suivent sans cesse, devant le
navire, la ligne noire de !’horizon dirigeant leurs regards de gauche
a droite puis de droite & gauche et ainsi de suite sans s’arréter.
‘un a la droite comme champ d’investigation, l'autre la gauche,
et le troisitme ces ‘petits glagons que le mattre d’équipage dit si
méchants et qui ne peuvent étre généralement apercus qu’a faible .
distance. S’ils venaient 4 percevoir une tache blanchatre ou seule-
ment une partie un peu claire sur la ligne noire de l’horizon, ec
serait une glace.
Ux coxon.
La fin prochainement.
LES (QUVRES ET LES HOMMES
COURRIER DU THEATRE, DE LA LITTERATURE ET DES ARTS
Le tapage électoral. Un air de petite flite. Les élections académiques. Inamovible
et immortel le méme jour. M. Bouguereau 4 l’Académie des beaux-arts. Le
rapport de M. le vicomte Delaborde et M. Serpette. Une mercuriale contre l'art
facile et le genre trop gai. Exposition de Barye. Pils; coup d’ceil sur sa vie et
sur son ceuvre. Le nouveau tableau de M. Meissonier et son acquéreur: Stewart le
riche et Stewart le pauvre. Types d'hommes d'affaires américains — Le bilan
funébre. M. de Saint-Georges. M. Arthur de la Guéronniére; une de ses négo-
ciations peu connues. M. Achille Jubinal. M. Mohl; souvenirs de sa cohabita-
tion et de sa correspondance avec Ampére. Les deux coryphées de l'art drama-
lique contemporain : Mademoiselle Déjazet et Frédérick Lemaitre. — Opéra :
reprise de Don Juan. Théatre-Frangais : l'anniversaire de Moliére et le Registre
de La Grange. Odéon : les Daniche/ff. Le pére et le parrain de la piéce. Les causes
extérieures du succes. Vaudeville : Madame Caverlet, par Emile Augier.
Le moment n'est pas a la chronique littéraire. Cette causerie, ou
il ne sera question ni de sénateurs, ni de députés, ni du septennat,
ni de la république, de l’empire ou de la monarchie, ni des délé-
gués, ni des candidats ouvriers, ni des comités radicaux ou conser-
vatcurs, niméme du scrutin de ballottage, va paraitre 4 l’heure ou
le bouillonnement des élections sénatoriales n’est pas encore apaisé
et ot l’agitation législative est dans tout son plein. Elle n’échappe
a Charybde qu’en tombant dans Scylla, ou, pour choisir une com-
paraison moins mythologique sans étre plus neuve, elle ne se glisse
dans |’étroit intervalle laissé entre ces deux portes, dont la seconde
s’ouvre pendant que l'autre se ferme, qu’au risque de s’y faire
écraser au passage. Allez donc parler de tableaux, de musique, de
beaux vers, de toutes ces choses qui sont le charme des esprits dé-
licats, l'attrait des temps heureux et tranquilles, 4 des gens enfi¢-
vrés par la lutte, épuisés par les vociférations électorales et qui de-
puis un mois, en fait de littérature, ne connaissent plus que les
nn ee an =e
LES (RUVRES ET LES HOMWES. 508
professions de foi, les discours de clubs et les premiers-Paris de
leur journal. Le citoyen Couturat est aujourd’hui un plus grand
homme que Lamartine, bien que M. Legouvé ait fait l’autre jour
lauméne d’une conférence 4 la statue qu’attend encore le poéte :
Lamartine est un astre couché, Couturat est un soleil levant... Vous
criez Shakespeare, l|’écho vous répond Tolain. On donnerait les
ceuvres complétes de Chateaubriand pour le dernier discours de
M. Lockroy, ct s'il est encore question de Victor Hugo, ce n’est plus
de l’auteur des Feuilles d'Automne, d’Hernani, de Notre-Dame de
Paris, de laLégende des Siécles , c'est de la bouche d’ombre démo-
cratique et sociale, du burgrave de la république, signataire d’une
extravagante circulaire aux délégués des trente-six mille communes
de France, président du club radical de la rue d’Arras.
Va donc humblement, pauvre petite chronique, comme un agneau
au milieu des loups, comme une feuille jetée au torrent, comme
une plume tourbillonnant dans la tempéte ct ballottée par tous les
vents du ciel! Va, et joue quand méme ton air de petite flute dans
la mélée! Moliére, écrasé par les poumons d’airain de l’avocat Four-
croi — un avocat né deux siécles trop tét,. et qui ‘edt. triom-
phé dans les réunions électorales — disait mélancoliquement a
Despréaux : « Qu’est-ce que la raison avec un filet de voix contre
une gueule comme celle-la? » ll avait tort, puisque Boileau était 1a
et que Boileau l’écoutait. Qui sait — soit dit sans comparaison —
si quelques braves gens, assourdis par le tapage forain des clubs et
des affiches, n’en reviendront point d’autant plus volontiers a notre
filet de voix, et si le contraste méme ne rendra pas a cette chro-
nique, du moins pour quelques lecteurs, l’actualité qu’il lui enléve
peut-étre pour la phupart?
Afin de ménager la transition, nous allons précisément entrer en
matiére par une double élection, qui appartient en méme temps 4
la politique et 4 la littérature. Le premier événement que nous
ayons a enregistrer dans l’ordre chronologique, c’est le scrutin aca-
démique du 16 décembre dernier. L’illustre Compagnie avait 4 nom-
mer des successcurs 4 M. Guizot et 4 M. de Rémusat. Le fauteuil de
M. Guizot n’a pas été disputé : d’un accord unanime, sauf deux bul-
letins blancs et une voix opposante — celle de M. Victor Hugo, dit-
on, qui aura voulu protester contre l’ancien ministre de |’Empire
par un vote isolé et stérile en faveur de M. H. de Bornier, candidat
4 Vautre fauteuil, — M. Jean-Baptiste Dumas a été choisi. Hélas! il
evt fallu un historien, un orateur, un homme d’Etat ; on a pris un
chimiste! L’Académie francaise a pensé que, méme aprés M. Claude _
Bernard, la disette de candidats littéraires pouvait )’autoriser en-
core & faire un nouvel cmprunt a |’Académie des sciences.
504 - LES GEUVRES -ET LES HOMMES.
Quant au fauteuil de M. de Rémusat, il était convoité par M. Jules
Simon et M. Henri de Bornier. C’est le premier qui a recueilli, au
palais Mazarin, la succession de celui dont il avait été le collégue au
ministére. Le méme jour, l’heureux homme était fait 4 la fois ina-
movible et immortel. Le 16 décembre 1875 restera marqué d'un
trait ineffagable dans la biographie de M. Jules Simon : Dtes albo
‘notanda lapillo. Politique. part, s’il est possible de scinder un
homme et de mettre l’écrivain d’un cété, le penscur de l'autre, il
faut reconnaitre que:l’orateur habile, séduisant, souple et disert,
l’ancien mattre de conférences a l’Ecole normale, 1’ex-professeur de
la Sorbonne qui avait rendu & la chaire de philosophie une partie
de l’éclat qu’elle avait di jadis & l’enseignement de Cousin, I’bisto-
rien de |’Ecole d’Alcxandrie,.l’auteur du Devotr et de l’Ouvriére
avait plus d’un titre au choix de l’Académic. Quant 4 M. de Bormier,
il peut attendre. Sa défaite est de celles qui présagent une prochame
victoire. Si la Fille de Roland a suffi pour le pousser jusqu’a la porle
de l'Institut, Attila le portera jusqu’aw fauteuil.
L’Académie des beaux-arts a.eu aussi ses élections, mais qui ont
_ fait moins de bruit : le 18 décembre, elle choisissait M. Bailly en
remplacement de M. Labrouste; le 18, M. Thomas pour. successeur
de Barye, et, le 8 janvier, elle a appelé M. Bouguereau A - l’héritage
de Pils. M. Bouguereau, & peine igé de cinquante ans, grand prix
de Rome en 1850 avec M. Paul Baudry, artiste d’une fécondité in-
fatigable et d’une rare habileté, donne depuis plus de vingt ans
le rare et excellent exemple d’une assiduité aux Salons qui ne sest
jamais démentie. Les critiques les plus sévéres eux-mémes, ceux
qui éprouvent le moins de .godt pour son exécution un peu mr
gnarde, luisante et léchée, sont contraints d’avouer que personne
ne sait mieux son métier et que l’exquise Madone de la dernicre
exposition suffirait 4 justifierait 4 clle seule ]’honneur que vient de
fui faire I’Institut.
Quelques jours aprés, dans la séance annuelle. de |’ Académie des
beaux-arts, M. le vicomte Henri Delaborde, secrétaire perpétuel, li-
sait, sur les envois de Rome de l’année 1875, un rapport ou l'on a
particuliérement remarqué les sévéres paroles adressées & l'un des
pensionnaires de la villa Médicis, M. Gaston Serpette, paroles qu’ac-
centuait encore le contraste des .dloges décernés 4 son cendisciple
M. Salvayre. Non content de s’échapper furtivement du sanctuaire
de 1’Ecole pour aller rivaliser de son mieux avec Offenbach, passage
Choiseul ow boulevard ‘Montmartre, M. Serpette a poussé la désin-
volture jusqu‘a envoyer 4 |’Académie elle-méme un pendant a le
Branche cassée.ct au Manoir de Pictordu, que nous entendrons
sans doute quelque jour par l’organe enchanteur de mademot-
LES CEUVRES ET LES HOMMES. 505
selle Schneider. Déja le directeur des Folies-Dramatiques s’est in-
scrit chez le concierge de I|’Institut : « L’Académic, a dit M. Dela-
borde, voit avec un vif regret que loin. de tenir compte des obser-
vations qui lui avaient été adressées l'année derniére, M. Serpette a
enchéri encore sur les erreurs qu’accusait son précédent envoi.
L’Keole buissonniére n'est ni un opéra comique ni un opéra. Il ap-
partient 4 un genre beaucoup trop en faveur aujourd'hui, mais qui
n'est pas celui, tant s’en faut, qu'il convient 4 un pensionnaire de
l’Académie d’adopter. »
Nous avions prévu et devancé ce jugement dans notre derniére
chronique. Il est aussi Jégitmme dans le fond que modéré dans la
forme. Quelques journaux, se rattachant, en politique et en littéra-
ture, au méme genre que le Manoir de Pictordu en musique, se
sont égayés, ou en ont fait le semblant, aux dépens de ce verdict
solennel. Ils ont criblé de leurs fléches émoussées le sacerdoce aca-
démique : « Un genre qui ne saurait convenir 4 |’Académie, dit
l'un. Qu’importe, s'il convient au public, qui est le seul vrai juge!»
— « Tous les genres sont bons, hors le genre cnnuyeux », dit |’au-
tre, attribuant 4 Boileau cet aphorisme de Voltaire, m’a toujours
paru des plus contestables; car Vadé, Piron, Crébillon fils, Louvet,
Voltaire lui-méme — juge et partie dans son aphorisme — Rétif
dela Bretonne, Manct, M. Hervé, ct des milliers d’autres, ont
prouvé suffisamment qu’un genre pouvait étre mauvais et mépri-
sable sans dtre ennuyeux. Quoi qu’en disent ces grands esthéti-
ciens, il y a une hiérarchie dans les genres, et si un bon vaude-
ville est préférable 4 une méchante tragédie, nous n’admettrons
jamais qu’un roman de Paul de Kock — méme Monsieur Dupont,
sén chef-d’ceuvre — vaille (Jlzade ou la Jérusalem délivree. Ii est
tout naturel que l’Académie ne tienne pas 4 devenir Il’antichambre
des Variétés, et qu’clle trouve inutile d’envoyer les gens 4 Rome,
aprés un concours solennel et avec une subvention de I'Ktat, pour
y eultiver l’art facile et drdle, qu’ils apprendraient beaucoup
mieux sans quitter les boulevards. Supposez qu’un jeune peintre,
apraés avoir remporté le prix avec un Coriolan vaincu par les
larmes de sa mére, se mette, une’ fois installé sous les sacrés om-
brages de la villa Médicis, 4 cultiver la caricature, et que, 4 la fin
de sa premiére année, au lieu d’envoyer une copie d’aprés-Raphaél,
il expédie 4 I’institut une page de dessins désopilants a la fagon de
Cham, nul ne pourrait s’étonner si on lui rappelait que l’Académie
des beaux-arts et les prix de Rome n’ont pas été précisément fondés
‘dans ce but, et qu’il cst superflu d’aller étudier les Loges, les Stan-
‘ces et la Chapelle Sixtine pour arriver a devenir le collaborateur du
306 . LES @UVRES ET LES HOMMES.
Charivari. Dans un cas comme dans l'autre c'est absolument la
méme chose.
Depuis notre derniére chronique, deux grandes expositions pos-
thumes se sont succédé a 1’Ecole des beaux-arts, dans la salle Mel-
_poméne. C’est un usage que nous avons vu naitre, il y a douze a
. quinze ans, & la mort d’Ary Scheffer et d’Hippolyte Flandrin; de-
puis, il cst, pour ainsi dire, passé en loi. Bertin, Henri Regnault,
Chintreuil, Corot, que de noms et que d’ceuvres, seulement depuis la
guerre, ont appclé le public au rez-de-chaussée ou au premier étage
du quai Malaquais, sans parler de l’exposition de Prudhon, des
peintures décoratives de MM. Baudry et Gustave Boulanger pour
V’Opéra, — que sais-je encore, — avant celles de Barye et de Pils,
dont nous allons dire quelques mots.
L’exposition de Barye, qui a remplila plus grande partie du mois
de. décembre, est déja trop lointaine pour que nous nous y arrétions
longuement. A la mort de |’éminent artiste, nous-avions d’ailleurs
résumé sa carriére artistique en termes que nous ne pourrions
- guére que répéter aujourd’hui. Il faut bien dire que — tout en ré-
vélant un cété peu connu de Barye, dans les nombreux tableaux ou
il a fait preuve d’un talent de paysagiste un peu lourd ct monotone,
mais robuste et vrai, et principalement dans des aquarelles d'une
vigueur inusilée, parfois excessive, pourtant d’une exécution fine et
. souple; tout en nous livrant le secret de sa prodigieuse habileté
dans les croquis anatomiqucs, les dessins 4 la plume, accompagns
. de notes et de chiffres, qui montraient jusqu’od il a poussé l'étude
de la structure et des proportions de chaque animal — cette exposi-
tion n’offrait 4 la majeure partie du public qu'un intérét assez mé-
diocre, car la plupart des ceuvres de Barye n’y pouvait figurer
. qu’a état de réductions, on edt pucroire, en se promenant entre
_les étagéres alignées tout le long de la salle, qu’on se trouvait dans
le magasin d’un marchand de bronzes et de statucttes.
Nous avons pris plus d’intérét 4 l’exposition posthume de Pils, qui
comprend cing cent dix numéros, dont prés des deux tiers sont des
aquarelles ou des dessins. Sauf la Mort d'une Sceur de charité, que le
. musée de Toulouse a refusé de préter, et les quatre panneaux qui en-
tourent la lanterne de l’Opéra, a la vodte du grand escalier, on a la
l’ceuvre entier de Pils, depuisle Rouget de Lisle, qui commencaen 4849
sa réputation, jusqu’au Jeudi saint en Italie, qui figura au Salon de
1874. Nous avons revu avec une plaisir extréme ses petites el
grandes toiles : Zouaves a la tranchée, le Débarquement en Crimée,
-la Bataille de Alma, qui fondérent définitivement sa renommée
populaire et firent de lui, aux yeux de la foule, le continuateur
. LES GUVRES ET LES HOMMES. OT
d'Horace Vernet, avec moins de fécondité, de verve et de fougue,
mais avec autant de vérité et de naturel, avec une connaissance
aussi approfondie des types ctdel’allure du troupier. Personnen’a .
mieux connu le soldat francais que Pils: il l’avait étudié sous
toutes ses faces, en marche, au repos, au bivouac, 4 l’ambulance,
a la cantine, a pied ct 4 cheval. On ne s‘étonnera plus de la perfec-
tion 4 laquelle il était arrivé, en yoyant la multitude de ses études et
de ses esquisses. Il a surtout des aquarelles qui sont, en ce genre,
de petites merveilles. .
«Cher monsieur Odier, écrivait le duc d’Aumale, aprés avoir
recu l'une de ces aquarelles, vous vous étes associé 4 M. Bocher
pour m’envoyer un vrai chef-d’ceuvre, trois troupiers en chair et
en os, qui parlent, qui remuent, qui vont se battre, et qui rosse-
ront, j’en suis sir, Arabes et Kabyles. I] me semble que j’ai vu ces
trois figures-la et que je connais leurs noms. Celui de gauche est
aussi bon sujet que brave : je l’avais fait caporal ; il a dd faire son
chemin depuis. J’ai donné quelque part une pipe au clairon. Quant
au troisiéme, c’est un remplagant; il est pratique, mais vaillant, et
lorsqu’on I’a mis a la salle de police pour une bordée, on l’en fait
sortir, car il se bat si bien!... Enfin, cher monsieur, je suis aussi
touché de votre souvenir que ravi de voir.qu’il y 4 encore un pin-
ceau pour conserver 4 nos neveux le type de ce soldat francais que
nous connaissons ct que nous aimons. »
Voila une critique d’un style tout mililaire, comme les toiles
méme de Pils, et qu’on dirait écrite 4 la pointe de l’épée. Elle est
d'un juge compétent, et nous dispense d’appuyer. Il ne faudrait pas
croire d’ailleurs, comme on l’a dit parfois un peu dédaigneuse-
ment, que Pils ne fit qu’un peintre de soldats : la Priére a Uhos-
pice, ot l’on trouve dans la figure de la religicuse comme un reflet
lointain de Philippe dec Champagne, et dont l’inspiration sévére est
heureusement tempérée par la grace maladive et la naiveté char-
mante des enfants placés autour d’elle; les Dominicains lavant les
pieds aux pauvres, et quelques portraits remarquables, prouvent
qu’il y avait en lui cette aptitude pour l'art religieux qu'il n’est pas
trés-rare de rencontrer chez les peintres militaires, et qu'il connais-
sail les enfants aussi bien que les chasseurs, les zouaves et les tur-
cos. Sans étre des plus vastes, le domaine de Pils n’est pas aussi
borné que ]’éclatant succés de ses deux grandes toiles a donné a le
croire, en effacant pour ainsi dire tout le reste : ila méme un mo-
ment touché au style, au moins dans quelques-uncs de ses études
pour l’Opéra : la téte de Mercure, celle d’Apollon, plusieurs figures
de femme, tels que le profil renversé inscrit sous le numéro 119,
et la Poésie, qu’il faut prendre simplement pour une belle blonde a
508 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
la chevyelure opulente, sont des morceaux d'un caractére frappant
et d’une rare distinction, qui améneront peut-étre -le public a re-
garder, dans le monument de M. Garnier, la décoration de Pils, jus-
qu’aujourd’hui si complétement éclipsée par celle de M. Baudry.
L’un des organisateurs de l’exposition, M. Becq de Fouquieéres, a
‘profité de la circonstance pour écrire sur l’auteur du Débarquement
en Crimée une notice qu’il faut lire, si,’on veut bien connaitre cet
homme honnéte et bon, et en méme temps bien comprendre la
force et les défaillances de l’artiste. Fils d’un pére qui avait manié
4 la fois le pinceau et l’épée, et que son biographe, un peu complai-
samment peut-étre, traite en génie inconnu, il a été fidéle a la dou-
ble vocation qu’il tenait de sa naissance. Ni les enseignements de
son mattre Picot, ni ses études 4 Rome et les traditions de la villa
Médicis, ne semblaient le prédestiner au genre.dont il devint l'un
des maitres, et il est 4 croire qué, lorsqu’il travaillait avec un
acharnement si louable au Vatican et 4 la Farnésine, il nourrissait
des ambitions plus hautes que de peindre le pantalon garance et la
capote du petit fantassin francais. Mais il avait amassé un trésor de
fortes études, et aussitét que sa voie lui apparut enfin, aprés les
longs tétonnements du début, elles lui permirent d’y entrer aus-
sitét avec une supériorité incontestable. Les faiblesses relatives de
son exécution, qui, méme lorsqu’elle est la plus heureuse, reste tou-
jours, dans ses tableaux, au-dessous de la vivacité charmante de ses
esquisses, et le petit nombre de ses grandes ceuvres s’expliquent trop
aisément par l’état d’une santé déplorable qui ne fut qu’une longue
alternative de souffrances cruelles et de bien-dtre trompeur. La ma-
ladie de poitrine qui finit par l’emporter ne le lacha jamais, depuis
Age de vingt-deux ans, que pour mieux le ressaisir ensuite. Pils dut
passer & Subiaco, & Acqua-Santa, a Ischia, la moitié de ses cing ans
de pensionnaire : ses envois s’en ressentirent, et ce n’est qu’a force de
vigueur morale, ranimé par l’affection qu’il sentait sous les sévéres
appréciations de son maitre, qu’il parvint 4 se dérober au découra-
gement. Aprés son retour a Paris, il lui fallut, 4 plusieurs reprises,
aller s’enfouir 4 Vhépital. Ne nous en. plaignons pas : c’est de la
qu'il a rapporté deux de ses meilleurs tableaux, sans compter
d’excellentes études.
Pils avait le coeur aussi vaillant que l’esprit. Cet excellent artiste
était un patriote, dans le meilleur sens du mot. En septembre 4870,
ilse trouvait aux eaux; en apprenant la marche des Prussiens sur
Paris, il accourut et fut assez heureux pour rentrer vingt-quatre
heures avant le combat de Chatillon. Ne pouvant porter ‘le fusil,
il voulut du moins servir par son pinceau la cause de la défense
nationale : il établit son quartier général au Point-du-Jour, dans la
LES EUVRES ET LES HOMMES. 509
hatferie commandée par l'un de ses amis. C’est 14 qu'il venait
presque quotidiennement, bravant les rigueurs d’un hiver hyperbo-
réen, pour composer d’apreés nature cette série d’aquarelles que les
amateurs se disputeront a coups de billets de banque. Son vase
d’eau était posé sur unc brique chaude qui ne l’empéchait pas tou-
jours de se congeler, et plus d’une fois aussi 1’eau se glaca au bout
de son pinceau. Mais les fatigues, les privations et les périls n’al-
téraient en rien son humeur charmante; jamais son caractére n’eut
plus d’aménité, ni sa conversation plus de verve. ll abondait en
anecdotes et en souvenirs dont son biographe cite un trop petit
nombre. I} aimait 4 raconter, par exemple, comment, ayant rem-
porté un jour le prix de figure, il avait été promené en triomphe
dans toute la rue Mazarine : élevé sur une table & modéle qui lui
servait de pavois, il conservait aux regards ahuris des passants la
dignité solennelle d'un triomphateur, tandis que ses camarades
d’atelier, formant le cortége, portaient, comme des enseignes ro-
maines, leurs toiles accrochées au bout de leurs appuie-mains. Une
autre fois il se revoyait au Louvre, dans sa jeunesse, 4 cété de
M. Alaux, travaillant 4 une scéne de la Ligue dans lune des gale-
ries. Le jeune Pils posait au vieux peintre le mouvement d’un li-
gueur qui se précipite en avant avec son mousquet. Tout 4 coup la
porte s’ouvre : Louis-Philippe. qui venait visiter le travail de son
artiste favori, se tronve en face du mousquet. « Pils était toujours
pris d’un rire inextinguible, dit M. Becq de Fouquiéres, en se rap-
pelant la mine effarée, puis la rentrée embarrassée du roi, qui s’ex-
cusait, avec une bonhomie un peu confuse, de s’étre laissé aller a
un instant de surprise. »
Contraste étrange et incompréhensible! jamais Pils n’avait paru
plus robuste que sous le siége; il rajeunissait & vue d’cil : il
avait cinquante-cing ans, et on |’cit pris pour un homme 4 la fleur
del’age. Aprés la Commune, il éprouva de nouvelles rechutes. La
longue fatigue de ses peintures de |’Opéra lui porta le coup su-
préme. Pendant trois mois, 1] revint, presque mourant, gravir
chaque jour l'interminable échafaudage qui montait 4 la lanterne
du grand escalier pour donner les derniéres touches & ses compo-
sitions, et quand tout fut fini, il ne lui resta plus la force d’aller
Yy apposer lui-méme sa signature.
Lexposition du-nouvel ouvrage de M. Meissonier, la Charge de
Friedland, d’abord dans les salons de M. Francis Petit, puis au
cercle de l'Union artistique, a fait plus de bruit 4 elle seule que
les expositions de Pils et de-Barye. Ce n’était pas seulement le
nom de l'auteur qui aiguillonnait la curiosité publique, mais
la dimension inusitée du tableau et son prix exorbitant. Pour
510 LES (ZUVRES ET LES HOMMES.
M. Meissonicr, voué jusqu’é ce jour 4 la peinture microscopique,
une toile de plus d’un métre de long, c’est une entreprise colos-
sale, et l’on edit pu croire qu'il avait voulu s'y préparer aux pein-
tures de la voute du Panthéon, si l’on n’edt su qu'il y travaillait
depuis plus de dix ans avec une sage et minutieuse lenteur. Les
privilégiés qui étaient parvenus a se procurer des billets d'invi-
tation se pressaient donc dans la grande salle du Cercle de la place
Vendéme. | |
Décrivons d’abord sommairement la composition.
Les cuirassiers, lancés au galop en partant de la droite du spec-
tateur, passent-comme un ouragan de fer devant l’empereur, a che-
val, entouré de son état-major, et le saluent de leurs épées et de
leurs vivats. Calme, mais non impassible, son masque de bronze
4 demi ¢clairé par une flamme intérieure, César répond, en soule-
vant son chapeau, au salut de ceux qui vont mourir. Les généraux
regardent d’un air blasé. Derriére ce groupe, qui occupe le centre
moral, sinon matériel, de la composition, la vieille garde se tient
paisiblement, alignée comme 2 Ja parade, et dans le fond, des cen-
taines de figures se déploient 4 perte de vue. Au premicr plan, a
gauche, quatre guides immobiles forment l’escorte personnelle de
Napoléon.
Le principal intérét de la toile est dans les cuirassiers, qu'il fau-
drait étudier isolément, car il nen est pas un que M. Meissonier
n’ait peint avec un soin aussi achevé que s'il devait former le ta-
bleau 4 lui seul. On pourrait ‘appliquer 4 chacun d’eux le mot du
maréchal Lebceuf : il ne leur manque ni un bouton de guétre, mi
un clou, ni une aiguillette. Chacun aussi a son tempérament. sa per-
sonnalité propre. L’artiste a varié avec art, dans leurs physionomies,
leurs gestes ct leurs attitudes, l’expression d’un sentiment identique.
depuis le colonel, dont on ne voit que le profil perdu, tandis que son
cheval se présente de face, jusqu’au trompette en uniforme jaune
sur un cheval blanc, qui léve son clairon avec enthousiasme. On
entend, pour ainsi dire, les cris vibrants qui s’échappent de toutes
les poitrines; 4 la fagon dont l'un se dresse sur secs étriers, dont
l'autre se couche sur la criniére de son cheval, dont celui-ci ouvre
la bouche, dont celui-la agite son épée, on devine leur caractére et
Jusqu’a leur son de voix.
De méme qu’il n’a esquivé ni subordonné aucun détail, M. Meis-
sonier n’a voulu recourir & aucun artifice de lumiére : le ciel, mov-
tonné de nuages blancs, répand, sur toutes les parties de la scéne,
une lumiére calme et monotone. Au risque de se priver d'un moyea
de succés, l’artiste a visé 4 la vérité absolue, sans rien sacrifier 4
leffet. Il en résulte que le premicr aspect est loin d’étre favorable
LES CEUVRES ET LES HOMMES., 514
au tableau. La couleur générale en parait 4 la fois papillotante et
terne. En donnant la méme valeur 4 tous les détails, il arrive 4 la
confusion par excés de netteté..La composition ne se débrouille
qu’au second coup d’ceil. Il se peut que les choses se passent ainsi
dans la nature et que, 4 ce point de vue, M. Meissonier ait raison
dans les théorics qu’il ne manque pas de formuler a |’appui de sa
maniére de peindre ; mais, bien qu’il faille se garder de critiquer
trop vite un hornme de son habileté et de sa science, je n’en per-
siste pas moins a croire que la vérité artistique ne doit pas se con-
fondre avec la vérité mathématique et que les vieilles traditions
sur les sacrifices nécessaires ont du bon.
A parler franc, la satisfaction du public, malgré la merveilleuse
habileté du peintre, n’a pas été égale-& son empressement. Parmi
les visiteurs, disposés pourtant 4 l’admiration par le nom de I’au-
teur et le prix imposant du tableau, un certain désappointement
était visible : on entendait critiquer ici la dureté et la sécheresse
de la peinture, la un défaut de perspective, ailleurs, le type des
chevaux choisis et leur exécution, qui fail ressembler les uns a des
chevaux de bois mécaniques, les autres 4 des écorchés. Ceux méme
qui approuvaient ne semblaicnt en proic 4 aucun transport, et ce
que la majorité des visiteurs semblait admirer Ic plus, c’était le
chiffre de 300,000 francs, qui rayonnait au-dessus de la toile
comme une auréole de feu. :
Ce tableau a déja sa légende. Il fut commande, dit-on, par sir
Richard Wallace, au prix fort honorable de 150 ou 200,000 francs.
Une scule condition était imposée 4 l’artiste : de donner au tableau
des proportions matérielles qu’aucune de ses ceuvres n’avait atteintes
jusque-la. M. Meissonicr se mit a l’ceuvre, mais avec une lenteur
désespérante. Cing ou six ans aprés, la composition était 4 peine -
ébauchée. Le marché fut rompu; sir Richard Wallace remit dans
son portefeuille la provision de 100,000 francs déposée d’avance
entre les mains de M. Francois Petit. La semaine suivante, la Charge
de Friedland était achetée trois cent mille francs par un riche
Américain, M. Stewart, — sans comptér une bagatelle suppleé-
menaire : les frais de transport et de douane, qui se monteront
4 80,000 francs si M. Mcissonier s'est réservé le droit, comme on
l'affirme, de faire revenir son tableau pour l’exposer au prochain
Salon, ce qui forcera l’acquéreur d’acquilter une seconde fois les
droits d’entrée en Amérique.
Il y a deux Stewart, tous deux grands amateurs de peinture et
possédant des galerics célébres : Stewart le riche et Stewart le pau-
vre. Ce dernier, qui a accaparé les plus beaux Fortuny, ne posséde
guére que cing millions de rentes. Ne confondez pas ce prolétaire
312 LES UVRES ET LES HOMMES.
avec le Stewart de M. Meissonier, — Stewart le riche, banquier 4
New-York, lequel fait 1480 millions d’affaires par an, habite un pa-
lais tout de marbre et paye l’impdét sur un revenu déclaré de vingt-
cinq millions de francs. Le Nouveau-Monde est la terre classique
de ces hommes d'affaires qui semblent des personnages détachés
des Mille et une Nuits. Les fortunes y sont colossales comme les
fleuves,‘ les foréts vierges et les paysages. Stewart le riche n’est
lui-méme qu’un assez pauvre homme auprés de M. Astor, de New-
York lui aussi, qui vient tout récemment d’hériter un milliard de
son pére, M. William Astor, et qui fera sans doute fructifier abon-
damment ce modeste patrimoine, grace 4 l'économic héréditaire de
la famille. Astor I*, le fondateur de Ja dynastie, fils d’un petit bou-
cher allemand, débarquait 4 New-York en 1782, aprés avoir traversé
l’Atlantique en troisiéme classe, avec une mince pacotille de flutes
communes. Il débuta par de mauvaises affaires, ce qui prouve qu'll
ne faut jamais se décourager, entra comme garcon de boutique
chez un fourreur, dont il devint bientdt l’associé, et, aprés avoir
amassé six ou sept millions, se mit a spéculer sur les terrains.
Quand la ville prit les développements immenses qui en ont fait
la plus populeuse des Etats-Unis, les tracés rencontrérent partout
sur leur passage les lots Astor. C’était le marquis de Carabas de
New-York. Ce qu'il avait acheté 4 Vhectare, il le revendait au
métre. En mourant, il laissait une quarantaine de millions a son
fils Astor II, déja presque scxagénaire, mais qui ne perdit pas de
temps pour faire valoir ic capital si longuement attendu. William
Astor choisit une spécialité qui était la suite naturelle de la spécu-
lation de san pére : celui-ci vendait des terrains, il batit ou il acheta
des maisons et les fit valour. Quelques années plus tard, il en pos-
sédait plus de deux mille cing cents, dont il s’était constitué le
gérant. Tous les matins, 4 neuf heures, il allait 4 son bureau di-
riger ses innombrables commis et travailler aux écritures. On as
sure, dit l’un de. ses biographes, qu’il savait par coeur le nom de
tous ses locataires, le nombre de carreaux cassés, les taches au
papier de chaque chambre, etc. Jamais il n’accepta de fonction pu-
blique, jamais il ne donna un dollar & une souscription. Ecrasé sous
la besogne d'intendant qu'il s’était créée, il se plaignait _parfois,
demandant si l’on croyait qu'il fit gai d’étre le plus grand proprié-
taire du monde connu... Il ne se recommandait d’ailleurs que par
son immense fortune : son ignorauce crasse, son ubsolue nullité
dés qu'il ne s’agissait plus de renouveler un bail ou de signer une
quittance de loyer, ¢tonnaient tout le monde.
Il n’en est pas ainsi de M. Stewart, banquier artiste ct naturelle-
ment magnifique. Qu’on juge de la différence par ce seul trait :
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 513
aprés la guerre de la sécession, le gouvernement du Nord, dont il
avait été le grand homme d'affaires, lui redevait cinquante millions.
M. Stewart liquida ses comptes en rayant les cinquante millions
d'un trait de plume. Cette générosité patriotique laisse bien loin
derriére elle le trait du marchand Antoine Fugger, d’Augsbourg,
qui, en recevant Charles-Quint chez lui, fit allumer un fagot de bois
de cannelle dans sa cheminée avec une reconnaissance d’un million
de florms que l’empereur lui avait souscrite. Ce n’est point William
Astor qui edt été capable d’une prodigalité pareille. Ce n’est pas lui
non plus qui eut acheté cent mille écus un métre et demi de toile
gatée par des couleurs 4 Vhuile. Mais ou se retrouve bien le tempé-
rament américain, ou ‘homme d'affaires reparait sous le Mécéne,
c’est que M. Stewart, dit-on, compte rentrer dans ses déboursés en
exhibant le tableau dans les principales villes de l'Union. Voila une
idée pratique, de nature a faire réfléchir M, Astor lui-méme et a lui
ouvir de nouveaux horizons.
IT
Nous ne pouvons écrire une de ces chroniques sans avoir 4 dresser
un bilan funébre. Les rigucurs de décembre et des premiers jours
de janvier ont cette fois démesurément allongé notre liste nécrolo-
gique. Le Correspondant a déja payé son juste tribut d’hommages
et d’affection 4 la mémoire du prince Augustin Galitzin. La semaine
suivante, les journaux nous apprenaient le méme jour la mort de
M. de Saint-Georges, de M. de la Guéronniére et de M. Achille Ju-
binal.
M. de Saint-Georges, homme du monde, homme d’esprit, galant
homme, qu’on edt cru volontiers éternel tant il avait su rester
jeune, en dépit des années, depuis un quart de siécle, avait été le rival
de Scribe et le collaborateur d’Aubcr ou d’Halévy dans les Mous-
guelatres de la Reine, le Val d’Andorre, \’Ambassadrice, la Reine
de Chypre, etc. I s’cst illustré sur nos théadtres de musique par de
nhombreuses victoires, ol le compositeur était sans doute pour beau-
coup, mais ow le librettiste était bien aussi pour quelque chose.
M. le vicomte Arthur de la Guéronniére, d’abord légitimiste, dis-
ciple de M. de Genoude, rédacteur de la Gazette de France et pen-
sionnaire de M. le comte de Chambord, s’était fait républicain en
1848, a Ia suite de M. de Lamartine, et bonapartiste en 1851. Je ne
sais pas au juste ce qu'il était aujourd'hui: ses amjs disent qu'il
se réseryait. Le coup d’Etat avait indigné son Amc loyale: il pro-
516 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
testa avec éclat par une lettre éloquente, en donnant la démission
de son frére, sous-préfet 4 Bressuire. L’année suivante, il était
nommé conseiller d’Etat, puis sénateur. Son réle sous 1’Empire est
connu et nous n’avons besoin surtout de rappeler & aucun de nos
lecteurs la brochure qui prépara la chute du pouvoir temporel, en
le couvrant de baisers et de fleurs. Dans un livre nouveau, plein de
révélations compromettantes pour beaucoup de personnes et méme
pour Ie héros de l’ouvrage, je trouve le piquant récit d'une entre-
vue entre M. de la Guéronniére, alors directeur général de la li-
brairie et M. Crétineau-Joly, en 18641, chez M. de la Rochejacquelem,
royaliste converti 4 l’Empire sur le chemin du Sénat. C’était au
lendemain de la Lettre sur (Histoire de France, ot \e duc d'Au-
male venait de frapper le régime impérial d’un beau coup de fleuret
démoucheté, en pleine poitrine du prince Napoléon. ll s’agissait de
trouver un champion pour une riposte mortelle : on pensa natu-
rellement 4 Crétineau-Joly, l’homme de ces besognes expéditives,
qui avail cependant poussé la haine de l’empire jusqu’a se mettre
cn rapports intimes et suivis avec la Russie pendant la guerre de
Crimée pour provoquer la création du journal le Nord et jusqu’ay
écrire de nombreux articles en faveur de la cause russe ; mais on
le savait ennemi plus acharné encore des d'Orléans que des Bona-
parte, et l'on espérait que le plaisir d’exterminer les uns l’empor
terait aisément sur le chagrin de servir les autres. On ne se trom-
pait pas. De ce conciliabule naquit, — 4 certaines conditions qui,
d’ailleurs, ne furent jamais remplies (et [c’est la moralité de la
fable), — l’Histotre de Louis-Philippe d’Orléans et de l'Orléanisme,
activement fournie par le ministére de l’intérieur de documents
cherchés dans toutes les archives. M. de la Guéronniére fut souvent
mélé 4 des négociations semblables, et si j’ai mentionné celle-lA de
préférence, c'est que je la crois moinsjconnue. Traducteur des idées
impériales, il leur prétait les graces de son style, la souplesse de
son esprit et le charme de ses relations.jSa nature ondoyante et
molle savait concilier les éléments les plus {disparates. Il se payait
volontiers de mots et de phrases, mais ces mots étaient sonores et
ces phrases trés-bien faites. Royer-Collard qualifiait un ministre
célébre de roscau peint en fer; M. Arthur'de la Guéronniére était
un littérateur déguisé en homme d’Etat, et voila} pourquoi nous
avons pu nous y arréler un moment sans sortir de notre cadre.
Ainsi que lui, plus que lui, M. Achille Jubinal, orléaniste sous le
gouvernement de Juillet, farouche démocrate sous la République,
bonapartiste sous l’Empire, avait parcouru & peu prés tous les cer-
cles de l’enfer politique; mais député toujours satisfait et presque
muet pendant dix-hu‘t ans, il n’avait joué que les troisiémes réles
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 315
,sur la scéne publique. Spirituel et sceptique, cachant sous son air
de bonhomie méridionale beaucoup de savoir-faire, ce Méctne de
Bagnéres-de-Bigorre fut un personnage politique sans consistance et
sans valeur, mais un homme aimable ct bicnveillant, un amateur
éclairé des arts, un érudit estimable, ancien éléve de IEcole des
chartes, éditeur de Rutebeuf et des Mystéres du quinziéme siécle,
auteur de recherches curieuses sur les Jongleurs et sur les An-
ciennes tapisseries historiques.
M. le vicomte de la Guéronniére et M. Achille Jubinal, ainsi que
M. Schneider, ancien président du Corps législatif, qui les avait
précédés de quelques jours dans la tombe, sont morts au moment
méme ou, sur la colonne Vendédme relevée de sa ruine, on allait
rétablir la statue de Napoléon I* en costume d’apothéose.
Nous avons trop le sentiment de notre incompétence pour tenter
d’apprécier les travaux du savant oricntaliste, M. Jules de Mohl,
Allemand francisé, venu de Stuttgard a Paris dés 4823, le second de
quatre fréres qui se sont fait une réputation dans des voies diverses.
Le Chi-King ct le Shah-Nameh, méme accompagnés de la traduc-
tion de M. Mohl, sont lettre close pour nous, et c’est avec un res-
pect mélé d’une certaine tcrreur que nous enregistrons les titres
de ce disciple d'Abel Rémusat, de Silvestre de Sacy et d’Eugéne
Burnouf, ancien professeur de persan au Collége de France, inspec-
teur de la typographie orientale 4 l’Imprimerie nationale et secré-
tairc de la Société asiatique. Mais M. Jules Moh! n’était pas du tout
le savant hérissé, l’esprit aride et exclusif que les profanes seraicnt
tentés de croire d’aprés la nature de ses études : on pouvait s’en
douter déja 4 la lecture de ses élégants Rapports annuels 4 la So-
ciété asiatique, qui avaient cn leur genre une renommeée analogue
a ceux de M. Villemain et qui semblaicnt écrits pour tenir tous les
esprils cultivés au courant des progrés accomplis dans les études
orientales. On s’en apercevra plus encore cn parcourant la Corres-
pondance des deux Ampére, publiée en 1875, par madame Henri
Cheuvreux. Mohl était trés-lié avec Jean-Jacques Ampére, qu’il avait
rencontré pour la premiére fois en 4824 dans les salons de Cuvier ;
et pendant seize années, de 1834 & 1847, jusqu’au mariage de |’o-
rientaliste, ils vécurent presque en commun dans une maison de la
‘rue du Bac, sauf les longucs absences d’Ampére, qui s’éveillait tout
a coup un matin piqué de la tarentule voyageuse, mettait au fond
d’une malle ses bottes, ses livres, deux ou trois chemises, un peu
d’argent comptant, soigneusement serré dans une chaussette, et
partait pour |’Amérique ou la Nubie en oubliant le reste de sa
bourse.
Dans ce ménage de savants, surveillé par l'oeil maternel de ma-
40 Févaten 1876. 34
SAU. LES (EUVRES ET LES HOMMES.
dame Félix, concierge émérite, barbue et chevronnéc, qui pour-
voyait aux dépenses que sa haute expérience déclarait indispensa-
bles et condescendait parfois jusqu’a épousseter les meubles, — avec
le concours de M. Félix, (ancicn soldat du grand Napoléon, qui avait
fait la guerre dans un pays ou les blanchisseuses méme étaient not
res,) préposé au service du dehors, chargé de porter les lettres, les
épreuves et de repousser les billets de garde, « |’un personnifiait
la femme rangée et sédentaire; l’autre, le mari impossible, le
vagabond incorrigible. » Ils se prétaient main-forte pour les. tra-
vaux d’intérieur, par exemple pour brosser un chapeau ou un
habit, pour allumer la lampe ou le feu. A certains jours, Ampére
déployait un zéle que son inexpérience et sa distraction rendaient
parfois dangereux pour la sécurité du foyer : il mettait innocem-
ment Je feu 4 la cheminée, et Mohl, enfoui sous ses couvertures,
les joues enflées par une fluxion, travaillé par une rage de dents
qui lui arrachait des cris de douleur, se précipitait sur le lieu du
sinistre et éteignait le commencement d’incendie,.en s’écriant avec
désespoir : « Décidément, la situation est intolérable! » C'était
homme d'affaires de l'association : il administrait la fortune de
Jean-Jacques, et pendant ses excursions lointaines, resté fidéle 4 son
petit ruisseau de la rue du Bac, il lui envoyait des subsides, avec
des lettres « spirituelles, originales, instructives, ou la bonté, le
dévouement, une philosophie pratique trés-élevée se cachent a cha-
que instant sous la malice et la fine critique ». On en jugera par
quelques extraits de la suivante, qui est de 1855 :
« Mon cher Ampére..., je con¢ois que vous ne soyez pas pressé de
revoir la patrie dans l'état dont votci son ceil (expression orientale).
Mais vous n’échapperez pas 4 l’invommensurable inondation de
discours sur la presse. C’est une mer de paroles et de conjectures :
la loi passera-t-elle ou ne passcra-t-elle pas? L’atmosphére en est
remplie et toute méphitique. Peste soit de ce temps! Burnouf est
revenu hier, et Sainte-Beuve aussi. J’ai vu Ballanche qui avait l’ar
un peu plus somnambule qu’a l’ordinaire, mais d’une grande bés-
titude.
« Itumboldt est ici, remuant comme toujours, écrivant un vo-
lume in-folio sur l'histoire du globe terrestre, parlant mcessam-
ment, plus jeune qu’il y a dix années. C’est un homme inconcevable.
Il m’avait prié d’aller chez lui, et a conversé tout seul pendant deux
heures, si bien que je n’ai pu dire un mot que je cherchais & glis-
ser: lui-méme a oublié ce qu'il voulait de moi. S’il continue, il f
hira par avoir vingt-cing ans.
« Je vais me remettre au chinois : c’est étrange que ce soit ua
LES CEUYVRES ET LES HOMMES. S17
livre de Julicn, les Récompenses et peines, qui m’en aicnt donné
lenyie.
« Vous étes rayé de la garde nationale, non pas définitivement, ce
qui ne peut se faire que par un conseil de révision, mais parce
qu'on ne vous trouve jamais ct que vous étes sensé demeurer dans
un lieu inconnu. Je me garderai d’appeler de nouveau I’attention
sur vous en tachant de rendre micux ce qui est bien. Pour le mo-
ment, ce qu’il est possible de faire est fait par cette archi-canaille de
tambeur. Quant 4 moi, appelé devant le conseil de discipline, co-
médie-des plus ébouriffantes dont je m’étonne que les thédtres du
boulevard n’aient pas c¢omnaissance, j’ai déclaré, véridiquement,
avoir oublié mon jour de garde; le Salomon qui présidait a pro-
noncé un acquittement, accompagné d’un roulement de caisse et de
la présentation des armes de deux sentinelles : cela m’a paru trés-
bien jugé. »
C'est, malheureusement, l’unique échantillon que nous ait donné
l'éditeur : les scrupules de M. Mohl se sont opposés 4 des citations
plus nommbreuses. Maintenant qu'il est mort, ne pourrait-on, pour
une édition prochaine, purser plus largement dans cette abondante
correspondance ?
ll reste plus d’un nom encore que le défaut d’cspace nous force
de passer sous silence ; nous aurions voulu, surtout, pouvoir rap-
peler avec quelques détails les consciencieux travaux de critique et
d’érudition de M. Rathery. Mais, bien que nous n’ayons ni l’habi-
tude, ni Je gout de nous arréter aux personnalités de la rampe, ib
est impossible .de ne point parler un peu plus longuement de Vir-
ginie Déjazet ef de Frédérick Lemaitre, qui furent, en des genres
trés-divers, les deux coryphécs de l’art dramatique contemporain.
Mademoiselle Déjazet et Frédérick Lemaitre étaient nés tous deux
en 1798; mais la premiére avait précédé l’autre d’une vingtaine
d’années sur la scéne. Elle jouait déji sous le Consulat, avant
d’avoir atteint sa sixiéme année; elle jouait encore le 2 octobre
1875, presque octogénaire. Quelques mois auparavant, je l’avais
revue au Vaudeville dans Monsieur Garat, l'un de ses triomphes
d’autrefois : avec un peu de bonne volonté et de myopie, elle fai-
sait presque illusion sous l’habit d’incroyable, sachant remplacer.
par un sourire la pirouette 4 laquelle se refusaient ses jambes
roidies et déguiser son impuissance physique sous le voile de son
esprit et de sa finesse. Elle edt montré, au besoin, un Garat impo-
tent, en trouvant moyen de persuader au spectateur que c’était
par choix, non par nécessité, et qu’elle raffinait le réle en parvey
nanta le jouer sans autres mouvements que ceux des yeux ct de
318 LES C(EUVRES ET LES HOMMES.
la main. Déjazet, qui, suivant un mot spirituel, chantait faux avec
une justesse cxquise, n'avait jamais eu beaucoup de voix; il ne lui
en restait alors qu’un filet presqne imperceptible, mais qu’clle ma-
niait avec tant d’art, que, le souvenir aidant, il charmait encore
Yauditeur. D’elle aussi on pouvait dire qu’elle se faisait entendre a
force de se faire écouter.
Longtemps la vieillesse n’eut pas de prise sur ce corps de syl-
phide ou d’oiseau : taille fine, jambe leste, pied mignon, ceil vif et
voix légére. A soixante-dix ans, quand elle jouait une scxagénaire,
elle se mettait des rides, elle se courbait sur sa béquille, elle
fredonnait, en chevrottant, les airs du temps passé; le page se
changeait en douairiére et le lutin cn vieille fée. La liste de
ses créations scrait interminable: je ne l’entreprendrai point.
Elles furent souvent bien grivoiscs. Le dix-huitiéme siécle était
son climat: Frétillon, Gentil-Bernard, Richelicu, Lauzun, Lé-
toriére furent ses personnages de prédilection. Elle a créé un
emploi au thédtre et I'a baptisé de son nom: jouer les Déjazet,
c’est jouer les réles travestis, pimpants et délurés. La comédie
4 poudre fut toujours son triomphe. Des pieds 4 la téte elle était
talon rouge. Elle évoquait, en sc jouant, si ce mot d’évocation n'est
pas trop gros pour une chose si légére, un monde évanoui, tel qu'll
nous apparatt dans les Mémoires de la Régence ou du Directoire et
les pcintres des fétes galantes. A la voir, elle semblait un pastel de
La Tour sorti de son cadre, quelque figurine mignonne détachée
d’un groupe de vieux Saxe dans la chambre 4 coucher de madame
de Pompadour, quelque petit marquis de 1760, sémillant et blasé,
sortant de l’Gil-de-Beeuf ct s’en allant visiter la Guimard ; a I'entendre
onsongeait aun air suranné, mais charmant, de Rameau ou du Dewan
de village chanté par le vieux Jélyotte sur une épinette de Trianon.
Elle transformait Ie rdle le plus banal en y portant son aisance sov-
riante, sa malice, son art de dire, de souligner et de sous-entendre,
son talent de tout mettre en relief sans effort, presque sans gesle,
par unc simple inflexion de voix, un plissement de lévres, un mou-
vement d’épaules, un clin d’ceil, un sourire.
En 4868, on avait appris que mademoiselle Déjazet, plus que
septuagénaire. venait de faire sa premi¢re communion. Sa fin chré-
tienne en 4875 n’a étonné aucun de ceux qui la connaissaient. Elle
avait eu de tout temps en ‘elle cette fleur délicate du sentiment re
ligieux que rien, ce semble, n’avait pu faire naitre ni développer
dans son ame, et que ni sa vic légére, ni sa carriére périlleuse, 1
l’entourage ot elle vécut toute sa vie ne purent jamais compléle-
‘ment étouffer. Sa nature était pleine d'instincts généreux, et clle
‘meérita d’étre sauvée par une charité sans bornes dont le souvenir.
LES (EUVRES ET LES NOMMES. 519
non moins que celui de son talent, doit protéger sa mémoire.
Frédérick Lemaitre avait vieilli beaucoup plus vite que made-
moiselle Déjazet. Depuis longtemps, usé par une vie 4 tous crins
plus encore que par l’age, ce monument élait passé a l'état de ruine.
On éprouvait un sentiment pénible en voyant reparaitre de loin en
loin sur la scéne ce vieillard sans souffle et sans voix, fantdOme
qu’on n’entendait plus et qui gardait 4 peine la force de faire un
geste. Quand nous arrivimes a Paris en 1854, Frédérick Lemaitre,
bien qu’agé seulement de cinquantc-deux ans, n’était déja plus que
Yombre de lui-méme : nous n’avons donc jamais vu dans son plein
ce talent magnifique, fait de tempérament plus que d’étude; mais
il avait gardé de beaux restes. Le vicux lion édenté qui ne savait
plus rugir répandait encore, en sccouant sa criniére, un frémisse-
met électrique sur la salle entiére, ct parfois un geste ample et
puissant, un mouvement de téte, une intonation superbe permet-
taient d’entrevoir comme en un éclair ce qu'il avait été jadis.
Avec madame Doryal, Frédérick Lemaitre fut le grand acteur du
drame romantique. Les personnages créés par |’imagination des
Victor Hugo et des Alexandre Dumas trouvérent en lui un inter-
préte & Icur taille ct'de la méme famille. C’était bien le comédien
fougucux, puissant, inégal qu’il fullait au mouvement de 1830, et
son nom demeure inséparable de cette révolution littéraire. Sa na-
ture, toute faite de contrastes ct d’antithéses, pétrie d'or et de boue,
capable des plus nobles sentiments comme des plus vils, de gran-
deur et de trivialité, de sublime et de bouffonncrie, pouvait suivre
ces hérosdu drame moderne partout ou ils I’entrainaicnt, au palais
comme au ruisseau, comprendre toutes leurs passions ct les rendre
avec une égale supériorilé sous toutes leurs faces. Il ressemblait
lui-méme a l'un de ces héros, il réalisait comme a souhait la con-
ception romantique, ct on le vit bien, surtout le jour ot Alexandre
Dumas écrivit pour lui le rdle de Kean, en le soulignant par ces
mots du sous-tilre : Désordre et génie. Désordre et génie! c’était la
théoric du temps, ct c’était la devise de Frédérick Lemaitre. Aussi,
— sauf peut-étre sous lcs haillons sinistres de Robert Macaire, ce
bandit fashionable ct goguenard qu’il avait créé de toutes pices, et
sous la hotte du pére Jean, ce Diogéne titanesque dont la lanterne
rouge alluma l’incendie, dont le crochet déchira le nuage qui
cachait la foudre de 1848, — n’entra-t-il jamais plus complétement
dans la pedu d'un personnage que le jour ou il joua Kean, et le pu-
blic se plut 4 chercher, centre lc réle ct son interpréte, les rappro-
chements que n’avait pas ménagés l’autcur et que l’actcur se plai-
gait 4 mettre en relief.
Frédérick Lemaitre fut un créateur 4 sa maniére. I] lui arrivait
320 LES (EUVRES ET LES DOMMES.
quelquefois de retourner une piéce du séricux au burlesque, sou-
vent d’en faire jaillir une interprétation neuve et des effets impri-
vus, toujours dereprendre un rdéle pour son propre compte, sans se
borner a suivre les indications de l’auteur. Incapable de s’enfermer
dans la tradition, de s’astreindre aux chemins battus, de régler les
élans et les écarts d’un talent tout personnel, fait d’ombre et de lu-
miére, poussant la liberté jusqu’a la licence, qui edt perdu son
originalité en perdant ses défauts, et dont les éruptions jetaient
autant de scories que de flammes, il ne put jamais réussir complé-
tement ni a l’Odéon, ni 4 la Comédie-Francaise : i) brisait lescadres
recus, effarouchait les vieux amateurs et mettait les conventions en
déroute. Il lui fallait les coudées franches, le large espace et le libre
essor. Un personnage qu’il avait joué sortait de ses mains & l’état de
type; les paroles du poéte qui passaient par sa bouche, 11 se les ap-
propriait si bien par l’accent et le geste, qu'il les faisait siennes, ef
qu’en Ics citant c’est 4 lui qu’on songeait plus qu’a l’auteur. Du
drame le plus vulgaire sa pyissante collaboration pouvait tirer je
ne dis pas un chef-d’ceuvre, mais une ceuvre saisissante : « Onn’
qu’a le lacher dans un drame et le laisser faire, » écrivait Alexan-
dre Dumas. Dickens, qui le vit dans un de ses voyages 4 Paris, ena
parlé avec enthousiasme. Victor Hugo, dans une improvisation la-
borieuse et longuement préparée, |’a appelé « mon fidéle et superbe
auxiliaire. » En saluant dans sa tombe « le plus grand acteur de ce
siécle, le plus merveilleux comédien peut-étre de tous les temps, »
il ne s’est pas borné 4 évoquer, pour les mettre 4 ses pieds, les ombres
de Thespis, de Roscius et de Talma, ce qui était déja excessif : en
homme qui a perdu tout sentiment de mesure et toute notion du ri-
dicule, il a associé l’4me de Frédérick Lemattre 4 l’dme immense de
Paris, ct il a montré en lui la sublime incarnation du peuple: « Au-
cun comédien ne l’'a égalé, parce qu’aucun n’a pu l’égaler ; les: av-
tres acteurs, ses prédécesseurss, ont représente les rois, les pontifes,
les capitaines, ce qu’on appelle les héros, ce qu’on appelle Ics
dieux ; lut, grace 4]’époque ov il est né, il a étéle peuple. Pas d’in-
carnation plus féconde et plus haute. Etant le peuple, il a été le
drame ; il a eu toutes les facultés, toutes les: forces et toutes les
graces du peuple ; il a été indomptable, robuste, pathétique, ora-
geux, charmant ; comme le peuple, i} a été ‘la tragédic et il a ét
aussi la comédie. De 14 sa toute-puissanec. »
Qui se doutait que Frédérick Lemaitre edt é(¢ tout cela? Soyons
plus simple: il n’a rien été de plus qu'un comédicn — un comédien
richement doué, venu 4 son heure, d’un talent qui parut quelque-
fois toucher au génie, bien qu’on abuse de ce mot en l’appliquant
trop facilement 4 un art qui reste, aprés tout, subalterne, — mais
LES (UVRES ET LES HOMMES. o2i
ayant les moeurs, les petitesses et méme les vices dont ce mot éveille
généralement I’idée. 3
If]
La mort de Frédérick Lemaitre est venue au moment ou I’on or-
ganisait pour la dixiéme fois une grande représentation extraordi-
naire en sa faveur, car cet homme qui avait gagné des millions
au temps de ses triomphes, est mort dans la misére. L’un des orga-
nisateurs de cetfe représentation était le tragédien Rossi. Le jour
méme ou le vieux Frédérick fermait pour toujours ces yeux qui ont
jeté tant d’éclairs, Rossi recevait une ovation sur la scéne : les élé-
vesde l’Ecole des beaux-arts, accourus en foule pour l’admirer dans
Hamlet, lui jetaient des couronnes et lui offraient un album de des-
sins et de vers, en témoignage de leur admiration. La salle entidére se
levaif pour l’acclamer, et aux cris de « Vive Rossi! » l’acteur italien
répondait par un autre, qui peut paraitre assez étrange devant un
cercueil : « Vive Frédérick Lemaitre! »
Rossi nous quitte aprés une campagne qui.aura été plus fruc-
tueuse pour sa gloire que pour sa fortune. lla voulu jouer, pour
ses adieux, le Nerone d'un jeune poéte romain, M.: Pierre Cossa, qui
a peint dans cette ceuvre tragi-comique, 4 la facon du Caligula
d’ Alexandre Dumas, les derniéres années du régne de l’histrion cou-
ronné, ses prétentions d’artiste, ses amours, ses vices, ses cruautés
et sa mort. Son triomphe le plus éclutant peut-étre est celui qu'il a
remporté dans Roméo et Juliette; c’est 1&4 qu'il a ecomplété sa vic-
toire,.en mettant la mode de son cété, et forcé le public francais,
toujours peu polyglotte, 4 remplir la vaste salle du Théatre-Italicn.
Mais, sans rien contester do la chaleur et de la passion portées par
Rossi dans ce role, il faut bien reconnaitre que ce jeune premier de
quarante-sept ans est un peu marqué, comme on dit dans |’argot
thédtral, pour jouer Roméo, et, 4 nos yeux, c’est dans le person-
nage: moins entrainant, mais plus complexe et plus profond d’'Ham-
let, qu’il a fait preuve, par lintelligence dramatique et la science
de la composition, de la supériorité la plus incontestable.
En attendant la Jeanne d’Arc de M. Mermet, l’Opéra nous a donné
une belle reprise de Don Juan. Tout est dit sur le chef-d’ceuvre'de
Mozart. C’est lui qui a commencé la transfiguration poétique conti-
nuée ensuite par Hoffmann et Musset. Dans son ceuvre, le « roué
frangais » de Moliére prend par endroits des proportions épiques.
Dona. Anna ct dona Elvire traversent le drame.comme des Eumé-
hides attachées 4 ses pas, la premicre implacable . et farouche, la
322 LES (EUVRES ET LES OMMES.
seconde gardant au fond du cceur un reste d’amour et de pitié pour
son infame séducteur, ct le lui prouvant quand, au milieu de
orgie finale que traverscra tout 4 lheure le pas de pierre du com-
mandeur sorti du tombeau, elle se jelte 4 ses genoux pour le sup-
plier de penser 4 son dme. Zerline n’est plus une des grosses
paysannes de Moliére : je ne sais quel rayon de grace piquante,
de candeur malicieuse et de sourire ingénu illumine son gazouil-
lement, d’une si fine mélodie, d’une mutinerie si caressante et si
caline. I] n’est pas jusqu’a Leporello, le Sganarelle de l’opéra, dont
la gourmandise, l’égoisme et la polironnerie ne soient poétisés 4
force de verve ct d’esprit.
Mais je n'ai pas la naiveté d’essayer en quelques lignes l’appré-
ciation d’un ouvrage sur lequel Iles mattres de la critique musicale
ont écrit des volumes de commentaires, ct qui d’ailleurs se préle a
tant d’interprélations diverses. Je veux seulement rendre justice au
soin religieux avec lequcl ce chef-d’ceuvre de la musique a été
monté par M. llalanzier. La richesse de l'interprétation égale pres-
quc les splendcurs de la mise en scéne, ct il y a longtemps qu'on
n’avait vu un ensemble pareil 4 celui que forment les talents réunis
de Faure, de mademoiselle Krauss, de mesdames Miolan-Carvalho
et Gueymard, sans compter Gailhard et Vergnet, qui ne le déparent
point. Cependant les vieux amatcurs, ceux qui, depuis un demi-sit-
cle, n'ont jamais manqué une reprise de Don Juan, trouvent moyen
de se gater leur plaisir : « Ah! soupirent les plus vieux, si vous
avicz entendu Garcia! C’est lui qui donnait 4 don Juan un caractére
satanique, un relief, une profondcur dont Faure ne se doute pas!
— Ah! reprennent en cheeur tous les autres, c’est Rubini, c'est
Tamburini, c'est Mario dans son beau temps, c’cst la Grisi, la Son-
tag, la Malibran dans Zerline; Ronconi, Pellegrini, Levasseur méme
dans Leporello, qu’il fallait entendre! » Et les plus moroses conti-
nucnt en hochant la téte: « En francais, Don Juan n’est plus tout
a fail Don Juan; ily faut la mélodic adorable de la langue italienne,
qui s’ajoute aux divines mélodics du compositeur. Le La ci darem
la mano, le Batti, batti, le Jl mio tesoro, sont des textes consacrés,
qui font corps avec la musiquc; il ne devrait pas étre permis d’y
toucher. Puisle nouvel Opéra est trop vaste, les décors sont trop n-
ches, la mise en scéne est trop pompcuse. Parlez -moi de la salle Vea-
tadour : c'est 1a qu’on pouvail écouter sans distraclion ct savourer
avec recucillement dans ses moindres nuances une musique qui,
lors méme qu’clle est grande, demeure toujours fine. »
Les censeurs ont peut-étre raison. Je doute fort pourtant qu'au-
cun artiste ait jamais dépassé l’élégance, la désinvolture, la triom-
phante galanteric de Faure, l’expression dramatique, passionné,
LES CEUVRES ET LES MOMNES, 525
intense, de la voix et du jeu de mademoiselle Krauss. Ce qui est as-
surément vrai, c’est que, dans une partition pareille, l’importance
et l’effet de chaque morceau peuvent varier suivant les chanteurs.
Vergnet, froid et gauche, n’est pas 4 la hauteur de la situation de-
vant le cadavre du commandeur, mais il a chanté aussi bien que
personne |'Jl mio tesoro. Il m’a semblé que Faure lui-méme n’avait
pas donné au tmorccau classique : La ct darem, toute sa valeur;
mais dans l'ensemble du rdle, quoiqu’il l’ait compris a la francaise,
et particuliérement dans la sérénade, il peut, je n’en doute pas,
soutenir toutes les comparaisons. J’ose croire surtout que le
deuxiéme acte, avec les richesses dont il déborde : !incomparable
quatuor, d'un sentiment si profond et si douloureux; le trio des
masques, cette perle du chef-d’ceuvre, ce morceau idéal, céleste,
que Midas lui-méme, malgré ses longucs orcilles, n’cdt pu écouter
sans transports, et la grande scéne finale, ot le génie dramatique
de Mozart se déploie avec tant de puissance et dc netteté 4 la fois,
dans ce formidable déchainement de clameurs furieuses au milieu
duquel chaque partie garde sa valeur ct son expression propres,
se Joignant étroitement & la masse harmonique sans s’y perdre,
comme le Rhéne au lac de Genéve, j’ose croire que ce deuxiéme
acte n’a jamais été micux chante.
La Comédie-Frangaise ne nous a donné qu’une courte comédie de
M. Pailleron : Petite pluie. Il est trop tard pour nousarréter a cette
bluette, spirituclle 4 outrancce, et d’une moralité passablement
sceptique, dont ces deux mois ont 4 peu pres épuisé le succes. Nous
aimons micux dire quelques mots de la facgon dont la maison de
Moliére a célébré, au 15 janvier dernicr, le deux cent cinquante-qua-
trigme anniversaire de la naissance de son patron. Un jeunc poéte
plein de zéle, M. Lucien Paté, a composé pour la circonstance des
strophes que M. Coquelin est venu dire de sa voix mordante, ct que
nous loucrions volontiers, si elles ne roulaient sur le théme, devenu
aussi banal qu'il a toujours été faux, de Moliére martyr,
Marchant dans le chemin des grands inconsolés.
[1 serait curieux de suivre étape par étape le progrés de cette lé-
gende, depuis les récits de Grimarest et l’épithéte de Contempla-
feur qui lui ont servi de point de départ, jusqu’aux dithyrambes
romantiques qui font de Molitre le Prométhée de la comédice, cloué
tout saignant sur son gloricux sommet et les entrailles dévorées
par Je vautour du Désespoir! Moliére n’était pas un personnage by-.
ronien. Il eut ses douleurs sans doute ; admettons mémce que son
rire cachat un fond de tristesse, mais gardons-nous de forcer la
pt LES (EUVRES ET LES HOMMES.
note juste. Faire un René ou un Obermann de l’auteur du Médecin
malgré lui et des Fourberies de Scapin, ce n'est « qu’affectation
pure ; » cela « sort du bon caractére et de la vérité, » et s'il edt
prévu les lamentations de ses étranges panégyristes, il edt été
homme a les mettre en comédic, en les raillant dans un nouveau
sonnet d'Oronte ou de Trissotin.
Le méme jour paraissait enfin la publication si longtemps atten-
due et commencée depuis prés de dix ans, du Registre de La Grange,
—ce Livre d’or du Théatre-Frangais, tenu par son véritable greftier
d@honneur, comme s’exprime M. Edouard Thierry, dans la fine et
ingénieuse notice qu'il a écrite en téte, sans avoir besoin de la si-
gner pour se faire reconnaitre. Par une fiction qui accéntue le desir
d’en faire ux hommage 4 la mémoire de Moliére, l’aehevé d'impn-
mer est daté du 15 janvier 1876. En notre qualité de moliériste,
puisque l’expression semble désormais consacrée, la Gomédie-Fran-
caise a bien voulu nous offrir un exemplaire dont la dédicace, calli-
graphiée par un Jarry contemporain, est signéc, comme ‘toutes les
autres, par M. Perrin, admimistratcur général, et M. Got, doyen de
la Société. Que dites-vous de l'effet de ce mot doyen accolé au nom
de M. Got, et ne semble-t-il pas qu’il's’agisse de quelque joyeusecé-
rémonie comme celle du Malade imaginaire, ouil jouerait le preeses?
Il y a bien longtemps, d’ailleurs, que nous connaissions et que nous
avions du, 4 vingt reprises différentes, compulser 4 fond ce véné-
.rable registre, conservé aux archives de la Comédie, dans un coffre
fermé a clef, comme une sorte de relique ; nous le savions a peu
prés par ceur, au moins dans la partie qui correspond a la vie de
Moliére: On .s’est attaché & en reproduire religieusement l’aspect
général, 4 calquer pour ainsi dire son format, la disposition de ses
pages et de ses lignes, son orthographe, ses moindres ‘détails, dans
ce chef-d’cuvre typographique qui s’adresse aux bibliophiles avu-
tant qu’aux: érudits. L’honnéte La Grange se doutait-il: que sot
livre de recettes était réservé & un tel honneur et que, par le
seul fait d’avoir teuu exactement ses comptes de 1659 a 1673, il
se trouverait avoir rendu un tel service 4 la postérité ct acquis w
nom immortel? Voila qui est fait, assurément, pour inspirer le
gout de |’ordre. es
Quelques jours auparavant, par une température tout a fait mos-
covite et miéme presque sibérienne, ]’Odéon avait donné ta repre-
sentation d’une piéce : les Danicheff, qui était déja un succes
« devant méme que les chandelles fussent allumées ». A défaut d’an
pére connu, elle avait un parrain illustre, « trainant tous Ics coeur
apres soi, » habilué a vaincre, plus habitué encore 4 passienner la
curiosité générale. L’affiche porte le nom de Pierre Newskt, em-
LES (SUVRES ET LES HOMNMES. 525
prunté, par excés de couleur locale, a la rue de Rivoli de St-Péters-
bourg; lisez M. Corvin de Kroukoffskoi et prononcez Alexandre
Dumas : c’est du moins ainsi que, poussant la simplification 4 l’ex-
tréme, s‘obstine 4 prononcer le public. La comédie se présentait,
en outre, avec un concours de circonstances extrémement favora-
bles : son origine mystérieuse, les confidences et les demi-mots des
journaux sur ses longs démélés avec la censure (internationale),
enfin, le courant sympathique a la Russie qui traverse, pour le mo-
ment, l’opinion en France, c’étaient 1, si je puis ainsi dire, au-
lant de causes extérieures de succés. Il n’est pas jusqu’au climat
gui ne se soit mis a l’unisson et n’ait voulu faire aux Danicheff un
cadre 4 souhait en recouvrant Paris d'un pied de neige et en refou-
lant le thermométre 4 douze degrés au dessous de zéro. On est venu ©
a l’Odéon en fourrures, on ett pu y venir’en traineaux.
La Russie est un pays pour lequel nous. éprouvons, suivant les
epoques, des sentiments trés-divers. Il y a des haut ct des bas dans
notre amitié pour elle. Quand nous en voulons aux Russes, nous les
appelons Kalmoucks, nous leur reprochons I’incendie de Moscou et le
passage de la Bérésina; le citoyen Floquet s’ouvre une voie aux plus
hautes destinées en allant crier ::Vive la Pologne, Monsieur! aux
oreilles du czar; les vaudevillistes les accusent de se nourrir de chan-
delles et on joue les Cosaques a la Gaité. Lorsque nous en sommes a
Ventente cordiale, nous les appelons Slaves, nous exaltogs, nous
traduisons, nous relisons Pouchkme, Gogol et Tourguéneff; nous ra-
contons qu’ils savent le francais comme des Parisiens, qu’ils aiment
nos auteurs et nos piéces, qu’ils comblent nos actrices de roubles
et de diamants, et ’'Odéon joue les Danicheff. Pour le moment,
nous en sommes donc a la tendresse, ct la comédie nouvelle a sin-
guliérement accusé cette bonne disposition en mettant la Russie a
la mode. Le succés, dés le premier soir, a presque pris!’allure d’une
manifestation, et avec un empressement un peu: puéril, qui. .té-
Moigne plus en faveur de ses bonnes dispositions que de sa fierté,
le public a choisi, pour le souligner-de ses applaudissements fré-
néliques, certain passage du second acte ot un Frangais raconte
comment il ‘a été sauvé dans une chasse 4 l’ours par son ami Wla-
dimir, et of celui-ci lui répond : « Ce que j’ai fait, vous l’eussicz fait
4 ma place; une béte fauve attaque un Frangais par derriére, un
Russe le sauve. Tant qu’il y aura des Francais, des Russes et des
hétes fauves, ce sera comme ¢a. »
L’action se passe 4 Shawa et 4 Moscou en 4851, avant Il’abolition
du servage. Elle est fondée tout entiére sur l’amour d’un jeune of-
ficier russe de la classe noble: pour la serve Anna Ivanowna, adoptée
par sa mére, ct qui a grandi a ses cétés pre-e comme sa smur.
926 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
Mais l’orgueil aristocratiquc de la comtesse douairiére Danicheff
s’indigne de cet amour qu’elle ne saurait comprendre; elle oppose
une barriére de glace aux supplications de son fils. Ges deux volon-
tés inflexibles sc heurtent.]’une contre l'autre. Voyant l'impuis-
sance de l’autorité maternelle, la comtesse ne recule pas devant la
ruse la plus perfide : tout est légitime pour sauver l'honncur de
son nom. Elle demande 4 Wladimir, qui va rejoindre son régiment a
Moscou, la promesse de faire unc cour assiduc a la princesse Lydia
Walanoff, en s’efforcant sérieusement de l’aimer; si, au bout d'un
an, il persiste dans sa premiere résolution, elle cédera. Sur de lui,
Wladimir accepte avec transport. A peine est-il parli, que la com-
tesse fait appeler le cocher Osip, qui, depuis longtemps, aime la
jeune serve, ct, aprés les avoir affranchis tous deux, la lui donne
en mariage. En vain Anna se traine 4 ses pieds : la comtesse, habi-
tuée 4 gouverner ses serfs comme ses haras ct sa ménagerie, de-
meure inébranlable, et n’éprouve méme pas lombre d’un remords.
Cette exposition cst excellente : clle pose tous les jalons de la
piéce et tous les caractéres principaux. Le second acte nous trans
porte dans le salon de la princesse Lydia, & Moscou. C’cst un cadre
4 souhait pour un défilé de tableaux ct de conversations épisodi-
ques deslinés 4 nous peindre la société russe, en se ratlachant plus
ou moins au sujet. Voici d’abord, entre sa gouvernante frangaise
qui préparc le thé, son médecin plongé dans un sommeil perpétuel
et son pianiste allemand qui joue, s’arréle et rejoue sur un signe,
la princesse clle-méme, jeune fille ¢mancipée, sachant tout, parlant
de tout avec hardicsse, écoutant tout sans trouble et sans confu-
sion, vindicative, coquette effrénée, chaste encore, mais donnant
prise 4 la médisance par le dédain qu'elle affiche pour elle. Voici
le prince Boris, son pére, vicillard apoplcctique, atteint d’un com-
mencement trés-caractéris¢ de ramollissement au ceryeau, brouil-
lant tous les noms et tous les souvenirs, mais gardant des resles
d’élégance, des facgons de grand seigncur et mettant sa gloire a en-
chasser dans ses causcrices & balons rompus quelque locution par'-
sienne. Voila le banquier Zacharoff, qui a fait une prodigicuse for-
tunc en falsifiant les eaux-de-vie, et qui, avec une audace cyaique,
renduc plus révoltante encore par la bassessc et la platitude de son
langage, s’cfforce de mettre la princesse dans scs intéréts en ache-
tant sa complaisance. L’auteur a soulevé dans cette scéne un coin
du ridcau plus complétement écarté par Gogol et Pisemsky. Sreh
c’est un feu roulant de conversations mordantes, de définitions 1-
génicuses, de mots spiritucls, de portraits satiriques, ot s’est doa-
née carriére la verve de l’auteur inconnu ou du collaboratcur trés-
connu de la piéce. |
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 527
C'est au milieu de cette féte que Wladimir apprend tout 4 coup
d’un jeune attaché d’ambassade francais le mariage d'Anna. Devant
samére, qui vient d’arriver 4 Moscou, espérant le retrouver amou-
reux de la princesse, il éclate avec une fureur a peine contenue
par le respect, déclare & Lydia qu‘il ne l'aime pas et ne \’épousera
jamais, et part sans rien vouloir entendre.
Al’acte suivant, nous sommes transportés dans I’intérieur tran-
quille qu’habitent Anna et Osip. Wladimir, devancé de quelques
minutes par sa mére epouvantée, entre impétueusement, la cravache
ala main. Il va frapper son ancien esclave dans un transport d’a-
veugle colére. En quelques mots pleins de calme et de noblesse,
pauca le désarme. Il n’a pas oublié que son pére ct sa mére, qui
allaient périr sous le knout, ont été sauvés jadis par Wladimir, et
malgré son propre amour pour Anna, voyant qu'il n’était pas aimé
delle, sachant qu’elle aimait toujours son jeune maitre, il ne la
recue que comme un dépdt et |’a traitée en sceur. Pour la lui ren-
dre, il se prétera au divorce, méme en se laissant accuser d’une ac-
tion infamante. Mais l’empercur refuse l’autorisation que la prin-
cesse Lydia s'est chargée de solliciter, en s'arrangeant pour ne pas
l'obtenir. Il semble que la situation devienne sans issue. Il en reste
une pourtant, mais le sublime dévouement d’Osip peut seul la ren-
dre possible. La profession religieuse de l'un des époux annule le
mariage; ce cocher, qui porte en lui ]’4me d’un héros, consomme
le sacrifice, et rien n'empéche plus Wladimir d’épouscr Anna, avec
le consentement de l’altiére comtesse venue a résipiscence.
L’euvre est intéressante, habilement construite, d’unc action ser-
rée, d'un style ferme et nerveux, qui n’est pas toujours sans re-
cherche. Elle a cette pointe d’étrangeté, ce parfum exotique qui
ajoutent au succés d’émotion le succés de curiosité. La couleur lo-
cale, dailleurs employée sans aucun étalage, avec une sobriété
pleine de gout, avec une adresse de main qui a su fondre tous les
traits de moeurs dans |’action, est comme un grain de piment qui
donne une saveur particuliére 4 la piéce. Elle est honnéte aussi, et,
point 4 noter dans un ouvrage qui porte la marque de fabrique
d’'Alexandre Dumas, sans le moindre paradoxe moral. C’est une co-
médie, ce n’est pas une thése. Nous ne voulons pas soupgonner
Vauteur, en effet, d’avoir mis une arri¢re-pensée politique dans le
frappant contraste qui sépare les personnages aristocratiques des
personnages populaires de son ceuvre. S: la plupart des premiers,
surtout la comtesse Danicheff ct la princesse Lydia, sont présentés
sous d’assez noires couleurs, ct si les deux beaux rdles ont été ré-
servés, — l’un, tout a fait idéal, 4 un cocher, a un serf; |’autre,
528 LES (SUVRES ET LES HOMMES.
trés-noble et frés-beau encore, bien qu’entaché d’un peu d’égoisme,
4 une jeune serve quelque peu gatée par le milieu ou elle a grandi,
— c’est sans doute parce. qu’il avait besoin de ces contrastes poar
son action dramatique telle qu’tll’avait concue ; c’est tout au plus,
peut-étre, parce qu'il a suivi 4son insu le courant démocratique
qui depuis quelque temps s’infiltre en Russie, dans les classes libé
rales, et qui a déja si profondément imprégné sa littérature. Admet-
tons la comtesse Danicheff dans toute son impassible et implacable
hauteur, malgré quelques détails choquants dans la bouche d’une
mére; mais au moins faudrait-il que son caractére se soutint jus-
qu’au bout et que ce bronze ne devint pas tout 4 coup malléable
comme la cire. Du premier au troisi¢me acte, i1 semble qu’on nous
ait changée. Nous l’avions quittée inflexible, nous la retrouvons
résignée 4 une mésalliance qu'elle finit méme par hater de ses voeux.
Etait-ce la peine de pousser jusqu’a l’odieux, jusqu’A la monstruo-
sité la peinture de cet orgueil indomptable pour l’abimer ensuite
dans un tel effondrement?
Ce n’est pas le seul excés qu’on puisse souligner dans les peintures.
A certains moments, la frontiére qui sépare la princesse Lydia de la
baronne d’Ange semble sur le point de disparattre et devient presque
invisible. Les deux vicilles suivantes qui font partie, avec les chiens,
les chats et la perruche, de la ménagerie du chateau de Shawa,
sont des magots . plus que des. femmes et ]’auteur n’a pas toujours
observé, dans la mise en scéne de leurs ridicules, comme. ila su
le faire pour le prince’ Walanoff, ccs fines nuances qui cétoient Ia
charge sans y verser. Mais ou l’excés surtout est sensible, c'est dans
le rdle du cocher fidéle et vertueux. Osip dépasse vraiment les pro-
portions de la‘nature humaine ;.11 plane au-dessus de nous, il nous
humilie de sa supériorité. Est-il possible d’étre aussi vertueux que
cela sur cette terre, .et surtout dans une comédie? Ne nous en plat-
gnons pas trop, cependant : le thédtre ne nous a pas gatés sur ce
point. Le malheur est qu’Osip sait trop qu'il est vertueux et qu'll
ne s’abstient méme pas de le dire. Dés labord, ]’auteur a eu soil
de nous Je présenter comme un homme trés-honnéte et profondé
ment religieux, afin,.sans doute, de préparer le dénodment, qui,
sans cette précaution, ne serait qu'un coup de théatre et méme, en
dépit de cette précaution, reste encore une surprise inattendue pour
le spectateur. Mais sa piété tourne peu 4 peu 4 une sorte d’illum>
nisme, ou j’ai subodoré un moment, avec inquiétude, Ic parfum
lointain, — oh ! trés-lointain ! — de la Femme de Glaude. Malgré
eette teinte légére de déclamation mystique, le dénotment n’en es!
pes moins fort beau. Il échappe 4 toute banalité par son élévation.
LES CEUVRES ET LES HOMMES. 529
ll nous entraine sur les hauteurs, dans des régions idéales. Les Da-
nicheff, toute réserve faite, ont donc remporté un succés de bon
aloi, qui se renouvellera deux cents fois de ‘suite.
M. Emile Augier, retiré depuis plusieurs années sous sa tente,
vient de reparaftre a4 la fois au Palais-Royal avec une faree d'un
gout douteux et d’une gaieté funébre, pour laquelle il mériterait
d’étre mis en pénitence 4 la porte de )’Académie, et au Vaudeville
avec une ceuvre hybride, scabreuse, sophistique, qui n’est ni une
comédie ni un drame, mais qui surtout n'est pas une bonne piéce.
L'intrigue de Madame Caverlet est simplement concue et peut se
résumer en dix lignes. Madame Merson, outragée par un indigne
époux, a obtenu contre lui un jugement de séparation. qui lui a con-
fié la garde de ses deux enfants. Accueillie d’abord par une tante
millionnaire de province, puis renvoyée par elle sur de fausses ap-
parences, elle a fini, aprés avoir vertueusement résisté, par accueil-
lir un galant homme, M. Caverlet, avec qui elle vit depuis quinze
ans dans une retraite absolue, sur les bords du lac de Genéve. Afin
de sanver la situation aux yeux des’ voisins et des enfants eux-
mémes, elle se fait passer pour la femme divorcée de l’anglais
sir Merson ; il n’en faut pas davantage pour que ces enfants, élevés
sans doute 4 confondre la légalité avec la meralité, ce qui n’est
pourtant pas tout a fait la méme chose, trouvent cette situation
naturelle, bien qu’ils sachent que leur pére est toujours en vie, et
pour quils considérent, avec M. Caverlet, leur mére comme une
sainte, selon a phraséologie lyrique adoptée au théatre, ob l’on a
canonisé plus de femmes, choisies 4 peu prés exclusivement parmi
les pécheresses, qu’il n’y en a dans le paradis.: Mais un beau jour,
un voisin, un magistrat de Lausanne, vient dans l’intention de de-
mander la main de mademoiselle Fanny Merson pour son fils; il
faut bien lui révéler tout. Le magistrat serre la main 4 M. Caverlet,
il proteste qu’il considére sa pseudo-femme comme une sainte
(toujours), mais il s’éloigne sous le premier prétexte venu, sans
avoir fait sa demande. Les choses se compliquent encore par Il’ar-
rivée imprévue de M. Merson, qui se prétend vaincu par le remords
et veut faire réintégrer le domicile conjugal & sa femme, en Ja me-
hagant d’une constatation de flagrant délit, mais qui, en réalité,
nen veut qu’a l’héritage de la tante millionnaire, dont il vient d’ap-
prendre la mort. On ne voit pas d’issue 4 cette impasse, quand le
magistrat de Lausanne en découvre une : moyennant 500,000 francs
abandonnés sur V’héritage 4 ce gredin de Merson, celui-ci se fera
naluraliser suisse, et on prononcera le divorce.
ll n’y a pas a s’y tromper : par ce dénodment, emprunté en pax
530 LES (EUVRES ET LES HOMMNES.
tie 4 une récente affaire dont le scandaleux tapage n’est pas encore
fini, comme par l'ensemble et les détails de la piéce, M. Emile Au-
gier a voulu écrire un plaidoyer en faveur du divorce. On pourrait
se méprendre 4 premiére vue sur son intention, l’accuser d’avoir
réhabilité l’adultére, au moins dans les circonstances données, en
écrivant une sorte de pendant a la Maitresse légittme de |'Odéon, et
accordé unc prime au vice par Ja fortune qui vient récompenser
a la fin l'infamie du répugnant M. Merson. On se tromperait : il a
voulu prouver sa thése par l’absurde, en montrant que repousser
le divorce c'est créer fatalement l’immoralité. — Ah! vous n’en
voulez pas! nous dit sa piéce. Eh bien, vous allez voir dans quelle
situation humiliante, scandaleuse, inextricable, l’absence de cette
institution jette fatalement (ce qui n’est pas démontré) une hon-
néte femme comme Ia fausse madame Caverlet, — situation telle-
ment inextricable qu’on n’en peut sortir qu’en couvrant d'or un
coquin, c’est-i-dire cn commettant une immoralité nouvelle, pour
acheter de sa bassesse la solution que la loi nous refuse !
C’est un grand réformateur que M. Augier et il ala main hardie,
mais il-ne s’était pas encore attaqué si haut. Le voila qui demande
tout simplement aujourd’hui la réforme de la famille et la mise
en opposition de la loi civile avec la loi religieuse. Sa thése, nous le
croyons fermement, est aussi antisociale qn’antichréticnne; mais
surtout, pour ne point sortir du terrain spécial ou il a eu le
tort de ne pas sc maintenir lui-méme, elle est trop deélicate,
trop complexe, trop brdlante pour sc traiter entre la toile
de fond ct le mantcau d’Arlequin. Elle demande des arguments,
non des scénes et des tirades; clle a besoin d’un moraliste, non
d’un dramaturge ; elle doit s’adresser 4 la raison, non & la passion.
Il lui suffit d’apparaitre 4 la lumiére de la rampe pour étre déna-
turée, pour devenir a la fois équivoque ct dangereuse. Une comédie
ne peut que troubler les questions de ce genre, au lieu de les éclair-
cir, en Ics jclant dans un cadre de pure fantaisic. Etant libre d'ac-
commoder les événements & sa guise et suivant les besoins de sa
thése, un auteur dramatique ressemblera toujours, en pareil cas,
a un joueur qui s’est arrangé d’avance pour mettre tous les atouts
dans sa main.
Madame Caverlet ne prouve donc rien de ce qu'elle prétend deé-
montrer, et méme, en deux ou trois endroits, elle prouve précise-
ment le contraire. Il est tel mot du magistrat, telle conversation de
la mérc et de la fille qui se retournent directement contre le but de
M. Augier et fourniraient des armes pour le battre. De plus, si habi-
lement batie qu'elle soit ct malyré les quatre ou cinq belles
LES (EUVRES ET LES HOMMES. Saf
scénes qu’elle renferme, sa piéce porte doublement la peine du
paradoxe téméraire qui l’a inspirée. Ga et la, jusque dans la
bouche du vertueux et fastidieux M. Caverlet, ce Grandisson de
adultére, dont le préche edt été intolérable sans le talent de
Lafontaine qui le fait passer, elle a un faux air de plaidoyer sus-
pect pour le vice ; elle met en scéne des situations choquantes pour
les esprits les moins délicats ; elle traine dans des accusations of-
fensantes ou des justifications: plus pénibles encore la dignité de
la mére devant ses enfants, qui ne peuvent ni |’incriminer, ni |’ab-
soudre, ni parler, ni se taire, sans froisser les sentiments de la
plus intime pudeur. En outre, le parti pris et la monotonie de la
thése ont déteint sur l’ceuvre. De tous les caractéres, dont quelques-
uns sont finement esquissés, aucun n’est complétement venu. Le
dialogue est vif, avec quelques crudités déplaisantes et brutales,
comme toujours; le style est ferme et incisif, les mots et Ics traits
abondent; 11 yena d’excellents, tout-d-fait en situation et bien frap-
pés; mais l'ensemble n’en est pas moins un peu terne, tendu et
fatigant. A défaut d’un intérét plus varié, la hardiesse du fond
aurait da donner & la forme plus de verve et de flamme. Dans l’ceu-
vre dramatique de M. Augier, qui compte jusqu’a présent presque
autant de défaites que de victoires, Madame Caverlet ne sera ni un
échee ni un triomphe; elle ira, 4 égale distance du Fils de Giboyer
et de Lions et Renards, rejoindre la Contagion dans les limbes de
l'avortement.
Vicror Fourne..
ee a Sm — ee e
40 Fevama 1876. . 35
REVUE SCIENTIFIQUE
I. La synthése chimique, par M. Berthelot, membre de l'Institut. — Il. La séanse
publique annuelle de l’Académie des sciences.
Nous avons a signaler aujourd'hui la publication d’un livre trés-impor
tant pour la science francaise : ce livre est intitulé la Synthése chimique
et a pour auteur M. Berthelot, membre de l'Institut et professeur au Col-
lége de France‘. Déja, il y a seize ans, le savant académicien, dans sa
Chimie organique fondee sur la synthése, avait réuni en un corps de doc
trines les méthodes et les résultats généraux de la synthése chimique ap-
pliquée aux matériaux immeédiats des étres organisés. Depuis cette épo-
que, développant et perfectionnant chaque jour ses premiéres expériences,
il a découvert des routes nouvelles et plus directes pour arriver, par la
réunion des éléments les plus simples, a la formation de toutes piéces des
combinaisons fondamentales qui servent ensuite 4 reconstruire toutes les
autres. En outre, ‘importance des premiers résultats obtenus et la fécon-
dité des méthodes imaginées par M. Berthelot ont attiré dans la voie nou-
velle une foule de chimistes dont les nombreux travaux ont réalisé des
progrés considérables. Aussi les principes de la synthése organique, ré-
putés contestables par beaucoup de personnes en 1860, ont-ils aujourd'hui
conquis définitivement la place qui leur est due dans la science.
Il appartenait, sans conteste, au promoteur de ces grandes idées de
formuler dans son ensemble la doctrine qui en est résultée, de montrer
4 La synthése chimique, par M. Berthelot, membre de l'Institut, professeur au Collége
de France. 1 vol. de la Bibliothéque scientifijue internationale, chez Germer-Baillére.
Paris, 1876.
REVUE SCIENTIFIQUE. 3 555
@ “importance de la synthése aussi bien pour la chimie organique que pour
_a chimie minérale, d’exposer par quels procédés elle peut étre effectuée
«ie Ja maniére la plus générale, de faire voir enfin les conséquences qui
«xiécoulent de sa réalisation, considérée tant au point de vue philoso-
phique, comme base d'une classification rationnelle des corps organi-
ques, qu'au point de vue pratique, comme moyen de reproduire les sub-
stances naturelles les plus utiles 4 l'homme ou d'’en découvrir de now
velles. Tel est, en effet, l'objet du remarquable ouvrage sur lequel nous
n‘aurions pas voulu manquer d'appeler Il'attention de nos lecteurs.
Notre intention n'est pas de faire l’analyse détaillée d’un livre ou sont
traitées les questions les plus ardues et les plus délicates des sciences
chimiques. Qu’il nous suffise de dire qu'il est divisé en deux parties
principales : la premiére contient l’exposé historique des développements
de la chimie organique et nous apprend a quels points de vue les proble-
mes essentiels de cette science ont été envisagés aux différentes époques.
L'auteur s’est surtout attaché, dans cet exposé, 4 montrer avec netteté
comment l’analyse est nécessaire pour faire connaitre lcs éléments que
la synthése doit coordonner, quels problémes ont été posés et résotus
jusqu'ici, dans les deux ordres corrélatifs de l’analyse ct de la synthése,
et quels autres problémes la science doit maintenant aborder. Dans la
deuxitme partie, aprés avoir exposé la nouvelle classification des com-
posés organiques, distribués en huit fonctions fondamentales, classifica-
tion a laquelle il a été conduit par la considération de l'ensemble des pro-
priétés chimiques des corps , M. Berthelot présente le résumé des mé.
thodes générales de synthése, en insistant surtout sur les deux princi-
pales, a savoir la formation des carbures d’hydrogéne au moyen de leurs
éléments et celle des alcools par les carbures d'hydrogéne.
Dans le cours de son ouvrage, M. Berthelot est amené a se prononcer
sur I‘importance et la valeur scientifique d’un ensemble d'idées qui ont
été formulées dans Je cours des vingt derniéres années et accueillies.avec
faveur par un grand nombre de chimistes contemporains, surtout de ceux
qui ont fait de la chimie organique l'objet principal de leurs études. Ceci
nous fournit l'occasion, tout en résumant les vues propres de I'auteur a
cet égard. de présenter 4 nos lecteurs quelques cons{dérations générales
au sujet de l'influence qu’ont exercée ces idées nouvelles sur les progrés
des théories chimiques.
C’est en Allemagne surtout et aussi en Angleterre qu’ont pris naissance
et se sont développées ces doctrines qui ont pour but principal d’expli-
quer Ia constitution et la formation des corps : elles ont trouvé un terrain
tout préparé pour germer et prendre racine sous I'influence du scepti-
cisme qui a dominé pendant longtemps les esprits en Allemagne. En phi-
losophie, en histoire, le scepticisme a produit des résultats que tout le
534 REVUE SCIENTIFIQUE.
monde connait : dans les sciences proprement dites et en chimie, en par-
ticulier, il en a produit de non moins intéressants, auxquels on n'a peut.
étre pas prété une attention suffisante. En effet, bien loin de la critique,
qui est le jugement, et 4.cdté du scepticisme, qui est la négation, se place
nécessairement le mysticisme, qui est la superstition scientifique. L’homme
est ainsi fait qu'il ne peut rester sans croire A quelque chose ; aussi, quand
on nie ce qui a une existence évidente, malgré soi et sans y prendre garde,
on invente des fables. C’est ce qui est arrivé aux chimistes allemands con-
temporains. Sous le nom ambitieux de chimie moderne, l’atomisme d'Epi-
cure et de Lucréce a été remis par eux en honneur. .
Pour les savants de l’école de Lavoisier, l'étude des propriétés de la
matiére consistait uniquement dans l'observation des phénoménes, dans
leur mesure, dans leur comparaison mutuelle, dans la constatation et la
verification expérimentale des lois qui les régissent, et enfin dans leur
classification, qui est comme le résumé des connaissances acquises. Au
lieu de suivre cette méthode prudente et sire, on a commencé, en Alle
magne et en Angleterre, par considérer l’atome comme ayant une exis-
tence nécessaire et démontrée ; on a oublié ensuite qu’on batissait sur
une hypothése et on est ainsi entré largement dans le cercle vicieux. Plus
tard, en admettant que les atomes possédent des forces particuliéres, dont
la définition n‘a jamais été bien claire, on est arrivé 4 donner a la matiére
des propriétes actives qui ne lui apparliennent pas. Enfin, et c'est le der-
nier pas que l'on ail fait dans cette voie, on a traité ces atomes comme
des étres de raison, capables d’affection et de haine, capables aussi d'un
yéritable discernement qui leur pérmet de s‘unir ou de rester indifférents
les uns a l’égard des autres, suivant leurs aptitudes spéciales. On a créé
successivement I'affinité, en vertu de laquelle les corps se combinent
entre.eux avec plus ou moins de bonne volonté, Ja force catalytique qui
fait que certaines substances déterminent des réactions par leur seule
présence, lesaffinites electives qui permettent a un corps de choisir, parmi
- d'autres qu'on lui présente, celui avec lequel i] préfére s'unir. Eo un
mot, non-seulement on a donné a la maliére les propriétés de |'étre vi
vant, on est méme arrivé a lui attribuer les propriétés de: l’étre intelli-
-gentet conscient. Le matérialisme brutal qui nie !’existence. de l'espril
est certainement une trés-triste aberration de la science : la doctrine qui
met l’esprit dans la matiére n'est pas autre chose qu'une forme différente
de matérialisme, encore plus dangereuse, peut-dtre, que la premiere.
C'est cette derniére tendance que nous avons suffisamment désignée sous
le nom de mysticisme ou, si l'on veut, de fétichisme scientifique.
Sous l'influence de ces idées, tout, en apparence, a été changé dans Ja
chimie. Notre vicille nomenclature, chef-d’ceuvre d'une commission fran-
caise, cette nomenclature qui a été adoptée dans le monde entier sous le
REVUE SCIENTIFIQUE. Hh)
patronage de Lavoisier, a été, sinon changée, du moins profondément al- —
térée pour salisfaire aux théories nouvelles. Les mémes substances por-
tent aujourd'hui deux noms différents : un nom ancien, qui répond 4 un
fait, et un nom nouveau, qui répond 4 une hypothése. De méme, les an-
ciennes notations chimiques, dues aux grandes influénces de Berzélius et
de Gay-Lussac (pour ne citer que les morts), ont été modifiées sans néces-
sité. Sous prétexte que les nouveaux symboles étaient plus commodes pour
la chimie organique, on les a appliqués également a la chimie minérale,
dont ils compliquent singuliérement les formules : il en résulte qu'un
homme qui connaissait bien sa chimie, il y a quinze ans, ne comprend
plus l’exposé qui en est fait aujourd'hui avec le langage nouveau, sans
que cependant la science ait, dans cet intervalle de temps, changé. d'une
maniére notable. Autre résultat des théories nouvelles : les jeynes chi-
mistes allemands ne savent plus lire Berzélius, et cependant cet admirable
traite de chimie est un trésor inépuisable d'idées non encore exploilées,
d'indications précieuses pour la recherche de faits inconnus. C'est dans
le domaine de la chimie organique que cette transformation s'est effec-
tuée de la maniére la plus compléte, et j’ai oui dire que de grands chi-
mistes, en France et méme en Allemagne, parmi ceux qui ont le plus con-
tribué 4 ses progrés, ne comprennent plus que difficilement la science
telle qu’ils l’ont créée, uniquement 4 cause des changements -que l'on a
- apportés dans le langage.
On voit quels sont les dangers et les inconvénients de la théorie atomique
qui sert de base & la chimie dite moderne. On pourrait néanmoins
hésiter relativement & son adoption définitive, si elle était établie sur des
fondements solides et incontestables. Mais il n’en est rien : c’est ce que
démontre victorieusement M. Berthelot dans un trés-intéressant chapitre
de sa Synthése chimique. Il prouve d’abord que la théorie atomique, telle
quelle se déduit logiquement de l’ancienne hypothése d’Avogrado et
d’Ampére sur la constitution des gaz, est en contradiction formelle avec
des faits nombreux et parfaitement constatés. Il en est de méme des ‘ex-
plications plus récentes qui ont été prdposées pour faire disparaitre ces dif-
ficultés : chacune de ces explications, qui sont, d’ailleurs, toutes fondées
sur des hypothéses nouvelles, est passée en revue par M. Berthelot, ct au-
cune ne résiste 4 cet examen. Toutes sont incompatibles avec certains
faits d’expérience incontestables. En résumé, de ces théories si habilement
édifides, il ne reste plus, aprés leur passage au crible d’une critique sé-
Tieuse, « qu'un roman ingénieux et subtil et de nouvelles conventions de
langage!. »
Mais, pourrait-on dire, si l’illogisme de la théorie atomique est prouvé,
‘ La synthése chimique, page 164.
538 REVUE SCIENTIFIQUE.
son utilité n’en est pas moins démontrée par les progrés considérables
dont la chimie organique est redevable 4 ses adeptes. Il est facile de ré
pondre que des découvertes non moins nombreuses et non moins impor-
tantes sont dues 4 des chimistes pour lesquels cette théorie est toujours
restée lettre morte. M. Berthelot, tout le premier, nous fournit une preuve
frappante de cette assertion : non-seulement il n'a pas suivi le mouve-
ment de la science allemande, mais il y a constamment résisté, ce qui ne
l’a pas empéché de contribuer, autant que qui que ce soit, aux progrés
_ réahsés en chimie organique dans le cours des vingt derniéres années.
D’ailleurs, comme il le dit fort bien lui-méme, « trop souvent les chi-
mistes, méme les plus habiles, sont portés 4 attribuer 4 la vertu du lan
gage qu'ils emploient des découvertes dues en réalité 4 la force de leurs
propres conceptions!. »
Hi n'y a donc pas la une raison suffisante pour nous convaincre de la
nécessité de modifier, dans notre enseignement et dans nos ouvrages clas-
siques, le langage et les notations qui sont nés en France, qui y ont tou-
jours été employés et avec lesquels ont été formés tant de savants dont
notre pays a le droit d’étre fier. Adopter aujourd’hui les méthodes vagues,
les hypothéses inutiles et la phraséologie compliquée qui constituent
principalement les théories de la chimie allemande, ce serait abandonner
_ le culte de la précision et de la clarté, ce serait renoncer 4 ne se servir
que d'expressions nettement définies, ce serait enfin, si notre perspicacité
n’est pas en défaut, ne pas reconnaitre le mouvement d’hésitation et de
recal qui commence A se dessiner, méme en Allemagne, vis-a-vis des
idées que nous combattons. C’est pourquoi, nous en avons la conviction,
les professeurs qui ont, jusqu’a présent, refusé l’entrée de nos facultés et
de nos lycées aux théories de la chimie moderne, ont agi avec prudence
et ont rendu service a la jeunesse frangaise. lls lui ont épargné le spec
tacle dangereux d'une doctrine échafaudée tout entiére sur I’hypothése,
menacée, par conséquent, de s'écrouler tout entiére, si la fausseté de
Vhypothése vient a étre démontrée. Combien est-on plus solide lorsqu'on
se base exclusivement sur l'expérience, lorsqu’on n'accepte pour vrais
que les résultats confirmés par la preuve a posteriori, Jorsqu’en un mot
en se fie uniquement 4 la méthode d’induction, la seule qui, dans |'étude
des phénoménes naturels, nous conduise sirement a la connaissance de
la verité.
Telle est la méthode & laquelle M. Berthelot s'est toujours conformé
dans les beaux travaux auxquels son nom restera attaché pour I'honneur
de notre pays. Le livre qu’il vient de publier met 4 nouveau en lumiére
cette tendance positive de son esprit et ces habiludes de raisonnement rr
§ Jbid., p. 166.
REVUE SCIENTIFIQUE. 337
goureux, particuliérement nécessaires lorsqu’il s’agit d’appuyer sur des
fondements solides des doctrines embrassant le cadre d'une science tout
entiére. Voila d’excellents exemples & suivre pour cet essaim de jeunes
gens qui, depuis nos malheurs, s’élévent rapidement et trés-haut dans la
carriére scientifique. Aussi engageons-nous vivement ces jeunes savants a
lire et 4 méditer cet important ouvragc, ov ils retrouveront les errements
de la vieille et bonne école francaise. Cette lecture leur inspirera le gout
de ce qui caractérise les ceuvres des fondateurs non pas de la chimie mo-
derne, mais de la chimie d'il y a cinquante ans, c'est A‘dire la clarté, la
précision et la rigueur du raisonnement.
Il
Le lundi 27 décembre dernier, l’Académie des sciences a tenu sa séance
publique annuelle. La proclamation, par le président, des prix décernés
dans les concours de l'année écoulée, et l’éloge historique, par l'un des
secrétaires perpétuels, d'un membre de l’Académie décédé, ont, comme
fhabitude, fourni le programme de cefte solennité scientifique.
M. Fremy, Ie savant et sympathique président de l’Académie, a, dans
une intéressante allocution, passé en revue les donations dont elle dis-
pose et résumé les travaux les plus remarquables parmi ceux qui ont été
couronnés cette année. Nous ne reproduirons pas la nomenclature des
prix décernés, ce qui pourrait nous entrainer trop loin, sans présenter
un intérét suffisant & la plupart de nos lecteurs. Nous nous contenterons
de signaler les lauréats des prix les plus importants.
Le premier et le plus honorable, sans contredit, est le grand prix
biennal de 20,000 francs qui doit étre attribué 4 la découverte la plus
propre a illustrer ou a servir le pays. Gette récompense est décernée par
l'Institut tout entier sur la présentation de chacune des cing Académies a
tour de réle. C'est A l’Académie des sciences que revenait, cette année,
ce droit de présentation. Elle a désigné, comme le plus digne de recevoir
le prix, le savant physiologiste M. P. Bert, pour l'ensemble de ses re-
cherches sur l'influence que les modifications dans la pression barometrique
exercent sur les phénoménes de la vie. Les travaux de M. Bert sur cette in-
teressante question sont, en effet, d'une importance capitale, tant au
point de vue pratique qu’au point de vue de la science pure. Tout le
monde sait combien certaines fonctions vitales sont influencées par la
diminution de la pression barométrique chez les habitants des plateaux
élevés, ou chez les voyageurs qui gravissent les hautes montagnes, ou
538 REVUE SCIENTIFIQUE. F
encore chez les aéronautes emportés dans les régions supérieures de |'at-
mosphére : un triste exemple de ces funestes effets est encore présentd
toutes les mémoires. Par des expériences nombreuses et délicates, qui
ont exigé l'utilisation des ressources les plus cachées de la physique au-
tant que de la physiologie, M.,Bert a montré que tous ces accidents sont
dus 4 une diminution dans les quantités d’oxygéne et d'acide carbonique
normalement contenus dans le sang, et qu il suffit, pour les conjurer,
d’accroitre la richesse en oxygéne de I’air ree sans faire varier la
pression totale du mélange.
L’influence d'une augmentation de pression n'est pas moins nuisibleé
l’organisme, comme le prouvent les effets facheux constatés sur les plon-
geurs a scaphandre qui vont chercher des éponges ou des perles a de
grandes profondeurs et sur les ouvriers qui travaillent dans I'air com-
primé au forage des puits ou 4 la construction des piles de ponts. Dans
ce cas, l’oxygéne se comporte comme un véritable poison, non pas, chose
curieuse, parce qu'il accélére trop vivement les combustions dont l'orga-
nisme est le siége, mais, au contraire, parce qu’il les paralyse compléte-
ment. Ainsi, l’oxygéne comprimé arréte la fermentation, la putréfaction
et méme la germination. En dévoilant ce réle inattendu de l’oxygéne,
M. Bert a fait, comme I’a dit M. Claude Bernard, une des grandes décou-
vertes physiologiques de notre époque et a bien mérité la plus belle des
couronnes académiques.
Trois autres grands prix ont été décernés cette année. Ce sont les prix,
de dix mille francs chacun, fondés par le docteur L. Lacaze, pour récom-
penser les meilleurs travaux sur la physique, la chimie et la physiologie.
Les lauréats des prix Lacaze sont M. Mascart pour la physique, M. Favre
pour Ja chimie, et M. Chauveau pour la physiologie.
M. Mascart fait partie de cette pléiade de travailleurs modestes et con-
sciencieux qui ont puisé a I'Ecole normale lhorreur du vague et de I'd-
peu prés, et le godt des recherches sérieuses et approfondies. Ses princi-
paux travaux se rapportent aux différentes branches de l’optique. lla
commencé par une étude du spectre solaire et particuliérement de la
partie ultra-violette, qui, d’aprés un juge compétent, « a été recommen-
cée, mais non dépassée. » Le premier, il a démontré que lorsqu'on éléve
peu 4 peu la température d'une vapeur lumineuse, on voit apparaitre pro-
gressivement de nouvelles raies dans son spectre, exactement comme on
entend des sons de plus en plus aigus quand on force le vent dans ua
tuyau sonore. La découverte et la mesure de la dispersion des gaz a el
suite occupé M. Mascart; enfin, au moyen d’expériences des plus deélicates
et de discussions théoriques des plus serrées, il est arrivé a mettre de
lordre dans le probléme si complexe de l'influence du mouvement de la
Terre sur la vitesse de la lumiére, et a dissiper les illusions qui ont
REVUE SCIENTIFIQUE. $59
longtemps régné dans la science sur cette difficile question. « Dans toutes
ces recherches, M. Mascart, dit M. Fremy, s'est montré expérimentateur
habile et ingénieux, théoricien profond, poursuivant dans tous ses déve-
loppements une idée scientifique, et n’abandonnant les questions que
quand elles lui paraissaient épuisées. »
Le prix Lacaze de chimie a été décerné a4 M. Favre, correspondant de
"Académie et doyen de la Faculté des sciences de Marseille, pour son
grand travail sur la transformation et l'équivalence des forces chimiques,
physiques et mécaniques. M. Favre peut étre considéré comme le fonda-
teur de la thermo-chimie, cette branche de la science qui prend aujour-
d’hui de si grands développements et acquiert une importance de plus
en plus considérable. Dans le cours de ses longs travaux, il n’a, pour ainsi
dire, employé qu'un seul instrument, le calorimétre, mais il en a tiré un
merveilleux parti. Aprés l’avoir appliqué d’abord & la mesure des quanti-
tés de chaleur dégagées dans les principales réactions chimiques, il ]’a en-
suite utilisé pour l'étude approfondie des relations entre la chaleur déve-
loppée par un courant qui produit soit un travail mécanique, soit un travail
d'aimantation, et la chaleur correspondant a l’action chimique que dé-
veloppe le courant. Ces intéressantes recherches ont mis une fois de plus
en évidence la corrélation et l’équivalence des travaux dus aux forces de
diverses origines. Un résultat d'une semblable portée ne pouvait pas
manquer de valoir 4 son auteur l'une des plus hautes récompenses dont
Académie ait la disposition.
M. le professeur Chauveau, directeur de I'Ecole vétérinaire de Lyon, a
obtenu le prix Lacaze de physiologie pour l'ensemble de ses travaux sur
les maladies virulentes. Peu de questions présentent plus d'intérét que
celles qui ont été étudiées par M. Chauveau : il s'est proposé, en effet, de
rechercher quelle est la cause des maladies contagieuses, par quelles
voies elles se communiquent, et comment on peut s‘en préserver.
M. Chauveau a prouvé d’abord que l’activité des liquides virulents est due
le plus souvent 4 des corpuscules qui s’y trouvent en suspension. Il a re-
connu, en outre, que les agents de contagion pouvaient étre transmis aux
animaux sains par l'intermédiaire de l'eau et de l’air, c’est-d-dire par les
voies aériennes et digestives. Il est donc permis d’espérer qu’en atteignant
et détruisant la cause de l'infection ainsi déterminée, le médecin arrivera
un jour.A arréter le développement et la propagation des maladies con-
tagieuses. Nous n’en sommes pas encore parvenus 4 ce point; quoi qu il en
soit, on comprend sans peine que des travaux permettant d'entrevoir
d'aussi heureuses conséquences pour l'avenir soient dignement encoura-
gés par le premier corps savant du pays.
Aprés la proclamation des prix, M. J. Bertrand, l'un des deux secré-
taires perpétuels de l'Académie, a lu l’éloge historique du général Pon-
540 REVUE SCIENTIFIQUE.
celet. Nul mieux que le savant académicien n’était capable de porter un
jugement éclairé sur les grandes découvertes faites par Poncelet dans le
domaine de la géométrie et de la mécanique. On sait quelle fut l’origine
de ses travaux relatifs 4 la premiére de ces deux sciences. Entré le hui-
tiéme 4 l'Ecole polytechnique, aprés de rapides et brillantes études, il
sortit en 4812 de l’Ecole d’application de Metz, et fut attaché, peu de
temps aprés, comme officier du génie, au corps du maréchal Ney, qui fai-
sait partie de la grande armée de Russie. Dix jours avant le passage de
la Bérésina, aprés avoir supporté vaillamment les périls et les fatigues de
cette terrible campagne, Poncelet fut fait prisonnier 4 Krasnoé, en proté-
geant le passage du Dniéper par les débris de son corps d'armée, qu'une
habile et audacieuse fuite nocturne fit échapper aux cinquante mille
hommes de Mileradowitch. Emmené 4 Saratof, sur les bords du Volga, ow
il n‘arriva qu’aprés une marche de quatre mois des plus pénibles, Ponce
let chercha dans ]’étude une consolation et un reméde 4 ses souffrances et
4 ses tristesses. De la révision de ses études élémentaires, faite sans con-
seils et sans livres, il s'éleva peu 4 peu 4 des conceptions originales, dont
Jes cahiers de Saratoff, publiés depuis‘, nous ont conservé Ja trace. Aprés
deux ans de captivité, Poncelet revint en France, et put alors, 4 son aise
et entouré des lumiéres des anciens géométres, se livrer 4 la rédaction
définitive de ses idées, qu'il présenta 4 l’'Académie sous le titre de Traue
des proprietés projectives des figures*. Le rapport des commissaires Pois
son, Arago et Cauchy ne répondit ni 4 son attente, ni a l’importance de
l’ceuvre. « Ou trouver cependant, ajoute M. Bertrand, trois esprits de plus
haute portée que Poisson, Arago et Cauchy? trois promoteurs plus zélés
pour une théorie grande et neuve? trois juges plus éclairés de démonstra-
tions hardies et subtiles? Ni leur bienveillance n'était douteuse, ni leur
autorité contestable; mais ils goditaient surtout ceux qui de loin suivaient
leurs traces, et, sans donner l’exclusion 4 aucune partie de la science,
marquaient la haute idée qu'ils avaient des théories de calcul intégral,
de physique mathématique ou de mécanique céleste, en plagant leurs
moindres progrés fort au-dessus des plus élégants résultats d'une étude
réputée élémentaire. » Sans se laisser décourager par la froideur de ses
premiers juges, il présenta successivement ses beaux mémoires sur le
Centre des moyennes harmoniques, sur l'Analyse des transversales, et sut
la Théorie des polaires réciproques. L’avenir devait, en effet, le dédom-
mager largement de I’accuei) fait, dans le début, & ses travaux, et Ponce-
4 Applications d’analyse et de géométrie, par Poncelet, membre de !'Institut, ave
additions, par MM. Mannheim et Moutard, anciens éléves de I’Ecole polytechnique. 3
in-8. Paris, 1864. Gauthier-Villars, éditeur.
2 Cet ouvrage a été réédité en 1865 et forme deux volumes qui contiennent en outt?
les principgux mémeires de géométrie de l'auteur.
REVUE SCIENTIFIQUE. 5H
let a pu voir luire le jour ot ses idées, appréciées a leur juste valeur,
ont fourni leur point de départ 4 une foule de recherches faites dans la
méme voie, et ont servi de fondement 4 une nouvelle école de géométres
qui en a fructueusement exploité les conséquences.
Un esprit aussi ingénieux et aussi original ne pouvait se contenter de
suivre les chemins battus, toutes les fois qu'une question importante était
soumise 4 son étude. Ainsi, chargé, par suite de ses fonctions d’officier
du génie, d‘installer une roue hydraulique dans l'arsenal de Metz, il en
profita pour inventer un type nouveau, bien supérieur, pour la bonne
utilisation de la force, 4 ceux employés jusqu’alors, et qui est aujourd’hui
connu et reproduit dans le monde entier sous le nom de roue Poncelet. Une
autre fois, c’était un systéme nouveau de pont-levis en fer et en fonte,
qu'il proposait de substituer aux ponts-levis a fléche et 4 bascule en bois
de nos anciennes forteresses; ou bien encore il perfectionnait, par ]’em-
ploi de ses méthodes géométriques, le calcul de Ia résistance des revéte-
ments et de leur stabilité.
Ces éminents services furent appréciés par ses chefs, et, en 1824, Pon-
celet fut appelé a I’Ecole d'application du génie et de l'artillerie pour y
fonder un cours de mécanique appliquée aux machines; en outre, dans
des lecons du soir, il entreprit de mettre 4 la portée des ouvriers messins
les principes fondamentanx de cette importante science. « Tous les mé-
caniciens, sans exception, dit M. Bertrand, reconnaissent Poncelet pour
leur mattre, et les cahiers lithographiés de Metz ont enseigné la mécani-
que 4 l'Europe entiére. Les savants aussi bien que les ignorants y ont
trouvé d'utiles lumiéres, et les contre-maitres, dans les ateliers, des prin-
cipes généraux et solides, armes défensives 4 jamais acquises contre |'1l-
Jusion des fausses découvertes et le danger de chimériques espéran-
ces‘. »
Tous ces titres ne devaient pas manquer d'ouvrir a Poncelet les portes
de l’Académie. Le 17 mars 1834, il fut, en effet, appelé 4 remplacer Ha-
chette dans la section de mécanique. Quelques années plus tard, une
chaire fut créée, 4 la Sorbonne, exprés pour lui fournir l'occasion de re-
produire devant un auditoire plus important les lumineuses lecons de
mécanique industrielle qu'il avait inaugurées 4 Metz.
En 1848, Poncelet fut élu représentant du peuple par ses compatriotes
du département de la Moselle, et, quelque temps aprés, nommé général
commandant ]’Ecole polytechnique. « Sous sa direction prudente et ferme,
‘ Les cours de mécanique de Poncelet ont été réédités dans ces derniers temps par
MW. Kretz, ingénieur en chef des manufactures de )'Etat: ils comprennent I'Introduction
@ la mécanique industrielle, physique et expérimentale et le Cours de mécanique ap-
pliguéde aux machines.
242 REVUE SCIENTIFIQUE.
nous dit M. Bertrand, l’Ecole polytechnique ne fit pas parler d’elle : ¢'é
tait tout ce qu'il pouvait désirer. »
Président du sixiéme groupe du J jury 4 l'Exposition universelle de Lon-
dres, en 1851, Poncelet fut accueilli comme un arbitre et un maitre par
les savants et les ingénieurs étrangers. Le Rapport sur les machines et ov-
tils employés dans les manufactures, qu’il rédigea a cette occasion, rapport
si consciencieux et si instructif, fut l’un de ses derniers travaux, et non
l'un des moins importants.
Ses derniéres années furent assombries par des souffrances sans reld-
che et sans reméde. II fut, il est vrai, constamment soutenu par les soins
précieux d'une compagne digne de lui, et dont lunique souci était de
doucir les épreuves de son existence. Le culte qu’elle lui avait voué ne
s'est pas ralenti aprés sa mort. Interpréte fidéle des sentiments et des dé-
sirs de son illustre époux, elle a voulu que, chaque année, un prix dé-
cerné au nom du général Poncelet vint encourager les jeunes savants
dans l'étude des sciences qu’il avait le plus aimées. Aujourd’hui encor,
réunissant dans un salon, qui rappelle celui de madame de Laplace et de
madame Brongniart, les anciens amis et admirafeurs de Poncelet, elle
fait chaque jour pénétrer plus profondément dans leur cceur le respect et
l'affection pour la mémoire de celui qui fut un grand savant et un vérita-
ble homme de bien.
P. Samre-Crame Devine.
MELANGES
* LA GENESE DU GLOBE TERRESTRE
Deprés les traditions antiques et les découvertes de la science moderne, par \'abbé
Caorzn, chanoine honoraire, chevalier de l’ordre du Christ du Brésil, membre de
plusieurs sociétés savantes. — Un vol. in-12 de axvim-535 p. Paris, Lethielleur.
L'ancienne querelle des Plutonistes et des Neptunistes serait-elle sur.
le point de renaitre parmi les géologues?
On sait que quand la géologie, celte science née d'hier, commenca a se
constituer en corps de doctrine, deux écoles trés-ardentes, trés-convain-
cues, se disputérent le terrain scientifique. L’une voyait dans le feu, dans
la matiére incandescente ou ignée, l'état primitif et comme le germe du
globe terrestre. On l'appelait plutonienne, du nom du dieu des enfers. Pour
l'autre école, c’était l’eau, et l'eau seule, qui était la matiére généra-
trice du monde. Du nom de I’ancien dieu des mers, on l'avait appelée
neplunienne.
Les observations scientifiques se multipliant, les Plutonistes eux-mé-
mes ne purent méconnaitre le rdle immense joué par les eaux dans la
formation et la constitution graduelle de notre planéte, et, sous ce rap-
port, de trés-larges satisfactions furent données 4 1l'école neptunienne.
Néanmoins, l’action primordiale du feu, l’origine ignée du sphéroide ter-
resire, reposent sur un tel ensemble de faits, d’observations et de simili-
tudes, qu’il ne parut pas possible d’expliquer la géogénie ou genése de
la terre, sans tenir compte du rdle du feu aux premiers temps de la créa-
tion.
Par cela méme, l’école plutonienne est celle qui a prévalu, et si elle
Nexerce pas un empire absolu et incontesté dans le domaine de la géolo-
gie, on peut dire du moins qu'elle rallie a elle la trés-grande majorité
des savants.
S44 MELANGES.
Cet état de choses serait-il destiné 4 changer?
Un géologue modeste, autant que travailleur opinidtre et chercheur in-
fatigable, éléve aujourd'hui la voix dans l’intention, hautement avouée,
de renverser de fond en comble le systéme plutenien.
I] est certain que l’école neptunienne, pour étre cependant peu nom-
breuse, n'a jamais abdiqué, et compte parmi ses adeptes des esprits dis-
tingués. Elle se fonde sur l'impossibilité de réunir en une méme masse
ignée les trois éléments constitutifs du granite, savoir : le quartz presque
infusible d'une part, de l’autre le feldspath et le mica, qu’une chaleur
relativement modérée suffit a liquéfier. Elle puise un argument, qu'elle
considére comme plus décisif encore, dans la découverte, faite au mi-
croscope, de particules d'eau dans ces trois éléments des roches primi-
tives.
M. l'abbé Choyer, chanoine d’Angers, géologue érudit et consciencieux,
appartient 4 l’école neptunienne. ll ne vise 4 rien moins qu’a lui faire ren-
dre Ja prédominance sur sa rivale anéantie, et prétend démontrer que
toutes les roches : granites, syénites, porphvres et basaltes, sont, aussi
bien que les grés, les marnes et les terrains du diluvium, de formation
exclusivement aqueuse. Pour lui, « la terre s'est constituée dans l'eau et
aux dépens de l'eau, » sans que le feu y ait été pour rien.
Dire que la conviction de M. l’abbé Choyer s’appuie sur des consi-
dérations scientifiques et sérieuses, ce n'est que lui rendre stricte-
ment justice. Ce géologue ne présente pas une théorie puisée dans
les mirages d'une imagination plus brillante qu'observatrice.. Tout av
contraire, il commence par observer des faits. Il discute les observations
sur lesquelles s‘appuient les théories généralement admises, mais qu'il
n’accepte point. Puis, a l'aide de ses propres observations, qu'il commence
par décrire minutieusement, il combat les conclusions de ses adversai-
res, et conclut, d'une maniére logique et plausible, dans un sens oppesé.
Bien que la lecture de la Genése du globe terrestre de M. l'abbé Choyer
ne nous ait pas converti jusqu’é présent, nous devons l’avouer, & la doc-
trine de la formation exclusivement aqueuse du globe terrestre, nous
souhaitcrions que l’écrit dans lequel le nouveau sectateur de cette théo-
rie la présente et la soutient fat examiné par les autorités scientifiques
compétentes avec le soin et l'attention qu’il mérite. De nouvelles lumiéres,
croyons-nous, ne sauraient manquer, en tout cas, de jaillir d'un examen
et d'une discussion approfondis des faits observés par M. Choyer, et des
conclusions a tout le moins ingénieuses qu’il en tire.
Cela posé, nous nous permettrons, sans suivre !’auteur dans les faits
particuliers sur lesquels il étaie sa théorie, de lui opposer quelques ob-
jections d'un ordre plus général.
Par exemple, il reconnait comme acceptable et méme plausible la théo-
rie cosmogonique de Laplace. Mais il s'indigne de ce que la terre étaat,
MELANGES. 545
d'aprés cette théorie, issue du globe solaire, et celui-ci étant « suppose »
actuellement incandescent', on en conclue que la terre a été primitive-
ment, elle aussi, un globe incandescent. Ii veut que l'anneau cosmique
dont la condensation a formé notre planéte se soit détaché de la nébu-~
leuse solaire, alors que celle-ci n’était encore qu'une masse éthérée et
obscure, point ignée, par conséquent.
Cette derniére prétention est parfaitement légitime, assurément; elle
est méme conforme a la plus grande probabilité. Seulement on s‘explique
difficilement pourquoi, les mémes causes engendrant d'ordinaire les mé-
mes effets, la nébuleuse terrestre se serait transformée en cau, tandis que
la nébuleuse solaire, sa génératrice, passait elle-méme a |'état incandes-
cent. L'astronomie contemporaine, avec les puissants moyens dont ello
dispose pour lire dans les profondeurs des abimes interstellaires, a pu
verifier de point en point, par l'observation des faits, l'exactitude de
plus en plus apparente de la magnifique théorie que, par une intuition
de génie, Laplace avait concue et tracée : l'étude des nébuleuses a per-
mis de contempler, dans toutes leurs phases et 4 tous leurs degrés de dé-
veloppement, les Jointains univers en formation dans les divins labora-
toires du Créateur. Partout ce sont des masses gazeuses qui s‘illuminent
peu 4 peu, se condensent lentement en brillantes étoiles, soleils lointains
de ces mondes mystérieux, qui s'’obscurcissent a la longue et s’éteignent
enfin, encrodtés:par l'action ininterrompue du froid intersidéral.
D'aprés M. l’abbé Choyer, la terre seule aurait donc fait exception a
cette loi universelle de la matiére cosmique. Sans doute, si des faits in-
discutables donnaient 4 cette opinion le caractére de l’évidence ou d'une
extréme probabilite, il faudrait bien l'admettre. Convenons, jusqu’a plus
ample informé, qu’en tout état de cause, les lois les plus apparentes de
lanalogie sont contre elle.
Ilya plus. Notre auteur admet le feu central 4 l'intérieur de la Terre.
Le fait lui parait méme indiscutable. I! faudrait alors, d’aprés sa théorie,
que ce feu se fit allumé postérieurement a la formation aqueuse du sphé-
roide terrestre. Dans cette hypothése, la phase ignée de notre globe, con-
trairement A ce qui se passe dans tous les autres astres, aurait été précé-
dée d'une phase aqueuse: M. l'abbé Choyer ne recule pas, en fait,
devant cette conséquence, car il veut qu'il y ait entre le noyau incan-
descent et la crodte solide qui nous porte une masse d'eau interposée,
une sorte d’hydrospliére intérieure, empéchant tout contact immeédiat
entre les parois de la voite sphérique et le liquide incandescent qui
remplit sa cavité.
‘ Voir, dans l’admirable traité du R. P. Secchi, Le Soran (2° édition. Paris, Gauthicr-
Villars), si, com ne le pense M. l’abbé Choyer, la théorie de l'incandescence du soleil n’a
que la valeur d'une supposition.
546 MELANGES.
On se demande comment cette hydrosphére n'est pas vaporisée a une
tension extréme, ou méme dissociée, au-dessus d’une telle fournaise, et
comment elle ne lance pas en mille et mille éclats dans l’espace lesdé-
bris de l’écorce solide qui nous porte, fréles parois d'une aussi gigan-
tesques chaudiére.
On Je voit, si les théories géologiques de M. l’abbé Choyer sont desti-
nées A exercer une influence sérieuse sur la marche de la science, ce ne
sera pas sans rencontrer plus d'une difficulté et plus d'une objection sur
leur chemin. Peut-étre l’auteur est-il, 4 son insu, poussé 4 conclure
comme il le fait par une idée préconcue, idée infiniment respectable,
mais qui, par trop systématisée, peut conduire a des erreurs scientifi-
ques. Prenant au pied de la lettre cette expression du deuxiéme verset de
la Genése: « Spiritus Dei ferebatur super aquas », ou, plus littérale
ment : motabat super facies aquarum, M. |’abbé Choyer croit trouver dans
la theorie de l’origine aqueuse du globe terrestre une concordance, beau-
coup plus grande que dans tout autre systéme, avec le récit mosaique.
On ne saurait nier qu’en effet, l'accord entre la théorie scientifique
et les données génésiaques ne soit plus littéral avec l’école neptunienne
qu’avec l’école plutonienne. Mais s'il est admis, — ce que nous espérons
pouvoir exposer prochainement, — que, dans tout ce qui ne tend pas di-
rectement et immédiatement au dogme proprement dit, une foule d'ex-
pressions bibliques peuvent ou doivent étre prises dans un sens image,
métaphorique, imprégné de poésie, on reconnaitra facilement que la théo-
rie plutonienne, pas plus que celle des Neptunistes, ne se refuse a une
harmonie satisfaisante entre la science contemporaine et la cosmogonie
essentiellement abrégée et sommaire des Livres sacrés.
M. l’abbé Choyer est on {ne peut plus affirmatif pour reconnaitre et
défendre l’interprétation qui fait, des jours (en hébreu 74 yom) de I'Hexa-
meéron, des époques d'une durée indéterminée, et il établit cette vérité avec
une grande force de raisonnement. Mais si les six jours de la création
peuvent étre considérés comme six époques, pourquoi, par exemple, les
eaux sur lesquelles, 4 l’origine du premier jour, étatt porté ou planait
l’esprit de Dieu, ne pourraient-elles pas étre entendues dans le sens
plus général de fluides? Pourquoi une telle appellation ne s’appliquerait-
elle pas, par conséquent, 4 cet état cosmique primitif o& toute matiére
ne se manifestait encore que comme un amas de molécules, moins que
cela, d’atomes, amas possédant 4 la supréme puissance cette mobilité
et ce défaut de cohésion des parties élémentaires qui spécifient égale-
ment l'état liquide ou les eaux '?
‘ Depuis que ces lignes sont écrites, nous avons eu occasion de voir cette opinion,
que nous croyions nous étre personnelle, exprimée par unc autorité bien autrement
MELANGES. 547
Avec une telle interprétation, peu importe que la matiére cosmique
se résolve, par la condensation, en masses de gaz incandescents ou en
eaux proprement dites; la concordance n’en subsiste pas moins entre la
science et la Bible; l’hypothése de M. l'abbé Choyer n’est donc pas né-
cessaire a ce point de vue.
Explique-t-elle d'une maniére plus compléte et plus probante que la
thforfé plutonienne les faits géologiques observés et acquis? C’est ce
dont, aprés lecture, on doute encore. Mais ce doute méme motiverait, a
nos yeux, de la part de géologues autorisés, un examen scientifique ap-
profondi, une discussion critique sérieuse et détaillée de l’ouvrage et des
idées de M. l'abbé Choyer.
Jean d’Estrexne.
MEMOIRES ET DOCUMENTS
Publiés par la société d'histoire de Ja Suisse Romande. Tome XXVII, Chartes commu-~
nales du pays de Vaud, de l'an 1214 2 l’'an 1527, par Francois Foret, président de
la société d'histoire de la Suisse Romande. — Lausanne, 4872, 4 vol. in-8.
Ce qui caractérise notre temps, c’est l’uniformité; la société du moyen
age était, au contraire, profondément diversifiée : l'administration d’une —
province différait du régime en vigueur dans la province voisine et le sys-
téme communal variait de ville 4 ville, de village a village.
Lorsque nous voulons aujourd'hui reconstituer les traits principaux
d'une société aux aspects si changeants et si fuyants, nous ne pouvons em-
ployer les procédés trés-simples qui sont 4 la disposition de quiconque,
pour les temps modernes, poursuit la méme étude. Le rédacteur d'un
cours de droit administratif se procurera la derniére édition des Codes
frangais ou le Bulletin des lots ; il y trouvera minutieusement décrite par
le législateur l’organisation des départements et des communes de France,
et du méme coup, l’organisation de chaque département, de chaque com-
mune.
Nous n‘avons pas, pour l'étude du moyen 4ge, un semblable livre; la
pensée d'édicter une loi uniforme régissant toutes les communes du
compétente, par M. l'abbé Hamard, de l’Oratoire de Rennes, dans son excellente traduc-
tion de Géologie et révélation, par le Rév, G. Molloy, docteur en théologie.
« Par ces eauz, dit M. l'abbé Hamard (p. 344, ad notam), il faut entendre sans
doute la maticre fluide de la nébuleuse primitive. Ce n’est pas le seul endroit de l’Ecri-
ture ou le mot hébreu C53) (maim) doive se prendre dans ce seng. >
4 vol. in-12 de xn-455 p. Paris, Haton.
40 Févaren 1876. 36 CO
54S MELANGES.
royaume, ne serait pas venue 4 l’esprit au douziéme ou au treiziéme
siécle ; chaque ville, s'inspirant de ses propres intéréts, se faisait sa loi
particuliére, puis tAchait d’en obtenir du pouvoir royal ou seigneurial une
confirmation achetée souvent fort cher. Cette loi, cette charte de com-
mune traitait, suivant les époques et suivant les lieux, de matiéres trés-
diverses. Le droit civil et le droit pénal y trouvaient place 4 cété du droit
municipal proprement dit.
Quand nous voulons aujourd'hui pénétrer au coeur de ses sociétés dis-
parues, il nous faut aborder l'étude comparative de titres trés-divers,
trés-nombreux, trés-disséminés et qui sont bien loin encore d’étre tous
imprimés. Gependant chaque jour des documents ‘nouveaux viennent
s’ajouter 4 ceux que nous possédons déja: grace 4 ces publications,
l'histoire progresse, ou, du moins, l’historien est mis en demeure de s’es-
sayer 4 une ceuvre moins superficielle.
La Société d'histoire de la Suisse romande vient d’éditer un recueil qui
prend un rang trés-honorable parmi quelques travaux du méme ordre,
et qui facililera singuliérement la tache des futurs historiens du pays de
Vaud. En lisant ce titre : Chartes communales du pays de Vaud, nous ne
pouvons nous empécher de songer que'la plupart de nos provinces n'ont
point encore, comme ce canton suisse, un recueil: général de coutumes
et de chartes communales. C'est 4 dessein que je réunis ces deux nalures de
documents : coutumes et chartes communales marchent, en effet, ‘de pair.
L’Allemagne doit 4 Jac. Grimm, un Coutumier général de la plus
grande valeur. La derniére tentative de ce genre qui ait été faite parmi
nous date du dix-huitiéme siécle; elle ne procéde pas des préoccupations
historiques et scientifiques dont nous nous inspirons aujourd'hui, et, par
suite, ne répond plus 4 nos besoins. Reprendre au point de vue moderne
l’oeuvre surannée de Bourdot de Richebourg et publier pour la France
un recueil analogue aux Weisbhtimer de Grimm, serait une belle entre
prise, véritablement digne de tenter l’ambition d'un érudit et qui pour-
rait faire honneur 4 son nom.
Paut Viovier.
MADAME DE MAINTENON
Choix d’entretiens et de:lettres. 4 joli volume in-18. — Douniol, rue de Tourne.
Quel que soit le jugement que Jon porte sur madame de Maintenon, on
ne saurait méconnaitre le talent extraordinaire, l'aptitude rare dont cette
femme illustre se montra douée pour tout ce qui se rapportait a la direc-
' MELANGES. 548
tion et 4 l'éducation des jeunes filles. La fondation de Saint-Cyr, de cet
asile ouvert par elle aux filles de la noblesse pauvre, reste son plus in-
contestable titre au respect de la postérité. Comme !’a si bien dit son his-
torien, le duc de Noailles, « c'est 4 Saint-Cyr qu'il faut voir madame de
Maintenon pour prendre une juste idée de ses vrais sentiments. » Les rap-
ports qu'elle entretenait avec les éléves et les religicuses de cette maison
n’ont pas duré moins de trente-trois ans, et les nombreux écrits qui res-
tent d'elle nous révélent le zéle persévérant, infatigable avec lequel
celle personne, qu'une singuliére fortune éleva au faite de la grandeur,
consacra les facultés d'une raison supérieure et d'un esprit éminent au
service de la Jeunesse.
Qutre les conférences et les conversations que madame de Maintenon
multipliait avec les éléves de Saint-Cyr dans. les visites presque quoti-
diennes qu’elle leur faisait, elle employait encore, pour les diriger et les
instruire, le moyen d'une correspondance fort suivie. C'est du recucil de
ces lettres et entretiens, religieusement reproduits et conservés 4 Saint-
Cyr, qu’ont été extraits les éléments du volume charmant que nous an-
noncons.
Guidée par un tact sir et la tendresse maternelle Ia plus éclairée, le
spirituel auteur de ce recueil s'est pénétré des vrais sentiments de ma-
dame de Ma intenon, en donnant la religion pour base 4 toute éducation
et ens'attachant 4 reproduire surtout ce qui devait aider au progrés et
au développement de la raison, inspirer aux jeunes filles le godt de la
simplicité et élever leurs Ames.
Un beau portrait de madame de Maintenon et une notice biographique
parfaitement appropriée au jeune public auquel s’adresse ce recueil
complétent ce volume, que toutes les méres voudront}mettre aux mains
de leurs filles.
Léon Ansaup.
2
Notre collaborateur, M. René Lavollée vient de pablier uné étude inté-
ressante, écrite d’aprés des documents nouveaux et qui présente sous
un jour lumineux une des plus remarquables figures de la société amé-
ricaine, celle de Channing, dont M. Cachin a esquissé ici, il y a déja
quelques années, les traits *(Channing, sa vie et sa doctrine, librairie
E. Plon et C*). L’auteur ne fait pas seulement la biographie de l’illustre
Américain, il ne se borne pas 4 montrer son héros partagé entre la com-
position: littéraire, la vie de famille et la prédication; il nous initie en-
core au’ mouvement littéraire qui se- développe en Amérique, et’ qui lui
inspire l’idée de disputer 4 | Europe son ancienne suprématie dans
Yinstruotion et.Ja.science. Ce remargquable ouvrage a été ‘couronné par
Académie des sciences morales et politiques.
- QUINZAINE POLITIQUE
9 février 1876,
Bien des cspérances ont été décues par l’élection du Sénat, le
30 janvier ; et nous n’affecterons pas, pour notre part, une fausse
satisfaction : si l’événement n’a pas trompé tous nos veeux, il en
est plus d’un qu’il a trahi. Mais nous ne pensons pas qu'un seul
parti ait vraiment le droit de s‘enorgueillir et de se réjouir : pour
tous il y a un regret qui tempérc leur. contentement; et, parmi les
plus prompts a se faire & cux-mémes des ovations, parmi les plus
habiles a parer de fleurs jusqu’a leur deuil, on a vu régner un peu
de pudcur ct de prudence, on a vu quelque retenue présider a leurs
démonstrations : les radicaux n'ont pas osé monter au Capitole pour
remercicr les Dieux ; Ies césaricns. n'ont osé décerner l’apothéose a
aucun de leurs chefs. Pourquoi ce sentiment général? C’est qu’en
réalilé personne n’a grandement triomphé, le 50 janvicr, ni subi de
hontc ou de désastre irréparable. C’est surtout parce qu’é réunr
les stnateurs élus dans le pays et ceux qu’avait choisis l’Assemblee,
on ne peut, ni d’un cété‘ni d’un autre, compter de majorité pré-
pondérante, assez compacte ct asscz sure d’clle-méme pour rendre
inutiles ces arlilices de gronpement et ces difficiles efforts d’équi-
libre dont l’Assemblée a cu lesoin pendant cing ans. Les conserva-
teurs, évidemment, sont les plus nombreux. Mais seront-ils unis?
Les républicains ct les radicaux ont conquis plus de siéges que
nous ne présagions. Mais n’cn ont-ils pas obtenu moins qu’cut-
mémes rc le présumaicnl? Ne retrouvent-ils pas devant eux des
forces plus vivaces que certaine illusion ne les avait induits a le
croire? Et puis, ne sentent-ils pas plus prochaine l’heure qui scra
pour cux celle de la division? Voila des doutes qui, 4 droite et a
gauche, diminuent également la confianee ou la joic. Pour les uns
ct pour Ies autres, le Senat a quelque chose de médiocre et d’incer-
tain, au-dessus duqucel plane un peu d’obscurité.
QUINZAINE POLITIQUE. |
Ceux-la surtout auront été dans l’erreur, qui annongaicnt qu’une
unité, inconnue de |’Assembléc, dominerait dans le Sénat. Non, ce
souffle d’esprit républicain qui, moins impélueux que léger, passe
en ce moment sur notre pays n’est pas si puissant, qu’il ait em-
porté toutes les traditions du passé et tous lcs souvenirs de ce
siécle, en les chassant devant lui. Qu’cn regarde en effet ce Sénat.
Le voila bien tel que histoire de ce temps a fait la France elle-
méme, la France désunie et partagée. Le voila avec nos impéris-
sables partis : ils y sont tous. Nous avons beau créer des lois, dicter
des serments, proclamer des noms, ct nous imaginer que l’unité,
mise dans les apparences, cst aussi dans le fond des choses; il
n’en est rien. Les différences subsistent, les contrastes restent, l’a-
gitation demeure. Est-ce donc la main de Dicu qu’il faudrait pour
réimprimer sur la France cette unité politique qui s’y est effacéc?
Lui seul le sait. Mais ce qui dément aujourd’hui bien des pré-
dictions, c’est la vue du Sénat : il n’est pas sculement divers comme
les gouvernements qui, depuis 1789, se succédent sur Ics trdnes
que nous leur élevons avec Ics débris de nos révolutions ; les
partis mémes qui le diversifient ont presque des forces égales,
moins capables de se commander l'une 4 l'autre que de se neutra-.
liser, comme s’il n’y avait plus pour la France d’autre miracle
possible que de se mainteniren évilant de se briser dans cette divi-
sion! Et ainsi la République, qui devait, au dire de ses prophetes,
lout unifier en enveloppant tout de concorde et de fraternité, n’a
fait qu’ajouter un élément de plus 4 notre impuissance!
A voir tous nos partis représentés dans le Sénat par des nombres
presque proportionnels, un étranger pourrait, certes, nous deman-
der, avec un scepticisme assez légilime, ce que signifie réellement
élection du 30 janvier. Chacun des partis n’apporte-t-il au Sénat
que sa fidéle doctrine, sa vieille espérance, son propre esprit? Et
alors qu’est-ce que ce voisinage ct ce mélange de competitions qui
ne peuvent s’accommoder ct s’assorlir que pour un jour? Qu’est-ce,
sinon le chaos? Ou bien, chaque parti continuant d’étre ce qu'il a
été, y a-t-11 par-dessus tous quelque chose qui Icur est commun,
comme un drapeau par-dessus vingt élendards? C’est, 4 notre avis,
cette derni¢re considération qui est la vraie. Les partis, en 1876, se
survivent dans le Sénat, tels dans le secret de leurs cceurs qu’ils
étaient en 1875 ou méme en 1871 dans l’Assembléc. Ils n’ont pas
renoncé 4 eux-mémes. Seulement quelqucs-uns sont plus tristcs
et n’ont plus l’ardeur d’alors, tandis que les autres sont devenus
hardis et s’impatientent. Mais tous sentent peser sur cux telle ou
telle grande nécessité qui les conticnt. Et la France, dans 1]’élection
du 30 janvier, semble leur avoir dit : « Respeetez-vous ct épar-
S52 QUINZAINE POLITIQUE.
gnez-moi. Je connais votre impuissance réciproque. N'entrepre-
nez rien les uns contre les autres : cq serait. inutilement troubler
mon repos social et national. Préoccupez-vous surtout du pos-
sible et vivez cn paix sous la loi du jour. J'ai peur du désordre,
j'ai peur du changement, Laissez-moi respirer, aprésp tant de se-
_cousses et devant tant de. périls, sous l’'abri tutclaire qu’étend sur
moi le pouvoir: du maréchal de Mac-Mahon.. Laissez: intacte .cette
Constitution, hélas! plus qu ‘impariaite, mais que yous ne sauriez
remplacer ef, que vous ne pourriez refaire aujourd'hui. Ne me par-
lez pas, avant 1880, avant |’épreuve, ayant le temps marqué pour
lexpéricnce, ne me parlez pas de réviser une constitution dont la
pratique n’a pas encore commence : bonne, gardez-l4 ou supporter-
la; mauyaise, ne la. rendez pas pire. par la menace quotidienne el
prématuréc de V’abolir. J’ai besoin de tranquillité : & ce besoin,
qui vient de mes blessures ct de mes fatigues, subgrdonnez tout le
reste,» Tela été, pour un témoin,impartial, pour quiconquc écouls
nonce qu'il veut entendre mais ce qui se dit, tel a été le langage de
la. France dans cette élection. C’est celui que, formée de trois ou
quatre, partis différents, la majorité des modérés va vraisemblable-
-meunt répéter dans le Sénat. :
‘Le lendemain qu 30 janvier, on n’a pu déméler aussitdét, dans
lobscurité de certains, choix ef dans Pincohérence des noms, la vé-
ritable volonté du pays. Peut-étre méme ne la lira-t-on bien dans le
Sénat. que lorsqu’il |’'aura lui-méme écrife dans ses premiers actes,
et ces actes dépendront plus qu’on ne pense de ceux auxqucls parai-
tra disposée l'Assemblée qui aura été élue le 20 février. D’autre part,
les.résultats étaient mélés de bien ct de mal. Si les conservateurs
saluaient avec joie parmi les noms victorieux ceux de M. de Broglie,
M.. Bocher, M..de Meaux, M. Depeyre, M. Batbie, M. Lambert-Sainte-
Croix, M..Ancel, M. de Gontaut-Biron, M. Daru, M. de Talhouét,
M. de Kerdrcl, M. Caillaux, le général de Ladmirault, M. Grivart,
ils avaient-a regretter que ceux de'M. de Chahaud-Latour, M. de
Larcy, M. Charles de Lacombe, M. de Mérode, M. de Vogié, M. de
Cumont, M. de Rességuier, M. Peltereau-Villeneuve, M. de Sugny,
M. de Chaudordy, M. Broét, manquassent au Sénat; ils avaicnt sur-
tout la douleur de constater que, dans les Vosges ct dans la Cha-
rente-Inféricure, l’ingratitude et l’ignorance populaire cussent servi
Ja haine qui anime les radicaux républicains ou césariens contre
M. Buffet ct M. Dufaure. Une consolation, il est vrai, diminue ces
regrets : c'est l’espoir de voir ces injustices réparées par les votes
du 20 février. D’ailleurs, devenucs sires ct completes, les nou-
velles de l'élection ont, dans leur ensemble, compensé celles qui
avaient d’abord attristé les conservateurs. Le centre droit et la
-
QUINZAJNE POLITIQUE. S58
droite modérée comptaient ensemble plus de 90 élus; la droile avait
parmi les sénateurs un plus grand nombre d’ancicns députés que
la gauche. Victoire remarquable pour des partis qui, cn entrant
dans la lutte, s’y trouvaient précédés par on sait quels présages
défavorables, et qui rencontraicnt associés contre eux, dans le pays,
les némes adversaires dont la coalition les avait naguére accablés
dans l’Assembléc. Victoire significative aussi, puisque ceux qui
l'ont remportée, ce sont des partis dénués aujourd’hui de tout ce
qui entraine la fortune et la foulc, des partis qui n’ont de force que
dans le passé ct que rien n’encourage beaucoup ou ne seconde bien
dans le présent. |
_ Les radicaux n’avaient pas tant a se {Gliciter de cette journée. lls
avaicnt fait nommer quelques candidats de plus que le centre gau-
che, mais une fois mains que,la gauche modérée. Les Challemel-
Lacour, les Esquiros,, les Férouillat avaient bien cu ’honneur
détre revétus a Marscille et 4 Lyon du titre de sénatcurs. Mais les
Gent, les Millaud, les de Pompéry avaicnt eu l’affront d’¢ire repous-
sés, bien qu’ils aient foi eux aussi, en « la République puissante
comme la vérité, indestructible comme le droit », que célébrent
ceux-la. A Paris, dans la cité sainte de ]’extréme gayche, M. Victor
Hugo, le grand pontife ct le grand poéte du radicalisme, avait eu
4 subir (o misére! o honte!) |’épreuve d’un obscur ct hasardeux
ballottage! Et. M. Louis Blanc, cette autre gloire que, dans une
réunion publique, M. Gambetta. ne permettait pas d’exposer une
minute au doute d’une contestation, M. Louis Blanc, au front
duqucl tant de radicaux croicnt voir luire la lumiére divine de
la république elle-méme,, M. Loyis Blanc était rejeté par les
élecleurs sénatoriaux de Paris! Trois républicains ou radicaux
qu'on appelle modérés, ‘M., Hérold, M. de Freycinet, M. Tolain
élaient préférés 4 ces deux hommes illustres du parti radical! Il y
avait la pour nous un agréable sujet d’étonnement: Les radicaux
capteront-ils mieux la bonne volonté du suffrage universel ? Ils l’as-
surent ; et nous, nous en douterions fort, si les conscrvateurs
étaient aussi disciplinés qu’eux ou aussi prodigues d’eux-mémes.
Nous verrons. Nous vivons dans un pays et dans un temps ot il ar-
rive aux radicaux eux-mémes d’étre parfois de mauvais prophétes.
Que faut-il en France pour tourner soudain dans un sens contraire
asa direction initiale la mobile puissance du suffrage universel ?
Que faut-il? Un aussi minime accident que ccux dont parlait ]’ire-
nie de Pascal et qui pouvaient, selon lui, déranger la machine du
monde.
Le parti bonapartiste avait affiché l'espérance d’avoir sur chacun
de ses rivaux, dans le Sénat, la supériorité du nombre : sa pre-
354 QUINZAINE POL'TIQUE.
somption y comptait d’avance quatre-vingts au moins de ses candi-
dats. Ce qui semblait assurer sa jactance, c’était le mode méme du
scrutin : parmi les délégués, 11 croyait retrouver les clients de l'Em-
pire, les maires surtout. Il se vantait « d’écraser » dans le pays, le
30 janvier, ce centre droit et cette droite modérée que, en décem-
bre, il avait aidé 4 « écraser » dans l’Assemblée. Il déclarait arro-
gamment que, comme il allait étre fage 4 face avec le parti répu-
blicain, il vaincrait. Or, de tous, 11 est le parti qui aura le moins
de sénateurs. M. Rouher verra derriére son drapeau, dans le Sénat,
15 bonapartistes militants. Quant aux 15 ou 16 bonapartistes d'au-
trefois, gens modérés et indécis, qui n’ont été bonapartistes sous
l’Empire qu’a titre de conservateurs, ils sont, comme M. Magne, de
ceux qui suivront plus volontiers M. Buffet que M. Rouhcr : ils ai-
ment mieux préserver le présent avec le maréchal de Mac-Mahon
que risquer l’avenir avec Napoléon IV dans on ne sait quel inconnu
et quels périls ; M. Rouher ne peut les appeler siens. Mais supposons
qu’il en ait le droit : une trentaine de bonapartistes dans le Sénat,
ce n'est certes: pas le nombre triomphal que le vice-empereur pro-
‘mettait 4 son jeune maitre ; c’est un chiffre inférieur a celui d'au-
cun autre parti dans cette assemblée; ct voila un bonheur bien
médiocre aprés tant d’efforts, de dépenses, de séductions, de bruit
et de propagande. Malgré le masque de conservateurs dont la plupart
se couvraicnt le visage, et bien qu’ils eussent 4 l’envi usurpé le nom
d’amis du maréchal de Mac-Mahon, les plus fameux ont succombé:
c'est M. de Saint-Paul, M. le Provost de Launay, M. Levert, M. Grand-
perrel, M. Lachaud, ctc... Parmi ces victimes, il y a 6 ministres,
8 préfets, 13 députés, 2 stnateurs, 2 conscillers d’Etat, 6 généraux,
2 ambassadcurs de l’Empire. Beaucoup de ces grands personnages
n’ont méme eu que des minorités ridicules. Leur comité, celui qui
sans vergogne s’est dit « National Conservateur », présentait 74 can-
didats chers 4M. Rouher et dévoués a sa politique : 14 seulement
ont éte élus. Est-ce pour eux la seule trahison de la fortunc? Non.
Elie les abandonne jusque dans leurs pays de prédilection, dans le
Gers, I’Oise, l’Eure, l’Aude, la Somme; clle leur manque jusque
dans le Pas-de-Calais, cette Bétique du bonapartisme. Or, pour qui
la faveur des électeurs les y délaisse-t-elle? Pour des radicaux?
Nullement. C’est pour des conservateurs constitutionnels. Et de
toutes les lecons que l’événement du 30 janvier aura infligées aux
bonapartistes, celle-ci n’est pas la moindre qui doive désormais
rendre leur orgueil plus modeste et leur avidité plus sobre.
L’élection du 50 janvier mettait 4 essai un genre de vote absolu-
ment nouveau cn France. Qu’auront a penser de cette expérience le
fégislateur et ’historien? Aujourd’hui on ne saurait le dire exacte-
QUINZAINE POLITIQUE, 555
ment. On connatt mal encore, sinon tous les ressorts qui ont mit les
partis pendant l’action décisive, du moins tous les mouvements qui
ont poussé ¢a et 14 ou ramené leurs opinions. D'autre part, il y a
dans la composition du Sénat des éléments vagues, sur lesquels les
données sont encore incertaines : or, on ne peut bien juger la cause
qu’a la condition d'‘avoir tous les effets sous son regard et dans une
pleine lumiére.
En attendant, il nous semble que ce genre d’élection n’a pas eu
tous les avantages qu’on lui attribuait d’avance. Par exemple, on
lui croyait la vertu d’un instrument précis et sir, qui permettait de
calculer les forces et d’annoncer les chances des partis. On le disait
bien haut, le lendemain du 16 janvier. La vérité est que si cet in-
strument est moins variable et moins douteux que celui du suffrage
universel, i] ne fournit pas, pour augurer les choix, le moyen
presque infaillible qu’on avait pensé ; il n’est pas si propre a diriger
les volontés que quelques-uns !’estimaient : il a réduit dans le vote
la part de Yinconnu bien moins qu’on ne l’avait espéré. Combien de
prévisions trompées! Combien de victoires ou de défaites improvi-
sées! Combien de surprises qui venaient contrarier, changer, dé-
truire méme, ou la notion des lieux ou la connaissance des person-
nes! On le sait. Il n’est pas moins manifeste que ce mode de scrutin
favorise plus qu’on ne croyait cértaines combinaisons de votes,
‘telles que Y alliance des partis les plus hostiles l'un 4 l'autre peut
en créer dans un parlement. Ces assemblées restreintes, ces délé-
gués, ont eu, dans plus d’un département, leurs traitants pour tra-
fiquer des haines ou des convoitises de chacun, leurs Raoul Duval
et leurs Jules Simon, leurs la Rochcette et leurs Gambetta, comme a
Versailles; et ce sont ces indignes accords qui ont eu le pouvoir
d’écarter du Sénat des hommes comme M. de Chabaud-Latour et
M. de Larcy. I faut y prendre garde: avec un emploi plus fréquent,
cest-i-dire avec plus de préparation et d’habitude, l’espéce de suf-
frage qui a été en usage dans l'innovation du 30 pourrait sc préter
4 bien des jeux funestes, comme celui qui, au mois de décembre, a
scandalisé la conscience publique et compromis la mémoire de
Assemblée.
Mais hatons-nous de le constater également. Ce genre de vote
rend l’accueil des électeurs plus sévére et plus difficile & ces candi-
datures ambulantes du radicalisme, qui, n’ayant de foyers nulle
part, s’en allaient naguére de Paris mendier partout le droit de
cité. Le souvenir des services rendus, les titres locaux et les mé-
rites particuliers ont eu plus de prix dans cette élection ; l’équité
ya donc régné davantage. Sans méconnaitre l’empire exercé par
les nécessités du jour, ni Pinfluence du gouvernement, ni la puis-
yS6 QUINZAINE POLITIQUE.
sance:générale de l’opinion, nous eroyons aussi que, de lui-méme,
i’électorat des délégués a cu son efficacité, le 50 janvicr, pour
réglar et tempérer les choix des partis. Il les a contraints a tenir
un compte plus juste de Icur,valeur respective. Il a su donner aux
minorités leur représentation. Jl n'a point formé une de ces majo-
rités souveraines, impéricuses, exclusives, telles que certains sou-
haits ’ambitionnaient. Malgré plus d’une erreur malhcureuse, il
s’est laissé moins gouyerner par lcs violents ou moins duper par
les habiles. Dans l'ensemble, ses préférences ont été pour les mo-
dérés, Ila fui les extrémes. Car, parmi Jes,élus du, 50 janvier, elle
est relatiyement petite, la place des csprits absolus ou chimétriques,
des sectaires ct des furicux. N’était le fractionnement de nos parts.
n’étaicnt les séparations d’hier qui tomberont demain pcut-étre, on
pourrait rassembler dans ce Sénat plus de cent quatre-vingt-trois
consprvateurs ct constitutionnels, jaloux sincérement de | préserver
de tout excés la patrie et la société, c’est-d-dire capables d’opposer
une résistance suffisante aux entreprises de M. Gambetta et de
M. Rouher. Dans l'état actuel de notre pays, ¢’est une, ressource
qu’on ne saurait dédaigner. L’avenir apprendra ce.qu’on peut en
faire.. Mais jusque-la reconnaissons que l’élection du 50 janvier, en
amenant dang le Sénat un nombre de modérés supéricur a celui des
autres, nous a ménagé un dernier mayen de salut. Il reste que les
évanements ct les hommes s’en servent, comme jl convient aux, des-
tinées que. nous espérons encore pour la France! | =
: Combien est fiévreuse la préparation du vote du.20 février, on le
_yoit.depuis quelques jours. En aucun temps, les radicaux a’gnt éf6
:plus, actifs, plus hardis, plus apres. Toute, leur pensée est dans ces
‘mots que le Rappel, d'un air de remontranec, adresse au Temps:
‘a Cest trés-bien d’avoir sur la Constitution l’étiquetfe : Répyblique.
Mais ce qu’il y a sur la Constitution n’es{, pas tout; ce qu'il y a dedans
a aussi quelque importance. La derniére Assemb]éca.nous.a donneé le
mot. Il faut que la prochaine nous donne la chose..» Voila I'jdéc. le
programme, le dernier et celui qu’on étale dans les clubs élec{praux,
celui sur Jequel.il faut.jurer et que les ¢lecteurs du .9° arrondisse-
ment portent comme unc sorte d’interrogatoire 4 M. Thiers lu-
méme, c’est le programme déployé par M. Laurent-Pichat devant
les délégués radicaux de la Seine. Et encore ce programme, qui,
sous des mots nouveaux, énonce les veux révolutionnaires émis
jadis par M. Gambetta et M. Naquet, n’a-t-il pour nos agitateurs et
nos utopisles que la fade douceur d’une sorte de: pastorale: c’est
« un minimum », disent-ils avec un dédain qui feint d’étre de la
modération ! Pour connaitre leurs vrais desseins, lcurs réves
et leurs furcurs, il faut aller dans ces réunions publiques ov
QUINZAINE POLITIQUE. 557.
MM. Spuller, Cantagrel, Floquet, Castagnary, Clémenceau, Ma-
gnier ‘et autres réclament « l'amnistie immédiate et totale »; ot
les plus sotics chiméres ‘sont les plus acclamées, pourvu qu ‘elles
promettent quelque chose qui dépasse la mesure du connu ct la
borne du présent ; ot mille folies, plus dangercuses que la sicnne,
disputent la tribune a la folie de M. Gagne; ot le burlesque et le
féroce éclatent dans un méme tumulte ; ot, dés qu’a retenti le nom
de M. Thiers;‘on hurle : « A bas l’assassin des insurgés ! Le sang de
Paris Yétouffera; » ott le citoyen Ivry, aux applaudissements de
l’auditoire, souhaite et propose, « l’extirpation de toutes les vicissi-
tudes humaines »; ot, plus qu’aucune haine soit sociale soit politi-
que, sévit unc hainc dela religion et de fout ce qui est religieux, aussi
ignorante et déclamatoire que cynique et violente ; ot sc renouvel-
tent, comme si dans Paris l’expéricnce ne servait de ricn a la foule,
toutes les extravagances de 1793, de 1848 et de 1874 ! On voit se re-
muecr 14 le bas-fond du radicaligme. On y découvre dans leur sauvage
naiveté toutes les ambitions de ces démocrates, celles des dupeurs et
celles des crédules. On y apercoit clairement, dans les rapports du
démagoguc ct de la multitude, ce que c’est que la servitude de la po-
pularité. On peut passer ct hausser les épaules ; on peut se dire que
ce qui sec repand la, c’est la lie de la liberté, plaindre les pauvres
gens qui s’en abreuvent j Jusqu’a Vivresse, et mépriscr les histrions
qui, pour Icur plaire, s’en barbouillent en simulant l’ivresse aussi.
Mais quand on se souvicnt que ces mémes fous et ces mémes furieux
ont, a leurs heures, gouverné Paris et prétendu régner sur la France;
quand on sc rappelle tout ce que peut faire dans notre pays la Vio-
lence des uns et tout ce que peut laisser faire la timidité des auttes,
il faut bien joindre a la pilié ou au mépris leffroi salutaire qui
s’arme et qui combat; il fault ‘bien se garder de rire d’un péril qui,
notre histoire en témoigne, a plusieurs fois surpris la société au
moment ou elle s’en amusait avec la plus superbe insouciance; 11 faut
se demander ce que deviendrait notre pays, si les tribuns de ces
clubs, si Ies courtisans asscrvis 4 cette plébe, devenaient les mai-
tres du pouvoir. Il faut donc que Ics conservaleurs comprennent
leur devoir et leur intérét, en luttant avec plus de vigilance et d’é-
mergie, avec plus d’union et d’intelligence.
Le spectacle est instructif ; il cst émouvant aussi, M. Louis Blane
idolatré par la populace, jouant le citoyen antique sur la civiére
qui le porte vers l’urne du Luxembourg, se débattant au milicu des
offres électorales dont il veut bien étre assailli, et choisissant avec
modestie cing ou six thédtres 4 la fois pour sa candidature;
M. Thiers, mal satisfait d’étre sculement le sénateur de Belfort, ju-
geant trop peu de chose ce simple honneur national, convoitant la
558 QUINZAINE POLITIQUE.
gloire d’étre député de Paris, perdant la reconnaissance des radi-
caux, défendu par M. Jules Favre et attaqué par M. Ulysse Parent;
M. Gambetta courant de forum en forum, préparant dans toutes les
grandes villes ow il le peut son petit plébiscite personnel, et faisant
bruyamment le doucereux a Lille; M. Valentin imposant son patro-
nage a M. Léon Renault, forgant & desscin le sens des déclarations
constitutionnelles de honorable préfet de police, et, au nom du
parti républicain, s’emparant de lui, non comme d’une « recrue »,
mais comme d’une proie ; les radicaux transigcants et intransigeants
commencant a s’insultcr entre eux et traitant avec un égal mépris
leurs alliés d’hier, les premiers champions de la république con-
servatrice; les candidats du centre gauche traqués par les soupcons
des radicaux et se livrant 4 eux, laissant mettre leur conscicnce &
la question dans des réunions publiques, condamnés 4 s’enfermer
et 4 clore la France avec eux dans « la république quand méme»,
obligés de renoncer 4 jamais pour l'avenir au moyen de salul que
la monarchie pourrait offrir 4 la patrie dont les destinées courraient
le risque de périr entre une autre Commune et l'Empire; les bonapar-
tistes, enfin, adoucissant leur voix au lendemain du 30 janvier, corr-
geant leur programme, outrageant en Corse la Constitution et s’incli-
nant devant elle en France avec des semblants de respect, invoquant
le titre de conservateurs et rivalisant d’injures démocratiques avec
les radicaux pour bafouer « les nobles » et les « cléricaux » qui ne
sont pas impérialistes: ces traits de l’élection qui se prépare sont in-
nombrables ; la plupart sont fugitifs et paraissent ou disparaissenl
au jour le jour; nous en reconnaitrons un bon nombre dans ceux qu!
marqucront l’événement du 20 février.
Pour un curieux, le tableau que présente la France agitée par
cette lutte électorale est intéressant : il a pour nous des aspects dou-
loureux, plusicurs qui sont tragiques autant que d'autres sont co-
miqucs. Que les conservatcurs y soient seulement attentifs ; leur
force se réveillera, et méme, dans ces derniers jours, il leur suffira
d’un peu d’entente et de vigueur pour avoir, dans cette élection de
l’Assemblée, l’avantage qu’ils ont eu dans celle du Sénat.
‘ Avcustse Boucder.
L'un des gérants : CHARLES DOUNIOL
Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Paris.
LOUIS DE CARNE
Je remplissais, il y a quinze jours, un: triste devoir en parlant
aux lecteurs du Correspondant d’un des fondateurs de notre ceuvre,
l'abbé de Cazalés, et j’ai aujourd’hui un devoir semblable a rem-
plir, bien triste aussi, mais également cher 4 mon coeur. J’ai & leur
parler d’un autre fondateur de notre cuvre, tache douloureuse,
mais que cependant je tiens 4 accomplir, moi contemporain de l'un
et de autre, compagnon‘de leurs labeurs, moi l'un des rares survi-
vants de cette modeste ct chére association.
La vie de Louis de Carné a été toute autre que celle d’Edmond de
Cazalés; mais leur point de contact, le noeud de leur amitié, a été
Yamour de l’étude, l'amour du pays et, avant tout, l'amour de Dieu.
Lun a eu une vie toute active, toute occupée des grands intéréts po-
litiques ct sociaux; il a été "homme des affaires publiques, de ces
luttes parlementaires, siriches en espérances, en émotions, mais plus
encore en inquiétudes, en soucis, en douloureuses épreuves. L’au-
lre, qui n’a pourtant pas toujours été étranger aux affuires publi-
ques, a trouvé surtout dans l’étude paisible, laboricuse, assidue,
un autre moyen de servir son pays et de servir son Dieu. L’un a eu
la vie de famille, cette vie qui a tant de charmes, 4 la premiére
heure surtout, mais qui, 4 la seconde, sans rien perdre de ce
qu’elle a d’affectueux et de tendre ct par cela méme qu’elle est plus
tendre, se méle le plus souvent de tant de douleurs. L’autre, aprés
avoir longtemps vécu de la vie commune, aprés avoir rencontré au-
tour de lui les affections de la famille et avoir songé 4 se les assu-
rer pour l’avenir, a été peu a peu conduit par la main de Dieu & la
part la meilleure dans le divin héritage. Le sacerdoce s’est ouvert
pour lui comme une ceuvre plus parfaite de dévouement, une plus
entiére satisfaction pour son coeur, un plus saint emploi de son in-
lelligence. Le chrétien dans la vie publique, le chrétien dans la vie
sacerdotale, notre petit cénacle les a possédés tous les deux.
*. sim. 7. ixvi (cx pg La cowecr.). 4° tiv. 25 Févaren 1876. 37
* 560 LOUIS DE CARNE.
Je n’ai pas & parler beaucoup des premiers temps de la vie de
M. de Carné. Nos lecteurs ont lu — et dans le Correspondani
et ailleurs — ces pages intitulées : Souvenirs de ma jeunesse, qui
un jour sont tombées de sa plume, comme une douce et charmante
distraction de l’homme d’Etat. Il se montre 14 au temps de ses es-
pérances, de nos cammunes espéragces, pour ne pas dire de nos
illusions ; 4 cette époque si souriante et sibelle qui ne ‘reviendra pas
pour nous bien certainement, qui ne reviendra peut-étre méme
pas pour nos fils ; ces temps de la restauration, vers 1826 ou 1827.
ou tout était si plein d’cspérances, ot l’on croyait encore a I'al-
liance entre l’ordre et la liberté, entre la royauté antique et les
fruits, si chérement achetés, de nos révolutions modernes; ot !'’on
croyait (illusion qui fut bien courte) le Cerbére de 1793 apaisé pour
jamais par le gateau emmiellé de la liberté parlementaire ; o@ il y
avait dans lair tant d’éloquence et tant de poésie, o& Lamartine en
était 4 sa splendide aurore et ot Chateaubriand était bien loin de
son déclin. C’est 14 l’air qu’a respiré le jeune Carné, jeté de sa Bre-
tagne dans ce Paris, moins opulent, moins luxueux, sans doute,
que celui d’aujourd’hui, mais bien plus vivant par l’intelligence et
par le coeur, bien plus fait pour séduire une jeune ame. Cet étudiant
de 1825, auditeur de la Sorbonne, cpnvive des fétes du Palais-Royal,
ce ‘jeune attaché aux affaires étrangéres sous M. de Damas ou M. de
Chateaubriand, assidu aux séances de la Chambre, sans étre pour
cela moins assidu 4 Saint-Sulpice ou & Notre-Dame, aurait-il, au
jugement de quelques-uns, trop conservé dans son dge mir des
illusions de sa jeunesse? Ce n'est certes pas que les événements
n’aient fait leur possible pour les lui dter. Il avait respiré les par-
fums de la Charte de 1814; qu’a-t-il dd penser lorsqu’il eut fallu
tant de fois vivre dans l’atmosphére de la révolution, cette grande
ennemie de toute liberté? | |
‘En dirai-je davantage et rappellerai-je la partie anecdotique de
ces Mémoires que tous nos lecteurs ont lus? Rappellerai-je ce vieux
M. de Tremuzin, royaliste entété et voltairien non moins entété, qui
avait si galamment sacrifié ses manchettes de dentelle & trois Suis-
scs, lesquels n’eurent pas le courage de lui sacrifier une seule de
leurs dents; ce salon d’un oncle ow le jeune Carné souffrait dou-
blement et comme libéral (puisque c’était le mot d’alors) et comme
catholique, et d’od, par suite de V’indépendance de son esprit, il
finit par sortir et plus libéral et plus catholique. « Je dois, dit-il, a
une énergique réaction contre la double influence & laquelle fut
soumise ma jeunesse, la foi solide qui a consolé ma vie, ef mon
inaltérable fidélité aux idées politiques auxquelles je concourus plus
tard 4 donner un premier organe au sein de la presse religieuse. »
LOUBS) DE| CARNE. 601
C'est aims} quo:les ‘vidilards font les idées: des jeunes gens, ‘quel-
quefois parce que ceux-ci se laissent persuader, pes souvent encore
parce quale ¢ontgedisent.f oe
Des.cette epaque, et lordqua, diptomate; pour aielnnes ‘jours, ‘ii
se fut. initiéd a la connaissaned des pays‘ étrangers et en particulier
de Espagne, dont ii mous a st bien: parle; et plus tard, lorsque pour
réclamer en faveur de la :religion et' dela liberté, contre les
facheuses: erdonnances de 1828; notre couvre se fonda et le compta
dés le premier. jour parmi ‘ses’ fidéles: coopérateurs;; il était clair
pour lui et. pour: -les' autres: que ta vie parlementaire était son
avenir. La-wie parlementaire d’alors: avait certes: ses illusions et ‘ses
déboires. Le maitre; lo.corp$ électoral & 300-franes, avait bien‘ des
aveuglements et des ‘caprices:; tats n’était-il pas une-merveille de
bon sens ‘auppés de notre maitte actuel,: le siffrage’ universel?
M. de Casrné devint: député ‘aprés 1850 et le fat jusqu’en 1848:
Présenté comme candidat en 1869 et repoussé, miais depuis nomm6
a plusieurs: reprises membre et président dw conseil général: (élec:
tion a laqueelje:les passtons politiques ont moins de part), i allait
dire hommé sénatéur. pac-le département du Finistére (on. ¥'comp-
lait du moins), si une santé depuis longtemps affaiblie ne-lui edt
interdit la candidature.:En: s’abistenant,- sar la demande de‘sa fa-
mille et de ses amis, il. renomeart & un dermer honneur que ses com-
patriotes allaient accorder 4 ses vioux:-jours ; maisils’épargnait, nous
ne sauyioms en :douter, des soucis bien: amers, bien plus amers
qu'au. moment de son. refus il ne powvait les.privoir.. Ne nous’ plai-
gnons pas de la Providence ; il avait assez cambattu, assez souffert
pour la patie dt. pour IBglise: il était mar -pour la recompense.
Nul honame, en effet, n’a plus vivement: senti' les) aiixiétés et les
amerlumes de la vie. politique. 5’il y.a eu, dans les assembiées, de
ces tranquilles épicuriens pour lesquels toute la carniére: parlemen-
laire ge résume.en:une fortune. 4 faire ou une: gloriole 4 obtenir,
certes, eq n’était pas lui. On peut dire qu'il avait la fiévre de la po-
litique, ,diune politaque;:.quand méme:il se fit trempé, toujours
sincére, . toujoura. patriotique.. toujours chrétierme.:La pensée ‘qui.
s était allumée dans. son esprit sur:les bancs de la Chambre le sui-
vait dans som cabmet, et:}’on s’étonne en pensant 4 tous les travaux
de publiciste qui remiplirent pour lui les intervalles de la vie par-
lementaire ou qui, méme concourent avec elle. Dés 1833, préten-
dant 4 .la vie parlementaire, il écrivait: ses: Vues sur l'histoire con~
temporaine.; en 1841, déja député, son livre du: Gouvernement re-
présentatif en France et en Angleterre ; plus tard, grace au repos
que lui donna-l’Empire, ses.Kéudes sur l'histoire du gouvernement
représentatsf en France, et son livre sur ! Rurope et le second Em-
562 LOUIS DE' CARMA.
pire: homme d’Etat dans ses livres, quand ii ne pouvait plus l’étre
a la Chambre. er ees an ie ea
Et n’allez pas dire qu'il ne savait ‘que la’ politique. Voici des tra-
vaux d’un autre genre, que tout le monde connait, toujours inspirés
par la méme pensée patriotique et chrétienne, mais qui supposent
une autre science que celle du temps présent ét ‘dont les journaux
n’ont pu fournir Vétoffe : l’Bssat sir les’ forddateurs de lunité na-
tionale en France, la Monarchie francaise au dix-huitééme sidcle.
Et, comme un gage d’amour pour son pays natal, son livre des
Etats de Bretagne, oti il raconte et glorifie cette’ vieille liberté de sa
province, d’oti a surgi la liberté’ moderne ‘de 1789, non pas pour
l’imijer hélas ! mais pour l’anéantir. Parfois,.en duvrant tel ou tel
de ces ouvrages, dont l'un parcourt, en la rangeant sous quelques
grands noms, V’histoire nationale tout entiére, j’éproyvais une cer-
taine crainte. Carné, me disais-je,. est ‘trop politique, trop contem-
porain, trop député pour’ étre érudit; il aura ‘cherché, a travers la
poudre des chroniques qu'il ne pouvait‘avoir le temps de lire jus-
qu’au bout, quelque filiére dont le’ gouvernement 'représentalif a
pu sortir, quelque germe bien ou mal cdmpris de liberté constitu-
tionnelle, quelque trace d’kabeas corpus, quelque plaidoyer en
faveur de la Charte. Mais soulever les vieux parchemins, déchiffrer
les rondeaux du moyen Age el les poémes chevaleresques, aller de
village en village, par les landes de la Bretagne, dénicher quelque
vieille tombe ou lorgner quelque pigndn de mur féodal, est-ce
qu’on peut faire cela quand on est député, quand on a une cahdi-
dature en téle, un ministére 4 soutenir ou’ renvorser ! Il aura
effleuré tout cela et mis par la-déssus son style. Eh bien non, je me
trompais ; il connait du Guesclin et: saint Louis, comme’ Louis-
Philippe ou M. Molé. Ce nest pas seulement un livre de député ou d'a-
cadémicien, c’est un livre de’ Savant des inscriptions et belles-letires.
Comment a-t-il trouvé le temps etla liberté d’esprit pour cela, lui que
les affaires publiques préoccupaient a un tel point, lui qui ne savait
pas n’en point parler, lui dont la vie, de plus, se partageait entre Pa-
ris et la Bretagne:: trouvant & Paris, sinon la Chambre, au moins les
salons, les journaux, des amis dont aucun n’était oublié et des préoc-
cupations plus inévitables 14 qu’ailleurs ; trouvant en Bretagne les
soucis de la vie locale, vie de pére de famille’, de propriétaire,
de fonctionnaire municipal ou départemental, plus mulitipliés en
ce pays qu’én bien d'autres? Comment faisait-il'? Je voudrais
bien le savoir, et jc tacherais de l’imiter’; mais, en vérité, je ne le
saispas. © = - °° 9 " ' Se ee
Il y a seulement un don que j'ai remarqué en lui, c’est la facilité
avec laquelle, aprés une lecture rapide, une ou deux conversations ,
LOUIS DE CARNE. 563
un court voyage, il savait sc faire sur tel homme, telle époque, tel
pays, tel sujet, un ‘ensemble d’idées générales, lucide, bien coordon-
née, incompléte, sans doute, quant aux détails, mais lumineuse ct
concordante. « M. de Carné! disait en plaisantant une femme qui
le connaissait bien, il aurait traversé un pays la nuit, dans une voi-
ture fermée, il aurait causé avéc quelque postillon ou quelque au-
hergiste ; 31 en saurait plus sur.les sentiments et la situation poli-
tique de ce pays que vous aprés un mois de séjour et d’étude. »
C'était essentiellement un esprit synthétique ; et, par la synthése
on n’arrive pas toujours au vrai ; mais, par l’analyse, le plus souvent
on n'arrive a rien. | a |
Et enfin, i] a été de notre ceuvre, a travers toutes les vicissitudes
qu'elle a éprouvées et toutes les vicissitudes de sa propre vie, le
plus fidéle ct le plus constant coopérateur, Si l’on veut savoir
quelle était la pensée premiére de ce groupe de jeunes gens qui se
réunissait en 1828 pour écrire le Correspondant hebdomadaire; si
vous voulez, vous, nos successeurs, savoir ce que pensaient vos de-,
vanciers, lisez ces Adieux du Correspondant que M. de Cazalés
écrivait en 1831 et que M. de Carné a reproduit a la suite de ses
Souvenirs de jeunesse. Vous verrez ce qu’était cette penséc, trop
juvénile, trop enthousiaste peut-étre, érigcant trop les besoins et les
circonstances du moment en philosophic et en dogme, mais chré-
tienne ayant tout ct plus que tout, écartant les idées de parti politi-
que pour ne faire, s’il était possible, qu’un parti chrétien, disant:
aux royalistes : Soyez royalistes pour l’avenir peut-étre, mais, pour
aujourd'hui ne'soyez que chrétiens. « Le ciel s’étant déclaré, dit-il
(aprés la révolution de 1830), nous donnames de pieuses Jarmes
a d’augustes infortunes ; puis nous nous rappelames une phrase de
VEvangile qui résume, dans sa simplicité profonde, toutes les lois
de l'ordre social et hors de laquelle les peuples s’agiteront en vain
pour trouver, dans des combinaisons infinies, la stabilité et le
bonheur : Cherchez premiérement le royaume de Dieu et sa justice,
et le reste vous sera donné par surcroit. Nous primes position
comme catholiques, rien que catholiques ; nous jurames de sacri-
fier aux intéréts de la religion, seul espoir de la patrie et de l’hu-
manité, affections, préjugés, antipathies, ressentiments. » Paroles
loujours dignés d’étre répétées, et plus encore aujourd’hui qu’cn
1830; car le mouvement révolutionnaire de 1830, si irréligicux
quil fut, n’avait pas pour objet principal la guerre a I’Eglise, tan-
dis que, pour les révolutionnaires d’aujourd’hui, le premier ennemi,
cest Dieu.
Et, quinze jours aprés celui ob M. de Cazalés parlait ainsi, il an-
Nnoncait aux leeteurs la Revue européenne, nouvelle forme de notre
564 LOUIS: DE GARNE.
ceuvre, et il en prenait la direction. Encere de tristes souvenirs |
Lorsque l’abbé de Cazalés se retira, ¢¢ fut Edmoed Wilson. que nous
mimes 4 notre téte, un autre agi; un-autte mort,’ un mort bien
aimé et bien chrétien; plus tard; Charles. Lenormant, utr de: ceux
(et il en est beaucoup) que-la science: avait! aments au christia-
nisme ; car la science, lue de bonne foi, dst chréfienne; savant émi-
nent, chrétigh courageux et dévoué. Pardennesz-moi de reper ces
noms, de saluer en‘passant ces chets morte - a.mon dge,. plus que
jamais, on.a besoin de se dédommager de-\’absente par le souve-
nix; 4 mon ‘Age, plus.que jamais, adiéy veut dire «4 bientdt! - ..
En 1864, au milieu du silence parlementaire et .du silence, au
moins momentané, des révolutions,:M. de Carné fut appelé a:1’Aca-
démie frangaise.. lly fut. appelé principalement ‘par un ami, e
pourquoi ne dirais-je pas un coopérateny, amide notre eurre, et
surtout ami de nos cceurs, le catholique militant par essence, Char-
les de. Montalembert. Ii y fut appelé aussi par-lhothmee émihent
qui, dans les Chambres, au ministére, dans toutes les phates de'sa
vie poultique,'avait su apprécter le earactéré -et Tesprit de M.de
Carné, le savant, Vhistorien, le professeur, homme polttique, le
ministre, le chrétien (digne de Bossuet, s'il cat écouté: Bossuet jus-
qu’au bout), M. Guizot: Et enfin il-eut-lhonnewr de: succéder & un
autre de ces chrétiens de la science, qui, dans un autre ordre dé
tudes que M. Lenormant, poussant la vévité scientifique jusqu’au
bout, lui aussi y avait trou'vé Dieu. Je yeux! parler de M. Biot. Notre
ami eut donc un noble cortége.d’hommés ‘illustres avant’ lui et 4
coté de lui, pour entrer a l’Académie: Et.l’Acadaémie le jugeait bien,
et, si haut qu’elle' mit son esprit, elle mettait son ctour ples havt
encore. L'Académie finit par lui eonfier la douce; mais Jaboriguse
tache, de. lui raconter ees humbles vertus dont Mi: de Montyon a
voulu la faire juge. Aprés avoir, 4 4a tribune, combattu ou défendu
les hommies‘d’Etat et les ministrea, il a cu, pendant ces- dernidres
années, 4 apprécier ies mérites, d’autant plus grdnds'qu’is ‘sont
plus obscurs, de quelques servantes :ou-de quelques-ouvriers chr’
tiens (car l’Académie, ence genre, ne trouve guéne que ‘des chri-
tiens 4 couronner) ; et il a jugé, soyez-en-sér,; que ¢’était la pour lui
la meilieure part. a re a
_ Voila,.bien en abrégé, la vie publique: et littéraire-de notre ami.
Elle a été mélée de bien desépreuves. Mais-combien diautves épreuves
devaient marquer sa vie privée ! ou plutét, dans.-ces derniéres an-
nées surtout, combien les peines du pére de famille ent «marché de
pair avec les peines du patriote! Chez lui les malheure du.pays ont
eu pqur contre-coup, je dirais presque pour résullat, les malheurs
du toit domestique. fl ya un mot terrible de Fineion; un mot que I'ex-
LOUIS DE CARNE. 565
périence de-la vie nous oblige cependant a tenir pour vrai: « Iln’ya
pas, dit+il, dags. toate! humanité de plus cruelles douleurs que celles
qui sont causées par un heuxeux mariage. » Et ona dit encore: « Ma-
riages heureux, que Dien sait bien tempérer vos plaisirs, et, en-vous
dtant.ce que vous ajmez, vous apprendre 4 ne plus aimer que lui!‘ »
Notre ami l’a bien,éprouxé. Henreux ¢peux, pére d’une nombreuse
et heureuse famille, il, a, d’abord. été frappé dans lp personne de
celle qui la lui avait donnée,.ef, qui l’élevait joyeuse et souriante
auprés de luj. Puis, 4 ]’époque sinistre de 1870, au moment de nos
malheurs communs, Dieu, qui avait déja réclamé deux de ses filles
pour le cloitre, a réelamé l’yne des,deyx pour le ciel. Puis son fils,
dont le nom.nons est bien cannu, intrépide,. savant, curieux voya-
geur, que. l’Académie a. gouronné mort, parce que le temps lui a
manqué pour.le couronner vivant ; son fils, revenn de cette expédi-
tion du Mékong qu’il a si bien racontée, en éfait reyenu, nous ne
voulions pas le.croixe, mais.il en était revenu frappé au coepr. L’é-
nergic de.la jeunesse lutta longtemps; il y eut des moments.d’espé-
rance, de confiance méme ;. et ce,fut.bien peu avant le dernjer jour
que son pére, dent la. pensée ne pouvait tre inactave, chercha un squ-
lagement & des anxidétés de.tout geare dans ceretouryers les souvenyrs
de ses jeunes anaées dont nous parliqns tout al’ heuge. Ilécriyajt, nqus
dit-il dans saipréface, «, plongé dans un abime ot tournoient, comme
une sendeinfernale, les,plus hidauses visions : lacqnquéte, la misére,
la dissolution sociale; » séparé, par une .praille de fer et de feu,
de-ce-« Paris ot étgient.enfermés », combattant et souffrant, «. la
plupart deg étres chéris pour lesquels il tenait encore 4 la vie; »
n’ayaat auprés de lui « qu’un de ses fils, celui que sa tendresse dis-
puteit depuis deux ans a'la mort, noble coeur, aujourd'hui plus tor-
turé parle sentiment de.son impuissance que par |’aiguillon de ses
douleurs ». Mais, en novembre 1870, le pauvre pére eut & pleurer a
lafois.ctsa patrie.ct son fils. Dautres douleurs encore suivirent aprés
celles-la, des dauleurs et des inquiétudes de famille, mais aux-
quelles les souffrances publiques n’étaient pas étrangéres. Malgré
son tempérament actif, malgré-la-vigueur de son 4me, notre ami
succomba. Il avait fait son temps, il avait payé sa dette, il avait lutté
Jusqu’au dernier jour, présidant le conseil général, votant, écri-
vant, combattant 4 travers ses larmes, et, quoique atteint depuis long-
temps, il ne désegpérait méme pas de venir 4 Paris au printemps
prochain. Sa famille et ses médecins o’en jugérent pas ainsi, et
Dieu, dans sa. miséricorde, en avait décidé autrement. Il était temps
que, de cette patrie désolée dans le passé, menacée encore plus
¢
' Oraison .fundbre de Frangoise de Rabutin, dame de Toulongeon.
566 LOUIS DE CARNE,
dans l'avenir, i] montat vers une meilleure patrie; qu’il quittat sa fa-
mille, restée sur la terre, pour aller retrouver celle qui l’attendait
la-haut. Tel a été, nous osons l’espérer, le jugement de Dieu sur
lui. Prions néanmoins pour que cette 4me — si bien préparée, du
reste — rejoigne bientét les amis qui l’ont précédée, et attire, un
jour, aprés elle les amis qu’elle a laissés en arriére.
Ses funérailles, dont le détail nous arrive eh ‘ce moment, ont été
ce que devaient étre celles d’un tel chrétien. Son humilité avait d’a-
vance repoussé l’hommage d’un discours prononcé sur sa tombe.
C’est dans l’église méme, c’est de la bouche de son évéque, que ses
enfants et ses amis ont oe de saintes et % consolantes paroles.
Le prélat n’a par e l'Hordme politiqne gi de t’Bcrivain : il a parlé
du chrétien ot dé ’homime fe bite bet homimés dé toutes ies eles
ses, l’école de Fréres qu’il avait fondée 4 Quimper, l’école normale
qu’il y avait également établie, plus'de six cents paysans étaient la,
se pressant dans la petite église insuffisante pour les contenir; et,
si lc temps et la distance l’eussent permis, que d’amis, que de con-
fréres de 1’Institut, que de collaborateurs d’autrefois et d’aujour-
d'hui eussent 6 AY ee
Réunissons donc dans notre souvenir tous ces chicrs morts, dont
ros lecteur’ me pardohneront véttainemenit de tearavoir'tant de fis
redit tes noms.'Les tristes dstlaves dé’ la’ Hbre'pensdé (puisqu’ om lap-
pelle ainsi), lorsqu’tls patient devant ld'tombeau de letirs morts, ne
peuvent méme pas leur dire a Dieu, puisqu’il n’y a pas de Biew
pour cux ;’rious, nous disoti¥y aux ndtres‘a Dieié,'at nous djoutons
auréboir 0b beer ti ce ee
beocgetry ot ceti Got op: Ciampaanr.:
yee age, = 2 ee eT re eee
‘tit COTS ebb a gh PATS Se ee Ee 7
“hh, oN en Pe RS ey A PG
Ailes ha AE yp ee ayy A Sie ye oe ee he oe Ones Ce 0
Pa es se ae |) OL Ge) ae col CST 00 0s Re Oe
bog (be oe aectntsnctnbemenbeinertinimindinden '! er Ce | ee 27,
SOUVENIRS D’ANGLETERRE
Ess
BROADLANDS
Nous nous souvenons d’avoir entendu dire 4 M. de Montalembert,
qui avait parcourn 4 peu, prés tous les pays de l'Europe, que !’An-
gleterre était un de ceux qui lui semblaientle plus amusant et méme
le plus riant. Cette appréciation nous parait trés-fondée. Nous re-
connaissons toutefois qu’il n’en est pas qui soit plus contraire
lopinion générale. eae 9 Me |
Pour le plus grand: nombre, en effet, Angleterre est un pays
trés-bien gouverné et doué d’unc incontestable grandeur, mais
triste, sombre, voilé sans cesse d’épais brouillards ; un pays d’ou
est venu de lutméme le mot spleen qui n’a jamais eu de tra-
duction dans aucune langue (sans doute parce que !’ennui n'a ja-
mais existé en aucun autre lieu) ; peuplé, d'ailleurs, d’individus
roides, froids, parlant habitucllement mal francais, et dont les types
les plus connus des Parisiens représentent un étre habituellement
ridicule, quelquefois généreux, toujours excentrique, et rarement
amusant, 4 moins que ce ne soit dans un sens qui n’a rien de
flatteur.
Nous savons bien que ceux qui réfléchissent un peu tiennent un
autre langage. Ceux-la savent de quelle vie est animée ile voisine,
quelle littérature s'y développe, quels coopérateurs nombreux et
quels lecteurs innombrables trouvent les livres qui cherchent
Salisfaire l’insatiable curiosité publique, et ils comprennent qu’il
Yala une source inépuisable d’intérét et d’instruction. Les hommes
Politiques discernent bien aussi, dans les institutions anglaises, ur
Vaste sujet d’étude et parfois d’admiration; mais, en somme, le
568 BROADLANDS.
mot « amusant » semblera toujours, en France, convenir aussi mal
4 P Angleterre que le mot « riant ».
Ces deux épithétes nous semblent cependant pouvow étre trés-
justement appliquées au pays ct a ses habitants. Et pour parler d’a-
bord de la nature extérieurc, nous dirons que, malgreé l’absence des
grands horizons, du bleu profond du ciel ou de ta transparence
éblouissante de l’air —- choses auxquelles il faut dire adieu A me-
sure qu’on s'¢loigne du midi.de |’Europe—; malgré Vatmospbére
brumeuse ct les nuages, et les brouillards, et la fumée dont l'An-
gleterre est si. souvent obscurcie, le bienfait de la lumiére est ce
pendant accordé souvent avec magnificence cette terre verdoyante,
et que, lorsque le soleil lai spurif, on peut dire-quiil. la trouye belle
et parée comme'unce reine pour. le recevoin. Alors; les prairies, les
arbres majesiueux, les fleurs (aimées et soignées dans toutes les
classes) grimpant sur les marailles ou étincclant dans les jardins,
les constructions ellesmémes, pittoresques en un certain sens, cor-
rigent la régularité trop grande qui pourrait résulter dy gout géné-
ral: pour l’ordre et la propreté. Tout. cela resplendit d’un trés-
joyeux éclat, et l'on dirait presque, que, les. visites du. spleil dant
plus rares qu’ailleurs, on veut du moing que ses rayans me sbeageal
inent que le moins possible. la laideur, la saleté et, le désordre.
‘Il faut remarquer,. du reste,.que cel, aspe¢t xiant du paya. suggir
moins les .idées. da gaiaté que calles de bonheur ;:cea xastes: prai-
ries, ces grands arbres, ces bruyéres, ces fleurs, ces belles riyidres
ne sont, en effet, que’ l’ehcadrement du tableau one place:ce
cher foyer domestique, ce. home dont je nom seul xésume, pour les
Anglais, ce qu'il y a de plus positif et-en méme temps de plus poé-
tique dans lears-souvenirs ou ‘dans leurs ee du; passé, du pré-
sent oudel'avénix.. =. i Sa E Sa OFM, " 2 oe a
Nous maintonons denc quien dfpit de ses bnewillards, de 90a
charbon. de terve et .de.sen- elimat.nude ct ingrat, 1 Angletenre n "est
poiad dépourvue de charmes: exténeurs, méme la ob la; mer. et Jes
montagnes ne lui denaent pas cette beauté exceptionnella qui appar-
tient 4. quelques uns de ses paysages.; ot nous disons.de mAme, que,
Jorsqu’on connait bien la société anglaise, lorsqu’on est adunia dass
Pinatérieun.de ces demeunes,. parfois sisomptueuses, toujours si hes-
pitalidres et, sans axceplidn, bi.com/fortablea (mot adopts aujour-
d’hui sur le continent sans avoir 646 traduit), on; raodifie bien, nite
la plupart des opinions quon y apporte et méme sad — |
impressions quiom y recoit.. Sapte
Au premier abord, en. effet, Ja froideur, la timidité, ee eorte de
gaucherie qui résiste, chez beauceup d'Anglais, 4 l’age, et parfois. les
accompagne jusqu’a-la fin de-leur vie; -certaines habitudes wniver
BROADDARDS. 560
selles; certains gotits que tous sembient posséder au méme degré, et
ce cachet extérieur. qui, quel que soit leur age, lowr rang ou leur-sexo,
mitque leur natiqnalit 2'une fagon srearavtéristique : tout cela peut
faire penser ‘d’abord qu'ilsise!ressemblent tous..Mais, lorsque l’on vit
davahtaga au milieu d’eux, lorsque)’on commence a ies bien connai-
tre, on découvre au contraire qu ‘sl n-est pas ‘undieu de la terre ov les
individudlités sprent plus traachées et plus diverses, et, bien.loin' de
rencontrer plus qu'ailieurs ‘des typed qai:se répétemt, on en arrive.a&
treuver qu’en Angletérre personae he'vessemble & personne, et que
c'est le pays parexcellerice del origmahté. ‘Les goats, les caracté-
res, les dispositions différent- probablement:tout autant.en: d'autres
pays, mais la liberté de les manifester n'est nulle part aussi grande.
Elle n’existe en France que par exception, et il faut l’age, ou quelque
autre droit acquis, pour avoir celui de. se soustraire a la loi com-
mune de l’usage, de l’étiquette ou de l’habitude. Kn Angleterre
chacun prend & peu prés sa voie comme il lentend, dés le dé-
but : au sem méme de ccs familles de huit ov dix frdres et scours,
que'l’on ‘y rencontre si sou'vent, it n’est pas rare de trouver ‘non-
seulerhent des teidances et des opinions’ différentes, mais une
fayori de les manifester originalc et tout 4 fait inattendue. Ces diver-
sités deviennent plus frappantes @ mesure que le cerole de ceux que
Von connait's'’étend un pea au dela de ce grand monde qui se rétinit
chaque année’ 4 Londres, ‘et dont les traits apparents différent
fort peu de ceux du méme grand monde en tous pays. Et ce-
pendant, méme & Londres, méme pendant cette époque mondaine
et frivole ‘ow la journée ‘tout entiére est absorbée par la varidté-des
amusements qui s’y succédent, il n’est guére de matinée, de diner ou
de soirée’ ot l’on n’ait l’occasion ‘de faire des rencontres dignes
d’intérét. Le monde officiel, le monde politique ow littéraire étant,
pendant ces quelques mois, rapproché et cotnme confondu avec le
monde friVole, dune fagon que la longue division des partis ne nous
permet plus de connattre‘en France. De la limprévu, qui est préci
sément'l’ingrtdient amusant dont nous partons.
Cet ingrédient que'l’on retrouve n’est nulle part plus fréquent et
plus frappant que dans ces maisons' de campagne ot l’on se réunit,
4 une autre époque de l'année, et qui différent de ce que l’on con-
nait ailleurs, tarit-4 cause‘de leur splendeur que du nombre et. de
la diversité de ceux qui s’y rencontrent: a
Parmi ces maisons de campagnes anglaises dont je revois l’imagé
en écrivant ces lignes, il en est une qui, emce moment, se retrace
plus’ particuligrement 4 ma mémoire, non qu'elle soit: plus remar-
quable que mille autres en Angleterre, mais d’abord ‘parce que, il
Y 8 environ vingt ans, elle était par excellence le thédtre des ren-
370 BROADLANDS.
contres imprévues, et puis parce que, le cours des années }'ayani
fait passer aux' mame de l’héritier de l'‘héte illustre qui nous y
regut naguére,:it sc ‘tvouve: aujourd’hui. eacere: quo, toute trans-
formés/ qu'elle est, et, nonobstant: la.disparate entre le passé et le
présent, il se trquve,‘dés-je, qu’elle'a conserve: plus que jamais te:
privilége diétre le réndewveus: d individuakités ‘remarquables et le.
centre.de réwnions; qui, pour étre un pew étranges peut-étre, n'ea
sont pas moms aessi intéressantes que celles du: passé. La-naaison
dont je parle est le chéteau de Broadlands,-propricté de lord Pal-
merston 4']’époque oi ‘nous y:fimes plusieurs séjours, ae tala
se de M. C. T., son sore - sen: ppeniets to
1855 A 1865
eee ee , io NS. igs Ree
Je.me sers ici,du terme de, « chateau » pour me conformer a.l'u-
sage francais, qui. désigne, ainsi tautes les grandes habitations de
campagne. Mais en Angleterre ce ferme ne s,applique qu’a celles qui
ont réellemcnt conseryé leur aspect féodal ct ot la hanniére arbo-
rée au haut.de,Ja tour indique encore, aujourd'hui ja. présence du
possesseur actuel, comme elle, indiquait naguére celle de ses. an-
céires,.
Le chatcau de Broadlands. na nuilement, ce caractére, jl fut hati
a l’épeque ot, par l'une de.ces fluctyations,étranges du.gout (qui, en
matiére d’architecture.comme.de costume, font souvent sugcéder
le laid au beau), les yeux s’étaient lassés des constructions, élevées de:
tous cOtés, en Angleterre, vers. la fin du seizigme siécle, de.ces char-
mants et pittoresques. mangirs dont, Ja brique reygedire,.les fent-
tres en saillie,; les hexcepux et les terrasses s’harmonisent si bien
avec la verdure qui les envirgnne, gt au la distribution intérieune
s’accorde noo moins. bien .ayec les, habitudes nopvelles duno
époque ou waissaicnt Je gout de l'étude et.le. besein du repos, aussi
bien guc celui.da bien-dtre domestique.
Broadlands, am lieu de cela, bien, que ce soit une belle eds noble
demeure, est du sombre de celles, qui;,a une époque plus récenie,
furent 4 Jcur tour trop longiemps, en, vogue, oil, le faux italien .s¢
déploje & o6té du faux grec, et of les colonnes, corinthiennes, noir-
cies par le climat, se détachent sur le ciel gris du Nord, xappelant
ainsi, par Ie plus facheux, contraste le .fond d’azur : Dalce, eplor.
d’ oriental Zaffiro', sur lequel se délachaient les modéles de ces
{ Dante.
BROAOLANDS. . 571
malencontreuses copies. Lintérieur de la maison est du reste gai,
spacieux, élégant et, comme-de raison, d'un comfort irréprechable.
Au rez-de-chaussée deux salons des plus: belics: proportiogs regoi-
vént le-laumiére: par.de grandes. fendtres. au dela desquellies ‘on
apergoit ja verte:pente. de la pelouse desceadant jusqu’a la rividre
rapide -qai senpente a travers le -paro. L-une.des extrémités de ce
re1-de-chaussée est ocoupée par le vaste salle 4 manger, 4 laquelle
on arrive par un-troisiéme salon tout embaumé des fleurs du par-
terre sur lequel i] s’ouvre. A:l'autre,-se trouvent le. billard: et la bi-
blidthéque -— bibliothéque, par parenthése, riche: (trep riche peut-
¢tre) en ouvrages frangais:dw dix~huitieme. siécle. —. Sur téutes les
tables, livres et objets divers 4 profusion, sclon l’usage anglais, et
une abondance de journaux et de revues plus grande encore qu’ail-
leurs, ainsi que cela devait étre, maturellement, dans un salon qui
etait celui du premier ministre de la couronne d’Anglcterre.
Cette position, qui était celle de lord Palmerston pendant presque
tous les séjours qu’a diverses reprises nous fimes & Broadlands, ex-
plique asséx le‘ nontbre et la ‘diversité des persormayes qui parfois
s'y trotivaicht! réunis Lorsqu’on ‘y deméurdit'quelque temps de
suite, ert effet,' on pouvait vuir's’y'succéder en grand nombre les
hommes fes ‘plus marquants de l’Angieterre : notabitités politiques, -
iittérateurs célébres, ou grands voyageurs. Oh y rencontrait aussi la
plupart'dés diplomiates on des étrangers'de distinction, et nous
pourrions méme ajouter des étrangers non distingués, que le déstr
de voir Ie’ ‘célébre homme d’Mtat' atttrait dans les environs; et qui
obtenaitnt prés de lui un accés fucilité peut-ttre par une certaine
curiosité: qu’i? Eprowvait J feimiéme’ ‘de eure le natore et l’éten-
due de'sa‘poprilarité.. E
A eBté de''ces persorinages divers, Hie des raisons plus ¢ ou' moins
potitigues amenaiefit 4 Broadlands, se groupaient ceux qui’ apparte-
naient au grand monde de l’élégancé et dé la mede,' dont lady Pal-
merston avait! 86’ das l’age de dix-huit dns l¢ teine et le demeura
fonjouts, Page n’ayait jamays altéré chez elie les:qualités qui, plus
que sa‘beautd, lui en avatent donné'le sceptre. Sceur et fenyme des
deux ministres qui ont possédé le plus longtemps le pouvoir sous le
régne actuel', elle avait ’habitude et: l’intelligence des grandes af-
faires, qui s’étaient si souvent traitées devant elle; mais elle pos-
sédaitiau supreme degré le tact ‘qui, -en-pareille matiére, marque
la limite qu'une femme; lersqu’ te parte, ne doit jamais franehir.
Elle joignait & cette prudence un charme et une douceur dé lan-
gage qui, sans excluré l’intérét passionné que de inspirait le parti
‘ Lady Palmeraton atait la scour de lord Melbourne.
872 BROADIANDS.
dont-lord Melbourne ot lerd. Palmersten nyaient suceessivement sé
lés chefs, la. rendait: cependant également affable et gracieuse pour
eoux d'wne.opinien toute contwaire. Saufun,seul', son salon, pendant
une longue suite: d'années, fut le plus agréable. anasi bien que
‘le plus: brillant de Londres. La deuceur des maniépes et du. lan-
gage: n’étaient d’ailleurs; chez dady Palmerston,.que l’expression
véritable.d’ une: bienveillance, d’ uae. égalite.d’humeur.et d’yne.bonté
qu'il n’est pas frequent. de renconirer sous. les dehors .gracieux et
brillants des ,habitasts.du grand monde.. Ge furent. 1a .les .qualités
qui.lui donnérent taat d’'amis et\si peu d’ennemis!--+ si jamais elle
en eit un seul, — et qui rendront son souvenir: ineffacable -pour
tous ceux.qui l’ent approchée.
Au milieu de ce eerele,-et en Saisant les Poaneee avec elle, se
trouvaient ordimairement Jes deux: filles de lady Palmerston’, si
belles et. si graciguses,:que l'on, hésiterait-& dire laquedle.des deux
Vemportait sux l'autre, si laseconde, aprés, avoir offert, au- début
de sa vie, le rare exemple d’une. destinge 4 laquelle la Providence
avait prodigué dous.les dons et tous. les bienside ce. monde, .n'était
devenue.enauite un‘¢xemple nen moing rare d'épreuves aussi mul-
tipliées que courageusement et pieuaement supportées. Aussi ne
peut-on.refuser une sympathique préfénence a celle des deux seurs
qui, encore dans.teut: l'éelat de sa: jeunesse, fut: marquée de ce
signe d'en:kaut qui revét la physionomie eomme .1/Ame.; humaine,
de ce quelque chose d'achené qua denne le matheur’.
Quant-a:lamanidre deat s'’écoulait Je, temps, elle, différait peu de
ce. qui se :passait ailleurs, si ea n'est que, la complete indépendance
— qui sembie: anx Angtais le plus grand bien que lion puisse posst-
der et, par conséquent, procurer aux autres —2’éfant.pas toujours
comprise par les:étrangers qui fraquentaient Broadlands, leur pré-
sence y amenait: parfois quelques excoptions.aux régles générales.
En effet, on a bean dire & des Frangais, de se regarder comme.che
eux ef d’apir em conséquence, ilileur faut du temps. pour com-
prendre.jusqu’a quel point. la choge.doit dtre prise au mot, Il est eral
que, lersqu’‘en -y parvient, on en arrive alors.assez vite 4 trouver
‘ Le salo que j ‘excepte ict est celui de lady Granville dans Bruton-Street, et
aucun de ceux qui ]’ont fréquenté pendant les années dont je parle (1850'a 1858)
ne me contrediront si je lui ‘donne la préférence’ str tout’ autre. Sans toate
il s’y attache pour moi un cher et'profond souvenir, mais ce sentiment: toll
personnel n’est pour-rien dans cette appréqiation. L'opinjan .qua j’exprime Atail
universelle.
* La comtesse de Shaftesbury et la vicomtesse Jocelyn, nées du premier ma
riage de lady Palmerston avec lord Cnoper. Elle n'eut point d’enfants da seebnd.
5 Elle devint veuve dans la fleur de sa jeunesse, et plus bakes S€S ue filles
et l'un de ses fils lui furent enlevés,
‘BROADLANDS. S73
fort commode d’aller et de venir & sa guise, de déjeuner scul ou en
compagnie, comme on le veut, sans étonner.persomne ; de sortir en-
suite 4 pied, 4 cheval ou en voiture, ou-de ne pas sortir du tout, se-
lon sa.propre faritaisie; enfin de joindre 4 Yespéce de repos que
cause la suspension de tous les tracas du chez soi’ l’agrément de
conserver la méme liberté que st on ne Yavait pas quitté. 1 n’en est
pas moins vrai que, selon Ics habitudes' du continent, ceux qui
viemnent visiter leurs amis & la campagne s’attendent 4 ce que
leurs hdtes s’occupent d’cux ‘et méme leur préparent pour la jour-
née (surtout ‘pendant de courts séjours) une‘sorte de programme
quils sont tout disposés a accepter. Lady Palmerston savait, en pa-
reil cas, étre polie comme |’entendaient ses invités, et partager la
journée de maniére 4 leur évitcr la’ peine de s’en occuper eux-
mémes. C’était'elle qui alors se chargeait'de les conduire, soit en
voiture dans tous les environs et jusqu’é Southampton (qui était le
but de promenade le plus éloigné), soit 4 pied dans le parc, au
bord‘de ta charmante riviére ou'dans le vaste flower Garden par-
fumé, presque & l'excés parfois, par les magnolias qui sy épanouis-
sent et que la douceiir comparative du climat rend en ce lieu d’une
beauté ‘exceptionnelle ; soit enfin a la petite ville de Ramsey, contt-
gué au parc et qui-contient une église remarquable datant de la
fin du douziéme: siécle, et pouvant* passer pour ]’un des spéci-
mens les plus parfaits de l’art chrétien & cette époque. Intéres-
sante et triste visite, ‘celle-la! pour les catholiques de tous pays! et
je m’étonnais parfois d’en ‘trouver quelques-uns indifférents a
celte‘vue, on du moins aux réflexions qu’elle faisait naitre. Quant
4 moi, rien ne m’y a jamais habituée. Rien n’a jamais pu dimi-
nuer Yamére mélancolie que me cause toujours aspect de ces
édifices splendides dont l'Angleterre, revenue de sa premitre fureur
destructive, s’est montrée ensuite si soigneuse ct si froide gar-
dienne:.. gardienne, hélas! des pierres et des vitraux, mais non des
autels, c’est-a-dire de ce qui est la raison d’étre de tout ce qui les
environne, et sans lesquets tout est inexplicable et sans but! A cet
égard-la, il' faut avouer que l'usage auquel sont appliqués adjour-
@hui ces magnifiques monuments de la piété catholique réalise a
merveille l’un des singuliers désirs exprimés' en dernier lieu par
M. Gladstone, lorsqu’il concéde aux ritualistes les signes extéricurs
et les formes matériclles qui plaisent & leur gout, a condition qu'is
n'y attacheront aucune croyance intérieure ou aucune idée spirt-
luelle. | |
Acoup sar; il enest ainsi aujourd'hui en Angleterre dans nos églises
transformées. On peut dire, avec vérité, que lidée qui était le fond
et lasubstance de tous les objets visibles en a entiérement disparu,
574 BROADLANDS.
et que le sens des closes n’y existe plus. Ces votes immenses,
si bien faites pour la priére -silencieuse et pour l’union de l'ame
au sacrifice, que l’ceil peut suivre de loin; ces vastes nefs desti-
nées & des foules ot tous les rangs sont confondus; ces som-
bres vitraux, riche et pieuse parure des églises au temps ot, sans
pricr avec moins de ferveur assurément, le peuple savait mieux
joindre les mains qu’ouvrir un livre: rien de tout ce religieux et
imposant ensemble ne convient 4 ceux quis’y sont établis aujour-
d’hui.-Une fois la lampe du sanctuaire éteinte, tout le reste devient
vide de sens. Pour écouter un sermon ou une lecture, pour suivre,
dans un livre bien relié et rigoureusement le méme pour tous, cha-
que parole d’une liturgie, ce qu'il faut, c'est un pupitre plutét
qu’une chaise, c’est beaucoup de jour ct c'est beaucoup de siéges,
et si l’on considére, de plus, l’absence totale de croyance a l’inter-
cession des saints ou de respect pour leurs images et, par-dessus
tout, ‘la négation du dogme eucharistique, 4me et vie de toute la
splendeur extérieure du catholicisme, on admettra sans pcine que
les grandes salles dépouillées de tout ornement of se réunirent les
premiers réformés feraient encore aujourd'hui bien micux Paffaire
de leurs descendants que nos vieilles abbayes ou nos magnifiques
cathédrales. On peut donc s’étonner, & bon droit, de les voir s'y
établir et méme chercher @ les imiter de leur mieux. Mais il
ne faut pas trop leur reprocher cette inconséquence, et surtout il ne
faut pas trop nous en plaindre. Quoi qu’en dise M. Gladstone, il est
malaisé de séparer ainsi la forme de l’idée, le corps de lame. Ces
pierres ont parlé : de nos jours, bien des gens ont compris leur
muette éloquence, et nous croyons que l'avenir augmentera le
nombre de ceux qui: les entendront et sauront découvrir, au dela
de la forme qu’ils admirent, la signification mille fois plus belle
qu'elle -recéle et qu’elle manifeste 4 la fois. |
Je ne chercherai point 4 passer ici en revue ceux qui firent partie
du cercle de Broadlands pendant que nous nous y trouvions
nous-mémes. }] ne serait pas, d’ailleurs, également intéressant de
parler de tous. Mais peut-étre retrouvera-t-on ici avec quelque inté-
rét des pages destinées a fixer dans ma propre mémoire les traits de
l’homme important et célébre qui en était la figure principale. Je ne
puis assurément avoir la prétention d’ajouter quelque chose 4 un
portrait tant de fois tracé avec enthousiasme ou avec colére, et
qu’amis et ennemis ont a satiété placé sous les yeux du public; mais
n’est-il pas vrai que, dans une galerie, les figures qui inspirent le
plus d’intérét sont celles des personnages que !’on connatt le mieux,
soit de vue, soit de réputation? C’est dans cette pensée qu’au licu de
me borner ici & écrire de mémoire et 4 faire, 4 distance, un portrait
BROADLANDS. 575
auquel pourraient se méler des impressions regues plus tard, je
transcris textuellement quelques pages que j’écrivis A Pépoque méme
de notre séjour & Broadlands, en 1856. Elles sont moins, correctes
peut-tre que celles que j’écrirais aujourd'hui, mais elles sont plus
exactes ct ont l’avantage que posséde le plus pale croquis fait d’a-
prés nature sur le plus beau dessin tracé de souvenir — ce qui
yeut souvent dire de faniaisie.
« ... Lord Palmerston a été pour nous d’une honté et d’une
cordialité extrémes. Pendant ce séjour, j’ai trés-souvent causé
avec lui; je l'ai retrouvé toujours le méme, c’est-i-dire infiniment
autre que sa répulation, je serais presque tentée de dire au-dessous
delle; mais c’est véritablement different qu'il me parait, plutot que
moindre.
« ILn’est pourtant pas un grand chef de parti, comme ses amis
le représentent et comme sa position peut le faire croire ; et il n’est
pas non plus le génie malfuisant que la plus grande partie de l’Eu-
rope veut voir en lui.
«Il n’est, au fait, d’aucune facon un génie, car il n’a aucune es-
péce de grandeur. Ce qui cn approche le plus dans son caractére,
c'est cette imperturbable bonne humeur qu’aucune.ombre n’altére.
Qu’'ll soit au pouvoir ou dans opposition, triomphant ou battu,
attaqué 4 outrance ou loué a |’excés, il est toujours le méme, toujours
capable de rendre justice 4 ses adversaires, jamais aigri contre
eux, jamais méme impatienté. En 1852 je me trouvais.4 Broadlands
au moment de sa sortie du ministére, alors présidé par lord John
Russell, et, lorsque son collégue et ami venait de se conduire cnvers
lui de facon 4 provoquer de sa part unc indignation qui edt semblé
fort concevable, je n’en ai pas vu chez lui la moindre trace, pas un
mot d’aigreur, de récrimination ou de modération affectée. La
seule différence — s'il y en avait une — c’est que son esprit, ainsi
affranchi du poids des affaires, semblait plus libre, plus enjoué, et
qu'il accordait un temps plus long a la conversation. C’est 1a seule
fois que je )’ai vu demeurer dans le salon aprés l'heure du thé, Cat.
ser longttement, et si jamais il m’a semblé aimable et de bonne hu-
meur, c’est précisément a cette heure oit.il aval de bonnes raisons
de ne l'étre pas.
« Dans ce dernier séjour que nous venons ‘de. faire i a Broadlands,
ou sa position est si différente, puisque aujourd’hui il est.qu pina-
cle, nous l’ayons retrouvé rendu a: ses habitudes. de travail, & ses
heures réguliéres, & ses courtes.conversations. L’heure du diner et
la demi-heure gqu’il passe ensuite dans le salon, lorsqu’il y a.re-
joint les dames avec le reste des convives, est la seule partie de la
journée donnée a la société. A dix heures pres on apporte le thé |
25 Fétvauma 1876. 58
576 BROADLANDS.
Hen prend une tasse,-et, au moment ot il la dépose sur ta table, il
se léve et se retire pour ne plus cesser de travailéer jusqu'au milicu
de la nuit, et reprendre ce travail Je lendemain' matin pour ne plus
Vinterrompre jusqu’a l'heure du diner, sauf trois quarts d’hearc ou
une heure de‘ promenade, a pied ou 4 cheval, qu il $e permet ou
S a a pour sa santé vers la findu jour. -
. Indifférent a l’opinion qu’on a de lui, persévérant, actif,
infutigable, ‘sineérement: tibéral et voulant la hberté pour tous;
quvique partisan des réformes, aimant toutes les vicilles coutames
de son pays, et aussi ‘peu novateur: imprudent que routinier
obsting, il a intelligence ouverte et ‘préte & comprendre les vrais
besoins et les vrais désirs du peuple anglais. Maitre de sa parole,
sachant étre clair, éloquent, enjoué, entrafnant, suivant l’audatoire
auquel il s’ddresse, il n’est pas d’orateur qui’ se‘ fasse mieux com-
prendre de tous et dont la parole semble mieux cxprimer les:senti-
ments de chacun des'individus de la foule qui Pécoute: Ce sont ia,
je crois, 4 peu pres toutes les qualités et les dons qui'lui valent, en
Angleterre, la grande popaularité dont il jouit ;: mais, parmi. ces qua-
Jités, plusieurs lui sont'inutiles lorsqu’il s’agit-des autres pays; quel-
ques-unes méme se transforment ct devienneht dangereuses vis-4-vis
des éfrangers : son indifférencé ‘pour opinion ressemble:a du iné-
pris, son gout pour Ja liberté le fait passer pour révolutiannaire. ll
n’écrit pasnon plus comme il paric, et, chose' asses extraordinaire,
il lui échappe ‘moms'‘de paroles immodévées dans la chaleur d'un
discours qu’il n’en écrit, 2 téte reposéc, dans une dépéche, Ente,
tandis qu’en Angleterre il est presque toujours maitre 'de cewx aux-
quels il s'adrésse, parce qu'il les connait mieux que personne, son
ignorance ) lépgard des étrangers est extreme, et cct ‘ésprit si libre
vis-i-vis de ses compatrtotes se rnontre imbu des plus viveset des plus
étranges ‘préventions, lorsqu'll s’dgitdes autres. Gela seul sufft pour
faire comprendre quelquics-unes de ses erreurs, et aussi Paversion
u’il inspire au dehors. Et néanmoins cette aversion ‘est injuste,
ar, malgré ses méprises, rien n’est plus faux que!'opitiionqa‘en ful
préte de chercher systématrquement'# réyolutiouner l'Europe dans le
buf de servir unintérét anglais complétement #maginaire. ‘i -aime la
justice sincérement, et il hait de méme oppression ;. ut erert que 4oe-
tes les nations ont intérét a've que chaeune d’elles suit geuivernée le
mieux possible, ct que c’est ld en partieulier l'intérét Ged'Angie-
terre. Il a ic droit dé periser que tes'expériences potitiques: faites
dang son pays ' on€: été -heuréuses,: et'il a de tort dene’ pas voit
quaillents leurs uaicers potirraient souvent’ tire plus: grands que
Kurs avdntages, ct'que ics' institations anglaises _ sont! faeiies 3
cdntrefaire, mais -a- peu prés impossibles a- iiniter. Exit il
BROADLANDS. 577
trompe souvent, mais on se Lrompe aussi beaucoup a son égard.
a Laconversation n’est pas difficile avec lui. Il cause avec les en-
nuyeax tout comme avec ceux qui ne le sont. ‘pas, sans avoir lair
de s'apercevoir dc la différence,, Il n’a pas tout 4 fait ce que l’on
peut nomamer les manipr es d’un grand seigneur ; cependant il est
simple et cordial, ct rien, dang son attitude, n’indique la moindre
surprise ui le moindre enivrement te sa haute position. Sa mé-
moire, son activité et son énergie sont, 4 soixante-douzg, ans, ce
qu’clles étaient & vingt-cingq, et il est rare, a.cel age, de troyver
loutcs ccs qualités et ces facultés si vigoureuses encore,: an peut
dire que les travaux ct les soucis du pouvoir pésent, eoyrement sur
sa téle.
«Un des sujets qui l’amusent le plus et auquel il revient le plus. sou-
vent, c’est l’étuda des langues. Il en sait un grand nombre, dans
uae perfection trés-rare chez un Anglais, et dent il n’est pas faché
defaire preuve. Nous avons cu ensemble, sur ce sujet, des cqnver-
sations interminables; mais, ce qui 10 ‘amuse moi, dayantage, c'est
jorsqu’il raconte. quelques incidents de sa vic publique ou quelque
anecdote relative aux hommes éminents qui ont siégé avec, lui dans
la Chambre pendant la longue durée des, annécs.écoulées depuis le
jour o8 Uy a pris place pour Ja premiére fois. J] y a 1a un sujet infi-
iment plein d’int6rét : cette.vie palilique aaglaise ne ressemble a
rien;de, ce qu’on rencontre ailleurs, ct il n’y a pas de royanté égale
i la, puissance que ceux gui ¥ prenuent part, ont,la conscience de
posstder; ecitc influencc,. cxercée par quelques classes et subie.
par les autres avec indépendance et. intelligence, les uns sa-
chant commander. et les aulres.suivre, toys sans. aigreur, les
neins favorisés sachant, d’avance que,. si dans Vintérét de lous,
U faut wn grand sacr ifice,. c'est précisément la classe a laquelle ils
n’apparticnnent pas qui en supportera volontairement le poids Je
plus lourd : tout cela est in{éressant 4 écouter et @ camprendre. On
con¢oit irés-bien qu'une fois Vhabitude prise de ce geure de vie, on
ite puisse plus s’en: passer cl, qu’y prendre part soit pour tout An-
glais Vobjet de Ja plus légitime ambition. Au point de vue hurpain,
ceat une des occupations les plus nobles que puisse avair la vie
don: homie, el j¢ ne vois au-dessus de celle-la que le déyoucment
complet de l'oxistence aux @uvres dont la charité et la foi sant a
but direct: . . .
« Lord Palmerston a par Is de la France et de Yempereur, “el iy “a
répélé.co que’ jc lui avais déji entendu dire unc fois que, suivant
lui,-le-coup d'Etat était oxcusable parce que la guerre. civile était
imminenta et inévitable, mais que, quoigue. Ja liberté {ht en ce, .mp-
ment, en efict, dranglde en France, ilestimait fort heureux qu'on, y
518 BROADLANDS.
elit conservé des instjtutions qui en laissent subsister les formes
« parce que, a-t-il dit, ces formes peuvent reprendre vie, sans
« causer de nouvelles secousses le jour ow I’esprit public ‘rede-
« viendra favorable aun plus grand développement de liberté: »
Ceci serait contesté en France par bien des gens, cf il s‘en
trouverait davantage d’accord avec M. Thiers, qui disait devant
moi,il n’y a pas bien longtemps, 4 Holland House, en répondanta ur
admirateur de la Constitution qui ‘régit la France en ce moment,
« qu'elle ng semblait bonne que parce qu'elle ne fonctionnait pas,
« qu’elle ressemblait 4 une voiture qui avait bonne apparence parce
« qu’on la laissait sous la remise, mais qui tomberait en piéces si
« on essayait de la faire rouler. » oe
Je me souviens encore d'une autre conversation avec lord Pal-
merston, que je veux ajouter ici 4 ce qui précéde; elle eut lieu le
soir du jour de !’an 1857 dans le salon de la duchesse d’J... J'étais
prés delord Palmerston lorsque la conversation tomba sur les prisons
de Naples ct en général sur les abus du gouvernement napolitain.
C’était un sujet sur lequel il s’animait toujours, et je me permis de
lui dire qu’en admettant la vérité de quclques-unes de ces imputa-
tions, il n’en était pas moins certain ae se débitait, & ce sujet, cn
Angleterre, ‘de monstrucuses . cxagérations, et j’ajoutai que jé
m’étonnais de Ja facilité avec laquelle il prétait foi & tous les
récits de ce genre. ll se tut un instant, puis il me dit: « Oui, il
« est vrai que j'y crois sans peine. Les ‘hommes sont trop mauvais
« pour se passer de publicité, et je crois que toutes les éndrdiitds
« sont possibles dans un pays qui n’en posséde aucune... En cela,
« assurément, je ne crois pas que mon pays vaille’ micux qu'un
« autre. Tenez, avez-vous lu Never too late tomend?*» |
J’avais lu le roman ainsi intitulé qui ‘était daris toutes Yes mains
et dont les scénes les plus émouvantes et que I’on disait vraies se
passaient en Angleterre dans une prison, ot Ie gouverncur faisait
subir aux détenus les plus cruelles tortures. « Eh bien !'reprit lord
Palmerston, vous savez que le fond de ce récit est parfaitement
exact, Ainsi donc, ici, en Angleterre, cn plein régne de liberté et de
publicité, lorsque tout Je monde sait écrire, lorsque tous ont non-
seulement la permission, mais sont requis de faire connailre au
gouvernement les abus dont ils peuvent dtre témoins et que nous
ne sommes au pouvoir que pour lire ces lettres et prendre cn con-
sidération leur contenu’, ici méme ila pu arriver’ qué, ‘pendant
‘ell n’est jamais trop tard pouk’ee corriyer. woe eam
* Il présidait dans ce moment-la non point aux affaires étrangéres mais au
Home office (ministére de |’intéricur). pS Be a tue
BROADLANDS. 579
. } wv.
deux ans, un misérable échappat a l’ceil de l’autorité et exercdt au-
tour de lui, une tyrannic aussi illégale qu’atroce, jusqu’a ce qu'un
homme honnéte et courageux prit la plume pour révéler ces faits
et demander une enquéte'..., et, vous voulez que je crote que 1a ot
le pouvoir est administré sans contréle par des employés que la
publicité n’atteint jamais, des faits semblables 4 celui-la ne se ré-
pétent pas tous les jours? Pour cela, je vous le dis, il faudrait que’
lexpérience m’eit doané uné meillcure opinion de l’cspéce hu-
maine. » |
Le méme sujet de conversation amena, de sa part, 4 Brocklands,
a peu prés les mémes réflexions, et j’en consigne ici le souvenir avee
les autres, car, sans juger ici cette appréciation, elle me semble ca-
ractéristique ou digne d’étre rapportée.
Acette époque, le grand réveil religieux qui marquera pour P’An-
gleterre le milieu du dix-neuviéme siécle avait déja commence et,
depuis prés de dix ans, ce qu’on a nommé le mouvement d’Oxford
passionnait les esprits en sens divers et stimulait dans toutes les
4mcs le besoin de secouer.la torpeur qui avait succédé 4 l’impiété
du sjécle passé, torpeur dans laquelle s‘était, du reste, endormi
Yamour plus encore que la haine. Celle-ci vivait toujours contre
les catholiques, au milieu de l'indifférence religieuse du monde, et
elle survécut méme quelque temps a la grandc mesure d’émancipa-
tion de 4829. Mais peu & peu, avec un réveil véritable de ferveur
et.de foi, cette haine commenca 4 s’affaiblir, et, brentét un regret
genéreux des persécutions passées, un désir sincére dc justice, un
besoin nouveau de picté et d’union s’empara d'une foule de cceurs,
et, pendant un instant, il sembla qu'un souffic de charité divine
traversait l’atmosphére. L’aigreur reparut plus tard, de nouveaux
malentendus survinrent et durent encore: Mais, on peut le dire, la
société de Broadlands appartenait a une toute autre génération. La
scule. maniére par laquelle lord Palmerston eat pris part 4:ce grand
mouvement d’apaisement, c’était par son active coopération a Yé-
mancipation des catholiques, mesure a laquelle son amour pour la
justice et pour la liberté le rendait favorable. Mais ce fait, si impor-
tant qu'il fat pour Ie présent,et l’avenir au point de vue spirituel
aussi bien que matériel, ne le touchait que sous ce dernier rapport.
Il avait travaillé plus qu’un autre a revendiquer les droits politi-
ques des catholiqucs, il n’en était pas moins profondément imbu
de préventions contre leur foi, et la nouvelle tendance qui sc mani-
festait dans l’anglicanisme l’eut inquiété s'il y edt pris garde; mais,
@ : . oe, a a
L'Enquéte eut lieu et justice prompte et sévére fut faite. ; ae
580 BROADLANDS.
tout autre en cela que celui qui a occupt depuis sa place au pou-
voir, il éfaif aussi indifférent aux sujets exclusivement religieux
que M. Gladstone s’y montra de tous temps passionnément attentif.
On en parlait donc rarement ou jamais & Broadlinds, et ce silence
semblait souvent laisser un grand vide dans les conversations, d’ail-
leurs si intéressanfes. =
Je ne me souviens, 4‘cet égard, que d’une seule exception, et je
crois pouvoir la rappelér ici, car il s’agit d’an homme dont les mé-
moires, récemment publiés, ont déja fait connaitre le nom 4 beav-
coup de lecteurs, méme en France. J’ai, sur ce point, d’autant'moins
de scrupules, qu’au milieu de ces pages, vouécs tour 4 tour aux
affaires de la politique et & celles du turf, on rencontre tout & coup
des passages qui sont une sorte de doulourcusc protestation ct comme
le cri d’une ame plus noble que tuut ce qui l’occupe. Ces passages.
I’'ami de Charles Greville ect Péditeur de son journal n'a‘-pas eru
' devoir les supprimer; its m'autorisent’' donc 4 y ajouter ce qui
suit: | ca ae
Un jour, & Broadlands, ou il se trouvait avec nous, 'M. C. Greville
(qui était de longue date notre ami et’ celui de tous les nétres)
m’apporta un livre fort intéressant, disait-{l; et qu’at me priait de
lire. Je l’emportai dans ma chambre; mais, aprés en ‘avoit parcouru
quelques pages, je m’apercus que, bien qu’intéressant ‘en effet, i!
était écrit dans un esprit de négation et de scepticisme aussi' com-
let qu’odieux. Je lui rendis‘ce livre dans la soitée eh fui deman-
ant pourquoi il me I’avait proposé, certain commie’ il ‘devait l’étre
qu’il ne pouvait que me déplaire ct m’afftiger. It'me répondit qu'il
me I’avait donné sans scrupule, parce qu'il croyait que ce'qui s'V
trouvait de bon me ferait plaisir et qu’il savait que ce qui s'y trov-
vait de mautais ne nie ferait aucun mal. « Car, soyéziert Hien sire.
ajouta-t-il avec: ine émotion fort raré chez lui, pour rien‘au monde
je ne voudrais altérer vos croyances. Oh ! Dieu m’en garde! je vous
dterais quelque chose de grand et je n’aurdis rien &@ vous donneren
retour! » | ee ee ee te ae
Que de fois je meé suis souvenue, en lisant certains passages de
son journal, de l’accent avec lequel il ne dit ces paroles !...
Le lendemain dans la journée, tahdis que j’étais darts ma cham-
bre, j’entendis frappér 4 ma porte ct 4 ma grande surprise’ (car la
chose n’est pas habitinell en Angletérre), je vis' bntrer M: Greville.
— Je voudrais bien causer avec vous. me dit-fl, ét reprendre'an
peu ce que nous disions hier du soir, le permettez-votls ¥'5¢ In’ets
garde de refuser? Nous etimes ‘én effet tine Tongue ét triste conver:
sation. Hélas! c’en est une qui, je le pense, se renouvelic souvent,
et que bien d’autres que moi ont entendwe! Dodtes' religicu...
BROADLANDS. 381
désir. de croine... impossibilité de comprendre.... vic remplic de
trop.d’autres choses... temps absorbé, en somme, vide, regret,
sombye, tristesse.,. Tel en était l'ensemble. Jc le vois encore debout,
la téte appuyée contre le marbre de la haute cheminée, répétant :
«0h! que ceux qui ont une foi véritable sont heureux! si elle pou-
vait s'acheter a prix d’or, que ne la payerait-on pas ! »
Cette conversation est la seuledu méme genre dont j’aic emporté
le souvenir de Broadlands. Du reste, je l’ai dit, la grande lutte
religieuse qui agitait alors l’Angleterre n’y avait aucun écho; et,
bien gu’on n’applique pas ordinairement l’épithéte de futile 4 un
cercle, cgmposé de gens occupés des affaires les plus sérieuses de
ce monde, ce. titre pourrait cependant convenir 4 celui dont je
parle.. C'est. ce. qui apparait plus distinctement encore lorsque le
lemps a.mareh¢, réduigant. 4 l’insignifiance ces grandes préoccupa-
lions syui.parurent un, jour si graves, emportant les hommes et les
choses, transformant jusqu’aux lieux remplis de leurs souvenirs et
leur donnant un aspect si nouveau, que ceux mémes qui les possé-
daient maguére auraient peine 4 rencontrer leur propre demeure.
(a3 -jous sont loin! les années se sont enfuies,. la mort a
frappé. ses, coups ordinaires. Geux qui alors remplissaient la scéne
ont céd¢ la place 4 d’antres, et tant de choses ont changé dais le
monde, que: ce qui se passait ajors semble déja appartenir &
Vhistoire. . . — a
La carriére longue et prospére de lord Palmerston s’est achevée
saas que la fortyne humaine lui ait été infidéle. A quatre-vingt-cing
ans,,la;mort.l’a trouvé au poivoir, ct environné de cette fayeur
publique qui.se détourne rarement en Angleterre de ceux qu'elle a
un seul jour caressés, ou bien qui leur revient avec une facilité
extrame lorsque leur popularité a été voilée par quelques nuages.
Peuple bon,a. servir.malgré sa rude indépendance que ce peuple an-
glais Let qui, par comséquent, est presque toujours bien servi.
La.yeuve da célébre homme d’Etat, comme lui octogénaire, ne
lui a pas lengtemps survécu, et a terminé sans grandes souffrancés
une yie que l’on peut aussi ranger au nombre de celles que la bonne
fortune a suivies pas 4 pas pendant toute sa durée, Est-ce Ja cepen-
dante ,qu’il faut hii envier ? Et de ‘telles destinées sont-elles ici-bas
les plus désirables? Nous ne le pensons pas ; nous avons souvent
épneuvé au-contraire que lorsqu’on voit enfin arriver l’inévitable
lermede cos prospérités exceptionnelles, le coeur se serre plas peut-
etre, quien présence des coups qui frappent prématurément. C'est
précisément lersque ric p’a manqué au bonheur, pas méme la
dure, qu’ik comporte, que la bridveté et l’inanité de tout ce qui
passe devient plus apparente et plus sensible. C’est alors surtout
S62 BROAD LANDS.
que les puissances de notre 4me.qui veulent et cherchent lebimbear
se ditournent avec dégodt de celui da.da-terre, et.compreanent te
profonde signification des mats tant de. mols 3 ten ae baiat: ia
hippe de Neri : id a
Il te, ee
1865 A 4875.
Sans vouloir. faire ici la meindre imjure au anes ou: nial
il, nous est impossible de ne.pas constater: un grand . contsaste:
entre le Broadlands de.4355 ef celui d’aujourd’hai. Sans duute,:
Vhospitalité et la bonne grace des hétes nouveaux de cette belle de-
meure sont encore ce qu ‘étaient calles des hdtes -d'autnefeis. L'in-
térét qu’y inspiraient les questions..politiques et:sociales n'a pss
diminué, les amis s’y rencontrent et trouvent le méme accueil
que. parle passé; et, 4 tous.ces égands, pour faire: l’éloge de-ee
qui était, aussi bien quo.de ce qui est, il swffit de dire: que ricz
n'est changé. Sous d’autros rapporis. cependant, le. changement est
notable. Avec une géuération nouvelle, un:air neuveau a pbatire:
dans ces murs, et malgré le scepticisme qui, de nas jours, cisoule
aussi a larges bouflécs dans l’atmosphére anglaise, cet air nonvem
est tout impragné de.religion, Je ne parle pas seylemont debe fer-
veur creissante que chacun apporte dans la -pratiqne: ge, ha folqu'il:
professc, mais de l’intérét passionné avec. lequed, aoas. bes: formes
les plus. diverses et (& nos yeux) -parfois los plua Dieqrees, un
nombre cansidérable de gens du monde. s;eycupem aujowd hu,
dans ces mAémes.ljcux, de questions rcligituses.: 2. yer
Nous n’avons pas & rappeler: ici..los phases différentes du.mea-
vement religieux dea l’Angleterre dont les oscillations viennunt:ditice
décrites dans cette revug par una. plumo.ayssi expérianentie quiht-
bile. Nous dirons seulement. quc jamais.ee mot : somnemantnb Bows:
& paru-avoir noe. plus profonde at plus, haute eignificaian. Noverdit-
on pas.en effet vair quelqua chose da-semblable a ce. fvmidsement
mystérioux. des eaux, sous le soufile de Peaprit deDieu, d'ow devait:
naitre..la vie, la: fécondué et Ja splendeur de-Ja' terye,2, Que, dens
un:aulre ordre, nes yaux soicnt destings & yoir.s:accemplinie méme
mivaqle ; que -les; flots. iumultucus,et désartqnnas ie -tantidope
nians diyerses doivent, da:nos jours, se -raunit dans:dar ifler muinjes--
tueuse,el immuable. de l'unitd,: c'est.ce quo RQus)D:o80Its prévais ;:
mais que; telle..soit Ja: tendance, et -cosame. la) ruison werniénecte:
toules les tentatives auxquelles nous assistons, de toutes les haules,
BROADLARDS. 56S
pures-et saintes.:aspérations dont:l'expression-nous parvient chaque
jouv=:clest:ceguc nous croyons d'une ferme foi; c’est ce que nous
espétons et attendons d’une confiante et-indumptable cspérance !
En effet, tandis que l'étude consciencicuse du passé chrétien,
et Ie dégout de l’empiétement trop flagrant de l’Etat sur le domaine
spirituel raménent un grand nombre d’anglicans & l'autorité de
l'église catholique, d’autres sont attirés vers elle par les conscils
de perfection qu'elle a donnés !a premiére au monde et qui, de sié-
cle en siécle, ont porté dans sém sein tant de fruits de sainteté.
C'est pourquot il nous semble que ces deux tendances, |’une vers
la véritable autorrté, 'l'antre vers une: piété plus-vivante, raménent
également at: eatholivisme. Nous voudrions citer & l’appui'de cette
assertion plusieurs'faits récents, dignes d’dtre- médités. Mais comme:
ut dieux nous raménetra 4 Broadlands: il dus semble indispen-
sable de ‘consacrer d'abord quelques lignes aux nouveaux posses-
sears du: licu:que nous vendns de décrird: = 7A oe ee
Parler de ceux que l'on a personnéliement edhnus, et qui peut
ete. pourraient vous Hire,: cela est sans douté un‘ peu: indiscret,
mémé lorsque'tout ce qu’dn en ‘peut dire: doit inspiret potr
eur' affection’ et:'respeet. Et cepétidant, cette mdiserétion n’est-:
eé pas (en - Angleterre 'surtdtit) commise ‘fous'fes jours,’ par ‘2s
jowrnanx; saris que ceux qui en sont les objets s’en -offensent
beaucoup! ‘Si l'on cherchait bien, peut-¢tre’ méme trouverait-on
deja: plus dune: fois imprimé quelque part qiie madame C%*™" Fos
est brude dutawt que ‘belle; qua'sy' vie est' vdtide’ aux: actes dé’ -la
charité-ta pius active; que, dans tout’ ce que lui insp?re som cobur
ginédeax; sen mari l’approuve et la seconde, ét que, lui aussi,
consacre aux mémes veclipations tes lofsir's que lui laisse tx vie
parlementaird:'Enfin, j'ajoute -quc’ lun et Pautre ont ane égale' pré-
dilettion pour les sujets ‘religidux et qu’ils s'én decapent avec'ure
sincérité ‘et! ‘une! piéte ‘auxquelles :ddivent' rendre hommage ceux
mime duntites' convictions différent le plus‘ des letit's. Ce ne'serx
peut-étre ‘pas on’déarter ‘ei de ‘mibil sitjet' que d’emprunter’ ent
cére-quelques pages & mon journal d’autrefors, cir of y trouvera
non-selement ‘le portrait ‘de ‘ecHe dont ‘je viens de: purier; telle
quelle m'appavat'il yw vingt! ans, niais ausst'celri d'une -autre
femate: que sa:'benuté;' son esprit et sa desi{ndéeétrange reridil
rent jadi eéMbre'en France; non moins'qu’en Angléterre : lady’
Harriet: :C!**,, mariée: d’abord' a un ‘Frangais, et ensuite & un An- —
glais, était devenue,. par ce second mariage, belle-socur dé M. et
matlame-(1** J***, les pussesseurs actuels de Broadlands. Ce fut chez
oditae! “46 7 ty
584 BROADLANDS.
elle, 4 la campagne, que farent écrites fen novenrbre 1856) les pa-
ges suivantes * :
ie cbse Je les rapardaiss ce soir, | une et l’autre assises aux deux
cotés. de la, grande cheminée du salon : a l'un, Jady Harriet enfon-
céc dans un. grand fauteuil, la téte rejetée en arriére, son visage
. pale et régulier tourné de:fagon 4 en dessiner l’ovale, si parfait
encore, ayec cette expression, plutdt indolente que calme, et ses
belles épaules, 4 peine couvertes d'une légére dentelle;... de l'au-
tre, en face d’elle, assise sur un-siége trés-bas, sa jeune belle-
sopur, le front appuyé contre la colonne de marbre blanc qui sou-
tient la cheminée, et poséc d’une fagon singuliérement gracieuse.
Les longs bandeaux de ses cheveux blonds, ses traits fins et purs,
expression de ses yeux et de sa bouche, qui rappelle les madones
de Francia; sa robe noire, sa guimpe plisséc ct montante, la croix
attachée 4 son collier, tout cela lw donnait quelque chose de mo-
nacal en grand contraste avec la parure de sa belle-sceur et les ri-
ches bijoux, dont elle était. couverte. Elles formaient ainsi, 4 elles
deux, un tableay dont up peintre edt, pu sinspirer, pour repré-
senter d'une. fagon noble et frappante quelque chose d’analogue a
la fameuse allégorie que ie pinceau du Titien a rendue célébre,
mais qui est un chef-d’geuvre de dessjn et de coloris, beaucoup plus
que de composition..,,
« ..... Dans un temps qui n'est, pas encore fort éloigné, un
temps ou ella était moins heureuse et moins calme qu’aujourd’hui,
il m’est gquvent arrivé de voir de loin lady Harriet agenouillée dans
nos. églises, aux heures ou elles sont presque vides el ot le besoin de
la priérg y attire seul ceux que l’on y rencontre... C’était alors vers
les sanctuaires, catholiques qu'elle tournait ses regards, et elle
semblait yenir y chercher la paix... Depuis, une nouvelle ferveur
protestante, s’est emparée d’clle, et le mouvement religieux de ses
idées a. pris une autre dircction. J'ai trouvé cette fois, introduite ici
par elle, la contume de lire la Bible tout haut, le dimanche soir,
aux serviteurs réunis;: coulume, qui n’y existait pas autrefois...
4, ««... Lorsqu’elles se sont levées pour quitter le salon, et que,
suivant. mon habitude, je ne les ai point suivies (la pricre commune
ne pouvant Cctre pne vérif¢ que 14 ot 1a,foi est yng), j’ai été saisie
d’un-grand accés damélancolic en songeant cette atroce sépara-
tion. de Phérésie!.,. Je.ne sais pas si elles éprouvent cela comme
‘Le lieu of nous nous: trouvions était ‘Brocket-tdll, en Hertfordshire, pro-
priété de lddy Palmerston. Elie !'avait prétée cette annéeda & son fils. sd et x
sa belieditle, fady Harriel (...; celle dont il est iciquestion. ==.
BROADLANDS, 58S
ellés fe ‘devraient} mais, quelque conviction gue l'on ait, il fant
penser bien vaguement aux choses, pour ne pas trouver douloureux,
au dela de toute expression, cet abime entre chrétiens, entre amis,
entre gens qui se comprennent sur tant de choses et qui, sur ecllc,
en comparaison de laquelle les autres ne sont rien, pensent les uns
des autres, ce que Je pensc d’eux, ce qu’ils pensent de mor!... fi
faut étre bien léger ou bien déraisonnable pour ne pas gémir, pleu-
rer et prier avec ardeur Dieu de guérir cette plaie saignante de la
chréienté. La dessus, du moins, nous devrions tous étre d’accord,
et ils devraient pr ier de leur c6té, comme nous prions dw notre...
Mais non :.., ils n’ont point cette priére dans le coeur ni sur les 1é-
vres, car ui 1 sceret instinct leur dit que prier pour Punité, c'est
prier-contre cux- mémes. » .
Peu d’années aprés que ces pages furent écrites, la belle lady
Harriet n’existait plus, elle avait achevé sa vie’ dans les pratiques
d'une piété exemplaire, mais dont Ya forme fut étrange et s'écarta
beaucoup de cette sage loi ‘de Véglise catholique, qui met les de-
volrs d’Etat'au premier rang ct veut, selon lexpression de saint
Francois de Salles, que: pour vouloir étre de bons anges, nous
noubliions pas d’étre dé bons hommes et de bonnes ‘femmes.
lady Harriet quitta, non-sculement ses ajtistements splendides
et tout excés de parure ou d’élégancc, mais elle se revétit d’un cos-
tume presque religicux, devint s@ur dune sorte de communante
protestante, se livra A des actes extraordinaires de charité ct
méme 4 un genre d’aposfolat rarenient, permis aux femmes pari
nous : tout cela cependant, sans quitter sa maison, dont elle trans-
forma toutes les habitudes, ni son mari, 4 qui elle imposa cette
trans formation. Elle fut sincere, charitabl¢''ct courageuse : il ne
hous appartient point de juger ses interitions ou de critiquer secs
actes; mais il est bien permis & ceux qui ont si longtemps vu pro-
scrire en Angleterre la vie religicu'se et conidamner toutes les priva-
tions qi ‘elle imposé,’ de conétafer’ conime’ une réparation invo-
lontaire envers eux ccs manifestdtiéns nouvelles du christianisme
renaissant. Le sacrifice, la ‘mortification, et fout ce qui, dans la
piété, 1g charité ou Pabindfation, ‘dépassé les borries du devoir
ordinaire; appartient cette’ idée ‘de perfection réyélée ‘au monde
par ‘Te caitholicisme: Dans cette voic,'ce sdht ‘les ‘nétres qui ont
marché devant ; nul ne peut y entrer satis les imiter ou tes suivre
ct sans répudier ‘4 chaque pas les principes au nom desquels
la référme + envahi les monastéres et cherché a anéantir la
vie religieusee Nowis ajoutcrons seulement que, setile, l’église ca-
tholique, tout en stimulant et en bénissant les actes de perfection
586 BROADLANDS.
et de sainteté exceptionnelle, tout en gardant dans son sein une
large place 4 ceux qui veulent les accomplir, n’admet jamais qu'un
seul devoir légitime leur soit sacrifié, et aucune femme n’y est au-
torisée 4 dispenser & son gré de ceux que lui impose la vie domes-
tique. — Ceci soit. dit en passant pour quijconque oserait prétendre
que l’Eglise, dans ses conscils Jes plus austéres, ne maintijent pas
toujours ct avant tout l’ordre divin de la famille ! |
Nous en venons maintenant a un autre fait, plus significatif en-
core que la tentative de ressusciter, dans l’anglicanisme, les ordres
religicux, un fait qui indique.de la part des 4mes Ics plus ferventes,
un instinctif quoiqu’inconscient retour vers le foyer de charité et de
piété allumé dans le monde par I’Eglise.et que seule elle a suy
maintenir inextinguible : nous voulons parler d’une Retraite, d'une
vraie retraite de neuf jours, destinée, pour ceux qui y prirent part,
4 se séparer entiérement, pour un temps, de toutes les prévccupa-
tions du monde, et a remplir leur Ame de la seule pensée de Dieu,
et de tout ce que sa parole nous impose et nous promet.
La chose, pour les catholiques, n'est pas nouyelle et il en est
peu parmi eux qui n’aient appris 4 copaaitre par expérience ce
que |’dme recueille, pendant ces jours trop rares ow elle se livre
ainsi tout entiére aux scules pensées dignes de la remplir. Maiscette
coutume, ancienne chez nous, devient ung grande nouveauté lors
oa s’'agit d'un nombre considérable de, protestants de tout de,
e tout sexc et de tout rang. C’est pourquoi ce fait nous semble di-
gne d’élre remarqué. Tout en demeurant donc (nous I’espérpns)
dans les bornes du respect et de la. discrélion, nous voulons le
signaler, ne fit-ce que pour amener parmi nous, en attendant l'u-
nité qui est lo terme de nos désirs, une plus grande union de priéres
pour ceux qui déja nous Jes demandent et qui, sans ¢tre, des ,20-
tres, acceptent et méme réclament.de nous |’accomplissemeat
envers eux de ce devoir, le plus doux de la charité! | *
Sans rattacher l’idéc de cette retraite,a une autre manifestation
religieuse infiniment moins solide qui cut lieu vers la méme époque,
nous indiquerons cependant comme un indice de la disposition
régnanote le succés, presque inexplicable obtenu, dans des exercices
analogues, par deux Américains (MM. Sankey et. Mardy), succts
dont presque tous ‘Ics journaux ont rendu compte, Ces depx, pel-
sonnages, au moyen d une, prédication asscz ordinaire, accompe
gnée d'une musique qui n’était guére plus remarquable, réyssirent
4 rassembler des foules nombreuses et 4 produire une émpugn I
ligieuse qui, nous assure-t-on, ne fyt pas tout & fait pagsagere
pour tous. | a
Cette impression fut loin cependant d’étre générale; Jes per-
BROADLANDS. 587
sonnes sérieus¢ment pieuses virent une sorte de représentation plus
regrettable qu’édifiante dans cette prédication équivoque, et l’une
d’clles (une dame protestante), douée d’un esprit grave et d’un coeur
ardemment sincére et pieux, s’exprimait asi au sortir de Vune de ces
stances : wJ’ai assisté 4 une immens# réunion de 10,000 personnes,
toutcs silencieuses ct attentives. Mordy a Eté écouté, mais son dis-
cours m’a paru superficicl ct pauvre : quelques répétitions de com-
mentaires connus, sur le festin nuptial ct sur ‘les diverses excuses
de ceux qui s’en abstiennent..., lé tout mélé d'une foule de petites
anecdotes peu intéréssantes. Le chant m’a’ touchée; mais ce qui
m’a saisie bien davantage, c’est le spectacle de cette foule innom-
brable, c'est cet océan de visages humains dont tous les regards
étaient lévés vers Yoratcur... Je the sentais comme accablée par
cette vué, et afffigée en méme temps qu'il né leur fit pas donné
en plus grande abondance, ce qui mé semble étre la vérité... Ceci
peut tout au plus éveiller Pattentidn, rien n’est fait pour toucher le
coeur... » | ee po |
C'est 4 une toute autre ‘classe que celle dont se composait la géné-
ralité des auditeuts de MM. Mordy ct Sankey, qu’appartcnaient ceux
qui voulurent tenter ensemble eette grande expériénce spirituelle
que l’on nommme une Retraite. Le premier point a ‘régler dans ce but,
ce fit le lieu ou'l’on se réunirait, car (chose bien cxtraordinaire) on
était au nombre de prés‘de 200 persohnes, qui, sans distinction de
rang (autre circonstance notable lorsqu’il s’agit de l’Angletcrre),
cherchiaient 4 se rassembler pour prier Dieu, et s’exhorter l'une
Pautre 'a’'Taimer davantage ét 4 le mieux servir !... aes
_ Ce fut alors que 1a nouvelle chatelairie de Broadlands — celle dont
les traits me rappelaient naguéré ¢etix d'une madone de Francia —
ouvrit'toutes grandes les portes de s4 demeure, et offrit ’hospitalité
4 totis céux qui Voudraiént's’y réunir dans le but proposé. La mai-
son fut transformée ‘pour les nécessités de la circonstance : on dé-
pomtla les’ grands salons'de tous leurs ornements superflus ; on
disposa ‘Iés'chambres de facon a loger 40° ou 50 personnes — les
aufres furent recues daris une habitation voisiné — ; de longues ta-
bles furent placées dans la ‘salle & manger qui prit aspect d'un ré-
fectoire, ct tl fat décidé d'avance que les repas y seraient de la plus
extrérhd simplicité. Enfin, une Vaste drangerie fut’ arrangée de ma-
niére 4’y"pfacer des siéges pour 250 personnes. © =
Eti’a heroin ces détails, nous ne pouvions nous empécher
de sUiper'k'la Surprise qu’édt éprduvée lord Palmerston, s'il s’était
retrouvé'toit d'un coup sous son tdit...’Mais‘continuots. =~
Peu de jours avant celui oi s’ouvrit la retraite, cette foule; com-
posée de gens du monde, d’écclésiastiques, de latques, de femmes
588 BROADLANDS.
‘appartenant les unes aux classes les plus élovées, les autres aux
classes les plus humbles, commenga 4 arriver au lieu. dw render-
vous, N’est-ce point la un spectacle extraordinaire, ct quelque er-
ronée que soit, x nos yeux, la méthode employée pour attcindre le
but poursuivi, n’est-il pas vrai, que cette foule allérée de fai, de
charité, d’union plus intime avee Dieu, somble digne de I'intérét
de tous ceux qui, sur la terre, savent crore, aumer et prier!
Mais nous n’aurions pas suffisamment indiqué tous les caracléres
de cette remarquable manifestation, si nous n’ajoutions pas ici une
circonstance qui nous toache particuheérement. En effet, plusieurs
de ceux qui allaient y prendre part réclaméreut avant-de partir le.
pricres de leurs amis catholiques ; quelques personnes méme de-
mandérent des neuvaines 4 cctte intention ct allérent jusqu’a de-
sirer pour cela le concours d’wn ordre religicux. « Ne pournez-vous,
écrivait l'une d’elles, obtenir cette neuvaine pour ccux qui vont 1a,
si affamés, si altérés du souffle de |’Esprit-Saint cl-qui se senten!
environnés de si profondes ténébres. Ils y altendront |’cau du.ciel.
comme la terre desséchée attend l’eaude la noaée ! » Qui pouvail
rejcter de tcHles demandes ? Elles recurent assurément de favombles
réponses, de plus tous priérent, sans doute du méme-eceur.qu'un
vénérable prétre qui, adjuré ainsi par un ami anglican, lui repen-
dait : « Oh! de grand cteur, car tant de benne foi:e& de: pictt au-
vont leur récompensc, et vous revicndrez tous li-ot1 ROUS seron>
tous unis dans la foi, aussi bien que dans la charité. »
La réunion de Broadlands eut donc liou. « . r
La premiére circonstance 4 remarquér, et sian foul de
suite — la séule absolument itrconcevable pour des cathliques, cc
fut la forme dans laquelle y upparat lautoriteé. bas slowte unten-
tion de tous était dc n’en laisser exercer aucane 2’ qui ‘que see. ful.
Mais, tant que les dines ‘scrowt revétues de forme Irumaing. une
reunion nombreuse dhorimes ou de’ femmes (ct 4 plus forte reson
des uns ct des autres) deviendra une cohuce;: si personne w y-ptt-
side ct ne donne ‘aux pehstes ‘de tous une méme: ‘direction . I fallail
done qu’une voix domindt les autres voix, qu'une persoudalité s-
détachadt de cefte' foule pou imposer une sorte d’ordve 4 ce que -
nous nommerons, comme! eux (puisqu’ils nous:etupruntiaient aay
expression pour ta circonstance), les exercicea dwda' retraite.
Ce réle, ce fut — qui cat pu le deviner? — & un-¢couuple liskacat
(nommeé, si je ne mé trompe; M: et ‘madame Pearsall Sintith) ql
fut dévolu. A cux, tantot au’ mani, tamtot-d-la ferme; fevint-le d-
voir auguste, l’honneur insigne de prononcer’ les payolas:‘qui-de-
vaient stimuler la dévotion des assistants ct leur rapipéber pourquoi
ils avaicnt quitté le monde et cherchié Ja solitude, Laat nous: ‘faul
BROADLANDS. 389
faire effort, nous |’avouons, peur ne point nous arréfer au souvenir
des voix saintes, austéres, autorisées, qui tant de fois nous ont tenu
le mame: langage... Mais je poussuis, -
Ce premier appel eut lieu non point dans un oratoire, mais en plein
air, la oles arbres ombragent la pelouse de Broadlands, non loin de
la nviére: Il fut suivi d'un long silence.; puis unc voix s’éleva dans
lassistance et communiqua tout haut l'effet intéricur produit sur
celui qui parlail par ce qu’il venait d’entendre. Uno autre en fit bien-
(ot autant, et alors « leheautemps (bien indispensable, on le voit,
pour une retraite de ce genre), le murmure de la riyidxe, le par-
fum des fleprs, le doux bruit du feuillage agité par le vent », secon-
dant ce que l’on venait d’cntendre, l’émotion fut vive et générale,
On so dispersa, peu aprés, par groupes dans,lc parc, se communi-
quant les: pensées que ce début avaid fait nailre; puis on se ras-
sembla dans une tente dress¢e dans le jardin pour y prendre Ic the.
Pius tard on se réunit dans la grande orangerie, et la,se renouvela
ce qui s’était passé le matin: M..et madame P. Smith parlérent d’a-
bord, puis, « modestement et simplement, nous dit-on —~ et nous
voulons le croire -— trois ou quatre jeunes geng viarent les uns
apeés les autres témoigner.-de « la grande réalisation sensible qu’ils
avaient éprouvée des vérités proposées 4, lour méditation ». Enfin, le
soir, un ministre anglican fit entendre des paroles, selon notre jyge-
ment, plus autorisées.que celles des autres, et pronanga un sépeux
et noble discours.sur.un texte de saint. Paul. Ce discours fut néan-
moins suivi, comme Ics autres, de ces commentaires des assistants,
si étranges &.nos yeux. La singérilé et Lameur de Dieu régnaicnt
sans doute dans cette assamblée,.car, a la fin de,ce premier jour, il
yfut rendu au nom de-Noire-Seignour Jdsus-Christ un temoignage
remarquable. L’un de ceux. qui étaicot pr¢sents déclara solennelle-
ment que:le noi divin de Jésus, prononcé a plusieurs reprises et
a haute voix, a l'heure de Ja tentation, lui avait abteqy la grice et
la force nécessaires , pour.y résister,
Telle fut 2: peu prés Fordonpance. de la premicre journée, et ce
fut calle de toutes les autres pendant, lu durée.de gelte retraite, qui:
se prolongea au dela du.temps projet. Liassemblée fut nombreuse
etrecueillic ; le.silence, la beagte du-licu, le hasard d’un temps ra-
dieux ajontant encore 4 des impressious qui, pour.wn certaiu nom-
bre, ne furent .pas stériles.. Nous yemons .d’ entendre l'un des assis-
Gats-rendre témoignage a la puissance du non divin et sacré du
Sauyour. Nous savons,.de plus, qu’au,sontir de cette retraite,, deux
fammes, courageyses, avides, de, pexvir, Dieu actiyement et dégottécs
du monde et de.sa futile oisivat:, a}lénent s’enfermer dans un, refuge
COnSacNe suk sais, des plus nppaussanteg infirmilés ct y portérent le
590 | BROADLANDS.
concours de leur généreux déyounement. D'autres, on nous T'assure,
en revinrent animées de sentiments plus doux envers les eatheliques:
comme si |’Esprit de vérité ct d'amour, sincérement invoqué, avait
fait pénétrer dans ces cceurs sincéres un besoin plus grand d'union,
et peut-étre une intelligence plus profonde-de la priére adressée
4 son Pére par Celui qui a demandé que tous nous ne. soyons
plus qu'un! Quelques personnes, plus exaltées, doméreat a leur
ferveur nouvelle une forme moins pratique, et il y en eut malheu-
reusement qui, attirées par la curiosité entre deux fétes du monde,
s'en retournérent comme elles étaient venues, ne remportant de
cette solitude d’un jour que ce qu’elles y avaient apporté : elles
mémes. re
Je crois avoir rendu compte, avcc Ja plus compiéte impartislité,
de cette manifestation, ct ce n’est pas pour en amoindnir impor ©
tance ou pour diminuer |’édification qui a pu en résulter, que je re-
léverai maintenant quclcues-unes des circonstances qui, aux yeux
des catholiques, la rendent si étrange et si différente de ce a quo?
elle prétendait ressembler. |
Nous ne reviendrons pas sur le choix de ceux qui furent princi-
palement investis, pendant cette réunion, du ministére-de 1a pa-
role. Les catholiques ne sont pas seuls, d’silleurs, & le refaser ab-
solument aux femmes, et l’on est surpris 4 bon droit de-voit de &t
attentifs lecteurs de l’Ecriture sainte appliquer & ce point-la, comme
a tant d’autres, leur Nous avons changé tout cela. Mais comment
ne pas remarquer combien cet appel 4 l’émotion, & l’imaginetion,
4 toutes les impressions extérieures et sensibles, est surprenant de
la part de ceux qui ont tant reproché a I’Eglise catholique la splea-
deur de son culle et tous les moyens extérieurs par lesquels elle
aide la piété de ses enfants. Non, certes, que l’aspeet. de la nature
ne doive nous parler de Dieu tout autant et plas encore que la
beauté religicuse de nos temples; mais cette langue de la natore
est vague et ne tient pas a tous les coeurs le méme langage. Pour
n’entendre que la voix divine dans les mille voix de l’univers, 1 est
bon d’avoir d’abord un peu trempé son ame et d'avoir appris, at
pied des autels, 4 unir Vidée de la divinité &- celle de-la beauté né-
turelle. D’ailleurs cette sorte’ de puissance intérieure, voulee,
cherchée dans la dévotion et accaptée comme wn sir indice de 52
réalité, nous frappe par sa contradiction avec le: sage enseigne-
ment de l'Eglise, qui ne cesse de nous prémunir contre cette lew
dance, qui Ja nomme dangereuse, qui nous avertit de nous défier
des impressions dans lesquelles notre imagination peut trop facile-
ment jouer un réle, et de ne tenir eompte que des actes formels de
notre volonté, et qui cnfin nous apprend a estimer moins Ja joe
BROADLANDS. 594
que la pridre et la vigueur des résolutions qu’elle nous inspire.
Cela dit, nous n’em sommes pas moins d’accord avec l’une des
personnes qui avaient pris part a cette retraite protestante et qui, .
aprésavoir énuméré quelques-uns des signes du temps présent, di-
sait ces paroles plus remplies pour nous de vérité et d’espérance
quelle-ne le croyait peut-étre : « De toutes parts se souléve comme
une Vagne immense un mouvement religieux qui vient apporter a
chacun de nous les graces spirituelles que notre disposition préa-
lable nous rendra dignes d’obtenir. »
Que si l’on veut savoir plus explicitement pourquoi nous ac-
cueillons avec tant de sympathie un langage qui pourrait, aprés
tout, n’étre que la promesse d’une vie plus religieuse et plus fer-
vente pour l’anglicanisme, nous répondrons :
Quelle est l’époque a laquelle on a vu l’Eglise catholique com-
mencer 4 regagner en Angleterre son terrain perdu? Etait-ce pen-
dant celle période de relachement général ot |’on voyait des mi-
nistres anglicans de l’Evangile prendre part aux chasses en habit
rouge et partager les repas qui les terminaient non moins librement
que des Iniques? Non certes. On persécutait alors Ices catholiques,
mas on ne. les redoutait pas. On ne croyait pas leurs doctrines”
confagieuses, et il n’était pas un seul membre du clergé qui songeat
4 les adopter. Ce qu’on a appelé le mouvement anglo-catholique n’a
Nellement’commencé qu’au moment oti un plus grand dévelop-
pement de science, une plus grande austérité de vic, un progrés
netable en tous genres s’était accompli parmi eux, et les ministres
angkcans qui furent les premiers soupconnés de tendances catho-
ligques se trouvérent étre parmi les plus savants, les plus fervents.
et les plus exemplaires de tous. Bientét l'Eglise anglicane se vit
privée\de quelques-uns de ses membres ‘les plus illustres, et le
résullat de ces défections fut de rendre suspects et inquiétants
des actes. de foi ou de piété dont l’effet semblait étre si favora-
ble-au papisme, et de faire naftre un parti puissant qui combattit
tout ce qui s'élevait au-dessus du niveau ordinaire de la piété anghi-
cane. Qu’une église demeurat ouverte -un autre jour que le di-
manche, qu’on cssayat de ramener. les notions primitives de la
communion quotidicnne, qu'on se hasarddt a remettre sous les
yeux. des fidéles le signe de notre Rédemption, toutes ces choses
étaient dénoncées — et non a tort, il faut en convenir — comme
des crimes de lésesprotestantisme. On s’inquiéta bien davan-
lage encore lorsque quelques: femmes curent la pensée de renon-
cer au monde et d’ailer se consacrer exclusivement au soin des
mialades et des pauvres. Ceci devenait si scandaleusement papistc,
que l’évéque du diocese ot le fait avait eu lieu, d’abord attendri en
25 Févaien 1876. 39
592' BROADEANDS.
voyant naitre sous ses yeux cette -pure fleur de dévouement et de
piété, fut ensuite assez prudent peur désavouer; sows: la clameur
publique, les pauvres femmes qui sétarent ahritées sous son anto-
rité. On ne fut pas-surpris:d:apprendve apres cala que d'autres ames
tenties d’hétvisme, comme: celles-ld, avaient pris refuge dans la
seule Eglise qui lour: gardait' dans: son: sein’ on: hiew respecté et pri-
vilégié ot elles pouvaient s'dpenouir-® leur aise.
En un mot, si, aw sein du protestantisme, vous marcher dans
une voie de pureté, de piété, de détachement, de: ferveur, les el-
mears-de ceux qui veelent vous arréten, non moins que les aecle-
mations de ceux qui vous appelient, vous avertissent que ‘vous
chez: vers le cattoticisme. :
Voyons maintenant si ce-sont la, pour les cattrohques, des rat-
sons de eraindve une: iavasion du protestantisme..
Est-ee lorsque te elergé est le plus éclairé, le plus: #l&, Ic pias
fervent? Est-ce lorsque les mes dévouéee sont en ptus grand -nom-
bre? Est-ce lorsque le taleat des prédicateurs est le plus grand ou
- le zéle des missionnaires le phre actif? Est-ce enfin lorsque le: cule
catholique: se déplote dans toute sa beauté? Nen, nor, mille forts
non! Que le génic et la science aillent le: plus heut; et la ‘charitéle
plus loin possible ; que tout ce que le ceur de homme peut cor
cevoir d’héroique soit réalieé-; que l’art, au serviec de le religion,
produise tous les chefs-d’ceuvre imaginables : jamais Ics: catholi-
ques. ne seromt conduits par ce chemin vers le protestentisme. Mais,
que le rdle se refroidisse, que le relfchement ou le scandate se girs-
sent ‘dans les rangs du clergé; que le culte perde sa: majesté; que,
sous quelque forme que ce soit, enfin, le mal l'emporte momenta-
nément sur‘le- bien : 4 Vinstant méme commence: ce qa’on peut
nommer la tendance protestante chez les catheliquas; et ce fait, le
pretestantisme lui-méme semble le reconnattre, car ce n’est jamats
vers Je’ catholicisme pur et fervent qu'il ose teurner ses espérances,
mats vers le catholicisme affaibli et & moitié: vaineu: par lindignité
de quelques-uns de-ses membres. Nous sommes entourés des exef-
ples de ce que j’avanee, et, pour n’en rappeler qu’un: seul entre
mille: lorsqwe la voix picuse et éloquente de Newman éleva, at
sem dt l’anglicanisme ému, um idéal nouveau de pureté-et de gran-
deur chrétiennes, tous les catholiques de la terre prétérent loreille,
et, reconnaissant des accents qui étaient les leurs, saluérent d’avance
ce fréve exilé qui parlait déja la langee de la: patric.
Aw lieu de cela, qu’au sein dv eatholicisme un: prétre étonne et
révolte par-son. langage, qu’il se rende coupable d'un acte flagrant
de désabéissance envers |'Eglice ; qu'il: l'insulte par'ses dtseours et
cempléte enfin son apostasic par un grand scandate public : 4-Min-
BROADLANDS. 593
stant méme se réveillent pour lui l’intérét, l’espérance, la sollici-
tude des protestants. Ce prétre rebelle, ce moine parjure que les
catholiques repoussent, semble étre devenu l'un des leurs, et l’évé-
nement prouve, en effet, souvent qu’ils n’ont pas tort. Mais ont-ils
tort de s’inquiéter de ce double fait et ne semble-t-il pas donner
raison aux célébres. paroles.du comte.de. Stelberg,: « Hs nous
donnest Feur eréme:et.ilsnous prennent notrelic’. ¥
Nous nous arrétons, car ces réflexions nous ont entrainée plus loin
que nous ne youlions aller, et pewt-¢tre nos lecteurs nous repro-
chent-ils déja de notts étre beaucoup écartée de notre sujet et d’avoir
mal prouvé la thése que nous avions posée au début. Peut-¢tre,
surtout, trouveront-ils que le mot amusant, dont nous nous som-
mes servie, convient aussi mal au cercle politique et mondain du
Broadlands d’autrefois qu’aux expériences religieuses de celui d’au-
jourd’hui. Nous ne. voulons pas le nier, et nous canvenons méme
que ces. souvenirs, en se Féveillant dans notre mémoire, y ranac-
Rent plutdt. impression: d’un intérét vif el sérieux que eelut d'un
grand amusement. Aa bout du compte, cependant, nous ne nous
sommes jamais ennuyée 4. Broadlands, il y a vingf ans, et nous pou-
vons garantir qilon ne sy ennuie pas davantage aujourd hui.
L. pe ta F. Craven.
1 }'ajouterai ici une derniére réminiscence que ces mots me rappellent :
Un soir (en 1849) M. Gladstone nous invita & diner peur nous présenter deux
de ses amis qui étaient, disait-il, «l'un la perle des laiques, l'autre Ja perle des
ecclésiastiques anglicans.» Ceux qu’il désignait 4 bon droit ainsi, c’étaient M. James
Hope Scott, l'un des membres les plus estimés et considérables du barreau an-
glais, et V'archidiacre (aujourd’hui. cardinal) Manaiag, Avant un aa, on le sait,
l'un et l'autre avaient embrassé le catholicisme.
L’AMIRAL DE COLIGNY |
D'APRES DE RECENTS TRAVAUX
4547-4572
L’amiral Coligny, étude historique par Jules Tessier, docteur és lettres, profes-
seur d'histoire au lycée de Poitiers. Paris, Sandoz, 1872, in-8. — Gaspard de
Coligny, amiral de France, d’aprés ses contemporains, par fe prince Bagéne de
Caraman-Chimay. Paris, L. Beauvais, 1873, in-8. — Charles IX, deux anates
de régne, 1510-1572, cing Mémoires historiques lus 4 l'Académie des inserip-
tions par Abel Desjardins, doyen de Ja Faculté des lettres de Douai. 1873, in-S.
— Rapports sur les recherches faites au British Museum et au Record Office.
concernant les documents relatifs 4 histoire de France, par le comte H. dela
Ferri¢re, Archives des missions scientifiques et littéraires. 1868-4874, in-8.
L’histoire s'est tellement renouvelée sous nos yeux depuis un
quart de sidcle, qu'il semble qu’elle n’ait jamais dit son dernier
mot. Une grande figure comme celle de l’amiral de Coligny, quel-
que connuc qu'elle soit, mérite toujours d’attirer l’attention ; elle
offre sans cesse des parties peu étudiées, des points laissés dans
l’ombre, faute de documents susceptibles de les éclairer, de cu-
rieuses révélations qui ravivent l’intérét. Aussi bien, d’imporlants
travaux, publiés dans ces derniéres années, nous apportent sur la
vie du plus grand des Chatillon tout un ensemble d’informations,
dont beaucoup sont absolument nouvelles. [1 se trouve, par une
rare bonne fortune, que chacun des quatre ou cing récents histo-
riens qui ont dirigé de ce cété leurs recherches, a envisagé son sujet
d’une facon particuliére, et a puisé ses renseignements & unc source
complétement différente. Pour étudier le rdle et le caractére de
Coligny, M. Tessier a recueilli a la Bibliothéque nationale ses lettres
nédites, M. Desjardins a interrogé les correspondances diploma-
L°AMIRAL DE COLIGNY. 595
tiques des ambassadeurs florentins, M. le comte de la Ferriére a
compulsé les trésors historiques du British Museum et du Record
Office; seul, M. le prince de Caraman-Chimay s’est adressé aux
écrivains contemporains de l’amiral, et son ouvrage, naturellement
moins original, a pourtant le mérite de réunir, en un faisceau formé
avec art, de curieuses citations, qu’il faut aller chercher d’ordi-
naire dans plus de vingt vieux volumes: L’occasion semble donc
favorable pour reprendre avec quelque développement !’examen
des principaux épisodes d’une des existences les plus mouyemen-
tées d’un siécle fécond en émouvantes tragédies. Mais il importe
peut-étre auparavant de dire quelques mots du caractére particu-
lier d’un des ouvrages que nous venons de signaler, et sur lequel
nous reviendrons plus d’une fois dans le cours de cette étude.
Une question se présente donc tout d’abord : l’amiral de Coligny
a-t-il été jugé équitablement par l'histoire? Etait-il nécessaire au-
jourd’hui de réviser |’arrét rendu par la postérité? Unc nouvelle
étude sur Coligny, — composée 4 l’aide de tous les documents
anthentiques, de tout ‘l'appareil scientifique, de toutes les piéces
médites, dont notre méthode moderne se montre 4 bon droit si
curieuse, — devait-elle étre la défense acharnée de la mémoire de
Yamiral, plutdt qu'un récit animé et complet de sa vie? C'est ce
qu’a. pensé,.-parait-il, le professeur distingué de l'Université, qui a
pris Coligny comme sujet de sa thése de doctorat és lettres. A vrai
dire, son travail rentre tout 4 fait dans ce qu’on nommait autre-
fois une these de faculté. Le livre de M. J. Téssier, en effet, n’est
point un tableau des événements si intéressants auxquels Coligny a
été mélé; ce n’est point une monographie, comme on en a tant
fait ct refait de nos jours, prenant l'homme & sa naissance pour le
conduire jusqu’a la mort, sans faire grace d’un seul des incidents
de sa vie. L’auteur, — et nous sommes loin de I’'en blamer, — a
voulu composer une étude de « caractére ». C'est le coté moral
qu’il a surtout cherché 4 mettre en relief dans son héros. Et il l’a
fait, — disons-le immédiatement, — en érudit qui connait le gout
de son temps, cherchant avec sagacité tous les précieux restes de la
correspondance de |’amiral, et indiquant scrupuleusement la pro-
venance des lettres nombreuses, dont malheureusement il ne nous
donne que de trop courts fragments. .
Mais l’enthousiasme de M. Jules Tessier pour son modéle |’a
poussé 4 écrire ce qu’on pourrait appeler l'apologte de l’amiral de
Coligny. Non pas que cette apologie soit absolument sans réserve :
au contraire, elle est plus quelquefois dans ]’intention que dans la
réalité, et elle n’est point toujours aussi habile qu’on pourrait le
croire au premier abord. Un détail, choisi entre mille, fera com-
506 LAMIBAL DE COLIGHY.
prendre la nuance que nous voulons indiquer. La prmeipale préec-
eupation de’M. Tessier est-d'établir que Coligny fut l’homme, avant
tout, du devoir, et que le devoir consistait ehez lus a étre fiddle a
son roi. i répéte cette idée et cette phrase 4: satséte dans ses pre-
miéres pages ; puis, quand il arrive aux guerres civiles dont l’ami-
ral fut un des chefs les plus compromis, i] s'efforce de démontrer
que Coligny aurait beaucoup mieux. aimé avoir le roi et la reine
mére dans son parti, mais que, déveué 4 ses amis et 4 ses coréli-
gionnaines, il s'est vu dans la dure nécessHé de prendre les armes
presque malgré lui contre son sonverain. L’épeqne si troublée de la
Réforme explique bien des chases, et nous me voudrions pas regar-
der Cohgny comime un traitre 4 sa patrse, parce qu'il s’est mis 4 la
téte des protestants. Mais pourquoi tant s’avancer dane la leuange,
quand.on sera obligé plus loin, ea dépit de toutes les bahiletés, de
faire largement la part du blame? Nons trowvons maint exemple de
ee genre dans l'ouvragede M. Tessier.
Trés-bien informé des cheses et des Hommes du seiziéme aitele,
trés-sagace quand il juge le caractére de Catherine de Médicis ou
celui de Charles iX, l’auteur nous semble d’ane sérérité ontrée
toutes les fois. qu'il parle des princes lorrains, les rivau-x -politeques
de l’amiral. Dire du due de Guise, du premier sartout, Frangom, et
de son frére le cardimai de Lorraine, que ce furent les « myauvais
génies de la France‘ », c’est oubhier trop vite et la gloire du vain-
queur de Calais, et la conduite si francaise tenue par le cardinal au
cencile de Trente. L'impartialité demanilerait ‘pour le moins plus
de ‘réserve dans i’expreseion et un plus équitable partage entre ‘les
amis et les ennemis.
i
Quand on veut pénétrer le caractére-d’un' homme, il est indispene
sable d’étudier sa vie tout entiére. Aussi est-f1 4 regretter que
M. Tessier, en ne commencant fe récit Ge la vie de Coligny qu’a
partir de l’époque de sa conversion aux doctrines de Calvin, ait cra
dévoir passer sous silence toute'la premiére ‘partie de Ia cattiére
de l’amiral; il aurait trouvé 14, cependant, pour son ‘héros plus’
d'un fait glorieux & rappeler; il aurait pu retracer & sa louange des
mérites que persénne ne lui a jamais contestés. Mais, surtout, if
aurait peut-étre rencontré, dans quelques -traits’ particuliers, ts
cause naturelle d’actes postérieurs, qui risquent sans cefa de rester
§ Liameral: Cotsgny,. etc., p. 24.
i, \AMIRAL ‘DE COLIGNY. 507
abselumant inexpliquables.. Aussi creyonsnous tout d'abord indis-
pessable de suppléer trés-succinctement sur ce point spécial,.au
-silence velontaire du savant professeur.
Gaspard de. Coligny naquit, le 46 février 1517, a Chatillon-sur-
Loing, petit fief de !’Orléanais, qui apparterait depuis un siécle.asa
famulle..l] avait pour mére Louise de Montmorency, sceur du .con-
nétable. A lage -de vingt-deux.aas, en 4539, i] parut a la cour de
Frangois I*", peu avant la diggrace de son oncle. Il y.trouwva lc jeune
duc de.Guise, avec lequel il contracta la liaison la plus étroite.
Tous deux accompagnérent le roi dans .ja pénible campagne .de
1545. Coligny s’y fit remprquer par son sang-froid. Hl fut blessé.au
sigge de Montmédy..L‘année suivante, al partit.avec son frére d'An-
delat. pour l’armée d'ltalie, que commandait le duc .d’Enghipn. Les
deux Chatillon se distinguérent dans cette campagne, et le général
les récompensa en jes .armant chevaliers sur Je champ ‘de balaille
de Gérisolles. Charles-Quint.et Henri VUl.ayant enyahi le nord. deka
France, Coligny revjnt servir sous le dauphin, qui commendait
Larmée de Champagne. Aprés la retraite de l'Empereur, al accom-
pagaa le imaxéchal de Biez au siége de Boulogne. On lui avait
confié un régiment d’infanderie .4 commander, i sut tui donner
une forte discipline.et fit admirer son habile-et énergique.direction.
Frangois I mort, le connétable de Montmorency reparut ala
cour, oil, grfice-a la, protection.de Diane de Poitiers, il devint plus
eon favagr que jamais. ‘Cependant, ‘ayant proposé 4 Henri Il «de
donner 4 son neveu Coligny le commandement de .l’armée.qu’sn
enveyait,.en dalie.an secours.du.duc.de:Parme, .la putssante favorite
fit proférer Brissac, quelle aimail, dit-on, particuli¢rement. Gas-
pard de Goligny ‘congut de cet échec un vif ressentiment qui influa
heaucoup sur.son esprit facilement porté a l’aigreur. D’Andelot
seul partit pour cette expédition,; il fut méme bientét fait prison-
bier dans une sortie, et resta longtemps anfermé dans Milan. La, il
se diyra avec passion ayx controverses rehigieuses qui agitaient alors
toute la société, et, le découragement .aidant, .l devint partisan des
ides nouvelles. .Pourtant,.la cour ne tarda pas 4 réconypenser di-
gnement les services des Chatillon; ct la charge importante de
colenel général de l’infanterie francaise venant 4 vaquer, Coligny
en fut pourvu, .[l remplit sa mission avec un zéle .aussi .ardent
qu'éeleivé. Il :parvint a extirper.des abus:qui cxistaiont depuis des
"siéales, il poliga Vinfanterie, dit Sainte-Marthe, et fit des ordon-
hances militaires qu’on observe encore aujourd’hui ‘. Peu de temps
‘ M. le prince de Caraman-Chimay reproduit, dans son ouvrage sur Gaspard
de Coligny (pp. 10-et suiv.),.ces imtéressantes ordonnances, demeurées juc-
598 ° L'AMIRAL DE GOLIGAY,
aprés, en 1552, a la mort de d’Annebaut, Gaspard de Coligny fut
de plus nommé amiral de France. Il était encore gouverneur ‘de
Paris et de l'Ile-de-France depuis 1551, de la Picardie et de l’Arteis
en 1555. Le neyveu de Montmorency,'a l’dége de trento-cing ans,
n’avait pas & se plaindre de l’mjustice de la fortune.
Mais, arrivé si haut, il ne voulat plus de rival, et commenga a
concevoir une vive jalousie contre son ami Francois de Guise. En
1554, ce dernier s’étant attribué le suceés de la bataille de Renty,
V’amiral ne le put souffrir; et sa haine s’accrut encore lorsque,
deux ans plus tard, Guise fit rompre la tréve-de. Vaucelles, que lui-
méme avait négociée. L’histoire, autrefois: surtout, aimait & pein-
dre toute une situation au moyen d’un détail. On raconte que le duc
de Guise ayant demandé un jour 4 Coligny son avis sur le mariage
du comte d’Aumale, son frére, avec une des filles de Diane de Poi-
tiers : « Pour moi, répondit l’amiral, je ferais plus de cas d’un peu
de bonne renommée que de toutes les richesses: qu'une femme
pourrait apporter dans ma maison. » Le duc et son frére, piqués de
cette réponse, auraient commencé dés ce jour & desservir Coligny.
M. le prince de Chimay remarque avec raison qu'entre le jeune
Guise et I’héritier des Chatillon, une amitié inégale engendra d’e-
bord l’émulation; puis, chez celui dont la naissance était moins
brillaste, l’envie ne tarda pas 4s’y méler. Il aurait pu ajouter que
les caractéres si opposés de |’un et de l'autre ne farent point étran-
gers non plus a:leur inimitié, que les événements devaient =
contribuer & accroitre.
Cependant d’Andelot s’était:fait rendre la liberté. De retour en
France, il avait obtenu du roi la charge de colonel général, que lui
avait cédée- son frére. Mais il brilait de faire des prosélytes en
faveur de scs nouvelles opinions relivieuses, et ce‘fut dans sa fe
mille qu'il chercha d’abord des adeptes. Le troisiéme frére, Odet,
cardinal de Chatillon, se montra trés-favorable aux doctrines réfor-
matrices, et l’amiral également fut fortement ébranlé. Ils se tinrent
toutefois sur la réserve. D’Andelot, moins prudent, ne tarda pas &
éclater publiquement dans une circonstance solennelle que Mézeray
raconte fort.en detail.
« Granvelle, — écrit-il dans sa grande Histoire‘, — envoyé. per
Phihppe II prés du roi, pour sonder les conseits de France et pour y
allumer la discorde, dans la division des Guise et des Montmorency, —
dit un jour au cardinal de Lorraine que « c’étoit grand’pilié que,
qu’ici inédites, en remarquant avec raison que Coligny s‘y = « peint tout
entier ».
‘ Histoire de France. In-fol., 1785, t. I, p. 4125
L’AMIRAL BE COLIGNY. 309
« durant la guerre, les. opinions de Calvin se répandisserit malheu-
a reusement dans la chrétienté, principalement dans la France,
« dont ils avoient méme gagné les parties nobles ». La-dessus, il luy
nomma quelques seigneurs qui en: étoient infestez, entre autres,
Dandelot, dont il luy.montra des lettres adressées 4 admiral, son
frére. prisonnier aux Pais-Bas, qui faisolent foi de ce qu'il disoit,
et un liyret contre la messe qu'on avoit trouvé sur luy lorsqu’il fut
pris 4 Saint-Quentin. Or, sitét que le cardinal de Lorraine fut de
retour auprés du rey, soit qu’il fat meu du zéle de religion, soit
qu'il fut trés-aise d’avoir reacantré cette occasion de perdre les Co-
ligny, qui estoyent: leas neveux et le contr’appuy du connétable, il
luy déclara ce que Granyvelle luy avoit dit de Dandelot. Le roy, qui
aymoit oe seigneur, paroc qu’il l’avoit nourry, et pour les bons ser-
vices qa’il luy. avoit rendus, eut peine a croire ce rapport; mais il
le fit venir un jour 4 Monceaux comme il dinoit, et luy demanda,
pour l’éprouver, quelle.croyance il avoit touchant la messe. Dandc-
lot, en effet, confirmé entiérement dans les opinions de. Calvin,
d’ailleurs étant de son naturel arrogant, et qui ne seavoit rien cé-
ler de ce qu'il pensoit, répondit, sans hésiter, qu'il croyoit que la
messe étoit uze abomination, et s’efforca de rendre raison de sa
mauvaise croyance'. A cette réponse, le roy Trés-Chrestien, trans-
porté de zéle ct de courroux, jelte un plat contre terre, qui blessa
le Dauphin, assis auprés de luy, et, se levant de table, commande a
Jean Babou Bourdaisiére, maistre de la garde-robe, de le mener
prisonnier 4 Meaux, dans la maison de |’évesque, d’ot il fut trans-
porté au chateau de Melun. La charge de colonel de |’infanterie fut
déférée 4 Montluc, & cause de son mérite et de ce qu’il avoit été
nourry dans la maison de Guise. Toutefois, il ne l’accepta qu’aprés
plusieurs refus, comme il l’écrit dans ses Commentaires. »
Si nous avons rapporté cette longue citation d’un auteur qu’on
ne consulte, guére aujourd'hui, c’est qu’clle nous a paru résumer a
merveille la situation 04 se trouva la maison de Coligny au com-
mencement des guerres civiles, et les motifs, beaucoup plus per-
sonnels que religieux, qui firent de ces grands guerriers les chefs
du parti protestant en France. L’amiral, aprés cette belle défense de
Saint-Quentin, .dont il a retracé lui-méme l'histoire’, et qui suffi-
rait 4 illusirer Ja. vie d’an capitaine, était, cn effet, tombé entre les
mains des Impérianx, qui.le détenaient au chateau de |’Kcluse.
! Voir, sur le méme fait, le témoignage de Tavannes. — Gaspard de Coli-
gny, etc., p. 120.
? Son « discours » sur le siége de Saint-Quentin est reproduit dans l’ouvrage
de M. le prince de Chimay, pp. 59 & 108,
600 LRMERAL DE COHIGRY.
Rendu 4 la Hberté. moyennant une rangon .de-50)000. gous, il s'dboi-
gnade-la-cour, et, renfermé avec d’Andelot dans sa:memsen deChi-
AWlon-sur<Loing ou a Tanlay, vl.s’affermit de plus en -phusidans les
idées dela Réferme. Il devint le iprotecteur de :teus ‘les protestants
perséecutés et le représentant naturel des grands seigneurs miéeon-
tents de la-cour. Le prince de Condé Je prit forcement comme suti-
liaire lorsque, .sous Ja ‘mmorité de Frances IL, al -voulut défendre
ses droits de prince da sang contre le pouvoir que dennait an
Guise leur ‘titre d'oncles de Mavie:Staart. Fourtes les affections, tuns
les mtéréts de Coligny n‘étaient-ils pas de.cecdté '? Il est le newn
du.commétable, l‘onole par alhance du ‘prince de :Gondé. Ll Tegrette
vivement Ja dvsgréce de Montmorency et l’dioigaementew sont tenes
tes-Bourbons. Toutefois, il est juste de oonstater: que.:l'amural, ian
que trés-nettement engagé dans le parti de la Réforme, ihéseta dong-
temps-avant d’attaquer en face l'auterité du roi. Lors:du proces da
consetiler Dubourg, dans une assemblée des princes et de lean
amis 2 la Ferté, quelques-uns prepesgient diaveir recours sux s-
mes’; Coligny s'y oppesa, en‘tozrnant .habidement ta dif6calte, dais
son BYIS, rapporté par Davila, montre cembien les plws simples Bo-
tions da ‘patriotisme étaient :alors.dbscurcies dans les anetlteurs 4-
prits, puisqu’on neeraignait pas, de part et d’aatee, de faine appa
a 7Vélvanger pour soutenir ses. partisans. —.Lianviral est deen: cun-
vetnoa que-ceux qui veulent 4 tout:prix le renvorsement des Cuist
n‘ebéissent-4 avewn mobile d’ambition personnelle, ct inieniten sue
que Fintérat de ta religion. Ov, cst~il bicn nécseusive de report
aux armes pour mettre un terme 4 cette sanglaate persécution-de
PEglise du Christ, qui déshewore ‘et compromet ie royaume! Ne
reste-t-il donc rien i ‘sauver avant de ee baacer- dans dos ttcrribles
hasards de ‘la -guerre-civile? Ou tes ‘Bourbons ‘ont ‘dcheué,. ot ila
échout hni-méme, qui ‘sait si Visiter vention offiewuse-des-purssamees
étrangéres n/aurait pas chance-de rémesn'? ‘Les Guise, ‘aw moins
pour ‘le triomphre de Pmtelérance catholique, peuvent compter sur
Philippe @; ‘pourquoi He pas ‘invoquer en favewr dle eure mrickimes
les syrpathries des. paissances preiceenes, des ‘prances ‘allemands,
_ pet exemple?
Les: conseils de:Coligny, tout favorables- qu ls fussent a ‘la cause
protestante, ne-prévalurent pas longtemps. Une année s-dtait-’ pesme
écoulée, qu’au-meis de'février 1560, la canjuration d’Antboise, —
dont le « capitaine muet » était, au su de tout le monde, le prince
de Condé lui-méme, — éclatait subitement, menagant aussi bien le
jeune roi que le cardinal de Lorraine ct son frére de Guise. Ondoit
' L’amiral de Coligny, etc., p. 34.
L'SMIRAL DE COLIGHY. Ott
rendre encore cette justice & Vamiral, qu'il ne peut étre impliqué:
dans fa tentative avoriée de la Renaudie'. (est loyalement qu’il
marche x la. rencontre des conjurés; et si, downant a la reine mére
des comseils de clémence, il essaye d’arracher 4 la mort son prison-
ner Castelnau, il ne fait .qu’obéir & ses ‘plus intimes affections.
C'est dans le méme esprit qu’il réclame la convocation des états gé-
néraux, essayant d’entrainer dans son parti le chancelier de 1’Hos-
pital, et s'effarcant de trouver en lui un appui pour la lutte achar-
née qu'il ne cesse de livrer 4 l’influence des Guise. A l’assembléc
de Fontainebleau, au mois d’aeut, il fait encore un pas de plus,
mais toujours dans les voies légales, et présente au roi, avec-‘wme
certaine solennité, ja fameuse requéte des protestants de Norman-
die. Kn méme temps, il ose attaquer en face ses puissants rivaux:
i s'éléve avec force contre |’institution réceate d’une garde royalc
orgamisée par les Guise, et demande qu’on 'réunisse un concile na-
tional pour metize fin aux querelles religieuses.
Ces exigences, qu'il avait le droit, sane doute, de manifester,
n étaient pas .exemptes d’un certain air de menace, qui augesenta
encore la défiance des princes lerrains et leur fit premdre.des pré-
cautions mailitaires, peaut-ctre excessives, 4 l’opcasion de ta pre-
chame réunion des.états A Orléans.
D'autre part, les intentions hostiles des chefs de Ja maison de
Bourbon n’étaient guére deuteuses, et elles expliqueat, sans le jus-
fier, ke guet-apens dont ils furent victimes lors de leur .arrivée A
lacour, au mois d’octobre 1560. Qui saig od se serait arrétée da
vengeance dea Guise,. sans la mort presque sabite de Francois II?
L'amiral, toutafois, n’était point assecié, méxae par ses ennemis,
aux sowpgons qui planaieat sur les Bourbens, puisque, .& cette épe-
qe (4 octobre), nous voyons le roi lui confier la garde de la placer
unportante da Hayre-de-Grace. « Qui ent pensé qu'un jeur,.commr
le dit. avec tant de sincérité M. Tessier*, cette méme place serait
lvrée, par lui, aux Anglais? » Pour-le monsent, il n’hésite pas a:se
readre 4 l’appel de la reine mére et A venir &:Orkéans. La, avee wn
courage dont il faut lui savoir gré, il se range aussitét du cété du
toi de Navarre, et, fort de sa conscience, il brave une feis-de plus
ss ennemis. La minorité de Charles IX ne tarde pas, du reste, & le
ramener au pouvoir, et’ il nse de toute son influence sur Catherine
de Médicis pour la rendre favorable aux réformés ; il profite égale-
ment de ce retour de fortune pour ne plus cacher A personne ses
1 Telle. n'est pas pouartant l'epinion de M. be prince de Chimay, qui affirme que
Coligny était ansai coupable que Condé.. — V. p. 457sct 138.
* Lamiral Coligny, etc., p. 47.
*
603 L'AMIRAL DE COLIGNY.
sentiments religieux : il fait baptiser un fils, qui vient de lui naitre,
selon la mode de Genéve; il correspond ouvertement avec Calvin,
il établit le culte protestant dans sa ville de Chatillon, il voudrait
le voir librement exercé dans toutes les provinces. C’est dans ce
sens que, le 9 avril 1561, il écrit & la régente l’intéressante lettre
qui suit! : |
« Madame, je craindrais vous‘¢tre importun de vous parler et
écrire si souvent d’ane méme chose, n’était que cette occasion entre
toutes est privilégi¢e, puisque c'est la cause de Dieu et de ceux qui
se dédient 4 le vouloir purement servir. Il est arrivé cette semame
deraiére qu’une compagnie de gens a été trouvée ensemble & Issou-
dun, priant Dieu, et, afin que la vérité du fait vous soit entiére-
ment connue, je vous supplie trés-himblement, madame, ‘vouloir
prendre la patience que le procés verbal qui en a été sur ce fait
vous soit entiérement lu, et que par la vous puissiez juger #11 y a
ricn qui tende 4 sédition, scandale public ou port d’armes. Au
contraire, si votre intention n’est pas corrompue, quand vous aver
déclaré que vous ne voulez point que les personnes soient recher-
chées, en leurs maisons, pourtant, madame, je vous supplie, au
nom de Bieu, vouloir commander que ceux qui sont détenus pri-
sonniers soient mis en liberté, et au demeurant tenir la main,
qu’en attendant l’assemblée des personnes que vous voulez faire,
pour le fait de la religion, l’on laisse vivre un chacun doucement
comme j’ai prié le présent pasteur vous faire entendre. De’ Cha-
tillon, ce 9 avril 1564. »
L’édit du 19 avril semble donner raison aux plaintes de Coligny,
et la réunion du colloque de Poissy parait étre autorisée sur sa pro-
pre demande. Mais les idées de conciliation, qu’il avait réussi 4
faire pénétrer dans l’esprit politique de la reine mére, les actes de
tolérance qu’il obtient facilement de cc caractére fort enclin aux
compromis, épouvantent les catholiques sincéres et les forcent 4
s'unir pour la défense des intéréts de l’antique religion nationale.
Montmorency, devant le danger commun, se réconcilie avec Ye duc
de Guise. Tous deux forment, avec Saint-André, une sorte de higue,
appelée par l'histoire le Triumvirat, ligue qui entraine le roi de
Navarre lui-méme, et, faisant réfléchir Catherine, la rapproche
bient6t des catholiques. C’est alors, qu’a l'occasion de I’affaire de
Vassy, éclate tout 4 coup la premiére guerre civile. :
‘ L'amiral Coligny, etc., p. 54, d’aprés le Ms. FR. 3123 de la Bibl. nat. — Pour
la plus facile intelligence du lecteur, nous ne croyons pas devoir respecter !'or-
eee du temps. Nous nous eontenterons de reproduire exactemient le texte
ul~méme.
LVAMIBAL DE COLIGNY. 605
U
Quelle va étre la conduite de Coligny? Jusqu’ici nous n’avons pas
fait difficulté de recannaitre que, si l’amiral s'est rangé du cote
des protestants, il n’a jamais fait qu’user de la liberté qui appar-
licnt & tout citeyen, et qu’il a toujours hésité 4 rien entreprendre
de contraire 4 la fidélite qu’tl doit 4 la couronne, a l'amour qu'il
doitau pays. Pour emprunter a M. Tessier ses propres paroles, « le
réformé s’obstine 4 obéir & son roi, parce qu’il regarde cette obéis-
sance du sujet comme le premier devoir du chrétien'. » Malheu-
reusement cette salutaire obstination ne sera pas de longue durée.
ll faut.rendre une derniére justice 4 celui qui va étre tout a
l'heure le chef implacable de la guerre civile. Si l'on en croit la
tradition historique, l’amiral de Coligny ne doit point porter seul
la redoutable responsabilité de ce premier acte de rébellion qui fut
si fatal 4 la France; il avait pour femme une personne intelligente,
courageuse, mais fanatique, Charlotte de. Laval, Ame ardente qui,
par sa vertu altiére, exerga plus d’une fois sur lui une décisive in-
lluence. On raconte* qu’il était retiré dans sa maison de Chatillon,
entendant de loin les échos de la prise d’armes de ses coréligion-
naires, hésitant sur la conduite a tenir, ne sachant s’il irait rejoin-
dre ses fréses, caleulant toute la gravité d’une semblable détermi-
nation, inquiet, ne dormant plus. Sa femme le pressait de partir,
répondant 4 toutes ses objections, lui faisant un point d’honneur de
suivre.les inspirations de sa foi nouvelle.. Une nuit, il ’entend qui
pleure; il l’interroge , et comme clic renouyelle ses instances :
« Sondez votre conscience, lui dit-il, si elle pourra digérer les dé-
roules générales, les opprobres de vos ennemis et ceux de vos
partisans, les. trahisons des vdtres, l’exil en pays étranger, votre
honte, votre nudilé, votre faim, et, ce qui est plus dur, celle de
vos enfants; votre mort, enfin, par le bourreau, aprés celle de
votre mari... Je vous donne trois semaines. » Mais elle : « Ces trois
semaines sont, achevées... ; ne mettez point sur votre téte les morts
de trois semaines ou je vous serai témoin contre yous au jugement
de Dieu. »
Une scéne dramatique de ce genre était-elle nécessaire pour déci-
‘ D'Aubigné, Histoire universelle.
? Idem.
OO L'AMIRAL. BE COOLEY.
der un homme que tout poussait dans cette fatale entreprise'?
Toujours est-il que cette irrésolution de quelques moments honore
le sectaire un peu farouche que nous allons voir maintenant le
vrai chef des huguenots de France. Aussi bien ses amis commen-
caient a se plaindre de ses lenteurs, quand il vint 4 Meaux rejoindre
la petite armée des: princes protestants. Utinam citius advenisset !
éonit. Tis. de Béze & Calvin, tant: il tardent: aaw tétes. de parti de-lever
Létendard de la révelte. Cependant, Cobgny voudrait eneore se faire
itbssaon & lus-nmaéme : augstOt: son arrivée: aa. camp id éerit!a la
reine ‘mére* pour lui expliquer: sa situation et, cn ie cove,
se discuiper prés d'elie:
w Ma: sowveraine dame, j a recu deux letines. qu a. alte Votre
Majesté:dem’écrire, et, pour répondre# toutes- deux, en premieriieu,
jene.sais d’ou le roi de Navarre a eu avertissement: que je faisus
levée de gens, mais je vous réponds. sar mow honneur que jeny
aé pas seulement pensé. Bien ai-je.averti quelques-wis de mes voi-
Saas et amis, et pri¢ de me faire compagnie peur venir. trouver
maondit. sieus: le Prince; que si, d’aventure, il #en est vu-en ma
compagnie d’armés, u me semble qu’li ne dort. étre trowvé non
plas étrange. que: de: cewx qui vent trouver M. de Guise avec armies
découvertes, eb dent je pus parler comme: les ayant was: Devan
tage que: je.sus. averti de. plusieurs endrevts, qae -M. de Guise me
menaga fort, ce-que ma ereore: ici confirmé M. le Prince comme
ayant entendu de bon lieu; ct peur cette eawse; je vous supple
trés-hamblement, madame, ne trouver mauveis que! je me tenne
surmes-gardes: La seconde lettre de Votre Majesté fait encere met-
tiem de.ce-que vous: avez entendu que je suis parti de chez moi avec
grande compagnie de gens armés, et que je: fais ater naarcher ma
compagnie, l'ayant levée de sa‘garnison. Quant 4-avoir honne com-
pagnie, je confesse que je Laiet Paurat lameilioureque je pourrel
peur me garder d’ttre outragé. Quant & avoir: levé- ma: compagnic
de sa garnison;.il.ne sign trouvera oul mandement-de saoi, et ct’
qui principalement m’en a gardé; c'est que je:savais bien-quitt’y
avait pas tantde gens que. cela ne per Portes Gramee fever: ct tow-
* M: Ie prince dé Chimay ne le pense pas, et il traiterait volontiérs de comédie
le récit, si- souvent reprodait, de’ d’Aubigné: Son jugement. est sévére, mais il
faut dire qu’il denne a l'appui.des preuves qui semblent. asves: con vaimeaits-
— V. Gaspard de Coligny, pp. 165 et suiv.
* Le principal intérét de l’ouvrage de M. Tessien cansiste. dansiles Jetires itt
dites de Coliguy qu'il a publiées, el dans celles, plus nombreuses malbeureust-
ment, qu'il n’a fait qu'indiquer ou citer par extraits. Nous reproduisons souvet!
ces intéressantes correspondances manuscrites, qui: nabwiteraient bien us jo!
d’étre toutes recueillies.
L'AMARAL DE. COLIGHY.. 605
tefois, madame,.quanmd jp l’aurais. mandée,, je niaurais fait que ce
quiont. fais diaulres, Au.demeurant, jp vous. supplic trés-humble-
meni,,maadame,.crouwe qu'il ny a. gentilhename cn France qui. plus
désive vous voir en repos.et conleniament que moi... De. Meaux,, ce
27 mars 1964 *. » i a,
ha lettra-est fide, eb ne dénate:pas des. intentions auinexent pa-
cifiques. Ausei. avons-nous, quelque. peime a:admatire.les. beaux. rair-.
sonnements qu'on fait tenur a l’amipval au fond de son due,. quand
on dit. qne les rebelles. désormais, ce sont les trimmyvirs qui. ticn-
nent. la reine captive, et. que la.guerre est kegitime pour la.délivrar :
« Mais oe-n’est point ssulement. la. reine,, c'est son onele: le conné-
table de Monimonancy, c’est le noi. de Navarre qu'il va cambattne les
armes & la:main,.De-qualle équivoque peul-il berces sa conscience ,
ef comment. pental dire ancore qu'il. n'a quo le service de.Diew et
du roi devant les: yeux." ? ». :
Qu;importe-que l'armée pootestante, gnace-a Coligny, reate.quel-
que.temps «un modéle de. discipline, diordre et. de piété.s.. La
Noue raconte que l’amiral. lui-méme: « s’ébahissait avec Téligny, du.
bon ordae qui régnail: pacmi, ses.soldats ». — « (est. vraimant une
belle-chese,, disait-il,, moyennant. que cela:dure; mais.je crams que
ces gpns:icy. ne jettenh toute leur honié. a. lafois,.et. que d'icy’a deux
meas iLne leur sera dameuné que la. malice., J'ai. commande a lin-
fantexie longtemps et la conois,.clla accomplit sauyent le provarbe
qué dit: Dejyeune.ermite uieux diable. Si.collc-cy y faut,.nous ferons
la cro a la:cheminée: ». Kt. la None ajaute-: « Nous. nous. mimes, &
rire,.sans: y prendre garde davaatage, Jusqu’a ce que. l'expérience
nous fit conoistre qu il avait.esté propheéte cn cecy*. » L’expérience
ne: fut pas longue, M. Tessier est bientOt obligé d’avauer que; tous
les excés inhérents aux gnenres civiles ne tardérent pas a neparai-.
ire. Mais.un fait qui lembarcasse davantage, c-est.lalliance on-.
verte avec lesiennemis.de:la. patrie, que. les. chafs protestants, vont
bientét négocier, et. & quel prix!, Tandis que las cathaliques: font.
vemin, illest vzai, quelques mcrcanaines suisses-ow allemands, Condé
et: Coligny:néclament des, secouns. do; la reine: d'Angieterra,, et la
rusée Elisabeth fait payer son-appui de; la livraison immédiate. du
Havre: Le: traité.d’'Hamptoncouct, signé le 20 seaptombre, reste
comme la preuve trop manifeste de cette honte, que les habitudes
\
! L'amiral Coligny, etc. Piéces justificatives HK, diaprés le ms, FR,.20, 461-de
la Babi. nat.
* Voir une lettre de Coligny 4 Montanarency, en date du: 6 mai 1662. —. L’a-
miral. Coligny, etc.,.ps G4..
3 V. Gaspard de Coligny, etc., p. 181..
606 L’AMIRAL DE COLIGNY.
du temps sont impuissantes 4 effacer. Le zélé défenseur de l’amiral
est ici contraint d'avouer les torts de son héros, et, bien qu’il écrive
encore : « I] fallait que les circonstances fussent bien impérieuses
pour que Coligny consentit 4 un pareil sacrifice’, » il passe con-
damnation et se borne 4 citer des lettres qui, comme la suivante,
sont empreintes d’une amertume et d'une tristesse propres & rele-
ver, 4 un certain point de vue, le caractére de l’amiral. Voici ce
qu’il mandait, le 28 octobre, 4 M. de Cossé :
« Monsieur mon cousin, je ne doute point que vous n’ayez un
grand regret de voir tant de troubles, de pilleries et désordres,
comme ont toutes personnes d’honneur et de vertu. Je crois aussi
que vous estimez bien que, de ma part, j’en porte un grand dé-
plaisir que je vous puis assurer étre tel que, s’il n’y allait que de
moi et de mon intérét particulier, je voudrais avec la perte de mes
biens et de ma vie avoir racheté tels inconvénients*. »
Les événement marchent, et ils sont si connus, que nous compre-
nons-que des auteurs, condamnés par leur sujet méme & raconter
les mémes faits aprés tant d’autres écrivains, ne s’y appesantissent
point. Il existe pourtant une série de documents, que ni M. le prince
de Caraman-Chimay ni M. Tessier n’ont analysés dans leurs ouvrages
sur Coligny, et qui méritent une singuliére attention. C’est toute la
suite de la correspondance échangée par l'amiral soit avec les am-
bassadeurs et les ministres anglais, soit avec la reine Elisabeth elle-
méme. Conservées au Record Office*, ces piéces avaient déja été
publiées en partie au dernier siécle, dans un intéressant recueil
historique anglais, peu consulté en France’. Elles ont été compleé-
tées et reproduites dans le remarquable travail composé par M. de
la Ferriére, pendant sa mission 4 Londres *. Chacun des principaux
incidents de cette premiére guerre est l’objet d'un récit détaillé
écrit sur place par Coligny et envoyé 4 Elisabeth. La bataille de
Dreux, dans laquelle le prince de Condé fut fait prisonnier, ce
combat célébre, bien des fois représenté par la gravure, dont
l'issue longtemps balancée a permis & chaque parti de s’attribucr
la victoire, est l’objet de quatre longues lettres de l'amiral, lettres
ou il ne se donne pas le plus mauvais réle, ct ot il raconte avec
complaisance qu aprés la prise du chef de l’armée protestante.
! L’amiral Coligny, etc., p. 70.
* L’amiral Coligny, etc., p. 71.
3 State papers, France, vol. XXVIII.
4 A full view of the public transactions in the reign of q. Elizabeth, etc., by the
Dr. Forbes. London, 1740-1741, 1 vol. in-fol.
5 Premier rapport sur les recherches, faites au British Museum et au Record
Office, concernant les documents relatifs 4 histoire de France.
Ne ee eee ee ee
L’AMIRAL DE COLIGNY. 607
« nonobstant et par une singuliére grace de Dieu, il rallia soudain
‘tant de cavalerie francaise et allemande, qu'il rechassa les ennemis
si ayant que la plupart de leur bagage versa dans la riviére, et leur
fuite en suivit si grande, qu’il y en edt qui portérent jusques 4 Paris
les nouvelles de la bataille perdue pour eux... » Fort peu mécon-
tent au fond du cceeur de la disparition momentanée de Condé, qui
lui laisse la premi¢re place dans le parti, il avoue assez ingénu-
ment 4 la reine d’Angleterre, le soir méme de la bataille, « qu'il
sera en la puissance de Dieu, comme nous |’espérons, de tirer de ce
meschef l’occasion de quelque grand bien. » Avouant cependant
que « |'infanterie a été défaite sans combattre », il presse vivement
Elisabeth de lui envoyer des sccours en hommes et en argent, et de
« vouloir employer sa puissance pour la défense de la cause de
Dieu et d’une si juste querelle, et avec si bonne occasion d’empécher
que son Eglise soit ruinée en ce royaume... » La bataille de Dreux
est du 19 décembre; la reine Elisabeth ne répond 4 Coligny que le
30 janvier 1563. Toujours lente ct économe, elle marchande son
concours et le mesure aux avantages qu’elle pourra en tirer pour
elle-méme. Aussi, les lettres suivantes, dans lesquelles Coligny, qui
avait ramené les débris de ses troupes 4 Orléans, précise les condi-
lions offertes par les chefs protestants 4 la souveraine étrangére,
présentent-elles une importance capitale. Elles sont malhcureuse-
ment trop longues pour pouvoir étre reproduites ici; et en parcil
cas les moindres tours de phrase ont leur valeur. Mais leur lecture
attentive fait tristement ressortir les complaisances de Coligny pour
l’ennemi séculaire de son pays, complaisances qui n’ont d’autre
résultat que d’entretenir en France la guerre civile.
Cependant l’amiral, aprés avoir laissé la garnison d'Orléans sous
les ordres de son frére d’Andelot, retournait en Normandie attendre
les renforts qu’on avait promis de lui envoyer d’Angleterre. Et
pour satisfaire Elisabeth, il s’opposait 4 toute négociation avec la
cour, et voulait poursuivre la lutte jusqu’a ce qu'il edt obtenu
pour ses coreligionnaires de complétes garanties. La situalion des
protestants n’était pourtant pas florissante. La reine mére, définiti-
’ vement séparée des huguenots, pouvait s’écrier, le 15 févricr 1565:
« Nous ne savons plus ou! nous en sommes, sinon que M. de Guise
va, demain au matin, assaillir le portereau d’Orléans et le pont.
S’il le prend, ce que Dieu veuille, je crois qu’il yen aura qui con-
naitront qu'il ne fait pas bon se moquer de son roi’. »
Ce grand boulevard du protestantisme allait, en effet, tomber
dans hes mains de |’armée royale, quand tout a coup le duc de Guise
1 Mémoires de Castelnau, in-fol., t. Il, p. 153.
25 Févaua 1876. 40
608 LAMIRAL DE OORIGNY.
est assassiné aux portes de la ville, le 48 février. ‘M..Tessier nous
semble traiter un peu légérement:la grave question de la compli-
cité de l’amiral avec le fanatique Poltrot de Méré. La défense-qu'il
essaic de présenter dans’ ces circonstances est trop singuliére ot
trop embarrassée pour que nous ne la citions pas en partie:
« Coligny, s’il n’a pas inspiré Vidée de tuer Guise, I’a-t-il au
moins connuc? Il est permis de le supposer. Poltrot en ‘parlait fort
souvent ; il est vrai que par Ia méme on n ‘attachait pas dans le
camp huguenot grande importance & sa daa Une premidre fois,
il a rendu des services comme espion. L’amiral continue a l'em-
ployer comme tel, et le renvoie au camp catholique, L’eut-il ren-
voyé de méme, s’il l’edtt cru réellement capable de commettre cet
assassinat dont il se vantait d’avance? Peut-étre il avait jadis averti
Guise d’une tentative analogue dirigée contre lui. Depuis, Guise et
les siens ont désiré, ont cherché sa mort; il ne se mettra plus dés-
ormais entre cux et les meurtricrs. N'est-ce pas 1a sa déclaration,
et que yeut-on de plus? Naguére il eut regardé comme un devoir
- pour lui de prévenir un pareil meurtre; avjourd’hui, sans scrv-
pule, il le laissera commettre. Demain , que fera-t-il'? »,
Ces lignes indécises ne suffisent pas 4 instruire le proces, et nous
10us étonnons que l’auteur n’ait pomt insisté plus longuement sur
an fait dont les conséquences sont'si graves, qu’on peut y voir en
germe toutes les guerres civiles qui vont suivre, et jusqu’a la ter-
rible journée de la Saint-Barthélemy. L’histoire cependant est loin
d’étre muette. On raconte que c’est M. de Soubise, qui, voyant dans
Poltrot, un homme capable de tout risquer, .l’avait envoyé a |’amr-
ral, pendant un séjour de quelque temps qu'il fit 4 Orléans. Celui-
ci l'interrogea, a¢cepta ses services, lui donna méme de I’argent
pour acheter un cheval, et le laissa dans la place, sous les ordres
de d’Andelot. G’est avec.ce cheval, qu’il.s’était procuré grace a la
générosité de Coligny, que le meurtrier, aussitét son crime com-
mis, essaya vainement de fuir. Dés son premier interrogatoire, en
présence de Catherine de Médicis'‘et de toute sa cour, Poltrot ac-
cusa formellement l’amiral de Coligny de lui avoir.proposé |’assas-
sinat du due de Guise, hui assurant « gu’il ferait un grand service
4 Dieu, au roi et & la république, qu'il ferait wuvre méritoire es-
vers Dieu et cnvers les horirhes ». A l’en croire, Théodore de Béze
et un autre ininistre qu’il ne nommait pas, « l’auraient assuré que
s'11 voulait exécuter l’entreprise dont M. l’amiral lui avait, tenu
propos, il serait le plus heurcux des hommes de ce monde, pour
‘ L'amiral Coligny, elc., p. 77 et 78.
L’AMBRAL DE COLIGSY. , £06
lequel acte, il gagnerait paradis, ef s’en irait avec les bienheurmux,
s'il mouroit pour une si Juste querelle*. »
Lamiral, par une défense maladroite, aggrava ces soupcome dans
un Mémoire imprimé, en réponse a la publication faite par les amis
de Guise de l’interrogatoire de Poltrot; il avouait qu'il avait cu des
rapporis avec l’assassin, et disait que depuis l’affaire de Vasay,
« quand il avait ouy dire 4 quelqu’un que s’il pouvoit il tucros Je
seigneur dé Guise, il ne l’ayoit détourné. » De plus, il répétait sou
vent, au dire de Brantéme, en parlant de l’assassinat de son adxer-
saire : « Je n’en suis point l’auteur nullement et ne I’ay point faat
faire; mais je suis pourtant fort aise de sa mort, car nous y avens
perdu un trés-dangereux ennemi de notre religion. » Ses coréligian-
naires, d’autre part, ne cessaient de célébrer dans leurs écrits, darts
leurs chansons, les mérites de Poltrot, ce vrai martyr de la foi,.ce
héros selon la Bible. Rien n’est plus curicux que de voir leurs.eris
denthousiasme, leurs hymines de réjouissance, ct la facen vwrai-
ment insolente dont ils célébraient, comme la plus grande des ver-
tys, un assassinat politique dont ils‘espéraient tirer bon profit pour
leur cause *.
En effet, le parti catholique venait de perdre son seul chef; le
gouyernement de Charles IX .n’avait plus qu’a faire la paix. ile fut
signée, le 19 mars, par le prince de Condé ; Coligny en resseatit wn
vif mécontentement. Quoi qu’on puisse dire, il était bien ua peu
jaloux du profit personnel que le prince, son ami, en retirait, et
' Ce qui mi¢rite plus de crédit encore que des aveux peut-tre arrachés park
torture, c'est le tdmoignagne d’un ami de Coligny, d'un serviteur dévené desta
cause protestante, l'ambassadeur anglais Spaith. M. de la Ferriére donne l'extrait
suivant de la lettre qu’il écrivit a Elisabeth quelques jours aprés |'événement :
« L’assassin est agé de dix-neuf ans, nalif de Saintonge; il est venu dans Ie
dessein de tuer le duc, 4 l’instigation de Soubise, actuellement 4 Lyon. C’est
Soubise qui I’a adressé & l’amiral, avant qu’ll passat en Normandie; lamnieal fui
aremis trois ‘cemts écus. On dit encore qu’il a été confirmé dans son. desseim
par Théodore de Béze. » | 7
Voila certes, contre Coligny, une charge bien accablante qui, pour avoir été
ensevelie durant trois siécles dans un carton ignoré des archives d Angleterre,
n'a point perdu’ de‘ sa valeur. Ce qui‘demeure établi, c'est’ que persorine; pavthi
les contemporains, ne doutait de la complicité de l’amiral. — Premie® rap-
port,.ete., Arahives deg missions scientifiques et litléraires. 1868, t. Y, p. iit...
Et, de son cété, M. le prince de Chimay résume assez bien ce grave probléme
lorsqu’il écrit : « Si Coligny avait réellement chargé Poltrot d'assassiner te dac
de Guise, toute sa conduite s'expliquerait trés-clairement. — Gaspard! de Ob&-
gny, p. 228. mo
* Consulter & ce sujet la publication intitulée Recuesl de podsies calvinistes, ti-
rée des manuscrits de Rasse de Neuf, chirurgien militaire au service de d’Aude-
lot. Reims, 1866, in-8, pp. 103 a 167.
610 : -L'AMIRAL DE COLIGNY.
tandis que Condé défendait les intéréts des seigneurs du parti, il se
faisait le champion de la plébe calviniste. :
Quelle différence, remarque avec raison M. de €araman-Chimay',
entre le caractére du prince et celui de Coligny! Aprés Dreux, Condé
avait passé la nuit sur le lit de son cousm le duc de Guise; il
’embrassail au licu de l’assassiner; aprés ja paix d’Amboise, il al-
lait se jeter avec passion dans tous les plaisirs de la cour ; il se bat-
tait comme s'il eit pris part 4 un tournoi, et ne pensait plus 4 la
guerre unc fois qu’il avait déposé les armes. Condé était un. chef de
parti, Coligny un chef de secte. Condé se battait pourla victoire de ses
amis les huguenots, Coligny pour la victoire de la Réforme. Lent, ré-
fléchi, calculé, Coligny ne voulait rien risquer, rien laisser au hasard;
Condé débordait d'impatience. A la journée de Dreux, Coligny, ne
sachant s'il ne valait pas mieux temporiser, s'arrétait-avec l’avant-
garde ; Condé l'avait déja dépassé et se battait avec « la bataille ».
A la paix, Coligny rentrait dans sa maison de Chatillon et travail-
lait 4 ses vignes en roulant dans sa téte des projets pour l’extea-
sion du calvinisme; Condé se divertissait avec les filles d’honneur
de la reine.
Le traité, négocié en dehors de l’amiral, ne permettait les assem-
blées de la religion que dans une seule ville par bailliage. Le cuite
était toléré, il est vrai, dans tous les manoirs nobles; mais, disail
l’amiral: « Restreindre la religion 4 une ville ou aux faubourgs
d’une ville, n’était-ce pas ruiner plus d’églises par un trait de
plume quc les forces ennemies n’en eussent pu abattre en dix ans. »
Il s'indignait surtout qu’on ait fait si bon marché des petites gens,
Ja concession du traité étant pour ceux véritablement dérisoire.
« La noblesse cependant ne pouvait nier-qu’elle n’ait été prévenuc
dans cette guerre par les habitants des bourgs et des villes, et que
les pauvres n'eussent donné l’exemple aux riches?. »
En réalité, ’'amiral étail singuliérement géné par son trailé avec
l'Angleterre. Il y avait dans la paix d’Amboise un met que I'habuile
Catherine de Médicis avait fait insérer, et qui visait formellement
son projet « d’expulsion des étrangers de France ». Comment Elisa-
beth acceptcrait-elle ce terme singuliérement menagant pour.sa rt
cente acquisition du Havre? Les explications envoyées par Condé en
Angleterre n’avaient pas paru suffisantes. A Lendres, on parlait de
l’ingratitude, presque de ta trahison des protestants francais. Coli-
gny faisait dire 4 la reine, par un cnvoyé spécial, qu'elle continudl
4 avoir confiance dans son amitié, ct, « quant & ce que les Anglais
£ Gaspard de Coligny, etc., p. 234.
2 L'amiral Coligny, etc., p. 84.
L'AMIRAL DE COLIGNY. 611
disent, ajoutait-il, que l’article porte qu’on fera sortir les étran-
gers, cela ne s’entend pas pour eux’.. » Mais, en dépit de ces belles
protestations, il était chargé bientdt aprés de négocier avec Elisa-
beth et-de lui faire offrir par Briquemault la restitution de Calais,
promise par le traité de Cateau-Cambrésis, 4 condition qu’ellc-
méme abandonnerait sur-le-champ le Havre. Les Anglais s’emp¢-
trérent dans les: finesses de leur propre diplomatic, ct perdirent les
deux villes ensemble. Mais l’amiral ne fut point faché de rester, de
sa-personne, ctranger a la reprise.du Havre par les armes frangai-
ses; car ik tenait & se ménager quelque influence auprés de la reine
Elisabeth, et il était convaincu de l’utilité des alliances protestantes
pour son pays et. san parti. C’est ce que deg documents récemment
publiés établissent avec une singuliére évidence.
il faut lire-dans le second rapport de M. de la Ferriére* le long
et remarquable exposé de toutes les négociatiqns qui précédérent
et suivirent la reprise du Havre et qui vont de la paix d’Amboise
au traité de Troyes, du: mois de mars 1563 au mois d’avril 1564.
Cest le récit le plus complet qui, ait encore été fait de cette belle
page de la vie de Catherine de Médicis. Dans cette lutte féminine
entre deux des plus grandes souveraines dont l'histoire ait conservé
le nom, c'est I'Italienne qui l’emporte en astuce, en audace et en
bonheur ; c’est la France qui fait passer l’Angleterrc p:r toutes ses
exigences, les habiletés diplomatiques de la reine mére, plus en-
core que le suecés de ses armes, réparant en quelques muvis tout le
mal que. la premiére guerre civile avait fait 4 la France. Mais le
nom ‘de Coligny apparait rarement dans Jes nombreux documents
mis. au: jour par M. le comte de la Ferriére ; et les deux ou trois
lettres signées de lui.qu’on a retrouvées parmi ces anciens papiers
he lui font guére honneur. 7
Se tenant le plus qu'il peut a Vécart, il n’a d’autre prélention que
de louvoyer entre:Catherine de Nédicis et Elisabeth, d’esquiver les
promesses qu’il.a faites 4l'Angleterre, récriminantcontreles agents
anglais, tout en se déclarant le plus fidéle ami de leur reine. Il pro-
leste, il est vrai, avec le prince de Condé, contre la pensée « avoir
rien pu-donner au détriment-des .droits du roi » ; et il assure méme
que le‘contrat passé pour.la remise.du Havre a Ste ratifié par lui
«sds qu'il lait jamais va-», si ce-n’est longtemps aprés, lors de
‘on voyage en Normandie et de ses négociations avec l’agent an-
glais Throckmorton. Mais, au mais de juillet 1563, il ne se montre
pas moins disposé & répondre a |’appel que lui adresse |’ambassa-
' . Rapport de M. de la Ferriére, p. 421,
rapport, etc., Archives des missions, 3° scrie, t. Il, pp. 1 4 58.
612 L'AMTRAL DE COLIGNY.
deur d’Angleterre, Smith, s’engageant « par tous les moyens » 4 lui
faire obtenir « une bonne paix‘ ». Enfin, lorsque Catherine s'est
décidte 4 la guerre, l’amiral reste simple témoin des événements,
mais # ne se dissimule pas combien la défaite des Angtais sera fu-
neste-en France au parti protestant et il fait tout ce qu'il peut pour
ernpéeher cc résultat. Le ministre anglais Midlemore, aussi bien que
l’ambassadeur de l’empereur d’Allemagne, Chantonnay, ne se trom-
pent point sur les yéritables sentiments de Coligny. « L’admiral, écrit
ce dermer au cardinal Granvelle, a fait tout ce qu’il a peu par escript
etremonstrances a la royne, afin que l’on ne suivit l'entreprinsc du
Havre, disant qu’on n’y servoit rien, et qu’il falloit mieux d'aller
per aultre moyen avec la royne d’ Angleterre, puisqu’elle avait si
bien assisté le roy et ses subjectcs, ct qu’encores qu’on print fe
dict Havre, le royaulme de France ne seroit pourtant nous venir en
repos*. » Heureusement que l’influence des Chatillon était nulle
alors & ka cour et que, selon l’aveu qu’il faisait quelques mois plus
tard 4 Smith, Gaspard de Coligny « ayant sur les bras Yaffaire de
Guise, ne pouvait se méler de rien ».
II
Nous n’avons-rien dit encore d’une idée toute personnelle qui a
lungtemps poursutvi Coligny et qui, grace & lui, a-trouvé plusieurs
fors, de son temps, un commencement d’exécution. L’Europe en-
titre tenait alors les yeux tournés vers ces mondes nouveaux dent
V¥spagne et le Portugal prétendaient se réserver la propriété exchr
sive. L’amiral concut la pensée d’organiser, en Amérique, des colo-
pies francaises qu’on aurait peupkées particuliéremement de parli-
gaas des doctrines nouvelles persécutés dans le royaume, et: chas-
stsem quelque sorte & cause de leurs opinions religieuses. (était
lemoyen le plus sir d’éviter les guerres civiles et les. quetelles
mtestines. C’était aussi un vaste champ d’activité intellectuello el
commerciale abandonné a ceux que Coligny ne pouvait favoriscr
autrement. Dés 1555, le vice-amiral de Bretagne Durand. de Ville-
gagnon’, s’embarquait pour le Brésil, et abordant 4-la baie de Rio-
? Record Office, Slate papers, France, vol. XXXIV.
* dedeives de Vienne et Mémoires de Condé. t. II, p. 171.
3 Voir, sur cette premiére expédition, une récente étude publiée dans la Re-
vue politique et liltéraire du 15 aout 1874 sous ce titre : Le chevalier Villegagnon
et la colonie francaise du Brésil au seiziéme siécle, par M. Paul Gaffarel, professeur
d'histoire 4 la Faculté des lettres de Dijon.
L’AMIRAL DE COLIGNY. 65
Janeiro, il donnait 4 sa premiére conquéle le nom d'lle-de-Coligny.
L'amiral leur envoie des ministres génevois et quclques centaines
d’émigrants protestants, mais cet essai ne put réussir : et en 1558,
Villegagnon, revenait découragé, laissant la-bas quelques pauvres
colons qui furent bientét dépossédés et massacrés par les Portugais.
En 41562, Coligny reprend ses projets, et c’est en Floride qu'il
envoie le capitaine Jean Ribaud 4 la téte de deux petits navires du
roi. Méme insuccés que la premiére fois. La guerre civile empéche
’amiral de porter secours 4 ses amis. A peine la paix signée,
Coligny réorganise l’expédition sous le commandement du poitevin
Landonniére et il la. compose comme la premiére fois exclusivement
de protestants. La petite colonie semble tout d’abord réussir, mais
hient6t la discorde se met dans les rangs des émigrants. Les Espa-
gnols en profitérent pour attaquer brutalement et renverser cet éta-
blissement francais qui leur faisait ombrage ; et l’idée chérie de I’a-
miral dut étre définitivement abandonnéc. Elle ‘avait bien pourtant
ses avantages ; malheureusement, les Francais catholiques ou pro-
testants, se sont toujours montrés si peu propres a ces sortes d’en-
treprises, que la persévérance de Coligny ne pouvait rien contre un
défaut qui semble inhérent 4 notre caractére national '. ,
Depuis la fin de la premié¢re guerre civile l’amiral vivait fort a
l’écart dans son chateau de Chatillon, presque uniquement occupé
de )’éducation de ses enfants, et beaucoup plus irréprochable, il
faut le reconnaitrc, dans sa vie privée, que dans sa conduite poli-
tique: Il ne cessait point pourtant, de.loin, de plaider la cause de
ses coréligionnaires, et de les défendre contre les aggressions de
leurs ennemis. Il’ écrit 4 la reine mére les Icttres les plus yives
toutes les fois-qu’il a & se plaindre d’un a ou d’une sédition mal
réprimée. . b din MA
« Madame, lui mande-til en 1564, je vous supplie de me par-
donner, et je vous dis que la trop grande-impunité cst cause de
toutes ces ‘grandes craautés et désordres, car il semble que. ceux
qui les font, les font sous ombre qu’on leur souffre. Je vous sup-
plie, madame, au ndm de Dieu, y ores pourvoir et vous serez
cause que le roi sera bien servi et obéi*.
Hine quitte Chatillon qu’au. commencement de 1564, pour venir
prendre sa part aux querelles qui divisent le maréchal. de Montmo-
‘ On trouverait, sur ces tentatives ‘de colonisation au seiziéme siécle, de nom-
breux détails dans un livre, aujourd'hui fort rare, intitulé : D’histoire’ notable da
la Floride, contenant les trois voyages faits en icelle par certains capifaines et
pilotes frangois, etc. Paris, J. Auvray, 1756, in-8
* L’amiral Coligny, etc. p. 108.
614 L'AWIRAL DE COLIGNY.
rency et le cardinal de Lorraine. I] s’occupe en méme temps da pro-
cés toujours pendant que lui avaient intenté les enfants de Frangois
de Guise et sa veuve, aprés le meurtre d'Orléans. L’affaire avait été
évoguée par le roi, qui s'était réservé, trois années auparavant de
prononcer le jugement définitif. Au bout de ce temps, ce n'est point
d’un jugement, mais dune réconciliation qu'il est question; el
Charles IX convoque 4 Moulins, pour le mois de janvier 1566, les
Lorrains et les Chatillon. L’ « appointement», comme on dit alors,
eut lieu Je 29, mais personne de part ni d’autre n’oubliait le passé,
et il yeut dans |’entrevue aussi peu de cordialité que de bonne foi.
Le jeune Henri de Guise avait refusé de tendre la main a celui qu'il
regardait comme I’assassin de son pére : il était évident pour tous
que la lutte n’était qu'ajournée’.
Crest 4 cette époque également qu’il faut faire remonter les
premiéres relations de l’amiral avec les Pays-Bas espagnols. Il
avait en Flandre un parent, le baron de Monligny, qu’il poussait
ouvertement 4 la révolte, en lui promettant lappui des huguenots
francais. Mais le duc d’Albe, vainqueur, ne semble . pas disposé
4 tolérer l’intervention dans ses propres affaires des sujets d’un
pays voisin. Il fait peur Catherine de Médicis, qui, jusque-la
indécise, se retourne contre Coligny et ses amis. Les protestants
s'indignent; ils crient 4 la violation de VEdit ; ils se réunisseat
d’abord 4 Valery chez le prince de Condé, puis & Chatillon; et
Coligny, qui résiste un moment, finit encore par se laisser. en-
‘trainer par son frére d’Andelot, dans une résolution violente qui
sera le signal de la seconde guerre civile*. L’amiral méme est uo
des plus acharnés : c’est lui qui propose 4 ses compaguons de
commencer la campagne par l’enlévement du jeune roi. « Si tous les
contemporains n’étaient unanimes pour attester que l’idée vient de
lui, on ne pourrait le croire, dit son moderne historien. Et il faut,
! Voici comment les documents anglais, mis au jour par M. dela Berriére, rt
content la maniére dont se termina le long procés des Guise et des Chatillon :
« Le roi fit venir 4 Meaux madame de Guise, Ie cardinal de Lorraine et |'ami-
ral, leur témoignant le singulier désir qu'il avait, pour plusieurs grandes fa
sons, d’y mettre une bonne fin. Le cardinal et la veuve du duc demandérent
délai pour production de piéces qui ne devaient étre vues que de Sa Majesté; de-
puis, la duchesse demanda 4 poursuivre devant le Parlement et a y présenter les
piéces soumises au roi, a quoi il se refusa, et fit assembler les princes de soa
sang, les chevaliers de }’ordre, les conseillers de son conseil pour juger l'affaire
avec l’assistance de la reine. sa mére. De part et d’autre, on s’en remit A son juge
ment, et l’amuiral, ayant affirmé de nouveau, comme devant Dieu, qu'il n’avait
fait, ni fait faire, ni approuvé ledit homicide, le roi le déclara innocent. » (Re-
cord Office, State papers, France, vol. XLIII.)
2 Gaspard de Coligny, etc., pp. 291 et suiv.
L'AMIRAL DE COLIGNY. 615
ajoute-t-il, qu'il ait trouvé dans sa conscience de bien puissantes
raisons pour se justifier 4 ses propres yeux. Peut-étre, dit-il encore,
cette insulte aa majesté du roi lui parut-elle, dans les circonstan-
ces présentes, le plus sur, l’unique moyen de sauvegarder l’autorité
royale. »
fi faut vraiment qu’on soit bien convaincu de la faiblesse d’une
cause pour la défendre avec de pareils arguments. L’entreprise de
Meaux, de quelque prétexte qu’on essaye de la couvrir, n’en reste
pas moins unc révolte ouverte, d’autant plus coupable qu’elle ne
semble justifiée par aucune attaque de la cour. Coligny lui-méme
n’avait pas le moindre grief contre son oncle, le connétable de
Montmorency, qui va rester sur le champ dc bataille de Saint-
Denis, tué par les soldats de son neveu. Puis, par surcroit d’im-
prudence, il laisse une fois de plus les siens faire appel a l’étranger,
et introduire en France les reitres de Jean-Casimir. Peut-on dire,
au moms, que dans toutcelal’amiral ait la main forcée, et qu’il soit
entrainé par son parti? Ce serait mal connaitre son caractére. Du
reste, les documents mémces s’opposent & une telle interprétation.
Qu’on lise, par exemple, la trés-importante lettre qu’il adresse, le
22 aout 1568, ala reine mére. On est en pleine guerre civile, on
se bat depuis six mois, car la paix, signée 4 Longjumeau, au com-
mencement de l'année, est 4 peine une tréve; Coligny et les siens
sont des rebelles qui devraient implorer l’indulgence : voyez pour-
tant de quel ton il écrit 4 sa souveraine, et combien la menace sort
plus facilement de sa bouche que les excuses ou les regrets!
« Madame..., il faut avouer que si vous avez bonne volonté, vous
n’avez nulle puissance. Que faut-il ajouter aprés tant de belles
assurances quc l’on a données A M. te prince de Condé et 4 moi; et
aprés nous avoir chassés loin de nos maisons et fait toutes les
indignités, je ne doute pas, madame, que I’on ne veuille dire,
comme l’on a fait jusques ici, que ce sont défiances et soupcons,
que nous avons sans propos, mais aussi nec sommes-nous pas si
_ sots que de nous laisser surprendre, et aussi la chose s’est conduite
trop grossiérement. Je ne m’étendrai point davantage sur ce propos,
sinon que je vous supplierai de croire que j’empécherai pour ma
part jusqu’a l’extrémité les troubles et prises des armes dans ce
royaume. Mais si nous y sommes contraints pour défendre la li-
berté de nos consciences, nos honneurs, vies et biens, l’on con-
naitra que nous ne sommes pas si aisés 4 battre et 4 défaire, comme
le cardinal de Lorraine s’en vante tous les jours. Je vous supplie
aussi, madame, considércz la pitoyable remarque qui cn sera pour
vous et votre postérité, qu'il faille que sous votre gouvernement tel
malheur soit advenu, et davantage vous souvenir que du commen-
616 L’AMIRASL DE COLIGNY,
cement des derniers troubles l’on vous avertit, quand nous étions
a’Saint-Denis, que l'on serait contraint de s'aider de forces étran-
géres si l’on ne pourvoyait & nos requétes, et la-conséquence que
cela pouvait amener, de quoi vous aimates mieux eroire les ayer-
tissements du cardina} de Lorraine‘. » |
Est-ce hypocrisie ou fanfarennade que cette sorte de manifeste,
daté de Noyers, et dont on pourrait: commenter chaque phrase? Il
serait curieux de savoir quelle réponse Catherine de Médicis a bien
pu faire & une semblable lettre, que Coligny terminait par d'iro-
niques remerciments, a l'occasion d’un projet d’assassinat contre
sa personne que la reine mére avait arrdété; car, dit-il, « on m’a
mandé que je ne ticns la vie que de vous, et que plusieurs s’étaient
offerts pour me tucr, ce que vous n‘auriez voulu penmettre. »
, Dans l'intervalle, de grands malheurs privés. avaient frappé
Coligny; et ici encore nous le trouvons supérieur a ce qu’'ll est
d’ordinaire dans la vie publique. «La main de Dieu semblait s'ap-
pesantir sur lui; elle. avait frappé successivement son fils ainé
Gaspard, sa femme bicn-aimée Charlotte, de Laval. Ce fils qui lui
donnait de si belles, de si douces espérances, avait été emporté en
sept jours par.une fiévre maligne. I] semble qu’a cc premier aver-
tissement .d’en haut, .l’amiral ait fait un retour sur lui-méme,
interrogé sa conscience ; et Je trouble de son ame se révéle
par ce mot : « Remémore-toi, ma bien-aimée, écrit-il a sa
femme, qu’il est bien heureux d’étre mort dans un age ou il élait
exempt de crimes. » Cruellement atteinte par la mort de ce fils
tant aimé, épuisée, d’ailleurs, par les fatigues priscs 4 soigner les
blessés, Charlotte de Laval, est tombée malade &: son tour. Le
3 mars, la noble femme était morte, et Coligny, 4 la terrible nou-
velle, s’écriait désespéré :.« Mon Dieu, que tai-je fait, quel péché
ai-je commis pour ¢tre si rudement chatié et accablé de tant de
maux? » Ah! quand il posait: cette question a Dieu, il avait peur
d’entendre sa conscience lui répondre tout bas : « Sujet rebellfe, tu
as attenié a la majesté de ton roi! ».Et croif-on qu’en un pareil
moment, Coligny ne .l’ait pas prise plus que jamais en horreul,
cette fatale guerre civile*. » a |
Si auteur de ’Amiral Coligny n’avait écrit que des pages de ¢
genre, nous .n’aurions pas une observation a faire sur son étude,
et-nous en accepterions, sams conteste, toutes les conclusions:
mais il est souvent moins heureusement inspiré, et doane quet-
quefois plus de place 4 ta passion dans ses jugements. Now
! Pidces justificatives R, p. 220.
* Liamiral Coligny, etc., pp. 152 a 155.
mae
L'AMIRAL DE COLIGNY. 617
sommes heureux d’avoir saisi cette occasion de mettre en lumiér
sa bonne foi et scs nobles sentiments. : :
La guerre ‘civile, ¢ependant, avaif recommencé plus acharnée
que jamais.’ L’amiral et Condé, arrivés & la Rochelle, le 19 sep- .
tembre 1568, en avaient fait la capitale du protestantisme. Le car-
dinal de Chatillon était parti pour PAngleterre afin de chercher des
secours prés la reine Elisabeth *; d’Andelot accourait avec ‘une ar-
mée. Cette nouvelle campagne débute mal pour les huguenots : en
huit jours, au mois de mars 4569, Condé est tué a Jarnac, et d’An-
defot meurt de la fiévre, laissant Coligny seul chef du parti, en
face de Tavanites et du'duc d’Anjou, qui poursuivent leurs succés
ala téte de V’armée' catholique. Aprés un léger avantage, remporté
prés de la Roche-Abcille, l’amiral échoue au siége de Poitiers ct est
de nouveau battu 4 Moncontour (3 octobre). C’est le plus beau
moment de sa carriére militaire. Avec unc opinidtreté que rien
narréte, il échappe aux poursuites de l’ennemi, il réunit en quel-
ques jours tes débris de son armée, il epére duns tout le midi de la
France, de Saintes & Agen, d’Agen 4 Toulouse, de Toulouse & Nimes,
une retraite qui fait l’admiration des capitaines. Au printemps de
1570, par une hardie offensive, il regagne la vallée de la Loire,
culbute l’armée dé‘Cossé 4 Arnay-le-Duc, ct se donne le moyen de
négotier une paix qu’il 4 presque rendue gloricuse. Lui-méme écrit
4la reine le 29 juillet*, en lui faisant part de ses intentions conci-
liantes, dans des termes qui méritent d’étre citdés :
' Og treuverait de nombreuses et intéressantes pidces relatives aux rapports
des protestants francais avec l'Angleterre, durant cette troisiéme guerre civile.
dans le Deuxiéme rapport de M. de la Ferriére (Archives des missions, t. I, 1874,
pp. 78a 146). Comme elles ne contiennent pas de révélations nouvelles sur Coli-
ghy, nows'ne croyons pas devoir les analyser ici. : us Ale gr
* Cette lettre n’est point la seule qui puisse témoigner des sentiments de Coli-
gby a cette époque. i y a vingt ans déga, un érudit historien de province, M. Mer-
let, archiviste d'Eure-et-Loir, a recueilli et publié dans le Bulletin de la Société
archéologique de T Orléanais (t. 1*', pp. 407 et suiv.), trois curieuses lettres iné-
dites de l’amiral, adressées « au'Roy, a la Royne, 4 Monsieur frére du Roy », et
datées toutes: les trois’ de « Montréal ce 10 mars 1570 ». Elles ont trait umique-
inent aux négociations pacifiques qui se poursuivaient alors, et elles ont pour but
d'aceréditer « Monsiewr de Théligny »,.gendre de l'amiral, prés de la cour. Coli-
guy déclare 4 Charles IX qu’il ne souhaite rien tant que de rentrer « en sa bonne
ace autant que jamais », que dans « Ja prinse d’armes » ce qu'il en a fait «a
ésté par force et par contraincte » ; il ajoute, dans son fier langage, qu'il essayera
de toutes maniéres .de satisfaire le roi, et « pdur y parvenir, dit-il, je n’obmettray
ung-seul moyen, me tenant bien asseuré que pour cela Vostre Majesté ne vouldra
pas que j’offance ny ma conscience ny mon honneur : aussi scay-je bien qu’elle
ne scauroit estimer ceulx qui sy laissent aller en l'un ou en !’autre cas; a dire
verité, il est impossible, que ceulx qui n'ont point la crainte de Dieu devant les
yeulx puissent venir fidellement aulx honneurs ». Dans un style moins senten-
618 L’'AMIRAL DE COLIGNY.
« Nisaainess j'ai entendu que Votre Majesté a quelque défiance de
moi, mais je la supplierai trés-humblement de croire qu'elle n’en
a nulle occasion, car, d’une part, j’ai la crainte de Dieu qui me
défend tclle chose, et de l’autre, étant mére de mon rot, comme
vous étes, je ne pourrais rien faire ni entreprendre contre Votre
Majesté, quand bien-méme j’en aurais la puissance, que je ne fisse
contre mon honneur et mon devoir.
« Davantage, madame, si, depuis quelque temps vous avez eu.
quelque mauvaise opinion de moi, et que a la sollicitatiou de mes
ennemis qui ont occupé ordinairement vos oreilles, vous m’avez
porté quelque mauvaise volonté, je n’en suis pas fort ébai; mais
aussi j’ose dire que, quand Votre Majesté épluchera toutes mes
actions, depuis le temps qu'il y a qu'elle me connait jusques 4
présent, clle confesscra que je suis tout autre que l’on ne m’a vaulu
dépeindre. »
Et, pour prouver a Catherine ses bonnes intentions, il suspend
aussitét la marche en avant dont elle avait concu tant d’effroi.
« Combien que cela ne se puisse faire, ajoute-t-il, qu’avec beau-
coup d’incommodité pour cette arméc, mais je fais si peu de compte
de ce qui touche mon particulier au prix du général que Votre
Majesté jugera clairement que je désire tant avancer la paix, et
voir le royaume en repos, que je n’omettrai chose qui y puisse
servir'. »
Le 8 aout, le traité de Saint-Germain arrétait les hostilités. On
accordait aux huguenots, pour deux ans, comme place de sireté,
les villtes indépendantes de: la Rochelle, Cognac, Montauban, la
Charité; on leur donnait des garanties judiciaires en leur permet-
tant de récuser trois ou quatre conseillers par chaque Ghambre-de
parlement; ont les mettait sur le picd d’égalité le plus complet
avec les catholiques dans les écoles, untversités, hépitaux, et pour
l’admission 4 ‘tous les offices et charges publiques. C'était ta paix
la plus avantageuse qu’aient encore obtenu les protestants.
Mais, ces avantages mémcs qu’on leur accordait sans trop mal-
chander, n’avatent-ils d’autre objet que d’endormir: lear vigilance
et de préparer contre-eux une odieuse trahison, habilement combi-
née pour anéantir d’un seul coup leur parti en France? C'est ce
tieux, mais plus aigre, il essaye de tenir en garde la reine mére contre « le con-
seil de ceulx qui ont commencé ces troubles et entretenus jusques 4 pré-
sent » ; et il se défend pour lui et ses coréligionnaires « de l’infame tiltre que
l'on nous donne jusques icy de trahison, de rébellion et désobéissance ». La let-
tre au duc d’Anjou, le vainqueur de Moncontour, est plus embarrassée et méri-
terait aussi un complet examen.
‘ L'amiral Coligny, etc., pp. 154 et 155.
L’AMIRAL DE COLIGNY. 619
que plusieurs historiens ont prétendu; mais leur opinion semble
singuli¢rement battue en bréche par les documents authentiques,
récemment publiés. Une nouvelle source d’informations vient d’étre
mise au jour dans les savants Mémoires historiques de M. Abel
Desjardins. Le témoin qu'il invoque est l’ambassadeur de la
Toscane, le représentant du duc Cosme I* : il résidait ala cour
de France depuis 1560, ct par sa conduite habile, itavait gagné la
confiance de la reine mére et celle du roi. Sa correspondance éclaire
les faits obscurs ou confirme les faits contestés ; elle renferme une
explication naturelle et concluante des clauses de la paix de Saint-
Germain ; des détails intimes sur Charles 1X, sur ses rapports avec
sa mére, sur ses yglléités d’indépendance ; des renseignements pré-
cis sur la rentrée en grace de Coligny ct sur son séjour 4 Blois;
enfin elle nous révéle l’existence d’une négociation secréte, dont
l’objet devait étre de faire entrer la France, \’Angleterre, la Toscane,
les protestants d’Allemagne et des Pays-Bas dans une vaste coali-
tion formée contre les deux branches de la maison d’Autriche'.
Cest donc un véritable service que M. Desjardins a rendu aux
études historiques en publiant les extraits les plus importants des
dépéches de l’ambassadeur florentin.
[V
Cette fois l'amiral Coligny était bien las de la guerre civile*. Ce
fut en toute sincérité qu’i] voulut se réconcilier avec le roi ct re-
prendre sa place a la cour. Il fit plus, ct voyant que son parti était
impuissant 4 l’emporter par la force des armes, 11 essaya d’entrai-
ner.a lui le jeune roi Charles IX en le séparant de sa mére, du duc
d’Anjou, des chefs catholiques. Cette préoccupation constante ap-
parait jusque dans sa correspondance..Le 23 aout 1570, Catherine
l'avait assuré de sa bonne intention de maintenir les édits. « Sire,
répond-il au roi le 12 septembre, je dirai 4 Votre Majesté que je ne
doute nullement de sa bonne volonté, de quoi, entre autres choses,
nous nous sentons tous trés-étroitement obligés, et moi particulié-
rement. » Et 4 la reine mére, il se contente d’adresser les séches
! Charles IX, deux années de régne, etc., pp. 6 et 7.
2 « M. de latNoue m’a juré cent fois, écrit Brantéme, qu'il n'y avoit rien au
monde qu’il détestat tant que la guerre civile, et que M. l'admiral la détestoit
bien autant, et que jamais plus il n'y retourneroit que par force. » (Brantdme,
Hommes illustres : « Monsieur I’admiral de Chastillon ».)
620 LAMIRAL DE COLIGNY.
paroles qui suivent: « Ge que, madame, je veux croire et B’en dou-
ter aucunement. »
Les efforts de l’amiral ne furent pas perdus. Tous les historiens
constatent qu’il acquit bientdét, lui et son gendre Téligny, une yéri-
table influence sur l’esprit du roi‘. Pendant tout ‘ke commencement
de Vannée 1571, Charles IX semble disposé a s’entendre avec Cali-
gny, méme en-dehors de sa mére. Catherine essaye d’abord d’em-
pécher ce rapprochement qu ‘elle redoute; vayant qu'elle n’y réussit
point, elle dissimule comme d’ordinaire, attire l’amiral a la cour’,
fait des avances aux protestants, 4 la reinc de Navarre en particu-
lier ; elle veut les-surveiller de prés et les avoir sans,cesse sous sa
main dans ce chateau de Blois dont elle connait tous les mystéres.
Les choses tournérent autrement que Catherine de Médicis ne le
supposait. Les manidéres simples ct franches de Coligny, sa respac-
tueuse déférence pour le roi, ses égards sans affectation pour les
seigneurs de la cour le rendircnt bientot maitre du terrain et lui
assurérent un véritable ascendant. Le roi lui fit bon. visage; la
reine mére et le duc d’Anjou furent obligés de dissimuler avec lui
pour ne point heurter le sentiment général. « Je sais bien, lui dit
Catherine, la premicre fois qu’elle le rencontra seul, que yous ne
pouvez vous fier 4 moi, ni moi a vous, parce que. vous m’avez offen-
sée en prenant les armes contre le roi mon fils. Et pourtant si, re-
jetant bien loin le passé, vous voulez étre un bon scrvyiteur du roi,
j'irai & vous les bras ouverts et vous ferai toutes sortes de faveurs,
et vous pouvez croire que je dis vrai. » Quant au duc d’Axjou, le
vainqueur trop vanté de Jarnac et de Moncontour, il lui dit « que,
dans le passé, en servent le roi son frére, il avait fait son devoir et
que l’amiral ne devait en garder aucun ressentiment ; qu’a l’avenit,
puisqu’il s’engageait 4 se conduire en sujet fidéle, il lui promettait
et lui donnait sa foi de le défendre contre qui que ce fat au
monde ».
C’est l’'ambassadeur de Toscane, témoin personnel des faits, qui
envoie ces détails 4 son gouvernement. I] ajoute qu’on voyait le
jeune roisc promener famili¢rement avec l’amiral dans le jardin,
le consultant sur le gouvernement du royaume, sur la politique
extérieure, sur les finances. On ne tarda pas, en effet, & lui com-
* Charles IX, deux années de régne, etc., p. 28.
* H. A. Desjardins prétend, sur la fui de l'ambassadeur florentin Petrucci, que
Coligny ne consentit a venir A Blois qu’aprés une sorte de traité en. régle passé
avec le roi. Cette assertion, complétement nouvelle, demanderait 4 étre appuyte
sur des preuves plus formelles. — Y. Charles 1X, etc., pp. 45.a 47.
3 Dépéche du 20 novembre 1571. V. Charles IX, etc., p. 49.
LAMIRAL DE COLIGKY. 621
muniquer la plupart des affaires ‘et 4 l'appeler 4 presque tous les
conseils. Coligny ne déguisait pas sa satisfaction. 1 s'efforcait de
plaire au roi en s’occupant activement de la restitution des places
de sureté, et il allait méme jusqu’d lui proposer.de laisser & sa‘ dis-
crétion le choix, si important pour les protestants, des gouverneurs
dela. Rochelle. De:son cdté, le roi lui faisait-don d’une:somme de
cent cinquante mille livres; et il- la? offrait, em outte, uno abbaye
de vingt mille francs de revenu, que, malgré son austérité huguenote,
Coligny se gardait bien de refuser. : ,
Tout cela n’était point fait pour plaire 4 lareine mére, qui voyait
diminuer chaque jour l’influence qu'elle exereait sur Charles IX. La
victoire de Lépante l’avait d’ailleurs rapprochée de (ruise et de |’Es-
pagne, et elle était décidée 4 user de toutes les petites habiletés,
dans tesquelles: elle était passée maitresse, pour rétablir a son profit
la ‘situation. :
Cependant une question’ plus grave que oes mesquines intrigues
préoccupe alors la cour de France. Quelle sera l’attitude du roi vis-
a-vis de l’insurrection voisine des Pays-Bas? Va-t-il laisser libre-
ment ses sujets protestants porter secours au prince d’Orange? Se
déclarera-t-il contre l’Espagne? Est-ce dans ce but qu’il a signé, Je
29 avril-4572; un traité d’alliance avec }'Angleterre? En'‘promettant
lamain de-sa scgur'au roi do Navarre, prend-i le parti des hugue-
nots? Les cours étrangéres s’émeuvent. Le cardinal Alexandrin est
envoyé 4:Paris, chargé par Rome:ct Madrid de négocier le mariage
de Marguerite de Valois avec le roi de Portugal et d’entrainer
Charles IX dans: la sainte ligae contre le Turc. La:reine mére est
bien résolue 4 ne pas rompre avec |’Espagns;-mais, en laissant les
volontaires francais partir pour la Flandre, la question s’engage un
pet plus chaque jour. Heureusement pour Catherine que |’échee
des forces conduites par Genlis vient lui donner un moment de-répit.
On estau mois de juillet 1572, la politique francaise ne peut rester
plus longtemps indéeisc. Charles IX; & demi ébranlé; ne veut
prendre un parti qu’aprés avoir eonsulté tes conseillers ordinaires
de sa couronne. C’est dans une' délibération. solennelle que chacun
pourra faire valoir ses raisons et que le roi sera supréme juge du
débat: Charles prévient. Coligny de sa tésolution, et, comme 1! .est
dans le conseil le principal partisan de la guerre, il le charge de
faire un mémoire spécial pour exposer les avantages d’une inter-
vention francaise aux Pays-Bas. L’ancien garde des sceaux, Moryil-
- lui répondra -au nom de.ceux qui.ne veulent pas rompre ayec
e, , y \
M. Tessier a-t-il suffisamment fait ressortir importance de cette
622 L'AMIRAL DE COLIGNY.
graye discussion politique engagée, a la veille de la Saint-Barthé-
lemy, entre ceux qui organiseront bientdt le massacre et ceux qui
en seront les victimes ? Son travail semble ici tout .& fait ancomplet,
et on dirait vraiment qu’il n’a pas pris la peine de se reporter aux
curieux documents contemporains qui fournissent sur ce mémorable
événement tous les renseignements désirables'. A peine st le mé-
moire de Coligny est analysé, et il n’est pas dit un seul mot de la
réponse de Jean de Morvillicr. Tout cela cependant méritait bien
quelques développements. Que le projet de l’amiral fut raisonnable
en certains points, surtout lorsqu’il représentait l’Espagne comme
Véternelle ennemie de la France, c’est ce qu'il est impossible de
ne point reconnaitre. Mais il faut avoucr aussi que Coligny était
poussé dans cette voie beaucoup plus par esprit de parti que par
patriotisme. Entreprendre une telle guerre avec |’alliance fort dou
teuse de l’Angleterre, ct sans savoir si on n’aurait pas bientét toute
l'Europe sur les bras, c’était un coup hardi a tenter pour un gov-
vernement comme celui des Valois.
Tel était l’'avis unanime-des membres du conseil. Goligny s’ca ir
rite, et lorsque la question se pose une derniére fois au commen-
cement d’aout, et qu’il est battu, il ne craint pas de s’adresser di-
rectement au roi, et de lui dire, non sans audace : « Sire, pursque
Votre Majesté, de l’avis de ceux qui sont ici, est entrainée a ne pas
saisir unc occasion aussi.fortuite pour.son honneur et son service,
je ne puis m’opposer a ce qu'elle a fait, mais j’ai l’assurance qu'elle
aura licu de s’en repentir. » Et ul ajoute : « Mais Votre Majesté ne
trouvcra pas mauvais si, ayant promis au prince d’Orange tout
secours et toutes faveurs, je m’efforce de sauver mon honneur avec
l'aide des amis, des parents, des serviteurs que j'ai et a faire service
de ma propre personne s'il en est besoin. ». Puis, sc tournant vers
la reine mére : « Madame, dit-il, le roi renonce a entrer dans une
guerre; Dieu veuille qu’il ne lui en survienne pas une autre a le
quelle, sans daute, il ne lui sera pas aussi facile de renoncer’. »
Libre a chacun d’appeler cela uo prophétique avertissement, plu-
tot qu’une menace, et d'ajouter que Coligny aimait mieux étre tire
4 quatre chevaux que de retourner aux horreurs des guerres civiles.
Les témoins de la seéne et les contemportiins ne |’ont point aise!
compris, et l’effet produit fut tel, que, quinze jours aprés, 00
‘ M. Desjardins, sans apporter sur ce point de documents nouveaux, I's trailé
cependant d’une fagon satisfaisante. — V. Charles LX, etc., pp. 82 et stv.
rors di Francia di Giovani Michel, 14 nov. 1572. Collection Alberi, s¢:
rie J, vol. 4.
L’AMIRAL DE COLIGNY, 623
croyait prévenir une révolte nouvelle des huguenots, en les met-
tant 4 mort dans toute la France. L’amiral ne s’en était pas tenu 1a:
il avait profité de son crédit sur l’esprit de Charles IX (c’est M. Tes-
sier qui le raconte) pour l’exciter contre le duc d’Anjou ct Cathe-
rine. a J'ai appris de M. |’amiral, disait le roi 4 sa mére, que je
n’ai point de plus grands ennemis que vous et mon frére. » Quoi
d’étonnant qu’une femme peu scrupuleuse, comme Catherine de Mé-
dicis, n’ait plus nourri d’autre pensée que de se défaire d’un adver-
saire aussi dangereux pour elle que Coligny?
Hi y avait aussi 4 la cour une Italienne qui nourrissait contre Co-
ligny d’implacables ressentiments : c’était madame de Nemours, la
veuve de Francois de Guise, la mére du jeune Henri. Les deux fem-
mes se rapprochérent et s’unirent dans un commun sentiment de
haime et de vengeance. On les vit s’enfermer seules et prolonger
leurs entretiens bien avant dans la nuit. Enfin, vers le milieu de
juillet, on put remarquer que le fits de madame de Nemours, le
duc de Guise, expédiait secrétement un commis & son oncle, le car-
dinal de Lorraine, qui se trouvait 4 Rome‘. Avant de faire entrer les
Guise dans le complot, Catherine, dans un conseil intime ot ne
furent admis, avec le duc d’Anjou, que deux affidés — sans doute
Retz et Birague — avait arrété la mort de amiral, « croyant, dit
Tavannes, tout le parti huguenot consister en sa teste, espérant,
par le mariage de sa fille avec le roy de Navarre, rhabiller tout’. »
Aussi, lorsque, le 22 aodt, Maurevel accomplit sa criminelle ten-
tative, les soupcons sé portent immédiatement sur les vrais coupa-
bles. Dés le lendemain matin, le représentant florentin ajoutait ce
poet-scriptum a la dépéche dans laquelle il donnait au duc son mait-
tre les premiers détails sur l’événement :
« L'assassinat de l’amiral est un fait concerté de longue main. Les
ups croient qu’tl a été exécuté par l’ordre de M. de Guise; d'autres,
qu’il. émane de la cour, mais 4 l’insu du roi; d’autres, que ni
M. d’Aumale m M. de Guise n’en ont rien su, mais que Pauteur est
le.cardanal de Lorraine, de concert avec le duc de Savoie, et que les
principaux agents ont été ici le comte de Retz et les ministres du roi
d’Espagne. La maison d’ou a été tiré le coup d'arquebuse appartenait
4 un protre qui tient son bénéfice du cardinal de Lorraine. L’homme
qui a installé les meurtriers est un ancien maitre d’hdtel de la mai-
{ Dépéche de l’ambassadeur Pétrucci 4 Cosme I*, du 2% juillet 1572.
2 Mémoires de Tavannes, t. Ill, p. 252. — Voir les autres citations du méme
auteur, fort judicieusement commentées et mises en relief par M. le prince de
Caraman-Chimay dans Gaspard de Coligny, etc., pp. 383 4 389.
25 Févaren 1876, 5 |
6% L/SMR A, .DE . COLAGAT.
son du roi, aujourd'hui maitre d'hétel de la gaaisan de Gaiee. Quant
aux: assassins, on.dit. qu'ils.appartieanent.’, madame..de Nemours,
qui était instruite de tout.»
Il: n’était pas encore question, -2 ce. moment, d ‘enghoher r asiral
dans un massacre général de ses conéligionnaires. Mais, comme le
dit fort justement uo autre écrivain, até par M. Desjardans — \ia-
gem des Médicis,. Cavriana,— « cet éwanement.exaspéra les be-
guenais, gui altaient jusquia dire que ai le roi ne leur fhasait pes
justice, ils sauraient se la faire eux-mémes ;. et ils ajeutant d’eatres
paroles plus menagantes, qui <levaient causer leur perte,. car la
menace. devient ane arme,aux ‘mains de.celud qui.est menans’. »le
roi. lai-méme, mdigné, avait:pronmais vengeance il'amaral ; Catherine
de Médicis, pensam qu'elle était perdue.si. tout.se découvrait, roa.
lut en finir;-et la fatale mesure quisera flétre dans l’hisieino, seus
le nom de la Saint-Barthélemy, fut décidée, dams la: nuit méme,
comme une conspization,
Coligny,cn est la premiére victime,. et c'est. lp duo de Guise, le
fils ‘de son ancien rival qui, axec une faremehe soif. de: vengeance,
préside a la sanglante exécution. Trigtes réprésaibles! Le crime
appelle le crime. Guise luit-méme mourra hientét. de la. asain des
gandes.de Henri IM; le dernier Valois suesambana sous le poignard
d’un, moine, et Henri IV, laissant. machevée:sa: grande courre de
restauration et d'apaisement,.parira,.au milieu des. consparations,
frappé par le couteau d'un misérahble fanatique!
Le chevalier: Cayriana rapporte que l’aminal, s‘entretenant hux
jours auparavant. avec. son geadve Téligny de la. prédsction d'un
astrologue qui avait annoncé qu’il serait pendu,.s‘en était. moqué
et avait dit : « Voyez s’il y a. apparence que la ofiose se vérifie; a
moias qu'on ne veuille entendre que je sera pendu ‘en. effigie,
comme je l’ai été il y a quelques mois. » Or, l'astroboguo avait dit
vrai, oar son cadavre, trainé par les rues et:en butte aux dorniers
outrages, fut décapité et suspenda par les pieds au: gabet de Mont-
faucom, pour y devenir la pfituve des corbeaux. Le:mime content
porain raconte encore qu'on avait trouvé sur lai. une médaille sur
laquelle étaient gravés ces mots.: « Qu. wne vicdaire entiéne,.oa Une
paix assurée, ou: une mort honorable. »*Auoun. de sos weux ne
devait étre exancé !
Mais, tout en déplorant bien haut Vhorrible fin de Coligny,
’ n’est-ce pas beaucoup de parler « de sa noble vie, toute de désint-
ressement et de dévouement »; et n’est-ce pas dépasser ua pea la
! Charles IX, deux ans de-régne, etc., p. 101.
L°AMIRAL DE COLIGNY. - 625
mesure que de l’appeler « le glorieux martyr de la tolérance reli-
gieuse et de la grandeur nationale* ». Oui, Gaspard de Coligny, au-
rait pu étre un des plus grands caractéres de notre histoire; oui, il
aurait pu utiliser, pour la gloire de la patrie francaise, ses grands
talents de capitaine, mais il fallait commencer par ne pas étre, dans
son propre pays, un héros de guerres civiles. Que ses admirateurs
lexcusent; qu’ils fassent. valbir & sa décharge les circonstances dif-
ficiles dans lesquelles il a vécu, les obligations qui le liaient 4 la
Réforme; rien de plus juste. Un homme n’est pas absolument
responsable de l"époque pendant laquelle la Providence |’a jeté dans
lemonde. Mais, faire de ce rdle malheureux, auquel il a été con-
damné, un titre de gleire pras de la postérité, c’est la tendance
contre laquelle nous avons voulu protester toutes les fois qu'elle
sest manifestée dans l’un des ouvrages qui a servi de cadre a la
présente étude. Il est rare que les réhabilitations historiques ou
politiques, de quelque cété qu’elles soient tentées, réufssissent au-
prés des esprits impartiaux, méme auprés du bon sens public. On
ne fera jamais que Borgia ait été un saint pape, Calvin un grand
chrétien, Louis XV un vertucux roi. L’amiral de Coligny restera de
mémeun des héros du seiziéme-siécle, mais il sera plutét regardé
comme le chef hard? du parti ftuguenot en France, que comme un
des plus fidéles servitenrs de la couronne: Hy a longtemps: qu'il’ a
été dit qu'on ne devait aux morts que ta vérité. Nest-ce point ‘lh
encore la mefileure devise dé I’histoire?’
Gustave Bavvenaviy or: Poonsse.
' Lamiral Goligny,p- 197.
LVIDOLE
ETUDE MORALE!
TROISIEME PARTIE
]
Ce jour-la, le baron Hector s’était retranché dans sa tour, car il
éprouvait désormais autant d’hésitation & rechercher sa fille que
celle-ci mettait de soin & l’éviter sans le paraitre. Il avait pris dé,
feuilleté, rejeté loin de lui plus de dix ouvrages différents. Une mon-
tagne d’auteurs méprisés s’élevait en un coin de la chambre sur le
tapis.
Et cependant qu’importait l’un plutét que }’autre? Le baron lisait
avec les yeux, point avec l’esprit. Arrivé au bas de la page, I'edt-on
mis 4 la torture pour le forcer 4 répéter ce qu'elle contenait, il
n’aurait pu le dire. Enfin, un vieux livre attira son attention.
C’était un recueil d’anciennes piéces de théatre oubliées, et le titre
de la premiére frappa comme un avertissement ironique les regards
de l’étrange liseur : l’Ennemi de soi-méme.
Un homme riche, bien né, plein de mérites et de défauts, entre
dans le monde. II n’a que trop de confiance naturelle dans les pre-
miers. Quant aux seconds, il ne s’est jamais avisé de les contrain-
dre. Tout n’est-il pas conjuré autour de lui pour lui sourire ? Il sem-
ble que toutes les carriéres lui soient ouvertes, toutes les espérances
de haute fortune commandées. Cependant, il n’avance guére, il ne
réussit point; de quelque cété qu’il se tourne, i} rencontre l’obstacle
sur son chemin. Quil’y a mis? A-t-il combiné des plans qui lui
paraissaient assurés, il voit tout 4 coup l’édifice s’écrouler comme
‘ Voir le Correspondant du 25 janvier et du 10 février 1876.
L’IDOLE. 627
sous l’effort d'une main invisible. Quelle peut étre cette main
acharnée a le poursuivre? Il essaie de soulever le voile qui la cou-
vre, il cherche son ennemi. Voila la piéce. Au dénodment, il l’a
trouvé : c'est lui-méme.
Cette fois, le baron Hector ne se contenta point de repousser le
livre ; il le foula aux pieds dans un accés de colére insensée. Ce
vieil auteur comique lui donnait une moqueuse et cruelle lecon.
Et il se souvint de la prédiction qui terminait la lettre du mar-
quis de Verteilles: « Hector, vous aviez toutes les chances d’étre
heureux. Vous les disperscrez toutes... »
Cette folie n’était plus 4 commettre ; elle était consommée.
M. de Kernovenoy recommenga de se promener, suivant sa cou-
tume, 4 grands pas menagants, dans la chambre ronde; puis il
s'arréta devant la fenétre masquée par Je jasmin. Il y avait main-
tenant quinze ans écoulés depuis que cette heureuse fenétre
avait été pratiquée dans le mur aveugle de la tour, sur la demande
de la baronne Marie, afin que de son cabinet d’études le baron
Heclor put voir Myriam jouant aux pieds de sa mére. Depuis il
s‘était aposté 14 bien souvent pour regarder sur la terrasse les
lentes promenades de l'enfant devenue femme et pour s’enivrer de
ses graces et de sa beauté. Ce jour-la, 11 ne vit sur cette méme ter-
rasse que le capitaine Robert, étendu sur le canapé rustique, s’éti-
rant les bras et baillant.
De temps en temps, Ie bel officier se levait, et prétait l’oreille
comme s'il avait cru saisir le bruit d’un pas léger dans les ailées
voisines. Puis s’apercevant qu'il avait été le jouet d’une illusion de
son amour-propre ou d’un désir de son ceeur, il se laissait retomber
sur son siége et battait la terre de sea deux talons avec un furieux
dépit.
M. de Kernovenoy observa tout ce manége, et il eut un mauvais
sourire : « Celui-la aussi, dit-il, est embarrassé et malheureux a
cause d'elle. »
I} descendit et s’avanga doucement. Le capitaine Robert venait m
s’abandonner a un nouvel accés d’humeur et retombait dans le ma-
rasme aprés la crise. Ce fut une nouvelle explosion de baillements
avec de petits cris qui se prolongérent en grognements sourds. S’il
est jamais permis de comparer un officier frangais 4 un quadrupéde,
on peut dire que toute cette musique rappelait un peu la plainte
tour 4 tour irritée et déchirante du dogue qu’on tient & la chaine.
Ce pauvre joli capitaine en était réduit 4 s'étirer de plus belle et de
si lamentable facon que les os de ses bras en craquaient. Il écoutait
ces petits bruits pour se distraire. M. de Kernovenoy le frappa 4
l’épaule. Robert d’Avrigné se retourna et poussa unc nouvelle excla-
628 L'IDOLE.
mation, mais de surprise, cette fois, ef méme, si bravequ’id fut,.un
peu mélangée d'un auine sentiment. — Crest que le visage da hama
Hector était ‘en ce moment quelque. chose diasscz redoutabie a voir.
M. de Kernovenoy s’en rendait apparemment. bien compte -
— Eh! qu’y a-teil donc, . a sa deosanida-t-i. Est-eo que je
te-fars:peur?
Reber? eat un geste quirne-dicait ‘pas tout 2. fait. nen.
—— Je-vous assure, mensieur, réphiqua-t-il, que vous n’avez pas
du tout da mine engageante, et i me-vient 4 Fidée que vous ‘devies
avoir cette figure-la le mois passé, & Genéve, quand vous arez in-
timé l’erdre den sortir 4 )insolent qui poursnivert mademoiselle
de' Kernovenoy.
— Tu te rappeltes cette histoire... : telle que je te Vai contée...,
j’en-ar peut-étre omis quelques détails.
On aurait pu croire d’aprés cela, qu’en revanche, il y en avail
ajouté d’autres.
— Rassure-toi, reprit-il, j’ai de meilfeures dispositions enyers ta
elle personne, et je ne veux point te prier de quitter le chateau.
— de le sais, fit le jeune homme. Si je regois chaque jour deux
fois,.c’est-a-dire 4 chaque repas, une priére de ce genre, ce.n’est pas
vous gui me |’adressez.
— On peut toujours ne pas comprendre les priéres muettes, dil
le baron, avec.un nouveau sourixe tout plein de son ironie cruelle.
Laissons cela..de.la.connais cette chanson de l’amoureux dolent. Up
peu de patience, que diable, monsieur le hussard! Je. veux m'as-
seo 4 e6té de toi et causer raison. Je pense que ton cauchemar d&
tout.4 l’heure est passé et quien me regardant mieux 4 préseat, tu
me trouves assez bon visage.
— Pas trop bon! répondit Robert. Je crois bien que vous étes.au
second degré de la mauvaise humcur, Linstant oi.]’on a l’air de
reprendre du sang-froid. |
— J’en ai, tu-vas le voir.
— J’ imagine que vous deviez ¢ire amsi autrefois, quand vous-vous
rendiez sur le terrain pour un de vos fameux duels.
— Laissans. encore cela, fit M. de Kernavenoy. J’ai passé lage
dame battre; je ne vaudrais plus rien.
— Peste! je me conscillerais.a personne d’cu faire I'épreuve, 1
pliqua le capitaine en riant.
— D’ailleurs, puisque tu vas prendre ici ma place dans le ceur
de mademoiselle de Kernovenoy...
— Il vous plait de le dire. Je ne suis pourtant pas en.si bon
chemin.
LIDOUB: 629
— .., Ma place dans le ceeur de ma fille et dans'la‘mraison, répéta
le baron Hector, ma place en tout...
Puis il ajouta d'une voix sourde :
— Alors, tu te battras pour moi.
— Merci, dit Robert. Jaime avtant que vous n’ayet ‘pas de qlie-
relles. Je ne suis jamais allé sur te‘ terrain.
—.Ah! fit le baron... Vora qui me-dérange, je te'l'avoue. Recule-
rais-n devant une affaireT Tout fe ‘monde sait ' pourtant que tu es
brave. :
—Je fais mon devoir, répondit. modestement ) honnéte: capitainc.
—Te as laissé d’assez:britlants souvenirs en Afrique. 'Mais']é vois
qu’en France tu te refroidis. L’influence des climats ! 4
— Je n’ai pas dit que je reculerais devant une affaire, riposta le
jeune homme avec impatience. Seulement je n’en cherche pas.
— Ma foi, j’allais oublier la recommandation Ue ton pére, I’a-
miral. Il m’a dit autrefois assez de bien de son fils ainé. Tu es un
garcon de primcipes... €’est cela, n’est-ce pas?
— Crest cela.
Le baron regarda la mer. Il se disait : « Pourquoi ne laisserais-je
pas exécuter ce beau cousin lourdaud par se aa A quoi pea
mttre bon? Point d’esprit et des scrupules...
| Quant 4 lui, il n’avait plus assez des uns - toujours trop de
‘autre :
— Capitaine, reprit-il, si l’on ne t’a pas conduit jusqu’&.présent
sur le terrain, c’est parce qu’on sait bien peut-Gtre que, mdme.y ve-
nant par force, tu y ferais encore bonne figure. J'imagine: i ay
moins ‘tu connais ce jeu-la.
— Je l’aime beaucoup, dit Robert en se levant. Si vous aviez das
épées au chateau nous pourrions lier une partie... ny
— Point. 0 me suffit de savoir que tu és. une lame. Je.sais que
tu as beaucoup d’honneur. Qn me l'avait dit, je Hai bien vu. Anec
de honneur, du courage et de l’adresse, on est Roujours pee
quand arrive le moment.
Un autre que le capitaine Robert ausait demand’: « Qual me-
ment? » Mai. il laissait.volentiers les comversations se pardre dans
le vague, conasae, lA. bas, les-flots de la mer, 4 I’herizon, dans la
Vapeur grise ; il m'était pas fait pour sevrer de ‘pres ‘um interloe-
teur tel que.le baron et .n’avait jamais rien deving. ‘C'est:ce ques
primaient assez bies les domestiques de Kernovenoy, qui be colt
aaisaaient déja, quand ils disaient : « M. Robert :ne.sera jamais
sorcier. »
Aprés ce premier engagement que le baron Heetor ‘réfusait de
630 LIDOLE.
pousscer plus loin, il y eut entre les deux hommes un assez long si-
lence; le capitaine l'interrompit tout a coup :
— C'est dommage, soupirat-il, que vous n’ayez point vouku faire
un peu d’escrime. Nous aurions tué le temps.
— Oh!.répondit M. de Kernovenoy d’un air sombre, voila-encore
un adversaire avec lequel j’ai renoncé & me mesurer. Je sais bien
que je ne serais pas le plus fort et que c'est lui quit me tuera.
Puis il se prit 4 regarder le jeune homme avec une compassion
moqueuse : ,
— Mon pauvre capitaine, lui dit-il, tu es un triste fiancé.
Et se penchant sur lui de plus prés, lui mettant la maim sur la
poitrine :
— Ecoute ! reprit-il.
Une fenétre venait de s’ouvrir au premier étage de la maison ; ils
savaient bien l’un et l’autre que c’était celle de la chambre de
Myriam.
— Vraiment, reprit le baron & voix basse et sans dter sa main
dela poitrine du jeune homme, la machine bat plus vite ! Je te vois
malheureux et je n’en éprouve pas une petite surprise. Je n’aurais
jamais cru que tu avais un coeur.
Encore une méprise sur la vie et une fausse idée sur les autres.
Une idée qui venait de Vorgueil. Le baron Hector avait toujours
pensé que ceux-li seulement qui ont de l’esprit peuvent avoir du
coeur. :
Maintenant, il savait le contraire et il voyait bien ce qui sétail
passé chez son « pauvre capitaine ». Arrivé 4 Kernovenoy dans un
état qui n’était point de )’indifférence, mais de la crainte et presque
de la révolte intérieure contre les volontés de son pére, l’amiral, qui
l’envoyait affronter cette sévére et dédaigneuse Myriam, il avait cédé
tout de suite et sans se combattre a des sentiments bien différents,
en voyant de plus prés la beauté de mademoiselle de Kernovenoy.
Ah! le baron Hector avait bien tendu le piége et Robert s’y était bien
laissé prendre!
Il n’avait que trop promptement subi l’ascendant de cette nature
supéfieure que l’amiral s’était plu a deviner dans Myriam, le ma-
riage étant 4 ses yeux un aussi charmant qu’excellent moy@
remettre son fils en tutelle. Robert, dés le lendemain de sa venue
au chateau, s’était dit qu’il pourrait bien accepter cette fiére {-
trice. Il la voyait toujours glaciale ou moqueuse; mais le bare?
Hector lui disait : C’est la réserve de la premiére heure.
—.Qui, pensait Robert, la réserve d’une citadelle hérissée de
nons.
Le baron ajoutait : Laisse écouler le temps, tu verras toule
L'IDOLE: 631
cette neige se fondre. Et le capitaine avait attendu le dégel. Dans
son humeur tranquille et simple, il avait combiné déja tout un plan
de bonheur 4 Kernovenoy, — un beau plan ot prenaient place
ensemble le chateau ct Ja chatelaine. La perspective de cet avenir
chérement acheté, il est vrai, le ravissait. Au dehors la ‘mer et la
forét, les grandes chasses, le yacht au pavillon bleu, bondissant sur
la vague; au dedans, la vie noble et le sanctuaire ot régnerait la
déesse : la belle vie !
M. de Kernovenoy avait aisément pénétré tout ce réve qui s’é-
levait dans V’imagination du jeune homme. Il connaissait cette
imagimation pour opinidtre si elle était lente. Aussi s’applaudis-
sait-il de sa politique infernale. Il n’aurait pu trouver un meilleur
auxiliaire que ce bel et bon capitaine. Quel jouet perfectionné entre
ses mains. Ah! l’honnéte dupe!
Sirement, Robert d’Avrigné — qui n’était point sorcier — n’au-
rait jamais soupgonné ce cher parent, qui paraissait lui vouloir
tant de bien, d’entretenir contre lui de ces desseins abominables.
ll ne se doutait guére qu’il dat servir d’instrument, figurer et méme
combattre, le moment arrivé, pour garder Myriam au baron Hector,
el que le prix de la complaisance et du combat lui serait ensuite
dispufé par le baron lui-méme aussi résoldment que par sa fille.
La veille, Martin Bataille était venu an chateau, et il avait dit a
son maitre, en lui montrant de loin le capitaine :
— Eh bien! le voila donc le mari?
— Ce n’est pas dit! avait répondu M. de Kernovenoy. Quand il
aura éloigné ou effacé l'autre...
— Effacé ! murmura le vieux garde. Monsieur Hector, vous avez
des maniéres de parler...
— Alors, ce sera un compte a faire entre nous.
Martin Bataille s’en allait en disant tout bas: Le hussard n’en sera
pas le bon marchand!
Son maitre le rappela :
— Qn n’a pas encore vu ces deux homies dans le pays? do-
manda-t-il.
Martin secoua la téte :
— Non! dit-il. Pourtant, je ne fais pas trop mauvaise garde.
De tout ce qu’il méditait le baron continuait 4 n’avoir aucun re-
mords, du moins envers les d’Avrigné et Robert; mais il n’en était
pas tout 4 fait de méme a |’égard de sa fille, et il avait beau s’aigui-
ser l’esprit comme la pointe d’une épée, l’arrhe trop bien affilée le
déchirait hui-méme. A table, souvent il lui arrivait de regarder tour
a tour Myriam et le capitaine. Deux cceurs qu'il avait changés, l’un
en se jouant et sans pitié, l’autre sans prudence oubliant le passé.
®
632 : LIDOLE.
Si avait eonduit jusqu’alors oti voulait eatte jeune dame, c ‘est que
sa main avait toujoura été délicate. Nagucése, .il .s'‘était pais fre-
quemment, en contemplamt. Myriam, a s’écrer = Toute cette beauid,
tout ce charme, ¢’est mon auvrage !
(était san auvrage aussi, cette froide calére qui tout 2 comp sé
tait allumée chez Ja jeune fille. Myriam avait des pdleurs nerves
ses, des duretés de ton, des séeheresses d'attitude qau le surpre-
naient et dont il éprouvait quelquefois, dans sa folie, autent de
ravissement que de peur. kn vérité, elle:.n’éta plos. du. tomt sem-
bhable a elleeméme. Il ne la voyaat que mop semblable & lui, ei
avait envie de-l’en trouver plus helic.
— Sen ame est libre ! se disait+il. Sor dme est altigre.comme sa
démarche. Elle ne veut peant qu’on'la faree... Al! ia Freconnels.
C’est bien moi!
Aussitét, tl songeait au naal qu’il avait fait, aces penstesd'at
tume et de révolte qu’il avait semées comme la grame =acauee
parmila fleur de ces viagt ans.:I] lisait.ke désenehantement et leire
proche dans les regards. de Myriam. L*indignation brulait ec pur vi-
sage. Alors, il étaik obligé de:se:centraindre ‘pour ne:point saisirses
mains de la jeune fille, pour ne point-l’enlever dane ses:bras en lui
disaat : Tu ne me comprends pas ; tu as pu penser que ce jeu eruel
était sérieum ! Crois-tu que je voudrais t!imposcr un mari ¢4 que jé
sois si avide de te donner & un autre? Les péres d’autrefois evaient
de ces sottes rigueurs. Va, mous sommes du vieux temps par le
nom, mais j'ai -les.faiblesses des temps neuveaux.... Au diable ces
d’Avrigné! tu verras comme je me soucie d'eux !
Mais la peasée qu'il ine suffireit pewt-dtre plus & Myriam détre
délivrée de ce lourd et beau fiancé qui n’était qu’un paravent, la
pensée que les réves de la jeune -fille étaient fixés sur Maxence,
sur celui qu'il s’agissait par tous les moyens d’e/facer, cetbe crainte
insupportable et furieuse le rejetait bientdt dans: -ce:délire de k
conscience et de la raison qui l’avait oN toute la nuit précédente
encore.
Et 1a, prés de Robert, laissant errer sa main sur l'épeale du
jeune homme, il prenait un atroce ba a le voir souffrir comme
, lui... Ah! pourtant pas.autant que lui!... Hl trouvaitde violentes
délioes.a se représemter Ic ressentzment et. l"hosreur. qui demeure-
raient-dans. le: eceur de Myriam contre Robert d’Aveigné, si:ce co
appartenait 4 l’aventurier de Genéve, lorsque le premier, sournei-
sement, cl. temébreusement guidé par une volonté implacable et a
politique sire, aurait été autre du chemin.
L’aunes |
— Ainsi le roman ct Ja réalité-auront été écartés tout a ka fos,
L'1DOLE. | 633
se disait-i2. Plus de chercheur d’amour ef plus de mari. Quant 4
moi, J’aurai préservé mon trésar, comame Favare passant au mi-
licu des flammes pour sauver sa cassette; me resterai-~je pas inno-
cent & tous les yeux de ce qua sera arrivé?...
— Moi! reprit-il tout haut, en se levant brusquement, j’aurais
tmité Pilate:qui sué si bien.se Javer les mains...
—— Monsieur, fit observer Rabert étemné, vous pensez a de vilaines
gens.
Le baron Hector tressaillit ; mais il ne eraignait.gwére la pémétra-
tion du capitaine.
— Notre esprit s’en va quelquefois biex loin, répondit-il. Peux-tu
dire que le tien me voyage pas 4 ses heures 2? Pourtant il n’est pas
d’une nature bien vagabonde.
— Ma foa! dit Robert, vaus vous trompez. Mes souhaits. ne sortent
plus d'ici.
— C'est vrai; je ne songeais plus que je t’al aecoutwmé & regar-
der cette maison comme'la ticnne. Ké tu mrauras era sincere...
— Ne l’étes-vous point ?
M. de Kernovenoy leva les épaulea.
— Qui t’a fait venir au chateau? répliqua-t-il. Qui n'a cessé -de
te réconforter depuis une semaine, quand tu allais perdre cou-
rage ?
— C’est vous. Aussi,je sais ce que je vous dois.
— Va, tu acyuitteras ta dette... Mais. peut-étre t'en ale déja fait
payer une partie saas que. tu le saches... Veux-tu que je t'aveue
une chose assez laide?
— de le veux bien.
— Tu sais que Myriam, depuis quelque temps, ne ne me traite
guére mieux que to-méme... Jai pris plaisir 4 te voir aussi mal-
heureux que mol.
— Cela, dit le bon capitaine, ce n’est mi généreux ni chamtable. Si
je pensais.que mes conseils fussent accweallis par ma.cousine, je lui
donnerais celui d’étre moins injuste envers vous.
— Tu me rendrais le bien pour Je mal. Tues une bonne 4me,
tues un bon chrétien et méme un parfait gentlhomme. Tu vaux
mieux que moi.
— Atteadez:! fit Rohert, quiadmirait, autant qu'il le redoutait, son
parent et son hétc, vous allez trop loin. Je erois volontiers que de
nous deux je suis le meilleur chrétien. Ce n'est pas bien difficile..
Mais on m’a toujours enscigné 4 voir en vous le type méme du
gentithomme, et sous ce rapport...
— On avait raison autrefois, interrompit violesament le baren.
Ceux qui m’ont alors connu ne voudraient peut-dtre plus me re-
634 L'IDOLE,
connaitre... Capitaine! tu feras bien de ne point me donner tent
d’éloges. Je ne les mérite pas de ta bouche.
— Dites plutét, répondit le jeune homme, qu’ils ne vous plaisent
pas toujours venant de moi. Vous m’aimez assez, et pourtaat...
Allez, je sais bien ce que je sais.
Il avait, cn disant cela, un sourire fort illuminé de malice, sa
malice & lui, qui n’avait, hélas ! rien de diabolique.
— Capitaine, dit M. de Kernovenoy, ne pourrais-tu quitter ces
airs de sphinx et m’expliquer...
— Oh! mon Dieu, oui. Je peux bien vous avouer que I'amiral,
mon pére, m’a dit au départ...
—- Je suppose, fit le baron avec hauteur, qu’il ne t’aura pas re-
commandé de te méfier de moi? |
— Y pensez-vous? Il m’a seulement fait entendre une chose...
Mais non!... Je ne peux croire que, si ma cousine acceptait ima
recherche, vous en prendriez de la jalousie contre moi...
— Ah! dit le baron, voila ce que ton pére t’a fait entendre. Eh
bien! as-tu vérifié la sagesse de cet avis?
— Je n’en ai pas eu l’occasion, puisque ma cousine...
— N’a pas accepté ta recherche, interrompit M. de Kernovenoy,
en éclatant de rire devant une si entiére simplicité. Elle l’accep-
tera, mon ami. Myriam deviendra vicomtesse d’Avrigné. Et alors...
— Alors? fit le capitaine, les sourcils froncés, car i] avait la sus-
ceptibilité chatouilleuse, s'il avait cette bonhomie désespérante...
Vous ne me parlez pas de tout ceci bien sérieusement, ce me
semble ?
— Alors... répéta le baron... Oh! si cela arrivait par miracle...
— Par miracle, dites-vous ?
— Tu ne saurais point si j’en prendrais ou non de l’ombrage,
puisque je te laisserais ici la place.
— Vous quitteriez votre fille?
— Je croyais te l’avoir déja dit, répliqua le baron en détournant
la téte... Tu as l’esprit lent, capitaine?
Robert d’Avrigné réfléchit. La perspective de devenir seul maitre
du chateau, sans juge importun et sans témoin de son bonheur
qu'il aurait eu tant de peine 4 conquérir, ne lui déplaisait pas.
Mais peut-étre voulut-il mériter une fois de plus ce nom flatteur de
bonne Ame qui venait de lui étre donné. D'ailleurs il se sentait éme
le plus sincérement du monde 4 la pensée de )’isolement qui atten-
dait ce pauvre baron Hector.
Et cette émotion compatissante, il eut le malheur de l'exprimer
avec cette candeur un peu vulgaire qui ne désarmait point M. de
Kernovenoy, parce qu’il la méprisait.
ma witha... — aifidppes. w
L'IDOLE. 633
— Mon cousin, dit-il, vous étes encore jeune.
—— Merci! fit le baron en regardant la mer.
— Et si vous vouliez ne point vivre seul, vous trouvericz aisé-
ment, je crois...
— Qu’est-ce que je trouverais? s’écria M. de peTmOnengy en se
retournant.
— Mais 4 vous remarier, dit ’honnéte hussard. Qu’y aurait-il la
d’étonnant?
Le baron Hector ouvrit la bouche pour faire le seule réponse
que lui paraissait mériter une proposition si incongrue; mais il
eut le bonheur de la retenir au bord de ses lévres ; elle ne fut que
mentale.
Cette réponse était celle-ci : « Mon capitaine, vous étes la plus
honorable et la meilleure des créatures ; mais yous étes un sot! »
Ah! comme il comprenait alors le ressentiment de Myriam
voyant celui pour qui son pére entendait disposer d’elle. Il s’éloigna
plein de dégout ; et cela ne s’adressait pas a Robert, qui n’avait pas
Vintelligence des sentiments plus que les autres sentiments. C’était
bien 4 lui-méme et non aux autres que le baron rcndait justice, car
il se trouvait dans un de ces moments ot il se faisait horreur et
pitié.
Il se voyait écrasé par la lourdeur de sa faute. C’était lui et lui
seul, qui avait fait revivre aux yeux. de sa fille l'image de Maxence
de Briey, lui qui avait éveillé en elle le démon de la comparaison,
lui qui lavait troublée de peur de la perdre, lui dont |’égoisme
avait flétri peut-étre la fleur de ces ignorances de soi et de ces in-
consciences bénies dont se compose la purcté des jeunes cceurs...
Comme il s’avancait vers la maison, il vit Myriam qui se glissait
dans le salon, sortant de la tour.
Tout lui était devenu méfiance et terreur; il s’arréta brusque-
ment, se demandant la raison qui avait bien pu la conduire dans
la salle de billard qui occupait le rez-de-chaussée de la tour. De ta
grande fenétre de cctte salle on découvrait mieux la gréve que du
bord de la terrasse ; on pouvait apercevoir aussi le chemin qui, de
la, conduisait au village. Pourquoi mademoiselle de Kernovenoy
s élait-elle mise 4 cette fenétre? Le baron, encore une fois, oublia la
prudence, le bon gout et la dignité paternelle. I] entra précipitam-
ment dans la salle de billard se jeta & la croisée, examinant la
lage.
; Rien ! Il n’y vit rien que le spectacle ordinaire des baigneurs déja
clair-semés, car l’avancement de la saison dépeuplait rapidement la
station balnéaire de Kernovenoy. Il rentra dans le salon.
Une nouvelle surprise l’y attendait.: Le capitaine Robert y avait
6356 L'WOLE.
reconnu la présence de Myriam, et, rassemblant son courage, sen
était venu tenter la fortune. Elle ne lui avait pas 6é trep contraire,
et le capitaine, s‘enhardsssant devant la déesse de neige qui, ce
jour-la, lui paraissait presque humaine, était en devoir de repr-
sonter & sa oousime qu’il ne serait point reisonnable de ne pes pro-
filer des derniers beaux jours. Myriam en tomba d’accord. & le
capitaine de proposer une promenade & cheval...
Le baron ne crut point d’abord ce qu’il entendait : Myrram aeccep-
tait 4a promenade.
II
La chaleur était oncere trés-veve, le crel sans nuages, et peartant
la lumiére sermblait ne plus en descendre qu’é travers un tamis d’ar-
gent ; elle ruisselait des plis gers de ce yoile ct-souriait encore sur
les flois, nzais me pergail plus leur masse ‘profonde.
Plus ‘de ces belles vagues alertes, aux flancs d’émeraude, a la
couronne de neige. La mer devenait grise et lourde, l’horizon x
chargeait de vapeurs. Que la brise tournat, et lhaleine de l’aulomne
allait se déchainer avec ses souffles profonds et ses lamentations
bnuayantes, les nuées allaient accourir du large en troupes pressées,
l’armée de la tempéte. La premiére grande marée de l’équinoze éait
attendue le lendemain.
Les: trois cavaliers trottaient 4 travers la campagne aride ct nue,
car ils awaicnt dépassé l’entrée de la baie ct le nid charmant de
verdure méridionale au fond duquel s'élevaient le denjon ct le v-
lage. A leur gauche :3’ouvrait la pleine mer ;:4-Jeur -droite:s bten-
daient des chaumes 4 perte de vue. Au loin, le cloeher d'un he
meau; de distance en distance, quelques arbres tordus per les
grandes rafales, et que les rudes carcsses du vent d'enest svaient
couchés vers l’orient. Trois moulins roulaient leurs grandes ailts.
Deux phares:se:dressaient.comme des géants :immobiles qui, le sir,
se caiffaient de rayons de feu. |
Myriam se rotournsa lentement sur son cheval, comme pour s*
luer de lein le chateau dont le fidre silhouette se profilait sur ua
fond clair. Chére demeure enveleppie d’ombrages, od mademoi-
solle de Kernovenoy avait conduit le cortége joyeux de ses premiers
réves, ceux de l’enfance, — oti maintenant elle menait le deuil de #¢5
croyances les plas tendres-et de ses meilleurs souvenirs. Hl y avail
dans le regard de la jeune fille une si cruelle expression de trs-
tesse, que le baron, le rencontrant au passage, serra les poings ¢t
baissa les yeux.
L'IBOLE. 037
La maer grondait sourdement. Mais c’étett bien une artre houle:
qui montait dans le coeur du baron Hector! La-bas le sen du mons-
tre se gonflxit, comme s'il amasgart toutes ses redoutables coléres
qui; le Jendemamm, allaient battre et déchirer le rivage; et Ic baron:
se disa¥t: « Enveloppe-moi, emgioutis-mot, nature prissante et man-
dite! » L’ancienne tentation du suicide lui reverait pressante ef per-
suasive. La mort, c’est le repos pour tes 4mes-qae le mal tourmente,.
aussi bien que pour celles que la douleur assiége. M. de Kernove-
noy niavart' jamais cru sériewsement que P’éme survécdt' au corps.
Cette creyance, qu’il troavait puérile, il s’était borné & la femdre
pour en donner exemple a sa fille. En ce temps-la i cratgnart, par-
dessus toutes choses, de frotsser cette jeune pensée. A présent n’y
avait-#l pas. jeté. P'autres. poisons plus funestes? Par son exemple
auger *1 fui avait sppris que l'amour paterne! peut étre fiit d’é-
goisme sit kni avait mortré que l’en peut trouver dans un pére l’en-
nemi de son ‘bonheur et de sa liberté. Le mal était bien plus grand.
Sa mort votontaire ne ferait point douter Myriam d'une autre exis-
tence et de'Dieu, mais elle ta délivrerait d’un maitre injuste et ty-
rannique. Ah! le tyran lui-méme:seratt encore bien mieux délivré,
et cette viotente facon ‘de se soustraire 4 ses devoirs ne serait pas
plus. déngturée que ne l’étmt désormats sa tendresse. Expie tes
fautes, coeur avengile‘et indomptabie ! mais ‘garde du moins dans la
mort la padeur des sentiments que tu n’as pas su garder dans la
vie. Tu devras cacher ce lache renoncement, $1 vivant tu n’as pu
cacher ton: }mpuissance aw sacrifice. Plus de ces surcidts d'ap-
parat, comme autrefois Gans la tour! fl ne faut point qu’on te
trewve, un pistolet & la mam qu'on détournerait de ta tempe!...
Li-bas legouffre, le flot encoléré qai:emportcra ta dépouille rigtde,
Pimerensité de Poublt!... | "
Et-Myrtam ! que penséit-elle?
Peut-dtre que jamais auparavant les ciels pAlissants‘de Pautomne:
et: cette mer assombrie ne lui avaient apporté de -si menagants pré-
sages, que jamais cHe n’avait redouté la saison qui fa rendait cap-
tive, car jamais efle’n’avait songé qu'elle pouvart un jour entrer en
latte avec son pére, le compagnon, depuis quinze ans, de ces lon-
gues captivités‘attendries, l’ami si patient, si apphqué 4 remplir
son cceur et A occuper son esprit, — maintenant 1 ingéniewx 4 éparer
un, si implacable 4 déchirer l'autre.
Quant au capitaine Hector, il montra tout de suite 4 quoi il pen-
sait, ert ftristint observer que si le vent:se levait:au sud-ouest — qu'il
prononcait sur-oud, comme un vrai fils de marin, — les pécheurs,
fuyant devant Y’orage, feraient du moms une bonne péche au re-
638 L'IDOLE.
tour, et que le lendemain, 4 Kernovenoy, on ne manquerait pas de
poisson frais.
Les trois promeneurs, en ce moment, cheminaient sur de hautes
falaises couronnant d’immenses escarpements de reches déchirées
par la mer et par le temps, qui laissaient entre leurs parois de lar-
ges fissures béantes et formaient ici des entassements de ruines,
plus loin des excavations et comme des palais mystéricux et sauva-
ges, avec leurs colonnes tremblantes et leurs entablements écrou-
lés. Le flot montant s’engouffrait dans les grottes, s’élangait eu
tournoyant par ces cheminées, répandant dans !’air une fumée d'é-
cume et menant un tel bruit, que bientét on cessa de s’entendre.
Ainsi se trouvérent perdues pour l’oreille de Myriam les fines et poé-
tiques observations de son beau cousin. Cependant le capitaine Ro-
bert parlait toujours, |’amiral, son pére et son initiateur a la poli-
tique matrimoniale, lui ayant enseigné qu'il ne pouvait y avoir rien
de pis que de se taire ; — en quoi l’amiral avait eu tort. Les chevaux
marchaient de front; ils glissaient doucement sur l'herbe rase,
maigre tapis semé, de loin en loin, de quelque arbuste marin ou de
quelques plantes aux iongues tiges gréles surmontées de fleu-
rettes décolorées. Point d’autre végétation, et du cété de la terre,
l’ceil, au lieu de se reposer sur les chaumes, ne rencontrait plus
que des champs de sable. Aucune habitation humaine que, sur le
point le plus élevé, un poste de douane. La route n’était ni droite ni
surc : la falaise, rongée par le pied, éventrée sous le double coup
des hautes marées et des pluies, décrivait 4 chaque pas, au-dessus
de la gréve pierreuse et du chaos tumultueux des roches, une
courbe brusque et profonde. Elle fléchissait légérement au nord-
ouest. La se trouvait un ancien ouvrage fortifié, avec ses talus
gazonnés, percés de gueules menagantes, car en d'autres temps,
on y avait placé unc batterie. Un vieux canon rouillé gisait
dans l’herbe. L’ouvrage, creusé de quatre pieds environ, ne servait
plus que d’abri aux rares promeneurs de |’été contre l’orage subit
venant du cété de la mer; ils pouyaient alors s’adosser au talus et
braver le grain qui passait au-dessus de leurs tétes.
Le capitaine Robert, du 7° hussards, se retrouva encore une fois
premier né d’amiral, fils de marin. Il arréta son cheval devant la
batteric, puis tout 4 coup s’écria ;: .
— Mais il y a quelqu’un la-dedans! Et je ne me trompe pas,
c'est...
La surprise avait apparemment enflé sa voix, car, en dépit du
bruit de la mer, Myriam, cette fois, |’cntendit, ct les exclamations
du capitaine semblérent produire sur le cheval de la jeune fille une
LIDOLE. 639
impression nerveuse que n’avait pas produite le cri des vagues. La
béte s’enleva, courant! tout droit 4 une bréche de la falaise. Le ba-
ron vit le péril, et, bien qu’il edt regardé en arriére et en méme
temps étouffé une effroyable malédiction, il suivit sa fille.
Déja l’adroite écuyére s’était rendue maitresse de sa monture,
qu'elle retint au bord de la bréche; mais on se trouvait a deux
cents pas du point d’ot elle était si vivement partie.
— Crest la présence de ce misérable fou, aposté sur votre pas-
Sage, qui aura effrayé votre cheval, lui dit M. de Kernovenoy avec
une terrible ironie.
Myriam lui montra d’un geste la mer mugissante et secoua la
téte. Elle n'entendait plus.
ic capitaine avait mis pied a terre et entrait dans la batterie en
criant :
— Briey!... Maxence!... mon vieux camarade!... mais attends-
moi-don¢c!... Mais of va-t-il?... Dieu me pardonne, il est fou!
Il rendait ainsi le méme arrét que le baron Hector un moment
auparavant, mais point sur le ton de la menace; au contraire, sur
celui de la plus affectueuse pitié.
Il y avait bien de quoi prendre souci d’un si excellent ami de jeu-
nesse. Maxence, que le capitaine appelait et qui demeurait si étran-
gement sourd, se laissait couler, au risque de sc casser vingt fois la
téte, par un étroit senticr, heureusement garni d’un peu de sable,
qui descendait jusqu’a la gréve. Robert d’Avrigné se pencha, me-
sura ce chemin terrifiant, et le fils de marin se retrouva hussard :
il n’osa suivre celui qui le fuyait...
— Car il me fuit, grommelait-il. Qu’est-ce que tout cela pent
bien vouloir dire?
Il se remit en selle et rejoignit M. de Kernovenoy et Myriam, qui
l’attendaient ; la jeune fille, le dos tourné a la gréve, regardant les
champs sablonneux, le baron Hector immobile, le visage si affreu-
sement contraclé, que Robert lui dit :
— Vous avez eu terriblement peur pour ma cousine.
— Qui, fit M. de Kernovenoy, et il faut bien que j’aime de toute
ma force celle que je vais vous donner, car, la voyant exposée 4 un
danger qu ’elle ne voyait peut-¢tre pas elle-méme, j’ai oublié tout le
reste : j'ai couru d’abord a elle. Vous, Robert, vous étes allé a l’in-
solent qui s'est enfui avec sa lacheté accoutumée. Chacun de nous
a rempli son role.
— Un insolent! répéta le capitaine au comble de la surprise. De
qui donc voulez-vous parler? Cet original qui suit des chemins &
faire reculer des chévres, c'est mon camarade d’école, c'est...
— Je ne l’ai pas vu, mais je le sais, interrompit le baron.
25 Fiévama 1876, 43
610 L'DOLE.
Naviez-vous done pas remarqué, avant la promenade, mademoi-
selle de Kernovenoy se tenant 4 la fenétre de la salle de billard,
d’ot lon découvre la plage. Doutez-vous qu’elle ait éé alors
apercue par le compagnon d’aventure qui nous suivait depuis le
départ ? 3
_ -~ Je suppose que si cela pouvait étre, ce serait du moins 4 l'insu
de ma cousine, dit Robert. : : 7
_ .— Vous supposez bien, reprit le baren en palissant encore. On
vous a quelquefois accusé, monsieur, d’avoir le jugement un peu
court ; en cette circonstance, il ne l’est point trop.
_— Voila. un singulier compliment! dit-le capitaine qui, pour la
seconde fois depuis le matin, se sentait en veine d'impatieace et
dont la figure rose s’était subitement assombrie.
— Venez dans mon cabinet lorsque nous serons rentrés au chi-
teau, continua M. de Kernovenoy, j’achéverai de m’expliquer.
— Je le veux bien, car je crois qu’il-enest temps ; et si vous fai-
tes injure a votre fille, monsieur... :
_. aurai a vous en répondre, fit le baron. J'y suis pré. Vous
prenez votre situation ct vos nouveaux devoirs au-sérieux ; cela ne
me déplait point. . 3 a .
Myriam avait poussé son cheval en avant. Cettc fois, elle ne vou-
lait pas entendre. Seulement, celle de ses mains qui tenait la bride
se rapprocha de l’autre et toutes.deux se joignirent. Elle avait des
larmes et deg éclairs dans les yeux.
_ Maxence continuait sa périlleuse descente, grace au peu de sable
et de terre végétale répandus sur ce sentier dérisoire, qui n’élail pas
l'ceuvre des hommes. Les pluies roulant du haut de la falaise et en-
trainant quelques débris vivants aprés elles, l’avaient formé; mais
‘| s’arrétait brusquement a une saillie de la pierre, sur laquelle le
fugitif reconnut l’impossibilité de ‘se tenir debout. Elle offrait pré-
cisément le dessin d’un immense auvent de porte, un triangle avec
son aréte au milieu et deux larges toits inclinés, Maxence, s¢ trai-
nant sur les mains et sur les genoux, et regardant au-dessous de
lui, n’apercut que le galet de la gréve et de ’ombre comme au devant
de quelque cavité profonde. Il devait étre juché au-dessus d'une
grotte. a4 ur
Le jeune homme ne put s’empécher de sourire en songeant & 54
double situation, si embarrassante en haut tout a l'heure par la
rencontre du capitaine d’Avrigné, et maintenant arrivée au comble
du ridicule, si vraiment il devait demeurer 1a jusqu’au moment im-
probable ou passerait quelque petit pécheur de moules on de cre
vettes. Alors l’enverrait-il au village chereher une échelle. Mais.
y en avait-il dans tout Kernovenoy une assez longue? Le pilori du
LIDO E, 6H
pauvre amoureux était bien élevé de vingt pieds au-dessus de ces
galets maudits, sur lesquels il n’y avait pas ase laisser tomber
4 moins qu’on ne voultt étre mis en piéces. Ah! si c’edt été un de
ces beaux lits de sable fin comme il s’en trouvait en d’autres en-
droits de la céte!... Mais aussi, avait-il été libre de choisir sa route ?
Ii n’avait pas eu l’idée que le capitaine Robert accompagnerait a la
promenade M. et mademoiselle de Kernovenoy. On ne pense pas a
tout. Il voyait bien, 4 cette heure, qu'il ne pensait pas suffisamment
au capitaine. Et pourtant, si... Mais c’était pour ressentir et pour
réprimer aussitét aprés une violente colére contre cet ancien.cama-
rade... Etait-ce la faute de Robert d’Avrigné, si le-baron Hector |’a-
vait choisi comme instrument de bataille contre les prétendants 4 la
main et au coeur de sa fille? N’était-il pas le premier joué, le pre-
mier abusé? Honnéte dupe!... Non, Maxence n’en voulait pas au ca-
pitaine Robert. |
Ii n’en voulait qu’a lui-méme pour s’étre engagé, grace A sa té-
mérité et 4 son impétueux désir de voir Myriam dans une entre-
prise qui tournait si mal. En ce moment, il porta les yeux vers la
mer et s’avisa pour la premiére fois que la marée montait. Ainsi
plus de pelits pécheurs de crevettes. Faudrait-il demeurer 14 jus-
qu’au reflux? Mais alors ce serait la nuit, et il y aurait encore bien
moins de chances de secours ; sans compter qu’a cheval sur ce ro-
cher, on était exposé 4 recevoir du choc des vagues un assez joli
bain de poussiére humide et d’écume. Maxence se prit donc a cher-
cher un moyen de sortir de peine et n’en vit point d’autre que de
chercher pour les saisir Jes aspérités de la pierre le long d’une sorte
de rainure entre cet étrange ‘auvent naturel et la masse du rocher.
Alors il pourrait tenter de recommencer la descente, sec fiant-& sa
force et 4 son agilité qu’il connaissait. Tandis qu’il étudiait de tous
ses yeux cette dangereuse voie de salut, il] apergut dans l’ouverture
qui semblait devoir exister au-dessous de lui comme une ombrc
s’agitant dans l’ombre; et, se penchant plus avant, & tout risque,
il reconnut une forme humaine.
Aussitét un souvenir le frappa. Tandis qu’il s’éloignait, une heure
auparavant, du village ot il n’était arrivé que la nuit précédente,
en compagnie du commandant Iumbert, le plus fidéle des péres
d’adoption, comme il bénissait la fortune qui lui avait permis de
découvrir sans retard mademoiselle de Kernovenoy au premier étage
de la tour, et qu’ayant apercu peu aprés des chevaux sellés sur la
rampe conduisant au chateau, il courait sur la falaise pour voir
encore Myriam au passage, il lui avait semblé plusieurs fois qu’un
homme suivait sa course effrénée au pied de cette méme falaise,
sur les gréves, franchissant les amas de roches et les flaques d’eau.
642 L°IDOLE.
Point de doute, c’était celui-la qui maintenant |’épiait dans cette
otte.
Pa front du jeune homme se plissa et ses belles mains blanches,
qui étaient des mains de fer, s’accrochérent résoldment a fa pre-
miére saillie du roc. Ii voulait voir cet ennemi ou cet espion in-
connu, bien qu’il soupgonnat au moins qui l’envoyait. La colére
doubla sa vigueur.et sa souplesse. Il atteignit du pied le second
cran de la pierre et se laissa glisser. Une pareille expédition devait
se terminer promptement par le succés ou par une épouvantable
chute. Assez cruellement meurtri, mais bien entier, Maxence tou-
cha le sol de la gréve. Seulement, comme il se retournait, il se
vit pris et .serré 4 la gorge. Martin Bataille, car l'agresseur c'était
lui, poussa un de‘ces rugissements qui faisaient dire 4 mademor
selle de Kernovenoy quand elle était enfant, et depuis méme qu'elle
ne l’était plus : Martin, pourquoi fais-tu le loup?
— Ah! cria le vieux garde, tu es agile et tu es fort! mais je te
tiens.
Le comte de Briey fit un brusque mouvement de cédté. Il y eut
une lutte de. quelques secondes. Puis Martin, obligé de lacher prise,
alla rouler sur le lit de galets, a dix pas.
— Vieillard, lui dit Maxence de sa voix male et claire, alors agi-
tée d’un petit tremblement, tu m’as traité comme tu aurais fait de
l’un des tiens. Ta ne sais pas ce que tu fais et je te pardonne. Si
tu étais de mon rang, je t’'aurais autrement puni.
Martin se relevait lentement et jamais le vieil homme n’avait éé
sccoué par une colére si sauvage. Il portait son habit de garde-
chasse, le fusil en bandouliére. Il le détacha et l’arma sans dire ul.
mot..
— Prends garde! continua M. de Briey, qui avait recouvré tout
son sang-froid. Tu peux encore étre le plus fort, mais ce serait au
prix d'un crime. Et tu leregretterais dans ce monde et dans I'autre...
— Vous m’avez bien menacé tout a l’heure ! rugit Martin. Mais
écoutez. Je ne veux pas envoyer votre chienne d’dme dans
l’autre monde dont vous parlez et ot vous n’entrerez jamais par la
porte du paradis, c’est Martin Bataille qui vous l’assure. Mon fusil
n’est chargé que de petit plomb. Je vais cribler votre belle figure
: nous verrons si yous viendrez ensuite faire le galant dans noire
len.
Maxence leva les épaules et ne répondit pas. Le garde fit deux pas
en avant. M. da Briey s’était adossé au rocher et se croisait les bras.
L’arme n’était plus qu’a trois pieds de sa poitrine. Martin s'arréla.
— Mais fuyez donc! s’écria-t-il. Essayez au moins de court:
On sait pourtant bien que vous étes lache. Vous avez eu a Genéré
L'EDOLE. 64S
une belle peur que M. Hector ne vous embrochaét comme il en a
embroché tant d’autres. Vous avez appris ses histoires et alors on
ne yous a pas revu. Vous savez bien vous cacher. Allons! détalez !
et vile! Je vous ferais sauter la cervelle si je vous tirais de trop
prés... Je ne veux que saler votre beau museau.
— Comment me criblerais-tu le visage si je fuyais ? répondit dé-
daigneusement le gentilhomme. Tu n’as pas meilleure conscience
de tes paroles que de tes actions. Tu vois bien que tu es fou.
Au méme instant, comme le vieillard lui portait l’arme aux yeux,
il se jeta en avant, la saisit et la détourna. Dans ce choc subit,
le tonnerre s'alluma, l’arme partit, la charge alla s’aplatir contre
le rochér. Un seul grain y ricocha et vint frapper la joue de Maxence
oft coula une goutte de sang. Déja Martin avait laché le fusil, qui
tomba. Le viel homme était bléme et tremblait de tous ses mem-
bres! — Je crois que vous disiez vrai tout de méme, grommela-t-il,
et que j’étais fou. j
Puis il baissa la téte et s’éloigna dans la direction du village, en
rasant la falaise. M. de Briey le suivit un moment des yeux. I] apercut
le fusil & ses pieds, le ramassa, s’assura qu’il portait une seconde
charge, ajusta une mouette qui se jouait & la créte des flots, bai-
gnant ses ailes; et, se ravisant tout 4 coup : Pourquoi donner la
mort 4 qui est heureux de vivre? murmura-t-il,
Alors, rejetant le fusil sur les galets, essuyant le sang a sa joue,
il se mit 4 chercher un chemin pour remonter sur la falaise. La
mer qui s’avancait rapidement le pressait, et d’ailleurs il devait
penser qu’il'n’y avait plus de péril & se laisser voir. Aprés |’incident
de la batterie, M..de Kernovenoy avait dd couper court la prome-
nade. Arrivé sur la créte, Maxence ne découvrit plus, en effet, &
une distance de deux mille pas environ, que trois points notrs :
cétaient les trois cavaliers. 7
A s’assit au bord de la bréche vers laquelle Myriam avait lancé
son cheval, au moment oli M. d’Avrigné, demeuré en arriére, ap-
pelait : Briey! Mon vieux camarade! et ne recevait pas de ré-
ponse. Le coeur de Maxence se serait glacé s'il] avait pu savoir que
celle dont il avait fait le but, la lumiére et l’Ame de sa-vie avait été
si prés de se briser au fond de cet abime. Mademoiselle de Kerno-
venoy ‘devait confesser plus tard que si elle n’avait point cherché la
mort, elle edt été heureuse en ce moment de la recevoir. 0 lévres
pures, vous sentiez donc approcher la coupe de fie!
Mais une pareille émotion devait étre épargnée & Maxence, qui,
fuyant lui-méme alors par le terrible chemin suspendu aux flancs
de la falaise, ne avait pas vue fuir, et qui se serait alors demandeé :
O44 L'IBOLE. °
De qui s’écarte-t-elle si vivement? Est-ce de moi? Est-ce seulement
des yeux de son pére?
Il avait d’autres sujets d’alarme. Ses yeux se portérent sur le dé-
sert des vagues. Cette mer, sourdement houleuse, était bien l'image
des pressentiments qui l’agitaient. Qu’espérer désormais de |’ave-
nir? Ne pouvait-il pas mesurer & la haine des serviteurs de Kerno-
venoy la violence de celle du maitre? C’était le baron lut-méme qui,
sans doute, avait détaché 4 sa poursutte cet enragé vieillard. Tout
4 coup M. de Briey palit : — Je recevrai d'autres défis que de la
bouche des valets, murmura-t-il... le baron m’enverra Robert.
Il eut un geste doulourcux, mais ou-se peignit toute !’énergie de
son grand et saint amour. A !’Ecole militaire, autrefois, on le rail-
lait pour la tournure mystique de son -esprit, et quand il disatt:
Je n’aimerai qu’une fois, c’étaient de grands éclats de rire; on lu
répondait : Tu retardes de quatre siécles! Tu es un sentimental! Tu
es un chevalier. * 3
C’était méme un chevalier de la légende, car, dans la réalité, les
éperons dor au temps jadis ne suffisaient pas toujours a faire des
Bayard. Il n’avait rien des banalités courantes, ce grand jeane
homme 4 la taille athlétique, aux grands traits si fiers, 4 P’oeil bril
lant et doux. Il avait tenu sa parole, en ne se donnant qu'une fois
pour ne jamais se reprendre. Il n’avait jamais aimé que Myriam et
ne devait aimer qu’elle. Rien n’avail entamé l’intégrité de ce cour
un peu farouche, et-il se sentait fe plus passionné des hommes chas-
tes. Ses camarades d’école avaient donc bien raison.‘de le const
dérer comme une des curiosités de son temps. fl s’était fait-un
autre serment que celui de n’aimer qu’une fois, le serment de con-
quérir Myriam, le serment de se rendre une fois heureux, parce
qu’il se jugéait digne d’un pareil bonheur. Et il devait le tenir.
Mais l'heure décisive semblait venue; la lutte était ouverte. [i se
souvint des paroles injurieuses de Martin Bataille et il en conclut
que le.baron Hector se flattait de le réduire 4 se eacher- devant lui...
Eh bien! ne l’avait-il pas toujours fait jusque-la? Arrivé a Kernove-
noy, dans la nuit précédente, en compagnie du commandant Hum-
bert, n’avait-il pas décidé, malgré les instances du vieil officier, qui
parlait de pousser l’affaire, qu’il se tiendrait enfermé, sauf la fruit!
Le commandant lui disait en riant : 01 vous.spffira-donc d’aller, a la
clarté des étoiles, contempler la tour ob gémit la belle captive.
O poéte, si je retournais 4 la ville pour vous acheter un luth! E1-
fant, voulez-vous une poupéc?... |
— Vous me jugez mal, avait dit gravement Maxence, je’ suts uo
homme. :
L'IDOLE: 645
Le commandant s’était mis a siffler. Une maniére ironique, mais
une maniére enfin d’avouer qu’ "il le savait.
La nuit avait apporté loyr atour a M. de Briey l’exaltation des
insomnies ct la douceur des réves. Vers lo milieu du jour suivant,
le désir — oh! le noble et.puissant désir — s était trouvé.le plus
fort et l’ayait entrainé sur la plage qu’on apercevait de V'apparte-
ment de mademoiselle de Kernovenoy, dans le corps de logis prin-
cipal du chateau, mais qu’an découvrait bien mieux de la salle de
billard, dans.la tour. Le haron Hector avait bien pu se demander si
Myriam, ayant cru reconnaitre de loin « l’aventurier de Genéve »,
nallait paint la pour s’assurer que c’était bien lui qu'elle venait de
voir. Quant 4 lui, il J’avait devinée. 4 cette fenétre de la tour. Aus-
sitét elle s’était.dérobéc et rien ne lui permettait de croire a elle
Vavaat vu.
A présent, elle le verrait !
11 allait suivre les conseils du commandant, « son pare, » et ab-
jurer la prudence, car elle était bonne 4 préter les couleurs de: la
vérité aux accusations de son étrange et impitoyable ennemi, Ilse
rait fait sugvan} les volontés du maitre de Kernovenoy, qui ge plai-
gnait de ne point le rencontrer face 4 face. Quant 4 cette rencontre,
H s’en fiait.4 la fortune. Si le maitre était un tyran, il lui était. Pee
mis sans doute de le brayer.
, Il reprit lentement le chemin du village, y rentra Ia tite haute, el
dit en rentrant.dans son nouveap logis a la vigille femme, son hd+
tesse : Le commandant Humbert vous a dit hier que j’étais son file.
Ce n’était qu'un badinage.. Je suis le comte de Briey-
_ La veuve,—car c’en était une, et précisément de celles: qu'on
nommait autrefois les dames de la baronne Marie, .parce.qu’elles
vivaient des. aumdnes déguisées du ¢bateau, — fit la réflexion. que
ce jeune comte, le plus beau, Je plus doux et en méme temps le: plus
fort de tous les comtes qu'elle edt jamais vus, avait lair d'un
homme qui aurait perdu tout son bien au jeu ct se serait. aeprele a
jeter sur le tapis son dernier louis d’ar.
La comparaison était assez juste : Maxence de Briey S ‘approtail. a
jouer la supréme partic. , . ,
Le commandant, lui aussi, sen était.alléa Ja pr omenade. Maxence
fut, hewreux de se trouver seul.ell erra quelque temps, les bras
croisés, dans cette pauvre chambre qui lui avait plu comme une
cachette siirc, au, temps ou il se cachait, c’est-i-dire le matin ene
core. Le plafond en était si bas et sa taille si haute qu il pouvait a
peine marcher sans courber la téte.. On lui avait dit souvent qu’il
était né pour porter l’armure... Qu’on se figure un de ces grands
chevaliers dans unc cage... On lui avait dit eneore qu'il aurait pu
646 L'IDOLE.
combattre les grands combats des anciens jours. Bh bien! celui
qu’il attendait n’allait-il pas étre le ptus terrible de tous les duels?
—Si le baron vient lui-méme, murmura-t-il, je ferai ce qu'il
voudra et je me laisserai tuer. Je ne crains pas de rendre compte de
ma vie. Comment done craindrais-je la mort?
Comme il continuait sa promenade a travers la chambre, i} vint
4 heurter du pied un vieux meuble placé entre les deux: croisées.
C’était une commode de noyer, avec son dessus de marbre qui sup-
portait un objet vulgaire et touchant:: une couronme de mariée soas
un globe de verre.
La fleur d’oranger, jaunie par le temps, redevint fraiche a ses
yeux qui se mouillérent. Le symbole lui parlait. fl vit par la pensée
cette couronne mystique sur le plus pur et le plus beau de tous les
fronts, et il se dit en méme temps que cela n "était ef ne serait ja-
mais qu'un réve. Le parfum des joies sanctifiées et infinies se déga-
geait a travers ce verre ridicule. Il s’éloigna pour échapper a cel
enivrement et a sa derniére faiblesse et s'approeha de l'une des
croisées.
De ta, il pouvait voir en écharpe un coin de la mer, la tour sep-
tentrionale du chateau et Ja grande porte en ogive, qui:s’ouvrit. Le
baron Hector et le capitaine d’Avrigné parurent ensemble, se tenant
par le bras. Arrivés au bas de la rampe, ils se séparérent. Le baron
demeura. pensif, suivant des yeux son jeune parent que M. de Briey
n’apercevait plus, mais qui devait suivre en ce moment la rue
principale du village.
— ll vient, dit Maxence.. Crest lui. Ce n’est pas te pére.
Il poussa un long soupir de soulagement! ‘Robert entendra peut-
étre raison. Et s'il ne veut pas l’entendre!...
.... Ah! reprit-il yiolemment,-ce sera leur faute. Hs‘ont réchauffé
la veine sauvage des Briey & force d’injures... Ils m’en’ ont fait de
trop cruelles!... Si Robert d’Avrigné suit envers moi la legor qu'il
vient de recevoir..
— kh bien! tant pis pour tol, mon pauvre vieux comaradel
Jen serai bien faché!
M. de Kernovenoy s’élait enfin décidé 4 quitter son poste dobeer-
vation et d’encouragement a I'entrée du village ; le capitaine Robert
n’avait plus besoin, apparemmenf, -d’étre. surveillé ni réeonforte;
son parent diabolique avait soufflé assez.de feu pour attiser cet om-
brageux honneur dont parlait volontiers le marquis de Verteilles et
pour égarer ce bon coeur. Le baron traversa ta grande place plantée
d’arbres qui verdissaient tard au printemps et demeuraient long-
temps feuillus & l’automne sous l’ombre de la tour du Nord; et il
s'engagea dans la campagne.
L'IDOLE. 617
Il suivit, dé son pas violent et saccadé, la route de la forét de
Verteilles. Le grand chemin lui paraissant trop long, il prit 4 tra-
vers les champs, et il allait franchissant les sillons, écrasant les
chaumes qui rendaient sous ses pieds-un bruit sec et métallique. Il
tournait le dos au soleil qui baissait, sa grande ombre courait de-
vant lut. Cette promenade furieuse, dans cette solitude, sous les va-
peurs rougedires qui s’amoncelaient au couchant, avait quelque
chose de fantastique et de démomiaque; on evt dit que le baron
Hector ne marchait si vite que pour se fuir lui-méme. fl respira
quand enfin il apercut, derriére le premier rideau du bois, la maison
du garde :
-— Je:ne reviendrai pas seul & Kernovenoy, murmura-til.
Martin Bataille était assis sur le banc de pierre devant sa maison.
Le vieillard faisait sauter un de-ses petits enfants, 4 cheval sur un
de ses pieds. La jambe de Martin faisait en conscience son métier
de bidet : Hue! hue! la béte! disait-il.-Et il regardait, et 11 écoutait
l'enfant rire aux éclats ; puis il essuyait sur son front une sueur
Incommode qui ne voulait point sécher depuis son entrevue avec
M. de Briey sur la gréve et depuis le coup de fusil...
— Remets ce petit étre 4 sa mére, lui dit le. baron, et viens avec
mot.
Martin se leva :
~—- Point, dit-il, ‘vous ne savez donc ‘pas que ce marmot me
garde!
— Je sais, reprit durement ié baron, que tu as la téte faible
comme tous les vietlards.
— J'ai vieilli & votre service, monsieur Hector, reprit le fidéle
serviteur en le regardant aux yeux. Jusqu’d ces derniers temps
vous ne m’avier rien commandé qui mit en danger le salut de ma
pauvre ame... Je crois 4 Dieu et au diable, moi. Je ne suis pas
comme yous. C'est ce que vous ne devriez pas oublier.
— Je sais aussi, continua M. de Kernovenoy sans s'arréter a cette
réponse, que tu as mal fait ton service depuis hier. Tu n’as pas su
voir notre ennemi a tous les deux. Et cependant tu. avais rencontré
comme moi le commandant Humbert. Tu étais bien averti.
- Martin hésata.
—~-Je n'ai pas vu celui dont vous voulez parler, dit-il.en étanchant
avec sa manche une nouvelle rosée de sueur sur son visage; mais
je vous ai: va tout 4l’heure, vous, dans les sillons. Vous aviez ’air
de Cain que le bon Dieu suivait, la-haut, dans un nuage. Mon ser-
vice ne vous est plus utile. Yous avez bien su mener cette mauvaise
affaire-la tout seul. Pourquoi venez-vous’me chercher, pulsgue le
mal est fait?
648 L'IDOLE.
— C'est apparemment que j'ai besoin de toi! s’écria le baron. Je
crois que tu'me fais la legon, vieil homme! A ton tour, sais-tu bien
que cela est nouyeau et que je ne le souffrirais point?
— Vous ayez besoin de moi pour I’avertir, elle, de la fin de tout
ceci, car vous n’oseriez lui parler vous-méme. Eh bien! grand
merci, monsieuy Hector. J’en ai fait assez pour vous contre ma
conscience. Le mauvais esprit me soufflait comme 4 yous des idées...
Mais je suis bien aise de vous die que le bonesprit est reveny pour
me changer; je ne suis plus votre homme. Cherchez-en un autre
pour aller dire 4 la demoiselle que vous faites tuer les gens qui la
regardent... Encore vous n’y réussirez peut-tre point. Votre capi-
taine Robert est un brave... L’autre aussi, jevous en réponds. le
vieux Martin s’y connait.
— Tu Vas vu? je le savais bien...
— Non. :
— Tu mens! Tu l’as yu! Il t’a gagné! lt’ aura payé ! Tu t’es vendu
et tu. me trahis. Maintenant, en face et.sans vergogne, tu refuses de
mobéir., Prends garde?
Le barons’ avancait contre le vieillard, le bras levé. L’ enfant, ef-
frayé, se mit 4 pousser des cris aigus. Martin le mit derridre lui.
— C'est 4 vous de prendre garde, monsieur Hector, dit-il de sa
voix rude et lente. Les gens comme vous doiyent respecter a
vieillesse méme dans -les pauyres gens. Vous étes mon maitre
et je vous ailmerai toujours; mais le bon Dieu sait que je yous
plains encore plus que je ne vous aime. Ne levez donc pas le
bras contre moi. Je n’ai pas porté, comme vous, un. bel habit avec
des .galons et des épaulettes, mais j’ai été soldat dans nos guerres.
Ne me louchez pas!
Le baron lui tourna le dos sans lui répondre et reprit le chemin
de Kernovenoy: Cette fois il marchait pesamment par la route, la
téte baissée, les mains croisées devant lui, et souvent s'arrétat
longuement comme un homme. qui voit s ee le but et qui
s’épouvante de le-toucher :
— Oh bien! .dit-il tout 4 coup, avec un rire éclatant, elle n’ap-
prendra donc. rien! Je tiendrai la maison fermée comme uae
prison et l’on verra si je suis un bon gedlier. Aucun bruit du debors
n’y arrivera plus. Elle n’osera m’interroger peut-étre... qu pluto,
je la connais 4 présent, elle l’oserait... clle ne daignera!
Comme il rentrait dans le village, il se trouva face & face, sous
les arbres de la place verte, avec le commandant Humbert qui fu-
mait un cigare.
La rencontre n’était pas entiérement fortuite ; le commandant
savait de quel coté le baron s'était dirigé, une heure auparavant, ef
L'IDOLE. 64y
quittant Ic chateau. Le lieu n’était point mal choisi, car une que-
relle n’y paraissait pas honnétement possible. L’un des cdtés de cette
place était occupé par le casino rustique de Kernovenoy et l’hdtel
des Bains. Les baigneurs s’y promenaient, passant la revue des bai-
gneuses, qui sc tenaicnt aux fenétres, en toilette, avant |’heure du
diner. Le commandant Humbert faisait 4 son ancien lieutenant
Phonneur de croire qu’il n’aimait pas les violences publiques et il
nourrissait traitreusement le dessein d’abuser de cette juste répu-
gnance pour l’aborder au passage :
— Et jele feraisans sourciller, grommelail-il, tout en souriant a
son idée. [I n’y aura point d’éclat. Je yais prendre le taureau par les
cornes et lui dire encore deux mots, 1a, ee contre visage, les
yeux dans les yeux.
Mais le baron Hector se voyant aux, prises avec cet assaillant, Opi-
niatre, s'arréta tout court et Jui dit :
— Je veux bien lier cette petite partie, monsieur, car c’est 1a,
Jen suis sur, ce que. vous avez & me proposer.
‘— Saprebleu! monsieur, reprit le commandant, refroidissez-
vous un peu, .Je vous en conjure. Avez-yous envie de donner la co-
médie 4 toute cette assistance enrubannée qui nous regarde? J’ai
soixante ans passés, et vous marchez, ce me semble, vers le demi-
siécle. Savez-vous que ces sempiternels défis 4 toute la terre sont
risibles et que ce jeu de matamore me ferait douter de votre saine
raison si je pouvais ignorer que, depuis longtemps, elle est au
diable... Ah! vraiment oui, vous me proposez: la une petite
partie... Eh bien! moi, je la refuse.
La-dessus il fit une pirouctte de nature 4 bien prouver que ce
refus était libre et point du tout fondé sur l’impuissance des moyens
et les infirmités de l’dge dont il venait de se vanter. Il s’achemina
rapidement vers le logis de la veuve ot il pensait bien devoir ren-
contrer Maxenee.
’ L'hétesse, pale et tremblant de tout son sg sous ses antiques
habits de deuil, vint au-devant de lui :
— Monsicur, dit-cllé, quel dommage que vous varriviez trop tard!
Le capitaine d’Avrigné a rendu visite tout 4 l'heure a M. le comte
Et si vous savicz..
— Je sais, dit-il. Ces jeunes gens vont s’égorger. Ce ne sera pas
ma faute et je pourrai bien, m’en laver les mains. Mais je pense
comme vous, ma bonne dame, que ce sera dommage!...
650 L'DOLE.
Hit
M. de Briey, debout dans la chambre supérieure, tenait son visage
entre ses mains. Le commandant entra, Je jeune homme ne chan-
gea point d’attitude. Le vieil officier le regarda plus attentivement
et vil briller une trace humide entre ses doigts.
— Maxence, dit-il, est-ce que je réve? Vous pleurez ?
— C'est vrai, répondit Maxence d’une voix profonde et en s'cs
suyant brusquement les yeux. Il faut me pardonner cette faiblesse.
Je pleure sur les souvenirs d’un temps que j'ai beaucoup aimé, je
ne connaissais point toute leur force ; vous m’aviez bien dit que nos
amitiés de l’école nous tenaient ‘au cceur plus que.nous ne le croyons
nous-méme...
— Maxence, votre pére et moi, nous n’avons jamais cessé de nous
aimer.
— Je pleure aussi mes espérances perdues, s’écria M. de Briey en
se rapprochant de la croisée, d’ou l’on apercevait la tour septentrio-
nale du chateau qu'il regarda longuement. Cette fin de mon roman
me laisse sans courage... Ah! cet homme qui Ja veut toute 4 lui,
rien qu’a lui, a bien accompli son cuvre. Si j’ai été opiniatre,
votre baron Hector a été implacable. Désormais il pourra dire a s8
fille : « Vous n’épouserez pas celui qui a tué un de vos parents. »
— Oh! oh! fit le commandant, nous le tuons donc ce capitaine
ingénu ?
M. de Bricy marcha vers lui et le saisit par le bras :
— Kcoutez, dit-il, Richard d’Avrigné m’a jeté son gant au vi-
sage.
— A vous ?... son gant?... A toi, une pareille insulte !... Maxence,
mon fils, ce joli bélitre ne t’a donc point regardé... Il n’a point vw
ton dme dans tes yeux... Est-ce que tu es de ceux qu’on outrage!...
Oh ! le misérable fou!
— ll avait peu de jugement, dit Maxence... On a troublé sa pau-
vre raison.
— Je le vois bien, c’est un jouet dans les mains de ce Daron ext
crable... Mais comment cela est-il arrivé?
— ]l m’a reproché de lui avoir menti.
— Menti?...
— En lui disant que lc hasard d’un voyage m’avait seul coats
en Bretagne...
LIDOLE. 631
- —Menti!... Ia dit le mot. Cela suffisait. Je le crois bien, que
nous le tuons !
— Dés lors, reprit le jeune homme, toutes mes actions prenaient
a ses yeux le couleur la plus déloyale.
— Sarpebleu ! le baron a composé la palette. °
— En acceptant de l’accompagner quand il se rendait de Vannes
4 Kernovenoy, én l’amenant a me raconter ses projets, je l’ai indi-
gnement mystifié...
— Voyez-vous le beau prince 4 ménager!
— D’ailleurs, mademoiselle de Kernovenoy, depuis Genéve, est
de ma part Fabjet de la plus insolente poursuite!... |
—— Bon! bon! vous l’avez laissé débiter toute la litanie... Savez-
vous que vous avez été trop patient?
— Jene Vai pas été et j’ai eu tort...
— Vous avez eu tort de ne pas le baillonner tout de suite,
d’un revers de cette main blanche dont je connais la force.
— J'ai malheureusement cédé a l’envie de lui répondre que lors-
qu’ik se yantait d’étre aimé de mademoiselle de Kernovenoy, c’était
lui qui se flattait d’une chose trop belle...
— Mais, c’éest un fat, ce capitaince !
— ... Que c’était lui qui ne respectait point la vérité.
-——- Qui ne respectait point?... C’est bien doux, mais c’est déja
mieux. Aprés cela, je concois que vous ne. pouviez guére aller plus
loin !... Entre nous, c’edt été vous aventurer un peu ; car, 1a, vrai-
ment, vous n’en savez rien.
— Vous vous trompez, dit Maxence, je sais que mademoiselle de
Kernovenoy n’aime pas son cousin et ne l’aimera jamais.
— Et savez-vous qu’elle vous aime?...
M. cle Briey, qui s’était laissé tomber sur une chaise pendant qu’il
faisait son récit, se releva, tout a coup, les yeux brillants, le visage
illuminé :
— Mon ami, dit-il, vous n’auriez point compris la folle confiance
qui me soutenait depuis un mois, vous |’auriez raillée peut-tre...
Aussi j’en ai gardé le secret... Eh bien! oui, je crois fermement
qu’elle m’aurait aimé.
— Yous avez vos raisons pour étre si crédule... Oh! dispensez-
vous de me les faire connaitre... Je ne les comprendrais pas... Bien
obligé ! |
— Mon ami, si je vous offense...
— Grand Dieu, non! Je crois, au contraire, que vous me jugez
bien... Je dois tout 4 fait manquer d’intelligence, car il y a en-
core une chose que je ne comprends pas... Si mademoiselle de Ker-
novenoy n’aime point ce pauvre diable de hussard... Je dis que
652 Li DOLE.
c’est un pauvre diable parce que nous ne renongons pasa le tuer...
Oh! pour | cela non!
— Il m’a infligé un outrage insupportable.
— Sil’on nous aime, voila, ce me semble, un premier motif
pour nous en vouloir. Ce n’est pas nous qui avons cherché Ja que-
relle. On le saura, et j'ajoute... Remarquez-bien que je suppose tou-
jours qu’on nous aime... J’ ajoute donc que, dans ce cas, on ne sera
point charmé certainement d’apprendre sa mort... Mais la eae
Comment ‘carer qu’on recevrait la nouvelle de la ndtre...
l'on nous aime?.. 7
Maxence remit ses mains devant ses yeux,
— Oh! murmura-t-il, quand elle apprendra que je lai...
— Mis sur la route de ]’autre monde, ob il ne manquera pas d'¢-
tre accueilli bien doucement, bicn paternellement, car l'Ecriture 2
dit: « Heureux les pauvres d’esprit! »
— Voila ce qui m’accable, reprit Maxence. Elle me condamnera
sans appel... Mais vous, mon ami... Ah! vous parlez ae —
ment de terribles choses ! ba
-— Je ne respecte rien, n’est-ce pas ?
— Elle me considérera comme un meurtrier et n’aura point tort,
continua M. de Briey qui ne parlait plus qu’a eames Je ne lui
causeral que de |’ horreur.
— Alors, conduisons-nous en agneaux, mon: cher Maxence. Lais-
sons-nous égorger nous-méme. L’horreur sera pour lui, la pitié sera
pour nous.
— Jugez si cela est possible ! s’écria le jeune homme. Est-ce. que
lhonneur me le permet? Est-ce qu'il peut étre dit qu’un Briey a regu
cette abominable injure sans en firer vengeance ? Est-ce que je ne
dois pas ce sacrifice au nom que je porte? Car c’est un sacrifice, Je
vous le jure; je ne hais pas Robert d’Avrigné.
— Faites-lui grace.
— Mon ami, c’est impossible. . rey
Le commandant sourit ef lui prit la main.
— Enfant! dit-il, tu cours vers tes trente ans, et is n’as jamais
aimé. Tu as le coeur chaud, la téte prompte, et tu ne t’es jamais
battu... Sais-tu qu’en ce temps-ci tu es une figure rare? J’avais
bien envie, le mois passé, a Genéve, de dire & cet enragé baron :
« Le ciel vous honore d’une faveur que vous ne méritez guére, car il
vous envoic un prodige pour faire le bonheur de votre fille. Celu
que je vous propose est tout simplement le dernier héros chrélies.»
J'ai eu peur de ne point toucher ce paien endurci et de lui préler
plutot a rire. Enfant!...Je te dis que tu es un enfant!... Plus.qu’at-
cun autre homme au monde, tu honoreras ta femme, mais tu ne
LIDOLE. 6535
connaitras jamais les femmes... En vérité, tu peux bien timaginer
que celle-ci ne te trouvera pas plus beau, plus romanesque et plus
aimable aprés le combat qu’auparavant !
— Je ne suis plus chrétien, dit M. de Bricy, puisque je suis résolu
arépandre le sang. Et c’est vous, mon ami, qui ne connaissez pas
celle que je pleure et qui ne la connaitrez jamais.
— Parce que je la juge en la comparant aux autres!'s’écria le
commandant avec hurteur. Eh’ bien! nous ferons l'épreuve.:. Si
vous lacraignez cette épreuve, Maxence, preriez mon cons au sé-
neux et faites vous tuer!
— Je le ferais, dit le jeune homme, si je croyais cn avoir le
droit... Je voudrais revoir mon pére.
— Ton pére est mort, et tu perds l'esprit, reprit le commandant.
Sil vivait, il te recommanderait de répondre 4 V’insulte de ce hus-
sard, envoyé du baron diabolique, par un furieux coup d’épée. Ton
pére, 4 présent, c'est moi... Va, mon fils, je sais que tu feras ton
devorr et je ne crains pas ‘ld fin de tout ceci. ‘Tu seras le plus fort.
Quand nous battons-nous, s’il vous plait, Maxence?
— Demain, au jour, dans la forét de Verteilles. M. d’Avrigné ap-
portera'les épées.
— Parbleu, le dénjon'du cousin est ‘wn aaah Je m’en doutais ©
bien. Celui-la sera trompé par le succés de son invention cffroya-
ble... Brr! Le sort qui attend cet homme me donne froid ‘quand j’y
pense. Ah! pére aveugle et bien plus indigne de ce nom, et bien plus
méchant que je ne l’ai jamais été moi-méme!... moi qui porte si
lourdement le fardeau de mon erreur!... Maxence, le capitaine a
des seconds ?
— Deux baigneurs - la station qu'il a connus & Paris... Je n'ai
que vous.
— Venez, dit le soinmnandant nous fievane trouver l'autre.
La nuit était tombée ; ils s’acheminérent vers le port, dont le cha-
teau défendait autrefois lentrée. De toutes parts Maxence les voyait,
ces tours enchantées qui renfermaient le bonheur perdu. Au dela
de leur masse sombre, la mer apparaissait toute blanche sous la
demi-clarté de la lune voilée par un rideau tremblant de vapcurs.
Le flot descendait; les lougres et les chasse-marécs se couchaient
lentement dans la vase du fond; le'vent, égal et lourd, faisait grin-
cer les cordages, et la-bas unc rude voix de marin entonna une
chanson de bord. De l’intérieur d’un café, sur le quai, d'autres
vorx 3’élevérent et lui répondirent joyeusement. Devant la porte, il y
avait un homme assis 4 unc table qui supportait un flacon, une ca-
rafe, unr verre,-et une chandelle pourvue’d’un abat-jour en papier
blanc improvisé par la ménagére du lieu pour défendre son lumi-
634 L'IDOLE
naire.contre les attemtes dévorantes de la brise. Ge buveur, appa-
remment, n’aimait pas les chansons, car il se mit a crier :
— Vous tairez-vous, braillards du diable !
. — Le capitaine n'est pas de belle humeur, fit shane un de
ceux qui se tenaient dans le cabaret; mais il fait son grog, il va s’y
mettre.
— Je m’y mettrai si a me plait. Qui se permet de se -méler de
mes affaires ? Quelqu’un veut-il que Je lui coupe les orealles? répli-
qua le capitaine bourru.
Personne ne souffla plus mot. Le loup de mer se prit 4 rire si-
lencieusement de lV’effct qu‘il avait produit; puis il saisit le flacon,
versa de l’eau goutte 4 goutte dans le fond du verre, remplit le neste
d’eau-de-vie et se remit 4 tonner pour avoir du poivre. Aprés quoi
il jura comme un paien pour qu’on lui apportat du gingembre, jeta
dans le liquide une pincée de l'un, une pincée de l'autre, et s’arréta
tout pensif. Peut-étre se demandait-il s’il ne ferait pas bien d’ajou-
ter un peu de poudre a canon : le grog et été complet. Cependant
il prit le parti de se contenter des ingrédients qu'il avait pu se pro-
curer, tout en grommelant que ce serait une boisson de femmelette,
mélangea le tout avec un soin religieux, porta le breuvage infernal
4 ses lévres, but une rasade et, en déposant son verre, fit une gri-
mace, non pour ce qu’il venait d’avaler, mais 4 cause de ce qu'il
voyait devant lui.
Deux hommes qu’il n’avait point remarqués jusque-la étaient ar-
rétés 4 deux pas de sa table et le regardaient. L’un d’eux, le com-
mandant Humbert, dta son chapeau. |
— Capitaine, je crois que je connais votre lougre et par consé-
quent je vous connais...
— Mon lougre est une goélette ; c’est la Jeune Anna, interrompit
le marin rébarbatif. Moi je suis Gourmalec, Jean-Pierre Gaspard
Gourmalec de Concarneau. Vous pouvez bien me connaitre. Qui
est-ce qui ne me connait pas ?... Si c’est tout ce que vous avez ame
dire, vous pouvez passer votre chemin.
— Point! reprit le commandant, car j’attends de vous un service
particulier.
-— Particulier ! répéta Jean-Pierre-Gaspard Gourmalec, d’un ton
gouailleur, en aspirant une seconde gorgéc de son grog incendiaire.
En vérité?
— Capitaine Gourmalec, je suis soldat, vous étes marin. Cela se
vaut.
-- Vous n’étes pas dégouté pour les soldats ! On voit bien que
vous n’avez jamais navigué que sur la terre ferme... La, c’est une
belle malice que de se battre sur le plancher des boeufs. Quand onen
L'IDOLE. O55
a sa suffisance, ou qu’on-craint de se faire trop de mal, on prend
la clef des champs, et voula! Sur la mer, on ne sensauve point,
mon brave homme.
— Capitaine Gourmales; je me suis battu quelquefois sur ce que
vous appelex le plancher des boeufs, et je vous assure quejé ne me
suis pas ensauvé. |
— (a se peut bien. Il y en a tout de méme qu ne craignent pas
trop qa’on leur entame la peau.
— Justement, nous sommes de ceux-l4, monsieur Gourmalec,
car sons nous battons demain et nous avons besoin d’un second.
—— Vous vous battez! répéta le loup de mer. D’abord lequel des
deux?
I! décoiffa sa chandelle fumeuse’ ce qui lui fit mieux voir
M. de Briey, quijusqu’alors s’était tenu, en arriére, dans |’ombre.
— Lequel ? reprit-il, s’adressant tou) ours au commandant. Est-ce
vous ? Ou bien est-ce celui-la qui n’en finit plus et qui est long
comme un mat? Pour str il n’est pas moins fort que haut, je m’y
connais. C’est une honte que, bati comme cela, il n’ait jamais eu
Pidée d’étre marin. Il y a des gens qui ne savent pas ce qu'il leur
faut.
— Ce n’est pas mot qui me battrai, capitaine Gourmalec, r¢-
pondit le commandant, c’est mon compagnon. J’ai l’honneur de
vous présenter le comte de Briey.
— Comte ou non, c’est un gaillard. Et des yeux avec cela ! Maw-
vaise affaire pour l’autre. Ges deux charbons allumés, ‘¢a le génera.
Crest égal, celui qui vous a cherché chicane, mon camarade, est
hardi. Oh! oh! deux braves qui se disent deux mots, ce n’est ja-
mais ennuyeyx 4 voir... Mettez-veus donc la, prenez un mélange
comme moi et causons. _
Jean-Pierre-Gaspard Gourmalec bondit sur sa chaise quand i ap-
prit que l’adversaire de M. de Briey était un hussard. Au rebours
de la marine de !’Etat, la marine du cabotage méprise les hommes
de cheval et n’a jamais su pourquoi. Comme il se sentit la gorge
séche, Jean-Pierre-Gaspard eut recours 4 ce qu’il nommait son mé-
lange. Tout le fond épais du verre, poivre ect gingembre, y passa.
Le capitaine toussa légérement, s’en excusa en disant: « On n’est
pas de bois! » Puis d’un ton menagant, il ajouta: « Oh! oh! nous
le ménerons loin, le muguet! »
— Nescomptez pas l'avenir, capitaine Gourmalec, répliqua le
commandant en baissant la voix. Si c’était lui qui nous menat dans
l'autre monde!..
Gourmalec eut un de ces rires retentissants qui devaient s’en-
25 Fivaun 1876, 4S
“656 L’IDOLE.
tendre d’un bout a Pautre de son bord, méme quand la vague faisait
rage :
— Hola! dit-il, regardez notre homme! Alors, it le voudrait
bien... On ne veut jamais ces choses-la, n’est-ce pas, camarade,
‘surtout quand on est jeune et qu’on est comte... Vous devez aussi
étre riche. Eh bien! ot étes-vous donc pour le quart d’heure ? Yos
‘yeux voyagent en l’air,:comme $i vous alliez partir pour les étoiles.
Le capitaine ne se trompait point: les yeux et la pensée de
M.. de Briey étatent en |’air; mais ils ne remontaient ‘pas jusqu’aux
étoiles. Sur‘ la terrasse du chateau, parmi l’épaisseur de la-verdure
brillait une lumiére tremblante.: La, le baron Hector et Rebert
d'Avrigné étaient assis, causant 4 voix basse. Le baron tout a coup
prit la lampe et, suivi de son jeune parent, s’achemina vers la tour
du nord qui renfermait une grande piéce depuis longtemps aban-
donnée oir se voyaient accrochés 4 la muraille des épées, des gants
d’assaut et des masques : c’était oe salle d’armes de
M. de Kernovenoy.
— Tu seras un apprenti sur le aan fit le baron, Ty me dis
‘que tu étais un maitre 4 la salle. Je veux te mettre 4 l'épreuve.
Robert décrocha une épée :
— Ne prenez aucune inqui¢tude, dit-il. J’ai la bonne cause...
. — Qui, oul, répéta le baron, la bonne cause... Les sots et les
timorés en douteraient... fl suffit que j’en sois persuade... Et tol
aussi.
— J'ai mes droits. ,
— Qui, tes droits. Ceux que je t’ai donnés... Tu les feras bien
confirmer, je pense.
/ = Je combattr ai pour venger ma cousine des insolences de ce
Briey... que j'aimais..
— Je le savais, dit le baron. Aussi ’hésitais a changer ton cour.
— Mais il a bien fallu vous y résoudre. Je vous en remercie...
Songez que l’honneur, que la paix de ma cousine sont en jeu!...
— Qui, la paix de ta cousine.., reprit M. de Kernovenoy d'une
voix sourde... La paix !... Ah! tu dis bien !... Tu-es un juge clair-
voyant des choses... Es-tu prét... Mets-toi en garde...
— On m’a toujours dit que j’avais une garde excelente...
— Qui, oui, dans la vie comme sur le pré... Oh ! je le vois bien!
. Le commandant Humbert et Maxence rentraient alors au logis
de la veuve. M. de Briey s’assit auprés de la croisée. Deux bougies
brdlaient sur la tablette de la vicille commode, devant la couronne
de mariée; il se leva pour les éteindre, et regagna son poste de
réverie. Rien n'incommodait plus alors ses yeux attachés a l’ombre
noire et colossale des tours, sous la lumiére diffuse et flottante
L'IDOLE. 657.
de la June couverte de nuées. Le commandant machonnait un nou-
veau cigare, et oubliait d’en tirer de la fumée: Maxence, fit-il tout
4 coup, pourricz-vous me dire 4 quoi yous songez?...
— Oh! dit le jeune homme, 4 tant de choses 4 la fois...
— Et si contradictoires ! acheva le commandant en se levant avec
colére, et i folles! Des choses indignes de vous, monsieur de Briey.
Je me souviens que votre pére me disait autrafois :.Nous avons tou-
jours eu Vhumeur douce dans notre famille. Gependant toutes nos
traditions, que j’ai relues sans cesse, me font croire vraiment que
chacun des Briey a.eu son heure rouge. Sauf Agénor de Briey, mort
a dix-sept ans, a la prise de Cahors,. en 1580, et Louis-Charles de
Briey, qui a péri en 1693, a dix-neuf ans, 4 la Marsaille, pas un de
nous depuis trois siécles quin’ait été obligé, malgré lui, de tuer son
homme. Il y allait de l’honneur de la maison! Je crois que Maxence
de Briey sera comme Agénor et comme Louis-Charles... Il n’aura
point son heure rouge. Et pourtant il y va plus que jamaisde l’hon-
neur de tous les Briey; il s’agit de punir l’abominable outrage fait
sur sa personne, a ses ancétres et 4 son nom...
— Mon ami, dit Maxence, yous étes sévére parce que vos craintes
pour moi..
— Parce que je t'aime! interrompit le vieil officier. Parce que je
voudrais te voir toujours heureux et triomphant, et que je ne te
vois plus la volonté méme de vivre! Parce qu’en effet, je devine tes
pensées et qu’elles me font peur.
-—Pour me rendre heureux désormais, i] faudrait presque changer
le monde. Vos mains seraient assez dévouées pour l’essayer, mais
pas assez fortes pour y réussir, répliqua le jeune homme en souriant
tristement...Le bonheur?... Savez-vous le seul qui me soit encore
permis. Et je ne sais méme s'il m’est permis:'Eh bien ! regardez la-
has, la belle.demeure qui n’est qu'une masse d’ombres dans la nuit.
Je pourrais la remplir de moi, je pourrais allumer dans Pdme de’
celle qui l’habite une patie tendre, semblable a ces feux qui n’ont
paint de flamme et quin’en ont que, plus de durée; je pourrais
chercher la vengeance contre le baron Hector, au lieu de la pour-
suivre contre Robert d’Avrigné, et creuser par ma. mort entre sa
fille et lui ’abime qu’}l a ouvert entrée elle ef-moi. Cela ne serait-i]
pss meilleur, plus humain et plus doux 2
— C'est possible! dit le commandant avee. un rire. fercé. Vous se-
riez assez heureux vraiment pour un mort..Je goute votre roman
posthume. Vous ferez bien seulement de ne point le dédier aux mé-
nes. de vos anéétres. qui n’en.auront’ pas moins été souffletés sur
yolre joue, qui n’en.verront pas mains leur honneur enseveli avec
658 L'IDOLE.
vous dans la tombe que des mains blanches viendront parer de
fleurs. Car vous avez oublié ce chapitre touchant: il y aurait des
fleurs... Cet hommage vous réjouirait... Mais cux?... Pensez-vous
qu’ayant été outragés, ils s'apaisent avec des roses? -
— Vous avez raison, dit gravement Maxence. Je n’ai plus de gout
a vivre. Vous m’avez bien deviné. J’aurais aimé seulement a me sur-
vivre dans sa mémoire a clle, el dans un coin de son ceeur. Cela
méme ne m’est pas permis. Vous venez de me le faire comprendre.
J’ai un devoir 4 remplir.
— Et ce devoir tu le rempliras tout entier? s’écria le comman-
dant Humbert en l'embrassant. Sans méchantes pensées envers toi-
méme ect sans mollesse envers ton ennemi? Tu ne te borneras pas 4
te défendre.. Tu attaqueras avec toute la vigueur de ton bras, toute
ton adresse ct tout ton courage ?.. Tu me le promets:
— Je vous le promets, poponant Maxence.
Hs se quittérent.
Le lever du jour les trouva debout. Déja te capitaine Gourmalec
était auprés de la maison. Pour cette circonstance, il avait revétu
son grand habit de bord : bourgeron de laine bleuc 4 gros boutons
de cuivre, oi se voyaient des ancres en relief, caban de méme
étoffe, chapeau de toile cirée. Tout cela répandait une gdeur de
goudron qui embaumait lair. Quand i} vit paraitre M. de Briey,
Jean-Pierre Gaspard se mit a rire tout bas et 4 se frotter les mains:
trés-grand lui-méme, il se vit obligé de lever un peu la téte pour
mieux regarder le comte. La veille, il avait mal vu 4 la lueur de sa
chandelle, et maintenant cette beauté méle et grave lui en impo-
sait. Aussi, ce fut au commandant qu'il s adressa :
—-J'y ai pensé, lui dit-il, je le connais l’autre, celui que nous
allons expédicr tout a l’heurce ; c’est le parent du monsieur de Ker
novenoy... Aussi, quand un fils d’amiral se fait hussard, il deit le
payer !... et il le paiera!... Pauvre petit homme !
i faisait uné matinée tidde et grise. Une brume épaisse confoa-
dait te ciel et la mer que les trois hommes laissaient derriére eux,
en gagnant & pied la forét de Verteilles. Ils marchaient en silence,
traversérent bicntét les bruyéres et la lande, et derriére les pre-
miers chénes déja couverts des riches couleurs qui précédent la
rouille de l’'automne, apercurent la maison de Martin Bataille assise
’ & Vorée du bois. Une voiture y arrivait en méme temps. Trois hom-
mes aussi en descendirent. Ces deux sanglantes compagnies se
saluérent. .
Elles ne se ressemblaient guére. Le capitaine d’Avrigné était ex
uniforme ct ses deux seconds pimpants, coquets, rasés de frais a
L'IDOLE. 659
cette heure, en élégante jaquette matinale. L’un d’eux avait mis une
branche de jasmin 4 sa boutonniére. M. de Briey le remarqua, et
d’un signe rapide montra le jasmin au commandant.
— Maxence, lui dit tout bas le vieil officier, cette fleur a été prise
4 l’arbre que vous savez, car les amis de M. d’Avrigné ont du le
joindre au chatcau. C'est sa pensée 4 Elle qu’on vous apporte sans le
savoir.
— Si je le croyais ! murmura Maxence.
— Elle vous commande de lui bien garder votre vie...
Le jeune homme secoua la téte. Cette fleur posait de nouveau le
terrible probléme devant ses yeux : Valait-il mieux étre vivant et
condamné a jamais dans la pensée de Myriam? Valait-il mieux étre
mort et vivre dans son cceur?
Les deux brillants compagnons de M. d’Avrigné observérent la
paleur du comte et se firent part l'un a l’autre de ce qu’ils voyaient.
Jusqu'alors, ils s'étaient contentés de toiser avec quelque mépris le
bourgeron bleu de Jean-Pierre-Gaspard Gourmalec qui ne s’en sou-
ciait guére. Le vieux loup de mer avait son idée. Comme on allait,
sur la proposition du commandant, entrer dans la forét pour cher-
cher la place.du combat, il s’approcha tout doucement de Robert
qui Ie connaissait vaguement depuis son enfance pour |’avoir vu
sur le port, quand il venait a Kernovenoy.
— Voila! fit-il 4 demi voix. Je ne peux pas m’empécher de vous
le dire... mais ilne faut pas que les aitres entendent... Yous étes
fils d’amiral, vous avez voulu servir dans la cavaierie... Il devait
vous arriver malheur.
——- Que dites-vous? répliqua M. d’Avrigné.en e regardant fixe-
ment. |
Il n’avait pas en ce moment la perception moins lente que de
coutume. Cependant la lumiére:se fit dans son esprit :
—‘Savez-vous que ce que vous dites-la n’est pas bien correct?
répondit-il... Oh! oh! M. de Briey s’est donc vanté qu’il me tuerait...
il vous aura prié de m’en avertir.
— Ce n’est pas lui qui le dit, riposta Jean-Pierre-Gaspard. C’est
moi... Sice n’est pas correct, je m’en moque... Quand on se bat
dans le cabotage, on ne fait pas tant de facons.
Le commandant Humbert voyait avec inquiétude cet entretien qui
contrariait, en effet, tous les usages; il allait rappeler le marin au-
prés de lui, quand ses yeux rencontrérent un autre sujet de colére
et d’alarme; il demeura de quelques pas en arriére.
' Martin Bataille, qui venait de sortir de sa maison et qui suivait la
660 L'IDOLE.
troupe de loin, s’arréta devant un geste impérieux qui lui barrait \a
route. : =
_ — 04 allez-vous? lui demanda le commandant. Est-ce donc iei
votre place ? _ a
— Laissez-moi passer, dit Martin de sa voix lente. Vous pouvez
croire que je viens avec de mauvaises pensées contre celui qui est
votre ami... Vous ne savez point que mon idée sur lui a changé de-
puis hier. Il ne le sait pas lui-méme, il vous aura dit que nous
nous étions rencontrés et que...
— Finissez! s’écria le vieil officier. Je n’ai pas de temps
perdre. |
— ... Que mon fusil est resté sur la gréve, et, maintenant, est au
fond de |’eau, reprit le garde en baissant la téte.
— Il ne m’a rien dit...
— Rien?..., s’écria Martin. La, bien vrai ?... Pardine! M. Hector
aurait agi comime cela dans son bon temps... Le jeune homme
ne vous a ‘rien raconté?... C’est vraiment un noble. Je l’ai bien vw
quand... Tenez! laissez-moi passer et je vais vous dire pourquoi je
vous suis... C’est pour aider 4 le mener chez moi s’il tombe...
Lorsque le commandant rejoignit ses compagnons, il s’apercut
que la paleur de M. de Bricy avait fait place 4 une vive lumiére
répandue sur tout son visage... Ses joues s’étaient colorées, sa por
zine nue, car il venait de mettre habit bas, battait avec force.
flaxence ‘avait résolu le probléme. Entre la mort et la vie, son
choix était fait.
.
Vers la fin de l’aprés-midi du méme jour, Martin Bataille étant
venu au chateau, Jean Thibaud, le concierge, |’avertit qu’il ne ver-
rait point le baron Hector. Le vieillard eut un sourire qu'on ne lui
_connaissait pas. On y lisait 4 la fois un air de compassion et de me-
nace que la valetaille ne sut pas bien définir. Seulement, la femme
de Jean Thibaud dit tout bas : Ce vieux Martin se croit vraiment ici
quelque chose. Monsieur le baron a été trop bon pour lui.
Le garde prit son chemin vers le logis principal en grommelant :
Monsieur Hector est enfermé dans sa tour. Je le savais.
Et, au grand ébahissement de tous, il monta tout droit a l’appar-
tement de « Mademoiselle », prés de laquelle il demeura plus d'une
heure. Ce qui parut plus étrange, ce fut qu’il n’en sortit point seul.
Mademoiselle de Kernovenoy le suivait. Elle était en toilette sombre
L'TDOLE 661
el lenait son voile baissé sur son visage. Tous deux franchirent la
grande porte en présence de ce concierge qui n’en croyait point ses
yeux. Mademoiselle sortant avec Martin !
Ils descendirent la rampe, traversérent la place verte, sous les
yeux des baigneurs et des baigneuses qui trouvérent aussi la « prin-
cesse solitaire » en singuliére compagnie, et ils gagnérent la grande
route et la campagne.
A cent pas environ, stationnait une caléche de voyage.
— Voila, dit Martin, la voiture dont je vous ai parlé. J’avais de-
viné ce que vous voudriez faire.
Mademoiselle de Kernovenoy ne répondit pas; mais sa petite
main s’appuya sur la main rude et noueuse de ce vicil ami de son
enfance; elle se laissa porter plutét qu’elle ne monta dans la ca
léche.
— A Vannes, murmura-t-elle, au couvent des Ursulines.
Martin prit place sur le siége et: dit au cocher : Mets que tu n’as
entendu que la moitié de cet ordre-la. A Vannes, et brile la route.
Mais tu n’iras pas au couvent des Ursulines. C’est chez ton maitre,
M. de Verteilles, qu’1l faut aller.
Pau, Penner.
La suite prochainement.
MUSIQUE ET LA POLITIQUE
A LA COUR DE LOUIS XVI’
ED
MARIE-ANTOINETTE ET SACCHINI
p’aPRES DES DOCUMENTS INEDITS EXTRAITS DES ARCHIVES DE L’ETAT
IV
DAKDANUS.
Sacchini n’avait rempli qu’aux deux tiers l’engagement qui le liait
4 l'Académie de musique par les deux ouvrages de Renaud et de
Chiméne, ct il en devait écrire un troisiéme pour étre entiérement
quitte des obligations consenties par lut. Il voulut, cette fuis, créer
une ceuvre absolument originale. I) pensait avoir assez pénétré notre
génie dramatique, avoir assez développé son talent a l’école de Gluck
et de Piccini pour pouvoir, 4 son tour, aflirmer sa puissance par
quelgue création qui fat l’expression la plus compléte de son génie.
Il s'adressa, pour avoir un bon poéme, a son collaborateur ordinaire,
Guillard, qui lui proposa de reprendre en sous-ccuvre un des opéras
les plus renommeés du sitcle précédent et de l’accommoder au got
littéraire et musical du jour : il s’agissait du Dardanus, de La Bruére,
qui est resté, avec Castor et Polluz, le plus beau titre de gloire de
Ramean. Ce sujet séduisit Sacchini par Ja diversité d’accents et de
couleurs qu'il exigeait : chants d’amour, chants de guerre, appari-
{ Voir le Correspondant du 25 décembre 1875.
LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE A LA COUR DE LOUIS XVI. 665
tions fantastiques, tels étaient les principaux éléments qu’un musi-
cien rencontrait dans ce poéme, assez médiocre, en somme, mais
d’un genre trés-gouté a cette époque.
Sacchini se mit au travail avec ardeur, mais les difficultés sans
fin que Guillard rencontrait dans Parrangement du poéme entravé-
rent bientét son élan. La tragédie de La Bruére offrait bien quelques
situations ingénieuses, mais la révolution que Gluck et Piccini
avaient opérée dans le godt du public faisait parailre ce poéme, jadis
si admiré, bien froid ef bien languissant : l’intérét était encoré affhi-
bli par l'imvraisemblance des événements et lintroduction d'une
scéne de magie, qui paraissait d’autant plus longue et ennuyeuse
qu'elle n’influait en rien sur la marche de lactidn. Guillard essaya
donc de renforcer ce poéme en le resserrant, mais il avait compté
sans les partisans de Fancien genre, qui criérent au sacrilége et pré-
tendirent que ces retranchements détruisaient tout l’intérét de la
piéce : ils firent si bien, qu’ils obtinrent la restitution d'un quatriéme
acte dont la longue et froide inulilité devait singuliérement, fatiguer
attention du spectateur. Du reste, la critique ne sut aucun gré 4
l’suteur d’avoir réuni ces deux actes en un, alors qu'il aurait voulu
en couper un entier; elle lui reprocha, au contraire, d’avoir bati
ainsi un acte d’une longueur démesurée et chargé d’incidents qui
lassaient l’esprit, bien loin de faire paraitre l’action plus vive et plus
rapide.
ey cabanas qui naissaient & chaque instant sous les pas des
deux auteurs servaient trop bien le comité de \’‘Opéra dans son oppo-
sition sourde contre Sacchini, pour qu’on pdt croire qu'il ne les
suscilait pas lui-méme, tout en prenant l'air fort peiné de ces acci-
dents. Venait-on & réclamer contre ces retards sans fin, les bons apd-
lres avaient toujours en réserve quelque excellente raison pour se
disculper et pour rendre les auleurs responsables des lenteurs dont
ils souffraient. La reine, ayant hate de connaitre le nouvel opéra de
Sacchini, le fait exécuter sur le thédlre de Trisnon le samedi 18 sep-
lembre 1784; le comité trouve aussitét la prétexte 4 un retard de
plusieurs jours, et dit, dans son rapport du 20 septembre : « Ila été
aussi convenu que le comilé s‘assembleroit extraordinairement ven-
dredi prochain, avec les auteurs de Dardanus, pour y faire les chan-
sements qui.auront élé jugés nécessaires d’aprés la représentation
qui s’est faile de cet ouvrage 4 Trianon, les travaux pour en accélé-
rer la mise au (hédtre de Paris seront en méme temps ordonnés et
! Journal manuscrit de Louis XVI, conservé aux Archives nationales, dans l’Ar-
moire de fer.
G84 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
le devis des dépenses & faire sera mis sous les yeux du ministre' ».
Le ministre approuve d’abord simplement cette proposition, mais
il se ravise, le 44 octobre, sans que le comité lui en ait reparlé, ¢
ajoute de sa main cette note séche : « Je désire que Dardanus soit
joué au plus tard mardy 26 de ce mois*. » Il est & croire que, dans
lintervalle, la reine s’était plainte au ministre du retard qu'on met-
tait 4 représenter l’opéra qu'elle attendait avec impatience. Mais le
comité avait son excuse toute préte, et il répondait hypocritement
par l’organe de son secrétaire : « La mise de Dardanus ne dépend
pas du comité, Jes auteurs y ont fait des changements considérables.
M. Sacchini a beaucoup de musique a faire, lorsqu’elle sera préte,
on ne perdra pas pune minute, mais je prévois que cet ouvrage ne
sera pas au théatre avant Ja Saint-Martin ; on tachera, d’ici 4 ce tems,
de soutenir les receltes avec les opéras qui sont au courrant*. »
Il y eut encore un retard de vingt jours sur cetle date probable et
la représentation n’eut-liew que le mardi 30 novembre. La reine avail
annoncé l’intention de venir coucher aux Tuileries.pour pouvoir as-
sister 4 cette solennité, mais le roi l’en détourna et lui représenta
qu'il était convenable qu’elle ne pardt pas dans une féte publique au
moment ou tout faisail prévoir une rupture prochaine avec lem-
pereur, son frére. En revanche, Monsieur et le comte d’Artois,
qu’on annongait « comme voulant aller 4'l'armée et donner|l'exemple
4 la nation », ne manquérent pas de se rendre 4 |'Opéra pour rece-
voir les applaudissements dus 4 leur courage. Une sorte de fatalité
semblait peser sur Sacchini et l’empécher d’entendre les premidres
représentations de ses opéras. Cette fois encore, comme lors de Chi-
* Archives nationales. Ancien régime. Ol. 652. —. On rencontre parfois de sin-
guliers détails dans la correspondance du ministre et du surintendant des Menus :
d'administrative, elle devient culinaire. C'est ainsi que, dans sa lettre 4 La Ferté,
du 7 novembre 1784, aprés lui avoir dit qu'il a expédié 4 Iintendant de Lyon
ordre de début concernant le sieur Saint-Aubin, que madame Saint-Haberty vou-
lait fixer auprés d'elle, le baron de Breteuil, changeant subitement d' objet, ajoate :
« Vous verrez, par Ja note jointe au mémoire de M. volre frére, que je vous rep-
vole, que la translation de la brigade d’Argenteuil a été décidée pour Franconville.
Saurois bien désiré qu'il n'y eft point eu d'obstacle a la placer & Sannois. J’au-
rois été trés-aise de faire en cela quelque chose qui vous edt été agréable. Je
donnerai ordre 4 mon maitre d’hétel de passer ches vous pour faire choix des
différens essais de vin de Champegne que yous voulez bien me proeurer.. Recevet
mes remercimens de cette marque de votre attention ainsi que.des pots de mou-
tarde que vous m’avez envoyés. Je m’adresserois avec confiance 4 votre amitié
pour m’en procurer, si j’en avois besoin par la suite ». (Archives nationales. An-
cien régime. OI. 654.)
® Archives nationales, Ancien régime. Of. 632.
3 Ibid.
A LA. COUR BE LOUIS XVL 665
mene, it Stait cloné au lit par une violente attaque de goutte: Le
spectaele marcha d’ailleurs assez mal. Mademoiselle Maillard, qui
avait chanté:et joué supérieyrement aux répétitions, fut. trés-mé-
diocre dans le rile d’Iphise. Le bruit s’était répagdu que madame
Saint-Huberty, Jalouse de ses brillants débuts,: avait monté, contre
elle une cabele, et cette crainte suffit 4 troubler mademoiselle Mail-
lard et 4 lui faire manquer tout son rdle : elle reprit courage le,se-
cond soir et déploya beaucoup de chaleur, de tendresse et de passion,
Lainez, Larrivée, Lais et Chéron étaient aussi remarquables dans
Dardanus, Teucer, Anténor et Isménor, et les coryphées, Moreau,
Dafresnaye, mesdemeiselles Girardin, Aurore, Joséphine, jouvaient
Jes officiers et les confidentes. Per surcroit de malheur, Larrivée
tomba malade, et si grande hate qu’on mit 4 apprendre le-réle de
Teucer, ‘Ja troisiéme Feprésentation ne pul avoir lieu que quinze
jours aprés la premiére. Le succés était décidément enrayé ; la piéce
se traina languissamment jusqu a la fin de décembre, puis disparut
de l'affiche : elle n’avait été jouée que six fois.
Du reste, le nouvel opéra était condamné dés le premier soir : le
public Pavait bien écouté avee la déférence due 4 un autaur d’ua
ménite reconnu, et il l’avait: accueilli avec une régerve poli¢, mais
Vimpression produite était tout a fait défavorable, et gluckistes et
piccinistes se réunirent pour aceabler le malhaureux musicien. Les
premiers je blamaient d’avoir pris d’auires peroles que Rameau,
pour éviler, sans doute, lea points de comparaison, tandis queGluck,
pour refaire le musique d’ Armide, aveit respeaté les parales de.Qui-
nanit.afin‘de lutter eorps-4. corps avec Luli, ils. réprouvaient enfin
l’entreprise de Sacchini comme péchant & la fois par défaut et par
excés de hardiesse. Les seconds lui reprochaient, au contraire, d’a-
voir frop imité Rameau, et des’étre contenté d’affaiblir et d’embellir
les idées de son devancier. Tous enfin s’accordaient 4 trouver les
récitatifs « négligés » — c’était alors le reproche a la mode — et
lui proposaient pour. modéle, qui Gluck, qui: Picciai. Voyez Didon,
disaient les uns ; étudiez Armide, criaient les autres. Cependant les
gens qui tenaient une plume et qui devaient, dés lors, formuler
un jugement par écrit, se trouvaicnt assez embarrassés et lais-
saient percer cetle incertitude dans des articles rédigés avec
une judiciense circonspection, en y compensant le blame et !’é-
loge avec un art infini. « Le premier acte a été unanimement ap-
plaudi, disent les Mémoires secrets; les trois autres n’ont pas eu le
méme succés ; on n’y a trouvé que peu de chant, du froid, de la tris-
tesse presque continue, et les danses seules ont excité de grands bat-
fements de mains. » Cette appréciation, habilement balancée, donne
une idée exacte de l’a(titude indécise et prudente des écrivains vis-
666 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
i-vis du nouvel opéra. Le rédacteur da Mercure est méme assez
désorienté pour avouer ingéndment.qu’en présence du médiccre
succes de Dardanus 4 la premiére représentation, il attendra, poor
juger la musique, d’avoir recueitli les jugements dun public éelsiré.
Certains morceaux avaient pourtant trouvé gréce au milieu de ce
débordement de critiques, et les gens impartiaux aecordaient de
grands éloges aux airs de Dardanus, « qui parurent d’une mélodie
aussi douce que sensible; » aux airs dé danse des génies, a ‘d'une
grace neuve et piquante, » & plusieurs cheeurs « d'une harmonie
claire et expressive », et, en premiére ligne, au a superbe duo entre
Anténor et Teucer et au cheeur imposant qui suit », lorsque tous les
Grecs jurent, sur les tombeaux des guerriers immolés par Dardanus,
de le poursuivre et d’apaiser leurs manes par son sang. Du reste,
non contents d’écraser Sacchini entre ses deux puissants rivaux, les
écrivains et amateurs adoptérent vis-a-vis de lui ce systéme de cri-
tique qu’on croirait propre au caractére frangais, tant nous l’avons
employé de fois, et qui consiste a battre en bréche un musicien
avec ses propres ceuvres en déclarant toujours son dernier ouvrage
inférieur au précédent. On pourrait citer dix noms @ l’appui:
rappelons seulement Spontini et Meyerbeer, pour lesquels cette dé-
préciation systématique a subi une progression inflexible. Ii en fut
de méme pour Sacchini. Son Renaud avait obtenu un grand succés:
lorsque Chiméne parut, chacun déclara que, « malgré l’élégance et
Ja variété des airs qu’il.a prodigués dans cette nouvelle composilion,
M. Sacchini n'a pas paru lenir tout ce qu’on s’était plu 4 attendre de
Yauteur de Renaud. » Dardanus est-l représenté, soudain Chiséne
remonte dans l’estime publique et l'on proclame que, « cette fois,
le maitre est mférieur 4 lui-méme aux yeux des moins prévenus, et
que ses défenseurs les plus oulrés placent cette nouvelle production
bien au-dessous des deux premiéres ». Si Sacchini avait encore véce
lorsqu’on joua son QEdipe & Colone, nul doute qu'on n’edt encere st
crifié ce chef-d'couvre 4 Dardanus, comme on avait sabrifié Dardanss
4 Chiméne et Chiméne & Renaud. —
Les intrigues de coulisse n’avaient pas d’ailleurs été étrangéres @
cette chute. Depuis deux ans, |'inimitié de Morel contre Sacehini
n’avait fait qu'augmenter, et il était plus puissant ‘encore, ayadt ca
Vhonneur de signer fe poéme d’opéra de‘ la Caravane, éorit par le
comte de Provence. Que ne pouvait-il faire, grace & ce double titre
de beau-frére de La Ferté et de collaborateur du frére du roi '? Sitdt
‘ Le pouvoir que Morel exercait 4 l’Opéra avait repu comme une sanction off-
cielle par une lettre du ministre (5 avril 1783) qui le priait d’assister doréosvant
aux séances du comilé et de prendre une connaissates particulidee de tous ies
. A LA COUR DE LOUIS XVI. 667
qu'il avait.une piéce & exhiber, il faisait réserver pour cel ouvrage
tous les frais extraordinaires, tout fe luxe d’habits, de décors, de
ballets dont POpéra pouvait disposer, — et il avait toujours une
piécesur l’affiche et une autre en répélilion. Elles..ne lui codtaient
guére & faire : il les achetait, parait-il, & vil prix 4 de pauvres dia-
bles, et les faisait représenter sous son nom. Ces ouvrages ne va-
laient rien; mais comme c’élait le seul moyen d’étre joué d’une fa-
con présentable, aucun musicien, autre que Sacchini, n’avait osé lui
lenir téte, el les plus renommeés, Gossec, Méreaux, Philidor, Grétry
surlaul, avaient acceplé ce trisle sire comme collaborateur. Une
chanson courail les rues, qui faisait bonne justice de cet indigne ex-
ploitear : "
Quand on vend si bien du plaisir,
Il faut au moins savoir choisiir,
Surtout quand il s’agit des nétres.
Fournisseur de marchés divers,
Quand vous achéterez vos vers,
Ab! par grace, achetez-en d'autres. —
Pourtant votre gloire va bien,
Et vos talens, on en convidnt, ©
Ont fait des proverbes modernes,
Pour vous on change le dicton,
Cela brille aujourd'hui, dit-on,
Comme un Morel dans des lanternes.
Mais des chansons ne troublaient pas notre homme, et ne l'empé-
chaient:pas de poursuivre le cours de.ses exploits. Il n’avait pas pu
empécher la représentation de Dardanus, que la reine voulait abso-
lament voir jouer 4 Paris, mais il avait pu priver cette piéce de ri-
thes accessoires, de belles décorations, et la faire monter de la
plus pidtre facon. Il avait été fort bien secondé dans cette manoeuvre
par La Ferté, qui, en adressant au ministre, le 27 septembre, le de-
vis des dépenses 4 faire pour Dardanus, estimait qu'on pourrait uti-
liser quantité de vieux décors en les retouchant, dépense qu’on éva-
juait 4 cing mille cing cent quatre-vingts livres‘. Ainsi fut-il fait.
Ceite mise en scéne pifoyable contribua aussi 4 faire tomber la piéce.
Cependant le double jeu de Morel et de son beau-fraére élait & demi
évenié, ef, pour conserver les bonnes graces de la reine, La Ferté
jugea 4 propos de:se faire adresser par ses fidéles du comité une let-
tre d’une hypocrisie remarquable : |
points en discussion pour Yaider, lui et M. de la Ferté, 4 réformer les abus
sans nombre qui existaient a l’Opéra. (Archives nationales. Ancien régime. OI.
pa a aceepta avec empressemient, et il fu dés lors le véritable directeur
4 Archives nationales. Ancien régime. 0]. 626.
668 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
- 8 décembre 1784.
Monsieur,
M. Rey vient de nous causer la douleur la plus vive en nous apprenant
que l’en-accusoit le comité de faire courir le bruit que vous aviés oherehé 4
nuire 4 M. Sacchini relativement 4 Dardanus; nous yous sommes trop alta.
chés en général et en particulier pour qu’aucun de nous se soit permis une
calommnie de cette nature; nous rendrons au contraire le témoignage le
Bue authentique des ordres et des recommandations que nous avons recus
e vous pour que les auteurs n’eussent qu’a se louer de nos soins dans la
mise de cet ouvrage; nous vous supplions en grace de ne pas nous soup-
couner capables d‘avoir ten aucun propos qui puisse vous compromettre;
nous attesterons méme que vous vous intéressés trop au bien de notre aé-
ministration et au succés des ouvrages dont nous sommes chargés pour
qu’on puisse vous imputer le désir de nuire 4 un auteur quelconqee.
Nous sommes avec respect, etc.
Garpet, Lainez, Rey, pg ra Suze, Lasarte, Jansen’.
On appréciera mieux la fausseté de ceite lettre, quand on aura
lu la requéte que les mémes membres du comité adressérent au
ministre, 4 la fin du mois, pour faire retirer Dardanus du réper-
toire. On reconnait la main de Morel et de La Ferté & ces coups dé-
tournés.
Monseigneur,
Nous croyons devoir avoir honneur de vous rendre compte des recettes,
jour par jour, de l’opéra de Dardanus. Nous vous supplions, comme elles
sont trés-dloignées méuie des recettes que nous faisons avec des ouvrages
beaucoup moins nouveaux, de vouloir bien nous honorer de vos ordres sur
le parti que nous avons & prendre, surtout dans un moment ov les recetles
sont d’autant plus intéressantes que celle année, n‘ayant que onze mois,
aura beaucoup moins de représentations.
Nous sommes, avec respect, monseigneur, vos trés -humbles et trés-obéii-
sants serviteurs.
De ua Sozg, Rey, Latnez, Lasaute, Garnet, Jansen.
Produit des six représentations de Danpanvs.
Le mardi 30 novembre 1784. ..... 4,216 liv. 9s.
Le vendredi 3 décembre as Wee ue: dewey hy is 3,180 »
Lemardii4...........-.-. 3,130 48
Le vendredii7..........-. . . 2,039 8
Le dimanche 19... .......... 2,070 14
Ce JOUGl 2955-26: isa s) og See 1434 2
Total. .... 45,771 liv. 2s. *
‘ Archives nationales. Ancien régime. Ol, 634.
* Archives nationales. Ancien régime, Ol. 632. Rapport du 24 décembre 1784.
A LA COUR DE LOUIS XVI. 669
Le résultat de cette démarche n’était pas douteux : Dardanus fut
rayé du répertoire. Bientét méme, ces messieurs du comité argué-
rent de lA pour refuser de payer intégralement Sacchini, et La Ferté
approuva pleinement celle proposition. Voici ce qu’il écrivait a ce
propos 4 M. de Breteurl, le‘S janvier 1785 : « Je recois, monsieur,
la lettre de M. Sacchini adressée au ministre, et que vous m’avez
renvoyée. D’aprés le peu de succés de Dardanus, qui, non-seule-
ment n’a rien rapporté, ainsi que vous l’avez vu par les feuilles,
mais qui encore a coité beaucoup a l’Opéra; indépendamment de la
perte que cet ouvrage a occasionnée a ce spectacle, en empéchant
qu’on ne mit autre chose, toutes ces raisons, dis-je, me font penser
qu'il n'y a que M. le baron qui puisse décider si un ouvrage qui a
été sans succés peut étre dans le cas de l‘abonnement fait avec le
sieur Sacchini. Il faut, de plus, observer que cet ouvrage a élé com-
mandé par-la cour, et que le sieur Sacchini a six mille francs de
pension pour travailler aux choses qui lui sont ordonnées. Si, non-
obstant ces réflexions, le ministré juge 4 propos d’ordonner ce paye-
ment, alors je dirai au comité de chercher a emprunter cette somme,
puisqu’il n’y a pas méme, dans ce moment-ci, dans la caisse de
VOpéra de quoi payer le mois des acteurs et Je quartier de pen-
sion‘... » Impossible de crier misére d’une facon plus attendris-
sante. .
On congoit quelle douleur Sacchini éprouva en succombant sous
ces basses intrigues. Le chagrin de son insuccés était doublé par la
connaissance des manceuvres qui l’avaient accablé. Il décida alors
de ne plus travailler pour l’Opéra tant que Morel y exercerait ce pou-
voir despotique. Sitét que la maladie lui permit de sortir, le mal-
heureux musicien s’en fut conter ses malheurs a la reine, qui re-
gretlait bien de n’avoir pu assister 4 la représentation de Dardanus.
Elle lui promit de réparer cet échec autant qu'il était en son pou-
yoir, et décida de faire rejouer cet opéra devant la cour, non plus
4 Trianon, mais devant l’assistance plus nombreuse de Fontaine-
bleau. Piccini et Sacchini se retrouvérent donc en présence
aux spectacles de Fontainebleau, a l’automne de 1785, l'un avec
Dardanus, Vautre avec Pénélope. Wopéra de Sacchini souleva des
transports d’enthousiasme (il est vrai que, dans V’intervalle, Guil-
lard avait réduit sa piéce en trois acles, comme il avait voulu le
faire dés J'origine), tandis que Pénélope, trés-froidement recue,
malgré des beautés de preinier ordre, éprouvait un demi-échec, pré-
sage d'une chute compkte a l’Opéra. C’était la contre-partie exacte
de ce qui avait eu lieu, deux ans auparavant, pour Chiméne et Di-
2 Ibid,
eo
670 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
don. Du reste, les critiques et les connaisseurs de Paris ne voulurent
pas démordre de leur premier avis, et s’en allérent répélant que ce
succés de convention était dd entiérement 4 la protection de la reine.
Mais ces allaques passionnées ne pouvaient plus troubler le bonheur
de Sacchini : if s’écria méme, dans }’excés de sa joie, « qu'il avail
fait cet opéra pour la cour, que son suffrage lui suffisait, et qu’il se
moquait de ceux de la ville. »
Sacchini pouvait s‘en remettre 4 la postérité du soin de casser le
jugement de la ville el de confirmer les applaudissements dela cour".
Dardanus marque en effet un grand progrés sur ses ceuvres précé-
dentes: Je style en est plus égal, plus pathétique, et l’auteur, en
composant toule sa musique d'original, s’est presque entiérement
débarrassé de ce faux alliage de banalités et de redondances ilalien-
nes qui faisaient tache dans Renaud et dans Chiméne. La premitre
scéne renferme deux airs admirables d'Iphise, le premier surtout:
Cesse, cruel amour, derégner sur mon ame! oti se peint la tendresse
craintive de l’héroine. Aprés le morceau d’Anténor, empreint d'une
galanterie guerriére, et ot le héros fait des concetti sur la gloire,
l'amour, les cieux et les yeux de sa maitresse, arrivent l’invocation
de Teucer et d’Anténor, puis Ic serment des Grecs, deux pages dé
clarées magnifiques dés l’origine, et qui n’ont rien perdu de leur lter-
rible grandeur. Le choeur de féte: Par des jeux éclatants, les airs
de danse, la romance de la nymphe, sont aussi fort gracieus, et
l'appel aux armes termine }’acte d’une facon trés-brillante.
Les récits et le premier air d’[sménor n’ont pas grand caraclére;
mais la romance de Dardanus : C'est un charme supréme, cst d'une
tendresse exquise, et le duo qui suit a dela noblesse ct de I’élan. L’é-
vocation d’Isménor et la scéne de sorcellerie avec choeur d’esprits
infernaux, forment la page capitale du second acte. Quelque sombre
couleur, quelque bruyantes sonorités qu'il ail mises dans l’appel
du magicien, dans la pantomime des démons, dans la menace des
esprits d’en-bas, Sacchini n’a pu atteindre & la puissance de coloris
de son devancier. Le génie 4pre et puissant de Rameau se prélail
mieux que la muse noble et tfouchante de Sacchini a rendre ces con-
t Au 1* vendémiaire an XII, Dardanus avait obtenu juste cinquante représ=-
tations. La reprise qu’on en tit, le 26 thermidor de cette année, obtint un succés
assez marqué pour se prolonger encore pendant cinq ans. Les deux représet-
tations de l'an XI donnérent ensemble 5,674 fr. 52 c.; les quatre de Ian XS,
14,851 fr. 4.; les deux de 1806, 9,475 fr. 82 c.; sept données en 1807 prodai-
sirent 15,971 fr. 86 c.; et trois en 1808, 2,612 fr. 14 .c. La derniére représeatt
tion eut lieu le 19 juillet 1808. Grace a cette nouvelle série de dix-huit représefr
tations, Dardanus obtint donc en tout, 4 l’Opéra, soixante-huit représentations.
(Registres des Archives de 0 Opéra.)
A LA COUR DE LOUIS XVI. 674
jurations denfer. Aprés la retraite du magicien, Dardanus chante
un air .d’one douceur ineffable : Jours -heureuz, espoir enchantaur.
Puis l’entrée d’Iphise améne une des plus belles scénes lyriques qui
soient au thédatre. Les récits de la jeune fille, faisant au faux Isménor
l’aveu de son amour pour Dardanus, respirent une chaste timidité.
L’air siconnu : Arrachez de mon ceur le trait. qui le déchire, ot la
passion perce sous cette feinte indifférence, est une. inspiration de
génie; enfin Ja joie de Dardanus, qui ne veut pas garder plus:long-
temps ce déguisement, et qui se nomme au risque de faire cesser fe
sortilége, est rendue avec force dans ces récits cultecoupe et palpi-
tants de bonheur.
Au dernier acte, Dardanus, enchainé, ‘chante une ane de la-
mento: Lieux funestes, accompagné par :les: réponses du hant-
bois et des violons, tout empreint dune douleur amére; mais
son duo avec Isménor est moins heureux :.c’est bien un morceau de
Vépoque, ott les deux voix marchent toujours a.la tierce, tandis que
la flute répond de temps 4 autre par une brillante fusée qui veut
sans doute traduire le vol de l'amour. En revanche, l’air en ré de
Dardanus: Ces accents de mes maux suspendent -la: rigueur, respire
une molle quiétude. Toute la scéne de divination d’[sménov est en-
core traitée avec puissance; puis vient le grand duo d'Iphise avec
Dardanus, la plus belle page peut-étre de l’opéra, ou l’auteur a trouvé
des accents magnifiques pour peindre cette lulte héroique de deux
amants gui veulent mourir l'un pour l'autre. Ces répliques ardentes,
cette éclatante conclusion, empreinte d'une passion nrésistible,
sont de magnifiques inspirations, aussi bien que le pathétique récit
d’Iphise: Il me fuit, il ne m’écoute plus! ou elle peint les angoisses
que lui cause Ia lutte engagée entre son pére et son amant, et que
son air: Cruels, quelle affreuse valeur ! ot les éclats de la voix et les
grondements de l’orchestre se combinent d’une fagon admirable. fl
faut passer rapidement sur la longue scéne ou Teucer fait soumis-
sion 4 Dardanus, et noter, pour finir, ‘la noble priére d'Isménor et le
quatuor avec chceurs qui termine ce bel ouvrage avec ampleur.
Si remarquable que soit cet opéra, qui. suffirait 4 classer Sacchini
parmi les maitres, il n’était pas supérieur au Dardanus de Rameau.
Les qualités saillantes différent, mais le mérite est égal chez les deux
compositeurs : Yhonneur est mémne plus grand chez celui qui, le
premier, et avec des ressources moindres, a pu créer un chef-d’ceu-
vre tel, qu'un musicien yvenu cinquante ans plus tard n’a pu le sur-
passer. Il ya plus de vie dans l’ouvrage de Sacchini, les airs sont
plus animés, les scénes plus développées, les mouvements plus pa-
thétiques; en un mot, l’action est plus dramatique (c’était la consé-
quence directe de la révolution opérée par Gluck sur notre scéne
95 Févuga 1876. Ad
O72 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
lysique), mais il n'y a pas plus de passion ni de chakeur que-dans
liopéra de: Rameau, et celui-ci.a plus d’écjat, plus de vigueur. La no-
hiesse et la gréece sont les. qualilés distinctives de Sacchini; celles
de Rameau:sont la force et la: grandeur. L’couvre. de Rameau est
malheureusement enfouie dans un injuste. oubli. Non-seulement
tous les épisodes surnaturels du poéme: sont traités par Jui avec-une
puissance exiréme, mais lair d’Iphise: Arraches de men .cocur le
trait qui.le déchire ! est ‘une merveille d’expression douloureuse. Son
serment de Teucer et d’Anténor respine une haine plus ardente que
cher Sacchini;-l’sir de Dardanus : Lieux funestes, est aussi triste-
ment délicieux. Il faut ajouter encore deux morceaux du-quafriéme
acte, retranchés du poéme de Sacchini: l’air d’Anténer:: Monstre
affreup, d'un emportement irrésistible, et le délicieux trio des son-
ges bercant le sommeil de Dardanus dans sa prison. Ces superbes
fragments. suffisent pour: mortrer que Dardanus peat aller. presque
de pair:avec Castor!et Pollux et Hippolyte et Aricie, ces deux. chefs-
d’ceuvre de Rameau, le plus grand génie musical qa’ait produit la
France, qui fut comme le pére nourricier de tous ses successeurs,
et qui-s’éleva 4 une telle- hauteur; qu’aucun ne put le dépasser, -pas
méme Gluck, qui = de lui-et se Aitson disciple pour essuyer
de le surpasser.
V
MORT DE SACCHINI.
Le roi, quoiqu ‘i n’eut pas ‘grand gout pour la musique, avait &é
souvent frappé de la pauvreté des paroles que les faiseurs. d’opéras
4 la mode offraient 4 inspiration des compositeurs. Il pensa & don-
ner yn nouvel élan a la poésie lyrique et voulut a cette fin encoura-
ger les écrivains de talent pour les engager & composer des poémes
d’ opéras, Il crut que le meilleur moyen serait d'insfituer des prix
et, le 3 janvier 1874, il avait rendu en conseil un arrétdontl’art. 2
était ainsi congu : « Dans le but d’encourager, les écrivains d’yn ta-
lent distingué a se. livrer 4 la composition de poémes lyriques, il
sera établi trois prix. Le premier, d’une médaille de la valeur de
4,500 liv. pour la tragédie lyrique qui sera reconnue la meilleure au
jugement des gens de lettres, invités au. nom de, S. M. a.en faire
Yexamen ; le deuxiéme, d’une médaille de la valeur de 500 liv.
pour, la tragédie lyrique qui obliendra le second rang ; le troisiéme,
d’une médaille de la valeur de ea liv. pour le meilleur opéra-ballet,
pastorale ou comédie lyrique ».
A LA COUR DE LOUIS XVI. O73
Sept::menabres de i'Académiec frangaise, Thomas, Gaillard, Ar-
naud, Delille, Suard, Champfort et Lemierre regurent du roi: mission
de juger ce concours. Cinquante-buit ‘cancurrenis se présentérent,
apportant:chacun une tragédee lyrique : i n'y avait mi opéra-ballet,
mi pestorale: En présence de celle .carconstance imprévue le-jury
demanda au ministre de partager.la samme totale affeetée-au con-
cours en trois médatiles d'égale valeur. ef i décerna ces trois prix
sans donner de préférenee & aucun des: onvrages. couronnés, leur
mérite et leur genre: étant:trop dissemblables pour permettre-d'en
faire. une camparaison exacieet rigouneuse :.c’étaient O Foizen.d’Or,
de Chabanen:; Qidipe a:Colone, de Guillard.et. Cora,. de Valadier‘:
Cette dévisien dut singulidvement surprdndre Amelot qui, au temps
oil était ministre, écrivat &.La Ferié, le 42.avwil.4783-> a Je.vous
sevai obligé de remetire:i M. Suart, si fait nadté, wa opéra que je
vous ai rants dermicnementintitulé;: @dipe &.Golone, et.de le prier
de me he: wenvoyer avec, son: avis, il peice M. pelert, il m’a pare
tréssmauvaig*2» =.
. Le premier de ces. trols eowrages ne, ‘vit jamaiale jour, et le trai-
siéme, duniia musique fut composce;par Méhul, futjoné en 1791 sans
aucun succés. Tout l’honaeur du concours revient-donc 4 la tragédie
de Guillard qui devait inspirer 4 Sacchini son chef-d’cnsre. Peu sen
fallut-pourtant que ce poéme ne rastat toujours en portefeuille ou qu’il
ne-fit mis en musique par un compositeur dont le génie n‘aurait pas
été apte 4 en rendre la simplicité et la grandeur antiques. Dés que
le jugement :du concours avait été publié, Guillard s’était trouvé en
butte aux: obsessions des musiciens les plus en renom: il avait d’a-
bord hésité, discuté, puis avait-cédé aux pressantes sollicitations de
Suard qi Je: lui avait demandé en faveur de son ami Grétry, et
eelui-ci, informé de la géue ot: était le poéte, lui avait fait sur cet
ouvrage une avance de mille écus. Cependant des occupations sans
nombre et aussi les crachements de sang auxquels il était sujet
avaient empéché Grétry de travailler a cet vuvrage, sans qu'il vouldt
pourtant ¢ en dessaisir, et Guillard’ se désolait d’ayoir remis son plus
hel ouvrage aux mains d'un musicien entiérement absorbé par ses
travaux pour VOpéra-Comique. Cette année-la justement, Grétry
venait d’échouer 4 Opéra avec son Panurge, tandis que le succés
de Rethard Vavait élevé au pinacle a la Comédie-Italienne. Il avait
done deux fois raison de ne plus vouloir s'aventurer de quelque
terops sur da seéne de I’ Opéra.
s Lettres; du ‘sion de Breteuil a MM. bis caes Guillard et Valadier du
16 juin 1785. (Archives nationales. Ancien régime. OI. 634).
* archives nationales. Ancien régime. O]. 629.
616 LA MUSIQUE BT LA POLITIQUE
- A cetle-époque, Gaillard et Sacchini allaient diner une ou deux
fois: la semaine chez madame Berton, veuve du.directeur de ]’Opéra
et mére du célébre compositeur. Un jour, Guillard, ennayé. des
retards apportés par Grétry, se mit, dans un accés de désespoir poé-
tique, 4 réciter plustears acénes.de sa piéce..Chacun d’applaudir, et
surtout Sacchini qui témoigna vivement ses regrets: de ne pouvoir
exercer son talent sur.un. ouvrage aussi touchant et de n'avoir pas
mille écus 4 donner & Grétry pour obtenir qu’il se désistat. Madame
Berton; fort reconraissante des leyons que Sacchini, donnait a son
fils, offrit:la somme nécessaire et M. Fillelte-Loneaux, le futur. au-
teurde Lodoiska, se chargea, comme avocat, de conduire cette im-
portante affaire. It:se rendit sur l’heure chez Grétry.qu’il trouve
mailade, au lit, et,‘lui comptent les mille écus, redemanda le manus-
crit. Le maftre ne consentit.4 le rendre qu’avec. peine, cependant il
oéda et'témoigna méme une grande satisfaction en.apprenant que
musicien on avait ehoisi pour le remplacer. Le négociateur revint
annoncer le plein succés de sa mission et Guillard confia aussitét
som poéme a Saechini. Le lendemain le compositeur se -mellait 3
louvre et en moins de six semaines il.avait terminé le chef-d’ ceuvre
qui devait:le rendre immortel. - z
Le jeune Henri Berton, quit laimait comme un ere. et qui tra-
vaillait d’habitude sur une petite table, 4 cété du piano de Sacchini,
a raconté lai-méme quelle élait.Ja fagon de composer de sen mai-
tre. a Souvent, apras la lecon, il aimait & se: promener ; je l'accom-
pagnais presque toujours, Il portait habituellement sur lui un vo-
lume de Racine, et dans Pune-des poches de sa veste une carte sur
laquetieil avait insorit, avant de sortir, quelques-uns des vers de
l'opéra qu’il comptait mettreen- musique. le lendemain, s'inspjrant
sins: des vers de ce grand poéte. Les-ouvrages qu'il affectionnait le
plus, étaient Bérénioe, Andromaque et Phedre. Arrivé aux-aligesles
plus solitaires des Fuileries, il se -plaisait 4 parcaurir ces chefs-
d’euvrd et souvent & me faire réciter quelques tirades des scénes les
plus fouchantes ; puis, tout cn cheminant vers les Champs-blysées.
‘il cowstltait, de temps & autre, sa petite carte ;'et, selon la lentear
ow la promptitude de $a:marchea, j’aunais pu prédire alors, que, le
lendemam;'j'assisterais & la composition. d’un louchaat andante on
d'un brillant allegro. Parvenu au cerré Marigay, il s’arndtait une
heure & regarder les joueurs de’ boule. Singulier rapport & faire
avec Haydn et Mozart, qui aimaient également ce jeu avec passion’.»
Berton lui vit composer de la sorte GEdipe et une bonne partie
d’Evelina, Le travail apportait une distraction salutairé &, fa tris-
t Revue et Gazette mustcale, année 1855, n° 12. Lettre de Berton.
A LA COUR BE LOUIS XVI. 675
tessedti musicien. Ilse reprenait' a espérer en voyant grandir ‘ses
deux ouvrages nouveau-nés:: il les entourait de soins infinis et
semblait pressentir que ce seraient [4 ses derniéres créations.: Intri-
gues, insuccés, persécutions, humitiauions, il oubliait peu A peu le
passé pour ne penser qu’aux joies que lui réservait l’avenir: il se
repesait sur CEdipe et sur Evelina du soin d’asgwrer la gloire de son
nom et d'effacer, ‘par un britlant iriomphe, le souvenir des insucets
de Chiméne et de Dardanus.
Une occasion favorable s’offrait 4 lui de faire exécuter le premier
de ces ouvrages, le seul qui fit terminé. La grande salle de spec-
tacle de Versailles ayant été jugée trop vaste pour les représenta-
tions courantes el'l’ancienne étant trop vilaine et trop incommode,
on en avait construif une troisiéme : restait & Pinaugurer. H avait
d’abord été question de jouer th houvel ouvrage de Rochon de Cha-
bannes et Dezéde, Alcindor ; te duc de Fronsac leur en: avait méme
fait promesse, mais il dut 14 leur retirer, la reine ayant décidé qu'on
jouerait Topéra de Sacchitit. inauguration se ‘fit le mereredi 4 jan-
vier 1786 : la piéce obtint un succés modéré et la salle fut unani-
mement ‘criliquée. Ce démi-échec‘n’dtait pas fait pour encourager
Sacchini, mais la reine lui promil, pour le yéconforter, de faire re-
présenter son Ciebe sur une scéne plus mene de lui, & conene,
bleau.’ _ |
£’Opéta aussi’ scinblett ne , plus soulote le tenir a: Véeart. Deu:
vergne avait tepris'la direction de ce théatre le -1*" avril 1785', -et
l’an de ses ptemiets actés fut de rejouer Dardanus-avec tout le luxe
et I’éclat convenables.‘Cet opéra’ reparut en scéne le 13 janvier 1786,
réduit en‘trois actes et tel qu'il avait’ été joué. a ‘Fontainebleau.
Lainez, Larrivéé et Chévon avaient' conservé leurs ‘roles. Chardini
remplacait Laiy dans ‘Anténor et miademeiselle Dozon, qui avait
débuté dans Chiméne et 4 laquelle4i était réservé d’animer la tow-
chante figuré-d’ Antigone, obtint un saccés: marqué dans he réle d’I-
phise. Les décorations et les ballets étaient trés-brillants ; bref, tout
concourait &@ assurer-Je succés de ce bel ‘oavrage. Il .réussit pleine-
ment ct cette fois chacun rendit /hommage 4l’habileté que Guillard
avait motitrée en retoachant la pitce:de ‘La Bruére ct aussi aux
erands talents‘du musicien tant pour « les aigs-trés-brillants et trés-
vatiés que pour la ala de bhahcaniate pane de: accel a: a ie
alee ». -
“if pa 9st F e a ment oo fc .t ty j
‘ «Le sieur Dauvergne, qu’on avait renvoyé en 1782 de la direction, 4 cause de
Ja pesanteur de son joug, désagréable 4 tous les sujets, vient d’étre rétabli avec
de grands compliments. On dit aujourd'hui que sen mérite, son honnéteté et sa
probité sont connus depuis longtemps. » (Mémoires.secreis, 4. avril 1785).
616 LA MUSIQUE RT LA POLITIQUE
Un incident assez gai signala la cinquiéme représentation (3 fé-
vier). Chéron était remplacé ‘dang Ie réle d’isménor par Morean,
acteur bon musicien et doué d’une belle voix mais qui n’avait, pas su
gagner les faveprs du public. Les spectateurs témoignaient Jeur mé-
contentement d’une facoa si humiliante, que le chanteur perdit ta
tate et s‘écria d’une voix. coupée par les sanglots: « Ingrats.., in-
grats... ingrats! Jirai en prison, mais vous m’arrachez be repro-
che ! » A ces mots, la duchesse de Bourbon cria de sa loge : « Non,
‘vous n’irez pas! » et le public, touché de l’excés de sensibilité du
comédien, se réconcilia avec lui,et Papplaudit de! bonne grace. C¢-
pendant, Moreau fut conduit & Ja Force, — pour l’exemple, — mais il
en sortit le jour méme et il recut une gratification en dédommage-
ment de cette peine disciplinaire. fa _
_ Tel fut, ordre du haron. de Breteuil, qui écrivait & M. de Ja Ferté
le 5 février: « D’aprés.la lettre, monsieur, que voug avez pris fa
peine de m‘écrire hier, j’ai chargé M.'de Crosne ‘de faire conduire
demain matin le sjeur Moreau 4.]’hétel de la Force, mais de ne pes
l'y faire retenir plus d’une heyre. Cette punition m’a paru suffisante
pour le genre de faute dont cet acteur s’est rendu coupable d’aprés
les circonstances qui Yont apcasionnée. Sur le compte avantageux
que vous me rendez des services et de la conduite du sieur Moreau
et de son zéle, vous voudrez bien lui faire donner sur les fonds de
l’Académie royale.de musique une gratification de cent cinquante
livres. Je serai toujqurs ,charmé de pouvoir donner aux, hens sujets
de |'Opéra.des marqges de, satisfaction, J’ai Vhonneur, eic,* » De
pareilles subtilités de justice étaient-elles bien faites pour inspirer
aux artistes le respect des personnes charghes de.lea. gouyerner et
ne sent-elles pas un signedvident.du trowble des esprits, amntie.épo-
que, trouble général-qui.s étendait jusqu’aux moindees questions de
discipline artistique et qui-présageait un‘ terrible effondrement?
Cette reprise de Dardanus permit de réparer vis-tiyis de Sac-
chini le.dommage pécuniaire que les intrigues de Morel :et'de- co-
mité ‘lui ayaient fait éprouver.’ Voici’ comment. Par article 2 de
l’arrét du conseil du 30 mars 1776 at par Particle 28 de )'arrét du
27 février 1778, le roi,,dont esprit était toujours en éveil pour en-
coursgen poties, snusiciens.et artistes, avait décidé. d’accprder, une
pension de mille Jivies, aux antenrs de trois. grands onmages dont le
succes aura été assez décidé.pour les fatre rester au thédtre, iq
cents livres pour chacun des quatriéme et cinquiéme ouvreges,
et mille livres pour Le sixiéme. En faisunt disparaitre Dardanw:dés
‘ Archives nationales. Ancien régime. OJ. 634.:— Voir aussi Ye Journal ma-
nuscrit de Francoeur, conservé aux Archives de l’Opéra, 5 février 1786.
A LA CODR DE LOUIS XVI. 677
la sixiéme représention, Morel ayait causé 4 Sacchini un tort énorme
puisque ce troisiéme ouvrage ne restant pas au répertoire privait
Yauteur de la pension royale. Mais sitét que Dauvergne cut rendu a
ce, bel ouvrage la place qu’il devait avoir a l’Opéra, Sacchini adressa
au. ministre une lettre pour. réclamer la pension a laquelle ce suc-
cés lui donnait droit. Que fit alors ce méme comité qui avait na-
guére, pour complaire 4 Morel, demandé officiellement Ja suppres-
sion de Dardanus? J] donna un,avis favorable a la, requéte de Sac-
chini. et la déclara trés-bien justifige « par les trois grands ouvrages
qyl adonnés a l’Opéra, sayoir : Renaud, Chiméne et Dardanus' ».
Le ministre décida que le musicien jouirait de cette pension 4 partir
du 4° avril 4786 : les basses persécutions de Morel n’avaient donc
fait perdre a Sacchini qu'une seule année de sa pension. | __
. Gependant Je compositeur laissait percer en cetle circonstance
un caraciéresinguliérement égoiste. Loin de marquer 4 Dauvergne
la moindre reconnaissance pour la réparation que celui-ci s’effor-
cail de lui faire des humiliations et des pertes pécuniaires passées,
Sacchini, entrainé sans doute par les pressants besoins d’argent at
le.jetaient journellement ses habitudes dissipatrices, se laissait mé-
ler,.4 la méme époque, dans.des intrigues qui tendaient 4 renverser
de nouveau Dauvergne :.c’élait de Vingratitude au premier chef.
Voici ya extrait de la lettre dans laquelle Dauvergne déyoile & La
Ferté les projets ocgultes de ses ennemis..
Permettés, monsieur, que je vous fasse part de mes réftéxions sur Pas-
sociation des trois personnes qui veulent demander Opéra et le prendre
pour leur compte.
‘Aucun de ces trois infditidus n'a enfanté le projet.
Le sear Sacchinti est un homme qui est malade nenf mois de I'annte et
sans aicune conhoissance dela gestion de l’Opéra.
La:sieur. Rey est obanm pour un homme d'un caractére féeroce.
Le sieur Gardel est un homme foible et méme borné a tous égards.
Oni ne peut donc attribuer l'enfantement de ce projet qu'au sieur La-
salle, qui a dit plusieurs fois qu'il fallott que l'on me chassat & PAques ou
qu’il se retireroit; co n’est pas ce propos qui me fait le soupgonner d’étre
l'auteur du projet, mais de ce que MM. les premiers entitshommes de la
Chambre ’en ont appris par des personnes attachées a'la finance :
‘On ne peut douter que M. Gojart ne soit la caution de-son beau sfrbre,
Que M. Serpean, fermier général, ‘ne soit osile. al sieur ies = iy il a
tenu le: oo enfant‘aved ta dame Testes:
LHS ete se | Picge weeds ‘ , : i ge vos
f Archives nationdles. ‘Andies: régime:: OL: 632. Rapport que le comitd fait ax
ministre de ce qui s'est passé en son assemblée du lundi 10 avril 1786. Ont signé:
peal pk aia , Laines, Jansen, Gardel j jeune, Rey, De ja Suze, Bocquet, Fran-
ceeur,
678. LA MUSIQUE. ET LA POLITIQUE
Et que N, de Sérilli ne soit. celle des sicurs Sacehini et. Lasalle ; en agait
que sans lui ce dernier serait déja culbuté.
Je crois, monsieur, que par cet exposé, vous pouvés jager qu aueun des
trois prétendans a la direction de \‘Opéra ne soit en élal de Je gérer, et que
le sieur Lasalle, qui est caché derriére le paravant, attend que la bombe :
éclatte pour se meme afin d'avoir une constatance qui fasse patienter
ses créanciers ',. -_
La fortune semblait décidément SOUrIVe ail Sorapanlene et: tous
les événements s ‘arrangeaient au gréde.seé désirs. La: représentation
de son CFidipe 4 la cour, puis ensuite a Opéra, était chose absolu-
ment sire; il avait méme agité,- a ce ‘prepos, avec fe comilé du
thédtre, une question capitale, celle de la rémunération. ‘Dés qu'il
s’ctait agi de représenter CEdipe, Sacchini avait demandé-de traiter
encore a forfait pour ce quatridéme opéra, comme il avait fait, @ son
arrivée en France, pour les trois précédents, mais: le comilé avait
rejeté cetle requéle el, voulant rentrer dans le droit commun, avail
décidé que ses honoraires lui seraient payés conformément au ré-
glement alors en vigueur, qui assurail aux auteurs dont les ouvrages
atteignaient quarante représentalions : 6,500 livres: d’honoraires,
500 de gratification ct 60 a vie pour chaque représentation wlté&
rieure*. Ces négociafions montrent bien que la représentatiou d’QE-
dipe était. absolument. décidée. Sacchini se laissait mollement, aller
‘a cette riante perspective d’une exéculion prochaine copronnée per
un éclatant succés, lorsqu'un événement imprévu. vint le frapper :
ce coup lui fut mortel.Ce n’était pourtant qu’un juste retour des
choses'd’ici-bas : naguére, on lui avait sacrifié Dezéde, aujourd’ hui
on le sacrifiait lui-méme_ 4 un autre. Mais Deri _ bi, coy
rageuscment celle humiliation: Sacchini'n’eut pas la. force ppd
ter 4 celle terrible nouvelle. Son élave chéri, Berton, a iwatys da.
ce triste événement un récit si i et si samaiien: qu’an se fexaat
scrupule d’y changer un mof. ae en
La reine Marie- Antoinette; qui aimait et cullivait les arts, ay ait promis
4 Sacthini qu’'Qidipe serait le premier ouvrage qu'on représenterait sut le
théatte de la equr, au voyage de Fonteinebledu.'Sacchini nous avait fait
part de cette bonne nouvelle et contiuait & se irouver, selon son useage,
sur de. passage te.Sa, Majeaté, qui; en sprtant de l'office divin; Wnetaitva
paseer dans soa salen de jousique.; Ld, ellopranait plaisic & entendre gad
ques-ans des plus beaux morceaux d'Arvire et Evelina. Ayant. remarqué
que, anaes dimanches de syite, la. reine semblait éviter ses
Sacchini tourmenté, inquiet, se plaga,un jour si ostansjblement deraus, $e
side
‘ Archives nationales. “Ancien régime. Ol. 696. Lettre du 42 mare 1784,
* Archives nationales. Ancien régime. OI. 625,
A La COCR DE LOUIS XVI. 679
Majesté qu'elle ne put:se dispenser de lui adresset 1a parole. Eilé le recut
dans le salon de musique et lui dit d'une voix émue : « Mon cher Sacchini,
on dit que jaccorde trop de faveur aux étrangers, On m’a si vivement
sollieitée de faire représenter, au lieu de votre QEdipe, 1a, Phédre de
M. Lemoine, que je n’ ai pu m'y refuser. Vous voyez ma position, pardon-
net-inoi. » ’ ee ere
Sacchini, s’efforgant de contenir sa douleur, fit un salut respectueux ef
reprit aussitét la route de Paris. Il se fit descendre chez ma mere. II entra
toat épléré ‘et se jets dans un fadtewil. Nous: ne pames obtenir dé lui que
des .mots.entreceupés : « Ht bonne. antic; ‘mes eafants, je souls oun homme
perdou ; la reine il ne. m'aime piou ! La reine it ne m'aime piou! » Tous nos
efforts pour calmer sa douleur furent vains. ll ne voulet point se mettre &
table. I était trés-gontteux ; une oppression excessive nous inquiétait déja.
MM. Guillard, Loraux et mai, nous le reconduisimes chez lui ; ; il se mit au
Ht, et, trojs mois aprés, il avait cesse de vivre!,
t f
Le grand musicien mourut le dimanche 8 o¢tobre 1786: iln ‘avait
que cinquante-deux ans. “Les journaux, qui ‘Ctaient dlors moins pro-
digucs d’éloges qu ‘aujourd’hui, annoncérent ‘simplement sa mort
en ces termes : « M. Antoiné-Marie-Gaspard Sacchini, pensionnaire
du rdi, rue de Richelieu, n° 15. » Par une délicate attention, la sur-
veille de'sa mort, YOpéra représentait Dardanus, at la veille, l'Opéra-
Comique avait remplacé le Roi et le fermier par la Colonie, pour ren-
dré hommage au mourant. Cetle funeste nouvelle fut accueillie dans
Paris avec une douleur sincére : on sentait qu’on yenait de perdre un
artiste de valeur. Ses funérailles, quin’eurent rien de pompeux, fu-
refit ‘surtout remarquables par ‘le grand ‘concours artistes qui y
assistérent. Mais, comme c’était Pépoque du séjour dé''la ‘cour 4’
Fontainebleau at que riombre d'arlistes de'l’Opéra y étaient re-
tenus pour jouer précis¢ment ' la Phedre, ‘de Lemoine, il fallut
attendfe leur retour pour qué I’Opéra organisal un service funébre
en Thonneur du défunt, et encore les membres du comité n ‘y aus au-
raient-ils nullemeat. songé si Dauvergne ne leur avait presque fo
la main. Voici ce qu’il écrit 4 ce propas, le 12,oclohre 1786, 4M. de
la Ferté, qui dut trouver ce. zéle bien. intempestif,:.« J'ai Phonaeur
de joindre ici ]a délibération dhiex-aw syjet. du-service que-j'ai- pro-.
posé de faire (aprés lc retour de Fontainebleau) peur. le-reposide
l’'ame: de M: Sacchini ;. je me.suis permis de dire a messieurs de Pan-
cree corre dv: ae ee dans cur tott de n’en avoir point fait pour
ts,"
vue et Gazelle, musicale, année 1835, n° 42. Lettre de Berton. — Grimm.
i plus nettement : « M. Sacchini est mort d'une attaque de goutte remontée,
que l'on a trailée comme une fiévre maligne. Combien n ‘est-il pas a regretter
que l’ignorance d'un médecin nous ait privés dun talent si supérieur, et dans
Vinstant de sa plus grande force! »
680 LA MUSIQUE EF LA POLITIQUE
le feu sicur Berton, ils ont répondu que Von n’en -avoit point fait
our M. Rebel, ‘je leur: at dit que eela étoit fort mal‘ ».
Quelques jours aprés, le 44, le Journal de Paris publiait en fate
une notice nécrologique.’ Bien qu’ellé ne fut pas signée, on saveit,
derriére le rideau, qui l’avait rédigée. Supérieur 4 toutes considéra-
a de rivalité, oubliant tous ses griefs contre le défunt, le bon
iccinni n’avail pas vouly laisser a d'autres la tache de louer son an-
cien camarade devenu son anlagoniste, et il le faisait en des {ermes
qui prouvaient la sincérité de.son.estime.et.de son affection.
“La France, l'Europe, les.arts viennent de faire une perte immense.
M. Sacchini est mort le 8 de ce mois, dans cette capitale, d'une attaque
de goutte remontée. |
Antoine-Marie-Gaspard Sacchini était né 4 Naples, non aux environs, et
en 1734, non en 1727, comme on !’aimprimé ailleurs.
_ Il fut éleva dans Je Congervatoire de Lorette. Il apprit d’abord 4 jouer du
violon; mais bientét, trouvant ce talent trop borné pour lui, il s’adonna
entiérement 4 la composition vers laquelle il se sentoit entrafné par son
énie. ti ee:
Tlétoit devenu trés-fort sur le violon, ‘et il dut, sans daute, 4 cette pre-
miére étude, le penchant et Ia facilité qu'il eut toujours dans la suited
donner & ses parties instrumentales des dessins brillants, ingénieux et
variés. ve am |
Ayant appris en peu de temps les élétients du contre-point, et méme,
ce qui est beaucoup plus difficile, Je dessin, l’ordre et \’enchatnement pre-
gressif des phrases musicales, jl cpmmenga & composer quelques airs
qu'on trouva charmaps, et ces, essais offroient déja le style d’un homme
consommé dans I'art. — Lek ae ‘aa
_Le célébre Durante étoit alors maitre du Conservatoire de Lorette. ll
était de retour de Hongrie, oi il ayoit passé cing ans au service du prince
Estherasj. Il aimoit beaucoup ‘les Allemands, leur franchise ét la trempe
solide de leur esprit. Il se plaisoit 4 parler d’euk et les plajgnoit seulement
d’avoir un'si mauvais godt én musique vocale. Il s'o¢cupoit' souvent du
projet d’y envoyer des sujets capables, d’y former une école. C’étoit une
= 4
espéce de mission musicale qu’il ge plaisoit 4 préparer.
Tl fut surpris des:premier's essais de Sacchini, et lui dit : « Mon enfant,
tu seas wo, grand maitre et tu porteras la lumiére dans les pays du,Nord.»
Le jeune homme, engouragé par cet heureux présage, redoubla d’efforts,
e} finit, dans l'espace de cing aps, le cours des tudes les plus difficiles.
, Durante étoit aussi. maitre dy Conservatoire de Saint-Onuphre, od il avoit
des éléves qui donnoient de grandes espérances. Un jour, pour piquer ses
éléves et leur donner de l’émulation, il leur dit : « Vous avez dans le con-
servatoire de Lorette un rival redoutable. Si vous ne redoubléz de travail
et d'études, il vous effacera tous et ce sera l'homme du siécle. » Ce rival,
cet homme du'siécle, c’étoit Sacchini. °
‘ Archives nationales. Ancien régime. OL. 635
A EA COUR DE LOUIS XVI. 684
‘Au sortir du Conservatoire, il composa plusieurs opérasscomiques qui
eurent un grand suesés'*, Durante, fiddle 4'son- projet, l'esvaya 4. Brone-
‘with, of il'resta quafre ans. Hi revint ensuite en Italic. Il écrivit suceessi-
vement pour les théatres de Napips, de Rome, de Venige,.etc. La Semira-
mide, I’ Artaserse, il Grand Cid, U Andromaca, il Creso, Exio, l'Olimpiade,
CArmde, UAdriang, luj firent une grande réputation. Quoiqu’il edt d’a-
bord commencé par des opéras-comiques, il préféra dans 1a suite le genre
sérieux, et y réussit davantagé. La Contadina in corte est celui de tous ses
interthédes qui eut le plus de succés. - ae
Guarducci fat appellé 4 Rome pour chanter ‘le premier rdle dans un
opéra de Saccbinj. Il revenoit de Londres, et il engagea Sacchini a y pas-
ser. Il y resta douze ans, Les ouvrages qu'il y composa sont plus connus
en France que ceux qu'il avoit faits en Italie. Ce sont, enfr’autres, il Grand
Cid, Tamerlano, Antigono, Perseo, Montezuma, il Creso, l'Erifile. Ony re-
marque surtout des rondeaux charmans, genré que Jes Anglois sithent
beaucoup et dans lequel Sacchini a excellé. Ce fut aussi sur le théatre de
Londres qu'il put développer toutes Jes ressources de son art et la richesse
de son génie dans des chceurs liés a J’action et qui sont tous du plus grand
caractére ; dans ces chefs-d’ceuvre d’harmonie et de chant, ow les quatre
parties sont si bien disposées, ot l’on ne voit rien d'cisif, ou tout tend au
méme but, ou l'on ne distingue pas une mesure inutile, ot enfin chaque
apie forme séparément un chant si bien suivi, si bien modulé, que, méme
isolée, elle devient un morceau capital. | os la a an
On a pu reconnoltre ces mémes beautés dans les cheeurs qu'il a com-
posés depuis son séjour en France, et surtout dans ceux du premier acte
de Renaud et de Dardanus. Danis ces deux ouvrages, comme dans sa Chimhéne
et dans toutes les productions sorties de sa plume, on ne sauroit trop admirer
cette marche facile, ce chant mélodienx, ce caractére tantét grave, tantét
gai, brillant, pathétique, amoureux, sombre et, toujours si bien soutenu ;
cette maniére enchanteresse de lier et d’enchainer l'une 4 Vautre ses
phrases musicales, sans que l'oreille soit jamais choquée, méme dans les
transitions les plus dures, qu'il employe toujours fant d'art 4 préparer et
4 résoudre ; celte précision exacte, di vous ne pouvez rien dter ni ajouter,
et ou tout est fini; enfin Ia richesse de ses accompagnements, si bien dis-
tribués, adaptés avec tant d’adresse qu’ils ne peuvent nuire & la partie
chantante, qu’il a toujours regardée comme principale et traitée avec au-
tant de grace que de noblesse. .
Ila laissé un QEdipe a Colone, qui a été joué & la Cour et qu'on attend
avec impatience sur le thédtre de la capitale. Il n’avoit pas encore achevé
Vopéra d’Evelina auqual il travailloit; i! lui restoit 4 faire une grande
partie du troisiéme acte : quelle perte! et qui osera jamais finir un ta-
bleay commencé par.un sigrand maitre?, = os
JA, mort nous I'a enlevé trop tot. Avec un talent si supérieur, if méritoit
ove aoe tip Sek) | Nae? oe Rae ‘ eo aly iy a,
‘ L’Isola d’ Amore, d’aprés lequel on a fait la. Colonie, qui a eu un si brillant
succés sur le Thédtre Italien, n’avoit pas été aussi généralement godté en Italie
(note du rédacteur de l'article). © we,
682 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
un sort | plus heureux ; il méritoit surtout d’étre plus connu. Qu'on ne m’ae-
-cuse ni de partialité ni de fla(terie, on ne flatte point les morts. Ce que’ jai
dit, je le sens, je l'ai toujours senti, et je laisse au temps et aux conneis-
seurs le soin d’apprécier les eles eae qe oe dais maitre
nous a a \
Cependant on n youlut andre a Villustre défunt les honneurs mu-
sicaux. Moline, le.traducteur d’Orphée, composa un chant sacré sur
la mort de Sacchini, que Lesueur fut chargé de mettre en musique
et qui fut chanté au Concert spirituel, par Rousseau, le ténor de
lOpéra. Ne pouvant offrir au lecteur Ia musique qui devait rehaus-
ser ces vers de mirliton, nous lui faisons gréce d’un assez long ré-
citalif, sorte d'invocation 4 sainte Cécile, et copions un seul air ‘qui
suffira a faire } juger la poésie de Moline.
oe Ss 0 prodige induf de la bicle pulse Or. ¥
, Cécile 4 son émule a rendu |'existence : ce
(Cécile lui devait un prix-si mérité); -
». Pour jouir a jamais de sea félicité, .
. Sur des ailes de feu de sa tombe il s’élance
_ Vers le séjour de I'Immortalité.
Ne croyez pas qu’on s’en tint la. Un rimailleur, du nom de Cham-
palle, imagina de faire insérer dans le Journal général de France,
une Réponse de lombre de Sacchini a ta cantete de M. Moline’.
Cette peésie est encore plus plate at plus vide, s'il est possible, que
ia cantate de Moline et l’on n’en. pene gnere: citer que lenvoi, ~ e
termine par la pointe: de rigueur.
' A la gloire de Sacchini
Tes vers élévent un trophée :
J’y reconnois et son ami
Et le digne chantre d'Orphée.
Vi
C@eDIPE A COLONE.
Nous savons par un pebbeanie récent avec quelle anxidté, avec quel
zéle religieux la postérité attend l’'apparilion des. coayres posthumes
des grands musiciens. Il semble que cette représeatation doive faire
_tevivre le maitre dont on déplore la perte, et, par le fait, audition
de ces ouvrages, quand ce sont vraiment des eréations de génie, s6-
1 Journal général de France, 25 novembre et 2 décembre 1786.
A LA COUR DE LOUIS XVI. 685
tablit pour un jour une sorte de vie commune entre le public et le
compesiteur disparu, mais.qui semble assister par la pensée a 1’é-
clesion de: son muvre derniére. ‘OEdipe ne fut pas attendu.en son
temps avec.moinsd’anxieuse impatience que ne le fat, de nos jours,
P Africaine : c étaient, a prés d’un siécle de distance, le méme désir
de connaitre, les mémes indiscrétions, les mémes caquets pour
tromper la curiosilé, la méme ardeur, la méme fiévre d’admiration.
La reine, qui avait ressenti trés-vivernent la mort de son compo-
siteur préféré, épronvait plus que personne le désir impatient de
connailre les ouvrages qu’il laissait, et ‘de réparer au moiris envers
sa mémoire la douleur terrible qu’elle lui avait inconsciemment .
causée ect dont il était mort.
La mention suivante du Journal de ee montre que Marie-
Antoinette ne sut pas contenir son impatience et fit exécuter 4 la
cour, ‘par les artistes de l’Opéra, tous leg morceaux déja achevés
d'une partition que Sacehini.lasssait inechevée & cbté de celle d’QE-
dipe. « Mercredi, 15 décembre 1786. A Versailles , répétition le
matin sur le théitre pour Evelina, et le soir, représentation sur le
méme thédtre devant la reine. » Cependant les répétitions d’Qkdipe
marehaient grand train et l’on prévoyait déja que la représentation
pourrait: ive deanéa dans:les premiers jours de 1787..La reine, re-
portant sa bienveillance sur la nombreuse famille de Sacchini, qui
menait-une vie assez misérable en Itelie, avait eu la.généreusa pen-
sée de faire.attribuer ta vecette dela premiére.soirée aux héritiers
de dgutenr. La-preuve. se trouve dans le procés-verbal du comité
tenu le 18 janvier : « ll a été fait leeture d'une. lattre de M, de la
Ferté, portant qu’il espéroit qu’on pourroit donner GEdipe a Co-
lonne au profit des héritiers de Sacchini, conformément a l’intérét
que M. le maréchal de Duras a dit que la reine prennoit 4 cet ou-
vrage‘.» Mais le comitéde l’Opéra, plus préoccupé de ses propres
intéréts, obtint qu’il ne serait pas donné suite 4 ce projet.
On annonca enfin les répétitions générales d’QEdipe. Depuis
quelque temps déja, la mode s’était répandue, parmi les amateurs,
d’assister & ces derniéres répétitions pour avoir la primeur des ou-
vrages, et, 4 chaque nouvesuté annoncée, les auteurs étatent assié-
gés par une foule énorme de demandeurs ; le nombre en augmen-
{ait tethement chaque année qua:ia‘sadle ne- pouvait plus les contenir.
On imagies alors de ‘faire:de.¢et enspressement une ressource finan-
‘Cero en ‘exigeant trois livres par billet d’entrée aux répétitions, Une
‘Orddrihance du roi, datée. du 24 novembre. 1786, établit la percep-
‘tien de.ce droit au profit du. thédtre ; elle permettait que les rédac-
"4 Archives nationales. Ancien régime, OI. 632.
684 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
teurs des Petites-Affiches,.du Mercure, du Journal de: Paris, {assent
admis a ces répétitions, sans payer, mais avec: défense expresse de
parler aucunément, dans leurs feuilles, des ouvrages nouveaux avast
la représentation. Ofdipe fut le premier ouvrage auquel on appliqua
ce réglement, mais Vessai du. godt des spectateurs payants peur les
répétilions ne fut pas heuresx; la:foule avaat disparu ct. la recetie
ne produisit que 627 livres : il ne se présanta done que: 209 specta-
teurs. En présence d'un résultat aussi médiocre, on jugea inutile de
renouveler l'expérience, et la seconde répétition payante, -antoviste
par l’ordonnance, n’eut pas lieu‘. - a oe :
La premiére représentation eut enfia lieu, le jeads 1° fevrier 1787,
au milieu d’une affluence énorme. Celle solennité empruntait.us
caractére plus touchant 4 la mort récente de Sacchini : o’était, une
sorte .d’hommage funébre. rendu 4 sa mémoire: Comme-]'ouvrage
avait assez déplu aux. répélitions,.l'administration du thédtre avait
cru devoir lui ajouter un gros ‘appoint, et doana dans la méme ai-
rée un long ballet en trois actes, le Premier Navigateur, de Max
milien Gardel, pour désarmer la mauvaise humeur probable du pu-
blic. a. aa , 3
L’issue fut bien différente.de celle qu'on croyait. Le suceds: int
immense ; l’enthousiasme du:public éclata.dés le début et aboutit a
un, triomphe éclatant : il n’y. eut:qu’une voix pour proclaimer. lasses
sibilité, la. passion, la. grandeur .de ceife rhusique si admirable, si
noble en sa simplieité qu'elle paraissaii directement .inspinée par de
tragédie de Sophocle, :L’euvrage eatier obtiat-le plus vif succés, mais
certaines scénes, certains merceaux furent applaudis avec urle eha-
leur extraordinaire : Mhymane chante’ au. premier acte deveat’ le
temple des Euménides ; au second, la magnifique scéne entre (Edipe
et Antigone, lear duo si pathétique, puis le beau trio avec Thésée,
et enfin,-auz dernier acte, cette scéne incomparable dans laquelle le
vieillard, tenantsa fille tendrement embrassée, resle sourd aux sup-
plications dé Polynicé. repéntant et le voue aux dieux infernaux. Le
public fit aussi la: part des artistes dans ses bravos. La pidce était,
en effet, remarquablement rendue. Chéron, acteur lyrique accem-
pli et doné.d' une: belle:-voix de basse profonde, — ce fut lui qui &a-
bht a l'Opéra edt-emploi idustré depuis par Dérivis, Levasseur, Obio
et Belval, —--représenta Cidipe avec une ‘dignité pénétrante et une
grande ‘puissance.tragique; Lainez conquit .le premier rang par‘le
3 Franceeur note dans son journal : « Mercredi 34 janvier 87. — Répétition
générale d'(kdipe. Cette répétition fut payée par tous les ‘spectateurs a raison de
5 livres par chaque personiie. Ce fut la premiére fois qu’on entra 4 une répéti-
tion en payant ; elle produisit 627 livres de recette, et cette répétition fut des
plus tranquilles. »
A-LA COUR DE LOUIS XVI. ' 685
réle de Polynice ; Chardini se fit remarquer dans Thésée ; enfin ma-
demoisella-_Doton, devenue madanie Chéron, qai n'avait pu encore se
faire ploinementt ‘agréer du public, rallia tous les suffrages dans ce
joli rdle'd’Antigone, ot sa petite taille, sa maigreur et sa: voix aigué
1a servaiertt &-merveille. Les rotes secondaires-du grand-préire, d’E-
ryphile et dune Athénienne étaient tenus par’ ee mesdemoi-
selles Gavaudan ainée et:Buret*. 9° -
La reine #’avait pas manqué d’assister’ & -cette représentation, et
elle avait'applaudi.avec transport d'un ‘bout-@ Fautre de la piéce,
voulant donner une derniére marque publique d'admiration au
compesiteur quelle avait patronné. Elle revint ‘encore 4 la cin-
qaidme représentation, qui-eut lieu le vendredi'16, ~°«J’eus Vhon-
near de ]'échairer, » écrit Francedur dans son journal: — puis elle
fit.exécuter OBdipe, ie samedi 24, devant: toute: la cour, sur te
thédtre de Versailles. Elle voulait sans doute bien marquer, en ma-
nifestent ainsi coup sur coup sés préférences artistiques, que si elle
avait naguére donné le pas 4 la Phéedre de Lemoyne sur Qk dipe, .c'é-
taitdout 4 fait contre son gré et sdus:|l’infiluence des personnes qui
lui reprochaient de toujours sacrifier les compositeurs francais a
des étrangers lels que Gluck, Sacchini ou Salien’®.
_ Cetriomphe soudain, universel, qui-tenait:du prodige, jeta le dé-
sarpoi dans le camip des critiques. Tous, cemme par un mot d’ordre,
ne voulant pas. confesser le génie du musicien‘auquel iis avaient si
souvent fait la lecon;'se rejettent, non sans apparence de raison, sur
l'émetion extréme du-publit en présence'de cette euvre posthume,
et altribwent la meilleure part: du -suceés aux ‘regrets causés par la
caer emumatarte de l’auteur. -« near e: et caer: méritaient les
. re prennére seprtuuiogs a\eBdips donna une recette de 4,554 1s: 2 s. (il
avait été délivré 70 billats:gratis);.la seconde dy 4 février + 4,946 Is. 42s. ; la
troisiéme, du 9: 4,908 Js. 12 s.; la quatriéme, du 13: 4,142 Is. 25.5, la cine
quidme, du 16,: 4, ‘885 Is. 18 s., etc. U’était en somme un des plus grands succés
que l’Opéra ettt jamais obtenus: (Archives nationales. Ancien régime. Or. 636.
Recettes de P Opéra.) A!
* Quelqnes jours aprés le grand succds d'(Rdine, Dauyergne, dont affection
pour la mémgire de Sacchini ne se démeptait pas, écrivit 4 M. de la Ferté une
lettre qui lui fait grand honneur, le priant, de- proposer a la reine de donner aux
héritiers du musicien 20,000ls. pour ces deux opéras posthumes sur lesquels
ls ‘n’auraient plus rieh & ‘prétendre. C’était plus que feur droit, mais aussi la
mort :e Sacchini avait fait profiter l'admimstration de sommes’ assez impor-
tanies, pensions, gtatifications etc. (Lettre du 20 fevrier 1787, Archives na-
tionales. Ancien régime Ol. 635). —Le récit du réglement des droits des héritiers
de Sacehini nous ménerait trop loin : qu'il suffise de dire qu'il entraina des dis-
cussions sans fin. Voir les lettres adressées ¥ M. de la Ferté en mars et avril
1788, par M. Desbues-Darinery, secrétaire du roi, représentant les héritiers de
Sacchini. (Archives nationales. Ancien régime. OL. 628).
686 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
mémes_ applandissements, dil. ironiquement Grimm, mais Sadchini
vivait encore, et ca, magnifique suacés achéve de nows prowver que
Yon n’est juste qu’envers les morts. » Le védecteur des Mémoires
secrets refuse de se prononcer dés le lendemain, déoclarant avee unc
indépendance effarouchée que « la.reina ayant affects d’applaudie
Popéra d’un bout a l'autre, ce qui entrainait le public adulateur, ou
ne peut encore rien statuer sur cet, oavrage trés-préné en ¢e moe
ment». Il atlend ainsi prés de.vingt jours, au bout desquels voyant
le succés s’affirmer, jl,déclare « que la musique est généralement
admirée, qu'elle preduit-beaucoup d’effet, qu'il y a pourtant des
longueurs, des moments dennui, mais qu’on est ensuite réveilli
par de grandes beautés ». Puis il ajeute aigrement : « On regarde
cet ouvrage comme le meilleur.de Sacchiai, et il y a une double rai-
son pour qu’on en juge ainsi, c’est que ses parlissns, ‘émus de sen-
sibilité de sa perte, ant reporté a Youvrage 1’effet de la disposition
favorable ot ils se trouvaient, et que ses envieux, ne craignant plus
un tel concurrent, ont é&é facilement déterminés a lui rendre jus
tice. » Laharpe dit encere plus criiment que « si l’opéra de M. Guil-
lard a beaucoup réussi, c’est grace 4 la musique de Sacchini, jugé
d’autant plus favorablement qu’il élait mort ».
La postérité, en contirmant le jegement des contemporains.
montre combien é.asent fausses les insinuations de ces juges impro-
visés. Si, en effet, les amateurs qui ont les premiers entendu et
compris les magaifiques pages de cet ouvrage élaient encore sozs le
coup de la perte prématurée da compositeur, ceux qui vinrent aprés,
qui, pendant soixante ans, ne se lassérent pas d’applaudir l'opéra
de Sacchini, et le placérent méme plus haut dans leur estime que
n’avaient fait leurs prédécesseurs, ceux-la échappaient bien 4 eelte
triste influence et n’éprouvaient sirement aucun regret de la mort
de l’auteur. Leur admiration eonstante et réfléchie a - définitivement
rangé GEdipe a Colone au nombre des chefs-d’ceuvre impérissables
de notre Académie de musique. C’est que chaque page de celte par-
tition porte ’'empreinte indéniable du génie, c'est que Sacehini sup-
pléait a ce qui lui manquait sous le rapport de la science, du déve-
loppement, de la puissance de l’orchestre, par une inspiration dél-
cieuse, par un sentiment sincére, une tendresse exquise, une
grandeur et une noblesse extrémes. Si cetle faiblesse relative de
lharmonie et de l’orchestre, comparée 4 la puissance d‘expression
de la partie déclamée ou chantée, était déja sensible & l’époque ov
Sacchini composail ses ouvrages, elle n’a fait que s’accentuer par la
suite et a contribué a faire retirer ces opéras du répertoire courant.
Si certaines pages des partitions de Sacchini ont sensiblement vieilli
par suile des procédés d’orchestre ou par la forme mélodique, il en
A’ LA:COUR DE LOUIS XY¥I. OST
est: d'qutres,:—+:ebc’ost le-plus grand nombre dans Q&dipe, — qui
ont gardé toute leur force d’expression, tout leur rayonnement dra-
matique et qui résteront comme des modéles achevés du puthétique
le. plus énouvant. ; 7 ao a
Louvertune assez brillante, mais d'une factere trop simple, et le
premier: air.de Thésée, d’une mélodie -agrédble, sont précisément de
ces morceaux sur lesquels le temps ‘a laissé’ son’ empreinte, mais
Vair ob Polynice exhale sa colére ecortre ‘son -frére et le choeur des
soldats se dévouaat 44a caase sont des inspirations élevées pleines
d’élan belliqueux. Toute la scéne des adieux d'Eryphile- est’ em-
preinte d'une grace timide, d’une tendresse charmante, depuis le
joh. chesur des Athéniennes : Allez régner, jeune -princesse !
d'une mélodie si pénétrante, depuis ces gracieux: divertissements
jusqu.a la douce arielfe de la jeune: Athénienne:: Vous quittes
notre aimable Athénes , jusqu’a la mélancolique réponse dela prin-
cesse : Je ne vous quilte pas sans répandre des larmes. Le récit
de Thésée : Allons au temple offrir nos sacrifices! est dune
grande noblesse ; l’air de Polynice qui suit et le trio entre Eryphile,
Polynice et Thésée sont encore d'une mélodie distinguée et trés-bien
disposés pour les voix; mais les sentiments de douce tristesse ét
d'amour discret, qui dominent depuis le commencement de l’acte,
répandent sur ensemble une teinte de monotonie, quoique chaque
moyceau-pris & part soit charmant et montre bien Ja richesse mélo-
dique du compositeur. Hl s’éléve tout & coup & une hauteur inatten-
due dans la scéne finale, lorsque Thésée, sa fille et Polynice vien-
neat au lempleimplorer la protection des dieux-et leur demander de
_ bénir Punion d’Eryphile avec Polynice. L’hymne religieux, Pinvoca-
tion .du grand-prétre, la priére des prétres : O déesses, apaises-
vo&s/ soutenue par de belles batteries dorchestre, puis la réponse
courroucée du grand-prétre transporté d’un suint délire, l'effroi de
la foule,.la terreur de Polynice, la confusion du peuple qui fuit de
tous odtés, le chant persistant des prétres implorant la clémence di-
vine farment un tableau magnifique et d’une grandeur terrible.
. Le deuxiéme acte s’ouvre par un récit et un air douloureux de Po-
lynice fuyant le courroux céleste, trompant par une course folle a
travers la campagne Je remords qui l’obséde, le désespoir qui le
ronge.,. Tout a coup i apercoit au loin, sur la colline, un vieillard
avengle, couvert d’un long manteau sombre, que conduit parla
main une jeune fille misérablement vétue. « C’est (Edipe! » s’é&
crie-t-il dans un nouvel acces de désespoir, et il fuit ’ombre venge-
resse de son pére. Les scénes qui suivent forment une progression
magnifique. L’arrivée d’(Edipe et d’Antigone, leurs récits si affec-
tueux, si tendres, si douloureux , effusion paternelle d’@dipe
25 Févamn 1876. 4)
688 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
dans son air: Ma fille, hélas ! pardonne un douloureux transport!
le dévouement inaltérable d’Antigone qui s’épanche dans la déli-
cieuse mélodie : Tout mon bonheur est de suivre vos pas; le
délire affreux qui saisit le vieillard lorsqu’il se croit poursuivi par
les Euménides, les douloureuses répliques d’Antigone qui cherche a
ramener le calme en son esprit troublé, l'admirable duo : Filles
du Styx, terribles Euménides! ov la folie horrible du vieillard
forme un contraste douloureux avec’ la tendresse de sa fille; puis
expansion de leur joie quand (Edipe retrouve ses sens : O trans-
ports pleins de charmes! enfin l’entrée du peuple voulant frapper
le vieillard qui a osé franchir l’enceinte du temple consacré aux Fu-
ries, la colére de 1a foule et sa soif de vengeance lorsqu’elle apprend
que cet impie est (sdipe, les clameurs du peuple, les supplications
d’Antigone, le calme impassible du vieillard devant ce déchainement
terrible; autant d’épisodes d’une grandeur admirable et qui ont in-
spiré au musicien morceaux sur morceaux d’une expression incom-
parable. Thésée, prévenu par Polynice, accourt et défend (CEdipe
contre l’aveugle fureur de la populace: ici le crescendo s‘arréte
court. L’air de Thésée: Du malheur auguste victime! est rem-
pli de formules vocales italiennes destinées 4 faire briller le talent
du chanteur, et qui enlévent tout caractére 4 la mélodie. Le trio qui
suit entre Antigone, (dipe et Thésée est mieux traité et traduit
bien |’effusion de reconnaissance des deux exilés envers le roi qui
les a défendus et qui leur offre un asile de paix : le morceau est
court, mais d’une expression noble, et il termine I’acte avec éclat.
Le dernier acte débute par une longue scéne entre Antigone et
son frére. La priére qu'elle adresse aux dieux de compatir 4 leurs
douleurs et de terminer leurs tourments est empreinte d’un grand
sentiment religieux, ainsi que la réplique de Polynice suppliant les
dieux d’épargner son pére et de détourner sur lui-méme leur cour-
roux. L’air d’Antigone : Dieux, ce n'est pas pour mot que ma voix
vous implore !-avec ce début sombre, résigné, et cet allegro pas-
sionné, plein des élans de la piété filiale la plus fervente ; la phrase
douloureuse de Polynice : Pour soulager un pére en ses puissants
besoins, et enfin le duo du frére et de la sour: En ma faveur
daigne atiendrir un pére, qui débute par un bel andante et finit
par un allegro bien mouvementé et chaleureux, forment la premiére
partie de cet acte. La seconde parlie est encore supérjeure et offre,
comme le premier finale, comme le second acte presque entier, un
des tableaux dans lesquels le génie de Sacchini a acquis toute sa
force d’expansion. Cette scéne oi Polynice se jette aux genoux de soa
pére est admirablement traitée jusque dans ses moindres épisodes.
L’air suppliant de Polynice : Daignes rendre, seigneur, notre
A LA COUR DE LOUIS XVI. 689
cause plus juste ! est d'un accent douloureux et repentant au pos-
sible; !a colére d’(&dipe, le saint transport qui Panime en entendant
cette voix détestée, le. redoublement. d’amour pour Antigone qu’il
éprouve en sentant prés de lui son fils rebelle, sont rendus dans des
récits d’un pathétique effrayant: et ‘dans cet, air célébre: Kile m’a
prodigué sa tendresse et ses soins, qui restera:‘comme un modéle
de tendresse et d’effusion paternelle. Cependant Antigone unit ses
priéres a celles de son frére. Polynice, déséspérant de fléchir le fa-
rouche vieillard, réclame de kui la mort et s’offre sans défense & ses
coups; mais (Edipe, touché du désespoir de son fils et des douces
pricres d’Antigone, ne ‘peut plus retenir ses ldrmes; il pardonne a
son fils, et, tenant ses deux enfants. serrés dans ses bras, entonne
avec eux un heau chant de graces envers la divinité, mélodie large
et pieuse, oi les trois voix sont puissamment soutenues par des bat-
teriés en triglets de l’orchestre. La ‘scéne finale nous raméne au
temple : le grand-prétre proclame, devant tout le peuple assemble,
qué jles dieux, apaisés par le repentir de Polynice, ne s’opposent plus
& sén union avec la fille de Thésée ; la foule accueille cet arrét fa-
vorable avec des cris de joie et entonne un cheeur de féte et de
triomphe*.
‘Les ‘registres conservés aux archives acids permettent de
suivre, jour par jour, la longue série des représentatiédhns de cet
ouvrage, et de connaitre les recetfes quil produisit, la recette
quotidienne comme celle de chaque année.
Au 41° vendémiaire an XII, Okdipe & Colone avait obtenu 316 re-
présentations ; depuis lors, il se joua sans interruption, variant entre
une et vingt représentations par année, jusqu’au mois de mai 1830,
ow il étaitdonné pour la derniére fois le 28, ‘avec le‘baltet d’Halévy,
Manon Lescaut : a recette était de 4,131’ fr. 90 c. Durant cette
période de vingt-huit années, l’opéra de Sacchini' obtint une nou-
velle série de 260 représentations ; il servit aux débuts de quantité
de chariteurs : Huby dans Cidipe, Alexandre et Louvet dans Thésée,
Lebrun, Eloy, Damoreau, Lafont dans'Polynice. Et combien de jeunes
chantieuses s’essayérent dans le tendre et gracieux réle d’Antigone !
Mesdemoiselles Armand, emolels ‘ Naudet, , depuis mariée & Dérivis,
“4s
‘ $i nous passons plus rapidement sur cet opéra, c’est qu’en raison de sa
supériorité, la musique en est plus connue et la partition trés-répandue. Nous
ajauterons un deétail bibHiographique.' ‘Les sept opéras frangais ou francisés de
Sacghini, deppis la Colonie jusqu:a Bvelina, ont: tous été publiés en partitions
q’ grohestre qui se trouvent encore aisément ; deux seulement, Dardanus et
ipe,en partition de piano et chant. Cette partition de Dardanus, l'édition
étant épuisée et les planches fondues, est devenue trés-rare, tandis que celle
d’OEdipe est toujours dans la vente courante (in-8*, chez Brandus).
|
ft Be
600 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
Pelet, Ferriére, Ilymm (madame Albert), Grassari, Kaiffer, Caroline
Lepy, Leroux, qui devint madame Dabadie, Dussart, Bibre, etc. Cette-
rapide énumération montre quelle vogue avait alors l’ceuvre de Sac-
chini, puisque tant d’artistes s’y produisaient ainsi coup sur coup
comme dans l’ouvrage qui. pouvait le mieux les aider 4 conquérir
les suffrages des amateurs. Leur empressement a effectuer leur début
dans un role quelconque d’QEdzpe est un signe certain de la grande
faveur dont cet opéra jouissait auprés du public>
Il y eut un laps de dix-sept années pendant lesquelles QEdipe dis-
parut complétement de affiche de.l’Opéra, mais, en 1843, le direc-
tcur — c’était alors Léon Pillet — depuis longtemps sollicité de
tenter la reprise de quelques anciens ouvrages et se trouvant avoir
sous Ja main des acteurs trés-bien doués pour représenter (dipe et
Antigone, décida de remonter le chef-d'ceuvre de Sacchini. Levas-
seur avait, en effet, éludié le réle d’Qdipe-dés le temps qu'il étast
au Conservatoire, il l’avait joué pour le concours qui lui avait vale
le premier prix, et il le remplit de la facon la plus noble et la plus
dramatique. Madame Dorus-Gras avait précisément la voix et Ja phy-
sionomie qui convenaient au personnage d’Anligone. Massol reprit
lerdle de Polynice, dans lequel il avait débuté en 1825 ct y.obtint
un brillant succés. Canaple était chargé du réle de Thésée. Hl faut
noter, 4 Phonneur du directeur d’alors, que cette reprise était trés-
exacte el, qu’en fait de changements et de corrections, on. s’élait
contenté d'ajouter quelques trombones et trompeties dans Pouver-
ture et dans le choeur des soldats. La musique, bien qu'elle semblat
par instants un peu pauvre d’harmonie et d’orchestre, produisit aa-
core une impression profonde, surtout par les admirebles morceaux
du second acte; mais la tragédie parut d'une frotdeur glaciale et
emp¢cha l’ouvrage de se maintenir longtemps sur l’affiehe. Cetle
reprise, donnée le 3 juillet, avait produit 3,248 fr. 02 c. L’opéra
fut donné six fois en juillet et aout, accompagné de différents bal-
lets, d’abord de la Sylphide, de la Gipsy, puis quatre fois de la Péri,
qui, élant alors dans sa nouveaulé, fit monter sensiblement les re-
cettes. QEdipe fut encore joué une fois, avec le ballet dela Jolie
fille de Gand, le 15 mai 1844, et produisit 6,351 fr. 28 c. En trois
séries de représentations, le chef-d’ceuvre de Sacchini avait donc at-
teint le chiffre énorme de 583 représentations.
Depuis 1844, Qidipe n’a pas repary ala scéne, mais ce silence
prolongé n’atténue en rien la valeur de l’ceuvre, qui demeure une
des plus belles créations lyriques de Ja scéne frangaise. ll est bien &
regretter qu’aprés lincendie de l’Opéra, M. Halanzier, qui avait alors
4 sa disposilion de bons artistes pour remplir les principaux réles,
n’ait pas écouté lc conseil qu'on Jui donnait de reprendre l'opéra.
A LA COUR DE LOUIS XVI. 602
dans lequel le génie de Sacchini a atteint son expression supréme.
Aisi exécuté dans la salle Ventadour, ot la sonorité d’un orchestre
resfreint aurait causé moins de surprise a l’oreille que dans le vais-
seau bien plus vaste de la rue Le Peletier, le chef-d'ceuvre quadra-
génaire aurait sans doute excité vivement la curiosité du public et
soulevé chez lui une émotion irrésistible.
VII
ARVIRE ET EVELINA.
Sacchini avait laissé encore un opéra inachevé, Arvire et Evelina,
qu'il avait écrit en entier sauf les trois derniéres scénes. La reine,
dont la faveur ne s’était jamais relachée a l’égard de Sacchini, voulut
encore veiller au soin de sa gloire, ct elle fit prier Piccini de ter-
miner l’ceuvre de son rival. Celui-ci accepta -avec cette bonté d’ame
dont ilavait déji donné mainte preuve tant vis-i-vis de Sacchini que
de Gluck. Cependant, le chef d’orchestre de l’Opéra, Rey, dont on
connaissait |’attachement pour le musicien qu’on venait de perdre,
wéclama lhonneur d’achever l’cuvre de son ami et assura que lui-
méme l’avait désigné pour le suppléer dans cette besogne.
Dauvergne, qui nourrissait une vive animosité contre Rey, écrivit
coup sur coup plusieurs letires trés-violentes 4M, de la Ferté pour
empécher qu'on ne lui confiat celle besogne plus délicate que dif-
ficile. Voici la premiére et la plus dure de ces lettres (10 octobre
1786.) :
Monsieur,
Ce que j'ai eu honneur de vous mander hier commence a se réaliser :
on dit que les amis du sieur Rey (les sieurs Lasalle et Légier, ancien pro-
eureur) font courir te bruil que le sieur Sacchini lui a fait don de toute sa
musique; qu'il a chés lui la partition d'Qidipe a Colonne et celles de Vé-
lina (sic), qui n'est pas encore fini; que M. Sacchini l’avoit chargé d’y tra-
vailler, comme si un grand peintre chargeoit uu barbouilleur d’enseignes
de finir un de ses tableaux ; il est vrai que depuis deux ans il fait régulié-
rement sa cour 4 l"hdte et au laquais du défunt ; ces hommes gouvernoient
fe sieur Sacchini; de plus, ils sont Italiens et méme Italiens et demi, etc.
Je proposerai au comité de demain de faire un service (service mor-
tuaire pour Sacchini) aprés le vovage de Fontainebleau ; on en fera une
ddlibération que j'aurai l’honneur de vous envoyer.
. J’ai celui d’étre, ete.
D AUVERGNE.
P.-S. — Je viens d’apprendre, par une personne trés-stre, que, dans la
matinée du jour de la mort, le sieur Rey, de concert avec I’hdte et le la-
692 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
quais, ont mis 4 part toute la musique et l'avoient fait porter chez I’hite
avant que d’appeller Je commissaire pour mettre les scellés ; qu’ils avoient
fait fabriquer une donation prétendue, ornée de belles phrases, . qu’ils ont
fait signer au défunt, et dont on dit qu’ils ont envoyé copie 4 la reine ; que
le sieur Rey a l’impudence de faire déhiter dans le public, depuis deux
jours, que le sieur Sacchini n’a fait que le chant'et la basse’ de tous ses
opéras, et que c’est lui qui en a fait les accompagnemens, les cheeurs et
les airs de danse ; enfin, si l'on en croyoit les appologistes du sieur Rey, ce
seroit lui qui auroit fait les opéras de la Suite d Armide (Renaud), de Chi-
méne, de Dardanus, d'OEdipe 4 Colenne, et de celui qui reste a finir :
heureusement pour le défunt que ceux 4 qui on fait part de cette impu-
dence se révoltent et sont indignés de yoir qu'un homme qui n’a fait qu'un
mauvais acte, Apollon et Coronis, veuille s’attribuer la gloire d’avoir fait
des chases qui sont faites pour honorer les plus grands talens, et voler le
bien d’une sceur de ce malheureux, femme qui a fait vingt-deux enfants, A
qui il en reste encore huit, et qui est trés-pauvre ; il faut espérer qu'elle
viendra ici et qu'elle fera annuler cette prétendue donation qui emporte-
roit le plus clair et le mellieur bien de la succession, car tout Je monde
pense que I’héte et le laquais se sont emparé de ce qu’ils ont trouvé de
mellieur, comme le sieur Rey a fait de Ja musique; on pense méme et on
suppose que ces trois hommes sont d'intelligence‘.
-. La Ferté communiqua aussitét cette lettre au ministre, en le priant
d’en prendre connaissance en entier, vu la gravité de l’accusation,
mais sans la montrer A personne « pour que Dauvergne ne put
pas étre compromis, ayant cru de son devoir de vous éclairer sur
toutes ces intrigues ». I] lui propose enfin de faire mettre sous se-
questre les papiers de Sacchini jusqu’a l’arrivée de sa sceur, et il
joint un projet d’ordre 4 M. de Crosne, ow il était dita cet officier de
police « d’envoyer chercher I’héte du sieur Sacchini ainsi que son
domestiqne, pour les charger, a titre de dépdt, et en les faisant scel-
ler, de ses papiers et compositions, et surtout de la partition de
lopéra d’QEdipe 4 Colone et de celle de Vélina, opéra qu'il a faits
par ordre de la cour... » Cette lettre, approuvée par le ministre, fut
expédiée le 41 au soir, mais il était déja trop tard’. ;
. fly avajt, & coup sir, beaucoup d’exagération dans les accusations
de Dauvergne, mais il faut reconnaitre aussi que Ja conduite de Rey
n’était pas des plus claires. D’abord la donation, écrite d’une main
élrangére et.que Saechini avait seulement signée, n’était pas valable;
de plus, Rey avait eu le tort grave d’emporter chez lui toute la mu-
sique de Sacchini avant de faire apposer les scellés, et, d’autre part,
le commissaire De Crosne avait eu l'imprudence de se contenter
* Archives nationales. Ancien régime. Ol. 625.
* Archives nationales. Ancien régime. Ol]. 635.
A LA COUR DE LOUIS XVI 695
d’une déclaration pure et simple de Rey‘. En somme, il y avait eu
18 de la faute de font le monde. Bien que Rey n’apportat aucune
raison sérieuse 2 l'appui de son dire, malgré le désir qu’aurait eu
la reine de voir Piccinni se charger de cette besogne, malgré l’oppo-
sition de Dauvergne qui, 4 défaut de Piccinni, désignait Vogel, on
crut devoir céder 4 une réclamation qui s’appuyait sur un motif
aussi pieux que l’amitié, d’autant plus que le parlement lyrique
soutenait avec obstination — contre le voeu de la reine — que
c’était faire insulle aux musiciens frangais que de charger un Italien
d’achever l’ceuvre de Sacchini. « Le sieur Rey est venu chez moi
ce matin, écrit Dauvergne & La Ferté le 29 octobre, au soir. J'ai
cru que ses yeux. m’alloient dévorer, il m’a dit devant le sieur La
Suze que M. de Villequier avoit fait venir M. Piccini pour le charger
@’achever Evelina, mais [qu’il] parleroit 4 la-reine sur l’affront qu’on
lui faisoit, d’antant que Sacchini l’avoit chargé d’achever cet ou-
vrage, etc:.. » Rey obtint donc gain de cause, et i! s’acquitta de
cette tache avec habileté et modestie.. Il eut, en effet, le bon esprit
d’'employer autant que possible, pour terminer le troisiéme acte,
des morceaux tirés d’aufres ouvrages du maitre: il faut avouer qu’il
était difficile d’agir plus sagement?.
Le poéme d'Arvire et Evelina était de la facon de Guillard et lui
avait encore fait décerner un prix par l’Académie, mais il s’en fallait
bien qu'il valdt celui d'Qfdipe. Guillard avait pris ce sujet dans un
drame anglais, Caractacus, joué 4 Londres en 1776, au thédtre de
Covent-Garden, et dont l’auteur, William Mason, avait emprunteé les
épisodes principaux 4 Tacite*. Ce Caractacus, roi des Silures, était
un des chefs bretons qui tinrent téte le plus longtemps aux généraux
romains envoyés par l’empereur Claude pour soumettre les fles de
Brelagne. Il fut enfin défait par le propréteur Ostorius, mais il réussit
4 s’échapper, et il allait recommencer la lutte, lorsqu’il fut livré
par ruse 4 son vainqueur par la reine de Brigante, Cartismandua.
Emmené prisonnier 4 Rome, Garactacus en imposa, par sa fermeté
héroique, 4 l’empereur, qui lui rendit la liberté.La lutte du chef
breton contre les Romains et la trahison 4 laquelle il succomba for-
maient le sujet du drame anglais que Guillard se flattait d'avoir con-
sidérablement modifié en mieux : il changea au moins le nom de
tous les personnages qu'il trouvait trop barbares pour des oreilles
§ Archives nationales. Ancien régime. Of. 655. Lettres de Dauvergne a la Ferté
des if, 12, 13 et 15 octebre 1786.
? Pour sa peine, Rey recut une gratification de 1,000 francs que le ministre lui
accorda sur la demande du comité (délibération du 26 janvier 1788). Archives
nationales. Ancien régime. OF. 629.
> Annales, |. XII, chap. 55.4 37.
694 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
francaises. Celle piéce était trés-défectueuse par plus d’un point:
l'exposition en était confuse, l’action .élait presque nolle, d’one
froideur extréme et n’offrait aucun inlérdt. Ces défauts chequéxent
surtout a la représentation qui fut dennée, Je mardi 29 avril 1788,
avec la Rosiére, ballet de Maximilien Gardel. Chéron. el sa fermme
représentaient le roi des Silures, Arvire, et sa fille Evelina; Laines
el Lais figuraient Irvin et Vellinus, les deux fils d’Ellirida, rease de
Lenox; Chardini, Moreau et Martin : le grand druide Medred, le gé-
néral romain Messala et un barde. Cetle distribution. comprenant an
moins quatre artisles de premier ordre, mais il n’étail pas en leur
pouvoir de sauver un ouvrage aussi ennuyeux. La musique se res-
sentait singuliérement de la monotonie du poéme, labsence des yoix
de femmes dans Jes cheeurs contribuait encore a .assombrir. cette
partition. On accorda bien quelques éloges de commande a catte
derniére production du célébre musicien ; on.répéla bien haat-« que
la musique ¢tait digne du mattre », et encore «.que noramer.|au-
teur de la musique, c’était en faire le plus bel éloge, » mais on-se
garda bien d’aller l’entendre.
. Le lendemain de la représentation, Dauvergne avait a@ressé 2 la
Ferté une lettre oi il lui rendait compte-de l’effet prociuit et quail
terminait ainsi : « Voila, monsieur, les observations que j'aurais
faites 4 M. Sacchini lui-méme, mais que je ne me suis pas permis
l’homme chargé de son ouvrage par l’autorité supréme : cependant,
quoique la recette ait élé médiocre pour une premiére représenta-
tion, il a ét¢ prodigieusement applaudi; j’avois eu sin. de faire
donner beaucoup de billets 4 MM. les acteurs, chose que je ferai
vendredi et pendant les huit ou dix premiéres représentations, afin
de soutenir cet ouvrage autant qu'il sera possible et me mettre 4
l’abri des reproches. Je vous prie, moasieur, de ne point faire pert
de mes observations 4 personne, le public pourra bien yous -dire Ja
méme chose, mais cela ne doit point venir de mei, par de respect
que je dois 4 la décision quia chargé l'homme ie moins capable ce
rédiger la fin d’un ouvrage de cette conséqueace! ».
On voit, par ces derniers mots, que Dauvergne avait toujours cou-
servé sa vieille rancune contre Rey. La seconde représentation fat
donnée le vendredi 2 mai, toujours avec Ja Radsiére, puis.vinban
ordre du ministre qui ajournait Ja troisiéme, on sauga plus tard
pourquoi. Le 13 mai, Dauvergne se rendit & Versailles pour de-
mander au ministre sil’on pouvait reprendre la piéce, mais celui-ci
répondit « qu’il ne falloit pas encore; qu’il lui diroit lorsqu’il en
seroit temps ». Dauvergne se promit alors de ne plus fui faire au-
‘ Archives nationales. Ancien régime. OI. 635. Lettre de Dauvergne du 30.avril.
A LA COUR DE LOUIS XVI. 695
cune question a ce sujet, et il proposa au comité, d’accord avec Rey,
de différer les représentations d' Evelina jusqu’a l’automne prochain.
Cet avis fut adopté sans discussion‘, et les représentations d’QEdipe,
un ‘instant interrompues, reprirent Jeur cours, le 30 mai, par la
vingt-quatriéme. ;
Si Pennui qu'il inspirait devait foreément tuer cet opéra, certains
moreeaux.subsistent qui témoignent du génie du mattre. Tel est Pair
du malheureux Arvire invoquant )’Eternel en faveur de sa patrie
qui va tenter un dernier effort pour secouer le joug romain. Si Sac-
chini a, comme le bon Homére, sommeilfé tant soit peu dans ce der-
nier ouvroge, il faut reconnaitre que jamaisil necomposa une scéne
pius pathétiqué que celle ou Irvin, aprés s’étre introduit par ruse
auprés du vieil Arvire pour le livrer ‘au général romain Messala,
se sent saisi de remords: frappé par la vue du vieillard et par la
beauté.de sa fille, mais retenu, d’aufre part, par la crainte de perdre
son frére Vellinus en avouant leur trahison commune, il se trouve
teut'a coup en face d'Evelina, et, vaincu par ses priéres, lui jure
d’embrasser sa cause et de combattre les Romains si elle assure,
en retour, le satat de Vellinus. Lainez et madame Chéron s’élevaient
au sublime dans l'interprétation de ‘cette scéne; ils n’avaient, pour
cela, qu’a suivre a la leftre ld musique qui traduit avec une vérité
saisissante les moindres épisodes de ce drame. Les hésitations
d‘irvin, la ficre réponse d’Evelina le rappelant 4 l’honneur, forment
un ensemble trés-dramatique qui améne bien la phrase suppliante :
Prisztce, je vois couler ves larmes, ot Evelina s'efforce de détacher
Irvin du ‘lache complot tramé par son frére. Irvin va céder & cette
priére, mais il s'arréte tout 4 coup, et ce combat intérieur entre
Vamour et l’honneur se traduit avec force dans un air admirable tout
haletant de passion, d’émotion, de remords. On devine dés lors qu'il
sauvera sa bien-aimée et son pére et qu'il embrassera la cause des
Bretons contre sa propre patrie. as
Sitét que l’automne arriva, Danvergne qui avait conservé un-res-
pect profond pour la mémoire de Sacchini, s’occupa de reprendre
Evelina, comme i} en était convenu avec le comité au printemps
dernier. La proposition qu’il fit au comité fut agréée, et il fixa la
reprise-pour le vendredi 47 octobre. Restait 4 obtenir le consente-
thent du ‘ministre, car le veto primitif n’avait pas encore été levé.
Or, }e-ministre avait changé dans 'Vintervalle et M. de Villedeuit
1 Archives nationales. Ancien régime. OI. 635. Letirea de Dauvergne des 14 et
45 mai 1788. La premiére représentation avait donné une recette de 5,784 ls.
48 s. On avait distribué 70 billets gratis; la seconde, avec 102 billets gratis, avait
produit 2,994 Is. 14s, (Archives nationales. Ancien régime. Of. 656. Recettes de
lr Opera.) |
696 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
avait remplacé le baron de Breteuil:au département de la Maison du
Roi. Dauvergne se rendit donc 4 Versailles pour lui soumetitre le
poéme incriminé, et voici le compte qu’il rend de cette visile en date
du 7 octobre. « Je lui ai parlé (au ministre) de la remise d' Evelina,
il m’a demandé pourquoi il avoit été suspendu, je tui ai répondu
que je croyois que c’étoit peut-lre deux vers de la scéne 5° du
1* acte que dit le roi Arvire:
:
Jétois né sur le tréne et je ne suis plus rien,
Les dieux m’ont tout ravi!
qui peuvent en étre la cause, au demeurant je Ini envoye le poéme
en lui observant que je ferois changer ces deux vers si cela étoit
absolument nécessaire, j’attendrai ses ordres demain ou aprés'.»
_ Au bout de quatre jours, Dauvergne ne recevant aucune ré-
ponse du ministre, retournait & Versailles pour le presser de vive
voix. a Il m’a paru totalement indécis sur cet objet, écrit-il le
11 octobre, craignant que [si] l’on supprime les deux vers qui pen-
vent étre susceptibles d’application, on ne merque une crainte pué-
rile, que si au contraire on les laisse subsister, cela ne fasse du
mouvement; enfin, aprés dix ou douze minutes.d’entretien sur cela,
j'ai fini par le prier d’en parler ce soir.a la reine, et d’ayoir la bonté
de me dire lundi ce que je dois faire*. » Cependant Dauvergne qui
avait promis au comilé de lui, rapparter uge réponse précise, char-
gea sa conscience d’un gros mensonge pour couper court 4 toutes
les questions et dit qu'il n’avait pas pu voir le ministre, mais il fit
meltre Evelina en répélition, espérant bien que le ministre en auto-
riserait la représentation. Il se trompait: le ministre défendil de
jouer cet ouvrage, du moins pour le moment, mais sans vouloir que
la défense pardt venir du ministére*. Aussi, le directeur de l’Opéra
suggéra-t-il l’idée d’expliquer cette défense par la lrop grande res-
semblance qui existait enire ce poéme et celui d’Okdipe. Le ministre
lui enyoya donc un ordre ainsi congu dans ce sens, disant « quill
croyoit convenable de mettre quelque intervalle eritre les représen-
tations d’QEdipe a Colone et la reprise d’Arvire et Evelina, vu.quil
y a dans ces deux piéces des situations si ressemblantes qu’elles ne
pourroient que nuire au suecés de la derniére’ », [1 conamandait en
conséquence de jouer entre ces deux ouvrages. Démaphon, aprés
; ae nationales. Ancien régime. Of. 629.
Ibid. :
* Archives nationales. Ancien régime. Ol. 629. Lettres de Dauvergne, du
14 octobre, et de M. de Villedeuil A La Ferté, du 20 octobre.
4 Jbid.
A LA COUR DE LOUIS XVI. 697
quoi l'on pourrait retirer Qdipe pour jouer Evelina: c’était autant
de temps de gagné.
Cependant, Dauvergne qui comptait beaucoup sur cette reprise
d’Eveling pour rétablir les affaires de l’Opéra, ne perdait pas de vue
cette idée et quand arriva l’époque de la representation de capitation,
comme une fiévre assez violente le retenait au lit le jour de l'assem-
blée générale des artistes copartageants (12 décembre), il fit pro-
poser aux principaux sujcts de chaque corps d’aller en députation
chez le ministre lui demander la permission de jouer Evelina ‘pour
leur premiére capitation’. Ceux-ci adoplérent l’idée, mais ils
remplacérent cette démarche en corps ‘par une supplique qu'ils
adress¢rent au ministre. Avaient signé : de Saint-Huberty, Rousseau,
Lainez, Gardel, Chéron, Rey, Chardini, de la Suze, Boquet, Berthé=
lemy, Francoeur, Jansen, Lasalle *.
Le niinistre octroya la permission demandée et l'on annonca fa
troisiéme représentation d’Arvire et Evelina pour le samedi 27 dé-
cembre, juste neuf mois apres les deux premiéres. La pitce avait élé
enrichie d'un ensemble pour terminer le premier acte d’une facon
plus brillante, et d'un grand divertissement final, de la composition
de Gardel. Grace.a cet appoint, l’opéra de Sacchini put étre joué
cing ou six fois de suite, mais il fut loin d’obtenir le succés qu’on
altendait. Le jour dela capitation, larecette s’était élevée au chiffre
énerme de 6,472 ls. 10 s., mais dés la quatri¢me représentation
(mardi 6 janvicr 4789), elle tombait a 2,227 Is. 16 $., avec 129 billets
gratis*. A la fin du mois on laissa de ebté cet ouvrage pour ne plus
le rejouer qu’é de trés-rares intervalles. Le 13 mars il atteignait
péniblement sa neuvidme représentation, et encore fut-elle donnée,
dit Franceeur dans son journal « sur la demande du prince Henry
de Prusse, qui devait partir de France le dimanche suivant ». Peu
de temps aprés, Dauvergne cédant a l’évidence, écrivait & La Ferté:
« La représentation d’Evelina n’a produit hier ni argent, ni effet ;
c'est un ouvrage composé en partie de morceaux de musique esti-
mable, et que Sacchini aurait arrangée différemment s'il avait vécu
assez pour le finir: il n'y a plus 4 compter sur cet opéra pour faire”
de bonnes recettes* ».
Cet arrét prononcé par le plus 2élé défenseur de Sacchini devait
étre le coup de grace pour cette malheureuse Evelina qui disparut
de nouveau de |’affiche, mais non sans retour.
‘ Archives nationales, Ancien régime. (1. 629. Lettres de Dauvergne, des 10 et
12 décembre.
* Archives nationales. Ancien régime. OJ. 629.
* Archives nalionales. Ancien régime. OI. 656. Recettes de ' Opéra.
* Archives nationales. Ancien régime. OI. 628. Lettre du 17 juin 1789.
608 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
Au 1° vendémiaire an XII, cet opéra, malgré ces interruptions
répétécs, n’avait pas été jové moins de cinquante et une fois; il
obtint encore trenle représentations depuis lors jusqu’en février
1814. ll y eut 4 celte date un nouveau temps d’arrét; puis, lé 3 sep-
tembre 1820, on reprit encore Evelina réduite en deux acles par
Saulnier, qui garda l’anonyme. On trouve aux archives de !’Opéra la
lettre par laquelle la veuve de Guillard autorise la représentation de
la piéce ainsi arrangée, tout en « regrettant beaucoup qu’on ne
puisse pas jouer cet ouvrage comme son mari l'avait composé, les
coupures ayant été des vers qui rendaient l’action plus claire et mo-
livaient le cénodment ». Les retranchements portaient surtout sur
le troisiéme acte, & cause d’évolutions impossibles 4 exécuter sur la
scéne du théatre Favart, ot l’Opéra s’était réfugié aprés l’assassinat
du duc de Berry, mais |’arrangeur avait pris soin de prévenir que st
le poéme atait élé modifié, tous les morceaux originaux de Sacchini
étaient restés inlacts: l’ensemble de la partition avait été remanié
et refondu par Berton. Madame Albert jouait Evelina; . Dérivis,
Arvire; Nourrit, Irvin; Eloy, Vellinus; Bonel, Modred, et Prévest,
Messala. Cette reprise n’oblint que douze représentalions réparties
sur deux années. Enfin, le 17 juillet 1826 Evelina reparut une der-
niére fois 4 la scéne, jouée par les mémes acteurs, a l'exception de
madame Albert et d’Eloy,remplacés par madame Grassari et Dabadie.
Deux représentations terminérent la carriére accidentée de cet opéra
qui, délaissé aprés une défaite jugée irrémédiable, puis retouché,
raccommodé et rejoné avec un semblant de faveur, abandonné de
nouveau, repris encore, avait, ainsi balloité d’échec en succés et de
réussite en insuccés, atleint le chiffre élevé de qualre-vingt-quinze
représentations, presque la centaine.
Vill
La mort prématurée de Sacchini avait. brisé sa carriére a |’heure
précise oi s’étant bien pénétré des exigences de ’idéal de notre
drame lyrique, ot s’étant sérieusement préparé, par ses pastiches
de Renaud et de Chiméne, a lutter avec les compositeurs qui occu-
paient en maitres la sctne de I'Opéra, il se sentait enfin en pleine
possession de son génie et de forces créatrices qui allaient peut-
étre doter la scéne francaise de plusieurs chefs-d’euvre. Doué
d'une rare facilité mélodique, comme la plupart des compositeurs
italiens, mais ne possédant aussi qu'une idée bien faible de Ia
beaulé de l’expression musicale, qui puise sa force supréme dans la
simplicité et la justesse absolue de Ja déclamation, Sacchini avait,
A LA COUR DE LOUIS XVI. | 699
dés sa jeunesse, écrit quantilé d’opéras qui portent la marque d’une
négligence extréme et d'un travail trop rapide, mais ot l’on dis-
tingue, au milieu de négligences inexcusables, des cantilénes suaves
et nobles: ce charme mélodique, celte pureté d'expression, resté-
rent les qualités distinctes de I'éléve de Durante. On citerait diffici-
Jement un musicien qui ait mis plus de charme dans ses airs et dont
les opéras, méme les moins heureux, contiennent plus de mélodies
remarquable$ par la grace el la tendresse de l’inspiration. Le contact
-de la scéne francaise et la Ieclure ou Vaudition des chefs-d’ceuvre
de Lulli, de Campra, de Destouches, de Rameau, de Gluck, de Pic-
‘cini, révélérent au composileur toute une nouvelle poélique mu-
sicale et dramatique. Il ne suffisait plus d’écrire d’inspiration
nombre de mélodies charmantes, sans s’inquiéler de la situation
du drame ou du caractére des personnages; la condilion essen-
tielle du beau était que ces mélodies fussent absolument conformes
au sentiment qu’elles devaient exprimer, et qu’cn outre elles fus-
sent soutenues par de riches dessins 4 l’orchestre, qui acquérait dés
lors une importance an moins égale a celle des voix. .
C’était dans cette alliance de tous les agents sonores, animés et
inanimés, dans la fusion de la mélodie expressive aux voix et de la
symphonie aux instruments, dans l’étude de la nature et des senti-
ments, dans la recherche de l’expression vraie que ces maitres de
génie avaient placé, les premiers d’instinct, les autres par raisonne-
ment, Pidéal supréme de la musique dramatique; c’est li que le
placa 4 son tour Sacchini. }1 dut dés lors s’astreindre a de sérieuses
études et le fit sans hésiter. I! chercha done a acquérir la connais-
sance de lorchestre qui lui faisait absolument défaut, et s'il n’ob-
tint jamais de ce cété une grande puissance, non plus qu’une
rare originalité, il parvint du moins 4 combiner ses instruments
avec une puret¢ non dépourvue d'élégance, et trouva méme assez
souvent par des moyens trés-simples, de beaux effets d’orchestre,
surtout dans les pages de charme ou de fendresse. [1] sut enfin don-
ner & sa mélodie ua caractére plus élevé, un accent plus pathétique,
sans rien perdre de celte chaleur d’inspiralion qui faisait le seul
mérite de ses productions italiennes telles que l’Alessandro nell’
Indie ou \’Andromacca. Il venait de donner dans Dardanus un
premier gage de celle heureuse transformation et attendait avec im-
patience l'apparition de son QEdipe, ou il avait condensé toutes les
forces de son génie et de son savoir, lorsqu’il mourut.
Sa mort fut, nous l’avons vu, le signal d’un revirement qui s opéra
aussildét en sa faveur jusque chez ses ennemis déclarés : ils eurent la
franchise de Vadmirer dés qu’ils pensérent n’avoir plus a le re-
700 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
douter. Tant qu'il avait vécu, ils l’avaient poursuivi d’une haine
sourde, ils lui avaient tendu dans l’ombre des embiclies, avaient
combiné contre lui une trame odieuse, et cherché a lalleindre daus
sa fortune et dans sa gloire en diminuant la rémunération a laquelle
il avait droit, en faisant retirer ses ouvrages du répertoire ; ils
Yavaient enfin contraint par leurs perséculions 4 s’exiler volontai-
rement de !’Opéra, d’ot ils auraient voulu le chasser publiquement.
Dés qu'il fut mort, ils n’eurent rien de plus pressé qué de célébrer
ses talents et des’unir & ses amis pour lui rendre les derniers hon-
neurs, afin de donner le change 41’opinion publique vivement émue
par Ja perte d’un grand compositeur. C’est malheureusement la des-
tinée ordinaire des musiciens de génie d’étre peu appréciés ou
méme méconnus de leur vivant, de supporter avec douleur les mi-
sérables altaques d’ennemis acharnés qui sont souvent assez puis
sants ou assez adroits pour tromper le public sur Ja valeur d’artistes
éminents, et de continuer non .pas de lutter, mais de composer, les
yeux fixés vers l'avenir, animés par l’espoir que la postérité sera plus
clémente a leur égard et rachétera par son approbation enthousiaste
Pinjurieux dédain de leurs conlemporains.
I n’est peut-éire pas de pays o ce sentiment de défiance de la
part du public et de jalousie de la part des artistes a I’égard des mu-
siciens d’élite, et surtout de ceux qui veulent innover, soit.plus déve-
loppé qu’en. France et ait produit de plus honteuses méprises, de
plus flagrantes injustices. I] n'y a pas-encore longtemps que dans la
méme semaine, la Comédie-Francaise reprenait avec éclat une tra-
gédie immortelle, Britannicus, qui n’avait pu étre juuée que huit
fois 4 l’origine, tandis que 1a société des concerts du Conservatoire
exéculait avec un brillant succés une ceuvre admirable de Berlioz,
. la Damnation de Faust, qui avait été sifflée en cette méme salle de
la rue Bergére, onze ans auparavant. I! n'y a rien de plus instructil,
4 notre avis, que ces rapprochements historiques dans les questions
d’art. Comment démontrer mieux que par je fait brutal Vinanité
des jugements hatifs que nous sommes si enclins 4 porter et que la
postérité cassera tout.d’une voix, comme nous avons déja cassé
ceux de nos péres ? Nos devanciers avaient nié et raillé les créations
impérissables de Mozart, de Beethoven et de Weber, en termes aussi
violents que certaines gens raillent et nient aujourd'hui les chefs-
d'ceuvre de Schumann, de Berlioz et de Wagner : que reste-t-il a celte
heure des améres critiques et des iromies Joyeuses déversées sur
Don Juan, les Noces,.Fidelio, la Symphonie avec cheeurs, Euryanthe
et le Freischitz ? La mort du compositeur suffit parfois 4 ouvrir les
yeux a ses détracteurs. A peine le grand artiste a-t-il disparu, que
A LA COUR DE LOUIS-XVI. 7104
V'indifférence $ évanouit ; le blame fait place 4 la louange, le public
revient sur son premier jugement, et emportée par ce retour subit,
la critique elle-méme se voit forcée de rendre pleine justice au com-
positenr qu'elle avait, vivant, abreuvé de dégotts et de déboires.
D‘autres fois le revirement est plus long a s’opérer: I’émotion
causée par le trépas du compositeur ne suffit pas 4 dissiper les
erreurs et les injures accumulées sur lui per ses ennemis; mais
cette évolution de l’opinion publique, pour se produire plus lente-
ment, n’en est pas moins immanquable, et la postérité finit toujours
par remeltre toute chose en sa place, en rabaissant les réputations
usurpées, en aceordant au génie méconnu une vive admiration et
une gloire immuable. |
Sacchini ne doit pas étre rangé parmi ces martyrs de l'art mu-
sical, par cette double raison qu’il ne possédait pas un génie nova-
feur et que lhostilité qu'il rencontra lui était toute personnelle et
ne s’adressait ni & ses idées, ni 4 ses productions musicales qui n’é-
taient pas tellement différentes des ouvrages Jes plus en faveur au-
prés du public ; mais il n’est pas moins vrai que, sans la protection
toute puissante de la reine, ses ennemis auraient eu assez de crédit
pour lui fermer les portes de l’Opéra. Il faut reconnaitre aussi que
si la reine pouvait, d'un mot, faire représenter les opéras de son
musicien favori, son pouvoir n’allait pas jusqu’ les faire agréer et
applaudir du public, qui les recevait avec une réserve voisine du
dédain : Sacchini est donc précisément, bien qu’A un degré moins
élevé, un de ces compositeurs auxquels la postérité a did faire répa-
ration de l’injustice de leurs contemporains. Elle n’y a pas manqué,
et les belles créations de Sacchini occupent définitivement, dans les
annales de la musique, un rang tel, qu’aucun des critiques ou des
amateurs du siécle dernier n’eut songé 4 leur attribuer. Il convient
d’ajouter que si les connaisseurs de cette époque ne paraissent pas
avoir distingué ce rare mérite du compositeur, — 4 en juger, du
moins, par les écrivains qui peuvent nous renseigner sur les préfé-
rences thédtrales et musicales du public d’il y a un siécle, — ce fut
en partie par sa faute et par suite de ses fluctuations entre les deux
maitres qui se partageaient alors le domaine de la musique. Il aurait
été d’une sage politique de prolonger indéfiniment ces hésitations
ou de s’attacher ouvertement 4 l’un des deux partis ; il pouvait es-
pérer ainsi n’en avoir aucun contre lui, ou bien n’en avoir qu’un,
tandis qu'il eut l’habileté de se les mettre tous deux a dos, Tant qu’il
ne fut qu’indécis, on conserva pour lui quelques égards ; on le traita
avec une réserve intéressée, en allié éventuel qu’il convient de mé-
nager, sans exagérer le blame, dans l’espoir de le recruter, sans
2 LA MUSIQUE ET LA POLITIQUE
outrer l’éloge, par crainte de défection. Du jour ot i! décida de ne
s’allier & aucun parti et de constituer, pour ainsi dire, un parti a
lui tout seul, les deux autres se réunirént pour Ie terrasser et le
traiférent avec d’autant plus de colére et de dépit qu’ils l’avaient
ménagé davantage et avaient fondé plus d’espoir sur son con-
cours. :
Comme homme, Sacchini parait avoir eu un caraclére assez dé-
plaisant, et son portrait moral peut se dessiner en quelques mots :
joueur, débauché, envieux et intrigant. Ses défauts sont malheureu-
sement plus connus que ses qualités, — la plupart des écrivains qui
Yon dépeint ayant ew intérét & le maltraiter, — mais il est difficile
de croire qu’il fit absolument dépourvu de bons sentiments. li sut,
en effet, se créer de solides amitiés, celle de Piccini, par exemple,
qui survécut 4 leur brouille artistique, et il inspira & son disciple
Berton un attachement.tel, qu’il devait étre scellé non pas seule-
ment par des rapports de maitre & éléve, mais par les liens du coeur.
Comme musicien, Sacchini possédait, par don de nature, une inspi-
ration d'une tendresse exiréme et il sut acquérir, en partie, la puis-
sance el l’élan dramatique qui lui faisaient défaut, sans perdre
ces effluves mélodiques d’un charme incomparable, qui formaient
la qualité essentielle de son génie. Il serait maladroit de le comparer
4 Gluck, dont le génie colossal défie toute rivalité, et méme a Pic-
cini, dont le magnifique talent ne pouvait étre vaincu gue par
Gluck; mais il s’inspira d’eux avec un rare bonheur et put, dans
plusieurs épisodes de ses ouvrages, s’élever, par un élan de génie,
assez prés des maitres qu'il avait pris pour modéles. Il écrivit pour
la scéne francaise cinq opéras qui renferment tous des parties
trés-remarquables, dont deux au moins sont des ceuvres dune
grande envergure ; il sut, enfin, tenir et partager avec Salieri le
troisiéme rang, & un temps ou il était glorieux d’occuper une telle
place, 3 cette époque privilégiée qui voyait éclore coup sur coup des
chefs-d’ceuvre tels que la Didon de Piccini, les Danaides de Sa-
lieri et l’Qidipe a Colone.
Sacchini ne compta, de son vivant, que deux partisans déclarés,
deux amis qui pouvaient agir en sa faveur, et qui s’y employérent
avec une louable ardeur : un écrivain de troisiéme ordre et la reine
de France. En un temps ot tous ceux qui avaient le moindre nom
dans la République des lettres, prenaient une part active aux que-
relles musicales — sans savoir le premier mot des questions en
litige — et s’étaient enrélés, au hasard de leurs relations mondaines,
sous la banniére de l'un des partis dont ils défendaient les préten-
tions avec une assurance égale a leur ignorance, Framery osa seul
A LA COUR DE LOUIS XVI. "705
proclamer le mérite de Sacchini et soutenir le musicien dont il avait
produit les premiers ouvrages 4 la scéne frangaise. La reine témoi-
gnait aussi une vive sympathie au compositeur napolitain. Elle l’a-
vait attaché 4 l’Opéra de Paris; elle pril 4 coeur de |’y maintenir
contre les efforts de tous ses rivaux, ligués pour l’expulser. Elle
lavait d’abord patronné par égard pour la recommandation de son
frére, mais elle était trop éprise des choses d'art et godlait trop vive-
ment la musique, pour ne pas distinguer le génie propre de |’auteur
de Renaud ; elle lui voua dés lors une grande estime, le traita avec
une familiarité affectueuse, le défendit avec une vigilance et une
persistance qui ne se démentirent jamais. Ce beau réle de protec-
trice des arts convenait 4 merveille 4 Marie-Antoinette, qui s’hono-
rait elle-méme en honorant ces grands composileurs étrangers, en
les fixant en France, en dotant notre pays de leurs magnifiques créa-
lions. L’art musical lui est en partie redevable aussi bien de Dar-
danus et d°QEdipe, que d’Alceste et d’Armide; et son nom est insé-
parable, dans l'histoire, du nom de Sacchini comme de celui de
Gluck.
Apo.pHe JULLIEN.
9 Févmen 1876. 4G
L'ILE DE MADERE
Nous avons dépeint dans cette revue la fleur de la Méditerranée,
cette ile charmante de Malte' que tout voyageur faisant voile pour
l’Orient a vue se dresser, brillante et rose, sur les flots de la mer
bleue.. Malte, la terre.bénie, qui a regu, la premiére en Occident,
l’apostolat de saint Paul; la terre faverisée, qui se couvre trois
fois l’an de produits magnifiques : Malte, le glorieux rocher, qui'a
yu des faits d’armes héroiques, et dont chaque pierre mériterail
d’avoir un nom. Voici maintenant la fleur de ’'Océan, Madére, Vile
vierge et sans souvenirs, qui n’est parée que des seuls enchante-
ments de la nature. La, point de chroniques guerriéres, point de
chants pindariques, point de récits d’amour... Je me trompe ! une
tradition amoureuse plane sur l’ile de Madére et préside & I’histoire
de sa découverte. C’cst un couple fugitif, dit-on, c’est Robert Mat-
chine, de Bristol, et la jeune Anne Darfet, qui ont, les premiers,
salué ses bords. Ils fuyaient les rigueurs paternelles et couraient
se marier en France, quand une tempéte emporta leur navire dans
les régions inexplorées de l’Atlantique, et fut les déposer sur les
rivages de Madére, comme dans un berceau de fleurs. C’était en
1346, soixante-treize ans avant que le navigateur portugais, Zargo,
le borgne, en prit possession, au nom du Christ et de son roi.
On raconte que l’équipage du navire de Matchine, essayant de faire
voile vers l’est, avait été capturé par les Maures et emmené en es-
clavage 4 Maroc; que Ies matelots anglais avaient rencontré dans
cette ville un autre chrétien esclave, un nommé Moralés, Espagnol
ou Portugais, qui, délivré plus tard ct rentré dans son pays, avait
fait a Zargo le récit de leur aventure. Mais cette histoire est peu
probable. Quand Juan Gonzalés da Camara, surnommeé Zargo, fut
lui-méme poussé par.la tempéte, en 1419, sur Ies cdtes de la petite
ile de Porto-Santo, prés de Madére, il élait loin de soupconner
1 Voir le Correspondant du 25 novembre !872.
L'ILE DE MADERE. 705
qu'une terre précieuse gisait non loin de ce rocher. Ce ne fut que
Yannée suivante qu’il en eut la premiére nouvelle. 1] avait été faire
au roi le récit de sa découverte et lui demander deux vaisseaux et
des colons pour la petite ile de Porto-Santo, quand, 4 son retour
ses compagnons, demeurés 4 l’attendre, lui dirent qu’ils avaient
observé un phénoméne a l’horizon; des vapeurs obscurcissaient le
ciel, des bruits étranges paraissaient révéler l’existence de quelque
immense tourbillon. Pour comprendre leurs terreurs, il faut nous
reporter en arriére, dégager notre esprit de ces notions précises
d’astronomie et de géographie, qui l’ont fagonné depuis lors, et
nous mettre 4 la place de ces hardis enfants qui marchaient dans
les ténébres. A cette époque, |’Atlantique était peuplé de toutes les
chiméres de l’ignorance et de la peur; les explorateurs ne bra-
vaient point seulement les périls d’une navigation dangereuse,
mais ceux, bien plus terribles, que leur offrait leur imagination.
Les poétes avaient bien célébré les enchantements de l’Océan mys-
téricux, Vile fabuleuse de Bimini avec sa fontaine de vie que cher-
cha longtemps Juan Ponce de Léon, ile volante de Saint-Brauda-
ran, ot. |’on croyait qu’était allé mourir le dernier roi des Visigoths
d’Espagne, et la grande ile de Cipango, peuplée des ames des chré-
liens morts en captlivilé, que pensait découvrir Christophe Colomb _
lui-méme. Mais ils avaient aussi parlé d’une mer sombre qu'1l fal-
lait traverser, d’une mer de ténébres habitée par des monstres
terribles, des hydres a cent tétes, des serpents de mer gigantesques
et des baleines qui engloultissaient, les mavires. La se trouvaient
des tourbillons qui descendaient jusqu’aux enfers; 1a finissait le
monde et commengaient le chaos et Je néant! Les Portugais, com-
pagnons de Zargo, s'imaginaient que Porto-Santo était la limite de
la création, et que ces brumes qu’ils apercevaient 4 I’horizon
étaient un voile étendu devant l’abime. Ils conjuraient leur capi-
taine de ne point violer le mystére de Dieu, de ne point courir se
jeter avec eux dans le gouffre sans fond. Zargo ne différait de ses
soldats que par une plus grande audace; malgré ses propres chi-
meéres, il partit, et quelques heures aprés il prenait terre dans l’ile
divine de Madére, solitude enchantée, ob l’homme n/’avait point
encore, selon l’expression de Victor Hugo, « effacé les traces de
Dieu. » '
On prétend que les Phéniciens avaient les premiers connu les ar-
chipels de Atlantique ct les avaient nommés les Iles Pourpres, soit
4 cause de la couleur rouge de leurs rochers volcaniques, soit parce
qu’elles produisent une plante qu’on peut utiliser pour la teinture
écarlate, cette couleur si chére aux peuples de l’orient. Mais ce sont
la des traditions incertaines, et Madére, 4 l’arrivée des Portugais,
706 LILE DE MADERE.
ne portait aucun vestige humain. Ils ne trouvéreat ni une pierre
gravée, ni un tombeau, ni méme les os de Robert et d’Anne Darfet.
Une épaisse forét couvrait le sol depuis la mer jusqu’au sominet
des montagnes. Le silence profond n’était troublé-que par-le mur-
mure des vagues et par le chant des oiseaux. C’était vraiment-l'em-
pire de la gent ailée. Des légions de serins verdatres, fort: différents
de la belle espéce jaune qui s'est perfectionnée par la domestica-
tion, le remplissaient et le remplissent encore-de leurs gazoudle-
ments. Il y avait aussi une multitude de pigeons amoureux, dont la
chasse n’a pas détruit l’espéce et qui dépassent en-grosseur et ea
heauté toutes les espéces du continent; des perdrix rouges, des
cailles, des bécasses qui n’émigrent jamais et qui ont la leur pa-
trie, des martinets qui n’avaient point connu d'autres terres que
cette ile enchanteresse ; des roitelets (regulus madeirensia) et un
oiseau charmant dont le nom scientifique est Curruca Heineken,
qui est vétu d’un manteau de velours noir et doué d’une voix mélo-
dieuse. Il y avait encore des légions de brillants scarabées, qui
constellaient la terre sous les pieds des conquérants, comme les
étoiles, le firmament sur leur téte. Malgré les ravages de l'homme,
Madére est encore parée aujourd'hui d’une infinie variété de coléop-
téres; le naturaliste trouve la ses délices, et peut enrichir ses col-
lections de six cents espéces distinctes; les mouches - phosphores-
centes formaiert des illuminations nocturnes; le lézard, ce fléau
actuel du jardinier ct du vigneron, pullulait sur le. sol: la riche
nature suffisait a tout,.la vie animale circulait aisément au mi-
heu de cette végétation abondante, et toutes les créatures vivantes
semblaient se jouer, encore paisibles et pours, aux pieds du
Créateur ! -
Les Portugais entraient donc dans un royaume.vierge, dans un
coin de I’Eden, oublié sur la terre. Autour de l’ile, des troupes de
veaux marins et de tortues de mer se jouaient comme les dauphins
des fables antiques. Une joie éternelle régnait dans la nature, bai-
gnée d’une lumitre divine. La lumiére est la seule chose qui n’ait
point changé a Madére. Cette petite ile, aujourd’hui si populeuse,
si cultivée, si vivante, si imprégnée de la civilisation luxueuse des
Anglais qui la fréquentent, n’a rien perdu de sa poésie, grace a ces
rayons incomparables que je n'ai vus nulle part ailleurs, ni 4 Na-
ples, ni 4 Palerme, ni méme a ‘Malte, si radieux et si (ransparents.
Quand j’abordai, pour la premiére fois, le rivage de Madére, je me
crus transporté dans un autre monde. Ce n’était point l’abendance
des fleurs, car j’avais vécu dans le golfe de Génes, ni les terrasses
frangées d’aloés, et les montagnes couronnées de cocotiers, car les
régions tropicales m ‘etaient famili¢res, qui causaient ma surprise
L'ILE DE MADERE. 707
et mon ravissement ; c’était le doux éclat, la sérénité eéleste répan-
dus dans l’atmosphére. Les brillantes visions de la lumiére paradi-
siaque raméneront toujours, chez celui qui a vu le soleil de Madére,
l‘impression qu'il en a recue.
Cependant, les compagnons de Zargo se souciaient peu de ces
merveilles. En conquérants qui votlaient prendre possession effec-
tive du sol, ils mirent le feu aux foréts séculaires qui eussent défic
la hache du bicheron. Les flammes dévorérent lentement lcur proie
pendant sept ans consécutifs; tout fut brailé jusqu’aux racines,
jusqu’aux germes, tout fut rendu 4 homme ect a la culture. Au-
jourd’hui que Madére est jonchée de fleurs importées de tous les
coins du monde, on ne distingue plus guére quelles sont les indi-
génes et quelies sont les cxotiques. Hl est certain qu’on n’y voit
point de ces fleurs simples et sauvages, qui font la joie du bota-
niste et les déhices des gens de godt. En revanche, les fuchsias, les
héhotropes et les géraniums y croissent a profusion. II n’y a point
de maisonnette qui ne soit enlacée dans des guirlandes de roses qui
envahissent jusqu’au toit. Toutes les fleurs prennent volontiers a
Madére des habitudes de plantes grimpantes, et enveloppent les ob-
jets qu’elles rencontrent de leurs bras amoureux. Le géranium du
Cap aequiert cette forme et s’éléve & vingt pieds de haut. On le
fauche sans cesse pour le rabuttre ; les bignonia, toutes les espéces
de Bougainvilleas abondent; le lys blanc, le datura, toutes les
fleurs d'Europe, d’Amérique et‘d’Asie s’y développent a I’aise
comme sur leur sol natal. Si féconde est la terre et si doux le cli-
mat que la végétation des régions tempérées ct celle des régions
tropicales sont réunies dans le méme jardin, et qu’on voit le fram-
boisier des Alpes 4 cété de l’ananas des Indes, le poirier de Tou-
raine auprés du baranier d’Amérique, et l’abricotier d’Auvergne
appuyé au palmier d’Arabie.
On raconte que lorsqu’on demanda & Christophe Colomb de dé-
crire la Jamaique, il prit un parchemin qui se trouvait devant lui,
le froissa rudement dans‘ses larges mains; et le posa sur la table,
comme une représentation assez exacte de la configuration du sol.
On pourrait dépeindre Madére par ce procédé sommaire. D’étroites
et profondes vallées, de brusques escarpements, des ravins et des
fissures, telle est la topographie générale de cette ile de formation
volcanique. Cependant elle mérite une description plus détaillée,
car cette petite terre, qui n’a que douze lieues de long sur cing ou
six de Jarge et qui-ne renferme que 150,000 habitants, serait cer-
tainement un des pays les plus renommés du monde,'si elle était
seulement un peu moins loin de |’Europe.
Quand, aprés une traversée de sept jours de Southampton et de
eae Fe
708 L'ILE DE MADERE,
six jours de Bordeaux, on arrive dans le port de Madére, des lé
gions de petits canots, chargés des fruits les plus savourenx du
monde, accourent au-devant du navire. Longtemps habitant de I’A-
mérique du Sud et de I'Italie, je n’avais vu nulle part des figues
aussi grosses et aussi exquisses, de plus cxcellents ananas. Ces bar-
ques qui enfoncent jusqu’au béré sous le poids des oranges, des
bananes et des raisins, ressemblent 4 des cornes d’abondance glis-
sant sur les eaux. D’autres arrivent pour débarquer les voyageurs,
et comme la plage est peu inclinéeé ct qu’on n’a point creusé de cri
ques pour l’abordage, les batelicrs se mettent 4 l’eau quand on
approche de la terre. C’est trés-joli de voir leurs torses bruns et
leurs joycux visages émerger de la mer bleue, pendant qu’ils pous-
sent vigoureusement la barque sur le sable d’or.
Aussitét que les yeux se sont accoutumés 4 la lumiére qui les
inonde, le premier objct qui frappe la vue ce sont les bonnes gens
de Madére, 4 pied ou 4 cheval sur le rivage, attendant Ices nouveaux
venus. Quoiqu’ils soient trés-accoutumés aux visites et qu’ils vivent
en pleine civilisation anglaise, ils avaient, il y a quelques années,
un air comique et sauvage, qui faisait penser aux insulaires décnts
par Kook. Cela tenait 4 leur carapuca, bizarre coiffure, qu’ils ont
abandonnée récemment pour le wide awake hat américain, cel
affreux couvre-chef dont les planteurs des Etats-Unis ont fait pré-
sent au reste du monde. La carapuca était une petite calotte, adhé-
rant 4 la téte, pour ainsi dire par succion. Elle avait au milicu un
long manche, fait de drap roulé, gros comme la moitié du pelt
doigt et haut de six ou sépt pouces. Ce manche, qui servait 4 dler
et 4 mettre la carapuga, se tenait droit et un peu incliné en armiéré
au-dessus de la téte. Rien n’était plus grotesque que cette coiffure
plus que chinoise sur ces faces épanouies. Aujourd’hui, les madé-
riens n’ont plus rien qui ressemble 4 un costunic national, si ce
n’est d’énormes bottes 4 hautes tiges, dont la nécessité a créé }'u-
sage, 4 cause de l’ahoridance des cactus épineux, et que femmes,
enfants et jeunes filles portent aussi bien que les hommes. ll y4
vingt ans, un homme du peuple monté sur son petit cheval, chaussé
de ses grandes hottes et coiffé de sa carapuca faisait une figure fort
originale, quand il regardait, immobile sur le rivage, |'étrangef
venir dans son fle. :
Comme le fond de la population est portugais, il faut, pour que
le type ait & ce point changé, qu’il y ait eu dans les veines du peuple
de Madére une grande infusion de sang africain. L’air de bonhomie
répandu sur les laids visage, la couleur foncée de la peau, l’absenct
d‘harmonie dans le geste, tout indique le mélange des Madériens ave
les négres. Dans les classes moyennes, cette parenté est moins mar-
L'ILE DE MADERE. 709
quée, et, accidentellement, le type anglais se montre dans la popu-
lation des villes. Le caractére du peuple participe également du ca-
ractére des noirs. Gais, bruyants, faciles, un peu enfants, les gens de
la basse classe, peu portés aux grands crimes, le sont beaucoup aux
petits larcins. On ne retrouve plus rien en eux du fier et passionné
portugais, et l’influence du climat, l’isolement, l’infériorité de la
situation de colons, ne peuvent suffire 4 rendre compte d’un aussi
complet phénoméne. On a prétendu qu’il y avait du sang maure 4
Madére; mais, outre que le type actuel n’en porte point la trace, on
ne comprendrait guére comment l’assimilation des deux races cut
pu se faire dans le temps ot une haine profonde les séparait dans
la péninsule, et cela sans qu’on ait conservé au moins le souvenir de
cet événement. Au contraire, il est certain que les Portégais ont im-
porté 4 Madére plusieurs milliers de négres pour le travail des
camnes a sucre, et que ceux-ci se sont fondus dans la population,
puisqu’on ne les retrouve nulle part a |’état de classe distincte.
Prendre terre a Funchal, capitale de Madére, c’est débarquer dans
un jardin. Sauf quelques rues pavées, en pente raide, que 1|’on
abandonne aux gens du pays, Funchal est une agglomération de
villas séparées les unes des autres par des parterres toujours
fleuris. C’est le paradis des riches anglais et des gros marchands
portugais qui font avec eux le commerce du vin, du tabac, de la
cure et de ce micl exquis, tant apprécié en Angleterre. Les habi-
tanis sans professions sont pour la plupart anglais, et la domination
temporaire que leur nation a cxercée 4 Madére de 1807 4 1844 n’a
pas peu contribué a introduire dans la capitale ces habitudes d’or-
dre et de propreté qui lui donnent aujourd’hui lPapparence d’un
Brighton transporté sous les tropiques. Aucun lieu dans Ie monde
n’est plus fait pour calmer les angoisses de la maladie et pour en-
chanter la mort; mais aucun n’est aussi plus propice a la guérison.
La moyenne de la chaleur est de 18 & 19 degrés centigrades, celle
de I’humidité est de 72 degrés, et la quantité de pluie annuelle, de
29 pouces. Encore cette pluie tombe-t-elle si vite, qu'elle s’écoule de
méme, ct l’on a calculé que le nombre de jours ow il pleut 4 Madére
ne dépasse guére 80. Point de maladies endémiques, ni épidémiques
4 Funchal. Point de fatigue et point de bruit. Quelque chose de
doux, de serein, d’amoureux, répandu dans lair et la nature, qui
semble au malade’ calme et résigné le souffle prolongé d’Anne
Darfet. :
Comme toutes les iles de formation -volcanique, Madére est mon
tagneux au centre, et-du sommet des anciens volcans sont descen-
dues des ondes de poussiére rouge qui s'étalent: jusqu’a la mer.
C’est cette poussi¢re féconde qui produit l’admirable végétation de
a a ln alm
a a i a ee,
740 L'ILE DB MADERE.
ces ileg.. A Funchal, elle couvre des pentes moins abraptes que dans
les autres parties du pays et forme des couches épaisses protégtes
par des terrasses. C’est au milieu de ces champs d’abondance que
s’élévent les élégantes quintas des Portugais et des Anglais. Elles
s’étendent fort au loin dans la campagne ; car Funchal, qui compte
15,000 habitants, n’en a pent-dtre pas.quatre mille agglomérés.
Toutes ces maisonnettes blanches, parées de fleurs éblouissantes, et
semées sur la terre rouge, auxquelles les coteaux couverts de vignes
font un rideau vers le nord et la mer, une ceinture vers le midi,
donnent au cété sud-ouest de Madére un air de féte perpétuelle. Une
des plus belles quintas est I’hdtel Miles, — un hotel anglais, cela
va sans dire, — et pour la trés-modeste somme de trois cents francs
par mais, l’étranger est sir de trouver la une chambre aux meubles
simples donnant sur un parterre, un service calme ct diserel, el
d’abondantes tables d’hdétes, ornées d’une foule de jeunes anglaises
aux cheveux blonds et aux yeux bleus. 7
Madére, qui n’est divisé administrativement qu’en deux capitai-
neries (Funchal et Machico), l’est, au point. de vue topographique,
en quatre districts d'un caractére tout a fait différent. Nous avoas
parlé de celui de Funchal, qui occupe la partie sud-est. C'est la r-
gion, par excellence, des vignes et des fleurs. .C’est la qu’on fatt ce
vin exquis, dont les contrefagons ont compromis la réputation dans
le monde. C’est 14 que les oranges, les citrons et les cédrats roulent,
abandonnés, sous le pied des promeneurs. La, il n’y a pas un pouce
de terre qui ne porte un cep ou un arbre chargé de fruits, et les.
géraniums rouges, aux allures grimpantes, s’insinuent autour des
racincs, s’attachent aux troncs ou se répandent dans les senters.
Vient ensuite le district du centre, aux pics. arides, dentelés et.
séparés par des précipices ou par des vallées profandes. Le troisiéme
est la région du nord, moins montagneuse mais verte et encore
coupée de ravins boisés. C’est la partie du pays qui appartient
exclusivement aux Madériens; elle est parfaitement cultivée et: trés-
peuplée de paysans. Enfin, il y a le district du nord-ouest, tout
formé de plaines ondoyantes, tout couvert de paturages .et de
troupeaux. On l'appelle Je Patil da Serra, et on peut le compa-
rer 4 la queue allongge et trainante du manteau vert du grand'pic
Ruino. Mais ce qui caraetérise également les cdtes est, nord. el
nord-ouest de Madépe,-c’est qu’elles s’élévent d’abord brusquement
de la mer et que des pentes rapides et presque inaccessibles méneat
4 des plans 4 peu prés horizontaux. Cette disposition topographique,
qui se voit rarement, contrihue & rendre sur les plateaux le.climat
terapéré, et, donpe.ce spectacle ravissant de fraiches prairies et de:
bestiaux prospdres sous le trente-deuxiéme degré de latitude. .
L'ILE DE MADERE. 714
La petite ville de Santa-Anna, qui n’est qu’un gros village habité
par les cultivateurs du nord, m/attira la premiere : de Funchal &
Santa-Anna, il n’y a guére que cing licues & vol d'’oiseau. Mais cing
lieues 4 vol d’oiseaux dans ces sentiers montueux, pavés de pierres -
aigués, hérissés de cactus, ct serpentant autour des précipices, de-
viennent vingt lieues par les détours qu’il faut faire et les diffi-
cultés qu’il faut éviter. On part ordinairement de Santa-Cruz, autre
village de la céte sud-est, qu’un chemin praticable relie 4 Funchal.
C'est le point ot les Portugais ont pris terre, celui ou, comme son
nom I’indique, ils ont, en débarquant, planté la croix. Santa-Cruz
est une espéce d’annexe de Funchal. Les malades y vont chercher
un air plus frais et plus vivifiant. De la terrasse de ’hétcl, on aper-
goit a trois ou quatre lieues en mer le petit groupe rocheux des
iles-Désertes, tantOt empourprées par le soleil levant, tantét d’un
violet sombre, au milieu des feux du couchant. A Santa-Cruz on
trouve des burriqueiros, c’est-a-dire des dniers, attendant les voya-
geurs. Mais au lieu d’dnes, ce sont 4 présent des chevaux de mon-
fagnes dont on se sert pour les excursions. Le nom de burriqueiros,
foutefois est resté aux individus qui les louent. Leurs services sont
fort utiles; car bien que les distances soient petites dans une ile
<le mille kilométres carrés, les excursions 4 pied sont fatigantes et
difficiles. Le premier kilométre surtout, est presque partout en pente
abrupte, sur des cailloux ronds, ou, ce qui est pis, des dalles glis-
santes, ou, chose pire encore, sur des terrains rocheux. Mais le pied
des petits chevaux de Madére s’y affermit solidement. A mesure
qu'on s’éléve, le chemin s’adoucit, il se couvre de bruyéres ct l’on
retrouve, 4 l’état sauvage, les héliotropes et les fuchsias qu’on a
laissés sur le bord de la mer 4 I’état cultivé. Avant d’arriver au
village deSan-Antonio da Serra, on rencontre le petit lac suspendu
que les gens du pays appellent Lagoa et qui s’cst formé dans un
cratére solidifié ot il est porté comme dans une coupe. A partir
de la, le sentier commence 4 s’enfoncer dans les sapins, et quand
on est parvenu au point le plus élevé de la passe de Lamoceiros,
on est a une hauteur, au-dessus de la mer, de deux mille cing
cents pieds.
C’est de 14 qu’on peut contempler la céte nord et qu’on découvre
un paysage d’un tout nouveau caractére. A l’est, la ¢céte rocheuse
qui mord capricieusement la mer; 4 Youest, une masse de granit de
deux mille pieds de haut, appelée Penha d’Aguia, — roc de l’aigle,
— qui ne tient 4 la terre, comme le rocher de Gibraltar, que par
un isthme étroit, mais cultivé, ct couvert d’habitations. Plus prés de
sol, des m nes revétues de lauriers roses dans les parties les
plus arides, et dans les autres, toutes chargées de vignes trainantes.
742 WILE DE MADERE.
Un peu plus bas, le gai village de Tayal, avec son église blanche, au
milieu de la verdure ; et le sentier de Santa-Anna qui se déroule au
loin le long des précipices et qui cdtoic les ravins ombreux. A cet
endroit, la descente est si raide, qu’il cst prudent de mettre pied
4 terre. On suit le lit desséché d’un torrent qui est un des affluents
fi Ribeiro secco, autre torrent dont le nom indique assez Vetat or-
dinaire,
. ll n’y a point & Madére de riviére coulant constamment. La na-
ture poreuse du sol volcanique en est la cause, ainsi que Yincli-
naison trop forte des plans. Deux heures aprés la pluie, toute Peau
qui ne s'est pas préeipitée dans une course folle vers la mer est
absorbée et disparait de la surface.
- Aprés avoir suivi une route que !’on peut comparer 4 la corniche
du golfe de Génes, on arrive au magnifique précipice de Punta-
Cortada, — Pointe-Coupée — ow le chemin, large'a pcine de deux
métres et. incliné de soixante degrés est entaillé dans le rocher. A
gauche, un-mur qui s'‘éléve, 4 droite, un autre mur qui descend 4
pic, sans parapet, et dont la mer profonde baigne la base & dix-sepl
ou dix-huit cents pieds au-dessous du voyageur. Pour rendre ce pas-
sage plus effrayant et plus dangereux, on l’a pavé de dalles étroites
et lisses, sur lesquelles les chevaux, méme’ ferrés 4 glace, ont
grand peine a se tenir. Une fuis engagé sur ce terrain ghissant, il
faut aller jusqu’au bout; mais arrivé au-tournant de la route le
danger diminue et |’on jouit d’un spectacle incomparable. C'est la
vallée d’Arcadie ! Les jardins de Funchal semblent arides auprés de
cette heureuse végétation ; le blé, la canne & sucre, le bambou sont
4 demi cachés sous des vignes enroulées autour des arbres et qui,
projetant leurs longs bras de l’un a l’autre, forment d’interminables
guirlandes ; des huttes pittoresques, couvertes en long chaume et
baties en bambous font croire au voyageur qu’il est transporté sous
les tropiques, et de grandes fougéres qui frangent les sentiers com-
plétent cette poétique illusion. Le vieux pic Rumo, domine de six
mille pieds de haut la scéne, et le majestueux Atlantique entoure
cet aimable tableau de son mystére et de sa grandeur.
Je restai plusieurs jours 4 Santa-Anna, sans pouvoir m’arracher
4 cette vie de lage d’or. Un Portugais, qui a fait de sa ferme, non
pas tout a fait une auberge, mais une maison hospitaliére, « ot J’on
recoit les étrangers pour de largent,'» me faisait avec ‘beaucoup de
grace les honneurs de son pays. Je parcourais avec lui ses cultures.
Je remarquais que, malgré la grande proximité des lieux, il y avait
entre la population de Funchal et celle di district nord une diffé-
rence trés-profonde : je trouvais chez cette derniére plus de gravité,
plus de recueillement, plus de silence. On me dit que je ne me
LILE DE MADERE. 743
trompais point ; que cette partie de l’ile étant plus fraiche, les Por-
tugais l’avaient, sans le secours des négres, cultivée eux-mémes
depuis trois siécles, et que les heutenants-gouverneurs conservaient
des ménagements traditionnels pour cette population fiére ct faci-
lement irritable, digne descendante des compagnons de Zargo.
De Santa-Anna 4 Saé-Vicente, la route est ombreuse et facile.
Souvent couverte de berceaux de vignes, elle figure une allée de
jardin des contrées sud-est de lItalie. Je fis plus d'un détour a lin-
térieur de.l'ile pour voir de prés les apres montagnes, mais a pied,
suivi seulement d’un guide et sans les accessoires de chevaux et
bagages qui rendent impraticables l’ascension des sommets. Je ne
sais si le Tyrol offre rien de plus frais et de plus grandiose ; mais i}
manque 4 ces beautés alpestres ce qui complete l’harmonie de
Madére : le mugissement de |’Océan, qui accompagne d’une basse
tranquille et profonde les notes légéves et mélodieuses de la nature.
Sa6-Vicente posséde une seule petite auberge ot |’on vous offre
ordinairement des festins de l’dge d’or : du pain, et du miel, des
fruits et du vin, des gdteaux et du laitage. Par une exception heu-
reuse, j’y trouvai'meilleure chére. C’était la féte du village et l'a-
bendance y régnait. Les paysans dansaient au son de la guitare, et
des maisons pendaient des festons de feuillages et de fleurs dignes
des poésies antiques. De longues guirlandes reliaient toutes les ha~
bitations ensemble, comme dans une pensée de joie commune. Les
cloches sonnaient 4 6e rompre et les montagnes répercutaient leurs
sons. C’était vraiment la féte de la paix et de |’innocence.
Je ne conduirai point le lecteur dans le détail de mes excursions.
Le but de mon voyage était Pail da Serra, cette plaine vraiment
curieuse qui a mérité le nom de Palus — Patil — et qui s’étend
dans la région des nuages, 4 quatre ou cing mille pieds au-dessus
de la mer. Elle est trés-rarement visitée et n’est guére habitée que
par des troupeaux et par des bergers. Presque toujours humide et
pluvieuse, cette plaine, sans les mouvements ondulatoires du sol,
mériterait d’étre comparée 4 une prairie de la Hollande. Le gouver-
nement y entretenait jadis une maison de refuge pour les pauvres
et les malades. Mais on l'a abandonnée et elle tombe en ruines. C'est
la seule maison qui existe dans la plaine. Les bergers eux-mémes y
trouvent la température trop fraiche et, aprés avoir soigné leurs
troupeaux pendant: le jour, ils descendent le soir pour aller re-
trouver leurs habitations dans les vallées.
Revenir 4 Funchal, aprés ces excursions, c'est passer tout a
coup de la Suisse aux beautés ‘lumineuses du sud de I'Italie.
Pour la ptupart des visiteurs, Funchal est Madére tout entier, et
il faut une santé plus qu’ordinaire pour traverser en tout sens
714 LILE DE MADERE:
cette petite ile of sont accumulées toutes les difficultés possibles
des voyages. On s'étonne que, renfermés dans.un espace de douze ou
quinze kilométres carrés, les nombreux malades qui séjournent a
Madére n’y éprouvent aucun ennui. Il faut qu'il y ait entre la mer,
le ciel bleu, les fleurs, et les souffrances de l'homme, une bien
touchante et céleste harmonie! Disons-le aussi: la position de
Funchal, en amphithéatre au bord d'une baie toujours animée par
les bateaux-pécheurs et par les grands navires qui sillonnent
YOcéan et viennent faire des vivres 4 Madére; les jolies prome-
nades a cheval sur la route sablée de Caminho-Nove, tout au bord
du rivage ; la musique sur les squares ; le club anglais, les salons
de lecture, et, par-dessus toutes choses, l’hospitalité des résidents,
ces agréments de la vie civilisée dout le charme est dowblé quand on
les trouve dans une ile lointaine, sont pour beaucoup daas |e bon
souvenir que les malades emportent de leur séjour d’hiver. Comme
la traversée est assez chére, — trois ou quatre cents francs en
moyenne, — Madére n’est la station hivernale que des personnes
riches ou aisées. Aussi, toutes les installations y-sont-elles confer-
tables ; chacun a son cheval ou son palanquin. Les voitures n’exis-
tent guére et serviraient a peine. Mais un palanquin, — un filet, —
comme on dit dans le pays, est un véhicule trés-commede poar les
malades et pour les femmes. On le louc, y compris les deux per-
teurs, qui se tiennent constamment 4 votre porte et qu’on n‘a nul
souci de nourrir ou de loger, 4 raison de deux cents francs par
mois. Le prix des maisons bien meublées, avec leur jardin trés-
soigné, est de deux 4 quatre mille francs peur la saison. On n'a
guére d'autres dépenses, car les réunions sont peu couteuses, et
conservent la forme aimable et ere de plesmques, de crockets
et de lunches.
Hi existe pour les geas du pays un autre mode de locomotion
qu'on ne s’attendrait guére 4 trouver sous un pareil climat. Ce sont
les traineaux attelés de beeufs 4 la montée, et conduits par des
hommes a la descente. Quand la pente devient trop rapide, les hom-
mes montent sur des brancards ct se contentent de diriger le véhi-
cule qui glisse par son propre poids. Cette coutume m’expliqua
qu'on eit pavé en beaucoup d’endroits de dalles étroites et longues
des routes déja trés-difficiles pour les pidétens et les chevaux. Le
paysans de Madére sont trés-habiles 4 diriger dans les chemiss
sinueux le traineau rapide qui souvent est lancé avec une vitesse de
sept ou huit licues a l’heure. La sensation qu’on éprouve dass ces
moments est vertigineuse ; mais les accidents sont trés-rares; aussi
les gros marchands portugais qui habitent leurs quintas situées sar
les coteaux, au rajlieu de leurs riches vignobles, descendent-ils gé-
L'ILE DE MADERE. 115
néralement & Funchal, le matin, dans cet étrange équipage. Le soir,
aprés l'heure des affaires, ils remontent 4 cheval ou en patanquin.
Madére est une de ces iles enchantées des légendes antiques dans
lesquelles l’étranger entre aisément, mais d’ot il a peine a sortir.
Quatre hgnes de paquebots anglais se disputent le privilége d'y dé-
poser les visiteurs. La premiére, celle que je pris moi-méme, est
l'Union steamship company, une des micux installée, et, je crois, la
plus anciennce ; elle va de Southampton au cap de Bonne-Espérance
et ses navires s’arrétent réguliérement 4 Madére; la seconde est
l’ African steamship company, qui part de Liverpool et qui fait les
esoales de la cdte ouest de |’Afrique ; la troisiéme et la quatriéme
sont celles de MM. Lamport et Halt, partant également de Liverpool,
et de NM. Donald et Currie, du port de Plymouth. Mais de toutes ces
compagnies si engageantes et si pleines de promesses, quand il
s'agit de conduire des passagers 4 Madére, une seule, — la premiére,
— vous offre unc chance certaine et réguliére de retour. Ses pa-
quebots partis de Fable-Bay Ice 6, le 15 et le 25 de chaque mois,
touchent ordinairement 4 Funchal vingt ou vingt et un jours aprés
leur départ.
Quoique les autorités portugaises, s’attachent par un sentiment
de défiance plutdét traditionnelle que raisonnée 4 décourager |’éta-
blissement des anglais, ce peuple migrateur, dont le patriotisme est
si solide, le caractére national si indélébile, qu'il peut impunément,
comme le peuple juif, se répandre par toute la terre, s’est rendu
virtuellement propriétaire de Madére. Le commerce y est dans
ses mains, les positions les plus délicicuses appartiennent 4 des
Anglais. Ils ont mis et ont bien fait de mettre ce séjour 4 la
mode. Leur exemple est suivi par les Américains du Nord, les
Russes, quelquefois méme les Espagnols et plus encore par les
Allemands. I} ne le sera point sans doute par les Frangais, qui pos-
sédent dans leur heureux pays des échantillons de tous les climals, :
et, en pareille matiére, se contentent de |’a peu prés. Mais, si nous
n’adoptons point Madére comme licu de plaisance, nous pouvons
désirer que nos médecins l’adoptent comme station d’hiver pour
un grand nombre de malades. La, on ne trouve ni la poussiére de
Naples et de l’Egypte, ni les brises froides de Nice, ni l’excessive hu-
midité de Malte ; la belle saison y dure au moins six mois, ct il suffi-
rait de s’élever un peu sur les montagnes pour la prolonger davan-
tage. La le poéte anglais M. Kingslay n’eut pas trouvé sans doute
inspiration de son Ode au vent d’est ; mais il eut pu chanter le
doux sommeil des Mangeurs de lotus, et les splendeurs d’un ciel
« ou l’heure de midi ne passe point ».
L. QuESNEL.
REVUE CRITIQUE
I. Histotre de Bertrand du Guesclin, par M. Siméon Luce. 1 vol. — Tl. Souvenirs &
Uannée 1848, par M. Maxime Du Camp. 41 vol. — Ill. L'Héroisme en soutane, par
M. le général Ambert. 1 vol. — IV. Alexis Clerc, marin, jésuite ef dtage de la Com
mune, par le R. P. Daniel. 4 vol. — V. Louis XIII et Richelieu, étude historique, par
NM. Marius Topin. 4 vol. — VI. Un hiver & Rome, portraits et souvenirs, par M. !e
marquis de Ségur. 1 vol.
I
Trois noms dominent notre histoire de plus haut que celui des princes
dont ils sont contemporains: Richelieu efface Louis XfI, Jeanne d'Arc
écrase Charles VII, et du Guesclin fait palir Charles V. Les deux premiers
de ces noms sont aujourd'hui en faveur auprés de histoire, et le nombre
est grand des études qui leur sont consacrées. Le dernier a été un peu
négligé; nous ne sachions pas que, depuis longtemps, on ait rien écrit
de neuf sur l’illustre Breton. Mais il n'aura rien perdu a attendre. Un tra-
vail préparé de longue main et sans bruit, dans ces profondeurs de Ia
paléographie et de la diplomatique ot la nouvelle école historique aime
a descendre va ajouter 4 l’hommage traditionnel dont le connétable de
Charles V est lobjet celui d’une reconnaissance plus motivée et fondée
sur des titres nouveaux et plus explicites. C'est du moins ce que fait e+
pérer I’Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque, dont un érudit
jeune encore, mais qui a fait ses preuves, M. Siméon Luce, vient de pi-
blier le premier volume !. L’auteur n’hésite pas, en effet, dés le début. a
assimiler son héros a Jeanne d’Arc. « Du Guesclin, dit-il, est, avec Jeanne
d’Arc et les rois fondateurs de l'unité nationale, le nom le plus populaire
de l’ancienne France; et, comme notre pays partage avec la Gréce le priv-
lége de faire adopter ses grands hommes par I'humanité tout entiére, la
popularité du héros breton est presque aussi grande a |’étranger que
' Histotre de Bertrand du Guesclin et de son épogue, par M. Siméon Luce, archiviste
aux Archives nationales. Tome I : La jeunesse de du Guesclin. — Hachette, édit.
REYUE CRITIQUE. 147
chez nous. La vie de Bertrand, si bien remplie qu'elle puisse étre, ne suf-
fixait pas pour expliquer une telle gloire; en réalité, il est arrivé que la
reconnaissance pour les incomparables services rendus par |’illustre ca-
pitaine a redoublé )’admiration qu’inspiraient ses belles actions; et, le
sentiment et l'imagination se mettant de la partie, ont entouré le vainqueur
des Anglais, le libérateur du territoire, d'une auréole légendaire. Il en
est des peuples, 4 ce point de vue, comme des individas : ce n'est pas
seulement le mérite des actes pris en soi qui les touche; ils sont d'autant
plus reconnaissants que leur détresse était plus grande quand on est venu
4 leur secours. Un guerrier qui accroit par ses victoires la puissance et
le prestige de sa nation, c'est un héros; mais un héros dont le bras par-
vient 4 retirer son pays du fond de l’abime ou il était tombé, c'est plus
qu'un héros, c’est un sauveur. Or, tout le monde en conviendra, le réle
historique de du Guesclin au quatorziéme siécle, comme celui de Jeanne
d'Arc au siécle suivant, ace dernier caractére. »
Ce sera la tache des volumes 4 venir de nous montrer si cette assimi-
lation des services du geatilhomme breton a ceux de la vierge lorraine
est de tout point justifiée. Celui que nous avons sous les yeux ne nous
montre le libérateur du sol francais que dans la premiére partie de sa
carriére, quand il ne fait encore que s’essayer 4 son grand réle d’exter-
minateur des brigands et d'expulseur des Anglais. Il ne nous conduit
que jusqu’a la bataille de Cocherel, c’est-d-dire jusqu’au moment ou du
Guesclin, qui était né vers 1520, atteignait sa quarante-quatriéme année,
et ou Charles V, qu’il devait si puissamment aider, devenait, par la mort
de son pére, roi effectif de la France, qu'il gouvernait 4 titre de régent
depuis la bataille de Poitiers.
Ainsi que le porte le titre, ce volume n’est pas seulement I’histoire de
du Guesclin, c’est celle aussi de la France a son époque ; non que les
éevénements généraux y soient racontés au long et parallélement aux faits
particuliers de la vie du héros, mais parce que ces derniers sont toujours
mis 4 leur place parmi les autres, qu’ils éclairent et dont ils sont éclai-
res. Il en résulte forcément des sinuosités dans la marche du récit;
mais, lors méme qu’elles deviennent des excursious, elles ne font point des
hors-d’euvre; l’intérét et la nouveauté rachéteraient du reste ce dé-
faut, si c’en était un. Qui se plaindrait, par exemple, des détails qu’a
propos de l'école de village frequentée — sans grand profit, soit dit en
passant — par le fils de Robert du Guesclin dans sa premicére enfance,
des renseignements précieux que M. Luce fournit sur l'état de l’enseigne-
ment dans les communes rurales au commencement du quatorziéme
siécle? N'est-il pas curieux d'entendre aujourd'hui un érudit, qui n’affirme
rien ala légére et n'est pas, que nous sachions, clérical, déclarer que
« c'est une grave erreur de croire que le moyen Age n’a rien connu qui
ressemblat 4 ee que nous appelons l’instruction primaire, et que l'on ne
118 REVUE GRITIQUE.
peut guére douter que, pendant les années méme les plus agitées du:
quatorziéme siécle, Ja plupart des villages n’atent eu des maitres en-
seignant aux enfants la lecture, l’écriture et un peu de calcul ».
Plus curieux, plus neuf et plus: surprenant encore est le grand et com
plet tableau que trace M. Luce de l'état florissant de la France a ta veille
de la terrible guerre de Cent-Ans. Les détails authentiques et irrécusables
dans lesquels il entre sur la population, « aussi nombreuse aa moins
que celle d’aujourd’hui, si elle ne la dépassait pas un peu sur quelques
points, » sur le bien-étre dont elle jouiséait, ainsi que sur son dévelop-
pement intellectuel et moral, sont bien propres a fermer la bouche 4
ceux qui déclament contre le moyen dge, et méme a rabattre, & certains
égards, nos prétentions et notre vanité présentes.
Hélas! cette prospérité générale, avec le luxe, la mollesse relative et
Vimmoralité qui s’ensuivirent, furent pour beaucoup, ainsi que cela est
arrivé de nos jours, dans les désastres qui nous accablérent pendant plus
d’un siécle. Il y a, en effet, une singuliére et bien instructive analogie
entre les causes de nos revers d’alors et celles de l’écrasement que nous
venons d'éprouver. M. Luce est, 4 notre connaissance, le premier qui
l'ait signalée. Nous ne sommes pas trés-persuadés de l'efficacité des
lecons de l'histoire, toutefois nous ne saurions nous empécher de recom-
mander ce rapprochement 4 nos contemporains.
C'est 4 l'occasion de la bataille de Poitiers, ou I’éeroulement de te
France fut aussi prodigieux qu'il l’a été 4 Sedan, que le nouvel historier
se demande d’ou cet affaissement provint. Aprés avoir établi que la ratsom
ne pouvait en étre dans les faits qu'on lui donne ordinairement pour
explication, M. Luce soutient qu'il n’y a pas 1a de mystére, et que les
Francais furent battus parce qu’ils devaient J’étre. « La défaite des Fran-
cais avait, dit-il, une cause profonde, inéluctable, indépendante de le
bravoure personnelle des soldats, de l'héroisme, et méme, jusqu’éa un cer~
tain point, de l'habileté de leur chef. Cette cause était la révolution rad&i-
cale accomplie sans bruit, depuis vingt ans, par Edouard Ill’ dans la ma-
niére de faire la guerre usitée jusqu’alors. »
Le roi d’Angleterre, rompant avec les traditions chevaleresques, par
nécessité, du reste, plus que par calcul, avait donné la prépondérance &
l’arme de l’infanterie, et, comme aujourd'hui les Prussiens, introduit et
prescrit le service obligatoire. De seize 4 soixante ans tout Anglais
pouvait ctre appelé sous les armes, et devait s’équiper, selon sa fortune,
qui de cheval, de cuirasse, de lance et d'épée, qui d'arc, de fléches ow
de pieux. A l'obligation du service avait été naturellement jointe ceffe
d’exercices préparatoires et réguliers. En outre une réforme des armes
avait eu lieu, réforme faite & un point de vue tout pratique et entiére-
ment opposé 4 lesprit de luxe et d’apparat qui présidait depuis quelque
temps a l’'armement de la chevalerie. Or les rois de France avaient fait
REVUE CRITIQUE. 719
précisément tout le contraire. lis avaient bien, comme lui, 1] est vrai, im-
posé l'obligation du service; mais les exemptions qu’ils vendaient a tout
venant, et qui, en se généralisant, prirent la forme d'un impét de guerre,
aonulérent de bonne heure l'effet de cette mesure. Leurs armées, si nous
osons nous servir de ces expressions modernes, devenaient d'autant plus.
foedales que celles d'Edouard se démocratisaient davantage. La tactique
et }'armement de ces troupes aristocratiques étaient d’ailleurs affaire de
luxe et de parade, plus propre & entraver qu’a aider les combattants, en
cas de revers. L'aide pédestre du fantassin était presque une humiliation
pour ces nebles chevaucheurs; on n'y avait recours que le moins qu'on
pouvait, et, pourvu qu'il payat, on laissait volontiers le peuple a ses tra-
vaux. Cet argent qu’on se procurait ainsi facilement, le vilain étant
riche, eut sur les mocurs de la chevalerie un résuitat funeste: il y
introduisit la.corruption et y amena une frénésie de luxe analogue 4
celle dent notre époque a été saisie. A quatre siévles de distance, les mé-
mes causes ont produit les mémes effets: Poitiers fut le Sedan des
Valois.
Du Gueselin figura-t-il & cette bataille? On n’en sait rien, car, malgré
les investigations les plus actives, son nouvel historien n'a pu toujours
le suivre & la trace; il l’a méme plus d'une fois perdu de vue dans les lan-
des arides des chroniques bretonnes. Ce qu'il y a de certain, toutefois,
c’est qu’a cette époque, du Guesclin, qui avait environ trente-six ans, était
un capitaine renommé et que sa réputation, au moins dans son pays,
datait de loin. A peine sorti de l’enfance, il avait fait, dans Ja célébre
lutte entre Charles de Blois et Jean de Montfort, probablement avec ses
jeunes camarades d’école, une guerre de buissons pleine de hardis épi-
sodes qui le réconciliérent avec ses parents auxquels il avait donné peu de
satisfaction, d'abord, et qui lui ont valu l’honneur d'étre nommé par Frois-
sart parmi les défenseurs de Rennes contre les Anglais, dés le commence-
ment de la guerre. Cette guerre, d'un cété comme de ]’autre, est essen-
tiellement une guerre de partisans; du Guesclin y joue un rdle aussi
brillant, mais plus généreux et plus honnéte surtout, que celui des autres
chefs de bandes, au moins 4 ce qu'affirme M. Luce, qui tient fort a ce
qu’on ne confonde pas le futur exterminateur des grandes compagnies
avec les brigands dont il délivra le pays. Nous partageons le sentiment
de .l’auteur 4 cet égard, sans nous dissimuler toutefois que nous n’avons
guére pour garantie du fait, au commencement surtout, que l'ensemble
de la conduite du connétable et sa bonne réputation.
Sur la formation, la composition et l’organisation de ces grandes com-
pagnies, qui furent le fléau du temps, et dont l’anéantissement fait la
meilleure part de la gloire de du Guesclin, M. Luce a des renseignements
qui les présentent sous un aspect assez original, et dont les bandes ga-
ribaldiennes et les bataillons de la Commune nous donneraient. selon lui,
235 Févriun 1876. AT
7 RBVUB GREIOUE..
une: assez juste idée. Ge qu’ellesfitent en France, les ‘exede: quleties com
mirent, les Hhorreurs. dont: elip» se-souilarent, nousfont comprendre- &
quoi naug étioge réservés: st l'incendia démecratiqua de £876 n’brait ih
Ctouffd: dans:son foyer. ‘Du: Gueselin fit; au quatorziéme: sidela,. pour le
salut de: la société, ce que Je vainqueur de Magenta avec kes débriodence.
régiments a fait, Wy @ quelques: années; sous: nos'yeux: Nut: besoin, aprée
cela, de-recommander les pages ot M. Luce raconte le- duel; tented impé.
tuéux et thntét ploin de-feintes; de da Guesctin; contre les- reutiers: : elise:
fourmiliend dincidents: dranratiques: Saws ‘rie dter + la givive: eb a lx
reconmaissance qui esUdue a du Gueselin' pour le service qe'ilipendit, sar
co-point, 4 la Franee, lhisteire doit dire quiik ne fyt pas: seu} 4 coun
sus aux soldats-brigands:; M, Euoe a: déterré les: nome: de queltyues bem-
mes: courageux, sorte.de fianes-tireurs: du tempsi' quilleur donnévent w-
goureusement la chasse: C'est & ce ‘genre dexploite, otf, grave Hea force
personnelie, a: som intelligence, & son mtrépidite' ef 4, se connaissance
des. liewx, il s’atait' fait: de berme heurw une tenommeée a& part, que dw
Guesclin a dd surtout sa popularité. La guerre de guérillas était sa spé-
cialité ;. ill y-brilleit d'un éclat sang: éval quand; aprés: le truit® de Bre-
tigny; id fat; chargé par le régent'de faire vider les:liewx aux bandits dont
la paix entrainait le licencjement.
Du: Guesclin n'était plus alons le petit gentilhomme bretor faisant avec
les. « gars.» de son wilage ce que;, ple tard, firent aux: mémes lieus les
clrouans.
M. Luce qui, 4 force de: recherehes:aussi sagaces: que patientes; fui‘
nendu plus de vingt ang d'histoire et une fouleide prouesses parfakement
higtoriques, biew que d’apparence légendaire, nous le montre-renommé:
partout alors pour'ses talents, sa bravoure, sa loyauté auprés des grandéct
des princes.du:sang: qui se-disputaiont 4 qui-|'awrait pour feutenant dans
ses domaines. Mais, off s# popularité était surtout! grande’, c'est aupres dbs
gens de guerre et des pauyres paysans « dont il était Midote », dit son
historien.. Ce: fut la, sans doute, ce qui: lui valut; dela part’ de Cherles ¥,
grand: ménager de, llestime populaire, la mission’ de mettre fin aut
ravages ‘des grandes. compagnies.
« Ly hgstoire, dit M, Luce, n’a rien su-jusqu’d présant db. cette période
dela carriére-du futurepnnétable, ef pourtantic’est cefle quia été la plus
fécende, sinon en triomphes.éclatants, du:moins en: wmuvres:utites; cest
celle ow le chevalier breton. a. rendu le: plus. de services aux gans:des
campagnes et principalement conquis. sa popularité. Nous-meéme, malgré
des: recherches. poursuivies- pandant des années: avec une véritable pes
8100, Nous:n'avone pu recomposer, pour ainsi‘dire, que par fragments. la
vie de: du Guesclin depuis:la paix de Bretigny: jusqu’au: compromti®
d'Evran. Si rares. et si: isolés.que scient oes faite, ifs donnentt'idte ane
ceuvre immense et: vraiment héreique. Chaque journée est mearquée per
REVER.CRITIQUE. . 724
un. fait de.querre,, et J'on.dirait.que Bertrand trouve le moyen d’étre. par-
tow &.1a.fojs... Une activité. aussh extraordinaire fait penser aux travaux
de. l' Hercule. mythologique, d-autant; plus. que, l'adversaire des compa-
gnies auglermavarraises. texrasse,. lui. aussi,.des monstres malfaisgnts et -
nettoie. des, dtablea:d-Augias:.». — ;
Ces-travaux — au nembre de. plus de douze.—. de V'Hercule frangais
sont couronmés.pak la viotoire de Cocherel, gagpée. la veille du sacre.de.
Gharles.Vy et.qpi.vaut.a.duGuwesclin. le titre de comte de Longueville. A
partin de.ce moment, du.Guesclin.est en. plein dans l'histoire, et la tache
de: son biographe,. tache. herculéenne. aussi, deviendra moins pénible..
Nous.ne doutoss pas ndéanmoina que, pour étre entré sur un terrain plus
connu, l’auteur y fasse moins de découvertes ; car on peut dire du myyen,
age ca.queila.Fontaina disait de la fiction. poétique, que « ¢’est.un pays
plein. de terres. désertes..».. Nous attendons denc, sinon sans impatience,
du moins sansiaqniéiude, .la,suite de. I’Histoire de Bertrand du Guesclin,
et: de. son épogue, assure que. la. marche -un pew laborieuse .du. présent.
volume.s allégera.dass les. autres, oi le cheminement ne se fera plus a,
la sape. e& sur Un. pac ass} inculte.et.aussi ingrat que celui qui.vient.
déixe a aia ast’ oes ~ 2
ll:
Au lendémaiir de la révolution‘de 1848, M! de'Lamartine downa de ce:
coup de main politique un rétit qui affichaif' la prétention'd’en étre "hts
toire, et'n’élait, au fond, que l'apologie du gouvernement! qui’ en était
sortietla glorification de son chef : Oratio pro domo sua: Cé qui a'éte sorit
depuis sur cet ‘escamotage’ démocratique ne vaut ‘guére mieux en'somme:
nows n'exceptions de ce fatras que deux livres trés-différents: mais trés~
remarquables : l"Histoire'de la revolution dé feorier par ¥: Victor Pierre;
publié il'y a deux ans‘et dont'nous avons parlé ict'; et les Souvenirsdétan
née 1848 que'viént dé publier M! Maxine Dn Camp*: L’un est un‘tableau
d’ensemble, l'autre un croquis épisodique; distingués'chacun dans leur
genre respectif. Nous reeommandons lé premier atx lectears:du séoond,;
pour lequel’ il servira‘dé ‘cadre. Le volume dé M: Da Camper a' besoin:
L’auteur ne s'est pas proposé’en effet’ — et nous le’ regrettons fort —
de peindre dans ses’ préli:des, son ‘explosion et ses conséquences améres
cette étourderie di Parisqu’il’ connait'si bien ; i?'s’ést‘borné 4° ravorter
lés scénes oWil'a été acteur ow témoin. Sauf'une’ ind?fférence’ politique
trop grande 4 notre avis, un désintéressement ee pourrart ‘presque
prendre pour du‘ dédain a’ )’éndroit’de choses qat'comptent'au' premier
rang parmi nos prébccupations, 4 nous, les Souvenirs dé Tannée 1848 sont
* oir. is Correspondent .du 10 .novermbre 1875.
24‘yol. in-12. Hachette, édit.
722 REVUE CRITIQUE.”
animés de sentiments auxquels on ne saurait qu’applaudir. Une raison
droite, une intelligence sagace, une profonde aversion de la phrase et une
perception exquise du ridicule : voila ce qu’on y trouve 4 chaque page.
Les imbéciles engouements de la bourgeoise, la sotte crédulité dés mas-
ses populaires, la coupableindustrie des charlatans politiques qui exploi-
tent ces infirmités particuJiéres 4 la nature francaise, sopt, de la-part de
M. Du Camp, Il’objet de railleries améres. Ainsi, par exemple, ces ban-
quets réformistes qui séervirent de prélude & Ia révolution de février et
que la bourgeoisie libérale prenait au sérieux sont, par lui, racontésde
la maniére ja plus bouffonne. Nous ne pouvons nous empécher de citer,
quoique un peu long, le récit qu'il fait de celui de Rouen (décem-
bre 1847).
a La fine fleur de l’opposition trénait'é une table spécfale, tous les
commis-voyageurs en agitation s’étaient donné-rendez-vous dans ce que
l’on ne cessa d'appeler « la capitale de l’opulente Normandie ». Il y avait
la MM. Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, Crémieux, Drouyn de
Lhuys, des journalistes, quelques avocats du cru et trois députés de la
Seine-Inférieure. La salle était immense, pleine et pavoisée de drapeaux
tricolores; une tribune s’élevait, o4 les orateurs parurent I’m apres
l'autre, lorsque l'on eut mangé une proportion suffisante de veau et de
cochon de lait. La chair n’avait point été succulente ; I’éloquence ne le
fut pas davantage : un journaliste nommé Cazavan, revendiqua pour
Rouen. lhonneur de marcher 4 la téte de la civilisation européenne, et
M. Odilon Barrot, en habit bleu, en pantalon gris, se frappant sur la
cuisse, croisant les bras, se démenant comme un lion et agitant sa the
sans criniére, parla de tout — du char de l’Etat — de la coupe déce-
vante de la popularité — de l’hydre de l’anarchie — du fatal aveugle-
ment du pouvoir, — de la stérile ambition qui séme les torches de la
discorde — de la moralisation des classes pauvres — de l’humble
argile humaine ennoblie par la pensée. Jamais avalanches de lieux com-
muns, enlaidis de. phrases toutes faites et de cacophonies d'images
n’avait roulé sur nous... nous étions stupéfaits. Quoi! c’est ainsi que l'on
s'adresse aux multitudes; ce sont de telles niaiseries qui font effet? Cest
cette rhétorique, plus creuse encore que redondante qui plait et qui
émeut ? Nous n’en pouvions revenir, et lorsqu’au milieu de la nuit, une
fois le banquet terminé, nous nous promendmes sur les quais de Is
Seine, nous n’edmes pas assez d’éclater de rire, assez de quolibets pour
nous moquer de ce que nous avions entendu. »
Deux mois aprés, dans la surprise du 28 février, ce n'est plus le rire,
c'est le sarcasme qui jaillit de la plume de I'auteur lorsqu’il nous montre
ces parisiens ahuris et penauds qui voient se retourner contre eu%
sous la forme d’une révolution qui les ruine, Ta puérile niche quis
voulaient faire au «roi de leur choix ».
REYGE CRITIQUE. 125
«. Paris avait joué 4 l’émeute et aboutissait 4 une révolution ; il avait
acclamé la réforme et il proclamait la République. La suffisance étourdie
et la sotte rhétorique d’Odilon Barrot avaient mené le branle ; sous pré-
texte de consolider nos institutions, on les renversait, et, au lieu d’un
changement de ministre, on obtenait l'effondrement du pouvoir.
Aprés avoir signalé ce beau résultat de la campagne oratoire des
banquets réformistes, M. Du Camp fait, au sujet de ceux qui I’avaient
conduite, cette remarque aussi juste que piquante: « Les ambitieux
vains, naifs, ignorants et bavards, comme Odilon Barrot, sont la plus dan-
gereuse engeance que l'on puisse voir; ils ressemblent 4 l’apprenti sor-
cier qui connait le mot par lequel.on ordonne au balai d'aller chercher
de l'eau, mais qui ignore celui par lequel on l’arréte; la maison est
inondée, le village aussi et tout le monde est noyé. »
Des apprentis sorciers de ce temps, il en reste encore que l’fge n'a
rendus ni plus forts dans leur art, ni plus réservés dans leurs entre-
prises. Ce qui reste aussi, c’est un bon nombre des inondés du temps,
échappés a la submersion, et tout prétsencore 4 recommencer. Alors ils
battaient des mains pour la « réforme » ; ils votent aujourd'hui pour la
_« République conservatrice ». Si l’on ne savait pas M. Maxime Du Camp
édifié comme il lest sur la perfectibilité politique du bourgeois de Paris,
gn pourrait croire qu'il a écrit ses Souvenirs de 1848 4 son inten-
‘tian, tant il en ressort de legons, tant les enscignements de 41848
sont applicables 4 1876; tant l'état actuel ressemble & celui d’alors |!
« Au-desgus et en dehors des trois groupes qui s'étaient saisis par am-
bition des destinées du pays, les hommes d’autrefois demandant leur
inspiration aux plus exécrables doctrines des Marat, des Fouquier-Tin-
ville, des Billaut-Varennes, les fanatiques du jacobinisme et de |’Héber-
tisme, trainant 4 leur suite tous les déclassés ignorants et envieux, va-
ticinaient dans les clubs, agitaient la population pour tenir en échec les
fractions. d’un gouvernement qui ne gouvernait pas et tremblait ‘devant
ces Epéménides de la Terreur. »
N'est-ce pas encore, 4 peu de choses pres, cela aujourd'hui? On serait
donc tenté de voir ici un apologue; mais, nous {’avons dit, l’autéur, qui
croit peut-étre au progrés général de I’humanité, nous a tout l’air d'en ex-
cepter le parisien et peut-étre le Francais. « J'ai été sevére, dit-il, pour
cette révolution qui a été un coup de main et une surprise; vue & travers
histoire, elle m'a fait pitié; vue face a face, comme je I'ai regardée
jadis, elle m’a fait rire, car je l'ai trouvée grotesque... a priori, sous le
régime constitutionnel, une révolution est criminelle ; a posteriori, elle
est funeste. Il n'est pas d’entétement gouvernemental, si obtus qu'il soit,
qui ne céde forcément a la pression de l’opinion publique manifestée par
Jes élections et au mécanisme parlementaire amenant des changements
ministériels. L’histoire d’Angleterre depuis deux cents ans est l& pour le
724°, “REVUE Cir TTIQue.
prouver.'Il s’agit simplement de respecter’ta' légalité,‘ tout en‘nsant des
armes courtoises qu'elle: niénage aux ‘conibattants, ét We savoir attendre.
C’est malheureusement ce que nous ite savons pas “faire, ‘ét nous“offrons
ce probléme' trés-curieux d’un peupte qui adopte ne’ forme te gouvere-
ment spécialement combinée pour’ éviter les tévolutions, et’ quire faite
révolutions qu’a'T'aide de ceétte ‘niéme ‘forme de ‘gouvernement... Bét-ce
donc'‘a dire que nos meeurs politiques ne sont pas ‘tem “rapport “avec nos
‘institutions ?'Je commence 4'}e croire ét j'en suis: fort ‘afffigé..’Depuis
cette révdlution de février, dont j’évoque le triste’ fantéme,-nous avons Ww
bien d'autres bouleversements et des conséquences autrenrent graves;
ceux-l4 ne m'ont point fait rire, ils m'ont révdlté; “ils mont appris 4
douter de l'intelligence ét du salut de mon pays.’»
Faut-il donc, en effet, s'abandonner a ce désespoir'? M: Maxime Du Camp
raconte qu’au'lendemain ‘du 98 'fevrier, M. Cougin, tiés-impressionndble,
comme on sait, fut pris d'un découragement qui mit toute sa philosophie
en désarroi. « Courons nous jeter aux pieds des évéques, s'écriait-il wn
levant les bras au ciel; eux seuls peuvent nous sauver'! » Certes, ‘nous
ne nous abusons pas sur ce qu'il y avait de sérieux, dans ce cri que'la
‘pantomime du personnage ét le souvenir‘de ses ‘théories célébres ren-
daient fort ridicule dans‘sa bouche ; nous semmes trés-disposé &sourire
avec M. Du Camp’ de’la désolation du grand edlectique;-au ‘fond pour-
tant, n'y avait-il’ pas 14 une illumination vraie? Si quelque chose pounit
nous rendre'le’ bon sens politique, ne serait-ce pas le sentiment chré
‘tien que nous avons perdu?'L’Angleterre doit-elle'a autre chose’ la st-
périorifé qu'elle a sur nous, 4 cet égard'?
Lil
-Deux. classes d’hommes sont,particuli¢rement faites, pour, s:apprécier
le prétre et le soldat, parce que leur vie .se.ressemble 4 ,beaucoup d¢-
jgards, et que l'abnégation, le courage, le 'dévouement, .en sont, l'esseace.
ike prétze ami :du-soldat et.le soldat ami du, prétre, y.artyil, rieg.de ,plus
- naturel ? Aussi ine sommes-nous paint surpris.de voir. ayjeurd bu un
sbravevet loyal militaire venir rendre.a l'héraisme déployé.par, notre clesge,
-dans.la. derniéve guerre, le. méme.hommage.quia regu notre armée- le
shwre.du généxal .Ambert: L’herojgme.en sontane', ne peut étonner qe
(Ges eaprits. superficiels-et scandaliser qre des sots..Quant aux .sarcasme
dent ih-eété.’ehjeti dans ila, presse radicale,.c'dlait un dlage gqui,lui reve-
nait de.droit.
Ce, lisre: mangquait. .)histoire ‘des événemants militaines de.48 701871;
la pant. que l'kglise:y a.eucpar ses prétres, ses. raligiqnt, 605. ODI, vas
24 vol. in-f2. ‘Dentu, -édit.
RENUVE CRITIQUE. 1%
pitaliéras,n'avail pas élé, jusquiici, suffisamment signalée. Quelques -épi-
addes du dle jaud, dans dette katte-sanglante, par Jes partsonnes vouces
Alla wie mghigieuse .avaipat été retraces, soit inoidemment, soit dana des
publications spéeiales ; mais il-n’on nvait. pas 6 fait de tableau général.
Il restait donc a. peindne dans son ensemble :se-grand . mouvement de
ehasité,etid nacanter un mombre -infim diactes .sublimes sat touchants
demaurds tincdnaus ihors du-petit cercle des liommes qui en. avaient bé
des. témoins émus. Qui ne ae souvient de da paternelle. sellicituda dont te
‘olergé fat saisi 4 liannonce-de\la-guerre, del'ampressement que prétres,
welighaux: et religieuses mivent a :offririau gouvernementileuns: services, de
laflluence des demandes valleotives: et individuelles quiifurent adnesades
au ministre dela guerre pour obtenir Jiautonisation-d'aecompagner nes
troupes sur .les champs de-bataille? Ces sellicitations, ‘ees instances,
croissant :en preportion des revers-et des périls a .engpurin, ce maggni-
fique lan. sendu ivnaiment glesieux par 6a chaleur et sa durée, M. le.gt-
néral Ambert, quoigu’il.en ait iparlé .avec admiration, ne {lui -a pas ac-
dé, dans son.-livve, toute la place qu'il mépitait, selon -noug : il l’a
constaté plutét que-déonit. « Tels furent.les voaux de.tous, dit-il A propos
des prétves qui-s'offraient de toutes parts.:.Servir la patrie et.soigner les
aoldats..... A weommencement de septembre plus de dix. mille demandes
‘dlaent arrivées.au ministére de.la-guerre. » Majs déj4, sans nominations
officielles, ‘sams ‘traitement, il y avait des prétres partout:ad l'on se hat-
. daitet-ou J’om s‘apprétait.a se battre. Ce que firent ces aumédniers impro-
Viség, ce .qu’ils isouffsinent et adoucirent desouffeances, ce qu’ils -rele-
vérent de cousages at. consoldrent de. regreta,.ce-qu ils mirent-de-sounires
surdes.lévres glacées que,.sans-eux, ile désespoir-eit crigpdes, paut-etre,
clest ee ‘que, aprés: une ywue.pénérale des services. du clengé,dans il'his-
toire, ‘nous maconte le.ginéral .Aunbert. Cette pramiére partie de:aen livre
ést pleine de #éoits ésmouvants recueillis de tous :odtées AUK BONTGES-All-
ithentiques-et dont Heaucoup étaient restés incoanus.
.Aupvés des héreiques.duméniers des.anmées on :dampagna, Al. haahert
place un autre groupe-de;prétres dont la charité sinapleiet le patriotione
forme etsouvertt ingénieux'n'ont pas.6té asaez:remargués ou-assez loués :
Hous youlons ,parler-de.ces dumbles-curts de campagac demeurés au imi-
dieu-de laurs panoissiens pour .les assuren, les coaseiilar, lear, wndter,
auprés des renvahissours, ile secours, -hélas! :sauvent tinefficace..de leur
caractére et de leur Age, ou pour mourir du moins avec eux. Les traits de
courage et de dévouement abondent ici autant qu’ailleurs et touchent
d’autant plus qu’ils sont moins attendus et moins en scéne. La plupart, &
cause wnéme-de:l'dbsourité da cadre ot Hs islaccomplissent:et de W'incon-
wiente grandeandes victimes quilsiimmeélent,ent ump veritable subi mite.
Ce qui, toutefois, vaiphas vite et plas droit aucoar, clest tintwépidité
‘sereine de ces ‘rustiques sfraves des dcotes:at de ces deuces sours dojla
726 REVERS CRITIQUE.
Charité, dont-les uns yont jusque sous le feu ramasser les mourants et
les morts et dont les autres, le regard attendri et le sourire 4 be beuthe,
pansent, aux hdpitaux improvisés, les blessés enluvés‘au champ de ba-
taille, les aident 4 mourir quand elles ne peuvent les sauver et, parfois,
succombent d’épuisement & cété-d’eux en les soignant.
Ces spectacles, qui sont un adoucissement aux amertumes de la défaite
et, de l’'aveu méme de l’ennemi, une gloire au milieu de l'humilmtion
des vaincus, le général Ambert nous les montre partout, au fort do
combat, 4 l’'ambulance, dans la captivité ot sont emmenés nos soldats
qu'une étourderie criminelle avait lancés dans une guerre pour laquelle
rien ne les avait préparés. L'auteur y a joint ceux plus deuloureux et
plus marqués encore, des caractéres sacrés du martyr, qu'offrit la guerre
sociale succédant, au sein méme de Paris, 4 la guerre étrangére.
Venant d'un gplidat, cet hommage rendu a des prétres, 4 des religieux,
4 des femmes vouées a Dieu, revét une autorité particuliére, que reléve en-
oore la franchise militaire et la chaleur dont il est empreint. Peut-¢tre 1’é-
motion n’en est-elle pas assez contenue par endroits et le récit edt-il
gagné a étre plus sobre et plus dégagé d’entrainements politiques; mais
il n'y a rien d’étonnant 4 voir un homme d’épée chercher. parfois dans
l’ordre des choses humaines Il'explication de faits de guerre aussi inowis
que ceyx dont nous venons d'étre victimes. Ce qui surprend bien davan-
tage, c’est de]'entendre avouer, aprés avoir bien considéré nos revera, que
la cause en est plus loin et plus haut : « Pour que de telles choses se soient
vues, i] faut, de notre part, dit M. le général Ambert, autre chose que des
imprévoyances. Peut-étre nous manquait-il des canons et des soldats, mais
il nous manquait surtout les nobles croyances qui, A la longue, pétris-
sent les grandes nations. La foi était morte en France, l’auterité n’était
plus entourée du respect de la foule, la discipline n’existait nulle pert;
les caractéres, amoindris, s'‘endormaient dans les jouissances. Tous les
niveaux s'abaissaient. Une littérature facile, impudente, sans esprit, cir-
culait des antichambres aux salons, tandis qu'un luxe ridicule et puénil
troublait les existences de la province et de Paris. »
On ne-saurait mieux dire et plus juste. Toutefois, il faut reconnaitre
que « tous les niveaux n’avaient pas également baissé »; la preuve en est
précisément dans la hauteur ot s'est élevé et maintenu cet k¢roisme
en soutane, dont l'auteur nous a retracé un tableau si sympathique.
lV
Au volume de M. le général Ambert, dont les derniéres pages sont con-
sacrées, comme nous !’avons dit, non plus seulement aux héros, mais
aux martyrs en soutane, se relie d’elle-méme la biographie touchante
que le R. P. Daniel, de la compagnie de Jésus, a récemment publiée d'un
REVUE CRITIOUE. 197
de ses' comfréres, le P. Alexis Clerc, fusillé 4 la prison de la Roquette
dans les derniers jours de la Commune‘. C’est comme la continuation
des lignes que %e général tai a consacrées et ot il cité'de lui cette belle
lettse'écrite de la prison dont it ne devait plus sortir que pour aller 4 la
mort? « Oh! prison, chére prison, toi dont j'ai baisé les murs en disant :
Bona cruz / quel bien tu me vaur! Tu n’es plus une prison, tu es une
chapelle; tu ne m’es plus méme une solitude, puisque je n’y suis pas
seul et que mon Seigneur et mon roi, mon maitre et mon Dieu y de-
meure avec moi; ce n'est plus seulement par la pensée que je m’ap-
proche de lai; ce n'est plus‘ seulement par ta grace qu'il s’approche de
moi,. mais il est résllement et corporellement venu trouver et consoler
le pauvre prisonnier. »
Qui, en lisant ce biflet écrit sous les verroux et oti respire la foi tendre
et passionnée des premiers martyrs, ne se sent pris du désir de-connaitre
de plas prés la belle 4me qui a exhalé ces paroles, d’apprendre ce que
fat et ce que dut faire dans sa vie l"homme qui regardait d’un tel cil la
prison dont il n’espérait guére sortir que pour étre fusillé! Ce désir sera
pleinement satisfait par le livre du P. Daniel, et nous ne craignons pas
d’affirmer que Vintérét de ce volume dépasse encore celui qu'on peut s’en
promettre.
C'est en effet une attrayante figure de prétre, que celle du P. Clerc,
dont la sainteté, comme le remarque son bidgraphe, est avant tout « gra-
cieuse ». Sous la robe du jésuite, qu'il ne portait d'ailleurs que depuis une
- quinzaine d’années, le P. Clerc avait gardé les traits essentiels qui distin-
guent l'enfent de Paris, le polytechnicien et l’officier de marine : l’esprit
éveillé, le savoir grave, la cordiale simplicité. Ge n'était pas, en effet, un
Eliacin: élevé 4 l'ombre de I’autel, loin des villes, dans la pieuse igno-
rance des choses du siécle. Les villes, il les avait connues, & com-
mencer par Paris dont il était. Le siécle, il y avait tenu sa place avec
distinction et en avait vu les bons et les mauvais a avant d'entrer
dans le sanctuaire.
« Alexis Clerc, dit le P. Daniel, naquit a Paris le 19 décembre 1819,
sur la paroisse Saint-Germain-l'Auxerrois, ot il fat baptisé le lende-
main. C’était, de toute facon, un véritable enfant de Paris, appartenant
4 eette classe moyenne dont le réle était déjé grand alors, mais l’am-
bition plus grande encore et dont l'importance politique atteignit son
apogée sous la monarchie de Juillet. L’éducation d’Alexis, confiée de
bonne heure 4 l'Université, fut ce qu'elle pouvait étre sous le régime
du monopole, ni pire ni meilleure que celle de tant d’enfants de la
bourgeoisie parisienne, auxquels leurs professeurs inoculaient tous les
{ Alexis Clerc, marin, jésuite et otage de la Commune, simple biographie, par le
P. Daniel. 1 vol. in-12, Aibanel, édit.
728 BSVDE CRITIQUE.
jouss. Hindifférance-st le doute at: qui ae voyaient Je pratve que de loin
.en.Jein, comme un fenctionnaire:.dout ‘en.n'a besein gue dans. itois -en
quatre -circenstannes dela wie <4, gprés-la.mort. » din étaik pas ad pour
Btre inerédule, -at .il.nons dit quit avait méme de grandps.digposilions
a tourner.son coeur da cété ded’ infini,; 4-aaaig, ajoute-4-i, laporen du
collége eut vite ot mneane raion - — naWoté pt: de-.mon-désar de
saimteté. '»
Eatré a I Eoole,polytechnique be. .26¢de sacicuasiiia ils aortit.le.25°,
et choisit, entre. les cansiéres pour lesqudlles, gréee 4 bea: sweods, dl.avait
le droit d'\opter, colle-de Ja marme,.ou rien ogpendeat darts. cen apitudes
et.ses, gots ne semblait.l’appeler,.seais. ola Propideace tuidemsment l4s-
clina, car c'est le spectacle des choses qu'il vil, en qualité de maria,
ui amena sa conversien d'abord,.et,.plus tard, détezmina sa vocaljen. ll
avait perdu, depuis bien des anades.la foi, quand Je. biiment: quil
aontait débarqua aux iles Gambier, habitées pax une, population aathro-
— qu'suirasins de.djx.ang des, missionnainas icatholiques avasent
converfie, et dont Alesis Clerc putieostempler de ses yeu la miracu-
dese transformatiqn. Luiméme.a imconté, dans dea lethees dexites eur
le moment, limpression que .lui fit Je ‘tableau de cette église npiamate,
d’ou s‘échappa pour lui comme un premier trait delumiére.
Dieu lui ménagea, a son insu camnae toujours of matpré. lui,.d'acca-
sion et.Jes moyens de suivre des yeuKke .seyon.lamaineuy sans.tzop .s'en
distraire. Ay bout de deux.ans de. navigation.daas Jes, mers .ausirales, .il
avait demandé aon rappel en France: i| ne.]’pbtint quiau-bout. de quatre.
Ges deux nouvelles-anggeside soltude.é ia mer Il’ avaient remarquitbbement
anuri, lorsqu'il ventza pour iquelqnes maeie dans sa famille, -cl, dds. dors,
il ,consacrait tous.ses.leisirs:é des lectuges d’un.eadre dlevé. ‘Le 4éjour
qu'il.fit-a Paris, of il y.avait dans les egprits,-comme.une fidwne d'idibes
Feligiquses et ol le P. Lacordaire et la 2. de Bavignen enlwaineiems& 4
Notre-Dame I'élite de la, jaunease, ne ;pouvait pas dive et me fatypas sams
action sur lui, on en a la preuvé; mais, précisémeat: parce-que c-dtnit
aa caracdére fort, il ne se Jaissa pas..enlever dmmédiatement .par ces
.gvandes manifestations de la fai. quien entraiénentAant dientres. Daax
.aiades -ancore.se passévent pour ile jeune merin dans:ce travail antérseer
-qate favorisévent, pommeprécédesment le service naval qu'il -aveil wepris,
les:stations qu'il fit-sur.iaoate-d:Afriqua, ainsi que.ses.fadquentationn at-
‘cidemfelles iave¢ tles.misionnaires, nelatians avaguelles nous fait agmiager
par moments sa corvespondanes, dont de ee ee ent . dé
recmeillis par son .biographe.
A, pantir de 4847, Alexis Glerc.avait fait .un pas daoieit, 1] test .catho-
lique ; mais ce pas, auquel d’autres auraient cru pouvoir s'arréter, n’était
pour Jui que le preniier d'une carriére dont il embrassa dés le psemier
jour, on peut le croire, les vastes proportens = da-carwidre d aphtne. Ui y
= ey @an
REVUE CRITIQUE. 72
debuta-en :cherdhant-—— tiche délicate et chéne, . ot: »il m’eut pas .ta ,joic
de rouse ——a ramener 4 Dieu eon vieux pére, ricke .et honnéte .né-
gociant, qui’'rme -éducation -veltaivienme avait naturallement jeté dans
Jeilibéralismae ‘présomptueur -et bored «qui At Ja. révolution'de Juillet
et ae compnit men au mouvement. de réaction .religieuse qu'elle . pro-
vorma. &; dait, pour es fils ‘auesi respectweux qu afieationné, une :mis-
sion sainte 4 laquelle le poussaient la nature et la foi, .mais dent i)
sentait toutes les difficultés ; aussi les lettres qu'il écrivit 4 ce sujet
respirent-elles le zéle le plus vif, mais en méme temps le plus discret;
la tendresse et le respect s'y unissent dans Ja plus parfaite mesure a la
discussion philosophique et 4 la supplication filiale. La lecture en est du
plus grand intérét : il ots seroble que saint Augustin ‘duralt-écrit ainsi
4son pére, si'l’époux infldéle de Monique avait vécwjusqu’a fa ednversion
de son’ fils.’ Ces lettres prertnent'le caraetére d'un drame douloureux vers
‘lain, quand Alexis, que sa vie de mnrarin, reprise ‘aprés tm ‘congeé assez
court, n'a pas détourné ‘de ses étalles religicuses, ‘se Gécide 4 annonrcer A
son pére qu’aprés avoir eu le’ bonheur ‘We reveriir a 1a verité, il regarde
pour ‘tui comme un ‘devoir de ‘travailler &-y ‘ramener ‘les ‘autres, qu'il
échange Luniforme d'officier pour la’soutane, et-quitte son ‘vaisseau
pour le sémiindire: Le vieillard, qui ne saurait s’tlever jusqu'a ‘cone
prendre'les motifs d‘tne ‘télle détermination, en éprouve ‘un ‘amer deé-
plaisir et emploie pour la combattre des moyens qui mettent ‘Je céeur de
son Mis aux plus croelles épreuves. 'N’ a‘t-il*pas 4 ‘crdindre en ‘effet que
vétte résolution ou il voit dt a Groit de voir un appel ‘d’en ‘haut ‘ne
‘change en hire ‘l’imllifférence réligieuse du -vieillart'? ‘Vainement
s’épuise-t-il‘en ménagements pour ‘prévenir ce malheur ; ‘la joie Ue ‘voir
ce pere ‘ati pied de'l’autel'te jour oi'il ymonte pour ta premiére’ fois lai
‘est reftsée. ‘Aux griefs' de l'mcrédile’ bourgeois contre'son ‘fils s'en ‘joint
an plus grave a ses’yeux que tous ‘les autres, celui de's’étre'fait jésuite.
Crest en dffet'dans la Société de ‘Jésus que le jeune marin était erttré
en quiftant le ‘service, et ‘il T'avait ¢hoisie ‘parce qu'il Tavait ‘vue ‘a l’csu-
vre‘dans une carriére ott efle est plas Particulférement almirable, dans
ses missions au milieu des ‘peuples paiens, en Asie, en Afrique, Chez ‘les
insulaires de l'Océanie. On trouvera 4 cet ‘égard, dans ‘le “técit ‘de ‘la
campagne U'Alexis Clerc sur ‘le ‘Cassini, des détaits ‘trés-curieux ‘concer-
nant ‘la mission de‘Chang-Hai. ‘Avec le ‘tableau ‘de cette mission dont
impression sur Xlexis Clerc tut ‘i grande, ce récit ‘nous montre ‘célui
Non moins ‘intéressant du’ pregr’s chrétien qui ‘s'accomplissait dans 1'es-
prit du jeune marin et que seconddit une de ces amiitiés samtes, comme
en offre ‘I‘histoire de presque ‘tous'les’ hommes que Dieu a rappeles a‘lui
€n ce‘siéele.
Enisagde sous.ce rapport, c'est-dedire par sa ressemblanse axec celle
de ces ‘admirdbtes-jeenes gens revenues courageusement ‘au-catholicisme,
130 REVUE CRITIQUE.
comme nous en avons connu tous, la biographie' d’Alexis Clere prend
place parmi les documents qui serviront un jour 4 caractériser le phy-
sionomis morale de ce siécle. C'est ce qui nous en a fait'principalement
signaler la premiére partie. ‘De la seconde, que pourrions-nous dire,
sinon que c’est une vie de’ saint martyr, et que la plume distinguée du
P. Daniel lui a donné le charme doux et pénétrant qui appartient en propre
4 cette sorte de livres.
y
Si, dans le monde, il est si difficile de ramener |'opinion sur le compte
des hommes — surtout quand elle est manvaise —, combien ne I'est-il
pas davantage dans l'histoire, qui n'est trop souvent que le bruit do
monde perpétué et fortifié de l’autorité qu'acquiert tout ce quia duré?
C’est donc une rude tache que celle de réformer les Jugements tradition-
nels, quels qu'ils soient, et principalement, les Jugements défavorables,
car, de nos semblables, nous croyons plus volontiers le mal que le bien.
Mais si cette tache est pénible et demande du courage et des efforts, en
revanche, elle a, en soi, de |’attrait et, vaut toujours de l’estime a qui
l’entreprend. Le combat pour la yérité plait a tous, 4 ceux qui le oo
comme a celui qui le livre.
Ca genre de combats sera une des: gloires de. ‘notre temps. A aucune
autre époqne, les rectifications et les réhabilitations historiques n'ont
été plus nombreuses, et ce recueil s'est toujours fait un devoir de sy
associer. Tout récemment encore le Correspondant prétait sa publicité
grave 4 la défense d’une des mémoires Jes.plus universellement dépré-
ciées de notre histoire nationale, et donnait 4 ses lecteurs, chez. qui le
souvenir en est encore tout frais, la primeur du curieux mémoire de
M. Marius Topin sur les relations entre Louis XIII et Richelieu et les sen-
timents réciproques du prince ef du ministre. Ce travail vient de pa-
raitre en volume ! et sera, sous cette forme ow il est plus facile d’en, saisir
l'ensemble, plus remarqué encore qu'il ne l’a été ici ot il n’a pu étre lu
que par fragments successifs.
La thése que s'était proposée M. Topin était hardie, car s. ‘ll n’était pas
précisément le premier @ la soutenir, il la formulait plus carrément
qu'on ne l'avait fait encore; il se heurtait 4 tous les historiens du cardi-
nal et du roi, au sentiment de tous ceux qui jusqu'ici avaient touché de
prés ou de loin a leur vie, et — obstacle plus décourageant, sinon plus
considérable — au préjugé populaire nourri par la littérature 4 la
mode, le roman et le thédatre. Partout en effet ot le roi a été montré en
* Louis XIII et Richelieu. étude historique, accompagnée des lettres inédites de
Louis Xill au cardinal Richelieu, par Marius Topin. 4 vol. :in-8. — Didier, édit.
REVUE, CRITIQUE, 734
face de. son mainistre, le premier.a été sacrifié au second: comme si,
pour élever l'un & sa juste hauteur, il était nécessaire de rabaisser l'autre!
Certes, ce que léquité demandait de Vhistoire, ce n’était pas qu’elle
égalat Louis XIU 4 Richelieu en intelligence, en perspicacité, en initia-
tive et en résolution; mais .qu’elle nen fit pas quelque chose de moins
qu'un roi fainéant, c'est-d-dire, un esclave couronné qui sent sa chaine
et qui, sachant qu'il peut la briser, n’en a pas le courage. Entre ces deux
extrémités, i] y avait un milieu qu'une étude des sources de l'histoire edt
fait trouver 4 qui aurait su s‘affranchir du convenu et secouer le joug
du préjugé. En regardant de prés la conduite du roi avec son ministre,
on se serait convaincu que, si le premier ne fut pas pour le second ce que
Henri IV avait été pour Sully : — de pareils hommes ne se rencon-
trent pas tous les jours! — du moins lui accorda-t-il une estime raison—
née, une considération profonde, une reconnaissance sincére. Il était
temps que le piétre réle qu'on a fait jouer au pére de Louis XIV fat rem-
placé par un plus digne et plus en harmonie avec le grand nombre de
qualités vraiment royales que les historiens, par une contradiction
étrange, tout en le dépréciant d'ailleurs, s'accordaient cependant a lui
reconmaitre. |
Cest 14 ce que s’est proposé M. Marius Topin dans le travail que nous
avons donné dans ce recueil et dont l’idée eut tout d'abord nos sympa-
thies. Deux écrivains d’un mérite trés-divers, mais qui avaient l’un et
lautre du coup d’ceil en histoire, MM. Capefigue et Cousin, avaient pu en
inspirer l'idée au jeune écrivain — et il leur restitue loyalement ce qui
leur est di, sous ce rapport — mais e’est 4 lui qu’appartient le mérite
d’avoir établi par les faits ce qu’'ils avaient deviné par intuition. D’heu-
reuses circonstances }’ont favorisé. M. Marius Topin a eu, en effet, la for-
tune de mettre la main sur des documents jusqu'ici inexplorés et d'une
valeur exceptionnelle; il a trouvé aux archives des affaires étrangéres plus
de deux cents lettres, toutes écrites de la propre main du roi 4 son ministre
et embrassant une période de vingt ans (1622-1642), c’est-d-dire presque
toute fa durée du ministére de Richelieu. Ces piéces confirment pleinement
tout ce que, par induetion, on pouvait se figurer du caractére et de l’esprit
de Louis XIII, considéré comme roi ; tout ce qu'avaient pressenti Capefigue
et Cousin. « On a peint Louis XIII, dit le premier, comme une téte affai-
blie et sans volonté ; il n'en est rien; le roi avait sa pensée A lui, forte,
énergique, et s'il subissait l'influence du cardinal Richelieu, c'est que
celui-ci avait parfaitement deviné le caractére du mattre et qu'il en exé-
cutait les desseins avec plus de capacité. L’intimité profonde qui existait
entre le roi et son ministre résultait de la conviction puissante qu’ils se
comprenaient. » — « Richelieu, affirme de son cété M. Cousin, con-
naissait Louis XIII, et savait 4 quel point il était roi et Frangais, et dé-
voue & leur commun systéme. »
152 REVUS’ CHETIOVE.
Ces deux cents.eb quelques lettres somt:naturedlement:la: based!opiew-
tion da mémoire de Mi Maries-Topin, et forrsent lecentre en mtmetemer
que le: peint d’appui-de. son argumentation, Il:préluded bear empleo per
une introduction sur: le: cavactére: de fiouts: ilbet:lb part quiid. psiti au,
souvernement, sows: ses deux minastves, de-iseynes es: Richelies. &
quelque: chose’ résulte bien olairement de cetto-revue,.c est queLouisifil,
vomme: le dit: M: Gousin; était awplus' haul pont: « mgi ef: Hrancais.x
Les deux: vent’ trente: lettres qui: suivent:et que M. :Fopiny reprodhité en bes
coonspagnaut' de notes: et! commentéires: trés-soi gnés) mestent le fait hors
de contestation: Biles établissent:égatement, d’autne part; la profendepnité
de vue qui‘ existait; ainsi i que: le-soutient' Gapefigue;. entee:le:rojet son
ministre et qui prenait’ sa source dans la certitude quills avesent! de se
comprendfe: réciproquement: |
Ainsi s‘tvanouit' la triste répatation dont: la mémneice: der Lauis i pore
depuis plus-de- deur cents:ans le poids: . Ainsi nous apparait, touggunsun:
peu’ austére; if est vrai; mais:toujours: noble, digne, .imposante;, cette
figure de roi qaion n’avait:cessé: de meatrer‘sous le masqua:ééroit et che-
grin‘d'an-prince jaloux de sor autorit6 et auissd.ineapalsle de l’exeroerque
de la reprendre & qui ta lui avait enlevée Sans étre brillant: et! eympe
thique comme'sorpére, ni grand ct'majestueus: comme son fils, Louis il!
tiendra désormais avec convenance sa place entre: Henri IV. et Louis AV.
Nousne croyons pas que, dans- cette mesury,. la réhabilitation, d'aillenr
habile et brillante, que'Mi Topin vient doi faire de ce: prince, ait rien i
redouter do-la-uritiques
A'la vérité, le-zéle du jeune défenseur- de-Liouis: X11 I'a emporté un peu
plts loin. Mt Topin-ne s‘est’‘poimt borné avenger son clientde |’ancusatwn
misérable.d'avoir:méconnu et jallusé sommimisine é& da ne diavoir gerd
que par une sorte de poltrormerie;: il ne lui: a pas sufft de: montrer
qu'il l'avail!compris, apprécié: dtsecondé de: tout som pouvoir: il: ate
tenrdt' proaver quill avait: aimeé' et ‘que sa:correspoadanoe | ¢ novelas
vent une participation:direoté: aux choses ‘de!l'ftat;.et -tenjuurewasepre:
fonde et'sincére affection peur te cardinal!» On,.sur‘ce: points. nou me
seurions partager son sentiments c'est: la, 4 notresayis,. de: l’exeds; eb
excés-inutife. Maipré les formmies :afféctueuses des ietéres: de Lonis Ml av
vardinal Richelieu, il.ne’ nous semble pas:que ses:sentiments pour lei
soient allés au dela d'une estime‘sindépe: et: profénde., Le: oom ne
vibre pas sous lew expressions presque stéréotipéesaya il emploie pbaria
témoigner sa soliicitedea: C'est: laistyle -dihomme secant: vivre, cones
pas: stylo'd’ami. Dw reste, la.thése: principale: de: Topin: n’omest: pes
affaiblie ; l’amitié n'est pas'le conséquence nécessaire:denbascomaidéreies
—elle-a-seuvent sa source ailleurs — at: la considération de: Lows dil
pour Riehelion était: ce-qu’avant.teut,.M. Topan voulaill établir. Rosntt
prendre, dans l'estime de la postérité, la place que. des: causse(divorst®
- REVUB QRITIQUE. 155%
ef fort: hives déduites:.par'som apologuste lui auaiant btéa,. i) nétait pas,
néocesseire que ke rov aimét: son: namistve~ ib snffieae quik: la comprit,.
l'appréeidt, le défendit et.lawlat, ef. oest ce. qu'il a. fait: :: le: tpavail de-
Mt Marius: Tepin ne. nermet phas-d’emdoutep.
VI
Uni hiwen& Bora‘ ast,lestitee diun, volume on, M.. le: manqnisida- Sagpr 4
consigné-las;seuvenins un sdjaur de quelques mois: fait-par lui aila.ville
des;papas, iby a: dix ans;.Ce volume, o.respireune.dme-de-poste: et.de ghri-.
tiem, ah danb.la, lectures: ast, 4 ca: titre. déja,. pleine de charme,, emprunte.
un Bouvell ntéred aux: 6vénaments,qui se-sont. accomplis. dans.le-coura.da:
ces dix: années,, sur les hords: du Tibre : il ast.la derniéra: peintare: de:
catte Rome: pontiGcale, disparue:poun un.temps. dont. Dien. seul a fixala
durde,.mais.que notre. génévation,.on:paut.le- craindra;,. n'est pasideatinge:
& nevoir:.
« Alons, dit M. de: Ségur, le pape: était. noi et. parceurait. librament. les.
ruas de:Rome:auimilieu.desa aoolamations, de son. paupla:. Alors la Fnance,,
fille. atase de: l\fglisa, montait Jagarde pris da Saint-Pierca:at, veillait.
sive les restea da som patrimeing:amaindni.. Sa, voin éfaib dcoutée dans.
tous les caaseils,, at: son épén pesait: dans la. halence das. destinéas du,
monda. Kile. aroyait avain une armae et. un soyvarain, ef alle: n’entrevoyait.
pas ancone, un maitre, de lRurope: dans le,;vieux roi: do. second. ordre qui,
régnait'd Berlin.. Dans.ce temps—a, Sadowa: était une; bourgade: inconnue.
dont.aucune:histoira, aucune géographie ne faisait, mention, et dont.lem-
pexeur diAminiche; lai-maimea: ignarait pout-dtre-le nom. Sadan,, plaae de:
guerne;. connue surtout pognla banne qualité, de ses draps, n’avait pas, la,
prdtantion de: faine et. de: dafaize |as.empereurs;. ni roi: da. Rrusse,, ni,
anocatinépublicaio, ni petit. bourgeqig.de Marseille, n’avaient.dté vus.darr
mant dans le litide Louisa, XIY,, a: Vensailles,,. G était en: 864,,¢ dtait hex,
Hélasl il y a plus de cent ans de cela | »
Ce qu’était Rome 4 cette date si rapprochée et si éloignée déja, M. de
Ségun neuasle:-montne, nom A. lai fagan, des.guides: ef: des: itinéraires: mé-
thediques,; mais em prenant' avec lui: son lecteur, en: lassociant 4: ses
réceptions, 4 ses courses. et 4 ses visites, et’ en se laissant alleravec.lut,
en toute. confance. et.en tout;ahandon, a ses. observations, ses critiques,
4: 9e8 admiratiogs,.d.aes effusions-artistiques. ow, pieuses.. Qn a. abusé du
mot‘ dimpressions; a pourtant’. c'est: le seul) qui:caractérise: bien: ce-que
contfent Ie vollime que nous‘avons sous les:yeux. Ce-n’est'pas de la des:
cription,, qnoiqne Jes vues, las paysages, les peintures.y abondent; ce
nest: pas; non, plus, dea Keathatique,,.bien: que. basiliques,, palais, cata-
* Un Aiver & Rome, portraits et souvenirs, par WM. le marquis de Ségur. 1 vol. in-42,
Bray et Retanx.
134 REVUE CRITIQUE.
combes, statues et tableaux y passent 4 grands traits sous les yeux. Il
n’y a de l'image des lieux, des édifices et des objets d'art que ce qu'il
en faut pour expliquer ce qu’ils disent au coeur.
Mais ot M. de Ségur nous arréte avant tout et le plus longtemps, c’est
devant celui qui était alors au moing roi de Rome et qui n'y est plus au-
jourd’hui que prisonnier. La figure de Pie IX plane sur ce livre et en oc-
cupe plus de cent pages, qui sont a la fois de 1a biographie, du portrait,
de l’'anecdote familiére et qu'on lit avec un sourire d'attendrissement.
Prés du Souverain Pontife se montre & nous !'un des prélats qui servirent
Pie 1X avec le plus de dévouement, d'intelligence politique et de courage et
que Pie IX aima le plus, Mgr de Mérode, dont M. de Ségur peint, a l'aide de
nombreux et piquants détails, le caractére d'une bonté si originale, l’esprit
d’une spontanéité si surprenante, la charité d'une fécondité si ingénieuse.
A cété de cette figure, si puissante dans son irrégularité, celle de Mgr
Bastide, dont le nom, comme celui de Mgr de Mérode, sert de frontispice 4
une des parties du livre de M. de Ségur ne pouvait briller que par les
dons d'une nature toute sacerdotale qui distinguaient ce prélat. L’auteur
ne nous en a donné qu’une esquisse gracieuse. Mgr Bastide fut le guide
du catholique pélerin, et c’est & ce qu'il vit sous sa conduite que M. de
Ségur s’est surtout attaché. Quant au nom d’Arthur Guillemin, qui figure
én téte de la quatriéme partie du volume, il n'a été pour l’auteur qu'une
occasion de payer son tribut d’admiration aux héroiques volontaires qui
étaient allés mettre leurs bras au service du Souverain-Pontife. Les pages
qui leur sont consacrées sont remplies de traits charmants. C'est donc en
lui-méme et considéré comme la derniére expression d'un état de choses
aujourd'hui disparu et qui ne reviendra plus, du moins sous la méme
forme, un livre d'un touchant intérét que: Un Hiver 4 Rome. L’impression
en est mélancolique, mais point triste; car si c'est, comme dit l'auteur,
un regard jeté sur le passé, ce regard va plus loin que ce qui fut et au
deld de ce qui est fini : il atteint ce qui est éternel. P. Dounarax.
Nous ne faisons qu’annoncer aujourd’hui les Elévations 4 Saint J
qu'un de nos collaborateurs, le R. P. Largent, de l’Oratoire, vient de faire
paraitre 4 la librairie Sauton. Quand méme une approbation des mieux
motivées de Mgr l'évéque d'Autun ne recommanderait pas ce livre, le nom
seul de !’auteur suffirait pour inspirer le désir de lire et méditer ces
ou l'on est certain d’avance de rencontrer a la fois la théologie la plas
sire, la piété la plus vraie et la plus touchante. L'auteur a voulu présen-
ter aux hommages des fidéles, sous les traits les plus exacts, empruntés
avec une rare érudition 4 I'Ecriture, 4 la tradition et aux saints Péres,
celui que Pie IX a proclamé le patron de l'Eglise universelle. Jamais
jusqu’ici, 4 noire avis, la dévotion envers ce grand saint n'avait été jus-
tifiée par des preuves plus convaincantes, et des considérations plus so-
lidement pieuses et exprimées dans un plus convenable langage.
MELANGES
MORALE ET PROGRRS,
Par Fa. Bounzizn, inspecteur général de linstruction secondaire. — Un.vol. in-12. "
Paris, Didier, 1875,
Voicil’ceuvre d'un esprit éminemment philosophique, d’une ame droite,
sincére, généreuse, qui vient d’étudier la véritable nature et la condi-
tion du progrés, eta eu la force de s'élever au-dessus des préjugés les
plus chers 4 nos contemporains.
Dans l’ouvrage que nous signalons 4 lattention de nos _ lecteurs,
M. Bouillier s'est proposé « de mettre dans tout son jour I’insuffisance
du progrés intellectuel pour garantir le progrés social, sans ]'interven-
tion de élément moral ». C'est précisément ce que disent sans cesse les
écrivains et prédicateurs chrétiens; mais, si clairs qu'ils puissent étre,
les axiomes gagnent encore 4 étre approfondis, et nous sommes heureux
de constater qu’un deS hommes les plus distingués de l'Université, bien
connu dans le monde des lettres par son histoire de la philosophie car-
tésienne et une intéressante étude sur le principe vital de l’Ame pensante,
a déployé toutes les ressources de son talent a défendre cette vérité mai-
tresse.
Y a-t-il réellement « progrés » sur cette terre? Les poétes nous répon-
dent en mettant l'dge d'or au commencement du monde; certains éco-
nomistes le placent dans un avenir qui semble fuir toujours. L’abbé de
Saint-Pierre révait qu'il viendrait un moment ou il serait « impossible a
I"homme de faire le mal », sans se plus soucier du libre arbitre, qui n’au-
rait plus de raison d’étre. Reprise par Condorcet, modifiée par Fichte,
développée par A. Comte, Saint-Simon, P. Leroux, cette thése de la per-
fectibilité continue et nécessaire de l’espéce humaine se retrouve dans
toutes les élucubrations des écoles positiviste et panthéiste.
Pour étre juste, il faut distinguer le progrés moral du progres intel-
lectuel, et, par une analyse exacte’ et complete des faits de conscience,
constater qu'il peut y avoir. progrés dans les sciences qui dépendent sur-
tout des opérations intellectuelles, et dans l'industrie, qui n'est que I’ap-
plication des sciences aux divers besoins des hommes, mais qu'il n'y a
point de progrés dans ces trois ordres supérieurs des phénoménes de
conscience que nous appelons les idées nécessaires ou absolues, les sen-
timents et les déterminations.
95 Féevnen 1X76
48
136 MELANGES.
Or ce sont les idées et les sentiments qui donnent natssance 4 la phi-
losophie et aux lettres, 4 la poésie et aux beaux-arts. C'est 1a cette région
supérieure du monde intelligible dans laquelle le progrés n'est ni con-
linu ni nécessaire, mais qui est mieux découverte par le génie aux grands
siécles de I’histoire, et demeure plus voilée durant les périodes de déca-
dence.
Les sciences, belles dans leur étude désintéressée, utiles entre des
mains honnétes, fournissent aux méchants des armes dangereuses. Ge
sont des forces aveugles dont il importe moins de répandre que de diri-
ger l'usage. C’est donc moins la diffusion d’un certain nombre de con-
naissances élémentaires qui nous intéresse que la bonne. éducation, qui
trempe les caractéres et jette dans l’4me le germe des fortes vertus.
Le progrés, dit M. Bouillier, c’est « yne marche libre, en avant, vers
le meilleur ». Voila une définition, inspirée de Platon, que nous accep-
fous volontiers. Mais, pour marcher d'un pas sir vers « ce meilleur », il
nous parait bon de le connaitre, d’entrevoir au moins quelle est la fin
que nous devons atteindre, l’idéal qu'il faudrait réaliser. Pour ceux qui
trouvent la vie courte, aux joies mélées d’épreuves, il y aurait quelque
satisfaction a voir clairement o& méne ce chemin parfois si rude. Quel est
le sens de l’énigme, et enfin que faut-il donc faire pour étre heureux?
Bien qu'il ne nous donne pas « ex professo » une solution précise 4 ce
probleme de la destinée humaine, intéressant par dessus tous les autres,
M. Bouillier, par sa critique victorieuse des préjugés ‘vulgaires, fraie la
route a la vérité; sans y prétendre officiellement, il ‘prépare les Ames de
bonne volonté a accueillir avec joie la réponse simple et sublime, pré-
cise et absolument satisfaisante que le christianisme seul nous donne sur
la fin de l'homme et « sa marche en avant vers le meilleur ».
Sans doute, nous aurions souhaité que M. Bouillier fit plus explicite
dans ses conclusions; mais il pose des principes qui méneront plus loin
les esprits droits. Disciple fidéle de Y. Cousin, il a voulu rester dans le
domaine de la philosophie; mais en mémie temps il temoigne pour la
religion catholique un respect et une admiration sincére, s’inspire de sa
morale et en reconnait les dogmes. Comment, du reste, un esprit aussi
juste se ferait-il l’illusion de pouvoir, par les seules lumiéres de la rai-
son, tirer les Ames de l’engourdissement des sens, et convertir l'innom-
brable foule qui se plait dans la caverne de Platon? Par son style méme,
qui a plus de sobriété que d’éclat, c'est aux hommes de loisir, & l’esprit
sérieux, cultivé, délicat, que l'auteur s’adresse, et c'est &l'Académie qu'il
pourrait trouver sa plus légitime récompense.
Aprés avoir apprécié l'intention, le courage et le talent de l’écrivain.
on aurait peut-étre, en se placgant au point de vue chrétien, des réserves
4 faire sur certains passages, qui ne semblent pas en parfaite harmonie
avec les tendances générales de l'ouvrage. M. Bouillier parait vivement
tenir aux fameuses « conquétes de 89 », et se prend quelque part & louer
MELANGES, 137
«la philosophie enthousiaste et généreuse » du dix-huitiéme siécle. Cette
bienveillance part, sans doute, d'un bon naturel, mais n’est guére justi-
fiée par ces résultats qui alarment avec raison |'éminent publiciste. On
pourrait regretter aussi qu'il n’ait pas mis davantage A contribution les
vastes et précieux travaux de nos théologiens catholiques des seiziéme et
dix-septiéme siécles sur la morale; il y aurait trouvé des définitions plus
précises, et des analyses infiniment plus profondes que les plus illustres
maitres du paganisme n’en peuvent offrir. Nourri dans les idées de 1'Uni-
versité, M. Bouillier a déja pu s’apercevoir qu’elles ne sont point sans quel-
ques préjugés ; il s’en dégagera, nous l’espérons, plus vivement encore,
lorsqu'il verra de mieux en mieux lincontestable supériorité des auteurs
chrétiens sur tous les autres. Depuis le temps ot il publiait sa grande
histoire de la philosophie cartésienne, l'auteur nous parait avoir fait lui-
méme de sensibles progrés vers la vérité complete. I] ose dire que « la
grande hypocrisie de ce temps ‘est le libéralisme »; et, depuis les hor-
reurs de la Commune, i! sait que la barbarié demeure au fond de nos
grandes villes, sous le vernis le plus briflant.
Le consciencieux écrivain fait bien remarquer le caractére générale-
ment inquiet, frivole, stérile de l’activité excitée par la civilisation mo-
derne; il se demande si le « progrés » n’est pas un de ces grands mots
sonores et creux, destmés 4 gagner les électeurs; il constate qu'il n’y a
point de progrés fatal, que celui de la société dépend du perfectionne-
ment de chaque individu. « La réforme de soi, dit-i!, doit étre & la base
de toute réforme sociale bonne et durable... Toutes les réformes, toutes
les institutions politiques, si parfaites qu’elles soient, ne portent que de
mauvais fruits, la ot il n’y a pas des hommes de bien. » Ces principes
sont incontestables, nous savons gré au philosophe de les mettre en lu-
miére, mais sulfiront-ils? Qui nous donnera « ces hommes de bien » si
nécessaires pour assurer le salut et le progrés dé la société?
L’expérience démontre |’inexorable’ impuissance de la morale pure-
ment naturelle 4 nous faire acconiplir tout notre devoir en ce monde; la
religion easeigne qu'elle ne suffira point 4 nous assurer le bonheur dans
l'autre. La morale exclusivement philoso»hique ne nous parait donc
avoir en pratique qu'une valeur assez restreinte pour le perfectionnement
de chaque individu, et, par suite, pourle progrés de la société. M. Bouillier,
qui a trop de bon sens et d’élévation d’Ame pour se ranger du cété des
apologistes de « ja morale indépendante », nous accordera certainement
que, en fait, la cause de la morale et du progrés de la société n’est autre
que celle du christianisme. Gest la conclusion contenue en germe dans
sa remarquable étude, celle que nous nous plaisons 4 dégager comme
Ja. plus importante pour la pratique de la vie et la grandeur future de
Ja France.
Eats Lavon:
QUINZAINE POLITIQUE
24 février 1876.
Tous les souvenirs de ces derniéres semaines se résument en wm
seul, celui du 20 février. Les faits qui précédaient ont disparu dans
l’événement de cette grande journée comme les préparatifs dans
l’acte ou ils s’absorbent. Que reste-t-il déja de tant de harangues,
d’interrogatoires, de lettres, de proclamations, d’insultes et de ca-
lomnies ? De ce tumulte autour des urnes? Presque rien, si ce n'est
peut-étre des bruits qu'on réveillera malignement plus tard et qui
crieront contre les hommes dont la dignité aura failli dans tel ou
tel incident de cette lutte. Pour l’heure, on a tout oublié. On te
regarde qu’aux suffrages, on ne voit que les noms des élus, et avec
ces données on calcule l'avenir. Or, ce calcul inquiéte. La Bourse a
baissé ; Paris lui-méme est un peu étonné, la France est soucicuse. Car
cette élection a trompé les voeux et trahi les efforts des gens de bon
sens. Les conservateurs ct les modérés ne seront qu'une minorité
dans l’Assemblée nouvelle ; les républicains et les radicaux vont y
commander, et le gouvernement qu’ils viennent y prendre, des pro-
grammes impérieux et téméraires en ont fait d’avance une menace
pour I’ceuvre sociale et politique de la derniére Assemblée. L’As-
semblée de 1871 a réparé des maux terribles; Assemblée de
1876, 4 peine formée et avant d’étre réunie, ne semble capable que
de soulever des dangers. De 1a les doutes et les craintes de ces trois
ours.
On aura beau protester 4 gauche, comme contre un paradote :
l’opinion générale est bien que, méme pour une république, cette
Assemblée a trop de républicains. Sans doute la logique proclame
que les républicains sont les députés naturels d’une république, et
dans un autre pays la logique aurait raison. Mais en France I’his-
toire avertit aussitOt que nos républiques d’autrefois ont péri sous
les auspices cl par les mains d’assemblées trop républicaines; et
plus d’un observateur dirait encore que si l’Assemblée de 1874
avait compté dans ses rangs autant de républicains que celle-ci, la
république n’aurait pas eu le temps de se créer ou la force de vivre.
QUINZAINE POLITIQUE. 739
Avertissement grave et défiance juste, en vérité. Qui ne sait, en ef-
fet, l'impulsion que l’idée de la république communique aux hom-
mes ef aux choses, en les poussant dans des directions inconnues
par les voies d’un progrés indéfini? Qui ne sait les souhaits qui se
sont amassés d’avance: aux pieds de cette Assemblée et qui vont en
battre impétueusement les portes? Et qui ne comprend que con-
templant leur nombre, étroitement groupés, exaltés par le senti-
ment de leur union comme par la -joie de leur rencontre, stirs de
lcur puissance, menés par de tels chefs et encouragés par la foule,
les répubhicains et les radicaux, qui seront demain les maitres de
cette Assemblée, ou ne posséderont pas en eux ou ne pourront pas
garder longtemps cette vertu de la modération qui seule tiendrait
en équilibre leur masse, une masse instinctivement agitée et ‘vio-
lente? Certes, c’est une victoire pour le parti républicain que cette
élection du 20 février. Mais peut-étre cette victoire sera-t-elle mor-
telle pour la république.
Cette élection si républicaine a bien des causes. La plus puissante
et la plus vraic, ce semble, c’est entre toutes la plus vague : nous
youlons dire la trop frangaise qualité de l’entrainement. Ah! la Ré-
publique! voila pour la multitude la mode et la fiévre du jour, voila
la tradition de l'année, bien plus encore que la nécessité du pré-
sent. On chercherait parmi ces millions d’électeurs ceux qui sont
républicains par un enseignement de leur raison, ceux qui ont mé-
dité sur les avantages comparés de la monarchie et de la Républi-
que : i] en est peu, trés-peu. On les trouverait nombreux, au con-
traire, ceux qui sont aujourd’hui républicains, soit par imitation,
soit par une naiveté docile ou par une sorte d’empressement pas-
sager. Ils sont nombreux aussi ceux que ménent les mots déclama-
toires des tribuns ou les maximes savantes des doctrinaires : on ne
se demande pas si M. Louis Blanc a réalisé une seule de ses pro-
messes, si M. Gambetta a été fidéle autrement qu’en parole au for-
mulaire de Belleville, si M. Barodet a cu le pouvoir magique que la
foi populaire, en 1873, prétait 4 son nom : on écoute, on espére,
on est séduit, on se livre. Et cette crédulité, il ya dans notre grand
peuple d’électeurs quelque chose qui la favorise singuliérement :
Cest un défaut de clairvoyance, on ne sait quoi de court dans la
vue, qui ne lui laisse apercevoir le danger que lorsqu’il est proche
et qu'il est gros. L’apercoit-il alors, et la volonté du suffrage uni-
versel change & la hate, l’élection du lendemain contredit celle de
la veille ; mais hélas ! combien de fois n’a-t-il pas été trop tard !
Il faut le reconnaitre d’ailleurs : le suffrage universel s’attache
volontiers 4 ce qui s’offre 4 lui. Plus qu’on ne pense il est pour ce
qui est. S’il sert d’arme aux radicaux, il sert aussi d’instrument,
740 QUINZAINE POLITIQUE.
pour la préservation des choses existantes, 4 bon nombre de con-
servateurs que la crainte de l’inconnu rend jaloux de maintenir les
institutions du moment, si fragiles qu’elles soient d’elles-mémes.
L’empire sut-habilement exploiter ce sentiment. La République vient
d’en profiter 4 son tour. La France, on ne peut le mer, est lasse,
non-seulement des variations de son sort, mais de son inquiétude
~ elle-méme : elle veut se reposer, et coname le voyageur surpris sur
la route par la fatigue, elle s’endort au bord du fossé ou sa fatigue
l’arréte. Il n’a pas manqué @’orateurs et.de journalistes pour dire
au paysan et au bourgeois de prendre garde 4 une révolution, de
nc pas risquer de changement et de se contenter de la République,
par une sage défiance, des hasards et des catastrophes. Et cette peur
a en effet opéré dans plus d’une de nos campagnes et de nos petites
villes le miracle de faire voter pour la République de braves gens
qui ne sont pas républicains ou qui ne savent pas s’ils le sont.
Avouons franchement aussi que, pour les conservateurs, la lutte
était inégale, l’heure peu propice. Avaient-ils bien haut dans la mé-
lée un drapeau visible de la foule et hardiment déployé devant elle?
Non, etc’est un singulier désavantage : car la foule, surtout dans
les pays de suffrage universel, aime a voir les banniéres, et il luien
faut dont la couleur attire ses yeux. Les mots discrets, les réticen-
ces adroites, les équivoques, méme honnétes, n’ont guére de pouvoir
sur son esprit. Le nom de conservateurs, méme orné des épithéles
de constitutionnels et de modérés, ne sonne pas clairement a son
oreille comme ceux de royalistes; de: bonapartistes et de républi-
cains : sa sincérité répugne aux définitions difficiles. Qu’est-il ar-
rivé 4 des centaines de candidats, dans ces embarras de conscience
et de langage? Monarchistes, ils se dissimulaient, ou bien on. les di-
sait impuissants. Républicains, on ne les croyait pas. is pouvaient
avoir l’air de politiques résignés ou, qui attendent. Mais, comme ils
ne montraient pas le but, comme ils.n’indiquaient rien 4 horizon
de l'avenir, ils n’avajent pas, non plus la force qui entraine ; -et dés
lors peut.on s’étonner outre mesure que le grand nombre ne les ait
pas suivis? 3 , eis 5 - %
Parmi Jes causes de leur défaite, il yen a deux secondaires et:
transitoires qui mériteront !’attention des conservateurs. Une orgas:
nisation énergique et intelligenta .q manqué a leurs ressources, :
Avaien|-ils, comme les républicains et les radicaux, un comité de.
direction générale, surtout des comités d’actignick.des correspon-
dants? Semaient-ils, comme leurs adversaires, les livres et les bro-
churcs? Possédaient-ilg autant. de journaux? kaaient-ilq servis par
d’aussi, nombreux.agents ? Avaient-ils ,taus ,ces secrets de propa- -
gande ct toutes ces régles, de discipline ? On sait: que non. Il estiplus
QUINZAINE POLITIQUE. 74M
triste encore de convenir que |’action du gouvernement, par la faute
de maint fonctionnaire, n’a pas eu toute l’efficacité qu’eussent sou-
haitée les conservateurs. Nous ne nous plaignons nullement, pour
notre part, que M. Buffet, jugeant despotique et corruptcur l’usage
de la candidature officielle, l’ait interdit 4 certains préfets ou sous-
préfets qui avaient fait jadis métier de ces pratiques impériales.
Mais que parmi eux il y en ait eu d’indociles 4 ses instructions ou
assez osés pour le tromper, que plusteurs aient pactisé avec les en-
nemis mémes du gouvernement, que quelques-uns aient violé les
ordres du ministre de l’intérieur; que d’autres aient ménagé leur
fortune en aidant aux espérances de certains partis, c’est un scan-
dale, et n’y a-t-il pas urgence a corriger cet abus ?
Quelles que soient les raisons décisives, |’événement n’a été ni tel
que les conservateurs le désiraient ni tel que l’cussent voulu en Eu-
rope ceux des petiples ‘qui sont encore bienveillants 4 la France. Quel
spectacle que celui de ce Paris oublieux, auquel son expérience
n’enseigne rien, et recommengant en 1876 ces jeux de sa capri-
cieuse démocratie si funestes a la paix publique comme a son hon-
neur en 1873 et en 1871 ! Quoi! prodiguer ses suffrages a ces his-
trions du radicalisme dont il sifflerait au thédtre ta ridicule mé-
diocrité ou Vinsolente vanité! Etre pour la société fran¢aise un
centre ot ses destinées se sont formées, ou notre patrie accumule
tous les trésors de sa richesse et de son génie, ot l’étranger méme
adinire une ‘des capitales de intelligence humaine, et se choisir
pour représentants ces démagogues dont la plupart n’ont ni élo-
quence ni savoir, ou qui, pour l’urbanité, valent a peie le Cléon
d’Aristophane! ‘Se wanter de donner des lecons a la France et au
monde, s’enorgueillir d’étre la cité mafernelle de la république, et
n’élire que des violents et des utopistes, c ’est-a-dire ne fournir au
pays niun exemple de modération ni un témoignage de bon sens!
Voila une triste page encore pour Vhistoire de Paris.
Nous avons subi, nous conservateurs, des pertes graves et nom-
breuses dans cette bataille. L’inconstance populaire nous prive de
talents qui hvaient vivement brillé dans l’Assemblée de 1871 et
dont la lumiére edt éclairé celle de 1876 avec plus d’éclat encore ;
elle nous prive de dévouements qui avaient rendu de grands ser-
vices. Entre tous, M. Buffet manquera parmi nos amis. Nous sa-
luons de nos regrets cette fiére figure, cet homme intrépide au de-
voir, ce travailleur assidu, cet orateur d’une parole si pénétrante et
si shre; ce parlementaire sagace, ce ministre scrupuleux et sincére,
cet indomptable soldat de l’ordre et de la paix. Personnage digne
de toutes les fonctions qu’il a occupées, M. Buffet a marqué sa
place dans l’histoire de ces cing ans, 4 la tribune, par la présidence
142 QUINZAINE POLITIQUE.
de ]’Assemblée et dans les conseils du maréchal de Mac-Mahon. 2
laisse une mémoire. Tenace et hautain devant l’impopularité, elle
vient de l’abattre, 4 force de haines et de mensonges; mais il est
de ceux qui se relévent: il a pour cela le ressort supréme, |’estime.
Les conservateurs se souviendront qu’ll a fait avec eux le 24 mai et
pour eux le 25 février. Ils n’oublieront pas qu’il a tenu les rénes
du gouvernement d’une main ferme et qui ne rejetait aucune res-
ponsabilité. Quant aux républicains et aux radicaux, ils peuvent
aujourd’hui célébrer sa chute avec le méme enthousiasme que te
jour ow ils célébraient son avénement, impatients dans leurs voeux
au point de croire qu’il s'attardait trop 4 pleurer sur le cereueil de
sa mére; ils ont su par leurs artifices lui é6ter honneur d’étre
député ou sénateur jusque dans cette Lorraine dont il est l’un des
fils les plus passionnés et les plus illustres ; ils ont banni de ces
Assemblées ou son expérience et son éloquence avaient habitué le
public & juger sa présence nécessaire. Soit, mais qui peut dire
qu’un temps ne viendra pas ou ces ingrats reconnaitront qua con-
traindre la république 4 étre conservatrice, M. Buffet, par sa vigi-
lante sévérité, lui constituait plus de titres et lui garantissait plus
de durée qu’eux-mémes par leur complaisance? Qui peut dire qu’
une autre époque, il ne leur semblera pas, comme a M. Buffet, que
contre l'Empire, le meilleur rempart de la République, c’est une
politique rigoureusement conservatrice?
Les républicains et les radicaux vont régner dans |’Assemblée.
Car bien que les conservateurs, dans les 107 ballotages ou se com-
plétera prochainement cette élection, aient le juste espoir de rega-
gner beaucoup de siéges, leurs adversaires auront encore la supé-
riorité du nombre. On dispute violemment, comme d’ordinaire, sur
le chiffre exact auquel on peut évaluer dans |’Assemblée les forces
nouvelles des partis; et le plus impartial, on le concoit, peut se
tromper dans cette évaluation. N’y a-t-il pas, sur les limites de cha-
que groupe, des indécis qui erreront de l'un a l'autre? N’y a-t-il
pas d’étranges mariages d’opinions qui font de certains députés des
politiques vraiment hybrides ? Tous les élus garderont-ils la phy-
sionomie des candidats? Enfin, les nuances sont-elles également
distinctes pour tous les regards? Quoique chacun puisse ainsi mo-
difier un peu cette estimation, nous croyons, nous, suffisamment
véridique un calcul qui attribucrait 4 l'extréme gauche 73 siéges,
4 la gauche 183, au centre gauche 38, aux bonapartistes 57, aux
conservateurs 78. Qu'il y ait 4 la gauche une certaine quantité de
républicains qu’il soit facile de convertir en radicaux ou & trans-
porter au centre gauche ; que le centre gauche ait lui-méme des
emigrants préts 4 passer d’un cété ou d’un autre; que parmi les
QUINZAINE POLITIQUE. 7143
bonapartistes une dizaine soient assez modérés pour se séparer
de M. Rouher dans certains mouvements de sa convoitise : on ne
saurait le contester. Nous inclinons a penser, d’ailleurs, que, sous
empire de certaines craintes, des rapprochements imprévus
pourraient s’‘accomplir sur plus d’un point dans cette Assembléc ;
ona le droit de prévoir aussi une division qui partagera la gauche
en deux troupes indépendantes qui s’uniraient, lune au centre
gauche et l’autre 4 l’extréme gauche, selon l’occasion. Ces conjec-
tures sont encore arbitraires. Les premiers actes de l’Assemblée
nous permettront de mieux fonder nos suppositions. Mais, dés ce
jour, une telle disproportion des forces n’est-elle pas un séricux
sujet d’alarmes?
Voici, revenus & la lumiére, surgissant de l’oubli, ou méme pa-
rés des honneurs d’une popularité nouvelle, ces mémes hommes
qu’au lendemain du 8 févricr 1874, la colére et le mépris de la
France écrasaient et repoussaient dans |’ombre. Dictateurs incapa-
bles, émeutiers ou complices d’émeutiers, magistrats d’aventurc,
proconsuls furieux, trafiquants de la misére nationale, ils viennent
dans ce parlement remplacer d’honnétes gens qui avaient tenu 1’é-
pée de la France sans regarder en arri¢re, pendant qu’on abusait,
a Tours et 4 Bordeaux, du sang et de l’argent de notre patrie.
Etranges pardons de la multitude! Cing ans et un peu de radica-
lisme lui suffisent pour oublier toutes ces folies et faire croire &
rétranger que l’expérience de 1870-74 n’a pas plus instruit les té-
moins des Gambetta que des Rouher, des Duportal que des Ollivier.
Que le centre gauche n’en gémisse pas! Si les radicaux, en 1876,
rentrent plus nombreux et plus puissants dans cette Assemblée,
cest qu’il les a sauvés de la condamnation qui les frappait en ce
temps-la : par ses alliances, par ses excuses, parson crédit, par ses
louanges mémes, il les a absous, il leur a rendu courage, il les a
réhabilités, il les a aidés a ressaisir la faveur publique. Avec eux,
ilari du péril social; et hier, dans les clubs, il s'épouvantait tout
4 coup de leur audace et de leur insanité. ll s'est moqué des pré-
dictions qui lui annongaient que les radicaux lui réservaient le
méme sort qu’a nous; et demain, il verra la place qu’il tient main-
tenant dans l’Assemblée, il sentira sa faiblesse auprés de ces deux
gauches, il rompra }’union qui l’attachait 4 elles, ou il ne sera plus
que leur humble satellite!
Le centre gauche a longtemps couvert de son patronage les deux
aulres gauches. Va-t-il vivre désormais sous leur protection? Le
peut-il? Peut-il se fier 4 leur amitié devenue souveraine? Ce serait
une illusion nouvelle. Car, qu’ont-ils fait pour lui, quelle assis-
lance lui ont-ils prétée Je 20 février, ces radicaux dont la modéra-
tion n’est qu’oratoire? La République francaise, ob M. Gambetta
144 QUINZAINE POLITIQUE.
cousigne sa pensée, a répété jusqu’a irois fois le nom de M. Louis
Blane sur sa liste de candidats; elle a préconisé les Clémenceau,
les B. Raspail, les Ch. Quentin et autres; de tous les candidats du
centre gauche, il n’en est qu’un, M. Thiers, qu’elle ait daigné re-
commander. En province comme 4 Paris, les radicaux ont partout
combattu et presque partout vaincu les républicains conservateurs
du centre gauche. Est-ce 14 l’union? Quel est cet amour fraternel?
Ou plutét Pheure qu’on prophétisait n’est-elle pas venue, l'heure
ou les radicaux choisiront, pour servir aux autels dé la république,
de plus purs croyants que les néophytes, l’heure oa, pour entrer
dans ce'temple qu’on nous disait jJadis celui de la tolérance, il
faudra montrer d’abord son certificat de naissance républicaine?
Si le centre gauche le nie, qu'il compte ceux des siens que la bonne
volonté des radicaux a laissé passer : ils sont trente-huit ! Et com-
ment aurait-il pu, avec son indécision, avoir une destinée meil-
leure? Trois jours avant Je vote, il publiait 4 Paris un manifeste ou
il suppliait les électeurs de ne pas livrer leurs suffrages 4 ces « agi-
tateurs » du radicalisme, & ces « coureurs de popularité », a ces
« faux amis de la Constitution », & ces « seclaires ». C’était une
réprobation véhémente, mais ce ne devait é¢tre aussi qu’une vaine
piéce d’éloquence. Le centre gauche parlait et n’agissait pas. Ou
bien ses journaux n’osaient pas opposer de candidats 4 ceux
des radicaux, ou bien ils repoussaient ceux des conservateurs, ou
bien encore ils-observaient une lache ncutralité; et Paris avait cette
comédie d’un d’entre eux, le plus grave peut-tre, qui, trop timide
pour opter entre les candidats de son propre parti ct ceux de la ré-
publique radicale, se contentait, dans unc stoique indifférence, de
les montrer aux électeurs sur une méme ligne et avec les mémes
titres ! Peur coupable ou triste duperie, il faut tinir : que leé centre
gauche s’appelle républicain aussi haut qu’il lui plaira; mais, de
grace, qu’il choisisse : il faut étre conservateur ou radical; la lutte
des deux républiques va commencer ; et ¢ est le dernier duel...
“Mésurément, le temps n’est pas de philosopher. On n’a pas, dans
ces périls; le: loisir de comparer la genre de vote qui a élu le Sénat
ct celui qui a élu l’Assemblée, ni de reprendre, A la lumiére de cette
élection, la théorie des deux scrutins. Bien que dans certains dé-
partements, comme dans Vaucluse et Maine-et-Loire, le scrutin
d’arrondissement ait répondu aux voeux des conservateurs, pour-
quoi, dans l'ensemble des colléges électoraux, leur a-t-il été moins
favorable qu’ils né Pespéraient? C’est que par dessus les scrutins
régnait un souffle puissant, trop puissant hélas! qui passait par
dessus toutes les barriéres et qui emportait follement les esprits.
Ce vent de république qui soufflait ainsi aurait-il entrainé les vo-
lontés plus violemment encore, sans les divisions tracées par la lot
QUINZAINE POLITIQUE. 145
du scrutin.d’arrondissement? On peut le croire. Le seul fait qu’il
importe aujourd'hui de constater, c'est que dans ces grands jours
de consultation populaire, l’opinion, quand elle est soulevée, do-
mine tout et surmonte tout. Il faut que ce fait reste dans le souve-
nir des conservateurs : il leur apprendra 4 connaitre les vraies con-
ditions et les suprémes nécessités de la lutte; il leur enseignera &
agir sur cette opinion avec plus de vigueur et de constance, avec
plus d’accord et d’unité. L’opinion, c'est aujourd’hui pour la France
la maitresse de sa fortune. Qu’on le déplore ou non, telle est la fa-
talité du jour. Ne l’oublions plus, et puisque le combat a ce prix et
cet objet, sachons donc enfin, nous aussi, porter 14 tout l’effort de
notre courage et de notre abnégation. |
Est-ce un voeu chimérique ? Nous voudrions que les conservateurs |
saisissept pénéreusement cette noble et douloureuse occasion de
sunir dans l’Assemblée. Leur malheur est commun. Qu’ils asso-
clent leurs coeurs pour le grand dessein qui se présente ‘a leurs
volontés. Ce dessein est bien au-dessus des projets et des essais ou
ils se sont heurtés, entrechoqués et divisés : c’est bien la société,
cest bien la patrie qu’ils ont maintenant 4 défendre, sans se que-
reller sur le drapeau qui flotte’sur leurs tétes, sans penser’é autre
chose qu’aux armes qu’ils ont entre leurs mains et a la bataille qui
se livre. Les mots sont devenus des réalités ; le péril ne gronde
plus dans ie lointain ; il plane la, sur nous et autour de nous. Les
conservateurs, dans ce parlement républicain et radical ot le parti
deM. Houher aura du moins la force du désordre, les conservateurs.
he seront plus que le petit nombre. Eh bien! cette poignée d’hom-
mes va-t-elle se disséminer? va-t-elle former une extréme droite,
une droite, un centre droit, chacun avec un groupe d’une trentaine
de députés? Il faut bien le dire: ce serait presque ridicule. Qu’ils -
se rapprochent, qu’ils confondent leurs’ résolutions, ce sera plus
digne et ce sera plus utile. Laissez donc 14, nous vous en adjurons,
les souvenirs qui offensent et les regrets qui séparent. Oubliez les
dates de vos discordes. Effacez les mots de vos coléres. Mélez-vous
en 1876 deyant l’ennemi de vos lebertés et le destructeur de votre
repos, comame vous méliez vos coups et votre sang en 1870 et en
1874, devant l’euvahigseur et la mort. Et commencez Punion sur
la bréehe méme, dans les élections complémentaires du 5 mars. -
Que fcra le gouvernement? quelle sera la-conduite du maréchal
de Mac-Mahon? C’est une question délicate; et, & nos yeux, il ne
sied guére d’appeler maintenant sur ce point la discussion publi-
que. Disons au moins qu’il est imprudent de se précipiter, comme
quelques-uns le veulent, 4 une résistance anticipée et qui ne sait
pas encore quelle sera l’attaque. Il ya beaucoup a craindre : mais
146 QUINZAINE POLITIQUE.
si cette crainte doit tre salutaire, si on veut quelle réveille la na-
tion, sion veut qu’elle soit une force, il faut ne rien devancer, il
faut attendre le danger et non J’exciter, i] faut laisser le mal, sinon
progresser, du moins paraitre lui-méme. Que l’Assemblée commette
les premicres fautes, si elle veut; mais que le gouvernement reste
dans l’expectative, attentif et résolu, calme pourtant et ne provo-
quant personne : c’est seulement si on a cette attitude, sion mon-
tre cette réserve, qu’on rangera derriére soi le Sénat et tous les
conservateurs égarés jusqu’ici dans la région de la gauche ou sur
ses confins. La gravité des circonstances, loin d’interdire Vhabileté.
la rend plus nécessaire que jamais. Prenons donc garde 4 la fausse
énergie, 4 une promptitude inconsidérée. La France sera notre al-
lige au moment supréme; mais d’abord il faut qu’elle voie la guerre
et discerne les torts : ne commencons pas les hostilités. L'’épée du
maréchal de Mac-Mahon nous sera fidéle: on peut compter sur ce
secours. Que cette confiance nous console et nous soutienne dans la
patience que la politique nous impose.
Pauvre France! A quelle étape en est-elle? Dieu seul le sait. Mais -
défendons-nous de l’effroi qui décourage : la France a des élans qui
déconcertent aussi souvent les prévisions de la crainte que toutes
les autres. Certes, sa fortune n’a pas le cours de nos souhaits. En
4874, acette heure sombre ow on ignorait quelle route la France prea-
drait parmi les débris de tant de gouvernements et 4 travers les dé-
combres d’une guerre si ruineuse, nous révions qu'elle remonte-
rait 4 sa gloire et 4 sa prospérité par un chemin plus droit et plus
sir, plus uni et plus doux, mieux éclairé du soleil : c’était le che-
min que ses destinées avaicnt suivi durant des siécles de progrés
en progrés. Ge songe, tout l’a décu. Pendant ces cing années, elle
s’est avancée, incertaine, d’un pas chancelant, par une voie héris-
sée d’obstacles, et le long d’urrgouffre. Elle n’est pas tombée pour-
tant. Voici encore une nouvelle traverse. Elle passera : n’en déses-
pérons point. On dit toujours qu’elle est riche de biens inépuisa-
bles. Mais qu’on relise son histoire: ce n’est pas seulement des
biens de son ciel ct de son sol qu’elle a la fécondité ; elle a aussi un
fonds merveilleux de ressources morales ct politiques. Méme dans
le mal, elle yaut mieux qu’elle ne parait; sa volonté est plus saine—
que ses choix ne sont justes, et son bon sens est aussi alerte dans
ses retours que son imagination est légére dans ses écarts. Ces res-
sources, elle va les retrouver 4 la vue du danger : nous sommes de
ceux qui n’en doutent pas. Aucuste Boucaes.
Lun des gérants : CHARLES DOUNIOL
Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Parie.
UN CLUB DE JAGOBINS BN PROVINCE
1791 — 1793
Les Jacobins de Paris, tout le monde en sait I’histoire ; des Jaco-
bins de province, on en a jusqu’ici beaucoup moins parlé. Et cepen-
dant elles méritent bien de fixer un instant l’attention ces mille et
quelques Sociétés populaires qui, répandues en 1792 par toute la
France, receyaient chaque jour le mot d’ordre de la société-mére
des Jacobins de Paris, et renvoyaient aussitét, sous forme d’adresses
a la Convention nationale, l’expression des veux et des désirs de la
grande Ville, qui semblaient étre ainsi les voeux et les désirs de la
France enti¢re.
Qui connait l’histoire d’une de ces sociétés jacobines au petit-
pied, formées dans la plupart des petites villes de province de 1794
a 1793, connait l’histoire de toutes les autres ; et en prenant ici pour
type la Société populaire de Fontainebleau, dont nous avons été
assez heureux pour retrouver les archives, nous croyons, qu’a part
quelques différences de détail, on a sous les yeux |’organisation et le
fonctionnement ordinaire de tous les clubs jacobins de province,
durant la période révolutionnaire qui aboutit 4 la chute de Robes-
pierre.
C’est peut-étre dans ces petites réunions locales, que |’on décou-
vrira le mieux les sentiments et les passions politiques qui entrat-
nérent les esprits 4 cette époque de notre histcire; dans les assem-
blées législatives, dans les assemblées provinciales méme, on se
trouve placé sur un trop grand thédtre pour bien voir; les acteurs
grandissent trop en général 4 nos yeux; les hommes qui s’agitent
dans ces grandes réunions sont trop en scéne; sentant que tous les
regards sont tournés vers eux, ils veulent 4 tout prix jouer de
grands roéles; bien heureux s‘ils n’arrivent pas fatalement 4 jouer
N. SER. T. LXVI (cl DE LA COLLECT.), 5° trv. 10 mars 1876. 49
748 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
parfois de facheux personnages. Dans les petits comités de province
au contraire, la franchise et le naturel éclatent 4 chaque instant; les
orateurs, — s'il en existe ! — se sentent beaucoup plus & l’aise et par-
tant sont plus sincéres; les passions s'y montent plus 4 nu, les
impressions y sont plus vives, les émotions plus spontanées, les
enthousiasmes moins calculés; la nature humaine peut y étre mieux
prise sur le vif.
C’est donc aux rcunions populaires d'un clubjacobin d'une petite
ville de province, de Fontainebleau en Seine-et-Marne, que nous
convions le lecteur. En surprenant l’organisation de cette petite
société révolutionnaire, en suivant ses développements successifs,
en constatant 4 un certain moment sa puissance et sa force, son
despotisme et sa tyrannie, nous serons amenés a faire de_ bien
amtres réflexions, et peut-€tre songerons-nous aux petites sociétés du
méme genre qui cherchent 4 naitre encore de nos jours dans de
semblables conditions.
Entre les Jacobins d’autre fois et les Jacobins d’aujourd’ hui la dis-
tance n'est pas grande, les analogies sont nombreuses et frappantes.
Sans doute il nous feront sourire tous ces petits distoureurs de
contrebande que nous allons voir se poser a la tribune, « s'y dessi-
ner avec grace, » comme dit l'un d’eux, et prétendres’y faire passer
pour orateurs; peut-étre les trouverons-nous grotesques, tous ces
harangueurs de carrefour qui vont, devant nous, se presser en
foule autour de l’arbre de la Liberté et entonner des fhiymnes
en I'honneur de la Raison; en tous cas nous ne les suivrons
pas plus dans leurs théories révolutionnaires que nous n’applau-
dirons 4 leurs actes, et nous espérons que le lecteur, aprés avoir
lu ces quelques pages, connaissant mieux les Jacobins de tous les
pays et de tous les temps, ne les en détestera que davantage.
Toutes les sociétés populaires de 1792 et de 1793, que Mont-
Gilbert, appelle « les filles et les compagnes de la Révyolution, »
furent issues de cette premiére Soczété des amis de la Constitution,
formée a Versailles par quelques députés de Bretagne et conaue 4
son origine sous le nom de Cludb-Breton. Prudhomme, dans ses
Reévolutsons de Parts, recommandait, des le mois de novembre 1790,
de grouper partout le peuple « en petits pelotons, » et peu de temps
aprés Camille Desmoulins, dans ses Révolutions de France et de
Brabant, pouvait annoncer « que le grand arbre, planté par les
Bretons aux Jacobins, avait poussé de toutes parts, jusqu’ aux extre-
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 749
mités de la France, des racines qui lui promettaient une durée
éternelle. »
Si l'arbre planté par les Jacobins n’eut pas cette durée éternelle
que lui prédisait Camille Desmoulins, il n’en est pas moins vrai
qu’il étendit pendant prés de cing années ses rameaux sur toute la
France ; pendant cing ans, dit M. Thiers dans son AMistotre de la
Révoluton francaise, tout ce qui devait étre fait en France, se pro-
posait et se discutait aux Jacobins, et les mémes hommes venaient
ensuite exécuter 4 PHotel-de-Ville, au moyen des pouvoirs munici-
paux, ce qu'ils n’avaient pu que projeter dans leurs clubs. » Il en
fut de méme en province, et tout ce qui intéressait a un titre quel-
conque I'admnistration d'une petite ville, aprés avoir été discuté
dans le club jacobin, ne tardait pas 4 étre exécuté par les membres
de ces mémes sociétés populaires, qui n’hésitaient d’ailleurs jamais a
envahir lHotel-de-Ville, lorsque des élections réguli¢res ne les y
avaient pas envoyés siéger.
Dans les premiers jours de leur existence, les sociétés populaires
de province eurent principalement en vue l'instruction politique,
l’éducation politique des citoyens : « la mission d’une société popu- —
laire, disait en octobre 4794 un des Jacobins de Fontainebleau, est
d’éclairer l’opinion publique et de la tenir constamment au courant
et 4 la hauteur des mesures décrétées par la Convention. » Ren-
verser par tous les moyens possibles « le monstre de la supersti-
tion, » entrait bien aussi dés le principe dans le programme des
Jacobins de province, et comme le disait encore un membre de la
Société de Fontainebleau, it leur importait beaucoup « de fouler |
aux pieds tous les anciens préjugés qui tenaient de loin ou de prés
au despotisme théologique dont l’ancien almanach peut étre regardé
comme le répertoire. » Ce premier programme, trés-scrupuleusement
rempli d’ailleurs, parut bien vite par trop modeste et ne tarda guére
a s‘élargir. Dés lors a la tribune des Jacobins de province comme
a celle des Jacobins de Paris, de nombreux projets de lois furent
élaborés, des questions de haute politique agitées, des mesures
révolutionnaires décrétées, et pour mieux assurer l’exécution de
leurs arrétés, ceux-l4 mémes qui les avaient pris se chargeaient
presque toujours d’en surveiller les effets et d’en ordonner la rigou-
reuse application. « Nous sommes, disait Camus, membre du Comité
de Salut-Public et qui en novembre 1792 assistait 4 une séance du
club jacobin de Fontainebleau, nous sommes les sentinelles vigi-
lantes des lois, les surveillants des administrateurs, et en général
de tous les fonctionnaires publics. »
Cette ingérence continuelle et absolue des Jacobins de province
dans les administrations locales qui, tout d’abord, n’était le résultat
750 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
que d’une tolérance éxcessive ou le plus soyvent de la faiblesse ou
de la peur des administrateurs, ne tarda pas a leur étre reconnue
comme un droit : « toute atteinte portée 4 ce droit, disait Bar,
député de la Moselle a la Convention, est une violation de la liberté
générale et individuelle, c’est un acte oppressif qui doit étre
réprimé. » Aussi le citoyen Gosset montait un jour a la tribune de
la Société populaire de Fontainebleau, et s’y faisait unanimement
applaudir lorsqu’il disait: « La république fran¢aise vient, par
l’organe de la Convention, de se déclarer gouvernement révolution-
naire; il s’en suit que toutes les autorités sont maintenant des corps
révolutionnaires ; conséquemment nous avons le droit incontestable,
droit délégué par nos représentants, de destituer tous les fonction-
naires publics qui n’agiraient pas assez réguli¢rement. » L’on peut
juger de l’excellence d’un régime politique qui permet a tout citoyen
de destituer tout fonctionnaire qui n’administre pas selon ses godts,
et qui ne trouverait jamais un meilleur remplacant, 4 la fonction
devenue vacante, que lui-m¢me!
En résumé, toujours actifs, toujours vigilants, les Jacobins de
1792 furent, avec des apparences de patriotisme et sous les dehors
d'une rigide vertu,'les véritables tyrans de notre pauvre pays,
comme ils sont encore aujourd’hui les ennemis les plus acharnés de
nos institutions et de nos libertés. Nous allons les voir a lceuvre
dans la petite ville de Fontainebleau et dans quelques autres villes
du département de Seine-et-Marne; mais en songeant a la puissance
et 4 la renommée dont sont encore en possession les Jacobins de
nos jours, nous ne pouvons nous empécher de remarquer dés main-
tenant avec Mont-Gilbert, « que le Francais naturellement magna-
nime et confiant, est constamment la dupe de tous les coquins qui
se constituent devant lui en personnages vertueux. »
Il
C’est le 5 mai 1791 que se fondait A Fontainebleau la Sociéte
populaire qui s’intitulait : Société des Amis de la Constitution, &
qui le 14 novembre 1792, « en raison, dit le procés-verbal de la
séance, de la différence des circonstances, » changeait ce premier
titre en celui de : Société des Amis de la Liberté et de [ Egalité. Les
fondateurs de cette Société étaient pour la plupart des citoyens
obscurs qui devinrent par la suite, en 1793, maires de la ville.
comme les sieurs Avril et Belot, ou bien procureur de la commune,
comme le citoyen Gaultier. Au moment ou se fondait a Fontaine-
bleau cette société populaire, plusieurs sociétés du méme genre
existaient déja dans le département de Seine-et-Marne, et les villes
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 751
de Melun (8 décembre 1790), de Provins, de Meaux, de Brie-Comte-
Robert, de Juilly possédaient depuis plusieurs mois déja: des sociétés
jacobines, affiliées aux Jacobins de Paris !.
A peine organisés, les Jacobins de Fontainebleau cherchent &
s‘affilier aux sociétés voisines et 4 la société-mére de Paris; dans sa
séance du 22 mai 1791, la Société de Melun consent a s’affilier 4
celle de Fontainebleau, et le citoyen Pichourier, curé d’Andrezel et
président des Jacobins de Melun assure 4 ses fréres de Fontainebleau
combien est vif le désir qu'il a « de resserrer par une union plus
étroite, les liens qui doivent unir les citoyens du méme département,
les habitants de deux villes voisines 3. » L’affiliation de la Société
des Jacobins de Paris ne fut pas aussi facilement et aussi prompte-
ment accordée aux Jacobins de Fontainebleau. Ceux-ci d’ailleurs ne
furent pas tout d’abord bien unanimes sur la question de savoir 4
quelle société parisienne le club de Fontainebleau _s’affilierait;
solliciterait-on le patronage des Jacobins ou celui des Feuillants?
La question fut assez longuement débattue, et sans ]’intervention
d'un fougueux Jacobin, le citoyen Giot, qui le 4 septembre 1791
vint exposer, dans un discours des plus véhéments, « la con-
duite toujours franche et loyale des Jacobins, » et énumérer com-
plaisamment « les nombreux services que les Jacobins avaient
rendus et qu’ils étaient encore préts 4 rendre a la Révolution; » il
y a lieu de penser que les membres de la Société populaire de Fon-
tainebleau auraient suivi les tendances feuillantines que signalait
plus tard un représentant du peuple en mission, comme « infectant »
le département de Seine-et-Marne. Quoi qu’il en soit, notons ici que
ia Société populaire de Fontainebleau ne fut affiliée qu’au mois de
décembre 1791 4 la Société des Jacobins de Paris, avec lesquels des
rapports constants et des plus intimes ne tardérent pas 4 s’établir.
« Fréres et amis, écrivaient les Jacobins de-Paris a ceux de Fontai-
nebleau, le 29 janvier 1793, les républicains sont au-dessus des
dangers, la calomnie peut les poursuivre, mais jamais elle ne les
atteint; jamais elle ne fléchit leurs caractéres, la trempe républi-
caine est indélébile; c’est cette trempe que nous avons toujours
trouvé en vous!... »
Bien qu’existante depuis le 5 mai 1791, ce n'est véritablement
que le 8 mai, par la constitution de son bureau, que la Société
populaire de Fontainebleau fut fondée ; son organisation intérieure
fut des plus simples et son réglement, successivement amendé et
! Voir la liste des 229 sociétés de province affiliées aux Jacobins de Paris,
dés le mois de mars 1791. (Bibliothéque Nationale.) .
2 (Lettre conservée aux Archives de Fontainebleau.)
732 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
modifié, définitivement adopté le 2 décembre 1793, nous arreétera
quelques instants, moins 4 cause de son originalité, qu’en raison
de la rareté, aujourd’hui, de ces sortes de documents presque histo-
riques. La Bibliotheque nationale ne posséde qu‘un seul exemplaire
de ces réglements de club jacobin en province, et c’est précisément
le réglement de la Société de Fontainebleau, dont il convient de
signaler les principaux. articles.
La Société était représentée par son bureau, composé d'un pré-
sident, de trois secrétaires, d'un trésorier, d’un archiviste et d'un
censeur, spécialement chargé de surveiller l’entrée de la salle des
réunions populaires. A l’ouverture de chaque séance, le président
nommait deux autres censeurs, chargés de la police intérieure de la
réunion. Trois comités, les comités de présentation, de correspon-
dance et de surveillance, fonctionnaient en outre en permanence et
coopéraient aussi 4 l’administration de la Société. Toutes les fonc-
tions que nous venons d’énumeérer étaient données a l'élection. Pour
toute élection la présence de trente membres au moins était indis-
pensable, et toujours la majorité relative des membres présents était
nécessaire pour l’élection d’un fonctionnaire ou d’un membre du
comité; le trésorier seul était élu 4 la majorité absolue. La durte
des diverses fonctions variait 4 linfini; le président était réélu
tous les mois, et le président sortant n’était rééligible qu’aprés [in-
tervalle d’une présidence. Les secrétaires étaient renouvelés par tiers
tous les mois, il en était de méme des membres qui composaient
les trois comités dont nous venons de parler, enfin le trésorier
restait une année entiére en fonction.
Pour étre admis dans la Société, il fallait se présenter sous le
patronage de deux membres, étre électeur aux assemblées pri-
maires et méme, la plupart du temps, justifier de l’'acquit de ses
contributions. Mais hAtons-nous de remarquer que cette derniére
condition, posée en principe, ne fut presque jamais exigée dans la
pratique; les Sociétés populaires qui, comme celle de Melun par
exemple, avaient voulu n’admettre dans leur sein que ceux qui
payaient une contribution de la valeur de dix journées de travail,
étaient mises a4 l’index, traitées d’aristocrates, et bientét obligées
de céder aux clameurs de la presse révolutionnaire qui ne les me-
nageait pas. « La Société de Melun, disait Prudhomme dans ses
Révolutions de Parts (n° 129), est indigne de fraterniser avec les
autres sociétés qui savent mettre un Aristide pauvre au-dessus d'un
Crassus, et qui comptent la vertu pour tout et la richesse pour rien. -
Quand il faut des richesses pour ¢tre membre d’une société, bientot
on est dispensé d’avoir des vertus! » Une fois présenté, le postu-
lant demeurait inscrit sur une liste des candidats, le Comité de
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 733
présentation faisait une enquéte, et a la suite d'un scrutin public,
Vadmission avait lieu si le postulant réunissait la majorité absolue
des suffrages exprimés par les membres présents.
A partir du mois d’aott 1793 laformalité du scrutin épuratoire vint
s'ajouter aux formalités précédemment réquises pour |'admission
' dun membre dans les clubs jacobins; et pour écarter plus sire-
ment « les patriotes de fraiche date qui cherchaient un asile dans
les sociétés populaires aux approches de la Terreur, » et « épurer
aussi le patriotisme des anciens membres, » 4 chaque instant il
fallait subir, en séance publique et solennelle, un interrogatoire
des plus rigides et répondre sans hésiter 4 toutes les questions
inquisitoriales posées soit par le président, soit par tout autre
membre de la Société populaire. Nous ne voulons pas donner ici
une copie exacte du questionnaire employé, pour les scrutins épu-
ratoires, par les Jacobins de Fontainebleau. I] se composait de plus
de vingt questions, qui pouvaient d’ailleurs varier 4 l'infini; et
quelques lignes d'un discours prononcé, pour la justification de sa
conduite, par le citoyen Rebours, « qui brilait depuis longtemps
du précieux avantage d’étre admis dans le sein de la Société popu-
laire de Fontainebleau, » nous montreront suffisamment de quelle
nature étaient les questions posées et quels titres il était bon d’in-
voquer a l'appui d'une candidature devant un club jacobin de 1793.
« J'ai scruté ma conscience et mes vies privée et sociale, disait le
citoyen Rebours, je me trouve complétement pur. Mes sentiments
révolutionnaires, je les ai sucés en Angleterre et je les ai conservés;
ils m’ont méme valu dans I’ancien régime les reproches de mes
supérieurs... Je me suis montré le 12 juillet 1789 4 Paris, pendant
deux jours et deux nuits; j'ai été de patrouilles sans désemparer ;
-et depuis, tant dans ma section que dans cette ville, je nat jamais
refusé aucune garde, nommément 4 Paris le 31 mai, les 4° et 2 juin
dernier... J'ai donné pour armer le cavalier, de plus une chemise
pour les volontaires, que reste-t-il donc 4 faire pour prouver mon
civisme?... »
L'installation de tout nouveau membre admis « aux honneurs de
la séance, » était l'objet d'une solennité qui consistait en une pres-
tation de serment de la part du nouveau Jaccbin, et en deux dis-
cours prononcés par le président de la Société et par le récipien-
daire. La formule du serment variait suivant les temps, mais celle
adoptée le 2 décembre 1793 et la plus généralement en usage, était
ainsi congue : « Je jure et promets de maintenir de tout mon pou-
voir l'unité et Pindivisibilité de la République, la Liberté et I’Egalité,
et de mourir 4 mon poste en les défendant. Je jure également d'étre
le défenseur officieux de ceux d’entre nous qui seraient dénoncés,
734 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
attaqués et poursuivis pour raison de leurs opinions patriotiques
exprimées dans le sein de la Société, la liberté des opinions ne
pouvant étre restreinte par qui que ce soit, ni par aucune autorité
constituée. » |
Chaque membre de la Société populaire de Fontainebleau recevait
un dipléme en téte duquel se détachait une vignette dont la com-
position varia trois rois. En 1791 deux branches de laurier et une
fleur de lys entouraient cette inscription : Vzure libre ou mourtr ;
au 14 novembre 1792 les diplémes ne furent plus imprimés, ils
étaient manuscrits et portaient le simple titre de la Société avec la
signature du président; enfin en aoit 1793, apparut le faisceau
surmonté du bonnet phrygien, autour duquel on lisait simplement
cette inscription : Soctété populaire de Fontainebleau. L’ histoire du
club jacobin dont nous nous faisons lhistorien, l'histoire méme de
toute la Révolution a la fin du dix-huitiéme siécle, n’est-elle pas tout
entiére dans les trois dates que nous venons de citer, ne se trahit-
elle pas dans les trois inscriptions et dans les trois vignettes que
nous venons de décrire sommairement ?
Les membres de la Société populaire de Fontainebleau se réunis-
saient dans le principe deux fois par semaine, les mercredis et les
dimanches ; chaque séance durait environ deux heures; elles com-
mencaient entre quatre et cing heures du soir et se prolongeaient
jusqu’a sept ou huit heures. A partir du 12 frimaire an II, il y eut
cing séances par décades, c’est-d-dire tous les deux jours. Enfin
pendant la Terreur le club se déclara souvent en permanence. Ces
réunions furent toujours publiques, et les citoyens et citoyennes,
des tribunes qui ne faisaient pas partie de la Société, pouvaient ce-
pendant prendre la parole pourvu que le président de la Société en eit
été préalablement averti. Aux termes mémes du réglement la liberte
de la parole était absolue et ne devait rencontrer aucune entrave.
La tolérance & cet égard était si grande que tel qui n’avait rien 4
dire, pouvait impunénément parler pendant plus d'une heure,
débiter les insanités les plus grossi¢res, et finir toujours pat
recueillir les applaudissements les plus frénétiques. Boileau
a bien raison de dire qu’un sot trouve toujours un plus sot qui
Yadmire!
Cependant si les orateurs ne faisaient jamais défaut, les auditeurs
se lasstrent parfois d’entendre et désertérent les réunions jaco-
bines ; aussi voyons-nous, le 24 septembre 1791, un des plus bavards
de la Société, le citoyen Jacasse, se plaindre amérement de ces
désertions continuelles et s’efforcer de ranimer le zéle des socié-
talres.
Les changements de domicile auxquels se livrérent les Jacobins
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 795
de Fontainebleau nous permettent de suivre encore une fois les
modifications successives qu'apportérent les événements révolu-
tionnaires dans les esprits des Jacobins de province. Au début,
la Société populaire se réunit chez son fondateur M. Maréchal ; le
29 mai 1791 elle s'installe, moyennant un loyer de six livres par
mois, dans la maison d'un sieur Gosset; quelques mois plus tard
nous la trouvons établie dans une salle dépendante de !’ancien
hdtel de Souvray, dont un sieur Gouffé est alors propriétaire; et
puis les événements politiques marchent, et au mois de juin 1792,
les amis de la Liberté et de l’Egalité, refusant |’offre gracieuse du
citoyen Mirville qui met 4 leur disposition son hétellerie de la Ville-
de-Lyon, ne songent plus qu’ s‘installer 4 l’hétel du Grand-Fer-
rare ou dans une des dépendances du chateau; et le 16 décem-
bre 1792 le ministre de l’intérieur Rolland, les autorise 4 siéger 4
la chancellerie, ou nous les verrons jusqu’au jour (4 décembre 1793)
ou ils s‘empareront de l’église, devenu le temple de la Raison. I4hiver
de 1794 et ses rigueurs chasseront bientdt nos Jacobins de leur
avant-dernier refuge, et c’est dans les salles basses de la sacristie
et dans les dépendances les plus obscures et les plus secrétes de
l'église que nous assisterons au spectacle de leurs derniéres orgies
révolutionnaires. .
Malgré ces changements de domicile et les frais d’aménagement
qu'ils entrainent avec eux, le budget de la Société populaire de
Fontainebleau se trouva toujours, en équilibre, et les comptes
mensuels des trésoriers constatent méme un excédant en caisse
qui variait de cent 4 cent cinquante livres. Ce n’est que dans les
trois ou quatre derniers mois de son existence que le club put voir
sa caisse complétement vide; les cotisations ne rentraient plus, et’
au milieu des dénonciations continuelles qui accablaient tous les
membres de la Société, au milieu du désarroi général qui affolait
tous les esprits, il est curieux d’entendre les lamentations du tré-
sorier qui, dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions, déclare enfin
que comme Pilate il s’en lave les mains, et donne sa démission.
Les recettes d’une société populaire consistaient en un droit d’entrée
et en une cotisation mensuelle dont le montant était d’ailleurs assez
variable. En principe tout Jacobin devait acquitter sa cotisation
mensuelle, mais lorsqu’on était « bon patriote, » et que l'on décla-
rait ne pouvoir payer, les amis de |’Egalité dispensaient souvent de
ces cotisations ceux qu’ils jugeaient dignes d’une faveur spéciale.
A Fontainebleau le droit d'entrée était de trois livres et la cotisa-
tion de vingt sols par mois; mais a partir du 4°° aodit 1793, en
raison de la cherté excessive des vivres, cette cotisation fut réduite
4 dix sols. Quant aux dépenses d'un club jacobin, les frais d'im-
756 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
pression des discours et des circulaires ainsi que les abonnnements
aux journaux révolutionnaires et au journal logolachigraphique des
Jacobins de Paris, en constituaient la plus grande partie. La
location de la salle, son entretien, son chauffage et son éclairage
étaient l'objet des autres dépenses ; mais souvent tous ces menus
frais étaient supportés par quelques membres de la Société qui
faisaient de ces petits dons une offrande patriotique.
Qu’est-il besoin d’énumérer ici les écrits périodiques auxquels
sabonnaient les Jacobins de province; c’étaient tous les journaux
que patronnaient les Jacobins de Paris, et qui, suivant |l'expres-
sion de l'un d’eux, « pleuvaient tous les matins comme la manne
du ciel, et venaient ainsi chaque jour éclairer (?) 'horizon! »
A cété de ces journaux s’accumulaient, dans les archives des
Sociétés populaires de province, des quantités incroyables de bro-
chures de toute espéce qu’échangeaient constamment entre elles les
sociétfés jacobines, et les bibliothéques de leurs cabinets de lecture se
trouvaient ainsi bien vite remplies. Toutefois remarquons que si les
écrits étaient nombreux, les lecteurs étaient rares; ce n’était pas par
la lecture que les Jacobins espéraient s'instruire et recruter des
partisans; le silence et le recueillement convenaient peu a leurs
natures ardentes; 4 ces révolutionnaires bouillants il fallait la lutte,
un public et le grand jour; la tribune convenait bien mieux que le
cabinet de lecture 4 leur tempérament. Aussi la lecture des feuilles
publiques était-elle faite chaque soir a la tribune et 4 haute voix,
par un citoyen de bonne volonté qui devait ainsi, avant |’ouverture
des séances du club, poursuivre les plus réfractaires a cette
instruction républicaine offerte et donnée en commun. Bien plus,
les Jacobins de Fontainebleau avaient imaginé de faire quelques
lectures publiques dans les rues, sur les places publiques, jusque
dans le parc et les jardins qui entourent le chateau et servaient de
promenade. habituelle aux désceuvrés. Mais le role de lecteur, ea
présence de la tiédeur du public pour ce genre de lectures en plem
vent, ne tarda pas 4 étre des plus grotesques, et les archives de la
Société. populaire de Fontainebleau ne nous conservent que les noms
de deux citoyens qui aient eu le courage d’entreprendre cette wuvre
ridicule de propagande révolutionnaire.
iit
Les nombreux travaux auxquels se livraient les Jacobins de Fon-
tainebleau brillaient bien plus par leur variété que par lear mpor-
tance. Dés qu’un citoyen se trouvait admis dans la Société populaire,
il se croyait aussitot en possession de la science infuse et ne veulait
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 737
rester étranger 4 aucune question politique ou sociale. L’excessive
confiance en lui-méme que possédait tout Jacobin nuisait certaine-
ment a ceux des travaux auxquels il aurait pu donner un concours utile,
et sa profonde ignorance de toutes choses n’avait d’égale que l’outre-
cuidance avec laquelle il parlait de tout et de bien d’autres choses
encore. Tout le monde n’était pourtant pas dupe de ce verbiageurs,
comme on les appelait, « qui parlent sans rien dire, ne se résument
pas et ne concluent a rien, » et plus d’une fois une assemblée de
dacobins, dégénérant en « une aréne de professeurs de chicane, »
dit se trouver dissoute par ceux-la mémes qui en avaient été les or-
ganisateurs. C’est ce qui arriva notamment dans le club jacobin de
Fontainebleau ot le citoyen Gosset ne ménagea pas un jour ceux qu'il
appelait avec justesse des charlatans politiques. « L’on vient de yous
engager, disait-il & ses collégues, a vous tenir perpétuellement en
garde contre les feuillants et les modérés, mais le citoyen Giot a
oublié de yous prémunir contre un vice que je considére comme bien
plus dangereux ; c’est contre le charlatanisme qu'il est bon que vous
soyez perpétuellement en garde. C’est contre /es charlatans en pa-
triotisme que je viens, moi, éveiller votre surveillance !... (Bruits,
interruptions, tumulte dans l’assemblée)... Je me méfie avec raison
de ces intrigants qui vont de sociétés en sociétés mettre leur patrio-
tisme.a |’encan ; ils ne cherchent qu’a arréter l’opinion publique sur
leur compte, pour que le peuple s’en ressouvienne 4 |’époque des
élections. Tout est égal 4 ces intrigants, pourvu qu’ils arrivent 4
leur but !... »
Hi semble que ces lignes, que nous avons textuellement extraites
du procés-verbal conservé en minute aux archives de Fontainebleau,
soient écrites d’hier, et qu’elles soient 4 l’adresse de tant d’hommes
politiques de nos jours qui n’ont fait leur chemin « qu’en allant de
sociétés en sociétés mettre leur patriotisme 4 l’encan. » Le langage
du citoyen Gosset était celui d’un homme sage et courageux, et
nous sommes heureux de constater que le club jacobin de Fontaine-
bleau contenait au moins un homme de bon sens; peut-étre edt-l
été difficile d’en découvrir un second.
La premiére partie de chaque séance d’une société populaire de
province était remplie par la lecture, faite 4 la tribune, des journaux
et brochures nouvellement envoyés de Paris ou des grandes villes
de France; aprés ces lectures et l’audition de quelques harangues
qu’elles avaient inspirées, venait le défilé toujours nombreux de
pauvres enfants qui balbutiaient quelques priéres a |'Eternel ou ré-
pétaient les Drozs de homme « avec le feu et la véhémence, nous
dit le rédacteur du procés-verbal du 30 prairial an II, qui prouvaient
qu ils avaient été élevés par leurs péres, dans les vertueux principes
738 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
de la République. » Enfin, comme tout en France finit, dit-on, par des
chansons, chaque séance se terminait par quelques chants patrioti-
ques ou autres, ce qui amenait une telle gaieté parmi les auditeurs
que des indécences de toute nature ne tardaient pas 4 se maniferter
‘ dans Passemblée. Les obscénités auxquelles nous faisons allusion se
renouvelaient sans cesse et le président du club avoue lui-méme,
dans les séances des 14 pluvidse et 27 frimaire an II, que l’inspec-
teur de la salle était impuissant 4 les réprimer et 4 en empécher le
retour. Triste spectacle en vérité, et bien plus navrant encore si l'on
songe que c’était dans un semblable milieu que le citoyen Bataille, pré-
sident de la Société, conviait, dans la séance du 4 décembre 1793,
les méres de famille 4 amener leurs enfants : « amenez, disait-il,
amenez vos enfants, citoyennes, A cete école sublime, afin que la, et
de bonne heure, ils recoivent les premiers principes de la morale
républicaine! »
Telles étaient les occupations ordinaires des Jacobins de province,
et leurs ardeurs patriotiques ne se réveillaient que le jour ou il s‘a-
gissait de porter contre un honnéte homme, refusant de pactiser avec
eux, une accusation calomnieuse ou une dénonciation mensongéere.
Loin de consacrer leur temps 4 l'intérét de la France, comme on s'est
plu quelquefois 4 le proclamer, les membres des Sociétés populaires
de province ne se préoccupaient que de leurs rancunes personnelles,
de leurs petites haines de clocher, et une fois sur cette pente dan-
gereuse, ils ne tardaient pas 4 se soupconner et 4 se dénoncer les
uns les autres. Nous ne voulons pas nous arréter ici sur les persé-
cutions continueiles qu’exercérent les Jacobins de Fontainebleau
contre les prétres et les curés de la ville, de Moret et d’Avon par
exemple, ainsi que contre les Filles-Bleues, les Sceurs de hospice da
Mont-Pierreux ; ici, comme partout ailleurs, prétres et nobles, aris-
tocrates et modérés, sont sans cesse 4 la merci de qui se prétend bon
patriote, en se constituant dénonciateur et calomniateur. Il suffit la
plupart du temps d’un propos de cabaret sorti de la bouche avinée
d’un ivrogne, pour qu’un honnéte homme soit traduit immédiate-
ment devant la Société populaire ou devant le Comité de surveillance,
et l’on sait que l’on ne sortait presque jamais de ce tribunal révo-
lutionnaire, que pour étre conduit, sous bonne escorte, dans ls
maison d’arrét.
Si les Jacobins de Fontainebleau, comme tout bon Jacobin de
province, pénétraient ainsi dans la vie privée des habitants de la
ville et respectaient peu la liberté individuelle qui est peut-¢tre Ia
premiére des libertés, leur ingérence et leur action se faisaient
également sentir 4 chaque instant dans tous les services munici-
paux ou administratifs qui les entouraient. Les registres de la
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 799
municipalité sont constamment compulsés par eux, et les membres
de l’administration locale chaque jour mis également par eux en
demeure de rendre des comptes et de fournir des explications sur
leur conduite; des Jacobins délégués assistent tous les jours les
médecins et les administrateurs de lhospice et de l’hdpital mili-
taire, tous les jours des membres de la Société populaire sont
chargés par leurs collégues de surveiller la gestion des officiers
de remonte; ils font la police eux-mémes les jours de marché et
les jours de foire; ce sont eux encore que nous retrouvons 4 la
porte des boulangers et de tous les fournisseurs pour surveiller
les approvisionnements et surprendre « les accapareurs, » qui
nexistent que dans leurs imaginations. Cette multiplicité de
fonctions que s‘attribuent nos Jacobins de province, a-t-elle pour
but d’obtenir en toutes choses une bonne administration? Pas le
moins du monde, et si nous voulons savoir pourquoi les Jacobins
de Fontainebleau surveillaient avec tant de zéle l’administration des
Remontes par exemple, l'un d’eux nous avouera, fort ingénuement
d'ailleurs, que leur but unique est « de faire remplacer les chefs
de cette administration déja fortunés par de vrais sans-culottes
indigents. » Bien plus, est-ce qu’aux malades qui encombrent les
hdpitaux, les Jacobins de Fontainebleau apportent des secours?
L’un d'eux dit formellement qu'il faut avant tout « leur précher les
doctrines révolutionnaires. » L’on peut voir par ce court exposé
quelle surveillance exercaient les Jacobins autour d’eux, et c’est
avec raison que le citoyen Ravage pourra dire un jour a la tribune
de la Société populaire de Fontainebleau : « C'est en nous que
réside toute la force de la République; c’est dans toutes les sociétés
populaires réunies que réside la souveraineté; chacun de nous est
souverain sans pouvoir en exercer les actes; nous en déposons le
droit, pour le bonheur de tous, dans les mains des législateurs que
nous choisissons; c'est de nous qu’ils tiennent leur force qui est
la notre; nous sommes les colonnes de ]’édifice de notre liberté!... »
Dans toutes ces assemblées populaires de province, chacun avait
son rdle, et les femmes comme les enfants venaient y chercher
aussi des applaudissements et des ovations. Dans toutes les révo-
lutions qui ont ensanglanté la France depuis pres d’un siécle,
certaines femmes ont semblé ne vouloir jamais déserter la cause
du désordre, et loi de montrer de la répugnance pour ces luttes
horribles dans lesquelles tout un peuple rale et agonise, elles ont
paru prendre plaisir 4 ces débauches, s’offrant méme volontiers en
exemple et prétes 4 ranimer et 4 soutenir le fiévreux élan et la
colére farouche de leurs fréres, de leurs maris et de leurs enfants.
Dans une petite ville de proviitce comme Fontainebleau, nous
760 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
n’avons pas rencontré de figures sympathiques comme celles des
Charlotte Corday, des Sombreuil et des Cazotte, nous ne nous sommes
pas non plus heurté aux figures excentriques ou repoussantes des
Olympe de Gouges-ou des Théroigne de Méricourt; mais nous
avons vu sagiter au milieu des assemblées populaires quelques
petites citoyennes bourgeoises, telles que les Crafton, les Marcelin
ou les Thomasse, dont nous devons esquisser le rdle en peu de
mots.
Dans les clubs jacobins de province les femmes chantent et
pérorent; leurs chansons, souvent patriotiques, dégénérent parfois
en refrains « dont la gaieté (?) forme la base ; » leurs discours, qui
se terminent par des cris de haine contre les prétres, les nobles et
les tyrans, aménent généralement le plus grand tumulte, car l’en-
thousiasme des auditeurs est tel que, « sans que la proposition ait
besoin d’étre mise aux voix, » Tassemblée se léve en masse, et
hommes, femmes, filles donnent et recoivent, 4 la pale lueur de
quelques chandelles fumantes, des baisers de bonne confraternité
qui aménent des indécences que le président du club est, la plupart
du temps, impuissant 4 réprimer. Telle est en deux mots la con-
duite de nos Jacobines de province, et nous nous étonnons aprés
cela que M. Michelet ait osé dire dans ses Femmes de la Revolu-
tion : « Lisez l'histoire de nos méres de la Révolution, vous y
trouverez une ligne de condulte toute tracée; mettez-vous 4 leur
niveau!... » Il est vrai que les femmes de 1793 n’ont pas observé
complétement les conseils que leur donnait Prudhomme dans le
n° 83 de ses Révoluttons de Paris, lorsqu’il leur disait : « Portez
la flamme dans le repaire des conspirateurs; que la douceur de la
colombe céde en vous la place aux rugissements de la lionne privée
de sa progéniture!... » Mais les pétroleuses de 1874 n’ont pas en
revanche négligé, — on ne le sait que trop— de faire l’application
fidéle du catéchisme républicain de leurs devanciéres.
Quant aux enfants, sous prétexte « de les initier de bonne heure
a la tribune nationgle, » depuis « |’enfant qui bégaie, » auquel les
bons patriotes apprennent les Drotts de [homme, jusqu’aux babys
de cing ans, comme le neveu du citoyen Lecomte par exemple,
qui se plaint un jour 4 l’'assemblée populaire de Fontainebleau de
n’étre pas assez fort « pour rosser les aristocrates comme il le dési-
rait, » — tous jouent aussi leur petit role. Rien de plus navrant que
cette petite scéne qu’d fait revivre sous nos yeux le rédacteur du
procés-verbal de la séance jacobine, tenue 4 Fontainebleau le
45 frimaire an II. Au milieu de la réunion pénétrent dans la salle
des séances quelques bambins sous la conduite du citoyen Lacor-
rége, leur maitre de pension. Leurs yeux sont tout écarquillés de
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 761
surprise et aussi de crainte; l'un d’eux, le plus grand sans
doute, le plus intelligent peut-étre monte 4 la tribune sous les
regards bienveillants du président du club qui l’y invite, et pre-
nant dans ses mains tremblottantes un petit chiffon de papier, il
lit, avec les inflexions si douces d’une voix enfantine, ces quelques
paroles que sa plume inhabile, et certainement conduite par la
main plus exercée de |’instituteur, a eu peine 4 tracer : « Citoyen-
Président, les éléves de la pension du citoyen Lacorrége, voulant
participer 4 l'équipement du cavalier que la Société populaire se
propose de fournir, m’ont député vers toi pour déposer sur le bureau
un assignat de cent sols, fruit de leurs épargnes. Ils t’annoncent
aussi qu’au lieu de féter la Saint-Nicolas, ils fétent celle de la
Raison. Vive la République !! »
C’est en faisant débiter 4 leurs enfants de pareilles absurdités,
que les Jacobins de 1793 révaient d’en faire des hommes libres et
de grands patriotes. Ce sont ces doctrines et ces principes qui ont
produit les Jacobins de nos jours, les Vermesch et les Raoul Rigaut.
Mais quittons bien vite les assemblées populaires au milieu des-
quelles nous venons de voir s’agiter dans le vide nos Jacobins de
province ; suivons-les maintenant au milieu de leurs fétes patrioti-
ques et religieuses; nous les retrouverons toujours aussi bruyants
et toujours aussi nuls, qu’ils soient agenouillés devant le buste de
Marat, ou qu’ils adressent ‘des pri¢res et des hymnes a la déesse
Raison. ,
Marat et Le Pelletier de Saint-Fargeau sont aussi bien en hon-
neur 4 Fontainebleau et dans le district de Nemours, que dans tous -
les districts de France; et le 141 octobre 4793 les sans-culottes de
Fontainebleau brilent de l’encens en l’honneur de ces deux fanto-
ches de la Révolution, tandis qu’aux pieds des bustes de ces nou-
veaux dieux se consument tous les portraits de nos rois, de nos
reines et de leurs parents qui, peints par les plus grands maitres,
tapissaient et ornaient depuis des siécles, pour la gloire de la France,
les galeries du palais de Fontainebleau. C’est dans cet auto-da-fé
que fut brilé le fameux portrait de Louis XIII, cuvre de Philippe
de Champagne, ainsi qu'une quantité de toiles des plus remarqua-
bles, dues -aux pinceaux des Léonard de Vinci, des Rosso, des
Nicolo del Abarte. « Manes de Marat! s’écrie dans son cynique lan-
gage un de ces vandales dont nous retracons une cuvre, entre
mille, de destruction et de pillage; Manes de Marat! vous dates étre
satisfaites de ce sacrifice! Un vent frais semblait en conduire la
1 Cette piéce est ainsi conservée dans les archives municipales de Fons
tainebleau.
762 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
fumée vers vous, comme l’encens le plus agréable qu’on pit vous
offrir! » Nous reconnaissons bien 4 ce langage la race de ces révo-
lutionnaires qui, quatre-vingts ans plus tard, mettaient le feu a
l’Hotel-de-Ville de Paris et au palais des Tuileries, pour réjouir les
manes de leurs héros, morts en combattant pour le triomphe de la
Commune!
Nous ne parlerons que pour mémoire des fétes populaires qui
accompagnaient la plantation de ces arbres sans racines qu'on appe-
lait des arbres de Liberté. Une féte de ce genre eut lieu le 9 juin 1793
a Fontainebleau, sur la place d’armes, en présence des chasseurs
du Hainaut et quelques volontaires de la Dordogne, « aux sons har-
monieux d’une musique guerriére, et aux élans de la joie républ-
caine. » Chateauneuf-Randon, le conventionnel que ses discours
pour la défense de Marat avaient rendu populaire parmi les Jaco-
bins, prononca une harangue 4 cette occasion, et l’enthousiasme du
peuple alla si loin qu'une couronne civique fut offerte sur-le-champ,
aux applaudissements de la foule, par le président de la Societé
populaire, a l’ancien capitaine dans les dragons du comte d’ Artois.
A cété de ces fétes qui semblent n'avoir eu de patriotique que
le nom, existaient encore les fétes soi-disant religieuses toutes
empreintes du matérialisme le plus abject et du plus grossier fana-
tisme. La déclaration du curé de Boissise-le-Bertraud, dans le dix
trict de Melun, est restée célébre parmi*toutes celles qu’adressérent
a la Convention, le 20 novembre 1793, certains prétres du clergé
de France qui voulaient imiter en cette occasion Gobet, l'évéque
constitutionnel de Paris. Le curé Parent fit des adeptes en Seie-t-
Marne, et le 4 décembre 1793, les citoyens de Fontainebleau célé-
braient, eux aussi, la féte de l’Etre supréme, a la lueur des torches
que portaient des jeunes filles, vétues de blanc. et s’imaginaient ains!
« simuler les flambeaux de la vérité. » Nous nous garderons bien
de décrire ici cette féte de la Raison; la description s’en rencontre
dans tous les livres qui parlent de la Terreur; il nous suffira de
signaler et de reproduire en partie ’hymne ad la Raison, qu'un
Jacobin de Fontainebleau, surnommé depuis Raisonnable, avait
composé 4 cette occasion. Cet hymne, nous.apprend son auteur,
devait se chanter sur l’air de la Marsetl/aise et avec « le méme
caractére male et majestueux, quelquefois avec une sensibilité tou-
chante, et toujours avec ame. » Il est bien probable, 4 en juger pal
la maniére dont, de nos jours, la Marsezllaise se beugle dans nos
rues les jours d’émeutes, que les chanteurs de l’hymne a la Raison
aient scrupuleusement observé les indications de l’auteur; il nous
parait d’ailleurs difficile de « chanter avec Ame » un chant dont le
premier couplet, par exemple, était ainsi concu :
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 163
De la Raison qui nous éclaire,
Le plus beau jour est arrivé;
D’un fanatisme héréditaire
Le voile est enfin déchiré (dis)
A des dieux incompréhensibles
Mortels, n’adressez plus vos veux;
Le prétre ne vit que par eux,
Se moquant de ses dieux risibles!
Au jour de la Raison, Francais, vous renaissez !
Les rois ont disparu, prétres, disparaissez!
La chanson du citoyen Ratsonnable a six couplets sur le méme
ton, en citant encore le dernier couplet, le lecteur pourra, croyons-
nous, juger cette curleuse production révolutionnaire :
Raison! 6 doctrine brillante !
Porte enfin partout ton flambeau,
Fais tomber & ta voix puissante
De l’erreur l’antique bandeau (dis)
Ne borne pas 4 ma patrie
Tes inépuisables bienfaits
Que tous les peuples désormais
Ne soient qu'une famille unie!
Au jour de ¢a Raison, etc.
On sait que l’inauguration du culte de la Raison fut le signal
du pillage des églises et des profanations les plus odieuses. L’é-
glise de Fontainebleau n’échappa pas plus que les églises des villes
et villages voisins 4 ces spoliations; chandeliers et reliquaires,
croix et encensoirs, ornements d’autel et vétements sacerdotaux
furent bien vite enlevés et transférés soit 4 l’administration du
district & Melun, soit directement a la Convention nationale.
Avant d’aller porter, en offrande 4 la patrie, l’argenterie et
les ornements de toute nature, volés dans les églises, les Jacobins
se paraient volontiers des vétements sacerdotaux et se livra ent
ainsi vétus 4 des sortes de scénes carnavalesques. Un membre du
club jacobin de Fontainebleau avait méme eu l’idée grotesque de
faire figurer, dans une de ces scénes révoltantes d'impiété, un ane
et un chat comme principaux personnages. L’ane, revétu d’habits
ecclésiastiques, représentait, au dire de ce ridicule Jacobin, Notre
Saint-Pére le Pape, et le chat était destiné 4 rappeler .Pitt, le
ministre d'Angleterre, qui se déclarait alors l'adversaire le plus
ardent de toutes ces orgies révolutionnaires.
Au milieu de ces pillages, les cloches des églises ne furent pas
10 mars 1876 30
764 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
épargnées et ne tardérent pas 4 étre fondues pour étre transformées
en canons. C’est ainsi que furent brisées 4 Fontainebleau les quatre
belles cloches de |’église, bénites le 26 octobre 4745 par Joseph
Buisson, archevéque de Sens, en présence du roi et de la reine,
qui leur donnérent leurs noms. Les cloches de la petite église d’Avon
subirent le méme sort.
Au culte de la Raison succéda celui de I’Etre supréme, et le
8 juin 1794, les Jacobins de Fontainebleau le célébrérent avec une
nouvelle pompe. On se prépara 4 l’avance pour cette féte et dans
la ville furent requises, pour former les cheeurs, toutes les citoyennes
qui avaient « de l’inclination pour le chant, ainsi que celles qui,
par leurs organes, pouvaient étre utiles 4 la musique. » Ce fut une
des dernitres fétes jacobines de province: dés cette époque la dé-
‘union s’accentue de plus en plus dans les sociétés populaires,
et tandis que les Jacobins de Paris luttent encore essayant de re-
tarder la réaction thermidorienne qui les menace, les Jacobins de
province renoncent volontiers 4 la lutte, et bientét ils accueilleront
avec joie les proclamations du représentant Guillemardet, venant
aprés la chute de Robespierre, annoncer « qu'il est chargé par la
Convention nationale de faire disparaitre le régime de la Terreur et
de le remplacer par un régime bienfaisant et paternel envers les bons
et les faibles, sévére envers les méchants, et juste pour tous. »
e
IV
Il est impossible de parler d'un club jacobin de province sans
mentionner, au moins d’une mani¢re sommaire, quelques-unes des
adresses que les membres de cette Société populaire ne cessaient
d’envoyer soit aux Jacobins de Paris, soit-4 la Convention nationale.
Tous les actes de la Convention sont en général accueillis avec
faveur par les Jacobins de Fontainebleau. Dés que ceux-ci ap-
prennent le décret de la Convention qui abolit la royauté et établit
la république, ils chantent victoire et annoncent aux représentants
du peuple qu’a cette nouvelle tout le monde autour d’eux a mani-
festé « cette joie calme qui convient 4 des hommes libres. » Au
mois de janvier 1793 ce sont des félicitations qui sont encore adres-
sées 4 la Convention « qui a contribué si efficacement 4 découvrir
et A déjouer les infernales conspirations contre la Liberté, 'Egalité
et la sireté individuelle et générale, biens dans la réunion desquels
les Francais régénérés ont juré de trouver désormais leur supréme
bonheur. » Aprés les journées du 34 mai et du 2 juin 1793, les
‘sans-culottes de province, ivres de joie, s’associent au triomphe des
montagnards de la Convention, et les Jacobins de Fontainebleau
UN CLUB BE JACOBINS EN PROVINCE 765
« essaient de peindre leur profonde indignation pour les trattres,
comblés des bienfaits du peuple, qui ont été assez scélérats pour
lui supposer le génie honteux de l’esclayage. »
A mesure que l’on approche de la Terreur, de cette période san-
glante que Grégoire appelait « les jours caniculaires de la Révolu-
tion, » le langage des Jacobins de Fontainebleau devient plus
expressif et plus violent, des cris de vengeance et des menaces de
mort sont exprimés 4 chaque ligne dans leurs adresses et dans
leurs discours. « La guerre civile menace la République d’un bou-
leversement, disent-ils 4 la date du 12 aotit 1793 dans une adresse
aux membres de la Convention, la discorde secoue ses torches en-
flammées dans nos départements; Péres de la Constitution, restez 4
votre poste! vous avez fait la Constitution, i] faut que le sang de
nos ennemis la cimente!... » Et quelques jours apres, l'on passait
des paroles aux actes, et dés le 21 septembre la maison d’arrét de
Fontainebleau se remplissait de détenus politiques ; le chateau méme
ne tardait pas a étre transformé en une prison d'Etat.
Dans la nuit du 24 au 22 septembre 1793 commencent a Fontai-
bleau de nombreuses arrestations de personnes qui toutes sont in-
carcérées par ordre du Comité de Salut-Public, établi dans la ville
depuis le 40 septembre 1792, mais réorganisé depuis la veille, par
un arrété du 21 septembre 1793. C’est le représentant du peuple
Dubouchet, en mission dans le département de Seine-et-Marne, qui
procéde 4 Vinstallation du nouveau Comité de Salut-Public, et
lorsque celui-ci aura ordonné un assez grand nombre d’arrestations,
c'est encore le représentant Dubouchet qui ratifiera les ordres d’in~
carcération, et l'on peut lire sur le registre méme, cpnservé aux
archives départementales, la mention suivante écrite de la main de
Dubouchet : « Les particuliers mis en arrestation 4 Fontainebleau
dans la nuit du 21 au 22 septembre dernier |’ont été par mon ré-
quisitoire adressé au Comité de surveillance alors existant en cette
ville; les listes des gens suspects ont été dressées par ce Comité et
l'arrestation faite d’aprés son ordre, en vertu du 47 septembre. Fait
4 Melun le premier jour de la premiére décade du troisitme mois
de l'an Il de la République. (Signé) Dubouchet, réprésentant du
peuple. »
La liste des « gens suspects, » que le Comité de Fontainebleau
avait dressée avec tant de zéle et d’empressement, n'a pas été con-
servée, mais elle était bien longue et elle comprenait, on peutle dire,
tout ce que la ville contenait alors de gens honorables, de person-
hages importaats, soit par leurs noms illustres, soit par les services
rendus. Le registre d'écrou de la prison nous a été communiqué,
hous. y avons lu les noms de Mgr Dutillet, évéque d' Orange, de
76 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
M. Pelletier, grand vicaire de Meaux, de la marquise Anne Hippolyte
de la Salle, de la marquise de Beuvry, de Angélique-Charlotte
Castellane, comtesse.d’Albon, de Marie-Eugénie, duchesse de Saulx-
Tavanne, de la princesse de Bergue, d’Elisabeth-Louise Rigault de
Paroy, dé la famille d’Haussonville, du marquis de Castellane, de
Antoine-Louis Dupré de Saint-Maur, et de tant d'autres encore
comme M. Grosboy, le président du Parlement de Besancon, du pro-
cureur de la maitrise Dubois d’Arneuville, et du grand-Maitre des
eaux et foréts, M. le marquis de Chessac.
Les causes qui ont décidé le Comité de surveillance de Fontaine-
bleau 4 procéder a ces arrestations, ne sont pas le cété le moins
curieux des piéces originales que nous avons consultées. Voici
quelques exemples de I'arbritraire avec lequel il était procédé dans
tous les jugements sommaires rendus par un tribunal révolution-
naire de province, jugements qui entrainaient toujours une longue et
pénible détention pour ceux qui en étaient I' objet. Le brave et vénérable
curé d’ Avon, Jean-Baptiste Desessartest jugéetarrété « comme suspect
par ses propos, dont il y a une dénonciation de faite contre lui par
une femme. » C’est en vertu d’une dénonciation faite par deux
hommes, « qui souvent se prennent de vin avec excés, » que se
trouve arrété et détenu Adrien-Francois Peyre, architecte et membre
de l’académie des Beaux-Arts. Un ancien capitaine aux dragons
d’ Orléans, Jean de Puch, « ne peut justifier la résidence de son fils
sur le territoire de la République »; un ancien maréchal de camp,
Hue de Miromesnil, « est frére du ci-devant garde des sceaux » : telles
sont les causes uniques de leur détention.
Ge ne sont pas seulement les serviteurs déyoués 4 leurs anciens
maitres, comme M. Gouyon de Lurieux, lieutenant inspecteur d'une
capitainerie, les défenseurs ardents de la royauté, qui subissent
dans la prison de Fontainebleau la peine de leur dévouement, de
leur fidélité au malheur. Charles Du Blaisel, que le Comité de sur-
veillance nous dépeint comme un homme faible, insouciant, se
Jaissant gouverner, n’ayant aucune opinion, » n’en sera pas moins
une des victimes de la Terreur, n’en subira pas moins une longue
détention tout comme Jean Lehoux, qui avait le tort de « jouir
agréablement de sa fortune, sans s’embarrasser du reste, » ou bien
encore comme Xavier Rossignole, un vieux serrurier de Fontaine-
bleau, homme « d’un caractére trés-tranquille, » mais qui avait eu
Je malheur d’étre jusqu’en juin 1791, « le serrurier du chateau. »
Qu’ajouter 4 de pareils détails?
Ce n’est pas le lieu de parler ici des travaux spéciaux et d'un
intérét purement local auxquels se livrerent les Jacobins de Fon-
tainebleau; ils sont d’ailleurs peu nombreux et n’ont aucune impor-
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 167
tance. Les offrandes et les dons patriotiques y furent, comme dans
toutes les villes de province, assez fréquents; la formation des
bataillons de volontaires ne donnérent lieu 4 aucun incident qui
mérite d’étre consigné, et l’élection des chefs de toutes ces compa-
gnies franches, 4 Fontainebleau comme dans tant d'autres localités,
en 1792 comme de nos jours, donna des résultats qui furent tout a
l'avantage des grands parleurs, et quelquefois méme des grands
buveurs, ce qui amena, on ne le sait que trop, des désordres sans
nombre dans les armées et dans les camps. Arrivons donc bien
vite 4 la dissolution de la Société populaire de province dont nous
yenons d'esquisser l'histoire, et bornons-nous 4 résumer notre
impression sur les doctrines et les actes des Jacobins de 1793 qui
s étaient, 4 cette époque, répandus et constitués en société sur toute
la surface de notre pays.
V
Comment finit la Société populaire fondée 4 Fontainebleau au
mois de mai 1792? Nous ne saurions le préciser; le procés-verbal
des derniéres séances de ce club jacobin nous fait défaut. Toutefois
quelques procés-verbaux, portant la date de pluvidse an III, ont été
placés sous nos yeux et sembient étre les derniers qui aient été.
réguli¢rement rédigés. Mais en l’'absence de toute constatation offi-
cielle de la dissolution du club jacobin de Fontainebleau, nu! doute
que celui-ci ne se soit dissout de lui-méme, le jour od le représen-
tant du peuple Guillemardet, en mission dans Seine-et-Marne aprés
Thermidor, est venu déclarer dans sa proclamation du mois de
mars 1795, que son intention était « de fonder l’empire de la justice
sur les débris d'une nouvelle tyrannie. » En entendant le langage du
délégué qui se déclarait prét « 4 soutenir contre tous les orages
"homme probe, ami de Il’ordre et de la paix, le pére de famille ver-
tueux, celui qui aime son pays, » les Jacobins de Fontainebleau
durent comprendre que les heures du pouvoir tyrannique étaient
finies.
A ce moment, en effet, la Société populaire de Fontainebleau se
mourait d’elle-méme. Au mois de décembre 1794, le président de
la Société, le citoyen Quévanne, se plaint 4 plusieurs reprises, dans
son langage incorrect, « de }insouciance qu’on a pour assister aux
‘séances, du peu de zéle qu’on montre 4 s’instruire et a instruire
les assistants des tribunes. » Quelques jours plus tard, il est
impossible de trouver dans la Société quatorze citoyens, « qua-
torze bons patriotes, » qui consentent a surveiller la distribution
168 UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE
du pain chez les boulangers de la ville; » et vers la fin de jan-
vier 1795, la rigueur de la saison vient achever la dispersion de
nos Jacobins de provinee, qui abandonnent l’égiise, lieu ordinaire
de leurs réunions, pour se réfugier dans quelque salle basse du
presbytére. |
Dés lors, le désarroi le plus complet se manifeste; les Jacobins
de Fontainebleau, comme tous ceux de la France a cette époque,
comprennent & merveille que leur fin est proche et s’empressent
de renvoyer leurs cartes d’admission, leurs diplomes de membres
du club populaire, ainsi que tous les papiers et jusqu’aux moindres
notes de nature 4 les compromettre dans l’avenir. Le nombre est
grand de ceux qui demandent avec instance leur radiation du
tableau d’honneur sur lequel ils lisaient naguére leurs noms avec
orgueil, afin de ne laisser subsister aucune trace de leur passage
dans une société qu’ils avaient pourtant soutenue, pendant pres de
trois ans, avec ardeur, et 4 laquelle ils semblent maintenant avoir
honte d’appartenir.
A ces démissions nombreuses correspond la crise financiére de
Ja Société; le trésorier constate avec amertume que la caisse est
vide, que personne ne parait plus disposé 4 la remplir, et que
méme les citoyens les plus dévoués, les Jacobins les plus ardents,
refusent d’acquitter les cotisations mensuelles qu’ils doivent depuis
plus de six mois. Enfin le citoyen Lebert n’a pas plutot accepte,
an extremis, la gestion des finances de la Société, qu'il se heurte,
comme ses prédécesseurs, 4 la désertion constante des derniers
Jacobins et au refus persistant de ccux-ci d’acquitter leurs anciennes
.dettes. Il semble que le club populaire n’ait plus dés lors qua
faire faillite; le trésorier Lebert, démissionnaire, n’a jamais ét
Wailleurs remplacé.
Nous ne voulons pas nous arréter plus longtemps sur lagonie
de la Société jacobine dont nous yenons de résumer l'histoire; !e
moment est venu, ce nous semble, de tirer de cette petite étude
une conclusion, peut-tre méme un enseignement. 11 est incontes-
table que certaines idées généreuses, certaines théories élevées
furent le point de départ du mouvement révolutionnaire de 1789,
mais il faut aussitét reconnattre que les convoitises les plus vul-
gaires et les passions les plus coupables ne tardérent pas 4 faire
dévier ce mouvement de son véritable but. Les Jacobins, les premiers
moteurs de la Révolution, ne soupconnérent pas toute la portte
destructive de leur euvre; et d’ailleurs, s’en inquiétérentls
jamais? Ce que nous avons rencontré chez eux peut se résumer
en peu de mots: beaucoup de théories sociales, quelques théones
politiques, fort peu de science, quelquefors un peu d’esprit. Leur
UN CLUB DE JACOBINS EN PROVINCE 769
bagage intellectuel n’était pas lourd, leur orgueil fut immense;
beaucoup de mots, peu d’actes vraiment sérieux. Les réformes
pratiques n’étaient pas leur fait; s’attacher a celles-ci eft été pour
eux amoindrir leur rdle et descendre du piédestal sur lequel ils
prétendaient tréner toujours. Détruire le passé, fut leur couvre de
prédilection, sans s‘inquiéter de l’avenir, et c’est en cela que les
Jacobins d'autrefois sont les véritables descendants des philosophes
du dix-huitiéme siécle, comme ils sont les véritables ancétres des
Jacobins d’aujourd hui. Chacun d’eux se plait 4 saper par la base
nos institutions sociales et politiques, s’attaquant aux abus qu’en-
traine fatalement toute agglomération d’hommes, mais sapant aussi
les principes les plus respectables et les plus nécessaires, la religion,
la morale, la famille, la propriété, tout ce qui fait le lien d'une
organisation sociale; et c’est 14 ce qui doit grouper étroitement
contre eux, dans notre pays, tous les hommes de bon sens, de
patriotisme et de foi!
Charles Constant.
ACTION. ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
]
L’éloquence a partagé la destinée d’un grand nombre d’arts an-
tiques. Si les siécles ont ajouté un nouveau lustre aux chefs-d'ceuvre
plastiques, si la Vénus de Médicis et l'Hercule Farnése transmettent
4 tous les 4ges; dans son intégrité, la pensée de l’artiste qui a concu
leur forme impérissable, l’éloquence et le thédtre, arts com-
plexes, ne nous ont laissé que des monuments écrits, muette image
de la parole et du spectacle. Les harangues de Cicéron, comme les
tragédies d’Eschyle, ne vivent plus que dans les lettres. Encore les
arts modernes peuvent-ils nous consoler de la destruction du théatre
athénien. Les musiciens, les histrions et les décorateurs antiques
ont laissé des héritiers qui n’ont pas dégénéré. L’éloquence a subi
du temps et de la transformation des meurs une atteinte plus mor-
telle. Nos orateurs ont recueilli, seulement en partie, le trésor de
leurs devanciers. Attachés 4 l’éloquence qui parle a lesprit, ils ont
dédaigné cette éloquence du corps, qui parle au corps. Ils donnent
encore des fétes 4 notre intelligence et méme a notre coeur, mais
non plus 4 nos oreilles ni & nos yeux. Ils pensent peut-¢tre comme
Cicéron et Démosthénes; ils ne parlent pas comme eux. Notre tri-
bune ne nous laisse pas concevoir une idée, méme affaiblie, de ce
que fut l’action oratoire, cette compagne, inséparable jadis, de l'art
de bien dire, par laquelle régnaient sur la place publique ceux que
lantiquité appelait des « acteurs. »
L’action ! l'action! l’action! s’écriait Démosthénes, c’est la pre-
mitre, la seconde et la troisiéme partie’ de la rhétorique. Les Athé-
niens en redoutaient les enchantements, au point qu’ils la bannirent
de l’éloquence judiciaire. Les péroraisons, dans lesquelles l'action
déploye toutes ses ressources, étaient interdites. Ou la grande
séductrice régnait,la Justice demeurait incertaine, et Thémis, pour
résister a cette magie, devait se boucher les oreilles et les yeux.
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS Tit
Cependant l’ostracisme qui frappait l’action était adouci par la
tolérance des juges. On sait par quelle éducation minutieuse Démos-
thénes acquit la qualité maitresse de l’orateur. C’est 4 la véhémence
de sa parole, bien plus qu’a la force de ses arguments qu’il dut la
victoire dans I’affaire de la Couronne, dans ce duel d’éloquence, ou
les athlétes jouaient leur réputation, leur fortune, leur personne
méme. Eschine, battu par I'éléve du comédien Andronicus, alla,
comme tant d'autres victimes de la politique, cacher sa défaite dans
une chaire de professeur. Il ouvrit 4 Rhodes son cours de rhétorique
par la lecture du terrible discours qui l’avait fait exiler. L’auditoire
était émerveillé: « Qu'ett-ce été, s’écria-t-i], si vous aviez entendu
rugir la béte elle-méme! »
A Rome, l'action ne fut jamais proscrite. Les écoles Falnqaends
étaient aussi des écoles de déclamation. On n’abordait pas la tribune
ou le barreau sans étre un lcomédien consommé. II ne suffisait pas
d'avoir étudié la jurisprudence, la procédure des tribunaux ou des |
assemblées politiques, de posséder 4 fond la stratégie oratoire. Com-
poser un discours, ranger symétriquement I'exorde, la confirmation,
la pérorazson, assaisonner les développements d'une Aypotypose har-
die, d'une apostrophe foudroyante, d'une prosopopée dramatique,
étre familier avec la métaphore, l’antithése, et V antiphrase, c était
la partie la plus séche et la moins féconde du métier. Ce n’était rien,
si l’orateur, montant a la tribune, n’était passé maitre dans |'art d'ap-
proprier les diverses inflexions de la voix 4 chacune des figures, de
porter la téte avec grace, de diriger ses bras suivant les régles, et
d allonger 4 propos l'éndex ou le medium. II fallait tirer parti du
moindre pli de la toge, méme régler avec les témoins une sorte de
mise en scéne, et disposer 4 l'aide d'intelligents auxiliaires les acces-
sotres, qui pouvaient concourir a ]'effet de l’argumentation. Un plai-
doyer, c était un spectacle dont les parties étaient réglées avec un
art infini pour frapper l’esprit par l'intermédiaire des sens, et asser-
vir ainsi ]’auditeur tout entier & la volonté de I’orateur.
Pour les modernes, |’ éloquence est affaire d' inspiration et de talent
naturel. Le mot de Quintilien a cessé d’étre vrai; on ne devient plus,
on nait orateur. Nous n’avons pas d’écoles de rhétorique. L'Ecole
de droit produit des orateurs; le suffrage universel en improvise
chaque jour. Les anciens avaient écrit mille volumes sur la rhéto-
rique pratique, les modernes pas un seul.
Cependant le temps n’est plus ou Fénelon attribuait la décadence
de l'art oratoire chez les modernes au peu de pouvoir que nos cons-
‘ titutions laissaient 4 la parole. Depuis quatre-vingts ans, |'éloquence
a reconquis son sceptre. C’est elle encore qui distribue 4 ses favoris
les dignités, les charges et la renommée. Pourquoi n’apprend-on plus
772 L’ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
4 parler? Savoir éveiller tour 4 tour et apaiser chacune des passions,
contraindre l’esprit par les ressources de la dialectique, séduire les
oreilles par les modulations de la voix, les yeux par I’harmonie des
gestes, faire une douce violence a la raison qui résiste, conduire les
hommes comme les musiciens des temps héroiques conduisaient les
rochers, les arbres et les bétes, quelle puissance dédaignée de nos
contemporains!... Si notre éloquence n’a pas gardé le caractére
qu'elle avait recu des anciens, c’est-peut-étre parce quelle na plus
le méme objet.
A considérer les moyens employés par les orateurs anciens, il
est facile de voir que |’éloquence, telle qu’on l’enseignait dans les
écoles, était faite 4 usage des gens d’esprit pour entrainer la foule
imbécile et ignorante. C’était une arme noble, et le plus parfait, le
plus humain des instruments de domination. Pour défendre leurs
droits, pour acquérir la puissance, les premiers citoyens de Rome,
pendant cinq siécles, n’avaient pas besoin de l'appareil des tyran-
nies. Ils parlaient, c’était assez. Ils persuadaient, et la multitude
leur déléguait les magistratures et les pouvoirs. Lorsque la plebe
eut arraché au Sénat le partage des droits politiques, lorsque le der-
nier des hommes libres fut devenu éligible au consulat, on ne vit
pas l’égalité porter immédiatement ses fruits. Pendant prés d'un
sitcle, l'éloquence suffit aux patriciens pour occuper ces charges,
dont ils n’avaient plus le privilége. Il fallut que les tribuns allassent
a l’école du rhéteur, pour forcer enfin la porte des honneurs. En-
core appelaient-ils 4 l’aide de leur rustique éloquence la séditon,
les troupes armées qui occupaient le forum avant le jour. Les pre-
miers, ils introduisirent les moyens violents, cette action extérieure
et terrible, qui fit bientét partie, comme la prononciation et le
geste, de la rhétorique des hommes d’Etat.
Mais alors I’éloquence n’était destinée ni a élucider une question
difficile, ni 4 éclairer une discussion. II est évident que les hommes
de gout ne prenaient pas la peine de « jouer » un discours, lors-
qu'ils délibéraient entre eux. La plupart des magnifiques harangues,
transmises par l’antiquité comme ayant été prononcées dans le
Sénat, ont été vraisemblablement écrites aprés coup, et pour le pu-
blic du dehors. Salluste mentionne a peine en passant la prem
Catilinaire. César et Caton, dans la méme affaire, ont dd prononcer
quelques paroles, développées ensuite par les historiens. On salt
que, des quatorze Antoniennes de Cicéron, deux ou trois seuk-
ment ont été dites, et il est certain que ces invectives furent aI-
rangées, parées, cadencées pour la publication. Au Sénat, le scruén
n’était jamais précédé d’une délibération. Chaque sénateur, en %
levant pour porter son bulletin, expliquait son vote. Le personnag®
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 773
le plus considérable se levait le premier; il annoncait son avis 4
haute voix, et le motivait par quelques raisons. Ses amis votaient —
comme lui, sans rien dire. Le premier qui adoptait l’opinion con-
traire, expliquait & son tour ses motifs; les votes se partzgeaient.
On n’entendait jamais recommencer le méme discours sur un méme
sujet. On ne perdait pas le temps a user des ressources de la rhé-
thorique devant un public d’orateurs. Les sénateurs se considé-
raient comme des hommes avisés et sérieux, qui savent le prix des
heures, ont une opinion faite sur les questions graves, et sont in-
capables de se laisser prendre 4 des piéges, qu’ils excellent eux-
mémes a dresser. Les ruses de |’éloquence n’étaient pas faites pour
de vieux hommes d’Etat.
Les plébiscistes seuls avaient force de loi. Dans les comices par
centuries ou par curies, c’est-a-dire devant la foule qui n’avait pas
été 4 l’école, avec quelle efficacité l’action oratoire déployait ses
« miaitresses voiles! » A part les rares procés qui se débattaient
devant le Sénat, toutes les juridictions appartenaient 4 des jurés,
toujours trés-nombreux. Affaires civiles, affaires criminelles étaient
soumises en premi¢re instance a l’assemblée du peuple. Le peuple
avait coutume de se déclarer incompétent et renvoyait la question
en litige 4 une juridiction spéciale, composée de citoyens choisis
par le sort dans certaines classes. Les accusateurs et les défenseurs,
les demandeurs et les défendeurs usaient largement du droit de
récusation; et certes ils ne manquaient jamais, s'1ls connaissaient
bien leur métier, de récuser les sceptiques en mati¢re d’éloquence.
On s‘adressait bien moins aux juges qu’au public. « Démosthénes
lui-méme, dit Cicéron, s'il n’avait eu qu'un auditeur, et que cet au-
diteur eft été Platon, n’aurait su trouver un seul mot. — Et moi,
répond Brutus, dans les causes mémes ot: j'ai affaires aux juges,
plutét qu’au public, si l’assistance m’abandonne, je ne sais que dire.
— Eh! oui, reprend Cicéron, un musicien, aprés avoir soufflé dans
sa flite, la jette si elle ne rend pas de son; les oreilles du public
sont a )’orateur comme la flite au musicien; si l’instrument ne rend
pas, ce n’est pas la peine de se démener. »
Ainsi Brutus, Cicéron et Crassus n’auraient jamais consenti a
plaider 4 huis-clos. Hs voulaient un grand public; le tribunal, I’ac-~
cusateur , ]’accusé fournissaient seulement des prétextes 4 I'élo-
quence. Qu’importe l’affaire? Leur plaisir, c’est de remuer la foule ;
leur stimulant, I’ambition ; leur objet, la gloire; leur salaire, la po-
pularité dispensatrice des honneurs. Cicéron, humble enfant d'un
municipe rural, de ce bourg d’ Arpinum, qui avait déja donné Marius
a PEmpire romain, conquit dés sa premiére cause la faveur des en-
nemis de Sylia, auxquels il dut la questure et-le consulat.
774 L’ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
Les grandes affaires se plaidaient & la lumiére du forum, les jours
de marehé, devant la foule qui s'amassait autour du tribunal. Plus
tard on avait édifié, pour les temps de pluie, une vaste enceinte, ap-
pelée basilique; mais les procés criminels étaient toujours jugés en
plein air. Pour briller dans ces plaidoieries, il fallait des poumons
vigoureux, une voix capable de remplir le vaste espace de la place
publique, une prononciation savante qui en doublat la puissance,
une attitude qui imposat, des gestes amples et expressifs, afin que
les yeux pussent entendre un langage que l’oreille ne percevait pas.
D’ailleurs on ne connaissait ni le respect du tribunal, ni les conve-
venanees de nos salles d'audience.
En présence de la foule turbulente et houleuse, l’avocat se trouvait
debout sur une tribune sans barriére, ou il pouvait se promener a
l'aise. Comme il apparaissait tout entier, il devait marcher avec
grace, et surveiller les mouvements de ses pieds aussi bien que ceux
de ses bras. Cicéron, malgré sa grande habitude, avoue qu'il ne
montait jamais 4 la tribune sans un frissonnement d’épouvante, qui
agitait tout son corps. Tant pis pour les infortunés a qui la Nature
maratre avait départi une taille trop exigué, une téte obstinément
inclinée sur une épaule trop haute, une voix gréle et des jambes di-
vergentes! La carriére des emplois publics leur était fermée. On de-
vait présenter au peuple souverain une haute stature qui pit étre
apercue des spectateurs les plus éloignés, et un visage agréable 4
cette foule qui voulait étre charmée. Cicéron n’hésite pas 4 exclure
de l’école tout homme dont la voix manque d’ampleur, ou dont la
laideur dépasse ce degré moyen auquel la majorité de notre sexe pa-
rait condamnée. La définition tant de fois citée que donnait Caton
de l'orateur , n’est-elle pas incompléte ? Etait-ce seulement un
homme de bien habile 4 parler? Il semble que le favori de la place
publique devait étre aussi un bel homme.
II
Ces mérites corporels ne suffisaient pas au candidat a ]’éloquence.
Avant d’aborder les exercices relatifs 4 la prononciation et au geste,
il était nécessaire d'étre initié 4 certains arts. Le professeur de dé-
clamation demandait a I'éléve une longue pratique de la musique, et
chez les anciens la musique comprenait aussi la danse. Sans doute
Yavocat romain n’était tenu ni de chanter, ni de danser 4a la tribune.
Mais comment edt-il su varier les inflexions de la voix, comprendre
les secrets d'une élocution presque rhythmique, mesurer la cadence
de ses pas et de ses. mouvements, s'il n’edt été familier avec les
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 778
Muses? Le langage latin avec ses syllabes bréves et longues, avec ses
accents bien marqués, était susceptible de recevoir une notation mu-
sicale. La déclamation, suivant Cicéron, était un chant un peu plus
voilé. Certains déclamateurs affectaient méme d’exagérer la mélopée
oratoire, au point d’en faire une sorte de cantiléne. La manie de
chanter les passages les plus yvéhéments, a la maniére des orateurs
asiatiques, s'était introduite 4 la tribune et dans les écoles. Le bon
gout de Quintilien ne peut tolérer cette mode singuliére; mais la sé-
vérité du maitre demeurait impuissante 4 corriger l’abus. « Il faut
bien passer condamnation sur ce point, dit-il; mais alors, rien ne
$ oppose 4 ce qu'on s accompagne avec la flute et la lyre, ou plutét
avec des cymbales, dont le bruit offre encore plus de conformité
avec ce ridicule excés. Cependant, ajoute-t-il, nous nous y laissons
entrainer volontiers, parce qu il n’est personne qui ne goite ce qu'il
chante, et qu'il est plus aisé de chanter que de prononcer comme il
faut. Enfin il y a certaines gens qui dans les loisirs de leurs vices, et
cherchant partout le plaisir, ne viennent que pour entendre des sons
qui flattent les oreilles. » Ainsi les delettantes se pressaient au forum
pour écouter les jolies modulations des orateurs 4 la mode. Peu s’en
fallait m@me qu’on n’établit au-dessous de la tribune un orchestre,
comme Quintilien le dit en plaisantant. Caius Gracchus n’oubliait
jamais de se faire suivre d’un joueur de flite, qu'il placait derriére
lui, lorsqu’il parlait, et de régler sa voix sur les intonations de l’ins-
trument. Aprés la mort violente de son pére, 4 la veille méme du
jour ou son cadavre allait étre tratné dans la poussiére du forum,
quand il vociférait ces terribles plaintes: « Ou me réfugier? Ou jeter
mes regards? — Vers le Capitole? Il est inondé du sang de Tiberius!
— Vers ma maison? pour y voir ma malheureuse mére dans les:
larmes et dans I'abjection!...» alors qu'il arrachait aux patriciens
des cris d’horreur et des pleurs de commisération, et que lui-méme
tremblait devant ceux qu'il épouvantait, Caius Gracchus écoutait la
flite qui soutenait sa voix, et son premier souci, c’était de nc pas
détoner. Et Cicéron qui rapporte cette bizarrerie, est bien éloigné de
la désapprouver: il justifie l’utilité du joueur de fldte; il conseille
seulement 4 l’orateur de le consulter chez lui, et de ne pas le faire
paraitre au forum.
L’art dominait toute la vie antique; il se mélait aux plus tragiques
événements. Le gladiateur savait mourir avec grace; il réglait en
tombant l’effet de ses attitudes, surveillait les lignes sculpturales de
ses muscles palpitants, et, comme Laocoon expirant, il cherchait
la beauté dans la contraction supréme des traits du visage. Ainsi
Yorateur savait mattriser la colére et la terreur pour en plier l’ex-
pression aux exigences de I’harmonie. Au fronton de I’école du
776 LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
rhéteur, comme au fronton de I'école de Platon, on edt pu inscrire:
« Vous qui entrez ici, sacrifiez aux Graces. »
L’enseignement de la prononciation comprenait deux parties :
une avait pour objet de développer les qualitée de la voix, et
d’en accomplir les inflexions; l'autre d’approprier chacune de ces
inflexions aux diverses figures de la réthorique, aux diverses parties
du discours, aux passions différentes qu'il s’agissait d’exprimer
et de communiquer.
. L’éducation domestique avait dQ purger la prononciation de tout
accent provincial et barbare. Je ne sais si le peuple Romain avait
l’oreille aussi fine que le peuple Athénien. Un jour Théophraste, le
disciple d’Aristote, achetait quelque denrée sur le marché d’ Athénes;
bien qu'il fat accamédicien, il déplaca accent d’un mot : « Etran-
ger, lui dit la femme de la halle, étes-vous nouvellement arrivé
dans notre ville? » On n’edt peut-éire pas rencontré sur le forum
romain une marchande de légumes: aussi délicate. Cependant le
peuple, qui découvrait dans le style de Tite-Live des traces du
parler de Padoue, avait bien quelque scrupule de purisme. Quin-
tilien veut choisir lui-méme la nourrice de son éléve : « Avant
tout, dit-il, que la nourrice n’ait aucun vice de langage! » D’autres
exigent la santé et les bonnes meeurs. C'est fort bien fait; mais
surtout qu’elles respectent la grammaire. Pauvre Martine, ta raison
enjouée, ta verve compagnarde, ta fidélité et ton bon sens, n’eussent
pas été mieux recus autour du berceau de l’orateur que dans le
ménage des Précieuses: « Va-t'en, ma pauvre enfant! » O Phi-
Jaminthe, Quintilien yous eit embrassé pour l'amour de la gram-
maire.
Nous n’entrerons pas dans le détail des exercices imposés 4
léléve du rhéteur dans le but d’assouplir, de fortifier sa voix et de
perfectionner sa prononciation. L’éducation était rude. Tous les
organes étaient impitoyablement sacrifiés aux orgames vocaux.
Cicéron et Pline le jeune déclamaient chaque jour une harangue
grecque ou latine, afin d’exercer leurs poumons et leur voix. Iséus
sexagénaire s'asseyait sur les bancs de Il’école, afin d’entretenir
par la récitation les qualités d’une excellente diction. Le supplice
perpétuel que s'imposent nos chanteurs d’opéra, les soins cruels
auxquels ils assujettissent leur larynx, donnent seuls une idée de
la contrainte volontaire que subissait l’orateur. Afin que le timbre
de la voix garde sa pureté, Quintilien ordonne 4 son éléve, les
promenades, les frictions, la continence et la frugalité, et si les
loisirs le permettent, un exercice quotidien sur les notes graves,
moyennes et aigués, sous la direction d'un comédien. Cependant
les études de l’orateur doivent étre plus sévéres encore que celles
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 7
Yhistrion. Si la déclamation du théatre demande autant de sou-
plesse, celle du forum exige plus de vigueur; la voix de l’orateur a
surtout besoin de force. La nourriture régiée des tragédiens, leurs
précautions excessives, ce régime minutieux, eit été trop doux pour
un homme obligé d’avaler dans ses veilles laborieuses la fumée de
la lampe, et d’endurer pendant toute une journée des vétements ©
trempés de sueur.
Pour étre moins délicate, l'éducation vocale de l’orateur n’était
pas moins scrupuleuse. Les différentes intonations de la parole
étaient classées et nommées comme les intonations du chant; elles
comprenaient seulement une échelle de sons moins étendue. On
apprenait d’abord 4 bien poser la voix dans les notes du milieu;
puis a varier ]’intensité de l’émission sur chacune de ces notes, ou,
comme nous disons, 4 « filer les sons. » On passait ensuite aux
exercices sur les notes aigués et sur les notes graves. On étudiait.
enfin l’effet des différents registres de la voix humaine. Lorsque
l’éléve avait acquis la pratique des nuances multiples du langage, il
récitait chaque jour des morceaux appris par coeur et qui se pré-
taient aux applications. I] déclamait des passages qui exigeaient la
voix la plus tendue, d’autres auxquels convenaient des sons entre-
coupés, ou des notes moins éclatantes, des narrations sur le ton
familier, des gémissements sur le ton aigu, des priéres et des objur-
gations sur le ton grave.
L’art de bien gouverner sa respiration n’était pas négligé. JI
fallait reprendre haleine 4 propos, sans bruit et sans interruption, 4
la manitre de nos chanteurs. Les moindres défauts étaient com-
battus avec acharnement, et la rhétorique savait tout prévoir :
« Pour ce qui est de tousser, de cracher 4 chaque instant, de tirer
du fond de ses poumons des flots de pituite, d'inonder ses voisins de
salive, de chasser l’air comme une fumée par Jes narines, » c’étaient
des inconvenances formellement proscrites. Aucun détail ne rebutait
le ztle du rhéteur, et Quintilien fait une énumération sans fin des
défauts, dont 11 prend soin d’affranchir la yoix de son orateur :
« Que la voix ne soit ni sourde, ni grossiére, ni effrayante, ni dure,
ni raide, ni vague, ni grasse, ni gréle, ni vide, ni aigre, ni molle,
ni efféminée, etc., etc. »
Quels virtuoses devaient étre ces orateurs! Mais tous ces exercices
préliminaires comprenaient seulement les premiers principes de
l'art de bien prononcer. L’expression, c’était la partie la plus
difficile de la déclamation; on lenseignait méthodiquement; car
rien n’était abandonné 4 limprovisation ni 4 la nature.
L’expression renfermait trois paroles : la parole simple (sermo),
ja contentwn, \ampltfication. La parole simple convenait 4 une
778 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
exposition narrative, au léger badinage, 4 la démonstration fami-
litre. La contention s’appliquait aux morceaux véhéments, aux
cris pressés et violents. L’amplification enflait le volume de la
voix dans les exhortations indignées, ou les plaintes qui excitaient
Vauditeur a la pitié.
Chacune des figures comportait en outre une étude spéciale de
toutes les intonations.
Un vieux professeur de notre Conservatoire avait, dit-on, cou-
tume de soumettre ses éléves, dés les premiéres lecons, 4 une
sorte d’épreuve. Quiconque n’était pas capable de nuancer avec dix
expressions différentes le simple mot : un chien/ était jugé indigne
de jamais paraitre sur les planches. A la promenade vous apercevez
un miscroscopique épagneul enfoui dans le manchon d'une belle
dame : vous vous étonnez qu’un animal puisse étre si petit et si
amoureusement choyé; avec une nuance de dédain a l'adresse de
la personne et de la béte, vous vous écriez : « Un chien! » — Au
milieu d’un salon solennel, dans une réunion grave, un barbet
crotté s’introduit, et fait le tour de la société en mendiant une
caresse : « Un chien! » c'est le Aaro sur |'intrus. — Un aveugle
est tristement conduit par son vieux compagnon, dans sa lente et
monotone promenade, « un chien! » Vous avez pitié de 'homme,
et vous accordez une marque de sympathie au fidéle animal. —
A la suite du corbillard des pauvres, derri¢re les croque-morts qui
fument et qui chantent, marche, l’oreille basse, un unique ami qui
va, image vivante de la misére, se coucher sur la tombe de son
maitre : « Un chien! » murmure le passant qui songe a lindiffé-
rence des humains! — A l’époque de la Terreur, au pied de l’écha-
faud, qui achéve sa besogne, une b¢ete hideuse vient lécher le sang
et se repaitre des restes du bourreau : « Un chien! » C’est le cn
du dégout et de la plus profonde horreur. — Englouti sous la
neige du Saint-Bernard, un yoyageur s‘endort du dernier sommeil:
il a dit adieu a la bienfaisante tiédeur du foyer, 4 la douce lumiére
du soleil; il ne reverra plus ni les prairies, ni les bois; et pas un
ami ne rendra les honneurs funébres au cadavre perdu, sous le
blanc linceul. Tout 4 coup dans le lointain une clochette a résonneé,
le bruit approche; le malheureux ouvre les yeux, il souléve la téte;
l'espoir réchauffe son cceur déja glacé; le messager du religieux est
14 : « Un chien! » C’est le triomphe de la vie sur le trépas.
Par un exercice semblable, Quintilien énonce toute les expressions
différentes que peut recevoir le simple monosyllabe : ¢z. L’orateur
romain connaissait les rapports mystérieux qui unissent l’ame et la
voix humaine. I] sayait dépeindre la passion avec des sons. C'est
d’une pareille déclamation qu’ est sorti]'art musical; c’est la passicn
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 719
qui a dicté la premiére mélodie. La cantiléne oratoire se bornait 4 un
récitatif plus ou moins accentué, suivant les circonstances ou suivant
les sentiments.
L'art de bien dire, de traduire la passion par le débit, n'a pas dis-
paru. Mirabeau et Berryer étonnaient leur auditoire parla véhémence
de leur parole. Leur éloquence, tantdt paisible et forte comme un
fleuve majestueux, tant6t furieuse comme un torrent, entratnait tou-
jours les ceeurs d’un mouvement irrésistible. Mais nos plus savants
orateurs se confient 4 l’instinct. Comme dit Fénelon, ils pensent, ils
sentent et la parole suit. lls ont dédaigné l'étude de la prononcia-
tion , si importante dans l'art antique; ils ont créé des régles pour
eux par la seule force du génie, et la nature, sans exercice spécial,
parle en eux avec une divine harmonie. Les rhéteurs estimaient que
la nature a besoin, chez le commun des hommes, d’étre cultivée par
l'étude, et que la science la perfectionne chez les maitres. ©
Iis ne croyaient pas que l’impétuosité instinctive de l'ame suffit 4
Yéloquence. Ils avaient noté chacune des figures du langage. L’inter-
rogation, apostrophe, |’exclamation, tous les tropes en un mot, se
distinguent du discours uni par une maniére de chant. Ainsi, a la fin
d’une phrase interrogative, la voix s éléve d'un intervalle qui varie,
suivant les circonstances entre la quarte, la quinte augmentée ou
diminuée, et la sixte. A la fin d'une affirmation un peu marquée, la
voix tombe d’ordinaire a Ja quinte inférieure. On avait enregistré une
foule de remarques semblables. Mais cette notation traditionnelle
recevait toutes les modifications exigées par les effets différents qu'il
s'agissait de produire.
L’orateur réglait donc d’avance I intonation et le registre vocal qui
lui étaient nécessaires pour chaque développement et pour chaque
partie de son discours.
Ajoutez a cette étude la profonde science de ce que Cicéron appelle
le nombre oratoire. Dans une harangue publique, les mots étaient
cadencés pour le plaisir de loreille, et suivant le mouvement de la
pensée. Il fallait entreméler avec art les longues et les bréves, dont
les Latins observaient religieusement la durée. De cette composition
savante naissait un rhythme moins régulier mais plus souple que
celuides métres poctiques. Le fameux : Esse videatur, qui termine
tant de périodes cicéroniennes, n'est autre chose qu une cadence mé-
lodieuse, destinée a clore avec majesté une phrase savamment con-
duite. Nos compositeurs n’adoptent-ils pas certaines chutes, cer-
taines terminaisons dont-ils abusent aussi parfois? Mozart, Rossini,
Gliick laissent tomber la voix du chanteur sur des inflexions particu-
liéres 4 chacun d’eux, et ces habitudes constituent en partie le style
distinctif du maitre.
10 mens 4876. df
780 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
De méme!'Orateur romain enfermait sa périodedansdes rhythmes
et des sonorités déterminées. Sa voix se reposait avec complaisance
sur ces inflexions vraimént musicales. Une phrase pleine d’amplear
devait tomber sur des mots de plusieurs syllabes, pour que les ac-
cents soient assez espacés, et sur des syllabes longues, précédées de
bréves, destinées 4 mieux faire ressortir par leur légéreté la majesté
des longues finales : essé vidéatur.
Ainsi les membres d'une période, et les périodes elles-mémes se
soutenaient mutuellement, comme les vers et les strophes d'une har-
monieuse poésie. L’éloquence alors n’était pas composée avec les
vils matéri aux du langage quotidie, elle empruntait 4 la poésie ses
rhythmes d'or ou d’airain. Si, comme sa divine seeur, elle ne prenait
pas son vol vers les cieux, du moins elle planait bien au-dessus de la
terre, qu'elle dominait en souveraine.
Notre langue ne connait plus guére ces rhythmes et ces accents
qui ajoutaient au langage antique tant de couleur et de force. Ony
distingue 4 peine les bréves des longues, et l’accent reléve avec mo-
notomie la derniére syllabe de tous les mots. Notre poésie est capable
d’harmonie et d’éclat, lorsqu’elle est maniée par les maitres. Cor-
neille, Racine, Lamartine et Victor Hugo ont aussi chanté une mer-
veilleuse musique. Mais s’ils sont parvenus 4 réunir les belles sono-
rités qui nous émeuvent, c'est malgré notre systéme de versification.
Notre versification n’ est pas composée en vue du plaisir de I oreille.
Nos alexandrins mesurent douze syllabes avec un repos 4 Ihémis-
tiche; mais cette égalité numérique des hémistiches est plus appa-
rente que réelle: les syllabes muettes laissent au milieu du vers
comme des vides sans résonnance; nos yeux les lisent, nos doigts
les comptent ; notre oreille les percoit 4 peine.
Récitez & haute voix un couplet de tragédie pris au hasard ; celui-ti
par exemple, tiré de Mérope : |
L’empire est 4 mon fils; périsse la maratre ;
Périsse le ceeur dur, de soi-méme idolatre,
Qui peut gofter en paix dans le supréme rang
Le barbare plaisir d’hériter de son sang,
Si je n’ai plus de fils, que m’imporfe un empire?
Que m’importe ce ciel, ce jour que je respire?
Je dois y renoncer alors que dans ces lieux
Mon époux fut trahi des mortels et des dieux!
Ces vers ne sont pas les moins harmonieux qui soient tombés de
la plume de Voltaire. Eh bien! oublions I habitude, prise des l'en-
fance, de compter les syllabes avec les yeux; oublions ce préjugé de
notre ouie, qui, aidée par la mémoire, se figure pereeyoir des sy
L’ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 781
muettes ; oublions aussi |’orthographe traditionnelle et demandons 4
notre oreille de compter seulement les sons qui lui parviennent. Voici
-ce qu entend notre oreille :
L’empir’ est 4 mon fils (six syllabes pleines); périss’ la maratr’ (cing
syllabes), Périss’ le cceeur dur (cinq syllabes), d(e) soi-mém’ idolatr’
(six syllabes, dont une trés-sourde, perdue entre deux articulations).
Qui peut compter en paix (six syllabes) dans l(e) suprém(e) rang
(quatre syllabes pleines et deux syllabes sourdes) L(e) barbar’
plaisir (quatre syllabes et demie) d’hériter d(e) son sang (cing syllabes
et demie); Si j(e) n'ai plus d(e) fils (quatre syllabes et deux demies)
que m’import’ un empir’ (six syllabes), Que m'import’ ce ciel (cing
syllabes), c(e) jour que j’ respir’ (cing syllabes et demie); Je dois y
renoncer (six syllabes) alors que dans ces lieux (six syllabes) Mon
époux fut trahi des hommes et des dieux (douze syllabes pleines).
Les deux derniers vers, le dernier surtout, contiennent seuls la
mesure rigoureuse. Tous les autres hémistiches varient entre quatre
svilabes et demie, cing, cing et demie et six syllabes. Gombien de
temps a été nécessaire 4 notre oreille pour s'accoutumer a ces
rhythmes inégaux, et pour s’imaginer entendre des sons absolument
sourds ou étranglés par la rapidité du débit? Par un phénoméne
assez étrange, nous lisons en imagination les vers que nous enten-
dons réciter; les mots qui frappent notre ouje nous apparaissent sous
leur forme écrite, et comme sous cette forme le vers est régulier,
notre oreille est obligée de se déclarer satisfaite. Notre poésie est
rhythmée pour ceux-la seuls qui sont initiés dés l’enfance aux secrets
de notre orthographe compliquée.
Je n'ai jamais rencontré d'enfant ou d' homme illettré qui-fit sen-
sible au plaisir des vers francais, et qui sit les distinguer de la prose
autrement que par la rime. Représentez Mérope ou Bajazet devant
un auditoire rustique, combien de spectateurs distingueront cette
langue cadencée d'une prose un peu soutenue? Notre versification est
la seule qui supporte les vers libres ; et méme les vers libres, écrits
par Moli¢re ou La Fontaine, sont souvent mieux rhythmés que les
vers d’un métre uniforme. C’est que l'emploi varié des différentes
sortes de vers permet de corriger en partie les vices de notre versi-
fication.
La versification francaise repose sur un certain nombre de con-
ventions. L’ hiatus nous révolte dans les vers, et cependant les mots
Jes plus harmonieux doivent leur charme 4 la rencontre des voyelles;
et la plupart des hiatus répudiés par la poésie sont acceptés dans la
prose la plus scrupuleuse. On a écrit des vers francais pendant
quatre ou cing siécles, avant que la régle de l'alternance des rimes
masculines et féminines ett été découverte. Et la rime! Quel plaisir
782 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
la rime procure-t-elle 4 nos yeux? Et cependant nos yeux sont les
juges les plus compétents de la suffisance des rimes! Bizarre poésie
qui satisfait les yeux plus que les oreilles! Harmonie singuliére qui
repose sur le calcul! Cadence boiteuse, étayée tant bien que mal sur
le retour de la rime, qui seule peut indiquer a notre oreille la fin des
vers! C’est pourquoi les vers blancs ne se sont jamais distingués de
la prose que par une monotonie plus fatigante.
Nos poétes contemporains, impuissants 4 enfermer un rhythme
véritable dans nos vers, cherchent une compensation dans la
richesse de la rime, seul élément musical de notre poésie. Et
encore est-ce un élément conventionnel, puisque l’oreille ne sufi
pas 4 justifier une rime, et un élément assez grossier, puisqu'll a
été introduit par l’ignorance des barbares, incapables d’observer la
quantité des syllabes latines, et d’inventer une autre mesure et une
autre mélodie que le retour alternatif d’une méme consonnance:
Les vers les plus délicieux de notre poésie doivent leur sonorite
a des cadences cachées, a des harmonies secrétes, absolument
indépendantes de notre systéme de versification.
Ariane, ma sceur, de quelle amour blessée,
Vous mouriates aux bords ot vous fates laissée!
Ges alexandrins offrent une mesure semblable a celle du vers
anapestique; on peut les scander ainsi: trois anapestes et un
spondée :
ArYa | né, m& soeiir, | d(e) quélle Amoir | bléssée
Voltis motiral | tés aiix birds | ott voits fii | t(es) laTssée.
C’est le génie méme de la métrique ancienne qui dicta 4 [har-
monieux Racine ces vers exquis. On trouverait des raisons analo-
gues pour rendre compte du plaisir que nous causent les autres
vers dont notre oreille est charmée. Parfois nos poétes, avec lin
tinct du génie, découvrent les sources sacrées et” lointaines oi
s'abreuvaient les chantres de l'antiquité; ils y puisent les belles
sonorités et les mélodies ravissantes, auxquelles notre versification
barbare demeure étrangére.
Une simple période de Cicéron prononcée a haute voix, indépen-
damment du sens qu’elle renferme, contient des rhythmes et des
cadences qui éclipsent par leur éclat la plupart de nos période:
poétiques. Représentons-nous I'Orateur romain déclamant dune
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 783
voix puissante 4 la fois et voilée par la douleur, la plainte qu’il
préte 4 Milon :
O friistra siiscépti labdrés! O spés fallacés! O cdgYtatY¥dnés Ynanés més !...
Eg6, quiim té putrYe rédd¥dissém, mYhY nén fitirim In p&trY¥a piitarém
léctim! Ubi niinc sénatis ést, quém séciitl siimiis? Ubi équYtés Romani,
FLT, IT wit? UbT stidv4 miinYcYpYdrtim? UbY Ital¥% vocés? Ubr dénYqiie tid,
Marcé Talli, qué pliirYmis fife aiixYI¥6 vox &t déféns¥6? MYhIné &4 soli, qui
pro té tétYés mortY me SbitilT, nYhYl pdtést SpYitilary?. ..
La plume est impuissante 4 noter cette lamentation! L’écriture,
qui seule donne a nos vers toute sa valeur, glace cette harmonie
vivante. L’éloquence écrite, c’est le cadavre de l’éloquence; c’est
une tragédie de Racine, sans Rachel ou sans la Champmeslé; c'est
la. romance du Saule sans la Malibran, que dis-je? sans la musique
de Rossini! Car de cette éloquence musicale, il nous reste seule-
ment le &uret. L’accent, le nombre, les inflexions de la voix, le
geste, la vie méme en un mot tout a péri. Il reste la pensée,
immortelle comme l'ame, mais la forme, le corps, la couleur, la
beauté, tout ce qui touche et ravit nos sens, nous sommes réduits
a le reconstituer par une séche analyse. L’archéologue a du moins
2 son service la puissance du crayon ou du pineeau, pour restaurer
le Parthénon, pour relever les ruines de Carnac et de Thebes aux
cent portes. Les cendres de Pompéi, les laves d’Herculanum lui ont
conservé une image encore sensible des merveilles de l'art antique.
Qui nous rendra les chants, les danses, les cithares et les cheeurs
nombreux que dirigeait Pindare? Qui nous rendra le solennel appa-
reil des représentations tragiques? Qui ressuscitera Démosthénes et
Eschine pour ranimer leurs foudroyantes invectives? Qui évoquera
Cicéron, et cette éloquence vibrante, dont l’écho affaibli et comme
décoloré retentit encore dans tous les ages? Méphistophéles, prétez-
nous la clef magique dont vous avez armé |'impuissant désir du
vieux docteur Faust, pour faire revivre un instant sous nos yeux,
et d'une vie réelle, le forum romain et ses sublimes acteurs? Que
ne pouvons-nous remonter le cours des siécles, et prendre place un
seul jour dans les comices, confondus parmi les plus vils esclaves,
dans cette foule agitée par les tempétes de ]’éloquence, au milieu de
ce peuple qui buvait des oreilles les paroles harmonieuses, et des
yeux T’action véhémente de ces tribuns, de ces consuls, en qui
palpitait la vie et la destinée du vieux monde!
784 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
Ill
La prononciation ne peut étre détachée du rhythme oratoire,
comme les rhythmes ne pouvaient se distinguer de la musique, de
la poésie et des mouvements du corps obéissant a la cadence.
Orphée, Linus, Terpandre, Alcée, Sapho, Archiloque’, Pindare,
tous les poétes lyriques composaient des « chants » toujours accom-
pagnés d'un rhythme marqué par les attitudes et les pas des chonristes.
De la vient le nom de « pied » attribué au plus simple élément mé-
trique. Car c’étaient les pieds qui marquaient la cadence. La nature
n’a-telle pas uni la danse et la musique? Parmi les peuplades sau-
vages, le bruit des instruments les plus rauques détermine chez
l’auditoire des poses et des contorsions, qui semblent grotesques 4
"Européen, mais qui imposent aux imaginations grossiéres autant
que les solennelles rhythmopées imposaient a l’étranger venu pour
admirer les augustes Panathénées. Les petits enfants sautent au son
de la musique, et manquent plus rarement 4 la mesure, qu on n¢
fait dans les écoles de danse. L’instinct n’exerce-t-il pas aussi une
contrainte irrésistible sur quelques auditeurs de nos symphonies ou
de nos opéras? Leurs pieds, trop dociles aux entrainements du
rhythme, se prennent 4 exécuter je ne sais quelle danse immobile,
mais bruyante, qui désespére le religieux amateur.
La poésie lyrique chez les anciens n’était pas destinée a distraire
Ja solitude des longues soirées d’hiver. Les Muses grecques ne ve-
naient jamais s'asseoir au coin du foyer domestique. Elles n2i-
maient pas la lumiére de la lampe, et on n’avait pas encore imagine
de publier des odes en volume, et de vendre !’harmonie chez les
libraires. La poésie, inséparable de la musique et de la danse, or-
nement des fétes religieuses, compagne des mystéres sacrés, coD-
duisait les cheeurs des jeunes filles et des jeunes garcons. L’hymne,
le dithyrambe, I’hyporchéme, tous ces*genres complexes inconnus
& notre barbarie, emportaient les ames sur les ailes du rhythme et
de la mélodie, jusqu’aux demeures sublimes de la divinité.
L’éloquence, habitant la région intermédiaire entre les cieux du
poéte et la boue ot: se débat notre prose quotidienne, recevait ul
nombre moins musical, mais qui demandait aussi l’accompagnement
d’une expression de visage, d'une attitude et d'un mouvement du
corps, destinés 4 compléter |’effet. Cette action, moins vive que
limitation poétique, répudiait les gestes et la démarche de la cho-
régraphie. Mais les orateurs du temps de Quintitien n’observaient
pas toujours cette modération de bon godt. Au temps de Ciceron,
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 785
on se moquait des orateurs qui battaient la mesure avec leurs
doigts et semblaient compter les membres de leurs périodes. Mais
les contemporains de Trajan prenaient plaisir 4 ces mouvements
cadencés, et Cicéron luisméme veut que l’orateur supplée a ces
gestes de la main pour une certaine ondulation du corps et par une
flexion des reins, qui du moins n’‘ait rien que de viril. Des plaideurs
abusaient du précepte, au point de se balancer avec mollesse. « Cu-
rion, disait-on, avait l’air de parler dans un bateau. » Quinttilien
défend aussi d’accompagner chacune des phrases par une marche
rhythmeée, semblable aux évolutions du chceeur tragique. Un mauvais
platsant demanda un jour 4 un avocat, coupable de cet excés, com-
bien il avait plaidé de milles. Cependant les plus rigoureux obser-
vateurs des bienséances ne pouvaient se défendre d'approuver une
action un peu chargée de mouvements. Si )’exagération encourait
les reproches d'un maitre scrupuleux, elle ne déplaisait pas au
peuple, dont les suflrages avaient plus de poids, dans l’assemblée,
que ceux des rhéteurs.
Nous ne saurions nous figurer un orateur, dont, le corps et les
reins obéiraient ainsi 4 la cadence des paroles. Pourquoi? c’est que
notre éloquence n’a plus de cadence. L’art oratoire a fait divorce
avec l'art musical. Nous prétendons seulement nous adresser aux
4mes. Buffon 4 des railleries agréables pour |’éloquence du corps.
Les ‘anciens ne dédaignaient pas « leur guenille. » Dans l'immense
assemblée, au-dela des limites que la voix pouvait remplir, l’ora-
teur apparaissait tout entier aux regards de la multitude. On sui-
vait des yeux le développement des périodes; si les gestes étaient
harmonieux, c’est que la parole devait |'étre également.
L’éloquence populaire du forum recherchait la plénitude des effets.
il faliait remuer vigoureusement la grande masse du public. La
plébe ne comprenait pas les finesses. Les ambitieux lui appartenaient
corps et Ame. Si l’orateur voulait parfois paraitre ce qu’il n’était pas,
il devait toujours paraitre tout ce qu’il voulait qu’on le crit. Car |’in-
telligence du peuple est plus vive que pénétrante. Elle n'’entend
rien aux réticences, mais elle saisit fortement ce qu'on lui présente
clairement. L’orateur jouait-il indignation ? Son ‘visage savait
se revétir d’une pourpre sanglante, ses yeux lancer des flammes,
ses poings menacer l'adversaire. Jouait-il l’attendrissement ? II ver-
sait de vraies larmes. Car Je vulgaire ne croit que ce qu'il voit.
Une intelligence médiocre n’est pas toujours ouverte au sens des
mots; elle est déja plus accessible 4 lharmonie des sons; mais il
est un langage que |’esprit le plus obtus saisit sans peine, le seul
que la nature ait laissé aux muets, qu'elle ait accordé aux bétes,
c'est le langage des gestes et des signes. Hypéride prononga le plus
786 L’ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
éloquent des plaidoyers, lorsqu’il découvrit aux yeux des juges la
merveilleuse beauté de Phryné, parée seulement d'une irréprocha-
ble nudité. Il n’est pas un Carthaginois, méme de ceux qui n’enten-
daient pas le latin, qui n’ait compris le geste de Fabius, lorsqu’il
secoua le pli de sa toge, afin de répandre sur le sol ennemi toutes
les calamités de la guerre. Le peuple de Rome écoutait avec impa-
tience les élégantes subtilités de Térence; mais il ne perdait pas
une grimace des pantomimes. L’enfant au berceau obéit a un signe
de téte, 4 un geste de la main; il lit dans les regards, avant de
comprendre une seule parole, et, « c’est 4 son rire qu'il reconnalt sa
mére ! » N’en déplaise 4 Buffon l’éloquence du corps, étrangére aux
Académies, est celle que le peuple entend le mieux.
L’action du visage et des mains, le langage du corps avait donc
chez les anciens un triple objet : accompagner et marquer la ca-
dence oratoire : frapper vivement l’imagination de la foule, expli-
quer et commenter le sens du discours.
L’orateur apprenait 4 l’école quel parti il devait tirer de chacun
de ses membres. On distinguait les membres expressifs, et ceux
qui ne le sont pas. Ainsi les yeux et les mains se prétent mieux aux
expressions pathétiques que les pieds ou le tronc. Le corps servait
seulement, comme nous l’avons vu, 4 marquer par un balancement
les nombres oratoires. II suffisait que l'attitude n’en fat pas disgra-
cieuse et que ses mouvements instinctifs ne vinssent pas nuire
action.
Démosthénes avait recu du ciel Il’'ambition et le génie, ces dons qui
font les grands hommes; mais la nature semblait lui avoir refusé
les qualités physiques de l’orateur. Si les esprits médiocres demeu-
rent impuissants 4 triompher des disgraces naturelles, la volonté sur-
monte tous les obstacles, et une ame forte devient, suivant l’expres-
sion de Bossuet, maitresse du corps qu'elle anime. Démosthénes es-
cella dans l’action, précisément parcequ’il lui fallut asservir tous ses
membres, avant de se présenter au public. A un bégaiement into
lérable, & une timidité presque invincible, il joignait un manque
absolu de mémoire et un mouvement nerveux de |'épaule, quil
soulevait 4 contre-sens aux endroits les plus passionnés. La premiere
fois qu’il »arut devant les juges, l’auditoire ne put retenir un éclat
de rire; et, comme aux yeux des Grecs, il n’était pas possible quun
orateur si gauche eit raison, il perdit son proces. Il consacra le
reste de ses jours 4 réparer cet échec. La légende raconte a quel prix
il acheta la série de victoires remportées sur lui-méme, qui le plact-
rent au premier rang des déclamateurs. Il composait son action
devant un grand miroir, et, pour corriger l’indocilité de son épaule,
il avait suspendu au plafond de son cabinet de travail une longue
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 787
épée, dont la pointe réprimait aussitét le moindre mouvement dé-
sordonné. Ainsi le grand homme tout sanglant consumait ses jours
et ses nuits 4 exercer l’agilité de sa langue, et surveillait ses yeux,
ses bras et tout son corps, afin de ne pas déplaire au peuple sou-
verain.
Les avocats romains se condamnaient 4 d’égales cruautés. Tous
les membres étaient disciplinés pour affronter avec décence les re-
gards de la populace. — La téte, le visage, les mains, les doigts,
devaient parler avec la voix, et acquérir aussi une éloquence. — Le
miroir était vraiment le conseiller des graces oratoires; c’était un
meuble aussi utile 4 l’orateur qu’a la coquette, aussi indispensable
4 Vhomme d’Etat que l’écritoire a l’écrivain.
Les anciens prétaient une infinité d’expressions aux mouvements
de la téte. La téte baissée signifiait l'abjection; renversée, l'arro-
gance; penchée, l’indolence; raide, la férocité; expressions jugées
indignes et bannies de |'éloquence. attitudes odieuses et laides que
Yauditoire n’eit pas toléré. La téte, portée avec élégance et naturel,
suivait d’ordinaire la direction des mains. Cependant on apprenait
a la détourner 4 propos, afin de marquer l’horreur; 4 l’incliner
obliquement, pour renchérir sur l’effet d’une parole modeste; a la
mouvoir doucement de haut en bas, ou de droite 4 gauche pour in-
diquer une adhésion formelle ou un refus énergique. Mais l’art avait
une faible part 4 ces gestes de la téte; l’instinct dirigeait ces mou-
vements sans le secours du rhéteur.
Quant aux mouvements des pieds, les préceptes sont presque
tous négatifs. Il fallait cependant observer avec rigueur ces mem-
bres éloignés, que nos orateurs ont le bonheur de pouvoir négliger,
car ils ne les montrent pas. La barre devant le tribunal, la tribune,
devant les, assemblées, la chaire, dans les écoles publiques, dissi-
mulent cette partie peu expressive de nous-mémes. Les anciens
orateurs se montraient des pieds a la téte. Le choix d'un cordonnier
pouvait n’étre pas indifférent au succés d'une affaire. On flattait le
" patriotisme du peuple en se chaussant 4 la romaine. L’accusateur
de Verrés se moque de ce préteur chaussé a la grecque, et sans
doute ce reproche couvrait de rougeur le front éhonté du tyran de
Sicile. La gesticulation des pieds n’était pas indifférente. Cicéron
recommande avec insistance un trépignement des pieds, fort agréable,
si l’orateur n’en-abuse pas (rara supploseo pedis). On avait coutume
de frapper la terre au début de chaque période, et le talon remplis-
sait ainsi l’office du baton de nos chefs d’orchestre, qui marque le
premier temps de la mesure. Puis l'attention des juges s'égarait
parfois; l’avocat prenait grand’peine pour la renouveler. Un vif
battement du pied suffisait 4 la réveiller. Le préteur causait-il avec
788 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
son voisin? L’orateur faisait trembler la tribune. Chacun des:
écoutez, jugez, qui émaillent les discours de Cicéron, devait ttre
accompagné d'un battement du pied. En sorte que la fréquence de
ce geste était sans doute en raison inverse de la faconde du plaideur,
ou de la bienveillance des juges. « Il a souvent frappé du pied »
cela signifiait : discours d'un effet douteux.
A la tenue des pieds se rattache le soin de la démarche. Les tn-
buns s’y mouvaient sans géne, comme les prédicateurs italiens dans
leur chaire. On prenait garde de régler exactement sa promenade
sur la marche de la période. Qu’ett-on pensé d'un avocat qui fit
resté le pied en l’air 4 la chute d'un développement, comme un
danseur qui a perdu la mesure? Quelques déclamateurs, plus agiles
qu’éloquents, affectaient une course rapide. Sautillant, voltigeant,
toujours en l’air, ils donnaient 4 leur parole essoufflée un mouve-
ment qui manquait a leur pensée.
L’orateur, dans les démonstrations longues et difficiles, s’appro-
chait de chacun des juges. Il leur expliquait en particulier la suite
des arguments. Celui-ci paraissait-il ne pas comprendre? C’est vers
lui que l’avocat venait se pencher. Celui-la faisait-il un signe de dé-
négation? l’avocat, l’enveloppant de son geste et de son regard,
allait prendre a partie l’incrédule. On en voyait, dans le feu de I'ac-
tion, descendre de la tribune, se précipiter vers le banc de la parte
adverse comme pour une lutte corps 4 corps. Un avocat spirituel,
se voyant ainsi menacé, pria froidement le préteur de vouloir biea
faire établir une barriére entre lui et son contradicteur. Un autre se
déroba par la fuite 4 l’exposition véhémente de ces arguments ad
hominem ; et une sorte de chasse 4 travers le prétoire égaya I’assis-
tance. Le bon gott n’admettait guére ces démarches violentes; mais
elles étaient fort usitées.
C’est surtout aux membres dits expressifs que l’orateur consa-
crait son étude. Le visage 4 ia rigueur edt suffi pour tout dire sans
le secours de la voix. Le tragédien antique montrait seulement au
spectateur un masque immobile. Le sculpteur et le peintre lui four-
nissaient une physionomie toute faite. Mais l’orateur devait se com-
poser lui-méme son visage de tribune.
L’antiquité admettait des conventions traditionnelles pour ta-
duire par l’expression de la physionomie les principaux sentiments
de l’Ame. Les statues des dieux recevaient une expression presque
invariable, suivant les attributs de chaque divinité. Le statuaire
n’était pas libre de concevoir 4 sa fantaisie les types de Jupiter, de
Minerve, de Junon, ou de Phébus. Les épithétes homériques ¢-
blissent l’antiquité de cette tradition. L’écart des sourcils de
Jupiter, le port de sa téte, la plissure de ses lévres n’auraient pss
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 789
été sans impiété transportés a un Apollon; les yeux pers de Pallas-
Athené avaient une autre expression que ceux de la puissante
Junon. M. Winckelmann a consacré a ces études plusieurs disser-
tations qu'il serait imprudent de renouveler. Qu’il nous suffise de
remarquer je caractére plus hiératique peut-tre qu’artistique
attribué 4 la sculpture la plus ancienne, en ce qui regarde la phy-
sionemie.
De méme les masques tragiques ou comiques demeuraient con-
formes 4 une tradition fixe. A premiétre vue, et sans étre obligé de
consulter l’affiche, le spectateur distinguait un dieu d'un héros, un
héros d'un simple mortel; il reconnaissait un esclave, un péda-
gogue, un parasite, une courtisane, un soldat. On avait méme ima-
giné un touchant artifice pour représenter le visage du ptre de
comédie. Le masque n’était pas symétrique; un des sourcils était
froncé avec un air menacant, une des joues était gonflée par la co-
lére, zratusque Chremes tumado delitsgat ore. L’autre coté respirait
la bienveillance et la douceur. L’acteur, chargé de ce réle, parais-
sait toujours de profil et montrait la physionomie qui convenait a la
situation. N’est-ce pas ainsi que font les véritables péres? Et tandis
qu'ils laissent voir Je cdté sévére et grondeur ne tiennent-ils pas
en réserve l’indulgence et le pardon?
L’orateur faisait provision d’un grand nombre de masques tradi-
tionnels. Mais plus heureux que l’histrion, il en pouvait changer a
volonté. La mobilité de ses traits ornait sa parole d’un commentaire
perpétuel qui manquait au théatre. Mais cette mobilité n’était ni
libre ni indéfinie. Il fallait se composer 4 l’instant un visage qui
rendit l’expression attribuée 4 chaque sentiment. Cicéron décrit la
physionomie convenable pour accompagner toutes les inflexions de
la voix.
Une des merveilles de l’action consistait 4 régler les mouvements
du sang, de maniére 4 produire, suivant les besoins du moment,
la rougeur, la pdleur, et ce teint bien tempéré, ot le lys et les
roses forment un aimable mélange, indice infaillible d'une ame
égale et d’une conscience paisible. Ces rhéteurs transmettaient a
& leurs éléves d’admirables recettes! Que |’on apprenne aux sour-
-ciis, aux lévres, aux yeux mémes, 4 traduire ou 4 déguiser la
pensée, je le comprends. Mais que l'on commande au cceur de
battre plus vite ou plus lentement, au sang d’affluer dans les veines
ou de s’en retirer, c'est une puissance que nous accordons avec
peine a l'art le plus consommeé. Aprés de tels prodiges, serions-nous
surpris si la rhétorique de ces temps reculés avait aussi enseigné
aux ayocats a ressentir réellement les passions qu'ils expriment, a
éprouver une véritable indignation, 4 céder & une vraie terreur, et
790 L’ACTION ORATOMRE CHEZ LES ROMAINS
4 se prendre d'une pitié sincére pour leur client! O omnipotence
de la rhétorique!
Ainsi l’orateur savait rougir et palir 4 sa fantaisie, et l'action
réglait la couleur de son teint. Mais dans le visage méme certains
traits étaient considérés comme peu expressifs. Quels sentiments
peuvent traduire les mouvements du nez, par exemple? Quelques
audacieux déclamateurs réussissaient cependant 4 obtenir de cet
organe des effets inattendus. IIs excellaient 4 plisser leurs narines,
i les gonfler, & en chasser !’air avec véhémence pour marquer la
dérision, le mépris ou le dédain. Ajoutons que les délicats goi-
taient fort peu ces hardiesses d'action.
Il en était de méme des lévres, qui s'agitaient aussi peu que pos-
sible, et servaient 4 peine a la prononciation. On s’accordait a bli-
mer les orateurs qui les avancaient, les élargissaient de manitre 4
découvrir les dents, ou les laissaient pendre. Et comme Quintilien
morigéne son orateur, ainsi qu’une mére son enfant, il lui défen-
dait de les mordre et de les lécher.
Les plus puissants auxiliaires de l’action, c’étaient les yeux:« La
nature, dit Cicéron, a donné au cheval et au lion la criniére, la
queue et les oreilles pour exprimer leurs passions; elle a donné les
yeux 4 l'homme. » Ce sont les fenétres de l’4me. Vous n’avez pas
besoin de les remuer; un éclair a jailli, c'est la colére qui grandit.
Le regard s’adoutit, l’éclat en devient comme voilé, Ja lumiére quill
refléte n'est plus concentrée en un point; elle s’affaiblit, elle sé
teint; les larmes sont proches, la tristesse enveloppe l’ame d'un
sombre crépre. Les yeux ont aussi leur gaieté. Votre adversaire 3
commis une bévue; il vous plait qu'il achéve de se perdre; vous
défendez a vos lévres de s’ouvrir, 4 votre sang d’affluer au visage,
2 votre ceeur de battre sous l’empire de la joie. Précautions perdues!
— vos yeux ont ri. Les yeux excellent 4 donner des démentis & la
bouche. Ils ont un langage bien connu des solliciteurs et des
amants. Un puissant personnage promet une grace; il accorde plus
qu'on ne demande; sa bienveillance semble acquise; son pouvoir,
son crédit vous appartiennent, et vous partez désespéré, car les
yeux refusaient tandis que la bouche promettait.
Mais si les yeux sont d'accord avec le cceur, quelle éloquence!
ils versent dans |’4me un venin subtil et délicieux:
Ne les détournez pas ces yeux qui m’empoisonnent,
Ces yeux tendres, ces yeux percants mais amoureux,
Qui semblent partager le trouble qu’ils me donnent.
Hélas ! plus ils sont dangereux,
Plus je me plais 4 m’attacher sur eux.
LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS ~— 791
En vain on se débat contre ces vainqueurs:
Ne me regarde pas ; cache, cache tes yeux,
Mon sang en est brdlé, tes regards sont des feux.
Je veux avec mes mains te fermer la paupitre,
Ou malgré tes efforts, je prendrai ces cheveux
Pour en faire un bandeau qui te cache les yeux.
Un des plus étonnants effets de la tyrannie de Néron fut d’im-
poser silence aux yeux de Junie, dans son entrevue avec Britanni-
cus. En vain la victime plaintive se déclare impuissante 4 faire
taire ses regards:
Mes yeux lui défendront, seigneur, de m’obéir,
l’empereur commandera méme aux yeux: °
Caché pres de ces lieux, je vous verrai, Madame,
Renfermer votre amour dans le fond de votre 4me ;
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets,
J’entendrai des regards que vous croirez muets.
L’orateur n’avait pas besoin d’enseigner & ses yeux cette tou-
chante éloquence déerite avec une vérité si passionnée par Cor-
neille, André Chénier et Racine. Les regards trop langoureux lui
séyaient mal. Mais il les faisait parler bien haut, quand il s’agis-
sait d’interpréter les sentiments qui sont du domaine oratoire. De
quelle malice brillaient les yeux de Cicéron, dans son plaidoyer
pour Ceelius, lorsqu’il décrivait si plaisamment la vie intime de
Clodius et de son aimable scour! Quels traits acérés, quelles fléches
dardaient ses regards, lorsqu’il scandait avec une complaisance iro-
nique la vertu de Caton et les mérites des Stoiciens, dans le discours
pour Muréna...! Lisez l’exposé de la doctrine du Portique, que d’é-
loges, quelle gravité, digne de Caton lui-méme! « Pour les Stoi-
ciens, mentir est une faute: céder a la pitié, un crime; avoir pi-
tié, une infamie! » Tandis qu'il aiguise cette étrange gradation, il
ne rit pas; au contraire, sa voix s’enfle 4 chaque trait; mais les
yeux, les yeux.... le sublime Caton n’en put tolérer les morsures!
« Nous avons un consul facétieux! » s’écria le philosophe impa-
tienté, oubliant pour la premiére fois l’indifférence du Sage.
Les paupiéres et les sourcils prétaient 4 l’éloquence des yeux
G’utiles auxiliaires. On se moquait des orateurs qui baissaient les
paupieres.!
Si un autre Hérodote, au retour d’un voyage, était venu racon-
ter aux Grecs ou aux:Romains, qu’il existe un peuple, perdu bien
792 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
loin dans les vapeurs du Septentrion, ot les orateurs et les hommes
d’Etat affublent leur visage des plus disgracieux instruments d’op-
tique, appelée lunettes ou lorgnons, qu’ils ne quittent pas, méme
en parlant, et qui font partie de leur visage et de leur physionomie,
ce récit elit été traité de fable ridicule: « Contez-nous, se fit écriée
l’assemblée, les histoires merveilleuses des peuples lointains; dé-
peignez-nous les hommes qui mangent les fruits du_ lotus, et les
nations qui marchent sur quatre pieds; parlez-nous des acéphales,
ou des cyclopes. Nous vous accorderons créance; vous avez parcouru
les terres lointaines, tandis que nous restions 4 disputer sur nos
places publiques. Nous ne saurions vous contredire. Mais que des
étres intelligents et qui parlent, aient la folie de priver |’éloquence
du secours des yeux, de faire usage d’instruments d’optique, alors
qu’il s’agit, non pas de lire, ni de voir, mais de faire lire tous les
auditeurs dans ses regards, de dévoiler l’4me tout entiére, de la
faire passer dans |’Ame de Ja foule, c’est ce que nous ne croirons
point. Amusez-nous avec des fables extraordinaires, et non pas avec
des contes absurdes! » Et si notre voyageur répondait que ces
mémes hommes ne font usage non plus en parlant ni de leurs bras
ni de leuis mains, et qu’ils ont chassé l’action de leurs discours,
comme étant une gesticulation superflue: « Ils parlent donc a des
aveugles? » eiit-on demandé. — Non, la-bas, les orateurs parlent
& des prateurs. » A ces mots, un rire incrédule se fit élevé sur
tous les bancs de l’amphithéatre, et l’on eit entendu murmurer:
« Alors, 4 quoi bon parler?... Parler 4 des orateurs, c’est parler 4
des sourds. »
Représentons-nous le jeune Anacharsis, fatigué de son excursion
en Gréce, s’endormant pendant vingt siécles du sommeil d’Epimé-
nide le Crétois. L’excellent abbé qui lvia servi de Mentor et de
cicerone, !’éveille enfin, et, comme au temps jadis, le conduit par
la main, dans |’assemblée de ses arriére-neveux. Qu’edt pensé ce
jeune sauvage, encore imbu de ses souvenirs antiques, de ces bras
et de ces mains qui s’agitent au hasard, de cette action morte, et
de ce fantéme d’éloquence?
Si le visage, si les yeux parlent, les mains savent peindre le
paroles: « Les mains, dit Quintilien, promettent, demandent, ap-
pellent, congédient, menacent, supplient. Elles expriment I’hor-
reur, la crainte, la joie, la tristesse, I’hésitation, l’aveu, le repen-
tir, la mesure, l’abandon, le nombre, le temps. N’ont-elles pas le
pouvoir d’exciter, de calmer, de supplier, d’approuver, d'admirer,
de témoigner de la pudeur? Ne tiennent-elles pas lieu d’adverbes et
de pronoms pour signifier les noms et les personnes? » — Un phi-
losophe, prenant 4 partie chacun de nos sens, établissait gue
LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 793
l'homme occupe un rang infémeur parmi les animaux. L’aigle et
Yhirondelle ont une vue plus percante; le cerf et le cheval, des pieds
plus agiles ; les poissons, l’ouie plus fine. —Pour l’odorat, l'homme
en posséde a peine un inutile semblant; c’est un sens, dont nous
n’avons pas méme I’idée, 4 voir l’usage que le chien fait de ses
narines. En vain nous sommes fiers de la parole; les animaux ont
aussi un langage qui leur suffit; et quel amant n’envie au _ rossi-
gnol ce langage passionné qui fait honte 4 nos musiciens? L’>homme
serait donc un des plus médiocres ouvrages du Créateur, s'il n’edt
obtenu la main. La main! voila, suivant ce paradoxal philosophe,
linstrument qui nous a faits rois de la terre. Accordez au singe le
pouce opposable, et l’orang-outang s'intitulera un homme perfec-
tionné !
J’ai connu un sourd-muet, qui prétendait que si un miracle de
l'art lui rendait la parole, il n’en voudrait pas! L’ouie passe encore,
mais la parole, & quoi bon? Est-ce que les doigts ne sont pas plus
rapides que la langue? Est-ce que le langage des signes n’est pas
mille fois plus expressif, plus clair, plus poétique que notre pau-
vre vocabulaire, encombré d’adverbes, d'articles, de pronoms, de
conjonctions et de prépositions? Un geste comprend une phrase
entiére, avec toutes les nuances de |’idée et du sentiment, expri-
mées par les yeux, par la physionomie, par |’ampleur ou la rapi-
dité du geste méme. C'est le langage synthétique par excellence.
Les grandes passions ne parlent pas, elles gesticulent. Et si le
langage des signes est impropre a traduire les arguties philoso-~
phiques, est-ce une si grande marque d infériorité?
Scipion lAfricain revenait d'une expédition. II avait sauvé ?Em-
pire romain ; mais il n’avait pas rendu compte de l’argent a lui
confié, ni des contributions de guerre levées sur l’ennemi. Un tri-
bun l’accusa de concussion. Au jour dit, la foule se rassemble sur
le forum; la plébe lance des regards farouches sur le consulaire ;
quelle revanche elle croit déj4 prendre de tant de victoires patri-
ciennes ! Terentius Varron avait été battu 4 Cannes; soit, mais du
moins il n’avait pas gaspillé les deniers de la République. Scipion
monte a la tribune; il regarde le peuple paisiblement; il parcourt
des. yeux les temples, les monuments qui dominent le forum, comme
s'il était heureux de pouvoir les regarder encore; puis il étend le
bras vers le Capitole; la plébe suit son geste, et elle se souvient!
Elle se rappelle ce jour, ou elle accompagnait le char du vainqueur
de Zama! Un cri s éléve: « Allons rendre graces 4 Jupiter, qui nous
a donné un tel consul! » Scipion marche a la téte de cent mille
citoyens, et, triomphateur improvise, il monte au Capitole, tandis
que le tribun se morfond dans Ja place déserte. Pour entendre la
794 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
cause, il fallut transporter le tribunal dans un lieu écarté d’ou
Scipion ne pit pas étendre encore vers le Capitole ce bras victo-
rieux, qui avait terrassé Annibal !
Les rhéteurs avaient compté six gestes principaux, quon variait
4 l'infini. Ils avaient, pour ainsi dire, dressé des tableaux qui en
marquaient toutes les diversités. La main devait ordinairement se
mouvoir de gauche 4 droite, et se reposer a la fin des phrases.
Dans les mouvements vifs, elle tombait pour se relever aussitét, et
comme pour rebondir. Le bras suivait exactement. et scandait les
membres de la période; il accompagnait les ondulations du carps
et les mouvements des pieds. Il servait a l’orateur, comme d’un
balancier, afin de régler la mesure et de soutenir la période chan-
celante. Tel était le rdle du bras, pendant le cours régulier d'une
déclamation paisible: Mais que l’action s’anime, que la voix module
des inflexions savantes et passionnées, alors les bras excellent aussi
4 tout exprimer. Ils lancent & l’adversaire Jes foudres de Vinvec-
tive; ils s'élévent jusqu’aux juges pour les implorer; les mains se
renversent en arriére et présentent la paume pour attester le ciel
et supplier les dieux, dans cette belle attitude que les statuaires
attribuaient 4 la Priére. Ciceron, plaidant pour son maitre Archias,
décrivait les miracles de la poésie dans les temps héroiques; il
représentait les arbres et les rochers répondant & la voix du poéte ;
alors il étendait les deux bras et les ramenait lentement en cercle
vers Sa poitrine, comme pour appeler 4 lui toute la nature, sen-
sible aux accents des chantres mélodieux. Lorsqu’il dépeignait un
débauché, chancelant sous les vapeurs du vin, un léger balance-
ment des bras indiquait sa démarche titubante. Les orateurs, plus
soucieux des applaudissements que des éloges, ne s’en tenaient pas
4 la gesticulation expressive. Ils s’abandonnaient 4 un excés, que
nous trouvons parfois blamable, méme dans un comédien. Ils mi-
maient tout ce qu'il disaient; parlaient-ils d'un malade, ils contre-
faisaient le médecin qui tate le pouls; d’un musicien, leurs doigts
se promenaient sur les cordes muettes d'une lyre idéale. C’était une
faute; une pantomime outrée n’est plus du domaine oratoire. Nos
bras obéissent aux mouvements de |’éme; les gestes peuvent rendre
avec une inimitable éloquence les expressions passionnées ; mais
cest en abuser que de la contraindre 4 imiter, A singer les objets.
Cependant ces hardiesses plaisaient au public; et les juges pardon-
naient volontiers 4 l'avocat assez habile pour distraire leur longue
patience, méme par des bouffonneries. Tout artifice était légitime.
qui réussissait.
Quintilien n’énumére pas moins de vingt-six positions des doigts
et de la main. Le pouce, le medium, I'index s’agitent suivant le
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 795
besoin. Sans doute les auteurs de traités accompagnaient leurs écrits
de figures semblables 4 celles qui illustrent les alphabets des sourds-
muets. Veut-on interroger, veut-on figurer le cercle d'un enthyméme,
veut-on exprimer l’admiration? On dispose ses doigts, comme un
général dispose ses bataillons. On avance I’un, et l'on retire l'autre.
I] semble que chacune des articulations ait son rdle et son langage.
On pourrait suivre l’action, d’aprés le nombre et la position des
doigts engagés. Crassus prétait 4 l'¢zdez mille expressions tou-
chantes. Un seul mouvement de la main, qui se replie en cercle et
se déploie alternativement, indiquait l’admiration. Plusieurs gestes
convenaient 4 l’interrogation. Le pouce incliné par-dessus |’épaule,
pour indiquer l’adversaire, témoignait le mépris. C’est ainsi que
Cicéron pronongait sans doute le dédaigneux : « cet homme, » dont
il flétrissait Verrés, Antoine, et ces adversaires dont Je nom eat
souillé ses lévres. Pour marquer I’ indignation, on se frappait le front
et la cuisse, et Calidius était ridicule, pour n’employer jamais ce
geste. Il est des mouvements de mains, que Il’exorde n’admettait
jamais, d’autres que la narration exigeait absolument. Science vrai-
ment compliquée, dont nous avons perdu méme la notion!
Comment représenter les mouvements singuliers des orateurs, ces
mains qui s’ouvrent et qui se ferment avec vitesse, dans les actions
véhémentes, ces écartements expressifs du pouce? Comment dire
toutes les circonstances ou il sied d’avancer quatre doigts, et celles
ou il est défendu d’en avancer plus de deux? Quelques avocats
affectaient des gestes traditionnels qui obtenaient quelque succes.
« On en voit qui, en tenant léurs doigts crochus, jettent la main de
haut en bas, ou, la retournant en sens contraire, la lancent par-
dessus leur téte. Quelques-uns prennent la pose que les statuaires
attribuent ordinairement au pacificateur, qu’ils représentent la téte
inclinée sur l’épaule droite, le bras étendu a la hauteur de l’oreille,
la main déployée, et le pouce en dehors. » Il fallait se bien garder
de jamais étendre le bras horizontalement en repliant |’avant-bras
vers la poitrine et de s'agiter ainsi, comme un oiseau qui bat de l’aile.
On disait des gens qui pratiquaient ce geste vicieux, qu’ils pronon-
caient du coude.
L’orateur ne livrait donc pas seulement sa pensée et sa parole; il
se donnait tout entier 4 l'auditoire; et son costume, comme son
geste, devait imposer au peuple.
La plébe méme, si jalouse des prérogatives patriciennes, si affamée
d'égalité, edt poursuivi de ses huées le malavisé qui, pour la flatter,
eut affecté la négligence du vétement. Le désordre des habits et de
Ja chevelure, l’aspect hideux du visage convenaient seulement aux
violences d'une sédition. L’orateur politique ou judiciaire eit rougi
10 mars 1876. 2
796 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
de produire & la tribune l’extérieur sordide du vieillard qui entraina
le peuple sur le mont Sacré, ou du centurion Virginius aprés le
meurtre de sa fille. L’élégance du vétement était une marque d’égards
que l’orateur n’omettait jamais de rendre au public.
Les anciens ne connaissaient pas l’uniforme officiel. Mais les dif-
férentes conditions se distinguaient par des insignes. Le citoyen
romain, le Quirite s’enorgueillissait de la toge, ornement national du
peuple-roi. Un des chatiments les plus pénibles qu’entrainait |'exil,
seule peine capitale qu'il fit permis d'infliger 4 l'homme libre,
c’était la défense de porter la toge. Lécinius, banni pour crime d'in-
ceste, alla enseigner la rhétorique en Sicile. 11 monta en chaire,
vétu a la grecque, portant le manteau au lieu de la toge. Au moment
de prononcer la lecon d’ouverture, il jeta les yeux sur son véte-
ment, et se mit 4 pleurer. Puis, essuyant ses larmes, il dit avec un
soupir : « Et pourtant, je vais parler en latin! »
Le plus misérable des plébéiens se drapait superbement dans les
plis de la toge, lorsqu’il exercait dans les comices sen droit de
citoyen. Il laissait 4 l’esclave la tunique étroite et relevée, commode
pour le travail. Au Quirite, auditeur assidu des beaux discours,
spectateur infatigable des jeux du cirque, hdte des congiaires et
des distributions gratuites, convenait l’ample robe des oisifs. Le
lazzarone n’étale pas avec plus de superbe son haillon éclatant.
I‘orateur, de condition moyenne, ajoutait 4 l’arrangement de la
toge une certaine recherche, dépourvue d’affectation. La tunique,
vétement du dessous, descendait avec décence un peu au-dessus des
genoux, et les étroites bandes de pourpre qui l’ornaient tombaient
perpendiculairement. La toge, bien arrondie, était relevée, de
maniére a laisser le cou et les épaules dégagés; le pan ramené par-
dessus le bras flottait avec grace; le large pli en forme de bau-
drier, appelé sinus, que les habiles tailleurs ménageaient sur la
poitrine, donnait au corps un développement plein de dignité.
Quelle n’était pas la beauté de ces vétements blancs, qui lais-
saient & homme la liberté des mouvements, recouvraient les men-
bres sans les emprisonner, voilaient les contours du corps, sans
en déformer les lignes.-\u grand soleil de la place publique,
lumiére se jouait dans les plis de la robe, qu’elle caressait molle-
ment, comme sur la surface polie d'un marbre de Paros, artistement
fouillé. Nos habits sombres, étroits, mesquins, qui enveloppent
chacun de nos membres comme d'un fourreau, qui les grossissent
en les serrant, conviennent sans doute 4 nos climats. Les Romains
et les Grecs du Directoire, sous la pluie et les frimas, prétaient 4
rire; et Talma, risquant-en plein Palais-Royal le costume antique
dessiné par David, fut arrété 4 bon droit comme coupable de mas-
LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS ‘79T
carade. Mais est-il possible 4 notre orateur, enfermé dans la raideur
guindée de I’habit de ville et du costume officiel, de contraindre
ses gestes 4 garder l'harmonie des lignes prescrites a l’orateur
romain? Comment nos bras, dans les étuis d’épaisse étoffe qui les
cachent, se préteraient-ils 4 une action véhémente? -
Le patricien, le consulaire, qui avaient le droit de porter le lati-
clave et la prétexte, les chevaliers qui portaient l’angusticlave,
prenaient encore un soin plus grand de la magnificence de leur
vétement pourpré. La plébe, loin d’envier le luxe des dignitaires, les
admirait, sans cesser de les hair. Encore aujourd'hui la populace
italienne demeure tout ébahie devant les splendides équipages et les"
palais de ses patriciens. La révolution fermente dans ces tétes
exaltées; mais elle ne s attaquera ni aux palais, ni aux églises. Elle
détruira les croyances, Jes institutions séculaires; elle sera peut-
étre injuste et cruelle; mais elle ne sera pas vandale. Dans la no-
blesse, si elle déteste le privilége, elle aime les carrosses et la vale-
taille dorée; dans I'Eglise, si elle outrage les prérogatives sacrées,
elle respecte les brillants costumes et la pompe des cérémonies.
L’ Italien est fier des prélats nombreux, des merveilleuses demeures,
des superbes chevaux qui ornent sa ville. Si le riche I’éclabousse,
il essuie avec orgueil la boue aristocratique dont une caléche somp-
tueuse vient de le gratifier. Ainsi la plébe ancienne restait bouche
béante devant la pourpre de ses chefs; la majesté de ses maitres la
grandissait. Elle préféra toujours les folies brillantes et ruineuses
de Néron a la noble simplicité d’ Auguste. Elle ressentait moins de
vénération pour la toge tout unie de ses tribuns, que pour la pré-
texte et le laticlave de ceux quelle voulait trainer aux gémonies.
Elle applaudissait plus volontiers le personnage qui l’injuriait, que
le simple candidat qui mendiait humblement son suffrage; et dans
Prémeute, elle légorgeait avec plus de respect!
Le costume antique se prétait aux expressions les plus passion-
nées. Non-seulement, comme la robe tragique, il enveloppait I’ ora-
teur de majesté : mais l'art savait encore l’employer pour aider
Paction.
Dans l’exorde, alors qu'il convenait d'affecter la modestie et la
timidité, debout devant le tribunal, avec une attitude simple et un
geste sobre et contenu, l’orateur ajustait sa robe: il veillait a ce
qu elle tombat correctement. Dans cette partie du discours, presque
toujours personnelle a |’avocat lui-méme, il importait de paraitre
homme réservé et de bon gotit. Mais, dés les premiers mots de la
narration, il ne s agit plus ni de celui qui parle ni de ceux qui écou-
tent; l'affaire seule est en jeu, et lintérét du client. Le geste devient
plus pressant; le soin de la robe serait déplacé. Comme les bras
798 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
jouent avec vivacité la scéne racontée, le pan, maintenu sur I’ épaule
pendant lexorde, est abandonné a lui-méme; et s'il tombe, c’est une
faute d’interrompre l’action pour le relever. Au début de la confirma-
tion, l'orateur reparait : la narration laissait les faits parler comme
d’eux-mémes; ici, l’avocat les discute et les interpréte; le souci de
la convenance lui revient; il rajuste la toge et raméne les plis qu'une
action trop vive avait dérangés. Mais bientét la discussion s échauffe;
c’est un combat, et le déclamateur prend une attitude guerrieére. Il
rassemble la robe sous son bras gauche, d'un air résolu et dégage.
Parfois il s'enveloppe la main, comme pour Il’abriter derriére un
bouclier, tandis que le bras droit nu et tendu porte a l’adversaire les
coups multiples d'une agressive argumentation. C’est une lutte
acharnée, l’athléte alerte et toujours prét a la riposte comme a
i’attaque ne garde plus de repos. Qu’importe alors le nombre des
plis et la correction du stnes? Il faut renverser |’adversaire, |’abattre
et le fouler aux pieds. Vienne la péroraison. Si le discours a été long
et l'affaire grave, s'il faut achever une victoire difficile, et enlever
enfin le succés de haute lutte, alors, tout couvert de sueur, comme
enveloppé de la poussiére de l’aréne, l'orateur oublie sa robe, qui se
détache de tous cétés; la chevelure méme, qu'on n’a plus le temps
de relever, ajoute, en tombant sur le front, 4 l’expression tragique;
un dernier mouvement fait tomber la toge et adieu les convenances!
adieu le soin de la beauté physique! L’avocat a disparu; c'est un
homme qui supplie d'autres hommes; qui pleure, qui s irrite, qui
s'indigne! I] est la, presque sans vétements et sans voile: en proie
aux sentiments les plus violents, il a tout oublié. Cette robe qui
tombe, ces vétements baignés de sueur qui se découvrent, cette voix
assombrie par la fatigue et l’émotion, c’est le dernier terme de la
passion, c'est aussi le comble de l'art, et souvent, hélas! il faut
l’avouer, la supréme habileté du comédien! c'est le beau désordre
de Boileau! c'est la chevelure qui se déroule chaque soir, a l'heure
dite, sur les épaules de la tragédienne; c'est un artifice oratoire et
pathétique.
L’éloquence parvenue a ce point ou elle se confond avec le drame,
ou elle reproduit 4 l’esprit, et aussi aux regards, les horreurs du
désespoir et de l’indignation, devient un art d’imitation, et l’action
oratoire, la plus compléte des pantomimes. Souvent l’orateur épuisé,
brisé par les sentiments qu’il jouait d’abord, qu'il partage ensuite,
tombe dans les bras de ses clients; on l’emporte presque mourant et
sans voix; la foule, enivrée du spectacle, applaudit avec frénésie:
les juges se lévent par la force de I'admiration ; l'adversaire effrayé
cache son visage... et la cause est gagriée!
N’edit-il pas été beau de voir Cicéron, prenant d’avance le deuil de
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 799
Milon, son ami, évoquer avec emphase les grands souvenirs de son
consulat, pour couvrir son client des rayons éblouissants de sa
propre gloire; puis palir, comme si Clodius n’avait pas été bien tué,
et revenait encore pour remplir le forum de sang et de cadavres,
pour proscrire ces mémes juges, rassemblés afin de venger sa mort!
Gette péroraison pathétique, modéle désespérant de tous les avo-
cats, Cicéron ne |’a jamais prononcée; il avait réglé dans son cabinet
les agitations tumultueuses de sa harangue; il avait étudié devant le
miroir ses poses, le désordre de ses vétements et ses larmes. Eh bien!
au jour de l’audience, sil avait mené le discours jusqu’a la péro-
raison, il aurait trouvé de vrais pleurs 4 répandre, il edt ressenti
une véritable indignation : ses cheveux se seraient dérangés d’eux-
mémes, et sa robe, spontanément détachée, laurait découvert au
moment voulu, et dans les transports d'un sincére désespoir! O avo-
cats, 0 tragédiens, 6 artistes, si prodigieusement habiles que vos
premiéres dupes, c'est vous-mémes!
IV
Les Romains désignaient d'un méme terme une plaidoirie et une
représentation théatrale. Agere signifiait jouer un discours et une
piece. La tribune était une scéne, et l’orateur un acteur, un « pre-
mier réle», qui disposait une sorte de spectacle avec des auxiliaires
et des comparses. Ce n’était pas assez de répandre dans l’éloquence
une harmonie rhythmique, comme un poéte; de varier les inflexions
de la voix, comme un chanteur; de régler le geste et le costume,
comme un comédien. L’action comprenait une mise en scene,
extérieure a |’orateur.
La procédure des tribunaux et la condition des avocats rendaient
possible la vaste organisation de ces plaidoyers dramatiques.
L’avocat était un patron, qui disposait de nombreux clients tout
dévoués a ses volontés. Dans une cause civile et criminelle, accu-
sateur et défenseur citaient librement les témoins nécessaires; ils
les interrogeaient 4 leur convenance, leur apprenaient leur rdle,
les avaient toujours sous la main. Le préteur ou le président des
juges, quel qu’il soit, restait 4 peu prés étranger a la conduite des
débats. L’avocat trouvait donc sans peine parmi ses clients les
figurants utiles au spectacle; parmi les témoins, qu'il dirigeait seul,
les acteurs secondaires du drame dont il jouait le principal person-
nage.
Dans la décadence du harreau, quand le génie et l'étude ne
suffirent plus 4 soutenir l’éloquence, les rhéteurs enseignérent des
800: L' ACTION ORATOIRE CHEZ LES: ROMAINS
moyens accessoires pour agir avec énergie sur un public avide
d’émotions, et blasé par la fréquentation quotidienne du forum. Il
ne nous reste pas un seul de ces discours tout en action de l’époque
impériale. Les avocats de l’école classique, imitateurs de Cicéron,
éléves de Domitius Afer ou de Quintilien, dédaignaient sans doute
ces ressources d’un art corrompu. S’ils en usaient a la tribune,
méme avec discrétion, ils avaient bien soin de réduire aprés coup
leurs plaidoyers a la forme littéraire, en les écrivant pour le public
ou pour leurs amis. Le témoignage de Quintilien, les lettres de
Pline, quelques anecdotes éparses dans les historiens, ne laissent
aucun doute sur le caractére presque scénique de |’éloquence
romaine, particulitrement sous les Césars. Il est probable que des
orateurs, méme d’un purisme excessif comme Pline, cédaient par-
fois au goit public et que la sténographic, si elle nous avait
transmis exactement quelques-uns de leurs discours, aurait enre-
gistré de nombreuses allusions aux mouvements de I'action et au
déploiement du spectacle qui accompagnait les plaidoyers. Mais
lorsque le discours avait été prononcé, on I'écrivait, de facon a ce
que le lecteur n’eiit pas un regret trop vif de ne l’entendre pas. On
retranchait toutes les parties relatives 4 une action, intéressante
seulement quand elle se passe sous les yeux du spectateur. On
observait ainsi la différence essentielle entre l’éloquence écrite et
l'éloquence parlée, entre un discours joué et un discours lu; dis-
tinction que la sténographie supprime.
Pline, dans une lettre 4 Céréalis, se défend de lire un plaidoyer
dans une assemblée d’amis. II sait que les discours perdent toute
leur force, loin de Faction du forum, et que rien n’est languissant
comme une harangue déclamée par un orateur assis. Sans doute il
n’avait pas voulu prendre la peine de remanier son ouvrage pour la
lecture, et il s’agissait de le réciter tel qu’il avait été composé pour
Y'audience. : |
Les plaidoyers de Cicéron, les seuls que I’antiquité latine nous
ait conservés intacts, gardent encore sous la forme littéraire, dont
Jes a revétus le loisir de l’écrivain, de nombreuses traces des inci-
dents d’audience et de I’action extérieure encore trés-restreinte,
seule admise alors par la sévérité du gott. Les vives interruptions,
les apostrophes violentes qui coupent les développements, les allu-
sions au visage de l’accusateur, a l’attitude des témoins, a la fatigue
des juges ou 4 leur émotion, nous montrent par instant I'orateur
comme en action, et font parvenir’a nos oreilles comme une rumeur
Jointaine de la place publique.
Aux siécles ou I’éloquence gardait une sobriété attique, l'orateur
se contentait de tirer partie des circonstances extérieures qui lui
LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS: 801
fournissaient.des incidents dramatiques. Crassus, le précurseur de
Cicéron, plaidait contre un indigne descendant des Brutus. Un bruit
se fait entendre a l’extrémité.du forum; c’est le cortége qui accom-
pagne au tombeau la grand’mére de l'accusé. Les statues des
ancétres, les inscriptions qui rappellent les exploits et les dignités
de la famille, en un mot tout l'appareil des obséques patriciennes
décore la procession funébre. Crassus s’interrompt; puis, se tour-
nant vers son adversaire, et la main étendue dans la direction du
cercueil: « Brutus, que dira cette noble femme 4 tes aieux? Qu’ira-
t-elle conter au fondateur de cette république? Quels titres as-tu
ajouté 4 ces inscriptions glorieuses? Quelle figure feras-tu 4 cété
du visage de tes ancétres? Qu'as-tu fait de leur fortune? — tu l’as
dévorée; qu’as-tu fait de leur nom? — tu I’as sali. Qui, qu‘ira-t-
elle leur dire de ta vie et de tes. actions? » Crassus profitait avec
une admirable présence d’esprit d'une mise en scéne qu'il n’avait
ni attendue ni préparée.
Plus tard, on prit soin de régler d’avance des prétextes aux mou~
vements oratoires. Aux témoins destinés 4 établir le fait, on ajoute
des témoins destinés 4 produire des effets. Il y eut les témoins de
la confirmation, et ceux de la péroraison. Alors l’'avocat commande
a une armée disciplinée; il enseigne aux comparses leurs mouve-
ments et leur réle; i! détermine l’instant de leur entrée et celui de
leur sortie. Ce n'est plus seulement un acteur, c'est un choryphée,
c'est un poéte, c'est un chef d’histrions.
Comme tout directeur de théatre intelligent, l'avocat du temps de
Trajan se ménage des applaudisseurs. Ii connatt la contagion des
applaudissements; il sait que le bruit engendre le bruit, que la
foule a besoin qu’on lui indique les passages qu’il faut admirer et
qu’elle suit docilement une opinion manifestée par un tumulte. Qui
n’est dans le secret des enthousiasmes de commande? Qui ne voit
les moyens, 4 peine déguisés, qui servent a4 les procurer? Et pour-
tant on se fait complice du plus menteur succés. Le silence fait
honneur 2 l’orateur, comme au comédien. I lui faut le « brouhaha »,
dit-il le payer 4 beaux deniers comptants; et lui-méme, qui a payé,
il. est le premier 4 y croire; il l’admire lui-méme sur la foi des
admirateurs gagés. Le bruit le soutient et Penivre. Il ressemble a
ces jongleurs qui sont les dupes de leurs propres jongteries; 4 ces
faux-prophétes qui sont leurs plus fermes croyants, 4 ces idoles
qui s’adorent elles-mémes. Les avocats de la décadence obtenaient
le succés a tout prix; et leur auditoire leur appartenait, car ils
l'avaient acheté.
Ecoutons les gémissements de Pline, que révolte cette mode
nouvelle. Ha plaidé devant les centumvirs, et le public a été un peu
802 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
froid. Il boude contre le tribunal, contre lui-méme, contre ses con-
fréres, et contre la gloire, dont il est dégoité... pour vingt-quatre
heures! Car demain, il nous vantera ses triomphes, les applaudis-
sements qu'il a soulevés, et il ne saura plus que tout cela se vend.
Demain, il ne trouvera aucune banalité 4 ce murmure flatteur, 4 ces
cris enthousiastes, récompense et soulagement des plus accablantes
fatigues, baume salutaire qui guérit les blessures de l’amour-propre.
Rendons graces-au mécontentement de Pline, qui nous vaut des
renseignements curieux sur les « Romains » du forum. « A la suite
de l’avocat, dit-il, marchent des auditeurs que l'on recrute et que
l’on achéte. Le marché se fait au milieu de la basilique, dont on fait
une salle 4 manger, ou |’orateur régale 4 ses frais. On voit ces
auditeurs courir d’un tribunal 4 l'autre pour un méme prix. On les
appelle avec assez d’esprit des Sophocles, jeu de mots intraduisible,
copoxdetc, des crieurs 4 bon escient, ou en latin des louangeurs
parasites (/audicenz). Hier, j’en fus témoin; deux de mes nomen-
clateurs qui ont 4 peine lage de ceux qui prennent la toge, ont
_ été loués pour trois deniers afin d’applaudir. C’est le prix quil en
coute pour étre éloquent. Pour cette somme, vous remplirez tous
les bancs, vous réunirez un immense auditoire; des clameurs san3
fin retentiront, sur un signe du chef de claque (ecoydp0<), car il
faut leur faire un signe; ils ne comprennent rien, et n’écoutent
méme pas. Si vous passez auprés de la basilique, et si vous voulez
savoir comme l’on parle, il est inutile de vous approcher du tribu-
nal, et de préter l'oreille ; vous le devinerez sans peine; sachez que
le plus méchant parleur est le plus applaudi... En vérité, il manque
seulement 4 cette symphonie des trépignements, ou plutét des cym-
bales et des tambours, car des hurlements, il y en a de reste...
C’est fait de notre art. » ,
Un avocat de haut rang et de quelque réputation ne paraissait
pas en public, sans étre accompagné d’une suite nombreuse; lors-
qu'il descendait au forum, il ressemblait a un chef d’armée; quatre
ou cing patriciens de distinction remplissaient la place. A coté du
patron se tenait le nomenclateur, chargé de fui dire 4 loreille
quels personnages il rencontrait, afin qu'il pat les saluer par leur
nom; derriére lui, marchaient les secrétaires, qui prenaient place
au barreau ayec leur maitre; enfin la foule des clients, courtisans
et parasites, fermiers et débiteurs, agents électoraux et applaudis-
seurs. Le secrétaire, pendant Ja plaidoierie, préparait les piéces
justificatives, et se préparait 4en donner lecture, sur un signe de
l'avocat. Cette besogne était quelquefois partagée. Brutus, celui
contre qui Crassus fit la sortie véhémente que nous avons rap-
portée, avait commis deux lecteurs au soin de faire connaitre les
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 803
piéces intéressantes. Crassus aussitot fit lever trois secrétaires qui
débitérent tour 4 tour des morceaux accablants pour Brutus. —
Parfois le secrétaire avait pour mission « de secourir la mémoire
troublée » du patron. Il servait d’huissier pour appeler les témoins;
il veillait 4 la bonne exécution de la mise en scéne régiée pour faire
valoir l’action. Enfin c’est lui qui prétait une contenance a I’ora-
teur, lorsque les applaudissements, spontanés ou achetés, se pro-
longeaient. On se penchait vers lui pour donner un ordre; il faisait
méme l’office de messager, et l'on a yu des avocats prévoyants, le
prier, avant la fin du plaidoyer, d’aller commana son diner. C’é-
tait le factotum du barreau.
Pline le jeune, dans |’affaire de Priscus plaidée au sénat, fut sin-
guliérement flatté d'une attention que l’empereur eut pour lui. Un
affranchi de Trajan se tint debout derriére l’orateur, pendant toute
la durée du plaidoyer. Lorsque Pline s’abandonnait 4 son ardeur,
lorsque l’action devenait trop violente, 4 la chute des plus fou-
droyantes périodes, |’affranchi impérial le touchait doucement du
doigt, et lui disait 4 voix basse : « L’empereur vous commande de
ménager vos forces, et de ne pas oublier la faiblesse de votre com-
plexion. » Je ne sais si un tel excés d’honneur ne lassa pas enfin
insatiable vanité du grand homme, comme le joueur de flute avait
lassé le consul Duillius, et si, vers la péroraison, il ne se retourna
pas vers son garde du corps trop attentif pour lui crier : « Laissez-
moi donc tranquille! » Quoi qu’il en soit, Pline fit beaucoup de
jaloux, et ses collegues lui pardonnérent difficilement un témoi-
gnage aussi public de la faveur du maitre.
C’était un luxe ordinaire aux plaideurs considérables de se faire
assister par un certain nombre d’avocats. Nous voyons souvent dans
nos tribunaux deux défenseurs se présenter pour un accusé unique ;
mais l'un deux se borne au roéle de secrétaire; le plus renommé
prend seul la parole. A Rome, la cause était partagée entre plu-
sieurs avocats. L’affaire de Bassus, sous Trajan, fut plaidée au sénat
par sept orateurs, trois pour l’accusation, quatre pour la défense;
et en dépit de la loi qui accordait seulement neuf heures 4 la
défense, Pline, principal avocat, plaida pendant un jour et demi.
Chaque partie du discours était traitée par un spécialiste. Tel
excellait dans Ja narration; tel autre dans la confirmation; les plus
célébres se réservaient la péroraison. Plusieurs des plaidoyers de
Cicéron ne sont que des péroraisons; les preuves avaient été déve-
loppées par Hortensius ou quelque autre. Nul ne surpassait le
grand orateur dans |’art d’arracher les larmes, et de disposer des
moyens d'action qui enlevaient les derniers obstacles. Les momeres
avocats se contentaient de soutenir |'adtercation.
Ay
804 L' ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
Aprés le discours et la réplique, le plus souvent une dispute
s'engageait entre l’accusation et la défense. II s’agissait de confirmer
rapidement les preuves avancées de part et d’autre. Les orateurs
illustres dédaignaient trop souventcette action tumultueuse et décisive,
pour en commettre le soin & des praticiens subalternes. Hs avaient
tort, l’altercation prenait souvent une importance supérieure a celle
des plaidoieries. La discussion, d’abord modérée, s’animait par
degrés. Le public intervenait par des interruptions; Jes juges se
mettaient de la partie; les témoins ne demeuraient pas en arriére.
Les mots couraient, les arguments volaient, les injures pleuvaient.
C’était une gréle d’exclamations, de plaisanteries, de quolibets, de
preuves alertes qui tombaient sans relache sur la téte des adver-
saires. Les plaidoieries gravement commencées finissaient par une
méleée.
Pour réussir dans laltercation, il n’était pas besoin de longues
études, ni d’une science bien profonde. L’esprit naturel et la viva-
cité ne s’enseignent pas 4 l’école. Ces heureuses qualités du tempé-
rament sont le privilége des meilleurs. Malheur a l’esprit lourd qui
manquait une répartie; au maladroit qui essuyait un trait sans le
renvoyer plus mordant; au retardataire, qui permettait au public
de le devancer dans une riposte! Sans doute l'effronterie et la
vigueur du poumon tenaient lieu d’éloquence. Celui qui criait bien
fort, gesticulait sans cesse, empéchait l’adversaire de répondre, ou
n’écoutait pas sa réponse, riait 4 tout propos, remplissait le tribunal
de clameurs et de tumulte, celui-l4 avait de grandes chances de
succes. Mais lorateur parfait ne demeurait étranger & aucune des
ressources du métier. Aux études sérieuses, 4 l’action savante, 4
l’éloquence solennelle, il devait joindre ces facultés, dont |’éclat
brille plus souvent 4 la halle que dans les académies. Une langue
dorée ne Jui suffisait pas; il lui fallait encore ce que nos péres appe-
laient: « un peu de gueule. »
L’art de choisir des témoins, d’éprouver leur sincérité,
de leur apprendre leur rdéle, et de les interroger, appartient
plutdt & l’étude de la procédure qu’a celle de l’action. Néanmoins
lorateur appelait souvent & son aide, au moment de I ’interro-
gatoire public, la ressource de laction. Si votre témoin parait
effrayé de la majesté des juges, si la foule l’intimide, prenez-le par
Ja main; recourez, afin de l’encourager, aux plus douces modulations
de la voix. Si au contraire le témoin de votre adversaire laisse yoir
des signes de erainte, épouvantez-le par des regards furieux,
grossissez votre voix, accablez-le des plus malsonnantes épithetes,
faites-lui peur! S'il montre un caractére irascible, ne manquez pas
de l’exciter, de l’entrainer hors de lui-méme dans les éclats d'une
L'ACTION ORATOIRE CAEZ- LES ROMAINS 805
fureur aveugle et ridicule. Sachez mettre a profit toutes les circons-
tances, et enrichir d’incidents imprévus la mise en scéne préparée
par vos soins.
Un artifice plus ordinaire que loyal consistait 4 suborner le témoin
de ‘Tadversaire, ou 4 faire asseoir les témoins favorables a la
cause sur le banc de l’ennemi. Au moment de l’interrogatoire, une
confusion pouvait s'établir entre le témoin 4 charge et le témoin &
décharge; l'art d'embrouiller une affaire n’a jamais été étranger au
barreau. D’autrefois un témoin cité par l’accusation commence
une déposition fallacieuse, apprise par ceeur sous la dictée du
défenseur, et qui tourne, en fin de compte, a l’avantage de
l'accusé. Les juges de s'étonner, l'accusateur de pdlir, et l’avocat
de se réjouir. Mais le témoin s'est montré récalcitrant; il n’a pas voulu
ou n’a pu mentir; vous n’avez pu acheter sa conscience. II raconte
fidélement ce qu'il a vu; iln’omet aucun détail accablant pour votre
client; il parle avec conviction, tout semble perdu. L’accusateur
triomphe, lorsqu’en: terminant son récit; le témoin hausse les
épaules et part d'un grand éclat de rire, de sorte que les juges ne
savent plus que penser. Les plus astucieux demandent seulement au
témoin contraire de manifester une joie indiscréte en voyant le
succes de leur déposition, de prendre un ton véhément et passionné,
de s’applaudir ouvertement de |’impression qu’il produit: les juges
ne peuvent se défendre d’une défiance bien naturelle 4 I’égard d’un
homnie qui apporte un intérét si vif 4 la cause qu'il sert, et consi-
dére comme un succés personnel la perte de laccusé. Un témoi-
gnage aussi ardent perd toute autorité; il détruit méme l'effet des
témoignages semblables.
Ainsi les avocats, pour se ménager des intelligences dans la place,
réglaient aussi l’action des témoins; ils achetaient non pas méme
leurs mensonges et leur parjure; un geste, un sourire, une expres-
sion de physionomie leur suffisaient pour ébranler la foi des juges
et pervertir leur religion. Dans ces détours de la stratégie oratoire,
dans les habiletés de cette mise en scéne, je vois bien l'homme
habile de Caton, mais je cherche "homme de bien. La rhétorique,
chez les anciens, c’est l'art le plus merveilleux, mais trop souvent
un art d’imposture.
L’habileté consommée prenait toujours le public pour complice
dans l’emploi des moyens, propres 4 forcer la conviction des juges.
Rien n’est plus facile & égarer que la conscience de la foule, et
pourtant rien n’est plus imposant que la passion d'une multitude.
Elles sont rares les 4mes fortes qui peuvent se soustraire 4 cette
influence, qui osent résister aux manifestations d'une masse de
peuple, et gardent la liberté de leur jugement, quand le nombre a
806 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
jugé. Horace, dans son cabinet de travail, déteste le vulgaire et
I'écarte; Horace, au milieu de la place publique, applaudit quand
la foule applaudit; il rit quand elle rit; il pleure quand elle pleure; il
est peuple avec le peuple. Dans une nombreuse assemblée non déli-
bérante, il s’établit une sorte d’équilibre entre la croyance et les sen-
timents de chacun. Vous n’étes plus vous-méme; vous devenez une
fraction inséparable du tout; vous prenez |’opinion du voisin; et
vous lui cédez Ja votre; perdu au milieu de la masse, vous vous con-
fondez avec l’ensemble, vous étes multitude.
Une foule n’a pas l'esprit des individus qui la composent; elle a des
croyances, des susceptibilités, des préjugés qui lui sont particuliers.
Dans une salle de théatre, tout le monde est du parti de la vertu, de
’honneur et du devoir. Harpagon, Tartufe et don Juan sont con-
damnés 4 l'unanimité.’ Est-ce que les ayares, les hypocrites, et les
libertins ne vont jamais au spectacle?
Représentez un mélodrame devant un public de forcats. Cet
étrange auditoire n’est pas exempt d’erreur; il s’intéresse vivement
au sort des personnages qui s’agitent dans une position infime.
L’ouvrier en blouse et la pauvre fille des rues auront ses plus vives
sympathies; le grand seigneur, !’élégant millionnaire, l’homme d’ar-
gent exciteront sa méfiance; et si l’auteur a soin de chercher son
héros dans les mansardes, et d’installer les traitres dans les salons
du premier étage il est assuré du succes. Mais qu’il se garde bien
de flatter en méme temps que ses préjugés les vices de son audi-
toire : car ce public de repris de justice a sa vertu. La notion du
bien et du mal, du juste et de l’injuste est vivace dans une foule,
méme recrutée au bagne. Présentez-leur un escroc, dont les
tours infames réussissent, les faussaires auront peine a contenir
leur indignation; un lache'suborneur qui outrage l'innocence, les
débauchés retrouveront le sentiment de ’honneur pour le flétrir;
un meurtrier qui guette sa victime, les assassins frémiront d’épou-
vante, et quand les gendarmes viennent saisir le coupable, tout le
bagne poussera un soupir de soulagement; qu’au cinquiéme acte,
la vertu triomphe enfin, et que les criminels soient envoyés li-
méme ou se donne le spectacle, la conscience satisfaite des forcats
s'abandonnera aux trépignements d’un sincére enthousiasme. Pen-
dant trois heures, ces divers échantillons de la perversité humaine
auront partagé les sentiments des honnétes gens. Pas un seul parmi
ces milliers de scélérats n’aura protesté contre l’opinion générale :
l’ndividu s'est absorbé dans la foule.
Les orateurs de l’antiquité connaissaient bien cette influence
d'une multitude assemblée sur les individus quelle entoure. Ils
savaient que les hommes les plus éclairés subissent 4 leur insu les
LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 807
préjugés et les sentiments du public dont ils sont enveloppés. IIs
s’adressaient a l'intelligence du peuple, bien plus qu’a celle des
juges, persuadés que les émotions de l’auditoire s’empareraient de
i'ame des juges, et que leur parole, multipliée par I’écho de la
place publique, grandie par l’assentiment, par l’acclamation de la
plébe, gagnerait une force victorieuse. L’argument, qui edt été
faible aux yeux des connaisseurs, devenait sans réplique, lorsque
le peuple l’avait adopteé.
De 1a ces plaisanteries d’un godt peu sévére dont Cicéron abuse,
ces contrefacons comiques de l’adversaire, ces allusions 4 son cos-
tume, 4 sa démarche, & ses imperfections physiques; ces jeux de
mots sur les noms, destinés 4 soulever le rire de la foule; un
homme, dont mille hommes rassemblés ont ri, est un homme ridi-
cule. Domitius Afer avait compilé deux volumes de quolibets ora-
toires, dont la plupart roulaient sur la figure ou la taille de ceux
qui en étaient les victimes. Les modéles de bonnes plaisanteries
que les rhéteurs prdposent & notre admiration, ne seraient jamais
tolérés dans nos tribunaux, ou I’avocat s’adresse seulement aux
juges, et ou le public est muet.
La plébe romaine n’était pas trés-délicate en matiére de facéties,
et sa grossiére hilarité devenait pourtant contagieuse. Un surnom
spirituellement trouvé perdait les personnages les plus res pectables ;
il courait de bouche en bouche a travers la foule; les juges se le répé-
taient 4 l’oreille; on en riait tout bas; et comment donner raison &
homme dont on a ri? Cependant un surnom n’est pas une raison.
Le malheureux accusateur 4 qui son adversaire attacha le sobri-
quet de « crochet dé fer, » n’avait peut-étre d’autre tort que celui
d’étre petit, noir et rabougri, et il perdit sa cause! C. Julius obtint
un succés populaire par une boutade tirée de la physionomie d'Hel-.
vius Pansa. Celui-ci l’importunait de ses interruptions : « Taisez-
vous, s’écria-t-il, ou je vais montrer qui vous étes! » Menace inu-
tile; alors Julius étendit la main vers les maisons qui bordent le’
forum, et fit voir 4 tout l’auditoire une enseigne sur laquelle était
peint un bouclier Cimbre, portant au milieu la figure grotesque d'un
Gaulois tirant la langue. Or Helvius Pansa ressemblait trait pour
trait 4 cette caricature. On rit, et le client d’Helvius porta la peine.
de la laideur de son avocat!
Obliger l’adversaire a figurer 4 son détriment dans votre plai-
doyer, en faire malgré lui votre comparse, le contraindre a vous
donner la réplique et A servir votre action dans cette grande
comédie offerte au public, tourner vers lui tous les yeux tandis qu’on
lui imprime sur la face le fer rouge du ridicule, c’était l'art des
mattres. Cicéron y était parvenu du preier coup dans sa premiére
808 ~ L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES RQMAINS
affaire. Il défendait Roscius d’Amére, riche et naif paysan, accusé
par Erucius, ami de Chrysogonus. Et Chrysogonus était l’affranchi
du Sylla. Fort d'un semblable appui, parleur habile, Erucius mé-
prisait la jeunesse,de Cicéron. « Il regardait les hommes assis au
banc de la défense et il se demandait : » est-ce celui-ci, est-ce
celui-ld qui prendra Ja parole? « A moi, dit Cicéron, il ne pensait
pas; car je n’avais jamais plaidé en public. Gomme iJ vit qu’il p’avait
pour adversaire aucun avocat célébre, il parla avec négligence; il
s’asseyait, quand cela lui passait par la téte; il se promenait; il
appelait son esclave, je crois, pour lui commander son souper.
Devant cette nombreuse assistance, il faisait comme cheg lui. Il dit
sa péroraison tant bien que mal; il s’assit enfin et je me levai. Nl
poussa un soupir-de satisfaction, en voyant que ce n était que moi.
Je le regardai tout en parlant; il plaisanta et causa, jusqu’au mo-
ment ou je nommai Ghrysogenus; alors le voila qui se léve; il
demeure stupéfait, je comprends que j'ai frappé juste; je le nomme
encore une fois, deux fois. Aussitét des courfiers partent et vont
sans doute annoncer 4 Chrysogonus qu’il se trouve 2 Rome un homme
qui ose parler, de maniére 4 ne lui pas faire plaisir, et que les juges
écoutent,. et que le peuple commence 4 s'indigner. » Pendant que
Cicéron retracait avec des couleurs aussi vives l’action négligée
d'Erucius, puis son ébahissement, et son mépris se changeant ea
inquiétude, |’accusateux dut cacher son visage pour échapper a la
risée du public et dérober sa confusion.
Mais il arrivait souvent qu'un maladroit se blessait lui-méme avec
des armes dangereuses. Un ayocat novice avait interealé dans
un plaidoyer appris par ceur cette apostrophe inattendue :
« Oh! ne me regardez pas ainsi de travers! — Moi, riposta f’ac-
cusateur, Je n’y pensais pas; mais soit! » et il lui lanca un regard
effroyable.
Un moyen d'un usage plus facile consistait & s’entendre avec tn
ami ou avec l’accusé lui-méme et 4 lui apprendre un geste, une
expression de physionomie, propres & fournir un développement
dramatique. Encore cette mise en scéne manquait-elle parfois san
effet. Les comparses ne savaient pas toujours leur rdle; les uns per-
daient contenance; les autres gardaient, au moment ow ils devaient
figurer, une attitude raide, embarrassée, pleine de gaucherie, qui
égayait le public au lieu de |’émouvoir. « Ne pleurez pas, mon
pauvre enfant, disait un avocat 4 un jeune aceusé, séchez ces larmes
touchantes! » Mais le pauvre enfant regardait ]'action vébémente de
son patron avec le rire de {a niaiserie. Un autre enfant joueit au
contraire son rdle en conscience; il poussait des cris percants qui
fendaient lame des auditeurs. « Messieurs, yoyez nos larmes! »
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS B09
disait Pavocat d'un ton ému. — Pourquoi pleurez-vous? demanda
froidement l'accusateur. — C’est que mon précepteur me pince,
répondit cet éphébe trop véridique. » Cépasius l’ainé, défendant
Fabricius, avait préparé un mouvement oratoire des plus pathéti-
ques. Ge Fabricius était un vieillard peu vénérable, mais les che-
veux blancs imposent toujours. Dans la péroraison, Cépasius devait
tendre les bras vers son client, implorer la compassion du public
pour sa misére, et le respect des juges pour une téte aussi res-
pectable; Fabricius, de son c6té, devait se composer un visage,
déchirer ses vétements, enfin répondre 4 l’action de son avocat.
Mais l’avocat plaida si mal, il chargea lui-méme l'accusé avec
une telle persistance, que Fabricius n’attendit pas la péroraison; il
S’esquiva doucement et la téte basse. Arrivé au passage éloquent,
Cépasius, qui n’avait rien vu, s’écria avec emphase : « Regardez,
Messieurs, les vicissitudes du sort! regardez le peu que nous
sommes! regardez la vieillesse de Fabricius, regardez... » Alors il
regarda lui-méme. Fabricius n’était plus la. Eclat de rire univer-
sel. L'avocat furieux de ne pouvoir continuer son : « regardez, Mes-
sieurs, » (il lui en restait une douzaine a dire), découvrit son client
dans la foule, le poursuivit, l’atteignit, le prit au collet, le ramena:
de force a sa place, et continua son beau mouvement, comme si
rien ne s était passé.
Les péroraisons, dans les affaires criminelles, comportaient
presque toujours une action scénique. La douleur chez les anciens
he gardait pas cette retenue, cette modération que le bon gout com-
mande. Nos larmes ont leur pudeur; elles n’aiment pas 4 se mon-
trer. Nous éprouvons quelque honte a paraitre sensibles. Les an-
clens s’abandonnaient librement aux lamentations publiques et aux
pleurs solennels. Leur douleur ne s'enfermait pas dans le silence;
leurs funérailles avec le cortége des pleureurs étalait tout l’appareil
d'une désolation dramatique. Ces ames de bronze étaient sans doute
invulnérables aux blessures secrétes du ceeur, qui rongent sans bruit
et consument lentement. Ils poussaient des cris affreux, se rou-
laient dans la poussié¢re, déchiraient leurs habits; mais le lendemain,
tout en gardant la marque extérieure du deuil, ils allaient & leurs
affaires et n’y pensaient plus. Ces chagrins, violents dans leurs
manifestations, sont comme les torrents, ils débordent avec fracas,
mais séchent vite. Les vieux Romains n’eussent rien compris 4 notre
mélancolie taciturne, non plus qu’a la tristesse de René, a l’ennui
dégoité de Rolla, au spleen raffiné de Childe Harold.
Les Romains, dans le deuil, laissaient croitre leurs cheveux et
leur barbe; ils couvraient de poudre leur front et leurs habits en
lambeaux ; de méme Jes orateurs déployaient sur leurs clients la mise
810 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
en scéne d’une douleur publique. Ils jouaient d’avance la scéne des
funérailles, comme si l’accusé était déja condamné, et sa famille ré-
duite 4 la mendicité. On est surpris de voir la confiance, qu'il af-
fectent pendant le cours du plaidoyer, se changer brusquement a la
péroraison en un violent désespoir. Cicéron ne semble pas douter
un seul instant de l’'acquittement de Milon; c’est A peine si, a I’en-
tendre, le meurtrier de Clodius a besoin d’étre défendu ; puis, tout
a coup les larmes étouffent sa voix, il lacére sa toge; comme si
Milon n’était déja plus qu'une ombre. C'est que si l’assurance sert
4 produire la conviction; a la fin du discours, la conviction ne suffit
plus; et la compassion doit suppléer a l’insuffisance possible des
arguments ; les larmes réussissent ot les raisonnements echouent.
Quand le juge a pleuré, la justice est désarmée.
C’est pourquoi les péroraisons remplissaient le forum de cris et
de gémissements. L’orateur, si sdr de lui tout a l'heure, apparais-
sait en proie au désespoir. Le peuple avait pitié, |'émotion gagnait
les juges. Alors l'avocat se jetait 4 leurs pieds; il embrassait leurs
genoux; une longue file de suppliants envahissait le prétoire. Les
enfants, les parents de l’accusé, dans une toilette sordide, inter-
pellaient chacun des membres du tribunal, et poussaient des cla-
meurs lamentables.
Une tragédie si souvent renouvelée réussissait presque toujours.
Pas un orateur n’omettait cette ressource extréme, dans les causes
graves. Le peuple et les jurés se laissaient gagner par la contagion
des larmes. Ils pleuraient comme on pleure au théatre; mais ils par-
donnaient.
L’usage des processions de suppliants remontait jusqu’aux pre-
miers temps de l’éloquence romaine. Les orateurs habiles en ti-
raient le plus utile parti; mais ils se gardaient bien d’insister
longuement. Quintilien remarque excellemment que rien ne séche
plus vite qu'une larme.
Pour frapper les yeux en méme temps que |’ame, on exposait
aux regards de la foule les piéces 4 conviction. L’accusateur bran-
dissait l’épée qui avait servi au meurtre; il agitait la robe teinte du
sang de la victime; et méme parfois, il présentait 4 la multitude les
ossements de son cadavre. L’horreur physique ajoutait 4 lhorreur
morale.
Sans doute ces exhibitions amenaient des scénes grotesques. Ci-
céron, dans son plaidoyer pour Labiénus, se moque d’un jeune
homme blessé, dont on débandait la plaie de temps en temps pvuur
lexposer au public. Un avocat plaisant feignit d’étre épouvanté par
lépée que secouait l’accusateur, et alla se cacher dans la foule. Un
instant aprés, il revint demander si |’homme au glaive était encore Ia.
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS si!
Le génie inventif de l’action oratoire avait imaginé d'autres
moyens pour émouvoir la foule. Devant le tribunal, était suspendu
un grand voile, appelé separium, qui marquait la limite du pré-
toire. Les plaideurs obtenaient la permission ‘de faire peindre sur
ce rideau la scéne du vol ou du meurtre, dans les affaires crimi-
nelles ; dans les procés civils, on représentait la propriété en litige,
ou des épisodes honorables tirés de la vie du plaignant. C’était une
narration en peinture, et il edt fallu 4 l’avocat une baguette, comme
en ont les maitres de géographie, pour faire suivre au public les
pénpéties de l’affaire. Pauvre éloquence, qui avait besoin de tels
secours! Gomme si la parole ne disposait pas d’une palette plus
riche et plus éblouissante que celle du peintre de stparium!
Souvent, puisqu’on ne pouvait trainer le cadavre de la victime
au milieu de la place publique, on présentait son portrait. Un jour
celui qui avait recu l’ordre de montrer un tableau de ce genre, se
figurait toujours qu’on était arrivé 4 la péroraison. Chaque fois que
Yorateur jetait les yeux de son cdté, il élevait le portrait au-dessus
de sa téte, 4 la grande joie du peuple; car cette peinture, ceuvre
d’un artiste de dernier ordre, représentait un vieillard d'une réjouis-
sante laideur.
Cependant cette éloquence en action était capable des effets les
plus énergiques. Lorsque César eut succombé tous les coups de ses
amis, le peuple toujours prompt 4 maudire ses maitres, quand ils
ne sont plus, et 4 porter aux nues les conjurés qui ont réussi,
acclamait Brutus et Cassius, ses libérateurs. Antoine, ami de
César, parut 4 la tribune, et par précaution, il se mit a louer les
meurtriers. Mais bientét il osa plaindre la victime, et montrer le
cadavre, exposé sur un lit funébre; enfin il présenta la robe du
dictateur, encore toute dégouttante de sang : « Voyez, s’écria-t-il,
cest ici qu’a frappé Brutus, voila la trace béante du poignard de
Cassius; c’est par cette ouverture qu’a pénétré le couteau de
Casca! » La foule crut assister au meurtre; des cris d’horreur
retentirent; mille vengeurs s’armérent pour massacrer les assassins;
et le spectacle de cette relique du meurtre précipita Rome, si fiére
tout 4 l'heure d’une liberté dont elle n’était plus digne, sous le
joug ridicule et honteux d’un dictateur de rencontre.
Dans des causes semblables, qui touchent a la politique, la fureur
des partis introduisait souvent sur le forum une autre espéce de
mise en scéne, bien étrangére 4 la rhétorique! Les armes de |’élo-
quence .sont pacifiques ; elles contraignent |’esprit, elles font vio-
lence au ceur, elles déchirent l’ame; elles ne blessent que par
métaphore. Combien de fois la pauvre éloquence n’a-t-elle pas di
réserver pour des jours plus calmes l'emploi de ses foudres oratoires,
10 mars 1876. 53
882 L’SCTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
devant l’étalage d'une force qu’eHe ne posséde pas? Tous ses jolis
artifices ne hui prétaent plus de secours; sa stratégie savante
n’avait plus la moindre efficace, lorsque la violence rangeait sur |e
forum Yappareil de ses moyens. Adieu les périodes harmonieuses,
adieu l’'ampleur des gestes majestueux, adieu le spectacle des péro-
raisons pathétiques! Comme le ressignol sous la serre du vautour,
elle ett essayé en vain de moduler ses plus beaux airs.
Parfois le plaidoyer devenait un duel étrange ou la vie de l’accu-
sateur courait plus de dangers que celle de l’accusé. Quand Cicéron
prit en main la cause des. Siciliens, i} alla recueillir dans la province
mnéme ses preuves et ses témoignages. Verrés avait aposté sur sa
route des assassins, auxquels il n’échappa qu’en les devancant tou-
jours. Son dévouement était plus agile que la rage du préteur. —
Lorsqu’il défendit Milon, meurtrier de Clodius, Pompée, qui rai-
mait pas Milon, avait disposé autour de la place un cordon de
troupes, 4 l’aspect menacant. Cicéron, du haut de la tribune, vit
briller les casques et les boucliers; it comprit que son action
savante ne prévaudrait pas contre des adversaires si bien armés;
il balbutia quelques mots confus, et descendit. Milon fut condazané :
mais, victime satisfaite, il se consola en mangeant de bennes hul-
tres 4 Marseille. Plus tard, Cicéron écrivit l’admirable plaidoyer
qu’il aurait dQ prononcer; et il tira Son exorde de |’action extraor-
dinaire que Pompée avait introduite dans la cause. « Le nouvel
aspect du tribunal effraye mes yeux; de quelque cdté que je me
tourne, je me vois plus les anciens usages du forum et des
tribunaux. Ce n’est pas l’assembiée accoutumée qui entoure vo
siéges; ce n'est pas la foule habituelle qui nous enveloppe. es
troupes, qui garnissent tous les temples, sont destinées sans doute
4 prévenir la violence, et cependant elles n’apportent aucun secous
2 l’orateur. Elles ont beau étre nécessaires et salutaires, et plactes
l& pour me rassurer, je ne puis pas ne pas craindre sans une cef-
taine frayeur. »
Aux jours des comices, lorsque se jouaient devant le peuple ces
parties décisives, d’ou. dépendait la victoire d'une faction, les ora-
teurs amenaient avec eux un cortége plus imposant que celui des
clients et des scmbes. Des esclaves armés prenaient position avant
le jour autour de la tribune. Le tribun montait aux rostres, c’étalt
Tibérius ou Caius Gracchus, Saturninus ou Licinivs Stoloa. ib
parlaient, et les épées s’aiguisaient; les mains cherchaient les pét-
gnards sous les toges. En gnise de confirmation, ils faisaient var
leurs bandes de gladiateurs; en guise de péroraison, c'était |
hataille: et au lieu de la procession finale des témoins pathétiques.
c’était un cadavre qu’on traimait aux gémonies. Le lendemam,
LACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS gig
layait le pavé, et 'éloquence reprenait possession du forum, qu'elle
remplisait de ses beaux spectacles pathétiques. Ainsi notre Conven-
tion mélait aux proscriptions en masse les déclamations enguir-
landées de ses rhéteurs.
Le jour ou Cicéron remit ses pouvoirs de consul, Clodius
demanda sa mise en jugement, pour avoir violé les lois dans I’af-
faire de Catilina. Le factieux avait disposé sur le forum, non des
applaudisseurs, mais des gladiateurs. La foule se rassembla, et aus-
sitdt, sans qu'une parole eft été dite, le massacre commenca. Le
Tibre charriait des cadavres; il n’y avait plus de place dans les
égouts. « On s’était souvent jeté des pierres, s’écrie Cicéron; jamais
autant que ce jour-la; on avait vu tirer l’épée; oui, trop souvent,
mais un si grand massacre, de tels monceaux de cadavres, non,
jamais. Les séditions naissent souvent de l’entétement d’un tribun
en désaccord avec ses collégues; de la perversité d’un auteur de
lois, qui promet au peuple monts et merveilles et répand: des lar-
gesses; les séditions naissent encore de la rivalité des magistrats :
cest d'abord une clameur, puis une dissolution violente de l’as-
semblée : c'est & peine si vers le soir et rarement encore, on en
vient aux mains. Mais ici, on n’a pas dit un mot, pas convoqué
d’assemblée, pas proposé de loi. » Un massacre sans discours,
c’était le supréme triomphe de |’éloquence politique inventée par
les tribuns : c’était l'action sans phrases.
Nous avons essayé de restaurer par l’analyse une des parties les
plus importantes de l’éloquence antique. La synthése est impos-
sable. On ne peut réunir dans une description d’ensemble toutes les
merveilles de la prononciation, du geste et de la mise en scéne ora-
toire. C’est au lecteur de Cicéron qu'il appartient de ressusciter
par la pensée le spectacle du forum et l’action de la tribune. Encore
possédons-nous seulement ses discours, tels qu’il lesa disposés pour
la postérité, et non pas tels qu’ils les avait composés pour la multitude.
L’éloquence sans action est un édifice sans lumiére. Les discours
écrits ressemblent a ces dessins noirs qui représentent les monu-
ments. Les lignes architecturales, les ornements sont fidélement
reproduits : il y manque la couleur et tous ces jeux de la lumiére
qui sont comme la physionomie et la vie des objets. Cette lumiére
de l’action, c’est notre imagination seule qui peut en éclairer les
chefs-d’ceuvre de |'éloquence ancienne.
Nous ne concevons plus |’éloquence, comme faisait l’antiquité.
Nous ne la séparons pas des sujets traités. Chacun de nos orateurs
a sa spécialité, établie sur le genre d'études auxquelles il s'est li-
vré; et il parle bien de ce qu’il sait. Les anciens considéraient I’élo-
814 L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS
quence comme un art complet par lui-méme. indépendant des su-
jets et du fond. Que la sculpture donne la forme au bois, a la
pierre, aux métaux précieux ou au marbre; l'art existe en dehors
de la matiére travaillée. Que la peinture préte la couleur et les ap-
parences de la vie aux dieux, aux hommes ou aux bétes, quelle
décore les temples ou les palais, qu'elle recouvre une muraille, une
toile ou un panneau, c’est toujours la peinture. De méme [élo-
quence, quel que soit le sujet sur lequel elle s’exercait, était pour
les anciens un art 4 part. Les autres sciences lui fournissaient seu-
lement la mati¢re indispensable: le bloc de marbre dont le sta-
tuaire doit tirer la forme ; l’éloquence était proprement l'art de con-
duire les ames 4 un but déterminé. La poésie ravit les cceurs par
lentratnement de I'harmonie et du rythme; la philosophie agit sur
la raison par la force de la dialectique; l’éloquence s’exerce sur la
volonté, par des moyens complexes, dont le principal est l’action.
Du fond de son cabinet, un écrivain met en ordre des arguments
qui entrainent l’adhésion du lecteur; mais une adhésion froide, qu
ne commande pas toujours 4 la volonté et aux actes. Pour qu'un
homme impose sa volonté 4 d’autres hommes, pour que seul il do-
mine une multitude, il faut la communication directe; i] faut que
les yeux parlent aux yeux, que la voix, que le geste, que le spec-
tacle établissent l'ascendant de l"homme fort sur la foule. Cette
communication par laquelle !’orateur dompte son public, c'est I'ac-
tion ; l'action qui asservit la vue comme I'ouie, et en fait des com-
plices du vouloir de Yorateur.
Dans Pantiquité, léloquence, n’avait pas comme les beaur-arts,
pour fin unique, le plaisir; ni méme cette émotion fortifiante que
produit la présence du beau. Comme l'art militaire, comme I'es-
crime, c’était un art d'action. Pour agir sur l’ouie, elle empruntait
a la musique et 4 la poésie les nombres et la cadence; au chant,
ses plus mélodieuses inflexions; pour agir sur la vue, elle emprun-
tait & la musique la gesticulation expressive qui grave les pensées
dans l’esprit, en y imprimant des images; pour agir sur I’dme, elle
empruntait 4 l’art dramatique les dispositions savantes du spectacle
et de la mise en scéne. Art complet et universel, qui faisait d'u)
plaidoyer la réunion de tout ce qui satisfait la raison, touche le
ceur, et charme les sens.
L’action oratoire avait besoin de la vie publique, de la vie et
plein air, de l'ingérence perpétuelle de la foule dans les affaires
politiques et civiles; elle ne peut se concevoir en dehors de Ja
Cité, cet abrégé de l’Etat moderne, dans lequel l’exercice univer-
sel des droits publics appartenait 4 un groupe de citoyens, enfer-
més dans l’enceinte d'une méme ville. Alors l’orateur pouvait réu-
L'ACTION ORATOIRE CHEZ LES ROMAINS 815
nir autour de lui tous les auditeurs sur lesquels il voulait agir.
Enfin cet art merveilleux ne pouvait fleurir qu’au sein d’une reli-
gion indifférente 4 la morale privée. En dépit des protestations de
Caton, de Cicéron et de Quintilien, }’éloquence antique n’avyait pas
la vérité pour objet; elle prétendait surtout au succés. L’éloquence
fournissait des armes aussi souvent au brigand qu’au soldat. Quand
la philosophie avec Socrate et Platon devint la science du bien, son
premier soin fut de proscrire la rhétorique. Le Gorgias est un ré-
quisitoire trop bien justifié par les usages auxquels se prétait I'élo-
quence. Cicéron lui-méme n’a-t-il pas avoué que la vérité était in-
différente a l'avocat?
Devons-nous regretter que l’éloquence, telle que |’entendait I’an-
tiquité, cette éloquence d'action, faite pour conduire le peuple,
n‘ait plus de place dans nos sociétés ni dans nos meeurs? Conten-
tons-nous d’en admirer les restes, de gotiter par l’imagination le
plaisir esthétique que devaient ressentir les anciens, dans les nobles
solennités de la place publique; mais si un de ces orateurs du hui-
tiéme ou du dixiéme siécle de Rome, revenait au monde, et nous
offrait d'ouvrir une école de rhétorique, pour nous restituer les
merveilleux secrets de l'action oratoire, nous l’accueillerions comme
Platon accueille Homére au seuil de sa République: « Artiste in-
comparable, homme de génie, vous faites de la parole ce que uous
ne saurions en faire: yous étes le vrai maitre de l’éloquence ; vous
menez les hommes 4 votre fantaisie; nous vous admirons, et nous
voulons vous couronner de fleurs; mais passez votre chemin ! Notre
république n’a que fajre de vos secrets! »
H. Duranp-Mormpav.
DE PARIS A NOUMEA
JOURNAL D’'UN COLON
QUATRIEME PARTIE !
LES GLACES.
« Ouvrez bien I’ceil! il y a des glaces par ici », avait dit le maitre
aux hommes mis de bossoir. .
C’est dans les terres désolées qui avoisinent le pdle Sud que se
forment ces glacons, sujets actuels de nos préoccupations et de
nos inquiétudes. Sur ces plages que si peu d’yeux humains ont vues,
dans ces régions ot l’intensité du froid dépasse tout ce que l’ima-
gination peut concevoir, il se forme en hiver des masses de glace
incommensurables, qui prolongent au loin les continents dans la
mer. Lorsque le soleil passe dans I’hémisphére sud, la limite de la
congélation recule vers le midi et la chaleur relative opére des
fontes et des ruptures. De grandes iles, d’immenses blocs, sont
saisis par les courants marins et entrainés vers les mers chaudes,
dans la zone tempérée. A mesure qu’elles s’éloignent, ces glaces
fondent, mais leur masse est si grande, qu'il leur faut des mois,
quelquefois des années pour disparaitre complétement. En 1840 on
en a vu jusqu’au cap de Bonne-Espérance, qui est cependant par
35° de latitude méridionale et ot !’on ressent des chaleurs aussi
fortes que celles du Maroc.
I] est aisé de comprendre quel danger redoutable créent pour la
navigation ces tce-bergs ou montagnes de glace. Un navire qui vien-
‘Voir le Correspondunt des 25 septembre, 25 décembre 1875 et du 10 fe-
vrier 1876.
DE PARIS A NOUMEA 817
drait 4 en choquer une, toutes voiles dehors, coulerait sur place.
i] est, recommandé, dans les traités spéciaux, d’observer fréquem-
ment la température de I’air et celle de l'eau de mer. I] est arrivé
4 des navires environnés de brumes intenses d’étre avertis, par le
thermométre, de la présence de glaces, 4 ou 5 kilométres avant
darriver sur elles ; mais dans bien des cas, des montagnes flottantes
ont été rencontrées sans que le thermométre ett éprouvé le moindre
soubresaut. Sans négliger la mesure des températures, il faut donc
se fer surtout 2 la surveillance d’hommes 4 vue percante. Les
précautions prises 4 bord de |’ Orne inspirérent, du reste, une telle
confiance aux passagers, que, loin de les redowter, nous désirames
presque tous rencontrer ces émissaires majestueux du pdle austral.
La journée du 4 septembre se passe assez bien et ne nous donne,
en fait de miséres, que quelques grains de neige fondue et de gréle.
On remarque, dans notre cortége d’oiseaux, des volatiles d’une
espéce qui n’avait pas encore paru; ils tiennent le milieu, comme
taille, entre les damiers et les pétrels, ils sont presques blancs et se
dastinguent aisément dans la foule par la vivacité de leurs mouve-
ments : on les appelle les osseaux des glaces, parce qu'ils aiment 4
ge poser sur les blocs dont nous pouvons craindre la rencontre.
A ce signe du voisinage des tce-dergs s’en joint un autre non moins
significatif: de nombreuses herbes marines passent le long du bord,
et, comme nous sommes loin de toute ile, on présume que ces végétaux
viennent des terres australes d’ou ils ont été charriés par le courant.
Puisque le mouvement des eaux a amené des varechs, il peut bien
avoir transporté des glaces! Donc, redoublement de surveillance.
Pas le moindre bloc, pourtant! Ce qui apparut pendant ia nuit,
cest cette espéce d’incendie magnétique qu’on appelle l’aurore
australe, curieux spectacle dont il est vraiment facheux que nos
climats soient privés. C’est 4 onze heures du soir quele phénoméne
commence. Des lueurs indécises paraissent a l’horizon dans toute
la partie sud : on croirait voir l’aube. Mais en peu de temps l’air
sillumine; la lueur prend une teinte jaunatre beaucoup plus accen-
tuée que les plus beaux clairs de lune. Tantdt c’est une coloration
uniforme, tantot l’intensité du magnétisme donne plus d'éclat a de
grandes stries qui convergent toutes vers un point culminant. Les
lueurs s’éteignent et se rallument; au bout d'une heure l’aurore
atteint son plus grand éclat. Elle est alors d’un magnifique jaune
d’or et éclipse complétement jes étoiles de premiére grandeur qui
brillaient au firmament avant l'apparition des premié¢res gerbes de
feu. Vers minuit incendie diminue; a une heure on ne peut plus
voir qu'une couche de bleu pale qui se ravive un instant. A une
heure et quart fe ciel a repris son aspect ordinaire.
818 DE PARIS A NOUMEA
Rattachons 4 ces phénoménes de nuit l’apparition assez fréquente
d’arcs-en-ciel lunaires. On y voit les sept couleurs du prisme,
comme dans l’arc polaire, seulement elles ont une délicatesse in-
comparablement plus grande. On dirait une substance éthérée pla-
nant en arcade au-dessus-de la mer.
Le dimanche 5 septembre, la matinée n'est pas assez belle pour
que la messe puisse étre dite. A une heure de l’aprés-midi com-
mence une succession de grains : les traitres, sous une figure béni-
gne ils sont pleins de méchanceté, et déchainent contre nous un
vent infernal. En effet, ce fut pendant toute la semaine une succes-
sion d'épreuves formidables oi nos marins déployérent leur hé-
roisme habituel, mais qui les mirent sur les dents. Cependant, dés
le 6, le temps se rétablit rapidement. Il y a affluence assez con-
sidérable sur le pont, mais les mines sont affreuses ; les fatigues et
les émotions de la nuit ont laissé sur les visages des traces pro-
fondes.
Le 12 septembre, dés le grand matin, le bruit se répand qu’on
attend pour la journée la vue de ce CapSud qui doit étre le terme
de nos tribulations nautiques, et au dela duquel nous devons remonter
vers le nord et trouver des mers plus douces, un climat moins in-
humain. Il y a cinquante-six jours que nous n’avons vu ni terre ni
iles, et notre agitation est bien excusable. Les chronométres ne se
sont-ils. pas dérangés au milieu de ces brusques balancements et de
tous ces phénoménes électriques et magnétiques? Grave question
qui répand un émoi d’autant plus grand que le temps n'est pas pre-
cisément favorable aux reconnaissances. Une brise trés-fraiche nous
pousse sur la terre et des grains noirs comme de |l’encre passent a
chaque instant sur nous, voilant tout "horizon.
Tout le monde est aux aguets, passagers et équipage ; le nombre
de mauvaises jumelles et de lunettes d’approche qui sortent des
malles est incalculable. Mais ce ne sera aucun de ces guetteurs
improvisés qui pourra pousser le fameux cri : TERRE! Les gabiers
sont dans la mature; du haut de leur observatoire ils scrutent sans
cesse l'horizon, ils dominent les grains les plus bas et c’est a eux
qu'on adresse la fameuse question :
Anne, ma seur Anne, ne vots-tu rien venir ?
Malgré leur bonne volonté, ils répondent toujours :
Je ne vows que le ciel noircir et la mer blanchir.
Et, en effet, les grains redoubient, la mer écume et moutonne:
$i nous voyons les roches ce sera de bien pres. Et alors, pour
plus de sireté, reparait le tuyau de la machine; les chaudiéres sont
allumées ; les soupapes, soulevées par la force intérieure, laissent
échapper en blanche fumée le trop plein de vapeur. Nous sommes
DE PARIS A NOUMEA 819
tranquilles maintenant; si le voile qui nous cache l’horizon se dé-
chire subitement et qu’a portée de fusil surgissent brutalement les
écueils attendus, En arriére a@ toute vitesse! et la force de l’hélice
équilibrant celle du vent, nous resterons immobile sans craindre
Yabordage.
« Ils se sont perdus ! ils ne savent plus ou ils sont ! » disent les
passagers, extrément impatients, Dame! Aprés cinquante-six jours
de mer et avec ces navigations de nuit, qu’est-ce qu'il y aurait
d’étonnant? Cependant, 4 midi trente minutes, les gens de la mature
crient a ceux du pont: da terre drott devant.
Dix minutes aprés nous voyons nous-mémes deux énormes ro-
chers, Eddystone et Piedra blanca, dont |'un al air d'une véritable
tour. Nous sommes tout prés de ces écueils et sans |’obscurité du
temps nous les eussions vus depuis plusieurs heures. Le Cap-Sud et
les terres de la Tasmanie, bien qu’ayant plus de mille métres de
haut, et ne se trouvant qu’a courte distance en arriére de leurs deux
avant-postes, nous restent absolument cachés. Mais peu importe :
si notre curiosité n'est pas satisfaite, le point capitale est obtenu.
La position que nous révélaient les astres et les chronométres est
absolument la méme que celle indiquée par la vue des rochers.
Nous sommes forts maintenant; nous pouvons en toute confiance aller
chercher les récifs de la Nouvelle-Calédonie. Les montres qui sont
restées si bien régiées pendant deux mois d’agitation ne nous trom-
peront pas pour les douze ou quinze jours qui nous restent a faire.
Terre de Van Diémen, nous avons de toi tout ce que nous vou-
lions. Sans doute, il nous eit été agréable de pousser un peu plus au
nord et d’aller faire connaissance avec Hobart-Town, ton charmant
chef-lieu, de passer ensuite par le détroit de Bass et de te visiter
a loisir, Melbourne la prospére, Melbourne la grande, Melbourne,
la riche. Mais nous ne voyageons pas en touristes, notre itinéraire
est inflexible et, de tous ces magnifiques pays qui s’étendent a notre
nord, nous ne verrons que ce grand clipper qui s’en détache en ce
moment et qui vient, chargé de toile, prendre la grande route d’An-
gleterre.
Badbord ! crie-t-on de la passerelle et contournant a distance res-
pectueuse les deux rochers anglais nous dirigeons notre route sur
la Calédonie. Les effets du : Tournez au nord, de I’ Africaine, ne
sont rien en comparaison du tressaillement d’allégresse que produit
chez les sept cents habitants de ]' Orne le commandement de lofficier
de quart. Tournez au nord! C’est dire adieu pour toujours a ces
affreuses mers australes oi nous avons été secoués, bousculés, meur-
tris, mouillés, gelés; c’est aller au-devant du soleil pour rencontrer
le printemps; c'est mettre entre nous et la grosse mer d’ouest la Tas-
820 DE PARIS A NOUMRA
manie, puis l’Australie, forts matelas qui nous promettent des rou-
lis moins durs, des repas et des nuits plus tranquilles. « Pour sir,
dit un matelot déja ancien, en descendant de la hune aprés le der-
nier grain, ce n'est pas dans ces mers-ci que je viendrai manger ma
retraite. » — « Bien, dit le gabier, et tous, 4 bord de I’ Orne, nous som-
mes de votre avis. Mais cependant, ne parlez pas trop haut, vous
saver qu’on nous a, plusieurs fois, mis en garde contre |’équinoxe.
Attendons donc, pour nous réjouir sans arri¢re-pensée, que cette
date dangereuse soit passée. »
Sur le soir, les terres de la Tasmanie se découvrent complétement,
mais nous en sommes trop loin pour que les détails apparaissent.
LES DEPORTES.
Peut-<tre, lecteur, vous étes-vous déja demandé comment il se
fait qu'il n’est plus question, dans mes notes, de ce convoi de co-
damnés que nous recélons dans nos flancs. La raison de mon silence
est fort simple. Vous ne sauriez vous imaginer jusqu’a quel point
déportés et transportés ont disparu au milieu des incidents perpé-
tuels de la navigation. Chaque jour, ils ont continué & venir pren-
dre l’air sur le pont, par groupe de soixante ou soixante-dix, pel-
dant une heure, une heure et demie ou deux heures, suivant le
temps. Ils ont leur place réservée pour ces promenades de santé: un
cordon de factionnaires empéche de communiquer avec eux et l'on
finit par ne pas plus faire attention 4 ces dangereux voisins que s'ls
n’existaient pas. D’ailleurs je me suis imposé de m’interdire toute
recherche sur les individualités que nous transportons, et de cater
les noms de ces criminels arrachés par la Justice a la société oi is
vivaient honorés sous le masque de l’honnéteté. Derriére les con-
damnés qui sont morts civilement, il y a Jes familles dont il faut
ménager les susceptibilités et souvent les chagrins. Sonhaitons,
cependant, et le plus vivement possible, que si bas que descende
la France, elle ne tombe jamais entre les mains de gouvernants
assez vils pour rechercher de la popularité méme dans le monde
des bagnes et pour lacher la bride aux milkiers de déclassés exportés
en Calédonie.
A voir l’obéissance de tous ces misérables, 4 ne regarder que /a
facilité avec laquelle s’exécute le service courant, on est tenté de®
dire « mais ce sont des agneaux que ces forcats! » Mais le lende-
main, & propos de rien, on apprend que deux d’entre eux se scat
battus pendant la nuit : les coups portés révélent toute Ja science de
Vassassin qui a sondé le fort et le faible du corps humain et qui sal!
ou il faut frapper pour produire le mal. Une autre fois oe sont les
DE PARIS A NOUMEA $21
voleurs qui se sont levés en tapinois et ont été faire une rafle du
tabac, des pipes, ou du savon des fréres : les assassins et les incen-
diaires trouvent ces procédés souverainement inconvenants. Somme
toute, ces incidents-la sont rares et se liquident par une huitaine
de jours de cachot au pain sec et a l'eau. En général tous les
mouvements, tous les ordres, s'exécutent sans bruit, sans peine,
avec une souplesse complete. Les surveillants sont d’anciens sous-
officiers ayant douze ou quinze ans de service et une grande expé-
rience du commandement. Leurs allures sont des plus calmes, ja-
mais ils n’élévent beaucoup la voix, mais leur intonation les dispense
d’éloquence ; leur ton veut tout simplement dire : Fars cela ou une
baile. Leur grace d’Etat, c’est une défiance du forcat que rien ne
saurait calmer. Auraient-ils devant eux un de leurs prisonniers
humble, poli, mielleux, chapeau bas, qu’ils essaieraient de lire
dans ses yeux ce qu'il peut méditer, et qu’ils regarderaient du coin
de I’ceil si les mains sont bien immobiles et si, de dessous l’habit,
ne sort pas la pointe d’un poignard ou le canon d’un revolver.
J’ai parlé au commencement du voyage d'un ancien notaire et -
d'un fils de banquier confondus au milieu de ces vulgaires criminels.
Ii me faut encore citer, pour compléter la série des types, un ancien
chef d’institution du département de Seine-et-Oise qui a été con-
damné pour crime de bigamie. Il a été découvert au moment ou il
venait 4 Paris pour y acheter un établissement plus considérable.
Cet homme se donne le genre d’écrire des lettres en latin lorsqu’il a
quelque demande & adresser 4 ses supérieurs. Constatons une
seconde fois, et avec encore plus de force, |’insouciance de tous ces
forcats. Jamais le moindre embarras ne se lit sur leurs physionomies,
et s'il arrive 4 quelque observateur d’en regarder un avec attention,
en se demandant intérieurement quelle peut bien étre la caractéris-
tique d'une figure de forcat, le sujet de l'étude ne se décontenance
pas; au contraire son regard s’assure et l'on dirait que, se rappe-
lant son crime, le bagnard vous dit : « J'ai fait cela; eh bien
aprés? Si je peux j’en ferai bien d'autres! »
Les types de communeux ou communards — comme |’on voudra
— sont tout différents, soit dit 4 leur honneur. Ce qui domine dans
cette catégorie, c’est la pose, la bétise, beaucoup plus que la mé-
chanceté. On observe souvent chez eux de la géne et comme un
regret de ne pouvoir se méler au commun des mortels. Le fameux
joueur de vielle, membre de la Commune, est un grand aristo-
crate. Il ne se proméne pas avec le petit monde et ne cause qu’avec
un jeune homme, ancien employé de banque, qu'il juge seul digne
de ses entretiens. Le plus souvent, cependant, il se proméne 4 part
le front chargé de soucis. C’est un homme d’une quarantaine d’an-
822 DE PARIS A NOUMEA
nées, déja grisonnant et dont la physionomie est assez distinguée.
Lorsqu’il se déride, ce qui est trés-rare, son sourire est plein de
finesse. On le dit malade de la poitrine.
Nous possédons aussi deux peintres. Ils ont demandé, et on leur
a gracieusement accordé, de petits panneaux en bois bien lissé,
sur lesquels ils s’amusent 4 tracer les portraits de leurs camara-
des et des scenes de marine. Vient ensuite un homme de lettres, ami
de fa toilette, qui nous a gratifiés de l’exhibition de ses costumes
au milieu de ces tristes paysages de I’Océan Indien. Il fallait que le
temps fut bien affreux pour que ce monsieur ne montat pas sur le
pont, soigné, attifé, pommadé, couvert d'un par-dessus gris-clair
de la derniére coupe et toujours ganté, irréprochablement ganté.
(était le mieux mis du bord. Il y a encore un ingénieur civil qui
passe pour trés-intelligent et qui doit létre, 4 n’en juger que par sa
physionomie qui est intéressante et porte souvent l‘empreinte d'une
profonde tristesse. On le dit riche.
Dans le militaire nous avons mon lieutenant et mon colonel. Mon
lieutenant était porte-drapeau dans le 9° bataillon de fédérés. Quant
& mon colonel il a été dans les honneurs jusqu’au cou : chef de jé-
gion, commandant de fort, etc., etc. Etre grand, bien fait; possé-
der une moustache de moscovite; avoir chevauché sur les boule-
vards de Paris, suivis d’ordonnances, ceint d'une écharpe rouge.
revétu d'une tunique couverte de galons d’or depuis les poignets
jusqu’a l’épaule; avoir été chaussé de bottes 4 l’écuyére ornées d’é-
perons dorés; avoir vu la selle de son cheval de guerre recouverte
d'une schabraque brodée; avoir eu ses commandants, ses capt-
taines, ses adjudants-majors, ses capitaines, ses lieutenants, ses
sous-lieutenants, ses adjudants, ses sergents-majors, ses sergents,
ses fourriers, ses caporaux, ses sapeurs, ses clairons, ses tambours
et ses fusiliers; n’avoir pas donné contre les Prussiens afin d’avoir
des cartouches pour faire la Commune; s‘étre cru le génie de la
guerre et s'étre fait stupidement battre; se voir ensuite déporté et
confondu sur un navire avec les simples gardes; porter comme eux
une triste jacquette noire; étre traité par ses subordonnés sur le
pied de la plus parfaite égalité et ne pas pouvoir les punir : — il y
a la de quoi étre révolté, convenons-en. Aussi mon colonel se mord-
il souvent la moustache. C’est, dit-on, pour lui faire piéce que les
condamnés chantent souvent ces quatre vers, sur un air d’allure
narquoise moins vulgaire que les paroles :
Y a des gens en France.
Qu’on vraiment pas de chance;
La preuve qu’y en a, qu’y en a,
C’est qu'il est de ceux-la!
DE PARIS A NOUMEA 823
Quand il entend cela, mon celonel mousse.
Pour ce qui est des simples gardes, lecteur, je vous l'avouerai,
ils n’ont pas lair terrible. Ils se .trouvent bien 4 bord, mangent
tranquillement leur ration et fument leur pipe en digérant. Ils sont
de ceux dont les grands coquins se seryent pour assouvir leur am-
bition. Ici ils restent entre eux, trop naifs pour étre admis dans
l’intimité des grandeurs déchues. Un jour, cependant, me trouvant
bloqué par quelque maneuvre, non loin de leur lieu de récréation,
jentendis une conversation excessivement vive a laquelle tous pre-
naient part sans distinction de rangs. Tout en ne négligeant rien
pour poursuivre ma route dés que je le pourrais, j’eus le temps de
saisir trés-clairement l'objet de la discussion; ils parlaient avec’
tant d’animation, qu'il eft fallu se boucher hermétiquement les
oreilles pour ne pas les entendre.
« —TIls nous transportent, disait l'un, maisils seront bien jobards
quand il faudra qu’ils nous retransportent! Au mois d’octobre, dis-—
solution, nouvelle chambre, chambre radicale, dont le premier acte
sera de proclamer |’amnistie et de voter des fonds pour nous rapa-
trier. Nous en aurons été quittes pour un voyage en Calédonie aux
frais du gouvernement, et il y a bien des gens qui nous envieront.
« — Tu crois ca, répondit un autre, eh bien! c’est que tu n’y
entends goutte, 4 la politique! Depuis trois ans la Chambre ne fait
que travailler 4 la réaction et nous sommes plus loin de la liberté
que jamais. Nous avons été battus et nous n’aurons pas notre re-
vanche. I] faut étre stupide pour ne pas le voir. »
Tous donnant leur opinion a la fois, et en termes beaucoup plus
accentués que ceux que j’emploie; il en résultait une grande con-
fusion dont se détachaient, comme dominantes, les deux opinions
ci-dessus. Plus bas, en sourdine, et juste assez haut: pour que les
paroles pussent étre percues, on entendait de simples gardes assez
osés pour dire: « — Elle est perdue votre Commune, elle est morte
et bien morte. » — Et un peu bas plus ils ajoutaient: « — Et ma
foi, ce n’est pas un mal! D’ailleurs avec,des gens aussi bétes que
vous, ¢a devait lui arriver, & cette pauvre Commune. » — Bien
pensé, gardes nationaux, foudres de guerre, génies méconnus, un
pas de plus et vous étes des ndtres.
Dans ce que j'appellerai la population civile, c’est-a-dire dans ce
monde d’émigrants libres allant chercher ]a-bas des moyens d’exis-
tence, tout va bien, aussi bien du moins que cela peut aller chez
des gens qui s’ennuient et qui souffrent. J'ai déja eu occasion de
parler des rivalités existant entre Belleville et la rue de Rivoli.
Parmi les hommes, il y a également de petites disputes, mais de
braves gens interviennent et le calme renait aussitot.
$24 DE PARIS A NOUMEA
Pendant nos derniers jours dans I’ecéan Indien, lhopital a été, lui
aussi, temoin de quelques scénes curieuses. Le major a le droit de
délivrer aux malades des vivres particuliers, infiniment supérieurs
comme délicatesse et comme variété, ala ration journaliére : canserves
de volailles, de mouton et de légumes, geléesde groseille et decoimg, -
weufs conservés dans l'eau de chaux, pommes de terre et oignons
frais pour ceux qui semblent disposés au scorbut, etc.
Ledit major, avec une sollicitude et une bonté qu'on ne sazrait
trop louer, avait distribué assez libéralement ces petits adoucisse-
ments aux malades et aux souffreteux. On en vint méme 3 parler
d'un vin d’Espagne exquis qu'il avait ordonné a quelques passagtres
affaiblies par le mal de mer et ayant besoin de toniques. Alors on
inventa une profession nouvelle, celle de faux malade; on senqut
des réponses faites par ceux qui avaient obtenu les vivres d’hdpital
et l'on apprit par ceeur la comédie du mal. Il parait que lorsquil
faut ssamuler un mouvement de fiévre, on réussit & merveille en se
tapant violemment les coudes sur une table pendant une demi-heure.
On vit jusqu’a soixante-quinze personnes faire queue 4 la porte de
l'hopital et venir bégayer leurs feintes de maladie. « Major, jal..,
jai..., j'ai... Ah! je ne me rappelle plus! Vous savez bien, major,
ce qui se guérit avec du vin d’Espagne! » Je n’ai pas beso
d'ajouter que ces gourmands bien: portants furent éconduits par
l'infirmier, non sans récrimination de leur part. Le docteur nea
revenait pas. « Ces gens-la, disait-il, sont insatiables. Plus je leur
donne, plus ils veulent avoir. Ils sont plus mécontents de n‘avoir
pas ce qui me reste que contents de ce que je leur ai donné. (est
aleur tout refuser. »
La santé générale est d’ailleurs aussi bonne que possible. .\ part
une malheureuse femme qui, malgré tous les, avis, a commis
l'imprudence de faire deux cents lieues en chemin de fer et de
s’embarquer huit jours aprés ses couches, et qui est alitée depuis
le départ, il n’y a pas eu de cas grave. La malade emmenait son
enfant avec elle, et ce petit étre a merveilleusement résisté a toutes
les fatigues de la traversée. Par quelles crises, cependant, il luia
fallu passer! Sa mére le nourrissait et elle dut cesser lorsque vint la
maladie; deux vaches laitiéres qui se trouvaient 4 bord perdirent
leur lait aux premiers mauvais temps et ce fut un extrait de conserve
qui nourrit l'enfant, |’engraissant comme la meilleure des nournices:
cas trés-curieux au dire du major. Il y aurait aussi a parler d'une
hernie attrapée par ce petit bonhomme, poussant des cris de paor,
lors d'un changement de nourriture, et radicalement guérie. Mais
je ne veux pas tomber dans |’étude médicale; donc, je m’abstens.
Quoique le nombre des yrais malades soit trés-petit, eu égard
DE PARIS A NOUMEA 825
aux rigueurs de la traversée, it est temps, cependant, que nous
gagmions des climats meilleurs. Les matelots ont vraiment besoin
de repos. Pas plus chez eux que chez les passagers, il n’y a de
maladies graves, et cependant on en compte trente-deux qui ne
peuvent plus faire leur service. Les panaris abondent: on les
attribue 4 un contact trop constant des doigts avec ces cordes
toutes mouillées sur lesquelles il faut tirer du matin jusqu’au soir
et du soi jusqu’au matin. Il y a aussi des maux de pieds trés-
particuliers. A bord, le matelot vit presque toujours pieds nus. Il
en résulte qu'il se forme sous la plante des pieds comme une semelle
de cuir, grace a laquelle ces hommes de mer peuvent marcher sans
se faire de mal sur le sable et sur des caillous pointus. Avec nos
soixante jours d’humidité continuelle, de pluie, de neige, de baleines
mouillant le pont, cette plaque dure s'est peu 4 peu ramollie et il
s'yv forme des crevasses de plusieurs millimétres de profondeur qui
interdisent la marche sous peine de douleurs aigués.
LE PACIFIQUE.
Nous ne sommes pas depuis vingt-quatre heures dans le Paci-
fique que déja nous ressentons un changement de climat. Il est
\ral que nous marchons vite et que toute notre route est nord; il
est vrai que le soleil vient 4 notre rencontre (puisqu’il vous quitte,
vous les gens de notre antipode), mais néanmoins on ne pouvait
espérer une amélioration aussi rapide. Et cet aimable océan, il veut
encore nous offrir du poisson! Un ban de thons se met 4 nous
suivre; les poissons s’y serrent, s’'y compriment les uns les autres,
et cependant nous ‘ne pouvons en prendre. Le navire marche trop
vite et toutes les lignes cassent, incapables de retenir ces poids de
vingt ou trente livres.
Inutile de vous dire, lecteur, que nous ne nous arrétons pas pour
pécher. Les Anglais et les Américains expriment leur respect du
temps par la devise tzme zs money, mais je crois que les marins sont
encore plus avares du leur. Deux heures en marine, c’est un coup
de vent évité ou essuyé, et ’exemple de Sainte-Catherine est la pour
le prouver. Aujourd’hui encore, c’est pour n’avoir pas chémé dans
l’Océan Indien que nous profitons, tout joyeux, de la belle brise de
sud qui nous pousse vent sous vergues. Quelle superbe traversée
nous eussions faite sans les calmes du cape of good hope!
La derniére partie de notre route, qui s'annoncait si heureuse-
ment, fut cepesdant attristée par un jour de deuil. Le 17, le journal
du bord s’ouvrait par une croix noire dessinée en face de la date.
826 DE PARIS A NOUMEA
La malheureuse passagére dont nous venons de parler a rendu lame
pendant la nuit. La journée s’écoule tristement, sous l’influence,
toujours contagieuse, du voisinage de la mort.
L’Orne a commencé son voyage par |’enfouissement civil d’un
forcat suicidé et le termine par les funérailles religieuses d'une de
ses passagéres. C’est le soir, au crépuscule, que s'accomplit la
cérémonie. II fait un demi-jour qui permet a peine de distinguer ies
couleurs du pavillon national et de la flamme, hissés 4 mi-mat seu-
lement, en signe de deuil. A l’heure ot l’équipage fait la priére au
soir, le cortége quitte la batterie haute et monte sur le pont. Les
canonniers sont en téte, des fanaux en main; le cercueil est porté
par huit gabiers en grande tenue; immédiatement aprés marchent
Je commandant, les officiers du bord et les officiers passagers;
I'équipage, découvert, est immobile, sur deux rangs, a tribord et a
habord. Le corps est placé sur des tréteaux 4 bascules disposés en
face de la coupée, grande ouverture par laquelle on entre et on
sort. Un autel mobile est dressé prés de la. Les passagers se tien-
nent en foule sur l’avant, les femmes au premier rang. L’aumo-
nier lit l’office des morts et, lorsqu’il a terminé, les officiers défh-
lent devant le cadavre en !'arrosant d’eau bénite. Quelques femmes
se présentent pour donner cette derniére marque de sympathie
a celle qui fut leur compagne. Puis un signe est fait et le cer-
cueil glisse hors du bord sous la bénédiction du prétre. Aux cdtés
de l’officiant se tient le maitre d’équipage et le coup de sifflet
d'honneur couvre le dernier regtescat tm pace: par une de ces
délicatesses qui semblent dénoter dans la marine comme un reste
de chevalerie, la morte recoit, en quittant le bord, les honneurs
réservés aux officiers débarquant. La mer s’entr’ouvre; elle, dont
les cimeti¢res ne se peuplent généralement que des dépouilles mor-
telles de marins, elle ouvre son sein pour engloutir, dans ses
abimes insondables, le corps d'une femme! Cérémonie aussi triste
que touchante, car il en découle un grand exemple: la mort, par
exces de courage, la mort par excés d’abnégation !
Privé des soins de sa mére, l'enfant, inconscient de la perte qu'il
a faite, est entouré par des passagéres qui se disputent l‘honneur
de suppléer a l'inexpérience du pére. « Voulez-yous que je le
prenne? dit la blanchisseuse parisienne, je n’ai pas d’enfants, je le
soignerai: seulement que ce soit tout 4 fait ou pas du tout. » Certes,
s'il est une consolation & ces scénes cruelles, déchirantes, c'est de
voir, sous toutes les latitudes et dans tous les mondes ces grandes
infortunes senties, partagées et secourues, autant qu'il dépend de la
puissance humaine. La vie du bord rapproche tellement les hommes,
qu'elle crée une solidarité ignorée sur terre.
DE PARIS A NOUMEA $27
NOUMEA.
L’impression produite par la lugubre cérémonie du 47 persiste
plusieurs jours. I] ne faut rien moins que la rapidité de la marche
et l'imminence de l’'arrivée pour que chacun retourne 4 ses propres
affaires. N’y a-t-il pas, en effet, mille dispositions 4 prendre avant
de débarquer dans cette terre nouvelle qui, aprés avoir été si éloi-
gnée, est maintenant si prés? Ne faut-il pas aller dans les cales et
fouiller dans ses malles pour échanger les lourds vétements des
mers australes contre des costumes plus Iégers: affaire simple lors-
qu'on est a terre, mais bien compliquée 4 bord, lorsque des cen-
taines de passagers veulent étre servis 4 la fois et n’ont pas la
moindre notion de ce que peut étre l’ordre.
La température monte si vite, qu’on en est presque incommodé. A
la tension générale occasionnée par le froid, succédent les influences
amollissantes d’un printemps venant trop vite. Mais le corps s’habitue
a la température nouvelle et la santé redevient excellente. Les fatigues
s‘oublient et, si je n’avais pris soin de noter au jour le jour les impres-
sions des passagers, je dirais probablement aujourd’hui: « Aller en
Calédonie, mais c’est une véritable plaisanterie ; n'importe qui peut
faire ce voyage la. Il n’y a qu’a s’embarquer et 4 se laisser faire. »
Cette facilité avec laquelle s’oublient les coups de vent, les orages,
le roulis et le tangage prouve au lecteur que la Calédonie, malgré
son éloignement, est abordable pour les colons partant avec une
bonne santé. Encore devrai-je ajouter que nous avons fait le voyage
en plein hiver austral, dans la plus mauvaise saison, et que la sé-
rie de tempétes que nous avons essuyée est tout a fait exception-
nelle. En partant de France de septembre 4 mars, on pourrait faire
la traversée sans avoir une seule fois de véritable mauvais temps.
Sur de magnifiques navires, comme |’ Orne, avec I’entente si parfaite
de la vie de bord que l’on trouve sur les navires de guerre, avec
intelligence qui préside 4 l’organisation de la vie intérieure, avec
la surveillance incessante de tout ce qui concerne lhygiéne, avec
des soins médicaux de premier ordre, on peut entreprendre, sans
crainte, cet immense voyage, le plus long, pour ainsi dire, que !’on
fasse actuellement sur la surface du globe !.
! Les distances exactes de Brest 4 Nouméa sont indiquées ci-aprés y com-
pris les détours causés par les vents contraires :
TRAVERSERS. MILLES - LIZUER KILOME- = LIEUES
MARINA. MARINES. TRES. TERRESTRES.
De Brest & Rochefort .... . 248 83 459 414
De Rochefort & Las Palmas. . . 4,500 500 2.777 695
De Las Palmas a Sainte-Catherine. . 4,200 ° 1,400 7,777 4,944
De Sainte-Catherine & Nouméa .. 10,800 3,600 20,012 5,003
Récapitulation. . . . 16,748 5,583 31,025 7,756
10 wars 1876. o4
$28 DE PARIS A NOUMEA
Il ne faut point, d’ailleurs, oublier que les colons riches ont 4
leur disposition les navires & grande vitesse des compagnies an-
glaises. Ils payeront cher, trés-cher, mais ils iront 4 Sydney par la
Méditerranée, I’Isthme de Suez, la Mer Rouge et |’Océan Indien en
soixante jours pour les meilleurs voyages, en sotxante-douze pour
les plus mauvais. De Sydney 4 Nouméa ils trouveront un vapeur
confortable qui fait le service tous les mois.
Ne voulant manquer ni aux lois les plus élémentaires de la poli
* tesse, ni au respect de la vérité, nous témoignerons hautement de
la reconnaissance des passagers pour les soins constants dont ils
ont été l’objet, eux, leurs femmes et leurs enfants. Rien ne leur a
fait défaut. Ce serait nier l'évidence que de ne pas constater une
amélioration notable dans l’aspect de ce convoi pris 4 Brest et qui,
en ce moment, se prépare 4 débarquer.
Est-ce croyable? Nous sommes, le dimanche 19 septembre, 4
cent soixante-dix lieues de Nouméa, il y a soixante-trois jours que
nous battons la mer et cependant c’est de la viande fraiche que nous
Mangerons ce soir: il nous reste encore une vache! Quant aux
vivres conservés, alternant avec le beeuf, ils sont d’une qualité x
parfaite, que l'estomac les digére sans peine.
Malgré le bien que je dis de notre régime alimentaire, je dois
avouer que nous sommes assez affamés de légumes frais pour avoir
commis le péché d’envie en contemplant les produits d’une culture
maritime pratiquée par un officier. Supposez-vous pessesseur d'un
plateau en fer-blanc dont les bords aient quatre centimétres de haut.
Tassez au fond une bonne épaisseur de coton ou de ouate, humec-
tez bien d'eau. Le coton diminuera de volume, alors mettez-en de
nouvelles couches, que vous mouillerez toujours, jJusqu’a ce que
vos quatre centimétres de profondeur soient remplis. Sur votre
coton jetez 4 profusion des graines de cressonnette. Ghaque matin
arrosez votre plat pour maintenir graines et coton dans une hum
dité constante. Au bout de peu de temps vous verrez quantité de
petits points verts apparaitre sur le blanc : c'est votre champ qui
léve. En quinze jours dans les pays chauds, en trois semaines ou
un mois dans les pays froids, votre cressonnette aura poussé drue
et serrée; elle sera comme une petite pelouse ow |’ail, fatigué de
la mer, se reposera avec plaisir; elle aura plus de cing centimetres
de long et vous n’aurez qu’a la couper pour faire une salade succu-
lente. Vous objecterez peut-¢tre qu’une plante qui a poussé dans du
coton doit étre sans saveur: mais si vous aviez pu godter la cres-
D'aprés la date d’arrivée donnée ci-aprés on verra que nous avons mis
66 jours de Sainte-Catherine 4 Nouméa, et 114 de Brest en Caledonie, dont
ix jours de relache.
DE PARIS A NOUMEA 829
sonnette de |’ Orne, vous perdriez ce préjugé : les qualités du végétal
sont absolument les mémes que !orsqu’il pousse en terre, il a ph
tot trop de piquant que pas assez.
Le 19, nous passons 4 faible distance dans l’ouest de la petite
ile de Norfolk. C’est une dépendance de I’Australie sur laquelle les
Anglais ont fait des essais de pénitenciers. On raconte que l’ile est
couverte de pins trés-remarquables, mais qu'elle est absolument
dénuée d’abris pour les navires. S’il faut en croire les mémes récits,
il n’y aurait actuellement 4 Norfolk qu’une population de métis
d’environ 300 ames. Ces habitants proviendraient de I'tle de Pitcairn
et seraient les descendants directs d'un équipage anglais révolté et
de femmes tahitiennes.
De plus en plus favorisés par le temps et par le vent, ayant passé
V'équinoxe sans encombre et retrouvé les vents alizés du sud-est,
nous sommes éveillés le mercredi 22 septembre a sept heures du
matin par les cris du gabier de vigie : /a terre devant !
Six heures aprés nous mouillons dans la rade de Nouméa et le
débarquement commence. Les adieux 4 l’équipage sont plus tou-
chants que ne l’avait été l’arrivée & bord. Peut-on vivre quatre mois
dans la société de braves gens, les voir 4 la fois doux, vaillants,
pleins de bontés pour leurs passagers, et les quitter sans regrets?
Adieu, marins de l’Orne, que le ciel yous soit propice; que le cap
Horn n’ait pour vous que de petites lames et dés vents favorables;.
que votre retour en France soit heureux et rapide! Les veux de vos
passagers vous suivent. Longtemps nous nous souviendrons de vous
et de notre longue navigation sur les trois océans. Pour peu que
nous ayons votre courage et votre entrain, nous aussi, nous réus-
sirons !
TROIS JOURS A NOUMEA.
En débarquant du transport, fe colon est paternellement accueilli
par l’administration coloniale. Des cases peu luxueuses, mais
propres et saines lui sont ouvertes gratuitement, afin qu’il ait le
temps de chercher un emploi ou de jeter les bases de son établisse-
ment. Une nourriture tout 4 fait analogue a celle qu’on nous donnait
4 bord est fournie sans payement 4 ceux quien font la demande.
En général, on désire rester le moins longtemps possible a la
charge de l’administration ; on a hte de voler de ses propres ailes,
et, bien qu’il soit quatre heures du soir au moment ow nous fou-
lons pour ja premiére fois le sol calédonien, nous nous préparons a
envahir les bureaux pour prendre des renseignements sur les ques- '
tions de concessions, d’emplois, de mines, de communications entre
les diverses parties de l’ile, de commerce, etc.
eA ee ee an
830 DE PARIS A NOUMEA
Nous tombons mal pour parler affaires. La colonie entre en fate.
Nous arrivons précisément au moment oii elle se dispose a féter le
vingt-deuxiéme anniversaire de la prise de possession. Crest le
2h septembre 1853, 4 trois heures de |’aprés-midi, 4 Balade, que le
contre-amiral Février-Despointes arbora définitivement le pavillon
francais en signe de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie,
et de ses dépendances, au nom du gouvernement francais. Les colons
et les indigénes, accourus de tous les points de I'tle, donnent 4 la
ville de Nouméa une grande animation.
Le soir, les accords d’une musique militaire retentissent dans la
direction du palais du gouverneur. C’est par un bal que la féte dé
bute. Dans ce pays tropical, ou. les maisons sont toutes ouvertes, la
ville entiére profite de la succession des airs variés destinés aus
hotes seuls de Government House. On a compté, parait-il, dans les
salons du gouverneur prés de quatre-vingts dames appartenant tant
au monde des fonctionnaires qu’a celui des colons.
Le 24, au lever du soleil, une salve de vingt-et-un coups de canon,
tirée 4 terre par I’artillerie, réveillait le chef-lieu tout entier. 4
chaque détonation, des cris-aigus partaient de tous les cotés de la
ville, et nous crimes qu’ils étaient poussés par des femmes; mais
ce jugement provenait de |’inexpérience du colon débarquant. Ce
bruits criards provenaient des poitrines de tous les robustes Kanacks
habitants la ville. Quoique leur voix soit trés-grave dans le langage
habituel, ils emploient ces cris percants lors des grandes occasions:
c'est leur maniére de témoigner leur joie, et le grand bruit est une
des choses qui leur sont le plus agréable.
A huit heures, deuxiéme tintamarre; la rade tonne : cest 44
Seudre qui fait une salve. En méme temps, les batiments de guerre
et les navires de commerce, anglais comme francais, se couvrent
de pavillons de la téte des m&ts jusqu’a l’eau. La joie des indigtnes
est encore plus grande qu’a la salve précédente, I’attrait du déploie-
ment des drapeaux multicolores s’ajoutant 4 celui de la simple pt-
tarade.
A midi, les voitures se mettent en mouvement, les cavaliers
piquent des deux, de longues files de piétons serpentent le long de
la route accidentée qui conduit au champ de course. Bon nombre
des colons principaux sont Australiens : ils ont naturellement
importé l’amour de |’Anglais pour le sport. Aussi existe-t-il un
Jockey-Club culddonien qui tire ses chevaux de la Nouvelle-Hollande.
A Longchamp méme ces bétes-la seraient estimés : grande taille.
allures vives, des naseaux lancant du feu, elles ont tout ce qu'il faut
pour séduire l’amateur.
DE PARIS A NOUMEA 831
Aprés avoir franchi quatre kilométres sur une route excellente,
on arrive 4 la porte de l’hippodrome dans lequel, moyennant la
modique somme de 4 franc, tout citoyen peut pénétrer. Il y a
cependant des privilégiés : la consigne de l’entrée est de laisser
pénétrer gratis les Kanacks, les militaires et marins non gradés.
Au bout de l'avenue conduisant 4 la piste stationne un piquet de
gendarmerie 4 cheval et d’artillerie. Belles montures, beaux hommes,
comme la France en avait tant 4 l’époque de la grande armée. Ils
sont au repos. C'est l’escorte du gouverneur, arrivé depuis quel- .
ques minutes. On peut le voir 4 la place d'honneur, dans la tri-
bune enguirlandée abritant les familles des membres du Jockey- Club
et du frgh life de l’endroit. Mon incompétence m'oblige 4 ne pas
décrire les toilettes.
Tout autour de la piste l’affluence est grande. Ouvriers endiman-
chés, bourgeois avec femmes et enfants, familles kanackes au grand
complet, colons francais, colons anglais, soldats de l’infanterie de
marine, marins de |’Etat et du commerce, Malabars (c’est-a-dire
émigrants indiens), tout ce monde constitue la foule la plus ba-
riolée a laquelle voyageur avide d’ études pittoresques puisse souhaiter
d’étre mélé. Les familles kanackes étalent, comme celles des petits
bourgeois européens, leurs provisions sur l’herbe des talus. Les
femmes paraissent professer un godt particulier pour le soda water,
sorte de limonade gazeuse fort en honneur dans les colonies
anglaises. Elles sont trés-décemment vétues de longs peignoirs
sans taille, aux couleurs les plus voyantes, et n’ont, en fait de
coiffure, que leurs cheveux noirs et laineux taillés en téte de loup.
Mais, l’avouerai-je 4 mes lectrices? toutes, elles ont 4 la bouche le
cigare et surtout la pipe, de belles pipes bien culottées, qu’elles
bourrent fiévreusement dés que le tabac est bas! Si jamais elles ont
eu l’air poétique, cette imitation d'un défaut masculin les en a
complétement privées, totalement, radicalement.
Le champ de course est au fond d’un vaste entonnoir dont les
bords, en pente douce, sont assez joliment boisés et permettent de
dominer la piste, de suivre les chevaux sur tout le pourtour, sans
les perdre un instant de vue. Malgré cette disposition si rare et si
favorable, les véritables amateurs — et ils sont nombreux — se tien-
nent sur la pelouse ot stationnent cavaliers et voitures de tous les
modéles. De grands breaks en bois des iles, magnifiquement attelés,
attirent les regards, et l’auraient fait dans les plus grandes villes de
France. Six amazones chevauchent au milieu des sporimen, et parmi
elles se distinguent deux charmantes Anglaises, belles de jeunesse et
de simplicité, se jouant sur deux purs-sangs effrayants de vivacité.
832 BE PARIS A NOUMEA
Une heure sonne. Les sons d’une fanfare entratnante partent des
environs de la tribune, et les chevaux viennent parader sur la piste,
montés par d’habiles jockevs. Les courses de France sont copiées
sur celles d’Angleterre, celles de Nouméa sont organisées par des
Anglais; il n’en faut pas davantage pour que les ressemblances
soient parfaites.
La troisiéme course pourtant avait un cachet spécial : ¢’était celle
des poneys. Les jockeys devaient avoir quatorze ans au plus. Elle
. fut fertile en péripéties. Dix chevaux devaient courir; us étaient
montés par de vrais enfants, dont deux ou trois avaient dix ou onze
ans, petits Francais, petits Anglais ou Américains, et wn_ petit
Kanack. Quel bonheur sur ces jeunes visages au moment de I'entrée
en lice! Quelle fierté, quelle grace en selle, quel désir de gagner,
et aussi quelle indiscipline! Les ranger en ligne est une opération
diabolique, et lorsqu’ils y sont 4 peu pres, une révolte ouverte éclate.
Ils ont vu l'un des chevaux trépignant, dévorant son mors, tour-
nant sur lui-méme, se cabrant, s’agitant, donnant des signes évi-
dents de vigueur peu commune, et ils se sont dit : Cet anemat-la
va gagner, tl faut l’exclure! lis découvrent aussitdt un vice rédhi-
bitoire, et jurent que la béte fringante a plus de 1 métre AQ, taille
exigée pour que le cheval puisse étre dit paney. Les commissaires
sont obligés d’arriver avec une régle 4 coulisse et de recommencer
leur mesurage pour prouver aux jockeys imberbes que |'animal
incriminé a 4 métre 40 centimétres, moins un ou deux mailéimeétires.
La jeunesse se décide 4 se remettre en rang, et le signal est
donné. Peste ! quel départ ! L’expérience a du bon, mais la jeunesse,
quel don! Les cravaches font siffler lair, les petits éperons sen-
foncent tout entiers dans les flancs des poneys : ils sont quatre ou
cing les uns sur les autres, ils voudraient mordre ceux qui sont
devant eux. L’assistance acclame au passage ce torrent impétueut.
Les Kanacks sont les plus ardents, I’émotion se lit sur leurs figures,
les femmes laissent leurs pipes s’éteindre. C’est que le jockey calé-
donien va bien; il est gracieux au possible avec sa jaquette de soie
et ses bottes vernies. Parti timidement, il avait l’air de trouver bien
difficile pour un enfant de couleur de débuter dans le cheval (j'al-
lais dire dans la chevalerie) et d’aller se mesurer avec ces blancs,
connaissant mieux que lui les ruses du champ de course; mais lors-
qu'on est bien monté et qu’on a de l’audace, on peut réussir.
La preuve en est que le petit Kanack s'est rattrapé, toujours rat-
trapé, et qu’il est maintenant second, second marchant sur les
pieds de derri¢re du premier. Il a tout l'air de vouloir gagner 58
distance et manosuvre en écuyer consommé. Ses compatriotes, collés
contre les cordes de la piste, lui Jancent en passant des encourage
BE PARIS \ NOUMBA 833
ments : En avant tayo, en avant; iu gagneras, marche! Chaque
cri va droit au copur de }’enfant. J] est debout sur ses étriers, ren—
daat asa monture, en vigoyreux coups d’éperons, les apostrophes
qu’on Ini lance. Il parle 4 son cheval, tantdt avec douceur, sil
gagne son adversaire, tantdt la voix courroucée s'il perd un seul -
pouce. Au moment décisif un horrible chien saute par-dessus la
barriére et se lance, en aboyant, sur le poney de téte. Il veut lu
mordre la croupe et retombe, aprés son bond, sous les pieds de la
béte du Kanach. Cheval et jockey roulent 4 terre au milieu d’un
nuage de poussiére ; les derniers arrivent ventre 4 terre; les uns
sautent l’obstacle, d’autres veulent l’éviter, font un coude brusque,
et vont se blesser sur la barriére que |’un d'eux saute malgré lui,
tombant, au milieu des curieux qui poussent des cris de terreur. On
court 4 l’enfant. Il est mort! disent les gens qui toujours savent
tout d’avance. Le bruit s’en répand; alors un grand mon-
sieur ramasse le jockey inanimé et le porte dans ses bras jusqu’a
la tente du pesage. Le petit Kanack n’est pas mort; il n'est qu’é-
vanoui ; sa paleur est grande, quoiqu’il soit noir de nature; de temps
& autre il ouvre ses grands yeux, qu'il fixe un instant sur la foule,
ou bien la vivacité de la douleur lui donne de brusques frémisse-
ments. On le frictionne, on le saigne, et bientdt il revient 4 lui. Dés
qu il parle, il demande son cheval et respire plus a I’aise lorsqu’on
lui dit qu'il est sauf; il veut ensuite le voir et le caresser.
L’incident a arrété la course et tous les jeunes lutteurs revien-
nent au pesage prendre des nouvelles de leur concurrent démonté.
Il se remet de plus en plus, et comme toute crainte a disparu, on
se dispose 4 recommencer la course. Les poneys se mettent en
ligne, mais pour les Kanacks la course n’a plus d'intérét; leur
champion est hors de combat et leur amour-propre en souffre hor-
riblement. N’était la timidité qu'ils ont malgré eux devant les
blancs, ils s’en prendraient violemment au propriétaire du chien,
cause de tout le mal, et tueraient le malencontreux animal.
Mais ils comptaient sans le courage de l'enfant du pays. Atten~
dez! crie ce petit bonhomme au gentleman chargé du départ; et,
rassemblant toutes ses forces, il enfourche son poney et s’élance
sur la piste avec autant de grace qu’avant sa chute. Les foules
sont nerveuses; aussi, lorsque celui que l’on croyait mort reparait
si vivant, l’enthousiasme éclate, les Aourrahs retentissent et la fan-
fare salue d'un allegro glorieux le lutteur opiniatre. Mais le cheval
a l’air excité par les scénes précédentes, il bondit sous son cavalier,
se cabre, rue, et ne se résout a s'aligner qu’aprés force correc-
tions. La lutte est trop forte pour le jeune Kanack; 4 ce moment
ndécis ou les uns sont trop en avant et les autres trop en arricre,
834 DE PARIS A NOUMEA
ou Je cheval sent que d’un moment a I’autre il lui faudra subitement
‘partir en avant, avec la vitesse d'une fléche,.& ce moment, dis-je,
l'enfant est abandonné par ses forces, il oscille sur sa selle, comme
le ferait un homme ivre, et, perdant de nouveau connaissance, il
tombe, raide, inerte, la face dans le sable ov piaffait son poney.
Adieu la course, Kanaks. Votre représentant -est décidément
hors de combat! Consolez-vous en pensant 4 la ténacité dont ila
fait preuve : il était écrit que l’équitation est encore trop noble pour
vous! La course part et celui auquel vous teniez est couché sur un
matelas, vaincu par la douleur, hors d’état de se mouvoir.
Nous ne voudrions pas nous étendre outre mesure sur une course
de poneys, et cependant le deuxiéme tour ne décida pas du vain-
queur. A mi-route I’Anglais et le Francais étaient presque cote 2
cote; ils avaient laissé bien loin derriére eux tous les autres cava-
liers. Ils luttaient ensemble, se dépassaient et se ratrappaient, et
puis on les vit se placer botte 4 botte, aligner mathématiquement
les tétes de leurs animaux et cheminer tranquillement, se bornant a
jeter de temps 4 autre un regard derriére eux pour s’assurer qu’'ils
n’avaient rien a craindre de la plébe en. retard.
Le gros des spectateurs ne comprend rien a ce jeu nouveau,
mais les syortmen sont plus fins. Il y a convention, disent-ils! En
d'autres termes, les deux petits bons hommes s’étaient jurés de
rester botte 4 botte jusqu’au viseur d’arrivée, aimant mieux par-
tager le prix que de courir la chance de ne rien gagner du tout. Ils
sont si loin en avant, que, pour narguer les concurrents, ils se
mettent presque au pas. Mais, au dernier contour, le petit Fran-
cais est pris par la honte; il lui semble que s'il n’avait pas eu la
faiblesse de souscrire 4 la convention, pour sir il aurait gagné. Le
dépit le poursuit, et de l’air d’un homme qui se dit: « Ah! ma for,
tant pis! » il lance son cheval & fond de train avant méme que son
associé en ait cru ses yeux et ait eu le temps de secouer sa tor-
peur. Le. Francais arrive premier et le public de rire du bon tour
joué par lespiégle.
Mais les juges! les juges! leur conscience est scandalisée de voir
traiter aussi légérement une affaire de cette gravité. Ils protestent
ils entrent en courroux et décident une troisiéme épreuve dont
notre compatriote sort victorieux haut la main. Cherchez dans !e3
palais des empereurs et des rois, dans les demeures les plus somp-
tueuses, et vous ne trouverez pas d’homme aussi heureux que ce
Jeune vainqueur rentrant, en caracolant, assourdi par les bravos et
les hourrahs, salué par les fanfares. Sa figure étincelle, rayonne, il
est profondément beau. .
DE PARIS A NOUMEA 835
Nous voudrions en finir avec les courses calédoniennes, mais
comment ne rien dire de la lutte des amateurs? N’est-elle pas carac-
téristique de l'état social de ce pays ou tant de races ont leurs
représentants? Ou trouver ailleurs, réunis sur le éur/, un officier de
la marine francaise, un négociant anglais, un jeune américain, un
richard chinois et un métis? C’est l’Anglais qui gagne la course ;
mais ici-encore, les juges furent trés-mécontents, prétendant que le
gagnant était trop habile pour étre dit amateur, et que sans nul doute
il et fait bonne figure dans une course de pro/fessionnals '.
Autre usage calédonien peu pratiqué en France. Les courses de
chevaux montés ont été suivies d'une course au trot attelé qui parut
un peu froide aprés cette longue succession de galops échevelés.
Le 25, la journée débute par des régates a l’aviron, qui commen-
cent avant la chaleur, 4 sept heures du matin. Cinq courses succes-
Sives occupent la matinée; une foule considérable garnit les quais.
Les yoles et canots des navires de guerre, du service pénitentiaire et
du port se disputent successivement les douze prix. Plus heureux
qu’a cheval, les Kanacks enlévent quelques billets de 100 francs qui
sont pour eux des fortunes. Le costume est uniforme. Pantalon blanc,
gilet tricoté 4 raies blanches et bleues, pas de manches pour laisser
voir le travail du biceps ov git le secret des vigoureux coups de
rames. Seudre, Coétlogon, Calédonienne, Gazelle, tels sont les noms
des navires dont les matelots se disputent avec le plus d’entrain les
félicitations des juges: Le gouverneur suit dans sa yole les princi-
pales phases du concours; des chaloupes a vapeur portent les spec-
tateurs qui ne veulent perdre aucun détail.
La joute sur l'eau terminée, la ville enti¢re déjeine ou fait sem-
blant de déjetner, et se hate pour trouver place 4 l"hyppodrome ou,
dés une heure, commence la deuxiéme journée des courses de che-
vaux. Elle ressemble 4 la premiére, moins les incidents de la lutte des
moutards.
Lorsque les chevaux sont essoufflés, c’est aux hommes de s'élancer
sur l’aréne. Ici, par exemple, place aux Kanacks! On connait si
bien l'agilité de leurs jambes, qu’aucun blanc ne se méle a leurs
rangs foncés. Au nombre de quatre-vingts, ils viennent par petits
groupes, représentant les tribus; chacune d’elles a adopté un costume
‘ Afin que nos lecteurs puissent se rendre compte du degre d’habileté des
entraineurs calédoniens, nous mettrons sous leur yeux les chiffres suivants.
SaLvator, vainqueur du grand prix de Parisen 1875, a fait 2,400 metres en
2 minutes 441 secondes,'soit 44 métres 906 4 la seconde. Pendant les courses de
Nouméa, le cheval Sun Licut, appartenant au Chinois J. Song a parcouru
2,584 métres cn 2 minutes 56 secondes, soit 144 métres 681 a la seconde.
$36 ‘DE PARIS 4 NOUMBA
particulier. C’est dans leur costume de course qu’il faut voir les
Kanacks. En habits européens, ils sont affreux; dans les courses de
lintérieur us sont trop nus pour étre décents. Pour la fete, leurs
corps élancés, souples et vigoureux portent les ornements suivants:
Autour des reins, piéce de belle étoffe élégamment drapée, flottant
légérement au vent ; elle descend jusqu'au jarret ; au-dessousdu genou,
sorte de bracelet large de trois doigts; mollets et pieds absolumeat
nus, comme le torse ; chevelure soigneusement peignée et taillée, de
leffet le plus curieux; puis léger turban rouge faisant tenir, dane lea
cheveux, des plumes hardiment plantées dans l'espéce de toison qu
recouvre toute téte indigéne.
Avant que la course commence, on sait d’avance qu'elle sera ga-
gnée par la tribu de I’ile des Pins. Les naturels ‘de cet tlot jouissent
ici d'une grande réputation, et lorsqu'on demande des renseigne-
ments sur les Kanacks, on vous dit invariablement : « ll n'y a que
ceux de l’ile des Pins qui aient de la yaleur. » En effet les quatre
premiers prix leur reviennent et le chef de Bangou obtient le an-
quiéme. Le premier prix, yéritable géant, allongeait un compas i-
vraisemblable et, sa course fournie, il eut encore la force de sauter,
sans le moindre embarras, Ja corde en dedans de laquelle se ter-
minait I’épreuye. Si jamais statuaire a besoin de faire poser wi
athléte, je lui recommande ce noir calédonien ; il pourra court
toute l'Europe sans trouver son pareil.
Le spectacle allait finir lorsqu’une émotion assez vive s'empara
de la foule. Des fumeurs ayant jeté 4 terre une allumette enflammée,
le feu prit 4 herbe desséchée et s'étendit bientOt sur une circon-
férence assez vaste. Vainement les imprudents essayérentils de
l’éteindre ; effrayés eux-mémes, craignant d’étre pris, ils se diss-
mulérent, laissant l’'incendie gagner et la flamme atteindre des
haies et des broussailles séches qui couvraient tout le voisinage. Ln
Anglais eut la bonne idée de faire appel aux Kanacks; Jeur science
de la bréusse eut bien vite raison du foyer de 1’incendie.
Alors a lieu le défilé. C’est la fin des réjouissaaces hippiques,
voulait faire & Nouméa une entrée triomphale. Le cortége avai
dans l’ordre que voici : deux gendarmes 4 cheval, le chassepot en
arrét, ouvrent la marche avec cette tenue martiale dont ce corps
gardé le secret; un peu en arridre, pelotons de gendarmes 4 cheval
au port du sabre; tous les chevaux gagnants, enrubanés et capala-
connés ; caléche du gouverneur et des aides de camps; peloton de
gentlemen-riders comptant environ soixante cavaliers, ceux qui a-
compagnent les amazones sont en téte; piquet d’artillerie avec leurs
trompettes. Puis commence une interminable ligne de voitures dont
la premiére est celle du maire. M. Pelletier, négociant fort estimé dans
DE PARIS A NOUMEA 737
le pays. Par un échange de bons procédés, trop rare dans nos sociétés
divisées, les bourgeois cavaliers escortent la caléche du gouverneur
pendant que les officiers montés viennent galamment demander
a M™* Pelletier la permission de chevaucher autour de sa voiture.
Cette longue file se fait jour au trot 4 travers Ja haie des piétons
et arrive & Nouméa sans qu'on ait 4 déplorer d’autre accident
qu'une voiture versée et un bras cassé, Comme étude de maurs, ce
qu'il y a de plus curieux 4 observer, c’est lallure d’un Chinois qui
s'est enrichi dans le commerce d’un vilain poisson appelé Biche-de-
mer. Ayant des dollars, le fils du Giel a voulu faire le gentZeman; il
a son écurie, ses voitures et ses laquais. Son tailleur est-un artiste;
sur son gilet s’étalent complaisamment chaines d’or et breloques;
il parle le plus pur anglais et cause course, entrainement, comme
un gandin de Londres. Mais tout cela ne lui suffisait pas encore. Les
mauvaises langues disent qu'il eut powr premiére épouse une Chi-
noise et pour seconde une Kanacke. Riche, il voulut de l'avance-
ment et se mit en quéte d'une femme blanche. Il |’a aujourd’hui;
elle trottait 4 ses cdiés pendant le deéfilé; la jeune et généreuse
Amérique passe pour avoir donné le jour 4 cette femme courageuse
que n’a pas effrayée un Chinois trés-jaune et tras-riche. L’ histoire
ne dit pas si le fils du Céleste Empire cherche maintenant 4 changer
de peau. Il ne lui manque que cela pour étre Européen.
Le soir il y eut spectacle. Des chansonnettes comiques et la piéce
intitulée : /es Enfants terribles, composaient le menu. Mais le théa-
tre, 4 Nouméa, sent un peu le communeux; on lit sur les affiches
des noms comme celui de M. Okrolowicz, de sorte que les gens
comme il faut s'abstiennent de paraitre 4 ses représentatious im-
provisées.
Le dimanche 26 septembre, troisiéme et dernier jour de féte. A
sept heures du matin messe militaire. Le gouverneur y arrive ac-
commpagnés des chefs de service et de son état-major. Le comman-
dant des troupes est 4 cheval; un détachement d’infanterie de ma-
rine fait la haie dans la trés-modeste église du chef-lieu.
A buit heures rendez-vous a la. mairie. Le gouverneur s’y ren-
contre avec le premier magistrat civil, les notables de la ville et les
capitaines des navires de guerre présents sur rade. Tous ces per-
sonnages se rendent 4 pied sur la place militaire-et les troupes de
la garnison sont passées en revue. Gendarmes, marins débarqués,
soldats d’infanterie de marine et artilleurs 4 cheval défilent en bon
ordre. Deux mitrajlleuses ferment la marche et touchent particuli¢-
rement la foule qui prise énormément les déploiements de force
dans ce pays ou lon garde les douze mille plus grands gredins de
France et de Navarre, lourde tache dont on ne connait pas assez les
838 DE PARIS A NOUMEA
difficultés écrasantes, par ces temps de budgets réduits et de res-
sources insuffisantes.
Sur le passage de M. Pritzbuer les colons se découvrent avec em-
pressement. Ils savent que sa vigilance est grande, que ses soucis
sont nombreux et ils ne manquent aucune occasion de lui montrer
quelesquestions politiques et les rivalités de race se taisent devant
ce grand intérét: la défense des honnétes gens, la lutte contre les
scélérats dont la colonie s'est chargée de débarrasser la France.
A midi, reprise des régates. Cette fois la lutte était 4 la voile; elle
offrait un grand intérét local parce que l'on devyait y vou figurer
nombre d’embarcations construites dans le pays pour le cabotage.
De si tot encore l’ile n’aura pas de routes suffisantes et le commerce
des quelques centres de colonisation ne peut se faire que par les
cotres et goélettes naviguant le long de la céte. Tous les passagers
de l’Orne applaudirent la premiére jodte en la voyant habilement
gagnée par le patron du commandant de notre ancien transport.
Trés-peu de Kanacks & cette séance nautique. La place d’armes
les attire; ils l’encombrent et prennent rang pour participer aux
jeux publics dont ils raffolent: jeux du tourniquet, courses d’ hom-
mes, jeu du chariot, course en sacs, mat de cocagne, jeux du por-
tique, de. la poéle, du collin-maillard et des ciseaux, courses au
cochon, etc.
A cing heures du soir la féte devient complétement kanacke. Les
chefs des diverses tribus s’assevent 4 un banquet offert par la mu-
nicipalité; en méme temps les danses kanackes les plus échevelées
sont autorisées: le pilou-pilou commence. Il excite tellement les
indigénes il les dispose tant au désordre, lorsqu’ils en abusent,
qu'on ne le permet, au chef-lieu, que dans les grandes occasions.
C’est pour couronner le pzlou-pilou qu'on mangeait de l'homme et
qu’on s‘enivrait, le divertissement tombant peu 4 peu dans la plus
abominable des orgies.
C’est sur la place méme, sous une vaste tente, que prennent place
les Chefs indigénes réunis au chef-lieu 4 I’ occasion du vingt-deuxiéme
anniversaire de la prise de possession. Que les Européens se réjouis-
sent de cet événement, cela parait naturel; mais que les chefs se
mélent aux réjouissances qui rappellent leur dépossession, c est ce
qu'on peut trouver assez fort. Ils arrivent au nombre de vingt-cing
ou trente, tous en costumes européens, deux ou trois en habits bour-
geois, les autres en uniformes militaires. Ges derniers ont, pour la
plupart copié les costumes de l’infanterie de marine; on remarque
cependant quelques habits de marine proprement dits.
En se mettant a table, tous ces chefs semblent herriblement ge
DE PARIS A NOUMEA 839
nés. Ils regardent avec inquiétude les ustensiles européens étalés
sur la table et se demandent comment il faut faire pour s'en servir
suivant les régles. Sans desserrer les dents, avec une gravité ner-
veuse qui fait mal a voir, ils se rangent autour de la table en ob-
servant scrupuleusement lordre des préséances. En s’affublant
d'uniformes européens, ils ont gradué le nombre des galons selon
l'importance des tribus, en donnant aux plus puissants |’uniforme
de capitaine et aux moindres celui de sergent, avec tous les grades
intermédiaires.
Les capitaines prennent place au centre et les sergents aux bouts
de la table; puis, sous la surveillance d'un maitre-d’ hotel euro-
péen, les services défilent. Par une attention délicate, on méle aux
plats stéréotypés des repas officiels quelques mets indigénes, taros,
ignames, patate douces, afin que les malheureux auxquels notre
cuisine répugnera par trop aient de quoi soccuper au moins de
temps en temps. L’exercice des machoires ne diminue ni la géne ni
la crainte de ne pas agir comme les Européens. Le gouverneur ar-
rive, il circule autour de la table et s’efforce, par quelques paroles
affables, dite 4 l'un et a l’autre, de détendre un peu ses hétes syn-
copés, de les mettre a leur aise. Il ne réussit que médiocrement,
non plus que quelques dames bien élevées qui ont pitié de ces
figures crispées et veulent mettre un peu d’enjouement dans les
rangs de ces roitelets.
Il faut avouer, du reste, que la situation.est un peu génante. Les
chefs dinent sur la place, pour étre en contact avec la population
indigéne qui y est réunie, mais cette population danse le pzlou-pilou,
et ce sont les Européens qui se pressent autour de la table au nom-
bre de trois ou quatre cents, comme pour assister aux repas de bétes
curieuses. C’est si fort qu'on en a honte.
— Sommes-nous mal élevés, dit-on de tous cdtés, de venir les
regarder manger! C’est trés-malhonnéte, ce que nous faisons 1a.
Ce qui n’empéche pas qu’on reste, la curiosité dominant la po-
litesse.
Le fait est qu'il est original de voir tous ces princes noirs, dont
les plus vieux ont mangé plus de cent fois de l'homme, transformés
en messieurs habillés 4 l'européenne et s'efforcant de ne rien omet-
tre des usages occidentaux. Ils veulent aller jusqu’aux toasts, ces
infortunés! De temps 4 autre, on en voit un qui se léve et qui re-
garde d'un air effaré ses collégues et la galerie. La sueur perle sur
son yisage; dominant, non sans peine, une violente émotion, il
commence en francais médiocre une harangue du genre de celle-ci :
— Mes amis... en ce... jour de féte... buvons... Anotre pays...
ala Calédonie, Souve... nons-nous aussi... de cette... grande nation...
940 DE PARIS \ NOUMEA
qui nous... nous... nous 4 pris sous... son égide protectrice. .. N’est-
ce pas a... 4... 4 la France que nous devons... que nous devons...
cette industrie, cette civilisation... qui... qui... qui... »
Dés que I'orateur arrive aa mot « civilisation», quil ne peut
jamais prononcer, il est perdu: il s'embrouille, perd la mémoire et
ge sauve par les cris de: « Vive la France! Vive le gouverneur ! » que
les sergents des bouts de table répétent avec empressement pour se
faire bien noter. Toutes ces harangues n’ont aucune valeur, parce
qu’elles ne sont pas senties; elles sont préparées, étudiées, et sor-
tent péniblement, par saccades, comme si elles étaient fabrrquées
par une machine dont les engrenages sont en mauvais état et fonc-
tionnent par d-coup. Souvent aussi la platitude est assez apparente
dans ces élans de chauvinisme; on y sent comme le déSir de voir
augmenter les petites pensions que paye le gouvernement aux chefs
dépossédés. C’est le vaincu flattant son vainqueur par pur intérét ;
c'est vilain & entendre.
Restez vous-mémes, chefs kanacks, et vous serez beaucoup
mieux. Ne nous copiez pas trop, surtout dans les détails, car tout
ce que vous y gagnerez sera qu'on dise que vous étes des singes.
Vous avez remarqué que, pendant ce mémorable diner, l'un de vous
dont j'ignore le nom, un capitaine trapu, n’a pas voulu s'astreindre
a débiter de ces phrases ampoulées que vous répétez sans les com-
prendre, comme de vrais perroquets. Il s'est levé sans embarras
et sans plus tenir compte des spectateurs européens que s’ils n’a-
vaient été la: if a pris la parole dans votre langue maternelle
et s'est exprimé pendant quelques minutes avec une volubilité na-
turelle ; le geste, énergique, annoncait la conviction ; vos figures, 4
vous auditeurs, trahissait I’émotion. Pas un de nous, Européens,
n’a compris le moindre mot a cette chaude improvisation, et cepen-
dant savez-vous ce qu’on a dit, le discours fini? On a dit que ce chef
avait un tempérament d'orateur, on 4 admiré sa véhémence et son
énergie, tandis qu'on s’est contenté de sourire aux speeches soi-
disant 4 l’européenne qu’ont balbutiés vos premiers orateurs.
Les Kanacks, absorbés par le pilou-piluo, s'occupent fort peu du
banquet. Le programme des fétes porte que les danses indigenes se
termineront a dix heures du soir. Cing heures de délices, c'est bien
peu ; il s'agit de n’en pas perdre une seconde. fl n’y pas d’orches-
tre pour accompagner cette darse de caractére; ce sont les dan-
seurs eux-mémes qui chantent pour fa rythmer. Ils débutent par
un sifflement strident qui a simplement pour but de donner la mé-
sure de mettre le monde en train; puis, lorsqu’on commence a
s’échauffer, on chante, tout en dansant, de véritables airs qui sont
loin d'étre désagréables. I] paratt que les paroles sont drdles, car
DE PARTS A NOUMEBA ail
les chants sont fréquemaments interrompus par les éclats de rires.
Cette seconde partie du pelou-ptlou dute une vingtaine de minutes,
quelquefois plus. Alors a lieu la figure finale, sorte de galop infer-
nal ot tous les groupes se mélent, tournoient, se bouscalent avec
accompagnement de grands cris et gate dont le bon godt n'est pas
toujours parfait.
Les Kanacks ne se possédent plus lorsqu ils ont dansé pendant
quelque temps cette troisiéme figure. Leur sang bouillonne, leurs
yeux sont injectés et s’éclairent de passions violentes. On sent que
la nature sauvage reprendrait bien vite le dessus et que les excés
pourraient aller loin si fon n’était A Nouméa, ou il y a des gen-
darmes et des policemen, des prisons et des canons. Les tayos-fusils
(lisez la police indigéne) cireulent sur la place et maintiennent
ordre avec un grand tact. On les appelle tayos-ftsz/s parce qu’en
temps d’expéditions, ils sont armés 4 européenne; mais, pour leur
service ordinaire, ils ne portent que l’ancien casse-téte des insulaires,
plus une ou deux sagaies en bois de fer. Dans leurs cheveux des
plumes rouges, sur leur cainture une plaque de cuivre, telles sont
lears insignes.
Connaissant par eax~mémes le pefou-ptlou et ses dangers, les
tayos-fusils savent le point que I’on peut atteindre et celui qu’il est
dangereux de dépasser. Ils examinent les physionomies, et, tors-
qu ils voient quelque aryo non-fusil absolument parti, ils prennent
leur plus longue sagaie. Sans entrer dans la danse, ils appuient de
loin leur arme sur l’épaule nue du délinquant et pésent jusqu’é ce que
lami ait détourné ja téte pour voir d’od lui vient cette pression. Le
tayo~-fesil cligne de |'wil et autre n’est pas long 4 comprendre; il se
remet 4 danser, mais d'un air grave, sans méme penser ase regimber.
La figore infernale ne cesse que quand les danseurs, €puisés,
tombent & terre. Je dis danseurs, car si, en principe, le prlou-pretore
comporte, comme le quadrille, des figurants des deux sexes, 4 Nou-
méa le nombre des femmes qui participent 4 l’exercice est extréme-
ment restreint. Pour quinze naturels habitant le chef-lieu il n’y a pas
une indigéne. La Kanacke a horreur de la civilisation. La réserve im-
posée aux femmes par les Européens lui parait odieuse, la nécessité
de se vétir des pieds 4 la téte lui semble une formalité tyrannique,
elle préfére la brousse et la liberté.
A huit heures du soir, I’'embarras des Kanacks fut grand. Le pelou-
puou c'est bon, mais les feux d’artifice, cela a bien son mérite. Sur
ce qu on appelait autrefois l’éternelle butte Conneau, sur ce monti-
cule qui est en train de s’effronder pour faire place 4 des habitations,
détonnent des pétards, des fusées, des soleils, des bombes, des
842 DE PARIS A NOUMEA
étoiles et des artifices de toutes sortes. Pour les naifs tayos, ces jeux
devant les belles piéces et sont pris lors de l'éclatement des fusées,
de lumiére ont quelque chose de surhumain. Ils restent en extase
de spasmes nerveux qui se résolvent dans ces cris étranges dont j'ai
déja parlé et sur lesquels je dois revenir parce qu’ils restent une des
marques caractéristiques de ce peuple primitif. Une forte moitié des
naturels ayant quitté la danse pour le feu d’artifice, les alentours de
la butte Conneau se garnirent de noirs spectateurs. Le bouquet les
fit tomber en pamoison complete; ils partirent de 14 l’imagination
frappée et le gosier éraillé tant ils avaient crié. ©
Le feu d’artifice devait, d’aprés le programme, clore la série des
fétes du vingt-deuxiéme anniversaire. Mais les Kanacks demandérent
un sursis; on n’eut pas le courage de le leur refuser et toute la -nuit
du 26 au 27 durérent leurs indescriptibles mouvements de reins.
Comment ne sont-ils pas morts, ces braves indigtnes, aprés ces trois
jours complets de réjouissances incessantes? C’est un mystére a dé-
brouiller entre eux et leur constitution.
Pour les Européens, la féte prit fin au feu d’artifice, et nous pen-
sons que le Journal officiel de la colonie a bien rendu les impres-
sions générales en terminant par ces paroles sa note officieuse relative
aux solennités : « Dans tous les cceurs, rapprochés par cette occasion
si propice, les mémes voeux de concorde et de prospérité seront
formés pour la Nouvelle-Calédonie. De cet anniversaire, célébré cette
année pour la cinquiéme fois, dateront encore de nouveaux efforts
et de nouveaux progres. »
Le 27, les occupations reprenaient, les bureaux s’ouvraient et, pour
les colons débarquants, commencaient les affaires sérieuses. Seront-
elles prospéres? Cela peut-étre ; mais, en quatre jours, j'ai beaucoup
appris : sans médire du pays, je puis déja vous affirmer qu'on se
tromperait en croyant trouver ici un Eldorado.
UN COLON.
LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND
I
On se figure, en général, beaucoup trop volontiers que la presse
politique a pris naissance en 1789, au moment de |’établissement
définitif en France du systéme des Etats généraux transformés en
assemblées permanentes, lorsqu'une génération nouvelle élevée a.
l’école des encyclopédistes et surexcitée par les questions brilantes —
que soulevait la convocation des Etats, se précipita téte baissée sur -
les traces de Mirabeau et de son Courrter de Provence. ll est cer-
tain que le régime parlementaire a singuliérement favorisé le déve-
loppement de la presse politique, soit du cété du gouvernement,
soit du cété de l’opposition : la discussion appelle la discussion et
Ja tribune appelle le journal; mais développement n’est pas ciéa-
tion, et, quoi qu'on ait pu dire, l’ancien régime avait connu la
presse politique proprement dite : nous |’appelons du moins de ce
nom et nous espérons que la suite de cette étude justifiera notre
audace; presse non périodique il est vrai, mais intermittente,
armée de pied en cap, attentive a l’attaque et prompte a la riposte,
toujours préte 4 rompre des lances contre les libelles et les bro-
chures de la France ou de l’étranger; on en trouverait le type de
nos jours dans ce que M. Cuvilier-Fleury appelait spirituellement,
en 1859 et en 1860, le Congrés des brochures. Il est vrai encore, que
les conditions d’existence de ce journalisme trés-vivace et de nature
toute particuliére, n'étaient point les mémes que celles qui résulté-
rent du nouvel état de choses, lorsqu’une licence effrénée vint
réagir contre un systeme de compression trop exagéré : il en est
souvent de !’ordre moral comme de Il’ordre physique : des lois ana-
logues les régissent, et si l'axiéme de la réaction égale a l’action est
un des principes les plus féconds de la mécanique rationnelle, nous
inclinons fort & croire qu'il peut aussi donner la solution d’un grand
10 mars 1876. 39
$44 LA PRESSE! POLITIQUE SOUS RICHELIEU
nombre de problémes politiques et sociaux. Or, le journaliste au
service du gouvernement avait seul, avant 1789, sa liberté d'action,
son franc parler, les priviléges de librairie, de colportage et de
vente 4 découvert; toutes les ressources a la disposition du pouvoir
favorisaient l'éclosion de son eeuvre, tandis que son adversaire,
impitoyablement poursuivi dans toute l’étendue du royaume, et
menacé de la Bastille, du Fort-l’Evéque ou de Saint-Lazare, était
obligé de faire imprimer ses lbelles 3. Y étranger, puis de s ingénier
4 combiner toutes les ruses, les fraudes et les compromis pour leur
faire passer la frontiére et les vendre en France sous le manteau. Il
se débitait cependant des quantités énormes de ces brochures dévo-
rées dautant plus avidement par les amateurs de nouveautés,
qu elles avaient l’attrait du fruit défendu; et ce systéme de prohibi-
tion générale exaltait 4 tel point l'animosité des écrivains de parti,
que leurs productions prenaient trop souvent le ton des pamphlets
Jes plus violents et les plus odieux; au lieu de leur répondre, la
cour se contentait souvent de les faire condamner et briler au Par-
lement : et parfois elle envoyait des agents secrets a lV’ étranger pour
acheter les éditions 4 prix d’or, et les détruire jusqu’au dernier
exemplaire : on se rappelle la description piquante que M. de Lo-
ménie a faite de missions. semblables confiées par le rot au fameux
Beaumarchais pour prix de sa réhabilitation..... Aujourd’ hui la
presse des camps les plus opposés lutte 4 armes égales, et cest
dans cette liberté de critique et d'atlare qu'il faut chercher kes
causes de sa transformation. Nous ne parlons pas ici, bien entendu,
de la polémique littéraire qui comptait avant 1789 plus de cent
organes, de sources trés-diverses, exercait une imfluence considé-
rable dans son domaine et jouissait d'une certaine liberté.
Si la presse gouvernementale ayait jadis tous les avantages d'une
situation inexpugnable, tandis que son enmnemie ne trowvait aucuD
abri pour panser ses blessures, il se treuva cependant des époques
de trouble et de confusion, lors desquelles les pamphlets de tous
les partis purent se donner libre carriére; et ce serait une étude
fort intéressante que d’étudier en détail les luttes de la plume pea-
dant la Ligue et sous la Fronde!; parmi les Mazarinades, il est
quantité de piéces d’un goft dowteux, plus dignes des parades de
la foire que du cabinet du journaliste; mais il en est d’antres moins
connues, dans lesquelles on reconnait une pokémique adrete ¢
fine, en méme temps qu’alerte et. vigoureuse. Nous tenterenms peut
étre quelque jour de mettre en lumiére quelques points saillants de
‘MM. Vitet, Leber, Hatin, Moreau, ont jeté les bases principales de cette
étude intéressante : mais.ils ne sont pas entrés dans le vif du sujet, et Phis-
toire intime de la presse 4 ces époques troublées est encore & farre.
ST L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 845
ces horizons trop inexplorés : cela nous entrainerait au-delé des
limites que nous nous sommes fixées; nous avons seulement pour
but aujourd’ hui l’étade de la polémique & une époque un peu anté-
rieure, non moins intéressante, et dont on soupconne 4 peine les
luttes vives et mémorables; période de transformation politique
pendant laquelle, au jugement actuel de histoire, la plume fut
éclipsée par l’épée.
Entre la Ligue et la Fronde, un demi-siécle s’écoula relativement
calme et recueilli, si on le compare aux deux époques d’agitations
mtestimes et de guerres civiles acharnées qui marquérent les avéne-
ments du régne de Henri IV et de la majorité de Louis XIV. Sous
Henri IV, les esprits fatigués des terribles secousses de la Ligue, et
maintenus par un ministére qui unissait la sagesse 4 la fermeté, gar-
dérent un repos favorable au développement des institutions qui de-
vaient assurer la grandeur de la France ; 4 la mort du roi, les pas-
sions comprimées se réveillérent, les partis menacérent un instant
de diviser de nouveau le royaume, et si une main puissante n’eit
tout 4 coup saisi vigoureusement le pouvoir et rétabli sur une base
inébranlable les prérogatives et les droits de l’autorité royale, de
nouvelles guerres civiles eussent ensanglanté toutes les provinces :
an: grand nombre de celles-ci fat préservé da fléan, mais Pceuvre
gigantesque et nationale de Richelieu ne put s’accomplir sans ren-
contrer des résistances dangereuses. On connait ses campagnies suc-
cessives contre les Huguenots, contre les partisans de ta reine-mére
et contre Gaston d’Orléans lui-méme; nous n’avons pas & en re-
‘faire ici Yhistoire, des juges plus compétents ont rétabli la véritable
physionomie du grand mimistre, singuhérement défigurée pendant
deux siécles par les passions des partis vaincus, et nous n’essaye-
rons pomt aprés eux de recommencer l’apologie de sa politique:
contentons-nous d'exposer ce qui nous intéresse davantage dans la
partie de son cuvre sur laquelle les historiens ont le moins appelé
attention de la postérité.
Le cardinal abattit successivement toutes les tétes sans cesse re-
naissantes de l’hydre de la révolte et de Panarchie: mais 4 chaque dé-
faite ’hydre répondit par des hurlements de douleur, et ces hurlements
se traduisirent en d’innombrables fbelles lancées du fond des re-
traites étrangtres ou les partisans de la reine-mére et de Monsieur
exhalaient leur désespoir. Richelieu comprit biéntét que les armes
matérielles ne suffiszient point contre de pareils ennemis; 4 la guerre
de plume, il fallait répondre par la plume ; le cardinal se mit 4 l'ocu-
vre, et dés Yannée 1627, il entreprit cette campagne apologétique,
qui devait dans les derniéres années de son ministére, et surtout 4
partir de la fameuse journée des dupes, prendre une extension com
846 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
sidérable, et jeter un vif éclat dont les contemporains seuls ont mal-
heureusement conservé le souvenir.
Les journaux périodiques existaient déja sous Richelieu (1624-
1642). Le Mercure avait commencé en 1620 a publier sa Revue his-
torigue, et quelques années plus tard, en 1631, Renaudot fondait
la Gazette de France; mais ces deux publications he parurent pas
au premier ministre pouvoir devenir facilement les véhicules natu-
rels de ses apologies. Leur format et leur périodicité réguliére ne
permettaient point des ripostes en harmonie avec les attaques. A des
mémoires longuement élaborés, hérissés de citations et de textes des
Péres ou des anciens, il fallait opposer des mémoires également éru-
dits, de longue haleine et peu compatibles avec un exposé calme et
méthodique des événements du mois ou de la semaine. Richelieu
résolut donc de conserver aux journaux périodiques, et surtout a Ia
Gazette (c'était du reste, le moyen de les faire accepter plus faci-
lement par tout le monde), le caractére de moniteur officiel, « ser-
« vant d’annales pour la conservation des faits et de leurs dates. ..
« dépot ou la postérité viendrait puiser dans tous. les temps des té-
« moignages authentiques des événements dont se compose l’his-
« toire, et des détails méme dont elle ne se charge pas. » La Gazette
resta, suivant l’expression de Renaudot lui-méme « le journal des
« rois et des puissances de la terre; » et cette formule du gazetier
se trouvait trés-justifiée par les faits, car Richelieu, pour étre cer-
tain que les actes du ministére ne seraient point défigurés, et le roi
lui-méme, pour se distraire ou se venger de ses ennemis, ne dédai-
gnaient pas d’envoyer des articles tout faits au bureau d’adresse de
Ja cour de la Calandre. « Chacun sgait, écrivait Renaudot a l’occa-
« sion de son fameux proces, que le roi défunt ne lisoit pas seule-
« ment mes gazettes, et n’y souffroit pas le moindre défaut, mais
« qu'il m’envoyoit presque ordinairement des mémoires pour y em-
« ployer..... Etoit-ce 4 moi 4 examiner les actes du gouvernement? Ma
« plume n’a été que greffiére...; mes presses ne sont pas plus cou-
« pables d’avoir roulé pour ses mémoires, que le curé qui les an
« & son prone, que l’huissier ou le trompette qui les publieroit...
Ce passage établit nettement le rdle de la presse périodique de ce
temps. La plume du gazetier n’était que « greffiere des actes du gov-
verhement; » son recueil pouvait prendre le titre d’annales histo-
riques et rien de plus; c’était une simple relation, comme on disait
alors, et, en effet, le numéro supplémentaire, qui traitait de la po-
litique étrangére ne portait d’autre titre que: Relations des nouvelles
du monde recues dans tout le mois. Ni discussion, ni controverse; le
gouvernement se contentait de faire insérer de temps en temps une
rectification : un communiqué selon le style du dernier empire.
ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 847
Pour répondre aux libelles de Bruxelles, il fallait donc, soit créer
un nouvel organe de publicité, d’allure différente, soit imaginer un
autre mode de réplique. Or, les gazettes n’étaient pas, 4 cette époque,
répandues a |’étranger comme elles le furent plus tard; ce fut le suc-
cés de Renaudot, quand il fut constaté,” qui fit naitre en Hollande une
foule de publications du méme genre, qui non-contentes d’exposer sim-
plement les faits, se permettaient souvent de les critiquer amérement
ou méme de les dénaturer; et leur audace devint tellement inquiétante
sous Louis XIV, que plusieurs bons esprits songérent a instituer en
France une presse spéciale destinée 4 les combattre: « La France,
« écrivait Vauban dans ses Ozszvetés, foisonne en bonnes plumes; il
« n’y a qu’’ en choisir une certaine quantité des plus vives et 4 les
« employer. Le roy le peut aisément sans qu'il luy en coite rien,
« et pour récompenser ceux qui réussiront, leur donner des béné-
« fices de 2, 3, 4, 5 & 6,000 livres de rente, ériger ces écrivains
« les uns en antilardonniers, les autres en antigazetiers, etc. »
Vauban, lorsqu’il écrivait ces lignes, s’imaginait sans doute
exprimer une idée neuve, et créer de toutes piéces une institution
nouvelle.....; il ne faisait qu’indiquer le systéme précisément
appliqué par Richelieu, quelques années auparavant, pour éteindre
le feu roulant des libelles des Pays-Bas, brochures virulentes et
audacieuses qui précédérent les gazettes de Hollande. Les agitations
de la Fronde et la tranquillité des premiéres années du régne
effectif de Louis XIV avaient suffit pour en faire perdre le souvenir.
« Les bonnes plumes de France » selon l’expression de Vauban,
n’étaient pas plus rares en 1630 que quarante ans plus tard. Balzac
lui-méme, le grand rénovateur de la langue, ne dédaigna point de
s’enroler un moment sous l'étendard du ministre : mais la pompe
majestueuse de son style n’était point Vallure qui convenait a la
polémique ardente, nécessaire pour détruire l’arsenal du redoutable
abbé de Saint-Germain, Mathieu de Mourgues, le libelliste en chef
de l’officine de Bruxelles. Richelieu trouva prés de lui deux hommes
de caractére fort différent, dont les débuts littéraires annoncaient
aussi des aptitudes trés-éloignées l’une de |’autre, mais chez les-
quels il reconnut, avec son cil percant, |’étoffe de deux auxiliaires
actifs de son ceuvre politique. Tous les deux du reste, sortaient de
ces provinces généreuses, au caractére ferme, loyal et tenace, ou
naissent des hommes que rien n’arréte dans leur carri¢re quand ils
ont trouvé la voie qu’ils sont appelés a suivre.
L’un, Paul Hay du Chastelet, maitre des requétes et ancien
avocat général au Parlement de Rennes, avait été obligé de renoncer
a la magistrature provinciale & cause de ses plaidoyers trop satiri-
ques : c’était un Breton de la vieille roche, dont les ancétres avaient
848 LA PRESSE POLITIQUE SOUS BICIBLIRU
figuré dans les conseils des ducs, ou parmi les compagnons de Ber-
trand du Guesclin et d’Arthur de Richemont. L'autre, Jean de Sit-
mond, poéte latin estimé et neveu du fameux jésuite Jacques
Sirmond, l’un des hommes les plus profondément érudits de son
siécle, était fils de cette race énergique d'Auvergne qui a produit
tant de littérateurs illustres et de caractéres élevés. Tous deux
firent partie de |’Académie francaise & sa fondation, et c'était jus-
tice, car nous reconnattrons en eux de ces collaborateurs éminents
du travail de rénovation de la langue francaise, qu'on est trop
habitué de nos jours & passer sous silence, en supprimant tout
intermédiaire entre Balzac et Pascal. Hélas! qui connait aujourd’bui
leurs noms? Le jésuite Sirmond a sauvé de l’oubli celui de son
neveu : le procés de Marillac conservera peut-ttre celui de du Chas-
telet; mais on ignore généralement de nos jours, |'existence de
leur ceuvre polémique, et pourtant les éditions répétées de leurs
brochures attestent la faveur qui les accueillit chez les contempo-
rains. En dépit de ces éditions nombreuses, quarante ans plus tard
on les avait oubliées, et Vauban ne les connaissait plus. Déja méme
en 1635, au plus fort méme de la mélée, Paul du Chastelet, écrivant
une préface pour le recueil complet de toutes les piéces déja publies
pour la défense du cardinal et de son ministére laissait échapper cet
aveu plein de douleur : « Ii ne s'est point écoulé d’année qui n’art
« en quelque rareté singuliére, que nous ignorons aujourd ’huy pat
a la négligence de plusieurs escrivains, qui n’ont point voulu ren-
« plir leurs mémoires de tout ce qu’ils voyoient estre si commun
« chez eux. Leur mauvois jugement ayant estimé les choses d’av-
« tant plus dignes de |’histoire, qu’elles estoient plus secrettes, au
« leu de nous laisser un portrait véritable d’un temps que nous
« n’avons pd voir, ils en ont caché le visage, pour en avoir eu trop
« de cognoissances. Nous avons mille belles choses des familles, des
« mccurs et de la fortune des principales personnes de Rome, que
« nous ne devons qu’a Plutarque. Nous n’eussions jamais sceu que
« le feu se portoit devant les empereurs comme le symbole de leur
« auctorité, ny quelles estoient les cérémonies de leur apothéose, s
« les Grecs eussent autant méprisé de nous en instruire qu’ont fait
« les Romains, qui croyoient indigne de leurs plumes tout ce que les
« esclaves scavoient aussi bien que les sénateurs. Il en peut arriver
« autant 4 nostre histoire, qui n’examinera pas si bien que ces petits
« traittez le détail de tant de choses nécessaires 4 représenter toute
« la fortune de nostre princee . . . . . . . Je suis bien
« de l'advis de ceux qui diront qu'il n’y a rien en ce ramas que tous
« les gens de la campagne ne scachent aussi bien que ceux de ls
« cour. Je confesse que ce ne sont que les mesmes témoignages que
ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND B49
« le prince a déja rendus de sa douleur publique, et comme les
_ « larmes qu’il n’a voulu cacher 4 personne, lorsque la perte de ses
« subjets et le trouble de sa maison les ont fait sortir de ses yeux.
« Ce ne sent que les anciennes marques, et les premiéres déclara-
« tions, qu'il a faites de ses plus grands travaux : mais rien ne les
« pouvait si bien sauver de l’oubly que cet assemblage, qui fera
a durer la bonne odeur de sa réputatien, et qui rendra sa gloire
« éternelle. Toutes les sueurs des plantes qui portent le baudme,
« toutes les gouties gu'elles pleurent, n'aurotent pas cette merveil-
« deuse qualué gaa parfume, et que conserve iout, st on les séparoit
« guand elles tombent ; mats -deputs gu'elles ont fart un corps, elles
« prennent ensemble une force nouvelle; chaque siécle en augmente
« le prix et la douceur, et plus elles veaildissent, mieux elles se dé fen-
« dent de la corruption et de la pusssance du temps..... »
Malgré la longueur de la citation, nous n’avons pu résister au
plaisir de donner ce dernier passage, l’un des morceaux de prose
les plus délicats et les mieux en situation qu’on puisse rencontrer 4
cette époque : qu’on veuille bien se rappeler que cela est écrit en
4635 et l’on conviendra que nous n’avons pas tout a fait tort de
réclamer des chainons intermédiaires entre Balzac et Pascal dans
la filiatien des rémovateurs de la prose francaise. Bonne prose 4
part, il est certam qu'il serait extrémement difficile aujourd'hui de
réuni jes brochures politiques de l'époque qui nous occupe, si du
Chastelet n’avait pris soin deles publier en un gros volume plusieurs
fois réédité de 1635 4 1640. C’est que te caractére des ceuvres
polémiques est d’étre essentiellement éphéméres : I’actualité tue
Pécrivain qui l’exploite, et jetant sans cesse en pature a la curiosité
publique de nouveaux éléments, fait perdre a l’ingrate postérité la
mémoire de ceux qui ont profité de sa vogue et de son succes; une
génération passe et l’euvre a pris Je chemin de la tombe. Que
d’exemples on pourrait citer dans notre siécle et tout prés de nous,
de semblables injustices! Notre légéreté nous attache a l’événement
du jour, a l’écrivain qué le personnifie : le lendemain, un autre
favori l’a remplacé..... Le plus brillant des polémistes de la restau-
ration, Paul—-Louis Courier, est déja bien loin de nows : nos petits-
fils, s’iks connaissent son nom, liront-ils ses pamphlets? La généra-
tion qui nous suit parlera-t-elle de Paradol? et dans cinquante ans
d'ici, wn article de revue sur Saint-Marc Girardin, jourmaliste, sur
MM. de Cassagnac ou Veuillet, ne ressemblera-t-il pas 4 une exhu-
mation aussi bien que celui que nous présentens aujourd'hui sur
Sirmond et du Chastelet? Qu’on veuille bien remarquer que nous
n’avons guére cité que des polémisies de l’oppositien, ceux pour .
lesquels la foule se passionne davantage. Or, Mathieu de Mourgwes,
850 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
abbé de Saint-Germain est presque aussi inconnu aujourd’hui qué
ses contradicteurs..... Telle est la destinée générale de ce genre
d’écrits : les auteurs de brochures et de pamphlets politiques tra-
vaillent trés-rarement pour la postérité; la vogue de leurs ouvrages
les plus piquants et les plus appréciés ne dure qu un instant, et
sils n’ont pas imprimé une originalité puissante 4 ces ceuvres trop
souvent éphéméres, une génération soupconne a peine I’existence de
l’auteur favori de l’age précédent.
Nous parlerons peu, dans ce travail, de Paul Hay du Chastelét,
sur lequel nous avons publié, en 1872, une étude spéciale dans la
Revue de Bretagne et de Vendée. Nous ne ferons que de rares
emprunts 4 cette notice, et nous avons surtout l’intention de pré-
senter en parcourant rapidement la vie et les ouvrages de Jean de
Sirmond, un type de la cayriére d’un polémiste au service du gou-
vernement, sous Richelieu. Du Chastelet mourut prématurément
en 1637. Sirmond survécut 4 son maitre, et nous pourrons, ep le
suivant jusqu’a la tombe, étudier plus complétement I’cuvre du
cardinal.
Il
On n’est point d’accord sur la véritable orthographe du nom du
collaborateur poéte de Richelieu. Faut-il écrire Jean Sirmond, aint
que l’usage a prévalu, ou de Sirmondz, comme I'auteur a signé ses
deux premiers ouvrages....., nous laisserons 4 la section d’archéo-
logie de l’Académie de Clermont-Ferrand, le soin d’éclaircir cette
question délicate; ce qu’il y a de certain, d’aprés l’autorité de
Pellisson, confirmée par celle de M. de Barante, c'est que le futur
polémiste naquit 4 Riom en Auvergne, de bonne famille de robe.
Son grand-pére, qui portait les mémes noms, avait été prévost,
Juge et magistrat de cette ville et laissa deux fils dont l’ainé, pere
de l’académicien, suivit la carriére paternelle, tandis que le
second, Jacques, entra dans l’ordre des Jésuites qu'il devait illus-
trer par sa science et sa vaste érudition. Au moment de la nais-
sance de Jean, vers 1589, le Pére Jacques, né en 1559, s’était déja
fait une brillante renommée littéraire en professant 4 Paris la rhé-
torique ; la jeunesse suivait ses cours avec empressement et lou
compte parmi ses éléves, le duc d’Angouléme et saint Francois de
Sales. L’année suivante, en 1590, il prenait la route de Rome, oi
‘lappelait le général de son ordre, pour lui servir de secrétaire; et,
pendant dix-huit ans, avec l’appui des plus hautes illustrations ita-
liennes, en particulier celle du cardinal Baronius, il puisa laboneu-
sement tous les trésors de science de la bibliothéque vaticane ¢t
des musées d'Italie.
ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 851
Sous les auspices de cet oncle déja célébre, le jeune Jean de Sir-
‘mond et son frére Antoine, né en 1591, entrérent au collége de
Billom, petite ville de la Basse-Auvergne, possédant le premier éta-
' blissement de ce genre que les Jésuites aient fondé en France, et
dans lequel le Pére Jacques Sirmond avait vingt ans auparavant
achevé ses humanités. Les deux neveux de |'éminent secrétaire du
supérieur général y recurent de la part des Péres des soins tout
particuliers, et tous deux mirent a profit les lecons de Jeurs mai-
tres : nous allons voir Jean se produire avec avantange 4 la cour;
et son frére Antoine, a l'age de dix-sept ans, fut admis dans la
Société de Jésus, au moment out le Pére Jacques revenait 4 Paris; il
professa avec succés la rhétorique, les humanités et la philosophie,
puis il se livra a la prédication, et plus tard, il se trouva par ses
théories et ses travaux assez en relief pour éfre réfuté directement
par Pascal et par Arnauld.
Ayant achevé ses études, Jean de Sirmond qui ne se sentait pas
un godt bien vif pour la magistrature, vint chercher fortune a Paris,
rendez-vous de tous ceux qui ne trouvent pas dans leur province
d’aliment suffisant a l’activité de leur ambition. Le Pére Jacques
qui, depuis son retour de Rome, avait commencé 4 mettre en euvre ©
les immenses matériaux amassés pendant vingt ans d'études, et qui
de 1610 4 1601, terme de sa longue carriére, ne laissa passer
aucune année sans publier quelque ouvrage d’érudition, soit en
annotant ou éditant les cuvres des anciens Péres de |’Eglise, soit
en mettant au jour et discutant une foule de documents précieux
pour l’histoire du moyen-Aage, soit en soutenant des disputes de
toutes sortes contre Godefroy, Saumaise, Saint-Cyran, Tristan de
. Saint-Amant, et bien d’autres érudits célébres....., le Pere Jacques,
& qui l’on doit l’importante collection des Conciles de France, recut
son neveu a bras ouverts, et l’introduisit dans les cercles savants
qui |’écoutaient comme un oracle.
L’influence du milieu dans lequel se trouve jeté dés l’origine un
talent qui s’ignore et cherche sa voie, est souvent considérable sur
l'avenir de sa carriére dans le monde de la politique ou des lettres;
et l’on trouverait de piquants éléments d'études comparatives sur
les destinées littéraires au dix-septiéme siécle, en recherchant, dans
histoire des quarante premiers académiciens, les hasards heureux
ou maladroits qui jetérent dés leur arrivée dans la capitale certains
jeunes provinciaux affamés de gloire et de renommée, dans les sociétés
eu sous les patronages les plus divers et les plus opposés.
Maynard venant chercher fortune 4 Paris, trouva refuge dans la
cour intime de Marguerite de Valois; Gombauld dans celle de Marie
de Médicis; et leurs premiéres poésies portent le caractére distinctif
852 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
de ces deux cours rivales; Faret, l'dléve de Ceéffeteau, d'abord
historien sévére et traducteur élégant, comme son maitre, se trouva
réduit, en compagnie de son nouveau patren, le comte d’Hareourt,
4 laisser son nom rimer a cabaret; Godeau protégé par Conrart et
guidé dans ses premiers travaux par les lumiéres du cerele fameux
qui denna naissanoe 4 |’Académie, vit s’ouvrir devant lui les portes
de |’hdtel de Rambouillet; Colomby rencontra Malherbe et ne le
quitta plus, etc..... Jean de Sirmond sous l’égide de son ancl,
devait, quoiqu’il sentit en lui l’aiguillon de la rime, receveir lim-
pression d'un milieu plus austére : i] se lanca tout dbouillant de jev-
nesse dans le domaine des vers latins, et devint bientot le rival de
Nicolas Bourbon.
« Malherbe, raconte Tallemant des Réaux, ne vouloit point que
« l’on fist des vers dans une langue estrangére, et disoit que nous
« n’entendions point la finesse d’une langue qui ne nous étoit point
« naturelle : et 4 ce propos, pour se venger de ceux qui faisoient
« des vers latins, il disoit que si Virgile et Horace revencient au
« monde, ils donneroient le fouet 4 Bourben et 4 Sirmond. »
L’objection de Malherbe n’est pas sans quelque fondement, ¢
pour la discuter complétement, en ayant égard a l'actualité que
présente aujourd'hui cette thése, il faudrait dépasser les limites que
nous neous sommes imposées : au surplus, le conseil supérieur de
linstruction publique est saisi des piéces du prooés pendant depuis
plus de deux siécles, et nows nous inclinerons devant ses arréts;
mais ii nous semble que les PP. Commire, Vanniére et Rapin, qu
Huet, Fraguier, d’Olivet, Santeuil et le cardinal de Polignac se sont
chargés de répondre assez victorieusement au réformateur du Pat-
nasse francais. Parmi les poésies latines de Sirmaond qui couraiest
alors en feuilles volantes, et qui furent publiées par son fils, queue
ou cing ans aprés sa mort, on pourrait citer aussi plusieurs mer-
ceaux d’excellente latinité que n’auraient pas désavoués les déves
d’Ovide composaat des fastes 4 la suite de leur maitre.
La premiére piéce de Sirmond parut en 1614 et porte le tire
pompeux de « Colossus regsus, sine equestres Henrico magno poule
« statue dedicatio. » La versification malgré quelques bémistiches
plus faibles y soutient suffisamment les promeases du titre.
Thyrrenis pelago nuper transmissus ab oris
Stat domina cternum spectandus in urbe Colossus,
Henricis referens vultus, etc.....
Puis vint en 1616 un majestueux épithalame : « be mesplies
Ludovic: XI1l Gale Navarreque regis Christiansestem cf Anat
Austracie. » Mais ce fut surtout en 4647 que Ja muse latine de
ET L'MCADEMICIEN JEAN DE SIRMOND " 853
Jean de Sirmond prit son principal essort.: il est 4 remarquer que
ses pidces sont toujours dédiées 4 de hauts personnages : les pré-
cédentes l’étaient au cardinal de Joyeuse, au garde des sceaux du
Vair, au président Jeannin, tous amis de son oncle : Voici : « Felt-
« cites Gallie, Idustrissemo vireo, Nicolae Brularto Sillerto Gallie
« cancetlario » & surtout : « Natalis regius, Illust. preestidt Janino
saert consistorit cancellarto et supremo Regti werarii prefecto. » Ce
chant de triomphe dénote une certaine puissance de souffle poétique.
Cinge triumphali vietricia tempora lauru,
Gallia, gemmatoque pedem subnecte cothurno!
Et supernum patrio cultu venerata parentem
Festa coronatas fer mumera rite per aras.....
Quoi de mieux cadencé que ce prélude.ad Janum, pro Illustriss.
proeside Janino voltum :
Dum te supplicibus veneratur Gallia votis
_ Alternisque tuas, veterum de more Quiritum,
Muneribus certat pilaudens celebrare Calendas,
Has tibi, Jane pater....., etc.....
Arrétons-nous : aussi bien nous n’avons pas le loisir de citer tous
les morceaux majestueux composés par Sirmond vers cette époque,
ni fIndols Regia dédié au trés-illustre prince Maurice, cardinal de
Savoie, ni le Paxegericus primus de Laudzbus Ludovic: XII, Galke
et Navarre regis, adressé au vicomte de Puisieux, ni /’ Astrea redux,
au chanceler d’Aligre, etc., etc. Toutes ces piéces, en général
harmaonieuses et purement écrites, mirent en relief le nom du jeune
poéte, a cette Epoque heureuse, oi les muses latines étaient en
aussi grand honneur que les muses francaises, et lui attirérent les
faveurs de la cour : mais ce genre de poésie n’était pas fait pour
créer 4 Jean de Sirmond une situation bien nettement définie ou
suffisamment rénumératrice pour le mettre 4 labri du besoin. Ses
relations poétiques avec les grands lui inspirérent le dessein d’étu-
dier ia politique et de tenter la fortune en se faisant le champion
des ministres.
Les deux premiers ouyrages que ie jeune Sirmond avait donnés
au public, en dehors des feuilles volantes de ses poésies latines,
avaient été cependant fort peu remarqués : c’étaient deux petites
brochures, l'une de quarante-huit pages seulement, Szmple consola-
lion a M. le Maréchal d’ Ancres sur la mort de Mademoyselle sa fille
(1617), l'autre plus étendue publiée en 1624 et pompeusement inti-
tulée : Discours au Roi sur [excellence de ses vertus incomparables
854 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
et de ses actions héroiques. Ce discours, signalé par Pellisson sous
le nom de portrait du Roy, n’était que la premiére partie d'un
ouvrage plus considérable, mais il parait que Vindifférence des lec-
teurs découragea Sirmond, car la seconde partie annoncée dans la
brochure, n’a jamais vu le jour : |’auteur n’avait pas encore trouvé
se véritable voie littéraire; elle ne tarda pas a4 s’ouvrir devant lui'.
Au printemps de l'année 1625, le pape Urbain VIII, voyant que
les Espagnols n’étaient pas en forces suffisantes dans la Valteline
pour résister aux efforts du marquis de Ceeuvres, envoya son neveu
le cardinal Barberini, comme légat en France « pour se plaindre du
« tort qu'il prétendoit lui avoir été fait en la prise des forts qu
« ayoient été déposés entre ses mains, en demander la restitution, et
« faire instance particuliére que la souveraineté de la Valteline fit
« Otée aux Grisons...» (Mémoires de Richelieu). Les négociations
entamées a ce sujet entre le légat et le ministére, durérent pendant
l'année presque tout entié¢re, et vers le mois de novembre, Barhe-
rini se retira dans le Comtat d’Avignon sans avoir obtenu de solu-
tion définitive. Or, Jean de Sirmond avait été attaché a la personne
du prélat a la cour, par les soins du Pére Jacques qui avait eu a Rome
des relations avec la famille Barberini, et la reconnaissance du poéle
s’épancha comme d’habitude dans un petit ouvrage latin intitulé cette
fois: « Ldlustrissemt Franscict Cardinals Barberini Legatio Galltcs»:
il est méme probable que le neveu du jésuite servit la légation e
qualité de secrétaire, car le Pére le Long, qui signale dans sa Brblio-
thégue historique, un manuscrit intitulé Négociations du Cardinal
Barberini, Légat en France en 1625, remarque tout particuliéremen!
que dans le Catalogue imprimé de la biblioth¢que Barberini, ce mtn
manuscrit est porté sous le nom de « J. Sirmond de Clermont, depuis
de l’Académie Francaise. » L’attribution de Clermont est erronée.
mais Clermont n’était pas loin de Riom, et disputait & cette ville le
le rang de capitale de l’Auvergne. Il parait méme que lorsque le Per
Sirmond devint le confesseur du roi, ilemploya tout son crédit pour
faire rétablir 4 Riom, la généralité que Clermont avait enlevée 4%
ville natale. Quoiqu’il en soit, cette indication est assez précise pour
qu’elle ne laisse aucun doute sur l'étude approfondie que Jean Sir-
mond dit faire de la politique contemporaine. Il y prit grand intt
rét et comme il eut occasion pendant le cours des négociations dap-
1 Un passage des Mfémoires de Marolles se rapporte & cette période de |
vie de J. de Sirmond. Il dit « qu’il se trouva convoqué en 1623 par Coif
teau, avec l’abbé de Croisilles, et les sieurs Sirmond, Pelletier, Ferrie’.
Théophile et quelques autres pour entendre l’abrégé en francois du mm
‘W’Argenis et l’épitre dédicatoire de son livre contre Antoine de Dominis 4
Grégoire XV. » Edit. in-fol. p. 55.
ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 855
procher Richelieu, celui-ci govta son esprit et son style; le cardinal.
écoutait volontiers le Pére Jacques, il résolut de s’attacher gon
neveu.
lil.
Un ouvrage qui eut quelque retentissement a cette époque, et que
plusieurs critiques attribuent avec toute apparence de raison 4 Jean
de Sirmond, acheva de persuader Richelieu du talent du jeune au-
teur, aussi bien que de son vif attachement pour l’autorité royale
et le premier ministre. Cet ouvrage est intitulé : Le Catholique d E-
tat ou Discours politique des alliances du Roy trés-chrétien contre
les calomnies des ennemis de son Etat, par le steur Ferrier (Paris,
1625 in 8°). La méme année on le traduisit en italien; la troisiéme-
édition paraissait en 1626; et on l’a réimprimé dans les trois édi-
tions du Recueil de Du Chastelet en 1635, 1637 et 1643, ce qui
suffit pour montrer quel succés eut cette brochure lors de son ap-
parition. Reste 4 savoir quel en est le véritable auteur. L’opuscule
est signé Du Ferrier : mais cette particularité ne peut pas s’invo-
quer contre Sirmond, car nous le verrons changer cinq ou six fois
de pseudonyme, pendant le cours desa carriére politique et littéraire.
Il s’appela successivement Pimandre, Cléonville, sieur des Montagnes,
Sabin, Mandrini, etc......... Or, Baillet dans sa table des auteurs dé-
guisés, dit positivement que le Du Ferrier du Catholique d’Etat
n’est autre que Jean Sirmond ; et il ajoute que cet ouvrage est un des
meilleurs du recueil de Du Chastelet, ce qui est vrai. Le Diction-
naire de Moreri a copié Baillet et répété la méme assertion : mais le.
P. le Long dans sa Bibliotheque historique, n’a pas voulu se pronon-
cer aussi catégoriquement et remarque, aprés avoir cité Baillet, que
auteur, a la fin de I’Epttre dédicatoire, signe Ferrier et non pas du
Ferrier comme indique le titre de |’ouvrage. Il y avait alors en effet
un Jérémie Ferrier, ancien ministre protestant de Nimes nouvelle-
ment converti, qui mourut en 1626 et auquel Charles Loisel, dans.
un ouvrage qu'il écrivait vers cette époque, attribue le Cathocque
d Etat. S’appuyant sur cette autorité, Fontette‘au numéro 28652 de
la beblothéque historique enléve la brochure 4 Sirmond; M. Vincent
Saint-Laurent dans sa Biographie universelle 1a donne catégorique-
ment au ministre de Nimes, et les nouveaux auteurs des Superche-
ries littéraires ont suivi son exemple : mais aucun d’eux n’apporte
de preuve matérielle 4 |'appui de son assertion.
Nous ne trancherons pas le débat d’une maniére absolument posi-
tive : mais nous croyons pouvoir approcher trés-prés de de lasolution
du probléme par des inductions tirées de |’ceuvre elle-méme. I] est
856 LA PRESSE POLITIQUE SOCS RICHELIED
certain, par exemple, que Rémi Du Ferren ayant composé ea 1626 mn
libelle satirique opposé au Catholique d’ Etat, sous le titre de Vita
Armandi Joannis Cardinalis Richelit, Sirmond lanca en 1627 sa
lettre déchiffrée pour répondre a ce libelle. Cela peut donner a pen-
ser que la brochure, origine du débat, était de sa composition. Il
est vrai d’un autre coté, que le Catholique d Etat est hérissé de ci-
tations traduites en francais, sott de Ancien ow du Nouveas-Tes-
tament, en particulier des Epitres de saint Pierre et de saint Paul,
soit des Péres de |’Eglise. Ces citations étaient plue naturelles sox
la plume du ministre de Nimes, que sous celle de Jean de Sarmond,
et les autres ouvrages de celui-ci en contiennent beaucoup moits;
mais on peut soupconner que le Pére dacques ne fet pas om
plétement étranger 4 la composition de l’ouvrage. Du reste, sous
verrons plus tard que la brochure intitulée le défense du Ra ¢
de ses manistres a de tres-grandes analogies avec celle qui nous
occupe.
Quoiqu’ it en soit, fe Cathohque d’ Etat ayant été atiribué pasiti-
vement au futur académicien, et Sirmond ayant certainement prs
part & la lutte qu’il soaleva, nous devons dire quelques mots de cet
opuscule, dans lequel on peut sans témérité reconnaitre 4 plusiears
indices la plume du rival de Nicolas Bourbon. L’auteur a pour but
immédiat de répondre 4 des libelles dirigés contre le ministére par
le parti des princes et par celui des Espagnols, en partiesber aut
Mystéres polttiques et & Y Avertissement du roi trés-chrétien, btv-
chures dans lesquelles on attaquait 4 outrance la politique exténeue
de Richelieu, et surtout ses alliances avec les hérétiques : on y dot
nait aux partisans du ministére I épithéte de catholiques d’ une espk?
particuliére, de catholiques d' Etat ou de pohtiques. Sirmond dmse
son ouvrage en deux parties distinctes : dans la premiére i} pose la
question de principe et montre que l’autorité du rei, ainsi que celle
du ministre qu'il a choisi, est une émanation de l’autorité divine, &
ne doit pas étre diseutée : dans la seconde, il réfate toutes |e
attaques ennemmies contre la politique du ministére.
a Lorsque l’empereur Néron, » dit-il en remontant jusqued
origines du christianisme, « remplissoit Yunivers de l’horrear de 5
« crimes et couvroit fa terre da sang des martyrs, les Aposires Tl
« estoient les Princes de I’Eglise et les Péres des catholiques let
« disoient néantmoins : Qu’un chacun de vous se contienne dans ls
« subjection qui est deue aux Princes souverains. Car il n'y @ porn!
« de domination qui ne soit establie de Dieu et celles qui tiennent
« rang a présent sont ordormées de Dien. Quiconque lever est rebelle,
« Soppose 4 [ordonnance de Dieu : et ceux qui le font se damnen!
« euz-mesmes..... » et en mesmes tenrps et pour la mesme fin, ke
ET LACADEMACIEN JEAN DE SIRMOND 857
« prince des Apostres, le chef vistble de |’ Eglise, escrivoit aux ca-
« tholiques par tout lunivers: Contenes-vous dans la suljeetson
« gue est deue d lout ordre humatn pour lamour de Dieu: au Roy,
« comme G celuy qui est le souveram, & ses leutenanis comme a
« CeUE gue sont envoyes de sa pert..... » Doctrine autoritaire vigou-
reusement soutenue sous Louis XIII par Balzac, Silhon, Priézac, et
autres pubticistes contemporains! et qui fut plus tard développée
si éloquemment par Bossuet. L'autorté royale était si attaquée
de toutes parts en ce moment de crise supréme, date de la véritable
unification de la France qu'il était nécessaire d’en rétablir nettement
les principes et la base fondamentale. Rappelons-neus, du reste,
qu it ne faut jamais juger la politique d’une époque d'une maniére
absolue; tout est relatif en histoire: autres temps, autres meeurs,
autres nécessités de gouvernement.— Puis, ayant cité force textes des
conciles, pour montrer que tel fut toujours leur enseignement, et que
« les ennemys de nos roys sont les ennemys de Dieu » l’auteur con-
clut que l'on doit s'en remettre a la vigilance du ministre que le roi
investit de sa confrance, et que si chacun soccupe de ce qui ne le
regarde pas, on marchera foreément vers la destruction de |’ empire.
Voila, dit-il, o4 nous ménent tous ces libelles, critiquant aujourd’ hui
ka guerre, demain la paix, toujours em révolte contre les lois de I’ Etat
et les décisions royales.
« Le reméde a cela c'est qu’un chacun se contienne dans sa vocation
« sans entreprendre sur ce &% quoy lon nest point appelé. De 1a
« dépend tout l ordre qui est entre les hommes, en toutes les espéces
« de société. En f économique, si cela n’est point observe, l'on verra
« les familles dispersées par des horribles confusions. Si le valet
« veut faire les choses du maistre, et sentremettre de gloser ses
« conseils; si la femme veut faire la charge du mary, 31 les enfants
« veulent entreprendre sur l authorité de leur pére, tout ira en ruine.
« En politique, il en est de méme. Si le médecin veut juger des
« controverses de la théologie, si l'advocat veut régler les cas de
« conscience, si le magistrat s amuse aux disputes d Aristote..... Si
« un théologien enfermé dans sa cellule se veut ingérer a estre
@ conseiller d’Etat, si un grammairien, un intendant des basses
« classes yeut faire passer bes actions des grands roys, par le chati-
a ment et la censure de I'Eschole..... il n’y a personne de quelque
« ordre qa'il soit qui ne blasme cela comme une confusion trop
« pernicieuse. »
1 Le Prince, de Balzac; le Ministre d’Etat, de Silhon; les Discours pohtiques,
de Priézac, etc. Nous avons analysé ces derniers dans notre livre sur le chan-
celier Pierre Séguter. Paris, Didier,1874.— Voir sur Silhon notre étude publice
dans la Revue de Gascogne en 1875.
858 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
Or, tel est le scandale public que soulévent dans la chrétienté les
prétendus théologiens auteurs des mystéres poltteques et de I Ad-
vertissement au roy..... « En une chose, mentent-ils indubitable-
« ment, qu’ils s'appellent Francois : car ils ne le sont point. Ce sont
« Francois Wallons, Francois des Pays-Bas, Francois par représen-
« tation comme s’ils jouoient une comédie sur Jes théatres... »
Aprés avoir ainsi nettement posé les principes et déclaré que «ces
« théologiens de feu, ces Francois de théatre » n’ont d’autre but
que de vouloir, par leurs artifices, chasser la race royale et livrer
Etat aux Espagnols, !'auteur passe en revue les actes politiques du
ministére : il montre le roi Louis XIII partant lui-méme pour la
guerre contre les Huguenots et assurant par ses traités la paix de
l'Europe, tandis que sil avait voulu pousser plus loin ses conquétes
ii « aurait pu reprendre le Rhin qui a esté les bornes de nostre
« Estat durant tant de siécles..... »; puis il arrive aux alliances
hérétiques, avec les Hollandais, avec les Turcs; i] réfute ses adver-
saires en rappelant que le roi d’Espagne s'est bien allié avec
Perse et en faisant le tableau de !’ancienne politique espagnole dans
les Indes et en Allemagne: il examine ensuite les affaires de la Val-
teline avec beaucoup d'étendue, et ici encore la connaissance spt
ciale qu’avait eue Sirmond de toutes ces négociations prés du cardinal
Rarberini vient & appui de lopinion qui lui attribue le Cathohgue
d@ Etat. Enfin, apres avoir justifié l’alliance avec la république de
Venise dont les libellistes flamands supposent le Sénat tout enter
composé « d’Athéistes », aprés avoir montré comment ces détrac-
teurs sans conscience « tiennent registre de toutes nos affaires»
pour les rendre odieuses et les défigurer, l’auteur s’écrie :
« Le plus sir est de mépriser toutes ces rodomontades dont leurs
« discours sont remplis. Tous les ambassadeurs étrangers qui oft
« été en France depuis cent ans, ne nous en eussent pas peu tail
« dire. Autant en emporte le vent. C’est de la fumée du théatre
« sur lequel on exerce les écoliers 4 la rhétorique. Ce sont les restes
« d'une tragédie estudiée depuis six mois. Hardiment, venez 4
_« T'ceuvre : yous trouverez qu’il ne sera pas aisé de nuire & |
« France, maintenant qu’elle est tout enti¢re sous les mains de sol
« roy, puisque l’ayant autrefois tenue presque toute entiére entre
« les vostres, elle vous est si facilement échappée. A I’entour de cé
« corps, vous serez les pygmées qui faisoient le tour d’Hercule et-
« dormy auprés de sa massue. Vous aurez, vous estrangers, et vous,
« mauvais sujets et rebelles, vous aurez affaire A celuy qui prend 4
« ’honneur de s’appeler le protecteur des roys. Les Francois en S
« jouant et en se moquant de la vanité de yos desseins, diront:
« Quare fremuerunt gentes ct popult meditati sunt inania... »
ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 859
Certes, on ne peut refuser le mouvement, la vigueur, et une
noble cadence a ce style vif et imagé, qui se fait remarquer entre
tous 4 cette époque, par une sobriété, par une retenue toute parti-
culiére. Il nest donc pas étonnant que Richelieu qui depuis plus.
d'une année tenait seul les rénes du gouvernement ait été frappé
des ressources qu’un pareil champion pouvait apporter 4 sa cause,
et se soit résolu a faire de Sirmond l'un des plus ardents défen-
seurs de sa politique et de son autorité. Depuis ce moment en effet
jusqu’a la mort du cardinal, nous verrons Sirmond constamment
sur la bréche, repoussant avec verve et succés toutes les attaques
dirigées de Bruxelles par le parti des princes, et plus tard par celui
de la reine-mére. Pendant ce temps son style gagnera encore en
précision et en vigueur et lorsqu’en 1634 se formera I’ Académie
francaise, il verra, dans |’épanouissement complet de son talent,
les portes du cénacle s’ouvrir toutes grandes devant lui.
En 1627 parut la Lettre déchiffrée qui, apres d'autres éditions
sous le titre de Lettre dz Pimandre a Théopompe, fut encore plu-
sieurs fois réimprimée dans le recueil de du Chastelet. Ce n’est
autre chose qu'une histoire en forme de panégyrique du cardinal de
Richelieu écrite comme nous l’avons déja fait remarquer, pour ré-
pondre a la « Vita armandi, etc... » que Remi du Ferron avait
opposé au Catholique d' Etat. Cette fois Pimandre est bien le pseu-
donyme de Sirmond; personne ne le lui conteste.
. Aprés un préambule d’un style fort cadencé, dans lequel il se
plaint de ce que « la plus part de ceux qui se mélent d’escrire se
« soucient fort peu de la vérité, pourveu qu'ils content choses nou-
« velles, et quils jettent de l’estonnement, dans l'esprit des cu-
« rieux', » Sirmond entame le chapitre de la généalogie du cardinal
et remonte fort loin pour prouver la haute extraction de sa nais-
sance en citant des ayeus et des contrats connus depuis 1208 dans
la famille du Plessis; puis il ajoute ces réflexions qui nous ont paru
originales : « L’antiquité de sa race sera la moindre partie de sa
« gloire. Et cest véritablement de quoy lon doit faire le moins
1 « Celuy certes, pour ne pas parler des autres, qui souz le titre de JJon-
« steur UIllustrissime cardinal fit voir en latin dernitrement jusques ou |'im-
« pudence et la rage peuvent emporter un homme qui se destache de la
« raison, ne se mit pas si fort en peine que vous de faire venir des instruc-
« tions de si loin. Cela demandoit trop de temps : il ne fit simplement que
« passer la main sur le front; et aprés avoir essuyé ce qui luy pouvoit en-
« core rester de modestie et de honte, jeter sans scrupule, aussi bien que
« sans ordre, sur le papier toutes les visions que Venvie et la hayne luy
« formeroient dans la fantaisie. Il n’est rien au monde de plus aisé, que de
« donner tous les jours de nouveaux ouvrages au public a ce prix-Ja. La
« facon n’en couste guéres, et lestoffe encore moins. »
40 mans 41876, 96
860 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
« d'Estat. La noblesse Théopompe, n'est a la vertu, que ce qwest
a da niche a la statue: elle l’'a fait bien mieux paroistre, mais elle
« n’adjouste rien 4 sa perfection. Chacun lui donne le taux qu'il
« veut. Quant & moy, pour vous le dire nettement, je ne prise
« guéres en un homme que ce qu'il tient purement de sot-méme :
« ce qu'il emprunte d’ailleurs, je ne le mets non plus entre ses
« ornemens, que ce qu'il doit, entre ses biens. On n’estime pas
« une riviére pour venir de fort haut et de fort loin: mais pour les
« commodités qu'elle apporte au pais qu'elle arrose. Que |’on me
« parle de qui que ce soit; je ne regarde pas tant si ses ancestres
« ont possédé des pairies marquées dans fa carte, que s'il est a-
« pable de faire des choses dignes d’estre racontées dans l’histoire;
« pourveu qu'il ait de quoy se recommander dans le monde par ses
« actions, je n’ay que faire de scavoir avec quelles alliances il y est
« entré..... »
Bien des auteurs ont traité cette question depuis deux cents ans;
mais il faut nous reporter au commencement du dix-septiéme siécle,
ét l’on avouera qu’on n’avait pas encore mieux dit, oatre quil
fallait alors une certaine indépendance de caractére fort honorable
ehez un courtisan, pour s’exprimer avec tant de liberté sur une
des prérogatives les plus enviées de l’ancienne cour.
Sirmond raconte ensuite la jeunesse du cardinal, ses succés w
collége de Navarre, puis 4 la Sorbonne, ‘ses’ ouvrages, son premier
Ministére, son exil..... Enfm arrivant a sa: seconde elévatien au por
voir, il montre « qu’aprés le Roy, c’est & ses fidéles et salutaires
« advis que cette monarchie doit depuis quelques années la durée
« de son repos, et la conservation de son lustre; » il s’étend lon-
guement sur la prudence de ses conseils, sur l’expédition de a
Rochelle et des Iles, sur celles de Génes et d’Italie, sur labolison
du duel et celle de ’hérésie..... Ik reprend en wa mot l’apologie de la
politique de Richelieu commencée. dans la seconde partie du Catho-
Aque d Etat, et conduit les éyénements jusqu’é |’époque présente.
« Et le cardinal, » s‘écrie-t-il, « n’est encore qu’au milieu de
« son aage!.... Mais quand il ne feroit jamais que ce qu'il a desji
w fait, vous trouverez (comme je croy) sans plus rien attendre, e0
« ce que je vous ay dit, de quoy l’eslever avecque raison au-dessus
« de tous ces autres cardinaux dont vous escrivez les vies. Conftrer-
« les ensemble sans préjugé: vous recognoistrez qu’ayant toutes
« leurs plus grandes vertus, sans avoir une seule de leurs moindres
« imperfections, il mérite au jugement de tout le monde, destre
a préféré en toutes choses 4 ceux qui ne Ini peuvent estre compares
« en une seule. Non que je ne croye, que, comme il y a des ges
« qui prennent pour taches dans le corps da soleil, ce qu’ils ne
BT L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 961
« scavent que c'est: il n'y en puisse avoir aussi, qui faute de bien
« examiner les affaires, l’accusent de ce qu’ils mettroient asseuré-
« ment entre ses lotianges, s’ils le regardoient comme 1] faut. Je ne
« men estonne point. Que le plus doux, le plus courtois, le plus
« sage, le plus habile, le plus religieux et le plus saint homme du
« monde, soit par l’advis commun des trois ordres du Royaume
« convoquez solemnellement a cet effect, appelé dans une pareille
« charge, je me sousmets 4 tout ce que les hommes craignent le
« plus, si dans moins de six mois, il n’a plus de contrerolleurs que
« de tesmoins de ses déportements..... »
On ne se serait guére attendu 4 trouver sous la plume autoritaire
de Sirmond, et surtout 4 une pareille époque, cette franche indica-
tion du gouvernement parlementaire. On avait donc songé a cette
solution, que cependant l’opposition n’indique point. Il est 4 remar-
quer en effet que les adversaires du cardinal déclaraient s’en rap-
porter uniquement au roi, et s'ils dénigraient odieusement tous les
actes du ministére, ils prétendaient que Richelieu avait capté la
confiance royale et qu'il fallait délivrer Louis XIII d’un gedhier impu-
dent, pour le rendre a la liberté. Nous verrons bientét les polémistes
de la cour, prendre la défense expresse de la liberté du roi.
Enfin, aprés avoir lavé le cardinal du blame que lui adressaient
les prétendus théologiens de Flandre, pour « avoir accordé la paix
« aux Huguenots rebelles aprés leur défaite sur mer et n’avoir pas
« fait donner 4 Sa Saincteté sur le faict de la Valteline toute la
« satisfaction qu’elle désiroit, » Sirmond termine en élevant Riche-
lieu bien au-dessus des Granvelle et des Volsey dont il compare les
ministéres 4 celui du cardinal, et en exaltant sa générosité, sa muni-
ficence, son désintéressement; « dans un siécle comme le nostre, ou
« on mesure le mérite d'un homme a son revenu, et ou I'argent
« fait, par maniére de dire, le cinquiéme élément d’un chacun.....,
« c'est véritablement ce que plusieurs voudront aussi peu croire
« qu'imiter..... » Nouvelle preuve que rien n’est nouveau sous le
soleil et que les cris de désespoir des moralistes sur la plaie sociale
de la question d’argent' ne datent point d’aujourd’hui.
Telle est en quelques mots La lettre déchiffrée qui eut un grand
succés & l’époque de son apparition, consolida définitivement Jean
de Sirmond dans la faveur de Richelieu et valut 4 son auteur avec
mne pension de douze cents écus le titre d’Historiographe du Rot.
Sirmond prend en effet cette qualité dans un opuscule latin qu'il
composa deux ans aprés pour célébrer la prise de la Rochelle:
Rupella capta seu de felict Ludovict XIII ad perduelles Hereticos
expeditione: Auctore Joanne Strmondo Historiographico Regio
(Parisiis 4629, in-4°.)
962 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
IV
L’année 1631 fut la plus laborieuse de toute la carriére polé-
mique de Sirmond. Il est vrai qu’a cette époque la cour fut plus
que jamais livrée aux intrigues des partisans de la reine-mére et de
Monsieur qui, furieux de s’étre vu battre par Richelieu lors de la
fameuse journée des dupes, cherchaient 4 attaquer le ministére par
des libelles avant de prendre ouvertement les armes contre lui.
Pendant cette année, Sirmond langa quatre brochures qui préoccu-
pérent vivement Il’attention publique. Deux d’entre elles furent
surtout remarquées: Le coup d’Etat de Lous XIII et [ Avertisse-
ment aux provinces qui donna lieu 4 une longue suite de réponses
et de répliques entre Sirmond et Mathieu de Mourgues. Les deux
autres: la défense du roz et de ses mintstres et la vie du cardinal
d’ Ambowse, sans avoir autant de retentissement, furent néanmuins
fort goitées des lecteurs.
C’était le moment, du reste, ou Richelieu se sentant désormais
affermi pour toujours dans la confiance du roi par le succés de la
journée des dupes, enrégimentait son bataillon de polémistes et le
lancait plein d’ardeur dans Ja mélée. Balzac lui envoyait ses dettres
sur le Prince dans lesquelles il dépensait l’énergie de son style mile
et vigoureux contre « certains esprits, qui s’ennuyent de leur
« propre bien, qui ne peuvent supporter leur félicité, qu’on ne
« scauroit retenir dans la bonne créance que par des prospérités
« surnaturelles, et qui n’ont plus de foy, si tost qu'il n’y a plus de
« miracles. Quand les affaires présentes sont en bon estat, ils font
« de mauvais jugemens de l'avenir, et dans les événemens _heureus
« leurs présages sont toujours funestes. Ils font serment de n’e-
« timer que les estrangers, et les choses esloignées. Ils admireti
« Spinola, parce qu’il est Italien, et qu’il n’est pas de leur party;
« et il leur fasche de loder le roy, parce qu’il est Francois et quil
« est leur maistre..... Ils nous persuaderoient s‘ils pouvoient, quil
« a levé le siége devant la Rochelle, qu'il a fait une paix honteuse
« avec les Huguenots, qu'il a esté battu par les Anglais, et que les
« Espagnols l’ont fait fuir..... » Ah! comme le$ grands esprilts
connaissent bien le coeur humain, et que de gens pourraient encore
de nos jours se reconnaitre dans ce portrait que nous n’achevons
pas pour leur éviter des réflexions trop désagréables! En meme
temps, l’évéque de Saint-Malo, Achille de Harlay de Sancy publiait
son « Discours d'un weil courtisan désintéressé sur la lettre que !2
« reine-mére du roy a escritte 4 Sa Majesté aprés estre sortie du
« royaume » et Paul du Chastelet déja connu par ses Savorstennes,
ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 863
qui justifiaient lexpédition d’ltalie, lancait gaillardement ses
piquants Entretiens des Champs-Elysées, sortes de dialogues des
morts vifs et spirituels o le bon Henri IV, discutant sur la poli-
tique présente, avec ses anciens amis récemment descendus au
sombre royaume, s’émerveillait des succés toujours croissants du
cardinal ! : Enfin, pour donner plus de poids a ces brochures
apologétiques, Silhon donnait au public son livre du Ministre d’Etat,
ouvrage qui valut 4 son auteur un fauteuil 4 la premiére académie,
et dans lequel est développée ex-professo la théorie autoritaire des
pouvoirs et des devoirs du prince et du ministre selon le coeur de
Richelieu.
Or veut-on savoir comment Mathieu de Mourgues traitait des ,ad-
versaires courtois, qui, s‘ils poussaient vigoureusement la défense
du ministére, en réfutant toutes les objections faites 4 sa politique,
savaient toujours allier la politesse de la forme, 4 la dialectique
serrée du fond? Ecoutons l’appel que l’abbé de Saint-Germain
adresse « au sage lecteur » en téte du recueil de ses cuvres. Ceci
s’adresse plus spécialement 4 Du Chastelet :
« L’insolence de celuy qui a fait imprimer in-folio dans un grand
volume « des diverses piéces pour servir a [histoire du temps, nous
« a obligé 4 mettre en un corps tous les livres que nous confessons
« avoir faits, afin de laisser dans les cabinets des curieux les res-
« ponses aux hbelles diffamatoires, que plusteurs corrompus ont
« composé contre le respect qui est deu 4 la naissance du Roy. Ces
« esprits (que je peux appeler malins et fols) ont été semblables aux
« milans. Sz ces otseaux tripiers et sots voyent voller un duc, ou un
« hibou, auquel le fauconnier a attaché une quetie de renard, ils
« descendent du plus haut de l’air, pour fondre sur ce qui'ils
« croyent estre un monstre; mais ils sont attrappez, lorsqu’on
« lasche le-sacre aprés eux, qui les poursuit dedans les nies, et a
« coups de bec les rameine battant jusques en terre..... » Tel est
le style habituel de Mathieu de Mourgues. Sire, dira-t-il ailleurs en
1 « Le grand Henry demanda cependant : — Quelles nouvelles courent?
« J’ay veu quelques parties devant le cardinal de Richelieu, par les dernitres
dépesches, qui portoient le désordre survenu, et le racommodement qui
-avoit suivy, a la grande instance qu’en avoit fait le Roy. — J’en suis bien
aise, dit le président Jannin, car je l'ay toujours .estimé, et creu qu'il
réussiroit aux affaires, ct luy ay dit souvent qu'il prist courage, et qu'il
auroit son temps; et vostre Majesté mesme le voyoit de bon wil dés qu’il
estoit évesque de Lusson. — Ouay, dit le roy. c’est le frére de Richelieu?
Il est vray que je Vaimois, et vous scavez bien et monsieur de Villeroy,
« que j’estois résolu de le faire cardinal, et l’eusse mis dans mes affaires, 51
« j’cusse vescu plus longtemps. — Il y a bien réussi, dit Zamet, car depuis
« qu’il est au Conseil, toute la France a change de face..., etc. »
S64 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
parlant de Richelieu, « nous avons bien creu, que la France avant
« produit un Achitopel qui poursuivoit sa maistresse et bienfaitrice,
« pleurante et despouillée de ses biens, elle rencontreroit dans son
« chemin quelque Sémei, qui luy jetteroit des pierres et la maudi-
« roit. Nous vismes aussitest aprés sa détention l’Entretien des
« Champs-Elysées et le Coup d Estat..... L’enfer a horreur de ces
« livres trés-infames... ils ont remply de scandale toute la chres-
« tienté, et ont faict tant de bruit dans Paris, que les pauvres ma-
« lades ont esté sur le point de faire présenter requeste au lieute-
« nant civil, pour faire taire mille fainéans, payez pour les crier
« par toutes les riies et carrefours..... » Une autre fois, il traitera
Sirmond de « Gobrias enragé, qui parle en vray mulot de la di-
« gnité royale » et prodiguera de telles injures qu'il nous répugne
de les citer. Quant 4 la thése soutenue, c’est qu’Achitopel, monstre
d’ambition, d’avarice et d’ingratitude, semblable 4 « la pierre
« Siphnie qui s’endurcit estant arrosée d’huile », tient Sa Majesté
prisonniére et que si Louis XIII n’y prend garde, il devra bientét,
« non-seulement luy prester sous caution son royaume, mais le
« luy donner tout entier, et ne se réserver que Versailles. »
Toutes les brochures émanées de Bruxelles sont écrites sur ce
ton : le lecteur impartial décidera lesquelles peuvent étre 4 bon
droit décorées du nom de libelles; il était nécessaine que nous m-
diquions nettement la situation, afin qu’on puisse mieux appréuer
les roles : abordons maintenant le « Coup d’Estat. »
Pellisson dans la courte notice qu’il consacre 4 Jean de Sirmond.
raconte un fait personnel qui donnera une idée de ta faveur dont
jouissait encore sept ou huit ans aprés son apparition, ce petit vo-
lume fort connu de Voltaire, qui l’attribuait 4 tort 4 Silhon. « Ja-
« jouterai ici, par une espéce de reconnaissance, dit Pellisson, quun
« des ouvrages de Sirmond est une des premiéres choses qui mat
« donné godt pour notre langue. J’estois fraischement sorti du cot
« lége; on me présentoit je ne sais combien de romans et de piéces
« nouvelles, dont tout jeune et tout enfant que j’étois, je ne laissois
« pas de me moquer, revenant toujours 4 mon Cicéron et a mon
« Térence que je trouvois bien plus raisonnables. Enfin, il me tomba
« presque en méme temps quatre livres entre les mains qui furent
« les Hust oraisons de Cicéron, le Coup d'Etat de M. Sirmond, le
« quatriéme volume des Lettres de M. de Balzac, que |'on venolt
« d'imprimer, et les Mémotres de la reine Marguerite, que je lus
« deux fois depuis un bout jusqu’a l'autre en une seule nuit. Dés
« lors je commengai non-seulement 4 ne plus mépriser la langue
« frangoise, mais aussi 4 l’aimer passionnément, a !’étudier avec
« quelque soin, et & croire, comme je fais encore aujourd’hul
ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND ' 865
x qu’avec du génie, du temps et du travail, on pouvoit la rendre
‘« capable de toutes choses. »
Voila certes un témoignage fort honorable, et qui doit nous bien
disposer en faveur de Ja brochure. Sirmond, dans ce petit discours
#dressé au roi, « fait consister le coup d’Ktat, dit le P. Le Long,
n en ce que Louis XIII, aprés avoir pris la Rochelle, et secouru
- « Casal assiégé par les Espagnols, a retenu prés de lui le cardinal
« Richelieu pour son premier ministre, malgré les efforts faits contre
« lui 4 Lyon, le jour de saint Martin 1629, appelé la Journée des
« Dupes. » Ce résumé du savant bibhographe ne serait pas complet
Si nous n‘ajoutions que la seconde moitié du discours est un nouveau
panégyrique des vertus et des excellentes qualités de l’éminentissime
cardinal.
Aprés un exorde que nous voudrions avoir le loisir de citer ici, &
cause du nombre et de |’élégante simplicité de ces périodes, Sir-
mond expose que « si la France a eu parfois quelque chose 4
« craindre depuis environ cent ans en deca, l'on ne peut douter,
« que ce n’ait esté des Huguenots au dedans, et des Espagnols en
«« debors », deux torrents envahisseurs dont Louis XIII a su arréter
la marche; puis il montre 4 la France, « s’élevant depuis le temps
« du feu roy, une faction insolente et puissante, un party fondé
« sur un grand nombre de bonnes places, fortifié de beaucoup d‘in-
« telligences estrangeéres, cimenté des intérests de plusieurs grands
« et tellement appuyé d’atlleurs sur ses propres forces, que tout ce
« que les roys précédents avoient gagné par tant de batailles et
« tant d’armées, estoit d’avoir fait de leurs Edicts de paix autant
« d’exemples que |’on se peut soulever contre le Louvre, non-seu-
« lement avec impunité, lorsqu’on est le plus faible, mais avec ré~
« compense lorsqu’on est le plus fort..... »
Cette definition fort remarquable du parti sans cesse renaissant
des princes et des mécontents, est suivie d'une description trés-vi-
vement détaillée de ses menées, de ses cabales, de ses animosités,
de ses défections, de ses alliances étrangéres et de ses lachetés. Et
cependant le roi, sans leur secours et malgré eux, a ruiné tous ses
ennemis : aprés les expéditions de la Rochelle et d’Italie, il semblait
qu'il n’y edit plus rien a craindre : mais ce parti poursuit de ses
calomnies les plus odieuses le cardinal qui a pris une si grande
part 4 toutes ces belles actions, le rend suspect au roi, demande sa
retraite.....
« Voyez-vous, sire, cette foule importune de gens, 4 qui, la
« plus superbe et la plus spasieuse ville de l’univers devient tous
« les jours plus estroite 4 mesure qu'elle devient plus grande, se
« figurans que le monde n’est bien fait qu’autant qu'il va selon ee
866 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
« qu’ils désirent, et comptant entre les désordres publics tout ce
« qui ne s’accommode pas a leurs intéréts particuliers? Quelque di-
« versité de conditions ou de couleurs qui les distingue entre eux,
« ils se ressemblent tous en ce point, que des meilleurs conseils
« que vous prenez de vous-mesme. ou que vous recevez d'autruy,
« rarement en approuvent-ils aucun, s'il n’est moins advantageux
« & vos peuples qu’a leurs desseins. Ils n’ont point d’autre pierre
« de touche en cela que leur utilité. Si l'un n’emporte le bénéfice
« qu'il guette au passage, si l'autre ne parvient 4 quelqu’un de ces
« honneurs de Il’espérance desquels il nourrit la vanité de son am-
« bition : si celuy-l4 ne rencontre la faveur qu’il cherche, pour
« avoir une pension sur les menus plaisirs; si celuy-ci ne demeure
« en possession de faire dans Il’exercice de sa charge, toutes ces
« grivelées que la corruption des mecurs a tournées en coustume,
« et la coustume en art; bref, si chacun n’obtient ou ne fait tout ce
« qu'il poursuit et tout ce qu'il veut; ceux qui gouvernent gastent
« les affaires, il en faut mettre 4 leur place qui facent mieux.....
« Mais veut-on faire changer de langage 4 ces graves censeurs, qui
« portent sur le sourcil le restablissement du royaume, et remédier
« promptement aux malheurs qu’ils déplorent? I} n’est pas besoin
« d'une convocation d’Estats, ou d’une assemblée des notables, cela
« seroit trop long. Que l'on coiffe seulement d’une mithre la teste
« de l'un, que l’on envoye un brevet de Mareschal de France a
« l'autre, qu’on laisse entrer au petit coucher celuy-la, qu’on per-
« mette a celuy-ci de grabeler 4 son aise sur les deniers quil
« manie; ce n’est déja plus ce que c’étoit; tout va le mieux du
« monde : leroy nefut jamais mieux conseillé, ny jamais le royaume
plus florissant..... »
Voila de bonne satire, une peinture vraie dans tous les ages de
Véternel parti des mécontents et nous conviendrons volontiers que
Pellisson n’avait pas tort de placer ce discours & cOté des bons
morceaux de Balzac; on voudrait tout citer et l'on n’a que l’embarras
du choix. Il faut nous borner, et nous sommes forcés de rester
dans les principes généraux de la polémique sans aborder le détail
des discussions politiques, ce qui nous entrainerait beaucoup trop
loin; mais ceci suffit pour connaitre la maniére de I’écrivain, et .
nous n’hésitons pas a ranger Sirmond, pour la noblesse et la net-
teté du style, parmi Jes meilleurs prosateurs de la premiére moitié
du dix-septiéme siécle. « Sa prose », dit le contemporain Pellisson
qui savait apprécier les belles choses, « marque beaucoup de génle
« pour |’éloquence, son style est fort male : il ne manque pas dr-
« nements... » Nous verrons méme bientdt en citant certains p4>
sages de la lettre de change a Nicocléon, que Sirmond se rapproche
a
?
ET LACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 867
beaucoup plus de Pascal que de Balzac: il est en général plus
moderne, plus naturel et beaucoup moins recherché que le grand
épistolier, le rénovateur et maitre de ce temps. M. Marcou a déja
eu occasion de le remarquer avant nous dans son étude sur Pel-
lisson : le stylede notre polémiste, malgré quelques agencements de
phrase tout latins que l’usage a rejetés, malgré quelques images
forcées, a souvent de l’éclat et toujours de la noblesse : |’allure de
la phrase est ferme, les incidentes encore nombreuses sont courtes;
le tissu se serre et le trait se place habilement a la fin de la pé-
riode. L’enflure de Balzac, dit M. Marcou, n’est plus de la santé;
la force de Sirmond est déja de l’éloquence.
L’avertissement aux provinces sur les nouveaux mouvements du
royaume, par le sieur Cléonville (nouveau pseudonyme de Sirmond)
présente les mémes caractéres. Pour ne pas trop charger cette no-
= nous citerons seulement ce passage du préambule :
.. Que fut a le bien considérer, le dernier siécle qu'un long
« aca de perfidies, de rébellions, de partialitez, de vengeances et
« de ruines, dont l’hérésie de Luther et l'ambition de Charles-
« Quint nées presque ensemble sous un mesme climat, remplirent
« malheureusement ce royaume? Le peuple, sur qui tombe d’ordi-
« naire toutes les incommoditez de son temps, comme les mauvoises
« humeurs du corps sur les parties faibles, gémit encore dans le
« souvenir des calamitez passées, et dans le sentiment des pré-
« sentes. Auquel, le Roy prenant, selon sa bonté singuliére, la part
« que la raison lui donne en tout ce qui regarde le bien de ses su-
« jets.., Sa Majesté touchoit presque du doigt le but qu'elle s étoit
« proposée et se préparoit a nous faire gouster le fruit de ses la-
« beurs, quand, lorsque nous y pensions le moins, voila que tout
« & coup on vit sélever autour du Louvre cet espais nuage, qui
« sestant étendu depuis jusqu’en Lorraine d'une part, et jusqu’en
« Flandre de l'autre, trouble. maintenant toute la France de I'ap-
« préhension des mesmes désordres, dont nous pensions étre sortis...
« Malheur étrange que nous n’ayons point de plus grands ennemis
« que nous mesmes!... Que dira la postérité quelque jour de ces
« Francois dénaturez, gue pour advancer leurs injustes ambitions,
« reculent les bonnes destinées de notre Patrie!... »
Ce qui nous frappe le plus dans les réflexions philosophiques dont
Sirmond accompagne toujours ses tirades, c'est l’application que
nous pouvons en faire nous-mémes au temps présent : Nous y trou-
vons méme un des caractéres qui auraient di sauver son wuvre de
Youbli. Combien vraies se trouvaient ces derniéres phrases au mois
de mars 1874! Combien vraies se sont-elles malheureusement en-
core trouvées depuis !
868 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
Mais 4 qui faire remonter la responsabilité de ces désordres! Pour
mettre en défaut d’avance Jes injures grossiéres de Mathieu -de
Mourgues, Sirmend se garde bien d’en accuser directement la mére
et le frére du roi. « Je ne nomme et n’offense encore icy personne :
« Que si davanture quelquun venoit ase figurer, que ce que je
« viens de dire touchast en quelque facon du monde les deux pre-
« miéres testes de ce party qui se forme sur la frantiére dans leur
« esleignement, qu'il perde cette opmion... Quand |’éminence de
« leurs méritesne me seroit pas en la vénération, ou jel’ay toujours
« ete, la dignité de leurs rangs me retiendroit dans le respect qui
« leur est deu. Je vénére trep religieusement la Majesté du Prince,
« pour m’espandre en paroles si icentieuses contre ceux qui le tou-
« chent de si pres... » |
Cette tactique était fort habile, car Mathieu de Mourgues revenait
sans cesse, sur l'injure faite & la Majesté royale dans la personne de
la reme-mére : mais de méme que le libelliste protestant de son
respect pour le roi, s'attaquait 4 son ministre, le cardinal de Riche-
lieu : ainsi Jean de Sirmond déclarait n’aveir en vue que les perfides
conseillers de la reine-mére et de Gaston.
Pellisson donnant une nomenclature des ouvrages de Sirmend,
dit qu il « a oui estimer l Advertzssement aux provinces comme son
« chef-d' ceuvre. » Nous ne trancherans pas aussi nettement la ques-
tion, mais nous ne pouvons nous empécher d’exprimer le regret que
cette brochure et celle du Coup d’Etat soient si peu connues aujour-
d’hui. L'auteur avait pris le pseudonyme de Cléonville par allusion,
dit-on, 4 la ville de Clermont en Auvergne, voisine de Riom son lieu
de naissance. I] avait pour habitude, du reste, de modifier sa si-
gnature 4 chaque nouvel ouvrage, afin de donner plus facilement le
change & ses adversaires. Mathieu de Mourgues, qui l'année suivante
répliqua vivement, en publiant |’ Avertessement de Nicocléon a Cléon-
valle sur son Avertissement aux provinces, 8 imagina que Cléonville
cachait le fameux Pére Joseph, |’Eminence a la robe grise, le confi-
dent et le bras droit de Richelieu. L’abbé Richard, auteur d’ une vie
du P. Joseph, qu’on a réimprimée dans la collection des Archives
curieuses de [ Histoire de France, en 1838, a partagé la méme erreur
& sa suite, mais l’abbé de Saint-Germain reconnut plus tard sa mé-
prise, car dans son violent pamphlet intitulé: l’ Ambassadeur cht-
mérigue, il donne 4 Sirmond Jes titres de duc de Sabin et de mar-
quis de Cléonville :.c était lui reconnaitre bien nettement la propriété
de ces deux pseudonymes.
Quei qu’il en soit, que Saint-Germain ait cru |’ Avertissement, du
P. Joseph, ou de Sirmond, il prend une allure singuliére dans sa vi-
rulente réponse intitulée : Advertissement de Nicocléon & Cléonville;
ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 869
il reconnait la modération du ton et la politesse exquise de son ad-
versaire, mais il n’a garde de limiter: « Cléonville, ce n’est pas
a 'appréhension de ton style, mais l'horreur de ton discours, qui
« m’a fait dire, aprés avoir leu ton escrit, ces paroles de David:
« Sauvez-moi, Seigneur, parce que les vérités ont été affaiblies ou
« fardées par les enfants des hommes. J’ay recogneu que tu’‘avois
« eu plus de soin de faire un bel ouvrage, que de le rendre bon,
« et que ton dessein a été d’acquérir la réputation de gentil écri-
« vain, plus tost que d’homme de bien. Ton mensonge peut passer
« parmi les esprits communs, pour une assez jolie et assez bien
a parée desbauchée; maisles plus relevez diront que tu es semblable
« & cet ouvrier, qui estant dans le désespoir de ce qu'il ne pouvoit
« peindre Héléne avec ane traits de beauté, se résolut de la
« couvrir toute d’or..
Ce préambule est tout miel: le ton change tout d’un coup, et
lon doit lire ce qui suit, malgré le dégotit qui vous saisit bientét,
si l’on veut se faire une idée exacte du procédé de i ra a appli-
que par l’Agence de Bruxelles :
. Le sieur Des Montagnes avoit fait voir ses menteries ves-
« ties en furies ‘, tu les habilles en nymphes: ses flatteries estoient
« puantes, les tiennes sont parfumées; il aboyoit comme la Cha-
« rybde, tu chantes comme les sirénes ; il donnoit du poison dans
« une escuelle de terre,; tu le présentes dans un verre de cristal ;
« il a meslé le sublimé dans du pain bis, tu l’as glacé sur du mas-
« sepain ; sa bave étoit celle d’un sale crapaud, ton venin est celuy
« d’un serpent bien émaillé... » Ouf! si le lecteur veut continuer,
qu’il se procure le Recuezl de piéces pour la défense de la Reyne-
mére du Roy trés-chrétien. Nous ne nous sentons pas le courage
de nous enfoncer plus avant dans ce bourbier: mais il fallait
faire un pas dans le cloaque : triste privilége du chercheur scrupu-
leux, qui veut connaitre 4 fond histoire littéraire d’une époque
déterminée.
René Kegviter.
La suite prochainement.
1 Tl est bon de noter que le sieur des Montagnes n’est autre que Sirmond
luiemédme, comme nous allons le voir bientét.
L?IDOLE
ETUDE MORALE !
QUATRIEME. PARTIE
I
L’amiral d’Avrigné, dans sa caléche légendaire, conduit en poste
par deux marins, venait d'arriver & Vannes et de mettre pied a
terre devant I’hdtel de Verteilles. On l’introduisit dans le grand sa-
Jon Louis XV. Le marquis, informé de la visite inattendue de son
parent qu’il croyait & Brest, lui fit dire qu’on achevait de l’habil-
ler : Parbleu! grummela l’amiral, il faut se soigner quand on a fait
de sa maison le refuge des belles!
Il se mit 4 examiner les peintures délicates des panneaux, et s'en
prit aux personnages féminins qu’elles représentaient. On vit bien
qu'il en voulait surtout au sexe gracieux et faible: Dieu! fit-il, que
ces bergéres sont sottes!
M. d’Avrigné avait ce jour-la sur le visage des teintes bien plus
foncées que de coutume; la vieille rose était devenue cramoisie;
des contractions subites et bien incommodes agitaient le mol em-
bonpoint de ses joues et son triple menton; il alla ouvrir une
croisée, il lui fallait de |’air.
Tout en traversant le salon, il continuait de se parler 4 lui-méme:
« Au diable! disait-il, le maladroit! Eh! non, il n’a montré, au
contraire, que trop d’adresse. Si j’avais prévu... Eh bien quoi!
Pouvais-je ne point lui faire apprendre l’escrime?... Qui m/aurait
dit qu’il en abuserait un jour, et que mon agneau se changerait en
loup?... Je ne l’ai jamais connu querelleur, mais il parait qu'il est
chatouilleux, le beau sire... Chatouilleux, oui-da!... C’est ma faute.
‘Voir le Correspondant des 25 janvier, 10 et 25 fevricr 1876.
L'IDOLE 871
Pourquoi l’ai-je envoyé si vite & ce méchant baron enragé?... Hec-
tor avait changé de sentiments envers nous... Qu’est-ce que ces:
hommes sans régle?... Des girouettes. Il fallait laisser tourner et
grincer un peu celle-ci... Le baron avait envie de Robert... J’au-
rais pu négocier un rapprochement pour moi-méme... J’aurais ac-
compagné mon brave innocent 4 Kernovenoy, je l’aurais gardé...
Ce n'est pas sous mes yeux peut-étre que le baron edt osé lui
donner un homme a tuer par procuration... Peste! qu’il parle a
présent de l’inutilité des gendres!... Il connait assez bien l’art de
sen servir... Oh! oh! nous voila bien tous maintenant et lui le
premier... Il y a mort d’homme... Pourquoi? L’énigme n'est pas
gaie... Mais si j’en comprends un mot, je veux,.. Je ne sais rien, si
ce n’est que la petite chatelaine en révolte a pris la clef des champs
et mon hussard le chemin de sa garnison... Trois lignes de Ro-
bert m’apprennent qu’un de ses anciens camarades d’école, le
comte de Briey... Je l’ai connu... on l’appelait le beau géant, car
il avait six pieds et une superbe figure; ou bien encore le chevalier,
a cause de son humeur sentimentale... Le sentiment ne réussit ja-
mais en ce monde... Aussi l’ont-ils envoyé dans I’autre... Robert
me donne a entendre que le jeune homme ayant obsédé sa cou-
sine d'une poursuite outrageante, il a été forcé de l’appeler en
duel sur l’avis du baron... Sur sa mise en demeure plutot, sur ses
insinuations et ses exigences... Pouah! décidément Hector devient
un vilain homme... Ii aurait bien pu opérer lui-méme!... Mais le
plus obscur en tout ceci, c’est la fuite de ma niéce... »
Et l'amiral cherchait 4 se guider dans ces ténébres.
Si ce duel avait causé tant d’horreur & M''= de Kernovenoy, il
fallait donc croire que la « poursuite outrageante » ne lui. déplai-
sait point. Aurait-elle aimé ce Briey?... Rien de plus vraisemblable...
Quoi! si soigneusement élevée!... Oh! oh! le coeur des femmes ne
reconnait qu'un maitre, et c’est ce maudit sentiment, la cause de
toutes les sottises!:.. Myriam, dans son indignation et sa douleur,
navait pas hésité 4 quitter la maison paternelle... Qui lui aurait
cru tant de hardiesse & la tranquille et sévére petite fée? Oui,
oui, elle aimait ce malheureux jeune homme.
— Mais alors, on a joué mon fils! s’écria l’amiral. Nous sommes
ruinés, car c’est nous qui avons tué... Et pourtant!... Elle sait bien
que Robert n’a été que l’instrument et que son pére était la pensée...
Et puis nous vivons, nous autres. A nous l’avenir!
Il tomba dans des réflexions encore bien plus profondes, car il
débattait mentalement la meilleure politique 4 suivre en une si
facheuse affaire; et il avait bien envie, ce Machiavyel de mer,
d'accuser son fils devant Myriam, tout en plaidant en sa faveur les
872 | LIDOLE
circonstances atténuantes. Il est vrai qu’alors il faudrait les refuser
au baron Hector, accabler le pére: — Nous avons été la main,
rien que la main, et, ma foi, nous étions bien forcés de nous
défendre..»Pourquoi nous avait-on conduits 1a? C'est a la téte qui a
concu ce méchant dessein qu’il faut s’en prendre... La téte seule a
tout fait.
Ce moyen de se justifier pouvait étre habile, mais il était délicat.
L’amiral reconnaissait bien qu'il faudrait envelopper tout cela de
beaucoup de voiles. Et son esprit travaillait toujours. M. de Ver-
teilles se faisait attendre.
M. d’Avrigné se remit 4 parcourir le salon, en proie 4 une agi-
tation insupportable. Tout & coup une idée lui vint, un joyau
d’idée, une merveille d’inspiration, un éclair : — Sije voyais d’abord
ma niéce! s'écria-t-il... Pourquoi pas?.. Je la surprends, j'aecuse, je
charge, je maltraite tout le monde devant-elle et Robert pour com-
mencer. Je la confesse... et alors...!...
Ii sonna. Le méme valet qui |’avait mtroduit accourut : Ne pour-
rais-je, lui demanda M. d'Avrigné, étre conduit auprés de M"* de
Kernovenoy?..
-— M"* de Kernovenoy n’est plus & |’hotel...
L’amiral n’eut point le loisir de pousser plus loin I’interroga-
toire. un nouveau visiteur était la sur le seuil, écartant rudement
le valet et entrait.
— Hector! dit |’amiral.
Le baron fixa sur lui deux yeux sombres ou s’alluma au méme
instant une si violente expression de moquerie, de compassion
insultante, de joie.cruelle et de défi que M. d’Avrigné en demeura
étourdi d’abord et se prit 4 murmurer: Oh! oh! qu’y a-t-il donc
au fond de l’aventure? A-t-on jamais rien vu de si méchant que ces
yeux-la?...
Aussitét ses épaules légerement vodtées se redressérent. Le baron
devait pourtant bien savoir qu’il avait affaire & un beau joueur.
La partie allait étre serrée. L’amiral croyait bien avoir les atouts.
— Eh! mon beau neveu, dit-il, se faisant ironique & son tour,
ce nest pas en un moment ot le chagrin vous visite que je vow-
drais me souvenir de certains nuages qui se sont élevés entre nous
dans d'autres temps.
M. de Kernovenoy avait tressailli comme un malade qui sent
l'acier du chirurgien mordre sa chair; mais il ne répendit pas.
— Aussi, reprit M. d’Avrigné je tiens 4 vous le dire teut de
suite. Je pourrais attendre de vous des excuses pour le mauvais pas
ou vous avez engagé le capitaine Robert, je vous en dispense, Une
explication me suflira.
LIDOLE 873
— Je ne sais pas bien ce que vous voulez dire, riposta le baron
Hector; les querelles de votre fils ne me regardent pas.
— Méme eit-il recu un coup d’épée pour vous servir ?
—— A-t-il regu ce coup d épée ?
— Vous savez bien qu'il l’a donné... Il a tué un homme, votre
homme... -
Le baron fit un geste dédaigneux et sourit. L’amiral se redres-
Sait et grandissait toujours; il parut en ce moment avoir gagné une
coudeée.
— Savez-vous, dit-il, que Robert d’Avrigné n'a jamais menti ? Or,
il m’écrit positivement que c’est sur votre mise en demeure...
— Style d’huissier. On voit bien que tous les d’Avrigné veulent
me faire mon procés, interrompit M. de Kernovenoy. Vous plairait-il
de me dire ce que le capitaine a fait sur ma mise en demeure ?.
— Il a provequé cet ancien camarade...
— Sur ma mise‘en demeure, répéta le baron. J’aime ce mot. Votre
Capitaine ne ment pas; mais il comprend mal et ne parle pas bien.
— Du moins, il pense honnétement ! s’écria l'amiral et ce n'est
point le lot de tout le monde. Il regrette 4 présent de tout son coeur
ce qu’il a fait sur vos méchants conseils, et cet ancien camarade...
— Ii le pleure ?.
— Cela ne vous parait rien 4 vous d’avoir tué un homme !
Le baron eut encore un geste de dédain, encore un cruel sourire.
— Il ne a pas méme tué, dit-il.
— M. de Briey n’est pas mort.
— Vraiment non. J'ajoute qu'il a quelque chance d’apprendre
un jour ou l'autre l’intérét que vous lui portez, car il ne mourra
g.
M. d’Avrigné fit un violent effort; la situation se trouvait entié-
rement changée : J’aime mieux cela, murmura-t-il.
— J’en suis sdr. Je connais votre humanité.
L’amiral se disait que M. de Briey étant vivant, si Myriam I’ai-
mait ou seulement était disposée a l’aimer, ce jeune hommere devenait
fennemi. La politique 4 présent commandait de suivre tout douce-
ment le parti du pére.
— Ah! reprit-il, c'est vraiment un peu différent. J’ai connu ce
Briey. Il est construit de facon 4 pouvoir compter sur les forces
de la nature. S’il vit, l’affaire est moms mauvaise.
— Pour lui? fit le baron sur un ton de raillerie sinistre.
—— Tout peut encore s’arranger.
— Tout arrive... |
— de dois vous en youloir un peu moins d’avoir employé Robert
4 défendre sa cousine.
874 L'IDOLE
— Parce que Robert a épargné celui qui outrageait M''< de Ker-
* novenoy?... .Vous avez de la logique.
— Allez-vous dire que c'est sa faute?
— Certes, fit le baron d’une voix tranchante et glacée, je dirai
que tout est sa faute. Si aprés cette aventure odieuse et qui va
tourner au ridicule, M''* de Kernovenoy s'est laissé entrainer 4 une
démarche irréfléchie que vous connaissez,..
— Je la connais.
— C’est la faute du capitaine d'Avrigné. L’indignation a égaré
cette enfant, et plutdt que de se retrouver en face de l'auteur d’un
acte si brutal...
L’amiral fit brusquement deux pas vers son neveu, et la main en
avant : Attendez! dit-il.
Il se mit 4 rire bruyamment : Votre fille, reprit-il, aurait quitté
le chateau pour éviter de rencontrer mon fils? Elle serait venue de-
mander contre Robert un refuge 4 M. de Verteilles? C'est bien cela
que vous voudriez me faire croire, n’est-ce pas?
— Je suppose, répliqua le baron, que vous le croyez, puisque
je le dis. Votre fils n’en a pas douté, lui, car il a cédé la place. Une
heure aprés le départ de M"* de Kernovenoy, il se retirait...
— Cela est peut-etre heureux pour tout le monde qu'il n’en ait
pas douté, riposta l’amiral. Vous le connaissez a présent; vous
savez, quand il croit son honneur entamé, comme il le répare! Je ne
dirai pas au capitaine le rdle que vous lui avez fait jouer. Il est
inutile de le forcer & rougir pour l'un de ses parents. D’ailleurs il
y a des choses telles qu’un pére est embarrassé de les faire voir
a son fils, arrivé méme a l’age d’homme.
— Cependant, dit M. de Kernovenoy, avec la méme froideur
implacable, le capitaine a souvent besoin de lumiéres...
— Il a celles de la conscience, s'il n'a point celles de l’esprit,
continua M. d’Avrigné. Et moi je crois avoir quelque peu des unes
et des autres. C’est ce qui me sert 4 vous deviner enfin et 4 vous
juger, baron Hector. Voici la seconde fois, si je ne me trompe, que
vous nous signifiez notre congé. Eh bien, moi, je vais vous signifier
votre arrét.
— Fort bien! dit le baron. Jugez-vous au moins souverainement
et sans appel? |
L’amiral le regarda fixement, puis se remit a rire :
— Ah! ah! dit-il, c’est terrible, mais c’est plaisant! non, mille
fois non, je ne parlerai point... je remets, comme on dit, mon arrét
4 huitaine... Vous étes maintenant débarrassé de ce pauvre capitaine
et vous devez en étre aise... Sa yue était insupportable a votre fille.
On a cessé de le voir... Vous venez apporter cette bonne nouvelle
L'IDOLE 875
Oh! vous allez étre tendrement recu. Ah! ah! vous avez pourtant pris
le loisir de la réflexion avant de vous mettre en voyage, car mon fils
a rejoint son régiment depuis quatre jours... Qu’attendiez-yous
donc?... Grand Dieu que de patience!... Enfin, vous voici... Vous
allez trouver M''* de Kernovenoy ,prés de M. de Verteilles et la ra-
mener triomphalement chez vous... C’est un orage apaisé... Tout est
bien qui finit bien. Ah! ah! je vous souhaite toutes sortes de pros-
pérités et de contentements, baron Hector.
Ii se dirigeait vers la porte, mais tout-A-coup revenant sur ses
pas :
— Tenez! cria-t-il! vous aurez une vieillesse maudite....
Et cette fois, il sortit, gagnant l’escalier d'honneur et le grand
vestibule de I'hétel. Une autre porte de ce salon qui donnait sur
‘appartement particulier de M. de Verteilles s’ouvrit au méme ins-
tant et le vieux marquis parut dans sa douillette marron entrouverte,
et comme toujours en grand habit d’un autre temps. Le baron
Hector s’élanca vers lui. Le vieillard, pour l’arréter n’eut pas besoin
d'un geste mais d’un regard seulement : « Vous aviez hate de me
voir, dit-il. C’est vous qui avez tardé, mon cher enfant, je vous
attendais plus tdt.
Il y avait dans ces mots : « mon cher enfant, » adressés 4 un
homme de quarante-six ans une mansuétude infinie. Rien d’amer
ni d’accablant : c’était la pitié la plus tendre. Le baron Hector sentit
fléchir sa colére, et involontairement baissa le front. Jamais le
charme des ans et la puissance du respect n’avaient si bien défendu
M. de Verteilles. Une lueur vraiment auguste illuminait ce vieux
visage; la malice humaine y reparut dans un léger sourire.
— Je croyais, reprit le vieillard, que l'amiral vous faisait com-
pagnie. Mais vous ne gardez pas envers lui les ménagements que
vous avez toujours employés envers moi. II vous aura cédé la place,
non sans yous avoir querellé, et, la, mon pauvre Hector, n’‘a-t-il
pas eu bien raison?
S’avancant alors d’un pas, il posa la main sur le bras du baron:
— Malheureux! dit-il; si vous lui aviez fait tuer son fils!
— Monsieur, dit le baron Hector, finissons, je vous prie. Vous
parliez tout 4 l’heure du respect que je vous ai toujours témoigné
et que vous méritiez...
— Je le méritais? interrompit le marquis; je ne le mérite
donc plus? aurais-je, sans le savoir, perdu ce qui m’y donnait
droit ?
— Jusqu’é présent, riposta M. de Kernovenoy, avec une violence
encore contenue, vous aviez donné 4 tous les nétres de grands
exemples de justice et de sagesse.
10 mare 1876. 37
876 LIDOLE
— Et tout cela s'est évangui. Que voulez-vous? & moa age, on
est exposé 4 perdre les bonnes qualités qu’en a pa avoir. On baisse,
c'est le mot; on retourne a |'enfance.
— Monsrear!...
— Mon Dieu! oui, reprit le viejllard, avec son charmant sourre,
lenfance de la vie éterneile.
—— Revenons au respect que je vous ai toujours porté! s’écria le
baron Hector. Ne comprenez-vous pas, monsieur, que je viens de
yous en donner une nouvelle preuve en demandant 4 vous vor!
— Il me semble que, vous présentant chez moi, cette demande
de votre part était assez naturelle.
— J’aurais pu ne point ja faire...
— Et entrer ici comme en pays ennem!, mon cher Hector?
— J’aurais pu exiger tout d’abord que l'on me conduisit aupré:
de M''* de Kernovenoy; et la rappelant 4 son deyoir que votre étrange
protection lui a permis d’oublier, j’aurais pu lui ordomner a linstant
de me suivre.
— Non, fit le vieillard, en secouant la téte, heureusement non!
vous ne l’auriez pas pu. Je vous al écrit pour vous informer que
notre chére Myriam était venue me demander asile. Depuia, jav-
Tais da vous écrire une seconde lettre.
— Pour m’avertir que ma visite était prévue et qu'elle serait inv-
tile? Encouragée par vos conseils, ma fille s‘est préparée sans doute
& ne point m‘obéir.
— Rien de pareil. Je suis aise seulement de vous apprendre qué
votre fille n’est plus dans cette maison.
— Vous en étes aise! fit M.de Kernovenoy d'une voix convulsive
en marchant vers le fauteuil ou le vieillard venait de s’asseoir......
phates C’est une moquerie trop sangiante! reprit-il. Ma fille nest
plus ici... Oi est-elle? Je suppose que vous ne refuserez poitt de
me le faire savoir.
— Et si je refusais?
— “Ah! monsieur.... Voila qui passe toute mesure. Prenez
garde |
— Me ferer vous tuer aussi mon cher enfant?.. demanda douce
ment M. de Verteilles... Ah! je vows connais bien. It n’y avait jus
qu’é présent au monde que deux personnes qui pussent se crore 4
l’'abri des éclats de votre colére. C’était votre fille et moi, volre
vieux parent, le meilleur de vos amis. Mais je n’ignorais point que
depuis quelques jours vous aviez fait un terrible pas Su!
te chemin des vertiges. Votre fille aussi le craignait, car elle ma
dit : Je ne veux pas qu’'i] me menace, je crois, -monsieur, que] ¢
mourrais |!
LIDOLE 877
— Je la comprends bien, fit le baron, avec un rire égaré. Dans
son indigne révolte, elle se soucie peu de me revoir.
-— Et yous? reprit le vieillard, n’aveg-vous aucune appréhension
de vous retrouver prés delle? je ne sais si la mémoire ne me
manque point; mais il the semble qu’une semaine entiére s'est
écoulée depuis qu'elle a quitté Kernovenoy. Vous auriez pu accourir
le lendemain, le jour méme. L’ayez-vous fait? Si, en ce moment,
je vous disais : Elle est la, dans Ja chambre voisine, ouvrez cette
porte. N’hésiteriez-vous pas?
— Yous vous trompes! s'écria M. de Kernovenoy, car je n’ai
point de doute sur ce qui m’atterd quand je reverrai votre pro-
tégée, monsieur; }e suis stir de la trouver bien armée contre moi
par vos soins. Or, sachez que, de mon vcdté, je suis prét 4 me
montrer tel qu’on ne m’a jamais vu. Ce sera la plus effroyable lutte
de ma vie; mais je la soutiendrai jusqu’au bout. Ma fille n’est qu’d
moi, et pourtant on a osé me la prendre.
— Qui dit que Myriam n’est pas avant tout votre bien? répliqua
le vieillard d'un ton grave. Elle a été formée de votre sang. Le
vase étalt exquis et vous l’aviez rempli de tout le meilleur parfum
de votre pensée. Pourquoi faut-il que vous vous soyez abandonné
4 un amour excessif de votre ceuvre?...
— Si |’cuvre était belle, continua le baron, avec la méme véhé-
mence, louvrier méritait donc mieux que l’ingratitude. Allons!
monsieur, assez de paroles pour déguiser le tort cruel que vous
m’avez fait. Je suis le pére, je serai le plus fort, quand je voudrai
l'étre. Ne me réduisez pas & employer de facheux mais de sars
moyens pour me faire rendre M''* Kernovenoy. Encore une fois, oii
est-elle?
M. de Verteilles leva lentement la main, comme pour témoigner
qu'il allait parler malgré lui.
— de me flattais, répondit-il, de vous avoir fait entendre ce
qu'il est si pénible de vous dire. Myriam vous aime toujours, mrais
elle est déterminée 4 ne paS recommencer de vivre a vos cdtés.
Elle ne veut point que yous l’exposiez 4 la tentation de céder a de
certaines pensées qui lui conseilleraient de vous retirer une part de
son coeur. : :
— Ah! fit le baron, que voila une belle phrase et bien parée!
Elle ne |'aurait point trouvée autrefois. Dites-vous qu’il y a sept
jours seulement qu’elle m’a quitté. Elle a donc rencontré de bons
maitres pour la former si bien en une semaine. Mais croit-on me
faire tomber dans ce piége?...
— Ge n’est pas un piége, fit le marquis; c’est un abime. Vous
vous y étes précipité veus-méme, mon pauvre Hector. Un abime!
878 L IDOLE
Voila bien le mot, et ce n’est pas trop dire. Vous avez brisé entre
votre fille et vous le charme de la confiance et le lien du respect.
Que restait-il alors? Un amour sans régle. Soupcons et tyrannie
de votre cOété, déception, douleur et crainte de l'autre, voila votre
cuvre nouvelle, si différente de la premiere... ‘
— Ou est Myriam? s’écria le baron Hector. Ne perdons point de
temps. Je suis 4 bout de patience, monsieur. Ot: est-elle?
— Vous l’aviez accoutumée 4 lire dans votre pensée. Tout 4
coup le miroir s'est terni, et dans cet obs¢urcissement qui lui fai-
sait peur, elle a vu se peindre de détestables images. Hector, quel
déchirement pour cette enfant, lorsqu’elle a dd se dire : Voila donc
fond de cette 4me, que jecroyais sans tache! Toute cette tendresse
était de l’égoisme, toute cette adoration n’était que brutalité et
qu’orgueil...
— Oi est Myriam? répéta M. de Kernovenoy, les mains crispées,
les dents serrées.
— L’idée ne vous est-elle jamais venue que dans ce désenchan-
tement amer, M''* de Kernovenoy ait pu chercher un refuge doi
vous ne sauriez plus d’arracher, car ce serait un scandale? -
Le baron palit, ferma les yeux, chercha un appui 4 la tablette de
la cheminée : Elle n’est pas au eouvent? murmura-t-il.
— Sielle n'y est point, répliqua M. de Verteilles, veuillez bien
m’en avoir quelque reconnaissance 4 moi qui ne lui ai pas permis
de s’y rendre. Il est beau d’entrer au couvent, il est toujours facheux
d’en sortir. Aussi Myriam n’en serait-elle point sortie. Cependant
je la connais, elle n’est pas faite pour y vivre. C'est apparemment
une grace particuliére, et lorsqu’on ne l’y apporte point, on y
meurt.
— Eh bien! monsieur, fit le baron, est-ce que cette fin vous fait
peur? C’edt été le complément de votre ouvrage.
— Taisez-vous! dit le vieillard en se levant. Voila bien le pire mal-
heur des situations fausses et des passions qui mentent a la nature
et 4 la justice. On s’y abaisse jusqu’a ne pouvoir plus porter un
regard droit vers les Ames honnétes; on méconnaft, par envie furieuse
et désespérée, la loyauté et la sincérité des autres. Vraiment, monsieur,
cette fin dont vous parlez d’une voix si dure, edt été mon ouvrage?
Quant 4 vous, oh! vous en auriez été innocent !... Savez-vous bien
que tout ce que vous dites depuis une heure suffirait a justifier le
départ de M's de Kernovenoy ? Vous m’avez fait entendre tout 4
Vheure que vous aviez un moyen sir de recouvrer Myriam. Invo-
quez-le donc, ce moyen!... Mais croyez moi, si vous allez auprés
des juges, tenez-vous bien sur vos gardes!... Ils vous écouteraient
et ils diraient : c'est un esprit égaré. Devons-nous lui rendre s2
LIDOLE 879
fille? Et puis, pensez-vous que l’histoire de ce duel exécrable n’ar-
rive pas jusqu’a eux? Savez-vous si le capitaine d’Avrigné, votre
instrument et votre dupe, n’est pas déja recherché? Il se taira sur
linstigateur du combat; mais il a moins d’esprit que d’honneur, je
vous en avails averti, et vous avez bien profité de l’avertissement. II
se croira bien fermé, le pauvre capitaine; on le devinera, et les
juges diront encore : Quel est ce pére sans autre foi que son orgueil,
sans autre loi que ses désirs, ce pére sans frein et sans scrupules?
Est-ce un guide pour une fille de vingt ans? Nous voyons bien
qu’en d'autres temps c’était un autre homme, qu’il a entouré d’ad-
mirables soins les premiéres années de son enfance, qu'il s‘était plu
a remplir cette jeune 4me de toutes les délicatesses et de toutes les
noblesses, de toutes les pensées libres et pures. Ce changement
aujourd'hui n’offre que plus de menaces. I! avait fait une merveille.
Ce n’était donc que pour se livrer plus tard 4 la méchante étude
de tout ce qui pourrait la détruire. Il avait fait un ange, il
s'est joué a lui couper les ailes. I! ne lui avait fourni que les plus
parfaits exemples et il-s’est ensuite donné le plaisir abominable de
lui faire voir le spectacle de sa chute. On ne détruit pas ainsi sa
tache et son bonheur, quand on est un étre doué de raison... Alors
ils prononceront la sentence. Je crois l’entendre : C'est un fou!
cest un fou!
— Monsieur...
— L’abime! L’abime! que je vous ai montré!... Il n’y a plus que
le temps et votre repentir, baron Hector, qui puissent le combler.
Non, n’invoquez pas les juges! Ils penseraient comme moi
qu'aucun rapprochement n’est plus de longtemps possible, aprés
la cruelle affaire de la forét, entre un pére tel que .vous
l'étes devenu, et une fille telle que vous avez faite la vdtre de vos
mains. Ils pourraient décider que M''* de Kernovenoy restera sous
la garde, soit du marquis de Verteilles, soit de la mére Sainte-
Marthe qui la demandent tous les deux, jusqu’au moment de son
mariage... Mais .vous savez déja qu'elle préférerait demeurer
avec moi.
... — dusqu’au moment de son mariage? s’écria le baron avec
un rire convulsif... Ainsi vous prendriez ma place, vous pren-
driez mes droits!... Oserai-je vous demander quel sera le mortel
heureux qui poulrait agréer au nouveau pére de ma fille?...
Allez, je le devine aisément... Je ne vousapprendrai point que
l'adversaire du capitaine d’Avrigné, le vaincu dans le combat dont
il vous plait de jeter sur moi le poids tout entier...
— Si vous n’en devez porter que la moitié, interrompit le vieux
Marquis, ne commencez-vous pas 4 la trouver déja bien lourde?
868 LIBOLE
— ... Je ne vous apprendrai point qu'il n’est pas mort.
— Je le sais. Mais il parait que travailler & faire puis 4 défaire
un ceur n’enseigne pas 4 le connaitre. Je suis faché d’avoir 4
vous dire que M'* de Kernovenoy, l’aiméat-elle 4 en mourir, n'épou-
sera pas M. de Briey.
— Elle ne l’épousera pas?.., Ah! cela je le crors bien!
— Elle ne se donnera pas a celui qui a été frappé par vous ou
par une main que vous dirigiez. Ii lui semblerait impie de devenir
la femme de l'homme qui ne peut plus que vous hair.
— Vous le lui reconnaissez. donc, & lui, ce droit a la haine!...
Mais & moi vous le déniez!
— Et n’ayant pu appartenir 4 celui qu’elle aurait distingué
peut-étre...
—- Cela, vous l’avouez encore! s‘écria le baron, ou plutdt vous
ne prenez point la peine de me le cacher... Elle l'aime!
— Je vous prie de me laisser achever... Si M''* de Kernovenoy
aime M. de Briey, je ne le sais point et je ne dois pas le savoir;
vous comprendrez pourquoi tout 4 |’heare, Je vous répéte que
n’ayant pa étre & celui qui sans doute lui aurait paru digne delle...
— Il vous en prend bien d’avoir quatre-vingts ans, fit le baron,
car, en insistant, vous n’avez sans doute d’autre intention que de
me braver!
— ... Elle a formé le projet de n’appartenir 4 personne.
— Alors, je vous entends, dit M. de Kernovenoy plus calme,
mais plus sombre. Le roman revient 4 la réalité. 1 ne s’agit plus
pour M' de Kernovenoy de mariage, mais tout simplement d'at-
tendre sa majorité qui la rendra libre de ne point vivre sous mon
toit.
— Pensez-vous que ce serait une situation, cela, pour ma chere
révoltée? demanda te vieillard, en reprenant sa place dans 900
grand fauteuil, et en joignant les mains d'un air réveur... N’en
imaginez-vous pas une autre qui la protégerait mieux et l’entourerait
de plus de respects?
— de crois, fit le baron, qu’aprés m’avoir signifie vos ordres,
vous me demandez maintenant mes conseils. Je n'en donneral
point. Il suffirait que votre chére révoliée sit qu’ils viennent de
moi pour refuser de les suivre. Ma fille m’a retranché de sa vie...
— Vous qui avez gAté la sienne 4 son aurore, acheva M. de Ver-
teilles, ayez donc le courage de ne: pas vous plaindre... Et puls,
reprit-il, avec ce furtif sourire qui glissait parfois comme un rayon
parmi les rides de son vieux visage... Et puis, vous étes un ingral,
car je vous ai rempli tout & l'heure d'une joie coupable, mais d'une
immense joie, baron Hector. Je yous ai dit que votre fille ne serait
LIBOLE 881
a personne. Voila qui devrait vous. adoucir. Bile n’aimera personne
plus que vous. Je vous ai dit ausai qu’avec le temps vous ne devriez
point déseapérer de reconquérir tout son coeur...
— Il ne me faut donc plus que de la patience, répendit M. de
Kernovenoy... Ab! monsieur, que je deis avoir, en effet, de recon-
naissance 4 elle et 4 vous... Mais encore qu’entendez-vous par ce
travail du temps? Sera-ce long? Combien d’années ? Car il ne s’agit
pas de mois ni de semaines... Oh! je ne m’abuse pomt! Que dois-
je faire pour abréger men épreuve? Vraiment ce serait un spectacle
nouveau et tout a fait édifiant, qu'une fille imposant une pénitence
4 son pére!.. Quelle pénitenee?.. Si elle était embarrassée pour en
fixer la nature et ls durée, vous. serez 14 encore, toujours lA pour
la guider, je pense....
~~ ... Pourquoi non? murmura fe vieillard.
—~ Monsieur, je vous ai dit déja que vous me braviez }...
—~ Vous auriez tort de le craire, ‘fit le marquis sortant de son
réve. Je ne viens pas de répondre 4 vos derniéres paroles que je
n’ai pas mémes entendues... je songeais...
— A votre chére révoltée.
—- Au mari que nous pourrions lui trouver et qui lui per-
mettrait de vivre loin de vous pene Eau le monde. et
suivant ses désirs.
— Et malgré ma volonté... qu'on ne forcera point!... Mais que
pariez-vous de mari? Il me semble, monsieur, que vous allez vous
contredire. |
— Point du tout... wm mari qui serait un autre pére... ou plutot,
murmura le vieillard, un aieul !...
M. de Kernovenoy vit se placer devant le fauteuil et se croisa les
bras. Tous deux se regardérent. Le marquis se leva ! — Ma pensée
m’était échappée déja tout & lheure, dit-il... Pourquoi non ?
Une lueur violente, puis une ombre farouche se succédérent sur’
le visage du baron Hector. Ses lévres s’ouvrirent, et il n’en sortit
aucun son articulé. Il leva les bras en I'air et les laissa retomber le
long de son corps, puis, towt A coup, s'mclina devant Ie vieillard,
et toujours sans avoir dit un mot, i! sortit.
M. de Verteilles le suivit des yeux, puis écouta le bruit de ses pas
dans le grand escalier sonore : Cet homme est fort, dit-i! 4 demi-
VOIX; Mais seg passions seront toujours plus fortes que lui. Ces
furies ne lui permettent point de les déguiser sur son visage. J’y
ai lu d’abord une joie sans réflexion et sans bornes... Un mart tel
que moi li convient pour sa fille, it n'aurait jamais osé je réver...
.J@ Suis & ses yeux comme un vieux couvent mondaim et pourtant
je ne suis pas le couvent qui lui fait peur... Moi je fais rire... Ah!
882 VIDOLE
délicieuse surprise pour lui, d’abord!... O redoutable égoisme!...
Mais la seconde pensée qui lui est venue?... Elle ne m’a pas échappe
plus que l'autre... Il s’est dit que je ne durerais pas assez long-
temps et sa joie cruelle s'est évanouie... Si je mourais avant
deux ans, M™ de Verteilles retomberait en réalité sous la puissance
paternelle, puisque son curateur légal, ce serait son pére. Il me
faudrait donc, si je commettais cet acte de ridicule folie aux yeux
du monde pour ranimer une jeune 4me et lui rendre avec l'espé-
rance le gofit de vivre, il me faudrait durer deux ans... Dieu le
voudra peut-étre.
Le vieillard s’achemina vers son oratoire.
' —- Tout bien pesé dans ses détestables balances, disait-il, Hector
emporte d'ici plus de contentement que de crainte. Il renonce 4 la
pensée de reprendre Myriam par la force et il ne m'a pas contraint
a lui dire qu’elle habitait, en ce moment, ma terre de Saint-Hélio,
Qu’il !'apprenne maintenant il n’essaiera plus d’aller I'y chercher.
I
Il ne faisait pas bon dire au commandant Humbert qu'il avait
vieilli depuis six mois, car il protestait de toute sa force : — Parler-
vous de ma guenille mortelle? j’avoue que je ne la défends plus.
Quant au coeur, je ne l'ai jamais eu si jeune. Je sens en moi tout
un printemps qui se greffe sur mes automnes.
— Gest comme la campagne du bon Dieu; ca lui arrive tous les
ans.
— de vais fleurir, capitaine Gourmalec. *
— Fleurs de la Toussaint, grommelait alors Jean-Pierre Gaspard
Gourmalec, car l'interlocuteur du commandant, c’était lui lorsqu'll
venait visiter 4 Carnotiet le vieil officier et le comte Maxence son fiss.
Tous deux étaient devenus ses hétes dans son héritage paternel. La
maison était située au bord de l’eau; la riviére de Veyle coupait la
forét, on n’apercevait de toutes parts que la ramure sempiternelle.
Jean-Pierre Gaspard n’avait jamais aimé son héritage; il disait en
secouant la téte: Le bonhomme, mon pére, aurait pu faire son nid
un peu plus bas, regardant la mer qui n’est pas béte comme les
arbres et qui répond quand on lui parle; mais il avait été soldat,
le vieux brave. Que voulez-yous! on ne se change point.
Ce jour-la, le ciel était assez léger ; aprés une nuit pluvieuse et
un chaud soleil matinal, la forét avait beaucoup verdoyé. Partout
la feuille faisait craquer le bourgeon; cette jeune verdure tendre et
brillante se répandait comme un ruissellement d’émeraudes, parm
L'IDOLE 883
la rouille de Vhiver, sur les bras noirs des géants de la chénaie.
L’herbe des clairiéres était en fleur; en fleur aussi les aubépines
qui bordaient les enclos du village. La Veyle lentement gonflée par
la marée retournait vers sa source, le limon bouillonnait a la sur-
face du flot et le couronnait de taches blanches. Un chasse-marée
montait, remorqué par un canot oi deux hommes maniaient la
rame; une femme tricotait assise 4 l’avant de l’embarcation et chan-
tait pour marquer la cadence.
Elle était jeune. Aussi interrompit-elle brusquement sa chanson
monotone en apercevant un homme 4 la fenétre supérieure du logis.
La surprise l’avait rendue muette. Vivant parmi des marins, race
athlétique, il ne lui était peut-étre jamais arrivé de rencontrer un si
imposant compagnon que celui qui se tenait a cette croisée. Sire-
ment, elle n’en avait jamais vu de si beau. Les deux rameurs s’a-
percurent de l'effet que cette apparition produisait sur elle.
Hola! fillette, dit l’un d’eux en riant, remets tes prunelles dans
ta poche.
C’était le pére. L’autre plissa le front; c’était le fiancé. La fille .
baissa les yeux sur son tricot, le chasse-marée gagna du champ. Le
comte Maxence, de la fenétre, interrogea Gourmalec assis avec le
commandant sur la berge et ce fut celui-ci qui répondit.
— Qu va cette embarcation? demandait Maxence.
— A Pléneuf, mon beau cuneux.
Gourmalec savait bien que cette réponse-la n’était pas au gré
du comte et ne lui suffisait point : — Aprés cela, dit-il, la Veyle
n’est plus navigable. On trouve une barre qui arréte la marée.
Pléneuf est 4 deux lieues d’ici et 4 un quart de lieue de Saint-Hélio.
Maxence rentra dans sa chambre. Le commandant souriait.
— Vous le voyez, dit le marin. Il n’a point d’autre pensée.
— Il n’en aura jamais dautre.
— Et cela vous plait?
— (Cela me ravit, capitaine.
— Vous étiez moins content, quand vous passiez les jours et les
nuits 4 le veiller dans la maison de Martin Bataille. Il était sans
mouvement, comme mort.
— Il respirait. Vous et moi, nous ne cessions pas d’espérer, mon
brave Gourmalec.
— Le médecin point. Ii s’en allait partout disant : C'est fini. Si
bien qu'on Ia cru.
— Maxence n’est mort ni du coup d’épée ni du médecin. Mais,
parbleu! vous me rappelez tous les logis que j'ai habités avec lui
depuis six mois pour le servir. Quel vagabondage, capitaine! D‘a-
bord la maison de Vannes, puis celle de la veuve au village Kerno-
834 LIDOLE
venoy, une caverne! Je n’ai jamais rien vu de si noir. Puis la belle
chaumiére de Martin Bataille construite avec tant de complaisence
pour le viewx serviteur par le masire, qui depuis l’en a. chassé...
Jean-Pierre Gaspard exprima sa pensée par un claquemeat des
lévres qui lui était particulier : —- Ne me paries pas de votre baron
Hector, dit-il. Ga me dasséehe.
—- Vous aurez votre grog teut 4 l'heure. Mon énumeération nest
point finie. Donc nous avons habité ka maison de Martin Bataille,
enfin la vétre, capitame, que vous neus avez généreusement pretéc.
L’idée me vient que nous déménagerona encore, et si quelque jour,
nous allions prendre nos quartiers 4 berd de la Jeune Anna, je ben
serais pas étonné...
——~ La Jewne Anna est en mer avec mon second, fit le vieux mana
d’un air maussade; j'ai peur de ne plus aimer la mer comme autr-
fois. C’est votre faute.
— Point la mienne, s'il vous plait. Celle de Maxence et celle de
la nature. Pourquoi vous a-t-elle joué le méchant tour de vous
denner un bon ceeur? Vous étes devenu notre ami parce que 20us
étions malheureux, et cette pensée vous a Oté le gout de voyager.
Si vous n’étiez pas en ce moment & Carnodet, capitaine, dites-md,
ol seriez-vous?
— Je devrais étre 4 Sunderland, riposta Jean-Pierre Gaspard avec
un redoublement nerveux de mauvaise humeur et je me fais honte
en me voyant la couché sur l’herbe comme un mouton...
—— Pardonnez-moi, e’est le berger qui se couche sur Vherbe, le
menton la mange. Ne reprenez pas vos airs de tempéte. Regarder
moi. Vous me voyer calme et souriant, je pense. Et quand je me
souviens que je suis votre ainé!... C’est cela qui est une honte
pour vous, capitaine!... Vous en devriez rougir bien plus que de
ne pas étre 4 Sunderland... Prenez doac exemple sur moi... Je vous
ai dit que mon cceur revenait 4 sa belle saison.
— Quais! fit Gourmalec, en le regardant fixement, mais la guenille?
Le visage du commandant. présentait. an viewx marin wo pi-
blame insoluble. Comment cette moustache qu'il avait congue le
jour du duel, d’un noir d’enfer et retroussée si figrement, était-elle
subitement devenue blanche tandis qu’on disputait Maxenca a |
mort? Comment ces pointes menacantes s’étaient-elles abeisstes
teut & coup jusqu’a prendre des airs de saules. Ah! la guenille! 5i
le commandant avait cessé de la défendre, il l’avait auparyavant 4
longtemps bien défendue! Mais comment le marin candide aural-
il jamais imaginé qu'un homme, un male 4 deux pieds, pouvait &
appeler: aux ressources de l'art pour répaper les outrages du temps,
surtout ce male 4 deux pieds étant un soldat?
L'DOLE 885
Le commandant se remit 4 rire 1 Bon} dit-il, Yai devimé depuis
longtemps ce qui vous met en peine. Vous n’avez jamais a
que j‘aie grisonné si vite?
— C'est le chagrin! gregna le bon loup de mer.
—~ Crest que je n’avais plus besoin d’étre noir!
Jean-Pierre Gaspard comprenait de moins en moins.
— Savez-vous, reprit le commandant, que j’étais encere un
assez vigoureux débris, un bel ancien? Et je ne powvais pas me
désaccoutumer d'aller & la parade. Une faiblesse ! C'est bien passé...
de ne vais pas perdre mon temps peut-tre 4 me pomponner dans
ce désert et & faire le vieux muguet pour les beaux yeux des
chénes. Et puis, yoyez-vous, au chevet de Maxence mourant, je me
suis senti vraiment pére.
— Pardine, je le crois bien! Un fils comme celui-la!
— Un bel enfant tout venu! dit le vieil officier.
— (Ca vous remue les entrailles. Ga vous fait repentir d’avoir -
vécu tout seul et perdu son temps. Et si j’en trouvais un, mot
aussi...
— Nous aurons le méme, capitaine. Je vous céderai une part
de mon bonheur, je vous assure qu'il est complet. Ce fils d'adop-
tion qui m’est devenu si cher, a failli m’étre arraché. Je l’ai
sauvé avec votre aide, mon bon Gourmalec. Il vit. L’avenir est a
nous. Quant 4 moi, je vais me préparer aux joies de |’aisul...
Le marin bondit, se trouva sur ses pieds et laissa retomber sa
main fermée sur Il’épaule de sen compagnon toujours assis, qui ne
recut point, sans fiéchir, le poids de cette formidable caresse.
—— Etes-vous fou? dit-il en baissant la voix, car Maxence venait
de reparaitre 4 la croisée. Ou bien avex-vous oublié la nouvelle que
je vous ai apportée ce matin? Je ja tiens de Martin Bataille. Vous
n’avez peut-étre plus de mémoire.
— J’en ai, grace a Dieu, une excellente. Et la preuve, c'est que
jablais vous faire observer, monsieur Gourmalec, que nous pour-
rions profiter de la marée pour remonter la riviére. Plus j’y réflé-
chis et plus je suis décidé 4 rendre cette visite 4 Saint-Hého...
—~ Comme il vous plhaira, dit le marin brusquement; je ne peux
pas vous empécher de faire une sottise.
-— Ce qui est honnéte et droit n'est jamais sot, monsieur Gour-
malec.
—~ Pensez-vous que le vieux seigneur de Saint-Hého vous écou-
tera lorsque vous le prierez de remettre son habit de neces dans
sa garde-robe et de ne pas épouser la jeune demoiselle.
— Je ne }’en prierai point, dit le commandant en Fentratnant
ptus loin sur la berge.
8386 L'IDOLE
— Pour-cela, vous aurez raison. Quand un vieil écervel€é a jeté
son bonnet de nuit par-dessus les moulins, ce n'est pas pour
préter l’oreille aux beaux raisonneurs qui lui disent dialler le ra-
masser. II sait bien qu'il fait une méchante action peut-étrel...
— M. de Verteilles ne commet pas une mauvaise action, capi-
taine; il en accomplit une, au contraire, généreuse et presque
sublime. |
Le capitaine demeura la bouche béante, les bras imertes. Il n’en
était pas 4 s’apercevoir que I’intimité de ses nouveaux amis était
pour lui toute pleine de mystéres. Ils avaient des facons de penser
qu’il ne lui était jamais arrivé de rencontrer sur les quais de Vannes,
de Nantes ou de Sunderland et qui, parfois, comme en ce moment
le terrassaient.
— Que le diable vous emporte! s’écria-t-il, sortant tout 4 coup
de la stupeur oi l'avaient jeté les derni¢res paroles du comman-
dant. Et faites-moi le plaisir d’aller demander au jeune homme sil
jugera la chose comme vous.
— Je m’en garderais bien, dit V’oflicier, car il faudrait la lu
apprendre et l'heure n’en est pas venue.
— Qu’est-ce que cela devrait lui faire aprés tout? La demoiselle
de hernovenoy se soucie bien de lui, puisqu’elle consent a pren-
dre pour mari ce vieux magot. ;
‘— Capitaine Gourmalec, vous parlez encore ici de choses que vous
nentendez pas trés-bien. Vous feriez mieux d’aller boire votre
grog; il y aura du gingembre. Nous monterons en bateau quand
vous aurez ayalé le mélange pour peu que vous n’éclatiez point
pendant Il'opération. Rien de plus aisé que de faire comprendre a
Maxence que nous n’avons pas besoin de lui pour notre petite pro-
menade. Il ne demande qu’a se trouver seul... Sarpebleu! vous
allez voir si je sais ramer.
' Jean-Pierre Gaspard le saisit par l'un des boutons de son habit:
Sachez que je ne vous ai pas tout dit! s’écria-t-l... Le mariage
doit étre célébré aujourd’hui méme, a une heure.
— Peste! répondit le commandant avec le plus grand calme, et en
se dégageant de cette étreinte incommode, voila qui change tout. Il
va étre midi, nous ferons donc force de rames... Gertes je ne pour-
rai pas dire au marquis ce que je me promettais au moins de lui
faire entendre. Mais il me verra, il sait qui je suis, il devinera que
ma présence doit étre le gage de notre bonne conduite... Vous con-
tinuez & ne pas comprendre, Gourmalec.
— Je voudrais bien savoir si vous vous entendez vous-méme,
riposta le marin.
— de le crois, mon bon ami. Allons... Dépéchons! courez donc
LIDOLE §87
prendre votre grog... Ii faut que je fasse un bout de toilette, aprés
ce que vous m’avez dit...
— Out da! fit Jean-Pierre Gaspard, avez-vous vraiment |’inten-
tion d’assister 4 la messe?
— J’ai trés-fermement cette intention, capitaine; mais si cette
petite partie vous fait peur...?
— Ecoutez donc! je n'ai pas envie de me faire assommer dans
le chateau; mais je veux bien monter en bateau avec vous et vous
accompager jusqu’a la barre... C’est par charité. On ne laisse pas
un homme qui a la téte félée s’embarquer tout seul sur vingt pieds
d'eau... Il y en a méme vingt-quatre 4 marée haute... Je ne veux
pas qu'il vous arrive malheur.
—Soit! capitaine, jusqu’ala barre. Et si les gensdu marquis m’as-
somment, vous ramenerez mes restes mutilés, répondit le commandant
en riant de tout son ceur... Ah! vous avez belle opinion des hdtes de
Saint-Hélio, mon pauvre Gourmalec. Cela, ce n’est pas de la charité.
Un instant apres, ils. fendaient le flot. La barque volait. Le com-
mandant s’appliquait 4 suivre les instructions du marin qui lui
avait dit : On ne rame point si l’on veut faire de la force et déchirer
Veau. Ce qu'il faut, c’est de la mesure afin de ne point perdre sa
vitesse. Les avirons doivent tomber comme des couteaux et se
relever comme des ailes.
— Eh bien, dit-il, étes-vous content de moi, capitaine? Suis-je ou
non un disciple de la cadence? Ramons! Ramons! nous laisserions
passer I’heure de la cérémonie.
Jean-Pierre Gaspard répondit par une exclamation sourde : Re-
gardez donc 4 votre gauche, sous la feuillée, dit-il: est-ce que le
jeune homme aussi veut assister 4 la noce?
Le commandant releva la téte: Maxence, 4 cheval, suivait la
barque a travers la forét.
— Bien! dit l’officier. Il a fait seller Minerve et le voila en pro-
menade. C’est une belle béte et quia du fond. Il fera ses dix lieues,
Jespére, et en dormira mieux ce soir. Quant a traverser la Veyle
et ses vingt-quatre pieds d’eau.....
— Au-dessus du barrage, il y a un bac, fit-le capitaine.
— J’en suis aise! mais qu’est-ce que cela nous fait, vieux
trembleur? Vous m’accusez d’avoir la téte félée, la vdtre est bel
et bien fendue en quatre. A la hauteur ot: le bac stationne, qu’y
a-t-il de l'autre cété? Le parc de Saint-Hélio. Pensez-vous que
Maxence essaiera d’y entrer 4 cheval, comme un conquérant, par
ta bréche.
— Il y a une route qui monte depuis le bord, et si le jeune
homme sayait ce qui va se passer au chAteau!...
883 LIBOLE
— Mais ii ne le sait pas, vieil ensété... Rames donc!... Tenez!
il cesse de nous suivre.
Maxence, en effet, venait de s’enfoncer sous ia futale. Les meries
la remplissaient de leurs sifflements édatants, tes faevettes
chantaient dans la baie qui entourait use meison de garde.
Le jeune homme passa la main sur soa front, comme peur }
ramener des pensées tranquiiles et claires. Tout cela, n‘était-ce
pas un réve? Se retrouvait-il bien vivant au milieu de la nature
vivante?
Revoyait-ii vraiment devant lui dans le chemin ces deux lueus
bénies : le souvenir et lespérance? Avaiét-it recouvré ses forces
pour vaincre le sort et la méchanceté des, hommea, ou plutet dw
homme, pour achever de ge faire aimer, pour conquérir enfin le
droit d'étre heureux?
Ah! certes, ¢@ bonheur serait une conquéte! Les anciens chera-
liers auxquels on le comparait, n’en faisaient pas de plus belle en ces
temps fabuleux, aprés leurs tragiques aventures. A cette pensée,
Maxence se troubla; un yoile passa devant ses yeux. (i'était un sang
nouveau qui coulait dans ses veines, 4 1a place de celui qu’en avait
arraché l'épée de Robert d’Avrigné. Ce joune sang se mit 4 boul
fonner comme la stve dans les chénes. L’iveesse montait au cerveal
du comte. Il lancga son cheval au galop, aspirant !’air frais, embaume
de ces arolles et puissantes odeurs printaniéres : Ai-je eu tort de
ne pas me défendre dans ce duel? disait-il..... Nom! aon!.... Elle
ne m’aurait point pardonné d’étre le vainqueur. Vaincu et mouratl,
elle m'a béni..Je savais bien que la pitié seule m'ouvrirait te chemin
de son cceur; je savais bien que sa conscience se Rverait contre cous
qui me persécutaient... O Myriam, un jour vous m’aimeret!
Mais aussitét il retint sa-monture, et le front bas, il peasst:
Elle m’aime, je l’espére, je le sens, je le sais... Gette assurance
allégera le poids de ma vie solitaire. Peut-¢tre n’obtiendrai-je
jamais un autre prix de ma patience. Edée a quitté Kernoventy
parce que l’euvre abominable enireprise contre celui qui naval
commis d’autre crime que de la yoir, de la trouver la plus belle
de toutes les femmes et de deviner a J'iastant qu’elle en al
la plus pure, parce que cette cuvre d’égeisme et de coltre lui 4
fait horreur... Mais, toutes les lois du monde s’accordassent-elles 2
le lui permettre, jamais elle ne m’épousena malgré la voleaté &
son pére... Lui, comment le gagner? comment le séduire? _
Il arrivait alors & un carrefour du bois. Quatre allées s’ouvraiet!
devant lui, et quatre vieux poteaux chargés d'une double insorip-
tion francaise et bas-bretoune indiquaient la direction de ¢é&
avenues. Sur l'un d’eux, il lut: Route de Saint-Hélio.
LYDOLE 889
Son hésitation ne dura qu’une seconde: il savait que Myriam
était au chateau de M. de Verteilles; et te commandant avait raison
de le dire, il ne savait que cela.
Le désir encore une feis se trouva plus fort que sa volonté.
D’ailleurs, il pensait que cette route courant vers la rivitre, il
allait trouver un pont qui marquerai la derniére limite permise 4
cette excursion hardie :
Je m’arréterai ja, dit-il.
Liallée qui était large et carrossable, 4 la différence de tous les
autres chemins du bois, venait expirer précisément au-dessus du
barrage naturel qui arrétait le flux. Maxence vit le bac établi pour
les besoins du chateau; sur |’autre bord, il vit la route qui montait
en colimacon dans le parc de M. de Verteilles. Ses yeux cherché-
rent les hautes cheminées et les tourelles du vieux logis qui, comme
presque toutes les gentilhommiéres de ce pays, avait été une maison
forte; mais le jeune homme ne découvrit rien que le déme ver-
doyant. Le chateau était enseveli dans |’épaisseur de ce parc sécu-
faire.
L’endroit ou il se trouvait parut 4 Maxence étrange et charmant.
‘La rivitre décrivait deux courbes successives. Elle sortait a droite
en cascade bruyante des profondeurs' d'une gorge de rochers dis-
posés en étage, bondissait et bouillonnait d’abord sur un lit de
pierres aigués qui la déchiraient, puis sapaisait peu 4 peu et for-
mait, sur un sable fin, au-dessus du barrage, un miroir dormant et
lumpide. Au fond de ce décor varié, la lande montait sauvage, mais
point nue, couverte de gigantesques ajoncs qui entre-choquaient
leurs bras armés de pointes avec des bruits d’armes et de guerre.
Puis d'un cété la forét, de l'autre le parc baignaient leurs pieds dans
le Veyle. La chevelure verte ou fleurie des grandes lianes flottait
sur l'eau claire. Au-dessus du petit lac voltigeait un martin pécheur
qui se jouait 4 tremper ses ailes diaprées; au bas du champ d’ajoncs,
au ras du flot dont elle aspirait le souffle humide, une énorme
couleuvre déroulait ses anneaux d’émeraude, d’argent et d'or. |
O solitude! Sauvage et sereine mattresse des cours bien remplis ¢
Le commandant Humbert avait encore raison de dire que’ Maxence
n’aimait et ne recherchait qu'elle! Jamais le jeune homme n'y avait
trouvé tant de douceur profonde. f] mit pied a terre et long temps
demeura contemplant la rive opposée. Un charme invincible le rete-
nait la contre toute prudence. Il lui paraissait impossible que la beauté
du lieu n’attirat point 1a chaque jour M'* de Kernovenoy. Elle devait
aimer 4 se pencher du haut de ces ombrages sur ce flot brillant et
pur. Deux fois, ib crut apercevoir une robe blanche 4 travers les
arbres. Ce n’était encore que la force du désir et de la possession.
890 LIDOLE
Vision trompeuse qui le fit palir! Et puis la pensée lui vint que si
elle était réelle, si tout & coup Myriam, apparaissant au bord de la
route, le reconnaissait de loin, cette rencontre, méme a distance,
ne. manquerait pas de lui déplaire. Il soupira donc longuement et
se remit en selle. °
Alors jetant un dernier regard sur ce site pittoresque, sur ce
cadre rude et délicieux of manquait la figure idéale qui l'aurat
animé tout 4 coup de son fier et charmant prestige, il reconnut
sur l’autre rive, au pied du barrage et attachée aux racines du
saule, la barque du capitaine Gourmalec. Comment ne l'avait-l
pas vue plus tot? Voila donc la promenade pour laquelle le con-
mandant Humbert lui avait déclaré n’avoir pas besoin de lui...
Que venait-il faire 4 Saint-Hélio?... Joie ou douleur, quelque fit
le mot de cette énigme, Maxence voulut le connaitre. I] poussa so
cheval jusque sur la berge, et d’abord, assez doucement appela:
Gourmalec! Car il pensait que, si pour des raisons mystérieuses,
le commandant Humbert s’était hasardé 4 monter jusqu’au chateau,
le marin ne |l’y avait point accompagné et devait, en attendant 300
compagnon, errer dans les bosquets du parc. En cela, il ne
trompait point, et, depuis, Jean-Pierre Gaspard lui avoua plus dune
fois qu’il l’avait fort bien entendu, mais qu’a [’instant, il s¢tai
bouché les oreilles.
Maxence ne recut donc point de réponse. Dans son trouble
croissant, l’idée lui vint d’appeler aussi le passeur du bac qui,
sdrement devait se tenir quelque part sous un arbre; et cette fois
il oublia la prudence et employa toute sa voix. Le passeur éail
tout prés de lui, couché & l’ombre d’une roche qui formait comme
le contrefort du barrage, et recevait obliquement la poussée de
l'eau. Maxence n’ayait pu le voir. L’homme arriva en se frottant
les yeux: — Avez-vous vu, demanda le comte, dans ce bateau,
deux personnes qui ont abordé dans le parc?... Que se passe-t-l
donc au chatean?...
Le Bas -Breton fit un signe hébété; il ne comprenait pas le franca’.
Maxence tourna bride. La premitre vivacité de son émotio
s'apaisait. Il se disait que le commandant, sans lui en rien dire,
avait voulu tenter sans doute une nouvelle démarche dont son bos-
heur serait le prix. Cet excellent ami tentait peut-étre en ce momet!
méme de gagner 4 ses projets le vieux marquis de Verteilles @
aimait si tendrement M''* de Kernovenoy et qui lui avait ouvert
maison. Que sortirait-il de cette entrevue? Un supréme effort du
vieillard auprés du baron Hector, auprés du pére?...
Le jeune homme s’animait et s'excitait lui-méme a croire que 5!
Je commandant lui avait caché cette visite 4 Saint-Hélio, état
L'IDOLE 89t
pour lui épargner le chagrin amer d’une déception, dans le cas ou
elle demeurerait inutile; et il reconnaissait 1a toutes les vigilances et
toutes les délicatesses de cette amitié si semblable au véritable amour
paternel dont le désintéressement est le titre d'honneur et le signe
d’élection. Ainsi se produisait dans l’esprit de Maxence la révolution
la plus heureuse; l’espérance lui envoyait son traitre sourire. Il
résolut de n’étre pas indigne du dévouement de ce second pére. A
Vopiniatreté courageuse du commandant, il lui sembla qu'il devait
répondre par la discrétion et la patience, et s'‘éloignér, quoiqu’il
lui en coutat, en dépit de son angoisse méme, puisque celui qui
employait toute sa force et toutes ses pensées a le servir n’avait
pas voulu le mettre sur son chemin : — J’attendrai ses confi-
dences! murmura-t-il.
Et il se remit en route a travers la forét. Naturellement, il
révait. Un bruit de roues, de fers et de sonnettes, et de grands
claquements de fouet interrompirent ces songes menteurs.
L’allée en cet endroit descendait par une pente assez rapide. Le
cavalier se trouvant alors au sommet de la céte, ses yeux plongeaient
devant lui. Dans une voiture qui montait, il apercut d’abord un
grand vieillard, en uniforme d’officier général de la marine; mais
point la petite tenue, I’habit de gala.
Sur les coussins, 4 ses cOtés, se tenait une jeune femme.
Il y a deux ports militaires en Bretagne. Cependant les personnes
de choix revétues. des hauts grades de la marine n’y courent pas les
grands chemins sans raison. Point de doute : le comte Maxence allait
se trouver en face de l’amiral d’Avrigné, l’oncle de M'* de Kerno-
venoy, le pére du capitaine Robert. Pourtant cette voiture décou-
verte ne ressemblait guére 4 l’équipage ordinaire de |’amiral, si ce
n’est qu'elle était conduite en poste. C’était une brillante caléche
toute neuve. Le postillon était en grand habit; chapeau a fleurs,
orné de rubans feu et bleus de roi, les couleurs de Kernovenoy et
de Verteilles. La voiture approchait, Maxence observa que la compa-
gne de M. d’Avrigné était parée comme une chasse; des flots de
mousseline blanche et de soie rose.
Il y avait féte apparemment a Saint-Hélio; les parents s'y ren-
daient. Le jeune homme sourit en pensant que cette vaporeuse
personne qu’il voyait encore de trop loin pour distinguer son visage
n’y serait pas la plus belle.
Puis, aussitét son visage s’assombrit : — Allons, dit-il, le com-
mandant a mal pris son heure. Ce sera une démarche 4 renouve-
ler et une visite 4 refaire!
Peut-ttre y avait-il encore une ou deux autres personnes dans la
voiture; mais il ne pouvait apercevoir que celles qui se tenaient
10 wars 1876, 38
892 L'1DOLE
assises 4 l’arriére. D’ailleurs Maxence continuait 4 s’avancer sans
crainte; il avait connu l'amiral autrefois, mais les souvenirs de
M. d’Avrigné devaient étre confus. Lui-méme ne I’avait reconnu
qu’a son uniforme. Il mit donc son cheval au bord de la route, s'ap-
prétant a faire place, et 4 passer sans jeter méme un regard sur les
promeneurs, en portant seulement la main & son chapeau. La vo-
ture arrivait au pas, car on n’était encore qua mi-cdte, un cri sen
éleva: Maxence! Briey!
La portiére s’ouvrit, le capitaine Robert, assis sur les coussins
de devant, sautait sur la route, saisissait la bride du cheval de
Maxence : Malheureux! lui cria-t-il, d’ot. donc viens-tu? ne sais-tu
pas?... |
Hil
Maxence rejeta sa belle téte en arriére, écarta doucement la main
de cet étrange agresseur et sans que sa voix fdt le moindrement
altérée : Voila, dit-il, une maniére d’aborder les gens qui n'est pas
réguitére, pour parler votre langage, monsieur d’Avrigné. Dans tous
les cas une pareille question aurait lieu de me surprendre et je
pense que vous oubliez ce qui s’est passé de particuher entre nous
il y a quelques mois.
— Robert, s’écria la jeune femme d'un ton suppliant, revenez,
je vous en prie. ;
La caléche s’était arrétée. Le postillon flairant une querelle n’au-
rait point voulu se refuser le plaisir de l’entendre. Quant a !'amiral,
le haut de son corps brillant de broderies et d’épaulettes était libre,
mais ses jambes se trouvaient ensevelies sous le flot rose et blanc
qui enveloppait sa jeune compagne; il s’agita et ne put se ravolr.
La parole lui restait.
— Votre femme a raison, dit-il. Revenez, Robert. Laissez M. de
Briey continuer son chemin.
Ainsi le capitaine était marié; et il n’était plus capitaine, ayatt
donné sa démission avant le mariage, célébré depuis un mois. La
lune de miel ne pouvait le trouver indocile. Il recula, se rappr0-
chant de la voiture: — Oui, dit-il, ma chére vous avez raison;
vous aussi, mon pére. J’ai cédé 4 un premier mouvement, je ne me
repens point; mais ce n’est pas ici le lieu pour dire &4 Maxence que
je regrette ce que j’ai fait contre lui. J'irai lui en demander pardon
ailleurs. Il saura qu’on m’avait trompé sur sa loyauté et sur %
conduite, et que le vrai coupable en cette affaire, ce n'est pas mo.
— Il n’y a pas eu de coupables, répondit Maxence de sa belle
LIDOLE , 883
voix sonore. Quant 4 moi, je veux croire que toute la faute est 4
mon mauivais destin. Aussi je n’ai point de ressentiment contre
vous, monsieur d’Avrigné et je vous salue.
Il se découvrit et pressa le flanc de sa monture qui partit vive-
ment, Robert pensif tenait ouverte la portiére de la voiture et ne
montait point: — Mais, mon pére, s’écria-t-il, j’aurais di lui parler
pourtant. J’aurais di lui dire ce qui se passe 4 Saint-Heélio. Il ne
le sait pas. Autrement, il ne serait pas ici.
— Etes-vous sir qu’il ne le sache point? lui répliqua !’amiral.
— Etes-vous si sir de la loyauté de votre chevalier? lui demanda
sa jeune femme, d'un ton mogueur.
Pour cela? fit Robert j’en répond. Mais que croyez-vous donc
tous les deux?
— Je vous répondrai comme M. de Briey, que je veux croire au
bien, dit l’'amiral. Cependant les motifs qui dictent la conduite du
marquis méritent tous les éloges, mais ne l’en exposent pas moins au
ridicule. On dira toujours qu'il s’est marié comme dans la comédie...
— Moi, reprit la jeune femme je pense que tout 4 l'heure peut-
étre M'* de Kernovenoy, votre belle cousine que vous avez tant
aimée, Robert, se trouvait dans le parc au bord de |’eau... Le
hasard!... Ah! ah?! une idée me vient. Elle avait peut-étre son
costume de mariée... La riviére n’est pas large... D’une berge 4
autre on peut se voir... Vousauriez eu tort, ily a six mois, d’empécher
décidément de battre l’un de ces deux ceeurs si bien faits J'un pour
autre... Maintenant, entre eux, c’est une question de temps et ce
n’est pas un abime qui va les séparer... Deux ou trois ans de
mariage, autant de veuvage... Encore on peut abréger cette der-
niére épreuve. ils se seront jurés de s’attendre.
— Que dites-vous? fit Robert stupéfait, en regardant sa femme.
Le regard de l’amiral aussi s’était fixé sur sa belle-fille, et if
n’était point favorable. M. d’Avrigné pensait trop visiblement qu'il ne
réalisait dans la nouvelle compagne de son fils que la moitié de ce
beau réve auquel Myriam avait autrefois donné naissance. fl tenait
une hériti¢re, mais il était bien loin de cette personne accomplie,
dame et d’éducation supérieure qu'il aurait voulu placer aux cdtés
de son fils comme un ange gardien ou comme une fée. Pour le
moment, sa désapprobation se lisait si clairement sur son visage
que la jeune femme en rougit de dépit.
— Ce que je dis? répliqua-t-elle les lévres pincées.
Elle n’était pas irréprochablement jolie. La colére lui seyait mal. —
.Je dis, continua-t-elle sechement, queje me serais fort bien dispensée
dassister 4 ce mariage de comédie... Oh! ce sont vos propres
expressions, amiral,.. Et j’ajoute qu'il n’est pas méme trés-conve-
89% LIDOLE
nable de m’y avoir conduite malgré moi, quand toute la province
sait ce que Robert a fait, l’an passé, pour l'amour de cette trop
célébre cousine... Aussi sa volonté n’aurait-elle pas suffi 4 con-
traindre la mienne, 1! a fallu vos ordres, monsieur.
L’amiral et Robert se turent. La caléche atteignait le bord de la
riviére et entrait dans le bac. En ce moment Maxence remontait len-
tement la cdte.
Il ne trouvait pas décidément la force de s’arracher de ce coin
de sauvage nature, tout rempli d’une chére image et ne voyait
plus d’inconvénients a s’y attarder. La caléche et ceux qu'elle con-
tenait devaient avoir disparu déja sur l'autre rive dans les ombrages
du parc.
Une volée de cloches arriva en ce moment 4 son oreille, il écouta
et il souriait. — J’y suis, pensait-il. Le marquis marie peut-ttre
quelqu’un de sa maison.
Apres les cloches, ce fut une décharge de mousqueterie : — Oui,
oui, dit-il, la fille d’un de ses gardes sans doute. VoilA des coups de
fusils... Ce mariage est l'occasion de la féte donnée pour distraire
M''* de Kernovenoy... Ah! le commandant! qu’est-il devenu dans
cette joyeuse bagarre. On |l’aura gardé... Il se sera invité peut-ttre.
Heureux homme, va!... Au reste, je vais bien voir passer quelque
autre voiture sur la route forestiére ; je m’informerai, je saural
qui l'on marie... et si l’on dansera.
I! se trompait. De tous les invités & la cérémonie, |’amiral seul et
sa nouvelle famille devaient prendre la route foresti¢re; ils venaient
d'un domaine situé 4 deux lieves au nord de cette grande région de
bois. C’était la dot de la nouvelle mariée. La caléche ne devait
repasser le bac qu’assez avant dans la nuit, la jeune madame
d’Avrigné, ayant formé le projet de finir la journée chez de nobles
voisins de Saint-Hélio, que l’on devait quitter aussitot apres la
cérémonie.
Myriam avait désiré qu’il n’y eit point de repas.
Maxence n’entendit donc point les sons joyeux de la noce rusitque
Toujours bercé par cette illusion maudite, il choisit pour mettre de
nouveau pied 4 terre une belle place gazonnée sous un bou-
quet de chénes sur la lisiére de la lande, 4 l’angle du premier
coude formé par la Veyle. C’était une cachette sire et charmante.
Il laissa son cheval collationner de cette herbe fraiche, s’assit sur
un tertre au pied d’un arbre et laissa couler les heures qui le
caressaient, en passant, de leurs ailes sournoises. Ii était sans
méfiance... mais non sans désir.
Si bien qu'il finit par se lever et par s’aventurer de nouveau sur
la berge. Le jour déclinait. Il alla jusqu'au barrage et 14, observa suc-
L'IDOLE 895
cessivement deux choses dont la premiére le fit sourire ; la seconde
lui causa un frémissement de folle envie. La barque du capitaine
Gourmalec n’était plus attachée aux saules de la rive, au-dessus de
la digue; les deux mystérieux promeneurs s’en étaient donc allés
sans le voir. La premiére pensée de Maxence fut de regagner Car-
nouét afin de recevoir de la bouche du commandant l’arrét ou la
consolation qu il rapportait de Saint-Hélio, si pourtant il avait pu
voir le marquis ce jour-la.
Mais l’autre sujet de tentation alors se présenta devant ses yeux.
La marée descendait, laissant 4 nu un cordon de pierres qui
invitaient 4 toutes les audaces. En sautant de l'une a l'autre rien
de plus aisé que d’arriver dans le parc.
.. Le commandant et Jean-Pierre Gaspard ne se donnaient point
la peine de manier les avirons et se laissaient aller au fil de l’eau. Il
faisait nuit déja sous la ramure. Entre les deux masses sombres des
rives, la Veyle se bercait comme un miroir mouvant, reflétant les
blanches clartés du ciel et les premiéres étoiles. Le capitaine Gour-
malec parfaitement insensible aux spectacles poétiques de la nature,
mais profondément absorbé dans ses réflexions depuis un moment,
sortit tout & coup de cet état méditatif, comme l’ouragan sort du
nuage noir qui flottait la~-bas & V’horizon. Ce fut un tapage épou-
vantable: le marin se démenait, tonnait, jurait et, en méme temps,
il bredouillait. C’étaient des paroles de feu, sans doute, qui s’é-
chappaient de cette rude bouche encolérée, mais il les articulait a
peine.
— Je ne vous entends pas trés-bien, lui dit le commandant
Humberten riant. Mais, Dieu me pardonne, Gourmalec, il me semble
pourtant que c’est au baron Hector que vous en voulez!..
— Quelle figure pour une noce! s’écria Jean-Pierre ‘Gaspard.
Aussi, c'est lui la cause de tout !..
Le commandant se mit A rire de ‘plus belle: Capitaine, dites
seulement: quelle noce!
— J'ai tout vu, reprit le vieux loup de mer, car je m’étais fati-
gué de vous attendre sous les saules. Et puis, je suis sir d'avoir
entendu sur l'autre bord le jeune homme qui m’appelait. Il avait
découvert notre barque. Je ne me souciais guére de lui répondre.
— Il est venu jusque-la, je le sais. Robert d’Avrigné me I'a dit...
Mais Maxence, 4 cette heure, ne se doute encore de rien.
— Eh! répliqua brusquement Gourmalec, la féte efit été com-
pléte pour lui s'il avait pu arriver. Il n’y manquait pas un de ceux
qui lui ont faitdu mal. Ce méchant hussard d’abord; puis ce diable
incarné de Kernovenoy. I! parait que sa fille ne ]’attendait point.
— Elle n’osait l’attendre.
896 LIDOLE
Le capitaine se mit 4 rire 4 son tour: — Oui, vous avez raison.
Quelle noce! dit-il, quelle noce!
— Nous parlerons mieux de tout cela au logis, devant notre grog,
surtout si Maxence se retire de bonne heure chez lui. Il doit étre
rentré 4 Carnouét. |
— Ce n’est pas sir! maugréa Gourmalec entre ses dents.
Son compagnon ne l'entendit point! — Gourmalec, repnitil, si
rien ne vous a échappé, vous aurez donc admiré comme moi k
figure du vieux marquis. Je suis moi-méme un vieux sceptique...
— Pour cela oui! ricana le marin, en veine de belle humeur
depuis quelques minutes. Vous pourriez dire méme un vieus
paien.
. — Cependant je confesse n 'avoir jamais rien vu de plus impo-
sant que l’air et le visage de M. de Verteilles.
— Oh! lui! répondit Jean-Pierre Gaspard... Je ne peux pas bien
dire ce qu'il vous fait penser quand on le voit, mais j’ai mon idée...
Je crois que c’est une maniére de saint qu’on ne féte plus.
— On le féte comme il veut étre fété, capitaine.
— Vous lui avez parlé tout 4 Vheure dans les parterres... Il vous
disait?
— Il me disait : Ges jeunes gens seront heureux l'un par l'autre.
On le veut la-haut... Je ne les ferai pas trop attendre.
— Hum! dit le marin, ils attendront tout de méme un peu... fl
y aune chose qui me met en peine. Comment allez-vous apprendre
au jeune homme...
— Le coup sera rude... Il faut le porter pourtant et vite, car j
engagé Ja parole de Maxence. J’ai répondu au marquis: Monsieu.,
nous quitterons la province demain.
.. En ce moment le comte Maxence ayant suivi le cordon de
pierres au-dessus de |’eau se glissait sous les premiers arbres du
parc. Au-dessus de sa iéte un rossignol commencait a chanter,
IV
— Charlotte, dit la jeune marquise... Et mon pére?...
Charlotte, c’était la servante qui la bergait autrefois, quand l'en-
fant quittait le sein de Ja baronne Marie, qui n’avait point manqué
de la rejoindre & Vannes, aprés sa fuite, et de l’accompagner et-
suite 4 Saint-Hélio. Charlotte commandait 4 Kernovenoy le batail-
lon des femmes de service, et Martin Bataille avouait que cétalt
la meilleure des caillettes. Maintenant elle délivrait sa maitress¢
de sa toilette de mariée. Le poids en avait été assez lourd.
L'LDOLE . 897
Cependant la vieille madame de Lusanger qui vivait & Paris les
hivers, depuis cinquante ans dans le plus grand monde et passait
a Vannes et aux environs pour l’arbitre des bonnes traditions et
des goits nobles, avait dit 4son arriére petite cousine avant la
messe: J'ai assisté & bien des cérémonies du genre de celle-ci,
mina mignonne, jen ai méme fait naitre quelques-unes, ayant été
un peu marieuse; il faut confesser ses péchés. Je n’avais vu,
jusqu’a présent, que deux personnes qui fussent 4 ravir sous cette
parure du grand jour. Vous étes la troisiéme. °
Quelqu’un dans I’assistance s'avisa de dire 4 demi-voix : A ravir,
oul, vraiment, mais ravie, point !
Ce méchant jeu de mot, circulant parmi la foule de choix ac-
courue pour assister au marzage du patriarche obtint une faveur
discréte. Il n’était pourtant rien moins que juste au moment ou il
avait été dit. M"*de Kernovenoy, s'avancant .au milieu de la grande
salle du manoir, tout enveloppée de blanc, long voilée, avec sa
taille souveraine et l’éclat et le charme de sa rare beauté, n’avait
que des pensées tranquilles et droites au fond du coeur. Cependant
ses yeux ayant rencontré Robert d’ Avrigné, elle tressaillit; mais ce
trouble fut d'un instant. Le marquis venait au devant d’elle et lui
présenta la main; si elle leat osé devant tout le monde, elle l’au-
rait portée 4 ses lévres.
Le vieillard bravait les petits propos communs, les jugements sur
petite mesure, les compliments 4 la glace, ce qui compose la rai-
son des pharisiens, la bienveillance des fausses bonnes ames, et ce
qu’on peut appeler l’esprit des sots. I] avait voulu que ce grand
acte de généreux dévouement, dont les motifs étaient connus de
tous, fit pourtant accompli au grand jour, il s'imposait la con-
trainte d’une solennité publique. Et tout cela était pour elle... et
pour la suite de son bonheur !
' Aussi Myriam . repoussait-elle, en ce moment de toute sa force,
loin de ses yeux, loin de sa mémoire, loin des approches de son
ceur, l'image de celui qu’il lui était arrivé depuis six mois, mal-
gré elle, d’associer 4 de vagues pressentiments, & des réves 4
peine formés ou il était entré conduit par la pitié, l’indignation et le
cri de la justice. Elle croyait devoir au marquis toute son ame
remplie seulement de vénération et de reconnaissance; elle n’était
que pureté comme toujours, que tendresse et respect. Sa piété de-
puis quelque temps avait grandi, sa raison s’était ouverte. On pou-
vait lire dans ses beaux yeux, si célébres par toute la province,
comme une sérénité brdlante. Une seule pensée mettait un nuage
sur son front. Ses lévres parfois s’agitaient, et, se parlant tout bas,
elle disait :
898 LIDOLE
— Viendra-t-il?
— Tout le monde ici blame le pére, dit gravement M. d’Avrigné,
qui allait remplir, dans la cérémonie, l’office de M. de Kernove-
noy si celui-ci ne paraissait point; mais pour le triomphe de la
nature et de la religion, il serait bon qu'on pat le voir.
C’était une bouche d’or que l’amiral. Cependant il parut bien qu’elle
contenait aussi un peu de venin, car une jeune femme qui l'entendit
murmura tout bas 4 l’oreille de sa voisine : Cet amiral est un
vieux serpent. ‘
— Ah! fit la voisine, il dit pourtant des choses justes. Je ne
puis croire que M. de Kernovenoy ait le mauvais godt de rester
chez lui, dans sa tour. Il arrivera au dernier moment, il veut un
coup de théatre.
Une troisi¢me personne, une troisiéme fille d'Eve intervint et.
celle-ci c’était la jeune femme de Robert d’Avrigné, qui, les leévres
toujours serrées, ajouta : Moi, je crois qu'on ne le verra point. I!
doit avoir peur qu’on le lapide.
— Ce serait bien mérité! dit la premiére... Car enfin n'est-ce
pas abominable de condamner sa fille & un mari de quatre
vingts ans?...
— Quatre-vingt un!... Comptez bien... Les mois ici ont leur
valeur. :
_ — Etsi le patriarche allait vivre neuf cents ans comme Mathu-
salem...?...
‘—— Cela ne ferait point l’affaire d’un beau revenant qui nest pas
bien loin d’ici peut-étre... reprit madame d’Avrigné...
Elle n’eut point le loisir d’achever, car son mari qui I'épiait la
saisit en ce moment par le bras et l’entratna dans une autre partie
du salon. Elle le vit alors sous un aspect nouveau, — celui que le
marquis de Verteilles signalait au baron Hector six mois aupafa-
vant quand il lui disait: Robert n’a pas beaucoup d’esprit, et il 2
beaucoup de faiblesse, mais il a aussi beaucoup d'honneur.
Et l'honneur quelquefois rend de la fermeté.
Cependant les lévres de Myriam continuaient de s’agiter: vieu-
dra-t-il? -
Il était venu... Maintenant cette foule brillante s’était écoulée.
Saint-Hélio redevenait désert. Ce que madame de Lusange appelail
le grand jour, et qui est en méme temp un jour si rude, allait finir.
La jeune marquise de Verteilles retirée dans son appartement en
compagnie de sa vieille Charlotte, et repli¢e sur elle-méme comme
une fleur aprés |’orage qui l’a battue, venait de trahir tout ce qui
sagitait en elle d'amer, de profond, de cruel et de tendre par ce
seul mot suivi d'une interrogation tremblante :
LIDOLE ) 399
— Et mon pére?...
La servante ne répondit pas directement et venant se placer
derriére le fauteuil de sa .maftresse. — Madame la marquise’
dit-elle...
— Appelle moi mignonne maitresse, comme tu faisais autrefois:
j'ai besoin d’étre bercée comme les enfants.
— Je naurais plus osé!... s’écria la fille dans une explosion de
tendresse indignée... Oh! mignonne mattresse, que l'on vous fait
souffrir !
— Je ne souffre pas Charlotte... Je suis seulement bien endo-
lorie... Un peu déchirée... Et puis moins bien affranchie... Mais tu
ne comprends pas ce mot /a... Oui, oui moins affranchie que je ne
croyais l’étre... Ecoute!... Lorsque l’on coupe l’aile d'un oiseau
pour l’empécher de quitter la maison, on dit que cela ne lui fait
point de mal. ,
— Comment le sait-on? dit la servante... L’oiseau ne peut parler.
— Et s'il parlait, murmura Myriam, il ne voudrait peut-tre pas
se plaindre.
Puis elle se renversa sur le fauteuil, et deux grosses larmes rou-
lant sur ses joues vinrent se perdre au coin de ses lévres. Charlotte
se pencha sur elle et lui essuya doucement le visage. La jeune fille
la regarda, décidée 4 obtenir enfin une réponse 4 la question
qu'elle répéta pour la troisiéme fois : Mon pére?...
— de ne crois pas que monsieur le baron quitte Saint-Helio ce
soir, dit enfin Charlotte en s’éloignant de sa maitresse.
— Alors, je le reverrai donc?...
Quelques heures auparavant, elle l’avait revu pour la premiére
fois. On edt dit en vérité que le baron Hector recherchait un coup
de théatre; lui si dédaigneux autrefois des regards et surtout de
l’opinion des autres, il éprouvait 4 cette heure un amer plaisir 4 la
provoquer. Il entrait ironique et sombre. Un silence de glace s’était
fait sur son passage; le baron n’était point de ceux autour des-
quels on chuchotte. Sa conduite dans ces derniers temps confirmait
ce qu'on avait toujours pensé de son humeur bizarre et hautaine...
I] causait plus de peur que de pitié.
Le baron s'avanca vers sa fille qui se levait pale, les mains trem-
blantes... Encore un moment, et il allait étre 14, tout prés delle.
O puissance des liens de l'amour le plus fort, parce qu'il est le
plus pur ! Elle avait trop compté sur sa prudence, il se fiait trop
son orgueil. I] avait tendu les bras, et Myriam s'y était jeté :
Mon pére?
Alors un murmure s’était éleyé dans le salon, murmure favora-
ble et guére moins ironique que la premitre attitude de M. de Ker-
900 LIDOLE
novenoy. Myriam, appuyée sur l’épaule de son pére, respirait A
peine. Cependant, elle avait eu la force de s/arracher a cette
étreinte, et par un invisible et doux effort elle le conduisait vers le
marquis.
Tous deux devaient avoir 4 se dire de ces choses ou sanglantes
ou profondes qui ne veulent pas de témoins. Les plus proches pa-
rents qui entouraient le fauteuil de M. de Verteilles s‘éloignérent,
Myriam elle-méme s'écarta et la douairiére de Lusanger murmura
gaiement : Voila les deux péres aux prises. Le meilleur, ce n'est pas
le vrai.
— Hector, dit tout bas le marquis, il est temps encore d’abjurer
votre orgueil...
— Sans lui, monsieur, fit le baron, serais-je vivant ?
— Regarde-la, reprit le vieillard revenant au tutoiement quil
employait envers le baron dans son enfance, sa paleur te dit le mal
que tu lui fais.
— Monsieur, suis-je le seul coupable ?
— Regarde-la, reprit le marquis. Ne mérite-t-elle pas bien que
pour son bonheur tu t’oublies toi-méme?... Jure que dans tes mails
elle restera libre, et je te la rends!
Monsieur Kernovenoy ne répondit pas.
Une heure aprés, on était 4 l’église o& Myriam entrait conduile
par son pére... La-bas, sur l'autre bord de la Veyle, le comte
Maxence écoutait le bruit des cloches et des coups de fusils tirés par
les gardes... Myriam songeait-elle 4 Maxence?... Elle se soutenaita
peine, ses yeux demi-clos ne voyaient que les dalles. Le baron
Hector, quant 4 lui, marchait d’un pas ferme. Comment ne la se0-
tait-il point chanceler 4 son bras? Comment ne devinait-il pas la
révolte renaissante dans cette Ame que pendant quinze ans il n’avait
remplie que de-lui? Le miroir de nouveau brisé chassait l'image. La
joie que Myriam avait éprouvée a le revoir et & se retrouver sur soi
coeur devait durer deux minutes. Sa joie 4 lui, cruelle et violente,
la blessait si douloureusement qu'elle ne put retenir une plainte. Ce
sanglot étouffé mourut au bord de ses lévres...
Arrivée au pied de I’autel la jeune marquise se laissa tomber 4
genoux sur le coussin de velours blanc qui l'attendait et s’abima dans
la priére. Mon Dieu, disait-elle, c'est une ame libre que vous mavel
donnée! Vous ne sauriez étre pourtant avec ceux qui veulent en fare
leur esclave !
... La cérémonie achevée elle s’était rendue chez elle, ignorant sile
baron avait quitté Saint-Hélio; et d’abord, elle avait hésité a sen i0-
former. Apres la réponse qu’elle venait enfin d’obtenir de Charlotte,
elle répéta : Oui, je le reverrai.
LIDOLE 901
Presque aussitét des pas d’homme se firent entendre dans le cou-
loir. Myriam se souleva sur son fauteuil : C’est lui!
L’épreuve n’était pas terminée.
Cependant cette émotion ne se justifia point. Ce n’était pas M. de
Kernovenoy, mais le valet de chambre de M. de Verteilles qui ap-
portait 4 la marquise une lettre de son maitre.
« Chére fille, écrivait le vieillard, je suis un peu excédé de tant
« de bruit et de tant de monde, j’ai besoin de repos et je me mets au
« lit. Vous avez devant vous la soirée, la nuit entiére et la matinée
« de demain pour conseiller 4 votre coeur des entrainements que je
« nevoudrais pas contraindre. C'est plus de temps qu’ il n’en faut pour
« commettre la plus légitime, la plus tendre et la plus irréparable
de toutes les folies. Ce cher petit coeur sera toujours rempli de
« celui qui avec tant de soins et d’amour a voulu le faire tel qu’il
« est et s'est plu ensuite 4 méconnaitre et 4 violenter son ouvrage.
« Je ne sais quelle espérance retient votre pére 4 Saint-Hélio. Sa-
« rement il a le droit d’y étre. Ma pauvre enfant il n’est rien de
« si cruel que de se voir contrainte a se défendre de ce qu'on
« aime.
« En devenant marquise de Verteilles, vous n’avez pas voulu
« seulement éclairer des rayons de votre jeunesse la maison de I'oc-
« togénaire ; vous avez conquis votre liberté qui vous parait le pre-
« mier des biens... Ce ne sera point mentir a la nature et manquer a
« Dieu que de ne pas vous la laisser reprendre.
« Chére fille, je vous bénis.
~~
~
« Votre autre pére, le patriarche. »
Myriam releva la téte... Cet avertissement si délicat et si clair
lui avait rendu le courage. Le marquis ne voulait point prendre de
part dans la lutte, si tout 4 l'heure, elle s’engageait; mais il lui en-
voyait ce renfort... D’autres pas résonnérent dans le couloir : Va, dit-
elle 4 Charlotte cette fois, c'est bien lui.
— Oui, pensait-elle, tandis que la servante s ‘éloignait, c’est celui
que j'aime, que j'aimerai toujours comme il m'a appris 4 l'aimer,
bien plus que moi-méme... Ah! s'il avait su retenir pour le défen-
dre des méchantes pensées qui le tourmentent les lecons qu’il m’a
données!
il entrait, elle alla lui présenter son front. C’est ainsi qu’elle
laccueillait 4 Kernovenoy dans d’autres temps, quand il la visitait
dans sa chambre. Le baron Hector la reconduisit au fauteuil
qu'elle venait de quitter et prit sa main.
902 L'IDOLE
— Myriam, dit-il, je sais que le marquis vous a fait un beau
présent. Cette maison de Saint-Hélio et le domaine sont devenus
votre bien. C’est ce qui m’a encouragé a ne point retourner dés ce
soir dans ma solitude.
— Je vous en remercie mon pére, répondit Myriam; et ses petits
doigts serrérent la main qui tenait la sienne, cette main si long-
temps vigilante et tendre... Ah! reprit-elle, ce doit étre une grande
tristesse pour vous, de vivre seul maintenant 4 Kernovenoy. Jy
pense bien souvent.
— C’est un de vos remords, dit-il avec un sourire forcé.
— C'est le plus grand de tous mes regrets.
— Enfin!... reprit le baron. Tout le monde n’a pas comme vous
une brillante destinée, madame la marquise.
— Oh! murmura-t-elle, que dites-vous, monsieur?
— Je disais que Saint-Hélio étant & vous, je ne suis pas ici pré-
cisément chez M. de Verteilles, et que j’ai cru pouvoir y demeurer
quelques heures.
— Et quand Saint-Hélio serait au marquis? dit Myriam en le
regardant,
— Cela aurait un peu changé mes dispositions... Vous le savez,
jai toujours été lent 4 pardonner... sauf 4 vous.
— Ai-je donc eu souvent besoin de votre pardon, mon pére?
— Non, dit-il, vous avez été la meilleure des filles, jusqu'au mo-
ment de cette révolte inattendue et sans raison...
— Inattendue, peut-Ctre! répondit Myriam, d'une voix assez
ferme. Mais sans raison |...
— Le marquis alors a donné asile a la fille rebelle... Mais je
crois qu'il vaut mieux ne point parler du passé...
— Rebelle! s’écria la jeune marquise. Est-on rebelle parce qu'on
est cruellement blessée, parce que dans le premier mouvement d'une
douleur qu’on ne peut plus contenir, on rencontre un ami véne-
rable et fidéle, parce qu’on cherche le lieu le plus tranquille et le
plus caché pour ramener une ombre de paix dans son coeur et pour
guérir sa blessure?... Sans le marquis de Verteilles, monsieur, ¢ est
au couvent que je serais allé chercher un refuge. Alors nous aurions
été condamnés tous les deux a ne plus nous voir. Je ne sais si vous
vous en seriez consolé, je ne veux point le croire. Moi, j'en serals
promptement morte et c’est cela peut-étre qui edt valu le mieux.
— Myriam, dit le baron en retirant sa main, je me flattais qué
me retrouvant pour si peu d’instants, vous m’épargneriez vos re-
proches... mais votre coeur est rempli de plus d’amertume encore
que je ne le pensais...
— Oh! que vous vous trompez! murmura-t-elle. J'ai été si heu-
L'IDOLE 903
reuse quand vous étes arrivé 4 Saint-Hélio au moment ou je n’osais
plus vous attendre et que je vous ai embrassé... Vous avez raison,
cent fois raison, mon pére, ne rappelons point le passé. Nous voici
prés l’un de l'autre. Est-ce que nous cesserons de nous aimer
jamais? Oublions que nous avons été pour un moment presque
désunis... Pére, rendez-moi votre main... Dites-moi ce que vous
faites dans votre grand Kernovenoy, depuis que je |'ai quitté?
Le baron tressaillit : — Vous ne me comprenez point, fit-il en se
levant avec violence... C’est une belle chose sirement que cette
compassion presque tendre pour un pére que l'on a résoliment
abandonné... Presgue!... je vous rends votre mot de tout a l'heure.
Mais je veux bien ne pas évoquer le passé... J’avoue que j’ai com-
mis une faute en ne retenant point le bras du capitaine Robert qui
s’armait pour votre défense.
— Oh! fit-elle tout bas, je ne vous demande pas de confession,
mon pére.
— J'ai péché par excés de précaution envers vous, et j'ai bien
envie de le dire, par excés d’amour.
— Qui, repéta Myriam, par excés d’amour... Je le sais, j’en
Suis stire ; mais je vous en supplie, ne parlons point...
— Du passé, acheva le baron... Eh bien! j’y consens, je veux
qu’il soit mort; mais je viens justement me plaindre 4 vous parce
qu’on l’a réveillé sous mes yeux. Je ne puis croire que ce soit 4
bonne intention... Je savais déja que le marquis ne me voulait pas
de bien... Les vieillards sont quelquefois légers comme les enfants,
parce que la force de la réflexion leur manque... C’est une singu-
ligre pensée qui est venue 4 M. de Verteilles de me faire rencontrer
ici, et dans un pareil jour, une personne dont la vue m’offense, mais
que lui, vraiment, il devrait éviter.
— De quelle personne voulez-vous parler, mon pére?
— Du commandant Humbert qui était 4 l’église.
Myriam rougit vivement et ferma les yeux: Je ne l’ai pas vu,
dit-elle.
—Jevous dis que tout 4 l’heure, dans le parc, il a parlé au marquis.
— de ne lai pas vu, répéta Myriam.
Hi y eut un court silence. Le baron s’approcha de la croisée, puis
revenant tout 4 coup vers sa fille :
— Et le capitaine d’Avrigné? demanda-t-il... Oh! quant a lui,
vous l’aurez vu'! e
— Non, répondit la jeune marquise en le regardant de nouveau
fixement, car je n'ai pas voulu le voir. M. de Verteilles avait eu
l’attention de me demander s'il me serait pénible de me rencontrer
avec le capitaine, j'ai répondu ce que devais répondre.
904 L'IDOLE
— L’amiral ne serait point venu sans son fils, dit le baron de sa
voix dure, et l’amiral était une utilité dans cette féte. Si j'y avais
manqué, il m’aurait remplacé prés de vous. On se serait fort bien
passé de moi... En vérité, vous connaissez mal ces d'Avrigné... Ce
sont des gens habiles 4 tourner toujours au vent de la fortune... Ils
sont maintenant contre Kernovenoy pour Verteilles, et vous n’auriez
eu qu'un mot 4 dire pour amener le capitaine 4 vous demander
grace et pardon.
— Ce n’est pas 4 moi que M. d’Avrigné a fait le plus de mal,
répondit Myriam. Pourquoi donc serait-ce 4 moi qu’il demanderait
pardon?
— Eh bien! s’écria M. de Kernovenoy, que ne I’avez vous en-
voyé 4 celui que vous ne nommez point, & celui qui depuis un an
bient6t remplit toute votre pensée?...
— Mon pére, interrompit froidement la jeune femme, pour me
parler ainsi il faut que vous soyez bien malheureux. Je n’ai qu'une
chose 4 vous répondre. Si mes pensées étaient telles que vous ne
craignez pas de le dire, je n’aurais pas consenti 4 devenir marquise
de Verteilles.
Se levant alors elle vint 4 son tour a la croisée. Le jour allait
tomber, les nuages du couchant couraient dans le ciel pale et des
lueurs dorées tremblaient 4 la clme des arbres; on entendait le brut
joyeux de la cascade. L’air était d'une fraicheur deélicieuse. Une
note puissante s'éleva dans le silence du parc. C’était 1a-bas, au
bord de la riviére, au dessus de la saulaie qui se couchait au pied
de la vigne, dans un endroit aimé du vieux marquis et qu’on appe-
lait le jardin des roses, un rossignol qui chantait.
Tout 4 coup Myriam sentit un baiser sur ses cheveux. Elle ne
se retournait qu’d regret; mais alors elle jeta un grand cri. Deut
larmes roulaient sous les paupiéres du baron Hector.
— Qh pére! fit-elle toute tremblante....
Elle n’en put dire davantage; mais elle souriait et tout bas,
bien bas, songeait a la belle légende de la larme du diable... L'or-
gueil de Satan fléchit enfin aprés tant de sié¢cles, iJ s’attendrit, il
s’est une fois humilié, et cela doit suffire. I] pleure, il est pardonné!
Le baron sortait lentement de la chambre: Pére, lui dit-elle pour
adieu, souvenez-vous de ce que je vous ai promis un soir sur 4
terrasse de Kernovenoy, de n’aimer personne plus. que vous jamais.
Ce n’était p&s assez.... Pére, je n’aimerai que vous!
Ii ne put que la saluer de Ja main et il disparut; il allait cacher
sa faiblesse. Pour elle, demeurée seule, d’abord elle se demanda
pourquoi elle ne pouvait vaincre le tremblement qui l’agitait depuis
qu'elle avait vu ces deux larmes qui venaient de fui arracher um
LIDOLE 905
engagement redoutable. Les pleurs la gagnaient 4 son tour; elle
chercha dans Ja poche de sa robe son mouchoir brodé aux armes
de Verteilles, et, le prenant, en fit tomber le billet du marquis.
« La lberté vous parait le premier des biens, écrivait le vieil-
« lard... Vous avez devant vous un ‘long espace de temps pour
« commettre la plus sees la plus tendre, la plus irréparable
« des folies... »
Si c’était une folie, elle n’était plus 4 commettre. La jeune mar-
quise s’interrogea longuement. Regrettait-elle ce qu'elle avait. fait?
Avait-elle dit la vérité, rien que la vérité, tout ce qui était au fond
de son cceur?
« Pére, je n’aimerai que vous! »
A l’instant, elle sentit un impérieux besoin de n’étre plus seule,
d’échapper aux doutes étranges et vraiment nouveaux qui |’assié-
geaient. Comme elle entendit en ce moment un bruit de pas, puis
un autre bruit inexplicable sous le balcon, elle s'y pencha brusque-
ment. — Martin! cria-t-elle, attends-moi, je vais descendre.
C’était bien Martin Bataille qui n’était venu 14 que pour la voir,
et qui non content de marcher pesamment suivant son ordinaire,
battait le sable de la crosse de son fusil pour attirer l’attention de
la chére réveuse. Martin chassé de sa maison par le baron Hector,
s'imposait dés lors au service de M. de Verteilles qui l’avait donné
a Myriam. Le vieux serviteur commandait maintenant aux gardes
de Saint-Hélio, comme il avait pendant quarante ans commandé a
ceux de Kernovenoy.
— Tu me cherchais? lui dit la marquise.
— Oui, fit le vieux forestier, depuis quelque temps; mais je savais
qu'il était avec vous, /uz, et je ne veux pas le voir. Il m’a chassé.
— La, dit-elle, toujours ta grande rancune! n’es-tu donc pas bien
4 mon service, vieil homme, et regrettes-tu toujours ta belle
maison? |
Elie s'efforcait de sourire; mais elle était inquiéte et nerveuse.
Martin s’en apercut a l’instant : — Il n’a passé qu’une heure avec
vous, répliqua-t-il de son air sauvage et il vous a tournée contre
moi. Le mal est fait, je le vois bien. S’i] ne devait nuire qu’a moi,
le vieux Martin n’aurait pas 4 se plaindre, mais vous en souffrirez
la premiére. Voila ce que je voulais vous dire. J’arrive trop tard.
Vous vous étes déja laissé reprendre.
Myriam tressaillit : Cette admonestation de Martin, dans sa fami-
liarité rustique, était en accord frappant avec les avertissements
de M. de Verteilfes. Aussitét, elle voulut éloigner les pensées qui
naissaient en elle de ce rapprochement, et, pour cela, couper court
a la rude faconde du garde.
906 L'IDOLE
— Te voila sur un mauvais chemin, dit-elle s¢chement. Rappelle-
toi que tu parles de ton ancien mattre et de mon pére.
— Allez vous dire que je suis un ingrat? Vous le pouvez si cela
vous convient. Je suis sire que vous n’en pensez pas seulement un
mot. Ingrat! Lequel de nous. deux? Lui ou moi? Ah! que vous le
savez bien! Je vous demande si l’on a jamais vu un noble chasser
un de ses hommes qui a joué avec feu son pére et qui a gardé ses
bois pendant cinquante ans? Pardine je vous connais... Ce mest
pas vous qui manquerez de justice envers moi, parce que vous
n’en avez jamais manqué envers personne... Vous la lui avez bien
rendue 4 lui-méme quand vous vous étes sauvée 4 Vannes, l'an
passé!.. Qui s'est trouvé la pour vous aider? Moi, encore moi.
— Crois-tu, dit Myriam ne pouvant garder longtemps d'impa-
tience contre ce vieil ami, crois tu, que ce jour la, nous avons
bien fait?
— Qui da! Etes-vous marquise 4 présent?
— Qh! fit-elle, en souriant de nouveau, est-ce que ce titre la
t'éblouit? .
— Qui sera maitresse avant peu de tous les beaux biens de Ver-
teilles? On dit qu’ilsrendent cent mille francs au moins bon an mal an.
— Martin!!...
— Et qui sera libre alors de donner son ceeur 4 qui il lu
plaira?... Le baron Hector ne pourra plus l’empécher.
— Ah! s’écria-t-elle, tais-toi. Va t’en...
Elle s’était brusquement arrétée, car tous deux en causant ayaient
suivi les allées qui conduisaient au bord de l'eau. Martin leya les
épaules: Vous aussi, dit-il, vous me chassez !
— Non, repartit Myriam, je ne te chasse point; mais tu m’as
dit des choses que je ne veux pas entendre. Je sais bien que ce
n’est pas ta faute et que tu n’en connais pas bien toute la portée.
Tu n’es pas docteur, mon pauvre Martin.
—Jene suis qu’un vieux bavard. Je vous entends bien. N’empéche...
— Laisse-moi seule, dit-elle; je t’en prie.
Martin etit un sourire singulier : Oh! bien! dit-il, continuez
votre promenade. Vous voila justement prés d’un bel endroit.
Entendez-vous le rossignol qui chante au-dessus du jardin des
roses, 4 deux pas de la riviére ? Vous n’avez qu’a vous diriger de
ce cote. ;
Quant a lui, il reprit le chemin du chateau. Il s’en allait se
frottant les mains : J’avais une dette & payer au jeune homme, grom-
melait-il ; mais, il ne saura jamais d’ot cette belle rencontre lui
sera venue. Va-t-il étre content! Il aurait été bien capable d’offrir sa
part de paradis en échange. Les amoureux sont des paiens.
L'IDOLE 907
Puis il réfléchit un moment : Pas Elle pourtant, grommela-t-il.
C’est une vraie chrétienne et une vrate noble cela!... Oh! si je ne la
connaissais pas si bien j’aurais averti le jeune homme de s’en aller,
au lieu de m’arranger pour ne point le voir. Il y a des gens qui
penseraient que j'ai eu tort. Bon! Ou est-le mal s’ils causent enfin
un tantinet des jours 4 venir tous les deux... '
Le jardin des roses, 4 Saint-Hélio, n’était point ce que pouvait
faire croire son nom renouvelé des fantaisies orientales, mais tout
simplement une clairiére verte et fleurie, entre de grands arbres, une
vaste pelouse carrée bordée sur ses quatre cétés, de magnifiques
rosiers du bengale. Une seconde rangée de rosiers grimpants s’ac-
crochait aux branches sombres ; ceux-la étaient blancs et leurs bou-
quets de neige semblaient s’ouvrir au coeur des chénes. Au devant
étincelaient les touffes de bengale qui portent la plus vivace et la
plus brillante des roses.
Sur la pelouse était un banc rustique ou le marquis venait bien
souvent s’asseoir. Ce lieu charmant et embaumé était son ceuvre, |
il avait planté ces rosiers de ses mains, plus de soixante ans au-
paravant, durant ses vacances d’écolier, quant il étudiait aux jé-
suites de Vannes, et quelquefois il interpellait ses enfants d'une
facon plaisante : — Vous étes presque aussi vieux que moi, mais vous
reverdissez et refleurissez tous les ans! Dieu a donné ce beau
privilége aux plantes et aux arbres, il l’a refusé 4 l'homme. A nous,
il ne nous permet point de retourner en arri¢re... G’est qu'il sait
bien que toutes les sottises que nous avons faites, nous les referions
encore. Dans sa bonté, il juge que c’est assez d’une fois !
La veille encore, M. de Verteilles avait passé la, avec Myriam
l‘aprés-midi tout entiére. Naturellement ils causaient du grand len-
demain et l’octogénaire expliquait 4 la fiancée de vingt ans les dispo-
sitions qu'il avait prises pour la rendre maitresse aprés lui de tous
ses biens. Comme elle se plaignait de cette insistance qui lui mettait
des larmes aux yeux : — Oui, lui avait-il dit en riant, je ne vous
parle que de ma mort....
— Et moi, fit-elle, je n’y veux jamais penser !
Les jours a@ venir étaient donc bien loin de son esprit. Songes
ingrats et dorés, d'autres 4 sa place s'y seraient abandonnées peut-
étre. Quant delle, ne venait-elle pas d’en fermer de ses mains la porte
d’ivoire, en disant au baron Hector : Pére, je n’aimerai jamais
que vous.
Et puis n’était-elle pas marquise de Verteilles ?
L‘idée lui vint de faire un bouquet de ces roses qu’elle conserve-
rait fraiches jusqu’au lendemain sous un globe de verre et qu’elle
ferait présenter au marquis 4 son réveil. D'abord elle dépouilla les
10 mars 1876. 59
008 | LIDOLE
rosiers de bengale, puis passa aux rosiers blanca. Eile allait Je front
incliné, cuejllant des fleurs aux basses branches. Un trille prodigieux
du rossignol lui fit relever la téte.
Alors, 14, sous la ramure debout entre deux arbres, elle vit le
comte Maxence. Il était 4 quelques pas d’elle. Les lévres de Myriam
s‘ouvrirent, mais elle retint le.cri qui allait s’en échapper ; et muette,
pale, les yeux brillants d'une indignation qui n’était pas jeuée, elle
lui demanda seulement du regard la raison de sa présence.
-— N’ai-je pas bien mérité ce bonheur d'un moment? dit-il, de sa
belle voix grave et attendrie. Ma vie est attachée a& la votre depuis
le premier moment oi: je vous ai vue. I] y a six mois, j’avais mesure
-Pabime qui nous séparait, je pouvais continuer d’exister misérable-
ment sans vous, loin de yous qui auriez oublié jusqu’’é mon nom, 8
méme yous l’aviez jamais su. Je n’avais qu’a frapper M. d’Avngné...
Mais je pouvais aussi éveiller la pitié dans votre ceeur un souvenir
durable,.. Mourir, c’était vivre dans votre pensée... La mort n’a pas
voulu de moi... C’est que ma destinée est meilleure que je n'avals
osé le croire... C’est que lespérance doit & la fin m’étre permise...
Myriam écoutait 4 peine. Une seule pensée l’obsédait, amére et
impitoyable. Pourquoi avait-il justement choisi un pareil jour pour
risquer de la voir? O désenchantement ! Si pourtant elle n’ayait ps
su défendre son imagination et son ceeur, s'il lui était arrivé de s
Jaisser aller, comme d’autres, doucement., au fildu réve, yoila le choc
spudain qui! aurait rendue & la réalité et a laraison. Voila le réveil!
Mais était-elle bien sire de s’étre toujours si bien défendue? Etatt-
elle stre de n’avoir pas au moins pensé que le comte Maxence éiail
supérieur & tous les autres hommes, qu’il était délicat, loyal, che-
valeresque... Et vraiment ce qu'il venait de dire aurait da le lw
faire croire s'il l’avait dit dans un autre moment. C’étaient de
belles paroles touchantes et nobles; mais ce jour, le jour du mariage
n’était-il pas indignement choisi?
Maxence fit un pas en avant, Myriam recula sur la pelouse. 5a
robe se déchirait aux épines des rosiers.
— Mademoiselle, dit le comte, je vois que je me suis trompe:
douloureusement trompé...
Mademoiselle | Il ne savait pas}...
Myriam devint plus pale et chancela... Tout a coup, rassemblant ses
forces, elle s’enfuit. Rentrée dans sa chambre, elle se laissa tombet
sur un fauteuil. Presque défaillante, elle disait : Je l’accusais doac
injustement... Il ne sait pas! il ne sait pas!
Pau] Peanet.
La fin au numero prochain.
REVUE SCIENTIFIQUE
I. Le feu grisou. — I. La crise de l'industrie sucriére. —~ III. L’Observa-
toire physique du Pic du Midi de Bigorre.
I
La terrible explosion de feu grisou qui, le 4 février dernier, est venue
jeter la désolation dans une des exploitations les plus prospéres du
bassin houiller de Saint-Etienne, a attiré de nouveau l’attention sur les
moyens les plus propres & prévenir le retour de pareilles catastrophes.
Aprés le sentiment de stupeur que l’on éprouve en apprenant que quatre
cents mineurs, comme naguére en Angleterre, ou deux cents, comme
au puits Jabin, ont été en quelques instants les victimes de cet affreux
fléau, on se demande naturellement si les précautions habituelles sont
suffisantes pour éviter ses ravages ou si l’on doit chercher d’autres
moyens de s’en préserver.
Tout le monde sait que le grisou n’est autre chose que du gaz hydro-
gene protocarboné qui se dégage spontanément dans les mines de
houille : ce gaz, en se répandant dans les galeries, y forme avec lair
un mélange explosif que l’approche du moindre jet de flamme fait
détoner avec une extréme violence. Autrefois, un ouvrier, habillé de
laine mouillée, parcourait chaque matin, les galeries, en marchant a
plat ventre et prenant devant lui une torche allumée au bout d’une
perche: si, poussant la nuit, le grisou s’était dégagé quelque part, une
explosion se produisait et l’on pouvait, aprés une aération suffisante,
travailler en sfreté pendant quelque temps dans cette partie de la
mine. Mais ce moyen, trés-dangereux pour l’ouvrier qui se dévouait,
910 REVUE SCIENTIFIQUE
était en outre trés-souvent inefficace. Aussi fut-il complétement aban-
donné, lorsque, en 1817, sir Humphry Davy fit connaitre les avantages
de sa lampe de sfireté. Dans cet appareil, la flamme est, comme on
sait, complétement environnée par une toile métallique qui remplace
le verre des lampes ordinaires. Lorsque la lampe de Davy est plongée
dans un mélange explosible, il se produit dans lintérieur une petite
détonation qui, le plus souvent, éteint la méche; mais cette détonation
ne se propage pas au dehors et le mineur, prévenu par l’extinction de
sa lampe, peut échapper au danger qui le menacait.
La sécurité des mines a encore été considérablement augmentée par
le développement des moyens d’aération; on comprend, en effet, que
Vaérage des galeries, en empéchant les accumulations du grisou, ait
diminué les chances d’accident. Aussi, a-t-on, depuis une tren-
taine d’années , organisé , dans toutes les houilléres, de puissants
moyens de ventilation destinés & renouveler autant que possible |’air
des galeries. -
Cependant, malgré l’adoption générale de la lampe de sireté, malgré
Yaugmentation de l’a¢rage, les explosions de grisou n’ont pas été sup-
primées. Ces préservatifs sont-ils donc insuffisants? Tel semble étre
avis d’un certain nombre de personnes qui, depuis |’accident du puits
Jabin, proposent de leur en substituer d’autres. Ainsi les uns signalent
lemploi de la lumiére électrique dans les mines, comme devant causer
moins d’explosions que |’éclairage habituel. Cela semble incontestable,
mais malheureusement |’éclairage électrique codterait beaucoup trop
cher pour pouvoir ¢tre adopté dans la pratique. D’autres, comme
M. Buisson, convaincus que les appareils de ventilation actuels, véri-
tables appareils souffleurs, injectant par l’orifice des galeries l’air du
dehors, ont pour effet de refouler les gaz délétéres au fond des tra-
vaux, proposent de leur substituer des conduits portant directement
au fond des mines un air pur et comprimé. Cet air repousserait, de
dedans en dehors, par les puits d’aération, l’air plus au moins vicié
de la mine; en outre, en se dilatant au moment de sa mise en liberté,
il rafratchirait l’atmosphére des galeries, dont Ja température est gén¢-
ralement trop élevée au point de vue de l’hygidne. Cette modification
du systéme de ventilation, quoique d’une application difficiie et cod-
teuse, parait rationnelle, si toutefois il est prouvé que les moyens ac-
tuels présentent les inconvénients signalés.
Enfin, M. Faye, dans la séance de l’Académie du 24 février dernier,
a proposé une solution encore plus radicale. « Au lieu, dit-il, de
chercher & supprimer toutes les causes d’inflammation, procédé dont
Pimpossibilité n’est que trop évidente et qui a pour résultat de per-
mettre au gaz de s’accumuler de plus en plus jusqu’au moment ot un
accident vient y mettre le feu et provoquer une explosion épouvantable,
REVUE SCIENTIFIQUE 91!
je me demande s’il ne vaudrait pas mieux garnir le plafond des gale-
ries les plus exposées de petites lampes 4 | ’air libre, de dix en dix ou de
vingten vingt métres, afin de brdler constamment le gaz & mesure qu'il
se présente en haut, dans les proportions inflammables et de réduire
les explosions ainsi localisées 4 des proportions insigniflantes. Je com-
pare, en effet, une mine & une chambre ot lon jetterait de temps en
temps des pelletées de poudre 4 canon. Si on laisse cette poudre s’ac-
cumuler, le moindre accident fera sauter |’édifice; si on la brale au fur
et & mesure qu'elle arrive, il n’y aura plus de catastrophe & redou-
ter. »
A cette proposition M. Berthelot objecte, avec beaucoup de raison,
selon nous, que le grisou ne peut pas étre brilé au fur et 4 mesure de
sa production, 4 la fagon de pincées de poudre a canon. Il forme avec
lair des galeries un mélange d’abord inexplosif et c’est seulement quand
la production du gaz combustible, graduellement accumulé dans |’at-
mosphtre, atteint une certaine limite, que le mélange acquiert la pro-
priété de détoner. En outre, en admettant que cette inflammation
locale d’une nappe de grisou fat possible, elle exposerait grandement &
l’incendie de la couche de houille, accident des plus redoutés dans les
mines.
Nous croyons donc qu’il faut s’en tenir aux procédés actuels : emploi
de la Jampe de sfreté et aérage des galeries. Seulement ces procédés
devront recevoir toutes les modifications susceptibles de les améliorer.
Presque toutes les fois qu'il a été possible de faire une enquéte sur les
causes d’une explosion de grisou, on a pu reconnattre que |’accident
était dd & l’imprudence d’un mineur qui avait ouvert sa lampe ou in-
troduit du feu dans la galerie. C’est donc en vue d’enlever aux ouvriers
la possibilité de commettre des imprudences que |’on doit surtout tra-
vailler. En outre, il faut leur apprendre 4 reconnaitre, au simple aspect
de la flamme de leur lampe, les indices par lesquels s’annonce le déga-
gement du grisou.
Il semble bien difficile d’empécher absolument, au moyen de la ven-
Lilation, la formation des mélanges explosifs : cependant si le systéme
d’aérage par l’air comprimé parait réellement plus efficace pour les
diluer rapidement, les propriétaires de houilléres ne devraient pas
hésiter & l’adopter, quelques sacrifices qu'il dit leur en codter.
Enfin, les circonstances atmosphériques influent sensiblement sur
la production du grisou dans Jes mines : ainsi on a reconnu que les
explosions sont plus fréquentes lorsque le barométre est bas ou la tem-
pérature extérieure élevée. Dans le premier cas, la pression atmosphé-
rique étant moindre, l’écoulement du grisou est plus abondant, et les
proportions de ce gaz dans lair de la mine augmentant, Yatmosphére
en devient explosive : c’est ainsi que la catastrophe du puits Jabin a
f
V2 REVUE SCIENTIFIQUE
coincidé avec une baisse subite de prés de un centimétre dans la hau-
teur barométrique. Dans le second cas, lair extérieur étant chaud, la
masse qui circule par ventilation dans les galeries diminue et la quan--
tité relative du grisou augmente. Les ingénieurs des houilltres doivent
donc avoir constamment |’eil sur le baromttre et le thermomeétre et
prescrire aux mineurs un redoublement de prudence lorsque la pression
baisse ou que la température s’éléve.
En résumé, dans une mine od toutes les précautions que nous venons
d’énumérer et qui sont dictées par la raison et l’expérience, sont reli-
gieusement observées, les explosions de feu grisou sont a peu pres
impossibles. Malheureusement l’insouciance véritablement criminelle
des mineurs met en défaut les mesares préventives les mieux congues
et améne les terribles accidents dont nous déplorons le trop fréquent
retour. Est-il possible de protéger le mineur malgré lui contre les périls
auxquels il s’expose pour ainsi dire volontairement? C’est la, croyons-
nous, un probléme devant Jeque] }a science restera longtemps encore
impuissante.
II
L’industrie sucritre francaise traverse en ce moment ane crise des
plus douloureuses. Les résultats de la campagne 1874-1875 n’avaient
pas été brillants : ceux de la dernitre campagne sont désastreux. Beav-
coup de fabriques font des pertes considérables et plusieurs sont obli-
gées de liquider : un petit nombre seulement réaliseront de médioeres
bénéfices.
Les causes de cette situation déplorable sont nombreuses; mais la
plus importante, sans aucun doute, est le développement exagéré denné
4 la production-dans les dernitres années. Depuis quinze ans, la pro-
duction du sucre a plus que triplé en France, passant de 450 millions
de kilog., en 1839, & 450 millions en 1875 et 475 en 1876. La consom-
mation intérieure est bien loin de:suivre Ja méme progression, puis-
qu’elle n’a été que de 289 millions de kilog. en 1875. C’est donc par
Vexportation que cette grande industrie est principalement alimentée.
Mais malheureusement les débouchés deviennent de plus en plus diff-
ciles & trouver, attendu que d’autres pays, tels que ]’Allemagne et ]’Au-
triche, ont eux-mémes considérablement développé leurs moyens de
production et sont arrivés, 4 Pheure qu’il est, 4 balancer leurs imports-
tions et méme & avoir un excédant d’exportations. Le moyen le pias
efficace de remédier au malaise actuel serait donc de trouver de noa-
veanx débouchés : mais ce n'est pas chose facile. Aussi Pindastrie fran-
REVUE SCIENTIFIQUE _ 913
gaise, doit-elle, pour plus de sireté, chercher 4 améliorer les conditions
de la lutte sur les marchés existants, par un abaissement de ses prix
de revient.
Le premier progrés & réaliser, c’est l’améhoration de la matiére pre-
miére. Autrefois, les fabricants se procuraient facilement des betteraves
renfermant de 14 4 13 pour 100 de sucre : anjourd’hui, elles n’en con-
tiennent plus que 10 pour 100, en moyenne, et souvent beaucoup moins.
Chose eurieuse, ce n’est pas a l’épuisement du sol, c’est au contraire &
Vemploi excessif des engrais et surtout des engrais azotés, qu’est due
cette diminution dans Ja richesse saccharine de la betterave. Ce fait a
été récemment mis hors de doute par les expériences de M. Corenwinder
et par celles de MM. Fremy et Dehérain. Ces savants ont démontré
clairement que pardes fumures exagéréesle cultivateurobtenait, ib est
vrai, des rendements & hectare beaucoup plus considérables qu’au-
trefois, preuve que le sol n’est pas épuisé; mais que ces exces de rende-
ment diminuaient dans une bien plus forte proportion les qualités
sucriéres de la betterave.
Comment modifler ees errements évidemment préjudiciables & la
fabrication? Le cultivateur qui vend sa récolte au poids, quelle que
soit sa qualité, cherche naturellement & produire la plus grande quan-
tité possible debetteraves; le fabricant, au contraire, voudrait obtenir,
sous le moindre poids possible, le maximum de sueré. On se trouve
done en présence de deux intéréts opposés qu’il semble au premier
abord difficile de concilier. Cependant ces intéréts ne sont opposés
qu’en apparence : le cultivateur ne peut en effet que perdre a ce que le
fabricant saccombe; car la culture de la betterave lui est plus avanta-
geuse que celle des eéréales. Le fabricant, de son cété, ne doit pas, en
faisant des conditions trop dares au producteur, risquer de manquer
de matiére premiere; car il ne peut pas aller la chercher au loin. Il est
donc de tonte nécessité, dans Vintérét commun, que l'accord se fasse
entre les deux parties.
Tel était te but da Congrds qui‘s’est réuni & Lille le 23 février der-
nier, sur initiative de M. Ladureau, directeur de la station agrono-
mique du Nord. Cette réunion, a laquelle étaient conviés les principaux
fabricants et agriculteurs des départements da Nord de la Franee, avait
pour objet spécial de désigner, d’un commen aceord, un procédé pra-
tique d’appréciation de la valeur des betteraves, suffisamment exact
pour sauvegarder les intéréts du planteur et ceux du fabricant.
Le probléme a résoudre n’est pas sans présenter de sérieuses difft-
eultés. La valeur d’une betterave dépend en effet, pour le fabricant,
presque umiquement de sa teneur en suere; son prix doit donc étre
proportionnel a sa richesse saccharine. Mais il faut que cette détermi-
nation soit faite par un moyen. trds-simple et trés-rapide; car on ne
914 REVUE SCIENTIFIQUE
peut pas songer, dans une sucrerie, a analyser par les procédé.:-chi-
miques ou optiques, un échantillon de chacune des livraisons apportées
chaque jour 4 lusine par les nombreux planteurs qui l’alimentent. Ces
méthodes d’analyse, trés-exactes, il est vrai, seraient beaucoup trop
lentes et trop cofteuses. Il fallait done trouver un moyen plus commode
et plus expéditif. C’est ce qu’a fait M. Durin, ancien fabricant de sucre,
attaché au laboratoire de culture du Muséum d’histoire naturelle. Dans
un travail important, il a commencé par démontrer que la densité du
jus est trés-sensiblement proportionnelle 4 la richesse en sucre des
betteraves qui l’ont fourni!. En outre, il a calculé les prix auxquels
devraient étre payés les 1000 kil. de betteraves, suivant leur richesse.
pour que le prix de revient du sucre extrait de ces betteraves restat
constant. Au moyen de ces tables, on établit immédiatement la valeur
d’une livraison dont )’échantillon a donné a J’essai un jus de degré
déterminé. Cette détermination se fait elle-méme trés-simplement et
trés-rapidement : au moment ov Ja livraison arrive 4 l’usine, on prend
d’un commun accord un échantillon, on rape quelques racines, on
presse la pulpe et !’on plonge dans le jus recueilli un pése-sel sur
lequel on lit le degré; la table donne le prix corres Pandnge et le comple
est fait.
Le procédé de M. Durin a eu l’approbation unanime des membres
du Congrés de Lille. Une Commission a été nommeée pour réviser ]'é-
chelle de graduation des prix d’aprés le degré, proposée par ce savant.
Ilest dunce probable que, dés cette année méme, des contrats seront
passés entre fabricants et cultivateurs, ot ce mode de vente sera sti-
pulé. Ii pourra résulter de ce fait un grand avantage pour les fabri-
cants, sans aucun inconvénient pour les planteurs. Ceux-ci, en effet,
auront intérét & choisir de bonnes graines, 4 réduire l'emploi des en-
grais azotés, a diminuer l’écartement des plants; ils obtiendront ainsi
des betteraves plus sucrées qu’ils vendront plus cher, sans en vendre
beaucoup moins. Le fabricant de son cété, travaillant des matiéres
riches, regagnera facilement, par une diminution plus considérable des
frais de fabrication, l’excédant de dépense pour achat de matitres
premiétres.
Ainsi, l’amélioration de la betterave par l’adoption du mode de veate
au degré, au lieu de la vente au poids, constitue un premier moyen pour
atténuer les difficultés de la situation actuelle.
Le perfectionnement des procédés de fabrication devra contribuer au
méme résultat. Si considérables, en effet, qu’aient été les progres réa-
lisés depuis les débuts de cette industrie, il en reste encore beaucoup a@
faire. Il est rare que la sucrerie tire des hetteraves plus de la moitié du
1 Annales agronomiques, t. I*, p. 290.
REVUE SCIENTIFIQUE 915
sucre qu’elles contiennent : il y a donc une perte énorme qui donne la
mesure des améliorations encore possibles. De toutes les opérations, tel-
les qu’elles se font généralement aujourd’hui, Ja plus défectueuse est,
sans contredit, la défécation par la chaux : elle donne lieu a la produc-
tion d’une quantité considérable d’écumes, qui, malgré la pression a
laquelle on les soumet, retiennent encore beaucoup de sucre lorsqu’on
les jette. En outre, le traitement des mélasses, a |’effet d’en retirer le
sucre cristallisable qu’elles contiennent, est encore peu appliqué. Telles
sont les causes principales des rendements peu avantageux obtenus en-
core actuellement par la sucrerie.
Il ne faut donc pas désespérer de la situation : le mal est grand, mais
des remédes efficaces peuvent y étre apportés. L’industrie sucriére est
une de celles auxquelles le concours de la science a peut-étre le plus
profité jusqu’ici. Ge concours ne lui fera pas défaut dans la crise ac-
tuelle : déja elle vient de faire connaitre aux agriculteurs la cause de la
dégéenérescence qu’ils croyaient constater dans la betterave depuis
quelques années et les moyens de lui rendre ses qualités sucriéres d’au-
trefois. De méme, elle indiquera, sans aucun doute, aux fabricants les
perfectionnements qu’ils devront apporter 4 leurs méthodes de traite-
ment des jus, pour en extraire une proportion plus considérable du
sucre qu’ils éontiennent. Nous avons la certitude que la réalisation de
ces progrés, en méme temps que le développement de la consommation,
arréterait la ruine d’une industrie qui est une des sources les plus fé-
condes de la fortune de la France.
Ht
Nous avons eu déja l'occasion de signaler & nos lecteurs ]’état d’in-
fériorité ob, depuis longtemps, se trouve la France, vis-a-vis des
grandes nations de l'Europe et de |’Amérique, au point de vue des
observatoires tant astronomiques que physiques. Notre situation était
cependant bien différente autrefois : 4 la fin du siécle dernier, sur cent
trente observatoires existant dans le monde entier, notre pays en pos-
sédait & lui seul une trentaine environ, dont les travaux ont puissam-
ment concouru aux progres de la science : nous avions alors la supré-
matie a cet égard. Mais la Révolution, en dispersant les corporations
religieuses et supprimant les Universités de province, auxquelles
appartenaient la plupart de ces établissements, n’en laissa qu’un seul
debout, celui de l’Académie, qui absorba toutes les ressources de
Etat. |
Depuis vingt-cing ans, cette situation facheuse a été légérement
916 REVUE SCIENTIFIQUE
améliorée. Les observatoires de Marscille et de Toulouse ont été recons-
titués ; un établissement nouveau a été fondé & Alger par le gonverne-
ment colonial. Tout réeemment enfin, ja eréation d’un observatoire
spécial d’astronomie physique a été votéé par l’Assemblée nationale.
Un mouvement semblable se produit en faveur de la météorolegie :
la fondation de l’observatoire de Montsouris a &é le premier pas
accompli dans cette voie. Grace 4 linitiative et & l énergie infatigabie
du savant professeur de Ja Faculté des sciences de Glermont, M. Allusrd,
un établissement du méme genre vient d'étre construit sur te sommet
du Puy-de-Déme, aux frais combinés de |’Ktat, du département et de la
ville de Clermont. Enfin, une société scientifique particulidre, la Sockté
Ramond est en train d’installer sur la cime du Pic du Midi de Bigorre
un observatoire météorologique, auquel est réservé, sans aucun donte,
un réle important dans la .science. Espérons que ces exemples seront
imités et souhaitons qu’en particulier, les Universités libres, comme
elles Pont fait jadis chez nous et comme le font leurs voisines d’Angie-
terre et d’Allemagne, viennent donner une impulsion nouvelle am
études scientifiques en créant des observatoires dotés d’ instruments
nombreux et perfectionnés. Ce ne sera pas un des moindres bienfaits
dont nous serons redevables & la liberté de Yenseignement supé-
rieur. .
L’ceuvre accomplie par la Société Ramond est trop digne d’intérit
pour que nous n’attirions pas sur elie ’attention de nos lecteurs : elle
a fait récemment l’objet d’un rapport & l’Académie des sciences, rapport
dans lequel sont relatées les phases diverses par lesquelles a successi-
vement passé cette entreprise!.
Il y a longtemps que les astronomes et les physiciens avaient songé
a établir un observatoire sur le Pic du Midi de Bigorre. Située, en effet,
au milieu de la chaine des Pyrénées, et se détachant en avant de la
créte générale, cette montagne s’avance comme an promontoire élevé
de prés de 3,000 metres, du haut duquel, au Nord, on domine les vastes
plaines de la Gascogne, et de l'autre cété, l'on voit se dresser toutes
Jes hautes cimes de la chatne depwis le Pie da Midi 4’Ossau jusqn'aut
points les plus élevés des Pyrénées Orientales. Placé de manitre &
recevoir directement le choc des grands courunts d’air de l Atlantique,
assez isolé d’autres crétes montagneases pour ne pas en subir des
influences de radiation, facilement accessible, soit & pied, soit & cheval,
ayant enfin un sommet suffisamment vaste pour recevoir des construc-
* Rapport sur le projet d'un observatoire physique au sommet du Pic du Midi
de Bigorre, soumis a [Académie par M. le général Ch. de Nansouty, au nom de
la Société Ramond. (Commissaires : MM. d’Abbadie, Janssen, Ch. Sainte-
Claire Deville, rapporteur.)
REVUE SCIENTIFIQUE 7
tions, le Pic du Midi réunit les conditions les plus convenables comme
emplacement d’un observatoire météorologique élevé.
Cette situation est éminemment favorable pour |’étude des grands
courants supérieurs de l’atmosphére, auxquels depuis quelques années,
la météorologie attribue, avec raison, une influence prépondérante sur
les phénométnes observés & la surface du sol. Les observatoires élevés
sont encore rares en Europe, ot !l’on ne pourrait citer que quelques
stations alpestres dont l’altitude dépasse 2,000 métres; il n’en est pas
de méme dans l’Inde anglaise et surtout aux Etats-Unis, oi le réseau
météorologique, fortement constitué, comprend plusieurs postes situés
sur des sommets, dont }’un, le Pike’s-Peak, dans le Colorado, atteint
4,340 metres. L’utilité da nouvel observatoire est donc incontestable
et l’on peut étre assuré que les travaux qui y seront exécutés condui-
ront & des résultats importants pour la science.
Mais ce n’est pas sans peine que ce but aura été atteint. Il y a trois
ans que la Société Ramond poursuit la réalisation de cette cuvre! :
elle a commencé par installer, le 1** aofit 1873, dans une hétellerie
située au col de Sencours, 4 500 métres au-dessous du Pic, un petit
matériel complet de météorologie (abri-Montsouris, thermométre,
psychrométre, actinométre, hyétométre, barométre, etc.). Des obser-
vations farent régulitrement faites pendant une campagne qui dura
soixante-dix jours.
L’année suivante, grace aux souscriptions recueillies, on put songer
4 s’établir pour l’hiver; malheureusement, le 25 décembre, un accident,
da & )’insuffisance de l’installation, forca le général de Nansouty et son
aide & une retraite précipitée, pendant laquelle ils ne durent leur salut
qu’aé leur intrépidité ef & une connaissance parfaite de la configuration
du terrain recouvert par la neige. |
La campagne de 4875 ne fut pas beaucoup plus heureuse; cependant
dés le début, au mois de jum, les observateurs rendaient aux popula-~
tions environnantes un service signalé, en les avertissant en temps
utile de la terrible inondation qui devait causer tant de désastres dans
le midi de la France. Mais, dans la nuit du 15 au 46 octobre, une ava-
lanche considérable ensevelit la modeste hétellerie sous un amas de
neige, d’ot. les observateurs ne purent sortir qu’avec les plus grandes
difficultés; Pabri météorologique, quoique construit en fer et fonte,
était brisé et les instruments broyés.
Le général de Nansouty et ses aides ne se sont pourtant pas décou-
‘La Commission chargée par la Société Ramond de la fondation de
l’observatoire, compte parmi ses membres : M. le genéral Ch. de Nansouty,
president; M. le pasteur E. Frossard, géologue distingue ; MM. les ingeénieurs
Peslin, Vaussenat, Hétier et Duportal.
918 REVUE SCIENTIFIQUE
ragés : apres avoir remplacé leurs instruments et pris quelques pré-
cautions contre le retour d’une semblable catastrophe, ils ont réoecupé
leur poste d’observation, résolus a y passer |’hiver tout entier.
Ce simple exposé prouve combien il est urgent de transporter a
bref délai, l’établissement météorologique définitif au sommet du Pic.
- Pour cela, la vaillante commission de la Société Ramond n’a rien né-
gligé : elle s’est adressée aux particuliers, amis de la science, aux so-
ciétés savantes, aux départements et aux principales villes du sud-ouest
de la France. Son appel ayant partout été entendu, elle a pu entre-
prendre la construction dés Pété dernier. L’Observatoire entier se com
posera d’une maison d'habitation, située & sept métres au-dessous du
sommet, en partie souterraine, n’ayant d’ouvertures qu’au midi, el
communiquant par un tunnel avec ung pitce circulaire voitée qui doit
contenir le barométre, Jes appareils magnétiques, etc. A peu de dis-
tance sera fixé solidement au roc l’abri-Montsouris, destiné a pro-
téger les instruments qui ont besoin de recevoir directement |’action
de lair.
Une pareille euvre, uniquement due & initiative de quelques hommes
dévoués et capable de rendre les plus grands services non-seulement &
science, mais aussi & la contrée ot elle a été entreprise, méritait évi-
demment de recevoir les encouragements et l’appui des grands corps
de |’Etat. Sur la propositon du ministre de ]’Instruction publique, le Con-
seil d’Etat a été saisi d’une demande en reconnaissance d’utilité pu-
blique qui permettra 4 la société Ramond de devenir légalement prv-
priétaire des terrains que lui concédent les communes de Bagnéres et
Baréges et des constructions qu’elle y établit. Enfin, conformément aw
conclusions du rapport de sa Commission, }’Académie des sciences a
accordé sa haute approbation au projet, en partie réalisé, qui a été
soumis & son examen, et aux résultats déja obtenus dans la station
provisoire du col de Sencours. Ces honorables adhésions ne peuvent
qu’assurer un succes bien mérité aux efforts de la Société Ramond.
P. SainTs-CLaire DEVILLE.
MELANGES
GINO GAPPONI
La mort du marquis Gino Capponi vient douloureusement nous rap-
peler lintention que nous avions depuis longtemps de faire connaitre
aux lecteurs du Correspondant le dernier ouvrage de l’illustre octo-
génaire !,:
La nouvelle de cette mort aura réveillé chez les survivants d’une
génération qui s’éteint, le souvenir de la vie italienne, telle qu’elle était
au moment out le continent s’ouvrit aux touristes, & Pissue des guerres
de la premiére république francaise et du premier empire. Parmi les
souvenirs d’un pays qu'un éloignement de plusieurs années avait rendu
une ferra incognita pour les voyageurs étrangers 4 la guerre et a la
politique, viendra se placer la brillante image du marquis Capponi.
Grand, beau, instruit, hospitalier, vrai type de cette noblesse du Midi,
que Bulwer aimait 4 dépeindre, a la fois un chevalier accompli et un
profond érudit, le marquis Capponi était toujours prét a faire les hon-
neurs de sa ville natale aux voyageurs qui avaient le bonheur de lui ¢étre
recommandés, et & tendre avec bienveillance une main protectrice a
V’étudiant obscur et pauvre dont il avait été le premier & découvrir le
mérite. C’était peut-étre, de tous les Italiens de cette époque, celui que
des hommes tels que ses contemporains, Byron, Shelley, Landor, et
tant d’autres illustres visiteurs de Florence, étaient le plus heureux
d’approcher et le plus fler de connaftre. Quelle période intéressante, que
celle de ce demi-siécle pendant lequel Gino Capponi fut la principale
figure de cette ville intelligente; que ce temps ov il était permis & un
pyotte de désirer que non-seulement toute |’Italie, mais « que le monde
entier fat la Toscane; » que ces heureux régnes de Ferdinand III
1 Storia della Republica di Firenze, di Gino Capponi. 2 vol. Firenze, G. Bar-
bera. 1875.
920 MELANGES
et de Léopold II, lorsque le grand-duché commengait & recouvrer son
équilibre aprés les vingt années de l’occupation frangaise et n’était pas
encore plongé dans la tourmente des tentatives insurrectionnelles qui
agitaient déja d’autres parties de I’Italie ! Florence, qu’on nommait alors
la moderne Athénes, gui comptajt parmi ses notabilités les réfugiés des
autres villes italiesnes et nourrissait dans son sein, par sa presse
comparativement libre, les germes du génie de Ja nation tout entitre,
Florence ouvrait dans les salons du vénérable Vieussieux un centre de
communication et d’échange d’idées pour tous les hommes distingués
de |’Europe, ainsi qu’un champ libre aux discussions sur tous les
sujets. Elle apparaissait alors comme une oasis politique, calme, mais
non indifférente, au milieu de la péninsule mécontente et tourmentee
par l’esprit révolutionnaire.
Capponi, dans sa jeunesse, rempli Sardentes sympathies et d’aspi-
rations politiques, et qui avait hérité de ses ancétres les idées d'indé-
pendance italienne, dont expression se trouvait dans les pages de
Dante et de Machiavel, ne pouvait qu’étre au premier rang des prolet-
teurs des exilés, et l’4me de ces associations qui, sous Je mince voile
de réunions littéraires, scientifiques et économiques, se souciaient4
peine de cacher un but politique. Il était Pun des écrivains de }'Anio-
logia, un des propriétaires de | Archivio storico, et un membre assidu
de la société des Georgoftlt; enfin un des esprits de ]’époque dont
s'inquiétait le plus la police ; mais la haute position dont il jouissait,
son caractére plus élevé encore, ses maniéres franches et loyales, la
hardiesse méme avec laquelle il exprimait ses pensées « séditieuses »
et « conspirait » & visage découvert, le plagaient toujours au-dessus de
Vinimitié du gouvernement, et s’il était signalé comme un homme
craindre et & surveiller, il était considéré aussi comme un homme’
ménager.
Encore jeune, le marquis Capponi fut atteint de cécité, fruit de ses
longues études, et ce fut avec l'aide d’un secrétaire qu’il entrepril les
vastes recherches et les travaux nécessaires & la composition de
belle histoire de la république de Florence, que nous avons devant
nous. Il est touchant de voir l’intérét qu’il portait de loin & son compe
gnon d’infortune, l’Américain Prescott, qui, sous le poids de Ja méme
infirmité que lui, avait écrit sa célébre histoire de « Ferdinand et d'lsa-
belle, » dont Capponi, a ses frais et sous sa direction, fit faire unt
version italienne. De méme que Prescott, et plus encore que Prescott,
Capponi suppléait au sens qui lui manquait par une promplitude el
une incomparable précision de mémoire des faits, des personnes, J@
dates et des localités, et cette faculté, déja remarquable trente-cing ans
auparavant, lorsqu’il était dans la force de ge, conserva sa viguetl
jusqu’aux derniers moments de sa vie. Malgré son travail incessant
MELANGES 921
pour terminer |’euvre a laquelle il s’était dévoué avecamour, il trouvait
du temps pour d’autres études, at ne cessa jamais de montrer a tous
le méme caractére serviable, sociable et enjoué. Aucun des grands
ehangements qui, en 1848-49 et en 1859-60, amenérent la fusion de la
Toscane avec le reste de l’Itahie, n’eurent lien sans que son influence
plus on moins directe s’y fit sentir, ou méme souvent que son active
intervention n’y apparat.
Cependant, son travail historique eontinuait sans interruption. On le
disait méme terminé, quoique le bruit circulét parmi ses amis que ]’au-
teur avait quelque répugnance & le publier pendant sa vie, et qu’il le
réservait pour ne paraitre qu’aprés sa mort. De meilleurs conseils heu-
reusement prévalurent auprés de lui, et |’année derniére, les deux beaux
volumes de la Storta della republica dé Firenze virept le jour.
Il n’y a pas de pays au monde plus riche en monuments historiques
que la république de Florence. Il n’en est pas nop plus dans lequel on
trouve autant de citoyens illustres qui, aprés avoir passé une grande
partie de leur existence & prendre part aux faits de histoire, ont ensuite
consacré autant de soin a les rapporter.
Kn tant que leurs écrits racontent les svbusinenis dans lesquels ils
ont eux-mémes joué le plus grand rdle (pars magna), les annales
d’hommes tels que Malespini, Dino Compagni, les deux Villani, Guic-
ciardini, Machiavelli, Varchi, et cent autres, peuvent servir de guides
précieux et fidéles. On a souvent élevé plus d’un édifice historique sur
ces fondations posées par des mains contemporaines ; et, méme depuis
que Gino Capponi eut entrepris son ceuvre sur histoire de Florence,
plusieurs écrits plus ou moins importants sur le méme sujet ont vu le
jour. De ce nombre sont ceux de C. Napier et J.-A. Trollope, en Angle-
terre, et un nombre infini en Allemagne, ot le champ de ]’érudition
florentine a été soigneusement giané par le baron Alfred de Reumont.
Le marquis Capponi lui-méme nous parle avee reconnaissance, dans
sa préface, d’un résumé de « Histoire de la république de Florence, »
par une Francaise, M™* Hortense Allard, et il fait allusion aux recher-
ches étendues entreprises par M. Thiers en vue de traiter lui aussi cet
intéressant sujet.
Cependant Vhistoire de Capponi ne pouvait manquer d’exciter, au
moins aux yeux de ses compatriotes, un intérét auquel aucun produit
d’une plume étrangére ne pouvait aspirer. Capponi résume dans ses
deux volumes la science accumulée dans les nombreux écrite dont les
bibliothéques et les archives de sa propre famille sont si richement
pourvues. Personne a Florence ne pouvait étre aussi maitre du terrain
que le descendant direct de Gino di Neri, Neri di Gino, Niceolo, Piero
Capponi, le proche parent des Strozzi, des Ridolfi, et de tant d’autres
grandes familles. Capponi n’avait que trop de documents sous la main;
ae
_ {27 a
922 MELANGES
néanmoins i] a produit une ceuvre a laquelle la critique la plus sévere
n’a trouvé d’autre défaut qu’une minutie par trop excessive et une im-
partialité parfois trop scrupuleuse. Dans la forme et dans le style, Cap-
poni est demeuré parfaitement Italien, et, & tort ou & raison, il n’a pas
voulu chercher hors de I'Italie sa méthode historique.
Par malheur une chronique de mille années, condensée en mille
pages, doit nécessairement paraitre parfois maigre et aride. En effet,
l’auteur réserve peu de place aux descriptions et aux portraits, ou 4
l’examen des mobiles qui ont fait agir les personnages dont il parle. 1
laisse l’histoire se raconter elle-méme platét qu’il ne la raconte. A l’ex-
ception de quelques grands poétes, écrivains et artistes, tels que Dante,
Machiavelli, Cuicciardini, Michel-Ange, les nombreux acteurs de ce
drame hérofque de Florence entrent en sctne sans fortéura, sans intro-
duction formelle, et se retirent sans avoir été objet d’aucune mise en
scéne préalable ou ppstérieure. L’historien semble prendre a tache de
laisser déméler leur disposition d’esprit, leurs vues et leurs intentions,
d’aprés leurs discours et leurs actes, s’aventurant rarement A pro-
noncer un jugement sur leur conduite et demeurant jusqu’a la fin non
moins sobre de louanges que de blame. I] ne faudrait pas croire, pour
cela, que le livre soit dénué de charme : le style en est viril, sobre et
élégant, et les personnages qui ont eu le bonheur de connaitre l’illustre
auteur de fa Storta della Republica di Firenze, de le suivre dans sa
carriére politique et littéraire, de jouir des charmes de sa conversation
dans cette belle langue du Dante dont il savait se servir mieux qu'un
autre, n’hésiteront pas 4 dire que le mot « le style c’est Phomme »
semble avoir été fait pour Gino Capponi.
Capponi raconte dans sa préface que M. Thiers avait \’habitude de
dire que, comme il lui paraissait que le monde marchait vers une
démocratie, il fallait étudier, de préférence a toute autre, l'histoire de
Florence, puisqu’elle était la plus démocratique des temps anciens et
modernes .
Il ne nous semble pourtant pas que la démocratie florentine soit de
nature 4 fournir de trés-salutaires lecons aux temps modernes. Florence,
comme l’ancienne Rome, était une Cité et non un Etat. Les institations
de la Cité ne s’étendaient pas au-dela de ses murs; ses possessions et
ses dépendances étaient régies par des lois féodales ou municipales,
faites selon sa volonté; elles n’étaient pas réprésentées dans ses con-
seils et n’avaient aucune voix dans ses délibérations. Au dedans de ses
murs, régnait peu d’ordre et encore moins de liberté ; aussitét qu’on a
‘ Soleva dire il signor Thiers, che a lui parendo andare il mondo a una
democrazia, era sopra ogni altra da studiare questa, come la pil democra-
tica dei tempi antichi e dei moderni. Al Lettore, p. 6. (Storia della Repu-
blica di Firenza di Gino Capponi.)
MELANGES 923
pu soustraire l’autorité souveraine des mains du Podesta (toujours un
étranger) qui, pendant quelque temps, a représenté l’empereur, mais qui
fut bientdt astreint aux simples fonctions de juge, cette autorité fut
transmise & des magistrats, élus il est vrai par le peuple, mais toujours
sous ]’influence de la faction prédominante, et dont on ne trouve moyen
de neutraliser le facheux ascendant que par une seigneurie (Signoria)
nommeée pour un terme de deux ou trois mois, et dont les membres
étaient tirés au sort. Malencontreuse forme de gouvernement que Cap-
poni n’hésite pas a appeler « funeste » puisqu’elle abaisse 1’autorité des
magistrats et, avec elle, la dignité et la sécurité de ]’Etat. Du reste, cet
expédient primitif n’a pas empéché une famille opulente de la ville —
celle des Médicis — de fonder une autocratie qui, aprés avoir été
exercée par eux sous la forme d’un ascendant purement moral et bienfai-
sant pendant trois quarts de siécle, a dégénéré en un despotisme absolu.
Il est vrai qu’il y a un cété brillant & ce sombre tableau. L’anarchie
que les Florentins appelaient « liberté » fut remarquable par ses mer-
veilles d’énergie publique et privée et par les vertus patriotiques qui ren-
dirent la cité riche et son nom célébre dans les plus lointaines régions.
Sans doute, si l’agitation, la lutte et les changements perpétuels peuvent
étre regardés comme le plus grand bonheur d’un Etat, on peut dire que
fa periculosa libertas des premiers temps de la démocratique Florence,
était préférable & la justa servitus des dernitres années de )’aristocrati-
que Venise. Mais il est difficile de voir comment M. Thiers pourrail
édifier sur le modéle de Florence, méme modifié d’aprés les idées mo-
dernes, une démocratie ayant pour base la liberté et la sécurité. _
- L’Histoire de la Toscane offre donc un vif intérét et un enseignement
utile, que les hommes d’Etat de l’école de M. Thiers sachent ou non dis-
cerner lesquels de ces exemples doivent étre suivis et lesquels doivent
étre évités. Jamais peut-étre ces exemples n'ont été exposés d’un facon
aussi claire et sous une forme aussi frappante que par la plume de
Villustre Gino Capponi, dont ]’Italie tout entitre déplore aujourd'hui la
perte.
Il est presque superflu d’ajouter ici que la mort du marquis Gino
Capponi fut conforme aux sentiments religieux de toute sa vie. Lui
aussi pouvailt dire, comme le vieux Tullio Dandolo: Anzt tutto son
cattolico e Italiano. C’est en gardant ce double caractére qu'il prit part
aux événements de son pays en 1848-1849. Mais qui se souvient
aujourd’hui des efforts tentés alors par le marquis Capponi, d’accord
en cela avec Gioberti, le président du conseil de Charles-Albert, pour
envoyer une armée piémontaise au secours du grand-duc de Toscane
et ramener le Saint-Pétre & Rome? Et qui se souvient des paroles pro-
phétiques qu’il prononga plus tard au Sénat, lorsque la révolution
fut accomplie, lorsqu’on agita la question de la capitale et d’une
40 mans 1876. 60
924 MELANGES
résidence dans la Ville éternelle pour le roi d’Italie? « Mais tous ces
« palais seront au-dessous de celui du Vatican, élevé depuis des siteles
« par ce levier puissant qui est la religion. Celui qui occupe le Vatican
« ne peut reconnaitre personne au-dessus de lui, et ce palais, s'il
« Pabandonnait, il en résulterait une solitude épouvantable. »
Nous ne saurions mieux terminer ces lignes sur Gino Gapponi et son
quvre, que par quelques-unes des paroles qui viennent d’étre pronon-
cées sur sa tombe. :
K agers Qualités rares de l’esprit et de l’Ame, noblesse de race, fei
religieuse, nature éminemment artistique, tout se trouvait merveilleuse-
ment harmonisé en Gino Capponi pour exercer une puissante influence
sur son époque et sur son pays. I] l’a exercée, en effet, jusqu’au der-
nier jour d’une vieillesse prolongée; car ni la cécité, ni l’dge n’ont
jamais troublé la sérénité de son esprit, la vivacité de ses espérances,
ni la fermeté de sa foi.
« Sa réputation comme citoyen, comme écrivain et comme homme
d’Etat demeareront pour toujours. »
Au mofment od s’imprimaient ces lignes, la ville de Florence faisait
célébrer un service solennel pour le repos de ]’4me de l’illustre citoyen
qu'elle venait de perdre. Selon l’usage italien, la facade de 1’église de
Santa Croce, ot le service avait lieu, était décorée d’inseriptions en
Yhonneur du défunt, dont elles proclamaient les vertus, le patriotisme
et le talent, et parmi lesquelles nous remarquons celle-ci :
« I] ne crut point & la civilisation sans Dieu; i] revendiqua hautement
pour le christianisme l’honneur de toutes les conquétes civiles de ]’Eu-
rope moderne. »
Un de nos compatriotes dont le nom est une autorité, M. Adolphe de
Circourt, qui se trouvait 4 Florence et qui assistait & cette cérémonie
& voulu, comme ami et comme Francais, payer aussi son tributé la
mémoire de Gino Capponi. Nous regrettons de ne pouvoir citer la belle
lettre qu’il a adressée au syndic de Florence et que nous apportent Jes
journaux d’Italie, mais nous nous associons pleinement aux sentiments
qu’elle exprime.
xe
_La question d’Orient, dont les grands politiques se préoccupent si
vivement, a un céte auquel ils regardent peu et qui a cependant, méme au
fe de vue philosophique, une grande importance : cest le cdté religieux.
ue peut faire espérer, non-seulement & la religion, mais 4 la civilisation,
la prepondérance des Czars se substituant a celle des Sultans? L’Orient a-t-
il a y gagner ou ay perdre, sous ce double rapport? Telle est la question que
re pose ct discute le P. Tondini dans un livre savant et plein de documents
curieux, qui parait aujourd’hui sous ce titre . Le Rome et ies Papes
de UEglise orthodoxe. (1 vol. in-12, librairie Plon et C*.)
QUINZAINE POLITIQUE
10 mars 1876.
Dans l’intervalle des deux élections, c’est-d-dire du 20 février
au 5 mars, nous n’avons vu que se continuer, peut-etre un peu
moins vive, l'agitation qui avait remué le pays durant la période
antérieure. Mémes éléments, méme lutte et méme confusion. Les
partis suivaient la direction de leurs premiers mouvements. C’est a
peine si, en quelques endroits, certains désistements, en diminuant
les compétitions, simplifiatent la mélée et affaiblissaient le bruit.
Pour plus d'un spectateur, cette fin était d’ailleurs comme indiffé-
rente. Non-seulement on devinait presque les choix du 5 mars:
car, avec les données du 20 février, les prévisions devenaient faciles,
et la part de l'inconnu était petite. Mais, méme incomplet, ]’événe-
ment du 20 février suffisait 4 déterminer l'avenir : l’expectative
était moins tournée vers les députés qu’on allait élire que vers ceux
qui étaient déja élus. L’inquiétude des uns avait déja tous ses
doutes, la joie des autres toutes ses espérances ou ses suretés. La
question était posée. Quel ministére pourra régner dans cette As-
semblée? Quel sera le mode possible de gouvernement? Quel sera
le sort de Ja République aux mains d'une telle majorité de répu-
blicains?
L’alarme des conservateurs, celle surtout qui s'est manifestée 4
la Bourse, a mécontenté les victorieux. Naguére, quand I’argent des
rentiers, qui de sa nature est chose craintive et fuyante, se retirait
un peu ou se cachait, certains républicains austéres et vaillants lui
reprochaient volontiers d’étre lache en politique. Cette fois, autre
et nouveau reproche: ils l’ont accusé de dépit et de perfidie; & les
entendre, sa frayeur était feinte et ne servait qu’a des calculs.
Cette colére ne nous étonne pas trop. De tout temps les triompha-
teurs se sont irrités plus ou moins du deuil et méme de la défiance
des vaincus; et notamment ceux qui promettent la fraternité, |’éga-
lité, la liberté, n’aiment pas plus devant eux le scepticisme que la
résistance. Mais qui ne le sait? Ceux d’entre eux qui font peur ne
sont pas hommes a se laisser émouvoir par la peur du public : car
ils ont cette foi du fanatisme qui met autour du cceur le triple airain
dont le poéte a parlé; et puis, leur hardiesse d’aujourd’hui leur
parait 4 eux si timide, comparée 4 l'audace qui de leurs songes
pourrait venir animer leurs actes! ils rient donc 4 voir trembler
devant eux. Il y a aussi les naifs, qui, avec la crédulité la plus in-
926 REVUE POLITIQUE
nocente du monde, croient que I’ Assemblée, telle qu'elle sera, ne
peut que se montrer bienfaisante et nous rendre bienheureux :
ils s indignent qu’on ose prendre pour des menaces les félicités que
leurs Catons apportent a Versailles dans les plis de leur toge répu-
blicaine. Il y a enfin ceux qui jouent la comédie de la confiance,
et, d’autre part, ceux qu’abuse dans leur honnéteté la farce de
tempérance et de modération jouée aujourd hui par M. Gambetta.
Gertes, la comédie de la peur ne nous plait pas, 4 nous, plus que
l'autre: elle peut codter trop cher, non-seulement 4 la fortune
publique, mais a la liberté de la France; et devant une Europe
si attentive 4 nos actions, notre patriotisme nous |’interdirait
d’abord. La peur a ses dangers: si nous n’en étions avertis par
notre histoire contemporaine, nous le serions par les cris aigus des
bonapartistes habiles, par les épouvantes boursouflées de ceux
d’entre eux qui, comme M. Rouher et M. Raoul Duval, nous ont
donné, la semaine derniére, le spectacle de poses si tragiques.
Mais les républicains se tromperaient, si l’alarme du 21 février leur
paraissait artificielle. Une Assemblée qui sera tentée de faire la
souveraine en invoquantcomme droit supréme la souveraineté du
peuple; une Assemblée ou les modérés ne sont qu'une centaine; ou
les violents formeront deux grandes minorités qui se dresseront
l’une contre l'autre; ou tot ou tard, dans les mouvements et le heurt
de ces deux minorités, la masse sera emportée par l'impulsion de
l'extréme gauche; ou les traditions des élus et les espérances surexci-
iées dans le cceur des électeurs pousseront la majorité de reven-
dication en revendication : voila bien de quoi justifier la crainte de
tous ceux qui ont un peu de clairvoyance. Les monarchistes ont
fait vivre la république sans |’aimer; Jes républicains la feront pénr .
par leur amour : ainsi pense plus d'un conservateur. Vous le niez.
Soit, mais dissipez donc nos alarmes dans cette Assemblée, par la
sagesse de votre conduite aussi bien que de vos discours!
On nous dira peut-étre que l|'élection du 5 mars ne semble nuile-
ment faite sous l’empire d'une telle crainte, puisque la plupart des
élus sont encore une fois choisis dans les rangs de la gauche. Nous
le reconnaissons. Les illusions qui se jouent de l’esprit de la foule, en
ce moment, ne se seront pas si vite envolées. Au surplus, le suffrage
universel n’a pas la sagacité qui prévoit : il ne sait guére voir que
le présent et dans le présent que ce qui est visible 4 tout le monde.
ce qui est écrit a larges lettres et avec des traits de feu. Non, la
France, non la nation qui vote et qui ignore n’apercoit pas le péni:
mais, Si ses yeux sont fermés a la lumiére plus ou moins lointaine
‘de ce péril, il ne s’ensuit pas que ce péril ne soit pas réel. Le jour
ou le mal éclatera, o4 se précipitera-t-elle sous laiguillon de son
REVUE POLITIQUE 27
épouvante? Et ce jour-la, aurons-nous assez de force, nous autres
modérés, pour empécher que, par réaction, elle ne se jette dans
un ‘mal opposé? Que la gauche, aujourd’hui si confiante, yeuille
bien y prendre garde. Assurément, nous serions heureux qu’elle
démentit nos présages. Si ce n’était comme Francais et gens de
bien, ce serait par politique que nous appellerions de tous nos voeux
la paix et la prospérité, ce serait un intérét de parti qui nous indui-
rait & souhaiter dans cette Assemblée le régne de la justice
et de la tranquillité : car quand linquiétude, qui ne trouble
maintenant que la pensée d’un petit nombre, sera dans le pays un
sentiment général et profond, quand |’Assemblée aura commis des
fautes égales a celles qui discréditérent les républiques de 1792 at
dle 1848, ce n'est pas de nous, vraisemblablement, que la peur de
cette méme foule, hélas! sourde 4 nos avis d’aujourd’hui, daignera
prendre conseil et entendre les priéres : déja, en face des révolu-
tionnaires qui créent le désordre, la France en a qui promettent
‘ordre; méme quand la démocratie la perd, elle a une démocratie
qui prétend la sauver; et bien que les plus sinistres lecons eussent
du et pu l’instruire enfin, le suffrage universel, tel qu'il.est en 1876,
ne parait capable encore que de fonder tour 4 tour des républiques
radicales ou des monarchies césariennes.
S'il y a, dans la gauche, quelques observateurs de sang froid
qui veuillent bien considérer avec attention |'élection du 5 mars,
ils constateront ce qu’ont puen quinze jours ces préventions et ces
soupcons de la peur. Qu’annoncaient les staticiens républicains qui
faisaient d'avance, pour le 5 mars, |’énumération de leurs victoires?
Ils comptaient 70 républicains, 24 conservateurs, 14 bonapartistes.
Leurs augures ont presque dit vrai pour les conservateurs, dont 29
sont élus; de ce cdté, la proportion augmente un peu. Mais les
républicains sont moins nombreux qu'ils n’avaient espéré : 53 seu-
lement sont nommés et beaucoup, comme MM. Poujade et Escanié,
ne le sont que par la grace d'une dizaine ou d'une centaine de
suffrages. Or, & qui profite ce décompte de républicains? Aux amis
de M. Rouher, qui gagnent 12 ou 13 places de plus que les calculs
de la gauche n’avaient présumé. Le fait a sa signification : il peut
donner la mesure de I’avenir. Il y a eu au lendemain du 20 février,
des alarmes réelles; il y a eu, au 5 mars, un parti habile jus-
qu’au charlatanisme, qui a su exploiter ces premiéres craintes.
C’est maintenant 4 la gauche de juger, de conclure et d’agir.
Elle sera libre, dans I Assemblée, de changer en raisons palpa-
bles et immédiates les vagues pressentiments qui ont causé ces
craintes : dés ce jour, elle est responsable de l'avenir. Mais bien
aveugle la République si, aprés l'avertissement d’hier, elle ne
928 REVUE POLITIQUE
voit pas que le radicalisme, c’est le commencement de l’Empire!
Les républicains s'applaudiront-ils , dans quelques mois encore ,
d’avoir tant triomphé des monarchistes? Nous en doutons. Ils
ent voulu terrasser les conservateurs d’abord; et, avec l'aide
directe ou indirecte des bonapartistes, ils ont eu la gloire de vaincre
ou méme d’écarter de la lutte un trop grand nombre de ces « mo-
dérés » dont la génante sagesse retardait de part et d’autre l’espoir
avide des violents et des impatients. Les républicains et les bona-
partistes ont bien enfin la joie qu’ils s étaient promise, celle davor
un champ clos et de commencer leur duel. Ils se battront dans cette
Assemblée, les hommes d'avant le 4 Septembre et ceux d'aprés
M. Gambetta et M. Rouher ont chacun autour d’eux |’état-major de leur
choix. Quels assauts 4 cette tribune! Toutes les injures et toutes
tes malédictions, tous les griefs du passé, toutes les hontes et toutes
les tristesses de la France vont s’y rner avec eux. Du 2 Décembre
4 la journée de Sedan et de celle-ci au 8 février 1874, il n’y aura
‘pas un souvenir insultant ou funébre qui ne vienne retentir dans ce
combat, aux oreilles de |’Europe. Les républicains attendent, dit-
on, avec une confiance plus que valeureuse, les défis et les prove
cations que M. Rouher, par systéme et selon un dessein facile 4
concevoir, multipliera et redoublera de jour en jour. Oui, les répu-
blicains ont cette confiance : leur force numérique la leur donne.
Mais la victoire ou la défaite importera peu au parti bonapartiste
dans cette Assemblée : ce qu'il veut dans la bataille, ce n’est pas
encore la fortune, ce n’est pas encore Phonneur de son drapeau:
c'est la bataille méme, c’est le tumulte et l’agitation, c’est lexcés du
vainqueur; c'est tout ce qui souléve le dégout ou Ja pitié dans ce pays
jaloux d’ordre et de repos, dans ce pays d’opinions variables ¢
d’émotions soudaines. Et d’avance nous plaignons fort les politiques
du parti républicain, si leur témérité se préte a la tactique de
M. Rouher, et si dans les hasards et dans l’acharnement de cette
guerre, une heure ne vient pas ow ils auront regretté les adversaires
loyaux qu’ils avaient dans nos rangs et qu’ils.ont abattus sous les
pieds de M. Rouher autant que sous ceux de M. Gambetta! Nous
les plaignons si, tot ou tard, considérant d’un regard plus juste les
intéréts de la liberté et de la France, ils ne sentent pas que des a-
tagonistes tels que nous valaient mieux, dans l’Assemblée, que de
ennemis comme M. Granier de Cassagnac et M. de Saint-Paul, 0
des auxiliaires comme M. F. Raspail et M. Duportal.
Il y a mille conjectures 4 former sur les destinées de cette As
semblée et de la France. Ce qui parait sir, c’est qu'il n'y 3 p&
un homme sagace qui n’ait aujourd’hui des pressentiments triste’.
Depuis 1874, la France a vécu dans !’inconnu et le variable. Elle
REVLE POLITIQUE 929
n’y aura jamais été plus que dés ce moment. Son gouvernement,
sans doute, a un nom et une Constitution : tout y semble précis
et définitif; mais, les républicains eux-mémes ayant l’ambition se-
créte et plus ou moins fiévreuse d'un changement, il se trouve que
personne ne croit 4 la stabilité de rien : pour les républicains, le
nom seul est fixe: pour les autres, pas méme le nom. Et pourquoi
ce doute? Pourquoi l'incertitude et la peur? C’est que cette Assem-
blée, ou domine pourtant une majorité si républicaine, semble in-
capable ni de concilier le régime républicain tel qu'elle le souhaite
avec le pouvoir du maréchal de Mac-Mahon tel qu'il veut et doit
Vexercer, ni de faire durer la république, si ce pouvoir du maré-
chal de Mac-Mahon se brise dans le choc ou tombe de lui-méme.
damais, de tous les problémes qui, depuis cing ans, ont tour-
menté imagination de nos hommes d’Etat, il n’y en eut de plus
grave et de plus difficile que celui-la ; les plus ingénieux ne savent
ni comment associer M. Jules Simon 4 M. le maréchal de Mac-
Mahon pour gouverner avec la gauche, ni comment, sans la gauche,
gouverner avec cette Assemblée. Faut-il compter sur la faveur
d’événements imprévus? Faut-il, par exemple, supposer que la vue
des violences qui pousseront les uns contre les autres les bonapar-
tistes et les radicaux, aura la vertu de rendre modérés bien des
républicains dont la modération est aujourd'hui plus qu incertaine ?
Faut-il penser que, l'urgence du péril ramenant de part et d’autre
4 un sentiment commun du besoin national et social bien des vo-
lontés honnétes maintenant séparées ou méme ennemies, des rap-
prochements heureux s’opéreront dans cette Assemblée et dans le
pays? Faut-il se fier 4 l'inquiétude de M. Thiers, qui verrait, dit-on,
ses espérances républicaines tellement outrepassées qu'il songerait
a leur tenir téte dans l'attitude'd’ un modérateur? Faut-il croire aux
rumeurs qui annoncent une rivalité de M. Thiers et de M. Gam-
betta et qui prédisent des hostilités pareilles 4 celles de Péricleés et
de Cléon dans la république athénienne, des hostilités comme celles
dont l'histoire de 1874 fut témoin 4 Bordeaux? Nous ne pourrions
l'affrmer. Qui oserait rien aflirmer 4 une telle heure et aprés les
graves démentis que l’inconstance des hommes ou le caprice de la
fortune ont donnés, durant ces cing années, aux prédictions des
plus sensés et des plus perspicaces?
M. Gambetta n’aura pas trop de tout son art génois pour préserver
des folies et des fureurs du radicalisme la république dont il est le
tribun et qui lui promet, parait-il, un consulat. Nous l'avons en-
tendu 4 Lyon s‘écrier que la victoire du 20 février était celle de
la république sur « le cléricalisme. » Ce qu'il y a de vain, de faux
et d’injuste, dans cette assertion, on ne |’ignore pas. Ce quelle a
930 REVUE POLITIQUE
dagréable pour M. de Bismarck et ce quelle a ainsi d'impolitique
pour un patriote francais, on le comprend. Ce qu'elle a de perfide,
on le devine. M. Gambetta ne croit pas, évidemment, aux chiméres
du radicalisme, avec la foi mystique et sotte de la plupart des
siens. Il n’en voit pas seulement l’inanité; il les sait périlleuses.
Il est trop intelligent, il a trop de sens pratique, pour ne
pas reconnaitre que ces réformes absolues, la France, méme en
république et méme aprés avoir élu une Assemblée républicaine,
ne les supporterait pas. Ou détourner cependant les appétits du
radicalisme? A quoi employer lactivité de ses songeurs? M. Gam-
betta leur offre une proie, I’Eglise. Pauvre habileté ! Que M. Gam-
betta oublie lhistoire de ses devanciers, de ceux qui, méme en
renversant les autels et en tuant les prétres, n'ont pas détrut
lEglise, nous ne sommes pas étonnés de cet oubli. Que M. Gam-
betta pense ranger derri¢re lui, en poussant ces cris de haine, un
certain nombre de sectaires et d'ignorants, une certaine tourbe de
populaire, des gens dont toute la politique consiste dans la haine
du catholicisme, nous n’en sommes pas davantage surpris, bien
que nous n’ayons jamais pu découvrir quelle logique ou quelle ne-
cessité devait allier l'idée de la république a celle de Virréligion et
du positivisme. Mais, 4 n’envisager avec M. Gambetta que ['utilite
politique de son dessein, nous dirions encore qu'il se trompe. Il et
possible, en effet, qu'il assouvisse quelque temps la rage des radi-
caux en leur fournissant cette pature du « cléricalisme. » Ce temps
toutefois ne sera pas long. Les radicaux voudront plus et le voudront
bientot : ils ge sacrifieront pas 4 M. Gambetta leurs autres veut,
le reste de leurs convoitises; il y a dix points dans le minimun
des félicités sociales dont M. Laurent-Pichat nous a énoncé la for-
mule. La satisfaction que M. Gambetta leur aura donnée ne les
aura donc pas rendus plus sobres : ils sauront bien par une autre
intempérance ruiner la sage république de M. Gambetta. Au sur-
plus, M. Gambetta peut en étre assuré : cette guerre religieuse
qu’aé sa manitre et aux applaudissements de Berlin, il veut tenter
en guise de diversion, croit-il qu’en contentant les radicaux, elle puis
n’éveiller dans la conscience des conservateurs qu'une crainte inel-
fensive, une indignation qui soit sans armes contre la république?
Croit-il que cette étrange facon de soustraire le radicalisme au mal
qu'il peut commettre autrement, ne soit pas un mal aussi, un mal
qui alarme la France et qui augmente contre la république /
défiance et la haine? Et ne peut-il donc pas prévoir que M. Rouber
montera a la tribune pour défendre I’ Eglise ?
Certes, nous ne le disons pas sans douleur : cette excessive ma-
jorité de la gauche, ce commandement que M. Gambetta saisit dar
REVUE POLITIQUE 931
Y Assemblée, ces desseins des radicaux et leurs tressaillements de
joie, sont des signes qui ont causé une véritable inquiétude au-dela
de nos fronti¢res, partout ou. un homme d’Etat, sentant que la
France manque en Europe depuis 1870, observait d'un regard bien-
veillant le travail de notre réparation nationale. Nous savons bien
qu’en Prusse on a salué de compliments aimables et de souhaits
chaleureux cette Assemblée républicaine, radicale et bonapartiste.
Les journaux de la gauche ont pu, sans qu’aucun scrupule de pu-
deur patriotique en réprimat l’envie, citer amplement les journaux
allemands qui feélicitaient la république : que M. d’Arnim n’est-il
encore ambassadeur, pour recevoir une dépéche de M. de Bismarck
comme celle dont on se souvient? Mais nous |’affirmons : hors la
capitale ot régnent M. de Bismarck et M. de Moltke, il n’y a pas
une cour, il n’y a pas un gouvernement en Europe owt la nouvelle
de nos élections n’ait produit quelque crainte ; et nous en pourrions
nommer qui se sont mis 4 regretter tout 4 coup, pour la force de la
France et l’avenir de l'Europe, la monarchie qui semblait faite et ne
s’est pas faite dans l’automne de 1873.
Le salon d’Hercule a vu le Sénat et |’Assemblée recevoir leurs
titres constitutionnels. Cette cérémonie et les opérations prépara-
toires n’apprendront rien ou presque rien a |’anxieuse curiosité du
public. Comment se formeront les groupes? La majorité agira-t-
elle sur le gouvernement dans le choix des ministres? La lutte des
partis sera-t-elle acharnée dés le début, dans la vérification des
pouvoirs? Nous n’essaierons de rien préjuger dans une telle per-
plexité. On nous permettra méme de dire que devant une Assem-
blée ot nos opinions sont vaincues d’avance et out les conserva-
teurs portent tant de craintes, nous avons de nouveaux devoirs de
discrétion et de réserve. Nous n'‘oublierons jamais qu’aprés tout,
cette Assemblée, avec le Sénat, représente la France: notre défiance
ne nous Otera pas le respect. Mais, si nos conseils n’ont aucun droit
dans cette majorité qui ne représente pas, comme celle de 1874,
nos idées et nos espérances, nous aurons du moins, au nom de
la société ou de la patrie, plus d’une priére vraiment suppliante a
lui adresser. Puisse-t-elle n’y pas fermer l’oreille! Puisse-t-elle
écouter parfois, 4 la tribune, ceux de nos amis qui viendront lui
parler d’ordre et de paix! Il dépend de la gauche que cette date du
8 mars 1871 marque un temps de repos ou de trouble. Il dépend
d’elle que la République soit 4 jamais maudite ou qu’elle force
lestime aprés la docilité. Il dépend d’elle que la France continue
peu a peu de reconstituer sa fortune, ou qu’elle soit bientdt dégoatée
de sa liberté, découragée de l’essai, mare pour le despotisme et
assez misérable pour subir encore une fois l’audacieuse et mépri-
932 REVUE POLITIQUE
sante volonté de l’étranger! La gauche est maitresse de la Répu-
blique et de nos destins: elle a dans |’Assemblée la puissance
qu'elle avait longtemps souhaitée; ses actes seront la mesure du
régime qu'elle a tant préconisé; elle est pleimement justicable de
la France, et dés ce jour le jugement de Vhistoire l’attend: la
république des républicains a commencé son ére.
Depuis que, s'inclinant devant l’injustice et J’ingratitude popu-
laire, M. Buffet s'est retiré, le gouvernement est en proiea une
crise ministérielle dont la fin, en vérité, parait d'heure en heur
impossible. Ce serait un long récit que celui de tout ce qui se dit et
ne se dit pas, de tout ce qui se fait et se défait durant chacune de
ces quinze journées déja perdues 4 la recherche d’un ministre de
l’intérieur. Assurément, nous rendons un sincére hommage aux el-
forts honnétes et laborieux de M. Dufaure, quia pris en ses mains
ce trayail pénible et jusqu’a présent malheureux: les copservateurs
le secondent, sinon d’une assistance qui n’est plus en leur pouvoir,
du moins de Jeurs veux et de leur estime; ils savent bien que les
bonnes intentions de M. Dufaure sont, précisément, au nombre des
difficultés qui retardent son choix ou qui entravent son consente-
ment. Nous ne sommes pas non plus de ceux qui croiraient 0 ppot-
tun de railler le centre gauche de l’impuissance ow il jparait cue,
apres tant de promesses et d’assurances: cette impuissance, i elle
dure, si elle stérilise les derniéres ressources du moment, si elle
agegrave le péril, ne doit et ne peut qu’étre déplorée par les consel-
vateurs. Ils n’ont aujourd’hui, méme dans leurs discours, le losir
d’aucunes représailles, et le sentiment du bien public les éléveau-
dessus des souvenirs irritants : le centre gauche les trouvera ples
équitables et plus bienveillants qu'il n’a été pour eux. Mais com
ment ne pas s’attrister de délais qui, de minute en minute, renent
I'euvre de M. Dufaure plus ardue et la patience du maréchal de
Mac-Mahon plus douloureuse? Il edt fallu présenter 4 cette Asseir
blée un gouvernement réorganisé, un programme net, un ministére
ferme autant que modéré : peut-étre edt on saisila direction de cette
Assemblée, dans la période de commencements indécis 00 ¢
va elle-méme faire ses essais ; en tout cas, on se fit épargné le n>
que d’un conflit, comme celui qui peut mettre aux prises les prile-
rences de la majorité avec celles de M. Dufaure et du chef de I'Etat;
on ne serait pas, comme on le sera demain peut-dtre, soit expos
des interpellations plus ou moins impérieuses, soit forcé de sua
une pression qu'on ne pourra supporter.
Au milieu de ces doutes et de ces alarmes, les conservateurs savet!
au moins leur devoir : ils ne regarderont pas au drapeas, 25
lennemi; ils ne marchanderont pas 4 M. Dufaure leur bonne foi et
REVLE POLITIQUE 933
leur courage; ils lutteront avec le maréchal de Mac-Mahon contre
le radicalisme de M. Gambetta comme contre celui de M. Naquet; ils
seront les auxiliaires indépendants, mais loyaux et désintéressés, du
ministére qui, sous les auspices du centre gauche, entreprendra de
garantir l’ordre contre les utopies et les violences de |’extréme gau-
che; ils n’aliéneront pas leur volonté, mais leurs libres services sont
dévoués d’avance a tout ce qui préservera sans faiblesse ces grands
intéréts de la société plus que jamais inséparables du sort méme
de la patrie. Ils seront patients. Mais que la gauche s'en souvienne
bien : si elle abusait de cette patience, |’abus serait bientét puni. La
France, méme quand elle livre ses destinées 4 des assemblées comme
celle-ci, reste au fond conservatrice, parce qu'elle réserve toujours
Sa paix ou son honneur; et l'on sait par des exemples mémorables
qu'elle répare ses erreurs comme elle les fait, c’est-a-dire avec
une force soudaine et irrésistible. Ce souvenir devra tempérer |’ar-
deur des républicains, s‘ils veulent vraiment que la république des
républicains ne périsse pas bien vite par leur seule et propre faute !
Pendant nos débats et nos angoisses, un grand événement s’est
accompli au pied des Pyrénées: don Carlos, abandonné par la for-
tune, a remis au fourreau son épée; il a traversé la France, pour
aller demander a l’Angleterre une hospitalité qui, par l’indignité
d’on ne sait quelle plébe, a été outrageante pour lui, dés qu'il a tou-
ché le seuil de cette terre maintenant plus clémente, parait-il, aux
démagogues criminels qu’aux princes malheureux. I] y a pourtant,
devant l'homme et |’armée qui viennent de soutenir cette étonnante
lutte de trois ans, un sentiment de respect et d’admiration que
personne ne devrait leur refuser: ils ont été héroiques dans leur
constance; ils ont fait des prodiges dans leur déniment. Que tant
de sang versé ne soit pas stérile pour l’Espagne! C’est, au lende-
main d’un tel drame, le veeu de quiconque voudrait sentir en Eu-
rope une puissance de plus pour |’équilibre de ce monde tremblant
ou pése la prépondérance du nouvel empire d’Allemagne. Et de
méme, Vhistoire de notre pays hélas! permet bien a nos craintes de
souhaiter que la guerre civile, qui vient de finir au-dela des Pyré-
nées, n’ait, ni cette année, ni de longtemps, ni jamais, en deca de
la frontiére, une seule de ces journées terribles : car les Vosges ne
sont pas pour nos folies et nos fureurs une protection qui nous dé-
fende au moins de l’intervention étrangére, comme |’Espagne en a
été défendue.
Auguste Boucuer.
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LES LIBERAUX
ET LA LIBERTE SOUS LA RESTAURATION
JI]. —- UNE GENERATION NOUVELLE. — LA JEUNESSE DE M. THIERS.
L ECOLE DU GLOBE.
I
Les élections générales qui, au printemps de 1824, en plein
succés de la guerre d’Espagne, avaient porté 4 son apogée la fortune
de la droite, furent le point de départ d'une phase nouvelle dans
histoire de la gauche. Nous avons dit quelle avait été la conduite
de ce parti pendant les premiéres années de la Restauration !. Des
hommes modérés avaient tenté d’assurer la paix sociale et de
fonder un gouvernement stable et libre, en réconciliant la France
ancienne et la France moderne; par ses exigences imprudentes et
injustes, par sa déloyauté révolutionnaire, |’opposition les avait dé-
couragés, fait échouer, finalement chassés du pouvoir, et presque de
la vie publique. Elle avait réduit la politique parlementaire 4 n’étre
plus qu'un face a face sans médiateur, une lutte 4 mort entre une
gauche menée par des fauteurs ou des complices de conspiration et
une droite trop souvent compromise par des réveurs d’ancien
régime. Bientét méme, dans son impatience de renversement, elle
n’avait pas reculé devant ce que des libéraux eussent di redouter
le plus: la perversion de Il'esprit militaire, et elle avait concentré
tous ses efforts dans des conspirations de caserne et des pronun-
ciamentos; tentatives impuissantes, il est vrai, et que Il’opinion
inquicte et indignée lui avait fait chérement payer au jour du
scrutin.
4 Voir les livraisons du 10 novembre et du 10 décambre 1875.
M, SER. T. LXV! (ClI® DE LA COLLECT.). 6¢ trv. 25 mars 1876. 61
536 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
Ce passé rappelé en quelques mots, nous n’y reviendrons plus.
Aussi bien tout parait désormais changer. De nouvelles recrues qui
apportent une tactique nouvelle, vont prendre rang dans |'armée
opposante. .Elles trouvaient la place 4 peu prés libre. L'ancien
personnel qui avait mené jusqu’alors la campagne dans le parle-
ment était, aux élections de 1824, demeuré presque tout entier sur
le carreau, et sous la premiére impression de ce désastre, il semblait
absolument découragé '. La Fayette, en dépit de sa nature obstint-
ment espérante, était 4 ce point dégolité de la lutte qu'il partait pour
lAmérique, comptant y retrouver, grace aux purs et généreux sou-
venirs de sa fraternité d’armes avec Washington, le prestige que
les fautes et les ambiguités de sa vie politique venaient de lui faire
perdre en France. Manuel, plus vaincu encore puisqu'il n’avait pu
méme étre candidat, n’était pas assez riche pour chercher dans de
lointains et retentissants voyages, une diversion 4 ses déboires; isolé,
presque oublié dans sa retraite, il supportait cette disgrace populaire
avec une sorte de froideur silencieuse qui, pour n’étre pas sans
amertume, n’était pas non plus sans dignité. La foule ne devait s
ressouvenir de lui que trois ans plus tard, autour de son cercuell
A peine quelques rares députés « libéraux » surnageaient-ils
dans ce naufrage électoral *. Encore n’étaient-ce pas ceux qul
personnifiaient réellement la vieille tactique antidynastique. Le
plus en vue de ces élus, Casimir Périer et le général Foy, étaient
demeurés étrangers aux conspirations, et c’était malgré eux qu'ils
avaient été jusqu’ici les alliés, jamais les complices des La Fayette
et des Manuel. Quant 4 M. Royer-Collard, aussi l’un des épargnés
de la bataille électorale, il se montrait peu disposé & jouer un rile
actif, en face d’événements qui, dans le passé, avaient trompé son
espérance, et ne lui en laissaient plus pour l'avenir. Le décourage-
ment tournait chez lui en pessimisme hautain, et il était pour le
moment, moins un combattant qui rentrait dans l’aréne, quul
spectateur considérant avec une ironie grave et désenchantée, l'ins-
tabilité et la ruine de sa propre cause .
1On se rappelle que sur les 110 membres que comptaient encore les
groupes de gauche avant les élections de 1824, 91 n’avaient pu se faire
réclire, parmi lesquels La Fayette, Manuel, Laffitte, Dupont de l’Eure, Voyet
d’Argenson, le baron Louis, Chauvelin, Sainte-Aulaire, Kéeratry, Beausdour.
les genéraux Taraire et Demarsay, etc., etc.
2 Les candidats de gauche avaient obtenu treize nominations : le géenért!
Foy élu dans trois colléges ; Casimir Périer, Benjamin Constant, Méchin, Ta-
dif, Bastertche, Couderc, le général Thiard, Girardin, Descarnaux, Keehlit.
L’option du général Foy permit de faire élire encore MM. Labbey de Poa
piéres et Dupont de |’Eure. Ajoutez 4 ces élus quatre députés du centre
gauche : MM. Royer Collard, Devaux, Humann et de Turckeim.
* Royer Collard écrivait peu de temps apres les élections de (824: « Pear
SOUS LA RESTAURATION 997
Sortons-nous maintenant de la Chambre, si brusquement et si
complétement vidée d’opposants, pour chercher ce que sont devenus
aa dehors les meneurs des conspirations? Les sociétés secrétes,
tout 4 i’heure menarcantes, étaient terrifiées, dissoutes, anéanties,
et les deux factions qui s’en étaient partagé la direction, bonaper-
tistes et républicains, avaient en quelque sorte disparu. On n’a pas
oublié quel avait été jusqu’en 1824, le rdle prépondérant des bona-
partistes dans le parti libéral. La mort de Napoléon, en 1824,
avait méme sembié leur donner un nouvel élan. Mais toute leur
force étant fondée sur |l’armée, le succés de la guerre d’Espagne
fut leur coup de mort. D’ailleurs, prés de dix années s’étaient écou-
Iées depuis 1814 et 1815. Le fait accompli et le temps, deux juges
fort écoutés de la foule, semblaient avoir définitivement prononcé
contre l’empire. Des générations s’étaient élevées qui n’avaient plus,
ni les mémes souvenirs, ni les mémes rancunes. Dans |’honneur, le
bien-ttre et la sécurité d'un gouvernement libre, elles trouvaient de
quoi ne pas regretter la gloire éphémére et chérement payée du
despotisme militaire. D’anciens dignitaires du gouvernement im-
périal le reconnaissaient eux-mémes, et l'un d’eux, le comte Réal,
écrivait un peu plus tard 4 Joseph, le frére ainé de l’empereur : « On
jouit ici d’une trés-grande liberté; et cette liberté... nuit parfois aux
souvenirs qu’a laissés une époque bien autrement brillante, mais eit
le gouvernement trés-fort, se faisait trop sentir’. » Aussi ceux des
généraux qui jusqu’alors avaient boudé, peut-étre méme conspiré,
dans une retraite vyolontaire ou dans um exil impos¢, se rappro-
chaient-ils des Bourbons, en gens las d’attendre et qui sentaient
n’avair plus rien 4 espérer de l'autre cété; d’autant plus empressés
dans leurs offres de service qu’ils avaient été plus compromis.
Bientdt méme on verra |’ancien compagnon de Sainte-Héléne, ite
général de Montholon, solliciter du roi audience sur audience, tacher
de prouver son zéle en dénoncant de prétendus complots, et demander
moi, jamais l’avenir ne m’a paru plus vague et plus ineaisissable, et jamais
aussi il ne me fut plus étranger. Ce n’est pas de quoi je m’ocenpe. Si, comme
je n’en doute pas, il reste encore quelques 4mes superieures qui, dégoiitéees du
présent, se replient sur elles-mémes et nourrissent silencieusement leurs forces
dans cette retraite, quels sont les evénements qui les en feront sortir ? » Quel-
ques mois auparavant, il avait dit dans une lettre 4 M. Guizot : « Il n’y a pas
ici trace d’homme, et je ne sais que ce qu’on peut apprendre des journaux ;
mais je ne crois pas qu’il y ait rien de plus & savoir. Ea tous cas, je ne
m’en eoucie pas. Je n’ai plus de curiosité, et je sais bien pourquoi. J'ai
perdu ma cause... Dans ces tristes pensées, le coeur se serre, mais ne se
résigne pas. »
1 Mémoires et correspondance du roi Joseph, T. K. Lettre du 14 octo-
bre 4828.
938 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
‘pour prix un emploi dans l'armée, avec des fonds pour continuer
sa police. Sans doute, le nom du grand capitaine n’était pas aussi
vite oublié dans les régions moins hautes. La légende hantait tou-
jours l’imagination des anciens soldats et par eux, se transmettait
sans bruit dans les chaumiéres et les cabarets de village. Mais ces
dévots populaires du culte impérial, dispersés, sans organe, sans
chef, sans part 4 l’exercice des droits électoraux, ne constituaient
pas dans les luttes d’alors une force politique. Comme _ parti
d'action, le bonapartisme, naguére encore si puissant, s était évanoui.
On en pourrait dire autant de cet embryon de parti républicain
que quelques jeunes gens avaient tenté de reformer dans le secret
des loges ou des ventes. Les uns, éclairés par leur déception,
renoncérent 4 ce qui n’avait été que le réve ardent et passager de
leur jeunesse. Les autres gardérent leurs passions; mais décou-
ragés, bien que non convertis, ils attendaient des circonstances
plus favorables pour essayer de les assouvir : on les retrouvera
derriére les barricades de 1830; pour le moment ils rentraient dans
l’ombre, et échappent 4 la vue de l’historien. Plusieurs cherché-
rent dans les réveries sociales ce qu’ils n’avaient pu trouver dans
l’action politique; ils s’enrdlérent sous la banniére de Saint-Simon
qui publiait alors l’Organtsateur avec cette épigraphe : « L’age dor,
qu'une aveugle tradition a placé jusqu’ici dans le passé, est devant
nous », ou d’Auguste Comte qui posait dans le Producteur les
bases d’un positivisme a la fois mystique et socialiste. Ainsi firent
MM. Bayard, Buchez, Rouen, Laurent, Dugied, qui avaient compté
parmi les plus ardents et les plus énergiques des carbonari.
C’était sortir de la politique pratique; car 4 cette époque les nou-
velles religions industrielles ou positivistes n’étaient pas encore
descendues sur la place publique.
Les combattants de l'ancienne phalange libérale étaient donc
partout dispersés et désarmés. Leur rdle paraissait 4 jamais fini, et
ils se laissaient dire au lendemain des élections de 1824 : « Résignez-
vous ; vous en avez pour vingt-cinq ans. » M. Royer-Collard écrivait
4 un de ses amis : « Vous trouverez toutes les physionomies chan-
gées ; la vieille opposition a abdiqué. » Puis il ajoutait: « La nouvelle
8 ignore encore elle-méme. »
Quelle était cette opposition « nouvelle » qui « s’ignorait encore
elle-méme » et qui cependant s’annoncait déja aux observateurs
clairvoyants comme devant prendre la place de « l'ancienne?s
Une génération commencait alors 4 se montrer qui, née tout
4 la fin du dernier siécle, trop jeune sous l'empire pour penser et agir
par elle-méme, avait en quelque sorte pris la robe virile au milieu
des grands éyénements de 1844 et de 1815. Dés 1817, M. Royer-
SOUS LA RESTAURATION 989.
Collard signalait aux vieux partis l'avénement de cette « nation
nouvelle, » et l'année suivante M. Guizot, rendant compte d'un
écrit de M. de Rémusat, parlait de « cette jeune génération, |’espoir
de la France, qui naissait 4 la vie politique, que la Révolution et
Bonaparte n’avaient ni brisée, ni pervertie. » Toutefois avant 1824,
sauf quelques efforts individuels, on ne l'avait pas encore vue vrai-
ment 4 I'ceuvre; nous ne voulons pas la juger en effet d’aprés les
étudiants momentanément égarés dans les sociétés secrétes.
Par une faveur singuliére, son intelligence s'était ouverte aux
questions générales et aux affaires publiques 4 cette heure ou,
comme I’a dit M. Mignet, la Restauration avait fait « passer soudai-
nement la France de la soumission silencieuse 4 la liberté élo-
quente!. » Aussi a-t-on pu la proclamer justement une « généra-
tion heureuse. » Méme refroidis par lage, tous ceux qui ont vécu
de cette vie, nen rappellent les souvenirs qu’avec une émotion
toujours jeune et un accent ignoré des sceptiques et des matéria-
listes de l'heure actuelle. Ils redeviennent enthousiastes pour
raconter des espoirs qui cependant ont été depuis lors plus d’une fois
décus; et nous écoutons avec étonnement, mais non sans envie, ces
échos du printemps d'un siécle que nous sommes condamnés 4 con-
naitre dans son automne désenchanté et stérile. Rien en effet ne
peut aujourd hui donner |’idée du mouvement qui avait été imprimé
aux esprits apres 1844, et qui était arrivé 4 son plein effet de 1820
a 4830. Il faudrait remonter jusqu'en 1789, pour trouver un pareil
élan, une égale confiance, non-seulement dans |'élite qui marchait
en ayant, mais dans le public qui ja suivait, ardent 4 toutes les
nobles curiosités, passionné & toutes les controverses, sympathique
2 Quel contraste en effet entre les années qui suivirent la Restauration et
celles qui ’avaient immédiatement précédée! Un autre écrivain de cette
génération nouvelle, M. de Rémusat, voulant faire ressortir ce contraste, a
dépeint ainsi |’état des esprits 4 la fin de Empire : « Que pensait-on alors?
Et qui s’avisait de penser? Et que pouvait-on croire? Quelle grande idée ne
passait pas alors pour une chimére? On était revenu de toutes choses, de la
gloire comme de la liberte. La politique ne connaissait plus deprincipes. La
Révolution avait cessé d’étre en honneur, mais ses résultats mateériels n’etant
pas contestés, elle ne se plaignait pas. La morale se réduisait graduellement
ala pratique des vertus utiles; on l’appréciait comme une condition d’ordre,
non comme une source de dignité. La religion, admise 4 titre de nécessite
politique, se voyait interdire la controverse, l’enthousiasme, le prosélytisme.
Ii paraissait aussi inutile de la discuter qu’inconvenant de la défendre. Une
littérature sans inspiration attestait la froideur des esprits, et, par-dessus
tout, un besoin de repos trop motivé par les événements, mais aveugle et
pusillanime, subjuguait, énervait les plus nobles ceeurs. Decue dans toutes
ses espérances, lasse de ses aventureuses tentatives, la raison était comme
humiliée. » :
os ee re S58
0 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
aux réputations nouvelles, prompt 4 admirer, crédule jusqua ills-
sion. Cette nation qui quelques années- auparavant, avait sembié
flétrie, épuisée par les désordres révolutionnaires et le despotisme
impérial, voyait sortir de son sein redevenu fécond, une jeunesse
éclose au souffle de la liberté, qui se précipitait dans toutes les
directions du travail intellectuel avec une chaleur parfots présomp-
tueuse et téméraire, presque toujours sincére et généreuse. Elle
prétendait renouveler la philosophie, créer [histoire, ouvrir des
horizons jusque-la fermés a la littérature et 4 l'art, ressusciter la
poésie ; en tout elle s imaginait redresser, rajeunir, agrandir, apporter
le mot dernier et décisif. C était comme une immense espérance de
la raison humaine, et 4 juger par les promesses et les intentons,
on ett cru assister aux débuts d'un grand siécle.
Ces travaux littéraires, historiques, philosophiques aboutissaict,
ou du moins touchaient toujours par quelque cdté a la politique,
et généralement 4 une politique d’ opposition libérale. Dans les pre-
miéres années qui suivirent 4844, avant lentrée en scene deh
génération que la Restauration avait formée elie-méme, la prépon-
dérance littéraire semblait appartenir aux royalistes. De Maistre, de
Bonald, Lamennais, tous ces grands noms de la littérature du
temps étaient de leur cdté, et entre tous, celui qui avait le plus
d’éclat et de retentissement, Chateaubriand. En était-il encore de
méme quelques années plus tard, vers l’époque a laquelle nous
sommes arrivés? M. de Maistre était mort; M. de Bonald, vieilli,
se répétait; Lamennais se perdait dans des exagérations qui lis0-
Iaient, et faisaient prévoir sa chute derni¢re; Chateaubriand, toat
en se prétendant et en se croyant fidéle a la royauté, combettait
avec ses adversaires, et pour eux. Par contre presque tous les
jeunes gens qui commencaient alors 4 se vouer aux ceuvres del'intel-
ligence, étaient plus ou moins engagés dans lopposition !.
Ce mouvement de la pensée, dont la Restauration avait donnt le
signal, semblait donc se retourner contre elle. Etait-ce maladresse
imprévoyante du gouvernement, ou entrainement quelque peu
‘ Ii serait assez curieux de parcourir la liste des hommes qui ayant moi
de vingt-cing ans au moment de la Restauration, ont marqué depuis lors
dans les travaux intellectuels et ont, & degrés divers, pris part, de 18243
1830, & l’opposition libérale : M. Villemain né en 4790; M. Cousin em 1792;
MM. Patin et Magnin en 1793; MM. Augustin Thierry, Demiron, Dubos,
de Salvandy, en 1792; MM. Jouffroy, Mignet en 4796, MM. Thiers et d6
Rémusat en 1797; MM. Duvergier de Hauranne et Michelet en 17%;
MM. Carrel et Farcy en 1800; MM. Saint-Marc Girerdin et Jaequemoat
en 1801; M. Vitet en 1802; MM. Duchatel, Mérimée, Quinet et Lerminet
en i M. Sainte-Beuve en 1804. M. Guizot était un peu plus age; il état
né en 1787,
SOUS LA RESTAURATION |
ingrat de la jeunesse? Peut-ttre les deux. C était aussi la faute d'une
Kégislation trop étroite qui reculait jusqu’d quarante ans l'dge de
Péligibilité politique. Ges jeunes gens pleins d’ardeur, de confiance
en eux-mémes et dans leurs idées, croyaient apporter des solutions
nouvelles a tous les problémes, et ils se voyaient éloignés pour des
-années qui paraissaient 4 I'jmpatience de leur 4ge mortellement
lengues, de toute participation effective au maniement et 4 la déh-
bération des affaires publiques. Une seule porte restait ouverte —
4 leur ambition politique : la presse. Or cette porte, on le sait,
conduit le plus souvent 4 Yopposition. Pour les journalistes, la
critique est plus facile, plus flatteuse, plus productive d'applan-
dissements et de popularité. N’ayant qu’a parler, non 4 agir, la né-
cessité d’ appliquer leurs idées ne les oblige pas comme I homme d' Etat
% les controler, 4 les mérir, 4 y apporter des tempéraments; bien au
contraire, lentrainement de la polémique, surtout quand il s’ajoute
aux tendanees naturelles d’une jeunesse inexpérimentée, les pousse
.& les exagérer, 4 devenir absolus, excessifs, violents, ne fit-<e
.que pour se faire entendre!.
Quoi qu'il en soit, c’est un spectacle étrange, et qui laisserait vée-
lontiers une impression de découragement, que celui de ce gouver-
nement puni non, par ou il a péché, mais par ou il a bien agi, et
rencontrant parmi ses adversaires une jeunesse qui lui devait son
émancipation. Sorte de contradiction 4 laquelle a fait allusion l'un
des hommes de cette génération, M. de Rémusat, quand il a écrit
un jour avec un mélange de sérieux et de raillerie : « Je n’ai jamais
ea un grand fond d’aigreur contre la Restauration; je lui savais
gré en quelque sorte de m’avoir donné les idées que j employais
-contre elle. »
il
_ Si presque tous les jeunes gens étaient ainsi poussés vers l’oppo-
sition, tous n’y apportaient pas les mémes doctrines et ne se dispo-
salient pas 4 y suivre la méme conduite. Quelques-uns s’enrdlaient tout
‘Carrel a reconnu dans une lettre écrite le 17 avril 1832, cette tendance
presque fatale du journaliste 4 étre violent et excessif, et il en a donné |’une
des raisons : « §ij’étais député, disait-il, je ne parlerais pas 4 la tribune comme
yecris dana un journal; mais il faut écrire dans un journal autrement que
Jorequ’on parle en public. Quand on fait de la politique dans un journal,
cest comme si l’on criait au milieu d’une foule; l’individualite est absorbée,
‘et les ménagements qui donnent un certain relief d’habileté 4 l’individu qui
se présente et parle en son nom, éteindraient sa voix quand il parle au nom
de tous et parmi tous. »
'‘
942 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
simplement sous la banniére du vieux libéralisme antibourbonien,
saufa rajeunir quelques-uns de ses procédés. Ils ne cherchaient nid
renouveler ses principes qu ils acceptaient comme des instruments
tout faits d’attaque, ni a le dégager de passions qu’ils partagaient
ou dont ils jugeaient du moins utile de se servir: esprits plus positifs
que théoriques, plus actifs que réfléchis, plus terre @ terre que
réveurs, médiocrement soucieux des questions de doctrine et plus
résolus & « arriver » que préoccupés de transformer le monde
politique -ou intellectuel; si bien que tout en appartenant 4 la jeune
génération par leur Age, par la verdeur et |’entrain de leur talent,
ils ne la représentaient pas dans ce qu'elle avait de plus original.
Qui edt assisté, vers 1824, 4 l'une des réceptions de M. Laffitte,
elit apercu dans la foule, un jeune homme que sa petite taille sufli-
sait 4 faire remarquer. Ses yeux singuli¢rement vifs, semblaient
illuminer les larges lunettes qui les recouvraient; ses lévres fines,
spirituelles, étaient presque toujours plissées par un sourire plein de
malice. Sa voix qu'il ne ménageait pas, était gréle, aigiie, avec le
timbre et la cadence d'un accent marseillais dont rien n’était encore
venu altérer la pureté et l’éclat. Sa démarche, ses maniéres, son
sautillement continuel, Je balancement étrange de ses épaules, un
certain manque d usage, sensible, dit un témoin, méme dans la cohue
mélangée qui encombrait les salons du Mécénes de la gauche, déno-
taient plus d’originalité que de distinction. Du reste, nullement
embarrassé de sa personne, il allait, venait, abordait chacun sans
facon, s’emparait des conversations, parlait 4 tous et de tout, ra-
contait, discutait, tranchait, professait avec une volubilité pétu-
lante. Se rapprochait-on, l’écoutait-on causer politique avec
Manuel, finances avec le baron Louis, stratégie avec le général Foy,
administration ou économie politique avec celui-ci, art ou histoire,
avec celui-la, avec cet autre mathématique ou astronomie, — au
premier abord, tant d aplomb pouvait surprendre chez un tout
jeune homme; mais bientot on était séduit et captivé par tant
desprit. C’était plaisir de l'entendre, d’admirer cette abondance
variée et lucide, cette verve souple et déliée, parfois mutine
et mordante, cette intelligence si rapide, si agile et si universelle.
A cété de lui on était presque toujours assuré de rencontrer
un autre provencal, aussi discret et réservé que son compagnon
était en dehors. Plus préoccupé de parattre profond que de se mon-
trer abondant, ayant moins de promptitude et plus d’apprét, il affec-
tait dans sa parole rare, et jusque dans sa prononciation, une sorte
d’austérité grave et réfléchie qui contrastait avec sa figure charmante
et jeune, encadrée d'une élégante chevelure. Homme d’étude, non
d'action, il s’effacait volontiers derriére son ami, et, par désintéres-
SOUS LA RESTAURATION 943
sement d’affection, peut-€tre aussi par un certain dédain des succés
vulgaires, il ne semblait pas chercher 4 lui disputer l’ attention dela
foule. Ces deux jeunes gens, chacun les a déja nommés, c étaient
M. Thiers et M. Mignet §.
Pour les hommes de notre génération qui n’ont vu M. Thiers
qu’en pleine possession de sa célébrité, il n’est peut étre pas sans
intérét de chercher a se le représenter tel qu'il apparaissait alors &
son entrée dans la vie. Les moindres détails ne prennent-ils pas de
limportance, quand ils aident 4 discerner, derri¢re ce masque de
vieillard sit connu de la France et du monde, le profil du jeune homme
a demi-voilé encore par l’obscurité de son origine? — On racontait
que les deux amis, venant d’Aix ov ils avaient fait leur droit, étaient
débarqués a Paris, en 1821, sans autre bagage que quelques lau-
riers académiques, une lettre de recommandation pour Manuel, leur
compatriote, et une ambition fondée sur le juste sentiment qu’ils
avaient de leur valeur, et sur la volonté ow ils étaient d’arriver *.
Ils étaient pauvres, et avaient dd au début se contenter d'une
mauvaise petite chambre au quatri¢me dans un hdtel garni du pas-
sage Montesquieu. Bientdt avec le succés, la fortune, ou tout au
moins l'aisance, était venue, surtout pour M. Thiers >. L’ardeur
curieuse de sa vive nature qui lui faisait essayer de toutes les acti-
vités intellectuelles, le poussait aussi 4 gotter des jouissances du
luxe sous ses formes diverses. On le vit alors descendre de sa man-
sarde, se faire dandy, se montrer sur les marches de Tortoni, con-
1M. Thiers était né 4 Marseille en 1797, M. Mignet 4 Aix en 1796.
*M. Mignet était venu 4 Paris en juillet 1821, M. Thiers deux mois plus
tard. Les « lauriers académiques » dont nous parlons ici, avaient ete l’occa-
sion d’un petit incident ou s’éetait montré le cdté espiégle qui a toujours été
Yun des caractéres de l’esprit de M. Thiers. L'academie d’Aix avait popose °
un prix pour l’éloge de Vauvenargues. M Thiers concourut : il avait pour
protecteur un des membres de |’Académie, M. d’Arlatan. A la chaleur avec
laquelle celui-ci défendit le mémoire de M. Thiers, on en devina l’auteur et
les adversaires des « libéraux » firent alors remettre le concours a l’année
suivante. M. Thiers ne se tint pas pour battu. Aux approches du nouveau
terme fixé, il fabriqua en toute hate et dans le plus grand secret, un second
discours qu’il fit cette fois arriver de Paris par la poste. La cabale qui lui
était hostile, heureuse d’avoir un concurrent si brillant 4 opposer au premiér
mémoire, s’empressa de faire succés au second, et lui décerna le prix, ne re-
servant 4 l’autre que l’accessit. Mais en décachetant les enveloppes qui con-
tenaient les noms on s’apercut que les deux étaient de M. Thiers. Les rieurs
ne furent pas du cdté des juges.
? Plusieurs biographes racontent que vers 1822, grace au concours finan-
cier d’un riche Allemand, propriétaire de la Gazette d'Augsbourg, le baron
Cotta, M. Thiers avait acheté une action du Constitutionnel. Il était le préte-
nom du baron, et avait part aux bénéfices trés-considérables que rapportait
cette action. Ce fut le début de la fortune pécuniaire du jeune écrivain.
PTT LES LISERAUX ET LA LIBERTE
duire son cabriolet, monter 4 cheval, faire des arses et tirer le pis-
tolet. Sa petite taille ne lui permettait pas d’obtemir, en ce genre de
vie, des succés aussi incontestables que dans les choses de l'esprit.
Les méchantes langues du temps semblent méme sétre égayées
parfois de ses mésaventures de sportsman; mais en dépit des rieurs,
il se reprenait & ces exercices avec une persistance que rien ne
décourageait.
Ce n’était la, du reste, que le cdté extérieur et secondaire d we
vie déja fort occupée des travayx de lintelligence et des lattes
de la politique. Le jeune Thiers faisait de tout 4 la fois avec une fad-
lité surprenante : polémiques de presse, critique dart, rexpressions
de voyage, collaboration 4 des encyclopédies, publication de mémoires
d'actrice, etc.; et surtout il commencait son Histoire de la Révolu-
tion. Tant d’occupations diverses ne suffisaient pas & son activité;
il projetait une histoire universelle, se croyait une vocation scenti-
fique, s'éprenait des hauts calcals, tracait des méridiens 4 sa fenétre,
arrivait le soir chez ses amis en récitamt d'un accent pénéiré telle
phrase de Laplace, et révait un voyage de circumnavigation. Des
cing heures du matin il était sur pieds, lisait ou écrivait six heures
de suite chez lui, passait le reste de la journée dehors, laprés—midi
dans les bureaux du Constituttonne/, la soirée dans le monde. Jours
@ardeur sans pareille, d’entrain merveilleux pour ‘cette intelligence
curieuse, vive et prompte. Avide de tout comprendre, de tout savamr,
encore plus empressé d’enseigner que d’ apprendre, M. Thiers croyait
vite étre arrivé 4 ce terme ou, n’ayant plus besoin d’approfondir pour
lui-méme, il ne lui restait qu’d expliquer aux autres; l’étudiant de
la veille aimait alors 4 raconter ce qu’il venait de s’assimiler, avec
la complaisance et la fierté d'un inventeur qui expose sa découverte,
ne redoutant ni le détail, ni la spécialité, sachant rendre l'un amu-
sant et l'autre intelligible. A cette époque cependant i) questionnast
encore, s’instruisait méme plus avec les hommes que dans les lrvres;
mais il n’écoutait bien que ce qui rentrait dans la direction de ses
propres idées, passait outre sur ce qui les contredisait, et n’en recevait
méme pas l’impression '!. De belle humeur, du reste, dans cette con-
4 Dés lors M. Thiers avait en des matiéres ot Pinspiration n’a ancane pert
et ot: tout repose sur la lente étude des faits des partis pris qu'il conservera
toute sa vie. Il racontait un jour 2 M. Sainte-Beuve : « Je fas presents am
baron Louis ; tout d’abord il me parla de la liberté du commerce ; j’arrivais
tellement avec ces idées que j’ai eues depuis, que je bataillai 4 natant; je
hataillai bravement et tant que je pus. Tet j’étais dés mon arrivée, et css
idges que la nature m’avait données toutes faites, Page n’a fait que me les
confirmer chaque jour ». On remarquera cette expression « les whées gue és
nature m’avait données toutes fatter. » Aussi M. Sainte-Beuve ajonte-t-il plus
S08 LA RESTAURATION ba
fiance en lui-méme, amoureux de ses études, il vivait heurenx am
miitien de l’'abondance de ses idées, et dans l’attente de succés dont
il ne doutait pas'. Rien en lui de cette ambition sombre et irritée, sow-
veut le propre des hommes qui se frayent a eux seuls leur chemin. I
n’était pas de la famille de ces esprits malheureux toujours en colére
contre une société qui ne leur fait pas assez vite leur place — ih
savait bien qu'il ne serait pas long 4 prendre la sienne — et il ne
considérait pas que ce fit entre lui et cette société un duel ov l'on
des deux dat pér.
Les opinions que M. Thiers avait apportées 4 Paris, et au service
desquelies il s était trouvé aussitét lutter, étaient celles que pouvait
fui avoir données une éducation toute imprégnée des idées du dix
huitieme siécle et des préjugés du mauvais libéralisme. On disait de
tui dans la bonne ville d’Aix, qu'il « écrivait bien, mais pensait
mal. » Les Bourbons lui paraissaient absolument incompatibles avee
son idéal de régime politique; et il comptait bien que cette incom-
patibihté éclaterait 4 leurs dépens le jour, qu'il cherchait 4 rappro-
cher, od ce régime serait appliqué. Mais c’était alors pour ha la
seule maniére de poursuivre leur renversement. On ne l’avait pas vo
se méler aux conspirations et aux sociétés secrétes; il avait trop
d'esprit et de prudence pour se jeter dans d‘aussi sottes et dange-
reuses aventures; capable d’oser beaucoup dans les maneuvres de
presse ou de tribune, il était de tempérament circonspect du moment
qu'il devait braver d’autres périls et encourir des responsabilités
d’un autre genre. La nature de M. Thiers le portait a |’ opposition.
Fort autoritaire dans ses idées ou ses actes, il était néanmoins inca~
pable de subir et surtout de respecter |’autorité des autres, Une sorte
d’espi¢gierie mutine avait toujours été le fond de son caractére. Vers
4845, étant retourné 4 Marseille sa ville natale; on lui fit grand
accueil et on rechercha au collége ses anciennes notes; on y trouva :
« intelligent et insubordonné. » L’homme d’Etat racontait lui-méme
cette anecdote avec complaisance; ces deux mots étaient comme
une vieille devise qu'il était loin de répudier.
A peine arrivé 4 Paris, M. Thiers s'était mis avec M. Mignet sous
le patronage de leur compatriote Manuel, dont il sera jusqu’a la der-
lom : « Ces natures si rapides de Thiers et de quelques autres sont comme
des torrents qui bruissent et m’écoutent pas, qui rejettent tout ce qui se
présente de biais et ne recoivent que ce qui tombe dans le fil du courant,
qui ne montrent que Pécume de leur propre flot et ne refléchissent pas le
rivage. O toi, lac immense, vaste et calme miroir de Goethe, of es-tu? »
4 On raconte qu’s Aix, M. Thiers, simple étudiant, sans fortune et sans
protecteur, disait couramment devant ses camarades : « Quand nous serons
ministres. »
946 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
niére heure le client fidéle. Par lui il était devenu le commensal assidu
de l’hdtel Laffitte et l’ami enthousiaste de Béranger. « Béranger,
devait-il dire plus tard, a été un pére pour nous. » Toujours sur la
recommandation de Manuel, il était entré au Constitutzonnel, qui
représentait l’esprit de la vieille opposition dans ce qu'elle avait de
plus routinier, de plus suspect et de plus perfidement antidynasti-
que. Il s’y était trouvé mélé aux écrivains survivants de l’école révo-
lutionnaire et bonapartiste, MM. Etienne, Tissot, Jay, Evariste Du-
moulin, Cauchois Lemaire, abbé de Pradt. Ce voisinage ne pa-
raissait pas offusquer un homme qui tenait 4 orgueil de se dire le
fils de la révolution et ne se défendait pas d'un certain faible pour
lempereur. Sans prétendre réagir contre ce que les doctrines politi-
ques, philosophiques, littéraires du Constitutzonnel avaient souvent
de vulgaire, de mesquin et de fané, M. Thiers se bornait a apporter.
&la vieillesse un peu lasse et épuisée des rédacteurs le concours
d'une verve plus fraiche et plus abondante. Les théses toutes faites,
celles qui ont trainé dans tous les esprits ne lui déplaisaient pas; au
contraire, il aimait tant ce qui était simple, on pourrait presque dire,
ce qui était banal, qu’il ne reculait pas devant le lieu commun, se con-
tentant de le relever par la vivacité et l'a-propos de la forme *.
Ce n’était pas du reste dans sa nature éminemment pratique de
s arréter & des scrupules de doctrine. Trouyant |’opposition engagée
sur un terrain, il ne lui semblait pas qu'il y edt autre chose a
faire que de l’y suivre. Les circonstances, en lui donnant accés au
Constitutzonne/, mettaient entre ses mains l'une des plus puissantes
machines de guerre qui eussent été employées jusqu’alors par l’oppo-
sition; il edt trouvé quelque peu niais de perdre son temps a con-
troler la valeur, la sincérité et la fraicheur du libéralisme de ce
journal : il ne sonyeait qu’& se servir aussitét d'un tel instrument
le plus utilement pour sa cause et pour lui-méme. Toutefois, si dés
ce moment, il menait vivement la bataille contre la Restauration, s'il
‘ On plaisantait dés cette époque M. Thiers, & cause de son faible pour le
lieu commun, et un écrivain jouissant alors d’une certaine notoriete,
M. Malitourne, langait contre lui cette epigramme qui a la part de verité
et d’exagération de toute caricature. « M. Thiers c’est M. de la Palisse
ayant le courage de ses opinions. » Beaucoup plus tard en 1867, M. John
Lemoinne écrivait dans le Journal des Délvats : « Gomme M. Thiers est
un habile vulgarisateur, il plait surtout au vulgaire; il donne des airs de
sentence aux plus incontestables banalités et il excelle 4 mettre l'histoire a
Ja portée du commun des martyrs. Pour rendre toute notre pensée qui natu-
rellement ne saurait avoir rien de blessant, M. Thiers est le dictionnaire
Bouillet des assemblées... Les auditeurs de M. Thiers, aprés chacun de ses
grands discours, emportent une provision d’histoire toute faite et la trouvent
commode et portative. »
SOUS LA RESTAURATION 947
disait 4 M. de Rémusat : « Nous sommes la jeune garde, » il ne
semblait cependant pas encore bien fixé, non sur le but, mais sur
les moyens. II hésitait, tatonnait, se dispersait un peu, brdlant sa
poudre a toutes les cibles. C’est seulement plus tard, lors de la fon-
dation du National, qu'il trouvera le point précis d’attaque, celui
ou il concentrera tous ses coups pour faire bréche.
En attendant, Pceuvre la plus importante de M. Thiers était alors
son Histotre de la Révolution, dont les dix volumes parurent suc-
cessivement de 1823 4 1827 '. Sous l’Empire, la Révolution n’a-
vait pas été en honneur; les souvenirs de sang qu'elle avait laissés,
n étaient pas encore effacés et ils pesaient sur elle. Néanmoins ses
résultats matériels ne paraissant pas menacés, ceux qui en avaient
profité ne s’inquiétaient pas de cette sorte de condamnation morale.
¥] en fut autrement sous la Restauration, quand une partie de la
droite arbora ouvertement le drapeau de la contre-révolution. Il
devint possible alors, en s’appuyant sur les intéréts alarmés, de
tenter une réhabilitation, et l'appréciation des événements de la
fin du dernier siécle devint un des points, et non le moins im-
portant ni le moins passionnant, sur lesquels se livrait la bataille
entre royalistes et libéraux. Jusqu’en 1823, chez ces derniers, la
note avait été donnée par les Conszdérations de M*° de Staél.
Tout imprégné qu'il fat de l’esprit de 89, ce livre n’allait pas au-
dela, et la répudiation trés-nette de 1792 et de 1793 en ressortait &
chaque page. C’est au contraire la Révolution en général que
M. Thiers prétendit défendre, glorifier, faire aimer. Tout a été dit sur
cet art d’exposition lucide et de récit facile qui, 4 force d’expliquer
clairement les attentats et les crimes révolutionnaires, de les montrer
naturels, logiques, nécessaires, les faisait presque paraitre légitimes;
sur cette admiration « complice de la fortune» qui, dans la succession
rapide des partis au pouvoir, ne s’attachait pas a regretter ou a
défendre les vaincus, était toute aux vainqueurs, et racontait de telle
sorte leurs succés que ceux-ci fascinaient l'imagination au lieu d'indi-
gner la conscience; sur cette these littéraire qui mettait au premier
rang des qualités de lhistorien, « lintelligence » et «la faculté de
comprendre, » comme si au-dessus ne devaient pas étre la justice
et le sens moral. Robespierre lui-méme, 4 force de triompher de ses
ennemis, ne s’était-il pas imposé 4 M. Thiers, et 4 certains moments
' L’éditeur défiant avait exigé pour les deux premiers volumes que l’ou-
vrage portét avant le nom de M. Thiers celui d’un assez médiocre réedac-
teur de résumés historiques, aujourd’hui complétement oublie, M. Bodin.
C'est aussi en 1823 que M. Mignet publia son Précis de la Revolution
francaise, qui obtint un vif succés, plus vif méme que les deux premiers
volumes alors parus de M. Thiers.
98 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
we dirait-on pas que Phistorien a éprouvé pour le dietateer du
Comité de Salut Public quelques-uns des sentiments que lui im
pirera plus tard'Napoléon?
Une telle histoire devait révolter ceux qui avaient <€té ‘les spec-
tateurs, et plus ou moins les victimes du drame révolutionnaire.
Mais ne risquait-elle pas de fausser le jugement des nouvelle
générations, d’énerver chez elles le sentiment de Ja pitié, de ls
vertu et du droit? Nous avons précisément rencontré un témoignage
qui permet de saisir sur le vif l'impression ressentie par les conten-
porains. En 1826, M. Sainte-Beuve, agé de vingt-deux ans, jugeait
ainsi I’ Histuire de fa Révoluteon, alors en cours de publication :
Jusqu’a présent aucun historien n’avait aussi bien que M. Thiers
analysé cette masse confuse de faits, si effrayante & tous égards; ily
pénétre sans étre arrété par l’horreur; car son esprit est libre de préoc-
cupation et pur de souvenirs. Pour la premitre fois, nous nous voyons
transportés avec lui sur cette terrible Montagne qui ne nous avait
jamais apparu qu’a distance environnée de tonnerres et d’éclairs; nots
en montons tous les degrés, nous |’explorons comme un volcan eit,
et il faut en convenir, bien qu’effrayés nous-mémes de cette havteat
inaccoutumée, nous comprenons enfin qu’on a pu voir de 1a les choses
sous un aspect particulier et les juger autrement que d’en bas. Sans
absoudre les coupables, nous en venons 4 les expliquer. En le lisant, i
est bien vrai, qu’on sent naitre en soi une idée de nécessité qui sub-
jugue; dans |’entrainement du récit, on a peine & concevoir que les
événements aient pu tourner d’une autre facon et & leur imaginer un
cours plus vraisemblable, ou méme des catastrophes mieux motivées.
Quant aux hommes, il est vrai, lhistorien ne s’occupe guére de es
gourmander ou de les louanger & propos de chaque action; il les presd
pour ce qu’ils sont, les laisse devenir ce qu’ils peuvent, les quitte ks
retrouve suivant qu’ils s’offrent ou non sur sa route et se
surtout de faire d’aucun son héros ou sa victime... Toujours fiddle 4
ja destinée de la patrie qui n’est que la destinée de la Bévolution, il #
range parmi ceux qui défendent et sauvent cette grande cause; &
sont-ils indignes eux-mémes, il les suit encore par devoir & travers
les maux qu’ils infligent et dont il gémit sans que sa constane
s’ébranle!.
Voila donc ce que’ les jeunes gens trouvaient dans |'Histwire
de M. Thiers et ce quiils en concluaient. Encore avons- 100
‘ Dans un autre article écrit quelques années plus tard, en 1830, M. Sainte
Beuve ajoutait : « MM. Thiers et Mignet, dans leurs admirables histoires 0a!
fort bien montré, et avec une intiépide fermeté de coup d’cil, dans la Mos-
tagne malgré ses horreurs, dans le Directoire malgré ses faiblesses, dats
Napoléon maigré sa tyrannie, les continuateurs plus ou moins glorieus, 1
héritiers suffisamment légitimes de la Révolution de 89. »
affaire avec M. Sainte-Beuve, 4 un raffiné qui se platt dans les
nuances et sait d’ordinaire y demeurer. Les esprits plus absolus et
plus violents devaient recevoir une impulsion qui les ménerait bean-
coup plusloin. Nest-ce pas toujours M. Sainte-Beuve quia écrit que
ce livre « produisait un peu l'effet d’une Marseillaise et faisait aimer
passionnément la Révolution? » Cette explication de 89, de 92 et de
93 a ouvert la voieaux apologies dela Terreur, et M. Thiers ne laisse
pas que d’étre responsable, dans une certaine mesure, de tout ce que
nous avons di subir en ce genre, depuis les Girondins de Lamar-
tine jusqu’aux histoires de MM. Louis Blanc et Michelet. Consé-
quence, soitdit en passant, a laquelle le jeune auteur n’avait sans doute
pas songé; trés-perspicace quand il s’agissait de choisir les tacti-.
ques du moment, il n’était point, par ses habitudes d’esprit, apte &
regarder de loin et de haut. En écrivant son récit, il ne voyait
probablement pas au-dela des luttes d’alors. Adversaire d’une droite
qu'on disait et qui se disait souvent elle-méme contre-révolution-
naire, il lui semblait utile et naturel de répondre en exaltant quand
méme la Révolution enti¢re. C’ était avant tout, dans sa pensée, une
machine de guerre contre la Restauration, et comme un article de
polémique en dix volumes.
Quoi qu'il en soit, I'euvre a eu sur l’esprit public une influence
grave et funeste. Tout homme ayant la vue élevée des conditions de
notre société aurait reconnu que les habitudes d’esprit et de conduite,
les sophismes et les passions constituant les traditions révohution-
naires, étaient un obstacle peut-étre plus redoutable encore a la fonda-
tion de la liberté que les regrets des émigrés et les violences du bona-
partisme. Le premier effort d'un libéral devait donc tendre autant
4 dégager l’esprit public de ces traditions qu’a repousser Il’ancien
régime ou l’empire. M. Thiers faisait précisément le contraire
quand, dans cette sorte de Marseillaise historique, il entreprenait
en bloc, sans distinction, sans réserve, la glorification du tout
complexe et grandiose qu il appelait la Révolution.
Il n’eut malheureusement que trop de succés. La génération
nouvelle accepta ses idées. Désormais, tout petit bourgeois
ne se serait plus cru un libéral sil n’avait parlé avec com-
ponction et avec orgueil de « l'immortelle révolution, » s'il n’avait
placé la ses admirations, cherché 1a ses inspirations et ses exem-
ples. Cette altération du sens politique n’a pas peu contribué 4
nous empécher de comprendre les conditions de stabilité, de con-
corde sociale, de respect des principes et des lois, de mesure et de
tempérament dans les réformes, de souci des traditions et des hié-
rarchies naturelles, qui seules pouvaient assurer le régne de la
liberté. Ce mal devait sévir longtemps en France, C’est seulement
950 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
dans ces derni¢res années, sous les coups redoublés de tant de
rudes déceptions, qu’on s'est pris 4 considérer quels étaient, au point
de vue libéral, le péril et le sophisme de ce préjugé révolutionnaire
et que, dans le camp méme ow la thése de M. Thiers avait été sj
longtemps acceptée, quelques esprits indépendants sont arrivés a
reconnaitre, non sans un cri de douloureux étonnement, ce qu'ils
ont osé nommer la banqueroute de la Révolution Francaise.
Il
L’opposition de M. Thiers, c’était, on I’a vu, le vieux jeu continué
par un homme d'un talent jeune et brillant. Mais une partie de la
génération nouvelle avait des visées plus hautes et plus originales.
En 1823, un personnage remuant, M. Coste, avait créé les Tad/ettes,
recueil hebdomadaire ou il prétendait fondre toutes les nuances de
l’opposition libérale. Les chefs avaient consenti 4 patronner et a
inspirer l’euvre; la besogne quotidienne était faite par les jeunes.
On avait vu l& céte 4 céte, d'une part, MM. Thiers, Mignet et
Rabhe, désignés par Manuel et représentant ses idées; d’autre part,
MM. de Rémusat, de Guizard, Dumon, indiqués par M. Guizot,
auxquels s’étaient joints bient6t de jeunes professeurs en disgrace,
MM. Jouffroy, Dubois, Damiron. Le succés fut assez vif. Mais au
bout de quelques mois, M. Coste, 4 court d'argent, se laissa séduire
par les offres brillantes de la caisse d’amortissement des journaux
que dirigeait le vicomte de la Rochefoucauld; les Tud/eties furent
vendues et la jeune armée qui sy était momentanément groupée se
dispersa. Si cet accident n’était survenu, la dissolution de cette
coalition artificielle se fat faite d’elle-méme. Entre les amis de
Manuel et ceux de M. Guizot, il y avait des divergences profondes
qui eussent promptement éclaté. Aussi les uns et les autres, aprés la
suppression des Tadleties, suivirent-ils des chemins différents. Pen-
dant que M. Thiers retournait au Constelutionnel, MM. Jouffroy,
Dubois, de Rémusat prirent part a la fondation d’un journal qui
devait étre un événement dans [histoire intellectuelle du siécle :
c était le Globe dont le premier numéro parut le.15 septembre 1824.
L’idée en était venue 4 un jeune ouvrier typographe, dont rien
ne faisait alors prévoir la future et facheuse célébrité, M. Pierre
Leroux. Celui-ci n’avait songé d’abord qu’d créer une petite
feuille d’informations scientifiques, particuliérement destinée,
comme I’indiquait son titre, 4 des renseignements de voyage et de
géographie. Il en parla 4 un jeune et ardent professeur alors sans
SOUS LA RESTAURATION 951
emploi, M. Dubois, avec lequel il était lié depuis l’enfance. M. Du-
bois entra dans l’idée, l’élargit et transforma ce bulletin scientifique
4 peine éclos, en un recueil philosophique et littéraire. Il fit appel
4 un autre professeur, M. Jouffroy qui, avec son propre concours,
apporta celui de jeunes gens, 4 la fois ses disciples et ses amis,
MM. de Rémusat, Vitet, Duchatel, Damiron, Duvergier de Hau-
ranne, etc.!. Le nouveau journal n’avait pas de cautionnement et
ne pouvait par suite aborder la politique proprement dite; il ne
relatait ni ne discutait les évenements de chaque jour; mais les
questions philosophiques, sociales, religieuses, historiques et méme
littéraires qu'il traitait, aboutissaient en réalité presque toujours 4
Ja politique. L’administration d’alors {parait avoir été sur ce sujet
au moins fort tolérante.
Aprés avoir lu le Globe, Gethe avait fait 4 ses rédacteurs
Yhonneur de les prendre pour des barbes grises. Tous étaient
cependant des jeunes gens; en 1824 plusieurs avaient a peine
dépassé leurs vingt ans; les plus vieux n’atteignaient pas la tren-
taine. Aucun d’eux n’ayait, 4 vraiment parler, d’antécédents; ce
fut moins une faiblesse qu'une condition d’indépendance et d’origi-
nalité. Ceux de leurs amis plus 4gés et déja en vue par le rdle
quiils avaient joué, M. Guizot ou M. Cousin par exemple, considé-
raient avec bienveillance I’ccuvre tentée, |l’encourageaient, ne dédai-
gnaient point de passer pour ses protecteurs, sans toutefois y
prendre aucune part directe et personnelle. M. Guizot avait 4 peine
dix ans de plus que les rédacteurs du Globe, et privé 4 cette
époque des fonctions qu'il avait occupées sous le gouvernement du
centre, tout entier a4 ses écrits politiques et a ses travaux histori-
ques, rien ne l’eit empéché de se méler aux polémiques de presse ;
mais son caractére, son attitude, l’aspect méme de sa belle et
grave figure, son teint pale, son regard imposant et sévére, sa
physionomie un peu hautaine et solennelle, empreinte d'une sorte
de rigidité calviniste, tenaient 4 distance les jeunes gens; il avait
parmi eux des admirateurs, peu de disciples proprement dits et
aucun camarade. M. Cousin était plus jeune, plus familier. Il ne
lui déplaisait pas de paraitre 4 la téte de la jeunesse, agitant quelque
drapeau dans la pose d'un Bonaparte s’élancant sur le pont d’Ar-
cole; mais son impétueuse mobilité ne lui permettait pas de se
laisser enregimenter, fait-ce en qualité de capitaine.. I] aimait avoir
des éléves, des clients, leur donner |’élan, a la condition de ne pas étre
‘ Pour avoir une liste 4 peu prés compléte des rédacteurs du Globe, il
faudrait ajouter 4 ces noms, ceux de MM. Patin, Trognon, Sainte-Beuve,
Farcy, Guizard, Maegnin, Ampére, Lerminier, Cavé, Dittmer, Bertrand.
25 mens 4876. 62
952 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
responsable de leurs actes et en se réservant le drort de les biimer
ou de les railler dans la verve parfois peu ménagée de ses éloquentes
conversations. Le duc de Broglie, M. de Barante, sympathiques aa
journal, ne concouraient pas non plus 4 sa rédaction. C’était done
l'un des caractéres du Globe, Petre l’ceuvre exclusive d'une jeunesse
livrée 4 ses seules forces et méme en réalité & ses prepres mspira-
tions. A ce premier point de vue déja, ses écrivains se distin-
guaient de MM. Thiers et Mignet qui, 2 peine arrivés 4 Pans,
s’étaient, sans hésitation et sans scrupule, mélés aux rangs des
vieux combattants du Constttutionnel ou du Courrier Francais.
Cette différence n’était pas la seule ni la plus importante. Pen-
dant que M. Thiers acceptait en bloc les vieilles doctrines phileso-
phiques, littéraires, politiques du Constetutzonned, V'école du Globe,
au lieu de continuer 4 piétiner dans les orniéres du préjugé et de la
passion, cherchait des voies nouvelles, croyait marcher a la décou-
verte et 4 la conquéte de mondes inconnus que ses péres n’avaient
pu atteindre. Elle prétendait se refaire des princrpes sur chaque
chose, goitait en tout la pensée qu? lui apparaissait profonde, neuve,
originale, fit-elle en contradiction avec les données vulgaires, ré-
servant son dédain et son horreur pour ce qu'elle estimait routme
de gauche ou de droite. C’est ainsi qu’en philosophie, elle réagis-
sait contre le sensualisme étroit et stérile du dix-huitiéme siécle, et
trouvait mesquines et superficielles les traditions de Voltaire et de
YEncyclopédie qui, tout 4 Yheure, régnaient souverainement chez
les libéraux. Sans s’élever jusqu’au christianisme, elle s’arrétait 2
mi-chemin dans un spiritualisme rationnel, et temoignait de son res-
pect pour Ia religion, bien que parfois ce pardt étre un peu de ce
respect qu’on accorde aux ruines. Quand, 4 la suite de Royer-Col-
lard et de M. Cousin, les jeunes philosophes du Globe prononcérent
les mots, presqu’oubliés en dehors du petit groupe des croyants,
d’Ame et de libre arbitre, de mérite et de démérite, de devoir et de
responsabilité, ce fut comme un réveil plein de charme et de fraf-
cheur pour les consciences jusqu’alors engourdies par urn sommel#
malsain, une délivrance victorieuse des intelligences enchainées!
Chacun dress2 la téte en reprenant possession de ces titres de
noblesse que Phumanité semblait avoir perdus. Sans doute dans cette
doctrine qui prétendait tout faire aboutir 4 la seule souveraineté
de la raison, il y avait bien des lacunes, et il serait facile d’indiquer
par ou elle devra échouer. Mais alors, on était tout & la joie de Fé-
mancipation et & l’espoir du premier élan. Ne faut-il pas aprés tout
savoir gré 4 cette école, de nous avoir débarrassés de l’esprit du
dix-huiti¢me si¢cle? Cela seul n’était-il pas un grand progrés? Ne
comprend-on pas comment desdmes généreuses l'ayaient salné avec
SOUS LA RESTAURATION 68
‘une joyeuse confiance, et comment celles méme qui ont plus tard
reconnu ce qui les séparait de la vérité compléte, n’ont pu cepen-
dant reporter leur pensée vers ce grand effort de leur jeunesse, sans
une émotion de fierté et de reconnaissance?
C’était en tous cas une atmosphére bien différente de celle que
trouvait M. Thiers dans les bureaux du Constitutionnel, et il en
résultait une divergence marquée dans la conduite quotidienne des
deux journaux. La vieille feuille libérale ne connaissant d’autres
commentaires de Il'Evangile que les chansons de Béranger, poursui-
vait contre la religion, et surtout contre le prétre, cette guerre
mesquine, terre 4 terre, odieuse, quoique malheureusement fort
efficace, qu'il y aura lieu d’étudier de prés; et ce qui paraissait
lui étre encore le plus étranger, était le respect ou méme seule-
ment la notion élémentaire de la liberté religieuse. Le Globe au
contraire, au nom de la jeune génération, répudiait cette intolérance
philosophique et s’apprétait, au grand scandale du Constitutionnel,
a demander la liberté pour tous, méme pour les jésuites. Des
réserves seraient 4 faire sur Tespéce d’impartialité hautaine, de
neutralité indifférente que le nouveau journal affectait, méme dans
Yordre doctrinal, entre les adversaires et les défenseurs de la vé-
rité dogmatique. Mais en fait, ses dispositions étaient autrement
équitables et libérales que celles de l’'ancienne opposition, et il lui
fallait du courage pour rompre ainsi 4 un pareil moment avec les
préjugés les plus invétérés et les plus violentes passions.
Ce contraste entre l’esprit novateur du G/ode et la routine du
Consittutionnel se manifestait jusque dans la littérature: tandis que
le second défendait avec une tenacité étroite, souvent méme ridicule,
les théories de convention qu’en confondait alors avec la tradition
classique, le premier, sympathique 4 la jeune école, ouvert aux
littératures étrangéres, encourageait le mouvement romantique tout
en tachant d’y apporter le frein de la méthode, de la mesure et du
gout. De méme en économie politique : pendant que M. Thiers sou-
tenait d’ores et déja contre la liberté du commerce « les idées que,
disait-il, la nature lui avait données toutes faites, » M. Duchatel
vulgarisait dans le Globe, la science neuve en France, d’Adam
Smith, de Malthus et de Ricardo.
En politique, le Globe n’était pas plus favorable aux idées de la
droite que M. Thiers et les autres écrivains du Constituttonnel ;
mais 4 la différence de ceux-ci, il prétendait réagir en méme temps
contre les souvenirs bonapartistes et, dans une certaine mesure,
contre le vieux parti révolutionnaire. Dés 1849, dans un article
remarqué, M. Jouffroy s’était hardiment séparé de tous ces libéraux
qui comptaient alors les conquétes de l’Empire parmi les fastes de
954 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
la liberté, et il avait exprimé ainsi sur ce sujet la pensée de la
génération nouvelle:
L’amour de la liberté commenga la Révolution frangaise. L’Burope
désavouant la politique de ses rois, nous accordait son estime et son
admiration. Mais bientét les applaudissements cesstrent : la justice
avait été foulée aux pieds par les factions. La liberté devait périr avec
elle : aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques années
pour accréditer auprés du peuple des chefs ambitieyx et servir d’ins-
trument a ]’établissement du despotisme. Le mal passa dans les camps.
La fin de la guerre fut corrompue et l’héroisme de nos soldats prostitué.
L’épée francaise devait étre plantée sur la frontitre délivrée pour avertir
Europe de notre justice. On la promena en Allemagne, en Hollande,
en Suisse, en Italie.{Elle fit partout de funestes miracles. On vit bien
qu’elle pouvait tout, mais on ne vit pas ce qu’elle pourrait respecter.
Ces jeunes gens étaient de ceux qui avaient accueilli avec enthou-
siasme les Considerations sur la Révolution francaise de M=* de
Staél, et leur jugement sur cette redoutable époque s était formé
d’aprés ce livre plutét que d’apreés les histoires de leurs contempo-
rains, M. Mignet et M. Thiers‘. Pendant que ceux-ci glorifiaient en
bloc la Révolution dont ils se disaient les fils et acceptaient ’héritage
sous bénéfice d'inventaire, les rédacteurs du Glode prétendaient faire
un choix dans les hommes, et surtout dans les idées dont par systeme
et par nature d’esprit ils s’occupaient davantage. On pouvait croire
qu’ils faisaient partie de cette « nation nouvelle » dont M. Rover-
Collard avait déja salué l’avénement. « Innocente, avait dit le
grand orateur, de la Révolution dont elle est née, mais qui n'est
pas son ouvrage, elle ne se condamne point 4 l’admettre ou & la
rejeter tout entiére; ses résultats seuls lui appartiennent dégagés de
tout ce qui les a rendus irrévocables. »
Envers le gouvernement existant, l'attitude des rédacteurs du
Globe était complexe. Ils n’étaient pas ses ennemis, bien que quel-
1M. Guizot présentant, en 1818, aux lecteurs des Archives historiques, un
travail de M. de Remusat, alors agé de vingt-et-un ans, sur le livre de M™ de
Staél, constatait influence qu’avait exercée cet ouvrage « surtout dans cette
jeune génération, l’espoir de la France, qui nait aujourd’hui a la vie politique.
que la Révolution et Bonaparte n’ont ni brisée, ni pervertie, qui aime et
veut la liberté, sans que les interéts ou les souvenirs du désordre corrompent
ou obscurcissent ses sentiments ct son jugement, a qui, enfin, les grands
evénements dont fut entoure son berceau ont déja donne, sans lui en deman-
der le prix, cette expérience qu’ils ont fait payer si cher a leurs devanciers. »
Il apportait comme exemple « le petit écrit qu’a inspiré & un jeune homme
la lecture de l’ouvrage de M** de Staél, » et il ajoutait : « Ces sentiments et
ces idees forment déja notre atmosphtre morale, et il faut que les gouverne-
ments s’y placent aussi, car, hors de la, il n’y a point d’air vital. »
SOUS LA RESTAURATION 955
ques-uns d’entre eux, comme Dubois ou Jouffroy, eussent traversé
les sociétés secrétes. Rien chez eux du parti pris de renversement
qu’on a noté chez M. Thiers ou chez ses alliés du Constetutionnel,
survivants de I’Empire ou de la Révolution. Loin d’étre comme ces
derniers poussés 4 l’hostilité par leurs antécédents, ces jeunes gens
avaient applaudi en 18144 la Restauration '!. Nullement républicains
de doctrine, monarchistes constitutionnels, quand ils voulaient pré-
ciser leur théorie de gouvernement, ils essayaient, .ainsi qu’en
philosophie, de s’arréter 4 mi-chemin; ils repoussaient 4 la fois la
souveraineté du peuple et le droit permanent de la légitimité royale,
cherchant entre les deux quelque principe moyen, qu’ils appelaient
assez vaguement la souveraineté de la raison. Ils n’avaient pour
les Bourbons eux-mémes ni l’animosité de certains vieux libé-
raux, ni le dévouement tendre et pieux des royalistes d’origine et
de sentiment; indifférents aux personnes, ils ne se disaient attachés
qu'aux institutions, et ne demandait pas mieux que de conserver
les premiéres, pourvu que les secondes leur fussent garanties.
Parmi eux, on eit pu du reste distinguer des nuances diverses :
les plus ardents prévoyaient et acceptaient d’avance une rupture
avec la dynastie, mais sans la souhaiter et sans y pousser yolontai-
rement; les plus modérés désiraient et espéraient éviter une réyo-
lution, mais sans avoir pour la famille royale cet attachement de
ceeur, pour ses droits cette sorte d’adhésion de la conscience et de
lintelligence qui marquaient, jusque dans |l’opposition la plus vive,
la conduite et le langage de Royer-Collard. On pouvait pressentir
qu’en cas de révolution, les écrivains du G/ode, ne porteraient
pas comme le grand doctrinaire, le deuil perpétuel de la monar-
chie tombée.
S'il leur eit fallu choisir parmi les députés des chefs et des
porte-drapeaux, que leur jeune confiance en eux-mémes n’aurait
pas dailleurs subis sans répugnance, c’eit été probablement
Casimir Périer ou le général Foy. Ils laissaient Manuel et Béranger
aux admirations de M. Thiers et de M. Mignet; ils estimaient peu
Benjamin Constant, tout en prisant quelques-unes de ses doctrines ;
dans la liberté de leurs conversations intimes, quelques-uns ne se
geénaient pas ‘pour qualifier La Fayette ‘de « vieille ganache » et
M. Thiers de « petit Jacobin. » De leur cété les anciens libéraux
avaient peu de gout pour ces jeunes novateurs; ils les traitaient
volontiers de naifs, de maladroits et de pédants. M. Thiers, malgré
‘Lors du retour de lile d’Elbe, M. Jouffroy et ses amis se jetérent, avec
les éleves de l’Ecole normale et 4 la suite de M. Cousin, dans les rangs des
Volontaires royaux.
956 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
ses relations personnelles avec M. de Rémusat et avec quelques
autres rédacteurs du Globe ', ne pensait guére autrement, et plus
tard il écrira 4 M. Ampére: « Faites-nous de ces savants articles
qui sont savants sans étre insupportables comme ceux de nos amis
dn Globe, si aimables, si clairs, si modestes. » Que d’amertume
dans ces quelques lignes! Vers la méme époque un ami de
M. Thiers, M. Stapfer, disait & propos d’un procés du Glode:
« Thiers s’est borné a écrire 4 Dubois quatre lignes séches et
nettes. Ges messieurs avaient pris une habitude de régenter leurs
confréres qu’ils ont de la peine 4 quitter. Bon gré mal gré ils en
prendront d’autres, ou malheur 4 eux?. »
Les libéraux de l’ancienne école se vantaient, do reste, que le
Constituttzonnel, avec sa routine et ses lieux communs, en faisant
appel aux préjugés étroits et aux passions vulgaires, avait plus
d’action sur la masse du public que le Globe, avec sa prétention de-
s'adresser aux intelligences et d’apporter sur tout des solutions
neuves. N’était-ce pas l’important pour des hommes aussi prati-
ques? Béranger, type de ces esprits fins et subalternes qui cher-
chent, non 4 diriger la foule, mais 4 la suivre, pour étre toujours
bien vus d’elle, écrivait dédaigneusement du Globe: « I ne parle
qu’é un cercle trés-circonscrit qui manque d’écho et n’a point de
retentissement politique. » C’était vrai dans une certaine mesure.
Sans doute, le nouveau recueil éveillait vivement les curiosités m-
tellectuelles dans cette élite des écoles ot I’on travaille, des cabi-
nets ou l'on réfléchit et des salons ou |’on cause. Sous ce rapport,
il avait toutes les apparences d’un grand succés. Mais il n’était pas
populaire. C'était euvre de raffinés et, méme en ce temps de suf-
frage trés-restreint, les raffinés ne dirigeaient pas l’opinion. Ces
écrivains formaient moins un parti qu’une école; leurs adversaires
disaient une coterie. Encore une différence avec M. Thiers qui n'a
jamais fondé d’école, mais qui a souvent et fort habilement donné
le branle 4 bien des partis, et parfois aux plus divers.
Néanmoins, avec quelle singulitre confiance dans sa mission et
dans ses forces, cette jeunesse entrait en lice! Elle avait méme par
.
‘ Les fondateurs du Globe avaient pensé d’abord A s’attacher M. Thiers qui
écrivit pour ce journal huit articles sur le salon de 1824. Mais ce fut tout:
on s'apercut bientét qu’on ne marchait pas dans la méme voie.
_ * Correspondance d’Ampére. —Ce reproche de pédanterie était du reste
assez frequent ; le méme M. Ampere écrivait le 31 janvier 1825, 4 M™ Reé-
camier : « J’ai diné aujourd’hui avec lélite de la jeunesse francaise qui me
parait terriblement pédante! Quels contrdleurs de toutes chases que mes
jeunes compatriotes!... Avec cela ils ont beaucoup d’esprit. Il est bon de les
entendre de tempsen temps pour savoir ov en sont les idées. »
SOUS LA RESTAURATION 957
moments des accents de lyrisme et de prophétie qu'on ne croirait
pas contemporains de Paul-Louis, de Béranger ou de M. Thiers.
Ecoutez comment dans une page écrite en 1823 et publiée par le
Globe en 1825, M. Jouffroy chantait l’avénement de sa génération :
Une génération nouvelle s’éléve qui a pris naissance au sein du scep-
ticisme... ef déja ces enfants ont dépassé leurs pbres et senti le vide de
leurs doctrines. Une foi nouvelle s’est fait pressentir en eux; ils s’atta-
chent & cette perspective ravissante avec enthousiasme, avec convic-
tion, avec résolution... Supérieurs a tout ce qui les entoure, ils ne sau-
raient étre dominés ni par le fanatisme renaissant, ni par l’égoisme
sans eroyance qui couvre la société... Ils ont le sentiment de leur mis-
sion et l’intelligence de leur Epoque ; ils comprennent ce que leurs péres
n’ont point compris, ce que leurs tyrans corrompus n’entendent pas;
ils savent ce que c’est qu’une révolution et ils le savent parce qu’ils
sont venus a propos. :
On ne peut sans doute se défendre aujourd’hui d’un sourire
douloureux en relisant ces lignes. La campagne, célébrée par ce
cri de triomphe anticipé, ne devait qu’ajouter une page nouvelle 4
Vhistoire déja si longue des déceptions qui ont trompé et puni
Yorgueil de la raison humaine. Et cependant, quand on compare
les présomptueux chimériques du Géode aux esprits plus habiles
et plus pratiques du Constitutionnel, comment, en dépit de leurs
lacunes et de leurs échecs, ne pas reconnaitre la supériorité mo-
rale des premiers. Leur inspiration n’était-elle pas plus haute, plus
large, plus pure? Ils formaient une élite qui tranchait sur le fond
terne et faisait saillie sur le niveau abaissé du vieux libéralisme
voltairien, bonapartiste et révolutionnaire. Le mouvement d'intelli-
gence provoqué par eux, si impuissant qu'il ait pu étre en fin de
compte, offre plus d’intérét que le flux et le reflux de la masse
ignorante, n’obéissant qu’a des préjugés inférieurs et 4 d’aveugles
passions. Aussi, comprendra-t-on que nous soyons tentés de péné-
trer davantage encore dans !es bureaux du Gfobe et d'y observer
de plus prés les jeunes hommes qui avaient l’habitude de s’y ren-
contrer.
Iy
La rédaction du Globe se composait de deux groupes principaux,
unis saps doute, mais non mélés, et dorigines fort différentes :
d’une part les « Normaliens », professeurs proscrits ou émigrés de
YUniversité, MM. Dubois, Jouffroy, Damiron, Patin, Farcy; d’autre
part, des jeunes gens venus de la haute société politique, MM. de
938 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
Rémusat, Vitet, Duchatel, Duvergier de Hauranne; entre les deux,
mais ayant moins d'action, quelques hommes de lettres, M. Magnin,
M. Lerminier et M. Sainte-Beuve le plus jeune soldat de cette
jeune armée.
Les mesures prises contre l'Université par le ministére de droite,
avaient contribué a jeter les Normaliens dans I'opposition militante.
En 1822, l'Ecole normale avait été supprimée ‘. En méme temps
qu’il était interdit 4 M. Guizot et & M. Cousin de monter dans
leurs chaires de Sorbonne, plusieurs professeurs de collége parmi
lesquels MM. Jouffroy et Dubois, alors carbonari, avaient vu leurs
cours suspendus. Ces mesures n’étaient pas seulement inspirées
par une préoccupation politique. Mgr Frayssinous, alors a la téte
de linstruction publique, ne pouvait considérer sans émotion
lesprit d'impiété qui régnait dans les écoles de |’Etat et dont on se
ferait aujourd'hui difficilement une idée. Combien n’avons-nous pas
connu de vieillards qui ne pouvaient se reporter 4 leurs souvenirs
de collége sans en parler avec dégodt et indignation! C’était une
atmosphére desséchée, corruptrice, ou, sous la double action de
l’exemple des maitres, tout puissant surtout quand il est mauvais,
et de la tyrannie du respect humain entre écoliers, l'enfant était 4
peu prés assuré de perdre sa foi et souvent aussi sa pureté? Tant
de jeunes ames dépouillées et ruinées ainsi dans leur premier essor,
en quelque sorte par la main de I'Etat, était-ce tolérable? Mais
qu'y pouvaient les chrétiens placés 4 la direction supérieure de
lenseignement? Il aurait fallu transformer d'un coup de baguette,
non-seulement tous les professeurs, mais aussi les familles dou
venaient la plupart des éléves qui donnaient ensuite le ton & leurs
camarades. Le mal était celui de la société elle-méme, qui n’avait
pas impunément traversé le dix-huitiéme si¢cle et la Révolution.
Un seul reméde edt été partiellement efficace : la liberté d’ensei-
gnement. Mais presque personne n'y songeait alors. C’était par voie
d’autorité que les ministres essayaient de guérir le mal. Ils recou-
raient aux épurations, pas toujours avec le tact et la mesure néces-
saires, irritant souvent plus qu’ils ne corrigeaient. Au point de vue
particulier qui nous occupe, en jetant sur le pavé, mécontents et
sans ressources, des jeunes hommes de talent, ils préparaient 4 la
presse libérale de faciles et précieuses recrues. Le Globe surtout en
profita.
Les Normaliens du Globe s’étaient formés presque tous sous la
direction, ou du moins sous !'impulsion de M. Cousin. Celui-ci
1 Elle sera rétablie, en 1826, sous le nom d’Ecole préparatoire et ne re-
prendra son ancien titre qu’aprés 1830.
SOUS LA RESTAURATION 959
cependant était presque leur contemporain ‘. A peine sorti comme
éléve de I'Ecole normale ou il était arrivé le premier de la pre-
mitre promotion, il y rentrait 4 vingt ans comme professeur. A
vingt-trois ans, en 1815, il montait dans une chaire plus retentis-
sante et suppléait M. Royer-Collard & la Faculté des lettres. Ce
cours a laissé un souvenir légendaire. Nul de ceux qui y ont alors
assisté, n’a oublié ce professeur aussi jeune que ses éléves, tou- —
jours debout dans sa chaire, le torse en arriére, sa belle téte illu-
minée par I'inspiration, I’eil en feu, dominant d’un regard assuré
ceux qui l’entouraient; merveilleusement éloquent, portant la cha-
leur et la passion dans le domaine des idées abstraites; poussant
plus loin qu’aucun acteur la science de la physionomie, du geste
et de la pantomime, incomparable artiste avant tout, mais sem-
blant 4 ses auditeurs fascinés, avoir la taille et le souffle d'un pro-
phéte. A cette époque on n’était pas encore blasé sur ce qui dans
sa nature tenait un peu du comédien *. On n’avait pas eu le
temps de discerner ce que ses théses avaient parfois d'un peu
vague, de mobile et d’insuffisant. On était tout entier au spectacle
émouvant de cet élan généreux, de cette réaction triomphante
contre le sensualisme du dix-huitiéme siécle. M. Cousin apparais-
sait comme le grand agitateur dans l ordre des idées philosophiques.
Il était vraiment le prince de la jeunesse pensante.
L’impulsion qu'il donnait ainsi de loin et du haut de sa chaire
ne lui suffisait pas. Il vivait avec quelques-uns de ses disciples dans
une sorte de camaraderie studieuse. Presque aussi éloquent dans ses
conversations intimes que dans ses discours publics, il séduisait vite
et entratnait ses interlocuteurs par sa verve abondante, par la ri-
chesse et la soudaineté de ses vues, par l’ardeur communicative de
tant de jeunes espérances. S’il faisait de la philosophie son quartier
général, il ne s’y cantonnait pas, hasardait des poussées dans toutes
les directions, lancait ses amis 4 la fois dans les grands travaux de
lintelligence et les luttes de la politique, voire dans les sociétés
secrétes et les conspirations. Lui-méme leur donnait |'exemple:
en méme temps qu’il poursuivait ses travaux de cabinet, il s’af-
filiait au carbonarisme, voyait son cours suspendu en 1822, et se
faisait arréter 4 Berlin, en 1824, pour cause de propagande révolu-
tionnaire.
1M. Cousin était né en 1792. MM. Dubois, Jouffroy et Damiron, ses dis-
ciples étaient, de 1795 et de 1796. M. Cousin était plus jeune que M. Guizot
né en 1787 et que M. Villemain né en 1790.
*M. Sainte-Beuve devait plus tard le juger ainsi : « Cousin a du mime, du
comeédien en lui. Lamartine un jour, aprés avoir été témoin de la mimique
de Cousin dit : il y a du Bergamasque dans cet homme-la. »
960 LES LIBERAUX #T LA LIBSATE
Plusieurs de ces jeunes professeurs que M. Cousin avait 4 demi
détournés de leurs études pour les jeter dans la politique, se retrou-
vérent parmi les fondateurs du Gilode, et, en téte, le plus célébre
d’entre eux, qui lui aussi fut un maitre. Physionomie atiachante
entre toutes, M. Jouffroy a exereé une action moins retentissante
et moins étendue sur la foule, mais plus intime et plus pénétranie
sur ceux qui l’approchaient, notamment sur |'élite des rédacteursdu
nouveau journal. « Il primait parmi nous, a dit l'un de ces derniers;
il y avait en lui quelque chose de doux et dimposant qui nous
captivait. » Il avait quatre ans de moins que M. Cousin. Son
ardeur opposante l’avait d’abord entrainé assez loin. Quand parce
rant avec M. Dubois, vers 1820, ses montagnes natales du Jur,
il leur arrivait de passer la frontiére, les deux amis s'imagwasnt
se sentir plus libres, délivrés du poids étouffant don ne sal
quelle tyrannie, et ils entonnaient la Marsetl/aise comme un dé
et une espérance. Naturellement suspect au gouvernement qu
lui avait bientot retiré ses cours au Collége Bourbon et a |'Ecole
Normale, M. Jouffroy fut, vers 14822, amené a réunir chez lui quel
ques éléves d’élite auxquels il continua ses lecons. Ge fut ainsi que
son modeste appartement de la rue du Four se trouva tte k
berceau de l’école du Globe.
La se rencontrérent en effet pour la premitre fois, M. Vitet e
M. Dubois, M. Duchatel et M. Damiron, représentants de ces deux
groupes d'origines si diverses dont le rapprochement et I'acton
commune devait faire le caractére propre et le succés du nouveau
recueil. Avec quel charme ému, avec quelle piété de souvenirs, les
rares auditeurs de ce cours intime en ont parlé plus tard! Dans
leurs récits, cette petite chambre qui s’ouvrait mystéreusement
chaque semaine et qui se refermait, la clef en dedans, quand tous
les invités étaient présents, semble se tranformer en we di-
pelle & huis-clos ot l’on va écouter, avec une ferveur discréte
et attendrie, non un discours, ni méme un enseignement, mais la
prédication et comme la premiére révélation d'une religion nouvelle;
rien ne manyquait pour exalier ces imaginations de vingt ans, pas
méme la saveur d'une sorte de persécution. On a fait revivre 4 00
yeux le jeune professeur, dont la belle et mélancolique figure aval
une expression si douce et si fi¢re, si profonde et si réveuse, &
sereine et si triste, si loyale et si réservée. On nous a dépeint cé
yeux d'un bleu pale qui étaient en quelque sorte tournés au de
dans de lui-méme et ce « regard d’exilé » qui laissait entrevoir dst
le fond de cette 4me le mystére de ses souffrances et de ses regrets.
Ses joues amaigries étaient creusées par le mal qui déja consumal!
sa vie. Debout contre la cheminée, dominant l’auditoire assis, la te
SOUS LA RESTAURATION 961
un peu inclinée, aprés un long silence, il commencait d'un ton
trés-bas. Sa voix était faible mais « timbrée par |’ame. » C’était un
éloquence de demi-jour et d’intimité dont l’impression était singu-
ligrement pénétrante. I] parlait du beau, du bien moral, de ]’im-
mortalité de I'ame ou de quelque autre de ces vérités, alors presque
nouvelles, du spiritualiisme. Peu 4 peu 3a parole, au début
monotone, sélevait; un souffle plus oratoire, mais qui ne venait
jamais que. de la pensée intérieure en animait et en variait les in-
flexions; I'il s’illummait, les lévres tremblaient; et alors, nous
rapportent ces témoins, dans un petit auditoire de douze ou quinze
jeunes gens couraient des frissons, comme il en descend, aux heures
solennelles, de Ja tribune ou de la chaire. Puis au jour baissant, les
auditeurs se dispersaient, silencieux et émus.
De cet enseignement tout intime, M. Jouffroy passa au Globe,
entrainant avec lui les plus distingués de ses éléves. Les luttes
ouvertes de la politique ne convenaient guére cependanta sa nature :
il y trouvait beaucoup de causes de souffrance, des occasions d erreurs,
et ne devait & aucune époque y obtenir des succés dignes de lui.
Aussi n’est-ce point par ce cété qu il est surtout intéressant de le
considérer. Nous aimons mieux voir et analyser en lui l'état d’ame
de cette jeune génération dont il était en quelque sorte le directeur
spintuel, le maitre de vie intérieure le plus écouté, et dont il résu-
mait dans son for intérieur, avec une sensibilité ‘et une distinction
particuliéres, les beautés et les miséres, les espérances et les décep-
tions, les aspirations et les chutes.
M. Jouffroy continuait la réaction spiritualiste et rationaliste
si brillamment entreprise par M. Cousin. Mais le caractére distinctif
de sa philosophie est ce qu'on a pu appeler sa piété. Il était arrivé
chrétien 4 I"Ecole normale; dans ce milieu d’incrédulité, entouré
d objections « semées, a-t-il dit, comme la poussiére dans |'atmos-
phére qu'il respirait, » subissant aussi peut-étre l’action perverse
de cet orgueil de l’intelligence qui est parfois le vice caché des
natures les plus droites, il perdit bientdt la foi. Il a raconté lui-méme
ce drame de son 4me dans une page connue, qui a été publiée
aprés sa mort, et qui demeure comme !’un des gémissements les plus
poignants et les plus désolés, l'un des sanglots les plus vrais et les
plus éloquents de la littérature contemporaine !. M. Jouffroy s ayoua
1 « Je n’oublierai jamais la soirée de décembre, ot le voile qui me deéro-
bait 4 moi-méme ma propre incrédulité fut déchiré. J’entends encore mes pas
dans cette chambre étroite et nue ot, longtemps apres ’heure du sommeil,
j'avais ’habitude de me promener; je yais encore cette lune 4 demi voilée par
les nuages qui en éclairait par intervalles les froids carreaux. Les heures de
la nuit s’écoulaient, et je ne m’en apercevais pas ; je suivais avec anxiété ma
962 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
alors incrédule; seulement il ajoutait aussitdt qu,il détestait son
incrédulité. Désormais |’effort obstiné, désespéré de sa philosophie,
tendit 4 trouver une croyance qui remplacat sa foi perdue, et lui
donnat « la lumiére et la paix. » La vie serait trop dure a vivre,
disait-il, si l’énigme devait toujours peser sur elle! Et plus tard,
quand sa santé le condamnait a la retraite, il écrivait dans un
langage presque chrétien : « Je ressens tous les bons effets de
la solitude. La maladie est certainement une grace que Dieu
nous fait, une sorte de retraite spirituelle qu'il nous ménage, pour
nous reconnaitre, nous retrouver et rendre 4 nos yeux la véritable
vue des choses !.» A cette hauteur et avec cette profondeur, nous
voici bien loin des polémistes superficiels et vulgaires de la vieille.
école libérale. Quelle différence avec cet esprit du dix-huitiéme
siécle, frivole dans ses négations, ricanant dans son incrédulité! C'est
l’accent autrement grave du dix-neuviéme siécle, siécle religieux alors
méme qu'il s’égare hors du christianisme 2,
Au début, M. Jouffroy s’était élancé, avec une confiance qui n’était
pas sans orgueil, 4 la recherche de la croyance dont il sentait le
besoin, et qu’il prétendait trouver par sa seule raison. Mais les années
se succédaient et I'ceuvre n’avancait pas. Il était trop sincére pour
ne pas reconnaftre qu'il était toujours dans le méme néant. Le
dénuement de son ame le faisait cruellement souffrir. « Par inter-
pensée qui, de couche en couche, descendait vers le fond de ma conscience et,
dissipant lune aprés l’autre toutes les illusions qui m’en avaient jusque-la
derobeé la vue, m’en rendait de momenten moment les detours plus visibles.
En vain je m’attachais @ ces croyances dernitres comme un naufragée aux
débris de son navire; en vain, epouvanté du vide inconnu dans lequel
j’allais flotter, je me rejetais pour la derniére fois avec elles vers mon enfance,
ma famille, mon pays, tout ce qui m’était cher et sacré; l’inflexible courant
de ma pensée était plus fort : parents, famille, souvenirs, croyances, il
m’obligeait & tout laisser : examen se poursuivait plus obstiné et plus
sévére & mesure qu’il approchait du terme, et il ne s’arréta que quand il l’eut
atteint. Je sus alors qu’au fond de moi-méme il n’y avait plus rien qui fat
debout. — Ce moment fut affreux, et quand, vers le matin, je me jetai
epuisé sur mon lit, il me sembla sentir ma premiere vie, si riante ct si
- pleine, s’éteindre, et derriére moi s’en ouvrir une autre sombre et dépeuplee,
ot désormais j’allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée qui venait de m'y
exiler et que j’étais tenté de maudire. » (Jouffroy. — Nouveaux Mélanges, p. 34.
1 Le céte pieux et religieux de la philosophie de M. Jouffroy aété trés-bien
mis en lumiére dans un remarquable article de M. Caro publié par la Reowe
des Deux-Mondes du 15 mars 1865.
* Dans quelques écrits de polémique, par exemple dans l’article trop fameax
que le Globe a publié sous ce titre : Comment les dogmes finissent, la gravite
respectueuse de M. Jouffroy fait place parfois 4 une inspiration plus amére
et plus dédaigneuse, 4 une sorte de fanatisme anti-chrétien. Mais c’était
l’entrainement momentané de la lutte : ce n’était pas l’expression refléchie
et durable de la pensée du philosophe.
SOUS LA RESTAURATION 963
valles, a-t-il écrit, quand j’étais 4 réver la nuit 4 ma fenétre, ou le
jour sous les ombrages des Tuileries, des élahs intérieurs, des atten-
' drissements subits, me rappelaient 4 mes croyances passées, 4 l’obs-
curité, au vide de mon 4me et au projet toujours ajourné de le
combler '. » Ce devait étre la douleur de toute sa vie. La est le
secret de cette tristesse inconsolable qui, chaque année, était plus
profondément gravée sus les traits de son visage et qui se trahissait
dans ses écrits. Sil sembla, vers ses derniers jours, entreyoir plus
de lumitre, c'est qu'il se rapprocha un peu de ce foyer de vérité
chrétienne dont, jeune homme, il s’était éloigné '. Il n’eut pas le
temps d'accomplir, si ce n’est peut-étre dans le mystére de son ame,
le pas dernier et décisif. Il est mort 4 quarante-six ans, laissant un
souvenir profond et mélancolique a tous ceux qui l'ont approché,
mais sans avoir trouvé la solution qu'il s’était obstiné & chercher
hors du christianisme, sans avoir pu édifier un corps de doctrine,
ni méme rédiger un livre complet. Les résultats de vingt ans
d' étude et de méditations n’avaient abouti en effet qua quelques
fragments épars, et, fait justement remarqué, dans ces matériaux
non coordonnés qui constituaient la philosophie du plus religieux des
rationalistes, une place était enti¢rement vide, celle de la théodicée.
La lecon mérite d’étre recueillie, car elle a une portée générale. Si
nous trouvons en M. Jouffroy les aspirations élevées, qui honoraient
l’école du Globe et la distinguaient des survivants ou des imitateurs
1 Obligé par la maladie de passer quelque temps dans son pays natal, la
vue des lieux témoins de son enfance chrétienne, aviva encore .la douleur
de ses regrets du passé et de son impuissance dans le présent. « Tout était
comme autrefois, disait-il, excepte moi. Cette église, on y célebrait encore
les saints mystéres avec le méme recueillement; ces champs, ces bots, ces
fontaines, on allait encore au printemps les bénir; cette maison on y elevait
encore, au jour marqué, un autel de fleurs et de feuillage ; ce curé, qui m’avait
enseigneé la foi, avait vieilli, mais il était toujours la, croyant toujours, et
tout ce que j’aimais, tout ce qui m’entourait, avait le méme cceur, la méme
Ame, le méme espoir dans la foi. Moi seul l’avais perdue, moi seul étais dans
la vie sans savoir ni comment, ni pourquoi; moi seul si savant, ne savais
rien ; moi seul étais vide, agité, aveugle, inquiet. Devais-je, pouvais-je de-
meurer plus longtemps dans cette situation? »
1 Peu de temps avant sa mort, il disait 4 un évéque, son compatriote et
son ami: « Monseigneur, je ne suis pas de ceux qui pensent que les sociétés
modernes peuvent se passer du christianisme. Je ne l’écrirais plus aujour-
@hui. » — Au curé qui préparait sa fille & la premiére communion, 11 disait
& propos de Lamennais devenu du méme coup schismatique, rationaliste et
panthéiste : « Hélas, Monsieur le Curé, tous ces systémes ne ménent a rien.
Mieux vaut mille et mille fois un bon acte de foi chrétienne. » Et ce prétre
put écrire 4 son tour : « Je crois que la foi s’était rallumée dans le cosur de ce
pauvre Jouffroy. » Ces faits sont rapportés par M."Amédée de Margerie dans
un excellent article qu’a publié le Correspondant du 25 juillet 1867.
61 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
du dix-huitiéme siécle, sa vie morale nous apporte aussi le spectacle
de cet avortement douloureux auquel aboutit toujours la présomp-
tion rationaliste. De Phistoire de cette Ame — qui est aussi Vhistoire
de toute une génération, — ressort l'impuissance de la raison la plus
pure et la plus éclairée 4 se créer 4 elle seule une croyance qui rem-
place la foi chrétienne, qui puisse donner la « lumiére » et la « paix, »
si vainement cherchées par I’infortuné Jouffroy.
Avec M. Dubois, on descend de ces hautes régions; on sort des
crises de la vie intérieure pour se méler davantage aux luttes plus
banales des partis. Principal fondateur du Globe, M. Dubois y exer-
cait A peu prés les fonctions de rédacteur en chef. C’était lui d’ordi-
naire qui traitait les questions se rattachant 4 la politique quoti-
dienne. Moins philosophe que M. Jouffroy, il était plus militant, plus
homme de presse. Quoique jeune (il avait vingt-neuf ans en 1824), sa
carriére de professeur ayait été déja fort agitée. Révoqué une premitre
fois en 1815, puis replacé, il s’était vu de nouveau suspendu en
1821. Il avait été engagé plus avant qu aucun de ses collaborateurs
dans les sociétés secrétes, et c’était lui qui donnait contre le gouver-
nement Ia note la plus aigué et Ia plus batailleuse. Une verve bre-
tonne, parfois un peu rude, mais de jet franc et vigoureux, un style
ardent et Apre, faisaient de ce professeur devenu journaliste un polé-
miste redoutable. Seulement malgré des saillies parfois supérieures,
il y avait chez lui quelque chose d'incomplet et d’inégal, qui explique
comment en fin de compte il se trouvera dépassé de beaucoup par ceux
qu'il paraissait alors commander. Sainte-Beuve a dit de lui dans une
de ses notes: « M. Dubois serait plus qu'un homme de talent, s'il y
avait persistance en lui, s'il mettait bout 4 bout tous les fragments
et les éclats successifs de son talent. Mais il a toutes les nuits des
espéces d’attaques nerveuses et de somnambulisme qui font tout
manquer...Son esprit est comme un acier trempé, mais d'une trempe
un peu aigre; 4 tout coup l’épée perce, mais casse, et il faut la re-
faire. » Toutefois il avait une qualité précieuse pour un directeur de
journal : l'initiative, le don de susciter et d’employer |’activité de ses
collaborateurs, d’éveiller autour de soi des idées que les autres
mettaient en ceuvre. Ses amis ont écrit des articles dans le Globe,
mais c’est lui vraiment qui a fait le Globe.
Les autres Normaliens avaient un rdle plus effacé. Parmi eux,
M. Damiron, quoique l’atné de M. Jouffroy, o était que son disciple
et son reflet un peu pale. La plupart traitaient surtout les questions
littéraires. M. Sainte-Beuve, qui venait d’atteindre ses vingt-deux
ans, commencait ses excursions de curieux et de dilettante 4 travers
les églises, les écoles et les opinions, trop mobile et trop personnel
pour qu'on puisse le classer dans aucune.
90US LA RESTAURATION 965
Vv
Les Normaliens, nous Pavons dit, n’étaient qu'un des éléments de
la petite armée du Glode. A cété d’eux étaient les jeunes gens venus
du monde politique : M. de Rémusat et M. Duch&tel, tous deux
titrés et fils de hauts fonctionnaires de !'Empire; M. Vitet, apparte-
nant 4 une famille respectée de la bourgeoisie lyonnaise, dont le
grand-pére avait été parmi les modérés de la Convention et dont le
pére, par scrapule libéral, était demeuré volontairement a l’écart
sous I’Empire ‘; M. Duvergier de Hauranne, fils d'un député notable
du centre gauche. Plus jeunes en général que leurs alliés du profes-
sorat, ils apportaient 4 l’euvre commune des qualités que ceux-ci
n’avaient pas : la connaissance plus directe de la scéne et des
acteurs, l’expérience que donne la fréquentation de la haute société
et que ne peut suppleéer le travail de cabinet, cette aisance et ce bon
ton de l’esprit qui viennent de l’usage du monde. C’était parfots
pour eux une occasion de légére divergence avec les Normaliens
auxquels ils auraient désiré plus de mesure, plus d’esprit pohtique,
queue chose de moins absolu dans le fond, et de moins pédant
dans la forme. Ils n’en apportaient pas moins un vaillant concours
4 leurs compagnons d’armes, bravant, sans souci du respect humain,
¥étonmement avec lequel une partie de leur société les regardait
devenir journalistes assidus, en compagnie de professeurs et d’ hom-
mes de lettres.
Le plus agé, et alors le ptus en vue, était Charles de Rémusat ?; .
on se trouve ainsi conduit 4 l’étudier comme le type de la partie
mondaine et en quelque sorte aristocratique de la rédaction du
Globe. Son éducation s‘était faite autant dans le salon de sa mére
qu au collége. Chez la comtesse de Rémusat, attachée a la cour de
- Napoléon, se réunissait la fraction la plus polie de la haute société
impériale. Dans cette atmosphére d'élégance lettrée, un peu légére
et artificielle, de godt raffiné mais froid, d’idées tempérées, tolé-
rantes par indifférence, mélées d’ancien régime et de révolution, ne
passait aucun de ces souffles puissants qui fécondent ou renversent.
C’était la quintessence gracieuse @une époque ol, comme Ia dit
M. de Rémusat lui-méme, « on avait de l’esprit, mais ot l’on ne
* C’est par erreur que presque tous les biographes, méme les plus auto-
risés, indiqaent M. Vitet comme ayant été 4 !’Ecole normale. Il n’en avait
jamais fait partie et n’avait rien de l’esprit « normalien. »
* Lors de la fondation du Globe en 4824, M. de Rémusat avait vingt-
sept ans, M. Duvergier de Hauranne vingt-six, M. Vitet vingt-deux, et
M. Duchatel vingt-et-un.
966 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
pensait pas. » Que le fils de l' aimable comtesse soit sorti de 14 homme
du monde accompli, en ayant le ton, la causerie facile sur tout sujet,
le sentiment du ridicule, artiste délicat, expert en littérature légére,
tournant agréablement et vivement la devise ou la chanson — rien
de plus naturel. Qu’il en soit sorti sceptique souriant et railleur
poli, malicieux sans amertume et sans colére sinon sans passion,
accoutumé 4 ne pas dire toute sa pensée et surtout a4 ne pas la
publier, plus amateur qu’auteur, se prenant 4 tout et ne s’attachant
nulle part, trés-curieux d’esprit et d'une volonté nonchalante, ayant
l’intelligence des tempéraments, le godt des transactions et I'habi-
tude de l’indécision ; prét 4 remettre toujours en question son propre
sentiment, fuyant sous un examen un peu serré sans qu'on puisse
jamais trouver en lui le fond solide et définitif; esprit critique plus
désireux de balancer des objections que de résoudre un probléme,
évitant de prendre parti par crainte d’étre dupe, d’ailleurs presque
disposé 4 croire qu une affirmation trop nette est chose brutale et
de mauvais ton; donnant comme le dernier mot du travail intellectuel
non la foi, mais une « philosophie d’impartialité » qui parviendrait
& tout comprendre sans rien conclure — c'est encore fort ‘naturel.
On est davantage surpris que ce méme jeune homme soit un des
ouvriers les plus laborieux dans les choses de l'esprit, adonné a toutes
les études sérieuses, historien, philosophe, homme politique, ne
croyant pas déroger en devenant |’ami et le collaborateur de profes-
seurs de collége, attendant 4 peine ses vingt ans pour se faire
imprimer, faisant connaftre au public francais le théatre de Gethe
et traduisant le de Legzbus de Cicéron pour son maitre M. Leclerc, en
un mot, tout entier aux efforts, aux espoirs, aux ambitions de cette
génération qui, partie 4 la conquéte d'un nouveau monde moral,
prétendait réagir précisément contre l’esprit politique, philosophi-
que, littéraire, si longtemps florissant dans le salon de M™* de Ré-
musat. C’est qu’au moment ou I’adolescent sortait du collége, la
Restauration succédait a |’'Empire; il avait recu en plein visage le
vent de liberté qui avait alors parcouru la France, et lui-méme a
souvent raconté quelle sorte d’émancipation, quel puissant éveil
s’étaient aussitdt produits dans son intelligence.
Ainsi était-il devenu, bien que son origine ne semblat pas l'y
destiner, l'un des représentants les plus brillants et les plus actifs
de cette jeunesse libérale dont l’esprit s’était ouvert aux jours hev-
reux de 1814. Il se sentait qualité pour parler en son nom. Des
1818, — il n’avait alors que vingt-et-un ans — six années avant
la fondation du Globe, quatre ans avant l’arrivée de M. Thiers a
Paris, il avait écrit en quelque sorte le manifeste de cette jeu-
nesse et signifié son congé a la vieille génération qui seule, cepen-
SOUS LA RESTAURATION 967
dant, paraissait occuper alors l’aréne politique, dans les Chambres,
et méme dans la presse : « Qui posséde Il’esprit du siécle? deman-
dait-il. Le cherchera-t-on dans ceux qui ayant participé aux
événements et joué un rdle, ont un personnage a soutenir? Non, ils
ont pris, pour ainsi dire, des engagements avec les faits; ils ont
un passé !. » Cet esprit du siécle, on doit le chercher dans la jeu-
nesse, dans ce que M. de Rémusat appelait « cette société naissante,
la moins apparente, mais la plus réelle et la plus forte. » Puis il
ajoutait : « Que ceux donc qui veulent traiter avec nous appren-
nent 4 nous connaitre. Ils verront que cette raideur haulaine, ce
ton présomptueux qu’ils nous reprochent, n'est que la confiance
dans notre cause, le sentiment d'un droit que nous défendons. » Cet
écrit avait fait quelque bruit. M. de Barante en ayant parlé a
M. Guizot, celui-ci l’avait publié dans les Archives phtlosophiques
avec une introduction fort élogieuse, et avait attiré chez lui le jeune
publiciste pour l’associer & ses travaux. M™* de Broglie lui avait
écrit; et un jour, comme M. Royer-Collard disait d’un ouvrage
avec son accent terrible: « Je ne le relirai pas », il s’était re-
tourné aussitdt vers le jeune de Rémusat et avait ajouté : « Je vous
ai relu, monsieur. »
On le voit, c’était aux doctrinaires que M. de Rémusat paraissait
alors se rattacher. Il n’avait pas personnellement a se plaindre de
la Restauration. Son pére n’avait perdu les dignités de cour dont il
jouissait sous l’Empire que pour devenir préfet de la monarchie.
Lui-méme, pendant les ministéres du centre, avait commencé a
prendre pied dans les fonctions publiques, et son jeune talent avait
été utilement employé dans la presse ministérielle. En 1820, la
réaction 4 droite le jeta dans une opposition qui devait s’accentuer
de jour en jour. Rendu plus libre encore par la révocation de son
pére en 1822, il put alors montrer son véritable fond. Il était en
réalité plus 4 gauche que n’avaient di le faire croire sa liaison
avec les doctrinaires et une modération de langage qui tenait 4 la
4 Plus loin, avec une fermete de style et une vigueur d’observation remar-
quables chez un écrivain de vingt-et-un ans, le jeune de Rémusat revenait
sur les raisons qui lui faisaient condamner la géneration précédente : « Lo
malheur, en développant quelques émotions honorables et généreuses, avait
brisé les ames. Les excts de nos années sinistres avaicnt pu ranimer les
sentiments de la justice et de l’humanité; mais ils avaient intimidé la
volonté, humilié la raison. On avait cesse de se croire fait pour se gouverner
soi-méme. On s’était habitué 4 redouter le besoin aventureux. de penser et
d’agir qui avait poussé tant d’hommes obscurs sur la scéne éclatante de la
politique. On s’était repris d’un gout légitime pour la vie paisible et régu-
liére, pour les affections de famille,pour les vertus privées qui paraissaient
les seules solides depuis que les vertus publiques avaient mal tenu leurs
promesses. C’est de ce temps que date !’existence d’une classe d’hommes
fort nombreuse, les honnétes gens mauvais citoyens. »
25 mars 1876. 63
2B LES LAWWRAUX ET LA LIBERTE
fois de son scepticisme et de ses habitudes de société. Une autre
imflvence était venue W@ailleurs contre-balancer celle que M. Guizot
avait jusque-la exercée sur lui. En 4823, daas. une fete donaée au
chateau de Saint-Ouen par M. Ternaus, il avait rencontré M. Thiers
et. contracté avec lui une lmison plus étroite qu’aucun des antres
jeanes gens qui devaient collaborer au Globe. Les deux nouveaut
amis furent ensemble les rédacteurs les plus aetifs des Fablettes.
Quand ce journal disparut, M. Thiers somgea & fonder avec M. Mi-
gnet, un autre recueil, et il vint d’abord trouver M. de Rémusat :
« Sachez, lui dit-il, que je ne: ferai jamais rien sans. vous demander
en étre. » Il a, dit-on, tenu parole.
Le jeuse disciple de M. Guizet n’aurait pas été homme cepen-
dant 4 suivre M. Thiers au Constttutionne/, parmi les survivants de
Y Empire et du jacobinisme. Son genre d esprit, ses origines d éduca-
tion, lui inspiraient trop de répugnance peur les violences et surtout
pour la vulgarité de la politique et de la philosophie révolutionnaires
D'une part il avait horreur de la routine; de l'autre, hardi dans les
idées abstraites, il évitait les jugements trop tranchés sur les faits,
les attaques trop agressives contre les personnes. €' était sur tous les
points le contraire de M. Thiers. Aussi M. de Rémusat préféra-t-il se
joindre aux fondateurs du Géodée. D’ailleurs, sil n’avait aacane
attache de sentiment pour la dynastie, il n’apportait, aucan parti
pris de révolution. Ce n'est pas qu'il n’allat peut-ctre en cet ordre
didées plus loin que certains de ses. collaborateurs. H ne
se proposait pas le renversement pour but; mais H |’acceptait,
comme une éventualité, une chance, qui, de jour en jour, hui parat
plus probable et, 4 la fin méme, presque souhaitable !.
‘En face de la monarchie, !’attitude de M. de Rémusat n’ était donc
celle ni d’un ennemi déclaré, ni d'un ami str; vis-a-vis de Is
droite, elle était celle d’un adversaire absolu. Déja, en 18418, dans
écrit auquel ona fait allusion, il avait déclaré trés-nettement la
guerre a tous ceux qui réyaient de contre-révolution :
Sachez bien, que vos souvenirs sont de la fable pour nous. Ce sont
Jes restaurateurs du passé qui nous semblent d’imprudents novateurs
et, peu s’en faut, des rebelles. Vos idées conservatrices sont & nos yeax
de dangereux desseins. Ge que vous appelez concession, nous |’ ons
droit. Ce qui vous parait exception, nous le tenons pour un principe.
‘Plus tacd M. de Remusat révélait en partie ce qu’avaient été ses
sentiments, quand il disait de la France: « Elle eut toujours plus de core
contre la Restauration que de haine ; sans se soucier de la voir durer, elle ue
travailla jamais a l’abattre, et lors méme qu’elle s’°emporta jusqu’é souhaiter
sa.chute, elle voulut toujours n’en pas répondre et laisser 4 la menarebie le
triste honneur de se précipiter dans l’abime.
SOUS LA RESTADRATION 960
Bn. tout genre le terrain qu’on nous reproehe d’avoir envahi, nous le
regardeas comme un petrimoine. Neus héritens d’une. conquéte, voila
tout.
Ainsi, au nem de la jeune génération, il invoquait Ia révolution et
gy attachait étroitement. Sans doute il n’acceptait pas la tradition
révolutionnaire sans réserve, et il lui semblait « faux et dangereux »
de prétendre que la Terreur avait été nécessaire. Mais parlant de 89:
« La nation, disait-il, ne fut pas aussi imprudente qu on l’a répété...
Elle fit ce qu’elle avait. 4 faire... L’hésitation n’edt rien valu. » Et il
donnait comme mot d’ordre a Ia jeunesse: « La révolution a conti-
nuer. » Ce n’était pas dans sa pensée une réyolution en carmagnole,
c’était une révolution qui ne.choquat point la bonne société, qui fit
peut-étre de grosses choses, mais ne dit pas de gros mots. D’ailleurs,
non sans quelque subtilité, il établissait une grande différence entre
« lesprit révolutionnaire » dont il ne voulait pas, et « esprit né de
la révolution » qu'il exaltait; et. il disait 4 ce propos dans ce méme
écrit de 1818 :
Nos péres avaient la mission de détruire; la ndtre est de conserver.
Agressifs dans leurs bouches, les mémes principes nous restent, modi-
fiés et eonvertis en instruments d’ordre et de protection. L’esprit de
révolte n’est pas en' nous. Si quelques-ans semblent en garder les formes
et le langage, ce sont des. trainards de ]’ancienne armée, des imitateurs.
maladreits qui se trempent d’épeque. Que nos adversaires ne’ a’y
méprennent point; qu ils ne eonfondent: pas l’esprit révolutionnaire et
Vesprit né de la révolution; l’un entreprend, l'autre termine. Si quel-
ques-uns dans nos rangs ont de contraires apparences, tenez. pour
certain qu’ils manquent d’étude et de méditation, et que leur intelli-
gerice étroite ou inconséquente les égare hors dela grande voie ot nous
marchons... Disons-le pour rassurer les plus prudents, la tendance est
au repos; la France veut la paix. .
Nous ne prétendons pas étre: arrivés 4 -préciser d'une facom biew
nette,le point od s'arrétait s gauche [esprit du jeune de Rémusat. Sa
Rature incertaine et ondoyante ne le permettait pas, et s’interrogeant
hui-méme sur cette question, id rf edt répondu sans doute que par’ des
distinctions et des sous-distinctions. Toutefois n’est-il pas certam
que la lutte contre les chiméres dancien régime, |"entrafnait. bien
loin quamd il donnait powr programme « la révolution’ a continuer? »
Cette formule risquait au moms: d’étre comprise et mterprétée dune
facon fort dangereuse par une: foule habituée 4 donner aux mots um
sens moins raffiné et plus brutal. Un libéral prévoyant edt au con-
twaire écrit sur son drapeau « la révolation 4 clore. »
Par ses éerits de ce temps ou d'une époque postérieure, M. de
970 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE
Rémusat a donc fourni, quoique toujours dans une forme un peu
abstraite et en évitant systématiquement les faits et les noms pro-
pres, quelques traits fort utiles 4 qui veut étudier histoire intellec-
tuelle de la jeunesse libérale de 1824; il ne faudrait pas cependant
juger trop exclusivement d’aprés ce type tous ceux des rédacteurs
du Globe, qui étaient venus de la haute société politique. Sur
M. Duvergier de Hauranne, le seul aujourd’hui survivant, nous
avons peu de renseignements. Par l’ouvrage vraiment considérable
qu'il a publié, il est un de ceux qui ont le plus contribué a nous
faire connaitre la Restauration. Dans ses dix volumes on trouve
tout sur les fait8 grands et petits de l'histoire parlementaire, mais
— notre regret est un hommage 4 la discrétion de I’écrivain — on
ne trouve rien sur le réle que celui-ci, jeune homme, avait pu jouer
dans ces événements, ni méme sur les sentiments avec lesquels il y
avait assisté. Le jeune Duvergier parait du reste, d’aprés d'autres
témoignages, s’étre surtout occupé au Glode de littérature, et avoir
employé la vigueur militante et facilement critique de son esprit 4
faire une campagne romantique contre les régles du vieux théatre.
M. Vitet et M. Duch&tel étaient notablement plus jeunes. Agés 4
peine I’un de vingt-deux ans, l'autre de vingt-et-un, lors de la fon-
dation du G/oée, ils n’avaient pu encore acquérir de notoriété poli-
tique ou littéraire. Ils étaient unis par une amitié touchante, née
sous les auspices de Jouffroy, dans ce petit salon de la rue du Four,
ou tous deux avaient suivi assidiment les lecons du maftre. M. Vitet
a raconté ces débuts d'une intimité qui devait durer jusqu’a la mort,
dans des pages charmantes et émues qu'il a consacrées 4 la mémoire
de son ami. Et pourtant pouvait-on imaginer natures plus dissembla-
bles? L’un, dilettante d’un godt exquis, se montrait plus spectateur
qu’ homme d'action; c’était une 4me pleine de tendresse et de passion
sous un aspect un peu froid et réservé qui tenait 4 distance l’indiseré-
tion et la médiocrité; il ne faisait que se préter a la politique, ov 1
devait trouver la considération et l’influence tout en se dérobant
aux honneurs et au pouvoir; il se donnait a l'art, a l’esthétique, a
histoire pittoresque, y cherchant loin de la foule et des passions
vulgaires, dans une sorte de solitude austére et jalouse, ses plus
vives jouissances. L’autre, caractére d homme d'Etat anglais, esprit
net, pratique, volonté ferme, avait tout jeune, et bien qu'il fut alors
dans l'opposition, le godt et les aptitudes des choses de gouverne-
ment; ilse plaignait déja dans I’intimité de « l'esprit critique » de
M. de Rémusat; préférant aux spéculations abstraites et aux
réveries d'imagination, l'étude des faits sociaux, des lois économi-
ques, du droit politique ou administratif; il trouvait dans les statis-
tiques officielles ou dans un traité d’Adam Smith, les jouissances
SOUS LA RESTAURATION 971
que son ami goitait dans la contemplation d'une belle cathédrale
ou la lecture d’une vieille chronique.
Libéraux trés-décidés, plus ardents et plus exigeants méme qu ils
ne le seront quand leur esprit aura mari, M. Vitet et M. Duchatel
étaient cependant la droite dans la petite école du Globe. Ils y
représentaient les idées de M. Guizot avec lequel ils étaient en rela-
tions suivies et sous la direction duquel ils avaient travaillé 4 rédiger
ses cours. En face des vivacités passionnées de M. Dubois et des
hardiesses spéculativement révolutionnaires de M. de Rémusat, ils
remplissaient l'office de modérateur. M. Vitet, notamment, eut, 4 ce
point de vue, un réle plus important que ne le laisserait supposer
ce qui a été vu du public et raconté par quelques-uns de ses collabo-
rateurs. Cette nature délicate par élévation et discréte par fierté,
ne cherchait jamais d’elle-méme a sortir du demi-jour; elle agissait
par devoir souvent trés-efficacement, mais sans se mettre en avant.
Les deux jeunes atnis n’étaient pas seulement, comme les autres
rédacteurs du Globe, étrangers 4 tout parti pris de renverser les
Bourbons. Leur loyauté dynastique allait plus loin. Ils avaient
accepté, en 1814, la monarchie, avec un grand espoir de liberté, et
ils ne se résignaient pas a voir cet espoir trompé. Ils ne voulaient pas
sans doute renoncer 4 ce qu'ils croyaient les justes prétentions de
la France nouvelle, mais ils désiraient sincérement que l'accord put
se faire entre elle et les Bourbons. Dans son étude sur M. Duchatel,
M. Vitet a lui-méme précisé en ces termes les sentiments des libé-
raux non révolutionnaires auxquels il se rattachait:« Méme en
dehors de toute question de sentiment et de fidélité chevaleresque,
sans affection pour les personnes, sans lien d’aucune sorte avec la
maison de Bourbon, par pur amour de la vraie liberté, ils pensaient
que la meilleure chance, le moyen le plus sar d’en fonder parmi
nous le régne, était de ne pas rompre avec le droit séculaire de I'an-
cienne monarchie, qu'il y avait dans ce droit consacré par le temps
une base dautorité que rien ne pouvait suppléer, et sans laquelle
tout établissement libéral serait précaire et contesté; qu'il fallait
tout au moins user d'égards et de patience, résister sans détruire,
atténuer plutét qu envenimer la guerre et surtout ne pas la provo-
quer. » M, Vitet opposait ces sentiments 4 ceux de ces autres libé-
raux, « convaincus que jamais on obtiendrait, non-seulement du roi
Charles X, mais de tout prince régnant par droit héréditaire, la
franche reconnaissance et la fidéle observation d’un pacte constitu-
tionnel, et qui soutenaient que c’était perdre son temps den pour-
suivre la chimére, qu’il fallait prendre son parti et saisir la premiére
occasion de fabriquer du méme coup le pacte tel qu’on I’ entendait et
le monarque tel qu’on le souhaitait. » En octobre 1824, lors de l’avé-
972 LES LISERAUX ET LA LIBERTE
nement de Charles X, M. Vitet et M. Duchatel étaienta Lausanne.
A la nouvelle des manifestations oi semblaient annoncer le sap-
prochement de la dynastie et de fa nation, leur joie fut grande et
M. Duchatel écrivit 4 un de ses amis: « Voaci donc un moment ob
la réconciliation va devenir possible. Je ne saurais dire combien ea
théorie je serais heureux que ta question de dynastie fit défnitive-
ment résolue, et que la lutte n’edt plus 4s ’établir que sur la marche
de l’'administration, comme en Angleterre, sans hostilité de lz nation
contre la famille régnante, ni de la famille régnante contre ls
nation... La question de la dynastie vidée, un point de dépat
commun devient possible, condition nécessaire de toute fondation
stable? » Ce n'est certaimement pas M. Thiers qui se fit ans
exprimé, et nous aimons a croire que ces sentiments étaient au om-
traire partagés par la plupart des cellaborateurs de M. Duchiil
Nous nous sommes arrétés avec quelque complaisance 4 Hadier
Vécole du Globe. Cet avénement d’une nouvelle génération, préter-
dant apporter en tout des idées nouvelles et des procédés nowvestt,
marquait, 2 notre avis, l’une des phases les plus intéreasantes de
l’histoire des idées libérales sous la Restauration. D’ailleurs, is
jeumes gens qui se réunissaient alors autour de ce journal, om!
joué plus tard un réle assez considérable pour qu'il ait import
de les observer & leurs débuts, dans la premidre éclosoe é
leur talent et comme A J’aurore de leur reaommée. Nous 2088
sis largement en lumiére ce qui faisait la supériorité de cette wk
sur la vieille opposition que la monarchie avait jusque-la rencontre
devant elle. Nous lui avons su gré d’avoir relevé le drapean du Sp-
ritualisme en face du sensualisme du dix-huitidme siecle, davar
'tenté de remplacer le vieil esprit révolutionnaire et bonapartiste pa
un libéralisme plus iarge, plus sincére. Toutefois il a failu indiquet
les réserves, signaler des lacunes et des périls. En effet si, deval
gant les éyénements, on jugeait cette école d’apnés ses résaitais &
non plus d’aprés ses espérances, qui pourrait ne pas confeser 5
impuissance et son échec? L’élan avait été magnifique; et ona va vt
quel cri de confiance présomptueuse ces jeunes gens étaient entrees
campagne. Eh bien! quelques années plus tard, aprés la révoluum
de Juillet, quand, dans la force de 1’Age et avec tous des avantages de
l’expérience, ils se sont trowvés maitres du terrain, qu’ ont-ils pu fast
de leur succés? Il en est qui ont continué a chanter victoire. &
Rémusat, par exemple, rappelantaprés 4830, avec une sorte d argue,
quelles avaient été ies prétentions de ce qu'il nommait le 200%
esprit : « Jamais, disait-il, il a’ayait ambitionné 4 ce point de reat
tous les caractéres d’un pouvoir ensemble spirituel et tempore. 4
‘SOUS LA RESTABRATION BS
lui désermais les deux glaives, 4 lui les deux couronnes. H rend la
pareiHe a l'esprit-du moyen age, il.aspine aussi & la domination uni-
verselle. » Puis, ancien rédacteur du Globe ajoutait: « Ce nouvel
esprit a-t-il réusei? Est-il vrai qu'il ait obtenu un double succts?
A-tal su en méme temps démontrer et fonder des institutions,
donner le mot d’une-époque et.d'une société... Pour moi je le crois...
Il me semble qu’a prendre les choses en masse, ce grand -effart de
intelligence n'a pas échoué. » Ailleurs, il précisait encere plus sa
pensée : « Si un sceptique chagrin me demandait oe qu’a produ
tout ce mouvement si complaisamment décrit, je n’hésiterais pas,
et je répondrais : il mous a.rendus capables de la révolution de
4830, et je croirais assez dire... Voila le résultat de quinze années,
une révolution irréprochable! »
‘M. de Rémusat était-il donc fondé.é se féliciter ? Un awtre écn-
vain de la méme générafion, M. Samte-Beuve, n’'était-il pas plas
<ians le vrai quand, vers la méme époque, en 1833, aprés avoir
rappelé, tui aussi, ses grandes espérances, il confessait sa déception
aayec une franchise d irrégudier :
Vers fa fin de la Restauration et grace aux travaux et aux luttes
enhardies de eette jeunesse déja ‘en pleine virilité, le spectacle de ta |
soviété francaise était mouvant et beau... On allait 4 une révolution, on
we le disait, on gravissait une colline inégale, sans voir au juste ov
-6tait le sommet, mais il ne pouvait étre loin. Bu haut de ce sommet,
et tout obstacle franchi, que découvrirait-on? C’était 14 l’inquiétude et
aussi l’encouragement de la plupart; car a coup sir, ce qu’on verrait
alors, méme au prix des périls, serait grand et consolant. On accom-
plirait la derniére moitié de la tache, on appliquerait la vérité et la
justice, on rajeunirait le monde. Les péres avaient di mourir dans le
désert; on serait la génération qui touche au but et qui arrive... Tandis
qu’on se flattait de la sorte en cheminant, le dernier sommet qu’on
n’attendait pourtant pas de sitét, a surgi au détour d’un sentier; ]’en-
nemi l’occupait en armes, il fallut l’escalader, ce qu’on fit au pas de
course et avant toute réflexion. Or ce rideau de terrain n’étant plus 1a
pour borner la vue, lorsque |’étonnement et le tumulte de la victoire
furent calmés, quand la poussitre tomba peu a peu et que le soleil
qu’on avait d’abord devant soi eut cessé de remplir les regards, qu’a-
percut-on enfin? Une espéce de plaine, une plaine qui recommengait
plus longue qu’avant la dernitre colline, et déja fangeuse. La masse
libérale s’y rua pesamment comme dans une Lombardie féconde; l’élite
fut débordée, déconcertée, éparse. Plusieurs qu’on réputait des meil-
leurs, firent comme la masse et prétendirent qu'elle faisait bien. Il
devint clair 4 ceux qui avaient espéré mieux que ce ne serait pas cette
génération si pleine de promesses et si flattée par elle-méme, qui arri-
verait.
974 LES LIBERAUX ET LA LIBERTE SOUS LA RESTAURATION
Si dés 1833, et quand on croyait n’étre arrivé que dans une
plaine indéfinie et stérile, un esprit clairvoyant faisait entendre ce
cri de découragement, qu’efit-ce été aprés 1848, aprés 1851,
apres 1870 et 1874, a la vue des précipices qui attendaient au
bout de cette plaine les assaillants si enthousiastes de 1824?
Cette école qui avait prétendu trouver par la seule raison la vénté
sociale et politique, pourrait-elle encore dire aujourd'hui, comme
M. de Rémusat au lendemain de 1830, qu'elle a réussi? Pourrait-
elle nous donner |’éclectisme rationnel, et la révolution de Juillet,
comme le port définitif, le salut dernier de la société et de
la France. Ces brillants esprits avaient prétendu, entre !a foi reli-
gieuse et l'impiété vulgaire, édifier leur « philosophie d’impartia—
lité » indifférente et hautaine. Qu’en reste-t-il aujourd'hui? Le
matérialisme et le positivisme les ont débordés. Entre la politique
conservatrice et la politique révolutionnaire, entre |’hérédité royale
et la démocratie, ils avaient cru pouvoir se fixer 4 mi-chemin dans
une sorte de révolution bourgeoise et libérale. Qu’ont-ils pesé en
4848 devant la démagogie, en 1851 devant le césarisme? Grandes
lecons bien faites pour éclairer tous les esprits sincéres et réfléchis.
Ne leur prouvent-elles pas comment en philosophie, contre les in-
carnations diverses du matérialisme, la raison ne peut sauvegarder
4 elle seule et sans la révélation chrétienne, les vérités spiri-
tualistes? Ne leur prouvent-elles pas aussi comment, dans I’ordre
politique, pour défendre la liberté contre le péril révolutionnaire,
qu’il s’appelle empire ou démagogie, les libéraux ont besoin de
l'appui de toutes les forces conservatrices et traditionnelles, et
quelle faute ils ont commise ou, si ]’on veut, de quel malheur ib
ont été les victimes, quand, au début de ce. siécle, ils se sont laissé
séparer d'une de ces forces, la monarchie héréditaire ?
Paul Tuureau-DancuIn.
LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON
ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR '
M. de Montalembert demandait, dans cette Revue méme, il y a
prés de vingt ans, que les Mémoires de Saint-Simon fussent soumis
& un contrdéle sévére. En rendant justice 4 l’écrivain, 4 son merveil-
leux génie, 4 son patriotisme, 4 sa haine vigoureuse contre le vice
et la bassesse, M. de Montalembert reconnaissait la nécessité de se
tenir en garde contre ce témoin trop souvent partial et irrité. Il se
demandait quels écrivains contemporains de Saint-Simon pourraient
servir 4 rectifier ses jugements, et il n’en trouvait que bien peu qui
aient comme lui tracé un tableau des mzeurs et des caractéres, perce
d'une vue profonde les intrigues et les ambitions de la cour, et dé-
voilé hardiment les turpitudes de leur temps. C’est surtout dans les
lettres intimes que l’on pourrait chercher des documents de ce ca-
ractére. Mais l’époque qu’embrassent les Mémoires de Saint-Simon
n’est pas riche en correspondances. Les Lettres de M™° de Sévigné
s’arrétent presque au moment ou débute Saint-Simon. La Corres-
pondance de M™* de Maintenon n’a été publiée que par fragments,
et souvent avec peu de fidélité. Les Lettres de la Palatine, mére du
Régent, accueillent avec une crédulité haineuse tant de bruits men-
songers que I'on ne peut la consulter qu’avec une extréme défiance.
Je ne parle ni de mémoires ni de dépéches militaires ou diplomati-
ques, dont les recueils sont fort utiles pour l'histoire, mais ne peu-
vent servir a vérifier les mille anecdotes qui remplissent les Mémozres
de Saint-Simon. On est donc souvent embarrassé pour exercer sur
cette cuvre capitale le contréle sérieux et attentif que réclamait
avec tant de raison l’illustre publiciste.
Au milieu de cette pénurie, on doit s’estimer heureux de pouvoir
" § Cette correspondance forme 8 vol. in-4°, conservés & la Bibl. Mazarine.
976 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON
comparer aux Mémoires de Saint-Stmon les lettres écrites a la
marquise de la Cour par des personnages de la Régence en position
de bien voir les événements et de les apprécier avec indépendance ‘.
Presque tous les correspondants de la. marquise ont été jugés par
Saint-Simon, et T’ attention méme qu’il leur donne est une preuve de
leur importance. On sait avec quel mépris le duc et pair traitait les
gens de robe et les hobereaux de province. II fallait, pour qu’il dai-
gnat s’y arréter, que leur mérite for¢at son attention et triomphat de
ses dédains. Les Caumartin at les d’Argenson, fréres et neweux de ja
marquise de la Cour, eurent ce privilége. Il faut d’abord étudier
leur rdle et leur caractére tels que nousles retracent les Mémozres
.de Saint-Simon. C'est le meilleur moyen de constater la valeur de
leur témoignage.
I
La marquise de la Cour était fille de Louis Le Févre de Caumar-
tin, et de sa seconde femme, Catherine-Madelaine de Verthamon.
Saint-Simon ne dit qu’un mot en passant de Ja marquise de la Cour,
& l'occasion du mariage du fils de cette dame, le marquis de Balle-
roy avec M'* de Matignon ?. «Son nom (du marquis) étort la Cour,
et si peu de chose, que son pére, qui étoit riche, épousa pour nen
la seur de Caumartin, conseiller d’Etat, et se fit maitre des requé-
tes. » Cette phrase si dédaigneuse renferme une erreur: Jacques
dela Cour, seigneur de Magneville en Cotentin (aujourd’hui départe-
ment de Ja Manche), n’épousa pas pour rien la sceur des Caumartin. Elle
lui apporta en dot le chateau de Balleroy,prés de Bayeux, qui avait été
construit sur les dessins de Mansart. Ce fut dans ce chateau, dont
on admire encore aujourd'hui I’architecture, que Jacques de a Cour
se retira apres avoir exercé pendant plusieurs années les fonctions
de maitre des requétes. :
Quelque magnifique que fat ce manoir provincial, Madelaine-
Charlotte-Emilie de Caumartin, marquise de la Cour, devait y re-
gretter la société spirituelle et brillante qu'elle avait connue chez
son pére. Louis Le Févre de Caumartin était le conseifler et Tam
du cardinal de Retz. Ce fut, dit-on, 41a sollicitation de M™" de Caa-
martin que le cardinal écrivit ses Mémoires, Fiéchier était le pré-
* Cette correspondance a été souvent signalée, mais elle est encore iné-
dite. Parmi les écrivains qui en ont cité des extraits, nous devons surtout
rappeler M. Charles Aubertin, dans son remarquable ouvrage sur [Esprit
_ public au diz-huitiéme siécle.
*T. KV, p. 492 de lédition de 1856.
ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MAROQUISE DE LA COUR O77
cepteur de leurs fils; il avait ‘chanté M=° de Caumartin sons le
nom de Dorts et célébré surtout sa pudeur et sa modestie :
Cette chaste couleur, cette divine flamme,
Au travers de ses yeux découvre sa belle Ame,
Et l’on voit cet éclat qui reluit.au dehors
Comme un rayon d@’esprif qui s’épand sur le corps.
Ce fut pour M™* de Caumartin que Fléchier rédigea son récit des
Grands Jours d Auvergne. Ainsi \’éducation de la marquise de la
Cour lui avait inspiré le godt des plaisirs délicats de l’esprit. Trans-
portée au chateau de Balleroy, au milieu de gentilshommes cam-
pagnards, la marquise se résigna difficilement 4 cette société si
différente de celle qu’elle avait connue 4 Paris. Un de ses fréres,
Caumartin de Boissy, l'a pemte comme une personne aimable,
mais d'un caractére assez vif: « Sur vos deux épaules, lui écri-
vait-il, vous portez une téte aimable par l’esprit et par la figure,
mais d’une humeur un peu aigrelette. » Cette spirituelle marquise
chercha 4 charmer les ennuis de son exil par une correspondance
avec ses fréres, ses neveux, les parents et les amis de sa famille.
Elle leur demanda et en obtint des nouvelles de la cour et de
Paris. Insignifiantes tant que vécut Louis XIV, ces lettres s’éman-
cipent sous la Régence et se ressentent de |’esprit d'indépendance
et de licence qui caractérise cette époque !.
L’ainé des fréres de la marquise, Louis-Urbain de Caumartin, ne
fut pas le plus assidu de ses correspondants. C’était un person-
hage de mérite et de considération, mais trop occupé d’intrigues
ambitieuses pour consacrer son temps a des gazettes 4 la main.
Conseiller d’Etat, et seigneur da chateau de Saint-Ange prés de
Fontainebleau, Louis-Urbain de Caumartin y recevait les plus grands
seigneurs et aimait aussi 4 y réunir des gens de lettres. Ce fut la,
dit-on, que Voltaire, ou Arovet, comme on l’appelait alors, cen¢ut
la pensée de la Henriade. Caumartin de Saint-Ange s’occupait lai-
méme de littérature. La correspondance de sa seeur nous apprend
qu’il publia les Mémoires de Cra-Jolt, comme complément des Mé-
motres de Retz, qui venaient de paraitre et agitaient vivement les
esprits.
Saint-Simon n’a pas dédaigné de consacrer 4 Caumartin de
Saint-Ange une page de ses mémoires, ou l’on retrouve toute sa
verve satirique, avec sa rare finesse d’observation. « C’étoit, dit-il 3,
1 La correspondance s’arréte en 1725, epoque oi la marquise revint proba-
blement 4 Paris, aprés la mort de sem mari.
*T. XVII, p. 74, de la méme ééition.
978 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON
un grand homme, trés-bien fait et de fort bonne mine, on voyoit
bien encore qu’il avoit été beau. I] avoit pris tous les grands airs
et les mani¢res du maréchal de Villeroy, et sétoit fait par la un
extérieur également ridicule et rebutant. Il avoit l’écorce de hau-
teur d'un sot grand seigneur; il en avoit aussi le langage et le ton
d’un courtisan qui fait parade de l’étre. Ces facons lui aliénérent
beaucoup de gens... Le dedans étoit tout autre que le dehors ; c’é-
toit un trés-bon homme, doux, sociable, serviable, et qui s’en fai-
soit un plaisir, qui aimoit la régle et l’équité autant que les be-
soins et les lois financi¢res le pouvoient permettre, et au fond
honnéte homme !, fort instruit dans son métier de magistrature et
dans celui de finance, et d'un esprit accord, gai, agréable. 11 savoit
infiniment d’histoire, de généalogie, d’anciens événements de la
cour. Il n’avoit jamais lu que la plume ou un crayon a la main;
il avoit infiniment lu et n’avoit jamais rien oublié de ce qu'il avoit
lu, jusqu’d en citer le livre et la page *. Son pére, aussi conseiller
d’Etat, avoit été l’ami le plus confident et le conseil du cardinal de
Retz. Le fils, dés sa premiére jeunesse, s’étoit mis par 14 dans les
compagnies les plus choisies et les plus & la mode de ce temps-la.
Cela lui en avoit donné le godt et le ton, et de |'un 4 Iautre il
passa sa vie avec tout ce qu'il y avoit de meilleur en ce genre. Il
étoit lui-méme d’excellente compagnie, et avoit beaucoup d’amis 4
la cour et 4 la ville. Il se piquoit de connoitre, d’aimer, de servir
les gens de qualité, avec lesquels il étoit 4 sa place et point du tout
glorieux, et parfaitement-libre des chiméres de la robe; avec cela
trés-honorable et méme magnifique, point conteur, mais trés-amu-
sant et, quand on vouloit, un répertoire le plus instructif et le plus
agréable. Il aimoit et faisoit fort bonne chére, et il n’avoit pas été
indifférent pour les dames. C’est le premier homme de robe qui ait
hasardé de paroitre en justaucorps et manteau de velours dans les
4 Boileau (Sat. x1) fait aussi l’éloge de Caumartin considéré comme magis-
trat :
Chacun de I’équité ne fait pas son flambeau.
Tout n’est pas Caumartin, Bignon ni Deguesseaa.
? Voltaire, dans une epitre composée au chateau méme de Saint-Ange.
confirme les assertions de Saint-Simon :
Caumartin porte en son cerveau
De son temps l’histoire vivante.
Caumartin est toujours nouveau ,
A mon oreille qu’il enchante ;
Car dans sa téte sont écrits
Et tous les faits et tous les dits
Des grands hommes, des beaux esprits, etc.
ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 979
derniéres années du Roi; ce fut d’abord une huée 4 Versailles ; illa
soutint; on s’y accoutuma; nul autre n’osa l'imiter de longtemps,
et puis peu 4 peu ce n’est plus que velours pour les magistrats, qui
deux a gagné les avocats, les médecins, les naqtaires, les mar-
chands, les apothicaires et jusques aux gros procureurs. »
Malegré ces traits satiriques, l’éloge du magistrat est complet, et
il faut reconnaitre que ce Caumartin a di étre un des hommes con-
sidérables du temps pour que le grand seigneur, d’ordinaire si dé-
daigneux envers la robe, ait insisté sur ses qualités. Il a traité avec
moins d’égards le frére cadet, Caumartin de Boissy, maitre des
requétes, un des principaux correspondants de la marquise de la
Cour. Caumartin de Boissy est un épicurien de la Régence; sa
plume est caustique et libre jusqu’a la licence. C’est en méme temps
un spéculateur engagé dans toutes les chances du syst¢me de Law,
dont ses lettres font suivre les succés et les désastres.
Le troisiéme frére de la marquise, l’abbé de Caumartin, nous est
parfaitement connu par une scéne de comédie que retracent les Mé-
moires de Saint-Simon '. L’abbé fut chargé de recevoir a |’Aca-
démie francaise l’évéque-comte de Noyon (Clermont-Tonnerre),
célébre par une vanité poussée jusqy’é l’infatuation. Dans un dis-
cours, ou il avait spirituellement imité l’emphase du prélat, labbé
l'accabla d’éloges ironiques et se moqua avec un atticisme ingénieux
de ses prétentions chimériques. Le succés de cette comédie fut
d’autant plus complet que l’évéque de Noyon avait eu communication
du discours de l’abbé de Caumartin et l’avait approuvé. Louis XIV
trouva la plaisanterie trop forte, et l’abbé de Caumartin ne put parve-
nir, sous son régne, aux dignités ecclésiastiques que son mérite et la
considération dont jouissait sa famille semblaient lui assurer. Il se
releva 4 l’époque de la Régence et devint successivement évéque de
Vannes et de Blois. Saint-Simon, qui connaissait particulitrement
Y’abbé de Caumartin, appréciait la finesse de son esprit et l’a plus
d'une fois cité dans ses Mémoires. |
Parmi les correspondants de la marquise de la Cour, nous trou-
vons encore son cousin le Tonnelier de Breteuil, qui devint ministre
de la guerre, et ses neveux, les fils du garde des sceaux d’Argenson,
qui jouérent un réle important au dix-huitiéme siécle. L’ainé, le
marquis d’Argenson, a laissé des Mémoires et fut ministre des
affaires étrangéres de 1744 & 1747 ; le second, le comte d’Argenson
était ministre de la guerre a |’époque la plus brillante du régne de
Louis XV, a l’époque des victoires de Fontenoy, de Raucoux et de
Lawfeld. Au temps de la Régence, ces jeunes gens n’avaient encore
‘T. I, p. 243 et suiv.
980 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON.
qu'un réle fort modeste, mais comme fils du garde des sceanx,
ancien lieutenant de police, ils. étaient bien informés des anecdotes
de la cour et de la ville, sur lesquelles roule la correspondance de
la marquise. Sajnt-Simon, qui 2 connu les deux fréres, mettait
entre eux une grande différence. Toute ses sympathies, comme
celles. de la cour, étaient pour le cadet. Quant 4 l’ainé, il le traite
de balourd '. Il était loin de soupconner les idées hardies et pro-
fendes qui fermentaient seus cette apparente stupidité.
II
A son tour, Saint-Simon a trouvé des juges dans les correspan-
dants de la marquise, et il n’est pas sans intérét de voir comment
Ie peintre impitoyable des vices et des ridicules de son temps est
apprécié par des hommes en position de bien voir et de parler avec
indépendance. En 1715, Saint-Sumon siégeait dans le conseil de Ré-
gence, et cette situation élevée attirait sur lui tous les regards. Sa
morgue aristocratique lui fit de nombreux ennemis. Ni l'état déple-
rable des finanees, ni les embarras d'une nouvelle forme de gou-
vernement 4 organiser, ni les relations extérieures que compliquait
Yambition d’Alberoni, ni les questions religieuses qui passionnaient
alors les esprits n’avaient 4. ses yeux la méme importance que la
querelle des ducs contre le Parlement pour le salut du bonnet. H
voulait que le Régent s’occupat, avant tout, de cette grave question
et contraignit le premier président 4 se découvrir en demandan
leur avis aux ducs et pairs. Le Régent temporisant, Saint-Simon s’in-
dignait de sa faiblesse, et lui reprochait sa débonnaireté envers ses
ennemis. La duchesse douairiére d'Orléans raconte ?, qu’il dit an
Régent dans un moment de ecolére: « AA! vous vatla bien débon
naire. Deputs Louis-le-Débonnaire, on n’a rien vu d'aussi débon-
naire que vous. Mon fils, ajoute la duchesse, faillit se rendre malade
& force de rire. »
Rebuté par le Régent, Saint-Simon dennait cours 4 son humeur
irritable et insultait le premier président. jusque dans le palais. du
duc d’Orléans. C’est. Caumartin de Saint-Ange qui l’atteste dans
une lettre adressée 4 sa sceur la marquise de la Cour. « La que-
relle des. ducs et du. Parlement est. fort échauffée, lui écrivait-il, et
M. le duc d’Orléans, fort embarrassé ;, M.. de. Saint-Simon: a parié
ex termes de crocheteur du premier président en sa. présence (en
® Mémoires, t. XVII, p. 249.
* Correspondance de la duchesse d’Orléans, édit. Brunet, t. I, p. 126.
*T. Ier, p. 116, de la Correspondance de la marquise de la Cour.
ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 981
présence du Régent), qui n’a pas fait semblant de l’entendre. C’était
dans la petite galerie de M. le duc d'Orléans, qui a voulu l’ignorer
de.crainte d’étre obligé d’envoyer M. de Saint-Simon 4 la Bastille. »
Le témoignage de Caumartin de Saint-Ange est confirmé par
les chansons du temps. Les. couplets satiriques pleuvaient alors sur
Saint-Simon*. On le désignait sous.le nom de Boudrillon, 4 cause
de sa petite taille ; quelques-uns de ces couplets font allusion 4 la
scéne dont parle Caumartin de Saint-Ange, et sont adressés. an
Régent lui-méme :
Lorgueil insupportable
Du petit Mirmidon,,
Boudrillon,
Le rend impraticable
Jusque dans ta maison,
Boudrillon.
Il traite de Jean-Fesse
De Mesmes®, en ta maison,
Boudrillon ;
Fais-lui dire la messe
Aux Petites-Maisons,
Boudrillon,, etc.
La disgrace, dont parle Caumartin, parut un instant menacer
sérieusement Saint-Simon, a4 en juger par la Correspondance de la
sceur méme du Régent. « Je ne doute pas, écrivait-elle 4 la mar-
quise d’Auléde>, qu'il (le duc d'Orléans) n’ait. des. favoris bien
indignes et bien ingrats,, témoin le petet duc de Saint-Sumon, qui,
& mon gré, est un indigne petit monsieur. » Et plus loin*: « Ce
que vous me demandez de ce petit vilain M. de Saint-Simon me
feroit bien plaisir, s'il étoit vrai que. mon frére lui. edt défendu de
sortir de sa maison..I] Lauroit bien mérité... mais. je crains. que
mon frére n’ait encore trop de foiblesse pour ce petit. vilain matin-
1a5, qui, en veérité, ne le mérite pas. » La princesse exprime
ailleurs (p. 26), le regret que la nouvelle de-la disgrace de Saint-
Simon soit fausse,, et continue de le poursuivre de. ses. mjures.
1 Voy. le Recueil de Maurepas, t. XIII, p. 39 et passim..
® Le premier président du Parlementde Paris-était,, en 1715, Jean-Antome
de Mesmes.
3 Lettres de la duchesse de Lorraine, saur du Régent, p. 5. Ces lettres ont
été publiges par la Sociétd' d’archéalogie: lorraine. (Nancy, 1865, in-8.)
4P. 21, du méme recueil.
* Cas expressions appliquées 4 Saint-Simom reviennent plusieurs fois dans
la Correspondance. de la seaur du Regent.
982 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON
Caumartin de Boissy n’est pas mieux disposé a l’égard de Saint-
Simon. I] en parle surtout 4 l'occasion du procés du duc de la
Force. Ce duc et pair était accusé de trafics honteux. Les lettres
dela duchesse douairié¢re d'Orléans, et le journal de l’avocat Bar-
bier sont remplis des détails de ce procés, ou l’odieux se mélait au
ridicule!. La duchesse d’Orléans écrivait le 27 juin 1720 : « Trois
ducs, qui appartiennent aux premiéres maisons, ont fait, selon moi,
des choses indignes : le duc d’Antin, le duc-maréchal d’Estrées et
le duc de la Force. Le premier a acheté toutes les étoffes, afin de
les revendre plus cher; le second, tout le café et le chocolat, et le
troisiéme a acheté les chandelles et les a mises a l'enchére. L’autre
jour, comme il sortait de l'Opéra, des jeunes gens se sont mis 4a le
suivre en chantant le cheeur de l’opéra de Phaéton :
Allez, allez répandre la lumiére;
Puisse un heureux destin
Vous conduire 4 la fin
De votre brillante carritre;
Allez, allez répandre la lumitre.
« Vous pouvez vous figurer 4 quel point on a ri. »
Saint-Simon glisse dans ses Mémoires sur ce procés’, ot Ia
pairie joua un rdle peu honorable. Cependant il s’en était occupé
sérieusement, comme le prouvent les Mémozres de Villars et ia
Correspondance de la marquise de la Cour. Villars dit que Saint-
Simon rédigea deux Mémoires, pour se plaindre de la conduite du
Parlement. Caumartin de Boissy, écrivant 4 sa sceur‘, montre les
ducs divisés en deux camps: d'un cété les partisans du duc de la
Force, parmi lesquels figurait Saint-Simon, se réunissaient chez le
cardinal de Mailly, archevéque-duc de Reims; de I’autre ses adver-
saires tenaient leurs assemblées chez le duc de Luxembourg :
« M. le prince de Conti, écrivait Caumartin de Boissy, qui a tou-
jours été un des plus vifs (sur le procés du duc de la Force), prit
l'autre jour & part Saint-Simon sur son assemblée chez le cardinal
de Mailly. Le Simon (séc) répondit, avec son petit filet de vinaigre :
Pourquot ne nous assemblerions-nous pas chez le cardinal de Mailly,
pursque vous vous assemblez tous les jours chez M. de Luxembourg?
Le prince trouva que c’étoit plutdt fait de répondre par un dé-
* Voy. aussi les Mémoires de Mathieu Marais, t. II, p. 68, 89-90 et passim.
*T. XVIII, p. 132.
> Mémoires de Villars (edit. Michaud et Poujoulat, p. 266, 2° collection).
* Lettre du 5 mars 1721; t. VI, p. 91, de la Correspondance de la marguise
de la Cour.
ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 983
menti et de dire que des visites chez un malade étoient fort diffé-
rentes d’une assemblée en forme. Vous voyez qu'il y a passablement
d’aigreur dans tout cela. »
Le Simon, en parlant du duc et pair qui prétendait descendre
de Charlemagne par les comtes de Vermandois, et le petit filet de
vinatgre pour caractériser sa voix aigre et percante, sont assez peu
révérencieux. On voit que Saint-Simon n'est pas épargné par les
correspondants de la marquise: l'un lui reproche un langage de
crocheteur, l'autre l‘aigreur de sa parole. Un troisiéme va jusqu’a
Vaccuser d’avoir voulu faire périr le duc du Maine pour s‘emparer
de la dignité de grand-mattre de l’artillerie.
C’est le fils ainé du garde des sceaux d’Argenson qui a porté
contre Saint-Simon cette grave accusation, et il le fait en termes
plus méprisants encore que les deux autres correspondants de la
marquise de la Cour: « Ce petit Boudrillon, dit-il*, youloit qu’on
fit le procés 4 M. le duc du Maine, qu’on lui fit couper la téte,.et
le duc de Saint-Simon devoit avoir sa grande maitrise de I’ artillerie.
Voyez un peu quel caractére odieux, injuste et anthropophage de
ce petit dévot sans génie, plein d’amour-propre et ne servant d’ail-
leurs aucunement a la guerre! » Je n’examine pas la vérité de ces
assertions. Je me borne a recueillir l’opinion des contemporains sur
Saint-Simon.
It
La Correspondance de la marquise de la Cour ne donne pas seu-
lement des renseignements sur le caractére de ce personnage; elle
abonde en détails sur l'état des mceurs et des esprits a l’époque de
la Régence.
Le régne de Louis XIV avoit été le culte de la royauté porté
jusqu’a l’idolatrie; la réaction de la Régence fut le mépris de toute
autorité. Ce qu’il y eut de plus triste, c’est que les chefs mémes
de l'Etat, 4 commencer par le duc d’Orléans, compromettaient le
principe qu’ils auraient dd faire respecter. Saint-Simon en a parlé
d'une maniére générale et s’en attriste; la correspondance donne
des détails plus précis et écrits sous |’émotion méme du moment.
Quelques exemples suffiront : peu de mois aprés la mort de
Louis XIV, on ouvrit les bals de l’'Opéra. « Le malheur fut, dit
Saint-Simon *, que c’étoit au Palais-Royal; que M. le duc d'Orléans
1 Mém. du marquis d’Argenson, t. I, p. 46. (Biit. de la Société d’hist. de
France.)
*T. XIV, p. 306. .
25 mans 4876. 64
964 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON
n’avoit qu’un pas 4 faire pour y aller au sortir de ses soupers et
pour s’y montrer souvent en un état bien peu convenable. » Cay-
martin de Saint-Ange, le magistrat, dont Samt-Simon lui-méme a
—-yanté les sérieuses qualités, nous fait assister a l’ouverture de ces
bals. Il écrivait 4 sa seeur le 6 janvier 17164: « Le bal de l'Opérs
a commencé, il y a deux jours. Les chefs des conseils y étorent un
peu plus que chauds de vin. Il y en a. un qui cria 4 M. Ie duc
d’Orléans , qui étoit dans sa loge: Descends, Régent. Il abéit et
dansa tant qu'on voulut. n
Aprés de tels exemples, est-il nécessaire de montrer la noblesse
se livrant, dans ces bals, 4 tous les excés? Nous ne citerons que des
passages qui ne peuvent blesser le lecteur. « Il y a au bal, écrivait
un des correspondants de la marquise*, deux cabarets pour les
masques. Courcillon (fils du marquis de Dangeau) devoit 400 franes,
dont on hui avoit fait crédit. Il voulut continuer a boire sans payer.
La limonadi¢re lui dit des injures; il lui donna un soufilet; ils
sarrachérent perruques, escoffions et tout, se roulérent par terre.
Courcillon, en tombant, attira les yerres, carafes, etc., et qui plus
est une bourse, ow il y avoit, dit-on, pour 500 francs de monnote.
On lui a demandé 1200 rence, et les placets sont au conseil de
Régence. »
Enfin, 4)’occasion d'un bal que le duc de Bourbon, qu’on appelait
ordinairement Monsieur le Duc, donna, le samedi 26 février 1718, au
duc et 4 la duchesse de Lorraine, qui étaient venus visiter le Régent,
Saint-Simon se borne & mentionner la féte® : « Il y eut beaucoup de
tables, toutes magnifiquement servies en gras et en maigre. Ce fut
une nouveauté que ce mélange, qui fit quelque bruit. On se masqua
apres souper. » La Correspondance de la marquise de la Cour‘
complete le récit de Saint-Simon par des détails caractéristiques :
« Chacun des hommes avoit laissé & son laquais son domino pour
le prendre en sortant de table. Les laquais trouvant que leurs mai-
tres étoient trop longtemps a table, savisérent de se masquer avec
les domino de leurs maitres, entrérent dans la salle du bal, burent
toutes les liqueurs et étant presque tous ivres ne vouloient paslaisser
entrer les maitres. On dit que M™* de Lorraine fut repoussée rude-
ment. A la fin pourtant, les maitres chassérent les valets. » Nous
voila en pleines saturnales |!
La fureur et le scandale des jeux de hasard égalaient ceux des
bals masqués. Saint-Simon n’en dit que quelques mots 4 l'occasion
1T. I, p. 106 de la Correspondance de la marquise de la Cour.
* Ibid., p. 126.
: Mémoires, t. XV, p. 271.
* T. IU, p. 39. v°.
ET LA CORRESPONDANEE INEDITE DE LA MAROQUISE DE LA COUR 985
des ordonnanees qui prohibérent le pharaon, le bassette et autres
jeux de hasard‘: « Ce prince (le Régent) fit plus par la sévére
ordonnance qui fut pwbliée de la bassette et du pharaon sans distinc~
tion de personne. Le débordement de ces sortes de jeux étoit devenu
4 un point, que les maréchaux de France déclarérent a leur tribunal,
qu’on ne seroit point obligé & payer les dettes quon feroit 4 ces
jeux. » Comment cette ordonnance fut-elle exécutée? Saint-Simon
n’en dit rien. Ecoutons la Correspondance de la marquise de la
Cour %. Crest le fils méme du lieutenant de police, Louis-René
d’ Argenson, qui écrit 4 sa tante: « On a publié la plus belle ordon-
nance de police qui ait paru depuis longtemps. On prétend que ces
défenses (des jeux) seront soutenues de beaucoup d’autorité. Jus-
qu'ici cela n’a pas fait beaucoup de tort 4 la décoration de la ville’.
Les jeux subsistent toujours, mais les lampions ne sont plus a
Vextérieur de Ih maison; on les a mis entre deux chassis. Mon
ptre a lavé la téte & quelques prétendus résidents et envoyés
(des puissances étrangéres) 4, mais qui ne lui ont pas bien prouvé
eur caractére. Ils ont cessé deux jours,*et le troisitme s'y sont
repris de si bonne grace qu'on les laissera faire. Le pharaon est
trop ancré dans Paris pour qu’on le détruise... Un officier ne
savoit l'autre jour de quel bois faire fleche pour partir; il n’avoit
que vingt louis. Il s’avisa d’envoyer son laquais acheter douze
Petites lumiéres ou lampions, qu’il étala sur sa porte, dressa une
belle table et mit dessus un tapis et ses vingt louis. Sur le champ
arrivent des messieurs; il leur propose de les ennuyer un moment
(c'est le terme pour proposer de tailler 5), et il se trouva le soir
cent-dix louis de profit, que lui ont valu les lampions; tant est
grande leur vertu! » (Lettre du 16 décembre 1717.)
Cette passion du jeu, et d’un jeu ruineux, était la méme a la
campagne qu’a la ville. « On dit ici, écrit un des correspondants
de la marquise, que le duc dEstrées, voulant se divertir, sen alla
a Coupvray ® chez le prince de Montauban, colonel de Picardie (du
régiment de Picardie), ok ayant largement diné (la chronique est
méme que le prince enivra le duc pour le faire jouer et jouer de
malheur), tant y a qu’ils se mirent 4 jouer au lansquenet. Ils pri-
3
1 Mémoires, t. XIV, p. 286. Comparez t. X VII, p. 133.
* T. I, p. 229 et suiv.
>On placait dans les cours et sur les portes des maisons de jeu, des lam-
pions qui illuminaient Paris. (Mém. du marquis d Argenson.)
* Les véritables ambassadeurs avaient le privilége de faire jouer chez cux
malgré les défenses de la police.
5 Tenir la banque au pharaon.
* Aujourd’hui département de Seine-et-Marne, arrondissement de Mcaux,
canton de Lagny.
986 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON
rent dabord des jetons 4 cent sous pour faire un compte rond. Ils
jouérent depuis sept heures jusqu au lendemain cinq, ow le pauvre
duc se trouva perdant huit millions huit cent mille livres. Le prince
quitta, disant qu'il ne vouloit pas le ruiner et qu'il s accommoderoit
avec lui: Vous avez, par exemple, un dtamant estemé cent mille
écus. Je le prends pour le prix; donnez-le mot. L’alliance que vous
portez au doigt, combien lestimez-vous? L'affligé duc répondit :
Diz mille écus. — Je la prends; votre guinguette de Chaillot pour
guarante mille francs, et quatre mille livres de rentes, dont vous me
passervz conirat au denier cinquante (2 p. °/,), quand nots serons
a Paris. Je vous quette, du reste. C'est bien honnéte. Le duc, plus
honteux que le corbeau de la fable, a fait, je crois, le méme
serment ‘. »
IV .
De cette fureur du jeu a celle de|l’agiotage sur les fonds publics
et les terres de la Louisiane, il n’y avait qu’un pas. Law trouva les
esprits tout préparés pour son syst¢me. Saint-Simon effleure a
peine ces questions de finances; il se borne a indiquer en termes
généraux les débuts brillants et l’issue désastreuse des spéculations
de Law. On en suit toutes les vicissitudes dans la Correspondance
de la marquise. Son beau-frére, Gaumartin de Boissy, est d’abord
séduit par les bénéfices de la Compagnie, que Law venait de
fonder: « Notre Mississipi *, écrivait-il & sa sceur le 19 novem-
bre 17193, va 4 merveille; l’on compte qu’avant la fin du mois et
vraisemblablement de Ja semaine, les actions seront 4 quatre cents
livres de bénéfice... D’Argenson l’ainé y est pour cing cent mille
livres et l’avoue. Le cadet ne dit pas qu'il y est, mais tout le monde
le croit. Je ne sais ce que dit le pére de tout cela. Si Guitaux
m’avoit voulu croire, il y auroit mis autant que moi et s’en trouve-
roit bien; mais c’est un trembleur comme votre mari. Pour vous,
ma chére sceur, si vous étiez ici, vous seriez tout aussi Mississi-
pienne que moi‘. »
L’agiotage sur les actions de la Compagnie du Mississipi eut
pour résultat un bouleversement des fortunes, dont Saint-Simon dit
un mot en passant 5, mais dont Caumartin de Boissy, fort engagé
dans le systéme, se plait 4 relater les incidents souvent burlesques.
1T. V, p. 302 de la Correspondance de la marquise de la Cour.
2 Il ecrit Afechisipy.
>T. IV, p. 192 de la Correspondance.
4 Ti écrit Méchispienne.
’ Mém., t. XVII, p. 196.
ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 987
Il écrivait 4 sa sceeur le 12 novembre 1719 !: « L’abondance ines-
pérée, qui arriva A des gens qui n’y étoient pas accoutumés, pro-
duit tous les jours une histoire nouvelle. Un sellier en reconnut
l’autre jour un 4 sa physionomie et en profita... Il (l’agioteur) lui dit
qu’il venoit de courir vingt boutiques sans avoir pu trouver un car-
rosse tout fait; qu'il vouloit cependant en acheter un tout 4 lheure
et qu'il iroit de 14 chez les maquignons chercher des chevaux. Le
sellier lui en montra un qu'il venoit de raccommoder, et le lui fit
huit mille livres. Le brave agioteur, sans marchander, lui lacha son
argent et le pria seulement de le lui garder jusqu’a ce qu'il eit
trouvé un cocher et des chevaux. —- Une belle dame vint se
planter l’autre jour, dans une loge 4 |’Opéra, toute roide d’or et
bordée de pierreries. De la loge, elle appela un homme dans le
parterre, et lui dit: Monsteur, voulez-vous venir souper cheux nous?
— En sortant de la comédie, un seigneur de la rue Quincampoix,
tout brodé, se mit derriére son carrosse, oubliant le droit qu’il avoit
de monter dedans. Un de ces messieurs s’en alla chez un orfévre
et demanda de la vaisselle d’argent. L’orfévre lui demanda ce qu'il
vouloit de plats, d’assiettes, etc. Le nouveau seigneur ne savoit
bonnement ce qu'il lui falloit, mais il-demanda & voir tout ce qu'il
y avoit dans la boutique. Il le vit sans rien oublier et demanda le
prix du total, n’y ayant rien tel que de jouir sur-le-champ. Il se
trouva pour soixante-quinze mille livres de drogues: encensoirs,
soleils, calices, réchauds, bassins a4 barbe, etc. Il paya tout sur-le-
champ et partit bien content.
« L’on ne tariroit point: un conte, qui vous paroitra peu vrai-
semblable et qui est pourtant exactement vrai est arrivé ces jours-
ci chez un orfévre fameux que l'on nomme La Miche. Il livroit pour
quarante-cing mille livres de vaisselle d'argent de commande. Un
homme, assez mal bati et trés-mal vétu, entra dans sa boutique,
qui admiroit chaque piéce et importunoit fort le vendeur et |’ache-
teur 4 force de questions. I] s’en apercut, et pour montrer que l’on
avoit tort de le mépriser, lorsque celui a qui on la livroit fut parti,
il demanda combien pareille vaisselle cofteroit en or. La proposi-
tion étonna. Il jeta quelques louis sur la table pour payer d’avance
la peine du calculateur. Le compte fait, l orfévre répondit que, sans
la facon, qui étoit toujours plus chére en or qu’en argent, il fau-
‘droit pour un million cinquante mille livres, ou environ, de matiére.
Le nouveau Crésus dit qu’il vouloit tout cela en or, et offrit pour
cent mille écus de papier pour arrhes. L’orfévre, qui crut que
c’étoit un songe, voulut se ménager le temps du réveil. Il dit qu’il
1T. IV, p. 19, de la Correspondance.
=~
938 LES MEMORRES DE SAINT-SIMON
n'étoit pas sur de pouvoir trouver assez de matiére d’or pour faire
cette quaatité de vaisselle d’or. Il le pria d’attendre an lendemam
qu'il eit été en chercher. Ici finit le conte; du moins je n’en sais
‘pas davantage. »
Ces fortunes improvisées et cette fiévre de |’or qui se propage si
rapidement avaient attiré 4 Paris une affluence prodigieuse d’étran-
gers. On écrivait 4 la marquise de la Cour au commencement de
1720! : « La baaque fait toujours merveilles et a été heureuse
peur bien des gens, qui ont fait des fortunes qui ne 8'mmagineat
pas et qui ont attiré ici trois cent cinquante mille personnes d'ex-
traordinaire, si bien que |’on ne trouve rien & Paris pour se loger
et que Paris n'est plus connoissable, puisque le fon vaut cent
livres le cent, et un carrosse loué aujourd'hui pour la journée,
quatre-vingt livres. Jugez de tout Je reste 4 proportion. »
On sait quel fut le réveil de ce songe merveilleux. Dés le
15 juin 1720, Caumartin de Boissy, que nous avons vu si ardent
pour le Mississipi, écrivait 4 sa sesur 2: « Bien heureux qui ausour-
d’hui a des terres; car pour nous autres malheureux, neus ne
savons en vérité de quel bois nous ferons fiéche dans quelque
temps, malpré nos richesses imaginaires. Nous nous regardons
comme suspendus 4 un fil, qui peut aisément rompre. » Et un peu
plus loin®, une anecdote peint tristement le bouleversement des
fortunes : « Le pére Lucien dit avant-hier en bonne compagme
qu'un conseiller au Parlement, qui portait tous les ans 4,000 francs
pour les pauvres au curé de Saint-Sulpice, |'étoit venu trouver, 3
Y avoit quatre jours en lui disant : Vous croyer, Monsteur, que je
wiens vous apporter mon euméne ordinatre. C’est tout le contrarre,
fe eens wous la denander; oar tt re me reste chose au monde. Le
euré fort surpris l’assnra quwil ne manquereit point et lm douna
19 louis. On assure qu'il y en a plasieurs en cet état. »
Une lettre du 24 décembre 17204 est encore plus triste. Elle
commence par le récit de la fuite de Law, puis contunue en ces
termes : « Le pauvre homme! qui a mis tant de familles 4 fxu-
anéne. Le curé de Saint-Eustache ayant été averti qu'il y em avoit
me dans sa paroisse, qui vivait ci-devant de ses rentes, réduite
seas pain dans un grenier, y fut pour les assister. Les vorsins im
dirent qu‘on n’avoit vu personne depuis sea neg et lui moa-
werent la porte. M. le Curé, voyant que
fit venir le commissaire. On ouvrit la porte, et l’on scone ta Kaori
1T. LIT, p. 2, Vo. da la Correspondance.
*Jbidem, t. V, p. 184.
* Ibidem, p. 284 (lettre du 30 octobre 1720).
4T. V, p. 345, de la Correspondance.
ET LA CORRESPOXDANCE ENEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 989
morte avec deux enfants, et le pére pendu. Il n’y a que deux ou
trois jours que ce malheur est arrivé. »
Ces lettres écrites rapidement et avec tout l’abandon du style
épistolaire ne sauraient étre comparées, pour te mérite littéraire,
Bux pages magistrales ou Saint-Simon a peint les hommes et les
choses de son temps. Mais, au point de vue historique, des cor-
respondances, ot l’on retrouve l’empreinte vivante des faits et
de l’émotion du moment, méritent plus de confiance que les sou-
venirs d'un vieillard. D’ailleurs, il faut en convenir, ja partie des
Mémorres de Saint-Simon, qui retrace fa régence du duc d’Or-
léans, n’a pas le méme intérét que fe tableau des derniéres années
du régne de Louis XIV. On ne peut guére excepter que les scénes
parlementaires du 2 septembre 1715 et du 26 aoat 1718, ot
Saint-Simon se retrouve tout entier avec ses passions haineuses, et
dans un autre genre, les passages ol il a résumé la vie de Dubois
et de Lauzun. Trop souvent il se traine péniblement a la suite de
Torcy ‘ et expose longuement et péniblement les négociations de
la triple et de 1a quadruple alliance. Le caractére méme de la
Régence, avec ses tentatives financi¢res avortées, sa passion effrénée
pour les plaisirs, ses hardiesses sceptiques, échappe a Saint-Simon.
Il est trop préoccupé de questions personnelles pour comprendre
nettement tes théories politiques; il a trop de pudeur et de senti-
ments élevés pour retracer les orgies de la Régence, et ses idées
different trop de celles des générations nouvelles pour qu'il daigne
s’arréter 4 ce mouvement des esprits qui éclatait de toutes parts et
menacait l’ancienne société. Il ne nomme méme pas Montesquieu,
dont les Lettres persanes parurent en 1721, et dissimulaient, sous une
forme légére et des anecdotes licencieuses, l’examen des problémes
les plus hardis de l’ordre moral et politique. Arouet, qui commen-
cait 4 se signaler par des essais dramatiques et épiques, est cité une
ou deux fois par Saint-Simon, mais ea termes qui peignent le dédain
du grand seigneur pour le jeune poéte? : « Je ne dirois pas ici
qn’ Arouet fut mis 4 la Bastille pour avoir fait des vers trés-effrontés,
sans le nom que ses poésies, ses aventures et la fantaisie du monde
dui ont fait. Il étoit fils du notaire de mon pére, que j'ai vu bien
des fois lui apporter des actes 4 signer. I] n’avoit jamais pu rien
faire de ce fils libertin, dont le libertinage a fait enfin la fortune
- Sous fe nom de Voltaire, qu'il a pris pour déguiser te sien. »
‘ Saint-Simon répéte souvent qu’il avait eu communication des notes
recueiliies par Torcy sar les négociations. Les Afémeires de Torey, tels
qu’ils ont ete publiés, n’embrassent pas la Régence.
* Mémoires, t. XIV, p. 444. Voy. aussi t. XIIL, p. 436.
990 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON
Vv
La Correspondance de la marquise de la Cour fournit beaucoup
plus de renseignements pour l’histoire littéraire de la Régence que
les Mémoires de Saint-Siman ; suivant |’usage et l’esprit du temps,
les correspondants de la marquise mélent a leurs appréciations des
remarques satiriques, méme 4 loccasion des ouvrages les plus sé-
rieux. En voici un exemple éntre bien d’autres: Caumartin de
Boissy, annoncant 4 sa sceur la publication des Révolutions re-
maines de l’abbé de Vertot, dans une lettre du 7 janvier 1719, se
moque de la dédicace adressée au duc de Noailles. « Je ne sais,
écrit Caumartin de Boissy‘, si M. de la Cour vous aura porté les
Révolutions de la République romaine... La petite dédication? m’a
fait grand plaisir. La similitude parfaite qu’il (l’auteur) trouve entre
le duc de Noailles et Scipion m’a d’abord rappelé l’accusation de
péculat intentée contre le Romain. Sans s’en défendre>, il (Sc-
. pion) se souvient qu’a pareil jour il avait pris Carthage. I] propose
au peuple romain de monter au Capitole pour remercier les dieux.
Je ne crois pas que le Scipion moderne eit une pareille défense a
proposer.
« L’épitre dédicatoire n’a servi qu’A renouvelerla chanson que je
crois que vous savez:
Du général qui part pour Roussillon 4
Le choix ne doit pas vous surprendre,
Aprés celui qui commande en Piémont 5,
A quoi deviez-vous vous attendre ?
Quand 1’on choisit un nouveau Scipion,
Pourquoi voulez-vous prendre garde,
S’il est neveu de la femme & Scarron 6,
Ou mari d’une Chamillarde ?
Saint-Simon qui n’aime pas le duc de Noailles n’a pas daigné
gamasser ces couplets satiriques, qui sont cependant moins mau-
vais que quelques-uns de ceux auxquels il fait allusion dans ses
iT. IV, p. 8, de la Correspondance.
* Cette épitre dedicatoire au duc de Noailles a disparu dans les editions
modernes.
3 Le duc de Noailles avait eu l’administration des finances et venait den
tre dépouille,
* Le duc de Noailles avait été nommé gouverneur de cette province.
’ La Feuillade, gendre de Chamillart.
* Le duc de Noailles avait épousé la niace de M"* de Maintenon.
ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 991
Mémoires. A l’occasion de la représentation de l’opéra de Sémira-
mis en 1718, Saint-Simon, qui ne cite pas le titre de la piéce, parle
de l’entreprise hardie de la duchesse de Berry, affectant des allures
de reine : « M™* la duchesse de Berry, dit-il', hasarda une chose,
jusqu’alors sans exemple, et qui fut si mal recue qu’elle n’osa plus
la réitérer. Elle fut a l’Opéra dans l’amphithéatre, dont on dta
plusieurs bancs. Elle s’y placa sur une estrade, dans un fauteuil,
au milieu de sa maison et de trente dames, dont les places étaient
séparées de l’'amphithéatre par une barriére. » Réné-Louis d’Ar-
genson, le fils aitné du garde des sceaux, précise la date et cite la
pléce. Il écrivait 4 sa tante le 8 décembre 1718: « On a joué Sé-
miramts, opéra nouveau; succés infini. M™ de Berry n’y va plus
a présent qu’au centre de l’amphithéatre sur un tréne élevé, et des
princesses sur des banquettes 4 ses pieds. Arouet a raccommodé
son OEdipe. »
Nous dépasserions les limites d’un article, si nous voulions
recueillir tous les renseignements que la Correspondance de la mar-
guise de la Cour fournit sur Vhistoire littéraire du temps. Bor-
nons-nous aux débuts d’Arouet. I] n’est pas sans intérét d’étudier
les commencements d’une carriére si longue et si agitée. A I’épo-
que de la Régence, Arouet n’est encore, pour la marquise et ses
correspondants, qu’un jeune poéte d'un mérite contesté. Si OEdipe
avait réussi en 1718, Artémire échoua en 1720, et les lectures de
quelques passages de la Henriade eurent si peu de succés que, sans
le président Hénault?, Voltaire aurait brilé le manuscrit de ce
poéme. La Correspondance de la marquise signale les représenta-
tions d’OEdipe comme |’événement littéraire de 1718. « On ne
parle, lui écrivait-on®, que de la belle tragédie d’OEdine, par
M. Arouet. » Le correspondant ajoute que « le prince de Conti a
fait remarquer 4 l’auteur quelques défauts qui avaient échappé aux
plus fins connoisseurs. » Voltaire, comme on |’a vu plus haut, se
conforma aux exigences de la critique et retoucha sa piéce*.’
Arouet fut moins heureux dans sa seconde tentative dramatique.
Artémire échoua complétement, et l'auteur fut le premier a con-
damner son ceuvre. Caumartin de Boissy écrivait 4 sa seeur le
21 février 1720 5 : « Je crois yous avoir mandé la mauvaise réussite
1 Mémoires, t. XVII, p. 61.
* Mémorrcs du président Hénault, p. 33-34.
3 Correspondance de la marquise de la Cour, t. IIE, p. 289. Voy. Lettre du
3 déc. 1718.
* Voy. ci-dessus ce qu’écrivait René-Louis d’Argenson : « Voltaire a rac-
commode son Géidipe. »
'T. V, p. 77, Vo de la Correspondance de la marqutse de la Cour.
992 LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON
dela piéce d’Arouet; elle tomba, dés le premier jour, si prodigiea-
sement que lui-méme dit qu’il la trouvoit plus mauvaise que per-
sonne, et que jamais il ne la laisseroit rejouer. Depuis, Madame t
a voulu absolument la revoir. Aujourd’hui il la fera rejouer; mais
il fait ses protestations que, quoiqu il y ait beaucoup changé, il ne
l’a pas assez changée encore; qu’il faudroit plus d'un mois pour y¥
faire les changements nécessaires et que jamais l’on n’en peut rien
faire de bon. Un auteur ne peut pas mieux se rendre justice. »
Quelques jours aprés, le 26 février, Gaumartin de Boissy revient gar
cette piéce? ; « La deuxidme représentation de la pi¢ce d’ Arouet a
mieux réussi que la premiére. I] dit toutes les sottises du monde au
maréchal de Villeroy sur ce qu'il vouloit que l'on la rejoudt devant
le Roi. il veut absolument la raccommogder encore. »
Au milieu de ses succés et de ses échecs dramatiques, Arovet
menait une vie désordonnée que ne dissimulent pas les Caumartin
ses protecteurs. Caumartin de Boissy raconte sa querelle avec un
acteur nommé Poisson * : « Notre petit ami, écrivait-il 4 sa seeur, se
lacha en propos. Poisson, qui est bretteur, l’attendit au sortir du
théatre; et lui proposa l’escrime. Le poéte, plus hardi en paroles
qu’au combat, dit qu'un homme de sa considération, ne se battait pas
contre un comédien. Poisson, & haute et intelligible voix, lui proposa
des coups de baton. Arouet fit sa plainte chez um commissaire, et le
lendemain se transporta 4 la porte du théatre, et envoya un mes-
sager en haut dire a Poisson qu'on |’attendoit chez M''* Desmares.
Poisson, se doutant du fait, envoya son valet voir ce qui se passoit
dans la rue. On lui dit qu’Arouet étoit prés de la porte avec deux
bretteurs. La compagnie parut trop nombreuse au comédien qui
depuis fait informer. Arouet vint hier nous voir pour nous compter
le fait 4 sa mode. Il nous nia les deux compagnons. Nous lui demaa-
dames pourquoi, s'il se vouloit battre, il ae s’étoit pas battu la yeille
lorsque Poisson lui avoit dit de si vilaines paroles. Il nous dit qu'il
nen avoit pas plus d’eavie le lendemain; qu'il l’ayoit youlu faire
descendre pour lui casser la téte avec deux pistolets qu'il aveit dans
sa poche; que ne l’ayant pas fait et se trouvant insulié par ce comé-
dien, il nous prioit de demander justice 4 M. de Machault 4, pour
quil fat chagsé de la comédie et mis dans un cachot. Vous voverz
que rien n’est plus raisonnable : il (Poisson) sera bien heureuxr s'il
en est quitte pour avoir été menacé de coups de baton a la porte
1 Charlotte-Elisabeth de Baviére, mére du Régent.
* Correspondance de ia marquise de ia Cour, tbid., p. 79.
> Ibid., t. IV, p. 58.
* Lieutenant de police.
ET LA CORRESPONDANCE INEDITE DE LA MARQUISE DE LA COUR 993
de la comédie et qu’on ne lui fasse pas faire son procés comme 4
un assassineur. »
Les puissants protecteurs du poéte servirent sa vengeance tout
en le blamant. « Arouet a obtenu que Poisson seroit mis en prison,
écrivait Caumartin de Boissy '. Machault a stipulé qu'il lui écriroit
une lettre pour que Poisson en sortit. Machault lui a dit ce qu'il fal-
loit 4 peu prés qu’il mandat. Notre fol a écrit toutes sortes de gen-
tillesses de son cru dans la lettre, et ce qu'il y a de beau, c’est
qu’aprés que Machault lui a lavé la téte, Arouet en a donné des
copies 4 qui l’a voulu, dont Machault est trés en colére. »
Ces extraits de la Correspondance de la marqutse de la Cour sont
le meilleur commentaire du passage des Mémoires ou Saint-Simon
a parlé si dédaigneusement d’Arouet. Les Caumartin, protecteurs
du poéte, ne le traitent guére mieux : ils ne voient en lui qu'un
jeune fou de talent qui se compromet dans des querelles de théatre.
Ii ne faut pas oublier que quelques années plus tard Voltaire
essuya, & la porte de [hotel de Sully, l’affront qwil réservait au
comédien Poisson : aturé dans un guet-apens, il fut batonné par des
jaquais en présence et sur l’ordre du chevalier de Sully. Gomment
s'étonner que Saint-Simon, qui, aprés la mort du duc d Orléans,
resta complétement étranger au mouvement intellectuel de la
France, n’ait yu dans la renommée éclatante de Voltaire qu'un
caprice et une erreur de l’opinion publique? Pour lui, Voltaire était
toujours le poéte effronté et libertin de fa Régence justement puni
pour ses vers sauriques.
A. GHe&RUEL.
1 Correspondance, t. IV, p. 64, Ve.
QUATRE ANS DANS LARRIQUE CENTRALE
Au mois de juin 1869, six. steamers et trente batiments 4 voile
quittaient le Caire pour se rendre 4 Khartoum. Vingt-huit bateaux,
dont trois 4 vapeur, devaient se trouver dans cette derniére ville,
préts 4 rejoindre le gros de l’expédition. Cette imposante flottille,
forte de soixante-quatre batiments, allait transporter sur les bords
du Haut-Nil, et jusque vers la région des lacs, plus de deux mille
hommes, et tous les approvisionnements, munitions, habits, vivres,
nécessaires 4 la petite armée pour se maintenir pendant quatre ans
dans un pays dénué de ressources. |
Jamais expédition dans l'Afrique centrale n’avait été organisée
sur une échelle aussi vaste; c’est que les intéréts de la science ne
se trouvaient plus, cette fois, seuls en cause; une grande question
humanitaire et civilisatrice allait s’agiter sur les rives du Nil et de
l’Albert-Nyanza. De concert avec le vice-roi d’Egypte, et revétu de
l’autorité la plus souveraine, armé du pouvoir le plus étendu, un
voyageur illustre déja par ses découvertes, sir Samuel Baker 3, allait
combattre l’esclavage 4 sa source méme et défendre contre les tra-
fiquants les malheureuses populations abandonnées jusqu’alors 4
‘leurs violences.
Pour rendre son cuvre durable, Baker avait résolu d’annexer
officiellement 4 l’Egypte les régions exploitées par les marchands
d'ivoire. En les placant sous la sauvegarde d'un gouvernement légal
et régulier, il se flattait de les soustraire aux avides oppresseurs dont
elles étaient la proie; en méme temps, il voulait transporter ses
steamers jusque sur |’Albert-Nyanza, et faire de ce lac, inconnu hier
encore, le centre d’une active navigation commerciale. Un débouché
serait ainsi ouvert aux riches productions de |’Afrique inténeure;
1 Ismailia, by sir Samuel Baker. Londres 1875.
2 Voir le Correspondant du 25 aout 1866, le voyage de sir Samuel Baker a
VAlbert Nyanza, par M. Emile Jonveaux.
QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 995
une contrée qui toujours avait été le thédtre de rapines odieuses
deviendrait un marché florissant et paisible. Les ténébres et |’isole-
ment sont complices de tous les crimes; la fréquence des rapports,
la facilité relative des communications rendraient impossibles les
infames brigandages que la voix émue de tous les voyageurs signale
4 l’indignation du monde européen.
Le plan était hardiment concu; il ouvrait de brillants horizons et
faisait concevoir de légitimes espérances. Comment a-t-il échoué d’une
facon misérable? La conduite de Baker a été diversement appréciée ;
notre intention nest point de porter un jugement sur une question
aussi difficile & résoudre; nous nous bornerons 4 mettre sous les
yeux de nos lecteurs les différentes péripéties de ce drame émou-
vant, telles que nous les raconte le voyageur lui-méme. Elles éclai-
rent d’un jour lugubre la situation déplorable du pays et peuvent
servir de point de départ a des efforts plus prudents et plus heureux.
I
Baker avait, pour l’animer aux labeurs de sa difficile mission, le
plus efficace de tous les encouragements; sa jeune et charmante
femme, qui déja l’accompagnait dans ses explorations précédentes,
avait embrassé avec ardeur l’idée de l’expédition entreprise pour
civiliser le coeur de l'Afrique. Tous deux arrivérent 4 Khartoum au
commencement de janvier 1870. L’aspect de la ville avait peu
changé depuis leur dernier voyage ; mais la campagne environnante
portait les traces de ravages récents et terribles ; les bords du fleuve,
couverts quelques années auparavant d’abondantes moissons, étaient
maintenant déserts; les villages avaient disparu, nul étre hufnain
ne se montrait plus aux regards, ¢a et 14 seulement quelques dat-
tiers poudreux s’élevaient encore sur le sol desséché, que ne fécon-
dait plus le systéme d’irrigation naguére en usage dans le pays; plus
d’industrie, plus de travail, partout régnait un silence de mort.
Cette désolation n’était cependant point l’ceuvre des trafiquants,
mais bien du gouverneur de Khartoum, Dyafer-Pacha. Ce repré-
sentant de l’'Egypte, que nos lecteurs se rappellent peut-étre ‘avoir
vu si plein de bienveillance pour Schweinfurth ', était, d’aprés le
témoignage de Baker, honnéte et instruit, mais, en véritable dis- ©
ciple de Mahomet, il se reposait enti¢rement sur Allah du soin de
régir le district confié 4 son administration. La Providence a-t-elle
besoin des efforts de l‘homme pour gouverner toutes choses? Ce
* Voir le Corresypondant du 25 juin 1874, Schweinfurth dans 'Afrique cen-
trale, par P. du Quesnoy.
996 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE
pieux abandon n‘allait pas toutefois jusqu’s néghger de percevoir
les taxes qui, bien au contraire, augmentaient chaque jour. Dans
une seule année, i] avait envoyé au Khédive prés de trois mulions;
or, pour quiconque comnait la facon d’agir des fonctionnaires turcs,
il est certain qu’une somme au moins égale avart dé rester entre
les mains des officiers de l’Etat. Nulle loi ne réglant la répartition
de l’impét, les malheureux habitants sont livrés 4 la merci de col-
lecteurs avides qui pillent et dévastent tous les villages. Les plus
riches territoires du Soudan se trouvent ainsi abandonnés; un grand
nombre d'indigénes s‘enrdlent dans les compagnies des marchands
d’esclaves; 14, devenus oppresseurs 2 leur tour, ils rendent 4 plus
faibles qu’eux le mal qu’ils ont subi; on les a ruinés, on a détruit
leurs récoltes, ils moissonnent dans le champ d’autrui et pillent
sans pitié.
Baker pensait trouver 4 Khartoum les batiments, les troupes et
les vivres que Dyafer-Pacha était chargé de mettre a sa disposition.
Son désappointement fut extréme en découvrant que ses instruc-
tions n’avaient nullement été suivies. On avait, a la vérité, enrdlé
un grand nombre de soldats, mais de navires et d'approvisionne-
ments, point. Dyafer-Pacha lui dit avec une froide politesse que
« voyant Vimpossibilité de réunir la flottille, il avait loué pour lu
une maison 4 Khartoum, car il espérait bien le garder dans cette
ville jusqu’a l'année suivante. »
Entre les mains des Egyptiens, nulle arme n’est aussi fatale que
Pajournement, la lenteur; cette force d’inertie use ou brise 4 la
longue les volontés les plus énergiques. Baker ne tarda pas 2
s’apercevoir que son entreprise souleyait l’opposition Ia plus impla-
cable, quoique sourde et cachée. Les trafiquants ne pouvaient voir
qu’avec une violente colére une expédition destinée 4 ruiner leur
commerce, en tarissant le plus clair de ses profits, l'esclavage; les
officiers qui commandaient les propres troupes de notre explo-
rateur fraternisaient avec les marchands d'ivoire, et tous, musul-
mans convaincus, étaient préts 4 se liguer contre le chef chrétien.
Le contrat qui investissait Baker d’une puissance presque sou-
veraine, devait durer quatre années seulement, on youlait lui faire
perdre la premicre dans l’inaction; il lui faudrait, durant cet inter-
valle, nourrir et payer les soldats; ses ressources se trouveraient
ainsi diminuées, peut-étre méme parviendrait-on 4 l’empécher de
quitter jamais les murs de Khartoum. Aucun des navires expédiés
du Caire n’avait franchi les cataractes du Nil; on ne Iles attendait
pas avant plusieurs mois, c’est-a-dire avant l’époque ou les eaux du
fleuve seraient trop basses pour qu'il fit possible de songer #
partir. On le voit, la résistance occulte était habilement organisée,
QUATRE ANS DANS L’APRIQUE CENTRALE 997
les mesures étaient prises pour entraver |’expédition. Mais les tra-
fiquants avaient compté sans |’énergique activité de Baker; i] était
& peine arrivé depuis quelques jours que déja Khartoum semblait
sortir de son engourdissement tout oriental; des centaines d’hommes
fabriquaient des mats, des cordes, des voiles; une animation inusitée
régnait dans les chantiers de |’Etat, dans les boutiques des marchands ;
4 la vérité, les articles ainsi fournis 4 la hate devaient étre payés fort
cher; if en fut de méme des vaisseaux que le gouverneur réussit
enfin a se procurer; quoique vieux et hors d’usage, ils codtérent
deux fois le prix de batiments neufs. Néanmoins, a force de dili-
gence, trente-trois bateaux assez convenablement réparés, mouil-
laient au bout de quelques semaines dans les eaux de Khartoum.
L’organisation de la petite armée fournie par Dyafer-Pacha,
n’était pas non plus chose aisée. Les soldats mis a la disposition de
Baker étaient pour la plupart de véritables brigands que leurs délits
avaient fait chasser de l’Egypte. La cavalerie, composée de deux
cent cinquante hommes, offrait l’aspect le plus étrange qu’on
puisse imaginer ; beaucoup de chevaux étaient maigres, décharnés
pour mieux dire, et semblaient préts 4 tomber de faiblesse. Les
uns étaient grands, les autres avaient la taille de poneys; ceux-ci
étaient juchés sur des jambes d’une longueur démesurée; ceux-la
ne présentaient aux yeux qu'une téte énorme; ils réunissaient, en
un mot, tous les échantillons de la laideur chevaline. Les selles et
les brides n’étaient pas moins pittoresques; elles eussent fait les
délices d’un marchand d’antiquités, mais elles n’inspirérent 4 notre
voyageur qu'une médiocre admiration. Quant aux armes, il y en avait
de toutes sortes, depuis le pistolet d’arcon jusqu’au pesant mous-
quet, depuis le couteau jusqu’da |’épée. Les brillants cavaliers
s’étant mis en ligne, exécutérent différentes évolutions, avec une
furia qui devait donner une haute idée de leur valeur. Il en résulta
le plus magnifique désordre, ce qui n’empécha pas l'exercice de
continuer; enfin tous les hommes, fort satisfaits ‘d’eux-mémes,
finirent par regagner 4 peu prés leur position premié¢re.
Baker s’avanca vers loflicier pour lui faire compliment des
savantes manceuvres dont tl venait d’étre témoin. « Par matheur,
ajouta-t-il, Pinsuffisance de ses moyens de transport lobligeait a
se priver des services de cette troupe vaillante. »
L’équipage de la flottille n’était guére mieux composé. Tous les
marins quelque peu habiles avaient quitté Khartoum, résolus 4 ne
point faire partie de |’expédition détestée qui devait, disait-on,
ruiner le Soudan. La saison néanmoins pressait; les préparatifs de
départ avaient exigé plus d’un mois, et chaque jour, chaque heure
de délai avait une importance capitale. On était déja au commence-
998 QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE
ment de février, Baker résolut de se mettre en route sans attendre
davantage, bien qu'il ne lui fit possible d’emmener que la moitié
des soldats et pas une seule béte de somme.
L’événement n’allait que trop justifier cette précipitation. Jusqu’a
Fashoda, le Nil, grossi par le Sobat, est d’une navigation relative-
ment facile; mais au-dessus de ce large affluent, ses eaux peu
profondes se répandent dans les plaines et ne forment plus, pour
ainsi dire, qu'une longue suite de marécages au milieu desquels il
est souvent fort difficile de reconnaitre son cours capricieux et
tourmenté. L’incurie de l’administration égyptienne laisse le mal
s'ageraver de jour en jour. A son précédent voyage, Baker avait
déja trouvé le Nil obstrué par une végétation aquatique fort mena-
cante; le nombre des iléts flottants s’était depuis lors accru dans
une telle proportion, qu’ils composaient une masse épaisse et solide
au-dessous de laquelle le courant se faisait jour 4 travers d'invi-
sibles canaux. I] était impossible de songer 4 suivre cette voie.
Depuis quelque temps déja, les trafiquants l'avaient abandonnée
pour prendre Je Bahr-el-Girafe, autre branche du Nil qui va
rejoindre le Bahr-el-Gebel au-dessous de Gondokoro. Baker dut
s'arréter & ce dernier parti. Pourtant il n’était pas sans inquiétude;
des marins expérimentés avaient & Khartoum émis des doutes
sérieux sur la profondeur de ce cours d’eau;; il suffisait 4 porter les
embarcations légéres des trafiquants; serait-il navigable pour les
steamers d'une force de trente-deux chevaux que Baker voulait
conduire jusqu’a |’Albert-Nyanza?
Au bout de quelques jours de marche en effet la riviére se
rétrécit, les plantes aquatiques montrérent 4 sa surface leur végé-
tation luxuriante et de mauvais augure. Le 25 février, Baker arri-
vait en face d'une véritable muraille d’herbes de toutes sortes. Il
fallut, avec la hache, se frayer un passage; le lendemain et les jours
Suivants, mémes obstacles, méme travail.
On concoit les lenteurs et les périls d'une telle navigation. Bientdt
méme la riviére disparut enti¢rement au milieu d'une vaste mer
d'herbes aquatiques. Aprés de vaines tentatives pour trouver le cou-
rant caché sous la verdoyante et perfide surface, on dut retourner
de plusieurs lieues en arri¢re et prendre une nouvelle direction. Sur
l’avis de ses guides, Baker choisit celle du sud-ouest. Le pays n'‘of-
frait partout qu’un immense marécage; le Bahr-el-Girafe, large au
plus de trois ou quatre pieds, se perdait en maint endroit sous une
couche épaisse de plantes semblables 4 d’énormes choux pourvwus de
longues racines filamenteuses, fort difficiles & enlever. Le 8 mars, ce
maigre courant disparut de nouveau. Baker fit mettre ses vaisseaux
sur une seule ligne et donna !’ordre de creuser un canal. Sept cents
QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 999
hommes, armés de haches, de sabres et de couteaux, se mirent au tra~
vail avec ardeur. En une journée entiére, ils frayerent une demi-lieue.
Pour comble de maux, les rayons brilants du soleil, joints aux
vapeurs malsaines du marais, amenérent la fiévre et la dyssenterie;
trente-deux soldats tombérent malades tout d’abord, et lenombre en
augmenta rapidement. On arriva enfin 4 un petit lac; la riviére al-
Jait peut-étre s’élargir et se dégager... Vain espoir ! Au bout de
quelques heures, la flottille se trouvait enserrée dans un inextricable
réseau d’herbes et de plantes, qui menacaient de la retenir captive,
tout comme si elle efit été au milieu des glaces des régions arctiques,
avec cette différence toutefois que l’équipage ne pouvait sortir de
Sa prison liquide, car on n’apercevait au prés ni au loin, nulle place
solide sur laquelle il fit possible de poser le pied. En cet instant, le
tonnerre se mit 4 gronder avec violence; les bateaux du Soudan sont
dépourvus de ponts, hommes et bagages durent recevoir la pluie
torrentielle, au grand détriment des uns et des autres.
Plusieurs soldats moururent, il fallut les ensevelir sur le bord de
la riviére dans un peu de boue. Leurs compagnons continuérent en
murmurant la tache qui leur était imposée. Le 22 mars, on avait
franchi seulement quatre lieues. Quatre lieues ! aprés quinze jours
d’un labeur incessant et meurtrier ! Les hommes épuisés refusé-
rent de continuer le travail. Baker monta sur une petite barque et
alla reconnaitre le courant 4 quelques milles.
Le pays présentait en cet endroit un aspect moins désolé : une
forét s’étendait au loin, et les hautes herbes qui la séparaient de la
riviére recouvraient évidemment la terre ferme, car on y voyait s’é-
battre un troupeau d’antilopes. Le cceur plein de joie, Baker conti-
nua sa route; le Bahr-el-Girafe, large de cinquante métres, se trou-
vait encaissé dans ses rives. Restait 4 sonder la profondeur. Heélas !
Elle n’était pas de plus de trois 4 quatre pieds. Tous les efforts pour
v faire passer les vaisseaux furent inutiles; l'expédition était partie
trop tard de Khartoum, les eaux se retiraient ! Aprés tant de
travaux et de fatigues, il fallait revenir en arriére. Quel triomphe
pour les trafiquants |! La mort dans l’ame, Baker assembla ses offi-
ciers pour leur apprendre Ja dure nécessité a laquelle il se voyait
contraint. Comme il s’y attendait, il rencontra peu de sympathie, la
perspective de retourner a Khartoum charmait ses lieutenants;
quant aux soldats, on eut peine 4 contenir l’explosion de leur joie.
L’intention de Baker n’était cependant pas de les ramener dans
une ville ot les marchands d'ivoire n’eussent pas manqué de lui
créer des difficultés nouvelles; il jugea qu'il était beaucoup plus
sage de choisir, au-dessous du confluent du Sobat, un endroit fa-
vorable pour y établir un campement.
25 mans 1876. 65
1000 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE
- Comme il arrivait en vue de Fashoda, il apercut trois batiments
qui stationnaient prés de la tente du mudir (gouverneur). Des indi-
genes s’enfuyaient dans toutes les directions; les femmes emportaient
sur leurs épaules les ustensiles et les provisions qu’elles avaient pu
réunir 4 la hate; les enfants les suivaient en poussant des cns. Ba
ker s’informa de la cause de ce tumulte et apprit que le gouvernear
faisait une razzia. Beaucoup d’hommes avaient été massacrés, on
avait enlevé plusieurs centaines d’esclaves, les habitants quittaent
leurs cabanes, abandonnant tous leurs biens a la rapacité de mudi.
— Retournez dans vos villages, leur dit Baker, et soyez sans
crainte, j’irai 4 Fashoda; je vous ferai rendre les femmes et les en-
fants qui ont été capturés.
Le léger batiment qui le portait n’avait pas été apercu de la sta
tion égyptienne; le gros de l’expédition était abrité par une fort
qui masquait, en cet endroit, le cours sinueux du Nil. Le lend-
main, a l’aide d'une puissante lunette, Baker observa les troisnavires
turcs. Une grande confusion régnait parmi les troupes disperstes
sur le rivage, de malheureux négres étaient poussés vers les bateaux
et entassés 4 bord. C’étaient assurément des esclaves; le represé?-
tant du Khédive suivait exemple des trafiquants.
Les sentinelles arabes ne brillent point par leur vigilance; Baker
était & un quart de lieve de Fashoda quand sa présence fut enfin
signalée. I] passa prés des navires suspects, mais l’équipage seul éalt
maintenant visible.
Le mudir, fort surpris, et sans doute peu satisfait de l'amivte
inattendue de Baker, se rendit aussit6t & son bord. L’entreuen roula
d’abord sur les difficultés de la navigation :
— Allah est grand! repartit le pieux Egyptien; si telle et $
volonté, vous réussirez mieux l’année prochaine.
— de le pense, dit froidement Baker. Mais, apprenez-d, |
vous prie, pourquoi un si grand nombre d’indigénes fuyaieat be
leurs villages?
-—— C’était pour ne pas payer les taxes.
— Quelle est donc votre maniére de les percevoir? Dans ques
proportions l'impét est-il réparti entre les habitants ?
Cette demande parut renverser dans |’esprit du mudir tou ks
notions administratives :
— Je fais une tournée dans le district, et je réclame ce qo &
juste.
— Fort bien. Et quand les bestiaux ne suffisent pas, yous pre@
les femmes et les enfants? :
A ces paroles, le mudir opposa une dénégation formelle. Baker
appela aussitét un de ses lieutenants, et lai donna I’ordre de 19"
QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1001
les batiments turcs. Du sofa ou il était assis, Européen pouvait voir
tout ce qui se passait 4 bord des navires. Il offrit un chibouk au
gouverneur, en prit un lui-méme, et attendit le résultat des per-
quisitions. Le mudir semblait fort mal 4 l’aise; la conversation était
languissante. Bientét une négresse, puis deux, puis trois, sortirent
de la cale; des hommes, des enfants ne tardérent pas 4 paraitre. Le
lieutenant de Baker les comptait avant de les débarquer.
Le gouverneur, qui avait repris contenance, demanda d’un ton
irrité de quel droit un étranger osait s’ingérer de la sorte dans
Yadministration intérieure du Soudan?
— Si vous refusez de mettre en liberté ces esclaves, répliqua
Baker, donnez-moi une lettre oti vous expliquerez les motifs de votre
conduite, je la soumettrai au Khédive.
Le mudir n’avait garde de consentir 4 une telle proposition; il
tenta de se justifier en disant que les négres capturés n’étaient
point des esclaves, mais de simples otages qu'il se proposait de
rendre aprés le paiement des taxes. __
Singuliére facon de prélever l’impét! Baker répondit avec fer-
meté que de tels actes compromettaient le gouvernement égyptien.
Il avait recu du Khédive la mission de supprimer le trafic des
esclaves; or, d’aprés les faits qu’il venait de constater, il devait
croire le mudir coupable d’infraction aux ordres de son souverain.
Il le sommait donc de rendre immédiatement la liberté a tous les
captifs, car il était résolu d’accomplir son mandat. .
Aprés avoir inutilement cherché de nouvelles échappatoires, le
gouverneur se rendit. Baker donna !’ordre de détacher les cordes
et les chaines qui liaient les prisonniers, il leur expliqua quils
étaient hbres de retourner dans leurs demeures, le Khédive ayant
aboli ’esclavage, aucun d’eux n’avait rien 4 craindre. Les malheu-
reux n’en pouvaient croire leurs oreilles; ils demeurérent un instant
immobiles, partagés entre le doute et la surprise; puis, de bruyants
cris de joie retentirent, les femmes prirent dans les bras leurs pe-
tits enfants, et tous se dirigérent vers les huttes désertes qu'on
apercevait au loin.
Les soldats turcsregardaient cette scéne d’un air effaré qui fit
sourire Baker. Quel était ce chrétien dont une seule parole boule-
versait tous les usages recus au Soudan, et courbait le gouverneur
dans une muette obéissance? Toutefois le voyageur connaissait
trop bien le pays pour ne pas étre sir qu’il paierait cher sa vic-
toire. La cause du mudir de Fashoda était celle de tous les fonc-
tionnaires subalternes. Leur haine allait grossir la ligue formée
contre l’expédition.
1002 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE
I
La protection que Baker avait accordée aux indigénes fit grand
bruit dans la contrée. Quelques jours plus tard, le chef d’une tribu
de Chillouks venait demander justice et appui.
Accompagné de ses deux femmes, de ses quatre filles et d'une
suite nombreuse de guerriers, il pénétra majestueusement dans la
tente ou M™ Baker se tenait auprés de son mari. Le prince négre
était déja fort vieux; les vétements qui couvraient 4 peine ses
membres décharnés, portaient des traces non équivoques des ser-
vices qu’ils avaient rendus. Baker, ému de cette infortune royale,
s’empressa de lui offrir une longue chemise bleue, & laquelle il joi-
gnit, pour servir de ceinture, une brillante écharpe de laine rouge.
Quat-Kare, ainsi se nommait le chef, accepta ces présents avec une
gravité silencieuse; et, sans doute pour faire honneur 4 son héte,
il endossa immédiatement ce splendide costume; puis il s’assit a
terre, fit ranger autour de lui ses femmes, et demeura bouche close,
mais les yeux grands ouverts, considérant tour 4 tour le voyageur
et les officiers présents 4 l’entrevue, puis ses regards se fix¢rent
avec un mélange d’admiration et de surprise, sur la blonde cheve-
lure de M™* Baker. Absorbé par la contemplation de ce phénoméne,
il continuait de garder le silence, Baker s’approcha de lui.
— Etes-vous réellement Quat-Kare, le roi des Chillouks?
Au lieu de répondre, le vieux chef se mit 4 conférer avec une de
ses femmes, négresse d’environ soixante ans, qui prit aussitét la
parole & la place de son seigneur. Elle raconta que le mudir, dési-
reux de semer la discorde dans le pays afin de pécher en eau
trouble, avait fait passer Quat-Kare pour mort, et avait mis a sa
place un misérable qui était devenu I’allié des trafiquants. Deux
partis s’étaient de la sorte formés dans la tribu; la guerre et le pil
lage s’en étaient suivis, et les fidéles amis du vieux roi, trequés
comme des bétes fauves, avaient di fuir leurs demeures et laisser
leurs champs sans culture. « Ce fait, ajoute Baker, peut donner
une idée fort exacte de l’administration égyptienne. Dans un dis-
' trict habité par un million d’hommes, favorisé du sol le plus fertile
et du climat le plus salubre, sept années de domination turque
n’ont eu d'autres résultats que d’ organiser le pillage et le massacre. »
Aussi le nom de |’Egypte est-il en horreur parmi les habitants,
et Baker éprouvait-il une excessive difficulté 4 leur persuader que
je Khédive, résolu de mettre fin’4 ces abus, l’envoyait dans le pays
avec la mission expresse de les faire cesser. « Quoi, disaient-ils,
hier encore les gouverneurs égyptiens s’alliaient aux trafiquants
QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 1008
pour nous détruire; voudront-ils, demain, se tourner contre eux? »
Pour lever ces doutes trop naturels, Baker résolut d'amener une
réconciliation entre son protégé, Quat-Kare, et le mudir de Fashoda.
Ce fut sous un arbre, qui servait 4 Baker de divan et de salon,
qu’eut lieu l’entrevue. Des tapis avaient été préparés, des chibouks,
du tabac, du café attendaient les visiteurs. Le vieux chef, grave et
silencieux comme toujours, s'assit au milieu de ses femmes et de
ses filles, sans daigner jeter un regard sur son ennemi le mudir.
Celui-ci, beau vieillard a longue barbe blanche, ne semblait pas
moins indifférent, et continuait de fumer avec un flegme admirable.
Comme la situation paraissait devoir se prolonger indéfiniment,
Baker entama |’entretien.
— Vous connaissez Quat-Kare? dit-il'au gouverneur.
— Qui, répondit laconiquement !’Egyptien.
Les yeux du vieux roi s’étaient attachés sur lui, calmes, fixes,
résolus; pas un muscle de son visage n’avait cependant remué; les
traits gardaient leur immobilité glaciale.
— Qui suis-je donc, moi? demanda-t-il.
Le mudir garda le silence. Il paraissait absorbé dans la contem-
plation des spirales de fumée qui sortaient de son chibouk. Cet
exercice est d'un grand secours aux diplomates embarrassés, i
masque leur confusion et leur donne le temps de chercher une
réponse. Aprés avoir aspiré avec lenteur plusieurs bouffées de
tabac, le mudir leva les yeux.
— Par Allah! je vous reconnais. Ou donc vous étiez-vous caché
pendant si longtemps? Pourquoi n’étre pas venu me voir? de vous
croyais mort.
— Qu sont les bestiaux que vous m’avez volés? répondit Quat-
Kare avec le méme regard fixe, et plein d'une détermination rigide.
Ou sont les enfants et les femmes que vous avez emmenés en
esclavage? Si vous preniez mes bestiaux et enleviez mon peuple,
vous pouviez bien aussi me faire prisonnier. Je n’ai pas voulu vous
en fournir l'occasion.
Le mudir continuait de fumer. Baker dit 4 Quat-Kare que le
firman qui nommait 4 sa place un autre chef avait été obtenu par
surprise; il écrirait au Khedive d’Egypte et au gouverneur du
Soudan, Dyafer Pacha; il rétablirait les faits, ferait connaitre la
situation du pays, et justice serait rendue. En attendant, le mudir
et Quat-Kare allaient se donner la main; tout malentendu ayant.
cessé, la paix régnerait désormais entre eux.
Le vieux chef, toujours impassible, répondit froidement :
—Sj j’oublie le passé, que deviendront mes bestiaux! Va +-il les gar-
der pour lui, et pousser la bonté d’4me jusqu’a ne plus s’en souvenir?
1004 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE
Le gouverneur éluda prudemment cette question délicate en
prenant congé. Baker fit présent 4 Quat-Kare de belles cotonnades
peintes, et de bracelets de laiton ornés de clochettes.
La fermeté naive du chef avait mis 4 jour l'astuce du gouver-
neur; nulle razzia ne désola plus le territoire des Chillouks; les
indigénes venaient chaque jour au campement, apportant des pro-
visions de toutes sortes. « Ces naturels, dit Baker, sont intelligents
et laborieux. Leur honnéteté dépasse tout éloge. Je suis convaina
que, s’ils étaient sagement gouvernés, ils pourraient développer
leurs qualités natives, et acquérir une sérieuse valeur morale. »
Le hasard avait voulu que, dans l’exercice de sa difficile mis-
sion, sir Samuel Baker edt a s’attaquer d’abord au fonctionnarisme
turc; mais il allait bientét avoir 4 combattre ses adversaires véri-
tables, les hardis et dangereux trafiquants du Nil. Le 10 mai, ses
avant-postes lui signalérent une voile vers le sud. Baker ne pouvait
croire que le batiment appartint 4 un marchand d’esclave; le gou-
verneur de Fashoda venait de recevoir une lecon qui, sans doute,
lui dterait l’envie de laisser passer les navires suspects. Ce digne
fonctionnaire avait, 4 la vérité, amassé une fortune considérable
en prélevant sur l’odieux comtherce des trafiquants un tribut
moyennant lequel il consentait 4 fermer les yeux. Mais le temps
d’abondance était passé, Baker faisait bonne garde, et si les
bateaux n’étaient point retenus 4 Fashoda, ils trouveraient plus loin
une surveillance qu’ils ne soupconnaient nullement.
Le navire, lancé 4 pleines voiles, continuait sa route sans accorder
la moindre attention a la flotille européenne. Baker lui barra le
passage. Un de ses plus fidéles officiers, un Arabe nommé Abdel-
Kader, fut envoyé 4 bord. Le capitaine, du ton de linnocence
offensée, lui demanda comment le moindre soupcon avait pu venir a
lesprit de son maitre. Le bAtiment ne contenait, il était facile de le
voir, rien qu’un petit nombre d’honnétes matelots, quelques soldats
et un chargement de grain. Un énorme amas de blé occupait @
effet le milieu de l’embarcation. Mais Abdel-Kader n’était pas
homme 4 se payer de paroles. Il trouva que les prétendues céréales
exhalaient une singuliére odeur ; prenant le fusil d’un des soldats,
il le plongea dans le monceau de grain. Le blé s’agita tumultuev-
sement. A ]’instant méme, la main robuste d’Abdel-Kader amenait
une téte noire et crépue. On fouilla le navire; des femmes, des
enfants, de jeunes garcons entassés péle-méle, serrés comme des-
harengs dans une caque, étaient cachés sous le pacifique charge
ment annoncé par le capitaine. Ces malheureux, dominés par la
terreur, n’avaient osé jusque-la ni faire un mouvement, ni pousser
une plainte. Voyant la protection qui leur était enfin accordée, ils
QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 1005
racontérent que leurs villages avaient été brilés par les trafiquants,
et les hommes massacrés pour la plupart.
Le capitaine du batiment et le vakz/, ou chef des soldats, furent
mis aux fers; un officier européen prit le commandement du navire
pour le conduire & Khartoum afin d’en déférer & Dyafer-Pacha.
Des scénes semblables se renouvélerent plusieurs fois. La vigi-
lance et l’inflexible fermeté de Baker ne se démentirent pas un ins-
tant. Les vaisseaux étaient capturés par son ordre, envoyés 4 I’au-
torité supérieure, et leur cargaison humaine mise en liberté.
Ce-n’était pas que Baker trouvat parmi ses hommes le moindre
appui moral. A l'exception d’un trés-petit nombre, tous étaient dé-
voués de cceur aux intéréts des marchands d'ivoire; l’ascendant du
célebre voyageur, la sévére discipline qu'il avait su établir parmi
eux, l’exemple des chatiments qui punissaient la plus légére infrac-
tion, parvenaient 4 grand’peine 4 les maintenir dans |'obdissance.
Sir Samuel Baker avait-il du moins, pour le dédommager de tant de
troubles et de fatigues, la reconnaissance des populations qu’il
-défendait? Pas davantage. Lui-méme le constate avec amertume
quelques mois plus tard. « Les cruautés des trafiquants, écrit-il,
ont détruit toute confiance chez les indigénes. Ils ne peuvent 'croire
que |’on vienne dans leur pays simplement pour les protéger. Ils
ont été trompés si souvent qu’ils voient dans la bienveillance un
piége; ils cherchent quel intérét pousse le gouvernement égyptien
& les défendre, et s’imaginent qu’on veut les arracher a leurs en-
nemis dans le seul but de leur faire subir, au fond de contrées loin-
taines,,un esclavage encore plus dur. »
Cependant, les renforts que Baker espérait recevoir de Khartoum
n’arrivaient pas. On se rappelle qu'il avait refusé d’attendre les
batiments expédiés du Caire et retenus prés des cataractes par la
lenteur calculée des fonctionnaires égyptiens. Un ingénieur anglais,
M. Higginbotham était chargé de les amener avec les hommes et les
bagages que Il'insuffisance des premiers moyens de transport n’avait
pas permis d’embarquer. Huit mois s'étaient écoulés depuis cette
époque ; on était 4 l’automne, et bientdt la crue du Nil allait per-
mettre de se diriger vers le sud. Pourquoi les navires n’avaient-ils
pas rejoint l’expédition? Baker résolut d’aller sen éclaircir 4
Khartoum.
Hi trouva M. Higginbothan dans le plus profond découragement ;
sept vaisseaux en fort mauvais état avaient seuls été mis 4 sa disposi-
tion; quant aux bateaux & vapeur partis du Caire, ils n’avaient pu,
disaié-on, passer les cataractes. L’expédition se voyait donc privée de
#e8 principales ressources; les préparatifs faits avee tant de sain, les
machines et les steamers achetés a Londres, tout devenait inutile.
1006 QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE
Mais d’autres déceptions devaient s’ajouter 4 celles-la. Baker
avait, par les termes du firman, recu la mission « de soumettre au
Khédive les contrées situées au sud de Gondokoro, d’y supprimer
le trafic des esclaves et d’y introduire un commerce régulier; or,
il apprenait qu’en vertu d’un acte antérieur, un marchand nommé
Abou-Saoud, avait un droit exclusif sur ces mémes ternitoires.
L’indignation de Baker ne saurait se décrire. « Ainsi, dit-il, le Khé-
dive m’envoyait abolir l’esclavage dans une contrée dont le gou-
verneur de Khartoum avait déja, moyennant deux ou trois cent mille
livres par année, donné le monopole a un trafiquant. Un pays sur
lequel l’Egypte n’avait pas plus d’autorité que |’Angleterre sur la
Chine, avait été affermé a un de ces aventuriers qu’on nomme |e
marchands de Khartoum, et qui sont bien connus pour pratiqur
la chasse 4 homme sur la plus vaste échelle! »
Abou-Saoud prétendait qu’ayant acheté le monopole du commerce
de l’ivoire entre Gondokoro et |’Albert-Nianza, il avait le droit de
réclamer contre une expédition ruineuse pour ses intéréts. On coa-
vint d’une entrevue chez Dyafer-Pacha. L’opposition 4 laquelle
Baker s’était heurté tant de fois prenait enfin un corps; elle se per-
sonnifiait dans le plus habile, mais aussi le plus haineux et le plus
rusé des trafiquants de Khartoum; c’était la l’ennemi que Baker
allait trouver partout sur ses pas, et le récit des faits qui vont swrre,
récit de l’intérét le plus dramatique et le plus saisissant, n'est guere
que l'histoire du duel engagé entre ces deux hommes.
Le marchand d'ivoire entra le front baissé, d’un air d'bumilité
profonde. Ses premiéres paroles furent des protestations pieuses de
désir de paix et de conciliation; mais en méme temps le-
furtif de ses yeux louches glissait sur Baker, chargé d'une haine que
le miel de ses discours ne parvenait pas 4 déguiser.
Aprés un long débat, on convint des mesures suivantes : jusqual
9 avril 1872, c’est-d-dire jusqu’a l’expiration du contrat d'Abov-
Saoud, Baker s’abstiendrait d'exercer tout commerce pour le comple
du gouvernement, mais il se réservait le droit de poursuivre le trafic
des esclaves dans tous les lieux ou il le rencontrerait. Cet arral-
gement semblait donner satisfaction aux deux parties. Avoir la f-
culté d’acheter de l’ivoire devait au fond importer assez ped |
Baker, bien qu'il y fot autorisé par le firman du Khédive; la nat
point le but de son mandat, les transactions commerciales 0!
occupaient qu’une place secondaire; supprimer I’esclavage était &
grande ceuvre que voulait accomplir l’explorateur européet, @
Dyafer-Pacha lui laissait, sous ce rapport, l’autorité la plus absolve.
Par malheur, en reconnaissant le monopole du marchand d'ivoire,
il créait en méme temps & Baker un antagonisme dangereut &
QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1007
formidable: établir, en vertu d'un contrat régulier, un trafiquant
dans les mémes territoires que lui, c’était vouloir un accord impos-
sible; autant vaudrait recommander 4 un garde-champéttre de faire
son devoir, et cependant de vivre en bonne intelligence avec les
braconniers. :
Abou-Saoud jura, sur le turban du Prophéte, qu’il ne se rendait
point parmi les tribus du Haut-Nil pour enlever les habitants et les
bestiaux ; négociant paisible, il n’avait jamais commisaucune violence.
Hi signa le compromis avec des protestations de bonne foi si pom-
peuses, que Baker se sentit fort tenté de mettre en doute sa sincérité.
Cette difficulté aplanie, notre Européen reprit la route qu’il avait
déja suivie au mois de février précédent. ‘Nous passerons sous
silence les péripéties de ce voyage qui, malgré une saison plus
favorable, exigea de pénibles labeurs et présenta plus d’un péril.
On arriva enfin 4 Gondokoro. Cette station était naguére le
rendez-vous de tous les trafiquants du Bahr-el-Gebel; mais pas un
village ne se montrait sur les bords du fleuve. Le Nil, changeant son
cours, s'était creusé ailleurs un nouveau lit; l’ancien canal, rempli
de sable, était d'un accés impossible méme aux bateaux de la plus
petite dimension. Gondokoro n’existait plus. Quelques arbres frui-
tiers, des avenues déja envahies par les broussailles, marquaient
encore la place ou s’était élevyée la mission catholique. Com-
promis par le voisinage des marchands arabes, les apdtres de
l’Evangile n’avaient point réussi 4 faire fructifier dans le pays la
bonne semence; les indigénes les avaient enveloppés dans l’aversion
que leur inspirait tout étranger; la maison était détruite, et les
briques de ses murailles avaient servi, non pas méme 4a édifier la
chétive demeure q’un chef, elles étaient devenues un signe de
barbarie et un défi porté aux futures tentatives de civilisation.
Les indigénes en avaient fait une sorte de pate; ils l’employaient
aux tatouages qui leur tiennent lieu de vétements.
Faut-il attribuera des rapports plus fréquents avec les marchands
d'ivoire la démoralisation profonde des contrées voisines de Gon-
dokoro? Les Baris sont, au dire. des voyageurs, les tribus les plus
dégradées du Haut-Nil. Leur chef Allorron offrait le type le plus
complet de la bestialité insolente et brutale. Son unique pensée,
en se présentant devant Baker, fut d’obtenir quelques bouteilles
d’araki. Trouvant sans doute |’Européen moins généreux sous ce
rapport que les trafiquants, il garda une contenance maussade,
presque hostile, et refusa d’aider les hommes de l’expédition a
organiser leur campement, sous prétexte que les tribus voisines
étant ennemies, son peuple ne pouvait s’éloigner du village pour
aller couper du bois.
1008 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE
Malgré l’accueil peu encourageant des indigénes, Baker avait
résolu d’établir son quartier général non loin de l'ancienne station
de Gondokoro. Le Nil ayant cessé d'étre navigable, il lui aurait été
impossible de trouver des porteurs pour les approvisionnements
immenses qu'il avait transportés jusqu’en cet endroit ; un semblable
appareil aurait du reste été génant pour s'avancer dans l’intérieur;
il lui fallait donc laisser derriére lui une réserve 4 laquelle il put au
besoin demander des ravitaillements et du renfort.
La mission abandonnée lui parut réunir toutes les conditions
favorables 4 |’établissement qu'il projetait. Il fit débarrasser des
mauvaises herbes quelques métres de terrain, assembla ses troupes
et jeta dans le sol fraichement remué une poignée de semences,
déclarant que, par cet acte, il en prenait possession au nom du
Khédive. Les soldats qui l’avaient regardé faire avec un vif intérét,
recouvrirent les graines d'un peu de terre, et tous ensemble se
prosternérent en s’écriant : Bismillah! (Au nom de Dieu!) Le ter-
ritoire était légalement annexé a |’Egypte.
De tristes pensées durent pourtant assaillir Baker en cet eadroit
ou d’autres Européens, disciples d’un Dieu d'amour, avaient souffert,
prié, lutté, usé leur vie & une tache ingrate. L’un d’eux était
mort quelques années auparavant, et l'on ne reconnaissait méme
plus la place de sa tombe. Les efforts tentés aujourd'hui pour tirer
ces peuples de la dégradation laisseraient-ils plus de traces?
ili
Baker avait en vain essayé de faire comprendre aux Baris com-
bien il leur serait avantageux d’étre soumis 4 un gouvernement ré-
gulier, capable de les défendre. Le jour de l’annexion officielle,
Alloron se présenta au campement; il tenait 4 la main une grande
coupe qu'il fit remplir d’araki. Aprés l’avoir vidée d'un trait, il étendit
la main vers un champ que les troupes venaient d'’ensemencer :
— A qui appartient cette terre? demands-t-il.
— Vous l’aviez abandonnée, dans la crainte d’y rencontrer ‘vos
ennemis les Loquias; elle est maintenant au Khédive d'Egypte, votre
protecteur.
-—— Nous ne demandons pas a étre protégés.
— Mais vous n’étes pas assez forts pour résister aux marchands
d’esclaves; vos villages sont brilés, on enléve vos femmes et wos
enfants.
— Et vous, saurez-vous l’empécher?
— de viens ici pour cela.
Un bruyant éclat de rire fut toute la répense d’Alderon. Puss,
QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1009
comme un des lieutenants de l’'Européen, Abdel-Kader, cherchait 4
lui expliquer le véritable état des choses, et lui parlait des pleins
pouvoirs donnés 4 son maitre.
— Et que deviendront les trafiquants? dit-il.
— Ils seront obligés de se soumettre.
Alloron se mit 4 rire de nouveau.
— Retournez 4 Khartoum. Quand votre blé sera mir, nous fe-
rons la récolte. Jamais les Européens n'ont séjourné dans notre
pays; vous en serez bientdt las.
Il était inutile d’espérer l’alliance du chef. Dans toutes ses pa-
roles, l’effet des manceuvres d’Abou-Saoud se reconnaissait claire-
ment. Le marchand d'ivoire avait semé contre Baker l’hostilité; il
l’avait représenté comme le pire ennemi des indigénes; les trafi-
quants du moins s’alliaient aux tribus qui leur étaient dévouées
pour combattre les peuplades voisines, mais cet étranger avait le
dessein de les asservir toutes. Par bonheur, ajoutait-il encore, les
forces de Européen n’étaient pas égales 4 sarapacité; il était timide,
craintif, et se verrait bientdt contraint de retourner 4 Khartoum si
les indigénes iui refusaient avec persistance leurs denrées et leurs
services. Alloron était depuis plusieurs années l’allié d’Abou-Saoud
qui, exploitant sa convoitise, l’employait 4 ruiner les tribus du voi-
sinage, et lui abandonnait une faible part du butin fait dans les
razzias. Le pays était dans un état de guerre incessante; la sécurité
n’existait nulle part; les riches paturages qui environnent Gondo-
koro avaient été abandonnés par les Baris dans la crainte des repré-
sailles des Bélinians et des Loquias. Toutefois, quelques semaines
aprés l’arrivée de Baker, aucun ennemi ne se montrant plus aux
alentours, Alloron avait ramené ses troupeaux, témoignant ainsi
une honorable confiance dans la discipline des soldats de l’expédi-
tion; mais il se refusait 4 vendre la moindre téte de bétail. Cette
conduite, en faisant subir aux soldats un supplice pareil 4 celui de
Tantale, avait le double inconvénient de les affamer et de les dis-
poser a la révolte.
Une telle situation était intolérable, Baker fit savoir aux indigenes
qu'ayant, au nom du Khédive, pris possession des terres abandon-
nées, il ne permettrait d’y laisser des troupeaux qu’a la condition de
reconnatitre l’autorité du représentant de |’Egypte, et de consentir 4
lui vendre les bestiaux dont le prix serait, au reste, exactement
payé. Cette intimation ne produisit aucun effet; Baker, exaspéré
qu'on osat le braver ainsi, confisqua les troupeaux.
L’hostilité des Baris le placait donc tout d’abord dans la situation
Ia plus facheuse. Porteur d’un mandat de paix et de civilisation,
chargé de défendre les indigénes contre leurs oppresseurs, il se voyait
1010 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE
dans l’alternative, ou de sévir contre ceux-l4 mémes qu'il voulait
protéger, ou de voir ses soldats poussés a la rébellion par la famine.
La prudence et Ja conciliation eussent-elles réussi 4 surmonter de
telles difficultés? Nous n’oserions le prétendre. Quoi qu'il en soit, de
nouveaux actes d’agression vinrent surexciter encore le caractére
bouillant de Baker.
Des sentinelles avaient recu l’ordre de garder les avenues de la
station. Dans la nuit du1* juin, on entendit tout a coup le bruit de
plusieurs décharges qui partaient de directions opposées. Les Baris
et les Bélinians avaient oublié leurs querelles pour se liguer contre
l’étranger qui leur était représenté comme l’ennemi commun de leur
race. Ils avaient réussi 4 s’approcher du bétail, tué un soldat et
blessé plusieurs autres, mais trouvant une réception plus chaude
qu'ils ne l’attendaient, ils s étaient enfuis.
Le lendemain, on apprit que les Baris avaient quitté leurs villages
et s’étaient réfugiés dans les foréts; quant aux Bélinians, ils se
croyaient protégés par la distance. Baker avait résolu de faire
un exemple capable de déconcerter les naturels. Il prit avec lui
deux officiers européens, vingt hommes de sa garde, quatre com-
pagnies et une petite pi¢ce de campagne. Le détachement observait
un silence profond; les indigénes devaient étre cachés dans tes tail-
lis, préts & donner |'alarme.
Aprés avoir traversé de vastes plaines, !’expédition s’engagea dans
les bois. Des buissons épineux, un sol détrempé par les pluies ré-
centes, rendaient Ja marche si difficile, que Baker dut laisser en ar-
riére sa piéce de canon sous |’escorte de trois compagnies, et con-
tinuer sa route, suivi seulement d’un petit nombre de soldats. Mais
parmi eux figurait l'élite de sa garde, ces hommes qu’ il désigne sous
le nom singulier des Quarante Voleurs ov simplement des Quarante.
C’étaient en effet de véritables bandits, des gens de sac et de corde:
toutefois, ils éprouvaient pour Baker une sorte de culte, obéissaient
aveuglément a ses ordres; et; si le reste de l’expédition edt été com-
posé d’hommes semblables, leur chef se fit trouvé bien fort pour
surmonter les obstacles dont il était entouré.
On sortit de la forét; pas une étoile ne brillait au ciel ; une pluie
fine et pénétrante ne tarda pas 4 tomber.
— Faites en sorte de ne pas étre entendus, méme de votre ombre;
dit le guide a voix basse, le principale village bélinian est 14, der-
riére ce bouquet d’arbres !
Tout a coup un cri prolongé, percant, retentit au milieu du silence
de la nuit; ce cri éveilla dans vingt directions différentes un lugu-
bre écho. Ii n’y avait pas un instant a perdre. Le guide prit sa course
avec une telle vitesse que les chevaux de Baker et de ses lieutenants
QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1011
pouvaient 4 peine le suivre. En quelques minutes on atteignit le vil-
lage; les Quarante, agiles comme des limiers, entourérent les palis-
sades, d’ou tombait une gréle de fléches. Le jour commencait a
poindre, gris et triste; un soldat fut blessé mortellement; aussitdt les
troupes ouvrirent le feu. Pendant ce temps, Baker, suivide quelques
hommes d’élite, se dirigeait vers la porte massive qui donnait
accés dans la bourgade. Dés les premiers efforts qu'il tenta pour
]’ébranler, le tambour qui, dans chaque hameau, appelle aux armes
tous les membres de la tribu, fit entendre ses roulements formi-
dables. Un instant s'était & peine écoulé que, de tous les villages
environnants, partait le méme signal de guerre.
Pour répondre aux projectiles des assiégés, Baker n’avait qu’un
trés-petit nombre d’hommes; c’était en vain qu'il fouillait des yeux
la campagne, il n’apercevait ni sa piéce de canon, ni les soldats qui
devaient la lui amener. Mais les Quarante, dont la bravoure était
décuplée par le péril, firent si bon usage de leurs fusils, qu’ils eurent
bientdt raison des fléches indigénes. Les naturels, frappés de terreur
par cette attaque inattendue, sortirent du hameau par un passage
secret, débouchérent au milieu des assaillants, trop peu nombreux
pour leur barrer le passage, et se réfugiérent dans le bois voisin.
Six cents tétes de bétail restaient aux mains des vainqueurs; mais
les ramener & Gondokoro n’était pas facile. Des bandes d’indigénes,
partis des villages voisins, couvraient au loin les collines; ils cher-
chaient & profiter des difficultés de la route pour reprendre les trou-
peaux. Heureusement les trois compagnies attardées avaient rejoint
leur chef; Baker jugea prudent de faire une démonstration vigou-
reuse. Il sortit du hameau, suivi d’une cinquantaine d’hommes; la
piéce de canon occupait le centre de la petite troupe. Quand 11 fut
arrivé au milieu d'une grande plaine, toute parsemée de villages,
des milliers d’indigénes s’élancérent pour le cerner. Une détonation
terrible les arréta, une bombe venait d’éclater au milieu d’eux. Saisis
d’une panique impossible 4 décrire, ils s’enfuirent vers les bois;
quelques minutes plus tard, pas un seul ne restait dans la campagne.
Baker retourna prendre les bestiaux et put rentrer 4 Gondokoro sans
étre inquiété.
La paix edt été rétablie dans la contrée; les naturels, instruits par
cet échec, se fussent montrés plus traitables, s’ils n’avaient recu de
puissants et nouveaux encouragements 4 la révolte. Abou-Saoud,
dont les intrigues enveloppaient déja Baker, arrivait en personne
le 12 juin. Les Baris l’accueillirent avec de grandes démonstrations
de joie, et se mirent aussitét en devoir d’aider & construire son cam-
pement. Ces relations amicales avec une tribu qui bravait ouverte-
ment Baker, étaient une insulte et un défi; mais ce qui semblait
1012 QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE
encore plus suspect, c’était la présence des troupeaux que le traf-
quant amenait 4 sa suite. Le bruit ne tarda pas a se répandre que
ces bestiaux avaient été capturés non loin d’un village Shir, oa
Baker avait laissé un officier avec quelques hommes; les indigtnes
de ce hameau ayant reconnu !’autorité du Khédive, une force plas
imposante n’avait point paru nécessaire, et le chef de la tribu x
montrait en effet parfaitement loyal.
Fort des pouvoirs qui lui avaient été conférés, Baker était ea droit
de se saisir d’ Abou-Saoud et de l’envoyer se justifier 4 Khartoum.
Mais, 4 l'exception des Quarante, il n’osait compter sur aucun de ses
hommes, tous les indigénes du district étaient en armes, et le trafi-
quant avait une escorte de cing cents soldats aguerris.
Au lieu d’arréter Abou-Saoud, Baker se contenta de lui éenre:
« Vous étes venu ici, lui disait-il, suivi d’un nombre considérable
de bestiaux volés par vous et les votres.
« Sachant que les Baris sont en guerre avec le gouvernemett,
vous avez néanmoins fait alliance avec eux.
« La conduite de votre escorte, qui améne ici les esclaves et les
troupeaux capturés dans I’intérieur et qui distribue aux indigtnes une
partie de cet exécrable butin, détruit tout espoir d’amélioration et de
progrés dans une tribu dont vous faites une population de ban-
dits.
« De tels actes ne pouvant étre tolérés plus longtemps.
« Avis vous est donné par les présentes, qu’ a I’ expiration de votre
contrat, vous aurez 4 évacuer le territoire.
« Dés aujourd’hui, je déclare que vous aver forfait 4 Pobéissance
due au gouvernement; les bestiaux que vous avez capturésau mépns
de toute loi, seront confisqués. »
Abou-Saoud se soumit en apparence, mais le ressentiment quil
nourrissait contre Baker n’en devint que plus profond. Sesalliés, les
Baris et les Bélinians, harcelaient sans cesse les troupes ; ils rampaient
au milieu des hautes herbes, se cachaient derriére les troncs dar-
bres, et tiraient sur les sentinelles; une tentative était faite chaque
nuit pour surprendre le camp. Baker, occupé 4 construire la station,
se contentait de repousser les attaques, et ne cherchait pas a refoaler
au loin l’ennemi, aussi l’audace des indigénes ne connut bientdt plus
de bornes. Grace aux soins d’Abou-Saoud, le bruit s’était repand
que l’expédition, terrifiée par la valeureuse résistance qui lai ¢alt
opposée, songeait 4 retourner 4 Khartoum; une coalition, qui cour
prenait méme la tribu jusque-l4 neutre des Loquias, s'était rep!
ment formeée ; le cri de guerre avait retenti sur les deux rives du Ni
dans des centaines de villages, et I’on avait résolu de prendrede we
force le campement de Gondokoro. Pour donner & !’attaque ples de
QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1013
chances de succés, Abou-Saoud avait distribué des fusils aux indi-
génes; tout était prét pour frapper un ‘grand coup.
Le 21 juin, dans la nuit, la détonation de plusieurs armes 4 feu
retentit tout 4 coup au milieu du silence profond. Le camp était dé-
fendu, 4 lest par le Nil, au nord par un lac d'une largeur de trois
cents métres; deux cOtés seulement restaient exposés aux entreprises
des assaillants, Baker les avait entourés d’une épaisse haie d’eu-
phorbes.
En une minute, les Quarante eurent saisi leurs armes ; les sons re-
tentissants du clairon appelaient a leurs postes le reste des troupes;
le fracas des cors et des tambours, les sauvages clameurs des indi-
génes, la pale lumiére dela lune éclairant leurs corps couverts d’un en-
duit rougeatre, donnaient a cette scéne quelque chose de sinistre et
pour ainsi dire d’infernal. De moment en moment, le vacarme aug--
mentait; un feu nourri répondait maintenant aux fléches et aux balles
des naturels; des nuages de fumée obscurcissaient la paisible clarté
des étoiles, mais n’empéchaient pas d’apercevoir la lugubre lumiére
des projectiles inflammables que les Baris jetaient sur le campement
pour l’incendier: par bonheur, la palissade épineuse qui entourait la
station se trouvait assez loin des tentes, les brandons ne purent les
atteindre.
Les décharges des fusils Sniders creusaient des vides profonds .
dans les rangs des indigénes; les cris des mourants et des blessés se
mélaient aux roulements précipités des tambours de guerre; le tu-
multe s'affaiblit par degrés, la fusillade se ralentit, les sauvages se
retiraient en désordre.
Cette victoire changeait peu l'état des choses. Une nouvelle razzia
venait d’étre faite dans la tribu des Shirs, les fidéles alliés de Baker,
et les hommes qui composaient le détachement avaient été tués jus-
qu’au dernier.
La station de Gondokoro continuait 4 étre entourée d’ennemis ; se
procurer les moindres denrées était impossible ; le blé allait manquer ;
les soldats, dont les rations se trouvaient réduites, se plaignaient
hautement. L’esprit d’insubordination, secrétement attisé par Abou-
Saoud, faisait parmi eux des progrés rapides. Les officiers répétaient
sans cesse que, faute de vivres, on serait obligé de retourner 4 Khar-
toum; l'un deux, témoin des reproches adressés aux troupes par
Baker, répondit avec insolence que des hommes qui n’avaient pas a
manger, ne pouvaient montrer une si grande ardeur au travail. Ges
soldats affamés apportaient en méme temps une telle négligence 4
la culture du champ qu ils avaient ensemencé, ils faisaient la moisson
avec une telle lenteur, que les indigénes avaient tout le loisir de dé-
rober les grains épargnés par l’innombrable et vorace troupe des oi-
1014 QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE
seaux. Quelques-uns des mutins allérent méme jusqu’é mettre le
feu a plusieurs meules de blé, dans l’espoir que la disette obligerait
bientot 4 quitter le pays.
L’orage qu’annoncaient tant de signes précurseurs éclata enfin.
Une lettre, écrite par le lieutenant-colonel, Raouf-Bey, fut un matin
remise 4 Baker. Elle contenait une pétition, revétue de la signature
de tous les officiers, dans laquelle l'armée enti¢re exprimait l’inten-
tion arrétée d’abandonner son chef, s'il ne consentait a la ramener 4
Khartoum. Les Quarante seuls avaient refusé leur adhésion a cette
supplique menacante.
« Par le ciel, s’écria Baker, nul ne quittera ce pays, 4 moins que je
ne lui en donne congé ! Ce n'est pas la premiére fois que je tiens téte
a des rebelles ! »
Jl assembla ses troupes, et d'une voix qui n’admettait aucune ob-
jection, il intima l’ordre & Raouf-Bey de se tenir prét le lendemain a
le suivre avec six compagnies.
Par sa fermeté, il avait su prendre sur ses hommes un tel empire, que
pas un n’osa lui jeter en face un refus. Dés les premiéres heures du
matin, les troupes s’embarquérent, et, suivant le Nil l’espace d’environ
deux lieues, arrivérent en vue d'une immense plaine onduleuse, cou-
verte de cultures et de villages. « Ce pays est stérile, avait dit Raouf-
Bey, l’expédition y périra de faim. » Or, partout s’offrait aux veux
l'image de labondance; Ja moisson s’achevait ; les femmes soccu-
paient activement ala rentrer dans les greniers ; mais, 4la vuede Baker
et de ses hommes, elles s’enfuirent précipitamment; les tambours de
guerre donnérent I’alarme, et bientdt une foule d'indigénes sortirent
des habitations en brandissant leurs lances d’un air de menace. '
A mesure que les troupes avancaient, les naturels se retiraient avec
lenteur vers une masse de roches de granit qui se dressaient 4 quel-
que distance. L’interpréte, se dirigeant seul vers cette sorte de for-
teresse, dit aux guerriers négres que Baker n’était pas venu pour les
attaquer, mais simplement pour leur acheter du grain.
— Retournez 4 Khartoum, répondirent-ils; nous n’avons rien &
vous vendre.
L’Européen, s'efforcant de contenir sa colére, leur conseilla de
méditer sur la lecon donnée aux Beélinians, et de ne pas I'obliger
a user envers eux d'une semblable rigueur.
— Vos greniers sont pleins, les miens sont vides, ajouta-t-il en
terminant; mais j’ai des bestiaux et des marchandises & vous offrif.
— Nous saurons bien les prendre; nous n’avons pas, comme de
vieilles femmes, peur de nous battre.
La modération était imputée a faiblesse, 4 lacheté. Baker résista
néanmoins encore au désir de chatier l’insolence des indigénes. Il
QUATRE ANS DANS L’AFRIQUE CENTRALE 1015
assembla ses troupes qui, au son des tambours et des clairons, mar-
chérent sur les villages. Les naturels s’étaient éloignés, mais ils sur-
veillaient tous les mouvements des soldats, et poussaient le long cri
percant qui est chez eux un signe de dérision et de mépris.
— Tirerai-je sur cet homme, l4-bas, au pied du rocher ? Ce doit
étre un chef, dit l'interpréte 4 Baker.
— Gardez-vous en bien. Que personne méme n’entre dans les
huttes; toute infraction 4 mes ordres serait punie sévérement. Je
ne veux aujourd’hui que me rendre compte de la quantité de grain
contenue dans les villages.
Vingt ou trente bourgades furent de la sorte passées en revue ;
tous les greniers regorgeaient de sorgho et de sésame; aussi loin que
l'oeil pouvait atteindre, on apercevait sur les rives fertiles du fleuve,
une suite de hameaux, tous remplis de céréales, 4 en juger par ceux
que l'on avait déja examinés.
Cette vue produisit sur les troupes l’effet le plus salutaire. Les
chefs dela mutinerie étaient réduits au silence; la plupart des
soldats saluérent d’acclamations joyeuses la promesse que leur fit
Baker d'augmenter leurs rations dés le lendemain.
L’armée rentrait dans I’ obéissance, mais les indigénes se refusaient
toujours 4 vendre leurs grains. Baker donna l’ordre 4 ses troupes
d’occuper les villages les plus rapprochés; on s'empara des céréales,
qui furent entassées dans les bateaux amenés prés de 1a pour les
recevoir. Les naturels avaient déserté tous les hameaux des envi-
rons, il était cependant peu probable quiils laisseraient emporter
leurs récoltes sans essayer de les reprendre. En effet, au moment ou
quelques embarcations se mettaient en marche, ils tombtrent sur
un détachement qui était isolé du reste des troupes. Baker accourut
au secours de ses hommes, les fusils Sniders répandirent parmi les
sauvages la terreur et la mort. La vaste plaine, presque dépourvue
d’arbres, fut balayée en un instant; les lieutenants de I'expédition
se réjouissaient d’avoir appris aux indigénes que la modération
seule, et non pas la crainte, les avait arrétés jusque la; mais une
fois de plus, le sang avait coulé, Baker devait paraitre aux naturels
bien peu différent des marchands de Khartoum.
Un incident, qui semblait complétement étranger 4 la lutte, vint
en déterminer le dénodment d’une manieére fort inattendue. La dis-
cipline étant rentrée au camp avec l’abondance, et les indigénes
n’osant reprendre l’offensive, Baker put s’adonner de nouveau 4 son
exercice favori, la chasse émouvante et périlleuse de l'Afrique Cen-
trale. Une troupe d’éléphants avait paru dans le voisinage, il se mit
4 leur poursuite, et secondé par les Quarante, il réussit & les acculer
au bord du fleuve. Les naturels, accourus en foule pour jour de ce
25 mars 1876 66
1016 QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE
spectacle, suivaient des yeux, avec une surprise mélée d'admir-
tion, la course rapide du magnifique cheval de notre voyageur.
Monture et cavalier dévoraient l’espace, tandis que les soldats,
presque aussi agiles, rétrécissaient de plus en plus le cercle formé
autour du colossal gibier. |
Arrivés au bord du Nil, les éléphants s’arrétérent, firent un
moment face aux chasseurs, puis ils prirent une détermination sov-
daine, et s’élancérent dans le fleuve, soulevant un flot d’écume qui
d’abord les cacha aux regards. Ils nageaient avec rapidité, la trompe
et la téte hors de l'eau, mais, quand ils atteignirent l'autre rive, une
difficulté se présenta. Le bord, extrémement escarpé, s'élevait en cet
endroit 4 six ou sept pieds au-dessus du courant. Les intelligents
animaux ne se laissérent pas effrayer par cet obstacle, de leurs pieds
et de leurs défenses, ils se ruérent contre le talus, détachant 3
chaque effort une énorme masse de terre et diminuant ainsi la pr-
fondeur du fleuve, en méme temps que I'élévation de la rive. Pet-
dant qu’ils étaient 4 peu prés découverts, les Quarante leur envoyérent
une pluie de balles qui rebondirent sur leur peau épaisse et ndée
comme sur des roches de granit, aussi les décharges des suldats
ne parurent-elles les émouvoir nullement. Bientdt l'un d’eut put
gravir la berge; c’était le moment qu’attendait Baker. Pourvu due
arme particuli¢re et d’une formidable puissance, il visa l’éléphant 4
l’endroit le plus vulnérable, c’est-d-dire 4 I’épaule. La violence du
recul fut telle, que le fusil s’échappa de ses mains et alla tomber 4
plusieurs métres. Un homme moins robuste, moins habitué 2 0
niement de ce terrible engin, edt peut-étre été tué. Un Arabe ke
chargea de nouveau, et tira; mais aussitdt il s’affaissa sur lui-mém
en poussant un cri de douleur; il avait la clavicule bmiste, %
compagnons l’emportérent tout sanglant.
L’animal cependant était tombé sur ses genoux, un second co™p
l'acheva. Deux autres éléphants eurent le méme sort; un quanti
s‘apprétait 4 escalader 4 son tour le rivage, malheureusement, ks
munitions apportées du camp étaient épuisées. L’intrépide voyage
appuyé sur son arme devenue inutile, regarda les animaux é
lun aprés l'autre, et, marchant d’un pas que des chevaux de cou
auraient eu peine a suivre, disparattre derriére la colline qui bi
nait Vhorizon.
Les indigenes n’avaient perdu aucune des péripéties de la ds®-
De bruyantes acclamations avaient accueilli la chute de chacud
éléphants. L’étranger qui s’attaquait avec tant d’audace et de sf
froid aux géants des zdnes tropicales, gagnait évidemment 4 lew
yeux wun prestige que les insinuations perfides d’ Abou-Seoud
pouvaient plus lui faire perdre. Quelques heures plus tard, u0 Pt
QUATRE ANS DANS L'AFRIQUE CENTRALE 1017
lementaire se présentait aux avant-postes; les chefs de plusieurs
villages demandaient 4 Baker une entrevue, ce qui leur fut aussi-
tot accordé.
L’audience fut des plus solennelles. Une vingtaine de hobereaux
négres, suivis chacun d'une escorte nombreuse, arrivaient pour faire
leur soumission. Baker les recut en grande pompe a bord du navire
qui lui servait de résidence.
— Je regrette profondément, leur dit-il, d’avoir été poussé a la
guerre. Ma mission est une mission de paix; je ne suis venu que
pour vous étre utile, et vous vous étes tournés contre moi. Com-
ment ayez-vous pu croire que vous seriez capables de résister 4 des
troupes réguli¢res, pourvues d’armes de précision, et disciplinées
comme ne |’ont jamais été les bandes des marchands de Khartoum?
— Entre gens qui ne se connaissent pas, il peut y avoir d’abord
des différents, répondit un des chefs; nous savons maintenant que
vous étes fort et que vous voulez étre notre ami.
— Avoir l’estomac vide est une mauvaise chose, ajouta en riant
un autre; vous avez pris nos récoltes, nous en aurions fait autant a
votre place.
Pour témoigner de ses intentions pacifiques, Baker leur donna
des cotonnades et des perles. Une petite piéce de canon se trou-
vait 4 bord du vaisseau; ils l’examinérent curieusement, et mani-
festérent un vif désir de la voir fonctionner.
— C’est trés-facile, leur dit Baker.
— Mais ne nous arrivera-t-il aucun mal?
— Aucun.
La campagne était aux environs complétement déserte. La décharge
toutefois les rendit fort pensifs; Baker les observait en dissimu-
lant un sourire, il n’était pas faché que les indigénes comprissent
enfin combien ils seraient insensés de vouloir mesurer leurs forces
contre jes siennes.
Toute trace de dissentiment était effacée; on aurait pu, en signe
de réconciliation, tuer le veau gras; mais les naturels du Haut-Nil
se décident malaisément 4 manger la chair de leurs bestiaux ; Baker
leur abandonna les éléphants abattus la veille ; ces victimes inoffen-
Sives avaient préparé la paix, ce furent elles encore qui servirent
aux festins de réjouissance.
Pierre pu Quesnoy.
La fin au prochain numero.
LES MARTYRS DE L’EXTREME ORIENT
ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES
La salle des martyrs du séminaire des Missions-Etrangéres. Paris, Douniol, 1865.
— Vie de Pierre Borie, évéque élu dAcanthe. Paris, 1846. — L’abbé Jac-
quenet, Vie de l’abbé Marchind. Paris, 1851. — Vie et Correspondances de
J. Th. Vénard. Poitiers, 1870. — Les Sauvages Ba-Hnars (Cochinchine orien-
tale), par M. l’abbé Dourisboure. Paris, 1873. — Les Missions étrangéres,
journal hebdomadaire, 4870, 1871, 1872. — Libelles inédits des Chinois conize
les chrétiens, etc.
L’un des plus émouvants spectacles qui attendent 4 Rome le
voyageur est la vue des catacombes immenses ou reposent les chré-
tiens des premiers ages. Ce ne sont pas l& des nécropoles vulgaires
ou dorment des morts inconnus; les noms de plus d'un de ceux
dont les restes y furent déposés sont demeurés immortels dans [his-
toire. Les corps des apétres Pierre et Paul, de saint Laurent, de
nombreux papes martyrs, ceux des vierges illustres, Cécile, Agnes,
ont sanctifié les galeries de la Rome souterraine. Le génie d'un
savant italien a souvent retrouvé leurs traces, et, malgré des dévas-
tations sans nombre, malgré le passage des barbares, les insultes
plus désastreuses encore que souffrirent les saintes nécropoles pen-
dant de longs siécles d’ignorance et d’oubli, les catacombes romaines
présentent encore I'image vivante des temps ov elles furent en usage.
Parfois une investigation heureuse fait retrouver, derri¢re quelque
paroi construite en des moments de persécution, des ossements
enveloppés de drap d’or, accompagnés, comme ceux de saint Hya-
cinthe, d’une inscription tracée aux premiers Ages. Ailleurs appa-
rait, sur une fresque, un saint debout, la téte haute devant un ma-
gistrat paien. Le mot MARTYR se montre parfois sur des marbres
arrachés aux ruines.
LES MARTYRS DE L’EXTREME ORIENT ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1019
Devant ces vénérables souvenirs, au fond d’obscures galeries
éclairées par de pales flambeaux, |’esprit s’isole des temps présents
pour remonter aux ages ou tant de victimes assurérent au prix de
leur sang le triomphe de |’Eglise naissante. Ces temps sont loin de
notre pensée, ces sacrifices semblent bien loin de nos meurs; nul
de nous ne devra, ne verra confesser, dans les tortures, la foi que
nos péres nous ont léguée, les nécropoles qui nous gardent le sou-
venir de pareils combats semblent mettre sous nos yeux l'image de
traits perdus dans la brume des légendes et que nos temps ne ver-
ront pas revivre.
Et pourtant, au milieu de Paris méme, dans une de nos rues
tumultueuses, un humble sanctuaire offre 4 nos regards les mémes
objets de vénération. La aussi, des ossements blanchis, des inscrip-
tions, des tableaux de martyre. Ceux que rappellent ces souvenirs,
nous les avons tous pu connaitre; ils ont vécu a nos cédtés, et le
jeune homme qui nous montre leurs reliques augmentera peut-—étre
de ses dépouilles mortelles le musée de la Salle des Martyrs.
Nous sommes au séminaire des Missions-Etrangéres; c'est la que
se préparent dans le silence, c'est de la que partent incessamment
les hommes intrépides qui vont porter dans les pays de |’extréme
Orient la semence de la foi chrétienne et y grandir le nom de notre
France.
Le sanctuaire qu’ ils veulent bien nous ouvrir renferme des instru-
ments de supplice, des ossements brisés, des vétements, des linges,
des cheveux, des crucifix baignés de sang, quelques pauvres livres
de priéres qui consolérent les prétres captifs, leurs lettres écrites
dans les cages, dans les cachots, et signées du mot de saint Paul :
« prisonnier du Christ, » leurs vases sacrés, les peintures faites
au-dela des mers et représentant, avec la naiveté atroce particuliére
aux Orientaux, les martyrs tenaillés, étranglés, brilés, décapités,
leurs membres dispersés horriblement. Ces tristes objets, un jeune
séminariste vous Jes montre, vous les explique, le visage riant, le
ceeur tranquille. On ose 4 peine lui demander si lui, si fréle ‘en
apparence, est de ceux qui doivent plus tard affronter les périls
d’une mission chez les barbares. « Dans trois mois, dit-il simple-
ment, je partirai, » et cette réponse le trouble moins qu’elle n’émeut
celui qui l’a recue.
A le voir, 4 lentendre si résolu, je ne pouvais me défendre de
songer 4 un autre jeune homme que, quelques heures 4 peine, il
m’a été donné d’entretenir et dont la mémoire est demeurée ineffa-
cable dans ma pensée. C’était vers la fin de I’Empire; un jeune
zouave pontifical, M. Pierre de Lagrange, était venu passer a Paris
quelques jours au milieu de sa famille. Tout un soir il nous captiva,
1020 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT
nous racontant sa vie de périls : mines éclatant sous les casernes,
assauts subis dans des fermes embrasées, coups de couteau recus
dans les rues mémes de Rome, voila ce qu'il avait laissé derriére
lui; voila ce qu’il allait retrouver sous peu de jours, sans [ar dm
homme qui se dévoue, mais comme un soldat qui va remplir m
acte indifférent de la vie militaire. Nous I’écoutions avec surprise
nous dire longuement les choses de I'Italie, les agressions des sec-
taires, les épreuves qui l’attendaient au retour. Sa mére était lA et
nous osions 4 peine lever les yeux sur Ja pauvre femme que devaient
déchirer de tels récits. Tout d’un coup, elle éleva la voix : « Jaime
a le voir ainsi, nous dit-elle. »
Le jeune homme est tombé dans le combat de Patay en défendant
la France envahie. Dieu nous donne 4 tous des enfants qui vaillent
M. Pierre de Lagrange!
J'ai retrouvé une 4me de méme race dans le jeune éléve des
Missions-Etrangtres. Hommes et choses, 14, tout m’a touché, Ce
que j'ai lu de plus émouvant dans Vhistoire des premiers martyrs -
m’est revenu a la pensée; la vue du courage vivant, si je puis pafler
ainsi, s'est mélée pour moi aux souvenirs, les renouvelant, les ren-
dant 4 la fois plus sensibles et plus vénérables; 14 j'ai compns, par
de récents exemples, comment autrefois des hommes sans peur
avaient encouragé hautement a la constance les saints debout
devant le tribunal; comment, dans l’Age de Ja faiblesse, des enfants
avaient su montrer, en mourant pour le Christ, un courage indomp-
table; comment, dans leur audace magnifique, des martyrs avaient
pu enseigner devant le proconsul, chanter des hymnes au mibeu
des tortures et trouver la force d’annoncer |’Evangile méme
haut de la croix. Ce que mon esprit tendait parfois 4 reléguer dans
le domaine de la légende m’est apparu chose possible, chose réelle.
J’ai senti que ce que faisaient les fils, leurs ancétres J’avaient po
faire, et que les miracles de courage accomplis aux jours of nov
vivons l’avaient été par ceux qui nous ont précédés.
I
Ce n'est point qu’un paralléle absolu puisse s’établir entre is
martyrs d’autrefois et ceux de nos jours. Poursuivis au nom fur
société différente par les temps, par les lieux de Vancien monde
paien, les saints de l'extréme Orient ont 4 subir des attaques incor
nues dans l’histoire des persécutions romaines. La vue méme la
Salle des Martyrs, le petit livre qui m’a fourni les premiers éémens
de ce travail, accusent tout d’abord cette dissemblance.
Fideéles & leurs vieilles traditions, tes peuples de I’ Orient apportest
BT LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1921
dans les tortures, dans les exécutions capitales, une mesure de
cruauté qui dépasse les plus atroces conceptions des Occidentaux.
Les horribles albums de supplices qui nous viennent de ces pays
lointains, et dont nous détournons les yeux, sont chez eux chose de
vente courante et se fabriquent par milliers. C'est a cette race impi-
toyable qu’appartient le supplice des cent plaies, dans lequel
l'homme, attaqué, déchiré de toutes parts, ne doit mourir que lente-
ment, sous la main d'un bourreau habile. C’est leur imagination
sauvage qui inventa de désarticuler successivement chaque membre
de la victime : le Lang-Tri, ou cruaulé lente, tel est le nom de ce
supplice dont le Code annamite régle l’application '. Parfois la mort
revétira, chez ces peuples, une forme étrange. Abandonné au bras
militaire, le martyr se place 4 genoux sur le sol; des hommes
d’armes, des cheyaux, des éléphants de guerre forment autour de
lui un large cercle. Au travers de chacune de ses oreilles, une fléche
est passée et demeure suspendue; puis on lui mouille la face et l'on
y jette de la poussiére de chaux; alors, au commandement donné
par le porte-voix du mandarin, au signal sourd et vibrant du gong,
commence un de ces combats simulés dont les peintures chinoises
nous offrent souvent l'image. Des soldats passent et voltigent autour
de la victime et chacun, en courant, [hi décharge un coup de sabre.
La mort viendra quand il plaira 4 Dieu. L’art supréme est de la faire
attendre.
Avant que d’arriver & ce dernier acte du drame, le chrétien a dd
subir d’incroyables tortures. On I'a batonné, puis longuement souf-
fleté avec la redoutable semelle de cuir dont un seul coup met le
visage en sang; on l'a suspendu-par la téte, par les mains, dans la
claie supérieure d'une cage dont ses pieds ne peuvent atteindre le
sol. De lourdes chaines l’attachent par les extrémités, comme une
béte dangereuse; une cangue de bambou longue de huit pieds est
passée 4 son cou, dés l'heure de l’arrestation, meurtrit, ensanglante
ses épaules et |’écrase de son poids insupportable; on ne la retirera
qu’au moment de la mort. L’esprit méchamment inventif des idola-
tres a encore imaginé un supplice qui réclame, dans !’exécution, une
adresse des plus accomplies; c’est la courbure des os et |’habileté
consiste 4 les ployer en arc sans les briser.
Chez ces nations, |’extréme dureté s’accuse dés le bas Age. En
Chine, au Tong-King, Jes tétes des chrétiens décapités servent de
jouets & des enfants et, comme dans ces fresques de Pompéi ou l'on
1 Aubaret, Code annamite, liv. III, sect. 1, t. I, p. 93. — « La trahison
envers son propre pays ou la révolte contre l’autorité royale seront punis de
la mort lente sans distinction pour le principal coupable et pour ses com- -
phices.
1022 LES MARTYRS DE L’EXTREME ORIENT
voit de petits génies s'amusant 4 s’effrayer entre eux avec de grands
masques tragiques, de jeunes Tong-Kinois s égayent 4 épouvanter
les passants en leur montrant la téte d'un missionnaire.
Comme autrefois sous la main de Rome paienne, la rigueur des
lois et des coutumes s’aggrave d’une haine folle contre le christia-
nisme. Inventés par le besoin de nuire, acceptés par une stupide
ignorance, des bruits étranges circulent sur les fidéles. « Ceux qui
écoutent ces hommes, dit-on, deviennent 4 jamais leurs esclaves;
s’ils recherchent des prosélytes, c'est pour en tirer un profit; au
moment méme du baptéme, I’4me du malheureux néophyte, soigneu-
sement empaquetée, est envoyée au Dieu des barbares fe Sezgneur
du ciel qui \’achéte et la paye; quand meurt un indigéne converts,
les Péres noirs qui épient sa derniére heure, lui arrachent les yeax
pour en tirer une liqueur qui leur sert 4 changer le plomb en argent.
Un soldat, qui les a joués, en a eu la preuve certaine; comme il
feignait d’agoniser, il a vu l'un d’eux s'approcher avec un couteau
pour lui arracher les yeux; il s'est levé subitement et a tué le misé-
rable. Les femmes qui s’agenouillent aux églises devant les prétres,
recoivent une pilule enchantée qui les jette dans une fureur hysté-
rique. Voila les actes de ces pens d'Europe, issues du mulet et du
chien dont leurs traits reprodiisent la figure; ils ont une puissance
redoutable et savent, quand il leur plait, s’élever dans les airs.
Attendre pour les frapper serait un crime contre la religion, contre
le pays. Que les sages, écrit-on, prennent garde; le mal deviendra
de plus en plus fort. On lit dans le livre des Poésies : Voyez la newge
qut tombe, tout d Pheure ce n’dtart qu'un brouillard. Et encore : La
grue se change en hibou. Il s’éléve encore maintenant des brouillards
de mer, i] faut donc veiller avec plus de soin. Qu’on tue les hommes
de cette race et qu’on déchire leurs cadavres pour les empécher de
ressusciter comme ils le savent faire par magie; qu'on égorge les
mandarins, faibles ou traitres, qui les protégent. » Ainsi concluent
tous les libelles qui ont causé il y a peu d’années, les atroces massa-
cres de Tien-Tsin, l’assassinat de M. Mabileau, pro-vicaire du Su-
Tchuen, en 1869 la mort de M. Rigaud, et enfin, il y a ssa a
mois 4 peine, celle d’un jeune missionnaire, M. Hue.
I} n'est pas jusqu’aux plus nobles actes qui ne servent de base r
des calomnies; nulle part mieux que dans ces pays lointains ne se
montre la tendance du vulgaire 4 chercher, pour ce qu'il ne peut
concevoir, les plus étranges explications.
Si les chrétiens, affirme-t-on, refusent, malgré l’ordre des juges,
de fouler aux pieds la croix, c'est qu’ils perdraient, en le faisant,
toute leur puissance magique. Cette constance dans la torture qui
frappe d’étonnement les paiens, n’est pour eux qu’une vertu com-
ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1023
muniquée par des pilules enchantées. Les rapports officiels des
mandarins et les édits des princes l'attestent également. Lorsqu’un
néophyte & genoux recoit du prétre cette drogue qui ensorcelle, il
cesse de s'appartenir. A |’instant, se forme dans son corps une petite
figure humaine. Cet étre bizarre, né de I'Eucharistie, n’est autre que
la Vierge mére de Dieu. C’est 14 le démon qui retient le chrétien
dans sa folle croyance et qui l’empéche de défaillir : il lui donne 4
la fois l’obstination et l'insensibilité dans la torture.
Ainsi s expriment les libelles populaires et celui des Fazts authen-
tigues, long recueil d’anecdotes ; l'un des plus lus de tous, cite un
médecin habile qui, ayant pu se délivrer du redoutable pygmée,
recut de la bouche d'un prétre chrétien la révélation de ce secret.
J'ai dit que les idolatres attribuent aux Européens |'art magique
de s élever dans les airs. A Kouang-tsi, il y a huit ans, une femme
indigéne, Agnés Tsaou-kong, est amenée devant le mandarin. C était
une humble veuve, chargée d'instruire les enfants et les femmes.
On linterroge rudement :
— Qu’es-tu venue faire ici? lui dit le magistrat chinois.
— Il y a deux ans, un grand nombre de femmes du pays ayant
embrassé la religion chrétienne, je suis } venue pour leur apprendre
a prier et 4 servir Dieu.
— Pourquoi leur apprendre 4 voler comme des oiseaux ?
— Je ne leur apprends pas a voler, mais 4 prier. Le mandarin
voit bien que c’est une calomnie inventée contre nous.
Dans un des rares paragraphes qui puissent étre placés sous les
yeux du lecteur, le libelle des Fatts authentsques raconte, au sujet
de la méme fable, le trait suivant, qui fera connaitre la perfide habi-
leté de ce ramas d’anecdotes imaginées pour frapper le vulgaire :
« Au temps de Ming, beaucoup suivaient la religion du Seigneur
du ciel‘. Il y avait cependant un homme distingué, nommé Od,
qu'on n’avait jamais pu amener 4 cette secte. Un prétre tenta de
l’attirer par l'art de monter au ciel. Cet homme lui dit: « Si je n’y
« vais pas maintenant, et ne vois ce lieu céleste, je ne croirai ja-
« mais. » Le jour suivant, le prétre revint pour le conduire au ciel.
Tous deux, étant donc sortis ensemble de la majson, semblaient
voler en l’air. Bientét ils arrivérent 4 un lieu trés-agréable, tel qu'on
n’en peut trouver en ce monde. Ils entendirent les chants de voix
divines et une musique céleste. Ils virent de si grandes merveilles,
quiils ne pouvaient se résoudre a revenir. Mais tout A coup une voix
se fit entendre, disant 4 cet homme, appelé OX: Veuz-tu donc, toz
aussi, embrasser cette secte diaboligue? Ii reconnut la voix de son
1 Le christianisme.
1024 LES MARTYRS DE L’EXTREME ORIENT
pére défunt. Aussitdt, comme se réveillant au milieu d'un songe, il
ne vit plus personne, pas méme le prétre qui l'avait accompagné. »
Tels sont, parmi tant d’autres qu'on ne peut rappeler, quelques-
uns des faits imaginés contre les chrétiens, contre leurs mission-
naires, par des hommes dont les instincts méchants égalent la cré-
dulité.
Les sorciers qui, par leurs tours d'adresse, vivent de la simplicité
publique, accréditent les rumeurs et attisent les coléres. Le chris-
nisme ruine leur prestige, et, comme ces fabricants de petits tem-
ples de Diane qui, devant la parole de saint Paul, tremblérent pour
leur industrie et excitérent une émeute 4 Ephése, les thaumaturges
de l’extréme Orient crient et tempétent 4 l’envi contre les ministres
de Dieu.
A voir les apdtres de la foi secourables, confiants, généreux, sou-
cieux des droits de tous; 4 les entendre prier le Seigneur pour les
mandarins cupides et cruels, quelques-uns cependant, parmi les ido-
latres, hésitent 4 accepter de si noires calomnies. Dominicains,
Jésuites, Lazaristes, Sulpiciens, Maristes, humbles prétres des Mis-
sions-Etrangéres, ces hommes dont le dévouement, le courage,
imposent 4 tous le respect, seraient-ils donc les monstres que pré-
tendent démasquer les libelles? A ceux qui les croient calomniés
s’adressent des écrits spéciaux. L’un des plus curieux de ces livrets,
répandu dans le Su-Tchuen, met en présence deux indigénes, un
converti, un idolatre. C’est le paien qui, dans leur dialogue, a natu—
rellement dans le dernier mot.
— Si les Européens, dit le fidéle, sont si barbares et si immondes,
pourquoi le ciel ne les extermine-t-il pas?
— Par la méme raison, répond le paien, qu'il n’extermine pas les
loups, les tigres, les panthéres, quoique ces animaux nous fassent
beaucoup de mal. Le ciel est clément ; il fait naitre les Européens et
Jes conserve, comme il fait nattre et conserve les bétes fauves. Les
uns et les autres nous sont trés-nuisibles.
— Mais l'empereur de notre vaste pays permet aux Européens d'y
précher leur religion, d’y faire le commerce. Etes-vous done plus
sages que |’empereur?
— C'est vrai. Bien que les anciens empereurs aient défendu aux
Européens de mettre le pied sur notre sol, l’empereur actuel le
permet ; mais aussi, dans quelle intention? C'est afin que les bar-
bares d'Europe, voyant notre civilisation, quittent lears mceurs sau-
vages et embrassent notre culte.
ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1025
i]
A cété de ces traits, particuliers aux hommes de l'extréme Orient,
se montre une étroite ressemblance entre les paroles, les actes des
vieux polythéistes et ceux des nouveaux persécuteurs. Les accusa-
tions, les calomnies accumulées contre les missionnaires, contre
leurs prosélytes, sont celles qu’on se plaisait 4 répandre contre les
enfants de l’Eglise primitive. Toutes les calamités publiques, les
inyasions des mulots, des sauterelles, sont amenées, répétent les
idolatres, par les méfaits, l’impiété des chrétiens. La magie est leur
arme familitre, leur puissance de séduction est sans bornes. En
quelque lieu que ces hommes se présentent, ils savent détourner les
femmes. Malheur a celui qui les écoute! Sa terre deviendra stérile;
fa mort suivra de prés le baptéme.
Ainsi revivent les erreurs, les mensonges des premiers siécles ;
ainsi parlaient autrefois les paiens, irrités de voir l’A4me de la femme
s’ouvrant aux vérités de !’Evangile; ainsi, disaient-ils, quand les
tremblements de terre renversaient les cités, quand les fleuves débor-
daient, quand la peste, la famine désolaient une contrée; ainsi se
plaignait l’idolatre Clovis, pleurant la mort d’un premier-né qu’avait
fait baptiser Clotilde.
« Les chrétiens, répéte-t-on encore avec les paiens des temps
antiques, les chrétiens ont coutume de sacrifier des victimes humai-
nes; ils vivent dans d'impures débaucheg; une promiscuité abomi-
nable régne dans leurs assemblées nocturnes; leur pensée est de
dépeupler le monde en condamnant le mariage, en exaltant le célibat.
Comme autrefois, les paiens s’en irritent : « N’est-ce pas la, disent-
ils, une religion perverse, et qui tend 4 détruire la race humaine? »
Une vierge du Christ est saisie 4 Kouy-Tcheou. C’est une fille
indigéne. « Abjure et marie-toi, ou meurs! lui ordonne le mandarin.
— Non! non! dix mille fois non! » dit-elle, et le bourreau lui
tranche la téte. Ce fut ainsi que, suivant la tradition, résista et périt
sainte Agnes, sommeée d’accepter un époux.
La rage autrefois déployée contre les apdtres du Seigneur, les
évéques, les prétres, ces « chefs de conjurés, » comme parlait la loi
romaine, nous la retrouvons dans ces pays lointains. Qu’importe la
foule des convertis, si l'on peut atteindre les suborneurs? Les mis-
Bionnaires surtout sont recherchés, poursuivis comme répandant
une religion étrangére, et, ainsi que le répétent les sentences de
mort que l'on dirait copiées sur celles des proconsuis de Rome,
« leur supplice demeurera pour tous un exemple terrible et salu-
tare. »
1026 LES MARTYRS DE L'EXTRRME ORIENT
Une secréte terreur pousse les idolatres contre ces hommes dont la
pensée demeure pour eux un mystére. Que demandent-ils? Quel
dessein les anime? Ce sont des ennemis de IEtat qu ils veulent a
coup sir renverser.
« Autrefois, raconte Hégésippe dans un passage conservé par
Eusebe, l'empereur Domitien prit ombrage de la famille de Notre-
Seigneur. Il la fit comparaitre devant lui, l'interrogea longuement
gur ses ressources, et ne se montra rassuré qu’en voyant les mains
calleuses de ces bommes, qui vivaient d'un pénible travail. Rien &
craindre de ces humbles laboureurs. Mais, au moment de les congé-
dier, une inquiétude lui vint encore : « Qu’est-ce que le régne du
« Christ? leur dit-il. Qu’entendez-vous par ce mot? Quand ce régne
« viendra-t-il? » Le puissant maitre du monde tremblait devant une
parole sortie de la bouche du fils d'un artisan. » Méme crainte agi-
tait les Romains au temps de Marc-Auréle. « Quand vous nous en-
tendez, écrivait saint Justin, quand vous nous entendez dire que
nous attendons le régne, vous imaginez que nous révons quelque
chose de terrestre et d’humain. Nous ne pensons quau royaume
des cieux. » Le martyre d’un néophyte chinois, Joseph Yuén, mort
en 1817, nous montre la méme pensée préoccupant les mandarins.
« On m’a souvent interrogé, écrivait-il aux prétres de la Mission,
on m’a souvent interrogé sur cette demande de |'Oraison domini-
cale : Que votre régne arrive! car le préfet soutenait que le sens de
cette phrase était que les Européens viendraient pour semparer
de la Chine, et, 4 cause de cet article, je regus vingt soufflets appli-
qués avec la semelle de cuir. Une fois aussi, on me fit demeurer a
genoux sur une chaine tendue, et trois fois sur des pierres. Mais
constamment je niai l’interprétation insensée du préfet. Quand le
juge criminel m'interrogea sur cette phrase, je répondis que cette
interprétation était, non de moi, mais du préfet. »
Pour les vieux paiens, la foi chrétienne et le judaisme étaient
méme chose; c’étaient la deux religions ennemies du polythéisme,
et entre lesquelles leur mépris ne distinguait pas. Ainsi font aujour-
d’ hui les Orientaux pour les chrétiens et les mahométans. L'absti-
nence de viande de porc imposée par la loi musulmane est attribuée,
reprochée aux fidéles, et sert de base 4 une grossiére imputation
contre le Sauveur.
Comme au temps de Dioclétien, Chinois, Tong-kinois, Annamites
cherchent et saisissent les livres des chrétiens, ces livres qui, disent-
ils, ensorcellent, et sur lesquelles une terreur bizarre les empéche
méme de jeter les yeux; ils s emparent des vases sacrés, des saintes
images, des hosties qu’ils croient enchantées, parce qu’elles com-
muniquent aux martyrs une force indomptable. Quatre vers du pape
ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1027
saint Damase nous disent qu'un jeune diacre, Tarsicius, fut assailli
par la foule alors qu’il cachait dans un pli de sa robe les espéces
gacrées; on croyait & quelque phylactére dont il fallait rompre le
charme, et le jeune homme fut égorgé. Méme soupcon aujourd hui,
méme crainte superstitieuse. Il y a vingt ans, un prétre francais,
Théophane Vénard, l'une des plus touchantes victimes de I'apostolat,
avait été porté dans une cage au lieu du supplice. Une indigéne
perce la haie des soldats et remet au martyr, a travers les barreaux,
une petite bofte contenant I’Eucharistie. Les soldats se jettent sur
le missionnaire et lui arrachent le Pain des forts. C’était la pen-
saient-ils, quelque philtre préparé pour .adoucir les angoisses du
supplice. Le martyr s écrie, et la fidéle, courant au capitaine, réclame
avec courage la restitution de I'hostie. « Si vous osez, dit-elle,
toucher au viatique de mon Pére, vous et votre famille vous mourrez
tous de mort subite. » L'officier palit et obéit aux injonctions de la
chrétienne.
Devant I'attitude des saints, une crainte secréte s'agite en effet
dans |’4me des idol&tres. Quels sont ces hommes au cceur impassible
et dont le courage les étonne? quelles sont ces étranges victimes qui
chantent et qui enseignent au milieu des tortures; qui, semblables
aux héros des temps antiques, rendent graces au juge qui les fait
supplicier et l'assignent hardiment devant le tribunal de Dieu? Les
criminels avec lesquels on affecte de les frapper, de les confondre,
comme on a fait du divin Maitre, montrent-ils cette calme résolu-
tion, cette confiance en un Dieu vengeur? Par deux fois, au Tong-
king, des mandarins, le jour méme oi ils viennent de frapper des
martyrs, leur offrent un sacrifice expiatoire pour apaiser leurs manes
irritées. « Vous n’étes pas un homme ordinaire, » dit a l'un deux un
juge paien vaincu par la sagesse de ses réponses. Dans une lettre
écrite 4 ses fréres, au sortir de la torture, un prétre indigéne a
signé : André Lac, inébranlable comme une montagne. Ce n'est
point 14 une vaine parole dictée par |’'emphase de I’Orient : le saint
meurt sans que rien, en effet, l'ait pu ébranler. L’impassibilité des
martyrs au milieu des plus terribles tourments frappe et inqui¢te
les idolatres. A peine le bourreau arrache-t-il un frémissement & la
chair. « Lorsque |’Ame est toute dans le ciel, lisons-nous dans des
Actes antiques, cette chair qui souffre n’est plus la ndtre; le corps
reste insensible quand l'esprit est en Dieu. » Ce miracle des temps
anciens, les martyrs de nos jours les renouvellent. Missionnaires et
néophytes recoivent dans les angoisses de la torture, de l'exécution,
une méme grace den haut. Magie! s'écriaient les vieux paiens, et
pour rompre le charme qui, croyaient-ils, rendait insensible aux
tourments, ils baignaient le martyr d'une eau fétide.
1078 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT
Méme étonnement, méme croyance chez les barbares de I’ Orient.
« Pendant les plus horribles tortures, lisons-nous dans la vie de
M. Chapdelaine, le martyr ne poussa pas un soupir, ne proféra
aucune plainte. Le mandarin attribuant un silence si extraordinaire &
quelque art magique, fit alors, pour éloigner Je charme, égorger un
chien et ordonna que de son sang on aspergeat le corps du martyr.
Puis on continua de le frapper, sans compter désormais les coups,
jusqu’a ce qu'on le vit incapable de se remuer. »
A Lyon, sous le régne de Marc-Aurtle, une jeune esclave, Blan-
dine, fut mise 4 la torture. « Je suis chrétienne, s’écriait-elle au
milieu de ses longues angoisses, je suis chrétienne; il ne se commet
rien d’inféme parmi nous! » L’aveu que l'on voulait tirer de sa
bouche, c’était celui des abominations qu’imaginaient les idolatres.
Une promiscuité sans nom régnait, disaient-ils, dans les agapes, et
l‘accomplissement des rites chrétiens se mélait de crimes atroces.
Cette accusation, disparue de bonne heure dans les anciens ages, et
que Dioclétien voulut faire reparattre, nous la retrouvons vivante
en Orient. « Ne fait-on pas des abominations dans les festins de
l'Eglise? » dit & Joseph Marchand un mandarin cochinchinois. Au
méme pays, en 1840, en Chine, il y a dix-huit ans, on incrimine en
termes obscénes les relations des prétres et des religieuses. Un
étrange libelle chinois, publié en 1867 contre les gens d'Europe, et
répandu dans tout |’empire avec une incroyable profusion, répétait
ces accusations odieuses que le traducteur francais n’a pu trans-
cnire !.
Si éloignés qu’ils soient par les temps, par les lois, par les meeurs,
des antiques ennemis du nom chrétien, 4 chaque instant les Orien-
taux se rencontrent avec eux dans leurs pensées, dans leurs paroles,
dans leurs actes.
Les églises sont abattues, les morts arrachés de leurs tombeanux;
on marque d'un fer rouge au visage ceux qui refusent d’abjurer ; on
poursuit les fidéles d’offres et de promesses pour les faire renoncer
4 la foi; comme aux temps antiques, on les somme de signer des
billets d’apostasie : une simple démonstration d’obéissance, leur
dit-on, satisfera le juge, et toute liberté de croyance leur sera ensuite
concédée. On fait venir prés d’eux leurs femmes, leurs enfants, pour
que la vue de ces étres chéris brise leur courage. Les chrétiens sont
jetés en prison, exécutés avec les malfaiteurs. On leur refuse des
aliments pendant qu’ils sont retenus captifs, et, comme celle de
Carthage, les Eglises d’Annam,ede Chine et de Corée ont leur liste
‘ Voir, dans les Missions catholiques de janvier 1872, les quelques parties de
ce libelle qui ont pu étre publidées.
BT LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1029
de saints, morts de faim dans les prisons. Ainsi que tant de martyres
des anciens jours, des femmes, trainées devant le tribunal, sont
brutalement dépouillées de leurs vétements et menacées d’étre jetées
dans des maisons de débauche. Parmi les fidéles mis 4 mort, plu-
sieurs sont privés de la sépulture ; puis, comme les traditions de
l’avarice doivent demeurer aussi vivaces que celles de la méchanceté
humaine, le bourreau demande parfois 4 ses victimes une somme
d'argent pour les tuer d’un seul coup, et les paiens vendent aux
fidéles les restes des chrétiens égorgés.
Dans les outrages dont on accable ses enfants, le Christ a sa part
d injures. Comme les vieux paiens, les Orientaux rient de ce Dieu
mort dans un supplice infame, qui n'a pu se sauver lui-méme et qui,
chaque jour, abandonne ses fidéles aux violences de leurs ennemis.
Quel est, disent-ils, ce Sezgneur du ciel qui laisse frapper, outrager
ses statues? Puis, comme si quelque mauvais génie renouvelait chez
les paiens de nos jours les inspirations de ceux d'autrefois, des cru-
cifix grotesques sont publiquement exposés. On se dirait revenu au
temps ou la populace de Carthage promenait en blasphémant I effigie
d'un dieu 4 téte d’ane, au temps ou une main sacrilége grava aux
murs du Palatin l'image d’un monstre crucifié.
Les chrétiens, disent les Orientaux, frappés de la diversité de nos
communions, les chrétiens sont divisés de croyance et ne s’entendent
méme pas sur ce qu’ils nous veulent enseigner : « Lorsqu'ils ne sont
pas d'accord entre eux, méme dans leur pays, sur leur religion,
pourquoi s’efforcent-ils tant de nous amener 4 l’unité religieuse. »
Cet argument de leurs libelles était aussi celui du philosophe que
combattit Origéne. « Depuis qu’ils se sont multipliés, disait-il, les
chrétiens se sont séparés en diverses sectes; ils n'ont presque plus
rien de commun que le nom. »
Si les barbares de ]’Orient suivent ainsi les vieux paiens dans
leurs fureurs, leurs ruses, leurs reproches et leurs calomnies, une
méme inconscience leur fait également subir l'ascendant du dévoue-
ment fraternel, de la vertu, du merveilleux courage dont les fidéles
leur donnent tant d’exemples. « Voyez ces chrétiens, comme ils
s’aiment! » disent-ils en répétant un cri que Tertullien a rappelé
dans son Apologétsque. L’impassibilité devant la mort, dans les
plus terribles souffrances, les frappe d'une émotion profonde. Deux
tableaux peints par les indigénes, et conservés dans la salle des Mis-
sions-Etrangéres, nous montrent l’enthousiasme des paiens devant
Vintrépidité de leurs victimes. Des bourreaux, saisissant le sabre
qui vient de frapper les martyrs, se font au pied une blessure, pour
y verser du sang de ces hommes de cceur; c'est une superstition de
ces contrées que le courage se communique ainsi par l’infusion d'un
1030 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT
sang généreux'. Mobile comme partout, la foule s'émeut de l'impas-
sible résolution des fidéles. » Parmi les nombreux assistants, lisons-
nous dans la vie d’un missionnaire francais, quelques mauvais sujets
jetaient au martyr des paroles insultantes; mais la grande majorité
était frappée d’admiration. « Quel héros, disaient les paiens, il va a
« la mort comme & une féte! Quel air de bonté et de douceur! Pour-
« quoi le roi égorge-t-il des hommes pareils? »
Semen est sanguis martyrum, répétaient les anciens, et souvent,
comme aux premiers Ages, l’admiration ouvre les coeurs aux vérités
de |’Evangile.
Il
Je n’ai guére montré, jusqu’aé cette heure, que sous son aspect
douloureux le sacrifice qu’acceptent chaque jour les chrétiens de
l’extréme Orient. Ce n’est point la pourtant, je dois le dire, que s'est
tout d’abord arrétée ma pensée. A lire rapidement le petit livre con-
sacré a la Salle des Martyrs, une premiére impression m’a saisi. Chez
les anciennes victimes de la foi, comme chez celles d’aujourd’hui,
méme attitude, mémes pensées, mémes actes, mémes réponses. Ce
qu ont fait, ce qu’ont dit saint Cyprien, sainte Perpétue, saint Tara-
chus, sainte Théodora et tant d’autres, les nouveaux martyrs du
Seigneur l’accomplissent, le disent 4 leur tour, comme si une tradi-
tion soigneusement établie et observée inspirait leurs paroles et leurs
actes.
A quel degré l'éducation des néophytes, la connaissance sommaire
qu’ils peuvent avoir de lhistoire des anciens fidéles contribuent-
elles 4 ces rencontres? je ne saurais le dire. Le fait existe, par cent
fois démontré, et les missionnaires qui ont connu, qui ont instruit
les indigénes, y voient l'effet d'un mouvement spontané plutdt que
le fruit d’un ressouvenir. La forme tout orientale que présentent
d’ordinaire les paroles des martyrs de I’Indo-Chine et de la Corée,
leur en parait un sir garant. Ces réponses, que I’on croirait calquées
sur celles des saints des premiers siécles, et qui rappellent 4 chaque
instant quelque trait des combats antiques, ne sont puisées, me
disent-ils, ni dans les instructions ni dans les livres. Les nouveaux
soldats de Jésus-Christ ne les ont trouvées que dans leurs ceurs.
L’inspiration des saints de tous les temps est une, comme I'est leur
volonté de vaincre; et si, des sphéres célestes ou elles habitent, les
1« Souvent, me dit un digne missionnaire, M. l’abbé Guerrin, l’acte horrible
des Orientaux, mangeant le ceeur, le foie des martyrs, est inspire par cetse
méme pensee. »
ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1031
victimes d’autrefois abaissent leurs regards sur les dignes continua-
teurs de leur euvre, elles peuvent s'écrier avec l’Apdtre : « Il n’est
pour les chrétiens qu'un méme esprit, comme il n’est qu'une méme
espérance. » ,
« Il ne saurait étre donné a tous, dit en son langage imagé un
prétre tong-kinois, il ne saurait étre donné a tous d’entrer dans la
Jérusalem céleste par la porte rouge du martyre, » mais tous renou-
vellent les actes qui furent I'honneur de I'Eglise naissante.
Ce que faisait, aux temps antiques, la foule chrétienne, elle le fait
encore, enflammée par une méme ardeur, enivrée d'un méme dévoue-
ment. Aujourd’ hui, ainsi qu’autrefois, elle assiste les saints dans la
prison et s empresse au lieu du supplice, avide de porter secours a
la victime que les paiens accablent, la soutenant de son aide, de ses
encouragements, de son admiration et de ses veeux. « Souviens-toi
de nous quand tu seras au ciel! » répéte-t-on au chrétien qui va
périr, comme on I'a dit autrefois aux saints de la Palestine, & ceux
de Tarragone. Au Su-Tchuen, en 1815, comme & Carthage en 258,
les chrétiens qu'on a cru terrifiés par l’exécution de leur évéque,
réclament I’honneur de mourir avec lui.
Aux temps de I’Eglise primitive, quand le martyr avait été frappé,
ses fréres, bravant tous les périls, se précipitaient pour recueillir les
restes d’un sang précieux. Des vases, des linges, des éponges ser-
vaient a ce pieux usage; les herbes, les cailloux teints de sang étaient
relevés. Si l’on ne pouvait obtenir du magistrat ou enlever, par un
coup de main hardi, le corps de la sainte victime, on le rachetait;
on payait au prix de l’or une copie des procés-verbaux de I interro-
gatoire et du supplice. Aujourd’hui, méme hate, méme audace pour
recueillir ce qui reste du martyr, pour acquérir et pour sauver les
titres authentiques de sa gloire ; méme respect de son corps, de son
sang, de ses vétements souillés, des actes de sa passion. Chez tous
les chrétiens, en quelque lieu que l'on porte ses regards, dans les
pays de langue latine ou grecque, en Arménie comme dans le fond
de I'Orient, les chaines, les instruments de torture sont achetés aux
paiens, ensevelis avec les victimes; ce sont Ja les précieuses ensei-
gnes de leur fidélité, de leur victoire; « ce sont la, suivant la belle
parole d'un chrétien annamite, ce sont les ailes qui aident les martyrs
4 monter au ciel. »
La mémoire de leur mort, de leurs souffrances n’a rien qui attriste
les coeurs. Tout souvenir douloureux s'évanouit devant la pensée de
leur triomphe. On avait demandé au Seigneur que les martyrs rem-
portassent la couronne. Dieu a exaucé les voeux de ses enfants ; les
violences par lesquelles les paiens avaient cru jeter la terreur ont
répandu la joie dans l'ame des fidéles. En Cochinchine, la foule qui
25 mars 1876, 67
1082 LES MARTYRS DE LEXTREME ORIENT
récite les priéres des défunts devant le cadavre sangiant d'un indi-
géne, s’arréte hésitante et répéte avec le grand éyéque d'Hippone,
dont le nom méme lui est peut-étre inconnu : « A quoi bon prier
pour un martyr? » Un témoin de la mort de Pierre Néel s'échappe,
et, comme le soldat de Marathon, messager de la grande victoire, il
court sans s'arréter. Cing jours et cing nuits il poursuit sa route,
arrive exténué de fatigue et de faim auprés de Mgr Faurie, et se
jetant & genoux devant lui :,« Gloire 4 Dieu, évéque! s’écrie+t-il,
gloire 4 Dieu! encore des martyrs! »
L’antiquité vous a souvent transmis des marques d'une pareille
allégresse, et aujourd'hui, comme autrefois, les persécuteurs étonnés
se demandent quel peut étre le secret de cette joie devant la mort
et de ces prodigieux élans.
IV
Se retirer devant la poursuite, ne pas trop présumer de ses forces
en s’offrant de soi-méme aux bourreaux, tels sont les commande-
ments du Christ et de l'Eglise. Comme leurs saints prédécesseurs, les
chrétiens de l’extréme Orient obéissent a ces régles sacrées ; comme
eux ils se montrent indomptables quand le Seigneur les a choisis
pour le confesser aux yeux de tous.
Aussi bien que celle des temps passés, leur histoire parle 4 chaque
instant d’exils acceptés volontairement, de retraites cherchées sur
des barques, dans le sbois, les montagnes inaccessibles, au milieu de
bétes sauvages, moins furieuses que les idolatres. Cette fuite aussi a
ses martyrs. « Nos pauvres chrétiens, écrivait un missionnaire mort
pour la foi, nos pauvres chrétiens sont toujours sur le qui-vive; ils
ne veulent pas fouler aux pieds la croix, et, pour éviter ce malheur,
ils préférent s’enfuir, hommes, femmes, enfants, se cachant dans les
rizi¢res et demeurant des journées, des nuits entiéres 4 demi couchés
dans |’eau et dans la boue. Parfois on en a rapporté quelques-uns a
demi-morts de froid et de faim. Les fatigues, l’insalubrité ont amené
le trépas de beaucoup d'autres. » Les enseignements des pasteurs
ont donné la, force de subir ces épouvantables miséres. Comme anx
temps anciens, Jes prétres, quand la persécution s'est annoncée,
ardente et proche, ont parcouru la contrée, portant aux chrétiens
l'Eucharistie, pour les munir contre la souffrance et les préparer au
martyre. Ainsi s’arme le cour des forts, ainsi se reléve I’&me des
faibles. Apostats d’un moment devenus bientdt de saints martyrs,
Castus, Emilius, Biblias, chrétiens de Lyon qui, vaincus par fa tor-
ture, courfites vous jeter dans les bras de vos prétres et leur demai-
ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES 1033
der Ja force de confesser le Christ, vous avez un frére dans !’Indo-
Chine. La aussi, un jeune indigéne, enfant de quatorze ans 4 peine,
s'est senti défaillir dans les tourments. I vint pleurer auprés d’un
missionnaire, et, plein d'une force nouvelle, se présenta devant le
mandarin. « Tu as, dit-il, abusé de ma faiblesse, mais mon cceur
s'est relevé par la priére: je suis chrétien et je te défie. » La mort
ne se fit pas attendre : Je néophyte périt broyé sous les pieds des
éléphants.
Souvent les vieux textes nous montrent les fidéles sollicités de
réfléchir. Le juge sait que la yue de leur supplice résolament,
joyeusement accepté, enflammera les ceeurs de leurs fréres; mieux
vaut cent fois, pour les paiens, l’exemple énervant d’une apostasie.
Pressés d’accepter un délai, les martyrs Scillitains, saint Cyprien,
saint Pionius, saint Nicandre, saint Didyme, n’ont qu’une seule
réponse: leur résolution est irrévocable; ils sont préts a subir la
mort. Cet épisode, si fréquent dans les procés des anciens Ages,
nous le retrouvons tout entier dans ceux des chrétiens de nos jours.
En Chine, Jéréme Loa, Lucie Y, refusent Je délai qu’on leur offre
dans l’espoir de les voir faiblir: « Mon dernier mot est dit, répond
cette femme; il n'est pas nécessaire d’attendre, tuez-moi tout de
suite. » — « Ces jours de répit que tu me proposes, avait dit de
méme saint Nicandre, tiens-les dés 4 présent pour écoulés; » et
comme pour compléter la ressemblance entre des saints que sépa-
rent quinze si¢cles, le mandarin, ne perdant pas l’espoir de vaincre
leur constance, impose aux nouveaux soldats du Christ le délai qu’ils
ont repoussé. Le seul qu’acceptent, que réclament les martyrs,
C'est, ainsi qu’autrefois, quelques instants pour prier avant de
recevoir la mort.
Comme les sombres cachots des Romains, la prison, couverte en
feuilles de palmier, se transforme, pour les saints, en lieu d’ardentes
pritres ; les chants des psaumes, les cantiques y éclatent; on y
remercie le Seigneur d’étre jugé digne de souffrir pour la gloire de
son nom. Sous Marc-Auréle, un saint captif ajoutait aux rigueurs
de la prison, en n’acceptant d’autre nourriture que du pain et de
l'eau; un ordre du ciel put seul le faire renoncer aux privations
qu'il s’imposait avec joie. Au Tong-King, en 1839, deux prétres
indigénes, André Lac et Pierre Thi, forts comme ceux dont le
baptéme Jeur a donné les noms, renouvellent cet acte de sacrifice.
« Les deux confesseurs trouvaient que les rigueurs de la prison
n'étaient pas encore assez grandes pour se préparer 4 la grace du
martyre, et ils y ajoutaient des jetines si fréquents, si rigoureux,
que M. Jeantet, missionnaire francais qui prenait soin d’eux, dut
leur écrire pour les exhorter 4 ménager leurs forces pour Je jour
1034 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT
du combat; mais ces généreux athlétes n’en continuérent pas moins
leur genre de vie jusqu a la fin. »
Les paroles qu’autrefois le Seigneur-avait inspirées a ses fidéles
reparaissent dans la bouche des martyrs de nos jours. Une vierge
que j’ai déja nommée, Lucie Y, dépouillée de ses vétements sur
lordre brutal du mandarin, s’écrie, comme l’avait fait une sainte
du troisiéme siécle : « Vous ne respectez pas méme le sexe qui vous
a donné le jour! Est-ce que vous n’avez pas une mére? »
Cette priére, que les chrétiens pronongaient au milieu des tour-
ments: « Secourez-moi, mon Dieu, et donnez-moi la force de souf-
frir, D2 patientiam, dasufficentzam, » tel est encore leur cri, et la
grace, disent-ils, les fortifie dés qu’ils ont invoqué le secours d’en
haut. Aujourd’hui, comme autrefois, une méme parole de dérision
leur est jetée pendant la torture: « Ou est ton Dieu? Vient-il 4 ton
aide? » Voila ce que répétaient aux chrétiens suppliciés les Romains,
les Vandales de |’Afrique, les paiens de l’Arménie;; tel était, il v a
quelques années, le cri de dérision des Druses, tel est celui des
idolatres de I’Orient. A chaque page, les vieux Actes des martyrs
nous montrent ces paroles ironiques adressées par le juge 4a la vic-
time: « Ou donc est ton Dieu protecteur? » dit le gouverneur de la
Cilicie 4 Tarachus que déchirent les bourreaux. — « I] m/’assiste,
répond le saint, puisqu’il me donne la constance et la force de
résister. » Saint Thyrse 4 Apamée de Phrygie, saint Conon 4 Icéne
parlent de méme, et, aprés bien des siécles, au Su-Tchuen, cette
réponse est encore opposée aux railleries des idolatres : « Eh bien,
dit le juge 4 un prétre indigéne cruellement batonné, eh bien! est-ce
que ton Christ ne te protége pas? — II protége mon Ame, répond
le fidéle, en m’accordant la force de te résister et de souffrir. »
Souvent, le mandarin s’irrite d’une résistance qu’il ne peut bri-
ser, et, de méme qu’autrefois, les viandes des sacrifices furent vio-
lemment introduites dans Ja bouche de saint Tarachus, le martyr
est jeté par ses bourreaux sur la croix, sur les saintes images qu'il
refuse de fouler aux pieds. Ainsi fit-on en 1840 pour un prttre
cochinchinois, Antoine Nam. Devant cette indigne contrainte, le
martyr de la Cilicie, celui du Tong-King, n’ont qu'un méme cri:
« Seigneur, tu vois la violence qui m’est faite! »
C'est en Dieu seul que les saints se confient; c’est lui qui acca-
blera de sa colére ceux qui auront frappé ces enfants. Proconsuls
de Rome et mandarins sont assignés de méme devant le tribunal
du Tout-Puissant. Avec Perpétue, Tarachus, Rogatien, Claude et
tant d'autres, les martyrs de l’Orient répétent 4 leurs juges que le
Seigneur leur demandera compte du sang de ses fidéles.
La sentence capitale est prononcée et le chrétien, marchant 4 la
LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT 1035
mort, va suivre la voie glorieuse qu’ont parcourue les saints des
siécles antiques. Extase qui ouvre par avance le royaume du ciel,
force d’enseigner jusqu’a la derniére heure, reconnaissance pour
le bourreau, dons offerts & cet homme dont le bras va donner le
bonheur éternel, joie d’avoir pu résister aux souffrances, d’avoir
conquis la mort, énergie puisée dans le viatique, visage éclatant
d’allégresse, bonheur de rencontrer dans le supplice quelque trait
de ressemblance avec celui du Sauveur, consolations prodiguées a
ceux qui vont survivre, toutes ces marques d'un courage, d'une
foi inébranlable qui nous étonnent dans les récits d'autrefois, repa-
raissent chez les nouveaux martyrs.
L’histoire des combats de lEglise primitive présente un trait
digne de remarque, bien qu'il semble étre resté inapercu. Les sen-
tences capitales par lesquelles les paiens voulaient flétrir les chrétiens
condamnés devenaient, pour les soldats du Christ, titres d'honneur.
« Qu’il montre donc, s’écriait saint Denys parlant d'un jaloux de sa
gloire, quil montre donc, ainsi que moi, les jugements qui I’ont
frappé! Qu'il nous dise ses biens vendus, la perte de ses dignités en
ce monde, toutes ces peines que j ai subies, sous Décius, par I’ ordre
des magistrats! » C’est aussi le souvenir d’un jugement prononcé
contre lui, comme chef des fidéles, qu’invoque saint Cyprien,
méchamment attaqué : « Ce n’est point, dit-il, que ma condamna-
tion me donne de I'orgueil; mais je m’afflige de voir mépriser,
malgré la loi divine, !homme auquel les paiens eux-mémes ont
donné le titre d’évéque. »
Plus tard, lorsque le saint pasteur est condamné, c’est le sacrilége,
l’ennemi des dieux, le porte-enseigne des rebelles que l'on frappe
pour servir d’exemple; son sang versé, ajoute le proconsul, affer-
mira le respect de la loi : « Sentence glorieuse et digne d’un tel
évéque, écrit le diacre Pontius, paroles divines bien qu’elles vien-
nent d'un paien! Ce porte-enseigne tenait |’étendard du Christ, cet
ennemi des dieux poursuivait l’anéantissement des idoles; il a servi
d’exemple en devenant, pour les siens, les prémices du martyre; la
loi que son sang a affermie, c'est celle du dévouement jusqu au
trépas, car beaucoup |’ont suivi qui sont morts pour affirmer la foi
chrétienne au milieu des supplices. »
S’il est quelqu’un auquel ces souvenirs des siécles passés aient da
demeurer inconnus, c’est 4 coup sir un pauvre fidéle de la Cochin-
chine, Matthieu Gam, qui, arrété avec deux missionnaires, fut con-
damné a périr. « Le chrétien, disait la sentence, a introduit des
ministres de la religion d'Europe. Il ne veut pas renoncer a sa
croyance. Le roi ordonne qu'il ait la téte tranchée. »
Pendant qu'on le menait au supplice, Matthieu Gam remarqua
1036 LES MARTYRS DE L'EXTREME ORIENT
que le crieur chargé, suivant ]’usage, de proclamer la sentence, ne
parlait qu’d voix basse: « Parle haut, lui dit-il, pour que tout le
monde t’entende! » L’4me des grands évéques d’autrefois, Denys,
Cyprien, était passée, en ce moment, dans le ceeur de l'humble
fidéle. La sentence d’ignominie qu’avaient voulu dicter les idolatres
devenait un titre de gloire qu'on ne pouvait trop hautement pro-
clamer.
C'est ainsi que l'esprit des temps antiques reparait 4 chaque ins-
tant, de nos jours, chez ceux qu’anime le souffle de Dieu. « Une ins-
piration d’en haut, telle est, me répétent les missionnaires, le secret
de pareilles rencontres entre les martyrs d’autrefois et les nouveaux
apdtres du Christ. » L’un d’eux, M. Bonnard, mort pour Ia foi il va
quelques années, avait ressenti devant le tribunal l’assistance de
l’Esprit-Saint. « Dans mes interrogatoires, écrivait-il 4 son évéque,
jai éprouvé d’une maniére trés-visible l’efficacité des paroles de
Jésus-Christ 4 ses disciples : « Ne vous inquiétez pas de ce que vous
« répondrez aux princes de ce monde; |’Esprit-Saint répondra par
« votre bouche. » En effet, ajoute le saint prétre, je n’éprouvai
devant le mandarin aucun étonnement, aucune crainte. Jamais je
n'ai parlé annamite ni mieux, ni si facilement. »
Dans ces pays lointains, le christianisme suit pas 4 pas les votes
que Je Seigneur lui traca dans notre hémisphére. La aussi, les
enfants, les vierges, acceptent le sanglant sacrifice. Annam, Ia
Chine, le Japon, la Corée, ont leurs Perpétues, leurs Céciles et leurs
Agnés. Devant le supplice de leurs fils, des femmes trouvent la force
qui anima la mére de saint Symphorien; des épouses encouragent
leurs maris 4 résister jusqu’a la mort. Devant ces merveilles de notre
croyance, la foule paienne s’étonne, admire, et souvent méme
s’émeut de la cruauté des magistrats. Déja, comme au temps de saint
Paul, la foi chrétienne a fait des prosélytes jusque dans le palais
impérial.
V
Aucune des voies douloureuses qu’ont suivies les anciens martyrs
n’épouvante les missionnaires, qu’attendent parfois méme des
épreuves inconnues aux saints des premiers ages.
Au prix de leur sang, nos prétres doivent garder les indigenes
de toute poursuite, de tout péril. « Quels lieux avez-vous habité
dans le pays? Chez qui avez-vous recu asile? Quels sont ceux qui,
au mépris des lois, yous ont écoutés et cachés? » Voila ce qu’on
demande tout d’abord aux missionnaires, et les plus cruelles vio-
Jences sont impuissantes & faire livrer les noms de ceux que vou-
ET LES PERSECUTIONS ANTIQUES | 1037
draient atteindre les idolatres. « Frappez, disait au mandarin Jean-
Louis Bonnard, frappez, mais n’espérez pas m’arracher un mot qui
puisse nuire aux chrétiens. C’est pour faire du bien & vos compa-
triotes, et non pour leur faire du mal, que j'ai tout quitté en Europe.
Je suis venu ici pour les servir jusqu’é la mort. »
La torture punit le plus souvent le généreux silence du mission-
naire, et parfois esprit de dévouement 4 la sécurité des indigénes
vient commander un plus grand effort.
L’Eglise défend, dans sa prudence, de présumer de ses forces en
se livrant de soi-méme 4 la colére des persécuteurs. Telle a été,
telle est la loi presque absolue, enseignée par la bouche des saints
docteurs et consacrée par les conciles. Si le fidéle doit étre iné-
branlable, quand Dieu l’appelle a confesser son nom. Il ne doit point
affronter follement des épreuves qui dépasseront peut-tre la mesure
de sa constance. Et cependant, pour les apdtres de |’extréme Orient,
cette régle doit parfois fléchir. Quand la persécution va s'étendre
sur une contrée, quand l’évéque juge que les chrétiens sont en péril,
et que le sacrifice d'un seul peut assurer le repos de tous, il appelle
un de ses missionnaires et lui ordonne de se livrer, afin que la tour-
mente s'apaise. Trois Francais, dont je trouve les noms dans les
Annales des Misstons-Etrangéres, Etienne Devaut, Jean-Baptiste
Delpont et Gabriel Dufresse, ont accepté joyeusement un sacrifice
inconnu & ces saints des anciens jours dont les nouveaux apdtres
espérent, disent-ils humblement, se montrer les dignes successeurs.
Paiens et chrétiens, subissent l’ascendant de ces hommes sans
crainte. J’ai montré, dans les tableaux peints de la main des artistes
indigenes, les bourreaux s’ouvrant une blessure pour s’inoculer le
courage, en faisant passer dans leurs veines quelques gouttes d'un
sang généreux. Un trait remarquable de ces peintures témoigne
encore, sous une autre forme, du respect inspiré dans ces contrées
lointaines par l’énergie des soldats de Dieu. Tandis que les apostats
y figurent devenus tout d’un coup petits et difformes, dés qu’ils ont
foulé aux pieds la croix, le martyr est représenté d'une taille supé-
rieure 4 celle des autres hommes, et déchiré par des bourreaux qui
semblent de misérables pygmées s’acharnant sur le corps d’un géant
impassible.
Edmond LE Brant.
L?IDOLE
ETUDE MORALE !
CINQUIEME PARTIE
I
— Nous autres vieux garcons! dit tout haut et en riant M. de
Verteilles.....
On dit que ces vieux rebelles 4 la loi commune qui n’ont jamais
su se marier ne finissent pas bien. Quant 4 lui, aurait-il donc si
mal employé ses derniers jours? Qu’était-il désormais? Une ombre.
Il avait pourtant trouvé le secret d’ensoleiller une Ame en fleur.
Ii l’avait rendue libre, lui qui n’était plus que l’esclave des ans.
Le marquis était seul depuis une heure dans son jardin des roses.
I] fit lentement le tour de cette retraite préférée. Dans les touffes
de bengales il vit une bréche.
Il n’était pas besoin de demander le nom de I|'imprudente qui
apparemment pour abréger le chemin, s’était glissée parmi les rosiers
sans songer aux épines. Un lambeau de soie bleue accusait Myriam.
La veille, aprés avoir quitté sa toilette mystique, la jeune marquise
portait une robe bleue. Voil4 donc ce qu’avait coaté 4 la chére
enfant le beau bouquet de roses offert au vieillard a son réveil.
Le marquis pensa que ces épines avaient dd maltraiter les doigts
mignons de l'étourdie autant que sa robe et regretta le plaisir qu'il
avait trouvé 4 respirer ces roses.
Alors il alla s’asseoir sur le banc rustique au centre de la pelouse;
il tenait le lambeau de soie, une piéce de conviction qui allait lui
servir de texte, pour une douce gronderie, quand il retrouverait
M™ de Verteilles au diner.
‘ Voir le Correspondant des 25 janvier, 10, 25 février et 10 mars 4876.
L'IDOLE 1039
M™* de Verteilles?.. Ce nom lui arracha d'autres sourires et le fit
de nouveau songer a la féte de la veille et 4 V'effet produit dans la
noblesse et dans le pays par le mariage du patriarche. Effet
d’autant plus singulier que le patriarche était demeuré célibataire
jusqu’a quatre-vingt-un ans. Il y a des gens qui ayant été mariés
ont le gout ou la manie de renouveler l’épreuve : Barbe-Bleue était
de Ja province. Mais marcher a l’autel pour la premiére fois aprés
un siécle presque entier de célibat!...
— Nous autres vieux garcons!... répéta M. de Verteilles.
Eh! s'il avait vécu seul, qui l’avait voulu? Celui qui ld-haut
décide de nos destinées. Tous les parents et les vieux amis de
Verteilles, l’amiral d’Avrigné le premier ne le savaient-ils pas bien?
Quant au baron Hector, comment dans ses coléres, n’avait-il jamais
rappelé au marquis une triste page de sa longue vie? C’est que
peut étre en cherchant bien, on pouvait encore trouver le bon coin
dans cette 4me toujours violente, autrefois si haute, dont une passion
sans régle avait fait une vilaine 4me. Le baron n’ignorait point la
cruelle histoire... En ce temps-la, Marie d'Avrigné avait sept ans
environ. Sa mére, la comtesse Réjane, la belle-sceur de |’amiral,
était veuve depuis deux ans. Elle disait 4 Louis de Verteilles : Marie
sera votre fille... Et Marie d’Avrigné devait étre 4 son tour la mére
de la jeune marquise...
— Aunsi, pensa le vieillard, j’aurais du devenir plus tdt ce que
je suis devenu depuis hier le second aieul de cette enfant.
I} faisait une journée trés-calme avec un ciel couvert. Pas un
souffle de vent. Rien ne dérangeait |’immobilité sombre des chénes
qui servaient de cadre au jardin des roses. On n’apercevait pas
méme le plus léger tremblement des feuilles. Le silence ett
été complet sans le chant de la cascade et le clapotement de la
marée.
Le marquis appuya ses deux mains sur la pomme de sa canne
et son front sur ses mains... Pourquoi Myriam n’était-elle pas
venue, le matin, lui apporter elle-méme ce bouquet? Pourquoi
n’avait-elle pas paru au déjeuner? Le maitre du logis et le baron,
Hector s’étaient trouvés seuls en présence a table. Etrange repas
de famille!... Pourquoi Myriam demeurait-elle obstinément en-
fermée chez elle?
Pourquoi? Ah! Quelque réve furtif peut-étre... Quelque traitre
petit regret... On voit souvent un nuage dans le ciel bleu. En est-il
pour cela moins pur?... Cependant Myriam craignait de laisser
voir sur son visage méme cette ombre légére. C’est pourquoi elle se
condamnait 4 demeurer captive... Non, elle ne regrettait rien, elle
ne voulait rien regretter... Loyale et chaste, elle ne se permettait
1040: L'iDOLE
pas non plus l’espérance. De la quelques échappées de tristesse
qu'elle ne pourrait toujours vaincre...
Quant a lui, A ce jeune homme... Eh bien! le comte Maxence
s’éloignait. Cela était noble et digne de tous les deux. Pour la paix
de son ceur 4 elle, il serait mauvais qu'elle pat le voir.
— Et pour la paix aussi de sa conscience, murmura le vieillard.
de la connais bien!
Il prit un sifflet d’argent suspendu a la chaine de sa montre et en
tira un son aigu et prolongé qui, de toutes les parties du parc
arrivalt jusqu’a la maison. Un domestique accourut : C’est l’heure
du diner des gardes, dit le marquis. Amenez-moi Martin Ba
taille.
Quelques minutes s’écoulérent. Martin parut. Ii avait, ce jour-la,:
ee que Myriam autrefois appelait en riant ses mines fauves : — Qh!
lui dit M. de Verteilles, en le regardant, sur qui donc as-tu aiguisé
tes dents ce matin, vieux loup?.Tu as un sujet de contentement que
tu ne voudrais peut-étre pas dire.
— Pour cela non! répondit Martin. On peut bien avoir ses petits
secrets, monsieur le marquis... Mais tout le monde ici n’est pas con-
tent, allez! Je viens de le rencontrer, dui...
— Lui?... C’est la fagon dont tu parles de ton ancien maitre?
— Eh! reprit le garde, excusez-moi. Si yous saviez comme il est
en peine...
— C'est ce qui te met en joie. Tu es pourtant honnéte et tu lui
étais dévoué. ..
== Bah! j’ai taché d’étre honnéte une fois avec lui... C’est alors
qu’il m’a chassé.
— Laissons cela. Le baron Hector ne t’a-t-il rien ditau passage?
— Que voulez-vous qu’il me dise? Il tourne autour de la maison
et ne voit point ce qu'il voudrait voir. Hier, il se flattait d’aveir
refait son petit chemin pres d’el/e...
— Elle?... Je suppose que tu veux désigner la marquise. Il faut
s’accoutumer 4 ton langage.
, 7 En croyant cela, reprit Martin, il s'est joliment trompé.
— Ecoute, dit M. de Verteilles, je te dispense de me faire le
confident de tes rancunes. Tu n’espéres pas que je les approuverai.
Je t’ai fait chercher pour te parler de ta maitresse. Tu l’accompa-
gnais hier soir dans le parc. Je t'ai vu de ma fenttre la conduire de
ce coté...
— Elle m’a renvoyé. Elle voulait rester seule. Mais elle a com-
tinué de se promener par ici.
— de le sais, puisqu’elle m’a fait un bouquet de ces roses.
— Eh! dit Martin avec son ironie sauvage, en montrant le mer-
LIDOLE 1041
cean de soie bleu dans les mains du marquis, je vois méme qu’elle
a déchiré sa robe.
— J’imagine, répliqua M. de Verteilles, qu'elle se sera engagée
sans y prendre garde dans les rosiers la-bas pour voir le rossignol
qui chantait au-dessus de sa téte.
Martm se mit 4 rire silenciewsement : Mettons que c’était un ros-
signol, dit-il. Sarement c’est un bel oiseau; je crois qu'il chante
bien.
— Ne bavardons point, vieil homme, reprit le marquis avec impa-
tience. Tu aimes ta maftresse qui te rend bien cette affection, car
elle sait ce qu’elle te doit, elle n’a pas oublié les mauvais jours de
son enfance. Je connais sa confiance en toi. En ta présence, elle
he songerait pas 4 se contraindre. Tu peux donc me dire si dans
votre promenade hier soir, la marquise t’a paru triste ou gaie. C’est
tout ce que je veux apprendre.
— Le sais-je moi? Triste ou gaie? Il y a des moments comme
cela ou l’on est tous les deux ensembie...
— Bien, dit M. de Vertailles en le congédiant d’un geste. J’ai eu
tort, je le vois & présent, de compter sur toi.
C’était pourtant la réponse qu’il devait attendre; et de plus ¢’é-
tait la vraie. Martin ne venait d’exprimer que trop exactement ce
qui allait se passer dans le coeur de Myriam, et le marquis attristé
se disait : Je ne croyais pas avoir si tdt 4 douter de mon wuvre?
me serais-je trompé? n’aije point fait comme Hector? n’ai-je pas
fait comme le pére, moi l’aieul d’adoption? n’ai-je pas tenté la
nature?...
Le reste de sa pensée fut accompagné d'un soupir : — En I’arra-
chant 4 un égoisme diabolique, pensait-il, en lui donnant la pers-
pective de la liberté, je Pai placée pourtant entre le devoir et les
songes. Ce sera une autre lutte. Je l’y verrai se débattre, je ne
pourrai l’empécher de souffrir.
Martin s’éloignait. Le marquis se ravisa:
— Non, dit-il, j'ai encore besoin de toi. Tu vas aller trouver ta
majtresse, tu lui diras... Attends ! je veux songer 4 ce que tu devras
lui dire.
En effet, il révait. Martin ne le quittait pas des yeux, et un nuage
passa sur son front parmi le hale et les rides. Avait-l enfin le sen-
timent de ce qu'il avait fait la veille en conduisant Myriam au
comte Maxence, dans le jardin des roses? Comprenait-il que pour
satrsfaire son désir de revanche contre le baron Hector, il s’était fait
un jeu d’offenser son nouveau matire?
— Va, reprit M. de Verteilles. Tu diras seulement 4 la mar-
quise que je la prie de me recevoir dans une heure.
1042 LIDOLE
Tous deux, au méme instant, prétérent l’oreille. D’un cété réson-
naient les notes joyeuses de la cascade, de l'autre la marée battait
le pied du barrage de rochers. Ce double bruit ne suffisait plus 4
couvrir la marche d’une barque rasant la berge. Cependant celui
qui la montait, quel qu'il fat, travaillait de son mieux a ne point
se faire entendre. Les avirons ne coupaient l’eau qu’avec une len-
teur savante et des précautions infinies. Bientdt méme le naviga-~
teur mystérieux cessant de ramer essaya de se haler en s’aidant
des branches pendantes. On entendit le gémissement des feuilles
froissées, le choc amorti de la barque atterrissant dans la saulaie;
puis un coup sourd. L’homme sautait a terre.
Martin Bataille, un instant immobile et comme frappé de terreur,
traversa brusquement la pelouse et s’engagea en courant sous les
arbres. Le marquis étonné se leva et le suivit; mais le terrain était
difficile. Tout en s’avancant a l'aide de sa canne, il vit bien que si
dans un instant il se trouvait en présence de ce visiteur encore in-
connu, ce ne serait point du tout la faute du garde. La voix de Martin
Bataille s’élevait avec un accent de reproche et de colére; une autre
voix male et sonore lui donnait la réplique. Bientét M. de Ver-
teilles fut assez prés pour reconnattre le sujet de la querelle et dé-
méler les paroles. Martin sommait son interlocuteur de remettre sa
barque a flot et de s’éloigner. Celui-ci répondit nettement :
— de veux voir le marquis de Verteilles.
Le marquis se trouvait au bord du chemin, au-dessus des
saules. Sa vue était trop affaiblie pour lui permettre de distinguer
clairement a cette distance les traits de celui qui venait de le
nommer; il reconnut seulement que c’était un homme jeune et de
haute taille :
— Qui souhaite de voir M. de Verteilles? demanda-t-il.
Le jeune homme leva les yeux, tressaillit d’abord, puis se dé-
couvrit et s’inclina :
— Monsieur, dit-il, je suis le comte Maxence de Briey.
Le vieillard, au contraire se redressait. Ses yeux se portérent
rapidement sur Martin Bataille qui essayait de se dérober dans
le feuillage :
— Toi, dit-il reste... Et vous, monsieur, faites-moi la grace de
monter vers moi, car mes quatre-vingts ans ne me permettent point
de descendre vers vous.
Le comte Maxence ne bougea pas.
— Pardonnez-moi, répondit-il. Je ne monterai point. Ce que je
suis venu vous dire, parce que I’honneur me le conseillait, doit tenir
en deux mots. Le hasard me dispense d’avoir 4 m’introduire plus
avant chez yous, ce qui aurait rendu cette démarche doublement
L'IDOLE 1043
délicate. Je dois m’estimer heureux que les choses aient tourné de
cette facon favorable et prompte. Monsieur, on vous avait engagé
hier ma parole...
— Je suppose, dit le marquis, avec plus de hauteur encore que
vous ne venez point la reprendre, monsieur. S’il en était ainsi vous
ne me trouveriez pas disposé a vous la rendre.
— Monsieur, dit Maxence, vous avez le droit d’étre sévére.
— J’en ai le devoir, répliqua le vieillard.
— Hier, reprit le comte, un de mes amis, le meilleur de mes amis,
le commandant Humbert vous a spontanément promis en mon nom
que je m’éloignerais de ce pays. Il ne savait pas que j’étais si prés
de Saint-Hélio, en ce moment méme. Et moi, si j’ai osé chercher a
revoir M"* de Kernovenoy, c’est que je ne savais point ce qu'elle
était devenue... c’est que je n’avais jamais su qu'elle dat devenir
la marquise de Verteilles.
Le marquis !’écoutait désormais en silence. Il ne se demandait
plus pourquoi Myriam était enfermée chez elle depuis le matin. Il
venait d’apprendre qu'elle avait vu M. de Briey.
Maxence s'interrompit un instant, il attendait une nouvelle
réponse.
— Non, continua-t-il, je ne le savais pas. Et je n’ai plus qu’un
désir au monde, c’est que M™* la marquise de Verteilles en soit
la premiére bien persuadée.
M. de Verteilles sourit tristement! Eh! bien, monsieur, fit-il,
je le lui dirai.
Sa voix avait subitement perdu tout accent de colére. Le comte
rougit violemment. Comment n’aurait-il point cru que cette dou-
ceur était une moquerie cruelle?
— Monsieur, dit-il, avec un terrible effort, j’ai eu déja l"honneur
de vous dire que je venais ici pour confirmer la parole du comman-
dant et non comme vous I’avez cru, ;pour la reprendre. J’ai fait ce
que je devais, je le ferai jusqu’au bout, j’aurai quitté la Bretagne
ce soir.
Hl s’inclina de nouveau, sauta dans la barque, la repoussa d’un
coup vigoureux loin du rivage et reprit les rames..
— Martin! dit M. de Verteilles.
Le garde baissa le front, et ne répondit pas.
— Tu es comme Cain, reprit le vieillard, avec la méme auguste
douceur que le comte Maxence avait pu prendre un moment aupa-
ravant pour le comble de lironie. Cain n’entendait pas, quand le
duge de la-haut l’appelait aprés son crime. Je ne t’avais jamais fait
que du bien, vieil homme, et toi, dans ton envie de nuire au baron
Hector qui t’a offensé, tu n’as pas pris garde que je me trouvais
1044 LIDOLE
en travers du chemin. Tu ne t’es guére soucié du nouveau maitre.
Encore n’est-ce rien, cela. Que suis-je moi, avec mes quatre-vingts
ans? Mais elle? Mais ta maitresse pour qui tu te ferais tuer sans
te plaindre, tu n’as pas pensé non plus au mal que tu allais lui
causer en la conduisant vers ce jeune homme, car, 4 présent, je
devine tout, tu savais qu'il était 14. Cependant tu as peut-étre jeté
dans son ceeur un trouble ineffacable, tu lui as enlevé le contente-
ment du devoir accompli avec la paix de la conscience. Tu auras
agité ses pensées solitaires du jour et ses réves de la nuit. Voila ce
que tu as fait sans le vouloir, vieux Joup. Allons! lintelligence du
ceeur n’est pas un fruit de la nature! Ce n’est pas ta faute!... Va
trouver la marquise. Je n’ai rien & changer a l’ordre que touta
l'heure je t’avais donné. Tu lui demanderas si elle veut me recevoir.
Martin obéit sans répondre; mais il prit pour remonter dans le
parc un autre sentier que celui qui conduisait au jardin des roses;
il ne voulait point repasser si prés du marquis. Le vieillard demeura
seul sous les chénes, et il méditait sur son beau plan écroulé.
Ce n’était donc qu'un de ces chateaux de carte, qu’élévent les
enfants! un soufile les renverse.
Maxence et Myriam s’étaient vus. Dés lors tout espoir était perdu
d’entretenir la paix dans leurs deux ceurs. Le marquis vint 4
penser qu'il était peut-étre puni justement. N’y avait-il pas eu
quelque part secréte d’égoisme et de calcul dans ce qu’il avait fait?
En venant au secours de M"° de Kernovenoy n’avait-l pas trop
complaisamment envisagé la douceur de ses derniers jours auprés
d’elle? Ne s’était-il pas bercé de l’heureuse pensée que cette main
de fée aux doigts roses lui fermerait délicieusement les yeux? N’a-
vait-il pas bien plus vivement caressé le commencement que la fin
de son cuvre?
Maintenant, il voyait que cette ouvre contenait bien plus de
réalité que de réve et entrainait sa logique avec elle. Une terrible
logique! Un renoncement difficile mais obligé : —- Eh bien! mur-
mura-t-il, j'ai déja fait mon temps. Je comptais sur des semaines,
des mois, je n’ai eu qu'un seul bon jour. Mon Dieu, a mon age, il
nest pas raisonnable de yous demander de vivre; mais on peut se
dispenser de vous demander 4 mourir. Pourtant que reste-t-il 4
présent 4 faire pour ia fille de Marie d’Avrigné, pour la petite fille de
celle qui n'est plus depuislongtemps, ef gue j'ai tude, pour ma chére
fille 4 moi et pour son bonheur?... Cela! rien que cela! Il y a long-
temps que je m’appréie pour le grand voyage... Je n’avais pant
pensé qu'il m’en codterait de partir.
Il s'achemina lentement vers le logis, ef sa canne ne suffisant
plus 4 le soutenir, car il se sentait wés-faible, A s'appuya sur &
L'IDOLE 1045
bras d’un domestique pour monter a l’appartement de la marquise.
Charlotte le recut. Myriam s’était retirée dans sa chambre. Re-
tirée? pensa-t-il. N’était-ce pas retranchée, plutdt, qu'il fallait
dire. Elle voulait étre bien sire qu'on ne forcerait point sa solitude.
Le vieillard ne put vaincre sa curiosité, il eut un pale sourire. —
Que fait-elle? demanda-t-il 4 la servante.
La marquise brodait. Cette nouvelle le charma d’abord; et pour-
quoi? I! n’avait pas pensé surprendre Myriam étendue sur un sofa,
révant 4 la facon des héroines d’amour dans les livres mondains.
Ce n’était point 14 l'éducation que le baron Hector lui avait donnée;
le marquis en convenait aisément. Il faut rendre justice a tout le
monde. Myriam ne se livrait pas en spectacle aux filles de
chambre et ne posait point devant elle-méme. Pourtant, s'il ne se
fat pas agi d’elle, le vieux gentilhomme n’aurait pas manqué de
dire que le diable n’y perdait rien. Le mouvement monotone de
laiguille n’empéche pas la farandole des songes. S’ils deviennent
tristes, une larme coule sur le canevas ou la dentelle. On lessuie
d'un geste furtif qui pourtant a calculé sa grace, avec un soupir
qui est une mélodie... Voila les réflexions ironiques qui se présen-
taient 4 l’esprit du vieillard... Mais encore une fois, il s'agissait de
Myriam, et Myriam 4 ses yeux ne ressemblait 4 aucune autre fille
de vingt ans au monde.
— Avertissez votre maitresse que je l’attends ici, dit-il 4 Char-
lotte. °
Il se trouvait dans un petit salon précédant la chambre a4 coucher.
Ii le parcourut du regard et il respirait avec peine. Trop de choses
l'oppressaient a Ja fois. Et d’abord la vue méme de cette retraite
charmante. Elle n’avait pas été décorée pour la jeune marquise.
On avait dit & la future épousée : Ce salon vous plait-il ainsi?
Comment aurait-il pu lui déplaire? Ce coin était dans le chateau ce
que le jardin de roses était dans le parc, une merveille arrangée
par la main du maitre. Justement le marquis s’avoua que cet arran-
gement avait encore été un de ces calculs personnels qui tous allaient
successivement se trouver démentis et punis, comme ils le méri-
taient sans doute. fl avait pensé que la nouvelle dame de Saint-
Hélio trouverait 14 un nid tout fait digne d’elle, sans qu'il lui en
coutat 4 lui le sacrifice d’aucun des objets rares et précieux qu'il y
avait rassemblés en d’autres temps; et il lui avart dit : Je vous loge
dans le musée de mes souvenirs.
En ce méme moment de la saison, sous les tiédes caresses de
mai, trente-trois ans auparavant, le marquis menant un deuil qu'il
croyait éternel, avait fermé la porte de ce salon, comme on scelle la
pierre d'une tombe. Depuis, aucun étre vivant n’y était entré, rien
1046 L'IDOLE
n'y avait été touché jusqu’au mois précédent. C’étaient de vieux
meubles qui décoraient la chambre et tls semblaient avoir acquis
dans une obscurité si longue, 4 l’ombre de ces fenétres closes
pendant un tiers de siécle, comme une seconde et plus douce vieil-
lesse. La main harmonieuse du temps avait passé deux fois sur
ces formes exquises et ces couleurs habilement fondues. Des tapis-
series de Beauvais couvraient la muraille et d’admirables rideaux
de brocatelle défendaient les croisées. Dans I'intervalle s'élevait
un secrétaire peint comme un éventail d’a présent; on y voyait
des palombes diaprées, se jouant sur un fond ver tendre. Les
fauteuils, d’une époque un peu plus ancienne, mais déja loin des
grandes austérités du dix-septiéme siécle, se contournaient avec
des graces caressantes et moqueuses et prenaient des airs de nobles
révérences; ils étaient couverts de soie 4 chatoyants ramages. Des
enguirlandements de fleurs couraient autour des panneaux. Il n'y
avait qu’un seul tableau dans toute la piéce, une toile qui n'était point
centenaire comme l’ameublement, un portrait de femme, dans le dis-
gracieux costume de 1830 qu'elle transformait et rehaussait par le don
naturel de la tournure et par une rare et touchante beauté. La veuve
du comte Alain d’Avrigné, le frére ainé de l’enseigne Victor d A-
vrigné, devenu depuis amiral, avait pensé qu'elle pouvait permettre
& Louis de Verteilles de placer son image dans la maison ow
bientét elle-méme allait paraitre en maitresse et en reine...
Elle ne devait pas y entrer pourtant mais finir dans sa maison
de Vannes en martyre...
Les yeux du marquis se mouillérent en regardant cette toile et
presque aussit6t aprés, il murmura quelques paroles... Elles tra-
hissaient |’état de son esprit : beaucoup de trouble, un peu d’amer-
tume; avec tout cela plus que jamais la ferme volonté de la résigna-
tion et du sacrifice. Un mélange singulier et bien humain. Le capi-
taine Gourmalec avait eu tort de ranger le vieux Louis de Verteilles
au nombre des saints; ou plutdt il avait devancé Vhistoire de son
ame. Le marquis sentait bien tout le premier que jusqu’au bout de
sa longue vie il serait un homme, et s'il avait eu lorgueil de ne
point le croire, la nature de ses pensées, en ce moment, lui aurait
bien fait voir qu'il s’abusait.
— La comtesse Réjane d’Avrigné, dit-il, avait porté deux ans le
deuil d'un mari qui avait été son bourreau; la marquise Myriam ne
fera pas moins pour ce vieux fantbme de mari qui aura été son
libérateur. Ce beau comte Maxence peut attendre... Car, si mes
yeux ne mont pas trompé de si loin, il est beau...
Eh! quoi? enviait-il la jeunesse, la puissance d’étre aimé, la joie
de vivre? Encore cette amertume involontaire que soulevait en lui
L'IDOLE ; 1047
comme une sourde houle la cruauté du dernier coup qui venait de
le frapper. I] passait alors devant un miroir; il montra le doigt asa
vieille image courbée et tremblante : Eh bien! Verteilles, dit-il, vas-
tu laisser ton ame s’amoindrir comme ton corps? Veille sur toi,
pauvre quasi centenaire! Apprends a payer sans regret la folie que
tu as faite de te rendre la vie trop douce au moment de la quitter!
Un pas léger glissa derriére la porte qui faisait communiquer
le boudoir avec la chambre 4 coucher : — Je ne suis ici que pour
consoler et raffermir ma jeune marquise, reprit le vieillard 4 demi-
voix. Que lui dirai-je?... Ah! vraiment, je n’oublierai point de la bien
assurer que le comte Maxence ne savait pas hier... Il ne savait
pas!... Voila pour un mari une étrange commission 4 remplir!
Pourtant il m’en a chargé... O belle candeur! On m’avait bien dit
que ce Briey logeait une 4me toute neuve dans un corps de che-
valier ou d Hercule... Il porterait une armure... Allons! il peut
aussi porter le poids de l’attente... Il est assez fort!
Myriam, en entrant, trouva ce vieux visage parcheminé tout
illuminé d’émotion, brillant aussi d’un reste d’ironie. Mais ce der-
nier feu-la qui n’était pas le meilleur, s’éteignit aussitot. La jeune
femme s'avanca vers lui et lui prit la main que d'un geste furtif
elle porta 4 ses lévres. Lui s’empara de la sienne et la baisa fran-
chement. Ce fut un délicieux échange. Il la saluait 4 la facon que
les hommes de son temps employaient envers les femmes; elle
Paccueillait comme une enfant, au ceur tout plein de vénération,
de reconnaissance et de caline tendresse. Il avait le culte paternel
de sa beauté, elle avait le respect filial de ses ans.
Cependant l’humeur maligne du marquis faillit se réveiller; il
allait avoir de l’esprit, ce qui en ce moment eut été la pire des
choses, et céder & la tentation de dire: Vous vous cachez comme
Eve, ma chére enfant, aprés quelle eit godté au fruit défendu.
Pourtant, vous n’avez fait que |’entrevoir...
Mais elle arréta d’un mot sur ses lévres ce trait plaisant qu’il
aurait regretté : — Monsieur, dit-elle d'une voix trés-ferme, je suis
heureuse de vous voir, car j'ai un aveu 4 vous faire.
— Un aveu, répéta-t-il. Au ton que vous prenez ma chére en-
fant, on dirait qu'il s’agit plutdt d'une confession.
— Eh bien! cela est vrai. Pourtant je n’ai pas commis la faute...
— J’en suis bien persuadé, reprit-il gaiement. Est-ce que vous
n’étes pas parfaite, madame Ja marquise. N’étant point du tout
pourvue de péchés par vous-méme, vous en étes réduite 4 confesser
ceux d'autrui.
Elle rougit vivement : — Ne méritez-vous pas, dit-elle, qu’avec
vous je sois toujours sincére?
25 wars 1876. 68
1048 : LIBOLE
— Et c’est également pour autrui que vous faites pénitence toute
seule dans votre chambre depuis ce matin... Mais puisque vous
n’étes pas en cause...
— d’y suis, monsieur.
— Oh! dit-il, si peu!... La confession n’est donc pas pressée,
chtre fille. Laissez-moi d’abord me reposer prés de vous, car j'ai
fait une longue promenade. |
— Oh! murmura-t-elle, vous 6tes bon, car je crois que vous
Savez...
— Je sais! répondit-il, en mettant un doigt sur ses évres et l'on
ne savait pas.
— Monsieur...
— Ne disputons pomt, je vous en prie. Aidez-moi plutét 4 me
placer sur cette bergére... Voulez-vous que je vous fasse une confi-
dence 4 mon tour?... Eh bien! ma canne me trahit quelquefais 2
présent... Joignez & cela que mes pauvres vieilles jambes se déro-
bent... Merci... Venez auprés de moi, chére fille.
Elle prit un coussin, s’y agenouilla, les coudes posés sur le bras
de la bergére : — Oui, vous étes bon, dit-elle, bon comme les autres
hommes ne le sont point.
— Parce que je ne suis plus que l’ombre d’un homme. Vows
aimeriez mieux rencontrer au com d'un bois l’ombre d’un loup que
le loup lui-méme. Le semblant sera toujours moins méchant que la
réalité. Je suis comme le vieux vin, chére fille. Le temps I’a
dépouillé de la puissance de faire du mal et il peut encore causer
du bien... Mais il ne s’agit pas de moi. Parlons de votre pére. A-t-il
essayé de vous voir aujourd'hui?
— I] ne m’a point fait demander de le recevair.
— J’aurai done été plus hardi.
— Oh! dit-elle, vous étes un doux maitre, vous.
Le vieillard lui caressa lentement les chevenx; sa main trem-
blante se noya dans ce superbe flot d’ambre et d'or. Je devine tout,
dit-il... Mon billet, hier, vous avait pourtant averte. Il y a des com
seils donnés trop tard; au contraire, il y en a qui arrivent trop tit...
Myriam le regarda, elle avait un voile humide sur les yeux et son
sein battait violemment : Je youdrais pouvoir vous dire que je ne
vous comprends point, fit-elle.
— A votre place, d’autres me le diraient peut-6tre; mais, Myriam,
serait-ce digme de vous?
— Je vous dois la vérité. Eh bien! la voici : Vous yous trompes,
monsieur, vous me prétez de sourdes et secrétes pensées qu'il me
serait interdit d’ayoir... Grace 4 Dieu, je n'ai pas méme a men
défendre.
LIDOLE 1049
—- Vous ne les avez point.
— Non, mille fois non!
— Cependant, n’est-il pas vrai que vous n’aviez aucune raison hier
de vous tenir sur la réserve, quand votre pére est entré chez yous?
— J’avais votre billet. Ne serez-vous pas toujours le plus sage?
— Les mouvements de la nature et de votre ceur vous ont fait
oublier ma sagesse. Vous vous étes soumise chére fille. Une heure
aprés vous le regrettiez.....
— Oh! fit-elle, et se relevant, cette fois, monsieur, je dis bien que
je ne vous comprends pas et c'est encore la vérité. Rien de ce qui
vient de yous ne saurait me blesser. Et pourtant...
-— Revenez-la Myriam, dit le Vieillard.
Elle obéit et reprit sa place sur le coussin, devant la bergére.
— Plus prés, comme tout 4 l'heure.
— Qui, reprit-il 4 son oveilie, dis-moi la vérité toute la vérité,
chere fille. Si tu as des regrets, je demanderai 4 Dieu la grace de
te délivrer de moi tout de suite; il aime ce qui est beau, ce qui
est jeune, ce qui est pur, il me l’accordera, je n’en doute pomt.
En m’en allant, je trouverai bien le moyen de briser encore ton
ancienne chaine, celle que tu as laissé remettre par ton pére aux
petites mains que voila. Ne crains pas que je t’accuse d'égoisme ou
d’ingratitude! Songe que j’en suis déja réduit 4 ne plus exister que
parce que la mort m’oublie... Veux-tu que je larappelle & son devoir ?
Suis-je un obstacle incommode?... Manques-tu de patience?... As-tu
hate de connaitre le bonheur qui est di a tes vingt ans?:.. Veux-tu
que je parte?...
— Et vous, dit Myriam, voulez-vous me donner a penser que
vous regrettez ce que vous avez fait pour moi parce que vous ne me
jugez pas capable de comprendre le charme de la reconnaissance et
l’attrait du devoir? Vous me feriez croire, que yous soupconnez
jusqu’a ma loyauté.
— Vas, dit-il, tu ne le crotrais point. Moi, que je soupeonne ta
loyauté! non, non! mais je ne veux pas quelle soit inquiéte... Et
puisque tu consens 4 m’accorder un délai...
—— Ah! monsieur! s’écria Myriam, je n’avais jamais entendu de
pareils mots sur votre bouche,
— C’est que je me reproche de te prier. Je devrais ne prier que
Dieu pour qu'il me reprenne. Je ne suis pas content de moi. Lors-
que la pensée vacille, comment jetterait-elle une franche lumiére?...
de venais pour te rendre de la force et je ten ai trouvé bien plus
que je nen ai depuis une heure. L’enfant menacé de voir gater
sa vie demeure plus ferme que le vieillard, arrivé an bout du
chemin... ob, je sais qu’il te reste pourtant des scrupules et des
1050 LIDOLE
alarmes... Eh bien! je vais les effacer d’un mot. Sache que M. de
Briey, iln’y a qu'un instant m’a jureé...
— A vous? interrompit Myriam. Est-ce bien 4 vous?... L'avez-
vous donc rencontré?...
La marquise se couvrit le visage de ses mains.
_ — A moi-méme, dit le vieillard. 11 m’a juré qu'il allait quitter la
province. Il ne cherchera donc pas a te revoir, avant...
— Monsieur, je vous en supplie, n’achevez pas.
— Avant que M™ le marquise de Verteilles ait cru devoir quitter
ses habits de veuve, reprit-il avec un rire sec et prolongé... Juste-
ment je pensais tout 4 l'heure au moment ou vous étes entrée que
votre grand’mére, en une occasion pareille, avait porté le deuil plus
de deux ans.
Il se leva. Myriain s’était affaisée sur le coussin. Elle ne songea
pas 4 répondre. Ses regards demeuraient fixes et comme perdus
dans le vide. Elle avait pali et machinalement se tordait les mains.
Le vieillard s’appuyant lourdement sur sa canne avait déja gagné .
le seuil de la chambre il se retourna tout 4 coup : Myrian, fit-il,
voulez—yous que je vous dise votre pensée? Elle va de votre pére a
moi, et c’est juste. Vous vous dites en ce moment!
— Lui aussi!
i
Les jours succédaient aux jours, les saisons aux saisons. La
sécheresse de |’été tarit le cours supérieur de la Veyle et !’on cessa
d’entendre la chanson de l'eau sur les rochers. Vinrent les pluies et
les marées de |'automne. La marquise, un matin, cueillit les der-
niéres fleurs des bengales dans le jardin des roses. Les arbres
dépouillés ne lui cachaient plus la rivi¢re ni le chemin par lequel
le comte Maxence était deux fois monté dans le parc.
La cascade roulait avec des bruits de tonnerre et le flot montant
se brisait tout écumeux contre le barrage. Sur l’autre rive, le déme
vert de la forét s’était changé en un toit immense de rouille dont
chaque jour, la rafale emportait les débris. Il y avait alors plus
d'un an que Myriam avait quitté Kernovenoy; plus de six mois
s'étaient écoulés depuis qu'elle était marquise de Verteilles.
Ce méme matin, le baron Hector qui n’avait pas quitté Saint-
Hélio, se trouvait assis prés de M. de Verteilles, dans le grand salon
devant le foyer. Tous deux regardaient la flamme et ne se disaient
rien. De quel sujet aurait-il parlé? d’Ed/e, toujours d’Elle. Ils ne le
voulaient point.
Le marquis se leva, appuyé sur sa canne, et de semaine en semaine
L'IDOLE 1051
plus tremblant; il se mit marcher ou plutdt 4 se trainer le long de
la muraille, examinant d'un air a la fois méditatif et moqueur les
portraits nombreux qui la décoraient. Le jour, au dehors, était si
sombre que, pénétrant par quatre croisées, il éclairait A peine la
moitié de cette vaste piéce. Aussi, le vieillard arrivé au fond du
salon appela-t-il son parent & son aide: Hector, dit-il, vos yeux ont
Justement trente-six années de moins que les miens. Venez donc.....
M. de Kernovenoy. obéit : Vous plaft-il que je déchiffre l’inscrip-
tion placée au bas de ce tableau? demanda-t- il, de sa voix
dure.
— Oh! fit le marquis, en partie seulement. Je sais quel est
cet habit de buffle. C’est Meriadec de Verteilles, amiral de Bre-
tagne; mais le date?... Je ne peux la lire.
— 1517-1609, lut le baron. C’était presque un centenaire.
— Qui, l'on vit vieux dans notre famille, cela fait quatre-vingt-
treize ans.
Tous deux s’arrétérent. La méme pensée leur livrait assaut. Une
mauvaise pensée. Le marquis n’avait pas encore accompli sa quatre-
vingt-deuxiéme année... Ge serait donc onze ans de patience imposés
a M. de Briey. Treize ans, si l'on y ajoutait les deux années du
deuil des veuves.
Je suis str, dit M. de Kernovenoy, que cet amiral Meriadec 4
votre Age n'était pas plus robuste que vous.
Le vieillard eut un rire faux et saccadé : Robuste, moi! dit-il...,
Mais je tombe en piéces, Hector; mais je croule.
Ji retourna vers le foyer et M. de Kernovenoy, reprit sa place
auprés de lui. Le vieillard secouait la téte: Hector, dit-il, nous ne
valons pas mieux l'un que l'autre; moi, je me suis mis 4 aimer
la vie; vous, & présent, vous m’aimez trop!
— N’est-il pas bien naturel que je souhaite de vous voir accom-
plir votre siécle?
— Trés-naturel, dit le vieillard, puisqu’enfin je suis votre
gendre et que nous avons le malheur de nous comprendre tous les
deux.
Au méme instant, la pluie vint 4 fouetter les vitres. Certes, ils se
comprenaient, car ils se regardérent encore. Cette averse allait ra-
mener la marquise du fond des jardins. Bientdt, en effet, elle parut
courant avec cette grace souveraine que la méditation opiniatre et
solitaire, et qu’un ennemi plus pesant que le chagrin, l'ennui,
Pimplacable ennui ne lui avait pas enlevée.
Elle tenait 4 la main son butin de fleurs cueilli dans le jardin
des roses. Elle entra dans le salon. D’un commun accord, le baron
et M. de Verteilles s’écartérent, laissant entr’eux une place libre.
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Myriam vint s’y asseoir. Tous deux alors, se penchant vers elle, et
montraat ces roses palies, lui dirent en méme temps: Est-ce pour
moi?
Elle eut un triste sourire : Partagez! reprit-elle.
Ainsi s’écoulaient pour elle une partie des jours et tes longues
goirées. Eternellement assise entre les deux hommes, elie pouvait
s’enivrer 4 1’aise de l’encens de leur adoration égoiste. Quelquefas
elle venait 4 penser que jamais elle n’avait autrement vécu, que,
nagu¢re 4 Kernovenoy elle était heureuse de se sentir la seule aimée,
la maitresse, et si elle l’avait voulu, le tyran de l’4me paternelle,
et que ce rdle de petite reime et d’idole alors ne lui pesait point. Ab!
ce n’était pas son pére qui avait changé! Ce n’était pas non plus
qu’elle-méme... Et son regard s’abaissait vers ce vieillard chaque
jour plus débile, enfoncé dans son grand fauteuil, enseveli main-
tenant dams les pits de cette fameuse douillette de soie qu’il portait si
fi¢rement l’année précédente. — Comme il s’abusait! pensait-elle.
Et, sans le vouloir, comme il m’a trompée!
. Non, le marquis de Verteilles n’était pas un saint, puisque
ayant concu la belle idée du sacrifice, il n’avait pas su l’accomplir
sans retours et sans regret. Plus l’action avait été haute, et plus la
chute semblait profonde. Un moment i] avait été éclairé comme
d’une lumiére surhumaine, et c’était maintenant un spectacle misé-
rablement humain qu’il offrait. L’amour de la vie et l’ameur de
cette fille de son choix et de sa libre tendresse, la passion de voir
longtemps encore le soleil de Dieu et celle de se réchauffer a ce
pur et vivant rayon de jeunesse qu'il avait introduit dans sa maison
longtemps déserte, s’étaient confondues dans son vieux cceur; et de
ce vieillard qui, six mois auparavant, était encore le plus sage et
le plus juste des hommes, ce mélange avait refait un enfant.
M. de Kernovenoy, lui aussi, avait vieilli. Des cheveux blaacs
désormais encadraient sa belle figure sombre. Cependant se trou-
vait-il malheureux? Non, pour le présent. Hl avait ia crainte de
lavenir et me tentait point de la chasser, car il savait que ce serait
une tentative vaine; il avait le remords du passé et s'acharnait a le
combattre; ce n’était pas une lutte moms inutile. Le baron Hector
gardait sa file; mais quand, dans les longues nuits, il venait & se
demander s'il occupait toujours ja méme place dans son ceur, il
s‘essuyait parfois les yeux durant l’ombre, d’une main qui trembiait
de colére et de fievre. Ces larmes solitaires sont cuisantes; il ne
retrouvait pas le sommeil. il se jevait, se mettait en chasse des ke
point dx jour, rentrait accablé de fatigue et loubliait a l'instant.
Sen premier mot en repassant le seuil de ce logis dont il avait fat
le sien, était pour demander: Ou est-elle?
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Lorsque le baron Hector était devenu I'héte d'une maison, tout le
monde devait prévoir qu'il en deviendrait le maitre. Dans l’agitation
ou il vivait, il sentit bient6t un impérieux besoin de distractions
nouvelles. Il fit venir de Kermovenoy ses piqueurs, sa meute, ses
cheyaux. Saint-Heélio se remplit du bruit des trompes et des aboie-
ments des chiens. Il y eut dans le mois de novembre de nombreux
rendez-vous de chasse et de grands repas. La marquise devait y
paraitre, mais une nouvelle arriva qui lui imposait un deuil de
quelques semaines. La douairiére de Lusanger venait de mourir en
la désignant pour sa légataire universelle. Ce troisiéme bien d’un
revenu de pres de deux cent mille livres s’ajoutant aux effets de la
donation sans réserve consentie par le marquis et a l’héritage de
Kernovenoy allait faire de Myriam la personne la plus riche de la
province comme elle en était la plus belle. Une fortune de princesse.
Dans le présent ou dans l'avenir, quatre ou cing cent mille livres
de rente. Cependant et bien qu’elle eit peu connu la douairiére,
Myriam parut aux repas les yeux rougis pendant quelques jours : —
Cela est bien de pleurer ceux qui nous ont aimés, lui dit un soir le
marquis.
Le baron Hector fit entendre quelques paroles inarticulées. Aussi-
tot il y ajouta une approbation ironique. Ii ne pouvait pourtant dire
que cela était mal! Mais M. de Verteilles le regarda. Is se compre-
naient encore. Tous deux savaient ce que Myriam ne pouvait tout au
plus que deviner: M™ de Lusanger avait recu chez elle le comte
Maxence. C’était méme dans le salon de la douairi¢re que Robert
d’Avrigné espérait alors rencontrer cet ami qu'il avait failli priver
du premier de tous les biens et affranchir du premier de tous les
maux, la yie. Par malheur, cette rencontre, sans que l'on sit bien
pourquoi, déplaisait 4 sa jeune femme qui l’avait en ce moment
méme pressé de retourner 4 leur chateau de la Volandiére. Le baron
Hector, 4 cette occasion, s’était oublié malgré les regards de Myriam
qui lui rappelaient le passé, jusqu’a témoigner une vive irritation
contre le capitaine Robert. Seulement il n’en avait point dit la cause,
se bornant 4 de yiolentes railleries contre ce pauvre Robert qui
aimait Paris, qui aimait le monde comme s'il était fait pour lui. Ce
jour-la, Myriam eut au bord des léyres une réponse cruelle qu'elle
trouva la force d’y retenir.
Son pére continua l’attaque contre les d’Avrigné par un éloge de
la nouvelle épousée. Ces paroles flatteuses trouvérent Myriam in-
différente; elle n’avait vu sa cousine qu'une heure, ne lui avait
point adressé la parole et ne la connaissait pas.
M's Léopoldme de Lescot de la Volandiére ayant perdu sa mére
en venant au monde, 4 dix ans le colonel de Lescot son pére, et
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n’ayant presque point de famille, avait été élevée dans un pen-
sionnat 4 la mode par les soins d’un tuteur qui la visitait une fois
chaque année. Cette entrevue mémorable avait lieu dans la soirée
qui suivait la distribution des prix. Jamais on n’y avait vu M'" de
Lescot chargée de couronnes. Qui aurait pu lui inspirer le goat de
I’ étude ? Ses maitresses ? Pourquoi s’en seraient-elles donné la peine?
Qui les en aurait remerciées? La pensionnaire toujours fort bien
parée, car on mettait 4 sa disposition des sommes importantes, armi-
vait au parloir ot |’attendait l'arriére-cousin tuteur, qui s était bien
gardé d’assister 4 l’ennuyeuse cérémonie. Il se croyait quitte d'un
devoir qui lui pesait quand il avait au bout de l’an examimé les
comptes du régisseur de la Volandiére. Le mois d'aodt venu, il
recueillait ponctuellement au sortir de la cage le gentil oiseau qui
ne devait jamais apprendre ni 4 chanter avec soin ni 4 voleter avec
grace comme il convient aux oiseaux, mais qui n’en était pas moins
déja fort glorieux. Aussitét il conduisait Léopoldine chez sa sceur,
arriére-cousine comme lui, une yeuye passablement mire et de plus
en plus terriblement mondaine qui consentait 4 se charger de la
fillette pour un mois. Les vacances se passaient dans une ville
d’eaux.
Ce lieu de plaisir n’était pas aprés tout une beaucoup plus mau-
vaise école que le pensionnat pendant les onze autres mois. A dix-
neuf ans, n’ayant acquis que de maigres talents, mais suffisamment
pourvue de toutes les vanités, petit esprit et petit coeur, médiocre-
ment jolie mais extrémement riche, M's de Lescot qu’on ne pov-
vait laisser plus longtemps 4 la pension et que sa cousine venait
de retirer chez elle, avait librement choisi entre quatorze préten-
dants le fils de l’amiral d’Avrigné. Elle en était aussi légitimement
et aussi vivement éprise que le lui permettaient les droits du
mariage et la stérilité naturelle de ses sentiments. Tout le monde
avait blamé I’amiral d’avoir donné a son fils une femme sans beauté,
sans réelle éducation, assurément pas sans vertu; et c’est sur ce
point-la qu’il se retranchait pour répondre aux reproches de ses
amis. On ne peut nier que ce ne soit un point délicat. — De la vertu!
disaient-ils. Eh! ne ferait-il pas beau voir qu'elle n’en edt point!..
mais des vertus?
— Bon! répliquait l’amiral, puisque nous en sommes aux mais,
je pourrais vous dire 4 mon tour : mais la belle fortune! j’ai quatre
fils et relativement assez peu de bien. Et puis aprés le maudit
éclat du duel avec le comte de Briey et le mauvais tour que nous
a joué mon neveu Hector, Robert était-il si aisément mariable?
Enfin yous yerrez que notre brune Léopoldine prendra du pouvoir
sur son mari.
L'IDOLE 1055
M=* d’Avrigné était assez grande, fort maigre, trés-brune, en
effet, et n’avait guére d’attraits qu’une belle chevelure noire et des
yeux pétillants de malignité. Ce dernier charme, si c’en était un,
ne plaisait pas enti¢rement a l’amiral, et s'il se fat confessé aux amis
et aux parents d’Avrigné, au lieu de disputer contre eux, i! aurait
avoué que c’était de la malignité bourgeoise, non de la meilleure.
Quant au pouvoir 4 prendre sur son mari, la prédiction du pére ne
s’était que trop promptement vérifiée. Robert était devenu l’esclave
de ‘sa jeune femme qui de mois en mois serrait la chatne. Une seule
fois, 4 Saint-Hélio méme, pendant la cérémonie du martage du
patriarche, il lui avait montré de |’énergie, il avait arrété la source
d'aigreur sur ses lévres. Ce grand acte de courage était déja bien
loin, elle ne l’avait pas oublié, elle Je lui faisait payer un peu tous
les jours.
De retour 4 la Volandiére, ayant sacrifié la saison 4 Paris plutot
que de souffrir un rapprochement entre son mari et le comte
Maxence elle avait interdit 4 Robert toute démarche qui pat égale-
ment amener une rencontre entre lui et la jeune marquise : Voulez-
vous aller lui demander grace pour les dédains qu’elles vous a
toujours témoignés? lui disait-elle. Ils vous avaient pourtant mis
dans une grande colére, puisqu’ils vous ont soufflé l’envie de tuer
votre ami... Ne me répondez pas, je sais ce que vous allez me dire...
L’idée n’était pas venue de vous... Eh bien allez donc 4 Saint-Hélio
remercier le baron Hector de vous l’avoir donnée, de sétre outra-
geusement moqué de vous, de votre pére et de toute la famille!...
Quoi! vous n’étes point prét! yous ne faites pas seller un cheval !
Vous remettez encore 4 demain!
Robert baissait le front, et restait.
La jeune chatelaine de la Volandiére n’était pas seulement con-
duite par la jalousie : Ce qu'elle appelait « toute cette histoire, »
ou bien encore « le roman du chevalier et de la princesse captive »
lui causait une irritation sincére. Elle y reconnaissait quelque chose
de haut et de touchant, de vraiment noble qui choquait sa petitesse
morale; elle avait pris en aversion trés-réfléchie ces deux étres jeunes
et beaux, et de si grand ceeur. Il fallait l’entendre raconter le « mé-
lodrame! » Elle y faisait admirablement jouer 4 son mari les jeunes
premiers bernés, les vieux comiques au marquis de Verteilles, et
les tyrans 4 M. de Kernovenoy. Cependant tout 4 coup, et, comme
par miracle, cet éloignement envers les hétes de Saint-Hélio vint
a céder, sans que, d’ailleurs, sa malice parit le moins du monde
disposée 4 s'adoucir. Si son mari avait été capable de la mieux
connattre, le soupcon lui serait aussitot venu qu'elle nourrissait
quelque projet assez noir; mais le pauvre Robert n’éprouva qu'un
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contentement sans mélange quand il la vit accepter de prendre
part 4 une grande chasse qui deyait avoir lieu le lendemain de
Noél dans les bois du marquis.
Toute la noblesse d’alentour s’y donnait rendez-vous et l'on avait
appris que la marquise y assisterait. Myriam en effet, cessait pour
cette fois de se dérober aux instances de son pére. Le baron hu
représentait qu’a elle aussi, il fallait du mouvement, de lair, de
espace. Qui le sentait mieux qu’elle?... Kt pourtant que de sou-
venirs, quand elle reprit sa robe d’amazone! Elle l’avait portée
pour la derni¢re fois ce méme jour ou surprise par la présence inat-
tendue de M. de Briey.sur la cote de Kernovenoy et voulant cacher
son émotion 4 son pére, elle avait si témérairement lancé son cheval
vers l’abime ; — ce jour qui avait vu le premier déchirement de son
ceeur, qui avait été la veille du duel.
Robert avait obtenu seulement la permission de rejoindre les
chasseurs en forét. L’amiral et sa belle-fille deyaient suivre la chasse
en caléche, 4 moins qu’elle ne les conduisit sur un terrain privé d’obe-
tacles, ce qui n’était guére probable. Pourtant, en cette prévision
un domestique menait un cheval en laisse. M™ d’Avrigné np était
pas fort habile écuyére. Au reste, elle ne souhaitait guére de se
méler & la chevauchée, car elle sayait bien qu'elle ne serait l'objet
d’aucun empressement des chasseurs. On la cennaissait, on la
redoutait parce qu’on la trouvait toujours froide, tranchante, maus-
sade; on l'avait surnommée M™ la Bise. Pelotonnée dans la caléche
sous un lit de cachemires et de fourrares qui mcommodaient fort
l’amiral assis auprés d’elle, M™° la Bise devint subitement bien plus
aigre quand dans la grande allée du bois elle apergut Myriam au
milieu des habits rouges.
Tous ces cavaliers devisaient, riaient, prenaient des attitudes et
faisaient piaffer leurs chevaux. Ce manége était pour la marquise,
rien que pour la marquise. Cela sautait aux yeux méme de loin,
pour peu qu'on edt des yeux percants. Mais ee qui acheva de mettre
M=* d’Avrigné hors d’elle ce fut de voir Robert, malgré ses dé-
fenses, cavalcadant 4 la gauche de sa cousine et précisément entre
Myriam et M. de Kernevenoy. — Monsieur, dit-elle & l'amiral, je
suis fachée que la conduite de votre fils m’oblige 4 vous laisser seul.
M™= la Bise aassitét se fit mettre en selle. L’amiral accoutumé 4
ces tempétes et qui en avait vu d autres ne sopgea pas méme &
répondre. Il trouvait bien trop de plaisir 4 se débarrasser des four-
rures qui |’étouffaient, car le temps ce jowr-la était gris et presque
tiéde ; il s’essuya le front et prit un bain d’air avee délices, pendant
que 3& belle-fille s’avancait vers les chasseurs. La troupe juste-
ment s’ébranlait, la meute déja déyorait la piste indiquée par
L'IDORE 1057
Martin Bataille. On allait attaquer un sanglier. M™ d’Avrigné eut
4 peine le loisir d’échanger avec Myriam et le baron Hector les
compliments d'usage; elle ne trouva point {du tout loceasion d’a-
dresser 4 son mari l’orageuse semonce qu'elle avait préparée. Robert
fuyait la seéne conjugale et galopait derriére la meute. M. de Ker-
novenoy au moment de lancer son cheval 4 son tour invita sa fille
4, le suivre. Mais la jeune marquise yoyant que sa cousine ne bou-
geait poit pensa qu’elle ne pouvait la kisser seule et demeura.
— Les trompes sonnaient, les chiens donnaient toute leur voix,
le galop de trente chevaux ébranlait le sol; c était dans toute la
forét un bruit grandissant et des clameurs infernales.
— Je crois, dit la marquise, que nous aurions-désormais quelque
peine a rejoindre la chasse; et puis vous ne le désirez peut-étre
pas...
— Ce n’est pas le désir qui me manque, c'est l’adresse, inter-
rompit M™ d’Avrigné. Je ne suis pas, moi, une véritable amazone.
Je ne tiendrai jamais de place dans la fable.
— Qh! fit Myriam, avec douceur, votre appréhension est bien
naturelle. Ces courses effrenées ne sont pas faites pour nous, elles
offrent méme du danger. Une femme a cheval n’a guére de défense.
Mais si nous renoncons 4 courir sous bois, rien ne nous empéche de
gagner de vitesse la caléche de mon oncie d’Avrigné que je vois dans
allée devant nous. Ce ne sera qu’un temps de galop. Je saluerais
mon oncile avec tant de plaisir...
— Soyez sir, madame, qu'il n’éprouverait pas un plaisir moins
vif,... NON, pourtant sans quelque embarras, j imagine.
La marquise la regarda; mais M™* la Bise avait commencé de
siffler : — Voulez-vous me permetire de vous adresser une question?
continua-t-elle. M. de Verteilles ne fait-il point partie de la chasse?
—- Cette question me fait croire que vous ne connaissez pas
M. de Verteilles.
-—- Je vous demande pardon, je l’ai vu... une seule fois, il est
vral... le jour de votre mariage.
— Eh! bien, répondit Myriam, avec sa gravité hautaine, le mar-
quis alors marchait 4 l’aide de sa canne qui ae lui suffit plus; il lut
faut maintenant celle de mon bras.
M™* d’Avrigné sourit : Ah! murmura-t-elle, comme se parlant a
elle-méme, on a rarement vu si belle Antigone.
— Madame, dit froidement la marquise, je vous renouvelle ma
proposition de joindre la ealéche de |’amiral.
— Je n’y vois aucun inconvénient, M. de Verteilles n’étant powt
en forét. C’est mi, ce. n’est pas vous que M. d’Avrigné redoute un
peu de voir... Oh! seuhement un peu.
1058 L'IDOLE
— Mon Dieu! fit Myriam, vous avez employé tout 4 heure un
mot que je suis forcée de vous rappeler... C’est le mot : j’imagine...
Quant vous prétez une pareille crainte & mon oncle, étes vous bien
sire de n’étre pas toujours la victime d’une imagination trop vive,
trop inquiéte sans doute pour ceux que vous aimez... Quant 4 moi,
je ne connais pas de raisons 4 l’amiral pour avoir retiré 4 M. de Ver-
teilles le respect et l’affection qu'il lui a toujours témoignés.
M=* la Bise poussa sa monture plus prés de celle de sa compagne:
Hl ne lui a rien retiré, dit-elle. Au contraire... Ges raisons vous les
ignorez, je n’en doute pas; mais je vais vous les dire bien qu’elles
soient un peu délicates 4 exprimer... Oh! vous serez indulgente...
Au commencement de cet hiver, chez M™* de Lusanger qui n’est plus
et qui vous a, je crois, légué son grand bien, |’amiral a beaucoup vu
M. de Briey... C'est ce qui l’embarrasse 4 présent devant le mar-
quis.
Tout cela n’était que le plus abominable petit mensonge. L’amiral
n’avait point revu le comte Maxence depuis leur rencontre dans
cette méme allée du bois, au mois de mai. [li n’aurait éprouvé
aucune répugnance 4 se trouver en présence du marquis, mais i en
avait bien davantage 4 se retrouver avec Myriam 4 laquelle il ne
pardonnait pas ses anciens dédains envers son fils préféré. C’était
pour cela qu’il venait de faire tourner la caléche; c’était sa niéce
qu il fuyait.
— Madame, répondit la marquise trés-pale, mais toujours calme,
je vais donc rejoindre M. d’Avrigné, seule et sans retard; & moins
qu'il ne vous plaise que devant vous je lui demande si vraiment,
il me fait & ce point injure? Jusque-la...
— Jusque-la, interrompit Léopoldine, vous croirez que mon ima-
gination travaille toujours... Oh! je ne veux pas vous retenir,
madame, mais seulement vous donner un conseil. I! y aura d'autres
chasses, et d'autres occasions pour vous de rencontrer l’amiral cet
hiver. Vous feriez bien de les attendre... 1 n’y a point de fidélités
si longues qu’elles ne finissent par se lasser...'Et quand on est beau,
riche, partout recherché... Enfin M. d’Avrigné sera bien moins en
peine devant M. de Verteilles et devant vous, dans quelque temps...
quand le comte Maxence sera marié.
Myriam ne répondit pas et mit son cheval au galop.
Ce qui se passait dans son esprit et dans son cceur, elle essaya
d’'abord de s’en rendre compte et n’y réussit pas. C’était comme un
souverain dégodt de toutes choses, comme un déchirement mortel.
Au train dont son cheval dévorait l’espace, elle allait atteindre la
caléche ; mais elle le fit tourner brusquement et l’engagea sous la
ramure. Les chénes entrechoquaientjau-dessus de sa téte leurs longs
L'IDOLE 1059
bras dépouillés; la route qu’elle suivait la ramena au bord de la
Veyle. Elle entendait 4 ses pieds le mugissement de l'eau, 1a-bas,
au fond du bois les trompes, la meute hurlante. Tous ces bruits
arrivaient 4 son oreille comme a travers un réve. N’était-ce pas des
échos de l’autre monde?... Quanta celui-ci, il lui semblait qu’elle n’en
était plus. Du moins jamais elle n’avait éprouvé cet honnéte et vio-
lent désir de cesser 4 !’instant d’en étre. Jamais elle n’avait senti si
vivement que tout y est petit, faux et lache. Tout 4 coup, elle arréta
sa monture et passant lentement la main sur son front comme pour
se rappeler a la raison et a la réalité, elle dit tout haut : Pourquoi
donc M. de Briey ne se marierait-il pas ? Est-ce que je suis
folle?
Puis elle eut un sourire convulsif. Sa bouche charmante s’ouvrit
comme un arc trop tendu qui va se briser. La douleur et le dédain
S'y peignaient avec trop d’éloquence. De pareils sourires devraient
déchirer les lévres. La jeune marquise venait de reconnaitre le
chemin ou: le hasard l’avait conduite: c’était celui de Garnoét.
Machinalement, elle le suivit... Mais sa volonté vraiment était-
elle étrangére au choix de ce sentier? Bientdt elle apercut les
premiéres masures du village blotties sous les arbres. Plus prés de
la riviére s’élevait une maison de meilleure apparence, aux murs
blancs, au toit de tuiles rouges et qu’entourait un jardin : Crest la!
dit-elle.
Un instant, elle eut la pensée de ne pas aller plus loin; mais une
force invincible désormais la poussait en avant; et toujours, elle
murmurait: C’est 1a.
Oui, c’était bien 14 qu’au dernier printemps, le comte Maxence
achevant lentement sa convalescence aprés sa blessure, s’était retiré
pour étre plus prés de Saint-Hélio. Une seule personne, au chateau,
lignorait. C’était elle. Tout le monde connaissait et admirait cette
patience généreuse et ce grand respect. Elle seule ne s'en doutait
méme pas. Au moment ou elle l’avait appris, déja, il ne lui était
plus permis de paraitre le savoir. A présent la maison était close.
Rien de plus juste. Un grand amour y était mort; ce n’était plus
qu'une tombe.
Myriam en fit le tour. Arrivée de l’autre cdté, celui qui regar-
dait au loin le ciel gris se confondant comme une double brume
avec la mer, elle vit un homme a l'une des croisées. Il la salua
et sourit. Alors la marquise tourna bride encore une fois.
Le capitaine Gourmalec qui fumait sa pipe a cette fenétre rentra
en se frottant les mains dans sa chambre, disposa sur la table son
écritoire, du papier, une plume taillée de frais, le flacon d’eau-de-
vie qui était plein, la carafe qui était aux trois quarts vide et se
‘\
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mit 4 pester; il voyait bien le gingembre, mais il ne trouvait pas
le poivre.
Enfin, i le découvrit, s’assit, fit la mixture, en but une gorgée
et trempa sa plume dans l’encre : Allons! grommela-t-il, ce n'est
pas aujourd’hui que mes idées déraperont comme la yeune Anna
l’an dernier 4 Sunderland. Je sais que dire.
Et il écrivit :
« A monsieur le commandant Humbert, 4 Paris.
« La présente est pour vous apprendre que nous avons le vent
« debout. Laissons-nous pousser et ne capotons point. Gourmalec
« yous a promis de veiller, il tient sa promesse. Aujourd’hui, il
« faisait son quart, et vous allez savoir ce qu il a vu.
« Il faut croire que nous occupons joliment les petites pensées
« de Ja jeune dame, car, cette aprés midi, elle est venue de sa
« personne et a cheval en reconnaissance de notre cdté. Par
« exemple, je crois bien que je lui ai produit l’effet du diable a sa
« fenétre. Elle m’apercoit et psstt!... la voila partie! Elle court
« encore... »
La dessus, Jean-Pierre Gaspard interrompit sa lettre en se
disant : Pourvu qu’elle n’aille pas se casser contre les chénes!...
Ob! oh! nous la youlons tout entiére, Ja mignonne! Les morceaux
n’en seraient pas bons.
Tourmenté par cette crainte si charitable, il entra dans Ja cham-
bre voisine et ouvrit la fenétre garnie d’épais yolets qui donnait de
autre cdté de la maison sur le jardin et la route du bac. I] ne
vit rien que le branchage noir, mais il entendit un furieux galop
et plus loin la meute et les cors. — Sarpebleu! reprit-il, ce sont
les habits rouges, elle va rejoindre la chasse. Voila un accoutre-
ment de mascarade qui a bel air et qui siérait bien 4 notre Maxence...
Je suis sir qu'elle le trouverait encore plus beau.
Puis le bon Gourmalec poussa un grand soupir : — Mais le
jeune homme n’est pas la!
Tout pensif il retourna 4 son grog et A sa lettre.
Myriam avait couru longtemps la fi¢vre aux mains, la téte en feu.
Cent fois les branches basses frdlérent son visage qu’elles auraient
da déchirer ; les brusques ressauts du terrain la mirent en danger
d’une chite mortelle. La jeune marquise edt été insensible en ce
moment 4 d'autres périls. Deux pensées l’obsédaient. Les derniers
mots de sa cousine d’Avrigné retentissaient & son oreille : — Quand
le comte Maxence sera marié!... Mais cette famme d’éducation si
LIDOLE 1061
vulgaire, n’avait elle point menti dans la bassesse de son cour? Si
cela était vrai, que faisait Gourmalec 4 Carnoét? Myriam le con-
naissait ; elle savait que c’était lui qui, avec le commandant Humbert,
assistait naguére M. de Briey dans le duel, qu'il avait soigné le
blessé dans sa maison ou jamais il ne se serait avisé de demeurer,
pour sa propre satisfaction un seul jour. Ses intéréts l’appelaient
au lom. Veillait-il 4 ceux d’un autre. Pourquoi était-il 4 Carnoét?
— Que m’importe? murmura-t-elle. D’ou lui venait cette curiosité
douloureuse? Le capitaine Gourmalec avait apparemment bien le droit
d’étre chez lui. Le comte Maxence avait le droit d’aimer une femme,
et méme toutes les femmes, ume seule exceptée. Ce droit, c était
envers elle quil cessait de lavoir. Il n’y avait qu’elle justement
qu’il ne lui fat pas permis d’aimer.
Myriam se sentait brisée. L’accablement succédait en elle au jeu
violent des nerfs et au feu de la fiévre qui !’avaient soutenue depuis
une heure. Elle laissa flotter la bride et son cheval fatigué, trempé
de sueur, ralentit aussit6t son allure. La marquise n'y prit point
garde et continua d’avancer dans la direction du bac, le front incliné,
les yeux 4 demi clos, comme si elle avait voulu se prémunir contre
les visions qui se levaient devant elle sur le chemin. Ce fut ainsi
qu'elle atteignit sans le voir un homme qui marchait lentement
dans le méme sentier. Elle ne l’apercut qu’a linstant ou uf se ran-
geait pour lui livrer passage. — Martin! dit-elle.
Le vieux garde avait préparé la journée; mais l’age qui commen-
cait & alourdir ne lui avait pas permis de prendre une part plus
active 4 la chasse, il retournait pédestrement au chateau. A l’appel de
sa maitresse il tressaillit de tout son corps. Depuis six mois, elle
avait cessé de lui adresser la parole et se bornait quand elle le ren-
contrait, 4 lui rendre son salut d'un signe ou d’un geste toujours bref
et sévére. Elle n’oubliait pas que sa cruelle rencontre avec Maxence le
soir du mariage, avait été l’cauvre du vieux serviteur. Depuis, elle en
avait assez souffert pour que son ressentiment ne s éteignit point;
mais en ce moment, ayant si peu de courage contre elle-méme, com-
ment en aurait-elle eu contre les autres ?
— Martin, dit-elle, je n’en puis plus. Aide-moi 4 descendre, je
ten prie.
I] présenta salarge main calleuse, la marquise y mit son petit pied
et se laissa glisser 4 terre. Elle se soutenait 4 peine etrencontrant un
arbre elle s’y adossa. Le mouvement de la course avait détaché ses
cheveux qui lui couvraient presque tout le visage; il en devina
plutét qu'il n’en reconnut l’effrayante pAleur ; mais il vit ces petites
mains tremblantes, et mettant un genou sur le chemin, dans le lit de
feuilles seéches: — Vous ne m’en youlez donc plus? demanda-t-il.
1062 LIDOLE
Myriam sans répondre s’appuya sur cette vieille épaule fidéle. Les
larmes qui la suffoquaient éclatérent. Le vieillard en sentit une ou deux
qui roulaient jusque sur son visage et recut, comme en extase cette
pluie bénite : Oui, oui, disait-il, pleurez, cela vous soulagera peut-
étre, mais, moi, le vieux Martin, moi qui suis un homme des bois, je
peux sécher ces pleurs la d’un mot ét je le ferai. On ne mempé-
chera point de parler et vous-méme 4 présent vous aurez beau me
le défendre! Tout le monde vous aime; mais les autres en vous ai-
mant pensent 4 eux. Pourvu que vous les rendiez heureux, ils ne se
soucient guére que vous ayez les yeux rouges le matin et que votre
visage devienne blanc comme si tout votre sang voulait s'en aller de
vos veines. Le vieux Martin yous aime pour vous, et jamais il n'a
pensé a lui. I] a eu de la patience depuis six mois. Vous ne lui disiez
rién, il ne -voulait pas vous importuner ni vous facher davantage
quoique souvent il ait senti son vieux coeur bien gros; il espérait
que vous reviendriez, 4 lui quelque jour. [ln’y a que lui que vous ne
craigniez point. En attendant, il travaillait 4 rassembler de quoi vous
consoler et vous faire voir clair dans les jours 4 venir, quand le mo-
ment aurait sonné. Allez! il sait d’ou vous venez maintenant. De la
maison de Carnoét, n’est-ce pas? Vous l’avez peut-étre trouvée fermée
si le maitre est allé 4 Vannes ou 4 Nantes pour voir son navire.
Crest cela qui vous fait peur et qui vous fait pleurer... mais Gour-
malec reviendra, il a promis détre 14 toujours, et Martin depuis
un mois a fait bien des fois le chemin, car c'est 14 ou l'on apprend
ce que pense le jeune homme...
— Tais toi! balbutia Myriam. Je ne veux pas savoir de qui tu
parles. Et si je le savais, je te répondrais : Que m’importe...
— La, mon Dieu, que vous importe? Ce n’est pas la peine de vous
cacher du vieux Martin ni de vous mentir 4 vous méme devant lui. Mais
si vous le voulez, mettons que cela ne vous fait rien.. Oh! rien de rien!
de ne vous dirai donc pas que le jeune homme s’est retiré chez lui en
Bourgogne parce qu’a Paris il a de la parenté qui voulait le marier. ..
Il y a des gens qui'se mélent de tout... Lui, bien sir, ne voulait
pas. Mais alors on jasait, on disait pourquoi; le duel a fait du
tapage. Cela ne lui convenait point. I] parait qu’en Bourgogne
il a un chateau. Il nen sortira plus 4 présent. Et c'est la quil
attendra.
— Tais toi! Tais toi! s'écria-t-elle; ce que tu dis ne te fait-il pas
peur? Que vas-tu penser de moi qui t’ai écouté, de moi qui suis
pourtant la marquise de Verteilles ?
— Ce que je penserai de vous? répéta Martin... Oh! la ce que jen
ai toujours pensé depuis le matin... Vous vous en souvenerz bien de
ce matin 1a, il y a quinze ans, quand yous montiez sur mon épaule
L'IDOLE 1063
le long du vieux jasmin contre la fenétre de la tour? Je me disais alors
que vous étiez la petite élue du bon Dieu!...
— Ecoute, interrompit la marquise, qu'agitait un tremblement
convulsif, voici la chasse qui revient. Je veux regagner le chateau
avant qu'elle n’y rentre; il me semble quun malheur m’y attend et
que je vais étre punie.
lil
Punie, elle crut l’étre.
Vers le milieu de l’aprés-midi, le marquis s’était subitement
trouvé fort mal. Il eut une longue syncope. Tout le monde craignit
que ce ne fit le commencement du dernier sommeil. Pourtant il se
réveilla au bout d'une heure et déja I’on se rassurait autour de lui.
Son premier mot avait été pour demander la marquise. Apprenant
que Myriam n’était pas encore de retour, il dit : J’attendrai. Priez
la méchante visiteuse de repasser ce soir.
— De quelle visiteuse voulez-vous parler, monsieur le marquis ?
[1 se mit 4 rire : Mes enfants, reprit-il, je parle de la Mort.
Les gens se dirent : Il divague.
On lavait porté sur son grand lit pesamment drapé; sa chambre
située au-dessus du salon avait justement la méme grandeur. Les
murailles en étaient tendues de soie verte; le plafond en était fait
de riches solives; le parquet de traverses de chéne et d’acajou
massif, suivant la mode introduite au dernier siécle, dans la pro-
vince, par les riches armateurs de Nantes, grands marchands de
bois des fles. Toute cette décoration sévére rendait la vaste piéce
fort sombre.
Le malade eut encore une fantaisie que l’on attribua au délire;
il commanda qu’a l’instant, on allumat les grands candélabres de la
cheminée et le lustre en cristal de Hollande. Trente bougies répan-
dirent un flot de lumiére. Une des femmes de service dit en frisson-
nant : Il veut voir la visiteuse.
Le marquis, lui, se disait : Je lirai sur le visage de ceux que je
quitte...
Un autre serviteur se prit 4 grommeler : Ne dirait-on pas d’une
féte?
Celui-la, le mourant l'entendit : Ne sera-ce pas une féte pour la
fiancée du comte Mazence, murmura-t-il...
..- Qui, oui, la féte de la délivrance!
Myriam entrait alors précipitamment. En traversant le parc, elle
avait rencontré un émissaire qui‘se rendait 4 Vannes pour y quérir
20 MaRS 1876. 69
1064 LIDOLE
l’abbé de Verteilles, chanoine de la cathédrale et cousin du marquis.
Elle ne prit point le temps de quitter sa sobe d’anaazane.
—— Bonjour, mignonpe chasseresse! lui dit Je malade.
Et sourmnt encare: dJ'espére, ajouta-t-il, que les coureurs de
sanglier ne vous suivent pas... Ils font bien du bruit, ces habits
rouges!
Myriam le regarda. Cette gaieté la déchirait. Mais aussitét elle en
vit la cause sublime et profonde. La paix était rentrée dans le ceur
du yieillard aprés les derniers erages. Il lui apparut de nouveau
transfiguré. Cette face décharnée avait retrouvé subitement toute sa
sérénité d'autrefois; la flamme du supréme renoncement s’allumait
dans ces rides; l’espérance augusie illuminait ce masque mortuaire.
La jeune femme vint s’agenouniller auprés du lit; i] passa suivant sa
coutume la main sur sa chevelure et, se soulevant par un grand
effort, il se pencha et lui mit un baiser au front.
D’un geste alors, il congédia les serviteurs.
— Chére fille, je ne pouvais partir sans vous avoir revue. Je vous
dois ma bénédiction en retour des joies que vous m’avez données.
— Non, murmura-t-elle, non, monsieur..., vouS ne me devez
plus que le pardon.
— On a reconnu la-haut qu'il fallait me laisser au moins le
loisir de payer ma dette. Dieu est bon, voyez-vous; il n’a pas voulu
que vous eussiez plus tard 4 dire de Louis de Verteilles : Il est parti
comme un vilain sans prendre congé.
— Monsieur, dit Myriam 4 voix basse, vous ne pouvez com-
prendre le mal que vous me faites. Etes-vous sir que je mérite
encore votre tendresse? Savez-vous si je suis toujours restée digne
du bien que vous m’avez fait et que vous pensez de moi?
— Vous avez été ferme, loyale et fidéle. Aussi la récompense vous
arTive...
— Et w javais cessé d’étre loyale? s écria-t-elle... Si j’avais cédé
une fois 4 des pensées?...
— Une fois. Avez-vous dit une fois?
Et le marquis se remit 4 rire doucement : Rien qu'une fais!
répéta-t-iL. Encore faut-il que vous ayez beaucoup souffert pour vous
étre abandonnée a cetie grande révolte intérieure?... Puis-je savoir
si elle a été durable?... Combien avez-vous donné de minutes 2 ce
péché noir? Une fois!... O pureté charmante et sainte, quel dom-
mage que la vie doive te troubler un jour!... Chére fille, fais appro-
cher ta mignonne oreille. Ferme les yeux pour écouter ce qu'il me
reste & te dire... Tu as été l’épouse sans tache d'un fantOme, tu seras
I'épouse glorieuse du plus beau et du plus noble des vivants.
— Oh! fit-elle, aprés ce que je viens de vous dire...
L'IDOLE 1065
— N’est-ce pas aujourd'hui le 26 décembre? reprit le vieillard...
Deux printemps, deux étés, deux automnes, presque trois hivers,
oh! le deuil maussade. Sij’ajoute 4 toute cette longue suite de jours
les six mois écoulés depuis que vous étes devenue marquise de Ver-
teilles je vous aurai fait tristement attendre.
— Epargnez-moi, monsieur, je vous en prie.
— Mais aussi, marquise, la Noél de ta seconde année sera le jour
de la renaissance... Moi, je vous encouragerai, je vous souriral
sous ma pierre... Ce jour-la4 vous m’apporterez des fleurs, et sil y
avait un bouton sous Je givre dans mon jardin des roses, ce souvenir
me serait bien cher... Ne m’interrompez plus Myriam... Il faut que
je conserve, mes forces... Sachez, enfant, que j'ai tout prévu... Crest
moi qui veux régler votre bonheur. Le méme lieu qui a vu I’ épreuve
doit en voir le prix enfin obtenu... Vous Taurez mérité tous des
deux. C’est 4 Saint-Hélio, le 26 décembre dans deux ans, que vous
recevrez M. de Briey...
— Vous étes sans pitié, Monsieur, murmura Myriam... Vous ne
pensez pas que je pourrais étre morte moi-méme auparavant de
douleur et de regrets.
— Gardez-vous en bien, dit-il, car il me serait demandé compte
la-hant d’un si grand dommage causé ici-bas. On me dirait: Voila
donc le bien que tu as su faire!... Nous ne t’'avions pas demandé de
nous rendre cette enfant. S’il ne s-agissait que de la reprendre nous
n’avions pas besain de tol.
— Pourtant, reprit-elle, votre bonté m'accable. Et je vous le dis,
elle me tue...
— C’est ici que viendra le comte Maxence, contmua le marquis.
Et d’abord vous lui direz que je l'ai béni comme je vous bénis vous-
méme... Maintenant, allez, ma fille. Mon heure est plus proche que
personne autour de moi ne veut le croire et il mereste 4 remplir
envers vous le dernier des devoirs, le plus difficile de tous... Avec
Vaide de Dieu je P accomplirai... Mon ‘Dieu, vous permettrez que mes
léyres ne se glacent point trop vite... Pensez-vous, marquise, que la
chasse soit terminée et que je revoie bientdt votre pére.
Ii sembla qu'une puissance mystérieuse lui envoyait 4 l’instant
une réponse : les trompeséclatérent de l'autre cdté de la Veyle. Une
partie de la chasse revenait au chateau. Un grand repas y avait été
préparé, la table méme était dressée et supportait trente couverts.
Les chasseurs entraient dans le bac laissant derriére eux les piqueurs
et les valets qui feraient passer les chevaux et les chiens. Aprés une
rude journée, excités par la course, le plaisir et le succés, car le
sanglier avait été pris, tourmentés par un appétit sauvage, ils for-
maient vraiment une bande joyeuse; le baron Hector lui-méme gagné
1066 L'IDOLE
par l’exemple, au milieu de cette jeunesse, se déridait ; on l’avait vu
rire.
Martin Bataille alors se fit voir dans le parc et ne dit qu'un
mot.
Seul M. de Kernovenoy mit pied 4 terre. Le bac s’en retourna vers
l'autre bord. Les rires s’éteignaient, l’appétit point. Le jeune comte
de Lizouet proposa d’aller surprendre la chatelaine de la Volanditre
qui avait faussé compagnie 4 lachasse et s’était opiniatrée 4 rentrer
chez elle.
Elie serait bien forcée de dépeupler ses garde-manger et sa cave.
Tous alors se récri¢rent : — Il a vingt ans! il n’a peur de rien!
Ne point souper pourtant, c'est chose dure, quand on a couru
un sanglier. Le plus vieux de la bande, un chasseur quinquagé-
naire endurci, qui ne cachait point sa mauvaise humeur, se mit 4
grommeler entre ses longues dents, aiguisées sans espérance.
— Boismorand dit qu'il n’avait jamais rencontré la mort au
moment de se mettre 4 table! s’écria M. de Lizouet.
— Je le crois bien, fit un autre. Cela n’arrive pas heureusement
tous les jours.
— Mais il ajoute que ce ne devrait pas étre une raison, continua
le jeune homme, et que nous aurions bien pu souper 4 Saint-Hélio
sans faire de bruit. Boismorand, vous étes féroce !
— Sans faire de bruit! répéta le cheeur. Impossible !
M. de Kernovenoy dévora les allées du parc. Comme il entrait
dans le logis, deux serviteurs vinrent au-devant de lui pour le mieux
informer de ce qui s'était passé pendant son absence. Il les écarta
d'un geste. Que lui;voulait-on? Ces gens avaient-ils la prétention de
l’éclairer ou de le consoler? Il y a une consolation qui se trouve
toujours 4 la portée de celui qui veut la saisir... Sans doute, u
aurait mieux fait d’armer plus vite son pistolet, quinze ans aupara-
vant, 4 Kernovenoy, dans la chambre de la Tour... Quant a ce nou-
veau coup dont sa destinée le frappait, il devait bien le prévoir. Mais
il voulait le mesurer de ses yeux, il entendait ne rien apprendre
que par lui-méme. Arrivé sur le seuil de la chambre mortuaire, la
pensée lui vint pourtant de céder, dese dérober, des’enfuir, d’aller
s'enfermer 4 Kernovenoy, de laisser tout s’accomplir, sauf 4 se dé-
livrer, si la servitude de la colére et le poids de sa défaite devenaient
trop lourds. Mais i] était trop tard. Le malade l’avait vu.
— Ma fille, dit-il 4 Myriam, je veux étre seul avec votre pére.
Et d’une voix déja raffermie, il ajouta : Hector, je n’attendais
plus que vous.
Myriam sortait en chancelant. Le baron Hector s’approcha du Iit.
Le mourant sourit 4 cette figure sombre penchée sur la sienne :
L'IDOLE 1067
— Oh! dit-il, on a cru que j’extravaguais quand j'ai fait allumer
toutes ces bougies.
— En effet, monsieur, dit le baron, voila bien de la lumitre.
— C’était pour ne rien perdre de ce qui allait se passer sur votre
visage. J’y lis comme dans un livre, mon pauvre Hector. Voulez-
vous que je vous dise votre pensée?
— Vous la connaissez donc mieux que moi?
— J'ai quarante ans environ de plus que vous. Eh bien! s'il était
en votre pouvoir de me dire : Prenez-en la moitié, prenez-moi vingt
ans et vivez! je crois que vous le diriez sans regret.
— Sans regret, mensieur, si ce sacrifice devait vous servir.
— Est-ce bien yous qui seriez sacrifié? demanda le marquis. Ne
serait-ce pas plutdt cette enfant, que je viens de prier de nous
laisser seuls? Car nous avons 4 causer ensemble...
— Mais ce serait un marché inutile, continua M. de Kernovenoy,
sans youloir prendre garde 4 ces derniéres paroles. Vous n’avez
pas envie de mourir.
— Et vous, reprit le vieillard, vous ne souffrirez pas, vous ne
voulez pas que je meure!... Mon Dieu, tu l’entends! Prends garde
que tes desseins ne soient contrariés par plus puissant que toi... Tu
me rappelles, mais je ne saurais t’obéir. Le baron Hector ne le veut
pas ! je suis 4 lui, non 4 toi... As-tu jamais laissé 4me humaine se
remplir d’un plus bel orgueil ?
— Vous vous trompez, répondit le baron, en se laissant tomber
lourdement sur un fauteuil au pied du lit, je ne pense point que vous
soyez 4 moi. Tous tant que nous sommes, je crois que nous n’appar-
tenons ni aux autres, ni 4 nous-mémes. Nous sommes les jouets
d'une puissance qui, pour étre aveugle, n’en a pas moins des moque-
ries implacables.
— Quel nom donnez-vous 4 votre puissance aveugle? fit le malade.
Voulez-vous que nous l’appelions la Nature?... Eh bien! il me
semble que c’est moi qui la bravais depuis trop longtemps. Etait-il
conforme 4 sa marche accoutumée que je fusse encore debout 4 mon
age, je vous le demande? I.a chute du vieil arbre vous incommode,
je le concois bien, mais ne deviez-vous pas penser qu'elle était
prochaine? Il est certain qu'un grand changement dans vos projets
peut s’en suivre. Qu’avez-vous fait pour vous y préparer?
— Rien.
— Je m’en doutais. Voila méme une des raisons que je me trou-
vais encore hier pour souhaiter de durer, car ce n’était plus vivre.
Mais j’avais d'autres raisons, sil faut l’avouer. Moi qui crois 4 une
puissance clairvoyante gouvernant le monde, je l’ai priée de my
accorder encore quelques misérables années. Une faiblesse, Hector,
1068 LIDOLE
la derni¢re; et pis que cela, un souhait déloyal. Je manquais 2 la
partie morale d’un contrat que vous connaissez...
— Je suppose que personne ne yous en a demandé Fexécution?
s'écria M. de Kernovenoy avec un rire violent; et moi qui ai bien
droit de l'interpréter ce contrat, je la refuse.
— L’esprit de l'homme est mobile jusqu’d son dernier jour,
reprit M. de Verteilles. Je me trouvais bien ici-bas, je céde mainte-
nant a la vive espérance d’étre mieux ailleurs et je salue la mort qui
m’ayait oublié. Il m’est doux de savoir que je serai pleuré surtout
par celle que mon départ va décidément affranchrr...
— Vraiment, dit le baron, voila un détacheinent admirable.
— Avez-vous pensé que lorsque la marquise, votre fille, quittera
ses habits de veuve, elle aura presque vingt-deux ans?
— Je n’ai point fait cette réflexion..., mais yous, monsieur, Yous
pensez a tout.
— J'ai donc fait mon temps, j'ai remplt Pinterregne.
— Monsieur...
— Jai vécu autant qu’il me fallait vivre. Seulement |’ heure va
sonner. Continuons de causer, mon cher Hector.
— Comme il vous plaira. Je suis persuadé qu'il vous reste encore
de longs jours et je ne sais ce que vous pouvez avor & me dire.
Pourtant je vous écoute.
— Je cherche dans mes souvenirs, dit le vieilfard. Ai-je cennu
plus belle vie que la votre? je ne le crois pas. La mort de ta baronne
Marie semblait |’avoir détruite. Le grand amour que vous avez reporté
sur votre fille I'a réparée. Et cependant, Hector, que de fautes?
— Qui n’en a commis? Si yous le connaissez cetul-l+, monsienr,
nommez-le.
— Celui-la, ce n'est pas moi, comme yous I’allez voir. Mas le
pire, ce n’est pas de commettre des fautes; c'est de s’affranchir du
regret qu’elles devraient causer, c’est de s’ériger en élu de soi-
méme, a qui Ie mal est permis comme le bien. On assouvit sa pas-
sion; aprés quoi I’on se cite 4 son propre tribunal et on s’absout,
parce qu’on est a la fois partie et juge. Voild le funeste orgueil!
Tout le monde n’en est pas également possédé; i! y a des hommes
qui gardent la liberté de se juger, de se condamner et de se punir.
Regardez-moi, Hector. Si je vous disais : Ce n'est pas des fautes
que j'ai commises, c’est un crime, n’en seriez-vous pas bien étonné?
— Vous, monsieur, balbutia le baron en se tevant brusquement.
Vous, un crime! Vous, un gentilhomme dune réputation si haute!
— Et un gentilhomme chrétien, ne vous en déplaise. Ce que jai
fait, je ’expie depuis quarante ans... Quant 4 vous, baron Hector,
Si vous aviez réussi 4 faire tuer M. de Briey...
EP DOLE 106)
— M. de Briey... Al! c’est A bai que vous voulez en venir...
Est-ce que ce sujet n’est pas éteint entre nous?... Quoi, monsieur,
méme & cette heure!...
— A cette heure justement tout se réveille... Je yous disais donc
que si vous aviez fait tuer M. de Briey, fussiez-vous comme mei sur
le seuil de Fautre monde, vous essayeriez encore de vous persuader
que c’était votre droit.
— En vérité, je n’essaierats point.
— Vous le croiriez!...
— Je le croirais... Oh! je suis mcorrigible et je n’avais pas 4 vous
Vapprendre. Vous le saviez!
Le vieillard eut un soupir de découragement : H faudra bien que
j'arrive a vous convaincre, murmura-t-il, mais grand Dieu! que je
suis las !
Il laissa retomber sa téte sur ses oreillers et ferma les yeirx. M. de
Kernovenoy courut 4 lut. Les paupitres du moribend se rouvraient
lentement : Hector, dit-il, yous ne croyez pas & mon crime.
Le baron leva tes épaules : Nor! fit-it; nom, monsieur, je n’y crois
pas.
— Vous avez pourtant éprouvé si favais envers votre fille une
tendresse profonde...
— Je conviens que yous men avez fait subir une fois la rude
expérience.
— Et jamais # ne vous est arrivé de vous demander pour-
quoi? |
— Comment me le serais-je demandé? ne l’ai-je pas aimée nlus
fortement encore? Je ne comprends pas qu'on l’aime & demi... Oui,
votre tendresse a été profonde; mais pouvait-elle étonner la mienne?
Elfe n’a pu que la blesser, car fai wu celle que vous aviez choisie
pour lui donner votre ceeur, oubher un instant que je lavais formée
du mien. J’ai pu douter de Ia puissance des liens dua sang... Tout
cela est effacé.
— Approchez! fit le vieillard, 4 voix basse. Avez-vous parlé de
sang?... C’est un mot qui peut bien faire peur aux mourants, n’est-ce
pas?... Savez-vous comment la mrtre de votre baronne Marie, la
comtesse Réjane d’ \vrigné, la femme du comte Alain est deverue
veuve?
— Je crois, dit le baron, que le comte Alain a péri de mort vio-
Jente et qu’il l’avait bien mérité.
— Approchez encore... Avez-vous dit : de mort violente?..
Savez-vous qu’on avait marié par contrainte Réjane de Trémélyan,
c était son nom... Savez-vous qu’ auparavant elle m’armait?
— Je crois en effet, l’avoir entendu dire, et voila sans doute la
1076 L'IDOLE
raison de votre vive amitié envers la baronne Marie et plus tard
envers sa fille...
— Attendez! reprit le vieillard en secouant la téte... Savez-vous
qu'Alain d’Avrigné avait fait de la comtesse la plus malheureuse de
toutes les femmes, qu'il l’avait ruinée sans scrupules...
— Cela, répliqua Ie baron en souriant, je dois le savoir puisque
jai épousé sa fille sans dot.
— ... Quil l’outrageait et la maltraitait méme... Savez-vous que
dans un moment de désespoir elle répondit une fois, uae seule fois
aux billets, que je n’avais cessé de lui faire parvenir depuis sept ans?
ce fut sa seule faute, et ma fidélité avait été indomptable. Le comte
Alain saisit cette réponse. Jamais il n’y eut de duel si secret...
— Un duel? interrompit M. de Kernovenoy... entre vous?
— J’aurai eu deux duels en ma vie. Avec le comte Alain autre-
fois... Avec vous, Hector, 4 cette heure. Et je vous le dis, je sorti-
rai vainqueur du second comme du premier. Je vous arracherai la
liberté de Myriam... Mais avec le comte Alain, c’était un combat
sans but comme sans espérance. Chacun des amis qui nous assis-
taient avait fait le serment de ne jamais le révéler. Tous sont morts
depuis longtemps... Mon ennemi tomba frappé d'une balle au front.
Il passa pour avoir été tué dans ses bois par un braconnier. Et
comme c’ était un homme dur et méchant, on le crut.
— Mais! fit le baron... Et la comtesse?
— Elle lecrut d’abord comme tout le monde. Je ne sais quel avait
été le dessein de son mari. II ne lui avait pas parlé de la lettre sur-
prise et sdrement il n’en aurait parlé qu’a elle. Pourquoi s’était-il
tu jusqu au moment du combat? Peut-étre se promettait-il, si j'avais
succombé, de venir lui faire le brutal et cruel hommage de ma mort.
Peut-étre aussi le courage lui aurait-il alors manqué... Qu'en pensez-
vous, Hector? Comment auriez-vous agi auprés de votre fille si
Robert d’ Avrigné avait tué le comte Maxence?...
M. de Kernovenoy, toujours penché sur le moribond, se re-
dressa brusquement : Je crois, monsieur, dit-il que nous y reve-
nons...
— Kcoutez! reprit le vieillard... je ne suis pas au bout de mon
récit, mais je vais franchir un assez long espace de temps... La com-
tesse Réjane était veuve depuis deux ans... Quand la marquise de
Verteilles, dans deux ans, aura accompli l’épreuve du veuvage, que
ferez-vous pour l’empécher d’aimer et d’étre aimée librement?... Vous
ne répondez pas... Ecoutez encore... J'allais étre heureux... Vous me
regardez et je vous épouvante... Un détestable bonheur!... C'est de
cette facon-la que vous auriez été heureux, vous qui me blamez, si
l'épée de Robert d’Avrigné avait été plus sire... Ah! je peux dire
LIIDOLE 071
pourtant que je ne m’abusais pas sur ce second crime, pire que le pre-
mier peut-ttre. Mais j’essayais en vain de m’y arracher... Celle qui
avait appartenu trop longtemps a l'homme que je venais de priyer
de la lumiére du jour allait 4 mon tour m’appartenir... Est-ce que
vous n’aviez point révé quelque chose depareil, Hector? Vous auriez
gardé votre fille. Moi j’aurais conquis M™ d’Avrigné... A vous
comme a moi le couronnement du meurtre, |’amour devenu le prix
du sang! Ne me condamnez donc point! La comtesse était sans mé-
fiance. Vingt fois j’avais voulu fuir ou me jeter a ses pieds, confesser
tout. Cependant le jour de notre mariage était fixé. Je ne fuyais point
et je gardais mon affreux secret, l’horreur de ma situation me déchi-
rait... Vous avez connu ces déchirements, Hector:.. Et pourtant
yous ne faisiez que méditer une action abominable. Vous ne l’a-
viez pas accomplie, vous ne deviez pas l’accomplir de votre main,
mais par la main d'un autre.
— Monsieur, murmura le baron, que vyoulez-vous de moi?
Ii essaya de s’éloigner du lit, mais, avec une force convulsive, le
mourant le retenait par le bras : —Je n'ai pas fini... Ecoutezencore...
Je ne sais si, dans mon égarement, un mot réyélateur m’échappa.
La comtesse devint subitement triste et malade... L’épouvantable
mariage fut différé... Pendant quelques mois elle souffrit et lutta
contre un mal que les médecins ne pouvaient connaitre. Gomme
elle s’éteignait doucement, et que je pleurais au pied de son lit, elle
me dit un jour : « Ami, ne vous désolez pas! Je crois que je meurs
de la mort du comte Alain, et cela est bien étrange, n’est-ce pas?
puisque je n’ai jamais pu l’aimer et qu'il n’a su que me hair...
Mais si c’eiit été vous qui fussiez tombé sous cette main inconnue et
cette balle maudite, je serais morte deux ans plus tot. J'ai cru
pendant deux ans toucher au bonheur. Vous le voyez, ce n‘était
qu'un songe... » Ainsi jusqu’a la fin elle voulut feindre lignorance...
Votre fille n’aurait pas été moins cruellement généreuse envers vous,
Hector, si Robert d’Avrigné, votre pauvre docile instrument, avait
tué M. de Briey. Elle serait morte ici méme, j’imagine, dans mon
beau Saint-Hélio que je lui avais donné pour refuge. Son premier
mouvement aurait été de vous fuir, mais elle vous aurait rappelé 4
rheure supréme, et plutét que de vous maudire, elle aurait aussi
fetnt [ignorance... Vous avezéchappé a cette douce pitié d’une mou-
rante, plus terrible que tous les arréts, parce que votre crime, a
la différence du mien, n’a point réussi... Voulez-vous que le second
ait plus de succés?... Dans deux ans!... Songez 4 ce terme, car il
est fatal. Rappelez-vous les dernitres paroles de la comtesse d’ Avri-
gné, l’aieule de notre marquise : J'ai eru pendant deux, ans toucher
au bonheur.
1072 LIDOLE
— Ou est le rapprochement? s'écria M. de Kernovenoy. Ce wes
point entre vous et ce Briey que je puis le voir...
— Vous avez raison, car ce n’est point 14 qu'il faut le chereher.
Il m’était interdit d’aimer la comtesse Réjane, il va étre perms a
comte Maxence d’aimer M™ de Verterlles.
— C'est done entre moi et le comte Alam?... Je vous en remer-
cle, monsieur. Je suis 4 vos yeux, mor aussi, un homme pervers
et dur et je le sais...
— Ne cherchez pas encore la! Le comte Alain, quand il 3 essaré
de me frapper, avait son dreit pour hui. Ow était le votre 4 frapper
ce jeune homme? Ou sera votre droit demain 4 fui interdire acct:
du eeur de votre fille devenue libre, et de sa maison? Non, lerap-
prochement n’est point la. Gherchez entre les. deux femmes... Pes-
dant deux ans, la marquise de Verteilles que je viens de bémr et i
qui j'ai commandé l'espérance aura cru toweher au bonhew. le
deux ans écoulés, qui aurait encore la puissance de le tai refuser
et de le lui ravir? Vous, Heeter, vous seul...
— Moi le pére! interromprt violemment M. de Kernoveam...
Moi qui ai tous les droits, monsieur, quvique vous en puissiez dire :
ceux de la nature d’abord, ceux d’une longue et infinie ten-
dresse!... Moi qui pourtant serai banni, oublié... Mats que voule-
vous donc?... que je m’avowe vaincu?...
— Oserez-vous contimuer le combat? Recommenceres-voss Fe-
preuve? Voulez—vous que votre fille vous dise comme la comtesse
Réjame en rendant 4 Dieu dans vos bras cette Anve si belle, si pure
si bien ornée par vos soims, et que votre égoisme aurait briste : (2
n'était qu'un songe!
— Je n’empécherai peint le bonheur dont vous me faites ome
si vive peinture, dit le baron Hector d'une voix soarde, mai
vous conseille, monsieur, de ne me demander rien de: phis. Jeres-
pecterai votre euvrage, je ne consentirai famais 4 le veir... Ets
la pensée m’en devient insupportable, qui m’interdira de m’airet-
chir 4 mon tour?...
— Ee souvenir de m'avoir va mourir en paix, dit le vieitlard.
Le prétre venait de sortir, la clochette préeédant le Viatiqu’
résonnait encore dans les jardins. La marquise priait au, pied d0
lit et, sur le seui? de la chambre, toute la maison était
On n’entendnit aucun sanglet, car on-ne pleure point la mort fu
octogénaire, on la regarde passer comme la plus sainte des choxs
inévitables. Ee mourant se tenait immobile dans gen grand fit, le
deux mains croisées sur sa poitrine.
Les bougies presque entiérement consumées vacillaient dans le
LIBOLE 1073
candélabres, le lustre. crépitat. Parfais un grand courant dombre
traversait la vaste piéce et un frisson agitait les serviteurs ; puis la
lamiére se ramamait vive et brillante. Tous les yeux alors se por-
taient vers le lu. Le marquis souriait deucement : Ce n’est pas
encore fini, mes enfants! murmnrait-1l.
M. de Kernovenoy rentra dans la chambre mortuaire. Pendant
Fauguste et triste cérémonie, on ne |’avait point vu. Li marchait la
téte si haute, le regard si noir que kes servantes agenouillées sécar-
térent vivement, commie si elles ayaient eu peur qu'il me les écrasit
au passage. Ht alla. s'adogser & la cheminée; il semblait que le mar-
quis n’avait pu le veir... Cependant H prononca son nom d'une
voix encore distincte : Hector.
Le baron obéit et s’avanca. Le vieilHard hu tendit sa main déja
placée.
'— Restez pres de moi, lus dit-il. Hector, je veux. que vous me
regardiez mourir.
— Je resterai, dit M. de Kernavenoy; mais avez-vous besoin
de mon secours, monsieur ? Vous étes fort.
— Je suis fable, mais j’espére.
Le baron eut un sourire d'une effrayante amertume : Donnez-moai
donc votre secret! dit-l. Pour espérer, que faut-il faire?
— Il faut erorre.
M. de Kernovenoy ne répendit pas. Il reprit sa place dans le
fauteuil qu’il oceupait une heure auparavant prés du lit. Pourtant
i} le fit recwler un peu avant de s’y asseoir... L’ombre des rideaux
le cachait, et il touchait presque Myriam agenouillée. Bientdt il ne
regarda plus qu’elle.
La voix de M. de Verteilles se fit entendre, de plus en plus faible;
it demandait Martin Bataille.
Martin se détacha du groupe des serviteurs et s'approcha. Penché
ser le lit, loreille pres de la bowche du movrant, il n’entendit
Wabord qu'un murmure. Le marquis ft un effort : Vieth homme,
dit-il, tache de vivre encore quelque temps afin de reporter au
comte Maxence mon dernier désir. Je veux que son second fils soit
appelé le marquis de Verteilles.
Cenyme Martin s'éloignait, les lévres. du moribond s'agitérent
encore une feis : Marquise, dit-il.
Myriam se leva et viat @ lui.
— Chére fille, écoute mon dernier mot. Tu n’as plus a craindre
ton pére. J? @ promis... Et mainterant ferme-moi les yeux...
.. Les funérailles eurent lieu dans Ja matinée du troisi¢me jour
qui suivit la mort. Cette fois ce ne fut point, comme au mariage, la
noblesse seulement, mais le pays tout entier qui accourut 4 Saint-
1074 L'IDOLE
Hélio. Le baron Hector, l’amiral d’Avrigné et son fils conduisaient
le deuil.
M= Léopoldine d’Avrigné se fit nommer un singulier personnage
qui marchait dans la foule. Il était vétu d'un bourgeron bleu de
marin et portait aux oreilles de grands anneaux d'or en forme de
cercles au milieu desquels se jouaient des ancres mobiles. La cha-
telaine de la Volandiére le trouva fort plaisant, car elle n’ignorait
pas les différents services rendus 4 M. de Briey par le capitaine
Gourmalec depuis le duel. M™ la Bise trouvait 1&4 une excellente
occasion de siffler : Le prince Charmant, dit-elle, se fait représenter
par quelqu’un 4 lui, comme les rois aux cérémonies funébres. Quel
dommage pourtant qu'il ne soit pas venu de sa personne! Est-ce
que cela n’aurait pas été plus piquant?
Lorsque tout fut fini, le chateau redevenu désert, la marquise
seule avec son pére dans le grand salon le pria de l’excuser. Elle
désirait se retirer chez elle jusqu’a l'heure du diner. Il ne répondit
pas et prit un baiser sur son front qu'elle lui présentait. Mais
comme elle allait sortir, il la rappela brusquement : Myriam. !
Et il la pressa dans ses bras avec tant de violence qu'elle ne
put étouffer un cri.
— Je vous demande pardon, lui dit-il. Voila bien le triste sort de
ma, tendresse. Elle ne sait plus que vous causer du mal.
On le vit errer quelque temps dans les jardins, puis rentrer et
faire appeler ceux des gens qui étaient 4 lui, son valet de chambre
et ses piqueurs. Martin Bataille observa le premier beaucoup de
mouvement dans l’écurie, et parmi les valets de la meute. Ii
fit part de ses observations 4 Charlotte; mais celle-ci qui était
une personne entendue lui répondit que cela était tout simple, que
le baron méditait sans doute de faire partir son train de chasse.
parce qu’on ne chasserait plus, le reste de I’hiver, 4 Saint-Hélio. Le
vieux garde, mal persuadé, secoua la téte, et fit le guet. Il vit atteler
la caléche de voyage de son ancien maitre et la pensée lui vint
d'aller trouver la marquise. ,
Mais ayant réfléchi, i! demeura.
Le soir, Myriam avertie que le diner était servi entra dans la salle
& manger et ne vit quun couvert. Elle tressaillit : Monsieur le
baron, demanda-t-elle, aurait-il désiré diner dans son appartement?
Charlotte qui la suivait baissa la téte. Sa perspicacité et son zéle
se trouvaient en faute.
— Madame, dit-elle, M. le baron n'est plus au chateau.
LIDOLE 1075
IV
' Cétait le 27 décembre. La marquise Myriam, ce jour-la, descen-
dit de bonne heure au salon. Elle avait quitté depuis la fin de I’ été
précédent le crépe et le Jong voile et portait une robe de velours
noir, sans bijoux, sans aucun ornement. Sa beauté s’était encore déve-
loppée, grace a la paix profonde de cette existence solitaire et monotone
qu elle menait depuis deux ans. Sasanté était plus robuste, sa taille
plus riche, sa démarche moins vive, ses yeux magnifiques tout pleins
de ces pensées qu'on ne dit point. Et le vieux Martin Bataille, quand
il la rencontrait dans le jardin et qu'il n’obtenait d’elle au passage
qu'un signe de téte ou un sourire, sen allait en grommelant : Elle
vit sans parler comme les fleurs et les étoiles.
La marquise, en effet, était souvent demeurée, depuis deux ans,
des jours entiers sans avoir occasion de dire une parole. L’aprés-
midi, quand elle brodait auprés de la croisée, d’oi l'on n’aperce-
vait, été, que le feuillage; Phiver, lorsque les arbres étaient dé-
pouillés, le ruban argenté de la Veyle, courant sur son lit de roches,
la porte de sa chambre s’entrouvrait; un domestique venait annon-
cer qu'il y avait des pauvres dans la cour du chateau. La marquise
Myriam levait doucement la main, et ce geste voulait dire: Donnez!
La moitié des grands revenus de Verteilles s’en était allée depuis
de longs mois en aumdnes. Quelquefois la jeune marquise se plai-
sait 4 les distribuer elle-méme. Alors toute sa maison l’entourait.
Le pieux office terminé, tous les gens la suivaient, tandis qu'elle
regagnait sa solitude; un murmure s’élevait sur ses pas. Les gens
de Saint-Hélio étaient fiers de leur dame et l’adoraient; 14, comme
partout, elle était I’Idole.
Idole paisible et propice, sans exigences barbares et sans orages.
Ce jour-la pourtant, 27 décembre, comme M™* de Verteilles sor-
tait de son appartement, Charlotte lui dit : Madame la marquise ne
sait peut-étre pas comme elle est pale...
Myriam tressaillit et ne répondit pas.
En entrant dans Je salon, elle s’assit d’abord devant un bureau
de boisdes.iles, décoré de superbes cuivres, qui avait autrefois servi
au marquis. Elle allait & son: devoir et 4 son travail de chaque
matin depuis deux ans. La solitaire de Saint-Hélio écrivait quoti-
diennement au solitaire de Kernovenoy qui, de loin en loin,
répondait par quelques lignes bréves et glacées. Depuis le premier
de ce mois de décembre Je baron Hector gardait le silence.
Myriam voulut relire le dernier billet de son pére et le chercha
parmi des lettres éparses dans une coupe de bronze. Il y en avait
1076 LIDOLE
une déja vieille de huit ou dix semaines et encadrée de noir qu’elle
rencontrait sans cesse comme si quelque volonté mystérieuse s‘obsti-
nait 4 la placer sous sa main. Elle était de l’amiral d’Avrigné.
L’amiral ayait toujours eu ia réputation d’écrire avec an tour
original. On racontait méme qu’ auitrefois, lorsque de son vaissean de
commandement il adressait une lettre au ministre, celui-ci ne la
lisait jamais sans sourire et disait: C’est du roman de bord. Ecri-
vant & la marquise, sa petite nice, M. d’Avrigné avait eu a traiter
un sujet délicat qui demandait des allures de tristesse, et quelque
meondaine componction. Il s’agissait en effet pour lui, d’apprendre
4 Myriam la mort prémaiurée de sa belle fille, la chatelaine de la
Volanditre: — « La pauvre enfant, disait-il, avait un excellent
ceeur et ua mauvais caractére. C’est le ceur que nous pleurons, mon
fils et moi. Ce malheur aurait pu déranger toute la vie de Robert.
Heureusement la chére exilée nous a laissée en partapt un gros
Parcon... »
C’était le principal ; on gardait le million de Lescot. Myriam, qui,
malpré sa premitre résolution venait de rouvrir la lettre ne put
s’empécher de sourire tristement. L’élege du coeur de Léopoldine lui
rappelait la conversation qu’elles avaient eue toutes les deux ensemble
dans la forét... Ah! ke ben coour que celui de la morte!... Mais ayant
commencé a relire malgré elle, Myriam devait aller jusqu’au bout. D
y avait unm pestscriptum:
« Rebert dans son chagrin a rencontré un ban ami qui je censole.
« On peut dire que M. de Briey lai rend je bien pour le mal. Ils ne se
« quitéent plus tous les deux depuis que le comte Maxence estrevenu
' « & Paris. Mais Robert croit savoir que son amis’appréte 4 une nou-
« velle absence. Il s’agit d’un mystérieux voyage vers la fin du pro-
« chain meis. Novembre, ot nous sommes 4 présent lui parait sans
« doute assez loag comme 2 tout le monde. Le temps est affreux. Je
« profite de ces quelques lignes ajoutées & ma lettre pour vous
« embrasser une fois de plus, ma chére eomtesse ... Pardonnez-moi,
« je voulais dire : ma chére marquise.
« Votre prand—-oncie. »
Myriam rejeta le pli vivemenit, mit sa téte entre Bes maains, se
décida & ne pas écrire & son pire ce jeur-l4 et sort. Quelques
instants aprés on la vit dans le parc; elle se dingeait vers le jardin
des reses.
La matinée était asses belie. H aveit neigé ja veille, ce qui est
extrémement rare dans ce pays. Le veat diouest se réweillaut pen-
dani la muit et ressaisissamt son empire avait chessé 088 naées Rel-
L'DOLE 1077
geuses; son haleine ti¢de avait d’abord fondu rapidement la légére
couche blanche étendue sur les branches des arbres. On voyait au ciel
de larges coins bleus. Cependant des courants plus froids par mo-
meats traversaient l'air, et les gouttes d'eau s arrétaient glacées sur
les plantes frissonnantes.
Les lévres de la marquise Myriam s'agitéreat et sa paleur redou-
bla. Celui qui n’ était plus n’avadt-il pas prédit & sa derni¢re heure
tout ce qui arriyerait dans cetée journée? « Vous m’apportererz des
fleurs, avait-t-il dit. Sous le givre, vous trouverez un bouton peut-
étre et ce souvenir me sera bien cher! » Myriam entra dans le
jardin des roses et lentement examina les rosiers dépouillés. L’un
deux, le plus prés du massif de chénes, celui-la méme ou déja
si longtemps auparavant elle avait déchiré sa robe gardait encere
quelques traces de végétation et de vie. Sur sa branche la plus
basse un bouten s’entrouvrait. Grace au retour de Ja froidure, les
gouttes du dégel s’étaient fixées comme des larmes de cristal sur
le maigre feuillage qui Ventourait; le bouten se noyait dans le
givre.
Elie le cueillit, revint au legis qu'elle traversa et prit ua manteau.
Puis on Ja vit s’acheminer vers le village.
C'était la, prés de a ae ica M. de Verteilles.
" — Madame la marquise | en ce moment n'est pas au chateau.
— Nous lattendrons, dit l’amiral.
Le walet qui venait de recevorr trois hommes descendant d'une
berline et qui avait reconnu d’abord les MM. d’ Avrigné les précéda
et ouvrit devant enx la porte du salon. Mais, asa grande surprise,
le troisiéme visiteur, celui qu'il ne connaissait point, y entra seul.
L’amiral et son fils se dirigérent vers le parc.
— Eh! dit Robert, nous avens fait, en arrivant, une singuli¢re
figure; nous venons 4 trois comme pour un duel.
— Vous avez beaucoup d esprit, répendit gravement l’amiral. Ce
que vous dites est méme bien plus juste que vous ne powvez le
croire. I] s'agit vraiment d’un duel. Seulement notre adversaire
n'est pas ici; il est 4 Kernovenoy dans sa tour.
— dai toujours pensé que M. de Verteilles en mowrant avait
arraché une promesse au baron Hector...
— Vons croyez l'avou pensé... C’est le commandant Humbert
qui vous |’a dit... Mais n'importe? Ah! des promesses. On les fait,
on les repread. C’est le va-et-vient de la conscience himaaine...
Mais il me semble que j’entends nos amis.
Ils arrivdient au bord deja Veyle @ linstant o& le commandant
Humbert et Gourmalec venani de Garnoét aberdaient dans la, san-
1078 L'IDOLE
laie, avec l'aide de Martin Bataille qui, depuis une heure, guettait
la barque. Le commandant le premier sauta a terre :
— Qu est Maxence? demanda-t-il.
— Pardine! fit Jean-Pierre Gaspard, il est ou vous voudriez bien
étre 4 sa place; mais l'heure du sentiment ne sonnera plus pour
vous, mon officier. Vous n’en étes pas plus content.
— Ce n’est pas comme vous, capitaine Gourmalec, répliqua gaie-
ment le commandant; tout le monde sait que vous étes phil
sophe.
— Moi! grommela le vieux marin, j'ai mon grog.
Les alrivants causérent un instant ensemble. Tous avaient voulu
étre de la féte; mais chacun d’eux n’y pouvait avoir une part
égale. Gourmalec s’était rendu justice en apportant des fusils et
une gourde afin de tuer quelques poules d’eau et de se réchauffera
mesure qu'il refroidirait ces infortunés volatiles. On décida que
Robert lui ferait compagnie, car sa présence pouvait embarasser
la marquise. Le commandant et I’amiral reprirent seuls le chem
du chateau sous la conduite de Martin.
Avant de pénétrer dans le logis, ils hésitérent. N’allaient-ils pas
troubler trop tOt dans son premier ravissement, dans ses j0ies
nobles et infinies, ce bonheur dont chacun & présent pouvaitse dire:
Il aura été un peu mon ouvrage! .
Lamarquise Myriam revenant du village était entrée dans le salon
oi l'attendait le visiteur inconnu. M. de Briey s’appuya au chambranle
de la croisée, elle demeurait sur le seuil et, pendant plusieurs mi-
nutes, ils n’avaient point trouvé la force de se rien dire. Enfin
Maxence mit un genou en terre: Cette fois, dit-il, avais-je ménté
de vous voir?
Elle ne répondit que d’un signe. Il se releva et prit sa main quelle
ne défendait pas : — Laissez-moi croire, reprit-il, que j'ai été st
a souffrir.
— Ne le pensez point, murmura-t-elle. Vous vous trompene:
peut-étre.
Puis assis tous deux cdte 4 cdte, ils causérent longuement. (¢
n’étaient pas des projets d’avenir qu’ils formaient. Le préseat le
enveloppait, les menacait encore : Je crois, dit Maxence, que volt
pére a promis...
Elle l'arréta d'un geste : — Ila promis de ne rien emptcher,
pondit-elle. Trouvez-vous donc que cela soit assez? Je veux voir volte
main dans la sienne. Je veux qu'il vous pardonne, et je veux ttt
sure que vous lui avez pardonné.
C'est alors que le commandant et M. d’Avrigné se firent vol.
La marquise Myriam recut les sincéres embrassements de son
L'DOLL 1079
oncle et |’on tint conseil. Qui se chargerait d'aller 4 Kernovenoy,
chercher le dernier mot du baron Hector?
Myriam qui écoutait en silence se leva tout 4 coup et dit : Ce
ne doit étre que moi.
Une heure aprés elle montait dans la berline avec l’amiral qui
devait l’accompagner seulement jusqu’au bourg de Kernovenoy et
ne pas se montrer au chateau. Martin Bataille prit place sur le
siége. Myriam dans la voiture était muette, si grave et si ferme que
esprit alerte et moqueur de M. d’Avrigné se remplit peu 4 peu
d'une superstition incommode : Je crois décidément qu'il y a de la
déesse en elle, murmurait-il; j'ai failli commettre une erreur bien
pire, il y a trois ans, que l'année suivante en mariant Robert a notre
pauvre méchante petite dame de la Volandiére. Je voulais alors pour
lui une créature supérieure ; ma niéce l’eut été trop, beaucoup trop.
Allons! Tout est bien qui finit bien!... A la vérité tout ceci n’est
pas encore fini.
Il s’agita un moment, étouffa quelques baillements maussades et,
comprenant que le sommeil demeurerait le plus fort, cessa la lutte
et sendormit. Au pied du chateau il fallut le réveiller. I] rouvrit
brusquement les yeux, apercut l’ombre des tours et frissonna :
Myriam, dit-il, est-ce que vous allez entrer vraiment toute seule dans
ce logis noir? Sans compter que si le maitrenen est point changé,
son Ame est bien plus noire encore... Et pourquoi serait-il changé?...
—- Monsieur, dit la marquise, ce logis noir est celui ou j'ai été
élevée ; il me sera toujours plus cher qu’aucun autre au monde, et je
vous rappellerai que vous parlez de mon pére.
— C’est, ma foi, vrai!... je vous demande pardon.
Il descendit de la voiture, il s'éloignait, quand tout a coup reve- -
nant sur ses pas : — J’ai demandé pardon a vous, s’écria-t-il, mais
pas a lui... Oh! non, mille fois non! A lui jamais!
La berline monta la rampe du chateau, la porte ogivale s’ouvrit.
Au bruit des roues le seuil des portes et les fenétres des communs
se peuplérent, et dans le vieux Kernovenoy, il n'y eut qu'un cri :
« Madame la marquise! Mademoiselle! » Le chateau demeurait, rempli
du souvenir de l’adorable enfant qu'on y avait vu grandir et qui en
avait été la vie et la parure. Les servantes accoururent pour aider
leur jeune mattresse 4 descendre et baistrent les mains de !' /dole.
Myriam enfin délivrée de ces empressements et de ces caresses
s’avanca vers sa belle terrasse suspendue au-dessus des flots. C’est la
que Martin la rejoignit. [1 n’avait pas seulement 4 lui apprendre que
le baron Hector n’était pas en ce moment audonjon, mais aussi qu’on
ne l’y voyait presque plus. Depuis deux ans, le maitre vivait dans
une solitude farouche, prenant ses repas dans la chambre de la tour,
25 mans 1876. 70
1080 L'DOLE
le matin en chasse, le jour dans sen yacht sur la baie, quelquefois
seul dans une barque légére chargée de tant de voiles que c¢ était
tenter le vent et la mer. Aussi le bruit courait-il parmi les gens qu'il
avait résolu de finir par ]’eau.
Car on croyait toujours qu’il voulait fair.
Myriam sans répondre entra dans le logis, le parcourut de chambre
en chambre et, pensive alriva 4 cette chambre de la tour qui avait
vu, dix-sept ans auparavant, |’explosion de la folle et cruelle tes-
dresse dont le baron ayait vécu et dont il pouvait mourir. La porte
n’en était point fermée, la marquise alla d’abord 4 la grande
croisée qui s’ouvrait sur la mer. La brise avait encore changé depuis
Je matin et soufflait du sud-ouest ; le ciel était chargé de nuées row-
geatres, le flot était houleux et sinistre.
De l'autre cété de Tentrée du petit port, il y avait une gréve
sablonneuse au pied de la falaise, mais ce hit de sable était um
piége. Il se prolongeait sous l'eau parmi des roches aigués et tran-
chantes jusqu’é un bloc colossal qu’on appelait la Roche Mahé ou
venait se briser un courant violent arrivant du large. La plage de
Roche Mahé était interdite I’ésé aux baigneurs de la station; la
vague y était énorme. A marée haute un remous effrayant s'y pro-
duisait autour de ce géant de granit; la légende racontait que les
anciens seigneurs de Kernovenoy faisaient jeter la leurs prisonniers
pendant la nuit; le matin on retrouvait sur le sable ot le remous
les avait rapportés, leurs os broyés et leurs chairs sanglantes.
Myriam n’avait jamais cru a la barbarie de ses ancétres et sans
doute avait-elle bien raison. Mais ce jour-la les lames étaient si
hautes et le tourbsllon d'eau et d’écume qui se précipitait autour de
la Roche Mahé avait um aspect si menacant qu’elle ne put s’em-
pécher de tressailir. Au méme instant elle eut une exclamation de
surprise. Un cavalier venait de tourner le pied de la falaise quail
avait suivi sur l'autre bord et lui apparut sur la gréve. C’était lui,
c était son pére. Elle se pencha vivement a la fenétre et agita sop
mouchor; mais le cavalier ne la vit pas, il me regardait que les
flots.
Tout & coup... Les yeux de la marquise Myriam devenaient-ils le
jouet de quelque vision diabolique?,.. Elle voulut crier, et ja voix
expira sur ses tevres... Elle voulut joindre les mains pour pner, et
ses bras inertes le long de son corps refustrent de la serv... Elle
reculait machinalement au fond de la chambre; son coeur cessa de
battre; elle tomba évanouie sur le parquet.
Le cavalier, la-bas, pressait les flancs de sa monture, essayant de
la lancer contre la vague hurlante. La béte résistait et se-cabrait, ef
une effroyable butte s'emgagea. Voila ce qu’ayait ya Myriam. Si le
L' IDOLE 1081
maitre l’emportait dans cet horrible duel, si le cheval se laissait
envelopper par la lame perfide, le tourbillon allait les saisir tous les
deux. Les os broyés et les chairs sanglantes, ne seraient plus une
légende. Le baron cherchait la mort, il devait finir par Peau.
Le cheval heureusement continua de se défendre, !’instinct de la
béte demeura le plus fort, le baron désarconné roula sur le sable.
Alors se relevant meurtri il se croisa les bras, mesura le gouffre des
yeux et fit quelques pas en avant. La vague arrivait.. .i1] recula, baissa
le front et s’éloigna lentement. Bientdt il retrouva son cheval rede-
venu docile depuis qu’il avait cessé de voir le danger, se remit en
selle et regagna Kernovenoy au galop...
... Myriam entendit 4 son oreille quelques paroles suppliantes,
sentit un baiser sur son front et se ranima dans les bras de son pére.
Elle rouvrit les yeux et, revoyant ce visage autrefois tant aimé, tant
admiré qui était devenu celui d'un vieillard, elle le saisit entre ses
mains : Grand Dieu! dit-elle, est-ce bien yous?
— Je devine la cause de votre évanouissement, répondit le baron
d’une voix sourde, en étendant le bras vers la croisée; yous étiez-la,
vous m’avez yu... Je vous aurai donc donné successivement tous les
spectacles qui pouvaient m’attirer yotre mépris et votre pitié.
— Pére, fit-elle, je ne sais ce que vous youlez dire, je n’ai pas su
me défendre contre une émotion bien naturelle en me revoyant a
Kernovenoy. La pensée de me retrouver prés de vous m’a sottement
oté mes forces...
Elle n’acheva point, car elle vit deux larmes tombant des yeux du
baron.
— Comme vous mentez mal, dit-il, et comme je suis bien vaincu!
Le soir de ce grand jour, malgré la tempéte qui l’emportait déci-
dément sur la froidure et soulevait avec fracas les flots de la baie,
M. de Kernovenoy et la marquise Myriam reconduisirent a travers
Jes jardins jusqu’a la grande porte M. d’Avrigné qu'on avait envoyé
chercher dans le village et qui avait diné au chateau. L’amiral allait
remonter en voiture et retournait 4 Saint-Heélio.
Tandis que le baron donnait quelques ordres, |’amiral s’approcha
de loreille de sa petite niéce : — C’est bien dit, c’est bien décidé
pour cette fois, murmura-t-il, je raméne notre comte Maxence.
— ]l doit venir nous apporter notre grace et chercher la sienne,
répondit Myriam, également 4 voix basse; il sait déja que c'est ma
volonté.
— Qui, mais suivant celle du marquis, c’est 4 Saint-Hélio que
se fera le mariage.
— Oh! dit-elle, je vous en prie, n’allons point si vite. Ménageons
celui qui peut encore souffrir.
1082 LIDOLE
— Parbleu! il I’a échappé belle! il ne se doute guére que n ayant
rien & faire dans votre maudit village, je me promenais Ja-bas sur
l'autre gréve... Quand je songe que j'ai un neveu de cinquante ans
tout 4 l'heure, qui s’était mis en téte de finir comme un héros de
Walter Scott!... .
— Monsieur! fit Myriam d’un ton suppliant.
L’amiral parti, M. de Kernovenoy et la marquise regagnérent la
maison. Myriam marchait appuyée au bras de son pére; ils demeu-
rérent quelques instants sur leur chére terrasse.
— Je pense, dit le baron Hector, que votre oncle d’Avrigné dou-
tait encore de ma résolution. Il ne peut croire que je consente a
recevoir 4 Kernovenoy M. de Briey. Aussi vous a-t-il parlé quelque
temps 4 l’oreille. Il cherchait sans doute auprés de vous Ia confir-
mation de mes derniéres paroles.
— Moi, répondit Myriam d'une voix tremblante, je ne doute
point... Seulement une crainte me reste... Pére, si vous alliez
m’aimer moins?...
— Chassez cette crainte, ma chérie, dit-il en l’embrassant. Vous
serez encore mon premier et mon unique bien. Mon ame sera tou-
jours toute pleine de vous, si mon orgueil en est moins ivre. Je n'at
abjuré que 0 Idole.
Paul Prarer.
LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND!
Vv
Nous ne nousarréterons pas longtemps sur « la vie du cardinal
« d’Amboise, ministre d’Estat sous Louis XII, par le sieur Des
« Montagnes, en suite de laquelle sont traitez quelques points sur
« les affaires présentes. » Ce n'est point en effet de la polémique
proprement dite; elle doit cependant appeler un instant notre at-
tention, parce que Varillas l|’a sévérement critiquée, accusant ]’au-
teur « d’affaiblir autant qu'il peut les belles actions qu’il examine,
« dans le but d’élever la réputation du ministre de Louis XIII, sur
« lesruines de celles du ministre de Louis XII. » Les assertions de
Varillas sont souvent inexactes, et nous devons avouer que la bro-
chure de Sirmond ne nous a point laissé cette impression; car il
exalte au contraire « les belles actions » du cardinal d’Amboise en
rapportant les témoignages les plus élogieux qu'il ait pu recueillir
chez les contemporains. L’exorde seul pouvait donner quelque ap-
parence de raison aux vifs reproches de Varillas, lorsque Sirmond
s’étonne de ce que son héros doit étre compté parmi « ceux dont
« les travaux ont mérité la faveur des grands Roys, sans rencon-
« trer personne pour transmettre leurs actions a la postérité ; c’est
« étrange, ajoute-t-il, et cela ne peut procéder que du mépris qu’ils
« ont fait des gens de lettres, ou d’avoir esté malheureux au choix
« de leurs amis. »
Mais si le cardinal d’Amboise était tombé dans un pareil oubli au
commencement du dix-septiéme siécle, était-ce de la faute de Sir-
mond? Ce qu'il y a de certain, c’est que son premier biographe ne
s'est pas épargné le travail le plus assidu pour réparer cette ingra-
titude de la postérité: il a recherché dans Guichardin, dans Saint-
Gelais, dans Authon, dans Seissel, les passages spécialement con-
sacrés 4 la louange du ministre de Louis XII et, pour donner plus
de couleur 4 son travail, il les cite & tous propos dans leur vieux
style, sans en retrancher une syllabe. C'est ainsi que, représentant
le roi Charles VIII, partant pour l’expédition d’Italie vers la fin de
mars 1500, il dit aprés Authon : « Et le cardinal avec luy, sans
1 Voir le Correspondant du 10 mars 1876.
1084 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
« s’en esloigner, en sorte qu’a tous momens il peust luy parler de
« ses affaires, estoit & toute heure sur les depesches de toutes
« choses qui survenoient, mettant les mains a l’ceuvre si adroicte-
« ment, qu’au plaisir du Roy, 4 lhonneur et au profit commun
« mettoit fin & ce qu'il entreprenoit. » Puis il décrit avec détail
comment le cardinal d’Amboise, créé par le roi lieutenant général,
ainsi que le fut plus tard Richelieu lors de l’expédition de 1630,
attaque les places, reconquit le pays en quelques semaines, prend
un jour le duc Louis Sforza dans Novarre, et le lendemain Galéas
et le cardinal Ascanio... Lors de la maladie d’Alexandre V1 une
députation de cardinaux vient au devant d’Amboise pour l’assurer
qu’on fera tout, avec l’'appui du duc de Valeatinois, afin de le nomn-
mer au supréme Pontificat ; Sirmond rapportant ce trait s’étend lon-
guement sur les affaires du conclave et semble insinuer que Richelieu
pourrait recevoir un jour une preposition pareille. Malheureusement
les projets du duc de Valentinois échouérent par suite des intrigues
des Vénitiens; et peu aprés, pendant les émeutes suscitées par tes
factions, le cardinal resta 4 Rome « comme homme de coeur et in-
« vincible, combien qu’il vist le danger trés-grand, aymant mieux
« en attendre l’adventure, que de s’en aller de telle sorte, quon
« peust penser que ce fust de crainte... » Eufin nous yvoyons Louis All
envoyer le cardinal d’Amboise au traité de Cambray « comme celuy
« auquel par ses sciences, prudence, vertu et loyauté, il a toujours
« Communiqué tous ses secrets, et baillé la conduite de ses princi-
« pales affaires... »
En vérité, si de telles citations sont placées au milieu du discours,
« pour affaiblir les belles actions » du ministre de Louis XII, nous
demanderons 4 Varillas de quels termes il aurait voulu que Simmond
se fat servi; ancien historiographe de Gaston d'Orléans laisse
beaucoup trop percer ses rancunes, et l'on reconnait facilement
qu'il:en veut surtout 4 Sirmond d’avoir composé une biographie du
cardinal d’Amboise, en quelque sorte paralléle 4 celle de Richelieu :
ce paralléle est, en effet, fort habilement présenté, mais s'il esta
Vhonneur de Richelieu dont Sirmond, comme il l’'ayoue dans sa pré-
face, veut toujours « prendre la cause et la défense, » il n’en est
pas moins fort honorable pour le ministre de Louis XII; et l'on doit
savoir gré au sieur des Montagnes de nous avoir donné la premicre
histoire de cet illustre cardinal auquel il rend pleinement justice.
Nous avions eu d’abord le projet de nous borner 4 citer seulement
le titre de la Défense du Roy et de ses ministres contre le Manifesle
que, sous le nom de Monsieur, on fait courre parmy le peuple ; mais
en étudiant de plus prés cette brochure, npus avons reconnu en
elles de telles analogies avec le Catholique d Etat, quelle nous a
EY L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1085
semblé devoir présenter un nouvel argument en faveur de |’attri-
bution de cette derniére brochure 4 Sirmond. On y retrouve les
memes théories, fa méme facture et, ce qui est plus important, de
nombreuses citations des Apdtres et des Péres, habitude peu com-
mune chez notre polémiste et plus compatible avec le caractére du
ministre Ferrier, l’un des compétiteurs de la paternité du Catholique.
La Défense du Roy adv sortir de la méme plume que cet ancien
opuscule ; et puisque Ferrier mourut en 1626, c’est pour nous une
nouvelle prenve que Sirmond fut bien l’auteur du premier plaidoyer
en faveur de l’autorité royale.
Un avis au lecteur qui précéde la brochure n'est pas sans intérét
wa point de vue biographique; ii montre avec quelle ardeur on s’ar-
rachait Jes ceuvres de Sirmond, tellement qu’on mettait en circula-
tion les épreuves non corrigées. « Amy lecteur, dit Sirmond, la
« subtilité d’un serviteur domestique a esté si grande qu’au desceu
« de son maistre, il ftuy a enlevé quinze ou vingt exemplaires de
« cette défense, et y a fait mettre un avant-propos, pour en tirer
« quelque argent au préjudice de son maistre, auparavant qu’il en
« eust obtenu privilége, et mesme avant la revue et correction de
« lautheur : ce dont je t’ay bien voulu advertir, afin que Yon
« scache que cestuy-cy est le vrai Discours... »
Sirmond entame aussitdt une dissertation renouvelée du Catho-
ligque d’ Etat, sur te respect et l’inviolable fidélité dus aux rois; puis
ii fait un exposé de toutes les merveilles accomplies par sa Majesté
« avec les aydes non de ces plaintifs qui n’y estoient pas, mais de
« ses bons et fidéles serviteurs. » Ce trait aux plainti/s qui n'y
estotent pas n’est-il pas bien lancé?.. Puis l’auteur nous offre la
peinture vivante des attaques sans cesse répétées du parti des mé-
contents depuis la Déclaration de 1645..... :
Richelieu est un maire du palais! — Le roi cependant est libre,
car il l’a déclaré lui-méme, « et c’est un grand crime que de vouloir
« sotiiller la réputation des roys, seul soustien de leur vie et de
« leur grandeur. » — La reine-mére est abandonnée? — Elle a pour-
tant été plus considérée, elle a eu plus d’honneurs et de biens que
toutes les reines précédentes; mais « elle s’est embarquée dans des
« desseins et unions, qui ont tellement desptu au Roy, et luy ont
« semblé si préjudiciables 4 son Estat, qu’il s’est résolu de la prier
« de ne se mesler plus de ses affaires..... » Une lecon ne lui a pas
suffi....; on a eu toutes les patiences; mais a la fin les plus grandes
patiences se lassent, et « y a-t-il quelque passage dans les sainctes
« Lettres qui dit que les méres des roys doivent gouverner leurs en-
« fants et leurs estats?... » — On foule aux pieds les parlements? —
« Mais les corps souverains sont tellement unis 4 la royauté, que
1086 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
« sans elle leur corps n'est qu’une ombre; » et ne sait-on pas que
leurs résistances intéressées viennent du droit de la paulette, qu’elles
doivent cependant a la bienveillance royale! — Le peuple est mi-
sérable? — Est-ce donc le moyen de Je soulager que « de faire des
« factions et des pratiques dans le royaume et de fomenter cons-
« tamment la guerre civile? »
Tout cela, quoique mélé de citations des Apdtres, ou d’exemples
tirés de histoire, a beaucoup de mouvement et d'entrain : et bien
que l’actualité ne donne plus 4 cet opuscule tout son meérite d'au-
trefois, il se lit encore avec intérét, méme avec plaisir.
La Défense du rot eut plusieurs éditions dans la méme année, et
quoique le Coup d Estat et |'’Avertissement aux provinces aient
passé dans leur temps pour étre les meilleures piéces de Sirmond,
nous hésitons 4 leur donner le pas sur celle-ci.
Comme on devait s’y attendre, l’abbé de Saint-Germain ne laissa
pas sans réponse une brochure dans laquelle ses protecteurs étaient
malmenés d’importance. Il répliqua presque aussitdt par les Vraes
et bons avis d'un Francots fidele sur les calomnies et blasphémes
du sieur des Montagnes, ou Examen du Libelle inutulé Défense des
Roy....., etc...
Comme il l’avait fait 4 propos de sa réponse Al’ Avertessement aux
provinces, \'abbé attribua la Défense au P. Joseph, et lui adressa
directement la parole: mais il ne semble le faire, dit le Pére le Long,
que pour prendre occasion d’offenser ce religieux , et l’abbé
Richard, dans sa Vie du fameux capucin, reconnait que Mathieu de
Mourgues se trouve réduit 4 recourir « aux injures et aux calomnies
au défaut des raisons. »
C'est en effet 'habitude invétérée du libelliste: il n’est question
dans |’interminable réquisitoire de Mathieu de Mourgues que de
Yignorance, de la malice, de l’effronterie et de la rage du sieur des
Montagnes : un seul moment il se recueille pour résumer d'une ma-~
ni¢re un peu plus calme tous les griefs du parti contre Richelieu.
Mais l’abbé de Saint-Germain ne peut soutenir longtemps ce
ton relativement modéré; dés qu'il entre dans la discussion dé-
taillée, la fureur l’emporte au dela de toutes les bornes, et nous
jugeons inutile ; de répéter ici les injures grossiéres dont nous
avons donné plus haut un léger apercu; si la reine-mére donnait
son approbation aux pamphlets de son libelliste en chef, avant de
les faire imprimer, i] faut avouer que les malheurs avait singulitre-
ment abaissé son godt littéraire. Qu’il était loin le temps ot Gombauld,
son poéte favori, lui adressait le ballet des Muses et |"Endymion '!
1 Voir notre étude sur Gombauld publiée dans la Revue d’Aquilaine (4875-
1676). — Tirage a part, Paris, Aubry, 1876, in-8°,
ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1087
Cependant la situation devenait plus critique, et le parti des mé-
contents prenait les armes, préparant cette malheureuse campagne
du Languedoc qui devait se terminer par l’exécution du duc de
Montmorency au Capitole de Toulouse. En 1632, aprés avoir pu-
blié une Relation de la patx de Quérasque, écrite d’aprés les mé-
moires laissés par Abel Servien, alors secrétaire d’Etat, ministre
plénipotentiaire en Italie, et plus tard son collégue a |’Académie
francaise, Sirmond fit paraitre deux petites brochures qui présen-
tent un contraste frappant. L’une, intitulée le Bon génie de la
France @ Monsieur, est un modéle de style noble et élevé; l’autre,
qui a pour titre /a premiére Lettre de changz de Sabin a Nicocléon,
est une réponse 4 l'abbé Saint-Germain, d’un style satirique et en-
joué, mais qui ne s'abaisse point jusqu’aux grossiéretés de celui du
libelliste de Bruxelles.
Ecoutons un instant le bon génie de la France adresser ses re-
proches 4 Gaston qui, non-content d’attaquer le roi par ses pamphlets,
venait de lever ouvertement I’étendard de la révolte: « Monseigneur,
« pleust 4 Dieu que la France qui s’esveille au bruit de vos armes
« plustét qu'elle ne s’estonne, se peust unir, pour aller opposer ses
« bonnes raisons 4 la ruine de vostre repos et de celuy de |'Estat.
« C’est avec regret que la violence que vous conseillent vos mi-
« nistres, luy met les armes 4 la main, pour se garantir de l'effroy
« qu’ils yveulent que vous donniez aux peuples, auxquels vos dépor-
« temens vont donner des impressions de tyrannie, non. pas de
« justice et de soulagement, qui n’est qu'une ombre trés-fausse
« quils empruntent pour couvrir leur ambition et pour vous faire
« faillir. Considérez, Monseigneur, oi vous conduisent ces factieux,
« sous quels desseins ils font marcher vostre bonté, et quelles forces
« ils vous ont préparées pour la conquéte d’une monarchie ou vous
« avez tant de part, et qui est en estat de vous recevoir toutes et
« quantes fois que vous la ferez sommer par des voix de douceur
« et d'amour, non par les bruits des trompettes et des tambours.
« C'est contre vostre roy qu'ils vont dresser vos armes, de la bonté
« duquel vous et eux avez receu des preuves si signalées par tant
« de pardons qui ont effacé les fautes passées..... »
Tout autre est le langage de Sirmond s’adressant a ]’abbé de Saint-
Germain. Quelques extraits de la premiére lettre de change vont
nous apprendre comment notre auteur comprenait le persiflage di-
rect contre un ennemi qui ne gardait aucune retenue dans son lan-
gage. On n'a pas oublié que Cléonville était le pseudonyme de
’Avertissement aux provinces. La lettre est signé Sabin.
« Nicocléon, je lisois une gazette avec Cléonville, quand ton
« Advertissement luy fut apporté par un qui l’avoit ramassé la nuit
1088 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
« précédente dans la rue des Mauvaises Paroles, prés d’un esgout
« ou les distributeurs secrets de tes infames libelles l'avosent jeteé.
« Le temps et le lieu, pour te dire d’abord ce que je pense, estoient
« vrayment dignes d’un tel ouvrage, dans lequel tu ne t’es proposé,
« ce semble, autre but, que de couvrir la vérité de ténébres, et
« Pinnocence d’ordures..... »
Avant d’aller plus loin il ne sera pas inutile d’observer que Szr-
mond ayant composé son pamphlet en 1632, immédiatement apres
l’apparition de la brochure de Saint-Germain, porta sa Lettre de
change chez l'imprimeur dans tout le feu de son indignation, et
qu’ayant craint, quelques jours aprés, d’avoir été trop vif dans sa
réplique, il donna I’ordre d’arréter le tirage. Mais Du Chastelet, son
collaborateur dans l’ccuvre polémique du parti cardinaliste, coa-
naissait fort bien ce petit ouvrage, dont quelques exemplaires
avaient circulé sous le manteau; aussi lorsqu’en 4633, il publia son
Recueil de piéces pour server a [ histotre, il \’y inséra en le faisant
précéder d’un avis ou l'on apprend que Sirmond hésita plus de
deux ans 4 mettre au jour sa réponse 4 Mathieu de Mourgues: elle
sortait trop de son style habituel: et cependant, sauf cette phrase
du préambule, elle est relativement fort modérée dans les expres-
sions: l’auteur réfute |’une aprés l'autre toutes les assertzons de son
contradicteur et n’a gardé d’oublier de signaler ses béyues: il re-
fuse méme ses éloges.
On reconnait un ami de la bonne prose dans les reproches qu'il
adresse 4 Saint-Germain, sur la facture de son style. « Ton dis-
« cours, quelque peine que tu scaches. prendre a |’embellir, est
« comme un bastiment mal fait qui boucle et qui gerce : il entre-
« baille partout. On n’y recognoit ni liaison, ni suitte. D’y chercher
« au surplus, ny cest ajustement régulier des périodes, ny ce je ne
« s¢ais quel doux agréement qu'un ancien peintre trouvoit & dire
« aux auteurs de son siécle, ny tous ces ornemens exquis d’un age
« comme le nostre, ot l’on prend pour défaut tout ce qui se peut
« mieux dire, quoyque bien dit d’ailleurs: ce n’est pas se tromper
« moins que de croire trouver des tulipes d’Arabie dans les cam-
« pagnes d’Aubervilliers, ou des perles d’Ormus entre les masures
« de Bicétre..... »
Mais il faut nous arréter et nous le regrettons, car cette piéce
fugitive méritait de vivre, et porte le cachet du véritable esprit
francais. Si l’auteur avait continué 4 se perfectionner dans ce genre,
au lieu de prendre plus au sérieux son titre d’historiographe du rot,
il est probable qu’aujourd’hui, son nom ne serait pas tombé dans
oubli profond dont nous voudrions le voir sortir.
Mathieu de Mourgues ne répondit ala Lettre de change qu’en la
ET L’ACADEMICIEN JEAN BE SIRMOND 1089
traitant « d’invective de valet de coliége devenu furieux. » Plus
tard il easaya bien de lancer sa Lettre de change protesiée, mais les
coups de son adversaire avaient porté juste; la réplique arrivait
trop tard : elle n'eut pas le moindre retentissement.
Vi
L’année 1634 vit Sirmond s'asseoir 4 |’ Académie francaise, et con-
stata le succés d’une nouvelle brochure: L’ homme du Pape et du Roz.
Ce fut dans les premiers jours de janvier 1634, que les habitués
du petit cercle Conrart, priés par le cardinal de choisir un certain
nombre de littérateurs ou de prosectears des lettres pour composer
un corps académique consiitué réguli¢rement, et laissés compléte-
ment libres dans leurs choix, dressérent une premiére liste de seize
académiciens qui, réunis 4 eux, formérent ume premiére compagnie
de vingt-sept membres, tenant des assembiées réguliéres : (le nombre
de quarante ne se trouva complet qu’en 1639). Sarmond fit partie
de cette premiére série d’élus, et dut 4 ses travaux d'histoire poli-
tique non-seulement d’entrer dans le cénacle par le libre choix
de ses collégues, en compagnie de plusieurs autres défenseurs de
Richelieu, tels que Paul du Chastelet, Silhon, l’abbé de Bourzeis,
mais encore de participer aux premiers essais d’organisation défini-
tive de la Compagnie. En effet, des qu’on fut constitué provisoire-
ment, on soccupa de dresser « un projet de } Académie pouvant
servir de préface 4 ses statuts; » et la premiére étude composée par
Faret ayant été présentée a Richelieu, qui indiqua quelques correc-
tions, « promettant de |’approuver quand le discours auroit été mis
« au net », Sirmond fut nommé comme commissaire avec dean de
Silhon dans la séance du 1° mai, pour examiner les corrections du
cardinal] et présenter un rapport 4 leur sujet. Quelque temps apres,
tous les académiciens ayant été invités 4 présenter des mémoires
particuliers, sur les statuts eux-mémes, on‘remarqua beaucoup une
proposition assez bizarre formulée dans le projet de notre polé-
miste; « cette chose, dit Pellisson, qui m’a semblé fort étrange,
« quoiqu'elle fut demandée par M. Sirmond, homme d'ailleurs d'un
« jugement fort solide, c’est qu'il vouloit que tous les académiciens
« fussent obligés, par serment, 4 employer les mots approuvés par
« la pluralité des voix dans |’assemblée : de sorte qui si cette joi
« eut été recue, quelque aversion qu’on eit pu avoir pour un mot,
« il edt fallu nécessairement s’en servir, et qui en edt usé d’autre
« sorte, auroit commis non pas une faute, mais un péché..... » Il
est inutile d’ajouter qu'une prescription aussi draconienne fut
repoussée par les commissaires chargés de dépouiller les mémoires,
1090 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
et ne fut pas insérée dans les statuts : mais elle nous montre avec
quelle ardeur Jean de Sirmond avait embrassé lidée académique, et
quel souci son amour pour la pureté de la langue lui faisait prendre
de sa conservation intacte. Cette proposition, examinée froidement,
n’était pas tellement déraisonnable. Si, en effet, Académie devait
étre chargée, comme on le disait, de réformer la langue, de préci-
ser ses régles et de veiller & leur observation, il pouvait paraitre
naturel 4 un esprit prenant au sérieux cette mission, de commencer
par prescrire aux législateurs eux-mémes, une sévére obéissance
aux lois qu’ils allaient édicter. Mais si l'on reconnalit le cété spé-
cieux d'une pareille motion, il faut avouer que rien nett été plus
génant, pour Sirmond lui-méme, que la rigoureuse observation
d'une ordonnance de cette nature. Les puristes sont vraiment des
gens terribles.
Le succés de sa nouvelle brochure consola Sirmond de ce petit
échec. Le comte de Laroque, ambassadeur de Venise, ayant fait
un livre contre la politique francaise, sous le nom de Zambeccari,
lacadémicien publia pour lui répondre un opuscule intitulé:
L'homme du Pape et du Roy; ow reparties véritables, sur les impu-
lations calomnieuses dun libelle diffummatoire, semées contre Sa
Sainteté et Sa Majesté trés-chrétiennes, par les ennemis du Saint-
Szége et du Roy. Pour ne point nous répéter, nous ne donnerons pas
ici d'extrait de ce nouvel ouvrage qui ressemble beaucoup aux pré-
cédents, et que l’abbé Richard attribue faussement 4 la plume du Pére
Joseph, comme il l’avait déja fait pour I’ Avertissement aux Pro-
vinces et le Coup d Etat. Pellisson nous est un sir garant de la
paternité de ces trois opuscules. Nous dirons seulement que
Homme du Pape et du Roy eut un succés énorme pour |'époque,
si l'on sen rapporte aux nombreuses éditions qui en furent faites
dans la méme année. Pendant qu'il s'imprimait en francais 4 Paris
et & Bruxelles, on le traduisait en espagnol, et le Pére le Long dans
sa Bibliothéque historique cite deux éditions italiennes, dont l'une
est dédiée 4 Mazarin, plénipotentiaire de Sa Majesté trés-chrétienne.
En 1635, on la réimprimait encore a Bruxelles.
Aprés un silence de plusieurs années, pendant lesquelles Paul
du Chastelet publia ses Observations sur le procés de Marillac, sa bro-
chure de I'Jnnocence justifide en [administration des affaires, et
surtout sa remarquable préface du Recuetl de piéces pour servir a
f Histoire, nous retrouvons Jean de Sirmond en 1637 a I’ Académie,
& l'occasion de la fameuse affaire du Cid, et sur la bréche de la poli-
tique, toujours en compagnie de Silhon, du Pére Joseph, de Riche-
lieu lui-méme et de labbé de Bourzeis.
Dans la séance du 17 juillet, I’ Académie avait regu les remarques
ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1091
de Richelieu sur le mémoire rédigé par Chapelain au sujet de la
critique du Cid. Le cardinal avait trouvé « que la substance en étoit
bonne, mais qu'il falloit y jeter quelques poignées de fleurs. » En
conséquence, |’ouvrage fut donné a polir, suivant son intention, 4
une commission composée de l'abbé de Gérisy, de Gombault, de
Sérizay et de Sirmond. Cérisy le rédigea de nouveau, Gombault se
chargea de la derniére révision du style, et le mémoire fut présenté
une seconde fois au cardinal, qui, voyant avec regret combien la
critique était modérée contre I'ceuvre du célébre tragique, expliqua
lui-méme 4 la députation « de quelle facon il croyoit qu'il falloit
« écrire cet ouvrage, et en donna la charge a M. Sirmond, que
« avort en effet le style fort bon et fort éloigné de toute affecta-
« tion.....» Ce choix marquait toute l’estime que le cardinal faisait
des talents littéraires de son défenseur, mais le travail de Sirmond
qui sut se montrer en cette circonstance plus consciencieux que
courtisan, ne satisfit pas encore le jaloux critique; Chapelain
ayant par son ordre repris 4 nouveau tout ce qui avait été composé
jusque-la, Richelieu finit par approuver son travail; et cette euvre
indépendante et sincére qui porte le nom de Sentimenis de f Acadé-
mie sur le Crd put enfin voir le jour !.
Ce travail achevé, on délibéra pour savoir 4 quel genre d’ occu-
pations littéraires on passerait les séances ; et le 7 décembre 1637,
on décida que I’on reprendrait l’usage déja abandonné de prononcer
& tour de réle des discours sur le sujet qui plairait 4 chaque acadé-
micien. « Sirmond qui étoit le premier en ordre fut prié d’apporter
« le sien, ce qu'il ne fit pourtant, dit Pellisson, que six mois aprés.
« de n’ai point vu ce discours, ajoute le chroniqueur, et n’en ai
point pu savoir le sujet qui n’est pas exprimé dans le registre. »
Mais Pellisson n’a pas, dans ce passage, suffisamment recueilli ses
souvenirs, car 4 la fin du méme chapitre de son élégante histoire,
rendant compte des travaux de I’Académie et des lectures faites
«en divers temps » par les académiciens dans les séances, il donne
une liste de ces petits ouvrages ; et parmi eux, il cite 4 la date du
3 mai 1638 « un discours politique de M. Sirmond, pour la justifi-
« cation de la guerre contre les Espagnols. » C'est probablement le
méme que celui dont il a précédemment parlé: il ne paratt pas
cependant que ce discours de Sirmond ait jamais été imprimé, car
nous n’en avons trouvé trace nulle autre part.
Quelques mois auparavant, Sirmond avait publié en faveur du
ministre, une brochure intitulée: Avis dun Francois fidéle aux
mécontens nouvellement retires de la cour. L’abbé de Saint-Germain
‘ Voir notre étude sur Chapelain. Revue de Bretagne et de Vendée, mars-
décembre 1875.
1092 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
lui répondit comme d’habitude, en lancant son Dernzer aves d la
France, par un bon chrétien et fidéle citoyen, et cette réplique n’in-
quiéta guére Jean de Sirmond, mais il n’en fut pas de méme dune
diatribe de ]’abbé, dans laquelle il était mis directement n cause.
Dans ce pamphlet qui parut en 1637, en méme temps que la
Lettre de change protestée, et qui s'intitule |’Ambassadeur chuné-
rique, Mathieu de Mourgues introduit le défenseur du cardinal, en
donnant le préambule de ces prétendues lettres de créances:
« Messire Jean de Sirmond, prendra les titres de duc de Sabin et
« de marquis de Cléonville; il attachera une épée ason cété, et aura
« pour son train cing ou six ardents ! de l’Académie Gazétque *,
« que nous avons rendus hardis 4 mentir; surtout ils seront ms-
« truits aux louanges de monseigneur le cardinal-duc, et, pour
« cet effet, apprendront tous les poémes, épigrammes, élégies,
« acrostiches, anagrammes, sonnets, et autres pitces faites par les
« poétes latins et francais de ce temps, pour débiter partout cette
« belle marchandise.
« Monsieur |’ambassadeur ne parlera dans son voyage ni en bien
a ni en mal du Roy, il ne mettra en avant que les louanges de
« 'Eminentissime par dessus les mortels, il Vappellera, Diew vestble.
« Ange tutélasre del untvers, Esprit qui fait mouvotr les ceux et les
« astres, [ heur du monde, la supréme inteliagence....., GC... »
Cette attaque personnelle fut trés-sensible 4 Sirmond: ce qui le
blessa surtout fut d'y lire ce passage: « il ne parlera dans tout sen
voyage ni en bien ni en mal du roi...... » C’ était insinuer, en
effet, que dans tous ses opuscules politiques, le défenseur du cardi-
nal sacrifiait complétement & som maitre la Majesté trés—chrétienne
du rai Louis XIII. Or, bien au coxntraire, et nows en avons cité des
exemples, Sirmond fait toujours le plus grand éloge de Lows « qui
n’a jamais manqué un jour d'armée ni de conseil; » et, rapperte
toutes les actions du premier ministre, 4la plus grande gloire de Sa
Majesté. « Il composa, rapporte Pellisson, une répomse qui est dans
« le Recueil de M. du Chastelet. L’abbé de Saint-Germain répli
« et le traita encore plus injunewsement, oe qui l'obligea de faire
« un nouvel écrit pour sa défense. Mais le cardmal de Richebes et
« Louis XIII moururent la-deseus, et il ne put jamais obtenir
« la Regence un privilége pour faire imprimer cet ouvrage. »
Pellisson est le seui qui ait parlé de cette polémique : et nous
avons en vain cherché dans les catalogues et dans tes collections
bibliographiqueg d’autres traces de ces trois opusoules de Sirmond.
Ce que nous pouvons affirmer, c'est que Pellisson se trempe dans
1 Qu lepreux.
* Le bureau d’adresse de Renaudot.
ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1093
une de ses allégations, quand il dit que la premié¢re réponse de
YAcadémicien se trouve dans le Recueil de Paul du Chastelet. Ce
Recueil en effet a eu trois éditions : la premiére est de 1635 et ne
pouvait matériellement pas contenir un ouvrage composé aprés 1637 :
les deux autres ont été augmentées par les éditeurs, aprés la mart
de du Chastelet : mais nous n’ayons pas trouvé dans la troisiéme,
datée de 4643, la réponse indiquée par l’historien de |’Académie.
Il ne parait donc pas que Sirmond ait livré 4 l'impression de
nouvelle ceuvre politique jusqu’a l'année 1640, époque a laquelle il
réfuta l’Opéatus Gallus. Dans l’intervalle, il suivit assidiment les
séances de |l'Académie, et soccupa beaucoup de l’élaboration du
fameux Dictionnaire. En qualité de puriste, il était écouté avec
déférence sur ces mati¢res; et c’est pour cela que Ménage, dans la
fameuse satire qui lui ferma les portes du cénacle, met sous sa
protection, les Néanmoins, les Pourquoi, les d’Autant, les Toute-
fois....., etc....., que les poétes et les romanciers voulaient proscrire.
Cette époque est celle de l’apogée de la réputation de la famille
Sirmond dans la république des lettres. En 1638, le frére de Jean,
le P. Antoine Sirmond, qui, aprés avoir professé pendant cing ans
la philosophie avec succés, et publié en 1625 un traité De Immorta-
lituse anime, s'était fait un certain renom dans la chaire, donna au
public deux petits traités qui ne sont pas sans quelque mérite : l’un
est intitalé le Prédicateur, l'autre |’ Auditeur de la parole de Dicu.
Tl ne soutenait pas encore Ia théorie étrange qu'il développa en
4644 dans un livre dont les Provinciales de Pascal conserveront
longtemps la mémoire. Cela s’appelait la Défense de /a vertu, et le
P. Antoine Sirmond examinant la question de savoir s'il est permis
d’agir par crainte ou par espérance ou par un autre motif que celui
du pur amour de Dieu, s’expliqua fort obscurément dans ses con-
clusions, finit par déclarer que le commandement d’aimer Dieu
n'est pas obligatoire, et soutint catégoriquement qu’il n’y a point
de précepte d’amour effectif qui nous oblige par lui-méme 4 faire
des actes intérieurs formels et propres de la vertu chrétienne.
Cette doctrine fut réfutée par Pascal dans sa dixi¢me Provinciale
et depuis par le célébre Arnauld : mais nous devons ajouter que:
_Tordre des Jésuites n’accepta point la responsabilité de la théorie
du P. Antoine et désavoua son écrit.
D’un autre cété, le P. Jacques Sirmond, dont nous avons parlé
au canamencement de cette notice, occupait une trés-haute situation
4 la cour. Le roi Louis XIII, qui estimait fort ses talents et sa haute
science, l'avait retenu en France lorsque le Pape Urbain VIII avait
voulu le faire revenir 4 Rome et, dans le courant de l'année 1637,
i] le choisit pour confesseur & la place du P. Caussin. Le P. Jacques
1094 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
resta confesseur du roi jusqu’en 1643, et l'on comprend que la
faveur de son neveu ne fit qu’augmenter pendant ce temps. Ce
furent les années de gloire des Sirmond : et leur ville natale
recueillit elle-méme les bienfaits de cette situation. Clermont ayant
en effet obtenu un édit qui transférait 4 son bénéfice le bureau des
finances qui de tout temps avait été 4 Riom, Iédit fut révoqué 4 la
sollicitation du P. Jacques, et les choses rétablies en leur état. Or
Louis XIII, dans la déclaration de révocation, disent les auteurs
du Dictionnaire de Moreri, « rend hommage public, qu'il a consi-
« déré entre autres choses, les grands hommes qui sont sortis de
« Riom, et en particulier le P. Sirmond, qui servoit alors actuelle-
« ment auprés de la personne de Sa Majesté : » il aurait pu ajouter
4 cété du nom du célébre Jésuite, celui de son neveu Jean, et celui
de l'abbé de Bourzeis sorti aussi du pays de Riom, et défenseur,
comme Jean, de la politique du cardinal.
VII
Nous approchons de la fin de la carriére politique de Jean de
Sirmond. Aussi bien le cardinal a triomphé de tous les obstacles :
un calme relatif succéde, 4 l’intérieur, aux agitations d’autrefois.
Gaston s'est réconcilié avec son frére; Marie de Médicis a trouvé
un refuge provisoire prés du roi d’Angleterre; l’officine de Bruxelles
a fermé ses portes et Mathieu de Mourgues n’ose plus Clever la
VOIX..... Le dernier ouvrage de notre polémiste est une brochure
qui parut,en 1640, sous le titre de la Chimére défatte, ou réfuta-
tion d'un belle séditieux tendant d troubler l’ Estat sous prétezte d'y
prévemr un schisme, par Sulpice de Mandrini, Sieur de Garzonval'.
Ce libelle séditieux était l’ouvrage du turbulent chancelier de
l'église de Metz, Charles Hersent qui, d’abord entré 4 l’Oratoire,
avait quitté la congrégation 4 la suite de ses emportements et de
ses attaques contre les moines. En 1632, il avait publié un Traité
de la souveraineté du roi a Metz, pays Messin, etc., contre les pré-
tentions de l’empire et du duc de Lorraine; mais ne s’étant pas cru
suffisamment récompensé de son zéle, il avait composé, lors des
démélés de la cour de France avec celle de Rome, le fameux Traité
Optatt Galli de cavendo schismate. Sous le pseudonyme d'Optatus
Gallus, Hersent attaquait violemment le cardinal dans cet ouvrage
et lui prétait intention de vouloir se faire déclarer patriarche en
Il la traduisit lui-méme en latin et publia‘sa traduction l'année suivante :
Chimera excisa, seu confutatio Libelli seditiosi cujus Auctor, ut schisma politicum
exciletin Gallia, Ecclesiasticum se fingit avertere : Liber ex Gallico sermone latir.us
factus ab tpsomet auctore.
ET L'ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1095
France, en montrant la tolérance avec laquelle on laissait se débiter,
malgré la censure du clergé, le livre des libertés de I’Eglise galli-
cane; il s’attaquait avec autant d’acharnement a la déclaration de
1639 sur les mariages de la famille royale, et critiquait aussi bien
la politique du ministére que ses prétendues aspirations religieuses.
Richelieu s’émut du libelle beaucoup plus qu'il n’était nécessaire. Il
le fit censurer par une assemblée d’évéques, condamner et briler
par le Parlement, puis il commanda des réponses 4 quatre de ses
fidéles apologistes!. Jean de Sirmond fut du nombre, mais dans sa
réfutation, l’académicien traite la matiére beaucoup plus en juris-
consulte qu’en théologien, il cite quantité d’allégations de docteurs
en droit, d’ordonnances, de coutumes, d’exemples, etc., et quoiqu il
l’ait fait imprimer en latin, sa brochure n’eut pas le succés de l’ar-
gumentation serrée d’Isaac Habert, plus tard célébre dans les que-
relles du Jansénisme, qui dans son Traité de Consensu hierarchie et
monarchie, refuta victorieusement les allégations de l’ex-oratorien.
La mort de Richelieu qui arriva peu aprés fut désastreuse pour
Jean de Sirmond : tous les malheurs fondirent 4 l’envi sur le plus
intrépide défenseur de la politique du cardinal : et I'élégie latine qu'il
composa sur la mort de cet illustre protecteur ne put arréter les
coups de la fortune. Elle n’était cependant pas sans mérite, si l’on en
croit une lettre du 17 janvier 1643, qu’écrivait le président Maynard
i} son ami de Flotte, en le remerciant de Ja lui avoir adressée.
Mais hélas! les vers les plus harmonieux n’ont pas le don d’atten-
drir la destinée. Le 12 janvier 1643, Jean de Sirmond perdit son
frére, le jésuite, qui ne vécut pas assez pour entendre Pascal refuter
son dernier livre. Peu de jours aprés, leur oncle, le Pére Jacques,
ayant sous l'instigation de M. de Noyers et de Mgr de Beauvais,
proposé au roi malade, de nommer en cas de mort Gaston d’Orléans
corégent avec la reine, Louis XIII ne youlut plus entendre son
confesseur, et le Pere Jacques retourna s’ensevelir dans ses livres.
Enfin l’ennemi le plus acharné de Jean de Sirmond, Mathieu de
Mourgues lui-méme, rentra en France, trouva bon accueil & la cour
prés des anciens ennemis du cardinal rappelés aprés 1643, et recut
un privilége pour imprimer le recueil de tous ses pamphlets.
Louis XIII disparut 4 son tour, et l’ancien apologiste du cardinal
s'apercut bientdt « que Ja faveur ne seroit plus de son cdté. » A
publia cependant cette année méme, une consolation 4 la Reyne
régente sur la mort du feu Roy, suivie quelques mois plus tard de
la traduction d’un ouvrage espagnol du P. J. Eusébe de Nieremberg :
‘ L’un d’eux fut le médecin Cureau de la Chambre. Voy. notre étude sur
ce personnage dans notre higtoire du Chancelier Séguier. Paris, Didier, 1874,
in-8°,
25 mans 1876. 71
1096 LA PRESSE POLITIQUE SOUS RICHELIEU
Les causes véritables des malheurs présents de [ Espagne. .... Mais
attention du public était trop surrexcitée par les intrigues qui
entouraient le berceau de la régence pour accueillir avec autant
d’empressement qu’autrefois les cuvres du vaillant clamp de
Richelieu.
Sirmond comprit que l'heure de la retraite avait sonné pour lu,
et ne chercha pas 4 lutter contre la fortune. Son plus ardent colla-
borateur, Paul du Chastelet, était mort sur la bréche: et presque
seul il survécut du corps franc, jadis organisé par le grand ministre
pour lutter contre des ennemis qui relevaient librement la téte;
plus de libelliste 4 pourfendre, ni de grande politique 4 soutenir.
Que faire en pareille occurence, si non remettre pour un temps
dans le fourreau l'épée de la polémique et attendre les événements?
Mécontent, dit Pellisson, de n’avoir pu obtenir un privilége pour
faire imprimer ses derniéres répliques a l’abbé de Saint-Germain,
Sirmond prit la résolution de quitter la cour, et se retira dans son
pays natal. La il put méditer pendant cing ans sur ce sonnet
misanthropique que lui avait adressé quelque temps auparavant
d'Aurillac, |’ancien poéte favori de la cour de Marguerite de Valois,
le président Maynard, son confrére 4 ]' Académie.
" Sage et docte Sirmond, pourquoi me presses-tu
De quitter mon désert od rien ne m’importune?
Que ferai-je & la cour? j’adore la vertu
Et les amis du Louvre adorent la fortune.
Si Je roi que tu sers te fait son confident,
Le faible et le puissant viennent te faire hommage,
Et la témérité d’un flatteur impudent
Promettra d’élever un temple 4 ton image.
Si tu perds ton crédit tu seras délaissé;
Ces laches complaisans qui t’avoient encensé
Diront que ton crédit était illégitime.
La cour est un pays ingrat et dangereux
C’est od le grand mérite est souvent malheureux,
Et quand il platt aux Rois, l’innocence est un crime.
Sirmond mourut en Auvergne 4gé de soixante ans, dans le cou-
rant de l'année 41649 laissant un fils, nommé Jean comme lui, qui
réunit plus tard toutes les poésies latines de son pére et les fit paraitre
en 1654, en un volume dédié a la reine de Suede, sous le titre de :
« Joannis Sirmondi carminum libri duo, quorum prior Heroscorum
« est, posterior elegiarum, Joannis Sirmondi filti studio curaque
« primum in lucem editi.» Nous en avons déja donné quelques frag-
ments :nous n’y reviendrons pas : mais nous citerons 4 |’honneur du
ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND 1097
poéte ce fragment de lettre qu’écrivait Chapelam 4 M. Bouchard, le
15 décembre 1639 :
« J'ai lu et infiniment estimé les vers du seigneur Pollini et les
« vostres, et je puis dire sans flatterie que ce sont deux chefs-d'ceuvre
« chacun en leur genre. G’a été le jugement de tous nos /etirés
« d importance 4 qui je les ai fait voir avec tout le soin que je dois
« prendre pour votre réputation, et ces letirés ne sont pas moins
« que les Bourbon, les Sirmond, les Petaut, les Grotius, et la fleur
ade Académie francaise, qui en ont fait un cas extraordi-
« naire..., etc... » Au surplus, veut on savoir ce que le grand
Balzac pensaif de la muse latine et des talents de notre polémiste.
« Les nouvelles faveurs que jay recues de vos muses, lui écri-
« vait-il vers 1635, me sont comme elles doibvent étre fort sensi-
« bles; mais ne pensez pas que j’aye oublié pour cela vos anciens
« bienfaits, et qu’il ne me souvienne que c'est vous qut m avez
« donné le premier goust du bien, et les principes de la vertu. Vous
« bastissez donc sur le fondement que vous avez posé, et estimez
« la peine que vous avez prise. Ayant esté mon guide dans une
« conirée que je ne connorssois posnt, il y va de vostre honneur,
« qu'on croye que j’y ai fait quelque progrez, afin qu’on sache que
« vosaddresses sont bonnes. Ainsi, votre poéme a un artifice caché,
« dont peu de gens se sont advisez, et je ne suis que le prétexte
« de vostre dessein. Vous jouissez de tout le bien que vous m’avez
« fait. Toute la gloire que vous m’avez donnée vous demeure, et
« vous avez trouvé l’invention de vous lower sans parler de vous et
« d’estre libéral sans vous désaisir de rien. »
Telle était l'opinion des maitres de la critique contemporaine sur
les talents de Jean de Sirmond. Nous ajouterons peu de choses 4
ces éloges. Sirmond fut réellement « un lettré d’importance » et de
la fleur de l’Académie. Pellisson a pu dire sans se tromper que
« Sa prose marque beaucoup de génie pour I’éloquence; » elle doit
lui faire prendre place dans la phalange plus nombreuse qu’on ne
le croit généralement qui, sur les traces de Balzac, entreprit réso-
lument la réformation de la langue francaise. Malheureusement, le
genre d’écrit auquel il voua son existence presque tout enti¢re,
était de nature trop éphémére pour transmettre a la postérité le
nom de leur auteur.
Nous ne terminerons pas cette notice, sans rappeler que dans la
longue querelle soutenue pendant le siécle dernier par Voltaire
contre Foncemagne et la duchesse d’Aiguillon, au sujet de l’authen-
ticité du Testament politique de Richelieu, Voltaire soutint avec opi-
nidtreté que ce fameux testament était l’ceuvre de l’auteur du Coup
d' Etat: faisant une double erreur dans la discussion de ce point
d'histoire, le patriarche de Ferney confondait Silhon avec Sirmond
1098 ET L’ACADEMICIEN JEAN DE SIRMOND
son collégue 4 l’Académie, attribuait 4 Silhon le Coup d Etat et
prétendait avoir reconnu dans le Testament, outre des bévues que
Richelieu n’avait pu commettre, le style de la brochure apologé-
tique. La querelle resta longtemps pendante et quantité de petits
livres furent publiés pour et contre. Il est aujourd'hui prouvé d'une
maniére incontestable que Foncemagne avait raison, et que le Tes-
tament est bien I’cuvre de Richelieu.
Lorsque Sirmond mourut en 1649, l’édifice laborieusement élevé
par le génie de Richelieu, chancelait sur sa base. Eléve de la poli-
tique du cardinal, mais plus faible de caractére et peu disposé par
sa nature 4 recourir aux moyens violents, Mazarin, de concession
en concession, avait laissé prendre au parti des princes et‘au Par-
Jement de Paris, plus soucieux de la sauvegarde de ses préroga-
tives que de celle du bien public, une audace toujours croissante et
d’autant plus redoutable que sous prétexte de soulager la misére du
peuple, on sapait les bases de |’autorité royale. La tension était
enfin devenue si forte entre la cour et les rebelles que la guerre
civile avait éclaté, et que Paris, aprés un siége de plusieurs mois.
avait dd signer la paix avec le ministére et la cour retirés 4 Saint-
Germain. On sait comment la seconde Fronde succéda bientét 4 la
premiére, et faillit détruire 4 jamais l'euvre des deux cardinaux,
arréter lessor de la grandeur francaise et livrer l'Etat aux mains
anarchiques de partis avides et ambitieux. Sirmond ne vit point la
seconde Fronde, et mourut pendant la courte paix qui succéda da
la premiére, dans Villusion que l’ccuvre 4 laquelle il avait consa-
cré ses talents de polémiste et la partie la plus active de sa car-
riere se trouvait définitivement consolidée.
Lui mort, le souvenir lointain des brillants combats d’autrefois
ne resta plus que chez les rares survivants de ces luttes passion-
nées, qui avaient momentanément prété l’appui de leur plume aux
vaillants champions disparus. Balzac descendit bientdt dans la
tombe, et le silence se fit inexorable et immérité. D’autres préoc-
cupations assiégeaient la génération nouvelle, et le succés récent
des Mazarinades éclipsait celui des ardentes brochures consacrées x
la défense de Richelieu. Ainsi va le monde : et I’ingrate postérité
n’a plus souci que des génies puissants qui ont dirigé les talents
secondaires. Nous avons pensé que par ce temps d’exhumations
littéraires et politiques, ou l'on voit sortir de la poussiére de la
tombe tant de noms depuis deux siécles oubliés, Jean de Sirmond
meritait de reprendre sa place au milieu des ouvriers du grand
ceuvre. Heureux si nous avons pu faire partager au lecteur bien-
veillant une opinion basée sur une étude attentive ou, dira peut-
étre la critique,..... sur nos illusions.
René KEnvitrr.
REVUE CRITIQUE
1. Za Russie épigue, par M. Rambaud. 1 vol. — I. Histoire des literatures
étrangéres, par M. Bougeault. 2 vol. — III. Histoire de France racontée par
les contemporains, par M. Dussieux. 4 vol. —IV. Etude sur Jeanne d’Arc et
les principaux systémes qui contestent son inspiration, par M. le comte de
Bourbon-Ligniéres. 4 vol. — V. Les Prussiens en Allemagne, suite du Voyage
au pays des milliards, par M. Tissot. 1 vol. — VI. Paysages de mer, par
M. André Lemoynes, 4 vol.
I
Les personnes — s’il en est encore — qui se font de l’épopée l’idée
aju’en donnent nos vieilles rhétoriques, et qui ont appris qu'il n’en
existe que trois ou quatre dans le monde, ne liront pas sans un peu de
surprise le titre que voici, d’un livre nouvellement publite : La Russte
épique'. Serait-ce possible? La Russie dont la littérature date d’hier et
nest pas représentée encore (tant s’en faut) dans tous les genres, en
aurait déja atteint le plus élevé et pourrait, nouvelle venue dans les
lettres, montrer & la vieille Europe un de ces poémes que Chateau-
briand regardait comme la plus haute création du génie et la supréme
synthése d’une littérature.
Assurément’il y aurait lieu de s’étonner s’il en était ainsi, et si, dans
les poésies dont M. Rambaud nous révéle lexistence, nous devions
trouver de ces ceuvres extraordinaires dont Horace et Boileau ont si
laborieusement tracé les régles. Mais qui ne sait qu’en critique, comme
«n tout le reste, la langue a un peu changé dans ce siécle et qu’on
n’est plus d’une rigueur classique dans ]’emploi des mots. Celui d’é-
popée notamment est pris dans une exception plus large qu’autrefois,
«fon en a décoré des productions qui, aux beaux temps de notre jeu-
nesse, n’avaient pas méme rang dans les lettres ; on en gratifle aussi
bien ces incultes récits de guerres que le moyen 4ge nommait des
Chansons de gestes, que ces splendides peintures des Ages héroiques qui
sappellent l’/liade ou la Jérusalem délivrée.
"* La Russie dpique, Etude sur les Chansons héroiques de la Russie, par
M. Alfred Rambaud, professeur 4 la Faculté des Lettres de Nancy. 1 vol.
m-8, Paris, librairie Maisonneuve.
1190 REVUE CRITIQUE
Ce sont des épopées de la premitre catégorie, que posséde la litté-
rature russe, c’est-a-dire des chants, sinon de premier jet, au moins de
rédaction trés-ancienne. Comme les nétres, ces épopées datent dune
époque voisine de l’événement qu’elles racontent, mais assez éloignée
cependant pour avoir laissé & la légende le temps d’y jeter ses fleurs,
au merveilleux d’y attacher son auréole. Elles ne sont pas, du reste,
non plus que chez nous, en bien grand nombre.
La plus remarquable, la plus arrétée dans sa forme et la plus carac-
téristique, est un poéme sur les guerres faites par les princes Varégues
contre les envahisseurs des contrées slaves qu’ils avaient envahies
eux-mémes et ov ils avaient comme on sait, fondé divers petits états.
Elle a pour titre : la Chanson d Igor, ou, plus exactement, fe Dit de la
bande d'Igor. Le héros qu’elle célébre était un parent de Sviatoslaf,
grand-prince Kief qui, ayant vu d’autres chefs Varégues se distinguer
dans une entreprise contre les Polovtsi, population nomade des rives
du Don, voulut en faire autant et faillit périr dans cette expédition..A
la catastrophe pres, qui ne fut pas aussi désastreuse que celle de Roland,
puisqu’Igor fait prisonnier s’échappa et put rejoindre les débris de son
armée, l’aventure du cousin de Sviatosluf dans les plaines du Don,
ressemble beaucoup & celle du neveu de Charlemagne dans les gorges
des Pyrénées, et il existe de singuliers rapports entre le récit de l'un et
celui del’autre. Est-ce & dire que la Chanson d’Jyor soit une imitation
de la Chanson de Roland? Pas le moins du monde. Quoique celle-ci soit
de beaucoup antérieure & celle-la, il serait absurde de prétendre qu'elle
a pu lui servir de modéle. Le poéte qui la composa, & une époque trés-
Voisine de l’événement, sice ne fut pas méme au lendemain, n’était
pas, on peut le croire, un lettré érudit et au courant de la littérature
francaise. Les ressemblances entre les deux poémes sont entitrement
spontanées; elles tiennent 4 la nature des événements et au caractére
identique des temps et des personnages. Les envahisseurs venus du
Nord, & quelque date qu’ils aient apparu, et dans quelque contrée qu’ils
se soient montrés, avaient le méme tempérament intellectuel et moral,
les mémes instincts, la méme facon de faire en toutes choses. En effet,
rien n’est aussi uniforme que le moyen-&ge européen dans ses traits
généraux, en tout temps et en tous lieux. C’est, pour nous, un des
grands attraits de histoire de cette période confuse en apparence, que
la découverte ou Ja rencontre de ces airs de famille et d’éducation, au
milieu des diversités nationales. Plus qu’une autre, )’étude des littéra-
tures donne de ces surprises charmantes.
Les Russes ont mieux et plutét apprécié leur Chanson d'Jgor que
nous n’avons fait, nous, de notre Chanson de Roland, qui n’est cepen-
dant pas un monument épique de moindre valeur. Le Slovo o Polkou
Igorévé (c'est le titre russe de la Chanson d’Igor) est, pour enx,
REVUE CRITIQUE 1101
dit M. Rambaud, ce que furent pour les Grecs les potmes d'Homtre,
ce que sont pour les Allemands les Nibelungen : le joyau de la litté
rature nationale. On le fait lire et expliquer dans les écoles, pour
lesquelles i] a été publié avec glossaire, notes et commentaires; 1) est
mille et mille fois cité dans les livres savants, et a rencontré nombre
de traducteurs en vers et en prose. Il s’en faut que notre vieille Chanson
de Gestes
De Roland et des vassaux
Qui moururent a Reinchevaux.:
ait trouvé jusqu’ici méme faveur en France. I] est vrai que ce n'est pas
pour nous Ja seule ceuvre en son genre, notre unique échantillon de
poémes véritablement épiques. Toutefois il faut avouer que nous
Yavons trop négligée jusqu’ici. Sans doute, il est de bon goft, de ne
pas imiter l’exagération patriotique des Russes et de ne pas voir une
Iliade dans Vhistoire rimée que débitait, devant l’'armée de Guillaome-
le-Conquérant.
Taillefer qui moult bien cantait ;
mais i] n’y aurait que justice & s’en occuper plus qu’on ne le fait
dans nos écoles.
Si la Russie a moins que nous d’épopées primitives, en revanche,
elle a un fonds épique bien autrement riche que le nétre. Ses éléments
d’épopée, ses « matériaux épiques », comme dit M. Rambaud, sont
plus abondants qu’en France. Nulle autre nation ne posstde un trésor
de.chansons héroiques aussi considérable et aussi complet sur chaque
période de son histoire : trésor vivant d’ailleurs, qu’ll n’est pas besoin
d’aller déterrer dans les manuscrits et qui fait encore la monnaie cou-
rante des cantilénes populaires. .
Il existe encore aujourd’hui, en effet, dans certaines provinces de
lempire russe, des espéces de rhapsodes illettrés qui gardent dans
leur mémoire et débitent dans des occasions particuliéres, devant la
foule, aux veillées d’hiver, aux fétes, aux marchés, des chansons
d’un autre 4ge qu’ils ont apprises de la bouche des vieillards et od
revivent, par fragments, les vieilles mceurs et les grands faits de
histoire nationale.
Les érudits moscovites ont recueilli de la bouche de ces Aédés mo-
dernes grand nombre de ces chants et les ont publiés sous le nom de
Bylines, ou plutét Builines, qui veut dire simplement choses d’autre-
fois, choses du temps passé (du prétérit du verbe duit, étre.) M. Ram-
baud nous raconte avec de curieux détails les aventures de quel-
ques-uns de ces patriotiques investigateurs chez les populations qui
habitent au-dela du lac Onéga et qui sont demeurées presque en dehors
de la civilisation relative des autres provinces de l’empire. MM. Rybnikof
F102 REVUE CRITIQUE
et Hilferding ont trouvé 1a, non loin des lieux oi, trente ans avant, Lonn-
rot avait recueilli les fragments de la Kalévala finnoise, des Homéres
4 demi sauvages qui ont conservé plus complétes et moins altérées gu’ail-
leurs ces relations rimées des événements anciens, chantées, de temps
immémorial,'en forme de complaintes, dans les provincesfrusses, et dont
Pusage s’est maintenu plus longtemps dans les contrées voisines de la
Mer-Blanche, parce que les populations y vivent plus isolées et que
les livres n’y ont jamais fait concurrence aux narrateurs ambulants.
La, comme autrefois dans les provinces centrales, le peuple n’apprend
de son histoire contemporaine et de son histoire passée que ce qui lui
en est débité dans les foires, les apports amenés par les si nombreuses
fétes du calendrier russe et les réunions des si longues veillées dhiver.
Ces rustiques trouvéres sont, pour les populations mornes et séden-
taires de ces contrées perdues des instituteurs et des journalistes. C’est
un débris, un reste de ¢et ancien corps des Aali¢ki, ou chanteurs de
complaintes, qui furent les historiographes populaires de la Russie.
Les chants recueillis chez eux, et maintenant imprimés composent,
joints 4 d’autres venus d’ailleurs, une collection de chroniques rimées
qui va, sans trop de lacunes, de Vladimir & Pierre-le-Grand et en deca,
Elles se divisent, pour la Russie proprement dite, en deux groupes, l’an
de chants mythologiques fabuleux, l’autre de légendes héroiques. Les
poésies du premier groupe sont obscures et souvent puériles ; celles da
second ont généralement un grand caractére, et reflétent vivement
Yesprit du temps qu’elles célébrent.
Considérées d’un point de vue général et plus spécialement littéraire,
les « Builines » russes, ces germes d’épopées, comme on peut les
appeler, ont une importance a part, et que M. Rambaud explique fort
bien. « Aceux qui recherchent les lois de formation des grandes épopées,
Vétendue des cantilénes russes pourra, dit-il, offrir quelques lumiéres.
lls y verront comment une nation peut, dans son développement
poétique, s’arréter & un certain degré. Tandis qu’il y a des peuples qui
possédent de vastes ensembles épiques, d’autres se bornent a produire
des cantilénes qui, coordonnées par un génie plus puissant, auraient
pu, tout comme d’autres, devenir une Odyssée ou un Ramayana. Les
Russes, ainsi que les Espagnols on les Scandinaves n’ont que des can- -
tilénes. Peut-étre de ces chansons épiques sur Ilia de Mourons, sur
Ivan-le-Terrible, sur Pierre-le-Grand, auraient pu naitre des Jittdes,
des johannides, des Pétréides. Mais le Rhapsode inspiré qui leur eat
donné cette forme supéricure ne s’est pas rencontré et ne se rencontrera
pas, car il viendrait déja...
Trop tard dans un monde trop vieux.
Toutefois leur examen peut jeter quelque intérét sur la genése des
e
REVUE CRITIQUE 1103
épopées en général, sur la question homérique comme sur celle de nos
chansons de geste. »
D’ow. vient que le « Rhapsode inspiré » n’a pas plus paru en Russic
qu’en Espagne, en France et dans les pays scandinaves? Pourquoi,
chez les Slaves camme ‘chez les peuples du Nord et de l’Occident,
lépopée n’est-elle sortie du sol qu’a l'état de tiges éparses et n’a pas
produit ce grand arbre qui, s’alimentant de la séve intérieure,
se couvre de fruits superbes et féconde tout le champ de l'art ?
M. Rambaud ne le recherche pas. Son livre, d’ailleurs, trés-curieux et
que probablement lui seul en France pouvait faire, attendu la rareté
des personnes en état de lire dans leur idiome les documents qu'il a
voulu nous révéler, n’est qu’un résumé des travaux faits depuis vingt-
cing ans en Russie sur ce sujet, et ne s’éléve pas plus haut. Nous
regrettons que l’auteur se soit trop mis & la suite des écrivains mosco-
vites, et n’ait pas au moins justifié, par la traduction intégrale de
quelques « builines » ]’admiration qu’elles lui inspirent, et mis ainsi
le lecteur & méme de juger de leur valeur. Son livre y aurait gagné en
autorité et n’y eit rien perdu en agrément.
Il
La doctrine des races fait son chemin. La voici appliquée, mais
pacifiquement cette fois, dans un ouvrage tout littéraire dont le pre-
mier volume vient de paraitre : l’Histotre des littératures étrangéres
par M. Alfred Bougeault !. L’auteur en a emprunté le cadre & la
fameuse théorie qu’en politique cherche & réaliser le chancelier de
Vempire germanique. Ce premier volume consacré a Vhistoire de la
littérature allemande contient en effet, comme annexes, |’histoire de la
littérature danoise et celle de la littérature suédoise, gratifiées l'une et
Yautre, a titre de vassales apparemment, d’une cinquantaine de pages.
Vassales! le sont-elles bien cependant, ou du moins !’ont-elles toujours
été, ces humbles littératures scandinaves! I] nous semble que non; si
leur développement n’est pas toujours vena du dedans, l’influence
allemande, excepté dans ces derniers temps, n’y a pas eu grande part.
Apres l’antiquité, c’est action de la France qui s’y est fait le plus
sentir. Ce n’est donc que par la communauté originelle des langues,
que ces trois littératures, allemande, suédoise et danoise, se ratta-
chent l’une 4 J’autre. Mais nous reconnaissons que ce lien suffit pour
motiver le groupement qu’en fait ici Bougeault.
Une annexion qui n’a pas la méme raison et qui n’est fondée que
sur un accident géographique, c’est l’esquisse des littératures finnoise
‘ Histoire des littératures étrangéres, par M. Alfred Bougeault. T. I*" in-89,
E. Plon, édit.
1104 REVUE CRITIQUE
et hongroise, qui termine le volume. La Finlande, non plus que la
Hongrie n’a rien d’allemand dans son idiome et son génie. Ces pays
sont restés indépendants d’esprit ainsi qu’ils le sont de race. Mais
la Finlande est enclavée dans le monde germanique et elle est, par le
sang, sceur germaine de la Hong~ie. Comment, en parlant des littéra-
tures qui fleurissent sur les rives de la Baltique omettre celle qui les
précéda sur ces mémes bords et qui vient de ressusciter si imopiné-
ment? L’humble mais gracieux idiome qui se parle 4 Abo et & Hel-
singfors n’est-il pas le méme, au fond, que celui dans lequel sont
écrites les poésies qui se chantent aujourdhui des Carpathes au
Danube?
Tout s’enchaine donc naturellement dans le livre de M. Bougeault.
Les chapitres accessoires n’en sont pas du reste les moins curieux. Si
l’on a quelque vague idée de la littérature du Danemark et de la Sudde;
si, de ces pays moins éloignés encore qu’effacés dans leur réle politique
quelques renommeées littéraires et légitimement méritées sont venues,
dans ces derniers temps jusqu’é nous, que savons-nous, en fait de lit-
térature, de la Finlande et de la Hongrie? Et cependant l’esprit ne som-
meille point 1a; la poésie notamment s’y est réveillée et elle s’y retrempe
chaque jour aux sources anciennes, nouvellement retrouvées, de l’ins-
piration nationale. Bien que trop courtes, 4 notre avis, les pages que
M. Bougeault accorde & ces inconnus et 4 ces délaissés de la renommée
seront lues, nous en sommes certain, avec un intérét sympathique. Le
caractére actuel de toutes ces littératures est en effet, l’absence d'am-
bition; c’est avant tout, une satisfaction intime que recherchent, sem-
ble-t-il, ceux qui écrivent dans ces milieux relativement solitaires de
la Suéde, du Danemarck, de la Finlande et de la Hongrie. M. Bougeault
s'est arrété avec raison sur leur biographie; nous eussions aimé qu'll
nous fit en outre, de leurs ceuvres, des citations plus nombreuses.
Ces citations, ces morceaux caractéristiques qu'il a répandus ep
assez grand nombre dans la partie de son volume consacrées a |’Al-
lemagne donnent de l’agrément & un travail qui, par sa natare
menacait d’un peu d’aridité. En effet, mettre en trois cents pages un
sujet que les derniers qui s’en sont occupés ont a peine pu renfermer
en trois volumes, et se faire lire par d’autres que par des inspirants au
baccalauréat, n’était pas une tache facile. M. Bougeault s’en est habi-
lement tiré. Ecrivant pour le monde et non pour Vécole, il a tenu &
donner la physionomie des époques et des hommes plutdét qu’A en
détailler et & analyser les ceuvres, et il y a réussi. Son succés, nous
venons de le dire, est dQ & une assez grande part faite & la vie des
écrivains et au rappel constant des événements au milieu desquels ils
ont vécu. Dans cette appréciation des temps et des ceuvres, M. Bou-
geault, sans professer systématiquement les doctrines que nous défen-
REVUE CRITIQUE 1105
dons en toutes choses, s’en inspire manifestement. Ainsi n’hésite-t-il
pas & dire, par exemple, que la Réforme fut, en réalité, de la part des
Allemands, un affaire de tempérament national, & laquelle on a adapté,
aprés coup, une théorie intellectuelle et morale et qu'elle est, par |
essence, anti-littéraire. Le point de vue de M. Bougeault, en critique,
reste toujours dans le domaine littéraire dont il maintient eontre
Jui-méme l’indépendance aujourd’hui plus particuliirement menacée par
la politique, mais auquel i: reconnatt (on s’en apercoit par tout) des
limites dont le christianisme a de droit, la garde. Donc, ni germano-
phage, comme on est assez disposé a ]’étre chez nous aujourd’hui, ni
germanolatre, ainsi qu’on I’a trop été naguére, mais lettré de bon aloi
et sachant écrire : tel nous parait M. Bougeault dans ce volume qui
est, croyons-nous son début et qui nous fait vivement désirer les autres.
P.S. Au moment de mettre: sous presse, le deuxitme volume de
M. Bougeault nous arrive : Il contient ¢’ Histoire des littératures du Nord
et de l'Est de l'Europe et termine un premier groupe sur |’ensemble
duquel nous aurons a revenir.
il
Nulle histoire n’a des sources plus attrayantes que la nétre. Nos
Chroniques et nos Mémoires se distinguent par une animation, une
grace, une simplicité, que n’ont point ailleurs les documents du méme
genre. |
Ges documents de tant de charme sont malheureusement peu
connus de la jeunesse et des gens du monde 4 jqui, pour des causes
différentes, manque le temps qu’il faudrait pour les lire.On ne peut trop
le regretter, car rien ne saurait donner plus d’intérét & notre existence
d’autrefois, ne la ferait mieux comprendre et ne la graverait mieux dans
la mémoire, car elle est 14 vivante et colorée. On ‘a bien essayé de nos
jours, d’en faire passer quelque chose dans les livres d’enseignement
et de vulgarisation générale, mais on n’a gutre réussi qu’é produire
une sorte de marquetterie hybride et fatigante.
Un homme de talent et d’expérience en ces matitres, M. Dussieux,
professeur d’histoire & l’Ecole militaire de Saint-Cyr, frappé plus qu’un
autre de l'importance, qu’ll y a pour V’histoire, 4 donner au moins de
temps en temps la parole 4 ceux qui y ont été acteurs, témoins ou
victimes, et l’ont faite, pourrait-on dire, a imaginé, pour arriver, dans
une certaine mesure & ce but, une publication dont les premiers
volumes datent déji de quelques années, mais qui n’est point achevée
encore etd laquelle nqus croyons devoir des encouragements.
Cet ouvrage d’érudition et d’agrément, d’une lecture instructive et
attachante, a pour titre : ’ Histoire de France racontée par les contem-
1106 REVUE CRITIQUE
porains!, 1] se compose d’extraits textuels des documents originaux de
notre histoire, Annales, Chroniques, Biographies, Mémoires, groupés
autour de chaque grand fait ct disposés de facon & donner sur chacun
d’eux la partie principale des récits qui en ont été faits par les contempo-
rains, et une idée de l’impression que ceux-ci en ont recue. C’est lidée
- de la Bibliothégue des Croisades de Michaud, appliquée & nos histoires
de France classique, un recueil de piéces justificatives en méme temps
qu’un complément, ou plutét un commentaire littéraire et moral. L’au-
teur a voulu, en appelant en témoignage les hommes de toutes les
“poques, non-seulement peindre plus exactement le cété extérieur des
événements, mais faire connaitre authentiquement les sentiments qu’ils
ont inspirés. I] a eu en vue les meurs en méme temps que les faits.
Aussi ne s’est-il pas borné, dans plusieurs cas, 4 une seule relation; —
afin de mettre sous les yeux des lecteurs les opinions opposées, I’es-
prit des différents partis, les divers jugements de 1]’époque, il a fait
comparaitre contradictoirement, comme on dit en justice, les repré-
sentants les’ plus autorisés de chaque cause. On le remarquera en
particulier, pour la guerre des Albigeois, le régne de Philippe-le-Bel, et
la guerre de Cent-Ans. Toutefois, ces dépositions diverses ne sont
produites que dans la mesure ov il convient de les faire connaftre a la
jeunesse. Non-seulement M. Dussieux a cherché, comme il |’a dit, « &@
étre d’une impartialité absolue dans le choix des piéces; » mais de
plus ce choix a été fait, ainsi qu'il se l’était proposé, « de telle sorte
que le pére et la mére de famille puissent mettre les volumes oti elles
sont consignées entre les mains de leurs enfants pour compléter leur
éducation. »
Les emprunts demandés par M. Dussieux & nos monuments histo-
riques sont trés-nombreux, trés-divers, trés-piquants, parce qu’ils ont
été pris & toutes sortes de sources, aux chroniques, aux mémoires, aux
Jégendes quelquefois, voire aux poésies populaires : témoins la Cantiléne
en Phonneur de Sainte-Eulalte, le cnant composé 4 (occasion de la premiere
crowade par Guillaume IX, comte de Poitiers, l’ Adieu des Arabes a Sa:nt-
Louis, aprés son départ d’Egypte, et cette Ballade des trois moines rouges
que nous a fait, le premier, connaitre M. de Lavillemarqué dans ses
Chants populaires de la Bretagne, et que M. Dussieux a placés ici avec
raison comme document historique. Ajoutons qu’a la fin de chaque
volume l’auteur a mis un glossaire de tous les mots difficiles contenus
dans les fragments cités. _
L’ouvrage de M. Dussieux est donc, a la fois historique et littéraire et
nous donne en méme temps une idée de la vie politique et de la vie in-
lellectuelle et morale de notre pays & ses diverses époques. C’est ce double
14 vol. in-8°. Librairie Firmin Didot.
REVUE CRITIQUE 1107
but que Vauteur s’y était proposé. « Ces extrails des anciens auteurs,
disait-il en téte de son premier volume, en montrant leur importance
pour la connaissance maté¢rielle des faits, ont encore l'avantage de faire
connaitre les écrivains historiques, si nombreux dans notre littérature, -
Jes plus remarquables passages des chroniques et des mémoires, et de
composer ainsi, en méme temps qu’une histoire de France, une histoire
de la littérature francaise, qui montre toutes les transformations de la
langue. » Les excursions faites en dehors du cercle des narrateurs, sur
je domaine de la poésie, n'ont fait qu’ajouter un avantage et un attrait
de plus a ce recueil.
Ces fragments que relient entre eux de courts préludes et qui for-
ment ainsi un ensemble épisodique d’une lecture facile, correspon-
dent aux quatre premiéres périodes de notre histoire : la période
gallo-romaine et d’invasion qui finit & Charlemagne; la période de
formation et d’épanouissement que clét le régne de Saint-Louis; la
période de désorganisation qui s’ouvre avec Philippe-le-Bel et nous
conduit 4 la décadence signalée par la défaite de Poitiers en 1336; enfin
la consommation presque compléte de notre ruine un instant sus-
pendue par Charles V et précipitée tout-a-coup par le régne nominal de
son fils : alternatives de gloires et de souffrance dans iesquelles s’est
trempé notre tempérament national et qui se peignent d’elles-mémes en
traits émus, naifs et vivants dans les pages empruntées par M. Dussieux
aux hommes qui, a divers titres, y ont joué un réle. Le savant et gym-
pathique professeur s’est arrété 4 la veille de notre renaissance, au
moment oti va se lever Jeanne d’Arc. Ce moment est si beau que, nous
Yespérons bien, |’ Histotre de France par les contemporatins voudra nous
je montrer aussi, et qu’un nouveau volume viendra s’ajouter &
ceux que nous annoncons, et ainsi clére cette époque supréme du
moyen-dge qui n’est point achevée & la date ot finit Pouvrage de
M. Dussieux.
IV
Nous venons d’écrire le nom de Jeanne d’Arc et d’exprimer le regret
que nous aurions de voir le livre de M. Dussieux se fermer au moment
oi ce nom entre dans l’histoire, sous prétexte qu’on a beaucoup parlé
dans ces derniers temps de la sainte et glorieuse fille qui l’a porté.
Non, l’intérét qui s’y attache n’est pas épuisé. On n’a pas & craindre
d’en abuser auprés des lecteurs francais. Outre qu’il n’est pas encore
suffisamment connu de tous ceux au cceur desquels il parle, n’y a-t-il
pas 4 défendre l’héroique martyr contre ceux qui s’obstinent — nous
ne disons pas a Ja calomnier et & l’outrager : il n’y a plus aujourd'hui
en France, un homme capable de commettre l’infamie de Voltaire —
1108 REVUE CRITIQUE
mais &l’amoindrir en lui contestant Vinspiration divine qui léclaira
et le courage céleste dont elle fut armée pour le salut de son pays.
C’est & combattre les écrivains qui en parlent ainsi, les historiens qui,
par légéreté d’étude, par infatuation systématique, par haine du catho-
licisme, professé avec amour et en toute soumission par |’humble fille
de Domrémy, veulent faire d’elle une extatique, une hallucinée, une
druidesse, une folle que dévorait une fitvre mystérieuse dont elle
n’avait pas elle-méme conscience; c’est, disons-nous, 4 repousser ces
interprétations pour le moins malséantes, que M. le comte de Bourbon-
Ligniéres consacre un volume remarquable par la solidité de fa dis-
cussion et que la « Société bibliographique » a récemment publié
sous ce titre : Etude sur Jeanne d’Arc et les principaux systemes gut
contestent son inspiration surnaturelle et son orthodozie‘, L’auteur n'a
pas la prétention, dit-il, d’établir & nouveau la mission providentielle
de Jeanne d’Arc; il reconnait que ce sujet a été traité d’une mani¢re
assez complete et par des écrivains d’assez d’autorité, pour qu'il n’y
ait pas nécessité a le reprendre. « Mais il m’a semblé, ajoute-t-il,
qu’a coté de la question que je viens de mentionner, une autre, non
moins intéressante, méritait d’attirer l’attention et examen. L’origine
de cette mission, que les rationalistes cherchent 4 expliquer par des
moyens humains, et que les catholiques rapportent & une intervention
surnaturelle, m’a paru valoir la peine d’étre approfondie et traitée
avec quelque développement. »
M. de Bourbon-Lignitres examine donc tour & tour les divers sys-
témes d’explication naturelle de l’apparition et du réle de Jeanne d’Are
présentés, soit avant ce sitcle, soit de nos jours, et cherche 4 démontrer
leur insuffisance, leur puérilité ou leur ridicule. Le premier & qui J’au-
teur a fait ’honneur dele combattre, est celui d’un écrivain assez pea
connu, M. Villiaumé, auteur d’une histoire de Jeanne d’Are qu’anime
un vrai sentiment patriotique et qui né manque pas de sympathie
pour son héroine, mais dans les succés de Jaquelle il ne faudrait voir
la supériorité du génie. Pour que M. Villiaumé, Jeanne d’Are fut tout
simplement au-dessus de ses contemporains par l’intelligence et Ia
volonté, et voila pourquoi elle prima les uns et vainguit les autres.
M. de Bourbon-Ligniéres n’a pas de peine & montrer que, par elle-méme,
Jeanne n’était pas le moins du monde supérieure aux hommes de son
temps, et que ceux-ci n’étaient en frien inférieurs 4 elle. Pour les
Anglais représentés par l’historien Lingard, les triomphes de Jeanne
d’Arc tinrent uniquement & son exaltation communicative, exaltation
qui s’usa par son excts méme et dont ]’affaiblissement explique la triste
fin de V’héroine. L’auteur fait prompte justice de cette explication ainsi
14 vol. in-8°, 35, rue de Grenelle.
REVUE CRITIQUE 1109
que de celles qui mettent ses visions sur le compte d’une hallucination
maladive. Quant au syst#me de M. Henri Martin faisant, comme on
sait, de Jeanne d’Arc une Velléda qui aurait retrouvé, aprés quatorze
cents ans, les traditions du génie gaulois et le secret de communiquer
son enthousiasme 4 un pays affaissé sous ses revers, nous croyons
que M. de Bourbon-Lignitres est bien bon de s’en occuper si long-
temps. Mais il a voulu ne laisser sans réponse aucune des objections
qu'on oppose a l’explication catholique de la miraculeuse intervention
de la Pucelle dans les affaires publiques de son temps.
Nous ne ferons que mentionner la défense de l’orthodoxie de Jeanne
d’Arc, qui ne ful constestée par les Anglais et leurs partisans, que dans
la pensée d’attirer sur celle qui les avait vaincus le chatiment capital
réservé aux hérétiques. On ne |’aurait pas condamnée 4 mort peut-étre
si elle n’efit été anathéme, et, pour satisfaire la rage des vaincus, il
fallait qu’elle mourdt. Laissons M. Henri Martin soutenir que, pour
hérétique, Jeanne |’était certainement, par 1&4 méme que, de ]’aveu des
catholiques, elle avait des visions particulitres. On ne parle point
théologie catholique avec un druide.
A ces discussions, M. de Bourbon-Ligniéres a joint, sous forme
d’appendice, quelques notes sur des faits peu connus et curieux relatifs
aux prédictions qui avaient annoncé la venue de la Pucelle, ainsi que sur
les deux imposteurs et l’intrigante qui se trouvent mélés a son histoire.
Ces notes sont suivies de considérations fort justes, sur les causes qui
générent et firent échouer, en partie, la mission de Jeanne et compro-
mirent A un certain degré sa gloire aux seiziéme et dix-huitiéme siécles.
Ces considérations demanderaient peut-étre plus de développement.
Tel qu'il est, toutefois ce travail consciencieux vient 4 son heure et ne
peut qu’aider & la cause de la canonisation de Jeanne d’Arc introduite
et poursuivie 4 Rome par Mgr |’évéque d’Orléans.
Vv
Tout le monde a lu le Voyage au pays des milliards. Cette vivante
et spirituelle peinture de la Prusse est arrivée au succés eta la
célébrité avant que cette chronique des livres, forcée d’aller a pas
comptés, ait eu seulement le temps de ]’annoncer. Que pourrions-nous
en dire aujourd’hui qui valdt ce mot : « 22° édition » qui se lit en
téte des derniers exemplaires sortis de la presse?
Ce livre devait avoir une suite, il n’était pas fini. M. Tissot nous avait
montré la Prusse chez elle; mais la Prusse n’est plus en Prusse seule-
ment: elle est dans toute ]’Allemagne par son esprit, par son action
diplomatique par ses agents ostensibles; les royaumes germaniques,
les duchés petits et grands ne sont plus que des noms sans réalité,
1110 REVUE CRITIQUE
des morts auxquels le fard de M. de Bismark conserve, pour un
temps, les apparences de la vie. Montrer la Prusse chez elle ne
suffisait done pas; il fallait nous la faire voir chez ses vassaux. C'est
ce que fait auteur du Voyage au pays des milliards dans le volume
qu'il vient de publier sous ce titre : Les Prussiens en Allemagne '.
Contrairement au sort réservé, dit-on, aux « suites, » ce second
volume ne sera pas, croyons-nous, moins bien accueilli que le premier.
C’est la méme forme agréable de notes de voyage, le méme esprit d’ob-
servation curieuse, le méme fond de bonne humeur en tout, méme
dans la critique. M. Tissot est toujours calme, et a presque toujours
le sourire aux lévres; il est vrai que Vironie s’y dessine fréquemment
et que le trait s’en échappe volontiers, mais jamais avec rudesse. Ga
et 1a seulement le gros mot jaillit, mais c’est quand, en vérité, il est
difficile & retenir. M. Tissot dira, par exemple, des rimeurs stipendiés
qui se font de l’insulte & Ja France une ressource : « Le troupeau sacré
qui broute sur |’Hélicon allemand n’a pas voulo rester en arriére »
(des journalistes); mais habituellement la critique prend, chez lw,
le ton d’une douce raillerie, d’une moquerie d’homme bien élevé qui
crvit seulement pouvoir aller sans déroger jusqu’au calembour.
Etudiant encore frais émoulu de l'Université de Tubingue, et parlant
Yallemand du Saxon comme celui du Schwab, M. Tissot a pu aborder
sans intermédiaire, toutes les classes de la société, les gens du monde
et les gens du peuple. Dans le but qu'il se proposait, il lui convenait
surtout de se méler & celle-ci. C’est ce qu’il a fait assez habituellement,
dans le cours de son voyage. Il s’arrange partout pour cela, en wagon
comme & l’hétel. « J’ai pris les troisiémes classes, dit-il, ce ne sont
pas les dernitres, car on trouve, sur les chemins de fer allemands, des
quatriémes classes dont les wagons, sans banquettes, ne différent pas
beaucoup de ceux du bétail (suit une description qui est un tableau de
Callot)... Ce n’est pas en voyageant en premiére classe avec des Russes,
des Anglais et des Américains, qu’on apprend 4 connattre le peuple
allemand..Ce n’est pas non plus en descendant aux hétels de « premier
rang » qu’on s’initie 4 sa vie, qu’on sait ses pensées et ses préoccupa-
tions, qu’on saisit ses désirs, qu’on comprend ses joies et ses souf-
frances. Ce qu’on voit aujourd’hui dans les premiers hétels, ce sont
des officiers sablant force champagne payable & la prochaine rancon...
Descendez, par contre, dans un modeste hétel de second ou de troi-
siéme ordre, vous vous y trouverez au milieu de bourgeois, de
philistins, d’industriels, de commis-voyageurs, de petits rentiers, de
professeurs qui discutent leurs intéréts, parlent de la grandeur de
VAllemagne et du prix trop élevé de la choucroute, de V’abaissement
24 vol. in-4?, Dentu, éditeur,
REVUE CRITIQUE | {lit
de la France et des escargots, des Jésuites, des tourne-broches méca-
niques, de Richard Wagner, des iles Frij, de ’immortalité de ’ame,
du ballet de ’'Opéra de Berlin; its commentent les journaux et se-
déboutonnent sans géne, jusqu’é ces deux derniers boutons auxquels
on ne touche pas impunément : |’empereur Guillaume, et M. le prince
Otto de Bismarck. »
C’est, le plus souvent en pareille compagnie et dans ces conditions
excellentes pour bien voir et bien entendre, que M. Tissot a fait son
vuyage en Allemagne. Ce voyage qui commence par le Rhin et finit par
la Baltique a eu, en réalité, pour objet la Bavitre. Mayence, Francfort, le
Palatinat par ot nous entrons, et les anciennes villes hanséatiques par
oli nous sortons, ne sont que les marges du tableau que l’auteur s’était
proposé de tracer. Elles sont toutefois curieuses et offrent avec des dé-
tails piquants, l’occasion de plusieurs excursions, parmi lesquelles nous
he pouvons nous retenir de citer cette peinture de la vie domestique
en Allemagne, parce qu’on a fait beaucoup de poésie & faux la-dessus :
a Le soir, les bons péres de famille, des conseillers auliques et secrets,
_ les conseillers de légation ou de délégation viennent se régaler tout
seuls dans le petit hétel, tandis que leurs femmes et leurs enfants,
laissés pieusement au logis, boivent du café de gland et mangent des -
pommes de terre. C’est ce que la vertueuse Allemagne appelle « la vie
de famille. » Le Germain n’a pas encore compris qu’une femme est
une compagne, une amie et non une domestique ou une esclave. Allez
dans le Sud, allez dans le Nord, partout cette condition basse et cruelle
faite 4 la femme vous frappe et vous révolte. A elle les durs labeurs.
Elle se léve la premitre et se couche la dernitre. C’est l’ancienne béte
de somme, Ia machine & laver, & coudre et A perpétuer l’espéce. Rien
de plus. »
Mettez que le crayon ait un peu appuyé, le trait n’en reste pas moins
juste et vrai.
Francfort, l’antique ville libre, nous donne un échantillon de la
liberté que la Prusse apporte aux pays qu’elle prend sous son égide.
A Mayence, méme spectacle et méme enseignement; mais ici Ja popu-
lation parait moins docile, et l'on n’y eroit plus, en particulier, a
obligation, pour étre bon allemand, de détester et de vilipender la
France. « Depuis que la pluie des milliards n’a fait pousser que des for-
teresses et des impéts sur le sol allemand, les Mayencois ne montrent
plus une hostilité aussi ouverte contre la France. Un Parisien peut
méme s’égarer le soir dans un labyrinthe des petites rues qui avoisi-.
nent les quais, et demander son chemin sans qu’on lui réponde avec:
un baton. » Y aurait-il chez les Mayencois quelque chose de |’Ame:
intrépide et dela généreuse indépendance de leur archevéque? Ii faut
lire chez M. Tissot les pages curieuses ov il fait le portrait de ce rare
25 mars 1876. 12
1112 REVUE CRITIQUE
prélat qui jadis, & Université, croisa le fer avec M. de Bismarck et qui
continue aujourd’hui le duel avec la plume.
Glissons sur le chapitre des meurs et félicitons M. Tissot de la r-
serve avec laquelle il touche & ce sujet qui fournirait matidre a repré-
sailles, au dire de tous les voyageurs. Le ton de pudeur effarouchée
yue prennent les Allemands en parlant des ndétres aurait mérité qu'on
fit chez eux une enquéte moins sommaire a cet endroit. Le journalisme
et la vie universitaire prétaient aussi : le voyageur s’est moins retenu,
et pourtant, malgré l’étrangeté des citations qu’il fait, des scenes quil
raconte, des propos qu’il rapporte, ceux qui ont yu les choses sur place,
trouvent que ses croquis ne sont pas des charges.
Nous l’avons dit, quoique le voyage de M. Tissot commence a
Rhin et finisse 4 l’embouchure de l’Elbe, c’est Ja Baviére qui le remplit
a peu prés tout entier. On comprend pourquoi. La Bavieére est, en Alle-
magne, le plus gros morceau que la Prusse ait & avaler. Ov en est la
déglutition de cette proie que, par des larmes feintes, le crocodile
prussien a attiré entre ses machoires formidables. Que reste-t-il ence
moment de la Baviére d’il y a trente ans, de ce royaume que la France
a fait et qui, comme tant ‘d’autres Etats qui furent notre euvre, nous
a payés d’une si noire et, du reste, si maladroite ingratitude. M. Tissol
Ya peinte sous toutes ses faces et dans le jeu des partis dont elle est
travaillée en ce moment. Il y a la, en particulier, un vivant portrait de
Munich, avec son Université, son Parlement, ses artistes, ses seclaires
religieux. On suit avec un vif intérét le voyageur sur tous ces théaltes
et chez tous ces personnages: Si la visite chez le docteur Dollinger est
navrante celle au vieux chiteau de Bayreuth ot M. Richard Wagner
élabore la musique de l’avenir est tout ce qué l’on peut imaginer de
plus amusant. I] se prépare 1a des chefs-d’ceuvre menacants pour
nous : M. Richard Wagner fait chaque jour des progrés dans l’estime
du roi de Prusse, et, dit M. Tissot, le jour ot le musicien incompris
aura conquis la faveur du tout-puissant souverain et de son redov-
table chancelier, il fera ajouter un article au Traité de Francfort el
condamnera les Parisiens a trente ans de 7hannhauser.
Cette nouvelle calamité nous menace-t-elle en effet? La Bavitre va-l-
elle étre absorbée par la Prussc? On trouvera le probléme discuté a
tous les points de vue‘dans le livre de M. Tissot. Disons pourtant toa
de suite, afin de pour rassurer les habitués de l’Opéra, que la Baviere
ne parait pas disposée & se laisser manger. Certes, dit M. Tissot, apres
avoir signalé la résistance que rencontre la Prusse dans les haute
sphéres de lopinion bavaroise, et cité le langage des hommes polili-
ques avant et depuis la guerre : Certes, « les journalistes qui lien-
draient aujourd’hui ce langage, seraient mis entre quatre murs; mais
‘ allez, le dimanche soir surtout, dans les brasseries populaires, vous
REVUE CRITIQUE 1s
entendrez tous les buveurs de la vieille Bayitre crier bien fort qu’ils
yeulent mourir Bavarois et non crever (Arepiren) Prussiens. »
Mais que disent & la taverne les buveurs des autres Etats menacés
d’annexion? Sans doute M. Tissot ne voudra pas nous le laisser
ignorer.
VI
Le Correspondant a publié dans le courant de l’année dernitre, un
certain nombre de petites piéces de vers signées : André Lemoyne, que
n’ont pas oubliées, nous en sommes sfdrs, ceux de nos lecteurs qui, er
poésie, aiment les bijoux finement ciselés. C’était court, mais exquis.
La mer en faisait presque exclusivement le sujet; non la mer avec ses
grands horizons et ses imposants spectacles, mais la mer dans ses as-
pects gracieux et mélancoliques, la mer sur ses gréves solitaires et &
ses heures de repos : une cdte ov le flot meurt sur le sable; une anse
perdue et morne ow péche une enfant réveuse; un cap ov, dans la
brume, pointe le « clocher & jour » d’un village breton, ou la fléche
pointue d’une église normande; la lune se levant « large et ronde »; le
Vaisseau qui se mire
Dans le flot de marée aux longs remous dormants :
tableaux qui reposent doucement le regard et la pensée.
Il ne nous appartient pas de louer ces gracieuses marines : nous se-
rions suspects de particularité; nous n’en parlons que pour annoncer
qu’elles viennent d’étre réunies en un joli volume (1) que termine
une Nouvelle dont la scéne est placée dans le méme cadre et qui, pour
étre en prose, ne manque pas de poésie !.
P. DOvialRe.
La Premiére Communion. — Réglement de vie pour la perséuérance,
par M™* la comtesse de FLAVIGNy.
La religion ne pouvait laisser sans secours et sans appui les années
qui suivent la premiére communion. Elle n’a pas voulu que le lende-
main de ce grand acte de la vie chrétienne donnat le scandale trop
habituel de l’abandon de l’église et de la pritre. Aprés avoir en-
louré l’enfance des soins les plus maternels, elle a travaillé 4 sauve-
garder l’adolescence, cet dge od l’Ame encore chancelante ct inexpéri-
mentée s’essaie au premier usage de sa liberté, ot les vocations se
révélent, ot les destinées se décident et ot commence le bon ou le
1 Paysages de mer, par Artdré Lemoyne, 4 vol. in-42. Librairie Sandoz ct.
Fischbacker.
1114 REVUE CRITIQUE
mauvais chemin de la vie. De 1a, Jes patronages, les ceuvres de tutelle
et de protection, et surtout les catéchismes de persévérance qui com-
plétent l’instruction religieuse, obtiennent Vadhésion de V intelligence
aux révélations de la foi, et confirment la jeunesse dans les pieuses
pratiques des premiéres années.
Mais ]’enseignement fugitif de la sasole a besoin d’un livre quile
fixe, qui demeure sous les yeux du jeune homme et de la jeune fille,
devienne un compagnon, un conseiller qui ne se lasse ni ne se rebule
jamais, et comme la voix toujours entendue de lange gardien.
C’était 4 M™* la comtesse de Flavigny, & auteur du Livre de Fenfance
chrétienne, qu'il appartenait d’écrire celui de la persévérance; le méme
esprit l’a dicté, il obtiendra le méme succés, car, dans cette heureuse
réunion de conseils, de priéres, d’histoires picuses et de bons exem-
ples, rien ne manque pour intéresser, édifier le jeune lecteur et lw
faire aimer la discipline et la loi qu’on lui recommande.
Cette euvre du dévouement le plus éclairé et le plus affectueux prend
la jeunesse, la veille de la premitre communion, la guide pendant celle
sainte journée, la conduit aux pieds de l’évéque pour recevoir le sacre-
ment de confirmation, et assiste avec elle, au dimanche de la persévé-
rance, ce jour des touchants adieux, des derniers avis et des grandes
résolutions. Elle lui ernseigne le bon emploi des vacances, et comment
le devoir s’allie au repos et aux distractions. Vient ensuite le rgle
ment de vie marquant la tache de chaque jour, de chaque semaine, de
chaque année, les vertus & pratiquer, les défauts & combatire, et don-
nant un modéle de retraite adaptce aux besoins de l’dge et des sajets
de méditations puisés aux sources*qui préviennent et corrigent le mal
Les dernitres pages sont empreintes d’une éloquente émotion ; elles
présentent le tableau des sacrifices, des sollicitudes, des souffrances de
la mére chrétienne; elles rappellent 4 ses enfants le prix qu’elle attache
& leur salut, et la reconnaissance qu’ils doivent 4 son amour.
Les approbations de Son Em. le Cardinal-Archevéque de Paris, de
NN. SS. les archevéques de Tours et de Reims, et de Sa Grandeur
Vévéque d’Orléans, sont la meilleure preuve du mérite et de la néces-
sité de louvrage et la plus puissante recommandation en sa faveur.
S’il est plein d’instruction et d’expérience, il est en méme temps trs-
aimable & lire, comme tout ce qui sort d’une plume dont Ja grace sail
donner du charme aux idées les plus sérieuses, et de l’attrait aux plus
sévéres lecons.
Destiné & toutes les conditions, & tous les états, le livre de la perst-
vérance fera du bien a l’apprenti, & la jeune ouvriére dans Yatelier,é
l’école professionnelle, aussi bien qu’a l’éléve du collége et aux jeunes
gens appelés a vivre dans le monde. Ul parle le langage de V’Eglise qui
s’adresse & toutes les ames, et en est comprise. L’Evangile, doat i
REVUE CRITIQUE 1115
s’inspire, ne révéle-t-il pas la vérité aux faibles, aux petits, aux igno-
rants encore plus qu’aux sages ef aux savants de la terre?
Au milieu de cette invasion de publications mauvaises qui n’ont
d’autre but que d’arracher des jeunes cceurs les doctrines, les croyances
et les habitudes apprises au catéchisme, et de préparer des hommes,
qui sont |’effroi de la société, la honte et la désolation de leurs familles,
on ne saurait accueillir avec trop de joie, et propager avec trop d’em-
pressement un livre qui apprend 4 l’adolescent ce qu’il faut faire pour
conserver intact le dépét de la foi, rester jusqu’a la fin fidéle aux pro-
messes de sa premitre communion, et ne jamais faire pleurer sa mére.
Le vicomte pr MELUN.
NOUVELLE BIBLIOTHEQUE CLASSIQUE.
On sait le développement qu’a pris de nos jours la publication des
beaux livres, le soin respectueux et éclairé qui a présidé & la réim-
pression des chefs-d’ceuvres de notre littérature. C’est un des cétés de
Yart que nous avons souvent signalé, en louant les savants éditeurs
-dont le goat a voulu nous restituer les meilleurs textes dans la forme
la plus élégante et la plus pure.
Personne, sous ce rapport, n’a rendu de plus éminents services que
M. Jouaust, dont le nom, justement cher aux bibliophiles, est désor-
mais consacré comme le furent, & d’autres époques et pour des tra-
vaux moins parfaits, les noms des Etienne et des Elzeviers.
Mais un pas, et le plus difficile, restait & faire dans cette voie intelli-
gente et féconde : unir au luxe le bon marché; mettre, par la modicité
du prix, les vrais chefs-d’a@uvre 4 la portée des bourses les plus mo-
destes. Tel était Je probléme, et jusqu’a ce jour il n’avait été qu’insuf-
fisamment résolu. Les belles éditions codtaient cher, et les amateurs
privilégiés pouvaient seuls s’en procurer la jouissance. Il fallait donc,
par un effort habilement calculé, opérer pour le livre d’art une petite
révolution analogue a celle qui a été accomplie naguére pour le journal,
et abaisser le prix jusqu’a la derniére limite [possible afin d’assurer la
vulgarisation.
C’est ce que tente aujourd’hui M. Jouaust par l’heureuse création
de sa Bibliotheque Classique. Cette collection, qui comprendra la plu-
part des classiques francais et qui sera comme la Bibliothéque-Char-
pentier des bibliophiles, a pour but de mettre les livres d’amateurs &
la portée de tout le monde. Elle offre, en effet, pour 3 francs, prix bien
ordinaire en librairie, des volumes exécutés avec le méme luxe que les
grandes publications et ot se retrouvent le beau papier, la splendeur
typographique, les ornements, les fleurons qui décorent les ouvrages
1116 REVUE CRITIQUE
de haut prix. C’est une entreprise exceptionnelle et qui ne saurait étre
trop vivement encouragée.
Les principaux écrivains francais, du quinzitme au dix-huitiéme
siécle inclusivement, seront représentés dans cette collection nouvelle
par tout ce qui doit composer, 4 notre époque, la bibliothéque d’un
lettré. Rabelais, Montaigne, Corneille, Molitre, Racine, La Fontaine,
La Bruyére y occuperont la place d’honneur et sont en préparation.
En attendant, M. Jouaust inaugure sa publication par deux volumes
' d’une perfection achevée: les cuvres de Regnier, avec les notes et la
glossaire de Louis Lacour; et les Considérations de Montesquieu sur les
causes de la Grandeur et de la Décadence des Romains.
L’éditeur donnera ensuite un Boileau, en deux volumes, le théatre
de Regnard, en deux volumes, la Satire Ménippée, les Mémoires de
Grammont d’Hamilton, etc.
Quant au choix des textes, M. Jouaust s’en est justement tenu auv
errements de ses éditions précédentes : il réimprime la derniére édition
publiée du vivant de l’auteur et sous ses yeux, quand elle offre toutes
les garanties d’authenticité et quand il n’existe pas de raison majeure
de donner la préférence 4 une autre.
Le format de cette collection nouvelle est aussi commode que char-
mant; c’est le format favori des bibliophiles, l’in-16 elzévirien, et l’im-
pression est faite avec les élégants caractéres, les fleurons et Jes culs-
de-lampe dans le style du seiziéme siécle qui donnent tant de grace
aux jolies éditions de ce temps.
Dans de pareilles conditions, le succés ne saurait étre douteux, et
nous remercions M. Jouaust de ce nouveau témoignage de la passion
intelligente et dévouée qu’il met au service de son art, le premier et le
plus beau de tous les arts, puisque c’est celui qui incarne pour ainsi dire
et perpétue le mieux les chefs-d’ceuvre de |’esprit humain.
L.
QUINZAINE POLITIQUE |
25 mars 1876.
Les premiers actes du nouveau ministére, les premié¢res délibé-
rations du Sénat et de |’Assemblée, sont les obscurs commencements
(le bien des choses. Préparatifs et présages, ces commencements
offrent 4 l'inquiétude des uns, 4 l’espoir des autres, 4 la curiosité
de tous, une matiére vague ou le plus clairvoyant aurait peine
encore 4 reconnaitre ce qui adviendra et ce qui se fera. A vrai dire,
tout y est confus et incertain. Les opérations préliminaires ne sont
achevées ni dans le Sénat ni dans |’Assembleée : il reste des pouvoirs
4 valider ; les groupes se forment ; on annonce des lois et on compose
des commissions ; bientdt un congé sera nécessaire, celui qui
coincide d’ordinaire avec la session des conseils généraux. C’est la
une période d’organisation. Dans ce mélange et parmi ces essais, il
est donc difficilede hien discerner et de rien juger : la lumiére n éclaire
pas encore pleinement la scéne; tout n’y est pas encore a sa place
et dans l’ordre. On n’a guére que des pressentiments et des pré-
somptions; on se réserve et on attend.
Apres douze jours defforts malheureux et de recherches péni-
bles, qui faisaient douter que, ce pouvoir enfin présenté a ses
mains si longtemps impatientes, le centre gauche fait capable de le °
saisir, M. Dufaure a pu créer son ministére. Il était temps, en
vérité. M. Gambetta, rassemblant autour de lui comme une foule
la masse des gauches encore indistinctes, avait osé, par une som-
mation indirecte, inviter le maréchal de Mac-Mahon 4 choisir ses
ministres dans cette majorité républicaine et radicale, qui aurait
compris dans ses rangs, ici M. Casimir Périer et M. Jules Simon,
Ja M. Emmanuel Arago et M. Duportal. Nous avons dé nous féliciter
que le centre gauche prit seul possession du gouvernement. C'est
assez de cette expérience : l'intérét du pays interdisait, assurément,
quon y multipliat les risques et qu’on en augmentat les dangers ;
car 3i le centre gauche nous défend mal contre les assauts du radi~
1118 QUINZAINE POLITIQUE
calisme, en quoi la gauche edt-elle mérité qu’on lui confiat plutét
cette défense? Le centre gauche n’a pas voulu, durant ces derniéres
années, rompre I'union qui l’attachait & l’extréme gauche : il s‘en
distinguait sans doute, mais il ne s’en séparait pas. Eh bien! cette
séparation qu’il a refusée, il y a une fatalité, celle de l’ordre, qui va
ly contraindre : il va gouverner, en effet, et il lui faudra bien cons-
tater, en gouvernant, que si on peut proclamer une république avec
les radicaux, on ne peut l’administrer ni avec eux ni pour eux; la
pratique des choses et des hommes lui apprendra bientdt tout ce
qu'il y 4 de vain, de fatigant et de périlleux dans les veux du
radicalisme ; it saura que c’est la l’ennemi. II n’aura pas eu le temps
de repousser les demandes des radicaux, leurs chimeéres, leurs
fureurs, leurs ordres menacants, que déja leurs suffrages !'auront
abandonné. Il ne nous déplait donc point, quand nous comptons
tout bas les embarras douloureux et les alarmantes nécessités du
jour, il ne nous déplait point que le centre gauche soit seul 4 une
telle cuvre et qu'il en ait la responsabilité entiére. Le centre gauche
a voulu faire l’épreuve de la république conservatrice ; la république
conservatrice va faire )’épreuve du centre gauche. La droite, a-t-il
prétendu, I’a forcé d'étre républicain; la gauche, 4 son tour, le
forcera d’étre conservateur. Et, vraisemblablement, il y aura dans
cette lecon quelque profit pour l'avenir. Puisse-t-elle seulement
n’étre pas trop codteuse a l'honneur, 4 la paix et 4 la fortune de la
France!
C’est par un cri de guerre que les radicaux ont accueilli le
ministére du centre gauche. Ministére de coterie! ont dit les uns.
Fausse république! ont dit les autres. Et ces mémes, hommes, qui
sont jacobins par tempérament ou par tradition; ces avides entre-
preneurs de félicités populaires, qui prendraient si volontiers la
dictature de l’humanité, pour la rendre bienheureuse; ces hardis
contempteurs du « parlementarisme, » on les a entendus protester
-que M. Dufaure avait violé la loi parlementaire en ne choisissant
aucun ministre dans la gauche et l’extréme gauche, dans « la
majorité du 20 février! » Cette colére, qui témoigne qu’aux yeux
des radicaux, le centre gauche n’a pas un certificat de civisme
suffisamment républicain, atteste aussi qu’a leur gré, l'heure de
leur avénement commence 4 sonner. L'ire des radicaux n’a pas
duré, nous le savons bien : M. Gambetta a compris qu'il avait trop
violemment exhalé son dépit et son impatience ; et pendant trois ou
quatre jours, la République francaise a employé l'art de ses rhé-
teurs et de ses sophistes 4 diminuer peu 4 peu la premiére violence
de son langage, 4 pondérer le blame par I'éloge, et 4 marquer d'un
* trait imperceptible la promesse d’attendre les actes du miniséére,
QUINZAINE POLITIQUE 1119
avant de le condamner. Mais ayons patience : ce courroux se rallu-
mera bientot. Quant aux conservateurs, gsils ont eu un premier
mouvement de surprise et un premier sentiment de tristesse 4 yoir
M. Ricard et M. de Marcére tenir, au ministére de lintérieur,
les rénes principales du gouvernement, ils ontaussit6t comprimé leurs
craintes et leurs regrets; ils ont cru juste et bienséant de ne point
manifester de défiance au maréchal de Mac-Mahon et 4 M. Dufaure;
ils ont cru honnéte et sage de ne rien préjuger avec malveillance.
Ils sont libres: ils ne se trouvent pas, il est vrai, devant I’ccuvre
de ce ministére comme devant un spectacle, 4 la maniére de ce
stoique égoiste qui, d'un rivage étranger, verrait la société s’abtmer
sous la vague; ils seront des témoins vigilants qui ne pen-
seront qu’a la sauver et qui interviendront pour y aider. Le bien
ou Je mal qui sera fait 4 la société, voila la mesure de leur con-
cours ou de leur résistance. Ils ne demanderont pas au ministére
sil sort du centre gauche ou d’ailleurs, mais seulement s'il tient
téte ou non au radicalisme; et selon le jour et la question, selon la
conduite ou les paroles du ministére, ils seront avec lui ou contre
lui. Ils connaissent les difficultés du temps; ils n’ignorent pas qu'il
y a, en politique aussi, une vertu de la résignation, et !’histoire de
leurs adversaires mémes la leur aura enseignée utilement; mais
leur bonne volonté ne se laissera pas entrainer indéfiniment de
concession en concession, au-dela de ces limites qu’on ne peut
passer sans choir.
La déclaration ministérielle du 14 mars, bien qu'elle ait été si
fort applaudie de la gauche, n’a rien changé a cette sagesse des
conservateurs et & leur équité. Elle a toutefois éveillé en eux cer-
.taines inquiétudes. Certes, ils ne veulent pas disputer avec les
métaphysiciens de la, gauche sur le droit humain ou divin, inva-
riable ou transitoire, de la République; ils laissent M. Dufaure
dogmatiser et satisfaire les docteurs républicains 4 qui il sera
venu dire, oubliant un peu le 4 septembre et les traverses de ces
cing années : « Le pouvoir ne peut avoir une plus haute origine
dans nos sociétés humaines... Jamais gouvernement ne fut plus
légitimement établi. » Soit. Que M. Dufaure leur donne 4 dévorer
ces grands mots, ils aiment ces solennelles et déclamatoires for-
mules. Et peu nous importe aujourd’hui. Nous savons bien que si
la République dure, ce ne sera pas pour les titres qu'elle aura recus
de ses législateurs, ni pour les brevets d’éternité qu’on lui aura
délivrés ': comme son premier prophéte l’a annoncé, elle ne
vivra que si elle est conservatrice. Les conservateurs n’ont le loisir
d’élever sur ce point aucune contestation. A leur tour, ils applau-
dissent ces paroles de M. Dufaure : « La République a besoin plus
®
1120 QUINZAINE POLITIQUE
que toute autre forme de gouvernement de s’appuyer sur les saintes
lois de la religion, de la morale et de la famille, sur la propriété
inviolable et respectée, sur le travail encouragé et honoré. » Ce
ne seront pas de stériles paroles, ils l’espérent. Mais comment leur
confiance pourrait-elle pleinement et sirement reposer sur les pro-
messes du ministére nouveau, quand ils le voient en méme temps
prét A dérober, non pas a telle ou telle loi sacrée et nécessaire,
mais a la loi elle-méme, une partie de ce respect des peuples sans
lequel il n’y a pas d ordre véritable?
Qu’on y veuille bien songer, en effet: modifier la loi de lenseigne-
ment supérieur, c'est autre chose que de reprendre un droit essen-
tiel de l'Etat ou de ressaisir une liberté imprudente, comme on
l’'affirme 4 gauche. La question est plus haute que celle de la colla-
tion des grades. I] ne s'agit pas de savoir si un réglement univer-
sitaire, décrété d’hier a peine, peut et doit étre abrogé aujourd hui
avant méme qu'on en ait tenté l'épreuve. Qu’il soit bon ou mau-
vais, on l’ignore, puisqu’on n’a pas encore le témoignage de lexpé-
rience. Il s agit de savoir plutdt si la loi est en France un jouet de
la majorité; si la loi ne peut plus avoir'en France de régne qui
dure et d’empire qu’on reconnaisse ; si la loi n’aura plus en France
assez de force et de majesté pour étre assurée d'un lendemain; si
la loi ne sera plus désormais en France qu'un pouvoir douteux et
éphémére, auquel l’obéissance pourra 4 peine se donner quelques
mois, sans une sotte générosité. Quoi! nous sommes dans un pays
ou, depuis un siécle, les républiques etles monarchies se sont en si
grand nombre écrdulées qu'il n’y a presque plus parmi nous de foi
politique et que la nation ne croit plus, pour ainsi dire, aux gouverne-
ments. Parmi tant de vicissitudes et de changements, l'idée de la
loi subsiste encore; c'est la derniére puissance de gouvernement
qui reste au milieu de ces ruines, et voici qu’é son tour on la rend
dérisoire! Le législateur jadis, par une fiction que l'histoire pouvait
démentir mais que la philosophie jugeait nécessaire 4 la docilité des
peuples et a la vénération de la loi, proclamait laloi pour toujours,
pour toute la suite des Ages et des générattons. L’ Angleterre pres-
crit, pour les lois que leur nouveauté met en suspicion, une période
‘de huit ou dix ans pendant laquelle on en éprouve!’efficacité. Et nous,
en moins d'une année, nous défaisons une loi que nous avions passé
huit ou dix ans 4 faire! Une Assemblée l’avait créée, l’été dernier ;
une autre Assemblée la détruit, au printemps! C’est la révolution
perpétuelle et la révolution légale. La France voit la loi passer sous
‘son regard plus vite encore que les ministéres, plus fréquemment
que les noms et les insignes de ses gouvernements. Comment
donc, 4 ce spectacle, apprendrait-elle 4 respecter la loi? Comment
QUINZAINE POLITIQUE 1121
le godt de l’anarchie ne s’emparerait-il pas d’un peuple habitué a
cette fuite rapide de la loi, 4 ce désordre du législateur, 4 ces con-
tradictions violentes et successives des Assemblées? Et comment,
dans une république que ses théoriciens eux-mémes_ considérent
comme une sorte d’éternel et libre devenir, cette instabilité de la
loi permetrait-elle de penser sérieusement que la Républiqueest un
état stable, selon le dire des républicains?
« Ces messieurs, écrit Pillustre évéque d’Orléans, nous deman-
dent de faire avec eux |’essai loyal d’une constitution, d'une Répu-
blique; et ils ne veulent pas nous laisser faire l'essai loyal d’une
simple loi! » A ces spirituelles et justes paroles les républicains
seront fort empéchés de répondre sensément; et le ministére lui-
méme, pour légitimer le changement de la loi, ne saura ou. découvrir
dans les faits l’urgence et la gravité d’un péril quelconque : car,
dans cet essai A peine commencé, aucun débat ni aucun choc n’ont
encore troublé les rapports de I’Etat et des Universités libres. Pour
notre part, nous ne concevons guére que M. Dufaure n’ait pas
apercu le détriment que ce changement, prompt, passionné, arhbi-
bitraire, cause dans l’esprit public a la notion méme de la loi. Et
dans quel temps le ministére aura-t-il proposé cette modification
si agréable aux radicaux? A l'heure ou les radicaux, avec une
impatience vraiment puérile, lui demandent d’abroger la loi qui fixe
au 1° mai la date du jour ot l'état de siége sera levé dans les cing
départements qu’il régit encore. Les radicaux ne peuvent plus sup-
porter un délai de six semaines : il faut qu’on supprime la loi qui
les oblige 4 souffrir ce retard. Eh bien! Si c’est ld une exigence
ridicule et dont M. Dufaure ait le droit de se plaindre comme d’une
sorte de violence qu'il conviendrait d’épargner 4 la loi, n’est-il pas
vrai que lui-méme, en consentant 4 modifier la loi de |’enseigne-
ment supérieur avant les avertissements de l'expérience, s’expose 4
encourir presque un pareil reproche? N’est-il pas vrai qu'il n’y a
rien de conservateur dans une politique qui fait varier Ja loi si
souvent et pour des raisons ot les haineuses préventions des partis
ont la part principale?
Depuis le moment ot Je ministére de M. Dufaure a commencé
d’occuper le pouvoir, il a été assiégé par les clameurs de tous ceux
qui, républicains ou radicaux, avaient 4 se venger d’un préfet. Si,
pour les uns, c’était la joie de représailles politiques, c’était pour
Jes autres une distribution d’emplois due au parti victorieux, quelque
chose comme « la rotation des offices » aux Etats-Unis. Aux yeux
de certains, l’avénement du ministére était pour la république une
sorte de renouveau : il fallait que désormais il y edt partout des
semeurs de l’idée républicaine, et c’était aux préfets 4 répandre les
1122 QUINZAINE POLITIQUE
premiers la bonne doctrine; qu’ils fussent d’abord des croyants
républicains, quitte 4 devenir, par surcroit, d’habiles administra-
teurs, s'ils le pouvaient ensuite. Enfin parmi Jes fureurs qui récla-
maient « un remaniement préfectoral, » il ne manquait pas de ran-
cunes qui pensaient atteindre M. Buffet et méme M. de Broglie en
frappant les préfets nommeés par eux. Triste concert de coléres et de
convoitises ! Changements funestes qui désorganisent dans le pays
la gestion de ses affaires les plus intimes et le service de ses inté-
réts les plus proches! Non, nul ne gagne a ces mutations inces-
santes. Les populations désapprennent a connaitre leurs adminis-
trateurs; leur confiance s’intimide; 4 peine peuvent-elles nouer
quelques relations avec ces magistrats qui se remplacent si vite les
uns les autres. Le fonctionnaire, de son cété, n'a ni le temps ni le
gout de se familiariser avec son département; 11 regarde vers Ver-
sailles quel vent souffle sur les partis; il ménage la fortune a venir;
il craint que son obéissance ne lui soit un jour imputée 4 crime; il
hésite; il réserve son dévouement; il se garde de trop attacher sa
fidélité au ministére qui passe ou & lopinion qui régne; lui-méme
fait plus de politique qu'il ne s’occupe d’administration. Quant aux
ministres, ils n’ont ainsi des préfets qu une aide médiocre, qu'une
assistance tremblante : heureux encore quand la défiance des préfets
ne trahit pas les ministres! Et ainsi, 4 mesure que les ministéres
changent les préfectures, l'action du gouvernement s’affaiblit jusque
dans le moindre village; ainsi se détendent ou se brisent les res-
sorts de ce mécanisme administratif, qui, pendant plus d'une de
nos révolutions, avait suffi 4 maintenir la vie générale du pays
dans l’ordre et la régularité.
M. Dufaure et M. Ricard ont refusé d'écouter le parti, qui, au
nom de la République, demande « que |’administration soit renou-
velée 4 fond. » Ils ont compris que, si d’un coup de baguette on peut
faire d’un homme un républicain, il n’y a pas de magie qui puisse faire
si lestement d'un républicain un administrateur : l'art d’administrer
ne .s improvise pas comme celui de parler dans un club. Ils n’ont pas
cru sage de livrer le pays & ce genre d’essai. Ils ont senti d'ailleurs
quelle injustice ils commettraient 4 punir les préfets pour avoir été
les agents d'une politique dont aucun d’eux n’avait la responsali-
lité. M. Dufaure et M. Ricard n’ont donc pas immolé sur les autels de
la gauche cette hécatombe de préfets qu’on les adjurait d’y sacrifier.
Il y a des victimes pourtant. Parmi ceux que leurs bras a frappés,
nous en voyons qui n’étaient désignés 4 leur sévérité que par une
impopularité toute factice; et nous regretterons hautement des
hommes qui, comme M. Doncieux, par exemple, n’ont eu d’autre
tort que de disputer et de soustraire en partie au pouvoir d'un
QUINZAINE POLITIQUE 1123.
Naquet ou d’un Gent un département naguére opprimé par leur
radicalisme. Que M. Dufaure et M. Ricard ne se laissent pas effrayer
par les réclamations des radicaux! IIs ne satisferont jamais ces
prétendants d’en bas que s'ils les assouvissent en leur jetant en
pature tous les honneurs l'un aprés lautre: tant qu'il y aura une
sous-préfecture 4 envahir, les radicaux crieront. Il faut donc s’arréter.
Sinon demain il ne restera plus en France une seule sous-préfec-
ture oll, sur une plainte de la gauche ou sur une autre, on n’ait tout
déplacé et bouleversé, au grand désavantage des intéréts du pays.
Nous en louerons le ministére : il a courageusement bravé une des
pires revendications des radicaux, dans la personne de M. Victor Hugo
et dans celle de M. Raspail, tous deux assez insensés pour réclamer
le pardon de la Commune ; il a fermement repoussé la demande de
cette amnistie qui équivaudrait on ne l’ignore pas, 4 l’absolution du
‘crime; il a méme eu l’habileté de contraindre 4 un seul débat et de
forcer & une discussion prochaine ces charlatans de miséricorde
populaire qui se font de leur trompeuse pitié un titre électoral et
qui ont peur de venir, a la tribune, exposer leur requéte en face de
la France et de l'Europe. It est bon d’en finir avec la comédie des
uns, avec le cynisme des autres. Allons! qu’ils osent, au grand jour
d’une Assemblée, réhabiliter cette Commune dont la fureur épou-
vanta l’univers et dont les forfaits faillirent aliéner 4 la France mal-
heureuse tout ce que le monde lui gardait encore de commisération
et d’admiration ! Qu’ils osent ériger en martyrs ces héros qui assas-
sinaient des prétres et qui incendiaient Paris ; glorifier ces combat-
tants qui donnaient la main aux Prussiens et qui tuaient les survi-
vants de Metz et les défenseurs de Belfort; justifier ces démocrates
qui brilaient nos livres et détruisaient nos monuments civiques;
célébrer ces patriotes qui allaient déchirer en mille parties notre na-
tionalité toute saignante encore du coup qui la mutilait en Alsace et
en Lorraine ; et, aprés ce panégyrique, qu’ils osent émouvoir nos Ames
en faveur de ces condamneés qui, la plupart, n'ont encore su, 4 Nou-
méa, qu’ajouter 4 l’expiation les peines du vice, celles de l’ivresse ou
du vol! Oui, que les radicaux l’osent enfin! Qu’ils fassent donc cet
outrage 4 lhistoire et 4 la conscience humaine, cing ans aprés ce
régne barbare de la Commune dontils ont presque choisi l’anniversaire
pour en relever le nom comme celui d’un vaincu politique qui a droit
ala clémence! Qu’ils parlent! la France répétera la condamnation.
Car toute chrétienne et généreuse qu'elle est, elle a trop le sent-
ment de I"honneuret le respect de la justice pour égaler le crime de
la Commune a l’erreur d’un idéologue et pour rappeler comme des
exilés les bandits que ses tribunaux ont punis de meurtre et de pil-
lage. Une nation qui prononcerait dans ses Assemblées la sentence
1124 QUINZAINE POLITIQUE
d'un tel pardon prouverait qu'elle n’a plus, non seulement le sens
du devoir, mais le souci de sa destinée ; elle aurait mérité de n’étre
plus ni une société ni une patrie. La France déteste et maudit la
Commune : elle n'est qu’honnéte et virile en restant inexorable. Son
gouvernement peut accorder des graces ; mais accorder une amnistie,
autant vaudrait n’avoir jamais eu l’horreur de tant de scélératesse,
autant vaudrait tolérer 4 Paris ces processions d'un deuil triomphal
ou l'on déploie et proméne en Suisse le drapeau rouge de la
Commune.
Nous ne tarderons pas a savoir jusqu'oll, sur ce point et sur plu-
sieurs autres, peut aller l'audace des radicaux, mais nous nous
plaisons a croire que leur hardiesse se heurtera & plus d'obstacles
quils n’avaient cru d'abord; et M. Gambetta doit le reconnaitre
aujourd hui. I avait, en effet, trop présumé de sa force, en compiant
ranger derriére lui tous ces hommes nouveaux qui se pressent a la
gauche cle I’ Assemblée. Le dessein était beau. En inyoquant la fra-
ternité républicaine avec ses doux besoins, M. Gambetta pensait
unir tous ces cceurs; il formait avec les trois groupes d’autrefois un
seul groupe, un et indivisible, oi M. Paul Bethmont et M. Jules Ferry
donnaient 4 M. Louis Blanc et 4 M. Naquet le baiser de paix et d'éga-
lité. Les radicaux se confondaient avec les républicains; les violents
avaient le méme nom que les modérés. Tous ensemble obéissaient 4
une méme discipline. C’était une masse compacte et irrésistible, une
majorité toute-puissante qui serait maitresse du gouvernement dans
l’Assemblée; et M. Gambetta espérait en obtenir le commandement :
il serait le tribun et presque le dictateur de la gauche, en atten-
dant le consulat de la république 4 venir. Deux fois, M. Gambetta
a tenté de rallier 4 lui dans une assemblée, dite « pléniére », ces
deux & trois cents députés plus ou moins républicains, plus ou
moins radicaux. Il a fallu qu’il renoncat 4 l'idée de cette petite
convention extra-parlementaire. Le centre gauche a voulu rester
indépendant et distinct; et le discours ou M. Paul Bethmont, en
le présidant pour la premiére fois, a si pompeusement vanté les
vertus et si aimablement chanté les gloires du parti de la République
conservatrice et de M. Thiers, prouve bien que le centre gauche est
assez content de lui-méme pour ne s’identifier avec aucun autre. La
gauche républicaine, sous la présidence de M. Jules Ferry, s‘est
également constituée 4 part. Il y aura donc trois gauches dans
lAssemblée de 1876 comme dans celle de 1871; et. ce n'est pas
nous qui nous plaindrons de cette division, qu’au surplus, la
logique et "histoire marquaient 4 l'avance. Quelque cause qui ait agi
en Secret, soit qu’on ait voulu ici ménager 4 la politique de modéra-
tion ses moyens d’attraction et d’influence, soit qu’on ait prétendu la
QUINZAINE POLITIQUE QS
se séparer des radicaux, ou bien encore soit que l'industrieuse rivalité
de M. Thiers ait vaincu l’ambition de M. Gambetta, il n’en est
pas moins sir que voici les radicaux isolés et M. Gambetta décu,
diminué méme et réduit 4 redevenir modeste et tempérant. C’est un
événement qui a son importance.
Comme on I’a vu dans les votes qui ont validé quelques-unes des
élections contestées par la gauche, le Sénat a une majorité conserva-
trice qui, 4 certains jours et selon d'autres combinaisons, peut devenir
une majorité constitutionnelle. Si, par peur d'une crise ministérielle, il
a élu M. Ricard et si cette majorité a ainsi malheureusement amoindri
d'un suffrage son nombre hélas! bien restreint, le Sénat n’en demeure
pas moins une force capable d’imposer l’ordre, de barrer le passage
au radicalisme et de seconder efficacement le maréchal de Mac-
Mahon dans tous ses droits et tous ses devoirs, On le sait dans
l Assemblée et dans le public. On le sait, et un des orateurs qui ont
parlé 4 la gauche républicaine a déclaré qu'il fallait avoir égard a
cette force du Sénat et ne la provoquer 4 aucun conflit, c’est-a-dire
pratiquer avec un soin aussi jaloux que jamais une politique
mesurée et prudente. Le Sénat aura donc une réelle utilité. Il
n’est pas jusqu a la gauche qui, dans le Sénat, ne soit plus respec-
tueuse des principes conservateurs que dans |'Assemblée. Celle du
Sénat a comme la marque de son origine, le sentiment de ses obli-
gations spéciales et l intelligence de son réle. Celle de l’ Assemblée
est plus tumultueuse et sera plus entreprenante. Elle a frénétique-
ment approuvé M. Jules Grévy parlant, dans son discours présiden-
tiel, de « lintérét supérieur de la République » comme de la régle
2 laquelle il faudrait, 4 loccasion, rapporter toutes les autres.
L’esprit doctrinaire, l’esprit de secte pourrait facilement animer
cette gauche. Elle a montré, notamment dans le vote relatif 4-I' élec-
tion de M. d’Ayguesvives, qu'elle était intolérante, pour peu qu'un
radical suit lexciter. Déja elle avait abusé de sa puissance, en
n’accordant & la minorité, dans les bureaux de I’ Assemblée, qu’ une
représentation inférieure 4 celle que l’équité prescrivait. Ce sont des
signes qu’aucun conservateur n’aura observés sans crainte. Puisse
clonc le ministére conquérir bien vite une autorité suffisante pour
amener & une politique de bon sens et de justice la meilleure partie
de cette gauche que M. Gambetta essaie de capter en ce moment!
Tandis que cette ére nouvelle s'inaugure 4 Versailles et que nous
avons 4 remuer ainsi les pires souvenirs de nos gueires civiles,
l’Angleterre ne se passionne et ne se divise que pour décider s'il
convient mieux aux rajahs indiens d’appeler S. M. Victoria du
nom de reine ou de la saluer du titre d’impératrice. Heureuse
nation que celle qui a le loisir de ces disputes innocentes! Heureux
1126 QUINZAINE POLITIQUE
pays que celui ob on ne s’alarme que pour le Khokand, et ou I’in-
quiétude publique n’a d’autre souci que de mesurer le pas dont la
Russie chemine de steppe en steppe, 4 travers I'immensité de l’Asie
centrale! Au midi, la nouvelle nous arrive que le ministére
Minghetti a cédé la place 4 un ministére de gauche, qui sera pré-
sidé par M. Depretis; et nous craignons que personne n’ait plus
souri 4 ce changement que M. de Keudell et son maitre M. de Bis-
mark! En Orient, c’est toujours le méme désordre, la méme impuis-
sance, la méme préparation mystérieuse d’on ne sait quel grand
coup qui soulévera autour de Constantinople toutes ces nationa-
lités frémissantes dont la haine ou l'ambition s’agitent du Danube
aux montagnes de l’ancienne Epire. Le sultan édicte des réformes,
les rebelles les refusent ; le Turc couvre de ses troupes la Bosnie et
l’'Herzégovine, et ses pachas sont battus l’un aprés l'autre; !’Au-
triche et la Russie conseillent la paix et forcent au repos ici les
armes de la Serbie, 1a celles du Monténegro; et loin que rien ne se
calme, loin que rien ne s’améliore, tout s’'appréte 4 |’envi pour une
perturbation plus grave encore. Cet état se prolongera-til? Les
intéréts contraires et les vues secrétes des trois empires du Nord
les obligeront-ils 4 retarder de plus en plus la crise supréme? Bien
habile qui Je pourrait prédire dans une Europe comme celle que
nous ont faite les événements de 1866 et de 1870!
Auguste Boucnen.
Lun des géranis : CHARLES DOUNIOL.
Paris, => . DE SUTE of FILs, imprimcur-, place dn Panthcon, 2
TABLE ANALYTIQUE
ET ALPHABETIQUE
DU TOME CENT DEUXIEME
(SOIXANTE-SIXIKME DE LA NOUVELLE SEUIK 1)
Nota. — Les noms en capitales grasses sont ceux des collaborateurs du Recueil dont
Jes travaux ont paru dans ce volume; les autres, ceux des auteurs ou des objets dout
il est question dans les articles.
ABREVIATIONS: C. R., compte rendu; — Art., article,
Action (L’) oratoire chez les Romains
V. Durand-Morimbau. 770.
Afrique (L’) centrale. V. Pierre du
Quesnoy. 994.
Algerie (L’) contemporaine. V. Gc-
neral Fave. 57.
AMBERT (Général). Le maréchal
de Saxe. Art. 199. — L’héroisme
en soutane. 724.
ae (L’) du Sud. V. Villamus.
AMERO (Justin). Le mariage de
l‘empereur de Chine. Art. 90.
Anciens et nouveaux serviteurs. V.
Auguste Nisard. 245.
Ancien (L’) régime, par M. Taine. C.
R. 346.
Anglicanisme (L’). Ses caractéres,
ses phases et ses transformations.
V. L’abbé Martin. 445.
ARBAUD (Leon). Madame de Main-
tenon, choix d’entretiens et de lettres.
C. R. 548.
BAGUENAULT DE PUCHESSE
. (G.). L’amira! de Coligny. Art. 594.
BECHARD (Frédéric). Le minis-
tere Martignac. Art. 41.
Bertrand du Guesclin (Histoire de), par
M. Siméon Luce. C. R. 716.
Bibliothéque (Nouvelle) classique. V.
411d.
BLAMPIGNON (E.-A.).Lajeunesse
de Massillon. Art. 375.
Blois (Georges de). Louzs de Blois. 177.
Blois (Louis de), par Georges de Blois
ii.
BOUCHER (Auguste). Quinzaine
politique. — 410 janvier. 179. —
-
.
25 janvier. 360. — 10 février. 530.
‘ Cette table et la suivante doivent se joindre au numéro du 25 mars 1876.
25 wars 41876.
73
1128
25 fevrier. 738. — 410 mars. 925.
25 mars. 41147.
Bougeault. Histoire des littératures
étrangéres. 1103.
Bouillier (Fr.). Morale et progres.
735.
Bourbon-Lignéres (Comte de). Etude
sur Jeanne d’Arc et les princtpauz |
syslémes contestent son inspira-
tion. 1107. -
Broadlands. Souvenirs d’Angleterre.
V. Mme Craven. 567.
Capponi (Gino). V. 919.
Carné (Louis de). V. Comte de
Champagny. 599.
Cazalés (Abbé de). V. Comte de
Champagny. 371.
CHAMPAGNY (Comte de), de l’A-
cadémic francaise. Louis de Blots,
par Georges de Blois. C. R. 177.
— L’abbe de Cazalés. Art. 371. —
Louis de Carne. Art. 559.
CHERUEL (A.). Les mémoires de
Saint-Simon et la Correspondance
inédite de la marquise de La Cour.
Art. 975.
Chine (Mariage de l’empereur de la).
V. J. Améro. 90.
Choyer (L’abbe). Za genése du globe
terrestre, d’apres les traditions an-
ciennes et les decouvertes de la
science moderne. 543. ,
Clerc (Alexis), marin, jésuite et otage
de la Commune, par le R. P. Da-
niel. C. R. 726.
Club (Un) de Jacobins en province,
pee: V. Charles Constant.
Coligny (L’amiral de). V. G. Bague-
nault de Puchesse D94. is
Colon (Un). De Paris & Nouméa.
Journal d’un colon. 3* art. 467. —
Fin. 816.
Conférences de Notre-Dame de Paris,
par le R. P. Monsabre. C. R. 354.
CONSTANT (Charles). Un club de
Jacobins en province, 41791-1793.
Art. 747.
Contemporains (Les) de Moliére, par
M. V. Fournel.C. R. 356.
TABLE ANALYTIQUE
CRAVEN (L. de la F.). Broadlands.
Souvenirs d’Angleterre. Art. 567.
Daniel (Le R. P.). Alezis Clerc, me-
Lis) jésutte et otage de la Commune.
Desmaze. L’ Université de Peris. 345.
Didon (Le R. P.). L’Enseignement
supérieur et les Universités catholi-
ques. 342.
DOUHAIRE (P.). Revue critique
— 25 janvier. — L’ Enseignement
supérieur ct les Universités cathoh-
es, par le R. P. Didon. 342. —
"Université de Paris, par M. Des-
maze. 345. — Les origines de le
France contemporaine, par M. Taine.
Tome I: L’ancten régime. 346. —
Les Etats-Unis contemporains, par
M. Claudio Janet. 350. — Confé-
rences de Notre-Dame de Paris.
le R. P. Monsabre. 354. — =
contemporatns de Moliére. par M.V.
Fournel. 356. — Le Monténégro,
MM. Wlanovitj et Fniley.
J0.
25 février. — Histoire de Bertrand du
uesclin, par M. Simeon Luce. 716.
— Souvenirs de année 1848, par
M. Maxime du Camp. 721. — ZL Aé-
rotsme en soutane, par \e general
Ambert. 724. — Alexis Clete,
marin, jésutle et otage de la Com-
mune, par le R. P. Daniel. 726. —
Louts XIII et Richeliew. Etudehis-
ane par M. Marius Topin. 7390.
— Un hiver & Rome, portraits et
souvenirs, par M. le marquis de
Segur. 733.
25 mars. — La Russie épigue, par
M. Rambaud. 1099. — Bistotre des
littératures étrangéres, par M. Bou-
geault. ae Histoire de France
racontée par les contemporains,
M. Dacaeux. 1105. — Bude pas
Jeanne d’Arc et les principaux sys-
démes gui contesient son inspiration,
par Mw le comte de Bourbon-Li-
gnéres. 4107. — Les Prusstens en
Allemagne, suite du Voyage aw
pays des milliards, par M. Tissot.
1109. — Paysages de mer, par
M. Andre Lemoyne. 1113.
Du Camp emery ta Souvenirs de
Vannée 1848. 721.
DURAND-MORIMBAU. L‘action
DU TOME CENT DEUXIEME
oratoire chez les Romains. Art.
Dussienx. Histoire de France racontée
pur les contemporains, 1105.
Enseignement (L’) supérieur et les Uni-
versilés catholiques, par le R. P. Di-
don. C. R. 342.
ESTIENNE (Jean d’). La genése du
globe terrestre, par M. l’abbé Choyer.
C. R. 543.
Etats-Unis (Les) contemporains, par
M. Claudio-Jannet. C. R. 350.
Erupe woraLe. L’idole. ¥. Paul
Perret.
Etude sur Jeanne d@Arc, par M. le
ros de Bourbon-Lignéres. C. R.
Eyragues (Marquis d’). Souvenirs di-
plomatiques. V. 146.
FAVE (Général). L’Algérie contem-
poraine. — Le maréchal Randon.
Art. 57.
Flavigny (Comtesse de). La premiére
communion. 1413.
Foi (La) monarchique en Angleterre
et la démocratie. V. E.-A. Gar-
nier. 449.
Fournel (Victor). Les contemporains
de Moliére. 356.
FOURNEL (Victor). Les muvres et
les hommes. Art. 502.
Benes et Wlanovitj. Le Moniénégro.
58.
GAILLARD (Leopold de). Lettre a
un senateur. 187.
GARDET (J.-M.). Soixante-neuf ans
4 la cour de Prusse. Art. 5.
GARNIER (E.-A.). La foi monar-
chique en Angleterre et la demo-
cratic. Art, 449.
Genése (La) du globe terrestre, par
M. labbé Choyer. C. R. 543.
Guesclin (Bertrand du), par M. Si-
meon Luce. C. R. 716.
Heéroisme (L’) en soutane, par M. le
général Ambert. C. R. 724.
Histoire de Bertrand du Guesclin, par
M. Siméon Luce. C. R. 746.
1128
Histoire de France racontée par les con-
rit iia par M. Dussieux. C. R.
1105.
Histoire des littératures étrangéres, par
M. Bougeault. C. R. 1103.
Hiver (Un) a Rome, par M. le marquis
de Segur. C. R. 733.
Idole (L’). Etude morale. V. Paul
Perret.
Ile (u de Madére. V. L. Quesnel.
704.
Jannet (Claudio). Les Etats-Unis con-
temporains. 350.
Jeanne @’Arc (Etude sur), par M. le
comte dg Bourbon-Lignéres. C. R.
1107.
JULLIEN (Adolphe). La musique
ala cour de Louis XVI. 2° art.
662.
KERVILER (Rene). La presse po-
litique sous Richelieu. 4¢ art. 843.
— 2° art. 1083.
La Cour eae de). Sa correspon-
dance inédite. V. A. Chéruel. 975.
LANDON (Emile). Morale et progres,
par Fr. Bouillier. C. R. 735.
LE BLANT (Edmond), de!'Institut.
Les martyrs de l’extréme Orient et
les persecutions antiques. Art.
4018.
arr (André). Paysages de mer.
A413.
Lettre 4 un senateur. V. Leopold de
Gaillard. 487.
Libéraux (Les) et la liberté sous la
Restauration. V. Paul Thureau-
Dangin. 935.
Louis XI11 et Richelieu. Etude histo-
rique, par M. Marius Topin.C. R.
730.
Luce (Siméon). Histoire de Bertrand
du Guesclin. 716. :
Madére (Iile de). V. L. Quesnel.
704.
Maintenon (Madame de) choix d'enire-
tiens et de lettres. V. Léon Arbaud.
548.
Mariage (Le) de l’empereur de la
Chine. f Justin Améro. 90.
1130
Martignac (Le ministére). V. Fré-
déric Bechard. 11.
MARTIN (abbe).
Art. 415.
Martyrs (Les) de l'extréme Orient.
V. Edmond Le Blant. 1018.
Massillon (La jeunesse de). V. E.-A.
Blampignon. 375.
L’Anglicanisme.
Mélanges. V. Comte de Champagny.
477. — V. Jean d'Estienne 543.
— V Paul Viollet. 547. — V.
Leon Arbaud. 548. — V. Emile
Landon. 735. — V. 919. — V.
Vicomte de Melun. 1443. — V.
4445.
MELUN (Vicomte). La premicre
communion, par M™e la comtesse
de Flavigny. C. R. 1443
Memoires (Les) de Saint-Simon. V.
A. Cheruel. 975.
Mémoires et documents publiés par la
Sociélé histoire de la Suisse Ro-
mande. V. P. Viollet. 547.
Moliere {ses contemporains), par M. V.
Fournel. C. R. 356.
Monsabré (Le R. P.). Conférences de
Notre-Dame de Paris. 351.
Monténégro (Le), par M. Wlanovilj
et Frilley. C. R. 358.
Morale et progrés, par Fr. Bouillier.
C. R. 735.
Musique (La)a la cour de Louis XVI.
V. Adolphe Jullien. 662.
NISARD (Auguste). Anciens et
nouveaux serviteurs. Art. 245.
CEuvres (Les) et les hommes. V.
Victor Fournel. 502.
Origines (Les) de la France contempo-
raine, par M. Taine. C. R. 346.
Paris (De) & Noumeéa. Journal dun
colon. 3° art. 467. — Fin. 816.
Paysages de mer, par M. André Le-
moyne. C. R. 1143.
PERRET (Paul). L’Idole. Etude
morale. — 25 janvier. 279. — 40
fevrier. 441. — 25 fevrier. 626. —
1Q mars. 870. — 25 mars. Fin.
1038.
Premiére (La) communion, par M™ la
TABLE ANALYTIQUE
comtesse de Flavigny. C. R. 1113.
Presse (La) politique sous Richelieu.
V. Rene Kerviler. 843. — 1083.
Prusse (Soixante-neuf ans a fa cour
de). V. J. M. Gardet. 5.
Prussiens (Les) en Allemagne, par
M. Tissot. C. R. 1109.
Quatre ans dans l'Afrique centrale.
V. Pierre du Quesnoy. 994.
QUESNEL (L.). L’ile de Madére.
Art. 704.
QUESNOY (Picrre du). Quatre ans
dans l'Afrique centrale. Art. 994.
QUINZAINE POLITIQUE.
10 janvier. — Les deux grands votes
yrochains. 1479. — Coup dail sur
es travaux de l’Assemblee. 480. —
La loi de la presse. 182. — Le
discours de M. Buffet. 183. — Le
parti de M. Rouher. 484. — Les
projets de la Prusse avant et aprés
Sedan. 486. — La candidature re-
fusee par le duc d’Aumale et le
prince de Juinville. 189. — Les
manifestes électoraux. 190.
25 janvier. — La multiplicite des
artis pendant la double élection. -
560. — La désunion des droites.
362. — L’union des gauches. 363.
— Le jeu de M. Leon Say. 364. —
La proclamation du maréchal de
Mac-Mahon. 366. — M. Victor
Hugo, delégue de Paris. — M. Gam-
betta a Aix. 368.
10 février. — L’élection du 30 janvier.
350. — Les radicaux et le parti
bonapartiste au Senat. 553. — Les
effets du nouveau genre de vote.
554. — La eee au vote du
20 fevrier. 556
25 février. — Le résultat des élections
u 20 février. 738. — L’inégalite
de la lutte. 740. — Les pertes des
conservateurs : M. Buffet. 744. —
Republicains et radicaux a !’As-
semblée. 742. — L’avenir de !'an-
cien centre gauche. 743. — Invita-
yon a Punion entre conservatears.
145. .
40 mars. — L’alarme des conserva-
teurs. 925. — Les dangers de la
peur.926. — L’élection complemen-
taire du 5 mars. 927. — Les con-
DU TOME CENT DEUXIEME
jectures sur les destinées de l’As-
semblee et de la France. 928. —
M. Gambctta, modeérateur de la
Republique. 929 — La remise des
pouvoirs au salon d’Hercule. 931.
— La crise ministérielle. 932.— La
retraite de don Carlos. 933.
25 mars. — Le nouveau ministeére.
4117. — LVirritation des radicaux.
4418. — La declaration muniste-
rielle du 14 mars. 1419. — Atta-
ques 4 la loi de l'enseignement
supérieur. 1120. — Les modifica-
tions préfectorales. 1422. —M. Vic-
tur Hugo, M. Raspail et ’amnistie.
4123. — La division des gauches.
1424. — Les futures majorités au
Senat et a PAssembleéc. 1125.
Rambaud. La Russie épique. 1099.
Randon (Le maréchal). V. Général
Fave. 07. .
Revce critigte. V. P. Douhaire.
REVUE SCIENTIFIQUE. V. P. Sainte-
Claire Deville.
Richelieu et la presse pee. v..
René Kerviler. 843.,— 1083.
Russie (La) épique, par M. Rambaud.
C. R. 1099.
Saint-Simon. Ses mémoires. V. A.
Cheruel: 975.
SAINTE-CLAIREDEVILLE(P.).
Revue scientifique. — 10 /évrier.
532. — 10 mars. 909.
Saxe (Le maréchal de). V. Général
Ambert. 199. |
Ségur (Marquis de). Un hiver a Rome,
portraits et souvenirs. 733.
1431
Serviteurs anciens et nouveaux. V.
Auguste Nisard. 249.
Symone (Jean de). V. René Kerviler.
8 é
Soixante-neuf ans a la cour de
Prusse. V. J. M. Gardet. 5.
Souvenirs de Tannée 1848,
Maxime Du Camp. C. R. 7
Souvenirs se cares bare du marquis
d'Eyragues. Art. V. 146.
Suisse-Romande. V. Paul Viollet.
547.
ar M.
BT.
Taine. Les origines de la France con-
temporaine. 3.46.
THUREAU-DANGIN (Paul). Les
libéraux et la liberté sous la Res-
tauration. 3° art. 935.
Tissot. Les Prussiens en Allemagne,
suite du Voyage au pays des mil-
liards. 1109.
Topin (Marius). Louis XII] et Riche-
lieu. Etude historique. 730.
Universités (Les) catholiques et l Ensei-
gnement supérieur, par le R. P. Di-
don. C. R. 3472. ‘
Université (L’) de Paris,.par M. Des-
maze. C. R. 349. to
VILLAMUS. L’Amérique du Sud.
Art. 313.
VIOLLET (Paul). Mémoires et docu-
ments, publiés par la Société d’his-
toire de la Suisse-Romande. C. R.
D7,
evs et Frilley. Le Monténégro.
33
FIN DE LA TABLE ANALYTIQUE DU CENT DEUXIEME
x
TABLE.
DU TOME SOIKXANTE-SIXIEME DE LA NOUVELLE SERIE
(CENT DEUXIEME DE LA COLLECTION )
i= LIVRAISON — 10 JANVIER 1876
®oixante-neuf ans & la Cour de Prusse, par M. J.-M. Garber. . . .
Le ministére Martignac, par M. Frédéric Bécnarn. .
L’Algérie gene eae — Le maréchal Randon, par M. le ual
Bavz. .
Le mariage de leupersnr is la Chine, ; par -M. Justin hatin: oul
L’Anglicanisme. — Ses caractéres, ses phases et ses transformations,
par M. l’abbé Martin. a ae es
Souvenirs diplomatiques du marguis ae ynagaae par ***,
Mélanges. — Louis de Blois, par Georges de Blois, par M. le comte
pe Cuampaeny, de |’Académie francaise. Sc hee
Quinzaine politique, par M. Auguste BoucHer. ..
2° LIVRAISON — 25 JANVIER 1876
Lettre 4 un sénateur, par M. Leopold pe Gattuarp. .
Le maréchal de Saxe, par M. le général Ampenr. . .
Anciens et nouveaux serviteurs, par M. Auguste Nisarp.
Iidole. —- Etude morale. — I. — Par M. Paul Pearet. .
L'Amérique du Sud. — De Quito 4 Potosi, par M. Vittaucs.
Revue critique, par M. P. Douvuamnz. . . :
Quinzaine politique, par M. Auguste Boucnsr. .
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79
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360
TABLE DES MATIERES
4
3¢ LIVRAISON — 10 FEVRIER 1876
L’abbé de Cazalés, par M. le comte pe Caampacny, de }’Academie
francaise. . :
La jeunesse de Massillon, Capris dies ioniient inédits ia MM. BE. “A.
BLAMPIGNON.
L’idole. — Etude ay — UL. — Par M. Paul Bee
La foi monarchique en gaol et la démocratie, par M. E. A.
GARNIER.
De Paris a Nouméa. — a rah Caan —_ IIT. — Part un Gotan
Les ceuvres et les hommes. — Courrier du théatre, de la littérature et
des arts, par M. Victor Founnev. . ;
Revue scientifique, par M. P. Sarnre-Crame mie.
Mélanges. — La Genése du globe terrestre, d’aprés les ditions
anciennes et les découvertes de la science moderne,
par M. l’abbé Choyer, par M. Jean v’Estienne.
— _ Mémoires et documents publiés par la société d’histoire
de la Suisse Romande, par M. Paul Vio.ter..
_ Madame de Maintenon, choix d’entretiens et de lettres,
par M. Léon Arnavp. . :
Quinzaine politique, par M. Auguste BoucHen. .
4e LIVRAISON — 25 FEVRIER 1876
Louis de Carne, par M. le comte pe Caamraeny, de l’Académie fran-
eaise.
Broadlands. — Souvenirs TAnaictaess: par M. L. DE LA F. Craven. .
L’amiral! de Coligny, d’aprés de récents travaux, par M.G. BaquENauLt
DE Pucuesse.
L’idole. — Etude a scales — 1. — ‘Par M. Paul Sanne
La musique a la cour de Louis X VI. — Maric-Antoinette ct Sacchini.
— If. — Par M. Adolphe Juturen.
L'ile de Madére, par M. L. Qursnev.
Revue critique, par M. P. Dovuatre.
Melanges. — Morale et progrés, par Fr. Bouillier, par M. rE nail
Lanpon.
Quinzaine politique, par M. Kugaits Beieaus
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1134 TABLE DES MATIERES
he LIVRAISON — 10 MARS 1876
Un club de Jacobins en province, 4791-1793, par M.Charles Constant.
L’action oratoire chez les Romains, par M. H. Dunann-Monimpac.
De Paris 4 Nouméa. — Journal d’un Colon. — Fin, par un Colon.
La presse politique sous Richelieu. — Jean de Sirmond, par M. Rene
KerviteR. . ‘ :
L’idole. — Etude anes — IV, race Paul Bae, .
Revue scientifique, par M. P. Sainrg-CrainE DEVILLE.
Méelanges. — Gino Capponi, par ***. . . . .
Quinzaine politique, par M. Auguste Boucwer. . . . 2. . ws.
6e LIVRAISON — 25 MARS 1876
\
Les libéraux et la liberté sous la Restauration. — HI. — Une geénera-
tion nouvelle. — La jeunesse de M. Thiers. — L'ecole du globe.
par M. Paul Tuureau-Danain.
Les Memoires de Saint-Simon et la ls pecs ine sdite de la
marquise de la Cour, par M. A. Catrue..
Quatre ans dans l’Afrique centrale, par M. Pierre pu Gnas
Les martyrs de l’Extréme Orient et les persecutions antiques, par
M. Edmond te Brant, de I’Institut.
L’idole. — Etude morale. — Fin, par M Paul Pesait: ;
La presse politique sous Richelieu. — Jean de Sirmond, par M. René
Kenviver.. . . eee eases WS Go eae: cae ete
Revue critique, par M, P. Datei. ae fGen ee,
Mélanges. — La premitre communion, par Mo la comtesse de Fla-
vigny, par M. le vicomte pe Metun.
Nouvelle bibliothique classique, par M. L. .
Quinzaine politique, par M. Auguste Boucuer.
Paria. — KB DE GOxE ct FILS, tmprimeurs, place du Panthéon, 5.
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