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Full text of "Le dilemme de Marc Sangnier; essai sur la démocratie religieuse"

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iru  ARLES    MAURRAS 

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L  imDilemme 


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de 


Marc  Sang  nier 

lEssai  sur  la  démocratie  religieuse 


'<  Pour  un  esprit  dégagé  de  toutes  les  superstitions, 
«  un  impérieux  dilemme  doit  tût  ou  tard  se  poser  :  .ou 
«  le  positivisme  monarchique  de  l'Action  Française, 
«  ou  le  christianisme  social  du  Sillon.  » 


M 


AHC    iANGNIEH. 


NOUVELLE 
LIBRAIRIE    NATIONALE 

85,    RUK    DE    RENNES 

PARIS 


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Le  Dilemme  de  Marc  Sangnier 


DU  MÊME  AUTEUR: 

L'Idée  de  la  Décentralisation,  brochure. 

Trois    idées    politiques:     Chateanbiiand ,    Michelet , 

Sainte-Beuve. 
Les  Amants  de  Venise  {George  Sand  et  Musset). 
Portraits  d'après  un  médaillon  de  David  d'Angers. 
Jean  Moréas,  étude  littéraire 
Le  Chemin  de  Paradis,  contes  philosophiques. 

ENQUÊTE  SUR  LA  MONARCHIE 

Anthinea  :  d'Athènes  à  Florence. 
Un   débat   nouveau    sur   la    République   et  la 
Décentralisation. 

L'AVENIR  DE  L'INTELLIGENCE 

Auguste  Comte 
Le   Romantisme    féminin  —  Mademoiselle   Monk 


Pour  paraître  au  15  janvier  1907  : 

Kiel  et  Tanger 

Histoire  de  dix  ans  (1895-1905) 


En  préparation  : 

LE  NATIONALISME  INTÉGRAL 


CHARLES    MAURRAS 


Le  Dilemme 


de 


Marc  Sangnier 

Essai  sur  la  démocratie  religieuse 


'(  Pour  un  esprit  dégagé  de  toutes  les  superstitions, 
«  un  impérieux  dilemme  doit  tôt  ou  tard  se  poser  :  ou 
«  le  positivisme  monarchique  de  l'Action  Française. 
(I  ou  le  christianisme  social  du  Sillon.  » 

Marc  Sangnier. 


NOUVELLE 
LIBRAIRIE    NATIONALE 

85,    RUE    DE    RENNES 

PARIS 


A 
L'ÉGLISE    ROMAINE 

A 
L'ÉGLISE 

DE 

L'ORDRE 

An 

prêtre  é minent 

qni 

fut  mon  premier  maître 

An 

parfait  humaniste 

par   qui 

je  fus   introduit 

aux 
Lettres  profanes 


On  se  trompe  souvent  sur  le  sens  et  sur  la 
nature  des  raisons  pour  lesquelles  certains 
esprits  irréligieux  ou  sans  croyance  religieuse 
ont  voué  au  Catholicisme  un  grand  respect 
mêlé  d'une  sourde  tendresse  et  d'une  profonde 
affection.  Cest  de  la  politique,  dit-on  souvent. 
Et  l'on  ajoute  ;  —  Simple  goût  de  V autorité.  On 
poursuit  quelquefois  :  —  Vous  désirez  une  reli- 
gion pour  le  peuple.  Sans  souscrire  à  d'aussi 
sommaires  inepties,  les  plus  modérés  se  sou- 
viennent d'un  propos  de  M.  Brunelière  : 
«  L'Eglise  catholique  est  un  gouvernement  »,  et 
concluent  :  —  Vous  aimez  ce  gow)ernement  fort. 

Tout  cela  est  frivole,  pour  ne  pas  dire  plus. 
Quelque  étendue  que  l'on  accorde  au  terme  de 
gouvernement,  en  quelque  sens  extrême  qu'on 
le  reçoive,  il  sera  toujours  débordé  par  la  pléni- 
tude  du    grand  être    moral   auquel    s'élève  la 


VIII  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIEK 

pensée  quand  la  bouche  prononce  le  nom  .de 
l'Eglise  de  Rome.  Elle  est  sans  doute  un  gou- 
vernement, elle  est  aussi  mille  autres  choses. 
Le  vieillard  en  vêtements  blancs  qui  siège  au 
sommet  du  système  catholique  peut  ressembler 
aux  princes  du  sceptre  et  de  l'épée  quand  il 
tranche  et  sépare,  quand  il  rejette  ou  qu'il  ful- 
mine ;  mais  la  plupart  du  temps  son  autorité 
participe  de  la  fonction  pacifique  du  chef  de 
chœur  quand  il  bat  la  mesure  d'un  chant  que 
ses  choristes  conçoivent  comme  lui,  en  même 
temps  que  lui.  La  règle  extérieure  n'épuise  pas  la 
notion  du  Catholicisme,  et  c'est  lui  qui  passe 
infiniment  cette  règle.  Mais  oia  la  règle  cesse, 
l'harmonie  est  loin  de  cesser.  Elle  s'amplifie  au 
contraire.  Sans  consister  toujours  en  une  obé- 
dience,le  Catholicisme  est  partout  un  ordre.  C'est 
à  la  notion  la  plus  générale  de  l'ordre  que  cette 
essence  religieuse  correspond  pour  ses  admira- 
teurs du  dehors. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'arrêter  à  la  seule  hiérar- 
chie visible  des  personnes  et  des  fonctions.  Ces 
gradins  successifs  sur  lesquels  s'échelonne  la 
majestueuse  série  des  juridictions  font  déjà 
pressentir  les  distinctions  et  les  classe- 
ments que  le  Catholicisme  a  su   introduire   ou 


LK    DILEMME    DE  MAHG    SANGNTEK  IX 

raffermir  dans  la  vie  de  Tesprit  et  l'intelligence 
du  monde.  Les  constantes  maximes  qui  distri- 
buent les  rangs  dans  sa  propre  organisation  se 
retrouvent  dans  la  rigueur  des  choix  critiques, 
des  préférences  raisonnées  que  h\  logique  de 
son  dogme  suggère  aux  plus  libres  fidèles.' Tout 
ce  que  pense  l'homme  reçoit,  du  jugement  et  du 
sentiment  de  l'Eglise,  place  proportionnelle  au 
degré  d'importance,  d'utilité  ou  de  bonté.  Le 
nombre  de  ces  désignations  électives  est  trop 
élevé,  leur  qualification  est  trop  minutieuse,  mo- 
tivée trop  subtilement,  pour  qu'il  ne  semble  pas 
toujours  assez  facile  d'y  contester,  avec  une  appa- 
rence de  raison,  quelque  point  de  détail.  Oii 
l'Église  prend  sa  revanche,  oii  tous  ses  avantages 
reconquièrent  leur  force,  c'est  lorsqu'on  en 
revient  à  considérer  les  ensembles.  Rien  au 
monde  n'est  comparable  à  ce  cor;)5  de  principes 
si  généraux,  de  coutumes  si  souples,  soumis  à  la 
même  pensée,  et  tel  enfin  que  ceux  qui  con- 
sentirent à  l'admettre  n'ontjamais  pu  se  plaindre 
sérieusement  d'avoir  erré  par  ignorance  et  faute 
de  savoir  au  juste  ce  qu'ils  devaient.  La  con- 
science humaine,  dont  le  plus  grand  malheur  est' 
peut-être  l'incertitude,  salue  ici  le  temple  des 
définitions  du  devoir. 

Cet  ordre  intellectuel  n'a  rien  de   stérile.   Ses 


X  LE    DILEMME    DE    MARC    SAISGNIER 

bienfaits  rejoignent  la  vie  pratique.  Son  génie 
prévoyant  guide  et  soutient  la  volonté,  l'ayant 
pressentie  avant  l'acte,  dès  l'intention  en  germe, 
et  même  au  premier  jet  naissant  du  vœu  et  du 
désir.  Par  d'insinuantes  manœuvres  ou  des 
exercices  violents  répétés  d'âge  en  âge  pour 
assouplir  ou  pour  dompter,  la  vie  morale  est 
prise  à  sa  source,  captée,  orientée  et  même  con- 
duite, comme  par  la  main  d'un  artiste  supérieur. 
Pareille  discipline  des  puissances  du  cœur 
doit  descendre  au  delà  du  cœur.  Quiconque 
se  prévaut  de  l'origine  catholique  en  a  gardé 
un  corps  ondoyé  et  trempé  d'habitudes  pro- 
fondes qui  sont  symbolisées  par  Faction  de 
l'encens,  du  sel  ou  du  chrême  sacrés,  mais  qui 
déterminent  des  influences  et  des  modifications 
radicales.  De  là  est  née  cette  sensibilité  catho- 
lique, la  plus  étendue  et  la  plus  vibrante  du 
monde  moderne,  parce  qu'elle  provient  de  l'idée 
d'un  ordre  imposé  à  tout.  Qui  dit  ordre  dit 
accumulation  et  distribution  de  richesses  :  mo- 
ralement, réserve  de  puissance  et  de  sympathie. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  XI 


II 


On  pourrait  expliquer  l'insigne  merveille  delà 
sensibilité  catholique  par  les  seules  vertus  d'une 
prédication  de  fralernité  et  d'amour,  si  la  fra- 
ternité et  l'amour  n'avaient  produit  des  résul- 
tats assez  contraires  quand  on  les  a  prêches 
hors  du  catholicisme.  N'oublions  pas  que  plus 
d'une  fois  dans  l'histoire  il  arriva  de  proposer 
((  la  fraternité  ou  la  mort  »  et  que  le  catholicisme 
a  toujours  imposé  la  fraternité  sans  l'armer 
de  la  plus  légère  menace  :  lorsqu'il  s'est  montré 
rigoureux  ou  sévère  jusqu'à  la  mort,  c'est  de 
justice  ou  de  salut  social  qu'il  s'est  prévalu,  non 
d'amour.  Le  trait  le  plus  marquant  de  la  prédi- 
cation catholique  est  d'avoir  préservé  la  phi- 
lanthropie de  ses  propres  vertiges,  et  défendu 
l'amour  contre  la  logique  de  son  excès.  Dans 
l'intérêt  d'une  passion  qui  tend  bien  au  sublime, 
mais  dont  la  nature  est  aussi  de  s'aigrir  et  de 
se  tourner  en  haine  aussitôt  qu'on  lui  permet 
d'être  la  maîtresse,  le  catholicisme  a  forgé  à 
Tamour  les  plus  nobles  freins,  sans  l'altérer  ni 
l'opprimer. 

Par  une  opération  comparable  aux  chefs- 
d'œuvre  de  la  plus  haute  poésie,  les  sentiments 


XII  LE    DILEMME    DE  MARC    SANGNIER 

furent  plies  aux  divisions  et  aux  nombres  de  la 
Pensée  ;  ce  qui  était  aveugle  en  reçut  des  yeux 
vigilants;  le  cœur  humain,  qui  est  aussi  prompt 
aux  artifices  du  sophisme  qu'à  la  brutalité  du 
simple  état  sauvage,  se  trouva  redressé  en  même 
temps  qu'éclairé. 

Un  pareil  travail  d'ennoblissement  opéré  sur 
l'âme  sensible  par  l'âme  raisonnable  était  d'une 
nécessité  d'autant  plus  vive  que  la  puissance 
de  sentir  semble  avoir  redoublé  depuis  l'ère 
moderne.  «  Dieu  est  tout  amour  »,  disait-on.  Que 
serait  devenu  le  monde  si,  retournant  les  termes 
de  ce  principe,  on  eût  tiré  de  là  que  «  tout  amour 
est  Dieu  »?  Bien  des  âmes  que  la  tendresse  de 
l'Évangile  touche  inclinent  à  la  flatteuse  erreur 
de  ce  panthéisme  qui,  égalisant  tous  les  actes, 
confondant  tous  1rs  êtres,  légitime  et  avilit  tout. 
Si  elle  eût  triomphé,  un  peu  de  temps  aurait 
suffi  pour  détruire  l'épargne  des  plus  belles  gé- 
nérations de  l'humanité.  Mais  elle  a  été  com- 
battue par  l'enseignement  et  l'éducation  que 
donnait  l'Eglise  :  —  Tout  amour  n'est  pas  Dieu, 
tout  amour  est  «.  de  Dieu  ».  Les  croyants  durent 
formuler  sous  peine  de  retranchement  celte 
distinction  vénérable,  qui  sauve  encore  l'Occi- 
dent de  ceux  que  Macaulay  appelle  les  bar- 
bares d'en  bas. 


LE    DILEMME    DE    MAHC    SANGNIEK  XIll 

Aux  plus  beaux  mouvemeutscle  l'âme,  l'Eglise 
répéta  comme  un  dogme  de  foi  :  Vous  nêtes  pns 
des  dieux.  A  la  plus  belle  âme  elle-même:  Vous 
n'êtes  pas    un  Dieu  non  plus.  En   rappelant  le 
membre  à  la  notion  du  corps,  la  partie  à  l'idée 
et  à   l'observance  du    tout,  les  avis  de   l'Eglise 
éloignèrent  l'individu  de  l'autel  qu'un  fol  amour- 
propre  lui  proposait  tout  bas  de  s'édifier  à  lui- 
même  ;  ils  lui  représentèrent  combien  d'êtres  et 
d'hommes,     existant     près   de   lui,   méritaient 
d'être  considérés  avec  lui  :  —  K  étant  pas  seul  au 
monde^  tu  ne  fais  pas  la  loi  du  monde.,  ni  seule- 
ment ta  propre  loi.  Ce  sage  et  dur  rappel  à  la  vue 
deschoses  réellesnefut  tantécoulé  queparcequ'il 
venait  de  l'Église  même.  La  meilleure  amie  de 
chaque    homme,    la   bienfaitrice   commune  du 
genre  humain,  sans  cesse  inclinée  sur  les  âmes 
pour  les  cultiver,  les  polir  et  les  perfectionner, 
pouvait  leur  interdire  de  se  choisir  pour  centre. 
Elle  leur  montrait  ce  point  dangereux  de  tous 
les  progrès  obtenus  ou   désirés  par  elle.  L'apo- 
théose de  l'individu  abstrait  se  trouvait  ainsi  ré- 
prouvée par  l'institution  la  plus  secourable  à  tout 
individu  vivant.  L'individualisme  était  exclu  au 
nom  du  plus  large  amour  des  personnes,  et  ceux- 
là  mêmes  qu'entre  tous  les  hommes  elle  appelait, 
avec  une  dilection  profonde,   les  humbles,  rece- 


XIV  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

valent  d'elle  un  traitement  de  privilège,  à  la  con- 
dition très  précise  de  ne  point  tirer  de  leur  tiumi- 
lité  un  orgueil  ni  de  la  sujétion  le  principe  de  la 
révolte. 

La  douce  main  qu'elle  leur  tend  n'est  point 
destinée  à  leur  bander  les  yeux.  Elle  peuts'e^or- 
cer  de  corriger  l'effet  d'une  vérité  âpre.  Elle  ne 
cherche  pas  à  la  nier  ni  à  la  remplacer  par  de 
vides  fictions.  Ce  gui  est  :  voilà  le  principe  de 
toute  charitable  sagesse.  On  peut  désirer  autre 
chose.  Il  faut  d'abord  savoir  cela.  Puisque  le 
système  du  monde  veut  que  les  plus  sérieuses 
garanties  de  tous  les  «  droits  des  humbles  »  ou 
leurs  plus  sûres  chances  de  bien  et  de  salut 
soient  liées  au  salut  et  au  bien  des  puissants, 
l'Eglise  n'encombre  pas  cette  vérité  de  contesta- 
tions superflues.  S'il  y  a  des  puissants  féroces, 
elle  les  adoucit,  pour  que  le  bien  de  la  puissance 
qui  est  en  eux  donne  tous  ses  fruits  ;  s'ils  sont 
bons,  elle  fortifie  leur  autorité  en  l'utilisant 
pour  ses  vues,  loin  d'en  relâcher  la  précieuse 
consistance.  Il  faudrait  se  conduire  tout  autre- 
ment si  notre  univers  était  consiruit  d'autre 
sorte  et  si  l'on  pouvait  y  obtenir  des  progrès 
d'une  autre  façon.  Mais  tel  est  Tordre.  Il 
faut  le  connaître  si  l'on  veut  utiliser  un  seul  de 
ses  éléments.  Se  conformer  à  l'ordre  abrège  et 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  XV 

facilite  l'œuvre.  Contredire  ou  discuter  l'ordre 
est  perdre  son  temps.  Le  catholicisme  n'a  ja- 
mais usé  ses  puissances  contre  des  statuts  éter- 
nels ;  il  a  renouvelé  la  face  de  la  terre  par  un 
effort  d'enthousiasme  soutenu  et  mis  en  valeur 
au  moyen  d'un  parfait  bon  sens.  Les  réformateurs 
radicaux  et  les  amateurs  de  révolution  n'ont  pas 
manqué  de  lui  conseiller  une  autre  conduite,  en  le 
raillant  amèrement  de  tant  de  précautions.  Mais 
il  les  a  tranquillement  excommuniés  un  par  un. 


III 


Église  catholique.  Église  de  l'Ordre,  c'étaient 
pour  beaucoup  d'entre  nous  deux  termes  si  évi- 
demment synonymes  qu'il  arrivait  de  dire  : 
a  un  livre  catholique»  pour  désigner  un  beau 
livre,  classique,  composé  en  conformité  avec  la 
raison  universelle  et  la  coutume  séculaire  du 
monde  civilisé;  au  lieu  qu'un  «  livre  protestant  »> 
nous  désignait  tout  au  contraire  des  sauvageons 
sans  race,  dont  les  auteurs,  non  dépourvus  de 
tout  génie  personnel,  apparaissaient  des  révoltés 
ou  des  incultes.  Un  peu  de  réflexion  nous  avait 
aisément  délivrés  des  contradictions  grossières 
établies  par  l'histoire  et  la  philosophie    roman- 


XVI  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIKR 

tiques  entre  le  catholicisme  du  moyen  âge  et 
celui  de  la  renaissance.  Nous  cessions  d'opposer 
ces  deux  périodes,  ne  pouvant  raisonnablement 
reconnaître  de  différences  bien  profondes  entre 
le  génie  religieux  qui  s'était  montré  accueillant 
pour  Aristote  et  pour  Virgile  et  celui  qui  reçut 
un  peu  plus  tard,  dans  une  mesure  à  peine  plus 
forte,  les  influences  dHomère  et  de  Phidias. 
Nous  admirions  quelle  inimitié  ardente, austère, 
implacable,  ont  montrée  aux  œuvres  de  Fart 
et  aux  signes  de  la  beauté  les  plus  résolus  enne- 
mis de  l'organisation  catholique.  Luther  est 
iconoclaste  comme  Tolstoï,  comme  Rousseau. 
Leur  commun  rêve  est  de  briser  les  formes  et 
de  diviser  les  esprits.  C'est  un  rêve  anticatho- 
lique. Au  contraire,  le  rêve  d'assembler  et  de 
composer,  la  volonté  de  réunir,  sans  être  des 
aspirations  nécessairement  catholiques,  sont 
nécessairement  les  amis  du  catholicisme.  A  tous 
les  points  de  vue,  dans  tous  les  domaines  et  sous 
tous  les  rapports,  ce  qui  construit  est  pow\  ce 
qui  détruit  est  contre  \  quel  esprit  noble  ou  quel 
esprit  juste  peut  hésiter  ? 

Chez  quelques-uns,  que  je  connais,  on  n'hé- 
sita guère.  Plus  encore  que  par  sa  structure 
extérieure,  d'ailleurs   admirable,  plus   que  par 


I 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIEM  XVII 

ses  vertus  politiques,  d'ailleurs  infiniment  pré- 
cieuses, le  catholicisme  faisait  leur  admiration 
pour  sa  nature  intime,  pour  son  esprit.  Mais  ce 
n'était  pas  l'offenser  que  de  l'avoir  considéré 
aussi  comme  l'arche  du  salut  des  sociétés.  S'il 
inspire  le  respect  de  la  propriété  ou  le  culte  de 
l'autorité  paternelle  ou  l'amour  de  la  concorde 
publique, comment  ceux  qui  ont  songé  particu- 
lièrement à  l'utilité  de  ces  biens  seraient-ils  blâ- 
mables d'en  avoir  témoigné  gratitude  au  catho- 
licisme ?  Il  y  a  presque  du  courage  à  louer  aujour- 
d'hui une  doctrine  religieuse  qui  affaiblit  la 
révolution  et  resserre  le  lien  de  discipline  et  de 
concorde  publique.  Je  l'avouerai  sans  embarras. 
Dans  un  milieu  de  politiques  positivistes  que  je 
connais  bien,  c'est  d'un  Êtes -vous  catholiques  1 
que  l'on  a  toujours  salué  les  nouveaux  arrivants 
qui  témoignaient  de  quelque  sentiment  reli- 
gieux. Une  profession  catholique  rassurait  ins- 
tantanément et,  bien  qu'on  n'ait  jamais  exclu 
personne  pour  ses  croyances,  la  pleine  confiance, 
l'entente  parfaite  n'a  jamais  existé  qu'à  titre 
exceptionnel  hors  de  cette  condition. 

La  raison  en  est  simple  en  effet,  dès  qu'on  s'en 
lient  à  ce  point  de  vue  social.  Le  croyant  qui 
n'est  pas  catholique  dissimule  dans  les  replis 
inaccessibles  du  for  intérieur  un  monde  obscur 


XVIII  LE    DILEMME    DE    MAKC    SANGNIER 

et  vague  do  pensées  ou  de  volontés  que  la 
moindre  6l)ullilion,  morale  ou  immorale,  peullui 
présenter  aisément  comme  la  voix,  l'inspiration 
et  l'opération  de  Dieu  même.  Aucun  contrôle 
extérieur  de  ce  qui  est  ainsi  cru  le  bien  et  le  mal 
absolus.  Point  déjuge, point  de  conseil  rà  opposer 
au  jugement  et  au  conseil  de  ce  divin  arbitre 
intérieur.  Les  plus  malfaisantes  erreurs  peuvent 
être  affectées  et  multipliées,  de  ce  fait,  par  un 
infini.  Effrénée  comme  une  passion  et  consacrée 
comme  une  idole,  cette  conscience  privée  peut 
se  déclarer,  s'il  lui  plaît,  pour  peu  que  l'illusion 
s*en  môle,  maîtresse  d'elle-même  et  loi  plé- 
nière  de  tout  :  ce  métaphysique  instrument  de 
révolte  n'est  pas  un  élément  sociable,  on  en 
conviendra,  mais  un  caprice  et  un  mystère 
toujours  menaçant  pour  autrui. 

Il  faut  définir  les  lois  de  la  conscience  pour 
poser  la  question  des  rapports  de  l'homme  et  de 
la  société  ;  pour  la  résoudre,  il  faut  constituer 
des  autorités  vivantes  chargées  d'interpréter  les 
cas  conformément  aux  lois.  Ces  deux  conditions 
ne  se  trouvent  réunies  que  dans  le  catholicisme. 
Là  etlà  seulement,  l'homme  obtientsesgaranties, 
mais  la  société  conserve  les  siennes  :  l'homme 
n'ignore  pas  à  quel  tribunal  ouvrir  son  cœur  sur 
un  scrupule  ou  se  plaindre  d'un  froissement,  etj  y,. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SAiNGNIER  XIX 

la  société  trouve  devant  elle  un  grand  corps,  une 
société  complète  avec  qui  régler  les  liliges  surve- 
nus entre  deux  juridictions  semblablement  quoi- 
que inégalement  compétentes.  L'Eglise  incarne, 
représente  l'homme  intérieur  tout  entier  ;  l'unité 
des  personnes  est  rassemblée  magiquement  dans 
son  unité  organique.  L'Etat,  wi  lui  aussi,  peut 
conférer,  traiter,  discuter  et  négocier  avec  elle. 
Que  peut-il  contre  une  poussière  de  consciences 
individuelles,  que  les  asservir  à  ses  lois  ou 
flotter  à  la  merci  de  leur  tourbillon  ? 


IV 


Sans  doute  cette  société  spirituelle  a  un  chef, 
et  que  vous  trouvez  trop  puissant. Vous  plairait-il 
mieux  d'avoir  affaire  à  39  millions  de  chefs 
commandant  à  des  milliards  de cellulesnerveuses 
plus  ou  moinsdébandées,àautant  de  chefs  que  de 
tètes,  dont  chacun  pourra  motiver  sa  fantaisie 
par  quelque  Dieu  le  veut  et  la  pousser  légitime- 
ment, s'il  lui  plaît,  aux  plus  sombres  extrémités  ? 
Mais  cette  anarchie  vous  effraie,  vous  admettez 
l'Eglise,  et  vous  regrettez  seulement  qu'elle  ne 
soit  pas  nationale  et  qu'elle  ait  son  chef  au  dehors  ; 
vous  souhaitez  la  messe  et  les  vêpres  en  français, 
un  clergé  autonome  absolument  soustrait  à  toute 


XX  LE    DILEMME   DE  MAKC    SANGNIER 

autorité  du  «  Romain  ».  Là  encore,  en  calculant 
la  ruine  de  ce  qui  est,  prenez-vous  bien  garde  à 
ce  qui  succéderait  ?  Vous  ne  manqueriez  pas 
d'en  avoir  tiorreur.  Le  «  Romain  »  supprimé  et, 
avec  ce  Romain,  l'unité  et  la  force  de  la  Tradition 
énervées,  les  monuments  écrits  de  la  foi  catho- 
lique obtiendront  nécessairement  toute  la  part 
de  l'influence  religieuse  enlevée  à  Rome.  On 
lira  directement  dans  les  textes,  on  y  lira  surtout 
la  lettre.  Cette  lettre,  qui  est  juive,  agira,  si  Rome 
ne  l'explique,  à  la  juive. 

En  s'éloignant  de  Rome,  nos  clercs  évolueront, 
de  plus  en  plus,  comme  ont  évolué  les  clercs 
d'Angleterre,  d'Allemagne  et  de  Suisse,  même 
de  Russie  et  de  Grèce.  Devenus,  de  prêtres, 
«  pasteurs  »  et  «  ministres  de  l'Evangile  »,  ils 
tourneront,  de  plus  en  plus,  au  rabbinisme,  et 
vous  feront  cingler  peu  à  peu  vers  Jérusalem. 
Le  centre  et  le  nord  de  l'Europe,  qui  ont  déjà 
opéré  ce  recul  immense,  offrent-ils  un  exemple 
dont  vous  soyez  tentés  ?  Pour  éviter  une  autorité 
qui  est  essentiellement  latine,  êtes-vous  disposés 
à  vous  sémitiser  ?  Je  ne  désire  pas  à  mes  compa- 
triotes ladestinée  intellectuelle  de  l'Allemand  ou 
de  l'Anglais,  dont  toute  la  culture,  depuis  la 
langue  jusqu'à  la  poésie,  est  infestée,  depuis 
trois  siècles,  d'hébraïsmes  déshonorants. 


DILEMME    DE    MAKC    SAKGMEK  XXI 

Un  siège  central  dans  l'Église  et  ce  siège  dans 
Rome  :  l'avantage  n'est  pas  pour  Rome  seule, 
ni  pour  l'Église  seule,  ni  pour  les  clercs,  ni 
pour  les  fidèles  tout  seuls.  Il  reste  infini  pour  la 
société  et  l'Etat.  Pour  la  société  la  plus  laïque, 
pour  l'Etat  le  plus  jaloux  de  ses  droits.  Je  ne 
parle,  il  est  vrai,  que  d'Etats  et  de  sociétés  qui 
soient  intéressés  à  leur  propre  bien,  ou  seule- 
ment qui  n'y  soient  pas  tout  à  fait  hostiles.  Il 
est  parfaitement  certain  que  nos  révolutionnaires 
seraient  des  animaux  incompréhensibles  et  des 
monstres  sans  rien  d'humain,  s'ils  apportaient 
le  plus  léger  esprit  de  politique  générale,  le 
moindre  sentiment  de  prévoyance  civique,  dans 
la  conduite  de  leur  offensive  contre  l'Eglise.  Ils 
sont  inexplicables  de  ce  point  de  vue.  Celui 
d'entre  eux  qui  consentirait  à  vouloir  un  mini- 
mum d'or«5^re,  même  un  minimum  A' être,  ne  pour- 
rait éviter  de  changer  radicalement  son  point 
de  vue  sur  ce  sujet.  Leur  attitude  ne  se  com- 
prend que  par  leur  goût  inné  de  la  destruction 

Chez  quelques-uns,  c'est  une  rage.  Il  faut  les 
voir  ainsi.  Cet  orateur  énergique  et  souple,  ce 
journaliste  ingénieux,  ce  démagogue,  ce  lettré 
vous  déconcerte  par  une  haine  extravagante  de 
tout  ce  qu'il  nomme  «  romain  »,  c'est-à-dire, 
—  il  l'entend  très  bien  comme  vous,  —  civilisé, 


XXII  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

organisé^  solide^  durable^  ordonné?  Il  ne  vous 
étonnera  plus  et  vous  admirerez  au  contraire,  à 
travers  ses  incohérences,  une  immuable  fixité  si, 
au  lieu  de  l'écouter,  vous  le  regardez  :  ces  mous- 
taches de  Hun  !  ce  nez,  ce  crâne  à  la  Mongole  ! 
ces  idées,  pauvres  et  sommaires  assurément, 
mais  concentrées  en  des  formules  péremptoires, 
qui,  toujours  et  partout,  de  la  première  à  la 
dernière,  qu'il  s'agisse  d'un  jugement  sur  l'anti^ 
quité  grecque  ou  latine,  d'un  débat  sur  l'organi- 
sation du  travail,  d'un  examen  de  la  mainmorte 
religieuse  ou  civile,  peuvent  être  résumées  et 
symbolisées  pour  les  yeux  dans  ce  seul  terme  : 
«  A  bas  !  »  ou  dans  une  seule  tendance:  «  Conser^ 
ver^  maintenir  tout  ce  qui  peut  ou  doit  abattre 
quelque  chose  ou  quelqu'un.  »  Regardez  bien. 
C'est  bien  la  race  des  peuples  grossiers  décrits 
dans  le  conte  de  Fénelon  et  dont  tout  le  vocabu- 
laire se  réduisait  au  terme  «  non  ».  Un  «  Jion  » 
perpétuel  assené  sur  le  vrai  comme  sur  le  réel, 
impartial  coup  de  marteau  frappé  sur  d'humbles 
ustensiles  domestiques  comme  sur  les  vases 
sacrés.  Je  ne  me  soucie  pas  de  dire  à  M.  Clemen- 
ceau qu'il  représente  la  revanche  d'Attila.  Le 
chef  barbare  est-il  pour  quelque  chose  dans  son 
affaire?  La  face  de  M.  Clemenceau  porte-t-elle 
un  signe  physique  de  quelque  obscure  descen- 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  XXII l 

dance  historique?  Ou  les  masques  des  destruc- 
teurs se  ressemblent-ils  à  travers  le  temps  par  le 
fait  qu'ils  recouvrent  d'identiques  machinations? 
Hérédité,  tradition,  simple  concours  d'identités 
mentales,  !a  cause  importe  peu,  mais  le  fait  évi- 
dent ne  manque  pas  d'une  éloquence  suggestive. 

Jamais  barbare  aussi  complet  ni  destructeur 
aussi  sincère.  Jamais  non  plus  même  pouvoir  de 
réveiller  ou  de  rassembler  contre  lui  les  con- 
sciences et  les  volontés  qu'il  menace.  Je  dois  le 
confesser  pour  ma  part  :  sans  vouloir  le  surfaire 
ni  m'illusionner  sur  sa  force,  qui  est  faible,  en 
regardant  à  sa  qualité  et  non  à  sa  taille,  c'est 
en  somme  à  lui  que  je  dois  de  m'être  réveillé  un 
matin  les  mains  jointes  les  genoux,  tout  à  fait 
ployés  devant  la  vieille  et  sainte  figure  mater- 
nelle du  Catholicisme  historique.  Ce  suppôt  de 
Genève  et  de  Londres  m'a  fait  sentir  clairement 
que  «  je  suis  Romaiii  ».  Par  lui,  j'ai  récité  le 
symbole  attaché  k  mes  deux  qualités  de  citoyen 
français  et  de  membre  du  genre  humain. 

Je  suis  Romain^  parce  que  Rome,  dès  le 
consul  Marins  et  le  divin  Jules  jusqu'à  Théo- 
dose, ébaucha  la  première  configuration  de  ma 
France.  Je  suis  Romain,  parce  que  Rome,  la  Rome 
des  prêtres  et  des  papes,  a  donné  la  solidité 
éternelle  du  sentiment,  des  mœurs,  de  la  langue. 


XXIV  LE    DILEMME   DE    MAKC    SAKGNIER 

du  culte,  à  l'œuvre  politique  des  généraux,  des 
administrateurs  et  des  juges  romains.  Je  suis 
Romain,  parce  que  si  mes  pères  n'avaient  pas  été 
Romains  comme  je  le  suis,  la  première  invasion 
barbare,  entre  le  v^  et  le  x^  siècle,  aurait  fait 
aujourd'hui  de  moi  une  espèce  d  Allemand  ou  de 
Norvégien.  Je  suis  Romain^  parce  que,  n'était 
ma  romanité  tutélaire,  la  seconde  invasion  bar- 
bare, qui  eut  lieu  au  xvi^  siècle,  l'invasion  pro- 
testante, aurait  tiré  de  moi  une  espèce  de  Suisse. 
Je  suis  Romain  dès  que  j'abonde  en  mon  être 
historique,  intellectuel  et  moral.  Je  suis  Romain, 
parce  que  si  je  ne  l'étais  pas  je  n'aurais  à  peu 
près  plus  rien  de  français.  Et  je  n'éprouve 
jamais  de  difficultés  à  me  sentir  ainsi  Romain, 
les  intérêts  du  catholicisme  romain  et  ceux  de 
la  France  se  confondant  presque  toujours,  ne  se 
contredisant  nulle  part.  Mais  d'autres  intérêts 
encore,  plus  généraux,  sinon  plus  pressants,  me 
font  une  loi  de  me  sentir  Romain. 

Je  suis  Romain  dans  la  mesure  où  je  me  sens 
homme  :  animal  qui  construit  des  villes  et  des 
Etats,  non  vague  rongeur  de  racines  ;  animal 
social,  et  non  carnassier  solitaire  ;  cet  animal 
qui,  voyageur  ou  sédentaire,  excelle  à  capitaliser 
les  acquisitions  du  passé  et  même  à  en  déduire 
une  loi  rationnelle,  non  destructeur  errant  par 


LE    DILEMME    DE  MARC    SANGMER  XXV 

hordes  et  nourri  des  vestiges  de  la  ruine  qu'il  a 
créée.  Je  suis  Romain  par  tout  le  positif  de  mon 
être,  par  tout  ce  qu'y  joignirent  le  plaisir,  le 
travail,  la  pensée,  la  mémoire,  la  raison,  la  science, 
les  arts,  la  politique  et  la  poésie  des  hommes 
vivants  et  réunis  avant  moi.  Par  ce  trésor  dont 
elle  a  reçu  d'Athènes  et  transmis  le  dépôt  à 
notre  Paris,  Rome  signifie  sans  conteste  la  civi- 
lisation et  l'humanité.  Je  suis  Romain,  je  suis 
humain  :   deux  propositions  identiques. 

Rome  dit  oui,  l'Homme  dit  oui.  Voilà  liden- 
tité  profonde  que  m'a  fait  sentir  M.  Clemenceau 
au  moyen  de  sa  paraphrase  misérable  du  non 
cher  aux  sauvages,  aux  barbares  et  aux  enfants. 
Si  le  diable  n'était  trop  grand  seigneur  pour 
être  associé  à  nos  contemporains,  je  dirais  que 
ce  simple  sénateur  radical  m'a  rendu  le  môme 
service  que  le  diable  dans  la  nouvelle  de  Mistral  : 
il  a  apporté  sa  pierre,  une  dernière  pierre,  au 
monument  de  ma  conviction  essentielle,  ou  du 
moins  il  a  illustré  d'un  symbole  satisfaisant  tout 
ce  qui  m'était  suggéré  par  ma  réflexion  en  art, 
en  morale,  en  littérature,  en  histoire.  Avec  quel- 
ques personnages  qui  lui  ressemblent,  avec  le 
régime  qui  les  reflète  si  purement,  ils  ont  par- 
faitement réussi  à  nous  faire  entendre  qui  nous 
sommes  et   ce  que  nous    aimons  :   très  exacte- 


XXVI  LE    DILE3IME    DE  MARC    SANGNIER 

ment  le  contraire  de  ce  qu'ils  aiment  et  de  ce 
qu'ils  sont. 

Comme  d'un  champ  catalaunique  engraissé 
de  beaucoup  de  morts,  mon  ordre  catholique 
et  romain,  mon  ordre  natal  se  renforce  des 
inepties  et  des  violences  que  l'on  a  jetées  contre 
lui.  N'ai-je  pas  saisi  une  cause  1  Nesais-je  pas 
le  fond  de  tant  de  haine  et  d'amitié  ?  Tout 
désormais  s'explique  par  une  différence,  la  plus 
claire  du  monde  et  la  plus  sensible  :  un  oui,  un 
7îon.  Ceux-là  ne  veulent  pas,  ceux-ci  veulent, 
désirent.  Quoi  donc?  Que  quelque  chose  soit, 
avec  les  conditions  nécessaires  de  TEtre.  Les 
uns  conspirent  à  la  vie  et  à  la  durée:  les  autres 
souhaitent,  plus  ou  moins  nettement,  que  ce 
qui  est  ne  soit  bientôt  plus,  que  ce  qui  se  pro- 
duit avorte,  enfin  que  ce  qui  tend  à  être  ne 
parvienne  jamais  au  jour.  Ces  derniers  consti- 
tuent la  vivante  armée  de  la  mort  ;  ils  sont 
linimitié  jurée,  directe,  méthodique,  de  ce  qui 
est,  agit,  recrute,  peuple:  on  peut  les  définir 
une  contradiction,  une  critique  pure,  formule 
humaine  du  néant. 

Le  oîii,  le  non  :  double  série  des  causes  con- 
traires en  travail.  Le  positif  est  catholique  et  le 
négatif  ne  Test  pas.  Le  négatif  tend  à  nier  le 
genre  humain  comme  la  France  et  le  toit  dômes- 


LE    DILEMME    DE   MARC   SANGNIER  XXVII 

tique  comme  l'obscure  enceinte  de  la  conscience 
privée;  ne  le  croyez  pas  s'il  soutient  qu'il  nie 
uniquement  le  frein,  la  chaîne,  la  délimitation, 
le  lien  :  il  s'attaque  à  ce  que  ces  négations  appa- 
rentes ont  de  positif.  Comme  il  ne  saurait  exister 
de  figure  sans  le  trait  qui  la  cerne  et  la  ligne 
qui  la  contient,  dès  que  l'Etre  commence  à 
s'éloigner  de  son  contraire,  dès  que  l'Etre  est,  il 
a  sa  forme,  il  a  son  ordre,  et  c'est  cela  même  dont 
il  est  borné  qui  le  constitue.  Quelle  existence  est 
sans  essence?  Qu'est-ce  que  l'Être  sans  la  loi? 
A  tous  les  degrés  de  l'échelle,  l'Être  faiblit  quand 
mollit  l'ordre;  il  se  dissout  pour  peu  que  l'ordre 
ne  le  tienne  plus.  Les  déclamateurs  qui  s'élèvent 
contre  la  règle  ou  la  contrainte  au  nom  de 
la  liberté  ou  du  droit,  sont  les  avocats  plus 
ou  moins  dissimulés  du  néant.  Inconscients,  ils 
veulent  r£^re  sans  la  condition  de  l'Etre  et,  con- 
scients, leur  misanthropie  naturelle,  ou  leur 
perversité  d'imagination,  ou  quelque  idéalisme 
héréditaire  transformé  en  folie  furieuse  les  a 
déterminés  à  rêver,  à  vouloir  le  rien. 

Je  crois  profondément  que  plusieurs  des 
modernes  ennemis  du  catholicisme  conçoivent 
ce  désir  avec  lucidité.  Ils  sont  radicalement 
destructeurs,  destructeurs  avec  conscience.  Ils 
nourrissent  la  claire    cupidité  du  néant.  Ils  en 


XXVIIl  LE    DILKMMIÎ    DE    3IARC    SANGNIER 

éprouvent  la  délectation  certaine,  absurde  et 
terrible.  Comment  ne  pas  être  contre  eux?  Com- 
ment ne  pas  courir  à  l'aide  du  génie  de  la 
construction  en  péril? 


L'anarchiste  chrétien  appelé  Marc  Sangnier 
n'a  pas  eu  la  vertu  de  défaire  ce  que  Clemenceau 
avait  fait.  Il  ne  m'a  pas  inspiré  un  instant  de 
doute  sur  les  affinités  du  catholicisme  et  de 
l'ordre.  Mais  d'autres  ont  connu  ce  doute. 
Sangnier  montra  toujours  sa  volonté  certaine  de 
paraître  et  d'être  aussi  bon  catholique  que  pos- 
sible, ce  qui  le  faisait  suivre  d'un  grand  nombre 
de  catholiques  :  puis  ses  longues  caresses  à 
l'esprit  de  Révolution  entraînaient  ses  audi- 
teurs et  ses  lecteurs  à  traiter  comme  des  enne- 
mies les  conditions  de  la  patrie,  du  progrès  et 
de  la  tradition.  Que  le  mouvement  se  continuât, 
et  l'on  aurait  le  droit  de  se  demander  si  Tordre 
allait  se  trouver  d'un  côté,  le  catholicisme  de 
l'autre?  Les  esprits  sages  recommandaient  le 
silence,  la  patience,  surtout  la  confiance  :  Rome 
veille,  déclaraient-ils.  Mais  c'était  pour  la 
France  que  l'on  devenait  anxieux.    A    quelles 


LE    DILEMME    DE   MARC    SANGMEK  XXIX 

conclusions  pourraient  bien  s'arrêter  ces  prédi- 
cations, d'un  vague  exti  ôme,  mais  d'une  véhé- 
mence et  d'une  chaleur  inouïes  ? 

Aujourd'hui,  des  indices  très  suffisants  per- 
mettent d'affirmer  que  l'avenir  du  catholicisme 
français  n'est  pas  au  Sillon  :  les  théologiens 
s'occupent  de  ses  doctrines.  S'ils  ne  s'accordent 
pas  encore  sur  le  jugement  à  porter,  ils  sont 
unanimes  à  reconnaître  que  l'examen  et  la  pru- 
dence s'imposent.  Par  les  feuilles  qui  suivent, 
le  lecteur  pourra  voir  qu'on  n'a  pas  épargné  au 
jeune  directeur  du  Sillon  quelque  doute  sur 
l'orthodoxie  de  ses  postulats.  Il  y  est  dit,  en 
termes  nets,  que  le  Sillon  aurait  un  jour  ou 
l'autre  à  désavouer  telles  tendances  inquiétantes 
ou  qu'il  serait  lui-même  éloigné  de  l'Église.  Les 
plus  anciens  de  ces  présages  ne  datent  pas 
de  beaucoup  plus  de  trois  années,  et  nous 
sommes  déjà  bien  loin  du  temps  oii  Marc 
Sangnier  pouvait  offrir  à  YAclio)i  française  un 
traité  de  partage  analogue  à  celui  qu'édicta  le 
pape  Alexandre  VI  entre  les  Espagnols  et  les 
Portugais  d'Amérique:  s'arrogeant  tous  les  ca- 
tholiques et  laissant  le  reste  de  la  France  à  la 
Monarchie  !  Marc  Sangnier  n'est  plus  en  élat  de 
presser  la  jeunesse  de  choisir  entre  nos  diable- 
ries et  sa   sainteté.   Les    autorités    catholiques 


XXX  LE    DILEMME    DE    MARC   SANG  NIER 

ont  bien  voulu   nous  rendre  justice,  et  elles  se 
méfient  de  lui. 

Vraiment,  c'est  de  sa  faute.  Comment  fit-il 
pour  dédaigner  l'expérience  à  ce  point  ?  Quel  est 
le  rêve  ou  la  raison  qui  lui  permit  de  négli- 
ger autant  le  passé?  Chaque  journée  apporte 
un  témoignage  neuf  à  nos  vérités  aussi  vieilles 
que  l'univers.  Ce  petit  livre,  composé  d'articles 
successifs  tous  traitant  du  même  sujet,  dégage 
maintes  fois  les  leçons  spontanées  jaillies  de  la 
course  des  choses.  Mais  il  est  des  esprits  faits 
à  souhait  pour  échapper  aux  suggestions  les 
plus  claires.  Il  leur  faut  des  rigueurs  directes  ou 
des  secousses  fortes.  Hygiène  que  Ton  peut 
adopter  pour  soi  :  on  n^a  jamais  le  droit  de 
la  prêcher  aux  autres.  L'Eglise  l'a  bien  vu. 
Jadis,  elle  livrait  les  endurcis  de  cette  sorte  au 
bras  séculier.  Sa  puissance  spirituelle  suffira 
sans  doute  aujourd'hui  à  les  faire  rentrer  dans 
l'ordre. 

Paris,  le  9  décembre  1906^ 


LE 


Dilemme  de  Marc  Sangnier 


ARTICLE  PUlîMIEPi  (1) 


((  Dilemme    impérieux.   »  Effort  pour  le  résoudre.  Pre- 
mière tentative   de  conciliation. 


c(  Depuis  longtemps  nous  le  pressentions^ 
«  nous  l'avons  écrit  ici  niême^  il  y  a  quelques 
u  mois^  pour  un  esprit  dégagé  de  toutes  les  super s- 
((  titions,  un  impérieux  dilemme  doit  tôt  ou  tard 
«  se  poser  : 

«  Ou  le  positivisme  monarchique  de  /'Action 
u   française  ; 

«   f>u  le  christianisme  social  du  Sillon  (2).  » 


(1)  Aclio)x  française  du  1er  juillet  1904. 

(2  Cette  formule  du  dilemme  de  Marc  Sangnier,  celle 
que  l'on  discute  ici,  a  paru  dans  le  Si7/on  du  2o  mai  1904,  à 
la  fin  d'un  article  consacré  aux  tristesses  et  aux  décon- 


2  LE    DILEMMK    DE    MAHC   SANGMEli 

Je  n'aime  pas  beaucoup  ce  dilemme  de  Marc 
Sananier. 

Je  voudrais  faire  voir  que  j'ai  raison  de  ne  pas 
Taimer  et  que  Sangnier  a  tort  d'y  revenir  sans 
cesse. 

\J impérieux  dilemme^  auquel  on  est  surpris 
de  voir  un  bon  esprit  s'arrêter,  s'attacher  avec 
autant  de  complaisance,  est  également  dépourvu 
de  valeur  logique  et  de  sens  réel. 


Le  dilemme  de  Marc  Sangnier  ne  correspond 
en  rien  aux  réalités.  Le  christianisme  social,  qui 
n'a  pas  été  inventé  en  France,  n'a  jamais  exclu 
le  positivisme  monarchique.  Le  prince  Aloys 
Lichtenstein,  l'archiduc  héritier  de  la  couronne 
austro-hongj'oise  sont  les  plus  illustres  repré- 
venues qui  venaient  d'accabler  M.  Georges  Deherme,  le 
fondateur  de  la  Coopération  des  idées  et  de  l  Université 
populaire  du  faubourg  Saint- Antoine,  dépouillé  par  arrêt 
de  justice  de  Fœuvre  de  toute  sa  vie,  L'Action  française 
du  15  mai  1904  avait  consacré  aux  justes  plaintes  de 
M.  Deherme  des  commentaires  très  étendus,  que  le 
lecteur  aura  peut-être  avantage  à  relire  dans  leur  texte  : 
d'une  part,  en  effet,  Marc  Sangnier  s'est  largement 
inspiré  de  ces  commentaires  dans  les  discussions  qu'il  a 
soutenues  depuis,  et  d'autre  part  je  m'y  suis  référé  ausbi 
plusieurs  fois  ici. 


LE    D1LE:M.ME    de    MAHC    SA^•GMEIl  .j 

sentants  du  parti  chrétien  social  en  Europe  :  je 
ne  les  crois  hostiles  ni  l'un  ni  l'autre  au  positi- 
visme monarchique  de  YAclio?!  française,  qui,  de 
son  côté,  ne  professe  aucune  hostilité  à  l'égard  de 
leurs  doctrines.  Marc  Sangnier  répondra  qu'il  ne 
parle  que  pour  la  France;  mais  je  demanderai  s'il 
exclut  du  parti  chrétien  social  le  marquis  delà 
Tour  du  Pin,  qui  a  contribué  à  fonder  ce  parti: 
Y  Action  française  n'a  jamais  exclu  le  marquis  de 
la  Tour  du  Pin  du  positivisme  monarchique. 

Au  surplus,  Marc  Sangnier  devrait  consentir 
à  jeter  sur  V Action  française  un  regard  moins 
tendre,  mais  pluslucide.  Il  verrait  dans  nos  rangs 
autant  de  croyants  catholiques  que  de  libertins. 
Peut-être  même  verrait-il  moins  de"  ceux-ci  que 
de  ceux-là.  Si  notre  directeur  Henri  Yaugeois 
n'est  qu'un  admirateur  et  un  amoureux  du  calho- 
licisme,  Léon  de  Montesquiou,  président  de  notre 
Conseil  d'administration,  est  bel  et  bien  un 
catholique  croyant  et  pratiquant.  Marc  Sangnier 
pourra  le  rencontrer  au  pied  des  autels.  Louis 
Dimier,  Cavalier,  Jean  llivain,  le  baron  de  Man- 
dat-Grancey,  Richard  Cosse,  le  comte  de  Lan- 
t^vy  Oî   professent  les   mêmes  croyances    que 

(1)  Notre  contingent  de  fidèles  catholiques  s'est 
augmenté  depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites.  Il  suffira 
de  rappeler  le  plus  important  de  ces  recrues,  lîernaidde 


LE    DILEMME    DE    MARC    SAKGNIER 


Sangnier.  Userd^'s  pinces  du  dilemme  pour  les 
exclure  du  christianisme  social,  c'est,  il  me 
semble,  raffinerrinjustice  à  leurs  dépens;  c'est  les 
toucher  dans  leur  spirituel  et  dans  leur  temporel 
et  les  damner,  en  somme,  apri^.s  les  avoir  décriés. 
Je  n'ai  pas  le  mandat  de  traduire  ici  leurs  pro- 
testations, mais,  les  ayant  vus  mécontents,  j'ai 
bien  le  droit  de  le  noter. 

Leur  mécontentement  prouve  en  effet  que  Marc 
Sangnier  décrète  un  conflit  éternel  entre  gens  qui 
peuvent  s'accorder.  Bien  que  V Action  française 
se  déclare  amie  du  Sillon,  le  Sillon  a  le  droit  de 
se  déclarer  hostile  à  V Action  française  :  c'est  en 
tant  que  Sillon^  mais  ce  ne  peut  pas  être  en  tant 
«  que  chrétien  social  )>,  puisqu'ily  a  d'excellents 
«  chrétiens  sociaux  »  dans  le  camp  de  V Action 
française. 


II 


J'avoue  du  reste  que,  nous-mêmes,  à  l'aile 
gauche  de  V Action  française.,  nous  avons  été  les 
plus  surpris  quand  Sangnier  nous  a  relégués  dans 

Vesins,  emprisonné  du  8  février  au  14  juillet  1906  pr 
avoir    défendu,    avec    quatre    compagnons    dont    t 
membres  de    V Action  française,  l'église    de   Saint-S 
phorien  à  Versailles. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNILK  O 

une  position  aussi  directement  contraire  à  la 
sienne  ;  car,  estimions-nous,  s'ils  se  recru- 
taient uniquement  parmi  les  catholiques,  s'ils 
se  conformaient  à  la  règle  de  l'Eglise  catholique, 
les  «  chrétiens  sociaux»  devaient  trouver  chez 
nous,  sur  le  terrain  économique  et  politique,  des 
alliés  ardents,  nullement  des  contradicteurs  ; 
nous  nous  sentions  certains  de  les  seconder  avec 
d'autant  plus  de  vivacité  qu'ils  seraient  plus 
précisément  catholiques  et  se  distingueraient 
davantage  des  sectateurs  de  ce  christianisme  inor- 
ganique qui  dicta  la  Réforme  et  la  Révolution. 
Toutes  nos  idées  favorites,  ordre,  tradition,  disci- 
pline^ hiérarchie,  autorité,  continuité,  unité,  tra- 
vail, famille,  corporation,  décentralisation,  auto- 
nomie, organisation  ouvrière,  ont  été  conservées 
et  perfectionnées  par  le  catholicisme.  Comme  le 
catholicisme  du  moyen  âge  s'est  complu  dans 
la  philosophie  d'Aristote,  notre  naturalisme 
social  prenait  dans  le  catholicisme  un  de  ses 
points  d'appui  les  plus  solides  et  les  plus 
chers. 

C'est  là-dessus  que  le  catholique  Marc  Sangnier 

st  venu  nous  dire  : 

—  Non  seulement  vous  ne  pensez  pas  comme 

s  sur  les  do2rmes  surnaturels,  mais  il  y  a  une 

npatibilité    radicale    entre   votre  politique 


6  LE   DILEIMME    DE    MAUC    SANGMEIl 

positiviste  (ou  «  païenne  »)  el  la  noire,   qui  est 
chrétienne  par-dessus  tout. 

Voilà  qui  est  penser  rigidement,  voilà  qui  est 
parler  plus  sècliement  encore.  Car  enfin  une 
pensée  politique  peut  être  «  chrétienne  avant 
tout  »  sans  rien  opposer  à  la  nôtre.  Elle  cherche, 
il  est  vrai,  dans  la  métaphysique  et  dans  la  reli- 
gion des  justifications  que  nous  n'y  cherchons 
pas.  Mais  que  justifie-t-elle  ainsi  par  le  surnatu- 
rel ?  Des  lois  naturelles.  Or,  ces  lois  naturelles, 
si  nous  les  saisissons,  si  nous  les  formulons  dans 
les  mêmes  termes  que  la  «  pensée  chrétienne  », 
nous  avons  bien  le  droit  de  dire  que  cette  «  pen- 
sée chrétienne  »  est  d'accord  avec  nous,  comme 
nous  avec  elle,  sur  le  terrain  paj'ticulier,  défini, 
spécifié  et  circonscrit  de  ces  lois. 

Des  exemples.  Les  philosophes  chinois  ont  fort 
bien  vu  ce  que  notre  maître  Le  Play  formule  en 
ces  termes  :  «  Tindividu  n'est  pas  une  unité  so- 
ciale »  :  refuserez-vous  de  communier  avec  ces 
Chinois  dans  la  vérité  naturelle?  Le  mathéma- 
ticien positiviste  Auguste  Comte  a  formulé  plus 
rigoureusement  la  même  loi  quand  il  a  dit  :  «  la 
société  humaine  se  compose  de  familles  et  non 
d'individus  »,  et,  non  content  de  donner  cette 
formule,  il  en  a  aussi  proposé  une  explication 
analytique  profonde,  qui  nous  conduit  jusqu'au 


LE    DîLli.M.ME    DE    3IAI;C    SA>GMEU  / 

seuil  de  ronlologio:  cerlains  positivistes  en  sont 
intimidés;  ils  n'osent  pas  suivre  leui*  maître  dans 
cet  effort  de  rationalisme  î  l^ourlant  la  diver- 
gence ne  peut  les  empêcher  d'admettre  avec 
lui  le  point  de  fait  d'abord  constaté.  Arrive  un 
de  ces  brillants  philosophes  platoniciens  ou  chré- 
tiens, de  la  race  de  Bonald  ou  de  Ballanche,  qui, 
dévoilant  les  desseins  de  Dieu  sur  le  monde,  cou- 
ronne l'explication  mathématique  d'une  raison 
métaphysique  :  ceux  d'entre  nous  qui  suivaient 
Comte  dans  son  théorème  se  feraient  un  scru- 
pule de  pousser  la  déduction  aussi  loin.  Ils 
s'arrêtent.  Mais,  sur  la  loi  statique  des  sociétés 
humaines,  en  sont-ils  moins  d'accord  avec  ceux 
qui  l'expliquent  par  des  hypothèses  de  métaphy- 
siciens ?  Et  si  cette  dernière  troupe  de  philo- 
sophes se  scinde  de  nouveau  à  l'endroit  où 
I]onald  ouvrira  Bossuet  et,tii'ant  sa  Politique  de 
L  Ecriture  sainte,  rendra  compte  de  la  famille  par 
le  Décalogue,  s'il  se  trouve  de  purs  métaphy- 
siciens que  cette  théologie  l'évélée  éloigne  et 
décourage,  en  sont-ils  moins  tombés  d'accord  avec 
B;mald  et  Bossuet  du  principe  premier  de  la 
Politique?  Ou  l'accord  est-il  moins  complet,  du 
fait  que  ces  derniers  maiires  recourent  à  la  foi 
pour  achever  de  légitimer  ce  principe  ?  Les  dis- 
sidences de  l'esprit  peuvent   porter  sur  les  doc- 


8  LE    DILEMME    DE    MAUC    SANGKIER 

trines  d'explication.  Les  doctrines  de  constatation, 
qui  recensent  les  faits  et  dégagent  les  lois,  refont 
une  véritable  unité  mentale  et  morale  entre  tous 
les  esprits  sensés.  Le  positivisme  est  une  doc- 
trine de  constatation. 

La  pensée  politique  d'un  monarchiste  peut  être 
«  chrétienne  avant  tout  ».  Cela  veut  dire  qu'avant 
toute  autre  justification  de  la  monarchie  il  fera 
valoir  la  volonté  et  les  desseins  de  Dieu  ou  par- 
lera du  droit  divin.  En  quoi  ce  monarchiste  per- 
suadé du  droit  divin  peut-il  être  gêné  d'entendre 
dire  à  tel  autre  royaliste  qui  ne  croit  pas  en  Dieu 
que  le  droit  des  rois  vient  de  la  nature  et  de  l'his- 
toire ?  Il  lui  Fuffira  de  gémir  de  l'irréligion  de 
son  frère.  En  quoi  ce  dernier  monarchiste,  ce 
monarchiste  libertin,  peut-il  être  offusqué  de  voir 
un  ami  politique  qui  croil  en  Dieu  rattacher  à 
Dieu  l'institution,  la  loi  qu'il  nomme  naturelles  ? 
L'un  dit  :  —  Voici  la  loi  de  la  nature...  L'autre  : 
Voici  la  loi  de  Celui  qui  a  fait  la  nature.  Divisés 
sur  J'origine  des  choses,  ils  conviennent  du  texte 
de  la  loi  qu'elles  ont  reçue.  Pour  des  raisons 
diverses,  nullement  inconciliables,  ils  adhèrent 
auxmêmes  vérités  historiques  et  politiques  qu'ils 
ont  observées  ou  découvertes  en  commun. 


LE    DILEMME    DE    3IAUC    SANGNIER 


111 


Bref,  rattachées  ou  non  à  la  divinité,  les  lois 
naturelles  existent.  Un  croyant  doit  donc  consi- 
dérer l'oubli  de  ces  lois  comme  une  négligence 
impie.  Il  les  respecte  d'aulant  plus  qu'il  les 
nomme  l'ouvrage  d'une  providence  et  d'une 
bonté  éternelles.  En  commandant  l'effort,  l'effort 
heureux,  utile,  Dieu  prescrit  à  l'homme  le  travail 
de  rintelligence  :  observation,  étude  et  calcul. 
Les  chroniqueurs  nous  montrent  que  la  croi- 
sade de  Gauthier  Sans-Avoir  ne  fut  point  bénie 
de  Dieu,  parce  qu'elle  avait  été  risquée  et 
menée  sans  sagesse.  Les  savantes  mesures  de 
Godefroy  de  Bouillon  reçurent  au  contraire  le 
Saint  Sépulcre  en  récompense. 

Ln  miracle  même  est  soumis  à  la  loi  naturelle 
dont  il  se  joue.  Jeanne  d'Arc  incarna  le  miracle 
politique  et  militaire,  mais  les  opérations 
de  cette  sainte  fille  ont  été  trouvées  très  con- 
formes à  toutes  les  lois  les  plus  subtiles  de  la 
tactique  de  son  temps.  Oili  l'avait-elle  apprise  ? 
Peu  importe.  Elle  la  savait.  Cette  chrétienne 
sociale  atteignait  donc  à  un  certain  degré  de  posi- 
tivisme. Positivisme  monarchiste  :  ce  fut  par  le 
sacre  de  Reims  que  Jeanne    commença  le  salut 

1* 


10  LE    DILEMME    DE    MARC    8ANGMER 

du  pays.  Exactement  et  trait  pour  trait,  c'est  le 
programme  de  V Action  française.  Nous  disons 
comme  Jeanne  d'Arc  qu'il  faut  d'abord  un  roi, 
une  autorité  constituée  et  reconnue  de  tous, 
tout  le  reste  devant  ou  tout  au  moins  'pouvant 
s'arranger  parla  suite,  au  lieu  que,  sans  cela, 
rien  ne  peut  s'arranger  du  tout. 

Le  dilemme  de  Marc  Sangnier  repousse  du 
christianisme  social  Jeanne  d'Arc,  Godefroy  de 
Bouillon  et  généralement  tous  ceux  et  toutes 
celles  qui,  ayant  réussi  quelque  grande  œuvre 
humaine,  fût-ce  avec  l'aide  de  sainte  Catherine 
et  de  saint  Michel,  ont  pourtant  pris  la  pré- 
caution du  charretier  de  la  fable  et  se  sont  mis 
en  règle  avec  les  lois  de  l'univers.  Sainte  Thé- 
rèse est  repoussée.  Repoussés  saint  François 
d'Assise,  saint  Dominique,  saint  Ignace  et  saint 
Paul  lui-même.  Car  ces  mystiques  supérieurs 
furent,  non  seulement  d'instinct,  mais  de  propos 
conscient  et  délibéré,  des  positivistes  certains. 
Avant  de  transfigurer  la  nature,  ils  l'inter- 
rogeaient et  la  scrutaient,  ils  la  mesuraient.  Ils 
s'aidaient  tout  en  appelant  le  ciel  à  leur  aide, 
et  la  prudence  humaine  n'était  bannie  de  leurs 
conseils  qu'en  apparence.  En  prêchant  le  sublime, 
ces  grands  hommes  ont  eu  une  vive  horreur  de 
l'absurde. 


LK    DILE^J.MS    DE    MAI'.C    SAMiMI.F;  U 

J'ai  bien  peur  que  Sangnier  n'ait  pas  suffi- 
samment cultivé  ni  pratiqué  cette  sainte  horreur. 
Dans  son  œuvre  jeune  et  brillante,  dont  je 
souhaiterais  pour  ma  partie  succès  durable,  il 
laisse  paraître  un  mépris  outre  de  la  raison 
pratique  telle  que  la  lui  enseignent  ses  nobles 
modèles.  Gela  me  fait  trembler  pour  l'avenir  d'un 
beau  talent,  d'une  activité  généreuse,  dune  ma- 
gnanime jeunesse. 

U  sera  toujours  très  difficile  d'engendrer  un 
peuple  à  la  sainteté.  Sangnier  tient  à  tripler 
cette  difficulté. 

La   démocratie  n  existe  pas^  lui  crions-nous. 

—  Nous  la  réaliserons^  répond-il. 
Comment?  insistons-nous. 

—  En  faisant  dt  chaque  électeur  un  saint^  en 
le  dotant  ainsi  d'une  dme  de  roi. 

Mais,  objCctons-nous  encore,  jamais  peuple 
ne  fut  plus  éloigné  que  le  nôtre  de  cette  sainteté. 
La  démocratie  ainsi  entendue  n  a  pas  existé  aux 
âges  de  foi.  Comment  naîtrait-elle  en  plein  scepti^ 
cisme  ? 

Sangnier  revient  à  son  beau  rêve  : 

—  Nous  changerons  le  scepticisme. 

Eh  !  ne  serait-il  pas  plus  court  de  renoncer  au 
rêve  de  la  démocratie  ? 

Sangnier  ne  veut  pas  poser   la  question  en 


12  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

ces  termes.  Il  n'examine  pas  si,  avant  d'élever 
une  nation  à  la  dignité  angélique,  il  ne  convien- 
drait point  de  lui  donner  les  attributs  des 
animaux  supérieurs:  un  cerveau  directeur,  un 
système  nerveux  central  et  des  organes  adaptés 
aux  différences  fonctionnelles. 

Le  souvenir  du  grand  et  malheureux  Savona- 
role  donne  à  penser  qu'il  n'est  pas  toujours  bon 
de  graver  sur  le  marbre  de  la  Seigneurie  :  Jésus- 
Christ  Roi  des  Florentins.  Son  anarchie  mys- 
tique, sa  chrétienne  sociocratie  n'eut  d'autres 
eff'ets  que  l'aggravation  du  malheur  public.  Le 
pape  condamna  son  œuvre,  qu^un  insuccès 
éclatant  venait  de  juger.  Exemple  décisif  de 
la  stérilité  des  plus  beaux  dévouements  en 
certaines  situations  politiques  troublées.  C'est 
le  troublequ'ilfauttout  d'abord  dissiper. L'œuvre 
d'un  saint  Vincent  de  Paul  n'eût  pas  été  possible 
sans  l'œuvre  préalable  de  Henri  lV,de  Louis  XIII 
et  de  Richelieu.  Celle-ci  ne  faisait  que  supporter 
celle-là,  mais,  ce  faisant,  elle  l'empêchait  de 
crouler. 


Que  Marc  Sangnier  pardonne  à  la  rudesse,  à 
la  franchise  de  cette  doléance.  Mais  son  dilemme 
le    conduit   à    négliger  de    parti    pris,    comme 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  l3 

incompatibles  avec  sa  doctrine,  telle  et  telles 
de  nos  ressources  qui  lui  seraient  d'une  aide 
puissante. 

iSotre  philosophie  de  la  nature  n'exclut  pas 
le  surnaturel.  Pourquoi  dans  son  surnaturel  ne 
sous-entend-il  pas  la  nature  ? 


ARTICLE  DEUXIÈME  (1 


Lettre  de  M.  Je  Marans  :  Ma'-c  Sangnier  ncst  pas  chré- 
tien social  —  Il  nous  suffit  que  Marc  Sangnier  soit 
catholique,  car  son  catholicisme  est  la  condition 
indispensable  de  tout  accord,  même  de  toute  discus- 
sion utile  avec  nous. 


Beaucoup  de  bonnes  âmes  ont  d'abord  été 
ébranlées  duce  dilemme  de  Marc  Sangnier». 
Nous  avons  des  amis  inquiets,  pessimistes, 
Quelques-uns  parlaient  bas,  en  nous  prenant  la 
main,  et  d'un  ton  douloureux. 

Quel  malheur,  exprimait  leur  pitié  sincère, 
qu'il  n'y  ait  pas  moyen  de  régler  ce  conflit  avec 
la  religion  !  En  sortirions-nous  quelque  jour? 
En  fini  pussions  nous  seulement  ne  pas  compro- 
mettre, ne  pas  perdre  à  jamais,  par  nos  aven- 
tures, la  cause  de  la  Royauté  !  Pussions-nous 
aussi  la  soustraire  à  la  cruelle  atteinte  de  ce 
redoutable  argument  ! 

Je  souhaiterais    à  la    cause    royaliste    de  ne 

(1)  Action  française  du  lo  juillet  1904. 


LE    DILK.^JME    DK    3rAKG    SANGMIlK  lo 

point  rencontrer  d'objection  plus  sérieuge.  Celle- 
ci  n'arrêtera  guère  que  les  gens  qui  s'arrêtent, 
depuis  cent  quatorze  ans,  à  toutes  les  toiles 
d'araignées  du  chemin.  i\os  lecteurs  sonl  témoins 
qu'il  n'a  pas  fallu  de  grands  efforts  d'ingé- 
niosité pour  nous  tirer  de  ce  mauvais  pas  : 
il  a  suffi  d'un  peu  de  jugement  et  de  bonne 
foi.  La  correspondance  assez  volumineuse  que 
nous  avons  reçue  depuis  quinze  jours  tend  à 
montrer  que  le  bon  sens  demeure,  au  pays  de 
Descartes,  la  chose  du  monde  la  plus  commu- 
nément partagée.  Un  fait  est  un  fait.  En  voici 
un  :  nous  avons  été  compris  et  approuvés  sans 
réserve.  L'article  était  écrit  par  un  m.embre  de 
l'aile  gauche  de  YActio?!  française.  Il  était 
écrit  pour  l'aile  droite.  Or,  nos  amis  positi- 
vistes, tels  que  le  commandant  Picot  (1),  m'ont 
assuré  d'un  assentiment  chaleureux,  et  les 
catholiques  m'ont  adressé  les  témoignages  d'une 
approbation  à  laquelle  je  ne  saurais  songer  sans 
fierté.  ((  C'est  parfait  »,  m'écrit^notamment  un 
prêtre  du  sud-ouest,  qui  veut  qu'on  le  sache 
notre  ami,  «  vous  avez  parfaitement  raison 
«  quand  vous   dites    :    Notre  philosophie  de  la 

(1)  Aujourd'hui    représentant   de  Monseigneur  le  duc 
d'0»léans  dans  les  Vosges. 


ib  LE    DILEMME    DE  MA  KG    SA^'GN1ER 

((  nature n  exclut  en  rien  le  surnaturel .  Pourquoi 
«•  donc  le  surnaturel  de  Marc  Sangnier  ne  sous- 
((  entend-il  pas  la  nature?  Saint  Ignace  a  dit 
«  cette  parole,  quia  été  une  des  forces  de  la 
«  Compagnie  de  Jésus,  si  conforme  à  votre 
«  conclusion  :  Priez  Dieu  comme  si  vous  ne  comp- 

«  TIEZ  PAS  SUR  vous.  TRAVAILLEZ  COMME  SI  VOUS  NE 
((    COMPTIEZ  PAS  SUR  DiEU.    >) 

De  son  côté.  M,  René  de  Marans  m'a  adressé 
une  page  des  plus  intéressantes,  qu'il  me  paraît 
nécessaire  de  communiquer  au  public,  avecTau^ 
torisation  de  l'auteur. 

«  Monsieur, 

«  Je  lis  dans  Y  Action  française  voire  article 
sur  «  le  dilemme  de  Marc  Sangnier  )>.  Voulez- 
vous  me  permettre  d'y  ajouter  quelques  ré- 
flexions qui  me  sont  suggérées  tout  naturelle- 
ment par  mon  origine  intellectuelle  et  par  mon 
habitude  de  fréquenter  les  milieux  chrétiens 
sociaux  ? 

et  II  y  a  deux  choses  contenues  dans  le  di- 
lemme de  Marc  Sangnier.  La  première  c'est 
qu'il  y  aurait  opposition  naturelle  entre  (de 
positivisme  monarchique  de  V Action  française  )) 
et    le   ((  christianisme  social  »,  et  qu'entre  les 


LE    DILEMME    DE   MARC    SANGMEU  17 

deux  il  faut  choisir.  Vous  répondez  à  cette  mise 
en  demeure,  et,  contre  votre  réponse,  je  n'ai 
rien  à  objecter.  Je  crois  que  «  positivistes  mo- 
narchistes »  et  chrétiens  sociaux,  s'ils  n'ont 
point  absolument  les  mêmes  principes,  sont 
d'accord  et  ne  peuvent  faire  autrement  que 
d'être  d'accord  dès  qu'il  s'agit  de  réalisations  et 
de  doctrine  appliquée.  Je  puis  d'ailleurs  vous 
apporter  en  confirmation  mon  exemple  person- 
nel. C'est  parce  que,  toutjeune étudiant,  je  m'étais 
nourri  des  idées  de  Yogelsang,  de  Hitze  et  de  La 
Tour  du  Pin,  qu'ensuite  j'ai  lu  avec  avidité 
ÏAc^io?i  française,  que  je  l'ai  comprise  et 
aimée. 

«  Mais  dans  le  dilemme  de  Marc  Sangnier  il 
y  a  autre  chose:  c'est  que  le  «  christianisme  )> 
social  est  représenté  par  le  Sillon.  A  cela  vous 
ne  répondez  point,  et,  sans  doute,  c'est  à  un 
«  chrétien  social  »  qu'il  appartient  de  le  fairr. 
Je  trouve,  moi,  que  la  prétention  de  Marc 
Sangnier  est  singulière,  et  je  ne  suis  pas  seul,  je 
crois,  à  la  trouver  telle. 

«  Je  sais  bien  que,  aux  yeux  de  beaucoup,  le 
Sillon  représente  la  suite  de  ce  qu'on  a  appelé 
le  mouvement  social  catholique.  Mais,  c'est  là 
une  dangereuse  équivoque.  Les  «  chrétiens 
sociaux  »  de  France,  d'Autriche,  d'Allemagne, 


18  LK    DILliMME   DE    MAI'.C    SANGNIEU 

etc.,  ont  fait  une  conslalation  sur  laquelle  ils 
reviennent  sans  cesse:  l'état  de  désorganisation 
générale  dans  lequel  se  trouve  notre  société 
occidenlale,  par  suite  de  la  dissolution  des 
liens  sociaux.  Ils  ont  demandé  une  chose 
principale  :  l'organisation  d'institutions  perma- 
nentes, capables  de  secourir  la  faiblesse  des 
hommes.  Et  ils  ont  rencontré  en  face  d'eux  un 
ennemi  acharné  :  le  monde  des  conservateurs  et 
des  catholiques  libéraux  soutenant  que  lorsque 
chacun,  patron  ou  ouvrier,  ferait  son  devoir  et 
pratiquerait  la  vertu,  la  question  sociale  serait 
résolue.  Que  Ion  compare  tout  ceci  avec  le 
thème  bien  connu  du  Sillon,  et  Ton  verra  que, 
si  le  Sillon  a  le  droit  de  poser  un  dilemme,  c'est 
au  nom  du  christianisme  individualiste  et 
libéral,  et  non  pas  au  nom  du  «  christianisme 
social  ». 

((  Aussi  les  jeunes  «  chrétiens  sociaux  »  et 
non  seulement  ceux  qui  sont  d'accord  en  tout 
avec  m-)],  mais  aussi  ceux  qui,  pour  des  raisons 
ou  des  prétextes  divers,  refusent  d'étendre  à  la 
politique  leurs  sages  raisonnements  sociaux, 
voient,  de  plus  en  plus  dans  le  Silloii,  non  un 
allié,  mais  le  pire  des  adversaires,  le  continua- 
teur du  préjugé  individualiste  contre  lequel 
nos    maîtres,     les   fondateurs    et    les    chefs    de 


LE    DILEMME    DE   MARC    SANGMER  19 

Técole  sociale  catholique  de  Fiance,  ont  lutté 
pendant  trente  ans. 

«  Un  seul  dilemme  existe,  mais  entre  ceux 
qui  veulent  faire  reposer  la  société  sur  la  vertu 
des  citoyens  et  ceux  qui  au  contraire  veulent 
appuyer  sur  une  organisation  sociale  la  fai- 
blesse des  hommes.  Les  chrétiens  sociaux, 
historiquement  et  rationnellement,  se  rangeront 
pour  ce  dernier  parli  avec  Y  Action  française^ 
le  Sillon  sera  malheureusement  de  l'autre  côté 
et  en  assez  mauvaise  compagnie. 

«  Veuillez  agréer,  Monsieur,  l'expression  de 
mes  bien  dévoués  sentiments. 

«  R.  DE  Maraxs.  » 


Il  n'est  pas  besoin  d'exprimer  tout  le  prix 
que  j'attache  à  l'approbation  de  ma  thèse  du 
l"'^  juillet  par  un  jeune  écrivain  catholique  tel 
que  M.  de  Marans.  Mais  peut-être  lui  suis-je 
encore  plus  reconnaissant  d'avoir  senti  et  dit, 
comme  il  l'a  très  bien  fait,  qu'il  ne  m'appartient 
pas  d'examiner  jusqu'à  quel  point  l'action  de 
Marc  Sangnier  se  rattache  aux  principes  et  à 
l'école  du  christianisme  social.  Ce  sont  là  des 
difficultés  intérieures  particulières  aux  catho- 
liques etdans  lesquelles  on  ne  saurait  intervenir 


20  LE    DILEMME    DE    MAHG    SANGMEIl 

du  dehors   sans   commettre  une  véritable  faute 
de  goût. 

AJarc  Sangnier  ne  peut  être  pour  nous  —  les 
libertins  de  Taile  gauche  —  que  ce  qu'il  dit, 
croit  et  veut  être.  Nous  le  jugeons,  nous 
l'estimons  et  nous  l'aimons  d'après  la  cocarde 
qu'il  arbore  ou,  si  ces  métaphores  belliqueuses 
déplaisent,  d'après  le  Symbole  qu'il  récite  tout 
haut.  C'est  le  Symbole  catholique.  Nous 
vénérons  de  tout  notre  cœur  ce  Symbole.  Qui- 
conque le  profère  est  qualifié  par  nous  d'ami. 
Nous  ne  pouvons  l'entendre  sans  nous  rappeler 
les  grands  jours  de  la  civilisation,  une  forme 
splendide  donnée  à  l'univers,  et  la  puissante 
discipline  imposée  aux  âmes.  Rien  d'mdividua- 
lisle, rien  de  Aôem/, là-dedans!  Les  plus  violentes 
passions  du  catholicisme,  comme  la  Charité, 
sont  justement  nommées  Yertus  à  cause  du 
rythme  secret  qui  les  mesure  et  les  défend  ainsi 
de  déviation  ou  d'excès...  Le  mysticisme  catho- 
lique est  lui-même  régi,  policé,  soumis  à  des 
lois.  L'Eglise  contrôle  les  visions  et  les  extases 
de  ses  héros,  sa  discipline  condescend  aux 
dernières  moelles  de  l'êtie.  Elle  forme,  propre- 
ment, la  cité  de  l'ordre,  dont  tous  les  mouve- 
ments peuvent  être  dits  des  progrès.  Elle  est 
une    société  de   sociétés,  dans  laquelle  la  soli- 


LE    DILEMME    DE    MAHC    SANGNIEK  21 

tilde  même  se  hérisse  de  saintes  fortifications 
tutélaires.  Je  ne  sais  pas  d'enchantement 
comparable  à  celui  de  la  considérer  en  mora- 
liste, en  politique,  en  critique  et  en   historien. 

Nous  avons  le  devoir  de  nous  attacher  à  cet 
élément,  à  ce  signe  et  à  ce  symbole  :  le  catholi- 
cisme couvre  tout,  sauve  tout.  Aussi  n'irai-je 
point  me  mêler  de  décider  qu'un  groupement 
comme  le  Sillon  relève  du  «  christianisme  " 
((  individuel  »  et  «  libéral  »,  ou  de  dire  qu'un 
tel  christianisme  n'est  pas  catholique.  Mais, 
nous  voulons  le  déclarer,  en  dehors  du  vaisseau 
catholique,  il  n'existe  point  de  secte  chrétienne 
qui  nous  satisfasse  ou  nous  rassure  au  point  de 
vue    politique,     esthétique,   moral  et  nntional. 

Ces  sectes  ne  sont  ni  françaises  ni,  au  grand 
sens  du  mot,  humaines.  Nous  sommes  dans  la 
nécessité  rigoureuse  de  les  traiter  en  ennemies. 
Le  christianisme  non  catholique  est  odieux.  C'est 
le  parti  des  pires  ennemis  de  l'Espèce.  Tous  les 
faux  prophètes  jusqu'à  Rousseau,  jusqu'à  Tols- 
toï, ont  été  de  fervents  chrétiens  non  catho- 
liques. Ils  ont  semé  la  barbaiie  et  l'anarchie. 
Nous  ne  pouvons  pas  les  aimer,  ni  les  tolérer, 
quelque  nom  de  Dieu  qu'ils  invoquent.  Le 
huguenot  Guillaume  Monod  se  disait  christ  ou 
inspiré  de  christ.  Nous   n'avons  jamais  contesté 


22  LE    DILE3IME    DE    MAUC    SANGNIER 

les  mérites  de  ce  saint  homme,  qui  furent  sans 
doute  très  grands.  Mais  les  extases  qu'il  prê- 
chait ne  servirent,  en  somme,  ni  les  citoyens  ni 
l'Etat:  et  le  ciel  et  la  terre,  le  bon  sens  et  le 
goût  étaient  également  importunés  de  ses  rêve- 
ries. Le  frein  catholique  manquait  à  son  exal- 
lation  religieuse.  C'est  pourquoi  lui  manquèrent 
les  mesures  de  la  raison.  Nous  ne  voulons 
encourager  aucune  folie. 

On  ne  saurait  rêver  d'alliance  ou  d'entente 
politique  avec  une  secte  dans  laquelle  d'abomi- 
nables inepties  ne  sont  point  réprimées  ou  le 
sont  mollement.  Il  nous  faut  les  garanties  du 
catholicisme,  seul  mode  organique  et  organisa- 
teur du  christianisme.  Ces  garanties  existent  en 
France  depuis  Glovis.  Glovis  ne  se  fit  pas  sim- 
plement chrétien  :  il  évita  expressément  Taria- 
nisme  des  Burgondes  et  des  Byzantins,  il  se  fit 
catholique,  catholique  romain.  Mais,  quand  elle 
coupa  le  tête  au  successeur  et  à  Fhérilier  de 
Glovis,  la  Révolution  n'était  point  du  tout  anti- 
chrétienne ;  elle  était  protestante  et  anticatho- 
lique. Nous  ne  nous  allierons  qu'avec  des 
chrétiens  catholiques,  pour  refaire  ce  qui  fut 
fait  depuis  Glovis  et  bassement  défait  par  la 
Révolution. 


ARTICLE  TROISIÈME  U) 


Première  lettre  de  Marc  Sangnier  :  Où  le  Dilemme  est 
atténué.  —  La  majorité  dynamique.  —  L'asymptote 
ou  la  souveraineté  conçue  comme  la  limite  mathéma- 
tique du  progrès  dans  la  vertu.  —  Pour  que  cette 
vertu  s'exerce  :  obstacles,  épreuves,  vœux  de  martyre. 
Nos  réponses. 


Le  directeur  de  Y  Action  française^  M.  Henri 
Vaugeois,  a  reçu  de  Marc  Sangnier  une  inté- 
ressante lettre  que  nous  nous  sommes  fait  un 
devoir  et  un  plaisir  de  publier. 

Mes  lecteurs  trouveront  à  la  suite  de  celle 
lettre  quelques  réflexions  quil  a  paru  indispen- 
sable d'y    ajouter. 

«  Monsieur  le  Directeur, 

((  Je  liai  nullement  la  prétention  de  reprendre,  ici, 
les  longues  et  si  intéressantes  discussions  qui  nous  ont 
déjà  plusieurs  fois  amenés  à  nous  expliquer  loyale- 
ment sur  nos  préférences  politiques,  et  auxquelles,  je 
vous  i  avoue  bien  volontiers,  je  dois  cl  être  parvenu  à 
préciser  plusieurs  de  mes  opinions. 

[)  Aclion  française,  loaoùt  1904. 


24  LE    DILEMME    DE    MARC    SAI^GNIER 

«  Je  voudrais  seulement  rectifier  brièvement  ce  que 
M.  Mourras  me  fait  dire  au  sujet  du  travail  démocra- 
tique et  de  la  conception  quil  me  prête,  du  sens  et  de 
la  portée  de  l'effort  libérateur. 

i<  Nous  n'avons  jamais  eu  la  ridicule  prétention 
d'affirmer  que  le  Sillon  résumait  et  limitait  tout  le 
christianisme  social  ;  nous  savons  même  que  la  démo- 
cratie chrétienne,  telle  que  Léon  XIII  dans  ses  ency- 
cliques et  Pie  X  dans  son  Motu'proprio  l'ont  si  exacte- 
ment définie  et  qui  doit  être  dégagée  de  toute  significa- 
tion politique  et  envisagée  seulement  comme  une  action 
populaire  bienfaisante,  peut  se  développer  dans  une 
monarchie  comme  dans  une  république.  Aussi  bien,  ce 
que  nous  avons  voulu  dire  simplement,  cest  que  les  es- 
prits libres  et  indépendants  seraient  amenés,  tôt  ou 
tard,  Cl  s'orienter,  soit  vers  la  conception  monarchique 
de  /'Action  française,  soit  vers  la  conception  particu- 
lière du  christianisme  social  qui  est  celle  du  Sillon.  // 
me  semble  même,  sifai  bonne  mémoire,  Monsieur  le 
Directeur,  que  vous  écriviez  la  même  chose,  il  g  a  quel- 
ques mois,  en  constatant  que  ce  départ  nécessaire  s  im- 
posait aux  jeunes  générations  et  ne  saurait  plus  satis- 
faire l'opportunisme  gémissant  et  inactif  des  vieux  par- 
tis d'opposition. 

«  Je  sais  très  bien,  d'ailleurs  —  etfen  tombe  aisé- 
ment d'accord  avec  Maurras  —  qiiH  y  a  entre  le  Sil- 
lon et  /'Action  française  plus  d'une  idée  commune. 
Les  uns  comme  les  autres,  nous  voulons  d'une  société 
organique  et  non  anarchiqiie,  nous  réclamons  qu'elle 
soit  solidement  enracinée  dans  la  tradition,  vigoureu- 
sement soutenue  par  la  hiérarchie  ;  et,  si  nous  iie  don- 
nons peut-être  pas  exactement  le  même  sens  à  ces  mots, 


LE    DILEMME    DK    MARC    SANGMi:;',  2o 

nous  n  avons  cessé  de  proclamer,  quant  à  nous,  que 
plus  qu  aucune  autre  organisation  sociale,  la  démocra- 
tie nous  pcwaissait  exiger  la  tradition  et  la  hiérarchie. 
Les  uns  comme  les  autres,  nous  avons  résolu  de  ne  pas 
nous  em.barrasser  dans  les  scrupules  d'un  libéralisme 
attardé  et  infécond.  J'ajouterai  même  que  les  uns 
comme  les  autres  nous  avons  le  respect  des  lois  natu- 
relles qu  il  n  est  jamais  loisible  à  personne  de  mécon- 
naitre  et  que  la  pensée  chrétienne  n  est  pas  venue  pour 
abolir,  de  même  que  le  Christ  ne  venait  pas  pour  abolir 
la  Loi  et  les  Prophètes,  mais  pour  les  accomplir.  Fcmt-il 
enfin  vous  rappeler  que  nous  nous  faisons  honneur  de 
comprendre  et  d'aimer  la  vieille  France  monarchique 
qui,  par  une  harmonieuse  collaboration  du  peuple  et  du 
roi,  a  réalisé  l'unité  nationale  dans  notre  patrie  ?  Et 
nous  avons  si  peu  le  désir  de  combattre  cette  force 
organique  qui  a  fait  la  grandeur  de  la  Frcmce,  que 
nous  avons  justement  la  prétention  de  correspondre  ci 
son  impulsion  même  en  travaillant  ci  organiser  la  répu- 
blique démocratique  qui  nous  apparaît  comme  le  terme 
historique  et  logique  de  l'évolution  nationale  fran- 
çaise. 

«  C'est  justement  pourquoi  nous  trouvons  que  Maur- 
ras  a  quelque  mauvaise  grâce  de  nous  dépeindre  comme 
des  sectaires  exclusifs  et  prompts  aux  excommuni- 
cations. Comment  saurions-nous  repousser  sainte 
Thérèse,  saint  François  d'Assise,  saint  PauL  alors  que 
c'est  au  contact  de  leurs  exemples  et  du  grand  courant 
de  vie  qu'ils  ont  déterminé  dans  le  monde  que  se  for- 
tifie, que  s'échauffe  notre  ardeur  ?  Nous  repoussons  si 
peu  les  héros  mêmes  de  la  vieille  monarchie  que  nous 
entendons  bien  nous    efforcer  de    les   imiter  de  notre 

DILEMME  1** 


26  LE    DILE.MML:    de    marc    SAN13INIER 

mieux,  non  en  faisant  ce  qiiils  ont  fait,  mais  ce  qiiils 
auraient  fait  s'ils  avaient  vécu  à  notre  époque. 

«  D'ailleurs,  notre  solution  nest  sans  doute  pas  ce 
rêve  séduisant  suspendu  comme  entre  ciel  et  terre  au 
mépris  des  exigences  de  la  raison  pratique.  Ce  n'est 
pas  a  priori  que  nous  lavons  construite,  et  si  nos  amis 
du  Sillon  ont  quelque  mérite,  c'est  peut-être  celui 
d'avoir  su  se  méfier  de  la  vanité  séduisante  des  somp- 
tueux édifices  intellectuels^  d'avoir  compris  que  riui- 
milité  est  la  grande  vertu  des  esprits  comme  des  cœurs, 
et  que  ce  n'est  déjà  pas  un  si  petit  mérite  que  de  se 
laisser  faire  par  la  vérité  et  par  la  vie. 

«  La  grande  objection  que  l'on  ne  se  lasse  de  faire  à 
notre  système,  et  que  Maurras  vient  justement  de  re- 
prendre contre  nous  avec  beaucoup  de  précision,  est 
la  suivante  : 

«  —  Comment  réaliserez-vous  la  démocratie  ?  me 
demande-t-il. 

«  Et  voici  la  réponse  qu'il  me  prête  : 

«  —  En  faisant  de  chaque  électeur  un  saint,  en  le 
dotant  d'une  âme  de  roi. 

((  7'elle  n'est  nullement  là  mon  opinion.  Il  importe 
absolument  que  nous  nous  expliquions  nettement,  car 
c'est  là  le  nœud  de  toute  notre  controverse. 

«  Non  seulement  notre  démtocratie  n'exige  pas  pour 
se  mettre  en  route  une  unanimité  de  saints,  elle  ne  ré- 
clame même  pas  une  majorité  numérique;  une  minorité, 
peut-être  une  infime  minorité  suffit. 

«  Je  m'explique. 

((  Les  forces  sociales  sont  en  général  orientées  vers 
des  intérêts  particuliers,  dès  lors,  nécessairement  con- 
tradictoires et  tendant  à  se  neutraliser.  Ce  n'est  pas  ici 


LE    DILEM-ME    DE    MAKC    SA.NG.MEIl  27 

que  j'aurai  besoin  de  faire  ressortir  comment  de  la  diver- 
gence même  des  intérêts  particuliers  on  déduit  logi- 
quement la  nécessité  d'un  organe  propre  à  détendre 
r intérêt  général  qu'il  serait  puéril  de  considérer  comme 
la  somme  des  intérêts  particuliers.  Il  suffit  donc  que 
quelques  forces  affranchies  du  déterminisme  brutal  de 
rintérêt parlicnlier  soient  orientées  vers  lintérét  géné- 
ral, pour  que  la  résultante  de  ces  forces,  bien  que 
numériquement  inférieure  ci  la  somme  de  toutes  les 
autres  forces,  soit  pourtant  supérieure  ci  leur  résultante 
méccmiqiie. 

0  '  Dès  lors,  si  Von  trouve  un  centre  cV attraction 
capable  d'orienter  dans  le  même  sens  quelques-unes  de 
ces  forces  qui  se  contrariaient  et  se  neutralisaient^ 
celles-ci  pourront  l'emporter  et  le  problême  sera 
résolu. 

«  Or,  le  Christ  est  pour  nous  cette  force,  la  seule  que 
nous  sachions  victorieusement  capable  d'identifier  l  in- 
térêt général  et  l'intérêt  particulier.  La  vérité,  la 
justice,  l'amour,  la  solidarité,  sont,  pour  les  idéologues 
antichrétiens,  des  entités  intellectuelles  ;  pour  nous,  ce 
sont  des  réalités  vivantes  antérieures  et  supérieures  ci 
nos  individualités  propres.  Et  ce  Christ,  qui  représente 
Cl  nos  yeux  ce  quil  g  a  de  plus  large,  de  plus  universel ^ 
et  qui  est  ainsi  l'expression  la  plus  haute  et  la  plus 
compréhensible  de  l'intérêt  général,  vient  frapper  ci  la 
porte  de  nos  cœurs,  demande  que  nous  communiions  à 
son  corps,  ci  son  sang,  ci  son  cime,  ci  sa  divinité  ;  il  de- 
vient notre  force  dcms  la  lutte  et  notre  récompense 
pour  toujours,  si  nous  acceptons  d'être  vertueux,  c'est- 
c'i-dire  si  nous  faisons  passer  l'intérêt  général  avant 
notre  intérêt  propre  ou,  plus  exactement,  si  nous  recon- 


28  LE    DILE3IMK    DE    MAUC   SANGNIER 

naissons  que  notre  inlérêt  propre  se  confond  avec  noire 
intérêt  général. 

«  Voici  bien  /à,  tout  de  même,  Monsieur  le  Directeur, 
une  conception  positive,  je  dirai  volontiers  réaliste.  Et 
s'il  est  vrai  que,  suivant  la  belle  définition  de  Maurras, 
le  positivisme  n'est  qu'une  doctrine  de  constatation, 
je  demande  qu'il  me  soit  concédé^  non  que  ma  concep- 
tion chrétienne  est  exacte,  mais  que,  grâce  à  cette  con- 
ception chrétienne,  peut  se  constituer  la  force  orientée 
dont  nous  avons  besoin  pour  mettre  en  marche  notre 
démocratie. 

«  Je  dis  «  mettre  en  marche  »,  car  si  Von  peut 
atteindre  la  monarchie,  la  démocratie  apparaîtra  tou- 
jours, au  contraire,  comme  Vexpression  d'une  orienta- 
tion, le  sens  d'un  mouvement.  Plus  il  y  aura  de 
citoyens  pleinement  conscients  et  responsables,  mieux 
sera  réalisé  l'idéal  démocratique  ;  mais,  pour  commen- 
cer, il  n'est  pas  besoin  d'une  majorité  numérique,  il 
suffit  d'une  majorité  dynamique.  A  la  limite  inférieure 
nous  avons  un  seul  souverain  parce  que  nous  ncwons 
qu'un  seul  citoyen  pleinement  conscient  et  responsable, 
et  nous  sommes  en  monarchie.  De  ce  point  de  départ 
jusquci  cette  limite  asymptotique  à  laquelle  tous  les 
citoyens  seraient  conscients  et  responsables,  se  place 
tout  l  effort  évolutif  des  sociétés  humaines,  et  voilci  jus- 
tement pourquoi,  Monsieur  le  Directeur,  sans  rien 
rejeter  de  ce  qui  fait  la  grandeur  et  la  sécurité  de  votre 
doctrine  politique,  nous  continuons  notre  route  vers 
l'avenir. 

«  Peut-être  un  jour  vos  amis  seront-ils  nos  com- 
pagnons de  voyage  ;  de  tout  cœur,  évidemment,  nous  le 
souhaitons.  Qu'ils  sachent  bien,  en  tout  cas,  que  la  foi 


LE    DlLEMMi»:    DE    MARC    SANG:<lE[i  29 

démocratique  qui  échauffe  nos  cœurs  n  exigera  deux 
la  profanation  d'aucun  glorieux  souvenir^  V oubli  d'au- 
cune grandeur  passée,  le  renoncement  ci  aucune  force 
nécessaire. 

«  Veuillez  croire,  Monsieur  le  Directeur,  ci  ma  con- 
sidération bien  distinguée,  et  permettez- moi  de  vous 
redire  encore  quelle  Joie  c'est  pour  nous  d'avoir  trouvé 
Cl  /'Action  française  une  maison  où  Von  a  la  force  de 
penser  et  le  courage  de  dire  ce  que  l'on  pense...  Com- 
bien d'amis,  hélas!  ne  valent  pas  des  adversaires  tels 
que  vous  ! 

«  Marc  Sangnier.  » 


La  meilleure  manière  de  répondre  aux  lettres 
d'amis,  c'est  de  les  prendre  ligne  à  ligne,  sans 
en  sauter  un  mot.  Marc  Sangnier  me  permettra 
d'en  user  ainsi,  amicalement,  avec  lui. 

I.  — Je  ne  crois  pas  lui  avoir  attribué  la  pré- 
tention de  résumer  et  de  «  limiter  »  le  christia- 
nisme social,  Sangnier  s'annonçait  chrétien 
social,  et  je  l'avais  présenté  comme  tel.  Un 
catholique  distingué,  et  d'ailleurs  chrétien 
social  lui-même,  M.  René  de  Marans,  m'écrivit, 
avec  des  arguments  d'une  force  extrême  : 

«  Prenez  garde,  la  conception  sociale  de  San- 
gnier est  l'antipode  du  christianisme  social;  il 
est  beaucoup  plus  près  des  chrétiens  libéraux, 
puisque,  au  lieu  de  songer  à  créer  des  institu- 

1*** 


30  LE    DILKMME    DE    MAUC    SArsGNIEK 

tions  sociales,  il  ne  paraît  s'intéresser  qu'à  la 
vertu  des  individus...  » 

J'ai  enregistré  ces  observations  en  ajoutant 
qu'il  ne  m'appartenait  pas  d'opiner  dans  le 
conflit  qui  s'élevait  entre  militants  catholiques. 
J'ai  dit  à  M.  de  Marans  et  à  Marc  Sangnier  : 

Non  iwstiiim  inter  vos  lanlas  componerc  liles. 

Si  je  n'ajoutai  point,  comme  dans  l'églogue  : 

Et  vitula,  tu  digiuis,  et  hic 

c'est  qu'il  ne  s'agit  plus  du  lout  de  chanter  les. 
amours  des  bergers.  Des  adversairesen  présence, 
l'un  a  tort  nécessairement.  Si,  d'ailleurs,  il 
m'éta't  permis  d'intervenir  de  mon  poste  d'ob- 
servation, ce  n'est  peut-être  pas  à  Marc  Sangnier 
que  je  donnerais  raison.  Mais  la  parole  est  aux 
théologiens. 

If.  —  Il  me  semble  discerner  une  contradic- 
tion entre  certaines  lignes  d'un  môme  alinéa 
dans  la  lettre  qu'on  vient  de  lire  (!).  Si,  en  effet, 
le  christianisme  social  ou  la  démocratie  chré- 
tienne, c'est-à-dire  «  l'action  populaire  bien- 
faisante   ».   doit   être   dégagée  «  de  toute    si- 

(1)  Troisième  alinéa,  comparer  le  sens  exprimé  dans 
les  lignes  3,  4,  5,  6,  7,  8  et  9  à  celui  que  contiennent, 
immédiatement    après,  les   lignes  10,  il,   12,  13  et  14. 


LE    DILE^JME    DE    MARC    SANGNIER  31 

gnification  politique  »,  pourquoi  les  esprits 
orientés  vers  celte  action  populaire  bienfaisante 
ne  pourraient-ils  pas  être  orientés  en  'même 
temps  vers  la  «  conception  monarchique  »  ? 
Pourquoi  Sangnier  dit-il  :  a  soit  vers  r action 
][)Ojmlaire  »,  «  soit  vers  la  conception  monar- 
chique »  ?  Il  n'y  a  pas  de  soit  à  écrire.  Il  nV  a 
point  d'alternative  à  indiquer,  ni  d'exclusion  à 
prononcer.  Il  n'y  a  même  pas  le  moindre  choix 
à  faire.  Les  deux  conceptions  peuvent  être  pro- 
fessées ensemble  et  pratiquées  lour  à  tour. 

L'action  populaire  bienfaisante  exclut  toute 
signification  politique.  D'accord.  Le  problème 
politique  subsiste  pourtant.  Dès  lors,  les  per- 
sonnes sollicitées  de  faire  du  bien  au  peuple 
peuvent  être  sollicitées  également  de  résoudre 
la  question  politique  que  leur  première  sollici- 
tude n'effleura  point.  Oij  Sangnier  vit  naguère 
un  dilemme  très  rigoureux,  j'observe  avec 
plaisir  qu'il  ne  voit  plus  que  deux  emplois  très 
divergents  de  l'activité.  Mais  je  voudrais  lui 
faire  admettre  que  ces  deux  formes  d'activité 
peuvent  être  diflerentes  sans  être  divergentes, 
puisqu'elles  peuvent  se  compléter  l'une  l'autre 
et  ainsi  se  réaliser  dans  les  mêmes  personnes. 
Les  catholiques  de  V Action  française  peuvent 
dire  à  Sangnier  : 


ù2  Lt    Dil.E3I3iE    DE    MAl'.C    SA.NG.MEll 

—  Nous  ferons  de  ractioii  populaire  bienfai- 
sante avec  vous.  Venez  faire  avec  nous  de 
l'action  politique  en  faveur  de  la  monarchie... 
Et,  de  fait,  c'est  ainsi  que  les  choses  se  passèrent 
longtemps,  ce  qu'il  leur  est  possible  de  recom- 
mencer à  couler.  Le  Sillon  parut,  à  un  moment 
donné,  vouloir  proposer  des  formules  républi- 
caines et  un  système  de  démocratie  politique. 
Mais  on  a  lu  avec  plaisir  ce  que  Sangnier  vient 
de  nous  écrire  :  le  Sillon  «  peut  se  développer 
dans  une  monarchie  comme  dans  une  républi- 
que ». 

III.  —  «  Organique  et  non  anarchique  »,  «  en- 
raciné dans  la  tradition  »,  «  soutenu  par  la  hié- 
rarchie »,  sont  des  formules  excellentes,  au  cha- 
pitre des  idées  qui  nous  sont  communes.  Pour- 
quoi Sangnier  les  gâte-t-i)  en  disant  que  nous 
ne  donnons  pas  le  môme  sens  à  ces  mots  ?  Si  ces 
mots  ont  un  sens  double,  ils  sont  ambigus,  équi- 
voques.Employons  d'autres  mots,  pour  qu'on  s'en- 
tende enfin!  pour  que  tout  soit  clair  !  Peu  de  mots 
sont  d'ailleurs  plus  nets,  plus  précis,  plus  rigou- 
reux, plus  pleins  que  celui  de  tradition  et  celui  de 
hiérarchie.  Mais,  si,  comme  Sangnier  le  fait,  on 
lesjuxtapose,oh  !  alors,  le  clarté  me paraîtdevenir 
aveuglante  ;  car,  pour  les  sociétés  temporelles? 
les  seules  dont  nous  parlions  et  les  seules    que 


LE    DILE3IME    DE    MARC    SANGNIER  33 

iioiisnous  proposions  d'étudier  ici,  il  y  a  un  point 
de  coïncidence  du  mot  hiérarchie  q\  du  mot  tra- 
dition^ il  n'y  en  a  qu'un  :  et  c'est  le  mot  hérédité. 
Les  hiérarchies  politiques  peuvent  être  instables 
ou  viagères  et  ainsi  n'être  pas  héréditaires,  mais 
c'est  à  condition  de  n'être  pas  traditionnelles  : 
celles  qui  sont  traditionnelles  se  transmettent 
par  le  sang,  par  l'hérédité.  Et,  de  même,  les  tra- 
ditions politiques  peuvent  être  discontinues, flot- 
tantes, à  court  terme,  et  n'avoir  rien  d'hérédi- 
taire, mais  c'est  à  condition^de  n'être  pas  hiérar- 
chiques; les  traditions  hiérarchiques,  constituées 
en  ordres  solides  et  précis,  ne  flottent  pas,  ne 
s'interrompent  pas  à  la  mort  des  mortels,  elles 
passent  aux  survivants,  aux  fils  ou  aux  neveux  : 
elles  sontdonc  héréditaires... 

Non  poinl  certes  que,  à  notre  avis,  tout  doive 
devenir  ou  redevenir  héréditaire  dans  la  société, 
dans  l'Etat  hiérarchique  et  traditionnel,  mais 
une  part  y  doit  être  faite  à  l'hérédité,  dans  Ton 
aussi  bien  que  dans  l'autre,  sous  peine  de  voir 
disparaître  hiérarchie  traditionnelle  et  tradition 
hiérarchique. 

IV.  —  xMarc  San  g  nier  tient  à  se  conformer  aux 
lois  naturelles,  c'est  un  grand  point;  il  fait  pro- 
fession d'aimer  et  de  respecterja  vieille  France  : 
nous  l'en    louons.  11  comprend  que  «  l'harmo- 


34  LE    DILEMME    DE   MARC    SANGNIEH 

nieuse  collaboration  du  peuple  et  du  roi  »  «  a 
réalisé  l  unité  nationale  dans  notre  patrie  ».  Mais 
comment  ne  voit-il  pas,  en  jetant  un  coup  d'œil 
sur  les  grandes  dates  du  xix^  siècle  (1814,  1815, 
1830,  18o9, 186G,  1870,  1871,  1877,  1897),  que 
cette uniténationalesedéfait  grand  train?Ets'ille 
voit,  comment  Marc  Sangnier  ne  pense-t-il  pas 
qu'il  faut  premièrement  ctiercher  à  conserver  cette 
unité,  dont  le  maintien  est  la  première  condition 
d'un  examen  quelconque  de  toute  question 
politique,  religieuse  ou  morale  en  France  ? 

La  seule  manière  de  poser  les  problèmes 
français,  c'est  la  position  nationaliste,  et  la  seule 
manière  de  résoudre  le  problème  nationaliste 
est  la  solulion  monarchique  :  nous  l'avons  cent 
fois  démontré.  Au  lieu  d'examiner  nos  patientes 
études,  Sangnier  écrit  qu'  «  organiser  la  répu- 
blique démocratique  yy  (nous  ne  faisons  pas  de  po- 
litique, au  Sillon  !)  lui  «  apparaîtcomme  leterme 
historique  et  logique  de  l'évolution  nationale 
française  ».  Bien.  Comme  la  mort  est  «  le  terme  » 
de  la  vie.  Le  terme  historique  et  logique  de  l'é- 
volution nationale  française,  si  elle  continue  sans 
son  élémentgénérateur  et  directeur,  sans  le  roi, 
si  elle  resle  républicaine  et  démocratique,  ce  sera 
la  mort  delà  France.  Pour  employer  le  langage 
mathématique  qui  plaît  à  Marc  Sangnier,  il  suf- 


LE    DILEMME    DE    MARC    SA^GMEll  35 

fit  de  prolonger  la  courbe  de  l'histoire  de  ce 
xix^ siècle,  que  Ton  appellera  le  siècle  des  trois 
invasions,  le  siècle  des  trois  sièges  de  Paris  : 
par  les  gloires  stériles  du  premier  empire, 
par  les  tergiversations  cruelles  du  gouverne- 
ment de  Juille^,  par  les  folies  démocra- 
tiques et  les  fautes  plébiscitaires  du  second  em- 
pire, par  les  inepties  de  la  république  conserva- 
trice et  les  crimes  delà  république  dreyfusienne, 
on  suit  un  mouvement  descendant  et  très  ré- 
gulier, analogue  à  celui  de  l'ancienne  Pologne. 
Nous  sommes  arrivés  à  une  période  de  pléthore 
coloniale,  d'impuissance  européenne  et  de  dis- 
corde intérieure  que  seule  la  restauration  de 
l'ordre  politique  parla  Monarchie  ou  une  inter- 
vention armée  de  l'Etranger  semblent  en  état  de 
résoudre. 

V.  —  Je  n'ai  jamais  songé  à  dépeindre  San- 
gnieret  ses  amis  comme  des  «  sectaires  exclusifs 
et  prompls  aux  excommunications  »  (Ij.  Mais  ce 

(1)  Où  Sangnier  avait-il  vu  cela  clans  tout  ce  qui 
précède?  Il  posait  un  dilemme.  Je  disais  :  il  pose  un 
dilemme.  Mais  l'orateur  veut  avoir  l'avantage  des  figures 
dont  il  se  sert  sans  en  avoir  aucun  dommage.  <(  Je  n'ai 
jamais  dit  ça.  »  Il  a  parfaitement  dit  cela,  bien  qu'il  le 
nie,  et  de  quelle  voix!  de  quels  yeux!  Seulement,  il  ne 
s'est  pas  rendu  compte  que  cela  était  cela.  Il  na  éprouvé 
que  la  demi-conscience  des  mots  qu'il  prononçait  et 
des  termes  qu'il  employait. 


30  LE    DILEMME   DE    MARC    SAiNGMEIl 

n'est  pas  ma  faute  si,  par  détinition,  un  dilemme 
est  une  exclusion.  En  faisant  un  dilemme,  en 
disant  :  ou  Sillon  ou  Action,  il  a  paru  (1)  consti- 
tuer deux  groupes,  deux  systèmes  incompa- 
tibles. J'ai  protesté,  et  l'exclusion  a  été  levée, 
comme  le  montre  bien  la  lettre  que  j'analyse. 
N'excluant  plus  nos  amis  catholiques,  Sangnier 
lève  du  même  coup  l'interdit  qu'il  semblait  bien 
avoir  jeté  sur  le  magnifique  génie  pratique, 
sur  la  méthode  positive  et  naturaliste  d'un  saint 
Paul,  d'une  sainte  Thérèse,  d'un  saint  François. 

YL  —  «  Nous  faisons  »,  dit  Sangnier,  «  ce 
que  tels  et  tels  héros  eussent  fait,  s'ils  avaient 
vécu  de  nos  jours.  » 

On  n'est  jamais  tout  à  fait  sûr  de  ces  choses, 
l'assurance  de  Marc  Sangnier  me  trouble  un 
peu.  Voici  pourquoi.  Qu'ils  vécussent  au  premier 
siècle,  ou  au  xvi^,  ou  au  xu^,  ces  grands  saints 
se  sont  tous  distingués  par  la  précision  extra- 
ordinaire de  leur  pensée.  Saint  François,  que 
la  critique  protestante  aime  à  nous  donner  pour 
un  doux  rêveur^  fait  admirer  le  profil  ferme  et 
pur  de  ses  rêves  les  plus  mystiques,  et  cela, 
dès  les  premiers  jours  de  sa  prédication  :  or,  il 
faut  avouer  que  les  vues  de  Sangnier  sont  d'un 

^i    Sinon  voulu. 


LE    DILIOIME    DE    MARC    SANGNIEK  37 

vague  désespérant,  parfois  môme  d'une  contra- 
diction flagranle.  Et  la  grande  Thérèse  d'Avila 
eût-elle,  en  vérité,  consenti  à  écrire  dans  une 
môme  lettre  :  notre  action  populaire  bienfaisante 
na  rien  de  commun  avec  la  politique^  et  :  nou$ 
voulons  travailler  à  organiser  la  république 
démocralique  ?  Franchement,  je  ne  le  crois  pas. 
Cette  femme  de  grand  génie  savait  que,  dans 
tout  être,  si  humble  et  si  simple  fût-il,  la 
cohérence  intellectuelle  est  la  condition,  en 
quelque  sorte  hygiénique,  de  la  cohérence  du 
sentiment,  de  l'effort,  de  l'action,  et  finalement 
la  condition  du  succès.  Sangnier  répondra-t-il 
que  les  lois  du  succès  naturel  et  du  bonheur 
humain  ne  sont  plus  aujourd'hui  les  mêmes  que 
du  temps  de  sainte  Thérèse,  de  saint  François 
et  de  saint  Paul  ?  Ce  serait  merveilleux  !  Des  lois 
cosmiques  en  vigueur  entre  l'époque  de  Tibère 
et  celle  de  Philippe  II,  c'est-à-dire  en  un  espace 
de  seize  siècles,  auraient  brusquement  changé 
depuis  quelques  années. 

Yll.  —  Les  «  somptueux  édifices  intellec- 
luols  »  que  Sangnier- voudrait  nous  reprocher 
trop  malignement  sont-ils  les  maisons  d'un 
orgueil  damnable  ?  Nous  les  trouvons,  quanta 
nous,  extrêmement  simples.  L'avenir  les 
trouvera    plus     simples     peut-être.     Il    n'y    a 

DILEMME  2 


38  LE    DILE.MME    DE    MARC    SAKGNIER 

rien  desimpie  comme  la  vérité  une  fois  retrou- 
vée. A  la  faveur  des  confirmations  péremptoires 
que  la  course  du  temps  ne  cesse  de  nous  appor- 
ter, savez-vous  la  réputation  qui  commence 
pour  nous?  C'est  celle  d'un  Sarcey  de  la  poli- 
tique, ce  sera  celle  bientôt  d'un  Sancho  Pacha, 
puis  d'un  M.  de  la  Palisse.  Il  nous  arrive  d'ôli'e 
ingénieux  pour  répondre  à  des  adversaires  plus 
ingénieux  et  tels  que  Marc  Sangnier.  Mais, 
quant  à  l'ordinaire,  nos  constructions  sont  d'un 
bon  sens  fort  doux,  même  un  peu  gros.  Nous 
les  connaissons  bien  :  elles  ne  peuvent  inspirer 
aucun  orgueil. 

VIII.  —  Oui,  certes,  «  l'humilité  est  la  grande 
vertu  des  esprits  comme  des  cœurs».  Gicéron 
avait  soin  de  la  comprendre  dans  les  éléments 
d'une  juste  définition  de  latticisme.  Qu'y  a-t-il 
de  plus  humble,  au  grand  sens  humain  et  divin, 
que  notre  conception  de  la  monarchie  ? 

Nous  admettons  que,  avec  du  dévouement, 
<le  la  générosité,  de  la  conscience  et  de  Phabi- 
Icté,  c'est-à-dire  avec  «  la  vertu  »  chère  à  Marc 
Sangnier  et  aussi  avec  autre  chose,  une  minorité 
énergique  pourra  bien  accomplir  une  révolu- 
lion  heureuse,  un  coup  momentanément  favo- 
rable à  la  tradition,  à  la  hiérarchie,  à  l'ordre,  au 
Lien  français.   Mais   ensuite  !   Mais  gouverner  '  - 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIEH  o9 

Mais  administrer  !  Mais  tous   les  jours  faire  un 
effort  pour  s'oublier,  lutter  contre  soi  et  contre 
les  siens,  non  une  fois  pour  un  grand  but,  mais 
dans  le  détail  des  plus  petites  affaires,  sans  élre 
jamais  soutenu  par  la  force  vivace  d'un  intérêt 
humain  un  peu    direct  et  proche   de  soi!    Etre 
sublime   à  jet    continu,   héroïque  à  perpétuité, 
tendre  et  bander  son  cœur  sans  repos  et  dans  la 
multitude  des  ouvrages  inférieurs  qui,   tout  en 
exigeant  de  laconscience  et  du  désintéressement, 
veulent  surtout  la  clairvoyance,  l'habileté,  la  com- 
pétence, la  grande  habitude  technique,  s'inter- 
dire tous  les  mobiles  naturels  et  s'imposer  d'être 
toujours  surnaturel,  chrétiennement  ou  stoïque- 
ment, peu  importe,  nous  savons  que  cela  n'est 
pas  au  pouvoir  des  meilleurs.  L'héroïsme  peut 
s'élever  à  des  hauteurs  vertigineuses.  On  ne  par- 
viendra point  à  le  monnayer  dans  les  infiniment 
petits.  Ceux  qui  se  représentaient  sous  cet  aspect 
la  vertu  des   républicains   de  l'ancienne  Rome 
ignoraientles  âpres  ressortsde  cette  vertu  morale 
et  politique.  Qui  songe  à  établir  un  ordre  songe 
aussi  à  instituer   des   habitudes,  à  utiliser  des 
passions,  à  canaliser  et  régler   des  intérêts.  Le 
sentiment  de  la  limite  des  forces  humaines,  même 
et  surtout  dans  l'homme  bon,  généreux,  dévoué, 
nous  résoudra  donc  à  réserver  pour  les  grands 


40  LE   DILEMME    DE    MARC    SANGjMEU 

jours  ses  réserves  d'enthousiasme  et  d'abnégation. 
.\ous  ne  lui  imposerons  pas  un  système  politique 
qui,  en  l'exposant  à  toutes  les  tentations,  lui 
demandera  tous  les  sacrifices.  De  tous  ces  sacri- 
fices le  plus  simple  et  le  plus  facile,  le  plus 
rapide,  consistera  à  résigner  le  pouvoir,  un 
instant  conquis,  entre  les  mains  de  ce  gérant 
compétent  et  héréditaire  dont  Végoïsme  même 
sera  intéi^essé  à  servir  le  bien  général.  Com- 
prendre cela,  qu'est-ce  au  fond  ?  un  mouvement 
d'humilité  justifiée,  née  du  calcul  certain  de 
ri  ncompétence  de  particuliers  comme  nous.  Et  n  e 
pas  le  comprendre,  qu'est-ce  encore?  un  mou- 
vement d  infatuation.  Cette  infatualion  républi- 
caine évitée,  il  suffit  d'un  acte  de  clairvoyance 
pour   incliner  à   l'hérédité  monarchique. 

IX.  —  «  Nous  laisser  faire  par  la  vérité  et 
par  la  vie...  »  Ah  !  la  captieuse  formule.  La 
vérité,  assurément.  Mais  la  vie  !  Quelle  vie? 
Il  y  a  des  vies  basses,  égoïstes  ;  il  en  est  de 
nobles,  mais  aveugles  et  qui  courent  ainsi  aux 
pertes  certaines.  Dans  l'ordre  politique,  comme 
dans  l'ordre  religieux,  il  importe  de  repousser 
ïerreur  des  aveugles  qui  se  font  chefs.  Ce  n'est 
pas  moi  qui  parle  ainsi,  c'est  un  grand  poète  ca- 
tholique, c'est  Dante. 

X.  —  Pour  réaliser  la  démocratie,  Sangnier 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGMER  41 

n'en  est  donc  plus  à  vouloir  composer  à  chaque 
électeur  une  âme  de  saint  et  de  roi  ?  Là  encore  sa 
pensée  est  plus  voisine  de  la  nôtre  qu'on  ne 
pouvait  le  soupçonner  jusqu'à  maintenant. 
Comme  nous,  il  songe  à  former  une  minorité 
énergique.  Pourvu  qu'elle  soit  formée  de  saints 
et  de  rois,  «  une  infime  minorité  suffit  »,  écrit-il 
avec  un  grand  sens. 

Mais  à  quoi  suffit-elle  ? 

Redisons,  quant  à  nous,  que  cette  minorité 
suffirait  à  battre,  dans  quelques  rencontres 
décisives,  la  minorité  gouvernante,  celle  qui 
oriente  la  nation  française  en  un  sens  antinatio- 
nal et  anticatholique. 

Marc  Sangnier  va  plus  loin  ;  il  veut  confier  à 
son  élite  religieuse  et  morale  l'autorité  et  la  res- 
ponsabilité du  pouvoir.  Il  la  constitue  en 
«  organe  propre  à  défendre  l'intérêt  général,  — 
«  qu'il  serait  puéril  »,  observe-t-il  avec  raison, 
«  de  confondre  avec  la  somme  des  intérêts  par- 
«  ticuliers  (1)  ».  Certaines  forces  seraient  affran- 
chies de  la  tyrannie  des  intérêts  privés  :  c'est-à- 
dire,  si  je  comprends  bien,  elles  deviendraient 

(1)  Je  me  permets  de  renvoyer  à  mon  Enquête  sur  la 
monarchie  les  lecteurs  curieux  de  la  démonstration  de 
cette  vérité  que  Técole  libérale  a  complètement  mécon- 
nue. 


yj  LE    DILTÎM.ME    DK    MAISC    SANCNIER 

désiiiléressées.  Cette  première  condition  remplie, 
elles  seraient  coordonnées  entre  elles  et  rendues 
convergentes  au  moyen  d'un  centre  d'attraction, 
le  Christ.  Dans  le  Christ  et  par  lui,  «  la  vérité, 
la  justice,  Tamour,  la  solidarité  »,  deviendraient, 
d'entités  purement  «  intellectuelles  »,  de  vivan- 
tes réalités.  Dans  le  cœur,  dans  la  chair  et  dans 
le  sang  de  ceux  qui  l'ont  élu,  ce  Christ  divin 
crée  par  ses  promesses,  par  sa  présence  et  par 
son  amour,  des  mobiles,  des  forces,  enfin  une 
«  ver  lu  »  :  cette  «  vertu  »  puissante  de  charité 
civique,  qui,  en  chacun  de  ces  volontaires  du 
Christ,  fera  passer  l'intérêt  général  avant  l'in- 
térêt particulier.  El,  pour  mieux  dire,  écrit  San- 
gnier,  elle  les  convaincra  que  ces  deux  intérêts 
se  rejoignent  en  Dieu.  Le  Christ  augmentera  le 
désintéressement,  il  en  fera  du  dévouement,  et 
même  il  définira  ces  hautes  vertus,  illes  précisera, 
en  leur  donnant  pour  règle  vivante  la  primauté  du 
«  nous  »  sur  le  «  moi  »,  du  tout  sur  la  partie,  du 
corps  sur  le  membre,  de  l'ensemble  sur  le  détail 
et,  par  conséquent,    de  la  cité  sur    le    citoyen. 

Ai-je  bien  compris  le  système? 

Il  est  très  beau,  mais  plus  insuffisant  encore 
qu'il  n'est  beau. 

Il  est  ti'ès  beau,  parce   qu'il  n'a    rien  de  nou- 
veau. Le   plaisir   intellectuel   que   me  donne  la 


LK    D1LE31ME    DE   MARC    SANGNIEK  45 

doctrine  de  Marc  Sangnier  vient  de  ce    qu'elle 
éveille   en   moi  les   plus    nobles    souvenirs  du 
moyen  âge,  pour  ne  pas  remonter  jusqu'à  Tanti- 
quité.  Elle  me  contraint    à  penser  à  la  Cheva- 
lerie, ou,  plus  précisément,  à  tel  Ordre  religieux 
et  militaire,    celui,  par  exemple,    des  moines 
hospitaliers  et  guerriers,  de  mon   illustre  com- 
patriote Gérard  Tenque,  Gérard  du  Martigue,  qui 
(it  école  d'héroïsme   et  de  sainteté.  Ce  n'est  pas 
chez  nous  que  l'on  contestera  aux  vertus  chré- 
tiennes disciplinées  par  le  catholicisme  une  vertu 
d'impulsion  et  d'enthousiasme.   La  preuve  en 
est  que,   dès  le  premier  jour,  ceux  d'entre  nous 
qui  ne   font  pas    profession    de    foi    catholique 
se    sont  constitués  défenseurs,    amis,  alliés  du 
catholicisme,  non    seulement  comme  Français, 
mais    comme    citoyens  du   monde  moderne  et 
sujets  de  la  civilisation  occidentale.  Les  motifs 
surnaturels,   à  condition  qu'ils  soient  guidés  et 
définis  par  la  vénérable  sagesse  de  l'Eglise^    sont 
d'un  prix  infini.  Nous  avons,  quant  à  nous,    le 
cœur  trop  bien  placé   pour  dire  à  nos  amis  les 
croyants  catholiques:  Vous  serez  plus  braves  que 
nous  devant  le  commun  adversaire^    mais  nous 
savons  aussi  que  nous  aurons  beaucoup  à  faire 
pour  les  surpasser.  S'il  ne  s'agit  que  de  se  battre, 
c'est-à-dire  de  se  risquer,  de  se  sacrifier,  de  se 


44  LE    DILEMME    DK    MARC    SANGNIER 

dévouer,    ils   ont  bien    la  force  des  forces,  la 
vertu  des  vertus. 

Mais  il  ne    s'agit  pas   seulement   de    battre. 
Il  faut  vaincre.  Il  faut  profiter  de  la  victoire.  Ici, 
au  lieu  de  spéculer  à  perte  de  vue,  ce   qui  peut 
être  utile  en  certains  cas,  il  convient  de  rouvrir 
l'Histoire  pour  apprendre   comment  les  choses 
ont  coutume  de  se  passer.  Nous  venons  de  par- 
ler  de  la   Chevalerie.    Elle    a  jonché    de    ses 
cadavres  la    route    des  Lieux  Saints,    jusqu'au 
jour  où  les  grands  barons,  la  papauté,  Venise, 
c*est-à-dire  les  vieux  organes  politiques  de  l'Oc- 
cident chrétien,  firent  coopérer  leurs  puissances 
diverses  pour  le   succès   de   la  première   croi- 
sade. Gérard  Tenque    et  les  siens  constituèrent 
bien  la  brigade  de  fer  au  service  de  la  baronnie 
du    Saint-Sépulcre,  du  royaume  de  Jérusalem 
et  plus   tard  du  monde  latin  tout  entier  :  ils  ne 
prétendirent   jamais  à    y  créer  un    organe    du 
gouvernement_,  une  souveraineté,  une  règle,  eux 
qui  avaient  poussé  le  détachement,  le  désintéres- 
sement,  ce  que  M.  Fonsegrive  appelait  le  sens 
social,  ce  que  Marc  Sangnier  nomme  le    senti- 
ment de    l'intérêt    général,    jusqu'au  point  de 
souscrire auxengagements monastiques!  Rhodes, 
Malte,  ont  été   des  casernes-couvents.  Mais  ces 
bastions  de  la  chrétienté  ne  iouèrent  iamais   le 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIEK  4o 

rôle  d'acropole  ou  de  métropole  qui  était  dévolu 
à  Rome,  à  Paris,  à  Aix-la-Chapelle. 

Donc,  la  forme  guerrière  de  cet  intrépide 
génie  civique  que  Sangnier  voudrait  cultiver 
dans  Télite,  sera  loin  de  suffire  à  tout,  môme 
à  la  guerre.  Il  n'y  aurait  point  de  Geste  fran- 
çaise sans  elle.  Il  n'y  aurait  point  de  France  sans 
une  Jeanne  dWrc.  Mais  nous  avons  noté  plus 
haut  que  celte  Pucelle  héroïque  fut  bonne 
tacticienne:  notons  aujourd'hui  que  le  Roi  à  qui 
elle  se  présenta  et  qui  lui  obéit  fut  aussi  le  pre- 
mier de  France  qui  ait  tout  à  fait  prévu  le  rôle 
de  Tartillerie  dans  les  batailles. 

Si  donc  il  faut  de  braves  troupes  capables  de 
préférer  l'intérêt  général  à  leur  propre  salut, 
le  salut  général  à  leur  propre  intérêt,  il  faut  des 
chefs  plus  que  vertueux  :  il  faut  des  chefs  qui 
soit'ut  capables  de  connaître  exactement  quel  est 
cet  intérêt-là,  où  il  est,  quel  est  le  moyen  de  sa- 
lut et  en  quoi  il  consiste  précisément.  Question 
de  clairvoyance  et  de  compétence,  qui  est  dis- 
tincte de  l'héroïsme,  mais  qui  n'est  pas  non 
plus  une  simple  question  de  talent  individuel. 
L'intelligence  personnelle  de  Pierre  l'Ermite  ne 
s'était  pas  éclipsée  quand  il  s'associa  Gautier 
Sans-Avoir.  Mais  le  pauvre  chevalier  et  le  pauvre 
moine  étaient  seulement  dépourvus  de  supério- 

2* 


46  LE    DILEM:.!!-::    de  marc    SAiNGMER 

rites  d'éducation  et  de  position  qui  ne  manquè- 
rent pas  à  Godefroi  de  Bouillon. 

Marc    Sangnier  me  pardonnera-t-il    un  blas- 
piième?En  politique  et  dans  l'intérêt  même  des 
causes  les    plus  saintes,   il    est  un  excès  d'hé- 
roïsme qui  peut  être  funeste.  Gautier  Sans-Avoir 
et  Pierre  l'Ermite  sacrifiaient  sans  marchander 
les  centaines  et  les  milliers  d'existences  humaines 
qu'ils  jugeaient  nécessaires  pour  emporter  une 
bicoque,  châtier   la  paresse  ou  la  félonie,    faire 
tels  ou  tels  exemples  intimidants.  Ils  procédaient 
en  véritables  Napoléons,  avec  le  talent  en  moins. 
Ces  héros  déclassés  excellent  à  brûler  les  villes 
pour  faire  cuire  un  petit  œuf:  les  héros  encadrés 
et  qui  se  sentent  à  leur  place  ont  plus  de  soin 
du   résultat,   lequel  importe    en  politique.  Par 
exemple,  un  vraichef,  et  qui  n'est  pas  improvisé, 
ménage  la  vie  de  ses  hommes.  Il  les  mène  à  Jéru- 
salem combattre  les  païens  et  les  infidèles  :  il  ne 
se  soucie  pas  de   les  faire   massacrer  en   route 
parles  Bulgares  ou  décimer  par  la  maladie  et  la 
faim.  Autant  que  possible,  il  a  un  service  d'in- 
tendance et  d'infirmerie,  une  administration.  Il 
a  conclu  des  traités  avec  les  Etats  sur  le  terri- 
toire desquels  il  veut  passer.  Il  est  économe    de 
sang,  d'effort,  de  dévouements,  en  vue  de  ce  qu'il 
faudra  prodiguer  plus  tard  devant  l'ennemi  qu'il 


LE    D1LE3IME    DE    MAKG    SANGMER  47 

veut  abaisser.  Que  vous  dire,  mon  cher  San- 
gnier  ?  L'habitude  dut  être  pour  quelque  chose 
dans  les  mesures  de  prudence  et  de  prévoyance 
que  l'histoire  mentionne  dans  la  Croisade  orga- 
nisée par  Godefroy.  Or,  je  crois  bien  qu'à  la 
racine  de  ses  habitudes  vous  trouverez  un  phéno- 
mène naturel,  un  phénomène  d'égoïsme  et  d'in- 
térêtjd'ailleurs  légitime.  Gepreux  était  un  prince; 
ce  chevalier,  un  souverain.  Il  tenait  de  ses  prédé- 
cesseurs, de  ses  pairs,  certains  soucis,  certaines 
mœurs, certains  procédésqui  n'appartiennent  qu'à 
celui  qui  commande  en  propriétaire.  Réfléchis- 
sez, et  dites-moi  si  la  propriété  — non  des  hom- 
mes, mais  du  commandement  sur  les  hommes, 
auquel  donnait  droit  la  possession  féodale  des 
terres,  —  ne  fondait  point  quelques-unes  des 
aptitudes  que  nous  admirons  dans   ce  chef? 

Ce  qui  manquera  à  l'élite  de  vos  âmes  saintes, 
de  vos  âmes  royales,  ce  sera  justement  ce  calcul, 
cette  prévoyance,  cette  habitude  de  manier  des 
grands  intérêts,  qui  naît  de  la  propriété.  Nous 
avons  dit  souvent  qu'une  élite,  une  minorité  peut 
gouverner  convenablement  un  Etat.  Mais  pour- 
quoi ?  Et  comment  ?  Et  dans  quelles  conditions  ? 
Réfléchissez  encore.  Les  aristocraties  prospères 
ont  eu  pour  fondement  commun  la  propriété. 
Les  pi  us  grands  propriétaires  de  l'Altique  rece- 


48  LE    D1LEM3JE    DE    MAllG    SAjNGNIER 

vant  et  transnietlant  par  héritage  celte  fortune 
amalgamée  à  la  terre  de  la  patrie,  ont  composé 
le  corps  des  eupatrides  d'Athènes.  Les  plus 
grands  propriétaires  du  Latium,  chefs  d'exploi- 
tation agricole,  ont  donné  de  même  le  patriciat 
romain.  Semblable  phénomène  à  Venise,  à  Flo- 
rence, à  Gènes  :  Faristocratie  dirigeante  y  est 
formée  des  grandes  familles  trafiquantes  ou  in- 
dustrielles, suivant  la  nature  des  territoires  et 
des  affaires  qu'on  y  traitait.  Partout,  la  condition 
commune  se  retrouve.  Autant  que  les  sénateurs 
ou  que  les  doges,  des  plébéiens,  des  soldats  et 
des  matelots  se  sont  immolés  volontairement  au 
bien  de  l'Etat  :  cependant  les  corps  qui  ont  ad- 
ministré l'Etat  avec  sagesse,  avec  ordre  et  avec 
succès  n'étaient  composés  que  de  personnages 
largement  intéressés,  par  les  richesses  quils 
possédaient  dans  l'Etat,  à  la  rapide  perception, 
à  la  défense  immédiate  des  intérêts  de  la  patrie. 
Ces  intérêts  communs  leur  avaient,  en  effet, 
donné  de  longue  date  (outre  l'habitude  de  ne 
point  tout  abandonner  aux  petits  intérêts  rivaux) 
le  souci  d'arriver  vite  et  bien  aux  accommode- 
ments, —  transactions  de  fait  sans  lesquelles 
rien  n'aboutit.  De  nobles  cœurs,  dans  des  poi- 
trines de  purs  idéalis(es_,  dénuées  de  tout  lien 
avec  le  monde  matériel,  feront  sans  doute,  avec 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGMEU  49 

une  aisance  parfaite,  le  sacrifice  d'un  temporel 
dont  ils  se  sentent  détachés  par  profession:  mais 
sacrifieront-ils  aussi  aisément  une  idée?  un 
parti  pi'is  ?  un  caprice  ?  un  goût?  Les  héros 
sont  bien  pointilleux.  Je  les  crains  beaucoup  en 
affaires,  et,  dussé-je  indigner  quelques  royalistes 
gothiques,  les  affaires  d"Etat  sont  des  affaires, 
elles  aussi. 

Permettez-moi  d'insister  encore.  C'est  capital. 

Nos  Gaulois  contemporains  de  Jules  César 
n'ont  manqué  ni  de  générosité  ni  de  dévouement 
à  la  cause  de  leur  pays.  Eux  qui  donnaient  leur 
vie,  ils  ont  su  rarement  se  faire  une  concession 
d'amour-propre. 

A  qui,  à  quoi  l'eussent-ils  d'ailleurs  faite? 
Au  bien  public  ?  Mais  le  connaissaient-ils  ? 
Existait-il  pour  eux?  C'est  à  tort  que  l'on  parle 
d'une  nation  gauloise.  La  Gaule  était  une 
expression  géographique,  et  son  territoire  oc- 
cupé par  des  races  aussi  diverses  que  les  Celtes 
et  les  Ligures,  les  Ibères  et  les  Kymris.  Ce  ter- 
ritoire était  lui-même,  ce  qu'il  est  plus  encore 
aujourd'hui,  d'une  extrême  variété  de  cultures 
et  d'exploitation.  Les  aristocraties  qui,  d'un  ter- 
ritoire exigu,  surent  fonder  de  grands  empires, 
possédaient  une  situation  économique  très 
homogène,  Garthage  et  Venise  faisant  uniforme- 


oO  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGiMER 

ment  du  tralic,  Rome  du  labour  et  du  pâturage  : 
de  là  une  grande  unité  de  vues  parmi  ceux  qui 
représentaient  l'intérêt  économique  commun. 
Ici,  mon  cher  Sangnier,  c'est  le  contraire  :  les 
fédérations  gauloises  souffraientdéjàdel'immense 
variété  de  l'effort  économique  français,  tel  que 
l'établit  la  variété  de  notre  géographie. 

Grande  culture  et  petite  culture,  culture  delà 
vigne  et  culture  de  la  betterave  ou  des  céréales, 
les  intérêts  sont  déjà  en  antagonisme  dans  le 
seul  domaine  agricole  !  Mais  ajoutez  les  indus- 
tries qui  en  procèdent  et  le  commerce,  qui  est 
aussi  très  développé  sur  notre  longue  étendue  de 
côtes  que  baignent  deux  mers,  la  disposition 
rayonnante  des  voies  ferrées,  la  pente  diverse 
des  fleuves  qui  dicte  son  ordre  sux  canaux... 
Toute  élite  morale  qui,  d'un  pays  ainsi  construit, 
se  dégagera  par  élection  ou  par  sélection,  pourra 
bien  s'être  recrutée  —  d'un  comble  de  chance 
—  parmi  les  éléments  les  plus  représentatifs  de 
la  fortune  nationale  :  plus  ils  exprimeront  fidè- 
lement la  France,  plus  ils  seront  en  guerre  les 
uns  contre  les  autres,  non  par  étroitesse  de  cœur, 
mais  par  diversité  et  tyrannie  de  leurs  points  de 
vue  respetifs! 

Avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  ils  tra- 
vailleront à  se   neutraliser,  à  s'annuler  les  uns 


LE    DILEMME    DE    MARC    SA.NG.MER  ol 

les  autres,  et  enfin  à  se  soustraire  les  uns  des 
autres.  Une  soustraction  mutuelle,  un  amoin- 
drissement mutuel,  tel  sera  leur  commun  et 
constant  caractère.  Ils  ne  pourront  être  ajoutés 
les  uns  aux  autres,  comme  ils  Tout  été  autrefois, 
que  par  Topération  d'une  force  d'une  autre 
essence,  quoique  fondée  aussi  sur  la  propriété 
—  la  propriété  du  commandement  —  par  une 
force  représentative  des  intérêts,  mais  les  do- 
minant, de  la  même  manière  que  la  prospérité 
politique  représente  et  domine  la  prospérité 
économique  dans  un  Etat. 

De  quelque  façon  qu'on  la  compose  et  si 
excellemment  qu'on  la  recrute,  nulle  aristocratie 
française  ne  gouvernera  notre  France.  Très  bien 
faite,  comme  royaume,  la  France  est  un  para- 
doxe géographique,  un  monstre  européen,  en 
régime  républicain.  La  seule  absence  d'un 
pouvoir  assez  fort  pour  faire  converger  nos 
intérêts  trop  variés  nous  voue  à  des  luttes  fu- 
rieuses :  chaque  instant  d'une  vie  pareille  équi- 
vaut pour  le  pays  à  une  blessure,  qui  le  divise, 
qui  l'épuisé  et  le  rapproche  certainement  de  sa 
fin. 

Que  Sangnier  ne  parle  donc  plus  si  exclu- 
sivement de  générosité,  d'héroïsme,  de  dévoue- 
ment !  Qu'il  n'exagère  point  l'appel  à  la  vertu  ! 


52  LE    DILEMME    DE    MARC    SAKGNIER 

en  un  sujet  où  la  vertu  est  nécessaire,  mais 
insuffisante  !  La  première  charité  du  brenn  le 
plus  charitable  fut  et  dut  êlre  pour  son  clan.  Il 
lui  était  impossible  de  sentir  dans  quelle  mesure 
ce  clan  devait  sacrifier  ses  intérêts  vitaux,  ses 
intérêts  d'Etat,  aux  intérêts  d'Etat  de  la  terre 
gauloise  qui  n'existait  point  comme  Etat.  De 
même  aujourd'hui,  oii  la  terre  de  France  tend  à 
perdre  son  rang  d'Etat,  les  esprits  que  le  voca- 
bulaire patriotique  ne  grise  pas,  savent  par- 
faitement que  les  grands  devoirs,  les  devoirs 
supérieurs,  ceux  auxquels  tout  est  sacrifié  dans 
la  conscience  des  meilleurs  chefs  de  parti,  des 
meilleurs  chefs  d'exploitation  et  d'industrie,  des 
meilleurs  directeurs  delà  presse  et  de  l'opinion, 
ne  sont  plus,  ne  peuvent  plus  êlre  les  devoirs 
éloignés,  indistincts,  nuageux,  du  patriotisme. 
C'est  à  ro?2/z;re  collective  iminédiate (\\\q\q^  ^\\x^ 
dévoués  sacrifient  tout  et  doivent  tout  sacrifier, 
en  fait  :  — Mon  journal  avant  tout!  Mon  parti 
avant  tout  !  Ma  ligue,  mon  hôpital,  mon  école, 
mon  bureau  de  bienfaisance  ou  ma  circonscrip- 
tion électorale  avant  tout  !  Des  responsabilités 
de  chair  vive  ou  de  charges  d'âmes  pèsent  sur 
l'imagination  de  ces  messieurs  :  elles  s'imposent 
donc  à  eux.  Ils  se  sentent  le  droit  de  sacrifier 
leur  bien  personnel  et  les  plus  héroïques,  celui 


LE    D1LE.MME    DE    MARC    SANGNIER  .53 

de  leur  famille  :  mais  leurs  ouvriers,  leurs 
compagnons,  leurs  collaborateurs,  ils  ne  peuvent 
oser  les  immoler  à  des  nécessités  supérieures 
qui,  pour  eux,  manquent  d'âme  vivante  ou  de 
corps  défini.  Chacun  a  donc  son  petit  royaume, 
sa  seigneurie  particulière.  Mais,  le  royaume  en- 
tier, qui  donc  aura,  je  ne  dis  pas  seulement  le 
moyen,  mais  même,  en  conscience,  le  droit  d'y 
songer  un  peu?  Qui  sera  en  mesure  de  conce- 
voir assez  nettement,  assez  solidement  lintérêt 
le  plus  général  pour  imposer  ou  consentir  le 
sacrifice  d'intérêts  particuliers  d'une  bonté  indis- 
cutable, d'une  utilité  évidente  et  d'un  prix- 
sou  vent  infini  ?  Il  y  a  là  matière  à  un  droit 
régalien  et  qui,  sans  roi,  sera  moins  qu'inexercé: 
absolument  inexerçable. 

Les  conservateurs  aiment  à  citer  comme  de 
bonnes  Assemblées  souveraines  la  Législative 
de  184-9  et  l'Assemblée  élue  en  1871.  Ils  ont 
raison,  en  ce  sens  que  la  France  n'y  était  pas 
représentée  trop  inexactement  dans  ses  intérêts 
économiques  et  moraux;  on  doit  à  toutes  deux 
de  bons  décrets,  de  bonnes  lois  sur  des  objets 
de  discipline,  d'ordre  intérieur,  d'administration. 
Mais  la  première,  ayant  laissé  l'Empire  se  con- 
stituer, a  réuni  toutes  les  conditions  de  notre 
déchéance  en  Europe  ;  la  seconde  a   signé   cette 


5i  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

déchéance  en  laissant  faire  la  troisième  Répu- 
blique :  ces  bonnes  Assemblées  ont  donc  été  les 
plus  impolitiques  de  toutes,  si  on  les  juge  du 
même  point  de  vue  auquel  il  faut  se  placer  pour 
juger  Charles  YIÏ,  Louis  XI  ou  Richelieu.  De  ce 
haut  point  de  vue  d'Etat,  du  point  de  vue  des  ré- 
sultats ultérieurs,  auquel  il  faut  se  mettre  pour 
juger  ces  souverains^  on  ne  voit  pires  incapables 
que  ces  hommes  de  Bordeaux  et  de  Versailles 
qui  ont  laissé  fusiller  par  M.  Thiers  7.000 
ouvriers  parisiens^  et  n'ont  pas  su  faire  fusiller 
M.  Thiers  lui-même  ou  Gambetta,  son  acolyte, 
le  jour  où  le  salut  national  l'exigea!  Ces  assem- 
blées, en  corps,  auraient  pu  constituer  de  bons 
ministères.  Elles  ont  été  de  détestables  souve- 
rains. Un  excellent  esprit  administratif,  une 
sagesse  financière  parfaite,  sont  des  qualités  très 
distinctes  de  l'esprit  politique,  qui  est  fait  de 
vues  d'ensemble  tournées  vers  l'avenir  par  le 
sentiment  du  passé. 

Aucune  oligarchie  française  ne  saurait  pour- 
tant donner  mieux  que  les  deux  Assemblées 
dont  je  parle.  On  a  le  droit  de  dire  qu'elles 
représentaient,  dans  la  rigueur  étymologique 
du  terme,  des  aristocraties,  la  supériorité  des 
vertus,  des  fortunes,  des  situations,  des  tradi- 
tions et  aussi  des  talents.    Même    au  point   de 


LE   DILEMME    DE    MAP,C    SA>'GMEP.  OO 

vue  intellectuel,  c'était  le  meilleur  de  la  Fi-ance. 
Eh  bien,  depuis  vingt-sept  ans,  les  mêmes 
forcesexprimées  autrefois  par  ces  assemblées, les 
mêmes  résultantes  de  tout  ce  qui  fait  la  qualité 
de  ce  pays-ci,  ne  cessent  d'être  très  régulière- 
ment battues,  dominées,  gouvernées  par  les 
forces  de  l'adversaire. 

Cet  adversaire,  on  le  connaît.  Il  est  en  France, 
il  rallie  des  multitudes  françaises  ;  mais  il 
n'est  pas  Français.  Et  de  là  vient  sa  force.  Les 
Français  sans  leur  roi  n'ont  plus  rien  qui  leur 
soit  bien  vraiment,  profondément  et  sensible- 
ment commun.  Le  parti  républicain  en  France 
serait  donc,  lui  aussi,  dépourvu  d'intérêt  com- 
mun, sans  cette  qualité  d'étranger  ou  de  demi- 
étranger  qui  distingue  pareillement  les  Juifs,  les 
protestants,  les  francs-maçons  et  les  métèques, 
lesquels  forment  l'axe  de  ce  parti.  Leur  intérêt 
commun,  c'est  que  nous  sommes  leur  conquête. 
Us  sont  unis  par  le  sentiment,  —  nécessaire- 
ment ombrageux,  —  des  différences  caractéris- 
tiques entre  nos  mœurs,  nos  idées  et  nos  traditions 
indigènes  et  leurs  mœurs,  coutumes  et  tradi- 
tions à  eux.  Tout  nous  condamne  donc  aux 
rivalités  et  aux  divisions  intestines  —  fût-ce  sur 
la  forme  d'une  chasuble  ou  sur  le  propre  d'un 
diocèse   —  pendant   que    l'armée    ennemie  qui 


o6  LE    DILEMME    DE    MAKC    SANGNIER 

campe  en  temps  de  paix  sur  notre  territoire 
subit  des  conditions  qui  la  tiennent  unie  et  disci- 
plinée. On  me  dira  du  côté  de  Sangnier  et  de  ses 
amis  ce  qu'on  dit  si  souvent  du  oôtre  :  En  ce 
cas  formons-nous^  unissons -nous,  disciplinons- 
nous.  Hélas  !  ces  choses-là  seraient  faites  depuis 
longtemps  si  elles  étaient  pure  affaire  de  volonté  ; 
mais  elles  dépendent  surtout  de  l'instinct  et  des 
habitudes  qui  naissent  de  la  forme  même  du  ter- 
ritoire et  de  la  mentalité  de  ses  habitants.  Ce  ne 
sont  pas  des  volontés,  mais  des  réactions  physi- 
ques. Les  Français,  les  fruits  de  la  France,  sont 
partagés  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  savoir  oîi 
gît  un  intérêt  commun  —  tandis  que  nos  con- 
quérants judéo-protestants  s'assemblent  et  se 
forment  en  bataillon  de  marche  toutes  les  fois 
que  l'intérêt  de  leur  communauté  se  trouve  en 
question.  Cet  intérêt  du  conquérant  est  donc 
pressant,  décisif,  net,  distinct.  L'autre  intérêt, 
celui  du  conquis,  est  donc  lointain,  discutable, 
trouble  ou  confus.  L'un  mène  aux  discussions. 
L'autre  pousse  à  l'action  pratique.  La  division 
des  uns  se  fait  certes  de  bonne  foi,  au  nom  de 
sentiments  souvent  généreux  et  au  nom  d  in- 
térêts qui  ne  manquent  pas  d'étendue,  mais  ce 
n'est  pas  la  bonne  ni  la  mauvaise  foi,  ce  n'est 
pas  le  tort  ou   le  droit,  que  nous  agitons  ;  nous 


LE    DILEMMIi   DE    MARC    SANGNIER  0/ 

mettons  en  lumière  un  fait,  fait  inévitable  chez 
nous,  le  fait  de  la  division,  qui  mène  aux  dé- 
faites, opposé  au  fait  de  l'union  des  étrangers, 
de  hétérochtones,  qui  les  a  conduits  au  succès. 
Les  partis  français  ont  été  défaits  de  la  sorte 
par  les  troupes  politiques  de  TÉtranger  en  1877, 
en  I88i,  en  1885,  en  1889,  en  1893,  en  1898,  en 
1902,  pour  ne  parler  que  des  batailles  législa- 
tives. Mais  tous  ces  précédents  ne  font  point 
que  je  croie  à  leur  répétition  nécessaire  et  fa- 
tale jusqu'à  la  fin  des  temps.  Même  électorale- 
ment,  même  parlementairement,  d'heureux  suc- 
cès peuvent  sortir  d'une  crise  quelconque.  L'on 
peut  aussi  rêver  de  succès  plus  brillants,  plus 
radicaux  et  plus  décisifs  que  des  succès  élec- 
toraux et  parlementaires.  Comme  en  1849 
et  1871,  la  crise  peut  refaire  pendant  quelques 
semaines  Tunité  d'un  peuple  alarmé.  Violem- 
ment ou  paisiblement,  il  peut  naître  de  là  une 
solution^  un  régime,  —  et  c'est  à  quoi  pourra 
toujours  servir  l'action  d'une  minorité  énergi- 
que, —  et  c'est  de  quoi  je  suis  tombé  d'accord 
avec  Sangnier.  Seulement  cette  minorité  décisive 
ne  peut  être  qu'une  formation  de  combat.  Elle 
ne  peut  fournir  un  gouvernement,  comme 
Sangnier  paraît  le  dire  ou  le  penser.  Elle 
ne  saurait  conserver    le  pouvoir  sans  exposer 


o8  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIEK 

le  pays  aux  malheurs  déjà  décrits  de  I80I  et  de 
1873.  11  faut  donc  souhaiter  à  cette  minorité 
assez  de  clairvoyance  pour  renoncî?r  d'ores  et 
déjà  au  pouvoir  et  souscrire  d'avance  sa  démis- 
sion de  souverain.  Il  faut  qu'elle  soit  royaliste. 

Ce  haut  degré  d'intelligence,  de  lucidité  poli- 
tique, ajouté  à  ce  qu'elle  possède  de  désintéres- 
sement patriote,  constitue  un  élément  de  force 
pour  elle.  Elle  serait  moins  forte  si  elle  s'abusait 
et  s'illusionnait  sur  sa  force  :  elle  disperserait 
ses  efforts  et  viserait  mal. La  petite  élite  de  saints 
et  de  rois  formée  par  Sangnier  sera  bien  impar- 
faite si  elle  ne  voit  pas  ces  vérités  physiques  -^ 
et,  si  elle  les  voit,  elle  lui  doit  d'y  adhérer, 
d'adhérer  à  la  monarchie.  L'héroïque  et  sainte 
phalange  pourra  nous  délivrer  du  mal  :  si,  en- 
suite, elle  s'en  remet  pour  faire  le  bien  à  la  seule 
autorité  bien  outillée  pour  le  bien  faii*e,  les  idées 
religieuses  de  Marc  Sangnier  n'en  souffriront  pas. 
Elles  ne  seront  pas  contredites  mais  complétées, 
mais  adaptées  à  la  réalité  historique  et  géogra- 
phique appelée  la  France. 

Mais  lui,  qu'en  pense-t-il  ? 

XL  —  Est-il  besoin  de  dire  que  je  n'accepte 
ni  la  comparaison  mathématique  de  l'asymptote 
ni  la  pétition  de  principe  enfermées  en  des  termes 
tels  que  «  continuons  notre  roule  vers  l  avenir  »  ? 


LE    DILEMME    DE    MAhC    SAiNGNlER  o9 

Sangnier  ne  sait  pas  plus  que  nous  où  est  «  l'a- 
venir ».  Il  parle  et  écrit  comme  s'il  avait  là- 
dessus  d'autres  renseignements  que  nous,  ou  des 
renseignements  meilleurs,  ou  encore  comme  si, 
cet  avenir  étant  également  connu  de  lui  et  de 
nous,  il  y  courait  d'un  pas  plus  alerte,  tandis  que 
nous  serions  fièrement  résolus  à  nous  en  éloigner. 
La  philosophie  de  l'histoire  peut  bien  nous 
révéler  ce  qui  arrivera  si  telle  cause  connue  de 
ruine  ou  de  renaissance  survient.  Ce  qu'on  ne 
peut  pas  dire,  c'est  :  l'avenir  est  ici  ou  là.  Un 
avenir  peut  être  prévu  sous  condition,  non 
cet  avenir  absolu  qu'évoque  Sangnier.  Par 
exemple,  on  peut  faire  voir  que  le  succès  de  la 
démocratie  politique  et  sociale  s^m «7  la  mort  de 
la  France.  On  ne  répond  rien  de  substantiel  à 
nos  preuves,  elles  sont  donc  acquises.  Leur  objec- 
ter «  l'avenir  »,  c'est  leur  objecter  l'inconnu. 
Quelle  raison  d'imaginer  cette  x  plus  favorable 
à  votre  souhait  qu'au  nôtre  ?  Vous  Ji'en  fournis 
sez  pas.  Vous  n'en  avez  donc  pas  ;  vous  vous 
contentez  d'exprimer  avec  fracas  que  vous  mar- 
chez vers  l'avenir.  Eh  !  qui  n'y  marche  aussi  ? 
Marc  Sangnier,  tous  les  hommes  se  hâtent 
comme  vous  vers  le  chemin  de  la  vieillesse  et 
de  la  mort,  et  si  la  plupart  des  religions  nous 
proposent  une  explication  pour  le  mystère  des 


GO  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGMER 

tombeaux  qui  bordent  la  route,  nulle  ne  nous 
renseigne  sur  le  mystère  des  berceaux.  Seul  le 
millénarisme  des  Juifs  charnels  prétend  le  per- 
cer, Mais  depuis  deux  ou  trois  mille  ans  que 
son  impudeur  théorise  et  spécule,  il  se  trompe 
ou  trompe  les  simples  qu'il  traîne  après  lui. 

Admettons  cependant  la  rêverie  simpliste  par 
laquelle  Sangnier  s'est  laissé  abuser.  Prêtons  à 
l'évolution  cette  régularité  qu^il  lui  prête. 

«  L'effort  évolutif  des  sociétés  humaines  »  ne 
simplifie  pas  les  intérêts;  il  les  complique.  Mais 
des  intérêts  qui  se  compliquent  ne  rendent  ni 
plus  simple  ni  plus  facile  le  travail  qui  con- 
siste à  les  dominer  et  à  les  embrasser  par  la 
pensée.  L'  «  effort  évolutif  »  ne  peut  donc  que 
rendre  de  moins  en  moins  accessible  l'état  d'es- 
prit royal  du  citoyen  «  pleinement  conscient  et 
responsable  »  que  rêve  Sangnier.  Un  tel  état 
ne  dépend  point  d'élans  d'esprit  ou  de  cœur, 
choses  morales,  mais  d'une  chose  matérielle:  la 
position.  C'est  par  position  que  le  roi  des  Belges 
ou  le  roi  d'Angleterre  est,  de  tous  les  Anglais  ou 
de  tous  les  Belges,  le  seul  «  en  état  de  senlir  » 
l'intérêt  général  des  Belges  ou  des  Anglais.  La 
comparaison  de  l'asymptote  est  mauvaise  parce 
qu'elle  suppose  une  série  de  gradations  conti- 
nues^ de  perfectionnements  réguliers^  de  progrès 


LE   DILEMME    JjE    3IAKC    SAiNGNlEK  61 

constants,  —  une  croissance,  une  poussée  inté- 
rieure (Je  la  vertu,  —  depuis  l'état  du  roi,  seul 
conscient  et  responsable,  jusqu'à  Tétat  d'un 
nombre  ii  de  citoyens  devenus  rois  et  passés- 
souverains  par  le  simple  fait  de  leur  conscience 
et  de  leur  responsabilité.  Marc  Sangnier  néglige 
totalement  le  point  de  vue  de  la  compétence.  Ni 
information,  ni  éducation,  ni  apprentissage  de 
l'antique  métier  de  roi.  La  bonne  volonté  fera 
tout.  Il  oublie  dès  lors  de  nous  dire  si  cette 
ascension  régulière  des  consciences  et  des  cœurs- 
sera  accompagnée,  dans  chaque  individu,  d'un 
égal  avancement  dans  la  fortune  personnelle,, 
l'influence  sociale  et  la  condition  domestique.  La 
fortune  augmentera-t-elle  avec  la  générosité? 
On  voit  quelquefois  la  générosité  augmenter 
avec  la  fortune.  La  fortune  augmente  avec  la 
générosité,  dit  Sangnier.  Que  fait  le  pain 
quand  on  le  coupe  et  qu'on  le  distribue?  Loin 
de  se  diviser,  il  se  multipliera.  Tel  est  le  miracle. 
L'Eglise  a  promis  ce  miracle  pour  Taliment 
mystique,  mais  c'est  le  pain  matériel  que  doit, 
en  bonne  logique,  multiplier  la  politique  mira- 
culeuse de  Marc  Sangnier.  L'histoire  nous 
montre  que  souvent  les  esprits  et  les  cœurs  se 
cultivent  et  se  raffinent,  à  proportion  qu'ils  s'é- 
lèvent aux  conditions  d'une  vie  plus  complète. 


62  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

Ce  sera  ici  l'inverse;  comme  dans  la  morale  en 
action  et  comme  dans  les  palmarès,  à  chaque 
progrès  de  la  moralité  personnelle,  une  provi- 
dence politique  et  économique  viendra  juxtapo- 
ser desprimes  etdes couronnes  proportionnelles  ! 
Les  Dix,  les  Cent,  les  Mille  patriciens  de  San- 
gnier  en  arriveront  de  la  sorte,  fatalement,  à 
cumuler  les  vertus  de  saint  Vincent  de  Paul  et 
les  biens  des  Rothschild.  Ils  seront  purs  comme 
le  ciel,  riches  comme  la  mer,  et  leur  richesse 
sera  sortie  de  leur  pureté.  De  bonne  foi,  com- 
ment pouvez  vous  espérer  ce  surcroit  de  miracle  ? 
Et  si  vous  ne  l'espérez  pas,  si  tout  doit  se  passer 
naturellement,  croyez-vous  que  les  situations 
royales,  ainsi  définies  et  précisées,  s'impro- 
viseront ? 

La  comparaison  mathématique  n'est  juste,  on 
le  voit  donc,  que  tant  que  l'on  s'en  tient  au 
point  de  vue  de  la  seule  vertu.  La  perception  de 
l'intérêt  général,  qui  suppose  de  la  vertu  et  du 
talent, exige  en  outre  cette  qualité  impersonnelle, 
'a  compétence,  qui  résulte  d'une  longue  évolu- 
tion économique  et  historique  réelle  :  mais  la 
pauvre    asymptote    laisse    tout   cela    de   côlé. 

XIL  —  Oui,  la  vertu  est  belle.  De  grands  saints 
n'ont  pas  cru  qu'il  lui  fût  donné  de  trouver  le 
chemin  du  ciel  toute  seule.  A  plus  forte  raison 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIEK  63 

est-elle  insuffisante  sur  terre,  clans  les  difficultés 
de  la  vie  politique.  Marc  Sangnier  ne  veut  pas 
tenir  compte  d'un  si  grand  point.  Je  ne  lui  fais 
que  ce  reproche.  Je  voudrais  pouvoir  le  lui 
faire  amèrement,  car  il  assume  des  responsabi- 
lités très  graves,  à  n'examiner  que  l'avenir  poli- 
tique de  la  religion  en  France.  Dans  un  article 
de  Y  Ame  latine  (1)  qu'il  faudrait  absolument  lire 
et  méditer,  notre  ami  M.  René  de  Marans  a  fait 
avec  une  extrême  finesse  la  psychologie  de  San- 
gnier sur  ce  sujet. 

Pour  lui,  dit  M.  René  de  Marans,  que  je 
regrette  de  résumer,  la  réforme  de  l'individu 
est  devenue  le  but  de  l'organisation  sociale. 
Dès  lors,  Sangnier  en  vient  à  préférer,  de  tous 
les  systèmes,  a  celui  qui  nécessiterait  pour 
a  l'individu  le  plus  d'efforts  ou,  s/  ï onpréff're^ 
a.  le  plus  d'exercices  ».  Ce  goût  du  tour  de 
force  morale  pourrait  conduire  au  goût  du 
martyre  :  pourquoi  ne  pas  voter  et  faire  voter 
systématiquement    pour    Dioclélien    et     pour 


(1)  L'Ame  latine  ik  Toulouse,  rue  des  Lois,  31)  a  publié 
l'importanle  étude  de  M.  René  de  Marans  dans  son 
numéro  de  juillet  1904.  Il  n'est  que  juste  de  reconnaître 
ici  la  grande  part  que  \'Ame  latine  et  son  directeur 
M.  Arnaud  Praviel  ont  prise  au  mouvement  nationaliste 
et  traditionniste. 


64  LE    DILEMME    DE    MARC    SA>'GMER 

M.  Combes  au  doqi  des  raisons  qui  conduisent  à 
défendre  la  République  et  la  Démocratie  ?  Ce 
serait  logique.  «  C'est  la  raison  de  Tadmira- 
«  tion  de  Marc  Sangnier  pour  le  régime  démo- 
«  cratique,    I'organisation  sociale    qui    tend    a 

((    PORTER  AU   MAXIMUM    LA   CONSCIENCE   ET  LA  RLSPON- 

<(  SABiLiTÉ  DE  CHACUN.  Il  est  évident  qu'ici  la 
«  démocratie  n'est  point  envisagée  au  point  de 
«  vue  des  avantages  ou  des  incotivénients  qu'elle 
«  peut  avoir  pour  le  pays,  mais  vis-à-vis  de 
«  Findividu  (1),  ou  mieux  de  la  réforme  indivi- 
<(  duelle.  C'est  im  motif  de  développer  l'édu- 
«  cation  populaire  et  on  lui  en  sait  gré! 
«  Singulier  et  très  remarquable  exemple  d'un 
<(  simple  instrument  se  transformant  en  but.  » 
Dans  un  pareil  système,  il  est  assez  naturel 
d'en  venir,  comme  l'observe  M.  de  Marans,  «  à 
((  souhaiter  les  institutions  qui  soutiennent  le 
«  moins  l'homme.  Plus  l'individu  manquera  de 


(1)  Et  non  pas  même  du  salut  éternel  de  Findividu  — 
car  cela  serait  encore  une  vile  et  méprisable  réalité. 
€ela  supposerait  une  organisation  intérieure  et  exté- 
rieure :  Tensemble  des  institutions  qui  orientent  vers 
la  sainteté,  qui  l'éveilient  ou  la  défendent.  Plus  raffiné 
encore,  plus  dédaigneux  des  faits,  des  résultats,  des 
choses,  Sangnier  semble  se  proposer  plutôt  d'atteindre 
au  mérite  absolu,  c'est-à-dire  à  un  état,  purement  indi- 
viduel, subjectif  et  moral,  de  haute  tension  vertueuse. 


:<  protection  du  côté  de  l'organisation  sociale, 
('  plus  il  aura  besoin,  en  effet,  d'unappui  intense, 
«  et  cet  appui  est  tout  trouvé,  c'est  la  foi  au 
«  Christ  ».  Pour  rendre  le  besoin  plus  aigu, 
l'appui  plus  nécessaire,  il  serait  conséquent  de 
favoriser  en  secret  les  agents  de  destruction  et 
de  bouleversement.  Plus  les  temps  seront  durs  à 
l'individu  démuni^  plus  il  aura  des  chances 
d'exercer  sa  vertu,  plus  il  aura  besoin  d'aide 
supérieure.  Si  l'on  mettait  le  feu  à  la  vieille 
société,  on  verrait  de  beaux  mouvements  de 
gymnastique  chrétienne... 

Je  ne  crois  pas  que  ce  christianisme  à  la  Néron 
soit  de  doctrine  sûre.  Au  fur  et  à  mesure  que  le 
sentiment  de  son  rôle  s'accroîtra  et  s'éclaircira, 
Marc  Sangnier  se  verra  conduit  à  corriger  cette 
doctrine.  En  voie  d'amendement,  il  ne  pourra 
manquer  de  la  compléter  :  ce  jour-là  il  sera  des 
nôtres.  Je  ne  peux  pas  lui  dire  qu'il  sera  bien 
reçu,  quoique  j'aie,  de  ce  chef,  une  politesse  à 
lui  rendre.  Il  expose,  on  l'a  vu,  et  trbs  aimable- 
ment, à  l;i  fin  de  sa  letlre,  l'honnête  accueil 
réservé  chez  lui  à  tous  nos  amis.  Le  Sillon  est 
bien  la  maison  de  ^larc  Sangnier.  Mais  la  royauté 
française  n'est  pas  le  Sillon  :  la  royauté  fran- 
çaise n'appartient  pas  aux  royalistes,  chaque 
Français    y   est   chez  lui   du   seul    fait   qu'il   y 


66  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

veut  entrer.  Marc  Sangnier  sera  avec  nous, 
comme  nous,  sur  le  même  pied  que  nous,  dans 
la  Maison  dont  le  roi  est  Tusufruitier.  Nous 
n'avons  ni  promesses,  ni  menaces,  ni  condi- 
tions à  lui  faire.  Le  roimêmene  peut  vouloirlui 
demander  qu'une  chose  :  vivre  et  mourir  en 
bon  Français. 


ARTICLE  QUATRIÈME 


Lettre  du  Dr  Walter  de  Keating-Hart  et  explication  de 
Marc  Sangnier  :  la  restauration  de  la  Monarchie  ren- 
drait inutile  Vœuvre  du  Sillon.  —  Cette  œuvre  au 
contraire  ne  saurait  avoir  une  pleine  efficacité  que 
moyennant  le  rétablissement  préalable  ds  l'ordre  po- 
litique ou  de  la  Monarchie. 


En  ce  point  de  la  discussion,  le  Dilemme,  déjà 
affaibli  par  l'objection  de  René  de  Marans,  perd 
toute  consistance  et  subit  même  des  transfor- 
mations si  profondes  qu'il  en  devient  méconnais- 
sable. Après  avoir  donné  à  choisir  entre  le 
catholicisme  et  la  monarchie,  Sangnier  en  arrive 
à  tenir  le  roi  de  France  pour  une  sorte  de  pré- 
curseur embryonnaire  oude  lieutenant  provisoire 
de  la  démocratie  chrétienne.  Cette  évolution,  en 
partie  spontanée,  a  été  notablement  stimulée,  je 
crois,  par  la  mise  au  jour  (1)  d'une  lettre  de  mon 
vieil  ami  le  docteur  Walter  de  Keating-Hart, 
qui  relatait  la  petite  anecdote  que  voici  : 

«...  A  l'issue  d'une  conférence  donnée  par 
M.  Marc  Sangnier  à  Marseille,  il  y  a  quelques 

(1)  Dans  l'Action  française  du  1er  octobre  1904. 


68  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

mois,  conférence  extra-politique  à  laquelle  pou- 
vaient applaudir  tous  les  catholiques,  sans  renier 
leurs  opinions  respectives,  je  me  suis  approché 
de  l'orateur  entouré  et  félicité  par  ses  amis. 

«  Ayant  joint  mes  sincères  admirations  aux 
leurs,  j'ai  voulu  savoir  si  je  pouvais  sans  réserve 
adhérer  au  Sillon  ou  si  mes  convictions  roya- 
listes devaient  m'en  garder. 

a  A  nos  questions,  M.  Sangnier  a  répondu  tout 
d'abord  que  son  journal  ne  faisait  pas  de  poli- 
tique, mais  que,  personnellement,  lui  et  ses 
amis  étaient  acquis  tout  entiers  à  l'idée  républi- 
caine. 

«  —  Est-ce  simple  hasard,  ai-je  alors  demandé, 
ou  bien  est-il  une  raison  à  ce  choix  ? 

«  —  Comment  voulez-vous^  a  répondu  San- 
gnier, que  le  Sillon  et  ses  adeptes  soient  royalistes? 
Si  demain  la  royauté  se  rétablissait  en  France^ 
V ordre  y  renaîtrait  de  lui-même  et  le  Sillon  n'au- 
rait plus  de  liaison  d'être.  » 

K  Ce  qu'entendant,  je  me  suis  écrié  :  —  «  Merci, 
Monsieur,  pour  le  régime  monarchique  ;  je  n'en 
avais  jamais  entendu  pareille  apologie.  Permet- 
tez-moi seulement  de  comparer  votre  cas  à  celui 
d'un  médecin  qui  refuserait  d'employer  un 
remède  capable  de  sauver  son  malade,  sous  le 
prétexte  qu'il  n'en  serait  pas  l'inventeur.  » 


LE    DILEMME    DE    MABC    SANGNItK  69 

«Je  ne  garantis  pas  le  texte  des  paroles  que  je 
cite.  Mais  le  sens  tout  entier  y  est,  je  l'affirme, 
et  quelques  personnes  présentes  à  l'entrevue 
s'en  souviennent  comme  moi. 

«Je  regrette  que  la  discussion  ainsi  commencée 
n'ait  pu  atteindre  à  sa  conclusion  nécessaire.  Un 
punch  attendait  M.  Sangnier,  et,  à  l'appel  de  ses 
amis,  j'ai  dû  me  retirer  beaucoup  plus  tôt  que 
je  n'eusse  voulu. 

«  Je  le  regrette  d'autant  plus  vivement  que  j'ai 
peine  à  croire  qu'un  admirateur  aussi  convaincu 
du  régime  monarchique  soit  l'irréconciliable 
ennemi  de  sa  réalisation.  Je  veux  espérer  aussi 
voir  un  jour  un  talent  oratoire  aussi  remar- 
quable que  celui  de  M.  Sangnier  au  service  de  la 
plus  juste  et  de  la  meilleure  des  causes... 

«   D^  \\'ALTliR   DE    KeaTING-HaKT.   » 

Cette  lettre  à  peine  parue,  Marc  Sangnier 
adressait  la  lettre  suivante  au  directeur  de  ['Ac- 
tion française  (l).  Comme  on  va  le  voir,  Marc 
Sangnier  annonçait  d'abord  son  intention  de 
répliquer  à  nos  critiques  antérieures.  Puis,  il 
courait  au  plus  pressé  : 

(1)  Action  française,  15  octobre  l'JOi. 


70  LE    DILEMME   DE    MARC    SANGNlEP. 

Monsieur  le  Directeur, 

Je  compte  toujours  trouver  bientôt  un  instant  pour 
répondre  aux  critiques  si  serrées  et  si  utiles  de 
M.  Maurras.  La  lecture  de  /'Action  française  du  15 
août  dernier  m'a  été  vraiment  très  profitable.  Ma  vie 
est  si  agitée  et  j'ai  si  peu  le  temps  de  réduire  en  système 
les  idées  quelle  m'apporte  que  c'est  pour  moi  une 
bonne  fortune  d'être  aidé  dans  ce  nécessaire  travail  de 
codification  intellectuelle  par  un  adversaire  qui  aime 
la  vérité  et  qui  cherche  tout  d'abord  à  voir  clair. 

Je  tiendrai  seulement  à  expliquer  aujourd'hui,  en 
deux  mots,  quelle  est  la  véritable  signification  des  paro- 
les que  M.  Walter  de  Keating-Hart  me  prête  dans  le 
dernier  numéro  de  votre  revue,  avec  quelque  inexac- 
titude d'ailleurs,  et  qui  pourraient  abuser  vos  lecteurs 
sur  mes  sentiments  : 

—  Gomment  voulez-vous,  me  fait  dire  votre  corres- 
pondant, que  le  Sillon  et  ses  adeptes  soient  roya- 
listes ?  Si  demain  la  roj^auté  se  rétablissait  enFrance^ 
l'ordre  y  renaîtrait  de  lui-même  et  le  Sillon  n'aurait 
plus  de  raison  d'être. 

Voici  ma  véritable  pensée  : 

//  y  a,  à  la  crise  anarchique  dont  souffre  aujour- 
d'hui notre  France  inorganique,  deux  solutions  :  la 
solution  monarchique  qui  rétablit  l'ordre  par  voie 
d'autorité  dynastique  ;  la  solution  démocratique  qui 
développe  la  force  et  l  autorité  directrices  au  sein  même 
de  la  nation. 

L'effort  du  Sillon  est  absolument  indispensable  à  la 
seconde  solution  :  la  première,  au  contraire,  lui  enlè- 
verait, en  un  certain  sens,  son  utilité. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNJEU  71 

J'ai  donc  dit  tout  simplement  que  si  l'ordre  était 
rétabli  par  la  monarchie,  il  n'aurait  plus  besoin  de 
Vêtre  par  la  démocratie  organique  ;  tout  de  même  que 
s'il  Vêtait  par  cette  dernière^  il  n'aurait  plus  besoin  de 
faire  appel  au  concours  de  la  monarchie. 

Inutile^  n'est-ce  pas  ?  d'ajouter.  Monsieur  le  Direc- 
teur, que  la  solution  démocratique  m' apparaît  tout  à 
la  fois  comme  supérieure  en  dignité  morale  et  comme 
plus  opportune  et  plus  aisée,  à  l'heure  actuelle,  dans 
notre  pays.  Vous  savez  bien  que  cest  là  le  nœud  même 
de  nos  discussions. 

Je  ne  ferai  d'ailleurs  aucune  difficulté  ci  reconnaître 
que  le  Sillon  ne  perdrait  pas  toute  sa  raison  d'être  en 
monarchie  :  son  action  intime  sur  lésâmes  et  son  rayon- 
nement social  pouvant  demeurer  toujours  ;  mais  il 
perdrait  évidemment  de  son  indispensable  utilité  ;  il  est 
vrai  que  son  influence  tendrait  universellement  à  rendre 
la  monarchie  inutile  :  c'est  que  le  Sillon,  bien  que  se 
développant  tout  à  fait  en  dehors  de  la  politique  mili- 
tante, est  évidemment  animé  d'un  esprit  républicain. 
Je  sens  bien.  Monsieur  le  Directeur,  que  nous  ne 
donnons  pas  tout  à  fait  le  même  sens  à  ce  mot  chez 
nous  et  à  /'Action  française,  mais  il  faut  bien  parler 
avec  des  mots  et,  sans  doute,  à  force  de  converser 
ensemble,  nous  finirons  par  nous  comprendre  parfai- 
tement, sinon  par  nous  entendre. 

Veuillez  croire.  Monsieur  le  Directeur,  à  mes  senli- 
ments  bien  cordiaux  et  les  meilleurs. 

Marc  Sangnier. 
CoQime  tous  ceux  qui  se  dévouent  à  ce  qu'ils 


72  LE    DILEMME    DE    3IAHC    SANGMEK 

appellent  l'action,  Marc  Sangnier  couronne  de 
fleurs  le  théoricien  prévoyant,  mais  lui  répond 
à  peu  près  dans  les  mêmes  termes  que  l'Aréo- 
page à  saint  Paul  :  ce  —  ?sous  vous  écouterons 
une  autre  fois...  »  Agir  d'abord,  on  verra 
ensuite  où  l'on  va  ;  triste  maxime  et  commune 
à  tous  les  agitateurs  de  l'histoire. 

Mais^  si  les  avertissements  de  l'expérience  et 
les  prévisions  du  calcul  les  laissent  fort  calmes, 
nos  orateurs  se  troublent  sans  mesure  du 
petit  fait,  du  mot  ou  de  l'épigramme  de  nature 
à  gêner  l'action  immédiate.  Ah  !  voilà  qui  les 
pique  et  qui  les  réveille  !  Ils  n'ont  plus  de  repos 
qu'ils  n'aient  réparé,  rattrapé,  repris,  expliqué. 
Oui  ou  non,  Marc  Sangnier  a-t-il  dit  à  Epinal 
qu'il  se  moquait  du  pape,  ainsi  que  M.  Lapicque 
Ta  rapporté  (1)  ?  Oui  ou  non,  Marc  Sangnier  a- 
t-il  dit  à  Marseille,  en  répondant  àlveating-Hart, 
que,  «  si  demain  la  royauté  se  rétablissait  en 
France,  l'ordre  y  renaîtrait  de  lui-même  j)  et  que 
dès  lors  ((  le  Sillon  n'aurait  plus  de  raison 
d'être  »?  Grave  question,  grave  sujet  d'inquié- 
tude pour  Marc  Sangnier,  et  plus  encore  pour 
ses  partisans. 

Et  de  rectifier,  d'expliquer  et  de  pallier  1 

(l)  Voir  l'appendice  I. 


LE    DILEMME    DE    MAl'.C    SAiNGNIER  73 

Et,  vraiment,  cela  donne  envie  de  proposer  à 
Marc  Sangnier  un  marché  :  nous  lui  offrons 
quitus  des  deux  phrases  malencontreuses,  s'il 
veut  nous  promettre  en  échange  de  faire  une 
retraite  de  trois  jours  pleins  à  1'  Action  fran- 
çaise, pour  réfléchir,  du  point  de  vue  de  l'intérêt 
français  et  de  l'intérêt  catholique  (qui  sont 
liés),  à  la  gravité  des  responsabilités  qu'il 
assume.  Aussi  peu  politiciens  que  possible, 
bien  que  nous  occupant  uniquement  de  poli- 
tique, nous  n'éprouvons  aucun  désir  de  créer  à 
Sangnier  de  petits  embarras. 

Nous  distinguons  parfaitement  ce  qu'il  y  a  de 
noble  dans  ses  campagnes  et  de  généreux  dans 
son  action  personnelle.  Mais,  faute  de  réflexion 
de  sa  part,  ces  hautes  qualités,  ces  qualités 
précieuses,  travaillent  au  désastre.  Nous  vou- 
drions qu'elles  pussent  servir,  au  lieu  de  nuire. 
Voilà  pourquoi,  tout  en  leur  rendant  justice 
au  risque  d'impatienter  nos  meilleurs  amis, 
nous  ne  nous  lassons  pas  de  signaler  l'ef- 
froyable erreur  de  la  direction  adoptée.  Le 
guetteur  de  la  tour  fait  sa  veillée  mélancolique  ; 
il  vous  signale,  dans  un  intérêt  commun,  rem- 
bûche  sur  laquelle  vous  vous  précipitez.  Y 
tombez-vous,  ses  taquineries  ou  ses  invectives 
ne   vous     auraient    pas    arrêté.    L'accent    ami 

DILEMME  3 


74  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

de  mes   querelles  m'allégera  de  tout  remords. 

Marc  Sangnier  ne  dément  pas  les  paroles  que 
lui  «  prête  »  Walter  de  Keating-Hart.  «  Prêter», 
que  veut  dire  ce  mol  ?  Si  on  lui  prête  ces 
paroles,  si  elles  ne  sont  pas  de  lui,  il  n'a  pas  à 
en  rétablir  la  «  véritable  signification  ».  Mais  il 
rétablit  celle-ci.  C'est  reconnaître  que  lesdites 
paroles  sont  siennes  et  qu'on  ne  lui  a  rien 
«  prêté  ».  Sans  doute  il  se  plaint  de  «  quelque 
inexactitude  ».  Mais  laquelle  précisément  ?  Aussi 
précis  que  Marc  Sangnier  se  montre  vague, 
Hart  garantit  d'ailleurs  que  «  le  sens  tout  entier 
y  est  ».  Il  offre  de  produire  des  témoignages 
confirmatifs.  Ce  sens  est  donc  exactement  rap- 
porté et  la  lettre  de  Marc  Sangnier  précise  non 
ce  qu'il  a  dit,  mais  bien  ce  qu'il  eût  voulu  dire. 

Et  là  nous  retrouvons  la  même  pensée  arbi- 
traire que  nous  connaissons  :  «  Il  y  a  deux 
solutions  à  la  crise  anarchique  dont  souffre 
la  France...  »  Sangnier  me  réédite  la  concession 
d'Athalie  :  «  Ce  sont  là  deux  grands  dieux  j>. 
Eh  bien,  non.  Et  non.  L  opiniâtre  petit  Joas  a 
raison  : 

Lui  seul  est  Dieu,  Madame,  et  le  vôtre  n'est  rien. 

Votre  solution  n'en  est  pas  une,  mon  cher 
Sangnier.  Le  papier  souffre  tout,   mais   on  ne 


LE    DILEMME    DE    3IARC    SANGMER  'O 

peut  vraiment  appeler  solution  ce  qui  ne 
résout  rien,  laisse  subsister  le  problème  et  le 
rend  même  plus  aigu. 

D'abord,  «  la  solution  démocratique  »  de 
Sangnier  enveloppe  une  contradiction  dans  les 
termes,  car  rien  de  moins  démocratique  que  ce 
développement  de  «  force  »  ou  d'  «  autorité 
directrice  »  «  au  sein  de  la  nation  ».  Comme  le 
montrent  les  précédentes  déclarations  de  San- 
gnier, cela  constituera  et  aura  dû  constituer 
une  élite  dirigeante,  un  corps  animé  de  l'àme 
des  saints,  c'est-à-dire,  qu'on  y  consente  ou 
non,  une  aristocratie.  «  Démocratie  organique  », 
dit-il  plus  loin.  Très  bien:  cercle  carré  (1). 

En  second  lieu,  cette  solution  aristocratico- 
religieuseest  matériellement  impossible,  impos- 
sible en  pratique,  en  fait,  étant  donné  l'état  de 
la  France  moderne.  Marc  Sangnier  trouve  sa 
pseudo-démocratie  chrétienne  plus  opportuney 
plus  aisée.  Je  lui  dirai  comment  :  il  est  plus 
«  opportun  »  et  plus  «  aisé  »  de  faire  de  l'agi- 
tation démocratique  ;  ce  qui  n'est  pas  aisé,  ce 
qui  est  impossible,  c'est  d'en  faire  sortir  un 
résultat  catholique  ou  nationaliste  :  un  succès. 

{;i)\o\vV Action  française  du  io  juin  et  du  15  août 
1902  :  Le  dossier cVune  discussion,  Organisation  et  Démo- 
cratie. 


76  LE    DILEMME    DE    MAllC    SANGMER 

Ce  que  nous  proposons,  au  contraire,  n'est  pas 
facile.  Et  c'est  très  dur,  nous  ne  l'avons  jamais 
dissimulé.  Nous  occupons  une  position  difficile. 
Mais  c'est  là  seulement  qu'il  n'est  pas  dérai- 
sonnable de  se  tenir.  Toutes  les  autres  positions 
sontintenables.il  faudra  sans  conteste  beaucoup 
d'intelligence  et  de  dévouement  pour  battre 
l'ennemi,  mais  il  n'est  battable  que  là.  Ailleurs 
c'est  folie  pure  que  de  rien  espérer  ni  risquer. 
Nous  l'avons  démontré  à  Sangnier  plusieurs 
fois.  Il  n'a  rien  répondu.  Inutile  d'y  revenir. 

Troisièmement,  le  procédé  aristocratico-ré- 
publicain  présente  de  grands  dangers  :  quoi  que 
fasse  et  que  dise  Sangnier,  il  sera  toujours  traité, 
par  les  hommes  du  bloc,  de  bonapartiste  ou  de 
royaliste  ;  on  ne  le  recevra  jamais  pour  répu- 
blicain; il  s'entêtera  à  s'affirmer  tel;  il  sera 
donc  sommé  de  fournir,  en  outre  de  ses  affir- 
mations, les  preuves  de  son  loyalisme.  Les 
preuves,  en  terminologie  politique,  s'appellent 
des  gages.  Et  lesquels?  Butîet,  dans  V Etiquete  sur 
la  Monarchie,  a  montré  que  les  gages  à  donner 
aux  républicains-nés,  —  juifs,  protestants, 
maçons,  métèques,  —  se  réduisent  toujours  à 
quelque  «  infamie  ».  Une  infamie,  Sangnier 
n'en  commettra  jamais,  à  son  escient  :  mais, 
en  politique,  il  est  des  erreurs  pires  que  des 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  77 

crimes  :  je  lui  prédis  qu'il  sera  enp^agé,  peut- 
être  avant  peu,  clans  les  pires  erreurs  afin  de 
soutenir  son  état  de  républicain. 

►..  Bien  inutilement  d'ailleurs.  Les  concessions 
des  modérés  ne  les  sauvent  pas  des  violents. 3/«zs 
je  7îe  suis  pas  un  modéré^  dit  Sang  nier  \  je  suis  un 
révolutionnaire,  un  antibourgeois  !  Celte  pauvre 
défense  ne  trompe  pas  la  foule,  qui  reconnaît  le 
fils  de  bourgeois,  et  de  grands  bourgeois,  à  l'ac- 
cent et  au  masque,  si  ce  n'est  au  grain  de  l'habit. 
Cette  défense  m'inquiète  pour  la  fermeté  de 
Marc  Sangnier.  Il  ne  faut  jamais  renier  sa  classe 
originelle;  le  sentiment  de  classe  est  un  des 
facteurs  du  sentiment  national.  C'est  en  reniant 
leur  naissance  ou  leur  caractère,  que  les  Mira- 
beau, les  Sieyès  et  les  Grégoire  ont  commencé 
à  décomposer  leur  pays. 

Est-ce  sur  le  terrain  social  ou  sur  le  terrain 
national  que  Sangnier  donnera  des  gages?  Jl 
en  donnera.  Ce  platonique  amant  de  l'ordre,  que 
l'on  a  vu  s'armer  contre  tous  les  désordres,  les 
augmentera  et  les  servira. 

Contradictoire  en  elle-même,  contredite  ou 
contrariée  par  les  circonstances,  enfin  vouant 
ceux  qui  s'y  livrent  aux  chances  les  plus  sûres 
de  déshonneur  ou  d'infamie,  telle  est  celte 
démocratie  que   Sangnier  ose  appeler  une  solu- 


78  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

tion,  sans  trembler,  à  l'idée  d'y  rattacher  le  sort 
de  son  œuvre.  (Cependant,  dit-il,  le  Sillon  se 
développe  «  tout  à  fait  en  dehors  de  la  politique 
militante  ».  Mais  il  ajoute  que  1'  «  utilité  indis- 
pensable »  du  Sillon  est  de  résoudre  un  pro- 
blème de  politique  pure  :  celui  de  l'ordre  public  ! 
Comprenne  qui  pourra  de  pareils  logogriphes... 
J'avoue  ne  pas  saisir  les  deux  idées  distinctes 
que  Sangnier  se  fait  du  Sillon^  je  le  défie  de  les 
penser  toutes  les  deux  en  même  temps  :  elles  s'ex- 
cluent. Il  faut  parler  avec  des  mots,  mais  encore 
faut-il  que  ces  mots  représentent  des  idées  com- 
patibles. Ce  brillant  esprit  est  bien  décevant  1 
Si,  las  de  le  presser  de  vains  questionnaires, 
je  consulte  mes  souvenirs,  le  Sillon  m'apparaît 
comme  un  mouvement  d'éducation  populaire,  un 
cercle  d'études  sociales,  très  mystique  et  très 
pratique  tout  à  la  fols,  le  monde  de  la  fraternité 
intellectuelle  et  morale,  mû  par  le  souffle  de 
l'amour.  Je  n'y  aperçois  nulle  part  le  rouage 
technique,  l'organisme  politique  destiné  à  riva- 
liser avec  les  monarchies  de  l'Europe  et,  le  cas 
échéant,  à  rendre  la  monarchie  inutile  en  France. 
Je  me  suis  même  plu  à  considérer  éventuelle- 
ment le  Sillon  comme  une  des  ressources  et  des 
parures  de  notre  royaume  à  venir.  Le  zèle  et 
l'activité  prosélytiques  sont  des  biens  nationaux 


I 


LE    DILEMME    DE    MARC    SAXGNIER  79 

d'un  prix  incomparable.  Tout  royaliste  en  qui 
revit  une  parcelle  de  la  prévoyance  et  du  patrio- 
tisme des  rois  ne  peut  voir  sans  tristesse  de  si 
grands  biens  méconnaître  leur  vrai  deslin. 

Sangnier  se  figure  le  prince  héréditaire  comme 
un  factotum  suffisant  à  tout,  en  vertu  d'on  ne 
sait  quelle  satrapique  omnipotence  !  Sans  doute, 
un  roi  rétablit  l'ordre  et^  l'ordre  rétabli,  il  se 
réserve  en  propre  le  domaine  de  pure  politique 
qui  n'est  qu'à  lui  :  la  diplomatie  et  la  guerre,  la 
haute  police  et  la  haute  justice,  car  nous  avons 
vingt  fois  montré  qu'aucune  vertu,  si  généreuse 
ou  vaillante  fùt-elle,  ne  saurait  administrer 
sainement  et  utilement  ce  domaine  d'État, 
privilège  éternel  des  pouvoirs  héréditaires,  na- 
tionaux^ qui  se  dégagent  du  sein  d'un  peuple,  ou 
qui  lui  sont  imposés  du  dehors.  Nous  l'avons 
souvent  dit  :  Vous  ne  voulez  pas  des  Capétiens? 
Vous  aurez  les  lïohenzollern,  ou,  pendant  l'in- 
terrègne, les  grandes  familles  juives,  protes- 
tantes, maçonnes  et  métèques  régneront  sur 
vous  !  Tant  que  les  hommes  seront  engendrés 
par  le  sang  et  que  le  sang  sera  versé  dans  les 
batailles,  c'est  par  le  sang  que  l'ordre  propre- 
ment politique  sera  administré.  Monarchiques 
ou  collectifs,  anciens  ou  modernes,  américains 
ou  européens,  les  Etats  (en  tant  qu'Etats)  sont 


80  LE    l'ILEMME  DE    MARC    SA.NGMER 

voués  à  des  principats  héréditaires  :  celui  de 
la  République  française  comme  les  autres.  Vous 
pouvez,  certes,  une  chose,  Marc  Sangnier,  et 
votre  Sillon  :  vous  pouvez  aider  le  sang  étranger 
qui  gouverne  la  France  à  en  rester  le  maître. 
Vous  pouvez  consolider  la  République,  mais  je 
dis  :  cette  République.  L'œuvre  du  Sillon  et  les 
œuvres  similaires,  les  associations  de  volonté 
et  d'intelligence  ne  sauront  ni  fonder  ni  gou- 
verner l'Etat.  Gela  ne  saurait  faire  un  doute. 
INous  sommes  d'accord  là-dessus,  il  faut  dans 
notre  intérêt  même  à  nous  autres  sujets,  il  faut 
que  quelqu'un  puisse  dire  :  «  Œtat  cest  moi  ». 
Mais,  cette  sphère  de  l'Etat  bien  réservée  et 
mise  à  part,  la  monarchie  n'apporte  aucunement 
aux  bons  citoyens,  aux  associations  nationales, 
aux  groupements  religieux  une  besogne  toute 
faite,  mais,  simplement,  la  faculté  d'exister  libre- 
ment, de  se  développer  sans  contrainte,  de  vivre 
en  paix  sous  des  lois  justes.  Si  donc  l'ordre  était 
rétabli  par  la  Monarchie,  elle  ne  rendrait  pas 
le  Sillon  inutile,  comme  vous  Tavez  dit  à  Hart  ; 
cet  ordre  permettrait  au  Sillon  de  se  développer 
en  toute  sûreté  ;  ce  que  vous  appelez  la  démo- 
cratie organique,  ce  que  nous  nommons  la 
nation  organisée  aurait  tout  à  faire  :  le  travail 
pourrait   commencer.  Les  gens    de  bien   pour- 


LE    DILE31MF,    DE    MARC    SANGMER  SI 

raient  concevoir  Tespérance  d'agir  enfin  utile- 
ment. 

Souvenez-vous  des  règnes  de  Henri  IV  et 
de  Louis  XIII,  l'un  et  l'autre  si  remarquables  au 
point  de  vue  de  l'activité  ecclésiastique  et  qui  dé- 
terminèrent une  renaissance  du  catholicisme.  De 
tels  règnes  vous  serviraient  plus  que  la  Ligue, 
dont  je  ne  médis  point,  puisque  j'aurais  «  ligué  » 
pour  ma  part,  jusqu'à  la  conversion  du  roi  hu- 
guenot et  non  au  delà.  Les  deux  premiers  Bour- 
bons fournirent  à  la  vie  religieuse  du  pays  une 
aire  de  paix,  une  base  d'ordre  public.  Ce  que 
les  dissensions  gaspillaient  fut  organisé,  concen- 
tré, ramassé.  Cela  permit  1  Oratoire,  les  Filles 
de  Charité,  les  commencements  admirables  de 
Port-Royal.  Nous  avons  souvent  ditauxhommes 
de  talent  que  la  République  use  et  décourage  ; 
quelle  longue,  pleine  et  utile  carrière  ils  pour- 
raient courir,  une  fois  soutenus  par  le  vœu  d'un 
souverain  qui  ne  tiendrait  pas  son  pouvoir  du 
caprice  électif  !  Et  ces  avantages  personnels  ne 
seraient  de  rien  en  comparaison  des  avantages 
publics  que  retireraient  la  société,  les  sociétés, 
nos  Républiques,  de  Tordre  rendu  à  lEtat. 

La  monarchie  rétablit  l'ordre,  accordez-vous. 
Eh  bien,  l'ordre  une  fois  conquis,  croyez-vous 
que  l'activité  doive  s'arrêter?  Elle  se  multiplie, 

3* 


82  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGiMER 

au  contraire  par  la  facilité  que  l'ordre  lui  pro- 
cure. Qu  est-ce  l'ordre,  en  toute  chose,  si  ce  n'est 
pas  la  possibilité  d'un  mouvement  heureux,  le 
moyen  du  progrès  rapide?  L'ordre  n'est  qu'un 
moyen.  C'est  un  point  de  départ.  Rétablir  l'ordre 
restitue  une  atmosphère  favorable  à  l'activité 
charitable  ou  patriotique,  économique  ou  reli- 
gieuse. Cet  ordre  rend  l'œuvre  possible  ou  meil- 
leure. Il  lui  garantit  la  durée,  lui  fournit  des 
auxiliaires  ou  des  protecteurs.  Réfléchissez,  vous 
verrez  bien  que  le  monarque  fait  précisément  la 
condition  même  de  tout  ce  que  votre  œuvre 
comporte  d'utile.  Cet  homme  d'armes  veille  sur 
le  sillon  que  vous  tracez.  11  vous  dispense  de 
labourer  l'épée  à  la  main.  Me  direz-vous  qu'il 
est  plus  beau  et  plus  digne  de  faire  à  la  fois 
les  deux  choses?  Je  crois,  tout  au  contraire,  mon 
cher  Sangnier,  que  cela  est  fort  laid.  Non,  cela 
n'est  pas  digne  d'une  civilisation  avancée,  d'un 
genre  humain  sorti  de  ces  confusions  de  pou- 
voirs qui  sont  naturelles  aux  sauvages.  Le  beau 
et  le  digne,  cela  consiste  à  faire  quelque  chose 
bien.  Gela  exige  donc  quelque  division  du  travail. 
Plus  l'épée  et  le  sceptre  sont  tenus  d'une  main 
exercée  et  habile,  plus  vous  avez  loisir  et  chance 
de  conduire  voire  labour. 


ARTICLE    CINQUIÈME  (1) 

Troisième  lettre  de  Marc  Sangnier.  —  La  monarchie  serait, 
dans  l'évolution  des  sociétés,  une  étape  analogue  à 
l'institution  de  l'esclavage.  —  Acte  de  foi,  dans  l'avenir 
de  la  démocratie.  —  iVo5  réponses.  —  Vanité  des 
hypothèses  d'évolution  sociale.  —  L'hérédité  du  pou- 
voir est  la  loi  constante  de  la  sécurité  des  Etats. 


Libre  à  Sangnier,  dans  son  Silloji,  de  se 
montrer  plus  exclusif  à  notre  égard  que  nous 
ne  le  sommes  au  sien  :  mais  c'est  là  son  affaire 
personnelle  et  non  doctrinale.  Que  la  volonté 
ou  la  passion  de  Sangnier  décrète  ce  qu'il  lui 
plaira  :  sa  qualité  de  catholique  lui  interdisant 
d'adopter  à  son  caprice  n'importe  quelle  doc- 
trine, nous  sommes  toujours  assurés  de  «  tenir  » 
Marc  Sangnier  dans  la  mesure  où  il  se  tiendra 
au  catholicisme-  «  jNous  »,  dis-jo,  hommes 
d'ordre  et  de  tradition,  nous  Français  patriotes, 
royalistes  conscients  ou  inconscients. 

Cependant  sa  passion  hostile,  son  désir  de 
multiplier  les  différends  et  les  désaccords  entre 
nous  ne  sont  pas  éléments  qu'il  faille  mépriser,  et 
je  suis  frappé,  pour  mon  compte, de  cette  viva- 

(i)  D'après  l'Ac/iOJi  franraise  des  lo  avril  et  15  mai  1005. 


84  LE  dilem:me  de  marc  sangnier 

cité,  de  cette  âpreté.  On  dirait  même  que  le 
soin  que  nous  prenons  d'analyser,  pour  les 
dissoudre,  les  obstacles  artificiels  qu'il  élève  dans 
l'intervalle  qui  le  sépare  de  nous,  a  le  don  de 
fouetter  et  d'exaspérer  sa  merveilleuse  bou- 
limie de  nous  fuir.  Il  a  mis  au  service  de  cette 
passion  une  ingéniosité  véritable,  un  zèle  pres- 
que aussi  ardent,  et  plus  ardent  peut-être  que 
celui  qu'il  dépense  à  lutter  contre  les  ennemis 
de  sa  foi.  La  fragilité  des  barricades  qu'il  édifie, 
le  peu  d'étendue  et  de  profondeurdes  fossés  qu'il 
creuse,  le  dépitent  sans  doute,  mais  ne  le  décou- 
ragent point.  Un  argument  faible  n'est  pas 
nécessairement  dépourvu  de  portée.  Sangnier  fait 
arme  et  outil  de  tout,  il  en  compose  un  ensemble 
assez  spécieux.  Qu'il  n'y  ait  rien  dessous, 
cela  saute  aux  yeux  de  quiconque  approche  et 
examine,  et  l'on  est  bien  obligé  de  se  demander 
avec  quelque  scandale  comment  un  prédicateur 
de  charité  et  d'amour  peut  en  venir,  dans  la 
pratique,  à  se  montrer  ainsi  irréconciliable 
et  profondément  diviseur.  Auguste  Comte  a  fait 
un  vers  alexandrin  tout  exprès  pour  inviter 
son  disciple  à  être  «  conciliant  en  fait,  inflexible 
en  principe  » .  D'après  quel  article  de  la  foi 
catholique  Marc  Sangnier  justifie-t-il  une  atti- 
tude extrêmement  molle  et  facile  sur  les  prin- 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGMER  Sd 

cipes,  mais  iDtraitable  quand  les  personnes,  les 
groupes  et  les  coteries  sont  en  jeu? 

Ce  tour  d'esprit  ou  de  caractère,  qui  peut 
mener  fort  loin,  s'appela  de  tout  temps  l'esprit 
de  parti.  H  y  a  cependant  ici  autre  chose  :  cet 
esprit  de  parti  est  encore  celui  d'un  parti  très  par- 
ticulier, si  l'on  peut  ainsi  dire.  Notre  parti  répu- 
blicain français  est  très  particulièrement  atten- 
tif, jaloux,  ombrageux,  pour  tout  ce  qui  touche 
aux  questions  d'orthodoxie,  et  Sangnier,  qui, 
sous  ce  rapport,  ne  le  connaissait  pas  mal,  l'imile 
le  moins  mal  possible.  «  Suis-je  orthodoxe?  » 
C'est  le  souci  profond,  c'est  le  rêve  anxieux  de 
l'inventeur  du  sillonisme.  Il  s'efforce  donc 
d'êtrece  qu'il  veut  être  et,  comme  il  a  très  jus- 
tement observé  que  l'orthodoxie  des  républi- 
cains n'a  qu'un  symbole  négatif  et  qu'elle  se 
mesure  bien  moins  sur  les  idées  qu'on  a  que  sur 
les  idées  qu'on  n'a  pas,  comme  il  a  vu  de  même 
que  la  république  est,  selon  l'expression  de 
M.  Anatole  France,  «  simple  absence  de  prince  », 
le  bon  républicain  devient  donc  pour  Sangnier 
celui  qui  se  sépare  et  qui  s'éloigne  de  la  réac- 
tion. 

Mais  qu'est-ce  que  la  «  réacttion  «  ?  C'est  ce  que 
Sangnier  ne  sait  pas.  Il  ne  sait  pas  que  c'est  la 
vieille  France,    l'antique  Eglise    tout    entière, 


86  LE    DILEMME    DE    MARC   SANGNIEK 

et  son  ignorance  lui  permet  de  crier  qu'il  n'est 
pas  un  réactionnaire  et  qu'il  voue  à  la  réaction 
«ne  haine  aussi  vive  qu'à  la  maçonnerie.  Mal- 
heureusement, les  vrais  ennemis  de  la  réaction, 
les  républicains  de  naissance,  ne  se  payent  ni  de 
mots  ni  de  cris.  En  signe  de  pensée  sincère  et 
de  croyance  profonde,  il  leur  faut  des  actes. 
Ils  en  exigent  donc.  Là,  je  l'ai  déjà  dit,  commence 
un  risque  très  distinct,  ce  risque  de  «  l'infamie  » 
annoncé  par  André  Buffet.  Dire  :  «  Je  me  sépare 
de  la  réaction  »,  c'est  vite  dit.  Le  faire  voir  ou 
le  faire  croire  est  moins  vite  fait  quand  on  est 
Marc  Sangnier,  c'est-à-dire  un  Français  catho- 
lique, issu  d'un  milieu  honorable  et  honoré.  La 
pensée  mère  du  Sillon  défend  de  tirer  sur 
l'Eglise.  Quant  à  tirer  sur  la  vieille  France,  si 
cela  n'est  pas  impossible,  cela  est  dur.  11 
le  fallait  pourtant,  sur  la  pente  où  était  San- 
gnier, et  Sangnier  ne  pouvait  pas  n'y  pas  des- 
cendre. La  lettre  qu'on  va  Ire  montre  bien  que 
la  glissade  n'a  pas  tardé. 

Multipliant  à  mon  égard  les  formules  d'une 
courtoisie  raffinée,  non  sans  accumuler  les  pré- 
cautions et  les  euphémismes  à  l'égard  des  idées 
et  des  réalités  qu'il  attaque,  Sangnier  s'est  efforcé 
d'apparaître,  en  politique  internationale,  en  poli- 
tique militaire,  aussi  frivole,  aussi   incohérent, 


LE    DlLEMMt:    DE    MARC    SANGMIiK  8^7 

aussi  insolent  même  que  le  plus  inconsidéré  des 
pires  sectaires  de  gauche.  Vieille  histoire  :  l'his- 
toire de  tous  ceux  qui,  à  quelque  degré,  ont  tenu 
au  monde  conservateur.  «  ?s'êtes-vous  pas  de  ce 
monde-là  ?  »  lui  eût-on  demandé,  comme  la 
servante  à  saint  Pierre.  Pour  mieux  jurer  que 
non,  pour  mieux  soutenir  sa  qualité  de  républi- 
cain, pour  s'exiler  plus  ostensiblement  de  ce 
monde  qui  compromet,  il  n'a  pas  hésité  à  enga- 
ger des  hostilités  direcles  contre  tout  ce  que 
représente  d'honorable,  de  nécessaire  ou  de  pré- 
cieux ce  monde-là.  L'armée,  l'Etat,  la  patrie 
«  territoriale  »,  ont  payé  les  frais  du  déplace- 
ment et  du  déclassement  de  Sangnier  ;  peut-être 
aussi  bien  ne  se  doute-t-il  point  de  l'énormité  du 
sacrifice  moral  qu'il  a  consenti  de  la  sorte  ; 
peut-être  bien  le  malheureux  croit-il  que  c'est 
pour  rien. 

Voici  la  lettre  à  laquelle  j'ai  cru  devoir  pré- 
parer le  lecteur.  Etait-ce  nécessaii'e,  et  comme 
moi  ne  s'y  attendait-on  ?  Je  l'avais  prédit  à  la 
rencontre  précédente,  et  le  lecteur  l'avait  prévu 
aussi  bien  que  moi.  A  cette  vieille  prédiction, 
il  est  aisé  d'en  ajouter  de  neuves.  On  se 
demande  si  Sangnier,  dévoré,  agité  de  l'esprit 
de  révolte  contre  l'ordre  intérieur  et  la  vie 
sociale  de  son  pays,  pourra  tarder  longtemps  de 


OO  LE    DILEMMli    DE    3IAHC    SA^GMER 

témoigner  de  la  même  fermentation  libérale  et 
démocratique  à  l'intérieur  de  son  Eglise,  ins- 
titution aristocratique  et  autoritaire.  Là-dessus, 
je  dirai  au  lecteur:  Patience!  Ces  doutes,  ces 
soupçons,  ces  pronostics  ont  été  en  leur  temps 
les  miens.  Yous  les  verrez  un  peu  plus  loin.  En 
attendant  la  réponse  que  nous  feront  les  faits, 
on  peut  être  certain  que,  quelle  qu'elle  soit,  elle 
viendra  à  notre  appui.  Suivant  un  dilemme  nou- 
veau, plus  sûr  que  celui  qui  a  donné  son  nom  à 
ce  petit  livre,  ou  Sangnier  restera  dans  le  sein  de 
l'Eglise,  et  les  mauvais  fils  du  sillonisme  seront 
étouffés  de  ses  propres  mains,  ou  l'Eglise  sera 
quittée,  et  la  preuve  de  l'hétérodoxie  de  Sangnier 
sera  bien  établie  sur  le  mouvement  de  Sangnier. 

Il  écrivait  donc  au  directeur  de  V Action  fran- 
çaise : 

Monsieur  le  Direcleur, 

Voici  que  je  trouve  encore  ce  soir  un  petit  instant 
pour  causer  avec  vous.  Certes,  f  aimerais  pouvoir  déve- 
lopper, tout  à  loisir,  mes  raisons  et  mes  arguments. 
Hélas  I  la  vie  agitée  que  je  mène  m'en  empêche...  Et 
pourtant  je  dois  à  la  vérité  de  ne  pas  laisser  croire  que 
je  suis,  le  moins  du  monde,  réduit  an  silence,  sijamcds 
je  ne  me  suis  senti  plus  ardemment  républicain  et 
démocrcde  quaujourcVhui  ci  cause  des  précisions  mêmes 


LE    DILEMME    JJE   MARC    SANGMEK  89 

que  la  nécessité  de  répondre  à  vos  objections  m'a  per- 
mis d  apporter  à  mes  doctrines. 

Il  faut  enfin  nettement  circonscrire  le  débat.  Je 
n  attaque  pas  la  monarchie,  mais  j'altaque  votre  pré- 
tention de  considérer  la  monarchie  comme  la  seule 
forme  possible  de  gouvernement. 

Il  me  semble  que  votre  point  de  vue  est  étroit. 
Lorsque  vous  me  démontrez  par  le  raisonnement  et  par 
ihisloire  que  la  monarchie  est  un  gouvernement  possible 
et  qui  peut  fonctionner  normalement,  je  suis  certes 
bien  forcé  d'être  d'accord  avec  vous  :  je  sais  bien  que 
la  monarchie  a  existé,  jesais  même  quelle  existe  encore 
en  quelques  lieux,  quoique  presque  partout  diminuée  et 
faussée.  {Je  n'en  déduis,  du  reste,  nullement,  quelle 
puisse  exister  aujourd'hui  en  France.) 

Mais  quand  vous  dites  que  seule  la  monarchie  peut 
être,  je  ne  puis  vous  suivre.  Je  constate  surtout  que 
vous  semblez  avoir  quelque  difficulté  à  concevoir  autre 
chose  que  ce  qui  a  été.  De  même,  vous  le  savez,  au 
temps  de  Vesclavage,  on  affirmait  que  la  liberté  ren- 
drait impossible  tout  travail  collectif,  et  je  ne  sais  pas 
d'ailleurs  jiisqu  à  quel  point  l  esclavage  na  pas  été  une 
étape  nécessaire  dans  l'organisation  du  travail. 

Pour  nous,  la  monarchie  est,  de  même,  une  étape. 
Pour  vous,  c'est  quelque  chose  d'immuable,  d'absolu 
comme  la  famille  qui  est  de  droit  naturel  et  d'institu- 
tion divine.    Voilà  ce  qui  nous  sépare. 

Vous  supposez  que  la  société  demeurei-a  toujours  ce 
quelle  a  été  au  moment  où  elle  j)ostulait,  en  quelque 
sorte,  la  monarchie  comme  régime  politique  —  ce 
qu  elle  n'a  pas,  du  reste,  tout  êi  fait  cessé  d'être  ;  vous 
considérez  comme  éternels  le  patriotisme   territorial, 


90  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

la  diplomatie,  la  conception  même  de  VEtat  tels  que  la 
monarchie  les  ont  fixés,  non  pour  toujours  mais  pour 
un  temps ^  et,  partant  de  ces  postulats  gratuits,  vous 
concluez  que  le  salut  national  exige  la  monarchie. 
Vous  placez  vous-même  arbitrairement  la  conclusion 
désirée  dans  les  prémisses. 

Tout  pourtant  —  et  Vhistoire,  que  vous  chérissez 
très  particulièrement  — prouve  avec  surabondance  que 
les  organisations  sociales  et  politiques  sont  essentielle- 
ment changeantes  et  variables,  correspondant  successi- 
vement aux  diverses  phases  de  révolution  même  des 
sociétés.  L'Empire  romain,  l'Empire  frank.,  la  monar- 
chie carolingienne,  puis  la  capétienne  ne  pouvaient 
supporter  une  uniformité  de  régime. 

Je  crois  que  les  transformations  sociales  et  l'évolution 
morale  que  seul,  du  reste,  le  Christianisme  a  pu 
rendre  possibles  et  qui  sont  commencées  depuis  bien 
longtemps  déjà,  nécessitent  l élaboration  d'une  organi- 
sation démocratique .  Et  cela  en  sociologie  comme  en 
politique.  Le  patronat  ne  m' apparaît  pas  plus  éternel 
que  la  monarchie , 

Vous  jugez  que  le  sens  de  l'évolution  est  autre.  Nous 
apprécions  différemment.,  voilà  tout.  Mais  ce  que  je 
crois  pouvoir  affirmer,  c  est  qu'il  vous  est  impossible 
de  me  prouver  que  les  sociétés  humaines  soient  à  tout 
jamais  contraintes  de  se  plier  aux  règles  de  votre 
Monarchie  II  faudra  bien  quelles  se  soumettent  aux 
exigences  des  lois  naturelles  qui  les  régiront  toujours 
nécessairement,  je  Vavoiie,  mais  je  ni  imagine  avoir 
suffisamment  prouvé  que  tout  ce  quil  y  avait  dans  la 
monarchie  de  principes  gouvernementaux  essentiels  se 
retrouve  dans  la  démocratie  organique  telle  que  nous 


LE   DILEMME    DE    MARC    SANGNTER  91 

la  concevons^  sans  pouvoir,  bien  entendu,  définir  aussi 
exactement  ce  qui  sera  un  jour  que  les  monarchistes 
peuvent  le  faire  de  ce  qui  a  été. 

Comme  ceux-ci^  nous  avons  un  organe  d'intérêt 
d'Etat,  un  pouvoir  qui  n  est  pas  astreint  ci  la  tyrannie 
des  majorités  numériques  ;  comme  nous,  ceux-ci  sont 
bien  forcés  de  soutenir  le  pouvoir  central  par  le  consen- 
tement de  Vopinion  publique  ;  ils  n  échapperont  pas 
plus  que  nous,  moins  que  nous  peut-être  même,  aux 
dangers  des  crises  et  aux  cataclysmes  toujours  possibles. 
Les  uns  comme  les  autres,  enfui,  nous  sommes  forcés 
de  reconnaître  que  le  pouvoir  appartient  toujours  à  la 
majorité  dynamique  de  la  nation. 

Au  fond,  ce  qui  nous  sépare  surtout,  c'est  que 
/'Action  française  ne  recomiait  quune  tradition  et 
quune  hérédité  charnelles  :  nous,  nous  croyons  ci  une 
tradition  et  à  une  hérédité  morales. 

Mais,  m  objecter  a- t-on,  les  peuples  vivent  et  évoluent 
dans  le  temps  et  sur  la  terre.  Ce  n  est  pas  une  société 
d'âmes,  une  église  que  nous  voulons  constituer,  mais 
un  Etat  temporel. 

—  Sans  doute,  mais  f  ai,  quant  à  moi,  la  naïveté  de 
croire  que  tout  V effort  de  l  humanité  aidée  et  soutenue 
par  les  forces  internes  du  Christianisme  doit  justement 
consister  à  dégager  les  peuples  des  tyrannies  charnelles 
pour  les  élever,  petit  à  petite  jusqu'aux  francliises  de 
lEspril.  Consultez  toujours  l'histoire.  Comparez  les 
anciennes  civilisations  à  celles  que  le  Christianisme  a 
rendues  possibles.  Comparez  l'idée  même  que  les  Juifs 
se  faisaient  du  vrai  Dieu,  de  l'autorité  et  du  pouvoir 
parmi  les  homnws  à  celle  que  nous  sommes  devenus 
capables  de  nous  en  fnre  aujourd'hui.  Cela,  sans  doute. 


92  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

est  de  la  vulgaire  et  banale  observation  historique, 
mais  il  ne  faudrait  pas  pourtant  quà  force  de  raffiner 
on  arrivât  à  méconnaître  ce  qui  est  évident. 

Il  serait  peut-être  puéril  de  toujours  essayer  de 
taxer  d  illogisme,  d'inconséquence^  les  opinions  d'ad- 
versaires qui  trouvent  très  solides  et  inexpugnables  les 
positions  qu'ils  occupent,  et  quant  à  nous,  nous  avouons 
vraiment  que  toute  la  savante  dialectique  de  /'Action 
française  n'a  nullement  pu  nous  convaincre  de  la 
nécessité  de  la  monarchie  pour  le  salut  national,  et 
moins  que  l'on  ne  voulût  dire  justement  par  là  le  salut 
de  tout  un  ordre  de  choses  qui  ne  peut  exister  qu'avec 
la  monarchie  comme  clé  de  voûte. 

Au  reste  pour  inléressantes  qu'elles  soient,  ces  dis- 
cussions théoriques  ne  laissent  pas  que  d  être  toujours 
un  peu  vaines  par  quelque  côté.  Et  lorsqu'il  s'agit  de 
contingences  sociales  et  politiques.^  les  plus  belles 
théories  demeurent  impuissantes  si  elles  ne  sont  enra- 
cinées dans  la  vivante  réalité.  Or,  il  n'y  a  plus  en  France" 
le  moindre  loyalisme  monarchique .  Le  duc  d'Orléans 
ne  saurait  vraiment  apparaître  à  personne  comme  le 
premier  des  Français  (je  ne  voudrais  du  reste  nulle- 
ment lui  faire  un  grief  de  ce  qui  résulte  de  circons- 
tances indépendantes  de  sa  volonté).  Tandis  que  les 
bons  esprits  de  l'école  des  néo-monarchistes  s'enthou- 
siasment surtout  pour  un  travail  d  idées  pures,  nos 
humbles  camarades  du  Sillon,  mêlés  vraiment  ci  ce 
qu'il  y  a  de  plus  vivant,  de  plus  inconscient  peut-être, 
mais  de  plus  profond  dans  la  société  contemporaine, 
travaillent  non  ci  bâtir  un  système  qui  satisfasse  l'esprit, 
mais  à  conquérir  des  réalités.  Ceux- Ici  tracent  des 
plans  de  campagne  imaginaires  ou  plutôt  organisent 


Lli    DILEMME    DE    MARC    SANGMEIi  93 

une  nation  qui n  est  pas  àeux^  cenx-cibàtissent, pierre 
par  pierre,  la  maison  qnils  veulent  construire.  Ils 
réalisent  déjà  leur  démocratie  dans  les  groupes  qu'ils 
développent,  dans  les  œuvres  économiques  qu'ils  créent. 
Sous  le  manteau  vieilli  de  l'Etat  qui  nous  opprime,  ce 
sont  déjà  les  cellules  vivantes  d'un  état  nouveau  qui 
paraissent.  Quelle  n  est  pas  la  joie  du  chimiste  lorsque, 
quittant  les  livres  et  les  formules,  il  pétrit  lui-même  la 
matière^  s'éclaire  par  une  expérience  directe  et  sent 
l'idée  et  le  système  faillir  spontanément  des  leçons 
mêmes  de  la  nature  qui  l'instruit,  loyale  et  sûre  colla- 
boratrice de  ses  efforts  !  De  même,  si  nous  croyons  à  la 
démocratie,  c'est  surtout,  nen  doutez  pas,  parce  que 
nous  la  vivons  déjà,  et  vous  n  aurez  pas  sans  doute  le 
courage  de  nous  reprocher  ce  respect  que  nous  profes- 
sons pratiquement  des  méthodes  positives  dont  on  parle 
tant  à  /Action  française. 

Voici,  Monsieur  le  Directeur,  quelques  ré/lexions 
qneje  jugeais  utile  d'apporter  ici  pour  préciser  le  débcd 
tout  en  l'élargissant. 

Du  reste,  l'avenir  dira  qui  de  nous  se  trompait.  Il 
est  vrai  qu'il  a  fallu  à  la  Monarchie  plusieurs  siècles 
pour  sortir  du  sanglant  chaos  féodal.  Nous  espérons 
n'avoir  pas  besoin  de  demander  un  si  long  crédit... 
Et  après  tout,  n  est-ce  donc  pas  encore  en  marchant 
que  ion  peut  le  mieux  prouver  le  mouvement  '? 

Veuillez  croire,  Monsieur  le  Directeur,  à  ma  consi- 
dération bien  distinguée  et  à  mes  sentiments  les  meil- 
leurs. 

Marc  Sangxier. 


Suivant  la  méthode  constante,  nous  relisons  la 


94  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIl'.R 

lettre  et  la  reprenons  mot  pour  mol,  de  manière 
à  ne  rien  en  laisser  subsister. 

I.  —  On  n  est  point  réduit  au  silence,  quand 
on  a  reçu  l'éloquence  en  partage  dès  le  berceau. 
Mais  ce  n'est  pas  au  tris(e  parti  de  se  taire  que 
nous  voudrions  conduire  Marc  Sangnier;  nous 
voudrions  l'obliger  à  parler,  à  s'exprimer,  à  se 
dépenser,  à  agir  dans  le  sens  de  la  vérité  politi- 
que :  vérité  qui  ne  laisse  place  à  aucun  dilemme, 
car  elle  est  une  pour  ce  temps  et  pour  ce  pays. 
C'est  la  Monarchie. 

IL  —  Marc  Sangnier  se  sent  plus  ardemment 
républicain  que  jamais,  et  ceci  est  vrai,  h'éîior- 
7nité  de  ses  paroles  de  Marseille  a  déterminé 
chez  lui  une  réaction  violente.  Il  a  craint  de 
paraître  suspect  d"être  suspect.  Qui,  lui?  avoir 
fait  de  pareilles  concessions  à  la  monarchie?  Eh 
bien  !  l'on  verra  !  Et  l'on  voit.  On  voit  que  Marc 
Sangnier  ne  s'est  jamais  inontré  plus  républi- 
cain qu'aujourd'hui. 

Se  sent-il  démocrate?  D'après saleltre,  éclairée 
par  ses  articles  et  ses  discours  du  Sillon  ou  d'ail- 
leurs, il  y  a  là  quelque  mirage.  Il  se  veut,  il  se 
croit  peut-être  démocrate.  Pour  se  mieux  trouver 
tel,  il  donne  des  définitions  de  plus  en  plus  flat- 
teuses de  la  démocratie.  Le  malheur  est  que  ces 
définitions  font  précisément  apparaître  la  con- 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANG  NIER  Uo- 

ception  aristocratique  dont  je  lui  ai  déjà  signalé 
la  présence  dans  sa  pensée,  mais  dont  je  lui  ai 
pareillement  démontré  (1),  pour  ce  siècle  et 
pource  pays,  le  caractère  profondément  irréali- 
sable. 

III. —  Sangnier  reconnaît  très  loyalement  que 
la  nécessité  de  nous  répondre  l'a  induit  à  préciser 
ses  doctrines.  Le  15  octobre,  il  nous  remerciait 
de  «  l'aide  «  et  du  «  profit  »  que  lui  avait  valus 
la  lecture  de  VActioti  française.  Sans  prétention, 
cela  est  juste.  Un  coup  d'œil  sur  le  Sillon  de  ces 
derniers  mois  en  ferait  la  preuve  certaine.  San- 
gnier et  ses  amis  ont  eu,  en  ces  temps-ci,  deux 
collaborateurs  de  toutes  les  heures  :  d'une  part, 
ce  contradicteur  plus  ou  moins  précis  et  heureux 
de  certaines  thèses  a'ttribuées  par  erreur  à 
Y  Action  française^  M.  Bougie,  fameux  et  fertile 
intellectuel  dreyfusien,  auteur  d'un  livre  sur  La 
science  et  la  démocratie^  et,  d'autre  part,  \  Action 
française  elle-même.  Telles  sont  les  sources 
politiques  de  Marc  Sangnier  et  des  jeunes  écri- 
vains tels  que  M.  Georges  Iloog  et  M.  Pierre 
Fabre,  qui  le  suivent  de  près.  Serait-il  exagéré 
d'aller  jusqu'à  dire  que  les  doctrines  de  ces  adver- 


(1)  Sans  la   moindre  réplique   de  sa  part  :    donc,  la 
démonstration  subsiste. 


96  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

saires  en  ont  pris  un  air  de  famille  avec  les 
nôtres  ?  Le  phénomène  est  d'ailleurs  vieux  comme 
le  monde.  Deux  adversaires  qui  s'observent  et 
qui  se  guettent  pour  s'étreindre  finissent  par  se 
refléter  l'un  l'autre  plus  ou  moins.  C'est  vrai  en 
amour  et  en  guerre.  Les  engagements  répétés, 
les  chocs  continuels  égalisent  à  quelque  degré 
l'armement.  Marc  Sangnier  ne  croira  point  que 
j'aie  envie  de  le  blâmer  pour  ce  qu'il  imite 
les  valeureux  et  sages  Romains  qui  emprun- 
taient à  tout  peuple  rival  ce  que  son  outillage 
militaire  leur  offrait  de  supérieur.  C'est  ainsi 
que  le  monde  fut  dompté  et  changea  de  face. 
S'il  y  a  quelque  chose  de  bon  dans  les  mé- 
thodes ou  les  doctrines  politiques  de  Sangnier, 
nous  le  leur  prendrons  sans  scrupule. 

IV.  —  «  Il  faut  enfin  nettement  circonscrire 
le  débat.  »  Le  ciel  entende  Marc  Sangnier!  Qui 
lui  a  donné  l'éloquence  peut  lui  accorder,  un  jour 
ou  l'autre,  la  précision. 

V.  —  Mais,  aussitôt  après  avoir  proclamé  son 
amour  de  la  définition,  il  embrouille  tout.  Marc 
Sangnier  n'attaque  pas  la  monarchie,  mais  il 
«  attaque  »  notre  prétention  de  considérer  la 
((  monarchie  comme  la  seule  forme  possible  de 
«  gouvernement  ».  —  Sangnier  nous  a  mal  lus. 
Il  nous  attribue  des  «  prétentions  »  que  nous 


LE    DILEMME    DE    MARC   SANGMEli  97 

n'avons  pas.  D'abord  tous  les  gouvernements 
dont  on  discute  sont  possibles  en  fait.  Seulement 
les  uns  sont  bons,  et  conservent  TEtat,  et  y  main- 
tiennent l'ordre.  Les  autres  sont  mauvais,  sus- 
citent le  désordre  et  détruisent  rÉtat.  Mais  nous 
n'avons  point  dit  que  la  monarchie  fût  le  seul 
bon  gouvernement,  ^'ous  avons  dit  très  exacte- 
ment le  contraire.  Nous  avons  cité  des  pays  et  des 
temps  011  la  République,  constituée  sur  une  aris- 
tocratie héréditaire  et  placée  en  certaines  condi- 
tions très  déterminées,  put  être  florissante  et  le 
fut  en  effet.  Ce  qui  est  éternel,  c'est  le  principe 
d'hérédité  :  c'est  la  bonté  du  Gouvernement  des 
familles.  Le  gouvernement  des  familles  peut  être 
géré  à  plusieurs,  et  c'est  le  système  aristocrati- 
que ;  il  est  très  délicat,  il  suppose  la  réunion 
d'une  foule  de  hasards  favorables  qui  se  sont 
rencontrés  rarement  dans  l'histoire  et  dans  la 
géographie;  voilà  pourquoi  il  y  a  été  beaucoup 
moins  fréquent  que  l'autre  forme  dudit  Gouver- 
nement des  familles,  géré  par  une  dynastie 
unique.  La  monarchie  est  ce  qui  a  réussite  plus 
souvent,  étant  le  plus  simple  (l). 

(i)  Les  Etats  modernesy  semblent  très  particulièrement 
voués  en  raison  de  la  complexité  des  intérêts  eu  jeu,  de 
l'étendue  des  territoires  et  de  la  variété  des  industries. 
Je  parle  des  Etats,  et  non  des  agglomérats  de  populations 

DILEMME  3" 


98  LE    DILEMME   DE    MARC   SANGNIER 

Si  xMarc  Sangnier  veut  que  le  débat  soit  «  enfin 
circonscrit  »,  qu'il  circonscrive  tout  d'abord  ses 
attaques  à  nos  opinions.  Critiquer  ce  que  nous 
ne  pensons  pas,  ce  que  nous  critiquons  avec  lui, 
c'est  perdre  son  temps. 

VI.  —  «  Notre  point  de  vue  est  étroit.  »  —  Il 
est  fixe.  Cela  est  nécessaire  pour  opérer  de 
bonnes  observations.  Si  le  point  de  vue  se 
déplace,  il  faut  ou  en  noter  les  déplacements  par 
rapport  à  quelque  autre  point  fixe,  ce  qui  revient 
à  se  fixer  encore,  ou  se  résoudre  à  faire  des 
observations  imprécises  et  sans  valeur.  1 

VIL  —  Nous  ne  nous  contentons  pas  de  dire 
que  la  monarchie  est  un  gouvernement  possible, 
car  ce  serait  une  simple  niaiserie.  Nous  ne  disons 
jamais  «  qu'il  peut  fonctionner  normalement  », 
car  ces  mots  ne  signifient  rien.  Ce  que  Sangnier 
s'avoue  «  forcé  »  de  dire  avec  nous  est  donc  ou 
une  chose  que  nous  ne  disons  pas,  ou  une  chose 
qu'il  rature  après  Tavoir  écrite;  car  deux  lignes 
plus  bas  il  va  ajouter  :  «  Je  n'en  déduis  du  reste 
«  nullement  que  la  Monarchie  puisse  exister 
«  aujourd'hui  en  France  ».  Qu'entendait-il  alors 


tels  que  la  nébuleuse  américaine,  qui,  en  pareil  sujet, 
devrait  servir  de  thème  d'observation  plus  que  d'argu- 
ment. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGMER  99 

par  son  «  gouvernement  possible  »?  Que  l'idée 
archétypique  de  la  monarchie  existait?  Ou  que 
cette  idée  s'est  réalisée  parfois?  Gela  se  savait 
dans  le  monde  et,  quelle  qu'ait  été  la  blâmable 
abondance  de  notre  prose,  on  nous  rendra  cette 
justice  que  nous  n'avons  jamais  gâté  de  papier 
pour  dire  cela.  Dès  lors,  pourquoi  Sangnier 
s'attarde-t-il  à  nous  écrire  que  nous  démontrons 
cela  par  le  raisonnement  et  par  V  histoire?  L'his- 
toire et  le  raisonnement  nous  aident  à  dé- 
montrer tout  autre  chose  que  cela,  et  il  le  sait 
bien...  Cette  feinte  oratoire,  cette  fausse  figure 
de  concession  présente,  en  vérité,  quelque  chose 
d'apitoyant... 

Les  vrais  objets  de  notre  démonstration  ont 
été:  l'impossibilité  profonde  de  ladémocratie,  de 
la  démocratie  véritable,  du  gouvernement  de  la 
foule  (le  radical  démos  signifie  aujourd'hui  la 
foule  et  le  nombre,  non  le  peuple  au  sens  de 
Nation)  ;  l'impossibilité  dans  la  France  contem- 
poraine d'une  république  aristocratique,  c'est-à- 
dire  cléricale,  traditionnelle  et  nationale;  la 
réalité  et  (à  moins  de  rétablir  la  monarchie)  la 
nécessité  d'une  république  oligarchique,  antina- 
tionale, anticléricale,  révolutionnaire.  Il  serait 
indigne  de  Sangnier  denier,  comme  d'éluder,  les 
diflicultés  que   nous  lui    proposons.  Elles   sont 


100  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

d'ailleurs,  qu'il  le  veuille  ou  non,  etelles  agissent. 
Les  Idées  sont  des  choses,  ce  sont  des  forces. 
Les  gouvernements  peuvent  quelque  chose  contre 
elles,  à  condition  de  les  briser  toutes  petites  et 
de  s'y  appliquer  de  toutes  leurs  forces  :  tel  le  duc 
d'Albe  catholicisant  les  Flandres  par  la  force  et 
créant  ainsi,  à  deux  siècles  de  distance,  la  Belgi- 
que moderne.  Mais  la  volonté  des  simples  particu- 
liers ne  peut  rien  contre  la  démarche  victorieuse 
de  ces  ardcnles  filles  de  la  Terre  et  du  Ciel. 

Vin.  —  La  monarchie  existe  donc  «  encore  en 
quelques  lieux,  quoique  partout  diminuée  et 
faussée  »?  —  Je  renvoie  le  lecteur  aux  collec- 
tions de  V Action  française^  notamment  au 
tableau  si  curieux  des  régimes  politiques  euro- 
péens, que  nous  avons  donné  le  l^'"  mars  d'a- 
près une  note  posthume  de  Frédéric  Amou- 
retti  (1).  Le  mouvement  signalé  en  1900  par 
notre  ami  s'est  bien  accentué  ces  dernières 
années.  Il  est  certain  que,  depuis  cinquante  ans, 
toutes  les  couronnes  d'Europe  (2)  sont  en  pleine 
ascension. 

(1)  Action  française,  i^^  mars  1905. 

(2)  Et  la  couronne  de  Russie,  après  la  plus  malheu- 
reuse des  guerres,  prouve  encore  par  la  vigueur   et  le 

érieux  de  sa  défense  ce  qu'il  y  a  de  ressource  dans  son 
principe,  ce  qu'il  y  a  de  faiblesse  et  d'inanité  dans 
le  mouvement   révolutionnaire  même  appuyé  et    payé 


LE    DILEMME    DÉ    MARC    SANGMER  101 

Cela,  tous  les  gens  informés,  tous  les  habiles 
le  savent.  Mais  le  peuple  ne  le  sait  pas.  N'y  a-l-il 
pas  quelque  lâcheté  à  confirmer,  à  retenir  «  le 
peuple  »  dans  son  ignorance  à  cet  égard^  quand 
on  n'est  pas  du  «  peuple  »  et  qu'on  sait  ou  qu'on 
peut  savoir  la  vérité  ?  L'excuse  de  Sangnier  est, 
je  dois  le  dire,  qu'en  ceci  il  est  un  peu  «  peuple  », 
c'est-à-dire  mal  informé  de  ces  matières  (1),  et 
qu'on  pourrait  lui  dire,  mais  avec  fondement, 
cette  fois,  que  «  son  point  de  vue  est  étroit  ».  La 
monarchie,  dans  ses  signes  et  dans  ses  pompes, 
se  modifie  avec  le  temps.  Le  roi  d'Angleterre 
porte  redingote  et  haut-de-forme  comme  un  bour- 
geois de  la  Cité  :  en  est-il  moins  l'un  des  plus 
puissants  monarques  du  monde?  En  est-il  moins 
en  progrès  de  puissance  et  d'autorité  non  point 
seulement  sur  sa  mère,  sur  ses  deux  ou  trois 
prédécesseurs  immédiats,  mais  peut-être  sur 
tous  les  princes  de  sa  dynastie  ?  Tout  ce  qu'ont 
perdu,  tout  ce  que    perdent   les  parlements  en 


par  l'Angleterre,  la  Finance  juive,  ces  deux  fortes  réa- 
lités à  peu  près  maîtresses  du  monde  contemporain,  l'un 
aristocratique  et  l'autre  monarchiste. 

(1)  Que  de  «  nobles  »  sont  «  peuple  »  à  cet  égard, 
autant  que  ce  jeune  homme  de  bonne  bourgeoisie  !  Marc 
Sangnier  montre  ici  la  même  lacune  d'information  et 
d'intelligence  qui  a  été  constatée  chez  tant  de  ralliés, 
comtes,  ducs  et  marquis  ! 

3  •* 


102  LE    DILEMME    DE    3IA11C    SA.NGMER 

Europe,  c'est  la  monarchie  qui  le  gagne.  Voilà 
comment  elle  est  «  diminuée  ». 

Mais  ((  faussée  »,  qu'est-ce  que  ça  veut  dire  ? 
Il  est  parfaitement  certain  que,  si  Marc  Sangnier 
bâtit  dans  sa  tête  un  certain  concept  préalable 
de  la  monarchie,  s'il  décrète  ensuite  que  toute 
monarchie  est  cela,  si  enfin  il  compare  à  ce  type 
arbitraire  nos  spécimens  de  monarchie  contem- 
porains, il  pourra  crier  à  son  aise  que  la  monar- 
chie est  faussée.  Mais  ceux  qui  s'en  tiennent  au 
caractère  permanent  et  général  de  l'institution, 
gouvernement  héréditaire,  gouvernement  d'un 
seul,  regarderont  comme  des  modifications 
heureuses  pour  cette  institution  tous  les  change- 
ments et  évolutions  qui  auront  étendu  et  accru, 
en  l'adaptant  aux  circonstances,  les  chances  de 
durée  du  gouvernement  unitaire  et  hérédi- 
taire. 

IX.  —  Sangnier  ne  veut  pas  nous  «  suivre  » 
quand  nous  disons  que  «  seule  la  monarchie 
peut  être  ».  ^\  peut  être  veut  dire  :  peut  être  utile 
et  heureuse  dans  la  France  contemporaine,  nous 
ne  le  disons  pas,  nous  le  prouvons.  11  le  dirait 
s'il  prenait  garde  à  nos   démonstrations. 

X.  —  Il  «  constate  surtout  que  nous  sem- 
«  blons  avoir  quelque  difficulté  à  concevoir  autre 
«  chose  que  ce  qui  a  été  ».  Sangnier  est-il  sûr  de 


LE    DILEMME    DE    MAHC    SA.NGMEK  103 

ceci  ?  iS'ous  lui  montrerons  tout  à  l'heure  que 
nous  avons  vu  clairement  l'avenir,  je  dis  son 
avenir  à  lui.  De  bonne  foi,  que  conçoit-il  de 
concevable  que  nous  ne  concevions  pas  aussi  bien 
que  lui?  Quand  nous  avons  prouvé  que  quelque 
rêve  est  chimérique,  ce  n'a  jamais  été  seulement 
par  cette  raison  que  les  précédents  font  défaut, 
mais  par  l'argument  préremptoire  qu'il  y  a  des 
choses  réelles  et  certainement  éternelles,  qui 
empêchent  et  empêcheront  une  prétendue  nou- 
veauté d'exister. 

Ce  n'est  pas  du  passé  en  tant  que  fait  que  nous 
nous  armons  :  mais,  procédé  tout  différent,  nous 
invoquons  les  lois  dégagées  du  passé  (et  d'ail- 
leurs du  présent)  qui,  selon  leur  degré  de  pré- 
cision et  de  justesse,  sont  valables  pour  l'avenir 
et  s'y  appliquent  nécessairement. 

Nous  ne  disons  point  :  Ceci  ne  sera  pas^  puisque 
ceci  n\i  jamais  été.  Nous  disons:  Ceci  ne  peut  pas 
être,  parce  que  ceci,  qui  est  et  qui  sera.,  devra 
Vempêcher  d'être.  Si,  au  surplus,  nous  ne  pou- 
vions concevoir  que  le  passé,  nous  ne  verrions 
pas  le  présent:  or,  les  analyses  que  nous  avons 
faites  du  présent,  lant  de  la  situation  politique 
que  des  ressorts  secrets  du  pouvoir,  ont  été  vé- 
rifiées régulièrement  pa  les  faits  postérieurs  à 
ces  analyses. 


104  LE    DILE31ME    DE    MARC    SANGNIER 

L'œuvre  collective  de  V Action  française,  no- 
tamment la  théorie  des  quatre  Etals  confédérés, 
expose  seule,  explique  seule  la  République 
française  contemporaine.  Notre  anatomie  poli- 
tique est  analogue  à  celle  que  M.  Ostrogorski  a 
faite  de  l'Angleterre  et  de  l'Amérique.  Mais  le 
poids  de  ses  deux  volumes  in-octavo  et  sa  qualité 
d'étranger  ont  composé  une  autorité  à  ce  petit 
Juif. 

XI.  —  Marc  Sangnier  nous  ayant  reproché 
d'avoir  de  la  peine  à  concevoir  autre  chose  que 
le  passé,  sans  observer  que  nous  concevons  tout 
au  moins  le  présent,  ce  dont  il  se  montre  inca- 
pable, emploie,  peut-être  afm  de  «  circonscrire 
le  débat  »,  un  de  ces  mauvais  raisonnements  par 
analogie  qu'il  conviendrait  de  dénommer 
((  manches  d'avocats  »  ;  cela  flotte^  souffle,  vol- 
tige et  ne  renferme  que  du  vent. 

(C  De  même,  nous  dit-il,  de  même,  vous  le 
«  savez,  au  temps  de  l'esclavage,  on  affirmait  que 
«  la  liberté  rendrait  impossible  tout  travail  col- 
«  lectif...  » 

Entre  les  deux  ordres  de  fait  mis  ainsi  en  rap- 
port verbal,  il  n'existe  pas  le  moindre  rapport 
réel.  J'ai  déjà  dit  à  Marc  Sangn'er  ce  que  le  passé 
nous  fournit  :  non  seulement  des  faits,  c'est-à- 
dire  des  précédents,   mais  des  lois,  c'est-à-dire 


I 


LE    DILEMME    DE    M4RC    SANGMER  lOo 

des  enchaînements  réguliers,  saisis  par  l'obser- 
vation et  confirmés  par  l'analyse,  qui  permettent 
de  prévoir  Je  fait  conséquent  aussitôt  que  l'on 
tient  le  fait  antécédent.  Or,  si,  «  au  temps  de 
l'esclavage  »  dont  raisonne  Sangnier,  on  pouvait 
avoir  observé  un  fait,  l'exécution  du  travail  col- 
lectif par  la  main-d'œuvre  servile,  on  n'avait 
observé  aucune  contre-partie  de  ce  fait  ;  on 
n'avait  vu  nulle  partie  travail  collectif  cesser  oii 
la  main-d'œuvre  servile  avait  fait  défaut.  Lors 
donc  qu'on  affirmait  la  liaison  nécessaire  du  tra- 
vail collectif  et  de  la  servitude,  on  n'émettait  là 
qu'une  appréciation  oratoire,  parfaitement  arbi- 
traire, et  l'on  se  contentait  de  dénommer  univer- 
sel un  simple  fait  particulier.  Pour  peu  que 
Sangnier  se  donne  la  peine  d'y  penser,  il  recon- 
naîtra que  nos  lois  politiques,  celles  qu'il  con- 
teste le  plus,  reposent  sur  de  meilleurs  fonde- 
ments. 

Il  avouera  encore  ceci.  Les  théoriciens  de 
l'esclavage  antique  avaient  tort  d'universaliser 
un  fait.  Mais  ce  fait  n'a  disparu  que  moyennant 
trois  faits  nouveaux,  imprévisibles  de  leur  temps, 
qui  sont  :  l'unité  et  la  paix  romaines,  le  catho- 
licisme, le  machinisme  moderne.  Marc  Sangnier 
distingue-t-il  sur  l'horizon  politique  ou  écono- 
mique quelque  nouveauté  essentielle  de  la  force 


106  LE    DILEMME    DE    MARC    SANG  MER 

et  du  poids  de  ces  trois  immenses  facteurs  ?  Je 
ne  la  lui  ai  jamais  vu  nommer,  ni  indiquer,  ni 
pressentir. 

Sangnier  se  borne  à  parler  du  catholicisme, 
qui  a  vingt  siècles  d'âge  et  dont  nous  connais- 
sons les  réactions  très  régulières,  très  précises, 
très  constantes  en  présence  des  phénomènes 
politiques  divers  appelés  démocratie  ou  aristo- 
cratie et  monarchie  ou  république  ;  s'il  y  a  certes 
de  nouveaux  bienfaits  à  attendre  du  catholicisme, 
ce  ne  sont  pas  des  bienfaits  proprement  nouveaux 
et  dont  il  soit  impossible  d'avoir  idée.  Nous 
savons  de  même  comment  les  différents  régimes 
politiques  jouent  leur  rôle  de  cause  et  d'effet  dans 
le  mouvement  de  transformation  économique  : 
par  exemple,  nous  avons  pu  constater  que  les 
meilleures  lois  ou  institutions  ouvrières  de  l'an- 
cio:ï  Continent  appartiennent  à  des  pays  monar- 
cliiques,  tels  que  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  et 
nous  touchons  du  doigt  en  France  les  désastreux 
elTcls  économiques  et  sociaux  du  régime  démo- 
cratique et  républicain  :  aucune  nouveauté 
proprement  dite  n'est  donc  à  attendre  sur  ce 
sujet;  on  pouvait  bien  tenir  compte  de  cette 
inconnue  en  1848  ;  mais  elle  est  dégagée  depuis 
cinquante-sept  ans  d'expérience  européenne. 
Enfin,  l'on   doit  également  conclure  à  la  stabi- 


LE    DILEM3IK    DE    MAI'.C    SANGMER  107 

lité  (1)  du  milieu  politique  international  pour 
de  très  longues  suites  d'années,  pour  toutes 
les  prochaines  générations  que  nos  prévisions 
ou  nos  fautes  de  calcul  peuvent  atteindre  et 
affecter  :  en  dépit  des  déclamations,  nulle  pax 
romana  n'est  réellement  en  vue  pour  notre 
univers,  aucun  des  empires  modernes  ne  paraît 
assez  fort  pour  absorber  les  autres,  aucun  des 
empires  modernes  ne  paraît  non  plus  résigné 
ni  à  conclure  des  alliances  perpétuelles,  ni, 
moins  encore,  à  constituer  avec  les  autres  em- 
pires une  fédération  étroite.  Une  puissance  in- 
clinait au  désarmement,  en  1869  ;  c'était  la 
France,  et  elle  l'a  payé  en  1870.  Une  puissance 
tendait  à  la  paix  universelle  en  1898,  c'était 
la  Russie,  et  elle  Ta  payé  en  1904.  Les  ten- 
dances pacifiques,  qui  ont  repris  de  l'influence 
cheznouSjSemblentégalementdevoir  être  expiées. 
Le  monde  est,  depuis  la  fin  du  xvi^  siècle,  sous 
le  régime  des  nationalités  rivales  ;  depuis  la 
Révolution,  qui  a  détruit  «  l'Europe  »  comme  la 
Réforme  avait  détruit  la  a  chrétienté  »,   cette 


(1)  Le  lecteur  sait  du  reste  que  cette  stabilité  du  mi- 
lieu international  n'implique  aucunement  un  état  d'équi- 
libre et  de  paix,  mais  tout  le  contraire.  11  en  reste,  en 
ce  sens,  que  rien  n'y  annonce  rélimination  des  causes 
de  conflit,  de  guerre,  d'instabilité. 


108  LE    DILEMME    DE    3IARC    SANGNIEK 

rivalité  est  devenue  plus  aiguë  qu'à  aucun  autre 
instant  de  l'histoire  du  monde.  Toute  vue  d'ave- 
nir doit  en  tenir  compte  :  le  régime  des  nationa- 
lités ne  décline  pas. 

Sans  doute  un  fait  nouveau,  qui  serait  ou 
d'ordre  international,  ou  d'ordre  économique,  ou 
d'ordre  religieux,  pourrait  se  produire  demain. 
Mais  lequel  ?  Nous  n'en  savons  rien.  Dès  lors, 
sur  quoi  peut-on  se  fonder  pour  dire  que  ce  fait 
avancera  les  affaires  de  la  démocratie,  quand, 
tout  aussi  bien,  il  pourra  les  retarder  ou  les 
anéantir  et  qu'il  le  pourra  même  mieux ^  c'est-à- 
dire  plus  avantageusement  pour  le  monde  et 
plus  facilement,  toutes  les  autres  forces  travail- 
lant dans  le  même  sens  ?  L'Ecole  posait  en  prin- 
cipe :  iynoti  nulla  cupido.  Mais,  si  l'on  ne  peut 
pas  désirer  Tinconnu,  encore  moins  peut-on 
raisonner  de  lui  ou  former  des  actes  de  foi  en 
lui.  Les  véritables  théologiens  rient  des  spencé- 
riens  stupides  qui  veulent  identifier  la  notion  de 
rinconnaissable  et  la  notion  de  Dieu.  Ainsi  les 
vrais  sociologues  riront-ils  de  ces  charlatans  ou 
de  ces  rhéteurs  qui  croient  échapper  à  l'étreinte 
des  lois  connues  en  invoquant,  eîiiin  certain  sens 
qu'ils  déterminent^  l'influence  ou  l'action  d\m 
phénomène    qui  leur  est  absolument   inconnu. 

Dire,  une  fois  qu'on  a  reconnu  une  situation^ 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  109 

défavorable  à  la  théorie  qu'on  soutient  contre 
l'évidence,  dire  :  cela  changera^  c'est  ne  rien  dire. 
Il  n'est  d'ailleurs  point  sûr  du  tout  que  tout  soit 
sujet  échanger.  Ce  qui  n'a  point  changé  dans 
l'histoire  du  monde,  c'est  notre  axiome  fonda- 
mental que  les  sociétés  so?it  gouvernées^  — 
quand  elles  le  sont^  —  sur  une  base  héréditaire. 
A  tout  élément  d'ordre  et  de  prospérité  corres- 
pond toujours  un  élément  d'hérédité  politique. 
Gela  se  vérifie  même  en  France  où  notre  mini- 
mum de  stabilité  et  d'administration,  ce  qu'on 
appellela  continuité  républicaine,  s'explique  par 
l'hégémonie  des  quatre  Elats  confédérés  — juif, 
protestant,  maçon,  métèque  (t),  —  dont  trois 
au  moins  sont  héréditaires  :  sans  eux,  tout  se 
serait  bien  effondré  dans  la  plus  grossière  anar- 
hie,  mais  ils  présententc  cet  inconvénient  politi- 

(1)  Juifs,  Protestants,  Maçons,  Métèques.  Les  métèques 
sont  nos  hôtes  exotiques,  domiciliés  ou  naturalisés  de 
fraîche  date,  ou  leurs  enfants.  Les  juifs  sont  des  étran- 
gers établis  en  France  depuis  un  temps  plus  ou  moins 
long.  Les  protestants  sont  des  Français  qui,  depuis  trois 
siècles,  subissant  une  cause  plus  politique  que  religieuse, 
tendent  à  se  «  défranciser  »  pour  adopter  les  idées  de  la 
Suisse,  de  l'Allemagne  ou  de  l'Angleterre.  Les  maçons 
sont  les  valets  des  uns  et  des  autres,  recrutés  parmi  les 
besogneux  ou  les  ambitieux  de  toute  condition  et  de 
toute  race.  Il  faut  noter,  en  ce  qui  touche  à  la  Commu- 
nauté protestante,  que  tels  sont  bien  ses  caractères  géné- 
raux :  mais  de  brillantes  exceptions  personnelles  sont  à 

DILEMME  4 


110  JE    DILEMME    DE   MARC    SANGNIER 

que,  de  ne  rien  avoir  de  français  en  possédant 
toute  la  France  et  d'être  intimement  hostiles  à 
toulTintérêt  national  qu  ils  ont  cependant  assumé 
le  soin  de  gérer. 

L'aurore  que  Sangnier  pronostique  à  tout 
bout  de  champ,  l'orientation  imprévue,  les  temps 
nouveaux  dont  il  se  réclame,  ne  peuvent  rien 
nous  apporter  qui  soit  contraire  à  cette  loi  éter- 
nelle de  l'hérédité.  Et  rien  n'indique  même 
que  ce  qui  doit  changer  change  en  un  sens  défa- 
vorable aux  calculs  les  plus  étroitement  «  réac- 
tionnaires »,  traditionnels  et  nationalistes  :  les 
changements  modernes  s'opèrent  dans  le  sens  le 
plus  opposé  à  ceux  que  Sangnier  souhaite  et  que 
ses  calculs  inexacts  lui  ont  déjà  fait  escompter. 
Ce  n'est  pas  à  la  paix,  c'est  à  la  guerre,  ce  n'est 
pas  au  cosmopolitisme,  c'est  au  retranchement 
national,  ce  n'est  pas  à  la  démocratie  universelle, 
c'est  à  des  aristocraties  farouchement  rivales 
que  va  le  monde  (1),  et  cette  évolution,  sensible 


relever.  J'ai  eu  l'occasion  d'expliquer  cela  en  détail  à 
un  protestant  dont  l'œuvre  sociale  est  digne  d'éloge, 
M.  Gaston  Japy.  De  même  le  commandant  Lauth,  pro- 
testant, fut  bon  soldat  de  la  cause  patriotique  et  digne 
témoin  de  la  vérité  dans  l'affaire  Dreyfus. 

(1)  Ceux  qui  lisent  les  communications  de  la  Confédéra- 
tion générale  du  travail  savent  que  tel  est  aussi  le  sens  de 
mouvement  socialiste,  sur  le  plus  grand  nombre  de  points. 


I 


LE    DILEM3JE    DE    MARC    SANGMER  111 

il  y  a  dix  ans,  est  devenue  aujourd'hui  révidence 
pure.  Nos  prévisions  d'il  y  a  dix  ans  sont  véri- 
fiées. Or,  il  y  a  dix  ans,  ce  que  nous  annoncions 
n'était  pas  du  passé  ni  du  présent.  C'était  de  l'a- 
venir. Nous  étions  alors  presque]  seuls,  et  c'est 
Tavenir  qui,  nous  donnant  raison,  nous  a  pro- 
curé tant  d'amis.  Est-ce  que  l'avenir  doit  chan- 
ger de  nom  quand  il  a  le  malheur  de  n'être 
plus  conforme  aux  rêveries  de  Marc  Sang- 
nier? 

XII.  —  Sangnier  continue  son  raisonnement 
de  l'esclavage  :  «  ...  et  je  ne  sais  pas  d'ailleurs  à 
«  quel  point  l'esclavage  n'a  pas  été  une  étape 
((  nécessaire  dans  l'organisation  du  travail...  » 
Je  ne  le  sais  d'ailleurs  pas  non  plus.  Et  je  le  vou- 
drais bien  savoir.  Et  je  voudrais  savoir  ce  que 
vient  faire  cette  queue  de  phrase  cousue  au 
raisonnement  analogique  de  Marc  Sangnier. 

XIII.  —  La  queue  de  phrase  est  expliquée.  Ce 
que  nous  prenions  pour  un  appendice  de  pure 
ornementation  inaugurait  un  développement,  ou 
pour  mieux  dire,  une  transition.  Cette  queue, 
c'est  un  pont,  jeté  entre  la  théorie  de  l'esclavage 
et  la  théorie  de  la  monarchie. 

Rappelez-vous  «  étape  »,  «  étapenécessaire  ». 
Eh  bien  !  la  monarchie  fut,  a  de  même  »,  une 
«  étape  »  : 


112  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

«  Pour  nous,  poursuit  en  effet  Marc  Sangnier, 
la  monarchie  est  de  même  une  étape.  » 

Nous  avons  vu  jadis,  dans  la  Quinzaine^  les 
constructions  informes  d'un  maître  d'école  en 
délire,  érigeant  en  loi  historique  la  manière 
dont  la  royauté^  la  république  et  la  démocratie 
césarienne  ont  paru  se  succéder  en  Grèce  et  à 
Rome.  C'est  à  ce  pauvre  rudiment,  dont  les 
bases  sont  elles-mêmes  bien  ruineuses,  que 
paraît  s'être  référé  ici  Sangnier.  Je  le  lui  dirai 
franchement.  Il  vaut  mieux  que  ces  vieilleries. 
En  tout  cas,  l'histoire  est  tout  autre.  Les  Athé- 
niens se  sont  mis  en  démocratie  après  avoir 
grandi  et  prospéré  en  régime  aristocratique  ; 
seulement,  l'invasion  étrangère  a  suivi  la  démo- 
cratie. Mêmes  origines  à  Rome,  mais  réactions 
très  différentes.  Ladémocratie  a  remplacé  Taris- 
tocratie,  le  césarisme  a  couronné  la  victoire 
démocratique,  mais  le  césarisme  n'a  pu  durer  et 
prospérer  qu'en  redevenant  le  gouvernement 
de  l'aristocratie.  La  république  de  Pologne  a 
évolué  de  la  monarchie  dynastique  à  la  monar- 
chie élective  :  faute  des  réactions  qui  s'étaient 
produites  à  Rome,  elle  a  eu  le  sort  de  la  répu- 
blique athénienne.  Au  contraire,  les  Pays-Bas 
étaient  en  république  :  un  adversaire  puissant 
s'étant  armé  contre   eux,  ils  ont   réformé  leur 


LE    DILEMME    DE    MAHC    SANGMER  113 

gouvernemeat,  la  monarchie  a  succédé  à  la 
république,  et  la  défense  nationale,  redevenue 
possible,  a  été  heureuse  pour  eux.  Il  n'existe 
pas,  en  histoire  générale,  une  loi  de  succession 
permettant  de  compter  les  régimes  comme  des 
étapes,  de  les  classer  dans  Tordre  du  temps 
comme  on  peut  les  ranger  dans  l'ordre  de  l'excel- 
lence, et  de  dire,  par  exemple  :  d'abord  royauté, 
puis  république,  puis  empire,  ni  du  reste  de 
distribuer  les  mêmes  termes  dans  une  succes- 
sion différente.  S'il  apparaissait  quelque  chose 
de  tel  dans  Fhistoire  de  France  contemporaine, 
ce  ne  serait  qu'un  fait  ;  il  faudrait  le  distinguer 
très  soigneusement  d'une  loi. 

Examinez  le  tableau  suivant  oii,  comme  forme 
assurément  bien  sommaire,  en  simpliliant  à 
l'excès,  mais  en  évitant  toute  confusion,  j'ai 
tenté  de  résumer  en  les  qualifiant  les  principaux 
traits  de  notre  histoire  nationale  et  le  régime 
politique  qui  y  correspondent  : 


FRANGE 
987-1789 

Monarchie.  .     .  .  Ordre,    progrès.    Dépression 

ou  pertes  réparées  constam- 
ment ;  maijitien  et  élargis- 
sement graduel  des  cadres 
politiques  et  sociaux  ;  exten- 
sion du  territoire  :  chute  de 
la  nation  concordant  avec 
l'affaiblissement  du  pouvoir 
ro^^al  ;  relèvement  de  ce 
pouvoir,  relèvement  de  la 
nation,  comme  le  montrent 
les  expériences  de  1430  et 
de  1590.  Résultat  général  : 
la  France  s'est  faite. 

17891797 

République.  .  .  .  Désordre,  diminution.  La 
France  se  défait,  se  divise 
à  l'intérieur,  elle  est  finale- 
ment menacée  du  dehors. 

1797-1815 

Dictature  républicaine.  Conquêtes  éphémères,  ordre 
apparent  ;  en  réalité,  conso- 
lidation du  désordre,  affai- 
blissement en  Europe  :  le 
but  direct  de  la  dictature 
républicaine  est  donc  man- 
qué. L'Etranger  est  entré 
deux  fois  dans  Paris.  Napo- 
léon laisse  la  France  plus 
petite  qu'il  ne  l'a  trouvée. 

1814-1830 

Monarchie Reconstitution  partielle  à  l'in- 
térieur, malgré  la  double 
erreur  révolutionnaire,  le 
parlementarisme  et  la  cen- 
tralisation :  au  dehors,  pro- 


grès  aussi  évidents  que 
rapides  ;  progrès  militaire 
et  diplomatique.  La  Fiance 
va  reprendre  sa  frontière  du 
Rhin. 

1830-1848 

Monarchie  élue.  .  .  Impuissance  libérale  et  parle- 
{exercée      par     un       mentaire.  Tentative  de  con- 

prince  de  sang  royal).  servation  à  l'intérieur. 
Epargne.  Effro^'ables  diffi- 
cultés extérieures  créées  par 
la  Révolution.  Mais  neutra- 
lisation de  la  Belgique.  Amé- 
lioration militaire  (1832). 
Toutes  grandes  fautes  di- 
pl'imatiques  sont  du  moins 
évitées. 

1848 

République.       .     .     .   Anarchie    et  inquiétude    uni- 
verselle, troubles  européens^ 
secousses  de  révolution. 
Décembre  1848-1870 
Dictature  républicaine.  Fausse  façade   d'ordre  et    de 
tranquillité.  Politique  révo- 
lutionnaire    au    dedans    et 
antifrançaise     au      dehors. 
Unité  italienne,  unité  alle- 
mande. Entrée  de  V Etranger 
dans  Paris  :  la  troisième  du 
siècle  démocratique. 
1870-19... 

République Anarchie  conservatrice,   puis 

{constituée  sur  une       révolutionnaire.    Organisa- 
oligarchie      hérédi-       tion       d  un     gouvernement 
taire,   mais    étran-       contre   la  religion  et  contre 
gère  au  sol  français).       l'armée.  Abaissement  euro- 
péen et  gaspillage  financier. 
Systématisation  de  la   déca- 
dence acceptée. 


116  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

Ce  tableau  peut  être  lu  horizontalement  ou 
verticalement. 

—  Verticalement,  il  ne  présente  aucun  sens 
logique,  aucune  signification  théorique.  On  y 
voit  la  dictature  républicaine  succéder  par  deux 
fois  à  l'anarchie  républicaine,  deux  fois  aussi 
la  république  succéder  à  la  monarchie  ;  ce  sont 
les  seules  successions  concordantes  à  enregistrer, 
car  la  troisième  fois,  c'est  à  la  dictature  répu- 
blicaine que  la  république  succède.  Il  n'y  a  donc 
rien  à  tirer  de  ces  apparences  fragiles. 

—  Si,  au  contraire,  on  lit  le  tableau  hori- 
zontalement, on  se  rend  compte  du  rapport  ex- 
trêmement net  qui  apparaît  entre  les  institutions 
et  la  situation  du  pays.  Celles-là  se  révèlent 
cause,  et  celles-ci  elîet.  On  saisit  le  lien  entre  la 
monarchie  et  la  constitution  ou  le  relèvement 
delà  France,  entre  la  république  et  l'abaisse- 
ment de  la  France,  entre  la  dictature  républi- 
caine (ou  empire)  et  ces  contrefaçons  de  l'ordre  et 
du  progrès  qui  couvrent  le  désordre  et  mènent 
aux  chutes  profondes.  Otez  la  monarchie^  la 
France  penche  à  sa  ruine.  Rétablissez  la  monar- 
chie, la  France  se  relève.  Instituez  comme  en 
1830  une  moyenne  entre  la  république  et  la  mo- 
narchie, la  France,  suspendue  au-dessus  de 
Tabîme,  hésite,   se  retient  et  respire  avant  de 


LK    DILEMME    DE    MARC    SANGMEH  117 

crouler.  Donnez  à  la  démocratie  un  factotum 
césarien,  et  l'écroulement  se  produit.  Présence^ 
absence,  variations,  le  tableau  précédent  bien  lu 
établit  la  nécessité  de  la  monarchie  selon  les 
règles  des  sciences  d'expérience. 

A  la  conception  des  étapes  échafaudée  par 
Marc  Sangnier,  fausse  loi  dynamique  assignant 
à  l'histoire  un  mouvement  qu'elle  n'a  pas,  nous 
opposons  une  formule  conditionnelle  motivée 
par  un  rapport  constant  saisi  entre  trois  régimes 
politiques  et  les  trois  ordres  de  résultats  qu'ils 
ont  donnés  jusqu'ici  :  résultats  qu'on  peut  nom- 
mer encore  accidentels  et  fortuits,  si  l'on  s'en 
tient  au  simple  énuméré  des  faits,  mais  qui  appa- 
raissent essentiels,  nécessaires,  si  l'on  ajoute  à 
l'observation  les  lumières  de  l'analyse  ;  car  l'ana- 
lyse montre  comment  la  monarchie  a  été  bien- 
faisante, la  république  malfaisante,  la  monar- 
chie mitigée  moins  malfaisante,  et  la  dictature 
républicaine  très  malfaisante  par  le  ressort 
intérieur  propre  à  chacune  d'elles.  Nous  avons 
fait  vingt  fois  cette  démonstration  analytique. 
Si  Marc  Sangnier  ne  s'en  rappelle  pas  les  termes, 
si  nos  anciennes  et  nombreuses  études  du  régime 
électif  ne  lui  semblent  point  suflisantes,  il  aura  ia 
bonté  de  nous  le  dire,  en  ayant  soin  de  spécifier 
les  points  sur  lesquels  il  n'est  pas  satisfait,  nous 


118  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

recommencerons, éclaircirons, préciserons,  étant 
en  tout  ceci  absolument  aux  ordres  de  Marc 
San^nier. 

XIV.  —  Après  avoir  dit  que  la  monarchie 
était  pour  lui  «  une  étape  »,  ce  qu'elle  ne  peut 
être  pour  aucun  esprit  humain  qui  raisonnera 
congrûment,  il  ajoute  son  habituelle  méprise  — 
disons  méprise  — ,  sur  le  sens  de  notre  pensée: 
«  Pour  vous,  c'est  quelque  chose  d'immuable, 
«  d'absolu...  » 

Comment  répéter  à  Sangnier  que,  selon  nous, 
r absolu,  Vimmuahle  en  science  politique,  ce 
n'est  pas  la  monarchie  ou  gouverne»ment  d'un 
seul,  c'est  le  gouvernent. ent  héréditaire,  qu'il 
soit  exercé  par  un  chef  de  famille  ou  par 
plusieurs  chefs  de  famille  ?  Seulement,  les 
conditions  du  «  gouvernement  de  plusieurs  » 
sont  extrêmement  délicates.  De  plus,  elles 
n'existent  pas  en  France.  La  seule  oligarchie  hé- 
réditaire qui  puisse  dominer  dans  notre  pays  est 
celle  qui  y  domine  effectivement,  celle  qui  lui 
est  étrangère  par  la  race  ou  la  tradition  :  c'est 
l'oligarchie  juive,  protestante  et  métèque,  servie 
par  l'organisation  maçonnique.  J'ai  déjà  expli- 
qué à  Sangnier  pourquoi  une  oligarchie  natio- 
nale capable  de  «  gouverner  »  notre  patrie  ne 
s'y  est  pas  formée  et  pour  quelle   cause  précise 


LE    DILEMME    bE    MA'.'.C    SANGMEK  ll9 

elle  ne  peut  pas  s'y  former.  Il  ne  m'a  jamais 
répondu  directement  sur  ce  point,  ni  sur  bien 
d'autres.  Sa  viveintelligence  est-elle  en  défaut? 
On  dirait  plutôt  qu'il  aime  mieux  ne  pas  voir  les 
problèmesqui  Tembarrassenl.  11  passe  vite,  Tœil 
baissé,  comme  en  un  musée  d'impudeurs.  Après 
quoi  il  réfute  victorieusement  les  idées  que  nous 
n'avons  jamais  professées.  Procédé  commode  et 
à  la  portée  de  toutes  les  têtes.  Je  doute  que  cela 
puisse  mener  bien  loin.  Tôt  ou  tard,  Marc  San- 
gnier  en  verra  la  débilité.  Et,  s'il  ne  le  voit  pas, 
on  le  verra  pour  lui,  tout  autour  de  lui. 

XY.  —  J'ai  tronqué  sa  phrase.  Rétablissons  : 
La  monarchie  est  donc  pour  nous,  selon  San- 
gnier,  «  quelque  chose  d'immuable,  d'absolu  : 
«  comme  la  famille  qui  est  de  droit  naturel  et 
«  d'institution  divine  ».  La  comparaison  serait 
parfaite  ici,  moyennant  le  changement  des 
termes.  A  la  place  de  monarchie,  il  aurait  fallu 
dire  gouvernement  héréditaire.  L'immutabilité 
politique  est  là,  en  effet.  Là  est  le  droit  divin 
pour  tous  ceux  pour  lesquels  la  nature  est 
divine.  Là  gît  l'essentiel  de  la  nature  des  socié- 
tés humaines,  qui  est  d'être  composées  de 
familles  et  non  d'individus,  de  se  dérouler  sur 
une  suite  de  siècles  et  non  d  être  concentrées 
dans  une  vie  d'homme.  «  Voilà  »,  ajoute  San- 


120  LE    DILEMME    DE   MARC    SANGNIER 

gnier,  «  ce  qui  nous  sépare  ».  Voilà,  lui  répli- 
querons-nous, ce  qui  aurait  dû  nous  unir. 

XVI.  —  Mais  nous  arrivons  à  un  ordre  de 
choses  de  première  importance.  Il  faut  laisser 
parler  Marc  Sangnier,  qui  va,  exceplionnelle- 
ment,  faire  entrevoir  ici  la  pointe  d'une  idée 
nette  :  idée  que  l'on  appréciera. 

Sangnier  nous  dit  : 

a  Vous  supposez  »  (non,  nous  certifions)  «  que 
la  société  demeurera  toujours  »  (non,  quelques 
siècles)  «  ce  qu'elle  a  été  «(non,  ce  qu'elle  est) 
{(  au  moment  où  elle  postulait»  (non,  oii  elle 
postule),  «  en  quelque  sorte,  la  monarchie  comme 
«  régime  politique,  ce  qu  elle  n'a  pas  du  reste 
«  tout  à  fait  cessé  d'être  »  (elle  ne  cesse  donc  pas 
«  tout  à  fait  »  de  postuler,  c'est-à-dire  de  récla- 
mer, pour  son  bien-être  et  son  bon  ordre,  la  mo- 
narchie?nous  ne  vous  le  faisons  pas  dire).  «  Vous 
«  considérez  comme  éternel  le  patriotisme  territo- 
«  rial^  la  diplomatie,  lacmception  même  de  l'Etat, 
«  tels  que  la  monarchie  les  a  fixés  non  pour  tou- 
«  jours,  mais  pour  un  temps,  et,  partant  de  ces 
«  postulats  gratuits,  vous  concluez  que  le  salut 
«  national  exige  la  monarchie.  Vous  placez 
«  vous-même  arbitrairement  la  conclusion 
«  désirée  dans  les  prémisses  (i)  » , 

(1)  Il  écrivait  plus  doctement  encore  dans  l'article  «Une 


LE    DlLEMMli    DE  MARC    SANGMER  121 

Marc  Sangnier  apparaît  particulièrement  gra- 
cieux dans  la  fonction  de  professeur  de  logique. 


idole  »  du  Sillon  du  25  mars  :  «  Ce  que  nous  trouvons 
dangereux  et  puéril,  c'est  de  s'arrêter  à  l'un  des  moments 
de  l'évolution  patriotique,  d'affirmer  qu'il  est  définitif  et 
intangible,  de  délimiter  arbitrairement  ainsi  le  patrio- 
tisme, de  l'accaparer  en  quelque  sorte  et  de  découvrir 
ensuite  avec  une  ingénuité  triomphante  (!;  qu'il  n'y  a  pas 
de  patriotisme  en  dehors  du  nationalisme  et  que  le  na- 
tionalisme intégral,   c'est  la    monarchie. 

((Evidemment  !  On  a  inclus  a  vriori  dans  le  patriotisme 
le  germe  monarchie.  Comment  s'étonner  ensuite  que  la 
monarchie  sorte  du  patriotisme  ?  De  même  '!!)  certains 
physiciens,  trop  oublieux  des  méthodes  expérimentales 
et  amoureux  des  mathématiques,  mettent  dans  leur 
transcription  algébrique  des  phénomènes  insuffisamment 
étudiés,  la  formule  même  qui  traduit  leur  postulat.  Ils 
admirent  ensuite  que  le  développement  de  la  formule 
donne  satisfaction  à  leurs  aventureuses  prévisions.  Beau 
miracle,  en  vérité  !  Ils  ont  imposé  la  formule  au  phéno- 
mène, et  celui-ci  est  tout  à  fait  innocent  des  déductions 
injustifiées  qu'apporte  docilement  la  mathématique  as- 
servie. »  Comment  Sangnier  n'a-t-il  pas  honte  d'écrire 
des  choses  pareilles  ?  C'est  donc  gratuitement  que  nous 
introduisons,  dans  la  formule  des  nécessités  de  l'heure 
présente  et  prochaine,  la  nécessité  d'une  diplomatie, 
d'an  Etat,  d'un  patriotisme  «  territorial  »  !... 

Constatons-le  tout  de  suite,  Sangnier  a  donc  pris  rang 
parmi  ceux  pour  qui  l'idée  de  la  «  patrie  territoriale  » 
est  «  une  »  simple  «  idole  »,  M.  Clemenceau  disait  un 
Moloch.  Je  ne  puis  marquer  aujourd'hui  toutes  les 
lamentables  erreurs  de  fait  prodiguées  par  Sangnier 
au  point  de  départ  de  sa  thèse,  en  vue  de  reprocher  aux 
catholiques  de  l'Action  française  une  idolâtrie.  L'ido- 
lâtrie de  Dimier,  de  Marans,  de  Montesquiou  consiste 
à  professer  que  la  politique,  ou  science  des  Etats  et  des 


122  LE    DILEMME    DE    MARC   SANGNIER 

Nous  aimerions  lui  voir  observer  les  règles  de  la 
science  et  de  Fart  quil  se  plaît  à  nous  enseigner. 


sociétés,  s'applique  tout  d'abord  à  défendre,  puis  à 
conserver  ces  sociétés  et  ces  Etats,  théâtre,  condition, 
support,  aire  et  emplacement  de  tout  progrès  ou 
perfectionnement  possibles.  Voilà  notre  idole.  La  thèse 
serait  sans  gravité,  si  elle  n'enfermait  qu'une  simple 
critique;  nous  rétablirions  notre  véritable  pensée  et 
nous  passerions.  Mais  la  pensée  de  Marc  Sangnier  se 
montre  elle-même  engagée,  non  sans  y  engager  les 
autres,  en  de  vagues  chimères  d'autant  plus  malheu- 
reuses que,  sans  recommander  absolument  de  renoncer 
à  l'idée  de  patrie  ou  même  de  la  négliger,  elles  auto- 
risent en  fait  toute  renonciation  et  toute  négligence 
sur  cet  objet.  L'article  se  compose  de  petites  notes 
flottantes,  indiquant  une  attitude  ou  une  impression 
plutôt  qu'une  idée,  mais  dont  le  total  ou  la  différence 
ne  se  formulerait  pas  mal  en  un  nilchevo  tolstoïen  : 
«  La  patrie  n'a  pas  d'importance  »,  ou  :  «  J'ai  affaire 
ailleurs  ».  Sangnier  parait  vouloir  distinguer  entre 
la  «  patrie  territoriale  »  et  je  ne  sais  quelle  autre  patrie 
qu'il  se  garde  de  qualifier.  Il  semble  considérer  comme 
une  nouveauté  la  fréquence  des  communications  inter- 
nationales dans  l'Europe  moderne  :  comme  si,  du 
temps  de  saint  Louis  et  de  Jeanne  d'Arc,  ces  commu- 
nications n'étaient  pas  relativement  supérieures  à  ce 
qu'elles  sont  de  nos  jours,  et  comme  si  le  patriotisme 
ou  le  civisme  d'alors  en  eût  été  diminué!  Sangnier  ne 
sait  pas  que  l'Internationale,  d'abord  chrétienne,  plus 
tard  européenne,  a  eu  deux  ennemis,  que  le  premier 
fut  la  Réforme,  le  second  la  Révolution.  Il  a  vu  ici  bien 
des  choses,  il  y  reverra  donc  celle-là.  Il  apprendra  aussi 
que  l'Internationale  n'exclut  pas  les  nations,  car  elle 
les  implique,  nous  l'avons  dit  cent  fois,  notamment  le 
15  novembre  1899,  dans  les  quatre  articles  constitutifs 
de  V Action  française. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGMEK  123 

Par  exemple,  il  aurait  bien   fait   de  ne  point  se 
contredire  à  deux  lignes  d'intervalle  :  après  avoir 


L'Internationale  contemporaine  a  resserré  partout  le 
lien  des  nationalités,  ce  à  quoi  Sangnier  ne  prend  pas 
garde  non  plus.  «  La  patrie  changera  de  forme,  la 
patrie  évoluera,  elle  évolue  »,  déclare-t-il,  sans  rien 
définir.  11  ne  fait  pas  «  du  salut  national  la  fin  suprême 
de  tous  ses  efforts  ».  «  Nous  aimons  la  France, 
«  ajoute-t-il,  parce  que  nous  entendons  nous  servir  de  la 
«  France  pour  travailler  à  faire  régner  plus  dejustice.  » 
Avant  de  nous  servir  de  la  France,  nous  commencerons, 
quant  à  nous,  par  la  servir.  Etant  ce  que  nous  sommes 
et  la  France  étant  ce  qu'elle  est,  nous  n'avons  pas 
besoin  de  mettred'injurieuses  conditions  au  patriotisme. 
La  condition  de  Marc^  Sangnier  ferait  pendant  à  la 
fameuse  «  France  mais  »  de  M.  Arthur  Ranc.  Pour  res- 
sembler d'un  peu  plus  près  à  M.  Ranc,  Sangnier  lui 
emprunte  les  transpositions  ordinaires.  «  La  raison 
d'Etat  justifie  tout»,  nous  fait-il  dire.  Erreur.  La  raison 
d'Etat  peut  seulement  justifier  des  mesures  prises  dans 
l'intérêt  de  l'Etat  et  à  l'occasion  d'une  affaire  d'Etat. 
Est-ce  que  Sangnier  pense  que  la  raison  d'Etat  ne 
justifie  rien  ?  Qu'il  le  dise,  qu'il  soit  précis.  Ou,  si 
elle  justifie  quelque  chose,  qu'il  ait  la  bonté  de  nous 
dire  quoi  :  qu'il  énonce  clairement  ce  que  nous  aurions 
eu  le  tort  de  justifier  par  elle. 

Sangnier  poursuit  en  demanlant,  d'un  ton  scandalisé, 
si  nous  n'aurions  pas  «  inventé  ce  mot  coupable  de 
faux  patriotique  i»?  Eh  bien,  voilà  pris  sur  le  vif,  chez 
Marc  Sangnier,  un  état  d'esprit  net  :  l'état  d'esprit 
dreyfusien.  Et  comme  toujours  cet  état  d'esprit  est 
accompagné  de  la  tare  qui  lui  est  essentielle  et  consti- 
tutionnelle :  l'erreur,  l'erreur  de  fait,  commise  par  pré- 
cipitation, par  paresse  ou  par  cette  vue  que  quiconque 
ne  croit  pas  à  Dreyfus  doit  être  au  moins  un  grand 
pécheur.  Cependant  il  faut  aboutir.  .Je  ne   lâcherai  pas 


124  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGMER 

affirmé  que  la  monarchie  a  été  le  régime  postulé 
par  un  certain  statut  de  la  société  (patriotisme 


Sangnier  qu'il  ne  nous  ait  livré  le  dernier  fond,  le 
dernier  secret  de  la  mentalité  dreyfusienne.  Je  n'ai  pas 
cherché  à  l'attirer  sur  ce  terrain,  il  y  est  venu  libre- 
ment. Tant  pis  pour  lui.  —  C'est  par  amour  de  la  Vérité 
et  de  la  Juslice  que  vous  nous  reprochez,  n'est-ce  pas, 
Sangnier,  le  «  mot  coupable  »  de  faux  patriotique  ? 
C'est  pour  cela,  bien  pour  cela?  Alors,  Sangnier,  ras- 
surez-vous :  le  «  mot  coupable  »  n'a  jamais  été  écrit 
ni  dit  par  nous.  Par  fierté,  j'avais  jusqu'ici  négligé 
la  rectiflcation.  Il  me  plaisait  de  paraître  à  des  miséra- 
bles que  je  méprise  l'auleur  de  la  formule  tout  à  fait 
digne  d'eux  qu'on  m'avait  imputée.  Il  me  plaisait  d'en 
assumer  la  responsabilité.  Je  ne  méprise  pas  Sangnier, 
et,  si  je  le  tiens  pour  un  esprit  égaré,  je  le  sais  géné- 
reux et  juste.  Cest  pour  lui,  lui  seul,  que  je  rectifie 
donc.  Je  ne  retrancherai  pas  un  motde  mon  jugement 
de  1898  sur  le  lieutenant-colonel  Henry.  Mais  qu'on  aille 
chercher  dans  ce  jugement  le  mot  de  «  faux  patrio- 
tique »  :  on  ne  pourra  pas  l'y  trouver,  par  la  raison  qu'il 
n'y  est  pas.  Ce  sont  les  bandits  dreyfusiens  qui  font 
imaginé.  Et  maintenant,  j'ai  le  droit  d'ajouter  :  —  Voilà 
les  sources  auxquelles  un  amant  du  vrai  va  puiser.  Voilà 
la  base  de  ses  appréciations  sur  des  hommes  qui,  apiès 
tout, luttent  sur  la  même  barricade  que  lui  et  qui  servent 
la  cause  voisine  de  la  sienne  !  Un  livre  que  l'on  dit  être 
assez  imprégné  de  fesprit  chrétien  porte  en  toutes 
lettres  :  Ne  jugez  pas.  Moins  ambitieux  pour  Marc  San- 
gnier, je  lui  dirai  :  Ne  jugez  donc  qu  après  information 
sérieuse...  Si,  toutefois,  j'osais,  j'ajouterais  à  ce  conseil 
une  question.  Je  demanderais  à  Sangnier  comment  il 
peut  se  croire  en  règle  avec  son  propre  principe.  Nous 
sommes,  par  essence,  des  politiques.  Nous  sommes 
défenseurs  de  la  raison  d'État.  Nous  croyons  que  les 
personnes  soumises  à  des  responsabilités   et   à  des  obli- 


LE    DILEMME    DE  MARC    SANGNIER  12o 

territorial,  diplomatie,  conceptions  d'Etat), mieux 
vaudrait  ne  point  ajouter  que  cette  monarchie  a 
FIXÉ  cet  ensemble  d'institutions  sociales  ;  car  il 
faut  choisir  :  ou  celte  monarchie  était  postulée 
par  cette  société,  auquel  cas  elle  résultait  de 
ces  institutions  et  ne  les  avait  pas  fixées;  ou 
elle  avait  fixé  ces  institutions,  et,  en  cet  autre 
cas,  ces  institutions  n'avaient  pas  à  la  postuler. 
En  d'autres  termes,  la  monarchie  est  antérieure 
ou  postérieure  aux  institutions  sociales.  Elle  ne 
leur  est  pas  antérieure  et  postérieure  tout  à  la 
fois.  Ce  sophisme  mis  en  lumière  et  proposé  aux 


gâtions  particulièrement  graves  doivent  aussi  jouir  de 
droits  plus  étendus.  Un  tel  système,  pour  peu  qu'il  fût 
interprété  largement,  nous  autoriserait  à  dire  et  à  faire 
bien  des  choses.  Néanmoins  c'est  de  notre  côté,  nous 
le  prouvons  sans  cesse,  que  se  trouve  l'attention  aux 
intérêts  et  aux  idées  d'autrui,  le  respect,  le  scrupule,  la 
rigueur  dans  la  discussion.  Nous  ne  nous  permettons  ni 
petites  habiletés,  ni  échappatoires,  ni  allégations  invé- 
rifiées  ou  suspectes,  nous  qu'on  aime  à  combler  des 
épithètes  de  sophistes,  d'esprits  irréligieux,  de  penseurs 
immoraux.  Tout  au  rebours,  ces  moralistes  de  profes- 
sion, pour  lesquels  la  vie  politique  ne  doit  être  qu'un 
acte  de  moralité  individuelle,  ces  vrais  chrétiens,  ces 
chrétiens  mystiques,  se  trouvent  tout  perm's  et  traitent 
le  vrai  et  le  juste  de  la  façon  la  plus  cavalière.  On  se 
demandera,  dès  lors,  à  quoi  sert  leur  morale  et  même 
quel  peut  être  le  fruit  de  leur  christianisme.  Ces  sin- 
guliers enfants  de  Dieu  (iniront  par  inspirer  de  la  vanité 
aux  enfants  des  hommes. 


126  LE    DILEMME    DE  MARC   SANGNIKR 

réflexions  du  néo-logicien  pour  le  mettre  en 
garde  contre  la  séduction  d'un  jargon  scienli- 
fique  dont  il  ne  mesure  pas  tout  à  fait  le  sens  à 
l'instant  même  où  il  l'emploie,  nous  devons 
retenir  deux  choses  :  l'opinion  qu'il  exprime  et 
le  reproche  qu'il  nous  fait. 

Le  reproche  est  deceuxqui  durent  être  faits  par 
les  théologiens  de  Byzance  aux  gens  qui  leur 
parlaient  de  se  défendre  et  de  s'armer  lorsque 
Mahomet  II  canonnait  leurs  murailles.il  est  cer- 
tain que  la  monarchie  estinutile  si  le  territoire  de 
la  patrie,  ladiplomatie,  l'Etat  politique,  sont  eux- 
mèmesdesinstitutionspérimées qui  nerépondent 
à  aucun  hesoin  d'avenir.  Encore  un  peu  de  temps, 
et  nous  jouirons  de  la  paix  universelle.  Encore 
un  peu  de  temps,  et  toutes  les  frontières  seront 
effacées.  Encore  un  peu  de  temps,  et  les  hommes 
ne  chercheront  plus  la  patrie  qu'au  ciel,  autour 
du  trône  de  leur  Père  céleste.  Le  Sillon  de  France^ 
cela  voudra  dire  :  •<  œuvre  du  Sillon  en  France  », 
comme  Sillon  de  Bretagne  signifie  déjà,  selon 
M.  Georges  Hoog,  «  l'œuvre  du  Sillon  o^n  Breta- 
gne »,  cette  œuvre  étant  uniforme,  identique  à 
elle-même,  et  tous  les  points  de  la  planète  ne 
différant  que  par  leur  position  relative  à  celles 
des  astres.  Les  rivalités  et  les  difficultés  territo- 
riales étant  supprimées,  sera  de  même  supprimée 


LE    DILEMME    DE    MAT'.C   SA^GNIER  127 

toute  représentation  politiqueou  sentimentale  de 
ces  difficultés,  de  ces  rivalités.  Si  l'hypothèse  est 
juste,  le  reproche  de  Sangnierest  vérifié.  Ce  n'est 
pourtant  qu'une  hypothèse,  Sangnier  le  sait-il? 

De  cette  opinion  hypothétique  qui  consiste  à 
faire  bon  marché,  à  traiter  de  «  postulats  gra- 
tuits »  ce  que  nous  considérons,  nous  autres 
nationalistes,  comme  les  éléments  essentiels 
d'une  politique  moderne  :  patriotisme  territo- 
rial, diplomatie,  conception  même  de  l'Etat, 
Sangnier  devrait  au  moins  conclure  :  alors  plus 
de  nation  ! 

Mais  il  se  borne  à  dire  que  l'Etat,  le  patriotisme 
attaché  à  un  territoire  et  l'organisation  diplo- 
matique, ne  sont  plus  les  conditions  véritables 
du  «  salut  national  ».  Que  peut  bien  être  le  salut 
national  pour  Sangnier  ?  Une  nation  privée  de 
son  aire  terriloriale  peut  subsister,  comme  c'est 
le  cas  de  la  nation  juive,  mais  ce  fut  d'abord  à 
l'état  de  restes.  Quel  était  le  salut  national  de 
la  nation  juive  après  le  sac  de  Jérusalem  par 
Titus  ?  Ces  restes  ont  duré  sans  doute  dans  la 
dispersion.  Mais  dès  qu'elle  a  pu  prendre  cons- 
cience de  ces  membres  épars,  dès  que  l'idée  de 
«  salut  »  put  être  entrevue  de  nouveau,  un  Etat 
juif  s'est  plus  ou  moins  reconstitué  autour  de 
l'église  juive  ;  cet  Etat,  que  ne  représente  point 


128  LE    DILEiMMB    DE    MARC   SANGNIER 

mal  V Alliance  Israélite  universelle,  aspir<^  à 
recouvrer  un  territoire,  ou  des  territoires. 

De  même  pour  les  Grecs  depuis  la  prise  de 
Constantinople.  Personne  ne  parla  de  salut  pour 
lanation  grecque  tant  qu'un  Etat  ne  lui  fut  point 
reconstitué  au  moins  en  rêve  ;  Vethnikê  étairia 
procéda  à  cette  première  ébauche,  laquelle  se 
précisa  dans  Tinsurrection  de  1821^  qui  aboutit 
à  Navarin,  et  à  la  constitution  de  la  Grèce 
moderne,  pour  laquelle  les  agrandissements  ter- 
ritoriaux et  les  progrès  diplomatiques  sont  le 
synonyme  de  progrès  nationaux  :  insensible  à 
l'évolution,  ignorante  des  prophéties  de  Marc 
Sangnier,  la  Grèce  demande  la  Crète. 

Si  Marc  Sangnier  était  conséquent,  il  se  résou  • 
drait  à  chasser  du  cercle  familier  de  sa  pensée 
l'idée  de  nation  comme  il  en  a  chassé  les  idées  de 
territoire,  d'Etat  et  d'organes  d'Etat.  Mais  il 
lui  resterait  alors  à  nous  démontrer  que  le  fait  de 
nationalité  perd  du  terrain  en  Europe,  en  Asie, 
en  Amérique  ou  en  Océanie,  et  les  seuls  exem- 
ples possibles  seraient  probablement  tirés  delà 
décadence  de  quelques  principicules  nègres 
d'Afrique  :  si  nous  lui  objections  que  ces  em- 
pires noirs  ne  font  que  céder  aux  souverainetés 
blanches,  il  se  contenterait  sans  doute  de 
répondre  comme  il  le    fait  plus  loin  :    «  Vous 


I 


LE    DILEMME    DE  MARC    SANGMER  129 

jugez  que  le  sens  de  révolution  est  autre,  ^'ous 
apprécions  dilTéreniment,  voilà  tout  ».  Mais  cette 
réponse,  étant  toute  verbale,  ne  pourra  jamais 
satisfaire  que  lui  et  les  quelques  personnes 
follement  amoureuses  du  son  de  sa  voix.  On 
Xi  apprécie  pas  une  évolution,  on  la  constate.  Si 
l'on  accorde  une  importance  quelconque  ou  «  sens 
de  révolution  »,  ce  fait  est  :  que  l'évolution  de 
tous  les  grands  et  petits  peuples  civilisés  des 
deux  continents  est  nettement  nationaliste,  que 
cela  ne  peut  plus  faire  un  doute  pour  l'Europe 
depuis  cinquante  ans.  Depuis  quinze  ans,  pour 
l'Amérique,  cela  crève  les  yeux.  Tout  autre  phé- 
nomène politique  ou  économique  a  dû  composer 
avec  celui-là,  se  combiner  avec  celui-là,  se  subor- 
donner à  celui-là.  Il  est  clair  comme  un  texte 
clair.  Je  sais  bien  que  les  avocats  ne  croient 
pas  aux  textes.  Un  avocat  conservateur  auquel 
je  montrais  un  faux  de  lecture  commis  par 
MM.  Trarieux  et  Bertulus  au  procès  de  Rennes, 
me  répondait  à  peu  près  comme  MarcSangnier  : 
[<  Cestime  affaire  d appréciation  y) .  J'estime,  avec 
un  grand  poète  catholique,  que  l'on  a  absolument 
le  droit  de  répondre  à  de  telles  émissions  de  voix 
par  des  coups.  Qui  use  de  l'organe  matériel  de 
ia  voix  pour  nier  l'évidence  ne  peut  trouver 
[nauvais  que  l'on  use  du  poing  pour   lui  res- 


130  LE    DILEMME    DE    3IARC   SANGNIER 

tituer  ce  sentiment  des  pures  certitudes  de  fait. 
Le  phénomène  d'obstination  nullement  inlel- 
lectuelle,  nettement  volontaire^  qu'on  ne  se 
lasse  pas  d'analyser  ici,  présente,  au  reste, 
l'avantage  de  contraindre  Marc  Sangnier  à  des 
concessions  positives  d'un  prix  infini.  Quand  il 
écrit  que  «  la  savante  dialectique  de  V Action 
«  française  n'a  nullement  pu  le  convaincre  de 
(c  la  nécessité  de  la  monarchie  pour  le  salut 
«  national  »,  et  qu'il  ajoute  cependant  :  «  à  moins 
«  que  Ton  ne  voulût  dire  par  là  le  salut  de  tout 
«  un  ordre  de  choses  qui  ne  peut  exister  qu'avec 
«  la  moyiarchie  comme  clef  de  voûte  »,  le  contexte 
nous  permet  de  traduire  que,  d'après  lui,  San- 
gnier, si  la  nation  française  veut  conserver  un 
ordre  de  choses  tel  que  le  territoire  de  la  patrie, 
une  diplomatie  sérieuse,  un  Etat  bien  constitué 
et  résistant,  cet  ordre  de  choses  ne  pourra  exister 
que  par  la  monarchie.  La  monarchie  sera  inutile 
quand  la  nation  pourra  subsister  sans  territoire, 
sans  Etat,  sans  diplomatie  et,  conséquemment, 
sans  armée.  Donc,  la  monarchie  n'est  pas  encore 
inutile  :  elle  serait  utile.  Elle  est  donc  néces^- 
saire,  tant  que  le  salut  de  la  France  sera  lié  au 
salutde  l'ordre  de  choses  dont  la  monarchie  est  la 
clefdevoiMe^  lequel,  sans  monarque,  s'écroule.  Les 
impôts,  le  sang  et  le  temps  que  la  France  donne  à 


I 


LE  DILEMME    DE   MARC    SANGMER  13  l 

l'Etat  témoignent  que,  même  dans  sa  volonté  et 
dans  sa  pensée,  l'état  social  qui  postule  la  mo- 
narchie n'a  pas  a  tout  à  fait  cess^' d'être  »  :  c'est  au 
nom  d'un  état  social  qui  n'existe  pas((  tout  à  fait  » 
encore,  même  dans  les  rêves  de  beaucoup  de 
républicains  et  de  beaucoup  de  jacobins  qui 
sont  demeurés  patriotes,  c'est  au  nom  d'un 
état  social  dont  bien  peu,  malgré  tout,  osent 
concevoir  jusqu'au  bout  l'image,  c'est  au  nom  de 
ce  simple  rêve  que  Marc  Sangnier  défend  le 
principe  initiateur  et  directeur  de  toute  son 
action... 

N'est-il  pas  frappé  d'une  disproportion  aussi 
forte  ?  Le  régime  invoqué  pour  autoriser  et 
légitimer  son  action  n'existe  pas  encore,  c'est 
un  projet,  un  rêve,  au  lieu  que  cette  action,  son 
action  à  lui,  est  un  fait  vivace  et  contemporain. 
L'inutilité  de  la  diplomatie,  de  Tarmée,  de  l'Etat^ 
du  patriotisme  territorial  ne  saurait  être  que 
future,  et  la  propagande  de  Sangnier  est  pré- 
sente. Elle  s'exerce  donc  sans  tenir  compte  des 
réalités  dont  les  services,  au  moins  provisoires, 
sont  certains  par  définilion,  même  à  ses  yeux. 
Il  détermine,  il  propage  un  état  d'esprit  et  de 
sentiment  non  point  adapté  aux  nécessités  cer- 
taines du  pays,  mais  relatif  à  un  état  des  plus 
douteux.   Il  ne  tient  pas    compte   de  l'Europe 


132  LE    DILEMME    )JE  MARC    SANGNIER 

et  de  la  Terre  telles  qu'elles  existent,  mais  de  la 
Terre  et  de  l'Europe  telles  qu'il  croit  qu'elles 
seront  demain.  Républiques,  empires,  royautés, 
tous  les  pays  qui  nous  entourent  sont  munis  des 
organes  dont  nous  observons  lafaiblesse  de  notre 
côté,  et  Sangnier,  au  lieu  de  poser  comme  nous 
le  problème  de  la  faiblesse  de  notre  patrie,  ou 
même  en  le  posant,  en  le  résolvant  comme 
nous,  en  reconnaissant  implicitement  que  notre 
système  démocratique  et  républicain  suffit  mal 
aux  exigences  d'un  patriotisme  territorial,  cons- 
titue mal  l'Etat  et  engendre  une  diplomatie 
détestable,  Sangnier  se  contente  d'apprécier 
l'Etat,  le  territoire  et  la  diplomatie,  comme  des 
figures  de  ce  monde  qui  passe,  vouées  à  passer 
avant  lui  !  Au  lieu  de  distinguer  entre  les 
besoins  certains  du  présent  et  les  besoins  plus 
ou  moins  probables  de  l'avenir,  de  manière 
à  ne  pas  affaiblir  la  réalité  acquise  au  profit 
d'un  simple  concept  éventuel  ou  jugé  tel,  il  tra- 
vaille avec  une  inconscience  certaine  et  une 
imprudence  évidente,  à  réaliser  le  fantôme  qui 
le  séduit.  Celte  évolution  cosmopolite  dont  il 
nous  parle,  il  ne  l'attend  pas  :  il  la  devance. 
Il  ne  s'y  range  pas  :  il  la  fait.  Encore  s'il  la 
faisait  partout  !  Si  la  voix  de  ce  Français  agis- 
sait hors  de  France  et  contre  l'Etranger  autant 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  133 

qu'elle  agit  à  l'intérieur  de  la  France  et  au 
profit  de  l'Etranger  !  Elle  ferait  à  nos  rivaux  et  à 
nos  concurrents  un  dommage  compensateur. 
Mais  c'est  nous  seuls  qui  souffrons  de  sa  propa- 
gande. Ce  sont  les  nôtres  seuls  qu'il  exhorte  à 
sedétacherdu  territoire  de  la  patrie.  La  mesure 
de  rintluence  de  Marc  Sangnier  donne  donc  la 
mesure  d'une  perte  sèche  pour  nous. 

Quand  les  hommes  comprendront-ils  que  ni 
la  destinée  ni  révolution  ne  les  regardent  et  que 
le  vers  stoïque,  qu'il  est  facile  de  traduire  en 
langue  catholique, 

Faites  votre  devoir,  et  laissez  faire  aux  dieux, 

est  la  règle  dernière  de  tout  citoyen  véritable? 
Je  ne  poserai  pas  cette  question  de  philosophie 
générale  à  Marc  Sangnier.  Elle  serait  capable  de 
le  conduire  à  de  nouvelles  divagations.  Il  tradui- 
rait en  nouvelles  folies  mystiques  ce  qui  est  l'ex- 
pression de  la  sagesse  attique,  de  la  morale 
catholique  comme  de  la  sociologie  positiviste. 
Mais,  puisque  j'ai  devant  moi  un  chrétien, 
un  homme  de  conscience  et  de  devoir,  une 
créature  excessivement  et  môme  exclusive- 
ment morale,  je  lui  présenterai  cette  question 
en  d'autres  termes  : 

DILEMME  4** 


134  LE    DILEMME    DE    MAKC    SANGNIEI^ 

—  En  conscience,  lui  dirai-je,  vous  sentez- 
vous  le  droit  de  détruire  ces  institutions  encore 
existantes,  soutenues  par  l'assentiment  vivace 
encore,  malgré  tout,  de  milliers,  de  millions  de 
cœurs  et  d'esprits,  au  nom  d'une  idée  dont  vous 
ne  savez  rien  de  précis,  hormis  que  cette  idée 
n'est  certainement  pas  accomplie  aujourd'hui, 
étant,  selon  vous,  à  venir,  en  sorte  que  vous 
ignorez  même  si  elle  aura  des  effets  bienfaisants 
ou  pernicieux  ?Le  Code,  que  vous  ne  récuserez 
jamais,  ordonne  nettement  que  «  vous  ne  tuiez 
point  ».  Ne  tuez  donc  point  notre  France. 

Ne  me  dites  pas  qu'une  société  n'est  vivante 
que  par  métaphore  ;  je  le  sais,  je  l'ai  dit  en  temps 
et  lieux,  aussi  souvejit  qu'il  l'a  fallu,  mais  cette 
société  ainsi  faite  comporte  et  règle  les  intérêts 
de  nombreuses  personnes  vivantes.  Ces  intérêts 
humains,  ces  vies  humaines,  vous  les  exposez 
gravement  quand  vous  dépréciez  l'idée  de  patrie 
ou  que  vous  rabaissez  l'importance  de  Tidée  1 
d'Etat.  Vous  jouez  envers  vos  auditeurs  et  vos 
lecteurs  un  rôle  homicide.  Avec  ces  périodes 
pleines  de  fumée  et  de  vent,  vous  faites  des 
cadavres,  des  orphelins,  des  veuves  :  vous, 
Sangnier,  qui  vous  êtes  engagé  à  ne  point  tuer. 
Vous  assumez,  devant  vous-même  et  devant  un 
juge  que  vous  estimez  devoir  être   plus  sévère 


LE    DILKMME    DE    MARC    SANGMEM  135 

que  vous,  la  responsabilité  de  beaucoup  de  sang 
et  de  larmes.  La  légèreté  d'un  iNapoléon  111,  d'un 
Lebeuf,  d'un  Jules  Favre,  d'un  Jules  Simon,  d'un 
Ferdinand  Buisson,  de  tous  ceux  qui  ont  con- 
couru à  réduire  ou  à  laisser  réduire  la  force 
armée  de  la  France  entre  1863  et  1870,  cette  légè- 
reté a  été  nommée  crime  non  par  un  simple  effet 
d'imagination  oratoire,  mais  parce  qu'elle  fut 
réellement,  substantiellement,  sanguinaire.  Elle 
a  conduit  nos  soldats  à  la  boucherie.il  est  infini- 
ment probable  que  la  France,  pourvue  d'une  sé- 
rieuse organisation  militaire,  aurait  pu  empê- 
cher la  guerre  de  1866,  elle  n'eût  pas  subi  l'a- 
gression de  1870,  ou  le  choc  de  deux  peuples, 
plus  rapide  et  plus  court,  eût  été  vingt  fois  moins 
sanglant.  La  préparation  à  la  guerre,  au  moyen 
d'une  diplomatie  active  et  d'une  bonne  armée, 
est,  selon  l'adage  romain,  la  condition  de  toute 
paix.  Vous  pouvez  me  répondre  que  la  paix  ou 
la  guerre  sont  des  épiphénomènes  sans  im- 
portance, que  la  vie  d'un  chrétien  est  un  combat 
perpétuel,  que  la  mort  est  la  fin  de  l'homme,  et 
qu'il  importe  peu  de  mourir  debout  ou  couché... 
Ces  grandes  vérités,  plus  philosophiques  peut- 
être  que  morales,  ne  sont  cependant  pas  vérités 
politiques.  Dites  donc  que  la  politique  vous 
semble  de  nul  intérêt.  Mais,  en  ce  cas,  faites,. 


136  LE  DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

Sangnier,  ce  que  vous  dites  :  n'en  parlez  plus. 

Il  en  parle,  il  en  parlera,  nécessairement,  dans 
l'heure  même  où  il  jurera  de  s'en  abslenir,  par 
un  de  ces  tours  de  jonglerie  auxquels  se  complaît 
la  nature  oratoire  de  l'homme.  Il  accepte  donc  et 
fait  accepter  à  une  fraction  notable  de  la  France 
catholique  des  responsabilités  politiques  dont 
nul  esprit  sensé  ne  voudrait  le  fardeau.  Un  ar- 
ticle de  lui  paru  dans  le  Sillon  du  25  mars  190o, 
et  qu'on  a  vu  cité  et  commenté  plus  haut  (1), 
article  écrit  tout  entier  en  haine  de  nous  et  con- 
cluant à  représenter  le  patriotisme,  «  le  patrio- 
tisme territorial  »,  redit-il,  comme  «  une 
idole  »,  cet  article  éclaire  très  nettement  le  mé- 
canisme de  la  pensée  de  Sangnier.  C'est  une  mé- 
canique folle.  Elle  se  résume  en  deux  lignes  : 
—  Parce  que  les  patries  ont  varié  de  forme  et 
d'étendue  au  courant  de  l'évolution  historique, 
désintéressez-vous  du  fruit  réel,  du  résultat  vi- 
vant de  cette  évolution.  Désintéressez-vous  de  la 
France. 

Marc  Sangnier  a  fait  son  dilemme.  Voici  le 
mien  : 

Ou  Marc  Sangnier  cessera  de  développer  cette 
extravagance.  Ou,  je  le  prédis  sans  le  demander, 

(1)  Dans  la  note  de  la  page  120. 


I 


LE    DILEMMK    DE    MARC    SANGMEK  137 

comme  un  astronome  impuissant  mais  clair- 
voyant prédit  le  passage  d'un  astre,  ou,  dis-je,  le 
clergé  français,  l'Eglise  de  France,  le  corps 
de  nos  prêtres  et  de  nos  évêques  sauront  lui 
infliger  le  plus  éclatant  désaveu. 

Les  prêtres  français  ne  se  désintéresseront  point 
de  la  France.  Ceux  qui  fondèrent  et  défendirent 
nos  villes  ne  se  sont  jamais  désintéressés  de  notre 
Etat.  Ils  ne  l'abandonneront  point.  On  peut  leur 
confier^  contre  Sangnier,  la  garde  de  la  terre  de  la 
patrie. 


ARTICLE  SIXIÈME  (1) 


Suite  du  précédent.  —  Nos  réponses  à  la  troisième 
lettre  de  Marc  Sangnier. 


[Il  est  indispensable  de  dater  cette  page  :  27  juin 
1905. 

...  A  l'automne  de  l'année  dernière  (2),  Sangnier  ^ 
nous  accusait  d'avoir  quelque  difficulté  à  concevoir  M 
«  autre  chose  que  ce  qui  est  ».  Nous  voj'ions  le 
passé.  Il  voj^ait  l'avenir.  Il  nous  plaignait  donc  de 
fonder  la  nécessité  de  la  Monarchie  sur  la  nécessité 
du  u  patriotisme  territorial  »,  «  de  la  diplomatie  » 
et  «  de  l'Etat  »  :  comme  si  «  l'Etat  »,  disait-il,  la 
«  Diplomatie  »,  le  «Patriotisme  territorial  »  étaient 
des  choses  nécessaires  !  «  Postulats  gratuits  »,  ré- 
pétait Marc  Sangnier!  Etat,  diplomatie,  patriotisme  : 
organes    périmés,   sentiments     surannés    qui,  sans 


(1)  Action  française,  1er  juillet  1905. 

(2)  La  troisième  lettre  de  Marc  Sangnier,  publiée  dans 
V Action  française  du  15  avril  1905,  nous  était  arrivée 
l'automne  précédent.  Des  circonstances  particulières 
m'avaient  emnéché  de  la  publier  plus  tôt. 


LE    DILEM3IE    DE    MARC    SA>GMER  i  39 

doute,  s'accordent  à  postuler  la  Monarchie,  mais 
qui  meurent  comme  elle  est  déjà  morte  elle- 
même... 

Sans  préjuger  du  très  lointain  avenir  qu'il  nous  est 
aussi  impossible  d'atteindre  que  de  modifier,  nous 
répondions  modestement  à  Marc  Sangnier  qu  il  se 
trompait  tout  au  moins  pour  le  siècle  auquel  il 
vivait  et  que,  un  temps  encore,  les  nations  auraient 
besoin  d'un  territoire  où  se  maintenir,  d  une  patrie 
charnelle  et  matérielle  à  défendre,  et  que,  pour  pré- 
sider à  cette  défense,  il  faudrait  longtemps  un  Etat, 
—  pour  servir  cet  Etat,  une  diplomatie.  Trois  sai- 
sons n'ont  pas  encore  achevé  de  couler  sur  les  pro- 
phéties de  Marc  Sangnier.  Le  présent  d'alors  s'est 
enfui,  l'avenir  d'alors  est  venu  ,  et  ces  prophéties  sont 
caduques,  les  voilà  démenties  par  des  faits  qu'il  est 
possible  de  voir  et  de  toucher.  Nos  prévisions  se 
sont  confirmées  une  fois  de  plus  en  pleine  discus- 
sion. Le  cas  observé  tranche  tout.  Nous  en  sommes 
aux  préparatifs  de  bataille.  Que  la  guerre  ait  lieu 
ou  non,  elle  est,  elle  a  été,  de  Tavis  général,  pos- 
sible et  menaçante  (1).  Les  financiers  eux-mêmes,  qui 
se  vantent  de  travailler  à  la  paix  éternelle  et  uni- 
verselle, se  voient  contraints  d'en  faire  un  aveu  publie 
autour  des  corbeilles  de  Bourse.  Quant  aux  déma- 
gogues, la  plupart  mettent  une  sourdine  à  leurs 
déclamations  contre  l'armée  et  contre  la  patrie.  Les 
ministres  de  la  République  dreyfusienne,  unRouvier, 


(1)  Nous  étions,  à  ce  raoïnent-là,  en  plein  incident  de 
Tanger,  à  la  veille  de  la  démission  de  M.  Delcassé. 


140  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

un  Martin,  reparlent  àe  Y  amour  sacré...  Clemenceau 
fait  le  patriote,  et  Jaurès  joue  les  Célimènes  supé- 
rieures entre  un  cabinet  qu'il  protège  et  les  passions 
populacières  qu'il  a  mission  de  partager.  Le  pro- 
fesseur Hervé  reste  à  peu  près  seul  chef  avoué  de 
Tantipatriotisme  républicain.  A  moins  que  Marc 
Sangnier... 

Je  gagerais  que  Marc  Sangnier  imiterait  plutôt  le 
jeu  du  misérable  Jaurès,  avec  lequel  il  présente  de 
curieux  points  de  ressemblance  dans  le  style,  dans 
l'imagination  et,  ce  qui  n'est  guère  à  l'éloge  de  San- 
gnier, dans  la  pensée.  Rien  n'est  plus  bas,  plus 
vil,  plus  mou,  plus  clairement  pareil  à  la  condition 
de  fille  publique  que  ce  qui  tient  lieu  de  pensée  à 
M.  Jean  Jaurès  Ah  !  que  Sangnier  se  tienne  en 
garde  contre  cette  pente.  Car  son  point  faible  est  là. 
Comme  Jaurès,  s'il  ne  se  surveille,  il  jouera  oratoire- 
ment  avec  les  réalités,  les  idées  et  les  sentiments 
qui  devraient  lui  être  sacrés.  Il  jonglera  avec  le 
vrai. 

Déjà,  n'a-t-il  pas  écrit,  dans  le  Sillon  du  10  juin 
1905,  «  qu'il  s'affligeait  de  l  impuissance  où  nous  pa- 
«  raissons  être  «   de  ne  jamais  vouloir  consentir 

«    A  ATTAQUER  ))  SCS  ((  VÉRITABLES  IDÉES  ))  ?  —  lui  qui, 

pour  nous  répondre  avec  un  peu  d'aisance  et  de 
commodité,  ne  craint  pas  de  nous  attribuer  des  idées 
politiques  qu'il  doit  pourtant  savoir  ne  pas  être  les 
nôtres  !  lui  qui  ne  s'est  jamais  maintenu  fermement 
dans  aucune  position  définie  !  lui  qui  varie,  tourne, 
change,  déplace  à  chaque  instant  ce  qu'il  appelle  ses 
doctrines,  pour  aboutir,  sans  plus,  à  multiplier  les 
abus  de  mots,  c'est-à-dire,  en  somme,  les  abus  d'un 


1 


LE    DILEMME    DE  MARC    SANGNIER  141 

talent,  d'un  trésor,  d'une  force  qui  pourraient  rendre 
des  services  éminents  à  son  siècle  et  à  sa  patrie  1 

Je  n'ajouterai  pas,  n'en  ayant  pas  le  droit  :  à 
son  Eglise.  Mais,  comme  c'est  à  cette  Eglise  que  je 
m'en  remettais  de  juger  les  paroles  imprudentes  et 
dangereuses  qu'il  a  écrites  sur  le  patriotisme,  c'est 
elle,  un  jour,  j'en  ai  la  confiance,  qui  jugera  d'autres 
paroles,  non  moins  imprudentes,  non  moins  dange- 
reuses, publiées  dans  le  Sillon  du  10  juin,  sans 
signature  (1)  et  donc  sous  la  responsabilité  de  San- 
gnicr,  —  d'un  style  qui  ressemble  beaucoup  au  sien, 
—  relativement  à  l'Armée.  LEglise  se  prononcera 
tôt  ou  tard,  on  n'en  saurait  douter,  sur  la  question 
de  savoir  s'il  est  permis  de  dénigrer  ce  puissant 
service  public,  d'affaiblir  ce  précieux  faisceau  de 
forces  nationales,  sous  prétexte  que  certains  résul- 
tats, qui  sont  des  biens  incontestables,  y  sont  obte- 
nus par  des  mobiles  insuffisamment  purs,  éthérés  et 
parfaits.  L'Eglise  dira  si  l'on  peut,  en  sûreté  de 
conscience,  troubler,  au  moyen  d'une  prédication 
mystique,  la  pratique  de  tels  devoirs  nécessaires  et 
urgents.  Si  l'on  a  le  droit  de  faire  honte  au  soldat  de 
céder  parfois  à  la  crainte  de  la  hiérarchie  militaire, 
l'Eglise  permettra  sans  doute  également  d'accalilcr 
des  sarcasmes  d'une  orgueilleuse  et  fausse  pitié  le 
fidèle  tremblant  qu'une  simple  attrition,  une  contri- 
tion imparfaite,  jette  aux  pieds  de  son  confesseur. 

Je  crois  profondément  que  TEglise  de  France,  je 
dis  la  plus  étroitement   liée  à  TEglise  romaine,   ne 

(i)  M.  Marc  Sangnier  a  revêtu  ces  pages  de  sa  signature 
quand  il  en  a  fait  un  tirage   à  part. 


142  LE    DILEMME    DE  MARC    SANG.MER 

pourra  tolérer  des  thèses  d'anarchie,  voilées  de 
moralisme  et  glissées  dans  les  insinuations  que  voici  : 
«  L'ouvrier,  le  soldat  qui  méprise  le  bourgeois  et 
souvent  le  hait^  a  une  sorte  cl  admiration  pour  Vuni- 
forme  galonné  du  jeune  officier  qui  passe  devant  lui 
indifférent,  d'allures  sévères,  pendant  quil  peine  et 
souffre  à  faire  la  manœuvre...  »  «  L'officier  est  souvent 
d'autant  plus  respecté  qu'il  est  plus  mal  connu.  Com- 
bien ne  doivent  tout  leur  prestige  qiiau  voile  impei 
sonnel  qui  les  couvre  et  qu'à  la  participation  qiiils 
ont  à  ce  réservoir  immense  de  forces  répressives  qu 
est  la  discipline  militaire  !  »  Toutes  les  organisations, 
qu'elles  soient  spirituelles  ou  temporelles,  ont  le 
même  intérêt  à  ne  pas  laisser  décomposer  le  vivant 
amalgame  de  sentiments  élevés  et  d'impulsions  plus 
humbles  qui  assure  à  lunivers  les  immenses  bien- 
faits de  l'ordre.  Dire  au  soldat  ou  au  citoyen,  au 
prêtre  ou  au  fidèle  :  —  vous  obéissez  par  peiu\ 
peur  du  gendarme  ou  peur  de  l  enfer...  honnir  les 
mobiles  de  leur  obéissance,  même  en  ayant  soin 
d'ajouter,  comme  l'écrivain  du  Sillon,  qu'  c(  au  plus 
profond  de  ce  vice  »  (préalablement  bien  flétri)  se 
cache  «  la  pâle  fleur  d'une  timide  vertu  »  :  c'est  peut- 
être  disposer  un  très  petit  nombre  à  fournir  une 
obéissance  de  qualité  supérieure,  mais  c'est  assu- 
rément prodiguer  à  la  multitude  des  ferments  de 
révolte  fondée  sur  le  respect  humain.  C'est  cultiver 
au  cœur  des  foules  la  pire  vanité  et  le  plus  bas 
orgueil,  et  cela  aux  dépens  de  la  sécurité,  de  la 
paix  publiques.  Encore  un  coup,  j'attends  avec 
tranquillité,  de  la  place  qui  m'est  assignée  sous  le 
porche,  le  jugement  des  autorités  ecclésiastiques  sur 


I 


LE    DILEMME    DE    MARC   SANGNIER  Uo 

les  tendances  de  cet  esprit  nouveau  (1).  Ceux  qui 
savent  un  peu  de  théologie  et  d'histoire  sont  aussi 
tranquilles  que  moi. 

Mais,  d'ici  à  ce  que  la  catholicité  se  prononce, 
les  citoj-ens  sont  mis  à  même  d*admirer  les  vues 
de     Sangnier   en     matière    politique.     Cet   homme 


(1)  Mgr  Turinaz,  Vévêque  de  la  frontière,  a  fait  insérer, 
dans  sa  Semaine  religieuse,  l'avis  suivant,  à  l'annonce 
d'un  congrès  du  Sillon  les  8  et  9  juillet  1905,  à  Nancy  : 
((  Un  congrès  qui  doit  se  tenir  à  Nancy,  les  8  et  9 
juillet  prochain,  est  annoncé  depuis  plusieurs  mois.  II 
est  inutile  de  dire  que  les  fervents  catholiques  qui 
organisent  ce  congrès  n'ont  pas  même  averti  1  evèque 
de  Nancy. 

«  Il  y  a  sept  ans,  des  tentatives  du  même  genre 
avaient  été  faites  et  elles  ont  abouti  à  des  résultats  qui 
sont  connus  de  tous.  Ces  tentavives  avaient,  il  est 
vrai,  obtenu  une  bénédiction  de  Rome,  mais  on  a 
exprimé  plus  tard  le  regret  d'avoir  accordé  cette  béné- 
diction. 

«  Nous  comptons  plus  que  jamais  sur  le  bon  esprit 
du  clergé  et  des  catholiques.  Ils  savent  que  toute  œuvre, 
toute  action  utile,  trouvent  dans  l'autorité  épiscopale 
non  seulement  une  approbation,  mais  un  concours 
actif,  énergique  et  incessant.  Les  œuvres  catholiques 
et  sociales,  les  associations  de  piété  et  de  charité,  sont 
(les  circonstances  présentes  obligent  de  le  direi  plus 
nombreuses  et  plus  prospères  que  nulle  part  ailleurs, 
en  particulier  les  patronages  de  jeunes  gens,  les  messes 
d'hommes,  les  fraternités  ou  associations  chrétiennes 
d'hommes,  les  associations  d'hommes  de  France,  du 
Sacré-Cœur,  et,  de  plus,  une  section  de  la  Jeunesse 
catholique.  Un  progrès  religieux  très  consolant  et  très 
puissant  s'est  manifesté  et  se  manifeste  dans  ce  diocèse, 
surtout  dans  les  villes  et  parmi  les  hommes. 
«  Les  séminaristes  sont  non  seulement  instruits   des 


144  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

d'avenir  a  reçu  de  l'histoire  future,  celle  qui  se 
faisait  à  Berlin  et  à  Londres,  du  temps  qu'il 
parlait,  le  plus  clair  et  le  plus  complet  désaveu. 
Ce  que  Sangnier  contresignait  depuis  quelques 
années,  c'était  la  politique,  d'abord  nulle  et  ensuite 
folle,  de  la  troisième  République.  La  voilà  jugée 
par  l'événement.  Tout  le  souhait  que  l'on  peut 
faire  est  que  ce  verdict  ne  nous  coûte  point  trop 
de  sang  ni  de  larmes,  et  encore  qu'il  soit  compris, 
utilisé...  D'après  tout  ce  que  j'ai  vu  jusqu'ici  de 
Sangnier,  je  doute  qu'il  soit  en  état  de  pénétrer  le 
sens  antidémocratique  des  choses  et  d  en  pratiquer  la 
leçon.  Il  est  trop  engagé.  Seule,  une  catastrophe 
religieuse  ou  un  anathème  formel  pourront  l'avertir. 
Hors  ces   deux  cas,  le  son  vineux  des  mots  conti- 

questions  sociales,  mais  ils  reçoivent   un  enseignement  . 
pratique  en  dirigeant,  sous  l'autorité  de  leurs  maîtres, 
des  catéchismes  de  tous  les  degrés,  jusqu'au  catéchisme  !s 
de    persévérance  et  d'honneur  pour  les  garçons  de    la 
paroisse    Saint-Pierre    et    en    dirigeant   un    nombreux 
patronage  de   jeunes  gens. 

((  Un  conseil  diocésain  des  œuvres  d'hommes,  divisé 
en  quatre  commissions,  dont  chacune  a  dans  son  ressort 
une  dizaine  de  groupes  d'œuvres,  se  réunit  cinq  ou  six 
fois  par  année,  sous  la  présidence  personnelle  de 
l'évêque,  et  étudie  au  point  de  vue  pratique  la  direction 
et  la  marche  de  toutes  ses  œuvres. 

«  A  tout  cet  ensemble  le  très  petit  groupe  qui  orga- 
nise le  prochain  congrès  ne  prend  et  n'a  jamais  pris 
la  moindre  part. 

u  L'évêque  de  Nancy  se  réserve  de  parler  et  d'agir 
quand  il  le  jugera  nécessaire.  Il  a  eu,  hélas  !  trop 
raison  depuis  vingt-cinq  ans  sur  toutes  les  questions 
qui  intéressent  la  France  catholique  pour  être  pressé 
d'avoir  raison  une  fois  de  plus.  » 


I 


LE    D1LE31ME    DE    MAHG    SAXiMER  1  45 

nuera  de  l'enivrer.  Si  la  guerre  éclate,  il  se  croira 
en  règle  en  accomplissant  de  son  mieux  son  devoir 
devant  l'ennemi  :  oubliant  qu'il  a  assumé,  en  plus 
du  devoir  ordinaire,  des  responsabilités  de  chef. 
Si  la  guerre  n'éclate  pas,  nous  l'entendrons  cer- 
tainement déclamer  à  la  manière  de  Jean  Jaurès 
toute  sorte  de  ridicules  fanfaronnades  sur  1  opposi- 
tion que  le  socialisme  international,  pour  la  pre- 
mière fois  dans  l'histoire  du  monde,  aurait  mise 
aux  desseins  d'un  prince  belliqueux  :  comme  si, 
d'une  part,  la  mobilisation  des  ouvriers  allemands 
eût  jamais  fait  un  doute  pendant  la  période  aiguë  du 
conflit!  Comme  si,  d'autre  part, c'eut  été  la  première 
fois  qu'une  mutinerie  des  peuples  'ou  la  guerre  à 
l'intérieur  aurait  contrarié  la  politique  extérieure 
d'un  souverain  ! 

C'est  parce  que  je  tiens  Marc  Sangnier  pour 
incorrigible,  que  je  le  tiens  aussi  pour  infiniment 
dangereux.  Avec  toutes  les  misères  de  sa  pensée,  il  a 
deux  qualités  réelles  :  l'éloquence  de  l'orateur  et  la 
générosité  de  l'homme  d'action.  Tout  ce  qu'on 
dira  ou  qu'on  écrira  contre  lui  ne  fera  pas  que 
Marc  Sangnier  ne  soit  un  jeune  homme  de  bonne 
famille,  doué  d'un  incomparable  talent  de  parole, 
et  qui  dépense  ce  qui  est  plus  que  la  vie  pour  les 
hommes  modernes,  sa  fortune,  une  fortune  qui, 
dit-on,  est  considérable,  en  l'honneur  de  ce  qu'il 
croit  vrai.  Il  se  trompe  tragiquement.  En  quali- 
fiant son  erreur,  je  ne  veux  pas  qu'on  en  mécon- 
naisse le  péril  pour  le  vain  plaisir  de  le  dédai- 
gner. Ce  jeune  homme  est  une  puissance.  Mais  il 
agit   contre   l'ordre  social  et   même  moral,    contre 

DILEMME  5 


146  LE    DILEM3IE    DE    MARC   SANGNlER 

l'ordre  politique,  contre  la  France.  Voilà  pourquoi 
nous  attirons  sans  cesse  l'attention  du  public  sur 
son  action.  Si  elle  n'a  pas  d'importance,  qu'est-ce 
qui  en  a  ?  Si  elle  en  a,  pourquoi  s'étonner  de  la 
minutie  de  nos  anah^ses  ?  On  combat  mal  un  adver- 
saire si  on  ne  le  sait  pas  par  cœur...  Je  reprends 
la  lettre  de  Marc  Sangnier.] 

XYIf.  —  D'après  le  texte  de  Marc  Sangnier 
publié  dans  V Action  françahe  du  IS  avril  et 
auquel  j'ai  parliellement  répondu  le  1o  avril  et 
le  15  mai,  «  Thistoire  que  nous  chérissons  », 
dit-il  avec  condescendance,  «  prouve  »  surabon- 
damment ((  que  les  organisations  sociales  et 
«  politiques  sont  essentiellement  changeantes  et 
((  variables,  correspondant  successivement  aux 
«  diverses  phases  de  l'évolution  même  des  socié- 
«  tés  ».  Sans  trop  souligner  l'insignifiance  profonde 
de  la  plupart  des  termes  de  celte  sonore  formule, 
nous  ferons  observer  que  l'histoire  ne  prou- 
verait pas  grand'chose,  si  elle  ne  prouvait  que 
cela.  Elle  prouve  aussi  et  d'abord  le  contraire, 
à  savoir  que  bien  des  choses  ne  changent  pas, 
dans  l'organisation  politique  et  sociale  :  c'est 
le  précieux  de  son  enseignement  que  de  livrer  à 
un  historien  philosophe  ce  que  Le  Play  appelle 
«  la  constitution  essentielle  des  sociétés  ». 
Il   y  a  du  changement   dans  le  monde  ?  Les 


I 


LE    DILEMME    DE    3IARC   SA.NGNIER  J  47 

organes  de   sociétés  changent  avec  les  sociétés 
elles-mêmes  ?  On    s'en    doutait    avant    d'avoir 
étudié  les  preuves   «  surabondantes  »  que  l'his- 
toire  en  fournit.  Il  suffit  de  regarder  autour  de 
soi  pourvoir  naître  et  pour  voir  mourir.  L'his- 
toire confirme  cette    vue   de  nos    yeux.    Mais 
l'histoire  montre  autre  chose.  Elle  dévoile  les 
conditions  permanentes  et  universelles  de  la  vie 
et    du  développement  des  sociétés,  quelles   que 
soient  ces  sociétés.    «  L'empire  romain,  l'empire 
fran/t  »,  écrit  Marc  Sangnier  (par  un  K,  comme 
dans    Jack  d'Alphonse  Daudet),  «  la  monarchie 
carolingienne,  puis  la  capétienne,  ne  pouvaient 
supporter     une    uniformité  de  régime.   »    Ces 
quatre  types  historiques  si  variés  furent  pour- 
tant   soumis    aux  mêmes    lois  organiques  :  ils 
naquirent,  grandirent  et   déclinèrent  de  façon  à 
porter  témoignage  en  faveur  de  la  même  vérité 
politique.  C'est  l'hérédité  collective  d'une  aris- 
tocratie   recueillant  la    succession  du   sénat  de 
Rome,  qui  donna  la  durée  et  la  force  à  lEmpire 
romain  ;  des  trois  races  de  nos  rois,  celle  qui  lit 
la  France  fut  précisément  celle  qui  évolua  dans 
les    meilleures    conditions    d'hérédité    monar- 
chique  (1),  lesquelles   ont  permis  la  régulière 

(1)  Voir  la  belle  leron   de  M.  Auguste  Longnon  sur  la 
formation   àt  V Unité  française.  Elle  a  été  publiée   dans 


148  LE    DILKMME    DE  MARC   SANGMEK 

transmission,  la  continuité  rigoureuse  de  nos 
desseins. 

Si  la  France  avait  continué  de  s'étendre  el 
de  se  fortifier  sans  ses  rois,  nous  conclurions  : 
—  Fort  bien,  l'organe  monarcliique  est  devenu 
inutile...  Elle  s'est  affaiblie  et  diminuée  depuis 
la  chute  de  la  royauté,  elle  a  repris  des  forces 
quand  la  royauté  a  été  restaurée,  elle  a  fait  des 
chutes  nouvelles  quand  la  royauté  s'est  effondrée 
de  nouveau.  —  Nous  concluons  de  ces  concor- 
dances que  la  France  eut  toujours  un  urgent 
besoin  de  ses  rois  ;  par  eux  seuls,  elle  peut  re- 
naître, prospérer  et  grandir. 

Mais  j'avoue  que  les  mots  de  renaissance  et  de 
décadence,  de  progrès  ou  de  déclin,  sont  d'un 
vocabulaire  qui  touche  bien  peu  INIarc  Sangnier. 
Il  est  parfaitement  détaché  de  la  politique,  ce 
qui  ne  l'empêche  pas  d'en  être  enragé.  Quelle 
que  soit  la  fortune  d'un  peuple,  il  la  conçoit 
comme  une  suite  d'écroulements.  Plus  il  voit  de 
révolutions,  plus  il  se  réjouit.  Un  recueil  de  ses 
lieux  communs  oratoires  pourrait  offrir  aux 
cliniciens  les  éléments  d'une  bonne  thèse  sur  le 
Sadisme  historique  et  mystique.  Un  chef  de 
groupe  ou  de  nation  s'intéresse  généralement  à 

V Action  Française  des  1er  gt  ^5  j^^i  1904  et  chez  M.  Ho- 
noré Champion,  5,  quai  Voltaire. 


LE    DILEMME    DE   MARC    SANGNIER  149 

ce  qui  maintient  et  fait  vivre  les  Etats.  Sangnier 
ne  se  soucie  que  de  ce  qui  les  tue.  Il  n'a  d'yeux, 
ni  d'oreilles  que  pour  le  fracas  de  leur  ruine  ou 
pour  l'œuvre  de  la  corruption  qui  les  con- 
sume. 

Est-ce  afin  de  mieux  élever  sa  pensée  vers  u  cet 
être  immobile  qui  regarde  mourir  d?  Il  y  a  des 
croyants,  aussi  orthodoxes  que  Marc  Sangnier 
peut  l'être,  qui  se  sont  occupés  d'histoire  politi- 
que :  Bossuet  par  exemple.  Eh  bien,  Bossuet  ne 
procède  pas  de  la  sorte.  Avant  de  tout  noyer 
dans  le  torrent  providentiel  de  la  mort,  ce  grand 
homme  aimait  à  faire  admirer,  ici  l'effort,  là  la 
sagesse,  ailleurs  la  longue  réussite  des  travaux 
humains.  Il  savait  que  le  chef-d'œuvre  de 
l'homme,  ce  n'est  pas  de  changer  ou  de  périr 
comme  périt  et  change  sans  cesse  l'univers  : 
durer,  continuer,  résister  aux  forces  mortelles, 
voilà  la  merveille  sacrée.  Bossuet  l'admire  et  la 
montre  en  exemple  en  quelque  lieu  et  chez 
quelque  peuple  qu'il  la  rencontre,  les  prêtres 
de  l'ancienne  Egypte  ouïe  sénat  romain,  ou  la 
famille  auguste  qui  avait  donné  naissance  à  son 
roi. 

Plus  la  loi  de  nature  réitère  l'application  de 
la  peine  de  mort,  plus  la  loi  d'un  heureux 
labeur,  d'une  industrie  adroite,  d'une  politique 


150  LE    DILEMME    DE    MARC   SANGNIER 

puissante  excelle  à  reculer  ces  fatales  exécutions. 
Les  longues  durées  historiques  méritent,  dans 
le  passé,  une  admiration  studieuse  ;  dans  le 
présent,  notre  dévouement  filial.  Qu'il  y  ait  une 
France,  que  la  France  subsiste,  que  ce  trésor 
territorial,  intellectuel  et  moral  soit  descendu,  à 
travers  les  siècles,  jusques  à  nous,  c'est  un 
bienfait  que  tout  citoyen  et  tout  homme  digne  de 
ce  nom  doivent  s'attacher  à  prolonger  et  à  per- 
pétuer. Que  si  la  chute  finale  est  inévitable,  les 
ouvriers  de  la  société  future  ont  le  devoir  de 
travailler  à  l'avenir,  non,  comme  on  nous  le  fait 
dire  avec  une  rare  sottise,  d'après  les  anciens 
plans,  mais  sur  des  plans  conformes  à  ces 
grandes  lois  éternelles  qui  permirent  aux  anciens 
plans  d'être  suivis. 

XYIII.  —  Sangnier  «  croit  »  que  «  la  trans- 
formation sociale  et  l'évolution  morale...  néces- 
sitent l'élaboration  d'une  organisation  démo- 
cratique "t^ .  Nous  avons  déjà  répondu  à  Marc 
Sangnier,  à  propos  de  ces  deux  mots  juxtapo- 
sés, qu'autant  dire  :  un  cercle  carré.  On  n'or- 
ganise pas  la  démocratie.  On  ne  démocratise 
pas  l'organisation.  Organiser  la  démocratie, 
c'est  instituer  des  aristocraties  ;  démocratiser 
une  organisation,  c'est  y  introduire  la  désorga- 
nisation :  organiser  signifie  ditférencier,  c'est-à- 


LE    DILEMME    DE   MARC   SANGNIER  iSl 

dire  créer  des  inégalités  utiles  ;  démocratiser, 
c'est  égaliser,  c'est  établir  à  la  place  des  diffé- 
rences, des  inégalités,  des  organisations,  l'égalité 
qui  est  stérile  et  même  mortelle.  Si  l'organisation 
démocratique  de  Marc  Sangnier  tend  simplement 
à  rendre  à  la  nation  française  sa  constitution 
organique,  il  faut  lui  rappeler  que  cette  réorga- 
nisation, sans  le  roi,  est  une  chimère,  comme 
on  Ta  cent  fois  démontré. 

XIX.  —  ((  Et  cela  »  (son  cercle  carré)  «  en 
sociologie  comme  en  politique  )>,  ajoute  docte- 
ment Sangnier. 

«  Le  patronat  »  ne  lui  paraît  pas  «  plus  éter- 
nel que  la  monarchie  ».  A  quoi  nous  répondons  : 
a)  nous  ne  discutons  pas  du  patronat  ;  b)  nous 
n'avons  jamais  parlé  d'éternité  ou  d'immortalité 
de  la  monarchie,  mais  de  Téternilé  ou  de  l'im- 
mortalité du  gouvernement  héréditaire,  qu'il 
soit  unitaire  ou  collectif,  républicain  comme 
à  Florence  ou  monarchique  comme  à  Paris  ; 
c)  nous  parlons  de  la  nécessité  de  la  monarchie 
«  pour  la  France  »  ;  d)  le  régime  du  patronat 
et  celui  de  la  coopération  ouvrière  peuvent 
parfaitement  coexister  dans  un  temps  et  un 
pays  donnés;  e)  la  coopération  ouvrière,  ou 
régime  des  républiques  économiques,  serait 
infiniment   plus  favorisée  en    Monarchie  qu'en 


152  LE  DILEMME  DE    MARC  SANGMER 

République,   pour    des  raisons  que  nous  avons 
données  en  temps  et  lieu  (1). 

XX.  —  Ici  se  place  un  mot  qui  a  été  relevé 
précédemment  :  «  Yous  jugez  que  l'évolution 
est  autre.  Nous  apprécions  différemment,  voilà 
tout  ».  Une  évolution,  répliquions-nous,  ne  se 
juge  pas  :  elle  se  constate.  Si  l'évolution  des 
races  humaines  tend  à  constituer  les  nationalités 
ou  à  les  dissoudre,  —  si  l'Etat,  comme  la  diplo- 
matie, le  patriotisme  territorial,  sont  des  survi- 
vances décrépites  ou  des  idées  en  pleine  vigueur, 
—  si  enfin  le  pouvoir  royal  diminue  ou  grandit 
dans  le  monde,  ce  sont  là  choses  qui  se  savent  et 
non  du  tout  dont  il  soit  possible  de  juger  ou 
d'apprécier  suivant  l'angle  de  nos  dispositions 
personnelles.  Il  suffit  d'ouvrir  les  yeux  pour  se 
renseigner  là-dessus.  Or,  que  disent,  non  pas 
nos  dispositions,  mais  nos  yeux?  Si  la  Norvège 
s'était  séparée  de  la  Suède  en  1848,  c'eût  été, 
immédiatement  et  à  grand  fracas,  la  proclama- 
tion de  la  République  :  en  1905,  les  Norvégiens 
se  résigneront  peut-être  à  la  République;  en 
attendant,  ils  multiplient  les  démarches  pour 
avoir  un  roi  (2).  Telle  est  l'évolution,  Sangnier. 

(1)  Voyez  notamment  Enquête  sur  la  Monarchie  et  la 
République  et  la  Décentralisation. 

(2)  J'étais  trop    prudent  :  c'est  la    monarchie  qui    a 


LE   DILEMME    DE    MARC   SANGNIER  lo3 

Tel  est-  le  sens  de  révolution.  En  voulez- 
vous  un  bien  autre  signe  ?  Regardez  ce  qui  se 
passe  chez  les  Anglais.  Je  ne  vous  décrirai 
pas  le  phénomène  de  leur  renaissance  monar- 
chique. J'aime  mieux  céder  la  parole  au  cor- 
respondant du  Journal  des  Débats^  qui  est  un 
vieux  libéral  de  solide  doctrine.  Il  écrivait  de 
Londres,  à  la  date  du  o  mai  190o,  les  notes 
suivantes  qui  onl  paru  dans  le  numéro  du  7 
mai  : 

«  Le  roi  Edouard  a  été  l'objet  d'une  ovation  de 
la  part  de  la  foule  qui  l'attendait.  Le  fait  n'a  rien 
d'extraordinaire,  étant  donnée  l'affection  des 
Anglais  pour  leur  souverain.  Mais  ce  n'était  pas 
seulement  le  souverain  que  les  Londoniens 
acclamaient  hier,  c  était  le  diplomate^  V homme 
de  gouvernement.  » 

«  Par  une  remarquable  dérogation  à  la  vieille 
doc tinne  constitutionnelle,  le  peuple  anglais  s'est 
accoutume  à  regarder  le  roi  Edouard  comme  le 
véritable  auteur  de  la  nouvelle  orientation  de  la 
politique  extérieure  anglaise  et  à  voir  en  lui  le 
plus  habile  ministre  des  Affaires  étrangères  et  le 
plus  éminent    diplomate  que  l'Angleterre  a  eu 

triomphé  en  Norvège.  Ces  faits  passés,  qui  étaient  alors  de 
l'avenir,  ajoutent  de  nouveaux  titres,  des  consécrations 
nouvelles  à  nos  calculs. 

5* 


154  LE   DILEJDIE  DE    MAKC   SANGNlER 

depuis  de  longues  années  (1).  Il  est  inutile  de 
rappeler  que  la  politique  actuelle  de  l'Angleterre 
est  absolument  conforme  aux  idées  et  aux  senti- 
ments populaires  ;  et  il  ne  servirait  à  rien  de  se 
demander  quelle  serait  l'attitude  du  peuple  an- 
glais siTAngleterre  se  trouvait  avoir  une  poli- 
tique extérieure  qui  ne  fût  pas  du  goût  de  la 
nation.  Mais  il  faut  constater  le  spectacle  très 
extraordinaire  auquel  nous  assistons  aujourd'- 
hui, et  qui  est  si  peu  conforme  aux  idées  qiîonse 
fait  de  la  constitution  anglaise.  Celle-ci,  muette 
sur  tant  de  points,  déclare  absolument  la  doctrine 
de  la  responsabilité  ministérielle  et  delà  toute- 
puissance  du  Parlement.  M,  Sydney  Low,  dans 
un  livide  récent,  a  démontré  par  des  preuves  irré- 
futables, que^  à  mesure  que  le  Parlement  britan- 
nique s'est  démocratisé^  il  a  perdu  beaucoup  de 
son  autorité,  et  que^  en  cent  ans,  le  pouvoir  du 
ministère^  du  Cabinet^  a  augmenté  au  point  que^ 
à  l'heure  actuelle^  il  est  à  peu  près  tout-puissant. 


(1)  Du  temps  où  cela  aurait  bien  pu  servir  ù  quelque 
chose,  mon  ami  Frédéric  Amourelti  ne  cessait  de  nous 
avertir,  par  ses  articles  à  l  Observateur  français,  à  la 
Revue  bleue,  à  laQuinzaine,  diU Soleil,  à  VExpress  du  midi, 
des  grandes  capacités  diplomatiques  d'Edouard  VII, 
alors  Prince  de  Galles.  Mais  il  était  alors  convenu  à 
Paris  que  l'héritier  de  la  Reine  Victoria  était  et  ne  serait 
jamais  qu'un  «  noceur  )^  sans  importance. 


LE  DILEMME   DE    MARC    SANGNlEFt  1  o5 

«  La  Chambre  des  Communes^  dit-il,  n^ exerce 
«  plus  d'autorité  sur  le  pouvoir  exécutifs  cesl  le 
«  pouvoir  exécutif  qui  exerce  son  autorité  sur  la 
«  Chambre  des  Communes.  » 

«  Le  fait  est  évident  ;  on  en  a  pu  voir  la  preuve 
dans  la  singulière  situation  politique  de  l'Angle- 
terre depuis  les  élections  générales  en  1900. 

«  Peut-on  dire,  maintenant,  que  le  Cabinet  ait 
abdiqué  en  faveur  de  la  Couronne,  et  que  la  Cou- 
ronne prenne  aujourd'hui  à  la  direction  des 
affaires  une  part  plus  active  qu'autrefois  ?  En 
réalité,  non.  Le  pouvoir  de  la  Couronne  ou  du 
souverain  a  toujours  été  réel,  mais  il  s  exerçait 
secrètement  et  de  telle  façon  que  le  pays  n'en 
savait  rien  et  ig?iorait  Jusquà  Vexistence  de  ce 
pouvoir  quil  n  hésitait  même  pas  à  nier  de  la 
façon  la  plus  énergique.  Quand,  par  hasard,  on 
apprenait  que  le  souverain,  comme  cela  est 
arrivé  il  y  a  une  cinquantaine  d'années,  insistait 
pour  que  le  ministre  des  Affaires  étrangères  lui 
soumît  les  dépêches  importantes,  on  criait  à 
l'arbitraire.  //  se  trouvait  des  gens  pour  déclarer 
que  la  Constitution  était  faussée,  sinon  violée. 

«  De  nos  jours,  depuis  le  nouveau  règne  plutôt, 
le  public  s'est  aperçu  de  l'existence  du  pouvoir  de 
la  Couronne.  Il  n'en  connaît  pas  l'étendue,  car 
nul  ne  la  connaît  que  le  souverain  et,  avec  lui, 


lo6  LE  DILEMME  Dli    MARC   SANGNIER 

le  premier  ministre  ;  mais  il  voit  qu'elle  existe  et 
il  l'approuve.  Et  c'est  en  cela  que  gît  le  fait  poli- 
tique le  plus  extraoi'dinaire  auquel  on  ait  assisté 
en  Angleterre  depuis  bien  longtemps.  Il  ne  lui 
déplaît  pas,  comme  autrefois,  de  voir  le  souve- 
rain prendre  ouvertement  une  part  active  aux 
affaires  du  pays  ;  au  contraire,  il  s'en  réjouit  et 
il  lui  attribue,  peut-être  même,  une  influence  et 
une  action  exagérées. 

«  Rien  n'est  pjlus  curieux  que  de  voir  les  Anglais, 
jadis  si  jaloux  de  l'autorité  du  Parlement  par 
lequel  ils  se  flattaient  de  contrôler  et  même  de 
diriger  les  actes  du  pouvoir  exécutif,  sauter  allè- 
grement par-dessus  r autorité  parlementaire  et  la 
responsabilité  ministérielle  et  ne  plus  voir  que  le 
souverain  comme  chef  de  la  politique  extérieure  du 
pays  et  lui  en  attribuer  l'initiative  et  le  succès.  » 
Même  phénomène  en  Belgique,  en  Italie.  Je 
ne  parle  pas  de  l'Allemagne...  Même  phénomène 
en  Amérique,  où  le  nationalisme  impérialiste 
tend  à  la  dictature.  Or,  de  tels  phénomènes 
une  fois  reconnus  et  déterminés,  il  n'est  pas 
deux  manières  d'en  définir  la  qualité,  le  sens, 
par  rapport  à  '<  l'évolution  ».  Evidemment  les 
faits  que  nous  articulons  peuvent  être  faux.  Mais, 
s'ils  sont  vrais,  et  ils  le  sont,  ils  enchaînent  le 
jugement  ;  ils  ne  permettent  pas  de  dire,  comme 


LE    DILEMME    DE  MARC    SANGMER  157 

Sangnier  :  «  Nous  apprécions  différemment, 
voilà  tout  M.  Votre  fanlaisie  est  autre,  Marc 
Sangnier,  voilà  tout.  Seulement,  vous  le  paie- 
rez. Car  on  paie  toujours  les  erreurs.  On  paie 
plus  durement  les  erreurs  dans  lesquelles  il 
entre  quelque  chose  de  volontaire.  Et  Ton  paie 
enfin  le  plus  durement  possible  les  erreurs  dans 
lesquelles  on  a  traîné  les  autres  après  soi. 

XXI.  —  Sangnier  croit  pouvoir  nous  affirmer, 
par-dessus  nos  «  divergences  d'appréciation  », 
quil  nous  sera  impossible  de  lui  prouver  que  les 
«  sociétés  humaines  soient  à  tout  jamais  con- 
traintes de  se  plier  aux  règles  «  de  «  notre  » 
monarchie. 

Une  fois  de  plus,  Marc  Sangnier  nous  défie  de 
soutenir  une  doctrine  qu'il  sait  bien  n'être  pas 
la  nôtre.  Répétons  que  la  monarchie  n'est  ni 
universelle  ni  éternelle.  L'éternel,  l'universel, 
c'est  le  gouvernement  des  familles  :  l'hérédité. 
La  monarchie  est  nécessaire  au  point  et  au 
moment  du  monde  qu'on  nomme  la  France,  et 
tant  qu'on  voudra  une  France,  il  faudra  y  vou- 
loir un  roi. 

XXIL  —  «  Il  faudra  bien  »,  poursuit  Sangnier, 
que  ces  sociétés  «  se  soumettent  aux  exigences 
des  lois  naturelles...  » 

«  Il  faudra  bien.  »  Qu'est-ce  qu'il  en  sait?  Les 


158  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

lois  politiques  laissent  à  toute  société  le  choix 
entre  leur  obéir  ou  mourir,  et  c'est  la  mort,  la 
dissolution  et  la  ruine  que  choisirent  beaucoup 
de  sociétés  d'autrefois,  la  République  de  Pologne, 
la  démocratie  athénienne.  Telle  que  Sangnier 
veut  l'organiser,  la  société  française  ferait  le 
même  choix,  «  voilà  tout  ».  C'est  d'un  choix  à 
la  polonaise  que  nous  voudrions  précisément  la 
garder  ! 

XXlII.  —  Mais  les  lois  naturelles,  dit  San- 
gnier,  «  régiront  toujours  nécessairement  »  les 
sociétés.  Cette  concession  n'est  pas  très  heureuse, 
car  elle  semble  mise  là  dans  Tintention  de  nous 
masquer  une  grosse  méprise  ;  par  là  même,  elle 
nous  l'indique. 

Sangnier  confond  ici  deux  genres  de  «  néces- 
sités 0  :  la  nécessité  pure  et  la  nécessité  condi- 
tionnelle. 

C'est  relativement  à  sa  longue  durée,  à  sa 
prospérité,  à  sa  bonne  police,  à  sa  bonne  admi- 
nistration —  si  l'on  veut  qu'elle  dure,  si  l'on 
veut  qu'elle  prospère,  si  l'on  veut  qu'elle  soit 
bien  administrée  ou  bien  policée,  —  c'est  par 
rapport  à  ces  conditions,  qu'une  société  est 
«  nécessairement  »  soumise  à  la  loi  naturelle  du 
gouvernement  des  familles. 

Cela  n'implique  pas  du  tout  qu'elle  ne  puisse 


LE    DILE3IME    DE    MARC    SANGNIEK  159 

se  donner  un  gouvernement  démocratique  et 
électif  :  cela  veut  dire  que,  du  moment  qu'elle 
adoptera  ce  gouvernement,  elle  renoncera  impli- 
citement à  tout  espoir  de  durer  et  de  prospérer. 
Une  nécessité  naturelle  rattache  à  Fhérédité 
politique  le  bien  social  :  quand  on  renonce  au 
terme  hérédité,  le  terme  bien  social  se  dérobe 
du  même  coup.  On  est  toujours  régi  par  la  loi 
naturelle,  maison  est  condamné  par  elle  à  mort. 

XXIV.  —  «  Je  m  imagine  avoir  suffisamment 
«  prouvé  que  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  la  Monar- 
«  chie  de  principes  gouvernementaux  essentiels 
«  se  retrouve  dans  la  démocratie  organique  (!) 
«  telle  que  nous  la  concevons...  » 

Imagination,  comme  l'écrit  Sangnier,  mais 
audacieuse.  11  a  dansé  autour  de  ses  affirmations. 
Il  n'en  a  prouvé  dMCuno,  ni  suffisamment  ni  même 
insuffisamment.  Ses  lettres  ont  été  démolies  point 
parpoint,  —  et  il  n'a  jamais  répliqué  qu'en  avan- 
çant de  nouvelles  affirmations,  auxquelles  il  ne 
sera  que  trop  facile  de  répondre. 

XXV.  —  «...  sans  pouvoir,  bien  entendu,  défi- 
«  nir  aussi  exactement  ce  qui  sera  un  jour  que  les 
«  monarchistes  peuventle  faire  de  ce  qui  a  été.  » 

Toujours  la  même  prétention  à  escompter 
l'avenir.  Quel  avenir  ?  Celui  qu'on  verra  dans 
quatre  mille  ans  ?  Vous  n'y  serez  presque  pour 


160  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

rien,  ^lous  nous  contenions,  quant  à  nous,  de 
dire  ce  qui  est  en  annonçant  ce  qui  va  être^  et 
les  événements  confirment  tous  ces  pronostics. 

Nos  lecteurs  peuvent  d'eux-mêmes  vérifier  si 
nous  définissons  «  ce  qui  a  été  ».  Nos  doctrines 
sortent  du  passé  comme  le  tronc  sort  de  la  terre, 
mais  aucune  n'a  rien  d'archaïque,  aucune  même 
ne  se  rapporte  exactement  à  un  moment  donné 
du  passé,  et  c'est  à  la  situation  d'aujourd'hui, 
complétée  par  les  meilleures  prévisions  de  demain, 
que  nos  institutions  royales  s'ajustent  avec  une 
précision  remarquable.  Rappelons,  par  exemple, 
la  formule  Philippe  VIII ^  roi  de  France^  protec- 
teur des  républiques  françaises  :  elle  a  prévu, 
elle  enveloppe  les  républiques  du  Sillon. 

XXVI.  —  Comme  les  royalistes,  «  nous 
avons,  assure  Sangnier,  un  organe  d'intérêt 
d'Etat  ».  —  Nous  vous  avons  prouvé,  et  vous 
n'avez  rien  répondu  à  nos  preuves,  que  le  pre- 
mier caractère  de  votre  organe  d'intérêt  d'Etat 
serait  l'incompétence  et,  au  sens  étymologique 
du  mot,  Vinhabileté. 

—  «  Nous  avons,  poursuit-il,  un  pouvoir  qui 
n'est  pas  astreint  à  la  tyrannie  des  majorités 
numériques,  »  —  Oui,  l'élite  des  saints,  qui 
sera  tyran  pour  son  compte. 

—  D'autre  part,  ajoute  un  ingénieux  parallèle 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  161 

de  Marc  Sangnier,les  royalistes  «  sont  bien  forcés 
«  de  soutenir  le  pouvoir  central  par  le  consente- 
«  ment  de  l'opinion  publique  ».  Exactement 
«  comme  nous  >>,  conclut  Sangnier.  En  quoi 
Sangnier  se  trompe.  Condamnés  aux  fatalités 
de  la  réélection,  Sangnier  et  ses  amis  devront 
songer  sans  cesse  à  faire  renouveler  leur  provision 
de  créditauprès  de  l'opinion  publique;  il  leur  sera 
donc  impossible  de  gérer  avec  indépendance, 
contre  l'opinion  ou  même  sans  l'opinion,  les 
intérêts  d'Etat,  comme  le  fit,  par  exemple,  un 
Bismarck  en  Prusse  avant  1866. —  Au  contraire, 
si  l'on  institue  un  gouvernement  qui  soit  pur  de 
démocratie,  le  consentement  de  l'opinion  n'est 
plus  nécessaire.  Il  suffira  d'un  assentiment, 
d'une  simple  adhésion  tacite.  —  Mais,  étant 
donné  la  France  contemporaine,  il  est  infiniment 
plus  facile  d'y  établir  la  popularité  personnelle 
d'un  prince,  c'est-à-dire  de  lui  procurer  l'enthou- 
siasme de  l'opinion,  que  d'obtenir  le  simple 
assentiment  de  l'opinion  publique  au  gouverne- 
ment d'un  Sillon.  Le  Silloyi  néglige  toujours  ce 
fait  évident  que,  ce  qui  est  populaire  en  France, 
c'est  moins  la  République  que  l'anticléricalisme. 
Nous  aurions  obtenu  le  plus  en  notre  faveur 
avant  qu'il  eût  la  moindre  chance  d'espérer 
obtenir  pour  son  compte,  le  moins.   Or,  ce  mi- 


162  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

nimum   est  aussi  insuffisant   pour    lui  que  ee 
maximum  nous  est  peu  nécessaire. 

—  Les  royalistes  «  n'échapperont  pas  plus 
«  que  nous,  moins  que  nous  peut-être  même, 
«  aux  dangers  des  crises  et  aux  catastropiies 
«  toujours  possibles  ».  Pure  insinuation.  Ou 
affirmation  pure.  D'où  Sangnier  tire-t-il  ces 
belles  pensées?  Evidemment  les  crises  et  les  ca- 
taclysmes peuvent  toujours  ébranler  un  gouver- 
nement. Mais  plus  l'opinion  est  maîtresse,  plus  le 
gouvernement  est  faible  devant  les  crises.  Ce 
n'était  pas  un  gouvernement  d'opinion  qui  féli- 
citait Varron  de  n'avoir  pas  désespéré  de  l'Etat. 
Ce  n'était  pas  un  gouvernement  d'opinion  qui 
résistait  qui  survivait  une  guerre  de  Cent  ans... 
Mais  on  rougit  d'avoir  à  prouver  l'évidence. 

—  «  Les  uns  comme  les  autres  enfin, 
«  conclut  Sangnier,  nous  sommes  forcés  de 
«  reconnaître  que  le  pouvoir  appartient  toujours 
0  à  la  majorité  dynamique  de  la  nation  (1).  » 

Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  En  des  termes 


(1)  Dans  l'intéressante  brochure,  Les  idées  du  Sillon 
(Paris,  Lethielleux),  qui  venait  de  paraître  au  moment 
où  se  poursuivait  cette  discussion,  M.  l'abbé  Emmanuel 
Barbier  écrivait  à  propos  de  la  majorité  dynamique  : 
((  Quand  »  Marc  Sangnier  «  veut  sceller  par  une  formule 
quelqu'une  de  ses  idées  maîtresses,  il  ne  craint  pas 
d'attacher  à    certaines    expressions   une    signification 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  163 

moins  fastueux,  que  le  plus  fort  est  le  plus  fort? 
On  le  savait,  Sangnier. 


différente  de  celle  que  la  langue  a  consacrée  et  même 
un  sens  opposé  au  véritable  sens  du  mot.  C'est  une 
source  perpétuelle  de  confusion...  Majorité  et  minorité 
impliquent  la  notion  de  nombre.  Le  nombre  et  l'in- 
fluence peuvent  bien  se  faire  équilibre,  mais  non  se 
prendre  l'un  pour  l'autre.  Cette  majorité  dynamique  est 
ce  qu'on  appelle  en  français  :  la  force  ou  l'influence 
d'une  minorité  cVélite.  » 


ARTICLE  SEPTIEME  (1) 


Suite  du  précédent.  —  Fin  des  Réponses  à  la  troisième 
lettre  de  Marc  Sangnier. 


[Lorsque  j'écrivais  le  chapitre  précédent,  les  évé- 
nements étaient  en  voie  d'établir  le  degré  d'humi- 
liation auquel  un  gouvernement  démocratique  et 
républicain  faisait  descendre  notre  patrie  frappée 
d'impuissance  matérielle  devant  les  nations  de 
l'Europe  et  du  monde  entier.  Quelques  jours  après, 
la  Chambre  se  préoccupait  d'établir  la  radicale 
hostilité  de  la  démocratie  à  l'égard  du  catholicisme 
en  votant  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat. 
Despotisme  anticatholique  au  dedans,  incohérence 
et  débilité  au  dehors  :  vive  la  république  démocra- 
tique^ n'est-ce  pas,  Marc  Sangnier?] 

XXVII.  —  «  Ce  qui  nous  sépare  surtout, 
«  c'est,  dit  Sangnier,    que  V Action  française  ne 

(1)  Action  française,  15  juillet  1905. 


LE    D1LE3IME    DE    MAUC    SA.NGMEl;  J6o 

«  reconnaît  qu'une  tradition  et  qu'une  hérédité 
«  charnelles  ;  nous,  nous  croyons  à  une  tradi- 
«  lion  et  à  une  hérédité  morales.  »  Tous  nos  lec- 
teurs savent  que  nous  croyons  à  l'hérédité  et  à 
la  tradition  morales,  l'hérédité  et  la  tradition 
politiques  étant  un  composé  du  spirituel  (ou  mo- 
ral) et  du  charnel.  Marc  Sangnier,  comme  le 
jeune  Robert  Dreyfus  (1),  nous  prend-il  pour  des 
élèves  de  Gobineau?  Et,  s'il  tait  cette  confusion, 
dans  quel  intérêt  la  fait-il  ? 

Il  faut  renverser  la  phrase  de  Sangnier.  L'er- 
reur, le  défaut,  la  négation,  proviennent  de  lui. 
Nous  admettons  parfaitement  une  hérédité  et 
une  tradition  morales,  mais  il  n'admet,  lui,  que 
cela.  Il  nie  l'hérédité  et  la  tradition  du  charnel, 
du  matériel,  ou  du  moins  n'en  tient  aucun  compte 
—  et  nous  sommes  bien  obligés,  quant  à  nous, 
de  voir  l'évidence. 

XXYIII.  — Là-dessus,  Marc  Sangnier  produit 
un  extiaordinaire  enchevêtrement  de  confusions 


(1)  Robert  Dreyfus,  jeune  écrivain  juif,  auteur  d'étu- 
des sur  La  vie  et  les  prophéties  du  comte  de  Gobineau,  avait 
imaginé  de  nous  mettre  à  l'école  d'un  visionnaire 
envers  lequel  nous  navons  jamais  éprouvé  qu'une 
indifférence  tempérée  cà  et  là  par  une  juste  horreur  : 
naturellement,  c'était  pour  mieux  nous  réfuter  que 
M.  Dreyfus  nous  attribuait  des  idées  qui  n'étaient  pas 
les  nôtres  et  qui  en  étaient  même  très  exactement  le 
contraire. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SAKGNIEK 

et  de  coq-à  l'âne  :  «  —  Mais,  m'objectera-l-on, 
«  les  peuples  vivent  et  évoluent  dans  le  temps 
«  et  sur  la  terre.  Ce  n'est  pas  une  société  d'âmes^ 
«  une  église  que  nous  voulons  constituer,  mais 
a  un  Etat  temporel. 

u  —  Sans  doute,  mais  »  (et  Sangnier,  d'un 
vol  preste,  va  s'enfuir  à  d'autres  sujets)  «  sans 
«  doute,  mais  »,  se  répond-il,  «j'ai,  quanta  moi, 
«  la  naïveté  de  croire  que  tout  l'effort  de  l'hu- 
«  manité,  aidée  et  soutenue  par  les  forces  inter- 
«  nés  du  christianisme,  doii  justement  consister 
((  à  dégager  les  peuples  des  tyrannies  charnelles, 
«  pour  les  élever  peu  à  peu  jusqu'aux  franchises 
«  de  l'esprit.  »  En  se  plaçant  à  ce  point  de  vue, 
un  théologien  répondrait  à  MarcSangnier,  qu'en 
effet  rhomme  chrétien  doit  travailler  à  s'affran- 
chir des  tyrannies  de  la  chair,  mais  qu'il  ne 
doit  pas  commence)'  par  se  considérer,  lui-même 
ni  ses  semblables,  comme  s'ils  s'en  étaient  d'ores 
et  déjà  dégagés.  La  besogne  libératrice  est-elle 
à  faire,  ou  est-elle  faite?  Si  elle  n'est  qu'à  faire, 
les  contraintes  et  les  précautions  du  passé  doi- 
vent être  maintenues  contre  la  matière  et  la  chair 
tant  que  celles-ci  conserveront  leur  puissance. 
Si  elle  est  faite...  Mais  ici  Marc  Sangnier  dit 
seulement  que  l'on  doitls,  faire.  Il  ne  nous  dira 
le  contraire  que  plus  loin. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  167 

Je  le  répète  :   assurément,  une  humanité    af- 
franchie des  ((  tyrannies  charnelles  »  serait  plus 
maîtresse  de  soi,  par  là  même  digne  de  plus  de 
liberté.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  lui  donner  en  fait 
plus  de  liberté  pour   l'en   rendre  digne,    pour 
l'affranchir  des  tyrannies  charnelles.  De  ce  que 
vous  disposerez  de  plus  de  puissance,  il  ne  s'en 
suit  aucunement  que  vous  saurez  mieux  l'em- 
ployer ;  mais,  de  ce  que  vous  faites  un  bon  em- 
ploi de  votre   puissance,   il   sen  suit  que  vous 
avez  chance  d'employer  mieux  tous  les  surcroîts 
que  vous  en  recevrez.  Il  faut  donc  rétablir  l'ordre 
des  conditions  que  Sangnier  a  interverties  arbi- 
trairement. La  liberté  morale  est  condition  de  la 
liberté  politique,  mais  la  liberté  politique  n'est 
pas  également  condition   de  la  liberté  morale. 
Allégez  l'âme    de    son    corps  :    il   sera   temps 
ensuite     d'alléger    le     corps     des     contraintes 
réelles.  Mais  Marc  Sangnier  raisonne,  s'il  rai- 
sonne, à  peu  près  comme  le  maître  qui  dirait 
à  son  élève  :   —  Supposé   que    vous  ayez   des 
ailes,  vous  pourriez  vous  passerde  la  garde  de  ce 
balcon  ;  retirons  cette  garde,  lancez-vous  dans 
l'espace...  L'enfant  serait  brisé,  le  maître  châtié 
pour  un  homicide  par  imprudence.  Les  impru- 
dences de  Sangnier  nous  coûteront  malheureu- 
sement plus  d'une  vie  d'homme. 


168  LE    DILEMME    DE  MARC    SANGNIER 

Mais  Sangnier  veut  prouver  que  les  ailes  ont 
poussé  :  «  Consultez  toujours  l'histoire.  Compa- 
«  rez  les  anciennes  civilisations  à  celles  que  le 
«  christianisme  a  rendues  possibles.  Comparez 
«  ridée  même  que  les  juifs  se  faisaient  du  Vrai 
«  Dieu,  de  l'autorité  et  du  pouvoir  parmi  les 
((  hommes,  à  celles  que  nous  sommes  devenus 
(f  capables  de  nous  en  faire  aujourd'hui.  Cela, 
«  sans  doute,  est  de  la  vulgaire  et  banale  obser- 
{(  vation  historique,  mais  il  ne  faudrait  pourtant 
«  pas  qu'à  force  de  raffiner  on  arrivât  àmécon- 
«  naître  ce  qui  est  évident.  » 

Méconnaître  quoi?  Et  qu'est-ce  donc  qui  est 
évident  ?  Qu'il  y  a  du  progrès  dans  le  monde  ? 
Que  ce  progrès  est  moral  ?  Que  le  christianisme 
y  a  contribué  ?  Non  point  seulement  Bossuet,  qui 
concluait  à  la  monarchie,  mais  Auguste  Comte, 
qui  ne  concluait  pas  à  la  démocratie,  ont  écrit  des 
pages  de  la  plus  profonde  sagesse  en  conformité 
avec  l'objection  de  Sangnier.  Mais  en  quoi  sa 
«  vulgaire  et  banale  observation  historique  » 
confirme-t-elleles  conclusions  politiques  de  San- 
gnier, c'est  là  que  Sangnier  oublie  de  démon- 
trer. Qu'on  se  fasse,  de  nos  jours,  une  idée  plus 
douce  ou  plus  humaine  de  l'autorité,  cela  ne  con- 
tredit en  rien  cette  vue  cependant  simple,  et  vul- 
gaire, et  banale  aussi,   qu'il   faut  une  autorité 


LK    DlLhMME    DE    MARC    SANGMEK  169 

«  parmi  les  hommes  »,  ni  cette  autre  vue,  qui  ap- 
paraîtra, je  l'espère,  avant  peu  de  temps,  Don 
moins  simple,  non  moins  banale  :  que  les 
conditions  politiques  et  économiques  du  peu- 
ple français  exigent,  si  l'on  tient  à  l'existence 
et  à  la  puissance  de  ce  peuple,  que  l'autorité 
y  soit  monarchique  et  développe  la  tradi- 
tion de  Hugues  Capet,  de  saint  Louis  et  de 
Henri  IV. 

Avec  des  mots,  des  phrases,  avec  des  inflexions 
de  voix,  avec  des  mouvements  oratoires,  San- 
gnier  espère-t-il  boucher  l'interstice  de  ses  idées  ? 
Espère-t-il  nous  dérober  l'évidence  de  ces  lacu- 
nes ?  J'en  suis  bien  désolé,  mais  son  thème  fon- 
damental, le  thème  sous-jacent  et  répandu  dans 
toutes  les  parties  de  ce  qu'on  peut  nommer 
avec  quelque  indulgence  son  argumentation, 
son  idée  fixe  que  le  perfectionnement  moral, 
rascension  chrétienne  des  hommes  les  rendrait 
de  moins  en  moins  aptes  à  tout  système  autre 
que  le  système  républicain^  est  une  idée  fausse. 
Elle  est  fausse  absolument  pour  beaucoup 
de  raisons  dont  je  peux  énumérer  quelques- 
unes. 

La  première  raison  est  qu'il  n'existe  point  de 
•relation  directe  entre  la  perfection  morale  et  la 
perfection  des  formes  politiques,  celle-ci    étant 


170  LE    DILExMME    DE    MARC    SANGNIER 

liée  à  des  objets  bien  étrangers  à  la  moralité  des 
hommes,  par  exemple  à  la  condition  géogra- 
phique ou  économique  de  leur  terroir.  La  deu- 
xième raison  est  que  l'état  républicain  dé- 
mocratique n'est  pas  une  forme  politique  per- 
fectionnée, mais  bien  rudimentaire  ou  décadente. 
La  troisième,  que,  si  la  République  réclame  en 
effet  beaucoup  de  vertu  de  la  part  des  républi- 
cains, cela  tient  justement  à  ce  qu'elle  est  un 
gouvernement  faible  et  grossier,  que  ses  vertus 
intrinsèques  sont  médiocres,  et  que  sa  pauvreté 
naturelle  ne  saurait  être  compensée  que  par  la 
bonté  des  individus,  à  condition  pourtant  qu'ils 
soient  déjà  eux-mêmes  bons,  et  aussi  que  cette 
bonté  puisse  se  déployer  utilement,  ce  qui  n'a 
pas  lieu  dans  certaines  Républiques  où.  toute 
bonté  d'ordre  catholique  est  proscrite  nominati- 
vement. La  quatrième,  qu'il  n'y  a  pas,  en  fait 
(«consultez  l'histoire  »,  Sangnier),  de  liaison 
réelle  entre  le  développement  de  la  vertu  «  chré- 
tienne »  chez  les  particuliers  et  le  retrait  des 
institutions  monarchiques  dans  l'Etat  :  quand  la 
France  fut-elle  plus  croyante  et  plus  vertueuse 
qu'aux  xn^  et  xm^  siècles  ?  c'est  aussi  le  moment 
où  elle  fut  le  plus  monarchique,  le  plus  féodale, 

le  plus  «  CORPORATIVE  ))  Ct  le  moiuS  INDIVIDUALISTE, 

c'est-à-dire  le  plus  étrangère  au  système  démo- 


1 


LE    DILEMME    DE    MAI'.C    SANGNIER  171 

cratique  républicain  cher  à  Sangnier,  le  plus 
éloignée  du  système  qui  tend  à  porter  au  maxi- 
mum «  LA  CONSCIENCE  ET  LA  RESPONSABILITÉ  CIVIQUES 
DE    CHACUN  ». 

De  son  principe  faux,  Sangnier  ne  tire  même 
pas  des  conséquences  logiques  ;  car  enfin,  si  le 
catholicisme  a  perdu  du  terrain  en  France  depuis 
l'âge  d'or  de  saint  Louis,  ne  conviendrait-il  pas, 
tout  d'abord,  de  reprendre  le  terrain  perdu  et 
puis  d'en  regagner  quelques  pouces  encore, 
avant  de  nous  décréter  dignes  du  régime  républi- 
cain? Sangnier  aurait  dû  commencer  par  rame- 
ner l'homme  intérieur  au  niveau  spirituel  et 
moral  du  contemporain  des  croisades.  C'est  seu- 
lement après  avoir  opéré  cette  réforme  indivi- 
duelle, que  son  principe  l'autoriserait  à  remettre 
aux  surhommes  une  fois  obtenus  les  franchises 
civiques  dont  ils  seraient  devenus  dignes.  L'in- 
justice qu'il  fait  aux  chevaliers  et  aux  servants 
d'un  âge  héroïque,  au  profit  du  moderne  babouin 
dégénéré,  a  pu  se  présenter  parfois  à  la  pensée  de 
Marc  Sangnier,  il  en  aura  senti  l'inconséquence 
secrète.  Je  trouve  dans  le  compte  rendu  qu'a 
donné  M.  Georges  Hoog  du  /F*  Congi^ès  des 
Cercles  d études  et  Instituts  populaires  de  France^ 
tenu  à  Paris  les  25  et  26  février  dernier,  la  trace 
de    cette    inquiétude  chez     Sangnier.    Comme 


172  LE    DILEMME  DE   MARC   SANGXIER 

d'autres  philosophes  chrétiens  se  sont  demandé 
si  la  méchanceté  des  foules  n'entraînerait  pas  au 
rétablissement  de  la  servitude  antique,  Sangnier 
a  quelquefois  entrevu  dans  ses  cauchemars  la 
possibilité  d'une  Restauration  consécutive  à  nos 
désordres  et  à  nos  folies.  Le  texte  qu'on  va 
lire  témoigne  du  degré  de  sa  résignalion  et  de 
l'ingénieuse  consolation  qu'il  s'est  inventée  : 

Congrès  des  Journalistes. 

Séance  du  24  février.  Deuxième  séance, 

«  ....  Le  Sillon  est-il  républicain  ?  demande 
«  quelqu'un.  Démocratie  et  République  ne  se 
«  complètent  point  nécessairement;  Démocratie 
«  et  Monarchie  ne  sont  pas  incompatibles. 

«  —  Le  Sillon  ne  fait  pas  actuellement  de 
«  politique  militante.  Il  n'en  est  pas  moins 
«  animé  d'un  esprit  républicain. 

a  —  Mais  alors,  reprend  l'interlocuteur  de 
«  Marc  Sangnier,  que  feriez-vous  si  la  Monarchie 
«  était  rétablie  en  France? 

«  Ce  que  je  ferais  ?  dit  en  substance  notre 
«  ami.  Je  vais  vous  le  dire  immédiatement. 
«  Tirais  au-devant  du  roi,  entouré  de  tous  mes 
«  camarades  du  Sillon,  et  je  lui  dirais  :  —  Sire^ 
«  vous  savez  combien  amère  est  notre  douleur, 
«  car  votre  présence  même  sur  le  tronc  de  France 


LE    D1LLM3IE    DE    MARC    SANGMER  173 

«  n' annonce -t-elle  pas  la  faillite  de  nos  plus 
«  chères  espérances  ?  Mais  nous  sentons  trop  la 
«  raison  d'être  de  la  nouvelle  situation^  pour 
«  vous  en  vouloir  le  moins  du  monde.  N'est-ce 
«  pas  r anticléricalisme  démagogique  quiy  en 
«  accaparant  la  Démocratie  française^  vous  a 
«  rendu  nécessaire  en  ce  pays  ?  N'est-ce  pas 
«  parce  que  le  peuple  n  avait  point  les  épaules 
«  assez  robustes  pour  supporter  le  lourd  fardeau 
«  du  gouvernement,  que  vous  en  avez  repris  la 
«  charge?  N'est-ce  pas  parce  quil  n  était  ni 
«  assez  conscient^  ni  assez  capable  de  responsa- 
«  bilité  que  vous  nous  êtes  revenu.  Sire,  vousy 
«  noble  cei'veau  de  la  pensée  nationale?  Mais  le 
«  Sillon  progressera,  soyez-en  sûr.  En  dévelop- 
«  pant  au  sein  des  masses  populaires  la  conscience 
«  et  la  responsabilité  civiques,  il  les  rendra  dignes 
«  de  la  vraie  Démocratie.  Et  puisque^  dans  votre 
«  premier  acte  officiel,  vous  avez  tenu  à  mani- 
«  f ester  vos  tendances  démocratiques  (I),  nous 
«  sommes  persuadés  que  vous  vous  réjouirez  de 
«  notre  labeur,  et  que  votre  plus  grande  joie  sera 
«  de  redevenir  inutile  lorsque  nous  aurons  con- 
«  sacré  dans  les  lois  cette  République  démocra- 
«  tique  que  nous  réaliserons  d'abord  dans  les 
«  mœurs.  Nous  ayant  ainsi  prouvé  votre  grand 
«  amour  du  peuple   et  de  la  Démoci^atie^  nous 


174  LE    DILE^tJMK    DE    MARC    SANGNlËR 

«  serons  heureux  de  proclamer  bien  haut  que 
«  vowi  avez,  par  votre  retraite  raènie^  magnani- 
«  mement  mérité  de  la  patrie.  » 

Cette  petite  drôlerie  causa,  paraît-il,  de  grands 
rires  (1).  Elle  était  cependant  fondée  sur  les 
jeux  de  mots  les  plus  bas.  Mais  pourquoi  Marc 
Sangnier  a-t-il  oublié  de  pousser  son  hypo- 
thèse jusqu'au  bout  ?  Peut-être  se  fût-on  plus 
amusé  encore    si    Sangnier    avait    rapporté   la 

(1)  Pour  donner  à  ces  rires  un  pendant  exact,  ne 
peut-il  se  trouver  quelque  plaisantin  de  Genève  ou 
de  Lédignan  qui  conseille  à  Marc  Sangnier  de  porter 
au  Pape  le  petit  discours  qu'il  a  préparé  pour  le 
roi? 

«  S'(f  X)0U8  existez,  Très  Saint  Père,  c'est  que  la  catholicité  a 
encore  besoin  d'un  centre  vivant  et  d\in  visible  Saint-Esprit. 
Mais  le  Sillon  progressera,  soyez-en  sûr.  En  développant  au 
sein  des  inasses  chrétiennes  la  conscience  et  la  responsabilité 
religieuse,  le  Sillon  les  rendra  dignes  du  christianisme  inté- 
gral. Nous  sommes  persuadés  que  vous  vous  réjouirez  de 
notre  labeur  et  que  votre  plus  grande  joie,  Très  Saint  Père, 
ce  sera  de  devenir  iiiutile  quand  nous  aurons  réalisé  dans 
nos  cœurs  cette  infaillible  vie  du  Christ  que  traduit 
provisoirement  V infaillible  parole  du  Siège  romain.  Votre 
retraite  magnanime  viendra  alors  sceller  de  l'anneau  du 
Pêcheur  la  réalisation  des  immenses  progrès  qve  le  Sillon 
aura  inspirés  aux  âmes  humaines,  au  fond  desquelles  Dieu 
vivra  et  parlera.  »  Je  ne  dis  pas  que  cette  parodie  pro- 
testante serait  de  très  bon  goût.  Je  dis  qu'elle  est  pos- 
sible et  qu'elle  porterait,  Marc  Sangnier  ayant  dit,  ayant 
écrit  et  ayant  fait  le  nécessaire  pour  qu'elle  porte.  Tous 
ceux,  catholiques  ou  non,  qui  ont  horreur  du  protes- 
tantisme en  subodorent  le  fumet  à  chaque  feuille  du 
Sillon. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGMER  175 

réponse  du  roi  de  France.  Elle  est  écrite  page  \  08 
du  dernier  recueil  des  contes  de  Jules  Lemaître 
{En  marge  des  vieux  livres  :  L école  des  rois), 
au  testament  de  Balthazar,  le  roi  mage,  le  roi 
savant  ;  «  Le  jour  011  il  sera  dûment  constaté 
'<  que  tous  les  hommes  sont  bons  et  qu'ils 
«  sont  égaux  en  vertus  et  en  lumières,  je 
«  prie  celui  de  mes  successeurs  qui  régnera 
k(  à  cette  époque  d'abdiquer  le  pouvoir  et  d'établir 
<(  dans  le  pays  le  suffrage  universel  et  la  Répu- 
«  blique...  »  La  réplique  royale  offre  cet  avan- 
tage évident  d'être  juste  :  car  (c'est  ce  que 
Sangnier  ne  voit  ni  ne  comprend  encore)  l'ab- 
surdité de  la  démocratie  ne  vient  pas  du  tout  du 
peu  de  vertus  ni  du  peu  de  lumières  des  parti- 
culiers, mais  de  la  distribution  inégale  de  ces 
vertus  et  de  ces  lumières,  quelles  qu'en  soient, 
au  reste,  l'abondance  ou  la  pénurie.  Le  pro- 
grès, tout  progrès,  complique,  diversifie^  diffé- 
rencie ;  il  détermine  des  inégalités  croissantes  : 
plus  la  fortune,  rinstruction,  la  moralité  popu- 
laire se  développeront  sous  la  monarchie,  et 
moins  ces  progrès  auront  chance  de  rendre  la 
monarchie  inutile  :  elle  en  deviendra  même  de 
plus  en  plus  nécessaire  pour  empêcher  entre  les 
possesseurs  de  tant  de  biens  l'établissement  d'un 
conflit  constitutionnel —  c'est-à-dire  le  gouverne- 


176  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

ment  des  partis,  la  République  !  —  Les  cons- 
ciences et  les  responsabilités  civiques  auront 
toujours  besoin  d'un  juge  incontesté,  d'un 
arbitre  inflexible,  pour  être  empêchées  de  se 
tromper  de  domaine  et  d'entreprendre  sur  la 
compétence  et  sur  l'autorité  limitrophe.  San- 
gnier  s'exprime  comme  si  l'insouciance  civique 
et  l'intérêt  personnel  étaient  les  seuls  faibles  de 
l'homme  :  qu'il  me  permette  de  le  lui  rappeler 
humblement,  il  y  a  l'ignorance,  il  y  a  la  pré- 
somption^  il  y  a  la  légèreté  et  l'orgueil. 

J'ai  déjà  expliqué  tout  ceci  avec  détail  dans 
les  réponses  aux  lettres  que  nous  adressait  Marc 
Sangnier  en  premier  lieu.  Qu'y  a-t-il  répliqué? 
Exactement  rien.  Gela  ne  l'empêche  point  de 
chanter  victoire. 

XXIX.  —  Ecoutez,  par  exemple  : 

«  Il  serait  peut-être  puéril  de  toujours  essayer 
«  de  taxer  d'illogisme,  d'inconséquence,  les 
«  opinions...  » 

Nous  n'essayons  pas  de  taxer  :  nous  taxons, 
mais  après  preuve  faite  et  même  si  bien  faite 
que  l'on  n'a  rien  pu  y  redire.  La  mauvaise 
humeur  de  Sangnier  est  inconcevable.  Ce  n'est 
pourtant  pas  notre  faute  s'il  s'est  contredit  ou 
s'il  a  commis  des  erreurs  tellement  grossières 
que  nous  parvenons  à  les  faire  voir  et  toucher 


LE    DILEMME    DE    MAliC    SANGNIER  1  77 

comme  on  touche  du  fer,    de  la  pierre  ou  du 
bois. 

Mais  je  poursuis  : 

XXX.  —  «  ...  les  opinions  d'adversaires  qui 
«  trouvent  très  solides  et  inexpugnables  les 
«  positions  qu'ils  occupent...  » 

11  ne  suffit  pas  de  «  trouver  »  une  opinion 
solide  pour  qu'elle  le  soit,  et  le  meilleur  moyen 
de  la  montrer  inexpugnable,  c'est  de  ne  pas  s'en 
laisser  «  expugner  d  en  fait.  En  fait,  Sangnier 
modifie  constamment  ses  thèses  ou  travestit  les 
nôtres,  ou  il  s'expose  sans  défense  aux  plus 
cruels  démentis  des  événements,  ainsi  qu'on  va 
pouvoir  en  juger  six  lignes  plus  loin.  Toutes 
ces  manœuvres  ne  sont  pas  d'un  combattant 
«  inexpugnable  ». 

XXXI.  —  «...  Et  quant  à  nous,  nous  avouons 
«  vraiment  que  toute  la  savante  dialectique  de 
«  VAction  française  n'a  nullement  pu  nous  con- 
«  vaincre  de  la  nécessité  de  la  monarchie  pour 
«  le  salut  national,  à  moins  que  l'on  ne  voulût 
«  dire  justement  par  là,  le  salut  de  tout  im  ordre 
«  de  choses  qui  ne  peut  exister  quavec  la  mo- 
«  narchie  comme  clef  de  voûte,  » 

J'éprouve  une  joie  particulière  à  transcrire  ces 
derniers  mots  à  la  date  où  je  les  transcris  :  le 
iO  juillet  1905.  C'est  aujourd'hui  10  juillet  que 


178  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

M.  Rouvier  a  fait,  à  la  Chambre,  communication 
des  termes  de  l'accord  franco-allemand.  Il  a 
témoigné,  par  là  même,  de  la  nécessité  d'une 
diplomatie  dans  un  Etat  moderne,  et  de  la  fai- 
blesse de  cet  organe  dans  un  Etat  démocratique 
et  républicain.  Or,  avec  TEtat,  avec  le  patrio- 
tisme territorial,  la  diplomatie  constituait,  na- 
guère, pour  Marc  Sangnier,  cet  ce  ordre  de 
choses  »  qui,  d'après  lui,  ne  peut  exister  qu'avec 

LA  MONARCHIE    COMME    CLEF  DE  VOUTE  !    Si   CCt   OrdrC 

de  choses  est  nécessaire  —  proposition  bien  dé- 
montrée à  la  date  du  10  juillet  1905  —  la  mo- 
narchie est  également  nécessaire  :  ceci,  de  l'aveu 
de  Sangnier. 

Toute  notre  «savante  dialectique»  «  n'a  pu 
nullement  le  convaincre  )^,  soit  :  mais  les  faits 
parlent.  Avec  quel  calembour  leur  fournira-t-il 
sa  léplique? 

XXXÏI.  —  Les  «  discussions  théoriques  » 
c(  intéressantes  »  sont  «  un  peu  vaines  par 
quelque  côté  »...  Une  «  théorie  »,  c'est  propre- 
ment une  «  vue».  Il  est  certain  qu'il  ne  suffit  pas 
de  voir  la  vérité  politique  pour  la  réaliser  dans 
les  faits. Si  Marc  Sangnier  avait  le  malheur  d'être 
cul-de-jatte,  il  verrait  le  mont  Blanc  sans  pouvoir 
y  monter.  Mais  est-il  bien  sûr  qu'il  suffise  aussi 
d'être  aveugle  pour  y  grimper  tout  droit? 


I 


LE    DILEMMK    DE    MAHC    SANGNIER  179 

XXXIII.  —  «  Et  lorsqu'il  s'agit  de  contin- 
«  gences  sociales  et  politiques,  les  plus  belles 
«  théories  sont  impuissantes  si  elles  ne  sont  en- 
«  racinées  dans  la  vivante  réalité.  »  VAction 
française  enracine  ses  théories,  qui  n'ambi- 
tionnent pas  d'être  belles  mais  d'être  justes, 
dans  les  réalités  que  voici  et  qui  sont  peut 
être  vivantes  : 

L'amour  de  la  patrie, 

l/amour  de  la  religion. 

L'amour  de  la  tradition, 

L'amour  de  Tordre  matériel. 

L'amour  de  l'ordre  moral, 

La  haine  et  la  crainte  de  l'anarchie, 

La  crainte  et  la  haine  de  l'Etranger,  qu'il 
soit  intérieur,  qu'il  soit  extérieur. 

Aux  patriotes,  aux  catholiques,  aux  tradi- 
tionnels, aux  hommes  d'ordre,  nous  disons  :  — 
Si  vous  voulez  conserver  ce  qui  subsiste  de  tous 
vos  biens,  si  vous  voulez  épargner  l'excès  des 
maux  contraires,  faites  la  monarchie  qui  syn- 
diquera la  défense  de  ce  que  vous  aimez  contre 
ce  que  vous  haïssez.  Un  roi  vous  rendra  cette 
défense  possible.  Français  des  générations  qui 
n'ont  connu  que  la  république  et  l'empire, 
c'est-à-dire  l'invasion,  l'abaissement,  l'agitation 
civile,  religieuse  et  morale,  soyez  royalistes  par 


i«SO  LE    DlLh-MME    DE    MAKC    SANGMhU 

volonté  patriotique,  religieuse  et  traditionnelle, 
par  besoin  et  par  volonté  de  Tordre.  Soyez 
royalistes  de  tête.  Puis  vous  le  deviendrez  de 
cœur.  Puis,  la  monarchie  rétablie,  un  nouveau 
loyalisme  passera  dans  le  sang,  dans  l'éducation 
et  dans  l'âme  de  vos  enfants:  le  loyalisme  envers 
la  France   rétablira  le  loyalisme  envers  le  roi. 

XXXIV.  —  «  Or,  il  n'y  a  plus  en  France  le 
«  moindre  loyalisme  monarchique...  »  Gela  est 
faux,  le  loyalisme  existe  sous  deux  formes  dis-  ^ 
tinctes  :  à  l'état  de  survivance  dans  un  grand 
nombre  de  familles  fidèles,  les  unes  éparses  sur 
tous  les  points  du  territoire,  les  autres  agglo- 
mérées en  certains  cantons  de  l'Ouest  et  du 
Midi  ;  à  l'état  de  renaissance,  dans  la  poitrine  de 
ces  hommes  que  leur  nationalisme  a  conduits  à 
la  monarchie. 

M.  Dcspéramont,  dans  un  discours  de  la  Saint- 
Philippe  à  Lyon,  Tannée  dernière,  a  merveii- J 
leuscment  défini  la  force  et  les  propriétés  du 
premier  loyalisme.  Quant  au  second,  si  mon 
contradicteur  voulait  en  reconnaître  les  pre- 
miers mouvements,  il  n'aurait  qu'à  lire,  dans 
la  bibliothèque  de  la  Gazette  de  Finance,  Tadmi- 
rable  récit  (1)  que  nous  donna  Vaugeois  de   sa 

(1)    Vh   Français   chez    le    duc    d'Orléans,    brochure. 
S'adresser  1  bis,  rue  Baillif,  Paris. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGN'IEK  ISl 

réceplion  à  Carlsruhe...  On  croit  développer  sur 
un  rythme  impassible  la  chaîne  des  déductions 
d'une  pensée  pure,  et  Ton  se  réveille,  un  beau 
jour,  enthousiaste  d'un  homme  :  ceux  qui 
furent  admis  à  laudience  de  Monseigneur  le 
duc  d'Orléans  savent  quelles  profondes  vérités 
de  sentiment  sont  comprises  dans  cet  aveu. 

XXXV.  —  «  Le  duc  d'Orléans  ne  saurait 
«  vraiment  apparaître  à  personne  comme  le 
«  premier  des  Français.  » 

d  A  personne  »  pourra  sembler  dur  pour 
nous  tous. 

Je  m'appelle  «  personne  d.  Et  je  sais  des  cen- 
taines de  milliers  de  Français  qui  accepteront 
comme  moi  le  pseudonyme  du  vieil  Ulysse  pour 
infliger  le  démenti  qu'elle  mérite  à  cette  gra- 
tuite insolence.  Aucune  force  humaine  ne 
saurait  empêcher  que,  dans  l'ordre  de  la  pri- 
mogéniture  historique,  la  Maison  de  France  ne 
soit  la  première  maison  française,  son  chef,  le 
premier  des  Français. 

XXXVI.  —  Mais  ce  n'est  pas  sa  faute!  ajoute 
innocemment  Sangnior  :  «  Je  ne  voudrais  du 
«  reste  nullement  lui  faire  un  grief  de  ce  qui 
«  résulte  des  circonstances  indépendantes  de  sa 
«  volonté.  »  Mais,  moi,  je  fais  grief  à  Sangnier 
de  tant    d'inepties    indignes  de  lui,    mais   qui 


DILEMME 


182  LE    D1LE3IME    DE    3IARC    SANGNIER 

procèdent,  en  quelque  mesure,  de  sa  volonté.  Il 
dépendrait  de  lui  de  faire  la  police  de  sa  pensée, 
de  rinformer,  de  Téclairer,  de  n'y  point  cultiver 
d'aussi  ridicules  erreurs. 

XXXYII.  —  «  Tandis  que  les  bons  esprits 
«  de  l'école  des  néo-monarchistes  s'cnthou- 
((  siasment  surtout  pour  un  travail  d'idées  pures, 
«  nos  humbles  camarades  du  Sillon,  mêlés 
((  vraiment  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  vivant,  de 
«  plus  inconscient  peut-être,  mais  de  plus  pro- 
(V  fond  dans  la  société  contemporaine,  travaillent 
((  non  à  bâtir  un  système  pour  satisfaire  l'esprit, 
((  mais  à  conquérir  des  réalités.  » 

1°  Les  systèmes  de  Sangnier  sont  aussi  nom- 
breux que  les  nôtres;  seulement,  au  lieu  de  con- 
tenter les  esprits,  ils  font  le  bonheur  des  oreilles. 

2°  J'ai  dit  plus  haut  quelles  réalités  de  senti- 
ment nous  «  travaillons  à  conquérir  )),  ou  plutôt, 
à  aménager,  à  défricher,  à  rendre  productives  et 
fécondes.  Quant  aux  réalités  plus  matérielles,; 
di\ni  choses,  les  nôtres  existent,  je  crois,  et  elles 
n'habitent  pas  le  ciel  des  nuées  ;  elles  sont  même 
assez  connues  sous  le  nom  vulgaire  de  France 

3°  Quant  aux  «  humbles  camarades  »,  qu'est- 
ce  que  c'est  que  ce  charlatanisme  ?  Est-ce 
que  Marc  Sangnier  se  figure  que  nous  n'avons 
pas  «  d'humbles  camarades  »  comme  lui  ?  Ou 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  183 

qu'il  a  ce  privilège  de  les  avoir  plus  humbles 
que  nous  ?  S'il  veut  dire  qu'il  est  homme 
d'œuvres,  il  y  a,  aussi  bien,  des  hommes  d'œuvres 
parmi  nous,  et  aussi  charitables,  aussi  aumôniers 
et  compatissants  que  le  plus  acharné  à  crier 
Démocratie  !  Démocratie  !  Nous  apportons  au 
peuple  une  vérité  dure,  mais  saine  et  qui  le 
rendra  fort,  au  lieu  que  les  paroles  mielleuses 
de  Sangnier  ne  pourront  que  l'empoisonner. 

XXXVIII.  —  Marc  Sangnier  en  appelle  au  fait. 

Nous  en  appellerons,  comme  lui,  à  ce  même 

«  Ceux-là  [c'est  nous-mêmes^  Messieurs,  sans 
«  7mlle  vanité),  ceux-là  tracent  des  plans  de  cam- 
«  pagne  imaginaires  ou  plutôt  organisent  une 
((  nation  qui  n'est  pas  à  eux.  »  Est-elle  à  San- 
gnier,  par  hasard  ?  On  le  soupçonne  d'aspirer  à 
la  tyrannie.  «  Ceux-ci  [les  humbles  camarades 
((  de  Marc  Sangnier),  ceux-ci  bâtissent  peu  à  peu 
«  la  maison  qu'ils  veulent  construire.  »  (11  y  a  de 
temps  en  temps  un  éboulement.)  «  Ils  réalisent 
«  déjà  leur  démocratie  dans  les  groupes  qu'ils 
«  développent,  dans  les  groupes  qu'ils  créent.  » 
Ce  qu'ils  défont,  ce  qu'ils  détruisent  ne  compte 
plus.  Mais,  sauf  le  verbiage  démocratique  cher 
à  Sangnier,  en  quoi  ceci  diffère-t-il  des  autres 
œuvres  catholiques,  si  ce  n'est  par  une  remar- 


184  LE    DILEMME   DE    MARC   SANGMER 

quable  fragilité  ?  «  Sous  le  manteau  vieilli  de 
«  l'Etat  qui  nous  opprime  »  (oui,  et  qui  vous 
brisera  dès  que  vous  lui  paraîtriez  un  peu  dan- 
gereux), «  ce  sont  déjà  les  cellules  vivantes  d'un 
«  Etat  nouveau  qui  paraissent.  »  Elles  ne  se 
contentent  pas  de  paraître,  elles  disparaissent 
aussi.  Il  n'est  bruit,  depuis  quelque  temps,  que 
des  manœuvres  adelphophagiques  auxquelles 
se  livrent  les  cellules  du  Sillon.  L'homme  est 
homme.  Il  ne  suffit  pas  de  l'étiqueter  votre  frère 
pour  l'empêcher  de  se  sentir  différent  de  vous. 
La  fraternité  du  cénobite  catholique  est  fondée 
sur  un  régime  rigoureux,  protégé  par  une  orga- 
nisation plus  rigoureuse  encore.  La  fraternité 
du  Sillon  est  fondée  sur  la  désorganisation  intel- 
lectuelle et  civique  :  elle  n'est  défendue  que  par 
la  volonté  et  l'éloquence  d'un  homme,  ce  qui 
est  infiniment  peu. 

Sangnier  produit,  en  fait,  une  théorie  qui, 
sous  le  nom  abusif  de  démocratie,  réclame  de 
ses  adeptes  le  maximum  de  la  vertu,  il  dit  «  le 
maximum  de  la  conscience  et  de  la  responsabilité 
civiques  »,  c'est-à-dire  le  maximum  d'effort. 
Mais,  en  fait  aussi,  le  sentiment  qu'il  favorise  et 
qu'il  propage  parmi  eux,  sentiment  bien  démo- 
cratique celui-là,  se  ramène  tout  au  contraire  à 
la  doctrine  du  minimum  de  l'effort.  Il  prêche 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANG  NIER  18o 

aux  puissants  la  protection  des  faibles,  ce  qui  est 
une  chose  excellente,  mais  il  ne  prêche  pas  aux 
faibles  le  dévouement  envers  les  puissants,  et 
son  acte  de  générosité  apparente  n'est  donc, 
dans  la  réalité,  qu'un  indice  de  sa  timidité  devant 
ces  faibles  dont  les  nombres  additionnés  créent 
un  semblant  de  force  qui  paraît  engendrer  la 
loi. 

Il  fait  aux  Français  riches  et  nobles,  qui,  en 
ce  moment,  sont  vaincus,  des  obligations  d'ail- 
leurs justes  ;  mais  il  se  garde  de  solliciter  en  leur 
faveur  le  moindre  retour  de  justice  populaire  : 
ses  paroles  tendraient  plutôt  à  exciter  de  bas  en 
haut  des  sentiments  de  mépris  caractérisé.  Il 
caresse  et  flatte  le  peuple,  infiniment  plus  qu'il 
ne  l'élève  et  ne  le  conduit.  Quel  effort  lui 
demande-t-il  ?  La  plus  dure  des  servitudes  con- 
temporaines, celle  surtout  qui  parut  la  plus  dure 
à  Marc  Sangnier,  jeune  bourgeois  élevé  délicate- 
ment, la  servitude  militaire,  est  ici  dépouillée 
de  tout  ce  qui  en  faisait  l'honorable  compensa- 
tion. 

Sangnier  ne  veut  pas  du  prestige  militaire,  il 
s'efforce  de  l'analyser  pour  le  mieux  dissoudre. 
Et,  quant  au  devoir  militaire,  il  exonère  tant 
qu'il  peut  les  consciences  de  tout  scrupule  à  ce 
sujet.  «  Le  soldat,  dit  le  Sillon  du  10  juin  i90o,  le 


186  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

«  soldat  est  traité  comme  une  chose...  Il  ne 
«  choisit  rien,  il  n'y  a  pas  moyen  pour  lui  de 
«  coordonner  un  peu  ses  actions,  d'arranger  sa 
((  misérable  existence  ;  il  sent  bien  qu'il  est  une 
((  chose  inconsciente  et  irresponsable,  qu'il  n'a 
«  pas  le  droit  de  vivre,  mais  qu'on  vit  pour  lui, 
«  ou  plutôt  que  des  règlements  anonymes  com- 
«  mandent  à  tous  et  remplacent  la  vie...  Le  sol- 
«  dat  est  voué  aux  travaux  forcés,  son  métier  est 
«  un  métier  d'ilote  :  la  liberté  individuelle  n'existe 
«  pas  pour  lui,  les  lois  qui  protègent  les  autres 
«  hommes  ne  s'appliquent  pas  à  lui  ;  il  est 
«  frappé  de  mort  civique.  » 

L'anonyme  auteur  de  ces  lignes,  dont  le  style 
rappelle  si  étonnamment  Marc  Sangnier  (1  ) ,  ayant 
noté,  non  la  brutalité,  mais  je  ne  sais  quels  airs 
d'arrogance,  chez  de  très  jeunes  officiers,  déclare 
à  ce  propos  qni\  jouissait  assez  «  de  comprendre 
«  ce  sentiment  de  révolte  qui  fermente  parfois 
«  au  cœur  des  malheureux  ».  Je  le  demande  en 
vérité  aux  patriotes  (et  bien  plutôt  qu'aux  mora- 
listes), est-ce  là  développer  le  courage,  la  di- 
gnité, la  fermeté,  le  sentiment  des  responsabilités 
personnelles?  N'est-ce  pas  au  contraire  réveiller 
ce  qu'il  y  a  de  plus  individuel  et  de  plus  égoïste 

(1)  C'était  lui-même.  Voir  plus  haut,  page  141. 


LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER  187 

dans  les  passions  ?  Je  crains  bien  que,  à  la  base 
de  ces  générosités  démocratiques,  une  observa- 
tion attentive  ne  découvre  un  moi  lâche  et 
laid  (  I  )  ;  sous  cette  doctrine  de  tension  et  d'effort, 


(1)  Le  règne  du  moi,  qui  s'appelle  en  philosophie  indi- 
vidualisme et  en  politique  démocratisme,  porte  peut-être 
en  histoire  religieuse  le  nom  de  bien  des  hérésies,  no- 
tamment du  protestantisme.  On  comprendra  que  je  me 
sois  interdit,  par  système  autant  que  par  méthode,  toute 
incursion  dans  cet  ordre  de  faits.  Je  ne  me  priverai 
pourtant  pas  de  citer  d'après  le  Sillon  du  10  juin  1905 
quelques  lignes  du  récit  d'une  visite  de  Marc  Sangnier 
au  Cercle  des  étudiants  protestants,  rue  de  Vaugi- 
rard  : 

«  ...  Nos  idées  sociales  soulèvent  peu  d'objections.  Nos 
«  hôtes  s'intéressaient  surtout  à  la  réalité  intime  de 
«  notre  apostolat,  de  notre  amitié,  du  don  total  que 
«  chaque  camarade  fait  de  ses  énergies  à  la  Cause.  Toutes 
«  ces  choses  sont  merveilleusement  comprises  de  qui- 
«  conque  aime  et  connaît  réellement  le  Christ,  et  nous  avons 
((  pu  voir,  à  travers  les  mots  prononcés  par  quelques 
«  pasteurs  présents  à  la  réunion,  que  cet  amour  commun 
«  pouvait  établir  entre  nous  une  très  profonde  sympa- 
«  thie. 

«  Ce  qui  nous  sépare,  —  et  il  fallait  le  constater  aussi 
((  nettement  que  nous  constations  ce  qui  nous  unit  — 
«  c'est  l'interprétation  des  mots  de  «  maximum  de  cons- 
«  ciENGEETDE  RESPONSABILITÉ  )).  Pour  suivrc  jusqu'au  bout 
«  notre  inspiration  démocratique,  il  faudrait,  selon  nos 
«  hôtes  protestants,  refuser  le  principe  de  l'autorité  ecclé- 
«  siastique.  Il  faudrait  étendre  au  domaine  religieux  les 
«  aspirations  à  l'autonomie  que  nous  favorisons  dans  le 
«  domaine  social  et  politique.  L'objection  est  trop  dé- 
«  licate  (!)  et  spécieuse  (!)  pour  être  discutée  (!)  en 
«  quelques  mots.  Nous  reviendrons  sur  cette  question 
«  car  il  nous  paraît  nécessaire  d'établir  que  ce  «  maxi 


188  LE    DILEM3IE    DE   3IARC    SANGNIER 

une  pratique  de  relâchement  général.  La  démo- 
cratie y  paraît,  non  celle  que  Sangnier  se  défi- 
nit, mais  la  vraie,  celle  que  l'on  connaît  et  telle 
qu'on  l'a  toujours  vue  («  consultez  l'histoire  »)  : 
agitée,  turbulente,  diviseuse,  diminuante  et 
ignoble  enfin. 

Les  divisions,  les  excommunications,  ont  com- 
mencé entre  sillonnistes.  Sangnier,  en  tête  du 
numéro  du  10  juillet,  jette  d'un  ton  plaintif  son 
verset  des  Béatitudes:  «  Bienheureux  les  paci- 
fiques !  ))  Il  ne  fut  pas  toujours  pacifique  lui- 
même.  Mais,  s'il  porta  la  guerre  aux  autres,  la 
guerre  entre  dans  sa  maison.  Cette  maison  n'est 
plus  l'édifice  glorieux  et  paisible  qu'il  nous  dé- 
crivait dans  cette  lettre,  déjà  vieille,  à  laquelle 
je  réponds.  Elle  ne  ressemble  plus  au  signale- 
ment qu'il  donnait  sur  un  ton  de  joie  orgueilleuse. 
Quomodo  sedet  sola  civitasl   Le  Jérémie  d'au- 


«  mum  de  conscience  et  de  responsabilité  religieuses  » 
«  se  trouve  précisément  dans  une  société  chrétienne  où 
«  chacun  ne  prétend  pas  trouver  la  vérité  en  abondant 
«  dans  son  propre  sens,  mais  où  il  reconnaît  sa  propre 
«  insuffisance  et  soutient  son  inspiration  individuelle  de 
«  l'autorité  de  Vensemble  organique  en  qui  Dieu  est  pré- 
«  sent.  —  LÉONARD  GonstaiXt.  » 

Les  étudiants  protestants  de  la  rue  de  Vaugirard  ont 
parfaitement  vu  où  menaitlogiquement  la  tendance  indi- 
vidualiste de  Marc  Sangnier.  Celui-ci  peut  encore  s'arrê- 
ter à  temps,  mais  la  pente  existe,  et  il  Fa  construite. 


LE    DILE^IME  DE    MARC    SANGNIER  189 

jourd'hui  exultait  comme  les  béliers  et  comme 
les  collines  du  psaume;  son  exaltation  était 
traduite  en  termes  d'un  modernisme  très 
pur. 

«  Quelle  n'est  pas  la  joie  du  chimiste  »,  s'ex- 
clamait-il, ((  lorsque,  quittant  les  livres  et  les 
((  formules,  il  pétrit  lui-même  la  matière, 
«  l'éclairé  par  une  expérience  directe  et  sent 
((  l'idée  et  le  système  jaillir  spontanément  des 
«  leçons  mêmes  de  la  nature  qui  l'instruit,  loyale 
«  et  sûre  collaboratrice  de  ses  efforts.  »  (Pour- 
quoi Sangnier  aimait-il  tant  que  cela  à  user  du 
mot  silr  en  un  sujet  qui  l'était  si  peu  ?  Les  événe- 
ments lui  ont  démontré  sa  fausse  sécurité.  Il 
disait  aussi  dans  l'article  U?ie  idole  {Si/ion  du  25 
mars),  à  propos  de  la  patrie  :  «  sa  lente  et  sûre 
ascension  ».  Est-ce  que  l'adjectif  sûre  aurait  été 
d'un  grand  réconfort  pour  la  France  si  l'Etran- 
ger, en  entrant  dans  Paris  pourg  la  quatrième 
fois  depuis  1789,  avait  arrêté  de  nouveau  cette 
((  lente  ascension  »  ? 

Mais  je  reprends  le  chant  de  triomphe  d'il  y 
a  huit  mois)  :  «  De  même,  si  nous  croyons  à  la 
((  démocratie,  c'est  surtout,  n'en  doutez  pas, 
«  parce  que  nous  la  vivons  déjà,  et  vous  n'aurez 
«  pas  sans  doute  le  courage  de  nous  reprocher 
«  ce  respect  que  nous  professons  pratiquement 

6* 


190  LE    DILEMME    DE    MARC    SANGNIER 

«  des  méthodes  positives  dont  on  parle  tant  à 
«  V Action  française.  » 

IN'est-ce  pas  qu'il  éclatait  ici  dans  toute  sa 
gloire,  l'orgueil  de  l'esprit  pratique,  de  l'artisan 
heureux,  du  vainqueur  couronné  !  En  regard  de 
nos  humbles  pensées  livresques  et  de  notre  vain 
positivisme  en  paroles,  on  nous  disait:  «  J'ai 
fait  ».  On  ajoutait  :  «  C'est  la  vérité,  puisque 
j'en  subsiste:  nous  la  vivons  ».  Mais,  d'une  pâte 
d'idées  fausses,  on  ne  vit  pas,  on  s'entre-déchire 
et  on  meurt.  Je  ne  prédis  pas^  je  ne  souhaite 
même  pas  au  Sillon  une  fin  proche  ni  lointaine, 
et  je  désire  que  Sangnier,  qui  a  déjà  beaucoup 
modifié  sa  doctrine,  trouve  un  jour  le  moyen 
d'utiliser  des  «  énergies  magnifiques  (1)  »,  sans 
insulter  aux  lois  fondamentales  de  toute  orga- 
nisation intellectuelle  ou  politique,  pratique 
ou  théorique.  Telles  quelles  pourtant,  ses  doc- 
trines ont  fait  faillite,  si  leur  critère  d'autrefois 
peut  être  invoqué  aujourd'hui.  La  vie,  la  vie! 
Mais,  votre  vie,  elle  n'est  plus  si  florissante.  Vous 
invoquiez  l'expérience.  Elle  prononce.  Il  vous 
arrive  ce  que  notre  critique  et  notre  logique, 
«  stériles  »,  estimaient  devoir  arriver.  Gela  ne 
prouve  pas    que  nous  ayons  raison,    mais  cela 

(1)  Expression  de  M.  l'abbé  Emmanuel  Barbier  dans 
Les  Idées  du  Sillon  (Paris,  Lethielleux). 


LE    DILEMME    DE    3IARC    SA^GNIER  191 

prouve  irréfutablement  que  vous  avez  tort.  Du 
moment  que  vous  vous  donniez  pour  d'humbles 
praticiens  guidés  du  sûr  instinct  de  l'âme  con- 
temporaine, une  seule  chose  vous  était  défendue  : 
l'insuccès,  l'erreur  dans  l'action.  Nous  pour- 
rions échouer  une  fois,  deux  fois  et  cent  fois, 
notre  échec  prouverait  notre  inaptitude  à  savoir 
utiliser  nos  idées;  il  ne  prouverait  rien  contre 
ces  idées  elles-mêmes.  Mais  vous  !  L'échec  qui 
établira  votre  inaptitude  pratique  démontrera 
aussi  que  vous  vous  prévaliez  bien  illusoire- 
ment d'une  harmonie  secrète  entre  votre  âme  et 
l'âme  du  peuple.  Votre  prétention  à  travailler 
dans  le  sens  de  «  l'évolution  »  se  trouvera 
détruite  du  coup. 

La  voilà  donc  détruite,  puisque  voilà  détruile 
votre  insolente  félicité  d'autrefois. 

Depuis  ces  huit  mois  bien  comptés,  depuis  que 
vous  nous  avez  apporté  les  feuillets  destinés, 
disiez-vous,  «  à  préciser  ce  débat,  tout  en  T élargis- 
sant » ,  depuis  que  vous  vous  êtes  placé  sous  Tégide 
de  l'avenir,  l'avenir  devant  dire  «  qui  de  nous  se 
trompait  »  ;  depuis,  Sangnier,  que,  en  prenant 
congé  de  nous,  vous  évoquiez  dans  un  audacieux 
raccourci  historique  «  les  siècles  »  qu'il  fallut 
à  la  monarchie  pour  sortir  du  «  sanglant  chaos 
féodal  »,  et  que  vous  vous  montriez  si  parfaitement 


492  LE    DILEMME    DE    3IAKC    SANGNIER 

résigné  à  tous  les  chaos,  à  toutes  les  effusions 
de  sang  nécessaires  pour  réaliser  votre  songe 
d'illuminé,  non,  d'ailleurs,  sans  faire  observer, 
d'un  beau  sourire  à  la  Jaurès  ou  à  la  Gambetta, 
que  vous  comptiez  n'avoir  pas  besoin  «  d'un  si 
long  crédit  »  ;  depuis  ces  temps  de  l'automne 
1904,  011  vous  prétendiez  nous  démontrer  le  mou- 
vement en  marchant  :  —  vous  avez  marché,  Marc 
Sangnier,  et  le  Temps  a  marché  aussi.  Moins  de 
trois  cents  jours  ont  suffi  pour  semer  en  Europe 
une  inquiétude  telle  que  toutes  les  nations  ont 
pris  leur  visage  de  guerre,  justifiant,  renouve- 
lant et  rajeunissant  de  la  sorte  ces  anciens 
ressorts  politiques  que  vous  traitiez  de  harnache- 
ments archaïques  et  superflus.  Ce  misérable 
espace  de  temps  a  suffi  également  pour  troubler 
votre  intérieur  on  plutôt  pour  y  faire  lever  quel- 
ques-unes des  pestes  que  vous  y  aviez  semées  de 
vous-même,  sans  le  savoir:  pestes  conformes 
aux  vieilles  lois  qui  ont  présidé  de  tout  temps 
à  la  marche  des  idées  dites  démocratiques.  Ces 
idées  peuvent  aidera  désorganiser.  Elles  n'orga- 
nisent jamais.  Vous  en  souff'rez  à  votre  tour,  vos 
organisations  en  souffrent  elles-mêmes,  et  d'un 
point  de  vue  supérieur  il  me  serait  permis  de 
vous  dire,  avec  la  sagesse  du  peuple,  que  c'est 
bien  fait. 


LE    DILEMME    DE    MARC   SANGNIER  193 

Pris  en  flagrant  délit  de  désaccord  avec  les 
faits,  que  reste-t-il,  Sangnier,  de  votre  lettre  de 
l'an  passé?  J'assurais,  en  la  publiant,  que  je 
n'en  laisserais  rien  subsister,  voulant  dire  par  là 
que  j'en  ferais  la  réfutation  mot  à  mot.  Cette 
réfutation  est  venue,  mais  non  de  moi  :  des 
choses  seules.  Si  vous  les  écoutiez  au  lieu  de  ne 
frémir  qu'aux  répercussions,  d'ailleurs  sonores, 
de  votre  voix,  si  vous  sortiez  de  ce  narcissisme 
sentimental  pour  demander  à  l'histoire  et  à 
toules  Jes  autres  sciences  politiques  un  ensei- 
gnement qui  vous  est  indispensable,  les  débris 
d'un  passé  brillant  vous  serviraient  encore  aux 
reconstructions  d'avenir.  Il  n*est  pas  agréable  à 
un  bon  citoyen  de  songer  que  tant  de  travaux 
ardents  et  tant  d  intentions  nobles  doivent  se 
résoudre  en  perte  sèche  pour  son  pays.  Mais, 
cependant,  quel  vœu  défini  former  avec  vous  ? 
Et  qu'attendre  d'un  peu  solide? 

Vous  m'inspirez  surtout  de  la  curiosité. 


I 


i 


QU  EST-CE  QUE   L'INTÉRÊT  GÉNÉRAL  ? 


CRITIQUE   DU    FÉDÉRALISME    ABSOLU    (Ij 

Il  s'agit  d'un  très  grand  problème  :  celui  du 
rapport  des  intérêts  généraux  et  désintérêts  par- 
ticuliers. Qu'est-ce  que  l'intérêt  général  ?  C'est 
la  question  que  je  me  posai  presque  enfant,  en 
lisant  un  volume  de  ce  fertile  et  spirituel  Edouard 
Laboulaye,  qui  fut  l'un  des  chefs  de  l'école  libé- 
rale sous  le  second  empire  (2).  Ce  livre  devait  être 
Paris  en  Amérique,  Il  est  amusant  et  sérieux;  en 
le  feuilletant,  vous  pourrez  retrouver  en  un  coin 
de  page,  et  jeté  avec  la  pétulance  qui  est  particu- 
lière aux  écrivains  de  ce  groupe,  le  mot  qu'arrê- 
tèrent mes  soupçons  au  passage  :  «  —  L'intérêt 


(1)  Je  place  ici  un  fragment  étendu  de  la  lettre  pu- 
blique adressée  à  Marc  Saugnier  dans  V Action  française 
du  1er  mai  1903,  à  la  suite  d'une  série  d'observations  que 
lui  avait  adressée,  de  son  côté,  l'auteur  de  l'excellent 
Manuel  du  royaliste,  M.  Firmin  Bacconnier. 

(2)  On  ne  sait  pas  assez  combien  les  royalistes  d'un 
certain  âge,  de  ceux  même  qui  se  classent  traditionnels, 
sont  imprégnés  des  erreurs  les  plus  pitoyables  de  cette 
école. 


196  l'intérêt  général 

«  général  n'est  rien  s'il  n'est  la  somme  des 
«  intérêts  particuliers  ».  Ce  qui  ne  paraissait 
faire  aucun  doute  pour  M.  Laboulaye,  me 
parut  au  contraire  très  digne  d'examen,  et  je 
me  convainquis  que  cet  homme  de  grand  talent 
venait  d'eftleurer  la  plus  haute  des  questions 
politiques,  l'avait  même  posée  en  termes  rigou- 
reux, sans  se  douter  de  ce  qu'elle  était.  Oui, 
l'intérêt  général  existe  par  lui-même.  Oui,  il  est 
autre  chose  que  le  total  desintérêts  particuliers. 
Mais  qu'est-il  donc  ? 

Peu  de  problèmes  m'ont  plus  passionnément 
intéressé  que  celui-là.  Je  ne  vous  accablerai  pas 
du  résumé  des  innombrables  études  qu'il  m'est 
arrivé  d'écrire  sur  ce  sujet,  dans  V Enquête  sur 
la  monarchie^  dans  la  série  des  a  Constituants  » 
à  la  Gazette  de  France^  dans  la  série  du 
«  Nationalisme  intégral  »,  au  Soleil.  Je  m'en 
tiendrai  à  ce  souvenir:  Tune  des  minutes  les 
plus  agréables  de  ma  vie  intellectuelle  fut  sans 
comparaison  possible  celle  où  je  lus  dans  un 
article  que  la  Coopération  des  idées {[)  consacrait 
à  la  réfutation  de  nos  doctrines,  sous  la  signa- 
ture de  M.  Deherme,  cette  simple  ligne  :  «L'inté- 
rêt général  n'est  pas  la  somme  des  intérêts  par- 

(1)  Fin  de  l'été  1900. 


ou    CRITIQUE    DU    FÉDÉRALISME    ABSOLU  1  97 

ticuliers,  c'est  exact -».  M.  Deherme  me  combat- 
tait sur  une  multitude  de  points  ;  quant  à  celui-ci, 
il  cédait,  non  à  moi,  mais  à  l'évidence.  Il  y  écri- 
vait :  «  C'est  exact  ».  J'aurais  volontiers  couru 
lui  serrer  la  main  pour  le  remercier  de  cette 
vérification.  Que  la  formule  soit  «  exacte  »,  il  y 
a  grande  chance  que  beaucoup  d'autres  le  soient 
aussi,  car  il  n'en  est  guère  de  plus  fertiles  en 
conséquences. 

Si  «  cela  est  exact  »,  cela  est  exact  des  inté- 
rêts collectifs  comme  des  intérêts  personnels.  Si 
l'intérêt  général  n'est  pas  la  simple  somme  des 
intérêts  particuliers,  il  importe  peu  de  savoir  si 
ces  derniers  sont  relatifs  à  des  personnes  ou  à 
des  corps,  compagnies  ou  communautés  ;  ils 
sont  particuliers  ;  ils  ne  peuvent  donc  pas  suffire 
à  composer  le  général  en  s'additionnant  les  uns 
les  autres. 

Firmin  Bacconnier  a  d'ailleurs  pressé  le  pro- 
blème de  plus  près.  11  vous  accuse  bien  de  mé- 
connaître ladiiïérence  radicale  qui  existe  entre 
les  deux  sortes  d'intérêts  ;  mais  il  passe  vite  au 
concret.  Il  vous  dit  : 

«  Vous  paraissez  croire  que  la  somme  des 
«  intérêts  particuliers  des  diverses  forces  so- 
cc  ciales  constitue  les  intérêts  généraux  de  la 
«  nation. 


198  l'intérêt  général 

«  Uintérêt  de  chaque  force  sociale  est  spécial  à 
«  cette  force ^  et  il  est  de  son  essence  d'être  parti- 
«  culier,  opposé  bien  souvent  àl  intérêt  de  la  force 
«  sociale  voisine...  » 

Et  Bacconnier  estime  que  le  rapport  le  plus 
fréquent  de  ces  intérêts  en  présence  ne  sera  pas 
la  paix,  ni  l'accord,  ni  l'harmonie,  mais  la  lutte  : 
au  lieu  de  se  lier  et  de  se  fédérer,  les  divers 
intérêts  lutteront  entre  eux,  et  les  plus  puis- 
sants ne  manqueront  pas  de  s'asservir  les  autres; 
il  n'en  peut  résulter  qu'un  gouvernement 
de  parti. 

La  démonstration  ne  laisse  rien  à  désirer,  à 
condition  que  vous  ayez  la  bonté  de  donner 
toute  leur  importance  aux  lignes  rigoureuses 
que  je  vous  ai  transcrites  en  lettres  italiques. 
Je  voudrais  vous  inviter  à  méditer  avec  moi  sur 
ce  grand  objet  :  le  particularisme  nécessaire, 
fatal,  obligatoire  et  ainsi  moral  des  intérêts 
particuliers,  aussitôt  que,  ayant  cessé  d'appar- 
tenir à  un  seul,  devenus  collectifs,  ils  représen- 
tent «  une  force  sociale  ».  Les  forces  sociales 
doivent  se  créer  une  sorle  d'égoïsme,  dès  qu'elles 
veulent  être  fortes  ou  seulement  vivre  et 
durer. 

Toutes  celles  qui  se  croient  ou  se  sentent  légi- 
times considèrent  cet  égoïsme  collectif  comme 


ou    CRITIQUE    DU    FÉDÉRALISME    ABSOLU  199 

un  devoir.  Il  leur  est  naturel.  Elles  le  tiennent 
pour  sacré  et,  vrai  ou  faux,  ce  sentiment  leur 
est  utile,  car  il  est  la  condition  même  de  la  vie 
du  progrès  de  ces  sociétés.  Nous  pourrions  poser 
en  principe  que  le  plus  ardent  égoïsme  s'épure 
et  se  justifie  (même  dans  l'opinion  d'esprits  géné- 
reux), dès  que  le  moi  commence  à  signifier  nous. 
Toute  générosité,  tout  désintéressement  et 
tout  sacrifice  sont  choses  admirées  quand  elles 
sont  le  fait  d'un  homme  qui  engage  sa  personne 
ou  sa  vie,  mais  sans  rien  engager  que  lui.  Pour 
prendre  un  exemple  vulgaire,  on  qualifiera  de 
délicatesse  ou  même  héroïsme,  selon  le  cas, 
l'acte  de  la  personne  qui  renonce  de  son  propre 
gré  à  un  bien  sur  lequel  son  droit  est  sujet  à 
discussion.  Que  ce  même  homme  soit  chef  de 
famille,  le  même  acte  peut  revêtir  un  caractère 
difterent;  il  pourra  être  qualifié  justement  de 
pure  négligence  ou  même  de  faute.  Pourquoi  ? 
Parce  que  le  devoir  de  justice  qui  s'impose  à  lui 
n'est  plus  simple.  C'est  un  double  devoir,  ou  un 
devoir  complexe.  11  ne  doit  plus  seulement  avoir 
égard  aux  droits  de  la  partie  adverse,  représentés 
par  ceux  qui  veulent  possédera  sa  place  :  il  lui 
faut  aussi  tenir  compte  du  droit  des  5^>;^s^  Il 
peut  traiter  libéralement  et  même  très  légère- 
ment la  probabilité  de  ses  propres  droits  ;  il  peut 


200  L''lNTÉKÊT   GÉNÉRAL 

la  sacrifier  complètement  à  ses  scrupules,  s'il  est 
seul  :  il  ne  peut  pas  traiter  libéralement  ni  à  la 
légère  les  droits  de  ses  fils  et,  s'il  a  une  générosité 
à  faire,  c'est  par  ceux  qui  sont  de  son  sang  qu'il 
a  le  devoir  rigoureux  de  la  commencer.  Une 
nuance  d'égoïsme,  mais  d'égoïsme  collectif,  lui 
impose  le  devoir  de  travailler  à  se  pénétrer  des 
droits  des  siens  et,  pour  peu  qu'ils  soient  admis- 
sibles, le  devoir  de  les  soutenir  et  de  les  repré- 
senter :  libéral  en  tant  qu'homme,  il  lui  faut 
devenir  âpre  en  tant  que  chef  de  famille.  Le 
scrupule  issu  d'un  sentiment  généreux  se  lait 
devant  un  scrupule  plus  fort,  né  d'un  sentiment 
où  le  moi  et  le  nous  s'entrelacent,  la  générosité 
personnelle  et  l'avidité  collective  s'y  trouvant  en 
fait  confondent. 

Cher  Monsieur,  étendez  cette  psychologie. 
Etendez-la  aux  chefs  des  associations  ouvrières, 
aux  chefs  des  compagnies  capitalistes,  aux  chefs 
des  communautés  religieuses.  Veuillez  surtout 
approfondir  le  dernier  cas.  Prenez  la  peine 
d'observer  quelle  extraordinaire  concurrence  se 
font,  les  unes  aux  autres,  tant  pour  la  vie  que  pour 
le  salut  éternelles  mystiques  armées  des  moines 
et  des  religieux,  concurrence  qui  tient  souvent  de 
la  rivalité  plus  que  deTémulation.  Je  connais  des 
esprits  qui  s'en  scandalisent.  «  Nos  maisons,  ?îos 


ou    CKiriQUE    DU    FÉDÉRALISME    ABSOLU  201 

collèges  »,  surtout  le  ton  dont  sont  prononcées 
ces  paroles,  ont  la  vertu  d'exaspérer  de  très  braves 
gens.  Il  n'y  a  pas  de  quoi  :  car  on  ne  connaît 
rien  qui  soit  plus  naturel.  D'un  point  de  vue 
tout  esthétique,  il  vaudrait  mieux  assurément 
que  cela  ne  fût  pas.  Mais  le  mécanisme  psy- 
chologique est  tel.  Telle  est  la  nature.  Nous 
ne  pouvons  ni  vous  ni  moi  changer  la  nature 
à  ses  fondements. 

Contentons- nous  de  la  connaître  et,  quand 
nous  songeons  à  préparer  l'avenir,  ne  tentons 
rien  contre  la  structure  essentielle  des  choses. 
Vous  voulez  couvrir  le  pays  d'une  infinité  d'as- 
sociations de  toute  sorte.  C'est  de  quoi  je  vous 
loue.  On  n'aura  jamais  trop  d'instituts  populaires, 
de  syndicats  professionnels,  de  confréries  et  de 
congrégations  différentes.  C'est  par  r«.s5ocia^/o7i 

—  extension  artificielle  de  son  essence  naturelle, 

—  qu'une  société  multiplie  ses  richesses  spiri- 
tuelles et  temporelles,  mentales  et  morales. 
Mais  plus  les  associations  seront  nombreuses  et 
puissantes,  plus  leurs  membres  leur  seront  res- 
pectivement dévoués,  plus,  en  conséquence,  on 
dépensera  pour  elles  de  sentiments  imperson- 
nels, généreux,  désintéressés,  et  plus  l'égoïsme 
de  chacune  d'elles  sera  violent.  Cet  égoïsme  ne 
sera  pas  fait  du  simple    total   des  sacrifices  de 


202  l'intérêt  général 

chacun  à  l'œuvre  commune,  mais,  total  bien 
supérieur,  de  la  réaction  de  ces  sacrifices  les  uns 
sur  les  autres,  de  leur  multiplication  mutuelle. 

C'est  un  processus  à  comprendre.  Vous  avez 
supprimé  de  bas  intérêts  personnels,  en  quoi 
l'espèce  humaine  aura  saintement  prospéré  ; 
mais,  de  ces  égoïsmes  personnels  bien  sacrifiés, 
résulteront  de  véritables  fanatismes  corporatifs  ; 
des  cendres  de  tant  d'égoïsmes  étroits  s'élèvera 
l'ardent  égoïsme  épuré  qui  constitue  la  passion 
particulariste.  Noble  sans  doute,  mais  intrai- 
table, mais  absolue  !  Vous  obtiendrez  tout  de  ces 
grandes  forces  sociales,  hormis  qu'elles  compo- 
sent spontanément  l'une  avec  l'autre  pour  fonder 
un  Etat.  Ou  sournoisement  ou  clairement, 
ces  Grandes  Compagnies  se  feront  la  guerre, 
chacune  étant  animée  de  la  conviction  que  cette 
guerre  est  sainte  et  considérant  le  moindre 
morceau  de  ses  droits,  de  ses  biens  et  de  ses 
pouvoirs  comme  un  dépôt  inaliénable  auquel 
rhonneur  prescrira  de  se  dévouer.  Je  vous  ai  ex- 
pliqué la  genèse  de  ce  mirage  pour  un  chef  de 
famille  :  celui  qui  brille  aux  yeux  des  Chefs,  ces 
grands  corps  qui  sont  des  Familles  de  Volonté, 
s'explique  de  même  ;  la  même  loi  psycholo- 
gique y  fait  de  l'égoïsme  généralisé  un  devoir. 

Choc  dedevoirs,  choc  de  pouvoirs,  choc  desplus 


1 


ou    CRITIQUE    DU    FÉDÉRALISME    ABSOLU  203 

grandes  forces  sociales,  destruction  mutuelle  et 
entretuerie,  voilà,  Monsieur,  l'un  des  aspects  de 
l'avenir  que  préparerait  le  système  du  fédéra- 
lisme absolu.  On  peut  lui  supposer  sans  doute 
un  autre  aspect  et  présumer  que_,  la  discussion 
se  faisant  avec  plus  de  douceur,  une  sorte  de 
parlementarisme  de  collectivités  succède  à  notre 
parlementarisme  d'individus  :  en  ce  cas  on  s'éner- 
verait au  lieu  de  se  déchirer.  L'affaiblissement 
général  du  pays  résulterait  toujours  de  cette 
seconde  hypothèse  autant  que  de  la  première  : 
toujours  quelque  pouvoir  extérieur,  fondé  sur 
un  autre  principe,  celui  de  la  conquête,  s'y 
installerait  forcément. 

Nous  vous  proposons,  nous  aussi,  un  pouvoir 
extérieur  aux  corps  de  compagnies  fidèles,  mais 
c'est  un  pouvoir  national  :  un  Capétien  au  lieu 
du  Hohenzollern  menaçant.  S'imposant,  se 
superposant  au  système  fédératif,  ce  Capétien 
utiliserait  les  forces  sociales  en  les  faisant  con- 
verger et  convenir  les  unes  aux  autres,  au  lieu 
de  les  laisser  se  froisser,  se  meurtrir  et  se  diviser 
les  unes  par  les  autres,  comme  vous  feriez,  cher 
Monsieur. 

Quant  à  une  autre  issue  de  l'anarchie,  il  n'en 
est  point  que  la  conquête,  si  Ton  écarte  la  Res- 
tauration de  la  Monarchie.  Le  spirituel  Montes- 


204 

quieu,  dans  les  plus  belles  phrases  de  son  Esprit 
des  lois,  se  moque  de  nous  quand  il  écrit:  «  Ce 
«  furent  ces  associations  [fédérales)  qui  firent 
«  fleurir  si  longtemps  le  corps  de  la  Grèce.  » 
Fleurir  est  un  bon  euphémisme  pour  déguiser, 
comme  c'en  est  le  lieu,  une  pourriture  qui  n'a 
pas  duré  trois  siècles.  Montesquieu  continue  : 
«  Cest  par  là  que  la  Hollande.,  V Allemagne^ 
«  les  Ligues  suisses  sont  regardées  en  Europe 
«  comme  des  républiques  éternelles.  »  Un  ano- 
nyme qui  annota  mon  édition  (La  Haye,  mdcclxxit) 
observe  avec  bon  sens  :  «  Ces  associations  peu- 
«  vent-elles  être  titrées  de  républiques  éter- 
«  nelles?  elles  n'offrent  aucun  degré  de  sûreté 
«  de  plus  que  lesautresassociations  civiles.  Tout 
«  dépend  delà  constitution  primitive  et  des alté- 
«  rations  que  les  circonstances  des  temps 
«  peuvent  y  produire.  »  L'histoire  a  donné 
raison  aux  sages  réserves  de  l'anonyme  et  tort  à 
Montesquieu.  La  Hollande  et  l'Allemagne  ont 
renoncé,  pour  leur  plus  grande  prospérité,  au 
régime  républicain  ;  les  altérations  croissantes 
du  régime  des  Ligues  suisses  ne  sont  ignorées 
que  de  nos  Constituants. 

Vous  me  pardonnerez,  cher  Monsieur,  cette 
informe  notice  très  décousue.  Je  crois  connaître] 
un  peu,   dans  son   fort  et  son  faible,  le  système' 


ou    CHITIQLE    DU    FÉDÉRALISME    ABSOLU  205 

fédératif,  ayant  été  fédéraliste  avant  beaucoup 
d'autres  et  n'ayant  pas  cessé  de  l'être  :  je  ne  suis 
pas  fédéraliste  pour  la  génération  de  l'Etat  poli- 
tique en  France,  et  cela  en  vertu  du  principe 
que  je  place  au-dessus  de  tout  :  l'intérêt  frangais. 
Bacconnier  vous  a  apporté  la  formule  logique 
de  l'objection  fondamentale,  et  j'ai  peut-être  pris 
un  plaisir  excessif  à  la  développer  et  à  l'illus- 
trer de  commentaires  historiques  ou  moraux. 
N'en  retenez  pourtant  que  l'essentiel,  qui  est 
bien  ceci  : 

«  L intérêt  de  chaque  force  sociale  est  spécial  à 
«  cette  force,  et  il  est  de  son  essence  d'êtreparticu- 
a  lier,  opposé  bien  souveiit  à  l'intérêt  de  la 
((  force  voisine  (F.  Baccoknhir).  » 

Ceci  compris,  je  vous  dirai  :  — Passons  à  un 
autre  sujet  :  Songeons  à  la  paix  sociale  !  Comme 
l'intérêt  national,  elle  veut  le  roi. 


6*^ 


LA    VIE    DÉMOCRATIQUE  (1) 


Jeune,  éloquent,  actif,  généreux,  déjà  popu- 
laire, M.  Marc  Sangnier  m'a  toujours  attiré,  je 
l'avoue.  Précisément  parce  que,  sur  un  très 
grand  nombre  de  points,  sa  pensée  diffère  de 
la  mienne,  j'éprouve  un  plaisir  âpre  à  me 
demander  quels  sont  nos  points  d'accord  et 
quels  ils  pourront  être.  Nous  sommes  tous  les 
deux  Français.  Il  est  né  catholique.  Je  suis  né 
catholique.  Sa  politique  est  passionnément 
catholique.  Je  n'imagine  pas  une  politique  fran- 
çaise qui  puisse  se  montrer,' je  ne  dis  pas  hostile, 
mais  indifférente  au  catholicisme.  11  m'a  toujours 
paru  que  notre  base  commune  n'était  pas  étroite 
et  nous  permettait  la  conversation.  Je  ne  parle 
pas  de  discussions  en  vue  de  briller,  ni,  à  raison 
plus  forte,  en  vue  d'accentuer  et  d'accroître  les 
désaccords.  Il  est  une  discussion  qui  tend  à 
éclaircir  les  idées  aulieudeles  rendreplus  vagues, 
qui  unit  au  lieu  de  confondre  ou  de  brouiller. 
Est-elle  impossible  avec  Marc  Sangnier? 

(1)  Gazette  de  France  du  14  janvier  1004. 


LA    VIE    DÉMOCRATIQUE  207 

Il  vient  de  publier  à  la  librairie  du  Sillon 
une  brochure  fort  élégante  et  qui  est  pleine 
d'intérêt.  C'est  le  compte  rendu  sténographié 
d'une  conférence  contradictoire  faite  à  Paris 
dans  le  treizième  arrondissement  sur  ce  sujet  : 
la  vie  démocratique .  Le  contradicteur  de  Marc 
Sangnier  était  M.  Ferdinand  Buisson,  qui  est 
précisément  député  du  treizième.  Vous  connais- 
sez M.  Buisson,  protestant  zélé.  Dans  ses  débuis, 
il  s'efforçait  de  démontrer  que  la  Réforme  du 
seizième  siècle  fut  en  France  essentiellement 
nationale  et,  avant  de  toucher  au  déclin  de  la 
vie,  M.  Buisson  s'efforce  d'immoler  notre  France 
à  son  amour  de  la  religion  prétendue  réformée. 
La  conduite  du  politique  peut  servir  à  juger  les 
théories  de  l'historien.  Du  moment  que  Sangnier 
discute  avec  M.  Buisson,  pourquoi  ne  discute- 
rions-nous pas  avec  Marc  Sangnier? 

Celui-ci,  par  la  faute  des  mots,  les  généreux 
mots  oratoires,  les  mots  sonores  qui  circulent 
depuis  bientôt  un  siècle  et  demi,  me  semble  se 
faire  de  grandes  illusions  sur  les  idées,  sur  la 
pensée,  sur  l'esprit  de  M.  Buisson.  Qui  nous 
délivrera  des  mots  ?  Ou  plutôt  qui  les  percera  ? 
Qui  en  exprimera  l'âme  réelle?  Toutes  nos  dis- 
cussions sont  de  mots.  On  a  le  droit  de  les 
trouver  merveilleusement  byzantines,  et  pour- 


208  LA    VIE    DÉMOCRATIQUE 

tant  en  dernière  analyse  c'est  dans  le  mot  que 
gît  la  cause  profonde  des  choses. 

Barres  vient  de  le  faire  voir  par  un  exemple 
magnifique  à  propos  du  scandale  de  Lunéville, 
ce  n'est  pas  seulement  notre  richesse  écono- 
mique et  notre  force  politique  qui  diminuent, 
c'est  la  sève  même  du  sang^  c'est  la  richesse, 
c'est  la  force  de  la  race  et  de  la  nation  qui 
subissent  un  fléchissement  décisif  dans  l'ordre 
des  plus  sensibles  réalités  :  une  frontière  lin- 
guistique, la  frontière  du  dialecte  alsacien  et 
des  patois  romans  de  Lorraine,  frontière  qui 
n'avait  pas  bougé  en  somme  depuis  le  cinquième 
siècle,  en  trente-trois  années  d'annexion  alle- 
mande, cette  frontière  a  reculé.  Voilà  un  signe 
des  plus  nets  et  des  plus  cruels  qui  puissent 
être  cités  contre  nous.  Que  faire?  A  cette  action 
de  l'ennemi  héréditaire,  il  faut  répondre  par 
une  réaction,  me  dit-on.  Eh  !  comment  réagir? 
Gomment  agir  ?  Les  actes  des  hommes  sont 
commandés  par  la  qualité  de  leur  pensée.  Mais 
la  pensée  est,  hélas  !  fille  du  langage.  Gela 
parait  lamentable  à  dire  et  n'est  que  trop  vrai  : 
avant  d'agir,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  pour  agir, 
il  nous  faut  reviser  notre  langage,  châtier  nos 
discours,  redevenir  maîtres  du  sens  et  de  la 
portée  de  nos  mots.  La  France  est  bien  perdue  si 


LA    VIE    DEMOCRATIQUE  209 

ceux  qui  lui  parlent,  ceux  qui  pensent  pour 
elle  ne  se  décident  pas  à  se  réformer  là-dessus  : 
voir  sous  les  mois  les  choses  ;  ne  pas  permettre 
aux  mêmes  mots  d'exprimer  des  choses 
diverses. 

M.  Buisson  est  libéral,  Marc  Sangnier  est 
libéral.  Marc  Sangnier  et  M.  Buisson  se  sont 
rencontrés  sous  le  prétexte  de  ce  mot.  Fort 
dignement  du  reste,  ils  ont  échangé  les  paroles 
les  plus  aimables.  Ils  se  rencontreront  de 
nouveau  et,  s'ils  ne  changent  radicalement  l'un 
ou  l'autre  de  religion,  l'on  prévoit  qu'ils  se 
rencontreront  très  souvent,  de  la  même  ma- 
nière. Je  les  vois  :  le  sourire  aux  lèvres,  ces 
lèvres  remuées  par  les  mêmes  syllabes,  et  ni 
la  force  des  termes  ainsi  énoncés,  ni  l'élan  de 
la  sympathie  manifestée  n'établissant  entre  eux 
la  moindre  alliance  effective,  la  moindre  transac- 
tion réelle,  le  moindre  accord  de  fait. 

Liberté,  liberté...  Mais  M.  Buisson  dit  liberté 
individuelle  et,  bien  moins  que  liberté  de 
rindividu,   liberté    pour  l'Individu,  liberté  en 

vue  de   l'Individu Laissez-moi    vous  parler 

un  des  dialectes  barbares  de  la  philosophie  : 
M.  Buisson  exige  la  liberté  en  vue  de  l'indivi- 
duation,  ou  de  la  formation  de  l'individu,  ou 
delà  constitution  de  l'autonomie  individuelle. 


210  LA    VIE    DÉMOCRATIQUE 

De  ce  point  de  vue,  tout  ce  qu'un  individu 
quelconque  peut  tenter  a  contre  sa  propre 
liberté  »,  contre  l'autonomie  de  sa  vie  indivi- 
duelle, est  fatalement  considéré  comme  un  sui- 
cide, c'est-à-dire  comme  le  pire  des  attentats. 
Nous  avons  cent  fois  indiqué  ce  point  de  vue.  JNi 
M.  Piou,ni  Marc  Sangnier  n'ont  tenu  compte 
de  nos  observations.  Mais  ils  ont  obtenu  un 
premier  résultat.  Ils  ont  entraîné  beaucoup  de 
braves  gens  qui  n'y  songeaient  guère  à  pro- 
tester et  à  revendiquer  au  nom  de  la  liberté  des 
principes  libertaires  de  1789  et  de  tout  ce  qui 
est  cher  à  M.  Buisson.  Ces  gens-là  eussent  tout 
aussi  bien  protesté  et  revendiqué  au  nom  de 
la  religion  et  des  traditions  nationales.  Protes- 
tant en  faveur  d'un  objet  mieux  connu,  ils  y 
eussent  mis  plus  de  cœur.  On  les  a  donc  dimi- 
nués dans  le  présent.  Mais  on  les  a  diminués 
dans  l'avenir  en  leur  soufflant  un  vocabulaire 
faux  et  qui  les  gorge  d'idées  fausses,  c'est-à- 
dire  d'une  foule  d'erreurs  de  fait  à  commettre 
dans  les  rencontres  futures.  Second  résultat. 
Arrivés  en  présence  de  l'adversaire,  ils  ont  bien 
dû  s'apercevoir  de  la  vérité  du  fait  que  nous 
indiquions  :  leur  thème  libéral  n'avait  même 
pas  la  valeur  ni  la  portée  du  plus  modeste  argu- 
ment «^  hominem;  leur  adversaire  parlait  bien 


LA    VIE    DÉMOCRATIQUE  211 

de  liberté,  mais  non  comme  eux,  ni  dans  le 
sens  qu'ils  donnaient  à  ce  mot.  Ils  imaginaient 
une  liberté  négative,  à  l'absence  ou  à  la  détente 
du  joug.  Et  lui  songeait  à  une  liberté  tout  autre, 
règle  et  balancier  de  leur  vie. 

Dès  lors,  à  quoi  bon  la  tactique  ?  ils  espèrent 
qu'elle  servira  à  renseigner  le  peuple.  Le 
peuple  sera  juge  des  vrais  libéraux  et  des  faux... 
Je  le  désirerais  pour  ma  part.  Mais  il  m'est 
impossible  de  ne  pas  voir  ce  qui  est.  Ce  qu'on 
nomme  le  peuple  se  moque  bien  de  la  liberté  ! 
Une  fraction  (minime,  mais  violente)  du  peuple 
est  animée  d'absurdes  passions  anticléricales, 
adroitement  entretenues.  Ce  peuple-là  est  dis- 
posé à  applaudir  toutes  les  mesures  qu'on 
prendra  contre  le  clergé.  M.  Buisson,  qui  con- 
naît ces  dispositions,  en  a  joué,  en  joue,  en 
jouera  pour  réaliser  ses  conceptions  théologico- 
politiques.  Et  le  peuple  sain,  le  bon  peuple  ?  Il 
n'y  a  pas  d'exemple,  ni  en  1904  de  l'ère  chré- 
tienne, ni  deux  siècles,  ni  trois,  ni  dix  avant 
cette  ère,  qu'aucun  bon  peuple  ait  rien  empêché. 
Partout,  de  tout  temps,  le  bon  peuple,  le  peuple 
sain  a  eu  besoin  d'être  organisé  pour  agir,  — 
et  je  voudrais  faire  comprendre  à  Marc  Sangnier 
que  sa  méthode  «  libérale  »,  ses  emprunts  au 
vocabulaire  et  à  la  tactique  de  M.  Buisson,  sont 


212  LA    VIE   DÉMOCRATIQUE 

précisément  ce  qui  empêche  le  bon  peuple  et  le 
peuple  sain  de  s^organiser  naturellement,  c'est- 
à-dire  de  voir  la  nécessité  de  son  Roi. 

Que  Marc  Sangnier  nous  rende  une  justice. 
M.  Buisson  a  précisément  dit,  le  jeudi  26 
novembre  1903,  à  TAlcazar  d'Italie,  ce  que 
nous  avions  prédit  qu'il  dirait.  Il  s'est  pres- 
que servi  des  termes  dont  nous  avons  usé  dans 
la  Gazette  et  dans  V Action  pour  définir  cette 
doctrinelibérale,  individualiste,  révolutionnaire, 
kantiste,  jean-jacquiste  et  luthérienne,  qui  a 
fait,  nous  pouvons  le  dire,  l'objet  presque 
constant  de  Tétude  de  notre  groupe.  Ce  n'est 
ni  Vaugeois  ni  Montesquiou  qui  me  contredi- 
ront ;  mais  les  malheureux  avocats  conserva- 
teurs auxquels  nous  avons  essayé  de  faire 
comprendre  ces  choses  arriveront-ils  à  les  péné- 
trer ? 

J'en  doute  un  peu,  voici  les  textes. 

«  M.  Buisson.  —  Je  dis,  répondant  à  la  ques- 
«  tion  :  Pourquoi  donc  en  voulez-vous  tant  aux 
«  Congrégations?  —  Parce  ^?/'z7 /cfi</ que,  dans 
«  une  République,  tous  les  hommes  demeurent 
«  libres  et  égaux  en  droits.  Pas  un  homme  n'a 
«  le  droit  d'aliéner  sa  liberté,  pas  un  homme 
«  n'a  le  droit  de  dire  :  «  Je  renonce  à  penser 
«  par  moi-même^  j'obéirai  à  mon  chef.  Pas  un 


LA    VIE    DÉMOCRATIQUE  213 

((  homme  n'aie  droit  de  dire  :  Je  jure  de  ne  pas 
«  me  marier.  Celui  qui  fait  cela  fait  un  acte 
«  contraire  à  l'humanité  et  à  la  dignité  humaine, 
«  et  c'est  pour  cela  que  nous,  républicains  radi- 
«  eaux  et  socialistes  d'aujourd'hui,  nous  ne 
((  reconnaissons  pas  comme  possible,  dans  une 
«  République  démocratique,  l'existence  légale 
((.  des  Congrégations.  » 

Il  n'y  a  point  à  raffiner.  Si  l'on  admet  ce  que 
M.  Buisson  appelle  plus  loin  «  les  principes  de 
la  Déclaration  des  Droits  de  l'Homme»,  si  on 
les  admet  en  les  comprenant  sans  calembour  ni 
coq-à-l'âne,  il  n'y  a  qu'à  dire  amen  à  M.  Buisson. 

Sangnier  trouve  cela  «  spécieux  ».  C'est  sa 
thèse  qui  l'est,  spécieuse  !  Ou  bien  plutôt  elle 
procède  par  une  négligence  complète  du  point 
de  vue  de  l'adversaire.LepointdevuedeM.  Buis- 
son est  le  point  de  vue  de  la  «  conscience  »  toute 
nue,  de  la  «  moralité  »  toute  pure,  de  la  «  li- 
berté »  absolue.  Point  de  vue  théologique,  a  bien 
dit  Marc  Sangnier  qui,  malheureusement,  n'a 
pas  dit  que  cette  théologie  était  aussi,  en  cet 
endroit,  une  morale,  une  politique  complète. 
C'est  la  politique  et  la  morale  protestantes.  Tour 
le  chrétien  de  Genève,  de  Londres  ou  de  Berlin, 
chacun  est  à  soi-même  son  prêtre,  son  pape  et 
son  Dieu  :  donc  engager  par  un  vœu  quelconque 


214  LA    VIE   DÉMOCRATIQUE 

ce  sacerdoce,  cette  papauté,  cette  divinité  qui 
sont  enfermés  dans  son  cœur,  les  lier  d'un  en- 
gagement «  extérieur  »,    est  un  sacrilège. 

Ecoutez  M.  Buisson  : 

«  Une  association  qui  aurait  pour  base  la  pro- 
«  messe,  l'engagement,  le  contrat  d'abdication 
«  de  la  liberté  individuelle,  le  vœu  de  pauvreté 
«  et  le  vœu  d'obéissance,  c'est-à-dire  la  diminu- 
«  tion  individuelle  »,  une  telle  association,  une 
Congrégation  ne  peut  être  admise  ni  tolérée,  en 
conscience,  par  l'Etat  républicain,  par  l'Etat  dé- 
mocratique, par  l'Etat  engendré  des  principes 
de  la  théologie  politique  de  Berlin,  de  Londres 
et  de  Genève.  Nulle  thèse  ne  s'enchaîne  plus 
rigoureusement  que  celle  de  M.  Buisson.  Le 
premier  anneau  tient  à  la  Déclaration  des  Droits 
de  l'Homme  et  à  la  Béforme  du  seizième  siècle, 
le  dernier  aboutit  à  la  loi  sur  les  Congrégations. 
Les  anneaux  du  milieu  ne  se  briseront  pas.  Si 
vous  repoussez  le  dernier,  repoussez  le  premier; 
si  vous  admettez  le  premier,  admettez  le  dernier. 

Nous  l'avons  dit  plus  de  cent  fois.  Le  vieil 
article  où  nous  démontrions  ce  que  nous  nous 
contentons  de  rappeler  aujourd'hui  était  inti- 
tulé   Congreganistes  et    Co7igr égalions    (1).    Eh 

(1)  Gazette  de  France  du  25  septembre  1902,  Action 
française  du   1^'^  avril  1903. 


LA    VIE    DÉ.MOCUATiQLE  2lo 

bien,  M.  Buisson  a  dit  le  23  novembre  1903  à 
Marc  Sangnier  cette  parole  que  je  copie  textuel- 
lement : 

«  Je  conviens  que  la  loi  est  extrêmement  dure 
«  pour  les  Congrégations  et  je  maintiens  quelle 
(f  est  extrêmement  libérale  pour  les  congréga- 
«  nistes.  » 

Cela  est  odieux,  mais  net.  Les  amis  de  Marc 
Sangnier  ont  fait  entendre  de  vives  interruptions. 
Lui-même  s'est  donné  le  plaisir  de  faire  dire  à 
M.  Buisson  que  cette  religion  de  l'anarchie 
individuelle  se  superpose  même  aux  sentiments, 
aux  oblations  et  aux  idées  de  la  philosophie 
humanitaire.  Oui,  le  culte  de  l'Homme  doit  passer 
avant  les  droits  de  THumanité.  Oui,  des  sœurs, 
des  frères^  des  religieux  de  toute  sorte  rendent 
aux  malades  des  services  que  ne  rendraient  pas 
d'autres  citoyens.  Oui,  ces  congréganistes  ne 
rendraient  point  de  tels  services  sans  les  vœux 
religieux  qui  organisent  et  stimulent  leur 
dévouement.  Eh  bien,  peu  importe  !  l'abolition 
des  vœux  doit  passer  avant  tout.  Quelle  canaille 
de  doctrine  !  redirait  Lacordaire.  Ayant  recueilli 
cet  aveu,  Sangnier  a  pris  congé  de  M.  Buisson 
en  ces  termes  :  «  C'est  tout  ce  que  je  voulais 
obtenir  de  vous  ».  Je  me  demande  si  c'était  là 
obtenir  grand'chose. 


216  LA    VIE    DÉMOCKATinUK 

J'en  avertis  Sangnier,  tant  que  la  doctrine  de 
M.  Buisson  restera  doctrine  d'Etat,  il  ne  sera 
pas  difficile  à  M.  Buisson  d'en  voiler  les  consé- 
quences à  Torgueil,  à  l'envie,  à  la  jalousie  et  à 
la  bêtise  des  foules.  Quant  à  l'élite  doctorale,  à 
M.  Buisson  et  aux  siens,  elle  saura  toujours 
répliquer  à  Sangnier  que,  s'il  y  a  des  devoirs 
envers  le  prochain,  il  y  a  tout  d'abord  des 
devoirs  envers  soi,  la  personne  humaine  a  des 
droits  généraux  supérieurs  à  la  volonté  de  tout 
homme  particulier,  tout  droit  de  l'homme  prime 
tout  devoir  humain. 

C'est  absurde?  C'est  contradictoire  sans  doute? 
Oui,  tel  est  bien  cet  anarchisme  protestant.  Mais 
si  on  lui  applique  ces  qualificatifs  mérités,  il 
faut  les  appliquer  aussi  à  la  Déclaration  des  Droits 
de  l'Homme  qui  en  est  la  première  source  fran- 
çaise. Tantôt  Marc  Sangnier  traite  cette  Déclara- 
tion de  feuille  de  papier  inutile  mais  inoffensive, 
tantôt  il  en  admet  le  point  de  départ  et,  par  là 
même,  tout.  Son  cher  mot  de  démocratie  le  dé- 
termine à  ce  flottement.  Je  voudrais  bien  lui  faire 
lire  une  page  de  \'àSemai?ie  9'eligieusé  du.  diocèse 
de  Cambrai  qui  m'est  arrivée  ces  jours-ci  ;  dans 
un  savant  article,  malheureusement  anonyme, 
un  écrivain  fort  sage  déclare  que  lune  des 
premières  «  conditions  de  la  rénovation  d  de  Tin- 


LA    VIE    DÉMOCRAIIQUE  217 

telligence  catholique  en  France  serait  de  renon- 
cer au  mot  de  démocratie.  Or  Sangnier  tuerait 
père  et  mère  pour  Tamour  de  ce  mot.  Il  ne  peut 
donc  y  regarder,  quand  ce  cher  mot  de  démo- 
cratie est  en  cause,  A  quelques  petites  erreurs  de 
logique  et  d'histoire.  Elles  sont  pourtant  bien 
fâcheuses,  et  plus  grandes  qu'il  ne  le  croit  ! 

Je  me  demande  s'il  est  absolument  incapable 
d'unir  au  brillant  d'une  parole  enthousiaste  et 
sympathique  un  peu  de  fermeté,  de  solidité,  de 
raison  !  Les  faibles  seuls  excluent  la  raison  du 
sentiment.  Chez  les  forts,  la  conviction  est  d'au- 
tant plus  chaleureuse  qu'elle  est  fondée  sur  des 
motifs  plus  clairement  notés.  On  trouve  dans 
le  discours  de  Marc  Sangnier  tous  les  bons  élé- 
ments d'une  pensée  juste.  Mais  ils  nagent,  épars, 
désunis  et  perdus,  au  souffle  d'une  parole  en- 
chanteresse, qui  ne  leur  sert  pas  d'éclaircisse- 
ment, mais  d'excitation,  d'accompagnement,  de 
musique.  Sangnier  dit,  par  exemple  :  —  Nous 
devons  garder  la  France.  Il  pose  donc  le  pro- 
blème en  patriote  français.  La  démocratie  doit 
être  française.  Elle  doit  réaliser  l'unité  française. 
C'est  son  devoir.  AJ[ors  se  pose  la  question  :  — 
Comment accomplira-t-elle,  en  fait,  un  si  difficile 
devoir  ? 

Marc  Sangnier  voit  notre  objection  et  la  repro- 

DILEMME  7 


218  LA    VIE    DÉMOCRATIQUE 

duit.  E71  fait^  démocratie  c'est  division,  émiette- 
ment,  diffusion  de  la  conscience  nationale.  En 
démocratie,  il  n'existe  plus  de  patriciat  dirigeant 
ni  même  de  dynastie  en  qui  l'âme  de  la  nation 
puisse  se  penser.  A  cette  objection  défait^  San- 
gnier  fait  une  réponse  de  droit.  Je  cite  :  «  INous 
«  CONSIDÉRONS  que  ccttc  âme  dc  la  uation  doit  se 
((  trouver  intégralement  dans  chacun  de  nous. . .  » 
Ce  que  la  démocratie  supprime,  il  le  remplace 
par  ce  qu'elle  devrait  engendrer  selon  lui.  Mais 
d'abord  le  peut-elle  ? 

11  dit  plus  loin  : 

«  Pour  que  la  démocratie  soit  possible,  il  faut 
«  donc  arriver  à  une  sorte  d'identification  entre 
«  l'intérêt  commun  et  l'intérêt  moral  particulier 
«  de  chaque  citoyen. 

«  Ce  qui  fait  la  force  de  la  conception  monar- 
«  chique,  c'est  que  l'intérêt  de  l'Etat  tend  à  s'i- 
«  dentifier  avec  l'intérêt  personnel  du  souve- 
((  rain  et  de  la  race  régnante.  Si  la  France 
«  diminue  de  gloire  ou  de  richesse  naturelle,  le 
«  souverain  s'en  trouve  diminué  ou    appauvri. 

«  Or,  si  nous  voulons  retrouver  cette  même  force 
«dans  la  conception  démocratique,  que  faut-il? 

«  Que  nous  découvrions  le  moyen  d'identifier 
«  en  quelque  façon  l'intérêt  de  chacun  avec  l'in- 
(i  térêt  de  la  nation  tout  entière.  » 


LA    VIE    DÉMOCKATIQUK  219 

Sangnier  ne  se  dissimule  pas  la  difficulté, 
«  la  grande  difficulté  »,  dit-il  très  bien,  «  d'unir 
«  ces  deux  intérêts  trop  souvent  contraires.  » 

Il  s'écrie  : 

«  Gomment  y  parviendrons-nous  ? 

«  iN'ous  ne  le  pouvons  qu'en  développant 
«  dans  la  conscience  et  dans  le  cœur  de  chaque 
«  citoyen  un  amour  si  fort,  si  généreux,  si  puis- 
((  sant  du  bien  de  tous,  une  conception  si  nette 
«  et  si  vive  de  la  justice  sociale,  un  désir  si  im- 
«  périeux  de  réaliser  dans  son  intégrité  le  con- 
«  cept  de  la  vraie  démocratie,  que  ce  soit^pour 
«  chaque  citoyen  une  injure,  une  souffrance,  une 
((blessure  vraiment  personnelle,  que  de  travail- 
((  1er  contre  le  bien  de  la  démocratie. 

((  Lorsque  nous  aurons  fait  cela,  lorsque  nous 
((  aurons  détruit  le  vieil  égoïsme  séculaire  qui 
((  entoure  comme  d'une  armure  de  haine  la  plu- 
((  part  d'entre  nous,  alors  la  démocratie  sera 
((  possible.  » 

Elle  ne  l'est  donc  pas  encore  ?  Comment 
faites-vous  pour  la  recommander  si  souvent 
du  titre  de  fait,  de  fait  irrésistible,  de  fait  que 
les  aveugles  seuls  peuvent  contester  ?  Si  votre 
fait  démocratique  consiste  simplement  à  être 
désiré,  aspiré,  appelé  par  les  vœux  de  la  nation, 
vous    concevez     toujours   que    ces    vœux    tels 


220  LA    VIE    DÉMOCRATIQUE 

qu'ils  sont  ne  sont  même  pas  encore  réalisables. 

Ils  pourront  se  réaliser,  dites-vous,  mais  à 
quelles  conditions  !  La  condition  de  ce  testament 
d'un  roi  mage  dans  le  conte  charmant  de  M.  Jules 
Le  maître  publié  En  marge  des  vieux  livres  :  la  dé- 
mocratie deviendra  possible  le  jour  oii  l'égoïsme 
sera  balancé  par  l'altruisme  dans  le  cœur  des 
membres  de  la  démocratie  ! 

Il  convient  d'admirer  ici  le  procédé  de  Marc 
Sangnier.  La  démocratie  n'existe  pas.  Il  veut  la 
faire.  En  général,  on  fait  ce  qui  n'existe  pas  avec 
quelque  chose  qui  existe  déjà  :  du  pain  avec  de 
la  farine,  du  levain  et  de  l'eau;  des  haches  avec 
du  bois  et  du  fer  ;  ainsi  du  reste.  Nous  vou- 
lons faire  la  monarchie  avec  le  mécontentement 
populaire  excité  par  la  République,  avec  la  ré- 
flexion et  l'autorité  de  l'élite  intellectuelle,  avec 
les  forces  d'une  Administration  qui  ne  peut 
manquer  d'être  un  jour  ou  l'autre  notre  complice . 
Mais  ici,  par  la  belle  et  naïve  gageure  d'une  ima- 
gination purement  oratoire,  dont  la  pétition  de 
principe  est  le  mouvement  naturel,  ici  le  moyen 
proposé  se  trouve  être  aussi  idéal  que  le  but, 
idéal  au  même  degré,  même  plus  idéal  encore  î 
Marc  Sangnier  nous  pétrit  notre  avenir  prochain 
avec  de  l'avenir  lointain.  Pour  aller  de  Paris  à 
Gonstantinople,  il  raisonne  comme  si  nous  nous 


LA    VIE    DÉMOCRATIQUE  221 

trouvions  déjà  à  Bagdad.  Le  chemin  de  Bagdad, 
tout  d'abord,  s'il  vous  plaît  !  Je  règle  le  destin 
français  sur  l'avènement  de  la  démocratie  uni- 
verselle. C'est  le  cas  de  lui  demander  : 

—  Et  en  attendant? 

En  attendant,  Sangnier  l'a  dit,  «  nous  devons 
garder  la  France  ».  Mais  la  démocratie  réelle, 
par  son  émiettement  réel,  par  ses  haines  réelles, 
par  la  guerre  réelle  instituée  entre  citoyens^  par 
la  trahison  et  la  faiblesse  qu'elle  établit  réelle- 
ment dans  l'Etat,  voue  la  France  à  un  épuise- 
ment fatal,  sinon  même  au  dépècement  qui 
menace  tous  les  gouvernements  électifs.  Com- 
ment Sangnier  pense-t-il  donc  pourvoir  à  cela  ? 

Sous  la  Monarchie,  l'égoïsme  du  souverain 
créerait  un  résultat  altruiste  :  fortune  de  l'Etat, 
paix  et  sécurité  des  citoyens.  En  attendant  la 
démocratie  idéale,  née  elle-même  d'une  refonte 
générale  de  la  nature  humaine  si  plaisamment 
prévue  par  M.  Jules  Lemaître,  ne  serait-il  pas 
bon  d'assurer  à  la  France  que  «  nous  devons 
garder  »,  puisque  nous  tenons  à  garder  une 
patrie,  le  refuge  de  cette  Monarchie  protectrice? 

Je  sais  bien  que  Sangnier  termine  son  déve- 
loppement sur  la  démocratie  idéale  et  future  par 
un  mouvement  éloquent  qui  presse  ses  amis  de 
convertir  les  Français  au  catholicisme.    Quand 


222  LA    VIE    DÉMOCRATIQUE 

tous  les  Français  seront  non  point  seulement 
catholiques,  mais  bons  catholiques,  et,  de  plus, 
pénétrés  delà  plus  ascétique  morale  du  renon- 
cement et  de  l'amour  pur,  cette  sainte  nation 
réalisera  certainement  le  type  achevé  de  la  Ré- 
publique altruiste  :  l'intérêt  personnel  de  tous  y 
sera  présent  au  cœur  de  chacun,  dix  millions  de 
rois  agiront  avec  la  même  unité  de  sentiments 
qu'un  seul  sotjverain.  On  voit  bien  un  point 
noir  ou,  si  l'on  veut,  un  point  gris  :  l'unité  de 
sentiment  n'empêche  pas  les  divergences  des 
vues,  ce  qui  peut  faire  craindre,  à  défaut  de 
querelles  impossibles  dans  un  Etat  si  saint,  quel- 
que  lenteur  dans  l'expédition  des  affaires.  Mais 
quel  que  soit  cet  avenir,  il  n'est  pas  prochain, 
et  je  répète  à  Marc  Sangnier  ma  grande  ques- 
tion : 

—  Pour  garder  la  France  («  nous  devons  la 
garder  »)  que  ferez-vous  en  attendant?  D'ici  à 
ce  que  la  majorité  des  Français  soit  catholique, 
bonne  catholique,  et  pratique  la  charité  des 
saints,  en  attendant  que  ce  moyen  de  réforme 
vous  soit  donné,  pour  le  provoquer  si  vous  en 
avez  envie,  à  quel  autre  moyen,  à  queloulil  élé- 
mentaire voudrez-vous  recourir?  Si  la  réalisa- 
lion  de  ce  rêve  peut  être  lointaine,  il  faut  aviser 
au  présent  ! 


LA    VIE    DÉMOCRATIQUE  223 

La  vérité  est  que  Sangaier  ne  croit  pas  ce 
millénaire  éloigné  ;  tout  subtil  réaliste  qu'on 
le  connaisse,  il  s'est  fait  à  ce  sujet  une  grande 
illusion  et,  comme  un  assez  grand  nombre  de  ca- 
tholiques formés  sous  le  pontificat  de  Léon  XIII, 
Marc  Sangnier  croit  aux  affinités  du  mouvement 
révolutionnaire  et  do  ce  qu'il  nomme  la  con- 
science chrétienne.  Cette  affinité  existe  à  de  cer- 
tains égards.  li  y  a  des  rapports  historiques  et 
logiques  entre  le  christianisme  évangélique  des 
grands  et  des  petits  peuples  de  la  Réforme,  et 
les  poussées  anarchico-démocratiques  qui  usur- 
pent un  peu  pai'tout  le  nom  de  socialisme. 
Mais  entre  ces  courants  révolutionnaires  et  le 
catholicisme,  le  lien  est  nul,  la  nullité  appa- 
raîtra de  plus  en  plus. 

Il  semble  qu^on  commence  à  s'en  apercevoir 
en  très  haut  lieu,  je  veux  dire  à  Rome.  Même,  à 
voir  et  à  entendre  M.  Buisson,  Marc  Sangnier 
lui-môme  a  paru  se  douter  de  l'immense  abîme 
qui  séparait  son  christianisme  hiérarchique,  or- 
ganisé, traditionnel,  d'avec  les  sombres  rêves 
sémitico-germaniques  du  vieil  historien  de  Sébas- 
tien CastelUon  :1a  présence  de  ce  protestant  d'ori- 
gine a  déterminé  le  langage  de  Marc  Sangnier 
dans  un  sens  digne  de  remarque  et  qui  fera 
plaisir  à  tout  esprit  net  et  critique,  à  quiconque 


224  LA    VIE    DÉMOCRATIQUE 

aime  les  nomenclatures  exactes  :  par  la  nécessité 
de  se  distinguer  et  de  se  définir,  Marc  Sangnier 
a  usé  plus  fréquemment,  plus  volontiers  que 
d'ordinaire,  des  termes  de  Catholique  et  de 
Catholicisme, 

Eti  bien  !  qu'il  étudie  la  situation  française  à 
ce  point  de  vue.  Le  christianisme  inorganique, 
un  clirislianisme  révolutionnaire,  une  sorte  de 
protestantisme  aigriet  excité, ypénètre, y  gagne, 
y    conquiert  :   c'est   un   fait.    C'est    un   second 
fa  t  que   ce   genre   de  christianisme  ne  mène 
pas  au  catholicisme  et  qu'il  en  éloigne  furieuse- 
ment.  Troisième  fait  :  le  caiholicisme,    certes, 
persiste  ;  il  résiste  par  sa  masse,  par  la   force 
de  sa   durée  et  aussi  par    sa    supériorité  natu- 
relle. Mais    il  est    dilficile    de    ne    pas  avouer 
qu'il  a  connu,  dans  le  même  pays,  des  âges  plus 
brillants  et  plus    conquérants,  le    dix-septième 
siècle,  par  exemple,  ou    bien  le    treizième.  Si 
jamais,  par   l'opération  du  catholicisme,    «   le 
ferment  de  charité  »  fut  «  ardent  »,  si  le  concept 
du  bien  de  tous  fut  identifié  dans    les  cœurs  au 
bien  de  chacun,  ce    dut  être  au  treizième  siècle 
ou   au  dix-septième.    Il  est    singulier  que  l'on 
n'ait  pas  réalisé  en  ce  temps-là,  que  Ton  n'ait 
même  pas    tenté  ni    pensé   la    démocratie.   Le 
moyen  était  prêt,  et  l'on  ne  s'en  est  seulement 


LA   VIE    DÉMOCRATIQUE  22o 

pas  servi  pour  viser  le  but  I  Chose  plus  curieuse, 
jamais  l'égoïsme  royal  personnifié  par  les 
Louis  XI,  les  Louis  XIII,  les  Louis  XIV,  ne  ren- 
dit des  services  plus  éclatants,  plus  durables  et 
plus  certains  à  l'ensemble  de  la  communauté, 
qui  ne  parut  point  s'offenser  de  cette  usurpation 
et  qui  n'essaya  même  point  d'imaginer  que  les 
mêmes  services  lui  eussent  été  rendus  par 
l'accord  spontané  des  volontés  et  des  charités 
personnelles. 

A  la  place  de  Marc  Sangnier,  ces  petits  faits 
me  feraient  faire  bien  des  réflexions  !  Il  aimera 
mieux  me  répondre  que  l'évolution  économique 
et  politique  n'était  pas  achevée  alors:  de  telles 
turlutaines  semblent  indignes  d'un  homme  ins- 
truit. Tant  pis  !  Je  livre  Marc  Sangnier  à  Marc 
Sangnier.  Je  le  livre  aussi  aux  discours,  aux 
exemples,  aux  actes  de  M.  Buisson.  Il  me  sem- 
ble impossible  que,  un  jour  ou  l'autre,  Marc 
Sangnier  ne  découvre  pas  le  fond  protestant  des 
idées  libérales,  démocratiques,  et  républicaines. 
Ce  jour-là,  il  ne  pourra  plus  les  souflrir,  et  sa 
désillusion  nous  vaudra,  je  l'espère,  des  milliers 
de  bons  royalistes. 


LA   QUESTION    DE    LA    TAUPE  (1) 


On  agite  au  Quartier  latin  la  question  de  la 
Taupe,  que  MarcSangnier  veut  supprimer.  Cette 
société  secrète,  comme  il  l'appelle,  est  l'asso- 
ciation des  jeunes  lycéens  qui  se  préparent  à 
TEcole  polytechnique.  La  grande  raison  de 
Sangnier,  celle  du  moins  qu'il  a  fait  valoir 
jusqu'ici  avec  le  plus  de  vivacité  et  qui 
lui  a  gagné  l'approbation  de  quelques-uns  de 
ses  adversaires,  c'est  que  les  coutumes  et  les 
traditions  de  la  Taupe  comportent  un  certain 
nombre  degravelures  écrites  ou  chantées,  écrites 
et  chantées  de  force,  par  tout  nouvel  adepte 
de  cette  compagnie.  Sur  pareil  sujet,  il  n'y  a 
qu'une  voix,  et,  manifestement,  le  libertinage 
des  taupins  est  à  corriger.  Mais  ne  peut-on  pas 
corriger  sans  détruire  ?  Il  me  semble  bien  que 

(1)  Gazelle  de  France  du  12  et  du  16  novembre  1905. 


LA    QUESTION    DE    LA    TAUPE  227 

rentrée  de  quelques  adeptes  du  Sillon  dans  la 
Taupe  y  suffirait  pour  introduire  et  imposer 
un  grand  respect  des  convenances.  Ou  cette 
intense  vie  morale  qu'ils  se  flattent  de  réaliser 
n'est  que  parade  de  rhéteurs,  ou  voilà  l'occasion 
d'agir,  d'agir  à  leur  grande  manière,  qui  est, 
disent-ils,  de  vivre,  de  vivre  la  vie  du  Sillon 
et  de  prêcher,  à  force  d'exemple,  la  vertu. 
Ces  messieurs  n'auraient  qu'à  paraître  et  à 
vouloir  pour  rappeler  leurs  camarades  à  la 
pudeur  et  tout  au  moins  pour  faire  respecter  leur 
présence.  Pourquoi  Sangnier,  qui  ne  croit  guère 
qu'à  l'action  individuelle,  perd-il  un  aussi  beau 
sujet  de  la  pratiquer  ? 

La  réponse  est  facile.  Sangnier  ne  veut  pas 
réformer  la  Taupe.  Il  veut  la  supprimer.  Ce 
n'est  pas  d'un  abus  accidentel  ni  d'un  excès 
occasionnel  qu'il  se  plaint.  Si  les  obscénités 
qu'il  flétrit  lui  déplaisent  certainement,  elles 
pourraient  bien  disparaître  et  elles  pourraient 
même  n'avoir  jamais  été,  sans  que  diminuât 
sensiblement  l'hostilité  pro''onde  que  la  Taupe  a 
du  lui  inspirer  de  tout  temps.  Il  est  l'ennemi 
de  la  Taupe  en  elle-même  :  en  raison  du  caractère 
d'élroite  solidarité,  de  discipline  forte,  de  disci- 
pline traditionnelle,  non  pas  créée  par  un  acte 
de  volonté,  mais  imposée  par  des  précédents  et 


228  LA    QUESTION    DE    LA    TAUPE 

fille  du  passé,  qui  distingue  cette  association. 
Il  admettrait  un  syndicat,  parce  qu'un  syndicat 
est  volontaire  ou  tout  au  moins  doit  l'être.  Il 
n'admet  pas  la  Taupe  par  ce  que  la  qualité  de 
taiipin  est  liée  à  celle  de  lycéen  qui  prépare 
Polytechnique.  Ça  ne  se  choisit  pas  :  pas  plus 
que  la  famille  ou  que  la  patrie,  groupements 
qui  n'ont  guère  la  faveur  de  Sangnier. 

Il  lui  reproche  bien  l'illégalité.  Mais  ce  n^est 
pas  sérieux.  Qu'est-ce  qui  est  légal,  en  Républi- 
que ?  Les  Congrégations  ne  le  sont  certainement 
pas,  et  le  catholicisme,  hostile  à  l'esprit  de  la  loi, 
sera  bientôt  compris  dans  les  organisations  que 
réprouve  la  lettre  de  celle  loi.  Sangnier  accuse 
aussi  la  Taupe  de  commettre  des  exactions   sur 
les  élèves  pauvres  ou  de  fortune  médiocre.  C'est 
un  grief  spécieux,  violemment  contesté,  et  dont 
tout  l'effet  sera  détruit  par  une  considération, 
celle-ci  certaine  :  que  le  produit   des  souscrip- 
tions de  la  Taupe  reçoit  plus  d'une  destination 
charitable.     On      s'entr'aide      beaucoup     entre 
taiipins,  et  les  petites  misères  honteuses  y  sont 
couvertes  avec  un  soin  délicat  et    une  véritable 
générosité.  Au  fond^  dit  Sangnier,  en   conclu- 
sion de  l'un  de  ses  réquisitoires,  c'est  une  ques- 
tion  de    liberté.  Oui,   de    liberté   individuelle. 
Oui,  de  liberté  anarchique.  Sangnier  espère  que 


LA    QUESTION    DE    LA    TAUPE  229 

«  les  élèves  de  nos  lycées  auront  le  «  courage 
d'être  libres  »,  c'est-à-dire  de  rompre  une 
ancienne  union,  d'abdiquer  une  volonté  collec- 
tive historique  et  naturelle  tout  ensemble,  de 
secouer  «  le  poids  d'une  tradition  »,  de  détruire 
un  esprit  de  corps. 

Cet  esprit  de  corps,  ces  volontés  collectives, 
ces  traditions,  ces  unions  particularistes  un  peu 
anciennes  étant  ce  qui  manque  le  plus  à  la 
France  moderne,  nous  ne  pouvons  pas  nous 
ranger  sans  réserve  au  parti  de  Sangnier.  Môme 
dans  cette  affaire  oii  les  apparences  sont  bien 
en  sa  faveur,  même  quand  il  a  l'air  de  combattre 
pour  la  vertu,  Sangnier  continue  son  métier 
révolutionnaire.  Ce  qui  s'exprime,  au  nom  de 
la  «  conscience  »,  de  la  <(  vérité  »  et  de  la 
«  justice  »,  dans  cette  campagne  nouvelle,  c'est 
un  individualisme  de  jeune  bourgeois,  c'est  un 
quant-à-soi  de  libéral  quatre-vingt-neuviste, 
c'est  une  rhétorique  d'avocat  dreyfusien.  L'é- 
corce  est  brillante,  généreuse.  Grattez  un  peu, 
vous  trouverez  de  petites  impatiences,  de  petites 
révoltes  dont  la  mesquinerie  ne  dérobera  point 
le  grand  égoïsme  caché.  Au  lycée  comme  dans  la 
famille,  comme  à  la  caserne,  comme  à  l'atelier, 
cet  esprit  du  Sillon, ioui  charitable  en  apparence, 
sera  justement  défini  une  pure  insociabilité. 


230         LA  QUESTION  DE  LA  TAUPE 


II 


La  Gazette  de  France  a  reçu  deux  lettres  de 
Marc  Sangnier,  l'une  à  notre  directeur,  tout 
hérissée  des  précautions  que  l'on  prend  quand 
on  entre  au  sentier  de  la  guerre,  et  l'autre  à 
moi,  bourrée  de  toutes  les  douceurs  du  calumet 
de  paix.  Je  les  publie  l'une  après  l'autre,  non 
sans  me  demander  pourquoi  ce  diable  d'homme 
use  de  deux  langages  où  il  n'en  faudrait  qu'un, 
et  aussi  ce  qu'il  a  bien  pu  vouloir  rectifier  dans 
l'article  le  concernant.  Je  disais  à  Sangnier 
ennemi  de  la  Taupe  :  —  Réformez  cette  Taupe, 
ne  la  supprimez  pas.  Il  me  répond  que  la  sup- 
pression s'impose,  mais  il  néglige  absolument 
de  dire  pourquoi.  Ce  pourquoi,  je  Tai  dit,  était 
au  fond  de  sa  nature  :  dans  son  sentiment  libé- 
ral, individualiste  et  révolutionnaire.  La  Taupe 
appartient  au  type  des  sociétés  naturelles,  de  ces 
institutions  de  fait  que  Marc  Sangnier  exècre  et 
aux  plus  nécessaires,  aux  plus  saintes  desquelles 
(la  patrie,  la  famille)  il  préférera  toujours  les 
groupements  formés  de  main  d'homme,  nés  du 
vœu    individuel,  les    associations   volontaires, 


L4    QUESTION    DE    LA    TAUPE  231 

celles  qui  naissent  du  caprice  de  Fheure  ou  de 
Tair  du  temps.  On  verra  si  je  me  suis  trompé 
là-dessus. 

Voici  les  lettres  : 

Paris,  le  13  novembre  1905. 

Monsieur  le  Directeur  y 

Je  vous  envoie,  en  réponse  à  l'article  para  dans  la 
Gazette  de  France  du  dimanche  12  novembre^  sous 
ce  titre  :  «  La  question  de  la  Taupe  »,  une  lettre  à 
Charles  Maurras  que  je  vous  prie  de  bien  vouloir 
insérer  dans  votre  plus  prochain  numéro,  à  la  même 
place  et  dans  le  même  caractère  que  l  article  ci-dessus 
désigné. 

Veuillez  croire,  Monsieur  le  Directeur,  à  ma  con- 
sidération la  plus  distinguée. 

Marc  Saxgxier. 

Paris,  le  IS  novembre  1905. 

Mon  cher  Maurras, 

Vous  savez  combien  j'ai  toujours  aimé  discuter 
avec  vous,  et  quelle  utilité  nos  amis  ont  même  souvent 
retirée  de  ces  courtoises  controverses.  Mais  vraiment, 
aujourdhui,  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit. 

Si,  comme  moi,  vous  saviez  ce  que  c'est  que  /a  Taupe, 
cette  association  inexistante  chaque  fois  qu'il  ne  s  agit 
pas  de  monter  quelque  chahut  ou  d'imposer  aux  nou- 
veaux des  brimades  aussi  grotesques  qu'immorales,  si 


232  LA    QUESTION    DE    LA    TAUPE 

VOUS  saviez  à  quel  point  les  taupins  sont  loin  de  consi- 
dérer la  Taupe  comme  quelque  chose  de  sérieux, 
d'utile,  de  fraternel,  vous  n'auriez  certes  pas  songé 
un  seul  instant  à  prendre  sa  défense,  et  surtout  vous 
n'auriez  pas  fait  cette  involontaire  profanation  de 
comparer  la  Taupe  à   la  famille  ou  à   la  patrie. 

Rien  n'est  plus  incohérent,  inorganique,  que  la 
Taupe.  Les  nouveaux  se  soumettent  par  respect 
humain,  par  lâcheté j  et  une  fois  qu'ils  sont  soumis, 
qails  ont  fait  comme  les  autres,  ils  sont  furieux 
qu'on  éveille  l'attention  publique  sur  ce  qu'ils  ont  fait 
comme  malgré  eux  et  en  essayant  de  se  persuader  que 
cela  n  avait  pas  d'importance.  Ceux  qui  ont  été  les 
plus  froissés  par  les  agissements  ignobles  de  la  Taupe 
sont  peut-être  souvent  ceux  qui  trouvent  le  plus  oppor- 
tune {?;  la  campagne  que  nous  avons  entreprise  contré 
elle.  [Marc  Sangnier  a  voulu  peut-être  écrire  inop- 
portune ou  importune;  mais  quod  scriptum...] 

Au  reste,  mon  cher  Maurras,  croyez  bien  que, 
pour  réprimer  de  tels  abus,  nous  comptons  beaucoup 
plutôt  encore  sur  le  courage  de  nos  camarades  que  sur 
les  circuknres  ministérielles.  Nous  avons  commencé 
d'ailleurs  à  suivre  votre  conseil,  et  quelques-uns  de  nos 
camarades  sont  déjà  en  quarantaine  pour  avoir  voulu 
résister  à  cette  avilissante  tyrannie. 

Il  importe  donc  que  nous  soutenions  ces  braves. 
Il  ne  serait  pas  juste  de  les  laisser  tout  seuls  souffrir 
en  silence,  alors  qu'ils  se  sont  compromis  avec  nous 
et  pour  une  cause  qui,  après  tout,  intéresse  également 
tous  les  honnêtes  gens. 

Et  maintenant,  mon  cher  Maurras,  arrivera-t-on  à 
sauver  la  Taupe  tout  en  la  purifiant  des  saletés  qui,  je 


LA    QUESTION    DE    LA    TAUPE  233 

VOUS  assure^  en  sont  l'essence  même  ?  Je  nose  guère 
Vespérer.  Vous  devez  comprendre  aisément  mon  sen- 
timent, vous  qui  m'avez  tant  de  fois  affirmé  que  Von 
ne  pouvait  pas  assainir  la  République  et  quil  fallait 
tout  simplement  la  démolir.  Ce  que  je  n'admets  pas  pour 
la  République,  f  ai  bien  peur  d'être  contraint  de  l'ad- 
mettre pour  la  Taupe. 

Voilày  mon  cher  Maurras,  ce  que  je  voulais  dire. 
Je  connais  la  Taupe  et  les  taupins  infiniment  mieux 
que  vous.  Je  vous  supplie,  si  vous  avez  quelque  doute, 
de  me  faire  la  joie  de  me  fixer  un  rendez-vous  :  je 
vous  montrerai  beaucoup  de  documents  que  je  ne  pour- 
rais, bien  entendu,  pas  reproduire  ici  et  pour  cause^ 
mais  qui,  je  vous  assure,  éclaireront  tout  à  fait  votre 
religion. 

Je  suis  convaincu  que  quand  vous  serez  au  cou- 
rant de  la  question,  vous  vous  unirez  à  nous  pour  celte 
campagne  de  salubrité  publique.  Ensuite  nous  recom- 
mencerons à  discuter  et  à  nous  battre  :  il  y  a  assez  de 
questions  qui  nous  divisent  !  En  attendant,  nous  au- 
rons eu  la  joie  de  nous  trouver  un  instant  unis  pour 
une  œuvre  évidemment  nécessaire  et  bonne. 

Veuillez  croire,  mon  cher  Maurras,  à  mes  senti- 
ments bien  cordiaux  et  les  meilleurs. 

Marc  Sangnier. 


Vous  êtes  insupportable  mon  cher  Sangnier, 
Vous  avez  un  journal,  V Eveil  démocratique, 
une  revue,  le  Sillon,  et  quantité  de  tracts,  feuil- 
lets et  foUioles  de   second  ordre.  Il  vous    faut 


234  LA    QUESTION    DE    LA    TAUPE 

encore  aller  protester  continuellement  chez  les 
autres.  Vous  contrariez  les  usages  de  la  presse, 
et  vous  abusez  de  la  loi.  Si  du  moins  vos  répli- 
ques étaient  directes!  Mais  je  n'ai  été  ni  le  pre- 
mier ni  le  dernier  avons  le  dire,  il  vous  est  im- 
possible de  vous  fixer  sur  un  sujet.  Vous  ne 
cessez  de  virevolter  alentour;  ce  que  vous  main- 
tenez fermement,  c'est  votre  caprice,  votre 
souhait,  votre  bon  plaisir  ;  mais  les  raisons  dont 
vous  essayez  de  motiver  tout  cela  changent  d'un 
jour  à  l'autre  et  sont  plus  emmêlées  que  les 
nuances  de  la  gorge  des  tourterelles. 

Vous  savez  ce  que  c'est  que  la  Taupe  ?  Vous 
le  savez  mieux  que  personne  ?  Alors,  bon,  diles- 
nous-le  carrément  une  bonne  fois.  On  discutera 
sur  vos  dires.  Le  débat  pourra  se  conclure  avec 
sûreté.  J'ai  passé  en  revue  vos  griefs,  l'autre 
jour,  on  a  pu  voir  ce  qu'il  en  fallait  retenir.  Vous 
apportez  aujourd'hui  des  affirmations  nou- 
velles. 

Trois  d'entre  elles  qui  me  concernent  man- 
quent d'exactitude.  1°  Je  n'ai  pas  songé  à 
«  prendre  la  défense  de  la  Taupe  »,  mais  —  ce 
qui  est  bien  différent  —  j'ai  analysé  le  mode,  le 
système  et  la  cause  de  votre  attaque.  J'ai  montré 
en  quoi  vous  vous  montriez,  dans  un  petit  sujet, 
fidèle  à  votre  esprit,  à  l'esprit  général  du  Sillon. 


LA    QUESIIO.N    DE    LA    TAUPE  235 

Mon  ami,  M.  René  de  Marans,  en  deux  articles 
admirables,  vous  a  obligé  à  renoncer  définiti- 
vement au  titre  de  «chrétien  social  d.  Je  me 
suis  occupé  de  souligner  plus  clairement  encore, 
s'il  est  possible,  votre  humeur  individualiste  et 
son  fond  secret  d'anarchie.  M.  de  Marans, 
comme  M.  l'abbé  Emmanuel  Barbier,  juge  cet 
éclaircissement  indispensable  à  la  défense  de 
l'Eglise.  Je  le  crois  nécessaire  au  salut  de  mon 
pays  auquel  (involontairement,  j'en  suis  sûr), 
vous  pourriez  préparer  de  rudes  malheurs.  2°  Je 
n'ai  pas  non  plus  «  comparé  »  une  société  d'éco- 
liers à  la  famille  et  à  la  patrie  ;  au  sens  oij  vous 
prenez  ce  mot,  on  ne  «  compare  »  pas  le  char- 
bon au  diamant  lorsqu'on  dit  que  ces  deux 
corps  sont  également  constitués  par  du  carbone 
plus  ou  moins  pur.  3"  Encore  moins  aurai-je 
commis  là  une  «  profanation  ».  Youlez-vous 
que  je  vous  apprenne  ce  que  vous  profanez  sans 
cesse,  vous,  Sangnier  ?  C'est  la  parole  humaine, 
c'est  la  langue  française,  c'est  le  don  magnifique 
de  l'éloquence,  et  c'est  le  don  même  de  penser, 
qui  chez  vous  ne  servent  jamais  qu'à  un  jeu 
tantôt  misérable,  tantôt  pernicieux. 

JNous  avons  dit  ce  qu'on  devait  dire,  ce  semble, 
sur  les  faits  «immoraux  »,  sur  les  «  saletés  » 
de  la   Taupe.  Je  n'y  reviendrai  pas.  Vous  ajou- 


236  LA    QUESTION    DE    LA   TAUPE 

tez  qu'elle  est  c  grotesque  «,  «  incohérente  », 
w  inorganique  »,  dénuée  de  tout  caractère  «  sé- 
rieux »,  «  utile  »,  «  fraternel  ».  Tous  ces  adjec- 
tifs mis  ensemble  me  signifient  avec  clarté  que 
la  Taupe  vous  déplaît  fortement,  qu'elle  vous 
a  peut-être  causé  jadis  des  contrariétés  violentes, 
que  vous  en  gardez  un  souvenir  détestable.  Cela 
ne  suffit  peut-être  pas  pour  motiver  sa  condam- 
nation capitale.  Étes-vous  sûr  de  l'inutilité 
absolue  de  ce  groupement? 

D'abord,  si  on  le  laisse  vivre,  si  on  le  respecte 
comme  il  faut  respecter  tout  ce  qui  existe  de 
/)osz7z/,  il  peut  cesser  un  jour  ou  l'autre  d'être 
inutile  et  rendre  des  services  inattendus.  Puis, 
sa  stérilité  fût-elle  éternelle,  il  offre  toujours 
cette  utilité  précise  et  par  là  même  précieuse, 
d'être  ce  qu'il  est  :  de  grouper.  Il  retient,  il  tient 
réunies  toulesces  jeunes  têtes,  souvent  séparées 
par  leur  origine,  qui  le  seront  encore  davantage 
par  la  vie,  et  que  l'émulation  du  lycée,  les  con- 
cours à  l'entrée  et  à  la  sortie  des  grandes  écoles, 
tendent  à  isoler  dans  les  vues  d'amour-propre 
et  d'intérêt  étroit. 

Vous  avez  le  génie  du  non-conformisme,  mais 
êtes-vous  bien  assuré  que  la  maxime  «  faire 
comme  les  autres  »  soit  toujours  à  fouler  aux 
pieds  ?  Il  y  a  parfois  plus  d'héroïsme  à    faire 


LA    QUESTION    DE    LA    TAUPE  237 

sa  partie  clans  le  chœur  qu'à  moduler  précieu- 
sement les  soli  de  la  vanité.  iVllons  plus  loia  : 
toutes  choses  étant  égales  d'ailleurs,  il  faut  faire 
comme  les  autres.  La  vérité  normale  est  là. 
Oui,  pour  ne  pas  faire  comme  les  autres,  il  faut 
avoir  une  raison  particulière,  un  motif  distinct, 
conscient,  de  son  schisme  individuel.  Pour  faire 
comme  les  autres,  il  suffit  de  n'avoir  pas  de  sujet 
déterminé  d'agir  différemment.  C'est  donc  le 
cas  le  plus  fréquent,  et  j'ajoute  le  plus  utile.  La 
société  dont  les  membres  se  proposeraient,  sous 
un  prétexte  de  noblesse  d'âme,  de  n'agir  qu'en 
vertu  de  leur  vœu  personnel  se  dissoudraitrapi- 
dement  dans  les  plus  ignobles  désordres.  Une 
société,  tout  aussi  absurde  du  reste,  qui 
défendrait  d'agir  autrement  que  les  autres,  suc- 
comberait pourtant  moins  vite,  ou  même  se 
contenterait  de  ne  plus  faire  de  progrès.  L'être 
d'exception  a  des  droits.  Mais  il  a  le  devoir  de 
ne  présenter  de  tels  droits  qu'à  leur  titre  de  pri- 
vilèges. Le  citoyen  qui  transforme  son  droit 
privé  en  droit  commun,  c'est  un  parricide.  J'ai 
bien  peur  que,  en  croyant  nous  forger  des  héros, 
vous  ne  prêchiez  ce  parricide  social. 

Vous  comptez  sur  l'Etat,  dites-vous,  moins 
que  sur  l'énergie  de  vos  camarades  ?  Mais  vous 
n'en  appelez  pas  moins  sur  d'autres  camarades 


238  LÀ    QUESTION    DE    LA    TAUPE 

(coupables,  entre  autres  choses,  du  délit  et  du 
crime  de  société  naturelle  et  de  corporation 
traditionnelle)  les  forces  de  TEtat  central  !  Cet 
Etat  devrait  cependant  être  ici  lennemi  com- 
mun. Mais  non  !  Quand  un  Etat  fait  son  métier 
déjuger,  de  punir,  de  châtier  les  traîtres  selon 
le  seul  régime  qui  soit  possible  en  matière 
de  trahison,  vous  vous  tournez  contre  l'Etat,  et 
vous  donnezlamain  àtousles  anarchistes. Quand 
il  ferme  les  yeux  sur  des  illégalités  dont  le  prin- 
cipe au  moins  est  heureux,  votre  vieille  verve 
juridique  s'éveille,  et  vous  lui  dénoncez  la  Con- 
grégation avec  une  insistance  et  un  soin  de  ses 
droits  dont  il  est  lui-même  inquiet. 

Vos  camarades  sont  en  quarantaine  ?  Vous 
ne  pouvez  pas  les  lâcher  ?  Vous  voulez  les  ven- 
ger ?  C'est  très  bien,  cela.  Je  continue  à  rede- 
mander obstinément  en  quoi  l'esprit  de  ven- 
geance ou  de  châtiment  vous  force  à  exiger  la 
mort  de  la  Taupe.  Vous  n'osez  espérer  qu'on 
parvienne  à  la  purifier.  Vous  m'assurez,  mais 
sans  en  paraître  sûr,  que  les  saletés  flétries  par 
tous  en  forment  l'essence,  et  vous  vous  sauvez 
dans  le  maquis  des  comparaisons  :  j'ai  affirmé 
qu'on  ne  pouvait  pas  assainir  la  République  et 
qu'il  la  fallait  démolir  ;  vous  avez  peur  d'être 
contraint  d'admettre   la  même    conclusion  pour 


LA    QUESTION    DE    LA    TAUPE  239 

Isi  Taupe.  Contraint  par  qui  ?  par  quoi?  On  ne 
peut  pas  assainir  la  République,  il  faut  la  démo- 
lir, parce  que  ce  qui  est  mauvais  en  elle,  c'est 
son  principe,  V individualisme.  Mais  il  faut  au 
moins  essayer  d'assainir  la  Taupe,  parce  que 
son  principe  à  elle  est  excellent,  étant  un  prin- 
cipe de  société  et  de  solidarité  entre  les  écoliers 
du  même  âge  et  du  même  avenir.  Comment 
êtes-vous  si  cruel  pour  les  accidents  de  la 
Taupe  et  si  tolérant  pour  Y  essence  de  la  Répu- 
blique ? 

Individualisme  !  vous  disais-je  dimanche,  il 
me  faut  bien  le  récrire  aujourd'hui  jeudi.  Je  ne 
puis  appeler  «  évidemment  nécessaire  et  bonne  » 
votre  œuvre,  une  œuvre  qui  s'inspire  de  ce  qu'il 
y  a  de  plus  diviseur  et  destructeur  dans  la  démo- 
cratie. Mais,  comme  il  faut  toujours  s'instruire 
et  comme  la  confiance  de  nos  lecteurs  méfait  un 
devoir  du  perpétuel  examen,  j'accepte  avec  joie 
la  rencontre  proposée.  Puisque  vous  me  laissez 
le  soin  de  fixer  un  rendez-vous,  après-demain, 
onze  heures  du  matin,  chez  moi,  vous  convien- 
drait-il (1)? 


(1)  Ce  rendez-vous  eut  lieu.  Marc  Sangnier,  accompa- 
gné de  son  ami  Georges  Hoog,  trouva  chez  moi  mes  amis, 
MM.  Henri  Vaugeois,  Lucien  Moreau,  et  Jacques  Bainville. 
Il  entr'ouvritune  serviette  en  nous  proposant  l'examen 


240  LA    QUESTION    DE    LA    TAUPE 

Vous  aussi,  mon  cher  Sangnier,  quelques 
rudesses  que  j'aie  pu  opposer  à  votre  vivacité, 
veuillez  croire  à  mes  sentiments  bien  cordiaux, 
et  les  meilleurs.  Ils  se  résument  dans  le  vœu  de 
vous  voir  changer  de  pensée  et  retourner  en  sens 
utile  des  forces  qui  ne  tendent  qu'à  tout  perdre 
et  tout   ruiner. 


des  gravelures  de  la  Taupe.  Nous  répondîmes  que  c'était 
inutile  et  que  la  question  était  autre.  On  commença  à 
discuter  sur  les  principes  et  l'on  se  mit  bientôt  à  parler 
d'autre  chose. 


CONSCIENCE    ET    RESPONSABILITÉ    (1) 


Il  est  tout  à  la  fois  très  facile  et  très  difficile 
de  détruire  les  idées  dites  du.  Sillon.  Exprimées  en 
termes  directs,  elles  se  réduisent  à  des  sophismes 
élémentaires.  Seulement,  ces  messieurs  ne  s'ex- 
priment jamais  directement.  Leur  discours  s'en- 
roule comme  un  thyrse  autour  du  sujet,  et 
jamais  on  ne  les  a  vus  réfuter  ou  même  aborder 
avec  netteté  une  objection  nette.  Ils  multi- 
plient lettres,  articles,  brochures  et  volumes.  Ils 
évitent  avec  grand  soin  d'y  rien  établir  d'un  peu 
précis,  tout  en  se  prévalant  de  toutes  les  clartés, 
humaines  et  divines,  et  en  se  plaignant  par  la 
suite  de  voir  méconnaître  ce  qu'ils  osent  bien 
appeler  leur  précision  ou  leur  clarté. 

Prenons,  par  exemple,  la  définition  qu'ils  ont 
tant  répétée  qu'elle  finira  par  acquérir  une 
espèce  de  gloriole  : 

«  La  Démocratie  est    l' organisation  sociale  qui 

(1)  Gazette  de  France  du  26  novembre  1905. 


242  CONSCIENCE    ET    RESPONSABILITÉ 

«  tend  à  porter  au  maximum  la  conscience  et  la 
«  responsabilité  civique  de  chacun.  » 

Et  reprenons  nos  critiques: 

1°  Le  sujet  de  la  proposition  de  la  phrase  est 
trop  vaste.  Pour  s'exprimer  correctement,  il 
aurait  fallu  dire  :  U7i  cas  de  la  démocratie  est^ 
ou  bien  la  démocratie  peut  être.,.^  car,  à  supposer 
que  la  démocratie  soit  capable  d'être  cela,  il  est 
certain  qu'elle  n'est  pas  toujours  cela,  puisque 
Sanguier  avoue  qu'elle  est  souvent  tout  autre 
chose. 

2^  L'attribut  est  contradictoire,  quant  à  ses 
termes.  On  n'a  pas  le  droit  d'appeler,  en  bon 
français  du  moins,  «  organisation  sociale  »  un 
régime  qui  tend  à  porter  au  maximum  la 
conscience  et  la  responsabilité  civique  de  chaque 
individu,  le  maximum  de  cette  conscience  et  de 
cette  responsabilité  n'existanl,  à  vrai  dire,  que 
dans  un  régime  absolument  inorganique,  où  le 
moi,  quel  qu'il  fût,  ne  se  sentirait  jamais 
secondé  par  les  institutions  ni  par  les  tradi- 
tions. Tout  ce  qu'on  accorde  au  moi  de  chacun, 
à  la  conscience  et  à  la  responsabilité  de  chacun, 
on  le  retranche  de  l'organisation  sociale.  Pour 
désigner  correctement  un  tel  régime,  il  fallait 
dire  :  un  tel  état  de  désorganisation  sociale.^  ou 
d'individualisme. 


CONSCIENCE    ET    RESPONSABILITÉ  243 

e3°  La  définition  ainsi  réformée  («  La  démo- 
«  cratie  2:)eiit  être  un  état  de  désorganisation 
«  sociale  qui  tend  à  porter  [ou  mieux  :  un  état 
«  de  désorganisation  sociale  telle  quil  tende  à 
«  porter..,^  au  maximum  la  conscience  et  la 
'<  responsabilité  civique  de  chacun  »),  cette 
définition  est  correcte,  mais  boiteuse,  en  ce  sens 
que  l'essentiel,  le  facteur  causal  et  générateur 
en  paraît  tout  à  fait  absent. 

Pourquoi,  en  effet,  ce  régime  de  pur  indivi- 
dualisme a-t-il  celte  vertu  de  susciter  les 
consciences  ou    d'éveiller   les  responsabilités  ? 

Parce  que,  en  accumulant  les  difficultés,  il 
fait  apparaître  les  caractères  qui  se  présument 
résistants.  Gela  revient  à  dire  :  la  démocratie 
a  le  même  avantage  que  le  martyre.  Elle  sépare 
les  forts  des  faibles.  En  obligeant  les  uns  et  les 
autres  à  ne  compter  que  sur  eux-mêmes,  elle  fait 
le  départ  des  héros  et  des  pauvres  gens.  En 
élevant  les  uns  et  en  noyant  les  autres,  elle 
institue  une  sélection  mystique,  elle  rend 
nécessairel'appelà  lagrâcede  Dieu. Elle  suppose, 
elle  postule,  pour  les  moindres  actes,  l'intime 
assistance  du  Christ.  11  faut  donc,  si  l'on  veut 
s'exprimer  en  clair,  traduire  ainsi  la  définition  : 
«  La  démocratie  est  un  état  de  désorganisation 
«  sociale  qui  rend  l'individu,  même  bien  doué, 


244  CONSCIENCE    ET    RESPONSABILITÉ 

«  si  misérable,  si  faible,  si  solitaire  et  si  démuni 
«  que,  retranché  de  tout  point  d'appui  naturel, 
«  et  coupé  de  tous  les  secours  que  la  Providence 
«  divine  a  placés  dans  le  monde  à  la  portée  du 
«  genre  humain,  il  se  sent,  comme  le  chrétien 
«  dans  le  Cirque,  obligé,  à  chaque  instant  d'une 
«  vie  si  rude,  de  se  tourner  vers  les  sources 
«  supérieures  et  de  recourir  au  monde  surna- 
«  turel.  » 

4°  Ainsi  complétée,  la  définition  serait  bonne, 
à  la  condition  de  recevoir  un  nouveau  surcroît 
d'explications  restrictives, à  partir  du  mot  obligé: 
«  ...  obligé  comme  le  chrétien  dans  le  cirque,  à 
((  chaque  instant  d'une  vie  si  rude,  de  se  tourner 
((  vers  les  sources  supérieures  et  de  se  recueillir 
t<  dans  un  monde  surnaturel  —  ou  de  choir ^  ou 
«  de  succomber^  ou  de  céder  lamentablement  aux 
(.(  tentations,  déplus  en  plus  puissantes,  de  toutes 
«  les  forces  du  monde  inférieur  soulevé  contre  lid^ 
c(  pai'ce  qu'il  ne  rencontre  auprès  de  lui  aucun 
«  ouvrage  de  défense,  ni  aucune  protection  d'ordre 
a  naturel.  »  L'artifice  ordinaire  du  sillonisme  est 
de  ne  jamais  exprimer  le  second  membre  de 
l'alternative.  Oui,  le  citoyen  de  la  démocratie 
ainsi  àé^mQ peut  se  sauver  en  se  raccrochant  au 
surnaturel.  Il  ne  le  peut  même  qu'ainsi.  Mais 
il  faut  alors  ajouter  qu'il  a  non  seulement  la 


CONSCIENCE    ET    RESPONSABILITÉ  24o 

faculté,  mais,  en  outre,  une  extrême  facilité  de 
ne  point  se  sauver  du  tout,  et  qu'il  en  use,  en 
fait,  avec  une  incomparable  largesse. 

Que  devient  la  démocratie  ainsi  définie  de 
plus  en  plus  nettement  ?  Le  synonyme  de  cata- 
clysme, de  peste,  de  bouleversement,  d'invasion 
de  barbares  et  de  déluge  universel,  a  La  démo- 
cratie est  une  épreuve  dont  une  âme  ferme,  et  une 
âme  chrétienne  doit  faire  son  profit.  »  En  donnant 
aux  mauvais  toute  facilité  pour  faire  le  mal  en 
claire  conscience  et  en  responsabilité  directe, 
—  car  tout  ce  qui  s'oppose  à  eux  d'ancien, 
de  ferme  et  de  solide  se  trouve  condamné  du 
seul  fait  de  l'individualisme  démocratique,  — 
en  accordant  aux  faibles  et  aux  médiocres  de 
larges  excuses,  car  ils  sont  incapables  et  de 
conscience,  et  de  responsabilité  dans  le  bien 
comme  dans  le  mal,  —  la  démocratie  donne  aux 
bons  une  occasion  de  s'exercer  et  de  s'élever 
au  sublime  de  la  force  chrétienne  :  la  cité  des 
hommes  est  détruite,  mais  la  cité  de  Dieu  fait 
briller  au  loin  ses  parvis.  La  démocratie,  on 
en  convient,  c'est  la  Terreur  :  mais  Terreur  sur 
la  terre,  Consolation  au  ciel  !  La  démocratie 
est  un  fléau,  mais  ce  fléau  peut  être  Toccasion 
du  martyre.  «  Si  seulement  le  sang  coulait!  » 
a  écrit  un  jour  Marc  Sangnier.  —  Nous  disons, 

7-* 


246  CONSCIENCE    ET    RESPONSABILITÉ 

nous  :  La  démocratie  c'est  le  mal.  —  Nous  voilà 
d'accord  avec  lui.  Le  désaccord  commence  quand 
nous  prions  qu'on  nous  délivre  de  la  démocratie 
comme  l'Eglise  chante  :  Délivrez-nous  du  mal. 
Au  fond,  Marc  Sangnier  dit  au  mal  :  Que  votre 
règne  arrive.  Ainsi  soit-il ! 

5°  La  définition  ainsi  éclairée  n'est  donc  pas 
seulement  inhumaine.  Elle  est  contraire  à  la 
sagesse  catholique,  car  FEglise  a  toujours  inter- 
dit, comme  une  hravade  dangereuse,  l'appétit 
du  martyre  et  la  soif  des  persécutions.  J'imagine, 
en  effet,  que  TEglise  ne  s'en  tient  pas  aux  calcul  s 
superficiels  du  jeune  apôtre  du  Sillon.  Elle 
ne  compte  pas  seulement  les  triomphes  de  ses 
saints  et  de  ses  héros  :  elle  prévoit  les  chutes, 
les  abdications,  les  capitulations  et  les  perditions 
de  natures  bien  moins  douées  qu'abattent  des 
épreuves  rudes.  Elle  ne  se  laisse  pas  abuser  par 
l'histoire  livresque  et  la  romanesque  légende. 
Elle  sait  bien  que,  toutes  choses  étant  égales 
d'ailleurs,  c'est  dans  les  temps  calmes,  dans  les 
périodes  régulières,  fussent-elles  un  peu  mo- 
notones à  distance,  que  se  trouve  le  vrai  maxi- 
mum de  la  vraie  vertu. 

S'ilsuffisait  de  tout  dévaster  pour  faire  germer 
le  courage  et  l'héroïsme,  héroïsme  et  courage 
seraient  à  bon  compte,  vraiment  !  A  surcharger 


CONSCIENCE    ET   RESPONSABILITÉ  247 

ainsi  le  ressort  personnel,  on  ne  réussira  com- 
munément qu  a  le  fléchir  ou  à  le  briser,  à  le 
relâcher  ou  à  le  détruire.  Communément  !  dira 
Sangnier.  Car  il  se  moque  du  commun.  Eh  bien  ! 
c'est  ce  dont  le  catholicisme  ne  s'est  jamais 
moqué.  C'est  par  un  généreux  souci  des  moin- 
dres individus  nés  ou  à  naître  que  TEglise  a 
toujours  conclu  à  ce  que  l'on  évite  les  inutiles 
bouleversements  sociaux.  Elle  a  toujours  conclu 
au  maintien  de  Tordre. 


LA  FIN  DE  LA  CONVERSATION 


Ici  doit  se  borner  ma  conversation  avec  Marc 
Sangnier.  Je  le  regrette.  Et  la  cause  de  ce 
regret  n'est  pas  en  moi,  n'a  jamais  dépendu  de 
moi.  Rien  n'est  à  retrancher  ni  à  réduire  des 
louanges  qui  ont  été  faites  de  lui  chemin  faisant. 
Mais  un  mot  reste  à  dire,  qui  ne  touche  à  aucun 
des  interlocuteurs  et  qui  les  passe  infiniment. 


La  force  des  choses,  la  suite  des  idées  sont 
d'irrésistibles  puissances.  Ni  talent,  ni  mérite, 
ni  volonté,  ni  enthousiasme  ne  tiennent  contre. 
Un  système  erroné  et  un  corps  de  principes  faux 
ont  la  vertu  de  nous  résoudre  à  des  actes  infé- 
rieurs. Quand  ceux-ci  se  produisent,  il  ne  faut 
pas  perdre  son  temps  à  les  qualifier;  il  suffit  de 
les  expliquer  :  ce  qui  devait  être  a  été. 

Tout  ce  que  l'on  vient  de  voir  et  d'analyser  le 
montre.   Les  idées  générales  de  Marc  Sangnier 


LA    FIN    DE    LA    CONVERSATION  249 

l'avaient  entraîné  à  développer  des  thèses  antimi- 
litaires. Comme  on   l'avertissait  qu'elles  pour- 
raient un  jour  ou  l'autre  créer  un  danger  très 
pressant  pour  la  patrie,  l'alerte  de  Tanger  ajouta 
un  corps  à  nos  craintes.  Mais  Sangnier  donna  le 
spectacle  du  rêveur  éveillé  que  nul  objet  réel  ne 
sait  plus  avertir  :  dans  le  moment  même  oii  la 
France  éprouva  jusqu'à  Tanxiété  son  besoin  de 
troupes  solides, disciplinées  et  confiantes,  l'orateur 
du  Sillon  continuait  son  prêche  de  division  etd'é- 
nervement.  Même  coïncidence  sur  la  question  de 
l'utilité  de  l'Etat.  On  avait  averti  Marc  Sangnier 
que,  pour  un  temps  fort  long  encore  (à  supposer 
que  cela  dût  finir),  l'Etat  fournissait  une  condition 
première  à  la  vie,  au  bien-être  et  à  la  paix  d'in- 
nombrables individus:  il  a  continué  sa  critique 
de  l'Etat  et  des  organes  essentiels  de  l'Etat  au 
moment  où  l'Europe  entière,  en   envoyant    ses 
diplomates  à  Algésiras,lui  donnait  à  prononcer 
presque  sans  appel  sur  le  sort  de  plusieurs  mil- 
lions de  jeunes  soldats.  Ainsi  la  réalité  cesse  de 
renseigner  Marc   Sangnier.  Elle  n'est    plus   sa 
maîtresse  de  vérité.  Elle  n'est  plus  pour  lui  la 
grande  institutrice  qui,  par  l'inquiétude  et  parla 
douleur,  oblige  l'homme  à  réfléchir  sur  ses  pré- 
jugés étales  revoir.  Une  Mystique  hallucinante 
l'a    tout  d'abord  gardé    et    finalement  révolté 


250  LA    FIN    DE    LA    COiNVEKSATlON 

contre  le  rapport  de  ses  yeux.  Ni  l'avis  préalable, 
ni  la  vérification  tangible  du  premier  avertis- 
sement ne  pouvait  lui  servir  de  rien.  Ira-t-il 
maintenant  contre  d'autres  avis,  plus  saints,  plus 
hauts,  plus  sages  que  ceux  de  l'expérience  his- 
torique de  notre  temps  ? 

Si  la  Vie,  en  laquelle  il  faisait  tant  d'actes  de 
foi,  mais  dont  il  se  détourne  aujourd'hui  qu'elle 
ne  lui  donne  plus  que  des  démentis,  si  la  Vie 
lui  est  devenue  indifférente  et  étrangère,  sera- 
t-il  plus  fidèle  aux  leçons  explicites  que  lui 
réserve  l'autorité  ecclésiastique? 

L'intervention  de  cette  autorité  qui  l'a  déjà 
effleuré  plusieurs  fois  de  blâmes  précis,  n'a  pu 
surprendre  que  Marc  Sangnier.  L'Eglise  univer- 
selle, menacée  dans  tout  l'univers,  se  replie  inces- 
samment sur  elle-même. Elle  se  fortifie.  Soucieuse 
de  sa  défense  et  de  sa  perpétuité,  elle  songe  tout 
à  la  fois  à  maintenir  plus  strictement  la  pureté 
de  sa  doctrine  et  à  mériter  par  la  fierté  de  son 
geste  et  de  son  langage  un  surcroît  d'estime  ou 
d'amour.  Gomment  n'eût-elle  pas  été  troublée 
par  les  allures  du  Silloiil  Gomment  n'eût-elle 
pas  deviné  sous  l'héroïsme  de  l'allure  un  génie 
de  concession  et  de  transaction?  Qui  connaît  un 
peu  les  tendances  de  Sangnier  et,  même  super- 
ficiellement, les  grandes  lignes  du  ration7ielei  du 


LA    FIN    DE    LA    CONVERSATION  2ol 

surnaturel  catholique,  devait  prévoir  entre  elles, 
à  plus  ou  moins  brève  échéance,  l'éclat  du 
désaccord  latent. 

Un  dissentiment  aussi  vif  et  aussi  complet, 
avec  tout  ce  qui  l'entoure,  avec  tout  ce  qu'il  aime, 
avec  tout  ce  qu'il  dit  aimei",  doit  conduire,  par 
simple  rupture  d'équilibre,  à  des  élats  d'esprit 
singulièrement  incertains.  On  se  demande  quel- 
quefois s'il  se  comprend  tandis  qu'il  parle,  et  la 
Babel  extérieure  contre  laquelle  il  se  débat  permet 
au  spectateur  impartial  de  calculer  sans  risque 
d'erreur  une  véritable  Babel  intérieure  :  on  se 
prend  alors  à  douter  et  de  la  «  conscience  »  et  de 
la  «  responsabilité  »  d'un  homme  en  proie  à  de 
telles  agitations.  Lesvues  contradictoires  mènent 
assez  vite  aux  contradictions  de  fait,  el  le 
trouble  des  idées  confine  au  trouble  des  corps. 

Nous  avons  vu  comment  le  héios  du  dilemme 
rêve  d'étreindre  et  de  confondre  l'univers  en 
un  vaste  baiser  de  paix.  A  son  dernier  congrès,  il 
professait  devant  cinq  ou  six  mille  auditeurs  et 
admirateurs  qu'il  saurait  bien  contraindre  ses 
adversaires  à  f  amour  en  montrant  toujours  plus 
d'amour.  Le  mot  est  du  18  février  190G.  Le  20, 
cet  homme,  d'amour  établissait  péremptoirement 
qu'il  aimait  les  hommes  et,  par-dessus  tous  les 
hommes,   ses  adversaires.  Un  de  ses  partisans 


232  LA    FIN    DE    LA    CONVERSATION 

ayant  été  frappé,  par  on  ne  sait  quel  misérable, 
d'un  coup  de  couteau,  le  président  du  Sillon 
trouva  le  moyen  d'ajouter  à  ce  malheur  un 
désordre  fait  de  sa  main  :  dans  une  suite  de 
communiqués  aux  journaux,  il  essaya  d'at- 
tribuer la  responsabilité  de  l'attentat  que  tous 
déploraient,  à  V Action  française  et  aux  royalis- 
tes. De  preuve,  aucune;  d'indice,  point.  Dans 
cette  accusation  qui  n'était  ni  fondée  ni  même 
motivée,  un  seul  objet  était  précis:  le  nom  du 
groupe  politique  qu'elle  visait.  On  ne  put  l'at- 
tribuer qu'à  un  seul  mobile,  l'inimitié,  ou 
plutôt  le  désir  d'établir  une  inimitié. 

Un  pareil  désir,  aussi  extravagant  que  possible 
non  seulement  chez  cet  apôtre  de  l'amour,  mais 
chez  tout  homme  politique  sachant  le  prix  des 
sympathies  et  des  alliances,  serait  inexplicable 
si  Ton  oubliait  la  position  très  particulière  à 
laquelle  s'était  condamné  peu  à  peu  cet  homme 
de  parole  qui  se  croit  un  homme  d'action.  L'idée 
centrale  de  la  démocratie  religieuse  dont  Marc 
Sangnier  fournit  l'échantillon  le  plus  remarqua- 
ble. Terreur  génératrice  de  toutes  les  erreurs  pro- 
pres aux  membres  comme  aux  chefs  de  ce  groupe- 
ment,c'est  que  notre  monde  moderne  porte  dans 
ses  entrailles  une  invincible  passion  démocra- 
tique et  républicaine  et  qu'il  faut,  pour  peu  que 


LA    FIN    DE    LA    CONVERSATION  2o3 

l'on  veuille  agir  sur  lui,  s'unir  à  lui  d'abord  en 
éprouvant  cette  passion.  Ceux  qui  savent  qu'il 
n'en  est  rien,  ceux  qui  sentent,  avec  netteté  et 
force,  non  point  seulement  qu  il  est  faux,  mais 
qu'il  est  absurdement  faux  de  dire  que  le  cœur 
des  hommes  contemporains,  leurs  goûts  ou  leurs 
nécessités  économiques  et  morales,  tendent  à  la 
démocratie  ou  à  la  république,  ceux  qui  voient 
que  la  vérité  de  fait  comme  la  vérité  de  droit  est 
le  contraire  exact  de  cela,  ces  esprits  auront 
beaucoup  de  peine  à  comprendre  ici  la  mentalité 
sillonniste.  On  ne  la  comprendra  qu'en  faisant 
un  retour  de  pensée  sur  le  point  de  départ  de 
cette  foi  naïve.  Sembler  bon  démocrate  !  Paraître 
bon  républicain  !  Et  pour  bien  le  sembler,  et 
pour  bien  le  paraître,  afin  de  prêcher  utilement 
et  d'agir  efficacement,  en  arriver  à  être  pleine- 
ment ce  qu'il  faut  sembler!  La  dogmatique  ré- 
publicaine et  démocratique  s'est  ainsi  établie 
peu  à  peu  par  une  espèce  d'autosuggestion  née 
d'un  honorable  vœu  de  sincérité  cl  ez  des  per- 
sonnes tout  d'abord  fort  étrangères  et  même 
fort  hostiles  à  de  semblables  états  d'esprit.  C'eVaiV 
en  vue  dun  bien^  pourront-elles  dire  en  excuse. 
Mais  on  n'excuse  que  le  mal.  Que  le  mal  soit 
certain,  cela  résulte  de  ce  que  le  principe  répu- 
blicain et  démocratique  est  en  lui-même  perni- 

DILEMME  8 


2o4  LA    FIN    DE    LA    CONVERSATION 

cieux.  Que  cette  malice  intrinsèque,  que  cette 
faute  purement  intellectuelle  entraîne  à  proférer 
au  dehors  le  mensonge,  à  pratiquer  le  mal  en 
fait,  c'est  ce  que  la  fm  de  notre  entretien  avec 
Marc  Sangnierne   prouve  que  trop. 

Sommes-nous  tout  à  fait  innocents  de  sa  grande 
faute  ?  Ne  lui  avons-nous  pas  trop  redit  que  la 
république  et  la  démocratie   en  France  forment 
un  parti  ?  et  le  plus    étroit   des  partis?  qu'on 
n'entre  pas   à  son  plaisir  dans  ce  parti,  surtout 
depuis  qu'il  s'est  attribué  le  pouvoir  ?  qu'il  faut 
y  être  admis  ?  que,  pour  bénéficier  de  cette  ad- 
mission, il  faut  donner  un  gage,  et  que  ce  gage, 
suivant  l'énergique  parole  d'André  Buffet,  doit 
être  une  infamie,  seule  l'infamie  garantissant  la 
rupture  absolue  d'un   homme    avec  son  passé, 
l'accréditant  seule  à  jamais  auprès  de  ceux  pour 
qui  elle  est  commise  ?  D'autres,  à  notre  défaut, 
auraient  certainement  averti  Marc  Sangnier  de 
cette  forte  nécessité  du  cadavre.  Il  a  suffisam- 
ment fréquenté  les  Pressensé  et  les  Buisson  pour 
être,  un  jour  ou  l'autre,  mis  en  état  de  découvrir 
cette  loi  naturelle  au  gouvernement  des  partis. 
Aussi  bien,  son  instinct,  son  intuition  de  me- 
neur défoules  aurait  suffi  encore  à  la  lui  dévoiler. 
Mais,  de  toutes  façons,  il  l'a  bien  appliquée  !  L'a- 
mitié royaliste  dut  finir  par  peser  à  ce  fondateur 


LA    FIN    DE    LA    CONVERSATION  2oO 

des  ((  amitiés  du  Silion  ».  Il  l'aura  jugée  ou 
pesante  ou,  pour  userdu  plus  ridicule  des  termes 
de  notre  langage  politique,  compromettante.  Tout 
le  lest  qu'il  jetait  pour  s'affranchir  de  l'hono- 
rable souvenir  conservateur  et  «  bourgeois  » 
qui  restait  attaché  à  son  nom  commençait 
d'ailleurs  à  ne  plus  servir  de  rien.  Il  s'évertuait 
à  penser  ou  à  paraître  penser  sur  Dreyfus 
comme  les  protestants,  les  juifs  ou  les  maçons. 
Il  professait  sur  la  discipline  militaire  quelques- 
unes  des  idées  de  M.  Hervé,  sur  les  frontières  les 
sentiments  de  M.  Jaurès  ;  il  rivalisait  de  cette 
hardiesse,  qu'il  croyait  intellectuelle  ou  intelli- 
gente, avec  les  pires  ou  les  plus  simples  anar- 
chistes en  criant,  contre  l'évidence,  que  les  res- 
sorts politiques  des  Etats  se  détendent  dans 
l'univers.  Quelque  scandale  que  puissent  déter- 
miner de  pareilles  doctrines  dans  les  rangs  des 
fidèles  catholiques,  le  monde  officiel  n'en  était 
pas  touché,  le  parti  au  pouvoir  n'ouvrait  pas  ses 
rangs  àSangnier,  et  le  Temps  lui-même  opposait 
des  entrailles  de  pierre  à  ses  actes  de  foi  les 
plus  républicains.»  Je  faillis  être  pour  Dreyfus  », 
a-t-il  écrit  au  Temps.  Le  Temps  a  répondu  : 
«  Vraiment  ?»  —  Cette  froideur  s'alliait  tantôt 
à  des  compliments  pleins  de  réserve,  tantôt  à 
des  brimades  pures.  Riche  ou  pauvre,  plébéienne 


256  LA    FIN    DE    LA    CONVERSATION 

OU  bourgeoise,  la  démocratie  est  ombrageuse. 
Elle  doute.  Que  lui  voulait  cet  homme  jeune,  in- 
dépendant, éloquent  et  pieux,  ce  triple  et  même 
quadruple  aristocrate  ?  Notre  démocratie  a  dé- 
passé depuis  longtemps  le  stade  des  Cimon  et 
des  Mirabeau  :  elle  veut  des  meneurs  de  sa 
€hair  et  de  son  rang.  Ceux  qui  sont  trop  bien 
nés  doivent  payer  plus  que  le  gage  habituel. 
D'action  équivoque  en  action  douteuse  et 
d'action  douteuse  jusqu'à  la  mauvaise  action, 
cette  puissance  impérieuse  a  dû  faire  passer 
Marc  Sangnier  par  une  gamme  de  transitions 
insensibles,  mais  irrésistibles. 

La  calomnie  lancée  contre  les  royalistes  for- 
mait le  dernier  terme  de  la  série.  C'était,  à 
vrai  dire,  si  sot  qu'il  ne  s'est  rencontré  ni  juge 
d'instruction  ni  commissaire  de  police  pour  le 
prendre  au  sérieux.  Mais  plus  le  crime  demeu- 
rait inéclairci  et  mystérieux,  plus  on  espérait 
pouvoir  dire  aux  partis  de  gauche  :  Voyez  le  sang 
qui  coule  entre  la  droite  et  iioiis  !  Forte  naïveté 
qui  n'a  pas  fait  beaucoup  de  dupes  dans  le  monde 
républicain.  L'orateur  qui  a  consenti  si  facile- 
mentà  éclabousser  le  trône  et  les  amis  du  trône, 
qui  étaient  à  quelque  degré  ses  propres  amis, 
sera  jugé  capable  de  consentir  bien  autre  chose 
il  sera  prié    d'infliger    les    mêmes   offenses  à 


LA    FIN    DE    LA    CO.N VLKSATION  2oT 

l'autel.  Il  demandera  grâce,  il  criera  merci.  Son 
don  d'illusion  lui  fera  sans  doute  rêver  d'être 
exaucé.  Ce  ne  sera  jamais  qu'un  rêve.  L'aven- 
ture est  inévitable;  l'événement,  fatal  ;  et  Marc 
Sangnier  ne  peut  manquer  d'apprendre,  un  jour 
ou  l'autre,  ce  que  tout  parti  démocratique  fran- 
çais doit  exiger  de  ses  postulants  catholiques  : 
l'apostasie. 

Un  dilemme  nouveau  se  posera  alors  dans 
l'esprit  de  Sangnier:  il  lui  faudra  choisir  entre 
l'ordre  divin  qu'il  déclare  adorer  et  l'anarchie 
humaine  qu'il  ne  se  défend  pas  d'aimer. 


APPENDICE  PREMIER 
Deux  apôtres  :  M.  Sangnier  et  M.  Lapicque  (i) 


I 

On  lisait  dans  un  journal  de  TEst,  le  Bloc^ 
«  organe  de  TUnion  démocratique  républicaine  de 
l'arrondissement  de  Saint-Dié  »,  l'article  suivant 
publié  sous  la  signature  de  M.  Louis  Lapicque, 
dreyfusard  éminent,  dreyfusien  (2)  de  la  première 
heure,  apôtre  de  Fanticléricalisme. 

Pour  l'intelligence  de  ce  texte,  ajoutons  que  les 
congrès  et  conférences  du  Sillon  et  de  la  Libre- 
Pensée  auxquels  fait  allusion  M.  Lapicque  ont  eu 
lieu  le  22  mai  1904  à  Epinal. 

Au  Sillon 

«Dimanche,  en  sortant  de  notre  réunion  de  Libre- 
Pensée,  je  m'en  allai  au  Sillon,  ^ai  été  très  inté- 
ressé par  ce  que  j'ai  vu  là.  Mais  le  public,  catholi- 
que ou  libre  penseur,   s'il  n'a  pour  s'informer  que 

(1)  Les  documents  qui  composent  cet  appendice  ont  paru 
dans  V Action  française. 

(2)  On  entend  par  «  dreyfusard  »  un  homme  qui  croit  à  la 
fabuleuse  innocence  d'Alfred  Dreyfus.  On  entend  par  «  drey- 
fusien »un  homme  imbu  de  toutes  les  idées  fausses  qui  disposent 
à  commettre  cette  erreur  de  fait. 


260 


APPEWDICE    PREMIER 


le  compte  rendu  du  Vosgien^  ne  doit  pas  y  com- 
prendre grand'chose.  Le  reporter  s'extasie  sur  le 
beau  geste,  authentique,  dit-il  (pour  un  peu  il 
aurait  écrit  historique),  de  Marc  Sangnier  et  de 
Louis  Lapicque  se  serrant  la  main  aux  applaudis- 
sements du  curé  d'Epinal.  Cela  vient  comme  un 
miracle;  pas  d'explications.  La  conférence  de  Marc 
Sangnier  était  si  belle,  si  belle,  qu'on  ne  peut 
pas  Tanalyser. 

«  Nous  n'avons  pas  les  mêmes  raisons  d'enterrer 
sous  les  fleurs  la  pensée  hardie  du  fondateur  du 
Sillon.  Marc  Sangnier  a  parlé  de  la  démocratie 
en  vrai  démocrate  ;  il  veut  développer  en  chaque 
être  humain  la  conscience  individuelle  et  le  senti- 
ment de  la  responsabilité.  Il  a  parlé  en  socialiste  ; 
pour  lui,  la  propriété  n'est  ni  immuable,  ni  intan- 
gible ;  il  a  dit  en  propres  termes  que  le  salariat 
disparaîtra  comme  ont  disparu  le  servage  et 
l'esclavage.  Pas  un  appel  à  la  tradition  ;  tout  pour 
l'avenir.  L'idéal  social  exposé  par  Marc  Sangnier 
étant  le  nôtre,  nous,  les  quelques  républicains 
présents,  avons  applaudi,  c'était  naturel;  mais  tout 
le  parti  de  l'Eglise  applaudissant  aussi,  c'est  là 
qu'est  l'étrange. 

«  Carriennefut  plus  jamais  directement  opposé  à 
a  théorie  explicite  comme  aux  actes  de  l'Eglise 
romaine.  Et  comme  on  m'accorda  courtoisement  la 
parole,  voici  au  moins  le  sens  de  ce  que  je  dis  : 

«  —  Marc  Sangnier,  vous  avez  bien  parlé  ;  votre 
enthousiasme  est  frère  du  nôtre  ;  je  suis  heureux  de 
vous  entendre  dire  ces  choses  sous  le  toit  du  plus 
tyrannique  des  capitalistes  spinaliens,  aux  applau- 


APPENDICE    PREMIER  261 

dissements  de  vos  amis,  qui  couvraient  ma  voix  de 
leurs  huées  quand  j'ai  voulu  leur  dire  les  mêmes 
choses. 

a  Vous  appelez  rêgyie  du  Christ  sur  la  terre  la  cité 
future  que  nous  voulons  fonder  sur  la  justice  ;  c'est 
affaire  à  votre  imagination.  Mais  si  vous  avez  parlé 
du  christianisme,  vous  n'avez  pas  parlé  de  l  Eglise 
catholique.  Un  catholique,  c'est  un  homme  qui 
obéit^  et  vous  savez  ce  qu'ordonne  l'Eglise  sur  le 
sujet  que  vous  venez  de  traiter.  Comment  pouvez- 
vous  vous  croire  un  fils  soumis  de  l'Eglise  en  prê- 
chant, fût-ce  sur  un  terrain  non  religieux,  une 
doctrine  explicitement  contraire  à  la  doctrine  du 
pape  ?  Si,  à  la  rigueur,  vous  n'êtes  point  tenu  à  la 
logique  comme  homme^  vous  y  êtes  tenu  comme 
chef  d'école  ?  Que  répondez-vous  à  vos  disciples 
quand,  inévitablement,  ils  vous  posent  la  question 
que  je  vous  pose  ?...  — 

«  Ce  fut  long  d  obtenir  une  réponse  précise.  Marc 
Sangnier  eut  un  élan  de  mysticité  qui  était  très 
beau,  mais  ne  pouvait  suffire.  Le  Syllabus  était  si 
bien  dans  l'air  que  je  n'eus  pas  besoin  de  le  citer  : 
comme  Marc  Sangnier  s'écriait:  —  Et  pourquoi  donc 
un  catholique  ne  pourrait-il  marcher  avec  le  progrès 
moderne?...  je  n'eus  qu'à  lever  la  main,  et  le 
Sijllabus  fut  jeté  à  l'eau  comme  n'étant  pas  de 
dogme.  On  contesta  toute  autorité  à  l'Eglise,  en 
général,  et  au  pape,  en  particulier,  sur  tout  ce  qui 
n'est  point  strictement  religieux.  Pauvre  pape,  que 
ses  ennemis  ont  dépouillé  de  son  pouvoir  temporel 
et  que  ses  fidèles  dépouillent  de  son  pouvoir  spi- 
rituel I  Mais  il  lui  reste  des  armes  contre  ceux-ci. 

8* 


262  APPENDICE    PREMIER 

«  —  Et  si  le  pape  vous  excommuniait? 

«  —  L'excommunication  du  pape ,  je  m'en 
moque  »,  répondit  Marc  Sangnier. 

«  Et  c'est  là-dessus  que  je  lui  ai  tendu  la  main,  en 
disant,  dans  un  sourire;  «  Avec  des  catholiques 
«  comme  vous,  nous  pouvons  marcher  la  main  dans 
«  la  main.  » 

«  Ces  messieurs  du  parti  prêtre  parurent  enchan- 
tés du  résultat  de  la  discussion.  J'estime  que  nous 
n'avons  pas  lieu  dêtre  mécontents  de  ce  qui  se 
passe  dans  leur  milieu.  Je  sais  que  beaucoup  de  mes 
amis  contestent  la  sincérité  du  mouvement  sillon- 
niste.  Pourquoi  toujours  refuser  à  ses  adversaires 
le  bénéfice  de  la  bonne  foi  quand  rien  n'autorise 
à  mettre  cette  bonne  foi  en  doute?  Et  où  serait 
ici  le  bénéfice  de  la  mauvaise  foi  ?  Le  plus 
simple  n'est-il  pas  de  croire,  pour  reprendre  les 
expressions  du  bel  hymne  de  Keller,  que  notre 
chanson  d'hommes  libres  éveille  de  virils  échos 
jusqu'au   cœur  des  esclaves    de  l'Eglise  romaine? 

(«  Louis  Lapicque.  » 


Après  cette  lecture,  il  importe  de  mettre  le 
lecteur  au  courant  de  ce  qui  suit  : 

D'une  part,  nous  connaissons  M.  Louis  Lapic- 
que pour  incapable  de  se  moquer  de  personne  ; 
et  pour  plus  incapable  encore,  ayant  la  religion 
du  devoir  et  de  la  conscience,  d'altérer  la  vérité. 

D'autre  part,  nous  connaissons  M.  Marc  Sangnier 
pour    un    catholique   orthodoxe,   en   dépit  de  ses 


APPl-iNDlCi:    PliEMlEll  263 

opinionspolitiques,  eL  nous  le  savons  bien  incapable 
de  rester  indifférent  à  une  excommunication. 

M.  Lapicque  et  M.  Marc  Saugnier  en  ont  peut-être 
une  grande  envie  :  nous  ne  croyons  pourtant  pas 
qu'ils  soient  d'accord  autant  que  le  premier  aime 
à  se  le  figurer.  (Action  française  du  15  juin  1904. 

Il 

A  la  suite  de  cet  incident,  V Action  française  reçu 
de  M.  Marc  Sangnier,  la  lettre  suivante  qu'elle  a  pu- 
bliée dans  son   numéro  du  13  juillet  1904  : 


Monsieur  le  Directeur 


«  Vous  citez,  dans  VAction  française  du  15  juin 
dernier,  l'article  que  M.  Louis  Lapicque  a  publié 
dans  un  journal  de  Saint-Dié  au  sujet  de  ma  con- 
férence d'Épinal  et  de  la  discussion  qui  l'a  suivie. 

«  Ce  compte  rendu  est  très  sympathique,  et  je  ne 
puis  qu'en  féliciter  M.  Lapicque,  un  de  ces  adver- 
saires trop  rares  qui  essayent  de  comprendre  avant 
de  réfuter  et  qui  s'efforcent  de  découvrir,  non  seule- 
ment ce  qui  divise,  mais  encore  ce  qui  peut  unir  les 
hommes. 

«  Il  importe  pourtant  que  je  précise  et  que  je  rec- 
tifie deux  points  de  notre  contradiction. 

((  Le  Syllabus,  écrit  M.  Lapicque,  fut  jeté  à  l  eau 
comme  n  étant  pas  de  dogme.  Évidemment,  j'ai  dû 
affirmer  que  le  Syllabus^  simple  recueil  de  proposi- 
tions condamnées  par  le  Pape  Pie  IX,  soit  dans  des 
encycliques,  soit  dans  des  lettres,  soit   même  dans 


264  APPENDICE    PREMIER 

des  allocutions,  ne  porte  aucunement  la  note  d'héré- 
sie, pour  toutes  les  propositions  qui  s'y  trouvent. 
Mais  vous  sentezbien  que  je  n'ai  nullement  eu  l'in- 
tention de  désapprouver  le  Syllabus  que  j'ai  toujours 
accueilli,  au  contraire,  non  seulement  avec  le  plus 
grand  respect,  mais  aussi  avecla  plus  joyeuse  recon- 
naissance, car,  sans  méconnaître  les  droits  de  la 
pensée  libre,  il  a  le  courage,  trop  rare,  hélas  !  dans 
nos  milieux  catholiques  faibles  et  lâches,  de  con- 
damner vigoureusement  le   libéralisme  corrupteur. 

a  II  ressortirait  également  de  ce  compte  rendu  que 
je  me  moque  de  V excommunication  du  Pape.  Votre 
rédacteur  a  avoué,  lui-même,  qu'il  me  savait  inca- 
pable de  rester  indifférent  à  une  excommunication  et, 
en  vérité,  je  sais  qu'il  m'est  tout  à  fait  inutile  d'ex- 
primer ici  mon  sentiment  à  ce  sujet.  Je  tiens  pour- 
tant à  expliquer  quel  était  le  sens  des  paroles  que 
M.  Lapicque  a  cru  pouvoir  résumer  de  si  curieuse 
façon. 

«  Mon  contradicteur  m'ayant  parlé  de  l'infaillibi- 
lité de  l'Église  et  ne  me  semblant  pas  avoir  sur  celte 
importante  matière  des  notions  suffisamment  exactes, 
j'ai  cru  de  mon  devoir  de  lui  expliquer  que  Vinfail- 
libilité  n'avait  rien  à  voir  avec  ïimpeccabilité  ;  que 
les  Évêques,  que  le  Pape  lui-même,  pouvaient  faire 
mauvais  usage  de  l'arme  de  l'excommunication^  que 
la  haine,  la  vengeance  ou  l'aveuglement  pouvaient 
leur  dicter  de  coupables  sentences.  Je  citais  même 
Jeanne  d'Arc  excommuniée  par  un  évêque  et  saint 
Jean-Bapti-te  de  la  Salle  mort  interdit.  Voilà  comment 
je  fus  amené  à  rejeter  avec  quelque  vivacité  la  ques- 
tion de  l'excommunication  dont  M.  Lapicque  voulait 


APPENDICE    PUEMIER  265- 

encombrer  un  débat  sur  la  prétendue  incompatibilité 
entre  la  démocratie  et  les  dogmes  catholiques.  Cette 
objection,  tirée  de  l'excommunication,  ne  me  gênait 
nullement  dans  mon  argumentation,  et  j'avais  bien 
le  droit  de  dire  que  je  ne  m'en  souciais  pas. 

«  Je  persiste  à  croire,  Monsieur  le  Directeur,  et 
certes  vous  me  donnerez  raison,  quil  ne  faut  pas 
laisser  nos  adversaires  dans  cette  dangereuse  illusion 
que  nous  autres  catholiques  devons  considérer  le 
Pape  comme  infaillible,  alors  même  quMlne  définit 
pas  ex  cathedra,  bien  plus,  alors  qu'il  se  mêle  de  la 
politique  intéreure  des  nations  :  on  a  coutume,  dans 
les  milieux  anticléricaux,  de  nous  prêter  cette  ridi- 
cule croyance  ;  et  qui  oserait  affirmer  que  certains 
catholiques  ne  soient  pas  un  peu  responsables  de 
la  mauvaise   opinion  que  l'on  a  de  nous  ? 

«  J'ai  tenu,  Monsieur  le  Directeur,  à  vous  envoyer 
cette  lettre.  Pour  me  taire,  je  fais  trop  de  cas  del'opi- 
nion  de  vos  lecteurs,  et  je  sais  trop  bien  que  V Action 
française  est  un  des  rares  milieux  où  l'on  a  encore  le 
courage  et  la  force  de  penser. 

«  Veuillez  croire,  Monsieur  le  Directeur,  à  l'ex- 
pression de  ma  bien  repectueuse  estime. 

«  Marc  Sangnier, 

«  Président  du  Sillon  ». 


APPENDICE    II 

M.  l'abbé  Barbier  —   M.  l'abbé  Desgranges 
Le  drame  "  Par  la  mort  " 


C'est  eu  simple  historien  que  j'exprimai  au- 
trefois la  confiance  que  Marc  Sangnier  aurait, 
un  jour  ou  l'autre,  maille  à  partir  avec  les  auto- 
rités ecclésiastiques.  Celles-ci  s'émeuvent,  pour 
ainsi  dire  à  vue  d'œil.  M.  l'abbé  Barbier  a  donné 
l'élan,  plusieurs  évoques  l'ont  approuvé,  tout 
annonce  que  le  mouvement  qui  vient  de  si  loin 
et  de  si  profond  n'est  pas  épuisé. 

A  ce  mouvement,  à  ce  choc  d'idées  claires  ri- 
goureusement enchaînées  et  de  hautes  autorités 
motivant  avec  force  une  décision  précise,  qu'est- 
ce  que  le  Sillon  a  pu  opposer  ?  Des  mots,  des 
tours  d'adresse,  une  sorte  de  voltige  oratoire  et 
littéraire  dont  il  est  impossible  de  donner 
une  idée  distincte,  car  les  textes  eux-mêmes 
semblent  fondre  du  sentiment  de  leur  insigne 


APPENDICE    SECOND  207 

pauvreté.  Voici,  par  exemple,  ce  que  M.  l'abbé 
Desgranges,  dans  Les  vraies  idées  du  Sillon,  a 
trouvé  à  répondre  à  la  critique  faite  par  M.  Tabbé 
Emmanuel  Barbier  de  l'illustre  définition  de  la 
Démocratie  Sillonniste  : 

((  M.  Barbier  critique  cette  définition  faute 
«  peut-être  de  l'avoir  suffisamment  comprise  [a). 
«  Elle  nous  paraît  [b),  à  nous,  renfermer  l'es- 
«  sence  même  du  concept  démocratique  ;  elle  a 
«  l'avantage  d'être  dépouillée  de  tout  sens  nui- 
«  sible  et  faux  (c),  et  d'englober  dans  une  même 
«  formule  {d)  le  point  dont  nous  partons  et 
((  ridéal  vers  lequel  nous  tendons.  Elle  implique 
((  à  la  fois  que  le  peuple  possède  le  pouvoir,  mais 
«  qiCil  lui  importe  [e]  de  s'élever  sans  cesse  à 
«  un  sentiment  plus  généreux  et  plus  éclairé  de 
«  sa  responsabilité.  » 

(«)  Remarquez  le  tour  personnel  ;on  remplace 
une  idée  par  une  accusation.  iMais  l'accusation 
est  prudente  ;  elle  ne  dit  pas  que  M.  Barbier  n'a 
pas  compris,  elle  dit  qu'il  n'a  pas  compris  «  suf- 
fisamment »  !  c'est  le  fin  du  fin...  Ces  abomina- 
bles fuites  de  la  pensée  auraient  fait  rougir  nos 
aïeux. 

{b)  «  Elle  »  ne  renferme  pas  :  «  elle  nous 
paraît  renfermer  i».  Encore  est-ce  pour  «  nous  » 
que  se  révèle  cette  apparence  ;  il  reste  ainsi  pos- 


268  APPEiNDlCE    SECOND 

sible  que  d'autres  ne  soient  pas  frappés  de  ce  sem- 
blant. Toujours  les  précautions  de  l'incertitude. 

(c)  Double  prétention  qu'il  est  aisé  de  ruiner  : 
moyennant  les  observations  faites  ci-dessus,  le 
sens  nuisible  et  faux  de  la  déiinilion  Sillonniste 
n'est  pas  contestable. 

{(j)  «  Englober  dans  une  même  formule  »  et 
dans    e  même  jeu  de  mots. 

(e)  Remarquez  ce  quii  lui  importe.  On  s'atten- 
dait, après  pouvoir^  à  trouver  devoir.  Le  sophisme 
serait  trop  net.  Grâce  au  qiiHl  lui  importe, 
la  formule  n'a  plus  deux  sens,  elle  en  a  trois  : 
1°  pouvoir,  2°  devoir,  3"  au  besoin  et,  selon  les 
cas  mobiles,  variés  et  flottants  comme  la  plume 
et  la  pensée  véritablement  renaniennes  (et  du 
pire  Renan)  qui  distinguent  tous  ces  messieurs, 
la  précieuse  formule  désignera  aussi  un  certain 
intérêt  sensible,  une  certaine  pression  méca- 
nique qu'on  pourra  appeler,  aux  heures  oii 
ce  sera  commode,  une  nécessité.  Le  tour  ainsi 
sera  joué.  Ainsi  sera  acquis,  au  bénéfice  des 
orateurs  du  Sillon^  un  bagage  sérieux  de  profita- 
bles ambiguïtés. 

M.  l'abbé  Barbier  m'a  paru  écœuré  de  ces 
escamotages.  Il  a  dédaigné  d'en  scruter  le  détail 
et  s'est  borné  à  prendre  acte  des  termes  par 
lesquels  son  contradicteur  lui  concède,  peut-être 


APPENDICE    SECOND  269^ 

sans  le  vouloir,  que  la  définition  de  Sangnier 
était  purement  idéale.  Dans  «  Le  Sillon  qita-t-il 
répondu'l  »  M.  l'abbé  Barbier  a  visé  surtout  à 
l'utile.  L'utile  est  de  montrer  les  plaies,  sans 
y  descendre  trop. 

Je  voudrais  citer  une  bien  jolie  page,  élégante, 
de  cette  élégance  des  logiciens  qui  est  une  véri- 
table fête  pour  la  raison.  Nos  lecteurs  savent 
que  le  Saint-Si6ge  a  interdit  Tusage  du  mot  dé- 
mocralie  en  tout  autre  sens  que  celui  d'une 
action  bienfaisante  populaire.  Là-dessus,  des 
esprits  agiles  et  un  peu  baladins  ont  imaginé  un 
nouveau  genre  de  plaisanteries.  M.  l'abbé  Barbier 
l'expose  en  ces  termes  : 

«  J'avoue  que  j'ai  peine  à  excuser  M.  l'abbé 
Desgranges  d'avoir  absolument  pris  le  change 
sur  cette  question  de  la  démocratie  chrétienne^ 
précisée  par  moi  si  catégoriquement  presque  à 
chaque  page. 

«  Répétons,  une  fois  de  plus,  qu'il  est  inutile 
d'en  faire  une  question  de  mots  ou  de  dénomi- 
nation. Si  TEncyclique  a  un  sens  clair,  c'est  de 
condamner  cet  abus. 

«  Par  conséquent,  lorsque  M.  l'abbé  Desgran- 
ges, après  avoir  fait  le  résumé,  conclut,  à  Texem- 
ple  de  M.  Marc  Sangnier  : 

«  —  La  démocratie  ainsi  comprise  devra  être 


270  APPEiNDlGE    SECOiND 

«  acceptée  par  tous  les  catholiques  :  M.  l'abbé 
«  Barbier  et  moi,  de  même  que  les  sujets  du 
«  roi  d  Espagne  et  que  les  citoyens  de  la  libre 
«  Amérique,  nous  devons  être  tous  et  au  même 
«  titre  de   bons  démocrates  chrétiens». 

«  Je  l'arrête  par  un  fort  distinguo  :  nous 
sommes  tous  tenus  d'accepter  la  chose,  oui  ;  la 
dénomination,  non. 

«Nous  devons  tous  approuver, exercer  l'action 
bienfaisante  populaire,  en  laquelle  consiste  ce 
que  le  Pape  permet  d'appeler  démocratie  chré- 
tienne, à  la  condition  de  suivre  les  règles  tracées 
par  lui. 

((  Encore  Léon  XIII  ajoute-t-il,  ne  l'oublions 
pas,  tf  que  l'opinion  de  certains  hommes  sur  la 
a  puissance  et  la  vertu  d'une  telle  démocratie 
«  n'est  pas  exempte  de  quelque  exagération  ou 
«  d'erreur  ».  Mais,  quant  à  la  dénomination,  le 
Pape  a  pris  soin  de  dire  «  quelle  blesse  beaucoup 
«  d'honnêtes  gens  qui  lui  trouvent  un  sens  équi- 
«  voque  et  dangereux  ». 

«  Tout  l'objet  de  l'Encyclique  est  de  régler  l'ac- 
tion sociale  catholique;  la  dénomination  de  dé- 
mocratie chrétienne  n'y  entre  que  par  tolé- 
rance. M 

Par  cette  petite  difficulté,  si  heureusement 
soulevée,  par  ce  petit  obstacle  insidieux,  si  pro- 


APPENDICE    SECOND  271 

prement  suscité,  le  lecteur  peut  juger  de  la  sou- 
plesse, delà  variété,  de  la  subtilité  des  évolutions 
sillonnistes.  Des  passions  fortes  donnent  ainsi 
beaucoup  de  jeu  et  de  mouvement  à  l'esprit.  Je 
regrette  que  tant  de  mouvement  soit  stérile.  C'est 
un  malheur  pour  le  pays  que  tant  d'âmes  géné- 
reuses et  d'esprits  distingués  s'exténuent,  comme 
dit  le  prophète,  au  profit  de  l'erreur,  du  vide 
et  de  la  mort.  Quant  à  M.  l'abbé  Barbier,  une 
génération  plus  heureuse  lui  devra  de  pouvoir 
refaire  ce  qui  a  été  défait  par  la  nôtre  si  folle- 
ment. Mais  que  de  temps  perdu!  Que  de  beaux 
talents  à  la  mer  !  Combien  de  faibles  aura  séduits, 
fourvoyés  et  trompés  cette  voix  pleine  d'équi- 
voque, cette  intelligence  serve  des  mots  ! 

On  n'en  comprendra  tout  à  fait  le  grave  péril 
qu'en  lisant,  dans  la  première  brochure  de 
M.  l'abbé  Barbier,  la  très  remarquable  analyse 
d'un  ceitain  ce  drame  social  »  intitulé  Par  la 
mort,  que  Marc  Sangnier  a  publié  et  fait  repré- 
senter. Le  pénétrant  critique  a  su  faire  appa- 
raître dans  la  clarté  limpide  d'un  simple  exposé 
le  rapport  étroit  du  goût  romantique  de  Marc 
Sangnier  et  de  sa  rêverie  démocratique,  égali- 
laire,  humanitaire  et  d'ailleurs  opposée  à  tous 
les  sentiments  comme  à  toutes  les  idées,  à 
tous  les  intérêts  de  l  humanité  véritable.  11  n'y  a 


272  APPENDICE    SECOND 

qu'à  lire,  à  relire,  à  comprendre  ce  tableau 
parfait  d'un  homme,  d'un  esprit,  d'une  prédica- 
tion, d'une  secte  : 

«  Par  la  mort  est  un  drame  social  composé  par 
M.  Marc  Sangnier  pour  mettre  ses  idées  en  action 
sur  la  scène. 

«  Sans  hésitation  ni  réticence,  nous  émettrons  le 
vœu  que  l'autorité  ecclésiastique  en  interdise  la 
représentation  dans  les  œuvres  de  jeunesse  catho- 
lique, comme  blessant  la  morale  naturelle  et  la 
morale  sociale.  On  peut  défier  M.  Marc  Sangnier 
d'obtenir  que  l'archevêché  de  Paris  l'approuve. 

«  La  thèse  est  que  la  Cause  demande  l'acceptation 
de  tous  les  sacrifices.  Elle  est  fort  louable,  mais  le 
faux  mystérieux  dont  elle  s'enveloppe  et  les  aberra- 
tions qui  en  sont  la  conséquence  donnent  au  Sillon 
une  analogie  très  fâcheuse  avec  des  sectes  ancienne- 
ment réprouvées  par  l'Eglise. 

«  Accessoirement  le  mépris  ou  la  haine  des 
patrons,  le  nivellement  des  classes,  la  lutte  sociale, 
négation  du  patriotisme,  voilà  les  leçons  que  le 
peuple  en  tirera  directement. 

«  Rien  n'était  moins  selon  les  vues  de  M.  Marc 
Sangnier,  dira-t-on.  J'admets  volontiers  qu'elles 
sont  dépassées  par  ce  résultat  ;  mais  une  œuvre 
dramatique  se  juge  objectivement,  et  non  sur  les 
intentions  que  Fauteur  invoque. 

«  Nous  excuserons  M.  Marc  Sangnier  sur  les  sien- 
nes, quoiqu'il  se  plaise  trop  à  jouer  avec  le  feu  pour 
être  innocent  de  ses  dégâts  ;  mais  cette  nouvelle  et 


APPENDICE    SECOND  273 

décisive  expérience  achève  de  prouver  que,  s'il  y  a 
quelqu'un  d'inapte  à  se  faire  éducateur  social,  c'est 
lui. 

«  Il  a  voulu  se  montrer  ici  à  l'œuvre.  Une  analyse 
détaillée  montrerait  qu'il  n'y  a  pas,  dans  la  vie  dont 
il  nous  donne  le  spectacle,  une  situation  de  carac- 
tère, presque  pas  une  parole  qui  ne  détonne  et  ne 
choque,  pas  un  sentiment  qu'il  touche  sans  l'outrer 
ou  l'avilir. 

((  Le  héros  du  drame,  Jean  Mascurel,  est,  par 
hasard,  ancien  élève  de  Stanislas  comme  M.  Marc 
Sangnier,  ancien  polytechnicien  comme  lui.  11  dé- 
couvre que  son  père  a  manqué  à  un  engagement 
envers  ses  ouvriers  et,  sur-le-champ,  il  le  renie,  ni 
plus  ni  moins. 

«  L'auteur  n'a  même  pas  su  donner  au  prétexte 
d'un  tel  fanatisme  le  caractère  d'une  injustice  évi- 
dente. 

((  Un  patron,  sous  le  coup  d'une  crise  imminente, 
par  la  menace  d'une  grève,  par  l'agitation  socialiste 
et  internationaliste,  en  face  de  la  concurrence  étran- 
gère, se  laisse  arracher  une  augmentation  de  salaire 
et  l'engagement  de  la  maintenir  pendant  cinq 
années,  quel  que  soit  létat  de  ses  affaires.  C'est  le 
cas  posé  par  M.  Marc  Sangnier.  A-t-il  examiné  si 
cette  promesse  constitue  une  obligation  de  justice 
indiscutable  et  absolue  ? 

«  Mais  passons.  Jean  Mascurel,  dans  une  explica- 
tion avec  son  père,  apprend  que  le  fait  est  maté- 
riellement vrai  :  Mascurel  avait  promis,  signé,  et 
aujourd'hui  il  diminue  les  salaires,  parce  que  ses 
affaires  ne  vont  pas  : 


274  APPENDICE    SECOiN'D 

—  Mascurel.  C'est  ainsi  que  tu  parles  à  ton  père  ?Tu 
dois  le  respecter  d'abord.  —  Jean.  Je  dois  d  abord 
respecter  la  justice.  —  Masgcrel.  Tu  te  révoltes  ?... 

—  Jean.  Oui,  contre  l'injustice.  —  Mascurel.  Et  si 
c'est  moi  qui  suis  à  tes  yeux  l'injustice,  tu  te 
révoltes  contre  moi?  —  Jkan.  Oui.  —  Mascurel. 
Contre  moi,  ton  père  ?  —  Jean.  Oui,  contre  vous... 

«  Survient,  un  peu  plus  tard,  un  ouvrier,  Jacques, 
celui  que  Jean  doit  gagner  à  la  cause,  mais  qui  ne 
le  connaît  pas  encore.  Il  est  venu  prier  Jean  de 
porter  à  son  père  une  communication  du  comité 
de  la  grève  : 

—  Jean.  Je  ne  puis  me  charger  de  cette  communi- 
cation, car  je  n'ai  plus  de  rapports  avec  M.  Mascurel. 

—  Jacques.  Qui  donc  êtes-vous  ?  Que  faites-vous 
chez  lui?  —  Jean.  J'étais  son  fils  unique  ;  mainte- 
nant je  suis  orphelin.  —  Jacques.  Quoi  !  le  patron 
serait  donc  mort  ?  Oh  !  monsieur,  monsieur...  (// 
s'inclinn  dun  air  gêné.)  —  Jean.  Hélas  !  non,  ce 
n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit,  il  vit,  mais  il  est  mort 
pour  moi...  » 

«  Enfin  Jean,  qui  a  donné  toute  sa  fortune  aux 
ouvriers  pour  fonder  une  forge  contre  celle  de  son 
père,  («  Moi,  je  n'ai  plus  de  père;  vous,  vous  de- 
vriez avoir  le  courage  de  n'avoir  plus  de  patron  ») 
s'adresse  à  eux,  à  des  étrangers,  à  des  ennemis  de 
son  père,  en  ces  termes  :  —  Camarades,  à  partir 
d  aujourd'hui,  je  ne  suis  plus  fils  de  patron.  Je  suis 
un  orphelin  et  je  vous  demande  de  m'adopter.  Le 
patron  vous  a  trompés,  moi  je  veux  êlre  le  fils  de 
la  vérité.  Comment  pourrais-je  êlre  le  fils  de  cet 
homme  ?... 


API'E.NDICE    SECOND  27o 

«  Où  donc  a-t-on  pris  que  le  zèle  de  la  vérité,  de 
la  justice  et  du  bien  social  des  ouvriers  autorise 
un  fils  à  fouler  si  brutalement  aux  pieds  la  loi 
naturelle  et  les  commandements  de  Dieu?  Même  si 
Dieu  avait  constitué  personnellement  M.  Jean  Mas- 
curel  justicier  de  son  père,  il  serait  encore  coupable 
de  se  comporter  comme  le  fait  ce  héros. 

«.  Naturellement,  il  se  vante  d'agir  sous  l'inspira- 
tion divine  : 

«  —  Je  serai  plus  fort  que  le  monde.  Si  Dieu  est 
avec  moi,  qui  saurait  m'arrèter  ?...  Je  sens  en  moi 
des  forces  infinies.  Je  n'accepte  pas  l'injustice  et  le 
mal...   » 

«  Croyez  moi,  monsieur  Jean,  vous  ne  trouverez 
pas  un  directeur  de  conscience  qui  ne  vous  oblige 
à  accepter  d'abord  le  Décalogue. 

«  Au  second  acte,  deux  ans  après,  Mascurel  père, 
auquel  un  ami,  partant  pour  l'étranger,  avait  sous- 
crit d'emblée  400.000  francs  pour  une  nouvelle 
société  de  tramways,  apprend  son  retour  inopiné. 
Or,  pressé  par  ses  embarras,  il  a  engagé  tem- 
porairement cet  argent  dans  ses  affaires.  Atterré, 
il  se  rend  près  de  son  fils  Jean,  pour  le  prier  de  les 
lui  prêter  sur  sa  fortune  personnelle,  qu'il  lui  avait 
récemment  remise  : 

«  —  Jean.  Quoi  ?  lui  aussi,  vous  l'avez  trompé, 
comme  les  ouvriers?  Même  entre  vous?  —  (Mascurel 
s'explique.)  —  Jean.  Toujours  le  mensonge,  toujours. 
—  Mascurel.  Ah  !  Jean,  tu  es  dur.  J'aimerais  mieux  ta 
colère...  Maudis-moi  !  J'aime  mieux  cela.  —  Jean.  Je 
n'ai  rien  à  dire,  tout  ce  qui  arrive  devait  arriver. 
C'est  dans  l'ordre.  (Il  se  met  à  écrire.)  —  Mascurel 


.276  APPENDICE    SECOND 

continue  à  supplier,  et  représente  à  son  fils  quil  se 
déshonore  avec  lui.)  —  Jean.  Moi,  je  suis  un  orphe- 
lin, vous  savez,  depuis  deux  ans.  —  Mascurel  [se 
Jette  aux  genoux  de  Jean^  il  pleure).  Jean,  ta  mère, 
souviens-toi  de  ta  mère.  —  Jean.  Taisez- vous,  tai- 
sez-vous, taisez-vous.  Ne  prononcez  pas  ce  mot- 
là...  Ma  mère,  ma  mère,  elle  est  à  moi.  —  Mascu- 
rel [les  mains  jointes  et  pleurant).  Jean,  Jean,  je  te 
supplie,  je  te  supplie  !  —  Jean  [lui  tendant  un  pa- 
pier). C'est  assez,  c'est  assez.  Tenez.  Voici  ce  que 
vous  demandez.  Votre  honneur  sera  sauf.  —  Mascu- 
rel. —  Quoi,  c'est  vrai,  c'est  vrai,  tu  veux  bien  ? 
Mais  je  suis  sauvé  !  — Jean.  Tant  mieux  !...  » 

«  Ce  héros,  ce  jeune  saint  proposé  à  l'admiration 
populaire,  est  simplement  un  monstre. 

«  Quelque  part  que  Ton  fasse,  chez  l'auteur,  à 
l'inexpérience  delà  scène,  il  paraît  absolument  in- 
vraisemblable qu'un  homme  de  jugement  sain  ait  pu 
y  produire  de  tels  personnages.  J'en  appelle  à  tous 
les  critiques  qui,  même  en  dehors  d'une  préoccupa- 
tion religieuse,  ne  s'appuieraient  que  sur  la  recti- 
tude du  sens  moral,  et  je  serais  vraiment  curieux 
de  voir  l'étude  que  M.  Emile  Faguet,  M.  René  Dou- 
mic,  M.  Gabriel  Audiat  ou  d'autres,  écriraient  sur 
la  moralité  de  ce  drame. 

«  L'Univers,  qui  aurait  pu  passer,  Tan  dernier, 
pour  le  journal  de  M.  Marc  Sangnier,  en  a  publié 
une  critique  très  mitigée,  dont  Fauteur,  M.  François 
Veuillot,  n'a  cependant  pas  pu  se  retenir  d'écrire 
que  c'est  une  œuvre  socialement  inquiétante, 

«  Quel  type  de  patrons  présente-t-on  au  specta- 
teur?  Un   type  unique  qu'on  cherche   à  montrer 


APPENDICE    SECOND  277 

déloyal,  injuste,  sans  dignité,  sans  intelligence. 
Le  Sillo7i  se  ménage  vraiment  un  beau  et  facile 
triomphe,  en  bornant  les  critiques  de  ses  contra- 
dicteurs aux  imbécillités  qu'il  fait  débiter  par  ces 
patrons. 

«  Comment  M.  Sangnier  réalise-t-il  ses  idées  sur 
les  classes  dans  la  démocratie  ? 

«  —  Jacques  [l'ouvrier).  Je  vais  leur  dire  que  vous 
êtes  tout  à  fait  des  nôtres  maintenant.  —  Jean.  Des 
vôtres,  oui,  c'est  ça  !  Alors  ne  m'appelle  plus  mon- 
sieur, tu  peux  bien  dire  Jean  tout  simplement  ;  cela 
me  guérira  tout  ;...  et  puis  tu  ne  me  diras  plus  vous 
comme  à  un  fils  de  patron  ;  qui  donc  es-tu,  toi?  — 
Jacques.  Je  suis  Jacques  Mercœur...  Vous  savez  peut- 
être  ça:  c'est  votre  mère...  qui  m'a  servi  de  marraine. 
—  Jean.  Oh  !  ne  dis  pas  votre  mère,  dis  ta  mère  — 
tu  dois  me  tutoyer  —  dis  notre  mère  (!l!),  c'est  bien 
cela,  car  tu  sais,  elle  était  avec  vous...  —  Jacques.  Dis, 
Jean  [il  lui  prend  la  main),  c'est  donc  vrai  que  tu  es 
notre  ami  ?  — Jean.  Oui,  c'est  vrai,  etc..  » 

«  Le  patriotisme,  en  ce  qu'il  a  de  plus  pur  et  de 
plus  respectable,  prête,  dans  ce  drame,  à  une  basse 
caricature  qui  soulève  l'indignation  et  le  dégoût. 

«  C'est  un  vieux  grand-père  qui  nous  est  exhibé, 
-^  qu'on  me  pardonne  l'expression  exacte  —  tout  à 
fait  gaga  —  soignant  un  vieil  aigle  déplumé,  qu'il 
pleure  avec  des  plaintes  d'idiot,  quand  il  ne  le  voit 
plus. 

«  Après  d'autres  scènes  oii  il  a  ainsi  paru,  lamen- 
table, on  nous  le  produit  :  entrant  en  scène,  ac- 
croché en  bandoulière  un  tambour.  Il  est  devenu 
maniaque  et   un   peu  gâteux...   il  bat  la  charge  ; 

DILEMME  ô** 


278  APPENDICE    SECOND 

«  Vive  l'Empereur  I  Vive  l'Empereur  !  Ce  matin  j'ai 
vu  se  lever  le  soleil  d'Auslerlitz  à  Waterloo;  ils  ont 
failli  m'écraser  avec  leurs  caissons;  mais  je  suis  un 
malin,  moi  (il  ril)  ;  j'étais  derrière  le  petit  caporal 
{il  se  redresse  fièrement).  Personne  n'a  eu  la  force 
de  me  tuer,  moi.  C'est  la  Revanche  !  Cest  la  Re- 
vanche !  Battons  la  charge.  »  —  Un  instant  après  : 
«  Conscrit  [à  un  onvrier),  je  sais  où  tu  trouveras 
l'aigle.  Va  à  Strasbourg;  monte  sur  la  cathédrale  en 
haut  du  clocher  :  tu  le  trouveras.  Il  a  les  ailes 
ouvertes.  Dépêche-toi,  conscrit.  Je  veux  le  revoir 
avant  de  mourir.  » 

«  Tant  qu'on  ne  m'aura  pas  démenti,  je  reste  con- 
vaincu que  les  jeunes  ouvriers  auxquels  on  donne 
ce  spectacle  éclatent  en  huées  sur  l'auteur.  Et  s'il 
est  vrai  qu'ils  l'applaudissent,  malheur  au  pays  où 
une  jeunesse,  réputée  l'élite,  bafoue  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sacré  ! 

«  Ici,  je  m'arrête  ;  mon  esprit  est  envahi  de  mille 
pensées,  au  souvenir  de  ces  ligaes  récemment 
écrites  par  M.  Marc  Sangnier  :  «  Il  doit  sortir  du 
Sillon  tout  ce  qui  sort  de  la  vie,  je  veux  dire  une  or- 
ganisation sociale,  une  politique  rajeunie  et  corres- 
pondant aux  vraies  réalités  sociales,  une  adaptation 
nouvelle  auxéternell^^s  lois  qui  régissent  les  sociétés 
humaines,  et  jusqu'à  un  art  régénéré,  expression  de 
l'esprit  et  des  sentiments  de  la  démocratie  future.  » 

«  Naturellement,  il  fallait  placer  la  théorie  huma- 
nitaire du  Sillo7i  en  opposition  avec  l'insanité  de  la 
Revanche. 

«  —  Jean  (à  voix  basse.,  avec  tristesse.  Il  parle 
toujours  avec  tristesse,   à  voix  basse  ou  très  basse., 


APPENDICE    SECOND  279 

OU  en  pleurant).  N'aie  pas  de  peine,  grand-père  : 
nous  te  la  ferons  belle  et  sainte,  ta  France  bien-ai- 
mée,  nous  te  la  ferons  libre  et  fière,  et  TEurope 
encore  suivra  sa  loi,  car  la  France  travaillera  pour 
le  monde  et  deviendra  Vhumanilé.  —  Le  Capitaine. 
Hardi,  mon  fils  !  C'est  bien  parlé  1  ..  Vive  TAlsace  ! 
Vous  allez  la  reprendre!...  —  Jean  (à  voix  basse). 
Nous  ferons  bien  mieux  que  reprendre  un  peu  de 
terre,  nous  délivrerons  la  justice.  -  Le  Capitaine. 
Mais  elle,  que  deviendra-t-elle  ?  Briserez-vous  ses 
fers  ?  — Jean.  Il  n'y  aura  plus  de  fers  s'il  n'y  a  plus 
de  haine.  —  Le  Capitaine.  Et  la  revanche,  la  veux- 
tu  ?  —  Jean.  Oui,  la  revanche  sainte  de  la  fraternité 
contre  Tesclavage,  de  la  justice  contre  l'oppression, 
de  1  amour  contre  la  haine.  —  Le  Capitaine.  Quoi  ! 
Qu'est-ce  que  tu  dis  ?  Tu  ne  hais  pas  le  Prussien  ? 
—  Jean    Je  ne  peux  pas  haïr.  » 

«  M  François  Veuillot  dit  avec  justesse  :  —  Oi^i 
donc  M  Sangnier  a-t-il  vu  que  la  revanche  était  un 
sentiment  de  haine  ?  C'est  au  contraire  une  explosion 
d'amour,  amour  pour  la  patrie  blessée,  amour  pour 
la  justice  outragée  par  des  conquêtes  brutales.  — 
Toujours  le  faux  évangile  ! 

«  Voici  le  clou,  la  scène  où  l'ouvrier  Jacques  Mer- 
cœur,  qui  venait  apporter  la  sommation  du  Comité 
de  la  grève,  est  gagné  à  la  cause. 

«  C'est  rapide,  foudroyant. 

«  Jacques  a  tutoyé  le  fils  de  son  patron,  et  touché 
de  plus  en  plus  : 

«  —  Tu  voudras  bien  que  je  te  parle  un  peu  comme 
à  un  frère?  -  Jkan.  N'est-ce  pas,  Jacques,  que  tu  seras 
mon  frère,  non  pas  un  peu,  mais  tout  à  fait  ?  Dis,  tu 


280  APPENDICE   SECOND 

as  la  foi,  toi,  j'en  suis  sûr,  la  même  foi  que  moi  ;  tu 
crois  que  Celui  qui  a  ordonné  :  Aimez-vous  les  uns 
les  autres,  était  un  Dieu  ;  tu  crois  que  si  ce  doux 
Christ  vainqueur  habite  dans  nos  âmes,  elles  ne  font 
plus  toutes  deux  qu'une  seule  âme  ?  —  Jacques.  Oui, 
je  crois  à  Jésus,  et  notre  bon  curé,  si  bon  surtout 
depuis  que  la  grève  a  commencé,  nous  a  dit  qu'il 
fallait  que  le  règne  du  Christ  arrive  et  que  c'est  dans 
ce  monde  que  nous  devons  travailler  pour  que  sa 
justice  vienne.  —  Jean.  Jacques,  veux-tu  être  un 
homme  ?  Tu  vois^  il  y  a  de  la  haine ^  du  mal  partout . 
On  vous  trompe,  on  vous  ment.  Les  riches  eux-mêmes 
se  dévorent  entre  eux.  Quand  une  âme  pure  naît  par 
hasard  dans  cet  enfer.,  elle  en  meurt  de  douleur.  Veux- 
tuquecela  cesse?  Veux-tu  briser  lemonde  méchant  qui 
nous  écrase  ?  Veux-tu  être  plus  fort  que  la  haine  ? 
Veux-tu  laver  la  vieille  terre  souffrante  dans  le  sang 
du  Christ  ?  Veux-tu  qu'il  y  ait  de  l'amour  partout  ? 
Jacques,  veux-tu  que  nous  fassions  cela  ?  —  Jacques. 
Oui,  Jean,  je  veux  !  Oh  !  comme  tu  sais  trouver  des 
mots  pour  dire  tout  ce  que  je  ne  peux  que  sentir.  Tu 
me  révèles  à  moi-même  ce  que  j'osais  à  peine  pen- 
ser. Quand  je  t'entends  parler,  il  fait  clair  dans  mon 
esprit  et  chaud  dans  mon  cœur.  Ah  I  oui,  Jean,  tu 
n'es  pasun  patron,  toi,  tu  es  bien  des  nôtres.  —  Jean. 
Jacques,  est-ce  que  tu  crois  à  l'Amour?  —  Jacques 
[fermement).  Oui,  je  crois  à  l'Amour.  —  Jean.  As-tu 
foi  en  la  Cause  ?  —  Jacques.  Oui,  j'ai  foi  en  la  Cause. 

—  Jean.  Est-ce  que  tu  donnes  tout? —  Jacques.  Tout. 

—  jEAN((/'wn  air  triomphant).  Merci,  mon  Dieu.  Cette 
première  rencontre  est  une  preuve.  J'ai  confiance  - 
nous  vaincrons  !  » 


APPENDICl::    SECOND  281 

«  Ne  se  croirait-on  pas  sur  le  chemin  de  Damas? 
Encore  Jésus-Christ  parlait  clairement  à  saint  Paul. 

«  Jacques  Mercœur,  que  les  familiers  du  Sillon 
ont  déjà  rencontré,  est,  il  est  vrai,  habitué  aux  illu- 
minations. 

«  Sivous  avez  peine  à  comprendre  que  celle-ci  l'ait 
renversé,  lisez  ddius  V E sprit  démocratique  le  chaipHre  : 
«Comment  Jacques  Mercœur  rencontra  Dieu».  Mais 
je  vous  préviens  que  vous  ne  serez  pas  plus  avancé. 

«  Faut-il  s'en  prendre  à  notre  condition  de  profa- 
nes, incapables,  comme  on  nous  dit,  de  pénétrer 
la  vie  intime  etTesprit  du  Sillon'! 

«  C'est  une  mauvaise  plaisanterie  et  une  piteuse 
défaite.  Voilà  plusieurs  années  que  M.  Marc  Sangnier 
parle  en  public  presque  chaque  jour  ;  sa  plume  est 
aussi  infatigable  que  sa  parole  ;  il  écrit,  publie, 
enseigne  ;  professeur,  conférencier,  journaliste,  il  a 
émis  une  quantité  de  propositions  dont  le  sens  est 
malheureusement  trop  clair,  qu'il  a  cent  fois  répé- 
tées, très  cohérentes  entre  elles,  et  ceux  qui  Font 
patiemment  suivi  et  écouté  ne  seraient  pas  reçus  à 
résumer  ses  doctrines,  parce  qu'ils  ne  le  compren- 
nent pas? 

«  Je  ne  voudrais  pas  finir  sur  un  mot  dur.  Celui 
qui  me  vient  sous  la  plume  contient  plutôt  l'excuse 
qu'il  devient  nécessaire  de  trouver  aux  écarts  de 
M.  Marc  Sangnier.  Se  comprend-il  lui-même?  Je  veux 
dire:   Sait-il  vraiment  ce  qu'il  veut  et  oii  il   va?» 

(Les  Idées  du  Sillon^  par  Tabbé  Emmanuel  Barbier.) 

Ces  feuillets  d'analyses  coupées  de   citations 

g... 


282  APPENDICE    SECO:<D 

valent  un  volume  de  commentaires.  Rien  ne  peut 
faire  mieux  sentir  à  quel  point  ce  que  Von  veut 
bien  nommer  «  les  idées  »  du  «  Sillon  »  date,  ou 
plutôt  retarde.  On  a  publié  tout  cela  entre  1900 
et  1906.  Mais  la  rédaction  à  peu  près  invariable 
de  ces  textes  remonte  à  1830  ou  18i8.  Ni  le 
socialisme  contemporain  ni  même  l'anarchisme 
moderne  ne  pensent  ne  parlent,  ainsi.  La  frac- 
tion libérale  du  monde  catholique  et  conser- 
vateur français  se  vieillit  une  fois  de  plus  en 
croyant  rajeunir  à  l'école  de  Marc  Sangnier. 

11  est  bien  en  retard  sur  Lncordaire  et  Monta^ 
lembert.  Mais  les  foules  qui  l'applaudissent  ne 
regardent  guère  à  la  date,  et  sans  doute  qu'elles 
l'applaudiraient  plus  chaudement  encore  s'il 
osait  rétrograder  jusqu'à  Vè.^e.  des  cavernes 
et  développer  dans  son  langage  de  chrétien 
mystique,  les  doctrines  de  la  sensibilité  toute 
pure,  de  la  pure  animalité.  Déjà  le  mépris  qu'il 
témoigne  aux  idées  précises  le  place  entre  les 
destructeurs  de  tout  ordre  intellectuel.  Quant 
aux  liens  de  famille,  à  l'autorité  domestique  et 
sociale,  à  l'inégalité  naturelle  établie  entre 
employeur  et  employé,  son  dédain  équivaut  à 
la  critique  radicale.  Il  méconnaît  ces  biens 
parce  qu'il  les  confond  tous  et  n'en  sait  distin- 
guer aucun.  Ce  n'est  plus  l'anarchiste,  c'est  le 


APPENDICE    SECOND  283 

sauvage,  c'est  Fenfanf,  c'est  un  de  ces  types  ru- 
dimentaires  auxquels  ramène  la  loquacité  pas- 
sionnée d'un  Jean-Jacques  Rousseau  et  d'un 
Léon  Tolstoï.  Si  tel  n'est  point  absolument  l'état 
d'esprit  de  MarcSangnier,  du  moins  c'est  à  cela 
qu'il  penche.  L'Eglise  seule  est  capable  de  l'en 
garder  et  tout  annonce  de  ce  côté  des  inter- 
ventions vigoureuses,  des  avertissements  catégo- 
riques, pressants.  Les  catholiques  instruits  nous 
assurent  qu'à  Rome  personne  ne  veut  plus  se 
faire  protestant. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DÉDICACE   : 

A  l'Eglise  romaine,  Eglise  de  l'ordre. 
Le  Dilemme  de  Marc   Sangnier. 

Article  premier  : 

«  Dilemme  impérieux  ».  Effort  pour  le  résoudre.  Pre- 
mière  tentative    de  conciliation 1 

Article  deuxième  : 

Lettre  de  M.  de  Marans  :  Marc  Sangnier  n'est  pas  chrétien 
social.  —  Il  nous  suffit  que  Marc  Sangnier  soit  catho- 
lique, car  son  catholicisme  est  la  condition  indispen- 
sable de  tout  accord,  même  de  toute  discussion  utile 
avec  nous 14 

Article  troisième  : 

Première  lettre  de  Marc  Sangnier:  Où  le  Dilemme  est 
atténué.  —  La  majorité  dynamique.  —  L'asymptote  ou 
la  souveraineté  conçue  comme  la  limite  mathéma- 
tique du  progrès  dans  la  vertu.  —  Pour  que  cette 
vertu  s'exerce  :  obstacles,  épreuves,  vœux  de  martyre. 

Nos  réponses 23 

Article  quatrième  : 

Lettre  du  D'  Walter  de  Keating  Hart,  et  explications  de 
Marc  Sanfçaier:  la  restauration  de  la  Monarchie  rendrait 


286  TABLE    DES    MATIÈRES 

inutile  l'œuvre  du  Sillon.  —  Cette  œuvre,  au  contraire, 
ne  saurait  avoir  une  pleine  efficacité  que  moyennant 
le  rétablissement  préalable  de  Tordre  politique  ou  de 
la  Monarchie 67 

Article  cinquième  : 

Troisième  lettre  de  Marc  Sangnier.  —  La  Monarchie  serait 
dans  l'évolution  des  sociétés  une  étape  analogue  à 
l'institution  de  l'esclavage.  —  Acte  de  foi  dans  l'avenir 
de  la  démocratie.  —  Nos  réponses.  —  Vanité  des  hypo- 
thèses d'évolution  sociale.  —  L'hérédité  du  pouvoir 
est  la  loi  constante  de  la  sécurité  des  Etats.     .        83 

Article  sixième  : 
Suite  du  précédent.  —  Nos  réponses  h  la  troisième  lettre 
de    Marc  Sangnier 138 

Article  septième  : 
Suite  du  précédent.  —  Fin  des  réponses  à  la  troisième 
lettre  de  Marc  Sangnier 164 

Qu'est-ce  que    l'intérêt   général?   —  Critique   du 

fédéralisme  absolu 195 

La  Vie  démocratique 206 

La  Question  de  la  Taupe  :1 226 

—                       —         II 230 

Conscience  et  Responsabilité 241 

La  fin  de  la  conversation 248 

Appendice 

I.  Deux  apôtres:  M.  Sangnier  et  M.  Lapicque.     .     .  259 

IL  M.  l'abbé  Barbier,  M.  l'abbé  Desgranges  .     .     .  266 

Le  dra.m.e  ^<  Par  la  Mort.  » 266 


Paris.  -  Société  françaiss  d'Imprimerie  et  de  Librairie. 


1031 
3  S491 


Mp-vrrrs  BQX 

1796 
Le  dilemme  de  Marc  Sangnier  .M37» 


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Les  Maitres  de  la  contre-Révolution  au  XIX^  siècle 

Par   Louis  DIMIBR 

J.  OE    MAISTRE,    BONALD,    RIVAROL,    BALZAC,    P.L     COURiËR 

SAINTE-BEUVE, TAINE, RENAN,  FUSTEL  DE  COULANGES 

LE  PLAY,  PROUDHON,  LES  CONCOURT,  VEUILLOT 

Un  vol    in-18  jésus,  broché 3  50 


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CHAIRE  AUGUSTE  COMTE 


Le  système  politique  d'Auguste  Comte 

Par  le  Comte  Léon  de  MONTESQUIOU 

CATHOLIQUES  ET   POSITIVISTES  :   L'ACCORD.  —    LA  FOI  POSITIVE 

LES  LOIS  NATURELLES.  —  LA   HIÉRARCHIE  DES  SCIENCES 

LHUMANITÉ.  —  LA    TRADITION.  -    LA    FAMILLE.    —    LA     PATRIE 

L'ÉVOLUTION    DE    L  ACTIVITÉ     —    LA    SÉPARATION    DES    POUVOIRS 

LE  GOUVERNEMENT  SPIRITUEL,  LE   GOUVERNEMENT  TEMPOREL 

LES  RAPPORTS  DE  L  INTELLIGENCE  ET  DE  LA  SENSIBILITÉ 

LA    SYNTHÈSE  SUBJECTIVE 


Un  yol.  in-18  Jésus,  broché. 


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Pour  paraître  prochainement  : 

CHAIRE   MAURICE   BARRÉS 


Philosophie   du  Nationalisme  Français 

Par  Lucien  MO  BEAU 

Un  vol.  in-18  jésus,  broché 3  50