iru ARLES MAURRAS
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L imDilemme
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de
Marc Sang nier
lEssai sur la démocratie religieuse
'< Pour un esprit dégagé de toutes les superstitions,
« un impérieux dilemme doit tût ou tard se poser : .ou
« le positivisme monarchique de l'Action Française,
« ou le christianisme social du Sillon. »
M
AHC iANGNIEH.
NOUVELLE
LIBRAIRIE NATIONALE
85, RUK DE RENNES
PARIS
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Le Dilemme de Marc Sangnier
DU MÊME AUTEUR:
L'Idée de la Décentralisation, brochure.
Trois idées politiques: Chateanbiiand , Michelet ,
Sainte-Beuve.
Les Amants de Venise {George Sand et Musset).
Portraits d'après un médaillon de David d'Angers.
Jean Moréas, étude littéraire
Le Chemin de Paradis, contes philosophiques.
ENQUÊTE SUR LA MONARCHIE
Anthinea : d'Athènes à Florence.
Un débat nouveau sur la République et la
Décentralisation.
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
Auguste Comte
Le Romantisme féminin — Mademoiselle Monk
Pour paraître au 15 janvier 1907 :
Kiel et Tanger
Histoire de dix ans (1895-1905)
En préparation :
LE NATIONALISME INTÉGRAL
CHARLES MAURRAS
Le Dilemme
de
Marc Sangnier
Essai sur la démocratie religieuse
'( Pour un esprit dégagé de toutes les superstitions,
« un impérieux dilemme doit tôt ou tard se poser : ou
« le positivisme monarchique de l'Action Française.
(I ou le christianisme social du Sillon. »
Marc Sangnier.
NOUVELLE
LIBRAIRIE NATIONALE
85, RUE DE RENNES
PARIS
A
L'ÉGLISE ROMAINE
A
L'ÉGLISE
DE
L'ORDRE
An
prêtre é minent
qni
fut mon premier maître
An
parfait humaniste
par qui
je fus introduit
aux
Lettres profanes
On se trompe souvent sur le sens et sur la
nature des raisons pour lesquelles certains
esprits irréligieux ou sans croyance religieuse
ont voué au Catholicisme un grand respect
mêlé d'une sourde tendresse et d'une profonde
affection. Cest de la politique, dit-on souvent.
Et l'on ajoute ; — Simple goût de V autorité. On
poursuit quelquefois : — Vous désirez une reli-
gion pour le peuple. Sans souscrire à d'aussi
sommaires inepties, les plus modérés se sou-
viennent d'un propos de M. Brunelière :
« L'Eglise catholique est un gouvernement », et
concluent : — Vous aimez ce gow)ernement fort.
Tout cela est frivole, pour ne pas dire plus.
Quelque étendue que l'on accorde au terme de
gouvernement, en quelque sens extrême qu'on
le reçoive, il sera toujours débordé par la pléni-
tude du grand être moral auquel s'élève la
VIII LE DILEMME DE MARC SANGNIEK
pensée quand la bouche prononce le nom .de
l'Eglise de Rome. Elle est sans doute un gou-
vernement, elle est aussi mille autres choses.
Le vieillard en vêtements blancs qui siège au
sommet du système catholique peut ressembler
aux princes du sceptre et de l'épée quand il
tranche et sépare, quand il rejette ou qu'il ful-
mine ; mais la plupart du temps son autorité
participe de la fonction pacifique du chef de
chœur quand il bat la mesure d'un chant que
ses choristes conçoivent comme lui, en même
temps que lui. La règle extérieure n'épuise pas la
notion du Catholicisme, et c'est lui qui passe
infiniment cette règle. Mais oia la règle cesse,
l'harmonie est loin de cesser. Elle s'amplifie au
contraire. Sans consister toujours en une obé-
dience,le Catholicisme est partout un ordre. C'est
à la notion la plus générale de l'ordre que cette
essence religieuse correspond pour ses admira-
teurs du dehors.
Il ne faut donc pas s'arrêter à la seule hiérar-
chie visible des personnes et des fonctions. Ces
gradins successifs sur lesquels s'échelonne la
majestueuse série des juridictions font déjà
pressentir les distinctions et les classe-
ments que le Catholicisme a su introduire ou
LK DILEMME DE MAHG SANGNTEK IX
raffermir dans la vie de Tesprit et l'intelligence
du monde. Les constantes maximes qui distri-
buent les rangs dans sa propre organisation se
retrouvent dans la rigueur des choix critiques,
des préférences raisonnées que h\ logique de
son dogme suggère aux plus libres fidèles.' Tout
ce que pense l'homme reçoit, du jugement et du
sentiment de l'Eglise, place proportionnelle au
degré d'importance, d'utilité ou de bonté. Le
nombre de ces désignations électives est trop
élevé, leur qualification est trop minutieuse, mo-
tivée trop subtilement, pour qu'il ne semble pas
toujours assez facile d'y contester, avec une appa-
rence de raison, quelque point de détail. Oii
l'Église prend sa revanche, oii tous ses avantages
reconquièrent leur force, c'est lorsqu'on en
revient à considérer les ensembles. Rien au
monde n'est comparable à ce cor;)5 de principes
si généraux, de coutumes si souples, soumis à la
même pensée, et tel enfin que ceux qui con-
sentirent à l'admettre n'ontjamais pu se plaindre
sérieusement d'avoir erré par ignorance et faute
de savoir au juste ce qu'ils devaient. La con-
science humaine, dont le plus grand malheur est'
peut-être l'incertitude, salue ici le temple des
définitions du devoir.
Cet ordre intellectuel n'a rien de stérile. Ses
X LE DILEMME DE MARC SAISGNIER
bienfaits rejoignent la vie pratique. Son génie
prévoyant guide et soutient la volonté, l'ayant
pressentie avant l'acte, dès l'intention en germe,
et même au premier jet naissant du vœu et du
désir. Par d'insinuantes manœuvres ou des
exercices violents répétés d'âge en âge pour
assouplir ou pour dompter, la vie morale est
prise à sa source, captée, orientée et même con-
duite, comme par la main d'un artiste supérieur.
Pareille discipline des puissances du cœur
doit descendre au delà du cœur. Quiconque
se prévaut de l'origine catholique en a gardé
un corps ondoyé et trempé d'habitudes pro-
fondes qui sont symbolisées par Faction de
l'encens, du sel ou du chrême sacrés, mais qui
déterminent des influences et des modifications
radicales. De là est née cette sensibilité catho-
lique, la plus étendue et la plus vibrante du
monde moderne, parce qu'elle provient de l'idée
d'un ordre imposé à tout. Qui dit ordre dit
accumulation et distribution de richesses : mo-
ralement, réserve de puissance et de sympathie.
LE DILEMME DE MARC SANGNIER XI
II
On pourrait expliquer l'insigne merveille delà
sensibilité catholique par les seules vertus d'une
prédication de fralernité et d'amour, si la fra-
ternité et l'amour n'avaient produit des résul-
tats assez contraires quand on les a prêches
hors du catholicisme. N'oublions pas que plus
d'une fois dans l'histoire il arriva de proposer
(( la fraternité ou la mort » et que le catholicisme
a toujours imposé la fraternité sans l'armer
de la plus légère menace : lorsqu'il s'est montré
rigoureux ou sévère jusqu'à la mort, c'est de
justice ou de salut social qu'il s'est prévalu, non
d'amour. Le trait le plus marquant de la prédi-
cation catholique est d'avoir préservé la phi-
lanthropie de ses propres vertiges, et défendu
l'amour contre la logique de son excès. Dans
l'intérêt d'une passion qui tend bien au sublime,
mais dont la nature est aussi de s'aigrir et de
se tourner en haine aussitôt qu'on lui permet
d'être la maîtresse, le catholicisme a forgé à
Tamour les plus nobles freins, sans l'altérer ni
l'opprimer.
Par une opération comparable aux chefs-
d'œuvre de la plus haute poésie, les sentiments
XII LE DILEMME DE MARC SANGNIER
furent plies aux divisions et aux nombres de la
Pensée ; ce qui était aveugle en reçut des yeux
vigilants; le cœur humain, qui est aussi prompt
aux artifices du sophisme qu'à la brutalité du
simple état sauvage, se trouva redressé en même
temps qu'éclairé.
Un pareil travail d'ennoblissement opéré sur
l'âme sensible par l'âme raisonnable était d'une
nécessité d'autant plus vive que la puissance
de sentir semble avoir redoublé depuis l'ère
moderne. « Dieu est tout amour », disait-on. Que
serait devenu le monde si, retournant les termes
de ce principe, on eût tiré de là que « tout amour
est Dieu »? Bien des âmes que la tendresse de
l'Évangile touche inclinent à la flatteuse erreur
de ce panthéisme qui, égalisant tous les actes,
confondant tous 1rs êtres, légitime et avilit tout.
Si elle eût triomphé, un peu de temps aurait
suffi pour détruire l'épargne des plus belles gé-
nérations de l'humanité. Mais elle a été com-
battue par l'enseignement et l'éducation que
donnait l'Eglise : — Tout amour n'est pas Dieu,
tout amour est «. de Dieu ». Les croyants durent
formuler sous peine de retranchement celte
distinction vénérable, qui sauve encore l'Occi-
dent de ceux que Macaulay appelle les bar-
bares d'en bas.
LE DILEMME DE MAHC SANGNIEK XIll
Aux plus beaux mouvemeutscle l'âme, l'Eglise
répéta comme un dogme de foi : Vous nêtes pns
des dieux. A la plus belle âme elle-même: Vous
n'êtes pas un Dieu non plus. En rappelant le
membre à la notion du corps, la partie à l'idée
et à l'observance du tout, les avis de l'Eglise
éloignèrent l'individu de l'autel qu'un fol amour-
propre lui proposait tout bas de s'édifier à lui-
même ; ils lui représentèrent combien d'êtres et
d'hommes, existant près de lui, méritaient
d'être considérés avec lui : — K étant pas seul au
monde^ tu ne fais pas la loi du monde., ni seule-
ment ta propre loi. Ce sage et dur rappel à la vue
deschoses réellesnefut tantécoulé queparcequ'il
venait de l'Église même. La meilleure amie de
chaque homme, la bienfaitrice commune du
genre humain, sans cesse inclinée sur les âmes
pour les cultiver, les polir et les perfectionner,
pouvait leur interdire de se choisir pour centre.
Elle leur montrait ce point dangereux de tous
les progrès obtenus ou désirés par elle. L'apo-
théose de l'individu abstrait se trouvait ainsi ré-
prouvée par l'institution la plus secourable à tout
individu vivant. L'individualisme était exclu au
nom du plus large amour des personnes, et ceux-
là mêmes qu'entre tous les hommes elle appelait,
avec une dilection profonde, les humbles, rece-
XIV LE DILEMME DE MARC SANGNIER
valent d'elle un traitement de privilège, à la con-
dition très précise de ne point tirer de leur tiumi-
lité un orgueil ni de la sujétion le principe de la
révolte.
La douce main qu'elle leur tend n'est point
destinée à leur bander les yeux. Elle peuts'e^or-
cer de corriger l'effet d'une vérité âpre. Elle ne
cherche pas à la nier ni à la remplacer par de
vides fictions. Ce gui est : voilà le principe de
toute charitable sagesse. On peut désirer autre
chose. Il faut d'abord savoir cela. Puisque le
système du monde veut que les plus sérieuses
garanties de tous les « droits des humbles » ou
leurs plus sûres chances de bien et de salut
soient liées au salut et au bien des puissants,
l'Eglise n'encombre pas cette vérité de contesta-
tions superflues. S'il y a des puissants féroces,
elle les adoucit, pour que le bien de la puissance
qui est en eux donne tous ses fruits ; s'ils sont
bons, elle fortifie leur autorité en l'utilisant
pour ses vues, loin d'en relâcher la précieuse
consistance. Il faudrait se conduire tout autre-
ment si notre univers était consiruit d'autre
sorte et si l'on pouvait y obtenir des progrès
d'une autre façon. Mais tel est Tordre. Il
faut le connaître si l'on veut utiliser un seul de
ses éléments. Se conformer à l'ordre abrège et
LE DILEMME DE MARC SANGNIER XV
facilite l'œuvre. Contredire ou discuter l'ordre
est perdre son temps. Le catholicisme n'a ja-
mais usé ses puissances contre des statuts éter-
nels ; il a renouvelé la face de la terre par un
effort d'enthousiasme soutenu et mis en valeur
au moyen d'un parfait bon sens. Les réformateurs
radicaux et les amateurs de révolution n'ont pas
manqué de lui conseiller une autre conduite, en le
raillant amèrement de tant de précautions. Mais
il les a tranquillement excommuniés un par un.
III
Église catholique. Église de l'Ordre, c'étaient
pour beaucoup d'entre nous deux termes si évi-
demment synonymes qu'il arrivait de dire :
a un livre catholique» pour désigner un beau
livre, classique, composé en conformité avec la
raison universelle et la coutume séculaire du
monde civilisé; au lieu qu'un « livre protestant »>
nous désignait tout au contraire des sauvageons
sans race, dont les auteurs, non dépourvus de
tout génie personnel, apparaissaient des révoltés
ou des incultes. Un peu de réflexion nous avait
aisément délivrés des contradictions grossières
établies par l'histoire et la philosophie roman-
XVI LE DILEMME DE MARC SANGNIKR
tiques entre le catholicisme du moyen âge et
celui de la renaissance. Nous cessions d'opposer
ces deux périodes, ne pouvant raisonnablement
reconnaître de différences bien profondes entre
le génie religieux qui s'était montré accueillant
pour Aristote et pour Virgile et celui qui reçut
un peu plus tard, dans une mesure à peine plus
forte, les influences dHomère et de Phidias.
Nous admirions quelle inimitié ardente, austère,
implacable, ont montrée aux œuvres de Fart
et aux signes de la beauté les plus résolus enne-
mis de l'organisation catholique. Luther est
iconoclaste comme Tolstoï, comme Rousseau.
Leur commun rêve est de briser les formes et
de diviser les esprits. C'est un rêve anticatho-
lique. Au contraire, le rêve d'assembler et de
composer, la volonté de réunir, sans être des
aspirations nécessairement catholiques, sont
nécessairement les amis du catholicisme. A tous
les points de vue, dans tous les domaines et sous
tous les rapports, ce qui construit est pow\ ce
qui détruit est contre \ quel esprit noble ou quel
esprit juste peut hésiter ?
Chez quelques-uns, que je connais, on n'hé-
sita guère. Plus encore que par sa structure
extérieure, d'ailleurs admirable, plus que par
I
LE DILEMME DE MARC SANGNIEM XVII
ses vertus politiques, d'ailleurs infiniment pré-
cieuses, le catholicisme faisait leur admiration
pour sa nature intime, pour son esprit. Mais ce
n'était pas l'offenser que de l'avoir considéré
aussi comme l'arche du salut des sociétés. S'il
inspire le respect de la propriété ou le culte de
l'autorité paternelle ou l'amour de la concorde
publique, comment ceux qui ont songé particu-
lièrement à l'utilité de ces biens seraient-ils blâ-
mables d'en avoir témoigné gratitude au catho-
licisme ? Il y a presque du courage à louer aujour-
d'hui une doctrine religieuse qui affaiblit la
révolution et resserre le lien de discipline et de
concorde publique. Je l'avouerai sans embarras.
Dans un milieu de politiques positivistes que je
connais bien, c'est d'un Êtes -vous catholiques 1
que l'on a toujours salué les nouveaux arrivants
qui témoignaient de quelque sentiment reli-
gieux. Une profession catholique rassurait ins-
tantanément et, bien qu'on n'ait jamais exclu
personne pour ses croyances, la pleine confiance,
l'entente parfaite n'a jamais existé qu'à titre
exceptionnel hors de cette condition.
La raison en est simple en effet, dès qu'on s'en
lient à ce point de vue social. Le croyant qui
n'est pas catholique dissimule dans les replis
inaccessibles du for intérieur un monde obscur
XVIII LE DILEMME DE MAKC SANGNIER
et vague do pensées ou de volontés que la
moindre 6l)ullilion, morale ou immorale, peullui
présenter aisément comme la voix, l'inspiration
et l'opération de Dieu même. Aucun contrôle
extérieur de ce qui est ainsi cru le bien et le mal
absolus. Point déjuge, point de conseil rà opposer
au jugement et au conseil de ce divin arbitre
intérieur. Les plus malfaisantes erreurs peuvent
être affectées et multipliées, de ce fait, par un
infini. Effrénée comme une passion et consacrée
comme une idole, cette conscience privée peut
se déclarer, s'il lui plaît, pour peu que l'illusion
s*en môle, maîtresse d'elle-même et loi plé-
nière de tout : ce métaphysique instrument de
révolte n'est pas un élément sociable, on en
conviendra, mais un caprice et un mystère
toujours menaçant pour autrui.
Il faut définir les lois de la conscience pour
poser la question des rapports de l'homme et de
la société ; pour la résoudre, il faut constituer
des autorités vivantes chargées d'interpréter les
cas conformément aux lois. Ces deux conditions
ne se trouvent réunies que dans le catholicisme.
Là etlà seulement, l'homme obtientsesgaranties,
mais la société conserve les siennes : l'homme
n'ignore pas à quel tribunal ouvrir son cœur sur
un scrupule ou se plaindre d'un froissement, etj y,.
LE DILEMME DE MARC SAiNGNIER XIX
la société trouve devant elle un grand corps, une
société complète avec qui régler les liliges surve-
nus entre deux juridictions semblablement quoi-
que inégalement compétentes. L'Eglise incarne,
représente l'homme intérieur tout entier ; l'unité
des personnes est rassemblée magiquement dans
son unité organique. L'Etat, wi lui aussi, peut
conférer, traiter, discuter et négocier avec elle.
Que peut-il contre une poussière de consciences
individuelles, que les asservir à ses lois ou
flotter à la merci de leur tourbillon ?
IV
Sans doute cette société spirituelle a un chef,
et que vous trouvez trop puissant. Vous plairait-il
mieux d'avoir affaire à 39 millions de chefs
commandant à des milliards de cellulesnerveuses
plus ou moinsdébandées,àautant de chefs que de
tètes, dont chacun pourra motiver sa fantaisie
par quelque Dieu le veut et la pousser légitime-
ment, s'il lui plaît, aux plus sombres extrémités ?
Mais cette anarchie vous effraie, vous admettez
l'Eglise, et vous regrettez seulement qu'elle ne
soit pas nationale et qu'elle ait son chef au dehors ;
vous souhaitez la messe et les vêpres en français,
un clergé autonome absolument soustrait à toute
XX LE DILEMME DE MAKC SANGNIER
autorité du « Romain ». Là encore, en calculant
la ruine de ce qui est, prenez-vous bien garde à
ce qui succéderait ? Vous ne manqueriez pas
d'en avoir tiorreur. Le « Romain » supprimé et,
avec ce Romain, l'unité et la force de la Tradition
énervées, les monuments écrits de la foi catho-
lique obtiendront nécessairement toute la part
de l'influence religieuse enlevée à Rome. On
lira directement dans les textes, on y lira surtout
la lettre. Cette lettre, qui est juive, agira, si Rome
ne l'explique, à la juive.
En s'éloignant de Rome, nos clercs évolueront,
de plus en plus, comme ont évolué les clercs
d'Angleterre, d'Allemagne et de Suisse, même
de Russie et de Grèce. Devenus, de prêtres,
« pasteurs » et « ministres de l'Evangile », ils
tourneront, de plus en plus, au rabbinisme, et
vous feront cingler peu à peu vers Jérusalem.
Le centre et le nord de l'Europe, qui ont déjà
opéré ce recul immense, offrent-ils un exemple
dont vous soyez tentés ? Pour éviter une autorité
qui est essentiellement latine, êtes-vous disposés
à vous sémitiser ? Je ne désire pas à mes compa-
triotes ladestinée intellectuelle de l'Allemand ou
de l'Anglais, dont toute la culture, depuis la
langue jusqu'à la poésie, est infestée, depuis
trois siècles, d'hébraïsmes déshonorants.
DILEMME DE MAKC SAKGMEK XXI
Un siège central dans l'Église et ce siège dans
Rome : l'avantage n'est pas pour Rome seule,
ni pour l'Église seule, ni pour les clercs, ni
pour les fidèles tout seuls. Il reste infini pour la
société et l'Etat. Pour la société la plus laïque,
pour l'Etat le plus jaloux de ses droits. Je ne
parle, il est vrai, que d'Etats et de sociétés qui
soient intéressés à leur propre bien, ou seule-
ment qui n'y soient pas tout à fait hostiles. Il
est parfaitement certain que nos révolutionnaires
seraient des animaux incompréhensibles et des
monstres sans rien d'humain, s'ils apportaient
le plus léger esprit de politique générale, le
moindre sentiment de prévoyance civique, dans
la conduite de leur offensive contre l'Eglise. Ils
sont inexplicables de ce point de vue. Celui
d'entre eux qui consentirait à vouloir un mini-
mum d'or«5^re, même un minimum A' être, ne pour-
rait éviter de changer radicalement son point
de vue sur ce sujet. Leur attitude ne se com-
prend que par leur goût inné de la destruction
Chez quelques-uns, c'est une rage. Il faut les
voir ainsi. Cet orateur énergique et souple, ce
journaliste ingénieux, ce démagogue, ce lettré
vous déconcerte par une haine extravagante de
tout ce qu'il nomme « romain », c'est-à-dire,
— il l'entend très bien comme vous, — civilisé,
XXII LE DILEMME DE MARC SANGNIER
organisé^ solide^ durable^ ordonné? Il ne vous
étonnera plus et vous admirerez au contraire, à
travers ses incohérences, une immuable fixité si,
au lieu de l'écouter, vous le regardez : ces mous-
taches de Hun ! ce nez, ce crâne à la Mongole !
ces idées, pauvres et sommaires assurément,
mais concentrées en des formules péremptoires,
qui, toujours et partout, de la première à la
dernière, qu'il s'agisse d'un jugement sur l'anti^
quité grecque ou latine, d'un débat sur l'organi-
sation du travail, d'un examen de la mainmorte
religieuse ou civile, peuvent être résumées et
symbolisées pour les yeux dans ce seul terme :
« A bas ! » ou dans une seule tendance: « Conser^
ver^ maintenir tout ce qui peut ou doit abattre
quelque chose ou quelqu'un. » Regardez bien.
C'est bien la race des peuples grossiers décrits
dans le conte de Fénelon et dont tout le vocabu-
laire se réduisait au terme « non ». Un « Jion »
perpétuel assené sur le vrai comme sur le réel,
impartial coup de marteau frappé sur d'humbles
ustensiles domestiques comme sur les vases
sacrés. Je ne me soucie pas de dire à M. Clemen-
ceau qu'il représente la revanche d'Attila. Le
chef barbare est-il pour quelque chose dans son
affaire? La face de M. Clemenceau porte-t-elle
un signe physique de quelque obscure descen-
LE DILEMME DE MARC SANGNIER XXII l
dance historique? Ou les masques des destruc-
teurs se ressemblent-ils à travers le temps par le
fait qu'ils recouvrent d'identiques machinations?
Hérédité, tradition, simple concours d'identités
mentales, !a cause importe peu, mais le fait évi-
dent ne manque pas d'une éloquence suggestive.
Jamais barbare aussi complet ni destructeur
aussi sincère. Jamais non plus même pouvoir de
réveiller ou de rassembler contre lui les con-
sciences et les volontés qu'il menace. Je dois le
confesser pour ma part : sans vouloir le surfaire
ni m'illusionner sur sa force, qui est faible, en
regardant à sa qualité et non à sa taille, c'est
en somme à lui que je dois de m'être réveillé un
matin les mains jointes les genoux, tout à fait
ployés devant la vieille et sainte figure mater-
nelle du Catholicisme historique. Ce suppôt de
Genève et de Londres m'a fait sentir clairement
que « je suis Romaiii ». Par lui, j'ai récité le
symbole attaché k mes deux qualités de citoyen
français et de membre du genre humain.
Je suis Romain^ parce que Rome, dès le
consul Marins et le divin Jules jusqu'à Théo-
dose, ébaucha la première configuration de ma
France. Je suis Romain, parce que Rome, la Rome
des prêtres et des papes, a donné la solidité
éternelle du sentiment, des mœurs, de la langue.
XXIV LE DILEMME DE MAKC SAKGNIER
du culte, à l'œuvre politique des généraux, des
administrateurs et des juges romains. Je suis
Romain, parce que si mes pères n'avaient pas été
Romains comme je le suis, la première invasion
barbare, entre le v^ et le x^ siècle, aurait fait
aujourd'hui de moi une espèce d Allemand ou de
Norvégien. Je suis Romain^ parce que, n'était
ma romanité tutélaire, la seconde invasion bar-
bare, qui eut lieu au xvi^ siècle, l'invasion pro-
testante, aurait tiré de moi une espèce de Suisse.
Je suis Romain dès que j'abonde en mon être
historique, intellectuel et moral. Je suis Romain,
parce que si je ne l'étais pas je n'aurais à peu
près plus rien de français. Et je n'éprouve
jamais de difficultés à me sentir ainsi Romain,
les intérêts du catholicisme romain et ceux de
la France se confondant presque toujours, ne se
contredisant nulle part. Mais d'autres intérêts
encore, plus généraux, sinon plus pressants, me
font une loi de me sentir Romain.
Je suis Romain dans la mesure où je me sens
homme : animal qui construit des villes et des
Etats, non vague rongeur de racines ; animal
social, et non carnassier solitaire ; cet animal
qui, voyageur ou sédentaire, excelle à capitaliser
les acquisitions du passé et même à en déduire
une loi rationnelle, non destructeur errant par
LE DILEMME DE MARC SANGMER XXV
hordes et nourri des vestiges de la ruine qu'il a
créée. Je suis Romain par tout le positif de mon
être, par tout ce qu'y joignirent le plaisir, le
travail, la pensée, la mémoire, la raison, la science,
les arts, la politique et la poésie des hommes
vivants et réunis avant moi. Par ce trésor dont
elle a reçu d'Athènes et transmis le dépôt à
notre Paris, Rome signifie sans conteste la civi-
lisation et l'humanité. Je suis Romain, je suis
humain : deux propositions identiques.
Rome dit oui, l'Homme dit oui. Voilà liden-
tité profonde que m'a fait sentir M. Clemenceau
au moyen de sa paraphrase misérable du non
cher aux sauvages, aux barbares et aux enfants.
Si le diable n'était trop grand seigneur pour
être associé à nos contemporains, je dirais que
ce simple sénateur radical m'a rendu le môme
service que le diable dans la nouvelle de Mistral :
il a apporté sa pierre, une dernière pierre, au
monument de ma conviction essentielle, ou du
moins il a illustré d'un symbole satisfaisant tout
ce qui m'était suggéré par ma réflexion en art,
en morale, en littérature, en histoire. Avec quel-
ques personnages qui lui ressemblent, avec le
régime qui les reflète si purement, ils ont par-
faitement réussi à nous faire entendre qui nous
sommes et ce que nous aimons : très exacte-
XXVI LE DILE3IME DE MARC SANGNIER
ment le contraire de ce qu'ils aiment et de ce
qu'ils sont.
Comme d'un champ catalaunique engraissé
de beaucoup de morts, mon ordre catholique
et romain, mon ordre natal se renforce des
inepties et des violences que l'on a jetées contre
lui. N'ai-je pas saisi une cause 1 Nesais-je pas
le fond de tant de haine et d'amitié ? Tout
désormais s'explique par une différence, la plus
claire du monde et la plus sensible : un oui, un
7îon. Ceux-là ne veulent pas, ceux-ci veulent,
désirent. Quoi donc? Que quelque chose soit,
avec les conditions nécessaires de TEtre. Les
uns conspirent à la vie et à la durée: les autres
souhaitent, plus ou moins nettement, que ce
qui est ne soit bientôt plus, que ce qui se pro-
duit avorte, enfin que ce qui tend à être ne
parvienne jamais au jour. Ces derniers consti-
tuent la vivante armée de la mort ; ils sont
linimitié jurée, directe, méthodique, de ce qui
est, agit, recrute, peuple: on peut les définir
une contradiction, une critique pure, formule
humaine du néant.
Le oîii, le non : double série des causes con-
traires en travail. Le positif est catholique et le
négatif ne Test pas. Le négatif tend à nier le
genre humain comme la France et le toit dômes-
LE DILEMME DE MARC SANGNIER XXVII
tique comme l'obscure enceinte de la conscience
privée; ne le croyez pas s'il soutient qu'il nie
uniquement le frein, la chaîne, la délimitation,
le lien : il s'attaque à ce que ces négations appa-
rentes ont de positif. Comme il ne saurait exister
de figure sans le trait qui la cerne et la ligne
qui la contient, dès que l'Etre commence à
s'éloigner de son contraire, dès que l'Etre est, il
a sa forme, il a son ordre, et c'est cela même dont
il est borné qui le constitue. Quelle existence est
sans essence? Qu'est-ce que l'Être sans la loi?
A tous les degrés de l'échelle, l'Être faiblit quand
mollit l'ordre; il se dissout pour peu que l'ordre
ne le tienne plus. Les déclamateurs qui s'élèvent
contre la règle ou la contrainte au nom de
la liberté ou du droit, sont les avocats plus
ou moins dissimulés du néant. Inconscients, ils
veulent r£^re sans la condition de l'Etre et, con-
scients, leur misanthropie naturelle, ou leur
perversité d'imagination, ou quelque idéalisme
héréditaire transformé en folie furieuse les a
déterminés à rêver, à vouloir le rien.
Je crois profondément que plusieurs des
modernes ennemis du catholicisme conçoivent
ce désir avec lucidité. Ils sont radicalement
destructeurs, destructeurs avec conscience. Ils
nourrissent la claire cupidité du néant. Ils en
XXVIIl LE DILKMMIÎ DE 3IARC SANGNIER
éprouvent la délectation certaine, absurde et
terrible. Comment ne pas être contre eux? Com-
ment ne pas courir à l'aide du génie de la
construction en péril?
L'anarchiste chrétien appelé Marc Sangnier
n'a pas eu la vertu de défaire ce que Clemenceau
avait fait. Il ne m'a pas inspiré un instant de
doute sur les affinités du catholicisme et de
l'ordre. Mais d'autres ont connu ce doute.
Sangnier montra toujours sa volonté certaine de
paraître et d'être aussi bon catholique que pos-
sible, ce qui le faisait suivre d'un grand nombre
de catholiques : puis ses longues caresses à
l'esprit de Révolution entraînaient ses audi-
teurs et ses lecteurs à traiter comme des enne-
mies les conditions de la patrie, du progrès et
de la tradition. Que le mouvement se continuât,
et l'on aurait le droit de se demander si Tordre
allait se trouver d'un côté, le catholicisme de
l'autre? Les esprits sages recommandaient le
silence, la patience, surtout la confiance : Rome
veille, déclaraient-ils. Mais c'était pour la
France que l'on devenait anxieux. A quelles
LE DILEMME DE MARC SANGMEK XXIX
conclusions pourraient bien s'arrêter ces prédi-
cations, d'un vague exti ôme, mais d'une véhé-
mence et d'une chaleur inouïes ?
Aujourd'hui, des indices très suffisants per-
mettent d'affirmer que l'avenir du catholicisme
français n'est pas au Sillon : les théologiens
s'occupent de ses doctrines. S'ils ne s'accordent
pas encore sur le jugement à porter, ils sont
unanimes à reconnaître que l'examen et la pru-
dence s'imposent. Par les feuilles qui suivent,
le lecteur pourra voir qu'on n'a pas épargné au
jeune directeur du Sillon quelque doute sur
l'orthodoxie de ses postulats. Il y est dit, en
termes nets, que le Sillon aurait un jour ou
l'autre à désavouer telles tendances inquiétantes
ou qu'il serait lui-même éloigné de l'Église. Les
plus anciens de ces présages ne datent pas
de beaucoup plus de trois années, et nous
sommes déjà bien loin du temps oii Marc
Sangnier pouvait offrir à YAclio)i française un
traité de partage analogue à celui qu'édicta le
pape Alexandre VI entre les Espagnols et les
Portugais d'Amérique: s'arrogeant tous les ca-
tholiques et laissant le reste de la France à la
Monarchie ! Marc Sangnier n'est plus en élat de
presser la jeunesse de choisir entre nos diable-
ries et sa sainteté. Les autorités catholiques
XXX LE DILEMME DE MARC SANG NIER
ont bien voulu nous rendre justice, et elles se
méfient de lui.
Vraiment, c'est de sa faute. Comment fit-il
pour dédaigner l'expérience à ce point ? Quel est
le rêve ou la raison qui lui permit de négli-
ger autant le passé? Chaque journée apporte
un témoignage neuf à nos vérités aussi vieilles
que l'univers. Ce petit livre, composé d'articles
successifs tous traitant du même sujet, dégage
maintes fois les leçons spontanées jaillies de la
course des choses. Mais il est des esprits faits
à souhait pour échapper aux suggestions les
plus claires. Il leur faut des rigueurs directes ou
des secousses fortes. Hygiène que Ton peut
adopter pour soi : on n^a jamais le droit de
la prêcher aux autres. L'Eglise l'a bien vu.
Jadis, elle livrait les endurcis de cette sorte au
bras séculier. Sa puissance spirituelle suffira
sans doute aujourd'hui à les faire rentrer dans
l'ordre.
Paris, le 9 décembre 1906^
LE
Dilemme de Marc Sangnier
ARTICLE PUlîMIEPi (1)
(( Dilemme impérieux. » Effort pour le résoudre. Pre-
mière tentative de conciliation.
c( Depuis longtemps nous le pressentions^
« nous l'avons écrit ici niême^ il y a quelques
u mois^ pour un esprit dégagé de toutes les super s-
(( titions, un impérieux dilemme doit tôt ou tard
« se poser :
« Ou le positivisme monarchique de /'Action
u française ;
« f>u le christianisme social du Sillon (2). »
(1) Aclio)x française du 1er juillet 1904.
(2 Cette formule du dilemme de Marc Sangnier, celle
que l'on discute ici, a paru dans le Si7/on du 2o mai 1904, à
la fin d'un article consacré aux tristesses et aux décon-
2 LE DILEMMK DE MAHC SANGMEli
Je n'aime pas beaucoup ce dilemme de Marc
Sananier.
Je voudrais faire voir que j'ai raison de ne pas
Taimer et que Sangnier a tort d'y revenir sans
cesse.
\J impérieux dilemme^ auquel on est surpris
de voir un bon esprit s'arrêter, s'attacher avec
autant de complaisance, est également dépourvu
de valeur logique et de sens réel.
Le dilemme de Marc Sangnier ne correspond
en rien aux réalités. Le christianisme social, qui
n'a pas été inventé en France, n'a jamais exclu
le positivisme monarchique. Le prince Aloys
Lichtenstein, l'archiduc héritier de la couronne
austro-hongj'oise sont les plus illustres repré-
venues qui venaient d'accabler M. Georges Deherme, le
fondateur de la Coopération des idées et de l Université
populaire du faubourg Saint- Antoine, dépouillé par arrêt
de justice de Fœuvre de toute sa vie, L'Action française
du 15 mai 1904 avait consacré aux justes plaintes de
M. Deherme des commentaires très étendus, que le
lecteur aura peut-être avantage à relire dans leur texte :
d'une part, en effet, Marc Sangnier s'est largement
inspiré de ces commentaires dans les discussions qu'il a
soutenues depuis, et d'autre part je m'y suis référé ausbi
plusieurs fois ici.
LE D1LE:M.ME de MAHC SA^•GMEIl .j
sentants du parti chrétien social en Europe : je
ne les crois hostiles ni l'un ni l'autre au positi-
visme monarchique de YAclio?! française, qui, de
son côté, ne professe aucune hostilité à l'égard de
leurs doctrines. Marc Sangnier répondra qu'il ne
parle que pour la France; mais je demanderai s'il
exclut du parti chrétien social le marquis delà
Tour du Pin, qui a contribué à fonder ce parti:
Y Action française n'a jamais exclu le marquis de
la Tour du Pin du positivisme monarchique.
Au surplus, Marc Sangnier devrait consentir
à jeter sur V Action française un regard moins
tendre, mais pluslucide. Il verrait dans nos rangs
autant de croyants catholiques que de libertins.
Peut-être même verrait-il moins de" ceux-ci que
de ceux-là. Si notre directeur Henri Yaugeois
n'est qu'un admirateur et un amoureux du calho-
licisme, Léon de Montesquiou, président de notre
Conseil d'administration, est bel et bien un
catholique croyant et pratiquant. Marc Sangnier
pourra le rencontrer au pied des autels. Louis
Dimier, Cavalier, Jean llivain, le baron de Man-
dat-Grancey, Richard Cosse, le comte de Lan-
t^vy Oî professent les mêmes croyances que
(1) Notre contingent de fidèles catholiques s'est
augmenté depuis que ces lignes ont été écrites. Il suffira
de rappeler le plus important de ces recrues, lîernaidde
LE DILEMME DE MARC SAKGNIER
Sangnier. Userd^'s pinces du dilemme pour les
exclure du christianisme social, c'est, il me
semble, raffinerrinjustice à leurs dépens; c'est les
toucher dans leur spirituel et dans leur temporel
et les damner, en somme, apri^.s les avoir décriés.
Je n'ai pas le mandat de traduire ici leurs pro-
testations, mais, les ayant vus mécontents, j'ai
bien le droit de le noter.
Leur mécontentement prouve en effet que Marc
Sangnier décrète un conflit éternel entre gens qui
peuvent s'accorder. Bien que V Action française
se déclare amie du Sillon, le Sillon a le droit de
se déclarer hostile à V Action française : c'est en
tant que Sillon^ mais ce ne peut pas être en tant
« que chrétien social )>, puisqu'ily a d'excellents
« chrétiens sociaux » dans le camp de V Action
française.
II
J'avoue du reste que, nous-mêmes, à l'aile
gauche de V Action française., nous avons été les
plus surpris quand Sangnier nous a relégués dans
Vesins, emprisonné du 8 février au 14 juillet 1906 pr
avoir défendu, avec quatre compagnons dont t
membres de V Action française, l'église de Saint-S
phorien à Versailles.
LE DILEMME DE MARC SANGNILK O
une position aussi directement contraire à la
sienne ; car, estimions-nous, s'ils se recru-
taient uniquement parmi les catholiques, s'ils
se conformaient à la règle de l'Eglise catholique,
les « chrétiens sociaux» devaient trouver chez
nous, sur le terrain économique et politique, des
alliés ardents, nullement des contradicteurs ;
nous nous sentions certains de les seconder avec
d'autant plus de vivacité qu'ils seraient plus
précisément catholiques et se distingueraient
davantage des sectateurs de ce christianisme inor-
ganique qui dicta la Réforme et la Révolution.
Toutes nos idées favorites, ordre, tradition, disci-
pline^ hiérarchie, autorité, continuité, unité, tra-
vail, famille, corporation, décentralisation, auto-
nomie, organisation ouvrière, ont été conservées
et perfectionnées par le catholicisme. Comme le
catholicisme du moyen âge s'est complu dans
la philosophie d'Aristote, notre naturalisme
social prenait dans le catholicisme un de ses
points d'appui les plus solides et les plus
chers.
C'est là-dessus que le catholique Marc Sangnier
st venu nous dire :
— Non seulement vous ne pensez pas comme
s sur les do2rmes surnaturels, mais il y a une
npatibilité radicale entre votre politique
6 LE DILEIMME DE MAUC SANGMEIl
positiviste (ou « païenne ») el la noire, qui est
chrétienne par-dessus tout.
Voilà qui est penser rigidement, voilà qui est
parler plus sècliement encore. Car enfin une
pensée politique peut être « chrétienne avant
tout » sans rien opposer à la nôtre. Elle cherche,
il est vrai, dans la métaphysique et dans la reli-
gion des justifications que nous n'y cherchons
pas. Mais que justifie-t-elle ainsi par le surnatu-
rel ? Des lois naturelles. Or, ces lois naturelles,
si nous les saisissons, si nous les formulons dans
les mêmes termes que la « pensée chrétienne »,
nous avons bien le droit de dire que cette « pen-
sée chrétienne » est d'accord avec nous, comme
nous avec elle, sur le terrain paj'ticulier, défini,
spécifié et circonscrit de ces lois.
Des exemples. Les philosophes chinois ont fort
bien vu ce que notre maître Le Play formule en
ces termes : « Tindividu n'est pas une unité so-
ciale » : refuserez-vous de communier avec ces
Chinois dans la vérité naturelle? Le mathéma-
ticien positiviste Auguste Comte a formulé plus
rigoureusement la même loi quand il a dit : « la
société humaine se compose de familles et non
d'individus », et, non content de donner cette
formule, il en a aussi proposé une explication
analytique profonde, qui nous conduit jusqu'au
LE DîLli.M.ME DE 3IAI;C SA>GMEU /
seuil de ronlologio: cerlains positivistes en sont
intimidés; ils n'osent pas suivre leui* maître dans
cet effort de rationalisme î l^ourlant la diver-
gence ne peut les empêcher d'admettre avec
lui le point de fait d'abord constaté. Arrive un
de ces brillants philosophes platoniciens ou chré-
tiens, de la race de Bonald ou de Ballanche, qui,
dévoilant les desseins de Dieu sur le monde, cou-
ronne l'explication mathématique d'une raison
métaphysique : ceux d'entre nous qui suivaient
Comte dans son théorème se feraient un scru-
pule de pousser la déduction aussi loin. Ils
s'arrêtent. Mais, sur la loi statique des sociétés
humaines, en sont-ils moins d'accord avec ceux
qui l'expliquent par des hypothèses de métaphy-
siciens ? Et si cette dernière troupe de philo-
sophes se scinde de nouveau à l'endroit où
I]onald ouvrira Bossuet et,tii'ant sa Politique de
L Ecriture sainte, rendra compte de la famille par
le Décalogue, s'il se trouve de purs métaphy-
siciens que cette théologie l'évélée éloigne et
décourage, en sont-ils moins tombés d'accord avec
B;mald et Bossuet du principe premier de la
Politique? Ou l'accord est-il moins complet, du
fait que ces derniers maiires recourent à la foi
pour achever de légitimer ce principe ? Les dis-
sidences de l'esprit peuvent porter sur les doc-
8 LE DILEMME DE MAUC SANGKIER
trines d'explication. Les doctrines de constatation,
qui recensent les faits et dégagent les lois, refont
une véritable unité mentale et morale entre tous
les esprits sensés. Le positivisme est une doc-
trine de constatation.
La pensée politique d'un monarchiste peut être
« chrétienne avant tout ». Cela veut dire qu'avant
toute autre justification de la monarchie il fera
valoir la volonté et les desseins de Dieu ou par-
lera du droit divin. En quoi ce monarchiste per-
suadé du droit divin peut-il être gêné d'entendre
dire à tel autre royaliste qui ne croit pas en Dieu
que le droit des rois vient de la nature et de l'his-
toire ? Il lui Fuffira de gémir de l'irréligion de
son frère. En quoi ce dernier monarchiste, ce
monarchiste libertin, peut-il être offusqué de voir
un ami politique qui croil en Dieu rattacher à
Dieu l'institution, la loi qu'il nomme naturelles ?
L'un dit : — Voici la loi de la nature... L'autre :
Voici la loi de Celui qui a fait la nature. Divisés
sur J'origine des choses, ils conviennent du texte
de la loi qu'elles ont reçue. Pour des raisons
diverses, nullement inconciliables, ils adhèrent
auxmêmes vérités historiques et politiques qu'ils
ont observées ou découvertes en commun.
LE DILEMME DE 3IAUC SANGNIER
111
Bref, rattachées ou non à la divinité, les lois
naturelles existent. Un croyant doit donc consi-
dérer l'oubli de ces lois comme une négligence
impie. Il les respecte d'aulant plus qu'il les
nomme l'ouvrage d'une providence et d'une
bonté éternelles. En commandant l'effort, l'effort
heureux, utile, Dieu prescrit à l'homme le travail
de rintelligence : observation, étude et calcul.
Les chroniqueurs nous montrent que la croi-
sade de Gauthier Sans-Avoir ne fut point bénie
de Dieu, parce qu'elle avait été risquée et
menée sans sagesse. Les savantes mesures de
Godefroy de Bouillon reçurent au contraire le
Saint Sépulcre en récompense.
Ln miracle même est soumis à la loi naturelle
dont il se joue. Jeanne d'Arc incarna le miracle
politique et militaire, mais les opérations
de cette sainte fille ont été trouvées très con-
formes à toutes les lois les plus subtiles de la
tactique de son temps. Oili l'avait-elle apprise ?
Peu importe. Elle la savait. Cette chrétienne
sociale atteignait donc à un certain degré de posi-
tivisme. Positivisme monarchiste : ce fut par le
sacre de Reims que Jeanne commença le salut
1*
10 LE DILEMME DE MARC 8ANGMER
du pays. Exactement et trait pour trait, c'est le
programme de V Action française. Nous disons
comme Jeanne d'Arc qu'il faut d'abord un roi,
une autorité constituée et reconnue de tous,
tout le reste devant ou tout au moins 'pouvant
s'arranger parla suite, au lieu que, sans cela,
rien ne peut s'arranger du tout.
Le dilemme de Marc Sangnier repousse du
christianisme social Jeanne d'Arc, Godefroy de
Bouillon et généralement tous ceux et toutes
celles qui, ayant réussi quelque grande œuvre
humaine, fût-ce avec l'aide de sainte Catherine
et de saint Michel, ont pourtant pris la pré-
caution du charretier de la fable et se sont mis
en règle avec les lois de l'univers. Sainte Thé-
rèse est repoussée. Repoussés saint François
d'Assise, saint Dominique, saint Ignace et saint
Paul lui-même. Car ces mystiques supérieurs
furent, non seulement d'instinct, mais de propos
conscient et délibéré, des positivistes certains.
Avant de transfigurer la nature, ils l'inter-
rogeaient et la scrutaient, ils la mesuraient. Ils
s'aidaient tout en appelant le ciel à leur aide,
et la prudence humaine n'était bannie de leurs
conseils qu'en apparence. En prêchant le sublime,
ces grands hommes ont eu une vive horreur de
l'absurde.
LK DILE^J.MS DE MAI'.C SAMiMI.F; U
J'ai bien peur que Sangnier n'ait pas suffi-
samment cultivé ni pratiqué cette sainte horreur.
Dans son œuvre jeune et brillante, dont je
souhaiterais pour ma partie succès durable, il
laisse paraître un mépris outre de la raison
pratique telle que la lui enseignent ses nobles
modèles. Gela me fait trembler pour l'avenir d'un
beau talent, d'une activité généreuse, dune ma-
gnanime jeunesse.
U sera toujours très difficile d'engendrer un
peuple à la sainteté. Sangnier tient à tripler
cette difficulté.
La démocratie n existe pas^ lui crions-nous.
— Nous la réaliserons^ répond-il.
Comment? insistons-nous.
— En faisant dt chaque électeur un saint^ en
le dotant ainsi d'une dme de roi.
Mais, objCctons-nous encore, jamais peuple
ne fut plus éloigné que le nôtre de cette sainteté.
La démocratie ainsi entendue n a pas existé aux
âges de foi. Comment naîtrait-elle en plein scepti^
cisme ?
Sangnier revient à son beau rêve :
— Nous changerons le scepticisme.
Eh ! ne serait-il pas plus court de renoncer au
rêve de la démocratie ?
Sangnier ne veut pas poser la question en
12 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
ces termes. Il n'examine pas si, avant d'élever
une nation à la dignité angélique, il ne convien-
drait point de lui donner les attributs des
animaux supérieurs: un cerveau directeur, un
système nerveux central et des organes adaptés
aux différences fonctionnelles.
Le souvenir du grand et malheureux Savona-
role donne à penser qu'il n'est pas toujours bon
de graver sur le marbre de la Seigneurie : Jésus-
Christ Roi des Florentins. Son anarchie mys-
tique, sa chrétienne sociocratie n'eut d'autres
eff'ets que l'aggravation du malheur public. Le
pape condamna son œuvre, qu^un insuccès
éclatant venait de juger. Exemple décisif de
la stérilité des plus beaux dévouements en
certaines situations politiques troublées. C'est
le troublequ'ilfauttout d'abord dissiper. L'œuvre
d'un saint Vincent de Paul n'eût pas été possible
sans l'œuvre préalable de Henri lV,de Louis XIII
et de Richelieu. Celle-ci ne faisait que supporter
celle-là, mais, ce faisant, elle l'empêchait de
crouler.
Que Marc Sangnier pardonne à la rudesse, à
la franchise de cette doléance. Mais son dilemme
le conduit à négliger de parti pris, comme
LE DILEMME DE MARC SANGNIER l3
incompatibles avec sa doctrine, telle et telles
de nos ressources qui lui seraient d'une aide
puissante.
iSotre philosophie de la nature n'exclut pas
le surnaturel. Pourquoi dans son surnaturel ne
sous-entend-il pas la nature ?
ARTICLE DEUXIÈME (1
Lettre de M. Je Marans : Ma'-c Sangnier ncst pas chré-
tien social — Il nous suffit que Marc Sangnier soit
catholique, car son catholicisme est la condition
indispensable de tout accord, même de toute discus-
sion utile avec nous.
Beaucoup de bonnes âmes ont d'abord été
ébranlées duce dilemme de Marc Sangnier».
Nous avons des amis inquiets, pessimistes,
Quelques-uns parlaient bas, en nous prenant la
main, et d'un ton douloureux.
Quel malheur, exprimait leur pitié sincère,
qu'il n'y ait pas moyen de régler ce conflit avec
la religion ! En sortirions-nous quelque jour?
En fini pussions nous seulement ne pas compro-
mettre, ne pas perdre à jamais, par nos aven-
tures, la cause de la Royauté ! Pussions-nous
aussi la soustraire à la cruelle atteinte de ce
redoutable argument !
Je souhaiterais à la cause royaliste de ne
(1) Action française du lo juillet 1904.
LE DILK.^JME DK 3rAKG SANGMIlK lo
point rencontrer d'objection plus sérieuge. Celle-
ci n'arrêtera guère que les gens qui s'arrêtent,
depuis cent quatorze ans, à toutes les toiles
d'araignées du chemin. i\os lecteurs sonl témoins
qu'il n'a pas fallu de grands efforts d'ingé-
niosité pour nous tirer de ce mauvais pas :
il a suffi d'un peu de jugement et de bonne
foi. La correspondance assez volumineuse que
nous avons reçue depuis quinze jours tend à
montrer que le bon sens demeure, au pays de
Descartes, la chose du monde la plus commu-
nément partagée. Un fait est un fait. En voici
un : nous avons été compris et approuvés sans
réserve. L'article était écrit par un m.embre de
l'aile gauche de YActio?! française. Il était
écrit pour l'aile droite. Or, nos amis positi-
vistes, tels que le commandant Picot (1), m'ont
assuré d'un assentiment chaleureux, et les
catholiques m'ont adressé les témoignages d'une
approbation à laquelle je ne saurais songer sans
fierté. (( C'est parfait », m'écrit^notamment un
prêtre du sud-ouest, qui veut qu'on le sache
notre ami, « vous avez parfaitement raison
« quand vous dites : Notre philosophie de la
(1) Aujourd'hui représentant de Monseigneur le duc
d'0»léans dans les Vosges.
ib LE DILEMME DE MA KG SA^'GN1ER
(( nature n exclut en rien le surnaturel . Pourquoi
«• donc le surnaturel de Marc Sangnier ne sous-
(( entend-il pas la nature? Saint Ignace a dit
« cette parole, quia été une des forces de la
« Compagnie de Jésus, si conforme à votre
« conclusion : Priez Dieu comme si vous ne comp-
« TIEZ PAS SUR vous. TRAVAILLEZ COMME SI VOUS NE
(( COMPTIEZ PAS SUR DiEU. >)
De son côté. M, René de Marans m'a adressé
une page des plus intéressantes, qu'il me paraît
nécessaire de communiquer au public, avecTau^
torisation de l'auteur.
« Monsieur,
« Je lis dans Y Action française voire article
sur « le dilemme de Marc Sangnier )>. Voulez-
vous me permettre d'y ajouter quelques ré-
flexions qui me sont suggérées tout naturelle-
ment par mon origine intellectuelle et par mon
habitude de fréquenter les milieux chrétiens
sociaux ?
et II y a deux choses contenues dans le di-
lemme de Marc Sangnier. La première c'est
qu'il y aurait opposition naturelle entre (de
positivisme monarchique de V Action française ))
et le (( christianisme social », et qu'entre les
LE DILEMME DE MARC SANGMEU 17
deux il faut choisir. Vous répondez à cette mise
en demeure, et, contre votre réponse, je n'ai
rien à objecter. Je crois que « positivistes mo-
narchistes » et chrétiens sociaux, s'ils n'ont
point absolument les mêmes principes, sont
d'accord et ne peuvent faire autrement que
d'être d'accord dès qu'il s'agit de réalisations et
de doctrine appliquée. Je puis d'ailleurs vous
apporter en confirmation mon exemple person-
nel. C'est parce que, toutjeune étudiant, je m'étais
nourri des idées de Yogelsang, de Hitze et de La
Tour du Pin, qu'ensuite j'ai lu avec avidité
ÏAc^io?i française, que je l'ai comprise et
aimée.
« Mais dans le dilemme de Marc Sangnier il
y a autre chose: c'est que le « christianisme )>
social est représenté par le Sillon. A cela vous
ne répondez point, et, sans doute, c'est à un
« chrétien social » qu'il appartient de le fairr.
Je trouve, moi, que la prétention de Marc
Sangnier est singulière, et je ne suis pas seul, je
crois, à la trouver telle.
« Je sais bien que, aux yeux de beaucoup, le
Sillon représente la suite de ce qu'on a appelé
le mouvement social catholique. Mais, c'est là
une dangereuse équivoque. Les « chrétiens
sociaux » de France, d'Autriche, d'Allemagne,
18 LK DILliMME DE MAI'.C SANGNIEU
etc., ont fait une conslalation sur laquelle ils
reviennent sans cesse: l'état de désorganisation
générale dans lequel se trouve notre société
occidenlale, par suite de la dissolution des
liens sociaux. Ils ont demandé une chose
principale : l'organisation d'institutions perma-
nentes, capables de secourir la faiblesse des
hommes. Et ils ont rencontré en face d'eux un
ennemi acharné : le monde des conservateurs et
des catholiques libéraux soutenant que lorsque
chacun, patron ou ouvrier, ferait son devoir et
pratiquerait la vertu, la question sociale serait
résolue. Que Ion compare tout ceci avec le
thème bien connu du Sillon, et Ton verra que,
si le Sillon a le droit de poser un dilemme, c'est
au nom du christianisme individualiste et
libéral, et non pas au nom du « christianisme
social ».
(( Aussi les jeunes « chrétiens sociaux » et
non seulement ceux qui sont d'accord en tout
avec m-)], mais aussi ceux qui, pour des raisons
ou des prétextes divers, refusent d'étendre à la
politique leurs sages raisonnements sociaux,
voient, de plus en plus dans le Silloii, non un
allié, mais le pire des adversaires, le continua-
teur du préjugé individualiste contre lequel
nos maîtres, les fondateurs et les chefs de
LE DILEMME DE MARC SANGMER 19
Técole sociale catholique de Fiance, ont lutté
pendant trente ans.
« Un seul dilemme existe, mais entre ceux
qui veulent faire reposer la société sur la vertu
des citoyens et ceux qui au contraire veulent
appuyer sur une organisation sociale la fai-
blesse des hommes. Les chrétiens sociaux,
historiquement et rationnellement, se rangeront
pour ce dernier parli avec Y Action française^
le Sillon sera malheureusement de l'autre côté
et en assez mauvaise compagnie.
« Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de
mes bien dévoués sentiments.
« R. DE Maraxs. »
Il n'est pas besoin d'exprimer tout le prix
que j'attache à l'approbation de ma thèse du
l"'^ juillet par un jeune écrivain catholique tel
que M. de Marans. Mais peut-être lui suis-je
encore plus reconnaissant d'avoir senti et dit,
comme il l'a très bien fait, qu'il ne m'appartient
pas d'examiner jusqu'à quel point l'action de
Marc Sangnier se rattache aux principes et à
l'école du christianisme social. Ce sont là des
difficultés intérieures particulières aux catho-
liques etdans lesquelles on ne saurait intervenir
20 LE DILEMME DE MAHG SANGMEIl
du dehors sans commettre une véritable faute
de goût.
AJarc Sangnier ne peut être pour nous — les
libertins de Taile gauche — que ce qu'il dit,
croit et veut être. Nous le jugeons, nous
l'estimons et nous l'aimons d'après la cocarde
qu'il arbore ou, si ces métaphores belliqueuses
déplaisent, d'après le Symbole qu'il récite tout
haut. C'est le Symbole catholique. Nous
vénérons de tout notre cœur ce Symbole. Qui-
conque le profère est qualifié par nous d'ami.
Nous ne pouvons l'entendre sans nous rappeler
les grands jours de la civilisation, une forme
splendide donnée à l'univers, et la puissante
discipline imposée aux âmes. Rien d'mdividua-
lisle, rien de Aôem/, là-dedans! Les plus violentes
passions du catholicisme, comme la Charité,
sont justement nommées Yertus à cause du
rythme secret qui les mesure et les défend ainsi
de déviation ou d'excès... Le mysticisme catho-
lique est lui-même régi, policé, soumis à des
lois. L'Eglise contrôle les visions et les extases
de ses héros, sa discipline condescend aux
dernières moelles de l'êtie. Elle forme, propre-
ment, la cité de l'ordre, dont tous les mouve-
ments peuvent être dits des progrès. Elle est
une société de sociétés, dans laquelle la soli-
LE DILEMME DE MAHC SANGNIEK 21
tilde même se hérisse de saintes fortifications
tutélaires. Je ne sais pas d'enchantement
comparable à celui de la considérer en mora-
liste, en politique, en critique et en historien.
Nous avons le devoir de nous attacher à cet
élément, à ce signe et à ce symbole : le catholi-
cisme couvre tout, sauve tout. Aussi n'irai-je
point me mêler de décider qu'un groupement
comme le Sillon relève du « christianisme "
(( individuel » et « libéral », ou de dire qu'un
tel christianisme n'est pas catholique. Mais,
nous voulons le déclarer, en dehors du vaisseau
catholique, il n'existe point de secte chrétienne
qui nous satisfasse ou nous rassure au point de
vue politique, esthétique, moral et nntional.
Ces sectes ne sont ni françaises ni, au grand
sens du mot, humaines. Nous sommes dans la
nécessité rigoureuse de les traiter en ennemies.
Le christianisme non catholique est odieux. C'est
le parti des pires ennemis de l'Espèce. Tous les
faux prophètes jusqu'à Rousseau, jusqu'à Tols-
toï, ont été de fervents chrétiens non catho-
liques. Ils ont semé la barbaiie et l'anarchie.
Nous ne pouvons pas les aimer, ni les tolérer,
quelque nom de Dieu qu'ils invoquent. Le
huguenot Guillaume Monod se disait christ ou
inspiré de christ. Nous n'avons jamais contesté
22 LE DILE3IME DE MAUC SANGNIER
les mérites de ce saint homme, qui furent sans
doute très grands. Mais les extases qu'il prê-
chait ne servirent, en somme, ni les citoyens ni
l'Etat: et le ciel et la terre, le bon sens et le
goût étaient également importunés de ses rêve-
ries. Le frein catholique manquait à son exal-
lation religieuse. C'est pourquoi lui manquèrent
les mesures de la raison. Nous ne voulons
encourager aucune folie.
On ne saurait rêver d'alliance ou d'entente
politique avec une secte dans laquelle d'abomi-
nables inepties ne sont point réprimées ou le
sont mollement. Il nous faut les garanties du
catholicisme, seul mode organique et organisa-
teur du christianisme. Ces garanties existent en
France depuis Glovis. Glovis ne se fit pas sim-
plement chrétien : il évita expressément Taria-
nisme des Burgondes et des Byzantins, il se fit
catholique, catholique romain. Mais, quand elle
coupa le tête au successeur et à Fhérilier de
Glovis, la Révolution n'était point du tout anti-
chrétienne ; elle était protestante et anticatho-
lique. Nous ne nous allierons qu'avec des
chrétiens catholiques, pour refaire ce qui fut
fait depuis Glovis et bassement défait par la
Révolution.
ARTICLE TROISIÈME U)
Première lettre de Marc Sangnier : Où le Dilemme est
atténué. — La majorité dynamique. — L'asymptote
ou la souveraineté conçue comme la limite mathéma-
tique du progrès dans la vertu. — Pour que cette
vertu s'exerce : obstacles, épreuves, vœux de martyre.
Nos réponses.
Le directeur de Y Action française^ M. Henri
Vaugeois, a reçu de Marc Sangnier une inté-
ressante lettre que nous nous sommes fait un
devoir et un plaisir de publier.
Mes lecteurs trouveront à la suite de celle
lettre quelques réflexions quil a paru indispen-
sable d'y ajouter.
« Monsieur le Directeur,
(( Je liai nullement la prétention de reprendre, ici,
les longues et si intéressantes discussions qui nous ont
déjà plusieurs fois amenés à nous expliquer loyale-
ment sur nos préférences politiques, et auxquelles, je
vous i avoue bien volontiers, je dois cl être parvenu à
préciser plusieurs de mes opinions.
[) Aclion française, loaoùt 1904.
24 LE DILEMME DE MARC SAI^GNIER
« Je voudrais seulement rectifier brièvement ce que
M. Mourras me fait dire au sujet du travail démocra-
tique et de la conception quil me prête, du sens et de
la portée de l'effort libérateur.
i< Nous n'avons jamais eu la ridicule prétention
d'affirmer que le Sillon résumait et limitait tout le
christianisme social ; nous savons même que la démo-
cratie chrétienne, telle que Léon XIII dans ses ency-
cliques et Pie X dans son Motu'proprio l'ont si exacte-
ment définie et qui doit être dégagée de toute significa-
tion politique et envisagée seulement comme une action
populaire bienfaisante, peut se développer dans une
monarchie comme dans une république. Aussi bien, ce
que nous avons voulu dire simplement, cest que les es-
prits libres et indépendants seraient amenés, tôt ou
tard, Cl s'orienter, soit vers la conception monarchique
de /'Action française, soit vers la conception particu-
lière du christianisme social qui est celle du Sillon. //
me semble même, sifai bonne mémoire, Monsieur le
Directeur, que vous écriviez la même chose, il g a quel-
ques mois, en constatant que ce départ nécessaire s im-
posait aux jeunes générations et ne saurait plus satis-
faire l'opportunisme gémissant et inactif des vieux par-
tis d'opposition.
« Je sais très bien, d'ailleurs — etfen tombe aisé-
ment d'accord avec Maurras — qiiH y a entre le Sil-
lon et /'Action française plus d'une idée commune.
Les uns comme les autres, nous voulons d'une société
organique et non anarchiqiie, nous réclamons qu'elle
soit solidement enracinée dans la tradition, vigoureu-
sement soutenue par la hiérarchie ; et, si nous iie don-
nons peut-être pas exactement le même sens à ces mots,
LE DILEMME DK MARC SANGMi:;', 2o
nous n avons cessé de proclamer, quant à nous, que
plus qu aucune autre organisation sociale, la démocra-
tie nous pcwaissait exiger la tradition et la hiérarchie.
Les uns comme les autres, nous avons résolu de ne pas
nous em.barrasser dans les scrupules d'un libéralisme
attardé et infécond. J'ajouterai même que les uns
comme les autres nous avons le respect des lois natu-
relles qu il n est jamais loisible à personne de mécon-
naitre et que la pensée chrétienne n est pas venue pour
abolir, de même que le Christ ne venait pas pour abolir
la Loi et les Prophètes, mais pour les accomplir. Fcmt-il
enfin vous rappeler que nous nous faisons honneur de
comprendre et d'aimer la vieille France monarchique
qui, par une harmonieuse collaboration du peuple et du
roi, a réalisé l'unité nationale dans notre patrie ? Et
nous avons si peu le désir de combattre cette force
organique qui a fait la grandeur de la Frcmce, que
nous avons justement la prétention de correspondre ci
son impulsion même en travaillant ci organiser la répu-
blique démocratique qui nous apparaît comme le terme
historique et logique de l'évolution nationale fran-
çaise.
« C'est justement pourquoi nous trouvons que Maur-
ras a quelque mauvaise grâce de nous dépeindre comme
des sectaires exclusifs et prompts aux excommuni-
cations. Comment saurions-nous repousser sainte
Thérèse, saint François d'Assise, saint PauL alors que
c'est au contact de leurs exemples et du grand courant
de vie qu'ils ont déterminé dans le monde que se for-
tifie, que s'échauffe notre ardeur ? Nous repoussons si
peu les héros mêmes de la vieille monarchie que nous
entendons bien nous efforcer de les imiter de notre
DILEMME 1**
26 LE DILE.MML: de marc SAN13INIER
mieux, non en faisant ce qiiils ont fait, mais ce qiiils
auraient fait s'ils avaient vécu à notre époque.
« D'ailleurs, notre solution nest sans doute pas ce
rêve séduisant suspendu comme entre ciel et terre au
mépris des exigences de la raison pratique. Ce n'est
pas a priori que nous lavons construite, et si nos amis
du Sillon ont quelque mérite, c'est peut-être celui
d'avoir su se méfier de la vanité séduisante des somp-
tueux édifices intellectuels^ d'avoir compris que riui-
milité est la grande vertu des esprits comme des cœurs,
et que ce n'est déjà pas un si petit mérite que de se
laisser faire par la vérité et par la vie.
« La grande objection que l'on ne se lasse de faire à
notre système, et que Maurras vient justement de re-
prendre contre nous avec beaucoup de précision, est
la suivante :
« — Comment réaliserez-vous la démocratie ? me
demande-t-il.
« Et voici la réponse qu'il me prête :
« — En faisant de chaque électeur un saint, en le
dotant d'une âme de roi.
(( 7'elle n'est nullement là mon opinion. Il importe
absolument que nous nous expliquions nettement, car
c'est là le nœud de toute notre controverse.
« Non seulement notre démtocratie n'exige pas pour
se mettre en route une unanimité de saints, elle ne ré-
clame même pas une majorité numérique; une minorité,
peut-être une infime minorité suffit.
« Je m'explique.
(( Les forces sociales sont en général orientées vers
des intérêts particuliers, dès lors, nécessairement con-
tradictoires et tendant à se neutraliser. Ce n'est pas ici
LE DILEM-ME DE MAKC SA.NG.MEIl 27
que j'aurai besoin de faire ressortir comment de la diver-
gence même des intérêts particuliers on déduit logi-
quement la nécessité d'un organe propre à détendre
r intérêt général qu'il serait puéril de considérer comme
la somme des intérêts particuliers. Il suffit donc que
quelques forces affranchies du déterminisme brutal de
rintérêt parlicnlier soient orientées vers lintérét géné-
ral, pour que la résultante de ces forces, bien que
numériquement inférieure ci la somme de toutes les
autres forces, soit pourtant supérieure ci leur résultante
méccmiqiie.
0 ' Dès lors, si Von trouve un centre cV attraction
capable d'orienter dans le même sens quelques-unes de
ces forces qui se contrariaient et se neutralisaient^
celles-ci pourront l'emporter et le problême sera
résolu.
« Or, le Christ est pour nous cette force, la seule que
nous sachions victorieusement capable d'identifier l in-
térêt général et l'intérêt particulier. La vérité, la
justice, l'amour, la solidarité, sont, pour les idéologues
antichrétiens, des entités intellectuelles ; pour nous, ce
sont des réalités vivantes antérieures et supérieures ci
nos individualités propres. Et ce Christ, qui représente
Cl nos yeux ce quil g a de plus large, de plus universel ^
et qui est ainsi l'expression la plus haute et la plus
compréhensible de l'intérêt général, vient frapper ci la
porte de nos cœurs, demande que nous communiions à
son corps, ci son sang, ci son cime, ci sa divinité ; il de-
vient notre force dcms la lutte et notre récompense
pour toujours, si nous acceptons d'être vertueux, c'est-
c'i-dire si nous faisons passer l'intérêt général avant
notre intérêt propre ou, plus exactement, si nous recon-
28 LE DILE3IMK DE MAUC SANGNIER
naissons que notre inlérêt propre se confond avec noire
intérêt général.
« Voici bien /à, tout de même, Monsieur le Directeur,
une conception positive, je dirai volontiers réaliste. Et
s'il est vrai que, suivant la belle définition de Maurras,
le positivisme n'est qu'une doctrine de constatation,
je demande qu'il me soit concédé^ non que ma concep-
tion chrétienne est exacte, mais que, grâce à cette con-
ception chrétienne, peut se constituer la force orientée
dont nous avons besoin pour mettre en marche notre
démocratie.
« Je dis « mettre en marche », car si Von peut
atteindre la monarchie, la démocratie apparaîtra tou-
jours, au contraire, comme Vexpression d'une orienta-
tion, le sens d'un mouvement. Plus il y aura de
citoyens pleinement conscients et responsables, mieux
sera réalisé l'idéal démocratique ; mais, pour commen-
cer, il n'est pas besoin d'une majorité numérique, il
suffit d'une majorité dynamique. A la limite inférieure
nous avons un seul souverain parce que nous ncwons
qu'un seul citoyen pleinement conscient et responsable,
et nous sommes en monarchie. De ce point de départ
jusquci cette limite asymptotique à laquelle tous les
citoyens seraient conscients et responsables, se place
tout l effort évolutif des sociétés humaines, et voilci jus-
tement pourquoi, Monsieur le Directeur, sans rien
rejeter de ce qui fait la grandeur et la sécurité de votre
doctrine politique, nous continuons notre route vers
l'avenir.
« Peut-être un jour vos amis seront-ils nos com-
pagnons de voyage ; de tout cœur, évidemment, nous le
souhaitons. Qu'ils sachent bien, en tout cas, que la foi
LE DlLEMMi»: DE MARC SANG:<lE[i 29
démocratique qui échauffe nos cœurs n exigera deux
la profanation d'aucun glorieux souvenir^ V oubli d'au-
cune grandeur passée, le renoncement ci aucune force
nécessaire.
« Veuillez croire, Monsieur le Directeur, ci ma con-
sidération bien distinguée, et permettez- moi de vous
redire encore quelle Joie c'est pour nous d'avoir trouvé
Cl /'Action française une maison où Von a la force de
penser et le courage de dire ce que l'on pense... Com-
bien d'amis, hélas! ne valent pas des adversaires tels
que vous !
« Marc Sangnier. »
La meilleure manière de répondre aux lettres
d'amis, c'est de les prendre ligne à ligne, sans
en sauter un mot. Marc Sangnier me permettra
d'en user ainsi, amicalement, avec lui.
I. — Je ne crois pas lui avoir attribué la pré-
tention de résumer et de « limiter » le christia-
nisme social, Sangnier s'annonçait chrétien
social, et je l'avais présenté comme tel. Un
catholique distingué, et d'ailleurs chrétien
social lui-même, M. René de Marans, m'écrivit,
avec des arguments d'une force extrême :
« Prenez garde, la conception sociale de San-
gnier est l'antipode du christianisme social; il
est beaucoup plus près des chrétiens libéraux,
puisque, au lieu de songer à créer des institu-
1***
30 LE DILKMME DE MAUC SArsGNIEK
tions sociales, il ne paraît s'intéresser qu'à la
vertu des individus... »
J'ai enregistré ces observations en ajoutant
qu'il ne m'appartenait pas d'opiner dans le
conflit qui s'élevait entre militants catholiques.
J'ai dit à M. de Marans et à Marc Sangnier :
Non iwstiiim inter vos lanlas componerc liles.
Si je n'ajoutai point, comme dans l'églogue :
Et vitula, tu digiuis, et hic
c'est qu'il ne s'agit plus du lout de chanter les.
amours des bergers. Des adversairesen présence,
l'un a tort nécessairement. Si, d'ailleurs, il
m'éta't permis d'intervenir de mon poste d'ob-
servation, ce n'est peut-être pas à Marc Sangnier
que je donnerais raison. Mais la parole est aux
théologiens.
If. — Il me semble discerner une contradic-
tion entre certaines lignes d'un môme alinéa
dans la lettre qu'on vient de lire (!). Si, en effet,
le christianisme social ou la démocratie chré-
tienne, c'est-à-dire « l'action populaire bien-
faisante ». doit être dégagée « de toute si-
(1) Troisième alinéa, comparer le sens exprimé dans
les lignes 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 9 à celui que contiennent,
immédiatement après, les lignes 10, il, 12, 13 et 14.
LE DILE^JME DE MARC SANGNIER 31
gnification politique », pourquoi les esprits
orientés vers celte action populaire bienfaisante
ne pourraient-ils pas être orientés en 'même
temps vers la « conception monarchique » ?
Pourquoi Sangnier dit-il : a soit vers r action
][)Ojmlaire », « soit vers la conception monar-
chique » ? Il n'y a pas de soit à écrire. Il nV a
point d'alternative à indiquer, ni d'exclusion à
prononcer. Il n'y a même pas le moindre choix
à faire. Les deux conceptions peuvent être pro-
fessées ensemble et pratiquées lour à tour.
L'action populaire bienfaisante exclut toute
signification politique. D'accord. Le problème
politique subsiste pourtant. Dès lors, les per-
sonnes sollicitées de faire du bien au peuple
peuvent être sollicitées également de résoudre
la question politique que leur première sollici-
tude n'effleura point. Oij Sangnier vit naguère
un dilemme très rigoureux, j'observe avec
plaisir qu'il ne voit plus que deux emplois très
divergents de l'activité. Mais je voudrais lui
faire admettre que ces deux formes d'activité
peuvent être diflerentes sans être divergentes,
puisqu'elles peuvent se compléter l'une l'autre
et ainsi se réaliser dans les mêmes personnes.
Les catholiques de V Action française peuvent
dire à Sangnier :
ù2 Lt Dil.E3I3iE DE MAl'.C SA.NG.MEll
— Nous ferons de ractioii populaire bienfai-
sante avec vous. Venez faire avec nous de
l'action politique en faveur de la monarchie...
Et, de fait, c'est ainsi que les choses se passèrent
longtemps, ce qu'il leur est possible de recom-
mencer à couler. Le Sillon parut, à un moment
donné, vouloir proposer des formules républi-
caines et un système de démocratie politique.
Mais on a lu avec plaisir ce que Sangnier vient
de nous écrire : le Sillon « peut se développer
dans une monarchie comme dans une républi-
que ».
III. — « Organique et non anarchique », « en-
raciné dans la tradition », « soutenu par la hié-
rarchie », sont des formules excellentes, au cha-
pitre des idées qui nous sont communes. Pour-
quoi Sangnier les gâte-t-i) en disant que nous
ne donnons pas le môme sens à ces mots ? Si ces
mots ont un sens double, ils sont ambigus, équi-
voques.Employons d'autres mots, pour qu'on s'en-
tende enfin! pour que tout soit clair ! Peu de mots
sont d'ailleurs plus nets, plus précis, plus rigou-
reux, plus pleins que celui de tradition et celui de
hiérarchie. Mais, si, comme Sangnier le fait, on
lesjuxtapose,oh ! alors, le clarté me paraîtdevenir
aveuglante ; car, pour les sociétés temporelles?
les seules dont nous parlions et les seules que
LE DILE3IME DE MARC SANGNIER 33
iioiisnous proposions d'étudier ici, il y a un point
de coïncidence du mot hiérarchie q\ du mot tra-
dition^ il n'y en a qu'un : et c'est le mot hérédité.
Les hiérarchies politiques peuvent être instables
ou viagères et ainsi n'être pas héréditaires, mais
c'est à condition de n'être pas traditionnelles :
celles qui sont traditionnelles se transmettent
par le sang, par l'hérédité. Et, de même, les tra-
ditions politiques peuvent être discontinues, flot-
tantes, à court terme, et n'avoir rien d'hérédi-
taire, mais c'est à condition^de n'être pas hiérar-
chiques; les traditions hiérarchiques, constituées
en ordres solides et précis, ne flottent pas, ne
s'interrompent pas à la mort des mortels, elles
passent aux survivants, aux fils ou aux neveux :
elles sontdonc héréditaires...
Non poinl certes que, à notre avis, tout doive
devenir ou redevenir héréditaire dans la société,
dans l'Etat hiérarchique et traditionnel, mais
une part y doit être faite à l'hérédité, dans Ton
aussi bien que dans l'autre, sous peine de voir
disparaître hiérarchie traditionnelle et tradition
hiérarchique.
IV. — xMarc San g nier tient à se conformer aux
lois naturelles, c'est un grand point; il fait pro-
fession d'aimer et de respecterja vieille France :
nous l'en louons. 11 comprend que « l'harmo-
34 LE DILEMME DE MARC SANGNIEH
nieuse collaboration du peuple et du roi » « a
réalisé l unité nationale dans notre patrie ». Mais
comment ne voit-il pas, en jetant un coup d'œil
sur les grandes dates du xix^ siècle (1814, 1815,
1830, 18o9, 186G, 1870, 1871, 1877, 1897), que
cette uniténationalesedéfait grand train?Ets'ille
voit, comment Marc Sangnier ne pense-t-il pas
qu'il faut premièrement ctiercher à conserver cette
unité, dont le maintien est la première condition
d'un examen quelconque de toute question
politique, religieuse ou morale en France ?
La seule manière de poser les problèmes
français, c'est la position nationaliste, et la seule
manière de résoudre le problème nationaliste
est la solulion monarchique : nous l'avons cent
fois démontré. Au lieu d'examiner nos patientes
études, Sangnier écrit qu' « organiser la répu-
blique démocratique yy (nous ne faisons pas de po-
litique, au Sillon !) lui « apparaîtcomme leterme
historique et logique de l'évolution nationale
française ». Bien. Comme la mort est « le terme »
de la vie. Le terme historique et logique de l'é-
volution nationale française, si elle continue sans
son élémentgénérateur et directeur, sans le roi,
si elle resle républicaine et démocratique, ce sera
la mort delà France. Pour employer le langage
mathématique qui plaît à Marc Sangnier, il suf-
LE DILEMME DE MARC SA^GMEll 35
fit de prolonger la courbe de l'histoire de ce
xix^ siècle, que Ton appellera le siècle des trois
invasions, le siècle des trois sièges de Paris :
par les gloires stériles du premier empire,
par les tergiversations cruelles du gouverne-
ment de Juille^, par les folies démocra-
tiques et les fautes plébiscitaires du second em-
pire, par les inepties de la république conserva-
trice et les crimes delà république dreyfusienne,
on suit un mouvement descendant et très ré-
gulier, analogue à celui de l'ancienne Pologne.
Nous sommes arrivés à une période de pléthore
coloniale, d'impuissance européenne et de dis-
corde intérieure que seule la restauration de
l'ordre politique parla Monarchie ou une inter-
vention armée de l'Etranger semblent en état de
résoudre.
V. — Je n'ai jamais songé à dépeindre San-
gnieret ses amis comme des « sectaires exclusifs
et prompls aux excommunications » (Ij. Mais ce
(1) Où Sangnier avait-il vu cela clans tout ce qui
précède? Il posait un dilemme. Je disais : il pose un
dilemme. Mais l'orateur veut avoir l'avantage des figures
dont il se sert sans en avoir aucun dommage. <( Je n'ai
jamais dit ça. » Il a parfaitement dit cela, bien qu'il le
nie, et de quelle voix! de quels yeux! Seulement, il ne
s'est pas rendu compte que cela était cela. Il na éprouvé
que la demi-conscience des mots qu'il prononçait et
des termes qu'il employait.
30 LE DILEMME DE MARC SAiNGMEIl
n'est pas ma faute si, par détinition, un dilemme
est une exclusion. En faisant un dilemme, en
disant : ou Sillon ou Action, il a paru (1) consti-
tuer deux groupes, deux systèmes incompa-
tibles. J'ai protesté, et l'exclusion a été levée,
comme le montre bien la lettre que j'analyse.
N'excluant plus nos amis catholiques, Sangnier
lève du même coup l'interdit qu'il semblait bien
avoir jeté sur le magnifique génie pratique,
sur la méthode positive et naturaliste d'un saint
Paul, d'une sainte Thérèse, d'un saint François.
YL — « Nous faisons », dit Sangnier, « ce
que tels et tels héros eussent fait, s'ils avaient
vécu de nos jours. »
On n'est jamais tout à fait sûr de ces choses,
l'assurance de Marc Sangnier me trouble un
peu. Voici pourquoi. Qu'ils vécussent au premier
siècle, ou au xvi^, ou au xu^, ces grands saints
se sont tous distingués par la précision extra-
ordinaire de leur pensée. Saint François, que
la critique protestante aime à nous donner pour
un doux rêveur^ fait admirer le profil ferme et
pur de ses rêves les plus mystiques, et cela,
dès les premiers jours de sa prédication : or, il
faut avouer que les vues de Sangnier sont d'un
^i Sinon voulu.
LE DILIOIME DE MARC SANGNIEK 37
vague désespérant, parfois môme d'une contra-
diction flagranle. Et la grande Thérèse d'Avila
eût-elle, en vérité, consenti à écrire dans une
môme lettre : notre action populaire bienfaisante
na rien de commun avec la politique^ et : nou$
voulons travailler à organiser la république
démocralique ? Franchement, je ne le crois pas.
Cette femme de grand génie savait que, dans
tout être, si humble et si simple fût-il, la
cohérence intellectuelle est la condition, en
quelque sorte hygiénique, de la cohérence du
sentiment, de l'effort, de l'action, et finalement
la condition du succès. Sangnier répondra-t-il
que les lois du succès naturel et du bonheur
humain ne sont plus aujourd'hui les mêmes que
du temps de sainte Thérèse, de saint François
et de saint Paul ? Ce serait merveilleux ! Des lois
cosmiques en vigueur entre l'époque de Tibère
et celle de Philippe II, c'est-à-dire en un espace
de seize siècles, auraient brusquement changé
depuis quelques années.
Yll. — Les « somptueux édifices intellec-
luols » que Sangnier- voudrait nous reprocher
trop malignement sont-ils les maisons d'un
orgueil damnable ? Nous les trouvons, quanta
nous, extrêmement simples. L'avenir les
trouvera plus simples peut-être. Il n'y a
DILEMME 2
38 LE DILE.MME DE MARC SAKGNIER
rien desimpie comme la vérité une fois retrou-
vée. A la faveur des confirmations péremptoires
que la course du temps ne cesse de nous appor-
ter, savez-vous la réputation qui commence
pour nous? C'est celle d'un Sarcey de la poli-
tique, ce sera celle bientôt d'un Sancho Pacha,
puis d'un M. de la Palisse. Il nous arrive d'ôli'e
ingénieux pour répondre à des adversaires plus
ingénieux et tels que Marc Sangnier. Mais,
quant à l'ordinaire, nos constructions sont d'un
bon sens fort doux, même un peu gros. Nous
les connaissons bien : elles ne peuvent inspirer
aucun orgueil.
VIII. — Oui, certes, « l'humilité est la grande
vertu des esprits comme des cœurs». Gicéron
avait soin de la comprendre dans les éléments
d'une juste définition de latticisme. Qu'y a-t-il
de plus humble, au grand sens humain et divin,
que notre conception de la monarchie ?
Nous admettons que, avec du dévouement,
<le la générosité, de la conscience et de Phabi-
Icté, c'est-à-dire avec « la vertu » chère à Marc
Sangnier et aussi avec autre chose, une minorité
énergique pourra bien accomplir une révolu-
lion heureuse, un coup momentanément favo-
rable à la tradition, à la hiérarchie, à l'ordre, au
Lien français. Mais ensuite ! Mais gouverner ' -
LE DILEMME DE MARC SANGNIEH o9
Mais administrer ! Mais tous les jours faire un
effort pour s'oublier, lutter contre soi et contre
les siens, non une fois pour un grand but, mais
dans le détail des plus petites affaires, sans élre
jamais soutenu par la force vivace d'un intérêt
humain un peu direct et proche de soi! Etre
sublime à jet continu, héroïque à perpétuité,
tendre et bander son cœur sans repos et dans la
multitude des ouvrages inférieurs qui, tout en
exigeant de laconscience et du désintéressement,
veulent surtout la clairvoyance, l'habileté, la com-
pétence, la grande habitude technique, s'inter-
dire tous les mobiles naturels et s'imposer d'être
toujours surnaturel, chrétiennement ou stoïque-
ment, peu importe, nous savons que cela n'est
pas au pouvoir des meilleurs. L'héroïsme peut
s'élever à des hauteurs vertigineuses. On ne par-
viendra point à le monnayer dans les infiniment
petits. Ceux qui se représentaient sous cet aspect
la vertu des républicains de l'ancienne Rome
ignoraientles âpres ressortsde cette vertu morale
et politique. Qui songe à établir un ordre songe
aussi à instituer des habitudes, à utiliser des
passions, à canaliser et régler des intérêts. Le
sentiment de la limite des forces humaines, même
et surtout dans l'homme bon, généreux, dévoué,
nous résoudra donc à réserver pour les grands
40 LE DILEMME DE MARC SANGjMEU
jours ses réserves d'enthousiasme et d'abnégation.
.\ous ne lui imposerons pas un système politique
qui, en l'exposant à toutes les tentations, lui
demandera tous les sacrifices. De tous ces sacri-
fices le plus simple et le plus facile, le plus
rapide, consistera à résigner le pouvoir, un
instant conquis, entre les mains de ce gérant
compétent et héréditaire dont Végoïsme même
sera intéi^essé à servir le bien général. Com-
prendre cela, qu'est-ce au fond ? un mouvement
d'humilité justifiée, née du calcul certain de
ri ncompétence de particuliers comme nous. Et n e
pas le comprendre, qu'est-ce encore? un mou-
vement d infatuation. Cette infatualion républi-
caine évitée, il suffit d'un acte de clairvoyance
pour incliner à l'hérédité monarchique.
IX. — « Nous laisser faire par la vérité et
par la vie... » Ah ! la captieuse formule. La
vérité, assurément. Mais la vie ! Quelle vie?
Il y a des vies basses, égoïstes ; il en est de
nobles, mais aveugles et qui courent ainsi aux
pertes certaines. Dans l'ordre politique, comme
dans l'ordre religieux, il importe de repousser
ïerreur des aveugles qui se font chefs. Ce n'est
pas moi qui parle ainsi, c'est un grand poète ca-
tholique, c'est Dante.
X. — Pour réaliser la démocratie, Sangnier
LE DILEMME DE MARC SANGMER 41
n'en est donc plus à vouloir composer à chaque
électeur une âme de saint et de roi ? Là encore sa
pensée est plus voisine de la nôtre qu'on ne
pouvait le soupçonner jusqu'à maintenant.
Comme nous, il songe à former une minorité
énergique. Pourvu qu'elle soit formée de saints
et de rois, « une infime minorité suffit », écrit-il
avec un grand sens.
Mais à quoi suffit-elle ?
Redisons, quant à nous, que cette minorité
suffirait à battre, dans quelques rencontres
décisives, la minorité gouvernante, celle qui
oriente la nation française en un sens antinatio-
nal et anticatholique.
Marc Sangnier va plus loin ; il veut confier à
son élite religieuse et morale l'autorité et la res-
ponsabilité du pouvoir. Il la constitue en
« organe propre à défendre l'intérêt général, —
« qu'il serait puéril », observe-t-il avec raison,
« de confondre avec la somme des intérêts par-
« ticuliers (1) ». Certaines forces seraient affran-
chies de la tyrannie des intérêts privés : c'est-à-
dire, si je comprends bien, elles deviendraient
(1) Je me permets de renvoyer à mon Enquête sur la
monarchie les lecteurs curieux de la démonstration de
cette vérité que Técole libérale a complètement mécon-
nue.
yj LE DILTÎM.ME DK MAISC SANCNIER
désiiiléressées. Cette première condition remplie,
elles seraient coordonnées entre elles et rendues
convergentes au moyen d'un centre d'attraction,
le Christ. Dans le Christ et par lui, « la vérité,
la justice, Tamour, la solidarité », deviendraient,
d'entités purement « intellectuelles », de vivan-
tes réalités. Dans le cœur, dans la chair et dans
le sang de ceux qui l'ont élu, ce Christ divin
crée par ses promesses, par sa présence et par
son amour, des mobiles, des forces, enfin une
« ver lu » : cette « vertu » puissante de charité
civique, qui, en chacun de ces volontaires du
Christ, fera passer l'intérêt général avant l'in-
térêt particulier. El, pour mieux dire, écrit San-
gnier, elle les convaincra que ces deux intérêts
se rejoignent en Dieu. Le Christ augmentera le
désintéressement, il en fera du dévouement, et
même il définira ces hautes vertus, illes précisera,
en leur donnant pour règle vivante la primauté du
« nous » sur le « moi », du tout sur la partie, du
corps sur le membre, de l'ensemble sur le détail
et, par conséquent, de la cité sur le citoyen.
Ai-je bien compris le système?
Il est très beau, mais plus insuffisant encore
qu'il n'est beau.
Il est ti'ès beau, parce qu'il n'a rien de nou-
veau. Le plaisir intellectuel que me donne la
LK D1LE31ME DE MARC SANGNIEK 45
doctrine de Marc Sangnier vient de ce qu'elle
éveille en moi les plus nobles souvenirs du
moyen âge, pour ne pas remonter jusqu'à Tanti-
quité. Elle me contraint à penser à la Cheva-
lerie, ou, plus précisément, à tel Ordre religieux
et militaire, celui, par exemple, des moines
hospitaliers et guerriers, de mon illustre com-
patriote Gérard Tenque, Gérard du Martigue, qui
(it école d'héroïsme et de sainteté. Ce n'est pas
chez nous que l'on contestera aux vertus chré-
tiennes disciplinées par le catholicisme une vertu
d'impulsion et d'enthousiasme. La preuve en
est que, dès le premier jour, ceux d'entre nous
qui ne font pas profession de foi catholique
se sont constitués défenseurs, amis, alliés du
catholicisme, non seulement comme Français,
mais comme citoyens du monde moderne et
sujets de la civilisation occidentale. Les motifs
surnaturels, à condition qu'ils soient guidés et
définis par la vénérable sagesse de l'Eglise^ sont
d'un prix infini. Nous avons, quant à nous, le
cœur trop bien placé pour dire à nos amis les
croyants catholiques: Vous serez plus braves que
nous devant le commun adversaire^ mais nous
savons aussi que nous aurons beaucoup à faire
pour les surpasser. S'il ne s'agit que de se battre,
c'est-à-dire de se risquer, de se sacrifier, de se
44 LE DILEMME DK MARC SANGNIER
dévouer, ils ont bien la force des forces, la
vertu des vertus.
Mais il ne s'agit pas seulement de battre.
Il faut vaincre. Il faut profiter de la victoire. Ici,
au lieu de spéculer à perte de vue, ce qui peut
être utile en certains cas, il convient de rouvrir
l'Histoire pour apprendre comment les choses
ont coutume de se passer. Nous venons de par-
ler de la Chevalerie. Elle a jonché de ses
cadavres la route des Lieux Saints, jusqu'au
jour où les grands barons, la papauté, Venise,
c*est-à-dire les vieux organes politiques de l'Oc-
cident chrétien, firent coopérer leurs puissances
diverses pour le succès de la première croi-
sade. Gérard Tenque et les siens constituèrent
bien la brigade de fer au service de la baronnie
du Saint-Sépulcre, du royaume de Jérusalem
et plus tard du monde latin tout entier : ils ne
prétendirent jamais à y créer un organe du
gouvernement_, une souveraineté, une règle, eux
qui avaient poussé le détachement, le désintéres-
sement, ce que M. Fonsegrive appelait le sens
social, ce que Marc Sangnier nomme le senti-
ment de l'intérêt général, jusqu'au point de
souscrire auxengagements monastiques! Rhodes,
Malte, ont été des casernes-couvents. Mais ces
bastions de la chrétienté ne iouèrent iamais le
LE DILEMME DE MARC SANGNIEK 4o
rôle d'acropole ou de métropole qui était dévolu
à Rome, à Paris, à Aix-la-Chapelle.
Donc, la forme guerrière de cet intrépide
génie civique que Sangnier voudrait cultiver
dans Télite, sera loin de suffire à tout, môme
à la guerre. Il n'y aurait point de Geste fran-
çaise sans elle. Il n'y aurait point de France sans
une Jeanne dWrc. Mais nous avons noté plus
haut que celte Pucelle héroïque fut bonne
tacticienne: notons aujourd'hui que le Roi à qui
elle se présenta et qui lui obéit fut aussi le pre-
mier de France qui ait tout à fait prévu le rôle
de Tartillerie dans les batailles.
Si donc il faut de braves troupes capables de
préférer l'intérêt général à leur propre salut,
le salut général à leur propre intérêt, il faut des
chefs plus que vertueux : il faut des chefs qui
soit'ut capables de connaître exactement quel est
cet intérêt-là, où il est, quel est le moyen de sa-
lut et en quoi il consiste précisément. Question
de clairvoyance et de compétence, qui est dis-
tincte de l'héroïsme, mais qui n'est pas non
plus une simple question de talent individuel.
L'intelligence personnelle de Pierre l'Ermite ne
s'était pas éclipsée quand il s'associa Gautier
Sans-Avoir. Mais le pauvre chevalier et le pauvre
moine étaient seulement dépourvus de supério-
2*
46 LE DILEM:.!!-:: de marc SAiNGMER
rites d'éducation et de position qui ne manquè-
rent pas à Godefroi de Bouillon.
Marc Sangnier me pardonnera-t-il un blas-
piième?En politique et dans l'intérêt même des
causes les plus saintes, il est un excès d'hé-
roïsme qui peut être funeste. Gautier Sans-Avoir
et Pierre l'Ermite sacrifiaient sans marchander
les centaines et les milliers d'existences humaines
qu'ils jugeaient nécessaires pour emporter une
bicoque, châtier la paresse ou la félonie, faire
tels ou tels exemples intimidants. Ils procédaient
en véritables Napoléons, avec le talent en moins.
Ces héros déclassés excellent à brûler les villes
pour faire cuire un petit œuf: les héros encadrés
et qui se sentent à leur place ont plus de soin
du résultat, lequel importe en politique. Par
exemple, un vraichef, et qui n'est pas improvisé,
ménage la vie de ses hommes. Il les mène à Jéru-
salem combattre les païens et les infidèles : il ne
se soucie pas de les faire massacrer en route
parles Bulgares ou décimer par la maladie et la
faim. Autant que possible, il a un service d'in-
tendance et d'infirmerie, une administration. Il
a conclu des traités avec les Etats sur le terri-
toire desquels il veut passer. Il est économe de
sang, d'effort, de dévouements, en vue de ce qu'il
faudra prodiguer plus tard devant l'ennemi qu'il
LE D1LE3IME DE MAKG SANGMER 47
veut abaisser. Que vous dire, mon cher San-
gnier ? L'habitude dut être pour quelque chose
dans les mesures de prudence et de prévoyance
que l'histoire mentionne dans la Croisade orga-
nisée par Godefroy. Or, je crois bien qu'à la
racine de ses habitudes vous trouverez un phéno-
mène naturel, un phénomène d'égoïsme et d'in-
térêtjd'ailleurs légitime. Gepreux était un prince;
ce chevalier, un souverain. Il tenait de ses prédé-
cesseurs, de ses pairs, certains soucis, certaines
mœurs, certains procédésqui n'appartiennent qu'à
celui qui commande en propriétaire. Réfléchis-
sez, et dites-moi si la propriété — non des hom-
mes, mais du commandement sur les hommes,
auquel donnait droit la possession féodale des
terres, — ne fondait point quelques-unes des
aptitudes que nous admirons dans ce chef?
Ce qui manquera à l'élite de vos âmes saintes,
de vos âmes royales, ce sera justement ce calcul,
cette prévoyance, cette habitude de manier des
grands intérêts, qui naît de la propriété. Nous
avons dit souvent qu'une élite, une minorité peut
gouverner convenablement un Etat. Mais pour-
quoi ? Et comment ? Et dans quelles conditions ?
Réfléchissez encore. Les aristocraties prospères
ont eu pour fondement commun la propriété.
Les pi us grands propriétaires de l'Altique rece-
48 LE D1LEM3JE DE MAllG SAjNGNIER
vant et transnietlant par héritage celte fortune
amalgamée à la terre de la patrie, ont composé
le corps des eupatrides d'Athènes. Les plus
grands propriétaires du Latium, chefs d'exploi-
tation agricole, ont donné de même le patriciat
romain. Semblable phénomène à Venise, à Flo-
rence, à Gènes : Faristocratie dirigeante y est
formée des grandes familles trafiquantes ou in-
dustrielles, suivant la nature des territoires et
des affaires qu'on y traitait. Partout, la condition
commune se retrouve. Autant que les sénateurs
ou que les doges, des plébéiens, des soldats et
des matelots se sont immolés volontairement au
bien de l'Etat : cependant les corps qui ont ad-
ministré l'Etat avec sagesse, avec ordre et avec
succès n'étaient composés que de personnages
largement intéressés, par les richesses quils
possédaient dans l'Etat, à la rapide perception,
à la défense immédiate des intérêts de la patrie.
Ces intérêts communs leur avaient, en effet,
donné de longue date (outre l'habitude de ne
point tout abandonner aux petits intérêts rivaux)
le souci d'arriver vite et bien aux accommode-
ments, — transactions de fait sans lesquelles
rien n'aboutit. De nobles cœurs, dans des poi-
trines de purs idéalis(es_, dénuées de tout lien
avec le monde matériel, feront sans doute, avec
LE DILEMME DE MARC SANGMEU 49
une aisance parfaite, le sacrifice d'un temporel
dont ils se sentent détachés par profession: mais
sacrifieront-ils aussi aisément une idée? un
parti pi'is ? un caprice ? un goût? Les héros
sont bien pointilleux. Je les crains beaucoup en
affaires, et, dussé-je indigner quelques royalistes
gothiques, les affaires d"Etat sont des affaires,
elles aussi.
Permettez-moi d'insister encore. C'est capital.
Nos Gaulois contemporains de Jules César
n'ont manqué ni de générosité ni de dévouement
à la cause de leur pays. Eux qui donnaient leur
vie, ils ont su rarement se faire une concession
d'amour-propre.
A qui, à quoi l'eussent-ils d'ailleurs faite?
Au bien public ? Mais le connaissaient-ils ?
Existait-il pour eux? C'est à tort que l'on parle
d'une nation gauloise. La Gaule était une
expression géographique, et son territoire oc-
cupé par des races aussi diverses que les Celtes
et les Ligures, les Ibères et les Kymris. Ce ter-
ritoire était lui-même, ce qu'il est plus encore
aujourd'hui, d'une extrême variété de cultures
et d'exploitation. Les aristocraties qui, d'un ter-
ritoire exigu, surent fonder de grands empires,
possédaient une situation économique très
homogène, Garthage et Venise faisant uniforme-
oO LE DILEMME DE MARC SANGiMER
ment du tralic, Rome du labour et du pâturage :
de là une grande unité de vues parmi ceux qui
représentaient l'intérêt économique commun.
Ici, mon cher Sangnier, c'est le contraire : les
fédérations gauloises souffraientdéjàdel'immense
variété de l'effort économique français, tel que
l'établit la variété de notre géographie.
Grande culture et petite culture, culture delà
vigne et culture de la betterave ou des céréales,
les intérêts sont déjà en antagonisme dans le
seul domaine agricole ! Mais ajoutez les indus-
tries qui en procèdent et le commerce, qui est
aussi très développé sur notre longue étendue de
côtes que baignent deux mers, la disposition
rayonnante des voies ferrées, la pente diverse
des fleuves qui dicte son ordre sux canaux...
Toute élite morale qui, d'un pays ainsi construit,
se dégagera par élection ou par sélection, pourra
bien s'être recrutée — d'un comble de chance
— parmi les éléments les plus représentatifs de
la fortune nationale : plus ils exprimeront fidè-
lement la France, plus ils seront en guerre les
uns contre les autres, non par étroitesse de cœur,
mais par diversité et tyrannie de leurs points de
vue respetifs!
Avec la meilleure volonté du monde, ils tra-
vailleront à se neutraliser, à s'annuler les uns
LE DILEMME DE MARC SA.NG.MER ol
les autres, et enfin à se soustraire les uns des
autres. Une soustraction mutuelle, un amoin-
drissement mutuel, tel sera leur commun et
constant caractère. Ils ne pourront être ajoutés
les uns aux autres, comme ils Tout été autrefois,
que par Topération d'une force d'une autre
essence, quoique fondée aussi sur la propriété
— la propriété du commandement — par une
force représentative des intérêts, mais les do-
minant, de la même manière que la prospérité
politique représente et domine la prospérité
économique dans un Etat.
De quelque façon qu'on la compose et si
excellemment qu'on la recrute, nulle aristocratie
française ne gouvernera notre France. Très bien
faite, comme royaume, la France est un para-
doxe géographique, un monstre européen, en
régime républicain. La seule absence d'un
pouvoir assez fort pour faire converger nos
intérêts trop variés nous voue à des luttes fu-
rieuses : chaque instant d'une vie pareille équi-
vaut pour le pays à une blessure, qui le divise,
qui l'épuisé et le rapproche certainement de sa
fin.
Que Sangnier ne parle donc plus si exclu-
sivement de générosité, d'héroïsme, de dévoue-
ment ! Qu'il n'exagère point l'appel à la vertu !
52 LE DILEMME DE MARC SAKGNIER
en un sujet où la vertu est nécessaire, mais
insuffisante ! La première charité du brenn le
plus charitable fut et dut êlre pour son clan. Il
lui était impossible de sentir dans quelle mesure
ce clan devait sacrifier ses intérêts vitaux, ses
intérêts d'Etat, aux intérêts d'Etat de la terre
gauloise qui n'existait point comme Etat. De
même aujourd'hui, oii la terre de France tend à
perdre son rang d'Etat, les esprits que le voca-
bulaire patriotique ne grise pas, savent par-
faitement que les grands devoirs, les devoirs
supérieurs, ceux auxquels tout est sacrifié dans
la conscience des meilleurs chefs de parti, des
meilleurs chefs d'exploitation et d'industrie, des
meilleurs directeurs delà presse et de l'opinion,
ne sont plus, ne peuvent plus êlre les devoirs
éloignés, indistincts, nuageux, du patriotisme.
C'est à ro?2/z;re collective iminédiate (\\\q\q^ ^\\x^
dévoués sacrifient tout et doivent tout sacrifier,
en fait : — Mon journal avant tout! Mon parti
avant tout ! Ma ligue, mon hôpital, mon école,
mon bureau de bienfaisance ou ma circonscrip-
tion électorale avant tout ! Des responsabilités
de chair vive ou de charges d'âmes pèsent sur
l'imagination de ces messieurs : elles s'imposent
donc à eux. Ils se sentent le droit de sacrifier
leur bien personnel et les plus héroïques, celui
LE D1LE.MME DE MARC SANGNIER .53
de leur famille : mais leurs ouvriers, leurs
compagnons, leurs collaborateurs, ils ne peuvent
oser les immoler à des nécessités supérieures
qui, pour eux, manquent d'âme vivante ou de
corps défini. Chacun a donc son petit royaume,
sa seigneurie particulière. Mais, le royaume en-
tier, qui donc aura, je ne dis pas seulement le
moyen, mais même, en conscience, le droit d'y
songer un peu? Qui sera en mesure de conce-
voir assez nettement, assez solidement lintérêt
le plus général pour imposer ou consentir le
sacrifice d'intérêts particuliers d'une bonté indis-
cutable, d'une utilité évidente et d'un prix-
sou vent infini ? Il y a là matière à un droit
régalien et qui, sans roi, sera moins qu'inexercé:
absolument inexerçable.
Les conservateurs aiment à citer comme de
bonnes Assemblées souveraines la Législative
de 184-9 et l'Assemblée élue en 1871. Ils ont
raison, en ce sens que la France n'y était pas
représentée trop inexactement dans ses intérêts
économiques et moraux; on doit à toutes deux
de bons décrets, de bonnes lois sur des objets
de discipline, d'ordre intérieur, d'administration.
Mais la première, ayant laissé l'Empire se con-
stituer, a réuni toutes les conditions de notre
déchéance en Europe ; la seconde a signé cette
5i LE DILEMME DE MARC SANGNIER
déchéance en laissant faire la troisième Répu-
blique : ces bonnes Assemblées ont donc été les
plus impolitiques de toutes, si on les juge du
même point de vue auquel il faut se placer pour
juger Charles YIÏ, Louis XI ou Richelieu. De ce
haut point de vue d'Etat, du point de vue des ré-
sultats ultérieurs, auquel il faut se mettre pour
juger ces souverains^ on ne voit pires incapables
que ces hommes de Bordeaux et de Versailles
qui ont laissé fusiller par M. Thiers 7.000
ouvriers parisiens^ et n'ont pas su faire fusiller
M. Thiers lui-même ou Gambetta, son acolyte,
le jour où le salut national l'exigea! Ces assem-
blées, en corps, auraient pu constituer de bons
ministères. Elles ont été de détestables souve-
rains. Un excellent esprit administratif, une
sagesse financière parfaite, sont des qualités très
distinctes de l'esprit politique, qui est fait de
vues d'ensemble tournées vers l'avenir par le
sentiment du passé.
Aucune oligarchie française ne saurait pour-
tant donner mieux que les deux Assemblées
dont je parle. On a le droit de dire qu'elles
représentaient, dans la rigueur étymologique
du terme, des aristocraties, la supériorité des
vertus, des fortunes, des situations, des tradi-
tions et aussi des talents. Même au point de
LE DILEMME DE MAP,C SA>'GMEP. OO
vue intellectuel, c'était le meilleur de la Fi-ance.
Eh bien, depuis vingt-sept ans, les mêmes
forcesexprimées autrefois par ces assemblées, les
mêmes résultantes de tout ce qui fait la qualité
de ce pays-ci, ne cessent d'être très régulière-
ment battues, dominées, gouvernées par les
forces de l'adversaire.
Cet adversaire, on le connaît. Il est en France,
il rallie des multitudes françaises ; mais il
n'est pas Français. Et de là vient sa force. Les
Français sans leur roi n'ont plus rien qui leur
soit bien vraiment, profondément et sensible-
ment commun. Le parti républicain en France
serait donc, lui aussi, dépourvu d'intérêt com-
mun, sans cette qualité d'étranger ou de demi-
étranger qui distingue pareillement les Juifs, les
protestants, les francs-maçons et les métèques,
lesquels forment l'axe de ce parti. Leur intérêt
commun, c'est que nous sommes leur conquête.
Us sont unis par le sentiment, — nécessaire-
ment ombrageux, — des différences caractéris-
tiques entre nos mœurs, nos idées et nos traditions
indigènes et leurs mœurs, coutumes et tradi-
tions à eux. Tout nous condamne donc aux
rivalités et aux divisions intestines — fût-ce sur
la forme d'une chasuble ou sur le propre d'un
diocèse — pendant que l'armée ennemie qui
o6 LE DILEMME DE MAKC SANGNIER
campe en temps de paix sur notre territoire
subit des conditions qui la tiennent unie et disci-
plinée. On me dira du côté de Sangnier et de ses
amis ce qu'on dit si souvent du oôtre : En ce
cas formons-nous^ unissons -nous, disciplinons-
nous. Hélas ! ces choses-là seraient faites depuis
longtemps si elles étaient pure affaire de volonté ;
mais elles dépendent surtout de l'instinct et des
habitudes qui naissent de la forme même du ter-
ritoire et de la mentalité de ses habitants. Ce ne
sont pas des volontés, mais des réactions physi-
ques. Les Français, les fruits de la France, sont
partagés toutes les fois qu'il s'agit de savoir oîi
gît un intérêt commun — tandis que nos con-
quérants judéo-protestants s'assemblent et se
forment en bataillon de marche toutes les fois
que l'intérêt de leur communauté se trouve en
question. Cet intérêt du conquérant est donc
pressant, décisif, net, distinct. L'autre intérêt,
celui du conquis, est donc lointain, discutable,
trouble ou confus. L'un mène aux discussions.
L'autre pousse à l'action pratique. La division
des uns se fait certes de bonne foi, au nom de
sentiments souvent généreux et au nom d in-
térêts qui ne manquent pas d'étendue, mais ce
n'est pas la bonne ni la mauvaise foi, ce n'est
pas le tort ou le droit, que nous agitons ; nous
LE DILEMMIi DE MARC SANGNIER 0/
mettons en lumière un fait, fait inévitable chez
nous, le fait de la division, qui mène aux dé-
faites, opposé au fait de l'union des étrangers,
de hétérochtones, qui les a conduits au succès.
Les partis français ont été défaits de la sorte
par les troupes politiques de TÉtranger en 1877,
en I88i, en 1885, en 1889, en 1893, en 1898, en
1902, pour ne parler que des batailles législa-
tives. Mais tous ces précédents ne font point
que je croie à leur répétition nécessaire et fa-
tale jusqu'à la fin des temps. Même électorale-
ment, même parlementairement, d'heureux suc-
cès peuvent sortir d'une crise quelconque. L'on
peut aussi rêver de succès plus brillants, plus
radicaux et plus décisifs que des succès élec-
toraux et parlementaires. Comme en 1849
et 1871, la crise peut refaire pendant quelques
semaines Tunité d'un peuple alarmé. Violem-
ment ou paisiblement, il peut naître de là une
solution^ un régime, — et c'est à quoi pourra
toujours servir l'action d'une minorité énergi-
que, — et c'est de quoi je suis tombé d'accord
avec Sangnier. Seulement cette minorité décisive
ne peut être qu'une formation de combat. Elle
ne peut fournir un gouvernement, comme
Sangnier paraît le dire ou le penser. Elle
ne saurait conserver le pouvoir sans exposer
o8 LE DILEMME DE MARC SANGNIEK
le pays aux malheurs déjà décrits de I80I et de
1873. 11 faut donc souhaiter à cette minorité
assez de clairvoyance pour renoncî?r d'ores et
déjà au pouvoir et souscrire d'avance sa démis-
sion de souverain. Il faut qu'elle soit royaliste.
Ce haut degré d'intelligence, de lucidité poli-
tique, ajouté à ce qu'elle possède de désintéres-
sement patriote, constitue un élément de force
pour elle. Elle serait moins forte si elle s'abusait
et s'illusionnait sur sa force : elle disperserait
ses efforts et viserait mal. La petite élite de saints
et de rois formée par Sangnier sera bien impar-
faite si elle ne voit pas ces vérités physiques -^
et, si elle les voit, elle lui doit d'y adhérer,
d'adhérer à la monarchie. L'héroïque et sainte
phalange pourra nous délivrer du mal : si, en-
suite, elle s'en remet pour faire le bien à la seule
autorité bien outillée pour le bien faii*e, les idées
religieuses de Marc Sangnier n'en souffriront pas.
Elles ne seront pas contredites mais complétées,
mais adaptées à la réalité historique et géogra-
phique appelée la France.
Mais lui, qu'en pense-t-il ?
XL — Est-il besoin de dire que je n'accepte
ni la comparaison mathématique de l'asymptote
ni la pétition de principe enfermées en des termes
tels que « continuons notre roule vers l avenir » ?
LE DILEMME DE MAhC SAiNGNlER o9
Sangnier ne sait pas plus que nous où est « l'a-
venir ». Il parle et écrit comme s'il avait là-
dessus d'autres renseignements que nous, ou des
renseignements meilleurs, ou encore comme si,
cet avenir étant également connu de lui et de
nous, il y courait d'un pas plus alerte, tandis que
nous serions fièrement résolus à nous en éloigner.
La philosophie de l'histoire peut bien nous
révéler ce qui arrivera si telle cause connue de
ruine ou de renaissance survient. Ce qu'on ne
peut pas dire, c'est : l'avenir est ici ou là. Un
avenir peut être prévu sous condition, non
cet avenir absolu qu'évoque Sangnier. Par
exemple, on peut faire voir que le succès de la
démocratie politique et sociale s^m «7 la mort de
la France. On ne répond rien de substantiel à
nos preuves, elles sont donc acquises. Leur objec-
ter « l'avenir », c'est leur objecter l'inconnu.
Quelle raison d'imaginer cette x plus favorable
à votre souhait qu'au nôtre ? Vous Ji'en fournis
sez pas. Vous n'en avez donc pas ; vous vous
contentez d'exprimer avec fracas que vous mar-
chez vers l'avenir. Eh ! qui n'y marche aussi ?
Marc Sangnier, tous les hommes se hâtent
comme vous vers le chemin de la vieillesse et
de la mort, et si la plupart des religions nous
proposent une explication pour le mystère des
GO LE DILEMME DE MARC SANGMER
tombeaux qui bordent la route, nulle ne nous
renseigne sur le mystère des berceaux. Seul le
millénarisme des Juifs charnels prétend le per-
cer, Mais depuis deux ou trois mille ans que
son impudeur théorise et spécule, il se trompe
ou trompe les simples qu'il traîne après lui.
Admettons cependant la rêverie simpliste par
laquelle Sangnier s'est laissé abuser. Prêtons à
l'évolution cette régularité qu^il lui prête.
« L'effort évolutif des sociétés humaines » ne
simplifie pas les intérêts; il les complique. Mais
des intérêts qui se compliquent ne rendent ni
plus simple ni plus facile le travail qui con-
siste à les dominer et à les embrasser par la
pensée. L' « effort évolutif » ne peut donc que
rendre de moins en moins accessible l'état d'es-
prit royal du citoyen « pleinement conscient et
responsable » que rêve Sangnier. Un tel état
ne dépend point d'élans d'esprit ou de cœur,
choses morales, mais d'une chose matérielle: la
position. C'est par position que le roi des Belges
ou le roi d'Angleterre est, de tous les Anglais ou
de tous les Belges, le seul « en état de senlir »
l'intérêt général des Belges ou des Anglais. La
comparaison de l'asymptote est mauvaise parce
qu'elle suppose une série de gradations conti-
nues^ de perfectionnements réguliers^ de progrès
LE DILEMME JjE 3IAKC SAiNGNlEK 61
constants, — une croissance, une poussée inté-
rieure (Je la vertu, — depuis l'état du roi, seul
conscient et responsable, jusqu'à Tétat d'un
nombre ii de citoyens devenus rois et passés-
souverains par le simple fait de leur conscience
et de leur responsabilité. Marc Sangnier néglige
totalement le point de vue de la compétence. Ni
information, ni éducation, ni apprentissage de
l'antique métier de roi. La bonne volonté fera
tout. Il oublie dès lors de nous dire si cette
ascension régulière des consciences et des cœurs-
sera accompagnée, dans chaque individu, d'un
égal avancement dans la fortune personnelle,,
l'influence sociale et la condition domestique. La
fortune augmentera-t-elle avec la générosité?
On voit quelquefois la générosité augmenter
avec la fortune. La fortune augmente avec la
générosité, dit Sangnier. Que fait le pain
quand on le coupe et qu'on le distribue? Loin
de se diviser, il se multipliera. Tel est le miracle.
L'Eglise a promis ce miracle pour Taliment
mystique, mais c'est le pain matériel que doit,
en bonne logique, multiplier la politique mira-
culeuse de Marc Sangnier. L'histoire nous
montre que souvent les esprits et les cœurs se
cultivent et se raffinent, à proportion qu'ils s'é-
lèvent aux conditions d'une vie plus complète.
62 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Ce sera ici l'inverse; comme dans la morale en
action et comme dans les palmarès, à chaque
progrès de la moralité personnelle, une provi-
dence politique et économique viendra juxtapo-
ser desprimes etdes couronnes proportionnelles !
Les Dix, les Cent, les Mille patriciens de San-
gnier en arriveront de la sorte, fatalement, à
cumuler les vertus de saint Vincent de Paul et
les biens des Rothschild. Ils seront purs comme
le ciel, riches comme la mer, et leur richesse
sera sortie de leur pureté. De bonne foi, com-
ment pouvez vous espérer ce surcroit de miracle ?
Et si vous ne l'espérez pas, si tout doit se passer
naturellement, croyez-vous que les situations
royales, ainsi définies et précisées, s'impro-
viseront ?
La comparaison mathématique n'est juste, on
le voit donc, que tant que l'on s'en tient au
point de vue de la seule vertu. La perception de
l'intérêt général, qui suppose de la vertu et du
talent, exige en outre cette qualité impersonnelle,
'a compétence, qui résulte d'une longue évolu-
tion économique et historique réelle : mais la
pauvre asymptote laisse tout cela de côlé.
XIL — Oui, la vertu est belle. De grands saints
n'ont pas cru qu'il lui fût donné de trouver le
chemin du ciel toute seule. A plus forte raison
LE DILEMME DE MARC SANGNIEK 63
est-elle insuffisante sur terre, clans les difficultés
de la vie politique. Marc Sangnier ne veut pas
tenir compte d'un si grand point. Je ne lui fais
que ce reproche. Je voudrais pouvoir le lui
faire amèrement, car il assume des responsabi-
lités très graves, à n'examiner que l'avenir poli-
tique de la religion en France. Dans un article
de Y Ame latine (1) qu'il faudrait absolument lire
et méditer, notre ami M. René de Marans a fait
avec une extrême finesse la psychologie de San-
gnier sur ce sujet.
Pour lui, dit M. René de Marans, que je
regrette de résumer, la réforme de l'individu
est devenue le but de l'organisation sociale.
Dès lors, Sangnier en vient à préférer, de tous
les systèmes, a celui qui nécessiterait pour
a l'individu le plus d'efforts ou, s/ ï onpréff're^
a. le plus d'exercices ». Ce goût du tour de
force morale pourrait conduire au goût du
martyre : pourquoi ne pas voter et faire voter
systématiquement pour Dioclélien et pour
(1) L'Ame latine ik Toulouse, rue des Lois, 31) a publié
l'importanle étude de M. René de Marans dans son
numéro de juillet 1904. Il n'est que juste de reconnaître
ici la grande part que \'Ame latine et son directeur
M. Arnaud Praviel ont prise au mouvement nationaliste
et traditionniste.
64 LE DILEMME DE MARC SA>'GMER
M. Combes au doqi des raisons qui conduisent à
défendre la République et la Démocratie ? Ce
serait logique. « C'est la raison de Tadmira-
« tion de Marc Sangnier pour le régime démo-
« cratique, I'organisation sociale qui tend a
(( PORTER AU MAXIMUM LA CONSCIENCE ET LA RLSPON-
<( SABiLiTÉ DE CHACUN. Il est évident qu'ici la
« démocratie n'est point envisagée au point de
« vue des avantages ou des incotivénients qu'elle
« peut avoir pour le pays, mais vis-à-vis de
« Findividu (1), ou mieux de la réforme indivi-
<( duelle. C'est im motif de développer l'édu-
« cation populaire et on lui en sait gré!
« Singulier et très remarquable exemple d'un
<( simple instrument se transformant en but. »
Dans un pareil système, il est assez naturel
d'en venir, comme l'observe M. de Marans, « à
(( souhaiter les institutions qui soutiennent le
« moins l'homme. Plus l'individu manquera de
(1) Et non pas même du salut éternel de Findividu —
car cela serait encore une vile et méprisable réalité.
€ela supposerait une organisation intérieure et exté-
rieure : Tensemble des institutions qui orientent vers
la sainteté, qui l'éveilient ou la défendent. Plus raffiné
encore, plus dédaigneux des faits, des résultats, des
choses, Sangnier semble se proposer plutôt d'atteindre
au mérite absolu, c'est-à-dire à un état, purement indi-
viduel, subjectif et moral, de haute tension vertueuse.
:< protection du côté de l'organisation sociale,
(' plus il aura besoin, en effet, d'unappui intense,
« et cet appui est tout trouvé, c'est la foi au
« Christ ». Pour rendre le besoin plus aigu,
l'appui plus nécessaire, il serait conséquent de
favoriser en secret les agents de destruction et
de bouleversement. Plus les temps seront durs à
l'individu démuni^ plus il aura des chances
d'exercer sa vertu, plus il aura besoin d'aide
supérieure. Si l'on mettait le feu à la vieille
société, on verrait de beaux mouvements de
gymnastique chrétienne...
Je ne crois pas que ce christianisme à la Néron
soit de doctrine sûre. Au fur et à mesure que le
sentiment de son rôle s'accroîtra et s'éclaircira,
Marc Sangnier se verra conduit à corriger cette
doctrine. En voie d'amendement, il ne pourra
manquer de la compléter : ce jour-là il sera des
nôtres. Je ne peux pas lui dire qu'il sera bien
reçu, quoique j'aie, de ce chef, une politesse à
lui rendre. Il expose, on l'a vu, et trbs aimable-
ment, à l;i fin de sa letlre, l'honnête accueil
réservé chez lui à tous nos amis. Le Sillon est
bien la maison de ^larc Sangnier. Mais la royauté
française n'est pas le Sillon : la royauté fran-
çaise n'appartient pas aux royalistes, chaque
Français y est chez lui du seul fait qu'il y
66 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
veut entrer. Marc Sangnier sera avec nous,
comme nous, sur le même pied que nous, dans
la Maison dont le roi est Tusufruitier. Nous
n'avons ni promesses, ni menaces, ni condi-
tions à lui faire. Le roimêmene peut vouloirlui
demander qu'une chose : vivre et mourir en
bon Français.
ARTICLE QUATRIÈME
Lettre du Dr Walter de Keating-Hart et explication de
Marc Sangnier : la restauration de la Monarchie ren-
drait inutile Vœuvre du Sillon. — Cette œuvre au
contraire ne saurait avoir une pleine efficacité que
moyennant le rétablissement préalable ds l'ordre po-
litique ou de la Monarchie.
En ce point de la discussion, le Dilemme, déjà
affaibli par l'objection de René de Marans, perd
toute consistance et subit même des transfor-
mations si profondes qu'il en devient méconnais-
sable. Après avoir donné à choisir entre le
catholicisme et la monarchie, Sangnier en arrive
à tenir le roi de France pour une sorte de pré-
curseur embryonnaire oude lieutenant provisoire
de la démocratie chrétienne. Cette évolution, en
partie spontanée, a été notablement stimulée, je
crois, par la mise au jour (1) d'une lettre de mon
vieil ami le docteur Walter de Keating-Hart,
qui relatait la petite anecdote que voici :
«... A l'issue d'une conférence donnée par
M. Marc Sangnier à Marseille, il y a quelques
(1) Dans l'Action française du 1er octobre 1904.
68 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
mois, conférence extra-politique à laquelle pou-
vaient applaudir tous les catholiques, sans renier
leurs opinions respectives, je me suis approché
de l'orateur entouré et félicité par ses amis.
« Ayant joint mes sincères admirations aux
leurs, j'ai voulu savoir si je pouvais sans réserve
adhérer au Sillon ou si mes convictions roya-
listes devaient m'en garder.
a A nos questions, M. Sangnier a répondu tout
d'abord que son journal ne faisait pas de poli-
tique, mais que, personnellement, lui et ses
amis étaient acquis tout entiers à l'idée républi-
caine.
« — Est-ce simple hasard, ai-je alors demandé,
ou bien est-il une raison à ce choix ?
« — Comment voulez-vous^ a répondu San-
gnier, que le Sillon et ses adeptes soient royalistes?
Si demain la royauté se rétablissait en France^
V ordre y renaîtrait de lui-même et le Sillon n'au-
rait plus de liaison d'être. »
K Ce qu'entendant, je me suis écrié : — « Merci,
Monsieur, pour le régime monarchique ; je n'en
avais jamais entendu pareille apologie. Permet-
tez-moi seulement de comparer votre cas à celui
d'un médecin qui refuserait d'employer un
remède capable de sauver son malade, sous le
prétexte qu'il n'en serait pas l'inventeur. »
LE DILEMME DE MABC SANGNItK 69
«Je ne garantis pas le texte des paroles que je
cite. Mais le sens tout entier y est, je l'affirme,
et quelques personnes présentes à l'entrevue
s'en souviennent comme moi.
«Je regrette que la discussion ainsi commencée
n'ait pu atteindre à sa conclusion nécessaire. Un
punch attendait M. Sangnier, et, à l'appel de ses
amis, j'ai dû me retirer beaucoup plus tôt que
je n'eusse voulu.
« Je le regrette d'autant plus vivement que j'ai
peine à croire qu'un admirateur aussi convaincu
du régime monarchique soit l'irréconciliable
ennemi de sa réalisation. Je veux espérer aussi
voir un jour un talent oratoire aussi remar-
quable que celui de M. Sangnier au service de la
plus juste et de la meilleure des causes...
« D^ \\'ALTliR DE KeaTING-HaKT. »
Cette lettre à peine parue, Marc Sangnier
adressait la lettre suivante au directeur de ['Ac-
tion française (l). Comme on va le voir, Marc
Sangnier annonçait d'abord son intention de
répliquer à nos critiques antérieures. Puis, il
courait au plus pressé :
(1) Action française, 15 octobre l'JOi.
70 LE DILEMME DE MARC SANGNlEP.
Monsieur le Directeur,
Je compte toujours trouver bientôt un instant pour
répondre aux critiques si serrées et si utiles de
M. Maurras. La lecture de /'Action française du 15
août dernier m'a été vraiment très profitable. Ma vie
est si agitée et j'ai si peu le temps de réduire en système
les idées quelle m'apporte que c'est pour moi une
bonne fortune d'être aidé dans ce nécessaire travail de
codification intellectuelle par un adversaire qui aime
la vérité et qui cherche tout d'abord à voir clair.
Je tiendrai seulement à expliquer aujourd'hui, en
deux mots, quelle est la véritable signification des paro-
les que M. Walter de Keating-Hart me prête dans le
dernier numéro de votre revue, avec quelque inexac-
titude d'ailleurs, et qui pourraient abuser vos lecteurs
sur mes sentiments :
— Gomment voulez-vous, me fait dire votre corres-
pondant, que le Sillon et ses adeptes soient roya-
listes ? Si demain la roj^auté se rétablissait enFrance^
l'ordre y renaîtrait de lui-même et le Sillon n'aurait
plus de raison d'être.
Voici ma véritable pensée :
// y a, à la crise anarchique dont souffre aujour-
d'hui notre France inorganique, deux solutions : la
solution monarchique qui rétablit l'ordre par voie
d'autorité dynastique ; la solution démocratique qui
développe la force et l autorité directrices au sein même
de la nation.
L'effort du Sillon est absolument indispensable à la
seconde solution : la première, au contraire, lui enlè-
verait, en un certain sens, son utilité.
LE DILEMME DE MARC SANGNJEU 71
J'ai donc dit tout simplement que si l'ordre était
rétabli par la monarchie, il n'aurait plus besoin de
Vêtre par la démocratie organique ; tout de même que
s'il Vêtait par cette dernière^ il n'aurait plus besoin de
faire appel au concours de la monarchie.
Inutile^ n'est-ce pas ? d'ajouter. Monsieur le Direc-
teur, que la solution démocratique m' apparaît tout à
la fois comme supérieure en dignité morale et comme
plus opportune et plus aisée, à l'heure actuelle, dans
notre pays. Vous savez bien que cest là le nœud même
de nos discussions.
Je ne ferai d'ailleurs aucune difficulté ci reconnaître
que le Sillon ne perdrait pas toute sa raison d'être en
monarchie : son action intime sur lésâmes et son rayon-
nement social pouvant demeurer toujours ; mais il
perdrait évidemment de son indispensable utilité ; il est
vrai que son influence tendrait universellement à rendre
la monarchie inutile : c'est que le Sillon, bien que se
développant tout à fait en dehors de la politique mili-
tante, est évidemment animé d'un esprit républicain.
Je sens bien. Monsieur le Directeur, que nous ne
donnons pas tout à fait le même sens à ce mot chez
nous et à /'Action française, mais il faut bien parler
avec des mots et, sans doute, à force de converser
ensemble, nous finirons par nous comprendre parfai-
tement, sinon par nous entendre.
Veuillez croire. Monsieur le Directeur, à mes senli-
ments bien cordiaux et les meilleurs.
Marc Sangnier.
CoQime tous ceux qui se dévouent à ce qu'ils
72 LE DILEMME DE 3IAHC SANGMEK
appellent l'action, Marc Sangnier couronne de
fleurs le théoricien prévoyant, mais lui répond
à peu près dans les mêmes termes que l'Aréo-
page à saint Paul : ce — ?sous vous écouterons
une autre fois... » Agir d'abord, on verra
ensuite où l'on va ; triste maxime et commune
à tous les agitateurs de l'histoire.
Mais^ si les avertissements de l'expérience et
les prévisions du calcul les laissent fort calmes,
nos orateurs se troublent sans mesure du
petit fait, du mot ou de l'épigramme de nature
à gêner l'action immédiate. Ah ! voilà qui les
pique et qui les réveille ! Ils n'ont plus de repos
qu'ils n'aient réparé, rattrapé, repris, expliqué.
Oui ou non, Marc Sangnier a-t-il dit à Epinal
qu'il se moquait du pape, ainsi que M. Lapicque
Ta rapporté (1) ? Oui ou non, Marc Sangnier a-
t-il dit à Marseille, en répondant àlveating-Hart,
que, « si demain la royauté se rétablissait en
France, l'ordre y renaîtrait de lui-même j) et que
dès lors (( le Sillon n'aurait plus de raison
d'être »? Grave question, grave sujet d'inquié-
tude pour Marc Sangnier, et plus encore pour
ses partisans.
Et de rectifier, d'expliquer et de pallier 1
(l) Voir l'appendice I.
LE DILEMME DE MAl'.C SAiNGNIER 73
Et, vraiment, cela donne envie de proposer à
Marc Sangnier un marché : nous lui offrons
quitus des deux phrases malencontreuses, s'il
veut nous promettre en échange de faire une
retraite de trois jours pleins à 1' Action fran-
çaise, pour réfléchir, du point de vue de l'intérêt
français et de l'intérêt catholique (qui sont
liés), à la gravité des responsabilités qu'il
assume. Aussi peu politiciens que possible,
bien que nous occupant uniquement de poli-
tique, nous n'éprouvons aucun désir de créer à
Sangnier de petits embarras.
Nous distinguons parfaitement ce qu'il y a de
noble dans ses campagnes et de généreux dans
son action personnelle. Mais, faute de réflexion
de sa part, ces hautes qualités, ces qualités
précieuses, travaillent au désastre. Nous vou-
drions qu'elles pussent servir, au lieu de nuire.
Voilà pourquoi, tout en leur rendant justice
au risque d'impatienter nos meilleurs amis,
nous ne nous lassons pas de signaler l'ef-
froyable erreur de la direction adoptée. Le
guetteur de la tour fait sa veillée mélancolique ;
il vous signale, dans un intérêt commun, rem-
bûche sur laquelle vous vous précipitez. Y
tombez-vous, ses taquineries ou ses invectives
ne vous auraient pas arrêté. L'accent ami
DILEMME 3
74 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
de mes querelles m'allégera de tout remords.
Marc Sangnier ne dément pas les paroles que
lui « prête » Walter de Keating-Hart. « Prêter»,
que veut dire ce mol ? Si on lui prête ces
paroles, si elles ne sont pas de lui, il n'a pas à
en rétablir la « véritable signification ». Mais il
rétablit celle-ci. C'est reconnaître que lesdites
paroles sont siennes et qu'on ne lui a rien
« prêté ». Sans doute il se plaint de « quelque
inexactitude ». Mais laquelle précisément ? Aussi
précis que Marc Sangnier se montre vague,
Hart garantit d'ailleurs que « le sens tout entier
y est ». Il offre de produire des témoignages
confirmatifs. Ce sens est donc exactement rap-
porté et la lettre de Marc Sangnier précise non
ce qu'il a dit, mais bien ce qu'il eût voulu dire.
Et là nous retrouvons la même pensée arbi-
traire que nous connaissons : « Il y a deux
solutions à la crise anarchique dont souffre
la France... » Sangnier me réédite la concession
d'Athalie : « Ce sont là deux grands dieux j>.
Eh bien, non. Et non. L opiniâtre petit Joas a
raison :
Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n'est rien.
Votre solution n'en est pas une, mon cher
Sangnier. Le papier souffre tout, mais on ne
LE DILEMME DE 3IARC SANGMER 'O
peut vraiment appeler solution ce qui ne
résout rien, laisse subsister le problème et le
rend même plus aigu.
D'abord, « la solution démocratique » de
Sangnier enveloppe une contradiction dans les
termes, car rien de moins démocratique que ce
développement de « force » ou d' « autorité
directrice » « au sein de la nation ». Comme le
montrent les précédentes déclarations de San-
gnier, cela constituera et aura dû constituer
une élite dirigeante, un corps animé de l'àme
des saints, c'est-à-dire, qu'on y consente ou
non, une aristocratie. « Démocratie organique »,
dit-il plus loin. Très bien: cercle carré (1).
En second lieu, cette solution aristocratico-
religieuseest matériellement impossible, impos-
sible en pratique, en fait, étant donné l'état de
la France moderne. Marc Sangnier trouve sa
pseudo-démocratie chrétienne plus opportuney
plus aisée. Je lui dirai comment : il est plus
« opportun » et plus « aisé » de faire de l'agi-
tation démocratique ; ce qui n'est pas aisé, ce
qui est impossible, c'est d'en faire sortir un
résultat catholique ou nationaliste : un succès.
{;i)\o\vV Action française du io juin et du 15 août
1902 : Le dossier cVune discussion, Organisation et Démo-
cratie.
76 LE DILEMME DE MAllC SANGMER
Ce que nous proposons, au contraire, n'est pas
facile. Et c'est très dur, nous ne l'avons jamais
dissimulé. Nous occupons une position difficile.
Mais c'est là seulement qu'il n'est pas dérai-
sonnable de se tenir. Toutes les autres positions
sontintenables.il faudra sans conteste beaucoup
d'intelligence et de dévouement pour battre
l'ennemi, mais il n'est battable que là. Ailleurs
c'est folie pure que de rien espérer ni risquer.
Nous l'avons démontré à Sangnier plusieurs
fois. Il n'a rien répondu. Inutile d'y revenir.
Troisièmement, le procédé aristocratico-ré-
publicain présente de grands dangers : quoi que
fasse et que dise Sangnier, il sera toujours traité,
par les hommes du bloc, de bonapartiste ou de
royaliste ; on ne le recevra jamais pour répu-
blicain; il s'entêtera à s'affirmer tel; il sera
donc sommé de fournir, en outre de ses affir-
mations, les preuves de son loyalisme. Les
preuves, en terminologie politique, s'appellent
des gages. Et lesquels? Butîet, dans V Etiquete sur
la Monarchie, a montré que les gages à donner
aux républicains-nés, — juifs, protestants,
maçons, métèques, — se réduisent toujours à
quelque « infamie ». Une infamie, Sangnier
n'en commettra jamais, à son escient : mais,
en politique, il est des erreurs pires que des
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 77
crimes : je lui prédis qu'il sera enp^agé, peut-
être avant peu, clans les pires erreurs afin de
soutenir son état de républicain.
►.. Bien inutilement d'ailleurs. Les concessions
des modérés ne les sauvent pas des violents. 3/«zs
je 7îe suis pas un modéré^ dit Sang nier \ je suis un
révolutionnaire, un antibourgeois ! Celte pauvre
défense ne trompe pas la foule, qui reconnaît le
fils de bourgeois, et de grands bourgeois, à l'ac-
cent et au masque, si ce n'est au grain de l'habit.
Cette défense m'inquiète pour la fermeté de
Marc Sangnier. Il ne faut jamais renier sa classe
originelle; le sentiment de classe est un des
facteurs du sentiment national. C'est en reniant
leur naissance ou leur caractère, que les Mira-
beau, les Sieyès et les Grégoire ont commencé
à décomposer leur pays.
Est-ce sur le terrain social ou sur le terrain
national que Sangnier donnera des gages? Jl
en donnera. Ce platonique amant de l'ordre, que
l'on a vu s'armer contre tous les désordres, les
augmentera et les servira.
Contradictoire en elle-même, contredite ou
contrariée par les circonstances, enfin vouant
ceux qui s'y livrent aux chances les plus sûres
de déshonneur ou d'infamie, telle est celte
démocratie que Sangnier ose appeler une solu-
78 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
tion, sans trembler, à l'idée d'y rattacher le sort
de son œuvre. (Cependant, dit-il, le Sillon se
développe « tout à fait en dehors de la politique
militante ». Mais il ajoute que 1' « utilité indis-
pensable » du Sillon est de résoudre un pro-
blème de politique pure : celui de l'ordre public !
Comprenne qui pourra de pareils logogriphes...
J'avoue ne pas saisir les deux idées distinctes
que Sangnier se fait du Sillon^ je le défie de les
penser toutes les deux en même temps : elles s'ex-
cluent. Il faut parler avec des mots, mais encore
faut-il que ces mots représentent des idées com-
patibles. Ce brillant esprit est bien décevant 1
Si, las de le presser de vains questionnaires,
je consulte mes souvenirs, le Sillon m'apparaît
comme un mouvement d'éducation populaire, un
cercle d'études sociales, très mystique et très
pratique tout à la fols, le monde de la fraternité
intellectuelle et morale, mû par le souffle de
l'amour. Je n'y aperçois nulle part le rouage
technique, l'organisme politique destiné à riva-
liser avec les monarchies de l'Europe et, le cas
échéant, à rendre la monarchie inutile en France.
Je me suis même plu à considérer éventuelle-
ment le Sillon comme une des ressources et des
parures de notre royaume à venir. Le zèle et
l'activité prosélytiques sont des biens nationaux
I
LE DILEMME DE MARC SAXGNIER 79
d'un prix incomparable. Tout royaliste en qui
revit une parcelle de la prévoyance et du patrio-
tisme des rois ne peut voir sans tristesse de si
grands biens méconnaître leur vrai deslin.
Sangnier se figure le prince héréditaire comme
un factotum suffisant à tout, en vertu d'on ne
sait quelle satrapique omnipotence ! Sans doute,
un roi rétablit l'ordre et^ l'ordre rétabli, il se
réserve en propre le domaine de pure politique
qui n'est qu'à lui : la diplomatie et la guerre, la
haute police et la haute justice, car nous avons
vingt fois montré qu'aucune vertu, si généreuse
ou vaillante fùt-elle, ne saurait administrer
sainement et utilement ce domaine d'État,
privilège éternel des pouvoirs héréditaires, na-
tionaux^ qui se dégagent du sein d'un peuple, ou
qui lui sont imposés du dehors. Nous l'avons
souvent dit : Vous ne voulez pas des Capétiens?
Vous aurez les lïohenzollern, ou, pendant l'in-
terrègne, les grandes familles juives, protes-
tantes, maçonnes et métèques régneront sur
vous ! Tant que les hommes seront engendrés
par le sang et que le sang sera versé dans les
batailles, c'est par le sang que l'ordre propre-
ment politique sera administré. Monarchiques
ou collectifs, anciens ou modernes, américains
ou européens, les Etats (en tant qu'Etats) sont
80 LE l'ILEMME DE MARC SA.NGMER
voués à des principats héréditaires : celui de
la République française comme les autres. Vous
pouvez, certes, une chose, Marc Sangnier, et
votre Sillon : vous pouvez aider le sang étranger
qui gouverne la France à en rester le maître.
Vous pouvez consolider la République, mais je
dis : cette République. L'œuvre du Sillon et les
œuvres similaires, les associations de volonté
et d'intelligence ne sauront ni fonder ni gou-
verner l'Etat. Gela ne saurait faire un doute.
INous sommes d'accord là-dessus, il faut dans
notre intérêt même à nous autres sujets, il faut
que quelqu'un puisse dire : « Œtat cest moi ».
Mais, cette sphère de l'Etat bien réservée et
mise à part, la monarchie n'apporte aucunement
aux bons citoyens, aux associations nationales,
aux groupements religieux une besogne toute
faite, mais, simplement, la faculté d'exister libre-
ment, de se développer sans contrainte, de vivre
en paix sous des lois justes. Si donc l'ordre était
rétabli par la Monarchie, elle ne rendrait pas
le Sillon inutile, comme vous Tavez dit à Hart ;
cet ordre permettrait au Sillon de se développer
en toute sûreté ; ce que vous appelez la démo-
cratie organique, ce que nous nommons la
nation organisée aurait tout à faire : le travail
pourrait commencer. Les gens de bien pour-
LE DILE31MF, DE MARC SANGMER SI
raient concevoir Tespérance d'agir enfin utile-
ment.
Souvenez-vous des règnes de Henri IV et
de Louis XIII, l'un et l'autre si remarquables au
point de vue de l'activité ecclésiastique et qui dé-
terminèrent une renaissance du catholicisme. De
tels règnes vous serviraient plus que la Ligue,
dont je ne médis point, puisque j'aurais « ligué »
pour ma part, jusqu'à la conversion du roi hu-
guenot et non au delà. Les deux premiers Bour-
bons fournirent à la vie religieuse du pays une
aire de paix, une base d'ordre public. Ce que
les dissensions gaspillaient fut organisé, concen-
tré, ramassé. Cela permit 1 Oratoire, les Filles
de Charité, les commencements admirables de
Port-Royal. Nous avons souvent ditauxhommes
de talent que la République use et décourage ;
quelle longue, pleine et utile carrière ils pour-
raient courir, une fois soutenus par le vœu d'un
souverain qui ne tiendrait pas son pouvoir du
caprice électif ! Et ces avantages personnels ne
seraient de rien en comparaison des avantages
publics que retireraient la société, les sociétés,
nos Républiques, de Tordre rendu à lEtat.
La monarchie rétablit l'ordre, accordez-vous.
Eh bien, l'ordre une fois conquis, croyez-vous
que l'activité doive s'arrêter? Elle se multiplie,
3*
82 LE DILEMME DE MARC SANGiMER
au contraire par la facilité que l'ordre lui pro-
cure. Qu est-ce l'ordre, en toute chose, si ce n'est
pas la possibilité d'un mouvement heureux, le
moyen du progrès rapide? L'ordre n'est qu'un
moyen. C'est un point de départ. Rétablir l'ordre
restitue une atmosphère favorable à l'activité
charitable ou patriotique, économique ou reli-
gieuse. Cet ordre rend l'œuvre possible ou meil-
leure. Il lui garantit la durée, lui fournit des
auxiliaires ou des protecteurs. Réfléchissez, vous
verrez bien que le monarque fait précisément la
condition même de tout ce que votre œuvre
comporte d'utile. Cet homme d'armes veille sur
le sillon que vous tracez. 11 vous dispense de
labourer l'épée à la main. Me direz-vous qu'il
est plus beau et plus digne de faire à la fois
les deux choses? Je crois, tout au contraire, mon
cher Sangnier, que cela est fort laid. Non, cela
n'est pas digne d'une civilisation avancée, d'un
genre humain sorti de ces confusions de pou-
voirs qui sont naturelles aux sauvages. Le beau
et le digne, cela consiste à faire quelque chose
bien. Gela exige donc quelque division du travail.
Plus l'épée et le sceptre sont tenus d'une main
exercée et habile, plus vous avez loisir et chance
de conduire voire labour.
ARTICLE CINQUIÈME (1)
Troisième lettre de Marc Sangnier. — La monarchie serait,
dans l'évolution des sociétés, une étape analogue à
l'institution de l'esclavage. — Acte de foi, dans l'avenir
de la démocratie. — iVo5 réponses. — Vanité des
hypothèses d'évolution sociale. — L'hérédité du pou-
voir est la loi constante de la sécurité des Etats.
Libre à Sangnier, dans son Silloji, de se
montrer plus exclusif à notre égard que nous
ne le sommes au sien : mais c'est là son affaire
personnelle et non doctrinale. Que la volonté
ou la passion de Sangnier décrète ce qu'il lui
plaira : sa qualité de catholique lui interdisant
d'adopter à son caprice n'importe quelle doc-
trine, nous sommes toujours assurés de « tenir »
Marc Sangnier dans la mesure où il se tiendra
au catholicisme- « jNous », dis-jo, hommes
d'ordre et de tradition, nous Français patriotes,
royalistes conscients ou inconscients.
Cependant sa passion hostile, son désir de
multiplier les différends et les désaccords entre
nous ne sont pas éléments qu'il faille mépriser, et
je suis frappé, pour mon compte, de cette viva-
(i) D'après l'Ac/iOJi franraise des lo avril et 15 mai 1005.
84 LE dilem:me de marc sangnier
cité, de cette âpreté. On dirait même que le
soin que nous prenons d'analyser, pour les
dissoudre, les obstacles artificiels qu'il élève dans
l'intervalle qui le sépare de nous, a le don de
fouetter et d'exaspérer sa merveilleuse bou-
limie de nous fuir. Il a mis au service de cette
passion une ingéniosité véritable, un zèle pres-
que aussi ardent, et plus ardent peut-être que
celui qu'il dépense à lutter contre les ennemis
de sa foi. La fragilité des barricades qu'il édifie,
le peu d'étendue et de profondeurdes fossés qu'il
creuse, le dépitent sans doute, mais ne le décou-
ragent point. Un argument faible n'est pas
nécessairement dépourvu de portée. Sangnier fait
arme et outil de tout, il en compose un ensemble
assez spécieux. Qu'il n'y ait rien dessous,
cela saute aux yeux de quiconque approche et
examine, et l'on est bien obligé de se demander
avec quelque scandale comment un prédicateur
de charité et d'amour peut en venir, dans la
pratique, à se montrer ainsi irréconciliable
et profondément diviseur. Auguste Comte a fait
un vers alexandrin tout exprès pour inviter
son disciple à être « conciliant en fait, inflexible
en principe » . D'après quel article de la foi
catholique Marc Sangnier justifie-t-il une atti-
tude extrêmement molle et facile sur les prin-
LE DILEMME DE MARC SANGMER Sd
cipes, mais iDtraitable quand les personnes, les
groupes et les coteries sont en jeu?
Ce tour d'esprit ou de caractère, qui peut
mener fort loin, s'appela de tout temps l'esprit
de parti. H y a cependant ici autre chose : cet
esprit de parti est encore celui d'un parti très par-
ticulier, si l'on peut ainsi dire. Notre parti répu-
blicain français est très particulièrement atten-
tif, jaloux, ombrageux, pour tout ce qui touche
aux questions d'orthodoxie, et Sangnier, qui,
sous ce rapport, ne le connaissait pas mal, l'imile
le moins mal possible. « Suis-je orthodoxe? »
C'est le souci profond, c'est le rêve anxieux de
l'inventeur du sillonisme. Il s'efforce donc
d'êtrece qu'il veut être et, comme il a très jus-
tement observé que l'orthodoxie des républi-
cains n'a qu'un symbole négatif et qu'elle se
mesure bien moins sur les idées qu'on a que sur
les idées qu'on n'a pas, comme il a vu de même
que la république est, selon l'expression de
M. Anatole France, « simple absence de prince »,
le bon républicain devient donc pour Sangnier
celui qui se sépare et qui s'éloigne de la réac-
tion.
Mais qu'est-ce que la « réacttion « ? C'est ce que
Sangnier ne sait pas. Il ne sait pas que c'est la
vieille France, l'antique Eglise tout entière,
86 LE DILEMME DE MARC SANGNIEK
et son ignorance lui permet de crier qu'il n'est
pas un réactionnaire et qu'il voue à la réaction
«ne haine aussi vive qu'à la maçonnerie. Mal-
heureusement, les vrais ennemis de la réaction,
les républicains de naissance, ne se payent ni de
mots ni de cris. En signe de pensée sincère et
de croyance profonde, il leur faut des actes.
Ils en exigent donc. Là, je l'ai déjà dit, commence
un risque très distinct, ce risque de « l'infamie »
annoncé par André Buffet. Dire : « Je me sépare
de la réaction », c'est vite dit. Le faire voir ou
le faire croire est moins vite fait quand on est
Marc Sangnier, c'est-à-dire un Français catho-
lique, issu d'un milieu honorable et honoré. La
pensée mère du Sillon défend de tirer sur
l'Eglise. Quant à tirer sur la vieille France, si
cela n'est pas impossible, cela est dur. 11
le fallait pourtant, sur la pente où était San-
gnier, et Sangnier ne pouvait pas n'y pas des-
cendre. La lettre qu'on va Ire montre bien que
la glissade n'a pas tardé.
Multipliant à mon égard les formules d'une
courtoisie raffinée, non sans accumuler les pré-
cautions et les euphémismes à l'égard des idées
et des réalités qu'il attaque, Sangnier s'est efforcé
d'apparaître, en politique internationale, en poli-
tique militaire, aussi frivole, aussi incohérent,
LE DlLEMMt: DE MARC SANGMIiK 8^7
aussi insolent même que le plus inconsidéré des
pires sectaires de gauche. Vieille histoire : l'his-
toire de tous ceux qui, à quelque degré, ont tenu
au monde conservateur. « ?s'êtes-vous pas de ce
monde-là ? » lui eût-on demandé, comme la
servante à saint Pierre. Pour mieux jurer que
non, pour mieux soutenir sa qualité de républi-
cain, pour s'exiler plus ostensiblement de ce
monde qui compromet, il n'a pas hésité à enga-
ger des hostilités direcles contre tout ce que
représente d'honorable, de nécessaire ou de pré-
cieux ce monde-là. L'armée, l'Etat, la patrie
« territoriale », ont payé les frais du déplace-
ment et du déclassement de Sangnier ; peut-être
aussi bien ne se doute-t-il point de l'énormité du
sacrifice moral qu'il a consenti de la sorte ;
peut-être bien le malheureux croit-il que c'est
pour rien.
Voici la lettre à laquelle j'ai cru devoir pré-
parer le lecteur. Etait-ce nécessaii'e, et comme
moi ne s'y attendait-on ? Je l'avais prédit à la
rencontre précédente, et le lecteur l'avait prévu
aussi bien que moi. A cette vieille prédiction,
il est aisé d'en ajouter de neuves. On se
demande si Sangnier, dévoré, agité de l'esprit
de révolte contre l'ordre intérieur et la vie
sociale de son pays, pourra tarder longtemps de
OO LE DILEMMli DE 3IAHC SA^GMER
témoigner de la même fermentation libérale et
démocratique à l'intérieur de son Eglise, ins-
titution aristocratique et autoritaire. Là-dessus,
je dirai au lecteur: Patience! Ces doutes, ces
soupçons, ces pronostics ont été en leur temps
les miens. Yous les verrez un peu plus loin. En
attendant la réponse que nous feront les faits,
on peut être certain que, quelle qu'elle soit, elle
viendra à notre appui. Suivant un dilemme nou-
veau, plus sûr que celui qui a donné son nom à
ce petit livre, ou Sangnier restera dans le sein de
l'Eglise, et les mauvais fils du sillonisme seront
étouffés de ses propres mains, ou l'Eglise sera
quittée, et la preuve de l'hétérodoxie de Sangnier
sera bien établie sur le mouvement de Sangnier.
Il écrivait donc au directeur de V Action fran-
çaise :
Monsieur le Direcleur,
Voici que je trouve encore ce soir un petit instant
pour causer avec vous. Certes, f aimerais pouvoir déve-
lopper, tout à loisir, mes raisons et mes arguments.
Hélas I la vie agitée que je mène m'en empêche... Et
pourtant je dois à la vérité de ne pas laisser croire que
je suis, le moins du monde, réduit an silence, sijamcds
je ne me suis senti plus ardemment républicain et
démocrcde quaujourcVhui ci cause des précisions mêmes
LE DILEMME JJE MARC SANGMEK 89
que la nécessité de répondre à vos objections m'a per-
mis d apporter à mes doctrines.
Il faut enfin nettement circonscrire le débat. Je
n attaque pas la monarchie, mais j'altaque votre pré-
tention de considérer la monarchie comme la seule
forme possible de gouvernement.
Il me semble que votre point de vue est étroit.
Lorsque vous me démontrez par le raisonnement et par
ihisloire que la monarchie est un gouvernement possible
et qui peut fonctionner normalement, je suis certes
bien forcé d'être d'accord avec vous : je sais bien que
la monarchie a existé, jesais même quelle existe encore
en quelques lieux, quoique presque partout diminuée et
faussée. {Je n'en déduis, du reste, nullement, quelle
puisse exister aujourd'hui en France.)
Mais quand vous dites que seule la monarchie peut
être, je ne puis vous suivre. Je constate surtout que
vous semblez avoir quelque difficulté à concevoir autre
chose que ce qui a été. De même, vous le savez, au
temps de Vesclavage, on affirmait que la liberté ren-
drait impossible tout travail collectif, et je ne sais pas
d'ailleurs jiisqu à quel point l esclavage na pas été une
étape nécessaire dans l'organisation du travail.
Pour nous, la monarchie est, de même, une étape.
Pour vous, c'est quelque chose d'immuable, d'absolu
comme la famille qui est de droit naturel et d'institu-
tion divine. Voilà ce qui nous sépare.
Vous supposez que la société demeurei-a toujours ce
quelle a été au moment où elle j)ostulait, en quelque
sorte, la monarchie comme régime politique — ce
qu elle n'a pas, du reste, tout êi fait cessé d'être ; vous
considérez comme éternels le patriotisme territorial,
90 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
la diplomatie, la conception même de VEtat tels que la
monarchie les ont fixés, non pour toujours mais pour
un temps ^ et, partant de ces postulats gratuits, vous
concluez que le salut national exige la monarchie.
Vous placez vous-même arbitrairement la conclusion
désirée dans les prémisses.
Tout pourtant — et Vhistoire, que vous chérissez
très particulièrement — prouve avec surabondance que
les organisations sociales et politiques sont essentielle-
ment changeantes et variables, correspondant successi-
vement aux diverses phases de révolution même des
sociétés. L'Empire romain, l'Empire frank., la monar-
chie carolingienne, puis la capétienne ne pouvaient
supporter une uniformité de régime.
Je crois que les transformations sociales et l'évolution
morale que seul, du reste, le Christianisme a pu
rendre possibles et qui sont commencées depuis bien
longtemps déjà, nécessitent l élaboration d'une organi-
sation démocratique . Et cela en sociologie comme en
politique. Le patronat ne m' apparaît pas plus éternel
que la monarchie ,
Vous jugez que le sens de l'évolution est autre. Nous
apprécions différemment., voilà tout. Mais ce que je
crois pouvoir affirmer, c est qu'il vous est impossible
de me prouver que les sociétés humaines soient à tout
jamais contraintes de se plier aux règles de votre
Monarchie II faudra bien quelles se soumettent aux
exigences des lois naturelles qui les régiront toujours
nécessairement, je Vavoiie, mais je ni imagine avoir
suffisamment prouvé que tout ce quil y avait dans la
monarchie de principes gouvernementaux essentiels se
retrouve dans la démocratie organique telle que nous
LE DILEMME DE MARC SANGNTER 91
la concevons^ sans pouvoir, bien entendu, définir aussi
exactement ce qui sera un jour que les monarchistes
peuvent le faire de ce qui a été.
Comme ceux-ci^ nous avons un organe d'intérêt
d'Etat, un pouvoir qui n est pas astreint ci la tyrannie
des majorités numériques ; comme nous, ceux-ci sont
bien forcés de soutenir le pouvoir central par le consen-
tement de Vopinion publique ; ils n échapperont pas
plus que nous, moins que nous peut-être même, aux
dangers des crises et aux cataclysmes toujours possibles.
Les uns comme les autres, enfui, nous sommes forcés
de reconnaître que le pouvoir appartient toujours à la
majorité dynamique de la nation.
Au fond, ce qui nous sépare surtout, c'est que
/'Action française ne recomiait quune tradition et
quune hérédité charnelles : nous, nous croyons ci une
tradition et à une hérédité morales.
Mais, m objecter a- t-on, les peuples vivent et évoluent
dans le temps et sur la terre. Ce n est pas une société
d'âmes, une église que nous voulons constituer, mais
un Etat temporel.
— Sans doute, mais f ai, quant à moi, la naïveté de
croire que tout V effort de l humanité aidée et soutenue
par les forces internes du Christianisme doit justement
consister à dégager les peuples des tyrannies charnelles
pour les élever, petit à petite jusqu'aux francliises de
lEspril. Consultez toujours l'histoire. Comparez les
anciennes civilisations à celles que le Christianisme a
rendues possibles. Comparez l'idée même que les Juifs
se faisaient du vrai Dieu, de l'autorité et du pouvoir
parmi les homnws à celle que nous sommes devenus
capables de nous en fnre aujourd'hui. Cela, sans doute.
92 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
est de la vulgaire et banale observation historique,
mais il ne faudrait pas pourtant quà force de raffiner
on arrivât à méconnaître ce qui est évident.
Il serait peut-être puéril de toujours essayer de
taxer d illogisme, d'inconséquence^ les opinions d'ad-
versaires qui trouvent très solides et inexpugnables les
positions qu'ils occupent, et quant à nous, nous avouons
vraiment que toute la savante dialectique de /'Action
française n'a nullement pu nous convaincre de la
nécessité de la monarchie pour le salut national, et
moins que l'on ne voulût dire justement par là le salut
de tout un ordre de choses qui ne peut exister qu'avec
la monarchie comme clé de voûte.
Au reste pour inléressantes qu'elles soient, ces dis-
cussions théoriques ne laissent pas que d être toujours
un peu vaines par quelque côté. Et lorsqu'il s'agit de
contingences sociales et politiques.^ les plus belles
théories demeurent impuissantes si elles ne sont enra-
cinées dans la vivante réalité. Or, il n'y a plus en France"
le moindre loyalisme monarchique . Le duc d'Orléans
ne saurait vraiment apparaître à personne comme le
premier des Français (je ne voudrais du reste nulle-
ment lui faire un grief de ce qui résulte de circons-
tances indépendantes de sa volonté). Tandis que les
bons esprits de l'école des néo-monarchistes s'enthou-
siasment surtout pour un travail d idées pures, nos
humbles camarades du Sillon, mêlés vraiment ci ce
qu'il y a de plus vivant, de plus inconscient peut-être,
mais de plus profond dans la société contemporaine,
travaillent non ci bâtir un système qui satisfasse l'esprit,
mais à conquérir des réalités. Ceux- Ici tracent des
plans de campagne imaginaires ou plutôt organisent
Lli DILEMME DE MARC SANGMEIi 93
une nation qui n est pas àeux^ cenx-cibàtissent, pierre
par pierre, la maison qnils veulent construire. Ils
réalisent déjà leur démocratie dans les groupes qu'ils
développent, dans les œuvres économiques qu'ils créent.
Sous le manteau vieilli de l'Etat qui nous opprime, ce
sont déjà les cellules vivantes d'un état nouveau qui
paraissent. Quelle n est pas la joie du chimiste lorsque,
quittant les livres et les formules, il pétrit lui-même la
matière^ s'éclaire par une expérience directe et sent
l'idée et le système faillir spontanément des leçons
mêmes de la nature qui l'instruit, loyale et sûre colla-
boratrice de ses efforts ! De même, si nous croyons à la
démocratie, c'est surtout, nen doutez pas, parce que
nous la vivons déjà, et vous n aurez pas sans doute le
courage de nous reprocher ce respect que nous profes-
sons pratiquement des méthodes positives dont on parle
tant à /Action française.
Voici, Monsieur le Directeur, quelques ré/lexions
qneje jugeais utile d'apporter ici pour préciser le débcd
tout en l'élargissant.
Du reste, l'avenir dira qui de nous se trompait. Il
est vrai qu'il a fallu à la Monarchie plusieurs siècles
pour sortir du sanglant chaos féodal. Nous espérons
n'avoir pas besoin de demander un si long crédit...
Et après tout, n est-ce donc pas encore en marchant
que ion peut le mieux prouver le mouvement '?
Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à ma consi-
dération bien distinguée et à mes sentiments les meil-
leurs.
Marc Sangxier.
Suivant la méthode constante, nous relisons la
94 LE DILEMME DE MARC SANGNIl'.R
lettre et la reprenons mot pour mol, de manière
à ne rien en laisser subsister.
I. — On n est point réduit au silence, quand
on a reçu l'éloquence en partage dès le berceau.
Mais ce n'est pas au tris(e parti de se taire que
nous voudrions conduire Marc Sangnier; nous
voudrions l'obliger à parler, à s'exprimer, à se
dépenser, à agir dans le sens de la vérité politi-
que : vérité qui ne laisse place à aucun dilemme,
car elle est une pour ce temps et pour ce pays.
C'est la Monarchie.
IL — Marc Sangnier se sent plus ardemment
républicain que jamais, et ceci est vrai, h'éîior-
7nité de ses paroles de Marseille a déterminé
chez lui une réaction violente. Il a craint de
paraître suspect d"être suspect. Qui, lui? avoir
fait de pareilles concessions à la monarchie? Eh
bien ! l'on verra ! Et l'on voit. On voit que Marc
Sangnier ne s'est jamais inontré plus républi-
cain qu'aujourd'hui.
Se sent-il démocrate? D'après saleltre, éclairée
par ses articles et ses discours du Sillon ou d'ail-
leurs, il y a là quelque mirage. Il se veut, il se
croit peut-être démocrate. Pour se mieux trouver
tel, il donne des définitions de plus en plus flat-
teuses de la démocratie. Le malheur est que ces
définitions font précisément apparaître la con-
LE DILEMME DE MARC SANG NIER Uo-
ception aristocratique dont je lui ai déjà signalé
la présence dans sa pensée, mais dont je lui ai
pareillement démontré (1), pour ce siècle et
pource pays, le caractère profondément irréali-
sable.
III. — Sangnier reconnaît très loyalement que
la nécessité de nous répondre l'a induit à préciser
ses doctrines. Le 15 octobre, il nous remerciait
de « l'aide « et du « profit » que lui avait valus
la lecture de VActioti française. Sans prétention,
cela est juste. Un coup d'œil sur le Sillon de ces
derniers mois en ferait la preuve certaine. San-
gnier et ses amis ont eu, en ces temps-ci, deux
collaborateurs de toutes les heures : d'une part,
ce contradicteur plus ou moins précis et heureux
de certaines thèses a'ttribuées par erreur à
Y Action française^ M. Bougie, fameux et fertile
intellectuel dreyfusien, auteur d'un livre sur La
science et la démocratie^ et, d'autre part, \ Action
française elle-même. Telles sont les sources
politiques de Marc Sangnier et des jeunes écri-
vains tels que M. Georges Iloog et M. Pierre
Fabre, qui le suivent de près. Serait-il exagéré
d'aller jusqu'à dire que les doctrines de ces adver-
(1) Sans la moindre réplique de sa part : donc, la
démonstration subsiste.
96 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
saires en ont pris un air de famille avec les
nôtres ? Le phénomène est d'ailleurs vieux comme
le monde. Deux adversaires qui s'observent et
qui se guettent pour s'étreindre finissent par se
refléter l'un l'autre plus ou moins. C'est vrai en
amour et en guerre. Les engagements répétés,
les chocs continuels égalisent à quelque degré
l'armement. Marc Sangnier ne croira point que
j'aie envie de le blâmer pour ce qu'il imite
les valeureux et sages Romains qui emprun-
taient à tout peuple rival ce que son outillage
militaire leur offrait de supérieur. C'est ainsi
que le monde fut dompté et changea de face.
S'il y a quelque chose de bon dans les mé-
thodes ou les doctrines politiques de Sangnier,
nous le leur prendrons sans scrupule.
IV. — « Il faut enfin nettement circonscrire
le débat. » Le ciel entende Marc Sangnier! Qui
lui a donné l'éloquence peut lui accorder, un jour
ou l'autre, la précision.
V. — Mais, aussitôt après avoir proclamé son
amour de la définition, il embrouille tout. Marc
Sangnier n'attaque pas la monarchie, mais il
« attaque » notre prétention de considérer la
(( monarchie comme la seule forme possible de
« gouvernement ». — Sangnier nous a mal lus.
Il nous attribue des « prétentions » que nous
LE DILEMME DE MARC SANGMEli 97
n'avons pas. D'abord tous les gouvernements
dont on discute sont possibles en fait. Seulement
les uns sont bons, et conservent TEtat, et y main-
tiennent l'ordre. Les autres sont mauvais, sus-
citent le désordre et détruisent rÉtat. Mais nous
n'avons point dit que la monarchie fût le seul
bon gouvernement, ^'ous avons dit très exacte-
ment le contraire. Nous avons cité des pays et des
temps 011 la République, constituée sur une aris-
tocratie héréditaire et placée en certaines condi-
tions très déterminées, put être florissante et le
fut en effet. Ce qui est éternel, c'est le principe
d'hérédité : c'est la bonté du Gouvernement des
familles. Le gouvernement des familles peut être
géré à plusieurs, et c'est le système aristocrati-
que ; il est très délicat, il suppose la réunion
d'une foule de hasards favorables qui se sont
rencontrés rarement dans l'histoire et dans la
géographie; voilà pourquoi il y a été beaucoup
moins fréquent que l'autre forme dudit Gouver-
nement des familles, géré par une dynastie
unique. La monarchie est ce qui a réussite plus
souvent, étant le plus simple (l).
(i) Les Etats modernesy semblent très particulièrement
voués en raison de la complexité des intérêts eu jeu, de
l'étendue des territoires et de la variété des industries.
Je parle des Etats, et non des agglomérats de populations
DILEMME 3"
98 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Si xMarc Sangnier veut que le débat soit « enfin
circonscrit », qu'il circonscrive tout d'abord ses
attaques à nos opinions. Critiquer ce que nous
ne pensons pas, ce que nous critiquons avec lui,
c'est perdre son temps.
VI. — « Notre point de vue est étroit. » — Il
est fixe. Cela est nécessaire pour opérer de
bonnes observations. Si le point de vue se
déplace, il faut ou en noter les déplacements par
rapport à quelque autre point fixe, ce qui revient
à se fixer encore, ou se résoudre à faire des
observations imprécises et sans valeur. 1
VIL — Nous ne nous contentons pas de dire
que la monarchie est un gouvernement possible,
car ce serait une simple niaiserie. Nous ne disons
jamais « qu'il peut fonctionner normalement »,
car ces mots ne signifient rien. Ce que Sangnier
s'avoue « forcé » de dire avec nous est donc ou
une chose que nous ne disons pas, ou une chose
qu'il rature après Tavoir écrite; car deux lignes
plus bas il va ajouter : « Je n'en déduis du reste
« nullement que la Monarchie puisse exister
« aujourd'hui en France ». Qu'entendait-il alors
tels que la nébuleuse américaine, qui, en pareil sujet,
devrait servir de thème d'observation plus que d'argu-
ment.
LE DILEMME DE MARC SANGMER 99
par son « gouvernement possible »? Que l'idée
archétypique de la monarchie existait? Ou que
cette idée s'est réalisée parfois? Gela se savait
dans le monde et, quelle qu'ait été la blâmable
abondance de notre prose, on nous rendra cette
justice que nous n'avons jamais gâté de papier
pour dire cela. Dès lors, pourquoi Sangnier
s'attarde-t-il à nous écrire que nous démontrons
cela par le raisonnement et par V histoire? L'his-
toire et le raisonnement nous aident à dé-
montrer tout autre chose que cela, et il le sait
bien... Cette feinte oratoire, cette fausse figure
de concession présente, en vérité, quelque chose
d'apitoyant...
Les vrais objets de notre démonstration ont
été: l'impossibilité profonde de ladémocratie, de
la démocratie véritable, du gouvernement de la
foule (le radical démos signifie aujourd'hui la
foule et le nombre, non le peuple au sens de
Nation) ; l'impossibilité dans la France contem-
poraine d'une république aristocratique, c'est-à-
dire cléricale, traditionnelle et nationale; la
réalité et (à moins de rétablir la monarchie) la
nécessité d'une république oligarchique, antina-
tionale, anticléricale, révolutionnaire. Il serait
indigne de Sangnier denier, comme d'éluder, les
diflicultés que nous lui proposons. Elles sont
100 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
d'ailleurs, qu'il le veuille ou non, etelles agissent.
Les Idées sont des choses, ce sont des forces.
Les gouvernements peuvent quelque chose contre
elles, à condition de les briser toutes petites et
de s'y appliquer de toutes leurs forces : tel le duc
d'Albe catholicisant les Flandres par la force et
créant ainsi, à deux siècles de distance, la Belgi-
que moderne. Mais la volonté des simples particu-
liers ne peut rien contre la démarche victorieuse
de ces ardcnles filles de la Terre et du Ciel.
Vin. — La monarchie existe donc « encore en
quelques lieux, quoique partout diminuée et
faussée »? — Je renvoie le lecteur aux collec-
tions de V Action française^ notamment au
tableau si curieux des régimes politiques euro-
péens, que nous avons donné le l^'" mars d'a-
près une note posthume de Frédéric Amou-
retti (1). Le mouvement signalé en 1900 par
notre ami s'est bien accentué ces dernières
années. Il est certain que, depuis cinquante ans,
toutes les couronnes d'Europe (2) sont en pleine
ascension.
(1) Action française, i^^ mars 1905.
(2) Et la couronne de Russie, après la plus malheu-
reuse des guerres, prouve encore par la vigueur et le
érieux de sa défense ce qu'il y a de ressource dans son
principe, ce qu'il y a de faiblesse et d'inanité dans
le mouvement révolutionnaire même appuyé et payé
LE DILEMME DÉ MARC SANGMER 101
Cela, tous les gens informés, tous les habiles
le savent. Mais le peuple ne le sait pas. N'y a-l-il
pas quelque lâcheté à confirmer, à retenir « le
peuple » dans son ignorance à cet égard^ quand
on n'est pas du « peuple » et qu'on sait ou qu'on
peut savoir la vérité ? L'excuse de Sangnier est,
je dois le dire, qu'en ceci il est un peu « peuple »,
c'est-à-dire mal informé de ces matières (1), et
qu'on pourrait lui dire, mais avec fondement,
cette fois, que « son point de vue est étroit ». La
monarchie, dans ses signes et dans ses pompes,
se modifie avec le temps. Le roi d'Angleterre
porte redingote et haut-de-forme comme un bour-
geois de la Cité : en est-il moins l'un des plus
puissants monarques du monde? En est-il moins
en progrès de puissance et d'autorité non point
seulement sur sa mère, sur ses deux ou trois
prédécesseurs immédiats, mais peut-être sur
tous les princes de sa dynastie ? Tout ce qu'ont
perdu, tout ce que perdent les parlements en
par l'Angleterre, la Finance juive, ces deux fortes réa-
lités à peu près maîtresses du monde contemporain, l'un
aristocratique et l'autre monarchiste.
(1) Que de « nobles » sont « peuple » à cet égard,
autant que ce jeune homme de bonne bourgeoisie ! Marc
Sangnier montre ici la même lacune d'information et
d'intelligence qui a été constatée chez tant de ralliés,
comtes, ducs et marquis !
3 •*
102 LE DILEMME DE 3IA11C SA.NGMER
Europe, c'est la monarchie qui le gagne. Voilà
comment elle est « diminuée ».
Mais (( faussée », qu'est-ce que ça veut dire ?
Il est parfaitement certain que, si Marc Sangnier
bâtit dans sa tête un certain concept préalable
de la monarchie, s'il décrète ensuite que toute
monarchie est cela, si enfin il compare à ce type
arbitraire nos spécimens de monarchie contem-
porains, il pourra crier à son aise que la monar-
chie est faussée. Mais ceux qui s'en tiennent au
caractère permanent et général de l'institution,
gouvernement héréditaire, gouvernement d'un
seul, regarderont comme des modifications
heureuses pour cette institution tous les change-
ments et évolutions qui auront étendu et accru,
en l'adaptant aux circonstances, les chances de
durée du gouvernement unitaire et hérédi-
taire.
IX. — Sangnier ne veut pas nous « suivre »
quand nous disons que « seule la monarchie
peut être ». ^\ peut être veut dire : peut être utile
et heureuse dans la France contemporaine, nous
ne le disons pas, nous le prouvons. 11 le dirait
s'il prenait garde à nos démonstrations.
X. — Il « constate surtout que nous sem-
« blons avoir quelque difficulté à concevoir autre
« chose que ce qui a été ». Sangnier est-il sûr de
LE DILEMME DE MAHC SA.NGMEK 103
ceci ? iS'ous lui montrerons tout à l'heure que
nous avons vu clairement l'avenir, je dis son
avenir à lui. De bonne foi, que conçoit-il de
concevable que nous ne concevions pas aussi bien
que lui? Quand nous avons prouvé que quelque
rêve est chimérique, ce n'a jamais été seulement
par cette raison que les précédents font défaut,
mais par l'argument préremptoire qu'il y a des
choses réelles et certainement éternelles, qui
empêchent et empêcheront une prétendue nou-
veauté d'exister.
Ce n'est pas du passé en tant que fait que nous
nous armons : mais, procédé tout différent, nous
invoquons les lois dégagées du passé (et d'ail-
leurs du présent) qui, selon leur degré de pré-
cision et de justesse, sont valables pour l'avenir
et s'y appliquent nécessairement.
Nous ne disons point : Ceci ne sera pas^ puisque
ceci n\i jamais été. Nous disons: Ceci ne peut pas
être, parce que ceci, qui est et qui sera., devra
Vempêcher d'être. Si, au surplus, nous ne pou-
vions concevoir que le passé, nous ne verrions
pas le présent: or, les analyses que nous avons
faites du présent, lant de la situation politique
que des ressorts secrets du pouvoir, ont été vé-
rifiées régulièrement pa les faits postérieurs à
ces analyses.
104 LE DILE31ME DE MARC SANGNIER
L'œuvre collective de V Action française, no-
tamment la théorie des quatre Etals confédérés,
expose seule, explique seule la République
française contemporaine. Notre anatomie poli-
tique est analogue à celle que M. Ostrogorski a
faite de l'Angleterre et de l'Amérique. Mais le
poids de ses deux volumes in-octavo et sa qualité
d'étranger ont composé une autorité à ce petit
Juif.
XI. — Marc Sangnier nous ayant reproché
d'avoir de la peine à concevoir autre chose que
le passé, sans observer que nous concevons tout
au moins le présent, ce dont il se montre inca-
pable, emploie, peut-être afm de « circonscrire
le débat », un de ces mauvais raisonnements par
analogie qu'il conviendrait de dénommer
(( manches d'avocats » ; cela flotte^ souffle, vol-
tige et ne renferme que du vent.
(C De même, nous dit-il, de même, vous le
« savez, au temps de l'esclavage, on affirmait que
« la liberté rendrait impossible tout travail col-
« lectif... »
Entre les deux ordres de fait mis ainsi en rap-
port verbal, il n'existe pas le moindre rapport
réel. J'ai déjà dit à Marc Sangn'er ce que le passé
nous fournit : non seulement des faits, c'est-à-
dire des précédents, mais des lois, c'est-à-dire
I
LE DILEMME DE M4RC SANGMER lOo
des enchaînements réguliers, saisis par l'obser-
vation et confirmés par l'analyse, qui permettent
de prévoir Je fait conséquent aussitôt que l'on
tient le fait antécédent. Or, si, « au temps de
l'esclavage » dont raisonne Sangnier, on pouvait
avoir observé un fait, l'exécution du travail col-
lectif par la main-d'œuvre servile, on n'avait
observé aucune contre-partie de ce fait ; on
n'avait vu nulle partie travail collectif cesser oii
la main-d'œuvre servile avait fait défaut. Lors
donc qu'on affirmait la liaison nécessaire du tra-
vail collectif et de la servitude, on n'émettait là
qu'une appréciation oratoire, parfaitement arbi-
traire, et l'on se contentait de dénommer univer-
sel un simple fait particulier. Pour peu que
Sangnier se donne la peine d'y penser, il recon-
naîtra que nos lois politiques, celles qu'il con-
teste le plus, reposent sur de meilleurs fonde-
ments.
Il avouera encore ceci. Les théoriciens de
l'esclavage antique avaient tort d'universaliser
un fait. Mais ce fait n'a disparu que moyennant
trois faits nouveaux, imprévisibles de leur temps,
qui sont : l'unité et la paix romaines, le catho-
licisme, le machinisme moderne. Marc Sangnier
distingue-t-il sur l'horizon politique ou écono-
mique quelque nouveauté essentielle de la force
106 LE DILEMME DE MARC SANG MER
et du poids de ces trois immenses facteurs ? Je
ne la lui ai jamais vu nommer, ni indiquer, ni
pressentir.
Sangnier se borne à parler du catholicisme,
qui a vingt siècles d'âge et dont nous connais-
sons les réactions très régulières, très précises,
très constantes en présence des phénomènes
politiques divers appelés démocratie ou aristo-
cratie et monarchie ou république ; s'il y a certes
de nouveaux bienfaits à attendre du catholicisme,
ce ne sont pas des bienfaits proprement nouveaux
et dont il soit impossible d'avoir idée. Nous
savons de même comment les différents régimes
politiques jouent leur rôle de cause et d'effet dans
le mouvement de transformation économique :
par exemple, nous avons pu constater que les
meilleures lois ou institutions ouvrières de l'an-
cio:ï Continent appartiennent à des pays monar-
cliiques, tels que l'Allemagne et l'Angleterre, et
nous touchons du doigt en France les désastreux
elTcls économiques et sociaux du régime démo-
cratique et républicain : aucune nouveauté
proprement dite n'est donc à attendre sur ce
sujet; on pouvait bien tenir compte de cette
inconnue en 1848 ; mais elle est dégagée depuis
cinquante-sept ans d'expérience européenne.
Enfin, l'on doit également conclure à la stabi-
LE DILEM3IK DE MAI'.C SANGMER 107
lité (1) du milieu politique international pour
de très longues suites d'années, pour toutes
les prochaines générations que nos prévisions
ou nos fautes de calcul peuvent atteindre et
affecter : en dépit des déclamations, nulle pax
romana n'est réellement en vue pour notre
univers, aucun des empires modernes ne paraît
assez fort pour absorber les autres, aucun des
empires modernes ne paraît non plus résigné
ni à conclure des alliances perpétuelles, ni,
moins encore, à constituer avec les autres em-
pires une fédération étroite. Une puissance in-
clinait au désarmement, en 1869 ; c'était la
France, et elle l'a payé en 1870. Une puissance
tendait à la paix universelle en 1898, c'était
la Russie, et elle Ta payé en 1904. Les ten-
dances pacifiques, qui ont repris de l'influence
cheznouSjSemblentégalementdevoir être expiées.
Le monde est, depuis la fin du xvi^ siècle, sous
le régime des nationalités rivales ; depuis la
Révolution, qui a détruit « l'Europe » comme la
Réforme avait détruit la a chrétienté », cette
(1) Le lecteur sait du reste que cette stabilité du mi-
lieu international n'implique aucunement un état d'équi-
libre et de paix, mais tout le contraire. 11 en reste, en
ce sens, que rien n'y annonce rélimination des causes
de conflit, de guerre, d'instabilité.
108 LE DILEMME DE 3IARC SANGNIEK
rivalité est devenue plus aiguë qu'à aucun autre
instant de l'histoire du monde. Toute vue d'ave-
nir doit en tenir compte : le régime des nationa-
lités ne décline pas.
Sans doute un fait nouveau, qui serait ou
d'ordre international, ou d'ordre économique, ou
d'ordre religieux, pourrait se produire demain.
Mais lequel ? Nous n'en savons rien. Dès lors,
sur quoi peut-on se fonder pour dire que ce fait
avancera les affaires de la démocratie, quand,
tout aussi bien, il pourra les retarder ou les
anéantir et qu'il le pourra même mieux ^ c'est-à-
dire plus avantageusement pour le monde et
plus facilement, toutes les autres forces travail-
lant dans le même sens ? L'Ecole posait en prin-
cipe : iynoti nulla cupido. Mais, si l'on ne peut
pas désirer Tinconnu, encore moins peut-on
raisonner de lui ou former des actes de foi en
lui. Les véritables théologiens rient des spencé-
riens stupides qui veulent identifier la notion de
rinconnaissable et la notion de Dieu. Ainsi les
vrais sociologues riront-ils de ces charlatans ou
de ces rhéteurs qui croient échapper à l'étreinte
des lois connues en invoquant, eîiiin certain sens
qu'ils déterminent^ l'influence ou l'action d\m
phénomène qui leur est absolument inconnu.
Dire, une fois qu'on a reconnu une situation^
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 109
défavorable à la théorie qu'on soutient contre
l'évidence, dire : cela changera^ c'est ne rien dire.
Il n'est d'ailleurs point sûr du tout que tout soit
sujet échanger. Ce qui n'a point changé dans
l'histoire du monde, c'est notre axiome fonda-
mental que les sociétés so?it gouvernées^ —
quand elles le sont^ — sur une base héréditaire.
A tout élément d'ordre et de prospérité corres-
pond toujours un élément d'hérédité politique.
Gela se vérifie même en France où notre mini-
mum de stabilité et d'administration, ce qu'on
appellela continuité républicaine, s'explique par
l'hégémonie des quatre Elats confédérés — juif,
protestant, maçon, métèque (t), — dont trois
au moins sont héréditaires : sans eux, tout se
serait bien effondré dans la plus grossière anar-
hie, mais ils présententc cet inconvénient politi-
(1) Juifs, Protestants, Maçons, Métèques. Les métèques
sont nos hôtes exotiques, domiciliés ou naturalisés de
fraîche date, ou leurs enfants. Les juifs sont des étran-
gers établis en France depuis un temps plus ou moins
long. Les protestants sont des Français qui, depuis trois
siècles, subissant une cause plus politique que religieuse,
tendent à se « défranciser » pour adopter les idées de la
Suisse, de l'Allemagne ou de l'Angleterre. Les maçons
sont les valets des uns et des autres, recrutés parmi les
besogneux ou les ambitieux de toute condition et de
toute race. Il faut noter, en ce qui touche à la Commu-
nauté protestante, que tels sont bien ses caractères géné-
raux : mais de brillantes exceptions personnelles sont à
DILEMME 4
110 JE DILEMME DE MARC SANGNIER
que, de ne rien avoir de français en possédant
toute la France et d'être intimement hostiles à
toulTintérêt national qu ils ont cependant assumé
le soin de gérer.
L'aurore que Sangnier pronostique à tout
bout de champ, l'orientation imprévue, les temps
nouveaux dont il se réclame, ne peuvent rien
nous apporter qui soit contraire à cette loi éter-
nelle de l'hérédité. Et rien n'indique même
que ce qui doit changer change en un sens défa-
vorable aux calculs les plus étroitement « réac-
tionnaires », traditionnels et nationalistes : les
changements modernes s'opèrent dans le sens le
plus opposé à ceux que Sangnier souhaite et que
ses calculs inexacts lui ont déjà fait escompter.
Ce n'est pas à la paix, c'est à la guerre, ce n'est
pas au cosmopolitisme, c'est au retranchement
national, ce n'est pas à la démocratie universelle,
c'est à des aristocraties farouchement rivales
que va le monde (1), et cette évolution, sensible
relever. J'ai eu l'occasion d'expliquer cela en détail à
un protestant dont l'œuvre sociale est digne d'éloge,
M. Gaston Japy. De même le commandant Lauth, pro-
testant, fut bon soldat de la cause patriotique et digne
témoin de la vérité dans l'affaire Dreyfus.
(1) Ceux qui lisent les communications de la Confédéra-
tion générale du travail savent que tel est aussi le sens de
mouvement socialiste, sur le plus grand nombre de points.
I
LE DILEM3JE DE MARC SANGMER 111
il y a dix ans, est devenue aujourd'hui révidence
pure. Nos prévisions d'il y a dix ans sont véri-
fiées. Or, il y a dix ans, ce que nous annoncions
n'était pas du passé ni du présent. C'était de l'a-
venir. Nous étions alors presque] seuls, et c'est
Tavenir qui, nous donnant raison, nous a pro-
curé tant d'amis. Est-ce que l'avenir doit chan-
ger de nom quand il a le malheur de n'être
plus conforme aux rêveries de Marc Sang-
nier?
XII. — Sangnier continue son raisonnement
de l'esclavage : « ... et je ne sais pas d'ailleurs à
« quel point l'esclavage n'a pas été une étape
(( nécessaire dans l'organisation du travail... »
Je ne le sais d'ailleurs pas non plus. Et je le vou-
drais bien savoir. Et je voudrais savoir ce que
vient faire cette queue de phrase cousue au
raisonnement analogique de Marc Sangnier.
XIII. — La queue de phrase est expliquée. Ce
que nous prenions pour un appendice de pure
ornementation inaugurait un développement, ou
pour mieux dire, une transition. Cette queue,
c'est un pont, jeté entre la théorie de l'esclavage
et la théorie de la monarchie.
Rappelez-vous « étape », « étapenécessaire ».
Eh bien ! la monarchie fut, a de même », une
« étape » :
112 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
« Pour nous, poursuit en effet Marc Sangnier,
la monarchie est de même une étape. »
Nous avons vu jadis, dans la Quinzaine^ les
constructions informes d'un maître d'école en
délire, érigeant en loi historique la manière
dont la royauté^ la république et la démocratie
césarienne ont paru se succéder en Grèce et à
Rome. C'est à ce pauvre rudiment, dont les
bases sont elles-mêmes bien ruineuses, que
paraît s'être référé ici Sangnier. Je le lui dirai
franchement. Il vaut mieux que ces vieilleries.
En tout cas, l'histoire est tout autre. Les Athé-
niens se sont mis en démocratie après avoir
grandi et prospéré en régime aristocratique ;
seulement, l'invasion étrangère a suivi la démo-
cratie. Mêmes origines à Rome, mais réactions
très différentes. Ladémocratie a remplacé Taris-
tocratie, le césarisme a couronné la victoire
démocratique, mais le césarisme n'a pu durer et
prospérer qu'en redevenant le gouvernement
de l'aristocratie. La république de Pologne a
évolué de la monarchie dynastique à la monar-
chie élective : faute des réactions qui s'étaient
produites à Rome, elle a eu le sort de la répu-
blique athénienne. Au contraire, les Pays-Bas
étaient en république : un adversaire puissant
s'étant armé contre eux, ils ont réformé leur
LE DILEMME DE MAHC SANGMER 113
gouvernemeat, la monarchie a succédé à la
république, et la défense nationale, redevenue
possible, a été heureuse pour eux. Il n'existe
pas, en histoire générale, une loi de succession
permettant de compter les régimes comme des
étapes, de les classer dans Tordre du temps
comme on peut les ranger dans l'ordre de l'excel-
lence, et de dire, par exemple : d'abord royauté,
puis république, puis empire, ni du reste de
distribuer les mêmes termes dans une succes-
sion différente. S'il apparaissait quelque chose
de tel dans Fhistoire de France contemporaine,
ce ne serait qu'un fait ; il faudrait le distinguer
très soigneusement d'une loi.
Examinez le tableau suivant oii, comme forme
assurément bien sommaire, en simpliliant à
l'excès, mais en évitant toute confusion, j'ai
tenté de résumer en les qualifiant les principaux
traits de notre histoire nationale et le régime
politique qui y correspondent :
FRANGE
987-1789
Monarchie. . . . Ordre, progrès. Dépression
ou pertes réparées constam-
ment ; maijitien et élargis-
sement graduel des cadres
politiques et sociaux ; exten-
sion du territoire : chute de
la nation concordant avec
l'affaiblissement du pouvoir
ro^^al ; relèvement de ce
pouvoir, relèvement de la
nation, comme le montrent
les expériences de 1430 et
de 1590. Résultat général :
la France s'est faite.
17891797
République. . . . Désordre, diminution. La
France se défait, se divise
à l'intérieur, elle est finale-
ment menacée du dehors.
1797-1815
Dictature républicaine. Conquêtes éphémères, ordre
apparent ; en réalité, conso-
lidation du désordre, affai-
blissement en Europe : le
but direct de la dictature
républicaine est donc man-
qué. L'Etranger est entré
deux fois dans Paris. Napo-
léon laisse la France plus
petite qu'il ne l'a trouvée.
1814-1830
Monarchie Reconstitution partielle à l'in-
térieur, malgré la double
erreur révolutionnaire, le
parlementarisme et la cen-
tralisation : au dehors, pro-
grès aussi évidents que
rapides ; progrès militaire
et diplomatique. La Fiance
va reprendre sa frontière du
Rhin.
1830-1848
Monarchie élue. . . Impuissance libérale et parle-
{exercée par un mentaire. Tentative de con-
prince de sang royal). servation à l'intérieur.
Epargne. Effro^'ables diffi-
cultés extérieures créées par
la Révolution. Mais neutra-
lisation de la Belgique. Amé-
lioration militaire (1832).
Toutes grandes fautes di-
pl'imatiques sont du moins
évitées.
1848
République. . . . Anarchie et inquiétude uni-
verselle, troubles européens^
secousses de révolution.
Décembre 1848-1870
Dictature républicaine. Fausse façade d'ordre et de
tranquillité. Politique révo-
lutionnaire au dedans et
antifrançaise au dehors.
Unité italienne, unité alle-
mande. Entrée de V Etranger
dans Paris : la troisième du
siècle démocratique.
1870-19...
République Anarchie conservatrice, puis
{constituée sur une révolutionnaire. Organisa-
oligarchie hérédi- tion d un gouvernement
taire, mais étran- contre la religion et contre
gère au sol français). l'armée. Abaissement euro-
péen et gaspillage financier.
Systématisation de la déca-
dence acceptée.
116 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Ce tableau peut être lu horizontalement ou
verticalement.
— Verticalement, il ne présente aucun sens
logique, aucune signification théorique. On y
voit la dictature républicaine succéder par deux
fois à l'anarchie républicaine, deux fois aussi
la république succéder à la monarchie ; ce sont
les seules successions concordantes à enregistrer,
car la troisième fois, c'est à la dictature répu-
blicaine que la république succède. Il n'y a donc
rien à tirer de ces apparences fragiles.
— Si, au contraire, on lit le tableau hori-
zontalement, on se rend compte du rapport ex-
trêmement net qui apparaît entre les institutions
et la situation du pays. Celles-là se révèlent
cause, et celles-ci elîet. On saisit le lien entre la
monarchie et la constitution ou le relèvement
delà France, entre la république et l'abaisse-
ment de la France, entre la dictature républi-
caine (ou empire) et ces contrefaçons de l'ordre et
du progrès qui couvrent le désordre et mènent
aux chutes profondes. Otez la monarchie^ la
France penche à sa ruine. Rétablissez la monar-
chie, la France se relève. Instituez comme en
1830 une moyenne entre la république et la mo-
narchie, la France, suspendue au-dessus de
Tabîme, hésite, se retient et respire avant de
LK DILEMME DE MARC SANGMEH 117
crouler. Donnez à la démocratie un factotum
césarien, et l'écroulement se produit. Présence^
absence, variations, le tableau précédent bien lu
établit la nécessité de la monarchie selon les
règles des sciences d'expérience.
A la conception des étapes échafaudée par
Marc Sangnier, fausse loi dynamique assignant
à l'histoire un mouvement qu'elle n'a pas, nous
opposons une formule conditionnelle motivée
par un rapport constant saisi entre trois régimes
politiques et les trois ordres de résultats qu'ils
ont donnés jusqu'ici : résultats qu'on peut nom-
mer encore accidentels et fortuits, si l'on s'en
tient au simple énuméré des faits, mais qui appa-
raissent essentiels, nécessaires, si l'on ajoute à
l'observation les lumières de l'analyse ; car l'ana-
lyse montre comment la monarchie a été bien-
faisante, la république malfaisante, la monar-
chie mitigée moins malfaisante, et la dictature
républicaine très malfaisante par le ressort
intérieur propre à chacune d'elles. Nous avons
fait vingt fois cette démonstration analytique.
Si Marc Sangnier ne s'en rappelle pas les termes,
si nos anciennes et nombreuses études du régime
électif ne lui semblent point suflisantes, il aura ia
bonté de nous le dire, en ayant soin de spécifier
les points sur lesquels il n'est pas satisfait, nous
118 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
recommencerons, éclaircirons, préciserons, étant
en tout ceci absolument aux ordres de Marc
San^nier.
XIV. — Après avoir dit que la monarchie
était pour lui « une étape », ce qu'elle ne peut
être pour aucun esprit humain qui raisonnera
congrûment, il ajoute son habituelle méprise —
disons méprise — , sur le sens de notre pensée:
« Pour vous, c'est quelque chose d'immuable,
« d'absolu... »
Comment répéter à Sangnier que, selon nous,
r absolu, Vimmuahle en science politique, ce
n'est pas la monarchie ou gouverne»ment d'un
seul, c'est le gouvernent. ent héréditaire, qu'il
soit exercé par un chef de famille ou par
plusieurs chefs de famille ? Seulement, les
conditions du « gouvernement de plusieurs »
sont extrêmement délicates. De plus, elles
n'existent pas en France. La seule oligarchie hé-
réditaire qui puisse dominer dans notre pays est
celle qui y domine effectivement, celle qui lui
est étrangère par la race ou la tradition : c'est
l'oligarchie juive, protestante et métèque, servie
par l'organisation maçonnique. J'ai déjà expli-
qué à Sangnier pourquoi une oligarchie natio-
nale capable de « gouverner » notre patrie ne
s'y est pas formée et pour quelle cause précise
LE DILEMME bE MA'.'.C SANGMEK ll9
elle ne peut pas s'y former. Il ne m'a jamais
répondu directement sur ce point, ni sur bien
d'autres. Sa viveintelligence est-elle en défaut?
On dirait plutôt qu'il aime mieux ne pas voir les
problèmesqui Tembarrassenl. 11 passe vite, Tœil
baissé, comme en un musée d'impudeurs. Après
quoi il réfute victorieusement les idées que nous
n'avons jamais professées. Procédé commode et
à la portée de toutes les têtes. Je doute que cela
puisse mener bien loin. Tôt ou tard, Marc San-
gnier en verra la débilité. Et, s'il ne le voit pas,
on le verra pour lui, tout autour de lui.
XY. — J'ai tronqué sa phrase. Rétablissons :
La monarchie est donc pour nous, selon San-
gnier, « quelque chose d'immuable, d'absolu :
« comme la famille qui est de droit naturel et
« d'institution divine ». La comparaison serait
parfaite ici, moyennant le changement des
termes. A la place de monarchie, il aurait fallu
dire gouvernement héréditaire. L'immutabilité
politique est là, en effet. Là est le droit divin
pour tous ceux pour lesquels la nature est
divine. Là gît l'essentiel de la nature des socié-
tés humaines, qui est d'être composées de
familles et non d'individus, de se dérouler sur
une suite de siècles et non d être concentrées
dans une vie d'homme. « Voilà », ajoute San-
120 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
gnier, « ce qui nous sépare ». Voilà, lui répli-
querons-nous, ce qui aurait dû nous unir.
XVI. — Mais nous arrivons à un ordre de
choses de première importance. Il faut laisser
parler Marc Sangnier, qui va, exceplionnelle-
ment, faire entrevoir ici la pointe d'une idée
nette : idée que l'on appréciera.
Sangnier nous dit :
a Vous supposez » (non, nous certifions) « que
la société demeurera toujours » (non, quelques
siècles) « ce qu'elle a été «(non, ce qu'elle est)
{( au moment où elle postulait» (non, oii elle
postule), « en quelque sorte, la monarchie comme
« régime politique, ce qu elle n'a pas du reste
« tout à fait cessé d'être » (elle ne cesse donc pas
« tout à fait » de postuler, c'est-à-dire de récla-
mer, pour son bien-être et son bon ordre, la mo-
narchie?nous ne vous le faisons pas dire). « Vous
« considérez comme éternel le patriotisme territo-
« rial^ la diplomatie, lacmception même de l'Etat,
« tels que la monarchie les a fixés non pour tou-
« jours, mais pour un temps, et, partant de ces
« postulats gratuits, vous concluez que le salut
« national exige la monarchie. Vous placez
« vous-même arbitrairement la conclusion
« désirée dans les prémisses (i) » ,
(1) Il écrivait plus doctement encore dans l'article «Une
LE DlLEMMli DE MARC SANGMER 121
Marc Sangnier apparaît particulièrement gra-
cieux dans la fonction de professeur de logique.
idole » du Sillon du 25 mars : « Ce que nous trouvons
dangereux et puéril, c'est de s'arrêter à l'un des moments
de l'évolution patriotique, d'affirmer qu'il est définitif et
intangible, de délimiter arbitrairement ainsi le patrio-
tisme, de l'accaparer en quelque sorte et de découvrir
ensuite avec une ingénuité triomphante (!; qu'il n'y a pas
de patriotisme en dehors du nationalisme et que le na-
tionalisme intégral, c'est la monarchie.
((Evidemment ! On a inclus a vriori dans le patriotisme
le germe monarchie. Comment s'étonner ensuite que la
monarchie sorte du patriotisme ? De même '!!) certains
physiciens, trop oublieux des méthodes expérimentales
et amoureux des mathématiques, mettent dans leur
transcription algébrique des phénomènes insuffisamment
étudiés, la formule même qui traduit leur postulat. Ils
admirent ensuite que le développement de la formule
donne satisfaction à leurs aventureuses prévisions. Beau
miracle, en vérité ! Ils ont imposé la formule au phéno-
mène, et celui-ci est tout à fait innocent des déductions
injustifiées qu'apporte docilement la mathématique as-
servie. » Comment Sangnier n'a-t-il pas honte d'écrire
des choses pareilles ? C'est donc gratuitement que nous
introduisons, dans la formule des nécessités de l'heure
présente et prochaine, la nécessité d'une diplomatie,
d'an Etat, d'un patriotisme « territorial » !...
Constatons-le tout de suite, Sangnier a donc pris rang
parmi ceux pour qui l'idée de la « patrie territoriale »
est « une » simple « idole », M. Clemenceau disait un
Moloch. Je ne puis marquer aujourd'hui toutes les
lamentables erreurs de fait prodiguées par Sangnier
au point de départ de sa thèse, en vue de reprocher aux
catholiques de l'Action française une idolâtrie. L'ido-
lâtrie de Dimier, de Marans, de Montesquiou consiste
à professer que la politique, ou science des Etats et des
122 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Nous aimerions lui voir observer les règles de la
science et de Fart quil se plaît à nous enseigner.
sociétés, s'applique tout d'abord à défendre, puis à
conserver ces sociétés et ces Etats, théâtre, condition,
support, aire et emplacement de tout progrès ou
perfectionnement possibles. Voilà notre idole. La thèse
serait sans gravité, si elle n'enfermait qu'une simple
critique; nous rétablirions notre véritable pensée et
nous passerions. Mais la pensée de Marc Sangnier se
montre elle-même engagée, non sans y engager les
autres, en de vagues chimères d'autant plus malheu-
reuses que, sans recommander absolument de renoncer
à l'idée de patrie ou même de la négliger, elles auto-
risent en fait toute renonciation et toute négligence
sur cet objet. L'article se compose de petites notes
flottantes, indiquant une attitude ou une impression
plutôt qu'une idée, mais dont le total ou la différence
ne se formulerait pas mal en un nilchevo tolstoïen :
« La patrie n'a pas d'importance », ou : « J'ai affaire
ailleurs ». Sangnier parait vouloir distinguer entre
la « patrie territoriale » et je ne sais quelle autre patrie
qu'il se garde de qualifier. Il semble considérer comme
une nouveauté la fréquence des communications inter-
nationales dans l'Europe moderne : comme si, du
temps de saint Louis et de Jeanne d'Arc, ces commu-
nications n'étaient pas relativement supérieures à ce
qu'elles sont de nos jours, et comme si le patriotisme
ou le civisme d'alors en eût été diminué! Sangnier ne
sait pas que l'Internationale, d'abord chrétienne, plus
tard européenne, a eu deux ennemis, que le premier
fut la Réforme, le second la Révolution. Il a vu ici bien
des choses, il y reverra donc celle-là. Il apprendra aussi
que l'Internationale n'exclut pas les nations, car elle
les implique, nous l'avons dit cent fois, notamment le
15 novembre 1899, dans les quatre articles constitutifs
de V Action française.
LE DILEMME DE MARC SANGMEK 123
Par exemple, il aurait bien fait de ne point se
contredire à deux lignes d'intervalle : après avoir
L'Internationale contemporaine a resserré partout le
lien des nationalités, ce à quoi Sangnier ne prend pas
garde non plus. « La patrie changera de forme, la
patrie évoluera, elle évolue », déclare-t-il, sans rien
définir. 11 ne fait pas « du salut national la fin suprême
de tous ses efforts ». « Nous aimons la France,
« ajoute-t-il, parce que nous entendons nous servir de la
« France pour travailler à faire régner plus dejustice. »
Avant de nous servir de la France, nous commencerons,
quant à nous, par la servir. Etant ce que nous sommes
et la France étant ce qu'elle est, nous n'avons pas
besoin de mettred'injurieuses conditions au patriotisme.
La condition de Marc^ Sangnier ferait pendant à la
fameuse « France mais » de M. Arthur Ranc. Pour res-
sembler d'un peu plus près à M. Ranc, Sangnier lui
emprunte les transpositions ordinaires. « La raison
d'Etat justifie tout», nous fait-il dire. Erreur. La raison
d'Etat peut seulement justifier des mesures prises dans
l'intérêt de l'Etat et à l'occasion d'une affaire d'Etat.
Est-ce que Sangnier pense que la raison d'Etat ne
justifie rien ? Qu'il le dise, qu'il soit précis. Ou, si
elle justifie quelque chose, qu'il ait la bonté de nous
dire quoi : qu'il énonce clairement ce que nous aurions
eu le tort de justifier par elle.
Sangnier poursuit en demanlant, d'un ton scandalisé,
si nous n'aurions pas « inventé ce mot coupable de
faux patriotique i»? Eh bien, voilà pris sur le vif, chez
Marc Sangnier, un état d'esprit net : l'état d'esprit
dreyfusien. Et comme toujours cet état d'esprit est
accompagné de la tare qui lui est essentielle et consti-
tutionnelle : l'erreur, l'erreur de fait, commise par pré-
cipitation, par paresse ou par cette vue que quiconque
ne croit pas à Dreyfus doit être au moins un grand
pécheur. Cependant il faut aboutir. .Je ne lâcherai pas
124 LE DILEMME DE MARC SANGMER
affirmé que la monarchie a été le régime postulé
par un certain statut de la société (patriotisme
Sangnier qu'il ne nous ait livré le dernier fond, le
dernier secret de la mentalité dreyfusienne. Je n'ai pas
cherché à l'attirer sur ce terrain, il y est venu libre-
ment. Tant pis pour lui. — C'est par amour de la Vérité
et de la Juslice que vous nous reprochez, n'est-ce pas,
Sangnier, le « mot coupable » de faux patriotique ?
C'est pour cela, bien pour cela? Alors, Sangnier, ras-
surez-vous : le « mot coupable » n'a jamais été écrit
ni dit par nous. Par fierté, j'avais jusqu'ici négligé
la rectiflcation. Il me plaisait de paraître à des miséra-
bles que je méprise l'auleur de la formule tout à fait
digne d'eux qu'on m'avait imputée. Il me plaisait d'en
assumer la responsabilité. Je ne méprise pas Sangnier,
et, si je le tiens pour un esprit égaré, je le sais géné-
reux et juste. Cest pour lui, lui seul, que je rectifie
donc. Je ne retrancherai pas un motde mon jugement
de 1898 sur le lieutenant-colonel Henry. Mais qu'on aille
chercher dans ce jugement le mot de « faux patrio-
tique » : on ne pourra pas l'y trouver, par la raison qu'il
n'y est pas. Ce sont les bandits dreyfusiens qui font
imaginé. Et maintenant, j'ai le droit d'ajouter : — Voilà
les sources auxquelles un amant du vrai va puiser. Voilà
la base de ses appréciations sur des hommes qui, apiès
tout, luttent sur la même barricade que lui et qui servent
la cause voisine de la sienne ! Un livre que l'on dit être
assez imprégné de fesprit chrétien porte en toutes
lettres : Ne jugez pas. Moins ambitieux pour Marc San-
gnier, je lui dirai : Ne jugez donc qu après information
sérieuse... Si, toutefois, j'osais, j'ajouterais à ce conseil
une question. Je demanderais à Sangnier comment il
peut se croire en règle avec son propre principe. Nous
sommes, par essence, des politiques. Nous sommes
défenseurs de la raison d'État. Nous croyons que les
personnes soumises à des responsabilités et à des obli-
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 12o
territorial, diplomatie, conceptions d'Etat), mieux
vaudrait ne point ajouter que cette monarchie a
FIXÉ cet ensemble d'institutions sociales ; car il
faut choisir : ou celte monarchie était postulée
par cette société, auquel cas elle résultait de
ces institutions et ne les avait pas fixées; ou
elle avait fixé ces institutions, et, en cet autre
cas, ces institutions n'avaient pas à la postuler.
En d'autres termes, la monarchie est antérieure
ou postérieure aux institutions sociales. Elle ne
leur est pas antérieure et postérieure tout à la
fois. Ce sophisme mis en lumière et proposé aux
gâtions particulièrement graves doivent aussi jouir de
droits plus étendus. Un tel système, pour peu qu'il fût
interprété largement, nous autoriserait à dire et à faire
bien des choses. Néanmoins c'est de notre côté, nous
le prouvons sans cesse, que se trouve l'attention aux
intérêts et aux idées d'autrui, le respect, le scrupule, la
rigueur dans la discussion. Nous ne nous permettons ni
petites habiletés, ni échappatoires, ni allégations invé-
rifiées ou suspectes, nous qu'on aime à combler des
épithètes de sophistes, d'esprits irréligieux, de penseurs
immoraux. Tout au rebours, ces moralistes de profes-
sion, pour lesquels la vie politique ne doit être qu'un
acte de moralité individuelle, ces vrais chrétiens, ces
chrétiens mystiques, se trouvent tout perm's et traitent
le vrai et le juste de la façon la plus cavalière. On se
demandera, dès lors, à quoi sert leur morale et même
quel peut être le fruit de leur christianisme. Ces sin-
guliers enfants de Dieu (iniront par inspirer de la vanité
aux enfants des hommes.
126 LE DILEMME DE MARC SANGNIKR
réflexions du néo-logicien pour le mettre en
garde contre la séduction d'un jargon scienli-
fique dont il ne mesure pas tout à fait le sens à
l'instant même où il l'emploie, nous devons
retenir deux choses : l'opinion qu'il exprime et
le reproche qu'il nous fait.
Le reproche est deceuxqui durent être faits par
les théologiens de Byzance aux gens qui leur
parlaient de se défendre et de s'armer lorsque
Mahomet II canonnait leurs murailles.il est cer-
tain que la monarchie estinutile si le territoire de
la patrie, ladiplomatie, l'Etat politique, sont eux-
mèmesdesinstitutionspérimées qui nerépondent
à aucun hesoin d'avenir. Encore un peu de temps,
et nous jouirons de la paix universelle. Encore
un peu de temps, et toutes les frontières seront
effacées. Encore un peu de temps, et les hommes
ne chercheront plus la patrie qu'au ciel, autour
du trône de leur Père céleste. Le Sillon de France^
cela voudra dire : •< œuvre du Sillon en France »,
comme Sillon de Bretagne signifie déjà, selon
M. Georges Hoog, « l'œuvre du Sillon o^n Breta-
gne », cette œuvre étant uniforme, identique à
elle-même, et tous les points de la planète ne
différant que par leur position relative à celles
des astres. Les rivalités et les difficultés territo-
riales étant supprimées, sera de même supprimée
LE DILEMME DE MAT'.C SA^GNIER 127
toute représentation politiqueou sentimentale de
ces difficultés, de ces rivalités. Si l'hypothèse est
juste, le reproche de Sangnierest vérifié. Ce n'est
pourtant qu'une hypothèse, Sangnier le sait-il?
De cette opinion hypothétique qui consiste à
faire bon marché, à traiter de « postulats gra-
tuits » ce que nous considérons, nous autres
nationalistes, comme les éléments essentiels
d'une politique moderne : patriotisme territo-
rial, diplomatie, conception même de l'Etat,
Sangnier devrait au moins conclure : alors plus
de nation !
Mais il se borne à dire que l'Etat, le patriotisme
attaché à un territoire et l'organisation diplo-
matique, ne sont plus les conditions véritables
du « salut national ». Que peut bien être le salut
national pour Sangnier ? Une nation privée de
son aire terriloriale peut subsister, comme c'est
le cas de la nation juive, mais ce fut d'abord à
l'état de restes. Quel était le salut national de
la nation juive après le sac de Jérusalem par
Titus ? Ces restes ont duré sans doute dans la
dispersion. Mais dès qu'elle a pu prendre cons-
cience de ces membres épars, dès que l'idée de
« salut » put être entrevue de nouveau, un Etat
juif s'est plus ou moins reconstitué autour de
l'église juive ; cet Etat, que ne représente point
128 LE DILEiMMB DE MARC SANGNIER
mal V Alliance Israélite universelle, aspir<^ à
recouvrer un territoire, ou des territoires.
De même pour les Grecs depuis la prise de
Constantinople. Personne ne parla de salut pour
lanation grecque tant qu'un Etat ne lui fut point
reconstitué au moins en rêve ; Vethnikê étairia
procéda à cette première ébauche, laquelle se
précisa dans Tinsurrection de 1821^ qui aboutit
à Navarin, et à la constitution de la Grèce
moderne, pour laquelle les agrandissements ter-
ritoriaux et les progrès diplomatiques sont le
synonyme de progrès nationaux : insensible à
l'évolution, ignorante des prophéties de Marc
Sangnier, la Grèce demande la Crète.
Si Marc Sangnier était conséquent, il se résou •
drait à chasser du cercle familier de sa pensée
l'idée de nation comme il en a chassé les idées de
territoire, d'Etat et d'organes d'Etat. Mais il
lui resterait alors à nous démontrer que le fait de
nationalité perd du terrain en Europe, en Asie,
en Amérique ou en Océanie, et les seuls exem-
ples possibles seraient probablement tirés delà
décadence de quelques principicules nègres
d'Afrique : si nous lui objections que ces em-
pires noirs ne font que céder aux souverainetés
blanches, il se contenterait sans doute de
répondre comme il le fait plus loin : « Vous
I
LE DILEMME DE MARC SANGMER 129
jugez que le sens de révolution est autre, ^'ous
apprécions dilTéreniment, voilà tout ». Mais cette
réponse, étant toute verbale, ne pourra jamais
satisfaire que lui et les quelques personnes
follement amoureuses du son de sa voix. On
Xi apprécie pas une évolution, on la constate. Si
l'on accorde une importance quelconque ou « sens
de révolution », ce fait est : que l'évolution de
tous les grands et petits peuples civilisés des
deux continents est nettement nationaliste, que
cela ne peut plus faire un doute pour l'Europe
depuis cinquante ans. Depuis quinze ans, pour
l'Amérique, cela crève les yeux. Tout autre phé-
nomène politique ou économique a dû composer
avec celui-là, se combiner avec celui-là, se subor-
donner à celui-là. Il est clair comme un texte
clair. Je sais bien que les avocats ne croient
pas aux textes. Un avocat conservateur auquel
je montrais un faux de lecture commis par
MM. Trarieux et Bertulus au procès de Rennes,
me répondait à peu près comme MarcSangnier :
[< Cestime affaire d appréciation y) . J'estime, avec
un grand poète catholique, que l'on a absolument
le droit de répondre à de telles émissions de voix
par des coups. Qui use de l'organe matériel de
ia voix pour nier l'évidence ne peut trouver
[nauvais que l'on use du poing pour lui res-
130 LE DILEMME DE 3IARC SANGNIER
tituer ce sentiment des pures certitudes de fait.
Le phénomène d'obstination nullement inlel-
lectuelle, nettement volontaire^ qu'on ne se
lasse pas d'analyser ici, présente, au reste,
l'avantage de contraindre Marc Sangnier à des
concessions positives d'un prix infini. Quand il
écrit que « la savante dialectique de V Action
« française n'a nullement pu le convaincre de
(c la nécessité de la monarchie pour le salut
« national », et qu'il ajoute cependant : « à moins
« que Ton ne voulût dire par là le salut de tout
« un ordre de choses qui ne peut exister qu'avec
« la moyiarchie comme clef de voûte », le contexte
nous permet de traduire que, d'après lui, San-
gnier, si la nation française veut conserver un
ordre de choses tel que le territoire de la patrie,
une diplomatie sérieuse, un Etat bien constitué
et résistant, cet ordre de choses ne pourra exister
que par la monarchie. La monarchie sera inutile
quand la nation pourra subsister sans territoire,
sans Etat, sans diplomatie et, conséquemment,
sans armée. Donc, la monarchie n'est pas encore
inutile : elle serait utile. Elle est donc néces^-
saire, tant que le salut de la France sera lié au
salutde l'ordre de choses dont la monarchie est la
clefdevoiMe^ lequel, sans monarque, s'écroule. Les
impôts, le sang et le temps que la France donne à
I
LE DILEMME DE MARC SANGMER 13 l
l'Etat témoignent que, même dans sa volonté et
dans sa pensée, l'état social qui postule la mo-
narchie n'a pas a tout à fait cess^' d'être » : c'est au
nom d'un état social qui n'existe pas(( tout à fait »
encore, même dans les rêves de beaucoup de
républicains et de beaucoup de jacobins qui
sont demeurés patriotes, c'est au nom d'un
état social dont bien peu, malgré tout, osent
concevoir jusqu'au bout l'image, c'est au nom de
ce simple rêve que Marc Sangnier défend le
principe initiateur et directeur de toute son
action...
N'est-il pas frappé d'une disproportion aussi
forte ? Le régime invoqué pour autoriser et
légitimer son action n'existe pas encore, c'est
un projet, un rêve, au lieu que cette action, son
action à lui, est un fait vivace et contemporain.
L'inutilité de la diplomatie, de Tarmée, de l'Etat^
du patriotisme territorial ne saurait être que
future, et la propagande de Sangnier est pré-
sente. Elle s'exerce donc sans tenir compte des
réalités dont les services, au moins provisoires,
sont certains par définilion, même à ses yeux.
Il détermine, il propage un état d'esprit et de
sentiment non point adapté aux nécessités cer-
taines du pays, mais relatif à un état des plus
douteux. Il ne tient pas compte de l'Europe
132 LE DILEMME )JE MARC SANGNIER
et de la Terre telles qu'elles existent, mais de la
Terre et de l'Europe telles qu'il croit qu'elles
seront demain. Républiques, empires, royautés,
tous les pays qui nous entourent sont munis des
organes dont nous observons lafaiblesse de notre
côté, et Sangnier, au lieu de poser comme nous
le problème de la faiblesse de notre patrie, ou
même en le posant, en le résolvant comme
nous, en reconnaissant implicitement que notre
système démocratique et républicain suffit mal
aux exigences d'un patriotisme territorial, cons-
titue mal l'Etat et engendre une diplomatie
détestable, Sangnier se contente d'apprécier
l'Etat, le territoire et la diplomatie, comme des
figures de ce monde qui passe, vouées à passer
avant lui ! Au lieu de distinguer entre les
besoins certains du présent et les besoins plus
ou moins probables de l'avenir, de manière
à ne pas affaiblir la réalité acquise au profit
d'un simple concept éventuel ou jugé tel, il tra-
vaille avec une inconscience certaine et une
imprudence évidente, à réaliser le fantôme qui
le séduit. Celte évolution cosmopolite dont il
nous parle, il ne l'attend pas : il la devance.
Il ne s'y range pas : il la fait. Encore s'il la
faisait partout ! Si la voix de ce Français agis-
sait hors de France et contre l'Etranger autant
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 133
qu'elle agit à l'intérieur de la France et au
profit de l'Etranger ! Elle ferait à nos rivaux et à
nos concurrents un dommage compensateur.
Mais c'est nous seuls qui souffrons de sa propa-
gande. Ce sont les nôtres seuls qu'il exhorte à
sedétacherdu territoire de la patrie. La mesure
de rintluence de Marc Sangnier donne donc la
mesure d'une perte sèche pour nous.
Quand les hommes comprendront-ils que ni
la destinée ni révolution ne les regardent et que
le vers stoïque, qu'il est facile de traduire en
langue catholique,
Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux,
est la règle dernière de tout citoyen véritable?
Je ne poserai pas cette question de philosophie
générale à Marc Sangnier. Elle serait capable de
le conduire à de nouvelles divagations. Il tradui-
rait en nouvelles folies mystiques ce qui est l'ex-
pression de la sagesse attique, de la morale
catholique comme de la sociologie positiviste.
Mais, puisque j'ai devant moi un chrétien,
un homme de conscience et de devoir, une
créature excessivement et môme exclusive-
ment morale, je lui présenterai cette question
en d'autres termes :
DILEMME 4**
134 LE DILEMME DE MAKC SANGNIEI^
— En conscience, lui dirai-je, vous sentez-
vous le droit de détruire ces institutions encore
existantes, soutenues par l'assentiment vivace
encore, malgré tout, de milliers, de millions de
cœurs et d'esprits, au nom d'une idée dont vous
ne savez rien de précis, hormis que cette idée
n'est certainement pas accomplie aujourd'hui,
étant, selon vous, à venir, en sorte que vous
ignorez même si elle aura des effets bienfaisants
ou pernicieux ?Le Code, que vous ne récuserez
jamais, ordonne nettement que « vous ne tuiez
point ». Ne tuez donc point notre France.
Ne me dites pas qu'une société n'est vivante
que par métaphore ; je le sais, je l'ai dit en temps
et lieux, aussi souvejit qu'il l'a fallu, mais cette
société ainsi faite comporte et règle les intérêts
de nombreuses personnes vivantes. Ces intérêts
humains, ces vies humaines, vous les exposez
gravement quand vous dépréciez l'idée de patrie
ou que vous rabaissez l'importance de Tidée 1
d'Etat. Vous jouez envers vos auditeurs et vos
lecteurs un rôle homicide. Avec ces périodes
pleines de fumée et de vent, vous faites des
cadavres, des orphelins, des veuves : vous,
Sangnier, qui vous êtes engagé à ne point tuer.
Vous assumez, devant vous-même et devant un
juge que vous estimez devoir être plus sévère
LE DILKMME DE MARC SANGMEM 135
que vous, la responsabilité de beaucoup de sang
et de larmes. La légèreté d'un iNapoléon 111, d'un
Lebeuf, d'un Jules Favre, d'un Jules Simon, d'un
Ferdinand Buisson, de tous ceux qui ont con-
couru à réduire ou à laisser réduire la force
armée de la France entre 1863 et 1870, cette légè-
reté a été nommée crime non par un simple effet
d'imagination oratoire, mais parce qu'elle fut
réellement, substantiellement, sanguinaire. Elle
a conduit nos soldats à la boucherie.il est infini-
ment probable que la France, pourvue d'une sé-
rieuse organisation militaire, aurait pu empê-
cher la guerre de 1866, elle n'eût pas subi l'a-
gression de 1870, ou le choc de deux peuples,
plus rapide et plus court, eût été vingt fois moins
sanglant. La préparation à la guerre, au moyen
d'une diplomatie active et d'une bonne armée,
est, selon l'adage romain, la condition de toute
paix. Vous pouvez me répondre que la paix ou
la guerre sont des épiphénomènes sans im-
portance, que la vie d'un chrétien est un combat
perpétuel, que la mort est la fin de l'homme, et
qu'il importe peu de mourir debout ou couché...
Ces grandes vérités, plus philosophiques peut-
être que morales, ne sont cependant pas vérités
politiques. Dites donc que la politique vous
semble de nul intérêt. Mais, en ce cas, faites,.
136 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Sangnier, ce que vous dites : n'en parlez plus.
Il en parle, il en parlera, nécessairement, dans
l'heure même où il jurera de s'en abslenir, par
un de ces tours de jonglerie auxquels se complaît
la nature oratoire de l'homme. Il accepte donc et
fait accepter à une fraction notable de la France
catholique des responsabilités politiques dont
nul esprit sensé ne voudrait le fardeau. Un ar-
ticle de lui paru dans le Sillon du 25 mars 190o,
et qu'on a vu cité et commenté plus haut (1),
article écrit tout entier en haine de nous et con-
cluant à représenter le patriotisme, « le patrio-
tisme territorial », redit-il, comme « une
idole », cet article éclaire très nettement le mé-
canisme de la pensée de Sangnier. C'est une mé-
canique folle. Elle se résume en deux lignes :
— Parce que les patries ont varié de forme et
d'étendue au courant de l'évolution historique,
désintéressez-vous du fruit réel, du résultat vi-
vant de cette évolution. Désintéressez-vous de la
France.
Marc Sangnier a fait son dilemme. Voici le
mien :
Ou Marc Sangnier cessera de développer cette
extravagance. Ou, je le prédis sans le demander,
(1) Dans la note de la page 120.
I
LE DILEMMK DE MARC SANGMEK 137
comme un astronome impuissant mais clair-
voyant prédit le passage d'un astre, ou, dis-je, le
clergé français, l'Eglise de France, le corps
de nos prêtres et de nos évêques sauront lui
infliger le plus éclatant désaveu.
Les prêtres français ne se désintéresseront point
de la France. Ceux qui fondèrent et défendirent
nos villes ne se sont jamais désintéressés de notre
Etat. Ils ne l'abandonneront point. On peut leur
confier^ contre Sangnier, la garde de la terre de la
patrie.
ARTICLE SIXIÈME (1)
Suite du précédent. — Nos réponses à la troisième
lettre de Marc Sangnier.
[Il est indispensable de dater cette page : 27 juin
1905.
... A l'automne de l'année dernière (2), Sangnier ^
nous accusait d'avoir quelque difficulté à concevoir M
« autre chose que ce qui est ». Nous voj'ions le
passé. Il voj^ait l'avenir. Il nous plaignait donc de
fonder la nécessité de la Monarchie sur la nécessité
du u patriotisme territorial », « de la diplomatie »
et « de l'Etat » : comme si « l'Etat », disait-il, la
« Diplomatie », le «Patriotisme territorial » étaient
des choses nécessaires ! « Postulats gratuits », ré-
pétait Marc Sangnier! Etat, diplomatie, patriotisme :
organes périmés, sentiments surannés qui, sans
(1) Action française, 1er juillet 1905.
(2) La troisième lettre de Marc Sangnier, publiée dans
V Action française du 15 avril 1905, nous était arrivée
l'automne précédent. Des circonstances particulières
m'avaient emnéché de la publier plus tôt.
LE DILEM3IE DE MARC SA>GMER i 39
doute, s'accordent à postuler la Monarchie, mais
qui meurent comme elle est déjà morte elle-
même...
Sans préjuger du très lointain avenir qu'il nous est
aussi impossible d'atteindre que de modifier, nous
répondions modestement à Marc Sangnier qu il se
trompait tout au moins pour le siècle auquel il
vivait et que, un temps encore, les nations auraient
besoin d'un territoire où se maintenir, d une patrie
charnelle et matérielle à défendre, et que, pour pré-
sider à cette défense, il faudrait longtemps un Etat,
— pour servir cet Etat, une diplomatie. Trois sai-
sons n'ont pas encore achevé de couler sur les pro-
phéties de Marc Sangnier. Le présent d'alors s'est
enfui, l'avenir d'alors est venu , et ces prophéties sont
caduques, les voilà démenties par des faits qu'il est
possible de voir et de toucher. Nos prévisions se
sont confirmées une fois de plus en pleine discus-
sion. Le cas observé tranche tout. Nous en sommes
aux préparatifs de bataille. Que la guerre ait lieu
ou non, elle est, elle a été, de Tavis général, pos-
sible et menaçante (1). Les financiers eux-mêmes, qui
se vantent de travailler à la paix éternelle et uni-
verselle, se voient contraints d'en faire un aveu publie
autour des corbeilles de Bourse. Quant aux déma-
gogues, la plupart mettent une sourdine à leurs
déclamations contre l'armée et contre la patrie. Les
ministres de la République dreyfusienne, unRouvier,
(1) Nous étions, à ce raoïnent-là, en plein incident de
Tanger, à la veille de la démission de M. Delcassé.
140 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
un Martin, reparlent àe Y amour sacré... Clemenceau
fait le patriote, et Jaurès joue les Célimènes supé-
rieures entre un cabinet qu'il protège et les passions
populacières qu'il a mission de partager. Le pro-
fesseur Hervé reste à peu près seul chef avoué de
Tantipatriotisme républicain. A moins que Marc
Sangnier...
Je gagerais que Marc Sangnier imiterait plutôt le
jeu du misérable Jaurès, avec lequel il présente de
curieux points de ressemblance dans le style, dans
l'imagination et, ce qui n'est guère à l'éloge de San-
gnier, dans la pensée. Rien n'est plus bas, plus
vil, plus mou, plus clairement pareil à la condition
de fille publique que ce qui tient lieu de pensée à
M. Jean Jaurès Ah ! que Sangnier se tienne en
garde contre cette pente. Car son point faible est là.
Comme Jaurès, s'il ne se surveille, il jouera oratoire-
ment avec les réalités, les idées et les sentiments
qui devraient lui être sacrés. Il jonglera avec le
vrai.
Déjà, n'a-t-il pas écrit, dans le Sillon du 10 juin
1905, « qu'il s'affligeait de l impuissance où nous pa-
« raissons être « de ne jamais vouloir consentir
« A ATTAQUER )) SCS (( VÉRITABLES IDÉES )) ? — lui qui,
pour nous répondre avec un peu d'aisance et de
commodité, ne craint pas de nous attribuer des idées
politiques qu'il doit pourtant savoir ne pas être les
nôtres ! lui qui ne s'est jamais maintenu fermement
dans aucune position définie ! lui qui varie, tourne,
change, déplace à chaque instant ce qu'il appelle ses
doctrines, pour aboutir, sans plus, à multiplier les
abus de mots, c'est-à-dire, en somme, les abus d'un
1
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 141
talent, d'un trésor, d'une force qui pourraient rendre
des services éminents à son siècle et à sa patrie 1
Je n'ajouterai pas, n'en ayant pas le droit : à
son Eglise. Mais, comme c'est à cette Eglise que je
m'en remettais de juger les paroles imprudentes et
dangereuses qu'il a écrites sur le patriotisme, c'est
elle, un jour, j'en ai la confiance, qui jugera d'autres
paroles, non moins imprudentes, non moins dange-
reuses, publiées dans le Sillon du 10 juin, sans
signature (1) et donc sous la responsabilité de San-
gnicr, — d'un style qui ressemble beaucoup au sien,
— relativement à l'Armée. LEglise se prononcera
tôt ou tard, on n'en saurait douter, sur la question
de savoir s'il est permis de dénigrer ce puissant
service public, d'affaiblir ce précieux faisceau de
forces nationales, sous prétexte que certains résul-
tats, qui sont des biens incontestables, y sont obte-
nus par des mobiles insuffisamment purs, éthérés et
parfaits. L'Eglise dira si l'on peut, en sûreté de
conscience, troubler, au moyen d'une prédication
mystique, la pratique de tels devoirs nécessaires et
urgents. Si l'on a le droit de faire honte au soldat de
céder parfois à la crainte de la hiérarchie militaire,
l'Eglise permettra sans doute également d'accalilcr
des sarcasmes d'une orgueilleuse et fausse pitié le
fidèle tremblant qu'une simple attrition, une contri-
tion imparfaite, jette aux pieds de son confesseur.
Je crois profondément que TEglise de France, je
dis la plus étroitement liée à TEglise romaine, ne
(i) M. Marc Sangnier a revêtu ces pages de sa signature
quand il en a fait un tirage à part.
142 LE DILEMME DE MARC SANG.MER
pourra tolérer des thèses d'anarchie, voilées de
moralisme et glissées dans les insinuations que voici :
« L'ouvrier, le soldat qui méprise le bourgeois et
souvent le hait^ a une sorte cl admiration pour Vuni-
forme galonné du jeune officier qui passe devant lui
indifférent, d'allures sévères, pendant quil peine et
souffre à faire la manœuvre... » « L'officier est souvent
d'autant plus respecté qu'il est plus mal connu. Com-
bien ne doivent tout leur prestige qiiau voile impei
sonnel qui les couvre et qu'à la participation qiiils
ont à ce réservoir immense de forces répressives qu
est la discipline militaire ! » Toutes les organisations,
qu'elles soient spirituelles ou temporelles, ont le
même intérêt à ne pas laisser décomposer le vivant
amalgame de sentiments élevés et d'impulsions plus
humbles qui assure à lunivers les immenses bien-
faits de l'ordre. Dire au soldat ou au citoyen, au
prêtre ou au fidèle : — vous obéissez par peiu\
peur du gendarme ou peur de l enfer... honnir les
mobiles de leur obéissance, même en ayant soin
d'ajouter, comme l'écrivain du Sillon, qu' c( au plus
profond de ce vice » (préalablement bien flétri) se
cache « la pâle fleur d'une timide vertu » : c'est peut-
être disposer un très petit nombre à fournir une
obéissance de qualité supérieure, mais c'est assu-
rément prodiguer à la multitude des ferments de
révolte fondée sur le respect humain. C'est cultiver
au cœur des foules la pire vanité et le plus bas
orgueil, et cela aux dépens de la sécurité, de la
paix publiques. Encore un coup, j'attends avec
tranquillité, de la place qui m'est assignée sous le
porche, le jugement des autorités ecclésiastiques sur
I
LE DILEMME DE MARC SANGNIER Uo
les tendances de cet esprit nouveau (1). Ceux qui
savent un peu de théologie et d'histoire sont aussi
tranquilles que moi.
Mais, d'ici à ce que la catholicité se prononce,
les citoj-ens sont mis à même d*admirer les vues
de Sangnier en matière politique. Cet homme
(1) Mgr Turinaz, Vévêque de la frontière, a fait insérer,
dans sa Semaine religieuse, l'avis suivant, à l'annonce
d'un congrès du Sillon les 8 et 9 juillet 1905, à Nancy :
(( Un congrès qui doit se tenir à Nancy, les 8 et 9
juillet prochain, est annoncé depuis plusieurs mois. II
est inutile de dire que les fervents catholiques qui
organisent ce congrès n'ont pas même averti 1 evèque
de Nancy.
« Il y a sept ans, des tentatives du même genre
avaient été faites et elles ont abouti à des résultats qui
sont connus de tous. Ces tentavives avaient, il est
vrai, obtenu une bénédiction de Rome, mais on a
exprimé plus tard le regret d'avoir accordé cette béné-
diction.
« Nous comptons plus que jamais sur le bon esprit
du clergé et des catholiques. Ils savent que toute œuvre,
toute action utile, trouvent dans l'autorité épiscopale
non seulement une approbation, mais un concours
actif, énergique et incessant. Les œuvres catholiques
et sociales, les associations de piété et de charité, sont
(les circonstances présentes obligent de le direi plus
nombreuses et plus prospères que nulle part ailleurs,
en particulier les patronages de jeunes gens, les messes
d'hommes, les fraternités ou associations chrétiennes
d'hommes, les associations d'hommes de France, du
Sacré-Cœur, et, de plus, une section de la Jeunesse
catholique. Un progrès religieux très consolant et très
puissant s'est manifesté et se manifeste dans ce diocèse,
surtout dans les villes et parmi les hommes.
« Les séminaristes sont non seulement instruits des
144 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
d'avenir a reçu de l'histoire future, celle qui se
faisait à Berlin et à Londres, du temps qu'il
parlait, le plus clair et le plus complet désaveu.
Ce que Sangnier contresignait depuis quelques
années, c'était la politique, d'abord nulle et ensuite
folle, de la troisième République. La voilà jugée
par l'événement. Tout le souhait que l'on peut
faire est que ce verdict ne nous coûte point trop
de sang ni de larmes, et encore qu'il soit compris,
utilisé... D'après tout ce que j'ai vu jusqu'ici de
Sangnier, je doute qu'il soit en état de pénétrer le
sens antidémocratique des choses et d en pratiquer la
leçon. Il est trop engagé. Seule, une catastrophe
religieuse ou un anathème formel pourront l'avertir.
Hors ces deux cas, le son vineux des mots conti-
questions sociales, mais ils reçoivent un enseignement .
pratique en dirigeant, sous l'autorité de leurs maîtres,
des catéchismes de tous les degrés, jusqu'au catéchisme !s
de persévérance et d'honneur pour les garçons de la
paroisse Saint-Pierre et en dirigeant un nombreux
patronage de jeunes gens.
(( Un conseil diocésain des œuvres d'hommes, divisé
en quatre commissions, dont chacune a dans son ressort
une dizaine de groupes d'œuvres, se réunit cinq ou six
fois par année, sous la présidence personnelle de
l'évêque, et étudie au point de vue pratique la direction
et la marche de toutes ses œuvres.
« A tout cet ensemble le très petit groupe qui orga-
nise le prochain congrès ne prend et n'a jamais pris
la moindre part.
u L'évêque de Nancy se réserve de parler et d'agir
quand il le jugera nécessaire. Il a eu, hélas ! trop
raison depuis vingt-cinq ans sur toutes les questions
qui intéressent la France catholique pour être pressé
d'avoir raison une fois de plus. »
I
LE D1LE31ME DE MAHG SAXiMER 1 45
nuera de l'enivrer. Si la guerre éclate, il se croira
en règle en accomplissant de son mieux son devoir
devant l'ennemi : oubliant qu'il a assumé, en plus
du devoir ordinaire, des responsabilités de chef.
Si la guerre n'éclate pas, nous l'entendrons cer-
tainement déclamer à la manière de Jean Jaurès
toute sorte de ridicules fanfaronnades sur 1 opposi-
tion que le socialisme international, pour la pre-
mière fois dans l'histoire du monde, aurait mise
aux desseins d'un prince belliqueux : comme si,
d'une part, la mobilisation des ouvriers allemands
eût jamais fait un doute pendant la période aiguë du
conflit! Comme si, d'autre part, c'eut été la première
fois qu'une mutinerie des peuples 'ou la guerre à
l'intérieur aurait contrarié la politique extérieure
d'un souverain !
C'est parce que je tiens Marc Sangnier pour
incorrigible, que je le tiens aussi pour infiniment
dangereux. Avec toutes les misères de sa pensée, il a
deux qualités réelles : l'éloquence de l'orateur et la
générosité de l'homme d'action. Tout ce qu'on
dira ou qu'on écrira contre lui ne fera pas que
Marc Sangnier ne soit un jeune homme de bonne
famille, doué d'un incomparable talent de parole,
et qui dépense ce qui est plus que la vie pour les
hommes modernes, sa fortune, une fortune qui,
dit-on, est considérable, en l'honneur de ce qu'il
croit vrai. Il se trompe tragiquement. En quali-
fiant son erreur, je ne veux pas qu'on en mécon-
naisse le péril pour le vain plaisir de le dédai-
gner. Ce jeune homme est une puissance. Mais il
agit contre l'ordre social et même moral, contre
DILEMME 5
146 LE DILEM3IE DE MARC SANGNlER
l'ordre politique, contre la France. Voilà pourquoi
nous attirons sans cesse l'attention du public sur
son action. Si elle n'a pas d'importance, qu'est-ce
qui en a ? Si elle en a, pourquoi s'étonner de la
minutie de nos anah^ses ? On combat mal un adver-
saire si on ne le sait pas par cœur... Je reprends
la lettre de Marc Sangnier.]
XYIf. — D'après le texte de Marc Sangnier
publié dans V Action françahe du IS avril et
auquel j'ai parliellement répondu le 1o avril et
le 15 mai, « Thistoire que nous chérissons »,
dit-il avec condescendance, « prouve » surabon-
damment (( que les organisations sociales et
« politiques sont essentiellement changeantes et
(( variables, correspondant successivement aux
« diverses phases de l'évolution même des socié-
« tés ». Sans trop souligner l'insignifiance profonde
de la plupart des termes de celte sonore formule,
nous ferons observer que l'histoire ne prou-
verait pas grand'chose, si elle ne prouvait que
cela. Elle prouve aussi et d'abord le contraire,
à savoir que bien des choses ne changent pas,
dans l'organisation politique et sociale : c'est
le précieux de son enseignement que de livrer à
un historien philosophe ce que Le Play appelle
« la constitution essentielle des sociétés ».
Il y a du changement dans le monde ? Les
I
LE DILEMME DE 3IARC SA.NGNIER J 47
organes de sociétés changent avec les sociétés
elles-mêmes ? On s'en doutait avant d'avoir
étudié les preuves « surabondantes » que l'his-
toire en fournit. Il suffit de regarder autour de
soi pourvoir naître et pour voir mourir. L'his-
toire confirme cette vue de nos yeux. Mais
l'histoire montre autre chose. Elle dévoile les
conditions permanentes et universelles de la vie
et du développement des sociétés, quelles que
soient ces sociétés. « L'empire romain, l'empire
fran/t », écrit Marc Sangnier (par un K, comme
dans Jack d'Alphonse Daudet), « la monarchie
carolingienne, puis la capétienne, ne pouvaient
supporter une uniformité de régime. » Ces
quatre types historiques si variés furent pour-
tant soumis aux mêmes lois organiques : ils
naquirent, grandirent et déclinèrent de façon à
porter témoignage en faveur de la même vérité
politique. C'est l'hérédité collective d'une aris-
tocratie recueillant la succession du sénat de
Rome, qui donna la durée et la force à lEmpire
romain ; des trois races de nos rois, celle qui lit
la France fut précisément celle qui évolua dans
les meilleures conditions d'hérédité monar-
chique (1), lesquelles ont permis la régulière
(1) Voir la belle leron de M. Auguste Longnon sur la
formation àt V Unité française. Elle a été publiée dans
148 LE DILKMME DE MARC SANGMEK
transmission, la continuité rigoureuse de nos
desseins.
Si la France avait continué de s'étendre el
de se fortifier sans ses rois, nous conclurions :
— Fort bien, l'organe monarcliique est devenu
inutile... Elle s'est affaiblie et diminuée depuis
la chute de la royauté, elle a repris des forces
quand la royauté a été restaurée, elle a fait des
chutes nouvelles quand la royauté s'est effondrée
de nouveau. — Nous concluons de ces concor-
dances que la France eut toujours un urgent
besoin de ses rois ; par eux seuls, elle peut re-
naître, prospérer et grandir.
Mais j'avoue que les mots de renaissance et de
décadence, de progrès ou de déclin, sont d'un
vocabulaire qui touche bien peu INIarc Sangnier.
Il est parfaitement détaché de la politique, ce
qui ne l'empêche pas d'en être enragé. Quelle
que soit la fortune d'un peuple, il la conçoit
comme une suite d'écroulements. Plus il voit de
révolutions, plus il se réjouit. Un recueil de ses
lieux communs oratoires pourrait offrir aux
cliniciens les éléments d'une bonne thèse sur le
Sadisme historique et mystique. Un chef de
groupe ou de nation s'intéresse généralement à
V Action Française des 1er gt ^5 j^^i 1904 et chez M. Ho-
noré Champion, 5, quai Voltaire.
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 149
ce qui maintient et fait vivre les Etats. Sangnier
ne se soucie que de ce qui les tue. Il n'a d'yeux,
ni d'oreilles que pour le fracas de leur ruine ou
pour l'œuvre de la corruption qui les con-
sume.
Est-ce afin de mieux élever sa pensée vers u cet
être immobile qui regarde mourir d? Il y a des
croyants, aussi orthodoxes que Marc Sangnier
peut l'être, qui se sont occupés d'histoire politi-
que : Bossuet par exemple. Eh bien, Bossuet ne
procède pas de la sorte. Avant de tout noyer
dans le torrent providentiel de la mort, ce grand
homme aimait à faire admirer, ici l'effort, là la
sagesse, ailleurs la longue réussite des travaux
humains. Il savait que le chef-d'œuvre de
l'homme, ce n'est pas de changer ou de périr
comme périt et change sans cesse l'univers :
durer, continuer, résister aux forces mortelles,
voilà la merveille sacrée. Bossuet l'admire et la
montre en exemple en quelque lieu et chez
quelque peuple qu'il la rencontre, les prêtres
de l'ancienne Egypte ouïe sénat romain, ou la
famille auguste qui avait donné naissance à son
roi.
Plus la loi de nature réitère l'application de
la peine de mort, plus la loi d'un heureux
labeur, d'une industrie adroite, d'une politique
150 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
puissante excelle à reculer ces fatales exécutions.
Les longues durées historiques méritent, dans
le passé, une admiration studieuse ; dans le
présent, notre dévouement filial. Qu'il y ait une
France, que la France subsiste, que ce trésor
territorial, intellectuel et moral soit descendu, à
travers les siècles, jusques à nous, c'est un
bienfait que tout citoyen et tout homme digne de
ce nom doivent s'attacher à prolonger et à per-
pétuer. Que si la chute finale est inévitable, les
ouvriers de la société future ont le devoir de
travailler à l'avenir, non, comme on nous le fait
dire avec une rare sottise, d'après les anciens
plans, mais sur des plans conformes à ces
grandes lois éternelles qui permirent aux anciens
plans d'être suivis.
XYIII. — Sangnier « croit » que « la trans-
formation sociale et l'évolution morale... néces-
sitent l'élaboration d'une organisation démo-
cratique "t^ . Nous avons déjà répondu à Marc
Sangnier, à propos de ces deux mots juxtapo-
sés, qu'autant dire : un cercle carré. On n'or-
ganise pas la démocratie. On ne démocratise
pas l'organisation. Organiser la démocratie,
c'est instituer des aristocraties ; démocratiser
une organisation, c'est y introduire la désorga-
nisation : organiser signifie ditférencier, c'est-à-
LE DILEMME DE MARC SANGNIER iSl
dire créer des inégalités utiles ; démocratiser,
c'est égaliser, c'est établir à la place des diffé-
rences, des inégalités, des organisations, l'égalité
qui est stérile et même mortelle. Si l'organisation
démocratique de Marc Sangnier tend simplement
à rendre à la nation française sa constitution
organique, il faut lui rappeler que cette réorga-
nisation, sans le roi, est une chimère, comme
on Ta cent fois démontré.
XIX. — (( Et cela » (son cercle carré) « en
sociologie comme en politique )>, ajoute docte-
ment Sangnier.
« Le patronat » ne lui paraît pas « plus éter-
nel que la monarchie ». A quoi nous répondons :
a) nous ne discutons pas du patronat ; b) nous
n'avons jamais parlé d'éternité ou d'immortalité
de la monarchie, mais de Téternilé ou de l'im-
mortalité du gouvernement héréditaire, qu'il
soit unitaire ou collectif, républicain comme
à Florence ou monarchique comme à Paris ;
c) nous parlons de la nécessité de la monarchie
« pour la France » ; d) le régime du patronat
et celui de la coopération ouvrière peuvent
parfaitement coexister dans un temps et un
pays donnés; e) la coopération ouvrière, ou
régime des républiques économiques, serait
infiniment plus favorisée en Monarchie qu'en
152 LE DILEMME DE MARC SANGMER
République, pour des raisons que nous avons
données en temps et lieu (1).
XX. — Ici se place un mot qui a été relevé
précédemment : « Yous jugez que l'évolution
est autre. Nous apprécions différemment, voilà
tout ». Une évolution, répliquions-nous, ne se
juge pas : elle se constate. Si l'évolution des
races humaines tend à constituer les nationalités
ou à les dissoudre, — si l'Etat, comme la diplo-
matie, le patriotisme territorial, sont des survi-
vances décrépites ou des idées en pleine vigueur,
— si enfin le pouvoir royal diminue ou grandit
dans le monde, ce sont là choses qui se savent et
non du tout dont il soit possible de juger ou
d'apprécier suivant l'angle de nos dispositions
personnelles. Il suffit d'ouvrir les yeux pour se
renseigner là-dessus. Or, que disent, non pas
nos dispositions, mais nos yeux? Si la Norvège
s'était séparée de la Suède en 1848, c'eût été,
immédiatement et à grand fracas, la proclama-
tion de la République : en 1905, les Norvégiens
se résigneront peut-être à la République; en
attendant, ils multiplient les démarches pour
avoir un roi (2). Telle est l'évolution, Sangnier.
(1) Voyez notamment Enquête sur la Monarchie et la
République et la Décentralisation.
(2) J'étais trop prudent : c'est la monarchie qui a
LE DILEMME DE MARC SANGNIER lo3
Tel est- le sens de révolution. En voulez-
vous un bien autre signe ? Regardez ce qui se
passe chez les Anglais. Je ne vous décrirai
pas le phénomène de leur renaissance monar-
chique. J'aime mieux céder la parole au cor-
respondant du Journal des Débats^ qui est un
vieux libéral de solide doctrine. Il écrivait de
Londres, à la date du o mai 190o, les notes
suivantes qui onl paru dans le numéro du 7
mai :
« Le roi Edouard a été l'objet d'une ovation de
la part de la foule qui l'attendait. Le fait n'a rien
d'extraordinaire, étant donnée l'affection des
Anglais pour leur souverain. Mais ce n'était pas
seulement le souverain que les Londoniens
acclamaient hier, c était le diplomate^ V homme
de gouvernement. »
« Par une remarquable dérogation à la vieille
doc tinne constitutionnelle, le peuple anglais s'est
accoutume à regarder le roi Edouard comme le
véritable auteur de la nouvelle orientation de la
politique extérieure anglaise et à voir en lui le
plus habile ministre des Affaires étrangères et le
plus éminent diplomate que l'Angleterre a eu
triomphé en Norvège. Ces faits passés, qui étaient alors de
l'avenir, ajoutent de nouveaux titres, des consécrations
nouvelles à nos calculs.
5*
154 LE DILEJDIE DE MAKC SANGNlER
depuis de longues années (1). Il est inutile de
rappeler que la politique actuelle de l'Angleterre
est absolument conforme aux idées et aux senti-
ments populaires ; et il ne servirait à rien de se
demander quelle serait l'attitude du peuple an-
glais siTAngleterre se trouvait avoir une poli-
tique extérieure qui ne fût pas du goût de la
nation. Mais il faut constater le spectacle très
extraordinaire auquel nous assistons aujourd'-
hui, et qui est si peu conforme aux idées qiîonse
fait de la constitution anglaise. Celle-ci, muette
sur tant de points, déclare absolument la doctrine
de la responsabilité ministérielle et delà toute-
puissance du Parlement. M, Sydney Low, dans
un livide récent, a démontré par des preuves irré-
futables, que^ à mesure que le Parlement britan-
nique s'est démocratisé^ il a perdu beaucoup de
son autorité, et que^ en cent ans, le pouvoir du
ministère^ du Cabinet^ a augmenté au point que^
à l'heure actuelle^ il est à peu près tout-puissant.
(1) Du temps où cela aurait bien pu servir ù quelque
chose, mon ami Frédéric Amourelti ne cessait de nous
avertir, par ses articles à l Observateur français, à la
Revue bleue, à laQuinzaine, diU Soleil, à VExpress du midi,
des grandes capacités diplomatiques d'Edouard VII,
alors Prince de Galles. Mais il était alors convenu à
Paris que l'héritier de la Reine Victoria était et ne serait
jamais qu'un « noceur )^ sans importance.
LE DILEMME DE MARC SANGNlEFt 1 o5
« La Chambre des Communes^ dit-il, n^ exerce
« plus d'autorité sur le pouvoir exécutifs cesl le
« pouvoir exécutif qui exerce son autorité sur la
« Chambre des Communes. »
« Le fait est évident ; on en a pu voir la preuve
dans la singulière situation politique de l'Angle-
terre depuis les élections générales en 1900.
« Peut-on dire, maintenant, que le Cabinet ait
abdiqué en faveur de la Couronne, et que la Cou-
ronne prenne aujourd'hui à la direction des
affaires une part plus active qu'autrefois ? En
réalité, non. Le pouvoir de la Couronne ou du
souverain a toujours été réel, mais il s exerçait
secrètement et de telle façon que le pays n'en
savait rien et ig?iorait Jusquà Vexistence de ce
pouvoir quil n hésitait même pas à nier de la
façon la plus énergique. Quand, par hasard, on
apprenait que le souverain, comme cela est
arrivé il y a une cinquantaine d'années, insistait
pour que le ministre des Affaires étrangères lui
soumît les dépêches importantes, on criait à
l'arbitraire. // se trouvait des gens pour déclarer
que la Constitution était faussée, sinon violée.
« De nos jours, depuis le nouveau règne plutôt,
le public s'est aperçu de l'existence du pouvoir de
la Couronne. Il n'en connaît pas l'étendue, car
nul ne la connaît que le souverain et, avec lui,
lo6 LE DILEMME Dli MARC SANGNIER
le premier ministre ; mais il voit qu'elle existe et
il l'approuve. Et c'est en cela que gît le fait poli-
tique le plus extraoi'dinaire auquel on ait assisté
en Angleterre depuis bien longtemps. Il ne lui
déplaît pas, comme autrefois, de voir le souve-
rain prendre ouvertement une part active aux
affaires du pays ; au contraire, il s'en réjouit et
il lui attribue, peut-être même, une influence et
une action exagérées.
« Rien n'est pjlus curieux que de voir les Anglais,
jadis si jaloux de l'autorité du Parlement par
lequel ils se flattaient de contrôler et même de
diriger les actes du pouvoir exécutif, sauter allè-
grement par-dessus r autorité parlementaire et la
responsabilité ministérielle et ne plus voir que le
souverain comme chef de la politique extérieure du
pays et lui en attribuer l'initiative et le succès. »
Même phénomène en Belgique, en Italie. Je
ne parle pas de l'Allemagne... Même phénomène
en Amérique, où le nationalisme impérialiste
tend à la dictature. Or, de tels phénomènes
une fois reconnus et déterminés, il n'est pas
deux manières d'en définir la qualité, le sens,
par rapport à '< l'évolution ». Evidemment les
faits que nous articulons peuvent être faux. Mais,
s'ils sont vrais, et ils le sont, ils enchaînent le
jugement ; ils ne permettent pas de dire, comme
LE DILEMME DE MARC SANGMER 157
Sangnier : « Nous apprécions différemment,
voilà tout M. Votre fanlaisie est autre, Marc
Sangnier, voilà tout. Seulement, vous le paie-
rez. Car on paie toujours les erreurs. On paie
plus durement les erreurs dans lesquelles il
entre quelque chose de volontaire. Et Ton paie
enfin le plus durement possible les erreurs dans
lesquelles on a traîné les autres après soi.
XXI. — Sangnier croit pouvoir nous affirmer,
par-dessus nos « divergences d'appréciation »,
quil nous sera impossible de lui prouver que les
« sociétés humaines soient à tout jamais con-
traintes de se plier aux règles « de « notre »
monarchie.
Une fois de plus, Marc Sangnier nous défie de
soutenir une doctrine qu'il sait bien n'être pas
la nôtre. Répétons que la monarchie n'est ni
universelle ni éternelle. L'éternel, l'universel,
c'est le gouvernement des familles : l'hérédité.
La monarchie est nécessaire au point et au
moment du monde qu'on nomme la France, et
tant qu'on voudra une France, il faudra y vou-
loir un roi.
XXIL — « Il faudra bien », poursuit Sangnier,
que ces sociétés « se soumettent aux exigences
des lois naturelles... »
« Il faudra bien. » Qu'est-ce qu'il en sait? Les
158 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
lois politiques laissent à toute société le choix
entre leur obéir ou mourir, et c'est la mort, la
dissolution et la ruine que choisirent beaucoup
de sociétés d'autrefois, la République de Pologne,
la démocratie athénienne. Telle que Sangnier
veut l'organiser, la société française ferait le
même choix, « voilà tout ». C'est d'un choix à
la polonaise que nous voudrions précisément la
garder !
XXlII. — Mais les lois naturelles, dit San-
gnier, « régiront toujours nécessairement » les
sociétés. Cette concession n'est pas très heureuse,
car elle semble mise là dans Tintention de nous
masquer une grosse méprise ; par là même, elle
nous l'indique.
Sangnier confond ici deux genres de « néces-
sités 0 : la nécessité pure et la nécessité condi-
tionnelle.
C'est relativement à sa longue durée, à sa
prospérité, à sa bonne police, à sa bonne admi-
nistration — si l'on veut qu'elle dure, si l'on
veut qu'elle prospère, si l'on veut qu'elle soit
bien administrée ou bien policée, — c'est par
rapport à ces conditions, qu'une société est
« nécessairement » soumise à la loi naturelle du
gouvernement des familles.
Cela n'implique pas du tout qu'elle ne puisse
LE DILE3IME DE MARC SANGNIEK 159
se donner un gouvernement démocratique et
électif : cela veut dire que, du moment qu'elle
adoptera ce gouvernement, elle renoncera impli-
citement à tout espoir de durer et de prospérer.
Une nécessité naturelle rattache à Fhérédité
politique le bien social : quand on renonce au
terme hérédité, le terme bien social se dérobe
du même coup. On est toujours régi par la loi
naturelle, maison est condamné par elle à mort.
XXIV. — « Je m imagine avoir suffisamment
« prouvé que tout ce qu'il y avait dans la Monar-
« chie de principes gouvernementaux essentiels
« se retrouve dans la démocratie organique (!)
« telle que nous la concevons... »
Imagination, comme l'écrit Sangnier, mais
audacieuse. 11 a dansé autour de ses affirmations.
Il n'en a prouvé dMCuno, ni suffisamment ni même
insuffisamment. Ses lettres ont été démolies point
parpoint, — et il n'a jamais répliqué qu'en avan-
çant de nouvelles affirmations, auxquelles il ne
sera que trop facile de répondre.
XXV. — «... sans pouvoir, bien entendu, défi-
« nir aussi exactement ce qui sera un jour que les
« monarchistes peuventle faire de ce qui a été. »
Toujours la même prétention à escompter
l'avenir. Quel avenir ? Celui qu'on verra dans
quatre mille ans ? Vous n'y serez presque pour
160 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
rien, ^lous nous contenions, quant à nous, de
dire ce qui est en annonçant ce qui va être^ et
les événements confirment tous ces pronostics.
Nos lecteurs peuvent d'eux-mêmes vérifier si
nous définissons « ce qui a été ». Nos doctrines
sortent du passé comme le tronc sort de la terre,
mais aucune n'a rien d'archaïque, aucune même
ne se rapporte exactement à un moment donné
du passé, et c'est à la situation d'aujourd'hui,
complétée par les meilleures prévisions de demain,
que nos institutions royales s'ajustent avec une
précision remarquable. Rappelons, par exemple,
la formule Philippe VIII ^ roi de France^ protec-
teur des républiques françaises : elle a prévu,
elle enveloppe les républiques du Sillon.
XXVI. — Comme les royalistes, « nous
avons, assure Sangnier, un organe d'intérêt
d'Etat ». — Nous vous avons prouvé, et vous
n'avez rien répondu à nos preuves, que le pre-
mier caractère de votre organe d'intérêt d'Etat
serait l'incompétence et, au sens étymologique
du mot, Vinhabileté.
— « Nous avons, poursuit-il, un pouvoir qui
n'est pas astreint à la tyrannie des majorités
numériques, » — Oui, l'élite des saints, qui
sera tyran pour son compte.
— D'autre part, ajoute un ingénieux parallèle
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 161
de Marc Sangnier,les royalistes « sont bien forcés
« de soutenir le pouvoir central par le consente-
« ment de l'opinion publique ». Exactement
« comme nous >>, conclut Sangnier. En quoi
Sangnier se trompe. Condamnés aux fatalités
de la réélection, Sangnier et ses amis devront
songer sans cesse à faire renouveler leur provision
de créditauprès de l'opinion publique; il leur sera
donc impossible de gérer avec indépendance,
contre l'opinion ou même sans l'opinion, les
intérêts d'Etat, comme le fit, par exemple, un
Bismarck en Prusse avant 1866. — Au contraire,
si l'on institue un gouvernement qui soit pur de
démocratie, le consentement de l'opinion n'est
plus nécessaire. Il suffira d'un assentiment,
d'une simple adhésion tacite. — Mais, étant
donné la France contemporaine, il est infiniment
plus facile d'y établir la popularité personnelle
d'un prince, c'est-à-dire de lui procurer l'enthou-
siasme de l'opinion, que d'obtenir le simple
assentiment de l'opinion publique au gouverne-
ment d'un Sillon. Le Silloyi néglige toujours ce
fait évident que, ce qui est populaire en France,
c'est moins la République que l'anticléricalisme.
Nous aurions obtenu le plus en notre faveur
avant qu'il eût la moindre chance d'espérer
obtenir pour son compte, le moins. Or, ce mi-
162 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
nimum est aussi insuffisant pour lui que ee
maximum nous est peu nécessaire.
— Les royalistes « n'échapperont pas plus
« que nous, moins que nous peut-être même,
« aux dangers des crises et aux catastropiies
« toujours possibles ». Pure insinuation. Ou
affirmation pure. D'où Sangnier tire-t-il ces
belles pensées? Evidemment les crises et les ca-
taclysmes peuvent toujours ébranler un gouver-
nement. Mais plus l'opinion est maîtresse, plus le
gouvernement est faible devant les crises. Ce
n'était pas un gouvernement d'opinion qui féli-
citait Varron de n'avoir pas désespéré de l'Etat.
Ce n'était pas un gouvernement d'opinion qui
résistait qui survivait une guerre de Cent ans...
Mais on rougit d'avoir à prouver l'évidence.
— « Les uns comme les autres enfin,
« conclut Sangnier, nous sommes forcés de
« reconnaître que le pouvoir appartient toujours
0 à la majorité dynamique de la nation (1). »
Qu'est-ce que cela veut dire? En des termes
(1) Dans l'intéressante brochure, Les idées du Sillon
(Paris, Lethielleux), qui venait de paraître au moment
où se poursuivait cette discussion, M. l'abbé Emmanuel
Barbier écrivait à propos de la majorité dynamique :
(( Quand » Marc Sangnier « veut sceller par une formule
quelqu'une de ses idées maîtresses, il ne craint pas
d'attacher à certaines expressions une signification
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 163
moins fastueux, que le plus fort est le plus fort?
On le savait, Sangnier.
différente de celle que la langue a consacrée et même
un sens opposé au véritable sens du mot. C'est une
source perpétuelle de confusion... Majorité et minorité
impliquent la notion de nombre. Le nombre et l'in-
fluence peuvent bien se faire équilibre, mais non se
prendre l'un pour l'autre. Cette majorité dynamique est
ce qu'on appelle en français : la force ou l'influence
d'une minorité cVélite. »
ARTICLE SEPTIEME (1)
Suite du précédent. — Fin des Réponses à la troisième
lettre de Marc Sangnier.
[Lorsque j'écrivais le chapitre précédent, les évé-
nements étaient en voie d'établir le degré d'humi-
liation auquel un gouvernement démocratique et
républicain faisait descendre notre patrie frappée
d'impuissance matérielle devant les nations de
l'Europe et du monde entier. Quelques jours après,
la Chambre se préoccupait d'établir la radicale
hostilité de la démocratie à l'égard du catholicisme
en votant la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
Despotisme anticatholique au dedans, incohérence
et débilité au dehors : vive la république démocra-
tique^ n'est-ce pas, Marc Sangnier?]
XXVII. — « Ce qui nous sépare surtout,
« c'est, dit Sangnier, que V Action française ne
(1) Action française, 15 juillet 1905.
LE D1LE3IME DE MAUC SA.NGMEl; J6o
« reconnaît qu'une tradition et qu'une hérédité
« charnelles ; nous, nous croyons à une tradi-
« lion et à une hérédité morales. » Tous nos lec-
teurs savent que nous croyons à l'hérédité et à
la tradition morales, l'hérédité et la tradition
politiques étant un composé du spirituel (ou mo-
ral) et du charnel. Marc Sangnier, comme le
jeune Robert Dreyfus (1), nous prend-il pour des
élèves de Gobineau? Et, s'il tait cette confusion,
dans quel intérêt la fait-il ?
Il faut renverser la phrase de Sangnier. L'er-
reur, le défaut, la négation, proviennent de lui.
Nous admettons parfaitement une hérédité et
une tradition morales, mais il n'admet, lui, que
cela. Il nie l'hérédité et la tradition du charnel,
du matériel, ou du moins n'en tient aucun compte
— et nous sommes bien obligés, quant à nous,
de voir l'évidence.
XXYIII. — Là-dessus, Marc Sangnier produit
un extiaordinaire enchevêtrement de confusions
(1) Robert Dreyfus, jeune écrivain juif, auteur d'étu-
des sur La vie et les prophéties du comte de Gobineau, avait
imaginé de nous mettre à l'école d'un visionnaire
envers lequel nous navons jamais éprouvé qu'une
indifférence tempérée cà et là par une juste horreur :
naturellement, c'était pour mieux nous réfuter que
M. Dreyfus nous attribuait des idées qui n'étaient pas
les nôtres et qui en étaient même très exactement le
contraire.
LE DILEMME DE MARC SAKGNIEK
et de coq-à l'âne : « — Mais, m'objectera-l-on,
« les peuples vivent et évoluent dans le temps
« et sur la terre. Ce n'est pas une société d'âmes^
« une église que nous voulons constituer, mais
a un Etat temporel.
u — Sans doute, mais » (et Sangnier, d'un
vol preste, va s'enfuir à d'autres sujets) « sans
« doute, mais », se répond-il, «j'ai, quanta moi,
« la naïveté de croire que tout l'effort de l'hu-
« manité, aidée et soutenue par les forces inter-
« nés du christianisme, doii justement consister
(( à dégager les peuples des tyrannies charnelles,
« pour les élever peu à peu jusqu'aux franchises
« de l'esprit. » En se plaçant à ce point de vue,
un théologien répondrait à MarcSangnier, qu'en
effet rhomme chrétien doit travailler à s'affran-
chir des tyrannies de la chair, mais qu'il ne
doit pas commence)' par se considérer, lui-même
ni ses semblables, comme s'ils s'en étaient d'ores
et déjà dégagés. La besogne libératrice est-elle
à faire, ou est-elle faite? Si elle n'est qu'à faire,
les contraintes et les précautions du passé doi-
vent être maintenues contre la matière et la chair
tant que celles-ci conserveront leur puissance.
Si elle est faite... Mais ici Marc Sangnier dit
seulement que l'on doitls, faire. Il ne nous dira
le contraire que plus loin.
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 167
Je le répète : assurément, une humanité af-
franchie des (( tyrannies charnelles » serait plus
maîtresse de soi, par là même digne de plus de
liberté. Mais il ne suffit pas de lui donner en fait
plus de liberté pour l'en rendre digne, pour
l'affranchir des tyrannies charnelles. De ce que
vous disposerez de plus de puissance, il ne s'en
suit aucunement que vous saurez mieux l'em-
ployer ; mais, de ce que vous faites un bon em-
ploi de votre puissance, il sen suit que vous
avez chance d'employer mieux tous les surcroîts
que vous en recevrez. Il faut donc rétablir l'ordre
des conditions que Sangnier a interverties arbi-
trairement. La liberté morale est condition de la
liberté politique, mais la liberté politique n'est
pas également condition de la liberté morale.
Allégez l'âme de son corps : il sera temps
ensuite d'alléger le corps des contraintes
réelles. Mais Marc Sangnier raisonne, s'il rai-
sonne, à peu près comme le maître qui dirait
à son élève : — Supposé que vous ayez des
ailes, vous pourriez vous passerde la garde de ce
balcon ; retirons cette garde, lancez-vous dans
l'espace... L'enfant serait brisé, le maître châtié
pour un homicide par imprudence. Les impru-
dences de Sangnier nous coûteront malheureu-
sement plus d'une vie d'homme.
168 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Mais Sangnier veut prouver que les ailes ont
poussé : « Consultez toujours l'histoire. Compa-
« rez les anciennes civilisations à celles que le
« christianisme a rendues possibles. Comparez
« ridée même que les juifs se faisaient du Vrai
« Dieu, de l'autorité et du pouvoir parmi les
(( hommes, à celles que nous sommes devenus
(f capables de nous en faire aujourd'hui. Cela,
« sans doute, est de la vulgaire et banale obser-
{( vation historique, mais il ne faudrait pourtant
« pas qu'à force de raffiner on arrivât àmécon-
« naître ce qui est évident. »
Méconnaître quoi? Et qu'est-ce donc qui est
évident ? Qu'il y a du progrès dans le monde ?
Que ce progrès est moral ? Que le christianisme
y a contribué ? Non point seulement Bossuet, qui
concluait à la monarchie, mais Auguste Comte,
qui ne concluait pas à la démocratie, ont écrit des
pages de la plus profonde sagesse en conformité
avec l'objection de Sangnier. Mais en quoi sa
« vulgaire et banale observation historique »
confirme-t-elleles conclusions politiques de San-
gnier, c'est là que Sangnier oublie de démon-
trer. Qu'on se fasse, de nos jours, une idée plus
douce ou plus humaine de l'autorité, cela ne con-
tredit en rien cette vue cependant simple, et vul-
gaire, et banale aussi, qu'il faut une autorité
LK DlLhMME DE MARC SANGMEK 169
« parmi les hommes », ni cette autre vue, qui ap-
paraîtra, je l'espère, avant peu de temps, Don
moins simple, non moins banale : que les
conditions politiques et économiques du peu-
ple français exigent, si l'on tient à l'existence
et à la puissance de ce peuple, que l'autorité
y soit monarchique et développe la tradi-
tion de Hugues Capet, de saint Louis et de
Henri IV.
Avec des mots, des phrases, avec des inflexions
de voix, avec des mouvements oratoires, San-
gnier espère-t-il boucher l'interstice de ses idées ?
Espère-t-il nous dérober l'évidence de ces lacu-
nes ? J'en suis bien désolé, mais son thème fon-
damental, le thème sous-jacent et répandu dans
toutes les parties de ce qu'on peut nommer
avec quelque indulgence son argumentation,
son idée fixe que le perfectionnement moral,
rascension chrétienne des hommes les rendrait
de moins en moins aptes à tout système autre
que le système républicain^ est une idée fausse.
Elle est fausse absolument pour beaucoup
de raisons dont je peux énumérer quelques-
unes.
La première raison est qu'il n'existe point de
•relation directe entre la perfection morale et la
perfection des formes politiques, celle-ci étant
170 LE DILExMME DE MARC SANGNIER
liée à des objets bien étrangers à la moralité des
hommes, par exemple à la condition géogra-
phique ou économique de leur terroir. La deu-
xième raison est que l'état républicain dé-
mocratique n'est pas une forme politique per-
fectionnée, mais bien rudimentaire ou décadente.
La troisième, que, si la République réclame en
effet beaucoup de vertu de la part des républi-
cains, cela tient justement à ce qu'elle est un
gouvernement faible et grossier, que ses vertus
intrinsèques sont médiocres, et que sa pauvreté
naturelle ne saurait être compensée que par la
bonté des individus, à condition pourtant qu'ils
soient déjà eux-mêmes bons, et aussi que cette
bonté puisse se déployer utilement, ce qui n'a
pas lieu dans certaines Républiques où. toute
bonté d'ordre catholique est proscrite nominati-
vement. La quatrième, qu'il n'y a pas, en fait
(«consultez l'histoire », Sangnier), de liaison
réelle entre le développement de la vertu « chré-
tienne » chez les particuliers et le retrait des
institutions monarchiques dans l'Etat : quand la
France fut-elle plus croyante et plus vertueuse
qu'aux xn^ et xm^ siècles ? c'est aussi le moment
où elle fut le plus monarchique, le plus féodale,
le plus « CORPORATIVE )) Ct le moiuS INDIVIDUALISTE,
c'est-à-dire le plus étrangère au système démo-
1
LE DILEMME DE MAI'.C SANGNIER 171
cratique républicain cher à Sangnier, le plus
éloignée du système qui tend à porter au maxi-
mum « LA CONSCIENCE ET LA RESPONSABILITÉ CIVIQUES
DE CHACUN ».
De son principe faux, Sangnier ne tire même
pas des conséquences logiques ; car enfin, si le
catholicisme a perdu du terrain en France depuis
l'âge d'or de saint Louis, ne conviendrait-il pas,
tout d'abord, de reprendre le terrain perdu et
puis d'en regagner quelques pouces encore,
avant de nous décréter dignes du régime républi-
cain? Sangnier aurait dû commencer par rame-
ner l'homme intérieur au niveau spirituel et
moral du contemporain des croisades. C'est seu-
lement après avoir opéré cette réforme indivi-
duelle, que son principe l'autoriserait à remettre
aux surhommes une fois obtenus les franchises
civiques dont ils seraient devenus dignes. L'in-
justice qu'il fait aux chevaliers et aux servants
d'un âge héroïque, au profit du moderne babouin
dégénéré, a pu se présenter parfois à la pensée de
Marc Sangnier, il en aura senti l'inconséquence
secrète. Je trouve dans le compte rendu qu'a
donné M. Georges Hoog du /F* Congi^ès des
Cercles d études et Instituts populaires de France^
tenu à Paris les 25 et 26 février dernier, la trace
de cette inquiétude chez Sangnier. Comme
172 LE DILEMME DE MARC SANGXIER
d'autres philosophes chrétiens se sont demandé
si la méchanceté des foules n'entraînerait pas au
rétablissement de la servitude antique, Sangnier
a quelquefois entrevu dans ses cauchemars la
possibilité d'une Restauration consécutive à nos
désordres et à nos folies. Le texte qu'on va
lire témoigne du degré de sa résignalion et de
l'ingénieuse consolation qu'il s'est inventée :
Congrès des Journalistes.
Séance du 24 février. Deuxième séance,
« .... Le Sillon est-il républicain ? demande
« quelqu'un. Démocratie et République ne se
« complètent point nécessairement; Démocratie
« et Monarchie ne sont pas incompatibles.
« — Le Sillon ne fait pas actuellement de
« politique militante. Il n'en est pas moins
« animé d'un esprit républicain.
a — Mais alors, reprend l'interlocuteur de
« Marc Sangnier, que feriez-vous si la Monarchie
« était rétablie en France?
« Ce que je ferais ? dit en substance notre
« ami. Je vais vous le dire immédiatement.
« Tirais au-devant du roi, entouré de tous mes
« camarades du Sillon, et je lui dirais : — Sire^
« vous savez combien amère est notre douleur,
« car votre présence même sur le tronc de France
LE D1LLM3IE DE MARC SANGMER 173
« n' annonce -t-elle pas la faillite de nos plus
« chères espérances ? Mais nous sentons trop la
« raison d'être de la nouvelle situation^ pour
« vous en vouloir le moins du monde. N'est-ce
« pas r anticléricalisme démagogique quiy en
« accaparant la Démocratie française^ vous a
« rendu nécessaire en ce pays ? N'est-ce pas
« parce que le peuple n avait point les épaules
« assez robustes pour supporter le lourd fardeau
« du gouvernement, que vous en avez repris la
« charge? N'est-ce pas parce quil n était ni
« assez conscient^ ni assez capable de responsa-
« bilité que vous nous êtes revenu. Sire, vousy
« noble cei'veau de la pensée nationale? Mais le
« Sillon progressera, soyez-en sûr. En dévelop-
« pant au sein des masses populaires la conscience
« et la responsabilité civiques, il les rendra dignes
« de la vraie Démocratie. Et puisque^ dans votre
« premier acte officiel, vous avez tenu à mani-
« f ester vos tendances démocratiques (I), nous
« sommes persuadés que vous vous réjouirez de
« notre labeur, et que votre plus grande joie sera
« de redevenir inutile lorsque nous aurons con-
« sacré dans les lois cette République démocra-
« tique que nous réaliserons d'abord dans les
« mœurs. Nous ayant ainsi prouvé votre grand
« amour du peuple et de la Démoci^atie^ nous
174 LE DILE^tJMK DE MARC SANGNlËR
« serons heureux de proclamer bien haut que
« vowi avez, par votre retraite raènie^ magnani-
« mement mérité de la patrie. »
Cette petite drôlerie causa, paraît-il, de grands
rires (1). Elle était cependant fondée sur les
jeux de mots les plus bas. Mais pourquoi Marc
Sangnier a-t-il oublié de pousser son hypo-
thèse jusqu'au bout ? Peut-être se fût-on plus
amusé encore si Sangnier avait rapporté la
(1) Pour donner à ces rires un pendant exact, ne
peut-il se trouver quelque plaisantin de Genève ou
de Lédignan qui conseille à Marc Sangnier de porter
au Pape le petit discours qu'il a préparé pour le
roi?
« S'(f X)0U8 existez, Très Saint Père, c'est que la catholicité a
encore besoin d'un centre vivant et d\in visible Saint-Esprit.
Mais le Sillon progressera, soyez-en sûr. En développant au
sein des inasses chrétiennes la conscience et la responsabilité
religieuse, le Sillon les rendra dignes du christianisme inté-
gral. Nous sommes persuadés que vous vous réjouirez de
notre labeur et que votre plus grande joie, Très Saint Père,
ce sera de devenir iiiutile quand nous aurons réalisé dans
nos cœurs cette infaillible vie du Christ que traduit
provisoirement V infaillible parole du Siège romain. Votre
retraite magnanime viendra alors sceller de l'anneau du
Pêcheur la réalisation des immenses progrès qve le Sillon
aura inspirés aux âmes humaines, au fond desquelles Dieu
vivra et parlera. » Je ne dis pas que cette parodie pro-
testante serait de très bon goût. Je dis qu'elle est pos-
sible et qu'elle porterait, Marc Sangnier ayant dit, ayant
écrit et ayant fait le nécessaire pour qu'elle porte. Tous
ceux, catholiques ou non, qui ont horreur du protes-
tantisme en subodorent le fumet à chaque feuille du
Sillon.
LE DILEMME DE MARC SANGMER 175
réponse du roi de France. Elle est écrite page \ 08
du dernier recueil des contes de Jules Lemaître
{En marge des vieux livres : L école des rois),
au testament de Balthazar, le roi mage, le roi
savant ; « Le jour 011 il sera dûment constaté
'< que tous les hommes sont bons et qu'ils
« sont égaux en vertus et en lumières, je
« prie celui de mes successeurs qui régnera
k( à cette époque d'abdiquer le pouvoir et d'établir
<( dans le pays le suffrage universel et la Répu-
« blique... » La réplique royale offre cet avan-
tage évident d'être juste : car (c'est ce que
Sangnier ne voit ni ne comprend encore) l'ab-
surdité de la démocratie ne vient pas du tout du
peu de vertus ni du peu de lumières des parti-
culiers, mais de la distribution inégale de ces
vertus et de ces lumières, quelles qu'en soient,
au reste, l'abondance ou la pénurie. Le pro-
grès, tout progrès, complique, diversifie^ diffé-
rencie ; il détermine des inégalités croissantes :
plus la fortune, rinstruction, la moralité popu-
laire se développeront sous la monarchie, et
moins ces progrès auront chance de rendre la
monarchie inutile : elle en deviendra même de
plus en plus nécessaire pour empêcher entre les
possesseurs de tant de biens l'établissement d'un
conflit constitutionnel — c'est-à-dire le gouverne-
176 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
ment des partis, la République ! — Les cons-
ciences et les responsabilités civiques auront
toujours besoin d'un juge incontesté, d'un
arbitre inflexible, pour être empêchées de se
tromper de domaine et d'entreprendre sur la
compétence et sur l'autorité limitrophe. San-
gnier s'exprime comme si l'insouciance civique
et l'intérêt personnel étaient les seuls faibles de
l'homme : qu'il me permette de le lui rappeler
humblement, il y a l'ignorance, il y a la pré-
somption^ il y a la légèreté et l'orgueil.
J'ai déjà expliqué tout ceci avec détail dans
les réponses aux lettres que nous adressait Marc
Sangnier en premier lieu. Qu'y a-t-il répliqué?
Exactement rien. Gela ne l'empêche point de
chanter victoire.
XXIX. — Ecoutez, par exemple :
« Il serait peut-être puéril de toujours essayer
« de taxer d'illogisme, d'inconséquence, les
« opinions... »
Nous n'essayons pas de taxer : nous taxons,
mais après preuve faite et même si bien faite
que l'on n'a rien pu y redire. La mauvaise
humeur de Sangnier est inconcevable. Ce n'est
pourtant pas notre faute s'il s'est contredit ou
s'il a commis des erreurs tellement grossières
que nous parvenons à les faire voir et toucher
LE DILEMME DE MAliC SANGNIER 1 77
comme on touche du fer, de la pierre ou du
bois.
Mais je poursuis :
XXX. — « ... les opinions d'adversaires qui
« trouvent très solides et inexpugnables les
« positions qu'ils occupent... »
11 ne suffit pas de « trouver » une opinion
solide pour qu'elle le soit, et le meilleur moyen
de la montrer inexpugnable, c'est de ne pas s'en
laisser « expugner d en fait. En fait, Sangnier
modifie constamment ses thèses ou travestit les
nôtres, ou il s'expose sans défense aux plus
cruels démentis des événements, ainsi qu'on va
pouvoir en juger six lignes plus loin. Toutes
ces manœuvres ne sont pas d'un combattant
« inexpugnable ».
XXXI. — «... Et quant à nous, nous avouons
« vraiment que toute la savante dialectique de
« VAction française n'a nullement pu nous con-
« vaincre de la nécessité de la monarchie pour
« le salut national, à moins que l'on ne voulût
« dire justement par là, le salut de tout im ordre
« de choses qui ne peut exister quavec la mo-
« narchie comme clef de voûte, »
J'éprouve une joie particulière à transcrire ces
derniers mots à la date où je les transcris : le
iO juillet 1905. C'est aujourd'hui 10 juillet que
178 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
M. Rouvier a fait, à la Chambre, communication
des termes de l'accord franco-allemand. Il a
témoigné, par là même, de la nécessité d'une
diplomatie dans un Etat moderne, et de la fai-
blesse de cet organe dans un Etat démocratique
et républicain. Or, avec TEtat, avec le patrio-
tisme territorial, la diplomatie constituait, na-
guère, pour Marc Sangnier, cet ce ordre de
choses » qui, d'après lui, ne peut exister qu'avec
LA MONARCHIE COMME CLEF DE VOUTE ! Si CCt OrdrC
de choses est nécessaire — proposition bien dé-
montrée à la date du 10 juillet 1905 — la mo-
narchie est également nécessaire : ceci, de l'aveu
de Sangnier.
Toute notre «savante dialectique» « n'a pu
nullement le convaincre )^, soit : mais les faits
parlent. Avec quel calembour leur fournira-t-il
sa léplique?
XXXÏI. — Les « discussions théoriques »
c( intéressantes » sont « un peu vaines par
quelque côté »... Une « théorie », c'est propre-
ment une « vue». Il est certain qu'il ne suffit pas
de voir la vérité politique pour la réaliser dans
les faits. Si Marc Sangnier avait le malheur d'être
cul-de-jatte, il verrait le mont Blanc sans pouvoir
y monter. Mais est-il bien sûr qu'il suffise aussi
d'être aveugle pour y grimper tout droit?
I
LE DILEMMK DE MAHC SANGNIER 179
XXXIII. — « Et lorsqu'il s'agit de contin-
« gences sociales et politiques, les plus belles
« théories sont impuissantes si elles ne sont en-
« racinées dans la vivante réalité. » VAction
française enracine ses théories, qui n'ambi-
tionnent pas d'être belles mais d'être justes,
dans les réalités que voici et qui sont peut
être vivantes :
L'amour de la patrie,
l/amour de la religion.
L'amour de la tradition,
L'amour de Tordre matériel.
L'amour de l'ordre moral,
La haine et la crainte de l'anarchie,
La crainte et la haine de l'Etranger, qu'il
soit intérieur, qu'il soit extérieur.
Aux patriotes, aux catholiques, aux tradi-
tionnels, aux hommes d'ordre, nous disons : —
Si vous voulez conserver ce qui subsiste de tous
vos biens, si vous voulez épargner l'excès des
maux contraires, faites la monarchie qui syn-
diquera la défense de ce que vous aimez contre
ce que vous haïssez. Un roi vous rendra cette
défense possible. Français des générations qui
n'ont connu que la république et l'empire,
c'est-à-dire l'invasion, l'abaissement, l'agitation
civile, religieuse et morale, soyez royalistes par
i«SO LE DlLh-MME DE MAKC SANGMhU
volonté patriotique, religieuse et traditionnelle,
par besoin et par volonté de Tordre. Soyez
royalistes de tête. Puis vous le deviendrez de
cœur. Puis, la monarchie rétablie, un nouveau
loyalisme passera dans le sang, dans l'éducation
et dans l'âme de vos enfants: le loyalisme envers
la France rétablira le loyalisme envers le roi.
XXXIV. — « Or, il n'y a plus en France le
« moindre loyalisme monarchique... » Gela est
faux, le loyalisme existe sous deux formes dis- ^
tinctes : à l'état de survivance dans un grand
nombre de familles fidèles, les unes éparses sur
tous les points du territoire, les autres agglo-
mérées en certains cantons de l'Ouest et du
Midi ; à l'état de renaissance, dans la poitrine de
ces hommes que leur nationalisme a conduits à
la monarchie.
M. Dcspéramont, dans un discours de la Saint-
Philippe à Lyon, Tannée dernière, a merveii- J
leuscment défini la force et les propriétés du
premier loyalisme. Quant au second, si mon
contradicteur voulait en reconnaître les pre-
miers mouvements, il n'aurait qu'à lire, dans
la bibliothèque de la Gazette de Finance, Tadmi-
rable récit (1) que nous donna Vaugeois de sa
(1) Vh Français chez le duc d'Orléans, brochure.
S'adresser 1 bis, rue Baillif, Paris.
LE DILEMME DE MARC SANGN'IEK ISl
réceplion à Carlsruhe... On croit développer sur
un rythme impassible la chaîne des déductions
d'une pensée pure, et Ton se réveille, un beau
jour, enthousiaste d'un homme : ceux qui
furent admis à laudience de Monseigneur le
duc d'Orléans savent quelles profondes vérités
de sentiment sont comprises dans cet aveu.
XXXV. — « Le duc d'Orléans ne saurait
« vraiment apparaître à personne comme le
« premier des Français. »
d A personne » pourra sembler dur pour
nous tous.
Je m'appelle « personne d. Et je sais des cen-
taines de milliers de Français qui accepteront
comme moi le pseudonyme du vieil Ulysse pour
infliger le démenti qu'elle mérite à cette gra-
tuite insolence. Aucune force humaine ne
saurait empêcher que, dans l'ordre de la pri-
mogéniture historique, la Maison de France ne
soit la première maison française, son chef, le
premier des Français.
XXXVI. — Mais ce n'est pas sa faute! ajoute
innocemment Sangnior : « Je ne voudrais du
« reste nullement lui faire un grief de ce qui
« résulte des circonstances indépendantes de sa
« volonté. » Mais, moi, je fais grief à Sangnier
de tant d'inepties indignes de lui, mais qui
DILEMME
182 LE D1LE3IME DE 3IARC SANGNIER
procèdent, en quelque mesure, de sa volonté. Il
dépendrait de lui de faire la police de sa pensée,
de rinformer, de Téclairer, de n'y point cultiver
d'aussi ridicules erreurs.
XXXYII. — « Tandis que les bons esprits
« de l'école des néo-monarchistes s'cnthou-
(( siasment surtout pour un travail d'idées pures,
« nos humbles camarades du Sillon, mêlés
(( vraiment à ce qu'il y a de plus vivant, de
« plus inconscient peut-être, mais de plus pro-
(V fond dans la société contemporaine, travaillent
(( non à bâtir un système pour satisfaire l'esprit,
(( mais à conquérir des réalités. »
1° Les systèmes de Sangnier sont aussi nom-
breux que les nôtres; seulement, au lieu de con-
tenter les esprits, ils font le bonheur des oreilles.
2° J'ai dit plus haut quelles réalités de senti-
ment nous « travaillons à conquérir )), ou plutôt,
à aménager, à défricher, à rendre productives et
fécondes. Quant aux réalités plus matérielles,;
di\ni choses, les nôtres existent, je crois, et elles
n'habitent pas le ciel des nuées ; elles sont même
assez connues sous le nom vulgaire de France
3° Quant aux « humbles camarades », qu'est-
ce que c'est que ce charlatanisme ? Est-ce
que Marc Sangnier se figure que nous n'avons
pas « d'humbles camarades » comme lui ? Ou
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 183
qu'il a ce privilège de les avoir plus humbles
que nous ? S'il veut dire qu'il est homme
d'œuvres, il y a, aussi bien, des hommes d'œuvres
parmi nous, et aussi charitables, aussi aumôniers
et compatissants que le plus acharné à crier
Démocratie ! Démocratie ! Nous apportons au
peuple une vérité dure, mais saine et qui le
rendra fort, au lieu que les paroles mielleuses
de Sangnier ne pourront que l'empoisonner.
XXXVIII. — Marc Sangnier en appelle au fait.
Nous en appellerons, comme lui, à ce même
« Ceux-là [c'est nous-mêmes^ Messieurs, sans
« 7mlle vanité), ceux-là tracent des plans de cam-
« pagne imaginaires ou plutôt organisent une
(( nation qui n'est pas à eux. » Est-elle à San-
gnier, par hasard ? On le soupçonne d'aspirer à
la tyrannie. « Ceux-ci [les humbles camarades
(( de Marc Sangnier), ceux-ci bâtissent peu à peu
« la maison qu'ils veulent construire. » (11 y a de
temps en temps un éboulement.) « Ils réalisent
« déjà leur démocratie dans les groupes qu'ils
« développent, dans les groupes qu'ils créent. »
Ce qu'ils défont, ce qu'ils détruisent ne compte
plus. Mais, sauf le verbiage démocratique cher
à Sangnier, en quoi ceci diffère-t-il des autres
œuvres catholiques, si ce n'est par une remar-
184 LE DILEMME DE MARC SANGMER
quable fragilité ? « Sous le manteau vieilli de
« l'Etat qui nous opprime » (oui, et qui vous
brisera dès que vous lui paraîtriez un peu dan-
gereux), « ce sont déjà les cellules vivantes d'un
« Etat nouveau qui paraissent. » Elles ne se
contentent pas de paraître, elles disparaissent
aussi. Il n'est bruit, depuis quelque temps, que
des manœuvres adelphophagiques auxquelles
se livrent les cellules du Sillon. L'homme est
homme. Il ne suffit pas de l'étiqueter votre frère
pour l'empêcher de se sentir différent de vous.
La fraternité du cénobite catholique est fondée
sur un régime rigoureux, protégé par une orga-
nisation plus rigoureuse encore. La fraternité
du Sillon est fondée sur la désorganisation intel-
lectuelle et civique : elle n'est défendue que par
la volonté et l'éloquence d'un homme, ce qui
est infiniment peu.
Sangnier produit, en fait, une théorie qui,
sous le nom abusif de démocratie, réclame de
ses adeptes le maximum de la vertu, il dit « le
maximum de la conscience et de la responsabilité
civiques », c'est-à-dire le maximum d'effort.
Mais, en fait aussi, le sentiment qu'il favorise et
qu'il propage parmi eux, sentiment bien démo-
cratique celui-là, se ramène tout au contraire à
la doctrine du minimum de l'effort. Il prêche
LE DILEMME DE MARC SANG NIER 18o
aux puissants la protection des faibles, ce qui est
une chose excellente, mais il ne prêche pas aux
faibles le dévouement envers les puissants, et
son acte de générosité apparente n'est donc,
dans la réalité, qu'un indice de sa timidité devant
ces faibles dont les nombres additionnés créent
un semblant de force qui paraît engendrer la
loi.
Il fait aux Français riches et nobles, qui, en
ce moment, sont vaincus, des obligations d'ail-
leurs justes ; mais il se garde de solliciter en leur
faveur le moindre retour de justice populaire :
ses paroles tendraient plutôt à exciter de bas en
haut des sentiments de mépris caractérisé. Il
caresse et flatte le peuple, infiniment plus qu'il
ne l'élève et ne le conduit. Quel effort lui
demande-t-il ? La plus dure des servitudes con-
temporaines, celle surtout qui parut la plus dure
à Marc Sangnier, jeune bourgeois élevé délicate-
ment, la servitude militaire, est ici dépouillée
de tout ce qui en faisait l'honorable compensa-
tion.
Sangnier ne veut pas du prestige militaire, il
s'efforce de l'analyser pour le mieux dissoudre.
Et, quant au devoir militaire, il exonère tant
qu'il peut les consciences de tout scrupule à ce
sujet. « Le soldat, dit le Sillon du 10 juin i90o, le
186 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
« soldat est traité comme une chose... Il ne
« choisit rien, il n'y a pas moyen pour lui de
« coordonner un peu ses actions, d'arranger sa
(( misérable existence ; il sent bien qu'il est une
(( chose inconsciente et irresponsable, qu'il n'a
« pas le droit de vivre, mais qu'on vit pour lui,
« ou plutôt que des règlements anonymes com-
« mandent à tous et remplacent la vie... Le sol-
« dat est voué aux travaux forcés, son métier est
« un métier d'ilote : la liberté individuelle n'existe
« pas pour lui, les lois qui protègent les autres
« hommes ne s'appliquent pas à lui ; il est
« frappé de mort civique. »
L'anonyme auteur de ces lignes, dont le style
rappelle si étonnamment Marc Sangnier (1 ) , ayant
noté, non la brutalité, mais je ne sais quels airs
d'arrogance, chez de très jeunes officiers, déclare
à ce propos qni\ jouissait assez « de comprendre
« ce sentiment de révolte qui fermente parfois
« au cœur des malheureux ». Je le demande en
vérité aux patriotes (et bien plutôt qu'aux mora-
listes), est-ce là développer le courage, la di-
gnité, la fermeté, le sentiment des responsabilités
personnelles? N'est-ce pas au contraire réveiller
ce qu'il y a de plus individuel et de plus égoïste
(1) C'était lui-même. Voir plus haut, page 141.
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 187
dans les passions ? Je crains bien que, à la base
de ces générosités démocratiques, une observa-
tion attentive ne découvre un moi lâche et
laid ( I ) ; sous cette doctrine de tension et d'effort,
(1) Le règne du moi, qui s'appelle en philosophie indi-
vidualisme et en politique démocratisme, porte peut-être
en histoire religieuse le nom de bien des hérésies, no-
tamment du protestantisme. On comprendra que je me
sois interdit, par système autant que par méthode, toute
incursion dans cet ordre de faits. Je ne me priverai
pourtant pas de citer d'après le Sillon du 10 juin 1905
quelques lignes du récit d'une visite de Marc Sangnier
au Cercle des étudiants protestants, rue de Vaugi-
rard :
« ... Nos idées sociales soulèvent peu d'objections. Nos
« hôtes s'intéressaient surtout à la réalité intime de
« notre apostolat, de notre amitié, du don total que
« chaque camarade fait de ses énergies à la Cause. Toutes
« ces choses sont merveilleusement comprises de qui-
« conque aime et connaît réellement le Christ, et nous avons
(( pu voir, à travers les mots prononcés par quelques
« pasteurs présents à la réunion, que cet amour commun
« pouvait établir entre nous une très profonde sympa-
« thie.
« Ce qui nous sépare, — et il fallait le constater aussi
(( nettement que nous constations ce qui nous unit —
« c'est l'interprétation des mots de « maximum de cons-
« ciENGEETDE RESPONSABILITÉ )). Pour suivrc jusqu'au bout
« notre inspiration démocratique, il faudrait, selon nos
« hôtes protestants, refuser le principe de l'autorité ecclé-
« siastique. Il faudrait étendre au domaine religieux les
« aspirations à l'autonomie que nous favorisons dans le
« domaine social et politique. L'objection est trop dé-
« licate (!) et spécieuse (!) pour être discutée (!) en
« quelques mots. Nous reviendrons sur cette question
« car il nous paraît nécessaire d'établir que ce « maxi
188 LE DILEM3IE DE 3IARC SANGNIER
une pratique de relâchement général. La démo-
cratie y paraît, non celle que Sangnier se défi-
nit, mais la vraie, celle que l'on connaît et telle
qu'on l'a toujours vue (« consultez l'histoire ») :
agitée, turbulente, diviseuse, diminuante et
ignoble enfin.
Les divisions, les excommunications, ont com-
mencé entre sillonnistes. Sangnier, en tête du
numéro du 10 juillet, jette d'un ton plaintif son
verset des Béatitudes: « Bienheureux les paci-
fiques ! )) Il ne fut pas toujours pacifique lui-
même. Mais, s'il porta la guerre aux autres, la
guerre entre dans sa maison. Cette maison n'est
plus l'édifice glorieux et paisible qu'il nous dé-
crivait dans cette lettre, déjà vieille, à laquelle
je réponds. Elle ne ressemble plus au signale-
ment qu'il donnait sur un ton de joie orgueilleuse.
Quomodo sedet sola civitasl Le Jérémie d'au-
« mum de conscience et de responsabilité religieuses »
« se trouve précisément dans une société chrétienne où
« chacun ne prétend pas trouver la vérité en abondant
« dans son propre sens, mais où il reconnaît sa propre
« insuffisance et soutient son inspiration individuelle de
« l'autorité de Vensemble organique en qui Dieu est pré-
« sent. — LÉONARD GonstaiXt. »
Les étudiants protestants de la rue de Vaugirard ont
parfaitement vu où menaitlogiquement la tendance indi-
vidualiste de Marc Sangnier. Celui-ci peut encore s'arrê-
ter à temps, mais la pente existe, et il Fa construite.
LE DILE^IME DE MARC SANGNIER 189
jourd'hui exultait comme les béliers et comme
les collines du psaume; son exaltation était
traduite en termes d'un modernisme très
pur.
« Quelle n'est pas la joie du chimiste », s'ex-
clamait-il, (( lorsque, quittant les livres et les
(( formules, il pétrit lui-même la matière,
« l'éclairé par une expérience directe et sent
(( l'idée et le système jaillir spontanément des
« leçons mêmes de la nature qui l'instruit, loyale
« et sûre collaboratrice de ses efforts. » (Pour-
quoi Sangnier aimait-il tant que cela à user du
mot silr en un sujet qui l'était si peu ? Les événe-
ments lui ont démontré sa fausse sécurité. Il
disait aussi dans l'article U?ie idole {Si/ion du 25
mars), à propos de la patrie : « sa lente et sûre
ascension ». Est-ce que l'adjectif sûre aurait été
d'un grand réconfort pour la France si l'Etran-
ger, en entrant dans Paris pourg la quatrième
fois depuis 1789, avait arrêté de nouveau cette
(( lente ascension » ?
Mais je reprends le chant de triomphe d'il y
a huit mois) : « De même, si nous croyons à la
(( démocratie, c'est surtout, n'en doutez pas,
« parce que nous la vivons déjà, et vous n'aurez
« pas sans doute le courage de nous reprocher
« ce respect que nous professons pratiquement
6*
190 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
« des méthodes positives dont on parle tant à
« V Action française. »
IN'est-ce pas qu'il éclatait ici dans toute sa
gloire, l'orgueil de l'esprit pratique, de l'artisan
heureux, du vainqueur couronné ! En regard de
nos humbles pensées livresques et de notre vain
positivisme en paroles, on nous disait: « J'ai
fait ». On ajoutait : « C'est la vérité, puisque
j'en subsiste: nous la vivons ». Mais, d'une pâte
d'idées fausses, on ne vit pas, on s'entre-déchire
et on meurt. Je ne prédis pas^ je ne souhaite
même pas au Sillon une fin proche ni lointaine,
et je désire que Sangnier, qui a déjà beaucoup
modifié sa doctrine, trouve un jour le moyen
d'utiliser des « énergies magnifiques (1) », sans
insulter aux lois fondamentales de toute orga-
nisation intellectuelle ou politique, pratique
ou théorique. Telles quelles pourtant, ses doc-
trines ont fait faillite, si leur critère d'autrefois
peut être invoqué aujourd'hui. La vie, la vie!
Mais, votre vie, elle n'est plus si florissante. Vous
invoquiez l'expérience. Elle prononce. Il vous
arrive ce que notre critique et notre logique,
« stériles », estimaient devoir arriver. Gela ne
prouve pas que nous ayons raison, mais cela
(1) Expression de M. l'abbé Emmanuel Barbier dans
Les Idées du Sillon (Paris, Lethielleux).
LE DILEMME DE 3IARC SA^GNIER 191
prouve irréfutablement que vous avez tort. Du
moment que vous vous donniez pour d'humbles
praticiens guidés du sûr instinct de l'âme con-
temporaine, une seule chose vous était défendue :
l'insuccès, l'erreur dans l'action. Nous pour-
rions échouer une fois, deux fois et cent fois,
notre échec prouverait notre inaptitude à savoir
utiliser nos idées; il ne prouverait rien contre
ces idées elles-mêmes. Mais vous ! L'échec qui
établira votre inaptitude pratique démontrera
aussi que vous vous prévaliez bien illusoire-
ment d'une harmonie secrète entre votre âme et
l'âme du peuple. Votre prétention à travailler
dans le sens de « l'évolution » se trouvera
détruite du coup.
La voilà donc détruite, puisque voilà détruile
votre insolente félicité d'autrefois.
Depuis ces huit mois bien comptés, depuis que
vous nous avez apporté les feuillets destinés,
disiez-vous, « à préciser ce débat, tout en T élargis-
sant » , depuis que vous vous êtes placé sous Tégide
de l'avenir, l'avenir devant dire « qui de nous se
trompait » ; depuis, Sangnier, que, en prenant
congé de nous, vous évoquiez dans un audacieux
raccourci historique « les siècles » qu'il fallut
à la monarchie pour sortir du « sanglant chaos
féodal », et que vous vous montriez si parfaitement
492 LE DILEMME DE 3IAKC SANGNIER
résigné à tous les chaos, à toutes les effusions
de sang nécessaires pour réaliser votre songe
d'illuminé, non, d'ailleurs, sans faire observer,
d'un beau sourire à la Jaurès ou à la Gambetta,
que vous comptiez n'avoir pas besoin « d'un si
long crédit » ; depuis ces temps de l'automne
1904, 011 vous prétendiez nous démontrer le mou-
vement en marchant : — vous avez marché, Marc
Sangnier, et le Temps a marché aussi. Moins de
trois cents jours ont suffi pour semer en Europe
une inquiétude telle que toutes les nations ont
pris leur visage de guerre, justifiant, renouve-
lant et rajeunissant de la sorte ces anciens
ressorts politiques que vous traitiez de harnache-
ments archaïques et superflus. Ce misérable
espace de temps a suffi également pour troubler
votre intérieur on plutôt pour y faire lever quel-
ques-unes des pestes que vous y aviez semées de
vous-même, sans le savoir: pestes conformes
aux vieilles lois qui ont présidé de tout temps
à la marche des idées dites démocratiques. Ces
idées peuvent aidera désorganiser. Elles n'orga-
nisent jamais. Vous en souff'rez à votre tour, vos
organisations en souffrent elles-mêmes, et d'un
point de vue supérieur il me serait permis de
vous dire, avec la sagesse du peuple, que c'est
bien fait.
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 193
Pris en flagrant délit de désaccord avec les
faits, que reste-t-il, Sangnier, de votre lettre de
l'an passé? J'assurais, en la publiant, que je
n'en laisserais rien subsister, voulant dire par là
que j'en ferais la réfutation mot à mot. Cette
réfutation est venue, mais non de moi : des
choses seules. Si vous les écoutiez au lieu de ne
frémir qu'aux répercussions, d'ailleurs sonores,
de votre voix, si vous sortiez de ce narcissisme
sentimental pour demander à l'histoire et à
toules Jes autres sciences politiques un ensei-
gnement qui vous est indispensable, les débris
d'un passé brillant vous serviraient encore aux
reconstructions d'avenir. Il n*est pas agréable à
un bon citoyen de songer que tant de travaux
ardents et tant d intentions nobles doivent se
résoudre en perte sèche pour son pays. Mais,
cependant, quel vœu défini former avec vous ?
Et qu'attendre d'un peu solide?
Vous m'inspirez surtout de la curiosité.
I
i
QU EST-CE QUE L'INTÉRÊT GÉNÉRAL ?
CRITIQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU (Ij
Il s'agit d'un très grand problème : celui du
rapport des intérêts généraux et désintérêts par-
ticuliers. Qu'est-ce que l'intérêt général ? C'est
la question que je me posai presque enfant, en
lisant un volume de ce fertile et spirituel Edouard
Laboulaye, qui fut l'un des chefs de l'école libé-
rale sous le second empire (2). Ce livre devait être
Paris en Amérique, Il est amusant et sérieux; en
le feuilletant, vous pourrez retrouver en un coin
de page, et jeté avec la pétulance qui est particu-
lière aux écrivains de ce groupe, le mot qu'arrê-
tèrent mes soupçons au passage : « — L'intérêt
(1) Je place ici un fragment étendu de la lettre pu-
blique adressée à Marc Saugnier dans V Action française
du 1er mai 1903, à la suite d'une série d'observations que
lui avait adressée, de son côté, l'auteur de l'excellent
Manuel du royaliste, M. Firmin Bacconnier.
(2) On ne sait pas assez combien les royalistes d'un
certain âge, de ceux même qui se classent traditionnels,
sont imprégnés des erreurs les plus pitoyables de cette
école.
196 l'intérêt général
« général n'est rien s'il n'est la somme des
« intérêts particuliers ». Ce qui ne paraissait
faire aucun doute pour M. Laboulaye, me
parut au contraire très digne d'examen, et je
me convainquis que cet homme de grand talent
venait d'eftleurer la plus haute des questions
politiques, l'avait même posée en termes rigou-
reux, sans se douter de ce qu'elle était. Oui,
l'intérêt général existe par lui-même. Oui, il est
autre chose que le total desintérêts particuliers.
Mais qu'est-il donc ?
Peu de problèmes m'ont plus passionnément
intéressé que celui-là. Je ne vous accablerai pas
du résumé des innombrables études qu'il m'est
arrivé d'écrire sur ce sujet, dans V Enquête sur
la monarchie^ dans la série des a Constituants »
à la Gazette de France^ dans la série du
« Nationalisme intégral », au Soleil. Je m'en
tiendrai à ce souvenir: Tune des minutes les
plus agréables de ma vie intellectuelle fut sans
comparaison possible celle où je lus dans un
article que la Coopération des idées {[) consacrait
à la réfutation de nos doctrines, sous la signa-
ture de M. Deherme, cette simple ligne : «L'inté-
rêt général n'est pas la somme des intérêts par-
(1) Fin de l'été 1900.
ou CRITIQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 1 97
ticuliers, c'est exact -». M. Deherme me combat-
tait sur une multitude de points ; quant à celui-ci,
il cédait, non à moi, mais à l'évidence. Il y écri-
vait : « C'est exact ». J'aurais volontiers couru
lui serrer la main pour le remercier de cette
vérification. Que la formule soit « exacte », il y
a grande chance que beaucoup d'autres le soient
aussi, car il n'en est guère de plus fertiles en
conséquences.
Si « cela est exact », cela est exact des inté-
rêts collectifs comme des intérêts personnels. Si
l'intérêt général n'est pas la simple somme des
intérêts particuliers, il importe peu de savoir si
ces derniers sont relatifs à des personnes ou à
des corps, compagnies ou communautés ; ils
sont particuliers ; ils ne peuvent donc pas suffire
à composer le général en s'additionnant les uns
les autres.
Firmin Bacconnier a d'ailleurs pressé le pro-
blème de plus près. 11 vous accuse bien de mé-
connaître ladiiïérence radicale qui existe entre
les deux sortes d'intérêts ; mais il passe vite au
concret. Il vous dit :
« Vous paraissez croire que la somme des
« intérêts particuliers des diverses forces so-
cc ciales constitue les intérêts généraux de la
« nation.
198 l'intérêt général
« Uintérêt de chaque force sociale est spécial à
« cette force ^ et il est de son essence d'être parti-
« culier, opposé bien souvent àl intérêt de la force
« sociale voisine... »
Et Bacconnier estime que le rapport le plus
fréquent de ces intérêts en présence ne sera pas
la paix, ni l'accord, ni l'harmonie, mais la lutte :
au lieu de se lier et de se fédérer, les divers
intérêts lutteront entre eux, et les plus puis-
sants ne manqueront pas de s'asservir les autres;
il n'en peut résulter qu'un gouvernement
de parti.
La démonstration ne laisse rien à désirer, à
condition que vous ayez la bonté de donner
toute leur importance aux lignes rigoureuses
que je vous ai transcrites en lettres italiques.
Je voudrais vous inviter à méditer avec moi sur
ce grand objet : le particularisme nécessaire,
fatal, obligatoire et ainsi moral des intérêts
particuliers, aussitôt que, ayant cessé d'appar-
tenir à un seul, devenus collectifs, ils représen-
tent « une force sociale ». Les forces sociales
doivent se créer une sorle d'égoïsme, dès qu'elles
veulent être fortes ou seulement vivre et
durer.
Toutes celles qui se croient ou se sentent légi-
times considèrent cet égoïsme collectif comme
ou CRITIQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 199
un devoir. Il leur est naturel. Elles le tiennent
pour sacré et, vrai ou faux, ce sentiment leur
est utile, car il est la condition même de la vie
du progrès de ces sociétés. Nous pourrions poser
en principe que le plus ardent égoïsme s'épure
et se justifie (même dans l'opinion d'esprits géné-
reux), dès que le moi commence à signifier nous.
Toute générosité, tout désintéressement et
tout sacrifice sont choses admirées quand elles
sont le fait d'un homme qui engage sa personne
ou sa vie, mais sans rien engager que lui. Pour
prendre un exemple vulgaire, on qualifiera de
délicatesse ou même héroïsme, selon le cas,
l'acte de la personne qui renonce de son propre
gré à un bien sur lequel son droit est sujet à
discussion. Que ce même homme soit chef de
famille, le même acte peut revêtir un caractère
difterent; il pourra être qualifié justement de
pure négligence ou même de faute. Pourquoi ?
Parce que le devoir de justice qui s'impose à lui
n'est plus simple. C'est un double devoir, ou un
devoir complexe. 11 ne doit plus seulement avoir
égard aux droits de la partie adverse, représentés
par ceux qui veulent possédera sa place : il lui
faut aussi tenir compte du droit des 5^>;^s^ Il
peut traiter libéralement et même très légère-
ment la probabilité de ses propres droits ; il peut
200 L''lNTÉKÊT GÉNÉRAL
la sacrifier complètement à ses scrupules, s'il est
seul : il ne peut pas traiter libéralement ni à la
légère les droits de ses fils et, s'il a une générosité
à faire, c'est par ceux qui sont de son sang qu'il
a le devoir rigoureux de la commencer. Une
nuance d'égoïsme, mais d'égoïsme collectif, lui
impose le devoir de travailler à se pénétrer des
droits des siens et, pour peu qu'ils soient admis-
sibles, le devoir de les soutenir et de les repré-
senter : libéral en tant qu'homme, il lui faut
devenir âpre en tant que chef de famille. Le
scrupule issu d'un sentiment généreux se lait
devant un scrupule plus fort, né d'un sentiment
où le moi et le nous s'entrelacent, la générosité
personnelle et l'avidité collective s'y trouvant en
fait confondent.
Cher Monsieur, étendez cette psychologie.
Etendez-la aux chefs des associations ouvrières,
aux chefs des compagnies capitalistes, aux chefs
des communautés religieuses. Veuillez surtout
approfondir le dernier cas. Prenez la peine
d'observer quelle extraordinaire concurrence se
font, les unes aux autres, tant pour la vie que pour
le salut éternelles mystiques armées des moines
et des religieux, concurrence qui tient souvent de
la rivalité plus que deTémulation. Je connais des
esprits qui s'en scandalisent. « Nos maisons, ?îos
ou CKiriQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 201
collèges », surtout le ton dont sont prononcées
ces paroles, ont la vertu d'exaspérer de très braves
gens. Il n'y a pas de quoi : car on ne connaît
rien qui soit plus naturel. D'un point de vue
tout esthétique, il vaudrait mieux assurément
que cela ne fût pas. Mais le mécanisme psy-
chologique est tel. Telle est la nature. Nous
ne pouvons ni vous ni moi changer la nature
à ses fondements.
Contentons- nous de la connaître et, quand
nous songeons à préparer l'avenir, ne tentons
rien contre la structure essentielle des choses.
Vous voulez couvrir le pays d'une infinité d'as-
sociations de toute sorte. C'est de quoi je vous
loue. On n'aura jamais trop d'instituts populaires,
de syndicats professionnels, de confréries et de
congrégations différentes. C'est par r«.s5ocia^/o7i
— extension artificielle de son essence naturelle,
— qu'une société multiplie ses richesses spiri-
tuelles et temporelles, mentales et morales.
Mais plus les associations seront nombreuses et
puissantes, plus leurs membres leur seront res-
pectivement dévoués, plus, en conséquence, on
dépensera pour elles de sentiments imperson-
nels, généreux, désintéressés, et plus l'égoïsme
de chacune d'elles sera violent. Cet égoïsme ne
sera pas fait du simple total des sacrifices de
202 l'intérêt général
chacun à l'œuvre commune, mais, total bien
supérieur, de la réaction de ces sacrifices les uns
sur les autres, de leur multiplication mutuelle.
C'est un processus à comprendre. Vous avez
supprimé de bas intérêts personnels, en quoi
l'espèce humaine aura saintement prospéré ;
mais, de ces égoïsmes personnels bien sacrifiés,
résulteront de véritables fanatismes corporatifs ;
des cendres de tant d'égoïsmes étroits s'élèvera
l'ardent égoïsme épuré qui constitue la passion
particulariste. Noble sans doute, mais intrai-
table, mais absolue ! Vous obtiendrez tout de ces
grandes forces sociales, hormis qu'elles compo-
sent spontanément l'une avec l'autre pour fonder
un Etat. Ou sournoisement ou clairement,
ces Grandes Compagnies se feront la guerre,
chacune étant animée de la conviction que cette
guerre est sainte et considérant le moindre
morceau de ses droits, de ses biens et de ses
pouvoirs comme un dépôt inaliénable auquel
rhonneur prescrira de se dévouer. Je vous ai ex-
pliqué la genèse de ce mirage pour un chef de
famille : celui qui brille aux yeux des Chefs, ces
grands corps qui sont des Familles de Volonté,
s'explique de même ; la même loi psycholo-
gique y fait de l'égoïsme généralisé un devoir.
Choc dedevoirs, choc de pouvoirs, choc desplus
1
ou CRITIQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 203
grandes forces sociales, destruction mutuelle et
entretuerie, voilà, Monsieur, l'un des aspects de
l'avenir que préparerait le système du fédéra-
lisme absolu. On peut lui supposer sans doute
un autre aspect et présumer que_, la discussion
se faisant avec plus de douceur, une sorte de
parlementarisme de collectivités succède à notre
parlementarisme d'individus : en ce cas on s'éner-
verait au lieu de se déchirer. L'affaiblissement
général du pays résulterait toujours de cette
seconde hypothèse autant que de la première :
toujours quelque pouvoir extérieur, fondé sur
un autre principe, celui de la conquête, s'y
installerait forcément.
Nous vous proposons, nous aussi, un pouvoir
extérieur aux corps de compagnies fidèles, mais
c'est un pouvoir national : un Capétien au lieu
du Hohenzollern menaçant. S'imposant, se
superposant au système fédératif, ce Capétien
utiliserait les forces sociales en les faisant con-
verger et convenir les unes aux autres, au lieu
de les laisser se froisser, se meurtrir et se diviser
les unes par les autres, comme vous feriez, cher
Monsieur.
Quant à une autre issue de l'anarchie, il n'en
est point que la conquête, si Ton écarte la Res-
tauration de la Monarchie. Le spirituel Montes-
204
quieu, dans les plus belles phrases de son Esprit
des lois, se moque de nous quand il écrit: « Ce
« furent ces associations [fédérales) qui firent
« fleurir si longtemps le corps de la Grèce. »
Fleurir est un bon euphémisme pour déguiser,
comme c'en est le lieu, une pourriture qui n'a
pas duré trois siècles. Montesquieu continue :
« Cest par là que la Hollande., V Allemagne^
« les Ligues suisses sont regardées en Europe
« comme des républiques éternelles. » Un ano-
nyme qui annota mon édition (La Haye, mdcclxxit)
observe avec bon sens : « Ces associations peu-
« vent-elles être titrées de républiques éter-
« nelles? elles n'offrent aucun degré de sûreté
« de plus que lesautresassociations civiles. Tout
« dépend delà constitution primitive et des alté-
« rations que les circonstances des temps
« peuvent y produire. » L'histoire a donné
raison aux sages réserves de l'anonyme et tort à
Montesquieu. La Hollande et l'Allemagne ont
renoncé, pour leur plus grande prospérité, au
régime républicain ; les altérations croissantes
du régime des Ligues suisses ne sont ignorées
que de nos Constituants.
Vous me pardonnerez, cher Monsieur, cette
informe notice très décousue. Je crois connaître]
un peu, dans son fort et son faible, le système'
ou CHITIQLE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 205
fédératif, ayant été fédéraliste avant beaucoup
d'autres et n'ayant pas cessé de l'être : je ne suis
pas fédéraliste pour la génération de l'Etat poli-
tique en France, et cela en vertu du principe
que je place au-dessus de tout : l'intérêt frangais.
Bacconnier vous a apporté la formule logique
de l'objection fondamentale, et j'ai peut-être pris
un plaisir excessif à la développer et à l'illus-
trer de commentaires historiques ou moraux.
N'en retenez pourtant que l'essentiel, qui est
bien ceci :
« L intérêt de chaque force sociale est spécial à
« cette force, et il est de son essence d'êtreparticu-
a lier, opposé bien souveiit à l'intérêt de la
(( force voisine (F. Baccoknhir). »
Ceci compris, je vous dirai : — Passons à un
autre sujet : Songeons à la paix sociale ! Comme
l'intérêt national, elle veut le roi.
6*^
LA VIE DÉMOCRATIQUE (1)
Jeune, éloquent, actif, généreux, déjà popu-
laire, M. Marc Sangnier m'a toujours attiré, je
l'avoue. Précisément parce que, sur un très
grand nombre de points, sa pensée diffère de
la mienne, j'éprouve un plaisir âpre à me
demander quels sont nos points d'accord et
quels ils pourront être. Nous sommes tous les
deux Français. Il est né catholique. Je suis né
catholique. Sa politique est passionnément
catholique. Je n'imagine pas une politique fran-
çaise qui puisse se montrer,' je ne dis pas hostile,
mais indifférente au catholicisme. 11 m'a toujours
paru que notre base commune n'était pas étroite
et nous permettait la conversation. Je ne parle
pas de discussions en vue de briller, ni, à raison
plus forte, en vue d'accentuer et d'accroître les
désaccords. Il est une discussion qui tend à
éclaircir les idées aulieudeles rendreplus vagues,
qui unit au lieu de confondre ou de brouiller.
Est-elle impossible avec Marc Sangnier?
(1) Gazette de France du 14 janvier 1004.
LA VIE DÉMOCRATIQUE 207
Il vient de publier à la librairie du Sillon
une brochure fort élégante et qui est pleine
d'intérêt. C'est le compte rendu sténographié
d'une conférence contradictoire faite à Paris
dans le treizième arrondissement sur ce sujet :
la vie démocratique . Le contradicteur de Marc
Sangnier était M. Ferdinand Buisson, qui est
précisément député du treizième. Vous connais-
sez M. Buisson, protestant zélé. Dans ses débuis,
il s'efforçait de démontrer que la Réforme du
seizième siècle fut en France essentiellement
nationale et, avant de toucher au déclin de la
vie, M. Buisson s'efforce d'immoler notre France
à son amour de la religion prétendue réformée.
La conduite du politique peut servir à juger les
théories de l'historien. Du moment que Sangnier
discute avec M. Buisson, pourquoi ne discute-
rions-nous pas avec Marc Sangnier?
Celui-ci, par la faute des mots, les généreux
mots oratoires, les mots sonores qui circulent
depuis bientôt un siècle et demi, me semble se
faire de grandes illusions sur les idées, sur la
pensée, sur l'esprit de M. Buisson. Qui nous
délivrera des mots ? Ou plutôt qui les percera ?
Qui en exprimera l'âme réelle? Toutes nos dis-
cussions sont de mots. On a le droit de les
trouver merveilleusement byzantines, et pour-
208 LA VIE DÉMOCRATIQUE
tant en dernière analyse c'est dans le mot que
gît la cause profonde des choses.
Barres vient de le faire voir par un exemple
magnifique à propos du scandale de Lunéville,
ce n'est pas seulement notre richesse écono-
mique et notre force politique qui diminuent,
c'est la sève même du sang^ c'est la richesse,
c'est la force de la race et de la nation qui
subissent un fléchissement décisif dans l'ordre
des plus sensibles réalités : une frontière lin-
guistique, la frontière du dialecte alsacien et
des patois romans de Lorraine, frontière qui
n'avait pas bougé en somme depuis le cinquième
siècle, en trente-trois années d'annexion alle-
mande, cette frontière a reculé. Voilà un signe
des plus nets et des plus cruels qui puissent
être cités contre nous. Que faire? A cette action
de l'ennemi héréditaire, il faut répondre par
une réaction, me dit-on. Eh ! comment réagir?
Gomment agir ? Les actes des hommes sont
commandés par la qualité de leur pensée. Mais
la pensée est, hélas ! fille du langage. Gela
parait lamentable à dire et n'est que trop vrai :
avant d'agir, ou, si l'on aime mieux, pour agir,
il nous faut reviser notre langage, châtier nos
discours, redevenir maîtres du sens et de la
portée de nos mots. La France est bien perdue si
LA VIE DEMOCRATIQUE 209
ceux qui lui parlent, ceux qui pensent pour
elle ne se décident pas à se réformer là-dessus :
voir sous les mois les choses ; ne pas permettre
aux mêmes mots d'exprimer des choses
diverses.
M. Buisson est libéral, Marc Sangnier est
libéral. Marc Sangnier et M. Buisson se sont
rencontrés sous le prétexte de ce mot. Fort
dignement du reste, ils ont échangé les paroles
les plus aimables. Ils se rencontreront de
nouveau et, s'ils ne changent radicalement l'un
ou l'autre de religion, l'on prévoit qu'ils se
rencontreront très souvent, de la même ma-
nière. Je les vois : le sourire aux lèvres, ces
lèvres remuées par les mêmes syllabes, et ni
la force des termes ainsi énoncés, ni l'élan de
la sympathie manifestée n'établissant entre eux
la moindre alliance effective, la moindre transac-
tion réelle, le moindre accord de fait.
Liberté, liberté... Mais M. Buisson dit liberté
individuelle et, bien moins que liberté de
rindividu, liberté pour l'Individu, liberté en
vue de l'Individu Laissez-moi vous parler
un des dialectes barbares de la philosophie :
M. Buisson exige la liberté en vue de l'indivi-
duation, ou de la formation de l'individu, ou
delà constitution de l'autonomie individuelle.
210 LA VIE DÉMOCRATIQUE
De ce point de vue, tout ce qu'un individu
quelconque peut tenter a contre sa propre
liberté », contre l'autonomie de sa vie indivi-
duelle, est fatalement considéré comme un sui-
cide, c'est-à-dire comme le pire des attentats.
Nous avons cent fois indiqué ce point de vue. JNi
M. Piou,ni Marc Sangnier n'ont tenu compte
de nos observations. Mais ils ont obtenu un
premier résultat. Ils ont entraîné beaucoup de
braves gens qui n'y songeaient guère à pro-
tester et à revendiquer au nom de la liberté des
principes libertaires de 1789 et de tout ce qui
est cher à M. Buisson. Ces gens-là eussent tout
aussi bien protesté et revendiqué au nom de
la religion et des traditions nationales. Protes-
tant en faveur d'un objet mieux connu, ils y
eussent mis plus de cœur. On les a donc dimi-
nués dans le présent. Mais on les a diminués
dans l'avenir en leur soufflant un vocabulaire
faux et qui les gorge d'idées fausses, c'est-à-
dire d'une foule d'erreurs de fait à commettre
dans les rencontres futures. Second résultat.
Arrivés en présence de l'adversaire, ils ont bien
dû s'apercevoir de la vérité du fait que nous
indiquions : leur thème libéral n'avait même
pas la valeur ni la portée du plus modeste argu-
ment «^ hominem; leur adversaire parlait bien
LA VIE DÉMOCRATIQUE 211
de liberté, mais non comme eux, ni dans le
sens qu'ils donnaient à ce mot. Ils imaginaient
une liberté négative, à l'absence ou à la détente
du joug. Et lui songeait à une liberté tout autre,
règle et balancier de leur vie.
Dès lors, à quoi bon la tactique ? ils espèrent
qu'elle servira à renseigner le peuple. Le
peuple sera juge des vrais libéraux et des faux...
Je le désirerais pour ma part. Mais il m'est
impossible de ne pas voir ce qui est. Ce qu'on
nomme le peuple se moque bien de la liberté !
Une fraction (minime, mais violente) du peuple
est animée d'absurdes passions anticléricales,
adroitement entretenues. Ce peuple-là est dis-
posé à applaudir toutes les mesures qu'on
prendra contre le clergé. M. Buisson, qui con-
naît ces dispositions, en a joué, en joue, en
jouera pour réaliser ses conceptions théologico-
politiques. Et le peuple sain, le bon peuple ? Il
n'y a pas d'exemple, ni en 1904 de l'ère chré-
tienne, ni deux siècles, ni trois, ni dix avant
cette ère, qu'aucun bon peuple ait rien empêché.
Partout, de tout temps, le bon peuple, le peuple
sain a eu besoin d'être organisé pour agir, —
et je voudrais faire comprendre à Marc Sangnier
que sa méthode « libérale », ses emprunts au
vocabulaire et à la tactique de M. Buisson, sont
212 LA VIE DÉMOCRATIQUE
précisément ce qui empêche le bon peuple et le
peuple sain de s^organiser naturellement, c'est-
à-dire de voir la nécessité de son Roi.
Que Marc Sangnier nous rende une justice.
M. Buisson a précisément dit, le jeudi 26
novembre 1903, à TAlcazar d'Italie, ce que
nous avions prédit qu'il dirait. Il s'est pres-
que servi des termes dont nous avons usé dans
la Gazette et dans V Action pour définir cette
doctrinelibérale, individualiste, révolutionnaire,
kantiste, jean-jacquiste et luthérienne, qui a
fait, nous pouvons le dire, l'objet presque
constant de Tétude de notre groupe. Ce n'est
ni Vaugeois ni Montesquiou qui me contredi-
ront ; mais les malheureux avocats conserva-
teurs auxquels nous avons essayé de faire
comprendre ces choses arriveront-ils à les péné-
trer ?
J'en doute un peu, voici les textes.
« M. Buisson. — Je dis, répondant à la ques-
« tion : Pourquoi donc en voulez-vous tant aux
« Congrégations? — Parce ^?/'z7 /cfi</ que, dans
« une République, tous les hommes demeurent
« libres et égaux en droits. Pas un homme n'a
« le droit d'aliéner sa liberté, pas un homme
« n'a le droit de dire : « Je renonce à penser
« par moi-même^ j'obéirai à mon chef. Pas un
LA VIE DÉMOCRATIQUE 213
(( homme n'aie droit de dire : Je jure de ne pas
« me marier. Celui qui fait cela fait un acte
« contraire à l'humanité et à la dignité humaine,
« et c'est pour cela que nous, républicains radi-
« eaux et socialistes d'aujourd'hui, nous ne
(( reconnaissons pas comme possible, dans une
« République démocratique, l'existence légale
((. des Congrégations. »
Il n'y a point à raffiner. Si l'on admet ce que
M. Buisson appelle plus loin « les principes de
la Déclaration des Droits de l'Homme», si on
les admet en les comprenant sans calembour ni
coq-à-l'âne, il n'y a qu'à dire amen à M. Buisson.
Sangnier trouve cela « spécieux ». C'est sa
thèse qui l'est, spécieuse ! Ou bien plutôt elle
procède par une négligence complète du point
de vue de l'adversaire.LepointdevuedeM. Buis-
son est le point de vue de la « conscience » toute
nue, de la « moralité » toute pure, de la « li-
berté » absolue. Point de vue théologique, a bien
dit Marc Sangnier qui, malheureusement, n'a
pas dit que cette théologie était aussi, en cet
endroit, une morale, une politique complète.
C'est la politique et la morale protestantes. Tour
le chrétien de Genève, de Londres ou de Berlin,
chacun est à soi-même son prêtre, son pape et
son Dieu : donc engager par un vœu quelconque
214 LA VIE DÉMOCRATIQUE
ce sacerdoce, cette papauté, cette divinité qui
sont enfermés dans son cœur, les lier d'un en-
gagement « extérieur », est un sacrilège.
Ecoutez M. Buisson :
« Une association qui aurait pour base la pro-
« messe, l'engagement, le contrat d'abdication
« de la liberté individuelle, le vœu de pauvreté
« et le vœu d'obéissance, c'est-à-dire la diminu-
« tion individuelle », une telle association, une
Congrégation ne peut être admise ni tolérée, en
conscience, par l'Etat républicain, par l'Etat dé-
mocratique, par l'Etat engendré des principes
de la théologie politique de Berlin, de Londres
et de Genève. Nulle thèse ne s'enchaîne plus
rigoureusement que celle de M. Buisson. Le
premier anneau tient à la Déclaration des Droits
de l'Homme et à la Béforme du seizième siècle,
le dernier aboutit à la loi sur les Congrégations.
Les anneaux du milieu ne se briseront pas. Si
vous repoussez le dernier, repoussez le premier;
si vous admettez le premier, admettez le dernier.
Nous l'avons dit plus de cent fois. Le vieil
article où nous démontrions ce que nous nous
contentons de rappeler aujourd'hui était inti-
tulé Congreganistes et Co7igr égalions (1). Eh
(1) Gazette de France du 25 septembre 1902, Action
française du 1^'^ avril 1903.
LA VIE DÉ.MOCUATiQLE 2lo
bien, M. Buisson a dit le 23 novembre 1903 à
Marc Sangnier cette parole que je copie textuel-
lement :
« Je conviens que la loi est extrêmement dure
« pour les Congrégations et je maintiens quelle
(f est extrêmement libérale pour les congréga-
« nistes. »
Cela est odieux, mais net. Les amis de Marc
Sangnier ont fait entendre de vives interruptions.
Lui-même s'est donné le plaisir de faire dire à
M. Buisson que cette religion de l'anarchie
individuelle se superpose même aux sentiments,
aux oblations et aux idées de la philosophie
humanitaire. Oui, le culte de l'Homme doit passer
avant les droits de THumanité. Oui, des sœurs,
des frères^ des religieux de toute sorte rendent
aux malades des services que ne rendraient pas
d'autres citoyens. Oui, ces congréganistes ne
rendraient point de tels services sans les vœux
religieux qui organisent et stimulent leur
dévouement. Eh bien, peu importe ! l'abolition
des vœux doit passer avant tout. Quelle canaille
de doctrine ! redirait Lacordaire. Ayant recueilli
cet aveu, Sangnier a pris congé de M. Buisson
en ces termes : « C'est tout ce que je voulais
obtenir de vous ». Je me demande si c'était là
obtenir grand'chose.
216 LA VIE DÉMOCKATinUK
J'en avertis Sangnier, tant que la doctrine de
M. Buisson restera doctrine d'Etat, il ne sera
pas difficile à M. Buisson d'en voiler les consé-
quences à Torgueil, à l'envie, à la jalousie et à
la bêtise des foules. Quant à l'élite doctorale, à
M. Buisson et aux siens, elle saura toujours
répliquer à Sangnier que, s'il y a des devoirs
envers le prochain, il y a tout d'abord des
devoirs envers soi, la personne humaine a des
droits généraux supérieurs à la volonté de tout
homme particulier, tout droit de l'homme prime
tout devoir humain.
C'est absurde? C'est contradictoire sans doute?
Oui, tel est bien cet anarchisme protestant. Mais
si on lui applique ces qualificatifs mérités, il
faut les appliquer aussi à la Déclaration des Droits
de l'Homme qui en est la première source fran-
çaise. Tantôt Marc Sangnier traite cette Déclara-
tion de feuille de papier inutile mais inoffensive,
tantôt il en admet le point de départ et, par là
même, tout. Son cher mot de démocratie le dé-
termine à ce flottement. Je voudrais bien lui faire
lire une page de \'àSemai?ie 9'eligieusé du. diocèse
de Cambrai qui m'est arrivée ces jours-ci ; dans
un savant article, malheureusement anonyme,
un écrivain fort sage déclare que lune des
premières « conditions de la rénovation d de Tin-
LA VIE DÉMOCRAIIQUE 217
telligence catholique en France serait de renon-
cer au mot de démocratie. Or Sangnier tuerait
père et mère pour Tamour de ce mot. Il ne peut
donc y regarder, quand ce cher mot de démo-
cratie est en cause, A quelques petites erreurs de
logique et d'histoire. Elles sont pourtant bien
fâcheuses, et plus grandes qu'il ne le croit !
Je me demande s'il est absolument incapable
d'unir au brillant d'une parole enthousiaste et
sympathique un peu de fermeté, de solidité, de
raison ! Les faibles seuls excluent la raison du
sentiment. Chez les forts, la conviction est d'au-
tant plus chaleureuse qu'elle est fondée sur des
motifs plus clairement notés. On trouve dans
le discours de Marc Sangnier tous les bons élé-
ments d'une pensée juste. Mais ils nagent, épars,
désunis et perdus, au souffle d'une parole en-
chanteresse, qui ne leur sert pas d'éclaircisse-
ment, mais d'excitation, d'accompagnement, de
musique. Sangnier dit, par exemple : — Nous
devons garder la France. Il pose donc le pro-
blème en patriote français. La démocratie doit
être française. Elle doit réaliser l'unité française.
C'est son devoir. AJ[ors se pose la question : —
Comment accomplira-t-elle, en fait, un si difficile
devoir ?
Marc Sangnier voit notre objection et la repro-
DILEMME 7
218 LA VIE DÉMOCRATIQUE
duit. E71 fait^ démocratie c'est division, émiette-
ment, diffusion de la conscience nationale. En
démocratie, il n'existe plus de patriciat dirigeant
ni même de dynastie en qui l'âme de la nation
puisse se penser. A cette objection défait^ San-
gnier fait une réponse de droit. Je cite : « INous
« CONSIDÉRONS que ccttc âme dc la uation doit se
(( trouver intégralement dans chacun de nous. . . »
Ce que la démocratie supprime, il le remplace
par ce qu'elle devrait engendrer selon lui. Mais
d'abord le peut-elle ?
11 dit plus loin :
« Pour que la démocratie soit possible, il faut
« donc arriver à une sorte d'identification entre
« l'intérêt commun et l'intérêt moral particulier
« de chaque citoyen.
« Ce qui fait la force de la conception monar-
« chique, c'est que l'intérêt de l'Etat tend à s'i-
« dentifier avec l'intérêt personnel du souve-
(( rain et de la race régnante. Si la France
« diminue de gloire ou de richesse naturelle, le
« souverain s'en trouve diminué ou appauvri.
« Or, si nous voulons retrouver cette même force
«dans la conception démocratique, que faut-il?
« Que nous découvrions le moyen d'identifier
« en quelque façon l'intérêt de chacun avec l'in-
(i térêt de la nation tout entière. »
LA VIE DÉMOCKATIQUK 219
Sangnier ne se dissimule pas la difficulté,
« la grande difficulté », dit-il très bien, « d'unir
« ces deux intérêts trop souvent contraires. »
Il s'écrie :
« Gomment y parviendrons-nous ?
« iN'ous ne le pouvons qu'en développant
« dans la conscience et dans le cœur de chaque
« citoyen un amour si fort, si généreux, si puis-
(( sant du bien de tous, une conception si nette
« et si vive de la justice sociale, un désir si im-
« périeux de réaliser dans son intégrité le con-
« cept de la vraie démocratie, que ce soit^pour
« chaque citoyen une injure, une souffrance, une
((blessure vraiment personnelle, que de travail-
(( 1er contre le bien de la démocratie.
(( Lorsque nous aurons fait cela, lorsque nous
(( aurons détruit le vieil égoïsme séculaire qui
(( entoure comme d'une armure de haine la plu-
(( part d'entre nous, alors la démocratie sera
(( possible. »
Elle ne l'est donc pas encore ? Comment
faites-vous pour la recommander si souvent
du titre de fait, de fait irrésistible, de fait que
les aveugles seuls peuvent contester ? Si votre
fait démocratique consiste simplement à être
désiré, aspiré, appelé par les vœux de la nation,
vous concevez toujours que ces vœux tels
220 LA VIE DÉMOCRATIQUE
qu'ils sont ne sont même pas encore réalisables.
Ils pourront se réaliser, dites-vous, mais à
quelles conditions ! La condition de ce testament
d'un roi mage dans le conte charmant de M. Jules
Le maître publié En marge des vieux livres : la dé-
mocratie deviendra possible le jour oii l'égoïsme
sera balancé par l'altruisme dans le cœur des
membres de la démocratie !
Il convient d'admirer ici le procédé de Marc
Sangnier. La démocratie n'existe pas. Il veut la
faire. En général, on fait ce qui n'existe pas avec
quelque chose qui existe déjà : du pain avec de
la farine, du levain et de l'eau; des haches avec
du bois et du fer ; ainsi du reste. Nous vou-
lons faire la monarchie avec le mécontentement
populaire excité par la République, avec la ré-
flexion et l'autorité de l'élite intellectuelle, avec
les forces d'une Administration qui ne peut
manquer d'être un jour ou l'autre notre complice .
Mais ici, par la belle et naïve gageure d'une ima-
gination purement oratoire, dont la pétition de
principe est le mouvement naturel, ici le moyen
proposé se trouve être aussi idéal que le but,
idéal au même degré, même plus idéal encore î
Marc Sangnier nous pétrit notre avenir prochain
avec de l'avenir lointain. Pour aller de Paris à
Gonstantinople, il raisonne comme si nous nous
LA VIE DÉMOCRATIQUE 221
trouvions déjà à Bagdad. Le chemin de Bagdad,
tout d'abord, s'il vous plaît ! Je règle le destin
français sur l'avènement de la démocratie uni-
verselle. C'est le cas de lui demander :
— Et en attendant?
En attendant, Sangnier l'a dit, « nous devons
garder la France ». Mais la démocratie réelle,
par son émiettement réel, par ses haines réelles,
par la guerre réelle instituée entre citoyens^ par
la trahison et la faiblesse qu'elle établit réelle-
ment dans l'Etat, voue la France à un épuise-
ment fatal, sinon même au dépècement qui
menace tous les gouvernements électifs. Com-
ment Sangnier pense-t-il donc pourvoir à cela ?
Sous la Monarchie, l'égoïsme du souverain
créerait un résultat altruiste : fortune de l'Etat,
paix et sécurité des citoyens. En attendant la
démocratie idéale, née elle-même d'une refonte
générale de la nature humaine si plaisamment
prévue par M. Jules Lemaître, ne serait-il pas
bon d'assurer à la France que « nous devons
garder », puisque nous tenons à garder une
patrie, le refuge de cette Monarchie protectrice?
Je sais bien que Sangnier termine son déve-
loppement sur la démocratie idéale et future par
un mouvement éloquent qui presse ses amis de
convertir les Français au catholicisme. Quand
222 LA VIE DÉMOCRATIQUE
tous les Français seront non point seulement
catholiques, mais bons catholiques, et, de plus,
pénétrés delà plus ascétique morale du renon-
cement et de l'amour pur, cette sainte nation
réalisera certainement le type achevé de la Ré-
publique altruiste : l'intérêt personnel de tous y
sera présent au cœur de chacun, dix millions de
rois agiront avec la même unité de sentiments
qu'un seul sotjverain. On voit bien un point
noir ou, si l'on veut, un point gris : l'unité de
sentiment n'empêche pas les divergences des
vues, ce qui peut faire craindre, à défaut de
querelles impossibles dans un Etat si saint, quel-
que lenteur dans l'expédition des affaires. Mais
quel que soit cet avenir, il n'est pas prochain,
et je répète à Marc Sangnier ma grande ques-
tion :
— Pour garder la France (« nous devons la
garder ») que ferez-vous en attendant? D'ici à
ce que la majorité des Français soit catholique,
bonne catholique, et pratique la charité des
saints, en attendant que ce moyen de réforme
vous soit donné, pour le provoquer si vous en
avez envie, à quel autre moyen, à queloulil élé-
mentaire voudrez-vous recourir? Si la réalisa-
lion de ce rêve peut être lointaine, il faut aviser
au présent !
LA VIE DÉMOCRATIQUE 223
La vérité est que Sangaier ne croit pas ce
millénaire éloigné ; tout subtil réaliste qu'on
le connaisse, il s'est fait à ce sujet une grande
illusion et, comme un assez grand nombre de ca-
tholiques formés sous le pontificat de Léon XIII,
Marc Sangnier croit aux affinités du mouvement
révolutionnaire et do ce qu'il nomme la con-
science chrétienne. Cette affinité existe à de cer-
tains égards. li y a des rapports historiques et
logiques entre le christianisme évangélique des
grands et des petits peuples de la Réforme, et
les poussées anarchico-démocratiques qui usur-
pent un peu pai'tout le nom de socialisme.
Mais entre ces courants révolutionnaires et le
catholicisme, le lien est nul, la nullité appa-
raîtra de plus en plus.
Il semble qu^on commence à s'en apercevoir
en très haut lieu, je veux dire à Rome. Même, à
voir et à entendre M. Buisson, Marc Sangnier
lui-môme a paru se douter de l'immense abîme
qui séparait son christianisme hiérarchique, or-
ganisé, traditionnel, d'avec les sombres rêves
sémitico-germaniques du vieil historien de Sébas-
tien CastelUon :1a présence de ce protestant d'ori-
gine a déterminé le langage de Marc Sangnier
dans un sens digne de remarque et qui fera
plaisir à tout esprit net et critique, à quiconque
224 LA VIE DÉMOCRATIQUE
aime les nomenclatures exactes : par la nécessité
de se distinguer et de se définir, Marc Sangnier
a usé plus fréquemment, plus volontiers que
d'ordinaire, des termes de Catholique et de
Catholicisme,
Eti bien ! qu'il étudie la situation française à
ce point de vue. Le christianisme inorganique,
un clirislianisme révolutionnaire, une sorte de
protestantisme aigriet excité, ypénètre, y gagne,
y conquiert : c'est un fait. C'est un second
fa t que ce genre de christianisme ne mène
pas au catholicisme et qu'il en éloigne furieuse-
ment. Troisième fait : le caiholicisme, certes,
persiste ; il résiste par sa masse, par la force
de sa durée et aussi par sa supériorité natu-
relle. Mais il est dilficile de ne pas avouer
qu'il a connu, dans le même pays, des âges plus
brillants et plus conquérants, le dix-septième
siècle, par exemple, ou bien le treizième. Si
jamais, par l'opération du catholicisme, « le
ferment de charité » fut « ardent », si le concept
du bien de tous fut identifié dans les cœurs au
bien de chacun, ce dut être au treizième siècle
ou au dix-septième. Il est singulier que l'on
n'ait pas réalisé en ce temps-là, que Ton n'ait
même pas tenté ni pensé la démocratie. Le
moyen était prêt, et l'on ne s'en est seulement
LA VIE DÉMOCRATIQUE 22o
pas servi pour viser le but I Chose plus curieuse,
jamais l'égoïsme royal personnifié par les
Louis XI, les Louis XIII, les Louis XIV, ne ren-
dit des services plus éclatants, plus durables et
plus certains à l'ensemble de la communauté,
qui ne parut point s'offenser de cette usurpation
et qui n'essaya même point d'imaginer que les
mêmes services lui eussent été rendus par
l'accord spontané des volontés et des charités
personnelles.
A la place de Marc Sangnier, ces petits faits
me feraient faire bien des réflexions ! Il aimera
mieux me répondre que l'évolution économique
et politique n'était pas achevée alors: de telles
turlutaines semblent indignes d'un homme ins-
truit. Tant pis ! Je livre Marc Sangnier à Marc
Sangnier. Je le livre aussi aux discours, aux
exemples, aux actes de M. Buisson. Il me sem-
ble impossible que, un jour ou l'autre, Marc
Sangnier ne découvre pas le fond protestant des
idées libérales, démocratiques, et républicaines.
Ce jour-là, il ne pourra plus les souflrir, et sa
désillusion nous vaudra, je l'espère, des milliers
de bons royalistes.
LA QUESTION DE LA TAUPE (1)
On agite au Quartier latin la question de la
Taupe, que MarcSangnier veut supprimer. Cette
société secrète, comme il l'appelle, est l'asso-
ciation des jeunes lycéens qui se préparent à
TEcole polytechnique. La grande raison de
Sangnier, celle du moins qu'il a fait valoir
jusqu'ici avec le plus de vivacité et qui
lui a gagné l'approbation de quelques-uns de
ses adversaires, c'est que les coutumes et les
traditions de la Taupe comportent un certain
nombre degravelures écrites ou chantées, écrites
et chantées de force, par tout nouvel adepte
de cette compagnie. Sur pareil sujet, il n'y a
qu'une voix, et, manifestement, le libertinage
des taupins est à corriger. Mais ne peut-on pas
corriger sans détruire ? Il me semble bien que
(1) Gazelle de France du 12 et du 16 novembre 1905.
LA QUESTION DE LA TAUPE 227
rentrée de quelques adeptes du Sillon dans la
Taupe y suffirait pour introduire et imposer
un grand respect des convenances. Ou cette
intense vie morale qu'ils se flattent de réaliser
n'est que parade de rhéteurs, ou voilà l'occasion
d'agir, d'agir à leur grande manière, qui est,
disent-ils, de vivre, de vivre la vie du Sillon
et de prêcher, à force d'exemple, la vertu.
Ces messieurs n'auraient qu'à paraître et à
vouloir pour rappeler leurs camarades à la
pudeur et tout au moins pour faire respecter leur
présence. Pourquoi Sangnier, qui ne croit guère
qu'à l'action individuelle, perd-il un aussi beau
sujet de la pratiquer ?
La réponse est facile. Sangnier ne veut pas
réformer la Taupe. Il veut la supprimer. Ce
n'est pas d'un abus accidentel ni d'un excès
occasionnel qu'il se plaint. Si les obscénités
qu'il flétrit lui déplaisent certainement, elles
pourraient bien disparaître et elles pourraient
même n'avoir jamais été, sans que diminuât
sensiblement l'hostilité pro''onde que la Taupe a
du lui inspirer de tout temps. Il est l'ennemi
de la Taupe en elle-même : en raison du caractère
d'élroite solidarité, de discipline forte, de disci-
pline traditionnelle, non pas créée par un acte
de volonté, mais imposée par des précédents et
228 LA QUESTION DE LA TAUPE
fille du passé, qui distingue cette association.
Il admettrait un syndicat, parce qu'un syndicat
est volontaire ou tout au moins doit l'être. Il
n'admet pas la Taupe par ce que la qualité de
taiipin est liée à celle de lycéen qui prépare
Polytechnique. Ça ne se choisit pas : pas plus
que la famille ou que la patrie, groupements
qui n'ont guère la faveur de Sangnier.
Il lui reproche bien l'illégalité. Mais ce n^est
pas sérieux. Qu'est-ce qui est légal, en Républi-
que ? Les Congrégations ne le sont certainement
pas, et le catholicisme, hostile à l'esprit de la loi,
sera bientôt compris dans les organisations que
réprouve la lettre de celle loi. Sangnier accuse
aussi la Taupe de commettre des exactions sur
les élèves pauvres ou de fortune médiocre. C'est
un grief spécieux, violemment contesté, et dont
tout l'effet sera détruit par une considération,
celle-ci certaine : que le produit des souscrip-
tions de la Taupe reçoit plus d'une destination
charitable. On s'entr'aide beaucoup entre
taiipins, et les petites misères honteuses y sont
couvertes avec un soin délicat et une véritable
générosité. Au fond^ dit Sangnier, en conclu-
sion de l'un de ses réquisitoires, c'est une ques-
tion de liberté. Oui, de liberté individuelle.
Oui, de liberté anarchique. Sangnier espère que
LA QUESTION DE LA TAUPE 229
« les élèves de nos lycées auront le « courage
d'être libres », c'est-à-dire de rompre une
ancienne union, d'abdiquer une volonté collec-
tive historique et naturelle tout ensemble, de
secouer « le poids d'une tradition », de détruire
un esprit de corps.
Cet esprit de corps, ces volontés collectives,
ces traditions, ces unions particularistes un peu
anciennes étant ce qui manque le plus à la
France moderne, nous ne pouvons pas nous
ranger sans réserve au parti de Sangnier. Môme
dans cette affaire oii les apparences sont bien
en sa faveur, même quand il a l'air de combattre
pour la vertu, Sangnier continue son métier
révolutionnaire. Ce qui s'exprime, au nom de
la « conscience », de la <( vérité » et de la
« justice », dans cette campagne nouvelle, c'est
un individualisme de jeune bourgeois, c'est un
quant-à-soi de libéral quatre-vingt-neuviste,
c'est une rhétorique d'avocat dreyfusien. L'é-
corce est brillante, généreuse. Grattez un peu,
vous trouverez de petites impatiences, de petites
révoltes dont la mesquinerie ne dérobera point
le grand égoïsme caché. Au lycée comme dans la
famille, comme à la caserne, comme à l'atelier,
cet esprit du Sillon, ioui charitable en apparence,
sera justement défini une pure insociabilité.
230 LA QUESTION DE LA TAUPE
II
La Gazette de France a reçu deux lettres de
Marc Sangnier, l'une à notre directeur, tout
hérissée des précautions que l'on prend quand
on entre au sentier de la guerre, et l'autre à
moi, bourrée de toutes les douceurs du calumet
de paix. Je les publie l'une après l'autre, non
sans me demander pourquoi ce diable d'homme
use de deux langages où il n'en faudrait qu'un,
et aussi ce qu'il a bien pu vouloir rectifier dans
l'article le concernant. Je disais à Sangnier
ennemi de la Taupe : — Réformez cette Taupe,
ne la supprimez pas. Il me répond que la sup-
pression s'impose, mais il néglige absolument
de dire pourquoi. Ce pourquoi, je Tai dit, était
au fond de sa nature : dans son sentiment libé-
ral, individualiste et révolutionnaire. La Taupe
appartient au type des sociétés naturelles, de ces
institutions de fait que Marc Sangnier exècre et
aux plus nécessaires, aux plus saintes desquelles
(la patrie, la famille) il préférera toujours les
groupements formés de main d'homme, nés du
vœu individuel, les associations volontaires,
L4 QUESTION DE LA TAUPE 231
celles qui naissent du caprice de Fheure ou de
Tair du temps. On verra si je me suis trompé
là-dessus.
Voici les lettres :
Paris, le 13 novembre 1905.
Monsieur le Directeur y
Je vous envoie, en réponse à l'article para dans la
Gazette de France du dimanche 12 novembre^ sous
ce titre : « La question de la Taupe », une lettre à
Charles Maurras que je vous prie de bien vouloir
insérer dans votre plus prochain numéro, à la même
place et dans le même caractère que l article ci-dessus
désigné.
Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à ma con-
sidération la plus distinguée.
Marc Saxgxier.
Paris, le IS novembre 1905.
Mon cher Maurras,
Vous savez combien j'ai toujours aimé discuter
avec vous, et quelle utilité nos amis ont même souvent
retirée de ces courtoises controverses. Mais vraiment,
aujourdhui, ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
Si, comme moi, vous saviez ce que c'est que /a Taupe,
cette association inexistante chaque fois qu'il ne s agit
pas de monter quelque chahut ou d'imposer aux nou-
veaux des brimades aussi grotesques qu'immorales, si
232 LA QUESTION DE LA TAUPE
VOUS saviez à quel point les taupins sont loin de consi-
dérer la Taupe comme quelque chose de sérieux,
d'utile, de fraternel, vous n'auriez certes pas songé
un seul instant à prendre sa défense, et surtout vous
n'auriez pas fait cette involontaire profanation de
comparer la Taupe à la famille ou à la patrie.
Rien n'est plus incohérent, inorganique, que la
Taupe. Les nouveaux se soumettent par respect
humain, par lâcheté j et une fois qu'ils sont soumis,
qails ont fait comme les autres, ils sont furieux
qu'on éveille l'attention publique sur ce qu'ils ont fait
comme malgré eux et en essayant de se persuader que
cela n avait pas d'importance. Ceux qui ont été les
plus froissés par les agissements ignobles de la Taupe
sont peut-être souvent ceux qui trouvent le plus oppor-
tune {?; la campagne que nous avons entreprise contré
elle. [Marc Sangnier a voulu peut-être écrire inop-
portune ou importune; mais quod scriptum...]
Au reste, mon cher Maurras, croyez bien que,
pour réprimer de tels abus, nous comptons beaucoup
plutôt encore sur le courage de nos camarades que sur
les circuknres ministérielles. Nous avons commencé
d'ailleurs à suivre votre conseil, et quelques-uns de nos
camarades sont déjà en quarantaine pour avoir voulu
résister à cette avilissante tyrannie.
Il importe donc que nous soutenions ces braves.
Il ne serait pas juste de les laisser tout seuls souffrir
en silence, alors qu'ils se sont compromis avec nous
et pour une cause qui, après tout, intéresse également
tous les honnêtes gens.
Et maintenant, mon cher Maurras, arrivera-t-on à
sauver la Taupe tout en la purifiant des saletés qui, je
LA QUESTION DE LA TAUPE 233
VOUS assure^ en sont l'essence même ? Je nose guère
Vespérer. Vous devez comprendre aisément mon sen-
timent, vous qui m'avez tant de fois affirmé que Von
ne pouvait pas assainir la République et quil fallait
tout simplement la démolir. Ce que je n'admets pas pour
la République, f ai bien peur d'être contraint de l'ad-
mettre pour la Taupe.
Voilày mon cher Maurras, ce que je voulais dire.
Je connais la Taupe et les taupins infiniment mieux
que vous. Je vous supplie, si vous avez quelque doute,
de me faire la joie de me fixer un rendez-vous : je
vous montrerai beaucoup de documents que je ne pour-
rais, bien entendu, pas reproduire ici et pour cause^
mais qui, je vous assure, éclaireront tout à fait votre
religion.
Je suis convaincu que quand vous serez au cou-
rant de la question, vous vous unirez à nous pour celte
campagne de salubrité publique. Ensuite nous recom-
mencerons à discuter et à nous battre : il y a assez de
questions qui nous divisent ! En attendant, nous au-
rons eu la joie de nous trouver un instant unis pour
une œuvre évidemment nécessaire et bonne.
Veuillez croire, mon cher Maurras, à mes senti-
ments bien cordiaux et les meilleurs.
Marc Sangnier.
Vous êtes insupportable mon cher Sangnier,
Vous avez un journal, V Eveil démocratique,
une revue, le Sillon, et quantité de tracts, feuil-
lets et foUioles de second ordre. Il vous faut
234 LA QUESTION DE LA TAUPE
encore aller protester continuellement chez les
autres. Vous contrariez les usages de la presse,
et vous abusez de la loi. Si du moins vos répli-
ques étaient directes! Mais je n'ai été ni le pre-
mier ni le dernier avons le dire, il vous est im-
possible de vous fixer sur un sujet. Vous ne
cessez de virevolter alentour; ce que vous main-
tenez fermement, c'est votre caprice, votre
souhait, votre bon plaisir ; mais les raisons dont
vous essayez de motiver tout cela changent d'un
jour à l'autre et sont plus emmêlées que les
nuances de la gorge des tourterelles.
Vous savez ce que c'est que la Taupe ? Vous
le savez mieux que personne ? Alors, bon, diles-
nous-le carrément une bonne fois. On discutera
sur vos dires. Le débat pourra se conclure avec
sûreté. J'ai passé en revue vos griefs, l'autre
jour, on a pu voir ce qu'il en fallait retenir. Vous
apportez aujourd'hui des affirmations nou-
velles.
Trois d'entre elles qui me concernent man-
quent d'exactitude. 1° Je n'ai pas songé à
« prendre la défense de la Taupe », mais — ce
qui est bien différent — j'ai analysé le mode, le
système et la cause de votre attaque. J'ai montré
en quoi vous vous montriez, dans un petit sujet,
fidèle à votre esprit, à l'esprit général du Sillon.
LA QUESIIO.N DE LA TAUPE 235
Mon ami, M. René de Marans, en deux articles
admirables, vous a obligé à renoncer définiti-
vement au titre de «chrétien social d. Je me
suis occupé de souligner plus clairement encore,
s'il est possible, votre humeur individualiste et
son fond secret d'anarchie. M. de Marans,
comme M. l'abbé Emmanuel Barbier, juge cet
éclaircissement indispensable à la défense de
l'Eglise. Je le crois nécessaire au salut de mon
pays auquel (involontairement, j'en suis sûr),
vous pourriez préparer de rudes malheurs. 2° Je
n'ai pas non plus « comparé » une société d'éco-
liers à la famille et à la patrie ; au sens oij vous
prenez ce mot, on ne « compare » pas le char-
bon au diamant lorsqu'on dit que ces deux
corps sont également constitués par du carbone
plus ou moins pur. 3" Encore moins aurai-je
commis là une « profanation ». Youlez-vous
que je vous apprenne ce que vous profanez sans
cesse, vous, Sangnier ? C'est la parole humaine,
c'est la langue française, c'est le don magnifique
de l'éloquence, et c'est le don même de penser,
qui chez vous ne servent jamais qu'à un jeu
tantôt misérable, tantôt pernicieux.
JNous avons dit ce qu'on devait dire, ce semble,
sur les faits «immoraux », sur les « saletés »
de la Taupe. Je n'y reviendrai pas. Vous ajou-
236 LA QUESTION DE LA TAUPE
tez qu'elle est c grotesque «, « incohérente »,
w inorganique », dénuée de tout caractère « sé-
rieux », « utile », « fraternel ». Tous ces adjec-
tifs mis ensemble me signifient avec clarté que
la Taupe vous déplaît fortement, qu'elle vous
a peut-être causé jadis des contrariétés violentes,
que vous en gardez un souvenir détestable. Cela
ne suffit peut-être pas pour motiver sa condam-
nation capitale. Étes-vous sûr de l'inutilité
absolue de ce groupement?
D'abord, si on le laisse vivre, si on le respecte
comme il faut respecter tout ce qui existe de
/)osz7z/, il peut cesser un jour ou l'autre d'être
inutile et rendre des services inattendus. Puis,
sa stérilité fût-elle éternelle, il offre toujours
cette utilité précise et par là même précieuse,
d'être ce qu'il est : de grouper. Il retient, il tient
réunies toulesces jeunes têtes, souvent séparées
par leur origine, qui le seront encore davantage
par la vie, et que l'émulation du lycée, les con-
cours à l'entrée et à la sortie des grandes écoles,
tendent à isoler dans les vues d'amour-propre
et d'intérêt étroit.
Vous avez le génie du non-conformisme, mais
êtes-vous bien assuré que la maxime « faire
comme les autres » soit toujours à fouler aux
pieds ? Il y a parfois plus d'héroïsme à faire
LA QUESTION DE LA TAUPE 237
sa partie clans le chœur qu'à moduler précieu-
sement les soli de la vanité. iVllons plus loia :
toutes choses étant égales d'ailleurs, il faut faire
comme les autres. La vérité normale est là.
Oui, pour ne pas faire comme les autres, il faut
avoir une raison particulière, un motif distinct,
conscient, de son schisme individuel. Pour faire
comme les autres, il suffit de n'avoir pas de sujet
déterminé d'agir différemment. C'est donc le
cas le plus fréquent, et j'ajoute le plus utile. La
société dont les membres se proposeraient, sous
un prétexte de noblesse d'âme, de n'agir qu'en
vertu de leur vœu personnel se dissoudraitrapi-
dement dans les plus ignobles désordres. Une
société, tout aussi absurde du reste, qui
défendrait d'agir autrement que les autres, suc-
comberait pourtant moins vite, ou même se
contenterait de ne plus faire de progrès. L'être
d'exception a des droits. Mais il a le devoir de
ne présenter de tels droits qu'à leur titre de pri-
vilèges. Le citoyen qui transforme son droit
privé en droit commun, c'est un parricide. J'ai
bien peur que, en croyant nous forger des héros,
vous ne prêchiez ce parricide social.
Vous comptez sur l'Etat, dites-vous, moins
que sur l'énergie de vos camarades ? Mais vous
n'en appelez pas moins sur d'autres camarades
238 LÀ QUESTION DE LA TAUPE
(coupables, entre autres choses, du délit et du
crime de société naturelle et de corporation
traditionnelle) les forces de TEtat central ! Cet
Etat devrait cependant être ici lennemi com-
mun. Mais non ! Quand un Etat fait son métier
déjuger, de punir, de châtier les traîtres selon
le seul régime qui soit possible en matière
de trahison, vous vous tournez contre l'Etat, et
vous donnezlamain àtousles anarchistes. Quand
il ferme les yeux sur des illégalités dont le prin-
cipe au moins est heureux, votre vieille verve
juridique s'éveille, et vous lui dénoncez la Con-
grégation avec une insistance et un soin de ses
droits dont il est lui-même inquiet.
Vos camarades sont en quarantaine ? Vous
ne pouvez pas les lâcher ? Vous voulez les ven-
ger ? C'est très bien, cela. Je continue à rede-
mander obstinément en quoi l'esprit de ven-
geance ou de châtiment vous force à exiger la
mort de la Taupe. Vous n'osez espérer qu'on
parvienne à la purifier. Vous m'assurez, mais
sans en paraître sûr, que les saletés flétries par
tous en forment l'essence, et vous vous sauvez
dans le maquis des comparaisons : j'ai affirmé
qu'on ne pouvait pas assainir la République et
qu'il la fallait démolir ; vous avez peur d'être
contraint d'admettre la même conclusion pour
LA QUESTION DE LA TAUPE 239
Isi Taupe. Contraint par qui ? par quoi? On ne
peut pas assainir la République, il faut la démo-
lir, parce que ce qui est mauvais en elle, c'est
son principe, V individualisme. Mais il faut au
moins essayer d'assainir la Taupe, parce que
son principe à elle est excellent, étant un prin-
cipe de société et de solidarité entre les écoliers
du même âge et du même avenir. Comment
êtes-vous si cruel pour les accidents de la
Taupe et si tolérant pour Y essence de la Répu-
blique ?
Individualisme ! vous disais-je dimanche, il
me faut bien le récrire aujourd'hui jeudi. Je ne
puis appeler « évidemment nécessaire et bonne »
votre œuvre, une œuvre qui s'inspire de ce qu'il
y a de plus diviseur et destructeur dans la démo-
cratie. Mais, comme il faut toujours s'instruire
et comme la confiance de nos lecteurs méfait un
devoir du perpétuel examen, j'accepte avec joie
la rencontre proposée. Puisque vous me laissez
le soin de fixer un rendez-vous, après-demain,
onze heures du matin, chez moi, vous convien-
drait-il (1)?
(1) Ce rendez-vous eut lieu. Marc Sangnier, accompa-
gné de son ami Georges Hoog, trouva chez moi mes amis,
MM. Henri Vaugeois, Lucien Moreau, et Jacques Bainville.
Il entr'ouvritune serviette en nous proposant l'examen
240 LA QUESTION DE LA TAUPE
Vous aussi, mon cher Sangnier, quelques
rudesses que j'aie pu opposer à votre vivacité,
veuillez croire à mes sentiments bien cordiaux,
et les meilleurs. Ils se résument dans le vœu de
vous voir changer de pensée et retourner en sens
utile des forces qui ne tendent qu'à tout perdre
et tout ruiner.
des gravelures de la Taupe. Nous répondîmes que c'était
inutile et que la question était autre. On commença à
discuter sur les principes et l'on se mit bientôt à parler
d'autre chose.
CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ (1)
Il est tout à la fois très facile et très difficile
de détruire les idées dites du. Sillon. Exprimées en
termes directs, elles se réduisent à des sophismes
élémentaires. Seulement, ces messieurs ne s'ex-
priment jamais directement. Leur discours s'en-
roule comme un thyrse autour du sujet, et
jamais on ne les a vus réfuter ou même aborder
avec netteté une objection nette. Ils multi-
plient lettres, articles, brochures et volumes. Ils
évitent avec grand soin d'y rien établir d'un peu
précis, tout en se prévalant de toutes les clartés,
humaines et divines, et en se plaignant par la
suite de voir méconnaître ce qu'ils osent bien
appeler leur précision ou leur clarté.
Prenons, par exemple, la définition qu'ils ont
tant répétée qu'elle finira par acquérir une
espèce de gloriole :
« La Démocratie est l' organisation sociale qui
(1) Gazette de France du 26 novembre 1905.
242 CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ
« tend à porter au maximum la conscience et la
« responsabilité civique de chacun. »
Et reprenons nos critiques:
1° Le sujet de la proposition de la phrase est
trop vaste. Pour s'exprimer correctement, il
aurait fallu dire : U7i cas de la démocratie est^
ou bien la démocratie peut être.,.^ car, à supposer
que la démocratie soit capable d'être cela, il est
certain qu'elle n'est pas toujours cela, puisque
Sanguier avoue qu'elle est souvent tout autre
chose.
2^ L'attribut est contradictoire, quant à ses
termes. On n'a pas le droit d'appeler, en bon
français du moins, « organisation sociale » un
régime qui tend à porter au maximum la
conscience et la responsabilité civique de chaque
individu, le maximum de cette conscience et de
cette responsabilité n'existanl, à vrai dire, que
dans un régime absolument inorganique, où le
moi, quel qu'il fût, ne se sentirait jamais
secondé par les institutions ni par les tradi-
tions. Tout ce qu'on accorde au moi de chacun,
à la conscience et à la responsabilité de chacun,
on le retranche de l'organisation sociale. Pour
désigner correctement un tel régime, il fallait
dire : un tel état de désorganisation sociale.^ ou
d'individualisme.
CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ 243
e3° La définition ainsi réformée (« La démo-
« cratie 2:)eiit être un état de désorganisation
« sociale qui tend à porter [ou mieux : un état
« de désorganisation sociale telle quil tende à
« porter..,^ au maximum la conscience et la
'< responsabilité civique de chacun »), cette
définition est correcte, mais boiteuse, en ce sens
que l'essentiel, le facteur causal et générateur
en paraît tout à fait absent.
Pourquoi, en effet, ce régime de pur indivi-
dualisme a-t-il celte vertu de susciter les
consciences ou d'éveiller les responsabilités ?
Parce que, en accumulant les difficultés, il
fait apparaître les caractères qui se présument
résistants. Gela revient à dire : la démocratie
a le même avantage que le martyre. Elle sépare
les forts des faibles. En obligeant les uns et les
autres à ne compter que sur eux-mêmes, elle fait
le départ des héros et des pauvres gens. En
élevant les uns et en noyant les autres, elle
institue une sélection mystique, elle rend
nécessairel'appelà lagrâcede Dieu. Elle suppose,
elle postule, pour les moindres actes, l'intime
assistance du Christ. 11 faut donc, si l'on veut
s'exprimer en clair, traduire ainsi la définition :
« La démocratie est un état de désorganisation
« sociale qui rend l'individu, même bien doué,
244 CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ
« si misérable, si faible, si solitaire et si démuni
« que, retranché de tout point d'appui naturel,
« et coupé de tous les secours que la Providence
« divine a placés dans le monde à la portée du
« genre humain, il se sent, comme le chrétien
« dans le Cirque, obligé, à chaque instant d'une
« vie si rude, de se tourner vers les sources
« supérieures et de recourir au monde surna-
« turel. »
4° Ainsi complétée, la définition serait bonne,
à la condition de recevoir un nouveau surcroît
d'explications restrictives, à partir du mot obligé:
« ... obligé comme le chrétien dans le cirque, à
(( chaque instant d'une vie si rude, de se tourner
(( vers les sources supérieures et de se recueillir
t< dans un monde surnaturel — ou de choir ^ ou
« de succomber^ ou de céder lamentablement aux
(.( tentations, déplus en plus puissantes, de toutes
« les forces du monde inférieur soulevé contre lid^
c( pai'ce qu'il ne rencontre auprès de lui aucun
« ouvrage de défense, ni aucune protection d'ordre
a naturel. » L'artifice ordinaire du sillonisme est
de ne jamais exprimer le second membre de
l'alternative. Oui, le citoyen de la démocratie
ainsi àé^mQ peut se sauver en se raccrochant au
surnaturel. Il ne le peut même qu'ainsi. Mais
il faut alors ajouter qu'il a non seulement la
CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ 24o
faculté, mais, en outre, une extrême facilité de
ne point se sauver du tout, et qu'il en use, en
fait, avec une incomparable largesse.
Que devient la démocratie ainsi définie de
plus en plus nettement ? Le synonyme de cata-
clysme, de peste, de bouleversement, d'invasion
de barbares et de déluge universel, a La démo-
cratie est une épreuve dont une âme ferme, et une
âme chrétienne doit faire son profit. » En donnant
aux mauvais toute facilité pour faire le mal en
claire conscience et en responsabilité directe,
— car tout ce qui s'oppose à eux d'ancien,
de ferme et de solide se trouve condamné du
seul fait de l'individualisme démocratique, —
en accordant aux faibles et aux médiocres de
larges excuses, car ils sont incapables et de
conscience, et de responsabilité dans le bien
comme dans le mal, — la démocratie donne aux
bons une occasion de s'exercer et de s'élever
au sublime de la force chrétienne : la cité des
hommes est détruite, mais la cité de Dieu fait
briller au loin ses parvis. La démocratie, on
en convient, c'est la Terreur : mais Terreur sur
la terre, Consolation au ciel ! La démocratie
est un fléau, mais ce fléau peut être Toccasion
du martyre. « Si seulement le sang coulait! »
a écrit un jour Marc Sangnier. — Nous disons,
7-*
246 CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ
nous : La démocratie c'est le mal. — Nous voilà
d'accord avec lui. Le désaccord commence quand
nous prions qu'on nous délivre de la démocratie
comme l'Eglise chante : Délivrez-nous du mal.
Au fond, Marc Sangnier dit au mal : Que votre
règne arrive. Ainsi soit-il !
5° La définition ainsi éclairée n'est donc pas
seulement inhumaine. Elle est contraire à la
sagesse catholique, car FEglise a toujours inter-
dit, comme une hravade dangereuse, l'appétit
du martyre et la soif des persécutions. J'imagine,
en effet, que TEglise ne s'en tient pas aux calcul s
superficiels du jeune apôtre du Sillon. Elle
ne compte pas seulement les triomphes de ses
saints et de ses héros : elle prévoit les chutes,
les abdications, les capitulations et les perditions
de natures bien moins douées qu'abattent des
épreuves rudes. Elle ne se laisse pas abuser par
l'histoire livresque et la romanesque légende.
Elle sait bien que, toutes choses étant égales
d'ailleurs, c'est dans les temps calmes, dans les
périodes régulières, fussent-elles un peu mo-
notones à distance, que se trouve le vrai maxi-
mum de la vraie vertu.
S'ilsuffisait de tout dévaster pour faire germer
le courage et l'héroïsme, héroïsme et courage
seraient à bon compte, vraiment ! A surcharger
CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ 247
ainsi le ressort personnel, on ne réussira com-
munément qu a le fléchir ou à le briser, à le
relâcher ou à le détruire. Communément ! dira
Sangnier. Car il se moque du commun. Eh bien !
c'est ce dont le catholicisme ne s'est jamais
moqué. C'est par un généreux souci des moin-
dres individus nés ou à naître que TEglise a
toujours conclu à ce que l'on évite les inutiles
bouleversements sociaux. Elle a toujours conclu
au maintien de Tordre.
LA FIN DE LA CONVERSATION
Ici doit se borner ma conversation avec Marc
Sangnier. Je le regrette. Et la cause de ce
regret n'est pas en moi, n'a jamais dépendu de
moi. Rien n'est à retrancher ni à réduire des
louanges qui ont été faites de lui chemin faisant.
Mais un mot reste à dire, qui ne touche à aucun
des interlocuteurs et qui les passe infiniment.
La force des choses, la suite des idées sont
d'irrésistibles puissances. Ni talent, ni mérite,
ni volonté, ni enthousiasme ne tiennent contre.
Un système erroné et un corps de principes faux
ont la vertu de nous résoudre à des actes infé-
rieurs. Quand ceux-ci se produisent, il ne faut
pas perdre son temps à les qualifier; il suffit de
les expliquer : ce qui devait être a été.
Tout ce que l'on vient de voir et d'analyser le
montre. Les idées générales de Marc Sangnier
LA FIN DE LA CONVERSATION 249
l'avaient entraîné à développer des thèses antimi-
litaires. Comme on l'avertissait qu'elles pour-
raient un jour ou l'autre créer un danger très
pressant pour la patrie, l'alerte de Tanger ajouta
un corps à nos craintes. Mais Sangnier donna le
spectacle du rêveur éveillé que nul objet réel ne
sait plus avertir : dans le moment même oii la
France éprouva jusqu'à Tanxiété son besoin de
troupes solides, disciplinées et confiantes, l'orateur
du Sillon continuait son prêche de division etd'é-
nervement. Même coïncidence sur la question de
l'utilité de l'Etat. On avait averti Marc Sangnier
que, pour un temps fort long encore (à supposer
que cela dût finir), l'Etat fournissait une condition
première à la vie, au bien-être et à la paix d'in-
nombrables individus: il a continué sa critique
de l'Etat et des organes essentiels de l'Etat au
moment où l'Europe entière, en envoyant ses
diplomates à Algésiras,lui donnait à prononcer
presque sans appel sur le sort de plusieurs mil-
lions de jeunes soldats. Ainsi la réalité cesse de
renseigner Marc Sangnier. Elle n'est plus sa
maîtresse de vérité. Elle n'est plus pour lui la
grande institutrice qui, par l'inquiétude et parla
douleur, oblige l'homme à réfléchir sur ses pré-
jugés étales revoir. Une Mystique hallucinante
l'a tout d'abord gardé et finalement révolté
250 LA FIN DE LA COiNVEKSATlON
contre le rapport de ses yeux. Ni l'avis préalable,
ni la vérification tangible du premier avertis-
sement ne pouvait lui servir de rien. Ira-t-il
maintenant contre d'autres avis, plus saints, plus
hauts, plus sages que ceux de l'expérience his-
torique de notre temps ?
Si la Vie, en laquelle il faisait tant d'actes de
foi, mais dont il se détourne aujourd'hui qu'elle
ne lui donne plus que des démentis, si la Vie
lui est devenue indifférente et étrangère, sera-
t-il plus fidèle aux leçons explicites que lui
réserve l'autorité ecclésiastique?
L'intervention de cette autorité qui l'a déjà
effleuré plusieurs fois de blâmes précis, n'a pu
surprendre que Marc Sangnier. L'Eglise univer-
selle, menacée dans tout l'univers, se replie inces-
samment sur elle-même. Elle se fortifie. Soucieuse
de sa défense et de sa perpétuité, elle songe tout
à la fois à maintenir plus strictement la pureté
de sa doctrine et à mériter par la fierté de son
geste et de son langage un surcroît d'estime ou
d'amour. Gomment n'eût-elle pas été troublée
par les allures du Silloiil Gomment n'eût-elle
pas deviné sous l'héroïsme de l'allure un génie
de concession et de transaction? Qui connaît un
peu les tendances de Sangnier et, même super-
ficiellement, les grandes lignes du ration7ielei du
LA FIN DE LA CONVERSATION 2ol
surnaturel catholique, devait prévoir entre elles,
à plus ou moins brève échéance, l'éclat du
désaccord latent.
Un dissentiment aussi vif et aussi complet,
avec tout ce qui l'entoure, avec tout ce qu'il aime,
avec tout ce qu'il dit aimei", doit conduire, par
simple rupture d'équilibre, à des élats d'esprit
singulièrement incertains. On se demande quel-
quefois s'il se comprend tandis qu'il parle, et la
Babel extérieure contre laquelle il se débat permet
au spectateur impartial de calculer sans risque
d'erreur une véritable Babel intérieure : on se
prend alors à douter et de la « conscience » et de
la « responsabilité » d'un homme en proie à de
telles agitations. Lesvues contradictoires mènent
assez vite aux contradictions de fait, el le
trouble des idées confine au trouble des corps.
Nous avons vu comment le héios du dilemme
rêve d'étreindre et de confondre l'univers en
un vaste baiser de paix. A son dernier congrès, il
professait devant cinq ou six mille auditeurs et
admirateurs qu'il saurait bien contraindre ses
adversaires à f amour en montrant toujours plus
d'amour. Le mot est du 18 février 190G. Le 20,
cet homme, d'amour établissait péremptoirement
qu'il aimait les hommes et, par-dessus tous les
hommes, ses adversaires. Un de ses partisans
232 LA FIN DE LA CONVERSATION
ayant été frappé, par on ne sait quel misérable,
d'un coup de couteau, le président du Sillon
trouva le moyen d'ajouter à ce malheur un
désordre fait de sa main : dans une suite de
communiqués aux journaux, il essaya d'at-
tribuer la responsabilité de l'attentat que tous
déploraient, à V Action française et aux royalis-
tes. De preuve, aucune; d'indice, point. Dans
cette accusation qui n'était ni fondée ni même
motivée, un seul objet était précis: le nom du
groupe politique qu'elle visait. On ne put l'at-
tribuer qu'à un seul mobile, l'inimitié, ou
plutôt le désir d'établir une inimitié.
Un pareil désir, aussi extravagant que possible
non seulement chez cet apôtre de l'amour, mais
chez tout homme politique sachant le prix des
sympathies et des alliances, serait inexplicable
si Ton oubliait la position très particulière à
laquelle s'était condamné peu à peu cet homme
de parole qui se croit un homme d'action. L'idée
centrale de la démocratie religieuse dont Marc
Sangnier fournit l'échantillon le plus remarqua-
ble. Terreur génératrice de toutes les erreurs pro-
pres aux membres comme aux chefs de ce groupe-
ment,c'est que notre monde moderne porte dans
ses entrailles une invincible passion démocra-
tique et républicaine et qu'il faut, pour peu que
LA FIN DE LA CONVERSATION 2o3
l'on veuille agir sur lui, s'unir à lui d'abord en
éprouvant cette passion. Ceux qui savent qu'il
n'en est rien, ceux qui sentent, avec netteté et
force, non point seulement qu il est faux, mais
qu'il est absurdement faux de dire que le cœur
des hommes contemporains, leurs goûts ou leurs
nécessités économiques et morales, tendent à la
démocratie ou à la république, ceux qui voient
que la vérité de fait comme la vérité de droit est
le contraire exact de cela, ces esprits auront
beaucoup de peine à comprendre ici la mentalité
sillonniste. On ne la comprendra qu'en faisant
un retour de pensée sur le point de départ de
cette foi naïve. Sembler bon démocrate ! Paraître
bon républicain ! Et pour bien le sembler, et
pour bien le paraître, afin de prêcher utilement
et d'agir efficacement, en arriver à être pleine-
ment ce qu'il faut sembler! La dogmatique ré-
publicaine et démocratique s'est ainsi établie
peu à peu par une espèce d'autosuggestion née
d'un honorable vœu de sincérité cl ez des per-
sonnes tout d'abord fort étrangères et même
fort hostiles à de semblables états d'esprit. C'eVaiV
en vue dun bien^ pourront-elles dire en excuse.
Mais on n'excuse que le mal. Que le mal soit
certain, cela résulte de ce que le principe répu-
blicain et démocratique est en lui-même perni-
DILEMME 8
2o4 LA FIN DE LA CONVERSATION
cieux. Que cette malice intrinsèque, que cette
faute purement intellectuelle entraîne à proférer
au dehors le mensonge, à pratiquer le mal en
fait, c'est ce que la fm de notre entretien avec
Marc Sangnierne prouve que trop.
Sommes-nous tout à fait innocents de sa grande
faute ? Ne lui avons-nous pas trop redit que la
république et la démocratie en France forment
un parti ? et le plus étroit des partis? qu'on
n'entre pas à son plaisir dans ce parti, surtout
depuis qu'il s'est attribué le pouvoir ? qu'il faut
y être admis ? que, pour bénéficier de cette ad-
mission, il faut donner un gage, et que ce gage,
suivant l'énergique parole d'André Buffet, doit
être une infamie, seule l'infamie garantissant la
rupture absolue d'un homme avec son passé,
l'accréditant seule à jamais auprès de ceux pour
qui elle est commise ? D'autres, à notre défaut,
auraient certainement averti Marc Sangnier de
cette forte nécessité du cadavre. Il a suffisam-
ment fréquenté les Pressensé et les Buisson pour
être, un jour ou l'autre, mis en état de découvrir
cette loi naturelle au gouvernement des partis.
Aussi bien, son instinct, son intuition de me-
neur défoules aurait suffi encore à la lui dévoiler.
Mais, de toutes façons, il l'a bien appliquée ! L'a-
mitié royaliste dut finir par peser à ce fondateur
LA FIN DE LA CONVERSATION 2oO
des (( amitiés du Silion ». Il l'aura jugée ou
pesante ou, pour userdu plus ridicule des termes
de notre langage politique, compromettante. Tout
le lest qu'il jetait pour s'affranchir de l'hono-
rable souvenir conservateur et « bourgeois »
qui restait attaché à son nom commençait
d'ailleurs à ne plus servir de rien. Il s'évertuait
à penser ou à paraître penser sur Dreyfus
comme les protestants, les juifs ou les maçons.
Il professait sur la discipline militaire quelques-
unes des idées de M. Hervé, sur les frontières les
sentiments de M. Jaurès ; il rivalisait de cette
hardiesse, qu'il croyait intellectuelle ou intelli-
gente, avec les pires ou les plus simples anar-
chistes en criant, contre l'évidence, que les res-
sorts politiques des Etats se détendent dans
l'univers. Quelque scandale que puissent déter-
miner de pareilles doctrines dans les rangs des
fidèles catholiques, le monde officiel n'en était
pas touché, le parti au pouvoir n'ouvrait pas ses
rangs àSangnier, et le Temps lui-même opposait
des entrailles de pierre à ses actes de foi les
plus républicains.» Je faillis être pour Dreyfus »,
a-t-il écrit au Temps. Le Temps a répondu :
« Vraiment ?» — Cette froideur s'alliait tantôt
à des compliments pleins de réserve, tantôt à
des brimades pures. Riche ou pauvre, plébéienne
256 LA FIN DE LA CONVERSATION
OU bourgeoise, la démocratie est ombrageuse.
Elle doute. Que lui voulait cet homme jeune, in-
dépendant, éloquent et pieux, ce triple et même
quadruple aristocrate ? Notre démocratie a dé-
passé depuis longtemps le stade des Cimon et
des Mirabeau : elle veut des meneurs de sa
€hair et de son rang. Ceux qui sont trop bien
nés doivent payer plus que le gage habituel.
D'action équivoque en action douteuse et
d'action douteuse jusqu'à la mauvaise action,
cette puissance impérieuse a dû faire passer
Marc Sangnier par une gamme de transitions
insensibles, mais irrésistibles.
La calomnie lancée contre les royalistes for-
mait le dernier terme de la série. C'était, à
vrai dire, si sot qu'il ne s'est rencontré ni juge
d'instruction ni commissaire de police pour le
prendre au sérieux. Mais plus le crime demeu-
rait inéclairci et mystérieux, plus on espérait
pouvoir dire aux partis de gauche : Voyez le sang
qui coule entre la droite et iioiis ! Forte naïveté
qui n'a pas fait beaucoup de dupes dans le monde
républicain. L'orateur qui a consenti si facile-
mentà éclabousser le trône et les amis du trône,
qui étaient à quelque degré ses propres amis,
sera jugé capable de consentir bien autre chose
il sera prié d'infliger les mêmes offenses à
LA FIN DE LA CO.N VLKSATION 2oT
l'autel. Il demandera grâce, il criera merci. Son
don d'illusion lui fera sans doute rêver d'être
exaucé. Ce ne sera jamais qu'un rêve. L'aven-
ture est inévitable; l'événement, fatal ; et Marc
Sangnier ne peut manquer d'apprendre, un jour
ou l'autre, ce que tout parti démocratique fran-
çais doit exiger de ses postulants catholiques :
l'apostasie.
Un dilemme nouveau se posera alors dans
l'esprit de Sangnier: il lui faudra choisir entre
l'ordre divin qu'il déclare adorer et l'anarchie
humaine qu'il ne se défend pas d'aimer.
APPENDICE PREMIER
Deux apôtres : M. Sangnier et M. Lapicque (i)
I
On lisait dans un journal de TEst, le Bloc^
« organe de TUnion démocratique républicaine de
l'arrondissement de Saint-Dié », l'article suivant
publié sous la signature de M. Louis Lapicque,
dreyfusard éminent, dreyfusien (2) de la première
heure, apôtre de Fanticléricalisme.
Pour l'intelligence de ce texte, ajoutons que les
congrès et conférences du Sillon et de la Libre-
Pensée auxquels fait allusion M. Lapicque ont eu
lieu le 22 mai 1904 à Epinal.
Au Sillon
«Dimanche, en sortant de notre réunion de Libre-
Pensée, je m'en allai au Sillon, ^ai été très inté-
ressé par ce que j'ai vu là. Mais le public, catholi-
que ou libre penseur, s'il n'a pour s'informer que
(1) Les documents qui composent cet appendice ont paru
dans V Action française.
(2) On entend par « dreyfusard » un homme qui croit à la
fabuleuse innocence d'Alfred Dreyfus. On entend par « drey-
fusien »un homme imbu de toutes les idées fausses qui disposent
à commettre cette erreur de fait.
260
APPEWDICE PREMIER
le compte rendu du Vosgien^ ne doit pas y com-
prendre grand'chose. Le reporter s'extasie sur le
beau geste, authentique, dit-il (pour un peu il
aurait écrit historique), de Marc Sangnier et de
Louis Lapicque se serrant la main aux applaudis-
sements du curé d'Epinal. Cela vient comme un
miracle; pas d'explications. La conférence de Marc
Sangnier était si belle, si belle, qu'on ne peut
pas Tanalyser.
« Nous n'avons pas les mêmes raisons d'enterrer
sous les fleurs la pensée hardie du fondateur du
Sillon. Marc Sangnier a parlé de la démocratie
en vrai démocrate ; il veut développer en chaque
être humain la conscience individuelle et le senti-
ment de la responsabilité. Il a parlé en socialiste ;
pour lui, la propriété n'est ni immuable, ni intan-
gible ; il a dit en propres termes que le salariat
disparaîtra comme ont disparu le servage et
l'esclavage. Pas un appel à la tradition ; tout pour
l'avenir. L'idéal social exposé par Marc Sangnier
étant le nôtre, nous, les quelques républicains
présents, avons applaudi, c'était naturel; mais tout
le parti de l'Eglise applaudissant aussi, c'est là
qu'est l'étrange.
« Carriennefut plus jamais directement opposé à
a théorie explicite comme aux actes de l'Eglise
romaine. Et comme on m'accorda courtoisement la
parole, voici au moins le sens de ce que je dis :
« — Marc Sangnier, vous avez bien parlé ; votre
enthousiasme est frère du nôtre ; je suis heureux de
vous entendre dire ces choses sous le toit du plus
tyrannique des capitalistes spinaliens, aux applau-
APPENDICE PREMIER 261
dissements de vos amis, qui couvraient ma voix de
leurs huées quand j'ai voulu leur dire les mêmes
choses.
a Vous appelez rêgyie du Christ sur la terre la cité
future que nous voulons fonder sur la justice ; c'est
affaire à votre imagination. Mais si vous avez parlé
du christianisme, vous n'avez pas parlé de l Eglise
catholique. Un catholique, c'est un homme qui
obéit^ et vous savez ce qu'ordonne l'Eglise sur le
sujet que vous venez de traiter. Comment pouvez-
vous vous croire un fils soumis de l'Eglise en prê-
chant, fût-ce sur un terrain non religieux, une
doctrine explicitement contraire à la doctrine du
pape ? Si, à la rigueur, vous n'êtes point tenu à la
logique comme homme^ vous y êtes tenu comme
chef d'école ? Que répondez-vous à vos disciples
quand, inévitablement, ils vous posent la question
que je vous pose ?... —
« Ce fut long d obtenir une réponse précise. Marc
Sangnier eut un élan de mysticité qui était très
beau, mais ne pouvait suffire. Le Syllabus était si
bien dans l'air que je n'eus pas besoin de le citer :
comme Marc Sangnier s'écriait: — Et pourquoi donc
un catholique ne pourrait-il marcher avec le progrès
moderne?... je n'eus qu'à lever la main, et le
Sijllabus fut jeté à l'eau comme n'étant pas de
dogme. On contesta toute autorité à l'Eglise, en
général, et au pape, en particulier, sur tout ce qui
n'est point strictement religieux. Pauvre pape, que
ses ennemis ont dépouillé de son pouvoir temporel
et que ses fidèles dépouillent de son pouvoir spi-
rituel I Mais il lui reste des armes contre ceux-ci.
8*
262 APPENDICE PREMIER
« — Et si le pape vous excommuniait?
« — L'excommunication du pape , je m'en
moque », répondit Marc Sangnier.
« Et c'est là-dessus que je lui ai tendu la main, en
disant, dans un sourire; « Avec des catholiques
« comme vous, nous pouvons marcher la main dans
« la main. »
« Ces messieurs du parti prêtre parurent enchan-
tés du résultat de la discussion. J'estime que nous
n'avons pas lieu dêtre mécontents de ce qui se
passe dans leur milieu. Je sais que beaucoup de mes
amis contestent la sincérité du mouvement sillon-
niste. Pourquoi toujours refuser à ses adversaires
le bénéfice de la bonne foi quand rien n'autorise
à mettre cette bonne foi en doute? Et où serait
ici le bénéfice de la mauvaise foi ? Le plus
simple n'est-il pas de croire, pour reprendre les
expressions du bel hymne de Keller, que notre
chanson d'hommes libres éveille de virils échos
jusqu'au cœur des esclaves de l'Eglise romaine?
(« Louis Lapicque. »
Après cette lecture, il importe de mettre le
lecteur au courant de ce qui suit :
D'une part, nous connaissons M. Louis Lapic-
que pour incapable de se moquer de personne ;
et pour plus incapable encore, ayant la religion
du devoir et de la conscience, d'altérer la vérité.
D'autre part, nous connaissons M. Marc Sangnier
pour un catholique orthodoxe, en dépit de ses
APPl-iNDlCi: PliEMlEll 263
opinionspolitiques, eL nous le savons bien incapable
de rester indifférent à une excommunication.
M. Lapicque et M. Marc Saugnier en ont peut-être
une grande envie : nous ne croyons pourtant pas
qu'ils soient d'accord autant que le premier aime
à se le figurer. (Action française du 15 juin 1904.
Il
A la suite de cet incident, V Action française reçu
de M. Marc Sangnier, la lettre suivante qu'elle a pu-
bliée dans son numéro du 13 juillet 1904 :
Monsieur le Directeur
« Vous citez, dans VAction française du 15 juin
dernier, l'article que M. Louis Lapicque a publié
dans un journal de Saint-Dié au sujet de ma con-
férence d'Épinal et de la discussion qui l'a suivie.
« Ce compte rendu est très sympathique, et je ne
puis qu'en féliciter M. Lapicque, un de ces adver-
saires trop rares qui essayent de comprendre avant
de réfuter et qui s'efforcent de découvrir, non seule-
ment ce qui divise, mais encore ce qui peut unir les
hommes.
« Il importe pourtant que je précise et que je rec-
tifie deux points de notre contradiction.
(( Le Syllabus, écrit M. Lapicque, fut jeté à l eau
comme n étant pas de dogme. Évidemment, j'ai dû
affirmer que le Syllabus^ simple recueil de proposi-
tions condamnées par le Pape Pie IX, soit dans des
encycliques, soit dans des lettres, soit même dans
264 APPENDICE PREMIER
des allocutions, ne porte aucunement la note d'héré-
sie, pour toutes les propositions qui s'y trouvent.
Mais vous sentezbien que je n'ai nullement eu l'in-
tention de désapprouver le Syllabus que j'ai toujours
accueilli, au contraire, non seulement avec le plus
grand respect, mais aussi avecla plus joyeuse recon-
naissance, car, sans méconnaître les droits de la
pensée libre, il a le courage, trop rare, hélas ! dans
nos milieux catholiques faibles et lâches, de con-
damner vigoureusement le libéralisme corrupteur.
a II ressortirait également de ce compte rendu que
je me moque de V excommunication du Pape. Votre
rédacteur a avoué, lui-même, qu'il me savait inca-
pable de rester indifférent à une excommunication et,
en vérité, je sais qu'il m'est tout à fait inutile d'ex-
primer ici mon sentiment à ce sujet. Je tiens pour-
tant à expliquer quel était le sens des paroles que
M. Lapicque a cru pouvoir résumer de si curieuse
façon.
« Mon contradicteur m'ayant parlé de l'infaillibi-
lité de l'Église et ne me semblant pas avoir sur celte
importante matière des notions suffisamment exactes,
j'ai cru de mon devoir de lui expliquer que Vinfail-
libilité n'avait rien à voir avec ïimpeccabilité ; que
les Évêques, que le Pape lui-même, pouvaient faire
mauvais usage de l'arme de l'excommunication^ que
la haine, la vengeance ou l'aveuglement pouvaient
leur dicter de coupables sentences. Je citais même
Jeanne d'Arc excommuniée par un évêque et saint
Jean-Bapti-te de la Salle mort interdit. Voilà comment
je fus amené à rejeter avec quelque vivacité la ques-
tion de l'excommunication dont M. Lapicque voulait
APPENDICE PUEMIER 265-
encombrer un débat sur la prétendue incompatibilité
entre la démocratie et les dogmes catholiques. Cette
objection, tirée de l'excommunication, ne me gênait
nullement dans mon argumentation, et j'avais bien
le droit de dire que je ne m'en souciais pas.
« Je persiste à croire, Monsieur le Directeur, et
certes vous me donnerez raison, quil ne faut pas
laisser nos adversaires dans cette dangereuse illusion
que nous autres catholiques devons considérer le
Pape comme infaillible, alors même quMlne définit
pas ex cathedra, bien plus, alors qu'il se mêle de la
politique intéreure des nations : on a coutume, dans
les milieux anticléricaux, de nous prêter cette ridi-
cule croyance ; et qui oserait affirmer que certains
catholiques ne soient pas un peu responsables de
la mauvaise opinion que l'on a de nous ?
« J'ai tenu, Monsieur le Directeur, à vous envoyer
cette lettre. Pour me taire, je fais trop de cas del'opi-
nion de vos lecteurs, et je sais trop bien que V Action
française est un des rares milieux où l'on a encore le
courage et la force de penser.
« Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à l'ex-
pression de ma bien repectueuse estime.
« Marc Sangnier,
« Président du Sillon ».
APPENDICE II
M. l'abbé Barbier — M. l'abbé Desgranges
Le drame " Par la mort "
C'est eu simple historien que j'exprimai au-
trefois la confiance que Marc Sangnier aurait,
un jour ou l'autre, maille à partir avec les auto-
rités ecclésiastiques. Celles-ci s'émeuvent, pour
ainsi dire à vue d'œil. M. l'abbé Barbier a donné
l'élan, plusieurs évoques l'ont approuvé, tout
annonce que le mouvement qui vient de si loin
et de si profond n'est pas épuisé.
A ce mouvement, à ce choc d'idées claires ri-
goureusement enchaînées et de hautes autorités
motivant avec force une décision précise, qu'est-
ce que le Sillon a pu opposer ? Des mots, des
tours d'adresse, une sorte de voltige oratoire et
littéraire dont il est impossible de donner
une idée distincte, car les textes eux-mêmes
semblent fondre du sentiment de leur insigne
APPENDICE SECOND 207
pauvreté. Voici, par exemple, ce que M. l'abbé
Desgranges, dans Les vraies idées du Sillon, a
trouvé à répondre à la critique faite par M. Tabbé
Emmanuel Barbier de l'illustre définition de la
Démocratie Sillonniste :
(( M. Barbier critique cette définition faute
« peut-être de l'avoir suffisamment comprise [a).
« Elle nous paraît [b), à nous, renfermer l'es-
« sence même du concept démocratique ; elle a
« l'avantage d'être dépouillée de tout sens nui-
« sible et faux (c), et d'englober dans une même
« formule {d) le point dont nous partons et
(( ridéal vers lequel nous tendons. Elle implique
(( à la fois que le peuple possède le pouvoir, mais
« qiCil lui importe [e] de s'élever sans cesse à
« un sentiment plus généreux et plus éclairé de
« sa responsabilité. »
(«) Remarquez le tour personnel ;on remplace
une idée par une accusation. iMais l'accusation
est prudente ; elle ne dit pas que M. Barbier n'a
pas compris, elle dit qu'il n'a pas compris « suf-
fisamment » ! c'est le fin du fin... Ces abomina-
bles fuites de la pensée auraient fait rougir nos
aïeux.
{b) « Elle » ne renferme pas : « elle nous
paraît renfermer i». Encore est-ce pour « nous »
que se révèle cette apparence ; il reste ainsi pos-
268 APPEiNDlCE SECOND
sible que d'autres ne soient pas frappés de ce sem-
blant. Toujours les précautions de l'incertitude.
(c) Double prétention qu'il est aisé de ruiner :
moyennant les observations faites ci-dessus, le
sens nuisible et faux de la déiinilion Sillonniste
n'est pas contestable.
{(j) « Englober dans une même formule » et
dans e même jeu de mots.
(e) Remarquez ce quii lui importe. On s'atten-
dait, après pouvoir^ à trouver devoir. Le sophisme
serait trop net. Grâce au qiiHl lui importe,
la formule n'a plus deux sens, elle en a trois :
1° pouvoir, 2° devoir, 3" au besoin et, selon les
cas mobiles, variés et flottants comme la plume
et la pensée véritablement renaniennes (et du
pire Renan) qui distinguent tous ces messieurs,
la précieuse formule désignera aussi un certain
intérêt sensible, une certaine pression méca-
nique qu'on pourra appeler, aux heures oii
ce sera commode, une nécessité. Le tour ainsi
sera joué. Ainsi sera acquis, au bénéfice des
orateurs du Sillon^ un bagage sérieux de profita-
bles ambiguïtés.
M. l'abbé Barbier m'a paru écœuré de ces
escamotages. Il a dédaigné d'en scruter le détail
et s'est borné à prendre acte des termes par
lesquels son contradicteur lui concède, peut-être
APPENDICE SECOND 269^
sans le vouloir, que la définition de Sangnier
était purement idéale. Dans « Le Sillon qita-t-il
répondu'l » M. l'abbé Barbier a visé surtout à
l'utile. L'utile est de montrer les plaies, sans
y descendre trop.
Je voudrais citer une bien jolie page, élégante,
de cette élégance des logiciens qui est une véri-
table fête pour la raison. Nos lecteurs savent
que le Saint-Si6ge a interdit Tusage du mot dé-
mocralie en tout autre sens que celui d'une
action bienfaisante populaire. Là-dessus, des
esprits agiles et un peu baladins ont imaginé un
nouveau genre de plaisanteries. M. l'abbé Barbier
l'expose en ces termes :
« J'avoue que j'ai peine à excuser M. l'abbé
Desgranges d'avoir absolument pris le change
sur cette question de la démocratie chrétienne^
précisée par moi si catégoriquement presque à
chaque page.
« Répétons, une fois de plus, qu'il est inutile
d'en faire une question de mots ou de dénomi-
nation. Si TEncyclique a un sens clair, c'est de
condamner cet abus.
« Par conséquent, lorsque M. l'abbé Desgran-
ges, après avoir fait le résumé, conclut, à Texem-
ple de M. Marc Sangnier :
« — La démocratie ainsi comprise devra être
270 APPEiNDlGE SECOiND
« acceptée par tous les catholiques : M. l'abbé
« Barbier et moi, de même que les sujets du
« roi d Espagne et que les citoyens de la libre
« Amérique, nous devons être tous et au même
« titre de bons démocrates chrétiens».
« Je l'arrête par un fort distinguo : nous
sommes tous tenus d'accepter la chose, oui ; la
dénomination, non.
«Nous devons tous approuver, exercer l'action
bienfaisante populaire, en laquelle consiste ce
que le Pape permet d'appeler démocratie chré-
tienne, à la condition de suivre les règles tracées
par lui.
(( Encore Léon XIII ajoute-t-il, ne l'oublions
pas, tf que l'opinion de certains hommes sur la
a puissance et la vertu d'une telle démocratie
« n'est pas exempte de quelque exagération ou
« d'erreur ». Mais, quant à la dénomination, le
Pape a pris soin de dire « quelle blesse beaucoup
« d'honnêtes gens qui lui trouvent un sens équi-
« voque et dangereux ».
« Tout l'objet de l'Encyclique est de régler l'ac-
tion sociale catholique; la dénomination de dé-
mocratie chrétienne n'y entre que par tolé-
rance. M
Par cette petite difficulté, si heureusement
soulevée, par ce petit obstacle insidieux, si pro-
APPENDICE SECOND 271
prement suscité, le lecteur peut juger de la sou-
plesse, delà variété, de la subtilité des évolutions
sillonnistes. Des passions fortes donnent ainsi
beaucoup de jeu et de mouvement à l'esprit. Je
regrette que tant de mouvement soit stérile. C'est
un malheur pour le pays que tant d'âmes géné-
reuses et d'esprits distingués s'exténuent, comme
dit le prophète, au profit de l'erreur, du vide
et de la mort. Quant à M. l'abbé Barbier, une
génération plus heureuse lui devra de pouvoir
refaire ce qui a été défait par la nôtre si folle-
ment. Mais que de temps perdu! Que de beaux
talents à la mer ! Combien de faibles aura séduits,
fourvoyés et trompés cette voix pleine d'équi-
voque, cette intelligence serve des mots !
On n'en comprendra tout à fait le grave péril
qu'en lisant, dans la première brochure de
M. l'abbé Barbier, la très remarquable analyse
d'un ceitain ce drame social » intitulé Par la
mort, que Marc Sangnier a publié et fait repré-
senter. Le pénétrant critique a su faire appa-
raître dans la clarté limpide d'un simple exposé
le rapport étroit du goût romantique de Marc
Sangnier et de sa rêverie démocratique, égali-
laire, humanitaire et d'ailleurs opposée à tous
les sentiments comme à toutes les idées, à
tous les intérêts de l humanité véritable. 11 n'y a
272 APPENDICE SECOND
qu'à lire, à relire, à comprendre ce tableau
parfait d'un homme, d'un esprit, d'une prédica-
tion, d'une secte :
« Par la mort est un drame social composé par
M. Marc Sangnier pour mettre ses idées en action
sur la scène.
« Sans hésitation ni réticence, nous émettrons le
vœu que l'autorité ecclésiastique en interdise la
représentation dans les œuvres de jeunesse catho-
lique, comme blessant la morale naturelle et la
morale sociale. On peut défier M. Marc Sangnier
d'obtenir que l'archevêché de Paris l'approuve.
« La thèse est que la Cause demande l'acceptation
de tous les sacrifices. Elle est fort louable, mais le
faux mystérieux dont elle s'enveloppe et les aberra-
tions qui en sont la conséquence donnent au Sillon
une analogie très fâcheuse avec des sectes ancienne-
ment réprouvées par l'Eglise.
« Accessoirement le mépris ou la haine des
patrons, le nivellement des classes, la lutte sociale,
négation du patriotisme, voilà les leçons que le
peuple en tirera directement.
« Rien n'était moins selon les vues de M. Marc
Sangnier, dira-t-on. J'admets volontiers qu'elles
sont dépassées par ce résultat ; mais une œuvre
dramatique se juge objectivement, et non sur les
intentions que Fauteur invoque.
« Nous excuserons M. Marc Sangnier sur les sien-
nes, quoiqu'il se plaise trop à jouer avec le feu pour
être innocent de ses dégâts ; mais cette nouvelle et
APPENDICE SECOND 273
décisive expérience achève de prouver que, s'il y a
quelqu'un d'inapte à se faire éducateur social, c'est
lui.
« Il a voulu se montrer ici à l'œuvre. Une analyse
détaillée montrerait qu'il n'y a pas, dans la vie dont
il nous donne le spectacle, une situation de carac-
tère, presque pas une parole qui ne détonne et ne
choque, pas un sentiment qu'il touche sans l'outrer
ou l'avilir.
(( Le héros du drame, Jean Mascurel, est, par
hasard, ancien élève de Stanislas comme M. Marc
Sangnier, ancien polytechnicien comme lui. 11 dé-
couvre que son père a manqué à un engagement
envers ses ouvriers et, sur-le-champ, il le renie, ni
plus ni moins.
« L'auteur n'a même pas su donner au prétexte
d'un tel fanatisme le caractère d'une injustice évi-
dente.
(( Un patron, sous le coup d'une crise imminente,
par la menace d'une grève, par l'agitation socialiste
et internationaliste, en face de la concurrence étran-
gère, se laisse arracher une augmentation de salaire
et l'engagement de la maintenir pendant cinq
années, quel que soit létat de ses affaires. C'est le
cas posé par M. Marc Sangnier. A-t-il examiné si
cette promesse constitue une obligation de justice
indiscutable et absolue ?
« Mais passons. Jean Mascurel, dans une explica-
tion avec son père, apprend que le fait est maté-
riellement vrai : Mascurel avait promis, signé, et
aujourd'hui il diminue les salaires, parce que ses
affaires ne vont pas :
274 APPENDICE SECOiN'D
— Mascurel. C'est ainsi que tu parles à ton père ?Tu
dois le respecter d'abord. — Jean. Je dois d abord
respecter la justice. — Masgcrel. Tu te révoltes ?...
— Jean. Oui, contre l'injustice. — Mascurel. Et si
c'est moi qui suis à tes yeux l'injustice, tu te
révoltes contre moi? — Jkan. Oui. — Mascurel.
Contre moi, ton père ? — Jean. Oui, contre vous...
« Survient, un peu plus tard, un ouvrier, Jacques,
celui que Jean doit gagner à la cause, mais qui ne
le connaît pas encore. Il est venu prier Jean de
porter à son père une communication du comité
de la grève :
— Jean. Je ne puis me charger de cette communi-
cation, car je n'ai plus de rapports avec M. Mascurel.
— Jacques. Qui donc êtes-vous ? Que faites-vous
chez lui? — Jean. J'étais son fils unique ; mainte-
nant je suis orphelin. — Jacques. Quoi ! le patron
serait donc mort ? Oh ! monsieur, monsieur... (//
s'inclinn dun air gêné.) — Jean. Hélas ! non, ce
n'est pas de cela qu'il s'agit, il vit, mais il est mort
pour moi... »
« Enfin Jean, qui a donné toute sa fortune aux
ouvriers pour fonder une forge contre celle de son
père, (« Moi, je n'ai plus de père; vous, vous de-
vriez avoir le courage de n'avoir plus de patron »)
s'adresse à eux, à des étrangers, à des ennemis de
son père, en ces termes : — Camarades, à partir
d aujourd'hui, je ne suis plus fils de patron. Je suis
un orphelin et je vous demande de m'adopter. Le
patron vous a trompés, moi je veux êlre le fils de
la vérité. Comment pourrais-je êlre le fils de cet
homme ?...
API'E.NDICE SECOND 27o
« Où donc a-t-on pris que le zèle de la vérité, de
la justice et du bien social des ouvriers autorise
un fils à fouler si brutalement aux pieds la loi
naturelle et les commandements de Dieu? Même si
Dieu avait constitué personnellement M. Jean Mas-
curel justicier de son père, il serait encore coupable
de se comporter comme le fait ce héros.
«. Naturellement, il se vante d'agir sous l'inspira-
tion divine :
« — Je serai plus fort que le monde. Si Dieu est
avec moi, qui saurait m'arrèter ?... Je sens en moi
des forces infinies. Je n'accepte pas l'injustice et le
mal... »
« Croyez moi, monsieur Jean, vous ne trouverez
pas un directeur de conscience qui ne vous oblige
à accepter d'abord le Décalogue.
« Au second acte, deux ans après, Mascurel père,
auquel un ami, partant pour l'étranger, avait sous-
crit d'emblée 400.000 francs pour une nouvelle
société de tramways, apprend son retour inopiné.
Or, pressé par ses embarras, il a engagé tem-
porairement cet argent dans ses affaires. Atterré,
il se rend près de son fils Jean, pour le prier de les
lui prêter sur sa fortune personnelle, qu'il lui avait
récemment remise :
« — Jean. Quoi ? lui aussi, vous l'avez trompé,
comme les ouvriers? Même entre vous? — (Mascurel
s'explique.) — Jean. Toujours le mensonge, toujours.
— Mascurel. Ah ! Jean, tu es dur. J'aimerais mieux ta
colère... Maudis-moi ! J'aime mieux cela. — Jean. Je
n'ai rien à dire, tout ce qui arrive devait arriver.
C'est dans l'ordre. (Il se met à écrire.) — Mascurel
.276 APPENDICE SECOND
continue à supplier, et représente à son fils quil se
déshonore avec lui.) — Jean. Moi, je suis un orphe-
lin, vous savez, depuis deux ans. — Mascurel [se
Jette aux genoux de Jean^ il pleure). Jean, ta mère,
souviens-toi de ta mère. — Jean. Taisez- vous, tai-
sez-vous, taisez-vous. Ne prononcez pas ce mot-
là... Ma mère, ma mère, elle est à moi. — Mascu-
rel [les mains jointes et pleurant). Jean, Jean, je te
supplie, je te supplie ! — Jean [lui tendant un pa-
pier). C'est assez, c'est assez. Tenez. Voici ce que
vous demandez. Votre honneur sera sauf. — Mascu-
rel. — Quoi, c'est vrai, c'est vrai, tu veux bien ?
Mais je suis sauvé ! — Jean. Tant mieux !... »
« Ce héros, ce jeune saint proposé à l'admiration
populaire, est simplement un monstre.
« Quelque part que Ton fasse, chez l'auteur, à
l'inexpérience delà scène, il paraît absolument in-
vraisemblable qu'un homme de jugement sain ait pu
y produire de tels personnages. J'en appelle à tous
les critiques qui, même en dehors d'une préoccupa-
tion religieuse, ne s'appuieraient que sur la recti-
tude du sens moral, et je serais vraiment curieux
de voir l'étude que M. Emile Faguet, M. René Dou-
mic, M. Gabriel Audiat ou d'autres, écriraient sur
la moralité de ce drame.
« L'Univers, qui aurait pu passer, Tan dernier,
pour le journal de M. Marc Sangnier, en a publié
une critique très mitigée, dont Fauteur, M. François
Veuillot, n'a cependant pas pu se retenir d'écrire
que c'est une œuvre socialement inquiétante,
« Quel type de patrons présente-t-on au specta-
teur? Un type unique qu'on cherche à montrer
APPENDICE SECOND 277
déloyal, injuste, sans dignité, sans intelligence.
Le Sillo7i se ménage vraiment un beau et facile
triomphe, en bornant les critiques de ses contra-
dicteurs aux imbécillités qu'il fait débiter par ces
patrons.
« Comment M. Sangnier réalise-t-il ses idées sur
les classes dans la démocratie ?
« — Jacques [l'ouvrier). Je vais leur dire que vous
êtes tout à fait des nôtres maintenant. — Jean. Des
vôtres, oui, c'est ça ! Alors ne m'appelle plus mon-
sieur, tu peux bien dire Jean tout simplement ; cela
me guérira tout ;... et puis tu ne me diras plus vous
comme à un fils de patron ; qui donc es-tu, toi? —
Jacques. Je suis Jacques Mercœur... Vous savez peut-
être ça: c'est votre mère... qui m'a servi de marraine.
— Jean. Oh ! ne dis pas votre mère, dis ta mère —
tu dois me tutoyer — dis notre mère (!l!), c'est bien
cela, car tu sais, elle était avec vous... — Jacques. Dis,
Jean [il lui prend la main), c'est donc vrai que tu es
notre ami ? — Jean. Oui, c'est vrai, etc.. »
« Le patriotisme, en ce qu'il a de plus pur et de
plus respectable, prête, dans ce drame, à une basse
caricature qui soulève l'indignation et le dégoût.
« C'est un vieux grand-père qui nous est exhibé,
-^ qu'on me pardonne l'expression exacte — tout à
fait gaga — soignant un vieil aigle déplumé, qu'il
pleure avec des plaintes d'idiot, quand il ne le voit
plus.
« Après d'autres scènes oii il a ainsi paru, lamen-
table, on nous le produit : entrant en scène, ac-
croché en bandoulière un tambour. Il est devenu
maniaque et un peu gâteux... il bat la charge ;
DILEMME ô**
278 APPENDICE SECOND
« Vive l'Empereur I Vive l'Empereur ! Ce matin j'ai
vu se lever le soleil d'Auslerlitz à Waterloo; ils ont
failli m'écraser avec leurs caissons; mais je suis un
malin, moi (il ril) ; j'étais derrière le petit caporal
{il se redresse fièrement). Personne n'a eu la force
de me tuer, moi. C'est la Revanche ! Cest la Re-
vanche ! Battons la charge. » — Un instant après :
« Conscrit [à un onvrier), je sais où tu trouveras
l'aigle. Va à Strasbourg; monte sur la cathédrale en
haut du clocher : tu le trouveras. Il a les ailes
ouvertes. Dépêche-toi, conscrit. Je veux le revoir
avant de mourir. »
« Tant qu'on ne m'aura pas démenti, je reste con-
vaincu que les jeunes ouvriers auxquels on donne
ce spectacle éclatent en huées sur l'auteur. Et s'il
est vrai qu'ils l'applaudissent, malheur au pays où
une jeunesse, réputée l'élite, bafoue ce qu'il y a de
plus sacré !
« Ici, je m'arrête ; mon esprit est envahi de mille
pensées, au souvenir de ces ligaes récemment
écrites par M. Marc Sangnier : « Il doit sortir du
Sillon tout ce qui sort de la vie, je veux dire une or-
ganisation sociale, une politique rajeunie et corres-
pondant aux vraies réalités sociales, une adaptation
nouvelle auxéternell^^s lois qui régissent les sociétés
humaines, et jusqu'à un art régénéré, expression de
l'esprit et des sentiments de la démocratie future. »
« Naturellement, il fallait placer la théorie huma-
nitaire du Sillo7i en opposition avec l'insanité de la
Revanche.
« — Jean (à voix basse., avec tristesse. Il parle
toujours avec tristesse, à voix basse ou très basse.,
APPENDICE SECOND 279
OU en pleurant). N'aie pas de peine, grand-père :
nous te la ferons belle et sainte, ta France bien-ai-
mée, nous te la ferons libre et fière, et TEurope
encore suivra sa loi, car la France travaillera pour
le monde et deviendra Vhumanilé. — Le Capitaine.
Hardi, mon fils ! C'est bien parlé 1 .. Vive TAlsace !
Vous allez la reprendre!... — Jean (à voix basse).
Nous ferons bien mieux que reprendre un peu de
terre, nous délivrerons la justice. - Le Capitaine.
Mais elle, que deviendra-t-elle ? Briserez-vous ses
fers ? — Jean. Il n'y aura plus de fers s'il n'y a plus
de haine. — Le Capitaine. Et la revanche, la veux-
tu ? — Jean. Oui, la revanche sainte de la fraternité
contre Tesclavage, de la justice contre l'oppression,
de 1 amour contre la haine. — Le Capitaine. Quoi !
Qu'est-ce que tu dis ? Tu ne hais pas le Prussien ?
— Jean Je ne peux pas haïr. »
« M François Veuillot dit avec justesse : — Oi^i
donc M Sangnier a-t-il vu que la revanche était un
sentiment de haine ? C'est au contraire une explosion
d'amour, amour pour la patrie blessée, amour pour
la justice outragée par des conquêtes brutales. —
Toujours le faux évangile !
« Voici le clou, la scène où l'ouvrier Jacques Mer-
cœur, qui venait apporter la sommation du Comité
de la grève, est gagné à la cause.
« C'est rapide, foudroyant.
« Jacques a tutoyé le fils de son patron, et touché
de plus en plus :
« — Tu voudras bien que je te parle un peu comme
à un frère? - Jkan. N'est-ce pas, Jacques, que tu seras
mon frère, non pas un peu, mais tout à fait ? Dis, tu
280 APPENDICE SECOND
as la foi, toi, j'en suis sûr, la même foi que moi ; tu
crois que Celui qui a ordonné : Aimez-vous les uns
les autres, était un Dieu ; tu crois que si ce doux
Christ vainqueur habite dans nos âmes, elles ne font
plus toutes deux qu'une seule âme ? — Jacques. Oui,
je crois à Jésus, et notre bon curé, si bon surtout
depuis que la grève a commencé, nous a dit qu'il
fallait que le règne du Christ arrive et que c'est dans
ce monde que nous devons travailler pour que sa
justice vienne. — Jean. Jacques, veux-tu être un
homme ? Tu vois^ il y a de la haine ^ du mal partout .
On vous trompe, on vous ment. Les riches eux-mêmes
se dévorent entre eux. Quand une âme pure naît par
hasard dans cet enfer., elle en meurt de douleur. Veux-
tuquecela cesse? Veux-tu briser lemonde méchant qui
nous écrase ? Veux-tu être plus fort que la haine ?
Veux-tu laver la vieille terre souffrante dans le sang
du Christ ? Veux-tu qu'il y ait de l'amour partout ?
Jacques, veux-tu que nous fassions cela ? — Jacques.
Oui, Jean, je veux ! Oh ! comme tu sais trouver des
mots pour dire tout ce que je ne peux que sentir. Tu
me révèles à moi-même ce que j'osais à peine pen-
ser. Quand je t'entends parler, il fait clair dans mon
esprit et chaud dans mon cœur. Ah I oui, Jean, tu
n'es pasun patron, toi, tu es bien des nôtres. — Jean.
Jacques, est-ce que tu crois à l'Amour? — Jacques
[fermement). Oui, je crois à l'Amour. — Jean. As-tu
foi en la Cause ? — Jacques. Oui, j'ai foi en la Cause.
— Jean. Est-ce que tu donnes tout? — Jacques. Tout.
— jEAN((/'wn air triomphant). Merci, mon Dieu. Cette
première rencontre est une preuve. J'ai confiance -
nous vaincrons ! »
APPENDICl:: SECOND 281
« Ne se croirait-on pas sur le chemin de Damas?
Encore Jésus-Christ parlait clairement à saint Paul.
« Jacques Mercœur, que les familiers du Sillon
ont déjà rencontré, est, il est vrai, habitué aux illu-
minations.
« Sivous avez peine à comprendre que celle-ci l'ait
renversé, lisez ddius V E sprit démocratique le chaipHre :
«Comment Jacques Mercœur rencontra Dieu». Mais
je vous préviens que vous ne serez pas plus avancé.
« Faut-il s'en prendre à notre condition de profa-
nes, incapables, comme on nous dit, de pénétrer
la vie intime etTesprit du Sillon'!
« C'est une mauvaise plaisanterie et une piteuse
défaite. Voilà plusieurs années que M. Marc Sangnier
parle en public presque chaque jour ; sa plume est
aussi infatigable que sa parole ; il écrit, publie,
enseigne ; professeur, conférencier, journaliste, il a
émis une quantité de propositions dont le sens est
malheureusement trop clair, qu'il a cent fois répé-
tées, très cohérentes entre elles, et ceux qui Font
patiemment suivi et écouté ne seraient pas reçus à
résumer ses doctrines, parce qu'ils ne le compren-
nent pas?
« Je ne voudrais pas finir sur un mot dur. Celui
qui me vient sous la plume contient plutôt l'excuse
qu'il devient nécessaire de trouver aux écarts de
M. Marc Sangnier. Se comprend-il lui-même? Je veux
dire: Sait-il vraiment ce qu'il veut et oii il va?»
(Les Idées du Sillon^ par Tabbé Emmanuel Barbier.)
Ces feuillets d'analyses coupées de citations
g...
282 APPENDICE SECO:<D
valent un volume de commentaires. Rien ne peut
faire mieux sentir à quel point ce que Von veut
bien nommer « les idées » du « Sillon » date, ou
plutôt retarde. On a publié tout cela entre 1900
et 1906. Mais la rédaction à peu près invariable
de ces textes remonte à 1830 ou 18i8. Ni le
socialisme contemporain ni même l'anarchisme
moderne ne pensent ne parlent, ainsi. La frac-
tion libérale du monde catholique et conser-
vateur français se vieillit une fois de plus en
croyant rajeunir à l'école de Marc Sangnier.
11 est bien en retard sur Lncordaire et Monta^
lembert. Mais les foules qui l'applaudissent ne
regardent guère à la date, et sans doute qu'elles
l'applaudiraient plus chaudement encore s'il
osait rétrograder jusqu'à Vè.^e. des cavernes
et développer dans son langage de chrétien
mystique, les doctrines de la sensibilité toute
pure, de la pure animalité. Déjà le mépris qu'il
témoigne aux idées précises le place entre les
destructeurs de tout ordre intellectuel. Quant
aux liens de famille, à l'autorité domestique et
sociale, à l'inégalité naturelle établie entre
employeur et employé, son dédain équivaut à
la critique radicale. Il méconnaît ces biens
parce qu'il les confond tous et n'en sait distin-
guer aucun. Ce n'est plus l'anarchiste, c'est le
APPENDICE SECOND 283
sauvage, c'est Fenfanf, c'est un de ces types ru-
dimentaires auxquels ramène la loquacité pas-
sionnée d'un Jean-Jacques Rousseau et d'un
Léon Tolstoï. Si tel n'est point absolument l'état
d'esprit de MarcSangnier, du moins c'est à cela
qu'il penche. L'Eglise seule est capable de l'en
garder et tout annonce de ce côté des inter-
ventions vigoureuses, des avertissements catégo-
riques, pressants. Les catholiques instruits nous
assurent qu'à Rome personne ne veut plus se
faire protestant.
TABLE DES MATIÈRES
DÉDICACE :
A l'Eglise romaine, Eglise de l'ordre.
Le Dilemme de Marc Sangnier.
Article premier :
« Dilemme impérieux ». Effort pour le résoudre. Pre-
mière tentative de conciliation 1
Article deuxième :
Lettre de M. de Marans : Marc Sangnier n'est pas chrétien
social. — Il nous suffit que Marc Sangnier soit catho-
lique, car son catholicisme est la condition indispen-
sable de tout accord, même de toute discussion utile
avec nous 14
Article troisième :
Première lettre de Marc Sangnier: Où le Dilemme est
atténué. — La majorité dynamique. — L'asymptote ou
la souveraineté conçue comme la limite mathéma-
tique du progrès dans la vertu. — Pour que cette
vertu s'exerce : obstacles, épreuves, vœux de martyre.
Nos réponses 23
Article quatrième :
Lettre du D' Walter de Keating Hart, et explications de
Marc Sanfçaier: la restauration de la Monarchie rendrait
286 TABLE DES MATIÈRES
inutile l'œuvre du Sillon. — Cette œuvre, au contraire,
ne saurait avoir une pleine efficacité que moyennant
le rétablissement préalable de Tordre politique ou de
la Monarchie 67
Article cinquième :
Troisième lettre de Marc Sangnier. — La Monarchie serait
dans l'évolution des sociétés une étape analogue à
l'institution de l'esclavage. — Acte de foi dans l'avenir
de la démocratie. — Nos réponses. — Vanité des hypo-
thèses d'évolution sociale. — L'hérédité du pouvoir
est la loi constante de la sécurité des Etats. . 83
Article sixième :
Suite du précédent. — Nos réponses h la troisième lettre
de Marc Sangnier 138
Article septième :
Suite du précédent. — Fin des réponses à la troisième
lettre de Marc Sangnier 164
Qu'est-ce que l'intérêt général? — Critique du
fédéralisme absolu 195
La Vie démocratique 206
La Question de la Taupe :1 226
— — II 230
Conscience et Responsabilité 241
La fin de la conversation 248
Appendice
I. Deux apôtres: M. Sangnier et M. Lapicque. . . 259
IL M. l'abbé Barbier, M. l'abbé Desgranges . . . 266
Le dra.m.e ^< Par la Mort. » 266
Paris. - Société françaiss d'Imprimerie et de Librairie.
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3 S491
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Le dilemme de Marc Sangnier .M37»
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LHUMANITÉ. — LA TRADITION. - LA FAMILLE. — LA PATRIE
L'ÉVOLUTION DE L ACTIVITÉ — LA SÉPARATION DES POUVOIRS
LE GOUVERNEMENT SPIRITUEL, LE GOUVERNEMENT TEMPOREL
LES RAPPORTS DE L INTELLIGENCE ET DE LA SENSIBILITÉ
LA SYNTHÈSE SUBJECTIVE
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