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Full text of "Le filleul de la mort : fabliau lorrain mis en vers par Louis de Ronchaud"

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PQ 
2388 
.  R45F5 
1880 


LE    FILLEUL 


DF. 


LA  MORT 


PARIS 

DES    BIBLIOPHILE 


LE    FILLEUL 

DE  LA  MORT 

FABLIAU    LORRAIN 

MIS    EN    VERS 

PAR 


LOUIS   DE  RONCHAUD 

Eau-forte  d'Adolphe  Lalauze 


PARIS 

LIBRAIRIE     DES    BIBLIOPHILES 
Rue  Saint-Honoré,   338 


M   DCCC  LXXX 


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LE    FILLEUL 


DE   LA   MORT 


TIRAGE 

3oo  exemplaires  sur  papier  de  Hollande  (nos  3i  à  33o) 
i5  —  sur  papier  de  Chine  (nos  i  à  i5). 

i5  —  sur  papier  Whatman  (n08  16  à  3o). 

3  3o  exemplaires,  numérotés. 

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Ad  l.alaaze  inv.&.sc 


Imp.A.  Salmon 


LE 


FILLEUL  DE  LA  MORT 


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ous  ce  titre  :  le  Filleul  de  la  Mort, 
un  éminent  poète  contemporain, 
yMme  L.  Ackermann,  a  publié  un 
conte  allemand  traduit  des  frères  Grimm. 
Celui  que  nous  avons  tenté  de  mettre  en 
vers  a  été  recueilli  en  Lorraine  par  M.  Gué- 
nard  ;  il  a  paru  dans  les  Mémoires  de  l'Aca- 
démie de  Besançon  (janvier  1854). 

Les  deux  versions,  comme  on  le  verra  dans 


LE     FILLEUL 


l'analyse,  ne  diffèrent  pas  seulement  par  les 
détails  et  par  le  développement  donné  à  la 
fable;  l'esprit  en  est  très  différent.  Le  conte 
allemand  est  un  récit  poétique  et  sentimental 
où  l'amour,  un  amour  soudain,  désintéressé, 
qui  se  sacrifie  en  silence,  joue  le  principal 
rôle.  Point  d'amour  dans  le  conte  lorrain, 
mais  une  fantaisie  railleuse,  une  philosophie 
critique  qui  ne  craint  pas  de  s'attaquer  même 
à  la  Providence. 

Dans  le  conte  mis  en  vers  par  Mme  Acker- 
mann  avec  toutes  les  ressources  de  son  beau 
talent1,  un  pauvre  bûcheron,  père  d'une  fa- 
mille nombreuse,  prend  la  Mort  pour  par- 
rain de  son  treizième  enfant2.  La  misère  l'a 
réduit  à  cette  extrémité.  Il  aurait  pu,  d'ail- 


1.  Contes  et  Poésies,  page  1 83 .  Paris,  Hachette,  1 863 . 

2.  Le  nom  de  la  Mort  est  masculin  en  allemand,  der  Tod. 
C'est  un  parrain  aussi  que  cherche  le  paysan  du  conte  lor- 
rain. Nous  en  avons  fait  une  marraine,  à  l'exemple  de 
Mmc  Ackermann. 


DE     LA     MORT  5 

leurs,  faire  un  plus  mauvais  choix.  La  Mort 
est  «  douce  au  pauvre  monde  »  ;  elle  accueillit 
la  requête  du  bûcheron  et  se  chargea  de 
l'avenir  de  son  fils.  Pendant  longtemps  l'é- 
trange parrain  ne  parut  guère  s'occuper 
de  son  filleul;  mais,  lorsque  l'enfant  eut 
grandi  et  que  le  moment  fut  venu  pour  lui 
de  prendre  un  état,  il  en  fit  un  médecin. 
Il  lui  donne  ainsi  ses  instructions  pour 
l'exercice  de  sa  profession  : 

Prends  cette  poudre,  elle  renferme  en  elle 
Une  vertu.  La  plus  mince  parcelle 
Guérit  sans  faute.  Eût-on  dans  le  cercueil 
Un  pied  déjà,  la  vie  en  un  clin  d'oeil 
Refleurira.  Mais  donne-toi  de  garde 
De  l'employer  si  tu  me  vois  jamais 
Près  d'un  mourant  :  il  est  mien  désormais, 
Il  m'appartient  et  son  sort  me  regarde. 
Si  tu  voulais,  dans  ton  aveuglement, 
Me  le  ravir,  pour  t'en  ôter  l'envie 
Apprends  que  lui  guérirait  sûrement, 
Mais  tu  paierais  ce  larcin  de  ta  vie. 

Ainsi  muni  d'un  remède  infaillible,  notre 
docteur  acquit  bientôt  gloire  et  fortune.  On 
venait  à  lui  de  tous  côtés.  Un  jour,  il  reçoit 


4  LE    FILLEUL 

l'ambassade  d'un  roi  voisin  dont  la  fille  était 
en  danger  de  mort.  Il  part,  sa  poudre  en 
poche,  il  arrive  en  hâte  au  chevet  de  la  prin- 
cesse. 

11  était  temps  :  dans  sa  frêle  poitrine 

Avec  effort  un  dernier  souffle  errait. 

Près  de  quitter  cette  forme  divine, 

L'âme  hésitait,   comme  un  dernier  attrait 

La  retenait  :  l'enfant  était  si  belle  ! 

Ses  grands  yeux  clos  avaient  un  charme  encor. 

La  dernière  heure  avait  versé  sur  elle 

Une  beauté,  la  grâce  de  la  mort. 

La  Mort  était  là,  en  effet.  Le  jeune  méde- 
cin la  voit,  mais  il  voit  en  même  temps  la 
jeune  fille  expirant  dans  la  fleur  de  sa  beauté. 

Il  la  regarde,  et  cet  aspect  l'enchante. 
En  la  voyant  si  belle  et  si  touchante, 
De  prime  étrenne  il  lui  donna  son  cœur, 
Mais  sans  espoir.  Il  attachait  son  âme 
A  ce  rameau,  sachant  qu'il  se  brisait. 

Bref,  le  médecin  guérit  la  princesse,  et 
meurt  lui-même  à  sa  place.  La  cruelle  mar- 
raine ne  fit  pas  grâce  au  filleul  qui  l'avait 
bravée;  saisi  par  elle,  il  ne  vit  pas  renaître 


DE    LA     MORT 


celle  qu'il  lui  avait  arrachée  en  se  sacrifiant 
lui-même;  et  la  princesse  ne  sut  jamais  à 
quel  muet  dévouement  elle  devait  son  retour 
à  la  vie  et  à  la  santé. 


II 


Tel  est  le  conte  des  frères  Grimm  et  de 
Mme  Ackermann.  Voyons  maintenant  le 
nôtre. 

Dans  le  fabliau  lorrain,  ce  n'est  plus  la 
misère  qui  motive  le  choix  fait  par  le  paysan, 
c'est  une  idée  morale.  Ce  brave  homme 
s'était  mis  en  tête  la  bizarre  idée  de  ne  don- 
ner pour  parrain  à  son  enfant  qu'un  homme 
absolument  juste.  Ceux  qui  connaissent  le 
paysan  savent  que  la  justice  est  à  ses  yeux  la 
grande  vertu.  Il  croit  avoir  tout  dit  quand  il 
a  dit  de  quelqu'un  :  C'est  un  homme  juste. 
La  bonté  le  fait  sourire;  il  est  tout  près  d'y 


LE     FILLEUL 


voir  de  la  faiblesse.  Mais  la  justice!  Il  s'in- 
cline devant  elle  par  une  révérence  profonde. 
S'il  en  est  ainsi  encore  aujourd'hui,  à  plus 
forte  raison  cela  devait-il  être  dans  ces  temps 
malheureux  du  moyen  âge,  où  le  peuple  des 
campagnes  vivait  sous  l'oppression  des  pou- 
voirs féodaux.  En  proie  à  l'injustice,  dans 
une  société  fondée  sur  l'inégalité,  où  la  force 
l'emportait  régulièrement  sur  le  droit,  il 
devait  appeler  de  ses  vœux  un  pouvoir  dont 
la  terrible  équité  se  ferait  sentira  tous  égale- 
ment, sans  distinction  ni  de  rang  ni  de  for- 
tune. Ce  pouvoir  existait,  c'était  la  Mort. 

La  Mort  devint  ainsi  pour  lui  le  représen- 
tant de  la  justice  absolue  :  telle  est  l'idée 
philosophique  développée  par  le  conteur 
lorrain. 

Le  paysan  veut  donc  dans  le  parrain  qu'il 
donnera  à  son  fils  une  justice  entière  et  sans 
défaillance.  Imbu  de  cette  idée,  il  refusera, 
l'un  après  l'autre,  un  seigneur,  un  homme 


DE     LA     MORT  7 

de  guerre,  un  abbé,  et  Jésus  lui-même  qui 
s'offrait  à  lui.  Il  acceptera  la  Mort,  qui  vien- 
dra à  son  tour,  car  elle  est  pour  lui  la  per- 
sonnification suprême  de  la  justice. 

Telle  est  la  première  partie  du  récit.  La 
seconde  nous  fait  entrer  dans  un  autre  ordre 
d'idées,  et  l'esprit  gaulois  s'y  égayé  sur  un 
de  ses  thèmes  favoris,  la  raillerie  de  la  mé- 
decine et  des  médecins.  En  faisant  d'un  mé- 
decin le  filleul  de  la  Mort,  le  conteur  alle- 
mand semble  n'avoir  eu  aucune  intention 
satirique.  Il  n'en  est  pas  de  même  du  con- 
teur lorrain.  Dans  son  récit,  le  docteur  ne 
reçoit  pas  de  poudre  miraculeuse  :  le  paysan 
lorrain  ne  croit  pas  aux  remèdes  infaillibles; 
mais  il  apprend  de  son  parrain  à  distinguer 
les  cas  où  la  maladie  est  mortelle  de  ceux  où 
l'on  peut  en  appeler  au  secours  de  l'art.  La 
chose  est  bien  simple:  il  n'a  qu'à  regarder  si 
fa  Mort,  visible  pour  lui  seul,  se  tient  en 
tête  ou  au  pied  du  lit  :  en  tête,  la  perte  est 


LE     FILLEUL 


certaine;  au  pied,  le  salut  est  assuré.  Dans 
ce  dernier  cas,  on  comprend  que  le  médecin 
agira  à  coup  sûr.  Il  n'a  même  rien  à  faire,  et 
l'eau  claire  tiendra  lieu  de  panacée. 

Comme  dans  le  conte  allemand,  le  filleul 
de  la  Mort  est  appelé  au  chevet  d'une  prin- 
cesse mourante;  il  la  sauve,  mais  sans  mou- 
rir à  sa  place,  et  par  la  bonne  raison  que  la 
maladie  n'était  pas  mortelle.  Le  voilà  cé- 
lèbre et  médecin  de  la  cour.  Comme  c'est 
un  rusé  compère,  —  on  n'est  pas  filleul  de 
la  Mort  pour  rien,  —  il  impose  au  public 
par  sa  réserve  et  maintient  sa  réputation 
d'habileté.  Il  vit  dans  les  honneurs,  fait  ve- 
nir auprès  de  lui  ses  vieux  parents.  Ici  le 
vieux  Thibaut  rentre  en  scène,  et  avec  lui 
une  nouvelle  idée  prend  place  dans  le  récit, 
une  troisième  partie  commence.  Il  s'agit  de 
l'amour  de  la  vie,  de  ce  sentiment  inné  au 
cœur  de  l'homme  et  qui  résiste  à  toutes  les 
épreuves ,    à  tous  les  maux  de  l'existence. 


DE     LA    MORT  9 

C'est  la  vieille  idée  qui  inspirait  au  fabuliste 
antique  la  fable  célèbre  de  la  Mort  et  le  Bû- 
cheron, celle  qui  dictait  le  fameux  mot  de 
Mécène,  ce  galant  homme.  Le  conteur  lor- 
rain la  reprend  et  la  développe  à  sa  manière. 
Ni  Thibaut  ni  son  fils  ne  veulent  mourir, 
en  dépit  des  ennuis  et  des  langueurs  d'une 
lente  et  triste  vieillesse.  Il  faut  bien  s'y 
résigner  pourtant.  Nous  retrouvons  ici  la 
justice  de  la  Mort,  son  impartialité  fatale  : 
elle  clôt  le  conte  par  un  dernier  coup  de  sa 
faux,  après  avoir  donné  un  nouvel  exemple 
de  son  inflexible  équité. 


III 


L'idée  de  la  fin  inévitable  a  frappé  de  tout 
temps  les  esprits  des  hommes,  instruits,  par 
le  spectacle  de  la  mort,  du  sort  qui  les  atten- 
dait. Elle  a  servi  de  thème  aux  méditations 


LE    FILLEUL 


des  philosophes  et  aux  lamentations  des 
poètes.  Sophocle,  dans  ce  chœur  d'Antigone 
où  il  célèbre  en  si  beaux  vers  la  grandeur  du 
génie  humain,  après  avoir  énuméré  les  mi- 
racles de  ce  génie  inventif,  s'écrie  doulou- 
reusement :  «  Contre  la  mort  seule  il  n'a  pas 
d'asile!  »  On  connaît  la  pallida  Mors  d'Ho- 
race, heurtant  d'un  pied  fatal  et  indifférent 
regum  turres  et  pauperum  tabernas,  vers  que 
Malherbe  devait  si  heureusement  traduire  et 
qu'avait  traduits  avant  lui,  d'une  façon  plus 
naïve  et  moins  harmonieuse,  un  brave  poète 
du  XIIIe  siècle,  Hélinand  : 

Mors,  tu  abas  à  un  seul  jour 
Aussi  le  roi  dedens  sa  tour 
Com  le  povre  desous  son  toit  '. 

Il  n'est  pas  de  lieu  commun  plus  rebattu, 
depuis    l'antiquité    jusqu'à    nos  jours,   que 


i.   Vers   cités   par    M.   Lenient,    la  Satire  en  France  au 
moyen  âge,  page  406,  édition  de  1877. 


DE     LA    MORT  I  I 

cette  vieille  plainte  sur  la  brièveté  de  la 
vie  et  sur  la  rigueur  du  destin  qui  nous 
condamne,  tous  tant  que  nous  sommes,  à 
mourir.  Mais  cette  Mort  inexorable,  qui 
nous  laisse  crier  en  se  bouchant  les  oreilles, 
cette  fatalité  morne  à  laquelle  rien  n'échappe, 
n'avait  pas  chez  les  anciens  ce  caractère  de 
suprême  justice  qui  attache  la  vengeance  du 
pauvre  à  la  mort  du  riche,  le  triomphe  de 
l'opprimé  à  la  chute  de  l'oppresseur.  Cette 
idée  est  fille  du  moyen  âge;  elle  est  née  du 
profond  malheur  de  ces  temps  féodaux  où 
le  pauvre  victime  du  riche ,  le  faible  du 
puissant,  trouvaient  une  satisfaction  secrète 
à  voir  la  Mort  frapper  au-dessus  de  leurs 
têtes  ceux  qui  les  dominaient  de  si  haut,  et 
se  consolaient  de  descendre  dans  la  tombe 
par  la  pensée  que  ces  maîtres  orgueilleux 
auraient  aussi  leur  heure  fatale. 

C'est   vers   le    XVe   siècle  que  la    Mort 
prend  chez  nous  ce  caractère  de  grand  justi- 


LE     FILLEUL 


cier.  La  Mort,  on  l'a  déjà  remarqué  l9  est  la 
sombre  reine  de  ces  temps  calamiteux;  son 
spectre  décharné  plane  sur  cette  époque  de 
guerres,  de  trahisons,  d'assassinats,  de  fléaux 
de  toutes  sortes;  elle  règne  par  le  fer  et  par 
le  poison,  par  la  famine  et  par  la  peste.  La 
Mort,  à  qui  Villon,  cet  échappé  au  gibet, 
consacre  la  touchante  ballade  des  Neiges 
d'antan,  et  que  Shakespeare  appellera  plus 
tard  la  reine  des  tombeaux  et  la  tombe  des 
rois,  la  souveraine  maîtresse  de  toutes  les 
choses  mortelles 2,  hante  alors  toutes  les  ima- 
ginations. Ceux  qui  se  sont  le  mieux  servis 
d'elle  la  redoutent  plus  que  les  autres. 
Louis  XI,  le  terrible  niveleur,  tremble  de- 
vant elle;  il  s'entoure  de  reliques  et  multi- 
plie les  pratiques  de  dévotion  pour  obtenir 


i.  Lenient,  ouvrage  cité,  page  407. 

2.  King  of  graves,  and  grave  for  kings, 

Imperious  suprême  of  ail  mortal  things. 


DE     LA     MORT 


du   Ciel    le  prolongement   de   sa  vieillesse 
cruelle  et  superstitieuse. 

C'est  surtout  dans  les  Danses  Macabres 
qu'on  trouve  une  expression  frappante  de 
cette  idée  amère  et  désespérée  qui  faisait  de 
la  Mort  le  justicier  et  le  niveleur  par  excel- 
lence. On  connaît  ces  danses1,  réelles  d'a- 
bord, puis  figurées  :  des  églises,  où  elles 
étaient  pratiquées  comme  cérémonies  reli- 
gieuses et  symboliques,  destinées  à  rappeler 
aux  fidèles  qu'ils  devaient  chacun  à  son  tour 
quitter  la  vie,  de  la  même  façon  qu'on  les 
faisait  sortir  de  ces  rondes  rituelles,  elles 
passèrent  un  jour  dans  les  cimetières.  Là 
elles  perdent  peu  à  peu  leur  caractère  primi- 
tif en  se  mêlant  aux  divertissements  popu- 
laires dont  ces  champs  de  la  mort  étaient  le 


i .  Sur  l'origine  de  la  Danse  Macabre,  voir  le  Diction- 
naire de  Ducange,  supplément,  et  celui  de  Littré.  L'ouvrage 
le  plus  complet  sur  ce  sujet  intéressant  paraît  être  celui  de 
M.  Langlois,  Essai  sur  les  Danses  des  Morts. 


14  LE    FILLEUL 

théâtre  au  moyen  âge,  et  finissent  par  mon- 
ter, en  se  transformant,  du  sol  aux  murailles. 
Après  avoir  servi  de  pieux  enseignement, 
d'un  mémento  quia  pulvis  es  en  action  et  en 
peinture,  elles  deviennent,  avec  le  temps  et 
le  changement  des  idées,  un  poème  satirique 
dans  lequel  le  pinceau  de  quelque  clerc,  in- 
spiré des  sentiments  du  peuple,  se  joue  à  re- 
tracer la  chute  fatale  des  puissants,  des 
maîtres  de  la  terre,  seigneurs  ou  grandes 
dames,  rois,  empereurs  ou  papes. 

A  quelle  époque  ces  danses  funèbres  ces- 
sèrent-elles de  fouler  d'un  pied  vivant  la 
cendre  des  morts  pour  venir  se  dérouler  en 
tableaux  sur  les  murs  où  l'on  peut  encore 
quelquefois  retrouver  leurs  traces  presque 
effacées?  On  l'ignore.  Dès  le  XIVe  siècle, 
Orgagna  avait  peint  un  Triomphe  delà  Mort 
sur  les  parois  du  Campo  santo  de  Pise.  De- 
puis cette  époque  les  représentations  du 
même  genre  se  multiplient;  on  en   trouve 


DE     LA    MORT  l5 

en  Allemagne,  en  Suisse,  en  Angleterre,  en 
Espagne;  ce  sont  plantes  des  tombeaux  qui 
poussent  d'elles-mêmes  dans  le  sol  toujours 
remué  des  cimetières.  La  première  Danse 
Macabre  nous  est  signalée  en  France  dans  ce 
même  charnier  des  Innocents  où  le  poète 
Villon  venait  s'inspirer  au  sortir  du  cabaret  : 

Quand  je  considère  ces  testes 
Entassées  en  ces  charniers,  etc. 

Mais  toutes  nos  grandes  villes  eurent  leur 
Danse  Macabre.  Les  mystères  de  la  Mort  et 
du  dernier  Jugement  furent  célébrés  du 
midi  au  nord  par  le  ministère  de  l'art.  On  y 
joignit  l'histoire  de  Lazare,  cette  glorifica- 
tion du  pauvre  et  cette  malédiction  du 
riche,  sujet  familier  aux  peintres  de  ces 
temps  et  qu'on  voit  encore  tout  flamboyant 
sur  les  vitraux  de  Bourges.  Enfin  le  moyen 
âge  expirant  traçait  son  testament  sur  les 
murailles  de  la  salle  où  se  tenait  le  concile 
de  Baie  (1481-1448);  c'est  une  Danse  des 


LE    FILLEUL 


Morts.  La  Mort  préside  en  personne  aux 
délibérations  des  Pères  du  Concile,  et  lève 
son  doigt  décharné  sur  ces  têtes  mitrées. 

Au  XVIe  siècle,  les  Danses  des  Morts  con- 
tinuent, mais  l'inspiration  en  est  changée. 
Au  lieu  du  sombre  esprit  monastique,  animé 
par  un  secret  sentiment  de  haine  et  de  ven- 
geance populaire,  un  esprit  libre,  mélanco- 
liquement enjoué,  une  imagination  littéraire, 
déploient  leur  fantaisie  railleuse,  et  brodent, 
sur  un  thème  devenu  banal,  de  riches  varia- 
tions. Holbein  est  le  maître  de  ce  genre 
poétique  et  satirique.  L'enseignement  reli- 
gieux a  disparu  des  compositions  où  brille 
son  génie  fécond  qu'anime  une  verve  amère. 
Cet  enseignement  se  retrouve,  mais  avec  un 
caractère  nouveau,  dans  la  Danse  de  Berne, 
ouvrage  de  Nicolas  Manuel.  On  a  cru  voir 
une  sorte  de  satire  du  catholicisme  par  l'es- 
prit protestant  dans  cette  Danse  «  où  figu- 
raient, à  côté  de  François  Ier  et  de  Charles- 


DE    LA    MORT  17 

Quint,  le  pape  Clément  VII  et  le  grand 
marchand  d'indulgences,  Bernardin  Samson, 
qui  renouvelait  en  Suisse  les  scandales  de 
Tetzel  en  Allemagne  '  » . 

En  ce  siècle  d'affranchissement  de  l'esprit, 
de  même  qu'à  l'époque  précédente,  où  le 
peuple  était  encore  courbé  sous  le  joug  du 
clergé  et  des  seigneurs,  ce  grand  justicier 
qui  s'appelle  la  Mort  apparaît  comme  une 
sorte  de  précurseur  de  la  Révolution.  Le 
peuple  l'a  chargé  en  secret  de  ses  ven- 
geances, en  attendant  que  son  heure  se  lève 
et  que  son  jour  arrive.  Là  est  la  vraie  raison 
de  cette  popularité  de  la  Mort  et  du  sombre 
amour  qu'elle  inspire  à  une  époque  d'op- 
pression et  de  misère.  Elle  règne  et  frappe 
au  nom  de  la  justice  et  de  l'égalité. 

1 .  Lenient,  page  414. 


LE    FILLEUL 


IV 


Au  temps  de  Molière,  et  auparavant,  on 
se  moquait  volontiers  des  médecins;  on 
prétend  qu'ils  nous  le  rendent  bien  aujour- 
d'hui, et  que  nos  docteurs  s'égayent  parfois, 
entre  confrères,  aux  dépens  des  pauvres 
diables  qui  languissent  et  meurent  dans  leurs 
mains.  En  ce  cas,  ils  auraient  au  moins  au- 
tant de  raisons  pour  railler  nos  manies  et 
nos  terreurs  qu'on  a  jamais  pu  en  avoir,  dans 
les  siècles  passés,  de  plaisanter  sur  leur  sa- 
voir et  leur  habileté.  Ces  plaisanteries, 
d'ailleurs,  n'étaient,  après  tout,  dans  les  co- 
médies de  Molière  et  de  Legrand,  qu'un 
jeu  d'esprit  sans  conséquence,  dont  les  mé- 
decins riaient  les  premiers.  Les  moqueurs 
les  plus  intrépides  n'étaient  pas  les  moins 


DE     LA    MORT  19 

empressés  à  recourir  à  leur  art  dès  qu'ils 
croyaient  en  avoir  besoin. 

Il  n'en  était  pas  de  même  au  moyen  âge. 
La  médecine  était  loin  d'être  alors  ce  qu'en 
ont  fait  depuis  les  découvertes  de  la  science 
et  une  longue  suite  d'habiles  praticiens. 
Dans  ses  souffrances,  le  peuple  cependant 
s'adressait  au  médecin  comme  au  prêtre,  de- 
mandant à  l'un  la  guérison  de  ses  maux  phy- 
siques, à  l'autre  un  remède  à  ses  douleurs 
morales;  et,  si  ni  l'un  ni  l'autre  ne  lui  ap- 
portaient de  soulagement,  il  se  vengeait  de 
tous  deux  par  la  moquerie.  Cette  moquerie, 
pour  ne  parler  que  du  médecin,  n'était  pas 
un  simple  amusement  de  l'esprit,  une  forme 
de  plaisanterie  sans  raison,  mais  l'expression 
d'un  vrai  mécompte,  d'une  douloureuse 
expérience  de  l'impuissance  de  l'art  médical. 
Comme  il  avait  vu  dans  la  Mort  la  person- 
nification de  la  justice  qui,  dans  l'ordre  so- 
cial, remettait  toute  chose  à    sa   place,   le 


20  LE     FILLEUL 

peuple  se  tournait  encore  vers  elle  comme 
vers  son  seul  refuge  contre  la  maladie  et  les 
maux  de  tout  genre.  Le  squelette  fatal  lui 
apparaissait  au  bout  de  toutes  ses  avenues, 
sa  faux  tranchante  à  la  main ,  comme  le 
terme  où  tout  aboutit,  comme  la  figure  éter- 
nelle vers  laquelle  tout  le  menait,  tout  le  ra- 
menait sans  cesse. 

Quant  à  l'amour  obstiné  de  la  vie, 
cet  autre  trait  profond  que  nous  avons  si- 
gnalé dans  le  conte  lorrain,  il  n'y  faut  pas 
voir  seulement  l'effet  d'un  instinct  de  la  na- 
ture qui  répugne  à  la  destruction.  Les  sau- 
vages meurent  avec  facilité;  ils  semblent 
quitter  sans  regret  la  vie  nue  et  déserte  que 
leur  a  faite  leur  état  social.  Cependant  ils 
n'ont,  en  général,  d'une  autre  vie,  qu'une 
vague  et  triste  idée.  Il  n'en  est  pas  de  même 
de  l'homme  civilisé.  Quelque  misérable  que 
soit  pour  lui  la  destinée,  et  quoi  qu'on  lui  ra- 
conte d'un  autre  monde  où  les  maux  de  cette 


DE     LA    MORT  21 

vie  trouveront  leur  compensation  dans  un 
bonheur  éternel ,  il  ne  s'arrache  qu'avec 
peine  à  cette  existence  terrestre,  à  ce  sol  na- 
tal trempé  de  ses  sueurs  et  de  ses  larmes. 
C'est  qu'il  y  a  réellement  vécu!  C'est  que  la 
vie  humaine,  si  étroites  et  si  dures  qu'on  s'en 
représente  les  conditions,  lorsqu'elle  est  arri- 
vée à  renfermer  l'ordre  entier  des  sentiments 
humains,  de  ces  sentiments  que  nous  appe- 
lons naturels  parce  qu'ils  résultent  d'un  dé- 
veloppement moral  de  notre  nature,  a  pour 
le  cœur  de  l'homme  des  joies  et  des  douleurs 
auxquelles  on  ne  renonce  pas  aisément.  Tout 
système  social,  même  le  plus  arbitraire  et  le 
plus  injuste,  dans  lequel,  par  l'effet  d'une 
influence  morale  ou  religieuse,  l'amour, 
l'amitié,  les  sentiments  de  la  famille,  auront 
atteint  leur  développement,  créera,  par  l'en- 
lacement des  cœurs,  des  causes  profondes  à 
l'amour  de  la  vie.  Ce  n'est  que  dans  un  état 
social  inférieur  et  dans  une  forme  d'existence 


LE     FILLEUL 


presque  brute  que  l'homme  se  détache  de 
la  vie  comme  une  plante  sans  racines  enle- 
vée du  sol  par  un  souffle. 

Comme  on  le  voit,  le  philosophe  popu- 
laire qui  a  donné  sa  forme  dernière  à 
notre  conte  avait  assez  bien  médité  sur  la 
mort  et  sur  les  sentiments  qu'elle  inspire. 
Il  a  fait  de  son  œuvre  une  composition  lo- 
gique, bien  qu'il  en  ait  peut-être  emprunté 
les  détails  à  diverses  traditions.  Sa  fable  sa- 
tirique semble  le  résumé  de  plusieurs  autres 
qu'il  y  aurait  fait  entrer  en  les  remaniant; 
c'est  la  mise  en  récit,  sous  une  forme  douce- 
ment railleuse,  de  ce  que  devaient  penser  sur 
la  destinée  de  l'homme  et  sur  sa  fin  inévitable 
ces  durs  paysans  des  temps  féodaux  qui  ré- 
fléchissaient sous  le  joug  et  se  gabaient,  dans 
leurs  veillées,  des  pouvoirs  qui  pesaient  sur 
eux.  La  Providence  elle-même  n'échappait 
point  à  leurs  critiques,  et  le  gouvernement 
du  monde  ne  leur  semblait  point  sans  re- 


DE    LA    MORT  23 

proche.  N'y  pouvant  rien  changer,  ils  se 
contentaient  d'en  rire  :  rire  joyeux  en  appa- 
rence, amer  au  fond.  Sous  cette  humeur 
gouailleuse  qui  semble  particulière  à  l'es- 
prit gaulois,  sous  ces  facéties  goguenardes,  se 
cache  une  pensée  sérieuse,  une  profonde 
mélancolie. 


A  quelle  époque  fut  composé  le  conte 
recueilli  par  M.  Guénard?  C'est  là  une  ques- 
tion qu'il  ne  m'appartient  pas  de  résoudre. 
Il  doit  sans  doute  remonter  à  un  temps  où 
l'antique  respect  pour  les  croyances  reli- 
gieuses laissait  déjà  place  à  une  liberté  d'es- 
prit et  de  critique  d'autant  plus  grande  qu'elle 
ne  semblait  pas  tirer  à  conséquence.  Mais  ce 
trait  n'a  rien  de  bien  particulier,  et  cette  li- 
berté d'esprit  est  peut-être  plus  vieille  qu'on 


24  LE     FILLEUL 

ne  le  croit  généralement.  On  se  signerait 
aujourd'hui,  parmi  nos  cléricaux,  à  des  har- 
diesses qui  dans  les  siècles  de  foi  ne  cho- 
quaient pas  trop  des  croyants  plus  vrais  et 
plus  solides.  Jésus  lui-même,  dans  notre 
conte,  taxé  d'injustice  par  l'honnête  Thi- 
baut, se  contente  de  sourire  sans  répondre. 
Plus  d'un  dignitaire  de  l'Église  en  a  peut- 
être  fait  autant  si  quelque  jongleur  en  tour- 
née lui  a  conté  le  Filleul  de  la  Mori. 
D'un  autre  côté,  le  rôle  donné  à  la  Mort 
dans  ce  conte  semble  le  rapporter  au  temps 
où  la  Mort  jouait  dans  les  imaginations  ce 
rôle  de  grand  justicier  que  nous  venons  de 
lui  reconnaître. 

J'ignore  s'il  existe  d'autres  contes,  — ou- 
tre celui  des  frères  Grimm,  —  qu'on  puisse 
rapprocher  de  celui-ci.  C'est  affaire  aux  éru- 
dits  de  nous  en  instruire,  si  la  chose  leur  pa- 
raît en  valoir  la  peine,  et  de  décider  lequel 
est  antérieur  à  l'autre,  du  fabliau  lorrain  ou 


DE     LA     MORT 


du  conte  allemand.  On  recherche  aujour- 
d'hui les  vieux  contes  et  les  vieilles  chansons, 
on  se  plaît  à  la  littérature  populaire  et  naïve. 
Ce  qui  nous  attire,  en  général,  dans  les 
œuvres  d'imagination,  c'est  moins  la  beauté 
que  la  singularité  ;  ce  qui  nous  intéresse  sur- 
tout, c'est  la  façon  particulière  de  penser  et 
de  sentir  des  hommes  anciens  ou  étrangers, 
dans  son  rapport  avec  les  lieux,  les  temps, 
et  avec  les  formes  sociales.  Peut-être  trou- 
vera-t-on  à  notre  conte  ce  genre  d'attrait 
et  d'intérêt.  Il  offre  des  traits  d'un  sens  pro- 
fond et  d'autres  d'un  vrai  comique.  En  le 
mettant  en  vers,  j'ai  dû  le  traiter  à  ma  façon 
et  y  ajouter  bien  des  choses  de  mon  cru. 
Toutefois,  si  les  développements  m'appar- 
tiennent, le  fond  est  bien  celui  que  M.  Gué- 
nard  a  reçu  encore  tout  vivant  de  la  tradi- 
tion populaire  en  Lorraine.  J'ai  fait  de  mon 
mieux  pour  le  traduire  dans  la  forme  poé- 
tique des  contes  de  La  Fontaine,  rajeunie 

4 


2b  LE    FILLEUL    DE     LA    MORT 

de  nos  jours  par  Alfred  de  Musset.  J'ai 
voulu  à  mon  tour,  et  sans  oser  me  flatter 
d'y  réussir,  m'essayer  dans  ce  style 

Tant  oublié,  qui  fut  jadis  si  doux, 
Et  qu'aujourd'hui  l'on  croit  facile. 


LE 


FILLEUL  DE  LA  MORT 


FABLIAU    LORRAIN 


Foin  des  grands  vers  qu'on  nomme  alexandrins  ! 
En  vers  légers  je  veux  dire  une  histoire 
Qui  m'est  restée  au  fond  de  la  mémoire. 
Naguère  encore,  aux  villages  lorrains, 
On  la  contait,  le  soir,  à  la  veillée. 
C'est,  comme  on  dit,  un  conte  du  vieux  temps, 
De  ces  récits  des  âges  ignorants, 
Dont  notre  époque  est  tout  émerveillée, 


8  LE    FILLEUL 

Et  qu'à  Penvi  recueillent  nos  savants. 
Pour  celui-ci  je  demande  un  sourire. 
J'ai  mis,  rêveur,  quelque  amour  à  l'écrire; 
Il  me  semblait  y  sentir  palpiter, 
Sous  l'ironie  amère  et  le  caprice, 
L'âme  d'un  temps  affamé  de  justice, 
Et  qu'il  ne  faut  mépriser  ni  vanter. 

C'était  le  temps  où  le  peuple  de  France 

Dormait  encor  du  sommeil  de  l'enfance, 

Et,  de  ses  maux  pour  alléger  le  poids, 

Parait  son  front  de  rustiques  guirlandes 

Et  se  berçait  de  contes,  de  légendes, 

Tout  en  rêvant,  à  l'ombre  de  la  croix. 

On  respectait  les  prêtres  et  les  rois; 

Mais  aux  tyrans,  à  leur  sceptre,  à  leur  glaive, 

On  échappait  doucement  par  le  rêve. 

Parfois  aussi  le  bon  sens  du  maraud 

Epouvantait  qui  l'observait  d'en  haut. 

On  agitait,  parmi  ces  spectres  blêmes 

Que  décimait  la  faim,  de  grands  problèmes: 

Au  tribunal  de  l'humaine  raison 

Ils  citaient  Dieu  lui-même  à  comparaître; 

Ils  se  plaignaient  de  lui-même  au  Grand-Etre, 

Et  l'accusaient.  En  dépit  du  blason, 

Le  serf,  courbé  sous  le  joug  de  son  maître, 


DE     LA    MORT  29 

N'oubliait  pas  que,  dans  l'humanité, 
La  Mort  remet  partout  l'égalité. 
Dans  ce  récit  la  Mort  a  le  grand  rôle. 
Seule  elle  est  juste  en  notre  vieille  Gaule. 
De  ses  arrêts  admirant  l'équité, 
Le  paysan  la  craint  et  la  révère, 
Et,  la  voyant  frapper  de  tout  côté, 
Sans  épargner  richesse  ni  beauté, 
Age  ni  rang,  ni  même  royauté, 
Se  sent  vengé  par  cette  loi  sévère. 


II 


Donc,  en  ce  temps,  un  paysan  lorrain 
Cherchait  un  jour  pour  son  fils  un  parrain, 
Un  bon  parrain  est  un  oiseau  très  rare. 
Le  premier  point,  selon  certaines  gens 
Qui  là-dessus  semblent  fort  exigeants, 
C'est  qu'il  soit  riche  et  ne  soit  point  avare. 
Notre  homme  sut  autrement  raisonner. 
Simple  de  cœur,  de  conscience  honnête, 
Il  s'était  mis  certaine  idée  en  tête  : 
Raisonnement  bien  fait  pour  étonner! 
A  son  enfant  il  ne  voulait  donner 


3o  LE     FILLEUL 

Qu'un  parrain  juste,  en  sa  folie  extrême, 
Mais  vraiment  juste,  et  non  pas  à  peu  près, 
Suivant  le  temps,  les  gens,  les  intérêts, 
Comme  on  en  voit  ;  la  justice  enfin  même  ! . . . 
L'enfant  risquait  de  mourir  sans  baptême. 

Chez  ses  parents  d'abord  et  ses  amis 
L'homme  chercha,  puis  dans  le  voisinage, 
Puis  à  Tentour,  et  dans  chaque  village 
A  l'examen  tout  le  monde  fut  mis. 
Point  de  parrain.  Nul  n'avait  en  partage 
Cette  équité  ferme  et  sans  compromis, 
Rare  vertu  !  Mais,  sans  perdre  courage, 
Jurant  d'avoir  ce  qu'il  s'était  promis, 
Notre  Lorrain,  pour  se  mettre  en  voyage, 
Un  beau  matin  planta  là  son  ménage. 

Il  prend  en  main  son  bâton,  son  manteau 
Sur  son  épaule,  et  part  seul,  en  silence. 
Comme  il  passait  au  pied  d'un  grand  coteau. 
Il  voit  venir  le  seigneur  du  château 
Qui,  l'abordant  d'un  air  de  bienveillance  : 
«  Thibaut,  dit-il,  je  sais  ce  que  tu  veux; 
Garde-toi  bien  d'aller  plus  loin;  sur  l'heure 
Tu  dois  en  paix  regagner  ta  demeure  : 
J'ai  ton  affaire  et  viens  combler  tes  vœux. 


DE     LA    MORT  jl 

J'irai  tenir  sur  les  fonts  du  baptême 

Ton  fils. . . — Qui,  vous,  Monseigneur  ? — Oui,  moi-même. 

Ne  suis-je  pas  un  bon  parrain? — D'honneur, 

Vous  êtes  riche  et  puissant,  Monseigneur  ; 

Vous  n'avez  pas,  comme  nous,  vos  esclaves, 

La  pauvreté,  la  faim  à  la  maison; 

Mais  vous  avez  du  blé  mûr  à  foison 

Dans  vos  greniers,  et  du  vin  dans  vos  caves. 

Certe,  il  n'est  pas,  aux  environs  d'ici, 

J'en  suis  certain,  de  père  de  famille 

Qui  pour  parrain,  pour  son  fils  ou  sa  fille, 

Ne  vous  voulût,  —  non,  pas  même  à  Nancy, 

Tant  votre  nom  sur  tout  le  duché  brille! 

Et  cependant,  Seigneur,  foi  de  Thibaut, 

Recevez-en  mes  très  humbles  excuses, 

Vous  n'êtes  pas  le  parrain  qu'il  me  faut. 

—  Si  je  t'entends,  manant,  tu  me  refuses, 
Reprit  le  comte  alors,  d'un  ton  plus  haut  : 
Et  la  raison?  —  L'idée  est  singulière, 

Mais  c'est  la  mienne,  et  j'irai  jusqu'au  bout  : 
Pour  mon  compère  il  me  faut  avant  tout 
Un  homme  juste  et  de  justice  entière. 

—  En  vérité!  —  Monseigneur,  c'est  ainsi. 

—  A  la  bonne  heure  !  Ainsi  donc,  à  ton  compte, 
Je  ne  suis  pas  juste,  moi?  dit  le  comte. 

—  Ah!  Monseigneur,  vous  l'êtes,  mon  Dieu  si! 


32  LE    FILLEUL 

—  Eh  bien  alors?...  — Mais  à  votre  manière. 
Or  il  me  faut,  l'idée  est  singulière, 

Je  vous  l'ai  dit,  une  justice  entière, 

Qui  d'elle-même  ait  seulement  souci 

Et  non  du  temps,  Monseigneur,  ni  des  hommes; 

Telle,  en  un  mot,  que  dans  ce  monde-ci 

On  la  voit  peu  chez  tous,  tant  que  nous  sommes! 

Gens  comme  vous,  il  faut  le  dire  aussi, 

Dont  la  sagesse  est,  je  crois,  très  profonde, 

Ont  leur  façon  d'envisager  le  monde... 

—  Maître  Thibaut,  dit  en  l'interrompant 
Le  comte  alors,  vous  raisonnez  en  maître  ; 
Mais  un  avis  vous  peut  servir  peut-être  : 
Qui  pense  ainsi  bien  souvent  s'en  repent...  » 
Et,  là-dessus,  il  piqua  sa  monture, 
Laissant  Thibaut  confus  de  l'aventure. 

Dans  son  esprit  notre  homme  ruminant  : 
«  Allons,  dit-il,  je  l'ai  fâché  sans  doute. 
Qu'y  faire?  Il  faut  poursuivre  notre  route.  » 
Puis  il  reprit  sa  marche  incontinent. 

Sur  un  cheval  de  superbe  encolure, 

Un  cavalier  à  la  vaillante  allure 

S'en  vient  à  lui  d'un  galop  vif  et  prompt  : 

Regard  hardi,  sabre  au  flanc,  casque  au  front, 


DE     LA    MORT  33 

Des  éperons,  du  galon,  trois  panaches 

Hauts  et  flottants,  sans  parler  des  moustaches  ! 

Un  vrai  suivant  du  Dieu  qu'on  nomme  Mars. 

Sur  lui  Thibaut  a  fixé  ses  regards. 

A  son  costume,  à  sa  mine  hautaine, 

Il  reconnaît  un  fameux  capitaine 

Dont  les  soldats,  francs  et  damnés  pillards, 

Sont  craints,  haïs  par  toute  la  Lorraine. 

L'autre,  à  son  tour,  a  reconnu  Thibaut; 

Il  l'interroge:  «  Où  donc  va  ce  maraud? 

—  Sauf  le  respect  que  je  dois  à  mon  maître, 
Répond  alors  notre  brave  Lorrain, 

Je  vais  chercher  par  le  monde  un  parrain 
Pour  un  enfant  que  le  Ciel  m'a  fait  naître. 

—  Quoi!  d'un  enfant  quelqu'un  t'a  fait  cadeau  ! 

—  J'ai  fait  un  fils...  —  Et  tu  te  mets  en  quête 
D'un  bon  témoin  pour  célébrer  la  fête 

Du  jour  heureux  qu'un  prêtre  d'un  peu  d'eau 
De  ton  marmot  viendra  laver  la  tête. 
Par  tous  les  saints  !  tu  n'iras  pas  plus  loin, 
Maître  Thibaut,  je  serai  ce  témoin. 
C'est  convenu.  Mais,  dis-moi,  la  commère 
Est-elle  belle?  Et  ton  vin,  est-il  bon?  » 
A  ce  discours,  tremblant,  le  pauvre  père 
Voyait  déjà  le  diable  en  sa  maison. 
Il  répondit  pourtant  au  militaire  : 


34  LE    FILLEUL 

«  Tout  beau  qu'il  est,  pour  plus  d'une  raison, 
Votre  métier,  Seigneur,  ne  me  plaît  guère, 
Et  j'ai  juré  que  d'un  homme  de  guerre 
Mon  fils  jamais  ne  serait  le  filleul. 
Outre  les  gens  qu'il  met  dans  le  linceul, 
Et  sans  parler  ni  du  sang  ni  des  larmes, 
Plus  d'un  reproche  est  au  métier  des  armes  : 
L'injustice  est  dans  votre  droit  commun. 
Or  de  parrain,  pour  mon  fils,  j'en  veux  un 
Juste  avant  tout.  —Voyez  donc  ce  beau  sire 
Qui  fait  ici  l'insolent  avec  moi! 
Par  le  sang-Dieu  !  de  mes  yeux  ôte-toi, 
Dit  le  soudard,  et  vite,  ou  bien  je  tire, 
Pour  te  punir,  ce  sabre,  par  ma  foi!...  » 
Thibaut  deux  fois  ne  se  le  fit  pas  dire. 

Comme  il  allait  poursuivant  son  chemin, 

Marchant  toujours,  de  l'aube  au  crépuscule, 

Il  vit  venir,  son  bréviaire  en  main, 

Un  gros  abbé,  monté  sur  une  mule, 

Qui  cheminait  vers  le  couvent  prochain, 

Et  trottait  l'amble,  en  vrai  prélat  romain. 

One  on  ne  vit  figure  si  placide. 

Vrai  fils  du  cloître,  à  l'ombre  épanoui, 

Il  promenait  partout  autour  de  lui 

Son  gros  œil  bleu,  plein  d'un  orgueil  timide, 


DE    LA    MORT  35 

Et  son  sourire  innocent  et  candide. 
Apercevant  Thibaut  qui  cheminait, 
De  s'approcher  de  loin  il  lui  fait  signe, 
Puis,  lui  tendant  à  baiser  sa  main  digne  : 
«  Thibaut,  dit-il,  voyant  qu'il  ruminait, 
Que  cherches-tu?  Pour  quel  pèlerinage 
As-tu  quitté  ce  matin  ton  ménage? 
Au  Seigneur  Dieu  que  vas-tu  demander? 
Pluie  ou  beau  temps?  Puisse-t-il  t'accorder 
Ce  qu'il  te  faut,  et  même  davantage! 
Je  veux  prier  pour  ton  heureux  voyage; 
Reçois  d'abord  ma  bénédiction...  » 
Agenouillé,  suivant  l'antique  usage, 
Thibaut  s'incline  avec  dévotion, 
Puis  au  prélat  tient  debout  ce  langage  : 
«  Seigneur  abbé,  vous  êtes  bien  trop  bon! 
Un  autre  soin  dans  l'esprit  m'aiguillonne  : 
Ma  Jeanne  a  mis  au  monde  un  gros  poupon, 
Et  pour  parrain  au  fils  que  Dieu  me  donne 
Je  vais  chercher  quelque  honnête  personne, 
Juste  avant  tout,  c'est  ma  condition, 
Et  fermement,  si  Dieu  ne  m'abandonne, 
J'en  maintiendrai  la  résolution.  » 
L'abbé  reprend  :  «  Ton  idée  est  fort  bonne, 
Ami  Thibaut,  et  je  l'approuve  fort. 
Précisément  la  justice  est  mon  fort; 


36  LE     FILLEUL 

Tout  mon  couvent  et  tout  le  voisinage, 
S'il  le  fallait,  en  rendraient  témoignage. 
Au  mécréant  je  donne  toujours  tort, 
Toujours  raison  à  l'homme  honnête  et  sage 
Qui,  servant  Dieu,  rend  à  l'Église  hommage, 
A  nos  besoins  ouvre  son  coffre-fort, 
Et  de  ses  biens  fait  un  juste  partage.  » 
Thibaut  sourit.  «  Ce  parrain  désiré, 
Ami  Thibaut,  c'est  moi  qui  le  serai. 
Ce  m'est  plaisir  d'accueillir  ta  requête, 
Car  de  longtemps  je  te  connais  honnête, 
Et  bon  chrétien.  Va  trouver  ton  curé; 
En  ton  logis  que  le  festin  s'apprête, 
Car  sans  repas  il  n'est  de  bonne  fête. 
—  C'est  trop  d'honneur,  dit  d'un  ton  pénétré 
L'ami  Thibaut,  en  se  grattant. la  tête. 
Pourtant,  Seigneur,  un  scrupule  m'arrête  : 
C'est  qu'il  me  faut,  j'en  ai  fait  le  serment, 
Dans  mon  parrain  la  justice  complète, 
La  conscience  et  le  droit  jugement 
D'un  homme  ferme  à  tout  événement. 
Or  il  faut  bien,  père,  que  je  le  dise, 
Ces  vertus-là  sont  très  peu  dans  l'Église, 
Et,  pour  trouver  une  stricte  équité, 
Il  faut  chercher  ailleurs,  en  vérité. 
Avec  la  force  on  sait  qu'elle  pactise, 


DE     LA     MORT 

Et  que  chez  vous  tout  crime  est  racheté 
Par  un  peu  d'or  à  l'autel  apporté; 
Vous  l'avez  dit  vous-même  avec  franchise. 
Excusez-moi  si  je  vous  scandalise, 
Il  se  peut  bien  que  je  ne  sois  qu'un  sot. 
—  Maître  Thibaut,  vous  sentez  l'hérésie, 
Dit  le  prélat,  prenez  garde  au  fagot!  » 
Il  le  quitta  brusquement  sur  ce  mot. 
Thibaut  de  peur  se  sent  l'âme  saisie; 
Sur  un  bûcher  il  croit  déjà  rôtir, 
Et  cependant,  sans  aucun  repentir, 
De  plus  en  plus  tient  à  sa  fantaisie. 

Mais  quel  passant  vient  au-devant  de  lui? 
Sur  le  chemin  qui  voit-il  apparaître? 
Jésus  lui-même!  Il  se  fait  reconnaître 
Aux  purs  rayons  qui  de  sa  tête  ont  lui. 
Tombe  à  genoux  devant  ton  divin  maître, 
Brave  Thibaut!  car  ce  n'est  plus  un  prêtre; 
Dieu  même  à  toi  se  révèle  aujourd'hui! 
Devant  ce  front  rayonnant  de  lumière, 
Thibaut  du  sien  a  touché  la  poussière. 
Jésus  lui  parle,  et  d'un  accent  divin  : 
•  Thibaut,  dit-il,  je  connais  ton  dessein. 
Oui,  je  connais  quel  désir  te  possède, 
Et  viens  du  ciel  exprès  pour  t'être  en  aide; 


38  LE     FILLEUL 

De  ton  enfant  je  serai  le  parrain, 

Si  tu  veux  bien  de  moi.  »  Notre  Lorrain 

Reste  d'abord  un  moment  sans  rien  dire. 

Aux  pieds  du  Christ  il  se  traîne,  il  soupire; 

Puis  tout  à  coup,  —  le  rustre  est  raisonneur, — 

Levant  la  tête,  il  répond  au  Seigneur  : 

«  Mon  doux  Jésus,  qui,  par  votre  supplice, 

Avez  sauvé  le  monde  et  racheté 

De  ses  péchés  la  triste  humanité, 

Pardonnez-moi  si  de  votre  justice 

J'ose  douter,  sachant  votre  bonté. 

Mais  quand  je  vois  du  peuple  la  misère 

Et  des  tyrans  le  règne  sur  la  terre, 

Mon  humble  esprit  se  demande  parfois 

Ce  qu'ici-bas  vous  êtes  venu  faire, 

Et  qu'a  servi  votre  mort  sur  la  croix? 

A  ces  enfants  dont  vous  êtes  le  père, 

Juste  envers  tous,  ne  pouviez-vous,  Seigneur, 

Donner  la  paix  au  défaut  du  bonheur? 

Pardonnez-moi  ma  parole  sincère  : 

Est-ce  du  monde  une  loi  nécessaire, 

Celle  qui  fait  ce  partage  inégal, 

Du  bien  aux  uns,  pour  les  autres  du  mal?  » 

Jésus  sourit.  Il  aurait  pu  répondre 
Au  paysan  sans  doute  et  le  confondre. 


DE     LA     MORT  3û, 

Il  n'en  fît  rien.  De  peur  d'être  battu? 
Qui  le  croira?  Non,  nul  ne  pourra  croire 
Qu'un  Dieu  n'eût  pas  remporté  la  victoire 
Sur  un  Lorrain  raisonneur  et  têtu. 
Et  c'est  un  fait  cependant  qu'il  s'est  tu. 
Devant  Thibaut  et  son  réquisitoire, 
Jésus,  muet,  se  cache  dans  sa  gloire. 

Mais  voici  bien  une  autre  vision  : 
Devant  Thibaut  c'est  la  Mort  qui  se  montre, 
La  faux  en  main,  et  vient  à  sa  rencontre. 
Thibaut  se  signe  à  l'apparition, 
Et  tout  tremblant,  dès  qu'il  l'a  reconnue, 
Pense  déjà  que  son  heure  est  venue. 
Morne  squelette,  en  brandissant  sa  faux, 
Elle  s'avance  et  fait  craquer  ses  os. 
Thibaut  veut  fuir,  mais  le  spectre  farouche 
Est  déjà  là,  qui  lui  parle  et  le  touche; 
Et,  devant  lui,  muet,  terrifié, 
Notre  Lorrain,  comme  pétrifié, 
Entend  ces  mots  d'une  odieuse  bouche  : 
«  Ecoute-moi,  Thibaut,  et  ne  crains  rien; 
Tu  vas  bien  voir  que  je  te  veux  du  bien  ! 
Tu  me  connais  :  je  suis  la  souveraine 
Dont  ici-bas  chacun  subit  la  loi. 
Je  viens  ici  pour  te  tirer  de  peine  : 


40  LE     FILLEUL 

De  ton  enfant  je  serai  la  marraine. 
Suis-je  équitable  et  juste  selon  toi?  » 
Thibaut  répond  en  cachant  son  effroi  : 
«  Vous  l'êtes,  certe,  et  nul  ne  le  conteste 
Votre  justice  à  tous  est  manifeste  : 
Sujet  ou  roi,  pauvre  ou  riche,  ici-bas 
La  Mort  jamais  ne  fait  grâce  à  personne; 
Sa  faux  partout  également  moissonne, 
Et  toute  vie  aboutit  au  trépas. 
Ce  que  j'ai  dit,  je  ne  m'en  dédis  pas. 
Tenez  mon  fils  sur  les  fonts  du  baptême, 
Puisque  la  Mort  est  la  Justice  même.  » 


III 

Ainsi  fut  dit.  Thibaut  l'avait  voulu  ! 
Avec  la  Mort  il  fît  donc  alliance, 
Non  sans  garder  un  fond  de  défiance. 
Entre  eux  bientôt  le  pacte  fut  conclu. 
Trois  jours  après,  grande  cérémonie 
Pour  le  baptême,  et  grande  compagnie, 
Mais  peu  joyeuse.  En  habit  de  gala, 
Couronne  en  tête  et  manteau  sur  l'épaule, 
La  faux  en  main,  prête  à  jouer  son  rôle, 


DE     LA     MORT  41 

La  vieille  Mort  à  son  poste  était  là. 

Chacun  baissait  les  yeux,  et  c'est  à  peine 

Si  l'on  osait  regarder  la  marraine; 

Et  le  curé  même,  l'air  inquiet, 

En  récitant  parfois  balbutiait. 

Comme  en  un  ciel  pur  un  nuage  sombre 

Voile  l'éclat  du  jour  qui  souriait, 

La  Mort  sur  tout  semblait  jeter  son  ombre. 

On  acheva  cependant  sans  encombre, 

Et  de  Thibaut  ainsi  le  nouveau-né 

Fut  fait  chrétien.  Quel  nom  lui  fut  donné 

Par  sa  marraine  au  baptême,  l'histoire 

Ne  le  dit  pas.  Nommons-le  le  Filleul. 

Si  le  repas  fut  grave,  on  peut  le  croire. 

On  s'anima  cependant  après  boire, 

Et  puis  l'on  fut  danser  sous  le  tilleul. 

Avec  la  Mort  Thibaut  ouvrit  la  danse; 

On  s'amusa  longtemps,  on  fit  bombance; 

Puis,  tout  fini,  Thibaut  demeura  seul 

Et  fut,  rêveur,  se  coucher  en  silence. 

L'enfant  grandit.  Il  était  frais,  vermeil, 
Beau  de  visage  et  plein  de  gentillesse, 
Ayant  parfois  au  front  quelque  tristesse, 
Mais  d'esprit  vif  et  toujours  en  éveil. 
Faut-il  conter  les  jeux  de  son  enfance? 


42  LE     FILLEUL 

Il  dénichait  les  oiseaux  dans  les  bois; 
Il  poursuivait  l'insecte  sans  défense 
De  fleur  en  fleur.  La  marraine  parfois 
Le  visitait,  et,  dans  sa  bienveillance, 
De  jouets  neufs  apportait  quelque  choix. 
C'étaient  surtout  des  glaives  et  des  croix. 
L'étrenne  un  jour  fut  même  une  potence 
Toute  mignonne;  un  pendu  s'y  balance... 
L'antique  Mort,  ouvrant  ses  maigres  doigts, 
N'eût  pas  fait  mieux  pour  un  enfant  des  rois! 

Quand  il  fut  grand,  un  soir,  avec  le  père, 

Assis  tous  deux  au  pied  du  vieux  tilleul, 

La  Mort  causait  et  parlait  du  Filleul. 

a  Qu'en  ferons-nous?  dit-elle  à  son  compère. 

C'est  le  moment  de  choisir  un  état 

Pour  le  jeune  homme,  et  je  veux  qu'il  prospère. 

—  Soit,  dit  Thibaut,  raisonnons  cette  affaire; 

J'en  suis  d'accord.  Le  ferons-nous  soldat? 

Ce  métier-là  sans  doute  doit  vous  plaire. 

Moi  je  le  hais,  malgré  tout  son  éclat; 

Son  injustice  excite  ma  colère  : 

C'est,  à  vrai  dire,  un  grand  assassinat. 

Sera-t-il  moine,  et  d'un  saint  célibat 

Le  ferons-nous  suivre  la  règle  austère? 

Restera-t-il  jour  et  nuit  en  prière? 


DE    LA    MORT 

Dût-il  monter  jusqu'à  l'épiscopat, 
Même  être  pape,  il  ne  m'importe  guère! 
C'est  un  métier  de  fainéant,  commère. 
—  Bien  raisonné,  dit  la  Mort,  sur  ma  foi! 
Je  n'aime  pas  non  plus  la  moinerie, 
Et  son  métier  n'a  rien  qui  me  sourie, 
Bien  que  chez  elle  on  se  serve  de  moi 
A  tout  propos  pour  inspirer  l'effroi, 
Et  qu'on  en  fasse  au  peuple  une  sentence 
Pour  l'exhorter  à  faire  pénitence! 
Sur  ces  gens-là  je  pense  comme  toi. 
Quant  aux  soldats,  leur  destin  m'intéresse, 
Et  j'ai  pour  eux  vraiment  quelque  tendresse, 
Car  ils  me  sont  soumis  aveuglément, 
Sachant  tuer  et  mourir  vaillamment. 
Dans  le  combat  j'inspire  leur  ivresse; 
Parlons-en  donc  respectueusement  : 
Ce  sont  mes  gens  et  qui  font  ma  récolte. 
Mais  pour  ton  fils  ce  métier  te  révolte, 
Soit!  J'ai  pour  lui,  si  c'est  ton  sentiment, 
J'ai  mieux  encore  à  mon  gré.  J'en  veux  faire 
Un  médecin!  —  Bien  trouvé,  dit  le  père. 
Tu  peux  compter  sur  mon  consentement. 
Ce  métier-là  n'est  pas  pour  me  déplaire  : 
On  peut  tuer  son  homme  proprement, 
Et  pour  la  chose  on  reçoit  un  salaire! 


44  LE     FILLEUL 

Je  suis  d'un  point  inquiet  seulement  : 

C'est  qu'il  faudra  payer  l'enseignement. 

Faire  un  docteur  est  une  grosse  affaire! 

—  Bah  !  dit  la  Mort,  crois-tu  donc  nécessaire 

Qu'un  médecin  soit  à  ce  point  savant 

De  raisonner  des  effets  et  des  causes, 

Et  qu'en  sa  tête  il  loge  tant  de  choses? 

Va!  leur  savoir  si  vanté  n'est  souvent. 

Tu  peux,  Thibaut,  m'en  croire,  que  du  vent. 

Ton  fils  saura  tout  ce  qu'il  faut  qu'il  sache 

Pour  son  état,  et  j'en  ferai  ma  tâche. 

En  quatre  mots  c'est  moi  qui  l'instruirai. 

S'il  retient  bien  ce  que  je  lui  dirai, 

Des  grands  docteurs  tout  pleins  d'expérience 

Nul  ne  pourra  le  passer  en  science. 

En  un  seul  point  tout  sera  concentré  ; 

Il  suffira  pour  lui  d'y  prendre  garde  : 

Vers  un  malade  appelé,  qu'il  regarde 

A  quel  endroit  près  du  lit  je  serai, — 

Car  à  lui  seul  je  me  révélerai, 

Et  nul  que  lui  ne  doit  me  voir  en  face!  — 

Donc  près  du  lit  qu'il  observe  ma  place  : 

Si  c'est  en  tête,  il  peut  être  assuré 

Que  le  malade  est  perdu  sans  remède. 

Sans  disputer  avec  moi,  qu'il  me  cède! 

Si  c'est  au  pied,  le  salut  est  certain. 


DE     LA     MORT  45 

On  peut  alors,  sans  crainte  de  méprise, 
Avoir  recours  à  l'art  du  médecin; 
Il  en  fera  sûrement  l'entreprise, 
Et  le  malade  en  son  temps  sera  sain.  » 

Thibaut  écoute,  il  admire  en  silence, 

Et  dans  la  Mort  il  voit  sa  providence. 

Son  fils,  pour  être  un  docteur  renommé, 

N'aura  besoin  de  robe  ni  de  toque, 

Mais  d'un  secret  en  trois  mots  renfermé. 

Incontinent,  sans  latin  ni  défroque, 

En  son  logis,  sans  aucun  apparat, 

Le  Filleul  fut  admis  au  doctorat; 

Et,  pour  entrer  en  fonction  sur  l'heure, 

Il  mit  enseigne  au  seuil  de  sa  demeure, 

Portant  ces  mots  :  Au  Docteur  qui  ne  fault; 

Puis,  confiant  dans  leur  vertu  magique, 

Sans  faire  plus,  attendit  la  pratique. 

Mais  le  client  au  docteur  fit  défaut  ; 

Seul  il  restait,  oisif,  en  sa  boutique. 

Un  jour  pourtant  un  bruit  s'est  répandu 
De  seuil  en  seuil,  par  le  peuple  entendu  : 
Du  duc  Raoul  la  fille  bien-aimée, 
D'un  mal  étrange,  inconnu,  consumée, 
Allait  mourir  :  tout  secours  était  vain; 


46  LE     FILLEUL 

Les  médecins  y  perdaient  leur  latin. 
Cette  nouvelle  à  sa  porte  semée, 
Notre  docteur  la  recueille  un  matin. 
L'occasion  lui  paraît  opportune, 
Et  vers  Nancy,  son  bâton  à  la  main, 
Pour  y  chercher  la  gloire  et  la  fortune, 
Plein  d'espérance,  il  se  met  en  chemin. 

En  arrivant  dans  la  ville  ducale, 

De  la  Lorraine  illustre  capitale, 

Notre  Esculape  au  palais  se  rendit. 

On  l'accueillit  de  façon  fort  brutale. 

Parlant  au  chef  des  gardes,  il  lui  dit  : 

Je  viens  sauver  la  princesse.  —  Détale, 

Fou,  mendiant!...  Mais  le  duc  l'entendit. 

On  n'espérait  plus  rien  de  la  science, 

Et  le  docteur  venant  à  point  nommé, 

Quand  tout  semblait  près  d'être  consommé, 

On  le  reçut,  bien  qu'avec  défiance. 

«  Qu'on  fasse  entrer  cet  homme.  »  On  l'introduit. 

Vers  la  princesse  il  est  soudain  conduit. 

Or  le  docteur,  comme  il  entrait  à  peine 

Dans  cette  chambre  où  tout  semblait  muet, 

En  la  sondant  d'un  regard  inquiet, 

Au  pied  du  lit,  qui  voit-il?  Sa  marraine! 

J'ai  dit  :  au  pied.  Notre  homme  est  tout  joyeux, 


DE     LA    MORT  47 

Sûr  d'être  un  jour  bien  payé  de  sa  peine, 
Et  vers  le  lit  marche  silencieux. 
Là,  la  princesse  apparaît  à  ses  yeux; 
Pâle,  flétrie  et  de  sueur  trempée, 
Elle  gisait  comme  une  fleur  coupée. 
En  écartant  les  lourds  rideaux  soyeux, 
Il  se  pencha  vers  la  blanche  figure, 
Et  de  son  sort  parut  chercher  l'augure, 
Mais  sans  parler.  Tout  autour,  anxieux, 
Le  cœur  serré,  chacun  semblait  attendre 
Le  premier  mot  qu'il  allait  faire  entendre. 
Notre  docteur,  enfin,  se  redressant  : 
«  Elle  vivra,  dit-il  d'un  ferme  accent; 
Elle  vivra,  j'en  jure  sur  ma  tête! 
Si  j'ai  menti,  que  l'échafaud  s'apprête! 
J'y  veux  monter.  — Amen  !  c'est  accordé, 
Répond  le  duc,  entendant  la  requête, 
Et  souviens-toi  que  tu  l'as  demandé  !  » 

La  chambre  était  close  et  tout  obscurcie; 
A  peine  un  peu  de  jour  y  pénétrait. 
On  y  voyait  toute  une  pharmacie, 
Onguents,  sirops;  l'air  qu'on  y  respirait, 
Je  ne  sais  quoi  de  fétide  et  de  fade, 
D'un  bien  portant  aurait  fait  un  malade. 
Notre  docteur,  changeant  cela  soudain, 


48  1E     FILLEUL 

Par  la  fenêtre  il  jeta,  de  sa  main, 
Bocal,  fiole,  avec  la  droguerie 
Dont  l'aspect  seul  donnait  l'hypocondrie. 
Tout  y  passa.  Puis,  avec  le  grand  air, 
Par  la  croisée  ouverte,  un  rayon  clair 
Fit  dans  cette  ombre  arriver  la  lumière, 
La  vie  aussi.  Ce  fut  comme  un  réveil; 
Et  la  princesse,  en  rouvrant  sa  paupière, 
D'un  long  regard  salua  le  soleil  ; 
Puis  sur  sa  joue  une  teinte  plus  vive 
Un  instant  même  apparut  fugitive; 
Elle  semblait  sortir  d'un  long  sommeil 
Et  doucement  revenir  à  la  vie. 
Au  lieu  d'un  morne  et  lugubre  appareil, 
Par  un  ciel  bleu  sa  vue  était  ravie. 
Dans  un  beau  vase,  aux  riantes  couleurs, 
Pour  tout  julep  on  mit  de  fraîches  fleurs 
Aux  doux  parfums;  un  cristal  diaphane 
S'emplit  d'eau  pure  en  place  de  tisane. 
Débarrassé  de  tout  meuble  suspect, 
L'appartement  prit  vite  un  autre  aspect  ; 
Tout  y  parut  avec  un  air  de  fête. 
Ce  que  voyant,  plus  d'un  hochait  la  tète: 
N'était-ce  pas  un  scandale  vraiment, 
Voire  une  insulte  à  la  douleur  d'un  père, 
Que  de  vouloir  à  cet  appartement 


DE    LA     MORT  49 

Oter  ainsi  son  air  d'enterrement, 

Si  convenable  alors  qu'on  désespère? 

Regardant  tout,  le  duc  laissait  tout  faire. 

c  Qui  peut  savoir,  se  disait-il  tout  bas, 

Si  ce  docteur  singulier  n'aurait  pas 

Quelque  secret  par  lequel  il  opère 

Et  peut  sauver,  dans  cet  extrême  cas, 

Ma  fille  unique?...  Et  s'il  faut  qu'elle  meure, 

Enfer  et  ciel  !  s'il  faut  que  je  la  pleure, 

J'aurai  du  moins  la  joie,  en  mon  chagrin, 

De  faire  après  mourir  le  médecin!  » 

Elle  vécut.  Le  docteur  fit  merveille, 
Et  la  princesse  alla  de  mieux  en  mieux. 
Un  doux  éclat  revient  à  ses  beaux  yeux, 
De  jour  en  jour  sa  joue  est  plus  vermeille  ; 
Et,  du  printemps  reprenant  les  couleurs, 
Elle  renaît  en  regardant  des  fleurs. 
Chacun  admire  alors,  crie  au  miracle. 
Le  médecin  fut  tenu  pour  oracle. 
Comme  il  savait  composer  son  maintien, 
Se  taire,  il  put  imposer.  La  nature 
Avait  tout  fait  dans  cette  noble  cure, 
Mais  il  en  eut  l'honneur  :  ne  faire  rien, 
En  médecine,  est  souvent  faire  bien. 


5o  LE     FILLEUL 


IV 


Si  j'écrivais  un  conte  de  féerie, 
Où  l'on  permet  un  peu  de  tromperie, 
Mêlant  ici  mensonge  et  vérité, 

—  L'un  avec  l'autre  aisément  se  marie,  — 
Pour  dénoûment  je  vous  aurais  conté 
Que  le  Filleul  épousa  la  princesse, 

Pour  son  sauveur  prise  d'un  vif  amour, 
Et  qu'il  devint  un  grand  prince  à  son  tour. 
Il  n'en  fut  rien.  Pourtant  il  eut  richesse, 
Clients,  honneurs  et  crédit  à  la  cour. 
Il  eut  aussi  des  titres  de  noblesse, 
Et  dans  la  ville  établit  son  séjour. 
Il  eut  valets,  demeure  fastueuse, 
Riche  équipage  et  table  somptueuse; 
Il  but,  mangea,  fut  heureux  nuit  et  jour. 
Comme  il  avait  une  âme  généreuse, 
Il  fit  venir  chez  lui  ses  vieux  parents, 
Le  bon  Thibaut  et  sa  femme  fidèle. 

—  Car  elle  fut  des  femmes  le  modèle; 
J'ai  de  ce  fait  le  plus  sûr  des  garants, 


DE    LA    MORT  5l 

Dans  les  récits  c'est  qu'on  ne  dit  rien  d'elle.  — 

Avec  leur  fils  ils  vécurent  contents, 

Ne  faisant  rien,  se  donnant  du  bon  temps. 

Ainsi  toujours  les  contes  se  terminent. 
Pourtant  ici  le  mien  ne  finit  pas; 
Mais  sur  la  route  où  mes  vers  s'acheminent 
Il  me  faut  faire  encore  quelques  pas. 
Muse  gauloise,  ô  Muse  populaire, 
A  qui  je  dois  ce  vieux  conte  lorrain 
Qu'ici  j'arrange  et  brode  à  ma  manière, 
Si,  des  pédants  narguant  le  sot  dédain, 
A  tes  récits  j'ai  toujours  su  me  plaire, 
A  ton  amant  souris,  ô  ma  bergère! 
Viens  en  chantant  m' abréger  le  chemin. 
Et  toi,  lecteur  ami,  laisse-toi  faire  ; 
Le  conte  aura  sa  morale  à  la  fin. 

A  tous  nos  maux  la  Mort  est  le  refuge. 
En  tout  procès  la  Mort  est  le  grand  juge. 
Elle  remet  tout  en  ordre  ici-bas, 
Et  les  grandeurs  que  le  soleil  éclaire 
Vont  s'abîmant  dans  la  nuit  du  trépas. 
Aussi  la  Mort  fut  toujours  populaire. 
On  admirait  autrefois  ses  arrêts 
Tombant  d'en  haut  sur  des  têtes  célèbres, 


52 


LE     FILLEUL 


Et  plus  d'un  peintre  en  des  danses  funèbres 
De  son  squelette  a  reproduit  les  traits. 
En  Allemagne,  au  pays  des  légendes, 
Sur  de  vieux  murs  on  voit  de  ces  tableaux, 
Presque  effacés,  dans  de  mornes  enclos. 
Preux  chevaliers,  dames,  en  longues  bandes, 
Rois  et  prélats,  y  font  des  sarabandes. 
La  Mort  préside  et  montre  au  jour  ses  os. 
Sous  le  soleil  de  la  belle  Italie, 
La  Mort  triomphe  aux  fresques  d'Orgagna, 
Dans  le  blanc  cloître  où  son  pinceau  régna, 
Et  la  clarté  du  ciel  en  est  pâlie. 
Dans  notre  Gaule,  au  milieu  d'un  charnier, 
Jadis  le  peuple,  avec  force  gambades, 
Fêtait  la  Mort  en  vives  mascarades. 
Rire  vaut  mieux  que  pleurer  et  crier. 
Ornant  de  fleurs  ainsi  la  coupe  amère, 
On  s'amusait  sous  le  fer  meurtrier. 
L'esprit  humain,  ne  pouvant  l'oublier, 
Jouait  avec  le  spectre  au  front  sévère. 
Tel  un  enfant  joue  avec  sa  grand'mère, 
Tout  à  la  fois  craintif  et  familier. 

Trop  tôt  toujours  quand  sa  faux  nous  moissonne, 
La  Mort  ne  plaît  cependant  à  personne. 
Chacun  frémit  d'en  être  visité, 


DE     LA     MORT  53 

Car  toute  chair  à  son  aspect  frissonne. 

Le  sage  même  entre  en  perplexité. 

Sa  crainte  antique,  éternelle,  défie 

Tous  les  discours  de  la  philosophie 

Et  les  sermons  de  la  religion; 

D'aucun  onguent  la  molle  friction 

Ne  peut  calmer  la  blessure  divine 

Qu'elle  ouvre  au  fond  de  l'humaine  poitrine. 

Parfois,  du  sein  de  son  affliction, 

Un  malheureux,  brisé  par  la  souffrance, 

Croit  dans  la  Mort  mettre  son  espérance 

Et  l'invoquer...  Mais  c'est  un  vain  propos! 

Non,  jeune  ou  vieux,  même  accablé  de  maux, 

Fût-on  martyr,  traîné  sur  une  claie, 

Eût-on  au  flanc  une  béante  plaie, 

Un  noir  venin  nous  rongeât-il  les  os, 

Non,  nul  n'aspire  à  l'éternel  repos  ! 

Vieille  maxime,  et  que  je  tiens  pour  vraie, 

Même  en  dépit  de  nos  sages  nouveaux! 

Thibaut  vivait  chez  son  fils  sans  rien  faire, 

Je  vous  l'ai  dit.  La  Mort  venait  toujours 

En  son  logis  visiter  son  compère, 

Et  lui  comptait  lentement  ses  longs  jours. 

De  sa  présence  il  avait  l'habitude; 

Ils  échangeaient  ensemble  maints  propos. 


54  LE     FILLEUL 

Pourtant  toujours  vers  la  terrible  faux 

Il  regardait  avec  inquiétude. 

Ni  la  vieillesse  et  sa  décrépitude, 

Ni  bien  des  maux,  n'avaient  fait  naître  en  lui 

De  cette  vie  aucune  lassitude. 

Sa  femme  morte,  il  sentit  quelque  ennui  ; 

Puis  il  porta  patient  son  veuvage. 

Un  jour  il  eut  de  sa  fin  le  présage. 

Il  vit  en  rêve  un  lieu  vaste  et  profond, 

Illuminé  par  des  lampes  sans  nombre 

Dont  les  milliers  de  feux  tremblaient  dans  l'ombre . 

La  Mort  errait  sous  le  morne  plafond, 

Et,  visitant  leur  file  taciturne, 

A  pas  muets  s'approchait  de  chaque  urne. 

Thibaut  s'étonne  et  regarde,  attentif. 

Il  sent  au  cœur  un  trouble  involontaire, 

Et,  soupçonnant  déjà  quelque  mystère, 

Suit  en  rêvant  la  Mort  d'un  pas  craintif. 

Parmi  ces  feux  tremblants  dans  les  ténèbres, 

Les  uns  brillaient  d'un  éclat  pur  et  vif; 

D'autres  jetaient  un  éclair  fugitif, 

Prêt  à  s'éteindre  en  des  ombres  funèbres. 

Thibaut  avise,  en  un  coin  écarté, 

Sur  une  mèche  aux  trois  quarts  consumée, 

Un  feu  mourant  dont  la  faible  clarté 


DE     LA    MORT  55 

Semblait  tout  près  d'expirer  en  fumée. 

Au  fond  du  cœur  je  ne  sais  quel  instinct 

Tournait  ses  yeux  vers  ce  feu  presque  éteint. 

Une  autre  lampe  à  côté,  plus  heureuse, 

Lançait  un  jet  de  flamme  vigoureuse. 

Tout  anxieux  :  «  Commère,  qu'est  cela? 

Dit  le  vieillard.  —  Dans  la  race  mortelle 

Chaque  existence  a  sa  lampe,  dit-elle. 

—  Eh!  fais-moi  voir  la  mienne.  —  La  voilà!  » 

Et,  de  son  doigt  décharné  la  camarde 

Montrant  la  lampe  expirante  :  «  Regarde  !  » 

Thibaut  pâlit.  «  Et  de  qui  celle-ci? 

Dit-il  encor,  montrant  la  flamme  chaude 

Qui  pétillait  à  côté?  —  C'est  de  Claude, 

Ton  vieux  voisin,  la  lampe,  dit  la  Mort. 

— Le  vieux  coquin  !  Vraiment  !  comme  il  se  porte  ! 

Assurément  il  doit  bénir  le  sort. 

J'aurais  bien  cru  sa  lampe  à  demi  morte. 

Elle  est  encor  pleine  d'huile  »...  A  ce  mot, 

Tendant  la  main,  Thibaut,  qui  n'est  pas  sot, 

Par  un  emprunt  à  la  lampe  brillante, 

Veut  rallumer  sa  lampe  vacillante 

Et  de  ses  jours  renouveler  le  flot 

Presque  tari.  De  l'urne  encore  pleine 

Il  s'emparait  déjà;  mais  la  marraine 

Le  surveillait,  et,  l'arrêtant  soudain  : 


56  LE     FILLEUL 

«  Si  je  souffrais,  dit-elle,  ce  larcin, 
Serais-je  encor  la  Juste  qu'on  révère? 
Thibaut  baissa  la  tête  tristement. 


En  s'éveillant  il  fit  son  testament. 
Bientôt,  le  nez  sous  une  couverture, 
Le  moribond,  à  son  dernier  moment, 
Payait  son  dur  tribut  à  la  nature. 

Le  médecin,  resté  seul,  eut  son  tour, 
Et  dans  son  lit  dut  se  coucher  un  jour. 
Sur  cette  couche  où  son  heure  s'apprête, 
En  s'étendant,  il  voit  la  Mort  en  tête. 
Fâcheux  présage  !  En  vain  il  ordonna 
Pour  s'y  soustraire,  en  faisant  la  grimace, 
A  ses  valets  de  le  changer  de  place. 
On  le  tourna,  puis  on  le  retourna. 
Dix  fois  on  mit,  docile  à  sa  requête, 
La  tête  au  pied,  puis  les  pieds  à  la  tête. 
Au  même  lieu  toujours,  à  son  chevet, 
Toujours  la  Mort,  debout,  se  retrouvait. 
Ce  que  voyant,  par  aucun  stratagème 
N'espérant  plus  pouvoir  tromper  la  Mort, 
Notre  docteur  dut  accepter  son  sort. 
Se  résignant  devant  l'heure  suprême, 


DE     LA     MORT 


Il  fît  venir  un  prêtre,  confessa 
Tous  ses  péchés,  et  puis  il  trépassa. 

C'est  le  destin,  et  nous  ferons  de  même. 


8 


A     PARIS 

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COO       RONCHAUD,    LO    FILLEUL    DE    L 

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