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Full text of "Le fils d'Antony"

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LE   FILS  D'ANTONY 

Par    ALEXIS    BOUVIER 


Jules  ROUFF,  Éditeur,  14,  Cloître  Saint-Honoré.  —  PARIS 


LE   FILS  D'ANTONY 


PREMIÈRE    PARTIE 

LES   SUITES    D'UNE   FAUTE 


PROLOGUE 


CHAPITRE    PREMIER 

«    ELLE   ME   RÉSISTAIT,   JE   l'ai    ASSASSINÉE.    » 


Entre  cinq  et  &ix  heures  du  matin,  il  faisait  à  peine  jour,  par  ce  ciel  gris, 
par  ce  temps  humide  et  triste  qui  fait  le  pavé  gras  et  la  nature  sombre  ;  t«ut 
grelottant  sous  la  brume  qui,  traversant  leurs  vêtements,  allait  glacer  leurs 
moelles,  des  curieux  étaient  groupés  devant  la  porte  cochère  d'un  petit  hôtel 
du  faubourg  Saint-Honoré. 

Claquant  des  dents,battant  des  pieds,  soufflant  dans  leurs  doigts,  ils  s'inter- 
rogeaient sur  les  cris  qu'on  venait  d'entendre  à  l'intérieur  de  l'hôtel  d'Hervey. 

Les  uns  racontaient  qu'un  crime  avait  été  commis,  d'autres  assuraient  que 
le  fait  était  moins  grave  et  se  bornait  à  une  correction  sévère  infligée  par 
un  époux  outragé,  à  sa  femme  et  à  son  complice. 

On  avait  vu  entrer  une  chaise  de  poste  couverte  de  boue,  les  chevaux 
jusqu'au  poitrail,  la  voiture  jusqu'aux  essieux.  Le  colonel  d'Hervey,  la  tète 
à  la  portière,  criait  au  postillon  de  se  hâter.  Ne  voulant  pas  attendre  le  temps 
nécessaire  à  l'ouverture  de  la  porte  cochère,  le  colonel,  sautant  de  la  voiture, 
était  entré  dans  l'hôtel  et  s'était  précipité  vers  les  appartements,  stupéfiant  et 
le  concierge  et  sa  femme  hâtivement  habillés  en  entendant  la  voix  du 
maître. 

La  chaise  de  poste  entrait  dans  la  cour,  la  porte  se  refermait,  lorsque  les 
cris  : 

—  Au  secours  I  à  l'assassin  1  retentissaient  dans  les  appartements,  et  aus- 
sitôt les  domestiques,  à  peine  vêtus,  le  visage  bouleversé,  étaient  sortis  de 
l'hôtel,  l'un  allant  chez  le  commissaire,  l'autre  courant  au  poste  des  Champs- 


LE  FILS  D'ANTONY. 


Élysées  pour  chercher  la  garde,  un    autre  se  précipitant  pour  trouver  un 
docteur. 

Les  curieux  friands  de  scandale  ne  quittaient  plus  la  porte,  interrogeant 
vainement  le  concierge  chaque  fois  que  celui-ci  paraissait  une  minute  pour 
regarder  si  ceux  qui  étaient  sortis  ne  revenaient  pas  avec  les  gens  qu'ils 
étaient  allés  chercher. 

La  curiosité  s'augmentait  du  mystère  ;  la  bise  froide  des  matins  d'hiver 
pouvait  les  glacer,  les  badauds  ne  quitteraient  pas  la  place. 

L'assa^-sin  était  là  et  on  voulait  le  voir.  Un  crime  avait  été  commis,  on 
voulait  le  connaître  ;  c'était  un  spectacle  qu'aucun  ne  voulait  perdre  ;  s'ils 
avaient  osé,  ils  auraient  enfoncé  la  porte  pour  assister  à  l'agonie  de  la 
victime. 

L'histoire  que  nous  racontons  se  passait  à  la  fin  de  l'année  1831.  Les 
badauds  de  cette  époque  étaient  les  mêmes  curieux  cruels  que  ceux  d'au- 
jourd'hui. Ils  attendaient  patiemment,  sans  raison,  —  car  la  porte  était 
fermée,  les  volets  clos;  —  ils  ne  pouvaient  rien  voir,  rien  entendre.  Le 
petit  hôtel  gardait  son  secret,- mais  les  badauds  attendaient. 

La  demeure  du  colonel  d'Hervey  était  un  petit  hôtel  élégamment  simple  à 
l'extérieur,  mais  aux  appartements  somptueux.  La  façade  du  faubourg  Saint- 
Honoré  montrait  deux  corps  de  bâtiment  peu  élevés,  encadrant  une  vaste 
porte  cochère  et  terminés  à  l'italienne  par  une  terrasse  à  balustres  Louis  XYI. 
La  cour  était  juste  assez  large  pour  permettre  la  circulation  d'une  voiture, 
qui,  suivant  une  chaussée  formant  la  raquette,  s'arrêtait  devant  un  péristyle 
élevé  de  trois  marches.  D'épaisses  tapisseries  protégeaient  le  vestibule  contre 
le  vent  d'hiver.  Un  des  corps  de  bâtiment  bordant  la  cour  était  occupé  par  le 
concierge  et  sa  femme,  la  cuisinière  et  les  domestiques  ;  l'autre,  en  face,  ser- 
vait d'écurie  et  de  remise. 

Au  fond,  se  trouvaient  les  grands  bâtiments,  dont  les  derrières  donnaient 
sur  un  immense  jardin  qui  permettait  de  sortir  par  les  Champs-Elysées.  Dans 
ce  bâtiment,  se  trouvaient  les  appartements  de  M.  d'Hervey.  En  y  pénétrant, 
on  devinait  que  le  colonel  y  résidait  peu;  c'était  bien  là  la  demeure  d'une 
femme,  demeura  à  laquelle  on  ascendait  par  le  grand  escalier  en  foulant  un 
tapis  moelleux  et  en  respirant  les  délicieux  parfums  que  la  belle  M""  d'Hervey 
répandait  autour  d'elle.  A  chaque  pas,  dans  les  meubles,  les  tentures,  dans  les 
bibelots,  le  goût  et  le  choix  de  la  belle  mondaine  se  révélaient. 

Le  colonel  d'Hervey  n'habitant  guère  le  petit  hôtel  du  faubourg  Saint- 
Honoré,  obligé  par  son  service  à  vivre  loin  de  Paris,  la  baronne  d'Hervey 
résidait  seule  dans  l'hôtel. 

Le  colonel  d'Hervey  n'aimait  pas  Paris  ;  il  préférait  la  caserne  à  son  hôtel. 
Il  s'était  marié  par  raison,  pour  avoir  un  fils  qui  fût  militaire,  comme  lui.  Le 
colonel  aimait  sa  femme  sans  passion,  il  la  voyait  deux  fois  l'an,  en  congé,  et 
comme  il  s'ennuyait  chez  lui,  qu'il  avait  horreur  du  monde,  il  n'épuisait  jamais 
entièrement  son  temps  de  permission. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


Il  en  voulait  à  sa  femme  de  lui  avoir  donné  une  fille. 
En  épousant  Adèle  d'Hervey,  il  avait  amené  chez  lui  une   petite  pen- 
sionnaire qui  s'ennuyait  profondément,  et  son  affection  pour  elle  était  toute 

paternelle. 

Le  colonel  d'Hervey  avait  environ  cinquante  ans,  et  il  paraissait  son  âge. 
C'était  un  grand  gaillard,  ayant  bel  air  dans  son  costume  de  hussard,  quoique 
le  torse  parût  un  peu  lourd  sur  ses  longues  jambes  maigres,  mais  nerv'euses  ; 
le  visage  était  crâne,  l'air  bon;  dans  l'ensemble  des  traits  on  lisait  la  douceur, 
la  timidité  et  le  courage.  Sur  le  front  fuyant  les  cheveux  un  peu  grisonnants, 
coupés  à  la  Titus,  formaient  l'étoile.  Les  pommettes  des  joues  étaient  rouges  et 
légèrement  givelées;  la  moustache  douce  était  frisée  ;  le  nez  ferme  de  dessin, 
un  peu  foncé  en  couleur,  avec  les  joues  chaudes  de  ton,  indiquait  une  affection 
sérieuse  pour  la  dive  bouteille. 

L'œil,  bleu  clair,  était  enfoncé  sous  l'arcade  sourcilière;  la  lèvre  était 
gourmande  d'aspect. 

Le  colonel  d'Hervey  était  venu  à  Paris  en  costume  de  pékin,  —  déguisé, 
comme  il  disait  ;  —  il  avait  le  cou  sei'ré  dans  un  col  de  crin  qui  l'obligeait  à 
se  tourner  tout  d'une  pièce;  il  était  vêtu  d'une  redingote  noire  collante  sur  les 
épaules  et  sur  les  bras,  qui,  s'échancrant  sur  les  manchettes  plissées,  faisait 
paraître  les  mains  énormes ,  et  ficelé  dans  un  gilet  attaché  du  col  au  ventre 
par  cinquante  boutons  de  métal.  Il  marchait  droit,  haut  la  tête,  se  coiffant  sur 
le  côté  d'un  chapeau  à  vastes  bords  outrageusement  cambrés  ;  ses  longues 
jambes  se  perdaient  dans  un  pantalon  à  la  hussarde,  énorme  aux  hanches, 
étroit  aux  chevilles.  Il  marchait  toujours  à  grands  pas,  en  se  dandinant  un  peu, 
gêné  comme  un  cavalier  à  pied,  la  main  gauche  prise  par  le  pouce  dans  la 
poche,  la  main  droite  brandissant  sa  canne  qu'il  tenait  comme  un  sabre.  C'est 
ainsi  qu'il  avait  traversé  la  cour  et  s'étaitprécipité  sous  le  péristyle,  devançant  le 
concierge  qui  courait  pour  lui  ouvrir  les  portes,  et  lui  commandant  sèchement  : 

—  Va  à  ta  loge...  et  qu'on  ne  bronche  pas  ici  I 

Il  était  suivi  à  quatre  pas  par  son  brosseur,  en  petite  tenue  de  hussard,  qui, 
sans  dire  un  mot,  exécutant  Tordre  du  colonel,  avait  pris  le  portier  par  la 
ceinture  et  l'avait  jeté  brutalement  dans  les  bras  de  sa  femme  stupéfaite. 

A  l'heure  où  notre  histoire  commence,  la  chaise  de  poste,  couverte  de  boue, 
stationnait  devant  le  péristyle.  Les  chevaux,  fumants,  piaffaient.  Le  postillon, 
en  entendant  des  cris,  en  voyant  les  gens  courir,  était  venu  chez  le  concierge  ; 
celui-ci,  qui  s'était  précipité  dans  la  maison  au  premier  appel,  en  était  redes- 
cendu épouvanté.  Il  racontait  ce  qu'il  avait  vu  et  sa  femme  l'écoutait  en 
gémissant  et  en  levant  les  mains  en  l'air  —  ce  qui,  chez  elle,  indiquait  l'effroi. 

Ce  que  disait  le  malheureux  concierge  nous  mettra  rapidement  au  courant 
de  ce  qui  s'était  passé. 

—  Et  il  l'a  tué?  demandait  le  postillon. 

—  Raide,  d'un  coup  I  notre  pauvre  chère  dame. 

—  On  connaît  l'assassin  ? 


6  LE  FiLS  D'ANTONY. 


—  Mais  oui,  et  c'est  incroyable,  c'est  un  ami  de  la  maison,  que  madame 
voyait  tous  les  jours  dans  le  monde. 

—  Il  restait  donc  ici  ? 

—  Mais  non,  madame  reste  seule  et  ne  reçoit  jamais  quand  monsieur  n'est 

pas  à  Paris, 

—  Gomment  est-il  venu  à  l'hôtel  à  cette  heure-ci? 
7-  C'est  ce  que  je  ne  m'explique  pas. 

—  Il  n'est  pas  entré  par  ici,  il  doit  s'être  introduit  dans  la  maison  en  esca- 
ladant le  mur  du  jardin;  il  sera  entré  par  la  petite  porte  des  Champs-Elysées, 
dit  la  femme  du  concierge. 

—  Assurément  il  ne  peut  être  venu  que  parla,  car  cequi  m'a  éveillée,  c'est 
lorsque  monsieur  a  frappé  à  coups  redoublés  à  la  porte. 

—  On  aurait  dit  qu'il  se  doutait  de  quelque  chose. 

—  Je  sais,  pour  mon  compte,  qu'il  a  sacré  comme  un  charretier  tout  le  long 
de  la  route  pour  me  faire  enlever  mes  chevaux;  je  croyais  qu'il  était  attendu, 
fit  le  postillon. 

—  Tu  as  vu  la  façon  dont  il  est  entré  I 

—  Oui,  c'est  drôle. 

—  Mais  enfin  ce  n'est  pas  un  voleur? 

—  Pardié  !  noa,  et  je  me  doute  de  la  chose.  Voilà  longtemps  qu'il  rôde 
autour  de  madame  et  quelqu'un  aura  prévenu  monsieur. 

—  11  a  bien  choisi  son  temps,  celui-là... 

—  Qu'est-ce  que  tu  crois  donc?  demanda  la  femme. 

—  Voilà  qu'il  est  bientôt  sept  heures.,  il  y  a  trois  heures  environ  que 
madame  est  rentrée  ;  elle  revenait  de  la  soirée  de  la  vicomtesse  de  Lancy.  Le 
cocher  a  dételé,  soigné  ses  chevaux  et  ça  a  duré  au  moins  une  heure  ;  il  s'est 
couché  et  il  n'a  rien  vu,  rien  entendu  dans  la  maison  ;  il  y  avait  encore  de  la 
lumière  chez  madame.  —  Eh  bien,  je  crois  que  le  gredin  sera  entré  par  le 
jardin  quand  tout  le  monde  dormait  ici.  Gomme  il  connaît  la  maison,  qu'on  ne 
ferme  jamais  la  porte  des  appartements  sur  le  jardin  —  ça,  c'est  la  faute  de 
madame,  c'est  elle  qui  l'a  voulu  —  il  sera  rentré  par  là  ;  on  ne  Ta  pas  entendu 
monter,  il  aura  surpris  madame  au  moment  où  elle  se  préparait  à  se  coucher. 
—  Nous  disions  tous  ici  qu'il  en  était  amoureux  fou,  et  il  aura  voulu  la 
surprendre  par  la  force,  parce  qu'elle  ne  voulait  pas  répondre  à  ses  avances 

—  C'est  une  infamie  I 

—  Vous  savez,  on  ne  peut  pas  juger  ça,  fit  le  postillon  simplement. 

—  Comment  î  un  misérable  qui  prend  une  femme  malgré  elle...- 

—  Enfin,  vous  devinez  ce  qui  se  sera  passé  :  madame,  effrayée  de  voir  un 
homme  chez  elle,  l'aura  repoussé  en  criant  :  Au  secours!  elle  se  sera  débattue  ; 
c'était  juste  au  moment  où  monsieur  frappait  à  la  porte;  croyant  que  l'on 
accourait  à  l'appel  de  madame,  il  aura  voulu  l'empêcher  de  crier  et  il  Ta  tuée. 
Il  espérait  se  sauver  par  où  il  était  venu  et  c'est  juste  à  ce  moment  que  le 
colonel  est  entré  dans  la  chambre  et  ^'est  jeté  sur  lui. 


LK  FILS  D'ANTONT. 


—  Oh  !  c'est  éi)<;uvantable;  mais  jo  le  dis^ais,  quand  je  l'ai  ru  :  chi  homme- 
là  a  un  regard  effrayant. 

—  C'est  un  jeune  homme  du  monde?  riche  ?  noble? 

—  Du  monde,  oui  ;  riche,  oui  ;  mais  noble,  on  ne  .sait  pas;  il  vit  on  dandy,  il 
est  hautain,  insolent,  superbo  comme  un  noble,  et  il  se  nomme  Antony  tout 
court. 

Le  postillon  hochait  la  tôte;  après  une  pose  d'une  grande  minute,  la  con- 
cierge demanda  à  son  mari  : 

—  Rt  monsieur,  que  fait-il? 

—  Le  colonel?  il  est  anéanti,  agenouillé  devant  le  lit;  il  pleure  comme  un 
enfant;  Yrai  !  ça  fend  le  cœur  de  voir  un  brave  soldat,  un  bon  homme,  dans 
cet  état-là. 

—  Et  la  pauvre  chère  madame,  si  douce,  si  bonne,  mourir  comme  ça... 

—  RIf  l'assassin,  dem?jnda  le  postillon,  où  est-il? 

—  Oh  î  il  est  bien  gardé.  C'est  le  brosseur  qui  le  tient. 

—  Ah  !  le  brosseur!  oh  I  c'est  un  gaillard,  celui-là. 

—  Vous  pouvez  le  croire,  il  est  brutal  comme  le  diable,  et  si  le  gre  Jin  fai- 
sait un  geste  pour  se  sauver,  Veraet  l'étranglerait  comme  un  lapin...  C'est 
bien  grAce  à  monsieur  si  ça  n'est  pas  déjà  fait.  Quand  Vernet  a  entenpu  son 
colonel  crier  au  secours,  il  s'est  précipité  dans  la  chambre  et  il  a  pris  mon 
Antony  au  cou,  il  l'a  terrassé  ;  nous  avons  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  le 
lui  arracher  des  mains...  il  râlait  déjà. 

—  Et  lui? 

—  Qui  lui? 

—  L'assassin!  que  fait-il  maintenant? 

—  M.  Antony?  il  a  l'air  calme  et  tranquille  comme  s'il  aviùt  fait  la  chose  la 
plus  simple  du  monde, 

—  Qu'a-t-il  dit  au  colonel,  quand  il  a  été  pris? 

— -  Il  ne  veut  répondre  à  rien,  il  n'a  ,dit  qu'une  phrase  qu'il  croit  suffisante 
pour  tout  expliquer,  et  qu'un  mot  qu'il  pense  devoir  le  justifier.  Il  a  dit  : 
«  Elle  me  résistait,  je  l'ai  assassinée.  » 

—  Oh  !  le  misérable  !  Quel  cynisme  l  exclamait  la  femme.  A  son  regard  on 
voyait  bien  qu'il  était  capable  de  ça. 

--  Puis,  continua  le  concierge,  à  chaque  reproche,  à  chaque  question,  il 
répond  :  Je  l'aimais. 

—  C'est  un  lapin  tout  de  même,  un  mâle,  fit  le  postillon. 

—  Voulez-vous  pas  dire  ça  !  protesta  la  concierge  outrée,  c'est  une  abomi- 
nation, c'est  le  dernier  des  coquins. 

—  Je  sais  bien,  reprit  le  postillon,  que  c'est  une  drôle  de  façon  de  prouver 
son  amour...  Enfin. 

~  C'est  un  fou. 

—  Ça?  c'est  peut-être  pas  vrai... 

—  Qui  est-ce  qui  vient  là?  fit  la  concierge,  entendant  du  bruit  à  la  porto 


^^  LE  FILS  D'ANTONY. 


Gochère.  Elle  courut  ouvrir.  C'étaient  quelques  hommes  de  garde  qui  venaient 
pour  s'emparer  du  coupable.  On  écarta  les  curieux  et  un  soldat  fut  placé  en 
faction  devant  la  porte  cochère,  avec  mission  de  ne  pas  laisser  stationner  les 
badauds  qui,  toujours  patients,  passèrent  de  l'autre  côté  de  la  rue. 

Quelques  minutes  après,  le  commissaire  de  police  arrivait  et  procédait  à 
l'arrestation.  Introduit  dans  la  chambre  du  crime,  il  constata  rapidement  l'état 
des  lieux,  n'osant  troubler  la  douleur  navrante  du  colonel,  agenouillé  près  du 
lit  sur  lequel  ét'^it  étendue  la  victime. 

Il  voulut  interroger  l'assassin,  mais,' au  premier  mot,  celui-ci  lui  dit  : 

—  Je  n'ai  rien  à  vous  dire  ici,  je  me  nomme  Antony,  c'est  moi  qui  ai  assas- 
siné M™^  d'Hervey;  je  me  livre.  Emparez-vous  de  moi  et  emmenez-moi  hors 
de  ces  lieux,  où  ma  présence  ne  fait  qu'augmenter  le  mal  que  j'ai  fait.  Je  vous 
donne  ma  parole  d'honneur  que  je  ne  chercherai  pas  à  m'enfuir. 

—  Monsieur  le  commissaire,  je  vous  demande  de  l'accompagner  jusqu'à  la 
prison,  et  j'en  réponds,  fit  d'un  ton  menaçant  un  grand  gaillard  en  petite  tenue 
de  hussard.  Si  le  coquin  bouge... 

Antony  haussa  légèrement  les  épaules. 

Sur  un  ordre  du  commissaire  de  police,  les  soldats  s'emparèrent  du  jeune 
homme.  Antony  ayant  demandé  à  être  conduit  en  voiture,  le  magistrat  en 
envoya  chercher  un«,  et,  quelques  minutes  après,  il  allait  monter  dans  le 
fiacre  qu'il  avait  fait  entrer  dans  la  cour,  lorsqu'il  vit  paraître  un  jeune  homme, 
le  docteur  Olivier  Delaunay,  qui  lui  demanda  ; 

—  Est-ce  vrai,  ce  que  l'on  m'a  dit?  Malheureux  !  qu'avez-vous  fait? 

—  C'est  vrai!  Elle  est  morte  I...  fit  Antony.  Vos  soins  seront  inutiles.  Elle 
est  morte  !  je  l'aimais  trop  pour  qu'elle  appartînt  à  un  autre  I 

—  Oh  I  mon  Dieu  I  mon  Dieu  1  les  malheureux  I  exclama  le  docteur  Olivier 
Delaunay,  en  se  précipitant  sous  le  péristyle,  pendant  qu' Antony,  montant  dans 
le  fiacre,  s'asseyait  et  baissait  la  tête,  courbé  sous  le  poids  de  ses  pensées,  ne 
s'occupant  pas  du  brosseur  du  colonel,  qui,  de  sa  propre  autorité,  se  plaçait 
devant  lui,  pendant  que  le  commissaire  de  police  s'asseyait  à  ses  côtés. 

La  grande  porte  s'ouvrit,  et,  au  désappointement  des  curieux,  la  voiture 
partit  rapidement  dans  la  direction  de  la  préfecture  de  police. 

Le  commissaire  de  police  avait  pu  juger  ce  qu'était  le  coupable,  ce  n'était 
pas  là  un  criminel  vulgaire,  il  ne  s'abandonnait  pas  ;  il  se  livrait.  C'est  lui  qui 
allait  au-devant  de  l'accusation.  Il  y  avait  dans  cette  aff'aire  un  caractère  mys- 
térieux qui  rendait  le  commissaire  très  réservé,  et,  nous  devons  l'observer, 
malgré  la  gravité  du  crime,  le  coupable  semblait  sympathique.  C'est  pour  cela 
qu'arrivé  à  la  préfecture,  après  les  formalités  de  l'écrou,  sur  sa  demande, 
Antony  fut  conduit  dans  une  chambre  à  part  faisant  partie  des  dépendances  dô 
la  Conciergerie  et  nommée  la  pistole.  Il  avait  déposé  au  greffe  l'argent  qu'il 
avait  sur  lui.  Il  suivait  les  gardiens  qui  le  conduisaient  dans  sa  prison,  lorsque 
le  commissaire  lui  demanda  s'il  n'avait  pas  l'intention  de  prévenir  sa  famille 
de  son  arrestation. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


Un  peu  stupéfait  il  l'ouvrit  et  la  lut.  (Page  H.) 


—  Je  n'ai  ni  famille,  ni  amis...  Je  n'ai  qu'un  désir,  c'est  qu'on  en  finisse  vite 
avec  moi.  J'ai  tué,  je  dois  mourir...  L'instruction  de  mon  affaire  est  simple  ; 
ce  que  j'ai  fait,  je  ne  le  regrette  pas.  Je  l'ai  prémédité  aussi,  et  exécuté  après 
mûre  réflexion.  —  Je  mérite  la  mort,  qu'on  me  tue  au  plus  tôt. 

Le  commissaire  avait  tressailli  en  entendant  parler  ainsi  celui  qu'il  venait 
d'arrêter,  et  sa  sympathie  pour  le  misérable  s'était  augmentée  de  pitié  :  il 
devinait  dans  tout  cela  un  drame  qui  atténuait  le  crime. 


10  LP  FILS  D'ANTONY. 


Au  contraire,  Vernet,  le  brosseur  du  colonel  d'Hervey,  enfonçait  ses  ongles 
dans  la  paume  de  ses  mains,  et,  grinçant  des  dents,  disait  : 

—  Gredin,  va  !  si  on  m'avait  laissé,  tu  aurais  déjà  ton  affaire.., 

Sur  un  regard  du  commissaire,  il  s'était  tu,  et  celui-ci  avait  repris  : 

—  Vous  n'avez  rien  à  me  dire  sur  le  mobile  du  crime? 

—  Rien  que  ce  que  j'ai  (îit  déjà.  Qu'on  m'épargne  les  longs  inierrpgatoires. 
J'aimais  cette^ femme,  je  voulais  la  posséder,  fût-ce  au  pr\%  d'uîi  Gnrn.e,  elle 
m'a  résisté,  je  l'ai  assassinée. 

—  G^est  tout  ce  que  vous  voulez  dire. 

Antony,  qui  se  disposait  à  sorti??  du  gvefÇ^  fonv  suivre  ses  gardiens,  se 
retourna,  et,  le  sourcil  froncé  pendant  une  grande  minute,  il  plongée^  son 
regard  dans  l'oeil  du  commissaire,  çberchant  à  comprendre  }'iï^|;3|^fipp,  mise 
dans  la  phrase.  Le  magistrat  soutint  le  regard,  et  Antony,  se  doHipt^jit^  faisant 
un  effort  pour  parler  avec  calme,  répondit  : 

—  Je  n'ai  rien  à  dire  que  la  vérité.  J'aime  depuis  cinq  ans  A^èle  4'îf^rvey. 
Je  l'aimais  jeune  fille  ;  j'aurais  voulu  l'épouser;  mais  je  n'^yg^s  p^^  4^  {^pm  à 
lui  donner.  Jel'aimais,  et  j'ai  cherché  dans  réloignemer^t)'pu)3Ude  pef  m\ouYy 
qu'elle  repolissait.  J'aurais  peut-être  toujours  respecté  la  l^\irie  fj^^j'piais, 
apprenant  à  mon  retour  qu'elle  était  à  un  autre,  mon  ai^jour  §^^^t  augmenté 
par  la  jalousie.  Je  la  respectais  chaste,  vierge  ;  naa  passion,  m^s  ^és}p§  4^vin- 
yent  plus  vifs  quand  j'appris  qu'elle  était  femme... 

r—  Elle  était  mère... 

—  Et  que  m'importe?  je  l'aimais.  Jp  ^^}^  resté  chez  ell^,  ^^\^^.  ^  ne 
repuler  devant  rien... 

—  Oh  l  le  gredin...  niais  je  vais  t'étrafigl^|î  l  riigit  Verjiel: 

—  Taisez-vous  l  fit  le  commissaire. 

-^  l^lle  devait  me  cédpr  ou  mourir...  et  j'avais  apporfé  n^  stylet  fi^  me 
Pendant  chez  elle.  Je  ne  regrette  rien.  Je  l'air|ie  mieux  mqrte  ai^si.  Bile  ç)vait 
été  une  jeune  fille  pure,  elle  est  morte  encore  honnête...  Je  suis  m  îlflJséBW'^' 
je  }e  sais.  Je  vivai^  pqur  mon  amour,  je  ^oU  e^  l^purir  !!••  Peinauflez  p'on  me 
GQi^rtaïïiî^e  Yite,  monsieur. 

—  Yous  na'éppuvantez  1...  fit  le  commiss^jr^. 
Antony  haussa  les  épaules  et  suivit  le^  gardiens. 
Yernet  était  furieux  et  il  exclama: 

—  Il  n'y  a  pas  besoin  de  le  juger,  donnez-le  moi  ce  coquin-lA  et  je  vais 
l'exécuter. 

Le  commissaire  restait  pensif,  regardant .  s'éloigner  celui  qu'il  venait 
d'ani^ner.  Ce  n'était  pas  là  un  criminel  ordinaire,  ce  grand  et  beau  garçon, 
qui  faisait  si  légèrement  le  sacrifice  de  sa  vie,  qui  s'abandonnait  à  l'accusa- 
.  tion,  refusant  de  se  disculper,  et  presque  fier  de  sa  tentative  de  viol,  qui  avait 
abouti  au  meurtre.  Cependant,  le  commissaire  trouvait  bien  étrange  ce  palme, 
il  assemblait  difficilement  cet  amour  farouche,  cet  homme  qui  aimait  et  qui 


LE  FILS  D'ANTONY.  li 


tuait  l'objet  aimé.  Il  y  avait  dans  tout  cela  un  mystère  qui  l'intéressait,  et 
qu'il  aurait  voulu  découvrir. 

Après  avoir  signé  le  livre  d'écrou,  il  se  retira  pensif,  et  répondit  au  greffier 
qui  lui  demandait  le  motif  de  sa  préoccupation  : 

—  Je  voudrais  être  chargé  de  l'instruction  de  cette  afTaire. 

—  Bahl  je  vous  vois,  monsieur  Lardin,  vous  intéresser  à  cet  homme  qui 
n'est  peut-être  que  le  plus  vulgaire  coquin.  Ça  n'a  pas  de  nom.  Ça  aime,  ou  ça 
paraît  aimer  des  gens  au-dessus  de  sa  position.  Vous  croyez  à  un  roman 
d'amour,  et  ça  n'est  peut-être  qu'une  bonne  affaire,  menée  par  un  bel  intri- 
gant. 

—  Peut-être  avez-vous  raison. 

—  Mais  certainement  qu'il  a  raison,  cria  le  hussard.  —  Bon  sang  de  bon 
Dieu  I  parce  que  ce  pékin-là  vous  a  un  pantalon  à  sous-pieds  et  une  chemise  à 
jabot,  vous  le  traitez  comme  un  ministre!  Vous  devriez  me  flanquer  ça  avec 
les  coquins  de  son  espèce.  Et  pas  du  tout,  vous  lui  fichez  une  chambre  à  part... 
Il  n'y  a  donc  pas  de  justice?...  C'est  un  assassin,  il  a  tué  la  femme  de  mon 
Colonel,  et  vous  devriez  me  fourrer  ça  dans  un  cachot... 

—  Il  a  raison,  fit  le  guichetier,  approuvant  le  brosseur,  qui,  exaspéré, 
frappait  de  grands  coups  de  poing  sur  la  table  pour  appuyer  son  raisonne- 
ment... Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?...  Excusez  moi,  monsieur  Lardin. 

Le  guichetier  sortit.  Une  estafette,  un  garde  municipal,  venait  d'entrer 
dans  la  cour,  il  descendait  de  cheval,  lorsque  le  guichetier  vint  lui  demander 
ce  qu'il  voulait.  Le  garde  montra  une  grande  lettre,  adressée  du  ministère 
directement  à  lui.  Un  peu  stupéfait,  il  l'ouvrit  et  la  lut. 

Tout  bouleversé,  il  rentra  au  greffe  et  dit  au  commissaire  : 

—  Vous  avez  peut-être  raison....  ça  n'est  pas  une  affaire  ordinaire. 
Le  commissaire  Lardin  s'avança  carrément  aussitôt  pour  demander: 

—  Qu'y  a-t-il  ? 

Le  hussard  Vernet  fronçait  ses  énormes  sourcils,  et  interrogeait. 

—  Nom  de  Dieu!  qu'est-ce  qu'il  y  a  encore? 
A  mi-voix,  le  guichetier  dit  : 

—  Je  reçois  des  instructions  relatives  à  l'homme  que  vous  venez  d'amener. 
je  dois  avoir  pour  lui  les  plus  grands  égards,  ne  pas  le  traiter  comme  le  cou- 
pable qu'il  paraît  être,  satisfaire  à  ses  désirs,  et  lui  donner  le  grand  logement 
de  la  Conciergerie. 

—  Qu'est-ce  que  ça  veut  dire? 

Vernet  envoyait  des  coups  de  poing  dans  le  vide,  il  rageait.  Ah  !  comme  il 
regrettait  à  cette  heure  de  n'en  avoir  pas  fini  d'un  coup  avec  le  gredin,  lors- 
qu'il le  tenait  par  le  col,  dans  la  chambre  de  sa  victime. 

—  Vous  aviez  raison,  fît  le  guichetier,  ce  n'est  pas  une  affaire  ordinaire. 
Hussard,  nous   allons  retourner  à  l'hôtel  d'Hervey,  —  je   dois  être  là 

lorsque  l'on  va  venir  pour  procéder  aux  constatations.  —  Et  plus  bas  il  dit  au 
guichetier  :  Je  reviendrai  vous  voir. 


12  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Tous  savez,  monsieur  La  Police,  fit  le  hussard,  s'adressant  au  guiche- 
tier, tous  les  hommes  sont  des  hommes,  et  ce  n'est  pas  parce  que  celui-là  est 
mieux  mis,  qu'il  est  protégé  par  n'importe  qui,  qu'il  faudrait  lui  ouvrir  la 
porte...  Nom  d'un  tonnerre  !  je  veillerai,  moi;  ayez  l'œil  ! 

—  Vous  vous  trompez,  hussard,  on  demande  pour  lui  des  égards.  On 
l'autorise  à  avoir  un  logement  confortable,  mais  on  recommande  surtout  de 
le  veiller  attentivement,  de  le  guetter  sans  cesse,  et  de  lui  retirer  tous  moyens 
de  suicide. 

—  Alors,  on  vous  dit  d'avoir  l'œil. 

—  C'est  un  ordre. 

—  Très  bien!... 

Yernet,  assuré  qu'on  gardait  le  prisonnier,  devint  plus  calme  et  suivit  le 
commissaire.  Ils  montèrent  en  fiacre  et  se  firent  conduire  à  l'hôtel  d'Hervey, 
pendant  que  le  guichetier,  obéissant  aux  ordres  qu'il  venait  de  recevoir,  allait 
chercher  Antony  dans  la  chambre  de  la  pistole  et  Tinstallait  dans  le  petit 
appartement  de  la  Conciergerie. 

Le  jeune  homme,  étonné  de  ce  transfert  immédiat,  en  demandait  le  motif; 
lorsque  le  guichetier  lui  dit  qu'il  venait  de  recevoir  des  ordres  particuliers  è. 
son  sujet,  il  eut  un  mouvement  nerveux.  Puis,  accablé,  il  s'assit  et,  cachant 
son  visage  dans  ses  mains,  il  pleura. 

Le  guichetier  et  les  geôliers  se  retirèrent  discrètement.  Le  verrou  se  fer- 
mait lorsque  Antony  dit  : 

—  Déjà  l'on  sait  le  crime  commis  et  l'on  me  protège...  Mais  qui  suis-je 
donc?... 

Pendant  ce  temps,  à  l'hôtel  d'Hervey,  une  scène  pénible  se  passait.  Le 
colonel  d'Hervey,  nous  l'avons  dit,  aimait  sa  femme,  bien  plus,  comme  un  père 
que  comme  un  époux  :  il  l'avait  épousée  presque  enfant.  Le  vieux  soldat  était 
chaste,  il  n'avait  pris  une  épouse  que  pour  avoir  un  fils,  auquel  il  laisserait  son 
nom,  —  il  ajoutait  :  «  et  mon  épée  ».  Sa  femme  ne  lui  avait  donné  qu'une  fille, 
et  il  avait  renoncé  à  une  nouvelle  épreuve,  car  M"'^  d'Hervey  avait  failli  mourir 
en  mettant  sa  fille  au  monde. 

Yivant  loin  de  chez  lui,  il  avait  pour  sa  femme  l'afi'ection  qu'un  père  a  pour 
sa  fille  en  pension;  aucun  désir  ne  brûlait  ses  chairs;  au  contraire,  en  se 
retrouvant  près  de  sa  femme,  lors  des  deux  congés  réglementaires  qu'il  pre- 
nait par  an,  il  se  trouvait  gêné,  la  disproportion  de  leur  âge  l'embarrassait.  Sa 
rudesse  militaire  faisait  tache  près  de  la  distinction  de  la  jeune  femme;  l'affec- 
tion qu'il  ressentait  pour  Adèle  n'avait  pas  de  désirs  concupiscents,  et  leurs 
relations  lui  paraissaient  incestueuses.  On  juge  facilement  la  vie  triste  que 
pouvait  mener  une  femme  jeune,  bien  élevée,  peut-être  dévorée  de  désirs, 
enchaînée  à  cet  homme;  comme  une  pensionnaire  docile,  elle  obéissait  à  ses 
caprices,  elle  exagérait  ses  craintes. 

Le  colonel  d'Hervey  n'avait  pas  de  désirs,  il  aimait  la  éloire.  11  chantait 
cela  les  jours  où  il  était  gai. 


LE  FILS  DANTOXY.  13 


c  Ma  maîtresse...  c'est  la  gloire.  » 

Cet  araour-là  lui  suffisait  et  ne  le  fatiguait  pas.  Et,  cependant,  il  etaii  j'>J''^ux 
de  sa  femme,  il  la  jugeait  chaste  comme  lui.  On  comprend  facilement  le  bt  »- 
leversement  de  son  cen'eau,  lorsqu'il  avait  reçu  à  Strasbourg,  où  il  était  en 
garnison,  une  lettre  lui  révélant  qu'un  homme  poursuivait  sa  femme,  à  ce 
point  que  le  monde  l'avait  remarqué  et  disait  déjà  que  cet  homme,  qui  l'avait 
connue  jeune  fille,  était  à  cette  heure  son  amant.  La  lettre  n'était  pas  signée, 
naturellement.  Le  colonel  avait  bondi  en  la  lisant;  il  avait  crié  : 

—  Vernet...  vite  à  la  poste  aux  chevaux  !...  nous  partons  tout  de  suite. 

—  Où  allons-nous,  mon  colonel  '^ 

—  Ehl  tonnerre  de  Dieu!  voilà  une  heure  que  je  te  le  dis  :  à  Paris...  Je  vais 
tuer  ce  polichinelle-là,  et  vais  ficher  l'autre  dans  un  couvent.  Nous  emmène- 
rons la  petite...  Je  relèverai. 

Et  le  colonel  avait  l'œil  flamboyant,  le  nez  écarlate.  Vernet  savait  ce  que 
cela  signifiait,  il  n'y  avait  pas  à  répliquer. 

Pendant  une  grande  demi-heure,  le  colonel  d'Hervey  avait  sacré  et  juré  — 
oh  I  les  épouvantables  blasphèmes  !  —  il  avait  fouillé  tous  les  tiroirs  pour 
trouver  des  vêtements  depékin  —  il  s'était  sanglé  dans  son  large  pantalon,  en 
jurant  toujours,  ne  s'arrétant  que  pour  aller  boire,  à  même  la  bouteille,  une 
gorgée  de  vieux  cognac,  et  il  reprenait  aussitôt  : 

—  J'en  ferai  une  purée...  vingt  noms  de  Dieu  !  si  je  les  trouve  ensemble. 
Cette  saleté  !...  ah  !  tu  vas  jouer  avec  le  nom  que  tu  portes...  je  lui  f...  le  fouet 
devant  la  porte  d'hôtel  et  l'autre  je  lui  coupe  les  oreilles,  tonnerre  de  Dieu  ! 
si  c'est  \Tai. 

Et  le  colonel,  rouge  comme  une  guigne  prête  à  éclater,  saisissait  son  sabre 
et  faisait  des  moulinets  dans  la  chambre.  Il  était  en  bras  de  chemise,  son  cou 
débordait  de  son  col  de  crin,  les  bretelles  bridaient  sur  ses  épaules,  faisant 
jaillir  le  jabot  chiffonné  ;  la  main  presque  couverte  par  la  manchette  plissée 
tenait  le  grand  sabre  qui  sabrait  l'air.  Il  criait  : 

—  Je  lui  couperai  le  nez  et  les  oreilles,  tonnerre  de  Dieu! 

Lorsque  Vernet,  son  brosseur,  entra  dans  la  chambre,  il  recula  effrayé  : 

—  Colonell... 

—  Ah  !  te  voilà  !...  Et  le  colonel  d'Hervey  suffoquait.  Il  accrocha  son  sabra 
et  prit  dans  une  petite  armoire  son  flacon  de  cognac,  il  but  une  gorgée,  et, 
ayant  toussé,  il  put  dire  : 

—  Et  la  poste  ? 

—  Mon  colonel,  dans  une  demi-heure  la  voiture  vient  vous  prendre. 

—  Bougre  d'imbécile,  voilà  une  heure  que  je  t'attends...  pour  m'habiller... 

—  Colonel,  vous  m'avez  envoyé... 

—  Je  ne  te  demande  rien,  assez;  serre  la  boucle  de  mon  gilet,  boutonne  ma 

redingote.  Tu  Tas  mettre  des  armes  dans  la  valise.  Je  lui  brûlerai  la  cervelle  I 

Le  brosseur  n'osait  plus  parler,  jamais  il  n'avait  vu  le  colonel  en  cet  état. 

Il  l'habilla  hâtivement,  puis  il  emplit  la  valise  ;  il  la  bouclait  —  et  le  colonel, 


14  LE  FILS  D'ANTONY. 


sacrant  et  jurant,  relisait  la  lettre,  lorsque  les  grelots  des  chevaux  se  firent 
entendre. 

—  Allons  vite,  en  route,  Vernet  I  fit  le  colonel,  se  précipitant. 
En  montant  dans  la  chaise  de  poste,  il  dit  au  postillon  : 

—  Va  vite,  nom  de  Dieu  !  je  paye  doubles  guides. 

Le  colonel  s'était  enfoncé  dans  un  coin.  Le  brosseur,  malgré  l'offre  qui  lui 
était  faite  de  se  placer  dans  le  coupé,  grimpa  sur  le  siège  et  le  postillon  enleva 
ses  chevaux. 

Deux  jours  et  deux  nuits  la  chaise  de  poste  avait  roulé,  et  il  paraissait  au 
hussard  que  l'état  d'irritation  du  colonel  s'augmentait.  Pelotonné  dans  un 
coin,  il  froissait  la  lettre,  puis  la  relisait  pour  la  chiffonner  encore.  Il  avait  fini 
parla  déchirer. 

Tout  le  long  de  la  route,  il  n'avait  fait  qu'un  repas  ;  mais  il  buvait  sans  cesse. 
Vernet  était  furieux  :  A  chaque  relai  le  colonel  pressait  les  postillons,  et  c'est 
toujours  la  bouche  pleine  et  le  reste  de  son  repas  à  la  main  qu'il  reprenait 
sa  place... 

En  arrivant  à  Paris,  le  colonel  était  persuadé  qu'il  était...  trompé,  et,  lors- 
que la  voiture  fut  arrêtée  à  la  barrière  pour  la  visite  d^  l'octroi,  il  tira  ses  armes 
de  sa  valise,  examina  ses  pistolets  et  les  plaça  près  de  lui,  sur  la  banquette, 
en  murmurant  : 

—  J'en  finis  d'un  coup...  pan  !...  pan  !...  si  je  les  trouve  ensemble. 

Et,  comme  à  mesure  qu'il  avançait,  il  avait  hâte  d'être  arrivé,  il  se  penchait 
à  la  portière  et  criait  à  Vernet  : 

—  Mais  dis  donc  au  postillon  de  marcher...  Nous  n'arriverons  jamais. 
Et  Vernet  criait  :  « 

—  Hue  !  hue  donc  I 

Il  faisait  petit  jour  lorsque  la  voiture  déboucha  dans  le  faubourg  Saint- 
Honoré;  le  colonel  se  pencha  encore  à  la  portière.  Tout  était  tranquille  dans 
la  rue.  En  voyant  son  hôtel  les  volets  clos,  la  porte  fermée,  il  fut  pris  de  rage; 
il  se  dit  que,  dans  la  chambre  de  sa  femme,  il  allait  trouver  les  deux  misé- 
rables couchés,  endormis,  et  c'est  alors  qu'il  fit  arrêter  la  chaise  de  poste, 
qu'il  se  précipita,  oubliant  ses  armes,  qu'il  frappa... Il  paraissait  fou,  et  Vernet, 
épouvanté,  sauta  aussitôt  du  siège  et,  chien  fidèle  prêt  à  mordre,  se  lança  sur 
lespas  de  son  maître. 

La  porte  ouverte,  nous  l'avons  vu  entrer  suivi  du  hussard  qui  le  débarrassa 
de  l'indiscrétion  du  portier.  Le  colonel  courait,  les  poings  menaçants ,  l'injure 
aux  lèvres,  s'attendant  à  la  honte  qu'on  lui  avait  révélée  et  résolu  à  en  tirer 
une  vengeance  immédiate...  Le  calme,  le  sommeil  de  l'hôtel  augmentaient  sa 
rage,  il  grimpa  l'escalier...  il  entra  dans  les  appartements  de  sa  femme;  tou- 
jours ce  calme  lourd...  Ah!  cela  l'exaspérait,  car  à  ce  moment  il  était  bien 
convaincu  que  sa  femme  était  endormie  là ,  dans  les  bras  de  son  amant.  Il 
voulut  ouvrir  la  porte  du  boudoir  de  sa  femme,  elle  était  fermée. 

Gela  cependant  était  simple.  Mais  il  ne  discernait  pas.  Il  jeta  un  cri  de  rage; 


LE  FILS  D'ANTONY.  15 


c'étnit  déj.-^  la  preuve  du  crime.  Il  secoua  la  porte.  Alors  il  entendit  parler,  il 
cria  : 

—  Vernet,  ils  sont  là,  aide-moi  à  enfoncer  la  porte. 

Le  hussard,  obéissant,  se  recula  de  quelques  pas,  et  faisant  de  son  épaule 
un  bélier ,  il  retomba  sur  la  porte  qui  s'enfonça  sous  le  heurt.  Le  colonel  se 
précipita... 

Un  homme  était  dans  le  boudoir;  il  allait  le  saisir  et  l'étrangler,  lorsque 
sur  un  fauteuil  il  vit  le  corps  de  sa  femme,  la  tête  penchée,  les  bras  pendants, 
le  corsaga  ensanglanté... 

Adèle  d'Hervpy  était  assassinée.  Il  recula,  épouvanté,  tout  son  être  était 
bouleversé,  il  balbutia  : 

—  Infâme I...  que  vois-je!...  Adèle...  morte  I 

Il  allait  défaillir,  c'est  Vernet  qui  le  soutint,  et  Antony,  se  redressant,  su- 
perbe, jetant  à  ses  pieds  son  poignard  sanglant,  lui  dit  : 

—  Oui  I  morte  !  Elle  me  résistait,  je  l'ai  assassinée. 


CHAPITRE  II 

CE  QUI  SE  PASSAIT  DANS  L'hOTEL  d'HERYEY 


Le  grand  bâtiment  dans  lequel  habitait  M"«  d'Hervey  était  très  luxueux  ; 
le  rez-de-chaussée  se  composait  d'un  petit  fumoir,  d'une  salle  à  manger  et 
d'une  vaste  pièce  très  richement  meublée  :  le  grand  salon  de  réception,  —  on  n'y 
recevait  guère  que  la  poussière,  —  le  salon  ne  servait  jamais;  aussi  son  mo- 
bilier était-il  enseveli  dans  des  housses  de  percale.  —  Au  rez-de-chaussée  se 
trouvaient  encore  l'office  et  la  cuisine.  L'escalier  qui  ascendait  au  premier 
étage  était  \aste  et  large  ,  les  marches  de  pierre  étaient  couvertes  par  un 
moelleux  tapis  oriental.  —  Elles  étaient  bordées  par  une  rampe  de  fer  forgé, 
une  vieille  rampe  flamande  pure  de  style.  —  il  aboutissait  à  un  large  palier 
sur  lequel  s'ouvraient  trois  portes  :  l'une  sur  les  appartements  de  monsieur. 
—  De  ces  chambres-là  il  ne  fallait  pas  parler  ;  comme  luxe,  comme  confortable, 
ça  n'existait  pas;  les  chambres  du  colonel  d'Hervey  étaient  un  peu  plus  mal 
meublées  que  celles  d'un  hôtel  garni.  Une  autre  porte  donnait  sur  un  escalier 
conduisant  au  deuxième  étage  ,  où  se  trouvaient  la  lingerie  et  la  demeure  de 
la  femme  de  chambre.  —  La  troisième  porte  ouvrait  sur  les  appartements  de 
M"'  la  baronne  dllervey.  Dès  l'entrée,  la  femme  se  révélait  par  son  goût,  par 
sa  recherche  du  style,  du  beau,  du  simple. 

En  entrant,  on  se  trouvait  dans  un  petit  salon-antichambre  indien,  c'est-à- 
dire  tout  tendu  de  bourre  de  soie  aux  tons  criards  et  garni  de  meubles  étranges. 


16  LE  FILS  D'ANTONY. 


Le  parquet  était  couvert  de  peaux  de  bêtes  fauves  ;  en  soulevant  la  portière 
de  soie,  on  découvrait  une  porte  qui  paraissait  faite  de  bambou  —  c'est  cette 
porte  qu'avait  enfoncée  le  colonel —  et  l'on  entrait  dans  un  petit  boudoir  Pom- 
padour.  Les  murs  étaient  capitonnés  de  satin  blanc  semé  de  petites  fleurs,  les 
meubles  étaient  de  bois  de  rose,  garnis  de  bronzes  dorés,  de  Boule;  le  lustre 
était  de  porcelaine  de  Saxe  ;  le  tapis  une  merveille,  et,  en  même  temps  que  le 
luxe  charmait  les  yeux  quand  on  entrait  dans  ce  lieu,  un  enivrant  parfum 
troublait  le  cerveau. 

C'est  dans  cette  pièce  queM"^^  la  baronne  d'Hervey  avait  été  frappée  ;  c'est  là 
que  son  mari  avait  surpris  le  misérable —  et  aussitôt  la  victime  avait  été  trans 
portée  par  les  domestiques  dans  la  chambre  à  dormir. 

La  chambre  ouvrait  sur  Je  boudoir  par  une  porte  à  deux  battants.  C'était 
une  chambre  vaste,  tapissée  en  bleu  ciel;  la  haute  cheminée  de  marbre  blanc 
sculpté  emplissait  presque  un  panneau  entier;  trois  glaces  de  Venise  étaient 
placées  de  façon  à  refléter  le  lit,  un  lit  immense  qui  occupait  tout  le  milieu  de 
la  pièce,  un  lit  capitonné  de  la  même  étoffe  qui  tapissait  les  murs,  et  qui  n'a- 
vait qu'une  marche  couverte  d'une  peau  d'ours  blanc  ;  au  plafond,  également 
couvert  d'étoffe,  pendait  un  petit  lustre  flamand.  Les  fenêtres  étaient  garnies 
d'épais  rideaux  qui ,  soulevés ,  montraient  les  vitraux  au  travers  desquels  se 
tamisaient  les  rayons  du  soleil. 

D'un  côté  du  lit  était  une  porte  qui  donnait  sur  un  cabinet  de  toilette  tout 
en  marbre  blanc.  Ce  cabinet  servait  également  de  salle  de  bain  et,  au  fond,  se 
trouvait  une  autre  porte  ouvrant  sur  un  escalier  dérobé  qui  descendait  au  jar- 
din dans  la  serre,  c'est  par  là  que  l'on  montait  l'eau  du  bain  chauffée  au  calo- 
rifère des  sous-sols.  C'est  par  là,  vraisemblablement,  que,  traversant  le  jardin, 
Antony  s'était  introduit  dans  les  appartements  de  M"""  d'Hervey  à  einq  heures 
du  matin. 

A  l'heure  où  nous  entrons  dans  l'appartement  de  la  victime ,  le  colonel 
pleurant  comme  un  enfant  est  agenouillé  près  du  lit. 

Les  femmes  ont  déjà  envahi  la  chambre ,  leur  maîtresse  est  morte,  elles 
prient.  Et  c'était  un  étrange  tableau,  ce  grand  lit  vaste ,  sur  lequel  le  corps  de 
la  belle  M'""  d'Hervey  était  étendu.  Les  serviteurs  étaient  des  gens  pieux  qui 
déjà  avaient  fait  de  la  chambre  une  chapelle.  Déjà  des  cierges  brûlaient,  les 
rideaux  soulevés  laissaient  pénétrera  travers  les  vitraux  de  couleur  un  jour 
fantasque  qui  éclairait  singulièrement ,  en  se  confondant  avec  la  lumière  des 
cierges,  le  corps  de  la  malheureuse  femme.  Le  colonel  d'Hervey  était  trans- 
formé ;  il  avait  la  conviction  que  sa  femme  était  restée  sa  digne  compagne  ; 
elle  s'était  défendue  contre  le  misérable,  elle  avait  préféré  la  mort  au  déshon- 
neur, et  il  était  désespéré,  mais  fier  d'elle. 

Il  pleurait,  le  pauvre  homme,  il  tenait  sa  main  froide,  et  il  la  mouillait  de 

ses  larmes. 

Tout  à  coup,  un  homme  entra  .  c'était  le  docteur  Olivier  Delaunay,  qui  se 
précipita  vers  le  lit.  Le  colonel  avait  à  peine  levé  la  tête,  il  l'avait  reconnu,  il 


LE  EILS  D'ANTONY. 


17 


J'en  ferais   une  purée.  (Paye  13.) 


avait  vu  son  mouvement  et  il  avait  hoché  la  tête  en  signe  de  désespérnncc. 
Mais  le  jeune  docteur  s'était  penché  sur  le  corps,  il  avait  soulevé  une  paupière, 
et  aussitôt,  en  même  temps,  dans  un  sanglot,  le  colonel  avait  dit  : 

—  Pauvre  Adèle  I  elle  est  morte. 
Il  s'était  écrié  : 

—  Vite,  vite,  aidez-moi. 

Et  le  colonel  s'était  redressé  comme  mù  par  un  ressort.  Le  jeune  docteur  avait 
arraché  le  corsage,  déchiré  la  chemise,  mis  à  nu  le  torse  de  l'adorable  femme. 


18  LÉ  FILS  D'ANTONY. 


Il  avait  aussitôt  lavé  la  plaie;  puis  il  avait  appliqué  sa  tête  au-dessous  du  sein 
et  il  s'était  redressé  radieux  en  s'écriant  : 

^  Mais  non,  non,  elle  n'est  pas  morte,  elle  vivra. 

On  avait  alors  chassé  tout  le  monde  de  la  cham}3re.  Les  femmes  seules, 
dirigées  par  le  docteur,  avaient  déshabillé  leur  maltresse,  l'avaient  couchée  , 
et  avaient  aidé  à  appliquer  un  appareil  sur  la  plaie. 

Le  colonel  était  comme  hébété  ;  il  n'avait  eu  qu'un  moment  d'énergie,  puis 
il  était  retombé  dans  un  fauteuil,  et,  les  yeux  mouillés,  le  regard  éteint,  il  re- 
gardait ce  qui  se  passait,  ayant  toujours  des  mouvements  de  désespoir,  parais^ 
sant  se  refuser  à  croire  à  ce  qu'il  voyait. 

Et  cela  était  lugubre,  il  faut  le  dire  ;  le  corps,  sans  soutien,  s'abandonnait  à 
cha(|ue  mouvement,  la  tête,  les  bras  retombaient  lorsi^u'on  le  soulevait,  et 
pour  le  colonel,  quoi  qu'en  dît  le  jeune  docteur,  il  était  persuadé  qu'il  n'avait 
plus  qu'un  cadavre  devant  les  yeux. 

Enfin  quandlavictimefutétenduesurlelitetsoigneusementjiansée,  le  docteur 
ne  s'occupa  plus  que  de  lui  faire  reprendre  connaissance,  Penché  sur  elle  il  voyait 
la  vie  revenir  lentement.  Il  se  tourna  alors  vers  ceux  qui  l'entouraient,  et  dit  î 

—  Eloignez-vous,  pas  de  bruit  surtout... 

Le  colonel  s'était  redressé  et  tout  tremblant  il  balbutiait  : 

—  Elle  revient. 
^  Elle  vit... 

^  Oh!  Adèle  !...  Adèle  I... 

Vit  il  s'était  jeté  au  pied  du  lit. 

>^  Ghutî  fit  le  docteur;  pas  un  mot...  il  ne  faut  pas  qu'elle  parle. 

Le  colonel  se  tut,  effrayé,  plaçant  ses  doigts  devant  sabouche,  comme  les 
enfants  qui  ne  veulent  plus  parler. 

La  jeune  femme  ouvrait  les  yeux;  elle  regardait  autour  d'elle.  Lorsqu'elle 
vit  son  mari  agenouillé ,  les  mains  tendues  ,  elle  eut  comme  un  frisson,  et  le 
docteur,  qui  l'observait,  qui  lui  disait  : 

«  Reposez-vous  ;  ne  parlez  pas  I  »  la  vit  essayer  d'arracher  l'appareil  qui 
couvrait  sa  plaie... 

U  s'était  penché  sur  elle  et  lui  disait  à  mi-voix  : 

*-  Je  TOUS  en  prie,  madame,  ne  parlez  pasi 

Et  il  entendit  : 

—  Je  veux  mourir  I...  laissez-moi  mourir  I 

Le  colonel  était  absolument  étourdi  et  n'entendait  rien. 

La  blessée  tenait  la  main  du  docteur.  Celui-ci  avait  compris  que  la  pré- 
sence de  son  mari  augmentait  ses  souffrances.  Il  dit  au  colonel  qu'il  était  né- 
cessaire qu'on  laissât  la  jeune  femme  absolument  seule.  Le  colonel  embrassa 
la  malade,  et,  d'une  voix  émue,  fit  : 

—  Docteur,  vous  la  sauverez,  n'est-ce  pas?...  Pauvre  sainte  victime  de 
l'honneur. 

Et,  sur  un  geste  affirmatif  du  docteur,  M.  d'Hervey,  essuyant  ses  yeux,  ga- 


LE  FILS  D'ANTONY.  19 


gnait  la  porto.  La  blessée  qui ,  nous  l'avons  dit,  paraissait  avoir  voulu  arra- 
cher l'appareil  qui  couvrait  sa  blessure  ,  qui  avait  dit  à  voix  basse  qu'elle 
voulait  mourir,  avait  suivi  d'un  regard  étonné  le  malheureux  colonel  d'Her- 
vey.  Quand  il  fut  parti,  quand  la  porte  fut  fermée  et  que  la  tapisserie  retomba, 
Adèle  d'Hervey  demanda  au  docteur  : 

—  Que  dit-il?... 

—  Ne  parlez  pas ,  je  vous  en  supplie;  il  me  demande  de  vous  sauver,  et 
cela,  je  le  puis  promettre,  si  vous  m'écoutez...  Vous  avez  une  fille,  madame 
d'Hervey,  et  vous  ne  devez  pas  mourir. 

Il  sembla  au  docteur  que  la  malade  n'avait  plus  la  même  idée.  Elle  laissa 
docilement  replacer  ses  bras,  son  regard  était  moins  inquiet  depuis  qu'elle 
avait  entendu  son  mari,  et  comme  elle  ouvrait  la  bouche  pour  parler  encore, 
en  souriant  il  lui  mit  un  doigt  sur  les  lèvres,  et  il  dit  : 

—  Je  vous  comprends,  ne  parlez  pas;  vous  voulez  savoir  ce  qui  s'est  passé 
depuis  le  moment  où  vous  êtes  tombée. 

Son  regard,  son  sourire  triste,  dirent: 

—  Oui  !  •       . 
Le  docteur  continua  : 

—  Antony  s'était  introduit  dans  l'hôtel ,  dont  il  connaissait  les  êtres,  il  est 
venu  jusqu'à  vous,  vous  a  surprise  ;  et  le  malheureux  vous  aimait  tant  que,  ne 
pouvant  vous  posséder,  il  a  voulu  que  vous  ne  fussiez  plus  à  un  autre,  et  vous 
a  frappée.  C'est  alors  que  le  colonel  arrivait.  Antony,  jetant  à  ses  pieds  l'arme 
sanglante,  lui  a  audacieusement  déclaré  la  vérité.  Ne  pouvant  se  rendre  maître 
de  vous,  il  a  tenté  de  vous  assassiner. 

Le  regard  de  la  jeune  femme  était  singulier,  elle  écoutait  et  paraissait 
anxieuse.  Malgré  les  conseils  du  docteur  elle  voulut  parler  et  elle  demanda 
d'une  voix  éteinte  : 

—  Vous  avez  vu  Antony...  vous  l'avez  vu?... 

—  Oui;  mais,  je  vous  en  prie,  ne  parlez  pas...  ne... 

—  Tant  pis  si  j'en  dois  mourir...  il  faut  que  vous  me  répondiez. 

—  Que  voulez-vous  savoir  ?...  Demandez-le,  d'un  mot. 

—  Que  dit  Antony  ?...  Qu'est-il  devenu?  Que... 

—  Ghutl...  écoutez-moi...  je  vais  vous  dire  tout  ce  que  je  sais... 
Malgré  les  supplications  du  docteur,  elle  ajouta  : 

—  Et  que  pense,  que  dit  mon  mari?... 

—  Ne  parlez  pas!  ne  parlez  pas...  écoutez-moi.  Le  colonel  a  fait  arrêter 
Antony,  eti\  voudra  qu'il  soit  puni  d'avoir  osé  lever  les  yeux  sur  vous.  11  était 
anéanti,  en  vous  voyant  inerte,  en  vous  croyant  morte.  .Et  cependant  il  était 
fier  de  vous  qui ,  pour  défendre  votre  honneur,  aviez  perdu  la  vie.  C'est  sa 
phrase  que  je  répète. 

—  Et  Antony ,  qu'a-t-il  dit?  demanda  la  jeune  femme  dont  le  visage  se 
transformait  à  mesuré  qu'elle  apprenait  ce  qui  s'était  passé  pendant  son  éva 
nouissement. 


20  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Antony,  pauvre  malheureux  !  Il  vous  aimait,  et  vous  lui  pardonnerez 
son  crime  :  il  était  fou,  fou  d'amour.  En  le  rencontrant  en  bas,  au  pied  de  l'es- 
calier, lorsque,  terrifié  par  ce  que  je  venais  d'apprendre  en  le  voyant  conduit 
par  le  commissaire  et  entouré  de  soldats,  je  lui  demandai  :  Est-ce  vrai,  ce  que 
l'on  m'a  dit?  —  C'est  vrai ,  fit-il ,  avec  un  mouvement  nerveux.  J'exclamai  : 
«  Malheureux  !  qu'avez-vous  fait?  »  Et  je  me  précipitai  pour  venir  à  votre  se- 
cours. Il  me  dit  :  «  Elle  est  morte  ,  vos  soins  seront  inutiles.  Je  l'aimais  trop 
pour  qu'elle  appartînt  à  un  autre.  » 

Le  docteur  regarda  sa  malade.  Celle-ci  avait  fermé  les  yeux,  elle  écoutait, 
et  deux  grosses  larmes  glissaient  sur  ses  joues.  Le  docteur  reprit  : 

—  Madame  d'Hervey,  il  était  fou,  il  faut  lui  pardonner,  il  vous  aimait  tant, 
et  la  justice  sera  sévère  pour  lui. 

Adèle  d'Hervey  ouvrit  les  yeux,  ses  yeux  eurent  un  éclair,  et  elle  demanda 
vivement  : 

—  On  le  jugera? 

—  Hélas!  ce  sera  court,  il  reconnaît  tout,  il  déclare  être  venu  ici  avec  l'in- 
tention de  devenir  votre  amant  ou  de  vous  tuer.  •  . 

La  malade  exhala  un  long  soupir  et  ferma  les  yeux  ;  ses  lèvres  remuèrent. 
Si  le  docteur  s'était  penché  sur  elle  ,  il  aurait  entendu  ces  seuls  mots  balbu- 
tiés : 

—  Oh  !  mon  pauvre  Antony  ! 

Le  docteur  ,  croyant  qu'il  avait  suffisamment  renseigné  sa  malade  ,  lui 
disait  : 

—  Maintenant,  madame,  ne  vous  tourmentez  pas,  ne  pensez  plus  à  cela  , 
vous  êtes  sauvée...,  mais  il  faut  reposer.  Déjà  cette  nuit  vous  vous  êtes  fati- 
guée au  bal  de  M.  de  Lancy...,  il  faut  dormir. 

Adèle  d'Hervey  ne  répondit  pas  ,  elle  avait  les  yeux  fermés  et  paraissait 
chercher  à  s'endormir.  Le  docteur  était  penché  sur  elle  et  l'obervait,  se  féli- 
citant du  calme  surv^enu  dans  sa  situation,  car,  depuis  le  moment  où  iJ  lui  avait 
raconté  la  scène  qui  avait  suivi  son  évanouissement,  sa  malade  s'était  transfor- 
mée ,  elle  n'avait  plus  ces  soubresauts  nerveux,  ces  regards  effrayants  qui 
fouillaient  la  chambre,  ces  frissons  qui  secouaient  son  corps,  elle  paraissait 
tranquille  et  rassurée  sur  son  état.  Le  docteur  Olivier  Delaunay  constatait 
avec  joie  le  changement  survenu  dans  l'état  de  sa  malade,  lorsque  celle-ci  ou- 
vrit tout  à  coup  les  yeux  et  demanda  d'une  voix  plus  forte  : 

—  Docteur,  quelle  sera  la  condamnation  d'Antony  ? 

Le  docteur  était  stupéfait,  surpris  ;  il  ne  savait  que  répondre.  Il  dit  : 

—  Je  ne  sais  paç,  madame. 

—  Croyez-vous  que  je  pourrai  le  faire  acquitter? 

Son  regard  rencontra  celui  du  docteur.  Elle  y  vit  un  éclair  qui  l'embarrassa, 
et  comme  le  jeune  homme  répondit  : 

—  Gela  dépend  des  aveux  que  vous  auriez  à  faire, 

Elle  referma  vivement  les  yeux,  le  rouge  couvrit  son  front  et  ses  joues  et 


LE  FILS  D'ANTONY.  21 


elle  se  tut;  elle  crut  que  le  docteur  avait  deviné  ce  qui  s'était  passé,  et  elle 
tremblait  craignant  qu'à  son  tour  il  ne  l'interrogeât. 

La  malheureuse  femme  était  dévorée  d'inquiétude  en  entendant  aller  et 
venir  dans  l'hôtel  et  elle  n'osait  en  demander  le  motif.  Or,  pour  satisfaire  le 
médecin  et  pour  échapper  à  sa  curiosité,  elle  feignait  de  dormir.  Elle  entendit 
qu'on  grattait  à  la  porte.  Le  docteur  alla  ouvrir.  Elle  entendit  le  colonel  qui 
demandait  : 

—  Gomment  va-t-elle  maintenant? 

—  Très  bien,  colt>nel. 

—  Ah!  tant  mieux,  vous  avez  de  l'espoir? 

—  Je  crois  pouvoir  vous  répondre  que  je  la  sauverai... 

—  Ah  !  merci. 

Elle  entendit  un  bruit  de  baisers.  C'était  le  colonel  qui,  sautant  au  cou  du 
docteur,  l'embrassait  en  pleurant. 

—  Ah  I  ma  pauvre  chère  enfant,  si  bonne,  si  pure,  si  honnête.  Ah  !  docteur, 
merci  !  Voici  la  chose,  ils  reviennent  de  la  préfecture  de  police,  le  coquin  est 
sous  clef  et  le  commissaire  est  là  avec  un  juge  d'instruction  qui  voudrait  inter- 
roger ma  femme. 

En  entendant  ces  mots,  Adèle  d'Hervey  eut  mr  frisson  et  tressaillit,  elle 
pencha  la  tête  pour  tendre  l'oreille,  et  exhala  un  soupir  de  soulagement  en 
entendant  le  docteur  répondre  avec  vivacité  à  voix  basse  : 

—  Oh!  c'est  impossible  aujourd'hui.  Il  faut  la  laisser  tranquille,  elle  doTt,  et 
je  ne  réponds  d'elle  qu'à  la  condition  qu'on  la  laisse  reposer. 

—  C'est  bien,  docteur,  n'ayez  crainte,  je  vais  les  envoyer  au  tonnerre  de 
Dieu...  ils  reviendront  demain. 

—  Oui,  demain,  et  le  plus  tard  possible...  et  nous  verrons. 

—  Entendu,  fit  le  colonel,  qui  ferma  doucement  la  porte  après  avoir  serré 
affectueusement  la  main  du  docteur.  Celui-ci  retourna  vers  la  malade  et  se 
pencha  sur  elle  pourvoir  si  elle  dormait. 

Adèle  d'Hervey  avait  les  yeux  grands  ouverts  et  elle  lui  sourit. 

—  Mais  il  faut  dormir  l 

—  Oui,  docteur,  à  une  condition... 

—  Mais,  taisez-vous  donc  !  ne  parlez  pas  I 

—  A  la  condition  que  vous  irez  voir  aujourd'hui  Antony,  que  vous  lui  direz 
mon  état  et  que  vous  me  rapporterez  le  récit  fidèle  de  ce  qu'il  a  déclaré  au 
commissaire  qui  était  là... 

—  Ma  chère  madame  d'Hervey,  voulez-vous  ne  plus  penser  à  tout  cela,  ne 
plus  vous  tourmenter,  vous  reposer  enfin  ? 

—  Oui,  je  reposerai  tranquille,  si  vous  avez  fait  ce  que  je  vous  demande  et 
si  vous  m'apportez  une  lettre  d'Antony  avant  que  ces  hommes  viennent  m'in- 
terroger. . .  Me  le  promettez-vous  ? 

—  Je  vous  le  promets. 

—  Docteur,  merci  et  au  revoir.  A  ce  soir,  je  vais  dormir. 


22  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  A  la  bonne  heure. 

Elle  lui  sourit  en  lui  pressant  la  main,  et  Olivier  Delaunay  sortit  de  la 
chambre  en  disant  : 

—  Avant  deux  heures  je  l'aurai  vu.  Reposez-vous. 

Elle  sourit  de  nouveau  pour  le  remercier.  En  sortant  de  la  chambre,  le  doc- 
teur se  trouva  en  présence  du  colonel  très  inquiet. 

—  Eh  bien,  docteur? 

—  Mon  cher  colonel,  je  réponds  d'elle,  mais  il  faut  qu'une  consigne  absolue 
éloigne  tout  le  monde,  vous-même;  il  faut  que  personne,  hors  sa  femme  de 
chambre,  n'approche  près  d'elle,  et  encore  faut-il  que  celle-ci  aille  et  vienne 
le  plus  silencieusement  possible  ;  tout  bruit,  tout  tracas  qui  l'occuperait,  qui 
l'obligerait  à  parler,  peut  amener  une  hémorragie  interne  qui  détruirait  en 
quelques  minutes  ce  que  j'ai  fait...  et  je  ne  pourrais  répondre  d'elle. 

—  Oh!  docteur,  ne  craignez  rien. 

Et  de  la  même  voix  qu'il  aurait  commandé  à  ses  officiers,  il  die  : 

—  Aline,  vous  allez  vous  poster  dans  la  chambre  de  Madame.  Vous  ne  bou- 
gerez. Défense  d'entrer  ou  de  sortir:  vous  la  veillerez,  la  soignerez,  et  vous 
éviterez  de  la  faire  parler. 

—  Bien,  monsieur.  Et  la  femme  de  chambre,  toute  bouleversée,  entra  dans 
la  chambre. 

—  Vernet,  cria  le  colonel  au  hussard,  qui  entrait  suivant  le  commissaire, 
tu  vas  te  placer  sur  le  palier,  là,  et  tu  ne  laisseras  entrer  personne.  C'est 
compris  ? 

—  C'est  compris,  mon  colonel...  Et  madame  est... 

—  Madame  est  sauvée  si  on  la  laisse  tranquille,  dit  le  docteur. 

—  Mon  colonel,  je  vous  réponds  que  personne  n'entrera  pour  la  tour- 
menter. 

—  Maintenant,  mon  cher  docteur,  que  je  suis  à  peu  près  rassuré  sur  la 
situation  d'Adèle,  voulez-vous  me  faire  le  plaisir  de  dîner  avec  moi.  Voilà  deux 
jours  que  je  suis  en  route,  que  je  n'ai  pas  mangé,  je  suis  brisé  de  fatigue... 
Mais  nom  de  Dieu  I  je  crève  de  faim... 

—  Je  vous  remercie  infiniment ,  colonel  ,  mais  cela  ne  m'est  pas 
possible.  ^ 

—  Vous  refusez  ;  quand  vous  seriez  là,  tout  près  de  votre  malade  si  elle  a 
besoin  de  vous...  nous  causerons,  vous  me  conterez  tout  ce  qui  se  passe... 

—  Merci,  colonel,  excusez-moi...  je  vais  revenir  bientôt,  mais  je  me  dois  à 
mes  malndes,  et  c'est  l'heure  de  ma  visite. 

Le  jeune  docteurredoutait  surtout  d'être  interrogé  par  le  colonel,  puis  il  était 
pressé  de  causer  à  Antony.  11  avait  parfaitement  compris  ce  que  voulait  la  jeune 
femme  :  avant  de  répondre  à  personne,  assurée  que  son  mari  ne  doutait  pas 
d'elle,  elle  voulait  savoir  ce  qu'Antony  avait  déclaré,  ce  qu'il  voulait  faire.  Le  , 
docteur  Olivier  Delaunay,  en  insistant  sur  le  danger  qu'il  y  avait  à  faire  parler 
la  malade,  obéissait  à  son  désir  de  garder  la  plus  grande  réserve  sur  les  évé- 


LE  FILS  D'ANTONY.  23 


nements  mystérieux  qui  s'étaient  passés  dans  ses  appartements.  De  plus,  il 
avait  hâte  de  revoir  Antony,  il  n'était  pas  bien  assuré  d'obtenir  la  permission 
d'entrer  à  la  préfecture  de  police,  il  se  demandait  s'il  ne  devait  pas  s'adresser 
au  commissaire  de  police  en  inventant  une  fable,  en  disant  qu'il  était  le  docteur 
ordinaire  du  jeune  homme,  que  le  crime  étrange  qu'il  venait  de  commettre  lui 
faisait  croire  que  le  malheureux  n'avait  plus  sa  raison,  qu'il  désirait  enfin 
s'assurer  de  son  état.  Il  se  dit  que,  sortant  de  la  chambre  de  la  victime,  peut- 
être  il  donnerait  ainsi  l'éveil  au  commissaire,  et  il  s'en  remit  à  lui  seul  pour 
voir  le  jeune  homme. 

Il  serra  la  main  du  colonel  d'Hervey,  lui  promettant  qu'il  reviendrait  dans 
la  soirée. 

—  Si  tard  1  fit  le  colonel. 

—  M""^  d'Hervey  revenait  d'un  bal  lorsque  le  crime  a  été  commis  ;  elle  était 
lasse,  elle  avait  dansé. 

—  Vous  étiez  à  ce  bal  ? 

—  Mais  j'ai  dansé  avec  elle,  chez  M"^  la  vicomtesse  de  Lancy. 

—  Pauvre  cher  ange. 

^  Vous  comprenez  qu'elle  a  besoin  de  repos  ;  Tappaieil  est  posé,  je  lui  ai 
fait  prendre  un  calmant,  la  fièvre  ne  la  tourmentera  pas  avant  cette  nuit  —  elle 
va  donc  dormir  —  et  il  faut.absolument  que  toute  cette  journée,  on  la  laisse 
tranquille. 

—  Vous  avez  raison,  docteur,  fit  le  colonel,  en  lui  serrant  affectueusement 
les  mains,  vous  avez  raison;  à  ce  soir.  Je  m'en  remets  à  vous,  vous  viendrez 
dîner  avec  moi. 

-"-  Peut-être. 

-=-  Maintenant  que  je  suis  tranquille,  que  le  coquin  est  en  sûreté,  —  nous 
en  parlerons  ce  soir,  —  que  je  suis  certain  que  la  vie  do  la  pauvre  enfant  n'est 
pas  en  danger,  je  me  sens  bien,  je  vais  déjeuner;  après  je  ferai  un  somme  et 
ce  soir  je  compte  sur  vous... 

—  C'est  probable. 

Olivier  Delaunay  allait  se  retirer,  lorsque  le  commissaire,  portant  la  parole 
pour  le  magistrat  instructeur,  lui  demanda  : 

—  Ainsi,  monsieur  le  docteur,  vous  jugez  qu'il  serait  imprudent  d'inter- 
roger M""«  d'Hervey? 

—  Oh  !  absolument;  je  déclare  qu'un  interrogatoire,  si  court  qu'il  fût,  peut 
avoir  des  résultats  mortels. 

—  Mais,  nom  d'un  tonnerre  de  Dieu,  monsieur,  je  ne  veux  pas  qu'on  lïn- 
terroge. 

—  Monsieur  le  colonel,  nous  obéirons  à  M.  le  docteur,  ne  craignez  rien. 
Monsieur  le  docteur,  quand  pensez-vous  que  M""®  d'Hervey  pourra  nous 
entendre  ? 

—  Messieurs,  aujourd'hui,  peut-être  ce  soir,  elle  pourrait  vous  entendre, 


24  LE  FILS  D'ANTONY. 


mais  non  vous  comprendre;  si  vous  voulez  être  assez  aiz^abîes  pour  vous 
ranger  à  mon  avis... 

—  C'est  ce  que  nous  voulons,  monsieur  le  docteur. 

—  Je  vous  prierai,  monsieur,  de  le  faire  demain.  Je  serai  là  et  je  pense, 
sans  toutefois  vous  l'affirmer,  que  M™*^  d'Hervey  pourra  vous  écouter. 

—  Ne  vous  tourmentez  pas,  monsieur,  l'instruction  peut  se  faire  lentement; 
le  coupable  étant  entre  nos  mains,  la  vie  de  la  victime  assurée,  rien  ne  nous 
presse.  • 

—  Mais  certainement,  pardi!  Vous  avez  le  temps  que  vous  voulez.  Vous 
pourriez  même,  au  besoin,  remettre  à  huitaine. 

—  Nous  ferons  ce  que  vous  voudrez,  monsieur  le  colonel.  Dans  cette  dou- 
loureuse circonstance  nous  ne  voulons  pas  encore  augmenter  vos  ennuis 

Il  fut  décidé  que  M"^^  d'Hervey  ne  serait  interrogée  que  le  surlendemain, 
afin  qu'elle  eût  le  temps  de  se  remettre  tout  à  fait.  Les  magistrats  se  retirèrent, 
le  docteur  sauta  en  voiture,  et  le  colonel,  en  disant  au  domestique  de  le  suivre, 
cria  au  concierge  : 

—  Flanque  tout  le  monde  à  la  porte,  prends  les  cartes  et  dis  que  tu  ne  sais 
rien,  absolument  rien—  que  M^^  d'Hervey  est  malade  et  garde  le  lit...  Au  lieu 
de  venir  sonner  ici,  ces  pékins-là  feraient  mieux  de  s'occuper  de  leurs 
affaires...  et  je  ne  veux  voir  personne,  moi,  entends-tu? 

Le  colonel  entra  dans  la  salle  à  manger.  Les  curieux  qui  stationnaient 
devant  l'hôtel  avaient  vu  partir  les  soldats,  puis  le  commissaire,  puis  le  mé- 
decin; n'entendant  plus  rien,  ils  se  retirèrent  peu  à  peu,  et  l'hôtel  reprit  sa 
triste  physionomie  des  jours  ordinaires. 

Le  docteur  Olivier  Delaunay  était  un  ami  d'Antony.  Seul  dans  sa  voiture, 
pensant  à  la  mission  dont  il  était  chargé,  il  se  demandait  s'il  allait  pouvoir 
parvenir  facilement  auprès  du  jeune  homme.  Assuré  que  le  coupable  devait 
être  au  secret  absolu,  et  sa  qualité  de  médecin  étant  insuffisante  pour  qu'on 
lui  permît  d'avoir  un  entretien  avec  Antony,  il  cherchait  dans  son  cerveau 
quelle  recommandation  pourrait  lui  faire  ouvrir  les  portes  delà  prison;  il 
cherchait  vainement.  La  voiture  s'arrêta  dans  la  cour  de  la  préfecture,  il 
n'avait  rien  trouvé.  Ennuyé,  il  descendit  et  s'adressa  au  greffe.  On  le  conduisit 
aussitôt  dans  le  bureau  du  secrétaire  du  préfet  de  police.  Il  exposa  sa  demande, 
sa  qualité,  et  aussitôt,  avec  les  plus  grands  égards,  on  le  fit  conduire  aux 
appartements  de  la  Conciergerie,  dans  lesquels  Antony  avait  été  immédiate- 
ment transféré. 

Cela  s'était  fait  si  facilement,  si  rapidement,  que  le  jeune  docteur  était 
encore  stupéfait,  lorsqu'il  se  trouva  en  présence  de  son  ami... 

—  Vous  !  exclama  Antony,  en  prenant  les  mains  d'Olivier,  lorsque  la 
porte  fut  refermée.  Comment  avez-vous  pu  venir  jusqu'à  moi? 

—  J'en  suis  encore  étourdi.  Rien  qu'en  disant  votre  nom,  tout  le  monde  ici 
s'est  mis  à  mon  service. 

—  Ah!  fit  le  jeune  homme  ;  puis,  sombre,  il  ajouta  : 


LE  FILS  D'ANTONY. 


25 


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...  Et  j'ai  rêvé  de  Grève   et  d'échafaud!  (Page  3l.) 


—  Vous  avez  vu  M*"'  d'Hervey? 

—  Elle  vit... 

—  Seigneur!  que  me  dites-vous  là...  Adèle  est  vivante  î 

11  y  avait,  dans  cette  exclamation,  un  cri  de  bonheur,  un  soulagement,  et 
le  docteur  Olivier  Delaunay  crut  rassurer  encore  plus  son  ami,  répondre  à  son 
désir  en  ajoutant  : 

—  Elle  vit  et  elle  vivra,  je  puis  l'affirmer. 

Tout  à  coup,  Antony  cacha  son  visage  dans  ses  mains  et  s'écria  : 


20  LE  FILS  B'ANTONY. 


—  Mais  nous  sommes  perdus,  alors! 

Le  docteur  sursauta,  ébahi,  et  le  regarda,  se  demandant  s'il  jouissait  bien 
de  toute  sa  raison.  En  voj^ant  l'effet  qu'il  avait  produit,  Antony  se  dompta  et  se 
remit  aussitôt  ;  et,  parlant  vite  pour  échapper  à  l'attention  d'Olivier  Deiaunay 
il  dit  : 

—  Vous  m'assurez,  mon  ami,  que  M""*  d'Hervey  est  vivante,  qu'elle  vivra. 
Le  crime  que  je  voulais  commettre  n'a  pas  abouti.  Vous  venez  me  dire  que 
l'on  sait  tout  et  que  je  suis  libre;  je  ne  veux  de  ma  liberté  que  pour  mourir. 

—  Mais  qu'avez-vous,  mon  ami?  Vous  êtes  encore  sous  le  coup  de  votre 
accès. 

—  Mon  accès  !...  C'est  vrai!... 

Et  le  malheureux  se  promenait  fiévreusement  dans  sa  chambre.  Le  doc- 
teur, tout  à  fait  étourdi  par  son  langage,  son  allure,  ses  manières,  l'observait 
et  se  demandait  si  la  folie  qu'il  voulait  inventer  n'était  pas  une  réalité,  si 
son  ami  n'était  pas  fou. 

Après  quelques  minutes,  Antony  se  plaça  devant  son  ami  et,  les  bras 
croisés  sur  la  poitrine,  il  lui  dit  nettement,  devinant  ses  pensées  : 

—  Non,  je  ne  suis  pas  fou!  Non!  non, Olivier,  répondez-moi,  comme  un  vieil 
ami.  Que  venez-vous  faire  ici?  qui  vous  envoie?  et  comment  avez-vous  pu, 
lorsque  je  dois  être  au  secret,  arriver  jusqu'à  moi? 

—  Mon  ami,  parlons  doucement,  avec  calme.  Votre  exaltation  me  fait 
peur.  D'abord,  à  votre  dernière  question  je  répondrai  que  je  suis  plus  surpris 
que  vous  de  la  facilité  avec  laquelle  j'ai  pu  être  introduit  près  de  vous.  Des 
ordres,  païaît-il,  ont  été  donnés  pour  que  vous  soyez  traité  d'une  façon  toute 
spéciale.  Il  m'a  suffi  de  dire  mon  nom,  d'assurer  que  j'étais  un  ami,  que  je 
venais  près  de  vous  comme  docteur  et  comme  consolateur,  pour  qu'aussitôt 
toutes  les  portes  s'ouvrissent...  J'en  suis  à  me  demander...  qui  donc  êtes- 
vous? 

—  Antony  !...  fit  le  malheureux  avec  amertume...  Cette  mystérieuse  protec- 
tion me  poursuit  partout...  Protection  étrange  qui  ne  veut  ni  me  guider  ni  me 
diriger,  ni  m'aider  avant..,  pour  me  soutenir  après...  Enfin...  que  me  voulez- 
vous  ? 

—  C'est  M"^  d'Hervey  qui  m'envoie... 
Antony  eut  un  mouvement  et  une  exclamation. 

—  Elle!...  oh  !  mon  Dieu  I  que  vous  a-t-ello  dit?... 

—  Écoutez-moi  avec  calme;  je  vous  assure  que  l'état  dans  Ijequel  vous  êtes 
m'effraye.  - 

—  Ne  craignez  rien,  Olivier... 

Il  alla  voir  si  la  porte  était  bien  ferm^'O,  il  prit  deux  sièges  qu'il  plaça  dans 
l'embrasure  d'une  fenêtre;  malgré  la  température  hivernale  il  ouvrit  la  croisée 
afin  que  la  vcix  ne  pût  être  entendue  aux  portes  de  la  chambre,  et  il  fit  signe 
à  Olivier  de  s'asseoir  sur  un  des  sièges  ;  il  avança  l'autre  tout  près  et  s*y 
assit  en  demandant  anxieusement  : 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  27 


—  Que  vons.a-t-elle  dit? 

Le  docteur  Olivier  était  très  embarrassé  et  surpris  par  la  précipitation  de 
rcntretien.  Il  voulait  parler  avec  calme,  exposer  prolixemont  ce  qu'il  devait 
dire  et  il  appuya  d'abord  amicalement  sa  main  sur  celle  d'Aiitony  en  disant  : 

—  Mon  cher  ami,  écoutez-moi  avec  attention;  la  mission  que  J'ai  acceptée 
est  grave.  Je  suis  médecin,  et  par  conséquent  discret.  Vous  n'avez  rien  à 
craindre,  puisque  ma  qualité  d'ami  s'ajoute  à  mon  devoir  professionnel. 

Antony  avait  des  mouvements  d'impatience. 

Le  docteur,  se  méprenant  sans  doute,  dit  pour  le  calmer  : 

—  Je  vous  ai  dit  que  M"'^  d'PIervey  était  sauvée  ;  elle  vivra  : 

—  Et  c'est  justement  à  cause  de  cela  que  j'ai  hâte  de  vous  entendre. 

—  Laissez-moi  vous  raconter  d'abord  ce  qui  s'est  passé. 

—  Je  vous  écoute. 

Et,  assis  devant  son  ami,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  d'une  main  tenant 
un  de  ses  coudes,  de  l'autre  tenant  son  menton,  les  sourcils  froncés,  le  regard 
ardemment  fixé  sur  celui  du  docteur  Delaunay,  Antony  écouta. 

—  Je  suis  envoyé  vers  vous  par  M""^  d'Hervey,  —  c'est  ma  réponse  à  votre 
deuxième  question. 

—  C'est  Adèle...  c'est  M""^  d'Hervey  qui  vous  envoie  —  reprit  sourdement 
Antony. 

—  Je  viens  en  son  nom  vous  raconter  ce  qui  s'est  passé  chez  elle,  et  j'ai 
promis  de  lui  rapporter  une  lettre  de  vous. 

Antony  eut  un  mouvement,  puis  il  dit  d'une  voix  calme  : 

—  Mon  cher  ami,  merci,  racontez-moi  ce  qui  est  arrivé  après  mon  départ, 
ce  que  l'on  pense,  ce  que  l'on  dit...,  ce  que  dit  le  colonel  d'Hervey  et...  la  cause 
de  son  retour  inattendu. 

Était-ce  pour  écouter  avec  recueillement?  Etait-ce  pour  cacher  le  rouge  qui 
couvrait  son  visage  en  balbutiant  la  dernière  phrase  ?  Antony  couvrit  sa  figure 
de  sa  main  et  écouta. 

Le  docteur  dit  doucement  : 

—  Lorsque  je  vous  quittai,  au  bas  de  l'escalier,  je  trouvai  M"*  d'Hervey 
étendue  sur  son  lit,  le  colonel  à  genoux,  désespéré.  Je  crus  d'abord  qu'ainsi 
que  vous  me  l'aviez  déclaré,  la  pauvre  femme  était  morte.  Au  premier  ôxamen 
je  constatai  avec  joie  que  la  lame,  pénétrant  au-dessus  du  sein,  avait  dévié  sur 
la  troisième  côte...  En  somme,  M""^  d'Hervey  était  gravement,  mais  non  mor- 
tellement blessée.  Je  pouvais  répondre  d'elle. 

—  Tant  pis  !  ragea  Antony. 

—  Que  dites-vous  làl...  exclama  Olivier  Delaunay. 

—  Mon  cher  Olivier...  excusez-moi...  Ne  cherchez  pas  l'explication  de  ce 
cri  farouche...  Je  l'eusse  voulue  morte,  car  j'étais  décidé  à  me  tuer... 

—  Ce  n'est  pas  de  l'amour;  cela,  c'est  de  la  folie...  l'amour  est  dans  la  vie. 

—  Ne  cherchez  pas  à  me  comprendre...  dites-moi  ce  que  dit  le  colonel. 


28  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Le  colonel?  Eh!  le  malheureux,  vous  savez  bien  qu'il  n'en  dit  guère 
plus  qu'il  n'en  pense  —  et  c'est  peu. 

—  Je  ne  plaisante  pas,  mon  ami...  Gela  est  grave...  Que  pense-t-il?...  Que 
dit-il...  d'elle...  de  moi  ? 

—  De  vous?  il  vous  excuse,  et,  si  vous  sortez  d'ici,  vous  aurez  là  l'homme 
qui  vous  proposera  assurément  ce  que  vous  recherchez  :  la  mort.  Il  vous 
provoquera.  > 

—  Et  pourquoi?  demanda  anxieusement  Antony. 

—  Gomment!  pourquoi?  exclama  Olivier;  mais  parce  que  vous  avez  osé 
lever  les  yeux  sur  sa  femme,  parce  que  vous  avez  tenté  hier,  par  un  crime, 
d'en  faire  votre  maîtresse. 

—  A.h  !  fit  Antony  avec  un  soupir  de  soulagement,  pour  cela...  seulement? 
Le  docteur  le  regardait  avec  étonnement.  Antony  s'empressa  de  dire  : 

—  Vous  ne  me  comprenez  pas,  mon  cher  Olivier.  —  J'aimais,  j'aime,  j'ai- 
merai toujours  M*"^  d'Hervey.  —  Je  pouvais  la  tuer  et  me  tuer  après.  Je  faisais 
à  mon  amour  de  grandes  funérailles...  Je  l'entraînais  dans  la  tombe  avec  son 
passé  de  femme  honnête,  de  femme  qui  avait  préféré  la  mort  à  la  honte...  Ge 
vieux  soldat  pouvait  croire  que  sa  femme  avait  fauté  et  cette  idée...  cette  idée 
que  j'aurais  été  la  cause  du  malheur  et  de  la  honte  d'Adèle  me  bouleversait... 
Vous  me  dites  que  le  colonel  est  convaincu  de  la  pureté  de  sa  femme...  Vous 
m'assurez  qu'il  a  pour  la  pauvre  sainte  que  j'ai  voulu  tuer  le  même  respect,  la 
même  estime...  C'est  la  cause  de  mon  exclamation.  Mais,  qu'importe  ce  que  je 
deviendrai  ;  je  suis  un  fou,  un  malheureux,  un  déclassé,  un  bâtard,  qu'un  crime 
monstrueux  vient  de  souiller.  Je  veux  mourir. 

—  Vous  dites  des  folies...  un  moment  de  délire,  de  folie,  ne  peut  vous  faire 
condamner... 

—  Je  vous  en  supplie,  ne  causons  pas  de  moi,  mais  d'elle...  Que  dit-on  dans 
le  monde?... 

—  Je  n'ai  vu  personne...  Je  suis  sorti  de  l'hôtel  pour  venir  ici  —  mais  ce 
que  pense,  ce  que  dit  le  colonel  —  ce  que  vous  m'avez  déclaré,  voilà  ce  qu'on 
dira...  On  plaindra  la  pauvre  femme,  on  l'estimera  davantage;  quant  à  vous, 
tous  ceux  qui  ont  un  cœur  vous  pardonneront... 

—  Merci,  mon  ami  —  mais  la  vie  depuis  longtemps  me  pèse  trop  pour  que: 
l'avenir  puisse  m'inquiéter... 

—  Ne  parlez  pas  ainsi.  D'autant  que  ce  que  je  dis  est  sans  intérêt.  Parlons, 
de  cette  affaire.  Que  se  passe-t-il  encore?  —  Une  instruction  va-t- elle  être 
commencée? 

—  Oui.  Vu  la  faiblesse  de  la  malade,  j'ai  refusé  de  la  laisser  interroger,  et 
il  m'a  paru  qu'elle  désirait  avoir...  des  nouvelles  de  vous,  avant  de  répondre 
aux  juges  instructeurs. 

Antony  regarda  fixement  le  docteur  qui  soutint  le  regard  en  souriant.  Il 
baissa  les  yeux  et  il  dit  : 

—  C'est  vrai?... 


LE  FILS  D'ANTONY.  29 


—  M""^  d'Hervey  voudrait  une  lettre  de  vous... 

Antony  se  tournait  pour  cacher  la  rougeur  qui  couvrait  son  front  ;  le  doc- 
teur continua  le  plus  simplement  du  monde  : 

—  J'ai  bien  compris  le  sentiment  qui  dirige  la  noble  femme,  elle  voudrait 
ne  pas  vous  charger,  aider  par  sa  déclaration  à  vous  sauver  si  cela  est  possible, 
et  appuyer  vos  moyens  de  défense...  Gela  ne  doit  pas  vous  étonner,  puisque 
vous  connaissez  la  femme. 

Antony  encore  une  fois  regarda  le  docteur  pour  s'assurer  que  ce  dernier  ne 
mentait  pas...  Il  le  crut,  car  il  dit  : 

—  Oui,  c'est  une  noble  et  sainte  femme...,  et  nous  allons  nous  hâter,  puisque 
d'un  moment  à  l'autre,  on  pourrait  me  mettre  au  secret.  Avant  d'écrire,  voulez- 
vous,  docteui ,  me  permettre  de  vous  adresser  quelques  questions  ? 

—  Demandez. 

—  En  revenant  à  elle,  qu'a-t-elle  dit? 

—  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Lorsque  M""^  d'Hervey  a  repris  connaissance,  quels  sont  les  premiers 
mots  qu'elle  a  prononcés? 

—  Ohl  cela  m'a  effrayé...  elle  a  jeté  un  long  regard  autour  d'elle  et  elle  a 
dit  :  «  Je  veux  mourir  !  » 

Antony  eut  un  tressaillement  et  un  sourire  heureux,  et  il  répéta  : 

—  Elle  voulait  mourir  I  . . .  Mais ,  vous  l'avez  dissuadée ,  vous  l'avez 
consolée?... 

—  La  pauvre  femme  avait  vu  son  mari  près  d'elle,  elle  croyait,  puisque  l'on 
vous  avait  surpris  avec  elle,  qu'on  l'accuserait,  et  elle  préférait  la  mort  à  cette 
honte.  Mais,  en  entendant  son  mari,  et  en  constatant  que  ce  qui  s'était  passé 
était  connu,  en  apprenant  que  vous  aviez  nettement  déclaré  devant  tous  avoir 
tenté  de  l'assassiner  parce  qu'elle  résistait  à  votre  passion,  ^qu'elle  avait  mieux 
aimé  mourir  que  de  succomber,  elle  voulut  vivre. 

—  Ah  !  fit  Antony,  elle  consenti...  Il  se  reprit  aussitôt  :  Elle  désire  vivre 
maintenant,  la  pauvre  chère  âme  ! 

Ces  derniers  mots  ^étaient  dits  avec  tant  d'émotion  que  le  docteur  le 
regarda. 

—  Elle  est  jeune,  elle  est  belle,  elle  est  adorée,  elle  a  vu  la  mort  de  si  près 
qu'elle  peut  désirer  la  vie. 

—  C'est  vrai  1...  Docteur,  je  vais  écrire  ce  qui  s'est  passé...  ou,  du  moins, — 
ce  que  je  la  supplie,  je  la  supplie,  vous  entendez,  de  déclarer  pour...  me  sau- 
ver, fit-il  avec  une  voix  et  un  sourire  singuliers. 

Et  le  jeune  homme  se  disposait  à  se  mettre  devant  sa  table  pour  écrire.  — 
Mais,  quoique  enfermé  dans  un  des  petits  logements  de  la  Conciergerie,  qui 
servaient  alors  aux  prisonniers  de  quelque  importance  personnelle,  il  trouva 
bien  la  table,  mais  non  ce  qu'au  théâtre  on  qualifie  :  tout  ce  qu'il  faut  pour 
écrire. 

Ce  simple  détail  suffit  à  changer  son  idée.  A  quoi  bon  écrire  ?  Tout  ce  qui 


30  LE  FILS  D'ANTPNY. 


se  passe  dans  une  prison  est  vu  et  su;  il  suffit  de  parler,  de  charger  quelqu'un 
de  porter  sa  parole;  la  lettre  n'est  utile  que  lorsqu'il  est  impossible  de  corres- 
pondre avec  le  dehors  par  un  intermédiaire  quelconque.  Le  premier  mouve- 
ment d'Antony  avait  été  de  fouiller  dans  sa  poche,  pour  chercher  dans  son 
carnet  et  du  papier  et  un  crayon.  Mais,  bien  qu'on  eût  été  fort  respectueux 
envers  lui,  il  avait  été  fouillé  au  gr  .ffe;  on  lui  avait  pris  sa  bourse  et  son  por- 
tefeuille. Il  n'avait  même  pas  sur  lui  de  carnet.  Il  était  en  tenue  de  soirée,  en 
frac.  Antony  sortait  de  la  soirée  de  la  vicomtesse  de  Lancy  lorsqu'il  s'était 
introduit  chez  M""^  d^Hervey. 

Semblant  prendre  un  parti,  il  dit  au  jeune  docteur: 

—  Mon  cher  Olivier,  vous  êtes  mon  meilleur  ami,  vous  êtes  un  ami  commun 
à  M""®  d'Hervey  et  à  moi.  Vous  m'avez  toujours  témoigné  la  plus  affectueuse 
sympathie,  malgré  mon  mystérieux  état  civil.  —  Vous  n'avez  pas  dédaigné  le 
bâtard... 

—  Oh  !  mon  cher  Antony,  fit  le  di^cteur,  lui  prenant  les  mains,  j'étais  fier 
d'être  votre  ami. 

—  Vous  étiez...  dit  Antony,  relevant  le  mot  avec  amertume. 

Mais  Olivier,  tout  rougissant,  lui  saisit  plus  aficctueusem.ent  les  mains, 
protesta  : 

—  Je  suis  fier  d'être  votre  ami..,  et  la  preuve  est  ma  présence  ici... 

—  C'est  vrai.,,  c'est  vrai,  excusez-moi...  je  suis  injuste!  Ah  1  je  souffre 
tant  ! 

Il  y  eut  un  grand  silence,  deux  minutes,  au  bout  duquel  Antony  reprit  : 

—  Je  vais,  mon  cher  ami,  vous  di'e  ce  que  je  dirai  au  juge  d'instruction 
qui  m'interrogera;  vous  le  répe^terez  à  M™^  d'Hervey.  Ce  que  je  vais  vous  dire 
est  la  vérité,  je  ne  veux  pas  qu'elle  supplie  pour  moi.  Fier  de  mon  crime...,  je 
veux  en  subir  le  châtiment...  peut-être  le  devancerai-je... 

—  Que  me  dites-vous  là?... 

—  Ne  parlons  pas  de  moi,  écoutez:  lorsqu'on  m'interrogera  sur  le  mobile 
de  mon  crime,  je  dirai  que  j'aimais  M""*  d'Hervey,  que  je  l'avais  connue  jeune 
fille,  que  j'avais  rêvé  de  l'épouser  ;  Jeune,  n'écoutant  que  mon  amour,  ma  pas- 
sion, j'avais  cru  qu'il  était  possible  qu'une  famille  donnât  son  entant  à  un 
homme  sans  nom,  du  moment  où  elle  pouvait  s'assurer  que  cet  homme  était 
un  honnête  homme. 

—  Vous  avez  aimé  M""^  d'Hervey  autrefois? 

—  Oui,  nous  nous  sommes  connus  presque  enfants;  je  Taimai,  je  crus 
qu'elle  m'aimait,  et  lorsque  je  pensai  à  l'épouser,  —  «  un  homme  se  présenta 
«  qui  me  fit  souvenir  de  ce  que  j'éiais;  qui  lui  offrit  un  rang,  un  nom  dans  le 
«  monde,  et  qui  me  rappela  à  moi  que  je  n'avais  ni  nom,  ni  rang  à  offrira 
«  celle  à  qui  j'aurais  offert  mon  sang...  A  ses  parents,  il  fallait  un  nom.  Et 
«  quelle  probabilité  qu'ils  préférassent  à  l'honorable  baron  d'Hervey,  le  pauvre 
«  Antony.  —  Alors  je  demandai  à  A<ièle  quelques  jours:  un  dernier  espoir  me 

.«  restait.  Il  existe  un  homme  chargé,  je  ne  sais  par  qui,  de  me  jeter  tous  les 


LE  FILS  D'ANTONY.  31 


«  ans  de  quoi  vivre  un  an.  Je  courus  le  trouver;  je  me  jetai  à  ses  pieds,  des 
«  cris  à  la  bouche,  des  larmes  dans  les  yeux  ;  je  l'adjurai,  par  tout  ce  qu'il 
«  avait  de  plus  sacré,  Dieu,  son  âme,  sa  mère...  il  avait  une  mère,  luil  —  de 
«  médire  ce  qu'étaient  mes  parents...  ce  que  je  pouvais  attendre  ou  espérer 
«  d*eux...  Je  n'en  pus  rien  tirer.  Je  partis  comme  un  fou,  comme  un  désespéré, 
«  prêt  à  demander  à  chaque  femme  :  N'êtes-vous  pas  ma  mère?...  Les  autres 
«  hommes  ont  un  frère,  un  père,  une  mère...  des  bras  qui  s'ouvrent  pour  qu'ils 
«  viennent  y  gémir...  Moi,  je  n'ai  pas  môme  la  pierre  d'un  tombeau  où  jt' 
«  puisse  lire  un  nom  et  pleurer.  »     - 

Et  le  malheureux  sanglotait,  désespéré,  écrasé  par  cet  abandon,  qui  avait 
été  le  malheur  de  sa  vie.  Vivement  ému,  Olivier  lui  dit  : 

—  Antony,  calmez-vous,  vous  m'effrayez,  il  vous  faut  toute  votre  raison, 
pour  vous  sauver. 

—  Et  qui  vons  parle  de  me  sauver,  moi?...  J'ai  assez  vécu...  et  ne  désire 
que  racheter  le  mal  que  j'ai  fait  en  sauvant  celle  que  ma  folie  a  compro- 
mise... 

—  Pour  Dieu,  soyez  calme  ! 

—  Je  continue,  je  dirai  au  juge  :  «  C'est  alors  que  le  colonel  d'Hervey 
«  demanda  sa  main.  Si  vous  saviez  combien  le  malheur  rend  méchant,  com- 
«  bien  de  fois,  en  pensant  à  cet  homme,  je  me  suis  endormi  la  main  sur  mon 
«  poignard...  et  j'ai  rêvé  de  Grève  et  d'échafaudl  » 

—  Taisez-vous,  taisez-vous,  malheureux  I 

—  «  Je  partis,  je  revins...  il  y  a  trois  ans  entre  ces  deux  mots...  ces  trois 
«  ans  se  sont  passés  je  ne  sais  où  ni  comment;  je  ne  serais  pas  même  sûr  de 
«  les  avoir  vécus,  si  je  n'avais  le  souvenir  d'une  douleur  vague  et  continue  ; 
«  je  ne  craignais  plus  ni  les  injures,  ni  les  injustices  des  hommes...  je  ne 
«  sentais  plus  qu'au  cœur,  et  il  était  tout  entier  à  elle.  Je  me  disais  :  Je  la  re- 
«  verrai,  il  est  impossible  qu'elle  m'ait  oublié,  je  lui  avouerai  mon  secret...  » 

'  —  Pauvre  ami  !  —  dit  le  docteur  avec  émotion. 

Antony  avait  déchiré  son  col,  déchiré  son  jabot;  sa  main  sur  sa  poitrine 
iiue  déchirait  ses  chairs  ;  il  semblait  qu'il  voulût  écraser  son  cœur. 
D'une  voix  sourde,  il  reprit  : 

—  Je  revins,  je  la  revis,  je  lui  parlai.  Elle  appartenait  à  un  autre.  Oh! 
quelle  haine  j'ai  pour  celui-là.  Que  mon  sang  coule  sous  ma  main  ou  sous  celle 
du  bourreau,  p'eu  m'importe  î  il  ne  rejaillira  sur  personne  et  ne  tachera  que 
le  pavé.  Cette  femme  m'avait  dit  qu'elle  pouvait  m'aimer  et  tout  était  perdu. 
C'était  impossible.  J'ai  voulu  la  revoir  ;  j'ai  appris  qu'elle  avait  une  fille.,  oh  I 
ragel  mais  son  mari  la  voyait  à  peine  et  vivait  loin  d'elle.  Elle  était  aban- 
donnée. Cet  homme  ne  l'aimait  pas,  ou  du  moins  l'aimait  paternellement,  et 
ces  relations  de  cet  homme  déjà  âgé  avec  celte  enfant  me  répugnaient  et  me 
semblaient  incestueuses. 

Mais  Adèle  était  presque  libre,  et,  plus  amoureux  que  jamais,  je  résolus 
de  reprendre  cette  âme  que  l'on  m'avait  volée.  Je  voulais  Adèle,  fût-ce  au  prix 


32  LE  FILS  D'ANTONY. 


d'un  crime.  De  ce  jour  je  n'eus  plus  ma  raison.  Quand  la  jeune  et  honnête 
femme  s'aperçut  des  poursuites  dont  elle  était  l'objet,  qu'elle  me  devina  décidé 
à  tout,  peut-être  se  sentant  faiblir,  elle  voulut  fuir,  elle  voulut  aller  retrouver 
son  mari  à  Strasbourg.  Je  la  suivis,  je  la  rejoignis  à  Ettenbeim,  et  là  je  me 
traînai  à  ses  pieds... 

—  Ah  !  vous  l'avez  retrouvée  ? 

Antony  passa  deux  fois  ses  mains  sur  son  front,  puis,  après  une  pause,  il 
dit'lentement: 

—  Vous  faites  allusion  aux  médisances  du  monde...*  Oui,  j'ai  retrouvé 
jyjme  d'Hervey  ;  je  lui  ai  dit  que  si  elle  consentait  à  revenir  à  Paris  —  car,  c'est 
absurde,  mais  je  suis  jaloux  de  M.  d'Hervey  et  je  souffre  moins,  parce  que  je 
sais  qu'il  vit  loin  de  sa  femme  et  n'est  presque  qu'un  père  pour  elle  —  je  m'en, 
gageais  à  ne  plus  la  tourmenter,  j'éviterais  de  lavoir,  elle  ne  me  rencontrerait 
jamais.  Autant  de  mensonges  auxquels  je  croyais.  Elle  vint  à  Paris... 

Antony  s'arrêta  quelques  secondes,  puis  reprit  avec  intention  : 

—  Elle  revint  à  Paris  seule...  vous  entendez  ? J'arrivai   quelques  jours 

après.  Nous  vivons  dans  le  monde;  nous  nous  rencontrâmes  forcément,  et, 
malgré  mes  promesses,  mon  amour  fut  plus  fort  que  ma  raison...  Je  la  pour- 
suivis de  nouveau.  Quand  je  la  vis,  il  y  a  quelques  jours,  je  la  suppliai  de 
m'écouter. 

—  Il  y  a  quelques  jours...  où? 

Antony  rougit  et  balbutia  en  tournant  la  tête  : 

—  Oui  quelques  jours...  où.:,  je  ne  sais  plus...  elle  refusa.  Alors,  je  lui 
écrivis  ;  j'aimais,  je  voulais  qu'elle  répondît  à  mon  amour...  et  je  la  priai  de  me 
donner  une  réponse  catégorique...  le  soir,  chez  M""*  de  Lancy...  Vous  y  étiez... 
La  femme  ne  se  souvint  plus  de  la  jeune  fille...  elle  m'éconduisit  sèchement, 
me  disant  même...  qu'elle  avait  informé  son  mari  de  mes  poursuites...  et  qu'il 
devait  revenir  le  lendemain. 

—  Que  me  dites-vous  là?... 

—  La  vérité...  et  vous  savez  le  reste.  Je  résolus  à  tout  prix  d'avoir  avec 
Adèle  un  dernier  entretien  avant  le  retour  du  c  Lionel,  décidé,  si  elle  me 
repoussait,  à  la  tuer  et  à  me  tuer  après.  J'étais  fou  en  sortant  de  chez  M"*  de 
Lancy;  longtemps  j'errai  dans  le  faubourg  Saint-Honoré,  me  demandant  ce 
que  je  devais  faire.  D'abord,  je  pensai  à  aller  au-devant  du  colonel  d'Hervey, 
provoquer  une  rencontre.  Mais,  si  je  tuais  le  colonel,  elle  ne  consentirait  pas 
à  me  revoir-,  et,  si  j'étais  tué,  elle  était  toujours  à  lui...  à  lui  !  Oh!  si  vous  vous 
doutiez  de  ce  que  je  souffre  à  cette  seule  pensée  qu'un  autre  peut  la  prendre 
entre  ses  bras,  poser  ses  lèvres  sur  ses  lèvres...  Oh!... 

Et  Antony  passa  la  main  sur  son  front,  comme  s'il  voulait  échapper  à 
cette  cruelle  vision. 

—  Enfin,  un  matin,  je  me  décidai  à  entrer,  convaincu  que  des  ordres  étaient 
donnés  pour  m'éconduire,  si  je  me  présentais,  et  assuré  que,  demandant  à  cette 


LE  FJLS  D'ANTONY. 


3fi 


Je  suis  entré  dans  le  jardin.  (Page  34.) 

heure  à  voir  M-"»  d'Hervey,  on  me  considérait  comme  un  fou,  cependant  abso- 
lument décidé  à  en  finir  avant  le  retour  du  colonel... 

—  Qu'entendez-vous  par  «  en  finir  »?  interrompit  le  docteur. 

—  En  finir,  c'est-à-dire  mettre  en  demeure  Adèle  d'abandonner  tout,  de  me 
suivre,  ou  latuer  pour  me  tuer  après.  Je  n'admets  pas  que  je  pouvais  être 
l'amant  d'une  femme,  de  laquelle  j'essuierais  sur  ses  lèvres  les  baisers  de  son 
mari.  A  moi  tout  entière...  Je  reviens  au  fait.  Je  suis  entré  chez  M"^'  d'Hervey 
par  les  jardins  de  l'hôtel  qui  donnent  sur  les  Champs-Elysées. 


34  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Vous  aviez  donc  une  clef?... 

Antony  fut  tout  décontenancé,  et  il  parut  fâché  de  la  question,  à  ce  point 
que  le  docteur  dit  aussitôt  : 

—  Mon  ami,  vous  me  faites  le  récit  que  vous  devez  faire  au  magistrat  qui 
vous  interrogera...  Cette  question  vous  sera  faite... 

—  Oui...  oui,  je  le  sais...  et  avec  un  embarras  visible,  il  continua  :  Mon 
Dieu,  j'ai  fait  ce  que  font  les  filous,  je  me  suis  servi  d'un  crochet...  acheté  à 
un  serrurier  et  que  j'ai  jeté  après.  Je  suis  entré  dans  le  jardin,  la  porte  de  la 
serre  était  toujours  ouverte,  —  il  se  reprit  bien  vite  —  était  probablement 
toujours  ouverte  la  nuit;  je  gagnai  par  la  serre  l'escalier  dérobé  des  apparte- 
ments de  M""*  d'Hervey.  J'arrivai... 

A  ce  moment  Antony  sembla  se  recueillir,  comme  s'il  voulait  bien  reconsti- 
tuer la  scène.  Au  bout  d'une  longue  minute,  il  reprit  : 

—  M*"^  d'Hervey  était  dans  son  cabinet  de  toilette,  achevant  de  se  dévêtir. 
Surprise,  effrayée,  elle  jeta  un  cri,  je  lui  répondis  par  mon  nom.  Elle  se  sauva, 
elle  voulait  probablement  appeler,  car  elle  traversa  sa  chambre  et  arriva  à 
sonboudoir.  C'est  laque  je  la  rejoignis.  Elle  allait  ouvrir  la  porte  pour  appeler 
dans  l'antichambre.  Je  me  plaçai  devant  cette  porte.  Je  la  suppliai,  je  me 
traînai  à  ses  genoux  ;  elle  me  dit  que  j'étais  un  misérable,  qu'elle  attendait  son 
mari.  Elle  me  dit  qu'elle  me  haïssait;  que  sais-je?  elle  m'exaspéra,  je  devins 
fou,  elle  criait,  je  me  jetai  sur  elle,  et  j'étouffai  ses  cris.  En  la  sentant  dans 
mes  bras,  presque  nue,  mes  sens  s'enflammaient;  j'étais  fou,  j'étais  fou...  cela 
est  atroce  à  dire,  je  ne  regrette  rien!...  Elle  se  débattait,  elle  criait,  je  la 
traînai  vers  sa  chambre...  Elle  s'évanouit.  C'est  alors  que  j'entendis  les  portes 
s'ouvrir,  puis  la  voix  du  colonel...  Quelques  minutes  de  plus,  Adèle  était  à 
moi...  On  enfonçait  la  porte...  le  mari  voulait  m'arracher  sa  femme...  fou  de 
rage  et  de  passion,  ne  voulant  pas,  puisqu'elle  ne  pouvait  être  à  moi,  qu'elle 
appartînt  à  personne,  je  tirai  mon  poignard  et  je  la  frappai.  Elle  tomba.  C'est 
alors  que  le  colonel  parut...  J'allais  me  faire  justice  lorsqu'on  se  précipita 
brutalement  sur  moi. 

Pâle,  tremblant,  au  moins  autant  qu' Antony,  le  jeune  docteur  regardait  son 
ami,  atterré  par  ce  qu'il  venait  d'entendre,  et  il  dit  : 

—  Oh  I  malheureux,  qa'avez-vous  fait  ? 

Antony  se  dirigea  vers  la  fenêtre.  Il  plaça  son  front  brûlant  contre  les 
vitres  glacées,  il  mordillait  ses  lèvres,  ses  doigts  s'agitaient  fiévreusement,  il 
semblait  en  proie  à  une  crise  nerveuse,  et  paraissait  éviter  de  rencontrer  le 
regard  de  son  ami.  On  eût  pu  croire  qu'il  redoutait  de  nouvelles  questions. 

Le  docteur  Delaunay  était  comme  accablé  sur  sa  chaise,  il  hochait  la  tète 
avec  désespoir. 

Il  y  eut  un  long  silence,  qui  fut  troublé  par  l'arrivée  du  guichetier, 
venant  chercher  le  docteur  Delaunay.  L'heure  réglementaire  était  passée,  la 
Tisite  ne  pouvait  se  prolonger.  Le  docteur  se  leva,  il  alla  prendre  la  main  de 


LE  FILS  D'ANTONY.  35 


son  ami,  en  exhalant  un  long  soupir.  Antony,  semblant  se  dompter,  lui  dit  à 
voix  basse,  de  façon  à  n'être  pas  entendu  du  guicûetier  : 

—  Vous  la  verrez  ce  soir? 

—  Oui,  je  vous  le  promets. 

—  Vous  lui  raconterez  fidèlement  ce  que  je  vous  ai  dit?. 

—  Je  vous  l'assure...  N'avez-vous  rien  à  ajouter? 

—  Rien...  Vous  êtes  un  honnête  homme...  Vous  êtes  mon  ami;  je  n'ai  pas 
de  recommandation  de  discrétion  à  vous  faire  pour  le  monde. 

—  Ne  craignez  rien;  à  elle  seule  je  parlerai. 

—  Si  cela  est  possible,  venez  me  voir  demain. 

—  Je  vous  jure  que  je  ferai  tout  ce  que  je  pourrai  pour  cela. 

Ils  se  serrèrent  encore  la  main.  Antony  l'attira  plus  près  de  lui  et  lui  dit 
très  bas  : 

—  Une  grâce,  mon  ami,  pour  elle,  pour  moi,  il  ne  faut  pas  que  je  passe  en 
cour  d'assises...  Demain  apportez-moi  une  arme. 

—  Malheureux!... 

—  Pensez-y  toute  cette  nuit...  Consultez  Adèle  et  vous  ferez  ce  que  je 
vous  demande... 

—  Oh  I  mon  Dieul  mon  Dieu  !  fit  le  jeune  docteur,  se  sauvant... 

Le  guichetier  ferma  la  porte...  Lorsque  Antony  n'entendit  plus  rien...  il 
hocha  la  tête,  se  laissa  tomber  sur  son  lit,  et  pleurant  il  dit  avec  amertume  : 

—  Elle  a  pensé  à  elle...  d'abord!  Moi,  je  suis  le  sacrifié...  et  pour  elle,  la 
première  fois  de  ma  vie,  j'ai  menti...  Oh  !  que  cela  est  épouvantable  de  con- 
struire un  mensonge...  et,  que  la  mort  vaut  mieux  que  la  vie  au  milieu  de  ce 
monde  1 


CHAPITRE  III 


OU  CIS   QUI  EST  VRAI  DEVIENT  IN"STIAISEMBLABLE 


Tout  bouleversé  par  ce  qu'il  avait  entendu,  le  docteur  Olivier  remonta 
dans  sa  voiture,  ordonnant  au  cocher  de  le  conduire  à  l'hôtel  d'Hervey.  Pendant 
le  trajet  de  la  Conciergerie  au  faubourg  Saint-Honnré,  il  réfléchissait  à  ce 
qu'il  venait  d'entendre,  se  demandant  si  c'était  bien  là  la  vérité.  —  Depuis 
longtemps  il  connaissait  Antony  —  c'est-à-dire  depuis  sept  ou  huit  ans;  ill'avait 
connu  presque  enfant  au  quartier  Latin  Le  docteur  avait  environ  trente  ans. 
Antony  n*avait  pas  vingt-cinq  ans.  Il  avait  donc  environ  dix-sept  à  dix-huit  ans 
lorsqu'il  l'avait  connu.  Il  avait  été  pris  de  sympathie,  lui  gai,  joyeux,  pour  ce 
jeune  homme  sombre,  fatal,  blasphémateur,  paradoxant  sans  cesse. 


36  LE  FILS  D'ANTONY. 


Aiitony  lui  avait  souvent  raconté  son  histoire,  ou  plutôt  son  mystère.  Il 
avait  toujours  été  entouré  d'étrangers  avant  d'entrer  au  collège,  et  il  n'en  était 
sorti  que  pour  suivre  les  cours  et  mener  la  vie  indépendante  du  quartier 
Latin.  Il  ignorait  d'où  lui  venaient  son  prénom  et  la  pension  assez  large 
de  laquelle  il  vivait;  il  ne  connaissait,  comme  il  le  lui  avait  répété,  que 
l'homme  d'affaires,  sorte  d'intendant,  qui  lui  servait  cette  pension. 

Ils  s'étaient  souvent  rencontrés  depuis  dans  le  monde.  C'est  là  qu'Antony 
était  devenu  passionnément  amoureux  de  la  belle  Adèle  de  Chambly,  une 
adorable  jeune  fille  sortant  depuis  quelques  mois  du  couvent.  C'avait  été 
un  amour  farouche,  qui  d'abord  avait  effrayé  la  jeune  Adèle,  puis  l'avait 
charmée  parce  qu'il  n'avait  pas  la  banalité  des  autres.  Au  milieu  du  monde  où 
il  paraissait  étrange,  elle  avait  trouvé  cet  homme  supérieur;  elle  l'avait  re- 
marqué parce  que  son  regard  ne  s'adoucissait  que  lorsqu'il  se  fixait  sur  elle  ;  elle 
le  distinguait  de  le  voir  triste  et  sévère  au  milieu  des  autres,  élégants  et  nuls. 
Il  ne  parlait  pas  comme  eux  pour  redire  une  banalité,  sa  galanterie  avait 
d'autres  expressions  que  celles  qu'on  répétait  sans  cesse  autour  d'elle.  Elle 
l'aimait  enfin  :  amour  d'enfant  bien  profond  et  bien  pur. 

Le  docteur  Delaunay  avait  assisté  à  tous  les  prodromes  de  la  passion  qui 
devait  conduire  Antony  jusqu'au  crime  et,  à  cette  heure,  seul  dans  sa  voiture, 
vivement  impressionné  par  l'entretien  qu'il  venait  d'avoir,  il  se  rappelait  tout 
cela. 

Son  ami  lui  avait-il  bien  dit  toute  la  vérité  ?  Dans  le  monde,  on  racontait  tout 
bas  que  depuis  quatre  mois  Antony  était  l'amant  de  M"^^  d'Hervey,  le  docteur 
l'avait  cru  :  la  chose  lui  paraissait  si  naturelle  !  Adèle  vivait  presque  aban- 
donnée, livrée  à  elle-même  à  l'âge  où  le  cerveau  pense,  où,  la  chair  brûle. 
Avec  son  mari,  elle  n'avait  connu  de  l'amour  que  ses  brutalités.  On  s'expliquait 
aisément  que,  s' étant  retrouvée  en  cet  état  devant  celui  qu'elle  avait  aimé,  que 
le  romanesque  de  sa  vie  et  l'absence  de  trois  années  avaient  poétisé,  elle  eût 
succombé  —  et  encore  on  avait  raconté  sur  cette  faute  tout  un  roman,  auquel 
Antony,  quelques  minutes  auparavant,  avait  fait  allusion. 

Résistant  à  Antony,  voulant  échapper  à  ses  poursuites,  seule  près  de  lui, 
redoutant  de  ne  pouvoir  se  défendre,  elle  avait  voulu  aller  retrouver  son 
mari,  et  elle  était  partie  pour  Strasbourg,  —  un  long  voyage  à  cette  époque. 
Antony  l'avait  poursuivie,  l'avait  rejointe.  Cette  partie  de  l'histoire  qu'on 
racontait  était  vraie,  puisque  le  jeune  homme  venait  d'en  faire  le  récit  à  son 
tour.  Mais  où  l'aventure  différait  de  ce  que  disait  le  monde,  c'était  justement 
à  cet  endroit.  —  A  la  soirée  de  M"""  de  Lancy,  à  la  grande  confusion  d'Adèle 
et  à  la  rage  d' Antony  —  que  tous  avaient  remarqué  —  une  femme  à  langue 
de  vipère,  très  redoutée  à  cause  de  ses  médisances,  M"'^  de  Camps  avait 
dit: 

«  Il  y  a  encore  des  amours  profondes,  qu'une  absence  de  trois  ans  ne  peut 
«  éteindre,  des  chevaliers  mystérieux  qui  sauvent  la  vie  à  la  dame  de  leur 
«  pensée,  des  femmes  vertueuses  qui  fuient  leur  amant,  et  comme  le  mélange 


LE  FILS  D'ANTONY.  37 


«  du  naturel  et  du  sublime  est  à  la  mode...  des  scènes  qui  n'en  sont  que  plus 
«  dramatiques  pour  s'être  passées  dans  une  chambre  d'auberge.  » 

Et  cette  allusion,  la  vipère  l'avait  préparée  en  racontant  quelques  minutes 
avant  l'arrivée  d'Adèle  chez  M""*  de  Lancy  : 

«  M™*  d'Hervey  rentre  dans  le  monde,  qu'elle  a  quitté,  sous  prétexte  de 
«  mauvaise  santé,  depuis  trois  mois,  depuis  son  départ...  son  aventure  dans 
«  une  auberge,  que  sais-je,  moi?...  Gommentl  vous  recevez  cette  femme!  » 

Olivier  Delaunay  se  souvenait  de  la  scène.  Etait-ce  vrai?  Antony,  rejoi- 
gnant M°"^  d'Hervey  à  Ittenheim,  avait-il  passé  la  nuit  avec  elle  dans  cette 
auberge?  De  ce  jour,  c'est-à-dire  depuis  près  de  quatre  mois,  était-il  son 
amant?  Il  avait  affirmé  le  contraire,  et,  à  cette  heure,  il  avait  tout  intérêt  à 
déclarer  qu'il  était  l'amant  de  M'"''  d'Hervey.  Ce  pouvait  être  une  circonstance 
atténuante  ;  il  échappait  ainsi  à  l'accusation  qui  allait  être  visée,  précédant 
celle  d'homicide,  de  tentative  de  viol. 

Non,  le  monde  se  trompait,  les  médisants  calomniaient.  Antony  aimait  folle- 
ment M""**  d'Hervey,  celle-ci  avait  pu  être  coquette  avec  lui,  mais  le  malheu- 
reux disait  la  vérité,  —  le  docteur  en  était  convaincu,  —  il  n'était  pas  son 
amant.  Se  trouvant  chez  sa  maîtresse,  il  aurait  fui,  il  se  serait  caché,  il  ne 
l'aurait  pas  tuée,  le  mari  n'était  pas  un  rival  redoutable.  Non,  cela  était  fou! 
La  vérité  était  bien  plus  terrible,  il  était  forcé  de  s'y  rendre.  C'est  parce  que 
l'honnête  et  noble  femme  lui  résistait  ;  c'est  parce  qu'elle  ne  voulait  pas  céder 
à  sa  passion,  parce  qu'elle  appelait  au  secours,  que  tout  le  monde  allait  savoir 
l'odieuse  tentative  dont  il  s'était  rendu  coupable  ;  c'est  parce  qu'il  avait  compris 
en  une  minute  qu'il  était  à  jamais  perdu  aux  yeux  de  tous,  qu'il  serait  con- 
damné, haï  et  méprisé,  qu'il  avait  voulu  tuer  celle  qu'il  aimait  et  se  tuer  après. 

—  Gela  est  absolument  logique,  , —  concluait  le  docteur,  et  il  n'y  a  qu'un 
moyen  de  le  tirer  de  là,  si  M'"*  d'Hervey,  ainsi  qu'elle  semble  le  désirer,  la 
noble  et  sainte  femme,  nous  aide  —  il  faut  plaider  un  accès  de  folie,  très  facile 
au  reste  avec  son  passé,  ses  façons,  ses  allures,  son  caractère  fantasque...  Et 
je  ne  ferai  pas  acte  d'ami  en  l'affirmant  ;  je  dirai  ma  pensée,  car  il  faut  que 
l'outrage  de  cette  harpie  de  M"^^  de  Camps  lui  ait  bouleversé  le  cerveau.  Ne 
pouvant  se  venger  sur  personne,  se  sentant  pris  dans  cette  calomnie,  il  a  eu 
un  accès  de  folie;  pour  s'être  introduit,  ainsi  qu'il  le  dit,  chez  M'"^  d'Hervey,  il 
fallait  avoir  perdu  la  raison. 

Le  jeune  docteur,  malgré  les  invraisemblances  du  récit  d'Antony,  était 
convaincu  cependant  que  M"""  d'Hervey  n'avait  jamais  succombé,  et  il  était 
prêt,  si  cette  question  était  soulevée,  à  défendre  la  noble  victime.  Il  arriva 
rapidement  à  l'hôtel,  et  se  rendit  dans  la  salle  à  manger  où  le  colonel,  après 
son  repas,  s'était  endormi  dans  un  fauteuil.  Il  s'éveilla  en  l'entendant  ouvrir 
la  porte  : 

—  Ah  I  c'est  vous,  docteur.  Eh  bieni  comment  va  ma  pauvre  Adèle? 

—  J'arrive  à  l'instant,  colonel,  ainsi  que  je  vous  l'avais  promis,  et  je  vais 
monter  la  voir. 


38  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Allons  vile.  Excusez-moi,  j'étais  harassé  et  je  me  suis  endormi.  Mais 
j'avais  donné  des  ordres  et  l'on  veillait. 

Ils  sortirent  et  se  dirigèrent  vers  le  péristyle.  En  montant  l'escalier,  le 
colonel  prit  le  docteur  par  le  bras,  et,  l'arrêtant,  il  lui  dit  en  penchant  la  tête 
pour  écouter  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça,.,  entendez-vous? 

—  Je  ne  sais  ;  montons,  nous  allons  voir. 

—  Qu'est-ce  que  ce  roulement-là?  fit  le  colonel  se  précipitant. 

Ils  arrivaient  au  premier  étage  :  le  colonel  allait  ouvrir  la  porte,  quand  Je 
docteur  dit  en  riant  : 

—  C'est  quelqu'un  qui  ronfle. 

Le  colonel  entra  et  il  sacra  aussitôt  : 

—  Tonnerre  de  Dieu  !  hussard  I...  qu'est-ce  que  c'est  que  ça  ?... 
Le  docteur  avait  de  la  peine  à  s'empêcher  de  rire. 

Vernet,  le  hrosseur  du  colonel,  avait  placé  la  banquette  de  l'antichambre 
en  travers  de  la  porte  du  boudoir  et  s'était  étendu  dessus,  assuré  qu'ainsi  on  ne 
pourrait  entrer  chez  sa  colonelle  pendant  son  sommeil. 

Le  brave  hussard  adorait  le  colonel  d'Hervey,  c'était  le  chien  fidèle,  craintif 
et  dévoué.  —  Le  baron  d'Hervey  le  trouvant  endormi,  l'avait  pris  par  le  bras 
et  jeté  à  terre.  Le  hussard  s'était  aussitôt  redressé,  menaçant,  se  plaçant  sur 
la  défensive.  En  reconnaissant  son  chef,  son  maître,  ses  paupières  s'étaient 
abaissées  sur  son  regard  chargé  d'éclairs,  ses  bras  qui  étaient  menaçants 
étaient  retombés  le  long  de  son  corps,  ses  poings  s'étaient  ouverts  ;  il  se  tenait 
droit  devant  son  chef  et  il  tremblait;  il  était  rouge  jusqu'aux  oreilles. 

Oh  !  c'est  que  le  colonel,  pendant  une  grande  minute,  le  secoua  comme  un 
tapis  ;  c'est  que,  pendant  cette  minute,  il  dut  entendre  tous  les  sacrements  et 
toutes  les  injures.  —  Aux  questions  du  colonel  il  répondait  niaisement  en 
essayant  de  sourire  : 

—  Je  me  suis  endormi,  mon  colonel... 
— -  Fainéant,  goinfre,  salop,  traître  !... 

—  En  travers  de  la  porte,  à  cause  de  la  consigne... 

—  Misérable  I  quand  avec  le  bruit  que  tu  fais  en  ronflant  tu  empêchais 
M""^  d'Hervey  de  reposer. 

—  Pardon,  mon  colonel... 

Ce  fut  le  docteur  qui  intervint  ;  le  soldat  enleva  la  banquette  et  la  porte  en 
s' ouvrant  laissa  voir  le  minois  effrayé  de  la  femme  de  chambre  ;  elle  accourait 
au  bruit  et  venait  réclamer  le  silence.  Aussi  le  colonel  menaçant  son  hussard 
qui  ne  disait  mot  s'écria-t-il  : 

—  Tu  vois,  idiot,  ce  que  tu  fais...  Madame  est  plus  malade...  à  cause  du 
bruit,  n'est-ce  pas?...  tu  entends,  imbécile  1  Oh  !  mais  tu  payeras  ça... 

Le.  docteur  entraîna  le  colonel  en  le  suppliant  d'être  calmp... 

—  Nom  de  Dieu!  je  suis  calme,  vous  !<»  voyez  bien,  répliqua  le  colonel, 
j'aurais  dû  le  ficher  par  la  fenêtre...  ceae  brute... 


LE  FILS  D'ANTONY.  39 


—  Colonel  I  chut  ! 

On  ouvrit  la  porte  de  la  chambre,  et  aussitôt  le  colonel,  obéissant,  se  redressa 
et  serra  les  lèvres,  comme  s'il  redoutait  que  sa  colère  n'allât  au  delà  de  sa 
volonté.  Dirigés  par  la  femme  de  chambre,  ils  entrèrent  à  petits  pas  dans  la 
chambre,  malgré  le  tapis,  marchant  sur  la  pointe  des  pieds. 

Le  malheureux  Vernet  restait  toujours  droit,  au  salufc,  dans  l'angle  de  l'anti- 
chambre, comme  stupéfié  de  ce  qui  venait  de  se  passer.  Le  pauvre  gars  avait 
vingt  ans  à  peine  ;  il  s'était  engagé  à  seize  ans,  à  cette  époque  où  les  neuf 
dixièmes  des  Français  ne  savaient  ni  lire  ni  écrire.  Il  ne  faisait  pas  exception 
à  la  règle  ;  sans  métier,  sans  moyens  d'existence,  il  s'était  engagé,  préférant 
le  bel  uniforme  et  les  bottes  éperoniiéesàsonbourgeron  et  à  ses  sabots.  N'ayant 
jamais  rien  eu  à  aimer  dans  sa  vie,  il  s'était  pris  d'affection  pour  celui  qui 
était  le  maître,  son  colonel,  celui  qui  commandait  à  tous.  Pour  le  baron 
d'Hervey,  il  se  serait  fait  tuer.  Fort,  robuste,  d'un  mouvement  il  aurait  écrasé 
le  vieux  militaire,  et  cependant  le  colonel  bousculait  le  hussard  sans  que  celui-ci 
opposât  la  moindre  résistance.  Quand  le  colonel  frappait,  le  hussard  tombait, 
et  le  brave  colonel  était  convaincu  de  sa  force  ;  il  disait  le  plus  simplement  du 
monde: 

—  J'ai  rossé  cette  brute  de  Yernet,  hier. 

Ou  encore,  en  s'adressant  à  lui  avec  une  assurance  imperturbable  : 

—  Vernet,  tu  sens  le  battu  ;  il  va  falloir  encore  que  je  te  flanque  une 
volée. 

Et  Vernet  avait  des  airs  de  vouloir  échapper  aux  coups  qui  le  menaçaient, 
et  il  se  sauvait  en  baissant  le  dos.  On  pouvait  croire  que  la  supériorité  morale 
du  chef  suffisait  à  dompter  la  supériorité  physique  du  soldat.  Ou,  et  cela  devait 
être,  le  bon  soldat  aurait  craint  de  fâcher  son  chef  en  se  montrant  plus  fort  que 
lui  en  quoi  que  ce  fût. 

Le  pauvre  gars,  à  cette  heure,  était  absolument  désolé,  désespéré  presque, 
il  avait  manqué  à  la  consigne,  et  cependant  le  malheureux  brave  avait  passé 
presque  quarante-huit  heures  accroupi  sur  le  siège  de  la  chaise  de  poste,  tout 
fiévreux  de  l'inconnu  où  le  menait  son  colonel,  qu'il  n'avait  jamais  vu  de  si 
étrange  humeur.  Il  était  arrivé  harassé  de  fatigue,  et  une  catastrophe  épouvan- 
table l'avait  bouleversé.  Alors,  on  lui  avait  donné  un  poste  de  confiance  :  em- 
pêcher quiconque,  visiteurs,  serviteurs  mâles  ou  femelles,  d'entrer  dans  les 
appartements  de  sa  colonelle.  D'abord,  il  s'était  mis  en  faction  sur  le  palier,  et 
comme  on  lui  avait  également  recommandé  d'empêcher  qu'on  fît  du  bruit, 
chaque  fois  qu'un  domestique  passait,  il  se  précipitait  l'air  furieux,  le  poing  levé, 
pour  le  chasser. 

Si  bien  que,  moins  d'une  demi-heure  après,  les  gens  de  la  maison  se  disaient 
que  Vernet  était  enragé  et  faisaient  un  long  circuit  pour  éviter  de  passer  près  • 
de  lui.  Ne  voyant  plus  personne,  n'étant  plus  occupé  par  sa  garde,  le  hussard 
s'ennuya,  il  s'accota  le  long  de  la  fenêtre,  frappant  avec  ses  doigts  des  sonne- 
ries sur  les  vitres  ;  il  commença  à  bâiller,  il  se  plaça  dans  un  coin,  —  il  sentit 


40  LE  FILS  D'ANTONY. 

que  le  sommeil  allait  le  prendre,  —  rien  ne  bougeait  plus  dans  l'hôtel.  Mais 
si  pendant  qu'il  dormirait  quelqu'un  forçait  la  consigne  !  Et  cependant  il  avait 
beau  se  raidir,  sa  tête  se  penchait,  ses  yeux  se  fermaient. 
:  C'est  alors  qu'il  eut  cette  idée  qu'il  crut  lumineuse. 

—  Si  je  me  couchais  en  travers  de  la  porte,  je  pourrais  dormir  et  gar- 
der l'entrée.  Mais  on  peut  passer  par-dessus  moi.  Ah  !  sans  faire  de  bruit, 
je  place  devant  la  porte  la  banquette  de  l'antichambre,  .je  m'étends  dessus, 
la  tête  sur  un  des  coussins  du  divan  et  appuyée  juste  â  la  serrure.  Au  moindre 
mouvement  je  suis  debout,  et  je  pige  le  pékin  au  col.  Et  ça  vaut  mieux  ainsi  ; 
avec  ces  grosses  bottes  on  m'entend  aller,  venir,  remuer.  Je  suis  sûr  que  ma 
pauvre  colonelle  ne  peut  pas  dormir,  —  tandis  que,  dormant  comme  tout  le 
monde,  car  tout  le  monde  dort  ici,  —  je  ne  fais  pas  le  moindre  bruit...  C'est 

cela. 

Et  satisfait  de  cette  idée,  le  hussard  plaça  avec  les  plus  grandes  précautions 
la  banquette  devant  la  porte  du  boudoir  et  il  s'étendit  dessus.  Il  ne  fut  pas 
long  à  s'endormir,  car  aussitôt  un  ronflement  épouvantable  se  fit  entendre;., 
mais  un  ronflement  eff'rayant...  quelque  chose  comme  un  feu  de  peloton. 

Pauvre  Vernet,  brave  hussard  I  il  était  bien  convaincu  que  tout  était  silen- 
cieux. La  baronne  d'Hervey,  effrayée,  avait  envoyé  sa  femme  de  chambre 
s'informer  de  ce  qu'était  ce  bruit  étonnant  et  persistant.  La  femme  de 
chambre  avait  été  ouvrir  la  porte  du  boudoir,  qui,  s'ouvrant  en  dedans,  — 
Vernet  n'avait  pas  pensé  à  cela,  —  lui  montrait  le  hussard  endormi  et  de  la 
bouche  ouverte  duquel  s'échappait,  comme  du  pavillon  d'un  trombone, 
l'eflCroyable  cacophonie.  —  Elle  vint  le  dire  à  sa  maîtresse,  qui,  malgré  son 
état,  sourit  et  lui  dit  de  ne  pas  éveiller  le  pauvre  diable,  mais  de  bien  assem- 
bler les  tapisseries. 

Et  Vernet  faisait  de  beaux  rêves.  Son  colonel  le  récompensait,  parce  qu'il 
venait  d'étrangler  Antony  :  sa  colonelle,  rayonnante  de  santé, lui  disait  : 

—  Vous  m'avez  vengée,  vous  êtes  brave, et  elle  l'embrassait. 

Ah  !  dans  quel  état  il  était,  le  bon  Vernet  !  Il  était  ruisselant  de  sueur.  C'est 
alors  que  le  colonel  d'Hervey  l'avait  brutalement  tiré  et  jeté  sur  le  tapis  et, 
en  tombant,  il  s'était  éveillé  dans  son  rêve,  croyant  que  c'était  Antony  qui  se 
redressait;!!  avait  eu  un  mouvement  de  colère... qui  s'était  apaisé  dès  qu'il  avait 
reconnu  et  entendu  son  colonel. 

Il  restait  toujours  atterré  devant  la  porte. 

Le  colonel  et  le  docteur  étaient  entrés  dans  la  chambre.  Le  baron  d'Hervey 
sur  le  seuil,  le  docteur  interrogeait  bas  la  femme  de  chambre  et  semblait  sur- 
pris de  ce  qu'elle  lui  disait.  Il  s'avança  vers  le  lit,  se  pencha  sur  la  malade, 
la  regarda  quelques  instants,  et  fronça  les  sourcils.  Si  faible  qu'eût  été  ce 
mouvement,  le  colonel  Tavait  vu,  car,  s'avançant  avec  inquiétude,  il  demanda 
d'une  voix  sourde  : 

—  Qu'y  a-t-il,  docteur,  qu'y  a-t-il  ? 

—  Chut  1  fit  Olivier  Delaunay,  en  mettant  rapidement  un  doigt  sur  sa  bou- 


LE   FILS    D'ANTONY 


La  femme  de  chambre  était  effrayée  de  son  état.  (Page  44.) 


Ttv.    fi. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


che  et  en  courant  vers  le  colonoL  Puis,  l'entraînant  vers  la  porte  il  le  poussa 
doucement  au  dehors.  Dans  le  boudoir  il  lui  dit: 

—  Colonel,  retirez-vous.  Laissez-moi  avec  la  femme  de  chambre. 

—  Ah!  bon  Dieu!  qu'y  a-t-il,  docteur?..  Gela  ne  va  pas  bien? 

—  Je  vous  dois  la  vérité  !  Non...  non  !  elle  va  très  mal... 

—  Ah!  mon  Dieu  !... 

—  Chut!  taisez-vous!...  Sortons,  qu'elle  ne  nous  entende  pas...  en  grâce, 
colonel, vous  risqueriez  de  la  perdre. 

—  Oh  !  bon  sang  de  ban  Dieu  Seigneur  I  exclama  le  vieux  soldat,  cou- 
vrant son  visage  de  ses  mains,  et  sanglotant  comme  un  enfant,  puis  affolé,  se 
sauvant  sans  savoir  où  il  allait,  s'éloignant  pour  pouvoir  gémir  et  pleurer  sans 
être  entendu,  il  murmuï*a...  «Mon  Dieu!  elle  est  perdue.  J'aurais  dû  veiller 
près  d'elle!...  » 

Et  il  passa  ainsi  devant  Vernet  sans  le  voi'\ 

Vernet,  terrifié  surtout  de  la  phrase  qu'il  venaitd'entendre,  croyait  que  son 
colonel  disait  que,  s'il  avait  veillé,  il  aurait  empêché  son  soldat  de  s'endormir. 
S'attribuant  naïvement  ce  qui  arrivait,  il  suivit  aussitôt  son  chef,  fondant  en 
larmes  et  gémissant  : 

—  Grâce  !  mon  colonel...  grâce  !...  ne  pleurez  pas,  tuez-moi  I... 
Le  docteur  était  vivement  revenu  près  de  la  blessée. 

M"»"*  d'Hervey  était  tout  à  fait  transformée,  et  Olivier  ne  pouvait  s'ex- 
pliquer le  changement  survenu  dans  son  état.  Il  l'avait  laissée,  quelques  heures 
auparavant,  bien  calme,  soigneusement  pansée,  il  espérait  un  rétablissement 
rapide,  et,  tout  à  coup,  il  retrouvait  une  femme  dans  un  état  désespéré.  — 
Adèle  avait  le  délire,  elle  s'agitait  convulsivement  sur  son  lit» 

A  la  suite  de  l'entretien  rapide  qu'il  avait  eu  avec  la  femme  de  chambre,  il 
avait  entraîné  le  colonel  au  dehors.  Revenu  près  de  la  malade,  il  dit  à  voix 
basse 

—  Vous  croyez  qu'elle  a  essayé  d'arracher  l'appareil  ? 

—  Oh!  monsieur,  j'en  suis  presque  certaine.  Et  lorsque  je  voulais  m'appro- 
cher  d'elle,  elle  me  repoussait  et  me  disait  de  la  laisser  tranquille.  Mais  cela 
est  arrivé  tout  d'un  coup.  Elle  était  calme,  elle  dormait,  ou  du  moins  elle  som- 
meillait, puis,  s'éveillant  en  sursaut,  elle  me  cria  : 

—  Vous  souvenez-vous  de  l'époque  du  départ  du  colonel  ? 

-—  Vous  jugez,  monsieur  le  docteur,  combien  j'étais  surprise  de  cette  de- 
mande insignifiante.  .Je  ne  savais  que  répondre.  Elle  insista  avec  violence,  gros- 
sièrement, je  puis  dire,  et  madame  est  la  douceur  même.  Je  lui  répondis 
vite  : 

—  Monsieur  le  colonel  est  parti  de  Paris  il  y  a  six  mois.  Alors,  je  l'entendis 
dire  : 

—  Je  suis  perdue. 

J'étais  effrayée,  je  me  demandais  ce  que  madame  pouvait  avoir.  Je  m'avan- 
çai près  d'elle,  elle  me  commanda  de  la  laisser  tranquille,  de  la  laisser  seule. 


44  LE  FILS  D'ANTONY. 


je  l'agaçai,  je  la  tourmentai.  Oli  !  mais  en  vous  disant  cela,  monsieur  le  doc- 
teur, je  souffre,  j'ai  les  larmes  aux  yeux,  car  jamais  madame  ne  m'a  traitée 
ainsi,  et  je  n'y  comprends  rien.  Je  pleurai  et  j'insistai  pour  rester  près  d'elle, 
elle  me  commanda  de  sortir.  Je  dus  obéir  et  c'est  ainsi  que  je  l'ai  retrouvée. 
Pendant  que  la  ^emme  de  chambre  parlait,  le  docteur  avait  arraché  des 
mains  de  la  malade  la  couverture.  Adèle  d'Hervey  n'avait  plus  sa  raison,  elle 
divaguait  et  repoussait  à  la  fois  et  sa  femme  de  chambre  et  le  docteur  qu'elle 
paraissait  ne  pas  reconnaître.  Olivier  Delaunay  commanda  à  la  jeune  fille  de 
l'aider  ;  celle-ci,  obéissant  à  l'ordre  du  docteur,  tint  sa  maîtresse  qui  se  débat- 
tait, ne  voulant  pas  être  soignée.  Le  jeune  docteur  eut  une  exclamation  déses- 
pérée en  voyant  la  chemise  de  la  malade  et  le  lit  inondés  de  sang  :  la  malheu- 
reuse, poursuivant  son  idée,  avait  arraché  l'appareil  qui  couvrait  sa  blessure. 
De  cette  lutte  rapide  que  nécessita  cette  consultation  forcée,  il  résulta  que  la 
blessée  retomba  sans  force  sur  sa  couche  et  perdit  connaissance. 

—  Vite,  vite,  dit  le  docteur,  aidez-moi,  je  vais  la  panser.  Il  lava  la  plaie, 
replaça  l'appareil.  La  jeune  femme  était  encore  sans  connaissance,  que  tout 
était  terminé.  La  femme  de  chambre  était  effrayée  de  son  état,  mais  le  docteur 
la  rassura  en  lui  disant  que  cela  valait  mieux  ainsi  pour  elle^  il  fallait  la  laisser 
revenir  doucement  comme  d'un  sommeil  ;  elle  ne  penserait  peut-être  plus  à  ce 
qu'elle  avait  fait  et  croirait  avoir  rêvé.  Seulement  il  fallait  la  surveiller  atten- 
tivement. Or,  M°'^  d'Hervey  paraissant  endormie,  était  étendue  dans  son  lit. 
Le  docteur,  n'ayant  plus  à  s'occuper  d'elle  et  ne  voulant  plus  la  quitter  jusqu'au 
moment  où  elle  reprendrait  ses  sens,  jusqu'au  moment  surtout  où  elle  pourrait 
l'entendre,  —  il  l'avait  promis  à  Antony,  —  attira  la  femme  de  chambre  dans 
l'embrasure  d'une  fenêtre  donnant  sur  le  jardin,  et,  parlant  à  voix  basse  de 
façon  à  n'être  pas  entendu  d'Adèle,  au  cas  où  elle  s'éveillerait,  il  la  questionna 
sur  l'état  ordinaire  de  sa  maîtresse,  recherchant  si  la  crise  qui  venait  de  se 
produire  n'avait  pas  une  cause  particulière. 

Aux  premiers  mots  de  la  femme  de  chambre,  dans  lesquels  elle  parut  re- 
marquer une  intention,  il  crut  avoir  deviné.  Mais  ne  voulant  rien  laisser  voir, 
il  interrogea  d'un  ton  banal  : 

—  Ainsi,  elle  vous  a  demandé  si  M.  d'Hervey  était  depuis  longtemps  éloi- 
gné d'elle  ?  Assurément  c'était  le  délire,  le  commencement  de  la  fièvre,  car 
cela  ne  pouvait  rien  signifier  :  la  pauvre  femme  savait  bien  que,  depuis  six 
mois,  son  mari  était  à  Strasbourg.  Six  mois,  vous  m'avez  dit? 

—  Oui,  monsieur,  six  mois. 

—  Depuis  ce  teaps  M'"'  d'Hervey  vit  chez  elle,  de  la  vie  1?  plus  calme  du 
monde,  s'ennuyant  profondément  ;  à  cause  de  cela,  malade  ;  et  justement 
c'est  cette  vie  d'intérieur,  ce  manque  d'exercice  qui  a  amené  ce  trouble  dans 
sa  santé.  Le  mal  aujourd'hui  s'est  logiquement  aggravé  de  cet  état  anormal.  Je 
m'explique  maintenant  la  crise.  —  Vous  avez  bien  fait  de  me  renseigner.  Je  puis 
utilement  et  sûrement  agir. 


LE  FILS  D'ANTONY.  45 


Et  le  docteur  parla  longuement  et  banalement  à  la  femme  de  chambre  :  il 
voulait  assurément  détruire  le  jugement  qu'elle  avait  porté.  Il  termina  en  la 
chargeant  d'aller  renseigner  son  maître,  M.  d'Hervoy,  sur  l'état  de  sa  femmo, 
disant  : 

—  M""'  d'Hervey  vient  d'avoir  un  accès  de  fièvre  ;  mais  elle  ne  court  aucun 
danger  ;  elle  va  mieux. 

La  femme  de  chambre  sortit.  A  peine  avait-elle  disparu  que  le  docteur  eut 
un  mouvement  de  désespoir  et  dit,  en  prenant  sa  tête  dans  ses  mains  : 

—  Pauvre  brave,  il  voulait  la  sauver  !  et  il  m'a  menti.  Oh  !  les  malheureux! 
les  malheureux  I  à  tout  prix,  il  faut  les  sauver. 

Il  revint  vers  le  lit,  et  soignant  M™*^  d'Hervey,  au  bout  de  quelques  minutes 
il  lui  fit  reprendre  connaissance.  En  ouvrant  les  yeux,  la  pauvre  femme  jeta 
un  long  regard  autour  d'elle  et  elle  murmura  la  phrase  qu'elle  avait  déjà  dite  : 

—  Ah  !  je  ne  peux  donc  pas  mourir  ! 

Alors  le  docteur  se  pencha  vers  elle  et  lui  dit  : 

—  Madame  d'Hervey,  il  faut  vivre  —  il  le  faut,  entendez-vous. 

Elle  ouvrit  les  yeux  et  regarda  Olivier  avec  étonnement.  îl  continua  : 

—  Il  le  faut,  car  il  faut  sauver  Antony. 

Prise  d'un  tremblement  convulsif,  les  yeux  hagards,  la  malade  répondit  : 

—  C'est  impossible  !  je  veux  mourir,  vous  ne  savez  rien,  vous... 
Le  docteur  Olivier  Delaunay  se  baissa  alors  sur  le  lit  et  lui  dit  : 

—  Il  faut  que  vous  viviez...  Je  sais  tout...  vous  n'avez  pas  le  droit  de 
mourir...  Vous  êtes  enceinte  des  œuvres  d'Antony. 

La  jeune  femme  jeta  un  petit  cri  et  perdit  de  nouveau  connaissance. 

C'était  vrai,  Antony  lui  avait  menti,  et  tout  s'expliquait  logiquement.  Le 
jeune  homme  se  sacrifiait,  mais  il  voulait  sauver  celle  qui  s'était  livrée  à  lui. 
Il  rétablissait  ainsi  la  catastrophe  du  matin  :  Antony  était  venu  retrouver  sa 
maîtresse  chez  elle  en  sortant  de  la  soirée  de  M""*  de  Lancy  où  il  avait  convenu 
de  ce  rendez-vous.  Il  était  entré  par  la  porte  du  jardin  des  Champs-Elysées, 
porte  dont  il  avait  la  clef,  et  par  laquelle  il  s'introduisait  quand  il  le  voulait 
chez  sa  maîtresse,  car  M'"''  d'Hervey  était  la  maîtresse  d'Antony  depuis  le 
voyage  à  Ittenheim,  qui  remontait  à  plus  de  quatre  mois  —  et  depuis  ce  temps 
ils  affectaient  de  ne  pas  se  connaître  dans  le  monde  —  excès  de  prudence  qui 
les  faisait  remarquer. 

Il  était  près  de  sa  maîtresse  le  matin,  celle-ci  se  déshabillait  et  allait  se 
mettre  au  lit;  lui,  devait  partir  avant  le  jour.  Ils  causaient  de  ce  qui  s'était 
passé  la  nuit  même  chez  M"«  de  Lancy,  ils  venaient  d'apprendre  que  leurs 
relations,  qu'ils  croyaient  si  bien  cachées,  n'étaient  un  mystère  pour  per- 
sonne, et  ils  cherchaient  ensemble  la  conduite  qu'ils  devaient  tenir.  On  en 
parlait  dans  le  monde,  bientôt  le  mari  serait  informé.  Ils  étaient  un  peu  aflolés. 
--  C'est  alors  que  le  colonel  arriva.— Il  était  de  toute  évidence  que  si  le  baron 
d'Hervey  revenait  ainsi  la  nuit,  s'il  avait  voyagé  nuit  et  jour,  sans  avoir 


46  LE  FILS  D'ANTONY. 


annoncé  son  arrivée,  il  avait  appris  quelque  chose,  il  venait  surprendre  les 
amants. 

Constatant  le  fait,  ils  perdirent  la  tête.  C'est  alors  qu'Antony  conçut  le  plan 
romanesque  d'assassiner  sa  maîtresse  en  déclarant  qu'il  l'avait  tuée  parce 
qu'elle  ne  voulait  pas  lui  céder.  Et,  en  commettant  ce  crime,  il,  sauvait  l'hon- 
neur de  la  femme,  il  se  sacrifiait  ;  mais  sa  faute  à  lui  ne  pouvait  compromettre 
personne;  il  était  seul  au  monde.  Que  lui  importait  la  honte  d'un  crime  qui  ne 
pouvait  rejaillir  que  sur  lui? —  Que  lui  importait  le-  châtiment?  Il  était  bien 
certain  de  s'y  soustraire.  Assurément  il  ne  monterait  pas  sur  l'échafaud,  ou  ne 
porterait  jamais  la  marque  et  la  casaque  du  forçat;  il  avait  l'intention  de  se 
tuer,  puisque  la  seule  affection  qu'il  avait  en  ce  monde  était  anéantie. 

Tout  avait  réussi,  on  croyait  à  l'innocence  de  la  femme,  à  l'infamie  du 
misérable,  mais  tout  à  coup  tout  se  transformait.  Adèle  devait  vivre,  Antony 
devait  reprendre  courage,  car  de  leur  amour  adultérin,  un  enfant  allait  naître. 
Il  n'y  avait  plus  à  reculer  devant  le  scandale;  depuis  six  mois,  le  colonel  était 
loin  d-c  sa  femme,  et  celle-ci  était  enceinte  de  près  de  quatre  mois  et  venait  de 
sentir  son  enfant  remuer  dans  ses  entrailles.  C'est  alors  qu'Adèle  d'Hervey 
avait  voulu  mourir;  c'est  alors  que,  la  fièvre  de  sa  blessure  aidant,  elle  était 
devenue  presque  folle  ;  elle  avait  éloigné  sa  femme  de  chambre  et,  restée  seule, 
elle  avait  arraché  le  pansement  de  sa  blessure,  croyant  s'éteindre  à  la  suite 
de  l'hémorragie.  Le  docteur  était  arrivé  à  temps  pour  la  sauver. 

Tout  cela,  le  docteur  l'avait  appris  dans  les  questions  faites  à  la  femme  de 
chambre;  mais  celle-ci,  en  parlant  de  l'état  de  sa  maîtresse,  le  faisait 
remonter  à  l'époque  du  départ  du  mari,  —  ce  que  la  seule  vue  de  la  malade 
démentait  —  et  le  docteur  s'était  tout  de  suite  expliqué  que  la  malheureuse, 
qui  avait  douté  jusqu'à  ce  jour  de  son  état,  en  avait  été  convaincue  en  sentant 
remuer  ses  entrailles.  C'est  alors  qu'elle  avait  fait  cette  question,  qui  avait 
paru  baroque  à  la  femme  de  chambre  : 

—  Depuis  combien  de  temps  M.  d'Hervey  a-t-il  quitté  Paris  pour  se  rendre 
à  soi;i  poste  ? 

--  Plus  de  six  mois,  madame. 

La  blessée  avait  été  atterrée.  Le  doute  n'était  plus  possible,  elle  était  perdue, 
tôt  ou  tard  son  mari  saurait  la  vérité,  et  elle  n'avait  même  pas  la  ressource 
d'un  crime  accompli  sur  elle,  puisque  ce  crime  était  nié,  puisqu'elle  avait 
préféré  la  mort  à  l'outrage.  Alors,  elle  avait  voulu  la  mort  plutôt  que  la 
honte.  La  mort,  c'était  le  secret  emporté  dans  la  tombe. 

Tout  en  prodiguant  ses  soins  à  la  jeune  femme  afin  de  la  ranimer, 
le  docteur  se  demandait  ce  qu'il  allait  faire.  Il  avait  pensé  d'abord  à  un 
plan  qui  sauvait  tout  :  la  déclaration  de  la  vérité  ;  c'est-à-dire,  Antony  étant 
sans  parents,  sans  famille,  n'était  pas  plus  attaché  à  la  France  qu'à  n'importe 
quelle  autre  nation;  M™"  d'Hervey  n'aimait  pas  son  mari  et  exécrait  le  monde 
par  lequel  la  veille  elle  avait  été  insultée.  L'aveu  de  la  vérité,  c'était  là  mise 
en  liberté  d'Antony.  Elle  se  sauvait  et  allait  vivre  avec  son  amant,  celui  qu'elle 


LE  FILS  D'AJNTÛNY. 


aimait,  et  elle  élèverait  son  fils.  Sa  fille  était  confiée  aux  soins  de  son  mari. 
C'était  un  scandale  de  quelques  jours,  qu'elle  ne  subirait  pas.  —  Eh!  quoi,  le 
mari,  c'est  la  loi  commune,  était  ridicule,  et  les  deux  coupables  étaient  enviés. 
C'est  honteux,  mais  c'est  ainsi  —  le  docteur  ne  jugeait  pas,  \\  constatait. 

Cependant,  ce  plan  lui  semblait  si  odieux  dans  sa  simplicité,  que,  lorsque 
Adèle  rouvrit  les  yeux,  lorsque  son  beau  regard  suppliant  se  fixa  sur  lui,  il 
n'y  pensa  plus. 

—  Cela  va  mieux  —  n'est-ce  pas?  —  ne  vous  tourmentez  pas,  je  vous 
sauverai. 

—  Vous  savez  tout.  —  Vous  comprenez  bien  que  je  dois  mourir. 

—  Ne  dites  pas  cela...  il  faut  vivre,  au  contraire. 

—  C'est  lui  qui  vous  a  dit  cela.  Il  le  redoutait,  il  vous  en  a  parlé. 

Le  docteur  ne  savait  s'il  devait  répondre  :  oui,  car  alors  il  s'était  servi  des 
déclarations  d'Antony  pour  se  faire  écouter  —  mais  ce  moyen  lui  répugnait 
—  et  il  dit  froidement  : 

—  Non,  madame,  je  l'ai  vu  à  votre  état  —  et  j'ai  tout  compris.  —  Mon 
Dieu!  vous  savez,  madame,  que  j'ai  l'honneur  d'être  l'ami  d'Antony.  J'espère 
que  vous  me  considérez  comme  tel.  Ce  secret  restera  entre  nous  trois. 

— Mais,  comment  voulez-vous  que  je  fasse  quand  mon  mari  saura  la  vérité  ? 

—  Ce  que  nous  ferons,  je  l'ignore.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  je  trouverai 
bien  moyen  de  vous  tirer  de  là.  Ne  vous  tourmentez  pas.  Vivez  pour  votre 
enfant,  le  colonel  ne  saura  rien  —  et  aidez-moi  à  sauver  Antony,  —  car 
maintenant  il  faut  que  vous  viviez  tous  les  deux. 

M°**  d'Hervey  regardait  le  docteur  avec  stupeur.  Il  semblait  qu'elle  ne  com- 
prenait pas  ce  qu'elle  entendait  -,  c'est  elle  qui  se  demandait  si  le  docteur  avait 
son  bon  sens,  ou  si  elle  n'était  pas  en  proie  au  délire  —  car  ce  qu'il  lui  décla- 
rait si  simplement  était  in-explicable.  Elle  voulut  parler,  il  l'arrêta  en  disant  : 

—  Sur  mon  honneur...  vous  m'entendez  bien,  madame?  je  m'engage  atout 
arranger.  Il  faut  vivre,  et  pour  cela  il  faut  être  raisonnable,  ne  plus  vous  tour- 
menter; il  ne  faut  pas  partir,  il  faut  vous  dire:  tout  se  réparera,  et  vous 
reposer  sur  cette  idée.  J'ai  beaucoup  à  vous  parler  d'Antony.  Et,  en  raison  de 
votre  état,  je  ne  puis  rien  vous  dire  aujourd'hui.  Mais  vous  allez  me  jurer,  il 
le  faut,  —  Antony  serait  perdu,  —  vous  allez  me  jurer  que  vous  ne  renou- 
vellerez pas  la  folle  tentative  que  vous  venez  de  faire,  que  vous  voulez  vivre... 
que  vous  avez  confiance  en  moi.  Si  je  savais  que  vous  vous  releviez  de  ce  lit 
pour  que  tout  le  monde  vous  considérât  comme  une  malhonnête  femme  ;  si  je 
savais  qu'un  doute  pût  planer  sur  votre  conduite,  je  vous  le  jure,  ma- 
dame d'Hervey,  j'aiderais  à  votre  mort. 

Adèle  prit  la  main  du  doc^^r,  et  l'attirant  vers  elle,  elle  dit  : 

—  Vous  me  jurez,  docteur,  que  si  une  catastrophe  survenait,  vous  me 
donneriez  de  quoi  mourir? 

—  Je  vous  e  jure...  Mais,  n'ayez  crainte,  je  vous  sauverai  tous  les  deux... 
Et  il  ajouta  en  souriant  : 


48  LE  FILS  D'ANTONY. 

—  Tous  les  trois... 

—  Merci...  Bt  Antony? 

—  N'en  parlons  pas  aujourd'hui;  tout  va  bien  de  ce  côté;  ne  vous  en 
préoccupez  pas. 

Et  l'ayant  soigneusement  recouverte,  afin  qu'elle  s'endormît,  le  docteur 
s'éloigna,  après  avoir  recommandé  à  la  femme  de  chambre  de  ne  pas  la 
quitter,  quoi  qu'elle  fît  ou  dît,  et  de  le  prévenir  aux  premiers  mouvements.  Il 
s'installait  dans  l'hôtel. 


CHAPITRE  IV 


DES  ETONNEMENTS  DU   COLONEL  D  HERVE  Y 


Le  colonel  d'Hervey  attendait  désespéré  que  le  docteur  sortît  de  chez  sa 
femme;  lorsqu'il  le  vit,  il  courut  au-devant  de  lui,  et  demanda  avec  in- 
quiétude : 

—  Eh  bien  I  docteur,  cela  va-t-il  mieux? 

—  Oui,  colonel,  rassurez-vous,  la  crise  est  passée.  Elle  a  été  plus  forte  que 
je  ne  la  prévoyais,  mais  maintenant  vous  pouvez  être  tranquille,  je  réponds 
d'elle. 

—  Ah  I  docteur,  merci  I 

Et,  prenant  le  colonel  à  part,  le  docteur  lui  dit  : 

—  La  vérité,  colonel,  c'est  que  la  blessure  est  peu  dangereuse.  M™^  d'Her- 
vey a  bien  plus  été  touchée  par  la  peur,  par  l'agression,  que  par  l'arme. 

—  Pauvre  chère  amie,  je  comprends  cela.  Mais,  docteur,  songez  que  ma 
femme  est  devenue  mère,  sans  cesser  d'être  encore  une  enfant.  Je  l'ai  épousée 
au  sortir  du  couvent.  Elle  était  si  timide,  si  modeste,  que  je  me  sentais  embar- 
rassé près  d'elle,  moi  brutal,  grossier...  Nous  sommes  les  natures  les  plus 
opposées.  Depuis  trois  ans  que  je  suis  marié,  c'est  à  peine  si  j'ai  passé  trois 
mois  près  d'elle.  Mariée,  elle  est  presque  restée  jeune  fille,  elle  ne  voyait 
guère  que  des  dames,  des  amies  du  couvent,  elle  allait  peu  dans  le  monde. 
Vous  jugez  si  la  petite  sauvage  a  dû  être  efirayée  en  voyant  tout  à  coup  un 
homme  pénétrer  chez  elle,  la  nuit... 

—  C'est  effrayant.  Je  crois  que  le  malheureux  était  fou. 

—  Nom  de  Dieul  fou  ou  non—  c'est  un  abominable  gredin—  qui  payera  ça. 

—  Colonel,  ne  vous  mettez  pas  en  colère.  Il  faut  que  tout  soit  calme  dans 
la  maison. 

—  Je  vous  obéis.  Vous  restez  avec  moi. 

—  Oui,  colonel,  je  passerai  la  nuit  chez  vous...  ' 


LE  FILS  D'ANTONY. 


49 


—  As-tu  fini  de  pleurer?..,  Est-il  laid  cette  brute-là.  (Paore  50.) 


—  Vous  avez  peur  de  complications  nouvelles. 

--  Non  pas,  colonel,  je  vous  en  donne  ma  parole.  Je  veux,  au  milieu  de  la 
nuit,  si  nous  n'avons  pas  de  fièvre,  changer  le  pansement.  Il  faut  que  demain 
elle  prisse  répondre  au  juge  d'instruction...  et  je  redoute  ça. 

—  Vous  le  redoutez?  interrogea  le  colonel. 

—  Oui...  avec  la  nature  impressionnable  de  M"^^  d'Hervey... 

—  Mais,  tonnerre  de  Dieu!  il  fallait  me  dire  ça.  Est-ce  que  j'ai  besoin  de 


50  LE  FILS  D'ANTONY. 


toute  cette  police-Lî  chez  moi?...  Est-ce  que  mes  afï\iires  regardent  tous  ces 
gens-là?  Est-ce  que  je  leur  demande  quelque  chose? 
—  La  justice  est  saisie. 

—  La  justice  est  saisie...  Est-ce  que  je  l'ai  demandée,  moi?  Est-ce  que  j'ai 
besoin  de  ces  gens-là  pour  faire  mon  affaire  ?  —  Que  cet  Antony  soit  fou  ou 
non,  c'est  affaire  entre  nous...  Je  ne  veux  pas  qu'on  interroge  ma  femme. 

—  Colonel,  ne  vous  emportez  pas,  nous  avons  d'ici  à  demain  tout  le  temps 
nécessaire  pour  aviser  à  cela... 

—  Vous  avez  raison,  docteur;  mais  vous  m'assurez  que  cette  chère  Adèle 
ne  court  aucun  danger. 

—  Je  vous  le  jure. 

—  Le  colonel  eut  un  gros  soupir  de  soulagement,  et  en  riant  comme  s'il 
étouffait  de  garder  si  longtemps  ses  jurons  habituels,  il  sacra  : 

—  Tonnerre  de  Dieu!  Bon  sang!  Cent  dieux!  —  Ça  va  mieux  maintenant, 
je  respire  à  mon  aise... 

Puis,  au  bout  d'une  minute  : 

—  Docteur,  depuis  ce  matin,  vous  n'avez  rien  pris,  moi  j'ai  atrocement 
déjeuné;  vous  allez  me  faire  le  plaisir  de  dîner  avec  moi.  Nom  de  Dieu!  vous 
m'avez  assez  tourmenté  depuis  ce  matin,  vous  n'allez  pas  me  refuser  ça. 

—  Non,  colonel,  j'accepte  et  avec  plaisir. 

Le  colonel  appela  Vernet.  Quand  celui-ci  parut,  il  reprit  son  ton  sévère  et 
lui  dit  : 

—  Te  voilà,  brute,  n'est-ce  pas  que  c'est  lui  qui  est  la  cause  de  tout?  Ayez 
donc  confiance  en  ça  maintenant  !  Savoir  qu'une  malheureuse  femme  est  mou- 
rante, et  faire  un  bruit  pareil...  un  orgue  de  cathédrale  !... 

Vernet,  l'œil  suppliant,  essaya  de  dire  : 

—  Grâce!  mon  colonel,  je  dormais. 

—  Tu  dormais,  tonnerre  de  Dieu  de  misérable!  je  le  sais  bien  et  cela 
montre  ton  cœur  ;  elle  se  mourait  et  tu  dormais,  toi...  tu  ronflais. 

Le  hussard  fît  une  épouvantable  grimace  et,  fondant  en  larmes,  il  gémit  : 

—  Oui,  mon  colonel,  je  suis  un  misérable,  faites-moi  grâce. 

—  As-tu  fini  de  pleurer?...  Est-il  laid,  cette  brute-là? 

—  Grâce!  mon  colonel!... 

—  Colonel,  pardonnez-lui  ;  le  pauvre  diable  avait  passé  deux  jours  et  deux 
nuits. 

—  Eh  bien  !  et  moi  donc! 

Le  docteur  n'osa  pas  dire  que  le  colonel,  enfermé  dans  la  chaise,  avait  pu 
dormir  à  son  aise,  tandis  que  le  malheureux,  accroupi  sur  le  siège,  n'avait  eu 
que  son  manteau  pour  échapper  aux  morsures  de  la  bise  des  nuits  d'hiver  ; 
mais,  connaissant  le  fond  de  la  nature  du  vieux  soldat,  il  dit  simplement  : 

—  Ah  !  c'est  que  vous,  colonel,  vous  êtes  un  ftutre  homme  que  tous  ces 
gaillards. 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  51 


Le  colonel  eut  un  petit  mouvement  de  tète  et  un  sourire  modeste  en 
répondant  : 

—  C'est  vrai  !  Allons,  va  à  la  cuisine,  et  dis  qu'on  nous  fasse  dîner  le  plus 
tôt  possible...  et  tâche  d'être  plus  adroit  et  plus  humain,  une  autre  fois,,  nom 
de  Dieu! 

Et  comme  le  colonel  lui  avait  familièrement  frappé  sur  l'épaule  pour  le 
pousser  dehors,  comme  il  lui  avait  souri,  le  visage  du  hussard  s'épanouit,  et, 
la  voix  tremblante  d'émotion,  il  sortit  en  disant  : 

—  Je  rattraperai  ça,  mon  colonel... 

Resté  seul  avec  le  vieux  soldat,  le  docteur  était  fort  gêné.  Il  poursuivait  un 
but,  il  voulait  parler  et  il  était  embarrassé  pour  aborder  le  sujet.  11  était 
satisfait  déjà  de  ce  point  :  c'est  que  le  colonel,  si  cela  se  pouvait,  ne  deman- 
derait pas  mieux,  pour  échappera  un  scandale  public,  que  d'éviter  une  instruc- 
tion et  une  enquête,  et  de  réduire  l'affaire  aux  proportions  d'un  accident  ou 
d'une  catastrophe  intime.  Mais  ce  n'était  pas  tout,  et  après  quelques  minutes 
d'entretien  sur  l'état  de  la  blessée,  le  docteur  dit  le  plus  naïvement  du  monde  : 

—  Quel  heureux  hasard  a  fait  que  justement  vous  arriviez  à  Paris  ce  jour  l... 
Si  vous  n'aviez  pas  été  là  !... 

Le  colonel  fronça  aussitôt  les  sourcils  et  dit  : 

—  Ce  n'est  pas  le  hasard,  docteur,  et  vous  me  faites  remarquer  une  chose  à 
laquelle  je  ne  pensais  pas...  J'ai  reçu  une  lettre... 

Le  docteur  se  mordit  les  lèvres,  regrettant  sa  question  pour  les  doutes 
qu'elle  éveillait. 

Le  vieux  soldat,  la  figure  assombrie,  croisant  ses  bras  sur  la  poitrine,  vint 
se  placer  devant  Olivier  Delaunay,  un  peu  gèaé  de  cette  attitude. 

—  J'ai  reçu  une  lettre  là-b>as,  me  disant  que  si  je  tenais  à  l'honneur  démon 
nom,  si  je  redoutais  le  ridicule,  je  devais  me  hâter  de  revenir  ;  peut- être,  ajou- 
tait-on, serait-il  trop  tard. 

—  Ohl  mais  c'est  une  infamie... 

—  Je  le  crois,  docteur...  Mais... écoutez-moi,  vous  êtes  mon  ami...  un  véri- 
table ami,  n'est-ce  pas? 

—  Ah  1  mon  cher  colonel,  en  pouvez-vous  douter  ? 

Et  il  serrait  affectueusement  les  mains  du  baron  d'Hervey. 

—  Non,  je  vous  crois,  bon  Dieu,  et  c'est  pour  cela  que  je  vous  adresse  cette 
question  :  Est-ce  que  la  conduite  -  je  ne  dis  pas  l'inconduite  —  mais  la 
légèreté,  l'enfantillage  de  ma  femme  pouvait  donner  lieu  à  pareilles  médi- 
sances ? 

—  Non  colonel,  non  !  non  I  je  l'affirme  I 

—  Est-ce  que  cet  Antony,  qui  la  poursuivait,  la  compromettait  par... 

—  Colonel,  je  vous  interromps  ;  écoutez-moi.  Jamais  M'"^  d'Hervey  n'allait 
dans  le  monde  ;  Jamais  on  n'a  pu  remarquer  qu' Antony  la  poursuivait,  car  jamais 
on  ne  les  a  vus  ensemble.  Antony,  vous  le  savez,  avait  manqué  —  on  le  croyait 
—  épouser  avant  vous  M"^  Adèle  de  Ghambly.  Lorsque  vous  dûtes  vou&marier, 


LE  FILS  D'ANTONY. 


se  voyant  évincé,  il  disparut.  Il  est  revenu  à  Paris  il  y  a  quelques  mois.  Des 
misérables  ont  abusé  de  ce  retour  et  de  votre  absence  pour  inventer  ces  calom- 
nies Est-ce  qu'Antony  n'avait  pas  un  grand  amour  secret  pour  celle  à  laquelle 
il  avait  dû  renoncer?  Je  le  crois,  mais  il  cherchait  à  l'oublier;  il  l'avait  ou- 
blié'^. .Irt  le  voyais  souvent;  il  n'en  parlait  jamais.  Il  allait  dans  le  monde  ; 
M"*^  d'Hervey  n'y  paraissait  pas  ;  les  domestiques,  qui  l'ont  connu  autre- 
fois, vous  affirmeront  qu'il  n'a  jamais  franchi  le  seuil  de  l'hôtel  en  votre 
absence. 

—  Avouez  que  ceux  qui  m'écrivaient  étaient  bien  renseignés,  puisqu'on  arri- 
vant un  homme  s'était  introduit  chez  moi. 

La  remarque  était  spécieuse  et  fit  rougir  le  docteur,  mais  il  se  remit  aussitôt, 
et  répondit  impudemment  : 

—  C'est  à  croire  que  les  misérables  qui  vous  ont  écrit  ont  organisé  ce 
piège.  —  Je  n'attribue  la  présence  d'Antony  chez  M™''  d'Hervey  et  son  odieuse 
tentative  sur  elle  qu'à  un  moment  de  folie,  et  j'en  cherche  la  cause  dans  la 
rencontre  inattendue  qu'il  fit  de  M""*  d'Hervey,  pour  la  première  fois  depuis 
son  mariage,  à  la  soirée  de  M™«  de  Lancy.  —  Il  a  vu  M"**  la  baronne, 
il  a  voulu  lui  parler;  elle  l'aura  éconduit;  puis,  ne  voulant  pas  se  trouver 
sans  son  mari  dans  un  salon  en  présance  de  celui  qui  avait  dû  l'épouser, 
voulant  éviter  les  médisances  (car  il  cherchait  à  lui  parler).  M""®  d'Her- 
vey est  partie,  —  Antony,  fou  de  rage,  aura  eu  cette  odieuse  et  absurde 
pensée. 

—  Vous  avez  peut-être  raison...  Mais,  ne  parlons  plus  de  cela,  fit  le  colonel 
en  passant  deux  fois  la  main  sur  son  front,  comme  s'il  voulait  chasser  lu  trouble 
que  le  doute  amenait  dans  ses  pensées... 

On  vint  annoncer  que  le  dîner  était  servi.  Le  colonel,  prenant  le  bras  du 
docteur,  l'entraîna  dans  la  salle  à  manger.  Vernet  ne  quittait  jamais  son  colo- 
nel ;  pendant  que  le  valet  de  pied  allait  prévenir  le  baron  d'Hervey,  il  attendait 
dans  la  salle  à  manger,  soigneusement  astiqué,  ciré,  brossé,  en  petite 
tenue  et  tout  à  fait  à  son  aise,  un  tablier  blanc  devant  lui,  une  serviette 
sur  le  bras.  C'est  Vernet,  qui,  connaissant  les  goûts  du  colonel,  le  ser- 
vait selon  ses  désirs,  lui  versait  les  vins  qu'il  aimait,  devinait  enfin  ce  dont  il 
avait  besoin.  Un  juron  indiquait  à  Vernet  qu'il  devait  enlever  l'assiette;  un 
sacrc^ment,  qu'il  devait  changer  de  vin,  et,  muet,  il  obéissait,  sans  jamais  se 
tromper.  Le  chef  se  contentait  d'apporter  les  plats  ;  c'était  Vernet  qui  s'occu- 
pait du  service. 

Dès  qu'ils  furent  attablés,  le  docteur  essaya  de  faire  parler  le  colonel  ;  il 
voulait  savoir  surtout,  si  Antony  n'avait  pas  un  ennemi  qui  cherchât  à  les 
perdre  tous  les  deux  ;  il  venait  d'apprendre  que  le  colonel  avait  été  prévenu 
par  une  lettre  des  relations  du  jeune  homme  ;  la  délation  n'affirmait  pas, 
mais  mettait  en  éveil,  laissait  deviner  quel  pouvait  être  l'auteur  de  cette  in- 
famie. 

Se  souvenant  de  la  scène  qui  s'était  passée  la  veille,  à  la  soirée  de  M""  de 


LE  FILS  D'ANTONY.  53 


Lancy,  il  se  refusait  à  accuser  la  bavarde  M°"  de  Camps.  Cette  femme  pouvait 
être  médisante,  mais  non  infâme  à  ce  point  ;  elle  n'avait  aucun  motif  de  haïr 
Adèle  ou  Antony  ;  elle  pouvait,  dans  le  monde,  faire  du  mal  en  bavardant  sur 
l'un  et  sur  l'autre,  mais  cela  était  inconscient  ;  elle  pouvait,  dans  son  désir  de 
tout  savoir,  aller  au  delà  de  la  vérité  —  ou  plutôt  dire  la  vérité  --  car  ce 
qu'elle  avait  dit  était  vrai  ;  mais  entre  les  rencontars  de  femmes  —  les  com- 
mérages, disait-on  à  cette  époque  —  et  la  dénonciation  au  mari,  il  y  avait  une 
grande  différence.  C'était  une  mauvaise  et  haineuse  action  de  laquelle  le  doc- 
teur Olivier  Delaunay  croyait  M"*  de  Camps  incapable. 

Une  vengeance  de  femme  ?  Mais  M"*  de  Camps  n'avait  aucun  motif  de  se 
venger  d'Adèle  ou  d' Antony.  C'était  la  première  fois  depuis  fort  longtemps 
qu'elle  les  retrouvait  dans  le  monde.  C'était  la  première  fois  du  moins  pour 
M""^  la  baronne  d'Hervey,  avec  laquelle  jusqu'alors  ses  relations  avaient  tou- 
jours été  des  plus  aimables.  La  méchanceté  de  la  veille  était  unique,  et  même 
le  docteur  en  cherchait  la  raison.  Cela  avait  amené  une  scène  terrible:  Antony 
s'était  penché  sur  elle,  lui  avait  parlé  bas,  puis  à  haute  voix  il  lui  avait  rendu 
le  mal  qu'elle  venait  de  faire  en  disant  : 

«  Je  mettrais  en  opposition  avec  cette  femme  honnête,  méconnue,  une  de 
«  ces  femmes  dont  toute  la  moralité  serait  l'adresse,  qui  ne  fuirait  pas  le  dan- 
«  ger,  parce  qu'elle  s'est  depuis  longtemps  familiarisée  avec  lui,  qui  abuserait 
«  de  sa  faiblesse  de  femme  pour  tuer  lâchement  une  réputation  de  femme, 
«  comme  un  spadassin  abuse  de  sa  force  pour  tuer  une  existence  d'homme  ; 
«  je  prouverais  enfin  que  la  première  des  deux  qui  sera  compromise  sera  la 
a  femme  honnête,  et  cela  non  point  à  défaut  de  vertu...,  mais  d'habitudQ.  Puis, 
«  à  la  face  delà  société,  je  demanderais  justice  entre  elles  ici-bas,  en  attendant 
«  que  Dieu  la  leur  rendit  là-haut.  » 

Ces  paroles  avaient  sifflé  dans  le  salon  comme  des  coups  de  cravache,  et 
M'"*'  de  Camps  était  partie,  le  regard  plein  de  haine,  la  bouche  menaçante. 
C'était  là  une  ennemie  irréconciliable,  mais  cette  ennemie  datait  de  la  veille, 
et  elle  n'avait  pu,  le  soir  même,  envoyer  une  lettre  au  colonel,  à  Strasbourg. 
Le  colonel  était  informé  depuis  trois  jours.  Depuis  plusieurs  jours  donc,  une 
lettre  était  partie  de  Paris.  Qui  avait  écrit  cette  lettre  ?  Voilà  ce  que  le 
docteur  aurait  voulu  savoir,  car  c'était  là  qu'était  le  danger  pour  tout  le 
monde. 

En  entreprenant  de  les  sauver  —  Antony,  du  crime,  Adèle,  de  la  faute,  le 
colonel,  à  son  insu,  du  ridicule...  et  de  la  douleur  surtout,  il  fallait,  dans  la 
longue  comédie  qu'il  allait  essayer  déjouer,  que  personne  ne  vînt  déranger  ses 
plans.- Il  ne  pouvait  réussir  qu'à  la  condition,  s'il  n'était  pas  aidé,  de  n'être  pas 
combattu. 

Il  était  très  réservé  avec  le  colonel,  il  avait  wl  l'effet  produit  par  le  sou- 
venir de  la  lettre.  Le  baron  d'Hervey  était  moins  confiant,  il  croyait  toujours 
en  sa  femme,  mais  il  avait  un  peu  dans  le  cerveau  de  ce  proverbe  niais  --  dé- 
menti par  toutes  les  catastrophes  :  pas  de  feu  sans  fumée. 


54  LE  FILS  D'ANTONY 


Le  colonel,  c'était  visible,  se  demandait  depuis  vingt  minutes  ce  qui,  dans 
la  conduite  de  sa  femme,  avait  pu  motiver  la  délation.  Aussi  le  docteur  s'y 
prit-il  par  tous  les  moyens  pour  chasser  ce  nuage.  Le  colonel  aimait  la  table, 
bonne  chère  et  bon  vin,  et  il  y  réussit  vite.  A  mesure  que  le  dîner  s'avançait, 
le  colonel  devenait  plus  gai,  et  sans  l'entendre,  on  l'eût  pu  voir  à  son  visage, 
dans  lequel  le  nez,  comme  un  thermomètre,  était  envahi  par  le  rouge,  aussitôt 
qu'il  faisait  plus  beau  dans  le  cerveau  du  vieux  soldat. 

Le  docteur  la  voyant  tout  à  fait  bien  lui  donna  quelques  conseils,  dont 
nous  comprendrons,  bien  mieux  que  le  colonel,  et  le  but  et  l'importance,  —  il 
disait,  résumant  l'entretien,  après  avoir  trinqué  : 

—  Colonel,  je  puis  vous  affirmer  qu'avant  dix  jours  la  blessée  sera  debout, 
sans  traces  apparentes  de  la  catastrophe.  Ne  pouvez-vous  pas  emmener 
M™*'  d'Hervey  à  Strasbourg? 

—  Non,  je  peux  l'y  emmener  quelques  jours  en  retournant,  mais  je  ne 
puis  la  garder  là- bas...  Si  je  n'avais  mes  amis,  le  café  et  le  service,  j'y 
mourrais  d'ennui.  La  pauvre  belle  n'y  tiendrait  pas  un  mois  à  ce  régime-là. 

—  Je  suis  de  votre  avis.  Voici  ce  que  je  vous  conseille  :  Vous  l'emmenez 
quelques  jours  avec  vous,  puis  elle  revient  ici,  au  cœur  de  l'hiver,  ce  qui  n'est 
pas  très  gai  lorsqu'on  ne  va  pas  dans  le  monde.  M™*  d'Hervey  a  besoin  de 
distractions  pour  oublier  tout  ça,  —  surtout  si  ce  procès  a  lieu... 

—  Sacredié!  je  crois  bien,  je  ne  pensais  plus  à  ça. 

—  Paris  lui  sera  insupportable,  constamment  elle  entendra  parler  de  nou- 
veau de  cette  malheureuse  affaire. 

— .11  faut  l'éviter,  —  nom  de  nom  !  —  je  ne  le  veux  pas,  —  on  va  bien  nous 
ficher  la  paix. 

—  C'est  justement  pour  cela  :  il  faudrait  que  M""  d'Hervey,  sur  mon  ordon- 
nance et  pour  raison  de  santé,  allât  passer  la  fin  de  la  froide  maison  en  Italie, 
à  Nice,  avec  sa  fille,  sa  sœur... 

—  Mais  c'est  une  idée  ça... 

—  Elle  partirait  dans  un  mois  —  reviendrait  dans  quatre  ou  cinq. 
Elle  ne  court  aucun  danger,  je  vous  le  répète,  mais  elle  sera  longue  à  se 
remettre  tout  à  fait...  Il  faut  qu'elle  se  soigne  pendant  ce  temps  au  moins... 
et  surtout,  sous  un  beau  ciel,  dans  le  calme,  loin  du  monde. 

—  Mais,  sacredié!  — vous  avez  trouvé...  Voilà  ce  qu'il  faut  qu'elle  fasse. 
Eh  bien  !  docteur,  il  faut  la  décider.  C'est  vous  que  cela  regarde. 

—  Vous  êtes  de  mon  avis? 

—  Mais  absolument...  Elle  échappe  ainsi  à  toutes  ces  langues  de  vipère 
et  met  fin  à  toutes  les  calomnies. 

Le  dîner  se  termina  en  arrêtant  le  plan  du  voyage.  —  Disons-le,  si  le 
colonel  paraissait  heureux  et  assuré,  le  docteur  Olivier  Delaunay  était 
radieux. 

Le  docteur  Olivier  voyait  bien  que  la  confiance  du  vieux  soldat  était 
entamée  ;  la  lettre  anonyme  qu'il  avait  reçue  à  Strasbourg,   qui  l'avait  fait 


LE  FILS  D'ANTONY.  55 


venir  rapidement  à  Paris,  en  lui  dénonçant  la  conduite  de  sa  femme,  —  la 
cause,  au  reste,  de  tout  ce  qui  était  arrivé,  —  rf^stait  comme  un  point  noir 
dans  son  cerveau.  Qu'allait-il  advenir  d'Antony,  lorsqu'il  aurait  rejoint  son 
régiment?  Si  celui-ci  sortait  de  pris. m,  n'allait-il  pas,  en  apprenant  que  sa 
victime  était  sauvée,  tenter  de  n(>uvfdlf>s  entreprises  sur  elle,  et  n  était-il  cas 
de  son  devoir  de  veiller?  C'est  à  cause  de  cela  que  le  plan  du  docteur  plaisait 
au  colonel. 

M""^  d'Hervey,  pour  raison  de  santé,  quittait  Paris,  accompagnée  de  sa 
sœur;  elle  se' rendait  dans  les  environs  de  Nice;  elle  y  passait  la  mauvaise 
saison,  elle  se  trouvait  ainsi  à  l'abri  dn  celui  que  le  colonel  appelait  un  abomi- 
nable gredin,  —  et  par  cela  le  vieux  soldat  se  trouvait  rassuré  sur  sa  santé  et  sur 
l'existence  de  celle  qui  portait  son  nom. 

Le  docteur  pouvait  ainsi  remplir  une  partie  de  son  plan;  la  sœur  de 
M""^  d'Hervey.  Clara,  était  son  amie  dévouée,  sa  confidente.  Elle  avait  toute 
confiance  en  elle;  elle  ne  lui  cachait  rien.  Or,  ce  serait  pour  le  mystérieux 
accouchement  une  aide  utile.  Adèle  d'Hervey,  dans  cinq  mois,  mettrait  au 
monde  un  enfant,  sans  que  personne  le  sût,  et,  cruelle  coïncidence,  comme 
son  père,  le  malheureux  naîtrait  sans  nom,  sans  famille,  condamné  dès  le  jour 
de  sa  naissance  à  être  abandonné  et  renié  par  sa  mère. 

Mais  le  docteur  ne  s'arrêta  pas  à  cela,  le  but  principal  était  atteint,  le  plus 
naturellement  du  monde  et,  sans  que  l'ombre  d'un  doute  planât,  le  colonel 
consentait  à  s'éloigner  de  sa  femme.  Adèle  d'Hervey,  par  cela,  était  absolu- 
ment sauvée.  Olivier  se  réservait  d'exagérer  désormais  les  suites  de  la 
blessure,  afin  de  pouvoir  justifier  de  l'état  maladif  dans  lequel  le  commence- 
ment de  grossesse  allait  faire  entrer  la  jeune  femme.  Puis  ce  serait,  au  retour, 
l'explication  toute  naturelle  de  sa  faiblesse  et  de  sa  pâleur. 

Adèle  d'Hervey  était  sauvée,  on  n'avait  plus  rien  à  redouter  du  colonel, 
complice  aveugle  de  son  malheur.  Un  seul  point  tourmentait  le  docteur,  une 
menace  devant  laquelle  il  fallait  se  hâter,  un  ennemi  qui  devait  veiller  :[ 
l'auteur  de  la  lettre  anonyme. 

Il  fallait  au  plus  tôt  éloigner  le  colonel  de  Paris,  il  fallait  que  sa  femme 
l'accompagnât  pendant  quelques  jours,  afin  qu'elle  pût  veiller  autour  de  lui 
pour  éviter  une  nouvelle  lettre  qui  était  à  redouter. 

Le  docteur  reprit  l'entretien  sur  ce  sujet  en  disant  : 

—  Puisque  nous  en  sommes  sur  ce  point,  mon  cher  colonel,  il  faut  le 
régler,  car  il  y  a  urgence  ;  le  voyage  ferait  du  bien  à  notre  malade. 

—  Je  le  crois,  mais,  sacredié  !  docteur,  elle  est  couchée  ;  vous  la  trouviez, 
il  y  a  quatre  heures,  dans  un  état  désespéré,  et  maintenant  vous  en  parlez 
comme  s'il  n'y  avait  qu'à  commander  :  Attention  !  En  avant,  marche  ! 

—  C'est  que,  monsieur  d'Hervey,  je  crois  que  la  nouvelle  de  son  départ  rapide 
de  Paris,  l'assurance  qu'elle  échappera  aux  indiscrétions  des  gens  de  justice, 
feront  autant  que  le  meilleur  pansement,  et  j'estime  que  dans  quatre  ou  cinq 


56  LE  FILS  D'ANTONY. 


jours,  en  choisissant  une  bonne  chaise  de  poste,  vous  pourrez  vous  mettre  en 
route. 

—  Gomment!  avec  moi!  Gomment  arrangez-vous  ça?  Vous  parliez  de 
l'Italie,  de  Nice. 

—  Oui,  après,  —  mais  vous  partez  tous  ensemble. 

—  Qui,  tous  ? 

—  M""^  d'Hervey,  sa  fille,  sa  sœur... 

—  Glara...  oui,  elle  est  gaie.  Mais  ils  crèveront  d'ennui  à  Strasbourg,  ce 
n'est  pas  là  qu'elle  guérira,  au  contraire. 

—  Elles  n'y  séjourneront  pas  longtemps.  Elles  passeront  quelques  jours 
avec  vous,  le  temps  de  visiter  la  ville,  les  environs... 

—  Ah!  bien,  je  leur  fais  voir  la  cathédrale,  les  casernes,  le  Broglie,  et  je 
les  mène  un  jour  à  Baden-Baden. 

—  C'est  ça  même. 

Il  était  tout  heureux,  le  colonel,  des  plaisirs  calmes  qu'il  allait  .donner  à  sa 
famille.  Le  docteur  continua  : 

—  Ges  dames  passent  quelques  jours  près  de  vous,  puis,  par  la  Suisse  et  la 
haute  Italie,  un  voyage  admirable,  elles  gagnent  Nice,  —  évitant  la  traversée 
des  Alpes  en  cette  saison. 

—  Sacredié,  vous  auriez  fait  un  bon  marqueur  d'étapes,  vous. 

—  Gela  vous  semble-t-il  bien,  colonel? 

—  Mais  c'est  parfait!  Réglez  tout  cela  avec  ma  femme;  on  fera  prévenir  sa 
sœur.  Je  suis  prêt...  Mais  vous  savez,  il  ne  faut  pas  que  ça  traîne,  je  suis  venu 
ici  sans  permission  régulière . 

—  Demain,  nous  fixerons  l'heure  du  départ. 

—  Mais,  j'y  pense...  il  faut  qu'elle  soit  soignée,  et  si  elle  quitte  son 
docteur? 

Olivier  attendait  l'observation,  il  sourit  en  disant  : 

—  Mon  cher  colonel,  si  j'ai  conseillé  Nice  à  notre  malade,  c'est  parce  que 
je  m'y  rends  dans  une  quinzaine,  et  si  je  vous  prie  de  l'emmener  une  dizaine 
de  jours  à  Strasbourg,  c'est  parce  que  nous  nous  retrouverons  ainsi  à  son 
arrivée  à  Nice  —  et  qu'à  Strasbourg  je  la  recommanderai  pendant  son  court 
séjour  à  un  de  mes  amis,  professeur  à  la  faculté  de  médecine  là-bas. 

—  Ah!  vous  pensez  à  tout...  Allons,  docteur,  un  verre...  Vernet,  va  dire  à 
Jean  d'aller  nous  chercher  dans  sa  cave  une  bouteille  de  chambertin  de  1811 
—  de  la  comète,  docteur,  il  a  vingt  ans  de  bouteille.  Get  imbécile-là  dit  qu'il 
va  se  gâter  et  qu'on  doit  se  hâter  de  le  boire,  nous  allons  juger  ça...  au  réta- 
blissement de  nrjL  pauvre  Adèle. 

Le  hussard  s'était  précipité,  il  revint  presque  aussitôt  précédant  Jean, 
qui  n'avait  pas  voulu  lui  confier  la  vénérable  bouteille.  Jean  portait  ça  comme 
un  saint  sacrement;  Vernet,  rien  qu'en  regardant  la  bouteille,  avait  des  éclairs 
dans  les  yeux  et  il  passait  sa  langue  sur  ses  lèvres.  Assurément  sa  pensée 
était  ; 


LE  FILS  D'ANTONY. 


57 


—  Tais-toi!  C'est  moi,  Antony!  (Page  61.) 

—  S'ils  pouvaient  en  laisser  un  verre  au  fond  de  la  bouteille  l 
Le  co/onel  suivait  d'un  regard  attentif  tous  les  mouvements  de  Jean  qui 
débouchait  la  vieille  bouteille.  L'opération  faite,  il  prit  lui-même  la  fiole 
pour  la  verser,  ce  qu'il  fit  avec  une  religion  qui  dénotait  un  sérieux  amateur. 
Ayant  empli  les  verres,  il  prit  le  sien,  le  caressa  doucement  dans  ses  mains, 
le  tiédissant  de  la  chaleur  de  sa  chair  afin  d'en  dégager  le  bouquet,  puis  le 
soulevant  un  peu  en  l'air,  il  cligna  de  l'œil  pour  mirer  son  rubis  diaphane, 
puis  le  secouant  légèrement,  il  le  redescendit  sous  son  nez  dont  les  narines 
8 


58  LE  FILS  IV  ANTON  Y. 


aspirèrent  bruyamment  le  parfum  aimé  ;  après  quoi  il  y  mouilla  tout  douce- 
ment ses  lèvres,  et  la  tête  penchée  en  arrière,  le  regard  vague,  lentement,  il 
dégusta  le  vin  fameux... 

Ohl  qu'il  était  heureux  de  hoire,  le  colonel,  et  avec  quelle  joie  il  dit 
à  Jean  : 

—  Imbécile  !  il  est  exquis  !  encore  meilleur  que  l'an  passé.  Qu'en  dites- 
vous,  docteur?  Voilà  un  bon  médicament  pour  les  malades. 

—  Pour  ceux  qui  sont  atteints  de  trop  de  santé...  Maintenant,  colonel,  il  se 
fait  tard,  vous  devez  vous  reposer  ;  moi,  je  vais  aller  voir  ma  malade. 

—  Très  bien,  docteur.  Vernet  va  vous  conduire,  et  il  viendra  me  donner 
des  nouvelles. 

—  C'est  cela. 

Quelques  minutes  après,  le  docteur  était  au  chevet  d'Adèle. 

Celle-ci  reposait  profondément.  Le  docteur  l 'étudia  quelques  minutes  :  «a 
respiration  était  calme.  Ayant  doucement  pris  sa  main  qui  pendait  hors  du  lit, 
il  tâla  son  pouls  et  le  trouva  régulier,  le  visage  était  souriant  pendant  le 
sommeil,  un  songe  heureux  faisait  tout  oublier  pour  quelques  heures.  Cela 
valait  mieux  que  tous  les  médicaments  du  monde  ;  le  docteur  se  renseigna 
près  de  la  femme  de  chambre  sur  ce  qui  s'était  passé  pendant  son  absence,  et, 
bien  tranquille  sur  l'état  de  sa  malade,  il  approcha  un  fauteuil  devant  la  che- 
minée, et,  s'y  étendant,  il  posa  les  pieds  sur  les  chenets,  se  préparant  à  s'in- 
demniser à  son  tour  de  sa  laborieuse  journée  ;  il  dit  à  la  femme  de  chambre 
qu'elle  pouvait  se  reposer  également,  mais  sur  le  canapé  du  boudoir,  afin  de 
l'avoir  tout  de  suite  s'il  avait  besoin  d'elle. 

Est-ce  que  le  docteur  redoutait  une  nouvelle  crise?  Non,  il  était  calme  sur 
l'état,  sur  la  situation  et  sur  les  idées  de  sa  malade;  mais  comme,  dès  le 
matin,  les  magistrats  pouvaient  revenir,  et,  n'écoutant  pas  le  colonel,  immé- 
diatement procéder  à  l'interrogatoire  de  la  victime,  il  préférait  ne  pas  s'éloi- 
gner, afin,  dès  qu'Adèle  s'éveillerait,  de  lui  raconter  ce  qu'Antony  lui  avait 
confié. 

Rassuré  sur  le  sort  de  ceux  auxquels  il  se  dévouait,  Olivier  Delaunay 
s'endormit  comme  un  juste.  Il  faisait  petit  jour,  lorsqu'il  s'éveilla  en  sursaut, 
croyant  entendre  son  nom.  Il  ne  s'était  pas  trompé.  Après  avoir  appelé  deux 
fois  M.  Delaunay,  Adèle  appelait  à  mi-voix,  pour  ne  pas  éveiller  sa  femme  de 
chambre. 

—  Docteur! 

Celui-ci  se  leva  aussitôt  et  courut  auprès  de  la  malade,  lui  demandant  avec 
inquiétude  : 

—  Qu'avez-vous,  madame,  qu'avez-vous? 

—  Rien,  rassurez-vous,  docteur,  je  suis  très  bien,  au  contraire,  c'est  à  peine 
si  je  sens  que  j'ai  été  blessée. 

Le  docteur  tâta  son  pouls,  l'interrogea  sur  son  état  et,  tranquille,  après 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  59 


avoir  fermé  les  verrous  des  portes,  il  revint  s'asseoir  à  son  chevet.  Adèle  dit 
alors  : 

—  Eh  bien!  docteur,  vous  l'avez  vu? 

—  Oui,  madame,  ne  parlez  pas,  écoutez-moi,  et,  d'abord,  sachez  bien  ceci, 

le  devoir  c^;  ma  profession  est  de  garder  les  secrets  que  son  exercice  me 

fait  connaître,  mais  il  n'est  pas  besoin  de  cela.  Je  suis  votre  ami,  votre  frère, 
un  confesseur,  qui  ne  demande  pas  pour  savoir,  mais  afin  que  ce  que  vous  lui 
direz  puisse  lui  servir  à  vous  sauver... 

—  Je  le  sais,  monsieur  Delaunay,  vous  êtes  un  ami  de  ma  famille,  et  je 
vois  qu'en  cette  circonstance  vous  me  considérez  comme  une  sœur.  — Oh! 
je  vous  le  jure,  je  ne  suis  pas  coupable,  j'ai  lutté,  j'ai...  je  ne  veux,  je  ne  dois 
pas  l'accuser,  puisque  je  l'aimais...  Mais,  je  fus  victime...  et  maintenant,  plus 
que  lui,  je  suis  perdue... 

—  Taisez-vous,  taisez-vous,  madame,  je  vous  en  prie.  Ecoutez-moi, — je 
dois  avoir  un  nouvel  entretien  avec  Antony,  entretien  pendant  lequel  je  lui 
parlerai  tout  autrement  que  je  ne  l'ai  pu  faire  d'abord.  J'ai  feint  de  croire  C3 
qu'il  me  disait. 

—  Il  vous  a  menti. 

—  Oh  !  non,  madame,,  mais  je  n'allais  lui  demander  que  ce  qu'il  répondrait 
aux  juges,  afin  que  vous  puissiez  fortifier  par  votre  déposition  ce  qu'il  dirait. 
Le  brave  garçon  se  sacrifie  pour  vous  sauver. 

—  A  quoi  bon,  fit  Adèle  avec  amertume,  puisque  maintenant  je  ne  puis  plus 
cacher  la  faute  ? 

—  Madame  d'Hervey,  je  vous  répète  ce  que  je  vous  ai  dit  ;  je  vous  sauverai. 

—  Mais  le  colonel. . .  Et  puis,  la  vie  déshonorée. . .  Non  î  non  !  docteur. 

—  Encore  une  fois,  madame,  je  vous  prie,  espérez. 

—  Yos  consolations  sont  d'un  ami...  Mais  qui  me  connaît,  qui  m'aime, 
devrait  préférer  me  voir  mourir. . . 

—  Et  puisque  je  vous  ai  promis  de  vous  y  aider...  si  vous  le  jugiez  néces- 
saire... Laissez-moi  agir... 

Puis,  en  souriant,  il  ajouta  : 

—  Tuer  les  gens,  c'est  notre  métier. 

Toute  à  ses  sombres  pensées.  M"**  d'Hervey  leva  sur  lui  un  regard  ardent 
et  l'interrogea  : 

—  Mais  vous  n'avez  pas  la  pensée  d'odieuses  manœuvres...  de  me  sauver 
par  un  nouveau  crime. 

—  Oh!  madame  d'Hervey!  Oh!  en  raison  de  votre  état,  j'excuse  une  sem- 
blable pensée  sur  moi...  mais  c'est  bien  affreux. 

—  Excusez  moi,  docteur.  Ah  !  je  suis  si  malheureuse  I 
Et,  fondant  en  larmes,  sans  qu'il  pût  la  consoler  : 

—  Je  suis  bien  misérable  !  Un  honnête  homme,  qui  m'avait  donné  son  nom, 
qui  m'avait  confié  son  honneur...  Devenir  une  femme  indigne,  et  êtremèrel... 
Oh!  c'est  afî'reux!...  et  j'ai  tant  lutté!  Que  ne  m'a-t-il  tuée,  mon  Dieu!... 


60  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Madame  d'Hervey,  je  vous  en  prie,  du  courage...  Voyons,  essuyez  Vos 
beaux  yeux,  ne  pleurez  plus,  écoutez-moi...  et  vous  allez  voir  que  si  vous  avez 
encore  quelques  ennuis  à  éprouver,  l'avenir  est  moins  noir  que  vous  ne  le 
voyez. 

Adèle  sembla  faire  un  effort,  puis  essuyant  ses  yeux,  passant  la  main  sur 
son  front,  après  avoir  replacé  plus  coquettement  les  bandeaux  de  ses  cheveux, 
—  la  femme  est  toujours  femme,  —  elle  dit,  changeant  de  ton  : 

—  El  que  vous  a  dit  Antony,  docteur? 

—  Ce  que  vous  devez  répondre. 

Et,  dans  les  plus  minutieux  détails,  le  docteur  raconta  l'entretien  auquel 
nous  avons  assisté,  n'omettant  rien,  appuyant  sur  les  points  qu'il  croyait  utile 
d'établir  plus  clairement  devant  les  magistrats  enquêteurs. 

—  Ah!  le  brave  et  honnête  homme,  comme  il  se  sacrifie,  mais  à  quoi  bon, 
maintenant  ?  Que  ne  m'a-t-il  tuée  ! 

—  Mais  ne  répétez  donc  pas  cela,  madame,  ah  1  si  le  malheureux  vous 
avait  tuée,  il  devrait  payer  ce  crime  par  l'échafaud. 

—  Oh!  mon  Dieu!  fit  Adèle,  frissonnant. 

—  S'il  était  libre,  seulement,  vous  pourriez  fuir  avec  lui,  emmenant  votre 
fille,  vous  iriez  loin  de  France,  vivre  ensemble,  sous  un  autre  nom,  vous 
élèveriez  vos  enfants... 

—  Que  me  dites-vous  là?  fit  aussitôt  Adèle,  regardant  le  docteur  et  se 
reprenant  à  espérer. 

Femme,  elle  oubliait  tout.  Que  lui  importait  de  quitter  le  monde  qui  la  mé- 
prisait, d'abandonner  cet  époux  qu'elle  voyait  à  peine  un  mois  l'an...,  elle 
pouvait  retrouver  un  monde  qui  la  respecterait,  là  croyant  la  femme  de  l'homme 
avec  lequel  elle  serait.  Cet  homme,  Antony,  c'était  celui  qu'elle  aimait,  qui 
l'aimait,  et  qu'elle  aurait  sans  cesse  près  d'elle;  elle  aurait  près  d'elle  sa  fille, 
qui  croirait  toujours  qu'Antony  était  son  père,  et  elle  élèverait  cet  autre  enfant 
qui  remuait  déjà  dans  ses  entrailles...  Oh!  femmes,  que  de  fragilités  dans  vos 
pensées!  et,  dès  que  l'amour  dirige,  que  la  vie  devien  belle,  que  l'honneur  ou 
la  honte  tiennent  peu  de  place,  si  vous  avez  le  semblant  de  l'un  et  si. vous 
seule  savez  que  vous  méritez  l'autre  I 

Adèle  demanda  au  docteur  : 

—  C'est  cet  avenir  dont  vous  me  parliez. 

—  Pour  que  nous  puissions  l'atteindre,  il  faudrait  qu'Antony  fût  libre. 

—  Que  me  voulez-vous  dire,  alors? 

—  Je  veux  vous  dire  qu'il  faut  penser  à  délivrer  Antony. 

Adèle  redevint  sombre,  elle  réfléchissait.  Le  docteur  cherchait  à  lire  sur  son 
visage  ce  qu'elle  pensait,  il  voulait  la  juger  entièrement  avant  de  lui  parler  de 
ce  qu'il  avait  convenu  avec  le  colonel  d'Hervey.  Tout  à  coup,  comme  prenant 
une  décision,  Adèle  releva  la  tête,  et  rougissante,  d'une  voix  nerveuse, 
elle  dit  : 

—  Docteur,  voici  la  vérité.  —  Je  fuyais  Antony,  je  l'aimais,  j'avais  peur  de 


LE  FILS  D'ANTONY.  •  Gl 


lui,  peur  de  son  amour,  peur  de  moi,  car  je  craignais  de  ne  pas  lui  résister. 
Sur  le  conseil  de  ma  sœur,  je  partis  rejoindre  mon  mari  à  Strasbourg. 
Antony,  apprenant  mon  départ,  me  suivit,  il  me  rejoignit  au  relais  d'Ittenheim, 
à  deux  lieues  de  Strasbourg,  la  nuit.  —  Arrivé  avant  moi  (il  u'a  tout  dit 
depuis),  il  retint  les  seules  chambres  libres  de  l'hôtel,  il  loua  et  acheta  chevaux 
et  voitures.  —  Quand  j'arrivai,  je  ne  pus  continuer  ma  route,  je  dus  attendre 
jusqu'au  lendemain  matin  le  retour  des  chevaux.  J'étais  tranquille  et  Antony 
était  loin  de  mes  pensées.  — Je  demandai  une  chambre,  on  dut  aller  prier 
un  voyageur  de  vouloir  bien  m'en  céder  une;  le  voyageur  accepta.  C'était 
Antony,  vous  le  devinez  ;  il  avait  dévissé  le  verrou  qui  fermait  la  porte  entre  les 
cleux  chambres.  J'allais  me  mettre  au  lit  lorsqu'un  homme  se  précipita  chez 
moi.  Folle,  épouvantée,  je  criai  au  secours;  il  se  jeta  sur  moi  et  m'emporta 
dans  ses  bras,  en  me  disant  : 

— -  Tais-toil  C'est  moi,  Antony.  Voici  la  vérité  !  Je  fus  coupable. 

—  Oh!  le  malheureux,  fit  le  docteur. 

Adèle  fondant  en  larmes,  cachant  sa  tête  dans  ses  mains,  acheva  : 

—  Et  maintenant,  docteur,  je  l'aime!  je  l'aime  et  j'ai  horreur  de  mon  mari. 
En  disant  ces  mots,  la  malheureuse  femme  tressaillait  et  frissonnait,  sa 

pensée  envisageait  l'avenir;  elle  se  voyait  sans  cesse  attachée  à  son  mari 
devant  lequel  le  souvenir  de  la  faute  reviendrait  toujours;  elle  devait  vivre 
heureuse,  respectée,  et  l'autre,  celui  qu'elle  aimait,  serait,  à  cause  d'elle, 
emprisonné,  et  son  nom  ne  serait  qu'un  objet  de  honte  et  de  mépris.  Cet 
homme,  qu'à  cause  d'elle  on  allait  juger  et  condamner  comme  s'étant  introduit 
la  nuit  dans  une  maison  habitée,  aj^ant  prémédité  le  viol  de  la  femme  qu'il 
avait  assassinée,  cet  homme  était  son  amant!  C'est  elle  qui  lui  avait  dit,  en 
sortant  de  chez  M""^  de  Lancy,  lorsque  rouge  et  confuse  des  médisances 
de  M"^  du  Camp,  elle  venait  de  s'apercevoir  que  le  monde  n'ignorait  rien 
de  ses  relations  avec  lui  ;  c'est  elle  qui  lui  avait  commandé  de  venir  chez  elle, 
et  elle  lui  avait  donné  la  clef  de  la  porte  du  jardin,  et  elle  était  descendue 
ouvrir  la  porte  de  la  serre,  elle  avait  éloigné  sa  femme  de  chambre  qui  voulait 
la  déshabiller.  Elle  avait  commandé  à  son  amant  de  venir  parce  que,  affolée 
parla  révélation,  elle  ne  savait  que  faire;  elle  rêvait  à  ce  que  le  docteur 
venait  de  dire  quelques  minutes  auparavant  :  fuir  avec  sa  fille  et  Antony, 
aller  vivre  avec  lui  à  l'étranger  sous  un  nom  de  fantaisie...  Elle  perdait  la 
tête,  elle  avait  peur,  elle  avait  conscience  de  sa  faute  et  elle  voulait  échapper 
au  châtiment  qui  commençait  par  le  mépris  du  monde.  C'était  elle,  enfin,  qui 
était  la  cause  de  tout;  si  Antony  était  un  assassin,  c'est  qu'elle  avait  voulu  qu'il 
la  tuât,  et  Antony,  qui  était  sa  victime  à  elle,  était  à  cette  heure  le  coupable. 

La  malheureuse  femme  était  navrante  à  voir,  elle  pleurait,  elle  sanglotait, 
elle  souffrait  cruellement. 

Le  docteur  l'observa  longuement,  il  voulait  la  juger,  il  voulait  savoir  si  son 
intérêt  à  elle  passait  avant  celui  d'Antony.'Ce  qu'il  voulait  faire  ne  pouvait  être 
entrepris  qu'à  la  condition  de  satisfaire  à  leur  désir  à  tous  deux.  Envoyant  cette 


Qo  LE  FILS  D'ANTONY. 


douleur,  cette  désolation,  le  docteur  n'hésita  plus,  il  comprit  qu'il  avait  la 
suprême  consolation,  puisqu'il  sauvait  l'honneur  de  la  femme,  permettait  à 
l'enfant  de  vivre,  et  que,  pour  sauver  Antony,  il  ne  s'agissait  plus  que  de 
travestir  la  vérité.  11  dit  : 

—  Je  vous  en  prie,  madame  d'Hervey,  ne  pleurez  plus,  écoutez-moi.  Ce  soir, 
j'ai  dîné  avec  le  colonel,  et  voici  ce  que  nous  avons  convenu  : 

La  jeune  femme  se  redressa  aussitôt.  Sous  ses  larmes,  son  regard  curieux 
brilla,  ses  traits  se  détendirent  et  elle  demanda  vite  : 

—  Qu'avez-vous  convenu  avec  mon  mari? 

—  Vous  allez  essayer  de  vous  épargner  l'enquête  et  les  interrogatoires. 
Dès  que  cela  vous  sera  possible,  vous  quitterez  Paris,  —  c'est-à-dire  dans  un 
ou  deux  jours,  avec  votre  fille,  votre  sœur  Clara,  vous  allez  à  Strasbourg. 

Avec  le  colonel,  vivre  avec  mon  mari?  Et  la  jeune  femme  devint  toute 

rouge,  et  sa  chair  était  si  brûlante  que  les  larmes  étaient  séchées.  Elle  était 
comme  étourdie,  lorsqu'elle  dit  : 

Mais  vous  n'y  pensez  pas...  Mais,  docteur,  le  colonel  m'a  quittée  il  y  a 

plus  de  six  mois,  lorsque,  dans  quelques  mois,  il  s'apercevra  de  ma  grossesse... 

Mais... 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu!  comme  vous  allez  vite  au-devant  du  malheur  que 
je  veux  éviter  !  Vous  partez  tout  de  suite  de  Paris,  parce  qu'ainsi  vous  échappez 
à  tous  les  propos  malveillants.  Vous  allez  avec  votre  mari,  parce  que  ceux  qui 
Tont  i)révenu  de  vos  relations  avec  Antony  ne  vont  pas  manquer  de  continuer 
leurs  délations,  et  que,  près  du  colonel,  vous  veillerez  et  éviterez  qu'une  nou- 
velle lettre  lui  arrive,  et  votre  sœur  Clara,  au  besoin,  se  chargera  de  ce  soin. 

—  Oh!  mon  Dieu!  vous  craignez  semblable  chose?... 

—  Il  faut  tout  prévoir.  J'espère  bien  que  cela  n'arrivera  pas,  dit  aussitôt  le 
docteur  en  voyant  l'effroi  qui  se  peignait  sur  le  visage  de  la  jeune  femme; 
mais  vous  ne  restez  avec  le  colonel  que  quelques  jours,  le  temps  que  tout  cela 
soit  oublié  ici,  et  vous  savez  comme  tout  s'oublie  vite  à  Paris. 

—  Mais,  après?... 

—  Vous  passez  quelques  jours  là-bas;  puis,  vous  partez  en  Italie,  du  côté 
de  Nice  ou  de  Menton. 

—  En  Italie. 

—  Je  partirai  de  Paris  le  lendemain  du  jour  où  vous  partirez  pour  Stras- 
bourg, j'irai  chercher  la  petite  maison  où  vous  descendrez,  dans  un  village 
perdu  sur  le  bord  de  la  mer.  Là,  vous  passerez  les  quelques  mois  utiles,  vous 
n'aurez  près  de  vous  que  votre  sœur.  Votre  blessure  justifiera  au  retour  votre 
état  de  faiblesse. 

—  Et  tout  le  monde  ignorera. 

—  Tout  le  monde  ignorera  que  M"*'  d'Hervey  a  mis  au  monde  un  enfant... 

—  Mais  le  malheureux,  qu'en  ferez-vous  ? 

—  Le  docteur,  souriant  ne  put  à'empêcher  de  répondre  à  cette  interroga- 
tion bien  humaine,  où  la  femme  et  la  mère  se  révélaient  à  la  fois. 


LK  FILS  D'ANTON  Y.  ^3 


—  Ahl  c'est  bien  cela,  madame...  vous  l'aimez.  Eh  bien!  ne  vous  inquiétez 
pas  de  lui.  Si  vous  consentez,  je  vais  m'occuper  de  la  délivrance  d'Antony,  et, 
pour  le  sauver,  il  suffit  de  déclarer  ce  que  je  vous  dirai...  Antony,  libre,  se 
trouvera  au  village  où  vous  laisserez  votre  enfant  le  lendemain  de  votre 

départ. 

—  Oh!  c'est  vrai!  c'est  vrai!  ce  que  vous  me  dites  là... 

—  C'est  vrai!  Vous  voyez  que  vous  pouvez  être  calme...  Vous  n'avez  rien 
à  redouter. 

La  jeune  femme  restait  le  regard  fixe,  et,  sans  avoir  conscience  qu'elle 
parlait  haut,  elle  répétait  : 

—  Mon  enfant...  le  fils  d'Antony...  le  fils  d'Antony. 
On  frappa  doucement  à  la  porte  de  la  chambre. 

—  Chut!  fit  le  docteur  en  allant  ouvrir. 


CHAPITRE  V 

LES  INQUIÉTUDES   DU   COLONEL   d'hERI^' 


C'était  le  colonel  d'Hervey  qui  venait  savoir  des  nouvelles  de  sa  femme. 
Mais  il  fallait  avoir  la  conscience  de  la  situation,  l'habitude  de  modérer  ses 
impressions  pour  ne  pas  éclater  de  rire,  en  voyant  le  brave  homme. 

Le  colonel  d'Hervey  avait  passé  une  nuit  épouvantable,  pleine  de  cauche- 
mars, sa  marmotte  était  sur  le  côté  et  les  coins  du  foulard  se  dre-ssaient  siir 
son  front  comme  deux  cornes  ;  ses  moustaches,  qu'il  teignait,  avaient  perdu 
le  brun  sous  la  sueur.  Le  regard  était  effaré,  hagard,  le  visage  était  fatigué, 
la  face  pâle,  seul  le  nez  restait  criard  de  ton,  il  était  d'un  rouge  insolent. 

Quels  songes  épouvantables  avaient  hanté  le  cerveau  du  colonel?  lui  seul 
pouvait  le  dire.  Le  matin,  tout  mouillé  de  sueur,  il  s'était  dressé  sur  son  lit,  et 
il  avait  crié  : 

—  Je  le  tuerai,  je  le  tuerai. 

Puis,  deux  fois,  il  avait  passé  la  main  sur  son  front,  et  enfin,  après  avoir 
regardé  autour  de  lui,  il  avait  ajouté  : 

—  Ce  n'est  pas  possible,  j'ai  rêvé...  Non!  ce  n'est  pas  possible  —  sacré 
nom  de  nom!  —  et  il  s'était  jeté  en  bas  du  lit,  il  avait  sonné  son  brosseur, 
mais  Vernet  dormait  à  poings  fermés,  il  n'avait  répondu  que  par  un  ronfie- 
ment  formidable.  Vivement  impressionné  par  les  cauchemars  de  la  nuit,  le 
colonel  ne  s'était  pas  em.porté,  ne  voyant  pas  son  domestique  venir,  il  s'était 
habillé  tout  seul...  Mais  comment?...  Il  avait  enfilé  sa  vaste  culotte,  chaussé 
sespantouffes  et  il  s'était  précipité  vers  la  chnmbre  de  sa  femme. 

Nous  avons  dit  que  les  appartements  du  colonel  communiquaient  par  le 


64  LE  FILS  D'ANTONY. 


boudoir  avec  les  appartements  de  la  baronne  d'Hervey.  Il  avait  gratté  à  la 
porte,  et  le  docteur  lui  avait  ouvert.  Alors,  le  colonel,  d'une  voix  tremblante, 
lui  avait  demandé  : 

—  Ah  !  docteur,  qu'est-ce  qu'il  y  a  de  nouveau? 

—  Mais,  rien,  colonel;  la  baronne  va  très  bien  ;  elle  dort. 

—  Merci  !  merci  ! 

Et  le  vieux  solfiât,  soupirant  bruyamment,  passait  la  main  sur  son  front, 
essuyant  la  sueur  qui  perlait  à  la  racine  de  ses  cheveux. 

—  Qu'avez-vous  donc? 

—  Ah!  tonnerre  de  Dieu!  j'ai  passé  une  épouvantable  nuit,  —  et,  prenant 
le  bras  du  docteur,  il  l'attira  dans  le  boudoir,  fermant  la  porte  derrière  lui,  et 
alors  modérant  sa  voix,  il  dit  : 

—  Oh!  mon  cher  docteur,  si  vous  saviez  ce  que  ce  seul  mot  :  Il  n'y  a  rien  de 
nouveau,  m'a  fait  de  bien.  Ah?  nom  de  Dieu  !  je  respire  maintenant.  Ecoutez  î 
toute  la  nuit  j'ai  eu  un  épouvantable  caiichemar,  à  la  suite  des  événements 
d'hier.  Vous  savez,  eh  bien,  ma  pauvre  Adèle  était  là,  sur  le  lit,  et  je  la  voyais 
mourant...  mourant  comme  je  vous  le  dis,  en  mettant  au  monde  un  enfant  qui 
n'était  pas  le  mien. 

Le  docteur  devint  livide  ;  il  balbutia. 

—  Ah!  colonel,  que  dites-vous  là  ?,.. 

—  C'est  une  folie,  sacredié,  je  le  sais  bien,  et  la  preuve  c'est  que  je  viens, 
tout  de  suite...  la  chose  qui  m'avait  le  plus  frappé,  c'est  que  je  voyais  la  pauvre 
femme  étendue,  inanimée,  morte  sur  le  lit...  Oh!  bon  sang  de  bon  Dieu!  ce 
tableau,  je  l'ai  encore  devant  les  yeux  en  vous  parlant.  Ah!  mon  cher  ami,  S4 
vous  saviez  ce  que  vos  paroles  m'ont  fait  de  bien. 

—  Je  vous  réponds  de  M""'  d'Hervey,  maintenant. 

—  Ah  !  merci!  Dites  donc,  est-ce  que  je  pourrais  la  voir,  la  pauvre  chère 
belle,  l'embrasser...  oh  !  cela  me  ferait  du  bien. 

—  Attendez  une  seconde,  colonel,  je  vais  voir  si  elle  dort,  fit  le  docteur  tout 
bouleversé  par  ce  que  le  vieux  soldat  venait  de  lui  dire,  et  heureux  de  pouvoir 
le  quitter  quelques  minutes... 

C'est  pour  la  forme  seulement  qu'il  se  dirigeait  vers  le  lit.  Aussitôt  il  fut 
effrayé  en  voyant  le  visage  de  M""*  d'Hervey. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  qu"avez-vous  ? 

—  J'ai  tout  entendu...  Il  sait,  nous  sommes  perdus,  il  sait..; 

Le  docteur  se  pencha  vivement  vers  elle,  et,  à  voix  basse,  il  lui  dit  vite  : 

—  Taisez-vous...  taisez-vous...  Il  ne  sait  rien,  mais  il  faut  qu'il  vous  voit... 
feignez  de  dormir...  ohlje  vous  en  prie,  madame,  laissez-moi  vous  diriger... 
il  va  venir,  il  se  penchera  vers  vous,  il  vous  embrassera,  dormez.  ' 

—  Oh  !  non  !  non  !  Je  ne  veux  pas  le  voir. 

—  Dormez...  mais  dormez  donc,  il  se  penche  à  la  porte  et  regarde. 

—  C'était  vrai,  le  colonel  impatient  passait  la  tête,  et  regardait  dans  la 
chambre,  pour  s'expliquer  le  motif  de  son  attente.  Le  docteur,  heureusement, 


LE  FILS  D'ANTONY. 


65 


M.  le  ministre  voudrait  qu'il  ne  se  fît  pas  de  bruit,  ni  de  scandale.  (Page  71.) 

veillait  sur  la  porte,  et  c'est  en  obligeant  M"®  d'Hervey  à  ne  pas  bouger,  c'est 
en  feignant  d'observer  son  état  qu'il  lui  commandait  de  dormir.  Mais  le  der- 
nier commandement  était  un  ordre,  —  et  Adèle  avait  compris.  —  Sa  tête  était 
retombée  sur  l'oreiller,  les  yeux  s'étaient  fermés. 

Le  docteur  s'était  tourné  alors  et  avait  dit  à  mi-voix  au  colonel  : 
—  Elle  dort;  venez,  monsieur  d'Hervey,  mais,  chut!  pas  de  bruit. 
Et  le  colonel  s'était  avancé  sur   la  pointe  des  pieds.—  Oh;  le  vieux 
9 


66  LE  FILS  D'ANTONY 


soldat,  qu'il  était  grotesque  dans  son  costume  de  nuit,  et  qu'il  était 
heureux  que  sa  jeune  femme  eût  les  yeux  fermés  et  ne  pût  le  voir;  malgré 
la  gravité  de  la  situation,  le  docteur  faisait  les  plus  grands  efforts  pour  garder 
son  sérieux.  Que  sa  marmotte  était  drôlement  placée,  que  sa  moustache  avait 
une  bizarre  façon,  et  qu'il  était  singulièrement  vêtu  !... 

Pauvre  brave  !  quelle  horrible  nuit  il  avait  passé  :  dans  cette  nuit  il  avait 
tout  perdu  :  l'honneui,  l'affection,  tout...  Et  comme  il  était  heureux  de  son 
réveil.  On  aurait  ri  de  lui  qu'il  eût  peut-être  trouvé  cela  très  gai.  II  était  si 
heureux  1  C'était  un  rêve,  sa  femme  vivait,  sa  femme  était  toujours  sa  digne 
compagne,  celle  qui  avait  préféré  sacrifier  sa  vie  à  son  honneur. 

Le  grotesque,  duquel  un  moment  le  docteur  avait  craint  de  rire  lui  fit  couler 
les  larmes  des  yeux,  lorsqu'il  le  vit  se  traînant  sur  le  tapis,  à  petits  pas,  pour 
ne  pas  éveiller  sa  femme,  s'avancer  près  du  lit,  se  mettre  à  genoux,  et  tendre 
doucement  ses  grosses  lèvres  pour  embrasser  Adèle. 

Ce  baiser,  sur  le  front  d'Adèle,  fit  l'effet  d'un  choc  électrique,  la  jeune 
femme  tressaillit,  le  docteur  prit  aussitôt  le  colonel  par  le  bras,  le  releva  vite 
en  disant  : 

—  Oh!  colonel,  que  faites- vous?  Vous  allez  l'éveiller. 

Et  il  entraînait  au  dehors  le  vieux  soldat,  qui  se  laissait  conduire  comme 
un  enfant.  Avant  de  passer  la  porte,  il  se  retourna,  et,  les  yeux  mouillés,  bai- 
sant le  bout  de  ses  doigts,  il  lui  envoj-a  un  baiser  en  disant  d'une  voix  émue  : 

—  Oh!  la  chère  enfant,  si  vous  saviez  comme  je  l'aime,  maintenant! 

Le  docteur  le  poussa  dehors  juste  au  moment  où,  toute  frissonnante,  Adèle 
se  redressait,  et  avec  le  drap  essuyait  la  place  où  la  bouche  du  colonel  s'était 
posée,  en  disant  ; 

—  Son  baiser  m'a  brûlé  la  peau  !,.. 

Et  le  brave  soldat,  ému,  serrait  la  main  du  docteur,  ne  pouvant  articuler 
un  mot  pour  lui  dire  merci  d'avoir  sauvé  celle  qu'il  aimait.  Il  avait  eu  trop 
peur  la  nuit,  dans  son  rêve  ;  il  était  trop  heureux  maintenant,  et  tout  ce  qu'il 
put  dire  ce  fut  : 

—  Ah  !  nom  de  Dieu!  docteur,  eh  bien,  merci,  làl... 

Et,  pour  cacher  son  émotion,  il  retira  vivement  sa  main  de  celle  d'Olivier 
Delaunay,  il  passa  sa  manche  sur  ses  yeux,  et,  se  retournant,  raide,  droit,  il 
rentra  dans  ses  appartements  ;  il  se  heurta  au  hussard  Yernet  qui,  une  main 
au  fronï,  l'autre  sur  la  couture  de  la  culotte,  lui  dit  : 

—  Colonel,  un  pékin  qui  vous  demande. 

—  Eh!  sacré  bougre  d'imbécile...  je  ne  reçois  personne  à  cette  heure. 

—  C'est  ce  que  j'ai  dit,  mais  le  particulier  a  insisté,  il  a  dit  qu'il  était 
chargé  d'une  grave  mission  pour  le  colonel. 

r—  Est-ce  que  c'est  un  des  individus  qui  sont  venus  hier  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  mon  colonel,  mais  il  a  une  figure  aussi  désagréable;  ça 
m'a  encore  l'air  d'être  un  homme  de  police. 


LE  PILS  D'ANTONY.  G7 


—  Tu  vas  me  ficher  ça  à  la  porte?  Tu  lui  diras  qu'il  se  mêle  de  ses  affaires 
et  qu'il  me  laisse  tranquille. 

—  Le  ficher  à  la  porte  !  répéta  le  hussard  Vernet,  paraissant  content  de 
l'ordre,  j'y  vais,  mon  colonel. 

Et  il  partit  pendant  que  le  baron  d'Hervey  regagnait  sa  chambre. 
Quelques  minutes  après,  le  hussard  revenait,  l'air  ahuri. 

—  Qu'y  a-t-il  encore? 

—  Ah!  mon  colonel,  il  m'a  dit  qu'il  fallait  absolument  que  vous  l'écoutiez. 
Il  vient  de  la  part  du  ministre  de  la  guerre. 

—  Du  ministre  de  la  guerre!  répéta  le  colonel,  pâlissant...  Allons,  vite, 
Vernet,  viens  m'habiller. 

—  Ah!  oui,  vous  ne  pouvez  pas  le  recevoir  déguisé  en  pékin. 

Le  colonel  était  très  intrigué  par  cette  visite  matinale,  il  avait  hâte  de  se 
trouver  en  présence  de  l'homme  que  lui  envoyait  le  ministre. 

Le  ministre  de  la  guerre!  qu'est-ce  que  cela  voulait  dire?  Il  était  très 
inquiet,  le  colonel,  et  il  criait  ses  plus  épouvantables  jurons,  en  pressant  son 
brosseur  de  l'habiller.  Quand  il  fut  prêt,  après  s'être  regardé  dans  la  grande 
psyché  du  cabinet  de  toilette,  et  avoir  constaté  qu'il  ne  manquait  rien  à  sa 
petite  tenue,  ayant  lissé  ses  moustaches,  ramené  ses  cheveux  sur  les  tempes 
S0U8  le  bonnet  de  police,  il  dit  à  Vernet  i 

—  Gomment  se  nomme  ce  particulier-là? 

—  Je  ne  le  lui  ai  pas  demandé,  mon  colonel. 

—  Gomment!  imbécile,  tu  me  déranges,  tu  me  fais  perdre  une  heure  à 
m'habiller,  et  tu  ne  sais  pas  seulement  le  nom  de  la  personne? 

—  J'y  vais,  mon  colonel. 

Et  le  hussard  se  précipita  au  dehors  pour  revenir  presque  aussitôt.  Le  valet 
de  pied,  en  le  voyant  prendre  la  carte  du  visiteur,  lui  avait  tendu  le  petit 
plateau  d'argent  qui  servait  d'ordinaire  pour  présenter  les  cartes  et  les  lettres 
aux  maîtres;  —  mais  le  hussard,  ne  connaissant  pas  l'usage,  avait  pris  le 
plateau  d'une  main,  la  carte  de  l'autre,  et  il  entra  ainsi,  offrant  la  carte  à  son 
colonel.  Pendant  que  celui-ci  lisait  le  nom  du  visiteur,  Vernet,  vivement 
embarrassé,  se  demandait  à  quel  usage  pouvait  bien  servir  le  plat  d'argent 
qu'on  lui  avait  donné  ;  il  le  glissait  sous  son  bras,  puis  essayait  de  le  dissimuler 
derrière  lui,  redoutant  que  son  colonel  en  relevant  la  tête  ne  le  vît  avec  un 
plateau  à  la  main.  Pourquoi  diable  Jean  lui  avait-il  mis  ça  dans  les  doigts? 

Le  colonel  d'Hervey,  ayant  lu  la  carte,  dit  tout  haut  : 

—  Séjournet,  ancien  notaire...  Je  ne  connais  pas  ça,  fais-le  entrer. 
Vernet  sortit,  jeta  le  plateau  au  domestique  en  lui  disant  : 

—  Tu  ne  peux  pas  garder  ta  vaisselle,  toi...  Si  vous  voulez  me  suivre,  le 
colonel  vous  attend.  —Et  pendant  que  M.  Séjournet  le  précédait,  il  disait  à  Jean  : 

—  Oh!  je  te  repincerai,  toi,  à  faire  tes  blagues. 

A  peine  entré  dans  le  salon,  le  colonel  fit  un  signe  au  hussard,  qui  avança  des 


C8  LE  FILS  D'ANTONY. 


sièges  près  de  la  cheminée;  puis,  lui  ayant  montré  la  porte,  Vernet,  se  reti- 
rant aussitôt,  il  dit  au  nouveau  venu  : 

—  Monsieur  Séjournet,  je  n'ai  pas  l'honneur  de  vous  connaître.  Puis-je 
savoir  ce  qui  me  vaut  l'avantage  de  votre  visite? 

—  Monsieur,  ma  mission  près  de  vous  est  très  grave.  Je  viens  pour  la 
cruelle  affaire  survenue  hier  matin  chez  vous. 

—  Ah!  très  hien.  Je  comprends.  Il  m'a  dit  ministre  de  la  guerre;  c'est 
ministre  de  la  justice  qu'il  voulait  dire. 

—  Pardon,  colonel,  je  dois  vous  expliquer... 
Le  colonel  interrompit  très  vivement. 

—  Je  sais,  je  devine,  mon  Dieu!  monsieur,  je  suis  le  maître  chez  moi,  je  juge 
qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  tourmenter  ma  femme,  déjà  victime  de  ce  gredin. 
Je  sais  tout  et  suis  en  état  de  satisfaire  la  justice. 

—  Vous  vous  méprenez,  monsieur,  je  ne  suis  pas  ce  que  vous  croyez. 

—  Vous  venez  pour  avoir  des  renseignements  sur  la  tentative  criminelle, 
vous  venez  pour  procéder  à  un  interrogatoire...  des  constatations...  un  tas  de 
machines,  enfin,  auxquelles  je  veux  m'opposer. 

—  Ce  n'est  pas  cela  du  tout,  colonel...  Mais,  ce  que  vous  venez  de  me 
dire  en  me  déclarant  que  vous  désirez  éviter  le  scandale,  des  interrogatoires, 
des  constatations,  une  instruction  enfin,  me  fait  espérer  que  ma  mission  sera 
facile. 

—  Ah  çà  !  qu'est-ce  que  vous  me  dites  ?  —  fit  le  colonel  en  fronçant  se& 
gros  sourcils.  Je  ne  vous  comprends  pas;  je  ne  vous  connais  pas.  Vous  venez, 
dites-vous,  me  parler  de  ce  qui  est  arrivé  ici  hier  :  à  quel  titre  ?  Que  me  voulez- 
vous  ?  Qui  vous  envoie  ? 

—  Je  ne  puis  vous  donner  pour  ce  que  vous  me  demandez  aucune  expli- 
cation. 

—  Ah  çà  !  mais  qu'est-ce  que  vous  me  fichez,  vous?  —  fit  le  colonel,  furieux 
de  s'être  dérangé,  de  s'être  hâté  pour  rien.  —  Vous  n'êtes  pas  chargé 
d'instruire  l'aifaire.  —  Vous  n'êtes  pas  de  la  police,  ni  un  magistrat,  et  vous 
vous  introduisez  chez  les  gens  en  parlant  de  ministre  !... 

L'homme  était  tout  décontenancé  par  l'allure  et  le  ton  du  colonel  ;  vaine- 
ment il  essayait  de  parler,  sans  pouvoir  être  écouté. 

—  Monsieur  le  colonel,  veuillez,  je  vous  prie... 

—  En  voilà  une  histoire  !  mais  ne  vous  gênez  pas,  vous  venez  chez  les 
gens,  prendre  des  nouvelles  de  leurs  aff'aires...  Ah  ça  !  petit  vieux,  pour  qui 
me  prenez-vous?... 

Le  colonel  était  menaçant  et  M.  Séjournet,  ancien  notaire  semblait  très 
inquiet  des  suites  de  sa  visite  ;  après  les  jurons,  le  colonel  arrivait  aux  injures, 
bientôt  il  allait  passer  aux  menaces.  Le  visiteur  tira  alors  de  sa  poche  une 
large  lettre  portant  le  cachet  ministériel  et,  la  tendant,  il  se  reculait. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça? 

—  La  lettre  de  M.  le  ministre. 


LE  FILS  D'ANTONY.  GO 


—  Quel  ministre? 

—  Le  ministre  de  la  guerre. 

Le  colonel  se  calma  aussitôt  et  se  redressant  comme  un  officier  devant  un 
supérieur  : 

—  Du  ministre  de  la  guerre...  et  vous  ne  le  disiez  pas? 

—  Vous  ne  m'écoutez  pas... 

—  Excusez-moi,  fit  le  colonel  tout  rouge.  J'ai  le  verbe  un  peu  haut,  permettez. 
Et  il  prit  la  lettre  et  la  lut  avec  la  plus  grande  stupéfaction.  Il  avait  lu  : 

(confidentielle). 

«  Le  colonel  d'Hervey  rejoindra  son  poste  dans  les  vingt-quatre  heures, 
»  emmenant  avec  lui  sa  femme.  Il  écoutera  les  avis  et  conseils  qui  lui  seront 
»  donnés  par  le  porteur,  afin  d'éviter  le  scandale  autour  de  son  nom,  au  sujet 
»  du  douloureux  accident  survenu  chez  lui. 

»  Pour  le  ministre, 

»  (Illisible)  » 

Le  visage  du  vieux  soldat  était  tout  bouleversé  lorsqu'il  leva  les  yeux  sur 
le  porteur  de  l'ordre  étrange  qu'il  recevait. 

—  Monsieur,  je  ne  m'explique  pas  en  quoi  mes  affaires  privées  regardent 
M.  le  ministre...  Veuillez  vous  asseoir.  Vous  avez,  paraît-il,  des  conseils  à  me 
donner. 

En  disant  ces  mots,  le  colonel  d'Hervey  n'était  plus  le  même,  il  s'était  sou- 
dainement transformé,  il  avait  grand  air;  son  regard  ardent  restait  fixé  sur 
M.  Séjournet  ;  son  front  plissé  révélait  ses  craintes,  son  inquiétude  ;  il  y  avait 
dans  l'ordre  laconique  qu'il  recevait  une  obscurité  menaçante.  De  quel  droit 
le  ministre  intervenait-il  dans  sa  vie  privée,  à  quel  titre  envoyait-il  un  homme 
qui  devait  lui  donner  des  conseils,  ce  qu'il  traduisait  plus  justement  par  «  des 
ordres  verbaux.  » 

Il  était  irrégulièrement  parti  de  Strasbourg,  il  risquait  d'être  puni,  puisque 
ce  départ,  qu'il  croyait  ignoré,  était  connu  de  ses  supérieurs.  On  ne  parlait 
pas  de  ça.  On  disait  seulement  que  le  colonel  avait  vingt-quatre  heures  pour 
se  mettre  en  route,  et  il  devait  partir  avec  M"*^  d'Hervey.  On  était  bien  rensei- 
gné, au  ministère,  puisque  l'on  savait  l'état  de  la  blessée.  Et  cependant, 
depuis  son  arrivée,  la  veille  au  matin,  il  avait  fait  refuser  sa  porte  à  tout  le 
monde,  les  magistrats  seuls  avaient  pénétré  dans  l'hôtel. 

Très  inquiet,  le  colonel,  ayant  placé  son  siège  devant  M.  Séjournet,  s'assit 
à  son  tour  et  reprit  : 

—  Qu'avez-vous  à  me  dire,  monsieur? 

M.  Séjournet,  qui  avait  suivi  avec  attention  sur  la  face  du  vieux  soldat 
l'effet  produit  par  la  lecture  de  la  lettre,  qui  avait  avec  satisfaction  constaté  le 
changement  survenu  dans  son  ton  et  dans  sa  manière,  commença  doucement  à 
lui  dire  : 


70  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Monsieur  le  colonel,  vous  êtes  entouré  de  la  sympathie  de  tous,  vous 
êtes  aimé  de  tous  ceux  qui  vous  connaissent  ;  lorsque  le  douloureux  événe- 
ment arrivé  hier  a  été  connu  en  haut  lieu... 

—  En  haut  lieu  ?  répéta  le  colonel  surpris. 

—  On  s'était  vivement  préoccupé  de  l'importance  de  l'affaire.  L'honora- 
bilité de  M.  d'Hervey  ne  pouvait  être  mise  en  doute.  Cependant,  votre  arrivée 
à  Paris  était  étrange... 

—  Ah  ça  !  je  ne  vous  comprends  pas,  que  voulez-vous  dire  ? 

—  On  a  pensé  que  vous  étiez  la  victime  d'une  intrigue. 

—  D'une  intrigue  ? 

—  Oui,  colonel  ;  une  enquête  rapidement  faite  nous  a  démontré  qu'on  ne 
s'était  pas  trompé.  On  voulait,  en  compromettant  M"*^  d'Hervey,  vous  rendre 
ridicule  ;  des  gens  qui  vous  en  veulent...  paraît-il... 

Le  colonel,  écoutant,  ressemblait  assez  à  un  homme  recevant,  sans  s'y 
attendre,  une  douche  d'eau  froide.  Il  ouvrait  la  bouche,  écarquillait  les  yeux... 
Lui,  on  lui  en  voulait,  il  était  la  victime  d'une  intrigue  !... 

M^  Séjournet,  ancien  notaire,  continuait  avec  le  plus  grand  calme  : 

—  Vous  ne  me  comprenez  pas  ? 

—  Pas  du  tout  !  fit  le  colonel  avec  un  gros  soupir. 

—  Voici,  vous  avez  reçu  une  lettre  anonyme  à  Strasbourg,  vous  disant 
que,  pour  sauver  votre  honneur,  vous  deviez  vous  hâter  de  venir. 

—  C'est  vrai,  et  je  suis  parti  une  heure  après.  Le  général  était  couché  et 
je  n'ai  pu  demander  la  permission.  Puis,  comme  on  risquait  de  me  la  refuser, 
je  m'en  suis  dispensé.  Mais  comment  savez-vous  cela? 

—  La  lettre  !  les  magistrats  instructeurs  et  le  commissaire  de  police,  en 
faisant  les  constatations  hier  matin,  l'ont  trouvée,  dans  la  chaise  de  poste, 
très  chiffonnée.  Or,  des  interrogatoires  d'Antony  il  ressort  ceci  que,  depuis 
trois  ans,  il  n'avait  jamais  revu  M"*^  d'Hervey,  qu'il  avait  connue  comme  une 
sœur,  qu'il  espérait  épouser  .  Mais,  apprenant  qu'elle  devait  se  marier,  il 
avait  quitté  la  France  pour  l'oublier  ;  il  est  revenu  il  y  a  quelque  mois. 

—  Je  savais  tout  cela,  fit  le  colonel  en  rongeant  sa  moustache  et  en  fronçant 
ses  gros  sourcils... 

M^  Séjournet  dit  incidemment: 

—  A  cette  heure,  la  politique  envahit  tout.  Sitôt  que  l'on  sait  qu'un  offi- 
cier est  aimé,  dès  qu'on  croit  qu'on  doit  compter  sur  lui,  vous  ne  pouvez  vous 
imaginer  les  odieuses  manœuvres  employées  pour  le  perdre  aux  yeux  de  ses 
chefs. 

Le  colonel  s'était  tout  à  coup  redressé. 

—  Moi,  moi  on  voulait  me  perdre  ! 

—  Le  prince  vous  aime  particulièrement,  il  vous  a  eu  haute  estime  et  cela 
suffit  pour  qu'on  cherche  à  vous  perdre. 

—  Ah  !  vous  disiez  qu'en  haut  lieu  on  s'était  préoccupé.,.  C'est  de  cela... 
Monseigneur  le  duc  mon  compagnon  d'armes,.. 


LE  FILS  D'ANTONY.  71 


~  Justement,  reprit  M''  Séjournet  ;  c'est  lui  qui  a  voulu  l'enquête,  sachant 
bien  que  M"^  d'Hcrvey  était  la  plus  pure  des  femmes...  Eh.  bien  I  je  reviens  aux 
lettres.  Antony,  interrogé,  a  déclaré  que  la  seule  fois  qu'il  a  vu  M"^  la  baronne 
d'Hcrvey,  c'est  avant-hier  soir,  à  la  soirée  de  M""*  la  vicomtesse  le  Lancy.  Au 
sortir  de  cette  soirée,  une  lettre  lui  a  été  remise.  Cette  lettre  disait  qu'il  était 
attendu  Ja  nuit  même  chez  M""^  d'Hervey. 

—  Qu'est-ce  qui  avait  écrit  ça  ?  fit  le  colonel,  bondissant. 

—  C'est  ce  que  nous  cherchons  ;  ce  que  nous  avons  constaté,  c'est  que  la 
lettre  est  de  la  même  écriture  que  celle  que  vous  avez  reçue  à  Strasbourg. 

—  Tonnerre  de  Dieu  !...  éclata  le  vieux  soldat. 

—  Colonel,  voici  la  vérité.  —  Ne  pouvant  vous  attaquer  dans  votre  cou- 
rage, dans  votre  loyauté,  dans  votre  intelligence,  —  vous  êtes  un  de  ces  offi- 
ciers sur  lesquels  le  gouvernement  compte,  à  juste  raison,  —  on  essaye  de 
vous  perdre  par  le  scandale  pour  vous  rendre  impossible  dans  la  mission  que 
le  prince  désire  vous  confier. 

—  Ils  n'y  réussiront  pas,  fit  le  colonel  en  se  redressant,  et  du  même  ton 
qu'il  aurait  dit  :  Je  fais  sauter  tout  le  monde  plutôt  que  de  me  rendre. 

—  Colonel,  voici  ce  que  je  suis  prié  de  vous  conseiller:  Laissez-nous  le 
soin  de  rechercher  l'auteur  ou  les  auteurs  de  cette  infamie.  Nous  le  ferons 
secrètement,  évitant  avec  soin  le  scandale.  Pour  cela,  il  faut  que  vous  seni- 
bliez  n'attacher  aucune  importance  à  ce  qui  s'est  passé,  que  votre  voyage  pour 
Paris  ait  pour  motif  d'emmener  M""^  la  baronne   et  votre  fille  avec  vous  à 

Strasbourg. 

—  C'est  bien  ça...  mais  le  gredin? 

—  Antony  ?  Oh  !  monsieur  le  baron,  ce  malheureux  garçon  a  cru  lui-même 
être  tombé  dans  un  guet-apens  ou  on  voulait  le  faire  prendre  par  le  mari 
chez  sa  femme.  • 

—  Mais  c'est  un  roman  que  vous  me  contez  là. 

—  C'est  ce  roman  que  des  misérables  avaient  comploté  :  Antony  entrant 
chez  votre  femme,  l'entendant  appeler  au  secours,  vous  voyant  surgir  tout  à 
coup  avec  des  défenseurs,  n'a  plus  eu  qu'une  pensée,  tuer  ceux  qui  l'avaient 
attiré  dans  un  piège,  il  a  frappé  la  femme,  il  vous  eût  frappé  vous,  si  l'on  ne 
s'était  emparé  de  lui  et  la  phrase  qu'il  a  dite  était  la  juste  réponse  au  guet- 
apens  dans  lequel  il  croyait  être  tombé. 

—  Cet...  Antony  a  cru  que  j'étais  capable... 

—  Il  croit  tout,  c'est  un  maniaque,  un  fou,  dans  le  monde  on  dit  original  ;• 
la  vérité,  c'est  qu'il  est  irresponsable. 

—  On  enferme  ces  gens  là  alors...  surtout  lorsque  comme  celui-là,  ils 
n'ont  pas  de  famille  :  on  est  certain  de  ne  faire  de  la  peine  A  personne. 

Après  une  pause  de  quelques  secondes.  M"  Séjournet  reprit  : 

—  M.  Le  ministre  voudrait  qu'il  ne  se  fit  pas  de  brait,  de  scandale  autour 
du  nom  d'un  officier  de  votre  valeur,  qu'il  réserve  à  de  hautes  destinées. 

Le  colonel  était  rouge  comme  une  guigne,  il  tournait  la  tête  dans  son  col 


72  LE  FILS  D'ANTONY. 


de  crins,  en  toussant  ;  jamais  il  n'en  avait  reçu  autant  en  plein  visage.  — 
M'  Séjournet  le  vit,  il  pouvait  tout  demander  ;  aussi  aclieva-t-il  : 

—  Il  vous  conseille  par  ma  voix  de  ne  faire  aucune  plainte,  de  vous  désin- 
téresser, de  déclarer  qu'il  n'y  a  eu  qu'une  rixe,  suite  d'une  méprise,  que 
M"'  la  baronne  d'Hervey  a  été  légèrement  blessée  —  en  tombant  ;  —  qu'enfin 
il  n'y  a  pas  lieu  à  poursuivre. 

—  Tout  cela,  monsieur,  est  très  bien,  je  ne  demande  pas  mieux,  mais,  ou 
ce  monsieur...  Antony  sera  alors  enfermé  dans  une  maison  de  fous... 

—  Mais  ne  vous  occupez  pas  de  ça.  Antony  n'a  pas  d'importance,  on  peut 
le  relâcher,  le  garder,  personne  ne  s'occupe  de  cet  homme,  tout  le  monde 
s'occupe  de  vous. 

—  Ah! 

Le  colonel  toussait  plus  fort. 

—  Puis-je,  monsieur  le  baron,  aller  dire  au  ministre,  qu'acceptant  ses  con- 
seils, vous  allez  écrire  au  procureur  du  roi,  dans  le  sens  que  je  viens  de  vous 
indiquer,  et  que  vous  partez  demain  avec  M™^  d'Hervey  pour  Strasbourg. 

—  Pardon,  si  M""^  d'Hervey  est  en  état  de  voyager. 

—  Gela  est  entendu... 

—  Et  puis,  qu'est-ce  que  vous  voulez  que  j'écrive  au  procureur  du  roi  ? 

—  Oh  I  c'est  bien  simple,  et  si  cela  vous  gêne,  je  puis  vous  faire  un  brouil- 
lon ;  je  suis  habitué  à  ces  sortes  d'affaires. 

—  Ah  I  fit  le  colonel,  qui  réfléchit  une  grande  minute,  pendant  laquelle, 
tout  en  le  regardant  en  dessous,  Séjournet  cherchait  dans  ses  papiers.  Le 
colonel  grognait  tout  bas  :  , 

—  Gela  est  plus  raisonnable,  et  puis  il  y  va  de  ma  situation.  —  Antony  ; 
je  le  ferai  veiller,  et  une  fois  ma  femme  là-bas,  en  Italie,  c'est  moi  qui  le  juge- 
rai... Oui,  cela  vaut  mieux. 

Il  reprit  haut  : 

—  Monsieur,  veuillez  être  assez  bon  pour  me  rédiger  ça  et  je  signerai.  Je 
m'entends  mieux  à  faire  un  ordre  du  jour  qu'à  ce  genre  de  supplique,  en 
faveur  d'un  manan  qui... 

—  Je  vais  vous  copier  ça. 

—  M.  Séjournet,  je  vous  prie  de  bien  considérer  ceci  :  Je  ne  veux  pas 
que  vous  parliez  au  profit  de  cet  Antony  :  celui-là,  qu'on  fasse  de  lui  ce 
qu'on  voudra.  Je  désire  que  l'on  me  laisse  tranquille,  je  prie  la  justice  de  ne 
pas  se  mêler  de  mes  affaires,  je  ne  me  trouve  pas  outragé  par  ce  qui  s'est  passé 

chez  moi.  —  Je  ne  demande  qu'une  chose,  qu'on  abandonne  cette  affaire.  — 
Mais,  je  ne  réclame  rien,  ma  femme  et  moi,  nous  refusons  de  déposer...  seule- 
ment je  me  réserve  pour  plus  tard  le  soin  de  finir  directement  la  chose  avec 
Antony. 

—  Que  voulez-vous  dire  ?  fit  M**  Séjournet  inquiet. 

—  Ne  vous  occupez  pas  de  ça,  écrivez  votre  papier  et  je  le  signerai.  Pcn- 


LE  FILS  D'ANTONY. 


73 


Ce  misérable...  (Page  79.) 

dant  que  vous  écrirez,  je  vous  demande  la  permission  de  prendre  des  nou- 
velles. 

—  Faites,  monsieur,  faites. 

Le  colonel  sortit  et  M«  Séjournet  ne  fut  pas  long  à  faire  la  copie  de  la 
lettre  ;  il  se  contenta  de  fouiller  dans  la  serviette  qu'il  portait  sous  son  bras, 
il  y  prit  une  feuille  de  papier  sur  laquelle  la  lettre  était  entièrement  écrite, 
n'attendant  que  la  signature  et  il  se  disait  : 
10 


74-  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


-  -.^  Ils  seront  contents,  ce'a  a  été  beaucoup  plus  facile  que  je  ne  Tespé- 
rais. 

Le  colonel  d'Hervey  s'était  dirigé  vers  les  appartements  de  sa  femme,  il 
avait  retrouvé  le  docteur  et  il  lui  avait  demandé  : 

—  Gomment  va-t-elle  ? 

—  Très  bien. 

—  Ecoutez,  docteur,  je  reçois  à  l'instant  un  ordre  raide.  —  Il  faut  que  je 
parte  ce  soir  ou  demain  matin  au  plus  tard,  avec  M™^  d'Herve3^ 

—  Il  le  faut,  c'est  un  ordre  ?  demanda  Olivier  Delaunay  d'un  air  satisfaîL 

—  Absolument...  (et  lui  parlant  bas)  Il  y  a  autour  de  cette  affaire  une 
monstrueuse  machination.  Heureusement  nous  avons  vu  clair,  et  c'est  pour 
éviter  de  nouvelles  complications  qu'il  faut  ce  soir  même,  demain  au  plus 
tard,  que  nous  ayons  quitté  Paris. 

Le  docteur,  un  peu  étonné,  se  demanda  si  le  colonel  ne  devenait  pas  faa  : 
le  ton  confidentiel,  l'air  important  avec  lequel  il  racontait  cela,  l'inquiétaient 
sur  le  bon  sens  du  vieux  militaire. 

—  Ah  I  vous  êtes  victimes  de  machinations  ? 

—  Un  véritable  complot,  des  jaloux...  Heureusement,  j'ai  des  amis  en 
<<  haut  lieu  »  ! 

—  Ah  !  et  on  vous  commande  de  partir  vite  ? 

—  Il  le  faut  ;  ainsi  nous  éviterons  les  enquêtes,  les  interrogatoires...  Mais 
est-il  possible  de  la  faire  voyager  ? 

—  Dès  ce  soir  vous  pouvez  partir,  colonel,  je  réponds  d'elle,  il  faut  choi^ 
sir  une  chaise  de  poste  spéciale  ;  mais  ceci  est  mon  affaire.  Si  vous  voulez 
partir  ce  soir,  je  trouverai  cela. 

—  Eh  bien!  docteur,  c'est  entendu,  occupez-vous-en  immédiatement,  et 
nous  partons  ce  soir.  Vous  allez  la  prévenir. 

—  Oui,  colonel,  comptez  sur  moi  ;  une  chaise  avec  deux  coupés,  l'un  ayant 
un  lit  et  l'autre  pour  vous. 

—  Ohl  moi,  au  besoin,  j'irai  sur  le  siège  et  Vernet  montera  en  postillon. 

—  Non,  je  connais  des  voitures  confortables  pour  malade,  vous  serez  tous 
parfaitement. 

—  Enfin,  je  m'en  rapporte  à  vous,  docteur. 

—  Comptez  sur  moi,  et  à  ce  soir. 

—  Ah  1  bon  sang  de  bon  Dieu  !  j'ai  hâte  de  me  retrouver  là-bas,  vivant  de 
ma  vie  tranquille.  —  A  ce  soir. 

Le  colonel  monta  dans  ses  appartements  pendant  que  le  docteur  allait  aver- 
tir sa  malade  de  ce  qui  venait  d'être  décidé.  — Adèle  d'Hervé}^  en  parut  heu- 
reuse, elle  demanda  : 

—  Et  vous  vous  occuperez  d'Antony  ? 

—  Madame  d'Hervey,  en  jpgeant  par  la  tournure  que  prennent  les  choses, 
Antony  sera  libre  dans  quelques  jours,  je  puis  vous  l'assurer.  Dans  quinze 
jours  au  plus  tard,  je  vous  reverrai  et  vous  donnerai  de  ses  nouvelles. 


LE  FILS  D'ANTON  y.  7^ 


—  Je  ne  veux  avoir  qu'une  nouvelle,  docteur:  sa  liberté.  Libre,  je  ne  dois 
cl  ne  veux  pas  le  revoir.  C'est  à  cette  condition  que  j'accepte  vos  soins. 
Antouy  libre  est  mort  pour  moi.  Je  veux  racheter  par  ma  conduite  la  faute 
commise. 

—  Vous  l'aimiez? 

—  Ohl  ne  dites-pas  ce  mot,  fit-elle  en  pleurant,  docteur,  je  vous  en  prie^ 
aidez-moi  à  me  sauver,  ne  me  faites  pas  perdre  courage.  Au  nom  de  ma  fille, 
je  ne  consens  à  vivre  que  parce  que  vous  m'avez  dit  qu'il  recueillerait  son 
enfant...  Moi,  j'ai  le  mien,  le  seul  que  j'aie  le  droit  d'aimer. 

Le  docteur  eut  un  imperceptible  mouvement  d'épaules,  il  savait  bien  ce  que 
valaient  ces  paroles-là.  La  malheureuse  adorait  Antony  et  devait  adorer  son 
enfant.  Il  lui  demanda  : 

—  Ainsi,  vous  vous  sentez  assez  forte  pour  partir  ce  soir? 

—  Mais,  docteur,  je  vous  l'ai  dit,  hier,  seulement,  j'étais  faible,  et  cela 
bien  plus  à  cause  des  événements  de  la  nuit  et  de  la  journée  que  de  ma  bles- 
sure. A  cette  heure,  je  ne  souffre  pas,  et,  n'étaient  vos  prescriptions,  je  me 
lèverais  et  marcherais. 

—  N'en  faites  rien  !  Si  vous  êtes  aussi  bien,  tantmieux;  maisilestnécessaire 
qu'aux  yeux  de  tous  vous  soyez  toujours  grièvement  atteinte^ne  l'oubliez  pas  : 
c'est  de  cette  situation  que  dépend  la  quiétude  de  l'avenir. 

—  Je  vous  obéirai  en  tout... 

—  Au  revoir  ! 

—  Où  allez-vous  !  ^ 

—  M'occuper  d'avoir  la  voiture  nécessaire  à  votre  départ...  et  voir 
Antony. 

—  Ah  I  Elle  lui  avait  tendu  la  main,  il  la  prenait  pour  lui  dire  :  Au  revoir  I 
A  ce  mot,  elle  la  serra  plus  fort  et  ne  la  quitta  pas.  Le  docteur  demanda,  bas  : 

—  Avez-vous  quelque  chose  à  lui  dire  : 

laie  ne  répondit  pas,  mais  ell«  fondit  en  larmes,  et  Olivier  Delaunay  la 
consolait: 

— -  Voyons,  madame  d'Hervey,  il  faut  du  courage...  Parlez... 
Alors,  faisant  un  effort,  elle  fit: 

—  Dites-lui  que  je  l'ai  bien  aimé...  et  qu'il  faut  qu'il  m'oublie. 

—  C'est  tout?... 

—  Oui  1  oui  !  fit-elle  vivement  ;  allez  I  allez  !  laissez-moi  ! 
Et  elle  sanglota. 

Le  docteur  la  regarda  avec  compassion  quelques  minutes,  et  il  sortit  en 
murmurant  : 

—  Ah!  la  pauvre  femme  ! 

Fortement  ému  par  ce  qu'il  venait  de  voir,  sachant  bien  les  souffrances  que 
Toulaif  cacher  la  malheureuse  femme, le  docteur  sortait  de  l'hôtel,  lorsqu'il  se 
trouva  côte  à  côte  avec  un  petit  homme  portant  une  serviette  d'avocat,  qui 


76  '     LE  FILS  D'ANTOiNY. 


en  sortait  également.  Le  petit  homme  s'arrêta  sur  le  seuil  de  la  porto  cochère 
et  lui  demanda: 

—  N'est-ce  pas  à  monsieur  le  docteur  Olivier  Delaunay  que  j'ai  l'honneur 

de  parler? 

—  Mais  si,  monsieur,  que  me  voulez-vous? 

—  Pardon,  monsieur,  je  vous  dirais  mon  nom  qu'il  ne  vous  renseignerait 
pas,  j'aime  mieux  vous  dire  que  je  m'intéresse  à  M.  Antony  votre  ami,  et  que 
C*est  à  son  sujet  que  je  voudrais  vous  parler. 

—  Monsieur,  je  suis  très  pressé;  mais,  si  vous  le  voulez,  je  vous  offre  une 
place  dans  ma  voiture,  et  tout  en  faisant  nos  affaires,  vous  pourrez  me  parler, 
—  fit  Olivier  Delaunay  soupçonneux. 

—  J'en  suis  très  honoré,  monsieur  et  j'accepte. 

Sur  un  signe  d'Olivier,  le  portier  avait  fait  avancer  la  voiture,  dans  laquelle 
le  docteur  fit  monter  le  petit  homme,  puis  monta  ensuite.  Dès  que  la  voiture 
fut  en  marche,  le  docteur  Delaunay  demanda: 

—  A  qui  ai-je  l'honneur  de  parler,  d'abord  ? 

—  M.  Séjournet,  monsieur,  le  vieil  ami  de  M.  Antony. 

—  Vous  êtes  l'ami  d'Antony  ? 

—  Oui,  monsieur,  je  sais  que  vous  même  êtes  un  de  ses  meilleurs  amis.  Je 
sais  que  vous  êtes  le  seul  qu'il  ait  reçu  dans  sa  prison. 

—  Ah  I  vous  savez  cela. 

Oui,  monsieur,  je  sais  que  vous  vous  y  rendez  en  ce  moment,  et  comme 

à  cause  de  cela  nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre,  je  vais  vous  parler  fran- 
chement. C'est  moi  qui  sers  d'intermédiaire  entre  la  famille  mystérieuse 
d'Antony  et  lui. 

—  Vous  I  fit  le  docteur,  vivement  surpris. 

—  Et  je  viens  vous  prier  de  lui  dire:  «  On  sait  ce  qui  s'est  passé,  on  empê- 
chera que  l'affaire  prenne  une  certaine  gravité.  Des  ordres  obligent  le  colonel 
d'Hervey  à  partir  dès  ce  soir  avec  sa  femme,  de  ce  côté,  enquête  et  instruction 
vont  cesser,  mais  pour  obtenir  une  ordonnance  de  non-lieu,  sans  être  obligé 
d'agir  près  des  magistrats,  il  faut  que  dans  le  seul  interrogatoire  qu'il  subira 
demain,  il  déclare  ce  que  nous  avons  déclaré... 

—  Ainsi,  monsieur,  c'est  une  mission  dont  vous  êtes  chargé  près  d'Antony, 
et  dont  le  but  est  sa  délivrance. 

—  Absolument,  monsieur  ;  en  parlant  à  Antony,  vous  lui  raconterez  notre 
entretien,  vous  lui  direz  que  c'est  son  vieil  ami  Séjournet,  —  il  me  connaît  — 
fit  le  petit  homme  en  souriant,  c'est  moi  qui  me  suis  occupé  de  lui  depuis  qu'on 
l'a  mis  en  pension,  et,  je  dirai  plus,  c'est  moi  qui  allais  chez  sa  nourrice  prendre 
de  ses  nouvelles  et  payer  les  mois.  —  Vous  verrez  qu'il  <iCOutera  ce  que  vous 
lui  direz. 

—  Du  moment  où  il  s'agit  de  sauver  Antony,  je  suis  tout  à  vous  ;  achevez 
ce  que  je  dois  lui  dire. 

—  Il  doit  déclarer  qu'en  sortant  de  chez  M"'  la  vicomtesse  de  Lancy,  un 


LE  FILS  D'ANTONY.  77 


domestique  vint  lui  remettre  une  lettre  urgente,  qu'il  lut  aussitôt,  cette  lettre 
le  priait  de  se  rendre  le  matin  même  chez  M""  d'Hervey  ;  on  avait,  à  cet  effet, 
ouvert  la  Dorte  du  jardin.  —  M"*  d'IIervey  voulait  avoir  un  derni'^r  entretien 

avec  lui. 

—  Mais  que  me  dites-vous  là...  Mais  c'est  faux—  il  ne  voudra  pas  corapro- 
rneltre  M"""  d'Hervey. 

—  Eh  !  il  est  bien  question  de  compromettre  quelqu'un.  —  En  deux  mots, 
voici  ce  que  nous  inventons  et  que  croit  à  cette  heure  le  colonel  d'Hervey  que 
je  quitte.  Le  même  misérable  qui  lui  a  écrit  une  lettre  à  Strasbourg,  lui  disant 
de  revenir  en  toute  hâte,  qu'il  surprendrait  sa  femme  avec  son  amant,  a  écrit 
également  à  Antony,  qui  n'avait  jamais  revu  Adèle  depuis  son  départ  ;  ce  misé- 
rable l'attirait  dans  un  guet-apens  ;  en  voulant  le  faire  surprendre  par  le  mari. 
—  Antony,  voyant  le  piège,  a  voulu  sortir;  il  a  menacé  et  la  femme  et  le  mari, 
et  c'est  peut-être  en  tombant  que  M""*  d'Hervey  s'est  légèrement  blessée.  Tout 
cela  est  absurde,  mais  c'est  suffisant...  Puisque  ni  M.  ni  M"^'  d'Hervey  ne  dépo- 
sent de  plainte,  nous  obtiendrons  facilement  une  ordonnance  de  non-lieu. 

Le  docteur  hochait  la  tête  ;  il  connaissait  son  ami,  et  il  savait  que  ce  que 
M'  Séjournet  demandait  serait  bien  difficile,  sinon  impossible,  et  cependant 
c'était  le  salut.  H  lui  répondit  : 

—  Monsieur,  je  crains  bien  de  ne  pas  réussir,  Antony  ne  consentira  pas  à 
mentira  ce  point,  c'est  une  nature  entière,  droite,  qui  ne  transige  pas... 

—  Je  le  sais.  Eh  bien  !  dites-lui  que  c'est  notre  système  ;  si  on  le  lui  dit, 
qu'il  ne  le  démente  pas,  et  à  toute  interrogation  qu'il  refuse  de  répondre. 

—  Ah  !  peut-être  obtiendrai-je  ça. 

—  Monsieur  le  docteur,  je  compte  sur  vous...  je  vais  rassurer...  ceux  qui 
s'intéressent  à  Antony.  Youlez-vous  faire  arrêter  la  voilure  ?  je  vous  quitte  là. 
Si  vous  le  permettez,  docteur,  j'irai  ce  soir  chez  vous. 

—  J'allais  vous  en  prier. 

La  voiture  s'arrêta,  le  petit  homme  sauta  prestement  à  terre  en  disant:  Au 
revoir  !  Et,  quelques  minutes  après,  le  docteur  Delaunay  rentraità  la  Concier- 
gerie et  le  guichetier  le  conduisait  aussitôt  près  d'Antony. 


CHAPITRE  VI 

CE  QUI    CHANGEA    TOUT   A   FALT   LES   IDEES  D  ANTON  Y 


L'égalité  devant  la  loi  n'existait  pas  plus  à  l'époque  où  se  passe  notre  récit, 
qu'elle  ne  reçoit  aujourd'hui  une  application  régulière,  et  cette  vieille  for- 
mule, inscrite  en  tête  des  codes  français,  n'avait  d'autre  valeur  que  celle 
attachée  à  toute  pièce  rare. 


78  LE  FILS  D'ANTONY. 

Considéré  en  cet  état,  il  semblait  que  cet  axiome  législatif,  mais  hors  de 
portée,  ne  pût  être  compris  de  tous.  C'est  ce  qu'il  fallait,  et  vraiment  les  gou- 
vernants d'alors,  aussi  bien  que  ceux  d'aujourd'hui,  eussent  été  contrariés 
étrangement  de  voir  effectuer  l'application  de  ce  principe  tel  qu'il  est  indir 
que. 

Ces  choses, fort  belles  du  reste,  font  bien  en  tète  d'une  réglementation  géné- 
rale à  laquelle  elles  donnent  un  excellent  vernis  de  justice.  Faire  précéder 
tous  articles  des  lois  de  celui-ci  : 

«  Tous  les  Fi^'ançais  sont  égaux  devant  la  loi  »  constitue  une  rare  intelli*- 
gencedela  réglementation.  Comment,  en  effet,  susciter  les  observations  ou 
les  récriminations  de  ceux  qui  ne  voudraient  pas  accepter  ;  l'un  telle  loi, 
l'autre  tel  article,  puisque  tous  sont  égaux  et  doivent  se  soumettre  à  l'ensem- 
ble du  code. 

Personne  n'a  songé  à  se  plaindre  des  lois  en  elles-mêmes,  lois  parfaites,  et 
fort  bien  écrites.  Une  loi  paraît  toujours  fort  juste,  à  la  lecture.  Mais,  si  les 
lois,  faites  pour  être  appliquées,  semblent  dès  l'abord  réunir  en  elles  tous  les 
éléments  nécessaires  à  leur  justification,  il  s'opère  dans  leur  application  une 
transformation  dont  l'observateur  peut  facilement  étudier  toutes  les  phases. 

Tous  les  français  sont  égaux  devant  la  loi.  Le  code  dit  cela,  mais  le  code 
a  une  vertu  non  prévue  de  ceux  qui  l'ont  constitué,  il  peut  être  commenté. 

Le  résultat  de  ces  commentaires  est  toujours  approprié  à  la  valeur  morale, 
financière,  sociale  et...  amicale  de  celui  qui  est  l'objet  d'une  application  de  la 
loi.  -     ' 

Il  nous  semblerait  toutefois  bien  difficile  de  commenter  cette  phrase  bien 
nette,  très  claire,  où  chaque  mot  à  sa  valeur  réelle  ;  «  Tous  les  français  sont 
égaux  devant  la  loi.  »  Lajcasuistique,  cependant,  ne  perd  pas  ses  droits,  et  cet 
article  si  bien  défini  a  ses  commentateurs  quotidiens. 

Est-ce  à  dire  que  l'on  supposât  un  seul  instant  qu'il  ne  fallût  pas  condamner 
tous  les  coupables  et  acquitter  tous  les  innocents  ?  Erreur,  la  justice  est  ins- 
tituée pour  l'application  de  la  loi.  Elle  remplit  son  mandat,  mais  avec  des 
nuances  quotidiennement  variables. 

Pour  Antony  l'application  de  la  loi  avait  des  douceurs  extrêmes,  il  était 
riche,  mais  cela  n'était  pas  tout,  il  était  protégé,  et  on  devait  le  considérer 
autrement  que  les  autres.  Quelle  était  cette  protection  si  puissante  ?  Nous  le 
saurons  plus  tard. 

Mais  est-ce  là  une  raison  et  peut-on,  en  vertu  des  ccnsidératiohs  spéciales 
qui  s'attachent  à  la  valeur  de  l'incriminé,  ne  pas  adopter  le  système  des  consi- 
dérations personnelles  ?  Il  y  a  des  degrés  dans  le  crime,  dit  la  loi,  et  ses 
commentateurs,  gens  très  juridiques,  affirme-t- on,  s'écrient  :  «  Il  y  a  des  degrés 
dans  les  personnalités.  » 

—  Mais,  dira-t-on,  le  crime  est  le  même  I 

—  Mais,  répondra-t-on,  l'auteur  est  tel  homme  I 


LE  FILS  D'ANTONY.  79 


•  Ah  I  quelles  manières  différentes  de  considérer  l'auteur  d'un  crime  incri- 
miné I 

Ce  misérable,  va-nu-pieds,  au  paletot  en  loques,  au  pantalon  effiloqué, 
suant  la  misère  par  tous  les  pores,  à  la  figure  hâve,  décharn'^e,  au  front 
creusé,  mourant  de  faim,  sans  asile  et  sans  foj^er,  voleur. 

Quel  que  soit  le  motif  qui  l'a  poussé  à  commettre  un  tel  acte,  cet  homme 
coupable,  doit  être  ^'ondamné. 

Il  l'est,  et  dans  des  proportions  qui  établissent  surabondamment  Ihorreur 
du  délit  commis  par  ce  misérable. 

Qu'une  infraction  similaire  à  la  loi  soit  commise  par  cet  autre,  au  nom 
bien  sonore,  appartenant  à  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  le  monde,  et  pos- 
sédant tout  ce  qui  manque  au  premier  :  dans  l'esprit  des  justiciers  sera-t-il 
considéré  comme  coupable  au  même  chef  que  le  va-nu-pieds  précédemment 
condamné  ? 

En  vertu  de  la  distinction  dans  les  personnalités,  on  peut  affirmer  que 
l'homme  du  monde  bénéficiera  de  cette  distinction  et  que  le  fait  imputé  à 

crime  au  vagabond  perdra  de  sa  gravité  dès  qu'il  sera  appliqué  à   cet  homme 

» 

du  monde. 

Et  cette  inégalité  dans  l'application  delà  loi  pointe  toujours  ;  on  la  retrouve 
dans  toutes  les  circonstances  où  sont  mêlées  les  deux  individualités  contrai- 
res que  nous  venons  d'indiquer. 

La  réglementation  pénitentiaire,  égale  pour  tous,  est  habilement  circon- 
venue dans  son  application,  au  profit  ou  au  détriment  des  intéressés.  Sous  la 
vareuse  du  prisonnier,les  conditions  sociales  extérieures  ne  disparaissent  pas. 
Le  vagabond,  au  dehors,  est  toujours  le  vagabond  en  prison;  l'homme  du 
monde,  le  favorisé  de  la  fortune,  avant  son  incarcération,  jouit  des  mêmes 
avantages  dans  sa  cellule. 

Antony  avait  été  transféré  à  la  Conciergerie.  Il  y  avait  été  conduit  dans 
des  conditions  spéciales,  il  y  était  entré  sous  le  couvert  de  ménagements  peu 
usités,  et  on  lui  avait  assigné  une  cellule  différente,  par  le  confortable,  de  la 
plupart  de  celles  affectées  aux  autres  prisonniers. 

La  cellule  31,  appelée  la  Pistole,  domicile  provisoire  d'Antony,  avait  été 
précédemment  occupée  par  différents  personnages,  célèbres  par  leur  position, 
leur  fortune  ou  leur  caractère  politique.  Elle  était  assez  spacieuse,  bien  aérée 
et  éclairée  par  une  large  fenêtre  garnie  de  barreaux  absolument  dérisoires, 
scellés  dans  la  pierre  par  pure  formalité  et  pour  ne  pas  changer  la  couleur 
locale  de  l'établissement. 

Son  ameublement  était  simple  mais  confortable.  II  consistait  en  un  lit  en 
fer,  luxe  tout  spécial,  à  cette  époque,  dans  les  prisons  de  l'État,  en  divers 
sièges  simples  mais  commodes,  une  table   et  une  toilette. 

Le  prisonnier  avait  obtenu  l'autorisation  de  se  faire  envoyer  tous  les  objets 
nécessaires  à  son  entretien.  Déplus,  la  cellule  32,  adjacente  à  la  sienne,  lui 
avait  été  réservée  comme  logement  de  «on  domestique,  au  cas  où  il  aurait 


80  LE  FILS  D'ANTONY. 


exprimé  le  désir  d'être  servi  de  la  sorte.  En  attendant,  il  employait  un  p:eôlier 
ordinaire  à  ses  soins  particuliers. 

"Antony  était  prisonnier,  il  est  vrai,  mais  il  jouissait  d'avantages  soigneu- 
sement interdits  à  ses  compagnons.  La  porte  de  sortie  de  la  Conciergerie  lui 
était  seule  défendue,  et,  sauf  la  liberté  extérieure,  il  avait  la  faculté  de  se 
promènera  son  aise  dans  les  diverses  parties  de  la  prison  affectées  aux  déte- 
nus et  aux  services  ordinaires. 

Il  avait  de  plus  la  faculté  de  recevoir  les  visites  qu'il  lui  plaisait  et  de 
vivre  à  son  entière  fantaisie. 

L'égalité  réglementaire  n'existait  pas  pour  lui. 

Sans  qu'il  sût  pourquoi,  pour  Antony  les  règlements  n'avaient  plus  de  sévé- 
rité ;  il  pouvait,  dans  sa  prison,  faire  ce  qu'il  voulait,  il  y  était  plutôt  consi- 
gné qu'enfermé.  Les  employés  le  servaient  et  le  guichetier  en  chef  lui  avait 
demandé  s'il  voulait  faire  venir  son  domestique,  lui  déclarant  que  les  prison- 
niers qu'on  traitait  comme  lui  avaient  droit  à  cette  faveur.  > 

Antony  n'avait  pas  voulu  abuser  de  cette  faveur,  il  y  avait  à  cela  une  cause 
que  nous  devons  raconter,  car  elle  éclairera  un  coin  sombre  de  notre  histoire 
que  les  aveux  d'Adèle  d'Hervey  au  docteur  ont  déjà  mis  au  jour,  sur  ses  rela- 
tions avec  Antony. 

Lorqu'après  trois  ans  d'absence,  Antony  se  retrouva  en  présence  de  celle 
qu'il  avait  aimée,  et  cela  dans  une  dramatique  circonstance,  l'amour  éteint 
s'était  rallumé  plus  vif  que  jamais.  Adèle  était  devenue  mère,  elle  aimait 
peu  son  mari,  mais  elle  respectait  le  père  de  son  enfant,  celui  dont  elle  por- 
tait le  nom.  Elle  sentit  le  danger,  une  entrevue  exigée  par  Antony  ne  lui 
laissait  aucun  doute  sur  ce  qui  la  menaçait,  elle  était  forte  encore,  elle  pou- 
vait résister,  elle  pouvait  agir,  surtout  conseillée  et  soutenue  par  sa  sœur 
Clara,  son  amie,  sa  confidente.  C'est  Clara  qui  lui  dit  qu'elle  ne  trouverait 
son  salut  que  dans  la  fuite,  la  force  que  près  de  son  mari,  le  courage  d'oublier 
que  dans  la  pensée  de  sa  fille  qu'une  faute  de  sa  mère  pouvait  souiller  dans 
l'avenir. 

Pour  tromper  Antony,  elle  lui  fixa  le  rendez-vous  qu'il  exigeait,  et  le  matin 
même  elle  partait  en  chaise  de  poste  rejoindre  son  mari  à  Strasbourg.  Antony, 
nous  le  savons,  se  mit  à  sa  poursuite,  il  était  accompagné  de  son  valet  de 
chambre  Louis.  En  arrivant  à  Ittenheim,  il  acheta  les  chevaux  et  les  voitures 
qui  se  trouvaient  au  relais,  et  il  fit  partir  son  domestique  par  le  relais  qui 
attendait  pour  Strasbourg,  lui  donnant  l'ordre  de  demeurer  à  Strasbourg,  d'y 
surveiller  le  colonel  d'Hervey  et  de  s'informer  si  le  colonel  quittait  son  poste. 

La  nuit,  à  la  soirée  de  la  comtesse  de  Lancy,  après  l'épouvantable  scène 
faite  par  M"**  du  Camp,  Antony  avait  compris  qu'il  y  avait  du  danger  dans 
l'air.  A  peine  M'"*'  d'Hervey  avait-elle  quitté  les  salons  pour  rentrer  chez  elle, 
que  le  domestique  d'Antony  le  faisait  demander  ;  il  avait  fait  la  route  à  franc- 
étrier,  il  arrivait  de  Strasbourg  et  il  venait  dire  à  Antony  que  le  colonel  avait 
subitement  quitté  son  poste  sans  rien  dire  ;   qu'il  le  devançait  de  quelques 


LE    FILS   D'ANTON! 


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LE  FILS  D'ANTONY.  S3 


heures.  C'est  alors  que  le  jeune  homme,  comprenant  le  dan^^^or,  s'était  aussitôt 
rendu  chez  sa  maîtresse  par  la  porte  du  jardin,  dont  il  avait  la  clef  et  par 
laquelle  il  entniit  chaque  nuit.  Il  avait  trouvé  Adèle  pleurant,  encore  sous  le 
coup  des  délations  de  M™^  du  Camp;  il  lui  avait  dit  la  vérit''.  Assurément,  le 
colonel  savait  tout,  il  revenait  ;  il  n'y  avait  plus  de  salut  pour  eux  que  dans  la 
fuite  ou  dans  la  mi  ."t.  Ils  étaient  jeunes,  ils  s'aimaient,  ils  ne  voulaient  pas 
mourir.  —  Antony  cucrchait  à  décider  Adèle  à  fuir  en  emmenant  son  enfant  ; 
elle  acceptait,  lorsque  tout  à  coup  le  colonel  était  apparu. 

C'est  alors  que,  sur  sa  demande  et  pour  sauver  l'honneur  de  sa  maîtresse, 
pour  que  l'enfant  pût  vivre  sans  qu'on  lui  jetât  à  la  face  la  souillure  de  sa 
mère,  il  l'avait  frappée  de  son  poignard,  expliquant  son  crime,  en  déclarant 
que  s'il  l'avait  assassinée,  c'est  qu'elle  n'avait  pas  voulu  céder  à  sa  passion  ; 
il  avait  tenté  de  l'outrager  et,  n'y  pouvant  parvenir,  surpris  dans  son  odieuse 
tentative,  il  l'avait  tuée. 

Telle  était  la  vérité.  Or,  s'il  avait  fait  venir  son  domestique*  dans  la  prison, 
^es  juges  instructeurs  auraient  pu  songer  à  l'interroger,  et,  d'un  mot,  il  aurait 
détruit  la  fable  qui  sauvait  l'honneur  de  sa  maîtresse.  Il  aurait  raconté  le 
voyage  à  Ittenheim,  puis  son  séjour  de  plus  de  trois  mois  à  Strasbourg,  son 
active  surveillance  sur  le  colonel  et  enfin  son  retour  à  Paris,  lorsqu'il  avait  vu 
ce  dernier  quitter  hâtivement  Strasbourg,  son  arrivée  à  l'hôtel  de  Lancy,  où 
l'on  confirmerait  sa  venue  étrange  à  trois  heures  du  matin. 

A  cause  de  cela,  Antony  avait  préféré  se  priver  des  services  de  Louis.  Use 
trouvait  fort  à  l'aise  dans  sa  prison  ;  il  n'avait  qu'un  seul  désir,  c'était  d'avoir 
des  nouvelles  d'Adèle,  il  redoutait  surtout  qu'on  ne  vînt  procéder  à  son  inter- 
rogatoire, avant  d'avoir  revu  son  ami  Olivier  Delaunay.  Au  fond,  il  pensait, 
bien  que  le  docteur  l'avait  complaisamment  écouté,  qu'il  n'était  pas  dupe  de 
son  récit.  Il  avait  pu  juger  par  ce  qui  s'était  passé  chez  M'^^  de  Lancy,  pour 
savoir  ce  qu'on  pensait  dans  le  monde  de  ses  relations  avec  M"'^  Adèle 
d'Hervey. 

Quand  le  guichetier  lui  amena  le  docteur,  il  était  sur  la  galerie.  Il  se  préci- 
pita au-devant  de  lui  en  disant  : 

—  Enfin,  vous  voilà,  mon  cher  ami;  avez-vons  de  bonnes  nouvelles? 

—  Oui...  oui... 

—  Venez,  venez  vite,  fit-il  en  l'entraînant  dans  sa  chambre,  dont  il  ferma 
soigneusement  la  porte.  Eh  bien  !  comment  va-t-elle? 

—  Bien,  très  bien.  Elle  est  sauvée,  et,  dans  quelques  jours,  elle  ne  se  ressen- 
tira pas  de  sa  blessure. 

—  Qu'elle  vive  donc  heureuse  et  respectée  ;  c'est  la  dernière  chose  que 
je  lui  ai  donnée  :  l'honneur  !  Docteur,  parlons  de  moi. 

—  Oui,  cela  est  nécessaire. 

Antony  était  agité,  fiévreux,  il  y  avait  de  l'amertume  dans  sa  voix.  Le 
docteur  l'observait  avec  attention,  et  il  constatait  que  le  malheureux  eût  pré- 
féré que  sa  victime  ne   survécût  pas  à  son  crime.  Il  souûrait  à  la  pensée 


8i  LE  FILS  D'ANTONY. 


qu'elle  allait  vivre  avec  son  mari,  que  la  tentative  dont  elle  avait  été  victime- 
allait  encore  augmenter  ou  faire  renaître  l'amour  de  celui-ci.  Ce  coup  de- 
poignard  avait  tué  la  médisance,  la  calomnie.  Adèle  revenait  dans  le  monde 
plus  pure,  plus  honorable  que  jamais,  et  ces  charmes  nouveaux  étaient  pour 
un  autre.  Il  souffrait,  le  malheureux,  et  sonégoïsme  cruel  lui  faisait  maudire- 
sa  maladresse.  Tout  cela,  Olivier  Je  lisait  presque  sur  son  visage. 
Antony  reprit  d'un  ton  saccadé,  et  répondant  à  ses  pensées  : 

—  Je  ne  veux  pas  assister  à  cette  apothéose  que  j'ai  involontairement 
préparée. 

—  Que  voulez-vous  dire,  mon  ami? 

—  J'ai  réfléchi  à  ce  que  je  vous  avais  demandé  d'abord  —  cela  sera  inutile,, 
sa  défense  est  des  plus  simples,  elle  m'accusera,  mais  je  ne  veux  rien  dire,  je 
veux  échapper  à  tout  cela.  Adèle  morte,  —  la  loi  est  inflexible  :  j'avais  tué,  on 
me  tuait.  Mais  j'attendais  le  jugement  pour  bien  affirmer  l'innocence  de  ma 
victime.  Adèle  vivante  saura  se  défendre  et  n'a  plus  besoin  de  moi.  Je  compte,, 
mon  cher  Olivier,  sur  votre  vraie  amitié  pourm'épargner  toutes  les  hontes  de 
l'enquête  des  interrogatoires  et  du  jugement.  — Ma  condamnation  serait  igno- 
ble, je  ne  suis  qu'un  hideux  assassin,  coupable  de  tentative  de  crime  ;  —  on  me 
condamnera  à  une  peine  infamante  ;  vous  m'épargnerez  ces  ignominies. 

—  Mais  que  dites-vous  là?  Que  voulez-vous  de  moi  ?  demanda  le  docteur- 
inquiet. 

—  Olivier,  je  n'ai  pas  de  famille,  je  suis  seul  ;  le  seul  être  que  j'aimais  ne> 
doit  plus  avoir  pour  moi  que  haine  et  mépris.  Olivier,  je  veux  mourir,  et  vous 
m'avez  promis  que  vous  me  feriez  parvenir  une  arme,  c'est  cette  arme  que  je- 
réclame.  —  Olivier,  je  veux  mourir,  entendez-vous. 

—  Antony,  écoutez-moi.  —  Je  suis  votre  ami.  —  Parlons  fran chôment, . 
sincèrement,  je  sais  tout.  —  M""®  d'Hervey,  plus  confiai^e  que  vous,  m'a  dit 
toute  la  vérité. 

—  Eh  bien  1  alors,  si  vous  êtes  mon  ami,  puisque  vous  savez,  vous  devez: 
comprendre  que  je  dois  mourir.  Je  ne  peux  vivre  avec  la  casaque  d'un  forçat,, 
l'épaule  marquée  quand  elle  vivra  près  d'un  autre,  belle,  adorée,   aimée... 
aimée  par  un  autre.  —  Non,  non,  cela  est  impossible...  Adèle  à  moi  ou  la 
mort.  —  Olivier,  épargnez-moi  les  hontes,  le  supplice... 

—  Antony,  c'est  en  pleurant  qu'elle  m'a  chargé  de  vous  dire  qu'elle  vous 
aimait  toujours.  C'est  en  pleurant  qu'elle  m'a  dit  qu'il  fallait  que  vous  consen- 
tissiez à  vivre,  —  qu'il  vous  fallait  du  courage,  —  qu'il  fallait  lutter  pour  sortir- 
d'ici... 

Antony  se  redressa  presque  en  souriant,  superbe  d'anxiété. 

—  A-t-elle  dit  que,  si  je  sortais  d'ici,  je  la  retrouverais,  que  nous  fuirions 
sans  souci  du  monde,  pour  vivre  ensemble  ;  a-t-elle  dit  cela  ?  Je  consens  ou 
vivre  alors. 

Olivier  répondit  gravement  : 


LE  FILS  D'ANTONY.  85 


—  Non,  voici  ses  paroles  :  Dites-lui  que  je  l'aime,  qu'il  faut  qu'il  m'oublie, 
que  je  ne  le  reverrai  jamais. 

—  Ah  !  ah  !  rit  sardoniquement  Antony.  —  Elle  a  dit  cela,  et  vous  voulez 
que  je  vive,  que  je  cherche  à  reconquérir  ma  liberté  !  —  Mais,  si  je  sortais 
d'ici,  ne  fût-ce  qu'une  heure,  ce  serait  pour  aller  recommencer  l'œuvre  que 
j'avais  tentée...  Olivier  — il  me  faut  cette  arme  aujourd'hui,  il  faut  que  demain 
il  ne  reste  de  moi  que  le  souvenir. 

—  Ah  !  mon  pauvre  ami.  Écoutez-moi,  vous  allez  comprendre  que  votre  vie 
n'est  pas  à  vous. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Remettez-vous  un  peu  ;  quand  vous  serez  plus  calme,  vous  viendrez  là, 
vous  asseoir  près  de  moi,  et  je  vous  parlerai. 

Antony  haussa  les  épaules,  il  marcha  quelques  minutes  dans  la  chambre, 
puis  venant  prendre  place  près  du  docteur,  il  lui  dit: 

—  Voyons,  Olivier,  parlez. 

—  Mon  ami,  voici  ce  qui  se  passe:  un  vieux  serviteur,  un  brave  homme 
qui,  paraît-il,  vous  a  vu  naître... 

—  Séjournet? 

—  Oui. 

—  Vous  avoz  vu  Séjournet? 

—  Je  l'ai  rencontré  à  l'hôtel  d'Hervey  en  sortant  tout  à  l'heure. 

—  Chez  le  colonel,  Séjournet  ?  Que  me  dites-vous  là  ? 

—  Le  brave  homme  était  désolé.  Il  est  venu  me  demander,  sachant  que  jo 
vous  voyais,  de  vous  dire  que  l'on  s'occupait  de  vous,  qu'on  vous  suppliait  de 
déclarer  qu'en  allant  chez  M"^  d'Hervey  vous  aviez  reçu  une  lettre,  que  vous 
croyiez  d'elle,  qui  vous  priait  de  venir  lui  parler  chez  elle.  Cette  lettre 
serait  l'œuvre  de  la  même  personne  inconnue  qui  a  averti  le  colonel  de  ce  qui 
se  passait  à  Paris. 

—  Quel  conte  me  faites-vous  là?  fit  Antony,  stupéfait  et  blessé. 

—  Je  vous  répète  ce  qu'il  m'a  chargé  de  vous  dire.  C'est  la  fable  inventée 
pour  rassurer  le  colonel  d'Hervey  et  pour  obtenir  de  lui  qu'il  ne  dépose  pas  de 
plainte,  en  même  temps  que  cela  lui  permet  de  partir  immédiatement  avec 
M""*  d'Hervey,  et  de  s'arracher  au  monde  de  fâcheux  et  de  curieux  qui  encom- 
brent l'hôtel,  et  aux  ennuis  d'une  instruction. 

—  Mais  il  est  fou. 

—  Pas  du  tout  ;  son  plan  a  parfaitement  réussi,  le  colonel  se  croit  la  victime 
d'envieux  et  de  jaloux,  qui  veulent  le  perdre  par  le  scandale  dans  l'estime  de 
ses  supérieurs.  Il  paraît  que  ce  M.  Séjournet  avait  même  un  ordre  du  ministre. 
Et  le  colonel  obéissant,  part  ce  soir  avec  sa  fille,  M""^  d'Hervey  et  sa  sœur. 

—  Ah  1  fit  Antony  rageant,  elle  est  déjà  rétablie,  elle  peut  supporter  le 
voyage. 

—  Elle  pourra  peut-être  supporter  le  voyage.  N'ayez  pas  cet  air  en  parlant 
d'elle  ;  si  vous  saviez  ce  que  souffre  la  malheureuse. 


SÔ  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Et  que  m'importe  à  moi,  à  la  fin  ?  Est- ce  que  je  ne  souffre  pas,  moi  ?  Elle 
prend  vite  son  parti  de  la  situation  pour  laquelle,  il  y  a  vingt-quatre  heures, 
elle  voulait  mourir...  Qu'est-ce  qu'Anton}^  après  tout  ?  un  caprice  passé  main- 
tenant, qui  lui  a  donné  toutes  les  joies,  les  voluptés  delà  faute,  du  crime,  de  la 
peur...  Elle  avait  tant  résisté  !  L'indifférence  venait,  il  ne  devait  plus  rester 
de  cette  passion  morte  que  la  honte.  Au  contraire,  elle  '^ecouvre  tout  à  coup 
sa  liberté  entière  et  le  relèvement  de  son  honneur  compromis;  elle  a  bu  à  la 
coupe,  elle  a  eu  l'ivresse...  et,  pour  tous,  elle  est  aussi  pure  qu'autrefois.  Elle 
va  vivre  heureuse,  adorée  de  son  mari,  aimée  de  sa  fille,  de  sa  sœur,  vivre  de 
la  vie  de  famille,  jouissant  du  respect  de  tous.  Elle  oublier-a  Antony,  le  mal- 
heureux bâtard  que  son  amour  a  jeté  dans  le  crime.  Oh!  l'ingrate...  Peut-être, 
de  loin,  aura-t-elle  plaisir  à  lire  mon  jugement,  ma  condamnation  ;  elle  savou- 
rera l'appréciation  des  niais  qui  diront  :  La  noble  et  sainte  femme  I  lui,  quel 
misérable  !  Il  me  semble  que  mon  amour  devient  du  dégoût,  de  la  haine.  Et  que 
ces  gens  sont  bien  dignes  du  ridicule  qui  les  couvre,  qu'ils  sont  bien  les  dignes 
acteurs  de  la  comédie  qu'on  leur  fait  jouer  1 

—  Mon  ami,  vous  m'effrayez,  vous  m'épouvantez, — je  me  demande  si  c'est 
bien  là  l'homme  de  cœur  que  je  veux  servir? 

—  En  ont-ils,  du  cœur,  eux?...  Et  puis,  est-ce  que  je  demande  rien,  moi? 
Je  veux  les  laisser  agir  à  leur  guise.  Je  veux  les  débarrasser  de  moi.  Mon  sang 
bout,  se  révolte,  en  voyant  comme  ils  rapetissent  les  grands  sacrifices.  Doc- 
teur, aidez-moi  à  mourir,  et  ne  m'obligez  pas  à  jouer  un  rôle  qui  me  répugne 
dans  cette  basse  comédie.  —  Mais,  je  n'ai  pas  menti  et  ne  veux  pas  mentir.  — 
Je  l'ai  tuée  parce  qu'elle  me  résistait.  —  C'est  vrai,  elle  résistait  à  ma  volonté 
qui  était  de  l'arracher  à  son  mari,  et  je  ne  dirai  pas  autre  chose  ;  elle  me  résis- 
tait, j'ai  essayé  de  la  tuer. 

—  Mon  ami,  je  vous  en  prie,  votre  exaltation  m'effraie;  dans  un  cas  si 
grave,  si  pressant,  il  faut  du  calme,  de  la  raison. 

—  Je  n'ai  plus  de  raison.  —  Qu'est-ce  que  Séjournet  vient  faire  en  cette 
affaire,  n'est-ce  pas  assez  que  ces  gens  m'aient  jeté  sans  nom  sur  cette  terre, 
faut-il  encore  que,  lorsque  je  veux  agir,  ils  s'occupent  de  moi  !  Ils  m'ont  aban- 
donné, qu'ils  m'oublient...  Je  ne  veux  être  protégé  par  personne.  Je  suis  las  de 
la  vie  —  de  cette  vie  de  solitaire  au  milieu  du  monde.  J'aimais,  j"  Mais  aimé, 
j'aurai  vécu.  Cet  amour  meurt,  je  veux  mourir  avec  lui. 

Le  docteur,  douloureusement  impressionné,  regardait  Antony  qui  marchait 
à  grands  pas  dans  la  chambre,  passait  la  main  sur  son  front,  ou  secouait  d'un 
mouvement  de  tête  léonin  ses  beaux  cheveux  bruns  bouclés.  Il  avait  4es  cris- 
pations, des  mouvements  de  menace,  de  rage  ;  comme  un  fauve,  il  marchait 
dans  sa  cage,  il  aurait  voulu  trouver  quelqu'un  à  combattre.  Olivier  n'osai 
parler:  chaque  fois  qu'il  avait  voulu  l'apaiser,  il  avait  augmenté  sa  rage;  cha- 
cune de  ses  paroles  attisait  le  feu  qui  le  dévorait. 

—  Mais  que  veut-on?  Et  il  marcha  pour  venir  se  placer  devant  1/9  docteur, 
et  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  plus  calme  d'apparence,  il  lai  dit  : 


LE  FILS  D'ANTONY.  87 


—  Vous  êtes  mon  ami,  Olivier.  Je  ne  veux  pas,  je  ne  sais  pas  mentir.  En 
disant  ce  que  vous  savez,  M""^  d'Hervey  est  à  l'abri  de  tout  soupçon  ;  moi  seul 
sais  perdu.  C'est  ce  que  je  veux.  —  Il  n'y  a,  dans  le  sort  qui  m'attend,  que 
la  honte  qui  me  répugne.  Adèle  morte,  c'était  l'échafaud.  Elle  surv'^  —  c'est 
le  bagne.  —''C'est  la  flétrissure,  la  marque  devant  la  foule  sur  la  place  du 
Palais.  — C'est  la  honte  horrible  enfin.  — Par  des  mensonges,  je  puis  échapper 
à  tout  cela.  Le  mensonge  est  indigne  de  moi.  Au  fait  je  suis  coupable,  j'ai  en- 
traîné, perdu  une  femme...  Eh  !  mon  Dieu!  à  Ittenheim  c'a  été  un  combat,  et 
je  l'ai  violée  ;  je  le  reconnais,  elle  m'aimait,  je  le  savais,  mais  elle  était  hon- 
nête et  me  résistait,  c'est  par  la  force  que  je  l'ai  vaincue.  —  Coupable,  elle 
m'approuvait  par  la  faute  et  par  l'amour.  — Moi,  je  suis  donc  véritablement  le 
criminel,  je  mérite  donc  le  châtiment,  et  je  ne  veux  pas  y  échapper,  je  l'aug- 
mente: je  me  condamne  à  mort...  Êtes-vous  assez  mon  ami  pour  m'aider  à 
éviter  les  hontes  et  les  flétrissures?  Tout  est  là.  —  Voulez- vous  me  donner  de 
quoi  mourir  ? 

Le  docteur  Olivier  se  leva  et,  calme,  lui  répondit  : 

—  Non,  Antony,  je  refuse  d'aider  à  cette  lâcheté. 
Antony  se  redressa  le  regard  plein  d'éclairs. 

—  Cette  lâcheté,  monsieur  Delaunay  î  Que  dites-vous  là  ? 

—  Je  dis  cette  lâcheté,  parce  que  vous  n'avez  pas  le  droit  de  mourir. 

■    —  Pardon  !  fit  avec  hauteur  Antony,  je  vous  somme  d'expliquer  vos  paroles. 

—  Je  regrette  d'avoir  été  contraint  à  le  dire... 

—  Ce  regret  n'explique  rien. 

—  Non  !   vous   n'avez  pas  le  droit   de    mourir.  Ce  serait  une  mauvaise 
action. 

—  Ce  n'est  pas  le  lieu  d'ergoter  sur  les  mots.  Expliquez-moi  ce  que  vous 
voulez  dire. 

—  Ant  Jiiy,  le  colonel  d'Hervey  est  depuis  plus  de  sept  mois  à  Strasbourg, 
loin  de  sa  femme...  Vous  avez  ramené  M'»^  d'Hervey  depuis  quatre  mois  d'It- 
tenheim;  depuis  quatre  mois  M-^Vd'Hervey  est  votre  maîtresse...  dans  cinq 
mois  elle  sera  mère. 

Antony,  comme  étourdi,  regardait  le  jeune  docteur,  il  fat  une  grande  mi- 
nute à  comprendre,  puis  d'une  voix  étranglée  par  l'émotion,  il  demanda  : 

—  Adèle  est  enceinte?...  depuis...  notre  retour  d'Ittenheim  ?        . 

—  Oui. 

Il  s'opéra  aussitôt  dans  l'allure,  dans  le  ton  d'Antony  un  brusque  change- 
ment :  il  était  ordinairement  pâle,  il  devint  livide, son  regard  brillant  se  voila, 
il  lui  sembla,  pendant  quelques  secondes,  que  son  sang  se  figeait  dans  ses 
veines,  qu'un  froid  mortel  venait  glacer  ses  moelles  ;  il  crut  qu'il  allait  tom- 
ber, ses  jambes  faiblissaient,  il  dut  s'appuyer  au  dossier  d'une  chaise  pour  ne 
pas  défaillir.  —  Il  voulait  parler  et  sa  voix  sortait  sourde  comme  un  râle  ; 
il  disait  : 

—  Un  enfant!  un  enfant!  moi  I  " 


SS  LE  FILS  D'ANTONY. 


Le  docteur,  qui  Tobservait  attentivement,  allait  s'élancer  sur  lui  pour  le 
retenir,  ce  fut  Antony  qui,  se  jetant  dans  ses  bras  et  fondant  en  larmes,  de- 
manda : 

—  Ob:  la  pauvre  femme,  ma  pauvre  Adèle,  c'est  vrai,  elle  est  enceinte  ? 
Le  docteur  lui  disait  doucement  : 

—  Vous  me  comprenez  maintenant,  Antony  vous  comprenez  que  vous  devez 
vivre. 

Antony  ne  comprenait,  ne  discernait  plus.  Il  était  moralement  écrasé  par 
ce  qu'il  venait  d'apprendre  ;  il  était  sans  force  pour  répondre,  sa  surexcita- 
tion se  calmait  à  mesure  qu'il  pleurait.  Olivier  Delaunay,  embarrassé  par  ce 
silence,  vivement  ému  de  voir  ce  grand  garçon  beau  et  fort  tout  d'un  coup 
anéanti  et  pleurant  comme  un  enfant,  lui  dit  : 

—  Vous  ne  vous  appartenez  plus  désormais,  vous  le  savez  maintenant. 
Vous  devez  écouter  ceux  qui  vous  conseillent... 

—  Mais  que  faire  ? 

—  Soyez  fort,  Antony,  redevenez  l'homme  courageux  que  vous  êtes,  es- 
suyez vos  yeux  et  causons  I 

—  Oh  !  mon  cher  ami,  je  suis  anéanti...  je  vous  écoute  ;  vous  me  pardon- 
nez, n'est-ce  pas?  j'étais  si  loin  de  penser  à  ce  nouveau  malheur  ? 

—  Ce  n'est  pas  un  malheur,  si  vous  voulez  faire  ce  que  vous  devez  faire. 
Antony  leva  ses  regards  vers  le  docteur,  le  front  plissé,  il  interrogeait, 

espérant  encore.  Peut-être  par  cette  phrase  le  docteur  voulait-il  dire  qu'il 
avait  le  devoir  d'enlever  la  femme  pou"  sauver  l'enfant,  et  si  c'était  ce  qu'on 
lui  conseillait,  il  était  prêt  à  faire  tous  les  sacrifices  pour  se  sauver,  et,  retrou- 
vant Adèle,  l'enlever  pour  vivre  avec  elle  et...  son  enfant!...  son  enfant  !  Ce 
mot,  il  l'avait  sur  les  lèvres  et  n'osait  le  prononcer.  Pour  être  immédiatement 
fixé  sur  le  conseil  du  docteur,  il  attaqua  le  côté  brutal  de  la  question  : 

—  Ainsi,  le  colonel  d'Hervey  vit  loin  de  sa  femme  depuis  sept  mois,  et  il 
est  évident  que  lorsqu'il  apprendra  l'état  d'Adèle,  un  procès  aura  lieu. 

Le  docteur  comprit  la  conclusion  qu'allait  en  tirer  le  malheureux,  il  tran- 
cha nettement  la  question  : 
.   —  Mon  ami,  je  me  dévoue  au  but  que  vous  avez  cherché,  en  devenant  cri- 
minel. M""^  d'Hervey  ne  doit  pas  être  soupçonnée.  Il  faut  qu'elle  sorte,  de  cette 
situation  terrible,  honorée  et  respectée. 

Antony,  nous  l'avons  dit,  était  sans  énergie  ;  c'est  doucement,  tristement,  . 
qu'il  demanda  :       <^ 

—  Mais,  est-ce  possible? 

—  C'est  possible,  si  vous  voulez  faire  ce  que  nous  vous  demandons,  si  vous 

voulez  raconter  la  fable  que  nous  avons  forgée. 

—  Mentir  1 

—  nie  fautl 

Gomme  le  jeune  homme  hochait  négativement  la  tête,  le  docteur  résolut 
de  le  décider  d'un  coup,  si  cela  était  possible,  ou  d'en  finir.  Après  tout,  si 


LE  FILS  D'ANTONY. 


80 


Mademoiselle  Louise,  vous  qui  connaissez  depuis  longtemps  Madame.  (Page  96.) 

Antony  se  suicidait,  qu'adviendrait-il  ?  M"""  d'Hervey  restait  justifiée  :  le  plan 
qu'il  avait  arrêté  s'exécutait,  et  l'enfant  seul  était  abandonné.  C'était  pour  ce 
dernier  qu'il  agissait. 

-—  Antony,  vous  savez  combien  la  vie  a  été  cruelle  pour  vous  ;  vous  êtes 
riche,  jeune,  beau  et  vous  avez  souffert  de  tout,  parce  quevous  n'avez  ni  père, 
ni  mère,  qui  vous  aient  donné  iQur  nom.   Antony,  il   faut  que  votre  enfant 
naisse  mystérieusement,  il  faut  aussi  que  sa  mère  l'abandonno... 
12 


90  LE  PILS  D'ANTON  Y.. 


—  Oh  !  la  misérable  ! 

—  Taisez-vous,  malheureux  !  Si  elle  avouait  cet  enfant  adultérin,  elle 
sacrifierait  sa  fille  légitime,  elle  se  perdrait  en  compromettant  l'avenir  ie  ses 
enfants...  Songez-vous  à  cela  ?Elle  ne  peut,  elle  ne  doit  pas  reconnaître  son 
enfant...  Eh  l  mon  Dieu  !  peut-être  est-ce  là-le  mystère  de  votre  naissance,  et 
parce  que  vous  avez  tant  accusé  ceux.auxquelsvous  devez  le  jour,  le  destin 
vous  place-t-il  dans  la  situation  de  ceux  que  vous  condamnez,  pour  voir  si  vous 
fei^z  mieux  qu'eux. 

—  Olivier,  que  me  dites-vous  là  ? 

—  Il  faut  que  M"»*  d'Her\rey  accouche  mystérieusement,  et  j'ai  déjà  arrêté 
tout  cela.  Sa-blossure  sera  guérie  dans  cinq  ou  six  jours  ;  mais,  pour  tous,  au  . 
contraire,  la  gravité  du  mal  s'augmentera  et  l'obligera  d'aller  chercher  ^ous 
un  ciel  plus  clément  un  peu  de  force  et  de  santé.  Elle  quittera  la  France  pour 
quelques  mois. 

—  Mais  son  mari  ?. . . 

—  Son  mari?  Ce  soir,  je  dois  revoir  ce  M.  Séjournet,  et  puisqu'il  avait  un.! 
ordre  du  ministre,  qui  commandait  au  colonel  de  retourner  à  son  poste,  peut*i  • 
être  obtiendra-t-il  un  ordre  nouveau  qui  l'enverra  pendant  quelques  mois  en 
Afrique. 

Antony  n'était  plus  le  même.  En  écoutant  le  docteur,  ses  idées  se  modi- 
fiaient.. Déjà  sur  ses  lèvres  un  sourire  revenait  etparfois  il  répétait  : 

—  Mon  enfant  !... 
Lé^octeur  Delaunay  continua  : 

—  -Loin  du  monde,  en  Italie,  dans  les  environs  de  Nice,  dans  quatre  ou  cinq 
mois,  la  baronne  d'Hervey  sera  rétablie.  Pendant: cetemps,  elle  aura  mis  au 
monde  son  enfant.  Le  jour  de  sa  naissance,  il  faut  que  je  sache  où  trouver  son 
père,  il  faut  que  celui-ci  prenne  l'enfant:  il  faut  qu'il  le  reconnaisse,  il  faut 
qu'il  l'élève,  il  faut  qu'il  rachète  sa  faute...  et  si  son  crime  mérite  un  châtiment/ 
il  faut  que  ce  châtiment  soit  ce  sacrifice. 

—  Un  châtiment  !  protesta  Antony...  un  châtiment...  Reconnaître,  élever, 
aimer  mon  enfant...  mais  c'est  le  bonheur. 

—  Allons  donc  !  fitjoyeusement  le  docteur  en  lui  prenant  les  mains,  jevous 
retrouve  donc.  Vous  avez  souffert  de  l'abandon,  et  c'est  par  l'exemple,  par 
votre  conduite,  celle  d'un  homme  de  cœur  que  vous  protestez. 

Une  grande  minute  Antony  resta  la  tête  baissée,  pensant  à  ce  qu'il  venait 
d'apprendre,  et,  à  mesure,  sa  physionomie  sombre  s'éclairait.  Le  sourire  reve- 
nait sur  ses  lèvres  ;  quand  il  releva  la  tête,  il  dit  : 

—  Oui,  maintenant  je  veux  vivre,  vivre  pour  être  utile,  pour  aimer  quel 
qu'un...  mon  enfant  I... 

Puis  changeant  de  ton  : 

—  Docteur,  il  faut  à  tout  prix  que  le  colonel  ignore  cette  naissance,  je  ne 
veux  pas  qu'au  nom  de  la  loi  on  puisse  lui  infliger  cet  enfant,  il  est  le  mien... 
je  le  veux...  et  déjà  je  l'aime... 


LE  FILS  D'ANTONY.  J:Qi 


—  Je  savais  bien  qu'il  en  serait  ainsi.  Vous  en  avez  la  preuve  puisque  tout 
est  arrêté:  ce  soir  M^^  d'Hervey  part  à  Strasbourg,  dans  dix  jours  elle  part 
pour  l'Italie  où  je  la  rejoins.  Et  il  est  convenu  qu'au  moment  de  sadélivrance, 
je  vous  écrirai  ;  vous  viendrez  aussitôt. 

—  Elle  consent  à  tout  cela  ?  dit-il  oppressé. 

—  C'est  avec  elle  que  nous  avons  arrêté  ce  plan.  C'est  lorsque  j'ai  répondu 
de  vous  qu'elle  m'a  dit  :Dites-lui  que  je  l'aime  toujours,  mais  qu'il  faut  qu'il 
m'oublie. 

Antony  passa  la  main  sur  son  front. 

—  Enfin...  ne  parlons  plus  que  de  ce  que.je  doisifaire. 

—  Voulez-vous  raconter  ce  que  je  vous  ai  dit? 

—  Non,  mais  je  puis  refuser  de  répondre. 

—  Dites  seulement  que  vous  croyez  être  tombé  dans  un  guet-apens. 

—  Je  ne  sais  pas  mentir. 

—  Mais  ce  n'est  pas  un  mensonge,  cela.  Est-ce  que  la  lettre  adressée  au 
mari  n'est  pas  uh  guet-apens  qui  vous  était  tendu?... 

—  Oui...  oui...  enfin,  je  dirai  cela... 

—  Bien,  Antony,  avant  deux  jours,  vous  serez  libre. 
Et  le  docteur  lui  serra  affectueusement  les  mains. 

— ■'  Vous  me  quittez  déjà? 

—  Oui,  vous  avez  besoin  de  repos  —  après  les  émotions  que  vous  venez 
d'éprouver...  et  il  faut  que  je  voie  M.  Séjournet. 

—  Vous  reverrai-je  bientôt? 

—  Demain  I... 

Le  docteur  allait  partir,  il  le  retint  et  lui  dît  bas  : 

—  Vous  allez  la  voir  ? 

—  Oui. 

— '  Diteà-lui...  dites-lui...  que  je  souffre  bien...  Car  je  l'aime;  et  il  sesau^a 
dans  le  coin  de  sa  chambre,  en  fondant  en  larmes. 

Le  docteur,  ému,  sortit  en  disant  : 
— ^  Pauvre  ami... 

Le  résultat  désiré  était  obtenu  ;  Antony  consentait,  sinon  à  mentir,  au  moins 
à  se  taire,' et  à  laisser  se  produire  les  mensonges  qui  devaient  le  sauver.  Le 
docteur  n'avait  plus  à  s'occuper  que  du  départ  du  colonel  et  de  M"'^  d'Hervey, 
c'était  là  le  point  le  plus  important.  Ainsi  qu'il  l'avaitpromis,  iise  rendit  dans 
le  quartier  de  l'Arsenal,  où  se  trouvait  un  fabricant  de  voitures  ;  il  fit  l'acqui- 
sition d'une  chaise  de  poste  de  famille,  ayant  deux  compartiments  et  une 
banquette  de  siège,  dans  laquelle  pouvaient  tenir  sur  le  devant  le  colonel  et 
sonbrosseur;  à  l'intérieur,  M'"^  d'Hervey,  sa  sœur  Clara,  et  la  fille  d'Adèle 
qui  entrait  dans  sa  troisième  année.  On  avait  convenu  d@:  n'emmener  aucun 
domestique,  on  devait  les  prendre  dans  la  localité  où  M""  d'Lsrvey  fixeraitisa 
résidence. 

Ayant  fait  l'acquisition,  le  jeune  docteur  se  rendit  â  la  poste-  nouu'  retenir 


92  LE  FILS  D'ANTONY. 


les  chevaux,  prenant  double  relais.  Tout  cela  terminé,  arrêté,  Olivier  Delau- 
nay  se  fit  conduire  chez  M.  Séjournet.  En  le  voyant,  l'ancien  notaire  lui  dit 
simplement  : 

—  Je  vous  attendais,  M.  le  docteur,  eh  bien,  Tavez-vous  décidé? 

—  Oui,  monsieur,  il  est  convenu  qu'il  refusera  de  répondre  aux  juges  qui 
voudront  l'interroger. 

—  C'est  tout  ce  qu'il  nous  faut,  avant  cinq  ou  six  jours  nous  aurons  obtenu 
une  ordonnance  de  non-lieu. 

—  Je  puis  absolument  vous  croire,  monsieur,  demanda  Olivier. 

—  Monsieur  le  docteur,  j'en  réponds.. 

—  Je  veux  vous  demander  une  chose  très  utile  pour  l'avenir. 
Parlez,  monsieur  le  docteur. 

—  Antony  va  sortir  de  sa  prison  animé  de  sentiments  que  vous  pouvez 
comprendre.  Je  redoute  sa  faiblesse,  je  crains  qu'une  fois  libre,  il  ne  recherche 
celle  que  désormais  il  ne  doit  plus  revoir. 

—  Oh  !  il  le  faut  à  tout  prix,  car  le  danger  que  nous  conjurons  aujourd'hui, 
le  scandale  que  nous  évitons,  reviendraient  plus  terribles.  Il  faut  qu'il  oublie 
absolument  cette  femme. 

—  Je  suis  entièrement  de  votre  avis,  mais  il  faut  en  outre  que,  pendant 
quelques  mois  au  moins,  il  ne  lui  soit  pas  possible  de  se  trouver  en  présence 
du  colonel  d'Hervey.  Sous  une  apparence  de  calme,  celui-ci  cache  une  haine 
féroce  pour  celui  qui  a  osé  jeter  les  yeux  sur  sa  femme...  Celui-là,  malgré  ses 
promesses  d'oubli,  désirera  toujours  revoir  celle  qu'il  ne  cesse  pas  d'aimer,  et 
peut-être,  une  fois  libre,  cherchera-t-il  à  se  retrouver  près  d'Adèle  ;  peut-être 
ira-t-il  jusqu'à  Strasbourg,  au  risque  de  se  trouver  face  à  face  avec  le  mari, 
avec  lequel  il  serait  ravi  d'avoir  une  affaire. 

—  Oh!  monsieur  le  docteur,  que  me  dites-vous  là?  exclama  Séjournet. 
Mais  ce  serait  pis  que  ce  qui  est  arrivé,  et  là...  ceux  qui  s'intéressent  à  lui  au 
moins  en  seraient  désolés...  Il  ne  faut  pas  que  ce  malheureux  se  batte... 

—  Mais,  je  suis  toujours  de  votre  avis,  M.  Séjournet,  et  comme  vous  pou- 
vez obtenir  certaines  choses  du  ministre... 

—  Des  choses  de  peu  d'importance...  fit  Séjournet,  un  peu  embarrassé. 

—  Oh  !  cela  n'a  pas  grande  importance.  M'"^  d'IIervey  va  partir  avec  son 
mari,  emmenant  sa  fille  et  sa  sœur,  pour  les  besoins  de  sa  santé  ;  je  lui  ai 
ordonné  d'aller  passer  quelques  mois  en  Italie.  Son  mari  y  consent,  pour  son 
repos,  afin  de  hâter  son  rétablissement,  car  elle  est  gravement  atteinte. 

—  Ainsi,  c'est  vrai,  elle  a  été  gravement  blessée  ? 

—  Presque  mortellement...  pour  un  repos,  dis-je  ;  nous  avons  convenu 
avec  le  colonel  que  le  lieu  de  sa  retraite  ne  serait  connu  que  de  lui.  Or,  ce 
mystère  ne  va  pas  manquer  d'intriguer  Antony,  qui  voudra  s'éclairer,  et  qui 
assurément  fera  le  voyage  de  Strasbourg  pour  se  renseigner,  je  ne  dis  pas 
dans  dix  jours,  mais  dans  un  mois,  ou  deux  mois. 


LE  FILS  D'ANTON  Y."  93 


—  Ceîa  est  impossible...  il  faudrait  que  vous  veillassiez  sur  lui,  afin  de  dé- 
conseiller ce  dangereux  voyage. 

—  Vous  devez  connaître  assez  Antony  pour  savoir  à  quoi  serviront  mes 
conseils;  ils  ne  satisferont  pas  ses  idées...  puis,  je  dois  vous  dire  que  M'^^l'Her- 
vey  a  besoin  de  soins  attentifs  et  que,  me  rendant  moi-môme  en  Italie,  je 
compte  la  veiller.  Or,  si  Antony  se  rend  à  Strasbourg,  s'il  y  rencontre  le  colo- 
nel, vous  pouvez  juger  de  ce  qui  peut  arriver. 

—  Vous  avez  raison.  Une  fois  libre,  seul,  désolé,  gêné  par  le  bruit  qui 
s'est  fait  autour  de  cette  affaire,  il  ne  demandera  qu'à  voyager  et  il  ne  voya- 
gera que  de  ce  côté...  C'est  absurde,  mais  c'est  justement  pour  cela  qu'il  le 
fera.  Et  comment  éviter  cela.  Vous  me  parliez  du  ministère...  que  peut -on 
demander? 

—  Mon  Dieu,  je  crois  que  lorsque  M™^  d'Hervey,  dans  dix  ou  quinze  jours, 
quittera  son  mari  pour  se  rendre  en  Italie,  si  le  colonel  recevait  un  ordre  de 
se  rendre  à  Alger,  si  on  lui  donnait  un  commandement  il  serait  le  plus  heureux 
des  hommes,  il  quitterait  la  Franco,  ferait  campagne  pendant  que  sa  femme  se 
rétablirait,  et  c'est  vainement  qu' Antony  chercherait  ou  l'un  ou  l'autre. 

—  Oh  !  mais  vous  avez  absolument  raison,  monsieur  le  docteur.  Ainsi, 
tous  les  acteurs  de  ce  petit  drame  disparaissent  pendant  quelques  mois,  tout 
s'éteint,  s'oublie,  et  nous  sommes  assurés  qu' Antony  ne  fera  pas  quelque  nou- 
veau coup  de  tête... 

—  Gela  serait  possible... 

—  Je  le  crois,  fît  en  souriant  malicieusement  Séjournet.  Dans  combien  de 
temps  faudrait-il  qu'il  reçût  cet  ordre  ? 

~-  D'ici  dix  jours...  Qu'ils  partent  ensemble  de  Strasbourg,  l'un  pour  l'Ita- 
lie, l'autre  pour  l'Afrique. 

—  Très-bien  ;  mais  vous  faites  le  bonheur  du  colonel  ;  c'est  comme  si  vous 
réclamiez  pour  lui  de  l'avancement. 

Permettez,  monsieur  Séjournet  ;  ce  n'est  pas  tant  pour  atteindre  tout  à  fait 
notre  but,  c'est-à-dire  pour  mettre  le  colonel  à  l'abri  de  nouvelles  infamies 
semblables  à  la  délation  qui  a  amené  la  catastrophe  ;  pour  qu'Antony  ne  pût  la 
trouver,  il  faudrait  qu'il  partît  en  mission  secrète,  que  J'ordre  lui  commandât 
de  soigneusement  cacher  le  lieu  où  il  se  rendrait. 

—  Vous  avez  parfaitement  raison...  et  cela  sera  fait. 

Ainsi,  vous  m'assurez  qu'Antony  sera  libre  dans  quelques  jours  ? 

—  Oui,  monsieur  le  docteur. 

—  Si  vous  le  voulez  bien,  monsieur  Séjournet,  nous  nous  reverrons  à  ce 
moment. 

—  Monsieur  le  docteur,  je  voulais  vous  demander  une  minute  d'audience 
après-demain  matin,  chez  vous,  et  je  vous  renseignerai. 

—  Parfaitement... 

Après  avoir  remercié  Séjournet,  tout  à  fait  tranquille  sur  l'avenir,  le  docteur 
sortit. Il  se  fitconduireàl'hoteld'Hervey  où  Adèle  l'attendait  avec  impatience. 


94  LE  FILS  D'ANTONY. 


Il  lui  raconta  tout  ce  qu'il  pouvait  dire  de  ce  qui  s'était  passé.  Elle  n'avait 
plus  d'inqui^Hude  à  avoir  ;  il  fallait  ne  penser  qu'à  guérir  au  plus  tôt.  Adèle 
lui  dit  qu'elle  se  sentait  forte  ;  elle  était  convaincue  qu'elle  ferait  le  voyage 
sans  danger.  Du  moment  où  elle  était  rassurée  sur  le  sort  d'Antony,  elle  avait 
hâte  de  quitter  Paris. 

Elle  questionna  beaucoup  le  docteur  sur  l'impression  que  la  nouvelle  avait 
faite  à  Antony  ;  elle  pleura  en  apprenant  que  c'était  seulement  à  cause  de 
cela  qu'il  consentait  à  vivre,  Antony  adorerait  son  enfant.  Le  docteur  allait  se 
retirer,  disant  qu'il  reviendrait  le  soir  à  l'heure  du  départ.  Adèle  le  retint  et 
lui  dit  : 

Nous  ne  nous  retrouverons  plus  seuls  que  là-has,  et  vous  verrez  Antony 
dans  quelques  jours. 

—  Oui,  monsieur,  dans  deux  jours  probablement. 

Elle  fouilla  sous  son  oreiller  et  en  tira  un  petit  médaillon  qu'elle  tendit  ait 
docteur. 

—  Tenez,  monsieur  Delaunay,  vous  lui  remettrez  ce  souvenir  de  moi, mon 
portrait  et  une  boucle  de  mes  cheveux...  Qu'il  le  garde,  et  plus  tard,  si  le  ciel 
permet  que  notre  enfant  vive,  quand  je  serai  vieille,  il  montrera  à  son  enfant 
le  portrait  de  sa  mère. 

La  malheureuse  femme  sanglota. 

Le  docteur  Delaunay  serra  précieusement  le  médaillon,  et  ayant  promis  de 
le  remettre  le  premier  jour  qu'il  verrait  Antony,  il:se  retira. 


CHAPITRE  VII 

LA  VENGEANCE  d'UNB    FEMME 


•  De  la  terrible  catastrophe,  il  ne  restait  plus  rien.  — .  Adèle  était  sauvée  — 
et  son  mari,  le  colonel  d'Hervey,  était  plus  que  jamais  convaincu  que  celle  qui 
portait  son  nom  était  la  plus  pure  des  femmes.  Il  ne  restait  de  l'aventure 
qu'une  aversion  méprisante  du  vieux  soldat  pour  le  jeune  dandy  —  qui  avait 
osé  lever  les  yeux  sur  M""^  la  baronne  d'Hervey.  —  Ce  sentiment  il  le  gardait 
en  lui,  réservant  pour  l'avenir  l'occasion  de  châtier  1p  jeune  imprudent,  s'il  le 
rencontrait  un  jour. 

C'est  calme  et  tranquille  qu'il  veilla  le  soir  au  chargement  des  barrages. 
L'ordre  du  ministre  qui.  lui  enjoignait  de  rejoindre  son  corps  et  auquel  il  se 
conformait,  l'assurait  qu'il  n'avait  rien  à  redouter  de  son  incartade,  c'est-à- 
dire  de  son  voyage  à  Paris  sans  permission.  —  Avec  des  coussins  et  des 
oreillers,  on  avait  préparé  un  lit  dans  le  grand  compartiment  de.'  la  chaise  de 
poste:  on  y  porta  M™^  d'Hervej^  sa, sœur  Clara,  puis  la  petite  tille  et  ils  mon- 


LE  FILS  D'ANTONY.  05 


tèrent  près  d'elle,  dans  le  compartiment  du  devant  où  se  trouvait  une  simple 
banquette.  Le  colonel  monta  et  fit  placer  Vernet  à  côté  de  lui  — au  gnand  dé- 
sespoir de  ce  dernier,  qui  aurait  préféré  être  libre  à  son  aise,  au  milieu  des 
bag.'iges,  sous  la  bâche. 

Le  docteur  Olivier  était  là,  il  fit  ses  adieux  à  la  famille,  et  en  serrant  les 
mains  de  M""®  d'Hervey,  il  lui  dit  tout  bas  : 

—  A  bientôt.  Avant  huit  jours  j'adresserai  à  votre  sœur  Clara  une  lettre 
qui  vous  renseignera  sur  ce  qui  sera  survenu  de  nouveau  ici.  . 

Il  faisait  tout  à  fait  nuit  lorsque  la  voiture  se  mit  en  .route.  Le  docteur 
sortit  de  l'hôtel  sans  remarquer  que  tous  les  domestiques  se  réunissaient  dans 
la  loge  du  portier. 

Les  maîtres  partaient,  assurés  que  tout  était  terminé,  convaincus  que  per- 
sonne ne  savait  ce  qui  s'était  passé  dans  l'hôtel,  ou  tout  au  moins  qu'on  n'y 
attachait  pas  d'importance,  et  touslesgensde  la  maison  établissaient  la  légende 
qu'ils  allaient  répandre,  c'est-à-dire  la  déclaration  d'Antony.  Un  jeune  homme 
qui  autrefois  devait  épouser  la  baronne,  avant  son  mariage,  M.  Antony,  s'était 
introduit  dans  l'hôtel  en  fracturant  les  portes,  en  escaladant  les  murs  ;  il  était 
arrivé  ainsi  jusque  dans  les  appartements  de  M"**  la  baronne,  il  avait  voulu 
obtenir  les  faveurs  de  celle  qu'il  aimait,  il  avait  tenté  de  la  violer,  —  elle 
s'était  énergiquement  défendue,  avait  crié  au  secours,  et  comme  on  était 
venu,  ne  pouvant  l'avoir,  il  avait  tenté  de  l'assassiner. 

—  Seulement,  concluait  la  femme  de  chambre,  comme  c'est -un  homme  du 
monde,  qui  a  des  protections,  on  éteint  l'affaire... 

—  Ah  !  disait  le  valet  de  pied,  si  c'était  un  pauvre  diable. ..  si  c'était  moi, 
qui  eusse  essayé  çàsur  madame...  c'était  l'échafaud,  ni  plus,  ni  moins  !  Et  la 
femme  de  chambre,  tout  naturellement,  disait  : 

—  Oh  !  vous  1  vous  !...  Mais,  M.  Antony  est  joli...  il  est  très  beau,  et  je  sais 
bien  que  plutôt  que  de  faire  un  scandale  semblable,  à  la  place  de  madame  !... 

La  concierge  semblait  être  de  cet  avis,  car  elle  dit  simplement  : 

—  Vous  savez,  il  faut  faire  la  part  de  la  peur...  elle  a  eu  peur  cette  femme  ! 
Voyons  mademoiselle  Louise  —  tout  à  coup  dans  la  nuit,unhomme  qui  surgit 
dans  votre  chambre... 

La  femme  de  chambre  ne  parut  pas  redouter  une  pareille  aventure. 

—  Elle  savait  bien  que  ce  n'était  pas  pour  la  tuer... 
Le  portier  conclut  : 

—  Vraiment,  il  faut  qu'un  homme  soit  bien  bête  de  risquer  sa  situation 
pour  une  femme... 

Le  valet  de  pied,  s'adressant  à  la  femme  de  chambre,  demanda  : 

—  Franchement,  croyez-vous  qu'il  l'aurait  tuée,  si  on  n'élait  pas  venu?... 

—  Pardi  !  croyez-vous  que  c'est  pour  la  caresser  qu'il  lui  a  donné  un  coup  f. 
de  poignard? 

—  Ce  n'est  pas  ça  que  je  veux  dire...  Mais,  cet  homme,  on  dit  qu'il  est  un 
peu  fou,  c'est  un  exalté...  Pour  faire  ce  qu'il  a  fait,  il  ne  devait  pas  avoir  sa. 


96  LE  FILS  D'ANTONY. 


raison...  Eh  bien  !  croyez-vous  que  madame  aurait  été  blessée,  si  on  n'était 
pas  arrivé  dans  la  chambre  ?... 

—  Ah!  bien,  dites  donc,  vous,  en  voilà  de  drôles  de  questions  que  vous  me 
faites!... 

— ■  Mademoiselle  Louise,  vous  qui  connaissez  depuis  longtemps  madame, 
est-ce  vrai  qu'il  devait  l'épouser  avant  le  colonel?... 

—  Je  vais  vous  conter  ça.  . 

—  Ah  !  c'est  ça. 

Aussitôt  les  gens  de  la  maison  entourèrent  la  table,  les  maîtres  étaient 
absents,  on  était  libre;  —  et  la  cave  était  ouverte.  M"^  Louise  raconta  son 
histoire.  Pendant  ce  temps,  Olivier  Delaunay, rassuré  désormais  sur  les  suites 
de  la  terrible  affaire,  ne  pensait  plus  qu'à  en  détruire  l'effet.  Il  se  rendit  chez 
la  vicomtesse  de  Lancy,  où  deux  fois  par  semaine  on  recevait  les  intimesaprès 
dîner.  Il  savait  devoir  y  rencontrer  M"*  du  Camp,  celle  qui,  par  ses  médisances 
avait  été  la  cause  du  crime. 

On  l'annonça,  et  au  silence  qui  se  fit  aussitôt,  il  comprit  qu'on  parlait  de 
l'aventure.  La  jeune  veuve,  M'^^de  Lancy,  vint  au-devant  de  lui  et,  souriante, 
elle  dit  : 

—  Ah!  mon  cher  docteur,  voilà  qui  est  gracieux,  vos  visites  sont  si  rares  ! 
Il  s'inclina  et,  souriant  également,  il  dit  tout  bas  avec  intention  : 

—  A  qui  la  faute?  Puis  haut:  Vous  êtes  trop  aimable,  madame,  et  votre 
accueil  me  rend  tout  honteux. 

Mais  la  vicomtesse  se  tournait  vers  les  personnes  groupées  dans  le  salon  et 

disait: 

—  Mesdames,  nous  allons  enfin  savoir  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  tout  ce 
qu'on  raconte,  car  le  docteur  Delaunay  est  la  seule  personne  qui  ait  été  reçue 
depuis  hier  à  l'hôtel  d'Hervé  y. 

Olivier  tourna  ses  regards  de  tous  lescôtés, comme  étonné  de  ce  qu'on  disait. 
M"*^  du  Camp  avait  baissé  la  tête,  cherchant  à  éviter  son  regard;  le  jeune 
docteur  demanda  : 

—  Mais  que  raconte-t-on? 

—  Oh  !  vous  devez  le  savoir,  fit  en  riant  M""^  de  Lancy. 

—  Je  vous  assure,  madame,  que  je  ne  comprends  pas. 

—  Voyons  !  madame  du  Camp,  que  nous  disiez-vous? 
Visiblement  ennuyée.  M""'  du  Camp  dit  d'un  ton  sec  : 

—  Je  dis  ce  qu'un  magistrat  chargé  de  l'instruction  m'a  conté...  M.  Antony 
n'est-il  pas  à  la  Force  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  madame,  où  est  M.  Antony,  j'ignore  s'il  est  enfermé  à  la 
Force,  mais  je  ne  vois  pas  le  rapport  qu'il  y  a  entre  M.  Antony  et  l'hôtel 

d'Hervey. 

—  Monsieur  le  docteur,  c'est  un  devoir  de  votre  profession  d'être  discret, 
et  je  regrette  que  M""*  de  Lancy  vous  ait  si  légèrement  parlé  de  notre  cause- 
rie sans  importance...  entre  femmes. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


97 


Oh  !  mais  il  y  a  bien  du  nouveau  depuis .  (Page  101 .) 

—  Sans  importance  !  madame  du  Camp  fit  follement,  maïs  guidée  par  un 
bon  sentiment  !  M"»*  de  Lancy;  sans  importance!  Vous  dites  que  M-^^  d'Hervey 
a  été  surprise  dans  sa  chambre  avec  M.  Antony,  par  son  mari,  et  qu'il  l'a  as- 
sassinée. 

—  Oh  !  madame,  qu'avez-vous  dit  là?... 

—  Docteur,  M»«  d'Hervey  est  mon  amie,  et... 

—  Je  ne  le  savais  pas... 

13 


98  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


—  M^'^d'Hervey  est  mon  amie,  et  j'ai  dit  que  M.  Antony  l'avait  frappée 
parce  qu'elle  lui  résistait...  je  respecte  et  honore. 

Le  docteur  Delaunay  était  très  pâle  ;  ses  mains,  crispées,  déchiraient  ses 
gants  ;  il  se  contenait  à  peine.  L'ennemie  de  ceux  qull  aimait  était  devant 
lui  ;  quand  il  croyait  les  avoir  sauvés,  il  voyait  la  calomnie  se  redresser,  plus 
épouvantable  encore,  alléguant  des  faits  précis.  Il  aurait  voulu  écraser  la 
vipère;  mais  en  montrant  son  trouble,  il  compromettait  ses  amis.  C'est  en 
riant,  en  plaisantant,  en  le  prenant  pour  des  cancans  absurdes,  qu'il  devait 
entendre  le  récit  de  ce  qu'il  ne  savait  que  trop  bien.  Il  fit  un  effort  et  l'inter- 
rompit en  riant  : 

—  Vous  l'aimez  et  l'honorez  comme  les  femmes  s'aiment  et  s'honorent 
entre  elles. 

—  Allez- vous  dire  que  je  suis  méchante?...  Je  surs  sévère,  peut-être,  et 
c^est  pour  moi  une  preuve  d'affection. 

—  Une  preuve  d'affection  ? 

—  Évidemment;  je  veux  savoir  ce  que  sont  mes  amies.,  pour  pouvoir  les 
défendre. 

—  Mais  vous  les  attaquez, 

—  Gomment  cela!...  Mais  tout  le  faubourg  Saint-Honoré  sait  que  M'^^d'Her- 
vey  a  été  hlessée  presque  mortellement,  que  son  mari  au  désespoir  est 
près  d'elle,  que  M.  Antony  est  en  prison. 

—  Chère  madame  du  Camp,  vous  portez  trop  d'intérêt  à  M^^  d'Hervey,  à 
son  époux...  même  à  M.  Antony,  ponr  que  je  ne  m'empresse  pas,  malgré  le 
devoir,  d-e  manquer  au  secret  professionnel. 

—  Dites,  fit  en  souriant  méchamment  M""*  du  Camp. 
Tous  les  invités  penchaient  curieusement  la  tête. 

—  Je  viens  de  faire  mes  adieux  à  M.  d'Hervey  et  a  M"^  d'Hervey,  qui  par- 
taient avec  leur  jeune  fille  pour  l'Italie.  Le  colonel  avait  demandé  un  congé 
de  trois  mois  à  cet  effet,  et  il  arrivait  avant-Mer  matin  pour  chercher  sa 
femme,  sa  fille  et  la  sœur  de  sa  femme.  Ils  sont  en  route  depuis  deux  heures, 
tous  fort  bien  portants,  je  vous  l'assure.  Maintenant,  chère  madame  du  Camp, 
si  vous  venez  après-demain  à  la  soirée  de  notre  aimable  hôtesse,  Antony 
m'a  prié  ce  matin  de  l'y  accompagner. 

—  Ah  !  mon  cher  docteur,  que  ce  que  vous  dites  là  me  fait  plaisir  !  fit  joyeu- 
ment  la  comtesse  de  Lancy,  en  prenant  affectueusement  les  mains  d'Olivier. 
Ainsi, tout  cela  n'était  que  calomnies  et  mensonges? 

—  Tout,  madame.  A  la  suite  de  la  scène  regrettable  qui  s'était  passée  chez 
vous,  je  dus  calmer  Antony  qui  voulait  absolument  faire  demander  à  M""*  du 
Camp  où  elle  avait  entendu  ce  qu'elle  avait  raconté. 

—  Je  n'ai  rien  à  dire  à  ce  M...  Antony...  je  ne  connais  pas  ces  gens...  et 
m'étonne  qu'on  les  reçoive  si  légèrement. 

—  Je  ne  me  permettrais  pas  de  défendre  vis-à-vis  de  vous  mon  ami  An- 
tony, il  m'a  dit  que  vous  n'étiez  pas  sincèrement  son  ennemie,  cela  n'est  chez 


LE  FILS  D'ANTOISY.  09 


vous  qu'un  motif  à  spirituelles  boutades...  Antony  m'a  dit  même  que  vous  lui 
aviez  (louiié,  il  y  a  quelque  temps,  des  preuves  de  voire  sympathie  et  de  votre 
affection... 

M"""  du  Champ  avait  saisi  l'intention  du  ton  et  de  la  phrase,  elle  avait  levé 
la  lète  et,  rencontrant  le  regard  d'Olivier,  elle  avait  baissé  les  yeux  en  rougis- 
sant : 

—  J'ai  pu,  fit-elle,  témoigner  ma  sympathie  à  un  jeune  homme  charmant, 
alo'-  qn(^  ceux  qui  étaient  de  ses  amis  étaient  les  miens  ;  mais  lorsque  j'ai  su 
qui  il  était... 

.iijours  souriant,  le  docteur  se  pencha  sur  le  fauteuil  où  était  assise  M""" 
du  Camp  et,  du  môme  ton  sec  dont  il  avait  parlé,  il  reprit,  l'interrompant  : 

—  Oui,  Antony  m'a  dit  cela;  il  vous  a  raconté,  un  jour,  chez  lui,  où  vous 
l'étiez  venue  consoler,  le  secret  de  sa  vie...  il  vous  a  dit  qu'il  ne  savait 
pas  aimer.  Je  crois  même  qu'il  vous  a  dit  qu'il  ne  savait  pas  aimer  banale- 
ment... 

Dans  les  salons  les  invités  écoutaient,  échangeant  entre  eux  des  regards 
snti>faits.  Ils  semblaient  heureux  de  voir  la  confusion  de  M""^  du  Camp. 
Celle-ci  avait  peine  à  se  contenir,  tandis  que  le  docteur  restait  calme  et  sou- 
riant... 

—  Monsieur  le  docteur,  je  ne  veux  pas  chercher  à  deviner  l'intention  que 
vous  mettez  dans  vos  paroles.  Si,  une  fois,  j'ai  élé  chez  M.  Antony,  c'est  que 
je  le  croyais  un  homme  de  nôtre  monde,  et  que  ma  mission  de  dame  de  charité 
m'oblige  à  aller  chez  les  amis  chez  lesquels  j'ai  le  droit  d'espérer  un  bon  ac- 
cueil. 

—  Mais,  madame,  je  n'ai  pas  mis  de  mauvaises  intentions  dans  mes  paroles. 
Je  ne  voulais  dire  que  ce  que  vous  déclarez,  c'est  que  vous  saviez  Antony 
digne  de  toute  sympathie  ;  c'est  que,  faisant  une  bonne  action,  vous  étiez 
sûre  de  trouver  chez  lui  un  bon  accueil.  Je  ne  voulais  pas  dire  autre  chose. 

La  situation  était  gênante  pour  tout  le  monde.  Le  docteur  affectait  d'être 
calme  et  souriant  ;  M'"''  du  Camp,  au  contraire  maugréant  à  mi-voix,  laissait 
entendre  à  ceux  qui  se  trouvaient  autour  d'elle  ; 

—  Le  malotru,  ce  sont  les  dignes  amis. 
La  vicomtesse  de  Lancy  dit  gaiement  : 

—  Enfin  tout  cela  n'est  pas  vrai  ;  cette  chère  Adèle,  n'a  pas  manqué  d'être 
assassinée?... 

—  Non,  madame,  la  baronne  d'Hervey,  s'est  légèrement  blessée  avant- 
hier  soir,  en  rentrant.  Elle  n'a  pas  voulu  réveiller  sa  femme  de  chambre; 
mais  cela  est  sans  importance.  Vous  savez  que  depuis  quelques  mois  elle  était 
maladive,  j'avais  depuis  longtemps  conseillé  un  voyage  en  Italie.  Tout  à  coup, 
le  colonel  s'est  décidé.  —  Vous  savez  combien  il  est  original,  —  arrivé  le 
matin,  il  voulait  qu'on  se  mît  en  route  le  soir.  —  J'ai  eu  toutes  les  peines  du 
monde  à  faire  retarder  le  voyage  d'un  jour.  M"?*-*  d'Hervey  voulait  rendre  quel- 
que^» visites,  il  s'est  fâché  rouge,  il  a  fait  fermer  les  portes  de  riiôtel  et  a  dé- 


100  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


fendu  de  parler  du  départ.  —  De  là  sans  doute,  avec  la  blessure  delà  baronne^ 
l'étrange  histoire  qu'on  a  racontée. 

—  II  y  a  de  si  curieuses  coïncidences  !  fit  méchamment  M"®  du  Camp. 

—  Vous  parlez  de  l'arrivée  du  colonnel. 

C'est  vrai,  madame,  justement  la  même  nuit  des  propos  étranges  sont 
tenus  presque  publiquement  sur  le  compte  de  la  baronne  d'Hervey  et,  le  matin 
même,  son  mari  arrive.  Vous  avez  raison,  c'est  à  croire  que  quelque  miséra- 
ble lui  avait  écrit  de  venir  au  plus  tôt  surveiller  sa  femme...  et  précisément  à 
peine  est-il  arrivé  qu'il  veut  l'emmener  avec  lui...  Vous  avez  raison,  il  y  a  de 
singulières  coïncidences. 

M"*^  du  Camp  était  comme  stupéfiée  en  regardant  le  jeune  docteur.  Sentant 
tous  les  regards  dirigés  sur  elle,  elle  baissa  la  tête. 

—  C'est  seulement  votre  observation,  madame,  qui  me  fait  remarquer  cette 
coïncidence.  Mais,  assurément,  cela  est  singulier,  et  je  suis  prêt  à  croire, 
comme  vous,  qu'une  créature  misérable,  une  femme  qui  n'aura  pu  obtenir 
d'Antony  ce  qu'elle  voulait  de  lui,  une  femme  jalouse  enfin,  voulant  se  venger 
de  lui,  aura  inventé  cette  fable  odieuse. 

Cette  rapide  conversation  avait  donné  un  étrange  aspect  à  la  soirée  :  les 
gens  se  regardaient,  gênés,  embarrassés,  n'osant  approuver  ni  l'un  ni  l'autre. 
Cependant,  un  courant  sympathique  se  manifestait  pour  le  docteur,  et  cela 
augmentait  la  rage  de  M"^  du  Camp,  qui,  se  levant  tout  à  coup,  alla  tendre 
la  main  à  Olivier,  et  de  son  sourire  le  plus  aimable  lui  dit  : 

—  Docteur,  je  voudrais  vous  avoir  pour  ami  ;  mais,  si  j'ai  pu  vous  faire  de 
la  peine,  je  regrette  bien  ce  que  j'ai  dit.  Ne  croyez  pas  que  j'en  veuille  à  l'un 
ou  à  l'autre  de  vos  amis.  J'ai  la  plus  grande  amitié  pour  cette  chère  Adèle,  et 
je  suis  très  heureux  de  savoir  par  vous  que  ce  qu'on  m'avait  raconté  est  abso- 
lument faux...  Pour  M.  Antony,  il  ne  faut  pas  m'en  vouloir;  il  a  été  si  méchant 
avec  moi  l'autre  soir,  que,  femme,  je  pouvais  bien  chercher  une  petite  ven- 
geance... Mais  c'est  fini  et  je  veux,  avant  de  me  retirer,  que  vous  m'assuriez 
que  nous  sommes  toujours  bons  amis. 

—  Il  n'en  a  jamais  été  autrement,  madame,  fit  Olivier  en  baisant  le  bout  de 
ses  doigts... 

—  Ohl  comment,  dit  M™^  de  Lancy,  vous  vous  retirez  déjà,  ma  chère 
belle  ? 

—  Vous  le  savez,  ma  chère  amie,  en  arrivant  je  vous  l'ai  dit,  je  suis  mal 
portante  ;  j'étais  venue  surtout  pour  causer  avec  vous  de  l'épouvantable  ca- 
tastrophe, et  je  suis  bien  heureuse  que  M.  le  docteur  nous  ait  tout  à  fait  ras- 
surés sur  cette  chère  Adèle. 

—  Vous  êtes  une  vilaine  de  partir  si  tôt. 

—  Excusez-moi...  Au  revoir.  Monsieur  Delaunay,  vous  ne  m'en  voulez  pas? 

—  Au  contraire,  madame...  Ma  sympathie  pour  vous  s'augmente  chaque 
jour. 

Quand  la  vicomtesse  de  Lancy  revint  de  reconduire  M"""  du  Camp,  elle  se 


LE  FILS  D'ANTONY.  101 


dirigea  vers  le  docteur,  et  ayant  regardé  autour  d'elle,  certaine  de  n'être  pas 
entendue,  elle  lui  demanda  : 

—  Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  tout  cela,  Olivier  ? 

—  Ma  chère  amie,  la  moitié.  Le  colonel  a  surpris  Antony  chez  Adèle. 

—  Oh!  les  malheureux!... 

—  Adèle  a  été  frappée  par  Antony,  tout  cela  est  vrai.  Mais  hpureusement 
le  colonel  ne  se  doute  de  rien.  Tout  cela  se  réduit  à  un  accident.  M.  d'Hervey 
les  a  emmenées  ce  soir. 

—  Ah  !  et  Antony?. 

—  Il  a  été  arrêté. 

—  C'est  vrai  ? 

—  Oui,  il  est  à  la  Conciergerie.  Mais  on  ne  peut  plus  relever  une  seule 
charge  contre  lui,  et  il  sortira  demain... 

—  Oh  !  vous  l'amènerez  aussitôt...,  il  faut  qu'on  le  voie,  pour  détruire  le 
mal  que  fait  cette  vipère... 

—  Elle  est  sortie  d'ici  plus  redoutable  qu'auparavant  ;  heureusement  ils 
sont  loin  et  n'ont  rien  à  craindre...  Elle  se  venge,  —  Antony  n'a  pas  voulu 
l'aimer. 

—  On  nous  regarde.  Venez  et  ne  parlons  plus  de  cela. 

Et,  souriante,  la  belle  vicomtesse  prit  le  bras  du  jeune  homme  pour  le  ra- 
mener vers  le  groupe  qui  se  plaçait  autour  du  piano. 

M""®  du  Camp,  en  sortant  de  chez  la  vicomtesse  de  Lancy,  dit  à  son  cocher 
de  la  conduire  à  l'hôtel  d'Hervey. 

La  voiture  s'arrêta  devant  la  porte  de  l'hôtel.  Le  cocher  était  sauté  de  son 
siège  pour  ouvrir  la  portière.  M'"®  du  Camp  lui  dit: 

—  Entrez  à  l'hôtel,  vous  donnerez  ma  carte  et  demanderez  si  M""^  d'Hervey 
est  visible.  Si  elle  était  absente,  vous  diriez  à  sa  femme  de  chambre  de  venir 
me  parler. 

Le  cocher  obéit.  Pendant  qu'il  faisait  sa  commission,  M""^  du  Camp  fouillait 
dans  sa  bourse  et  en  tirait  deux  louis.  Moins  d'une  minute  après,  la  soubrette 
Louise,  amenée  par  le  cocher,  passait  sa  tête  par  le  châssis  de  la  portière. 

—  Ah  !  vous  voilà,  Louise.  Qu'y  a-t-il  de  nouveau? 

—  Madame  sait  tout  ce  qui  s'est  passé. 

—  Je  sais  ce  que  vous  m'avez  fait  dire. 

—  Oh  !  mais  il  y  a  bien  du  nouveau  depuis. 

—  Dites  vite 

Et,  en  parlant,  M"*  du  Camp  mettait  les  deux  louis  dans  la  main  de  la 
femme  de  chambre.  Celle-ci  dit  joyeusement: 

—  M.  le  colonel  est  reparti  avec  madame,  sa  fille  et  la  sœur  de  madame, 
il  y  a  trois  ou  quatre  heures,  et  il  ne  se  doute  absolument  de  rien. 

—  M""^  d'Hervey  n'est  donc  pas  grièvement  blessée  ? 

—  Ce  n'est  presque  plus  rien.  Le  docteur  se  cachait  de  moi,  quand  il  lui 


10^  LE  FILS  D'ANTONY. 


parlait,  mnis  j'étais  derrière  une  tapisserie  etj'entendaistout;  elle  sera  guérie 
en  quatre  ou  cinq  jours. 

—  E(  Afirony? 

—  M.  Antony  a  tout  arrangé  ;  il  est  peut-être  sorti  de  prison  ou  il  en  sortira 
demain.  Je  crois  qu'il  en  est  sorti,  car  M.  Olivier  Delaunay  a  passé  une  partie 
de  la  ji^urnée  avec  lui  et  madame  l'a  chargé  d'une  commission  pour  lui.  . 

—  Très  bien  !  tout  s'explique. 

—  Que  dit  madame? 

—  Rien...  Et  c'est  tout?... 

La  femme  de  chambre  regardait  si  on  n'était  pas  sorti  de  l'hôtel  pour  voir 
ce  qu'elle  faisait  ;  la  porte  s'était  refermée  sur  elle.  Alors,  plus  tranquille,  elle 
se  pencha  un  peu  plus  dans  la  voiture  et  dit  : 

—  Si,  madame,  il  y  a  quelque  chose  de  grave,  de  bien  grave. 

—  Ah  !  et  quoi  ? 

—  Oh!  je  ne  dois  pas  dire  cela,  c'est  un  secret...  et  "qui  pourrait  faire  trop 
de  mal... 

— •  Mais,  qu'est-ce  donc?  dites-le... 

—  Non,  madame,  non,  je  ne  puis  dire  ça... 

M'"''  du  Camp  avait  plongé  les  doigts  dans  sa  bourse,  elle  en  tirait  trois 
louis,  et  les  glissant  dans  la  main  de  la  fidèle  Louise,  elle  dit  : 

—  Dites  ce  que  c'est. 

—  Madame  ne  dira  jamais  ce  que  je  vais  lui  dire.  Madame  le  promet  ? 

—  Avez-vous  déjà  eu  le  moindre  désagrément  pour  ce  que  vous  m'avez 
dit? 

—  Non,  madame,  et  puis,  madame  m'a  assuré,  que  si  je  perdais  ma  place  à 
cause  d'elle,  elle  me  replacerait. 

—  Vous  n'aurez  toujours  qu'à  vous  louer  de  moi,  si  vous  êtes  franche. 

—  Eh  bien  !  voici,  madame,  commença  Louise,  après  avoir  englouti  dans 
la  poche  les  cinq  louis  qu'elle  venait  de  gagner  si  honnêtement. 

Quand  M.  le  docteur  est  venu  pour  la  seconde  fois,  j'ai  cru  que  madame 
était  perdue.  Dans  an  accès  de  délire,  je  pense,  elle  avait  arraché  son  panse- 
ment ;  il  en  était  advenu  une  hémorragie  qui  est  la  cause  de  sa  faiblese  au- 
jourd'hui, et  qui  lui  donnait  à  tort  l'aspect  d'une  morte...  Le  docteur  parut 
épouvanté,  il  la  soigna,  replaça  l'appareil  immédiatement  ;  je  l'aidai.  —  Puis, 
lorsque  madame  fut  un  peu  plus  calme,  il  m'ordonna  de  sortir  et  resta  près  de 
M""^  d'Hervey  ;  j'étais  très  effrayée,  et  je  voulais  savoir.  Je  me  cachai  der- 
rière la  tapisserie  de  l'armoire;  je  vis  le  docteur  bien  fermer  les  portes,  puis 
venir  s'asseoir  au  chevet  de  la  malade  ;  il  l'interrogea  avec  une  certaine  in- 
quiétude et,  enfin,  j'entendis  quelle  lui  disait  qu'elle  était  enceinte. 

—  Ah  !  mon  Dieul  exclama  Mme  du  Camp,  que  me  dites-vous  là  ? 

—  Oui,  madame,  oui,  elle  est  enceinte.  C'est  alors  que  je  me  souvins 
qu'avant  rarrivée  du  docteur,  lorsqu'elle  semblait  aller  assez  bien,  elle  m'avait 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  103 


demandé  depuis  combien  de  temps  le  colonel  n'était  pas  venu  à  Paris.  «  Depuis 
plus  de  six  mois  »,  lui  dis-je.  Et  quelques  minutes  après,  elle  avait  arraché 
son  pansement.  Assurément,  elle  voulait  mourir;  elle  avait  compté  les  mois, 
et  elle  avait  constaté  Timpossibilitô  de  tromper  le  colonel  sur  sa  paternité.  Le 
docteur  lui  a  dit  qu'elle  était  enceinte  de  près  de  quatre  mois. 

—  Depuis  le  voyage  d'Ittenheim. 

—  Oui,  madame. 

—  Oh  1  mais  cela  est  très  grave.  Et  que  compte-t-elle  faire? 

—  C'est  ce  que  je  ne  sais  pas.  Il  se  manigance  quelque  chose;  je  sais  que 
M.  Antony  y  est  mêlé,  mais  je  n'ai  pu  entendre,  il  parlait  très  bas.  Je  sais  seu- 
lement que  c'est  le  docteur  qui  dirige  tout  :  c'est  lui  qui  a  persuadé  au  colonel 
d'emmener  toute  la  famille. 

—  A  Strasbourg? 

—  Ils  vont  d'abord  à  Strasbourg,  mais  immédiatement  après  ils  partiront 
pour  je  ne  "sais  où...     • 

—  Un  long  voyage. 

—  Naturellement,  je  crois  que  le  docteur  veut  que  madame  accouche  bien 
loin. 

—  Ainsi  vous  avez  entendu  M"e  d'Hervey  raconter  au  docteur  qu'elle  était 
enceinte  des  œuvres  d'Antony  ;  vou^  les  avez  entendus  convenir  que  l'on  ca- 
cherait cette  situation  au  colonel  d'Hervey? 

—  Oh!  je  n'ai  pas  entendu  tout  cela,  je  crois  que  le  voyage  n'a  que  ce  but; 
je  sais  que  ces  dames  ne  doivent  pas  séjourner  à  Strasbourg,  elles  doivent  se 
rendre  en  Italie. 

—  Elle  va  cacher  sa  grossesse  au  colonel,  et  va  à  l'étranger  faire  ses  cou- 
ches ;  là,  elle  abandonnera  l'enfant. 

—  Oh  !  madame,  ce  n'est  pas  moi  qui  dis  cola. 

M""^  du  Camp  semblait  heureuse  de  ce  qu'elle  apprenait.  —  Un  sourire 
méchant  montrait  ses  dents  admirables,  la  haine  faisait  briller  son  regard,  sa 
voix  avait  des  accents  joyeux  en  demandant  : 

—  Vous  croyez  que  la  blessure  faite  par  Antony  à  sa  maîtresse  —  elle  ap- 
puyait avec  satisfaction  sur  le  mot,  — est  sans  importance?  Je  m'en  doutais, 
c'était  là  une  comédie  pour  sauver  Mme  d'Hervey.  Mais  avec  un  imbécile 
comme  le  colonel,  la  peine  était  bien  inutile. 

—  Mais,  je  crois  que  le  colonel  n'accuse  pas  madame  ;  il  accuse  M.  An- 
tony. S'il  ne  le  poursuit  pas,  c'est  pour  éviter  un  scandale.  Yornot,  son  domes- 
tique, nous  a  dit  que  certainement,  un  jour  ou  l'autre,  M.  d'Hervey  réglerait 
l'affaire  avec  le  bâtard. 

—  Très  bien  !  Le  colonel  n'est  pas  absolument  rassuré  alo^s  ? 

—  Oh!  non,  madame,  et  sa  hâte  à  p  irlir,  croyons-nous,  vient  justement  de 
ce  qu'il  redoute  des  incidents  désagré;ibles.  Il  avciit  absolument  init  défendre 
sa  porte  ;  quand  la  police,  les  juges  sont  w  n>is,  c'est  à  peine  si  on  les  a  reçus 


104  LE  FILS  D'ANTONY. 


et  il  a  refusé  de  répondre.  Il  est  parti  avec  sa  famille,  à  Strasbourg,  nous  le 
croyons  tous,  pour  éviter  cela. 

—  On  n'a  emmené  personne  de  la  maison,  chargé  d'adresser  la  corres- 
pondance? 

Oh!  non,  madame,  on  ne  nous  a  même  pas  dit  Tendroit  où  l'on  se  ren- 
dait ;  c'est  M.  le  docteur  qui  doit  venir  chercher  les  lettres  et  les  faire  par- 
venir. 

—  Mais,  d'ordinaire,  en  voyage  on  emmenait  tout  le  monde. 

^- Pas  tout  le  monde;  mais  madame  m'emmenait  toujours  avec  Jean  le 
valet  de  pied.  C'est  la  première  fois  qu'on  nous  laisse  à  la  maison. 

—  Vous  n'accompagniez  pas  cependant  M"*  d'Hervey,  il  y  a  environ  qua- 
tre mois. 

—  Lorsque  madame  nous  dit  qu'elle  partait  rejoindre  monsieur,  parce 
qu'on  s'était  décidé  tard,  madame  partait  seule.  Mais  nous  devions  partir  qua- 
tre jours  après  avec  la  sœur  de  madame  qui  devait  lui  mener  sa  fille.  On  se 
préparait  au  départ,  lorsque  madame  est  revenue  tout  à  coup,  juste  la  veille 
du  jour  où  nous  allions  partir. 

—  Ainsi,  vous  n'avez  pas  d'ordre. 

-—  Non,  madame,  je  dois  préparer  les  malles  et  les  mettre  aux  messa- 
geries, mais  je  dois  pour  cela  attendre  une  lettre  de  monsieur  ou  de  ma- 
dame. 

—  Bien  I  Vous  avez  toute  îa  facilité  de  sortir  ?... 

—  Oh  !  oui,  madame,  nous  n'avons  plus  rien  à  faire. 

—  Eh  bien  !  ma  bonne  Louise,  venez  me  voir  demain.  J'ai  un  petit  cadeau 
à  vous  faire 

—  Oh!  madame  est  trop  bonne. 

_  Nous  causerons  plus  longuement,  j'ai  bien  des  choses  à  vous  demander. 
Vous  n'avez  rien  à  risquer  maintenant.  M""^  d'Hervey  ne  vous  a  pas  emmenée 
avec  elle,  et,  assurément,  son  premier  soin  en  arrivant  à  Paris,  sera  de  re- 
nouveler sa  maison. 

—  C'est  ce  que  je  crains  madame.  Aussi  vais-je  prendre  mes  précautions. 

—  Non  pas  ;  vous  n'avez  pas  à  vous  inquiéter  de  cela,  restez  dans  la  mai- 
son le  plus  que  vous  pourrez,  ne  vous  tourmentez  pas  de  ce  qui  peut  arriver. 
—  Je  suis  là,  et  je  vous  ai  déclaré  que  vous  pouviez  compter  sur  moi. 

—  Que  madame  est  bonne  I... 

~  Demain,  Louise,  n'oubliez  pas  de  venir  me  voir.  —  Vous  allez  tout  mettre 
en  ordre  dans  l'appartement  que  l'on  vient  de  quitter.  Louise,  voyez  donc  si 
vous  ne  trouvez  pas  de  lettres...  apportez-moi  donc  les  ordonnances  du  doc- 
teur... Cherchez  cela...  Ainsi  vous  viendrez  demain,  n'estrce  pas.  Ne  manquez 
pas  ma  chère  enfant,  je  vous  l'ai  dit,  j'ai  un  cadeau  à  vous  faire. 

—  Je  remercie  bien  madame,  d'avance. 

—  Rentrez  vite,  l'on  pourrait  venir  voir  pourquoi  vous  restez  si  longtemps 
dehors. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


105 


Ce  n'était  pas  Pheure  de  la  diligence,  (Page  112.) 

—  Oh  !  cela  m'embarrasserait  peu,  il  est  tout  naturel,  après  ce  qui  s'est 
passé  ici,  qu'une  amie  de  madame  vienne  prendre  de  ses  nouvelles  et  se  ren- 
seigne sur  tout  ce  qui  est  arrivé. 

—  Vous  avez  raison.  —  Au  revoir  Louise... 

—  Au  revoir,  madame. 

La  voiture  s'éloignait  pendant  que  la  femme  de  chambre,  rentrant  dans 
l'hôtel,  disait  : 

14  — -^,^--.^ 


100  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Je  ne  t'ai  dit  que  la  moitié  de  ce  que  tu  voudrais  savoir,  et  il  faudra 
qu'il  soit  bien  joli,  ton  cadeau,  pour  avoir  ce  que  tu  désires.  Ils  cherchent 
déjà  comment  on  a  su  ce  qui  se  passait  ici,  ils  le  sauront  bientôt  et  je  me  trou- 
verais niaisement  sur  le  pavé  pour  t'avoir  servie:  Madame  du  Camp,  il  fau- 
dra y  mettre  le  prix,  si  vous  voulez  avoir  la  lettre...  Car,  enfin,  en  m'enten- 
dant  avec  quelqu'un,  je  pourrais  la  faire  vendre  au  mari...  C'est  lui  qui  la 
paierait  cher... 

M'^'  Louise  avait  frappé  à  la  porte,  on  avait  ouvert,  elle  rentrait  ;  dans  la 
loge  du  portier  on  dressait  le  couvert,  on  allait  dîner  là,  entre  amis,  fêter 
le  départ  des  maîtres,  l'heure  de  la  liberté,  et  Mlle  Louise  rentrait  le  sou- 
rire aux  lèvres,  gaie,  toute  fière  de  son  adresse,  ayant  l'âme  calme  d*une 
conscience  pure. 

—  Ah!  mes  enfants,  j'ai  faim  et  soif.  Si  vous  saviez  le  bruit  que  ça  fait,  le 
départ  des  bourgeois  !  C'est  pour  cela  qu'on  me  faisait  demander.  On  refuse 
d'y  croire,  on  dit  qu'il  y  a  là-dessous  quelque  chose  de  louche  ;  une  affaire  si 
grave  ne  finit  pas  si  tranquillement  que  ça. 

—  Voulez-vous  que  je  vous  dise  comment  tout  ça  se  terminera  ?  fit  d'un 
air  railleur  le  valet  de  pied. 

—  Oui,  je  voudrais  bien  savoir  ça,  demanda  aussitôt  M'^^  Louise;  je  vous 
dirai  si  vous  avez  deviné  juste. 

—  Eh  bien!  mes  petits  pères,  avant  quinze  jours,  madame  sera  revenue- 
et  M.  Antony  viendra  le  soir  lui  tenir  compagnie. 

L'insolent  pronostic  de  M.  Jean  fut  ace aeilli  par  des  rires  approbatifs. 

—  Eh  bien!  est-ce  vrai?  fit-il,  s'adressant  à  M"^  Louise,  en  lui  prenant  la 
taille,  mouvement  auquel  la  femme  de  chambre  se  prêta  gaiement.  M"*=  Louise  se 
pencha  en  arrière,  avança  son  provocant  museau,  et  dit  en  hochant  la  tête  : 

—  Jean,  vous  êtes  en  retard,  mon  petit...  C'est  bien  plus  beau  que  ça. 

—  Est-ce  qu'ils  vont  revenir  tout  de  suite  ?  demanda  avec  inquiétude  le 
portier,  tremblant  à  l'idée  d'eUre  surpris  offrant  chez  lui  un  festin  aux  gens  de- 
la  maison. 

—  Non,  au  contraire.  Mes  enfants,  reprit  M"^  Louise,  mettons-nous  à  table!; 
Tout  le  monde  se  plaça.  Elle  resta  debout,  et,  les  deux  mains  sur  la  table 
comme  sur  une  tribune,  elle  dit: 

—  Mes  enfants,  nous  sommes  ici  chez  nous,  mais  entendez  bien,  absolu- 
ment chez  nous,  tout  est  à  nous  pour  six  mois,  vous  entendez,  six  mois  I 

Les  domestiques  se  regardaient  stupéfaits,  mais  contents. 

—  Pendant  six  mois,  continua  la  soubrette,  nous  serons  payés,  logés  et 
nourris  à  ne  rien  faire.  Libres  dans  la  maisons  nous  y  trouverons  bien  de  quoi 
nous  entretenir.  Nous  n'avons  que  dix  jours  encore  de  servitude. 

—  Comment  cela? 

—  Oui,  pendant  une  dizaine  de  jours,  le  docteur  Olivier  doit  venir  prendre- 
des  nouvelles  ici,  afin  d'en  informer  m  onsieur  dans  ses  Jettres,  et  dans  dix 
jours  il  les  rejoint.  Alors,  nous  serons  chez  nous.  Et  pour  commencer,  ce  soir,. 


LE  FILS  D'ANTONY.  lO: 


je  prends  la  chambre  de  madame. 

—  On  s'en  souviendra,  fît  Jean  en  riant. 

—  Allons,  à  table  ! 

Rt  le  joyeux  festin  commença. 


CHAPITRE  VIII 


ADESSO    E    SEMPRE 


Le  colonel,  à  moitié  étendu  sur  la  banquette,  fumait  en  pensant  aux  événe- 
ments qui  s'étaient  succédé  depuis  son  arrivée  à  Paris.  Il  y  était  venu  furieux, 
plein  de  haine,  de  colère,  prêt  à  châtier  ceux  qui  triomphaient.  Sa  rage  s'était 
éteinte  à  la  vue  du  crime  qui  venait  d'être  commis  chez  lui.  A  la  colère  avaient 
succédé  l'inquiétude,  les  tourments,  la  douleur.  On  l'avait  trompé  ! 

Sa  femme  était  restée  la  digne  compagne  qu'il  avait  choisie.  Mais,  cepen- 
dant, un  misérable  avait  cru  qu'il  était  possible  de  la  détourner  de  ses  devoirs! 
Un  misérable  l'avait  outragée,  et,  ne  pouvant  obtenir  ce  qu'il  voulait,  n'avait 
pas  reculé  devant  le  crime,  pour  se  venger  de  celle  qui  lui  résistait. 

Tout  danger  passé,  il  se  félicitait  de  ce  qui  venait  de  se  passer.  Sa  femme 
était  réellement  digne  de  l'affection  qu'il  avait  pour  elle  ;  il  pouvait  désormais 
se  reposer  sur  elle  du  soin  de  son  honneur.  Un  jour  ou  l'autre,  il  retrouverait 
bien  le  gredin  qui  l'avait  outragée,  ne  fût-ce  qu'en  pensant  qu'elle  pouvait 
manquera  ses  devoirs.  Et,  bien  heureux,  le  colonel,  satisfait,  remplissait  le 
petit  compartiment  de  la  chaise  de  poste  des  nuages  épais  de  son  cigare. 

Quand  le  colonel  était  dans  cet  état,  c'est-à-dire  quand  il  causait  avec  lui- 
même,  à  mesure  que  les  phrases  traversaient  son  cerveau,  il  les  ponctuait 
par  des  sacrements  et  des  jurons,  et  Vernet,  qui  s'appliquait  à  s'enfoncer  dans 
un  coin,  pour  prendre  le  moins  de  place,  à  mesure  que  le  colonel,  en  s'étendant 
envahissait  la  banquette,  n'entendait  que  des  : 

—  Nom  de  Dieu I  sangdieu!  mille  tonnerres! 

Et,  ne  s'expliquant  pas  les  motifs  de  ces  exclamations  singulières,  crai^ 
gnant  qu'elles  ne  s'adressassent  à  lui,  il  se  faisait  plus  petit  dans  son  coin. 

Il  était  tout  tremblant,  le  malheureux  Vernet,  et  tout  épouvanté  de  la  lon- 
gueur du  trajet.  ' 

Trois  jours  et  deux  nuits,  il  allait  être  forcé  de  subir  son  colonel.  Oh  ! 
combien  pluie,  vent  ou  neige  lui  auraient  semblé  préférables  à  l'abri  du  com- 
partiment dans  lequel  il  était. 

Le  colonel,  cependant,  à  mesure  qu'il  s'éloignait  de  Paris  devenait  plus 


108  LE  FILS  D'ANTONY. 


calme.  Secoué  par  les  cahots  de  la  voiture,  il  avait  laissé  tomber  son  cigare 
éteint  et  le  sommeil  arrêta  sur  ses  lèvres  un  dernier  juron. 

Alors,  Vernet  le  couvrit  de  couvertures  minutieusement,  l'enveloppa  avec 
soin,  et  connaissant  ses  habitudes,  bien  assuré  par  les  ronflements  que  le  som- 
meil qui  commençait,  ne  finirait  qu'au  jour,  il  exhala  un  soupir  de  satisfaction 
et,  tirant  sa  pipe,  la  bourra  en  disant  : 

—  A  mon  tour,  maintenant! 

Dans  l'autre  compartiment  de  la  voiture  où  était  Adèle,  étendue,  Clara,  sa 
sœur,  la  questionnait  sur  la  catastrophe  qui  venait  d'arriver  et  sur  les  raisons 
de  ce  départ  précipité  qu'elle  n'avait  appris  qu'au  moment  de  venir  l'accom- 
pagner. 

Clara,  la  sœur  de  M"''  d'Hervey,  était  son  amie,  sa  confidente.  Elle  savait 
tout,  elle  connaissait  l'intimité  enfantine  d'Antony  et  d'Adèle,  elle  l'avait  sou- 
tenue de  ses  conseils,  elle  l'avait  protégée  contre  les  tentatives  d'Antony, 
et  si  Adèle  avait  succombé  un  jour,  sa  sœur  avait  fait  tout  ce  qu'elle  avait  pu 
pour  l'éviter. 

Pour  la  clarté  de  notre  récit,  nous  devons  en  quelques  lignes  résumer  cette 
histoire. 

Antony  aimait  Adèle.  Sans  famille,  sans  nom,  jouissant  d'une  fortune  que 
rien  n'assurait  dans  l'avenir,  il  n'avait  pas  osé  demander  la  main  de  celle  qu'il 
aimait.  Lorsque  le  colonel  d'Hervey  agréé  par  la  famille,  épousa  M^'^  Adèle  de 
Chambly,  Antony,  désespéré,  avait  quitté  la  France,  Trois  années  s'étaient 
écoulées  sans  qu'on  entendît  parler  de  lui.  Un  jour  M""«  d'Hervey  étant  chez 
elle  causait  avec  sa  sœur,  lorsqu'un  domestique  vint  lui  remettre  une  lettre. 
En  voyant  le  cachet,  toute  tremblante,  elle  froissa  la  lettre.  Sa  sœur  lui  dit  : 

—  Tues  toute  tremblante,  de  qui  donc  est  cette  lettre? 

—  C'est  de  lui  !  fit-elle. 

Clara  ne  comprenant  pas,  elle  lui  donna  la  lettre,  en  disant  : 

—  Lis  sa  devise  sur  le  cachet  ! 

La  jeune  femme  lut  :  Adesso  e  sempre, 

—  C'est  d'Antony!  exclama-t-elle. 

—  Ouil  d'Antony,  qui  ose  m'écrire! 
Pour  la  rassurer  elle  lui  dit  : 

—  Mais,  c'est  à  titre  d'ancien  ami,  peut-être? 

—  Je  ne  crois  pas  à  l'amitié  qui  suit  l'amour. 

-  —  Mais,  rappelle-toi,  Adèle  la  manière  dont  il  est  parti  tout  à  coup,  lorsque 
le  colonel  d'Hervey  t'a  demandée  en  mariage.  Jeune,  paraissant  riche...,  aimé 
de  toi  —  car  tu  l'aimais —  il  pouvait  espérer  obtenir  la  préférence...  Mais, 
point  du  tout.  Il  part  en  demandant  quinze  jours  seulement...  Ce  délai  expiré... 
on  n'entend  plus  parler  de  lui,  et,  trois  ans  se  passent  sans  qu'on  sache  en 
quel  lieu  de  la  terre  l'a  conduit  son  caractère  inquiet  et  aventureux.  Si  ce  n'est 
une  preuve  d'indifférence,  c'en  est  au  moins  une  de  légèreté. 
Et  comme  Adèle  protestait,  elle  reprit  : 


LE  FILS  D'ANTONY.  100 


—  Après  trois  ans  d'absence,  je  suis  sûre  que  nous  n'allons  retrouver  qu'un 
ami  bien  dévoué,  bien  sincère. 

—  Eh  bien!  ouvre  donc  cette  lettre,  car  moi  je  ne  l'ose  pas. 
Clara  avait  ouvert  la  lettre  et  avait  lu  : 

«  Madame  sera-t-il  permis  à  un  ancien  ami  dont  vous  avez  peut-être  oublié 
jusqu'à  la  voix,  de  déposer  à  vos  pieds  ses  hommages  respectueux?  De  retour  à 
Paris  et  devant  repartir  bientôt,  souffrez  qu'usant  des  droits  d'une  ancienne 
connaissance,  il  se  présente  chez  vous  ce  matin.  » 

«  Daignez,  etc.  » 

«  Antony.  » 

C'était  le  matin  ;  d'un  moment  à  l'autre,  Antony  pouvait  venir.  Les  deux 
sœurs  comprenaient  bien  qu'on  ne  pouvait  le  recevoir. 

Sur  les  conseils  de  Clara,  Adèle  se  disposa  à  sortir.  Elle  donna  l'ordre 
d'atteler. 

Elles  avaient  convenu  que  Clara  recevrait  Antony  et  lui  expliquerait  qu'à 
tout  autre  moment,  Adèle  se  serait  fait  un  plaisir  de  le  recevoir  ;  mais,  qu'en 
l'absence  de  son  mari,  elle  s'y  refusait  absolument,  pour  elle  et  pour  le  monde  ; 
qu'elle  le  suppliait  de  l'oublier,  de  partir.  Et  elle  ajoutait  : 

—  S'il  reste,  c'est  moi  qui  partirait.  Montre-lui  ma  fille,  dis-lui  que  cet 
enfant  est  ma  joie,  mon  bonheur,  ma  vie  ;  que  je  suis  mère  enfin  ;  qu'il  faut 
qu'il  m'oublie. 

Fiévreuse,  elle  était  descendue. 

A  peine  la  voiture  qui  l'emmenait  sortait-elle  de  la  porte  de  l'hôtel,  que  les 
ehevaux  s'emportaient.  Le  cocher  criait,  les  passants  se  sauvaient  épou- 
vantés. 

Un  homme  se  précipita  à  la  tête  des  chevaux,  au  péril  de  sa  vie  ;  entraîné 
quelques  minutes,  il  parvint  à  les  arrêter  et,  au  même  moment,  il  tombait  ina- 
nimé sur  le  pavé.  On  le  relevait,  on  le  menait  dans  l'hôtel  sur  l'ordre  de  celle 
qu'il  venait  de  sauver. 

Lorsqu'il  fut  étendu  sur  un  canapé  du  salon,  Adèle,  venant  remercier  son 
sauveur,  le  reconnut. 

C'était  Antony  ! 

Grièvement  blessé,  on  ne  pouvait  le  transporter  chez  lui.  On  dut  le  soigner 
dans  l'hôtel  ;  c'est  ainsi  que  l'amour  presque  éteint  se  ralluma. 

Mais  Clara  veillait.  Lorsqu'elle  vit  le  danger,  elle  comprit  qu'à  la  moindre 
tentative  sa  sœur  succomberait  ;  et,  lorsqu' Antony  fut  rétabli,  c'est  elle  qui  lui 
conseilla  de  quitter  Paris  pour  aller  rejoindre  son  mari. 

Nous  savons  comment  ce  projet  échoua.  Antony  se  mit  à  la  poursuite  de 
celle  qu'il  aimait;  il  la  rejoignit  à  Ittenheim. 

Nous  savons  ce  qu'il  en  résulta. 

Clara  seule,  avec  sa  sœur,  lui  demanda,  après  avoir  entendu  le  récit  de 
l'épouvantable  scène  dans  laquelle  Antony  l'avait  frappée,  la  raison   pour 


110  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


laquelle  Antony  étant  arrêté  et  la  disculpant  de  tout,  le  colonel  assure  qu'elle 
n'avait  jamais  eu  la  pensée  de  le  tromper,  elle  quittait  si  précipitamment 
Paris,  vers  un  but  déterminé,  puisqu'elle  venait  de  lui  déclarer  qu'elles  ne 
devaient  passer  que  quelques  jours  à  Strasbourg. 

Alors,  Adèle  prit  sa  sœur  dans  ses  bras,  et,  fondant  en  larmes,  elle  lui 
dit: 

—  Ce  que  je  t'ai  raconté  est  bien  triste,  Clara,  et  ce  que  j'ai  à  te  dire  est 
bien  plus  cruel  encore. 

Clara  regarda  sa  sœur  avec  une  affectueuse  inquiétude  ;  tout  ce  qu'elle 
venait  d'apprendre  était  effrayant,  et  Adèle  disait  simplement  que  cela  était 
triste  ;  ce  qu'elle  devait  lui  raconter  était  plus  grave  encore  !  Mais  qu'était-ce 
donc?  Vivement  émue  par  les  larmes  de  la  jeune  femme,  elle  s'efforçait  de  la 
consoler  ;  mais  Adèle,  la  tête  sur  le  sein  de  sa  sœur,  avait  des  sanglots  déchi- 
rants. 

—  Adèle,  ma  sœurette,  voyons,  ne  pleure  pas  ainsi,  sois  raisonnable, 
peut-être  t'exagères-tu  le  mal....  Adèle,  je  t'en  prie,  ne  pleure  pas  ainsi...  tu 
vas  réveiller  ton  enfant. 

A  ce  mot,  Adèle  releva  la  tète,  contenant  ses  sanglots,  la  poitrine  hale- 
tante. Elle  fit  un  effort  pour  dire  : 

—  Tu  as  raison,  Clara...  Je  pourrais  éveiller  Camille.  Oh  I  mon  Dieu,  mon 
Dieu  1  Si  tu  savais  le  courage  qu'il  me  faut  pour  vivre  I 

Mais  enfin,  qu'y  a-t-il  ?...  Est-ce  un  secret  que  tu  ne  peux  révéler? 

—  Au  contraire,  il  faut  que  tu  saches  tout,  sans  toi  je  serais  perdue,  et  tu 
dois  aider  à  me  sauver. 

Tu  m'épouvantes...  Mais  qu'est-ce  donc  ? 

Écoute,  Clara,  à  mon  retour  d'Ittenheim  je  t'ai  dit  la  vérité.  —  Antony  était 
mon  amant,  tu  sais  par  quelle  circonstance  fatale  cela  arriva.  La  lettre  ano- 
nyme qui  a  prévenu  mon  mari  pouvait  amener  une  fin  terrible.... 

Mais  ne  parle  plus  de  ça,  puisqu'il  n'en  reste  rien  :  vous  avez  été  providen- 
tiellement sauvés,  tous  les  deux  —  toi,  pour  le  monde,  tu  te  retrouves  plus 
pure  que  jamais,  ta  réputation  compromise  par  les  médisances  est  rétablie 
plus  solide  ;  Antony,  qui  pouvait  être  condamné,  ne  risque  rien,  tu  en  es 
assurée.  Cependant,  le  scandale  l'oblige  désormais  à  s'éloigner  de  toi,  c'était 
une  liaison  compromettante,  dangereuse,  difficile  à  rompre,  cette  rupture  est 
faite,  et  toi  seule,  qui  y  risquais  ta  réputation,  tu  sors  de  l'aventure  absolu- 
ment indemne,  ayant  conquis  la  sympathie  de  tout  le  monde...  Ne  parle  donc 
plus  de  ça...  Antony,  pour  toi,  ne  doit  plus  existei*. 

Adèle  prit  les  deux  maias  de  sa  sœur,  et,  le  regard  étrange,  la  voix  pleine 
d'amertume,  elle  lui  dit  ; 

—  Ah  !  ma  pauvre  Clara,  si  tu  savais  ce  que  sont  les  suites  d'une  faute. 
Depuis  la  nuit  terrible...  et  heureuse  d'Ittenheim,  je  porte  dans  mes  flancs 
l'œuvre  d' Antony... 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  tu  es  enceinte  ?  exclama  Clara  effrayée. 


LE  FILS  D'ANTONY.  111 


—  Oui,  oui,  je  suis  enceinte...,  enceinte  de  quatre  mois...  et  il  y  a  plus  de 
sept  mois  que  mon  mari  m'a  quittée  pour  regagner  son  poste...  Comprends- 
tu...  maintenant? 

—  Oh  !  mon  Dieu  !...  mais  c'est  épouvantable... 

—  Tu  le  vois  bien...  fit  Adèle,  qui  pleura  plus  fort... 

—  Voyons,  voyons,  Adèle,  il  faut  du  courage,  les  larmes  ne  servent  de 
rien.  Le  colonel  se  doute-t-il  de  quelque  chose  ? 

—  Non....  S'il  devait  savoir,  se  douter  seulement,  je  me  tuerais... 

—  Tu  dis  des  folies...  Tu  me  disais  que  c'était  la  cause  de  ton  voyage.  — 
Que  comptes-tu  faire  ? 

—  Une  chose  folle,  bien  romanesque,  que  le  docteur  a  convenue  avec 
Antony. 

—  Antony!  il  sait  ta  position... 

—  Oui,  le  docteur  lui  a  tout  dit  hier,  c'est  à  cause  de  cela  qu'il  a  consenti 
à  se  défendre,  sinon  il  voulait,  affirmant  ce  qu'il  avait  dit,  c'est-à-dire  qu'il 
avait  tenté  de  m'assassiner  parce  que  je  lui  résistais,  —  se  faire  condamner 
et  se  tuer  dans  sa  prison. 

—  Oh!  mon  Dieu  I   fitClara  en  frissonnant. 

—  Il  a  consenti  à  vivre  pour  son  enfant,  et  nous  avons  convenu  avec  le 
docteur  que  dans  quelques  jours,  à  cause  de  mon  état  de  santé,  j'irai  passer 
l'hiver  en  Italie.  Le  colonel,  obligé  par  son  service  de  rester  en  France,  c'est 
toi  qui  m'accompagneras  ;  le  docteur  viendra  me  soigner.  Au  dernier  moment, 
nous  irons  dans  un  village  perdu  uù  j'accoucherai.  Dès  que  mon  état  le  per- 
mettra, nous  reviendrons  au  lieu  de  notre  résidence,  abandonnant  l'enfant. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  que  dis-tu  là  ? 

Adèle  pleurait  et  c'est  en  sanglotant  qu'elle  continua  : 

—  Oui,  ma  pauvre  Clara,  je  serai  forcé  de  l'abandonner,  mais  Antony 
viendra  aussitôt  que  je  serai  partie,  il  recueillera  l'enfant,  il  le  reconnaîtra  en 
le  déclarant  de  mère  inconnue... 

L'émotion  secouait  la  pauvre  femme,  qui  vainement  cherchait  â  contenir 
ses  sanglots,  et  tombant  dans  les  bras  de  sa  sœur,  accablée  de  douleur,  elle 
gémit  : 

—  Voilà,  ma  sœur,  la  douloureuse  comédie  que  je  vais  jouer  ;  voilà  l'œuvre 
pénible  dans  laquelle  il  faut  que  tu  m'aides...  car,  si  je  consens  à  me  séparer 
de  mon  enfant,  c'est  que  je  suis  certaine  qu'il  sera  élevé  comme  par  moi. 

Clara  était  visiblement  très  impressionnée  par  ce  qu'elle  venait  d'enten- 
dre, elle  tenait  sa  sœur  dans  ses  bras,  appuyant  sa  tête  sur  sa  poitrine,  caressant 
ses  cheveux  de  ses  mains,  et,  les  larmes  aux  yeux,  la  voix  hoquetante  de  san- 
glots, elle  lui  dit  : 

—  Adèle,  Adèle,  il  faut  du  courage.  Je  suis  avec  toi  et,  au  besoin,  s'il  le 
faut,  moi  qui  n'ai  rien  à  perdre,  qui  suis  libre,  je  reconnaîtrai  ton  enfant... 

—  Ah  !  ma  sœur  !  Et  les  deux  jeunes  femmes  s'embrassèrQnt  longuement. 
Une  grande  partie  de  la  nuit  elles  causèrent  et  arrêtèrent  dans  tous  ses 


112  LE  FILS  D'ANTONY. 


détails  le  plan  convenu,  prévoyant  les  obstacles  et  cherchant  les  moyens  de  les 
combattre,  se  préparant  à  tout  enfin  :  Adèle ,  guidée  par  ses  craintes,  Clara, 
conseillée  par  son  cœur. 

Au  petit  jour,  le  colonel  s'éveilla.  Vernet  ronflait  comme  une  toupie.  Le 
pauvre  gars  s'éveilla  sous  le  heurt  d'un  coup  de  poing  et  au  bruit  d'un  épou  • 
vantable  juron.  Ainsi  qu'un  pantin  mû  par  un  ressort,  il  se  dressa  dans  le  com- 
partiment, enfonçant  le  plafond  de  sa  tête  et  retombant  par  la  secousse  presque 
sur  son  colonel. 

—  Nom  de  nom  de  Dieu  de  brute  !  Mais,  tu  n'es  donc  bon  à  rien  :  dormir 
toute  la  nuit,  tout  le  jour!  Est-ce  que  je  dors,  moi,  vingt  dieux! 

—  Que  veut  mon  colonel? 

—  Eh!  bon  sang  de  bon  Dieu!  va  à  l'auberge  pendant  qu'on  relaie,  demande 
ce  qu'il  y  a  pour  déjeuner. 

Le  hussard  avait  ouvert  la  portière  et  sautait  sur  la  route  ;  l'aube  naissait  à 
peine  et  l'auberge  n'avait  que  ses  portes  d'écurie  ouvertes  ;  ce  n'était  pas 
l'heure  de  la  diligence,  et  c'est  en  vain  que  le  malheureux  Vernet  s'efforçait  de 
crier  pour  obtenir  quelque  chose. 

Le  colonel  avait  été  voir  dans  le  grand  compartiment  de  la  chaise  de  poste 
si  sa  femme  et  sa  belle-sœur  ne  voulaient  pas  déjeuner.  Il  allait  parler  de  cette 
voix  formidable  qui  commandait  l'escadron.  Mais  en  voyant  le  délicieux  ta- 
bleau des  deux  femmes  endormies  dans  les  bras  l'une  de  l'autre,  ayant  l'enfant 
couchée  sur  leurs  genoux,  il  se  tut  en  appuyant  le  bout  de  sa  main  sur  sa  bou- 
che, comme  s'il  redoutait  qu'elle  ne  fit  du  bruit  malgré  lui,  et,  ravi,  il  contempla 
quelques  minutes  celle  qu'il  aimait. 

Vernet  revenait  furieux,  proférant  des  sottises  à  l'adresse  des  auberg  istes 
Le  colonel  ferma  bien  vite  la  portière,  mais  doucement,  avec  précaution  et, 
fronçant  les  sourcils,  le  doigt  sur  les  lèvres,  il  imposa  silence  à  son  soldat  en 
commandant  : 

—  Chut!  chut!  nom  de... 

Les  chevaux  étaient  attelés,  ils  remontèrent  en  voiture,  le  colonel  en 
disant  : 

—  Nous  déjeunerons  au  prochain  relai. 

—  Vernet  donne-moi  la  gourde. 

Et,  après  avoir  bu  une  large  lampée  de  vieux  cognac,  le  colonel  se  blottit 
dans  un  coin  et  ferma  les  yeux. 

Il  ne  dormait  jamais... 

Pendant  que  la  chaise  de  poste  qui  porte  le  colonel  d'Hervey  et  sa  famille 
se  dirige  sur  Strasbourg,  nous  ramènerons  le  lecteur  à  Paris. . 

Le  surlendemain,  le  docteur  Olivier  Delaunay  recevait  un  mot  de  M»  Sé- 
journet,  lui  annonçant  que  le  soir  même  il  pourrait  aller  à  la  Conciergerie 
chercher  son  ami  Antony.  Le  docteur,  joyeux,  arrivait  à  la  préfecture  de  police 
vers  quatre  heures.  11  fut  immédiatement  conduit  près  de  son  ami,  et  le  gui- 


LE  FILS  D'ANÏONY 


H3 


Celui-ci  la  prit,  la  regarda.   (Page  120.) 

•        • ..  pomme  s'il  avait  attendu  la  visite  pour  la  faire, 
chetier,  en  voyant  le  prisonnier,  comme  s  u  av 

dit  à  Antony  :  ^_  „,,„  ;«  viens  de  recevoir  l'or- 

_  Monsieur,  j'ai  le  plaisir  de  vous  ^n'^^^^^/^'^;^  f^J^^jent  d'être  rendue, 
dre  de  vous  mettre  en  liberté  une  o^  onnai^e    e  n  n  1-^^^^  ^  ^^^         ^^^^^  ^^ 

Antony  sauta  au  cou  du  docteur  et,  croyant  aue 
liberté,  l'embrassa  en  disant  : 
—  Merci,  Olivier,  merci. 
15 


114  LE  FILS  D'ANTONY. 


Le  docteur,  un  peu  abasourdi,  ne  pensa  pas  à  le  dissuader,  car  ce  pouvait 
lui  être  utile,  en  lui  donnant  plus  d'autorité  sur  le  jeune  homme.  Puis  le  vieux 
Séjournet  lui  avait  recommandé  le  secret  le  plus  absolu.  Quelques  minâtes 
après,  les  deux  amis  étaient  dehors,  et  Antony  racontait  au  docteur  que  le 
matin  même  il  avait  été  interrogé,  qu'il  s'étonnait  de  sa  mise  en  liberté,  parce 
que  dans  le  procès-^'erbal  qu'il  avait  signé,  il  avait  déclaré  positivement  qu'a- 
dorant M""^  d'Hervey,  troMipé  paT  une  lettre  et  se  croyant  aimé,  il  avait  pénié- 
tré  chez  elle,  il  avait  voulu  posséder  la  femme  ;  celle-ci  lui  ayant  résisté^  et 
croyant  qu'il  allait  être  surpris,  il  avait  voulu  l'assassiner. 

Le  docteur  était  étonné. 

—  Mais  vou«  aT-ez  dit  le  contraire  de  ce  que  nous  avions  convenu. 

—  Je  vous  avoue  que  je  croyais  peu  à  votre  promasse  de  liberté,  et  mon 
seul  désir  était  de  sauver  Adèle  de  la  moindre  accusati>ian.  Les  juges  (ils  étaient 
deux)  ont  paru  surpris.  L'un  d'eux  m'a  demandé  si  j'étais  entré  chez  M™^  d'Her- 
vey  ayant  l'idée  de  l'outrager  ou  de  la  tuer.  —  Non^  répondis-je,  je  n'ai  agi 
que  perdant  conscience  dans  un  moment  de  folie.  —  Le«  deux  juges  hochèrent 
la  tête,  en  disant  ensemble  : 

—  C'est  bien  cela  —  et  au-dessous  de  ma  signature  ils  écrivirent  quelques 
mot*  dans  lesquels  je  crus  lire  qu'ils  déclaraient  que  j'avais  agi  sans  avoir 
consciBnce  de  mes  actes. 

—  Enfin^  enfin,  Le  principal  c'est  que  vous  êtes  libre,  libre  sans  jugement; 
qu'une  ordoMiance  de  non-lieu  clôt  toute  l'affaire,  que  la  famille  du  colonel 
n'est  plus  à  Paris. 

Le  front;  d'Antony  s'assombrit  : 

—  Partie!  déjà  ! 

—  Ne  vous  occupez  plus  de  ça...  Vous  avez  une  ennemie  que  je  dois  vous 
signaler  et  devant  laquelle  il  faut  que  vous  vous  trouviez  ce  soir. 

—  Qui  donc? 

—  M'"^  du  Camp. 

—  Oh  !  la  misérable,  la  vipère!  C'est  elle  qui  est  la  cause  de  tout  et  je....? 

—  Ne  vous  emportez  pas,  écoutez-moi,  il  faut  qu'elle  se  taise,  il  faut  sur- 
tout qu'elle  n'ait  rien  à  dire,. 

Alors  le  docteur  raconita  ee  qui  s'était  passé  l'avant-veille  à  la  soirée  intime 
deM™^deLancry;la  promesse  qu'il  avait  faite  d'y  amener  Antony  le  soir  même. 
Celui-ci  accepta  avec  joie,  et  il  dit  au  docteur. 

—  Mon  cher  Olivier,  nous  allons  nous  rendre  chez  moi.  J'ai  besoin  de  chan- 
ger de  toilette,  puis  nous  irons  dîner  tous  les  deux  aux  Frères-Provençaux  ou 
au  Rocher  de  Cancale,  el  de  là  nous  irons  chez  M""^  de  Lancy. 

—  Parfaitement,  mais  à  la  condition  que  vous  allez  vous  condamner  à  être 
gai  quoi  qu'il  advienne;  que  pour  tous  vous  serez  l'homme  calme,  tranquille, 
qu'aucun  souci  ne  préoccupe,  qu'aucun  chagrin  ne  tourmente. 

—  Soyez  tranquille,  si  M*""  du  Camp  cherche  sur  mon  visage  les  preuves 
des  infamies  qu'elle  raconte,  elle  sera  déçue. 


1 


LE  FILS  D'ANTONY.  115 


—  A  la  bonne  heure.  Je  veux  vous  revoir  gai  comme  autrefois  au  vieux 
quartier. 

—  Je  serai  gai;  si  l'on  danse,  je  danserai...  et  si  l'on  est  méchant,  je  rirai. 

—  Très  bien,  nous  avons  encore  huit  jours  à  passer  à  Paris,  il  faut  les 
passer  gaiement.  Vous  deviendrez  sérieux  après. 

Les  deux  jeunes  gens  se  rendirent  chez  Anton3^  Louis,  son  domestique,  fut 
joyeusement  surpris.  Il  raconta  à  son  maître  que  le  domestique  de  M™*  du  Camp 
était  venu  plusieurs  fois  pour  savoir  dé  ses  nouvelles;  Louis  avait  répondu 
chaque  fois  que  son  maître  était  eu  voyage  dans  sa  famille. 

Le  docteur  regardait  Antony  qui  riait  frébilement.  Olivier  Delaunay  était 
heureux,  ses  amis  étaient  sauvés,  la  famille  d'Hervey  était  en  route,  Autony 
était  libre;  sa  gaieté  était  calme,  mais  sincère.  Antony,  fiévreux,  agité,  s'ef- 
forçait de  paraître  joyeux;  lui,  toujours  réservé,  discret,  il  était  bavard^  lui 
toujours  sombre,  il  riait  bruyamment,  et  pour  rien.  Le  docteur  Delaunay  le 
voyait  et  en  était  gêné.  Antony,  qui  ne  pouvait  passer  une  minute  sans  parl-er 
d'Adèle,  affectait  de  l'avoir  oubliée,  et  le  docteur  n'osait  lui  en  parler. 

Après  avoir  dîné,  les  deux  jeunes  gens  se  rendirent  chez  M™^  de  Lancy.  La 
belle  vicomtesse  le  reçut  affablement,  l'accueil  qui  lui  fut  fait  par  tout  le  monde 
le  ravit.  Sa  présence  détruisait  d'un  coup  tous  les  racontars  qui  couraient  de- 
puis quelques  jours. 

—  Enfin,  vous  voici  de  retour. 

—  Oui,  madame,  j'ai  fait  un  petit  voyage,  une  visite  que  je  fais  tous  les  ans 
à  de  vieux  parents. 

La  belle  M""^  du  Camp  —  surprise  de  l'arrivée  d'Antony,-  depuis  une  heure 
elle  affirmait  à  tous  qu'il  ne  pouvait  venir,  qu'elle  était  plus  que  jamais  cer- 
taine de  ce  qu'elle  avait  dit,  —  avait  réprimé  un  mouvement  de  déception,  et, 
souriante,  avait  tendu  la  main  au  jeune  homme,  en  lui  disant  : 

—  Est-ce  que  vous  m'en  voulez  toujours,  monsieur  Antony? 

—  Et  de  quoi  donc,  madame?  Est-il  possible  de  vous  en  vouloir  jamais, 
vous,  la  plus  charmante,  la  plus  gracieuse?...  Est-ce  parce  que  votre  esprit 
pique  quelquefois  ?  Je  suis  trop  heureux  d'être  de  ceux  dont  il  s'occupe,  pour 
m'en  plaindre  jamais. 

—  Monsieur  Antony,  tout  le  monde  remarquait  votre  absence  ;  la  médi- 
sance s'en  mêlait,  et  je  suis  heureuse  que  votre  présence  efface  tout  cela. 

—  Mon  Dieu  I  madame,  je  ne  sais  d'où  ce  bruit  est  né  ;  je  sais  ce  que  vous 
voulez  dire...  et  je  ne  veux  même  pas  prononcer  les  noms  respectés  de  ceux 
qu'on  mêlait  avec  moi  dans  cette  absurde  histoire. 

—  Qui  vous  l'a  conté  ?  demanda  M""'  de  Lancy. 

—  Le  docteur,  madame...  et  je  vous  avoue  que  nous  avons  bien  ri... 

—  Au  reste,  fit  gaiement  M™^  de  Lancy,  cette  histoire  est  tombée  d'elle- 
même.  Les  principaux  acteurs  qu'on  disait  fâchés  sont  parfaitement  bien  en- 
semble ;  celle  qu'on  disait  cruellement  blessée  se  porte  assez  bien  pour  entre- 


116  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


prendre  par  ces  temps  glacés  un  voyage  de  quarante  heures...  Mon  Dieu! 
invente-t-on  des  sottises  I 

—  C'est  vrai  !  Mais,  ma  chère  amie,  j'ai  vu  cette  chère  Adèle  il  y  a  quelques 
jours  à  peine,  ajouta  M""'  du  Camp  d'un  ton  doux  comme  un  chant,  et  il  m'a 
semblé  avoir  deviné  le  moti-f  de  son  départ  de  Paris. 

—  Ah!  qu'est-ce  donc?  demanda  indifférente  M"^  de  Lancy,  en  versant 
le  thé. 

*   Antony  et  Olivier  écoutaient. 

—  Je  crois  bien  que  M™*  d'Hervey  va  habiter  Strasbourg  pour  se  trouver 
près  de  son  mari  lorsqu'elle  lui  donnera  un  nouvel  héritier. 

—  Ah!  ragea  Antony,  se  mordant  les  lèvres  et  déchirant,  do  ses  mains  cris- 
pées sous  son  habit,  les  dentelles  de  son  jabot. 

Le  docteur  était  devenu  livide...  Et,  à  l'exclamation  de  surprise  des  invi- 
tés, il  répondit,  s'adressant  à  M"'^  du  Camp,  d'un  ton  sec  : 

—  Vous  vous  trompez,  madame.  M"**  d'Hervey  est  malade,  et  n'est  point 
dans  l'état  où  vous  dites... 

Antony  s'était  penché  sur  le  fauteuil  de  M"*  du  Gamp,  et  lui  disait  à  voix 
basse  : 

—  Misérable  vipère,  comme  je  vous  hais  ! 

—  Que  me  dites-vous,  monsieur?  fit  M""^  du  Gamp,  se  relevant  pâle  et 
tremblante. 

Antony  s'inclina  en  lui  prenant  la  main  et,  l'obligeant  à  se  rasseoir,  dit: 

—  Je  vous  assurais,  madame  des  sentiments  que  j'ai  pour  vous  pour  votre 
bonté,  votre  franchise;  je  vous  déclarais  ce  que  j'éprouve. 

—  Je  ne  l'oublierai  pas,  monsieur,  dit  M™*  du  Camp,  l'œil  ardent,  les  lèvres 
pincées. 

Olivier  Delaunay  parlait  aux  invités,  détournant  leur  attention.  Antony 
continua  : 

—  Si  vous  saviez,  madame,  combien  mes  sentiments  sont  sérieux. 

—  Je  le  sais,  monsieur,  j'ai  vu  un  jour  une  lettre  de  vous. 

—  Ah!...  eh  bien,  madame,  ma  haine  .est  d'aussi  longue  durée;  si  vous 
avez  vu  une  lettre  de  moi,  sur  mon  cachet  vous  avez  lu  ma  devise. 

—  Oui,  monsieur,  fit  M^^  du  Camp  souriant  méchamment,  j'ai  lu  :  Adesso 
e  sempre. 

—  Ma  haine  et  mon  mépris  pour  vous  :  Maintenant  et  toujours. 

—  Eh  bien  !  je  vous  défie,  prenez  garde. 

—  Yipèrel 

Et  Antony,  toujours  souriant,  se  dirigea  vers  le  groupe  des  invités,  pen- 
dant que  M"*'  du  Camp  disait  bas  : 

—  J'irai  jusqu'à  Strasbourg,  et  c'est  moi  qui  ferai  lire  tes  lettres  au  colo- 
nel. Nous  verrons  après  s'il  doute  encore. 

FIN  DE  LA  PIŒMIÈRE  PARTIE   DU    PREMIER  LIVRE. 


DEUXIÈME  PARTIE 

LE   FILS   ET   LE   PÈRE 


CHAPITRE  PREMIER 

BONNES  ŒUVRES  d'uNE  DAME  DE  BIEN 


Si,  VU  du  faubourg  Saint-Honoré,  Thôteldu  colonel  baron  d'Hervey  parais- 
sait abandonné,  il  n'en  était  pas  de  même  à  l'intérieur.  Depuis  le  départ  des 
maîtres,  la  vie  était  devenue  au  contraire  plus  bruyante,  mais  seulement  sur 
le  devant  de  l'hôtel  c'est-à-dire  dans  les  bâtiments  qui  précédaient  la  grande 
cour,  et  dans  lesquels  logeaient  tous  les  domestiques.  Maîtres  de  l'hôtel,  ces 
dames  et  ces  messieurs  avaient  abandonné  l'office.  On  déjeunait  le  matin  et 
l'on  dînait  le  soir  chez  le  portier,  et  depuis  le  départ,  le  menu  fait  ordinaire- 
ment pour  les  maîtres  n'avait  pas  été  modifié  ;  la  cuisinière  avait  dit  que,  n'ayant 
pas  reçu  d'ordre,  elle  continuerait  à  faire  pour  la  maison  le  service  de  chaque 
jour. 

Aussi,  tout  le  monde  était  exact  à  l'heure  des  repas  ;  une  seule  personne,  la 
femme  de  chambre,  M"''  Louise,  s'était  absentée  deux  ou  trois  fois,  et, 
comme  chaque  fois  elle  était  revenue  avec  des  emplettes,  on  n'avait  pas  manqué 
de  trouver  à  ses  absences  un  motif  respectable. 

Le  docteur  était  venu  trois  fois  ;  la  troisième  fois,  il  avait  annoncé  à 
M""*  Louise  qu'il  espérait  voir  le  colonel  quelques  jours  après.  Il  lui  demanda 
si  on  n'avait  rien  à  faire  dire  à  M.  ou  M""**  d'Hervey. 

M"«  Louise  avait  répondu  négativement,  et  le  soir  même  elle  ne  revint  pas 
à  l'heure  du  dîner. 

Le  soir,  les  gens  de  M"*'  d'Hervey  recevaient  les  domestiques  du  voisinage, 
et  chacun  racontait  ce  qui  se  passait  chez  ses  maîtres.  L'hiver  s'avançait  ; 
beaucoup  se  trouvaient  libres  par  le  départ  de  leurs  maîtres  pour  le  Midi! 
W  Louise  annonça  un  soir  que  M"""  du  Camp,  qu'elle  avait  rencontré  la  veille, 


118  LE  FILS  D'ANTONY. 


quittait  Paris  sans  dire  où  elle  allait  ;  elle  ajoutait  même  qu'elle  avait  été  ques- 
tionnée sur  le  lieu  où  sa  maîtresse  devait  se  rendre,  M™"  du  Camp  ayant  dit 
qu'elle  aurait  eu  du  plaisir,  si  son  amie  se  trouvait  du  côté  de  Nice,  à  lui  rendre 
visite.  Le  portier  raconta  qu'il  avait  rencontré  M.  Antony.  Gela  était  inexpli-^ 
cable  et  la  conclusion  de  tous  les  gens  fut  : 

—  Décidément,  le  colonel  aune  bonne  têtel 

Antony  n'avait  pas  séjourné  longtemps  à  Paris.  Accompagnant  le  docteur 
huit  jours  après  sa  libération,  il  était  parti  pour  l'Italie,  après  avoir  été  ren- 
dre une  visite  à  la  vicomtesse  de  Lancy,  à  laquelle  il  avait  dit  dans  un  mo- 
ment d'épanchement: 

—  Je  suis  le  plus  malheureux  des  hommes  1 

—  Vous  l'aimez  toujours  ? 

—  Oh!  oui,  jel'aime  etTaimerai  toujours.  Jevais  partir  pour  oublier;  d'un 
moment  à  l'autre  elle  peut  revenir,  je  ne  dois,  je  ne  veux  pas  la  revoir  ;  je 
pars. 

—  Où  allez-vous?.., 

—  Je  l'ignore.  Olivier  va  en  Italie,  je  l'accompagne;  en  route,  je  l'aban- 
donnerai, car  il  ne  veut  pas  passer  Nice.  Je  vais  encore  essayer  de  l'absence 
pour  oublier. 

—  Au  revoir  I  Antony,  et  courage...  En  vous  éloignant,  vous  ne  souffrirez 
pas  des  médisances  de  cette  vipère. . . 

—  Cette  femme  est  un  peu  cause  de  ma  résolution.  Quand  je  ne  serai  pas 
là,  elle  sera  bien  forcée  de  se  taire...  Un  jour  je  la  retrouverai... 

—  Vous  vous  vengez  bien  déjà  en  la  méprisant...  car  elle  vous  aime,  et  le 
mal  qu'elle  vous  fait  n'est  que  du  dépit  et  de  la  jalousie... 

Ne  croyez  pas  cela,  chère  vicomtesse,  cette  femme  est  un  monstre,  née 

pour  faire  le  mal  ;  comme  l'abeille  donne  le  miel,  elle,  elle  donne  le  fiel...  Mais, 
n'en  parlons  plus,  je  souhaite  pour  elle  que  l'oubli  me  fasse  pardonner.  —  Ma 
chère  madame  de  Lancy,  je  viens  vous  remercier  des  bontéa  que  vous  avez 
eues  pour  nous;  vous  étiez,  comme  sa  sœur,  sa  véritable  amie,  sa  confidente... 
Vous  la  recevrez.  -—  Moi,  j'ai  juré  de  ne  la  revoir  jamais;  vous  lui  direz  que- 
son  souvenir  vivra  éternellement  en  moi... 

—  Je  le  lui  dirai...,  et  ne  vous  désespérez  pas,  l'avenir  est  toujours  plein  d& 
mystère... 

—  Je  comptais  venir  avec  Olivier  vous  faire  nos  adieux. 

La  vicomtesse  le  regarda  en  souriant,  malicieusement,  et  dit  gaiement  : 

—  Si  je  suis  quelquefois  la  confidente,  vous  êtes  le  confident  d'Olivier. 
Pourquoi  me  dites-vous  cela?... 

—  Vous  étiez  fâchés,  fit  en  souriant  Antony. 

—  Oui,  oui,  c'est  bien,  monsieur  le  discret.  Si  vous  devez  rester  près  d'Oli- 
vier, je  vous  dirai  que  peut-être  nous  nous  reverrons  là-bas.., 

—  Au  revoir. 

—  Au  revoir. 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  119 


A  deux  heures,  le  môme  jour,  Olivier  Delaunay  et  Antony  montaient  dans 
le  coupé  de  la  diligence  de  Marseille. 

Le  soir  du  même  jour,  une  femme  yoilée  descendait  à  Strasbourg,  à  l'hô- 
tel de  la  Nuée-Bleue,  et  demandait  à  la  fille  de  l'auberge  si  la  demeure  du 
Colonel  des  hussards  était  éloignée  de  l'hôtel. 

—  Oh  non  !  madame,  c'est  tout  près,  au  contraire.  M.  le  baron  d'PIervey 
reste  sur  le  Broglie. 

—  Est-ce  que  Mme  d'Hervey  est  toujours  chez  elle  ? 

—  Mais,  Mme  d'Hervey  était  arrivée  ici  il  y  a  une  dizaine  de  jours,  ma- 
lade, oh!  mais  très  malade,  elle  était  venue  avec  sa  sœur  et  sa  fille.  —  Mais 
elle  était  si  malade  que,  sur  l'ordre  du  médecin,  elles  sont  parties  pour 
l'Italie... 

—  Ah  !  elles  sont  parties  !  fit  la  dame  avec  satisfaction,  puis  aussitôt  :  — 
Ah!  que  je  regrette  ce  contretemps...,  je  ne  séjournerai  pas  longtemps  alors... 
Il  y  a  longtemps  qu'elles  sont  parties? 

—  Non,  madame,  hier  matin.  —  M.  le  colonel  est  allé  les  reconduire,  et  il 
ne  doit  revenir  que  ce  soir...  Mais  il  est  plus  probable  qu'il  ne  reviendra  que 
demain. 

—  Vous  le  connaissez  bien? 

—  C'est  ici,  madame,  que  M.  le  colonel  prenait  pension.  —  Mais  depuis 
que  sa  famille  était  à  Strasbourg,  nous  portions  le  dîner  chez  lui. 

—  Ah!  il  vient  ici!  fit  la  jeune  femme  avec  un  mouvement  de  surprise 
trop  visible  pour  n'être  pas  feint.  Demain,  je  le  verrai;  commesasœur  n'est  pas 
ici,  je  repartirai  aussitôt... 

—  Devrai-je  prévenir  M.  le  colonel,  si  nous  le  voyons  avant  que  mad.ime 
soit  réveillée? 

—  Oui,  oui  ;  car  je  compte  repartir  dans  l'après-dîner. 

—  Que  devrai-je dire? 

—  Attendez! 

La  dame  fouilla  dans  un  petit  carnet  et  en  tira  une  carte  de  visite  qu'elle 
remit  à  la  servante.  Celle-ci  glissa  la  carte  dans  la  poche  de  son  tablier;  puis, 
pendant  que  la  voyageuse  s'installait  dans  sa  chambre  et,  fatiguée  par  le 
voyage,  se  hâtait  de  changer  de  toilette  afin  d'être  à  son  aise,  elle  alluma  le 
feu,  prépara  le  lit,  et  dit  : 

—  Madame  va  descendre  sans  doute  pour  dîner. 

—  Est-ce  qu'il  n'est  pas  possible  de  me  faire  servir  à  dîner  dans  ma  cham- 
bre ? 

—  Mais,  si  madame  le  désire,  on  fera  ce  qu'elle  voudra. 

—  Eh  bien!  servez-moi  bien  vite,  car  j'ai  hâte  de  me  reposer. 

La  sei^vante  se  hâta  de  dresser  un  couvert;  elle  descendait  à  la  cuisine 
pour  chercher  le  dîner,  lorsqu'elle  trouva  attablé  le  hussard  Yernet  qui, 
son  maître  n'étant  pas  là,  dînait  avec  les  gens  de  l'hôtel.  La  servante  lui  dit 
aussitôt  : 


i20  .  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Dites  donc,  monsieur  Vernet  I 

—  La  belle  enfant!  fit  galamment  le  militaire  en  pressant  la  taille  de  la 
servante,  j'aime  mieux  que  vous  m'appeliez  mon  hussard...  Que  réclame  votre 
beauté  ? 

—  Que  vous  ne  me  touchiez  pas  d'abord.  Il  y  a  une  dame  qui  arrive  de 
Paris,  exprès  pour  voir  Mme  d'Hervey. 

—  Allons,  bon  1  Qu'est-ce  que  vous  dites-là...  ? 

Je  lui  ai  dit  que  madame  était  partie  et  que  M.  le  colonel  reviendrait 
bientôt. 

—  Il  revient  ce  soir... 

—  Elle  veut  lui  parler...  ils  se  connaissent  de  Paris. 

—  Ah  !  qu'est-ce  que  c'est  que  celle-là  ? 

La  servante  prit  la  carte  et  la  tendit  au  hussard.  -—  Celui-ci  la  prit,  la  regarda, 
et  dit  avec  calme  en  la  lui  rendant. 

—  Oui,  oui,  je  vois  ce  que  c'est...  Vous  lisez  un  peu.  vous...  Qu'est-ce  qu'il 
y  a  dessus? 

Vernet  ne  savait  pas  lire,  il  savait  signer  son  nom,  et  la  lettre  qu'il  écrivait 
le  mieux,  c'était  le  t  de  la  fin,  parce  qu'elle  ressemblait  à  une  croix,  et  qu'il 
avait  commencé  à  ne  signer  que  ça. 

La  servante  s'approcha  près  du  quinquet  et  lut  : 

—  Baronne  du  Camp. 

—  Le  camp!.,  quel  camp?..,  c'est  l'adresse,  ça. 

—  C'est  son  nom  :  la  baronne  Du  Camp. 

—  Ah  1  très  bien.  Je  ne  connais  pas  ça. 

—  Il  ne  faut  pas  oublier  de  dire  au  colonel  que  cette  dame  ne  reste  pas  à 
Strasbourg  ;  elle  part  demain  dans  l'après-midi,  et  elle  veut  parler  à  M.  le 
colonel  ce  matin... 

—  Bon,  bon,  c'est  quelque  maman  d'officier  qui  vient  recommander  son 
fils. 

Le  soir  même,  après  le  dîner,  le  hussard  Vernet  se  rendait  à  la  demeure 
de  son  chef,  pour  savoir  s'il  était  de  retour.  Au  moment  où  il  paraissait,  il 
n'eut  pas  besoin  de  se  renseigner,  le  colonel  rentrait  chez  lui  et  l'apostrophait: 

—  Brute,  idiot,  fainéant I  tu  parais  enfin!  Depuis  deux  heures,  l'on  court 
après  toi. 

—  Mais,  mon  colonel,  j'étais  à  la  Nuée-Bleue. 

—  Encore  à  te  gaver?  Tu  es  comme  un  goret:  toujours  en  train  de  man- 
ger. 

—■  Vous  m'aviez  dit,  mon  colonel,  de  ne  pas  venir. 

—  Assez  d'observations,  tonnerre  de  Dieu)...  j'ai  dû  aller  seul  à  l'état-ma- 
jor...  Allons  vite  !  grimpe  là-haut  boucler  les  mailles.  Je  vais  à  la  poste  com- 
mander une  voiture...  Nous  partons  dans  deux  heures. 

Vernet  restait  comme  abruti.  Dans  deux  heures!  Il  balbutia  : 

—  Colonel,  où  allons-nous?... 


LE    FILS   D'ANTONY 


Liv.  16. 


Oh  !  rhorrible  rêve.  (Page  125.) 


19. 


LE  FILS  D'ANTONY.  123 


—  Qu'est-ce  que  tu  demandes?  fit  le  colonel  d'Hervey  fronçant  les  sour- 
cils. 

hQ  hussard  s'empressa  d'ajouter  : 

—  C'est  qu'il  y  a  une  personne  qui  veut  vous  parler  absolument,  et  je  lui 
dirai  où  nous  allons... 

—  Si  quelqu'un  dans  Strasbourg  apprenait  mon  départ  avant  demain  soir, 
si  quelqu'un  savait  l'endroit  où  je  me  rends  ;  comme  il  n'y  a  qu'une  seule  per- 
sonne ici  qui  pourrait  l'avoir  dit,  que  cette  personne  c'est  toi tu  serais  fu- 
sillé... 

Le  hussard  fut  secoué  par  un  tremblement. 

—  Oh!  mon  Dieu!  je  ne  vous  quitte  pas,  mon  colonel. 

—  Où  nous  allons,  tu  vas  le  savoir..,  Au  feu  —  dans  quinze  jours,  nous 
serons  en  campagne...  Et  maintenant,  dis  un  mot. 

—  Je  suis  muet,  mon  colonel. 

—  Nous  partirons  dans  deux  heures,  il  faut  (c'est  l'ordre)  que  nous  soyons 
rendus  à  mon  poste  sans  qu'on  sache  ici  que  nous  sommes  partis.  Arrange-toi 
à  porter  nos  bagages  sans  qu'on  te  voie. 

Le  hussard,  tout  bouleversé,  se  hâta  d'obéir  pendant  que  le  colonel  allait 
commander  à  la  poste- une  voiture  qui  devait  le  prendre  à  la  porte  de  la  ville. 
11  montra  un  ordre  de  réquisition. 

Deux  heures  après,  le  colonel  ronflait  dans  sa  voiture,  heureux  d'entrer  en 
campagne. 

Un  ordre  arrivé  le  matin  même  ordonnait  au  colonel  d'Hervey  de  se  rendre 
à  Marseille,  pour  s'embarquer  immédiatement  pour  l'Algérie  ;  «ne  lettre  qui 
accompagnait  l'ordre  lui  annonçait  qu'en  mettant  le  pied  sur  le  sol  africain,  il 
trouverait  sa  nomination  de  général  de  brigade — un  commandement  lui  était 
confié,  et  il  devait  se  hâter,  car  les  opérations  allaient  commencer. 

De  quelle  joie  il  était  plein,  le  colonel  d'Hervey  !  Il  était  nommé  général,  il 
allait  aussitôt  donner  le  baptême  du  feu  à  ses  épaulettes.  Que  de  changements 
dans  sa  vie  en  trois  semaines,  lorsqu'une  première  fois  il  était  parti  secrète- 
ment de  Strasbourg,  allant  au-devant  du  malheur!  Au  contraire,  aujourd'hui, 
l'avenir  était  radieux,  il  allait  à  la  gloire,  bien  tranquille,  plein  de  confiance  en 
cnix  qu'il  laissait  et  qu'il  avait  reconduits  la  veille.  Sa  femme,  en  quittant 
Strasbourg,  lui  avait  paru  mieux  portante,  sa  guérison  pjiraissait  certaine, 
elle  était  accompagnée  de  sa  sœur  et  de  sa  fille,  et  elle  serait  bien  soignée;  de 
plus,  elle  devait  retrouver  à  Nice  le  docteur  Olivier.  Ils  avaient  convenu  en  se 
quittant  que  M"^^  d'Hervey  louerait  une  maison  dans  les  environs  de  Cannes. 
C'est  à  ce  pays  qu'on  adresserait  les  lettres,  poste  restante.  Ainsi  la  corres- 
pondance serait  plus  prompte.  Et  en  partant  de  Strasbourg,  le  colonel  était 
très  heureux  de  cette  décision,  car,  comme  l'armée  avait  sans  cesse  besoin  de 
ravitaillements  qui  venaient  de  Toulon,  il  y  avait  pour  Toulon  un  service  de 
correspondance  journalier  avec  la  France,  et  d'Algérie  il  pourrait  ainsi  avoir 


124  LE  FILS  D'ANTONY. 


rapidement  des  nouvelles  des  siens.  Enfin  le  colonel  était  satisfait.  Vernet  seul 

était  lugubre. 

Par  ce  temps  triste,  en  hiver,  il  fallait  être  fou  comme  le  colonel  pour  se 
mettre  en  voyage,  pensait  le  malheureux  soldat.  Depuis  quelques  jours,  il 
jouissait  d'une  vie  si  calme.  Le  colonel,  en  revenant  à  Strasbourg,  avait  ramené 
sa  famille;  on  allait  être  obligé  de  monter  une  maison,  et  Vernet  avait,  lui 
aussi,  bâti  des  châteaux  en  Alsace  :  madame  devait  avoir  une  femme  de  cham- 
bre, c'était  nécessaire.  Mais,  ce  qui  l'était  plus  encore,  ce  qui  était  obligatoire, 
c'était  une  bonne  d'enfant;  or,  c'est  Vernet  qui  accompagnerait  la  bonne  pour 
promener  la  petite-fille  de  son  colonel.  C'est  Vernet  qui  la  dirigerait...  C'est 
Vernet  qui...  rêvait  beaucoup  de  choses  dans  cet  avenir.  Et  tout  à  coup,  tout 
cela  s'évanouirait!  Où  allait-on?  Au  feu,  disait  le  colonel.  Ce  feu,  c'était  dans 
son  cœur  qu'il  espérait  l'allumer,  le  hussard  Vernet,  ne  fût-ce  que  pour  humi- 
lier la  belle-fille  de  la  Nuée-Bleue  qui  le  repoussait  sans  cesse. 

Et  puis,  il  n'était  pas  sans  inquiétude  sur  cette  nouvelle  équipée  du  colonel. 
Lorsque,  moins  d'un  mois  avant,  il  l'avait  accompagné  à  Paris,  il  était  arrivé 
dans  une  circonstance  singulière,  laquelle  il  ne  s'était,  au  reste,  jamais  expli- 
qué. Ce  qui  lui  parut  effraj^ant  s'était  tout  d'un  coup  fait  anodin;  l'injure  était 
devenue  une  plaisanterie,  le  crime  un  accident,  et  le  colonel,  d'abord  furieux, 
était  devenu  doux  comme  un  mouton. 

Il  y  avait  aussi  le  côté  matériel,  et  celui-là  tourmentait  fort  le  malheureux 
hussard  :  le  colonel  avait  dit  qu'on  serait  rendu  «  au  feu  »  en  quinze  jours. 
Quinze  jours  de  voyage,  c'était  effrayant  ! 

Le  colonel  s'éveilla  à  Mulhouse,  il  était  gai;  Vernet  eut  de  l'espoir;  il 
n'avait  pas  ^rmé  l'œil  de  la  nuit,  et  lorsque  l'on  vint  demander  au  colonel 
s'il  voulait  se  reposer  quelques  heures,  il  sourit  une  demi-minute.  Son  chef 
répondit  : 

—  Point  du  tout,  vite!  servez-moi  à  dtvjeuner  et  qu'on  se  hâte  de  relayer; 
nous  partirons  aussitôt. 

Le  malheureux  Vernet  fut  désespéré.  Le  pauvre  diable  eut  cependant  un 
soupir  de  soulagement  lorsque  le  colonel  lui  dit  : 

—  Il  fait  jour  maintenant,  tu  te  placeras  sur  la  voiture,  nous  ne  marchons 
que  le  jour,  nous  nous  reposerons  aux  auberges  la  nuit. 

Enfin,  il  allait  être  sous  la  bâche,  mal  à  l'aise,  mais  libre.  Ah!  les  bonnes 
pipes  qu'il  allait  fumer,  et  les  n^iits  on  coucherait  dans  des  lits...  On  se  remit 
en  route. 

Le  onzième  jour,  Vernet,  tout  étonné  de  la  température,  émerveillé  d'une 
végétation  qu'il  ignorait,  commençait  à  ne  plus  regretter  Strasbourg. 

Le  colonel,  en  partant  de  Strasbourg,  avait  écrit  à  M"°  d'Hervey.  Eu  arri- 
vant à  Marseille  il  trouva  à  la  poste  restante  une  lettre  pour  lui  :  M™^  d'Hervey 
félicitait  son  époux  de  son  entrée  en  campagne,  elle  lui  recommandait  d'être 
prudent,  de  penser  qu'il  avait  une  fille,  et  elle  lui  annonçait  qu'elle  comptait 
arriver  quelques  jours  après  à  Nice,  où  elle  séjournerait  un  mois  environ,  le 


LE  FILS  D'ANTONY.  125 


temps  de  trouver  dans  les  villages  environnants  la  résidence  qu'elle  cher- 
chait; elle  priait  le  colonel  d'adresser,  ainsi  qu'il  était  convenu,  ses  lettres  à 
Cannes,  et  de  ne  pas  manquer  chaque  semaine  de  lui  adresser  un  courrier. 

Le  colonel  ne  devait  s'embarquer  que  le  lendemain  de  son  arrivée  ;  il  avait 
une  journée  pour  visiter  Marseille.  Le  hussard  Vernet  ne  quittait  pas  son  colo- 
nel depuis  qu'on  avait  laissé  la  voiture  ;  il  craignait  de  se  perdre.  Le  colonel 
loua  une  voiture;  Vernet  se  plaça  près  du  cocher,  sur  le  siège,  et  l'on  alla  en 

ville.  Au  bout  d'une  heure  de  promenade,  le  colonel  se  plaignit  de  ce  qu'on 
ne  lui  faisait  voir  que  les  casernes,  jutj  uuouox  .*^      ,,,  ,.. .    ,,.  .,         ,     ^^ 

mande  de  Vernet.  Ce  fut  une  explosion  de  jurons;  puis  le  colonel  dit  au  cocher 

de  lui  faire  voir  les  monuments.  Devani  chaque  église  le  cocher  arrêtait,  disait 

le  nom  et  ajoutait  : 

—  Si  vous  voulez  la  visiter... 

—  Non,  non!  répondait  le  colonel  entre  deux  bouffées  de  tabac,  faites  le 
tour  du  bâtiment  ;  à  l'intérieur,  c'est  toujours  la  même  chose. 

Cette  façon  de  visiter  la  cité  phocéenne  ne  lui  demanda  pas  plus  de  deux 
heures,  et  comme  la  voiture  revenait  toujours  à  la  voie  centrale,  Vernet  disait 
au  cocher  : 

—  Ah  çà  !  dans  tous  les  coins  de  la  ville,  il  y  a  donc  une  Cannebière? 

Le  colonel  et  son  soldat  se  couchèrent  de  bonne  heure,  et  Dieu  sait  les 
rêves  épouvantables  qui  troublèrent  le  sommeil  de  Vernet.  Il  avait  pendant  la 
journée  longuement  regardé  les  bateaux.  Son  colonel  lui  avait  dit  qu'il  devait 
s'embarquer  le  lendemain  pour  l'Afrique,  et,  s'étant  renseigné,  le  malheureux 
avait  appris  qu'on  pouvait  rester  aussi  bien  cinq  jours  que  quinze  jours  en 
mer.  En  mer,  cette  étendue  infinie  qu'il  avait  vu  du  haut  du  fort  1  Et  rien  que 
pour  traverser  le  bassin  en  barque  —  un  caprice  du  colonel  —  il  avait  eu  mal 
au  cœur. 

Quinze  jours  en  mer  I  Vernet  n'osait  plus  y  penser.  Toute  la  nuit  il  rêva  du 
naufrage  de  la  Méduse,  il  était  sur  le  radeau,  on  parlait  de  le  manger.  Oh  I 
l'horrible  rêve. 

Le  colonel  avait  bien  recommandé  au  maître  de  l'hôtel  des  Antilles  de  les 
éveiller  au  petit  jour.  Vernet  était  déjà  debout  quand  on  vint  pour  l'éveiller.  A 
huitheures  ils  étaient  embarqués,  à  huit  heures  et  demie  Vernet,  dans  un  coin 
de  l'entrepont,  était  lamentable  à  voir. 

Le  maître  de  l'hôtel  des  Antilles  fut  très  étonné  lorsque  le  lendemain  matin 
il  vit  descendre  chez  lui  une  dame  très  belle,  qui  lui  demanda  si  le  colonel 
d'Hervey  était  risible.  Lorsque  la  dame  apprit  le  départ  du  colonel,  elle  eut  un 
accès  de  rage,  bien  inconvenant  —  pensa  l'hôtelier  —  pour  une  dame  qui  parais- 
sait si  distinguée. 

Elle  demanda  une  chambre  et,  s'y  étant  installée,  elle  questionna  le  maître 
de  l'hôtel  des  Antilles  : 

—  Ainsi,  vous  me  dites  que  le  colonel  s'est  embarqué  hier  matin  pour 
Alger? 


^oo  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Oui,  madame. 

—  Il  doit  y  avoir  un  départ  prochainement  ? 

—  Oui,  madame;  il  y  a  un  départ  également  demain,  mais  ce  n'est  pas  la 
mèmecompagnie.Vous  risquez  de  mettre  un  jour  déplus.  Vous  gagnez  toujours 
deux  jours,  si  vous  deviez  attendre  le  même  service  de  bateau  qu  a  pris  le  co- 
lonel d'Hervey. 

—  C'est  bien,  vous  allez  me  retenir  une  place. 

—  Pour  demain  ? 

—  Madame  a  des  bagages?  * 

—  Non,  je  n'ai  qu'une  malle  qui  doit  être  .encore  sur  la  voiture,  et  que  je 
vous  prie  de  faire  monter  immédiatement. 

—  T'ont  de  suite,  madame  ;  on  va  la  monter,  et  je  cours  moi-même  retenir 
la  place  de  madame  à  bord  du  bateau. 

—  Allez. 

L'hôtelier  à  peine  sorti,  la  baronne  du  Camp  —  c'était  elle  —  marcha  fié- 
vreusement dans  la  chambre  : 

—  C'est  une  fatalité  !...  mais  qu'importe?  je  le  poursuivrai,  il  faut  que  je 
le  voie,  il  faut  que  je  me  venge...  Ah  !  Antony,  c'est  à  genoux  que  tu  viendras 
me  demander  grâce... 

On  apportait  la  malle,  elle  se  tut. 

La  baronne  du  Camp,  en  apprenant,  à  son  réveil,  le  départ  singulier  du 
colonel,  crut  à  une  machination  de  M"*  d'Hei^ey,,  qui  avait  appris  son  arrivée 
à  Strasbourg  ;  elle  se  rendit  à  l'état-major,  convaincue  que  le  colonel  avait 
quitté  Strasbourg  sans  permission,  et  venait  le  dénoncer.  C'est  là  qu'elle  ap- 
prit que  le  colonel  était  parti  par  ordre.  Parti  où?  C'est  ce  qu'elle  ne  put  savoir 
malgré  ses  sourires.  Mais  M™^  du  Camp  avait  la  qualité  de  se^  vices  ;  en  sor- 
tant de  la  demeure  du  général,  elle  prit  une  voiture,  et  alla  s'informer  à  toutes 
les  portes  de  la  ville,  cela  sans  résultat.  C'est  le  soir  seulement,  revenant 
dépitée,  qu'elle  aperçut  un  postillon  rentrant  en  ville  avec  ses  chevaux  :  elle 
l'interrogea,  et  sut  qu'il  venait  de  conduire  au  premier  relai  le  colonel  et  son 
hussard.  Elle  était  sur  la  piste.  Elle  alla  à  la  poste  louer  une  voiture,  et,  de 
relai  en  relai ,  à  trente-six  heures  de  distance  ,  elle  suivit  le  colonel  ; 
elle  avait  gagné  douze  heures  en  arrivant  à  Marseille,  où  elle  espérait  encore 
trouver  le  colonel. 

Nous  l'avons  vue  arriver  juste  vingt-quatre  heures  après  son  départ.  La 
baronne  du  Camp  en  avait  trop  fait  pour  reculer.  Loin  d'être  lassée,  excitée 
par  l'obstacle,  elle  était  décidée  à  rejoindre  le  colonel,  à  poursuivre  sa  ven- 
geance. 

Pourquoi  agissait-elle  ainsi?  Avait-elle  le  désir  de  punir  Antony?  Mais 
cette  idée  aurait  été  folle  :  Antony  était  libre  et  n'avait  rieucà  redouter  du  vieux 
soldat  qui  se  trouvait  obligé  de  rester  en  Algérie.  A  quel]  sentiment  obéissait- 
elle?  Eh  !  mon  Dieu!  elle-même,  poussée  par  la  jalousie,  par  le  dépit,  ne  s'en 


LE  FILS  D'ANTONY.  127 


rendait  pas  compte.  Malgré  tout  ce  qu'Antony  lui  avait  fait,  lui  avait  dir,  elle 
aimait  Antony  ;  et  si  sa  vengeance  avait  dû  l'atteindre,  peut-être  aurait-elle 
hésité. 

La  baronne  du  Camp  rêvait  de  voir  celui  qu'elle  aimait  à  ses  genoux 
demander  grâce.  Elle  était  belle,  elle  était  blessée  qu'Antony  eût  semblé  ne 
pas  l'avoir  remarquée.  Jusqu'alors,  c'est  elle  qui  avait  commandé  à  ceux  qui 
l'avaient  aimée  ;  elle  ne  pouvait  croire  à  cette  revanche,  souffrir  à  son  tour  les 
tourments  qu'elle  avait  fait  endurer  aux  autres. 

Si  Antony  était  rebelle,  c'est  qu'une  femme  qui  n'avait  le  droit  d'aimer  per- 
sonne —  car  elle  était  épouse  et  mère  —  le  détournait  d'elle,  et  c'est  de  cette 
femme  surtout  qu'elle  voulait  se  venger  ;  c'est  celle-là  qu'elle  voulait  montrer 
aussi  indigne  qu'elle  était  ;  c'est  celle-là  qu'elle  voulait  faire  mépriser  par 
celui  qui  l'aimait.  Elle  voulait  que  le  mari  répudiât  sa  femme  ;  qu'il  la 
chassât  de  chez  lui  en  gardant  son  enfant  ;  qu'il  la  mit  au  ban  de  la  société, 
enfln. 

Eh  !  mon  Dieu  I  M™^  du  Camp  jugeait  humainement  qu'une  femme  qui  suc- 
combe, fût-ce  même  victime  d'un  crime,  est  perdue  ;  Ihomme  qui  Ta  perdue, 
au  contraire,  est  plus  remarqué,  c'est  un  viveur,  un  homme  auquel  Vion  ne 
résiste,  on  le  recherche.  La  fem.me  tombe,  l'homme  s'élève.  —  Assurément, 
si  la  comtesse  pouvait  persuader  à  tout  ce  qu'elle  savait,  c'est-à-dire 
qu'Antony  avait  été  l'amant  de  M"*^  d'Hervey,  que  celle-ci  était  enceinte  de 
ses  œuvres  et  s'était  exilée  en  Italie  pour  accoucher  clandestinement, 
toutes  les  femmes  mépriseraient  l'épouse  coupable,  la  mère  indigne  —  mais 
toutes  les  femmes  rêveraient  d'Antony  et  seraient  attirées  vers  lui,  voulant 
savoir  par  quel  charme  secret  il  avait  pu  séduire  une  femme  si  justement  res- 
pectée. 

Elle-même,  la  baronne  du  Camp,  sentait  son  amour  s'augmenter  à  la  seule 
pensée  des  relations  d'Antony  et  d'Adèle.  Dans  son  cerveau  il  n'y  avait  plus 
qu'une  pensée,  revoir  Antony,  et,  pour  y  arriver,  elle  voulait  d'abord  perdre 
la  femme  ;  puis  cet  amour  brisé,  elle  verrait.  Gomme  la  courtisane  amoureuse, 
elle  était  prête  à  tout  subir:  injure,  affront,  n'importe  !  elle  était  prête  à  tout 
risquer,  faisant  bon  marché  de  sa  pudeur  aoi  hesoin.  Elle  rêvait  ça  les  nuits 
où  l'hystérie  piquait  ses  chairs  ;  elle  violerait  Antony.  —  Cet  amour  était 
presque  une  maladie,  c'était  un  caprice  qu'elle  voulait  satisfaire,  et,  pour  y 
arriver,  elle  ne  reculerait  pas  devant  un  crime.  Son  idée  fixe,  tout  d'abord, 
c'était  de  perdre  à  tout  jamais  Adèle  ;  il  fallait  écraser  cette  femme  sous 
sa  honte  et,  p'our  y  réussir,  elle  aurait  suivi  le  colonel  jusqu'au  bout  du 
monde. 

La  haronne  du  Camp  s'embarqua  le  lendemain  matin  ;  il  faisait  beau 
temps,  la  traversée  fut  rapide.  Le  surlendemain  au  soir,  elle  débarquait  à 
Alger;  en  arrivant,  elle  se  renseignait  et  apprenait  que  le  lendemain  le 
général  d'Hervey  —  elle  fut  un  peu  surprise  de  cet  avancement  —  passait 
ia  revue  de  ses  troupes,  et  le  soir  ou,  dans  la  nuit,  il  partait  en  expédition. 


128  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


Le  temps  pressait,  elle  désirait  loger  dans  l'hôtel  où  était  descendu  le 
général  ;  mais  le  général  était  à  Tétat-major  général ,  elle  descendit  dans 
une  auberge  française  récemment  installée  ,  en  recommandant  à  l'auber- 
giste de  l'éveiller  à  la  première  heure.  Elle  voulait  voir  le  général  avant  la 
revue. 

Le  lendemain  matin,  un  indigène  portait  au  général  d'Hervey  une  lettre  de 
la  baronne  du  Camp.  Une  demi-heure  après  il  apportait  la  réponse. 

Le  général  d'Hervey  priait  M™*  du  Camp  de  vouloir  bien  l'attendre  chez  elle, 
lorsque  les  obligations  de  son  service  ne  le  retiendraient  plus  ;  vers  deux  heures, 
il  se  rendrait  près  d'elle. 

—  Enfin  I  fit  M"**  du  Camp 

Elle  avait  sa  demi-journée  à  elle,  elle  prit  un  guide  pour  visiter  la  ville  qui, 
à  cette  époque,  était  encombrée  de  soldats.  Dans  sa  promenade,  elle  alla  s'in- 
former du  jour  de  départ  des  paquebots  pour  la  France.  Le  soir  même,  à  huit 
heures,  il  y  avait  un  départ  pour  Toulon,  elle  retint  une  place  et  fit  partir 
aussitôt  sa  malle. M""*  du  Gamp  voulait  partir  immédiatement  après  son  entretien 
avec  le  général  d'Hervey. 


CHAPITRE  n 


COMME  ON  FAIT  DU  MAL  AU  NOM  DU  BIEN 


Le  général  d'Hervey  était  ruisselant  de  sueur,  lorsqu'il  rentra  chez  lui, 
jamais  il  n'avait  tant  joui  du  soleil.  Ohl  le  beau  tenips  pour  sa  présentation 
à  sa  division;  oh!  le  beau  soleil  qui  faisait  briller  l'or  de  ses  épaulettes 
et  de  ses  broderies  I  —  Gomme  on  l'avait  acclamé  1  Sa  joue  était  encore 
brûlante  du  baiser  de  son  cher  prince,  le  duc  d'Orléans.  —  Qu'il  était  heu- 
reux, le  baron  d'Hervey;  comme  son  arrivée  en  Afrique  commençait  bien  l 

—  Quelle  joyeuse  entrée  en  campagne  I  —  Il  était  un  peu  embarrassé  dans 
son  costume  neuf.  Un  symptôme  de  l'effet  produit  —  qui  inquiétait  Vernet 

—  le  général  n'avait  pas  une  seule  fois  juré  depuis  le  matin.  —  Vernet  était 
plus  heureux  que  son  général,  quittant  la  France  par  les  temps  froids  d'hiver 
et  retrouvant  un  soleil  brûlant,  il  avait  défini  la  situation  d'un  mot,  le  matin, 
en  sellant  les  chevaux  pour  la  revue  : 

1  —  Eh  bien  !  avec  une  chaleur  comme  ça,  celui  qui  ne  sue  pas...  il  peut  en 
faire  son  deuil! 

Son  colonel  fait  général,  cela  avait  ravi  Vernet,  mais  ce  qui  Tavait  stupéfié, 
c'est  lorsqu'il  avait  appris  qu'à  Strasbourg,  il  avait  été  nommé  brigadier.  Il 
ignorait,  et,  en  arrivant  en  Afrique,  son  général  en  faisait  un  maréchal  des 


LE  FILS  D'ANTONY. 


129 


Vous  potivez  coucher  avec  Antony,  vous  perpétuerez  sa  ra'ce 
de  bâtard.  (Page  135.) 


logis...  Ahl  le  pauvre  gars,  s'il  avait  su  écrire,  —  quelle  lettre  il  aurait  en- 
voyée à  sa  famille  I 

En  rentrant  de  la  revue,  le  général,  couvert  de  poussière,  voulait  changer 
de  costume.  Verfiet  chercha  à  l'en  dissuader;  c'était  une  femme  de  Paris  qu'il 
devait  voir.  Son  général  devait  garder  son  costume.  Le  brave  Vernet  voyant 
les  sourcils  de  son  chef  se  froncer,  les  lèvres  s'entr'ouvrir,  —  c'était  un  juron 
qui  allait  partir,  — se  tut  aussitôt,  et  le  baron  d'Hervey  revêtit  sa  petite  tenue, 
et,  le  cœur  léger,  satisfait  de  sa  matinée,  se  rendit  au  rendez-vous. 
17 


li^O  LE  FILS  D'ANTONY. 


M'"''  du  Camp,  répétait-il,  il  me  semble  bien  que  je  me  souviens  de  ce  nom- 
là,  c'est  une  amie  d'Adèle...  Je  crois  me  souvenir  qu'on  la  dit  un  peu  extra- 
vagante. Elle  est  de  passage  ici,  apprenant  ma  nomination,  elle  veut  me 
féliciter...  Peut-être  a-t-elle  un  parent  qu'elle  veut  me  recommander;  pour 
venir  jusqu'ici  il  faut  avoir  des  raisons  sérieuses...  surtout  une  femme;  ohl 
elle  n'est  pas  seule  I 

Le  général  arriva  à  l'auberge.  Yernet,  qui  l'avait  accompagné,  alla  mon- 
trer au  maître  de  la  maison  la  carte  qu'on  venait  de  lui  remettre.  Celui-ci  alla 
prévenir  sa  locataire  et  revint  aussitôt  dire  au  général  : 

—  Mon  général,  M™^  Du  Camp  vous  prie  de  monter,  elle  vous  attend. 

Le  baron  d'Hervey  venait  de  boutonner  ses  gants,  il  retint  l'aubergiste  par 
le  bras  et  demanda  : 

—  Cette  dame  est  seule  ? 

—  Oui,  mon  général. 

—  Elle  demeure  ici  depuis  longtemps  ? 

—  Non,  mon  général,  elle  est  arrivée  hier  soir  par  le  paquebot  de  Mar- 
seille. 

—  Hier  soir!...  C'est  une  dame  d'âge? 

—  Une  dame  d'âge!  Oh!  non,  mais  non,  une  toute  jeune  dame,  exce;ssive- 
ment  jolie,  d'allures  et  de  manières  très  distinguées. 

—  Ah!  sapredié  !  fit  le  général  en  s'ajustant  dans  sa  petite  tenue,  puis,  fri- 
sant sa  moustache,  il  dît  à  l'aubergiste  : 

—  Conduisez-moi,  mon  ami. 

Arrivé  au  premier  étage,  le  baron  d'Hervey  vit  dans  le  clair  d'une  porte 
ouverte  la  silhouette  d'une  dame  qui  venait  au-devant  de  lui. 

—  Ah  !  je  vous  attendais  impatiemment,  général... 

—  Excusez-moi,  madame  de  vous  avoir  fait  attendre,  je  ne  suis  pas  mon 
maître,  et  dès  que  j'ai  été  libre,  je  me  suis  empressé  de  me  rendre  à  votre  in- 
vitation. 

—  Général,  veuillez  entrer. 

Et  M"'^  du  Camp  obligea  le  baron  d'Hervey  à  passer  devant  elle. 

La  petite  chambre  dans  laquelle  entra  le  général  d'Hervey  précédait  la 
chambre  à  coucher,  elle  était  assez  pauvrement  meublée,  quoique  l'hôtelier  la 
qualifiât  de  salon.  A  cause  du  grand  soleil,  les  fenêtres  ouvertes  étaient  par- 
tagées par  des  stores  de  jonc  qui  plongeaient  la  pièce  dans  une  demi-obscu- 
rité. Le  général  d'Hervey  était  entré,  M"^  du  Camp  ferma  la  porte,  et  ayant 
désigné  un  siège  a  son  visiteur,  elle  lui  dit  : 

—  Nous  sommes  seuls,  je  puis  vous  parler.  Monsieurs,  veuillez  vous  as- 
seoir. 

Très  intrigué,  gêné  surtout  par  les  façons  de  cette  femme,  le  général 
obéissant,  s'assit. 

—  Général,  je  suis  parisienne,  vous  devez  au  moins  me  connaître  de  nom. 
Votre  famille  était  très  bien  avec  la  mienne.  Lorsque  chez  nous  on  voulait 


LE  FILS  D'ANTONY.  131 


donner  l'exomple  d'un  type  de  loyauté,  d'honneur,  on  citait  le  colonel  d'Hervey. 

—  Madame,  je  suis  confus,  balbutia  le  général.  En  effet,  j'ai  connu  la 
famille  du  Camp. 

Le  général,  seul  avec  cette  femme,  et  l'entendant  commencer  l'entretien 
de  la  sorte,  était  certainement  bien  plus  gêné  que  si  les  éclaireurs  de  sa  divi- 
sion étaient  venus  lui  signaler  l'ennemi.  En  présence  de  cette  femme,  sans  qu'il 
s'expliquât  pourquoi,  il  était  oppressé,  il  souffrait...  Se  domptant,  il  dit  brus- 
quement : 

—  Vous  aviez  quelque  chose  à  me  dire,  madame. 

—  J'ai  quitté  Paris  pour  avoir  avec  vous  cet  entretien,  j'ai  été  à  Stras- 
bour,  vous  veniez  de  partir,  je  vous  ai  suivi.  Jusqu'ici  vous  voyez  que  la  chose 
est  grave. 

—  Grave...  madame,  et  dangereuse...  car  l'endroit  où  je  me  rendais  devait 
être  caché. 

—  Je  n'ai  rien  consulté;  le  danger  m'importe  peu.  Il  s'agissait  de  votre 
honneur  et  de  ma  tranquillité. 

—  Que  dites-vous  là,  madame?  fit  le  général  d'Hervey,  se  levant  au  mot 
d'honneur  comme  au  clairon  d'appel... 

—  Je  répète,  monsieur  d'Hervey,  qu'il  s'agit  de  votre  honneur;  si,  depuis 
près  d'un  mois  je  cours  après  vous,  si  je  vous  dis  mon  nom,  c'est  que  ce  que 
j'ai  à  vous  dire  est  grave  et  que  j'en  prends  toute  la  responsabilité. 

—  Parlez,  madame. 

—  D'abord,  je  dois  vous  dire  les  motifs  qui  me  dirigent;  vous  n'auriez  pas 
€onfîance  en  moi,  si  je  vous  disais  que  c'est  le  seul  souci  de  votre  honneur 
qui  me  dirige...  C'est  mon  amour  et  c'est  ma  haine. 

Le  colonel  souffrait,  c'était  visible,  il  passait  la  main  sur  son  front  pour  en 
chasser  les  noires  pensées  qui  troublaient  son  cerveau.  En  présence  de  cette 
femme,  il  avait  peur...  peur  de  quoi?  Il  eût  été  embarrassé  pour  le  dire.  Et 
cependant,  sa  vue  faite  rà  l'obscurité  de  la  chambre,  lui  permettaic  do  voir 
celle  qui  lui  parlait,  dont  le  visage  était  loin  d'inspirer  de  tristes  idées. 

M'""  du  Camp  était  fort  belle,  elle  paraissait  âgée  de  trente  à  trente-deux 
ans,  grande,  gracieusement  élancée,  la  taille  souple  mais  non  mince,  cette 
liideur  des  femmes  sans  goût,  qui  trouvent  une*  beauté  dans  l'étroitesse  de 
leur  ceinture;  la  taille  était  souple,  disons-nous,  ronde  et  élégamment  propor- 
tionnée à  l'ampleur  des  hanches. 

Elle  était  presque  brune;  les  cheveux,  noirs  à  la  lumière,  avaient  des  tons 
roux  à  l'éclat  du  jour.  Les  yeux  brun-vert  semblaient  noirs  sous  les  longs  cils 
qui  leur  jetaient  leur  ombre,  sa  bouche,  sévère  en  ce  moment,  avait  d'ordi- 
naire un  malin  —  on  disait  aussi  un  méchant  sourire  —  entre  deux  fossettes 
provocantes  ;  le  nez  était  fin,  gai  de  ligne,  les  sourcils  étaient  bruns,  les  oreilles 
fines  étjiient  roses,  le  cou  blanc  et  gras  laissait  deviner  une  gorge  admirable. 
Bien  M\e,  élégante  dans  jsa  toilette  de  voyage,  on  sentait  à  son  air,  à  sa  raine, 
on  devinait,  à  ses  allures,  une  nature  distinguée.  Tout  cela  cLait  chunuant; 


132  -        LE  FILS  D'ANTON  Y. 


mais  ce  qui  troublait  l'harmonie  de  ce  beau,  c'était  le  bislre  qu'avait  amené 
l'insomnie  autour  des  yeux,  l'éclat  faux  du  regard,  le  continuel  mordillement 
des  lèvres. 

Elle  était  belle,  on  aurait  dû  L'adorer;  on  la  craignait. 

Tout  à  coup,  plaçant  ses  deux  mains  sur  la  table  devant  le  général,  comme 
si  elle  prenait  le  parti  de  brusquer  tout  pour  en  finir  plus  vite,  coûte  que  coûte,, 
elle  dit  : 

—  Monsieur  d'Hervey,  j'aime  Antony... 

—  Et  que  venez-vous  me  raconter?...  fit  le  général,  qui  devint  toute  rouge. 
Il  venait  de  comprendre  pourquoi  il  s'agissait  de  son  honneur:  c'était  le  scan- 
dale qu'il  avait  fui  à  Paris  qui  venait  le  poursuivre  là...  Mais,  comme  surpris,, 
il  restait  un  peu  suffoqué,  bien  vite,  tout  d'une  haleine  la  baronne  du  Camp 
continua  : 

—  J'aime  Antony,  qui  est  amoureux  de  votre  femme.  Mme  d'Hervey  n'a 
pas  repoussé  Antony,  au  contraire,  et  il  y  a  six  mois  il  était  avec  elle  à  Itten- 
heim.  Je  vous  ai  écrit  tout  cela..,  oui,  c'est  moi  qui  vous  écrivais. 

—  Madame,  taisez- vous,  taisez-vous!  suffoquait  le  général,  si  vousn'étiez^ 
une  femme,  je... 

—  Je  défends  votre  honneur  contre  vous...  on  vous  trompe...  vous  doutez... 
lisez  d'abord  et  j'achèverai  ensuite. 

—  Et  elle  jeta  sur  la  table  trois  lettres...  Le  baron  d'Hervey  parut  épou- 
vanté devant  ce  mouvement,  il  regardait  la  femme  et  il  n'osait  prendre  les 
lettres  ;  à  cette  heure,  il  avait  véritablement  peur... 

—  Mais  lisez  donc,  général  ! . . . 

Le  vieux  soldat  prit  une  des  lettres,  il  y  jeta  les  yeux,  il  eut  un  cri  sourde 
puis  un  tremblement  le  secoua,  il  devint  pâle,  et  il  retomba  sur  son  siège,  écrasé 
anéanti,  tenant  toujours  dans  la  main  la  lettre  dans  laquelle  il  venait  de  voir 
la  preuve  que  sa  femme  le  trompait  ;  il  était  lugubre,  le  pauvre  vieux  brave, 
et  quiconque  l'aurait  vu  ses  yeux  mouillés,  la  tête  basse,  le  corps  comme  ava- 
chi, lui  aurait  porté  secours.  Mais  la  baronne  du  Camp  voulait  achever  son 
œuvre,  et  elle  n'avait  pas  espéré  que  cela  irait  si  bien  :  elle  avait  redouté  la 
colère,  les  cris...  Au  contraire,  comme  toutes  les  natures  violentes,  qu'un 
rien  fait  agir,  et  qu'un  grand  danger  abat.,.,  le  général  était  écrasé,  il  ne  trou- 
vait que  des  larmes.  La  baronne  continua  : 

—  Vous  me  croirez  maintenant.  Eh  !  bien  monsieur  d'Hervey,  voici  la  vérité  : 
c'est  depuis  six  mois,  lorsque  je  vous  l'ai  écrit,  que  Mme  d'Hervey  est  la  maî- 
tresse d'Antony,  et  aujourd'hui  l'on  se  moque  de  vous.  La  scène  de  Paris  n'a- 
vait d'autre  but  que  de  relever  la  réputation  de  Mme  d'Hervey  compromise,  la 
blessure  n'était  qu'une  plaisanterie  nécessaire  à  lui  permettre  d'aller  jouer  la 
malade  en  Italie  :  comédie  tout  cela,  monsieur  d'Hervey,  comédie  1 

Le  vieux  soldat  ne  répondait  rien,  le  visage  dans  ses  mains  il  sanglotait. 

—  Voici  ce  que  je  viens  vous  dire,  général:  il  y  a  près  d'un  an  que  vous 
n'aviez  habité  Paris  avec  Mme   d'Hervey  ;   Et  bien  !  Mme  d'Hervey  est  partie 


LE  FILS  D'ANTONY.  ia3 


avec  sa  sœur  en  Italie  :  là  dans  un  village  perdu,  votre  femme  compte  accou- 
cher secrètement. 

—  Le  général  d'Hervey  releva  la  tête;  l'œil  hagard,  la  houche  demi-ou- 
verte, suffoquant  il  dit:  Ah!...  ah  !... 

On  eût  pu  croire  qu'il  devenait  fou.  La  baronne  continuait: 

—  Mme  d'Hervey  est  enceinte  de  six  mois,  général  —  depuis  l'équipée  du 
mariage,  1  arrêt  à  Itteinheim...  Voilà  ce  qu'à  fait  celle  qui  porte  votre  nom. 

Le  général  était  retombé,  anéanti,  ses  deux  coudes  sur  ses  genoux,  le  visa;,  e 
dans  ses  mains.  La  baronne  du  Camp  répétait  ce  qu'elle  venait  de  dire,  a 
phrase  entière...  en  la  ponctuant,  comme  on  parle  à  un  enfant  qui  comprend 
mal.  Le  vieux  soldat  ne  bougeait  pas,  et  elle  observa  qu'il  ne  pleurait  plus. 

La  baronne  pouvait  parler,  le  vieux  soldat  n'entendait  plus;  serrant  sa  tète 
dans  ses  mains,  on  eût  pu  croire  qu'il  craignait  qu'elle  n'éclatât.  Sous  ce 
crâne  la  tempête  grondait.  Oh  !  les  sombres  pensées  qui  traversaient  son 
cerveau  1  —  Il  avait  la  preuve  qu'il  était  ridicule;  lui,  le  vieux  Lrave,  l'homn  e 
du  devoir,  il  était  grotesque  !  Il  était  de  petite  noblesse,  raai&  ses  pères  étaient 
des  vaillants  qui  avaient,  avec  leur  sang,  donné  de  l'éclat  à  leur  blason,  toute 
une  famille  de  gensd'épée;  c'était  au  ministère  de  la  guerre  qu'il  fallait  aller 
chercher  leurs  actes  de  décès  :  ils  étaient  morts  à  l'ennemi  !  Ce  nom  respecîé 
dans  Tarmée,  honoré  de  tous,  il  faisait  rire  maintenant  les  jeunes  dandys  du 
boulevand  de  Gand...,  et  entre  les  doigts  qui  pressaient  son  front,  on  voyait 
perler  la  sueur.  Lui  ridicule! 

Et  cela,  juste  au  moment  ou  il  atteignait  le  rêve  de  sa  vie  :  il  venait  d'être 
nommé  général,  et  il  était  choisi  par  ses  chefs  pour  mener  sa  division  au  feu... 
Et  en  riait  de  lui  là-bas  dans  le  faubourg  Saint-Honoré  !  Antony  était  libre,  il 
allait  peut-être  retrouver  sa  maîtresse  en  Italie...  Oh!  s'il  lui  avait  suffi  de- 
sauter  à  cheval  pour  retrouver  les  misérables!  11  aurait  ouvert  le  ventre  de 
l'une  et  brisé  le  crâne  de  l'autre...  Mais  qu'il  était  loin  d'eux!  Gela  était  impos- 
sible. Il  fallait  attendre.  Mais  on  ne  vit  pas  avec  la  honte,  une  honte  qui  s'aug- 
mente chaque  jour.  Il  fallait  à  tout  prix  que  de  cette  boue  son  nom  sortit  propre, 
respecté.  Que  faire  ? 

^  Il  cherchait,  le  malheureux  baron  d'Hervey  et,  à  mesure,  la  tête  s'enfonçait 
entre  ses  mains,  et  ses  ongles,  comme  s'ils  voulaient  fairejaillir  une  idée  de  son. 
cerveau,  labouraient  son  crâne. 

Dans  le  roman  et  au  théâtre  il  est  de  convention  de  faire  des  caractères 
absolument  tranchés  :  les  uns  terribles  :  les  traîtres  ;  les  autres  gais  :  les 
comiques  ;  les  autres  passionnés  :  les  jeunes  premiers  et  les  premiers  rôles  • 
et  pendant  tout  un  drame  les  pantins  passent  sans  jamais  démentir  l'étiquette 
du  rôle  q  ('ils  remplissent...  Cela  est  faux,  la  vie  modifie  à  chaque  instant  et  la 
nature  et  les  sentiments  des  hommes.  Tel  qui  est  bon  deviendra  assassin;  tel 
autre,  sans  cœur,  deviendra  grand  et  généreux...  Un  lâche,  insulté  devant 
celle  qu  il  aime,  deviendra  brave.  On  ne  naît  pas  entier,  on  se  transforme  sous^ 
des  influences,  et  le  malheureux  qui  fit  rire,  un  jour  fait  pleurer. 


134  LE  FILS  D'ANTONY. 


La  baronne  du  Camp  était  très-gênée  devant  l'anéantissement  du  vieux 
soldat,  cette  douleur  muette  l'effrayait.  Elle  avait  dit  tout  ce  qu'elle  voulait, 
elle  avait  fait  tout  le  mal  nécessaire^  elle  était  certaine  que  le  général  allait 
agir,  elle  était  donc  vengée,  et,  redoutant  un  éclat  lorsque  lie  baron  d'Hervey 
surmonterait  l'anéantissement  dans  lequel  ses  révélations  Tavaient  plongé, 
elle  se  disposait  à  se  retirer,  elle  prenait  sur  le  fauteuil  son  écharpe,  elle  avait 
rattaché  son  chapeau,  elle  allait  mettre  ses  gants  et  partir  sur  la  pointe  des 
pieds,  laissant  le  général  à  ses  pensées. 

Lorsque  tout  à  coup  le  vieux  soldat  releva  la  tête.  Il  était  pâle,  ses  joues 
étaient  mouillées;  il  les  essuya  d'un  revers  de  main  et  lissa  ses  moustaches. 
D'un  mouvement  brusque  il  prit  les  lettres  qu'avait  apportées  la  baronne  <iu 
€amp,  il  les  chiffonna  et  les  enfonça  dans  sa  poche,  —  puis,  d'une  voix  étrange, 
ildit: 

—  Madame,  je  vois  que  vous  allez  vous  retirer;  —  permettez-moi,  avant 
de  vous  remercier  de  l'intérêt  que  vous  me  portez,  —  de  vous  dire  que  votre 
affection  pour  ma  famille  vous  a  peut-être  un  peu  égarée. 

La  baronne  du  Camp  était  restée  toute  décontenancé 3  de  surprise  ;  elle  le  fut 
plus  encore  de  ce  qu'elle  entendait  et  surtout  du  ton  singulier  avec  lequel  le 
général  parlait. 

Pour  qui  avait  connu  le  général  d'Hervey,  ce  n'était  plus  le  même  homme. 
Droit  et  hautain,  un  sourire  méprisant  sur  les  lèvres,  le  regard  un  peu  voilé,  il 
parlait  lentement,  pesant  chaque  mot  ; 

—  Je  vous  ai  religieusement  écoutée,  madame  ;  j'ai  de  grands  ennemis  que 
vous  avez  cru,  —  les  mêmes  qui  m'ont  obligé  à  aller  chercher  ma  femme  à 
Paris  pour  faire  taire  leurs  médisances.  M.  Antony  est  un  de  nos  bons  amis, 
qui  aime  ma  femme  comme  un  frère.  Ces  lettres  sont  fausses  !  Je  connais  son 
écriture  :  elles  ne  sont  pas  de  lui... 

La  baronne,  bouleversée,  allait  parler.  Le  général  lui  dit  sèchement. 

—  Je  vous  ai  écouté...  Madame.  —  Écoutez -moi.  —  Je  suis  certain  de  ce 
que  je  dis.  Je  connais  cette  infamie  du  voyage  de  M™^  d'Hervey  arrêtée  à 
Ittenheim  par  M.  Antony.  —  On  m'a  écrit.  —  Vous  venez  de  me  dire  que  c'était 
Yous.  —  Je  le  regrette  et  vous  pardonne.  —  Vous  avez  été  trompée,  je  suis 
heureux  de  rétablir  la  vérité.  —  M""^  d'Hervey  ne  s'est  pas  arrêtée  à  Ittenheim 
avec  M.  Antony,puisque  c'est  à  Ittenheim  que  je  l'attendais;  à  cause  du  manque 
de  chevaux,  nous  avons  passé  la  nuit  ensemble  à  l'auberge.  —  Elle  a  passé 
quelques  jours  avec  moi  à  Strasbourg  et  nous  sommes  revenus  ensemble  à 
Paris  secrètement.  Pour  moi,  c'était  un  ordre  :  j'allais  établir  au  ministère 
le  plan  que  je  viens  exécuter  ici.  Ma  présence  à  Paris  devait  être  ignorée  de 
tous. 

C'est  sur  ce  système  que  les...  médisants  ont  bâti  les  relations  criminelles 
que  vous  venez  me  révéler...  C'est  de  cette  époque  que  M™"  d'Hervey  est  en- 
ceinte, comblant  mes  vœux,  car  je  voudrais  avoir  un  fils...  C'est  sur  mon 
conseil  que  M"'  d'Hervey,accompagnée  de  sa  sœur  et  de  sa  fîlle,est  allée  faire 


LE  FILS  D'ANTONY.  13; 


ses  couches  en  Italie.  Moi,  le  service  m'attache  ici,  mais  le  docfeur  Olivier 
doit  la  soigner  et  me  tenir  au  courant  de  son  état...  Enfin,  madame,  je  suis 
épouvanté  de  ce  qu'on  peut  inventer  dans  ce  monde  de  Paris  sur  une  honnête 
femme.  Je  suis  resté  quelques  minutes  écrasé  sous  ces  calomnies,  et  je  suis 
charmé  que  votre  bonté,  votre  affection  désintéressée  vous  aient  amenée  à  me 
faire  ces  confidences,  car  je  puis  ainsi  rétablir  la  vérité,  —  et  elle  tient  toute 
dans  une  phrase  :  M''-^  d'Hervey  est  enceinte,  et  je  suis  allé  à  Paris  la  chercher 
pour  la  reconduire  vers  l'Italie  et  lui  faire  mes  adieux  avant  mon  départ, 
—  et  pour  convenir  surtout  du  lieu,  qu'elle  allait  choisir  pour  faire  ses 
couches. 

La  baronne  s'était  peu  à  peu  remise  et  elle  regardait  le  général  avec 
stupéfaction,  ne  comprenant  absolument  rien  à  ce  qu'il  disait,  se  demandant 
s'il  n'était  pas  subitement  devenu  fou,  car  il  lui  semblait  impossible  qu'un 
homme  pût  se  tromper  ou  mentir  ainsi.  Elle  objecta  timidement  : 

—  Mais,  général,  en  vous  parlant  ainsi  que  je  l'ai  fait,  je  ne  suis  que  l'écho... 
Vous  vivez  loin  de  Paris,  vous  n'entendez  pas... 

—  Permettez,  madame.  Je  viens  de  vous  dire  la  vérité  et  je  n'ai  jamais  permis 
à  personne  de  douter  de  ma  parole.  Ceux  qui  en  douteraient,  je  leur  casserais 
la  tête...  Les  homnies  qui  savent  ce  qu'est  l'honneur  se  tairont,  les  femmes... 
les  femmes,  je  les  fouetterai...  L'enfant  de  M""^  d'Hervey,  sachez-le  bien,  est  le 
mien.  Il  n'y  a  dans  notre  famille  que  des  gens  d'honneur...  Dites  à  ceux  qui 
en  doutent  que  je  suis  prêt  à  leur  répondre.  Madame,  j'ai  l'honneur  de  vous 
saluer. 

Il  allait  se  retirer  ;  se  retournant,  il  ajouta  : 

—  Vous  pouvez  coucher  avec  Antony  —  il  n'est  qu'à  vous  —  vous  perpétuerez 
sa  race  de  bâtard  ;  —  j'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 

E[,  droit  et  r^ide,  il  sortit,  laissant  la  baronne  toute  bouleversée,  la  face 
rouge  de  la  dernière  phrase  qui  l'avait  souffletée  comme  un  coup  de  cra- 
vache. 

Le  général  descendit  l'étroit  escalier  en  s'appuyant  au  mur.  11  lui  semblait  à 
chaque  pas  qu'il  allait  défaillir,  il  avait  hâte  de  se  trouver  près  de  son  hussard- 
Celui-ci,  en  voyant  paraître  son  chef,  parut  surpris  ;  il  le  regardait  étourdi,  et, 
le  voyant  trébucher,  il  lui  demanda  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  général,  qu'avez-vous ? 

—  Rien,  mon  ami,  rien...  une  faiblesse.  Laisse-moi  m*appuyer  sur  ton 
épaule,  et  partons  vite. 

Vernet  était  tout  décontenancé  devant  son  général.  Il  l'appelait  :  «  Mon 
ami  !  »  ;  il  ne  jurait  pas  ;  il  était  tout  pâle  ;  il  devait  être  bien  malade.  C'est 
très  inquiet  qu'il  lui  tendit  l'épaule.  Ils  marchèrent  vite.  En  arrivant,  le 
maréchal  des  logis  vit  deux  grosses  larmes  gux  les  joues  du  baron 
d'Hei^ey. 

—  Général,  vous  souffrez...  vous.,, 

—  Assez,  nom  de  Dieu  l... 


136  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


Yernet  se  tut. 

Le  général,  lorsqu'il  fut  chez  lui,  chassa  son  fidèle  serviteur,  s'enferma,  et, 
assuré  qu'il  était  seul,  se  laissa  tomber  avec  accablement  sur  le  divan.  Alors, 
s'abandonnant  à  sa  douleur,  n'étant  plus  obligé  de  mentir  pour  ceux  qui  pou- 
vaient l'observer,  il  sanglota.  Oh!  le  pauvre  homme I  il  était  navrant  à  voir. 
Ce  qu'il  se  refusait  à  croire  était  vrai,  sa  femme  le  trompait...  sa  femme  allait 
mettre  au  monde  un  enfant  qui  n'était  pas  de  lui,  cet  enfant  allait  dans  une 
même  affection  unir  les  deux  misérables  :  la  femme  et  l'amant...  Non,  cela 
était  impossible...  il  allait  désormais  vivre  avec  le  ridicule  de  passer  pour  un 
mari  aveugle,  complaisant  peut-être;  ahl  cela  était  plus  épouvantable...  Non. 
non,  il  fallait  qu'il  trouvât  un  moyen  de  sauver  son  nom.  Et  lorsque  les  larmes 
se  séchèrent  sur  ses  joues,  prenant  son  front  dans  ses  mains,  il  semblait  vouloir 
en  faire  jaillir  une  idée.  Il  resta  toute  la  demi-journée  à  se  tordre  sur  le  grand 
divan  La  seule  chose  qui  aurait  pu  calmer  sa  rage  et  son  désespoir  :  la  ven- 
geance, était  impossible,  il  était  condamné  à  subir;  le  châtiment  des  coupables 
serait  trop  tardif  pour  être  utile.  Il  devait  accepter  la  situation  telle  qu'elle 
était,  la  faire  tourner  au  profit  de  son  honneur  et  la  faire  servir  à  sa  vengeance  ; 
pour  cela,  il  fallait  le  sacrifice  de  sa  vie.  Il  était  prêt,  le  brave  général,  il 
ne  pouvait  vivre  pour  accepter  la  vie  commune  avec  une  femme  qui  l'avait 
trompé 

Mon  Dieu  I  qu'il  avait  souffert  devant  cette  misérable  femme,  lui  le  vieux 
soldat,  lorsque  pour  sauver  l'honneur  le  son  nom,  il  avait  menti  I  C'est  pour 
affirmer  ce  mensonge  qu'il  était  résolu  à  mourir. 

Quand  il  se  releva,  il  se  regarda  dans  une  glace.  Ses  joues  étaient  pâles,  ses 
yeux  rouges,  on  voyait  qu'il  avait  pleuré  ;  il  prit  de  l'eau,  qu'il  se  passa  sur  la 
figure,  puis,  avec  un  soin  extrême,  il  lissa  ses  cheveux,  ses  moustaches;  il 
était  pâle, il  se  frotta  les  joues.  Quand  il  crut  avoir  fait  disparaître  sur  sur  visage 
les  traces  des  heures  douloureuses  qu'il  venait  de  passer,  il  sonna  Vernet. 
Celui-ci,  en  voyant  son  chef  souriant  et  tout  changé,  manifesta  la  même  surprise 
qu'il  avait  montrée  quelques  heures  auparavant  en  le  voyant  tout  bouleversé, 
et  il  dit  : 

—  Ah  !  mon  général,  vous  avez  bien  fait  de  vous  reposer  quelques  heures, 
maintenant  vous  êtes  tout  à  fait  remis... 

—  J'étais  fatigué,  je  ne  suis  pas  encore  habitué  à  ce  singulier  climat. 

—  C'est  un  pays  où  il  fait  bon...  Vous  savez  que  dans  ce  temps-ci  on  mange 
des  fraises  et  des  melons... 

—  Vernet  !   * 

—  Général  I 

—  Tu  vas  préparer  là-haut  tout  ce  qu'il  faut  pour  écrire. 

—  Bien,  mon  général. 

—  Tu  monteras  au  deuxième  étage  du  palais  en  face,  tu  iras  à  la  prévoté, 
tu  demanderas  à  l'adjudant  Collin  un  code  français. 

—  Un  coq  français  ?  fit  Vernet. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


137 


L'expéd'tiou  qui  devait  durer  <|uiiize  jours  mituu  mois.  (Page  ilO.) 


«-  Un  code,  nom  de  Dieu  d'imbécile  I 

—  Ne  vous  fâchez  pas,  mon  général,  j'ai  compris. 

—  Va  I 

Le  général  d'Hervey  affectait  de  sourire;  il  se  leva,  jeta  un  manteau  sur  ses 
épaules.  La  nuit  tombait,  il  sortit,  se  dirigeant  vers  la  mer;  il  étouffait,  le  mal- 
heureux, il  avait  besoin  du  grand  air!  V-eriiet,  dès  qu'il  M  sorti,  hocha  la  lôte 
en  disaiit: 

18 


138  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  II  y  a  quelque  chose  de  peu  naturel.  C'est  drôle  comme  les  grades  chan- 
gent  un  homme;  moi  je  suis  toujours  le  même...  tous  ces  gens-là  sont  des 
ambitieux,  jamais  satisfaits. 

Le  général,  en  se  promenant  devant  le  port,  vit  passer  la  baronne  du 
Camp.  Il  pressa  le  pas  et  remonta  son  manteau,  évitant  d'être  reconnu,  etiL 
grommela  : 

—  C'est  à  ce  démon  que  je  dois  le  malheur. 

Il  se  promena  une  grande  partie  de  la  nuit,  s'abandonnant,  parce  qu'il 
savait  qu'il  n'était  pas  observé,  ayant  des  accès  de  rage,  puis  des  accablements 
qui  s'augmentaient  de  sanglots  désespérés.  A  un  moment  il  s'arrêta  pour  dire  : 

—  Si  j'étais  à  Paris,  je  n'oserais  sortir  dans  la  rue  que  si  je  les  avais  tués 
tous  les  deux.  Oh!  mais  je  me  vengerai,  je  me  vengerai...  Il  faudra  que  l'en- 
fant tue  son  père  I...  Oh  !  n'espérez  pas  que  vous  vivrez  heureux,  vautrés  dans 
votre  honte  !  A  elle,  l'éternelle  condamnation,  la  honte, —  ou  toute  une  vie  de 
repentir  et  de  remords...  A  lui,  le  mépris  et  la  haine  de  son  enfant. 

Et  farouche,  sombre,  il  rentra  à  i'état-major,  où  logeaient  tous  les  officiers- 
supérieurs. 

Vernet  attendait  son  maître;  lorsqu'il  entra,  il  lui  montra  le  bureau  et  lui 
dit  : 

—  Mon  général,  voici  le  Code  français  que  vous  m'avez  demandé.  L'adju- 
dant a  cru  que  je  me  trompais,  il  m'a  donné  l'Annuaire  en  même  temps... 

—  C'est  bien,  va  te  coucher. 

—  Mais  vous  avez  encore  besoin  de  moi  pour  vous  déshabiller;  vous  avez 
à  travailler,  j'attendrai. 

Et  le  brave  garçon  paraissait  bien  décidé  à  rester  près  de  son  général. 
Vernet  trouvait  à  son  maître  un  air  qu'il  ne  lui  avait  jamais  vu  ;  il  était  inquiet^ 
et  malgré  l'ordre  du  général  qui  lui  dit  : 

—  Va  te  coucher,  et  demain  de  bonne  heure... 

—  Le  maréchal  des  logis  Vernet  se  retira,  frappa  fortement  des  pieds  après 
avoir  fermé  la  porte  pour  prouver  à  son  général  qu'il  obéissait;  puis,  aussitôt, 
s?  déchaussant,  il  revint  sur  la  pointe  du  pied  et  il  s'étendit  devant  la  porte. 

—  Non,  il  a  quelque  chose,  je  ne  le  quitte  pas,  et  au  premier  appel  je  suis 
à  lui. 

Vernet,  avant  de  s'étendre,  regarda  par  le  trou  de  la  serrure  :  il  \it  le- 
général  qui  lisait  attentivement  le  livre  qu'il  avait  été  chercher  le  Code.  Alors 
le  hussard  se  coucha  plus  tranquille,  en  pensant  : 

—  Il  est  tourmenté  à  cause  de  l'entrée  en  campagne,  cet  homme;  tout 
s'explique,  il  ne  connaissait  pas  ça.  Ce  Code  français  doit  être  une  théorie 
pour  les  généraux  en  expédition.  Il  va  travailler,  et  il  s'endormira.  On  peut 
être  tranquille. 

Et  Vernet,  plus  calme,  s'endormit. 

Toute  la  nuit,  le  baron  d'Hervey  écrivit  :  un  testament,  une  lettre  à  sa 
femme,  une   lettre  très  courte  qu'il  mit  sous  enveloppe  et  scella  de  trois 


LE  FILS  D'ANTONY.  •    139 


cachets  à  ses  armes  sur  le  chaton  de  sa  bngue;  il  glissa  cette  lettre  dans  l'en- 
veloppe avec  son  testament  ;  puis  trois  autres  lettres  encore.  Gela  t'.iit,  il  s'éten- 
dit sur  le  divan.  C'est  vainement  qu'il  chercha  le  sommeil  ;  si  Vernet  n'avait 
dormi,  il  aurait  entendu  son  chefgômir  et  pleurer.  Au  malin,  lor:>que  Vernet 
vint  réveiller,  il  était  d'^à  debout.  11  prit  les  lettres  écrites  la  nuii  et  se  rendit 
à  la  poste;  il  chargea  toutes  ses  lettres;  puis,  plus  calme  d'apparence,  il 
revint  chez  lui. 

A  neuf  heures  du  matin,  la  division  du  général  d'Hervey  se  mettait  en 
marche.  A  un  ami  intime  qui  était  venu  lui  serrer  la  main,  le  baron  d'Hervey 
avait  dit  : 

11  faut  que  je  t'embrasse,  je  crois  que  je  n'en  reviendrai  pas...  Mdis  ça  se 
passera  crânement. 


CHAPITRE  III 
EN  ayant! 


Le  général  d'Hervey  dirigeait  sa  division  sur  Blidah;  c'était  plutôt  une 
marche  qu'une  expédition,  car  à  mesure  que  nos  éclaireurs  étaient  signalés 
les  Arabes  fuyaient. 

Alger  avait  été  pris  par  les  troupes  françaises  le  5  juillet  1830  —  deux  ans 
avant  notre  récit.  —  La  régence  barbaresque  dont  Alger  avait  été  la  capi- 
tale était  formée,  outre  la  province  d'Alger,  de  trois  beyliks  :  Titery  au  sud, 
Oran  à  l'ouest,  Constantine  à  l'est.  La  force  des  choses  voulait  qu'Alger,  res- 
tant en  notre  possession,  notre  domination  s^é tendît  insensiblement  pour  rem- 
placer celle  des  Turcs  remplacée  dans  son  centre.  Le  bey  d'Oran  se  soumit 
de  plein  gré,  immédiatement  après  l'occupation  d'Alger,  à  la  suite  de  la  petite 
expédition  de  Titery  ;  le  bey  se  rendit  au  maréchal  Clauzel  —  celui  qui  avait 
salué  général  le  colonel  d'Hervey. 

u  Cependant,  maître  de  quelques-unes  des  villes  les  plus  importantes,  les 
Français  n'eurent  guère  d'action  sur  les  populations  nomades  des  campagnes, 
qui,  délivrés  du  joug  des  Turcs,  s'abandonnèrent  patriotiquement  au  sentiment 
de  la  nationalité,  qu'un  homme  de  cœur  et  de  génie,  Abd-el-Kader,  sut  exploi- 
ter contre  nous  dès  1831...  C'est  alors  que  fut  décidée  l'expédition  de  Blidah, 
où  tous  les  rebelles  s'étaient  réfugiés.  Le  maréchal  Clauzel  dirigeait  l'expé- 
dition, et  le  général  d'Hervey  allait  trouver  là,  pour  ses  épaulettes,  le  bap- 
tême du  feu.  » 

Nous  demandons  pardon  aux  lecteurs  de  ces  quelques  lignes  d'histoire  mo- 
derne, et  nous  rentrons  dans  notre  action. 


140  LE  FILS  D'ANTONY. 


Blidah  est  situé  au  pied  du  petit  Atlas,  c'est  un  pays  fertile.  La  route  était 
rude,  mais  belle,  surtout  pour  un  étranger.  Le  général,  cependant,  écoutait  à 
peine  ses  guides,  il  admirait  peu  cette  flore  inconnue  pour  lui;  il  suivait,  sur 
son  petit  cheval  arabe,  la  longue  route  poudreuse,  sans  remarquer  les  jardins, 
les  champs  plantés  de  caroubiers,  de  figuiers,  de  mimosas  et  d'orangers  ;  pas 
un  regard  pour  les  plantes  étranges  qui  bordaient  la  route,  pour  ces  bois  de- 
citronniers  et  d'orangers  qu'il  traversait.  Le  ciel  était  resplendissant,  le  soleil 
superbe,  les  cigales  chantaient,  les  herbes  se  tordaient  et  craquaient  sous  le 
soleil,  tout  était  gai  dans  la  nature...  Sur  la  route,  marchaient  un  peu  à  l'aban- 
don les  soldats  débraillés,  gais,  pleins  d'entrain,  encore  tout  chauds  des  der- 
niers combats  victorieux  qu'ils  avaient  livrés  ;  ils  chantaient...  on  était  loin  de 
l'ennemi.  Pour  arriver  à  Blidah,  il  fallait  au  moins  dix  jours,  mais  l'ordre 
de  concentration  en  donnait  quinze,  prévoyant  les  combats  d'escarmouches. 
Les  soldats  étaient  donc  tranquilles,  l'expédition  s'annonçait  bien,  et  le  géné- 
ral était  triste. 

Le  deuxième  jour  de  marche,  le  soir  sous  la  tente,  un  colonel  l'observa 
affectueusement;  le  général  d'Hervey  lui  serra  la  main,  et  l'assura  qu'il  souf- 
frait depuis  quelques  jours  :  il  s'était  rouillé  dans  l'inactivité  de  .la  garnison, 
à  Strasbourg.  Mais,  ennuyé  de  l'observation,  il  se  transforma. 

S'il  voulait  arriver  au  but  qu'il  se  proposait,  il  était  nécessaire  qu'on  ne 
remarquât  rien  en  lui  d'anormal,  il  était  condamné  à  être  le  même;  il  lui  fallut 
lanuitpour  en  prendre  son  parti.  Le  lendemain,  le  général  était  radieux.  Ver- 
net  en  était  étourdi  ;  son  maître  jurait  et  sacrait  comme  un  démon,  mais  tou- 
jours en  riant. 

A  partir  du  quatrième  jour,  le  général  fut  plus  occupé.  A  chaque  instant, 
des  groupes  d'Arabes  nomades  étaient  signalés  et  des  coups  de  feu  étaient 
échangés.  L'homme  devait  ne  plus  penser  à  lui  et  agir  en  soldat. 

Trois  divisions  étaient  en  marche,  qui  devaient  arriver  en  même  temps  à 
Blidah.  A  compter  du  cinquième  jour,  les  colonnes  devaient  correspondre,  et 
cela  occupa  le  général  et  atténua  un  peu  les  pensées  sinistres  qui  le  tourmen- 
taient Le  maréchal  Glauzel,  qui  dirigeait  les  colonnes  du  milieu,  était  un  peu 
en  arrière.  On  dut  attendre  un  jour  au  campement.  Ce  jour,  les  officiers  s'avi- 
sèrent d'organiser  une  fête,  et  le  général  d'Hervey  dut,  de  force,  se  divertir. 

A  mesure  qu'on  avançait,  les  attaques  devenaient  plus  fréquentes.  Il  était 
visible  que  les  défenseurs  de  Blidah,  prévenus  de  l'expédition  dirigée  contre 
eux,  avaient  placé  entre  la  Petite  Ville  —  Blidah  en  arabe  —  et  Alger  des  no- 
mades qui  n'avaient  d'autre  mission  que  de  se  retirer  à  mesure  que  les  Fran- 
çais s'avançaient  en  signalant  leur  marche. 

L'expédition,  qui  devait  durer  quinze  jours,  mit  un  mois  à  arriver  sous  les 
murs  de  Blidah. 

A  mesure  que  le  temps  passait,  le  général  était  plus  inquiet;  seulement,  à 
l'état-major  on  recevait  des  nouvelles  de  France,  et  le  général  n'avait  reçu 
aucune  réponse  aux  lettres  qu'il  avait  envoyées  en  France.  Ces  réponses,  il 


LE  FILS  D'ANTONY.  141 


ne  fallait  pas  plus  de  quinze  jours  pour  qu'elles  arrivassent  en  Algérie.  Un 
jour  il  pensa  à  envoyer  Vernet  à  Alger.  C'était  une  distance  de  quarante-huit 
kilomètres  à  franchir.  Avec  un  cheval  arabe,  Vernet  pouvait,  partant  le  matin, 
être  revenu  le  lendemain  dans  la  journée.  Il  allait  le  faire  lorsque,  les  divir 
sions  ayant  fait  leur  jonction,  le  maréchal  Clauzel  fit  appeler  ses  géné- 
raux. 

Le  baron  d'PIervey  se  rendit  à  l'ordre  ;  un  capitaine  d'état-major  lui  dit  : 

—  Général,  nous  avons  reçu  le  courrier  de  France,  il  y  a  une  grosse  cor- 
respondance pour  vous. 

—  Ah  !  fit  avec  un  soupir  satisfait  le  général,  merci,  capitaine  ! 
Et  il  envoya  aussitôt  Vernet  chercher  ses  letlr^s. 

Le  maréchal  offrait  le  café  à  ses  officiers  ;  on  resta  tard  ;  il  avait  décidé 
que  le  lendemain,  au  jour,  il  feraitune  excursion  autour  de  Blidah,  et  que  les 
chefs  de  corps  recevraient  les  ordres  dans  la  matinée. 

—  Messieurs,  je  compte  sur  vous,  ajouta  le  maréchal;  quelle  que  soit  la  dif- 
ficulté, il  faut  vaincre. 

—  Maréchal,  répondit  simplement  le  général  d'Hervey,  je  vous  demande 
la  faveur,  pour  le  baptême  de  mes  épaulettes,  de  choisir  ma  division  pour 
l'assaut. 

Le  maréchal  lui  prit  la  main  en  disant  : 

—  D'Hervey,  c'est  entendu. 

—  Merci... 

A  partir  de  ce  moment,  le  baron  sembla  tout  autre,  et  c'est  léger,  joyeux, 
que  le  soir,  tenant  dans  ses  mains  crispées  les  lettres  que  Yernet  venait  de 
lui  apporter,  il  regagna  sa  tente. 

Lorsque  Vernet  se  retira,  il  lui  dit  : 

—  Vernet,  debout  avantle  jour,  j'aurai  besoin  de  toi. 

Seul  chez  lui,  sous  la  tente,  le  général  dépouilla  sa  correspondance. 
Reconnaissant  l'écriture  de  sa  femme,  il  lut  cette  lettre  d'abord  :  elle  annon- 
çait que,  depuis  quinze  jours  elle  était  arrivée  à  Nice  ;  elle  occupait  une  villa 
sur  le  bord  de  la  mer  ;  son  état  de  faiblesse  l'avait  obligée  à  garder  la  cham- 
bre. Une  autre  lettre  de  sa  sœur,  écrite  huit  jours  après,  annonçait  l'arrivée 
à  Nice  du.  docteur  Olivier  Delaunay.  Sur  son  ordre,  M™«  d'Hervey,  pius 
malade,  avait  été  transportée  dans  un  petit  village,  entre  Nice  et  Cannes.  La 
vie  de  plaisir  de  Nice,  l'approche  du  carnaval,  c'était  le  bruit,  et  il  fallait  à  la 
blessée  le  calme. 

Le  colonel,  furieux,  froissa  les  lettres  ;  tout  le  monde  s'entendait  pour  le 
tromper.  Il  exclama  : 

—  Les  misérables  I  Heureusement,  mes  précautions  sont  prises. 

Il  continua  à  dépouiller  s*ticorrespondanae,  sembla  chercher  une  lettre  à 
laquelle  il  attachait  plus  d'importance  qu'aux  autres. 

Il  était  seul  dans  sa  tente;  le  silence  n'était  troublé  que  par  le  soldat  de 
faction  et  les  ronflements  du  planton,  couché  sur  une  natte  devant  l'entrée  de 


142  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


La  tente  ;  au  dehors,  tout  était  calme,  le  camp  dormait;  toutes  les  heures  on 
entendait  le  pas  cadencé  d'une  ronde,  toutes  les  minutes,  le  cri  — s'éloignant 
et  se  rapprochant  —  Sentinelles,  prenez  garde  à  vous  I 

Le  général  lisait  ses  lettres  —  une  petite  lettre  datée  de  Toulon  le  fit  bon- 
dir de  colère  ;  elle  était  nette  et  disait  beaucoup  de  mal  en  deux  lignes  : 

«  Cher  général, 
«  Suivant  votre  conseil,  je  vais  essayer  de...  causer  avec  Antony  ;  je  viens 
d'apprendre  qu'il  était  aux  environs  de  Cannes  avec  le  docteur  Delaunay.  On 
m'a  assuré  que  j'aurais  la  chance  de  rencontrer  M'"^  d'PIervey. 
«  Je  vous  adresse  mes  meilleurs  compliments. 

«  Votre  amie.  » 


Le  général  eut  un  mouvement  de  rage. 

—  L'odieuse  créature  !  fit-il  en  jetant  la  lettre. 

Une  autre  lettre,  qu'il  ouvrit,  était  de  son  notaire,  lequel  lui  déclarait  que 
bonne  note  était  prise  de  ses  ordres.  Il  allait  aviser  M"'^  d'Hervey  qu'il  désirait 
que  l'enfant  qui  devait  naître  portât  ses  prénoms.  Un  testament  du  général 
devait  (fille  ou  garçon)  lui  être  remis  lorsqu'il  atteindrait  sa  dix-septième 
année.  Tout  cela  devait  être  fait  dans  le  cas  où  il  arriverait  un  malheur  au 
général.  La  lettre  adressée  à  sa  femme  lui  fut  remise  aussitôt.  Ayant  lu  cette 
longue  lettre  que  nous  avons  succinctement  résumée,  le  général  parut  plus 
calme. 

La  dernière  lettre  qu'il  ouvrit  lui  fit  dire,  dès  qu'il  eut  jeté  les  yeux 
dessus  : 

—  Enfin,  maintenant,  je  suis  tranquille. 

La  lettre  était  du  notaire  de  Cannes.  Elle  assurait  le  général  que  ses  ordres 
seraient  exécutés.  Et  on  y  joignait  les  renseignements  qu'il  avait  demandés; 
ils  étaient  concis  et  se  résumaient  ainsi  :  une  dame,  voyageant  avec  sa  jeune 
fille  et  accompagnée  de  sa  sœur,  se  faisant  appeler  Adèle  de  Chambly,  était 
descendue  dans  une  villa,  sise  sur  le  bord  de  la  mer,  à  Cannes  ;  cette  dame 
allait  à  la  poste  chercher  des  lettres  adressées  à  M"'^  la  baronne  d'Hervey. 
C'était  donc  bien  Mme  d'Hervey  ;  la  sœur  senommait, ainsi  que  l'avait  demandé 
le  général,  Clara  et  l'enfant  Camille  :  l'erreur  n'était  pas  possible.  Un  doc- 
teur de  Paris,  M.  Olivier  Delaunay,  habitait  Nice  et  était  venu  la  voir  deux 
fois  seul.  Cette  dame  était  enceinte,  et  ses  couches  semblaient  proches.  Ainsi 
que  l'avait  recommandé  le  général,  on  la  veillait  :  le  jour  de  l'accouchement, 
le  notaire  muni  des  procurations  qu'il  avait  reçues  dans  la  lettre  mandataire 
du  général,  se  présenterait,  accompagné  de  l'officier  de  l'état  civil,  déjà  pré- 
venu, pour  reconnaître  l'enfant.  Selon  la  volonté  exprimée  par  le  général 
baron  d'Hervey,  l'enfant  resterait  avec  sa  mère,  qui  devrait  aussitôt  retourner 
à  Paris. 

Le  notaire  ajoutait  qu'ainsi  que  le  recommandaitle  général,  il  préviendrait 
la  mère  ce  jour  seulement  que  le  parrain  choisi  par  le  père  était  le  duc  d"Or- 


LE  FILS  D'ANTONY.  143 


léans,  lo  jeune  prince,  lorsqu'il  lui  avait  annoncé  la  situation  do  la  baronne, 
lui  ayant  fait  l'honneur  d'accepter. 

Cette  longue  lecture  terminée,  le  général  parut  plus  calme  ;  Ia  s'étendit  sur 
son  lit  de  camp,  et,  vainement,  essaya  de  dorm.ir. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  le  général  recevait  les  ordres.  Contraire- 
ment à  ce  qu'il  avait  espéré,  on  ne  devait  ce  jour  exécuter  que  des  mouve- 
ments partiels,  établir  les  corps  dans  les  positions.  L'attaque  était  encore  éloi- 
gnée ;  pour  engager  le  combat,  le  commandant  en  chef  attendait  des  en- 
vois. 

Le  vieux  soldat  fut  ennuyé  de  ce  retard  ;  l'expédition,  qu'il  croyait  devoir 
être  rapide  allait  s'éterniser.  Décidé  à  en  finir  vivement,  il  se  trouvait  obligé 
•  de  patienter,  et  c'étaient  autant  de  tourments  de  plus  ;  cela  allait  devenir  une 
douleur  aiguë,  lente,  la  souffrance  d'un  désespéré.  Et  il  devait  se  taire,  il  fal- 
lait qu'autour  de  lui  on  ne  vit  rien  de  ce  qu'il  endurait. 

Les  jours  succédèrent  aux  jours,  sans  amener  rien  de  nouveau.  Les 
t 'oupes  se  plaçaient  lentement...  Plus  d'un  grand  mois  se  passa  encore  pendant 
lequel  tous  les  dix  jours,  par  le  notaire  de  Cannes,  le  général  reçut  des  nou- 
velles de  sa  femme. 

Une  nuit,  le  général  lisait  la  lettre  qu'il  venait  de  recevoir.  —  On  lui  disait 
que  le  Docteur  Delaunay  était  venu  demeurer  dans  Cannes  ;  tous  les  jours  il 
se  rendait  à  la  villa  du  bord  de  la  mer.  Assurément  le  moment  était  proche. 
Le  général  compta  sur  ses  doigts  :  si  on  ne  lui  avait  pas  menti,  sa  femme  était 
enceinte  de  huit  mois,  —  à  l'heure  où  il  lisait  sa  lettre,  peut-être  était-elle 
dans  les  douleurs  de  l'enfantement.  A  cette  pensée,  une  sueur  froide  couvrit 
son  front,  une  pâleur  livide  s'étendit  sur  son  visage  ;  mais,  réagissant  aussitôt, 
il  dit  se  redressant  : 

—  Allons  !  allons  !...  il  faut  être  fort  jusqu'au  bout...  L'honneur  de  mon 
nom. 

Il  lui  sembla  qu'un  mouvement  se  produisait  dans  le  camp  silencieux.  Il 
entendit  le  qui-vive  des  sentinelles.  Il  se  leva  pour  voir  ce  qui  se  passait.  Un 
officier  d'ordonnance  lui  apporta  des  ordres.  Il  les  lut  aussitôt,  son  visage 
s'éclaira,  et  il  s'écria  : 

—  Enfin!...  C'est  bien,  capitaine...  Assurez  le  maréchal  que  ses  ordres 
seront  exécutés. 

On  devait  attaquer  au  point  du  jour.  Le  général  se  mit  aussitôt  à  sa  table  et 
écrivit  une  lettre  sur  l'enveloppe  de  laquelle  il  écrivit  : 

A  Madame  la  baronne  (V Hervey ^ 

Villa- Neptune^ 

à  Cannes. 

Il  écrivait  l'adresse  pour  la  première  fois.  Il  fit  porter  la  lettre  au  courrier 
par  un  planton  ;  puis  il  s'occupa  des  ordres.  Il  avait  fait  appeler  ses  officiers. 


144  LE  FILS  D'ANTONY. 


Chacun  ayant  reçu  l'ordre,  partit  à  son  poste.  Il  faisait  encore  nuit,  mais  de 
grandes  lignes  grises  s'étendaient  sur  le  ciel  ;  il  appela  Vernet,  et  quand  celui- 
ci,  déjà  réveillé  parle  va-et-vient  qu'il  entendait,  parut,  il  lui  commanda  gaie- 
ment :      .* 

—  Vernet,  il  faut  m'habiller,  c'est  aujourd'hui  que  nous  marchons;  mon 
uniforme  de  grande  tenue...  vite... 

—  Et  je  ne  vous  quitte  pas,  général,  car,  pour  baptiser  vos  épaulettes,  je 
suis  sûr  que  vous  allez  faire  des  imprudences. 

—  Tu  marcheras  près  de  moi...  il  faut  que  nous  arrivions  là-haut  les  pre- 
miers. 

—  On  y  sera,  mon  général,  répondit  joyeusement  le  hussard,  s'empressant 
d'habiller  son  chef. 

—  Une  demi-heure  après,  le  général  d'Hervey,  superbe  dans  son  uniforme 
brillant,  les  cheveux  frisés,  la  moustache  relevée,  les  mains  finement  gantées 
de  blanc,  se  présentait  en  souriant  au  milieu  de  ses  officiers  en  disant  : 

—  Allons,  messieurs,  voici  le  jour,  en  avant! 


CHAPITRE  IV 


LES  TOURMENTS  D  UNE  MERE 


Adèle  d'Hervey,  en  suivant  son  mari,  se  sauvait.  A  Paris  elle  avait  peur^ 
peur  de  tout,  du  scandale  qu'elle  devinait  autour  d'elle,  malgré  les  précautions 
prises,  de  ce  qui  pouvait  résulter  à  chaque  minute  d'une  révélation  par  un 
témoin,  un  valet,  de  l'interrogatoire  des  magistrats,  de  l'enquête  de  la  police. 
En  disant  à  son  amant  :  «  Tue-moi  »,  elle  espérait  la  mort  et  ne  s'occupait  pas 
de  ce  qui  restait  derrière  elle;  que  lui  importaient  les  preuves  !  Elle  mourait  pour 
attester  que  la  faute  tentée  n'avait  pas  été  commise.  Les  enquêteurs  pouvaient 
retrouver  le  chemin  parcouru  par  Antony,  c'était  à  lui  d'expliquer  les  moyens 
employés  pour  le  suivre. 

Mais  elle  vivait,  et  c'était  à  elle  que  les  policiers  allaient  venir  demander 
des  explications  sur  des  portes  si  facilement  ouvertes  ;  c'était  elle  qui  allait  se 
trouver  obligée  de  défendre  ce  qui  était  faux.  Elle  avait  peur  et  était  heureuse 
de  quitter  Paris. 

Ce  qui  l'épouvantait  plus  encore,  c'était  la  possibilité  de  se  retrouver  avec 
Antony  après  ce  qui  s'était  passé.  Il  fallait  choisir  :  ou  feindre  le  mépris,  la 
haine  même,  et  renoncer  à  le  voir  ou  supporter  l'accusation,  c'est-à-dire  affir- 
mer la  vérité. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


145 


Elles  avaient  été  suivies  par  une  femme.  (Page  149.) 


Assurément  Adèle  adorait  Antony,  mais  l'heure  de  folié,  d'ivresse  était 
passée  ;  le  bon  sens,  la  raison  reprenait  le  dessus  ;  l'enfant  qu'elle  portait  dans 
ses  flancs  l'obligeait  à  vivre,  et  elle  ne  pouvait  accepter  la  vie  qu'honorée  et 
respectée.  Antony  avait  offert  de  se  sacrifier  pour  la  sauver,  elle  sacrifiait 
Antony  et  se  sauvait.  C'était  égoïste.  Mais,  hélas  I  l'égoïsme  est  humain.  Disons 
la  vérité  :  après  avoir  entendu  le  plan  du  docteur,  qui,  la  faisant  a-icoucher 
secrètement,  abandonnait  son  enfant  à  Antony,  elle  chercha  tout  un  jour  si 
19 


U6  LE  FILS  D'ANTONY. 


elle  ne  pourrait  persuader  à  son  mari  qu'il  était  le  père  de  l'enfant  ;  le  senti- 
ment maternel  dominait  l'amour  qui  l'avait  perdue.  C'était  impossible  :  il  fal- 
lait accepter  la  situation  telle  qu'elle  était,  avec  ses  dangers  et  ses  espé- 
rances. 

Mais  son  affection  pour  Antony  diminuait  à  mesure  que  l'amour  de  l'enfant 
grandissait.  Pendant  quelques  mois,  ne  pensant  qu'à  Antony,  ne  vivant  que 
pour  lui,  que  par  lui,  toute  sa  vie  s'était  concentrée  dans  cet  amant,  et  chaque 
jour  leurs  relations  augmentaient  cette  passion  ;  l'hystérie  de  ces  amours 
naissait  de  leur  immoralité.  Obligés  de  se  cacher,  ils  s'aimaient  plus  ;  aban- 
donnés à  leur  caprice,  cet  amour  se  serait  éteint  ;  mais  le  mystère  qui  l'entou- 
rait l'enveloppait  de  poésie.  Ils  ne  pouvaient  se  voir  qu'alors  qu'ils  s'étaient 
promis  de  se  rencontrer,  et  chacun  s'était  coquettement  apprêté  à  l'entretien. 
Ils  se  revoyaient  sans  cesse  plus  beaux,  plus  jeunes... 

La  nuit  terrible  du  scandale  avait  tout  détruit.  L'héroïsme  de  l'amant  l'avait 
vulgarisé  à  ses  yeux  ;  la  prison  lui  avait  fait  peur,  mais  ne  l'avait  pas  émue. 

Je  n'ai  pas  à  expliquer  le  cynisme  de  ces  sentiments  ;  je  peins  la  femme  et 
constate  ce  qu'elle  ressentait. 

Adèle  arrivant  à  Strasbourg  pensait  à  peine  à  Antony  ;  elle  lui  en  voulait 
presque  de  l'avoir  mise  dans  l'état  où  elle  se  trouvait  ;  non  qu'elle  souffrît 
d'être  mère,  mais  parce  qu'elle  sentait  en  elle  l'amour  de  la  créature  qu'elle 
portait  et  que  cet  enfant  était  le  fruit  d'une  faute,  elle  était  obligée  de  le 
renier. 

A  Strasbourg  elle  avait  hâte  de  se  débarrasser  du  colonel.  Une  fois  en  route, 
pendant  que  le  mari  tranquille  rentrait,  heureux  de  trouver  à  Strasbourg  un 
ordre  de  départ,  Adèle,  se  souvenant  d'une  phrase  de  sa  sœur,  lui  demandait 
si  elle  ne  consentirait  pas  à  s'occuper  de  l'enfant.  Elle  ne  voulait  plus  le  laisser 
prendre  par  Antony  ;  si  sa  sœur  voulait  accepter  l'enfant,  elle  pourrait  au 
besoin  inventer  une  fable  :  un  enfant  pauvre  qu'elle  avait  recueilli  en  Italie. 
Clara  garderait  l'enfant,  relèverait;  sa  mère  passant  pour  sa  tante  le  verrait 
chaque  jour  et  pourrait  s'intéresser  à  lui. 

D'abord  Clara  refusa:  la  chose  était  grave,  —  Il  s'agissait  de  reconnaître 
l'enfant,  —  Après,  lorsque  Adèle  ne  parla  plus  seulement  que  d'inventer  une 
histoire  d'enfant  perdu,  recueilli  et  adopté,  elle  dit  qu'elle  penserait  à  cela. 

Chaque  jour,  Adèle  revenait  sur  ce  sujet.  —  Oh!  si  Antony  alors  avait  pu 
l'entendre,  pendant  les  longues  journées  où,  la  chaise  de  poste  longeant  les 
Alpes,  les  deux  jeunes  sœurs  étendues  sur  les  coussins  causaient  de  l'avenir. 

Pour  décider  sa  sœur,  l'amant  adoré  était  bien  plus  sacrifié  qu'il  ne  s'était 
sacrifié  lui-même.  — Elle  disait: 

—  Au  fond,  ma  faute  est  le  résultat  d'un  crime;  je  te  le  jure,  Clara,  je  ne 
voulais  pas  lui  céder,  c'est  par  la  force  que  j'ai  été  vaincue.  Je  lui  ai  pardonné 
parce  que  je  l'aimais,  je  ne  le  nie  pas  ;  parce  que  j'avais  été  coquette  avec  lui, 
je  le  reconnais  encore...  Mais,  à  dater  de  ce  jour,  je  ne  puis  me  reconnaître 
moi-même:  il  me  semble  que  j'étais  folle...  On  m'aurait  chaque  jour  fait  boire 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  147 


un  breuvage  pour  enflammer  mes  sens  qu'il  n'en  aurait  pas  été  autrement.  Do 
sang-froid,  aujourd'hui,  je  me  jugo  et  je  juge  la  situation.  Il  m'a  aimée,  il  a 
satisfait  son  amour  ;  mais  une  seule  fois  a-t-il  pensé  au  sacrilice  que  je  lui 
faisais  ?  A-t-il  pensé  que  je  me  perdais,  que  je  me  déshonorais  ?  Non,  et  pour 
me  sauver,  il  n'a  rien  trouvé:  il  ne  me  restait  que  la  honte  ou  la  mort... 
Aujourd'hui,  j'ai  providentiellement  échappé  à  la  fois  à  la  mort  et  au  déshon- 
neur. Que  fait-il  ? 

—  Mais  il  ne  peut  agir. 

—  Il  est  libre... 

—  Que  veux-tu  qu'il  fasse?  Il  te  perdrait. 

Alors,  le  plus  tranquillement  du  monde,  à  ce  point  que  Clara  en  eut  un 
frisson,  elle  dit  ; 

—  S'il  m'aimait  ainsi  qu'il  le  disait,  c'est-à-dire  s'il  était  prêt  à  tout  sacri- 
fier pour  moi,  est-ce  que  la  raison  devrait  être  écoutée? 

—  Que  dis-tu  ?  fit  avec  étonnement  Clara. 

—  J'étais  sa  maîtresse,  on  venait  me  reprendre,  j'allais  lui  donner  un  fils... 
et  il  abandonne  cela... 

—  Que  voulais-tu  donc  qu'il  fit? 

—  Est-ce  que  je  sais,  moi?...  Je  n'aurais  jamais  dû  revoir  mon  mari,  j'étais 
ù  lui,  il  devait  m'arracher  à  cet  homme...  il... 

—  Tais-toi,  tais-toi...  tu  dis  des  monstruosités. 

Adèle,  sombre,  se  tut...,  puis  après  une  pause,  pendant  laquelle  sa  sœur 
l'observait,  elle  reprit  : 

—  Enfin,  je  ne  crois  pas  qu'il  puisse  jamais  aimer  son  enfant,  et  je  ne  veux 
pas  qu'il  le  prenne...  entends-tu?  Clara,  je  ne  veux  pas  qu'il  le  prenne... 

—  Mais,  malheureuse,  que  veux-tu  faire? 

—  Je  te  l'ai  dit,  si  tu  refuses...  advienne  que  pourra,  je  sacrifie  tout,  j'r.i 
ma  fille  avec  moi,  je  garderai  mon  autre  enfant. 

—  Mais  tu  seras  perdue. 

— •  Alors,  je  verrai  s'il  a  du  cœur.  —  J'irai  à  lui  et  je  lui  dirai  :  Nous  voici, 
veux-tu  de  nous?  C'est  toi  qui  m'as  perdue  :  sauve-moi  ! 

—  Tu  es  folle... 

—  Non,  je  ne  suis  pas  folle,  mais  je  sens  que  je  ne  pourrais  pas  abandon- 
ner mon  enfant,  je  sens  que  j'aime  mieux  me  sacrifier,  que  .le  sacrifier,  lui... 

—  PauATe  Adèle  !  Pauvre  bonne  mère  ! 

La  jeune  femme,  éclatant  en  sanglots,  s'écria  : 

Tu  n'es  pas  mère,  toi,  tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  épouvantable  à  penser... 
Mais,  s'il  devait  mourir,  je  voudrais  que  le  ciel  me  prît  en  même  temps  que 
lui...  Oh!  vois-tu,  Clara,  voilà  le  châtiment  de  ma  faute... 

—  Sœurette,  fit  Clara  en  la  pressant  aff(3ctueusement  dans  ses  bras,  ne 
pleure  plus,  espère...  Tu  sais  bien  que  j'ai  dit  quelquefois  que  j'aimerais  hïeii 
recueillir  un  petit  être  abandonné. 

—  Oh!  ma  sœuri  ma  sœur!  je  t  aimol 


148  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


Et  tout  émue,  pleurant  plus  fort,  mais  de  joie,  elle  serra  Clara  dans  ses 
bras,  la  couvrant  de  baisers. 

Ainsi,  déjà  dans  le  cerveau  de  la  jeune  femme,  elle  allait  rester  avec  un 
enfant,  elle  le  verrait  constamment  soigné  par  sa  sœur.  —  Clara  était  veuve, 
elle  avait  perdu  son  mari  dans  des  circonstances  terribles,  elle  avait  juré,  sur 
la  dépouille  mortelle  de  celui  qu'elle  perdait,  juré  de  n'aimer  jamais.  —  Son 
mari  était  mort  pour  elle,  elle  sacrifiait  sa  vie  à  sa  mémoire.  —  Il  était  donc 
tout  naturel  que  cette  femme  jeune,  qui  s'était  condamnée  à  n'avoir  jamais  de 
famille,  s'en  créât  une  en  accueillant  un  enfant  perdu.  Elle  faisait  une  bonne 
action  en  même  temps  qu'elle  comblait  le  vide  de  sa  vie,  qu'elle  donnait  une 
affection  à  son  cœur  altéré,  sans  pour  cela  manquer  à  son  serment. 

Au  fond  de  son  âme,  Clara,  qui  n'aurait  pas  osé  demander  ce  que  lui  pro- 
posait sa  sœur,  était  heureuse  de  l'accepter»  Sa  nature  un  peu  défiante  ne 
l'aurait  jamais  entraînée  à  prendre  pour  elle  un  enfant  trouvé,  mais  c'était 
Tenfant  de  sa  sœur  qu'elle  allait  recueillir,  un  enfant  qu'elle  aimait  déjà  avant 
qu'il  fût  au  monde;  c'était  un  membre  de  sa  famille,  elle  en  était  heureuse  et 
c'est  avec  joie  qu'elle  envisageait  cette  maternité  de  convention. 

Les  jeunes  femmes  arrivèrent  à  Nice  ayant  arrêté,  décidé  que  l'enfant  une 
fois  né  serait  déclaré  de  parents  inconnus,  qu'une  dame  qui  demandait  à  être 
sa  marraine  le  recueillerait  et  relèverait.  Clara  prendrait  une  nourrice  sur 
les  lieux;  la  mère  ainsi  aurait  toujours  son  enfant  près  d'elle. 

Une  fois  arrivées  à  Nice,  M™"  d'Hervey  et  sa  sœur  attendaient  impatiem- 
ment le  docteur.  M""**  d'Hervey  n'osait  plus  sortir,  sa  position  devenait  trop 
visible,  et  il  fallait  au  plus  tôt  que  le  docteur  Delaunay  s'installât  dans  le  coin 
de  pays  ignoré  où  elle  devait  être  à  l'abri  des  curieux.  Clara  avait  hâte  d'ap- 
prendre au  docteur  la  décision  prise,  qu'elle  trouvait  simplifier  tout. 

Le  docteur  Delaunay  était  parti  de  Paris,  nous  l'avons  vu,  en  emmenant 
Antony.  Ce  dernier  s'était  séparé  de  son  ami  à  la  frontière  ;  continuant  sa 
route,  il  était  allé  demeurer  à  Menton,  où  le  docteur,  lorsqu'il  aurait  besoin 
de  lui,  devait  le  prévenir. 

A  Paris,  la  légende  s'étendait,  confirmée  par  le  départ  de  tous  les  acteurs 
du  drame.  On  déclarait  que,  véritablement,  Antony,  amoureux  fou  de  M""^  d'Her- 
vey, s'était  introduit  chez  elle,  avait  tenté  sur  elle  le  plus  odieux  attentat,  et 
ne  pouvant  faire  céder  la  malheureuse  femme,  avait  voulu  l'assassiner.  Seule- 
ment on  avait  étouffé  l'affaire,  car  Antony  le  bâtard  avait  des  protecteurs  jus- 
qu'au pied  du  trône.  C'est  la  phrase  qui  courait  le  monde  que  nous  transcri- 
vons. , 

On  plaignait  le  malheureux  colonel  de  ce  que  le  misérable  échappait  à  sa 
Juste  punition,  on  le  félicitait  d'avoir  emmené  sa  femme  malgré  son  état  déses- 
péré, car  pour  tout  le  monde  la  noble  M™^  d'Hervey  était  mourante. 

C'était  désormais  un  fait  acquis,  Antony  avait  tenté  de  violer  M*"^  d'Hervey, 
et,  surpris  dans  sa  criminelle  tentative,  il  l'avait  frappée  d'un  coup  de  poi- 
gnard. C'était  simplement  épouvantable,  et  le  gouvernement  protégeait  des 


LE  FILS  D'ANTONY.  149 


gens  capables  de  pareilles  infamies  !  Gela  passait  les  bornes.  Car,  par  ordre, 
on  avait  obligé  le  colonel  à  partir,  afin  qu'il  ne  pût  se  venger  ùe  celui  qui 
avait  outragé  sa  femme,  que  l'on  relâchait.  On  avait  fait  plus.  Ce  monsieur 
Antony  risquait,  un  jour  ou  l'autre,  de  se  trouver  face  à  face  avec  le  mari  de  la 
femme  qu'il  avait  tenté  d'assassiner.  En  protégeant  toujours  le  misérable,  on 
avait  nommé  le  colonel  général,  et  on  l'avait  envoyé  en  Afrique,  pendant  que 
sa  malheureuse  femme  allait  mourir  lentement  des  suites  de  sa  blessure. 

Telle  était  la  légende  qui  devait  effacer  pour  toujours  la  vérité.  Bien  auda- 
cieux celui  qui  aurait  essayé  de  contredire. 

Le  docteur  Olivier,  en  arrivant  à  Nice,  quittait  Antony.  Il  allait  parler  de 
lui  à  Adèle,  croyant  que  l'amante  aurait  du  plaisir  à  savoir  ce  que  pensait 
celui  qu'elle  aimait.  Il  allait  raconter  la  joie  d'Antony,  lorsqu'il  avait  su  que 
son  amante  adorée  lui  abandonnerait  leur  enfant;  mais  aux  premiers  mots, 
surpris  de  l'effet  produit,  il  se  tut,  fronçant  les  sourcils. 

Ce  fut  la  sœur  d'Adèle  qui  lui  dit  les  modifications  de  son  plan.  Ce  qu'on 
avait  fait  était  si  logique  qu'il  s'y  rendit.  Mais  il  resta  troublé  du  changement 
survenu  dans  les  sentiments  de  M™^  d'Hervey  à  l'égard  d'Antony. 

Il  se  promit  d'étudier  la  jeune  femme.  Le  soir  même,  Clara  qui  était  sortie 
avec  Camille,  revint  toute  bouleversée,  disant  qu'il  fallait  partir  le  soir  même. 
—  Au  quartier  des  Anglais  —  sur  le  bord  de  la  mer —  (la  promenade  des 
Anglais  aujourd'hui),  elle  avait  été  suivie  par  une  femme  ;  s'étant  retournée, 
elle  avait  reconnu  M""^  du  Camp. 

Il  fallait  s'éloigner  à  tout  prix.  La  situation  de  M""^  d'Hervey  ne  pouvait 
plus  se  dissimuler.  Le  docteur  dit  aux  dames  de  se  préparer  immédiatement. 
Il  partit  aussitôt,  et  le  soir  même,  il  revint  avec  la  voiture  les  chercher.  Le 
lendemain  matin.  M™'  d'Hervey,  sa  sœur  et  sa  fille  étaient  installées  près  de 
Cannes,  dans  une  maison  isolée  sur  le  bord  de  la  mer,  connue  sous  le  nom  de 
la  villa  Neptune. 

Le  docteur  Delaunay  retournait  à  Nice,  et,  le  soir,  il  se  promenait  au  même 
endroit  où  Clara  avait  rencontré  M""^  du  Camp.  Il  marchait  depuis  dix  minutes 
lorsqu'il  vit  une  femme  qui,  s'arrêtant  devant  lui,  dit  : 

—  Ah  !  docteur,  quel  heureux  hasard  de  vous  rencontrer  I 
Le  docteur  était  prêt  à  répondre  : 

—  Vous  me  guettiez  ! 

Mais,  se  remettant  aussitôt  et  feignant  la  surprise,  le  docteur  exclama  : 

—  Madame  du  Camp,  vous  ici... 

—  Vous  y  êtes  bien.  Et  qu'y  faites-vous...  ?  Vos  malades  ? 

—  Mais  c'est  à  cause  d'eux  que  j'y  suis. 

—  Vraiment,  vous  venez  jusqu'en  Italie. 

•—  Madame  du  Camp,  vous  savez  bien  que  M""*  d'Hervey  est  malade...  non 
pas  ainsi  que  vous  le  prétendez... 

—  Ohine  parlons  pas  de  ça...  je  regrette  ce  que  j'ai  dit...  cette  chère 
Adèle  est  ici  ? 


150  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


Le  docteur  était  homme  d'esprit  ;  il  savait  bien  qu'en  niant  tout,  on  ne  le 
croirait  pas.  Il  répondit  donc  simplement,  du  ton  le  plus  naturel  : 

—  Madame  du  Camp,  je  ne  puis  vous  engager  à  aller  voir  M'"*  d'Hervey, 
elle  ne  peut  recevoir  personne,  et  à  cause  de  cela,  elle  est  allée  à  la  Gonda> 
mine,  un  petit  village  à  quelques  lieues  d'ici,  dans  la  principauté  de  Monaco. 
J'ai  défendu  toute  visite. 

—  Cette  chère  Adèle  !  Et  elle  n'est  pas  encore  rétablie  ?. .. 

—  Elle  va  mieux,  beaucoup  mieux;  et  vivant  ainsi  loin  de  tous,  dans  la 
solitude,  oubliant  les  méchancetés  du  monde,  elle  ne  tardera  pas  à  aller  assez 
bien  pour  pouvoir  retourner  à  Paris  à  la  fin  de  la  saison. 

—  Docteur,  vous  faites  allusion  à  ce  que  j'ai  pu  dire  sur  M""^  d'Hervey.  Je 
vous  jure,  monsieur  Olivier,  que  j'étais  de  bonne  foi.  Vous  m'avez  fait  com- 
prendre mon  erreur,  et  je  l'ai  assez  regrettée  pour  n'avoir  qu'un  désir  :  revoir 
]\,][me  d'Hervey  et  lui  demander  pardon  d'avoir  ajouté  foi  à  ce  qu'on  disait 
d'elle. 

—  M'"'^  d'Hervey  l'ignore... 

Le  docteur  allait  s'éloigner.  M'"''  du  Camp  le  retint,  et  elle  demanda  : 

—  Et  M.  Antony  ?... 

—  Antony?  nous  sommes  partis  ensemble,  il  m'a  quitté  à  Marseille...  il  est 
parti  en  Egypte. 

—  Ah  !  fit  en  souriant  M'"^  du  Camp. 

Le  docteur  vit  bien  qu'elle  ne  croyait  pas  un  mot  de  ce  qu'il  disait.  Cepen- 
dant, il  avait  réussi  à  la  dépister.  Il  quitta  fort  galamment  la  jeune  dame,  et 
le  soir  même  il  retournait  à  Cannes  rassurer  sa  malade. 

M™^  du  Camp  avait  cru  une  partie  de  ce  que  le  docteur  lui  avait  dit.  Elle 
croyait  qu'Adèle  et  sa  sœur  résidaient  à  la  Condamine,  elle  s'y  rendit  aussitôt, 
et  commença  ses  recherches.  Le  surlendemain,  elle  était  de  retour  à  Nice,  fu- 
rieuse de  s'être  laissé  tromper.  Deux  jours  après,  elle  était  à  Cannes,  et  elle 
avait  trouvé  la  demeure  de  M*"^  d'Hervey. 

Se  promenant  un  jour  sur  le  bord  de  la  mer,  Adèle  avait  cru  reconnaître 
sa  persécutrice  ;  se  croj^ant  perdue,  la  malheureuse  prit  peur,  et  se  hâta,  cou- 
rant imprudemment.  Elle  rentra  chez  elle,  haletante,  essoufflée,  et  pleurant 
elle  dit  à  sa  sœur  : 

—  Je  suis  perdue,  j'ai  vu  la  du  Camp,  elle  m'areconnueje  me  suis  sauvée, 
mais  elle  connaît  maintenant  mon  état  et,  dans  quelques  jours,  tout  Paris  va 
savoir  ma  honte.  Clara  !  Clara  !  je  suis  perdue...  Que  faire  ?... 

—  Voyons,  il  ne  faut  pas  perdre  la  tête,  dans  l'état  où  tu  es,  tune  devrais 
pas  sortir. 

Et  s'étant  assise,  la  jeune  x^emme  allait  perdre  connaissance.  Sa  sœur 
l'aida  à  se  coucher  et  envoya  aussitôt  chercher  le  docteur.  Celui-ci  eut  un 
singulier  mouvement  en  la  voyant.  Clara  lui  raconta  ce  qui  s'était  passé. 

—  Vous  a-t-elle  suivie  ?  demanda  Olivier  Delaunay. 


LE  FILS  D'ANTONY.  151 


—  Je  ne  crois  pas,  j'étais  folle  ;  j'ai  couru  si  vite  que  je  ne  crois  pas  qu'elle 
ait  pu  me  rejoindre. 

—  Voyons,  rassurez-vous,  c'est  un  bien  pour  un  mal,  la  secousse,  la 
course,  ont  précipité  votre  état.  Vous  serez  bientôt  délivrée!  D'ici  là,  vous 
éviterez  de  sortir.  Votre  sœur  ne  quittera  pas  votre  chevet.  Qunnd  vous 
reparaîtrez,  du  diable  si  elle  y  voit  quelque  chose.  Ainsi,  ne  vous  tourmentez 
pas. 

—  Oh,  j'ai  peur,  docteur,  j'ai  peur. 

—  Ne  craignez  rien,  je  reste  là  près  de  vous.  Ce  soir,  à  la  nuil,  je  rentre 
chez  moi  pour  envoyer  chercher  la  nourrice,  que  j'ai  retenue  et  qui  est  prête; 
elle  viendra  cette  nuit.  C'est  une  Piémontaise  qui  parle  le  patois.  En  la  ques- 
tionnant en  Italien  ou  en  Français,  elle  ne  comprendra  absolument  rien  ; 
d'elle,  vous  n'avez  pas  à  redouter  dHndiscrétions. 

—  C'est  pour  sitôt  que  cela  ?  demanda  Clara. 

—  Assurément.  M"^  d'Hervey  ne  passera  pas  la  nuit  sans  être  délivrée. 

—  Dieu  vous  entende  ! 

Le  docteur  monta  sur  la  terrasse  de  la  maison,  pour  regarder  si  dans  le 
voisinage  de  la  villa  celle  que  l'on  redoutait  n'était  pas  postée.  Il  ne  vit  rien  ; 
cette  fois  encore  Mme  du  Camp  était  dépistée.  Olivier  Delaunay  descendait 
lorsque  Adèle  l'appela  ;  elle  ressentait  les  premières  douleurs.  Après  l'avoir 
attentivement  observée,  le  doctevr  dit  à  Clara  de  rester  près  de  sa  sœur.  La 
nuit  était  venue  ;  il  ne  lui  fallait  que  quelques  moments  pour  aller  chercher 
la  nourrice  ;  il  s'y  rendait;  la  délivrance  ne  serait  que  pour  le  milieu  de  la 
nuit. 

Tout  se  passa  ainsi  qu'il  l'avait  arrêté.  Lorsque  le  jour  vint,  Adèle  était 
délivrée  :  elle  avait  mis  au  monde  un  garçon. 

La  mère  dormait.  Le  docteur  était  rentré  chez  lui  pour  se  reposer,  lors- 
qu'on frappa.  Clara,  inquiète,  n'osait  aller  ouvrir  ;  on  frappa  de  nouveau,  elle 
s'y  rendit.  Ouvrant  la  porte,  elle  fut  stupéfaite  devoir  trois  individus  qu'elle 
ne  connaissait  pas.  Leur  ayant  demandé  ce  qu'ils  désiraient,  l'un  d'eux  qui 
semblait  diriger  les  autres  et  qui  avait  les  allures  d'un  magistrat,  lui 
répondit  : 

—  Nous  voudrions  parler  à  M""»  la  baronne  d'Hervey. 

Clara  devint  toute  rouge  et,  n'osant  pas  mentir,  répondit  que  sa  sœur  était 
malade  et  ne  pouvait  recevoir  personne. 

—  Madame,  reprit  celui  qui  avait  parlé,  nous  savons  l'état  de  M™^  d'Hervey. 
C'est  c\u  nom  de  son  mari,  M.  le  général  d'Hervey,  que  nous  nous  présentons. 
Si  vous  voulez  nous  permettre  d'entrer,  je  vous  expliquerai  le  "but  de  notre 
visite. 

Tremblante,  stupéfaite,  ne  sachant  que  penser,  mais  décidée  à  tout  pour 
éviter  de  nouveaux  tourments  à  sa  sœur,  Clara  leur  dit  : 

—  Entrez,  messieurs. 

Et  elle  les  dirigea  vers  le  petit  pavillon  qu'elle  occupait. 


152  LE  FILS  D'ANTONY. 


Lorsqu'ils  furent  entrés  dans  le  petit  salon,  elle  demanda: 

—  Que  voulez-vous,  messieurs  ?  Je  suis  la  sœur  de  Mme  d'Hervey,  elle 
ne  peut  recevoir  personne,  si  vous  êtes  envoyé  par  mon  beau-frère,  vous  pou- 
vez me  parler. 

—  Madame,  nous  savons  l'état  de  Mme  d'Hervey,  nous  savons  que  cette 
nuit  elle  a  mis  au  monde  un  enfant,  et  par  cette  lettre,  M.  le  général  d'Hervey 
me  charge,  dès  que  son  enfant  naîtra  de  le  déclarer  à  la  mairie  de  Cannes, 
afin  d'éviter  à  Mme  la  baronne  tous  les  tracas  de  cette  formalité  et  aussitôt 
de  l'en  informer,  ce  que  nous  avons  fait.  Un  courrier  est  allé  à  Toulon,  d'où 
un  bateau  part  ce  soir... 

Clara  restait  bouche  béante  devant  ceux  qui  lui  parlaient.  Elle  paraissait 
ne  rien  comprendre,  elle  refusait  d'en  croire  ses  oreilles  ;  elle  finit  enfin  par 
balbutier  : 

—  Mais,  monsieur,  que  me  dites-vous  là  ?..-  Le  général,  mon  beau-frère, 
qui  vous  a  chargé  de  déclarer  son  fils...  qui  êtes-vous  ?... 

—  Maître  Cadet,  notaire  ;  Monsieur  est  le  maire,  qui  a  bien  voulu  m'ac- 
compagner,  et  Monsieur,  mon  premier  clerc... 

—  Vous  avez  une  lettre,  dites-vous  ? 

—  Oui,  madame,  j'ai  une  lettre  pour  Mme  la  baronne  d'Hervey... 
Clara,  absolument  étourdie,  répétait: 

—  M.  d'Hervey  sait...  Vous  lui  avez  envoyé  la  nouvelle  de  l'accouchement 
de  sa  femme...  et  depuis  longtemps  vous  êtes  chargé  de  procéder  à  la  décla- 
ration de  l'enfant? 

—  Mon  Dieu  !  madame,  je  croyais  que  M.  le  général  baron  d'Hervey  avait 
informé  M""»  la  baronne  de  la  mission  dont  nous  étions  chargés.  Le  général 
nous  recommandait  d'agir  avec  discrétion,  de  ne  paraître  devant  M'"'  d'Hervey 
que  le  jour  même  de  la  naissance  de  son  enfant,  afin  de  lui  donner  cette 
bonne  nouvelle  que  Mgr  le  duc  d'Orléans  lui  faisait  l'honneur  de  tenir  son  en- 
fant sur  les  fonts  baptismaux. 

Clara  était  comme  aff'olée  ;  elle  n'osait  parler  de  crainte  de  compromettre 
sa  sœur,  elle  ne  savait  ce  que  tout  cela  voulait  dire.  Mais  à  tout  prix,  nous 
l'avons  dit,  elle  voulait  épargner  les  tracas  et  les  tourments  à  sa  sœur.  Ne 
pouvant  rien  faire  par  elle-même  et  ne  voulant  à  aucun  prix  informer  Adèle 
de  l'étrange  complication  qui  survenait,  redoutant  surtout  que  la  lettre  qu'ap- 
portait le  notaire  ne  fût  épouvantable  pour  celle  à  laquelle  elle  était  adressée 

—  la  malheureuse  femme  ne  savait  que  faire.  Elle  pensa  à  Olivier  et  aussitôt 
elle  dit  : 

—  Monsieur,  le  docteur  m'a  bien  recommandé  de  ne  pas  éveiller  ma  sœur, 

—  je  ne  puis  répondre  à  ce  que  vous  demandez.  —  M.  Olivier  Delaunay,  le 
docteur  placé  près  de  nous  par  M.  le  baron  d'Hervey,  s'entendrait  mieux  avec 
vous  et  saurait  ce  qu'il  doit  dire  à  ma  sœur...  Je  vais  l'envoyer  chercher. 

—  Mais,  certainement,  madame. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


153 


—  Je  t'attendais  pour  mourir.  (Page  150.) 


—  Veuillez  vous  asseoir,  messieurs.  Je  vais  donner  des  ordres  pour  que 
l'on  coure  chercher  le  docteur,  et  je  reviens  aussitôt. 

Les  trois  individus,  delà  façon  la  plus  gracieuse  du  monde,  s'inclinèrent. 
Assurément  ces  gens  ignoraient  Tétrangcté  de   leur  mission. 

Clara  était  comme  folle  ;  elle  avait  hâte  de  voir  Olivier  Delauna3%  et  c'est 
elle  qui  courut  chez  lui.  En  quelques  mots  elle  raconta  ce  qui  venait  d'arriver. 
On  juge  facilement  de  la  stupéfaction  du  jeune  homme.  Le  baron  d'Hervey 
20 


15  i  LE  FILS  D'ANTONY. 


savait  tout,  et  jusqu'à  ce  jour  il  avait  feint  d'ignorer  la  situation  de  sa  femme, 
Yéritablement  pouvait-il  croire  qu'il  était  le  père  de  l'enfant  ?  Gela  n'était  pas 
possible.  Il  cherchait  à  rassurer  Glara^  qui  pleurait,  redoutant  de  révéler  à  sa 
sQ^r  ces  nouveaux  incidents,  surtout  dans  l'état  où  elle  se  trouvait.  Le  doc- 
teur lui  dit,  après  avoir  longuement  réfléchi  : 

— -  Je  vais  aller  trouver  ces  messieurs  —  il  faut  oLéir  au  général  —  il  ny; 
a  plus  de  mystère  à  faire.  Il  n'est  plus  temps  de  lutter.  Nous  devons  nous  lais- 
s.çr  entraîner.  Il  y  a  là  dedans  une  intrigue  de  laquelle  je  chercherai  plus 
tard  l'explication.  Ne  pleurez  pas,  jugez  froidement  le  fait  :  il  n'est  que  ras- 
surant en  lui-même.  Si  le  général  sait,  il  reconnaît  l'enfant,  se  soumettant 
à  la  loi  qui  ne  reconnaît  pas  d'enfants  illégitimes  dans  le  mariage.  Il  est  évident 
qu'il  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  paternité  qu'il  endosse.  Il  sauve  son  nom. 
Assurément  il  se  séparera  de  sa  femme.  Eh  î.  mon  Dieu!  est-ce  une  bien 
grande  privation  pour  M"'*'  d'IIerveji.?  — Le  scandale  était  à  redouter  —  mais, 
il' n'est  pas  à  craindre  désormais.  Les  relations  de  votre  sœur  sont  rompues  ; 
-^depuis  la  catastrophe,  pour  le  monde,  elles  n'ont  jamais  existé.  Le  géné- 
ral, homme  d'honneur,  soucieux  de  son  nom,  cherchera  dans  une-cause  futile 
le  prétexte  de  la  séparation  —  la  mère  gardera  ses  enfants  —  et  ils  vivront 
chacun  de  son  côté  —  imposant  le  respect  à  tous. 

—  J'ai  peur,  je  ne  crois  pas  que  tout  cela  soit  aussi  simple  que  vous  lo- 
croyez. 

—  En  tout  cas,  arrêtons  ce  qu'il  faut  faire.  —  Je  vais  aller  trouver  ces 
messieurs,  il  n'y  a  pas  à  lutter,  il  faut  accepter  la  situation.  —  Le  notaire 
doit  être  témoin,  je  serai  le  second  témoin.  Je  verrai  ce  qu'ils  feront...  Jusqu'à 
nouvel  ordre.  M™'  d'Hervey  doit  tout  ignorer. 

—  Mais  ce  notaire  apporte  une  lettre  qu'il  doit  lui  remettre  en  mains  pro- 
pres le  matin  même  de  la  naissance  de  l'enfant. 

—  Cela,  je  m'y  oppose.  — Nous  ne  savons  pas  ce  que  dit  cette  lettre  ;   mé- 
decin, je  veille  sur  ma  malade,  et  ne  veux  pas  qu'aucune  émotion  vienne  re- 
tarder-^son  rétablissement.  C'est  ce  que  je  dirai. 

—  Mais  il  voudra  remettre  la  lettre. 

—  Ma  chère  Clara,  ne  vous  tourmentez  pas  de  cela,  je  m'en  charge.  Vous 
allez  veiller  sur  votre  sœur.  Que  rien  de  ce  qui  va  se  passer  autour  d'elle  ne 
transpire,  il  faut  qu'elle  ignore  tout...  qu'elle  croie  qu'obéissant  à  ses  désirs 
nous  nvons  déclaré  l'enfant  de  père  et  mère  inconnus,  et  que  vous  le  recueillez. 
Son  enfont  reste  avec  elle,  on  ne  le  lui  enlève  pas, 

—  Oh  !  merci. 

—  Soyez  tranquille,  je  pars  avec  vous...  Croyez-vous  que  ces  gens  con- 
naissent la  situation  ? 

—  Non,  ils  semblent  de  très  bonne  foi,  ils  paraissent  croire  que  mon  beau- 
frère  avait  intérêt  à  ce  que  sa  femme  accouchât  loin  de  Paris,  mais  ils  parais- 
sent assurés  de  ne  faire  que  la  chose  la  plus  simple  du  monde.  C'est-à-dire 
que  e  baron  d'Hervey  se  trouvant  à  l'étranger,  a  voulu,   en  choisissant  desv 


LE  FILS  D'ANTONY.  i^-^o 


témoins  ayant  un  caractère  or.lciol,  Lien  affirmer  que  sa  femme  mettait  au 
monde  un  fils  légitime  ;  un  soin  de  soldat  qui  sait  pouvoir  succomber  d'un 
jour  à  l'autre  et  qui  veut,  si  un  enfant  venait  après  semblable  catastrophe, 
/ju'aucun  doute  ne  plaLât  sur  sa  légitimité. 

—  Tout  cela  est  bien  étrange. 

—  Oh  !  oui,  docteur,  et  j'ai  très  peur. 

—  Rassurez-vous  et  partons  vite,  laissez  moi  agir. 

Le  docteur  Delaunay  partit  aussitôt  avec  la  jeune  femme.  Clara  lui  pressa 
la  main  en  le  quittant  pour  retourner  près  de  sa  sœur,  le  suppliant  encre 
de  protéger  Adèle. 

—  En  se  trouvant  avec  M^  Cadet,  le  docteur  constata  avec  plaisir  que  ces 
gens  étaient  assurés  qu'ils  faisaient  la  chose  la  plus  logique  du  monde.  Le 
notaire  s'en  expliqua  ainsi  : 

—  J'ai  parfaitement  compris  que  M.  le  général  baron  d'Hervey,  subitement 
chargé  d'un  commandement,  obligé  départir  hâtivement  en  Afrique,  était  très 
malheureux  de  laisser  sa  jeune  femme  en  France  dans  cet  état.  Il  l'envoya  à 
Cannes  et,  redoutant  ce  qui  menace  chaque  soldat  en  campagne,  —  la  mort 
au  champ  d'honneur,  —  voulant  épargner  à  sa  femme  tous  les  tracas  de  dé- 
marches nécessaires  en  pareil  cas,  M.  le  baron  d'Hervey  m'avait  chargé  de 
toutes  ces  formalités.  Dans  ses  lettres  il  me  recommandait  la  plus  grande 
discrétion,  à  l'égard  de  M™^  la  baronne,  jusqu'à  l'heure  de  sa  délivrance,  et 
cela  est  bien  naturel  et  montre  l'excellent  cœur  du  général.  La  baronne  en 
voyant  toutes  ces  précautions,  en  aurait  eu  de  plus  grandes  inquiétudes.  Je 
devais,  sans  qu'elle  le  sût,  veiller  sur  la  délivrance  de  Mme  d'Hervey.  C'est 
votre  servante,  docteur,  que  j'avais  priée  de  m'en  informer. 

Le  docteur  se  mordit  les  lèvres. 

—  Monsieur  le  notaire,  je  suis  un  ami  du  général  ;  je  serai  avec  vous  témoin 
dans  la  déclaration;  mais  je  viens  vous  demander  de  vouloir  bien  ne  pas 
remettre  à  Mme  la  baronne  la  lettre  de  son  mari. 

—  Est-ce  que  Mme  la  baronne  est  bien  malade  ? 

—  Très  malade  ;  son  état  ne  permet  aucune  préoccupation.  Vous  garderez 
cette  lettre,  monsieur  le  notaire  ;  le  jour  où  je  la  jugerai  en  état  d'en  prendro 
connaissance,  je  vous  avertirai. 

•^  Mais  parfaitement,  monsieur  le  docteur. 

•—  Nous  allons  toujours  procéder  aux  formalités  ordinaires. 

—  Que  je  regrette  ce  matin,  en  écrivant  au  général,  de  ne  lui  avoir  pas 
parlé  de  l'état  de  Mme  la  baronne  ! 

—  Gela  vaut  mieux.  Vous  l'inquiéteriez  inutilement.  Vous  savez  ce  que 
sont  les  couches  d'une  femme  ;  l'état  se  modifie  d'heure  en  heure,  et  j'esp^ro 
que  nous  n'aurons  rien  à  redouter  dans  quelques  jours. 

Le  docteur  accompagna  le  notaire  et  ses  compagnons  jusqu'à  la  mairie  où 
l'enfant  fut  déclaré  sous  le  nom  indiqué  par  le  général  :  Louis-Philippe  d'Her- 
vey. 


156  LE  FILS  D'ANTONY. 

Ces  formalités  accomplies,  le  docteur  rentra  chez  lui,  plus  tranquille;  il 
pensait  que  ce  qui  venait  d'arriver,  malgré  les  menaces  suspendues,  était  pré- 
férable à  tout  ce  qu'on  avait  combiné.  Assurément,  le  retour  du  colonel  serait 
le  commencement  d'une  séparation.  Mais,  bah  !  cette  séparation  existait  de 
fait  depuis  longtemps  déjà. 

Le  docteur  rentrait  chez  lui,  lorsqu'il  se  trouva  tout  à  coup  en  présence 
d'Antony. 

—  Toi  ici  !  exclama-t-il  stupéfait.  Mais  que  veux-tn  : 

Je  sais  ce  qui  s'est  passé  cette  nuit.  Je  viens  chercher  mon  fils. 

—  Tais-toi,  malheureux  1 

—  Gomment!  que  veux-tu  dire? 

-^  Va-t'en,  va-t'en,  ne  reste  pas  une  minute  de  plus  ici. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !...  est-il  arrivé  un  malheur?...  Mon  enfant  ?... 

—  Tu  n'as  pas  d'enfant... 
—  Il  est  mort?... 

—M"'*  d'Hervey  est  accouchée  cette  nuit  du  fils  légitime  du  baron  d'Hervey. 
Va-t'en. 

—  Tu  deviens  fou. 

—  Sur  l'ordre  du  général  d'Hervey,  nous  avons  aujourd'hui  déclaré  l'en- 
fant sous  les  noms  de  Louis-Philippe  d'Hervey...  Va-t'en,  qu'on  ne  te  voie  pas 
chez  moi...  pas  en  ce  pays... 

Le  malheureux  restait  anéanti. 


CHAPITRE  V 
LA  FIN  d'un  mystère 


Le  docteur  Delaunay  avait  envoyé  atteler  une  voiture  pour  reconduire 
Antony  à  Nice.  Le  mutisme  de  son  ami  l'inquiétait.  Mais  en  le  quittant  à  Nice, 
ce  fut  pis  encore,  lorsqu'Antony  lui  dit  : 

—  Adieu,  Olivier,  je  vous  quitte,  dégagé  maintenant  des  promesses  que  je 
vous  ai  faites,  je  reprends  ma  liberté  d'agir  à  ma  guise. 

—  Que  voulez-vous  dire,  mon  ami?...  Vous  me  faites  peur. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  que  je  ferai.  Mais  je  vous  prie  de  ne  plus  vous  occuper 
de  moi.  Dans  quelques  jours  Adèle  sera  rétablie...  C'est  à  elle  que  je  m'adres- 
serai. 

—  Vous  ne  ferez  pas  cela... 

—  Olivier,  mon  ami,  lorsqu'il  s'est  agi  de  sa  vie,  de  son  honneur,  vous 
m'avez  vu  agir...  Vous  n'avez  rien  à  redouter,  je  ne  veux  qu'une  chose,  une 
explication  avec  elle,  la  dernière. 


LE  FILS  D'ANTONY.  157 


—  Si  vous  tentiez  pareille  chose,  on  ce  moment,  vous  pourriez  la  tuer... 

—  Je  no  (lis  pas  aujourd'hui;  je  dis  dans  quelques  jours... 

—  Soyez  raisonnable,  mon  ami;  retournez  à  Menton;  de  là  ftiiles  un 
voyage  en  Italie.  Dans  quelque  temps,  vous  reviendrez  plus  calme;  vous 
rencontrerez  à  Paris  M"'  d'IIervey,  et  vous  aurez  alors  sans  danger  l'explica- 
tion que  vous  sollicitez. 

Antony  sourit  amèrement  et  ne  répondit  pas,  pressa  la  main  do  son  ami  et 
se  disposa  à  partir. 

—  Je  ne  veux  pas  vous  quitter  ainsi;  je  veux  votre  promesse  que  vous 
n'agirez  pas  ainsi...  Vous  allez  partir. 

—  Non  :  je  veux  rester  à  Nice  quelques  jours... 

—  Antony,  je  vous  en  prie;  je  ne  partirai  pas,  je  ne  vous  quitterai  qu>vec 
l'assurance  que  vous  ne  reviendrez  pas  A  Cannes. 

Antony  hocha  la  tète,  puis  prenant  le  bras  d'Olivier,  il  dit  changeant  de 
ton  : 

—  Venez  toujours  avec  moi  ce  soir  A  mon  hôtel,  nous  dînerons  ensemble, 
et  je  vous  dirai  ce  que  je  souffre,  ce  que  je  rêvais...  ce  que  je  veux. 

—  J'y  consens,  je  ne  retournerai  à  Cannes  que  demain.  —  Je  saurai  bien 
vous  prouver  que  votre  devoir  est  m;iintenant  d'oublier  la  baronne. 

—  Les  deux  amis  se  dirigèrent  vers  l'hôtel.  —  Ils  entrèrent  dans  le  salon, 
lorsqu'un  garçon  se  précipita,  tenant  une  carte,  et  vint  dire  à  Antony  que 
depuis  trois  heures  un  homme  l'attendait.  Antony  lut  le  nom  qui  se  trouvait 
sur  la  carte,  et  exclama  en  fronçant  les  sourcils; 

—  Sf^journetici,  que  me  veut-il  encore? 

—  Séjournet,  fit  le  docteur. 
Le  garçon  dit  : 

—  Ce  monsieur  est  dans  votre  chambre,  il  vons  attend,  il  a  dit  qu'il  ne 
pouvait  partir  sans  vous  voir. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Olivier,  vous  connaissez  Séjournet.  Je  n'ui 
pas  de  secret  pour  vous,  montez  avec  moi. 

—  Volontiers. 

Les  jeunes  gens  montèrent  rapidement  l'escalier.  Olivier  espérait  qu'un 
incident  allait  modifier  les  intentions  do  son  ami.  Dès  qu'ils  entrèrent  dans  la 
chambre,  le  vieux  Séjournet  salua  rapidement  et  dit  : 

—  Monsieur  Antony,  je  viens  vous  chercher;  il  faut  absolument  quo  vous 
veniez  avec  moi,  tout  de  suite.  C'est  un  heureux  hasard  qui  fait  que  mon>ieur 
le  docteur  vous  accompagne. 

—  Ah  çAl  que  voulez-vous  dire?  fit  Anlony  ennuyé,  et  comment  ète>-vuu.s 
ici?  Vous  m'épiez  donc? 

—  Eh  bien,  oui,  monsieur  Antony,  on  vous  épie  depuis  votre  dépait  de 
Paris,  (^n  est  parti  derrière  vous,  on  s'est  installé  à  quelques  pas  d'où  vons 
dem«  ur  (Z.  vous  étiez  d'abord  à  Menton,  nous  y  étions  vous  êtes  rev»Miu  à 
Monaco,  nous  y  sommes  revenus.  C'est  qu3,  lit  le  vieux  serviteur  eu  pleurant 


15S  IwE  FILS  D'ANTONY. 


tout  à  coup,  la  catastrophe  qu'on  préroj^ait  était  proche,  et  on  voulait  être 
près  de  vous. 

—  Mais  que  me  dites-vous  là...  pourquoi  pleurez- vous  ? 

—  Monsieur  Antony  !  mais...  comprenez  donc,  il  m'est  défendu  déparier  — 
quand  je  sais  que  d'un  mot  vous  obéiriez...  Je  vous  en  prie,  ne  me  demandez 
rien,  —  venez  avec  moi.  Monsieur  le  docteur,  aidez-moi  à  convaincre  mon- 
sieur Antony  et  venez  avec  nous...  Venez  !  depuis  si  longtemps  je  vous  attends 
et  redoute  d'arriver  trop  tard. 

Antony  avait  regardé  Séjournet,  puis  il  était  devenu  très  pâle  et,  d'une 
voix  tremblante  il  lui  avait  demandé  : 

—  Ou...  c'est  votre  maître...  ou  c'est  celui  qui  vous  envoie... 

—  Oui,  oui,  ne  me  questionnez  pas,  venez... 

—  Mon  ami,  dit  Olivier,  obéissons-lui.  Le  docteur  ne  voyait  qu'une  chose, 
c'est  qu'Antony,  occupé  de  ce  côté,  ne  pouvait  pendant  quelques  jours 
s'occuper  d'Adèle  et  il  mettrait  ce  temps  à  profit  pour  faire  partir  la  jeune 
femme. 

Antony  était  fiévreux,  il  allait  et  venait  dans  la  chambre,  tout  à  coup  il 
revint  se  placer  devant  le  vieux  serviteur  et  lui  prenant  les  mains,  il  dit  : 

—  Sé-ournet,  celui  qui  t'envoie  est... 
Séjournet  l'interrompit  aussitôt  en  suppliant  : 

—  Ne  me  demandez  rien,  rien,  j'ai  juré,  je  ne  puis  rien  vous  dire...  Il  faut 
nous  hâter,  tout  dépend  de  l'état  dans  lequel  nous  allons  le  retrouver,  et  j'ai 
bien  peur.  —  Oh!  docteur,  ne  m'abandonnez  pas,  venez  avec  nous. 

Olivier  allait  parler  à  Antony  pour  l'engager  à  partir,  mais  celui-ci,  allant 
au  devant  de  son  désir,  dit  à  mi-voix  : 

—  Olivier,  viens  avec  moi,  je  crois  que  le  mystère  de  ma  vie  va  s'éclaircir. 

—  Je  vous  accompagne,  mon  ami. 
Puis  haut  : 

—  Monsieur  Séjournet,  nous  allons  partir  avec  vous,  il  faudrait  com- 
mander une  voiture. 

—  Oh!  messieurs,  tout  cela  est  prêt,  nous  n'avons  qu'à  nous  mettre  en 
route,  la  voiture  attend  dans  la  cour  de  l'hôtel,  j'avais  juré  de  vous  ramener,— 
mon  Dieu!  faites  que  nous  n'arrivions  pas  trop  tard. 

—  Vite,  vite,  fit  Antony,  oubliant  Adèle  et  tout  entier  à  ce  qu'il  croyait 
deviner,  Olivier  le  suivit  accompagnant  Séjournet  et  lui  demandant  bas  : 

—  Où  allons-nous,  monsieur  Séjournet,  près  d'un  malade? 

—  Oui,  monsieur  le  docteur,  nous  allons  à  Monaco,  où  celui  qui  m'envoie- 
malade  depuis  trois  jours,  n'était  plus  qu'un  moribond  lorsqu'il  m'a  fait  partir. 
Depuis  plusieurs  jours,  il  sentait  son  état,  il  ne  voulait  voir  M.  Antony  qu'à  sa 
dernière  heure.  Chaque  jour  j'allais  m'informer  des  agissements  d'Antony 
pour  le  trouver  lorsque  cela  serait  nécessaire.  Une  crise  épouvantable  avait 
failli  emporter  M.  le...  mon  maître  —  se  reprit-il  vivement  —  il  m'a  fait  partir 
aussitôt.  C'est  une  inconcevable  fatalité,  M.  Antony,  qui  depuis  que  je  l'épie 


LE  FILS  D'ANTONY.  150 


ne  s'éloignait  jamais,  était  parti  dans  la  direction  de  Cannes.  Heureusement,  il 
avait  dit  qu'il  ne  resterait  i)as  quelques  jours  en  route...  et  je  pus  l'atteindre... 
quel  malheur  s'il  n'était  pas  là... 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Rien...  rien,  mais  je  suis  bien  content,  docteur  que  vous  nous  accompa- 
gniez, monsieur  mon  maître  peut  avoir  besoin  de  vos  services...  hélas  !  pour 
lui  donner  la  force  de  faire  ce  qu'il  veut...  si  nous  arrivons  assez  tôt...  car  c'est 
fini,  il  est  perdu... 

Et  le  vieux  serviteur  se  mit  à  pleurer.  Il  fit  monter  les  deux  hommes  dans 
la  voiture  et,  malgré  les  instances  d'Antony,  il  refusa  de  se  placer  à  côté  d'eux, 
il  craignait  d'être  interrogé,  et  monta  près  du  cocher.  La  voiture  partit  au 
grand  galop,  deux  heures  après,  les  chevaux  fumant,  s'arrêtaient  devant  un 
hôtel.  Séjournet  sauta  du  siège.  A  la  première  question  qu'il  adressa,  on  ré»- 
pondit  : 

—  Hâtez-vous  si  vous  voulez  le  revoir,  il  ne  parle  plus,  il  vous  demandait 
sans  cesse. 

—  Vite,  vite,  messieurs,  fit  Séjournet,  en  entraînant  les  deux  hommes,  qui 
descendaient  de  voiture.  Ils  montèrent  au  premier  étage.  Là,  Séjournet  prit 
Antony  par  la  main,  et  l'entraîna  dans  une  vaste  chambre,  au  milieu  de  laquelle 
était  un  lit  ;  sur  le  lit, un  vieillard  qui  semblait  dormir. 

Séjournet  dit  : 

—  Monsieur  le  duc...  le  voici...  le  voici! 

Alors,  le  moribond  ouvrit  les  yeux,  il  essaya  de  se  dresser  sur  le  lit.  Antony 
et  le  docteur  se  précipitèrent,  le  docteur  soutenant  le  vieillard  ;  celui-ci  prit 
Antony  dans  ses  bras  et  ébauchant  un  sourire,  laissait  tomber  sa  tête  sur  son 
épaule  ;  il  dit  d'une  voix  faible  comme  un  râle  : 

—  Mon  fils...  je  te  vois...  pardon. 

—  Oh!  mon  Dieu!  fit  Antony,  et  comme  la  tête  pesait  plus  lourde  sur  son 
épaule,  il  cria:  Olivier...  Olivier..,  soutenez-le... 

Le  vieillard  râla  encore  : 

—  Je  t'attendais  pour  mourir. 

C'était  un  saisissant  tableau  que  celui  de  cette  chambre  d'hôtel,  dont  les 
deux  hautes  fenêtres  donnaient  sur  la  mer;  l'hôtel  était  un  vieux  palais  aban- 
donné, il  avait  conservé  son  aspect  luxueux,  le  temps  l'avait  rendu  un  peu 
sombre.  Dans  le  grand  lit  à  baldaquin,  le  vieillard  se  raidissait  dans  les  der- 
nières aff'res  de  la  mort.  Le  vieillard,  c'était  le  vieux  duc  de  Gesvres.  —  Il 
avait  un  fils,  capitaine  de  vaisseau,  que  ses  extravagances  avaient  éloigné  de 
lui.  —  En  entendant  le  nom  de  celui  qui  l'appelait  mon  fils,  Antony  tressaillit  ; 
il  connaissait  l'excentrique  capitaine  de  vaisseau,  dont  la  vie  scandaleuse  occu- 
pait souvent  Paris  ;  il  était  le  frère  de  cet  homme  ! 

Il  ne  pouvait  rien  demander  au  vieillard  ;  celui-ci  ne  vivait  plus  que  par  les 
yeux  et  son  regard  restait  fixé  sur  Antony.  —  En  se  penchant,  le  jeune  homme 
entendait  dans  son  râle: 


160  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Pardon...  tu  m'aur2is  aimé,  toi...  Mais  la  loi  me  défendait  de  te  recon- 
naître, pardon. 

Séjournet  était  près  du  moribond  ;  à  un  signe  de  ses  yeux  il  comprit 
et  fouilla  sous  l'oreiller  ;  il  en  tira  une  large  enveloppe  sur  laquelle  était 
écrit  : 

A  ANTONY  DE   SANCY 

Le  vieillard  fit  un  effort,  prit  les  papiers  et  les  tendit  à  Antony  en  disant 
d'une  voix  à  peine  perceptible  : 

—  Antony,  nous  rachetons  notre  faute.  Voici  les  titres...  Mon  fils,  tu  es 
noble,  tu  es  riche...  Sois  bon  I... 

Le  duc  de  Gesvres  retomba  lourdement  dans  les  bras  du  jeune  homme  ; 
Antony  jeta  un  cri  ;  on  se  précipita.  —  Olivier  releva  la  tête  du  vieillard,  et 
d'un  signe  de  tête  il  affirma  qu'il  avait  cessé  de  vivre. 

Le  vieux  Séjournet  fondit  en  larmes.  Antony  vivement  ému,  restait  près  du 
lit,  tenant  encore  dans  sa  main  la  main  du  vieux  duc,  que  le  docteur  étendait 
sur  le  lit. 

Ainsi,  toute  sa  vie  Antony  avait  demandé  à  connaître  son  père,  et  il  ne  le 
retrouvait  que  pour  le  perdre  aussitôt.  Lorsque  Olivier  se  fût  assuré  que  la  mort 
était  certaine,  il  dit  à  Séjournet  qu'il  se  mettait  à  sa  disposition  pour  les  démar- 
ches funéraires.  Le  vieux  serviteur,  tout  en  pleurant,  raconta  que,  depuis  plus 
d'un  an  déjà,  le  duc  de  Gesvres,  sentant  sa  fin  prochaine,  avait  tout  arrêté.  Le 
lendemain  de  sa  mort,  il  devait  être  enseveli,  mis  en  bière,  et  après  une  messe 
basse  dite  dans  l'église  de  la  ville  ou  du  village  où  il  mourrait,  il  devait  être 
conduit  par  Séjournet  jusqu'à  Paris  et  inhumé  au  Père-Lachaise  dans  le  caveau 
de  la  famille. 

Le  docteur  pensait  toujours  à  Adèle  qui  devait  l'attendre  anxieusement  ; 
les  incidents  survenus  depuis  le  matin  le  délivraient  d'Antony.  Il  prit  le 
jeune  homme  à  part,  il  lui  expliqu'a  qu'à  cause  de  sa  malade  il  était  obligé  de 
retourner  à  Cannes.  Antony,  après  ce  qui  s'était  passé,  devait  rester  à  veiller 
celui  qui  l'avait  appelé  son  fils.  Aatojiy  lai  dit  aussitôt  : 

—  Mon  ami,  j'y  étais  décidé.  Vous  allez  partir,  je  reste.  Je  suis  doulou- 
reusement ému  par  ce  qui  vient  d'arriver,  parce  que  j'apprends.  Mais  la 
voix  du  sang,  je  dois  le  reconnaître,  est  un  mensonge,  car  je  n'éprouve  que 
le  n.alaise  banal  que  ressent  tout  homme  qui  en  voit  mourir  un  autre.  Je 
n'ai  pas  de  douleur.  Je  suis  dévoré  d'une  curiosité  qui,  devant  ce  corps  à 
peine  iroid,  me  semble  un  sacrilège  et  contre  laquelle  je  veux  réagir.  Seule- 
ment, lorsque  Séjournet  partira ,  conduisant  la  dépouille  mortelle  de  son 
maître  à  Paris,  je  veux  connaître  le  contenu  de  cette  lettre.  Je  redoute  de 
n'en  avoir  pas  la  force.  Olivier,  vous  allez  partir  ;  prenez  ces  papiers,  et 
venez  après  demain  à  Nice.  Je  vous  attendrai  et,  devant  vous,  je  les  dépouil- 
lerai. 


LE    FILS   D'ANTON^ 


Liv.  21. 


Mort  du  général  baron  d'Hervey.  (Page  166.) 


21. 


LK  FILS  D'ANTDNV.  '  103 


—  Donnez,  mon  ami,   il  sera  fait  selon  votre  désir...  A  après  demain,  ù 

Tsice. 

Le  docteur  quitta  Antony  et  se  hâta  do  retourner  à  Cannes.  Qunnd  il  parut, 
l;i  sœur  de  M"""  d'Hervey,  Clara,  toute  bouleversée,  les  yeux  en  larmes,  courut 
au-devant  de  lui  en  criant. 

—  Venez,  vene;^  vite,  monsieur  Olivier. 

—  Qu'y  a-t-il  ? 

—  Oh!  un  malheur...  Mais  venez  voir  ma  sœur,  depuis  une  heure  elle  esc 
snns  connaissance. 

Le  docteur  se  précipita  —  et  no  s'occupa  d'abord  que  des  soins  nécessaires 
pour  faire  revenir  la  jeune  accouchée  de  son  évanouissement.  Lorsqu'elle 
commença  à  rouvrir  les  yeux,  le  docteur,  plus  tranquille,  entraina  Clara  dans 
l'embrasure  d'une  fenêtre  et  lui  demanda  ce  qui  s'était  passé. 

—  Je  l'ignore;  pendant  que  j'étais  avec  la  nourrice:  le  notaire  est  venu,  il 
a  tlit  qu'une  dame  était  venue  le  prier  de  la  part  de  ma  sœur  de  venir  aussitôt 
lui  faire  les  communications  qu'il  avait  à  lui  faire. 

—  Et  il  est  venu,  elle  l'a  vu,  et  il  lui  a  tout  dit. 

—  Tout... 

—  Il  lui  a  remis  la  lettre... 

—  Oui,  j'ai  vu  une  lettre  qu'elle  a  cachée  dans  ses  draps... 

—  C'est  encore  l'œuvre  de  cette  misérable  du  Camp. 

—  Oh!  l'épouvantable  femme!  Craignez-vous  que  cela  n'amène  une  compli- 
c:iiion  dans  l'état  de  ma  sœur  ? 

—  Non...  à  quelque  chose  malheur  est  bon...  elle  sait  tout,  il  faut  que  vous 
la  décidiez  à  retourner  au  plus  tôt  à  Paris. 

—  Maintenant. 

—  Dès  que  son  état  le  permettra... 

—  Docteur,  vous  pouvez  être  certain  qu'elle  partira.- 

Adèle  était  tout  ù  fait  remise;  elle  appela  sa  sœur;  en  voyant  le  docteur, 
elle  lui  demanda  : 

—  Sait-il  ? 

—  Il  sait  tout... 

—  Eh  bien  !  docteur,  vous  savez  le  nouveau  coup  qui  me  frappe  ?  C'est  le 
scandale...  c'est... 

—  Ma  chère  malade,  taisez-vous,  ne  vous  tourmentez  pas...  C'est  le  bon- 
heur de  votre  enfant  d'abord...  et  vous,  vous  n'avez  rien  à  redouter. 

Cinq  jours  après,  dans  la  même  voiture  qui  avait  amené  la  belle  baronne 
d'Hervey  (]v.  Paris  à  Strasbourg  et  de  Strasbourg  à  Nice,  les  deux  femmes, 
l'enfant  et  la  nourice  montaient,  se  rendant  à  petites  journées  à  Marseille,  où 
le  docteur,  parti  depuis  le  matin  pour  affaire,  à  Nice,  devait  les  rejoindre. 

Olivier  Delaunay  était  allé  au  rendez-vous  que  lui  avait  donné  Antony.  Il 
lui  remettait  la  lettre  qu'il  lui  avait  confiée.  Dans  celte  lettre,  Antony  trouva 
son  exlrait  de  naissance  —  il  était  lo  fils  de  dem  nselle  Anlonine  comtesse  de 


164  LE  FILS  D'ANTONY. 


Sanc}^  et  de  père  inconnu,  Tacte  de  décès  de  sa  mère,  morte  au  couvent  des 
Filles-de-Dieu,  où  elle  portait  le  nom  de  sœur  Ste-Madeleine. 

Il  y  trouva  une  lettre  de  sa  mère,  qu'il  baisa,  puis  en  ayant  lu  les  premiers 
mots,  il  se  tut...  et  la  serra  soigneusement,  se  réservant  de  la  lire  seul  avec 
recueillement  :  c'était  une  confession.  Enfin,  se  trouvaient  dans  la  lettre  les 
indications  nécessaires  pour  qu'il  pût,  guidé  par  Séjoumet,  entrer  personnel- 
lement en  possession  de  sa  fortune. 

Antony  se  trouva  riche,  très  riche,  il  devenait  possesseur  d'un  vaste  do- 
maine venant  de  sa  mère,  le  château  de  Sancy  ;  et  de  son  père  et  de  sa  mère, 
il  se  trouvait  à  la  tête  de  quatre-vingt  mille  francs  de  rente. 

Il  resta  bien  un  peu  stupéfait  et  le  docteur  remarqua  qu'il  ne  parlait  plus 
du  tout,  du  tout  d'Adèle.  Antony  avait  hâte  d'être  seul,  il  n'osait  proposer  au 
docteur  de  le  reconduire,  c'est  celui-ci  qui  dit  : 

—  Enfin,  vous  restez  àNice. 

—  Dame  !  —  vous  le  voulez  —  mais,  au  moins,  expliquez-moi  la  cause  du 
changement  survenu  dans  le  plan  arrêté. 

—  Aujourd'hui,  vous  êtes  calme.  Je  puis  vous  parler.  Le  baron  d'Hervey 
savait  la  situation  de  sa  femme,  et  il  a  fait  déclarer  son  enfant... 

—  Son  enfant  ! 

—  Il  le  croit.. 

—  C'est  qu'il  a  des  raisons  de  le  croire,  fit  Antony  avec  amertume...  Je 
reste  à  Nice. 

—  Et  nous  nous  reverrons  à  Paris. 
Et  le  docteur  partit. 


CHAPITRE  YI 


LA    PRISE    DE    BLIDAII 


■  Le  jour  naissait,  et  déjà  à  l'Orient  les  nuages  avaient  des  lueurs  d'incen- 
die, la  journée  s'annonçait  brûlante,  les  herbes  se  vautraient  dans  la  rosée 
qui  les  rendait  d'un  vert  plus  sombre.  Avec  le  jour  les  milliers  d'insectes  s'é- 
veillaient et  bourdonnaient  dans  les  herbes  du  maïs.  Tout  semblait  désert  au- 
tour de  Blidah.  Tout  à  coup,  par  tous  les  sentiers,  par  les  chemins  à  travers 
la  plaine  de  Métidjah,  des  Arabes  surgissent,  courant  tous  vers  la  Capoue 
musulmane,  —  car  Blidah  était  la  ville  aimée  des  musulmans  la  petite  ville  où 
ils  aimaient  à  venir  s'amuser  avec  les  belles  juives  ;  à  Blidah,  ville  de  plaisir, 
tout  était  permis,  et  les  vieux  Arabes  l'appelaient  :  Kabah-la-Courtisane. 
C'était  la  ville  aimée  que  les  infidèles,  les  chiens  de  Français  voulaient 


LE  FILS  D'ANTONY.  165 


prendre  depuis  quelques  semaines,  ils  la  menaçaient,  et  tous  les  enfants  du 
prophète  s'étaient  armés  pour  la  défendre.  Cachés  dans  les  champs,  dans  les 
bois,  ils  guettaient  l'arrivée  des  Français.  C'est  parce  que  ce  matin  ils  avaient 
vu  un  mouvement  se  produire  qu'ils  couraient  au  nid  appeler  leurs  frères 
aux  armes. 

En  effet,  au  loin,  par  tous  les  côtés  de  la  plaine,  on  voyait  dans  les  pre- 
miers rayons  du  soleil  scintiller  l'acier  des  baïonnettes,  on  voyait  éclater  l'é- 
carlate  des  képis  et  des  pantalons  de  nos  pioupious. 

Moins  d'une  heure  après,  au  plein  du  soleil,  la  petite  ville  s'enflammait, 
vomissant  le  feu  comme  un  volcan  ;  de  tous  ses  angles  les  batteries  se  démas- 
quaient  et  tonnaient  ;  en  bas  des  champs,  des  bois,  une  fusillade  nourrie  re- 
tentissait, jetant  vers  le  soleil  des  flocons  de  fumée  blanche.  Peu  à  peu  le  feu 
se  rapprocha,  puis  pied  à  pied  les  Arabes  cédèrent.  Toute  la  journée  on  com- 
battit. Le  soir  venait.  Toutes  les  troupes  s'ébranlèrent,  montant  sur  Blidah  par 
un  seul  point  qui  semblait  le  plus  accessible,  mais  alors  que  de  tous  les  côtés  le 
combat  s'engageait,  de  la  plus  grande  partie  de  la  division  du  général  d'Her- 
vey,  seul  le  corps  dont  il  s'était  réservé  le  commandement  restait  l'arme  au 
bras. 

Les  soldats  grognaient,  le  général  ne  cessait  de  sacrer  et  de  jurer. 

Le  corps  était  si  calme  que  le  vaguemestre  ayant  reçu  du  courrier  la  cor- 
respondance de  France,  la  distribua,  Le  général  prit  la  lettre  qu'on  lui  tendait, 
il  la  lut  et  devint  pâle.  Il  resta  quelques  minutes  comme  suffoqué,  puis,  se 
domptant,  il  sourit  et  se  tournant  vers  Vernet,  il  dit  : 
—    Une  bonne  nouvelle,  ma  femme  est  délivrée. 

Vernet  le  regardait  d'un  air  abruti.  Le  général  se  tourna  vers  les  officiers 
qui  l'entouraient  et  dit  ; 

—  -Messieurs,  j'apprends  qu'il  vient  de  me  naître  un  fils...  il  faut  fêter  ce 
jour  par  une  action  d'éclat. 

Toutes  les  voix  répondirent  : 

—  Commandez-nous  :  en  avant I  général. 

A  ce  moment,  une  estafette  apportait  un  ordre  au  général  d'Hervey,  celui- 
ci  prit  le  papier,  le  lut  et  exclama  joyeusement  : 

—  Enfin!...  messieurs,  c'est  à  nous,  maintenant,  préparez-vous...  c'est  à 
nous  qu'est  réservé  l'honneur  d'enlever  le  plateau  et  d'y  planter  notre  drapeau . 

—  Vive  le  général  !  crièrent  officiers  et  soldats. 

Le  général  d'Hervey  dit  à  Vernet  qui  relevait  les  parements  de  sa  manche 
et  assurait  à  son  poignet  la  martingale  de  son  sabre. 

—  Vernet,  si  un  malheur  m'arrive... 

—  Ne  craignez  pas  ça,  je  suis  là... 

—  Je  te  défends  de  t'occuoer  de  moi...  va  en  avant  !...  si  un  malheur  m'ar- 
rive en  rentrant  en  France,  tu  resteras  près  de  M™«  d'Hervey,  je  veux  que  tu 

sois  le  serviteur  de  mon  fils...  quand  il  aura  seize  ans s'il  t'en  parle,  tu  lui 

raconteras  ce  qui  s'est  passé  chez  moi,  lors  de  notre  voyage  A  Paris,  et  je  te 


IGG  LE  FILS  D'ANTONY. 


donne,  ;\  toi,  mission  de  toujours  protéger  M'"®  d'Hervey  contre  ce  misérable... 

—  M.  Antony  !  Si  vous  m'aviez  dit  ça  quand  nous  étions  à  Paris,  il  y  a 
longtemps  que  son  affaire  serait  faite  à  celui-là. 

—  Tu  sais  ton  devoir  —  si  je  meurs,  veille  et  sers  la  mère  et  l'enfant. 

—  Oui,  mon  général... 

Puis  calme,  ayant  boutonné  ses  gants,  relevé  *ses  moustaches,  crânement 
campé  son  képi  sur  l'oreille,  il  dit,  se  mettant  à  la  tête  de  ses  troupes  : 

—  A  nous,  messieurs...  tranquillement  au  pas  jusqu'à  ce  bouquet  d'arbres. 
Là,  faites  sonner  la  charge  au  clairon.  En  avant,  marche  ! 

Quand  les  trois  colonnes  se  mirent  en  marche  au  pas,  de  toute  la  crête  de 
ce  côté  de  Blidah  la  fusillade  éclata  sans  qu'un  seul  homme  bronchât.  Yernet 
marchait  à  côté  de  son  chef.  Arrivé  au  bas  de  la  côte,  le  général  brandissant 
son  sabre,  se  tourna  vers  ses  hommes  en  criant  : 

—  Allons,  nom  de  Dieu  I  du  sang,  les  enfants...  C'est  là-haut  qu'il  faut  cou- 
cher, mort  ou  vivant...  Clairons,  sonnez  !...  En  avant  !  en  avant  ! 

—  En  avant!  répétèrent  tous  les  soldats  en  se  précipitant. 

Ce  fut  plutôt  une  course  qu'un  combat,  qui  dura  quelques  minutes.  Arrivé 
au  sommet  du  plateau,  le  général  s'élança  le  premier,  criant  : 

—  Vive  la  France  ! 

Mais  l'ennemi  les  attendait  là.  Les  Arabes  se  ruèrent  sur  eux.  Une  épou- 
vantable lutte  s'engagea;  on  entendait  les  jurons  du  général  qui,  sentant 
nécessaire  un  dernier  effort,  cria  : 

—  Allons,  nom  de  Dieu!  les  entants,  encore  un  coup  sur  ces  singes-là... 
En  avant! 

Et  il  s'élança...  Il  brandissait  son  sabre.  Tout  à  coup,  Vernet  le  vit  chan- 
celer. Il  s'écria  en  se  précipitant  à  son  secours  : 

—  Au  général  ! 

Les  soldats  s'élancèrent  furieux,  et  les  Arabes  reculèrent  en  déroute.  Le 
plateau  était  enlevé. 

Vernet  soutenait  dans  ses  bras  son  général.  Le  baron  d'Hervey  avait  reçu 
une  balle  dans  la  gorge  ;  il  voulait  parler,  à  peine  avait-il  pu  dire  en  ressen- 
tant le  coup  : 

—  Vive  la  France  î 

Puis  il  râla  en  vomissant  le  sang  : 

—  Vernet...  toujours...  mon  fils...  venger...  elle,  lui,  Antony,  venger. 

Et  il  eut  un  spasme,  battit  l'air  de  ses  bras,  s'arrachant  des  bras  de  Vernet 
pour  tomber  raide. 

Le  brave  Vernet  éclata  en  sanglots,  pleurant  comme  un  soldat;  il  s'age- 
nouilla devant  son  général  et  le  baisa  au  front  ;  puis  étendant  la  main,  il  dit  : 

-^  Mon  général,  je  vous  jure  que  je  donne  ma  vie  à  votre  petit. 

Les  clairons  sonnaient  et  l'état-major  français  entrait  dans  Blidah. 

FIN  DE   LA   DEUXIÈME    PARTIE 


TllOISIÉ.ME  PArtllE 

LE  BATARD  DU  DUC  DE  GESVRES 


CHAPITRE   PREMIEU 


VINGT- CINQ  ANS   APRES 


Par  un  matin  de  juin  1856,  c'est-à-dire  vingt  ans  après  la  mort  glorieuse  du 
général  baron  d'Hervey,  à  laquelle  nous  venons  de  faire  assister  le  lecteur  — 
un  individu  ayant  l'aspect  d'un  clerc  d'huissier —  d'un  de  ces  malheureux  que 
les  hnissiers  emmènent  avec  eux  pour  signer  les  procès-verbaux  de  saisie, 
suivait  la  rue  de  Bourgogne,  s'orientant,  regardant  en  l'air,  cherchant  un 
numéro  de  maison,  consultant  sans  cesse  un  petit  carnet.  Il  était  entré  chez 
un  marchand  de  vin  et  avait  demandé  : 

L'hôtel  du  comte  de  Sancy... 

C'est  plus  bas... 

Et  l'individu  s'était  dirigé  vers  l'endroit  indiqué.  Il  s'arrêta  devant  un  vieil 
hôtel  fermé  sur  la  rue  par  un  mur  assez  élevé,  terminé  par  une  rampe  à 
balustre  Louis  XVI  ;  on  eût  pu  croire  qu'il  existait  une  terrasse,  mais  c'était 
Un  simple  chemin  qui  permettait  de  voir  dans  la  rue  sans  ouvrir  la  porte.  La 
porte  de  chêne,  artistement  sculptée,  était  toujours  fermée.  Entre  le  mur  et 
l'hôtel  était  une  cour  immense  ;  entre  les  pavés,  l'herbe  poussait,  et  l'on 
voyait  de  la  porte  le  sentier  étroit  par  lequel  les  maîtres  de  l'hôtel  et  les 
voitures  passaient  pour  se  rendre  au  péristyle,  élevé  de  cinq  marches  et  abrité 
par  une  grande  marquise.  De  hautes  tapisseiies  de  Beauvais  protégeaient  le 
vestibule  sur  lequel  se  trouvait  l'escalier,  contre  le  vent  d'hiver. 

L'hôtel  de  Chalus  avait  appartenu  à  la  famille  de  Gesvres,  qui  ne  l'occupait 
pas.  On  n'avait  jamais  su  pour  quelle  raison  il  était  devenu  depuis  vingt-cinq 
ans  la  propriété  du  comte  de  Sancy. 

Quand  l'hôtel  avait  changé  de  propriétaire,  on  avait  cru  qu'il  allait  être 
restauré,  et  il  en  avait  besoin;  l'abandon  plus  que  l'usage  ruine  une  pro- 
priété. Mais  les  voisins  avaient  remarqué  que  le  nouveau  propriétaire,  hi 
comte  de  Sancy,  ne  faisait  pas  plus  de  folies,  pour  ses  propriétés,  que  son 


168  LE  FILS  D'ANTONY. 


prédécesseur.  Les  contrevents  étaient  restés  fermés  pendant  vingt-deux  ans. 
Un  homme  venait,  deux  ou  trois  fois  la  semaine,  une  espèce  d'intendant, 
pour  parler  au  seul  locataire  de  l'hôtel,  le  concierge  qui  vivait  là,  avec  sa 
femme...  L'hôtel  était  tombé  dans  un  tel  délahrement  que  les  voisins,  outrés 
de  cette  rapacité,  ne  qualifiaient  l'avarice  qu'en  disant  : 

Il  est  chien  comme  le  comte  de  Sancy. 

Tout  à  coup,  le  comte  de  Sancy  était  venu,  il  avait  visité  l'hôtel  et,  deux 
jours  après,  les  ouvriers  l'avaient  envahi;  pendant  trois  mois,  jour  et  nuit,  on 
avait  travaillé.  Et  après  vingt-deux  années  d'abandon,  l'hôtel  était  redevenu 

vivant. 

Le  comte  de  Sancy  avait  monté  sa  maison  sur  un  train  princier.  Le  vieux 
concierge  en  était  tout  stupéfait,  sa  femme  n'osait  plus  aller  dans  la  cour,  où 
du  matin  au  soir  des  chevaux  piaffaient;  dans  l'hôtel  c'était  pis  :  un  monde 
de  gens,  depuis  le  garçon  d'office  jusqu'au  valet  da  chambre,  l'avait  envahi. 
Le  concierge  n'était  plus  maître  chez  lui  :  après  vingt-deux  années  de  calme, 
il  se  croyait  le  propriétaire,  le  pauvre  homme!  il  n'était  plus  rien. 

Mais  toute  cette  vie  était  superficielle.  La  maison  était  calme  toujours.  Le 
comte  de  Sancy  ne  sortait  guère.  Il  vivait  chez  lui,  on  ne  le  voyait  qu'à 
l'heure  du  Bois.  Alors,  il  accompagnait  sa  nièce,  une  jeune  fille  d'allures 
étranges,  admirablement  belle,  qu'il  appelait  Rachel,  qui  vivait  avec  lui,  pour 
laquelle  il  avait  une  affection  toute  paternelle. 

Rachel  était  la  folle  du  logis,  l'enfant  aimée...  Nous  reviendrons  plus  tard 
sur  l'intérieur  du  comte  de  Sancy,  et  nous  allons  suivre  le  singulier  individu 
que  nous  avons  signalé  aux  lecteurs. 

Après  avoir  bien  regardé  l'hôtel,  il  frappa.  On  ouvrit.  Il  entra  et  dit  au 
concierge  : 

—  C'est  ici  que  demeure  monsieur  le  comte  de  Sancy. 

—  Oui,  monsieur,  mais  il  n'est  pas  visible. 

Oh!  monsieur,  ce  n'est  pas  à  lui  que  je  voudrais  parler,  c'est  à  vous. 

—  A  moi? 

—  Si  vous  voulez  le  permettre,  monsieur. 

—  Entrez!  dit  le  concierge  surpris,  pendant  que  sa  femme  clignait  des 
yeux  et,  hochant  la  tête  avec  méfi.ince,  s'avançait  pour  prendre  part  à 
l'entretien. 

—  Monsieur,  pour  une  affaire  des  plus  importantes...  et  tout  à  fait 
agrénbleà  monsieur  le  comte...  Je  suis  chargé  de  prendre  quelques  ren-sei- 

gnem^'uts. 

—  Dos  rensignements... 

—  Oui,  sur  lui,  sur  M"'^  Rachel,  sa  nièce  et  sur  leur  parenté... 
Ln  f(îmtne  du  concierge  interrompit  en  criant  à  son  mari  : 
Tu  shIs  ce  que  moiisifïur  le  coni   ^  a  dit...  C'en  c;st  un..» 

—  Oui,  oui,  je  le  vois  l)i(-n... 

—  Que  voycz-vuus  dune,  monsieur? 


LE  FILS  D'AiNTONY. 


169 


—  Avez-vous  été  longtemps  au  service  du  comte  de  Sancy  ?  (Page  171.  ) 

Le  concierge  s'emportant,  dit  aussitôt  : 

—  Vous  nous  êtes  signalé...,  fichez-nous  le  camp,  pas  de  mouchard  ici..; 

—  Mais,  Monsieur... 

—  Voulez-vous  que  j'appelle  le  palefrenier...  voulez-vous?... 

—  J'y  vais,  j'y  vais,  moi,  fit  la  femme  en  se  précipitant,  il  faut  Qu'on  le 
connaisse... 

En  deux  temps,  l'individu  avait  rentré  ses  papiers  dans  sa  serviette    il 
arrêtait  I;i  concierge,  se  précipitait  au  dehors  en  maugréant  • 

22 


170  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  En  voilà  des  affaires  pour  rien!... 

Lorsqu'il  fut  dans  la  rue,  il  consulta  ses  papiers  et  dit  : 

—  Celui-là,  paraît -il,  a  quelques  renseignements  et  en  donne. 

Il  regarda  encore  autour  de  lui,  et,  après  s'être  assuré  qu'il  n'était  pas  épié 
de  l'hôtel,  il  se  dirigea  vers  un  petit  caboulot  qui  se  trouvait  à  une  centaine  de 
pas  de  l'hôtel. 

C'était  un  endroit  où  venaient  habituellement  les  cochers  du  voisinage,  lé 
soir,  pour  faire  la  partie  de  piquet.  Il  se  fit  servir  une  consommation  et,  ap- 
pelant le  maître  de  la  maison,  il  lui  demanda  très  nettement  s'il  ne  pouvait 
lui  donner  des  renseignements  sur  M.  le  comte  de  Sancy  et  sur  sa  nièce.  C'était 
pour  une  grosse  affaire,  et  on  voulait  savoir  ce  que  valait  le  comte. 

Le  marchand  de  vin  ne  parut  nullement  surpris  ;  il  dit  que,  pour  son  compte 
et  malgré  îe  mystère  de  la  maison,  il  n'avait  que  du  bien  à  en  dire.  Mais  il  y 
avait  quelqu'un,  un  valet  de  pied,  qui  avait  été  renvoyé  six  mois  auparavant, 
qui  s'était  replacé  dans  le  voisinage  et  qui  venait  tous  les  jours  vers  dix  heures, 
qui  pourrait  peut-être  le  renseigner. 

L'individu  remercia,  en  disant  qu'il  attendrait.  — Effectivement,  moins  d'une 
heure  après,  un  homme  qu'à  son  allure  on  pouvait  immédiatement  reconnaître 
pour  un  valet  de  chambre,  entra  ;  le  marchand  de  vin  l'arrêta  et  le  conduisit  à 
l'individu. 

—  Vous  voulez  me  parler,  monsieur. 

—  Monsieur ,  je  voulais  avoir  des  renseignements  sur  M.  le  comte  de 
Sancy. 

—  Des  renseignements  !  fit  le  domestique  méfiant...  pourquoi  faire?  Je  suis 
parti  de  chez  lui,  pour  pas  grand  chose,  on  m'a  bien  payé  et  je  n'ai  rien  à  en 
dire. 

—  Pardon,  monsieur,  fit  l'individu.  Youlez-vous  me  faire  l'honneur  d'ac- 
cepter quelque  chose,  pour  trinquer?...  Je  ne  viens  pas  vous  demander  de  dire 
du  mal  de  M.  le  comte  ou  de  sa  nièce,  je  viens  vous  demander  des  renseigne- 
ments d'affaires...  On  me  paie  pour  ça...  Naturellement,  je  fais  mon  métier, 
mais  si  vous  m'aidez  aie  faire,  je  partage  avec  vous.  J'ai  vingt  francs...  Youlez- 
vous  dix  francs  ?... 

Et  l'individu  avait  mis  les  deux  pièces  dans  la  main  du  domestique. 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez  pour  ça  ?...  fit  celui-ci  en  s'asseyant. 

—  Ce  que  vous  savez...  d'où  vient  le  comte,  quels  senties  parents  de  sa 
nièce...  —  ce  n'est  pas  un  Français,  paraît-il...  —  d'où  il  est...  et  ce  que  vous 
pensez  de  sa  fortune... 

—  Ah!  ce  sont  des  renseignements  pour  les  affaires. 

—  Oui...    '« 

—  Ah  !  bien,  je  vais  vous  dire  ça. 

Le  valet  de  pied  se  plaça  en  face  de  son  interlocuteur,  et,  après  avoir  (rin- 
que  avec  lui,  il  lui  demanda  : 

—  Qu'est-ce  qui  vous  intéresse,  qu'est-ce  que  vous  voulez  savoir? 


LE  FILS  D'ANTONY.  ITl 


—  Avez -vous  été  longtemps  au  service  du  comte  de  Sancy  ? 

—  Non,  mais  j'en  sais  long  tout  de  même.  J'étais  très  ami  avec  le  père 
Louis,  un  valet  de  chambre  qui  le  connaît  depuis  son  enfance.  Voilà  ce  que  je 
sais:  jusqu'à  l'âge  de  vingt-trois  ou  vingt-quatre  ans,  il  vivait  très  mal  avec  sa 
famille  ;  on  ne  voulait  pas  s'occuper  de  lui.  Il  paraît  qu'à  ce  moment-là, il  a  fait 
des  excentricités.  Sa  famille... 

—  Qu'était  sa  famille  I 

—  Ah  !  ça,  je  ne  sais  rien  concernant  les  Sancy. 

—  Parfaitement  ;  mais  avez  -  vous  vu  jamais  ces  gens-là  venir  chez  lui  ? 

—  Jamais.  Un  vieux  bonhomme  vient  quelquefois,  et  il  s'en  cache. 

—  Ah  !  qui  est-ce  ? 

—  L'intendant  du  duc  de  Gesvres,  ce  vieux  coquin... 

—  C'est  vrai;  on  dit  qu'ils  sont  alliés,  les  Gesvres  et  les  Sancy? 

—  Je  ne  sais  pas  s'ils  sont  parents,  mais  je  sais  qu'ils  se  méprisent  mutuel- 
lement... et  cependant  on  dit  qu'ils  sont  frères. 

—  Ah  !  ils  sont  frères,  très  bien. 
Et  l'individu  prenait  des  notes. 

—  Je  ne  vous  affirme  pas,  on  le  dit...  Le  comte  de  Sancy  vit  seul  absolu- 
ment. 

—  On  m'a  dit  qu'il  y  avait  chez  lui  des  fêtes,  des  réceptions... 

—  Oui,  mais  vous  pouvez  y  aller,  du  diable  si  vous  comprenez  un  mot  à  la 
langue  de  ses  invités,  ce  sont  des  étrangers.  On  ne  voit  à  l'hôtel  que  des  Orien- 
taux et  des  personnages  des  ministères.  Si  jamais  on  vous  a  parlé  delà  gaieté  de 
ces  dîners-là... 

—  M.  le  comte  de  Sancy  a  beaucoup  voyagé. 

—  Il  n'a  fait  que  ça,  je  suis  justement  rentré  chez  lui,  lorsqu*il  est  venu  se 
fixer  en  France.  Il  revenait  de  Syrie. 

—  Et  la  famille  de  sa  nièce  ? 

—  Mais  M"'  Rachel,  n'a  pas  d'autre  famille  que  son  oncle  ;  écoutez,  autant 
l'autre  ,  le  comte ,  est  triste  ,  sérieux ,  autant  la  petite  youte  est  gaie. 
C'est  la  joie  delà  maison,  la  petite  juive,  douce,  bonne,  rieuse;  aussi,  il 
l'adore. 

—  Et  cette  jeune  fille  est...  seulement  sa  nièce. 

—  Oh  I  dites  donc...  je  suis  prêt  à  dire  ce  qu'on  voudra  sur  lui,  il  est  hautain, 
il  est  sévère  avec  les  domestiques...  mais,  c'est  un  honnête  homme,  et  AI"'-'  Raehel 
c'est  une  vierge...  sur  ça,  pas  un  mot.  Il  l'adore  ;  si  on  manquait  à  mademoi- 
selle, bon  sang  !  il  étranglerait  celui-là;  il  l'aime  comme  sa  fille,  elle  est  servie 
comme  une  reine,  eUe  a  deux  femmes  de  chambre  :  La  mère  Louis  qui  la  soigne 
comme  son  erifant,  et  sa  fille  Zizi,  sa  petite  servante  ;  elle  a  seize  ans,  elle  ne 
la  quitte  pas...  M"'  Rachel,  c'est  un  ange... 

—  C'est  la  fille  de  sa  sœur  ?  de  son  frère? 

—  Mais  vous  ne  savez  donc  rien? 


172  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Sur  cette  parenté,  non,  et  c'est  cela  qui  est  le  plus  intéressant  dans  mes 
recherches. 

—  Dites  donc,  ça  n'est  pas  un  reproche,  mais  vous  me  faites  beaucoup 
parler,  fit  le  valet  de  pied,  et  ça  sèche  joliment  la  gorge.  Vous  pourriez  vous 
fendre  d'une  vieille  bouteille. 

—  Mais  certainement ,  commandez  ;  vous  êtes   connu ,  on  vous  servira 
mieux. 

Le  valet  appela  aussitôt  le  patron  de  la  maison  et  se  fit  apporter  une  vieille 
bouteille  d'un  vin  spécial  à  la  clientèle. 

—  A  votre  santé.  Maintenant  que  vous  avez  le  gosier  moins  sec,  je  vous 
écoute. 

—  Voici  ce  que  je  sais  ;  le  père  Louis  noua  a  conté  ça  bien  des  fois  le  soir, 
autour  du  feu...  C'est  par  là  qu'il  a  épousé  aussi  sa  femme,  la  négresse,  la  mère 
Louis. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas.  • 

—  Je  vous  dis  que  le  vieux  valet  de  chambre  de  monsieur,  le  père  Louis, 
qui  est  avec  lui  depuis  son  enfance,  l'a  suivi  partout;  il  a  épousé  là-bas  une 
négresse,  pas  tout  à  fait  noire,  mais  un  peu  rissolée.  —  C'est  cette  femme,  la 
Zouma,  qui  est  la  servante  de  M'*^  Rachel  avec  sa  fille  Zizi-Zizi,  qui  n'est  ni 
noire  ni  blanche  :  elle  attend  l'âge  pour  choisir. 

—  A  la  vôtre. 

Ils  trinquèrent,  et  l'individu  demanda  : 

—  Dans  quel  pays  était  allé  le  comte  ? 

—  C'est  ce  que  je  veux  vous  dire,  —  voilà  ce  que  Louis  m'a  raconté  —  à 
la  suite  d'affaires  ennuyeuses  ;  j'ai  vu  là  dedans,  des  aff'aires  de  femmes,  et 
probablement  poussé  par  sa  famille,  M.  le  comte  et  un  de  ses  amis,  un  médecin 
nommé...  Attendez,  il  y  a  un  portrait  chez  nous,  et  puis  c'est  le  nom  de 
mademoiselle,  que  je  suis  bête...  nommé  Olivier  Delaunay.  Ils  partirent  en 
Orient,  et  ils  s'y  trouvèrent  si  bien  que  le  docteur  épousa  la  fille  du  banquier 
juif  de  par  là.  Aussitôt,  M.  le  comte  devint  amoureux  de  la  sœur  de  la  femme 
de  son  ami  et  l'épousa.  Alors,  ils  s'établirent  par  là  en  Syrie,  vous  savez,  où 
Ton  s'assassine  toujours...  Eux,  se  trouvaient  heureux,  comme  tout.  Si  vous 
entendiez  le  père  Louis  parler  de  ça.  C'était  étourdissant,  des  palais ,  des 
jardins  où  il  pousse  de  tout  pendant  toute  l'année.  C'est  l'heure  du  déjeuner, 
on  va  cueillir  sa  nourriture  à  un  arbre;  et  cependant,  il  paraît  que  la  misère 
est  épouvantable...  Vous  savez,  il  y  a  des  gens  qui  ne  se  contentent  de  rien. 
—  A  la  vôtre  ! 

—  A  la  vôtre,  fit  l'individu  en  trinquant;  et  ils  sont  restés  longtemps  par  là? 

—  Oh  oui...  très  longtemps,  une  quinzaine  d'années  au  moins,  parce  qu'ils 
avaient  d'abord  été  plus  loin.  C'est  au  retour  qu'ils  s'étaient  fixés.là...Il  paraît 
que  c'était  une  toquade  de  M.  le  comte,  il  ne  voulait  pas  revenir  en  France,  il 
prétendait  que  les  femmes  y  prenaient  trop  de  place,  il  voulait  la  femme 
esclave,  ça  fait  suer...  Vous  savez,  maintenant,  il  en  est  revenu. 


LE  FILS  D'ANTONY.  173 


—  Cette  jeune  fille,  M""  Rachel. 

—  Attendez  donc  —  c'a  été  très  bien  pendant  un  certain  temps;  là  on  était 
joyeux,  on  vivait  bien...  il  paraît  que  le  père  des  demoiselles  était  éuormément 
riche;  tous,  on  vivait  en  famille  comme  des  patriarches...  Tout  à  coup,  il  arrive 
des  émeutes. —  Vous  savez  ce  que  c'est  quand  il  y  a  des  émeutes  en  France,  il 
y  en  a  partout.  Voilà  le  docteur  Delaimay  qui  s'en  mêle,  il  guérissait  celui-ci, 
celui-là,  les  vieux  de  là-bas  montent  la  tête  à  leurs  compagnons,  on  le  fait 
passer  pour  un  sorcier.—  Déjà  le  beau-père,  le  banquier  juif...  attendez  donc, 
il  se  nommait...  tenez,  au  fond  du  verre  je  vais  trouver  ça.  — A  la  vôtre. 

—  A  la  vôtre. 

L'homme  trinquait,  buvait,  mais  écrivait  toujours  plus  vite  à  mesure  que 
son  compagnon  devenait  plus  loquace. 

—  J'ai  ie  nom  sur  le  bout  de  la  langue  :  Machin...  machin... 

—  Le  nom  importe  peu  I 

—  Si,  ça  fait  souvenir  du  reste...  Mohi-Delha,  c'est  ça,  Mohi-Delha...  c'est 
écrit  sur  l'argenterie  de  M""  Rachel.  Je  vous  disais  que  le  beau-père  Mohi- 
Delha  n'était  pas  aimé  par  les  Musulmans...  pour  lors,  un  jour,  non,  une  nuit 
de  révolte,  on  a  mis  le  feu  à  tous  les  coins  de  son  habitation...  il  paraît  qu'ils 
en  faisaient  autant  dans  toute  la  ville  aux  Juifs  et  aux  Européens...  Brûler  la 
maison,  c'était  raide,  mais  ils  attendaient  aux  portes  pour  tuer  ceux  qui  étaient 
dedans...  Il  paraît  que  c'a  été  effrayant,  M.  le  comte,  le  docteur  et  le  vieux 
banquier  se  sont  battus  comme  des  damnés.  Ils  ont  été  délivrés,  le  soir,  mais 
le  docteur  était  tué,  le  vieux  banquier  blessé,  la  femme  du  docteur  avait  une 
telle  frayeur  qu'elle  en  mourut.  C'est  alors  que  M.  le  comte  adopta  l'enfant  de 
son  beau-frère. 

Le  vieux  banquier  mourut  quelques  jours  après.  Après  des  secousses  sem- 
blables, une  femme  peut  tomber  malade  ;  c'est  ce  qui  arriva  à  la  comtesse  — 
qui  mourut.  Alors,  le  comte  de  Sancy  régla  ses  affaires  là-bas  et  revint  en 
France.  Donnez-moi  donc  à  boire...  Vous  en  savez  assez,  vous  pouvez  payer 
une  autre  bouteille. 

—  Parfaitement.  Patron,  une  autre  bouteille. 

—  Ainsi,  la  jeune  fille  qui  vit  avec  son  oncle,  M"^  Rachel,  est  la  fille  du 
docteur  Delaunay,  elle  n'a  d'autres  parents  que  son  oncle,  le  comte  de  Sancy... 
et  elle  doit  avoir  une  assez  belle  fortune  en  propriétés,  venant  de  son  grand- 
père  et  de  son  père. 

—  Dame  I  on  le  dit. 

—  Merci...  A  la  vôtre. 

L'individu  qui  interrogeait  le  valet  de  chambre,  nos  lecteurs  l'ont  deviné, 
était  un  employé  de  ces  agences  singulières  qui  se  chargent  de  vous  donner 
tous  les  renseignements  que  vous  désirez  sur  telle  ou  telle  personne. 

De  la  police,  le  métier  de  mouchard  est  passé  dans  nos  mœurs. 

Il  désirait  savoir  ce  qu'était  ce  mystérieux  comte  de  Sancy  qu'on  entre- 
Toyait  à  peine  un  mois,  avec  sa  nièce,  que  tout  le  monde  remarquait  ^.our  son 


174  J.E  FILS  D'ANTONY. 


étrange  beauté.  Personne,  dans  la  société  parisienne  ne  connaissait  le  comte  ; 
il  n'avait  de  relations  qu'avec  la  colonie  étrangère.  En  été,  l'hôtel  se  fermait, 
le  comte  et  sa  nièce  disparaissaient  sans  qu'on  sût  jamais  où  ils  allaient. 

Le  valet  de  chambre  était  docile  ;  il  ne  demandait  qu'à  parler.  Plus  il  buvait, 
plus  il  avait  soif,  son  compagnon  ne  voulait  pas  le  laisser  altéré.  Aussi  n'a- 
vait-il plus  besoin  de  l'interroger  pour  savoir  ce  qu'il  cherchait. 

Le  valet  de  pied,  essuyant  sa  bouche,  continua: 

—  Mais,  vous  savez...  prévenez  ceux  qui  s'informent,  comme  ça,  du  comte 
de  Sancy  :  il  a  l'air  froid,  il  a  l'air  calme,  mais,  au  fond,  il  faut  s'en  méfier! 

Le  comte  est  une  fine  lame.  Avant  de  faire  son  grand  voyage  en  Orient,  il  a 
couru  l'Europe,  menant  la  vie  la  plus  extravagante  du  monde,  il  parait,  vous 
savez,  comme  quelqu'un  qui  veut  oublier  quelque  chose,  cherchant  toujours 
des  aventures  nouvelles,  se  battant  toutes  les  semaines.  On  dit  qu'il  n'a  pas 
d'égal  à  l'épée.  Du  reste,  chez  lui,  il  y  a  une  salle  d'armes,  et,  tous  les  matins, 
pour  se  donner  de  l'appétit,  il  se  met  à  ferrailler  pendant  deux  heures,  avec 
un  professeur  étranger.  Mais  il  n'est  pas  seulement  fort  qu'à  l'épée.  Dans  le 
jardin,  des  fois  il  s'amuse,  sur  le  commandement  de  sa  nièce,  à  tirer  sur  les 
arbres  :  elle  désigne  une  branche,  une  feuille,  elle  dit  :  Feu!  et  la  feuille 
tombe,  toujours  coupée  à  la  tige.  Eh  bien  !  vous  savez,  prévenez  les  particu- 
liers qui  s'occupent  de  lui. 

—  Mais,  est-ce  qu'il  y  a  longtemps  qu'il  est  veuf? 

—  Il  y  a  six  ans.  Eh!  vous  savez  tien,  ces  affaires  qu'il  y  a  eu...  ces  mas- 
sacres? 

—  Oui,  mais  il  y  en  a  toujours  ! 

—  Je  sais  bien,  puisque  l'on  parle  d'une  Intervention  là-bas.  C'est  à  un 
moment  où  il  y  a  eu  de  ces  grosses  affaires  ;  ils  ont  été  tous  tués. 

—  Mais,  avarit  de  partir  pour  ces  longs  voyages,  saviez-vous  où  résidait 
le  comte? 

—  Non.  Du  reste,  ça,  c'est  assez  drôle.  Je  vous  dirai  que  le  père  Louis  est 
un  capricieux,  réservé  sur  ces  détails-là.  Il  parle  volontiers  de  leurs  voyages 
en  Orient;  il  paraît  qu'ils  ont  été  à  Jérusalem.  Mais  sitôt  qu'on  veut  causer  de 
Paris,  il  devient  muet. 

—  Ah!  il  habitait  Paris  auparavant? 

—  Mais,  oui;  je  croyais  qu'il  vous  avait  dit  ça. 

—  Non  ! 

—  Voilà  ce  que  je  crois  qui  est.  Il  a  mené  à  Paris  une  vie  de  polichinelle, 
tsi  bien  que  sa  famille  ne  voulait  plus  le  voir.  On  lui  a  dit  :  «  Si  vous  voulez 
être  raisonnable,  on  vous  rendra  ça  et  ça,  seulement,  il  faut  quitter  Paris, 
alors,  il  est  parti.  »  Versez-moi  donc  un  petit  peu  à  boire.  Mais  vous  ne  buvez 
pas,  vous  invitez  les  gens  I 

—  Puisque  je  vous  dis  de  commander  vous-même  ce  que  vous  voulez. 

—  Le  valet  de  pied  emplit  les  verres  et  but,  pour  reprendre  aussitôt  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez  savoir  encore? 


LE  FILS  D'ANTONY.  175. 


—  Connaissez-vous  à  peu  près  l'état  de  sa  fortune  ? 

—  Non,  mais  on  dit  qu'il  est  iramensémcnt  riche,  et  la  nièce  ajssi,  vous 
savez.  Ce  sera  un  bon  parti  pour  celui  qui  l'obtiendra .  Mais  ça  ne  m'étonnerait 
pas  qu'il  voulût  jamais  la  marier  ici.  On  ne  se  figure  pas  l'aversion  qu'il  a 
pour  la  société,  cet  homme-là.  Vous  savez  bien  que,  depuis  qu'il  est  à  Paris,  on 
n'a  pas  manqué  de  tout  faire  pour  l'inviter.  Il  refusa  toute  invitation  et  ne  voit 
le  monde  que  chez  lui.  Et,  comme  il  épluche  toutes  les  invitations!  Quand  on 
lui  parle  de  lui  amener  quelqu'un,  il  refuse  toujours. 

—  Mais  cet  homme  ne  vit  pas  seul? 

—  Gomment,  il  ne  vit  pas  seul? 

—  Oui,  il  doit  avoir  sa  maîtresse? 

—  Çal  personne  ne  s'en  aperçoit.  Il  n'y  en  a  qu'un  qui  le  sait,  c'est  le  père 
Louis,  et  celui  qui  irait  le  lui  demander  serait,  je  crois,  mal  reçu. 

—  Vous  n'avez  jamais  eu  connaissance  d'intrigues? 

—  Jamais  I  il  mène  une  vie  exemplaire,  je  vous  dis,  c'est  un  homme  à 
part,  il  semble  avoir  peur  du  monde.  Ainsi,  quand  il  va  à  l'Opéra,  mademoi- 
selle est  sur  le  devant  de  la  loge,  lui  est  toujours  dans  le  fond.  On  croirait  qu'il 
se  cache,  qu'il  ne  veut  pas  être  vu. 

—  Mais  enfin  il  est  jeune  encore,  cet  homme,  il  est  élégant,  savez-vous 
son  âge  ? 

—  Écoutez,  moi,  je  sais  à  peu  près  son  âge,  mais  on  ne  le  lui  donnerait  pas. 

—  Vous  ne  l'avez  pas  vu  ? 

—  Non. 

—  Il  est  très  élégant  ;  c'est  vraiment  un  bel  homme  et  un  beau  garçon.  Il 
ne  paraît  pas  quarante  ans,  et  je  crois  qu'il  passe  la  cinquantaine;  mais  je  sais 
qu'il  est  aussi  vif,  aussi  jeune,  aussi  alerte  qu'un  jeune  homme  de  vingt-cinq 
ans. 

—  Eh  bien  !  je  vous  remercie.  J'ai  à  peu  près  tous  les  renseignements  qui 
me  sont  nécessaires,  fit  l'homme  en  consultant  ses  notes. 

—  Oh  !  à  votre  service,  fit  le  valet  de  pied,  vous  comprenez  que  tout  ce  que 
je  vous  ai  dit  là  est  très  simple.  Il  n'y  a  pas  une  méchanceté,  pas  une  médi- 
sance :  il  n'y  a  rien  de  mauvais.  Je  n'ai  pas  à  dire  du  mal  d'un  homme  qui  ne 
m'a  jamais  rien  fait.  Si  j'ai  quitté  la  maison,  c'a  été  pour  avoir  manqué  à  mon 
service,  je  n'ai  rien  fait  de  mal,  et  cet  homme  a  été  convenable  avec  moi. 
Allez,  voyez-vous,  il  ne  manque  pas  de  mauvais  bougres  qui  seront  prêts  à 
vous  dire  du  mal  de  ceux  chez  qui  ils  ont  servi.  Moi,  je  ne  suis  pas  de  ceux-là. 
A  la  maison,  je  fais  mon  service,  mon  devoir  ;  une  fois  dehors,  je  suis  libre, 
et,  voilà  tout.  A  la  vôtre  ! 

—  Merci  !  fit  l'individu. 

Et,  comme  le  valet  de  pied  voulait  absolument  offrir  une  bouteille  à  son 
tour,  il  refusa. 

Ayant  soigneusement  rangé  ses  notes,  il  serra  la  main  de  son  compagnon  et 
se  retira,  pendant  que  ce  dernier  lui  disait  : 


176  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Vous  savez,  ne  vous  gênez  pas;  si  vous  avez  besoin  d'un  renseignement, 
je  suis  là,  à  côté,  Baptiste,  vous  demanderez  Baptiste. 

L'individu  se  retira.  Au  moment  où  il  passait  devant  l'hôtel  de  Ghalus,  la 
porte  s'ouvrait.  Un  équipage  en  sortait,  dans  lequel  se  trouvait  le  comte  de 
Sancy,  que  nos  lecteurs  connaissent. 

C'était  Antony,  sur  lequel  vingt-cinq  années  avaient  passé  sans  altérer  la 
beauté  de  son  fier  visage.  Mais  ce  n'était  plus  le  même  homme  ;  on  l'aurait 
difficilement  reconnu.  Sa  beauté  était  toute  différente.  Ainsi  que  l'avait  dit  le 
valet  de  pied,  il  était  loin  de  paraître  son  âge.  C'est  à  peine  si  on  lui  eût  donné 
de  trente-cinq  à  quarante  ans.  A  côté  de  lui  était  une  admirable  créature,  sa 
nièce,  la  brune  Rachel. 

L'équipage  tourna  la  rue  et  disparut.  II  se  dirigea  vers  les  Champs-Ely- 
sées. 

En  se  retirant,  l'individu  disait  : 

—  J'ai  tous  mes  renseignements,  et,  de  plus,  je  pourrai  en  quelques  lignes 
faire  un  portrait. 

Deux  jours  après,  le  même  individu  se  représentait  au  petit  cabaret  de  la 
rue  de  Bourgogne,  et  il  envoyait  chercher  son  ami  Baptiste.  Lorsqu'il  dit  ce 
nom,  le  maître  de  la  maison  sourit,  et,  lui  montrant  le  fond  de  la  boutique  où 
se  trouvait  une  petite  salle  particulière  qui  prenait  jour  par  un  plafond  vitré, 
il  dit  : 

—  Vous  ne  serez  pas  long  à  l'attendre,  il  est  là. 

L'individu  commença  à  comprendre  le  motif  qui  lui  avait  fait  perdre  sa 
place  chez  le  comte  de  Sancy,  il  avait  vu  deux  jours  avant  la  façon  dont  il  se 
conduisait  devant  les  bouteilles;  il  le  trouvait,  le  soir,  cette  fois,  à  l'heure  du 
service,  attablé.  C'était  un  valet  de  pied  qu'on  ne  rencontrait  guère  chez  son 
maître.  Lorsqu'il  vint  se  placer  devant  lui,  Baptiste,  qui  était  maussade,  devint 
gai  et  dit  aussitôt  ; 

—  Tiens,  vous  voilà,  vous...  est-ce  que  vous  avez  encore  besoin  de  moi  ? 

—  Oui,  pour  peu  de  chose. 

—  Ça  tombe  bien...  j'ai  justement  perdu  le  dîner.  Si  vous  me  faites  gagner 
un  peu  d'argent,  ça  me  rattrapera. 

—  Je  viens  pour  ça... 

—  Je  suis  votre  homme.  Et  Baptiste  se  leva  pour  aller  causer  dans  un  coin 
avec  rhomme.  Les  deux  individus  qui  jouaient  avec  lai  regardaient  le  nouveau 
venu  avec  étonnement. 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez?  demanda  Baptiste  à  voix  basse. 

—  Les' renseignements  que  vous  m'avez  donnés  sont  très  précis,  mais  on 
voudrait  probablement  se  trouver  avec  le  comte  de  Sancy.  et  peut-être  avec 
sa  nièce,  et  on  m'a  chargé  de  savoir  où  il  se  rendait. 

—  Comment,  où  il  se  rendait? 

—  Oui,  il  paraît  que,  contrairement  à  ce  que  vous  m'avez  dit,  ils  vont  quel- 
quefois dans  le  monde,  ^ 


LE  FILS  D'ANTONY. 


177 


La  baronne  d'Hervey  avait  quarante-cinq  ans,  elle  en  paraissait 
dix  de  moins.  (Page  184.) 


—  C'est  vrai,  on  me  Ta  dit  ce  soir,  —  mais  de  mon  temps  il  ne  sortait  pas... 
ils  sortent  plus  souvent,  ils  vent  à  des  fêtes  officielles,  dans  les  ambassades  et 
les  ministères. 

—  C'est  cela,  il  faudrait  que  j'eusse  connaissance  d'une  de  ces  invita- 
tions. 

—  Ça  tombe  merveilleusement —  si  vous  êtes  généreux  —  je  suis  juste- 
ment là  avec  un  des  gens  de  chez  eux  qui  aide  le  père  Louis.  Il  aide  pour  le 

23 


178  LE  FILS  D'ANTONY. 


service  des  appartements  et  il  sert  de  valet  de  pied.  C'est  un  curieux,  mais 
c'est  un  défiant.  Si  vous  voulez  savoir,  il  faut  me  laisser  faire,  ne  rien  dire  de 
ce  que  vous  cherchez.  Ce  soir,  ils  ont  congé.  Le  comte  et  sa  nièce  sont  à 
l'Opéra.  Et,  vous  le  voyez,  nous  venons  de  jouer  notre  dîner.  Je  l'ai  perdu. 

—  Et  hien  !  si  vous  le  voulez,  je  l'offre... 

—  Tiens,  c'est  un  moyen  ça...  Voilà  ce  que  nous  allons  faire  :  je  vais  vous 
présenter  comme  mon  homme  d'affaires.  Vous  venez  m' annoncer  une  bonne 
nouvelle  Vous  m'apportez  de  TargenL. 

—  Combien  d'argent  '^ 

—  Vous  marchandez  déjà. 

—  Non!...  Je  ne  peux  pas  dépasser  ce  qu'on  me  donne. 

—  Si  ça  dépasse,  vous  demanderez  plus,  ça  vous  regarde,  c'est  à  prendre 
ou  à  laisser. 

—  Mais,  je  ne  vous  dis  pas  ça...  Je  vous  demande  le  prix. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  je  suis  bon  bougre. . .  le  dîner,  quoi... 

—  Ça  me  va. . .  très  bien. 

—  Vous  comprenez,  dînant  ensemble  vous  me  laissez  faire  ;  je  vous  place 
comme  un  homme  qui  sait  faire  valoir  les  économies  et  je  vous  ai  aussi  confié 
les  miennes,  vous  venez  pour  ça... 

—  Permettez.  Vous  savez  que  si  pareille  affaire  était  à  faire,  je  suis  cet 
homme-là...  Je  m'occupe  très  bien  de  ça,  faire  prêter  de  l'argent  à  des  petites 
gens  très  solvables,  et  sur  garantie  et  qui  donnent  de  gros  intérêts. 

—  Tiens...  Vous  voyez  comme  ça  tombe,  mais  c'est  toujours  bon  à  savoir... 
Je  reviens  à  notre  affaire.  Vous  m'apportez  des  bénéfices.  Moi,  je  fais  le  bon 
enfant  et  je  les  emploie  à  payer  le  dîner  que  jo  vieas  de  perdre.  En  dînant,  on 
cause  des  domestiques,  du  mal  qu'on  a  à  faire  des  économies,  des  maisons  qui 
rapportent  plus  ou  moins  ;  j'en  arrive  à  parler  du  comte  de  Sancy,  —  de  ce 
qui  se  passait  chez  lui,  des  privations  qu'on  y  endurait,  qu'on  n'avait  jamais  de 
bénéfices,  car  il  ne  recevait  personne,  on  n'aîlait  nulle  part...  J'exagère.  — 
J'attrape  un  peu  la  maison  et  fais  valoir  la  mienne,  l'autre  prend  la  mouche  et 
il  raconte,  que,  maintenant,  on  est  bien  mieux.  Je  fais  des  comparaisons  en 
disant:  ainsi,  chez  nous,  cette  semaine,  nous  serons  libres,  tel  jour  et  tel  joar, 
parce  que  Monsieur  va  là  et  là...  L'autre  ne  manquera  pas  de  dire  :  Chez  nous 
aussi,  tel  jour,  ils  sont  invités  ici  et  là. 

—  Très  bien,  je  comprends...  mais  vous  êtes  très  adroit,  monsieur  Bap- 
tiste. 

—  Vous  trouve/  ça...  vous  n'êtes  pas  difficile,  mon  petit  père,  il  y  a  long- 
temps que  je  le  sais...  et  je  vous  le  prouverai. 

—  Les  derniers  mots  firent  un  peu  froncer  le  sourcil  à  l'homme. 

—  Voyons,  c'est  pas  tout  ça,  ils  nous  regardent...  Vous  allez  voir  comme 
je  vais  jouer  ça...  Ah!  miis  avant...  comment  vous  nommez-vous?  Car  enfin 
nous  sommes  censé  nous  connaître  depuis  longtemps. 

—  Je  me  nomme  Leclaqué,  ancien  huissier. 


LE  FILS  D'ANTONY.  179 


—  Très  bien...  et  changeant  de  ton  avec  une  bruyante  gaieté,  Baptiste 
s'écria  : 

—  Ah  !  bien,  voilà  une  bonne  affaire  et  qui  tombe  à  pic...  et  je  vous  en  prie, 
vous  allez  pour  la  peine  dîner  avec  nous...  Je  viens  de  perdre  le  dîner...  avec 
deux  bons  amis...  Venez  donc... 

Et  il  entraînait  l'homme  un  peu  étonné  de  la  rapidité  avec  laquelle  maître 
Baptiste  avait  bâti  un  plan. 

—  Mes  enfants,  je  vous  présente  M.  Leclaqué,  mon  homme  d'affaires,  qui 
vient  justement  m'apporter  uapeu  de  sac...  sur  une  petite  affaire  que  j'avais 
en  train...  Il  n'est  pas  de  trop,  n'est-ce  pas...  d'autant  que  je  vous  le  recom- 
mande, c'est  un  malin.  Si  vous  avez  des  petits  placements  à  faire,  il  connaît 
des  bons  placements...  ça  rapporte  le  double... 

—  Qu'est-ce  ces  actions-là... 

— Messieurs,  M.  Baptiste  en  dit  trop  ;  voici  ce  que  je  lui  disais.  Il  se  reprit 
aussitôt...  Voici  ce  que  je  fais  pour  lui  et  pour  mes  clients.  Je  connais  des 
petits  boutiquiers  qui  ont  une  certaine  surface,  des  fruitiers,  des  charbon- 
niers, des  braves  qui  quelquefois,  les  jours  d'échéance,  sont  un  peu  gênés... 

—  C'est  ce  que  je  voulais  dire... 

—  Oui;  or  ils  viennent  me  trouver.  Je  les  mets  en  rapport  avec  vous. 
Vous  prêtez  trois,  quatre,  cinq  cents  francs  qu'ils  rendent  en  deux  mois  par 
fractions...  Eh  bien!  je  me  fais  fort  pour  deux  cents  francs  pour  deux  mois 
d'avoir  trente  ou  quarante  francs. 

—  Ehl  eh!  c'est  gentil...  Asseyez-vous  donc,  monsieur  Leclaqué,  nous 
causerons  de  ça... 

—  On  fit  place  au  nouveau  venu.  On  mit  le  couvert,  et.  dix  minutes  après, 
le  dîner  commençait.  Les  deux  convives  de  Baptiste  se  montrèrent  pleins 
de  prévenances  pour  M.  Leclaqué. 

M.  Leclaqué  ne  pouvait  pas  regretter  son  argent,  car  ce  fut  un  dîner 
copieux,  gai  et  bruyant.  Bruyant  par  les  discussions  entre  M.  Baptiste  et  son 
collègue,  discussions  desquelles  jaillirent  tous  ies  renseignements  promis  et 
des  indiscrétions  que  M.  Leclaqué  n'avait  pas  espérées. 

D'abord  M.  le  comte  de  Sancy  n'accompagnait  pas  toujours  sa  nièce;  il 
paraissait  avoir  pour  le  monde  une  grande  aversion,  sa  vie  se  passait  avec  des 
étrangers,  des  gens  qu'il  avait  connus  dans  ses  voyages.  Au  fond,  cela  s'ex- 
pliquait assez  naturellement  :  le  comte  avait  quitté  Paris  ayant  vingt-cinq  ans 
environ  ;  il  pouvait  avoir  oublié  ceux  qu'il  avait  connus  alors  qu'il  n'était  qu'un 
jeune  homme,  tandis  que,  depuis  vingt-cinq  ans,  il  avait  vu  un  monde  nou- 
veau, dans  lequel  il  s'était  créé  des  relations.  —  A  Paris,  le  comte  de  Sancy 
était  presque  un  étranger,  il  ne  connaissait  guère  de  gens  que  dans  la  maison 
du  souverain,  dans  les  ministères  et  dans  les  ambassades.  —  Il  était  donc 
difficile  de  rencontrer  le  comte  dans  le  monde,  ailleurs  qu'aux  Tuileries,  aux 
bals  du  ministère  des  affaires  étrangères  et  dans  certaines  familles  nomades. 

La  jeune  nièce  du  comte  de  Sancy,  M"*'  Rachel  Delaunay,  l'accompagnait 


180  LE  FILS  D'ANTONY. 


toujours  dans  ces  fêtes,  mais  n'ayant  que  peu  dé  distractions  en  dehors  de  ces 
fêtes  assez  rares,  et  n'ayant  pas  d'amies  à  Paris,  elle  allait  souvent  aux  Ita- 
liens et  à  l'Opéra.  Alors  elle  était  toujours  accompagnée  des  deux  personnes 
qui  la  servaient  et  qu'elle  considérait  plutôt  comme  des  compagnes  que 
comme  des  servantes  :  la  mère  Zanna  et  sa  sœur  de  lait  Zizi... 

Et  ces  deux  servantes  étranges,  près  de  cette  jeune  fille  d'une  si  singulière 
beauté,  n'avaient  pas  peu  contribué  à  la  faire  remarquer  et  signaler  par  toute 
la  haute  société.  Ne  sachant  si  elle  était  la  fille  ou  la  nièce  du  comte,  on  ne 
la  connaissait  que  sous  le  nom  de  M"*'  de  Sancy. 

M.  Leclaqué  apprit  encore  qu'il  semblait  y  avoir,  dans  la  vie  du  comte  de 
Sancy,  une  mystérieuse  intrigue;  il  n'était  véritablement  si  réservé  chez  lui, 
assurait  le  valet  de  pied,  que  parce  que  sa  nièce  se  trouvait  chez  lui.  Au  fond, 
le  comte  n'avait  qu'un  désir  :  marier  sa  nièce  et  revivre  brillamment  comme  il 
semblait  avoir  vécu  autrefois,  ce  qui  était  l'espoir  de  ses  gens,  au  reste.  On 
juge  que,  quelques  minutes  après,  l'ami  de  M.  Baptiste  n'hésita  pas  à  déclarer 
que  la  maison  du  comte  était  la  plus  lugubre  du  monde.  Certainement, 
M'*"  Rachel  était  rieuse;  mais  il  n'y  avait  de  gaieté  que  pour  elle.  On  riait 
chez  M"' Rachel,  mais  c'était  là  une  gaieté  d'enfant  qui  ne  rejaillissait  pas  sur 
la  maison. 

Interrogé  si  son  maître  n'était  pas  un  ambitieux,  caressant  l'espoir  d'une 
grande  situation,  le  valet  de  chambre  hésita  un  peu  et  finit  par  dire  qu'une 
fois  il  avait  surpris  son  maître  disant  : 

Lorsque  ma  chère  Rachel  se  mariant  devra  m'abandonner,  je  ne  sais  ce 
que  je  ferai.  Une  chose  pourrait  me  faire  rester  à  Paris,  et  m'y  fixer  définitive- 
ment. Si  j'avais  une  désillusion  de  ce  côté,  je  n'hésiterais  pas,  je  repartirais 
et  recommencerais  mes  voyages,  mais  comme  j'avais  l'intention  de  les  faire 
lorsque  nous  nous  mîmes  en  route  avec  ce  pauvre  Olivier  :  un  voyage  utile  à 
la  science  et  à  mon  pays. 

M.  Leclaqué  ne  manqua  pas  d'écrire  la  phrase  entière  sur  son  carnet. 

Mais  on  n'était  pas  arrivé  au  renseignement  précis  que  cherchait  l'ancien 
huissier.  Un  clignement  d'yeux  l'avertit  qu'il  amènerait  la  conversation  sur 
ce  sujet.  Baptiste  était  pratique,  il  allait  droit  au  but,  il  dit  donc  : 

—  Messieurs,  certainement  que  c'est  moi  qui  vous  off're  le  dîner. 
Pardon,  tu  l'as  perdu. 

J'ai  perdu  un  dîner,  mais  pas  encore  celui  que  je  vous  offre  là. 

—  Nous  n'avons  pas  à  t'en  savoir  gré;  c'est  à  cause  de  M.  Leclaqué  que  tu 
fais  proprement  les  choses... 

—  C'est  vrai,  et  c'est  justement  ce  que  je  veux  dire...  Or,  nous  avons  fort 
bien  dîné,  vous  devez  avoir  la  reconnaissance  de  l'estomac  pour  nous  offrir 
un  dîner  semblable  ces  jours-ci. 

M.  Leclaqué  ne  comprenait  pas  ;  il  ne  voyait  qu'un  ajournement  aux 
renseignements  qu'il  cherchait,  et  il  fit  la  grimace;  il  ne  comprit  qu'après 
avoir  entendu  la  réponse  : 


LE  FILS  D'ANTONY.  181 


—  Mais  certainement  —  d'autant  que  j'aurai  peut-être  besoin  de  mon- 
sieur, pas  pour  de  l'argent  à  placer,  mais  pour  do  l'argent  à  toucher,  au 
contraire,  et  je  ne  peux  pas  arracher  un  sou... 

—  C'est  tout  à  fait  mon  afïaire,  j'achète  les  créances,  je... 

—  Mais,  mon  vieux  Leclaqué,  vous  faites  tout...  Revenons  à  notre  affaire. 
Nous  dînerons  ces  jours-ci. 

—  Parfaitement,  ça  va. 

—  Il  faudrait  fixer  un  jour...  où  nous  soyons  libres  comme  aujourd'hui. 
D'un  coup  d'œil  échangé  avec  Baptiste,  M.  Leclaqué,  souriant,  fit  voir  qu'il 

avait  compris.  Baptiste  reprit  : 

—  Chez  nous,  il  n'y  a  qu'un  jour  de  la  semaine  où  nous  serons  occupés,  un 
jour  ou  deux.  Mercredi  on  reçoit  après  le  dîner.  Vendredi  nous  allons  à  une 
soirée...  Tous  les  autres  jours  je  suis  libre  à  compter  de  six  heures  jusqu'à  dix. 
Quel  jour  es-tu  libre,  toi? 

—  Moi,  voyons;  lundi,  pris  ;  mardi,  c'est  le  jour  où  monsieur  part  après  le 
dîner  et,  selon  le  spectacle,  il  emmène  M"^  Rachel;  mercredi,  pris;  jeudi,  je 
suis  libre...  eh!  non,  ça  dépend,  c'est  le  grand  tralala  du  ministère  de  la 
guerre.  Si  monsieur  reste,  on  nous  fait  rentrer  et  on  nous  dit  l'heure  de 
revenir  les  chercher.  Mais,  d'autres  fois,  ils  ne  font  qu'entrer  et  sortir,  alors 
nous  attendons  jusqu'à  une  heure... 

—  Avec  tout  ça,  tu  ne  fixes  rien. 

—  Mais,  demanda  M.  Leclaqué,  ce  jour-là  serait  un  bon  jour,  si  \ous  êtes 
certain  que  M.  de  Sancy  et  sa  fille  iront  à  la  fête  du  ministère  de  la  guerre... 
Il  faut  que  ce  soit  sûr. 

—  C'est  certain—  ils  y  vont,  je  le  sais  bien,  depuis  dix  jours,  on  ne  s'occupe 
que  de  la  toilette  de  mademoiselle  ;  mais  ce  que  je  ne  sais  pas,  c'est  s'ils  reste- 
ront une  partie  de  la  nuit  ou  s'ils  ne  feront  qu'acte  de  présence... 

—  11  n'y  a  que  ce  jour-là  où  ils  sont  invités  ?... 

—  Oui. 

—  Eh  bien!  à  tout  hasard  choisissons-le  —  fit  M.  Leclaqué  revenant  encore 
sur  ce  point  :  si  vous  êtes  bien  certain  que  M.  le  comte  de  Sancy  et  sa  nièce 
iront  à  cette  fête. 

—  Oui!  oui!  oh!  ils  ne  manqueront  pas;  mademoiselle  a  trop  le  désir 
d'y  aller,  elle  ne  parle  que  de  ça...,  songez  qu'il  n'y  a  qu'à  ces  fêtes  qu'ils 
risquent  de  rencontrer  des  amis... 

—  Eh  bien!  c'est  entendu,  à  jeudi... 

—  Messieurs,  vous  m'excuserez,  n'est-ce  pas  —  je  suis  obligé  de  partir.  Au 
revoir,  à  jeudi—  et  si  vous  avez  des  petites  affaires  litigieuses  à  me  confier, 
préparez-les,  je  suis  votre  homme. 

—  C'est  cela,  à  jeudi. 

Baptiste  le  reconduisit  jusqu'à  la  porte. 

—  Êtes-vous  content  de  moi? 

—  Très  bien,  et  c'est  sérieux,  je  viens  jeudi.  Mais,  cette  fois,  pour  les  pe- 


18?  LE  FILS  D'ANTONY. 


tites  aflaires  dont  nous  avons  parlé,  et  si  vous  m'en  procurez,  vous  savez,  vous 
en  aurez  votre  part. 

M*  Leclaqué  se  hâta  de  rentrer  chez  lui ,  rue  Pagevin.  Installé  devant  son 
bureau,  il  prit  un  petit  papier  sur  lequel  était  imprimé  : 

JVoins  : 

Adresse  : 

Age  : 

Célibataire: 

Moralité  : 

Solvabilité  : 

Renseignements  divers. 

L'agence  ne  donne  ces  renseignements  que  sous  toutes  réserves  et  en  déclina 
la  responsabilité. 

Il  biffa  les  premières  lignes  et  écrivit  : 

—  Complétant  les  renseignements  donnés.  Le  comte  de  Sancy  et  sa  nièce 
se  rendront  jeudi  soir  à  la  fête  du  ministère  des  affaires  étrangères. 

Ayant  glissé  la  fiche  sous  l'enveloppe,  après  avoir  écrit  l'adresse,  il  la 
porta  à  la  poste. 


CHAPITRE  II 


or  NOUS  RETROUVONS  NOTRE  HEROS 


Ce  soir-là,  il  y  avait  une  grande  fête  de  nuit  au  rainislère  de  la  place 
Beauveau. 

Les  grilles  dorées  scintillaient  sous  là  lumière  des  becs  de  gaz,  la  porte 
d'honneur,  entourée  d'une  guirlande  de  feu,  avait  un  aspect  féerique.  A  l'in- 
térieur, dans  la  cour,  dont  le  milieu  était  orné  d'un  parterre  semé  de  fleurs , 
les  couleurs  multicolores  des  massifs  resplendissaient  sous  la  lumière  des 
globes. 

Le  perron,  auquel  on  parvenait  par  deux  allées  carrossières,  couvei'tes  de 
sable  fin,  était  abrité  par  une  grande  marquise,  garnie  de  rideaux  de  velours 
à  franges  et  à  glands  d'or. 

De  chaque  côté  du  perron,  des  lampadaires  admirablement  ciselés  proje- 
taient leurs  lumières  sur  les  ors  des  tentures. 

A  l'intérieur,  tout  était  illuminé,  et  les  curieux  arrêtés  sur  la  place  Beau- 
veau  regardaient   curieusement  les  fenêtres  d'où  se  projetait  la  lumière 


LE  FILS  D'ANTONY.  im 


éblouissante  dos  salons.  L"hôtel  était  comme  entouré  d'une  auréole  produite 
par  les  illuminations. 

La  soirée  s'annonçait  brillante;  le  ministre  n'avait  reculé  devant  aucun 
sacrifice  pour  donner  à  ses  salons  un  aspect  féerique.  Peu  d'in«tants  avant 
l'heure  fixée  pour  l'ouverture  de  la  soirée,  les  tapissiers  donnaient  encore 
leurs  derniers  coups  de  marteau,  et  les  jardiniers  arrangeaient  leurs  dernières 
fieurs. 

Les  salons,  par  un  raffinement  de  luxe  ,  avaient  été  décorés  de  telle  ma- 
nière que  les  styles  des  dernières  époques,  y  étaient  représentés  par  des  spé- 
cimens authentiques,  remarquables  par  leur  beauté  et  leur  haute  valeur. 

Dans  l'une  des  pièces,  les  regards  étaient  attirés  par  une  pendule  repré- 
sentant une  nymphe  gracieuse  ,  dont  les  oreilles  étaient  ornées  de  deux 
pendeloques  d'or.  Il  suffisait  de  les  tirer  à  soi,  pour  voir  l'heure  se  reproduire 
dans  les  yeux  de  la  statue,  en  même  temps  qu'une  sonnerie  agréable  charmait 
les  oreilles 

Dans  le  grand  salon,  le  meuble  était  en  tapisseries  des  Gobelins.  Les  scènes 
pastorales  de  Boucher  ornaient  les  sièges  dont  les  bois,  tout  dorés,  s'harmo- 
nisaient parfaitement  avec  les  tapisseries. 

Plus  loin,  de  vieilles  encoignures  en  laque  duGoromandel,  style  Louis  XV, 
supportaient  des  bronzes  artistement  ciselés  ;  d'autre  part,  d'énormes  cloison- 
nés chinois,  véritables  merveilles,  laissaient  échapper  de  leur  col  des  fieurs 
choisies  parmi  les  plus  rares. 

Les  lustres,  en  cristal  de  roche,  ajoutaient,  parles  feux  de  leurs  prismes, 
au  chatoiement  joyeux  des  couleurs  et  donnaient  un  ton  admirable  à  l'ensemble 
du  tableau. 

Plus  loin,  sur  une  cheminée  en  marbre  bleu  turquie ,  ornée  de  pampres  , 
de  vignes  en  festons  et  de  têtes  diverses ,  un  groupe  splendide  ,  dû  au  ciseau 
d'un  sculpteur  célèbre  du  dix-huitième  siècle,  s'harmoniait  parfaitement  avec 
l'ameublement  du  salon. 

Vers  onze  heures,  les  équipages  commencèrent  à  affluer  sur  la  place. 
Chacun  d'eux,  pénétrant  par  la  porte  d'honneur  et  tournant  autour  d'un  mas- 
sif, venait  s'arrêter  devant  le  perron,  où  deux  rangées  de  valets  de  pied,  en 
has  de  soie,  assistaient  gravement  à  l'entrée  des  invités. 

Chaque  voiture,  après  avoir  déposé  un  couple,  retournait  par  l'autre  allée, 
et  venait  prendre  place  à  la  file,  déjà  longue,  installée  au  dehors  de  l'hôtel. 

Les  salons  se  remplissaient  rapidement.  Ce  fut  bientôt  une  véritable  cohue; 
sur  les  toilettes  brillantes,  sur  les  épaules  nues  des  femmes,  tout  étincelantes 
de  bijoux,  tranchaient  les  habits  noirs  des  hommes.  Dans  ces  vastes  pièces, 
tous  se  coudoyaient  ;  cependant,  autour  de  certaines  beautés,  il  s'était  formé 
des  groupe?  <ie  nombreux  admirateurs. 

C'est  dans  le  petit  salon  mauresque,  ou  du  moins  tapissé  pour  la  circons- 
tance à  la  façon  mauresque,  —  et  qui  précédait  le  salon  où  se  tenaient  les 


184  LE  FILS  D'ANTONY. 


hommes  qui  voulaient  éviter  la  cohue,  —  que  M.  le  ministre  et  sa  femme  re- 
cevaient les  invités,  que  l'huissier  annonçait. 
Lorsque  la  voix  de  l'huissier  dit  : 

—  M.  le  comte  de  Sancy! 

Il  y  eut  un  mouvement  dans  le  petit  salon.  Les  amphitryons  allaient  avec 
empressement  au  devant  du  nouveau  venu,  le  ministre  lui  serrait  affectueuse- 
ment les  mains,  pendant  que  la  femme  du  ministre  allait  au  devant  de  îa  char- 
mante jeune  fille  qui  l'accompagnait,  et  la  remerciait  d'être  venue,  tout  en  lui 
reprochant  doucement  de  ne  pas  répondre  plus  souvent  aux  invitations  intimes 
qu'elle  lui  adressait. 

Quand  le  comte  de  Sancy  dirigea  sa  nièce  Rachel  vers  le  grand  salon,  tout 
le  monde  s'écarta  respectueusement  devant  eux,  et  ce  fut  un  murmure  d'admi- 
ration :  de  la  part  des  hommes,  pour  l'étrange  beauté  de  la  jeune  fille;  des 
femmes,  pour  la  noble  et  belle  allure  du  comte. 

Le  comte,  quittant  le  bras  de  sa  nièce  qui  restait  à  côté  de  dames  de  ses 
amies,  revenait  vers  le  petit  salon,  lorsque  tout  à  coup  il  eut  un  tressaillement. 
Il  s'arrêta,  se  plaça  un  peu  sur  le  côté,  semblant  d'éviter  d'être  vu,  mais  regar- 
dant ceux  qui  allaient  entrer. 

Le  domestique  venait  d'annoncer  : 

—  Madame  la  baronne  d'Hervey.  Monsieur  Philippe  d'Hervey. 

La  baronne,  s'appuyant  sur  le  bras  de  son  fils,  entrait  dans  le  grand  salon. 

Le  comte,  à  demi  caché  derrière  la  tapisserie,  les  regardait ,  l'œil  fixe, 
cherchant  vainement  à  dominer  le  tremblement  qui  l'agitait. 

La  baronne  et  son  fils  s'avançaient  :  ils  allaient  s'asseoir  près  de  lui.  Il  se 
recula  encore,  se  cachant  tout  à  fait  derrière  la  tapisserie,  et  là,  plaçant  la 
main  sur  son  cœur,  comme  s'il  craignait  qu'il  n'éclatât,  il  dit  : 

—  0  mon  Dieu:  quelle  étrange  sensation  j'éprouve!  Un  jour  ou  l'autre,  je 
devais  m'y  attendre,  cependant.  Allons!  allons!  il  faut  que  je  domine  cette 
émotion. 

Et,  se  raidissant,  se  domptant,  le  comte  rentra  dans  le  salon. 

Après  vingt-cinq  années,  il  revoyait  celle  qu'il  avait  aimée,  celle  pour 
laquelle  il  avait  failli  perdre  la  vie;  elle  était  fort  bien  encore,  et  un  obser- 
vateur attentif  n'aurait  jamais  pu  lui  donner  son  âge.  Adèle  d'Hervey  avait 
presque  quarante-cinq  ans,  elle  en  paraissait  dix  de  moins,  on  se  figurait 
difficilement  que  le  grand  et  beau  garçon  qui  lui  donnait  le  bras  était  son  fils. 

La  baronne  était  fort  jolie.  C'était  une  adorable  femme,  de  taille  ordinaire, 
assez  forte  et  cependant  fine  de  ligne,  souple  et  élégante  d'attaches  ;  le  cor- 
sage superbe  s'attachait  bien  à  ses  épaules  opulentes,  lagorge  forte  seyait  à  sa 
taille  un  peu  longue,  le  col  gracieux  avait  la  souplesse  du  cygne  et  portait 
bien  la  tête,  il  avait  ce  pli  charmant  qu'on  nomme  le  collier  de  Vénus:  sous  la 
peau  blanche  et  diaphane,  fraîche  et  douce  au  toucher  comme  le  velours,  on 
devinait  le  sang  sain  à  la  clarté  du  teint. 

Le  nez  pur  de  profil,  droit  et  fin,  avait  des  narines  roses  qui  se  dilataient 


LE  FILS  D'ANTON  Y. 


185 


—  Allons,  mon  vieux  Vernet,  prends  mon  pardessus,  vite.  (Page  192.) 

aux  impressions  diverses  que  la  charmante  femme  Ressentait.  La  bouche 
fraîche,  appétissante,  aux  lè%'res  un  peu  lourdes,  laissait  voir  dans  le  sourire 
provoquant  qui  lui  était  habituel  des  gencives  roses  enchâssant  deux  rangées 
de  dents  petites  comme  des  perles,  d'un  blanc  nacré;  les  yeux  étaient  admi- 
rables, d'un  bleu  qui  rendait  le  regard  doux  et  bon.  Les  cils  étaient  bruns,  les 
sourcils  châtains,  ce  qui  adoucissait  le  visage  et  donnait  un  air  riant  au  front  ; 
les  oreilles  étaient  toutes  petites  et  d'un  rose  transparent;  l'ovale  du  visage 
24 


186  LE  FILS  D'ANTONY. 


était  admirable,  encadré  par  une  chevelure  blonde  et  soyeuse,  qui  seyait  ù  la 
clarté  du  teint.  L'ensemble  du  visage  était  fort  beau,  et  comme  la  baronne 
était  admirablement  bien  faite,  c'était  bien  la  plus  charmante  femme  que  l'on 
pût  voir.  / 

Le  comte  était  étonné  et  ravi  ;  c'était  cette  femme  qu'il  avait  aimée  jeune 
fille,  élégante  et  svelte  î  La  fleur  s'était  épanouie,  elle  était  encore  une  ado- 
rable femme.  Quelle  émotion  singulière  il  ressentait  :  est-ce  que  l'amour 
ancien  se  rallumait?  Non,  cela  eût  été  fou.  Ce  qui  l'agitait  ainsi,  c'était  de 
penser  que  cette  femme  était  la  mère  de  son  enfant...  que  cet  enfant  c'était 
un  grand  beau  garçon  qu'il  voyait  à  son  bras,  et  Philippe  d'Hervey  ayant 
conduit  sa  mère  vers  un  groupe  de  dames  de  ses  amies,  en  se  retirant  se  tour- 
nant vers  lui,  il  sembla  à  Antony  qu'il  se  revoyait  à  l'époque  où  il  avait  quitté 
Paris.  Cet  homme  était  son  portrait  vivant. 

Le  jeune  homme  traversa  le  salon  ;  en  passant  près  de  lui  et  à  son  approche^ 
il  fut  pris  d'un  tremblement.  Il  crut  un  instant  que  le  jeune  homme  se  diri- 
geait vers  lui  ;  il  avait  l'air  embarrassé,  il  baissait  les  yeux.  Au  contraire,,  le 
jeune  homme,  comme  s'il  avait  été  froissé  de  l'attention  qu'il  lui  avait  porté 
d'abord,  le  regardait  fixement,  et,  d'un  air  provoquant...  il  passa. 

Et  le  comte  ie  Sancy,  qui  avait  senti  le  rouge  lui  monter  an  visage,  se 
disait  : 

Mon  Dieu  !  quelle  impression  ^nguliere  lui  ai-je  faite,  qu'il  me  fixait  de  ce 
regard  méchant..  Quelle  étrange  sensation  j'ai  éprouvée.  Mon  fils!  mon  filsE 
oh  !  que  cela  est  singulier  ! 

Et  il  allait  vers  les  angles  du  salon,  essuyant  son  front,  que  la  sueur 
mouillait. 

—  Je  devais  m' attendre  un  jour  ou  l'autre  à  les  voir  tous  deux^  pensait-il,, 
en  se  laissant  tomber  sur  un  divan,  Étrange  destinée!  Elle  est  libre,  et  je  n'ai 
pu  l'avoir.  Nous  aurions  vécu  heureux  —  ce  fils  serait  le  mien.  —  Pourquoi 
s'est-elle  cachée  après  ia  mort  du  baron  ?  pourquoi  m'a-t-elle  fui  lorsqu'elle 
était  libre,  car  c'était  moi  qu'elle  fuyaiL  Olivier  me  Fa  dit.  Elle  ne  voulait  plus 
me  revoir  ;  elle  n'avait  plus  pour  moi  qui^'usme  haine  égale  à  l'amour  qu'elle 
avait  eu.  Quel  est  ce  mystère  ?  Je  sais  qu'elle  a  soufî'ert  —  elle  a  perdu  sa  fille 
Camille,  l'enfant  qu'elle  avait  de  lui  ;  il  ne  lui  reste  que  ce  beau  garçon.,  mon 
fils... 

Il  resta  un  instant  rêveur,  puis  il  dit,  après  quelques  minutes  : 

—  Elle  est  libre=..  Je  suis  libre. ..  et  cet  enfant  est  le  nôtre... 

Puis,  comme  si  ce  mot  était  doux  à  prononcer,  comme  s'il  répondait  à  un 
de  ses  rêves,  il  répéta  encore  : 

—  Mon  Qls  !  mon  fils  ! 

Il  se  levci  et  se  dirigea  vers  le  salon  Louis  XV,  où  avaient  été  dressées  des 
tables  de  jeu.  C'est  de  ce  côté  qu'il  avait  vu  le  baron  d'Hervey  se  rendre.  Des 
groupes  de  joueurs  étaient  autour  des  tables.  Il  se  plaça  devant  c<-îlie  où  se 
trouvait  Philippe  d'Hervey.  S'il  avait  osé,  il  aurait  parié  pour  lui.  Le  jeune 


LE  FILS  D'ANTONY.  187 


homme  semblait  fiévreusement  agité,  il  perdait  sans  cesse  et,  mauvais  joueur, 
il  le  laissait  voir.  A  chaque  coup  de  déveine,  il  cherchait  à  sourire,  en  rele- 
vant la  tête,  pour  consoler  ceux  qui  pariaient  pour  lui.  Tout  à  coup,  il  ren- 
contra le  visage  du  comte  de  Sancy;  celui-ci  lui  souriait.  Il  en  fut  agacé  ; 
c'était  ce  même  homme  dont  le  regard  l'avait  blessé  lorsqu'il  avait  quitté  sa 
mère.  Qu'était-ce  que  cet  individu?  Est-ce  qu'il  allait  le  poursuivre  ainsi? 
C'était  cet  homme  au  regard  singulier  qui  lui  portait  la  guigne.  Il  acheva  le 
coup,  et,  ne  cherchant  pas  à  dissimuler  sa  mauvaise  humeur,  il  passa  la  main 
et  se  leva  en  grognant  : 

—  Qu'est-ce  que  cet  individu-là?  —  C'est  un  jettatore...  si  nous  n'étions  en 
ce  lieu,  j'irais  lui  demander  la  raison  de  cette  poursuite.  Au  fait,  voyons  donc. 

Et  il  se  dirigea  vers  le  groupe  avec  l'idée  bien  arrêtée  de  demander 
absurdement  au  comte  pourquoi  il  l'avait  regardé,  et  ce  qu'il  lui  voulait.  Le 
comte  n'était  plus  là  ;  il  regarda  les  joueurs,  et  constata  avec  rage  que  depuis 
qu'il  avait  passé  la  main  cette  main  gagnait;  et  comme  les  joueurs,  il  conclut  ; 

—  Ce  n'est  pas  étonnant,  il  n'est  plus  là. 

Il  retourna  près  de  sa  mère  et  lui  offrit  son  bras  pour  faire  le  tour  des 
salons;  celle-ci  accepta  souriante.  Ils  se  promenèrent  quelques  minutes,  ils 
revenaient  du  buffet,  causant  sur  la  splendeur  de  la  fête.  La  baronne  lui 
demanda  : 

—  El:  cette  charmante  personne  que  tu  espérais  revoir  ici? 

—  Chère  mère,  je  ne  l'ai  pas  encore  aperçue...  Mais  je  suis  assuré  qu'elle 
viendra. 

—  Sais-tu  qui  elle  est  ? 

—  Non.,  je  sais  qu'elle  est  étrangère,  d'une  famille  fort  honorable;  on  doit 
me  dire  tout  cela... 

—  Tu  ne  la  connais  pas...  tu  las  vue  seulement,  et  déjà  te  voilà  préparant 
ton  avenir.  Mon  pauvre  Philippe,  comme  tu  es  léger. 

Mais  point  du  tout,  dis-moi  :  As-tu  besoin  de  connaître,  pour  aimer  ?  II 
suffit  pour  cela  de  voir.  Je  l'ai  vue,  elle  est  admirablement  belle,  le  monde  au 
milieu  duquel  je  l'ai  vue  m'assure  de  ce  qu'elle  peut  être...  Je  l'ai  vue  avec 
des  amies  à  toi,  chère  mère. 

—  Eh  bien  !  tu  ne  sais  pas  son  nom  ? 

—  Point  encore.. .  Je  sais  son  petit  nom  :  Rachcl. 

—  Une  juive? 

—  Je  l'ignore...  Mais  tu  ne  vas  pas  voir  un  obstacle  en  cela... 

La  baronne  d'Hervey  se  tut,  et  le  jeune  homme,  qui  s'aperçut  de  la 
fâcheuse  impression,  reprit  vite  : 

—  Je  ne  crois  pas  cependant  qu'elle  soit  juive;  je  sais  qu'elle  est  de  famille 
chrétienne.  Mais,  chère  maman,  tu  dois  m'assurer  que  sa  religion  ne  serait 
pas  un  obstacle.  Au  fond,  est-ce  que  nous  avons  une  religion,  nous? 

—  Veux-tu  te  taire. 

—  Nous  faisons  le  bien  quand  nous  pouvons...  Qu'est-ce  que  tu  as  donc? 


188  LE  FILS  D'ANTONY. 


Le  jeune  homme  venait  de  sentir  sa  mère  lui  pincer  fortement  le  bras;  il 
la  regarda  :  elle  était  toute  pâle... 

—  Mais  qu'as-tu  donc? 

—  Rien,  rien...  Viens,  Philippe;  viens,  mon  enfant;  viens  vite. 

Elle  cherchait  à  l'entraîner,  pendant  que  le  jeune  homme  cherchait  autour 
de  lui  le  motif  de  l'émotion  de  sa  mère.  Apercevant  le  comte  de  Sancy,  qui 
dardait  sur  eux  un  regard  de  flamme,  il  s'exclama  : 

—  Encore  cet  homme...  Oh!  je  veux  en  finir  avec  lui. 

—  Ohl  malheureux,  fit  la  baronne,  viens,  viens,  ne  parle  pas  à  cet 
homme. 

M™^  d'Hervey  voulut  marcher,  mais  elle  vacilla  et  tomba  dans  les  bras  de 
son  fils;  elle  était  évanouie. 

Si  la  situation  de  sa  mère  ne  l'avait  inquiété  et  obligé  de  rester  près  d'elle, 
Philippe  se  serait  élancé  sur  cet  homme  qui,  depuis  qu'il  l'avait  aperçu,  sem- 
blait apporter  le  malheur  dans  ses  pas;  mais  le  pauvre  garçon,  bouleversé 
par  l'indisposition  subite  de  la  baronne,  ne  s'occupait  que  d'elle,  ne  s'expli- 
quait rien;  par  cela  même,  redoutant  tout,  il  eut  peur  un  instant  d'une  catas- 
trophe. Tout  le  monde  s'était  vivement  approché  d'elle,  chacun  voulait  porter 
secours  à  la  baronne  d'Hervey.  Philippe  avait  eu  une  minute  d'épouvante,  mais 
il  s'était  remis  aussitôt,  et  écartant  ceux  qui  l'entouraient,  prenant  sa  mère 
dans  ses  bras,  il  la  porta  dans  un  petit  salon  duquel  les  huissiers  éloignaient 
le  monde.  Plusieurs  docteurs  présents  à  la  fête  avaient  suivi  le  groupe. 

La  baronne  était  assise  sur  un  large  fauteuil,  près  d'une  fenêtre  ouverte  ; 
son  fils  troublé,  inquiet,  était  à  ses  genoux,  les  regards  fixés  sur  son  visage, 
tenant  les  mains  de  sa  mère,  attentif  à  la  voir  reprendre  connaissance.  Deux 
médecins  s'empressaient  autour  d'elle. 

Gela  avait  produit  dans  les  salons  un  brouhaha  général  ;  tout  le  monde  se 
pressait  sur  la  porte  du  petit  salon,  on  s'exagérait  la  situation  de  la  malade, 
on  voulait  la  voir,  et,  obligé  de  dégrafer  le  corsage  de  dessous  la  robe  de  sa 
mère,  Philippe  souffrait  de  cette  indécente  curiosité;  il  supplia  qu'on  fermât 
la  porte.  Gela  était  impossible.  Les  portes,  pour  aider  à  la  circulation  dans 
les  salons,  avaient  été  retirées,  mais  de  lourdes  tapisseries  les  remplaçaient,  on 
les  laissa  retomber.  On  put  alors  soigner  plus  librement  M'""'  d'Hervey.  Quel- 
ques-uns de  ses  intimes  amis  seulement  étaient  en  train  de  demander  au  fils 
l'explication  de  ce  malaise  subit. 

Philippe  répondait  qu'il  ne  pouvait  se  l'expliquer,  et,  en  lui,  il  cherchait  à 
comprendre  ce  qu'il  avait  vu.  Le  doute  n'était  pas  possible.  En  voyant  cet 
homme  étrange,  sa  mère  avait  tremblé;  elle  s'était  cramponnée  à  lui  comme 
si  un  danger  la  menaçait  ;  elle  avait  voulu  réagir,  et  la  vue  de  cet  homme 
l'avait  terrifiée.  Lorsque  son  fils  s'en  était  aperçu,  sa  question  l'avait  troublée, 
la  peur  l'avait  reprise,  et  c'est  d'une  voix  dont  l'intonation  le  secouait  encore 
qu'elle  l'avait  supplié  de  «  ne  pas  parler  à  cet  homme.  » 

Quel  homme  était-ce  donc? 


LE  FILS  D'ANTONY.  189 


La  belle  robe  de  la  baronne  d'Iïervey  avait  été  massacrée  par  les  ciseaux  ; 
mais  les  seins  libres  se  soulevaient,  la  respiration  revenait  ;  à  la  pâleur  qui 
avait  couvert  le  visage  succédait  un  teint  plus  rosé,  la  bouche  souriante 
s'entr'ouvrait,  les  yeux  restaient  clos,  pendant  que  sa  main  répondait  à  la  pres- 
sion de  celle  de  Philippe,  et  que  ses  lèvres  prononçaient: 

—  Mon  fils...  mon  Philippe! 

Lorsque  ses  yeux  s'ouvrirent,  son  regard  fouilla  tout  le  petit  salon,  se 
fixant  obstinément  sur  chacun  de  ceux  qui  étaient  là.  Quand  elle  eut  ainsi  bien 
envisagé  tout  le  monde,  elle  fit  un  effort,  leva  ses  deux  bras,  qu'elle  laissa 
retomber  sur  l'épaule  et  sur  la  tête  de  son  enfant,  et  lui  souriant,  caressant 
ses  cheveux  de  ses  doigts,  elle  dit  d'une  voix  indéfinissable  : 

—  Oh!  mon  enfant... 

—  Mère,  mère,  qu'as-tu  donc?...  Tu  souffres? 

—  Non,  je  n'ai  plus  rien,  je  te  revois,  je  suis  heureuse. 

Et  se  tournant  vers  ses  amis  qui  la  regardaient  avec  intérêt  : 

—  Ce  n'est  rien,  un  malaise,  que  je  ne  m'explique  pas...  mais,  dans  ces 
quelques  moments,  pendant  lesquels  j'ai  perdu  connaissance,  d'affreuses  idées 
ont  traversé,  mon  cerveau,  et  c'est  pour  cela  que  Je  suis  heureuse  de  voir  mon 
fils. 

—  0  ma  chère  mère,  fit  le  jeune  homme,  ému  jusqu'aux  larmes  en  se  sou- 
levant pour  embrasser  la  baronne.  Lorsqu'elle  le  tint  dans  ses  bras,  lorsque 
leurs  lèvres  se  touchèrent,  Philippe  sentit  qu'un  frisson  secouait  le  corps  de 
sa  mère,  et  il  l'entendit  répéter  encore  : 

—  0  mon  fils,  mon  fils,  ne  me  quitte  pas. 

•  —  Mais  y  penses-tu,  maman?  Quel  idée  as-tu  donc,  ma  chère  mère?  Mais 
je  parle  de  mariage  en  fou,  rien  n'est  encore  arrêté  dans  ma  pensée...  Et  la 
preuve,  c'est  que  j'y  renonce;  nous  n'en  parlerons  plus. 

Adèle  d'Hervey  eut  un  sourire  triste,  elle  mit  ses  doigts  sur  les  lèvres  de 
son  fils  et  lui  dit  bas  : 

—  Tais-toi...  il  n'est  pas  question  de  ton  mariage! 

—  Gela  va  mieux,  mère...  tune  souffres  plus?... 

—  Non,  mon  enfant. 

Et  s'adressant  au  médecin  : 

—  Monsieur,  que  je  vous  remercie  de  vos  soins;  je  suis  toute  honteuse  de 
cette  faiblesse. 

—  Et  pourquoi,  chère  amie?  fit  une  des  dames.  On  étouffait  dans  les  salons. 
C'est  véritablement  ridicule  de  prodiguer  ainsi  les  invitations;  ce  n'est  plus 
une  fête,  c'est  une  cohue. 

—  Et  puis,  je  vais  si  peu  dans  le  monde  maintenant,  je  suis  si  peu  habituée 
à  ce  bruit,  à  cette  chaleur... 

—  Ma  pauvre  bonne  chère  maman,  c'est  moi  qui  suis  cause  de  cela,  c'est 
moi  qui  ai  exigé  que  tu  vinsses,  et  pour  une  folie...  je  m'en  veux. 

—  Ne  parle  plus  de  ça,  mon  Philippe...  nous  la  reverrons... 


190  LE  FILS  D'ANTONY. 


On  se  bousculait  à  la  porte,  on  soulevait  la  tapisserie,  on  voulait  avoir  des 
nouvelles,  car  l'incident  allait  grossissant;  d'abord  on  avait  parlé  d'un  éva- 
nouissement, puis  d'une  femme  étouffée,  écrasée,  enfin  d'une  attaque  d'apo- 
plexie, à  la  suite  de  laquelle  la  baronne  avait  succombé. 

G'es^.  un  des  docteurs  qui  dut  dire  :    - 

—  Messieurs ,  c'était  un  évanouissement,  IVpe  d'Hervey  est  maintenant 
revenue  à  elle,  mais  elle  a  besoin  de  repos...  et  je  vous  prie  en  grâce  de  vous 
éloigner. 

Gela  fut  long  à  obtenir,  mais  enfin,  les  huissiers  aidant,  le  monde  retourna 
vers  le  grand  salon,  surtout  lorsque  les  amis  de  M™^  d'Hervey  sortirent. 

Plus  tranquille,  Adèle  envoya  chercher  son  manteau  et  pria  son  fils  de  la 
ramener  chez  elle.  Philippe  s'empressa  ;  il  avait  eu  bien  peur  et  il  se  trouvait 
bien  heureux  de  revoir  sa  mère  ainsi.  Lorsqu'il  lui  demanda,  se  disposant  à 
partir  : 

—  Mais  qui  t'a  fait  cette  impression  à  la  suite  de  laquelle  tu  t'es  évanouie? 
Sa  mère  ne  répondit  pas  et  demanda  : 

—  Que  t'ai-je  dit  en  sentant  que  j'allais  perdre  connaissance? 

—  Tu  m'as  dit  :  ne  parle  jamais  à  cet  homme...  Que  voulais-tu  dire  ? 
Philippe  vit  le  rouge  couvrir  le  front  de  sa  mère,  il  vit  son  embarras,  il 

regrettait  sa  question,  lorsqu'elle  lui  dit  : 

—  Je  ne  me  souviens  pas,  j'avais  la  tête  un  peu  perdue,  car  je  suis  si  peu 
habituée  au  monde  maintenant,  que  je  me  suis  sentie  mal  à  l'aise,  je  ne  me 
souviens  pas.,,  peut-être  ai-jecru  que  tu  allais  chercher  querelle  à  quelqu'un... 

Philippe  lui  mettait  son  manteau  sur  les  épaules.  Sans  savoir  pourquoi,  il 
était  ennuyé  de  ce  qu'elle  lui  disait;  pour  la  première  il  devina  que  sa  mère 
mentait  :  il  y  avait  dans  tout  cela  un  secret  qu'elle  lui  cachait. 

Il  lui  offrit  son  bras,  après  avoir  demandé  à  un  valet  de  pied  de  les  diriger 
afin  qu'ils  sortissent  sans  passer  par  les  salons,  lorsque  sa  mère  lui  demanda 
d'un  ton  abandonné  : 

—  Est-ce  que  tu  ne  me  parlais  pas  de  quelque  chose  ou  de  quelqu'un,  lors- 
que je  me  suis  évanouie?... 

—  Mais  non,  mère... 

—  Je  n'ai  pu  dire  cette  phrase  sans  motif. 

Depuis  le  commencement  de  la  soirée,  j'avais  remarqué  un  homme  qui 
ne  cessait  de  me  dévisager... 

—  Ah! 

Et  Philippe  sentit  sur  son  bras  le  tressaillement  de  sa  mère. 

—  Cet  homme,  sans  cesse  devant  moi,  m'agaçait;  le  revoyant  encore,  je 
crus  que  son  regard  te  gênait,  et  je  dis  :  Encore  cet  homme,  il  faut  en  finir... 
c'est  alors  que  tu  t'es  évanouie  en  disant  : 

—  Oui,  oui,  je  me  souviens...  c'est  bien  cela...  Je  ne  connais  pas  l'homme 
dont  tu  parles...  J'ai  craint  une  querelle  et  c'est  pour  cela  que  je  voulais  t'en- 
traîner...  en  te  disant  :  Ne  parle  pas  à  cet  homme. 


LE  FILS  D'ANTONY.  191 


—  Ah!  fit  Philippe,  qui  ne  crut  pas  un  mot  de  ce  que  venait  de  raconter  sa 
mère 

Ils  étaient  sous  le  péristyle  ;  le  valet  de  pied,  les  voyant,  courut  dans  le 
jardin  de  l'hôtel  d'Orsay  criant  : 

—  Baron  d'Hervey!...  Baron  d'Hervey  \ 

L'équipage  vint  promptement  se  placer  devant  le  péristyle.  Philippe  aidant 
sa  mère  à  monter  en  voiture,  lui  demandait  : 

—  Tu  vas  bien,  maintenant...  tout  à  fait  bien? 

—  Pourquoi  1  tu  veux  me  quitter...  rentrer  à  ce  bal...  Et  la  baronne  était 
toute  bouleversée  à  cette  idée...  Non!  non:  je  ne  sais  comment  je  vais  me 
trouver  en  arrivant.  Philippe,  je  t'en  supplie,  mon  enfant,  rentre  avec  moi... 
je  t'en  prie.  Le  jeune  homme  fronça  les  sourcils,  très  étonné  de  ce  qu'il  cons- 
tatait ;  il  se  contint  et  souriant  il  dit  : 

—  Tu  n'as  pas  besoin  de  me  prier,  mère,  tu  es  indisposée,  je  rentre  avec 
toi... 

Il  monta  près  d'elle...  elle  lui  prit  la  main  et  dit  : 

--  Merci  !  et  elle  couvrit  son  visage  de  son  mouchoir... 

—  Mais  tu  pleures... 

—  Mais  non...  je  suis  exigeante  avec  toi  et  tu  es  si  bon...  Ce  n'est  rien... 
<;'est  de  joie...  et  c'est  nerveux. 

C'est  très  inquiet  que  Philippe  rentra  avec  sa  mère  à  l'hôtel  d'Hervey. 


CHAPITRE   ni 

DES   TOURMENTS  ET  DES   INQUIETUDES  DE  VERNET 


La  baronne  était  fort  embarrassée  avec  son  fils,  elle  voulait  éviter  de  par- 
ler de  l'accident  à  la  suite  duquel  elle  s'était  évanouie,  et  cependant  elle  sen- 
tait que  son  fils  n'était  pas  sa  dupe  et  ne  croyait  pas  ce  qu'elle  avait  dit.  Elle 
voulut  parler  à  Philippe  de  la  jeune  fille  qu'il  devait  lui  montrer,  de  ses  pro- 
jets de  mariage,  mais  elle  avait  des  phrases  maladroites  —  et  le  jeune  homme 
•tarit  ce  sujet  d'un  coup,  en  disant  : 

—  Ma  chère  mère,  je  suis  aujourd'hui  fort  embarrassé,  je  vois  que  tu  as 
attaché  une  grande  importance  à  un  projet  en  l'air.  J'avais  vu  trois  fois  une 
fille  adorable,  M'"«  de  Sirvan  m'avait,  en  plaisantant,  dit  que  cette  jeune  fille 
était  à  marier,  qu'elle  était  orpheline,  la  fille  d'un  savant  massacré  lors  des 
derniers  troubles  en  Syrie —je  m'étais  intéressé  à  elle,  sa  beauté  m'avait 
frappé  et  ravi...  C'est  en  riant  que  j'avais  dit  que  }e  serais  heureux  d'être  le 
mari  d'une  si  jolie  et  si  intéressante  personne.  —  Vous  avez  pris  ça  ru  se- 


192  LE  FILS  D'ANTONY. 


rieux  —  et  je  voulais  te  la  montrer...  Mais  cela  n'est  pas  arrêté  comme  tu 
parais  le  croire.  J'ignore  son  nom,  j'ignore  sa  situation...  enfin,  je  vais  plus 
loin,  momentanément  je  n'y  veux  plus  penser. 

La  baronne  n'.osa  pas  demander  à  son  fils  la  cause  de  ce  changement  ;  elle 
redoutait  qu'il  ne  lui  répondît  : 

—  Parce  qu'il  s'est  passé  ce  soir  quelque  chose  qui  me  préoccupe  au  plus 
haut  point.  Un  homme  que  je  ne  connais  pas,  en  te  regardant,  t'a  fait  pâlir  —  en 
se  dirigeantvers  toi,  cet  homme  t'a  fait  une  peur  telle  que  tu  t'es  évanouie  dans 
mes  bras.  ■ 

Elle  se  borna  à  répondre  : 

—  C'est  ma  faute,  c'est  parce  que  tu  m'as  vue  souffrante  que  tu  ne  penses 
plus  à  cette  jeune  fille... 

—  Non,  mère...  je  ne  dis  pas  que  je  n'y  penserai  plus...  je  dis  que  je  ne 
veux  pas  que  vous  croyiez  la  chose  aussi  avancée... 

—  Mais  c'est  le  contraire  de  ce  que  tu  me  disais  en  arrivant  à  ce  bal... 
Philippe  se  mordit  les  lèvres. 

—  C'est  vrai!...  mère,  excuse-moi...  je  ne  sais  ce  que  je  dis,  j'ai  souffert 
de  te  voir  en  cet  état...  j'ai  eu  peur  et  j'en  suis  resté  nerveux,  agacé. 

Adèle  d'Hervey  souffrait,  elle  sentait  bien  ce  qu'il  y  avait  dans  tout  cela; 
son  fils  pensait  toujours  à  Antony...  Après  vingt-cinq  ans,  la  faute  reparais- 
sait. Est-ce  que  la  mère  allait  avoir  à  rougir  devant  son  enfant?  Pour  parler 
elle  dit  :  • 

—  Tu  vas  bien  dormir,  Philippe,  bien  te  reposer  pour  oublier  tout  cela,  et 
démain  nous  causerons... 

—  Nous  causerons  de  quoi?  demanda  tendrement  le  jeune  homme. 
Cette  question  bouleversa  Adèle,  qui  balbutia  : 

—  Nous  causerons  de  M""*  Rachel...  de  ton  mariage... 

—  Encore  !...  fit  Philippe... 

—  Méchant,  fit  sa  mère  en  l'embrassant.  La  femme  de  chambre  entrait 
pour  aider  la  baronne  à  se  dévêtir.  Philippe  embrassa  sa  mère  et  se  retira. 

Nos  lecteurs  connaissent  l'hôtel  d'Hervey.  Les  communications  entre  l'ap- 
partement de  la  baronne  et  celui  du  général  avaient  été  fermées,  l'apparte- 
ment de  la  baronne  grandi,  et  ceux  du  général  étaient  devenus  un  logis  fort 
coquet  et  bien  indépendant,  qu'habitait  Philippe.  Sortant  de  chez  sa  mère, 
il  devait  descendre  le  grand  escalier  et  traverser  la  cour.  C'est  ce  qu'il  fit. 

En  entrant  chez  lui,  il  trouva,  devant  la  porte  de  l'antichambre,  son  valet 
de  chambre  étendu  sur  une  banquette  et  ronflant  comme  un  sourd.  En  enten- 
dant la  porte  s'ouvrir  et  se  fermer,  le  valet  se  leva  rapidement  et  vint  se  placer 
devant  son  maître,  droit  comme  un  I,  et,  saluant  militairement,  il  avait  l'air 
tout  piteux  d'être  surpris,  et  il  s'attendait  aune  semonce;  son  visage  s'éclaira 
d'un  sourire  lorsqu'il  entendit  : 

—  Allons,  mon  vieux  Vernet,  prends  mon  pardessus,  vite,  les  clefs  du 


LE  FILS  D'ANTONY. 


103 


—  Bon!  pigé,  faut-il  que  je  sois  maladroit?  (Page  193,) 


jardin  pour  sortir  par  les  Champs-Elysées.  Ne  fais  pas  de  bruit,  afin  que  ma 
mère  n'entende  pas.  Tu  vas  m'accompagner. 

—-  Je  suis  prêt,  monsieur  Philippe... 

Dix  minutes  après,  Vernet,  enveloppé  dans  un  grand  manteau,  traversait 

le  jardin,  précédant  Philippe  d'Hervey  ;  ils  sortaient  tous  les  deux  parla  porte 

des  Champs-Elysées.  Le  jeune  homme,  suivi  de  son  valet  de  chambre,  traversa 

les  Champs-Elysées,  la  place  de  la  Concorde,  longea  le  Palais-Bourbon  et 
25 


194  LE  FILS  »NY. 

entra  de  nouveau  au  ministère  des  iw.  •      ^ères  ;  la   nuit  s'avançait  et 

c'était  l'heure  où  nombre  d'invités  s<-  m  h  il. 

Philippe  dit  quelques  mots  à  Veti  <  lia  l'attendre  avec  les  autres  do- 

mestiques. Le  jeune  baron  d'Herv^'V  t-  i    l.^s  salons;  mais,  ne  se  préoc- 

cupant  pas  de   ce  qui  s'y  passait,  ne  s<  m  ni  au  jeu  ni  à  la  danse,  cher- 

chant partout,  Philippe  voulait  retrouver  i   i xame  devant  lequel  sa  mère  avait 
pâli  et  baissé  les  yeux. 

;  Il  chercha  dans  tous  les  salons,  ci^  fut  "U  vain;  il  allait  quitter  le  petit 
salon,  où  étaient  dressées  les  tables  df^  j  mi,  lorsqu'un  de  ses  amis  l'arrêta, 
celui  qui  avait  repris  la  main  lorsqu'il  av  lil  ces^é  déjouer.  Le  jeune  homme 
lui  dit  gaiement  : 

—  Ahl  Philippe,  que  je  te  remercia».,    tu  m'as  cédé  une  jolie  main...,  j'ai 
gagné  six  cents  louis.  C'est  bien  le  moins  que  je  t'en  montre  ma  ^reconnais— 
sance  ;  nous  allons  avec  Yerset  et  de  Laubat  souper,  tu  en  es,  c'est  moi  gui- 
Toffre... 

—  Merci  I  je  suis  fatigué...  agacé...  furieux. 
. —  Après  moi...,  à  cause  de  ça... 

—  A  cause  de  ça,  peut-être,  mais,  pas  après  toi!...  après  celui  qui  me  por^- 
tait  la  guigne  ! 

—  Ah  bah  !  qui  est-ce  donc...  je  le  connais  ? 

—  Je  ne  sais...  il  était  en  face  de  moi  lorsque  je  jouais...  un  grand,  assez 
bien...  bien  même...  un  homme  de  trente-cinq  ans  environ...  l'air  distingué, 
hautain,  un  brun,  les  cheveux  un  peu  bouclés. 

—  Qui  était  juste  en  face  de  toi  ?.,. 

—  Oui,  tu  le  connais? 

—  Je  sais  son  nom,  je  l'ai  va  deux  ou  trois  fois  au  cercle  et  aux  courses, 
c'est  le  comte  de  Sancy.  On  le  dit  trè^  rich»^:  au  reste,  il  est  beau  joueur,  et  il 
a  nue  gaillarde  qui  lui  mange  pas  mal  d'arj«nL 

—  Ah!  qui  donc? 

—  Martingale. . . 

—  Alice,  de  la  rue  Byron... 

—  Oui,  justement...  il  l'entretient  superbement,  ou  du  moins  il  est  un  de 
eeux-là... 

—  Ah  !  très  bien,  tu  dis  qu'il  se  nomm^  le  comte  de  Sancy.. . 

—  Oui,  et  autant  que  j'ai  pu  en  juger  [undant  le  peu  de  temps  que  je  l'ai 
vu,  c'est  un  charmant  homme... 

—  Connais-tu  un  de  ses  amis? 

—  Pourquoi  me  d^mandes-tu  cela...  rfue  veux-tu  faire?... 

—  Rassure-toi,  mon  cher,  je  voulais  <     oir  si  c  est  un  Parisien. 

—  Mais  non,  il  n'y  a  que  quelques  aiu  •  -  ([u'il  est  fixé  à  Paris,  il  y  a  résidé 
une  vingtaine  d'années  auparavant...  il  y  •   .ir  étant  enfanf... 

—  Oui!  — Et  le  jeune  homme  pen-i  ;  >  iranquille  :  Il  ne  peut  connaître 
ma  mère.  Je  suis  des  vôtres,  allons  soujxjr. 


LK  FIL^  D'ANTONY.  1U5 


Les  deux  jeunes  gens  se  prirent  le  bras  pour  se  rendre  au  vestiaire,  pre- 
nant, en  traversant  le  grand  salon,  les  deux  amis  qui  devaient  les  accom- 
pagner. 

Philippe  appela  Vernet;  il  fut  étonné  de  voir  son  serviteur  le  visage  boule- 
versé, la  face  pâle,  les  membres  agités  par  un  tremblement. 

—  Eh  bien!  qu'est-ce  que  tu  as,  toi? 

—  Moi,  monsieur  Philippe,  rien,  rien.  Je  vous  assure  que  je  n'ai  rien... 
j'ai  eu  froid  !... 

—  Je  ne  rentre  pas,  retourne  à  l'hôtel  et  couche-toi...  Prends  un  verre  de 
vin  chaud...  tu  entends^  Vernet...  tu  auras  attrapé  froid...  tu  as  la  figure  tout 
à  l'envers. 

—  Oui,  monsieur  Philippe,  ohl  vous  êtes  trop  bon... 

Les  jeunes  gens  montèrent  en  voiture  et  Vernet,  courant  du  côté  de  l'hôtel, 
disait  : 

—  C'est  lui  !  ce  gredin-là...  Je  l'ai  reconnu...  Qu'est-ce  que  je  dois  faire?... 
C'est  cet  Antony,  j'en  suis  certain...  En  voilà  un  coup... 

Comme  si  ce  seul  nom  l'eût  bouleversé,  le  domestique  courait,  courait  à 
travers  les  Champs-Elysées.  Ce  grand  gaillard,  d'allure  militaire,  dans  le 
court  trajet  qu'il  fit,  cracha  bien  tous  les  jurons  et  tous  les  sacrements  du 
monde,  mais  pour  répéter  sans  cesse  : 

—  Antony,  Antony...  Voilà  vingt-cinq  ans  que  le  général  est  mort,  il  a  Tair 
aussi  jeune  qu'autrefois.  —  Que  faire? — Dois-je  obéir  au  général?  Il  n'y  a 
pas,  son  commandement  était  formel.  Bien  sûr  que  je  ne  puis  pas  en  parler  à 
madame...  Je  le  croyais  mort.  Après  la  mort  du  général,  on  s'attendait  à  le 
revoir,  et  rien,  —  et  tout  d'un  coup  le  voir  là...  Le  mieux  est  d'aller  voir  le 
notaire  qui  a  les  papiers. 

Il  était  arrivé  à  l'hôtel  d'Hervey,  il  y  entra,  par  la  petite  porte,  sans  bruit, 
traversa  le  jardin  —il  faisait  bien  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  n'être  pas  entendu. 
Il  ouvrait  la  porte  des  appartements  de  son  maître,  lorsqu'il  entendit  une 
fenêtre  s'ouvrir,  il  se  blottit  dans  l'embrasure  de  la  porte;  mais  il  était  trop 
t  ird.  Le  vieux  serviteur  exclama  : 

—  Bon!  pigé,  faut-il  que  Je  sois  maladroit? 

La  baronne  venait  d'ouvrir  sa  fenêtre  et  disait  : 

—  C'est  vous,  Vernet...  vous  rentrez  ?  Montez  un  peu,  j'ai  à  vous  parler. 

—  Bon!  qu'est-ce  qu'il  y  a?  grogna  le  vieux  soldat...  Et  haut  :  présent, 
madame,  je  vais  à  l'ordre. 

Il  traversa  le  jardin  et  monta  chez  M"^**  d'Hervey.  La  baronne  avait  l'air 
bien  sévère  et  Vernet  en  fut  un  peu  effrayé...  Elle  demanda  aussitôt  : 

Vernet,  d'où  venez-vous? 

Avec  un  accent  de  franchise  superbe,  Vernet,  qui  était  transi,  répondit  : 

Madame  la  baronne,  je  ne  pouvais  pas  fermer  l'œil,  un  mauvais  sommeil: 
alors,  je  me  suis  dit  :  Vernet,  tu  devrais  te  promener,  et  je  me  suis  proii^  àe. 
Je  jure  à  madame  la  baronne  que  ce  n'était  pas  autre  chose. 


i05  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Vous  n'êtes  pas  sorti  seul. 

—  Moi,  madame,  seul  comme  un  planton. 

—  Allons!  ne  mentez  pas,  Vernet;  je  suis  rentrée  avec  Philippe  et  aussitôt 
il  a  été  vous  prendre;  vous  êtes  partis  ensemble.  '^ 

—  Madame  la  baronne,  c'est  monsieur  qui  ne  pouvait  dormir... 

—  Ne  mentez  pas,  où  avez-vous  été? 

Le  malheureux  Vernet  ne  voulait  pas  désobéir  à  sa  maîtresse,  mais  en 
même  temps  il  ne  voulait  pas  trahir  son  jeune  maître  et  comme  en  sortant 
celui-ci  lui  avait  dit  : 

—  Faisons  attention  pour  ne  pas  réveiller  ma  mère... 

C'est  qu'il  désirait  que  sa  promenade  du  soir  ne  fût  pas  connue.  Il  répon- 
dit donc  de  ce  même  ton  plein  de  franchise  : 

—  Madame  la  baronne,  vous  savez,  je  sors  peu,  et  je  ne  connais  guère 
Paris...  dans  ces  quartiers  là-bas...  avec  ça  la  nuit,  je  ne  m'y  reconnais  plus 
du  tout...  Je  ne  sais  pas... 

—  Vernet,  ce  n'est  pas  bien  de  mentir...  Vous  avez  été  au  ministère  des 
affaires  étrangères. 

—  Ah!  madame,  ça  c'est  possible,  je  n'ai  jamais  dit  le  contraire;  je  vous  ai 
dit  que  je  ne  connaissais  pas  du  tout  la  ville  de  ces  côtés,  ça  peut  bien 
être  le  ministère  que  vous  dites,  je  ne  dis  pas  non. 

—  Vous  avez  été  au  ministère,  il  y  avait  fête,  mon  fils  est  rentré  I 

—  S'il  est  rentré..,  Oh!  à  peine,  madame...     .  "  - 

—  Il  ne  s'est  rien  passé... 

A  son  tour  ce  fut  Vernet  qui  s'arrêta...  Que  voulait  donc  demander  sa  maî- 
tresse? Savait-elle  donc  que  celui  qui  avait  tenté  de  l'assassiner  et  bien  autre 
chose  était  à  Paris  et  à  ce  bal?  Qu'est-ce  que  ça  voulait  dire?  En  tout  cas,  cela 
changeait  la  face  des  choses,  la  baronne  savait  qu'il  venait  du  ministère,  qu'il 
y  accompagnait  son  fils,  il  n'avait  donc  rien  à  cacher.  Il  répondit  : 

—  Non,  madame,  non;  M.  le  baron  a  trouvé  là  des  camarades,  et  il  m'a 
dit  qu'il  partait  souper  avec  eux. 

■  La  figure  d'Adèle  se  rasséréna,  et  elle  demanda  : 

—  Vous  ne  me  mentez  pas,  Vernet? 

—  Oh ,  madame  ! 

—  C'est  bien  vrai,  Philippe  est  retourné  là-bas  pour  y  retrouver  des  amis 
avec  lesquels  vous  l'avez  vu  partir  pour  souper. 

—  Mfidame,  je  vous  en  donne  ma  parole  d'honneur.  Ils  étaient  quatre  lors- 
qu'ils sont  sortis,  et  ils  avaient  l'air  très  gai.  Monsieur  m'a  dit  de  rentrer, 
parce  qu'il  allait  souper. 

—  Et  rien  d'extraordinaire  ne  s'était  passé  dans  les  salons.  Ne  me  mentez 

pas,  Vernet. 

—  Je  vous  jure  que  non,  madame;  monsieur  n'est  pas  resté  dix  minutes, 
j'en  suis  certain;  car  si  je  ne  craignais  d'effrayer  madame,  je  lui  dirais  ; 

—  Quoi  encore?...  Parlez,  fit  Adèle  poliment. 


LE  FILS  D'ANTONY.  197 


—  J'attendais  monsieur,  lorsque  tout  à  coup  un  monsieur  qui  aidait  des 
dames  à  monter  en  voiture  est  revenu  et  a  envoyé  un  des  domestiques  du 
ministère  chercher  une  voiture.  Madame,  je  viens  pour  vous  dire  qui  était  cet 
homme  qui,  lui  aussi,  sortait  de  ce  bal... 

Adèle  fît  un  effort  pour  dire  : 

—  Qui  était-ce,  Vernet,  un  de  nos  amis? 

—  De  vos  amis,  madame!  Ah  !  le  misérable  !...  On  reçoit  du  bien  drôle  de 
monde,  dans  ce  ministère-là...  C'était  ce  coquin  qui,  une  fois,  ici,  dans  cette 
chambre... 

—  Ah!  oui,  oui...  je  sais... 

—  Que  madame  m'excuse  de  lui  rappeler  ce  souvenir,  mais  ça  m'a  donné 
un  tel  coup,  j'avais  envie  de  l'étrangler. 

—  Êtes-vous  fou,  Vernet?...  Mais  revenons  à  mon  fils.  Quand  vous  avez  vu 
cet  homme,  Philippe  était  parti? 

—  Non,  madame.  M.  Philippe  est  entré  dans  les  salons  quand  ce  coquin-là 
était  dehors,  il  s'occupait  de  ses  dames  —  ça  a  des  dames.  —Moi!  j'étais  si 
surpris  que  j'ai  pu  ne  pas  trouver  le  temps  long,  et  je  ne  sais  pas  absolument 
combien  de  minutes  il  est  resté. 

Adèle  ne  cherchait  qu'une  chose,  elle  voulait  savoir  si  Philippe  s'était 
retrouvé  en  présence  d'Antony,  s'ils  s'étaient  parlé...  elle  demanda  : 

—  Philippe  est  sorti  du  bal  lorsque  vous  regardiez  cet  homme,  vous  lui 
avez  dit  que  c'était  lui  qui  avait  tenté  de  m'assassiner. 

—  Oh!  non,  non,  madame.  Oh!  je  n'ai  pas  parlé  de  ça  à  M.  Philippe, 
Du  reste,  quand  mon  maître  est  descendu,  j'étais  tout  seul;  cet  Antony... 

A  ce  nom,  Adèle  ne  put  réprimer  un  tressaillem^ent. 

—  Cet  Antony  était  parti,  et  c'est  alors  que  monsieur  m'a  dit  de  rentrer. 
Madame  la  baronne,  il  ne  faut  pas  lui  en  vouloir.  Vous  savez,  c'est  de  son 
âge,  ça,  à  M.  Philippe,  de  s'amuser  un  peu. 

—  Vous  avez  raison,  Vernet...  A  l'avenir,  mon  ami,  ne  me  mentez  pas,  vous 
savez  bien  que  je  ne  tourmente  jamais  Philippe,  je  lui  laisse  faire  tout  ce  qui 
lui  plaît  et,  si  je  vous  interroge,  c'est  moins  par  curiosité  que  par  intérêt. 
Si  Philippe  se  trouvait  ennuyé,  s'il  perdait  au  jeu,  je  veux  le  savoir;  je  lui 
ferais  avoir  ce  dont  il  aurait  besoin.  Je  l'ai  vu  jouer  ce  soir,  je  sais  qu'il  a 
perdu ,  et  je  craignais  que  ce  ne  fût  pour  cela  qu'il  retournait  au  bal  du 
ministère. 

—  Oh!  je  ne  crois  pas,  madame.  Mais,  si  ça  était,  je  le  saurais  et,  s'il  était 
embarrassé,  je  le  dirais  à  madame. 

*    —  C'est  cela,  Vernet,  allez  vous  coucher,  mon  ami  et,  surtout,  ne  dites  pas 
un  mot  à  mon  fils  de  ce  que  je  vous  ai  demandé  ce  soir. 

—  Ohl  pas  de  danger,  madame  ;  si  monsieur  savait  que  j'ai  été  assez  bête 
pour  me  faire  pincer  par  madame  la  baronne,  j'en  recevrais  une... 

—  Bonsoir,  Vernet. 

—  Bonsoir,  madame  la  baronne. 


108  LE  FILS  D'ANTONY. 


Vernet  sortit  très  préoccupé,  et,  se  grattant  l'oreille ,  il  grommelait  tout 
seul  : 

—  Il  y  a  quelque  chose  là-dessous.  Ça  m'ennuie,  d'avoir  retrouvé  cet 
homme-là  et  demain  j'irai  voir  le  notaire  du  général  :  c'est  l'ordre. 

Vernet  se  tournait  et  se  retournait  sans  cesse  dans  sa  couche,  sans  pou- 
voir trouver  le  sommeil.  Qu'allait-il  faire  ? 

L'ordre  du  général,  au  fond,  il  savait  bien  ce  que  cela  signifiait,  il  savait 
bien  que  les  papiers  qu'il  avait  laissés  étaient  menaçants.  Jusqu'à  ce  jour,  il 
avait  vécu  tranquille,  et  l'orage  qu'il  voyait  poindre  l'épouvantait.  Et  puis,  il 
faut  tout  dire.  Lorsque  le  général  d'Hervey  avait  été  tué  glorieusement  à  la 
prise  de  Blidah,  son  fidèle  soldat  avait  ramené  pieusement  en  France  sa  dé- 
pouille mortelle. 

Gomme  c'était  lui  qui  avait,  au  milieu  de  la  mêlée,  enlevé  le  corps  de  son 
général,  qui,  sur  la  brèche,  l'avait  tenu  debout,  Vernet,  cité  à  l'ordre  du  jour, 
avait  été  décoré. 

C'est  la  consolation  qu'il  retrouva  en  mettant  le  pied  sur  la  terre  de  France, 
mais  il  n'avait  pas  été  peu  étonné  de  trouver,  à  sa  descente  du  bateau,  la 
baronne  d'Hervey  et  sa  sœur. 

Il  avait  raconté  les  derniers  moments  du  général  et ,  sans  s'en  apercevoir, 
il  avait  rassuré  la  baronne  d'Hervey  qui  avait  été  épouvantée  depuis  le  jour 
où  elle  avait  reçu  la  lettre  étrange  où  on  lui  apprenait  que  le  colonel  d'Hervey 
reconnaissait  pour  son  fils  celui  qu'il  savait  être  né  des  œuvres  d'Antony. 

C'est  que  Vernet  ne  savait  pas  que  le  colonel  avait  écrit  directement  à  son 
notaire;  il  ne  pouvait  donc  pas  éclairer  la  baronne  à  ce  sujet,  et  celle-ci, 
après  les  renseignements  que  Vernet  lui  avait  donnés,  était  assurée  que  les 
agissements  du  général  s'étaient  bornés  à  la  lettre  qu'elle  avait  reçue. 

Vernet,  seul,  pleura  véritablement  le  chef  de  la  maison  d'Hervey.  Nous 
devons  reconnaître  que  ses  regrets  furent  de  courte  durée. 

Obéissant  aux  dernières  volontés  de  son  chef,  il  se  consacra  tout  entier 
au  jeune  Philippe  d'Hervey.  Ce  fut  véritablement  lui  qui  l'éleva,  car  dès  qu'il 
put  se  tenir  sur  ses  petites  jambes,  le  soldat  ne  cessa  de  le  prendre  avec  lui. 

Vernet  aimait  Philippe  comme  son  enfant.  Lorsque  le  jeune  homme  fut  en 
âge  de  faire  ses  études,  la  mère  ne  voulant  pas  se  séparer  de  son  fils,  car  elle 
venait  de  perdre  sa  fille  Camille,  on  prit  des  professeurs,  ce  qui  ravit  Vernet. 
Ainsi,  il  ne  quittait  plus  son  jeune  maître. 

A  dix  ans,  il  en  avait  fait  un  écuyer,  à  seize  ans,  un  tireur  d'escrime  de 
premier  ordre.  Vernet  était  en  même  temps  comme  les  valets  des  vieilles 
comédies,  un  domestique  et  un  confident.  Vernet  était  fier  de  son  élève;  il  n'y 
avait  pas  un  homme  au  monde  qui  fût  son  égaL  C'était  l'unique  affection  du 
vieux  soldat. 

Le  général  lui  avait  bien  dit  que  si  jamais  il  retrouvait,  à  Paris,  l'homme 
qui  avait  outragé  la  baronne  d'Hervey,  il  devait  aller  immédiatement  chez  le 


LE  FILS  D'ANTONY.  lOi) 


notaire  prévenir  celui-ci  qu'il  eût  à  remettre  aussitôt  les  papiers  destines  à 
son  fils.  • 

Vernet,  depuis  longtemps,  croyait  avoir  deviné  tout  ce  qui  s'était  passé, 
n  était  convaincu  que,  par  ordre  supérieur,  on  avait  contraint  son  général  à 
ne  pas  se  venger  d'Antony. 

Son  général  obéissait  d'abord,  mais  réservait  l'avenir.  Brave  de  sa  nature, 
sachant  qu'à  chaque  attaque,  il  risquait  sa  vie,  ne  voulant  pas,  cependant,  que 
celui  qui  avait  outragé  sa  femme  restât  impuni,  il  avait  pris  ses  précnutinns 
s'il  venait  à  mourir,  pour  que  son  fils,  s'il  devenait  un  homme,  prît  le  soin  de 
le  venger. 

Pour  Vernet,  les  papiers  déposés  chez  le  notaire  parlaient  de  cela. 

Or,  toute  la  nuit,  le  vieux  soldat  se  demanda  si,  après  vingt-cinq  ans,  le 
serment  qu'il  avait  fait  à  son  général  avait  encore  de  la  valeur,  et  s'il  n'était 
pas  plus  humain  de  laisser  tout  en  l'état. 

Au  fond,  que  pouvait-il  arriver?  Des  tourments,  des  ennuis,  des  tracas, 
pour  son  jeune  maître  !  C'était  le  moins-  Ne  valait-il  pas  mioux  se  taire  ?  Depuis 
vingt-cinq  ans,  c'était  la  première  fois  qu'il  voyait  Antony.  Peut-être  cet 
homme  allait-il  de  nouveau  disparaître.  A  quoi  bon  remuer  tout  ce  passé? 
Puis,  de  quelle  façon  la  baronne  jugerait-elle  la  chose?  Elle  lui  avait  paru,  le 
soir  même,  peu  disposée  à  ce  qu'on  revînt  sur  cette  triste  affaire. 

Et  puis  encore,  n'était-ce  pas  bien  cruel  d'aller  apprendre  au  fils  cette  vieille 
aventure  arrivée  à  sa  mère? 

Lorsque  Vernet  s'endormait,  il  était  à  peu  près  résolu  à  ne  point  donner 
de  suite  à  l'affaire.  Enfonçant  son  nez  dans  l'oreiller,  il  disait  : 

—  Eh  !  bon  sang  de  bon  Dieu!  après  vingt-cinq  ans,  un  serment,  ça  ne  tient 
plus.  Et  puis,  à  quoi  ça  sert-il  tout  cela?  La  mémoire  des  gens,  est-ce  que  ça 
existe,  ça  ?  De  deux  choses  l'une  :  si  on  se  survit,  s'il  reste  quelque  chose  de 
nous,  que  le  général  me  le  fasse  dire!  On  rêve  des  bêtises,  eh  bien!  la  nuit 
porte  conseil,  nous  allons  voir  si  je  rêverai  des  choses  sérieuses. 

Le  hussard  s'endormit. 


CHAPITRE  IV 


LE    PETIT -JEUNE 


Les  jeunes  gens,  en  sortant  du  bal  du  ministère  des  affaires  étrangères,  se 
firent  conduire  au  café  Rinhe.  Les  salons  étaient  pleins. 
Le  jeune  vicomte  de  Laubat,  qui  était  monté,  dit  : 
—  Tout  est  plein  et  c'est  vide.  Pas  d'amis,  pas  de  femmes  1 


200  LE  FILS  D'ANTONY. 


De  Sercet,  remontant  dans  la  voiture,  dit  : 

—  Oh!  pas  de  femmes  ;  donc,  pas  de  souper. 

Au  même  moment,  une  voiture  s'arrêta  au  coin  du  boulevard. 

Un  homme  enveloppé  de  fourrures  en  descendait,  laissant  dans  la  voiture 
trois  femmes  qui  semblaient  entassées. 

Les  jeunes  gens  ne  l'auraient  pas  remarqué,  si,  au  moment  où  il  descen- 
dait, ils  n'eussent  entendu  des  éclats  de  rire. 

Laubat,  voyant  l'homme,  dit  gaiement  : 

—  Tiens,  c'est  le  Petit-Jeune. 

Il  alla  lui  serrer  la  main,  et  reprit  : 

—  Où  diable  vas-tu?  et  qu'est-ce  que  c'est  que  ce  chargement  que  tu  as? 

•  —  Ah  !  mon  cher  bon,  ne  m'en  parle  pas;  tu  devrais  m'accompagner.  Je 
viens  du  concert  Musard  :  nous  étions  six,  ils  sont  tous  partis,  on  me  laisse  seul, 
et  j'ai  trois  femmes  sur  les  bras . 

Aussitôt,  de  la  voiture  des  jeunes  gens,  on  entendit  : 

—  C'est  l'affaire,  venez  avec  nous. 

—  Qui  est  là?  demanda  celui  qu'on  appelait  Petit-Jeune. 
Le  jeune  Laubat  nomma  tous  ses  amis. 

—  C'est  entendu,  reprit  l'autre,  montons. 

—  Ah!  impossible,  pas  un  salon  de  libre. 

—  Eh. bien!  dit  le  Petit-Jaune,  remontons  en  voiture,  nous  irons  chez 
Vachette. 

—  Peuhl  fit  Laubat,  la  maison  est  perdue! 

—  Mais,  pas  du  tout,  mon  cher,  la  maison  est  changée,  c'est  Brébant  qui  a 
repris,  il  a  quitté  la  rue  Neuve-Saint-Eustache,  la  maison  est  remontée;  c'est 
épatant;  un  galbe  !  tu  verras  ça! 

—  Allons-y  ! 

Les  jeunes  gens  remontèrent  en  voiture,  le  Petit- Jeune  en  fit  autant,  et  ils 
se  firent  conduire  boulevard  Poissonnière. 

Les  établissements  parisiens  se  sont  tellement  multipliés,  depuis  une  tren- 
taine d'années,  que  nous  demandons  la  permission  de  dire  quelques  mots  sur 
les  grands  établissements  diurnes  et  nocturnes  de  Paris. 

Jadis,  nos  pères  s'extasiaient  devant  les  cafés  de  la  Rotonde  du  Palais- 
Royal,  du  café  de  Foy,  du  café  de  la  Régence,  de  Tortoni.  Aujourd'hui,  les 
cafés  les  plus  simples  sont  des  modèles  de  luxe  à  côté  de  ces  établissements. 

Les  restaurants  d'alors  étaient  le  café  Anglais,  Tortoni,  Philippe,  le  Rocher 
de  Cancale,  les  Frères  Provençaux,  les  Vendanges  de  Bourgogne.  Aujour- 
d'hui, les  restaurants  à  peine  classés  dépassent  de  beaucoup  et  le  luxe  de  ces 
établissements  et  la  variété  de  leur  cuisine. 

Il  a  disparu,  le  cabaret  joyeux  de  nos  pères,  où  l'on  passait,  pour  gagner  les 
cabinets  et  les  salons,  par  la  grande  cuisine,  toute  meublée  de  crédences,  de 
bahuts  chargés  de  faïences,  de  porcelaines  et  de  cristaux,  —  où  les  coins 
étaient  couverts  par  une  panoplie  de  lardoirs,  de  broches  et  de  coutelas,  où 


LE    FILS    DAN  TON  Y 


Les  deux  jeunes  gens  allumèrent,  un  cigare  et  remontèrent  les  boulevards 
dans  la  direction  des  Champs-Elysées.  (Pa^e  208  ) 
Liv.  26.  '^ 


23. 


LE  FILS  D^ANTONY.  203 


les  murs  étaient  chargés  de  casseroles  édncelantes.  0  la  joyeuse  salle  I 
éclairée  à  l'autre  bout,  de  fourneaux  encombrés  de  casseroles,  par  les  bras- 
sées de  bois  qui  flambaient  dans  les  cheminées  grandes  comme  des  portes 
cochères.  Le  goût,  en  entrant,  se  développait,  l'appétit  naissait  rien  qu'aux 
parfums  qui  s'échappaient  des  marmites;  c'est  en  reniflant  qu'on  discutait  sa 
carte,  —  et  sur  le  seuil,  dans  sa  niche  de  bourriches,  l'écaillère  appétissante 
vous  demandait  : 

—  Faut-il  aussi  monter  des  huîtres? 

Dans  un  coin  de  la  grande  salle,  d'un  trou  sombre  comme  l'entrée  de  l'en- 
fer, le  sommelier,  rouge  comme  Bacchus,  guettait  un  client.  —  On  sortait  de 
la  grande  salle  pour  monter  dans  les  cabinets  particuliers,  les  salons  de  société 
—  ou  Ton  descendait  dans  le  grand  jardin,  tout  entouré  de  tonnelles  discrètes. 
Aujourd'hui,  la  cuisine  est  un  mystère  — elle  est  cachée  comme  un  labora- 
toire, le  jardin  n'existe  plus,  les  cabinets  particuliers  paraissent,  tai  t  ils 
sont  étroits,  être  personnels  — les  salons  de  société  sont  communs.  A  l'ai- 
sance, au  confort  a  succédé  le  luxe;  le  divan  est  étroit,  mais  il  est  de  soie;  les 
tables  sont  petites,  mais  on  y  mange  peu  ;  les  murs  sont  tendus  de  tapisseries  ;  les 
meubles  sont  superbes...  tout  étonne  les  yeux.  C'est  que,  dans  les  restaurants 
modernes,  ce  n'est  pas  pour  manger  qu'on  vient  souper  —  le  souper  est  un 
repas  dans  lequel  l'appétit  n'a  rien  à  faire. 

Le  Petit-Jeune,  en  descendant  de  sa  voiture,  dit  aux  jeunes  gens  qui  étaient 
dans  l'autre  : 

—  Messieurs,  veuillez  offrir  vos  bras  à  ces  dames,  je  vais,  commander  le 
souper. 

Et  il  courut,  monta  Tescalier  et  appela. 

—  Philippe!... 
Celui-ci  parut. 

—  Donne-nous  le  cabinet  du  coin  de  la  rue,  nous  sommes  huit.  Paul  est-il 
là?  Qu'il  nous  fasse  un  menu,  —  quelque  chose  de  chic  ! 

Dix  minutes  après,  le  couvert  était  dressé,  tout  le  monde  était  à  table. 
Les  dames  amenées  par  le  Petit-Jeune  avaient  dit  : 

—  Ah!  tant  mieux,  je  n'avais  peur  que  d'une  chose,  c'était  de  souper  avec 
lui...  Maintenant,  on  pourra  s'amuser. 

Chacun  de  ces  messieurs  avait  une  dame  près  de  lui.  Seul,  Philippe,  préoc- 
cupé, y  portait  peu  d'attention  ;  on  plaisantait,  on  riait,  il  restait  pensif,  assis 
près  de  Laubat.  Il  essayait  en  causant  avec  lui  de  ramener  la  conversation  sur 
le  bal  du  ministère  ou  plutôt  sur  le  comte  de  Sancy. 

Mais  ce  fut  en  vain.  Obligé  de  ne  parler  qu'indirectement,  afin  que  son  ami 
Jules  de  Choissy  ne  se  doutât  pas  de  l'importance  qu'il  attachait  aux  rensei- 
gnements qu'il  demandait,  le  jeune  homme  ne  parlait  plus  du  comte  de  Sancy, 
très  occupé,  du  reste,  de  faire  les  honneurs  du  souper  qu'il  offrait. 

Philippe  ne  renonçait  pas  à  ce  qu'il  voulait,  et  il  demanda  bas  à  son  ami  : 

—  Qui  est-ce  donc  que  celui  que  vous  appelez  le  Petit-Jenne? 


204  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Tu  ne  le  connais  pas? 

—  Pas  du  tout. 

—  C'est  le  duc  de  Gesvres... 

—  Ah!  ce  vieux  satyre  !  fit  Philippe  avec  un  mouvement  de  dégoût,  c'est  cet 
homme,  coiffe  et  fardé  comme  une  fille. 

—  Mon  cher,  c'est  le  plus  charmant  convive  du  monde;  comme  homme,  je 
ne  le  défends  pas,  mais  nous  vivons  peu  chez  lui;  dans  son  intimité,  c'est  un 
viveur  et  un  gai.  Il  a  du  ridicule,  mais  il  le  sait,  il  est  le  premier  à  en  rire. 

—  C'est  cet  homme  que  vous  appelez  le  Petit-Jeune! 

—  Eh  oui,- justement;  il  ne  veut  pas  vieillir,  il  est  fort,  robuste  encore, 
quoiqu'il  ait  mené  la  vie  la  plus  épouvantable  du  monde.  S'il  n'était  bien  en 
cour,  il  aurait  fini  au  bagne  ou  sur  l'échafaud  ;  il  n'a  aucun  scrupule,  il  no 
juge  la  vie  que  pour  en  jouir  ;  sa  théorie  est  de  dire  :  Courte  et  bonne,  on  ne 
sait  pas  ce  qu'il  y  a  après. 

—  Mais  il  est  veuf  et  père  de  famille. 

—  Oh!  si  peu,  il  a  une  fille,  c'est  vrai,  qui  est  élevée  dans  un  couvent; 
personne  ne  la  connaît,  ne  l'a  vue,  lui  pas  plus  que  personne. 

—  Cela  me  gêne  de  vivre  de  cette  vie,  en  compagnie  de  ce  vieillard. 

—  Mais,  pardon,  ne  dis  pas  cela  du  Petit  Jeune,  si  tu  l'appelais  vieux,  il  se 
fâcherait  et  te  chercherait  une  aff'aire...  Et,  tu  sais,  sur  le  terrain,  il  est  moins 
jeune,  —je  t'assure  qu'il  est  étourdissant;  à  table,  il  nous  enterre  tous;  c'est 
la  plus  belle  fourchette  que  je  connaisse;  il  boit  le  Champagne  comme  les 
grands  buveurs  du  pays,  il  vide  la  flûte  d  une  gorgée,  il  est  toujours  altéré... 
Jamais  tu  ne  le  verras  sans  femme,  il  en  a  toujours  une  ou  deux  avec  lui. 

Philippe  était  étourdi,  il  regardait  cet  homme  singulier,  ayant  plus  du 
double  de  son  âge  et  voulant  se  persuader  qu'il  était  plus  jeune  que  lui  ;  il  lut- 
tait contre  la  nature,  il  était  envahi  par  la  graisse;  il  se  sanglait,  il  n'avait  plus 
que  de  rares  cheveux  et  il  couvrait  son  crâne  d'une  perruque  blonde  et  frisée; 
l'âge  labourait  son  visage,  et  il  comblait  chaque  jour  les  rides  par  des  pâtes,  il 
se  teignait,  il  se  fardait;  il  savait  que  tout  cela  était  visible,  sa  jeunesse  de 
maquillage  ne  trompait  personne,  mais  elle  le  trompait,  lui,  et  cela  lui  suffi- 
sait. Il  était  myope  et,  dans  sa  glace,  ne  se  voyait  que  d'ensemble  :  il  se  trou- 
vait fort  bien  ainsi,  les  femmes  faciles  desquelles  il  s'entourait  achevaient  le 
reste  en  lui  affirmant  qu'il  était  le  plus  aimable  et  le  plus  galant.  Malgré  lui,  Phi- 
lippe se  sentait  pour  cet  homme  la  plus  vive  répulsion.  Son  ami  Jules  achevait  : 

—  Je  t'avoue  que  c'est  un  ami  curieux.  Tu  ne  te  figures  pas  ce  qu'il  sait  : 
une  mémoire  étourdissante,  en  causant  avec  lui  tu  lis  l'histoire  mondaine  des 
dernières  années  de  l'Empire  et  de  la  Restauration;  pas  une  femme  à  la  mode 
de  cette  époque  dont  tu  ne  parles  sans  qu'il  te  réponde  en  clignant  de  l'œil  : 

«  Je  l'ai  connue...  très  belle...,  très  piquante...,  etc.  » 

Mais  tu  vas  pouvoir  en  juger  toi-même,  il  est  très  étonnant,  nous  le  ferons 
causer...  D'abord,  j'oubliais  une  chose,  il  faut  au  moins  que  vous  vous  con- 
naissiez. 


LE  FILS  D'ANTONY.  205 

—  Oh  !  jG  n'y  liens  pas. 

—  II  le  faut... 
Et  tout  haut  : 

—  Dites  donc,  le  Jeune,  vous  ne  connaissez  pas  nos  amis? 

—  Pardon...  j'ai  le  plaisir  de  connaître  Laubat  et  de  Versel. 

—  Mon  cher  duc,  je  vous  présente  mon  ami,  le  baron  d'Iîervey.  —  Mon 
cher  Philippe,  M.  le  duc  de  Gesvres. 

Le  vieux  duc  tendit  la  main  au  jeune  homme  en  lui  disant  : 

—  Ah!  cher  monsieur  d'Hcrvey,  je  suis  enchanté  de  faire  votre  connais- 
sance. —  Mais  votre  père  était  un  peu  de  mes  amis.  Il  était  dans  l'infanterie, 
moi  dans  la  marine.  Un  brave  soldat,  d'Hervey  —  tué  à  Blidah  —  n'est-ce 
pas?...  Mais  j'ai  eu  le  plaisir  de  me  trouver  quelquefois  avec  votre  char- 
mante mère.  Ah  I  nous  sommes  presque  de  vieux  amis...  Je  suis  bien  content 
de  me  trouver  avec  vous. 

—  Vous  êtes  trop  aimable,  monsieur,  fit  Philippe,  gêné. 

—  Mon  cher  Jeune,  laissez-moi  vous  dire  d'abord  la  raison  de  ce  souper... 
On  écouta. 

—  Mesdames,  mon  cher  duc,  c'est  moi  qui  offre  le  souper,  et  je  tiens  à  ce 
qu'on  fasse  grandement  les  choses.  —  Ces  dames  commanderont... 

—  On  soupera  mal,  mais  ce  sera  cher,  fit  le  duc  de  Gesvres... 

—  C'est  ce  que  je  veux...  Je  dois  mon  gain  à  mon  ami  d'Hervey,  c'est  sa 
main  qu'il  m'a  repassée  ;  il  avait  la  guigne,  et  moi  j'ai  eu  la  veine...  C'eût  été 
de  la  cruauté  d'empocher  cet  argent-là. 

—  Où  étiez-vous  donc? 

—  Au  bal  du  ministère  des  affaires  étrangères... 

—  On  s'y  est  amusé  ? 

—  On  y  crevait  de  chaleur  et  d'ennui...  surtout  Philippe,  il  avait  là  son 
guignard.  Tiens,  vous  le  connaissez  peut-être? 

Philippe  prêta  aussitôt  l'oreille. 

—  Qui  donc? 

—  Le  comte  de  Sancy. 

Le  duc  eut  un  mouvement,  et,  après  avoir  regardé  les  deux  jeunes  gens, 
il  demanda  : 

—  Est-ce  que  c'est  sérieusement  que  vous  me  demandez  cela? 

—  Mais  certainement,  mon  cher,  qu'y  a-t-il  donc? 

—  Je  croyais  que  vous  me  faisiez  une  plaisanterie. 

—  Et  pourquoi  donc,  monsieur  le  duc?  demanda  Philippe,  vivement 
intrigué. 

—  Ah!  vous  ne  savez  pas  cela...  Mais  il  est  un  peu  mon  frère... 

—  Votre  frère... 

—  C'est-à-dire  que  c'est  là  une  erreur  de  jeunesse  de  mon  père... 

—  Ah  !  tu  voulais  des  renseignements  ?  en  voilà  de  précis... 

—  Je  voulais  seulement  savoir  s'il  n'avait  pas  eu  de  relations  avec  ma 


2DÔ  LE  FILS  D'ANTONY. 


famille.  Monsieur  le  duc,  voici  la  chose  en  deux  mots  :  Ace  bal,  je  remarque 
un  homme  dont  les  regards  étaient  sans  cesse  fixés  sur  moi,  vous  savez  ce 
que  cela  a  d'agaçant,  ça  m'a  taquiné,  énervé...  puis  enfin  je  l'oubliais,  et  en 
cherchant  l'explication  je  me  demande  si  le  comte,  ayant  connu  mon  père 
autrefois,  ne  me  regardait  pas  curieusement  ainsi  lorsqu'on  lui  avait  dit  mon 

nom. 

—  Mais  certainement  qu'il  voue  connaît...  Mais  il  a  eu  des  histoires  avec 

votre  famille... 

—  Ah!  mais  tout  s'explique  î  fit  de  Groissy. 
Philippe  avait  froncé  les  sourcils. 

—  Vous  connaissez  cet  homme,  cette  histoire?  Voulez-vous  me  conter  cela, 
monsieur  le  duc?... 

—  Si  vous  voulez  ;  l'aventure  est  à  la  louange  do  M™^  d'Hervey,  au  reste... 
Mais,  bah!...  avez-vous  besoin  de  savoir  cela?...  Vous  avez  déjà  des  préven- 
tions contre  cet  homme...  et  moi,  mon  Dieu  !  je  serais  désespéré  de  lui  nuire 
le  moins  du  monde.  Je  sais  que  mon  père  lui  a  donné  la  plus  grande  partie  de 
sa  fortune,  mais  je  ne  le  connais  pas.  Je  l'ai  vu  une  fois:  nous  ne  nous  sommes 
jamais  parlé...  et  je  désire  en  rester  là  de  nos  relations,  vous  le  comprenezl 

Philippe  bouillait  d'impatience,  il  voulait  savoir  ce  qu'était  cet  homme  et  à 
quelle  aventure  sa  mère  avait  été  mêlée,  il  ne  voulait  point  faire  voir  par 
quelle  agitation  il  était  secoué,  il  souriait,  s'eff'orçait  d'être  calme  et  aff'ectnit 
de  n'avoir  pour  l'histoire  qu'il  demandait  qu'une  curiosité  banale,  qu'avait 
provoquée  seulement  le  nom  de  sa  mère.  Le  souper  se  continua,  on  ne  parla 
du  comte  de  Sancy  qu'incidemment.  Le  souper  finissait,  le  Champagne  coulait 
dans  les  coupes,  les  dames  chantaient.  Le  duc,  fatigué,  s'était  étendu  sur  le 
divan  pour  fumer  un  cigare,  Philippe  vint  s'asseoir  près  de  lui  et  lui  dit  : 

—  Monsieur  le  duc,  vous  m'avez  très  intrigué  tout  à  l'heure  en  me  parlant 
du  comte  de  Sancy,  d'une  aff'aire  de  famille  à  laquelle  il  a  été  mêlé  ;  vous 
seriez  l'homme  le  plus  gracieux  du  monde  si  vous  vouliez  me  conter  ça. 

—  Oh!  mais  parfaitement.  Nous  pourrons  causer  pendant  qu'ils  crieront: 
tout  à  l'heure,  ils  vont  valser... 

—  Ils  s'amusent!...  Ainsi  le  comte  de  Sancy  est  le  bâtard  de  M.  le  duc  de 
Gesvres. 

—  Oui,  mon  cher  ami,  ~  du  moins,  c'est  la  jeune  comtesse  Antonine  de 
Sancy  qui  l'assura  à  mon  père...  fit  le  Petit-Jeune  en  riant  cyniquement. 

—  Il  se  nomme  véritablement  le  comte  de  Sancy? 

—  Oui,  jusqu'à  l'âge  de  vingt-trois  ou  vingt-quatre  ans,  il  n'était  connu 
dans  le  monde  que  sous  le  nom  d'Antony.  —  C'est  seulement  à  cette  époque 
qu'il  apprit  qa'il  avait  été  reconnu  par  sa  mère,  M'^^  Antonine,  comtesse  de 
Sancy  qui,  après  ses  couches,  entra  au  couvent  des  Filles- de-Dieu.  Son 
amant,  mon  père,  surprix;  avec  elle  par  le  père  de  la  comtesse,  avait  ét6 
obligé  de  se  battre  avec  celui-ci.  Le  comte  de  Sancy  avait  été  tué  —  et  sa  fille, 
une  fois  mère,  s'était  retirée  dans  un  couvent,  où  elle  est  morte  sous  le  nom 


LE  PILS  D'ANTONY.  207 


(le  sœur  Madeleine,  laissant  à  son  fils  son  nom  et  ses  biens.  —  Mon  pèn , 
paraîl-il,  ajouta  quelques  biens  à  cette  fortune. 

—  Très  bien,  je  sais  ce  qu'esl  l'homme  ;  mais  cette  aventure. 

—  Elle  est  un  peu  embarrassante  à  conter,.,  quoique,  j-e  vous  le  répète» 
toute  honorable  nour  M'""  la  baronne  d'JIervey. 

Philippe  était  devenu  tout  rouge,  il  avait  cette  douleur  qu'un  fils  éprouve 
toujours  à  entendre  parler  de  sa  mère  dans  une  histoire  où  d'autres  hommes 
que  le  père  pourraient  être  mêlés.  Il  insista,  cependant,  et  le  duc  dit  : 

—  M""*  la  baronne  était  fort  belle,  alors,  c'était  une  beauté  très  remarquée 
dans  les  salons  parisiens,  citée  pour  son  honnêteté,  sa  bonté.  Un  homme 
devint  éperdument  amoureux  d'elle. 

—  Le  comte  de  Sancy?... 

—  Oui...  il  se  nommait  alors  Antony.  M"^  d'Hervey  vivait  dans  le  même 
hôtel  que  vous  habitez  aujourd'hui,  seule  avec  sa  sœur.  Le  baron  d'Hervey, 
alors  colonçl,  était  en  garnison  à  Strasbourg.  Or,  il  arriva  ceci  :  que  ce 
M.  Antony,  tourmentant  sans  cesse  votre  mère,  toujours  repoussé,  voyant 
qu'il  ne  pouvait  réussir  près  d'elle,  essaya  d'obtenir  par  la  force  ce  qu'il  ne 
pouvait  obtenir  par  la  faiblesse. 

—  Ohl  mon  Dieu!  le  misérable...  Cet  homme. 

—  Voyez,  j'ai  eu  tort...  de  vous  raconter  ça... 

—  Monsieur  le  duc,  je  vous  en  supplie  au  contraire,  songez  qu'il  est  néces- 
saire que  je  connaisse  cette  histoire;  une  allusion  pourrait  être  faite  devant 
moi,  sans  que  j'y  comprisse  rien,  et  comment  qualifierait-on  ma  conduite  si  je 
ne  pouvais  relever  une  calomnie? 

—  Mon  cher  ami,  je  ne  demande  qu'à  vous  être  agréable.  Cette  histoire  est 
à  la  louange  de  votre  mère,  et  le  rôle  de  M.  de  Sancy  est  déplorable;  cela 
m'importe  peu,  je  ne  me  soucie  guère  de  ce  frère...  de  canapé. 

—  Vous  disiez  que,  repoussé  par  la  baronne  d'Hervey  ?... 

—  Une  nuit,  il  s'introduisit  chez  elle...  Votre  mère,  épouvantée,  appela  au 
secours...  On  accourut.  Le  misérable,  dites-vous,  moi,  je  dis  le  fou,  perdant 
tout  à  fait  la  raison,  voulut  obtenir  par  la  force  ce  qu'elle  refusait.  Votre  mère 
se  défendit  et  il  la  frappa  d'un  stylet... 

—  Mais  c'est  un  monstre,  une  brute...  Oh!  oh! 

Et  le  malheureux  garçon,  écrasé  par  la  stupide  révélation  du  duc,  prenait 
sa  tête  entre  les  mains  comme  s'il  craignait  qu'elle  n'éclatât...  Les  mots  sor- 
taient de  sa  bouche  incohérents,  il  disait  : 

—  Ma  mère...  outragée...  cet  homme  vit...  Oh!  oh! 

Et,  étouffant,  il  jeta  un  cri  et  essaya  d'arracher  sa  cravate  ;  il  tomba  en 
arrière.  Le  duc  s'écria  : 

—  Mais  voyez  donc,  mes  boi>s...  il  s'évanouit  comme  une  jeune  fille... 
Mesdames... 

Tout  le  monde  se  précipita  au  secours  de  Philippe,  qui  venait  de  perdre 
connaissance. 


208  LE  FILS  D'ANTOiNY. 


■  Mais  sa  défaillance  ne  fut  pas  de  longue  durée,  et  en  se  retrouvant  dé- 
braillé, étendu  sur  le  divan,  entouré  de  femmes  qui  s'empressaient  autour  de 
lui  ;  en  voyant  ses  amis  qui  le  regardaient  avec  inquiétude,  il  cherchait 
vainement  à  s'expliquer  ce  qui  venait  de  se  passer.  Ce  n'est  qu'en  apercevant 
le  duc  de  Gesvres,  qui,  accoté  sur  l'appui  de  la  fenêtre  ouverte,  fumait  un 
cigare,  qu'il  se  souvint  de  ce  qu'il  venait  d'apprendre. 

Il  était  tout  honteux  de  sa  faiblesse;  un  autre  homme,  au  contraire,  aurait 
bondi  ;  lui,  il  n'avait  eu  qu'une  défaillance.  C'est  que  Philippe,  élevé  par  les 
femmes,  par  sa  mère  et  sa  tante,  avait  un  peu  de  leur  tempérament;  nous 
l'avons  vu,  sans  raison,  nerveux  et  surexcité;  au  bal,  nous  l'avons  vu  s'em- 
portant  sans  motif,  et  là,  ayant  une  syncope  à  la  seule  idée  de  la  tentative  com- 
mise contre  sa  mère. 

C'était  là  le  premier  mouvement  de  sa  nature  qui  tenait  tant  à  son  éduca- 
tion féminine,  mais  aussitôt  son  caractère  reprenait  le  dessus,  il  était  calme, 
brave  et  résolu.  . 

Nous  disons  qu'il  avait  honte  de  sa  faiblesse,  aussi  ne  s'occupa-t-il,  en 
reprenant  connaissance,  que  de  lui  trouver  une  explication  raisonnable. 

—  Mesdames,  messieurs,  excusez-moi,  j'ai  été  indisposé  toute  la  journée; 
tu  as  vu,  de  Croissy,  l'état  dans  lequel  j'étais  à  ce  bal,  la  chaleur,  le  bruit) 
tout  cela  a  aidé  àhâter  la  crise...Excusez-moi,monsieurleduc,  jevous  en  prie. 

—  Mais,  monsieur  d'Hervey,  vcus  n'avez  pas  besoin  de  vous  excuser, 
j'avoue  que  j'étais  un  peu  surpris,  et  j'ai  craint  que  mon  histoire  ne  fût  cause 
de  votre  indisposition.,. 

—  Oh!  pas  du  tout,  dit  le  jeune  homme  tremblant  de  colère...  non,  la 
chaleur  de  ce  petit  salon,  la  fatigue... 

—  Etes-vous  sujet  souvent  à  ces  crises?... 

—  Oui,  monsieur  le  duc...,  à  la  suite  de  tourments,  de  contrariété...  Mais, 
je  vous  en  prie,  ne  pensons  plus  à  cela...  Mesdames,  à  table. 

—  Oui,  oui,  il  fait  soif. 

On  monta  du  Champagne  et  le  souper  recommença. 

Le  jour  naissait  lorsque  le  Petit-Jeune  emmena  une  des  dames.  Les  deux 
autres  prirent  pour  cavaliers  de  Versel  et  de  Laubat. 
De  Croissy  dit  à  Philippe  : 

—  Partons-nous  à  pied  ?  Nous  demeurons  dans  le  même  quartier. 

—  Je  veux  bien  te  reconduire,  mais  je  ne  rentre  pas  chez  moi. 

—  Ah  bah!...  tu  vas  tout  à  fait  bien... 

—  Conduis -moi  toujours,  c'est  près  de  chez  toi...  Je  vais  rue  Byron... 

—  Rue  Byron!...  Comment,  te  voilà  repris  par  Martingale. 

—  PeiTt-êtrG...Elle  m'amuse  toujours,  Alice,  et  je  vais  chez  elle  lorsque  je 
suis  triste... 

—  Eh  bien  !  partons. 

Les  deux  jeunes  gens  allumèrent  un  cigare  et  remontèrent  les  boulevards 
dans  la  direction  des  Champs-Elysées. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


Î09 


Duel  faial  au  comte  de  Sancy.  (Page  212.) 


CHAPITRE  V 

LA  MANIE   DE  M™*^  DE  SIRVAN 


M™*  la  vicomtesse  de  Sirvan  demeurait  rue  de  la  Chaussée- d'Aubin,  elle 
occupait  tout  le  premier  étage  d'un  hôtel  iiui  se  trouvait  au  fond  d'une  cour. 
La  vicomtesse  de  Sirviin recevait  une  fois  par  semaine;  ses  invitations  étaient 
très  recherchées  par  les  mamans  ayant  des  demoiselles  à  marier,  par  les  céli- 


27 


210  LE  FILS  D'ANTONY. 


bataires  désireux  de  faire  un  beau  mariage.  La  vicomtesse  de  Sirvan  était 
discrète  comme  l'obélisque.  On  lisait  difficilement  sur  son  visage.  Elle  parlait 
toujours  et  le  plus  souvent  pour  ne  rien  dire.  Gela  était  une  grande  qualité  qui 
entraînait  à  lui  faire  des  confidences.  Elle  avait  la  manie  de  faire  des  ma- 
riages. Elle  trouvait  des  héritières,  et  sans  s'adressera  la  famille,  avant  qu'on 
fît  la  demande,  elle  avait  renseigné  le  demandeur  sur  la  situation,  la  position, 
la  moralité  et  la  fortune  de  celle  qu'on  convoitait. 

On  disait  qu'elle  ne  s'occupait  de  cela  que  pour  ses  amis;  il  faut  dire  que, 
recevant  une  fois  par  semaine,  elle  avait  de  nouveaux  amis  presque  toutes  les 
semaines.  . 

La  vicomtesse  de  Sirvan  menait  grand  train  de  maison  ;  on  ne  lui  connais- 
sait pas  de  fortune,  cependant.  Aussi,  les  méchantes  langues  disaient  que  la 
manie  de  la  vicomtesse  était  très  lucrative.  Pourtant,  pas  un  de  ses  anus 
mariés  n'avait  eu  à  payer  la  vicomtesse,  c'était  même  avec  difficulté  qu'on 
parvenait  à  lui  faire  accepter  un  bijou,  un  objet  d'art. 

II  est  bien  évident  que  lorsque  la  vicomtesse  de  Sirvan  préparait  un  ma- 
riage, elle  ne  pouvait  pas  se  déranger  pour  prendre  des  renseignements,  pour 
s'assurer  de  la  solvabilité  de  ceux  qui  promettaient  une  grosse  dot  ;  du  reste, 
elle  disait  : 

-  —  Elle  aimait  unir  deux  cœurs...  et  non  des  sacs  d'écus;  la  question  d'ar- 
gent lui  répugnait.  Mais,  elle  connaissait  un  homme  d'affaires  dans  lequel  on 
pouvait  avoir  toute  confiance,  un  brave  homme,  serviable,  discret  et  dévoué 
et  qui,  pour  ses  dérangements,  prenait  très  peu  de  chose,  selon  l'importance 
de  la  dot. 

Or,  la  vicomtesse  ne  vous  proposait  un  mariage  que  lorsqu'elle  était  très 
renseignée  sur  l'honorabilité  d(-!s  gens.  L'alliance  proposée,  c'est-à-dire  les 
cœiirs s' entendant,  elle  donnait  aux  futurs  époux  l'adresse  de  maître  Leclaqué 
—  ancien  huissier  —  elle  disait  ancien  notaire.  —  Et,  à  compter  de  ce  jour, 
elle  ne  s'occupait  plus  que  de  faire  faire  ses  toilettes,  pour  assister  à  l'union 
dés  t<  deux  cœurs  »  qu'elle  avait  devinés,  faits  l'un  pour  l'autre,  «  battant  k 
l'unisson.  » 

Le  matin  du  jour  où  nous  conduisons  le  lecteur  chez  la  vicomtesse  de- 
Sirvan,  M.  Leclaqué,  introduit  par  la  fomme  de  chambre,  l'attendait  dans  le 
petit  salon.  —  La  vicomtesse  achevait  sa  toileite. 

Lorsque  la  vicomtesse  parut,  M''  Leclaqué  salua  respectueusement  et 
attendit: 

—  Dites-moi,  Leclaqué,  avez-vous  fait  les  comptes  de  M.  de  Gerval  ? 

—    Oui,  madame  la  vicomtesse,  j'ai  eu  l'honneur  de  les  remettre  à  madame 
la  vicomtesse  il  y  a  deux  mois. 

—  Justement,  et  je  vous  ai  fait  observer  que  vous  aviez  encore  à  me  donner 
trois  mille  francs. 

—  Oh!  madame  la  vicomtesse  n'a  pas  attentivement  regardé  le  compte.  Je 
me  souviens  de  la  réclamation,  j'ai  vérifie  el  mon  compte  était  exact.  J'ai  reçu 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  211 


quinze  mille  francs,  j'en  ai  remis  fjuatorze  à  madame  la  vicomtesse  —  ne 
gardant  que  les  mille  francs  convenus  pour  moi...  L'erreur  vient  de  ce  que 
madame  croyait  que  j'avais  reçu  dix-huit  mille  francs,  —  mais  M.  de  Gerval 
ne  m'en  a  donné  que  quinze  mille,  prétendant  que  le  tant  pour  cent  n'était 
imputable  que  sur  la  dot  en  espèces  et  non  sur  les  propriétés  qui  étaient 
grevées. 

—  Il  a  marchandé,  mais  vous  avez  touché  plus  que  ça. 

—  C'est  un  autre  compte  —  sur  lequel  j'ai  remis  la  part  à  madame.  M.  de 
Gerval  m'avait  chargé  de  racheter  ses  dettes. 

—  Oui,  je  me  souviens. Il  faudra  que  nous  revoyions  ça  ensemble.  Avez-vous 
du  nouveau  sur  M.  de  Sancy? 

—  Oh,  madame,  j'ai  maintenant  tous  les  renseignements  utiles...  et  je- lés 
apporte.  Madame  la  vicomtesse  a  dû  recevoir  avant-hier  la  lettre  dans  laquelle 

.  je  lui  disais  que  le  comte  et  sa  nièce... 

—  Ah!  c'est  sa  nièce,  décidément  ? 

—  Oui,  madame...,  allaient  hier  soir  au  ministère. 

—  Oui,  oui,  on  a  dû  y  aller  hier,  le  jeune  homme  devait  y  mener  sa  mère 
pour  lui  montrer  M"^  Rachel  —  et  je  l'attends  aujourd'hui.  —  C'est  pour  cela 
qu'il  me  faut  tous  les  renseignements. 

—  C'est,  je  crois,  une  chose  faite.  Je  vous  les  adresserai  bientôt...,  et,  soyez 
adroit,  les  d'Hervey  sont  très  riches. 

—  La  jeune  fille  a  une  fortune  colossale. 

—  Donnez-moi  tous  ces  renseignements. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  madame  la  vicomtesse. 

—  Qu'est-ce  que  le  comte  de  Sancy?  Car  les  nombreuses  personnes  aux- 
quelles j'en  ai  incidemment  parlé  ne  le  connaissent  pas  du  tout. 

—  Oui,  madame,  c'est  justement  ce  qui  a  rendu  mes  recherches  si  difficiles. 
Le  comte  de  Sancy  n'est  connu  de  personne  dans  le  monde.  C'est  avec  une 
peine  infinie  qu'à  la  fin,  j'ai  pu  savoir  au  ministère  des  affaires  étrangères 
qu'un  comte  de  Sancy  résidait  à  Paris. 

—  C'est  un  étranger?  demanda  la  vicomtesse. 

—  Non,  madame;  c'est,  au  contraire,  un  vieux  Parisien.  La  difficulté  à 
avoir  des  renseignements  sur  son  passé  vient  de  ce  qu'il  était  alors  sans  nom, 
et  peu  reçu  dans  le  monde. 

—  Que  me  dites-vous  là  ?  Sans  nom  ?      ^ 

—  Le  comte  de  Sancy  s'appelait  alors  Antony,  il  y  a  de  cela  vingt-cinq  ou 
trente  ans.  On  le  qualifiait  dédaigneument  d'Antony  le  bâtard.  D  une  éduca- 
tion bizarre,  singulière,  il  vivait  presque  isolé. 

—  Il  n'avait  pas  de  fortune? 

—  Une  rente  relativement  considérable  lui  était  servie,  paraît-il,  sans 
qu'il  en  connût  la  source.  Cette  situation  singulière  lui  nuisait  dans  le  monde. 

—  Mais  comment  a-t-il  gagné  lïmmense  fortune  que  l'on  prétend  qu'il  pos- 
sède. 


212  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Oh!  par  un  héritage  régulier  qui,  en  lui  apportant  de  l'argent,  lui  a 
donné  un  nom. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Si  M"'^  de  Sirvan  veut  me  prêter  quelques  secondes  d'attention,  je  vais, 
avec  mes  notes ,  expliquer  plus  clairement  ce  qu'est  le  comte  de  Sancy.  Le 
comte  de  Sancy  est  le  fils  d'une  demoiselle  Antonine  de  Sancy,  laquelle  était 
la  maîtresse  du  duc  de  Gesvres. 

—  Du  duc  de  Gesvres  que  je  connais? 

—  Ohl  non,  madame,  son  père.  Mais  il  y  a  vingt-cinq  ans,  le  duc  de  Gesvres 
était  marié.  Amoureux  fou  de  M"®  de  Sancy,  une  amie  de  sa  femme,  il  l'enleva 
et  l'emmena  dans  un  château,  en  Touraine.  M"^  de  Sancy  était  enceinte  des 
œuvres  du  duc,  lorsque  le  comte  de  Sancy  ,  qui  n'avait  que  cette  enfant,  ap- 
prit que  son  vieil  ami  le  duc  de  Gesvres,  avait  emmené  sa  fille.  Il  se  mit  à  la 
recherche  des  deux  amants  et  parvint  à  les  retrouver.  Il  se  passa  même  une 
scène  terrible.  Le  comte  de  Sancy,  arrivant  dès  le  matin  dans  la  localité  où  se 
trouvait  le  château  habité  par  sa  fille  et  le  duc  de  Gesvres ,  envoya  l'ami  qui 
l'accompagnait  vers  le  duc,  lui  disant  que  le  comte  de  Sancy  l'attendait  et  lui 
demandait  une  réparation  par  les  armes,  pour  l'acte  infâme  qu'il  avait  commis 
en  lui  enlevant  sa  fille. 

Le  duc,  effrayé  en  apprenant  que  le  père  de  sa  maîtresse  les  avait  décou-^ 
verts,  cacha  cette  circonstance  à  la  behe  Antonine  et  vint  se  mettre  aussitôt  à 
la  disposition  du  comte  de  Sancy.  Quelques  heures  après,  le  comte  et  le  duc, 
avec  leurs  témoins,  se  trouvaient  dans  un  bois  voisin  du  château.  Un  duel  à 
l'épée  avait  lieu  entre  les  deux  hommes,  duel  fatal  au  comte  de  Sancy  qui , 
dans  un  coup  fourré,  eut  la  poitrine  percée,  pendant  que  son  épée  traversait 
le  bras  de  son  adversaire.  Les  témoins  ignoraient  que  la  maîtresse  du  duc  fût 
dans  le  pays. 

Ils  firent  transporter  au  château  le  blessé,  qui  avait  perdu  connaissance, 
en  même  temps  que  les  domestiques,  appelés  en  toute  hâte ,  avaient  enlevé  le 
corps  du  comte  de  Sancy,  et  le  portaient  au  château ,  le  déposant  sur  un  bil- 
lard, dans  un  des  salons  du  rez-de-chaussée.  Depuis  le  matin,  la  jeune  châte- 
laine avec  remarqué  avec  inquiétude  les  agissements  du  duc.  Son  état  de 
grossesse  était  fort  avancé,  et  elle  redoutait  toujours  que  sa  délivrance  n'ar- 
rivât pendant  l'ahisence  du  duc. 

Ce  matin  ,  prise  de  sombres  pressentissements  ,  elle  attendait  anxieuse  , 
guettant  avec  inquiétude  le  retour  du  duc,  absent  depuis  plus  de  deux  heures. 
Entendant  du  ûruit  au  rez-de-chaussée  ,  à  la  salle  de  billard,  et  croyant  que 
son  amant  était  de  retour,  qu'il  revenait  de  la  chasse,  car,  en  partant,  ii  avait 
dit  au  domestique  qu'il  allait  chasser  avec  quelques  amis,  elle  descendit,  entra 
dans  la  grande  salle  que  les  paysans  venaient  de  quitter.  En  voyant  sur  le  bil- 
lard une  forme  humaine  couverte  d'un  linceul,  terrifiée,  se  précipitant,  elle 
souleva  le  drap,  toute  tremblante  ,  redoutant  de  voir  celui  qu'elle  cherchait. 


LE  FILS  D'ANTONY.  213 


En  reconnaissant  son  père  ,  elle  jeta  un  cri  terrible  et  tomba  raide  sur  le 
parquet. 

—  Oh!  mais  c'est  épouvantable,  fît  la  vicomtesse  en  frissonnaut. 

—  J'en  avais  averti  madame.  Quelques  heures  après  cette  catastrophe, 
M"''  Antonine  de  Sancy,  qui  avait  voulu  qu'on  la  montât  dans  la  chambre  où 
était  son  amant  blessé,  mettait  au  monde  un  fils.  C'était  Antony,  aujourd'hui 
le  comte  de  Sancy. 

—  Et  qu'est  devenue  cette  femme? 

—  Ne  pouvant  consentir  à  vivre  avec  le  meurtrier  de  son  père,  la  comtesse 
de  Sancy  reconnut  son  fils  et  lui  laissa  une  rente  considérable.  Puis,  elle  se 
retira  dans  le  couvent  des  Filles  de  Dieu,  où  elle  mourut  sous  le  nom  de  sœur 
Madeleine. 

—  Sans  avoir  jamais  reçu  son  enfant? 

—  Je  l'ignore.  Je  sais  que  l'enfant  fut  élevé  dans  le  voisinage  du  château, 
et  confié  à  la  surveillance  d'un  vieil  intendant,  du  nom  de  Séjourné,  qui  oc- 
cupe encore,  je  crois,  cette  situation  chez  le  duc  de  Gesvres  actuel.  C'est  cet 
homme  qui  plaça  l'enfant  au  lycée  et  lui  fit  faire  ses  études.  C'est  lui  qui, 
chaque  mois,  lui  payait  sa  pension. 

—  Mais,  comment  se  fait-il  que,  reconnu  par  sa  mère,  il  se  faisait  appeler 
Antony? 

—  La  reconnaissance  de  cet  enfant  resta  mystérieuse.  Telle  était  la  volonté 
de  ce  duc  de  Gesvres  qui  ne  voulait  pas  que  l'enfant ,  connaissant  le  nom  de 
sa  mère,  recherchât  sa  paternité,  et  vînt  jeter  le  trouble  dans  son  ménage. 

Antony  avait  de  vingt-deux  à  vingt-cinq  ans ,  lorsque  le  duc  de  Gesvres 
mourut.  A  sa  dernière  heure,  le  vieux  duc  le  fit  appeler,  lui  révéla  le  mystère 
de  sa  naissance,  et  de  la  main  à  la  main,  il  lui  donna  la  plus  grande  partie  de 
sa  fortune,  afin  d'éviter  une  réclamation  de  son  fils  légitime. 

—  Tout  cela  est  bien  singulier. 

—  Ce  n'est  pas  tout ,  madame.  Il  paraît  qu'à  l'âge  où  Antony  connut  son 
père,  il  venait  de  profiter  de  sa  protection.  J'ai  appris,  sans  pouvoir  en  savoir 
la  cause,  qu'Antony,  pour  une  affaire  fort  scandaleuse,  avait  été  arrêté. Grâce 
à  des  protections  ,  il  avait  été  relâché.  Une  ordonnance  de  non-lieu  avait  été 
rendue,  et  on  l'avait  obligé  de  quitter  pour  quelque  temps  la  France.  C'est 
alors  qu'il  était  parti  pour  faire  un  voyage  d'exploration  avec  un  jeune  mé- 
decin de  ses  amis,  le  docteur  Olivier  Delaunay.  De  ce  voyage,  ni  l'un  ni  l'autre 
n'étaient  revenus.  Les  deux  amis  étaient  devenus  les  deux  beaux-frères,  ils 
avaient  épousé  les  deux  sœurs.  De  toute  cette  famille,  le  comte  de  Sancy  est 
le  seul  qui  survit.  Son  amie  ,  sa  femme  ,  sa  belle-sœur,  leur  père  avaient  été 
massacrés.  C'est  alors  que  le  comte  de  Sancy  revint  seul,  avec  sa  nièce,  la 
fille  du  docteur  Olivier  Delaunay.  Il  y  a  cinq  ans  qu'il  est  revenu,  mais  il  y  a 
trois  ans  seulement  qu'ils  sont  tout  à  fait  fixés  ici. 

—  Et  cette  demoiselle  Rachel,  la  nièce  du  comte  de  Sancy,  est  la  fille  du 


214  LE  FILS  D'ANTONY. 

docteur  Olivier  Delaimay  ?  Elle  est  orpheline,  et,  par  cela,  elle  a  la  fortune  de 
ses  parents  ?  Le  comte  étant  sans  enfants,  c'est  son  unique  héritière? 

—  Oui,  madame. 

—  Mais  c'est  un  très  beau  parti,  et  il  y  a  là  une  sérieuse  affaire  pour 
nous,  Leclaqué,  si  vous  savez  bien  vous  y  prendre  quand  je  vous  les  adres- 
serai. 

—  Ah!  quel  intéressant  roman  je  vais  raconter  à  tous  ces  gens-là,  avec 
rémouvante  histoire  que  vous  m'avez  contée...  Ils  vont  être  enthousiasmés. 
Vous  recevrez  bientôt  la  visite  du  Petit-Jeune  Philippe,  ce  sera  à  vous  de 
bien  mener  l'affaire. 

—  Quand  madame  le  voudra,  je  viendrai  prendre  ses  ordres. 

—  Il  faudrait,  Leclaqué,  qu'en  même  temps  que  je  vous  adresserai,  moi, 
la  famille  d'Hervey,  vous  voyiez  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  avec  M.  de  Sancy. 
Dans  ce  que  vous  m'avez  dit,  je  remarque  que  le  comte  de  Sancy,  en  reve- 
nant à  Paris,  aspire  à  vivre  à  son  aise,  librement,  enfin  qu'il  serait  content  de 
marier  sa  nièce. 

—  Je  le  crois,  madame,  et  j'y  ai  pensé. 

—  Savez-vous  quel  monde  le  comte  de  Sancy  fréquente? 

—  A  Paris,  personne,  madame  ;  il  ne  rend  guère  de  visites  et  n'en  reçoit 
que  d'étrangers  nomades  qui  ne  viennent  à  Paris  que  pour  passer  une  sai  son. 
Au  contraire,  il  semble  même  éviter  le  monde. 

—  Mais,  cet  homme,  m'avez-vous  dit,  paraît  jeune  et  est  beau. 

—  Oui,  madame. 

—  Il  ne  vit  pas  enfermé  chez  lui,  comme  un  moine  en  un  cloître. 

—  Je  ne  croyais  pas  devoir  renseigner  madame  la  vicomtesse  sur  la  vie 
privée  du  comte. 

—  Mais  vous  avez  tort,  Leclaqué,  cela  est  de  la  dernière  importance. 

—  Le  comte  de  Sancy  va  quelquefois  dans  un  cercle,  où  il  joue,  mais  peu  ; 
en  dehors  de  cela,  presque  tous  les  soirs,  excepté  lorsqu'il  accompagne  sa 
mère  au  théâtre,  il  se  rend  chez  une  femme  à  la  mode  depuis  quelque  temps. 

—  Une  femme  à  la  mode  ? 

—  Oh!  madame  la  vicomtesse  ne  peut  la  connaître,  c'est  une  cocotte,  fit 
M^  Leclaqué  ,  presque  rougissant  pour  prononcer  le  mot;  une  femme  qui  de- 
meure rue  Byron,  et  qui  mène  grand  train. 

—  Mais  il  risque  de  se  nuire,  avec  cette  fille? 

—  Oh!  non,  madame,  je  crois  le  comte  très  ordonné,  du  moins  vis-à-vis 
d'elle.  Il  y  va  régulièrement  le  soir,  ne  l'accompagne  au  bois  que  très  rarement 
et  le  plus  souvent  à  la  nuit  ;  il  passe  là  sa  soirée  pour  rentrer  chez  lui  entre 
minuit  et  une  heure  de  matin. 

—  Et  cette  femme  se  nomme  ? 

—  Martingale,  ou  la  belle  Alice.    - 

—  Vous  aviez  tort  de  ne  point  me  parler  de  ça.  —  Jugez  que,  parlant  dvi 
•comte  de  Sancy,  quelqu'un  connaissant  ses  relations  pouvait  le  dire  ;  et  de  là 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  215 


une  mauvaise  impression,  si  je  n'avais  pu  raconter  ce  que  vous  venez  de  m'ex- 
pliqiier  —  c'est-à-dire  que  ce  n'était  là  qu'un  caprice  passager,  nui  ne  pouvait 
aucunement  porter  ombrage  à  l'héritière  du  comte. 

—  Cette  Martingale  garde  peu  ses  amants. 

—  Ses  amants? 

—  Oui,  madame;  lorsque  pour  mon  enquête  j'ai  porté  mes  inves^tigations 
de  ce  côté,  j'ai  appris  que  M""  Martingale  avait  une  femme  de  chambre  qui 
s'occupait  surtout  d'éviter  que  les  adorateurs  de  sa  maîtresse  se  rencontras- 
sent chez  elle...  et  ce  n'est  pas  une  sinécure,  ajouta  M^  Leclaqué  souriant. 

—  M*  Leclaqué,  ce  matin,  avant  midi,  M.  d'Hervey  doit  venir,  et  j'ai  pro- 
mis de  lui  donner  sur  la  famille  de  la  belle  Rachel  tous  les  renseignements 
nécessaires,  vous  vous  trouverez  avec  lui  dans  ce  salon,  vous  l'observerez  — 
je  lui  dirai  que  vous  êtes  mon  ancien  notaire,  que  vous  vous  occupez  de  mes 
affaires,  et  lorsque  l'heure  sera  venue,  je  vous  l'adresserai;  alors  vous  le 
connaîtrez. 

—  Bien,  madame.  Si,  en  attendant,  vous  le  vouliez,  madame,  je  vous  mon- 
trerais les  comptes  que  j'ai  apportés  dans  mon  portefeuille  —  et  il  montrait 
une  épaisse  serviette  —  j'ai  là  toutes  les  factures  de  nos  dernières  affaires. 

—  Pour  le  compte  de  M.  de  Gerval? 

—  Non,  non,  madame.  Je  veux  parler  des  remises  des  fournisseurs  que 
nous  avions  procurés  aux  jeunes  époux... 

—  Est-ce  que  tout  cela  est  liquidé  ?... 

—  A  peu  près,  mais  il  y  a  encore  quelques  comptes  en  souffrance,  et  si  ma- 
dame voulait  les  vérifier,  je  les  ferais  toucher  et  pourrais  lui  en  remettre  les 
fonds. 

—  Mais  d'ordinaire,  c'est  vous  qui  faites  cela.  Yous  savez  que  je  ne  veux, 
que  je  ne  peux  intervenir  en  quoi  que  ce  soit... 

—  Ce  n'est  pas  une  chose  ordinaire,  —  pour  les  meubles,  les  trousseaux, 
je  me  suis  entendu  avec  les  maisons.  Mais  c'est  pour  le  bijoutier,  et  je  ne  sais 
commuent  m'entendre  avec  le  joaillier  de  madame,  car  j'ignore,  à  quelles  con- 
ditions elle  a  traité. 

—  Yous  savez  bien  que  lorsque  je  traite  moi-même,  je  n'accepte  pas  d'ar- 
gent, je  compromettrais  ainsi  ce  que  nous  faisons...  J'ai  dit  au  bijoutier  qu'il 
me  donne  une  parure,  il  m'a  comprise... 

La  vicomtesse  de  Sirvan  vérifia  tous  les  papiers  que  lui  soumettait  son 
agent  ;  elle  était  très  occupée  sur  une  addition  lorsque  la  femme  de  chambre 
ayant  légèrement  heurté  à  la  porte  entra,  apportant  une  lettre  sur  un  plateau 
d'argent. 

La  vicomtesse  la  prit ,  la  tourna  ,  étonnée  de  ne  pas  voir  le  timbre  de  la 
poste,  et  demanda  : 

—  On  vient  d'apporter  cette  lettre? 

—  Oui,  madame. 

—  On  attend  la  réponse? 


216  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Non,  madame. 

—  Qui  l'a  apportée?... 

—  Un  homme  ayant  l'allure  d'un  ancien  militaire,  que  je  vois  pour  la  pre- 
mière fois. 

—  Bien.  La  femme  de  chambre  sortit  et  la  vicomtesse  déchira  l'enveloppe. 
A3^ant  tout  de  suite  regardé  la  signature,  elle  dit  ; 

—  Ah  I  c'est  de  Philippe  d'Hervey. 
Elle  lut  à  mi-voix  : 

«  Chère  Madame, 

ce  Veuillez  m'excuser  de  ne  pouvoir  me  rendre  près  de  vous  ce  matin.  Je 
dois  momentanément  renoncer  au  beau  rêve  que  vous  aviez  été  assez  bonne 
de  vouloir  réaliser. 

«  Je  ne  puis  penser  à  me  marier  maintenant. 

«  Des  affaires  de  la  plus  haute  importance  me  réclament  tout  entier.  Je  vous 
écris  ce  mot  à  la  hâte,  me  trouvant  dans  l'impossibilité  de  me  rendre  chez 
vous  ce  matin.  Vous  m'excuserez,  madame,  et  m'accorderez  quelques  jours 
pour  avoir  le  plaisir  d'aller  vous  voir  et  vous  expliquer  ce  fâcheux  contre- 
temps. Un  peu  plus  tard,  je  viendrai  vous  supplier  de  me  protéger  de  nou- 
veau. 

«  Je  suis,  chère  vicomtesse,  votre  "bien  reconnaisant  et  dévoué  ami, 

«  Philippe  d'HERVEY.  » 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ? 

—  Qu'y  a-t-il,  madame? 

—  M.  d'Hervey  ne  vient  pas...  il  renonce  momentanément  à  son  projet... 
Vous  pouvez  vous  retirer,  Leclaqué. 

—  Bien,  madame. 

—  Je  vous  écrirai  si  j'ai  besoin  de  vous.  Gardez  toutes  les  notes  de  cette 
affaire. 

—  Madame  la  vicomtesse  peut  en  être  assurée.  Je  vous  salue,  madame,  et 
vous  adresse  tous  mes  compliments. 

Et  maître  Leclaqué,  sa  serviette  sous  le  bras,  tenant  par  les  bords  son  cha- 
peau sur  sa  poitrine,  se  retirait  à  reculons  en  faisant  la  révérence. 
Seule,  la  vicomtesse  de  Sirvan  se  disait  : 

—  Des  affaires  de  la  plus  haute  importance...  le  fâcheux  contre-temps.  — 
J'irai,  rendre  une  visite  à  la  baronne  d'Hervey;  il  faut  que  j'éclaircisse  tout 
ça,  et  je  ne  veux  pas  manquer  l'affaire. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


217 


Tout  à  coup,  ce  fut  Ml'«  Martingale  qui  parut.  (Page  218.) 


CHAPITRE  VI 
DES  ÉTRANGES  AMOURS  DE  PHI-PHI 


Philippe  d'Hervey  quitta  son  compagnon  au  coin  des  Champs-Elysées  et  de 
la  rue  Byron,  il  alla  sonner  à  la  porte  d'un  petit  hôtel  qui  se  trouvait  presque 
au  milieu  de  la  rue.  Il  était  tard  et  I'od  fut  long  à  répondre,  le  concierge  vint 
lui-même  ouvrir.  Il  connaissait  assurément  Philippe,   car  il  parut  moins 


28 


218  LE  FILS  D'ANTONY. 


étonné  que  mécontent,  mais  celui-ci,  lui  ayant  glissé  deux  louis  dans  la  main, 
le  concierge  lui  ouvrit  la  porte  toute  grande,  la  referma  derrière  le  visiteur, 
puis  se  précipita  devant  lui  pour  lui  ouvrir  le  péristyle.  Philippe  demanda  : 

—  M™^  Alice  est-elle  seule? 

—  Je  le  crois,  monsieur.  Madame  est  rentrée  il  y  a  deux  heures  environ, 
elle  était  seule...  si  monsieur  le  baron  le  veut,  j'irai  par  la  porte  de  l'escalier 
de  service  et  j'éveillerai  M''^  Lise...  ainsi,  vous  seriez  reçu  tout  de  suite  et 
renseigné...  sinon,  M.  le  baron  risquerait  de  rester  longtemps  à  la  porte  sans 
qu'on  vînt  lui  ouvrir. 

—  Oui,  c'est  cela,  allez  prévenir  Lise.  Vous  savez  mon  nom. 

—  La  générosité  de  monsieur  m'a  permis  de  le  remarquer,  M.  le  baron 
d'Hervey. 

Pendant  que  Philippe  montait  le  grand  escalier,  le  concierge  traversait 
la  cour  et  disparaissait  dans  une  petite  porte.  Arrivé  à  l'entresol,  Philippe 
attendit  accoudé  sur  la  rampe.  Son  attente  ne  fut  pas  de  longue  durée,  une 
petite  soubrette  accorte  et  gracieuse,  mais  fort  peu  vêtue,  entrebâilla  la  porte, 
et,  reconnaissant  Philippe,  lui  dit  : 

—  Mais,  monsieur  le  baron,  madame  dort,  et  je  ne  sais  pas  si  elle  serait 
aise  d'être  réveillée... 

—  Elle  est  seule? 

—  Sans  cela  je  ne  vous  aurais  pas  répondu. 

La  porte  s'était  tout  à  fait  ouverte,  Philippe  avait  encore,  en  pressant  la 
main  de  M"^  Lucie,  glissé  quelques  louis  dedans.  —  Or,  comme  M"^  Louise, 
pour  tendre  cette  main,  avait  dû  lâcher  la  chemise  qu'elle  relevait  sur  ses 
seins  —  le  jeune  homme  put  voir  le  plus  joli  tableau  du  monde,  si  bien  qu'il 
crut  devoir  prendre  la  jeune  soubrette  par  la  taille,  pour  embrasser  les  admi- 
rables épaules  qu'on  lui  laissait  voir.  —  A  quoi  M"^  Lise,  se  dégageant  et  rou- 
gissante ma  foi,  dit  effrontément  : 

—  Voulez-vous  me  laisser?  Monsieur  me  prend  pour  madame. 

Et,  se  sauvant,  elle  disparut  dans  l'appartement,  laissant  toutefois  les 
portes  des  pièces  par  lesquelles  elle  passait  toutes  grandes  ouvertes. 

Philippe  la  suivit  jusqu'au  boudoir. 

Tout  à  coup,  ce  fut  M"^  Martingale  qui  parut  dans  le  cadre  des  trpis  eries 
qui  cachaient  l'entrée  de  sa  chambre.  Elle  éclatait  de  rire,  et,  moins  ,,ajique 
que  sa  soubrette,  elle  se  montrait  seulement  vêtue  d'une  chemise  si  diaphane 
qu'on  eût  pu  la  croire  tissée  par  des  araignées. 

—  C'est  toi...  à  cette  heure-ci...  Mais  tu  t'es  trompé,  tu  m'as  pris  pour  une 
sage-femme.  11  faudrait  mettre  une  sonnette  de  nuit,  bientôt... 

—  Je  voulais  te  surprendre. 

—  Ah  !  tu  as  réussi...  on  ne  te  voit  pas  souvent,  car  quand  tu  viens,  on  peut 
s'en  souvenir...  Et  qu'est-ce  qui  t'arrive  ce  matin? 

—  Je  venais  te  dire  que  je  t'aime. 


LE  FILS  D'ANTONY.  2iC^ 


Et,  en  disant  cela,  il  la  pressait  dans  ses  bras  comme  un  enfant  et  la  por- 
tait jusque  sur  son  lit  dans  sa  chambre. 

Puis,  le  plus  négligemment  du  monde,  pendant  que  la  belle  Martingale, 
accoudée  sur  un  oreiller,  le  regardait  en  souriant,  il  alluma  un  cigare. 

—  Dis-moi,  Philippe,  ce  qui  t'amène  si  matin? 

—  Ma  chère  Martingale,  je  te  l'ai  dit,  l'amour. 

—  Voyons,  ne  fais  pas  tes  blagues,  tu  dois  avoir  une  raison,  dis-la...;  je 
sais  bien  que  tu  ne  me  feras  pas  l'impolitesse  de  me  dire  cela  et  de  t'en  aller  ; 
d'abord,  tu  me  ferais  de  la  peine,  tu  sais  que  tu  es  peut-être  le  seul  homme 
que  j'ai  vraiment  aimé  et  que  je  suis  la  plus  heureuse  des  femmes,  lorsque  je 
te  vois...,  je  sais  bien  que  tu  as  de  moi  à  satiété. 

—  Mais,  chère  Alice,  tu  te  trompes  absolument,  j'ai  pour  toi  le  même 
caprice  que  j'ai  eu  la  première  fois  que  je  t'ai  vue,  tu  sais  bien  que  je  n'ai 
jamais  eu  de  maîtresse...  et  je  n'en  veux  pas... 

—  Oui,  l'amour  d'un  jour. 

—  C'est  cela  même,  je  t'ai  aimée  lorsque  je  t'ai  vue.  Quand  je  t'ai  quittée..^ 

—  Tu  ne  m'aimais  plus... 

—  Mais  si...  seulement  moins,  et  chaque  fois  que  je  te  revois,  c'est  comme- 
au  premier  jour... 

—  Ainsi,  aujou'^'i'hui,  tu  m'aimes... 

—  Et  la  preuve,  ia  voilà,  c'est  qu'à  cinq  heures  du  matin,  je  viens  te  voir. 

—  C'est  curieux...  il  me  semble  que  la  première  tu  fumais  moins... 

—  Méchante...  fit  en  riant  Philippe,  qui  jeta  son  cigare  et  vint  près  du  lit 
pour  l'embrasser...  Je  n'avais  qu'une  peur,  ne  pas  te  trouver... 

—  A  cette  heure-là?.-..  Mais  dis-m-oi  ce  qui  t'arrive. 

—  Alice,  je  te  jure  que  je  te  l'ai  dit...  et  en  voici  la  preuve,  en  disant  cela 
il  retirait  son  habit.  Il  continua  :  tu  veux  la  vérité,  la  voici  :  Nous  avons  été  à 
un  bal  au  ministère... 

—  Ah!  tu  y  étais I 

—  Pourquoi? 

—  J'y  avais  des  amis. 

—  Or,  en  sortant  de  là,  nous  avons  été  souper.  On  a  parlé  de  toi,  et 
aussitôt  je  me  suis  dit  :  Oh!  cette  clière  Alice,  qu'il  y  a  longtemps  que  je  ne 
l'ai  vue  !  Et  me  voici... 

—  Comme  ça...  Enfin,  cane  fait  rien,  tu  sais  que  tu  es  toujours  le  bien- 
venu. 

Tout  à  coup  le  jeune  homme  se  plaça  devant  elle  et  lui  dit: 

—  Ce  n'est  plus  cela  qu'il  fau  t  me  dire. 

—  Et  quoi  donc? 

—  Alice,  je  t'ai  dit  que  je  n'avais  jamais  voulu  avoir  de  maîtresse  en  titrer 
aujourd'hui,  j'ai  changé...  Comprends  cela,  explique  cela.  Je  plaisantais  en  te 
parlant  du  souper  de  ce  soir.  Ce  n'est  pas  là  que  ton  nom  a  été  prononcé.. ► 
Depuis  six  jours,  je  lutte  contre  ce  que  je  te  dis... 


220  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Moi,  depuis  dix  minutes,  car  je  n'y  comprends  pas  un  seul  mot. 

—  Ecoute-moi,  et  en  disant  cela,  comme  il  avait  retiré  son  habit,  son  gilet, 
qu'il  restait  en  bras  de  chemise,  il  s'assit  sur  le  lit,  attira  la  jeune  femme  dans 
ses  bras  et  il  reprit  : 

—  Alice,  tu  es  plus  belle  que  tu  n'as  jamais  été.  Alice,  je  t'ai  rencontrée 
deux  fois  au  bois,  et  toi  que  j'ai  aimée,  toi  qui  m'as  appartenu,  je  ne  sais  de 
quel  désir  fou  je  me  suis  trouvé  repris,  mais  non  plus  comme  avant  d'un 
caprice  d'un  jour;  d'un  amour  vrai,  jaloux...  J'ai  lutté  contre  moi,  parce  que 
j'ai  senti  que  j'allais  souffrir,  je  n'ai  pu  résister...  Voici  ce  que  je  veux  te  dire  : 
Alice,  veux- tu  de  moi? 

—  Mais,  mon  petit  Phi,  ce  n'est  pas  sérieux  ce  que  tu  me  dis  là. 

—  C'est  absolument  sérieux. 

—  Tu  deviens  fou. 

—  Oh  !  ça,  je  n'y  contredis  pas,  oui...  fou  de  toi...  Il  y  a  de  la  folio  dans  ce 
que  je  veux...  je  veux  que  tu  sois  à  moi,  que  tu  sois  ma  maîtresse,  je  veux  que 
tu  m'aimes,  enfin,  comme  je  t'aime  aujourd'hui. 

—  C'est  sérieux. 

—  Absolument. 

—  Mais,  voyons,  tu  as  déjà  vu  ça  dans  les  comédies.  Une  femme  comme 
moi,  c'est  la  ruine  d'abord,  c'est  la  douleur  après.  Il  faut  m'aimer  comme  tu 
m'aimes;  mais  ton  arrivée  de  cette  nuit,  je  trouve  ça  drôle  comme  tout  —  tu 
tombes  ici  comme  une  bombe,  tu  veux  me  voir...  C'est  très  bien.  C'eût  été 
ennuyeux,  si  je  n'avais  pas  été  seule... 

—  Celui  qui  aurait  été  près  de  toi,  je  l'aur-ais  fait'sortir. 

—  Ça,  ça  n'était  plus  drôle...  Aime-moi  donc,  le  jour  où  tu  penseras  à  moi, 
viens  alors  m'embrasser  —  toujours  je  te  recevrai,  tu  seras  libre,  tu  seras 
heureux,  et  quand  tu  parleras  de  moi,  du  diras  :  c'est  une  bonne  fille.  Au 
contraire,  si  tu  t'attaches  à  moi,  avant  un  mois,  nous  nous  battrons. 

—  Non,  dans  un  mois,  nous  nous  adorerons. 

—  C'était  si  drôle  ça,  ton  entrée...  Lui  m'a  dit  que  tu  lui  avais  fait  des 
blagues... 

Philippe  rougit  ;  la  rouée  avait  bien  besoin  de  dire  ça... 

—  Dès  que  j'ai  su  que  c'était  toi,  j'ai  eu  un  cri  de  joie,  et  vois,  la  première 
chose  que  j'ai  faite,  c'a  été  de  te  préparer  ton  oreiller...  Va,  Phi-Phi,  c'est  ce 
qu'il  faut  faire...  Déshabille-toi,  il  est  tard  ;  demain,  nous  irons  à  la  campagne, 
nous  déjeunerons  ensemble,  et,  le  soir,  nous  nous  embrasserons  bien  en  nous 
disant  :  A  une  autre  fois  I 

—  Non,  Alice  ;  de  ce  jour,  je  reste  ici,  non  à  demeure,  mais  de  ce  jour  je 
suis  ton  amant,  le  seul  que  tu  devras  recevoir...  Ecoute,  tu  aimes  le  luxe,  tu 
auras  tout  ce  que  tu  voudras  ;  mais,  dès  demain,  entends-tu?  je  veux  qu'il 
n'existe  pour  toi  qu'un  homme  :  moi.  1 

Martingale  regardait  attentivement  le  jeune  homme,  se  demandant  s'il 
n'était  pas  bien  ridicule  de  discuter  ainsi  avec  lui.  Il  lui  avait  dit  qu'il  avait 


LE  FILS  D'ANTONY.  221 


soupe,  il  avait  le  cerveau  bouleversé  par  quelques  bouteilles  de  Cham- 
pagne, tout  cela  était  un  rêve  d'ivrogne,  assurément  en  soupant  on  avait 
parlé  d'elle,  de  sa  beauté,  de  son  luxe,  et  il  s'était  dit  : 

—  J'aurai  cette  femme  à  moi.  Le  mieux  était  de  paraître  accepter  ses  pro- 
positions, après  un  bon  somme,  le  lendemain  il  n'}'  penserait  plus.  Elle  lui  dit  : 

—  Ainsi,  mon  Phi-Phi,  tu  me  veux  tout  entière,  tu  veux  que  je  sois  ta 
petite,  la  seule  qui  t'aimera...,  il  faudra  que  je  brise  avec  tous  ceux  que  je 
connais... 

—  Oui,  il  faudra  que  cette  porte  soit  fermée  à  tous,  et  cela  avec  éclat. 

—  Gomment  avec  éclat!  fit-elle  en  riant,  tu  vas  mettre  ça  dans  les  journaux. 

—  Non,  je  parle  sérieusement,  nous  en  causerons  et  je  me  charge  de  ce 
soin. 

—  Oui,  jeune  Phi-Phi,  tu  feras  ce  que  tu  voudras.  Je  t'aime  d'abord,  tu  me 
veux,  je  suis  à  toi...  Viens  vite  te  coucher...  il  est  tard  et  j'ai  froid... 

—  Tu  ne  réponds  pas  sérieusement. 

—  Je  vais,  mon  petit  chien-chien,  te  parler  sérieusement.  Tout  ce  que  tu 
voudras,  je  l'accepte,  —  demain,  nous  terminerons  tout  cela.  Nous  serons 
ensemble,  je  ne  vivrai  que  par  toi  et  pour  toi.  Mais  sois  gentil  ce  matin,  ce 
n'est  pas  l'heure  de  régler  cette  affaire-là.  Viens  vite. 

Philippe  lui  obéit. 

C'est  que  c'était  une  splendide  créature  que  la  jeune  femme  qui  était 
voluptueusement  étendue  sur  le  lit  somptueux  de  la  chambre  de  la  rue  Byron, 
une  réputation  de  la  galanterie  parisienne,  la  belle  Martingale. 

Elle  avait  de  vingt  à  vingt-deux  ans,  grande,  admirablement  faite.  La  santé 
courait  sous  sa  peau  blanche  et  diaphane.  Le  maquillage  ne  salissait  pas  sa 
franche  beauté.  L'éclat  de  ^es  yeux  n'était  pas  dû  au  contraste  de  cils  épaissis 
par  le  mastic...  La  peau  était  fraîche  et  veloutée.  Le  teint  était  clair,  les  yeux, 
bleu  foncé,  étaient  bordés  de  longs  cils  noirs  et  encadrés  d'un  cercle  de 
bistre  qui  faisait  ressortir  leur  blancheur  nacrée  ;  le  nez  fin,  aux  narines 
roses,  relevait  à  peine  au  bout.  La  bouche  était  un  peu  grande,  mais  pleine  de 
sourires  et  de  raillerie,  les  dents  fines  étaient  presque  transparentes.  Les 
sourcils  épais  étaient  châtains  et  les  cheveux  blond  doré,  mais  d  une  nuance 
franche,  indiquant  que  la  teinture  n'était  pour  rien  dans  leur  éclat...  Les 
épaules  étaient  superbes,  la  gorge  forte  seyait  à  la  taille  un  peu  longue,  mais 
admirablement  faite...  Il  était  impossible  de  voir  cette  femme  sans  l'admirer, 
tant  sa  beauté  était  remarquable. 

Et  c'était  un  ravissant  tableau  dans  ce  grand  lit  que  l'admirable  femme 
pour  laquelle  les  dentelles  semblaient  avoir  été  créées,  tant  elles  s'harmoni- 
saient au  teint  superbe  de  sa  chair. 

Alice  avait  cru  que  Philippe  d'Hervey,  en  venant  si  singulièrement  chez 
elle,  n'avait  agi  que  sous  l'influence  d'un  souper  copieux.  Elle  l'avait  écouté 
d'abord  avec  étonnement,  puis  patiemment,  se  disant  : 

—  Demain,  à  son  réveil,  il  ne  restera  plus  ^  ien  de  ce  qu'il  m'a  dit. 


222  LE  FILS  IV  ANTON  Y. 


Le  jeune  homme,  très  indépendant,  n'avait,  c'était  vrai,  jamais  eu  de 
relations  suivies,  et  toujours  on  l'avait  vu  près  des  femmes  les  plus  remar- 
quées de  la  galanterie  parisienne.  Aussi,  les  propositions  étranges  qu'il  avait 
faites  à  la  jeune  femme  lui  avaient-elles  inspiré  peu  de  confiance... 

Au  tantôt,  l'étonnement  de  Martingale  fut  sans  bornes,  lorsque,  "se  pré- 
parant tous  les  deux,  il  lui  avait  demandé  de  venir  déjeuner  au  pavillon  d'Ar- 
menonville.  Il  lui  dit  : 

—  En  déjeunant,  nous  causerons  et  nous  réglerons  tout  cela. 

—  Que  veux-tu  dire?... 

—  Ce  que  je  t'ai  dit  hier. 

—  Mais  c'est  donc  sérieux... 

—  Très  sérieux...  Tu  n'as  pas,  je  pense,  d'affection  profonde  que  tu  ne- 
veuilles  briser...  Tu  n'aimes  personne? 

—  Je  te  l'ai  dit  hier,  je  n'aime  que  toi... 

—  Eh  bien!... 

—Eh  bien,  puisque  tu  y  reviens  ce  matin,  que  je  n'ai  pas  de  motifs  pour 
croire  que  tu  ne  parles  pas  sérieusement...  je  vais  te  parler  franchemeat, 
mon  petit  Phi-phi...  Je  t'aime  bien,  et  c'est  pour  cela  que  je  refuse. 

—  Tu  refuses  ! 

—  Absolument;  quand  tu  voudras,  tu  viendras,  tu  seras  toujours  le  bien- 
venu, tu  seras  toujours  bien  reçu...  au  besoin,  j'en  abandonnerai  cent  pour 
venir  près  de  toi...  Mais  vivre  avec  toi,  jamais...  je  ne  veux  pas  te  ruiner... 

—  Ceci  est  presque  une  sottise. 

—  Mais  non...  Sois  donc  raisonnable.  Puis,  enfin,  quel  est  ton  but? 

—  Je  veux  que  personne  n'ait  le  droit  de  se  promener  à  ton  bras... 

—  D'abord,  cela  n'arrive  guère,  et  en  quoi  cela  t'ofFusque-t-il,  puisque^ 
lorsque  tu  le  veux,  tu  peux  être  celui-là? 

—  Ce  n'est  pas  cela...  Alice,  je  veux  être  le  seul  qui  te  fasse  vivre,  je  veux, 
être  ton  amant...  je  veux  que  tu  renonces  à  celui  avec  lequel  tu  es... 

—  C'est  impossible. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  En  voilà  des  bêtises  !  Pourquoi,  pourquoi  penser  que  je  veux  rester 
avec  lui... 

—  Tu  l'aimes,  alors? 

—  Oh  !  mais  tu  as  une  drôle  de  façon  de  me  demander  cela,  tu  serais 
jaloux  par-dessus  le  marché...  Je  l'aime  et  je  ne  l'aime  pas.  Pas  comme  toi,, 
toujours,  il  n'est  m  aussi  jeune,  ni  aussi  brave. 

—  Mais  il  est  très  riche  et  tu  crains  de  perdre  au  change. 

—  Je  ne  crains  rien...  je  ne  puis  et  ne  veux  pas  faire  ce  que  tu  ma 
demandes. 

—  Et  moi,  je  le  veux. 

—  Ah!  voilà  qui  est  fort,  par  exemple..» . 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  223 


—  Mais,  oui,  ma  chère,  tu  as  été  ma  maîtresse,  tu  m'as  appartenu,  tuin'as 
fait  hier  des  serments  qu'il  faut  tenir  aujourd'hui,  je  le  veux. 

—  Mon  petit  Phiphi,  sois  raisonnable,  tu  me  fais  peur. 

—  Enfin,   écoute  bien,  tu  vas    venir  avec  moi,    nous    allons    déjeuner 
ensemble. 

—  C'est  entendu...  toute  ma  journée  esta  toi. 

—  Ce  soir,  nous  reviendrons  ensemble... 

—  Ça  ne  se  peut  pas... 

—  Je  le  veux,  dit  Philippe  d'un  ton  autoritaire. 

Martingale  le  regarda  étonnée,  ne  s'expliquant  pas  ces  façons,  mais  vou- 
lant toujours  croire  à  une  plaisanterie,  et  elle  répondit  : 

—  Tu  veux  que  je  te  donne  la  soirée  entière,  eh  bien!  soit,  et  ce  sera  fait... 
dépêchons-nous,  j'ai  faim... 

Elle  sonna,  sacamériste  vint  aussitôt. 

—  Donne-moi  du  papier  à  lettres  et  de  l'encre, 

—  Que  vas-tu  faire? 

—  Je  vais  écrire  afin  d'avoir  ma  journée  pour  qu'on  ne  vienne  pas  nous 
déranger  ce  soir... 

—  Je  ne  veux  pas  que  tu  écrives... 

—  Oh!  mais  mon  cher  bon...  en  voilà  assez...  ça  pouvait  être  drôle  dix 
minutes,  mais  c'est  fini.  On  ne  me  parle  pas  commo  ça...  Yeux-tu  venir 
déjeuner?  allons-y.  —  Veux-tu  ce  soir  que  nous  soupions  ensemble,  je  veux 
bien,  mais  j'écris...  sinon... 

—  Je  veux  que  tu  fasses  ce  que  je  te  demande. 

—  Eh  bien,  mon  petit  Phi-Phi—  alors  prends  ton  chapeau  et  bonsoir... 
Yoici  mon  dernier  mot,  je  ne  veux  rien  changer  à  ma  vie...  Mon  cœur  est 
trop  grand,  ajouta-t-elle  en  riant,  pour  n'avoir  qu'un  seul  amour...  Je  veux 
bien  du  tien,  mais  j'ai  besoin  de  l'autre. 

—  Et  c'est  justement  cetautre-là  que  je  veux  te  défendre. 

—  Finissons  cette  plaisanterie-là... 

—  Pourquoi  ne  veux-tu  pas  faire  ce  que  je  te  demande  ? 

—  Tu  connais  mon  amant  ? 

—  Oui,  je  le  connais. 

—  Et  c'est  par  jalousie  que  tu  veux  lui  enlever  sa  maîtresse? 

—  Oui,  c'est  cela... 

—  Mais  il  est  très  jaloux. 

—  J'y  compte... 

Martingale  réfléchit  quelques  minutes,  puis  elle  dit  : 

—  Tu  ne  raisonnes  plus,  ne  discutons  pas...  Viens  déjeuner  ;  je  ferai  ce 
que  tu  voudras.  —  Je  reste  avec  toi  ce  soir...  es-tu  content? 

—  A  la  bonne  heure  ! 

Et  il  l'embrassa.  Martingale  se  disait  : 

—  Il  est  fou  1 


224  LE  FILS  D'ANTONY. 


Elle  appela  Lise,  qui  attacha  son  chapeau,  mit  la  dernière  main  à  sa  toi- 
lette. La  voiture  attendait  dans  la  cour.  Ils  y  montèrent  et  se  firent  conduire 
au  pavillon  d'Armenonville. 

Alice  avait  dit  à  Lise  à  part: 

—  Fais  prévenir  le  comte  que  je  dîne  à  la  campagne  ce  soir,  que  j'y  cou- 
che. 


CHAPITRE  VII 


LA  LETTRE  DU  GENERAL  D  HERVEY 


Le  matin  de  ce  même  jour,  Vernet,  en  sautant  de  son  lit,  avait  hâtivement 
procédé  à  sa  toilette,  en  quelques  minutes  il  avait  brossé,  astiqué  et  lavé.  Il 
avait  conservé  ses  habitudes  de  soldat,  jamais  on  ne  surprenait  Vernet  en  né- 
gligé. Lorsqu'il  sortait  de  sa  chambre,  il  était  toujours  tiré  à  quatre  épingles. 
Mon  Dieu,  Vernet  n'était  pas  absolument  beau,  on  le  prétendait  même  laid, 
mais  il  avait  l'air  bon.  Dans  sa  physionomie  un  peu  commune  on  lisait  le  dé- 
vouement, et  nous  pouvons  au  reste  le  peindre  en  deux  lignes. 

Vernet  avait  la  tête  presque  ronde,  le  nez  en  trompette,  l'œil  bleu-gris,  à 
fleur  de  tète,  signe  de  bonté,  dit-on;  la  bouche  grande,  à  grosses  lèvres  bien 
rouges,  indiquait  une  gourmandise  de  laquelle,  du  reste,  l'ancien  hussard 
était  fier;  les  cheveux  d'une  nuance  sans  nom  étaient  toujours  coupés  à  la 
Titus  ;  les  oreilles,  immenses  et  plates,  lui  servaient  de  baromètre.  Quand  l'ex- 
trémité en  était  rouge,  le  temps  était  à  la  pluie. 

Vernet  était  un  grand  garçon,  ses  épaules  étaient  larges,  les  mains  étaient 
dignes  des  épaules.  Il  se  tenait  toujours  solidement  campé  sur  des  pieds 
immenses.  Toujours  vêtu  d'une  culotte  collante,  guêtre  jusqu'aux  genoux,  il 
portait  une  veste  boutonnée  par  un  nombre  infini  de  petits  boutons.  Le  cou 
nerveux  était  emboîté  dans  un  col  de  crin  duquel  ne  sortait  jamais  de  linge. 
Il  avait  supplié  son  maître  pour  qu'on  le  laissât  toujours  porter  un  bon- 
net de  police  ;  il  ne  le  remplaçait  par  une  casquette  anglaise  que  pour  sortir. 

Vernet,  en  sortant  de  sa  chambre,  était  allé  s'assurer  que  son  maître 
n'était  pas  rentré.  Tranquille  sur  ce  point,  il  sortit  et  traversa  presque  tout 
Paris  pour  se  rendre  dans  le  quartier  de  l'Arsenal. 

Il  faisait  un  épais  brouillard...  Arrivé  rue  des  Lions-Saint-Paul,  il  se  pro- 
mena deux  fois  dans  toute  la  longueur  de  la  rue,  regardant  toutes  les 
maisons  sans  pouvoir  reconnaître  celle  qu'il  cherchait.  Ayant  enfin  vu  briller 
sur  l'angle  d'une  porte  deux  panonceaux,  il  s'arrêta  et  frappa.  Aucun  bruit 
n'ayant  répondu  à  son  appel,  il  frappa  de  nouveau  en  maugréant  : 


LE  FILS  D'ANTONY. 


225 


Mais  aussitôt  un  vigoureux  soufflet  calma  son  ai-deur.  (Page  2. G.) 


Est-ce  que  ce  gratte-papier  n'est  pas  encore  levé?  Est-ce  qu'ils  vont  me 
laisser  là  longtemps  à  gober  ce  brouillard  qui  étouffe?  Il  ne  veut  peut-être 
pas  m'ouvrir?  Attends  un  peu  !  Et  aïe  donc,  là  1 

Cette  fois,  la  porte  gémit  sous  les  deux  vigoureux  coups  do  poing  qui 
rébranlèrent.  On  entendit  un  bruit  de  pas  et  une  voix  qui  criait  : 

—  Eh  !  bon  Dieu>.  on  va  défoncer  la  porte  !  Ne  tapez  pas  si  fort,  od  y  va. 

La  porte  s'ouvrit,  et  une  grosse  commère  parut  en  demandant  : 
29 


226  LE  FILS  D'ANTOiNY. 


—  Qu'est-co  que  vous  voulez  ? 

—  Je  désire  parler  à  M^  Léguais,  fit  Vernet  se  redressant  aussitôt  et  por- 
tant la  main  à  son  front  pour  saluer. 

Le  hussard  entra  et  la  femme  lui  dit  : 

—  Attendez  une  minute. 

Il  se  blottit  dans  l'angle  de  la  porte. 

Quelques  instants  après  elle  redescendait  et  lui  demandait  : 

—  Qui  êtes-vous? 

—  Vernet,  qui  vient  pour  affaire  de  succession. 

—  Montez  alors. 

La  grosse  commère  mentant  devant,  Yernet  la  suivit  derrière.  Charmé 
probablement  par  le  tableau  qu'elle  étalait  devant  lui,  Vernet  prit  sa  taille  et 
tenta  quelques  caresses  ;  mais,  aussitôt,  un  vigoureux  soufflet  calma  son 
ardeur,  et  la  voix  du  notaire,  qui  s'était  mépris  sans  doute  à  ce  bruit,  criait  : 

—  Entrez  ! 

C'est  sous  une  pluie  d'injures  sourdes  de  la  grosse  femme  qui  ouvrait  la 
porte,  c'est  en  se  frottant  la  joue  que  Vernet  fit  son  entrée  dans  le  cabinet  de 
M"  Léguais.  . 

—  Vous  frappez  trop  fort,  dit  M^  Léguais  à  celui  qui  entrait. 

—  Oui,  fit  Vernet,  en  se  frottant  de  plus  belle,  oui,  monsieur  le  notaire, 
c'est  trop  fort. 

—  Que  désirez-vous  ? 

Vernet  roulait  sa  casquette  dans  ses  mains,  assez  embarrassé  pour  com- 
mencer. Enfin,  il  dit  : 

—  Monsieur,  je  ne  me  trompe  pas,  c'est  bien,  ici  l'ancienne  étude  de 
M*^  Duhamel  ? 

—  Oui,  mais  l'étude  du  notaire  n'est  plus  ici,  je  ne  suis  que  le  représentant 
des  intéressés  de  feu  Duhamel.  Mais,  qui  êtes-vous,  vous-même? 

—  Voilà,  monsieur,  moi,  je  suis  Vernet.  J'étais  brosseur  et  serviteur  fidèle 
de  mon  brave  maître,  le  général  d'Hervey. 

—  Ah  I  j'y  suis.. .  oui,  oui  l  je  ne  vous  aurais  pas  reconnu,  mais  il  me  sou- 
vient. C'est  vous  qui  êtes  venu  apporter  à  M.  Duhamel  les  dernières  instruc- 
tions du  général,  il  y  a  vingt  et  quelques  années  ? 

—  C'est  cela  même. 

—  Oui,  vous  apportiez  une  lettre  qui  vous  recommandait.  —  Le  général 
avait  en  vous  toute  confiance. 

—  Et  je  n'y  ai  pas  failli,  monsieur. 

—  Je  le  crois,  mon  ami.  Asseyez-vous.  Je  suis  très  au  courant  de  cette 
affaire,  j'étais  le  premier  clerc  de  M.  Duhamel,  c'est  moi  qui  ai  fait  toute 
cette  liquidation,  vous  pouvez  donc  me  parler.  Vous  avez  dit  que  vous  veniez 
pour  affaire  de  succession;  est-ce  de  succession? 

—  Non,  monsieur,  j'ai  dit  succession,  c'est  un  mot.  Je  viens  pour  une  clause 


LI-:  Fir.S   D'ANTONY.  227 


particulière  de  la  lettre  que  je  vous  ai  apportée,  relativement  à  des  papiers 
qui  vous  avaient  été  remis  directement  par  le  général. 

J'ai  une  vague  idée  de  ce  que  vous  me  dites  là,  mais  il  laut  q-i»'  je  voie. 

Attendez  une  seconde. 

W  Léguais  se  leva  et  se  dirigea  vers  un  cartonnier  placé  dans  l'angle  de 
la  chambre.  En  passant  devant  Vernet,  il  parut  surpris,  et  se  pencha  pour  le 

regarder. 

Vernet  fut  tout  décontenancé,  quand  il  lui  dit  : 

—  Vous  êtes  près  de  la  fenêtre,  vous  attrapez  froid  ;  vous  avez  la  joue 
toute  rouge. 

—  Non  !  non  !  c'est  pas  le  froid,  faites  pas  attention,  dit  Vernet,  qui  rougit 

jusqu'au  front. 

M''  Léguais  apporta  un  volumineux  dossier,  le  compulsa  quelques  minutes, 
prit  une  lettre  et  dit  : 

—  Oui,  voici  la  lettre  que  vous  avez  apportée.  J'y  vois: 

«  Cette  lettre  devra  être  remise  à  mon  fils  ,  si  une  des  circonstances,  no- 
tées plus  haut,  se  présentait  ;  dans  tous  les  cas,  dès  qu'il  aura  atteint  Tàge  de 
vingt-cinq  ans,  on  devra  la  lui  faire  parvenir.  Lorsque  mon  fils  aura  dépassé 
l'âge  de  vingt  ans,  si  mon  serviteur  Vernet  venait  demander  l'exécution  de 
cette  remise  elle  devrait  être  faite  immédiatement  à  mon  fils  en  mains 
propres.  » 

M^  Léguais  leva  la  tête  et  dit  : 

—  Cette  lettre  a  dû  être  écrite  furtivement,  car  tout  cela  est  peu  précis. 

—  Pour  vous,  monsieur,  mais  pas  pour  moi.  Du  reste,  il  n'y  a  pas  de  cause 
à  vous  garder  le  secret.  Puisque  mon  maître  me  l'a  confié ,  je  puis  bien  vous 
le  confier,  et  puis,  ce  n'est  pas  si  grave  que  cela.  Du  reste  ,  je  ne  l'ai  jamais 
bien  compris  :  voici  la  chose.  Pendant  les  dernières  heures  qu'il  a  vécu  à 
l'ambulance ,  le  général  m'a  fait  ses  recommandations  au  sujet  de  ses  pa- 
piers; il  m'a  dit  :  «  Lorsque  mon  fils  aura  atteint  vingt  ans ,  si  tu  revois,  dans 
le  monde  qu'il  fréquentera,  telle  personne  —  vous  comprenez,  monsieur,  le 
nom  c'est  un  secret,  je  ne  dois  pas  le  dire  —  tu  iras  chez  M^  Duhamel  ;  tu  lui 
diras  de  faire  appeler  mon  fils  et  de  lui  remettre  immédiatement  la  lettre  que 
je  lui  ai  confiée.  Il  a  des  instructions  à  cet  effet,  et  il  te  répondra.  » 

—  Et  c'est  ce  que  vous  venez  faire  ? 

—  Justement,  monsieur.  Au  reste ,  bientôt  vous  aurez  à  la  lui  remettre 
quand  même,  car  monsieur  aura  avant  peu  vingt-cinq  ans  ! 

—  Mais,  il  vaut  mieux,  fit  en  souriant  M^  Léguais,  que  vous  soyez  venu, 
car  autrement ,  je  n'aurais  jamais  pensé  à  cette  affaire.  Eh  bien!  monsieur 
Vernet,  il  sera  fait  ainsi  que  vous  le  désirez,  je  vais  dès  aujourd'hui  étudier 
ce  dossier,  relire  les  lettres,  et  demain  je  ferai  demander  un  entretien  à  M.  le 
baron  d'Hervey  et  je  lui  remettrai  la  lettre  de  son  père. 

—  C'est  ça,  monsieur;  maintenant,  je  dois  vous  demander  une  autie  chose: 


228  LE  FILS  D'ANTONY. 


vous  comprenez,  j'aime  bien  mon  maître  ,  je  Tai  vu  élever,  je  l'ai  même  élevé 
et  je  ne  voudrais  pas,  le  pauvre  enfant,  qu'il  m'accusât  de  lui  avoir  fait  de  la 
peine.  Je  ne  sais  pas  ce  que  contient  cette  lettre.  Mais,  quoi  qu'il  arrive,  vous 
comprenez,  je  dois  exécuter  la  volonté  de  mon  général. 

—  Mais,  mon  ami,  en  agissant  ainsi,  vous  agissez  comme  un  homme  loyal 
et  honnête  que  vous  êtes. 

—  Oui,  monsieur,  je  sais  bien,  mais  je  voudrais  que  cet  enfant  ne  sût 
pas  que  ça  vient  de  moi.  Je  vous  le  dis,  il  a  presque  vingt-cinq  ans  :  en  rai- 
son de  cela,  vous  le  mettez  en  possession  de  la  lettre  du  général. 

—  Très  bien,  mon  ami,  il  en  sera  fait  ainsi  que  vous  le  désirez. 

—  Eh  bien  !  au  revoir,  monsieur. 

Il  allait  se  retirer,  lorsque,  se  ravisant,  il  revint  pour  demander  encore  : 

—  Monsieur,  c'est  très  pressé,  vous  savez.  Moi ,  j'aurais  voulu  même  que 
ce  fût  fait  tout  de  suite. 

—  Vous  êtes  juge  de  l'importance  de  votre  démarche;  je  vais  immédiate- 
ment écrire  à  M.  d'Hervey  et  l'aviser  que  j'irai  chez  lui... 

—  Oh!  demain,  seulement  demain,  parce  que  quand  je  suis  parli  de  l'hôtel 
M.  le  baron  n'était  pas  là,  et  je  ne  sais  pas  s'il  rentrera  aujourd'hui. 

—  J'irai  demain.  Au  revoir,  mon  ami. 
Yernet  se  retira  en  faisant  la  révérence. 

Me  Léguais  avait  sonné  pour  qu'on  vînt  le  reconduire;  en  se  reculant,  fer- 
mant la  porte,  il  se  heurta  à  la  grosse  servante  qui  l'avait  amené. 

—  Encore,  lit  celle-ci.  Ah  !  brigand  ! 
Et  elle  levait  la  main. 

—  Ah!  non,  fit  Yernet,  je  défends  l'autre. 

Il  descendit  vivement,  la  servante  lui  ouvrit  la  porte  ,  en  lui  lançant  des 
3^eux  farouches.  Yernet  lui  prit  les  deux  bras,  l'embrassa  sur  les  deux  joues  , 
en  disant  : 

—  Plus  fraîche  qu'en  bas,  celle-là! 

Et  il  se  sauva  en  éclatant  de  rire,  pendant  que  la  grosse  femme,  qui  mon- 
trait le  poing,  le  poursuivait  de  ses  injures. 

Yernet,  content  de  lui,  le  cœur  léger,  regagnant  le  faubourg  Saint-Honoré, 
se  disait  : 

—  Maintenant,  je  suis  tranquille,  mon  général  peut  être  content  de  moi  ! 
En  arrivant  à  l'hôtel,  Yernet  fut  tout  bouleverse  lorsque  le  concierge  lui 

dit  que  son  maître  Tavait  appelé  deux  fois.  Il  courut  à  l'appartement  du  baron. 
Le  valet  de  pied,  qu'il  trouva  dans  le  cabinet  de  toilette,  lui  répondit,  lorsqu'il 
demanda  où  était  le  baron: 

—  Monsieur  est  revenu  tout  à  l'heure  ,  il  est  furieux  de  ne  pas  t'avoir 
trouvé,  tu  vas  être  secoué.  Il  m'a  dit  de  préparer  vivement  ses  effets.  Et  il  est 
monté  prendre  des  nouvelles  de  madame. 

Yernet,  tout  sens  dessus  dessous,  se  mit  à  préparer  les  vêtements,  trem- 


LE  FILS  D'ANTONY.  22^ 


blant  et  crainkf,  embarrassé  surtout  de  ce  qu'il  dirait  pour  justifier  son  absence 
pendant  toute  la  matinée. 

11  aggravait  surtout  l'importance  de  sa  démarche  et  redoutait  que  son 
maître  ne  découvrît  ce  qu'il  avait  fait.  Il  avait  besoin  de  tout  son  sang-froid, 
de  tout  son  calme  pour  s'avouer  qu'il  n'avait  pas  mal  agi.  Le  pauvre  diable,  on 
faisant  le  bien,  craignait  d'avoir  fait  une  mauvaise  action.  C'est  tout  trem- 
blant qu'il  demanda  : 

—  Est-ce  qu'il  est  en  colère,  monsieur?  avait-il  l'air  de  mauvaise  hu- 
meur? 

—  Ah!  certainement,  il  n'avait  pas  l'air  d'être  content.  Il  a  dit  qu'il  ne 
comprenait  pas  pourquoi,  dès  qu'il  n'était  pas  là,  tu  avais  toujours  alTaire  au 
dehors. 

—  Avait-il  l'air  de  se  douter  de  quelque  chose  ?  demanda  le  hussard  avec 
inquiétude. 

—  Se  douter  de  quoi? 

—  C'est  vrai,  tu  ne  comprends  pas,  fit  Vernet  embarrassé.  Puisque  je  suis 
là,  va  à  ton  service  maintenant,  je  vais  préparer  ses  affaires. 

Le  valet  de  pied  obéit.  Vern  f,qui  se  doutait  bien  qu'il  allait  être  secoué 
d'importance,  préférait  être  seul  pour  recevoir  les  reproches. 

Lorsqu'il  entendit  du  bruit  dans  la  chambre  de  son  maître,  il  s'acharna  à 
brosser  un  chapeau,  feignant  de  ne  rien  voir,  de  ne  rien  entendre,  et  regar- 
dant en  dessous. 

Son  maître  entra,  Vernet  trembla.  Son  jeune  maître  s'arrêta  devant  lui.  Il 
n'osa  lever  les  yeux  et  brossa  plus  fort.  Il  se  figurait  qu'il  allait  entendre  cette 
question  :  «  D'où  viens-tu  ce  matin?  de  chez  le  notaire,  je  parie;  il  faut  que  tu 
te  mêles  de  mes  affaires  I  » 

Au  lieu  de  cela,  c'est  avec  stupéfaction  qu'il  entendit  Philippe  lui  dire  d'une 
voix  émue  : 

—  Ah  !  ah  !  te  voilà,  coureur.  Ah  çà  !  tu  as  donc  des  intrigues  dans  le  quar- 
tier. Quelle  femme  tourmentes-tu  par  ici? 

Vernet  devint  tout  rouge,  mais  il  exhala  un  soupir  de  soulagement.  Son 
maître  n'était  pas  fâché  après  lui.  Il  se  hâta  de  balbutier  : 

—  J'ai  été  faire  des  courses  chez  le  cordonnier ,  et  pour  des  raccommo- 
dages chez  un  tailleur  à  moi.  J'en  demande  bien  pardon  à  M.  le  baron,  je 
croyais  revenir  plus  tôt. 

—  Voyons,  c'est  bien.  Personne  n'est  venu  me  demander? 

—  Non,  monsieur  le  baron. 

—  Hâte-toi  de  m'habiller. 

—  Oui,  monsieur  le  baron. 

Et,  pendant  que  Vernet  l'aidait  à  sa  toilette,  le  jeune  homme  reprit  : 

—  Lorsque  je  t'ai  renvoyé  hier  soir,  tu  es  rentré  aussitôt? 

—  Oui,  monsieur  Philippe. 

—  Personne  ne  s'est  aperçu  ici  de  notre  soi  ne  et  de  t..  rcnlréo? 


230  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Encore  une  fois,  le  front  de  l'ancien  hussard  devint  tout  rouge.  Il  était 
gêné  pour  mentir,  et  il  fit  un  effort  pour  répondre  : 

—  Non,  monsieur  le  baron,  personne  n'a  rien  vu  ;  je  suis  rentré. ..  je  me 
'suis  couché. 

—  Et,  ce  matin,  ma  mère  n'est  pas  venue,  n'a  pas  envoyé  prendre  de  mes 
nouvelles? 

—  Oh!  non,  monsieur  Philippe,  non;  ce  matin,  j'étais  levé  de  bonne  heure, 
on  n'est  pas  venu. 

—  SiJ'onte  faisait  demander  de  chez  ma  mère  si  je  suis  rentré,  tu  dirais 
que  je  me  suis  levé  pour  aller  chez  elle;  qu'aussitôt  après,  je  suis  parti  à  un 
rendez-vous  que  j'avais  avec  mes  amis. 

—  Bien,  monsieur  le  baron. 

—  Si  ma  mère  me  faisait  demander  pour  le  dîner...  ou  plutôt,  tu  iras 
auparavant.  Tu  diras  que,  ce  soir,  je  dîne  en  ville,  qu'on  prévienne  ma  mère, 
il  est  plus  que  probable  que  je  ne  rentrerai  pas  ce  soir. 

—  Bien,  monsieur  Philippe,  fit  Vernet  le  regardant  avec  inquiétude.  Mais, 
monsieur  le  baron  sera  ici  demain? 

—  Pourquoi  me  demandes-tu  cela? 

—  A  cette  question  toute  naturelle,  et  dite  fort  simplement,  Vernet  resta 
tout  décontenance,  ne  sachant  que  répondre.  Il  fit  un  effort  pour  dire  : 

—  Si  des  amis  de  monsieur  le  baron  venaient  dans  la  journée  pour  le  voir, 
ne  le  trouvant  pas,  ils  me  demanderaient  assurément  s'ils  pourraient  le 
trouver  demain. 

—  C'est  vrai. 

Vernet  s'informait  ainsi,  se  souvenant  que  le  jour  même  une  lettre  de 
M.  Léguais  devait  avertir  Philippe  qu'il  lui  rendrait  visite  le  lendemain,  afin 
de  lui  remettre  les  papiers  ainsi  qu'il  l'avait  promis.  Aussi  Vernet,  se  repre- 
nant de  courage,  demanda-t-il  encore  : 

—  S'il  arrivait  une  lettre  pressée  pour  M.  le  baron ,  devrais-je  la  lui 
porter  ? 

—  Non,  non,  je  la  trouverai  demain.  Aujourd'hui,  je  vais  à  la  campagne. 

—  Mais,  monsieur  sera  ici  demain  ? 

—  Je  l'espère. 

S:i  toilette  était  terminée,  et  le  jeune  homme  qui  avait  quitté  quelques 
minutes  Martingale  pour  rentrer  chez  lui,  se  hâta  d'aller  la  rejoindre  au  bois 
de  Boulogne,  autour  du  lac. 

Il  l'avait  quittée  dans  les  Champs-Elysées,  en  lui  disant  : 

—  Va  faire  un  tour  au  bois,  dans  une  demi-heure,  je  te  rejoins  au  pavillon 
d'Armenonville. 

Et,  en  effet,  il  la  retrouva  qui  l'attendait. 

Il  y  avait  environ  une  heure  et  demie  qu'il  l'avait  quittée.  Martingale 
s'était  probablement  impatientée,  car  elle  paraissait  de  fort  mauvaise 
humour. 


I.E  HLS  D'ANTON  Y.  231 


Le  jeune  homme  remarqua  avec  étonnement  que  Lise,  sa  loubrette, 
sortait  du  jardin,  juste  au  moment  où  il  y  pénétrait. 

—  Lise  t'a  donc  suivie?  dit  Philippe. 

—  Mais,  non.  J'avais  oublié  ma  fourrure.  Lise  s'en  est  aperçue.  Craig-nant 
que  nous  no  revenions  tard  et  sachant  que  nous  déjeunions  ici,  elle  est 
venue  me  l'apporter. 

—  Ah!  c'est  cela,  dit  Philippe;  c'est  que  tu  parais  toute  maussade. 

—  Moi!  c'est  d'impatience;  tu  me  dis  que  nous  nous  trouverions  ici  dans 
une  demi  heure.  Je  la  passe  dans  le  bois  :  je  reviens  ici,  et  voilà  une  h^ure  que 
je  t'attends. 

—  Exause-moi,  ma  chère  Alice,  j'ai  été  retenu,  plus  que  je  ne  le  pensais, 
par  ma  chère  mère.  Tu  ne  m'en  veux  pas? 

—  Non. 

—  Allons,  viens  vite  et  mottons-nous  à  table. 

Et  ils  se  dirigèrent  dans  le  cabinet  où  le  couvert  avait  été  dressé. 


CHAPITRE  YJII 


L  ORDRE  POSTHUME 


Pendant  tout  le  temps  que  dura  le  déjeuner,  Philippe  remarqua  que, 
contrairement  à  gê  qui  s'était  passé  la  veille  et  le  matin  même,  Alice  semblait 
accepter  avec  joie  la  proposition  qu'il  lui  avait  faite.  Elle  l'assurait  de  son 
amour  et  de  sa  fidélité.  Elle  était  bien  heureuse  de  rompre  avec  le  passé,  enfin 
elle  allait  pouvoir  écouter  son  cœur,  se  consacrer  entièrement  à  celui  qu'elle 
aimait. 

Philippe  était  un  peu  étonné  de  ce  changement;  il  lui  en  demanda  adroite- 
ment la  cause. 

Martingale,  se  souvenant  qu'il  lui  avait  défendu,  le  matin,  d'écrire  au 
comte,  lui  répondit  le  plus  simplement  du  monde  : 

—  Eu  t'altendant,  me  promenant  autour  du  lac,  seule  dans  ma  voiture,  j'ai 
réfiéchi  ù  ce  que  tu  m'avais  proposé  et  je  me  suis  dit  que  je  devais  t'écouter. 
Est-ce  que  j'aime  ceux  que  je  vois?  Non  !  Ai-je  pour  toi  une  véritable  affection? 
Oui  !  je  te  l'ai  dit  souvent.  Tu  sais  bien  que  dans  nos  relations  l'intérêt  ne  m'a 
jamais  guidée.  Je  suis  franche,  je  ne  veux  pas  me  faire  meilleure  que  je  no 
suis,  si  je  devais  modifier  la  vie  que  je  mène,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  ferais; 
je  suis  habituée  à  ce  luxe,  je  suis  habituée  i\  satisfaire  A  peu  près  tous  mes 
désirs.  Mais  ce  que  je  n'aurais  pas  osé  te  demander,  tu  me  l'as  offert.  Mais,, 
avant,  je  t'ai  prévenu,  je  te  préviens  encore,  je  suis  ruineuse. 


232 


LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Ne  parlons  pas  de  cela... 

—  Eh  bien!  de  ce  jour,  je  suis  à  toi... 

Philippe  regardait  Martingale  et  semblait  deviner  que  ce  qu'elle  lui  disait 
n'était  pas  la  vérité  absolue.  Elle  était  trop  abandonnée  et  cédait  trop  facile- 
ment à  ce  qu'elle  avait  défendu  le  matin  même.  Il  y  avait  là-dessous  quelque 
chose  qu'il  voulait  savoir.  Mais  il  était  trop  adroit  pour  insister  sur  ce  point, 
lorsque  Martingale  était  sur  la  défensive. 

Il  sembla  accepter  de  bonne  foi  tout  ce  qu'elle  lui  disait,  et  ce  fut  un  pré- 
texte pour  l'exciter  à  de  joyeuses  libations. 

Alice  s'abandonnait  de  plus  en  plus. 

Déjà  elle  affirmait  par  sa  tenue  qu'elle  était  tout  entière  à  Philippe.  Elle  lui 
disait  qu'il  viendrait  tous  les  soirs  chez  elle.  Elle  faisait  les  plans  de  joyeuses 
parties,  une  vie  nouvelle  enfin  que  Philippe  allait  mener. 

On  avait  déjeuné  copieusement.  Martingale  avait  surtout  avidement  bu. 
Elle  était  plus  tendre  et  plus  bavarde.  C'est  alors  que  Philippe  répéta  : 

—  Ainsi,  c'est  bien  entendu,  nous  ne  nous  quittons  plus  pendant  quelques 
jours;  je  suis  allé  ce  matin  chez  moi  pour  prévenir.  Nous  allons  enfin  com- 
mencer ensemble  la  vie  que  je  rêve,  et  pour  cela,  je  veux  être  toujours  près 
de  toi.  Je  suis  jaloux  et  neveux  plus  personne  autour  de  toi;  moi,  et  c'est 
tout  ! 

Alice  se  pencha  sur  lui,  et,  la  tête  sur  son  épaule,  elle  lui  dit  : 

—  Il  n'y  aura  que  toi,  mon  Fifi  ;  et  d'abord,  il  n'y  a  que  toi  que  j'aime  ! 

Et  ses  yeux,  qu'un  commencement  d'ivresse  animait,  avaient  des  lueurs 
étranges  qui  ne  troublaient  point  le  jeune  homme,  tout  entier  à  ce  qu'il  voulait 
savoir. 

—  Tu  rompras  avec  tout  le  monde  ? 

—  Mais,  c'est  fait?  mon  Fifi! 

~  Gomment,  c'est  fait?  fit  celui-ci,  l'interrogeant  du  regard... 

—  Oui. 

—  Quand  as-tu  écrit? 

—  Je  n'ai  pas  écrit.  Tu  vois,  il  t'a  suffi  d'exprimer  un  désir  pour  qu'il  fût 
exécuté. 

Philippe,  étonné,  la  regardait  toujours. 

—  Ainsi,  tu  as  écrit  ce  matin  à  cet  homme,  à  ce  comte,  avec  lequel  on  te 
voyait  sans  cesse? 

Et  il  tremblait,  devenait  rouge  en  parlant  ! 

—  Ah!  le  comte  !  Pauvre  Fifi  !  c'est  de  lui  que  tu  étais  jaloux?  Veux-tu  que 
je  te  parle  franchement? 

Et,  avec  le  cynisme  de  la  femme  ivre,  elle  dit,  croyant  faire  rire  Philippe: 

—  Le  comte!  mais  c'était  bien  plus  mon  banquier  que  mon  amant. 

—  Et  tu  lui  as  écrit?  répéta  Philippe. 

—  Tu  veux  la  vérité?  Je  suis  bonne  fille,  je  suis  franche,  je  vais  te  la  dire. 
C'est  le  comte  qui  m'a  écrit,  et  c'est  à  cause  de  toi. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


23;^ 


M"«  Rachel  était  adiûii-ableineat  belle.  (Page  233.) 


—  A  cause  de  moi  ?  répéta  le  jeune  homme. 

—  Mais,  oui,  à  cause  de  toi.  C'est  cette  lettre  que  m'a  apportée  Lise,  que 
tu  as  vue  en  arrivant. 

—  Tu  as  cette  lettre? 

—  Oh!  non.  Jel'aurais,  d'abord,  je  ne  te  la  montrerais  pas,  pas  plus  que  je 

ne  montrerais  les  tiennes  à  un  autre. 

Et  Martingale  disait  tout  cela  sans  voir  le  dégoût  sur  les  lèvres  de  Phi- 
lippe. Elle  continua  : 
30 


234  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


—  Lise  a  gardé  la  lettre,  je  n'ai  pas  de  poches. 

—  Que  disait-il  dans  cette  lettre?  • 

—  Tu  t'en  doutes  bien  ?  Il  dit  que  t'ayant  reçu  ce  matin  même. .. 

—  Il  savait  cela  !... 

—  ...  Il  me  priait  de  l'oublier  pour  me  consacrer  à  mes  amours  nouvelles. 
La  lettre  est  genlille,  je  puis  te  la  dire  entière.  Et  puis,  il  s'est  conduit  en 
gentilhomme. 

—  Ah  !  parce  que  tu  me  connais,  il  t'abandonne  ! 

—  Ah  !  tiens  I  il  avait  peut-être  les  mêmes  idées  que  toi  I  II  voulait 
m'avoir  seule. 

La  physionomie  du  jeune  homme  n'était  plus  la  même  ;  Alice  le  remarqua, 
et  lui  dit  : 

—  Mais  qu'est-ce  que  tu  as,  tu  es  tout  changé? 

—  Moi  !  je  n'ai  rien.  Hâtons-nous  1 

— •  Gomment  I  hâtons-nous  I  nous  avons  le  temps,  mon  Fifi,  on  est  bien  ici.. 
Il  faut  commencer  gaiement  la  vie  que  nous  allons  mener. 

—  Ma  chère  Alice,  j'avais  oublié  une  course  très  importante,  nous  allons 
partir,  je  vais  te  ramener  chez  toi,  je  te  verrai  ce  soir,  mais  il  faut  que  je 
parte  ! 

—  Ah  I  fît  Alice,  qui  le  regarda  quelques  secondes,  cherchant  à  lire  sur 
son  A'isage.  Ah  !  c'est  comme  cela,  déjà  !  qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 

Nous  avons  dit  qu'elle  était  plus  que  grise.  Elle  ajouta,  avec  un  mouve- 
ment d'épaules  : 

—  Tu  sais,  ça  peut  être  fini  aussi  vite  que  ça  a  commencé. 

—  Tli  dis  des  folies  I  Prépare-toi,  nous  allons  vite  retourner  chez  toi;  ce 
soir,  nous  causerons. 

—  Va  donc  faire  tes  affaires,  fit  Alice,  et  laisse-moi  ici.  Je  suis  fatiguée, 
d'abord,  je  vais  me  reposer  un  peu,  tu  viendras  chez  moi  ce  soir,  si  tu  veux.. 
Ne  te  gêne  pas,  ne  te  gêne  pas,  mon  petit. 

—  Allons  !  voyons  1  viens  donc. 

—  Non,  je  ne  veux  pas  !  je  m'en  irai  seule  î 

—  Eh  bien,  à  ce  soir,  alors,  dit  Philippe  qui,  après  avoir  réglé  l'addition, 
sauta  vivement  en  voiture  et  se  fît  conduire  chez  lui. 

Philippe  n'avait  rien  voulu  laisser  voir  de  l'impression  qu'il  avait  ressenr 
tie,  en  apprenant  que  le  comte  de  Sancy  abandonnait  Martingale. 

En  revenant  chez  Alice,  en  l'assurant  qu'il  l'adorait,  il  ne  suivait  que  l'idée 
irraisonnable  qui  lui  avait  traversé  le  cerveau,  le  matin,  à  la  fin  du  souper.  II 
voulait  à  tout  prix  se  rencontrer  avec  le  comte  de  Sancy.  Il  n'avait  rien 
trouvé  de  mieux  que  de  l'aller  chercher  chez  Alice,  sa  maîtresse.  Là,  il 
voulait  une  rencontre,  laquelle  entraînerait  un  scandale  qui  obligerait  à  une 
affaire. 

Tout  cela  était  niais,  enfantin,  et  ne  pouvait  avoir  germé  que  dans  un  cer- 
veau surexcité  par  les  incidents  de  la  nuit  et  les  libations  du  souper.  Ce  plani 


LE  FILS  D'ANTONY.  235 


de  coll^'gien  se  trouvait  tout  à  coup  détruit;  le  comte  de  Snncy,  apprenant  que 
Martingale  recevait  une  autre  personne  que  lui  chez  elle,  rompait  aussitôt  et 
Tabandoimait.  Mais  alors,  c'était  Philippe  qui  était  ridicule  :  il  restait  avec 
une  femme  à  laquelle  il  tenait  peu,  et  qui  ne  manquerait  pas  de  raconter  î'i 
tous  son  extravagante  conduite.  Il  se  sauvait  d'elle  sans  réflexion , 
n'écoutant  que  ses  nerfs,  aussi  légèrement  qu'il  était  venu  frapper  à  sa  porte 
Je  matin. 

Peu  préoccupé  de  la  grossièreté  de  son  départ,  il  ne  pensait  plus  h  Mar- 
tingale; il  n'avait  qu'une  idée  :  le  comte.  Il  était  étourdi  que  celui  duquel  il 
voulait  faire  son  rival  sût  déjà  le  soir  ce  qu'il  avait  fait  le  matin.  On  le  suivait 
dune  I  Peut-être  était-ce  simplement  un  homme  lassé  qui,  cherchant  une 
occasion  de  rompre,  faisait  suivre  sa  maîtresse,  et,  apprenant  qu'elle  avait 
reçu  le  matin  môme  le  jeune  baron,  s'empressait  de  lui  donner  congé. 

Tout  cela  augmentait  sa  rage,  sa  colère  contre  l'homme  dont  la  seule  vue 
avait  fait  évanouir  sa  mère. 

Agacé,  nerveux,  fébrile,  il  s'agitait  dans  la  voiture,  cherchant  le  moyen  de 
se  trouver  face  à  face  avec  M.  de  Sancy.  C'est  vainement  qu'il  cherchait,  il 
ne  trouvait  rien.  Tout  à  coup,  ayant  relevé  la  tête,  sa  physionomie  s'éclaira.  Il 
sourit. 

Une  voiture  allait  croiser  la  sienne,  une  splendide  Victoria,  dans  laquelle 
était  étendue  une  jeune  fille  admirablement  belle,  ayant  à  ses  côtés  une  mulâ- 
tresse. 

La  jeune  fille  sourit  et  salua  du  regard. 

Philippe  s'inclina,  semblant  ravi.  C'est  que  celle  qu'il  venait  de  voir  était 
adorable;  c'était  cette  jeune  lille  un  peu  mystérieuse,  qu'il  ne  connaissait  que 
sous  le  nom  de  Rachel.  Elle  méritait  bien  le  mouvement  d'admiration  qu'il 
avait  eu  en  l'apercevant. 

Nonchalamment  étendue  sur  des  coussins,  elle  se  laissait  aller  au  dodeli- 
nement de  la  voiture.  Elle  paraissait  dix-sept  à  dix-huit  ans.  Le  front  vtait 
superbe,  le  nez  charmant;  les  yeux  immenses  et  extrêmement  noirs  avaient 
des  regards  félins,  dont  le  charme  s'augmentait  du  cercle  de  bistre  ou  de 
l'ombre  des  longs  cils  d'où  ils  s'échappaient.  La  bouche,  d'un  dessin  admira- 
ble, était  un  pou  épaisse;  toujours  souriante,  elle  laissait  voir  des  dents 
magnifiques.  Cet  adorable  visage  était  encadré  dans  une  épaisse  chevelure 
dont  les  anneaux  bruns  et  soyeux  retombaient  gracieusement  sur  ses  épaules. 
Elle  était  singulièrement  collfèe  ;  une  coilÏLire  orientale  arrangée  par  des 
mains  parisiennes. 

M"e  Rachel  était  admirablement  belle  :  des  épaules  robustes  d'où  naissait  un 
cou  souple,  une  gorge  de  jeune  fille  dont  les  contours  élégants  n'alourdis- 
saient pas  la  taille.  Les  hanches  étaient  voluptueuses  et  la  veulerie  de  ses 
mouvements  donnait  à  sa  personne  un  charme  tout  oriental.  Ses  pieds  étaient 
fins  et  mignons. 


230  LE  FILS  D'ANTONY. 


La  belle  créature  !  Quels  yeux  noirs  !  Quelle  bouche  fraîche,  tranchant  sur 
ce  teint  mat  des  Orientaux. 

Elle  était  très  élégamment  vêtue  d'étoffes  singulières,  aux  couleurs  étran- 
ges et  de  forme  un  peu  bizarre.  Quel  était  ce  costume?  De  quel  pays  était- 
elle  ?  On  n'auraiv  pu  le  dire.  Tout  cela  était  fait  à  la  parisienne. 

Mais,  on  était  forcé  de  reconnaître  que  la  belle  jeune  fille  avait  bien  grand 
air  sous  ce  costume  étrange. 

Elle  passa,  et,  comme  ranimé  par  ce  rayonnement,  longtemps  Philippe 
resta  souriant  en  pensant  toujours  à  sa  belle  vision. 

Sa  voiture  descendait  les  Champs-Elysées,  lorsque,  se  secouant,  il  dit  : 

—  Il  ne  faut  plus  penser  à  cela  !  Occupons-nous  d'affaires  sérieuses. 
D'abord,  je  ne  veux  plus  retourner  chez  Martingale,  j'enverrai  Vernet  lui 
porter  une  lettre.  Il  faut  que  maintenant  je  retrouve  absolument  cet  homme, 
ou  au  moins  que  je  le  rencontre  dans  un  endroit  où  nous  puissions  avoir  une 
explication,  je  vais  rentrer  à  la  maison,  j'irai  chez  de  Groissy  après.  Il  m'a 
dit  qu'il  fréquentait  un  cercle,  il  m'y  mènera.  Oh!  que  de  haine  I  que  de  haine 
j'ai  pour  cet  homme,  qui  a  osé  lever  les  yeux  sur  ma  mère  ! 

En  arrivant  à  l'hôtel,  Vernet,  qui  vint  au-devant  de  lui,  lui  remit  une 
lettre.  Il  la  lut  et  dit  tout  haut  d'un  ton  étonné  : 

—  Une  lettre  de  mon  père  !  Demain  !  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ?  Enfin, 
nous  verrons 

Puis,  il  demanda  à  Vernet  : 

—  A-t-on  prévenu  ma  mère  ? 

—  Pas  encore,  monsieur. 

—  Bien!  je  dînerai  ici. 
Et  il  pensa  : 

—  Je  causerai  avec  ma  mère.  Si  elle  me  parlait  de  cet  homme,  j'essaye- 
rais... 

—  Monsieur  ne  sort  plus  ce  soir?  demanda  Vernet. 

—  Non. 

Et,  se  souvenant  aussitôt  de  Martingale,  il  lui  dit  : 

—  Attends,  tu  vas  porter  une  lettre  rue  Byron. 

—  Ah  !  je  sais,  fit  Vernet,  chez  M"^  Alice. 

—  C'est  cela. 

Philippe  écrivit  quelques  mots  qu'il  glissa  dans  une  enveloppe  avec  une 
liasse  de  billets  de  mille  francs.  Puis,  ayant  écrit  l'adresse,  il  dit  à  Vernet  : 

—  Va  porter  cela.  Je  vais  écrire  un  mot  que  tu  trouveras  sur  ma  table,  si 
j'étais  monté  chez  ma  mère,  et  qu'à  ton  retour,  tu  porteras  chez  M.  de  Groissy. 
Tu  attendras  la  réponse. 

—  Bien,  monsieur,  fit  Vernet,  en  faisant  le  salut  militaire. 
Et,  prenant  la  lettre,  il  partit,  grommelant  tout  bas  : 

—  Voilà  bien  des  affaires.  Il  va  se  jouer  quelque  chose.  Je  crois  qu'il  était 
temps  que  j'aille  voir  M^  Léguais. 


LE  FILS  D'ANTONY.  237 


Philippe  se  rendit  chez  sa  mère.  La  femme  de  chambre  lui  dit  que  la  baronne 
d'Hervey  était  avec  une  de  ses  amies;  toute  la  matinée  M""*  d'Hervey  avait 
été  indisposée,  elle  n'avait  voulu  recevoir  personne,  cela  était  tout  naturel,  à 
la  suite  de  l'indisposition  de  la  veille,  la  baronne  avait  eu  besoin  de  repos  :  le 
jeune  homme  en  fut  cependant  contrarié,  tous  ces  incidents  s'enchaînaient,  et 
la  cause  en  était  toujours  le  comte  de  Sancy. 

Que  serait-il  advenu  si  le  jeune  homme  avait  entendu  la  conversation  de 
la  baronne  d'Hervey  avec  une  amie  —  disons  vite  que  cette  amie  mondaine 
était  la  vicomtesse  de  Sirvan  —  assises  toutes  deux  sur  une  causeuse  dans  le 
boudoir.  Adèle  en  toilette  du  matin,  la  baronne  de  Sirvan,  très  élégante,  ren- 
dant ses  visites. 

—  Oui,  ma  chère  baronne,  j'ai  appris  votre  indisposition,  votre  évanouis- 
sement à  la  fête  du  ministère  des  affaires  étrangères,  et  j'ai  voulu  savoir  si 
cela  n'avait  pas  de  suite.  Heureusement,  je  vous  retrouve  plus  fraîche  et  plus 
belle.  Il  paraît  qu'il  y  avait  un  monde  fou;  il  y  a  eu  des  scènes  au  vestiaire  ; 
In  fin  a  été  grotesque,  mais  de  qui  l'on  parle  surtout,  c'est  de  vous,  ma 
chère. 

—  Est-ce  vrai?  a-t-on  remarqué  cette  faiblesse  ? 

—  Oh  non,  pas  à  cause  de  cela,  mais  vous  ne  vous  prodiguez  pas  dans  le 
monde,  on  ne  vous  voit  guère,  et  votre  présence  à  cette  fête  a  été  pour  la 
plupart  une  révélation  ;  on  connaît  le  beau  Philippe  d'Hervey  —  et  tout  le 
monde  parlant  de  sa  maman,  se  figurait  une  vieille  douairière.  —  Jugez  de  la 
surprise,  on  voit  une  beauté  :  Vous  avez  quarante-deux  ans,  je  vous  crois, 
vous  en  paraissez  trente.  Coquette,  vous  savez  bien  le  contraire  —  on  ne  par- 
lait que  de  vous  — vous  avez  été  l'étoile. 

—  Ma  chère  vicomtesse,  vous  êtes  bien  gracieuse,  bien  aimable.  Mais,  sa- 
vez-vous  ce  que  m'a  révélé  la  fête  d'hier,  où  j'ai  paru  si  brillamment?  J'ai  dû 
reconnaître  que  ces  plaisirs  n'étaient  plus  démon  âge,  et  il  a  fallu  l'insistance 
de  Philippe  pour  que  je  consentisse  à  y  paraître.  Ce  n'est  qu'extérieuremeùt 
que  je  suis  jeune,  le  corps  a  bien  son  âge,  et  la  preuve,  c'est  que  je  me  suis 
trouvée  malade  un  instant. 

—  C'est  justement  parce  que  vous  n'êtes  pas  raisonnable,  vous  vivez  en 
cloître,  toujours  seule...,  à  peine  vous  voit-on  au  bois,  jamais  aux  bals,  aux 
fêtes. 

—  Que  voulez-vous,  je  ne  trouve  là  aucun  plaisir  et,  je  vous  l'assure, 
sans  la  raison  que  vous  savez,  le  conseil  que  vous  m'avez  donn.é,  je  n'y  serais 
pas  allée. 

—  Ahl  c'est  vrai,  fit  M"»*  de  Sirvan,  c'est  vrai;  j'oubliais  cela,  que  je  suis 
folle!  Vous  alliez  pour  vous  trouver  avec  cette  adorable  jeune  fille,  que  votre 
fils  a  rencontrée  au  bal  du  duc  de  X...,  cette  belle  Rachel  que  je  vous  conseil- 
lais de  voir,  sous  l'inspiration  de  ce  cher  Philippe  qui  n'osait  vous  le  deman- 
der... Eh  bien,  ma  chère  Adèle,  l'avez-vous  vue...  la  trouvez-vous  belle,  lui 
avez-vous  parlé? 


238  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Mais,  non,  à  peine  entrée  dans  les  salons,  je  me  suis  trouvée  indisposée 
et  je  n'ai  vu  personne. 

—  Ah  !  que  cela  est  regrettable  I 

—  Oui,  ma  chère  vicomtesse,  — car  je  vais  vous  parler  sincèrement,  — 
après  l'expérience  que  j'ai  faite  hier  soir,  je  vois  bien  que  je  dois  renoncer  au 
monde,  je  n'y  trouve  aucun  plaisir,  au  contraire,  je  souffre  et  j'y  serais  ridi- 
cule si  je  voulais  lutter.  —  Je  désire  que  mon  cher  Philippe  soit  marié.  Lors- 
qu'il aura  une  famille,  qu'il  ne  sera  plus  seul,  j'irai  vivre  dans  le  petit  château 
que  nous  avons  dans  le  Loiret,  et  là,  j'élèverai  mes  petits- enfants...  Je  ne 
veux  plus  aller  dans  le  monde. 

La  baronne  disait  cela  d'un  tel  ton  que  M""^  de  Sirvan  l'observa  longue- 
ment, cherchant  à  deviner  le  motif  de  cette  résolution  ;  mais  la  conversation 
se  replaçant  sur  le  terrain  sur  lequel  elle  la  dirigeait,  elle  reprit  aussitôt  : 

—  Vous  avez  tort  de  songer  à  vous  exiler,  vous  n'en  avez  pas  le  droit  à 
votre  âge...  mais  vous  avez  raison  de  désirer  le  mariage  de  votre  fils.  Vous 
êtes  trop  jeune  pour  vous  condamner  à  vivre  en  maman  près  d'un  fils  de  cet 
âge. 

—  J'ai  tant  souff'ert,  madame,  en  perdant  successivement  et  mon  mari  et 
ma  fille  !...  Ah!  si  mon  visage  est  resté  jeune,  comme  l'âme  est  vieille! 

—  Ne  dites  pas  cela...  un  fils  de  vingt-cinq  ans  gêne  une  femme  qui  paraît 
votre  âge  ;  lorsqu'il  sera  marié,  vous  serez  seule,  libre,  et  l'on  dira  :  la  jeune 
et  belle  veuve... 

—  Ne  me  dites  donc  pas  cela,  vous  me  fâchez.  Je  ne  désire  marier  Philippe 
que  parce  que  je  veux  vivre  loin  de  Paris,  parce  que  je- voudrais  avoir  des 
petits-enfants  à  aimer. 

—  Eh  bien!  alors,  parlons  de  ce  mariage.  Je  me  suis  informée  près  du  duc 
très  discrètement,  vous  le  pensez,  et  je  sais  qu'elle  est  de  famille  noble,  très 
riche.  Elle  est  orpheline,  c'est  la  fille  du  comte  de  Launay,  un  savant.  C'est 
son  oncle  qui  remplace  son  père  ;  il  est  de  vieille  noblesse,  le  comte  de  Lau- 
nay, allié  aux  Gesvres,  une  fortune  colossale  et  l'honnêteté  même... 

La  baronne  d'Hervey  souriait,  presque  étonnée  de  ce  que  lui  disait  la  vi- 
comtesse ;  elle  s'amusait  de  son  étrange  manie  de  vouloir  toujours  faire  des 
mariages,  elle  se  plaisait  à  l'entendre,  à  remarquer  ses  airs  de  conviction 
lorsqu'elle  assurait  et  l'origine  et  la  fortune  d'une  famille. 

—  Ma  chère  Adèle,  si  vous  le  voulez,  c'est  là  un  superbe  mariage  pour 
votre  fils. 

—  Ma  chère  aiiie,  Philippe  est  très  réservé  avec  moi;  cette  union  me  plaît, 
faites  tout  le  possible  pour  cela.  Je  compte  sur  votre  dévouement  et  vous  laisse 
agir. 

—  A  la  bonne  heure.  Il  me  paraissait  que  ce  cher  Philippe,  si  enthousiaste 
d'abord,  avait  tout  à  coup  changé  d'avis  et  que  c'était  à  cause  de  vous. 

—  Pas  du  tout...  au  contraire,  et  je  vous  en  prie,  accusez-vous  de 
cela. 


LE  FILS  D'ANTONY.  239 


—  Alors  si  Philippe  semblait  vouloir  reculer  cette  union... 

—  Non,  non,  insistez,  il  l'aime,  je  le  sais,  vous  avez  des  rent^ig-nemeiits 
précis.  Je  vous  le  répète,  ma  chère  amie,  Paris  me  pèse,  je  voudrais  le  fuir,  je 
voudrais  me  retirer  à  la  campagne,  et  je  ne  puis  et  ne  veux  partir  que  lors'iue 
Philippe  sera  marié. 

—  Eh  bien,  comptez  sur  moi. 

A  ce  moment  la  femme  de  chambre  rentra  et  parla  bas  à  sa  maîtresse. 
La  baronne  d'Hervey  dit  aussitôt  : 

—  C'est  Philippe. . .  qu'il  entre. . . 
Puis  tout  bas,  à  la  vicomtesse  : 

—  Ne  dites  pas  un  mot  de  cela  devant  moi;  vous  lui  en  parlerez  direc- 
tement. 

—  Oui,  oui!  soyez  tranquille. 
Philippe  entrait. 

En  entrant,  le  jeune  homme  devina  qu'on  venait  de  parler  de  lui,  et  il  en 
fut  gêné,  embarrassé.  La  manie  de  mariage  de  la  vicomtesse  de  Sirvan  était 
connue  de  tous,  il  avait  trouvé  fort  naturel  qu'ayant  remarqué  à  un  bal  où  ils 
se  trouvaient  ensemble  la  belle  Rachel,  celle-ci  l'ayant  entendu  parler  avec 
admiration  de  son  étrange  beauté,  de  sa  nature  originale,  elle  vînt  lui  conseiller 
un  mariage;  il  en  avait  ri  d'abord,  puis  s'était  laissé  entraîner  ensuite,  insen- 
siblement, et  peu  à  peu  il  en  était  arrivé  à  accepter  ce  projet.  L'incident  de 
la  fête  du  ministre  des  affaires  étrangères,  la  révélation  du  Petit-Jeune  dans 
le  cabinet  de  chez  Brébant,  avaient  tout  à  coup  modifié  ses  intentions.  Il  ne 
renonçait  pas  au  mariage,  mais  il  le  reculait  à  une  époque  où  il  serait  plus 
calme.  Il  voulait  se  trouver  libre  et  sans  préoccupation  dans  l'affaire  qu'il 
cherchait. 

Et  devinant  que  la  vicomtesse  n'était  venue  parler  à  sa  mère  qu'à  cause  de 
ce  mariage,  il  en  était  très  ennuyé.  Cependant,  il  s'efforça  de  n'en  rien  laisser 
paraître. 

On  causa  naturellement  de  la  fête  de  la  veille,  et  la  vicomtesse  en  raconta 
plusieurs  incidents.  Philippe  s'attendait  à  l'entendre  parler  de  la  jeune  fille, 
elle  n'en  dit  pas  un  mot,  il  lui  sut  gré  de  cette  discrétion.  Et  lorsque,  se  dispo- 
sant à  prendre  congé,  elle  eut  dit  au  revoir  à  la  baronne  d'Hervey,  Philippe, 
la  reconduisant,  elle  lui  dit  discrètement  : 

—  Mon  cher  ami,  vous  savez  que  je  vous  attends,  je  ne  fais  aucun  cas  de 
votre  lettre,  il  faut  que  je  vous  parle... 

—  Croyez,  madame,  que  j'aurai  bientôt  le  plaisir  de  vous  rendre  visite, 
mais  de  graves  affaires... 

—  Oh  !  il  n'est  pas  de  si  grave  affaire  que  celle  qui  m'occupe,  et  vous  aurez 
beau  dire,  je  n'accepte  aucune  excuse.  Mais,  mon  cher  Philippe,  vous  ne  vous 
figurez  pas  ce  que  j'ai  fait  de  pas  et  de  démarches  pour  vous  renseie:ner,  et  vous 
croyez  que  tout  cela  serait  perdu.  Non  pas,  je  veux  que  vous  veniez,  je  vous 
raconterai  tout  cela,  le  cœur  est  pris.  C'est  l'imagiiiation  qui  va  être  sens 


240  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


dessus  dessous.  Vous  serez  étourdi...  et  charmé  de  ce  que  je  vous  raconterai 
sur  cette  admirable  enfant...  Venez  demain. 

—  Demain,  madame  la  vicomtesse,  c'est  impossible,  je  vous  rends  grâce 
de  votre  bonté  pour  moi,  votre  insistance  est  d'une  véritable  amie,  et  je  vous 
en  remercie  bien.  —  Accordez-moi  quelques  jours...  ce  que  je  dis,  ce  n'est 
pas  que  je  rononce  à  cette  union.  C'est  que  j'ai  de  graves  intérêts  qui  m'oc- 
cupent en  ce  moment,  qu'il  faut  que  ces  affaires  soient  terminées  pour  que  je 
puisse  sérieusement  m'entendre  sur  une  chose  aussi  importante... 

—  Qu'un  mariage,  vous  avez  raison...  Ce  que  vous  venez  de  me  dire  me 
rassure,  j'avais  mal  compris  votre  lettre,  dans  laquelle  je  croyais  deviner  la 
recherche  d'un  prétexte  pour  abandonner  cela. 

—  Oh  1  nullement,  madame...  et  à  cette  heure  où  nous  parlons,  je  suis 
encore  sous  le  charme  de  sa  vision. 

—  Vous  l'avez  vue? 

—  Je  l'ai  rencontrée,  en  revenant  du  Bois,  tout  à  l'heure... 

-—  Vous  savez  qu'elle  vous  connaît  très  bien.  Il  serait  mal  de  dire  qu'elle 
pense  à  vous...  mais  une  jeune  fille  n'oublie  pas  facilement  un  valseur  comme 
vous. 

—  Ne  me  dites  pas  cela... 

—  Je  vous  dis  ce  que,  femme,  je  crois  avoir  deviné...  Enfin,  mon  cher  ami, 
nous  causerons  longuement  de  tout  cela  quand  vous  viendrez  me  rendre  visite. 
Mais,  quand  cela  ? 

—  Madame  de  Sirvan,  je  vous  demande  de  m'accorder  une  semaine,  ce 
n'est  pas  trop. 

—  Non,  certainement...  Ainsi,  cette  semaine,  je  ne  vous  verrai  pas;  mais 
je  vous  verrai  dans  les  premiers  jours  de  l'autre. 

—  J'en  prends  l'engagement. 

—  Au  revoir...  et  rêvez  d'elle... 

Et,  riant,  la  vicomtesse,  après  lui  avoir  serré  la  main,  se  retira. 
Philippe  revint  près  de  sa  mère,  qui  lui  dit  en  s'efforçant  de  sourire  : 

—  Elle  vient  de  te  parler  de  ce  mariage? 

—  Oui,  mère,  assurément  ce  serait  la  vieille  tante  de  cette  jeune  fille  qu'elle 
ne  lui  porterait  pas  plus  d'intérêt. 

—  C'est  une  manie  chez  elle  ;  elle  ne  peut  voir  deux  jeunes  gens  valser 
ensemble  sans  rêver  aussitôt  de  les  marier. 

—  Mais  elle  est  veuve,  elle? 

—  Elle  dit  qu'elle  est  veuve.  J'ai  entendu  dire  qu'elle  était  séparée. 

—  Et  c'est  pour  cela  qu'ayant  souffert  dans  son  ménage,  elle  veut  con- 
damner les  autres  aux  tourments  qu'elle  a  endurés  !  dit  Philippe  gaiement. 

—  Oh  !  je  crois  que  c'est  le  désir  d'être  agréable  et  de  faire  des  heureux 
qui  la  guide...  je  ne  lui  crois  pas  l'âme  si  noire. 

Philippe  s'assit  près  de  sa  mère,  et  voulant  qu'elle  ne  s'aperçût  pas  de  ses 
préoccupations,  il  lui  dit  en  souriant  : 


LE    FILS   D'ANTONY 


Outragé  dans  sa  pudeur,  par  ce  qu'il  avait  vu  dans  les  loges.  (Page  245.) 
Liv.  31.  31 


LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Ainsi,  ma  chère  maman,  tu  aimerais  à  me  voir  marier...  tu  accepterais 
que  j'aimasse  une  autre  femme  que  toi... 

—  Je  sais,  mon  Philippe,  que  tu  ne  m'en  aimerais  pas  moins,  et  je  voudrais 
te  voir  heureux,  je  voudrais  voir  la  gaieté,  la  vie  renaître  autour  de  nous,  je 
veux  avoir  des  petits  enfants  à  aimer. 

—  Chère  mère  !  Et  je  n'ai  pu  te  montrer  celle  dont  nous  parlions  tant. 

—  Tu  l'aimes  et  cela  suffit  ;  si  tu  l'as  choisie,  c'est  que  tu  l'auras  jugée 
honnête  et  bonne... 

Philippe  embrassa  sa  mère  en  lui  disant  : 

—  Bientôt,  ma  chère  mère,  tu  iras  demander  la  main  de  celle  qui  sera  ta 
fille. 

Philippe  avait  réussi,  la  baronne  était  heureuse,  elle  était  convaincue  que 
son  fils  avait  oublié  l'incident  de  la  veille.  La  pauvre  femme  ne  savait  pas  que 
la  preuve  que  rien  n'était  oublié,  c'est  que  Philippe  ne  faisait  pas  la  moindre 
allusion  aux  événements  de  la  veille,  il  était  d'une  réserve  extrême  et  elle 
prenait  pour  de  l'oubli  ce  qui  n'était  que  de  la  discrétion...  Elle  était  bien  ras- 
surée... le  jeune  homme  avait  oublié  celui  qu'elle  avait  rencontré  la  veille,  il 
était  d'une  réserve  extrême  et  elle  prenait  pour  de  l'oubli  ce  qui  n'était  que  de 
la  discrétion...  Elle  était  bien  rassurée...  le  jeune  homme  avait  oublié  celui 
qu'elle  avait  rencontré  la  veille,  il  n'attachait  pas  à  cette  rencontre  l'impor- 
tance qu'elle  redoutait,  il  ne  savait  pas,  enfin,  il  n'avait  rien  deviné,  et  elle 
espérait  qu'occupé  par  son  mariage  il  oublierait  cela.  Son  fils  marié,  elle  se 
retirait  dans  ses  châteaux,  ce  qui  ne  l'exposait  plus  à  se  rencontrer  dans  le 
monde  avec  celui  qu'elle  avait  aimé,  mais  qu'une  menace  épouvantable  du 
général  d'Hervey  mourant  l'avait  condamnée  à  ne  jamais  revoir.  Ce  fut  une 
bonne  soirée  pour  la  baronne  qu'elle  passa  près  de  son  fils  ;  ils  devisèrent 
ensemble  et  causèrent  ensemble  l'un  et  l'autre  du  mariage  projeté,  visant  tous 
les  deux  le  même  but,  c'est-à-dire  que  Philippe  parlait  de  la  belle  Rachel  pour 
que  sa  mère  ne  vît  pas  les  tracas  qui  l'agitaient,  et  la  baronne  encourageait 
son  fils  et  ne  parlait  que  de  son  projet  que  pour  qu'il  ne  lui  rappelât  pas  les 
incidents  de  la  veille. 

Philippe  passa  une  bonne  nuit,  il  était  las,  et  de  la  journée  et  de  la  nuit,  et 
il  dormit  comme  un  juste.  Il  fut  réveillé  par  Vernet,  qui,  tout  bouleversé,  vint 
lui  annoncer  la  visite  de  M<*  Léguais,  successeur  de  feu  M*  Duhamel.  Philippe 
sauta  vivement  du  lit  en  disant  : 

—  Allons,  Vernet,  vite,  vite,  habille-moi...  pourquoi  ne  m'as-tu  pas  réveillé 
plus  tôt? 

—  Ahl  monsieur  était  si  bien,  il  dormait  d'un  si  bon  sommeil,  il  riait,  il 
parlait  en  dormant...  Je  vous  demande  s'il  y  a  du  bon  sens  à  un  notaire  de 
venir  chez  le  monde  à  cette  heure-ci...  j'avais  envie  de  le  renvoyer. 

Et  en  disant  cela,  il  ne  mentait  pas,  l'ancien  hussard  ;  maintenant  il  était 
effrayé  de  ce  qu'il  avait  fait  la  veille,  il  avait  peur  de  ce  qu'il  allait  arriver,  et 
s'il  l'avait  osé,  il  aurait  dit  à  M'  Léguais  : 


244  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Vous  pouvez  repartir,  on  n'a  plus  besoin  de  vous. 
Philippe  reçut  M*  Léguais,  en  lui  disant  : 

—  Veuillez  vous  asseoir,  monsieur,  j'ai  été  fort  intrigué  par  la  lettre  que 
j'ai  reçue  de  vous  hier,  et  j'attendais  avec  la  plus  grande  impatience  d'en 
avoir  l'explication. 

—  Je  vais,  monsieur  le  baron,  vous  la  donner  en  deux  mots.  J'étais  premier 
clerc  de  M"*  Duhamel.  Lorsqu'il  mourut,  différentes  affaires  qui  ne  regardaient 
pas  absolument  l'étude  furent  confiées  à  mes  soins.  C'est  ainsi,  qu'ayant  été 
chargé  de  la  liquidation  dos  comptes  de  la  succession  du  général  baron  d'PIer- 
vey,  je  me  trouve  avoir  aujourd'hui  en  main  la  lettre  que  je  vous  apporte  et 
qui  termine  cette  affaire. 

—  Une  lettre  de  mon  père,  dites-vous  ? 

—  Une  lettre  du  général,  oui,  monsieur  le  baron,  une  lettre  d'Algérie, 
adressée  quelques  jours  avant  sa  mort.  La  voici  ;  vous  verrez  la  raison  qui 
me  fait  vous  l'apporter  aujourd'hui,  elle  est  écrite  de  sa  main,  sur  l'enve- 
loppe : 

Un  peu  étonné,  le  jeune  homme  lut  : 

«  Pour  remettre  à  mon  fils,  lorsqu'il  aura  atteint  l'âge  de  vingt-cinq  ans.  » 
Philippe  tenait  la  lettre  d'une  main  tremblante  ;  il  ne  voulait  pas  l'ouvrir. 
Il  attendit  que  M^  Léguais  fût  parti.  Alors  il  ouvrit  la  lettre;  l'ayant  lue,  elle 
lui  échappa  des  mains. 

Il  était  livide  —  et  Vernet,  épouvanté,  l'entendit  dire  : 

—  Il  faut  que  je  tue  cet  homme. 

Puis,  comme  s'il  parlait  au  portrait  de  son  père  accroché  dans  sa  chambre, 
il  étendit  la  main  : 

—  Mon  père,  je  vous  le  jure,  je  vous  obéirai... 

—  Allons,  Vernet  I  debout,  viens  avec  moi. 
Et  il  se  rendit  chez  son  ami  de  Groissy. 


CHAPITRE    IX 

LES  RECHERCHES  DE  PHILIPPE 


Dans  la  journée,  Philippe  eut  une  entrevue  avec  son  ami  de  Croissy.  Il 
voulait  que  celui-ci  l'emmenât  au  cercle  où  se  rendait  habituellement,  le  soir, 
le  comte  de  Gancy.  Mais  il  apprit  que  depuis  quelques  jours  le  comte  ne  ve- 
nait pas  au  cercle;  il  était  tous  les  soirs  dans  les  coulisses  d'un  théâtre,  où 
une  dame  du  corps  de  ballet  recherchait  sa  société. 

Le  soir  même,  Philippe,  accompagné  par  Vernet,  se  rendit  au  théâtre,  le 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  245 


directeur  était  de  ses  amis,  de  ses  obligés  même,  il  se  rendit  au  foyer,  et 
passa  sa  soirée  près  de  la  danseuse  peu  rebelle  qu'il  savait  avoir  été  distinguée 
par  le  comte.  Elle  avait  tout  promis.  Philippe  devait  l'emmener  souper  le  soir. 
—  Et  le  comte,  qu'on  avait  signalé  dans  la  salle,  ne  venait  pas.  A  la  sortie  il 
sérail  là,  sans  doute,  et  Philippe  attendait. 

Vernet,  depuis  l'instant  où  il  était  entré  dans  le  théâtre,  s'y  était  perdu,  il 
avait  été  jusqu'au  cintre,  puis  était  redescendu  dans  les  dessous,  sans  jamais 
pouvoir  retrouver  son  maître,  bousculé  par  celui-ci,  par  celui-là,  manquant 
traverser  la  scène  lorsque  le  rideau  était  levé.  Outragé  dans  sa  pudeur,  par 
ce  qu'il  avait  vu  en  ouvrant  les  loges,  se  trompant  de  porte,  jamais  il  n'avait 
tant  vu  de  femmes  si  court  vêtues.  Il  en  rougissait  jusqu'au  bout  du  nez.  Enfin, 
épuisé,  il  s'était  assis  près  du  pompier,  abruti,  ahuri,  n'osant  bouger. 

Pauvre  gars  1  il  avait  rêvé  les  coulisses  autrement  qu'il  les  voyait.  Les 
coulisses  1  Qui  ne  s'est  fait  un  monde  de  ce  mot? 

Il  nous  souvient,  à  nous,  de  l'impression  ressentie  lorsque  nous  y  entrâmes 
pour  la  première  fois,  alors  que  nous  étions  presque  un  enfant.  Quelle  décep- 
tion!... 

Qui  ne  s'est  dit  :  -   Oh!  que  je  voudrais  voir  les  coulisses  ! 

Lorsque  l'œil  est  vif,  que  la  joue  est  rose,  que  le  menton  est  lisse;  lorsque 
l'on  croit  à  tout,  que  le  frou-frou  d'une  robe  fait  rêver  et  que  ce  rêve  empêche 
de  dormir; 

Lorsque  le  drame  fait  pleurer,  qu'on  sort  du  théâtre  aimant  la  jeune  pre- 
mière, estimant  le  jeune  premier  et  haïssant  le  traître;  lorsqu'on  a  quinze 
ans,  enfin,  qui  ne  s'est  dit  : 

—  Si  je  pouvais  entrer  dans  les  coulisses  I 

Un  soir,  après  avoir  acheté  sur  le  comptoir  d'un  marchand  de  vin  la  pro- 
tection d'un  machiniste,  je  me  glissais  sur  ses  pas  dans  ce  couloir  sombre  de 
ce  monde  mystérieux:  le  théâtre. 

Rampant  sur  les  dalles  boueuses  du  corridor  pour  éviter  le  guichet  du  con- 
cierge, je  gagnai  l'escalier  et  m'élançai  dans  le  cintre. 

Ma  cervelle  bouillait,  le  sang  battait  mes  tempes,  mes  nerfs  fouettaient  ma 
peau,  je  tremblais. 

Caché  dans  les  trucs,  j'attendais  anxieux  le  commencement  du  spectacle. 
Les  trois  coups  frappés,  je  descendis  timidement  un  étage. 

C'étaient  là  qu'étaient  les  figurantes. 

Pauvres  filles,  elles  grelottaient  dans  leurs  maillots  de  coton.  Leurs  figures 
plâtrées  se  refusaient  au  sourire  qui  gerce  le  maquillage  et  ride  le  front. 

Leurs  costumes,  qui  du  parterre  semblaient  si  riches,  si  frais,  si  beaux, 
étaient  pauvres,  sales  et  fanés;  de  leurs  bouches,  que  le  carmin  faisait  si 
jeunes,  des  mots  grossiers  tombaient. 

Naïf,  je  leur  souriais. 

Elles  rirent,  je  me  sauvais  et  descendis  un  étage." 

C'est  là  que  se  tenaient  les  choristes. 


2'^6  LE  FILS  D'ANTONY. 


Leurs  costumes  étaient  plus  riches,  leurs  maillots  étaient  de  soie,  leurs 
broderies  de  galons  dorés...  Tout  cela  était  bien  encore  un  peu  fané;  mais 
enfin,  l'ensemble  était  gracieux. 

Je  m'avançai,  souriant. 

Leurs  yeux  estompés,  leurs  figures  peintes,  leurs  sourires  dessinés  sur 
leurs  joues  me  firent  peur.  Je  me  sauvai. 

L'étage  au-dessous  était  occupé  par  les  danseuses. 

Le  ballet  venait  de  finir. 

C'étaient  elles...  elles,  les  aimées  voluptueuses  qui  m'avaient  brûlé  l'âme 
de  leurs  regards  de  feu  et  de  leurs  poses  nonchalantes  ! 

Mon  cœur  battait  ma  poitrine,  un  brouillard  voilait  mes  yeux...  C'étaient 
elles!  ..  elles  1... 

J'appuyais  mes  mains  sur  mon  cœur,  l'écrasant  comme  en  une  tenaille. 
Une  minute  se  passa  ainsi,  la  force  me  vint  et  je  m'avançai  vers  elles. 

Oh  !  les  belles  l 

Horreur  I  la  sueur  ruisselait  sur  leur  front  que  je  rêvais  si  pur,  le  blanc,  le 
rouge  et  le  noir  tatouaient  les  visages  que  j'avais  vus  si  beaux. 

Ces  bouches  que  j'avais  rêvées  des  nids  à  sourires,  des  cassolettes  à  par- 
fums ;  ces  bouches  contractées  avaient  peine  à  laisser  échapper  leur  haleine 
poussive. 

Je  me  cramponnais  à  la  rampe  pour  ne  pas  tomber. 

Elles  me  regardèrent,  surprises  d'abord...  puis,  entre  deux  oppressements, 
elles  dirent  en  riant  : 

—  Qu'est-ce  qui  a  apporté  ça? 

Honteux,  confus,  je  descendis  rapidement  les  deux  étages  qui  restaient. 
J'étais  sur  la  scène. 

Enfin,  j'étais  donc  dans  le  monde  artiste,  ce  que  je  désirais  tant  voir,  près 
de  ceux  qui  m'avaient  fait  rire  et  pleurer,  près  de  ceux  avec  lesquels  j'aurais 
voulu  vivre. 

Je  la  vis  alors,  la  jeune  première:  Qu'elle  était  belle!  Oh!  comme  elle 
méritait  bien  les  larmes  que  i'avais  versées.  Ses  cheveux  blonds,  tordus  en 
nattes  lourdes,  encadraient  son  visage  jeune  et  rose,  ses  cils  étaient  longs  et 
bruns,  ses  yeux  brillaient  noirs  et  humides,  sa  bouche  fraîche  était  le  digne 
écrin  de  ses  dents  d'une  éclatante  blancheur. 

Et  puis,  comme  il  était  bien  digne  d'elle,  son  costume  !  La  soie  emprison- 
nait son  buste.  Le  satin  jouait  sur  ses  hanches  souples,  la  dentelle  couvrait 
ses  bras  fins  et  les  diamants  scintillaient  sur  son  col  superbe. 

Elle  entra  en  scène,  je  me  précipitai  sur  un  décor,  et  par  un  trou  pratiqué 
par  les  machinistes,  je  l'admirai. 

Lorsqu'elle  sortit  pour  changer  de  costume,  près  d'un  portant,  indiscret, 
je  cherchais  à  la  revoir  encore  Qu'elle  était  belle! 

Elle  devait,  dans  un  travesti,  rentrer  vite  en  scène.  Elle  se  hâtait  donc. 

D'abord,  elle  retira  quelques  épingles  et  ses  cheveux,  et  ses  beaux  che- 


LE  FILS  D'ANTONY.  247 


veux  blonds  tombèrent.  Elle  passa  l'éponge  sur  son  visage  ,  et  la  peau  devint 

rude!... 

Quand  elle  eut  changé  de  costume,  elle  était  maigre,  elle  était  vieille... 

Je  me  sauvai. 

Mêlé  aux  oisifs  et  aux  enthousiastes  qui  attendaient  à  la  porte  la  sortie  des 

acteurs,  j'attendis. 

Oh  !  si  vous  saviez  ce  que  tous  ces  gens-là  disaient  d'elles  I 

Puis  elles  pas'sèrent  une  à  une. 

Presque  toutes  maigres,  chétives,  pauvrement  vêtues...  ensevelies  dans  des 
tartans  affreux. 

Elles  passèrent  insoucieuses...  les  laides  emportant  toutes  nos  illusions. 

Elle  !...  elle  surtout,  la  jeune  première  à  laquelle  je  n'osais  parler...  tant  je 
la  trouvai  respectable. 

Et  je  restai  là,  seul,  seul  I 

Cette  histoire  a  vingt  ans. 

Aujourd'hui,  je  regarde  autour  de  moi,  je  regarde  ceux  avec  lesquels  j'ai 
vécu,  avec  lesquels  je  vis,  et  je  regrette...  mes  désillusions  d'autrefois. 

Au  théâtre  ,  chaque  fois  ,  le  blanc  ,  le  rouge  et  le  costume  tombent,  le  roi 
ou  le  laquais  redeviennent  des  homme. 

Dans  la  vie,  masque  éternel,  costume  et  fard  ,  il  faut  que  le  ver  le  ronge 
dans  le  tombeau  pour  qu'ils  nous  quittent. 

La  vie  vaut  bien  plus  que  le  théâtre. 

Heureux  le  sage  qui  peut  sous  l'aile  sacrée  de  la  famille,  vivre,  sans  cher- 
cher dans  un  monde  facile  la  réalisation  d'un  songe  creux  !  Et ,  ma  foi  !  heu- 
reux le  monde,  puisqu'on  ne  peut  comme  au  théâtre,  la  comédie  finie,  arracher 
aux  acteurs  leurs  masques  et  leurs  costumes  !  Ah!  sans  cela  quel  mépris  nous 
aurions  pour  l'humanité  !  Vernet  avait  subi  cette  impression  à  rebours,  il  n'o- 
sait bouger,  prenant  le  pompier  pour  confident. 

Il  entendit  son  maître  qui  l'appelait  et  se  précipita  vers  lui. 

Philippe  appelait  Vernet  afin  qu'il  allât  chercher  une  voiture.  —  Quand 
celui-ci  revint,  le  jeune  baron  descendait,  accompagnant  la  jeune  ballerine, 
Philippe  passait  la  petite  porte,  offrant. sa  main  à  la  jeune  femme...  Mais  celle- 
ci  prit  la  main  se  reculant  aussitôt  dans  le  corridor  en  y  entraînant  le  jeune 
homme  —  et  elle  lui  dit  : 

—  Je  ne  puis  partir  avec  vous,  je  croyais  être  libre  ce  soir  et  l'on  vient  me 
chercher, 

Philippe  lui  prit  le  bras  presque  de  force  en  disant  : 

—  Mais  justement,  ma  belle,  et  j'ai  la  prétention  que  personne  n'osera  vous 
parler,  vous  voyant  à  mon  bras. 

—  Non,  cela  ferait  une  scène... 

—  Et  justement...  Ne  vous  préoccupez  pas  de  cela... 

—  Non,  non.  Demain,  vous  viendrez  me  voir. 

Et  la  jeune  ballerine  refusait  obstinément  de  soriir.  A  la  purte  du  théâtre 


248  LE  FILS  D'ANTONY. 


stationnait  un  élégant  coupé  de  maître  ;  devant  la  portière  ouverte  le  comte  de 
Sancy  attendait.  Il  avait  vu  apparaître  la  jeune  femme ,  il  avait  vu  un  homme 
qui  paraissait  la  diriger,  lui  tendre  la  main;  —  il  avait  froncé  le  sourcil  et 
s'était  avancé  d'un  pas.  —  C'est  alors  que  la  jeune  femme  avait  entraîné  Phi- 
lippe, et  le  comte  l'ayant  reconnu  avait  eu  un  soubresaut.  Vernet  rentrait;  en 
voyant  le  comto,  il  restait  stupéfait  devant  la  porte,  tout  bouleversé  de  cette 
nouvelle  rencontre. 

Le  comte  de  Sancy  s'était  reculé  et  était  monté  dans  son  coupé  en  disant  à 
son  cocher  :  . 

—  A  l'Hôtel! 

Sur  la  banquette,  pendant  que  la  voiture  partait,  nerveux,  impatient,  il 
arrachait  ses  gants,  disant  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie?...  Lui,  lui,  l'amant  de  cette  fille  ,  encore... 
mais  cela  est  absurbe.  Je  le  fuis'  et  le  retrouve  sans  cesse.  Il  semble  que  le 
destin  nous  pousse  l'un  contre  l'autre...  Une  querelle  avec  lui...  oh!  ce  serait 
abominable... 

Pendant  que  le  coupé  s'éloignait,  Philippe,  ihsistant,  disait  : 

—  Nelly,  je  vous  en  prie,  en  me  quittant  là  vous  me  rendez  ridicule  et  n'évi- 
terez rien  de  ce  qui  peut  arriver,  car,  je  ne  permettrai  pas  à  un  autre  de  prendre 
le  bras  que  vous  me  refusez. 

—  Je  ne  vous  refuse  pas...  sortez  seul...  je  vous  jure  de  vous  rejoindre... 

—  Non  pas...  et  qu'avez-vous  à  redouter? 

—  Vous  le  voulez ,  ne  vous  en  prenez  qu'à  vous  de  ce  qui  arrivera  ,  vous 
comprenez  qu'au  moindre  scandale  je  vous  quitte  le  bras  et  pars  seule. 

C'était  simplement  ce  que  demandait  Philippe ,  il  lui  offrit  son  bras  et  se 
redressant  il  l'emmena.  Vernet  paraissait  tout  pâle  et  il  balbutia  : 

—  Monsieur  le  baron,  la  voiture  est  là. 

—  Viens  !  lui  répondit  le  baron  d'un  ton  sec. 

Vernet  se  plaça  aussitôt  près  de  son  maître  ;  au  ton  il  avait  compris  que  la 
situation  était  grave  ;  il  commençait  à  débrouiller  dans  son  cerveau  que  si 
Philippe  l'avait  emmené  dans  ce  lieu  singulier,  c'est  qu'il  avait  un  but,  et 
qu'il  savait  devoir  rencontrer  Antony.  C'était  bien  des  émotions  après  tous  les 
tracas  qu'il  avait  eus  dans  la  soirée,  mais  ces  émotions-là  lui  plaisaient  ;  au- 
tour de  son  jeune  maître,  tout  sentait  la  poudre. 

Philippe  était  devenu  sérieux  en  sortant ,  sa  compagne  un  peu  eff*rayée, 
tournait  la  tête  de  tous  les  côtés;  ne  trouvant  plus  le  comte,  ne  voyant  plus  le 
coupé,  elle  éclata  de  rire.  Philippe  restait  tout  décontenancé.  Il  regarda  autour 
de  lui,  personne.  Alors  il  tendit  la  main  à  sa  compagne  rieuse,  pour  la  faire 
monter  dans  la  voiture,  et  se  tournant  vers  Vernet,  il  dit  : 

—  Cet  homme  est  un  lâche ,  il  me  fuit.  Il  n'est  brave  que  devant  les 
femmes...  Tu  le  connais  toi,  tu  l'as  dû  voir...  dès  ce  matin  j'ai  appris  que  tu 
savais...  mon  père  t'a  donné  une  mission  pour  moi. 

—  Et  je  suis  prêt  à  la  remplir,  monsieur  Philippe... 


LE  FILS  D'ANTONY. 


2\0 


-  Je  me  suis  mis  à  counr  aussitôt  (Page  253.) 


,.  „.ltr.s  m  ro.le  p.ur  trouver  1.  d.me.r.  fc  oM  b»->«- 

I^  J,une  f.mm,  penchait  la  tête;  elle  res«rJail,  >fl»'*-  ™'  "> 

de  lui  dire  : 

32 


250  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Des  reproches  que  je  fais  à  mon  domestique  ;  nous  partons,  ma  chère. 
Il  monta  en  voiture,  et  assis  près  de  la  jeune  danseuse  : 

Ma  chère  belle,  excusez-moi.  A  l'idée  que  vous  m'abandonniez  ainsi... 
pour  un  autre,  j'ai  été  un  peu  vif...  bien  grossier... 

—  Mais  non,  je  ne  vous  en  veux  pas...  cela  prouve  que  vous  teniez  à  moi... 
Mais  j'ai  eu  bieiipeur...  Vous  me  diics  pour  ïin  amre,  ?.^ais  vous  savez  qu'il 
n'a  pas  plus  de  droit  que  vous  sur  moi... 

—  Je  sais  bien  qu'on  n'a  jamais  que  des  faveurs. 

—  Ce  n'est  pas  cela  que  je  veux  dire...  Je  connais  à  peine  le  comte  de 
Sancj'... 

—  Cependant ,  il  venait  vous  chercher ,  et  Croissy  m'a  dit  que  vous  étiez 
hier  avec  lui. 

—  Ah!  c'est  le  petit  Croissy  qui  vous  a  dit  cela...  Il  m'a  vu  hier  avec  le  comte, 
c'est  vrai,  et  c'était  hier  la  première  foi  que  je  le  voyais ,  il  m'a  mené  à  souper, 
et  m'a  conduite  chez  moi...  me  demandant  la  permission  de  venir  me  chercher 
ce  soir.  Nos  relations,  vous  le  voyez,  ne  sont  pas  bien  étendues.  Et  c'est  pour 
cela  que  j'aurais  été  désespérée  qu'à  cause  de  moi,  il  arrivât  une  querelle... 
Vous  me  faissiez  peur,  vous  paraissiez  la  chercher... 

—  Oh  !  non,  le  dépit  me  rendait  un  peu  vif. 

—  Le  comte  a  agi  en  galant  homme. 

—  Vous  dites  en  galant  homme  ,  fit  sardoniquement  Philippe ,  parce  qu'il 
s'est  sauvé  en  laissant  sa  maîtresse  au  bras  d'un  autre. 

—  Mais  je  vous  demande  pardon,  je  ne  suis  pas  la  maîtresse  du  comte,  et 
justement  il  s'est  discrètement  retiré,  croyant  que  puisque  je  sortais  avec  vous, 
c'est  vous  qui  étiez  mon  amant. 

—  Vous  ne  m'en  voulez  pas  ?... 

—  Non,  puisque  tout  s'est  bien  passé. 

—  EhbienI  je  serai  franc,  j'aurais  voulu  justement  avoir  une  affaire  par 
vous. 

—  Voulez-vous  vous  taire?...  Mais,  je  veux  bien  que  vous  m'aimiez,  je  vous 
aimerai...  très  bien,  mais  cela  pour  nous  aimer,  et  non  pour  vous  faire  tuer. 

—  Je  vous  aime,  fit-il  en  l'embrassant,  —  la  phrase  bête  de  ceux  qui  n'ont 
rien  à  dire.  On  arrivait  heureusement  devant  le  restaurant. 

Philippe  voulait  être  gai.  Mais  ses  efforts  étaient  vains  ,  il  était  galant.  Il 
parlait  banalement,  ne  voulant  pas  paraître  embarrassé  près  d'une  femme,, 
mais  sans  pouvoir  mettre  une  idée  dans  ce  qu'il  disait ,  ne  trouvant  que  des 
lieux  communs,  le  répertoire  éternel  du  monsieur  qui  fait  sa  cour  à  une  femme 
qu'il  n'aime  pas,  qui  promet  tout ,  bien  convaincu  qu'il  ne  sera  jamais  obligé 
de  tenir  ses  promesses. 

Le  jeune  homme,  renseigné  p?r  son  ami  de  Croissy  ,  s'était  rendu  le  soir» 
au  théâtre,  assuré  qu'il  y  rencon'^^'^riit  le  comte  de  Sancy,  que  l'on  avait  vu  la 
veille  avec  la  jeune  Nelly.  Il  v  se  trouver  près  de  la  ballerine  lorsque  le 

comte  viendrait;  d'un  mot  il  feraiL  naître  une  querelle. 


LE  FILS  D'ANTONY.  251 


C'était  donc,  préoccupé  de  cette  seule  affaire,  qu'il  avait  parlé  à  M"'  Nelly. 
11  ne  cherchait  pas  des  relations.  Il  ne  voulait  se  trouver  avec  elle  que  le  temps 
nécessaire  à  exécuter  son  plan.  Or,  dans  ces  conditions,  il  était  gêné  pour  lui 
parler  et  ne  trouvait  que  des  banalités. 

Plusieurs  fois  il  avait  rougi  en  remarquant  que  la  jeune  femme  contenait 
son  rire,  après  l'avoir  écouté.  Il  disait  des  bêtises  ,  enfin  ;  il  fallait  bien  parler, 
et  sa  pensée  était  si  loin  du  genre  de  phrases  qu'il  fallait  trouver 

En  arrivant  au  restaurant,  ce  fut  pis.  Il  se  sentait  un  peu  ridicule;  rien  ne 
l'attirait  vers  la  jeune  femme,  et  cependant  il  ne  pouvait  brusquement  la  quit- 
ter. Combien  il  avait  le  désir  d'être  seul ,  de  penser  ù  la  mission  dangereuse 
qu'il  s'était  donnée.  Et  il  fallait  rire  ;  il  fallait  se  montrer  empressé,  galant  ! 
Quelle  piteuse  mine  il  faisait  ! 

Attablés  dans  le  cabinet  particulier  où  on  les  avait  servis,  M'^*  Nelly  babil- 
lait joyeusement,  cherchant  à  donner  un  peu  de  gaieté  à  son  compagnon,  de 
plus  en  plus  lugubre.  A  la  fm  ,  lasse  de  ses  efforts  impuissants,  elle  finit  par 
lui  dire  : 

—  Ah  çà  !  est-ce  que  vous  êtes  malade? 

—  Ma  chère  enfant,  je  ne  puis  vous  le  cacher,  je  suis  indisposé;  des  étour- 
dissements,  un  mal  de  tête  à  ne  pas  voir  clair. 

M"«  Nelly.  qui  ne  voulait  pas  qu'une  catastrophe  arrêtât  le  jeune  homme 
dans  le  chemin  fleuri  où  elle  comptait  le  mener,  dit  aussitôt  : 

—  Si  vous  êtes  malade,  mon  cher  ami,  il  faut  être  raisonnable,  ne  pas  rester 
tard  à  souper.  Moi  aussi,  je  suis  très  lasse,  et  la  petite  scène  de  la  sortie  m'a 
un  peu  bouleversée.  Vous  viendrez  me  reconduire,  vous  rentrerez  chez  vous, 
et  demain  vous  viendrez  me  voir. 

C'était  aller  au  devant  des  désirs  du  jeune  homme.  Aussi  Philippe  répondit- 
il  tristement: 

—  Ma  chère  Nelly,  vous  avez  raison;  puisque  vous  le  permettez,  je  vous 
conduirai  jusque  chez  vous,  et  demain  je  vous  rendrai  visite. 

—  C'est  cela! 

Dans  ces  conditions,  on  le  pense,  le  souper  ne  dura  pas  longtemps.  Le  gar- 
çon apporta  les  manteaux.  M'^«  Nelly  s'enveloppa  de  ses  fourrures. 

Philippe,  de  plus  en  plus  sombre,  lui  offrit  son  bras,  la  mena  à  la  voiture,  y 
monta  avec  elle,  et  la  reconduisit. 

Philippe  ayant  sonné  à  sa  porte  l'embrassa,  en  lui  disant  : 

—  Excusez- moi,  j'ai  un  mal  de  tête  qui  me  rendrait  fou.  A  demain  ! 

—  Oui  !  oui!  fit-elle. 

Elle  entra  et  poussa  la  porte.  Elle  montait  chez  elle  en  disant  : 

—  Oh  !  je  t'ai  assez  vu  ce  soir,  toi,  tu  peux  venir  demain  ,  c'est  ma  femme 
de  chambre  qui  te  recevra.  Ah!  non,  j'aime  mieux  le  comte,  alors. 

En  ce  moment,  Philippe,  ayant  donné  à  son  cocher  l'adresse  de  sa  de- 
meure, remontait  dans  fa  voiture,  et  se  jetait  dans  un  coin,  en  se  disant  : 

—  Enfin,  j'en  suis  débarrassé! 


252  LE  FILS  D'ANTONY. 


Quand  Philippe  arriva  chez  lui,  il  trouva,  dans  l'antichambre  de  son  appar- 
tement, Vernet,  vêtu  seulement  d'uu  pantalon  et  d'un  gilet  de  flanelle.  Les 
fenêtres  du  jardin  étaient  ouvertes. 

Surpris  par  l'entrée  de  son  maître,  le  soldat  se  redressa  et  fit  le  salut  mili- 
taire. 

—  Ah  çà  !  que  fais-tu  là,  dans  ce  déshabillé?  demanda  Philippe. 
Tout  honteux,  Yernet  répondit  : 

—  Excusez-moi,  monsieur  le  baron,  je  me  fraîchis;  j'ai  tant  couru  ce  soir 
que  j'en  suis  tout  humide,  je  me  donnais  de  l'air  ,  à  cause  de  la  sueur.  Je  ne 
ne  pensais  pas  que  monsieur  rentrerait  ce  soir. 

Philippe  entra  dans  son  salon  pendant  que  l'ancien  hussard  se  hâtait  de 
revêtir  sa  veste  pour  le  suivre. 

Se  retournant  derrière  lui  le  baron  lui  demanda  : 

—  Pourquoi  rentres-tu  si  tard?  Qu'as-tu  à  faire  à  Paris  à  cette  heure,  pour 
te  mettre  dans  cet  état  ? 

Yernet  le  regarda  tout  décontenancé. 

—  Quand  tu  me  regarderas  comme  un  imbécile?  Je  t'avais  dit  de  rentrer 
au  plus  tôt,  afin  que  tu  puisses  te  reposer,  car  j'aurai  besoin  de  toi  demain. 

—  Faites  excuse,  monsieur  Philippe,  j'avais  pas  compris  çà. 

Et  le  malheureux  avait  l'air  si  contrit  que  Philippe  reprit  aussitôt  : 

—  Dans  la  lettre  de  mon  père  qui  m'a  été  remise  ce  matin,  il  me  dit  que  je 
puis  m'adresser  à  toi  pour  connaître  un  homme  que  je  dois  poursuivre  partout, 
un  homme  dont  tu  sais  le  crime. 

Yernet  s'était  redressé  aussitôt  que  le  jeune  homme  avait  parlé  de  son 
père.  D'un  ton  grave,  il  lui  répondit  : 

—  Oui,  monsieur  le  baron,  mon  général  m'a  fait  jurer  ,  quand  vous  auriez 
vingt-cinq  ans,  de  vous  montrer,  si  nous  le  rencontrions  jamais,  l'homme  qui  a 
tenté  d'assassiner  madame  la  baronne. 

—  Et  cet  homme  est  bien  celui  que  tu  as  vu  ce  soir? 

—  Oui,  monsieur  Philippe.  Tenez  !  moi,  —  il  ne  faut  pas  mentir,  —  je  vais 
vous  dire  la  vérité  ;  si  le  notaire  est  venu  vous  apporter  cette  lettre  ce  matin , 
c'est  parce  que  j'ai  été  le  voir  hier. 

—  Toi  I  fit  Philippe  surpris. 

—  Oui,  monsieur  Philippe.  En  allant  avec  vous  l'autre  nuit,  j'ai  vu  cet 
Antony  qui  sortait  du  bal  du  ministère.  Alors,  je  me  suis  rappelé  Tordre  de 
mon  général.  Ne  sachant  comment  vous  raconter  ce  qui  s'était  passé,  j'ai  été 
trouver  le  notaire  pour  lui  rappeler  qu'à  l'âge  de  vingt-cinq  ars  une  lettre 
devait  vous  être  remise.  Yoilà  la  vérité.  Mon  général  voulait  se  battre  avec  cet 
homme-là  à  son  retour  d'Afrique.  Puisqu'il  n'y  a  plus  de  justice  en  France, 
qu'on  l'avait  libéré,  il  voulait  se  faire  justice  lui-même.  Il  est  mort  là-bas  et 
vous  a  laissé  ce  soin,  je  ne  sais  pas  pourquoi.  J'avais  voulu  m'en  charger,  il  a 
refusé.  11  m'a  fait  jurer  que  je  serai  toujours  avec  vt)us  jusqu'à  cette  époque. 
Me  voilà  prêt,  monsieur  le  baron. 


LE  FILS  D'ANTONY.  253 


—  Tu  es  un  brave  garçon,  Vernet,  de  ce  jour  tu  ne  me  quitteras  pas.  Il  va 
falloir  s'occuper  dès  demain,  de  savoir  l'adresse  de  cet  homme,  qui  se  nomme 
aujourd'hui  le  comte  de  Sancy. 

—  Comte  de  Sancy!  oh!  là!  là!  Croyez  pas  ça  ,  monsieur  Philippe!  il  se 
nomme  Antony  tout  court,  c'est  un  bâtard,  ça  n'a  ni  père  ni  mère,  et  ça  vient 
dans  les  familUs  tuer  les  femmes  des  autres  1 

—  Je  sais  cela,  mais  on  le  connaît  sous  le  nom  de  comte  de  Sancy,  et  il  faut 
que  demain  tu  m'aies  trouvé  son  adresse. 

—  Mais  c'est  fait,  monsieur?  Mais,  c'est  à  cause  de  cela  que  je  me  suis 
mouillé. 

—•  Qu'est-ce  que  tu  me  dis  ? 

—  Monsieur  Philippe,  en  sortant  du  théâtre,  vous  m'avez  dit  qu'il  fallait 
trouver  cet  homme. 

—  Oui... 

—  Je  vous  ai  écouté,  je  me  suis  mis  à  courir  aussitôt  du  côté  où  la  voiture 
était  partie.  Oh  1  j^avais  le  petit  coupé  dans  l'œil,  je  l'ai  rejoint  sur  le  boulevard, 
je  l'ai  suivi,  il  a  passé  l'eau  et  m'a  ramené  du  côté  du  Corps  législatif  et  est 
entré  dans  un  hôtel  de  la  rue  de  Bourgogne. 

—  Très  bien  !  Il  reste  rue  de  Bourgogne  ? 

—  Oui.  monsieur. 

—  Que  vais-je  faire  pour  rencontrer  cet  homme  ?  s'exclama  tout  haut 
Philippe. 

—  Voilà  ce  que  j'avais  intention  de  faire,  monsieur.  Dès  demain  j'irai  à 
l'hôtel,  je  tâcherai  de  m'informer  de  ses  habitudes,  où  il  va,  et  je  vous  le  dirai. 

—  C'est  cela  I 

—  Demain  matin,  à  votre  réveil,  soyez  tranquille,  j'aurai  des  nouvelles. 
Philippe  se  fit  déshabiller  et  congédia  son  fidèle   serviteur.  Certainement 

qu'il  chercha  le  sommeil  ;  il  était  tard,  il  était  fatigué  ;  il  n'avait  qu'à  moitié^ 
menti  en  disant  qu'il  était  malade.  Sa  tête  était  lourde,  la  fièvre  le  faisait  fris- 
sonner, ii  ne  pouvait  dormir  ;  il  avait  comme  une  hallucination  ;  il  voyait  cette 
femme  adorable,  cet  ange  de  bonté,  ce  modèle  de  vertu,  sa  mère,  dans  son 
hôtel  même,  dans  sa  chambre,  aux  prises  avec  ce  misérable,  avec  ce  bâtard  ; 
cet  homme  essayant  de  l'outrager  de  ses  caresses,  de  ses  baisers,  la  sainte 
femme  se  défendant  et  le  bandit,  ne  pouvant  rien  obtenir  d'elle,  la  frappant 
de  son  stylet  1  Et  la  justice  n'avait  pas  puni  cet  homme  !  Et  des  protecteurs  in- 
connus l'avaient  arraché  au  châtiment  !  Depuis  vingt-cinq  ans,  ce  crime  était 
impuni,  ce  crime  duquel,  peut-être,  son  père  était  mort  ;  car  le  colonel 
d'Hervey  n'avait  été  envoyé  en  Afrique  qu'à  la  suite  de  cette  affaire  et  dans 
la  prévision  d'un  scandaleux  procès. 

Mais  il  était  là,  lui!  L'heure  de  la  justice  sonnerait.  Il  serait  le  châtiment, 
ou,  s'il  devait  succomber,  il  laisserait  derrière  lui,  pour  le  venger,  le  chien 
fidèle,  le  serviteur  ou  plutôt  l'ami  humble  que  son  père  lui  avait  légué,  le  hus- 
sard Vernet. 


554 


LE  FILS  D'ANTONY. 


I 


CHAPITRE  X 


LE  COMTE  DB  SANGY. 


Le  comte  de  Sancy  était  rentré  chez  lui,  très  agité.  Son  valet  de  chambre 
l'observait  avec  inquiétude.  Il  devait  se  passer  quelque  chose  de  nouveau,  et, 
Louis,  le  vieux  serviteur,  n'osait  interroger.  Antony  était  un  taciturne.  De 
l'aventure  terrible  de  laquelle  nous  l'avons  vu  si  miraculeusement  sortir  in- 
demne, il  lui  était  resté  une  tristesse  profonde.  S'il  n'avait  été  conseillé,  sou- 
tenu par  son  ami  le  docteur  Delaunay,  il  aurait  demandé  au  suicide  la  fin  de 
cette  vie  cruelle,  qui  ne  lui  inspirait  que  dégoût. 

Il  n'avait  consenti  à  vivre  que  sur  la  révélation  qui  lui  avait  été  faite  par 
le  docteur  que  sa  maîtresse  était  enceinte  de  ses  œuvres,  et  qu'obligée  d'ac- 
coucher secrètement  et  d'abandonner  son  enfant,  elle  le  chargeait  de  s'en 
occuper  et  de  l'élever.  Alors,  il  avait  senti  sourdre  en  lui  un  sentiment  qu'il 
ignorait...  Abandonné  par  sa  maîtresse  dont  la  conduite  toute  personnelle 
l'avait  navré,  il  pourrait  au  moins  vivre  par  cette  affection  inespérée,  l'amour 
d'un  enfant. 

Antony,  fou  d'amour,  n'ayant  qu'une  pensée  :  la  femme  qu'il  aimait,  sacri- 
fiant pour  la  sauver  tout  ce  qu'il  avait,  la  vie  et  l'honneur,  consentant  pour 
elle  à  se  faire  condamner  comme  assassin,  à  passer  pour  nn  misérable  que  le 
crime  n'arrête  pas  pour  assouvir  ses  brutales  passions  —  consentant  à  toutes 
les  hontes,  et  acceptant  le  châtiment,  Antony  s'était  trouvé  découragé,  humi- 
lié, lorsqu'il  avait  appris  que  celle  qui  avait  voulu  qu'il  la  tuât,  s'acharnait  tant  à 
la  vie  qu'elle  consentait  à  vivre,  près  de  son  époux,  aimée,  respectée  et  hono- 
rée, quand  lui  serait  mis  au  ban  de  la  société.  Il  haïssait  les  hommes,  de  ce 
jour  il  avait  méprisé  les  femmes.  Le  monde  lui  faisait  horreur  ;  cette  maxime 
de  :  chacun  pour  soi  —  devise  de  tous,  le  dégoûtait  de  l'humanité.  Abreuvé  de 
dégoût,  il  n'avait  consenti  à  vivre  qu'en  caressant  l'espoir  qu'il  aurait  bientôt 
à  diriger  une  jeune  âme,  qu'il  façonnerait  à  sa  guise,  avec  la  haine  de  ce  qui 
est  mal,  non  pas  au  nom  du  code,  mais  mal  parce  que  la  conscience  le  réprouve. 
Le  bien  n'a  pas  de  loi,  il  n'a  que  le  cœur  pour  guide.  Hélas  1  iJ  n'a  souvent 
pour  récompense  «jue  l'ingratitude.  Ce  fils  de  ses  amours  criminelles,  né  de 
ce  qu'il  avait  de  plus  pur,  c'est-à-dire  de  l'affection  de  son  cœur,  de  ses  rela- 
tions avec  celle  qu'il  aimait  assez  pour  lui  sacrifier  tout  —  le  sang  do  son 
sang,  il  voulait  en  faire  un  homme  ;  c'est  dans  cette  éducation  qu'il  trouverait 
la  consolation  de  l'ingratitude  de  la  femme. 

Il  n'aurait  jamais  cru  Adèle  capable  de  toutes  ces  bassesses,  de  ces  sacri- 
fices à  une  société  qui  n'avait  pour  elle  que  du  mépris,  à  une  famille  qui  n'a- 


LE  FILS  D'ANTON  V.  255 


vail  pour  elle  que  de  l'indifférence.  Pour  le  monde...  le  monde  I  elle  consen- 
tait à  sacrifier  l'amant  qu'elle  aimait  pour  vivre  avec  le  mari,  ce  grotesque 
dédaigneux  lant  occupé  de  sa  carrière,  et  oubliant  le  ménage,  Elle  préférait 
à  la  vie  libre,  A  la  vie  d'aisance  que  réclamait  sa  carnation  superbe  et  sou 
sang  jeune,  la  vie  terne  à  laquelle  le  mariage  indissoluble  et  le  crime  légal  de 
la  société  moderne  l'avaient  condamnée. 

Elle  vivrait  sans  une  tache  de  près  ou  de  loin  au  colonel  d'Hervey  :  elle 
était  mariée.  Le  criminel  condamné  au  bagne  a  l'espoir  de  la  la  liberté,  il  peut, 
par  une  conduite  exemplaire,  obtenir  sa  grâce.  Le  marié  ou  la  mariée  est 
condamné  pour  la  vie,  sans  espoir  de  délivrance  que  la  mort...  ou  le  crime  1 
Et  Adèle  était  condamnée. 

Elle  avait  comploté  avec  Antony  de  se  sauver,  d'aller  vivre  à  l'étranger; 
cela  était  possible  ;  elle  était   enceinte  et  cela  devait  l'encourager  à   cette 
revendication  de  liberté.  Il  avait  droit  d'espérer  qu'elle  le  ferait.  Non!  non  ! 
criminelle  elle  cacherait  sa  faute  ;  femme  coupable  elle  resterait  avec  celui 
qu'elle  avait  trompé,  il  lui  suffisait  d'avoir  la  considération  des  étrangers.  Elle 
était  sauvée  et  l'amant  sacrifié.  Cela  était  honteux,  mais  cela  était. 
Et  le  cœur  d'Antony,  débordant  d'amour,  s'emplit  de  mépris. 
Mais  le  docteur  Delaunay  était  toujours  là  consolant  et  défendant  la  mal- 
heureuse femme.  Elle  n'était  pas  coupable  d'ingratitude  ;  elle  avait  eu  peur: 
il  fallait  lui  pardonner  pour  l'enfant  à  naître.  Quand  Antony  s'était  trouvé  à 
Nice,  qu'il  avait  appris  qu'Adèle  n'était  qu'à  quelques  lieues  delui,  ses  senti- 
ments s'étaient  modifiés.  Sans  scandale,  il  avait  été  rendu  à  la  liberté.  L'idée 
de  la  créature  qui  lui  devrait  la  vie  le  remplissait  de  joie  —  l'espoir  de  revenir 
à  elle  lui  rendait  le  courage  et  il  rêvait  parfois  que  la  naissance  de  cet  enfant 
serait  peut-être  une  raison  pour  renouer  les  relations  rompues,  et  reprendre 
le  plan  formé  quelques  mois  avant  :  Adèle  étant  dégagée  de  toute  influence,  et 
Antony  se  trouvant  près  d'elle  et  parlant  an  nom  de  l'enfant...  Disons   plus, 
pour  la  sauver  il  n'avait  pas  reculé  devant  un  crime  ;  pour  la  posséder,  il  ne 
reculait  pas  devant  la  force...  Il  savait  qu'il  était  aimé,  et  qu'il  avait  des  droits. 
Il  était  le  père  de  l'enfant... 

Il  cachait  ses  idées  à  son  ami  le  docteur,  craignant  de  trouver  en  lui  un 
adversaire;  il  attendait  impatiemment  l'heure  de  la  délivrance  d'Adèle,  et 
alors  la  nuit  il  viendrait,  bravant  tout,  s'imposer  dans  la  maison,  puis  il  enlè- 
verait la  mère  et  les  enfants,  comme  il  avait  enlevé  Adèle  la  nuit  inoubliable 
où  il  l'avait  rejointe  à  Ittenheim. 

Ce  plan  avait  été  houleversé  par  l'arrivée  du  vieux  Séjournet,  qui  l'avait 
mené  au  lit  de  mort  du  vieux  duc  de  Gesvres. 

Quand  il  avait  été  libre  il  avait  appris,  la  naissance  de  l'enfant  et  la  mort 
du  général  —  et  avait  eu  un  grand  mouvement  de  joie.  Adèle  était  libre,  lui  il 
avait  un  nom  et  il  était  riche,  il  allait  épouser  Adèle,  il  adopterait  les  enfants... 
Il  se  mit  en  route  pour  retrouver  la  baronne,  il  ne  put  la  joindre,  —  il  écrivit, 
et  une  lettre  qu'il  reçut  en  réponse,  écrite  par  une  main  étrangère,  lui  disait 


256  LE  FILS  D'ANTONY. 


qu'il  devait  renoncer  à  l'espoir  qu'il  nourrissait,  —  la  baronne  d'Hervey  ne  se 
remarierait  jamais.  Il  se  dit  qu'il  suffirait  de  voir  la  jeune  femme  pour  chan- 
ger cette  inconcevable  résolution,  il  lui  jetterait  à  la  face  ses  promesses,  ses 
«erments  réalisables  à  cette  heure.  Il  vint  à  Paris  et  ne  put  savoir  où  était 
partie  la  baronne  avec  ses  enfants.  Sa  résidence  était  tenue  secrète. 

C'est  alors  qu'il  retrouva  le  docteur,  qui  se  disposait  à  faire  une  excursion 
scientifique  en  Asie.  Olivier  Delaunay,  lorsqu'il  lui  raconta  ce  qui  lui  arrivait, 
lui  dit  aussitôt  que  la  même  pensée  lui  était  venue  à  la  nouvelle  de  la  mort  du 
général  d'Hervey.  Il  en  avait  parlé  à  la  jeune  femme  ,  mais  celle-ci,  comme 
effrayée  de  ce  qu'il  disait,  l'avait  conjuré  de  n'en  jamais  dire  un  mot,  surtout 
à  Antony,  qu'elle  s'était  juré  de  ne  jamais  revoir...  Il  avait  insisté  ,  et  elle  lui 
avait  répondu  d'un  ton  singulier  : 

—  Oli!  jamais!  jamais!  c'est  impossible,  ce  serait  notre  perte  à  tous... 
Jamais!  jamais! 

Ne  comprenant  rien,  il  avait  demandé  des  explications,  elle  s'était  fâchée, 
puis  avait  pleuré  et  enfin,  le  lendemain ,  Adèle  ,  sa  sœur  et  les  deux  enfants 
étaient  partis,  sans  que  même  à  l'hôtel  on  sût  vers  quels  lieux.  Alors  Antony 
s'était  emporté,  les  sentiments  haineux  qui  s'étaient  effacés  avaient  reparu, 
plus  cruels  qu'avant;  il  ne  prononçait  plus  le  nom  d'Adèle  sans  le  faire  suivre 
d'une  injure,  et  ne  pouvait  s'expliquer  son  refus  de  l'agréer  il  en  cherchait  la 
raison  dans  les  idées  les  plus  odieuses. 

Antony,  de  triste,  était  devenu  lugubre,  mordant,  cruel  dans  ses  apprécia- 
tions, dans  ses  jugements,  prenant  en  haine  la  société  au  milieu  de  laquelle 
il  devait  vivre.  C'est  alors  que  le  docteur  lui  proposa  de  l'accompagner  en 
Orient,  ce  qu'il  accepta. 

Nous  savons  le  reste;  Au  retour  de  ce  long  voyage,  les  deux  jeunes  gens, 
habitués  à  un  monde  nouveau,  se  fixèrent  en  Syrie ,  y  épousèrent  les  deux 
sœurs.  Victimes  de  leur  dévouement  en  voulant  protéger  des  malheureux 
qu'on  poursuivait,  quelques  années  avant  les  événements  qui  motivèrent  l'in- 
tervention française,  il  ne  resta  de  la  grande  famille  qu'Antony  et  la  fille  de 
son  beau-frère,  le  docteur  Delaunay,  la  belle  Rachel. 

Le  comte  de  Sancy  était  revenu  à  Paris,  fatigué,  désillusionné,  ayant  tout 
à  fait  oublié  les  événements  à  la  suite  desquels  il  s'était  expatrié.  Le  souvenir 
d'Adèle  ne  restait  que  comme  une  page  déchirée  du  livre  de  sa  vie.  Il  n'avaft 
jamais  eu  de  nouvelles  d'elle.  Le  docteur,  dans  un  but  qu'on  comprendra  faci- 
lement, lui  avait  dit  que  l'enfant  n'avait  pas  vécu.  Il  ne  pensait  donc  plus  à  cet 
amour  vieux  de  vingt-cinq  ans;  il  croyait  que  la  belle  baronne  qui,  lors  de  son 
veuvage,  l'avait  si  sévèrement  repoussé ,  s'était  mariée  depuis  et  devait  être 
une  bonne  dame,  toute  confite  en  dévotion. 

Antony  avait  peu  vécu  ,  sa  nature  bizarre  lui  avait  donné  dans  sa  vie  un 
amour  unique,  romanesque  et  malheureux  —  Adèle.  —  Il  s'était  marié  en 
Syrie  par  raison,  pour  pouvoir  se  fixer  dans  une  famille,  ^égoûté  de  tout, 


LE  FILS  D'ANTONY. 


257 


Une  jeune  fille  rencontre  un  beau  garçon.  (Page  263,) 

sans  désirs,  il  espérait  trouver  dans  le  mariage  le  bonheur,  le  calme  et  le 
repos.  11  avait  trouvé  le  deuil. 

C'est  alors  que,  de  retour  à  Paris,  il  avait  cru  satisfaire  sa  nature  en  cher- 
chant dans  les  amours  faciles  une  joie  qu'il  ignorait;  il  avait  cru  à  l'esprit ,  à 
Voriginalité  des  femmes  galantes  dont  le  tout  Paris  s'occupait.  Il  fréquentait 
les  coulisses.  De  chaque  relation  nouvelle  il  revenait  plus  déçu,  plus  navré; 
sa  délicatesse  farouche  se  heurtait  à  ce  cynisme,  ù  c  U  esprit  grossier,  à  ces 
impudences.  Il  ne  pouvait  vivre  seul,  et  il  était  condamné  à  cette  société. 
33 


-258  LE  FILS  D'ANTONY. 

Il  adorait  sa  nièce  Rachel,  il  l'aimait  comme  sa  fille  ;  mais  c'était  pour  un 
homme  seul,  plutôt  un  embarras  qu'un  plaisir.  Il  désirait  au  plus  tôt  la  marier. 
-Alors  peut-être,  il  reprendrait  ses  voyages.  Cet  homme  s'ennuyait  partout  et 
de  tout;  il  avait  manqué  sa  vie.  Cette  vie  monotone  avait  été  tout  à  coup  bou- 
leversée. Le  soir  où,  à  la  fête  du  ministère  des  affaires  étrangères,  il  avait  vu 
Adèle  —  Adèle  toujours  veuve  et  toujours  belle,  au  bras  de  son  fils...  à  elle  et 
à  lui...  tout  son  être  avait  été  remué  ;  depuis  ce  soir,  sa  pensée  était  sans  cesse 
occupée  d'eux. 

La  nuit,  en  sortant  du  bal,  rentrant  chez  hii,  il  avait  vainement  cherché  le 
sommeil.  Il  se  demandait  si  le  jeune  homme  n'avait  pas  remarqué  qu'il  lui 
ressemblait,  il  se  souvenait  de  ce  regard  persistant  fixé  sur  lui.  Est-ce  que 
véritablement  la  voix  du  sang  existait?  Toujours  leurs  yeux  s'étaient  rencon- 
trés. Quel  beau  garçon  que  ce  fils,  quel  air  noble,  quelle  hardiesse  dans  la 
tenue,  quel  air  de  bravoure  dans  le  regard!  Il  était  fier  de  lui;  pourquoi  n'a- 
vait-il pas  son  afi'ection!...  Et  elle?  Il  l'aurait  reconnue  entre  mille,  il  était 
impossible  de  lui  donner  son  âge,  c'était  une  véritable  beauté  ,  et  ce  n'était 
pas  l'amour  ancien  qui  le  rendait  partial;  car,  tout  autour  d'elle,  chacun  s'é- 
cartait avec  admiration.  En  la  voyant,  il  avait  ressenti  la  même  impression 
qu'autrefois  à  son  seul  regard.  Son  amour  s'était  rallumé,  il  avait  oublié  tout 
le  passé,  les  lâchetés,  l'abandon ,  l'ingratitude,  l'oubli ,  il  n'avait  pensé  qu'à 
celle  qui  se  jetait  dans  ses  bras  en  lui  disant  : 

—  Je  t'aime  et  je  ferai  ce  que  tu  voudras. 

Il  n'avait  pensé  qu'à  celle  qui,  après  qu'il  l'avMt  frappée  de  son  stylet,  lui 
tendait  encore  ses  lèvres  en  lui  disant  : 

—  Je  t'aime  ! 

Cette  nuit  avait  totalement  changé  sa  vie,.  Toute  la  nuit  il  avait  pensé  à 
eux;  au  jour,  n'ayant  pu  trouver  le  sommeil,  il  s'était  levé,  s'-était  fait  seller 
un  cheval,  et  était  parti  au  Bois..  E  avait  besoin  d'air,  il  souffrait;  il  fallait  à 
ses  souvenirs  et  à  ses  pensées  un  plus  vaste  hovmQSi,  îl  cheTauchait  dans  le 
bois  de  Boulogne ,  heureux  de  mouiller  son  front  brûlant  aux  branches  hu- 
mides de  rosée'  ;  avec  cette  fraîcheur  qui  caressait  son  cerveau,  des  idées  plus 
<llou€^es,  des  rêves  plus  gais  entouraieM  l'avenir. 

Qu'allait-il  faire?  D'abord,  c'était  une  vie  nouvelle,  il  allait  rompre  ces  re- 
lations mondaines  dans  lesquelles  il  cherchait  un  charme  qu'il  ne  trouvait 
pas...  Est-ce  qu'il  n'était  pas  fou,  à  son  âge,  d'aller  chercher  l'amour  chez  ses 
courtisanes?  Il  bâillait  chaque  soir  dans  cette  société  galante.  S'il  voulait  es- 
sayer de  renouer  la  chaîne  du  passé,  il  fallait  au  plus  vite  eff"acer  le  présent. 
S'il  pouvait  marier  sa  nièce!  Il  serait  plus  libre,  c'est  vrai,  mais  il  resterait 
seul  ;  seul,  à  son  âge,  cela  était  elfrayant. 

Ah!  le  rêve  qu'il  faisait!  Il  pouvait  n'être  plus  seul,  Adèle  était  veuve,  tou- 
jours veuve...,  toujours  belle...  et  elle  était  devenue  pâle ,  lorsqu'elle  l'avait 
vu,  elle  avait  voulu  échapper  à  son  regard,  puis  elle  s'était  évanouie. 

Il  ne  lui  était  donc  pas  indifférent,  puisque  sa  seule  vue  avait  amené  cette 


I 


LE  FILS  D'ANTONY.  250 


émotion.  Emotion  que  Philippe  avait  partagée,  au  reste,  car,  tout  fiéyreux,  il 
avait  couru  dans  tous  les  salons  ,  cherchant  sa  mère  et  l'ayant  letrouvée  au 
bras  de  M"'  de  Sirvan,  il  l'avait,  malgré  sa  résistance^  obligée  à  partir  aus- 
sitôt. 

Il  faisait  galoper  son  cheval,  comme  si  l'agitation  qu'il  avait  ressentie  le 
reprenait  à  la  seule  pensée  de  sa  rencontre.  Après  une  longue  promenade, 
il  revenait  par  les  Champs-Elysées,  se  demandant  s'il  n'irait  pas,  le  matin 
même,  voir  Martingale,  avec  laquelle  il  voulait  souper. 

Il  allait  tourner  la  rue  Byron,  il  arrêta  son  cheval,  il  venait  de  voir  entrer 
Philippe  dans  le  petit  hôtel;  il  l'avait  parfaitement  reconnu  et  il  exclama  : 

—  Ah!  cela  est  singulier... 

Gomme  le  petit  hôtel  était  occupé  par  plusieurs  locataires,  il  aurait  pu 
avoir  des  doutes,  mais  il  vit  presque  aussitôt  la  fenêtre  s'ouvrir  et  M"^*"  Lise, 
tout  à  fait  en  négligé,  pousser  un  battant  de  la  persienne  du  boudoir. 

Il  rit  et  dit  :  . 

—  Lui,  c'est  de  son  âge,  au  moins.  Gela  me  raffermit  dans  ma  résolution. 
Je  ne  puis  décemment  avoir  la  même  maîtresse,  cela  me  donne  un  prétexte 
pour  rompre. 

Et  c'est  gaiement  qu'il  entra  à  l'hôtel  de  la  rue  de  Bourgogne. 
Il  pensait  : 

—  Je  vais  écrire  à  Martingale  ce  matin...  il  faut  rompre  avec  cette  vie,  qui 
me  fatigue  sans  me  donner  les  joies  que  j'y  cherche.  .  Ge  matin  Alice  et  dans 
deux  ou  trois  jours  Nelly.  J'en  veux  finir  au  plus  tôi,  je  ne  sais  ce  qui  se  passera 
maintenant,  et  je  serais  désespéré  si,  renseignée  sur  moi,  elle  apprenait  ces 
liaisons  absurdes. 

Gela  bien  arrêté,  le  comte  écrivit  à  M"^  Martingale,  et  chargea  son  domes- 
tique de  porter  la  lettre.  Il  était  plus  calme,  il  avait  fait  des  rêves  d'avenir  qui 
le  rendaient  souriant;  mais  il  était  las  et  il  se  coucha  pour  continuer  ses 
songes,  ses  rêves  ou  plutôt  ses  désirs. 

Nous  avons  vu  comment  M""  Martingale  avait  reçu  son  c  »ngé,  nous  savons 
ce  qui  s'était  passé  deux  jours  après  à  la  sortie  du  théâtre.  Le  comte  était 
furieux.  Était-ce  un  tour  que  lui  jouait  M'^^  Nelly?  Non,  puisque  nous  savons  ce 
qu'il  avait  décidé  à  l'égard  de  la  jeune  ballerine  ;  mai»  parce  que  ih  il  était 
pris  en  flagrant  délit,  parce  que,  s'il  avait  été  reconnu  par  le.ieuue  hunmie,  il 
se  sentait  ridicule. 

Et  puis,  il  se  demandait  par  quel  étrange  hasard,  aprtis  avoir  vu  Philippe 
la  veille  au  niatin,*se  rendant  chez  une  de  ses  maîtresses,  ii  le  retrouvau  avec 
M'^*"  Nelly.  Naturellement  il  se  demandait  si  c'était  là  un  jeu  du  hasard  ou  si  ce 
n'était  pas  un  plan  arrêté.  Mais  ceite  dernière  hypothèse  était  si  pi^u  probable! 
Est-ce  que  ce  jeune  homme  le  connaissait?  11  l'avait  vu  une  seule  fois,  ei  pour 
quelmotif  jouerait-il  ce  jeu?...  Non,  il  y  avait  là  le  hasard,  un  hasard  bien 
irritant,  Antony  voulait  se  persuader  que  le  Jeun»  homme. ne  layaii  pas 
remarqué;  s'il  avait  eu  celte  assuian^e,  il  aurait  ete  calme.  G  en  étail  Uni  de 


260  LE  FILS  D'ANTONY. 


M"*  Nelly  comme  de  l'autre.  Le  comte  de  Saiicy,  depuis  le  jour  où  il  avait  vu 
le  fils  d'Adèle,  n'avait  qu'une  pensée  :  se  rapprocher  de  lui.  Gela  faisait  partie 
de  tout  un  plan,  auquel  il  avait  rêvé  en  revenant  de  se  promener  au  Bois  le 
matin  de  la  nuit  où  il  l'avait  vu  pour  la  première  fois.  Ce  plan,  c'était  le  passé 
se  rattachant  au  présent,  c'était  l'oubli  de  la  longue  séparation,  pour  vivre  en 
époux  amoureux,  et  en  père  affectueux.  Il  avait  rêvé,  presque  vu  cela  dans 
les  buées  de  l'aube;  et  sous  la  fraîcheur  des  rosées  du  matin,  qui  donnait  le 
calme  à  son  cerveau,  il  avait  vu  cet  avenir  possible  et  facile  à  atteindre. 

A  son  réveil,  il  avait  chargé  Louis,  son  fidèle  serviteur,  de  s'informer  des 
maisons  que  fréquentaient  ordinairement  la  baronne  et  son  fils,  il  voulait  s'y 
faire  inviter.  Ainsi,  ils  se  trouveraient  ensemble,  ils  se  lieraient  d'abord,  il 
voulait  s'en  faire  un  ami,  et  c'est  avec  lui  qu'il  voulait  se  retrouver  près 
d'Adèle.  Le  mobile  de  tout  cela,  c'était  l'amour  —  Antony  aimait  encore  Adèle 
—  c'était  le  bonheur  d"avoir  à  aimer,  à  chérir  son  fils.  C'était  donc  un  bon 
sentiment  qui  le  guidait;  à  cause  de  cela —  c'est  la  loi  douloureuse  de  la  vie  — 
il  était  peu  probable  qu'il  pût  réussir.  La  chance  appartient  plus  aux  adroits 
qu'aux  bons. 

Le  matin  où  nous  le  retrouvons  chez  lui,  au  lendemain  de  l'escapade  de 
M"^  Nelly,  le  comte  de  Sancy  venait  de  se  lever,  Louis  venait  de  tirer  les  ten- 
tures des  fenêtres,  et  le  jour  illuminait  la  chambre  somptueuse  d'un  homme 
de  goût.  Une  chambre  Louis  XIII  avec  son  grand  lit  à  colonnes  sculptées,  la 
haute  cheminée  de  marbre  jauni,  les  vieilles  tapisseries  de  Beauvais,  le  plafond 
à  solives,  les  fenêtres  à  vitrail...  Dans  sa  grande  robe  de  velours,  Antony 
était  superbe.  Pendant  que  Louis  l'aidait  dans  sa  toilette ,  le  comte  lui 
demandait  : 

—  As-tu  du  nouveau  ? 

—  Oui,  monsieur  le  comte,  j'ai  appris  que  M"^  la  baronne  d'Hervey 
n'allait  guère  dans  le  monde,  une  ou  deux  fois  l'an  au  plus  ;  le  jeune  baron, 
Philippe  d'Hervey,  s'y  rend  plus  souvent,  mais  il  fréquente  un  monde  peu 
sévère... 

—  Je  savais  tout  cela;  tu  n'as  pas  d'endroit  précis?  Qu'importe  le  monde 
où  il  va?... 

—  M""^  la  baronne  va  chez  une  amie  à  elle,  une  veuve,  qui  écrit  dans  les 
revues,  et  qui  doit  se  remarier  bientôt  avec  un  diplomate.  —  A  cette  occasion, 
assurément,  M'"«  la  baronne  et  son  fils  assisteront  à  la  soirée... 

■—  Prochainement? 

—  Très  prochainement,  mais  j'ignore  encore  la  date. 

—  Quel  est  le  nom  de  cette  veuve? 

—  Une  veuve  d'une  quarantaine  d'années,  fort  belle  encore,  dit-on,  fré- 
quentant le  monde,  allant  aux  courses,  aux  premières,  une  dame  du  monde 
tapageur. 

—  Je  te  demande  le  nom. 

—  Je  le  cherche,  monsieur  le  comte,  je  ne  m'en  souviens  pas,  je  l'ai  sur 


4 


LE  FILS  D'ANTONY.  201 


mon  carnet,  M™^  la  vicomtesse...  la  vicomtesse  de...  ah  !  M'"Ma  vicomtesse  de 
Lancy... 

—  M"'^  de  Lancy  1 

—  Oui,  monsieur  le  comte. 

—  Ah  !  mais  cela  est  parfait. 

—  Monsieur  le  comte. la  connaît... 

—  Oui,  j'irai  et  je... 

Il  s'arrêta  aussitôt  :  il  pensa  qu'il  n'était  pas  prudent  d'aller  chez  l'intime 
amie  d'Adèle  qui  ne  manquerait  pas  de  la  prévenir  aussitôt,  et  son  plan  serait 
déjoué;  si  Adèle  savait  devoir,  elle  ou  son  fils,  se  trouver  avec  lui,  et  surtout 
dans  cette  maison  pleine  pour  tous  les  deux  des  plus  tristes  souvenirs,  elle 
refuserait  d'y  venir  et  défendrait  à  Philippe  de  s'y  rendre. 

—  Non,  je  risquerais  de  tout  compromettre;  il  faut  que  j'agisse  prudem- 
ment, pensa-t-il;  elle  est  prévenue  contre  moi,  il  faut,  pour  la  convaincre, 
que  je  me  trouve  avec  lui  ou  elle,  sans  que  cela  paraisse  prémédité. 

Il  demanda  à  Louis  : 

—  C'est  tout  ce  que  tu  as  trouvé  ? 

—  Monsieur  le  comte,  c'est  la  seule  maison  que  fréquente  M™^  la  baronne 
d'Hervey.  Mais,  M.  le  baron  son  fils  moins  sévère  sur  ses  relations  mondaines, 
va  fréquemment  dans  une  maison  de  la  Ghaussée-d'Antin  où  l'on  reçoit  toutes 
les  semaines... 

—  Moins  sévère  ?  Pourquoi  dis-tu  cela  ? 

—  Oh  !  rien  de  mal,  monsieur  le  comte.  Oh  !  ce  sont  de  respectables  per- 
sonnes, j'entends  dire  que  c'est  bourgeois,  tandis  que  chez  M"^  de  Lancy,  les 
invitations  lors  de  ses  réceptions  sont  très  recherchées... 

—  Et  cette  dame  de  la  Ghaussée-d'Antin  ? 

—  Une  veuve  aussi,  monsieur  le  comte,  qu'on  invite  presque  partout, 
mais  aux  invitations  de  laquelle  on  va  moins,  peut-être  parce  qu'elle  les 
prodigue. 

—  Peste  I  tu  es  renseigné  comme  un  petit  journal. 

—  Monsieur  le  comte  me  l'avait  bien  recommandé. 

—  Et  cette  veuve,  c'est? 

—  C'est  M'"*  la  vicomtesse  de  Sirvan. 

—  M""*  de  Sirvan.  Mais  je  la  connais  également,  elle  m'assomme  chaque 
semaine  de  ses  invitations.  Et  tu  es  certain  que  Philippe  d'Hervey  y  va 
souvent  ? 

—  On  me  l'a  assuré... 

—  Bien.  Hàte-toi  de  m'habiller. 

Pendant  que  Louis  coiffait  son  maître,  Antony  pensait: 

—  Je  vais  aller  porter  ma  carte  chez  la  vicomtesse  de  Lancy  ;  assurément, 
je  recevrai  une  nouvelle  invitation  et  j'irai  ;  nous  verrons  si  je  la  rencontrerai 
là.  Si  je  ne  l'y  vois  pas,  j'irai  rendre  une  visite  à  cette  chère  vicomtesse.  Autre- 
fois amie  intime  d'Adèle,  elles  se  confiaient  chagrins  et  joies...  Si  cette  amitié 


262  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


a  toujours  duré,  Adèle  a  dû  la  voir,  lui  raconter  notre  rencontre  au  bal  du 
ministère  ;  et  ma  visite  ne  la  surprendra  qu'à  demi.  En  causant  avec  elle 
adroitement,  je  puis  connaître  les  véritables  sentiments  d'Adèle,  et,  sur  ce 
qu'elle  me  dira,  diriger  ma  conduite  ;  peut-être  sera-ce  plus  facile  que  je  ne 
le  pense  ?  Je  le  saurai  bientôt. 

Lorsqu'il  fut  habillé,  le  coupé  était  attelé.  Il  se  fit  conduire  rue  de  la  Ghaus- 
sée-d'Antin,  et  déposa  sa  carte  chez  la  vicomtesse  de  Sirvan.  Il  avait  quelques 
courses  à  faire,  il  déjeunait  en  ville.  Il  ne  rentra  à  l'hôtel^que  vers  trois  heu- 
res. Le  valet  de  pied  lui  remit  une  lettre  qu'il  lut  aussitôt. 

C'était  une  invitation  pour  lui  et  sa  nièce  à  la  soirée  de  la  vicomtesse  de 
Sirvan. 

Il  en  fut  satisfait,  et  il  se  décida  à  s'y  rendre.  Enfin,  il  se  trouverait  avec  Phi- 
lippe, car  l'idée  de  se  lier  avec  lui,  de  revoir  Adèle,  ne  le  quittait  plus,  il  était 
temps  d'en  finir  avec  la  vie  qu'il  menait,  en  se  mariant  avec  celle  qu'il  avait 
aimée,  il  rachetait  le  passé  et  il  retrouvait  ce  qu'il  avait  perdu  presque  en  la  con- 
naissant, une  famille.  Mais  il  lui  semblait  que  ce  n'était  là  que  le  retour  à  une 
chose  déjà  faite  ;  lorsqu'il  avait  connu  Adèle,  elle  était  libre  et  par  cela  entiè-- 
rement  à  lui.  Il  lui  paraissait  tout  naturel  de  la  retrouver  aujourd'hui. 

Sans  savoir  pourquoi,  cependant,  la  maison  de  la  vicomtesse  de  Sirvan  ne 
lui  inspirait  qu'une  confiance  limitée.  Il  demanda  qui  avait  apporté  la  lettre, 
et  Louis,  ayant  été  s'informer,  répondit: 

—  M™^  de  Sirvan  est  venue  en  voiture,  son  valet  de  pied  a  mis  la  lettre 
chez  la  concierge,  et  a  demandé  qu'on  fît  passer  la  carte  de  sa  maîtresse  à 
M'^^  Rachel...  Mademoiselle  a  fait  introduire  aussitôt  la  vicomtesse  de  Sirvan, 
qui  est  restée  quelques  minutes  avec  elle... 

—  Bon,  fit  le  comte,  assez  surpris  de  la  visite,  elle  aura  été  près  de  l'en- 
fant pour  l'engager  àm'accompagner;  mais  j'irai  seul.  Qu'a-t-elle  été  raconter 
à  Rachel  ; 

Le  comte  se  dirigea  vers  les  appartements  de  la  jeune  fille,  il  rencontra  la 
mulâtresse,  la  femme  de  son  valet  de  chambre,  qui  lui  dit  que  la  jeune  fille 
avait  pleuré. 

—  Et  pourquoi  cela  ?  fit-il  ;  à  la  suite  de  son  entretien  avec  la 
vicomtesse  ? 

—  Monsieur  le  comte,  je  ne  crois  pas.  Tout  à  l'heure,  en  traversant  le 
petit  salon,  j'ai  vu  mademoiselle,  si  profondément  plongée  dans  ses  pensées, 
qu'elle  ne  m'a  pas  entendu  entrer  ni  sortir...  Je  l'ai  regardée  en  dessous,  elle 
tenait  un  livre  à  la  main  qu'elle  ne  lisait  pas,  et  elle  pleurait. 

Antony  se  hâta  d'entrer  dans  le  salon.  La  jeune  fille  était  à  moitié  étendue 
sur  le  canapé  et  dormait,  un  livre  ouvert  à  la  main.  Le  comte  s'avança  sur 
la  pointe  des  pieds;  il  contempla  quelques  minutes  sa  fille  adoptive.  La  belle 
Rachel  dormait  en  souriant,  mais  ses  joues  étaient  mouillées.  Le  rêve  chas- 
sait la  réalité. 

Elle  était  adorable  à  voir,  la  belle  Rachel,  dans  son  costume   d'intérieur, 


LE  FILS  D'ANTONY.  263 


un  costume  oriental  bizarre,  qui  lui  allait  à  ravir  et  faisait  plus  valoir  son 
étrange  beauté. 

Et  le  cadre  allait  bien  à  la  jeune  Asiatique.  Le  petit  salon,  absolument 
copié  sur  une  pièce  du  pays,  était  meublé  de  bibelots  rapportés  par  le  comte 
de  Sancy  ;  les  étoffes  les  plus  belles  tapissaient  les  murs.  Ce  petit  réduit  était 
un  coin  d'Asie  —  et  cela  se  noyait  dans  une  demi-teinte  pleine  de  poésie.  Le 
soleil  ne  pouvait  entrer  ;  ses  rayons  et  sa  chaleur  s'abattaient  sur  les  nattes 
<jui  servaient  de  stores. 

Antony  contemplait  la  jeune  fille.  Pauvre  belle,  elle  avait  tout  perdu  bien 
jeune  ;  elle  n'avait  ni  père  ni  mère,  et  toute  sa  famille,  c'était  lui,  lui  qui  en 
cherchait  une  autre. 

—  Pauvre  enfant  !  elle  a  bien  souffert  déjà.  A  quoi  bon  la  tourmenter.  Mais 
pourquoi  ces  larmes  ? 

Il  s'avança  près  d'elle  et,  avec  toutes  les  précautions  possibles  pour  ne  pas 
éveiller  l'enfant,  il  lui  prit  doucement  le  livre. 

C'était  un  livre  de  demoiselles,  des  contes  de  jeunes  filles. 

On  voyait  encore  la  trace  humide  de  ses  larmes  sur  le  chapitre  qu'elle  avait 
lu.  Antony  ne  l'éveilla  pas,  et  voulant  savoir  ce  qui  avait  pu  mouiller  les  beaux 
yeux  de  Tenfant,  il  lut  :  Conseils  à  une  mariée.  Le  titre  le  fit  sourire  ;  des  idées 
de  mariage  germaient  dans  ce  jeune  cerveau.  —  Il  lut,  et  à  mesure  qu'il  lisait, 
son  émotion  redoublait: 

«  Parce  que  les  arbres  s'habillent  à  neuf,  parce  que  les  graines  enterrées 
crèvent  leurs  écorces  pour  montrer  leur  nez  vert,  parce  que  ce  petit  tout  nu 
de  printemps  fait  toc-toc  sur  toutes  les  poitrines;  la  jeunessse  envahit  les 
mairies. 

»  Le  carême  n'y  fit  rien. 

»  Les  écharpes  municipales  sont  en  haillons,  le  code  est  plus  déchiré,  que 
les  contrats  qu'il  aide  à  faire. 

»  Mairies,  adjoints,  sous-adjoints,  ne  mangent  plus,  ne  dorment  plus... 
C'est  une  épidémie. 

»  Tout  le  monde  se  marie. 

»  Se  marier,  c'est  si  simple. 

»  Sur  sa  route,  une  jeune  fille  rencontre  un  beau  garçon.  Les  yeux  se 
parlent,  les  mains  se  touchent,  les  parents  sourient... 

»  Et  allez  donc,  monsieur  le  notaire,  et  allez  donc,  monsieur  le  maire,  et 
allez  donc,  monsieur  le  curé  ! 

»  La  chose  est  faite,  on  s'aime,  on  s'aimera  et  pour  la  vie. 

»  C'est  juré. 

»  Mademoiselle,  vous  qui,  les  yeux  à  demi  baissés,  laissez  glisser  dans  vos 
blonds  cheveux  quelques  fleurs  d'oranger,  vous  que  la  sainte  mousseline  enve- 
loppe, et  dont  un  voile  virginal  dissimule  la  timide  rougeur,  vous  que  l'écharpe 
municipale  attend  ,.  qui  tout  à  l'heure  allez  dire  le  mot  terrible  et  char- 
mant. 


264 


LE  FILS  D'ANTON  Y. 


»  —  Oui. 

»  —  Mademoiselle,  voulez-vous  me  permettre  de  vous  réciter  ua 
conte  ? 

»  Je  commence  : 

»  Ils  s'étaient  connus  tout  jeunes,  Elle  et  Lui. 

»  D'abord,  ennemis  et  méchants  comme  le  sont  l'un  pour  l'autre  les  enfants 
qui  s'aiment. 

»  Ensuite,  timides  et  froids,  parce  qu'ils  sentaient  en  eux  un  sentiment 
qu'ils  voulaient  se  cacher. 

»  Enfin,  dix-huit  et  vingt  ans,  le  printemps  des  arbres,  de  l'ombre,  de 
solitude...  les  mains  se  prennent,  les  regards  se  croisent,  et,  conduits  par  les 
grands  parents,  Elle  et  Lui  sortent  de  chez  M.  le  maire  pour  aller  chez  M.  le 
curé.  Gomme  ils  s'adoraient  I  Ils  voulaient  se  faire  un  nid  digne  d'eux. 

»  Une  belle  chambre,  bleue  comme  leur  avenir,  avec  un  grand  lit  capi- 
tonné, enveloppé  de  rideaux  discrets. 

»  Lui^  il  avait  dit  : 

»  __  Nous  quitterons  la  chambre,  mais  les  meubles  jamais. 

»  Elle  avait  ajouté  : 

»  Ils  nous  ont  vus  nous  unir.  Ils  nous  verront  mourir. 

»  —  Ensemble,  n'est-ce  pas? 

»  Oh,  oui...  et  les  lèvres  se  l'étaient  juré. 

»  Le  lit  capitonné  était  neuf,  et  comme  le  bois  jouait,  il  avait  grincé. 

»  Trois  mois  l'amour  chanta  dans  l'alcôve  sacrée,  puis  la  maladie  vint  à 
son  tour. 

»  C'est  Lui  qu'elle  prit  et  qu'elle  cloua  sur  le  lit  capitonné. 

»  Trois  mois  Elle  resta,  nuit  et  jour,  veillant,  se  multipliant,  défendant  son 
époux  aimé  contre  la  mort. 

»  Mais  comme  la  mort  est  aveugle,  elle  ne  vit  ni  son  teint  livide,  ni  ses 
yeux  mouillés. 

«  Elle  ne  vit  ni  le  passé  ni  l'avenir. 

«  La  mort  voulait  quelqu'un,  elle  le  prit. 

«  Affolée,  perdue,  ne  pensant  pas  à  Vavenir^  Elle  ne  voulait  plus  quitter  la 
chambre  où  il  avait  rendu  le  dernier  soupir. 

«  Elle  se  plaisait,  dans  son  lit  où  son  corps  s'était  refroidi,  à  rêver  de  celui 
que  la  mort  lui  avait  volé. 

«  Pendant  quelques  semaines  son  souvenir  fidèle  revint  chaque  jour  dans 
l'alcôve. 

«  Pendant  quelques  mois,  il  y  revint  quelquefois. 

«  Puis,  un  jour  comme  les  rideaux  étaient  tristes  —  le  bleu  se  fane  vite... 
on  ne  se  figure  pas  comme  le  bleu  se  fane  vite.  Elle  fit  recouvrir  le  lit. 

«  Il  fallait  la  distraire  du  souvenir  qu'elle  n'avait  plus.  La  famille  s'arran- 
gea de  façon  à  la  faire  valser  avec  un  jeune  homme  fort  bien  et  ayant  une 
très  bonne  position... 


I  K  FILS  D'ANTON V. 


205 


—  Je  vous  tuerai,  monsieur.  (Page  272.) 

«  Elle  trouva  le  jeune  homme  très  gentil. 

«  Mais  elle  rit  beaucoup  de  sa  famille  qui  voulait  la  remarier,  ce  qui  était 
complètement  ridicule,  n'est-ce  pas?  Elle  avait  trop  aimé  son  cher  ami.  Et... 

«  Quatorze  mois  après  que  Lui  était  mort,  au  bras  du  jeune  homme  qui 
était  dans  une  très  bonne  position.  Elle  revint  devant  la  même  écharpe. 

«  Oui! 

«  C'était  vraiment  un  homme  très  comme  il  faut  qu'elle  avait  épousé.,,  et 
34 


266  LE  FILS  D'ANTONY. 


elle  était  heureuse...  mais  heureuse...  lorsqu'une  nuit,  s'éveiilant  en  sursaut 
pour  échapper  au  cauchemar,  elle  crut  que  le  lit  gémissait. 

«  Elle  alluma  vite  sa  hougie. 

«  Elle  eut  un  frisson...  et  se  pencha  pour  éveiller  son  mari...  Mais  elle  se 
recula  épouvantée...  les  yeux  hrigarcis... 

«  L'homme  qui  était  auprès  d'elle,  c'était  Lui...  Lui,  le  premier...  celui 
auquel  elle  avait  dit  : 

((  Il  nous  a  vus  nous  unir...  il  nous  verra  mourir. 

((  FAle  voulut  crier,  la  voix  se  mourut  dans  sa  gorge. 

«  Il  lui  sembla  que  la  bougie  s'éteignait,  que  les  rideaux  de  l'alcôve  pre- 
naient  une  forme  humaine,  que  le  lit,  devenu  cercueil,  se  serrait  sur  elle. 

«  Elle  fit  un  effort  surhumain  et,  bondissant  de  son  lit,  elle  cria... 

«  Son  mari  se  leva  inquiet,  il  lui  demanda  la  cause  de  ses  cris. 

—  Il  est  là,  répondit-elle  en  lui  montrant  le  lit. 
«  -—Là  ?  qui  ? 
«  —  Lui  1  Lui, 

«  Le  mari  croyant  à  un  cauchemar  et  voulant  le  faire  cesser  lui  dit  : 
(c  -    Où  est- il? 

«  Sur  son  indication,  il  alla  se  mettre  à  la  place  de  la  vision...  puis,  sou- 
riant, il  revint  vers  elle  : 

Mais  Elle..,  reculant  haletante,  les  yeux  presque  sortis  de  l'orbite,  la  bou- 
che convulsive  et  les  bras  fiévreux  et  suppliants,  elle  râla  : 

«  —  Pardon  !  pardon  I 

«  Quand  son  mari  fut  près  de  l'atteindre,  elle  bondit  et  tomba  sur  le  lit... 

«  Le  pauvre  homme  épouvanté  cria  au  secours.  On  vint,  il  était  trop  tard. 

«  Vous  savez,  mesdemoiselles,  vous  qui,  les  yeux  baissés,  laissez  glisser 
dans  vos  blonds  cheveux  quelques  fleurs  d'oranger,  vous  dont  un  voile  virgi- 
nal dissimule  la  timide  rougeur...  ceci  n'est  point  un  conte,  c'est  une  his- 
toire. Je  récris  ce  soir,  il  est  huit  heures  et  je  viens  de  la  conduire  au 
cimetière...  » 

Antony  n'avait  pas  éprouvé  la  même  émotion  que  sa  fille,  il  replaça  le  livre 
sur  un  meuble  et,  tout  songeur,  il  murmura  : 

—  Je  voudrais  qu'Adèle  lut  ces  pages... 
L'enfant  s'éveillait,  elle  exclama,  joyeusement  : 

—  Ah!  c'est  toi,  Antony.  Tu  viens  finir  mon  rêve,  tu  viens  me  dire  que  tu 
m'emmènes  à  la  fête... 

—  Quelle  fête,  mignonne?  fit-il  en  lui  souriant. 

—  Oh  I  ne  fais  pas  le  discret.  M'»^  de  Sirvan  m'a  dit  que  tu  av  is  promis  de 
te  rendre  à  son  invitation... 

—  Voyez- vous  ça  I...  c'est  une  menteuse. 
La  jeune  fille  resta  tout  interdite  et  répéta  machinalement  :  -j. 

—  Une  menteuse  I 

—  Je  n'ai  rien  promis  à  M"«  de  Sirvan,  ma  belle  mignonne,  je  ne  l'ai  pas 


LE  FILS  D'ANTONY.  207 


vue,  et  ce  n'est  pas  ce  jour  que  je  choisirais  pour  te  mener  chez  elle  :  A  un 
bal  prochain  nous  irons,  mais  avant  je  veux  voir  le  monde  qu'elle  reçoit. 

—  Que  c'est  méchant,  cela!...  Je  lui  ai  promis  que  j'irais,  que  tu  faisais 
tout  ce  que  je  voulais. 

—  Rachel,  fit  gaiement  Antony  en  lui  prenant  les  deux  mains  et  fixant  ses 
grands  yeux  sur  elle. 

—  Non,  tu  ne  peux  savoir  mentir.  Ce  n'est  pas  toi  qui  as  demandé,  ce  n'est 
pas  toi  qui  as  promis  d'aller  à  cette  soirée.  C'est  M-"^  de  Sirvan  qui  t'a  fait  pro- 
mettre que  tu  me  déciderais  à  venir. 

—  Eh  bien  !  c'est  vrai,  mon  oncle  !...  Tu  parles  sérieusement,  je  réponds 
sérieusement. 

—  Que  t'a-t-elle  dit  pour  te  décider?... 

—  Beaucoup  de  choses  qui  sont  vraies;  d'abord,  qu'à  mon  âge  je  ne 
devais  pas  rester  éternellement  cloîtrée  ici.. .  c'est  vrai  ça... 

— -  Je  vous  demande  un  peu  en  quoi  cela  peut  regarder  la  vicomtesse. 

—  C'est  dans  mon  intérêt  qu'elle  parlait... 

—  Voyez-vous  cela  !... 

—  Oh  l  tu  as  beau  rire,  elle  a  raison.  Elle  m'a  dit  qu'à  mon  âge,  je  devrais 
plus  souvent  aller  dans  le  monde,  que  je  devrais  fobliger  à  m'y  mener,  que 
là  je  trouverais...  du  plaisir  enfin... 

—  Dis  tout...  je  t'écoute,  fit  le  comte  en  riant. 

M"*  Rachel  ne  soutint  pas  le  regard  gai  d'Antony,  elle  rougit  et  baissa  la 
tête. 

—  Tu  ne  veux  pas  achever...  eh  bien!  la  vicomtesse  a  ajouté  :  Vous 
devriez  obliger  M.  le  comte  à  vous  produire  dans  le  monde.  Vous  ne  pouvez 
rester  éternellement  cloîtrée... 

—  C'est  ce  que  je  t'ai  dit,  fit  Rachel  avec  embarras. 
Et  Antony  continua  : 

—  Il  faut  que  vous  pensiez  à  vous  marier...  Elle  a  dit  cela,  n'est-ce  pas? 
Rachel  tourna  la  tête  et  ne  répondit  pas. 

—  Ce  n'est  pas  en  restant  toujours  chez  vous,  en  ne  voyant  que  des 
voyageurs  que  vous  trouverez  un  mari...  Il  faut  venir  me  voir.  J'ai  dans  mes 
amis  de  charmants  garçons,  très  bien,  ayant  beau  nom,  grande  fortune... 
J'ai... 

M""  Rachel  paraissait  très  ennuyée  de  ce  que  lui  disait  le  comte  d'un  ton 
plaisant,  et  elle  l'interrompit  en  répondant  franchement  : 

—  Eh  bien  !  oui  —  elle  m'a  dit  tout  cela,  et  toi-même  me  disais  l'autre  fois 
qu'il  fallait  penser  au  mariage...  Elle  me  paraissait  venir  affirmer  ce  que  tu 
m'avais  dit. 

—  Tu  as  cru  cela,  ma  chère  Rachel. 

—  Certainement...  et  lorsque  tu  dis  que  tu  veux  connaître  le  monde  qu'elle 
reçoit,  elle  m'a  cité  les  plus  grands  noms... 

—  Et  quels  sont  les  beaux  seigneurs  qui  seront  à  cette  soirée  î 


2G8  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Oh  !  je  n^aî  pas  retenu  les  noms,  fit  La  jeune  fille  rougissant. 
Antony  demanda  aussitôt  *. 

—  Elle  t'a  cité  les  Malepreux,  les  Villedoré,  de  Gillac,  de  Gernay. 

—  J'ai  entendu  ces.noms... 

—  Les  d'Hervey...  aussi... 

—  Je  crois  que  oui. . .  et  M"^ Rachel  tournait  la  tête. 

—  Je  connais  à  peu  près  tous  ces  messieurs. .. 

—  Ah!... 

—  Et,  mademoiselle,  vous  seriez  bien  heureuse,  si  je  vous  menais  à  cette 

soirée?.. 

—  Oh  !  oui,  mon  petit  oncle,  fit-elle,  redevenant  souriante  et  le  prenant 
dans  ses  bras... 

—  Car  vous  n'avez  qu'un  désir,  rencontrer  un  jeune  homme  charmant, 
vous  en  faire  aimer  et  l'épouser,  afin  d'abandonner  le  vieil  Antony... 

T'abandonner,  toi...  Oh!  je  veux  un  mari  qui  ait...  pour  toi,  une  affection 
égale  à  mon  amour... 

—  Ma  chère  Rachel,  c'est  M"**^  de  Sirvan,  et  c'est  toi  qui  avez  raison.  —  Je 
serais  un  barbare  en  te  refusant  ce  que  tu  me  demandes...  Nous  irons  à  cette 
soirée...  fais  venir  ta  couturière. 

—  Mon  oncle,  je  l'attends... 

—  Gomment,  tu  l'attends. . . 

—  Mais  oui,  quand  M"'*  de  Sirvan  est  sortie  d'ici,  je  l'ai  envoyé  de- 
mander. 

—  Bien,  tu  savais  que  je  t'emmènerais...  Mais  si  j'avais  refusé. 

—  Je  sais  que  tu  es  bon,  je  sais  que  tu  m'aimes.  Je  sais  que  tu  ne  me  refu- 
ses rien...  Merci,  Antony. 

Et  M"^  Rachel  sauta  au  cou  de  son  oncle  et  lui  appliqua  sur  les  joues  deux 
gros  baisers. 


CHAPITRE  XI 

UNE  SOIRÉE  CHEZ  M'Pe  DE   SIRVAN 


Nous  savons  que  M""*  la  vicomtesse  de  Sirvan  était  une  marieuse  —  elle 
voulait  le  bonheur  de  la  jeunesse,  elle  ne  pensait  guère  à  elle,  la  chère  dame. 
Jeune  encore,  assez  belle,  elle  avait  été  très  malheureuse  en  ménage  proba- 
blement et  s'était  empressée  de  quitter  le  domicile  conjugal.  Les  femmes  sont 
faibles,  et  ont  besoin  d'être  guidées;  aussi  la  belle  vicomtesse  n'était-elle  pas 
partie  seule,  elle  avait  accepté  pour  partir  le  bras  d'un  ami  de  son  mari,  et 


LE  FILS  D'ANTONY.  269 


pour  se  mettre  à  l'abri,  la  demeure  du  même.  —  A  qui  elle  jugeait  digne  de 
ses  confidences,  elle  disait  que  son  mari  s'était  conduit  avec  elle  comme  ua 
misérable  et  l'avaii  abandonnée  sans  ressources  pour  vivre.  — Ce  n'est  pas  le 
mari,  c'est  l'amant  qui  l'avait  abandonnée  —  elle  disait  abandonnée,  parce 
que  cela  lui  semblait  plus  euphonique  que  chassée,  qui  était  le  mot  juste. 

Mais  les  femmes  sans  ressources,  de  l'intelligence  de  la  vicomtesse  de 
Sirvan,  se  retrouvent  très  vite  en  très  belle  situation  :  c'est  ce  qui  était  arrivé. 
M""*  de  Sirvan  n'ayant  pas  à  se  louer  de  son  mariage,  se  vengeait  en  mariant 
les  autres.  Nous  savons  qu'elle  était  d'une  nature  très  désintéressée,  M*  Le- 
claqué,  son  ancien  notaire,  l'affirmait. 

C'est  ce  dernier  qui  répondait  à  ceux  qui  lui  demandaient  des  renseigne- 
ments sur  la  belle  vicomtesse,  qu'elle  était  veuve  du  vicomte  de  Sirvan,  un 
brave  officier  mort  en  Afrique  ;  il  ajoutait  que  la  vicomtesse  était  très  riche,  et 
dans  le  monde  on  appelait  la  vicomtesse  la  belle  veuve.  —  Ce  qui  était  vrai, 
c'est  que,  jeune  encore,  elle  avait  très  souvent,  en  cherchant  à  marier  les 
autres,  trouvé  à  se  marier  elle-même.  Elle  avait  refusé  les  plus  beaux 
partis. 

La  vicomtesse,  en  sortant  de  chez  le  comte  de  Sancy,  bien  certaine  que 
M"°  Rachel  entraînerait  son  oncle  à  la  soirée,  n'avait  pas  manqué  d'aller 
chez  la  baronne  d'IIervey.  Celle-ci  était  absente.  Alors,  avec  une  légèreté 
qu'une  veuve  seule  pouvait  se  permettre,  elle  avait  demandé  à  voir  M.  Phi- 
lippe. Celui-ci  était  également  absent.  Elle  avait  tiré  un  feuillet  de  son  carnet 
et  avait  écrit  dessus  : 

«  Ne  manquez  pas  jeudi  soir.  Le  comte  de  Sancy  viendra.  Amitiés.  » 
La  vicomtesse  était  convaincue  qu'à  la  suite  de  l'entretien  qu'elle  avait  eu 
avec  la  mère  de  Philippe,  celle-ci  avait  aussitôt  parlé  à  son  fils  de  la  jeune  Ra- 
chel et  du  comte  de  Sancy,  son  oncle:  M""^  d'Hervey,  depuis  la  soirée  du  mi- 
nistère des  aff'aires  étrangères,  avait  gardé  la  chambre,  toujours  indisposée, 
ou  plutôt  très  préoccupée,  ne  voyant  son  fils  que  quelques  minutes,  très  dési- 
reuse de  ne  pas  avoir  sujet  de  causer  longtemps  avec  lui.  Elle  voulait  que 
les  incidents  de  cette  soirée  fussent  tout  à  fait  oubliés,  car  elle  était  aussi 
embarrassée  par  la  discrétion  du  jeune  homme  qu'elle  l'aurait  été  par  ses 
questions. 

C'est  qu'Adèle  se  souvenait  parfaitement  qu'en  voyant  son  fils  regarder 
d'un  œil  provocant  Antony,  elle  avait  voulu  l'entraîner.  Philippe  l'avaii 
questionnée  et,  emportée  par  ses  craintes,  elle  avait  répondu  légère- 
ment :  - 

—  Philippe,  je  t'en  prie,  ne  parle  jamais  à  cet  homme,  ou  une  phrase 
à  peu  près  semblable.  Or,  quelques  minutes  après,  elle  s'était  évanouie. 
Son  fils,  elle  le  savait  bien,  avait  deviné  que  la  cause  de  cet  éva- 
nouissement, c'était  cette  rencontre.  Cependant,  il  s'était  trouvé  depuis,  tous 
les  jours,  quelques  moments  avec  sa  mère,  et  pas  une  seule  fois  il  ne  lui  avait 
rappelé  cette  phrase...  Aussi  redoutait-elle  la  moindre  question. 


270  LE  FILS  D'ANTONY. 


Le  jour  où  M™**  de  Sirvan  vint  pour  voir  la  baronne,  Adèle,  triste,  ennuyée 
de  sa  contrainte,  avait  besoin  de  se  confier  à  une  amie,  et  elle  était  allée  ren- 
dre une  visite  à  sa  vieille  amie  la  vicomtesse  de  Laucy.  A  celle-là,  elle  voulait 
tout  dire. 

C'est  à  ces  circonstances  que  M"^  de  Sirvan  dut  d'être  obligée  d'écrire  à 
Philippe,  c'est  à  cause  de  cela  qu'il  advint  que  M'"*'  d'Hervey  n'apprit  pas  que 
le  comte  de  Sancy,  Toncle  de  la  belle  Rachel,  de  celle  qu'aimait  Philippe, 
était  l'homme  qu'elle  avait  rencontré  au  ministère  :  Antony,  enfin. 

Mais,  continuons.  L'on  juge  facilement  de  l'étonnement  de  Philippe,  lors- 
que, rentrant  chez  lui,  il  trouva  les  quelques  mots  que  lui  avait  laissés  la  vi- 
comtesse. Que  voulait  dire  cela?  Pas  une  minute  il  ne  pensa  qu'un  lien 
quelconque  rattachait  la  belle  jeune  fille  dont  il  était  amoureux  à  l'homme 
qu'il  avait  juré  de  tuer.  M"Ma  vicomtesse  de  Sirvan  avait-elle  appris,  sans  en 
savoir  le  motif,  que  le  jeune  baron  d'Hervey  cherchait  à  se  trouver  avec  le 
comte  de  Sancy,  et  croyant  lui  être  agréable,  s'empressait-elle  de  le  préve- 
nir? C'était  la  seule  raison  qu'il  trouvât.  Eh,  mon  Dieu  !  il  était  homme  du 
monde,  il  trouverait  bien  un  moyen  d'avoir  avec  le  comte  une  affaire  sans 
faire  scandale,  il  suffirait  d'un  mot  pour  cela...  et  puis,  au  fond,  il  était  décidé 
à  tout.  Il  arriverait  ce  qui  devait  arriver.  Si  cela  faisait  scandale,  il  avait 
pour  se  justifier  près  de  la  vicomtesse  les  quelques  mots  qu'elle  lui  avait 
écrits.  C'était  elle  qui  l'obligeait  à  venir  et  qui  lui  signalait  la  présence  du 
comte. 

Vernet  revenait  de  ses  recherches  tout  penaud  :  il  n'avait  rien  appris  de 
nouveau,  il  ne  savait  pas  où  l'on  pourrait  rencontrer  le  comte  de  Sancy.  Il  fut 
un  peu  étonné  de  voir  le  peu  d'attention  que  lui  portait  son  maître,  qui,  tran- 
quillement, avait  retiré  sa  redingote,  son  gilet,  retroussait  ses  manches,  et  lui 
dit  tout  à  coup  : 

—  Va  chercher  les  masques  et  les  fleurets;  vite,  vite,  nous  allons  tra- 
vailler... 

-—  Comment,  comme  ça  !...  Vous  avez  du  nouveau. 
. —  Allons,  dépêche-toi... 

—  Tiens,  tiens,  fit  Vernet  gaiement,  ça  va  bien...  Et  il  grimpa  vivement 
pour  chercher  les  plastrons  et  les  masques,  en  se  disant  :  Il  va  me  larder  ce 
gamin!  C'est  qu'il  est  solide  maintenant  sous  les  armes  —  il  va  se  refaire  la 
main  et,  tant  pis  pour  l'autre,  il  peut  faire  préparer  la  charpie. 

Le  jeudi  suivant,  c'est-à-dire  trois  jours  après  les  scènes  que  nous  venons 
de  raconter,  à  huit  heures,  lorsque  la  belle  veuve,  la  vicomtesse  de  Sirvan 
entrait  dans  son  cabinet  de  toilette  pour  s'habiller,  les  tapissiers  donnaient 
les  dernieï-s  coups  de  marteau,  et  les  domestiques  époussetaient  les  fleurs  de 
serre  et  les  fleurs  artificielles  qui  décoraient  les  angles  des  salons.  Les  invita- 
tions portaient  neuf  heures,  à  dix  heures  les  salons  étaient  envahis,  il  y  avait 
petit  concert  d'amateurs  et  bal.  —  Dans  le  concert,  les  jeunes  filles  à  marier 
faisaient  valoir  leurs  défauts  sur  le  piano,  et  dans  le  bal  leurs  vices  dans  les 


LE  FILS  D'ANTONY.  271 


valses.  Le  concert  fini,  ce  fut  une  indéfinissable  cohue  de  toiletter  tapageuses 
et  d'habils  noirs. 

La  vicomtesse  faisait  les  honneurs  de  son  salon  avec  une  grâce  et  une  ama- 
bilité parfaites,  présentant  tout  le  monde  avec  une  familiarité  toute  maternelle. 
Le  concert  avait  été  peu  écouté,  un  grand  murmure  emplissait  le  salon,  les 
dames  se  plaignaient,  ayant  hâte  de  voir  le  bal  commencer.  Il  était  près  de 
minuit  lorsque  les  quadrilles  se  formèrent. 

Partie  des  hommes,  abandonnant  le  grand  salon,  allèrent  se  placer  autour 
des  tables  de  jeu,  disposées  dans  un  petit  fum.oir. 

Antony,  souriant,  était  du  nombre. 

Il  avait  pris  place  à  une  table  et  jouait.  Il  était  là  depuis  une  grande  demi- 
heure  lorsqu'il  vàt  au-dessus  de  son  partenaire  le  visage  de  Philippe  d'Hervey. 
Il  lui  sembla  d'abord  qu'il  se  trouvait  devant  un  miroir  qui  le  rajeunissait;  il 
tressaillit  et  sourit  en  levant  les  yeux  sur  ce  jeune  homme  II  remarqua  avec 
surprise  que  Philippe  répondait  par  un  regard  dédaigneux  et  un  sourire  de 
mépris.  Antony  fronça  le  sourcil  et  baissa  la  tête.  Que  signifiait  cet  air  pro- 
vocant. Gêné,  il  aurait  voulu  quitter  la  table;  il  ne  le  pouvait. 

Le  partenaire  du  comte  de  Sancy  se  leva,  offBantsa  place  au  jeune  homme 
qui  semblait  s'être  placé  là,  attendant  que  la  partie  fût  terminée  pour  jouer  à 
son  tour. 

Lorsqu'on  lui  offrît  la  place,  Philippe  dit  à  haute  voix. 

—  Je  vous  remercie  bien.  Je  ne  joue  pas  avec  ce. . .  monsieur. 
Et,  grossièrement,  il  désignait  le  comte. 

Celui-ci  se  dressa  aussitôt  comme  mû  par  un  ressort,  la  face  pâle,  l'éclair 
dans  le  regard. 

—  C'est  de  moi  que  vous  parlez,  monsieur? 

—  Oui,  monsieur... 

—  Je  vous  somme,  monsieur,  de  vous  expliquer  immédiatement... 
Antony  faisait  des  efforts  inouïs,   visibles  au  tremblement  qui  l'agitait, 

et  c'est  avec  peine  qu'il  ajouta,  cherchant  une  conciliation  qu'il  n'espérait 
plus  : 

—  Vous  vous  méprenez  assurément  ;  vous  ne  me  connaissez  pas... 

—  Monsieur,  je  vous  connais...  on  vous  nomme  ici  le  comte  de  Sancy. 

—  On  me  nomme  par  mon  nom. 

Comme  tout  le  monde  entourait  la  table,  comme  de  tous  les  côtés  du  salon 
on  accourait,  Antony,  les  poings  crispés  : 

—  C'est  une  querelle  que  vous  cherchez.  Vous  connaissez  mon  nom,  et,  par 
respect  pour  vous  et  pour... 

—  Oh!  monsieur,  je  n'ai  pas  de  leçons  à  recevoir  de  vous...  Vous  no  savez 
pas  qui  je  suis;  il  suffira  de  vous  dire  mon  nom  pour  vous  faire  comprendre 
que  vous  devez  vous  taire  quand  je  parle... 

Philippe  n'avait  que  sa  jeunesse  pour  excuser  son  inqualifiable  sottise  ;  il 


"^^'-^  LE  FILS  D'ANTONY. 


vit  autour  de  lui  le  mauvais  effet  produit  par  sa  ridicule  agression,  mais  il 
continua  : 

—  Je  suis  le  fils  du  général  d'Hervey.  Comprenez-vous,  monsieur? 
Philippe,  fier,  arrogant,  attendait  l'effet  de  ce  qu'il  venait  de  dire.  Les 

invités,  vivement  intrigués,  se  pressaient  autour  d'eux... 

Le  comte  de  Sancj^  était  parvenu  à  se  dominer.  Pendant  quelques  secondes 
il  avait  appuj^é  les  mains  sur  son  cœur,  comme  s'il  voulait  contenir  les  paroles 
prêtes  à  sortir  de  ses  lèvres  ;  c'est  d'un  ton  solennel  qu'il  répondit  ; 

—  Je  comprends,  monsieur,  que  vous  me  cherchiez  querelle,  je  pense  que 
le  motif  qui  vous  dirige  doit  rester  entre  vous  et  moi.  Ce  n'est  pas  le  lieu,  je 
pense,  de  parler...  à  moins  que  vous  n'en  jugiez  autrement  et  qu'il  vous  plaise 
de  dire  la  cause  de  votre  étrange  provocation... 

Philippe  devint  tout  rouge,  ilcompint;ilne  pouvait  continuer  qu'en  mêlant 
le  nom  de  sa  mère  à  la  querelle,  en  faisant  revivre  une  histoire,  oubliée  ou 
inconnue  de  la  plupart...  Il  dit  avec  embarras  : 

—  Avant  d'en  arriver  à  cette  extrémité,  je  vous  ai  cherché,  sans  pouvoir 
vous  rencontrer... 

—  Il  vous  suffisait  de  me  chercher  chez  moi. 

—  Je  le  ferai,  monsieur. 

Antony,  nerveux,  avait  tiré  sa  carte  de  sa  poche,  et  l'avait  jetée  sur  la 
table. 

Les  gens  s'empressaient  autour  d'eux.  Des  amis  s'interposaient.  A  des 
questions  un  des  joueurs  avait  répondu  à  mi-voix  : 

—  C'est  une  affaire  de  femme. 

Et  Antony,  exaspéré,  avait  eu  un  méchant  rire  ;  alors  Philippe  avait  voulu 
s'élancer  sur  lui,  on  l'avait  retenu,  et,  cruellement,  le  comte  de  Sancy  .avait 
répliqué  :  • 

—  Je  ne  devine  guère  que  cela  en  cette  affaire... 

—  Vous  êtes  un  misérable  !  criait  Philippe. 
Antony  se  retourna  frémissant  et  répondit  : 

—  Un  mot  de  plus  et  je  crie  son  nom. 

Philippe,  toujours  contenu  par  les  gens  qui  l'entouraient,  montra  le  poing 
au  comte  de  Sancy,  criant  : 

—  Je  vous  tuerai,  monsieur. 

Antony  haussait  les  épaules  en  s'éloignant.  C'était  un  brouhaha  autour 
de  la  table  dans  le  petit  salon,  M'"*  de  Sirvan,  qu'on  venait  de  prévenir, 
accourut  : 

—  Ah  !  mon  Dieu,  monsieur  le  comte,  que  se  passe-t-il  ? 

—  Excusez-moi,  madame,  pour  la  première  fois  que  j'ai  l'honneur  de  venir 
chez  vous,  d'avoir  été  la  cause  de  ce  scandale  inexplicable. 

—  C'est  donc  vrai,  cette  querelle  ?  —  M''^  Rachel  à  qui  on  vient  d'en  parler 
vous  appelle... 

—  Je  vais  près  d'elle,  excusez-moi,  madame...  nous  devons  nous  retirer... 


LE  FILS  D'ANTONY. 


27;j 


Le  fils  reprenait  la  cause,  il  venait  demander  reparnion  de  l'outrage  subi  par  sa  mère 

sans  défense,  (i  a^je  21iS.) 

—  Je  suis  au  désespoir,  monsieur  le  comte,  de  ce  qui  vient  d'arriver, 
croyez  bien  que  j'ignorais... 

—  Mais,  ma  chère  vicomtesse,  c'est  moi  qui  suis  désolé  d'être  un  trouble- 
fète... 

La  vicomtesse  voyait  le  jeune  baron  d'Hervey  qui  cherchait  à  écarter  ceux 
qui  le  retenaient  pour  revenir  vers  Antony.  Elle  se  dirigea  rapi'lement  \  ers  lui 
et  lui  dit  d'un  ton  assez  sec  : 
35 


274  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Monsieur  le  baron,  je  vous  en  prie;  je  suis  désolée  que  vous  agissiez 
ainsi.  Je  croyais  être  assez  considérée  par  vous  pour  que  vous  ne  vous  livriez 
pas  à  un  pareil  scandale  chez  moi... 

Philippe  se  remit  et  balbutia  : 

—  J'ai  eu  tort,  je  le  reconnais,  madame,  et  je  vous  prie  de  m'excuser; 
depuis  longtemps,  je  cherchais  le  comte  sans  pouvoir  le  rencontrer...,  je  n'ai 
pu  maîtriser  ma  colère  en  le  voyant,  j'en  suis  désespéré...  Je  vous  reverrai 
demain,  madame...  et  je  me  retire,  ne  voulant  pas  troubler  votre  fête... 

La  vicomtesse  cherchait  où  était  le  comte;  si  le  jeune  homme  se  retirait, 
elle  voulait  retenir  Antony  et  sa  nièce. 

Antony  était  rentré  dans  le  salon  où  l'on  dansait  ;  la  scène  y  était  ignorée, 
à  part  le  petit  groupe  de  dames  qui  entourait  M"*  de  Sirvan  et  dans  lequel  se 
trouvait  M"*  Rachel.  Antony  était  venu  rassurer  sa  nièce,  lui  disant  qu*on 
s'était  mépris  :  il  n'y  avait  eu  qu'une  légère  discussion,  et  tout  le  monde  l'ayant 
cru,  on  était  rassuré. 

Puis  le  comte  avait  été  se  placer  à  Textrémité  du  salon;  accoudé  sur  la 
cheminée,  il  avait  vu  passer  Philippe  accompagné  de  deux  de  ses  amis,  il 
avait  feint  de  ne  le  pas  voir.  Celui-ci,  au  contraire,  en  passant  à  quelques 
pas  de  lui,  l'avait  regardé  des  pieds  à  la  tête,  dédaigneux  et  provocant  ;  il 
était  frémissant  de  colère,  et  Antony  avait  pu  entendre  son  ami  de  Groissy 
lui  dire  : 

—  Je  t'en  supplie,  Philippe,  conduis-toi  en  homme  du  monde,  ne  continue 
pas  cela...  calme-toi. 

—  Vous  ne  comprenez  pas  l'infamie  de  cet  homme. . .  ' 

—  Mais  veux-tu  te  taire  et  venir? 

Et  ils  l'entraînaient,  mais  pas  assez  vite  pour  que  le  jeune  homme  ne  pût 
encore  se  retourner  et  dire  à  haute  voix... 

—  Ce  bâtard  de  Gesvres,  je  le  tuerai  comme  un  chien. 
Antony  avait  grincé  des  dents  en  disant  : 

—  Bâtard...,  il  ne  l'est  même  pas,  lui  I 

La  vicomtesse  de  Sirvan  revenait  vers  lui,  l'assurant  de  ses  regrets  qu'une 
scène  semblable  se  fût  passée,  elle  croyait  ce  jeune  homme  bien  élevé,  elle 
était  très  liée  avec  la  mère. 

A  ces  mots  Antony  eut  un  singulier  sourire,  et  il  lui  dit  : 

—  Eh  bien  !  ma  chère  vicomtesse,  faites-moi  donc  la  grâce  de  lui  raconter 
ce  qui  vient  de  se  passer. 

—  Mais  vous  l'excusez,  n'est-ce  pas  ?...  c'est  presque  un  enfant...  et... 

—  Oui...  oui... 

—  J'irai  lui  raconter  cela  demain,  dit  la  vicomtesse  rassurée. 
Quelques  minutes  après,  Antony  se  retirait  emmenant  M"«  Rachel. 

La  jeune  fille  était  nerveuse  ;  le  comte,  assis  auprès  d'elle  dans  la  voiture, 
attribuait  son  état  à  l'inquiétude  qu'elle  avait  éprouvée  en  apprenant  que  son 
oncle  avait  eu  une  querelle;  il  n'osait  Finterroger,  redoutant  d'être  embarrassé 


LE  FILS  D'ANTONY.  275 


pour  répondre  à  ses  questions,  car  il  était  bien  décidé  à  ne  rien  dire  de  ce 
qui  s'était  passé;  il  était  résolu  à  placer  comme  première  condition  à  imposer 
aux  témoins  qu'on  ne  manquerait  pas  de  lui  envoyer,  la  discrétion  la  plus 
absolue. 

Cependant,  il  essaya  par  quelques  mots  de  rassurer  la  jeune  fille,  traitant 
de  discussion  légère,  survenue  sur  un  coup  de  carte,  ce  qu'on  avait  qualifié  de 
querelle.  Il  vit  aussitôt  qu'il  se  trompait;  M'"'  Rachel  igno:^ait  absolument  ce 
qui  s'était  passé;  elle  avait  cru  ce  qu'on  lui  avait  dit,  et  elle  n'avait  aucune 
inquiétude  :  un  coup  contesté  avait  amené  des  explications  qui  avaient  ter- 
miné le  différend. 

Antony  fut  très  heureux  de  cette  constatation  ;  sa  nièce  ne  savait  rien  et  ne 
saurait  rien  :  il  veillerait  à  ce  que  personne  ne  vînt  près  d'elle  pendant  les 
quelques  jours  que  cette  désagréable  affaire  resterait  en  suspens.  Chez  lui 
cela  était  la  chose  la  plus  facile  du  monde,  et  allant  au-devant  des  soupçons 
qui  pourraient  naître  ou  des  indiscrétions,  il  affecta  d'être  le  plus  gai  du 
monde  et  de  s'être  très  diverti. 

—  Mais,  ma  chère  belle,  c'est  pour  toi  que  je  suis  allé  à  ce  bal,  j'en  reviens 
fort  satisfait  pour  ma  part;  je  m'y  suis  très  diverti  —  et  toi,  tu  semblés  toute 
triste. 

—  Mon  oncle,  tu  te  trompes,  je  me  suis  bien  amusée...  Peut-être  y  avait-il 
beaucoup  de  monde;  cette  cohue,  cette  chaleur  m'ont  un  peu  indisposée,  c'est 
lé  seul  motif  de  mon  abattement. 

—  Tu  as  la  migraine. 

—  Oui,  c'estcela,fît  vivement  la  jeune  fille...  c'est  cela...  Oh!  une  migraine 
atroce. 

—  Que  ne  Tas-tu  dit  plus  tôt,  nous  serions  partis  depuis  longtemps,  et  tu  te 
reposerais.  Oh  !  je  sais  ce  que  ce  mal  est  douloureux,  ce  qu'il  est  pénible  de 
rester  ayant  mal  à  la  tête  dans  un  lieu  bruyant...  C'est  pour  cela,  ma  pauvre 
belle,  que  tu  n'as  pas  dansé  —  car,  je  l'ai  remarqué,  tu  n'as  pas  dansé. 

—  J'ai  valsé,  mon  oncle,  la  première  valse  avec  M.  d'Hervey. 
Antony  tressaillit  en  disant  : 

—  Avec  Philippe  d'Hervey...  je  ne  t'ai  pas  vue...  tu  connais  ce  jeune 
homme. 

—  J'ai  dansé  plusieurs  fois  avec  lui  déjà... 

—  Où  donc  cela?... 

—  Chez  Misrah-Bey,  chez  le  comte  Santa-Fera...  et  au  ministère  des  affai- 
res étrangères... 

—  Ah  !...  je  ne  t'avais  pas  vue  danser... 

Et  Antony  s'efforçait  de  dissimuler  l'émotion  qu'il  ressentait.  Rachel  avait 
valsé  avec  Philippe  ?  était-ce  après  sa  querelle  ?  et  celui-ci  avait-il  parlé  de 
leur  querellé,  était-ce  par  discrétion  que  Rachel  paraissait  ignorer  ce  qui 
venait  de  se  passer?  Il  se  remit  vite,  pensant  qu'il  était  impossible  que  sa  nièce 


270  LE  FILS  D'ANTONY. 


ait  pu  parler  au  baron  après  la  querelle,  puisqu'il  était  parti  presque  aussitôt. 
11  dit  légèrement  : 

—  Je  ne  croyais  pas  que  tu  avais  dansé,  c'est  pendant  que  je  jouais? 

—  Oui,  presque  en  arrivant...  ^ 

Ce  détail,  prouvant  à  Antony  que  Philippe  ignorait  que  la  jeune  fille  fût  sa 
nièce,  l'affermit  dans  son  idée  de  bien  lui  cacher  la  désagréable  affaire.  Dans 
l'état  d'exaspération  où  était  le  jeune  homme  et  avec  son  caractère  emporté, 
le  peu  de  réserve  qu'il  avait  en  affaire  délicate,  il  serait  capable,  connaissant 
la  parenté  de  Rachel  et  du  comte,  de  reporter  sa  colère  sur  la  jeune  fille. 
Antony  se  blottit  dans  le  coin  du  coupé,  réfléchissant  à  ce  qui  venait  de  se 
passer  et  en  envisageant  les  suites. 

Si  le  comte  de  Sancy  avait  pu  lire  dans  le  cœur  ardent,  mais  chaste,  de  la 
jeune  fille  il  aurait  compris  tout  de  suite  la  cause  de  son  malaise.  M""'  Rachel 
était  humiliée,  elle  n'était  venue  au  bal  que  dans  l'espoir  de  se  trouver  souvent 
avec  Philippe.  En  entrant  dans  le  salon  elle  était  au  bras  de  M"™'  de  Sirvan  ; 
son  oncle  venait  de  la  quitter  lorsque  le  jeune  homme  était  venu  l'inviter 
pour  une  valse  déjà  commencée:  elle  avait  acc3pté;  le  jeune  baron,  lui  disant 
que  la  valse  avait  été  trop  courte,  l'avait  galamment  priée  de  l'inscrire  sur  un 
petit  carnet  pour  les  deux  valses.  M"^  Rachel  n'aimait  que  valser  ~  et  en 
minaudant  avait  accepté  l'engagement. 

On  avait  dansé,  puis  poîké.  Aux  premiers  accords  de  la  valse,  elle  avait  du 
regard  cherché  son  cavalier,  et  ne  l'avait  pas  vu  venir.  On  était  venu  vingt 
fois  l'inviter;  elle  avait  refusé,  disant  qu'elle  avait  promis.  Et  le  jeune  baron 
n'avait  pas  paru.  Elle  était  femme,  et  se  promettait  bien,  lorsque  le  jeune 
homme  paraîtrait,  de  lui  reprocher  son  oubli.  C'est  alors  qu'on  était  venu 
parler  de  discussion  dans  la  salle  de  jeu  entre  le  baron  d'Hervey  et  un 
inconnu  ;  elle  avait  excusé  le  jeune  homme  :  c'était  à  cause  de  cela  qu'il  n'était 
pas  venu;  il  allait  paraître,  et,  tout  honteux,  s'excuser;  elle  l'attendait  et  com- 
posait ses  mines,  ses  phrases;  il  ne  pouvait  tarder,  car  on  venait  de  dire  que 
la  discussion  était  sans  importance.  Philippe  ne  paraissait  pas...  Elle  avait 
attendu,  Philippe  n'avait  pas  paru,  et,  très  profondément  blessée,  refusant  à 
tout  le  monde,  elle  avait  été  heureuse  lorsque  son  oncle  était  venu  la  cher- 
cher pour  partir;  elle  ne  savait  ce  qu'elle  aurait  dit  si  Philippe  s'était 
présenté,  après  lui  avoir  fait  l'affront  de  l'inviter  et  de  ne  pas  paraître. 

C'est  là  qu'était  la  cause  de  la  mauvaise  humeur  de  la  jeune  fille,  et  cela 
n'était  pas  possible  à  raconter  au  comte  de  Sancy;  elle  n'avait  d'autre  explica- 
tion à  donner  qu'une  migraine.  Cela  lui  permettait  de  se  taire.  Elle  était  bien 
en  colère,  la  belle  enfant;  elle  était  bien  humiliée,  elle  parlait  de  se  venger, 
et  au  fond  de  tout  cela  elle  souffrait  cruellement.  Elle  avait  envie  de  pleurer  et 
elle  avait  hâte  d*être  seule  dans  f=a  chambre  pour  laisser  ses  larmes  couler. 

N'était-ce  pas  affreux  aussi?  Ce  jeune  homme,  qui  disait  l'aimer,  qui  le 
premier  lui  avait  glissé  ce  mot  brûlant  dans  les  boucles  de  ses  cheveux  en  les 
tourbillons  d'une  valse.  Ce  mot  l'avait  brûlée;  seule,  elle  répétait,  elle  disait  : 


LE  FILS  D'ANTONY.  277 


Il  m'aime,  il  m'aime...  Cet  amour  était  pur  et  chaste,  elle  ne  rougissait  pas  do 
se  l'avouer,  car  la  vicomtesse,  sa  confidente,  y  mêlait  le  mot  de  .nariage. 

Tout  cela  n'était  que  projet,  elle  avait  deviné  que  Philippe  ne  cherchait 
qu'une  occasion  de  se  déclarer;  et  "la  démarche  de  la  vicomtesse,  qui  avait 
tant  insisté  pour  décider  son  oncle  à  venir  à  ce  bal,  sa  visite  particulière  a 
elle,  la  singulière  façon  dont  elle  lui  avait  dit  : 

—  Surtout,  ma  chère  enfant,  ne  manquez  pas.  Il  faut  absolument  que  vous 
décidiez  monsieur  le  comte. 

Elle  lui  avait  dit  encore  : 

—  Je  compte  sur  vous...  vous  serez  la  reine  du  bal.  Vous  êtes  si  belle,  si 
charmante.  La  baronne  d'Hervey  me  parlait  de  vous  encore  hier,  elle  vous 
trouve  adorable. 

-  La  baronne  d'Hervey?  avait  répété  Rachel  en  rougissant. 

—  Mais  oui,  la  baronne,  la  mère  de  M.  Philippe  d'Hervey...  écoutez,  je  vais 
vous  faire  une  confidence.  M™«  d'Hervey  ne  va  guère  dans  le  monde  mainte- 
nant; c'est  son  fils  qui  a  exigé  qu'elle  vînt  au  bal  du  ministère.  J'avais  dit  la 
veille  que  vous  deviez  venir  à  ce  bal,  et  c'est  le  jeune  baron  qui  voulait  que  sa 
mère  vous  vît...  Depuis  ce  jour,  elle  est  ravie,  elle  parle  sans  cesse  de  vous. 

Rachel  n'avait  rien  trouvé  à  dire,  elle  avait  souri  plus  fort  ;  mais,  aussitôt, 
elle  avait  pensé  que  puisque  son  oncle,  qui  ne  voulait  jamais  la  mener  en 
soirée,  consentait  si  facilement  à  se  rendre  à  celle-là,  c'est  que  la  vicomtesse 
s'était  entendue  avec  lui,  c'est  que  la  vicomtesse  s'était  également  entendue 
avec  M""'  d'Hervey;  enfin,  c'est  que  ce  jour-là  M.  Philippe  lui  parlerait  de 
graves  choses...  et  elle  avait  soigné  sa  toilette,  il  fallait  voir  ça  ! 

-Gomme  le  cœur  lui  battait  en  se  rendant  à  ce  bal  !  à  peine  entrée,  M""'  de 
Sirvan  avait  dit  au  comte  : 

Monsieur  le  comte,  confiez-la-moi... 

Et  celui-ci  avait  aussitôt  cédé;  ça  devait  être  convenu;  elle  n'avait  pas  fait 
le  tour  du  salon,  que  Philippe,  l'œil  brillant,  l'air  animé  comme  elle  ne  l'avait 
jamais  vu,  paraissait  et  l'invitait.  —  Ça,  c'était  visible,  c'était  entendu.  —  Elle 
n'en  doutait  pas...  Il  valsait,  et  elle  sentait  qu'il  tremblait...  Puis  il  l'invitait 
pour  toutes  les  valses...  Elle  vivait  son  rêve...  Et  puis  il  disparaissait  tout  à 
coup.  Oh  !  cela  était  affreux  I 

Elle  avait  quitté  le  bal,  résolue  à  ne  plus  pensera  un  homme  aussi  grossier; 
elle  s'était  dit  qu'au  fond  elle  ne  pensait  pas  plus  à  lui  qu'à  un  autre.  Si  elle 
s'était  occupée  du  baron  d'Hervey,  c'est  parce  que  M"'"  de  Sirvan  lui  avait 
souvent  parlé  de  lui,  elle  n'aur^iit  pas  de  peine  à  remplacer  dans  ses  pensées 
un  monsieur  f^xii  se  conduisait  aussi  singulièrement.  —  Elle  s'était  dit  tout 
cela;  mais  si  .j.  pauvre  enfant  avait  pu  juger  l'état  de  son  cœur,  elle  aurait 
constaté  que  toutes  ses  résolutions  n'étaient  que  mensonges.  Pour  aimer  en 
secret  elle  n'aimait  pas  moins  et  elle  aimait.  -  La  preuve,  c'est  qu'.n  arrivant 
chez  elle—  à  cause  de  sa  mit'raine  elle  avait  hàlivemeat  soubaite  la  bonne 


278  LE  FILS  D'ANTONY. 


nuit  à  son  oncle,  et  rentrée  dans  sa  chambre,  elle  avait  pleuré  toutes  les  larmes 
de  son  cœur. 

Antony,  seul  chez  lui,  résumait  froidement  la  situation  :  il  n'y  avait  pas  de 
doute,  le  jeune  baron  d'Hervey  avait  appris  la  terrible  aventure  qui  remontait 
à  vingt-cinq  ans.  On  lui  avait  raconté  la  légende  qui  avait  couru  le  monde  à 
cette  époque.  Un  homme  avait  voulu  posséder  sa  mère;  femme  honnête,  épouse 
respectée,  cet  homme,  ne  pouvant  la  violenter,  ne  pouvant  satisfaire  sa  bestiale 
passion,  avait  tenté  de  l'assassiner. 

La  justice  ne  l'avait  pas  frappé,  et  il  était  coupable  de  deux  attentats. 
L'époux,  appelé  par  son  service  hors  de  France,  n'avait  pu  venger  l'outrage. 
Il  était  mort.  Le  fils  reprenait  la  cause.  Homme,  il  venait  demander  réparation 
de  l'outrage  subi  par  sa  mère  sans  défense.  Que  devait-il  faire?  Dire  la  vérité, 
c'eût  été  une  infamie,  et  cependant  accepter  un  duel,  c'était  épouvantable  : 
pouvait-il  se  battre  avec  son  fils  ? 

Cependant,  la  chose  ne  pouvait  en  rester  là,  l'injure  avait  été  publique,  il 
fallait  une  réparation. 

L'affection  ou  plutôt  la  sympathie  qu'il  avait  ressentie  la  première  fois  qu'il 
avait  vu  Philippe  était  sensiblement  atténuée  par  la  façon  grossière  avec 
laquelle  le  jeune  homme  lui  avait  cherché  querelle.  Seul  chez  lui,  à  cette 
heure,  il  se  demandait  si  la  voix  du  sang  parlerait  en  lui.  La  voix  était  muette. 
Il  n'éprouvait  qu'un  sentiment  :  la  haine;  et  si,  ce  qui  était  probable,  le  jeune 
homme  lui  envoyait  des  témoins,  il  était  résolu  à  se  battre.  La  sentimentalité 
n'existait  pas,  c'était  le  fils  d'Adèle  et  non  le  sien,  on  est  le  fils  de  qui  vous 
élève,  vous  dirige,  de  qui  vous  aime  et  vous  oblige  à  r'aim.er.  11  se  battrait. 
C'est  sur  cette  idée  qu'il  s'endormit. 

Philippe,  en  sortant  de  la  soirée  de  M""''  de  Sirvan,  était  allé  souper  avec 
les  deux  amis  qui  l'accompagnaient,  non  pour  faire  un  repas,  mais  pour  pouvoir 
causer  à  l'aise,  les  restaurants  de  nuit  étant  seuls  ouverts  à  cette  heure.  En 
montant  l'escalier  de  Brébant,  il  aperçut  le  duc  de  Gesvres,  celui  qu'on 
appelait  le  Petit-Jeune;  ils  se  saluèrent.  Seul  avec  ses  amis,  il  arrêta  ce  qu'il 
devait  faire.  De  Croissy  lui  conseillait  d'attendre  les  témoins  du  comte  de 
Sancy. 

—  Le  comte  de  Sancy  ne  m'enverra  pas  de  témoins  ;  depuis  huit  jours,  il  se 
sauve  lorsqu'il  me  voit.  Ceci  vous  donne  l'explication  de  ma  ridicule  conduite 
de  tout  à  l'heure. 

—  Pour  te  conseiller,  il  faut  savoir  les  motifs  qui  t'ont... 

—  Mon  cher  de  Croissy,  laisse-moi  dire  un  mot  d'abord.  La  raison  pour 
laquelle  je  veux  me  battre  avec  le  comte  de  Sancy  ne  sera  connue  de  personne. 
Nous  nous  haïssons  mutuellement,  je  l'ai  insulté,  voilà  tout  ce  que  l'on  doit 
savoir. ..Yeux-tu,  dans  ces  conditions,  me  servir  de  témoin? 

—  Je  ferai  ce  que  tu  voudras... 

—  Je  désire  prendre  pour  second  témoin  le  duc  de  Gesvres. 

—  Tu  aurais  tort,  tout  le  monde  sait  qu'ils  ne  peuvent  se  voir... 


LE  FILS  D'ANTONY.  270 


—  Le  monde  m'importe  peu,  je  ne  me  bats  pas  pour  le  monde,  mais  pour 
moi,  le  duc  méprise  le  comte,  c'est  justement  pour  cela  que  je  le  choisis,  je  ne 
veux  pas  prendre  pour  témoins  des  amis  de  ce  monsieur... 

—  Je  te  répète  ce  que  je  t'ai  dit,  je  déplore  ce  qui  arrive,  mais  je  ferai  ce 
que  tu  voudras,  il  n'y  a  pas  à  revenir  sur  ce  qui  est  fait;  je  te  donne  tort, 
mais  je  ne  comprendrais  pas  que  tu  fisses  des  excuses,  or,  je  m'abandonne. 
Un  véritable  ami,  en  pareil  cas,  n'a  qu'à  agir,  ce  que  je  ferai.  Tu  veux  le 
duel? 

—  Oui...  Oh!  je  sais  ce  que  tu  vas  me  dire  :  C'est  un  extravagant  qui  va 
exagérer  la  réparation,  qui  ira  plus  loin  que  tune  le  voudrais...  C'est  justement 
la  raison  de  mon  choix.  Toi,  je  te  connais,  tu  seras  calme,  sévère;  lui,  sera 
cruel,  extravagant...  Vous  vous  entendrez  parfaitement.  Il  faut  dans  le  choix 
des  témoins,  un  batailleur,  un  raisonneur.  C'est  donc  parfait,  je  compte  sur  toi 
pour  prendre  toutes  les  précautions,  je  compte  sur  lui  pour  faire  de  la  rencontre 
un  duel  sérieux... 

—  Qu'entends-tu  par  sérieux?... 

—  Très  sincèrement,  de  Croissy,  je  veux  me  battre  à  mort,  je  veux  que 
l'un  de  nous  reste  sur  le  terrain... 

~  Pour  une  querelle  banale... 

—  Voyons,  je  t'ai  dit,  tout  à  l'heure,  qu'il  y  avait  dans  cette  affaire  une 
chose  grave...  qui  devait  rester  un  mystère...  * 

De  Croissy  réfléchit  quelques  minutes;  puis,  gravement,  il  dit  à  son 
ami  : 

—  Philippe,  nous  sommes  de  vieux  amis,  des  amis  de  collège;  tu  sais  que 
je  te  suis  tout  dévoué  ;  tout  à  l'heure  je  te  disais  encore  :  je  ferai  ce  que  tu 
voudras,  et  cela  parce  qu'étant  véritablement  ton  ami,  je  t'accompagnerai 
sur  le  terrain  avec  la  volonté  d'éviter  une  catastrophe,  d'un  côté  comme  de 
l'autre...  Un  duel  à  mort,  pour  une  raison  inconnue  :  j'ai  le  regret  de  te  dire 
que  je  refuse. 

Philippe  le  regarda  quelques  secondes,  et,  lui  prenant  les  mains  : 

—  Écoute;  je  choisis  le  due  de  Gesvres  parce  qu'il  sait  le  motif  qui  me  fâît 
agir.  Je  n'ai  pas  de  raison  de  te  cacher  à  toi  une  histoire  de  famille,  que  tu  as 
le  devoir  de  garder  secrète...  Le  duc  est  ici,  nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure; 
fais-le  demander  par  le  garçon,  va  lui  raconter  ce  que  je  viens  de  décider; 
demande-lui  d'être  mon  second  témoin;  répète-lui  mes  conditions,  tu  verras 
s'il  m'approuve... 

—  Le  duc,  je  le  sais,  acceptera  avec  le  plus  grand  plaisir. ..  et,  s'il  le  pouvait, 
il  s'arrangerait  à  vous  faire  tuer  tous  les  deux...,  et  son  approbation  ne  m'en- 
traînera pas. 

—  Eh  bien  !  de  Croissy,  tu  diras  au  duc  de  Gesvres  de  te  raconter  la  cause 
de  ce  duel,  et  je  m'en  rapporte  à  ton  honneur.  Si  tu  juges  que  la  chose  exige  la 
mort  d'un  de  nous...,  m'abandonneras-tu?... 

—  Exige  la  mort  d'un  de  vous... 


280  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Oui. . .  Enfin  te  ferais-tu  tuer,  ou  tuerais-tu  celui  qui  aurait  outragé  ta 
mère  ? 

—  Que  me  dis-tu  là?... 

—  Et  si  tu  venais  me  demander  de  te  servir  en  semblable  afTaire,  crois-tu 
que  je  te  refuserais  ?.. . 

De  Groissy,  étonné,  regardait  son  ami,  cherchant  vainement  à  s'expliquer 
co  que  voulait  dire  Philippe. 

—  Allons,  Groissy,  va  trouver  le  duc,  qu'il  te  raconte  cette  histoire;  moi, 
je  n'en  aurais  pas  le  courage...  va,  je  t'attends... 

De  Groissy  sortit  du  petit  salon,  appela  le  garçon  et  fit  demander  le  duc  de 
Gcsvres,  pendant  que  Philippe  allait  se  placer  à  la  fenêtre,  où  l'ami  qui 
les  accompagnait  s'était  discrètement  accoudé  pour  les  laisser  causer  à  leur 
aise. 

Quelques  minutes  après,  de  Groissy  rentrait,  il  était  très  pâle. 

—  Eh  bien  !  demanda  vivement  Philippe. 

De  Groissy  lui  serra  la  main  et,  la  lui  serrant  affectueusement,  il  dit  : 

—  Tu  peux  compter  sur  moi...  c'est  à  mort  que  vous  vous  battrez  et  il  faut 
que  tu  tues  cet  homme. 

—  Je  savais  bien  que  tu  me  comprendrais.  —  Et  le  duc? 

—  Il  accepte,  il  voulait  venir  te  voir  tout  de  suite,  mais  je  l'ai  supplié  de 
n'en  rien  faire  ;  il  est  avec  deux  dames. 

—  Nous  te  verrons  demain. 

—  Oui,  et  pour  que  rien  ne  puisse  transpirer  chez  toi,  nous  devons  aller 
chez  lui  à  six  heures. 

—  Parfait...  eh  bien!  mes  amis,  ne  parlons  plus  de  ça  et  soupons. 
Et  il  sonna  le  garçon. 


CHAPITRE  XII 


DES  HISTOIRES  DE  FEMMES 


Après  souper,  de  Groissy  accompagna  jusque  chez  lui  son  ami  d'Hervey,ils 
arrêtèrent  longuement  ce  qui  devait  être  fait  le  lendemain  matin.  Phihppe, 
plus  calme,  plus  raisonnable,  écoutait  les  conseils  de  son  ami,  et  s'en  rappor- 
tait entièrement  à  lui  pour  donner  à  l'affaire  la  marche  qu'il  convenait.  Ils  se 
serrèrent  la  main  à  la  porte  de  l'hôtel  du  faubourg  Saint-Honoré,  et  de 
Groissy,  près  de  quitter  son  ami,  lui  dit  : 

•—  Gontrairement  à  ce  que  tu  penses,  j'espère  rencontrer  un  homme  loyal 


LE    FILS    D'ANTONY 


Le  comte  d'Eponnes,  capitaine  de  vaisseau, et  sou  ami  la  capitaine  d^nfanterieCasenac 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  283 


qui,  dès  les  premiers  mots,  comprendra  ce  que  je  veux  lui  dire,  qui  se  prêtera 
à  ce  que  nous  voulons... 

—  Je  l'espère,  mais  j'en  doute...  je  t'attends  demain  dans  la  matinée... 

—  En  sortant  de  chez  lui,  je  viendrai  chez  toi. 

—  C'est  cela,  nous  irons  déjeuner  ensemble,  je  veux  éviter  de  me  trouver 
avec  ma  mère  tant  que  ça  ne  sera  pas  fini. 

—  Tu  as  raison.  —  C'est  l'affaire  de  deux  jours. 

—  Tu  vas  chez  lui  avec  M.  de  Gesvres? 

—  Non,  j'ai  Ja  carte  de  de  Gesvres,  mais  demain  je  ne  fais  qu'une  démar- 
che officieuse. 

—  Enfin,  nous  avons  tout  entendu.  Je  m'en  rapporte  à  toi  ;  à  demain. 
Ils  se  quittèrent. 

Le  lendemain  matin,  Antony  s'était  levé  de  bonne  heure.  Sachant  que  la 
querelle  de  la  veille  aurait  des  suites  graves,  il  mettait  ordre  à  ses  aff*aires.  La 
nuit  l'avait  affermi  dans  l'idée  d'accepter  le  combat.  11  céderait  sur  tout,  ne 
demandant  qu'une  chose,  qu'on  n'ébruitât  pas  l'affaire,  que  surtout  on  en 
cachât  soigneusement  la  cause.  Il  était  presque  un  père  de  famille,  et  cette 
histoire  de  jeunesse,  dont  il  pouvait  être  fier,  lui  qui  savait  seul  la  vérité, 
étant  très  compromettante,  comme  elle  l'était,  ne  devait  pas  être  connue. 
C'était  la  réputation  d'une  femme  compromise,  tout  un  passé  désagréable 
pour  lui,  infamant  par  la  légende,  remis  au  jour  après  vingt-cinq  ans.  Au 
reste,  le  fils  devait  plus  que  lui  désirer  que  le  nom  de  sa  mère-ne  fût  pas  mêli 
à  cette  affaire. 

Vers  dix  heures,  son  valet  de  chambre  vint  lui  apporter  deux  cartes.  Il  lut 
les  noms.  Envoyant  celui  du  duc  de  Gesvres,  il  eut  un  mouvement  de  colère 
et  dit  : 

—  Que  veut-on?... 

—  C'est  M.  de  Croissy  qui  désire  parler  à  monsieur.  Il  a  ajouté  que  mon- 
sieur le  comte  devait  attendre  ces  messieurs. 

Antony  ne  voulait  pas  recevoir  chez  lui  le  duc  de  Gesvres.  Il  dit  aussitôt  : 
~  Tu  vas  dire  qu'effectivement  je  comptais  sur  leur  visite  ce  matin.  Je  leur 
enverrai  l'adresse  de  mes  amis  avant  midi. 

Louis,  assez  étonné,  sortit  pour  revenir  aussitôt. 

—  M.  de  Croissy  insiste  et  prie  monsieur  de  vouloir  le  recevoir. 

—  M.  de  Croissy,  seul... 

—  Mais  il  est  seul,  monsieur... 

—  Ah  !  très  bien,  fais-le  entrer  dans  mon  cabinet. 

Antony  respira  bruyamment.  Il  se  rendit  au  devant  du  jeune  homme.  Après 
s'être  courtoisement  salués,  Antony,  ayant  offert  un  siège  au  jeune  homme,  lui 
dit  : 

—  Monsieur,  je  vous  écoute... 

—  Monsieur  le  comte,  vous  savez  ce  qui  m'amène,  vous  m'avez  fait  dire 
que  vous  nous  enverriez  avant  midi  l'adresse  de  vos  témoins.  Tout  pourrait  se 


28 'i  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


borner  lu.  Je  serai  le  témoin  de  M  le  baron  dUervey.  Tantôt,  à  cette  heure, 
je  ne  suis  que  son  ami,  et  c'est  à  ce  titre  que  j'ai  insisté  pour  être  reçu  près  de 
vous. 

Antony  écoulait,  les  sourcils  froncés,  se  demandant  oùle  jeune  liomme 
voulait  en  venir.  Est-ce  qu'il  avait  chargé  son  ami  d'arranger  l'affaire  et 
venait-il  proposer  des  excuses  d'amis?  Certes,  il  n'acceptait  une  affaire  avec 
le  fils  d'Adèle  qu'à  contre-cœur...  il  aurait  fait  le  possible  pour  l'éviter,  mais 
il  aurait  été  désespéré  de  trouver  un  lâche,  là  où  il  ne  voulait  voir  qu'un 
exalté,  mais  un  brave.  Celui  qu'il  croyait  être  son  sang,  lâche  I  Oh  !  quel  châ- 
timent I 

Il  fut  heureux  et  son  visage  se  rasséréna  dès  les  premières  phrases.  Il  avait 
dit  : 

—  Expliquez-vous,  monsieur. 
Et  de  Groissy  répondit  : 

—  Mon  ami,  en  me  choisissant  pour  témoin,  m'a  donné  la  raison  de  sa  con- 
duite d'hier,  que  vous  seul  pouviez  comprendre;  la  cause  de  cette  afïàire  est 
une  triste  histoire  de  famille...  C'est  cela,  n'est-ce  pas,  monsieur?  Je  n'ai  pas 
besoin  de  m'étendre  davantage. 

Antony  avait  senti  le  rouge  lui  piquer  la  peau.  Il  répondit  : 

—  Oui,  monsieur. 

—  Je  dois  vous  dire  que  M.  le  baron  d'Hervey  n'a  appris  cela  qu'il  y  a  dix 
jours.  Son  père,-  mort  sans  pouvoir  vous  rejoindre,  avait  laissé  à  son  fils  la 
mission  qu'il  vient  remplir  aujourd'hui. 

— -  Ah  !  très  bien...  Voici  qui  déchire  un  voile.  M.  le  général  d'Hervey  avait 
laissé  à  son  fils  — je  puis  parler  franchement  avec  vous  —  le  soin  de  venger 
l'outrage  dont  je  m'étais  rendu  coupable  vis-à-vis  de  sa  mère. 

—  Oui  !  monsieur. 

—  Cela  est  fort  simple.  J'accepte  la  provocation  de  M.  le  baron  d'Hervey, 
deux  amis  que  je  vous  désignerai  s'entendront  avec  vous.  Je  suis  à  sa  disposi- 
tion. 

—  Je  savais,  monsieur,  que  vous  agiriez  ainsi.  Mais,  je  vous  le  répète,  ce 
n'est  pas  le  témoin  de  M.  d'Hervey  qui  vous  parle,  c'est  son  ami,  l'ami  de  sa 
famille. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Monsieur,  c'est  une  histoire  vieille  de  vingt-cinq  ans,  qui,  si  elle  est 
connue,  va  plonger  dans  la  douleur  toute  une  famille. 

—  C'est  vrai.  Mais  j'accepte  la  provocation  dans  les  conditions  où  elle 
s'est  produite,  une  querelle  de  jeu. 

—  M.  d'PIervey  veut  un  duel  sérieux... 

—  C'est  ce  que  j'exige  également,  un  duel  mortel. 

—  Fort  bien,  monsieur.  Or,  le  monde  n'acceptera  pas  la  discussion  banale 
d'hier  comme  motif  d'une  pareille  rencontre...  M.  d'Hervey  a  refusé  de  jouer 
avec  vous  sans  me  dire  la  raison... 


* 

•^ 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  ?p,5 


—  Et  que  vous  voulez-vous  faire,  monsieur? 

—  Je  viens  vous  demander,  monsieur,  si  vous  ne  voudriez  pas,  par  une 
comédie,  donner  un  autre  motif  à  l'affaire. 

—  Si  ce  que  vous  pensez  faire  ne  peut  nous  rendre  ridicules,  si  nous 
n'avons  pas  besoin  de  recourir  à  des  grossièretés,  à  des  voies  de  fait,  j'y 
consens  volontiers. 

—  J'étais  convaincu  en  venant  ici,  monsieur,  que  je  trouverais  en  vous  un 
galant  homme  et  n'aurais  pas  sans  cela  consenti  à  pareille  chose. 

—  Que  pourrions-nous  faire?  Conseillez-moi. 

—  M'"'  Alice  ? 

—  Martingale...  Oh  !  cela  serait  peu  sérieux... 

—  Peu  sérieux  pour  vous,  mais  pour  Philippe,  qui  est  jeune... 

—  On  ne  se  bat  pas  pour  Martingale. 

--  Gela  dépend.  Après  la  provocation  de  cette  nuit,  une  nouvelle  aventure 
survenant  rendrait  la  querelle  plus  aiguë. 

—  Gomment  s'y  prendre?  Vous  pouvez  juger  plus  sainement  que  moi. 

—  Voici  ce  que  je  vous  proposerais...  Philippe  y  consent.  Vous  vous  ren- 
driez chez  Martingale  ce  soir  et  dîneriez  avec  elle;  Philippe  se  présenterait, 
insisterait  pour  être  reçu,  et  vous  le  feriez  mettre  à  la  porte. 

—  Le  rôle  de  M.  Philippe  est  peu  agréable. 

—  Il  l'accepte...  tout,  plutôt  que  le  nom  de  sa  mère  soit  prononcé... 
Antony  réfléchit  quelques  instants  :  il  trouvait  la  comédie  qu'on  lui  proposait 

de  jouer  bien  légère,  mais  il  savait  gré  à  Philippe  du  sentiment  qui  le  dirigeait 
et  qui  lui  faisait  accepter  un  rôle  où  les  rieurs  ne  seraient  de  son  côté,  qu(^ 
s'il  châtiait,  le  lendemain,  son  rival.  Puis  Antony  avait  hâte  d'en  finir,  il 
répondit  : 

—  J'accepte,  monsieur;  ce  soir,  je  dînerai  chez  Martingale. 

Il  fallait  tout  prévoir.  Les  gens  qui  avaient  assisté  la  veille  à  la  singulière 
provocation  de  Philippe  devaient  déjà  s'y  intéresser  et  se  renseigner  sur  ce 
qui  en  était  advenu.  A  ceux-là  on  répondrait  que  des  amis  communs  étaient 
intervenus  pour  éviter  que  cette  affaire  eût  des  suites,  et,  tout  naturellement, 
l'incident  que  l'on  avait  préparé  pour  le  soir  corsait  l'affaire  et  rendait  une 
rencontre  inévitable;  ainsi  la  journée  perdue  se  trouvait  justifiée. 

De  Groissy  quitta  le  comte  en  lui  disant  qu'il  ne  le  reverrait  que  le  lendemain 
matin.  Antony  pria  le  jeune  homme  de  venir  seul,  il  lui  dirait  le  lieu  de  rendez- 
vous  fixé  par  ses  témoins.  Les  deux  hommes  se  serrèrent  la  main,  et  de  Groissy 
partit. 

Seul,  Antony  termina  vivement  les  lettres  qu'il  était  en  train  d'écrire  lors- 
qu'on l'avait  dérangé.  Pour  rassurer  sa  nièce,  il  lui  fit  dire  qu'il  déjeunerait 
avec  elle  à  l'hôtel.  Mais  M"«  Rachel  fit  répondre  qu'elle  garderait  le  lit;  sa 
migraine  ne  l'avait  pas  quittée.  La  vérité  est  que  la  pauvre  petite  avait  passé 
une  très  mauvaise  nuit,  que  depuis  le  matin  elle  pleurait,  qu'à  chaque  minute 
elle  espérait  recevoir  la  visite  de  M'"*  de  Sirvan,  qui  viendrait  justifier  l'inqua- 


286  LE  FILS  D'ANTONY. 


lifiable  conduite  de  son  protégé.  Elle  avait  les  yeux  trop  rouges,  le  cœur  trop 
gros,  pour  se  trouver  avec  son  oncle,  qui  ne  cesserait  de  lui  parler  du  bal,  et 
augmenterait  ainsi  ses  douleurs.  •  > 

Elle  était  étonnée,  la  pauvre  belle,  de  ce  qu'elle  éprouvait  ;  ce  jeune  homme, 
elle  ne  le  connaissait  pas,  c'est  à  peine  s'il  lui  avait  parlé,  et  il  lui  semblait  que 
s'il  avait  été  là  elle  l'aurait  accablé  de  reproches,  elle  croyait  avoir  des  droits. 
Que  voulait  dire  cela?  Elle  eût  été  bien  en  peine  pour  l'expliquer  ou  plutôt 
bien  gênée;  car,  elle  se  l'avouait,  elle  aimait,  et  elle  devait  aimer  bien  profon- 
dément, pour  souffrir  autant  de  cet  inexplicable  abandon  de  la  veille. 

Elle  se  disait  bien  que  cela  était  absurde,  et  qu'elle  devait  s'efforcer  d'ou- 
blier, mais  il  lui  était  plus  doux  de  pleurer  et  d'espérer. 

Antony,  assuré  que  sa  nièce  ne  se  doutait  de  rien,  tranquillisé  par  l'obli- 
gation dans  laquelle  la  mettait  son  indisposition  de  ne  pas  rendre  de  visite  et 
par  cela  de  ne  pouvoir  rien  apprendre  sur  le  scandale  de  la  veille,  se  hâta  de 
s'habiller  pour  aller  déjeuner  au  cabaret. 

Tout  était  décidé,  il  se  battait  le  surlendemain;  il  avait  devant  lui  un  adver- 
saire sérieux.  Il  n'y  avait  plus  à  chercher  si  cet  homme  était  fils  de  son  œuvre, 
Philippe  ne  connaissait  qu'un  père,  le  baron  d'Hervey.  Sa  mère  lui  avait  appris 
à  mépriser  celui  qu'elle  faisait  passer  pour  un  séducteur  odieux;  il  n'était, 
pour  ces  gens  qu'il  avait  aimés,  qu'un  objet  de  mépris.  Rien  ne  l'arrêtait  plus 
et  il  ne  retrouverait  devant  lui  que  le  fils,  le  représentant  de  son  rival,  le 
colonel  d'Hervey.  Eh,  mon  Dieu!  peut-être  c'était  seulement  Adèle  qui  dirigeait 
son  fils  ;  elle  l'avait  élevé  en  le  préparant  à  un  combat,  elle  était  sûre  de  lui, 
et  elle  le  chargeait  de  la  débarrasser  de  celui  dont  elle  avait  honte  depuis  la 
naissance  de  son  fils.  11  se  souvenait  qu'elle  l'avait  fui  quand  elle  était  devenue 
veuve;  c'est  de  ce  jour  que  datait  sa  haine.  Elle  voulait  qu'il  ne  vînt  pas  ren- 
verser la  légende  par  la  vérité.  Elle  avait  fini  par  croire  qu'elle  n'était  pas  coi» 
pable,  et  elle  poussait  le  cynisme  de  sa  haine  jusqu'à  vouloir  faire  tuerie  père 
par  le  fils.  Et  Antony  sentait  sa  rage  éteinte  se  rallumer,  il  allait  se  venger  du 
dédain  et  de  l'oubli,  c'est  lui  qui  tuerait  l'héritier  des  d'Hervey. 

Le  soir,  il  voulait  avoir  le  beau  rôle  dans  la  comédie  que  l'on  jouerait,  il 
voulait  racheter  sa  réserve  de  la  veille.  Le  jeune  homme  sortirait  de  chez  la 
courtisane  ridicule  comme  l'avait  été  celui  dont  il  portait  le  nom,  lorsqu'il 
avait  accepté  pour  lui  l'enfant  adultérin.  Ce  qui  augmentait  sa  haine  contre  ce 
jeune  homme,  c'était  le  choix  qu'il  avait  fait  du  duc  de  Gesvres  pour  lui  servir 
de  témoin;  l'intention  était  manifeste,  puisque  la  dernière  insolence  qu'il  avait 
bavée  la  veille,  c'était  :  Bâtard  du  duc  de  Gesvres. 

Et  ces  messieurs  ne  trouvaient  pas  cela  suffisant  pour  nécessiter  un  duel 
mortel,  ils  ^^oulaient  une  injure  plus  sérieuse  ;  ils  l'auraient  le  soir,  avec  cette 
différence  que  c'est  Philippe  qui  la  subirait. 

Antony  chercha  longuement  pour  trouver  qui  pourrait  lui  servir  de 
témoins;  il  ne  connaissait  presque  personne  à  Pans,  il  connaissait  peu  de  gens 


IvE  FILS  D'ANTONY.  287 


assez  intimement  pour  le  servir  dans  une  nfraire  qui  devait  î^voir  une  tcllf- 

gravité. 

Après  de  grands  efforts  de  mémoire,  il  se  souvint  d'un  capitaine  de  vaisseau 
avec  lequel  il  avait  longtemps  voyagé.  Choisissant  des  militaires,  il  n'avait 
plus  à  s'occuper  d'intimité.  Il  se  rendit  aussitôt  chez  le  comte  d'Éponnes,  capi- 
taine de  vaisseau  en  congé.  En  deux  mots,  il  expliqua  l'affaire.  Le  capitaine 
n'était  pas  un  bavard,  il  lui  tendit  la  main  en  disant  : 

—  Vous  pouvez  compter  sur  moi... 

—  Il  me  faudrait  un  second  et  je  ne  connais  personne  à  Paris. 

—  J'ai  un  ami. 

—  Il  acceptera  sur  votre  demande? 

—  Oui. 

—  Mais  il  faudrait  que  je  le  lui  demandasse  moi-même. 

—  Je  vous  l'amènerai  demain. 

—  Fort  bien,  demain  matin,  à  dix  heures  chez  moi. 

—  A  dix  heures. 

—  Et  son  nom? 

—  Gapitaifte  Gasenac,  un  lignard... 

—  Très  bien.  Capitaine,  déjeunez-vous  avec  moi?  Je  vous  parlerai  de  l'affaire 
d'une  façon  plus  étendue. 

—  Oui... 

—  Très  bien,  ma  voiture  est  en  bas,  nous  allons  partir.  Avez-vous  faim  ? 

—  Oui! 

Ef  le  capitaine  d'Eponnes  répondait"  d'une  voix  formidable  ses  paroles 
partaient  comme  des  coups  de  feu. 

—  Avez-vous  un  restaurant  préféré... 

—  Non. 

—  Voulez- vous  déjeuner  chez  Bignon? 

—  Oui. 

Ils  partirent.  Dix  minutes  après  ils  étaient  à  table,  le  capitaine  avait  ce 
qu'on  nomme  une  belle  fourchette  ;  si  courtes  que  fussent  ses  phrases,  il  trou- 
vait qu'elles  prenaient  trop  de  temps  sans  doute,  car  il  ne  parla  plus  du  tout. 
Antony  put  lui  raconter  dans  tous  ses  détails  son  affaire  et  lui  recommander 
ce  qu'il  désirait.  Ils  se  quittèrent,  le  capitaine  pour  aller  prévenir  son  ami 
Cazenac;  Antony,  pour  se  rendre  à  la  salle  d'armes.  Depuis  son  retour  ù 
Paris,  il  n'avait  pas  touché  un  fleuret,  il  avait  besoin  de  s'entraîner  ce  jour  et 
le  lendemain.  Ce  temps  suffisait  à  lui  remettre  la  main,  car,  nous  l'avons  dit, 
11  était  de  première  force. 

A  cinq  heures,  il  se  rendait  au  Bois.  Croisant  Martingale  dans  une  Victo- 
ria, il  lui  fit  signe  d'arrêter.  Celle-ci  ob(4t  aussitôt.  Quand  il  vint  la  saluer, 
elle  lui  diC  : 

—  Vous  vous  souvenez  donc  toujours  de  moi  ? 

—  Vous  êtes  ma  seule  pensée. 


288  F.E  FILS  D'ANTONY. 


Martingale  éclata  de  rire. 

—  Je  vous  l'assure,  ma  mie. 

—  Il  était  bien  facile  de  me  le  prouver  en  venant... 

—  Je  craignais  d'être  mal  reçu. 

—  Ah  !  voilà  une  mauvaise  plaisanterie,  mon  cher  comte.  Vous  savez  bien 
le  contraire. 

—  Eh  bien  !  voulez-vous  me  donner  une  place  près  de  vous  ?... 

—  Ici...  dans  la  voiture,  fît-elle  étonnée. 

—  M;iis  oui,  emmenez-moi  avec  vous...  et  gardez-moi. 

—  C'est  sérieusement  que  vous  me  demandez  cela,  Antony? 

—  Très  sérieusement. 

—  Mais  montez,  mon  cher  ami. 

Il  avait  ouvert  la  portière  et  il  monta  dans  la  voiture  où  il  fut  presque 
enfoui  sous  le  flot  de  soie  et  de  dentelles  de  la  belle  courtisane. 

—  Où  allons-nous?  lui  demanda  Martingale. 

—  Mais  je  vous  l'ai  dit...  Je  dîne  avec  vous,  chez  vous... 

~  Ah  I  voilà  qui  est  gentil,  fit-elle  gaiement  en  lui  pï-enant  les  mains  ;  et, 
s'adressant  au  cocher,  elle  dit  : 

—  Justin,  rentrez  chez  nous. 

Martingale  semblait  très  satisfaite  de  se  promener  au  Bois  avec  le  comte 
de  Sancy.  C'est  que  depuis  dix  jours  le  jeune  Philippe  avait  raconté  à  tous 
ses  amis  qu'il  lui  avait  suffi  de  paraître  chez  la  belle  courtisane,  pour  que  le 
comte,  qui  passait  pour  son  amant  en  titre,  n'osât  plus  reparaître.  —  Martin- 
gale n'avait  vu  dans  cette  indiscrétion  qu'une  preuve  de  plus  de  la  sottise  et 
de  la  grossièreté  de  celui  qu'elle  avait  véritablement  aimé...  pendant  quelques 
jours.  —  Mais  elle  avait  été  blessée,  on  plaisantait,  et  elle  était  heureuse 
d'affirmer  à  tous  que  le  jeune  d'Hervey  s'était  flatté  à  tort. 

Philippe  n'était  ni  fat,  ni  grossier,  il  n'avait  ébruité  son  aventure  avec 
Martingale  que  dans  l'espérance  que  son  récit  arriverait  aux  oreilles  du 
comte,  et  il  espérait  par  cela  faire  naître  la  querelle  qu'il  cherchait,  Alice  dans 
tout  cela  n'était  qu'un  instrument. 

Mais  Martingale  ne  savait  rien  de  l'intention  qu'avait  le  jeune  baron  d'Her- 
vey, et  dès  qu'elle  fut  avec  le  comte,  elle  lui  raconta  le  cancan  du  jour  le  plus 
gaiement  du  monde.  Antony  en  fut  d'abord  blessé,  mais  il  pensa  aussitôt  que 
le  dépit  de  la  belle  courtisane  pouvait  aider  à  la  scène  qu'il  cherchait,  et  le 
plus  légèrement  du  monde  il  lui  dit  : 

—  S'il  en  est  ainsi,  ma  chère  Alice,  je  n'ai  qu'un  désir,  c'est  que  ce  jeune 
don  Juan  s'avise  ce  soir  de  venir  renouveler  sa  tentative,  et  je  vous  montre- 
rai, ma  chère,  en  quelle  afî*ection  je  vous  ai. 

—  Que  feriez-vous? 

—  Je  le  ferais  —  si  vous  me  le  permettez  —  jeter  à  la  porte  comme  un 
laquais. 

—  Si  je  le  permettrais,  mais  je  vous  y  aiderais. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


280 


Loii'lnisit  la  jeune  fille  dans  une  petite  plage  de  bains  de  mer.  (Page  '202.) 


—  Ce  serait  inutile,  fit  le  comte  en  souriant. 

—  Mon  cher  Antony,  je  vous  jure  que  je  désire  de  tout  mon  cœur  donner 
une  leçon  à  ce  petit  fat...  D'abord,  tous  savez  qu'il  ment...  C'est  un  gamin  que 
je  reçois  chez  moi,  mais  qui  n'a  jamais  été  pour  moi  qu'un  ami. 

—  Pourquoi  riez-vous? 

—  Je  ne  ris  pas. 

—  Vous  paraissez  douter  de  ce  que  je  vous  dis,  j»^  vous  assaro  qu'il  m'a  fait 

37 


•290  LE  FILS  D'ANTONY. 


la  cour,  il  voiulrait...  il  fait  même  croire  à  tout  le  monde  qu'il  a  été  mon 
amant...  c'est  faux. 

—  Ne  parlons  pas  de  cela,  fit  Antony,  gêné  par  l'accent  sincère  avec  lequel 
la  jeune  femme  mentait;  si  ce  monsieur  vous  ennuie,  je  le  châtierai. 

A  ce  moment,  Martingale  jeta  une  exclamation  suivie  d'un  grand  éclat  de 
rire.  Antony,  étonné,  la  regarde  et  rougit. 

Martingale  regardait  Philippe  d'Hervey  qui  passait  en  voiture  accompagné 
de  son  ami  de  Groissy.  Mais  le  regard,  le  rire  étaient  pleins  d'insolence,  et 
Antony  lui  dit  aussitôt  : 

—  Oh!  ma  chère  enfant,  je  vous  en  supplie...  taisez-vous... 

—  Tous  reculez,  déjà?  fit-elle  audacieusement. 

Comme  dans  cette  phrase  Antony  put  juger  la  femme!  Lui,  Philippe  peu 
importait,  elle  n'aimait  ni  l'un  ni  l'autre,  mais  le  scandale  que  cet  antagonisme 
pouvait  amener,  oh  !  comme  elle  s'en  réjouissait  !  Les  deux  hommes  se  ren- 
contreraient, risqueraieut  leur  vie,  mais  ceia  était  charmant,  on  parlerait 
d'elle  !  Et  tout  cela  était  visihle  en  elle,  à  ce  point  que,  malgré  les  observa- 
lions  de  celui  qui  l'accompagnait,  elle  se  retourna  pour  voir  si  Philippe 
n'avait  pas  fait  arrêter  sa  voiture  et  ne  venait  pas  demander  des  explications. 

Mais  le  petit  phaéton  du  jeune  homme  était  déjà  loin;  il  était  perdu  dans 
la  foule  des  voitures  qui  encombraient  les  avenues  à  cette  heure. 

—  Mon  Dieu!  ma  chère  Alice,  que  vous  êtes  inconséquente!  pourquoi  ce 
rire  désobligeant? 

—  Ah  î  je  vous  trouve  bon,  vous.  Est-ce  que  ce  petit  monsieur  s'est  gêné 
avec  moi?  Et  vous  croyez  que  je  vais  me  gêner  pour  lui?...  Vous  avez  le 
caractère  plus  doux  que  je  ne  le  croyais.  Je  vous  dis  que  ce  petit  monsieur  a 
voulu  vous  rendre  ridicule,  et  vous  trouvez  encore  des  raisons  pour  le  défen- 
dre I 

—  Vous  vous  méprenez.  C'est  vous,  c'est  moi  que  je  défends  ici. 

—  Oui,  je  sais  bien,  ce  que  vous  nommez  les  convenances.  —  Mais  comme 
on  n'en  a  pas  avec  moi,  je  n'en  ai  pas  pour  les  autres.  Voyons,  ne  vous  fâchez  ■ 
pas  ;  vous  étiez  gai,  souriant,  je  vous  fais  froncer  le  sourcil...  Ne  parlons  plus 
de  ça,  nous  arrivons  chez  nous,  soyez  gai. 

Ce  dernier  conseil  était  le  meilleur,  et  c'est  celui  que  suivit  le  comte  de 
Sancy.  Ils  rentrèrent  au  petit  hôtel  de  la  rue  Lord  Byron. 
Le  lendemain,  un  journal  racontait  : 

«  Hier,  grand  scandale  chez  une  de  nos  élégantes,  dans  un  petit  hôtel  du 
quartier  des  Champs-Elysées.  Le  jeune  baron  d'H...  revenait  du  cercle, 
croyant  trouver  bon  accueil  et  bon  gîte,  mais  le  comte  de  S...  occupait  la 
place,  etpar^droit  de  conquête  et  par  droit...  d'ancienneté.  Le  jeune  baron, 
troublant  la  fête,  fut  fort  mal  roçu  par  le  comte  et,  dit-on,  par  la  belle  ;  on 
échangea  des  injures,  on  alla  même  plus  loin.  Nous  sommes  tenus  à  la  plus 
grande  réserve,  car  les  deux  rivaux  appartiennent  au  meilleur  monde  et 


LK  FILS  D'ANTOxNY.  291 


doivent  se  battre  demain.  Nous  tiendrons  nos  lecteurs  au  courant  de  l'aven- 
ture. » 

La  vicomtesse  de  Sirvan,  en  rendant  visite  à  sa  chère  amie,  la  baronne 
d'Hervey,  avait  cru  devoir  lui  montrer  l'article  du  journal,  et  la  vicomtesse 
avait  été  terrifiée  en  voyant  la  baronne  d'Hervey  jeter  un  cri  et  tomber  raide 
sur  le  tapis. 


f IJN  DE  LA  TROISIEME  PARTIE 


QUATRIÈME  PARTIE 

TU  ES  Â  MOI  COMME  L'HOMME  EST  AU  MALHEUR 


CHAPITRE  PREMIER 


AVANT  LE   COMBAT 


Anfony  était  très  contrarié  du  bruit  qui  se  faisait  autour  de  lui,  autour  du 
double  scandale  au  bal  de  la  vicomtesse  de  Sirvan  et  du  souper  chez  Martin- 
gale ;  il  avait  été  très  désagréablement  surpris  par  les  racontars  plus  ou 
moins  vrais  des  petits  journaux  ;  il  n'était  pas  sans  inquiétude,  car  on  lui  avait 
dit  que  plusieurs  fois  la  vicomtesse  de  Sirvan  s'était  présentée  à  son  hôtel, 
demandant  à  voir  M''«  Rachel  :  elle  avait  insisté.  Heureusement,  le  comte  de 
Sancy  avait  donné  des  ordres  pour  que  personne  ne  pût  arriver  près  de  sa 
nièce.  On  avait  répondu  à  la  vicomtesse  que  la  jeune  fille,  indisposée  depuis 
quelques  jours,  ne  pouvait  recevoir.  Devant  cette  insistance,  une  indiscrétion 
pouvait  être  commise,  qui  tourmenterait  la  jeune  fille,  dont  l'état,  depuis 
quelques  jours,  l'inquiétait  vivement.  H  résolut  de  l'envoyer,  accompagnée 
par  la  mulâtresse  et  sa  fille  qui  lui  servaient  ordinairement  de  dames  de 
compagnie,  dans  une  petite  ville  de  bains  de  mer,  promettant  qu'il  la  rejoin- 
drait quelques  jours  après. 

Rachel  accepta  avec  joie  ;  la  pauvre  enfant,  désespérée,  souô"rant  déjà  du 
mal  des  jeunes  filles,  l'amour,  avait  besoin  de  se  déplacer,  de  rêver  seule,  de 
tromper  ce  qu'elle  appelait  déjà  ses  illusions  perdues.  Rachel  voulait  cacher 
à  tous  le  chagrin  qui  la  minait.  Antony  parlit  un  matin,  conduisant  la  jeune 
fille  dans  une  petite  ville  de  Normandie,  une  plage  familiale.  L'ayant  installée 
avec  les  dames  qui  l'accompagnaient, il  revint  à  Paris  le  même  soir,  et,  dégagé 
de  toufe  inquiétude  de  ce  côté,  il  ne  s'occupa  plus  que  de  la  rencontre  qui 
devait  avoir  lieu. 

L'affaire  était  grave,  nouG  le  savons,  grave  par  l'importance  qu'y  atta- 
chaient les  deux  hommes,  bien  décidés  l'un  et  l'autre  à  ce  que  la  rencontre 
eût  une  issue  mortelle.  Contre  leur  volonté,  le  scandale  était  devenu  public  ; 
c*est  que  la  scène  du  petit  hôtel  Byron  avait  dépassé  le  but  qu'ils  voulaient 


9 
#1 


LK  FILS  D'ANTON  Y.  293 


atteindre.  Lorsque  Philippe  s'était  présenté  chez  Martingale,  les  portes  lui 
avaient  été  ouvertes  pour  aider  à  la  scène  que  Ton  cherchait.  Q  land  il  parut 
devant  la  courtisane,  en  tête  à-tête  avec  le  comte,  celle-ci  le  traita  avec  la 
dernière  grossièreté.  Se  sentant  soutenue,  Martingale  ne  reculait  devant  rien, 
le  comté  dut  se  lever  et  obliger  le  jeune  homme  h  sortir  pour  que  l'alterca- 
tion ne  aégénéràt  pas  en  rixe.  Gela  avait  été  grotesque,  ridicule  ;  les  deux 
hommes  en  soullï'aient  également,  surtout  Philippe  qui  accusait  le  comte 
d'avoir  abusé  du  rôle  qu'on  l'avait  prié  de  jouer.  Tout  le  Paris  mondain 
racontait  la  scène  on  l'exagérant  ;  il  fallait,  pour  que  cette  scène  grossière  ne 
fût  pas  ridicule,  que  le  duel  dont  elle  était  la  cause  fût  sanglant.  Les  témoins 
du  baron  d'Hervey  en  se  présentant  le  lendemain  chez  le  comte  de  Sancy 
ne  lui  dissimulèrent  pas  qu'ils  regrettaient  la  façon  dont  la  comédie  de  la 
veille  avait  été  jouée;  ils  auraient  voulu  un  désaveu  d'Antony,  ce  que  celui-ci 
ne  crut  pas  devoir  faire.  Il  les  mit  en  relation  avec  les  amis  qu'il  avait  choi- 
sis :  le  capitaine  comte  d'Éponnes  et  le  capitaine  Gazenac.  Antony  ayant  dit  à 
ceux-ci  qu'il  voulait  un  duel  sérieux,  qu'il  acceptait  toutes  les  conditions,  les 
deux  militaires  s'entendirent  rapidement.  Une  première  entrevue  avait  eu  lieu 
entre  les  quatre  témoins  sans  cependant  que  rien  fût  arrêté,  MM.  de  Gesvres 
et  de  Groissy  ayant  demandé  à  consulter  leurs  clients  avant  de  rien  arrêter 
délînitivehient. 

Pendant  cette  interminable  journée,  Antony  mettait  ordre  à  ses  affaires. 
Louis,  son  vieux  valet  de  chambre,  qui,  dès  les  premiers  moments,  avait  tout 
deviné,  lui  demanda  de  vouloir  bien  l'entendre.  Antony  estimait  son  vieux 
serviteur,  il  le  traitait  affectueusement  et  lui  dit  : 

—  Que  veux-tu,  Louis? 

—  Monsieur  le  comte,  excusez-moi  si  je  m'occupe  de  vos  affaires.  Vous 
savez  que  c'est  l'affection  et  le  respect  que  j'ai  pour  vous  qui  me  dirigent. 

—  Oui,  mon  ami,  qu'as-tu  à  me  dire  à  ce  propos  ? 

—  J'ai  appris  le  soir  ce  qui  s'était  passé  chez  M°'*  la  vicomtesse  de  Sir- 
van,  et  depuis  j'ai  guetté  dans  la  maison;  c'est  pourquoi,  abusant  de  l'ordre 
que  vous  aviez  légèrement  donné  de  ne  laisser  parvenir  personne  près  de 
M"«  Rachel,  j'ai,  malgré  les  relations  établies  entre  mademoiselle  et  M™"  de 
Sirvan,  toujours  fait  dire  à  M'"''  la  vicomtesse  que  mademoiselle  était  malade. 

—  Et,  tu  as  fort  bien  fait. 

—  M""'  de  Sirvan  a  parfaitempnt  deviné  le  motif  qui  nous  faisait  agir, mais 
elle  ne  s'est  point  lassée,  depuis  hier  elle  est  revenue  cinq  fois.  Une  fois,  elle 
a  demandé  à  voir  monsieur  ;  je  lui  ai  répondu  que  monsieur  le  comte  ne  ren- 
trerait pas  de  la  journée.  Là,  je  di-ais  la  vérité.  Car  c'est  hier  que  monsieur 
le  comte  était  allé  conduire  M"''  R.ichel.  Je  n'ai  pas  cru  devoir  lui  dire  le 
motif  de  l'absence  de  monsieur  le  conile  et  j'ai  continué  à  dire  que  mademoi- 
selle élan,  indisposée  et  ne  |iouv;iit  r  cevoir-  [)ersoiine.  La  vicomtesse  a  beau- 
coup insisté,  me  suppliant  de  Ini  dii-e  à  quelle  heure  elle  pourrait  trouver 
monsieur  le  comte,  m'ollVani  nuMue  de  i\a-ciit,  luu  disanl  t^u'elie  savait  i'af- 


204  LE  FTLS  D'ANTONY. 


fection  que  j'avafs  pour  monsieur,  que  son  insistance  avait  pour  motif 
un  intérêt  des  plus  graves  ;  elle  me  dit  beaucoup  de  choses  encore.  Je  m'en 
tins  à  ce  que  je  lui  avais  dit  d'abord;  elle  me  dit  alors  qu'elle  viendrait  ce 
matin.     ^ 

—  Tu  as  fort  bien  fait,  tu  feras  ce  matin  ce  que  tu  as  fait  hier,  je  ne  veux 
voir  absolument  personne.  Personne,  tu  entends,  rien  que  MM.  d'Éponnes  et 
Cazenac.  Tu  m'as  compris? 

Le  vieux  serviteur  Louis  hochait  la  tête  en  signe  d'assentiment,  mais  res- 
tait embarrassé  devant  son  maître. 

—  Qu'as-tn?  demanda  Antony. 

—  Monsieur  le  comte,  cette  M"""  de  Sîrvan  est  déjà  venue  ce  matin,  je  lui  ai 
dit  que  monsieur  le  comte  était  absent,  elle  a  insisté.  Elle  m'a  remis  sa  carte, 
me  disant  de  vous  la  faire  passer.  J'ai  dû  affirmer  de  nouveau  que  monsieur 
le  comte  n'était  pas  là.  Alors  elle  est  repartie  furieuse,  elle  vient  de  revenir, 
elle  n'est  pas  seule. 

—  Ah!  elle  est  là. 

—  Oui,  monsieur  le  comte,  avec  une  dame  qui  a  également  ii^sisté  pour 
vous  voir,  qui  m'a  remis  sa  carte.  J'ai  dit  que  monsieur  le  comte  était  absent. 
M'^'e  de  Sirvan  m'a  dit  qu'elle  était  certaine  du  contraire.  Elle  sait  qu'hier 
monsieur  le  comte  était  en  voyage,  elle  sait,  je  ne  sais  par  qui,  que  monsieur 
le  comte  a  été  conduire  sa  nièce  à  la  campagne,  et  elle  affirme  que  monsieur 
le  comte  est  revenu.  La  dame  qui  l'accompagne  m'a  remis  alors  une  carte 
que  j'ai  prise  en  disant  qu'effectivement  monsieur  le  comte  était  revenu,  mais 
sorti  le  matin.  Je  ne  pouvais  donc  remettre  la  carte  qu'à  son  retour,  ces 
dames  se  sont  assises  et  ont  dit  qu'elles  attendraient  monsieur.  Elles  sont 
dans  le  petit  salon  qui  sépare  l'appartement  de  monsieur  de  celui  de  made- 
moiselle, je  ne  sais  ce  que  je  dois  faire. 

Antony  eut  un  mouvement  d'impatience  : 

—  As-tu  pris  la  carte  de  cette  dame? 

—  Non,  monsieur  le  comte,  je  l'ai  laissée  sur  le  guéridon,  elles  auraient 
pu  croire  que  je  les  avais  trompées,  que  je  venais  la  portera  monsieur,  mais 
je  l'ai  lue. 

—  Qui  est-ce? 

—  M"''=  la  vicomtesse  de  Lancy. 

~  Que  me  dis-tu  là?  exclama  Antony.  M"**  de  Lancy,  non,  non,  c'est  sur- 
tout celle-là  que  je  ne  veux  pas  recevoir.  Et  il  marchait  à  grands  pas  dans 
son  cabinet,  vivement  agité,  parlant  haut,  ne  s'occupant  pas  de  Louis  dans 
lequel  il  avait  toute  confiance,  s'écriant  : 

— ■  M"'^  de  i^ancy,  qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Est-ce  que  ce  monsieur  a 
été  tout  raconter  à  sa  maman?  On  m'envoie  des  femmes,  maintenant.  Des 
témoins  le  matin,  des  femmes  le  soir.  Oh!  mais  tout  cela  est  bien  singulier; 
ces  gens-là  vont  prévenir  la  police.  Je  ne  veux  pas  que  ces  dames  restent  ici. 


LE  F£LS  D'ANTON  Y.  205 


Va  dire  la  véritc';  ;  que  tu  m'as  remis  leurs  cartes  et  que  je  refuse-  absolument 
de  les  recevoir. 

Comme  Louis  ne  bougeait  pas  et  semblait  plus  embarrassé  encore  : 

—  Eh  bien  !  que  fais-tu  Jà,  tu  hésites,  veux-tu  m'obliger  à  y  aller  grossiè- 
rement moi-même? 

—  Oh!  non,  monsieur,  c'est  que  j'ai  encore  d'autres  choses  à  racontera 
monsieur  le  comte. 

—  Quoi  !  dit  Antony  en  relevant  la  tête. 

—  Il  m'a  semblé,  monsieur  le  comte,  que  j'avais  déjà  vu  M"""  de  Lancy.En 
sortant  du  petit  salon,  je  suis  resté  quelques  minutes  derrière  la  tapisserie, 
pour  la  voir  encore  sans  qu'elle  m'aperçût,  cherchant  A  me  rappeler  où  je 
l'avais  vue. 

—  Tu  l'as  vue,  il  y  a  vingt-cinq  ou  vingt-six  ans,  en  revenant  de  Stras- 
bourg, c'est  chez  elle  que  tu  vins  m'annoneer  le  retour  du  colonel  d'Hervey. 

—  Ah  1  je  me  souviens,  monsieur,  oui,  oh  !  cette  dame  semblait  bien  vous 
aimer. 

—  Oui,  c'était  une  bonne  amie.  Mais  achève. 

—  Or,  derrière  les  rideaux,  j'entendis  M""^  de  Sirvan  dire  :  Chère  amie,  jo 
crois  que  vous  n'aurez  pas  plus  de  chance  que  moi,  il  ne  vous  recevra  pas. 

—  Il  y  aurait  une  chose  à  faire  alors.  Si  nous  pouvons  le  voir,  il  faut 
envoyer  immédiatement  quelqu'un  de  sûr  près  de  sa  nièce,  puisque  nous 
savons  où  elle  est.  On  lui  dira  ce  qui  se  passe;  elle  reviendra  aussitôt  et,  par 
elle,  ils  parviendront  à  éviter  ce  malheur. 

—  C'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire,  vous  avez  une  excellente  idée,  n'in- 
sistons pas  ici  et  occupons-nous  d'envoyer  quelqu'un  là-bas. 

Elle  allait  se  lever,  quand  Mme  de  Lancy  la  retint  en  lui  disant  : 

—  Attendez,  son  valet  de  chambre  doit  l'avoir  été  prévenir,  s'il  est  ici.  S'il 
revient  nous  dire  encore  qu'il  n'y  est  pas,  nous  agirons. 

—  Ah!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  fit  Antony,  ces  femmes,  avec  cette  rage  de 
faire  du  bien,  elles  font  du  mal  à  tout  le  monde. 

Il  pressait  sa  tête  dans  ses  mains,  disant  :  Mais  c'est  odieux  cela?  Que 
faire  ?  Il  réfléchit  quelques  instants,  puis  il  dit  à  Louis  : 

—  J'ai  besoin  de  toi,  tu  ne  peux  me  quitter,  tu  vas  me  chercher  dans  la 
maison  quelqu'un  de  sûr,  une  femme,  qui  va  partir  immédiatement  et  qui  por- 
tera une  lettre  à  t-"*  femme.  Nous  éviterons  ainsi  ce  qu'elles  pourraient  faire. 
Il  faut  gagner  du  temps  avant  qu'elles  n'agissent  ;  en  tout  cas,  tu  vas  donc 
aller  leur  dire  que,  rentré,  je  suis  en  conférence  avec  mes  amis,  dans  l'im- 
possibilité de  les  recevoir  maintenant  et  qu'elles  veuillent  bien  prendj*e  la 
peine  de  revenir  à  six  heures.  Je  les  recevrai. 

Ainsi,  je  les  tiens  jusqu'au  soir  et  les  mets  dans  l'impossibiliié  de  retrou- 
ver Rachel  avant  demain,  et  demain,  je  l'espère,  tout  sera  fini. 

—  Bien,  dit  Louis  qui  sortit  aussitôt. 

Antony  était  très  ennuyé  de  l'immixtion  de  la  vicomtesse  de  Lancy  dans 


296  LE  FILS  D'ANTOiNY. 


cette  affaire  ;  il  se  refusait  à  croire  ce  qu'il  avait  pensé  dans  un  mouvement 
décolère,  que  Philippe  avait  parlé  de  Tavenlure  chez  lui:  cela  n'était  pas 
probable  et  ne  s'accordait  guère  avec  le  désir  exprimé  que  le  nom  de  sa  mère 
ne  fût  pas  prononcé.  Ce  n'était  donc  pas  à  lui  qu'il  fallait  reprocher  cette 
indiscrétion,  mais  bien  plutôt  à  M"*  de  Sirvan,  qui  dans  tout  cela  poursuivait 
un  but  qu'il  ne  s'expliquait  pas. 

Son  insistance  à  le  voir,  lui  ou  sa  fille,  était  inconcevable.  Que  venait  faire 
cette  femme  en  tout  cela?  Il  la  connaissait  à  peine.  Leurs  relations  mondai- 
nes, à  peine  ébauchées,  ne  justifiaient  pas  sa  conduite;  mais  ce  n'était  pas 
l'heure  de  songer  à  cela. 

Louis  rentra.  Ces  dames  étaient  parties,  annonçant  qu'elles  reviendraient 
entre  cinq  et  six  heures. 

—  Très  bien  ?  fit  Antony  en  se  mettant  à  son  bureau. 

Pendant  que  j'écris  la  lettre  que  j'adresse  à  ta  femme,  tu  vas  aller  immé- 
diatement chercher  la  personne  qui  doit  la  porter. 

—  Si  monsieur  le  comte  veut  bien  s'en  rapporter  à  moi,  cela  va  être  fait 
sans  qu'il  ait  besoin  de  s'en  occuper. 

Antony  glissa  les  quelques  lignes  sous  enveloppe  ;  puis,  les  ayant  remises 
à  Louis,  il  dit  : 

—  Fais  vite  le  nécessaire,  je  vais  déjeuner  dehors  et  ne  reviendrai  que  ce 
soir.  Et  il  partit. 

Antony  ne  se  trompait  pas,  M"®  de  Sirvan  avait  tout  fait,  et  son  but  était 
facile  à  concevoir.  Une  rencontre  entre  Antony  et  M.  Philippe,  à  propos  d'une 
querelle  arrivée  chez  elle,  nuisait  à  ses  relations;  puis,  cela  brisait  le  plan 
qu'elle  avait  conçu  de  marier  M"^  Rachel  au  jeune  baron  d'Hervey. 

M"®  de  Sirvan  était  sans  scrupules  et  jugeait  les  autres  comme  elle.  En  se 
rendant  chez  la  baronne  d'Hervey  elle  pensait  qu'en  décidant  celle-ci,  pour 
empêcher  l'affaire  entre  son  fils  et  le  comte,  à  aller  chez  ce  dernier,  de  cette 
entrevue  il  pourrait  résulter  et  un  arrangement  et  la  reprise  du.  petit  plan 
matrimonial  qu'elle  avait  conçu.  Disons  bien  vite  qu'elle  ne  croyait  pas  un  mot 
du  récit  des  journaux.  On  voulait  parler  de  la  rencontre  projetée  et  n'en 
sachant  pas  le  motif,  on  avait  inventé  le  scandale  de  la  rue  Lord-Byron. 

Grands  furent  sa  surprise  et  son  efi*roi  en  voyant  la  baronne  d'Hervey  s'éva- 
nouir au  premier  mot  !  La  baronne  ayant  repris  connaissance,  c'est  vainement 
qu'elle  voulut  lui  raconter  ce  qui  s'était  passé  chez  elle.  Adèle  avait  deviné 
que  ce  n'était  qu'un  prétexte,  elle  avait  remarqué  le  changement  survenu  dans 
les  allures  de  son  fils  Philippe  depuis  la  soirée  du  ministère  des  affaires 
étrangères;  elle  ne  doutait  pas  que  son  fils  ne  sût  la  vérité.  C'était  la  menace 
posthume  de  son  mari  qui  s'exécutait,  l'enfant  avait  mission  de  venger 
son  père. 

Qu'allait-elle  faire  ?  Pendant  que  la  vicomtesse  de  Sirvan  lui  parlait,  elle 
cherchait  le  moyen  d'empêcher  la  rencontre;  il  le  fallait  à  tout  prix,  dût-elle 
se  sacrifier  elle-même.  Elle  ne  voulut  rien  dire  du  passé  à  l'indiscrète  M"**  de 


LE  FILS  D'ANTONY. 


2iJ7 


Or,  depuis   quatre  jours  plus  de  la  moitié  de  la  journée  se  passait  à  ferrailler. 

(Page  299.) 

Sirvan  et,  cependant,  comme  dans  les  démarches  à  faire  elle  pouvait  avofr 
besoin  d'elle  à  cause  de  ses  relations  avec  Antony,  elle  la  pria  de  vouloir  bieu 
l'aider  à  éviter  que  la  querelle  eût  des  suites. 

La  vicomtesse  lui  conseillait  nettement  d'aller  tout  de  suite  trouver  le 
comte  de  Sancy;  elle  frémit  en  l'entendant. 

Se  trouver  en  présence  d'Antony,  elle  ne  se  sentait  pas  ce  courage. 

A  son  refus,  M""  de  Sirvan  lui  dit  : 
35 


298 


LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Ma  chère  amie,  alors,  qu'allez-vous  faire,  comment  pensez-vous  éviter 
cette  rencontre  ?  car  il  faut  l'éviter  à  tout  prix. 

—  J'y  suis  résolue  comme  vous,  dit  Adèle,  qui  réfléchit  quelques  minutes. 
Puis  elle  lui  dit  : 

—  Voulez-vous  tout  de  suite  me  faire  la  grâce  d'aller,  en  mon  nom,  chez 
M.  le  comte  de  Sancy?  vous  lui  direz  que  je  le  supplie  de  pardonnera  mon 
fils.  Je  m'engage  à  faire  écrire  par  Philippe  une  lettre  qui  désavouera  et 
regrettera  sa  conduite. 

—  Oh  !  mais  fort  hien,  fit  aussitôt  M"**  de  Sirvan;  du  moment  que  M.  le 
haron  écrira  cette  lettre,  tout  est  fmi,  j'en  suis  certaine.  Et,  ma  chère  amie,  je 
peux  vous  le  dire  maintenant,  à  la  suite  de  cette  inconcevable  querelle,  M.  le 
comte  de  Sancy,  lorsque  je  lui  dis  que  vous  seriez  désespérée  d'apprendre  ce 
qui  s'était  passé,  me  dit  : 

—  Madame,  je  vous  prie  de  le  raconter  à  sa  mère. 

—  Ah  I  fit  Adèle  en  portant  vivement  la  main  à  son  cœur. 
Puis,  pour  qu'on  ne  vît  pas  son  émotion,  elle  reprit  vivement  : 

—  Ma  chère  amie,  je  vous  en  prie,  allez  bien  vite  chez  M.  de  Sancy,  répé- 
tez-lui ce  que  je  viens  de  vous  dire.  Je  vous  attends. 

—  Je  m'y  rends  immédiatement  pour  revenir  aussitôt  chez  vous. 

—  Allez  ! 

Elle  la  reconduisit  jusqu'à  la  porto;  il  était  temps,  la  vicomtesse  étant 
partie.  Adèle,  accablée,  fondit  en  larmes,  puis  réagissant  contre  son  émotion, 
elle  essuya  ses  yeux  et  sonna  sa  femme  de  chambre.  Adèle  pensait  qu'elle 
n'avait  que  deux  amies  qui  savaient  son  passé.  L'une,  Clara,  en  ce  moment 
éloignée  de  Paris,  et  qui  ne  pouvait  lui  servir.  L'autre,  la  vicomtesse  de 
Lancy,  qui  l'avait  aidée  de  ses  conseils  le  jour  de  la  catastrophe. 

C'est  chez  elle  qu'elle  voulait  se  rendre  ;  redoutant  que  la  démarche  de 
M"*  de  Sirvan  fût  sans  succès,  ne  voulant  pas  en  tenter  une  elle-même,  elle 
allait  demander  à  M""^  de  Lancy,  l'ancienne  amie  d'Antony,  de  lui  rendre  ce 
service,  convaincue  qu'elle  serait  écoutée. 

Son  amie  savait  tout;  elle  n'avait  plus  de  pénibles  aveux  à  faire  :  elle  pour- 
rait librement  parler  à  Antony,  lui  faire  comprendre  qu'il  était  impossible 
qu'il  se  battît  avec  son  fils. 

Elle  lui  disait  la  vérité  enfin,  ce  qui  avait  obligé  la  mère  à  son  ingratitude, 
et  il  était  impossible  que  l'homme  qu'elle  avait  aimé  ne  consentît  pas  à  lui 
faire  le  sacrifice  de  son  amour-propre  pour  la  vie  de  son  enfant. 

Quand  sa  femme  de  chambre  rentra,  elle  lui  dit  : 

—  Donnez  l'ordre  d'atteler  le  petit  coupé  et  venez  vite  m'habiller.  La  femme 
de  chambre  allait  sortir;  elle  la. rappela  pour  lui  demander  : 

—  M.  Philippe  est-il  chez  lui  ? 

—  Non,  madame. 

—  Est-il  sorti  seul  ou  avec  Vernet? 

—  Monsieur  est  sorti  seul.  Depuis  quelques  jours  on  le  voit  à  peine  à 


LE  FILS  D'ANTOxNY.  209 


riiôtel;  mais  Vernet  ne  peut  sortir,  nous  ne  savons  ce  qu'il  a  :  il  a  un  bandeau 
sur  le  visage  et  des  douleurs  aux  jambes  et  aux  bras. 

—  Bon,  je  lui  parlerai  en  revenant.  — Faites  atteler  et  dépêchez-» eus. 

En  disant  que  Vernet  ne  pouvait  sortir  de  rhôtcl  parce  qu'il  était  indisposé, 
la  femme  de  chambre  était  au-dessous  de  la  vérité. 

Le  pauvre  hussard  ne  tenait  plus  debout.  Il  n'osait  plus  se  regarder  dans 
une  glace  tant  il  était  méconnaissable. 

Nous  avons  dit  que  Vernet  avait  été  le  professeur  d'armes  de  son  jeune 
maître,  Philippe  d'Hervey. 

Mais  l'élève  était  devenu  plus  fort  que  son  professeur;  ce  dont  ce  dernier, 
du  reste,  était  très  fier. 

Vernet,  qui  savait  que  la  rencontre  entre  Philippe  et  Antony  devait  être 
sérieuse,  s'était  mis  à  la  disposition  du  jeune  homme  pour  le  remettre  en 
main.  Or,  depuis  quatre  jours,  plus  de  la  moitié  de  la  journée  se  passait  à  fer- 
railler. Vernet,  qui  voulait  surtout  donner  confiance  à  son  maître,  se  sacrifiait 
volontiers,  ce  qui,  joint  à  la  supériorité  du  jeune  homme,  avait  contribué  à 
mettre  le  brave  hussard  dans  un  piteux  état. 

Du  ventre  au  col  il  était  meurtri  par  les  coups  de  bouton  du  fleuret,  il  en 
était  gonflé.  Changeant  de  linge  après  les  assauts,  quand  il  se  regardait  dans 
la  glace,  il  se  trouvait  les  premiers  jours  l'apparence  d'une  énorme  volaille 
truff'ée.  Puis,  les  coups  noirs  avaient  pris  des  teintes  vertes  et  violacées.  En  se 
regardant,  il  avait  été  épouvanté.  Il  s'était  dit  :  Seigneur  du  bon  Dieu,  on  dirait 
que  je  me  gâte  ! 

Mais  cela  n'était  rien,  ses  vêtements  cachaient  tout  cela.  Ce  qui  était 
visible,  c'était  un  coup  paré  prime  trop  mollement  qui  avait  bossue  le  masque, 
frappé  la  joue  et  le  nez  et  gonflé  le  visage,  en  lui  donnant  des  teintes  étranges. 
Le  malheureux  avait  beau  entourer  sa  figure  de  foulards,  ce  qu'on  voyait  était 
si  singulier  qu'on  lui  en  éclatait  de  rire  au  nez.  Mais  le  brave  garçonne  regret- 
tait rien;  il  pensait  : 

—  Il  m'en  a  assez  donné  pour  savoir  comment  en  donner  un  bon  à 
l'autre. 

Aussi  était-il  plein  de  confiance  sur  l'issue  de  la  rencontre.  Mais  il  dési- 
rait qu'elle  eût  lieu  au  plus  tôt;  car  il  avait  hâte  de  cesser  les  leçons.  C'est  à 
cause  de  cela  que  Vernet  ne  quittait  plus  lliôtel  ;  mais  comme  les  domestiques 
riaient,  en  le  voyant,  il  ne  quittait  plus  la  chambre,  disant  qu'il  était  malade. 
11  avait  aussi  pour  cela  une  autre  raison.  C'est  que  Philippe  lui  avait  recom- 
mandé la  plus  parfaite  discrétion,  surtout  vis-à-vis  de  sa  mère. 

Aussi  ne  redoutait-il  rien  tant  que  d'être  appelé  par  M'"*'  la  baronne  d'Her- 
vey. Il  aurait  été  gêné  par  ses  questions  et,  comme  il  mentait  très  maladroi- 
tement, il  n'aurait  rien  pu  cacher.  Il  avait  préparé  sa  réponse,  si  on  le  faisait 
demander.  Son  état,  aurait-il  dit,  l'empêchait  de  quitter  sa  chambre. 

De  plus,  on  ne  pouvait  venir  le  trouver,  à  cause  des  remèdes  qu'il  prenait 


300  LE  FILS  D'ANTONY. 


et  qui  lui  avaient  été  ordonnés  par  le  médecin.  Vernet,  en  somme,  ne  paraissait 
dans  l'appartement  que  quand  son  jeune  maître  Philippe  était  là. 
Aussi,  quand  un  des  domestiques  frappa  à  sa  porte,  il  répondit  :      •* 

—  Qui  est  là?  On  ne  peut  pas  entrer,  je  suis  au  lit. 
Le  domestique  dit  à  travers  la  porte  : 

—  Vernet,  c'est  madame  qui  te  demande;  prépare-toi  à  son  retour,  ello 
veut  te  parler. 

—  Je  ne  peux  pas,  fit-il,  je  suis  couché  !  * 

—  Lève-toi. 

—  Je  ne  peux  me  tenir  dehout. 

—  Il  faut  absolument  que  tu  descendes,  habille-toi. 

—  Mais  je  ne  peux  m'habiller,  j'ai  le  corps  à  vif,  je  suis  obligé  de  rester 
tout  nu;  c'est  pour  cela  que  je  m'enferme.  Dis-le,  parce  que  si  on  monte  on 
sera  forcé  de  me  voir  comme  ça. 

—  Mais  qu'est-ce  que  tu  as? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Qu'est-ce  que  t'a  dit  le  médecin  ? 

— -  Il  m'a  dit  qu'il  me  défendait  de  me  lever,  de  m'habiller,  de  sortir,  de 
recevoir,  de  parler. 

—  Mais  qu'est-ce  que  ça?  Il  a  dû  te  le  dire? 

—  Il  a  dit  ;  C'est  très  grave. 

—  Ça  a  un  nom  ? 

—  Oui. 

—  Lequel? 

—  Je  ne  peux  pas  le  dire,  les  médecins  ça  a  pour  les  malades  un  tas  de 
noms  baroques  qu'on  ne  comprend  pas. 

—  Qu'est-ce  qu'il  t'ordonne? 

—  De  tout,  un  tas  d^  choses  mauvaises  à  boire  et  qui  m'empêchent  de  rece- 
voir personne. 

—  Mais  que  faut-il  dire  à  madame  ? 

—  Il  faut  lui  dire  que  ça  va  très  mal  et  que  lorsque  j'irai  mietix,  je  des- 
cendrai. 

—  Bien. 

En  entendant  le  domestique  s'éloigner,  il  avait  dit  : 

—  Enfin,  il  me  laisse  tranquille.'.,  ahl  non,  que  je  ne  descends  pas!  Pour 
être  questionné  et  ne  savoir  que  direl  Pour  sûr  que  ce  n'est  pas  moi  qui  vais 
aller  raconter  cette  affaire-là.  La  pauvre  femme  n'en  dormirait  plus.  Ça  en 
serait  du  jolil  Elle  se  figurerait  que  M.  Philippe  est  déjà  mort.  Et  moi  de  ce 
côté-là  je  suis  tranquille.  S'il  lui  en  colle  seulement  la  moitié  de  ce  qu'il  m'a 
donné,  le  bel  Antony  ne  brillera  pas. 

Content  de  lui,  Vernet  a^'ait  bourré  sa  pipe  et  la  fumait  avec  délice  ;  lors- 
qu'il entendit  la  porte  de  l'appartement  de  dessous  s'ouvrir  et  se  fermer. 
Il  courut  aussitôt,  car  Vernet  n'était  pas  couché,  mais  tranquillement  assis 


LE  FILS  D'ANTONY.  301 


sur  son  fauteuil,  à  la  porte  du  petit  escalier  de  service  qui  communiquait  aux 
appartements  de  son  maître. 

Reconnaissant  le  pas  de  Philippe,  il  descendit  aussitôt.  Quand  il  parut,  le 
jeune  homme  lui  dit  gaiement,  d'une  gaieté  un  peu  affectée,  il  est  vrai  : 

—  Eh  bien  !  mon  vieux  Vernet,  tout  est  arrangé. 

—  Arrangé,  fit  l'ancien  hussard  étourdi. 

—  Oui;  c'est  pour  demain  matin  à  sept  heures.  Nous  nous  battons  à  mort. 
Si  une  blessure  forçait  d'interrom.pre  le  combat,  une  nouvelle  rencontre  aurait 
lieu  après  la  guérison  ! 

Vernet  eut  comme  un  frisson . 

—  Ah  I  c'est  ce  que  vous  appelez  arrangé. 

—  Arrangé  ainsi  que  je  le  désire,  oui  !  Ah!  mon  pauvre  vieil  ami,  je  t'ai 
mis  dans  un  si  piteux  état  que  tu  ne  pourras  nous  accompagner  ;  mais,  ne  crains 
rien,  ton  élève  te  fera  honneur. 

—  Gomment,  monsieur,  vous  pensez  que  je  resterai  là  I...  C'est  bien  assez 
que  je  ne  puisse  être  un  de  vos  témoins.  Non,  vous  ne  me  refuserez  pas  d'y 
aller.  Bon  sang  de  bon  Dieu!  mais  vous  m'auriez  donné  aussi  bien  autant  de 
coups  d'épée  que  de  fleurets,  je  me  traînerais  plutôt  ou  je  me  ferais  porter  près 
de  vous.  Non,  non,  je  veux  être  là,  et  s'il  vous  touche,  ah  !  bon  Dieu  !  je  ne  le 
manque  pas,  moi. 

—  Que  dis-tu,  malheureux,  tu  es  fou? 

—  Gomment  vous,  alors,  vous  croyez  que  je  vous  laisserais  abîmer  de  sang- 
froid  et  que  je  ne  dirais  rien. 

Philippe  haussa  les  épaules  en  riant  : 

—  Mon  pauvre  ami,  tu  n'entends  rien  à  tout  cela.  Et  lui  frappant  amica- 
lement sur  l'épaule,  ce  qui  fit  faire  une  épouvantable  grimace  au  hussard,  il 
ajouta: 

—  Vois-tu  si,  comme  je  l'espère,  je  tue  ce  monsieur... 

—  Très  bien,  comme  ça,  ça  va.  , 

—  Vois-tu  le  lendemain,  qu'un  vieil  ami  comme  toi  vienne  me  trouver,  m'o- 
bligeant  à  me  battre  avec  lui. 

—  Non,  à  celui-là,  vous  dites  : 

—  J'en  ai  tué  un,  ça  fait  le  compte. 

—  Ça  ne  serait  pas  juste. 

—  Eh  bien  !  mon  pauvre  ami ,  c'est  cependant  ce  que  tu  voudrais 
faire,  ton  affection  t'égare,  il  faut  ne  compter  que  sur  moi.  Et  crois-le,  mon 
vieux  Vernet,  quand  je  dis,  moi  :  c'est  assez.  Oui,  oui,  je  le  sens...  je  le 
tuerai, 

—  Vernet  était  un  peti  embarrassé.  Il  reprit  cependant: 

—  Raison  de  plus  alors,  vous  ne  pouvez  refuser  de  m'emmener.  Je  sais 
n'être  pas  présentable  ainsi.  Mais  n'ayez  pas  peur,  je  serai  beau.  Du  reste  je 
serai  loin  de  vous.  Ça  n'a  rien  d'extraordinaire.  Vous  emmenez  votre  ordon- 
nance, c'est  tout  naturel,  cela. 


302 


LE  FILS  D'ANTON  Y. 


—  C'est  bien,  console-loi,  tu  viendras  ;  mais  ma  mère  ne  s'est  pas  occupée 
de  moi  ? 

—  Non,  si...  enfin,  c'est  pas  sans  peine,  eîle  aurait  voulu  s'en  occuper,  bal- 
butia Vernet,  vous  m'aviez  dit  si  elle  me  demandait  de  lui  répondre  ça  et  ça  ; 
mais  je  crains  toujours  qu'on  ne  voie  que  je  ne  dis  pas  la  vérité.  Alors,  je  l'ai 
évitée. 

—  Ah  çà  !  que  me  chantes-tu  là,  que  s'est-il  passé? 

—  Elle  m'a  envoyé  demander,  elle  voulait  me  parler  et  alors..»  alors  je  n'y 
suis  pas  allé. 

—  Comment  cela  ?  Tu  n'as  pas  obéi  à  ma  mère  ? 

—  J'ai  fait  dire  que  j'étais  malade. 

—  Ah  !  ah!  très  bien,  dit  Philippe  en  riant,  tu  as  mieux  fait.  Ainsi,  il  n'y 
avait  pas  d'indiscrétion  possible. 

Une  voiture  sortait  de  la  cour  de  l'hôtel. 

—  Qui  sort  donc  maintenant?  demanda  Philippe. 
Vernet  alla  regarder  à  la  fenêtre  et  dit  : 

—  C'est  Madame. 

En  effet,  c'était  M™"  d'Hervey  qui  se  rendait  chez  la  vicomtesse  de 
Lancy. 

L'amie  de  la  baronne  demeurait,  on  s'en  souvient,  dans  la  partie  du  fau- 
bourg Saint-Honoré  qui  commençait  autrefois  le  faubourg  du  Roule. 

Adèle  s^  fit  annoncer  chez  son  amie,  qui  le.  reçut  aussitôt.  En  voyant  son 
visage  bouleversé,  la  vicomtesse  lui  dit  : 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  ma  chère  Adèle,  je  devine,  on  vous  a  appris  ce  qui  se 
passe. 

—  Vous  le  savez  déjà,  Marie,  c'est  à  vous,  ma  vraie  amie^  que  je 
viens  aussitôt  vous  demander  d'empêcher  cette  affaire,  qui  serait  un  crime. 

—  Je  suis  d'abord,  je  vous  le  déclare,  tout  à  votre  disposition.  —  Je  me 
disposais,  lorsque  l'on  m'a  raconté  cela  tout  à  l'heure,  à  me  rendre  chez  vous. 
La  chose  n'a  pas  eu  une  grande  importance  par  elle-même,  m'a-t-on  dit,  et 
peut-être  tout  s'arrangera-t-il. 

—  Que  me  dites-vous  là  ?  Mais  vous  ne  savez  donc  rien  ?  fit  Adèle  d'un  air 

égaré . 

—  Je  sais  tout,  fit  en  souriant  M"*^  de  Lapcy. 

—  Assurément,  l'on  vous  a  exagéré  les  faits,  Adèle,  asseyez-vous  et  écoutez- 
moi,  je  vais  vous  raconter  la  vérité. 

La  baronne  obéit  comme  machinalement,  regardant  son  amie,  semblant  ne 
pas  comprendre  ce  qu'elle  lui  disait. 

—  Voici  ce  qui  est  arrivé,  commença  la  vicomtesse  de  Lancy.  Votre  fils, 
notre  cher  Philippe,  est  depuis  quelque  temps  amoureux  fou  d'une  belle  étran- 
gère que  nous  avons  rencontrée  plusieurs  fois  au  bois,  mais  fou  à  ce  point  (il 
n'a  peut-être  pas  osé  vous  le  dire,  mais  il  songe  à  se  marier),  —  qu'il  est  de- 
Tenu  extrêmement  jaloux  d'un  homme  qu'il  voyait  quelquefois  avec  elle,  qui 


LE  FILS  D'ANTONY.  30(5 


lui  paraissait  trop  jeune  pour  être  son  père  et  qui  du  reste  ne  portait  pas  son 
nom.  Tout  cela  est  peut-être  mystérieux,  et  vous  savez  que  tous  les  jeunes 
gens  aiment  le  mystère.  Bref,  M"*  de  Sirvan  donnait,  il  y  a  quelques  jours, 
une  soirée  à  laquelle  assistait  votre  fils,  qui  y  était  venu  pour  rencontrer  son 
adorée. 

Je  dois  vous  dire  encore  que  c'est  cette  marieuse  de  vicomtesse  de  Sirvan 
qui  poussait  Philippe  dans  ces  idées  de  mariage,  et  qui  même  ne  s'en  serait 
pas  tenue  là  et  en  aurait  parlé  également  à  la  jeune  fille.  A  cette  soirée,  Phi- 
lippe valsa  avec  la  belle  Rachel.  La  valse  finie,  il  reconduisit  la  jeune  fille  près 
de  M^^  de  Sirvan  et  la  vit  quelques  minutes  après  causant  avec  le  comte  de 
Sancy. 

Vous  jugez  de  sa  fureur. 

Rencontrant  quelques  minutes  après  le  comte  à  une  table  de  jeu,  il  lui  cher- 
che une  querelle  ridicule  que,  paraît-il,  le  comte  a  le  bon  sens  de  ne  pas  pren- 
dre au  sérieux.  Mais  notre  jeune  chevalier  s'était  emballé.  N'ayant  pas  réussi 
le  soir  dans  la  querelle  qu'il  cherchait,  il  va  le  lendemain  et  le  surlendemain 
poursuivre  le  comte  jusque  chez  sa  maîtresse,  une  certaine  Martingale  dont 
vous  avez  entendu  parler  parfois,  —  à  propos  de  Philippe  même,  ajouta-t-elle 
en  riant.  De  là  nouvelle  affaire,  scandale,  envoi  de  témoins,  et  l'on  doit  se  battre 
en  duel,  peu  sérieux  assurément,  car  le  comte  est  un  homme  raisonnable  qui 
voudra  ne  donner  satisfaction  qu'à  notre  Philippe.  Peut-être  vaudra-t-il 
mieux  les  laisser  faire.  Philippe  assurément  un  duel  cela  le  pose...  comme  il 
le  fait  remarquer.  Mais  si  vous  le  voulez,  chère  amie,  et  c'est  ce  que  je  vou- 
lais aller  vous  dire,  il  suffit  d'un  mot  pour  que  Philippe  se  jette  dans  les  bras 
du  comte. 

—  Que  voulez-vous  dire  ?  fit  Adèle  en  pâlissant,  un  mot?... 

—  Mais  oui  ;  il  suffit  que  vous  disiez  à  notre  Philippe  : 

<(  Mon  cher  enfant,  l'homme  avec  lequel  tu  veux  te  battre  est  l'oncle  de 
celle  que  tu  voudrais  épouser,  de  la  belle  Rachel,  et  son  assiduité  auprès 
d'elle,  qui  te  choque,  est  une  raison  de  plus  pour  te  le  faire  estimer.  > 

Comm-ie  Adèle  regardait  son  amie  d'un  air  singulier,  paraissant  étourdie  de 
ce  qu'elle  entendait,  la  vicomtesse  reprit  : 

—  Vous  voyez,  ma  chère  amie,  que  vous  avez  tort  de  vous  tourmenter,  que 
cela  finira  le  plus  simplement  du  monde. 

—  Ah  !  ma  pauvre  Marie  !  fit  alors  Adèle,  prenant  affectueusement  les  mains 
de  son  amie  et  fondant  en  larmes,  vous  ne  savez  rien,  rien, rien.  Mon  fils  peut 
être  tué. 

—  Voulez-vous  ne  pas  pleurer  ?  Je  vous  assure  que  je  sais  la  vérité,  et  je 
la  tiens  d'amis  particuliers  de  Philippe  et  des  ses  témoins. 

—  Vous  ne  savez  rien,  i^a  vérité,  je  vais  vous  la  dire  d'un  mot;  vous  qui 
savez  tout,  vous  allez  le  comprendre.  Le  comte  de  Sancy,  adversaire  de  Phi- 
lippe, c'est  Antony. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  que  me  dites  vous  là  ? 


304  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  C'est  Antony,  revenu  en  France,  ayant  repris  son  nom  après  la  mort  de 
sa  mère,  Li  comtesse  de  Sancy.  Antony  s'est  marié,  il  est  veuf,  il  était  parti  en 
Asie,  vous  vous  en  souvenez,  accompagnant  un  de  vos  bons  amis,  vous  vous 
en  souvenez. 

—  Oui,  Olivier. 

—  Ils  ont  épousé  les  deux  sœurs.  Olivier  est  mort. 

—  Ah!  mon  Dieu  !  quelle  histoire  me  dites-vous  là  ? 

Adèle  continua  d'une  voix  rapide  pour  arriver  vite  au  point  important  de  ce 
qu'elle  voulait  dire. 

—  Il  y  a  quatre  ou  cinq  ans,  lors  des  derniers  événements  de  Syrie,  ce 
malheureux  Olivier,  sa  femme,  la  sœur  de  sa  femme  furent  massacrés,  Antony 
restait  seul  avec  la  fille  d'Olivier,  Rachel  de  Launay. 

—  Ah  !  c'est  vrai,  je  n'avais  pas  remarqué  le  nom.  De  Launay,  ce  pauvre 
Olivier  1 

—  Philippe  ignore  absolument  que  le  comte  de  Sancy  est  seulement  parent 
de  la  jeune  fille.  Depuis  le  bal  du  ministère  où,  au  bras  de  mon  fils,  je  me  suis 
évanouie  en  apercevant  Antony,  Philippe  a  eu  des  soupçons  :  vous  vous  sou- 
venez que  le  général  d'Hervey,  avant  de  mourir,  apprenant  mes  relations  avec 
Antony  et  ma  situation,  avait  adressé  à  son  notaire  une  lettre  qui  devait  être 
remise  à  son  fils  lorsqu'il  aurait  vingt-cinq  ans.  Je  sais  que  Philippe  a  reçu  celle 
lettre.  Tout  ce  que  j'avais  fait  après  la  mort  du  général  d'Hervey  pour  éviter  de 
rencontrer  Antony  a  été  inutile.  Depuis  vingt-cinq  ans,  Antony  reparaît,  et  c'est 
mon  fils  que  le  colonel  a  choisi  pour  le  venger.  Oui,  ma  pauvre  Marie,  Philippe 
se  bat  pour  venger  l'honneur  du  nom  qu'il  porte.  Philippe  va  se  battre  avec  son 
père. 

Et  la  malheureuse  fondait  en  larmes.  Vainement  elle  voulait  contenir  ses 
sanglots.  Emue  et  bouleversée,  la  vicomtesse  de  Lancy  cherchait  vainement  à 
la  consoler:  enfin  elle  lui  dit  : 

—  Vous  avez  raison,  ce  duel  est  impossible.  Il  n'aura  pas  lieu,  je  vous  le 
garantis.  Je  vais  aller  trouver  Antony. 

— -  Ohl  Marie,  fit  la  baronne  en  se  jetant  dans  ses  bras  et  en  l'embrassant, 
c'est  ce  que  je  venais  vous  demander.  —  Ohî  n'est-ce  pas,  vous  lui  direz  que 
c'est  impossible...  Un  père  ne  peut  tuer  son  enfant.  Dites-lui  pourquoi  je  ne  l'i  i 
pas  revu,  dites-lui  que  je  lui  demande  grâce  à  genoux  pour  tout  ce  qu'il  a  souf- 
fert pour  moi... 

—  Ne  pleurez  pas,  Adèle,  rassurez-vous,  je  vous  le  répète  encore,  ce 
duel  n'aura  pas  lieu.  Essuyez  vos  yeux,  qu'on  ne  voie  point  que  vous  avez 
pleuré.  Je  vais  sonner  pour  me  faire  habiller  et  me  rendre  chez  le  comte  de 
suite. 

Adèle,  obéissante,  se  tut,  essuya  vivement  ses  yeux,  puis  dit  : 

—  M""«  de  Sirvan  n'a  pu  réussir  à  le  voir  ;  mais  elle  le  connaît.  Si 
vous  vouliez  passer  la  prendre  chez  elle,  elle  vous  accompagnerait  chez 
lui. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


305 


—  Et  croyez-vous  qu'Antony  ne  tressaillira  pas?  (Page  312.) 
—  Oui,  très  bien,  c'est  ce  que  je  vais  faire.  Mais  où  vous  trouverai-je?  chez 


vous? 


—  Oh  I  non,  je  crains  de  me  trouver  en  face  de  Philippe.  C'est  affreux,  ne 
plus  oser  parler  ni  regarder  son  fils,  oh  I  mon  Dieu  I 

-  Adèle,  mon  amie,  du  courage;  vous  allez  rester  ici,  vous  dînerez  avec 
moi  ce  soir,  vous  m'attendrez  et  tout  à  l'heure  je  vais  vous  apporter  une  réponse 
satisfaisante. 


39 


306  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Que  Dieu  vous  entende  et  vous  conduise  î 

—  GhutI  voici  Justine. 

Quelques  minutes  nprès,  la  vicomtesse  partait  dans  le  petit  coupé  de 
M"'''  d'Hervey,  allait  prendre  M"'*=  de  Sirvan  et  se  rendait  avec  elle  chez  le 
comte  de  Sancy. 

Nous  avons  vu  la  réception  qui  leur  avait  été  faite.  Moins  d^une  heure  après, 
M"''  de  Sancy  en  informait  son  amie. 

La  vicomtesse  lui  racontait  qu'il  leur  avait  été  impossible  de  voir  Antony; 
mais  enfin,  sur  la  présentation  de  sa  c  irte,  après  avoir  fait  dire  qu'il  n'était 
pas  là,  il  s'était  décidé  à  fixer  un  rendez- vous  pour  le  soir.  Alors,  elle  était 
partie  avec  M"**  de  Sirvan  ;  elle  avait  été  reconduire  cette  dame  chez 
elle,  et  M"*'  de  Sirvan  lui  avait  dit  qu'elle  ne  pourrait  revenir  raccom- 
pagner le  soir,  chez  le  comte  de  Sancy.  Des  lettres  qu'elle  avait  trouvées 
à  son  retour  l'obligeaient  à  rester  chez  elle.  M"**  de  Lancy  terminait  en  di- 
sant: 

—  Ma  chère  amie,  quand  j'ai  cru  voir  qu*Antony  refusait  absolument  de 
nous  recevoir,  que  nous  n'obtiendrions  rien,  nous  avions  pensé  à  employer 
M^'*  Rachel,  sa  nièce.  J'aurais  été  la  trouver,  j'aurais  été  lui  raconter  ce  qui 
se  passait,  et  l'enfant  aurait  obtenu  ce  que  nous  voulons. 

—  Et  pourquoi  n'avez-vous  pas  fait  cela  ? 

—  Eh  [  ma  chère  Marie,  c'est  ce  qu'il  y  aurait  de  mieux  à  faire  encore  main- 
tenant. 

—  C'est  impossible. 

—  Et  pourquoi? 

Ne  voulant  pas  que  sa  nièce  eût  connaissance  de  cette  désagréable 

affaire,  Antony  l'a  prudemment  envoyée  à  la  campagne,  dans  les  environs 
de  Dieppe.  Ce  matin  il  eût  été  facile  de  la  faire  revenir  avant  demain  matin, 
car  nous  savons  où  elle  est.  Maintenant  il  est  trop  tard.  Or,  voici  ce  que  j'ai 
pensé.  Je  crains  qu' Antony  ne  vous  ait  fait  dire  qu'il  serait  chez  lui  ce  soir 
que  pour  se  débarrasser  de  nous.  Ce  soir,  il  fera  ce  qu'il  a  déjà  fait  avec  nous^ 
il  ne  nous  recevra  pas  ;  car,  je  vous  l'ai  dit,  M"»»  de  Sirvan  ne  peut  m'accom- 

pagner. 

Il  faut  prendre  les  grands  moyens,,  et  il  n'y  a  pas  à  hésiter.  S'il  ne  me 
reçoit  pas,  moi,  il  y  aune  personne  qu'il  recevra,  c'est  vous.  Il  faudra  m'accom- 
pagner. 

—  Jamais,  ja^riais. 

—  Et  cela  avait  été  dit  d'un  ton  tel  que  M'"''  de  Lancy  la  regarda  déses- 
pérée. 

Voyons,  ma  chère  amie,  je  suis  incapable  de  vous  donner  un  mauvais  con- 
seil, il  faut  m'écouter;  si  pénible  que  soit  cette  démarche,  il  faut  la  faire. 

—  Non,  c'est  impossible,  je  ne  pourrais  me  retrouver  en  sa  présence.  Je  ne 
saurais  lui  parler.  Si  vous  m'aviez  vue  à  la  soirée  du  ministère  des  affaires 
étrangères,  vous  comprendriez  ce  que  je  vous  dis.  A  sa  vue,  je  me  suis  toute 


LE  FO-S  D'ANTONY.  307 


troublée,  je  ne  puis  exprimer  ce  que  je  ressens,  ce  que  je  souffre  pour  parler 
justement,  je  serais  incapable  de  dire  un  mot  ;  si  je  me  défaillais  devant  lui, 
je  n'aurais  que  des  larmes. 

—  Et,  ma  chère  Adèle,  cela  suffirait.  Vous  voyant  pleurer,  il  comprendrait. 
Il  sait,  lui. 

—  Mais  c'est  justement  parce  qu'il  sait,  qu'il  veut  se  battre  avec  cet  enfant, 
et  que  connaissant  le  mystère  de  sa  naissance,  il  sera  impitoyable.  C'est  de 
moi  qu'il  veut  se  venger  sur  Philippe. 

—  Vous  êtes  coupable,  et  vous  allez  lui  demander  grâce,  c'est  peut-être  la 
seule  chose  qu'il  demande,  vous  voir  à  ses  genoux,  lui  demandant  pardon  du 
passé. 

—  Non,  non,  c'est  impossible!  fit  Adèle  en  fondant  en  larmes. 

—  Mais  alors,  ma  chère  amie,  que  voulez-vous  faire?  Je  vous  assure  que 
je  crois  ma  visite  tout  à  fait  inefficace;  je  ne  doute  pas  qu'il  refuse  de  me  re- 
cevoir. Il  n'y  a  qu'une  pei'sonne  devant  laquelle  les  portes  s'ouvriront,  c'est 
vous. 

—  Oh  I  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  gémit  Adèle. 

Il  y  eut  un  silence  de  quelques  instants  pendant  lequel  M'°*  de  Lancy 
observait  son  amie,  espérant  toujours.  Envisageant  froidement  la  situa- 
tion, elle  se  déciderait  à  ce  qu'elle  croyait  l'unique  moyen  d'empêcher  co 
duel. 

Adèle  pleurait,  se  désolait,  mais  ne  se  décidait  pas. 

M™°  de  Lancy  reprit  : 

—  Ma  chère  amie,  il  faut  prendre  une  décision,  je  ne  veux  pas  vous  dé- 
sespérer, je  vous  dis  ce  que  je  crois  être  la  vérité,  je  ferai  ce  que  vous 
voudrez,  je  retournerai  chez  Antony,  il  ne  me  recevra  pas,  s'il  me  reçoit, 
je  juge  que  je  ne  pourrai  pas  réussir;  au  contraire,  plus  libre  avec  moi 
pour  se  justifier,  il  nous  accusera  et  accusera  Philippe,  refusant  toute  conces- 
sion. 

—  Mais  de  quoi  voulez-vous  qu'il  m'accuse?  De  quoi  peut-il  accuser  Phi- 
lippe? Est-ce  que  je  suis  coupable,  moi?  Nai-je  pas  été  victime  en  tout  ceci? 
Il  m'accusera  de  l'avoir  abandonné  lorsque  j'étais  veuve,  de  l'avoir  oublié, 
d'avoir  dérobé  l'enfant  que  j'avais  promis  de  lui  confier;  mais,  est-ce  ma 
faute,  cela?  Le  général  a  reconnu  son  fils  contre  ma  volonté,  et  je  perdais 
l'avenir  de  mon  enfant  si  j'avais  consenti  à  revoir  Antony  lorsque  j'étais  libre; 
puisque  le  général  avait  mis  cette  condition  à  son  silence,  à  son  pardon 
ùi  extremis,  que  je  ne  reverrais  jamais  Antony,  que  je  ne  me  remarierais 
jamais.  Si  je  manquais  à  cette  volonté,  la  vérité  serait  connue  de  tous  (les 
ordres  avaient  été  donnés  pour  cela)  et  ce  scandale  me  perdait  en  perdant 
l'avenir  de  mon  enfant. 

—  Antony  ne  sait  rien  de  tout  cela,  et  c'est  justement  ce  qu'il  faut  que  vous 
lui  disiez  vous-même. 

—  Non,  non,  c'est  impossible I 


303 


LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Mais,  malheureuse  I  vous  voulez  donc  que  ce  duel  ait  lieu? 

—  Oh!  non. 

—  Ne  préférez-vous  pas  vous  sacrifier,  plutôt  que  de  sacrifier  votre 
enfant? 

—  Oh  !  mon  Dieu!  mon  Dieu!  que  me  dites-vous  là?  exclam.'^  Adèle,  dont 
les  sanglots  redoublèrent. 

—  Mon  amie,  il  ne  faut  pas  pleurer  ;  il  faut  agir.  Ne  perdons  pas  un  temps 
précieux.  Il  faut  vous  décider  pour  ce  soir. 

Il  y  eut  encore  un  silence,  au  bout  duquel  la  baronne  d'Her^ey  reprit  : 

—  Vous  me  parliez  tout  à  l'heure  de  cette  jeune  personne.  M"*  Rachel  de 
Launay.  Si  M"^  de  Sirvan  ne  m'a  pas  menti,  elle  aime  Philippe. 

—  C'est  vrai,  je  le  sais,  les  enfants  s'aiment. 

—  Il  faut  à  tout  prix  qu'on  voyage  cette  nuit,  qu*on  aille  chercher  cette 
jeune  fille.  Au  besoin  j'irai,  je  parlerai  à  cette  enfant,  moi.  Oh!  elle  m'écou- 
jora,  je  la  .ramènerai  et  vous  la  conduirez  chez  son  oncle,  elle  lui  dira 
qu'elle  aime  Philippe,  qu'il  ne  peut  pas  se  battre  avec  celui  qu'elle  a  choisi 
pour  son  fiancé. 

—  Il  ne  faut  point  faire  de  rêve,  dit  tristement  M""  de  Lancy,  il  faut  rester 
dans  la  réalité.  Ce  que  vous  dites  est  impossible,  il  est  trop  tard. 

—  Mais  non,  cette  enfant  peut  être  ici  demain. 

—  Il  est  trop  tard,  ma  chère  Adèle.  Il  le  faut,  je  vais  vous  dire  toute  la  vérité. 
Gomme  M™*  de  Lancy  avait  dit  ces  derniers  mots  d'un  ton  solennel,  Adèle, 

essuyant  vivement  ses  yeux,  la  regarda  et  d'une  voix  anxieuse  : 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  qu'y  a-t-il  encore  ? 

—  En  revenant  de  chez  le  comte  de  Lancy,  je  vous  ai  dit  que  j'avais  recon- 
duit M""»  de  Sirvan.  On  l'attendait  chez  elle...  des  personnes  de  ses  amis,  qui 
nous  ont  donné  des  nouvelles  de  ce  duel  ;  elles  sont  graves. 

—  Parlez,  parlez  vite,  fit  Adèle  tremblante. 

—  Un  duel  a  été  décidé,  il  a  lieu  demain  matin  à  la  première  heure,  dans 
des  conditions  terribles. 

Elle  s'interrompit  pour  dire  à  son  amie  presque  défaillante  : 

—  Allons,  du  courage,  du  courage...  Écoutez-moi... 

—  J'en  aurai ,  achevez. 

—  Ils  doivent  se  battre  à  mort.  Au  cas  où  le  duel  devrait  cesser  à  cause 
d'une  blessure  grave,  après  la  guérison  du  blessé,  il  recommencerait  de  nou- 
A  eau  jusqu'à  ce  qu'il  y  ait  mort  d'homme. 

—  Oh  I  mon  Dieu,  gémit  la  baronne  livide. 

—  Il  faut  bien  que  vous  sachiez  tout,  je  vous  en  prie,  du  courage.  Il  faut 
donc  que  ce  duel  n'ait  pas  lieu!  Il  le  faut  absolument.  Pour  l'empêcher,  c'est 
ce  soir  qu'il  faut  agir,  je  vous  l'ai  dit,  la  rencontre  a  lieu  demain  matin.  Où? 
On  l'ignore.  Si  c'était  loin  de  Paris,  il  devrait  partir  dans  la  soirée.  Il  ne  faut 
donc  pas  compter  sur  M""'  Rachel.  C'est  ce  soir  qu'il  faut  que  vous  voyiez 
Antony.  Comprenez-vous  maintenant? 


LE  FILS  D'ANTONY.  309 


—  Oui,  fit  Adèle.  Comprimant  ses  sanglots;  s'eflforçant  de  i  Jagir  contre 
son  émotion,  se  redressant,  elle  dit  : 

—  Il  le  faut,  j'irai,  il  fera  de  moi  ce  qu'il  voudra,  il  me  tuera,  mais  il  ne  se 
battra  pas.  Marie,  vous  m'accompagnerez. 

—  Oh!  oui,  ma  pauvre  Adèle. 

M"*  de  Lancy  la  pressa  dans  ses  bras  et  l'embrassa  en  pleurant. 


CHAPITRE  II 


LE   CALVAIRE  D  UNE  FEMME 


Sa  résolution  prise,  la  baronne  d'Hervey  attendait  impatiemment  l'heure  à 
laquelle  elle  devait,  accompagnée  par  M°«  de  Lancy,  se  rendre  chez  Antony. 
Elle  avait  hâte  d'en  finir  et  cependant  elle  redoutait  cet  entretien.  Elle  était 
fiévreuse,  agitée,  elle  racontait  à  Marie  ce  qu'elle  dirait  au  comte  de  Sancy, 
moins  pour  chercher  ce  qu'elle  devrait  dire  que  pour  tromper  sa  peur  et  son 
impatience,  cherchant  à  s'afl'ermir  dans  sa  résolution.  M°'  de  Lancy  devinait 
ce  qui  se  passait  en  elle  ;  aussi,  pour  l'encourager,  l'entretenait-elle  dans  cet 
état,  approuvant  ce  qu'elle  disait,  lui  donnant  confiance. 

La  pauvre  femme  s'étourdissait  de  ses  paroles,  ne  voulant  pas  douter  de 
leur  efi'et.  Comme  le  désespéré  décidé  à  mourir,  qui  ferme  les  yeux  pour  aller 
au-devant  du  danger,  elle  imposait  silence  à  sa  raison  et  n'écoutait  que  son 
désir. 

La  demi-journée  lui  parut  infinie.  A  l'heure  du  dîner,  elle  se  mit  à  table, 
mais  ne  put  manger  ;  elle  avait  l'estomac  fermé  par  la  fièvre,  et  lorsque  la 
vicomtesse  de  Lancy  lui  dit  : 

—  C'est  l'heure  ;  le  coupé  est  attelé,  nous  allons  partir  ! 
Elle  se  leva  et  dit  d'une  voix  sèche  : 

—  Je  suis  prête  ! 

M°*  de  Lancy,  tout  en  ressentant  la  vive  émotion  de  son  amie,  était  plus 
maîtresse  d'elle-même.  Elle  jugeait  mieux  la  situation,  et,  avant  de  partir, 
voulant  éviter  une  nouvelle  déception,  elle  régla  ce  qu'elle  devait  faire. 

—  Ma  chère  Adèle,  il  faut  penser  à  tout  et  ne  pas  risquer  de  perdre  le  der- 
nier espoir  que  nous  avons.  Vous  savez  tout,  c'est  demain  qu'ils  doivent  se 
battre,  si  la  rencontre  a  lieu  à  l'étranger  ou  dans  un  endroit  éloigné  de  Paris, 
ils  partiront  ce  soir.  Il  faut  donc  absolument  que  nous  voyions  Antony  tout  à 


810  LE  FILS  D'ANTONY. 


l'heure,  il  ne  faut  pas  risquer  de  nous  heurter  comme  ce  matin  à  des  ordres 
donnés.  Antony,  en  apprenant  que  je  suis  allée  chez  lui,  peut  penser  qu'après 
m'avoir  envoyée,  vous  vous  déciderez  à  venir  vous-même.  Il  a  pu  donner 
l'ordre  de  ne  pas  vous  recevoir.  C'est  contre  cela  qu'il  faut  nous  préparer. 
Son  valet  de  chambre  est  celui  que  vous  lui  avez  connu. 

—  C'est  Louis. 

--  Oui,  il  ne  faut  pas  qu'il  puisse  vous  reconnaître. 

—  Oh!  je  suis  bien  changée,  bien  vieillie. 

—  Non  pas,  vous  n'êtes  assurément  pas  la  même  qu'à  cette  époque,  mais 
les  années  ont  passé  sur  vous  sans  trop  vous  vieillir.  Croyez-moi,  ce  n'est  pas 
l'heure  des  compliments,  je  dis  la  vérité.  Louis  peut  vous  reconnaître,  c'est  ce 
qu'il  ne  faut  pas.  Si  Antony  consent  à  me  recevoir,  c'est  vous  qui  entrerez;  s'il 
refuse,  nous  enfreindrons  ses  ordres  et  forcerons  sa  porte.  Si  vous  étiez  recon- 
nue, peut-être  cela  serait-il  plus  difficile. 

—  Je  suis  prête  à  tout,  à  braver  sa  colère,  ses  injures,  à  soutfrir  un  scan- 
dale ;  mais  accompagnez-moi,  et  jusque  devant  lui  ne  me  quittez  pas  :  aidée, 
j'aurai  du  courage,  - 

—  Ce  n'est  pas  ce  que  je  veux  dire,  je  vous  connais  et  je  suis  sûre  de  vous. 
Que  voulez-vous  dire,  Marie?  Je  ferai  ce  qud  vous  commanderez. 

La  vicomtesse  paraissait  un  peu  embarrassée  ;  enfin  ayant  amené  la  baronne 
sur  une  causeuse,  elle  s'assit  près  d'elle,  et,  lui  tendant  les  mains,  elle  lui  dit 
affectueusement  : 

—  Adèle,  je  vous  disais  que  vous  êtes  peu  changée.  Faites  comme  si  vous 
deviez  aller  à  une  fête;  si  vous  voulez  être  coquette,  vous  pouvez  vous  rajeunir 
de  dix  ans,  paraître  presque  ce  que  vous  étiez  lorsque  vous  avez  connu 
Antony.  .  - 

«—  Mais  que  pensez-vous  donc  ?  fit  Adèle  toute  rougissante. 

—  Je  pense  qu'il  faut  que,  vous  revoyant,  Antony  éprouve  une  émotion 
telle  qu'il  ne  puisse  vous  résister;  il  faut  que  ce  passé  qu'il  paye  aujourd'hui, 
ce  passé  qui  l'a  rendu  si  heureux,  pour  le  faire  tant  souffrir  après,  reparaisse 
devant  lui. 

—  Ma  chère  Marie,  je  n'ose  vous  comprendre. 

—  Il  faut  me  comprendre  et  m'obéir.  —  Vous  allez  passer  dans  mon  cabinet 
de  toilette,  vous  allez  vous  habiller  plus  coquettement  —  il  faut  dire  le  mot  — 
vous  allez  vous  maquiller,  ajouta-t-elle,  essayant  de  rire.  Nous  serons  seules, 
vous  n'avez  rien  à  craindre  de  la  médisance,  c'est  pour  l'éviter  que  je  vous  dis 
de  procéder  à  votre  toilette  ici,'au.lieu  de  retourner  chez  vous. 

Adèle  regardait  son  amie  avec  étonnement,  ne  sachant  que  penser  de  ce 
qu'elle  lui  disait.  La  pauvre  femme  n'était  plus  coquette  et  ne  comptait  guère 
sur  sa  beauté.  La  vicomtesse  insista  en  disant  : 

—  Adèle,  croyez-moi,  faites  ce  que  je  vous  dis,  il  faut  se  hâter. 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  311 


—  Il  me  semble  que  cela  est  bien  inutile... 

•—Faites  ce  que  je  vous  demande  en  grâce...  Prête,  habillée,  vous  vous 
enveloppez  le  visage  d'un  voil«  épais.  Louis  ne  vous  reconnaî  ra  pas,  vous 
passerez  pour  M"'  de  Sirvan...  et,  une  fois  chez  Antony,  il  faudra  bien  qu'il 
vous  reçoive. 

—  Ma  chère  amie,  je  ne  veux  rien  vous  refuser,  je  ferai  tout  ce  que  vous 
voudrez,  mais  je  ne  peux  vous  dire  combien  cette  comédie  me  répugne,  com- 
Men  je  souffre  à  me  préparer. 

—  Où  voyez-vous  une  comédie?  Vous  allez  franchement,  sincèrement,  le 
rappeler  à  la  raison,  lui  dire  que  ce  qu'il  veut  faire  est  impossible  et,  pour 
cela,  vous  essayez  de  frapper  son  imagination  avant  de  vous  adresser  à  son 
cœur.  Croyez-vous,  Adèle,  que  je  vous  proposerais  un  moyen  indigne  de  vous? 
Non!  Allez-vous  chercher  à  faire  revivre  en  lui  l'amour  éteint?  Nonl  Gcst 
celle  qu'il  vit  pour  la  première  fois  mourante  qu'il  doit  revoir  aujourd'hui. 
Je  voudrais  que  vous  fussiez  vêtue  ainsi  que  vous  l'étiez  lorsque,  il  y  a  vingt- 
cinq  ans,  vous  sortiez  de  cette  même  demeure  pour  vous  rendre  chez  vous. 
C'est  ce  passé  qui  se  dresserait  devant  lui  auquel  il  ne  pourrait  résister;  ce 
n'est  plus  l'amante  qu'il  reverrait,  c'est  la  femme  qu'il  avait  perdue,  c'est  la 
mère  de  son  enfant.  Groye?:-moi,  allez,  n'ayez  pas  de  scrupules  pour  une 
iieure  de  coquetterie  si  utile.  Venez  avec  moil 

—  Allons,  je  ferai  ce  que  vous  voudrez. 
Adèle  se  laissa  conduire. 

M*"^  de  Lancy  la  mena  dans  son  cabinet  de  toilette;  elle  avait  tout  fermé 
afin  de  ne  pas  être  dérangée  par  les  servantes.  C'est  elle  qui  chercha  une  robe 
dans  la  nuance  que  lui  rappelaient  ses  souvenirs.  Adèle  c»":  son  amie  étaient  à 
peu  près  de  même  taille.  En  quelques  minutes  elle  fut  habillée,  aidée  par 
M""^  de  Lancy  qui  lui  servait  de  femme  de  chambre. 

Alors,  elle  s'assit  devant  la  glace. 

La  vicomtesse  vit  bien  qu'elle  était  incapable  de  faire  son^  visage. 

—  Allons,  fit-elle  en  souriant,  ne  bougez  plus;  c'est  moi  qui  vais  vous 
rajeunir. 

M""*  de  Lancy  était  experte  en  cet  art,  un  petit  secret  qu'elle  gardait  pro')r<- 
blement  pour  elle.  Péché -mignon,  au  reste,  d'une  jolie  femme  passant  ilu 
vilain  côté  de  la  quarantaine. 

Sous  ses  doigts  les  cils  et  les  sourcils  de  son  amie  devinrent  plus  soyeux, 
le  teint  plus  frais,  le  regard  parut  plus  brillant,  les  lèvres  plus  rouges. 

Adèle  ne  bougeait  pas;  son  visage  restait  immobile,  semblable  à  ces  mortes 
que  l'on  maquille,  que  l'on  farde  avant  de  les  mettre  au  tombeau. 

Quand  W^  de  Lancy  eut  terminé,  secouant  ses  doigts  maculés  de  ronge  et 
de  blanc,  frottant  ses  mains  l'une  contre  l'autre,  ellv^  se  recula  pour  voir  son 
œuvre  au  point;  et,  souriante,  contente  d'elle,  elle  dit  : 


312  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Maintenant,  ma  chère  belle,  venez,  donnez-moi  la  main. 

Elle  prit  la  main  d'Adèle  obéissante,  et  la  mena  devant  la  grande  glace, 
qui  la  refléta  entièrement. 

—  Eh  bien!  reconnaissez-vous  maintenant  la  jeune  et  belle,  l'adorable 
baronne  d'Hervey,  et  croyez-vous  qu'Antony  ne  tressaillera  pas  en  vous 
voyant  venir  lui  reprocher  le  crime  qu'il  projette? 

—  Vous  êtes  bonne,  merci,  ma  chère  Marie,  partons. 

—  Prenez  ce  châle  de  dentelles;  je  vous  demande  un  Instant  pour  mettre 
mon  chapeau. 

Quelques  minutes  après,  les  deux  femmes  étaient  dans  le  coupé  et  se  fai- 
saient conduire  chez  le  comte  de  Sancy. 

Antony  attendait  ses  témoins.  Contrairement  à  ce  qui  avait  été  dit  à  la 
vicomtesse  de  Lancy,  les  conditions  de  la  rencontre  n'étaient  pas  absolument 
réglées. 

Les  témoins  du  comte  de  Lancy  n'acceptaient  pas  qu'une  nouvelle  ren- 
contre eût  lieu  lorsqu'un  des  adversaires  blessé  serait  guéri. 

Ils  demandaient  qu'on  acceptât  que  le  duel  cesserait  lorsqu'un  des  com- 
battants serait  assez  grièvement  blessé,  et  l'honneur  serait  satisfait. 

Ou  on  ne  se  battrait  pas  à  l'épée  mais  au  pistolet,  dans  des  conditions 
sérieuses.  C'est  à  ce  propos  que  les  témoins  avaient  une  dernière  entrevue 
avec  MM.  de  Croissy  et  de  Gesvres.  Il  était  plus  que  probable  que  la  rencontre 
ne  pourrait  pas  avoir  lieu  le  lendemain  matin ,  l'affaire  se  terminerait  au  plus 
tôt  dans  la  soirée  ou  le  lendemain. 

Obligé  de  rester  chez  lui  pour  attendre  ses  amis,  Antony  n'avait  pas  oublié 
lo  rendez- vous  pris  par  M^"  de  Lancy.  Il  avait  pu  refuser  de  recevoir  M"®  de 
Sirvan  qu'il  connaissait  peu,  mais  il  ne  pouvait  agir  ainsi  avec  son  ancienne 
amie,  Marie  de  Lancy. 

Qu'allait-il  faire?  Il  n'y  avait  qu'un  moyen,  qui  lui  avait  répugné  en  toute  cir- 
constance, mais  qu'il  n'hésitait  pas  à  employer  avec  la  vicomtesse.  Il  menti- 
rait, il  lui  dirait  que  l'affaire  était  exagérée  par  tout  le  monde  ;  qu'elle  était 
en  voie  d'arrangement  ;  qu'en  somme  il  espérait  qu'elle  n'aurait  pas  lieu  ;  il 
promettrait  même  qu'il  serait  très  conciliant. 

Évidemment  M'"''  de  Lancy  croirait  en  ce  qu'il  dirait,  car  déjà,  dans  le 
monde,  on  devait  savoir  que  le  duel  n'aurait  pas  lieu  le  lendemain.  La  cause, 
les  témoins  s'étaient  engagés  à  n'en  rien  dire.  C'est  sur  cette  hypothèse  qu'il 
établirait  ses  mensonges.  Aussi,  quand  Louis  vint  prendre  ses  ordres,  il  lui 
rappela  la  visite  attendue  en  disant  : 

—  Monsieur,  quand  ces  dames  vont  venir,  M"*  Lancy  et  M""^  de  Sirvan,  que 
devrai-je  leur  dire? 

—  Tu  les  recevras;  si  cela  était  possible,  j'aimerais  mieux  en  recevoir  une 
seule,  M""*  de  Lancy.  N'importe!  tu  me  préviendras,  j'irai  les  trouver  au  salon. 


LE  FILS  D'ANTONY.    , 


313 


—  aelavez-vous,  madama,  relevez-vous,  je  vous  prie.  (Page  315.) 

Et,  en  disant  cela,  il  pensait  qu'il  valait  mieux  les  voir  ensemble  :  M««  de 
Lancy  serait  ainsi  plus  gênëe,  ne  pouvant  invoquer  le  passé  ni  faire  allusion 
a  la  vérité. 

Le  vieux  domestique,  fort  ëtonné,  sortit.  Le  pauvre  Louis  était  bien  triste, 
il  avait  peur  pour  son  maître;  il  était  bien  heureux  de  l'intervention  de  ces 
femmes.  S'il  l'avait  osé,  si  M-  de  Lancy  était  venue  seule  le  matin,  au  risc^ue 
d  être  grondée,  il  l'aurait  priée  d'amener  la  baronne  d'Hervey.  Quand  son 
maître  lui  ht  qu'il  recevrait  M-  de  Lancy,  il  eut  une  lueur  d'espoir. 
40 


314  LE  FILS  D'ANTONY 


Louis  était  le  confident  de  son  maître,  il  avait  connu  ses  relations  avec  la 
baronne  d'Hervey  (on  s'en  souvient),  mais  il  n'en  avait  jamais  connu  les  sui- 
tes. Philippe  d'Hervey  n'était  pour  le  vieux  serviteur  que  l'adversaire  de  soa 
maître.     ** 

Il  se  promettait  le  soir,  si  la  visite  de  M"*  de  Lancy  n'avait  pas  les  ré- 
sultats désirés,  de  lui  donner  le  conseil  devant  lequel  il  avait  reculé  le 
matin. 

Quand  les  deux  dames  se  présentèrent,  il  les  dirigea  vers  le  salon  peu 
éclairé,  bien  convaincu  que  M"*  de  Lancy  était  accompagnée  de  M""=  de 
Sirvan. 

Adèle  était  enveloppée  dans  un  grand  châle  de  dentelles  qui  lui  cachait  le 
visage.  Arrivée  dans  le  salon,  pendant  que  Louis  allait  prévenir  son  maître, 
Marie  voyant  Adèle  trembler,  lui  prit  la  main  et  lui  dit  : 

-—  Courage,  courage  î  je  le  verrai  d'abord,  il  faudra  bien  qu'il  vous  re- 
çoive. 

Louis  reparut,  disant  : 

—  M.  le  comte  prie  ces  dames  d'attendre,  il  vient. 
Il  se  retira. 

—  Il  vaut  mieux  que  vous  soyez  seule  avec  lui,  dit  la  vicomtesse. 

—  Oh!  ne  m'abandonnez  pas,  supplia  Adèle. 

—  Vous  ne  pourriez  parler  libr<îment  devant  moL  Du  courage,  je  vous 
laisse. 

Et  elle  se  retira  vivement  par  la  porte  par  laquelle  le  domestique  était 
sorti. 

On    entendait   marcher.    Adèle    leva  les  yeux    au  ciel ,  semblant  de- 
iM»der  à  Dieu  la  force  et  l'énergie  qui  lui  faisaient  défaut.  Elle  murmu- 
rait : 
„.  —  Oh  !  mon  Dieu,  mon  Dieu,  donnez-moi  du  courage. 

Antony  entra,  il  s'avança  vers  Adèle,  un  peu  surpris  de  la  voir  seule,  mais 
pJus  libre  pour  lui  parler  familièrement. 

Il  dit  : 

—  Excusez-moi,  ma  chère  Marie,  de  ne  point  vous  avoir  reçue  ce  matin, 
il  y  a  si  longtemps  que  je  ne  vous  ai  vue  que  vous  ne  pouvez  douter  du  désir 
que  j'ai  de  vous  voir,  et  je  suis  bien  heureux  que  vous  ayez  consenti  à  vous 
déranger  de  nouveau.  Dites-moi  ce  qui  me  vaut  l'honneur  et  le  plaisir  de  votre 
visite  ? 

Gomme  la  personne  à  laquelle  il  s'adressait  ne  répondait  pas,  le  comte,  la 
regardant,  remarqua  qu'elle*  tremblait. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  mais  qu'avez-vous  donc,  Marie  ? 

—  Ce  n'est  point  Marie,  Antony,  c'est  moi,  la  baronne  d'Hervey,  arrachant 
le  châle  qui  la  couvrait  et  le  jetant  loin  d'elle,  se  montrant  resplendissante^ 
plus  belle  de  son  émotion  et  de  sa  peur. 

—  Adèle  1  exclama  Antony  I 


LE  FILS  D'ANTONY.  315 


En  entendant  la  voix  de  celui  qu'elle  avait  aimé,  en  entendant  prononcer 
son  nom,  la  baronne,  presque  défaillante,  tomba  à  genoux,  et,  les  mains  jointes, 
elle  supplia  : 

—  Oui,  c'est  moi,  c'est  moi  qui  viens  vous  demander  grâce  pour  Philippe, 
pour  notre  enfant;  grâce  !  Antony,  grâce  ! 

Le  comte  de  Sancy,  stupéfait,  restait  comme  atterré.  C'est  en  vain  qu'il 
aurait  voulu  cacher  son  émotion,  il  ne  trouvait  pas  un  mot  à  dire.  Il  avait  étô 
surpris;  il  ne  savait  que  répondre. 

Il  se  recula  d'abord  ;  puis,  se  dominant,  il  dit  d'une  voix  tremblante  : 

— ^  Relevez-vous,  madame,  relevez-vous,  je  vous  prie. 

Adèle  cachait  sa  tête  dans  ses  mains  et  pleurait. 

Il  y  eut  un  silence  d'une  longue  minute  pendant  laquelle  Antony  redevint 
maître  de  lui-même. 

Alors,  calme  et  froid,  il  s'avança  vers  Adèle,  lui  prit  la  main,  l'obligeant  à 
se  relever,  et  lui  disant  : 

—  Madame,  je  vous  en  prie,  relevez-vous,  veuillez  vous  asseoir,  je  ne  vous 
comprends  pas,  nous  nous  expliquerons  en  quelques  mots.  Vous  me  parlez  de 
votre  enfant,  madame  ?  Je  n'ai  pas  de  grâce  à  faire  ;  provoqué  par  lui  pour  des 
raisons  que  j'ignore,  j'ai  dû  accepter  le  combat  auquel  il  m'obligeait,  je  ne  puis 
rien  pour  l'éviter  et  je  vous  avoue  franchement  que  je  ne  m'explique  en  rien 
votre  démarche.  Je  ne  l'ai  pas  provoqué,  j'ai  été  insulté  par  lui,  je  n'ai  pas  de- 
mandé réparation  de  l'injure;  c'est  lui  au  contraire  qui  m'a  envoyé  des  témoins 
pour  me  demander  réparation  des  injures  qu'il  m'avait  adressées.  Je  vais  où 
il  veut  me  conduire.  Il  veut  se  battre,  je  me  battrai.  En  raison  d'un  passé  dont 
je  regrette  d'être  obligé  de  parler,  je  suis  forcé  de  me  mettre  à  sa  discrétion. 
Je  le  fais.  Il  est  impossible  d'agir  autrement.  Que  voulez-vous  que  je  fasse, 
madame?  ^ 

Adèle  s'était  assise  tremblante  ;  elle  regardait  le  comte  de  Sancy,  paraissant 
tout  étourdie  de  ce  qu'elle  venait  d'entendre.  Elle  était  bouleversée  par  son 
attitude  ;  préparée  pour  une  scène  violente  dans  laquelle  Antony  lui  reproche 
rait  amèrement  le  passé  et  son  ingratitude  et  son  oubli  dédaigneux,  elle  était 
écrasée  par  son  calme. 

Elle  ne  savait  que  dire,  et  comme  il  lui  redemanda  de  nouveau  : 

—  Vous  êtes  juge,  madame,  de  la  conduite  que  je  dois  tenir,  dites,  que 
dois-je  faire? 

—  Vous  ne  devez  pas  vous  battre  avec  Philippe. 

—  Et,  quelle  raison  trouvez-vous  pour  cela,  madame  ?  Insulté,  provoqué 
par  un  homme,  je  me  mets  à  sa  disposition.  Je  ne  puis  faire  autrement.  Que 
venez-vous  me  demander  ?  De  le  ménager?  A  quel  titre  ?  Est-ce  que  je  le 
connais,  moi,  cet  homme  ?  Pour  vous,  parce  qu'il  est  votre  enfant?  Est-ce 
qu'on  va  me  ménager,  moi  ?  Coupable  par  votre  volonté,  pris,  enfermé,  prêt  à 
être  jugé,  condamné,  vous  êtes-vous  intéressée  à  moi  ?  J'allais  être  traité 
comme  un  assassin.  Avez-vous  demandé  grâce,  vous?  Je  m'étais  sacrifié  pour 


31G  LE  FILS  D'ANTONY. 


vous,  vous  ai-je  jamais  retrouvée  depuis?  Vous  m'avez  oublié.  Libre  et  heu- 
reuse, vous  n'avez  plus  pensé  à  celui  qui  n'avait  été  malheureux  que  pour  vous 
et  par  vous.  Vous  ne  m'avez  aimé  que  comme  on  aime  le  fruit  défendu.  Lors- 
que vous  étiez  libre,  veuve,  lorsque  vous  pouviez  légitimer  cet  amour  fait 
de  sacrifices,  vous  avez  tout  oublié  pour  chercher  sans  doute  des  amours  nou- 
velles. 

—  Oh  î  ne  dites  pas  cela. 

—  La  vérité  est  cruelle  à  entendre.  Je  n'ai  pas  de  ménagements  à  avoir, 
vous  n'en  avez  pas  eu  pour  moi. 

—  Vous  m'accusez  à  tort,  je  me  justifierai  quand  vous  le  voudrez,  mais 
d'abord  renoncez  à  ce  duel. 

—  Jamais!  jamais!  j'ai  trop  souffert,  l'heure  de  me  venger  est  venue,  je 
n'ai  pas  de  grâce  à  faire,  puisque  vous  n'avez  pas  eu  de  pitié. 

—  Antony,  vous  m'accusez  ;  j'ai  indignement  agi  avec  vous  ;  pour  me  sauver 
vous  n'hésitiez  pas  à  vous  sacrifier.  Antony,  sur  mon  enfant,  je  vous  le  jure,  je 
voulais  tout  quitter  pour  vous  rejoindre.  Si  je  n'avais  été  surveillée,  guettée, 
dirigée,  je  quittais  tout,  emmenant  ma  fille  et  je  me  sauvais  avec  vous,  mais 
alors  j'étais  blessée,  afl'aiblie,  on  m'a  emmenée  à  Strasbourg.  De  ce  jour  je 

n'étais  plus  maîtresse  de  moi Plus  tard,  mais  alors  j'ai  été  surprise,  on 

est  venu  prendre  mon  enfant  au  nom  de  mon  mari.  Après,  si  je  me  suis 
cachée,  si  je  refusais  de  vous  revoir  lorsque,  veuve,  j'étais  libre,  c'est  que 
M.  d'Hervey  avait  ordonné,  si  je  vous  revoyais  jamais,  de  me  prendre  mon 
enfant...  Il  l'ordonnait,  tous  dis-je,  dans  une  lettre  qui  devait  être  portée  à 
un  de  ses  proches  parents,  lequel  devait,  pour  l'honneur  du  nom,  faire  un 
procès  dans  lequel  on  raconterait  notre  liaison C'était  la  honte,  le  déshon- 
neur pour  moi.  Seule,  je  vous  le  jure,  je  l'aurais  fait.  Vous  m'aimiez.. . .,  je 
vous  aimais.  Mais  ce  que  je  ne  voulais  pas,  c'était  que  la  honte  de  la  mère 
fût  le  châtiment  de  l'enfant.  Je  ne  voulais  pas  perdre  l'avenir  de  mes  enfants» 
et  je  me  sacrifiais  pour  l'honneur  de  celui  que  vous  voulez  tuer. 

—  Il  y  a  longtemps  que  cette  confession  eût  dû  m'être  faite,  je  n'y  crois 
plus.  Tout  est  fini  entre  nous,  madame,  c'est  vous  qui  l'avez  voulu.  Votre  fils 
e^t  un  étranger  pour  moi.  Dieu  décidera  entre  nous  deux.  Vous  ne  savez  pas, 
vous,  ce  que  j'ai  souffert  de  votre  oubli  méprisant.  Est-ce  que,  mère,  vous  ne 
deviez  pas  veiller,  pour  éviter  ce  qui  arrive  aujourdhui,  à  ce  que  votre  fils 
eût  pour  moi  quelque  considération?  Mais  non,  je  suis  passé  gênant  et  méprisé 
quand  mon  nom  a  été  prononcé  chez  vous  :  c'était  celui  d'un  cynique,  d'un 
misérable,  qui  n'avait  pas  reculé  devant  un  crime  pour  satisfaire  la  passion 
que  vous  lui  aviez  inspirée.  Vous  étiez  la  respectable  victime  et  moi  le  misé- 
rable assassin.  Allons!  madame,  laisse?-nous  nous  battre  :  il  faut  bien  que 
je  justifie  les  accusations  que  vous  avez  laissé  porter  contre  moi. 

Adèle  suppliante  s'écria  : 

—  Antony...  insultez-moi,  injuriez-moi,  méprisez-moi...;  mais  ne  touchez 
pas  à  notre  enfant... 


LE  FILS  D'ANTONY.  317 


Si  vous  me  refusez,  olil  je  vous  le  jure,  je  vous  suivrai  jusque  sur  le  ter- 
rain du  combat,  je  me  jetterai  entre  les  épées  et  je  crierai  la  vérité,  ou  vous 
tuerez  la  mère  et  l'enfant...  le  vôtre I 

Ce  cri  de  mère  était  déchirant.  Antony  en  fi.t  ému.  Adèle  le  vit  et  elle 
reprit  : 

—  Antony,  quoi  que  vous  pensiez,  sachez-le,  l'amour  d'autrefois  est  tou- 
jours resté  dans  mon  cœur;  étouffé,  mais  non  éteint. 

Antony  dit  vivement  : 

—  Oh!  ne  mentez  pas,  Adèle,  ne  mentez  pas. 

—  Je  ne  mens  pas. 

Il  la  regarda  quelques  secondes,  puis,  prenant  sa  tête  dans  ses  mains,  il 
exclama  : 

—  Oh  !  je  voudrais  vous  croire  ! 

—  Écoutez-moi,  fit  Adèle. 

Elle  allait  encore  tomber  à  ses  genoux.  Il  la  releva,  la  fit  asseoir,  s'assit 
devant  elle,  et  dit  : 

—  Parlez,  dites-moi  toute  la  vérité. 

La  baronne  d'Hervey  lui  raconta  alors  tout  ce  qui  s'était  passé,  tout  ce  que 
nous  savons,  sous  quelle  crainte  perpétuelle  elle  avait  vécu,  avec  quel  soin 
elle  avait  toujours  évité  la  rencontre  qui  lui  avait  été  fatale. 

A  ce  moment,  on  frappa  à  la  porte. 

Antony,  d'une  voix  douce,  pria  la  baronne  d'essuyer  ses  yeux. 

Adèle  lui  dit  ; 

—  Vous  allez  me  quitter,  répondez-moi,  Antony.  Antony...  dis-moi  que  lu 
ne  tueras  pas  notre  enfant. 

Le  comte  de  Sancy  la  prit  dans  ses  bras,  l'embrassa  au  front  et  lui  dit  : 

—  Adieu,  va,  je  vais  essayer  d'éviter  cette  affaire. 

—  Oh  !  fit-elle,  tu  cherches  à  me  tromper. 

—  Écoute  bien,  je  te  jure  qu'il  n'arrivera  rien  à  Philippe.  Adieu. 

Avant  qu'elle  pût  le  remercier,  peut-être  pour  échapper  à  l'émotion  dont  il 
n'était  plus  le  maître,  il  s'arracha  des  bras  de  M""®  d'Hervey  et  alla  ouvrir. 
C'était  Louis  qui  venait  lui  dire  que  ses  témoins  l'attendaient. 
Alors,  très  cérémonieusement,  il  salua  la  baronne  d'Hervey  en  lui  disant  : 

—  Au  revoir,  madame;  vous  pouvez  compter  sur  ma  parole. 

—  A  demain  I  fit  à  mi-voix  Adèle. 

—  Oui,  répondit-il  en  lui  pressant  la  main,  à  demain  I 

Et  fiévreux,  agité,  il  rentra  dans  son  cabinet,  pendant  que  Louis  recondui- 
sait M""^  d'Hervey  et  M"*'  de  Lancy. 

Le  vieux  domestique  eut  un  geste  d'étonnement  en  entendant  la  baronne 
répondre  à  une  question  de  la  vicomtesse  : 

—  Il  m'a  juré  que  Philippe  n'avait  rien  à  craindre. 

Louis,  quoiqu'il  l'eût  désiré,  n'osait  espérer  que  la  baronne  d'Hervey  ait 
réussi,  dans  l'entretien  qu'elle  venait  d'avoir  avec  son  maître,  à  empêcher  le 


318  LE  FILS  D'ANTONY. 


duel  qu'elle  redoutait.  Seule,  avec  M'»'^  de  Saiicy  dans  le  petit  coupé,  Adèle, 
encore  toute  tremblante  d'émotion  mais  visiblement  rassurée,  raconta, 
dans  tous  ses  détails,  l'entretien  qu'elle  venait  d'avoir  avec  Antony.  Quand 
elle  eut  fini,  la  vicomtesse  ne  paraissant  pas  partager  sa  quiétude,  elle  lui 
demanda  ce  qu'elle  pensait.  Et  la  vicomtesse  lui  répondit  aussitôt  : 

—  Ma  chère  Adèle,  je  ne  partage  pas  votre  confiance,  ce  n'est  pas  ainsi 
que  cette  scène  devait  finir.  Je  crois  qu'Antony,  pour  échapper  à  vos  suppli- 
cations, vous  a  trompée.  Il  n'a  pas  l'intention  d'arrêter  l'affaire,  et  pendant 
que  nous  repartons,  je  sais  qu'il  reçoit  ses  témoins,  peut-être  se  dispose-t-il  à 
partir  pour  la  rencontre  de  demain  matin. 

—  Non,  c'est  impossible,  il  ne  m'a  pas  trompée;  je  connais  Antony,  il  ne 
sait  pas  mentir.  Je  ne  comprends  pas  ce  que  vous  voulez  dire  en  prétendant 
que  cet  entretien  ne  pouvait  se  terminer  ainsi. 

—  Je  veux  dire,  ma  chère  amie,  que  si  Antony  avait  en  lui  le  sentiment  qui 
vous  dirigeait,  il  aurait  partagé  votre  émotion.  Après  vos  explications,  bien 
convaincu  que,  lors  de  votre  veuvage,  il  vous  avait  été  défendu,  il  vous  était 
impossible  de  le  revoir,  de  renouer  les  relations  brisées  par  une  catastrophe, 
il  aurait  du  vous  pardonner,  vous  tendre  les  bras  et  vous  dire  : 

«  Allons  embrasser  notre  enfant.  » 

Non,  au  contraire,  pendant  que  vous  parliez,  assurément  il  ne  pensait  qu'à 
hâter  la  rencontre. 

Vivement  troublée,  Adèle  regardait  son  amie  et  lui  demandait  : 

—  Qui  vous  fait  penser  cela  ? 

—  Je  vous  le  répète,  si  l'intention  du  comte  de  Sancy  était  de  ne  pas  se 
battre,  d'arranger  l'affaire,  vous  ne  partiriez  pas  ainsi  de  chez  lui.  Tout  cela 
est  froid,  banal,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'une  aussi  grave  affaire  peut  se  terminer. 
Vous  seule  pouviez  être  l'intermédiaire  entre  Philippe  et  lui. 

—  Vous  vous  trompez,  Marie  ;  il  a  évité  avec  soin  de  voir  dans  mon  enfant 
une  autre  personne  que  le  fils  du  général  d'Hervey.  C'est  à  cause  de  Tavenir 
de  mon  fils  que  tout  cela  arrive,  et  il  a  évité  toutes  choses  pouvant  le  compro- 
mettre. Si  vous  voyez  l'impression  que  j'ai  ressentie  en  le  quittant,  c'est  que 
je  puis  avoir  foi  en  ses  paroles.  Philippe  n'a  rien  à  craindre;  c'est  un  serment 
qu'il  m'a  fait. 

~  Il  a  juré?  demanda  Marie. 

—  Oui,  il  a  juré  que  je  n'avais  rien  à  craindre  pour  mon  fils.  Et  je  vous 
assure  qu'à  cette  heure  je  suis  absolument  tranquille  sur  ce  point.  Je  crois  ce 
qu'il  m'a  dit,  il  m'a  parlé  avec  un  accent  qui  ne  peut  tromper. 

La  vicomtesse  de  Lancy  pensa  quelque  minutes.  Elle  cherchait  quel  était 
le  moyen  qu'emploierait  Antony  pour  tenir  la  promesse  qu'il  avait  faite.  Gom- 
ment refuserait-il  de  se  battre  au  point  où  en  était  l'afïaire? 

Pour  qui  connaissait  la  nature  du  comte  de  Sancy,  tin  arrangement  dans 
ces  conditions  était  bien  improbable,  car  la  vicomtesse  jugeait  qu'Antony  ne 


LE  FILS  D'ANTONV. 


pouvait  renoncer  à  l'affaire  qu'en  renouant  l'amitié  brisée  avec  la  baronne 
d'Hervey,  qu'en  redevenant  l'ami  intime  de  la  famille.       , 

Les  deux  hommes,  dans  l'état  des  choses,  ne  pouvaient  éviter  d'aller  sur 
le  terrain  qu'en  devenant  d'intimes  amis,  afin  qu'on  ne  pût  suspecter  le  cou- 
rage ni  de  l'un  ni  de  l'autre. 

Cela  n'était  pas,  puisque  le  comte  de  Sancy  avait  à  peine  parlé  de  Philippe, 
et  paraissait  avoir  eu  hâte  de  se  débarrasser  de  la  mère. 

Pour  s'éclairer  sur  ces  derniers  points,  M"»^  de  Lancy  lui  demanda  quelle 
était  l'attitude  d'Antony  en  lui  promettant  que  la  vie  de  son  fils  serait  sauvée. 

Adèle  lui  raconta  fidèlement  la  scène,  ajoutant  : 

—  Je  lui  avais  tout  dit,  tout  avoué,  il  reconnaissait  que  c'était  la  fatalit^ 
qui  m'avait  constamment  tenue  loin  de  lui,  il  croyait  bien  que  ma  pensée 
l'avait  toujours  suivi. 

Il  pleurait,  il  était  ému,  il  me  pressait  affectueusement  la  main,  il  détour- 
nait son  regard  du  mien  pour  cacher  l'émotion  qu'il  éprouvait. 

Il  ne  savait  que  faire,  il  n'osait  me  refuser,  mais  il  comprenait  déjà  qiï'jl 
n'avait  pas  le  droit  de  tuer  Philippe.  Je  l'assurais  que  s'il  sauvait  mon  enfant 
j'étais  prête  à  tous  les  sacrifices.  *- 

Alors  il  me  regarda  longuement,  puis  il  dit  : 

—  La  fatalité  veut  que  nous  soyons  sans  cesse  séparés.  Il  parut  avoir 
arrêté  un  plan  dans  son  cerveau,  et  de  cet  air  sombre,  fatal,  que  vous  lui 
connaissez,  qui  me  le  rappela  ainsi  qu'il  était  autrefois,  il  me  dit  : 

—  Ne  pleurez  plus,  Adèle,  je  vous  jure  que  vous  n'avez  rien  à  craindre 
pour  votre  enfant,  et  je  lui  dis:  Merci,  et  j'embrassai  ses  mains,  je  lui  dis 
au  revoir.  Il  paraissait  avoir  hâte  de  finir  cette  scène,  il  me  dit  :  Adieu, 
adieu  I 

—  Il  ne  vous  a  pas  dit  qu'il  vous  reverrait  dans  quelques  jours,  cette  affaire 
étant  terminée. 

—  Non,  rien. 

—  Ah  !  c'est  singulier  !  dit  M'^^  de  Lancy  d'un  ton  qui  fit  relever  la  tête  à 
Adèle  pour  lui  demander  : 

-—  Que  trouvez-vous  de  singulier  à  cela  ?.0h  !  Marie,  je  vous  en  prie,  que 
pensez-vous?  dites-le-moi. 

—  Je  crains  qu'Antony  ne  vous  ait  ditla  vérité. 

—  Que  voulez-vous  dire?  Antony  m'a  assuré  que  ce  duel  n'aurait  pas 
lieu. 

—  11  ne  vous  a  pas  dit  cela,  dit  vivement  M™*  de  Lancy,  ils  se  bat- 
tront... 

—  Mais  non  !  '.  • 

—  Ils  se  battront,  vous  dis-je  ;  mais  Philippe  n'a  rien  à  craindre.  Antony,, 
désespéré,  se  sacrifie  ;  il  se  fera  tuer. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  que  me  dites-vous  là  ? 

—  Je  vous  dis  ce  qui  doit  être. 


320  LE  FILS  D'ANTONY. 


La  baronne  d'Hervey  prenait  sa  tête  dans  ses  mains  ;  se  souvenant  de 
l'attitude  d'Antony  devant  elle,  elle  s'écriait  : 

—  Mais  oui,  mais  oui,  je  comprends  maintenant  1  Quand  il  détournait  la 
tête,  quand  il  me  disait  :  Je  jure  que  votre  enfant  n'a  rien  à  craindre  !  oui,  il 
était  résolu  à  aller  sur  le  terrain  mais  à  ne  pas  se  défendre... 

Quand  je  lui  disais  au  revoir,  par  deux  fois  il  m'a  dit;:  Adieu  I  adieu  I  Oh  ! 
exclama-t-elle,  je  ne  veux  pas  perdre  mon  enfant,  mais  je  ne  veux  pas  que  mon 
fils  tue  son  père. 

Elle  fondit  en  larmes. 

M"*  de  Lancy  lui  dit  aussitôt  : 

—  Ce  que  vous  venez  de  dire,  ma  chère  Adèle,  est  la  vérité.  Il  ne  faut  pas 
pleurer  ;  il  faut  agir,  il  n'y  a  pas  de  mesure  à  garder  ;  la  vérité  seule  peut  les 
sauver  tous  les  deux. 

—  Mais  que  faire  ? 

—  Il  faut  d'abord  nous  assurer  de  ce  qui  va  se  passer,  rentrons  chez  vous 
et  interrogeons  Vernet  auquel  son  maître  aura  défendu  |de  parler,  mais  que 
nous  obligerons  bien  à  nous  répondre. 

La  baronne  d'Hervey  était  épouvantée  de  ce  que  lui  avait  dit  son  amie , 
elle  était  forcée  de  reconnaître  la  justesse  de  son  raisonnement. 

Depuis  qu'elle  s'était  retrouvée  en  présence  d'Antony,  depuis  qu'il  lui  avait 
parlé,  qu'il  lui  avait  affectueusement  pressé  les  mains,  qu'elle  avait  senti  s^ 
lèvre  sur  son  front,  elle  n'était  plus  la  même.  Elle  voulait  sauver  son  fils,  mais 
elle  ne  voulait  pas  que  le  père  fût  sacrifié.  Autour  d'elle  tout  le  monde  avait 
souff*ert,  par  elle  et  pour  elle.  Seule,  après  la  faute,  de  toutes  les  accusations 
elle  était  sortie  indemne  ;  la  calomnie  qui  l'avait  poursuivie  n'avait  servi  qu'à 
faire  ressortir  plus  vivement  son  honnêteté. 

Ses  quelques  mois  d'amour,  de  bonheur,  de  passion  farouche,  Antony  les 
avait  payés  de  toute  sa  vie. 

Le  général  d'Hervey  en  était  mort,  car  elle  savait  que  son  mari  s'était  fait 
tuer. 

Aujourd'hui  c'était  son  fils  qui  pour  son  passé  allait  risquer  sa  vie. 

Il  était  temps  qu'elle  payât  sa  faute  ;  c'était  à  son  tour  de  se  sacrifier 
pour  racheter  le  mal  qui  avait  été  fait;  surtout  pour  éviter  celui  qui  allait 
se  faire  encore. 

Que  ferait-elle  ?  Elle  l'ignorait...  Mais  elle  était  décidée  à  tout  ! 

Quand  le  petit  coupé  entra  dans  l'hôtel,  lorsque  les  deux  femmes  en  des- 
cendirent, Adèle  fit  aussitôt  appeler  Vernet.  Celui-ci  refusant  de  paraître,  pré- 
textant toujours  de  son  indisposition,  la  baronne  se  rendit  dans  les  appartements 
de  son  fils. 

C'est  M"*  de  Lancy  qui  insista,  disant  qu'il  le  fallait  à  tout  prix.  Mais 
comme  il  disait  ne  pas  pouvoir  marcher,  elle  donna  ordre  de  le  prendre  et  de 
le  conduire  au  salon. 

Quelques  minutes  après  l'ancien  hussard  parut,  bien  préparé  à  jouer  son 


LE    FILS   D'ANIOXY 


LE  FILS  D'ANTONY.  323 


rôle,  bien  costumé,  bien  grimé  surtout  :  il  avait  la  tête  enveloppée  de  linges 
et  boitait  en  marchant.  Pour  avancer  au  milieu  du  salon,  il  était  presque  porté 
par  le  valet  de  pied  et  le  cocher.  En  le  voyant  en  si  piteux  état,  la  baronne  le 
fit  asseoir  et  lui  dit  aussitôt  : 

—  Mon  pauvre  garçon,  si  j'ai  exigé  qu'on  vous  amenât  malgré  le  doulou- 
reux état  dans  lequel  vous  êtes,  c'est  que  j'ai  une  grave  chose  à  vous  deman- 
«der,  c'est  qu'il  y  va  de  la  vie  de  votre  maître,  de  mon  fils  pour  lequel,  je  le 
sais,  vous  avez  une  grande  affection. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  madame,  balbutia  Vernet. 

Sur  un  signe  de  la  baronne  les  deux  serviteurs  qui  avaient  accompagné 
Vernet  s'éloignèrent. 

La  baronne  dit  aussitôt  : 

—  Vernet,  je  sais  que  M.  Philippe  vous  a  recommandé  vis-à-vis  de  moi  la 
plus  grande  discrétion. 

Depuis  quatre  jours,  je  le  devine,  vous  n'évitez  ma  présence  qu'à  cause  de 
cela.  Plusieurs  fois  je  vous  ai  fait  demander  sans  que  vous  veniez. 

—  Madame  la  baronne,  gémit  Vernet,  je  ne...  peux. 

—  Ne  vous  justifiez  pas,  vous  aviez  raison  en  obéissant  à  votre  maître.  9i, 
aujourd'hui,  je  réclame  de  vous  de  mentir  à  la  promesse  que  vous  lui  avez 
faite,  c'est  qu'il  y  va  de  sa  vie  ;  plus  !  de  notre  honneur  !... 

Vernet  comprit  la  chose  à  sa  façon  et,  plein  de  feu,  oubliant  son  rôle,  il  se 
redressa  et  dit  : 

—  Oh  I  madame  la  baronne,  ne  craignez  rien  :  c'est  mon  élève,  son  hon- 
neur, il  saura  le  défendre,  et  c'est  cette  canaille,  ce  gredin  d'Antony  qui  payera 
ses  crimes  passés.  Il  va  le  châtier... 

—  Taisez- vous,  malheureux,  fit  la  baronne,  taisez- vous.  Parlez  plus  res- 
pectueusement du  comte  de  Saucy. 

A  ces  mots,  Vernet,  tout  bouleversé,  retomba  sur  sa  chaise,  croyant  qu'il 
allait  véritablement  être  malade.  H  n'en  pouvait  croire  ses  oreilles.  C'était  la 
baronne  d'Hervey  qui  réclamait  qu'on  respectât  Antony,  le  comte  de  Sancy, 
qui,  n'ayant  pu  réussir  à  la  violer,  avait  tenté  de  l'assassiner  I 

Son  étonnement  fut  plus  grand  encore  en  entendant  la  baronne  d'Hervey 
continuer  : 

—  Vernet,  c'est  au  nom  de  votre  chef,  au  nom  du  général  d'Hervey,  c'est 
en  mon  nom  que  je  vous  commande  de  me  dire  ce  qui  se  passe.  Je  sais  que 
vous  êtes  la  cause  de  ce  qui  arrive  aujourd'hui;  c'est  vous  qui  avez  fait 
remettre  à  Philippe  une  lettre  que  j'avais  recommandé  qu'on  ne  lui  remit 
jamais.  C'est  vous,  vieux  serviteur  de  la  famille,  qui  y  avez  apporté  le  trouble, 
peut-être  la  mort. 

Vernet  était  épouvanté,  il  regardait  sa  maîtresse  avec  des  yeux  hagards; 
dans  la  naïveté  de  son  cœur  il  croyait  à  tout  ce  qu'il  entendait  et  il  se  croyait 
véritablement  coupable.  C'est  vrai,  c'était  lui  qui,  plus  soucieux  de  l'honneur 


324  LE  FILS  D'ANTONY. 


de  la  famille  elle-même,  avait  amené  par  son  zèle  exagéré  la  terrible 
affaire. 

A  ce  moment  seulement,  il  envisageait  la  mort  possible  de  son  jeune  maître. 
C'est  lui  qui  en  serait  la  cause.  A  cette  pensée  son  sang  le  brûla,  il  se  redressa 
nerveusement,  porta  la  main  à  sa  tête  comme  pour  s'arracher  les  cheveux, 
faisant  tomber  et  la  mentonnière  et  le  bandeau  qui  lui  couvraient  le  visage,  et 
montrant  dans  son  accès  de  douleur  la  plus  épouvantable  grimace.  « 

Il  avait  des  larmes  aux  yeux  en  répondant  : 

—  J'obéissais  à  mon  général,  madame  la  baronne,  et  c'est  vrai  que  c'est 
affreux,  pardonnez-moi,  commandez-moi,  j'obéirai.  Oui,  c'est  vous  qui  êtes 
ma  maîtresse.  Que  faut-il  faire? 

—  Dites-moi^a  vérité. 

Alors,  Vernet,  tout  à  coup  transformé,  après  avoir  voulu  que  son  jeune 
maître  se  battît  avec  Antony,  ne  pensait  plus  qu'à  empêcher  le  combat. 

Il  raconta  à  la  baronne  d'Hervey  tous  les  préparatifs  du  duel,  lui  apprit  ce 
que  nous  savons,  que  le  soir  même  une  nouvelle  entrevue  des  témoins  devait 
avoir  lieu,  dans  laquelle  on  devait  décider  si  au  lieu  d'une  rencontre  à  l'épée, 
on  ne  se  battrait  pas  au  pistolet. 

Et  Vernet  gémissait  en  disant  qu'à  cette  arme,  il  ne  pouvait  pas  répondre 
de  la  vie  de  son  maître.  C'était  ça  qu'il  fallait  éviter.  A  l'épée  l'élève  de  Ver- 
net ne  courait  aucun  danger. 

Pendant  que  le  brave  serviteur  se  désolait,  la  vicomtesse  de  Lancy  disait 
à  son  amie  : 

—  Comprenez-vous,  maintenant,  ce  qui  se  passera,  Adèle  ?  Ils  se  battront 
au  pistolet  et  à  courte  distance.  Vernet  vient  de  vous  le  dire  ;  Antony  ne  tirera 
pas  et  se  laissera  tuer  par  Philippe.  Voilà  pourquoi  il  vous  a  dit  adieu. 

—  Non,  non,  cela  est  impossible,  exclama  Adèle,  ne  pensant  plus  à  Vernef. 

—  Où  allons-nous  ? 

—  Nous  retournons  chez  le  comte  de  Sancy. 

Vernet  regardait  les  deux  femmes  bouleversées,  tout  surpris  de  ce  qu'il 
venait  d'entendre. 

Quoi  !  les  deux  femmes  s'entendaient  avec  celui  qui  devait  se  battre  avec 
Philippe I  Elles  l'avaient  vu  et  elles  y  retournaient.  Il  n'osait  parler,  mais  il 
était  atterré.  M'"*'  de  Lancy  suivait  son  amie  qui  l'entraînait,  ne  cherchant  pas 
à  la  faire  revenir  de  son  projet,  comprenant  bien  que  c'était  le  soir  même  qu'il 
fallait  agir. 

Puisque  l'entrevue  des  témoins  avait  lieu  le  soir,  c'est  que  l'on  était  décidé 
à  se  battre  le  lendemain.  C'était  donc  immédiatement  qu'il  fallait  entraver 
l'affaire. 

Adèle  ne  doutait  plus.  Quand  le  petit  coupé  dans  lequel  elles  venaient  de 
monter  se  dirigea  de  nouveau  vers  l'hôtel  du  comte  de  Sancy,  la  baronne 
d'Hervey  dit  à  son  amie  : 

—  Vous  aviez  raison, le  malheureux  se  sacrifiait  encore.  Oh!  je  m'explique 


•r 


LE  FILS  D'ANTONY.  325 


maintenant  son  allure,  l'accent  de  sa  voix  lorsqu'il  m'a  dit  adieu.  Jl  pensait  : 
Son  fils  n'a  rien  à  craindre;  c'est  moi  qui  succomberai. 

La  baronne  d'Hervey  étaif  dans  un  état  indescriptible.  Ce  L'était  plus  la 
logique  et  le  bon  sens  qui  la  dirigeaient  ;  elle  n'obéissait  qu'à  sa  volonté  d'empê- 
cher par  tous  les  moyens  la  rencontre  qui  devait  avoir  lieu.  Elle  pensait  fort 
justement  que  ce  n'était  plus  un  combat  mais  un  suicide  d'une  part,  un 
assassinat  inconscient  de  l'autre. 

La  vicomtesse  de  Lancy,  tout  en  partageant  son  émotion,  essayait  de  la 
calmer;  mais  Adèle  répondait  toujours  ; 

—  J'ai  peur!  Dieu  veuille  que  nous  arrivions  avant  qu'ils  soient  partis! 

Lorsque  la  baronne  d'Hervey  sortait  de  chez  le  comte  de  Sancy,  n^us 
avons  dit  que  celui-ci  recevait  ses  témoins. 

Le  capitaine  de  Gasenac  avait  proposé  que  le  duel  eût  lieu  au  pistolet  ;  à 
cet  effet,  il  s'était  rendu  chez  le  comte  de  Sancy  pour  prendre  ses  dernières 
instructions,  et  comme  on  voulait  terminer  les  arrangements  le  soir  pour  que 
la  rencontre  eût  lieu  le  matin  à  la  première  heure,  le  capitaine  avait  donné 
rendez-vous  aux  témoins  du  baron  d'Hervey  chez  Anton3^ 

Dans  cette  dernière  entrevue  les  conditions  seraient  arrêtées  et  le  rendez- 
vous  pris  pour  le  lendemain. 

Le  capitaine  Gasenac  n'était  pas  bavard,  on  l'a  vu.  H  exposa  en  quelques 
mots  à  Antony  les  raisons  pour  lesquelles  le  pistolet  serait  préférable  à  l'épée. 
A  l'épée,  avait-il  dit,  étant  tous  les  deux  de  première  force,  après  un  long 
combat,  vous  risquez  de  vous  blesser  gravement  peut-être,  mais  non  mortel- 
lement. Une  nouvelle  rencontre  serait  nécessaire  qui  pourrait  amener  le 
même  résultat.  C'est  le  contraire  au  pistolet  :  étant  tous  deux  bons  tireurs, 
infailliblement  l'un  de  vous  restera  sur  le  terrain.  Gela  était  dit  de  la  façon 
la  plus  calme  du  monde. 

Antony  l'écouta  froidement.  On  n'aurait  pas  dit  qu'il  s'agissait  de  lui.  H  ré- 
pondit: 

—  Mon  cher  capitaine,  je  suis  absolument  de  votre  avis.  Une  rencontre  au 
pistolet  est  préférable.  Ges  messieurs  vont  venir  tout  à  l'heure,  je  me  reti- 
rerai, vous  les  recevrez  dans  mon  bureau.  Vous  dresserez  le  procès-verbal  de 
votre  entrevue.  Il  faut  absolument  que  nous  en  ayons  fini  demain  avant  dix 
heures.  On  se  battra  où  ils  voudront.  Si  la  rencontre  devait  avoir  lieu  à 
l'étranger,  il  faut  que  nous  partions  ce  soir,  ces  messieurs  doivent  être  prêts. 
Sans  cela,  demain  matin,  rendez-vous  à  la  première  heure. 

—  Ce  point  est  entendu,  n'est-ce  pas,  messieurs? 

—  Parfaitement,  répondit  le  capitaine. 

—  Voici  les  conditions  que  j'exige.  Naturellement,  on  échangera  autant  de 
balles  qu'il  sera  nécessaire,  jusqu'à  ce  que  l'un  de  nous  soit  à  terre. 

—  Oui. 

—  A  quinze  pas... 

—  Oui.  • 


326  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Tir  à  volonté... 

—  Oui. 

—  Chacun  des  adversaires  pourra  faire  cinq  pas... 

Si  calme  que  fût  le  capitaine,  il  eut  un  mouvement  en  arrière  et  exclama  : 

—  Est-ce  que  vous  êtes  fou  !  Il  reste  cinq  pas  ;  mais  c'est  à  bout  portant  l 

—  C'est  bien  cela. 

—  Mais  c'est  impossible. 

—  Je  le  veux. 

Le  capitaine  regarda  fixement  Antony,  puis  échangea  un  regard  avec  son 
second  et,  résigné,  il  dit  :     - 

—  Soit  !  Mais  je  ne  sais  ce  que  vont  dire  nos  adversaires,  quand  nous 
allons  leur  faire  part  de  ces  conditions. 

—  S'ils  ont  véritablement  le  désir  d'une  rencontre  mortelle,  ils  ne  peuvent 
refuser. 

—  Je  ne  sais.  J'avoue  pour  moi...  je  n'ose  refuser...  mais  la  chose  me 
paraît  épouvantable. 

—  Allons  donc!  capitaine,  vous-même  avez  compris  qu'une  rencontre  à 
l'épée  menaçait  de  n'être  pas  sérieuse. 

—  C'est  vrai,  mais  de  là  au  tir  à  cinq  pas,  à  volonté,  tonnerre  de  Dieu!  ça 
change. 

—  C'est  ma  volonté  absolue. 

—  Cela  A^ous  regarde.  Pour  nous,  comme  à  l'heure  où  vous  me  l'avez 
demandé,  nous  marcherons. 

—  Merci,  fit  Antony,  en  lui  prenant  la  main. 

—  Nous  ferons  notre  possi])le  pour  que  la  rencontre  ait  lieu  autour  de 
Paris. 

—  Comme  il  vous  plaira.  ■ 

A  ce  moment  Louis  frappa  à  la  porte  du  cabinet,  son  maître  alla  lui 
ouvrir.  Le  vieux  serviteur  dit  : 

—  Ce  sont  ces  messieurs  qui  demandent  la  capitaine  Casenac. 

—  Attends,  tu  les  feras  entrer  tout  à  l'heure.  Et  s'adressant  au  capitaine  : 

—  Les  voici,  je  vous  laisse,  je  rentre  dans  ma  chambre  où  je  vais  terminer 
de  mettre  ordre  à  mes  affaires.  Car,  je  vous  le  répète  :  je  compte  que  nous 
partirons  ce  soir  ou  demain  matin. 

—  Soyez  tranquille. 

Antony  étant  rentré  dans  sa  chambre,  Louis  introduisit  dans  le  cabinet 
M.  de  Croissy  et  le  duc  de  Gesvres. 

Ces  messieurs  venaient  déclarer  que  leur  client,  Philippe  d'Hervey,  accep- 
tait la  rencontre  au  pistolet,  et  qu'ils  venaient  en  régler  les  conditions.  Au 
premier  mot  que  dit  le  capitaine  Casenac  d'une  rencontre  à  quinze  pas,  avec 
faculté  aux  deux  adversaires  de  marcher  cinq  pas  et  de  tirer  à  volonté,  de 
Croissy  sursauta  et,  blême  d'épouvante,  exclama  : 

—  Mais  c'est  de  la  folie,  ce  serait  un  assassinat! 


LE  FJLS  D'ANTONY.  327 


Le  duc  de  Gesvres,  au  contraire,  se  frottant  les  mains,  approuvait  de  la 
tête  en  disant  : 

—  C'est  fort  bien  ;  ils  veulent  une  rencontre  sérieuse,  ils  l'auront  ainsi. 
De  Groissy,  se  remettant,  dit  alors  :  ^ 

—  Messieurs,  je  vous  déclare  d'abord  que,  pour  ma  part,  je  refuserais  ab- 
solument de  servir  de  témoin  dans  un  pareil  duel.  Mais  je  ne  suis  pas  seul, 
M.  le  duc  de  Grôsvres  approuvant,  je  ne  peux  aller  contre  lui.  Ces  conditions 
sont  telles  que  je  crois  nécessaire  d'en  référer  à  notre  client.  S'il  les  accepte, 
je  me  retirerai,  et  par  cela,  forcément,  la  rencontre  devra  être  remise  à 
demain.  Je  vous  demande  donc,  messieurs,  de  vouloir  bien  clore  là  notre 
entretien,  afin  de  nous  permettre  de  voir  ce  soir  même  M.  d'Hervey.  Nous 
nous  retrouverons  demain,  à  dix  heures,  au  rendez-vous  que  vous  fixerez, 
car  nous  n'étions  venus  ici  que  croyant  n'avoir  que  quelques  mots  à  échan- 
ger pour  l'heure  de  la  rencontre.  Dans  ces  conditions  nouvelles,  tout  est 
remis, 

—  Vous  refusez?  demanda  le  capitaine  Gasenac. 

—  Non  pas,  fit  aussitôt  le  Petit-Jeune. 

—  Non,  messieurs,  reprit  de  Groissy,  nous  vous  demandons  le  temps  de 
consulter  M.  d'Hervey,  car,  je  vous  le  répète,  personnellement,  je  ne  l'accom- 
pagnerais pas  dans  une  semblable  affaire.  Nous  pourrions,  si  vous  le 
voulez,  nous  entendre  en  fixant  la  rencontre  à  quinze  pas,  le  tir  au  comman- 
dement. 

—  Oh  !  non,  non,  fit  vivement  le  capitaine  Gasenac,  ces  conditions 
sont  absolues,  M.  le  comte  de  Sancy  ne  se  battra  pas  si  l'on  ne  veut  pas  les 
accepter. 

—  Très  bien,  messieurs,  vous  maintenez  que  M.  le  comte  de  Sancy  ne  se 
battrait  pas  si  ses  conditions  n'étaient  pas  acceptées  ? 

—  Oui,  monsieur. 

De  Groissy  causa  à  voix  bas^e  avec  le  Petit-Jeune.  G'est  ce  dernier  qui 
reprit  : 

—  Messieurs,  nous  croyons  nécessaire,  pour  dégager  notre  client  de  ce  qu'il 
peut  advenir,  de  dresser  procès- verbal  de  ce  que  vous  venez  de  nous  déclarer. 
Y  consentez-vous? 

—  Parfaitement,  messieurs. 

—  Veuillez  le  rédigervous-même,  dit  le  capitaine  GaSenac  en  offrant  le  siège 
placé  devant  le  bureau  du  comte. 

Le  procès-verbal  fut  dressé  à  haute  voix  par  de  Groissy,  les  quatre  témoins 
le  signèrent,  puis  MM.  de  Groissy  et  de  Gesvres  se  retirèrent. 

Antony,  prévenu  du  départ  des  témoins  de  son  adversaire,  vint  demander  au 
capitaine  ce  qui  était  arrêté. 

Il  ne  cacha  pas  sa  mauvaise  humeur  en  apprenant  le  remise  de  l'affaire  au 
lendemain. 

Les  témoins  se  retiraient  lorsque  Louis  parut  tout  bouleversé. 


328  LE  FILS  D'ANTONY. 


Ayant  reconduit  ces  messieurs,  il  demanda  à  son  vieux  domestique  ce  qu'il 
voulait.    ^ 

—  Oh!  monsieur,  fit  Louis,  c'est  M""*  d'Hervey,  accompagnée  de  M"*  de 
Lancy,  qui  revient;  elle  veut  absolument  vous  parler,  elle  est  dans  un  état  in- 
descriptible. 

—  Qu'advient-il  encore?  fit  Antony  ennuyé.  Ne  pouvais-tu  dire  que  j'étais 
absent  ? 

—  Obi  monsieur,  j'ai  dit  cela,  mais  elles  n'ont  pas  voulu  m'entendre.  M"«  la 
baronne  d'Hervey  a  dit  qu'elle  voulait  vous  parler,  qu'il  le  fallait  absolument, 
qu'elle  resterait  ici  jusqu'à  ce  qu'elle  vous  ait  vu. 

Louis  mentait  de  moitié  :  il  avait  bien  dit  à  la  baronne  qu'il  croyait  que  le 
comte  de  Sancy  ne  voudrait  recevoir  personne  ce  soir-là,  mais  il  lui  avait  pro- 
mis qu'il  allait  faire  tout  son  possible  pour  le  décider  à  venir.  Car  le  vieux  ser- 
viteur tremblait  sur  l'issue  de  la  rencontre,  et  il  n'espérait  qu'en  M""®  d'Hervey 
pour  l'empêcher. 

—  Allons!  j'y  vais,  fit  le  comte.  Si  quelqu'un  se  présentait  à  l'hôtel,  n'im- 
porte qui,  introduis-le  aussitôt  afin  de  me  débarrasser  de  ces  visites. 

—  Bien,  monsieur. 

Et  le  comte  se  dirigea  vers  le  salon. 


CHAPITRE   in 

QUE  CELUI  d'entre  VOUS  QUI  n'A  PAS  PECHE  LUI  JETTE  LA  PREMIERE  PIERRE  I 


En  sortant  de  l'hôtel  de  la  rue  de  Bourgogne,  MM.  de  Gesvres  et  de  Groissy 
se  rendirent  au  faubourg  Saint-Honoré,  à  l'hôtel  d'Hervey,  où  Philippe  leur 
client  les  attendait. 

Le  jeune  homme  était  de  mauvaise  humeur.  Bien  convaincu  que  l'affaire  se 
réglerait  le  soir  pour  se  terminer  le  lendemain  matin  et  espérant  (il  le  désirait) 
que  la  rencontre  eût  lieu  à  l'étranger,  il  faisait  ses  préparatifs  pour  le  voyage. 
Il  était  de  mauvaise  humeur,  disons-nous,  parce  qu'il  n'avait  pas  trouvé,  dans 
Vernet,le  serviteur  zélé  qu'il  rencontrait  d'habitude.  Celui-ci  était  toujours  ou 
dans  sa  chambre  ou  dans  une  pièce  voisine,  et  chaque  fois  que  le  jeune  homme 
avait  quelque  chose  à  lui  dire,  il  ne  pouvait  le  trouver.  Il  lui  semblait  qu'il  l'é- 
vitait. 

Était-ce  à  cause  de  l'émotion  qu'il  éprouvait  en  sachant  que  le  lende- 
main matin  le  baron  qu'il  connaissait  depuis  son  enfance  allait  risquer 
sa  vie  ?  Il  le  croyait,  mais  il  trouvait  le  sentiment  mal  venu  à  cette 
heure. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


329 


Celui-ci  ne  s'était  relevé  qu'en  voyant  les  agents  s'éloigner  en  entraînant  l'homme  qui 

Tavait  attaqué.  (Page  326.) 

Attendant  d'un  moment  à  l'autre  ses  témoins  et  peut-être  obligé  départir 
aussitôt,  Philippe  pensa  à  sa  mère.  Tout  en  désirant  lui  cacher  ce  qui  se  pas- 
sait, il  ne  voulait  pas  partir  sans  l'embrasser,  car  le  sort  des  armes  pouvait 
faire  de  ce  baiser  son  dernier  adieu.  Tout  en  préparant  ses  affaires,  sans  en 
avoir  conscience,  il  parlait  tout  haut;  il  disait  : 

■—  Pauvre  femme  !  Je  lui  laisserais  de  moi  un  trop  pénible  souvenir,  il  faut 
absolument  que  je  la  voie.  Que  diable  I  j'aurai  bien  le  courage  de  me  faire  une 
42 


830  LE  FILS  D'ANTONY. 


physionomie  gaie  pendant  quelques  minutes.  Je  vais  prévenir  ma  mère.  Alors 
il  appela  Ve^::.et;  contrairement  à  ce  qu'il  voyait  d'habitude,  l'ancien  hussard, 
au  lieu  de  s'empresser  d'accourir  à  son  ordre,  ne  répondit  pas.  Philippe  crut 
même  qu'il  s'éloignait. 

Il  ouvrit  la  porte,  et  ne  le  voyant  pas,  croyant  qu'il  s'était  trompé,  pensant  • 
que  Vernet  était  remonté  dans  sa  chambre,  il  appela  le  valet  de  pied  qui  fer- 
mait l'antichambre,  et  il  lui  demanda  : 

—  Savez-vous  si  M'"*'  la  baronne  d'Hervey  est  encore  chez  elle  ;  si  elle  est 
couchée  ? 

—  Monsieur  le  baron,  madame  est  sortie  tout  à  l'heure. 

—  Gomment  !  madame  est  sortie  à  cette  heure-ci  ? 

—  Oui,  monsieur  le  baron.  Madame  était  rentrée  pour  parler  à  monsieur 
le  baron,  monsieur  n'était  pas  ici,  il  n'y  avait  que  Vernet. 

Je  crois  qu'elle  l'avait  chargé  d'une  commission  pour  monsieur  le  baron. 

—  Que  me  dites-vous  là?  Ma  mère  a  vu  Vernet,  et  il  ne  m'a  pas  dit  ça  ;  il 
m'a  dit  au  contraire  qu'il  ne  pouvait  pas  se  bouger. 

—  C'est  vrai ,  monsieur  le  baron ,  et  sur  Tordre  de  madame,  nous 
avons  dû,  Justin  et  moi,  l'aller  chercher  dans  sa  chambre  et  l'aider  à  des- 
cendre. 

—  Qu'est-ce  que  vous  me  dites  là  ?  Gomment!  il  a  joué  cette  co- 
médie, et  il  ne  m'a  rien  dit  ?  Allez  mo  chercher  Vernet,  vivement,  dans  sa 
chambre.  ,  " 

—  Je  vais  dire  à  Justin  de  m'accompagner,  et  nous  le  porterons. 

—  C'est  inutile,  montez  seul,  dites-lui  que  je  lui  ordonne  de  venir  immédia- 
tement, ou  je  vais  le  chercher  moi-même. 

—  Oh  !  mais,  monsieur,  fit  le  valet  de  pied,  je  vous  assure  qu'il  est  très  ma- 
lade, nous  l'avons  porté,  il  ne  tient  plus  de... 

—  Allez  !  vous  dis-je,  et  hâtez-vous. 

Et,  furieux,  Philippe  marchait  à  grands  pas  dans  la  chambre. 

Quelques  minutes  après,  Vernet  descendait,  précédant  le  valet  de  pied, 
étourdi  du  changement  qui  s'était  si  subitement  opéré  dans  son  état. 

L'ancien  hussard  était  blême.  En  toute  autre  occasion  Philippe  n'aurait 
pas  manqué  d'éclater  de  rire  en  le  voyant,  tant  son  visage  était  transformé  et 
par  le  coup  de  fleuret  qui  l'avait  gonflé  et  tuméfié,  et  par  son  ahurissement 
craintif.  Vernet  tremblait  de  tous  ses  membres. 

Après  avoir  parlé  à  la  mère,  c'est-à-dire  après  avoir  manqué  à  la  parole 
qu'il  avait  donnée  à  Philippe,  il  allait  être  obligé  de  répondre  au  fils,  après 
la  parole  qu'il  avait  donnée  à  la  baronne  d'Hervey.  Dès  qu'il  parut,  Philippe 
s'écria  : 

—  Eh!  que  signifie  cette  comédie,  monsieur  Vernet?  Vous  me  mentez,  vous 
me  trompez,  vous  avez  vu  ma  mère,  vous  ne  m'avez  rien  dit.  Elle  vous  a 
parlé,  vous  ne  le  me  dites  pas.  Ah  çà!  maintenant,  toi  aussi  tu  me  trahis? 

—  Oh!  non,  non,  monsieur,  exclama  Vernet,  ne  dites  pas  ce  mot-là,  je  ne 


LE  FILS  D'ANTONY. 


suis  pas  un  traître.  Je  ne  peux  cependant  pas  désobéir  à  votre  mère.  Elle  m'a 
commandé  au  nom  du  général,  de  votre  père. 

—  Elle  sait  tout  alors? 

—  Oui,  monsieur  Philippe,  tout,  tout.  Ah!  c'est  affreux  à  voir,  l'état  dans 
lequel  elle  est.  Mais  ce  n'est  pas  moi  qui  lui  ai  tout  dit,  je  vous  le  jure. 

—  Quel  est  le  misérable  qui  a  été  trouver  cette  pauvre  femme?  Que  t'a-t-elle 
dit?  Que  veut-elle? 

—  Elle  veut  à  tout  prix  vous  empêcher  de  vous  battre. 
Philippe  haussa  les  épaules  en  disant  : 

—  Gela  est  impossible.  Elle  n'est  pas  là;  elle  est  pariie? 

—  Oui,  monsieur,  fit  Vernet,  baissant  la  tête,  redoutant  un  nouvelle  de- 
mande, tremblant  d'être  obligé  de  dire  où  était  allée  la  baronne. 

En  ce  moment,  on  frappait  à  la  porte,  Vernet  s'empressa  d'aller  ouvrir  ; 
c'était  le  valet  de  pied  qui  venait  annoncer  que  MM.  de  Groissy  et  de  Gesvres 
demandaient  à  parler  au  baron  d'Hervey.  Il  les  avait  fait  entrer  dans  le  fumoir 
du  baron. 

Aussitôt,  Philippe  dit  : 

—  G'est  bien,  dites  à  ces  messieurs  que  j'y  vais  immédiatement. 
Puis,  s'adressant  à  Vernet  : 

—  Toi,  tu  vas  rester  ici;  il  faut  que  je  te  parle.  Je  suis  étourdi  de  ton 
h^^pocrisie  ;  je  ne  te  croyais  pas  cap-able  de  me  tromper. 

—  Oh  [  monsieur  Philippe,  protesta  l'ancien  hussard,  ne  me  dites  pas  ça  ! 
Je  vais  vous  dire  tout,  tout  ! 

—  Attends-moi,  dit  Philippe  ;  nous  causerons  tout  à  l'heure 
Le  jeune  homme  alla  rejoindre  ses  témoins. 

Quand  de  Groissy  lui  montra  le  procès-verbal  et  lui  dit  les  graves  condi- 
tions que  l'on  exigeait,  Philippe  se  raidit,  une  large  pâleur  couvrit  son  visage; 
mais  ce  fut  un  nuage  presque  imperceptible  qui  passa  sur  son  front.  Il  se 
dompta  tout  aussitôt,  et  répondit  froidement  : 

—  G'est  bien,  j'accepte.  Terminez  ce  soir  et  finissons-en  demain. 

—  A  la  bonne  heure  !  fit  le  duc  de  Gesvres,  je  savais  bien  que  vous  accep- 
teriez et  que  nous  pourrions  régler  l'affaire. 

—  Pardon,  fit  aussitôt  de  Groissy,  mon  cher  Philippe,  je  suis  trop  ton  ami 
pour  aller  plus  loin.  D'une  part,*je  désapprouve  un  duel  dans  ces  conditions: 
puis  j'avoue  franchement  que  je  ne  me  crois  pas  le  courage  d'y  assister.  Il  est 
encore  temps  aujourd'hui,  ce  soir,  de  trouver  un  ami  qui  me  remplacera  et 
qui  terminera  l'affaire. 

Philippe  regarda  son  ami  avec  surprise,  puis  d'une  voie  émue  il  lui  dit  : 

—  Si  tu  m'abandonnes,  de  Groissy,  de  ma  vie  je  ne  te  pardonnerai.  G'est 
parce  que  j'avais  besoin  d'un  véritable  ami  que  je  me  suis  adressé  à  toi,  c'est 
parce  que  j'étais  certain  que  lorsque  je  te  révélerais  les  motifs  de  ma  querelle, 
tu  serais  prêt  à  tout,  que  je  t'ai  confié  le  soin  de  cette  affaire...  Me  refuser 


^ 


332  LE  FILS  D'ANTONY. 


maintenant,  c'est  me  blesser...  reculer  parce  que  les  conditions  sont  sérieuses 
serait  une  lâcheté,  dont  tu  ne  veux  pas  me  rendre  coupable... 

De  Groissy  baissait  la  tête,  il  était  très  embarrassé  pour  répondre,  et 
lorsque  Philippe  insistant  lui  dit  : 

—  De  Groissy,  réponds-moi...  Veux-tu  nous  fâcher? 

—  Non,  j'irai  jusqu'au  bout...  Mais  de  quel  éternel  remords  je  serais  pour- 
suivi, s'il  arrivait  un  malheur. 

—  Ehl  sapristi,  monsieur  de  Groissy,  fit  le  Petit-Jeune,  vous  n'êtes  pas 
dans  votre  rôle...  J'accompagne  notre  ami  sur  le  terrain  avec  la  conviction  qu'il 
y  couchera  son  adversaire. 

De  Groissy  sembla  se  secouer  pour  se  débarrasser  des  idées  noires  qui  le 
tourmentaient  et  s'écria  : 

—  Vous  avez  raison...  Tu  le  veux...,  soit! 

—  Merci,  fit  Philippe,  lui  pressant  les  mains. 

Le  Petit-Jeune,  après  avoir  regardé  l'heure  à  sa  montre,  dit  : 

—  Il  est  bien  tard  pour  en  finir  ce  soir. — Nous  sommes  obligés  de  remettre 
l'affaire  à  demain,  maintenant. 

—  Gela  me  contrarie,  mais  puisque  vous  ne  pouvez  l'éviter,  faites  donc 
que  cela  se  termine  dans  la  matinée. 

—  Arrêtons  définitivement  tout  ce  soir,  reprit  de  Groissy.  Puisque  tu  ac- 
ceptes, nous  note  reverrons  que  pour  nous  rendre  sur  le  terrain.  A  la  première 
heure,  demain,  nous  terminerons  avec  les  témoins.  Trouve-toi,  à  onze  heures, 
chez  Brébant;  l'affaire  ne  pouvant  avoir  lieu  que  dans  l'après-midi,  nous 
déjeunerons. 

—  G'est  entendu,  à  onze  heures,  chez  Brébant. 

—  Mais  fixons  bien  tout,  dit  le  Petit-Jeune.  On  se  battra  ainsi  que  l'exigent 
ces  messieurs. 

-  Oui,  oui,  j'accepte. 

—  Naturellement  dans  les  environs  de  Paris? 

—  Oh  !  oui,  en  partant  demain  cela  remettrait  la  rencontre  à  après-demain 
et  je  ne  vous  cache  pas  que  je  suis  las,  je  ne  vis  plus,  je  ne  dors  plus,  dans 
l'état  d'énervement  dans  lequel  je  suis... 

—  Encore  un  peu  de  patience. 

^  Nous  nous  procurerons  des  armes  neuves  demain  matin. 

—  En  sortant  d'ici,  dit  le  Petit-Jeune,  je  passe  au  cercle,  où  je  trouverai  le 
docteur  et  je  lui  donnerai  rendez-vous,  il  déjeunera  avec  nous. 

—  G'est  cela... 

—  Au  revoir,  couche-toi,  repose-toi  bien  pour  être  dispos... 

—  Soyez  tranquille,  je  serai  calme  et  froid. 

Ils  se  serrèrent  la  main.  Philippe  reconduisit  ses  témoins  pour  venir  re- 
trouver Vernet  qui,  tout  tremblant,  l'attendait  dans  le  salon. 

—  Maintenant,  à  nous  deux.  Malgré  ma  défense,  tu  as  tout  dit  à  ma  mère. 

—  Non!  monsieur  Philippe,  je  vous  jure  que  je  n'ai  rien  dit.  D'abord, 


LE  FILS  D'ANTONY.  333 


M""^  la  baronne  savait  tout.  Elle  m'a  questionné  sur  la  rencontre.  Je  lui  ai  dit 
la  vérité,  que  \e  ne  savais  rien...  puis  qu'on  devait  se  battre,  mais  que  rien 
n'était  encore  arrêté. 

—  Qu'a-t-elle  dit  ? 

—  Oh!  je  ne  sais  pas...  M"^  la  baronne  m'a  dit  que  c'est  moi  qui  étais  la 
cause  de  tout  cela... 

Il  parut  hésiter,  puis,  comme  s'il  prenait  un  parti  : 

—  Je  veux  tout  vous  dire...  moi,  si  j'ai  aidé  à  ça,  la  vérité,  c'est  que  mon 
général  me  l'avait  ordonné,  votre  adversaire  était  un  ennemi,  et  quand  j'ai 
prononcé  son  nom... 

—  Le  nom  de  qui? 

—  De  cet  Antony...  j'ai  dit  :  M.  Philippe  tuera  ce  misérable,  ce  gredin 
O'Antony...  Ah!  alors  j'ai  été  bouleversé...  M"""  la  baronne  m'a  commandé  de 
parler  plus  respectueusement  de  ce  misérable. 

—  Que  me  dis-tu  là  ?  fit  Philippe. 

—  La  vérité,  monsieur;  mais  ce  n'est  pas  tout,  j'ai  entendu  que  M"^  la 
baronne  disait  qu'elle  revenait  de  chez  M',  le  comte  de  Sancy. 

—  Ma  mère  a  été  chez  le  comte  de  Sancy!  exclama  le  jeune  homme,  qui 
devint  pâle... 

—  Oui,  monsieur  Philippe... 

—  Qu'a-t-elle  été  faire? 

—  Je  ne  sais  pas,  mais  je  me  doute  qu'elle  veut  empêcher  ce  duel. 

—  Oh!  mais  cela  est  atroce...  ma  mère  chez  ce  misérable  !  Quel  accueil  lui 
a-t-on  fait?...  l'a-t-il  reçue?... 

—  Je  ne  sais,  mais  elle  est  partie  d'ici  ne  vous  trouvant  pas,  pour  retourner 
chez  le  comte 

—  En  ce  moment,  ma  mère  est  chez  lui... 

—  Oui,  monsieur,  j'ai  entendu,  après  l'avoir  dit  ici,  qu'elle  donnait  l'adresse 
au  cocher. 

—  Oui,  mais,  c'est  épouvantable...  Mais  je  deviens  un  lâche,  pour  lequel 
une  femme  va  demander  grâce...  Mais  je  deviens  ridicule.  Oh  !  mon  Dieu  ! 

Et  le  jeune  homme,  bouleversé,  fou  de  rage  et  de  colère,  marchait  dans 
le  salon,  arrachant  ses  cheveux... 

—  J'étais  là,  arrêtant  les  conditions  du  combat,  pendant  qu'elle  allait  sup- 
plier qu'on  m'épargnât...  Et  tu  ne  me  disais  rien,  brute,  tu  me  laissais  désho- 
norer. 

—  Monsieur  Philippe,  mais  ce  n'est  pas  moi  qui... 

—  Tais-toi,  viens,  viens  avec  moi.  Oh  !  il  faudra  bien  qu'il  se  batte  ;  il  faut 
que  je  voie  du  sang..^  Et  devant  ma  mère,  je  le  souffletterai,  le  misérable... 

—  Voulez-vous  des  armes?  demanda  Vernet,  se  disposante  suivre  son 
maître. 

—  Non,  non.  H  dirait  que  je  veux  l'assassiner.  Viens,  Vernet. 

—  Et  Philippe  se  précipita  hors  de  l'hôtel,  suivi  par  son  fidèle  hussard. 


834  LE  FILS  D'ANTONY 


Dans  Li  rue,  il  héla  une  voiture  et  monta  dedans.  Vernet  grimpa   près  du 
cocher  et  donna  l'adresse  du  comte. 

La  distance  est  courte  du  faubourg  Sainfc-Honoré  à  la  rue  de  Bourgogne,  la 
voiture  ne  mit  que  quelques  minutes  à  la  franchir.  Lorsqu'elle  s'arrêta 
devant  l'hôtel  du  comte  de  Sancy,  Vernet  sauta  du  siège,  se  précipitant  pour 
ouvrir  la  portière  à  son  maître.  Mais  celui-ci,  que  la  fièvre  brûlait,  celui-ci  qui 
se  tordait  d'impatience  depuis  le  départ,  avait  déjà  mis  pied  à  terre.  Il  entra 
dans  l'hôtel  en  disant  à  l'ancien  hussard  : 

—  Attends-moi  ici,  et  ne  bouge  pas. 

En  le  voyant  dans  la  cour  de  l'hôtel,  cherchant  le  côi;é  par  lequel  il  devait 
se  diriger,  le  portier  vint  à  lui  et  lui  demanda  : 

—  Que  voulez-vous,  monsieur? 

—  Je  veux  parler  immédiatement  au  comte  de  Sancy. 

Le  portier  allait  reconduire;  il  disait  déjà  qu'à  cette  heure,  le  comte 
ne  pouvait  recevoir,  lorsqu'un  valet  de  pied  vint  aussitôt  dire  que  le  comte 
avait  donné  l'ordre  d'introduire  immédiatement  ceux  qui  se  présenteraient. 

—  Alors,  allez,  monsieur,  dit  le  portier,  indiquant  le  valet  de  pied,  qui  s'in- 
clinait, se  disposant  à  conduire  le  jeune  baron. 

Quand  le  valet  et  le  visiteur  disparurent  sous  le  vestibule,  le  concierge,, 
maugréant,  vint  se  placer  sur  l'angle  de  la  porte,  comme  pour  respirer  l'air 
du  soir.  Il  remarqua  les  deux  voitures  attendant  à  la  porte.  Sur  l'une  d'elles, 
était  appuyé  Vernet,  furieux,  grognant,  tirant  ses  moustaches  comme  s'il  vou- 
lait mieux  fermer  sa  bouche  pour  empêcher  les  jurons  et  les  sacrements  d'en 
sortir,  roulant  des  yeux  terribles  en  regardant  le  portier,  qull  considérait 
comme  un  ennemi. 

Ah  !  l'ancien  hussard  avait  de  la  peine  à  contenir  sa  rage.  11  aurait  voulu 
satisfaire  sa  colère  sur  quelque  pékin.  Si  le  "portier  avait  seulement  osé  lever 
les  yeux  sur  lui,  il  n'aurait  pas  hésité  à  lui  sauter  à  la  gorge. 

Il  crispait  ses  mains,  grinçait  des  dents,  regardant  toujours  autour  de  lui 
sans  trouver  personne  ;  la  rue  était  déserte  à  cette  heure. 

Tout  à  coup,  un  homme  se  glissa  le  long  du  mur;  il  était  négligemment 
vêtu,  tout  en  ayant  un  chapeau  haut  de  ferme,  une  longue  redingote  bouton- 
née jusqu'au  col.  Il  portait  sous  son  bras  une  serviette  d'avocat.  S'arrêtant 
devant  le  concierge  de  l'hôtel,  il  le  salua  obséquieusement  et  lui  demanda  si 
l'on  pouvait  voir  Baptiste. 

Le  concierge  répondit  qu'il  ne  savait  pas  si  M.  Baptiste  était  là  ;  qu'en  tout 
cas  ce  n'était;  pas  l'heure  de  rendre  visite  aux  gens  de  la  maison. 

Vernet,  en  voyant  l'homme,  l'avait  regardé  des  souliers  au  chapeau,  gro- 
gnant: «  Qu'est-ce  que  c'est  encore  que  ce  particulier-là?  Que  vient-il  faire 
ici?»  Il  avait  un  peu  penché  la  tête  pour  écouter  ce  qu'il  demandait  ;  il  avait 
entendu  le  concierge  réconduire,  puis  l'individu  reprendre  alors  : 
'  —  Excusez-moi,  monsieur.  Puisque    je   ne    peux  voir  M.  Baptiste,    jo 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  335 


peux  alors  demandera  vous-même  le  renseignement  que  je  venais  réclamer 
de  lui. 

—  Quel  renseignement?  dit  le  portier  d'un  air  hautain. 

—  On  parle  beaucoup  d'un  duel  entre  M.  le  comte  de  Sancy  et  M.  le  baron 
d'Hervey.  Connaissant  par  ses  bontés  M.  le  comte  de  Sancy,  ayant  pour  lui 
une  reconnaissante  affection,  je  voulais  savoir  quand  ce  duel  avait  lieu. 
Dep;iis  que  j'ai  connaissance  de  cette  rencontre,  je  vis  dans  la  plus  grande 
inquiétude.  Ah  !  monsieur,  si  le  malheur  voulait  qu'un  homme  aussi  bon,  aussi 
généreux,  tombât  victime  d'un  écervelé... 

L'individu  finit  sa  phrase  par  un  cri  que  répéta  le  concierge.  C'est  que  Vernet 
qui  écoutait  le  dialogue,  disait  en  fermant  ses  poings  :  «  De  quoi  vient  se  mê- 
ler ce  particulier-là  ;  qu'est-ce  que  ça  lui  fait  qu'on  se  batte?  Son  bon...  son 
généreux...,  ça  me  fait  l'effet  d'un  mouchard  !  De  quoi  !  Qu'est-ce  qu'il  dit?... 
M.  Philippe,  un  écervelé  !  Attends,  mouchard.  » 

L'ancien  hussard  s'était  précipité  sur  lui  et  lui  avait  asséné  un  coup  de 
poing  entre  les  deux  épaules,  ce  qui  avait  achevé  la  phrase  ;  d'un  autre  coup, 
il  avait  envoyé  rouler  le  portier  dans  la  cour  de  l'hôtel.  Il  y  avait  longtemps 
qu'il  avait  envie  de  passer  sa  rage,  le  brave  Vernet,  et  il  s'était  tant  retenu, 
il  voulait  se  rattraper.  Aussi  se  précipita-t-il  sur  les  deux  malheureux  qu'il 
avait  jetés  sur  le  pavé,  et  tapant  à  tour  de  bras,  et  sur  l'un  et  sur  l'autre,  il 
s'écriait  pour  s'exciter  : 

—  Ah  !  gredins  !  ah  !  sales  pékins  !  vous  dites  du  mal  de  mon  maître!  ah  ! 
l'on  dit  que  je  suis  la  cause  de  ce  qui  arrive,  ah  !  je  vais  vous  faire  payer  ça. 
Et  il  tapait,  il  tapait  à  s'en  fouler  le  poignet,  n'écoutant  ni  les  cris  désespérés 
du  malheureux  concierge  qui  appelait  sa  femme  à  son  secours  en  gémis- 
sant : 

—  A  l'assassin  !  Zénobie,  à  moi... 

Ni  les  protestations  du  malheureux  qui  criait  : 

—  Laissez-moi  !  je  suis  maître  Leclaqué,  ancien  notaire,  c'est  M'''^'^  de 
Sirvan  qui  m'envoie,  vous  me  payerez  cher  ce  que  vous  me  faites. 

Mais  rien  n'arrêtait  Tancien  hussard,  il  frappait  toujours  et  les  deux  cochers 
qui  se  trouvaient  à  la  porte  durent  sauter  de  leur  siège  pour  se  précipiter  sur 
Vernet  et  l'arracher  de  dessus  le  malheureux  qu'il  frappait. 

M^  Leclaqué,  une  fois  debout,  ramassait  les  papiers  qui  s'étaient 
échappés  de  sa  serviette,  relissait  son  chapeau  du  revers  de  sa  manche,  on 
disant  : 

—  Misérable  !  je  saurai  qui  vous  êtes,  vous  payerez  cher  ce  monstrueux 
attentat  ! 

Le  concierge,  une  fois  debout,  s'était  mis  précipitamment  à  courir  du  coté 
du  Palais-Bourbon. 

M^  Leclaqué  se  glissait  le  long  du  mur  pour  fuir,  effrayé  de  voir  l'ancien 
hussard  se  débattre  entre  les  bras  des  cochers,  écumant  de  rage  et  lui  criant: 


336  LE  FILS  D'ANTONY. 


—  Tu  veux  savoir  ce  que  je  suis  ?  C'est  à  Vernet,  brigadier  au  3«  hussards,. 
que  tu  as  eu  affaire.  Tu  te  sauves,  lâche  !  mais  viens  donc  ! 

Leclaqué  se  sauvait,  quand  le  hussard,  se  débarrassant  de  ceux  qui  le 
tenaient,  se  mit  à  sa  poursuite. 

AP  Leclaqué,  en  voyant  le  hussard  se  précipiter  de  nouveau  vers  lui,  se 
sauvait  plein  d'épouvante.  Les  injures  et  les  menaces,  les  défis  que  jetait 
Vernet,  stimulaient  encore  plus  l'ancien  notaire.  Qu'avait-il  fait  à  cet  homme, 
qui  assurément  en  voulait  à  sa  vie?  Cet  inconnu  augmentait  son  effroi. 

Il  courait,  il  courait,  haletant;  mais,  moins  leste  que  l'ancien  hussard,  il 
perdait  du  terrain,  la  force  allait  lui  manquer,  et  déjà  il  sentait  presque  der- 
rière lui  le  souffle  de  son  bourreau. 

Il  se  heurta  tout  à  coup  à  un  groupe  d'hommes  qui  venait  devant  lui,  et  au 
même  moment  il  sentit  la  lourde  main  de  celui  qui  le  poursuivait  s'abattre 
sur  lui,  il  s'écroula  presque  sur  le  choc,  le  malheureux  se  croyait  perdu...  il 
était  sauvé. 

Il  s'était  jeté  dans  un  groupe  d'agents  que  venait  de  requérir  le  concierge 
de  l'hôtel  du  comte  de  Sancy. 

Le  portier,  désignant  Vernet  aux  agents,  leur  dit  : 

—  Arrêtez-le!  c'est  luil  le  voilà!  l'assassin! 

Les  agents  voulurent  s'emparer  de  l'ancien  hussard.  C'était  tenter  une 
rude  besogne,  car  celui-ci,  aveuglé  par  la  rage  et  la  colère,  ne  voyant  et  ne 
discernant  plus,  se  débattait  en  invectivant  et  en  frappant  ceux  qui  voulaient 
l'appréhender.  Il  ne  fallut  pas  moins  de  cinq  hommes,  non  pour  conduire, 
mais  pour  traîner  le  malheureux  Vernet  au  poste  du  Palais-Bourbon,  et  dans 
quel  état,  mon  Dieu!  Déchiré,  abîmé,  contusionné,  Vernet  ne  sentait  rien. 
Son  corps  était  habitué  aux  coups,  depuis  les  leçons  qu'il  avait  données  à  son 
jeune  maître. 

Quand,  épuisé,  ne  pouvant  plus  se  tenir,  il  se  laissa  tomber  dans  le  poste, 
sa  veste  et  sa  chemise  déchirées,  laissant  voir  son  torse,  les  agents  ne  furent 
pas  peu  étonnés  de  lui  voir  le  corps  tout  tigré.  Ses  chairs  avaient  un  peu 
l'aspect  de  l'estomac  d'une  dinde  truffée.  Aussi  les  agents  s'éloignèrent-ils 
vivement  après  l'avoir  traîné  dans  le  violon,  s'essuyant  les  mains  en  disant  : 

—  En  voilà  un  qui  a  une  vilaine  maladie,  ça  lui  fera  du  bien  d'aller  au 
Dépôt.  Là,  on  le  guérira. 

Le  concierge  de  l'hôtel  faisait  sa  déposition  au  brigadier  du  poste,  accu- 
sant Vernet  seulement  de  guet-apens,  introduction  la  nuit  dans  une  maison 
habitée,  de  tentative  d'assassinat,  cela  dans  un  but  qu'il  ignorait,  mais  qui 
assurément  devait  avoir  le  vol  pour  mobile. 

Dans  la  bagarre  on  avait  laissé  étendu  dans  le  ruisseau  M**  Leclaqué.  Celui-ci 
ne  s'était  relevé  qu'en  voyant  s'éloigner  les  agents  qui  entraînaient  l'homme 
qui  l'avait  attaqué. 

Ah  !  le  pauvre  malheureux  était  lugubre  à  voir.  C'est  avec  peine  qu'il  se 


LE  FILS  D'ANTONY. 


537 


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—  Demain'  vous  me  tuerez,  vous!  (Page  342  ) 

releva,  qu'il  s'assit  sur  le  bord  du  trottoir,  s'essuyant  avec  son  mouchoir, 
essayant  de  remettre  ses  vêtements  en  ordre. 

Le  chapeau  qu'il  lissait  avec  tant  de  soin  ressemblait  à  un  soufflet  d'accor- 
déon lorsqu'il  le  remit  sur  sa  tête.  Il  rangea  avec  soin  ses  papiers ^dans  sa 
serviette  et  se  redressa  péniblement;  c'est  à  peine  s'il  pouvait  se  traîner  sur 
«es  jambes.  Ah!  il  ne  pensait  pas  à  se  plaindre,  le  malheureux  Leclaque ! 
Ti  ^'oxrou  o.i^iir.  /ïAcir  rio  cA  rptrmivAr  pn  Dréseuce  de  celui  qui  l'avait  si  vigou- 


II  n'avait  aucun  désir  de  se  retrouver  en  présence 
reusement  traité. 
43 


338  LE  FILS  D'ANTONY. 


M*  Leclaqué  n'avait  pas  reconnu  l'homme  qui  l'avait  frappé,  et  cependant 
l'attaque  dont  il  avait  élé  victime  ne  l'étorinait  que  médiocrement.  On  eût  dit 
que  ce  n'était  pas  la  première  fois  que  semblable  chose  lui  arrivait. 

Peut-être  M^  Leclaqué  avait  il  dans  sa  vie  fait  des  misères  à  de  pauvres 
gens  ne  pouvant  lui  répondre,  mais  qui  se  vengeaient  ainsi  lorsqu'ils  le  ren- 
contraient. C'est  ce  qu'il  paraissait  croire  en  disant  d'un  air  résigné  : 

—  Voilà  ce  que  ça  coûte  d'avoir  été  huissier! 

Le  malheureux  renonçait  même  à  l'espoir  de  faire  punir  ceux,  qui  le  trai- 
taient ainsi.  C'est  que  M**  Leclaqué  n'aimait  pas  à  se  trouver  en  face  de  la  jus- 
tice, môme  comme  plaignant.  Il  évitait  avec  soin  tout  ce  qui  pouvait  le  faire 
aller  dans  un  bureau  de  police. 

Le  malheureux,  en  marchant,  gémissait,  se  tâtant,  se  frictionnant  et 
disant  : 

—  Et  il  faut  aller  ce  soir  Chaussée-d'Antin,  c'est  épouvantable  !  Demain,  j'en 
suis  convaincu,  je  ne  pourrai  remuer  ni  bras  ni  jambes.  Ahî  le  coquin  I  quel 
peut  être  celui-là?  Un  individu  que  j'aurai  fait  vendre  et  qui  me  suivait,  car 
il  me  guettait,  le  misérable! 

En  arrivant  au  quai,  il  héla  une  voiture  et  se  fit  conduire  rue  de  la  Chaus- 
sée-d'Antin. 

Quand  il  parut  devant  la  vicomtesse  de  Sirvan,  elle  exclama  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  Leclaqué,  dans  quel  état  êtes-vous,  d'où  sortez-vous, 
que  vous  est-il  arrivé? 

—  C'est  pour  le  service  de  M"*^  la  vicomtesse  que  j'ai  failli  me  faire  assas- 
siner. 

—  Ahî  mon  Dieu!  que  me  dites-vous  là,  par  qui? 

—  J'arrivais  à  l'hôtel  du  comte  de  Sancy  prendre  le  renseignement  dont 
madame  m'avait  chargé,  afin  de  savoir  si  définitivement  ce  duel  avait  lieu 
demafftnatin.  Au  premier  mot,,  un  homme  que  je  ne  connais  pas  s'est  rué  sur 
moi,  n  m'a  roué  de  coups,  je  me  suis  sauvé,  il  m'a  poursuivi,  m'a  rejoint  et 
m'a  riîîs  dans  cet  état, 

—  Devant  l'hôtel  du  comte  de  Sancy,  dites-vous;  et  quel  est  le  misé- 
rable?... 

—  Oh!  ne  cherchez  pas,  madame,  je  vais  me  hâter  de  vous  dire  ce  que  je 
sais  et  rentrer  chez  moi  me  soigner,  car  je  crains  bien  demain  de  ne  pouvoir 
quitter  le  lit. 

—  Ah!  mon  pauvre  Leclaqué,  vous  allez  vous  reposer  un  peu,  vous 
remettre,  on  va  vous  soigner  ici. 

—  Non,  madame,  je  vous  remercie,  ne  vous  inquiétez  pas,  je  suis  un  peu 
habitué  à  cela.  Je  dois  vous  dire  ce  que  je  sais,  madame.  Le  duel  n'a  pas  lieu 
demain  matin,  ils  se  battent  au  pistolet.  Lorsque  j'ai  été  si  violemment  atta- 
qué, je  voulais  prier  le  concierge  de  me  faire  savoir  demain,  ainsi  que  vous 
me  l'aviez  recommandé,  où  le  duel  aurait  lieu,  afin  que,  si  cela  eût  été  néces- 
saire, vous  puissiez  vous  y  rendre,  et  vous  ne  le  savez  pas,  je  venais  prie?"- 


LE  FILS  D'ANTONY.  330 


madame  d'envoyer  demain  un  autre  que  moi,  je  ne  me  sentirai  plus  le  courage 
de  retourner  dans  cette  maison,  je  ne  puis... 

—  Oh!  cela  est  impossible,  il  faut  coûte  que  coûte  que  vous  vous  occupiez 
de  cela,  vous  coucherez  ici,  on  vous  soignera,  demain  vous  serez  en  état, 
vous  vous  ferez  accompagner,  s'il  le  faut.  Demain  malin,  la  personne  que  vous 
savez  revient  avec  Rachel,  il  faut  donc  absolument  que  nous  sachions  l'endroit 
où  a  lieu  la  rencontre;  j'ignore  l'heure  de  son  arrivée.  Peut-être  n'aurons- 
nous  que  juste  le  temps  d'arriver  sur  le  terrain  pour  empêcher  un  malheur. 
Vous  prendrez  du  monde  ici,  s'il  le  faut.  Au  jour  vous  les  posterez  près  de 
l'hôtel  du  comte  de  Sancy,  il  faut  que  je  sois  renseignée. 

—  Madame,  je  le  sens  bien  aujourd'hui,  je  serai  incapable  d'agir  demain. 

—  Il  le  faut,  vous  dis-je;  mais,  Leclaqué,  vous  savez  bien  l'importance  de 
cette  affaire.  Tout  dépend  de  ce  qui  se  passera  demain.  Si  la  rencontre  est 
évitée  ainsi,  vous  comprenez  bien  que  cela  ne  peut  se  terminer  que  par  le 
mariage  que  nous  voulons.  Allons ,  Leclaqué,  du  courage.  Après  cette 
affaire,  vous  aurez  de  quoi  vous  reposer. 

—  J'obéirai  à  madame,  fit  M®  Leclaqué  avec  résignation. 

—  A  la  bonne  heure  1  Vous  allez  vous  reposer  ici,  on  va  vous  soigner  et 
avec  du  repos  cela  ira  mieux  ;  croyez-moi. 

M®  Leclaqué  hochait  la  tête  d'un  air  de  doute;  mais,  se  domptant,  les 
affaires  reprirent  le  dessus  et  il  dit  : 

—  Madame  la  vicomtesse  est-elle  bien  sûre  que  la  personne  qu'elle  a  en- 
voyée ramènera  M"®  Rachel? 

—  J'en  suis  assurée.  Maintenant,  on  doit  être  près  de  la  jeune  fille,  s'ils  ne 
sont  déjà  en  route,  et  ils  doivent  arriver  demain  matin  à  Paris  par  l'un  des 
premiers  trains. 

—  On  aura  été  bien  vite. 

—  Il  le  fallait.  Vous  comprenez  qu'en  voyant  les  hésitations  de  M""*  de 
Lancy,  qui  hésitait  à  faire  venir  la  mère,  j'ai  dû  agir,  prévoyant  ce  qui  arrive, 
c'est-à-dire  que  la  rencontre  aurait  lieu  demain.  Le  comte,  en  refusant  de  nous 
recevoir  le  matin,  continuait  un  système  qu'il  avait  commencé  avec  moi;  sa 
promesse  de  nous  recevoir  ce  soir  ne  servait  qu'à  gagner  du  temps,  et  ainsi 
nous  perdions  toutes  chances  d'entraver  cotte  affaire.  En  quittant  M"'"  de 
Lancy,  j'ai  fait  partir  ma  femme  de  chambre,  qui  est  fort  adroite,  vous  la  con- 
naissez, avec  une  lettre  rappelant  immédiatement  M"*"  Rachel  près  de  son  oncle 
dont  la  vie  est  en  danger.  Pour  éviter  tout  soupçon,  je  lui  disais  de  ramener 
avec  elle  les  personnes  qui  l'accompagnent.  Demain  matin,  M"^  Rachel  sera 
ici.  Il  faut  que  nous  sachions  où  la  mener. 

Sur  l'ordre  de  la  vicomtesse,  M^  Leclaqué  fut  conduit  dans  une  chambre. 
On  s'empressa  autour  de  lui.  Lotionné,  frictionné,  couvert  de  compresses,  on 
le  coucha.  L'ancien  huissier  s'endormit  comme  un  juste,  sans  colère,  accep- 
tant la  correction  qu'il  avait  reçue  par  un  inconnu  sans  l'accuser.  Dans  l'exercice 
de  son  ministère,  il  avait  fait  tant  de  malheureux  qu'il  ne  pouvait  se  plaindre 


340  LE  FILS  D'ANTONY. 


du  mal  qu'on  lui  avait  fait.  Il  était  fortement  convaincu  que  celui  qui  l'avait 
frappé  était  une  ancienne  victime  qu'il  avait  assaillie  à  coups  de  papier  tim- 
bré. 11  se  consolait  en  disant  que  c'était  une  dette  de  moins. 

M™^  de  Sirvan  avait  recommandé  qu'on  l'é^^eillàt  au  jour.  Elle  avait  dit  en> 
outre  que  deux  de  ses  domestiques  accompagneraient  M^  Leclaqué,  se  met- 
traient à  sa  disposition,  obéiraient  à  ce  qull  commanderait.  La  vicomtesse,  oik 
l'a  vu,  n'avait  pas  perdu  une  minute.  Elle  avait  deviné  les  hésitations  de^ 
M"^*  d'Hervey,  elle  ignorait  le  passé  et  jugeait  qu'elle  ne  pouvait  compter  que 
sur  elle.  Aussi,  rentrée  chez  elle,  elle  avait  envoyé  sa  femme  de  chambre  avec 
mission  de  ramener  M''*"  de  Saiicy. 

Son  plan  était  des  plus  simples.  Elle  savait  que  Philippe  aimait  Rachel, 
elle  était  assurée  que  Rachel  avait  remarqué  le  jeune  homme  :  c'était  de  cet 
amour  qu'elle  voulait  se  servir  pour  empêcher  le  duel.  Ni  le  comte,  ni  Phi- 
lippe, ne  pouvaient  repousser  la  jeune  fille,  tous  deux  étaient  obligés  de 
l'écouter,  et  la  situation  naîtrait  de  la  rencontre. 

En  permettant  à  Rachel  de  retourner,  dès  son  arrivée  à  Paris,  chez  son 
oncle;  en  lui  laissant  le  soin  de  décider  le  comte  de  Sancy  à  renoncer  au 
duel,  elle  risquait  de  ne  pas  réussir. 

Le  comte,  seul  avec  elle,  reprenait  son  autorité  et  repoussait  la  jeune  fille, 
refusant  d'écouter  ses  prières;  ou  il  l'éloignait  de  nouveau  en  l'assurant  que 
l'affaire  était  arrangée. 

Dans  les  deux  cas,  tout  était  compromis,  surtout  ce  qui  dirigeait  les  agis- 
sements de  la  vicomtesse,  c'est-à-dire  le  mariage  de  la  jeune  fille  avec 
Philippe. 

Il  ne  fallait  pas  que  l'affaire  s'arrangeât  entre  les  témoins  ;  alors  le  duel 
n'avait  pas  lieu,  mais  les  adversaires  restaient  séparés. 

Elle  voulait  brutaliser  la  situation,  obliger  les  deux  hommes  à  se  tendre  la 
main  en  tenant  celle  de  la  jeune  fille. 

C'était  le  lendemain  matin  que  Rachel  devait  venir.  Elle  voulait  l'aller 
chercher  à  la  gare,  lui  raconter  à  sa  façon  ce  qui  se  passait,  l'effrayer  et  la 
troubler  assez  pour  être  entièrement  maîtresse  d'elle,  afin  de  la  diriger  à  su 
guise. 

C'est  après  avoir  bien  arrêté  son  plan  dans  tous  ses  détails,  que  ^I'^^  de 
Sirvan  rentra  dans  sa  chambre. 

Nous  avons  laissé  le  comte  de  Sancy  au  moment  où,  quittant  ses  témoins, 
il  se  dirigeait  vers  le  salon  dans  lequel  l'attendait  la  baronne  d'Hervey. 
Antony  était  ennuyé  de  cette  nouvelle  visite.  Il  avait  assuré  à  Adèle  que  sou 
fils  n'avait  rien  à  redouter,  que  voulait-elle  donc? 

Résolu  à  se  rendre  sur  le  terrain  pour  s'y  faire  tuer,  il  aurait  désiré  n'être 
plus  tourmenté,  occuper  la  nuit  qui  lui  restait  à  mettre  ordre  à  ses  aiiaires  et 
assurer  la  situation  de  sa  nièce. 

C'est  le  front  soucieux,  l'air  ennuyé,  qu'il  parut  dans  le  salon. 

Aussitôt,  Adèl'j  se  précipita  vers  lui.  Il  la  regarda  quelques  secondes, 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  341 


étonné  du  changement  qui  s'était  opéré  en  elle.  Ce  n'était  plus  la  femme  qu'il 
venait  de  quUter,  toute  tremblante  d'émotion  après  la  promesse  qu'il  lui  avait 
faite.  C'était  une  femme  ardente,  le  regard  flamboyant,  rajeunie  par  la  fièvre 
qui  colorait  son  visage.  Elle  lui  fit  l'effet  d'une  apparition.  Il  la  revoyait  dans 
son  costume  de  soirée,  décolletée,  telle  qu'il  l'avait  quittée  il  y  avait  vingt- 
cinq  ans,  lorsqu'elle  se  jetait  dans  ses  bras  en  lui  disant  : 

—  Je  t'aime  1  tue-moi  !... 

Elle  s'était  élancée  vers  lui,  lui  pressait  les  mains,  elle  lui  parlait  avec  la 
même  chaleur  qu'autrefois.  C'était  Adèle,  sa  maîtresse,  qu'il  retrouvait  devant 
lui.  Elle  disait  : 

—  J'ai  tout  compris,  et  je  reviens  te  dire  que  je  ne  veux  pas  de  ton  sacri- 
fice. Je  veux  que  tu  vives,  entends-tu,  je  ne  veux  pas  que  tu  te  fasses  tuer  par 
ton  enfant.  Je  dirai  la  vérité  à  tous,  je  n'ai  plus  rien  à  cacher  aujourd'hui, 
c'est  à  mon  tour  de  racheter  le  mal  que  j'ai  fait.  Non,  tu  ne  te  battras  pas,  tu 
ne  te  feras  pas  tuer  par  ton  enfant.  Après  tout,  je  suis  libre  maintenant,  je  suis 
veuve  ;  mon  fils  est  un  homme.  Il  ne  peut  souffrir  de  ce  qu'on  dira  de  sa  mère, 
et  je  dirai  à  tous  que  tu  étais  mon  amant.  Libre  aujourd'hui,  je  viens  te  dire 
qu'il  faut  que  tu  m' obéisses,  car  l'amour  que  j'avais  pour  toi  ne  s'est  jamais 
éteint.  Je  l'ai  caché,  étouffé,  pour  élever  mon  fils.  Je  t'aime  toujours,  Antony! 
Je  ne  veux  pas  que  tu  meures,  entends-tu?  Je  viens  te  répéter  ce  que  je  te 
disais  autrefois  :  Ta  vie  est  à  moi  comme  l'homme  est  au  malheur.  Fais  ce  que 
tu  voudras,  mais  il  faut  que  ce  duel  n'ait  pas  lieu,  il  le  faut  ou  sinon  c'est  moi 
qui  dirai  à  Philippe  : 

—  Épargne  cet  homme,  c'est  ton  père. 

Antony  était  tout  bouleversé  devant  ce  flot  de  paroles  incohérentes,  il  res- 
tait sans  pouvoir  répondre,  balbutiant  : 

—  Tais-toi,  Adèle,  ce  que  tu  demandes  est  impossible. 
Alors  Adèle  passa  ses  bras  autour  de  son  cou  et  lui  dit  : 

—  Antony,  Antony,  je  sais  qu'on  viendra  te  chercher  ce  soir,  je  sais  que 
vous  allez  vous  battre  demain.  Je  veux  que  tu  viennes  avec  moi,  que  tu  restes 
avec  moi,  je  ne  te  quitterai  pas!  Tu  ne  peux  repousser  celle  que  tu  as  perdue. 

En  la  tenant  dans  ses  bras,  en  sentant  glisser  sur  son  visage  son  haleine 
brûlante,  en  rencontrant  ses  regards,  en  la  voyant  belle  comme  autrefois,  en 
sentant  sous  ses  mains  tressaillir  sa  chair;  ébloui  par  ses  épaules  superbes, 
il  se  rajeunissait,  il  revoyait  celle  qu'il  avait  aimée,  plus  belle  qu'autrefois. 
Son  sang  le  brûlait.  Il  avait  peine  à  contenir  son  désir  de  prendre  la  jeune 
femme  entre  ses  bras,  appuyer  ses  lèvres  pour  lui  dire  : 

—  Je  t'aime  toujours. 

Il  fit  un  suprême  effort  et  essaya  de  la  repousser. 

—  Grâce  !  criait  Adèle,  grâce  !  pitié,  au  moins  pitié! 

A  ce  moment  la  porte  du  salon  s'enfonça,  Philippe  parut,  blême  de  colère. 
Yoyant  sa  mère  presque  dans  les  bras  du  comte,  le  suppliant;  en  entendant 


:rr2  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


erier  pitié,  grâce,  un  épouvantable  juron  sortit  de  ses  lèvres,  et  il  s'élança  ea 
s'écriant  : 

—  Misérable!  n'outragez  pas  la  raère  pour  lui  vendre  la  vie  de  son  fils! 

—  Sa  main  levée  allait  s'abattre  sur  le  visage  du  cjomte  de  Sancy,,  mais, 
celui-ci  avait  vu  le  mouvement;  rapide,  il  lui  saisit  le  poignet  et,  d'un  mouve- 
ment violent,  il  rejeta  le  jeun«  homme  jusqu'au  milieu  du  salon. 

Alors,  fou  de  colère,  aveuglé  par  l'outrage  qui  l'avait  menacé,  il  s'écria  : 

—  Oh!  c'en  est  trop,  je  vous  tuerai  demain. 

La  baronne  d'Hervey,  épouvantée,  regardait  et  son  fils  et  Antony.  A  ce 
dernier  mot,  elle  jeta  un  cri,  et  allait  tomber  sur  le  tapis,  lorsque  Philippe, 
s'élançant^  la  reçut  dans  ses  bras. 

M"'^  de  Lancy  et  Louis  s'étaient  précipités  dans  le.  salon  et  essayaient  de 
calmer  le  comte.  Philippe  portant  sa  mère  dans  ses  bras  la  traînait  hors  du 
salon. 

Prêt  à  franchir  la  porte,  il  jeta  un  regard  de  défi  et  de  mépris  au  comte  de 
Sancy,  en  lui  disant  : 

—  Demain  vous  me  tuerez,  vous  !  Vous  croyez  qu'il  est  aussi  facile  de 
tuer  un  homme  dans  un  combat  que  d'assassiner  une  femme,  nous  verrons 
cela. 

—  Misérable  !  fit  le  comte. 

Philippe  emporta  sa  mère  jusqu'à  la  voiture.  Il  chercha  Vernet  auquel  il 
aurait  voulu  la  confier  pour  la  ramener  à  l'hôtel,  et  remonter  braver  le  comte, 
Vernet  étant  introuvable  il  dut  accompagner  sa  mère  jusqu'à  l'hôtel. 

M™^  de  Lancy,  eff'rayée  par  l'épouvantable  scène  à  laquelle  elle  venait  d'as- 
sister, essayait  de  calmer  le  comte,  d'atténuer  l'inqualifiable  agression  de 
Philippe.  Mais  Antony  qui  s'était  calmé  aussitôt  lui  dit  : 

—  Tout  cela  devait  finir  ainsi  un  jour  ou  l'autre.  C'est  la  faute  ancienne 
que  nous  payons  aujourd'hui.  C'est  le  châtiment  que  la  justice  a  refusé  à  la 
société,  et  qui  nous  vient  par  le  destin.  Cette  femme  coupable  souffrira  par  la 
mort  de  son  fils,  et  moi  je  me  ferai  justice  moi-même. 

—  Antony,  vous  ne  tuerez  pas  votre  enfant. 

—  Je  le  tuerai,  vous  dis-je.  Je  me  tuerai  ensuite.  Il  faut  ce  sang  pour  laver 
l'honneur  de  cette  maison. 

—  Oh  1  mais  c'est  épouvantable  !  exclama  la  vicomtesse  de  Lancy  en  pleu- 
rant et  en  tombant  presque  défaillante  sur  un  fauteuil. 

Sur  un  signe  fait  à  Louis  par  Antony,  on  s'empressa  autour  d'elle  et  ayant 
donné  l'ordre  à  son  vieux  serviteur  de  ne  plus  le  déranger  il  rentra  dans  ses 
appartements. 


LE  FILS  D'ANTONY.  3'ir^ 


CHAPITRE    IV 


LE     PASSE 


Philippe  était  monté  dnnsla  voiture  avec  sa  mère.  II  l'avait  assise  près  de 
lui  et  la  tenait  dans  ses  bras.  La  baronne  d'Hervey  était  évanouie  ;  par  mo- 
ments ses  membres  s'agitaient  dans  des  spasmes  nerveux,  ses  lèvres  remuaient, 
elle  parlait.  Philippe  écoutait  et  ne  pouvait  rien  entendre.  Il  était  plus  ennuyé 
qu'effrayé  de  l'état  de  sa  mère,  dont  la  nature  nerveuse  était  souvent  sujette  à 
ces  syncopes.  Après  une  émotion  violente,  il  lui  fallait  quelques  heures  de 
repos  pour  reprendre  connaissance. 

—  Que  s'était-il  passé?  se  demandait  Philippe. 

Il  regardait  sa  mère  et  ne  pouvait  s'expliquer  son  costume  de  soirée.  Pour- 
quoi avait-elle  revêtu  ce  costume  ? 

Ce  ne  pouvait  être  pour  se  rendre  chez  le  comte  de  Saney. 

Était-elle  en  soirée  et  avait-elle  appris  par  les  invités  avec  lesquels  elle  se 
trouvait,  et  la  querelle  et  le  duel  qui  devait  avoir  lieu  le  lendemain  ?  Si  cela 
était,  sa  mère  avait  dû  comprendre  aussitôt  le  motif  qui  l'avait  dirigé  ; 
alors  elle  était  revenue  à  l'hôtel,  elle  avait  interrogé  Vernet  et  avait  tout 
appris. 

Mais  où  diable  était  passé  Vernet?  Qa'était  devenu  cet  imbécile?  so 
demandait  encore  Philippe.  Les  démarches  que  la  baronne  d'Hervey  avait 
faites  avaient  exaspéré  le  jeune  homme,  mais  il  se  l'expliquait  facilement. 
Avant  tout,  elle  était  mère,  sachant  que  son  fils  devait  se  battre  avec  le  comte 
de  Sancy,  qui  à  tort  ou  à  raison  passait  pour  être  très  adroit  dans  l'art  de 
l'escrime,  elle  n'avait  vu  que  le  danger  que  courait  son  enfant,  et,  avant  tout, 
elle  s'était  résignée,  pour  empêcher  ce  duel,  à  se  rendre  chez  l'homme  qui 
l'avait  outragée,  croyant  que  cet  hom.me,  en  raison  du  passé,  ne  pouvait  se 
refuser  à  ce  qu'elle  venait  demander. 

C'est  pour  cela  qu'il  l'avait  vue  suppliante  et  demandant  grâce.  Heureuse- 
ment il  était  arrivé  à  temps  pour  empocher  celte  démarche  d'avoir  un  résul- 
tat qui  l'aurait  rendu  ridicule. 

Lui  qui  connaissait  la  grandeur  d'âme  de  sa  mère,  lui  qui  savait  quelle 
noble  et  digne  femme  elle  était,  il  souffrait  à  l'idée  de  l'humiliation  qu'elle 
s'étai '^infligée  à  cause  de  lui. 

Quand  il  arriva  à  Ihôtel,  il  fit  entrer  la  voiture  jusque  dans  la  cour,  devant 
le  péristyle.  Le  vieil  hôtel  était  sombre,  tout  dormait. 

Au  valet  de  pied  qui  vint  pour  l'éclairer,  il  ordonna  de  se  retirer,  ne 
voulant  pas  qu'on  vît -sa  mère  défaillante.  Il  prit   alors  la  baronne  dans  ses 


344  LE  FILS  D'ANTONY. 


bras  et  Tassit  dans  un  fauteuil  qui  se  trouvait  dans  un  petit  cabinet  .qui  pré- 
cédait sa  chambre. 

Alors,  il  sonna  la  femme  de  chambre.  Celle-ci  vint  aussitôt. 

Effrayée  en  voyant  sa  maîtresse  inanimée,  elle  s'écria  : 

—  Oh  !  mon  Dieu,  qu'est-il  arrivé  à  madame  la  baronne  ?... 
Philippe  l'interrompit  vivement. 

—  Ce  n'est  rien,  Lise,  nous  étions  ensemble  en  soirée,  la  chaleur  a  suffo- 
qué M'"''  la  baronne.  Je  me  suis  empressée  de  la  reconduire;  en  montant  l'es- 
calier, elle  s'est  évanouie.  Ce  n'est  rien,  vous  savez  que  ma  mère  est  sujette  à 
ces  indispositions.  Occupez-vous  d'elle  vivement. 

La  femme  de  chambre  s'avançait  pour  dégrafer  sa  maîtresse  dont  Philippe 
soutenait  la  tête  en  lui  faisant  respirer  des  sels. 

En  voyant  Lise  regarder  la  baronne  avec  surprise,  il  s'écria  : 

—  Eh  bien  !  voyons,  vous  n'avez  pas  entendu  ? 

—  Mais  dans  quel  costume  revient  madame  ? 

—  Eh  bien,  n'est-ce  pas  vous  qui  l'avez  habillée  ? 

—  Mais,  monsieur,  madame  en  partant  était  en  costume  de  ville,  je  ne  con- 
nais pas  cette  toilette. 

Philippe  fronça  le  sourcil,  mais  il  lui  déplaisait  d'interroger  la  femme  de 
chambre  au  sujet  de  sa  mère,  il  se  contint,  se  réservant  de  s'expliquer  plus 
tard  ce  qu'il  venait  d'entendre. 

—  Que  vous  importe,  Lise  !  Hâtez-vous  donc,  dégrafez  ma  mère,  je  ferai 
prendre  de  ses  nouvelles  tout  à  l'heure. 

Et  pour  laisser  la  femme  de  chambre  libre  de  déshabiller  la  baronne,  il  se 
retira,  murmurant  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ?  Ma  mère  ne  s'est  pas  habillée  ici  dans  ce 
costume  de  soirée  pour  se  rendre  chez  le  comte  ?  Voilà  qui  est  étrange.  Oh  I 
je  saurai  demain  ce  que  cela  veut  dire.  Il  faut  que  dès  ce  soir  j'informe  le 
comte  de  Groissy  de  ce  qui  s'est  passé  ce  soir  chez  le  comte  de  Sancy. 

Je  vais  me  rendre  chez  lui  ;  s'il  n'y  est  pas,  j'irai  à  son  cercle.  Il  n'y  a  pas 
à  reculer,  il  faut  que  cela  finisse  et  que  la  rencontre  ait  lieu  demain  matin. 

Il  remonta  dans  la  voiture  qui  l'avait  amené  et  se  fit  conduire  chez  son 
ami. 

Dans  le  petit  salon  qui  précédait  la  chambre  de  la  baronne  d'Hervey, 
M^'^  Lise  était  agenouillée  devant  sa  maîtresse.  Ne  pouvant  la  dégrafer,  elle 
coupait  le  corsage,  se  disant  toujours  : 

—  Voilà  qui  est  bien  singulier  !  Madame  qui  a  une  garde-robe  en  ville  ; 
ce  n'est  pas  un  vêtement  neuf;  on  voit  bien  qu'il  a  déjà  été  porté.  Mais  quelle 
drôle  de  chose,  elle  avait  l'air  toute  troublée,  en  partant,  et  elle  allait  se  faire 
coiffer,  se  faire  habiller,  pour  aller  en  soirée,  à  un  bal  peut-être  1  Ces  gens-là, 
on  ne  sait  jamais  ce  qu'ils  pencent,  fiez-vous  donc  à  leur  air  candide.  Je  ne  me 
serais  jamais  doutée  que  madame  avait  un  appartement  en  ville.  Mais  je 
comprends  ça,  on  peut  avoir  l'air  d'une  vertu  ici,  pour  aller  s'amuser  au 


LE  FILS  D'ANTONY. 


345 


-  Chut:  pas  détruit,  on  entendrait.  Je  vais  t'en  conter  une  bonne.  (Page  3^7., 

La  femme  de  chambre  reprit  : 

-^  in  t,  c  est  révoltant.  Mais,  regardez-moi  comme  elle  se  .erre  dans  sa  robe 
c'est  ça  qui  la  suffoque,  qui  la  fait  étouffer  ' 

Et  M"e  Lise  coupait  la  ceinture,  dénouait  les  cordons  du  jupon.  La  gorgé 


LE  FILS  D'ANTONY. 


(le  la  baronne  se  soulevait.   Elle   respirait  plus  facilement.  La  femme  de 
chambre  le  remarqua  et  dit  en  se  levant  : 

—  Ahl  voilà  qu'elle  revient,  où  a-t-elle  mis  la  potion  qu'on  lui  ordonne 
toujours?  Ah!  dans  sa  chambre,  peut-être. 

Elle  courut  dans  la  chambre  do  la  baronne. 

Adèle  ouvrait  les  yeux,  regardant  autour  d'elle  sans  se  rendre  compte  de 
l'endroit  où  elle  était,  puis,  tout  à  coup,  la  pen&ée  d'Antony  lui  revint.  Elle  se 
retrouvait  dans  le  costume  où  elle  était  allée  chez  Antony.  Elle  se  trouvait 
BUY  le  même  fauteuil,  dégrafée,  où  il  lui  avait  dit  : 

—  A  ton  dernier  soupir,  tu  ne  haïras  pas  ion  assassin? 

—  Je  te  bénirai,  mais  hâte-toi. 

—  Ne  crains  rien,  la  mort  sera  Ici  avant  lui;  mais  songes-y,  la  mort. 

Il  lui  semblait  qu'elle  entendait  secouer  la  porte  comme  lorsqu'elle  avait 
répondu  : 

—  Je  la  demande,  je  la  veux,  je  l'implore.  Je  viens  la  chercher. 
Antony  l'avait  embrassée  et  en  disant  : 

—  Eh  bien  !  meurs. 

Toute  cette  scène  repassait  devant  ses  yeux.  Son  impression  était  telle 
qu'elle  porta  la  main  à  son  sein  sur  la  cicatrice  de  la  blessure,  en  jetant 
XI n  cri. 

La  femme  de  chambre  rentra,  effrayée,  s'écriant  : 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  qu'avez-vous,  madame  ? 
Elle  se  remit  aussitôt  et  dit  : 

—  Rien,  rien.  —  Puis  regardant  autour  d'elle  : 

—  Mais  comment  suis-je  ici? 

En  proie  à  la  plus  vive  émotion,  elle  prit  son  front  dans  ses  mains,  cher-  * 
chant  à  remettre  un  peu  d'ordre  dans  ses  idées  troublées.  Sa  femme  de 
chambre,  inquiète,  s'empressait  autour  d'elle.  Elle  regardait  sa  toilette  sans 

s'expliquer  la  raison  pour  laquelle  elle  s'était  ainsi  vêtue.  Elle  tressaillit 

Adèle  se  souvenait. 

Elle  eut  un  frisson  à  la  pensée  de  la  scène  atroce  à  laquelle  elle  venait 
d'assister. 

Lise  lui  dit  : 

—  Madame  attrape  froid,  elle  devrait  rentrer  dans  sa  chambre  et  se 
mettre  au  lit. 

—  Oui,  vous  avez  raison,  Lise,  j'ai  froid,  fit-elle  en  frissonnant  encore. 
Elle  avait  hâte  d'être  seule  dans  sa  chambre,  elle  était  gênée  par  la  pré-^ 

scnce  de  sa  femme  de  chnmbre,  qui,  à  mesure  qu'elle  la  déshabillait,  legar- 
dait  la  robe  avec  surprise,  puis  les  fleurs  qu'elle  lui  retirait  de  sa  coiffure. 

Lise  n'osait  interroger,  mais  elle  avait  de  la  peine  à  se  contenir.  Ce  qui 
l'ennuj^ait  surtout,  était  que  la  femme  de  chambre  remarqua  le  soin  qu'elle 
avait  pris  de  rajeunir  son  visage.  Pour  éviter  d'être  indiscrètement  inter- 
rogée, elle  dit  : 


LE  FILS  D'ANTONY.  347 


—  Hâtez-vous,  Lise,  je  suis  brisée;  si  je  tarde  à  me  mettre  au  lit,  je  sens 
que  je  vais  de  nouveau  défaillir. 

M^'^  Lise  remit  au  lendemain  la  satisfaction  de  la  curiosité  qui  la  dévorait, 
elle  aida  sa  maîtresse  encore  faible  à  se  rendre  dans  sa  chambre;  elle  la  cou- 
cha. Le  lit  fait,  la  petite  lampe  baissée,  après  avoir  demandé  à  sa  maîtresse  si 
elle  n'avait  plus  besoin  de  ses  services,  elle  se  retira.  La  femme  de  chambre 
pensait  : 

—  Il  y  a  l\i-dessous  une  affaire  d'amour.  A  cet  âge-là  I  Après  tout,  elle  est 
jolie,  et  comme  elle  était  arrangée,  elle  ne  paraissait  pas  plus  de  vingt-cinrj 
ans.  Ces  femmes-là,  comme  ça  sait  monter  le  coup  aux  hommes!  Assurément, 
elle  était  allée  à  un  rendez-vous  dans  une  soirée,  et  le  monsieur  lui  aura  fait 
de  la  peine,  alors  elle  aura  eu  ses  vapeurs;  et  le  grand  dadais  de  fils  qui  était 
là  et  qui  n'y  voit  rien,  a  reconduit  maman. 

Et  satisfaite  de  sa  généreuse  pensée  sur  sa  maîtresse,  M"°  Lise,  après  avoir 
tout  mis  en  ordre,  alla  défaire  le  lit  dans  sa  chambre,  puis,  sans  bruit,  elle 
monta  aux  étages  supérieurs.  Elle  pensait  : 

—  Quand  on  voit  ces  gens-là  de  près,  ça  vous  les  fait  mépriser...  C'est  que 
tout  le  monde  la  croit  sage  comme  une  sainte.  Ça  fait  pitié. 

Elle  était  arrivée  devant  une  petite  porte,  l'ouvrit  sans  bruit  et  elle  entra 
en  disant  : 

—  C'est  moi,  Justin... 

•Le  cocher,  agréablement  surpris  de  ce  réveil,  sauta  du  lit  pour  venir  em- 
brasser M"°  Lise. 

—  Chut  !  pas  de  bruit,  on  entendrait.  Je  vais  t'en  conter  une  bonne. 

Et  M''^  Lise  se  hâta  de  se  déshabiller  en  racontant  à  mi-voix  à  Justin  ce 
qu'elle  avait  remarqué  dans  la  conduite  de  sa  maîtresse;  elle  amplifia  un  peu 
sur  les  détails  ;  elle  se  mettait  au  lit  en  terminant,  et  M.  Justin  concluait  en 
disant  : 

—  Toutes  ces  femmes-là,  c'est  vicieux  comme  le  péché. 

—  Ça  dégoûte,  n'est-ce  pas?  disait  M"^  Lise. 

La  baronne  d'Hervey,  seule  dans  sa  chambre,  s'était  assise  sur  son  lit  et 
pleurait.  Qu'allait.-elle  faire?  Après  la  scène  qui  venait  de  se  passer  chez  le 
comte  de  Sancy,  il  ne  fallait  plus  espérer  un  arrangement,  et  cependant  elle 
ne  pouvait  laisser  ce  crime  s'accomplir.  Mais  que  faire?...  Où  était  Philippe? 

Elle  pensa  un  moment  à  sonner  la  femme  de  .chambre  pour  l'envoyer 
réveiller  son  fils,  mais  c'était  donner  l'éveil  aux  gens  de  l'hôtel  sur  ce  qui  se 
passait. 

La  baronne  d'Hervey  avait  des  amis  influents  au  ministère  de  l'intérieur. 
En  avisant  la  police,  on  pouvait  au  moins  retarder  la  rencontre.  \^n  retard, 
c'était  peut-être  le  temps  d'éviter  une  catastrophe.  C'est  par  cela  qu'elle  se 
décida  à  commencer.  Elle  se  leva,  revêtit  sa  robe  de  chambre,  et  écrivit  au 
ministre.  Au  matin,  on  porterait  la  lettre. 

C'est  Philippe  qui  l'avait  ramenée,  il  devait  être  chez  lui.  Elle  allait  le 


348  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


réveiller,  lui  parler,  et  avoir  une  explication  avec  lui  :  elle  ne  pouvait  plus 
reculer  devant  le  sacrifice.  C'est  la  vérité  qui  obligerait  son  fils  à  renoncer  au 
duel.  Gela  était  épouvantable,  mais  elle  devait  s'y  résigner. 

Toute  tremblante,  évitant  de  faire  du  bruit,  d'éveiller  personne  dans  l'hôtel, 
elle  sortit  de  son  appartement  par  la  porte  qui  servait  autrefois  aux  commu- 
nications avec  l'appartement  de  son  mari,  lequel  était  occupé  par  son  fils. 
Dans  sa  robe  de  chambre  sombre,  son  flambeau  à  la  main,  elle  était  tragique,, 
superbe  encore  des  restes  de  sa  coiffure  de  soirée,  elle  avait  une  étrange 
physionomie  en  traversant  les  couloirs  obscurs  dans  le  silence  profond  de 
la  nuit. 

Elle  pensait  qu'à  cette  heure  son  fils,  préoccupé  de  ce  qui  devait  se  passer 
le  lendemain,  était  encore  debout.  Elle  le  chercha  dans  le  salon,  dans  le 
bureau;  ne  trouvant  personne,  elle  s'avança  vers  sa  chambre  et  écouta  à  la 
porte.  Même  silence  de  plomb.  Philippe  était  brave,  et,  la  veille  du  combat,  il 
reposait ,  insoucieux  du  danger ,  il  reposait.  Elle  frappa  à  la  porte  de  la 
chambre,  puis  frappa  plus  fort.  On  ne  répondait  pas.  Elle  ouvrit  alors;  s'éclai- 
rant  de  son  flambeau,  elle  courut  jusqu'au  lit.  Le  lit  n'était  pas  défait. 

Son  fils  absent  à  cette  heure,  un  doute  affreux  traversa  son  esprit.  Elle- 
voulut  l'éclaircir  et  se  dirigea  par  le  petit  escalier  de  service  vers  la  chambre 
de  Vernet.  La  chambre  du  vieux  serviteur  était  ouverte,  vide,  en  désordre  y 
des  masques  et  des  épées  mouchetées  étaient  à  terre. 

Elle  descendit  dans  la  chambre,  appelant,  criant.  Personne  ne  venait,- elle 
criait  qu'on  attelât  immédiatement,  pour  aller  où?  Elle  ne  savait;  au  minis- 
tère, à  la  préfecture  de  police,  aux  Tuileries  même.  Il  fallait  qu'on  empêchât 
le  combat,  car  elle  n'en  pouvait  plus  douter,  son  fils  était  parti  pour  se  ren- 
contrer avec  le  comte  de  Sancy. 

A  ses  cris  on  s'éveillait  dans  l'hôtel,  on  entendait  les  portes  s'ouvrir,  elle 
se  laissa  tomber  sur  un  siège,  et  pressant  son  front  dans  ses  mains,  elle  ima- 
gina ce  qui  s'était  passé.  Ignorant  les  usages  du  duel,  elle  pensait  que  son  fil& 
ne  l'avait  rencontrée  chez  le  comte  de  Sancy  que  parce  qu'il  se  rendait  au- 
devant  de  son  adversaire  et  venait  le  chercher  pour  se  battre,  lui  et  ses  té- 
moins. 

A  cette  heure,  ils  étaient  en  route  ;  on  avait  profité  de  son  évanouissement 
chez  le  comte  pour  la  ramener  chez  elle,  et  les  hommes  étaient  partis.  Au 
jour,  ils  se  rencontreraient,  le  père  se  battrait  avec  son  fils,  cola  était  épou- 
vantable ! 

Mais  qu'était  donc  devenue  son  amie  Marie  de  Lancy,  qui  l'accompagnait? 
Pourquoi  l'avait-elle  abandonnée,  pourquoi  avait-elle  laissé  faire  ?  Ne  pou- 
vant lutter,  elle  se  tordait  de  douleur  et  gémissait.  Lorsque  les  domestiques 
entrèrent  dans  le  salon,  ils  la  crurent  folle. 

De  tous  les  gens  de  l'hôtel,  seuls  M"^  Lise  et  Justin  n'étaient  pas  présents. 
On  s'empressa  autour  de  la  baronne.  Elle  questionnait  tout  le  monde  et  fui 
rassurée  en  apprenant  que  Philippe  avait  dit  au  concierge  que  le  lendemai:i 


LE  FILS  D'ANTONY. 


matin,  de  très  bonne  heure,  il  devait  être  debout,  afin  de  recevoir  sans  bruit 
MM.  de  Groissy  et  de  Gesvres.  Le  concierge  devait  aller  éveillei  M.  Philippe 
à  leur  arrivée.  Ainsi  Philippe  n'était  pas  parti,  elle  le  reverrait,  elle  pour- 
rait encore  faire  une  dernière  tentative.  Elle  congédia  tous  ses  gens,  en  ex- 
pliquant son  inquiétude  à  l'égard  de  son  fils,  qu'elle  n'avait  pas  revu  le  soir. 
Tous  les  domestiques  s'éloignaient,  lorsque  M"^  Lise  parut.  Elle  dit  qu'elle 
dormait  profondément  ;  lorsqu'elle  avait  entendu  du  bruit  dans  l'hôtel  elle  s'é- 
tait habillée  hâtivement.  Elle  priait  sa  maîtresse  de  l'excuser  de  ne  pas  avoir 
répondu  plus  vite  à  son  appel  ;  elle  avait  été  dans  son  appartement,  n'avait 
trouvé  personne  et  venait  seulement  d'apprendre  qu'elle  était  chez  son  fils. 

La  baronne  venait  d'entrer  dans  son  appartement,  lorsqu'un  coup  de  son- 
nette se  fit  entendre.  Adèle  croyant  que  c'était  son  fils  qui  rentrait  recom- 
manda à  ses  serviteurs  de  ne  rien  dire  de  ce  qui  s'était  passé.  Les  domesti- 
ques regagnèrent  tous  leur  chambre,  et,  suivie  de  sa  femme  de  chambre,  elle 
se  hâta  de  se  rendre  à  son  appartement,  ne  voulant  pas  que  son  fils  la  trouvât 
chez  lui. 

Elle  était  à  peine  dans  sa  chambre,  lorsque  le  concierge  vint  lui  dire  que  la 
personne  qui  avait  sonné  était  M""*  de  Lancy,  qui  voulait  la  voir  et  qui  avait 
dit  qu'on  l'éveillât,  si  elle  était  endormie. 

Adèle  donna  l'ordre  d'introduire  immédiatement  son  amie.  En  la  voyant, 
elle  lut  immédiatement  sur  son  visage  que  la  vicomtesse  avait  de  graves 
choses  à  lui  dire.  Elle  congédia  sa  femme  de  chambre,  lui  ordonnant  d'atten- 
dre quelques  minutes  dans  le  petit  salon  qui  attenait  à  son  cabinet  de  toilette^ 
afin  de  reconduire  M"^®  de  Lancy  lorsqu'elle  se  retirerait. 

Seule  avec  son  amie,  elle  se  retira  dans  sa  chambre  et,  s'étant  enfermée^ 
elle  lui  demanda  : 

—  Eh  bien  !  Marie,  qu'y  a-t-il  ? 

La  vicomtesse  lui  raconta  ce  qui  s'était  passé,  lorsque  son  fils  l'avait 
prise  dans  ses  bras  pour  la  ramener  chez  elle. 

Elle  lui  dit  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  espérer  d'Antony. 

Il  s'était  enfermé  chez  lui  et  avait  refusé  de  la  recevoir. 

Il  avait  déclaré  que  le  combat  aurait  lieu  le  lendemain,  mais  un  combat 
épouvantable. 

Il  était  décidé  à  tuer  son  adversaire  et  résolu  à  se  frapper  ensuite.  En 
l'écoutant,  Adèle  tremblait  de  tous  ses  membres.  Elle  regardait  son  amie 
d'un  air  égaré. 

Celle-ci  disait  : 

—  Il  faut  à  tout  prix  empêcher  ce  duel.  —  Et  elle  balbutiait  : 

—  Oui,  oui,  il  le  faut  !  Mais  comment? 

Alors  la  baronne  raconta  qu'elle  avait  écrit  une  longue  lettre  au  ministre. 
Maintenant  qu'elle  savait  que  le  duel  ne  devait  avoir  lieu  que  le  lende- 
main matin,  on  pouvait,  si  cette  lettre  était  remise  la  nuit,  mettre  des  gens  à 
la  porte  de  l'hôtel  du  comte  de    Sancy  et,   de  l'hôtel,  les  gens  suivraient 


350  LE  FILS  D'ANTONY. 


les  deux  adversaires  jusque  sur  le  terrain,  et  là  ils  empêcheraient  la  ren- 
contre. 

A  cette  heure,  la  chose  était  difficile,  mais  M™^  de  Lançy  s'offrit  cependant 
à  l'exécuter. 

Elle  connaissait  assez  le  préfet  de  police  pour  ne  pas  craindre  de  lui  faire 
parvenir  la  lettre  au  milieu  de  la  nuit.  Elle  s'en  chargeait^  et  Adèle  fut  rassu- 
rée ainsi  sur  ce  qui  avait  été  convenu  pour  le  matin.  Les  agents  empêchant  le 
combat,  elle  avait  ainsi  le  temps  d'agir  auprès  de  son,  fils.  Son  amie  L'interro- 
gea sur  ce  qu'elle  devait  faire.  Elle  refusa  de  le  lui  dire.  Résignée  à  tout,  elle 
était  convaincue  qu'elle  obligerait  son  fils  à  renoncer  à  la  rencontre.  Il  était 
urgent  que  la  vicomtesse  se  rendît  chez  le  préfet  de  police,  qu'elle  avait  en- 
core des  chances  de  trouver  debout.  La  vicomtesse  se  leva,  se  disposant  à 
partir  ;  c'était  la  veillée  des  armes,  elle  ne  se  coucherait  pas  et  se  tenait  à  la  dis- 
position de  son  amie.  Adèle  lui  dit  qu'elle  attendrait  le  retour  de  son  fils,  La 
vicomtesse  de  Lancy  s'engagea  à  voir  le  préfet  de  police,  et  à  obtenir  de  lui 
ce  que  la  baronne  demandait.  Les  deux  femmes  s'embrassèrent,  et  Marie  dit  à 
Adèle  : 

—  Du  courag*e!  C'est  Philippe  qu'il  faut  décider,  il  ne  faut  plus  espérer  rien 
d'Antony;  du  courage! 

Restée  seule,  la  baronne  d'Hervey  se  demanda  ce  qu'elle  allait  faire,  ou 
plutôt  ce  qu'elle  dirait  à  son  fils.  La  vérité?  Non  !  cela  était  impossible.  Elle  ne 
pouvait  dire  à  ce  jeune  homme  que  le  nom  qu'il  portait  légalement  n'était  pas 
le  sien  ;  qu'il  n'était  pas  le  fils  de  celui  pour  lequel  il  voulait  sacrifier  sa  vie. 
En  lui  disant  la  vérité,  elle  pouvait  empêcher  le  duel  ;  mais  quelle  situation 
faisait-elle  à  son  fils  ?  Que  devenait-il  dans  le  monde  où  il  vivait?  Est-ce  que 
l'enfant  pourrait  supporter  le  poids  de  la  faute  de  sa  mère  et,  après  l'avoir  ar- 
raché aune  mort  relativement  honorable,  ne  l'obligeait-elle pas,  par  le  ridi- 
cule dont  elle  allait  le  couvrir,  à  un  suicide  honteux?  Et  puis,  aurait-elle  le 
courage  de  dire  à  son  fils  : 

—  J'ai  trompé  celui  dont  tu  portes  le  nom,  tu  n'es  pas  le  fils  de  mon  mari, 
tu  es  le  fils  de  mon  amant  ;  je  ne  veux  pas  que  tu  te  battes  avec  ton  père. 

Non,  non,  cela  était  impossible.  C'est  elle  seule  qui  devait  se  sacrifier,  et 
non  son  fils  qu'elle  perdait  ainsi. 

Elle  voulait  laisser  à  son  enfant  un  nom  sans  tache. 

Il  n'était  pas  coupable  de  la  faute  de  sa  naissance,  il  ne  devait  pas  en  subir 
le  châtiment. 

Son  fils  l'adorait,  elle  le  savait.  En  se  tuant  à  ses  pieds,  s'il  refusait  de  re- 
noncer à  ce  duel,  forcément  elle  l'empêchait.  Le  scandale  de  sa  mort  empê- 
cherait forcément  la  rencontre  d'avoir  lieu.  Elle  éviterait  ainsi  le  combat 
entre  le  père  et  le  fils,  et  elle  garderait  l'honneur  du  nom.  Avec  elle,  elle  em- 
portait dans  la  tombe  le  secret  de  la  naissance  de  son  fils.  Sa  conduite,  en 
agissant  ainsi,  n'était-elle  pas  toute  naturelle?  Qui  pourrait  la  condamner? 
La  mission  des  mères  n'est-elle  pas,  même  au  prix  de  leur  existence,  de 


LE  FILS  D'ANTONY.  35Î 


sauver  leur  enfant?  A  ce  but,  ne  doivent-elles  pas  sacrifier  et  ^eur  fierté  et 
leur  vie  ?  Si  elle  ne  voulait  pas  s'abaisser  à  l'aveu  de  sa  faute,  c'est  parce  que 
l'honneur  qu'elle  sacrifiait  n'était  pas  le  sien,  et  qu'elle  n'obtenait  la  vie  de 
son  enfant  qu'en  le  déshonorant. 

ilîl"  se  redressa,  et  forte,  de  ce  qu'elle  venait  d'arrêter  dans  son  cerveau, 
elle  attendit  son  enfant.  Quand  il  rentrerait  elle  se  rendrait  près  de  lui,  elle 
le  supplierait  de  renoncer  à  ce  duel.  Si  son  fils  refusait,  elle  se  placerait 
devant  lui  et  elle  se  tuerait  à  ses  pieds. 

Adèle  alla  ouvrir  un  petit  meuble  qui  se  trouvait  à  la  tête  de  son  lit.  Dans 
im  tiroir  secret,  elle  prit  un  stylet  sur  le  pommeau  duquel  était  gravée  cette 
devise  : 

—  Adesso  e  sempre. 

C'était  l'arme  avec  laquelle,  il  y  avait  vingt-cinq  ans,  Antony  l'avait  frappée, 
arme  qu'elle  avait  précieusement  conservée,  dont  la  lame  encore  rouillée  par 
son  sang  était  cachée  dans  une  lettre  ;  lettre  que  le  général,  baron  d'Hervey, 
lui  avait  adressée  à  Cannes,  dans  laquelle  il  lui  disait  qu'il  connaissait  la  faute, 
que  pour  l'honneur  de  son  nom  il  la  tiendrait  cachée,  qu'il  reconnaîtrait  l'en- 
fant, mais  qu'il  ordonnait  à  la  mère  de  ne  jamais  revoir  Antony.  Elle  laissa  la 
lettre  et  ne  prit  que  l'arme,  qu'elle  cacha  dans  son  corsage. 

Puis,  sombre  et  résolue,  elle  alla  s'appuyer  le  long  de  la  fenêtre,  le  coude 
sur  l'espagnolette,  le  front  sur  la  vitre,  elle  guettait  le  retour  de  son  fils. 

Il  était  deux  heures  du  matin  lorsque  la  petite  entrée  de  la  porte  cochère 
s'ouvrit.  A  la  lueur  de  la  lanterne  placée  près  de  la  loge  du  concierge,  elle 
reconnut  son  fils.  Il  rentrait  sans  bruit.  Elle  était  prête  au  sacrifice.  Elle  se 
redressa  et  se  dirigea  vers  les  appartements  du  baron  d'Hervey. 

Philippe  rentrait  accablé  ;  il  s'était  jeté  sur  le  canapé  du  salon,  et,  la  tête 
dans  ses  mains,  il  pensait  à  la  rencontre  qui  devait  avoir  lieu  le  matin.  Il 
quittait  ses  témoins  ;  tout  était  entendu  :  avant  midi,  l'affaire  serait  terminée. 

Était-ce  l'influence  de  la  nuit,  la  gravité  de  la  dernière  scène  qui  avait  eu 
lieu  entre  lui  et  le  comte,  ou  les  nouvelles  conditions  du  combat  ?  Philippe 
n'avait  pas  peur,  mais  il  envisageait  la  mort  possible,  même  probable  ;  il  se 
disait  : 

—  Je  serai  tué,  mais  ma  mère  sera  vengée. 

Pauvre  femme  !  quelle  épouvantable  vie  je  vais  lui  faire  !  J'ai  été  humilié 
en  la  voyant  ainsi  implorer  mon  adversaire;  mais,  puis-jc  la  condamner? 
N'est-ce  pas  tout  naturel  l'intervention  d'une  mère  en  pareil  cas  ? 

Est-ce  qu'elle  comprend  les  questions  d'honneur,  elle  ?  Elle  ne  pense  qu'à 
sauver  la  vie  qui  lui  est  chère,  celle  de  son  enfant...  Je  voudrais  la  revoir 
encore,  l'embrasser  ;  mais  c'est  une  scène  cruelle  que  je  redoute.  Il  serait 
indigne  que  j'allasse  sur  le  terrain  risquer  ma  vie  sans  lui  avoir  dit  adieu. 
Écrire,  pour  quoi  lui  dire  ?  A  quoi  bon  ?  Elle  sait  tout.  Si  j'étais  sûr  qu'elle 
dormît  à  cette  heure,  je  me  rendrais  près  d'elle  sans  bruit,  j'irais  l'em- 
brasser. 


352  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


Il  se  secoua  comme  pour  réagir  contre  la  sentimentalité  qui  Tenvahissait, 
pour  imposer  silence  à  son  cœur  : 

—  Il  faut  agir  en  homme,  dit-il. 

Il  prêta  tout  à  coup  l'oreille,  il  lui  sembla  qu'il  entendait  marcher  dans  le 
couloir.  On  tournait  le  bouton  de  la  porte  du  salon.  11  crut  que  c'était  Vernet 
qui  venait  prendre  ses  ordres  et  s'excuser  de  sa  disparition,  il  tourna  la  tête, 
et  tressaillit  en  apercevant  sa  mère  dans  l'encadrement  de  la  porte. 


CHAPITRE  V 


LA  VEILLEE  DES  ARMES 


En  abandonnant  sa  mère  aux  soins  de  sa  femme  de  chambre,  Philippe 
s'était  fait  conduire  chez  son  ami  de  Groissy.  Celui-ci  n'était  pas  rentré  ;  mais 
il  apprit  par  son  domestique  qu'il  avait  dîné  à  son  cercle  avec  le  duc  de 
Gesvres.  Il  était  probable  qu'il  y  passerait  la  soirée. 

Le  jeune  homme  se  fit  conduire  au  cercle.  De  Croissy  y  était  retourné  après 
son  entrevue  avec  lui;  c'est  le  duc  de  Gesvres  qui  l'avait  entraîné  afin  de  ren- 
contrer le  docteur,  qu'ils  devaient  emmener  avec  eux  le  lendemain.  Philippe 
emmena  de  Croissy  et  le  duc  de  Gesvres  dans  un  coin  du  salon.  Il  leur  raconta, 
en  quelques  mots,  ce  qui  venait  de  se  passer  à  l'hôtel  du  comte  de  Sancy.  Il 
les  supplia,  s'il  en  était  temps  encore,  de  se  rendre  chez  les  témoins .  du 
comte  ,  pour  fixer  la  rencontre  au  lendemain  matin.  Il  s'attendait  à  rencontrer 
des  objections  de  la  part  de  Croissy  ;  mais,  au  contraire,  celui-ci  l'approuva. 
Du  moment  que  la  mère  de  Phihppe  commençait  à  agir,  on  avait  tout  à  re- 
douter. 

Il  fallait  en  finir  au  plus  tôt.  De  Gesvres  avait  prié  les  témoins  du  comte 
de  Sancy  de  leur  fixer  un  lieu  de  rencontre  au  cas  où,  le  soir  même,  ils 
auraient  besoin  de  les  voir.  Le  capitaine  Cazenac  avait  répondu  que  jusqu'à 
minuit  et  demi  lui  et  son  partenaire  se  trouveraient  au  café  du  Helder.  On 
regarda  l'heure.  Il  était  un  peu  plus  de  minuit.  En  se  hâtant,  on  pouvait  encore 
les  trouver,  le  cercle  étant  voisin  du  café. 

De  Gesvres  demanda  à  Philippe  de  lui  donner  ses  dernières  instructions. 
Le  jeune  homme  dit  qu'il  acceptait  tout;  il  ne  demandait  qu'une  chose  :  que 
la  rencontre  eût  lieu  le  matin,  à  la  première  heure. 

—  Mais,  objecta  de  Croissy,  tu  n'auras  pas  le  temps  de  te  reposer. 

—  Je  ne  pourrai  dormir.  Je  ne  me  reposerai  que  quand  tout  sera  fini.  Le 
jour  vient  tôt,  on  pourrait  partir  de. Paris  à  quatre  heures  du  matin,  si  ces 
messieurs  y  consentent. 


LE  FILS  D'ANTONY. 


35:j 


Et  se  trouva  Lientôt  nez  à  nez  avec  la  soubrette.  (Page  355.) 


De  Groissy  allait  encore  protester  quand  de  Gesvres  dit  : 

—  Allons,  allons,  faisons  ce  qu'il  veut,  il  faut  en  finir;  si  nous  ne  nous 
pressons  pas,  M'"«  d'Hervey,  conseillée  par  des  amis,  pourrait  adresser  une 
plainte  au  préfet  de  police.  Nous  deviendrions  ridicules. 

—  Allons  !  fit  de  Groissy  en  se  levant  nous  revenons  dans  quelques  minutes, 
si  c'est  possible,  ce  sera. 

Ils  partirent. 
45 


354  LE  FILS  D'ANTONY. 


De  Groissy  se  résignait.  A  la  fin  il  se  lassait  de  ces  allées  et  venues,  de  ces 
démarches  constantes,  mieux  valait  brusquer  l'affaire.  Puisqu'il  acceptait 
d*êLre  témoin  contre  son  gré,  il  avait  hâte  d'avoir  fini. 

Philippe  alla  se  placer  devant  une  table  de  jeu,  il  joua,  gagnant  tout  ce 
qu'il  voulait 

Au  bout  d'une  demi -heure,  de  Groissy  revint  seul.  L'affaire  était  entendue. 
Le  capitaine  Gazenac  s'était  chargé  défaire  prévenir  immédiatement  Antony; 
et  le  duc  de  Gesvres  avait  déposé  de  Groissy  à  la  porte  pour  aller  réveiller 
son  armurier,  afin  d'avoir  des  armes  neuves.  Il  devait  venir  reprendre  de 
Groissy  au  cercle.  On  devait  se  trouver  le  lendemain  entre  cinq  et  six  heures 
à  Saint-Germain,  et  la  rencontre  aurait  lieu  dans  le  bois. 

Philippe  parla  de  souper  en  attendant  l'heure  du  déi)art.  De  Groissy  refusa, 
il  dit  qu'il  exigeait  que  Philippe  rentrât  chez  lui  immédiatement  ;  ils  iraient 
avec  de  Gesvres  le  chercher  vers  quatre  heures.  Il  avait  besoin  de  se  vêtir 
autrement.  Il  lui  recommanda  de  mettre  des  vêtements  noirs,  boutonnés  jus- 
qu'au col.  Enfin,  tout  fut  entendu.  Quand  de  Gesvres  revint,  il  lui  serra  la  main, 
se  disposant  à  sortir.  Le  Petit-Jeune  dit  : 

—  J'ai  renvoyé  mon  coupé  en  recommandant  qu'on  revienne  ici  dans  deux 
heures  avec  le  landau,  et  tout  ce  qui  sera  nécessaire.  J'ai  fait  mettre  de  bons 
chevaux.  Allez  vous  reposer  et  attendez-moi. 

Ils  se  serrèrent  la  main.  PhiUppe  sortit,  bien  disposé  à  ne  pas  se  reposer, 
voulant  lutter  contre  l'état  de  fièvre  qui  le  brûlait  depuis  sa  visite  chez  le 
comte  de  Sancy.  Il  rentra  chez  lui,  à  pied,  suivant  lentement  les  boulevards, 
réfléchissant  à  ce  qu'il  avait  encore  à  faire  pendant  le  temps  qui  lui  restait. 
Peut-être  passait-il  sa  dernière  nuit;  à  cette  heure,  le  duel  qu'il  avait  exigé 
lui  semblait  absurde. 

Pourquoi  avait-il  fait  un  point  d'honneur  de  cette  affaire  morte,  oubliée, 
presque  méconnue  de  tous  ? 

S'il  allait  mourir  1  Antony  ne  serait  pas  puni,  sa  vengeance  était  niaise  ;  au 
contraire,  il  laissait  sa  mère  en  butte  à  tous  les  souvenirs  du  passé.  N'aurait-il 
pas  mieux  fait  de  ne  jamais  parler  à  cet  homme  ,  de  ne  jamais  s'occuper  de 
lui  ?  La  vie  qu'il  risquait  de  quitter  était  si  belle  ;  l'avenir  s'annonçait  si  riant. 
Singulière  anomalie,  toute  cette  grosse  et  triste  affaire  était  venue  suspendre 
un  rêve  si  heureux.  Gette  adorable  enfant,  qu'il  n'avait  vue  que  pour  l'aimer, 
revenait  à  sa  pensée.  Il  la  Aboyait,  belle  et  souriante,  au  bal  de  M"'"  de  Sirvan, 
plus  affable  avec  lui,  ayant  su  qu'il  était  question  de  les  marier  ensemble. 

G'est  pour  quitter  ce  rêve  charmant,  prêt  à  devenir  une  réalité,  qu'il  avait 
été  provoquer  le  comte  de  Sancy. 

Quelle  était  belle,  Rachel;  comme  il  sentait  son  cœur  plein  d'amour  pour 
elle!  Est  ce  que  cet  avenir  était  \enu?  Est-ce  qu'à  ses  vœux  de  bonheur  ce 
serait  la  mort  qui  répondrait? 

11  chassa  ces  pensées,  disant  : 

—  Eh!  mon  Dieu,  la  justice  est  avec  moi.    • 


LE  FILS  D'ANTONY.  *  3S5 


Je  tuerai  cet  homme;  et  pour  oublier  cette  triste  aventure,  je  ne  penserai 
qu'A  elle. 

Il  arrivait  près  de  l'hôtel  d'Hervey,  il  s'arrêta. 

Il  ne  voulait  pas  encore  rentrer  chez  lui.  11  craignait  que  sa  mère  ne  Tat- 
tendît,  et  à  tout  prix  il  voulait  éviter  une  entrevue  avec  elle.  Il  avait  besoin 
de  toute  son  énergie;  que  pouvait-il  répondre  aux  larmes  de  sa  mère? 

Il  voulait  réagir  contre  la  tristesse  que  la  nuit  jetait  dans  son  âme.  Il  eut 
une  idée  folle.  Il  pensa  à  se  rendre  chez  Martingale,  pour  y  passer  les  der- 
nières heures  de  cette  veillée  d'armes. 

Il  se  disait  que  la  belle  courtisane,  en  apprenant  le  lendemain  la  mort  do 
l'un  des  deux  adversaires,  pourrait  être  toujours  poursuivie  par  le  remords 
d'avoir  été  la  cause  du  duel.  N'était-il  pas  humain  de  la  rassurer?  C'était  peut- 
être  aussi  le  moyen  de  passer  plus  gaiement  les  heures  qui  lui  restaient. 

Il  s'achemina  vers  la  demeure  de  Martingale.  Assurément,  il  ne  pouvait, 
ce  soir-là,  rencontrer  le  comte  chez  elle. 

Quand  il  arriva  rue  lord  Byron,  il  vit  à  travers  les  feuillets  des  persionnes 
filtrer  les  lumières  de  la  chambre  à  coucher;  Martingale  ne  dormait  pas. 
Il  frappa,  entra  et  se  trouva  bientôt  nez  à  nez  avec  la  soubrette  que  nous  avons 
déjà  vue. 

En  le  voyant,  celle-ci  eut  un  geste  de  surprise;  elle  exclama  : 

—  Vous! 

—  Oui,  fit-il,  en  lui  glissant  quelques  louis  dans  la  main;  il  faut  que  tu 
décides  Martingale  à  me  recevoir. 

—  Mais,  c'est  impossible. 

—  Pourquoi?  Elle  m'en  veut  toujours  autant  que  ça?  Je  viens  lui  demander 
pardon. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  cela.  Elle  serait  enchantée  de  vous  voir,  au  con- 
traire. 

—  Eh  bien!  elle  est  là,  j'ai  vu  de  la  lumière  dans  sa  chambre. 

—  Oui,  mais  elle  n'est  pas  seule. 

—  Gomment  !  le  comte  est  ici,  demanda  vivement  Antony. 

—  Le  comte?  Oh!  non  pas  lui,  monsieur  Philippe,  je  dirai  à  madame  que 
vous  êtes  venu,  elle  sera  bien  contente,  revenez  demain. 

—  Déjà,  dit  Philippe  en  riant;  lu  lui  diras  que  je  l'embrasse.  Au  revoir. 

Il  partit.  Il  n'y  avait  pas  à  hésiter.  Il  ne  pouvait  rester  ainsi  dans  la  rue,  il 
se  décida  à  rentrer  chez  lui.  Il  regarda  l'heure  à  sa  montre,  il  lui  restait  le 
temps  de  se  préparer. 

Ne  voulant  éveiller  personne,  il  ouvrit  lui-même  la  porte,  et  évitant  d'être 
entendu  par  le  concierge,  auquel  il  avait  donné  des  ordres,  avant  son  départ, 
il  se  dirigea  vers  son  aiipariement. 

Philippe  y  rentrait  las,  fatigué.  Il  avait  regardé  le  ciel,  cherchant  à  voir 
l'annoace  de  l'aube;  mais  une  grande  heure  au  moins  le  séparait  du  moment 
eii  ses  témoins  viendraient  le  cii^^rcher.  Pour  éviter  qu'on  fît  du  bruit,  lorsque 


356  LE  FILS  D'ANTONY. 


ces  messieurs  se  présenteraient,  il  laissa  les  portes  seulement  fermées  au 
pêne. 

Dans  le  salon,  il  ne  s'étonna  pas  de  voir  de  la  lumière.  Yernet  était  rentré 
sans  doute,  et,  pour  éviter  de  subir  les  reproches  de  son  maître,  il  avait  allumé 
les  candélabres,  et  s'était  hâté  de  monter  dans  sa  chambre.  Philippe  s'était 
jeté  sur  un  canapé.  La  tête  dans  ses  mains,  il  pensait  aux  événements  qui 
allaient  suivre.  Il  était  résolu. 

Cependant,  cette  veillée  d'armes  lui  semblait  pénible.  Il  en  cherchait  la 
cause  dans  l'énervement  de  la  scène  qui  s'était  passée  chez  le  comte,  et  dont 
le  souvenir  l'obsédait.  Il  était  encore  sous  le  coup  de  l'humiliation  qu'il  avait 
ressentie,  en  voyant  sa  mère  aux  genoux  du  misérable  qui  l'avait  jadis  outra- 
gée. La  victime  suppliant  le  coupable.  Il  attribuait  son  impression  à  cette 
interminable  nuit,  aux  difficultés  qu'il  avait  rencontrées  pour  arriver  à  son 
but.  Ce  n'était  rien  de  tout  cela,  il  n'avait  pas  peur,  mais  il  avait  conscience 
du  danger  qu'il  allait  courir,  et  pour  se  rendre  au  combat,  le  calme  lui  man- 
quait. Il  ne  faisait  point  son  devoir,  il  en  était  gêné. 

Il  redoutait  une  entrevue  avec  sa  mère  et,  cependant,  il  la  désirait,  il  sen- 
tait qu'il  ne  pouvait  ainsi  aller  risquer  sa  vie  sans  aller  dire  adieu  à  celle  pour 
laquelle  il  était  tout  au  monde,  à  celle  qui  n'avait  vécu  que  pour  lui,  à  celle 
qui  n'avait  pas  craint  d'aller  s'abaisser  devant  son  adversaire,  espérant,  au 
prix  de  cette  humiliation,  protéger  sa  vie.  11  souffrait,  il  était  oppressé,  parce 
qu'il  voulait  embrasser  sa  mère  avant  de  sa  rendre  au  lieu  du  combat;  il  avait 
comme  un  pressentiment  que  dans  ce  baiser  tenait  sa  vie.  S'il  partait  sans  la 
revoir,  on  le  ramènerait  mort  à  Thôtel  d'Hervey,  et  de  quel  oubli,  de  quelle 
ingratitude  la  malheureuse  femme  Taccuserait-elle!  Quelle  épouvantable  vie 
il  allait  lui  faire,  en  lui  laissant  ce  remords,  que  son  fils  s'était  fait  tuer  pour 
elle!  Elle  croirait  qu'il  ne  lui  avait  pas  pardonné  d'avoir  été  chez  son  adver- 
saire, et  puis  n'était-il  pas  plus  raisonnable  d'obéir  à  son  cœur. 

La  baronne  d'PIervey  savait  tout,  l'affaire  et  ses  causes;  l'explication  serait 
courte  en  réveillant  en  elle  le  souvenir  de  son  mari,  mort  sans  avoir  pu  ven- 
ger l'outrage  qu'on  lui  avait  fait.  Son  mari,  soldat,  allait  au  combat  sans  que 
s  DU  épouse,  jeune  et  mère,  songeât  à  l'empêcher  de  faire  son  devoir.  Ce  qu'elle 
jugeait  que  devait  faire  le  père,  pouvait-elle  forcer  l'enfant  à  ne  le  pas  faire? 

Non,  fils  de  soldat,  il  devait  être  fils  de  son  père.  Pour  la  question  d'hon- 
neur, il  ne  faut  pas  reculer  devant  aucun  sacrifice.  Eh  mon  Dieu!  quoi  que  dit 
sa  mère,  il  aurait  bien  le  courage,  si  elle  lui  donnait  un  conseil  indigne  de  lui 
—  conseil  de  mère —  pour  ne  pas  l'écouter;  et  puis  il  pouvait  lui  mentir 
encore,  lui  faire  croire  que  l'affaire  allait  s'arranger,  justement  à  cause  de  la 
visite  qu'elle  avait  rendue  au  comte  de  Sancy.  Il  l'embrasserait  :  dans  ce 
baiser,  en  lui  disant  au  revoir,  il  lui  donnerait  le  suprême  adieu,  et  c'est  plus 
calme  qu'il  se  rendrait  sur  le  terrain. 

Au  fond,  il  aurait  voulu  qu'elle  dormit,  il  l'aurait  embrassée  sans  bruit. 
Sur  sa  table,  il  laisserait  sa  carte  sur  laquelle  il  écrirait: 


LE  FILS  D'ANTONY.  357 


—  Tu  dormais,  je  t'ai  embrassée,  bien  doucement  pour  ne  pas  t' éveiller. 
Je  vais  me  battre  plein  de  confiance,  car  c'est  pour  châtier  le  misérable  qui 
t'a  insultée.  C'est  pour  obéir  à  la  volonté  de  mon  père.  Ton  souvenir  et  ton 
amour  me  protègent.  Ne  crains  rien,  je  t'embrasse  de  tout  mon  cœur  et  de 
toute  mon  âme,  ma  mère  chérie.  Au  revoir? 

Il  concluait  ses  pensées  en  disant  : 

—  Je  me  rendrais  près  d'elle  sans  bruit,  j'irais  l'embrasser. 

Il  se  secouait  pour  réagir  contre  la  sentimentalité  qui  l'envahissait.  Il  hési- 
tait encore  pour  se  rendre  près  d'elle,  lorsqu'il  entendit  marcher  dans  la  pièce 
qui  précédait  le  salon. 

Nous  avons  dit  qu'il  avait  cru  d'abord  que  c'était  Vernet  qui,  levé  de  bon 
matin  à  cause  de  l'affaire,  venait  prendre  ses  ordres,  lorsque  tout  à  coup  la 
porte  s'était  ouverte,  et  il  avait  vu  sa  mère  sur  le  seuil. 

Il  s'était  levé  aussitôt,  tout  tremblant,  en  voyant  l'étrange  physionomie  de 
la  malheureuse  femme,  dont  les  yeux  étaient  hagards,  la  coiff'ure  échevelée 
et  dont  les  lèvres  étaient  rouges,  le  front  blanc,  les  joues  roses,  les  sourcils  et 
les  cils  bien  noirs  :  c'était  le  maquillage  enfin  qui,  comme  un  masque,  cachait, 
son  désespoir.  La  physionomie  était  étrange,  et  fit  une  yive  impression  sur  le 
jeune  homme  qui  s'écria  : 

—  Mère,  c'est  toi,  à  cette  heure,  oh!  mon  Dieu!  qu'as-tu,  que  veux-tu? 
Alors  Adèle  se  précipita  sur  son  enfant,  le  prit  dans  ses  bras,  et  d'une  voix 

qui  alla  troubler  le  jeune  homme  jusqu'au  fond  de  son  âme,  elle  dit  : 

—  J'ai,  que  je  vais  mourir  si  tu  ne  veux  pas  m'entendre.  Je  veux  que  tu 
m'écoutes,  que  tu  ne  te  battes  pas  avec  le  comte  de  Sancy. 

—  Mère,  ne  me  demande  pas  cela,  c'est  impossible;  c'est  à  l'ombre  de  mon 
père  mort  que  j'obéis  ;  c'est  pour  notre  honneur  que  je  me  bats. 

—  Tu  ne  te  battras  pas. 

—  Mais,  ma  mère,  il  est  trop  tard  maintenant  pour  que  je  puisse  reculer. 
Je  suis  le  fils  d'un  soldat,  et  vous  ne  voudriez  pas  que  je  passasse  pour  un 
loche. 

—  Je  ne  veux  pas  que  tu  te  battes,  répétait  la  mère,  d'une  voix  déchi- 
rante, pendue  au  col  de  son  enfant. 

—  Il  m'a  insulté,  il  a  achevé  sur  le  fils  ce  qu'il  avait  commencé  sur  la 
mère  et  sur  le  père. 

—  Je  ne  veux  pas  que  tu  te  battes. 

—  C'est  impossible,  mère,  embrasse-moi.  Ton  baiser  me  protégera,  em- 
brasse-moi et  retire-toi. 

Tout  à  l'heure  on  va  venir,  il  ne  faut  pas  qu'on  puisse  croire  que  ma  mère 
a  pardonné  au  misérable,  contre  lequel  je  vais  me  battre,  l'outrage  qu'elle  a 
subi.  Retire  toi,  ma  mère  chérie.  Tu  ne  veux  pas  que  ton  enfant  soit  ridicule, 
qu'on  rie  de  lui. 

—  Je  veux  que  tu  ne  risques  pas  ta  vie.  Je  me  moque  de  leur  rire,  je  me 
moque  du  ridicule.  J'ai  assez  souffert  pour  tout  braver.  Tu  es  à  moi,  tu  es 


358  LE  FILS  D'ANTONY. 


mon  fils,  je  t'ai  élevé  pour  moi,  je  suis  resté  veuve  pour  ne  penser  qu'à  mon 
enfant  ;  tu  n'as  pas  le  droit  de  disposer  de  ta  vie,  tu  n'as  pas  le  droit  de  venger 
une  injure  que  tu  ignores,  qui  me  regarde,  moi,  et  que  j'aipardonnée 

—  Mon  père  n'a  pas  pardonné,  lui. 

—  Et  que  nous  importe  ton  père?  exclama  Adèle.  Tu  ne  sais  rien  de  tout 
cela.  On  t'a  menti,  on  t'a  trompé.  On  a  faussement  accusé  le  comte  de 
Sancy. 

—  Que  me  dis-tu  là,  mère?  dit  le  jeune  homme  en  fronçant  les  sourcils, 
blessé  de  ce  qu'on  parlât  si  légèrement  de  son  père. 

—  Mais,  malheureux,  fit  la  baronne  d'Hervey  en  fondant  en  larmes, 
mais  tu  ne  comprends  donc  pas  que  je  ne  peux  rien  dire,  que  je  ne  veux  rien 
dire  ? 

Oh!  mon  enfant,  mon  Philippe,  crois-moi. 

—  Non,  ma  mère.  Femme,  vous  vous  révoltez  contre  un  combat,  vous  ne 
voulez  pas  de  sang  pour  venger  l'honneur,  vous  êtes  prête  à  tous  les  par* 
dons  ;  mais,  homme,  c'est  l'honneur  qui  me  commande,  et  si  je  t'écoutais,  je 
serais  lâche.  Allons,  mère,  relève-toi. 

—  Non,  fit  Adèle.  • 

On  entendit  la  porte  de  la  rue  s'ouvrir,  puis  des  pas  dans  la  cour.  Phi- 
lippe tressaillit,  prit   sa  mère   dans  ses  bras,  et  voulut  l'entraîner  en  lui 
disant  : 

—  Retire -toi,  mère,  retire-toi,  ne  crains  rien.  Dieu  veille  sur  moi.  On 
vient  me  chercher,  il  ne  faut  pas  qu'on  te  voie  ici. 

En  entendant  les  derniers  mots,  la  baronne  d'Hervey  eut  un  geste  déses- 
péré, et  tombant  aux  genoux  de  son  fils,  ne  pouvant  contenir  ses  sanglots, 
elle  gémit  : 

—  Oh  !  je  t'en  supplie,  mon  enfant,  aie  pitié  de  ta  mère,  écoute-moi. 

—  Non,  non,  c'est  impossible. 

Il  voulait  se  reculer  pour  s'éloigner,  afin  d'aller  au  devant  de  ses  témoins. 
Se  traînant  sur  ses  genoux,  elle  suppliait  en  criant  : 

—  Pitié  î  mon  enfant,  pour  ta  mère,  je  ne  veux  pas  que  tu  te  battes  avec 
lui. 

—  Ne  crains  rien,  il  ne  me  fait  pas  peur,  fit  Philippe,  se  méprenant  sur  le 
sons  du  mot. 

Adèle  supplia  encore,  en  se  cramponnant  à  ses  genoux. 

—  Je  ne  veux  pas  que  vous  vous  battiez,  je  ne  veux  pas  que  tu  le  tues,  je 
ne  veux  pas  qu'il  te  tue. 

Sa  mère  était  folle  de  douleur  ;  le  malheureux  garçon  avait  les  larmes  aux 
yeux,  il  sentait  l'émotion  qui  l'attendrissait,  il  fit  un  dernier  effort,  et  la  re- 
poussa doucement. 

Il  courait  vers  la  porte,  Adèle  vit  le  mouvement,  elle  se  redressa  vive- 
ment,  s'élança,  et,  se  plaçant  devant  lui,  elle  lui  dit  : 


LE  FILS  D'ANTONY.  350 


—  Tu  ne  veux  pas  écouter  mes  prières.  Alors  je  te  défends  do  te  battre 
avec  lui. 

—  Laisse-moi.  rrère,  laisse-moi  ! 

Il  essaya  de  la  repousser.  Alors,  tirant  le  stylet  qu  elle  avait  tenu  caché, 
elle  lui  dit  : 

—  Philippe,  si  tu  sors  d'ici,  je  me  tue,  entends-tu  bien  ?  je  me  tue,  et  tous 
les  deux,  toi  et  lui,  vous  aurez  à  vous  reprocher  ma  mort. 

Philippe  fut  effrayé  ;  il  était  blessé  de  ce  lui  qui  revenait  sans  cosse,  à 
chaque  phrase,  lorsqu'elle  parlait  du  comte  de  Sancy.  Il  voulut  désarmer  sa 
mère. 

—  Finissons-en,  mère  tu  n'a  plus  ton  bon  sens,  donne-moi  cette  arme. 

Il  lui  tenait  le  bras,  mais  elle  se  dégagea  de  l'étreinte,  elle  vit  les  témoins, 
qui  venaient  d'assister  à  la  dernière  partie  de  la  scène,  ils  n'osaient  entrer  et 
faisaient  signe  à  Philippe  de  s'échapper. 

Alors  elle  s'écria  : 

-—  Puisqu'il  faut  ma  vie  pour  empêcher  que  tous  les  deux  vous  commettiez 
ce  crime,  que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite. 

Et  elle  se  frappa  de  son  arme. 

Philippe  Jeta  un  cri,  et  avec  les  témoins,  il  se  précipita  près  de  sa  mère 
qui  tomba  dans  ses  bras. 

Philippe  regardait  sa  mère,  se  refusant  à  croire  à  ce  qui  venait  de  se 
passer.  En  la  voyant  inanimée,  il  porta  vivement  la  main  à  son  cœur,  sa  main 
s'emplit  de  sang  ;  ne  sentant  plus  de  battements,  il  eut  peur,  il  ciia  : 

—  Mère,  mère  réponds-moi. 
Puis  il  eut  un  cri  déchirant  : 

—  Elle  est  morte,  mon  dieu  !... 

De  Groissy  et  de  Gesvres  prirent  la  baronne  dans  leurs  bras.  Philippe,  fou 
de  douleur,  gémissait.  Au  bruit,  les  gens  de  l'hôtel  s'étaient  éveillés  et  accou- 
raient... 

Pendant  que  le  malheureux  jeune  homme  s'était  affaissé  sur  un  siège  et 
sanglotait  en  disant  : 

—  Ma  mère  !  ma  mère  !  c'est  moi  qui  suis  cause  de  sa  mort  !  Oh  !  mon  dieu  ! 
mon  dieu  ! 

On  transporta  la  baronne  dans  sa  chambre.  De  Groissy  disait,  au  duc  de 
Gesvres  qu'il  ne  pouvait  abandonner  son  ami  dans  cet  état.  Il  le  priait  d-e  se 
rendre  au  rendez-vous,  il  préviendrait  ces  messieurs  de  ce  qui  venait  d'ar- 
river, il  s'entendrait  avec  eux  pour  que  l'alFaire  fut  reculée  de  quelques 
jours. 

Le  vieux  duc  de  Gesvres  était  fort  mécontent,  mais  cependant  il  se  rendit 
aux  conseils  de  Groissy. 
U  partit 
De  Groissy,  resté  seul  avec  Philippe,  n'essaya  pas  de  le  consoler'.  11  savait 


360 


LE  FILS  D'ANTONY. 


Lien  qu'il  est  des  douleurs  qu'on  n'atténue  pas,  que  les  larmes  seules  rendent 
moins  aiguës. 

La  douleur  du  jeune  homme  était  de  celles-là  :  elle  était  trop  légitime 
pour  qu'il  ne  la  respectât  pas.  Il  laissa  Philippe  gémir  et  pleurer  et  se  retira 
sans  hruit. 

Il  alla  questionner  les  gens  de  l'hôtel  groupés  devant  la  porte  des  apparte- 
ments de  la  baronne;  il  apprit  que  celle-ci  respirait  encore.  Le  valet  de  pied 
était  allé  chercher  le  médecin,  et  la  femme  de  chambre  et  une  autre  servante 
de  la  baronne  étaient  près  d'elle. 

M""^  d'Hervey  n'avait  pas  repris  connaissance,  mais  son  pouls  battait  en- 
core. 

De  Groissy  retourna  aussitôt  auprès  de  son  ami.  Il  lui  dit  de  reprendre 
courage,  de  ne  point  pleurer. 

Celui-ci  y  répondit  d'une  voix  déchirante  : 

—  Mais  ma  mère  est  morte  I  Ma  mère  s'est  tuée  pour  moi  ! 

—  Ne  désespère  pas,  fit  vivement  de  Groissy  ;  monte  vite  chez  elle  :  elle 
n'est  que  blessée.  On  est  allé  chercher  un  médecin. 

A  ces  mots,  le  jeune  homme  se  redressa  vivement  : 

—  Tu  ne  me  mens  pas?  Est-ce  vrai?  Oh!  mon  Dieu?  mon  Dieu!  ne  me  don- 
nez pas  cette  douleur  I 

Et  il  se  précipita  vers  les  appartements  de  la  baronne. 

En  le  voyant,  les  personnes  qui  attendaient  à  la  porte  de  la  chambre  s'écar« 
talent  vivement.  Il  entra,  s'avança  près  du  lit  où  on  avait  étendu  la  malheu- 
reuse femme.  Il  s'agenouilla,  lui  prit  la  main,  sanglotant. 

—  Ma  mère,  ma  mère,  réponds-moi,  je  t'obéirai. 

En  posant  ses  lèvres  sur  le  poignet,  il  sentit  que  le  pouls  battait. 
Il  se  releva  alors,  prit  sa  mère  dans  ses  bras,  lui  appuya  la  tête  sur  sa  poi- 
trine, la  couvrant  de  baisers,  disant  : 

—  Tu  vivras,  ma  mère,  tu  vivras!  Je  ne  veux  pas  que  tu  meures  ! 

Et  il  lui  sembla  que  les  lèvres  se  remuaient  pour  lui  répondre,  que  l'œîl 
s' entr' ouvrait  pour  le  regarder.  Il  eut  un  cri  de  joie,  en  disant  : 

—  Oh!  mère  chérie,  pardon,  je  t'obéirai. 

Le  docteur  arrivait.  On  se  tut  aussitôt.  Il  se  pencha  sur  la  blessée.  Philippe 
se  recula  pendant  que  la  femme  de  chambre  dégrafait  la  robe  et  coupait  la 
chemise,  découvrant  la  gorge  admirable  de  la  baronne. 

La  plaie  était  un  peu  au-dessus  du  sein,  se  dirigeant  vers  le  bras;  elle  sai- 
gnait abondamment.  Pendant  que  le  médecin  la  regardait  attentivement,  pres- 
sant les  chairs,  Philippe  l'observait. 

Il  lut  sur  le  visage  du  docteur  que  la  blessure  n'était  point  mortelle. 

Le  docteur  s'occupa  d'abord  de  rapidement  panser  la  blessée,  sans  se 
préoccuper  de  son  état  de  syncope. 

—  Quand  il  eut  fini,  il  dit  eu  se  tournant  vers  Philippe  qui  le  regardait 
haletant  : 


LE  FILS  D'ANTONY. 


Ne  crai«s  rien,  more;  je  reste  près  de  toi.  (Page  362.) 


—  La  blessure  est  cravp  moia  v\.-  -u 

—  Dhf  rv..    •        '^^'^^^'  ^^is  j  ai  bon  espoir. 


862  LE  FILS  D'ANTON  Y. 


Philippe,  en  préparant  l'encre  et  le  papier,  vit  sur  une  tablette  une  lettre- 
sur  laquelle  il  reconnut  la  grosse  écriture  du  baron  d'Hervey,  de  son  père. 

Assez  étonné,  il  la  prit  aussitôt  et  laissa  la  place  au  docteur  qui  se  mit  à 
écrire  son  ordonnance. 

Philippe  glissa  la  lettre  dans  la  pocîie  de  son  gilet  et  retourna  près  de  sa 
mère,  qui,  peu  à  peu,  reprenait  connaissance. 

On  avait  envoyé  faire  exécuter  l'ordonnance  du  docteur.  Ayant  suivi  ses 
prescriptions,  la  blessée,  revenue  à  elle,  mais  tout  à  fait  affaiblie  par  le  sang 
qu'elle  avait  perdu,  ne  pouvant  parler,  avait  remué  les  lèvres  en  tournant  son 
regard  vers  Philippe.  Elle  semblait  heureuse  de  le  voir  près  d'elle.  Le  jeune 
homme  comprit  ce  qu'elle  demandait;  prenant  sa  main,  il  se  pencha  sur  elle- 
et  lui  dit  : 

—  Ne  crains  rien,  mère  ;  je  reste  près  de  toi. 

Le  regard  anxieux  qui  demandait  plus,  il  le  comprit  et  il  dit  : 

—  Je  te  jure,  ma  mère  chérie,  que  je  ne  te  quitterai  pas,  je  reste  à  ton 
chevet,  je  renonce  momentanément  à  ce  diiel.  Quand  tu  seras  rétablie,  quand 
tu  seras  debout,  tu  me  guideras,  j'écouterai  tes  conseils,  je  te  jure,  je  t'obét- 
rai.  Repose-toi  donc,  sois  calme;  je  te  répète,  je  te  jure,  ma  mère,  que  je  m*e- 
te  quitterai  pas. 

Adèle  sourit  à  son  fils  pour  le  remercier,  elle  lui  tendit  les  lèvres,  ÎE  se- 
pencha  sur  elle  et  l'embrassa. 

On  fit  prendre  la  potion  à  la  blessée.  Elle  s'endormit. 

Quand  ello  reposa,  on  éloigna  tout  le  monde.  Il  fallait  à  la  malade  q-mel'qTiïes 
heures  de  repos  absolu.  Philippe  seul  resta  près  de  sa  mère. 

Le  médecin  qu'il  reconduisit  jusqu'à  la  porte  répondit  à  ses  questions^ 
inquiètes,  qu'il  reviendrait  M  soir,  et  qu'alors  seulement,  il  dirait  la  graviité 
de  la  blessure;  jusqu'alors  il  ne  la  jincgeait  pas  mortelle,  il  lui  paraissait  que 
le  fer,  entré  au-dessus  du  sein,  avait  glissé  &ur  une  côte,  il  ne  eroyait  pas 
qu'aucun  organe  essentiel  fût  atteint;  mais  il  ne  pourrait  être  affîrmatif  qu'à 
sa  seconde  visite. 

Jusque-là,  il  fallait  à  la  malade  xm  silenxîe  absolu,  l'empêcher  de  parler, 
lui  épargner  toute  émotion. 

Le  docteur  l'interrogeant,  Philippe  dut  raconter  ce  qui  s'était  passé. 
Le  docteur  insista  de  nouveau,  disant  qu'il  fallait  donner  des  ordres  à  tous 
ceux  qui  l'approcheraient,  pour  qu'ils  lui  déclarassent,  si  elle  les  interrogeait, 
que  l'affaire  était  arrangée,  que  le  duel  n'aurait  pas  lieu;  la  catastrophe  sur- 
venue avait  décidé  les  témoins  à  s'interposer  entre  les  adversaires.  Philippe, 
naturellement,  s'engageait  à  aider  par  ses  déclarations  à  ce  mensonge.  Ayant 
reconduit  le  docteur,  il  appela  la  femme  de  chambre,  la  seule  qui  pouvait 
s'approcher  de  sa  mère  et  lui  fit  sa  leçon.  Puis,  il  rentra  dans  la  chambre  ;  sa 
mère  donnait. 


LE  FILS  D'ANTONY.  303 


CHAPITRE   VI 


AVE  MATER 


.  Philippe,  après  s'être  assuré  que  sa  mère  était  calme,  se  dirigea  vers  la 
fenêtre  qui  ouvrait  sur  les  jardins.  Il  songeait  à  ce  qu'il  allait  advenir  des 
suites  de  cet  incident.  Qu'allait  penser  le  comte  de  Sancy  de  la  baronne  d'Her- 
vey,  qui  préférait  se  tuer  plutôt  que  de  laisser  aller  son  fils  sur  le  terrain. 

Si  la  situation  n'avait  menacé  d'être  tragique,  elle  eût  été  ridicule.  A  cette 
heure,  il  eût  voulu  pouvoir  causer  avec  de  Groissy,  s'entendre  avec  lui,  savoir 
ce  que  l'on  devait  faire  ;  mais  de  Groissy  était  parti  sans  qu'on  s'aperçût  do 
son  départ. 

Peut-être  était-il  chez  lui,  et  comme  les  appartements  de  la  baronne  cor- 
respondaient avec  ceux  de  son  fils,  Philippe  se  dirigea  vers  le  salon,  et,  ne 
voyant  personne,  il  appela  un  domestique.  On  lui  dit  que  M.  de  Groissy  était 
parti  depuis  longtemps,  disant  que,  si  Philippe  s'informait  de  lui,  on  lui 
répondit  qu'il  reviendrait  dans  la  soirée.  M.  le  baron  n'avait  pas  besoin  de 
penser  à  ses  affaires,  on  s'en  occupait.  Il  songea  alors  à  Vernet.  On  lui  répondit 
que  l'ancien  hussard,  parti  la  veille  avec  lui,  n'était  pas  rentré  à  l'hôtel. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  pensa  Philippe. 

Il  remonta  près  de  sa  mère.  On  avait  fait  recommander  au  concierge  de 
refuser  toute  visite,  en  disant  qu'un  accident  était  arrivé  le  matin  à  M'*^  la 
baronne,  qui  l'obligeait  à  garder  la  chambre,  son  fils  était  près  d'elle  et  ne 
pouvait  recevoir  personne.  La  porte  était  absolument  défendue. 

Philippe,  revenant  chez  sa  mère,  se  trouvait  dans  la  pièce  précédant  la 
chambre  à  coucher. 

Ayant  entendu  sonner  à  la  porte  de  l'hôtel,  et  se  souvenant  de  l'ordre 
donné  au  concierge,  il  voulut  voir  quels  étaient  les  visiteurs  qui  se  présen- 
taient, espérant  peut-être  voir  rentrer  Vernet  ou  venir  de  Groissy. 

Il  alla  à  la  fenêtre  qui  donnait  sur  la  cour  et  souleva  doucement  le  rideau. 
Sa  stupéfaction  fut  grande  ;  il  eut  d'abord  un  mouvement  d'impatience,  puis, 
un  cri  de  surprise.  Il  venait  de  voir  la  vicomtesse  de  Sirvan,  c'est  ce  qui  l'im- 
patientait. Mais  ce  qui  le  surprit,  ce  qui  le  bouleversa,  c'est  qu'il  vit  entrer 
avec  elle  une  jeune  fille  qu'il  reconnut,  Rachel  !  Rachel,  amenée  jusque  chez 
lui  par  la  vicomtesse.  Mai?  cette  femme  devenait  folle  1  Cette  rage  de  le  servir 
l'aveuglait.  Il  devina  ce  qu'elle  voulait  faire.  Évidemment  elle  amenait  Rachel 
pour  que  la  jeune  fille  se  joignit  à  sa  mère  pour  empêcher  le  duel.  Gela  deve- 
nait le  comble  du  ridicule,  et  il  sentit  le  rouge  lui  îuonter  aii  visage.  Il  se  hâta 
de  fermer  la  fenêtre  et  rentra  dans  la  chambre. 


364  LE  FILS  D'ANTOiNY. 


La  baronne  d'Hervey  reposait  doucement  ;  il  se  pencha  sur  elle  et  fut  tout 
à  coup  tranquillisé  sur  son  état. 

Fiévreux,  agité,  il  avait  de  la  peine  à  modérer  son  impatience.  Il  aurait 
voulu  savoir  ce  qui  se  passait  au  dehors,  ce  qu'avaient  fait  ses  témoins.  Il 
espérait  que  la  vicomtesse  de  Sirvan  se  retirerait  avec  Rachel  et  attendrait  ;  il 
ne  pensait  qu'elle  pût  aller  chez  le  comte  de  Sancy,  carVhilippe  ignorait 
absolument  que  la  jeune  fille  était  la  nièce  du  comte.  Il  ne  connaissait  Rachel 
que  sous  le  nom  de  M"o  de  Launay. 

Plusieurs  fois,  il  avait  vu  le  comte,  M.  de  Sancy  près  d'elle  ;  il  en  avait  éprou- 
vé une  haine  jalouse.  Il  était  singulier  déjà  que  la  vicomtesse  de  Sirvan  osât 
amener  M^'»  de  Launay  chez  sa  mère,  car,  au  fond,  c'est  à  peine  s'il  avait  vu 
la  jeune-fille.  Des  projets  avaient  été  formés,  il  est  vrai,  mais  il  n'y  avait  eu 
aucune  entrevue  sérieuse.  Du  moins,  il  l'ignorait. 

Mais  il  supposait  qu'à  cette  heure,  il  n'y  avait  pas  d'autre  raison  à  la  dé- 
marche de  la  vicomtesse,  accompagnée  de  la  jeune  fille. 

Il  resta  longtemps  accoudé  à  la  fenêtre  qui  donnait  sur  le  jardin,  il  pensa 
au  bouleversement  amené  dans  sa  vie  par  sa  querelle  avec  le  comte. 

Si  le  comte  de  Sancy  ne  s'était  pas  trouvé  devant  lui,  à  la  soirée  du  minis- 
tère des  afi'aires  étrangères,  ce  jour-là  il  présentait  Rachel  à  sa  mère.  A  cette 
heure,  au  lieu  de  veiller  à  la  malheureuse  femme  blessée,  il  serait  avec  elle, 
occupé  des  préparatifs  des  fiançailles. 

Il  se  demanda  si  cette  indiscrète  et  bavarde  M"'^  de  Sirvan  n'avait  pas  ra- 
conté l'aff'aire  à  la  jeune  fille  à  cette  pensée,  il  était  irrité.  Il  se  trouvait  niais, 
ridicule.  Car,  cela  était  probable,  quelle  autre  raison  avait  la  jeune  fille  pour 
consentir  à  venir  chez  sa  mère,  seule  avec  M""^  de  Sirvan?  Il  se  secoua  pour  se 
débarrasser  de  cette  préoccupation.  Il  allait  marcher  tout  fiévreux  dans  la 
chambre,  mais  un  mouvement  de  sa  mère  l'arrêta.  Sans  bruit,  il  vint  se  repla- 
cer devant  la  fenêtre,  et  s'y  assit.  11  fallait  occuper  son  temps. 

Machinalement  il  mit  la  main  dans  sa  poche,  et  y  trouva  la  lettre  qu'il  avait 
ramassée  sur  le  petit  meuble,  en  préparant  au  docteur  ce  qu'il  fallait  pour 
écrire  l'ordonnance.  Il  regarda  le  papier  jauni,  et,  remarquant  la  date,  il 
dit: 

—  Tiens,  cette  lettre  est  écrite  quelquesjours  avant  la  mort  de  mon  pauvre 
père...  C'est  à  ma  mère  qu'il  écrivait. 

C'est  avec  une  certaine  émotion  qu'il  la  déplia.  Au  premier  mot,  il  eût  un 
tressaillement  ;  11  continua,  et  à  mesure  qu'il  lisait,  sa  main  tremblait  et  son 
visage  devenaitlivide. 

Puis  la  lettre  lui  glissa  des  mains,  et  il  s'affaissa  dans  le  fauteuil,  portant  la 
main  à  son  front,  craignant  que  son  cerveau  n'éclatât,  ses  yeux  se  fermèrent 
et  un  moment,  il  crut  qu'il  allait  mourir. 

Il  réagit  cependant,  et  les  deux  coudes  sur  les  bras  du  fauteuil,  le  corps 
penché,  il  resta  longtemps  le  regard  fixe;  parfois  ses  dents  grinçaient,  ses 


LE  FILS  D'ANTONY.  305 


mains  se  crispaient,  la  sueur  perlait  sur  son  front,  puis  tout  à  coup  ses  yeux 
s'emplirent  de  larmes,  et  sanglotant,  il  gémit  : 

Oh  !  mon  dieu,  mon  dieu,  c'est  épouvantable. 

Philippe  venait  d'apprendre  la  vérité,  il  venait  de  s'expliquer  la  phrase 
étrange  de  sa  mère  en  se  frappant  : 

—  Pour  éviter  ce  crime,  je  sacrifierais  plutôt  ma  vie. 

La  lettre,  nos  lecteurs  l'ont  deviné,  était  celle  que  le  général  d'Hervey 
avait  adressée  à  sa  femme,  en  lui  annonçant  que,  pour  l'honneur  de  son  nom, 
il  cacherait  la  faute  et  reconnaîtrait  l'enfant. 

La  lettre  était  longue  et  claire  ;  elle  reprochait  à  la  femme  la  faute  com- 
mise ;  elle  établissait  l'impossibilité  de  la  paternité  du  général,  qui  depuis 
plus  d'un  an  n'avait  vu  sa  femme  lorsque  l'enfant  allait  naître  ;  elle  racontait 
dans  tous  ses  détails  le  voyage  de  Strasbourg,  le  retour  du  mari,  surprenant 
sa  femme  avec  son  amant,  la  comédie  du  crime  ;  ce  n'était  pas  Antony,  c'était 
la  femme  qui  s'était  frappée.  Pour  sauver  l'honneur  de  sa  maîtresse,  Antony 
avait  consenti  à  passer  pour  un  criminel,  mais  la  baronne  l'avait  protégé 
contre  la  justice  et  l'avait  sauvé. 

Antony  était  le  père  de  son  enfant  ;  de  celui  qu'il  condamnait  à  s'appeler 
le  baron  d'Hervey,  de  celui  qu'il  réclamait  pour  le  faire  élever  dans  la  haine 
d'Antony,  son  père;  de  celui  auquel  il  donnait  la  mission,  l'ordre  plus  tard  de 
le  venger  en  tuant  son  père. 

C'était  épouvantable  enfin,  et  le  jeune  homme  comprenait  à  cette  heure  les 
angoisses  de  sa  mère,  ses  terreurs  lorsqu'elle  l'avait  vu  prêt  à  aller  se  battre 
avec  Antony...  son  père. 

Qu'ailait-il  faire  ?  Philippe  n'avait  jamais  connu  celui  dont  il  portait  le 
nom;  il  n'avait  pas  été  élevé  par  lui.  Il  n'avait  jamais  eu  d'affection  pour  un 
père,  il  n'avait  eu  que  de  la  vénération  pour  sa  mémoire.  Au  monde  un  seul 
être  s'était  dévoué  pour  lui,  c'était  sa  mère.  Sa  mère,  qui,  malgré  sa  faute, 
n'avait  eu  qu'un  seul  souci,  l'honneur  de  son  fils.  Proclamer  la  vérité,  c'était 
un  scandale  impossible.  Allait-il  reprochera  sa  mère  sa  faute  ?  C'eût  été  odieux  ; 
et  cependant  il  sentait  que  la  vie  n'était  plus  possible  si  sa  mère  était  obligée 
de  lui  faire  l'aveu  de  son  indignité. 

Pleurant,  il  restait  la  tête  dans  ses  mains,  cherchant  un  dénouement  qui 
ne  blesserait  pas  sa  mère,  qui  lui  permettrait  de  garder  éternellement  le 
secret  qu'elle  avait  caché  jusqu'alors.  Il  avait  l'âme  trop  haute  pour  acepter 
qu'une  mère  pût  rougir  devant  son  fils.  Pour  le  monde,  il  était  et  resterait  le 
baron  d'Hervey;  la  légende  pour  laquelle  il  se  battait  devait  toujours  rester. 
Il  fallait  que  le  monde  crût  toujours  que  c'était  parce  que  sa  mère  auait  résisté 
aux  violences  d'un  homme,  que  cet  homme  avait  tenté  de  l'assassiner.  Il  fal- 
lait que  ce  secret  ne  fût  jamais  dévoilé  ;  qu'il  restât  enfoui  dans  la  conscience 
de  ceux  qui  le  connaissaient. 

Quand  Philippe  releva  la  tête  et  essuya  ses  yeux,  il  était  résolu. 

Il  ramassa  la  lettre,  et  sans  bruit  se  dirigea  vers  la  cheminée  et  la  brûla  ; 


366  LE  FILS  D'ANTONY. 


puis  se  dirigeant  vers  le  lit,  il  s'agenouilla,  prit  doucement  une  des  mains  de  ■ 
la  Llessée,  y  posa  ses  lèvres  et  dit  :  , 

—  Ma  mère,  je  vous  salue  et  je  vous  bénis. 
Au  toucher  des  lèvres,  Adèle  s'éveilla.   Reconnaissant  son  fils,  inquiète, 

elle  dit  aussitôt  : 

—  Philippe  tu  ne  me  quitteras  pas. 

—  Mère,  dit  Philippe,  mes  témoins  sont  en  ce  moment  chez  M.  le  comte 
de  Sancy,  ils  lui  portent  mes  excuses. 

—  Oh  !  mon  Philippe,  fit  Adèle  en  l'attirant  vers  elle. 
En  l'embrassant,  elle  sentit  que  ses  joues  étaient  mouillées. 

—  Tu  as  pleuré  ?  fit-elle. 

—  Oui,  de  te  voir  souffrir,  mais  c'est  fini,  maintenant,  quand  tu  seras 
debout,  nous  irons  ensemble  chez  le  comte  de  Sancy,  et  c'est  toi  qui  m'excu- 
seras pour  lui. 

Philippe,  calme,  lui  sourit.  Elle  fut  rassurée. 

La  malheureuse  femme,  à  laquelle  son  fils  n'avait  répondu  qu'en  voyant  sa 
mine  inquiète  ,  avait  eu  un  moment  de  terreur. 

Le  changement  qui  s'était  produit  si  rapidement  dans  les  intentions  de 
Philippe  avait-il  pour  cause  la  révélation  dupasse?  Est-ce  que,  blessée,  dans 
un  moment  de  délire,  elle  avait  avoué  sa  f^iute?  Est-ce  que  son  fils  savait  que 
son  père  était  son  adversaire?  Elle  s'était  rassurée  en  voyant  le  soupire  calme 
du  jeune  homme,  en  l'entendant  dire  qu'à  la  suite  de  l'émotion  qu'il  avait 
éprouvée  en  voyant  sa  mère  se  frapper,  dans  une  crise  de  larmes,  il  avait 
cherché  la  cause  de  la  douleur  qui  avait  pu  porter  sa  mère  à  cette  extrémité. 

La  fièvre  et  la  colère  qui  l'animaient  depuis  quelques  jours  était  tombée,  il 
avait  pu  juger  plus  froidement  ses  actes.  Il  avait,  sans  raison,  insulté,  provo- 
qué son  homme,  qui  s'était  conduit,  vis-à-vis  de  lui,  en  parfait  gentilhomme. 
Calme,  écoutant  sa  raison,  il  était  prêt  à  le  reconnaître  et  à  s'en  excuser. 
La  baronne  d'Hervey  crut  à  cette  histoire.  On  croit  facilement  ce  qu'on  désire. 
Elle  respira  plus  librement,  convaincue  que  son  enfant  ne  savait  rien  et  assurée 
que  Philippe  tendrait  la  main  au  comte  de  Sancy. 

Le  soir,  lorsque  le  médecin  revint,  après,  avoir  observé  sa  malade,  examiné 
la  blessure,  il  dit  gaiement  : 

-  Il  n'y  a  aucun  danger,  je  ne  crois  même  pas  nécessaire  de  vous  ordonner 
le  repos;  ce  n'est  qu'une  piqûre  légère,  il  est  vrai  que,  quelques  millimètres 
plus  bas  elle  était  mortelle  ;  reposez-vous  donc,  madame,  demain  vous  vous 
lèverez  sans  y  penser. 

Philippe  embrassa  sa  mère,  qui  lui  dit  encore  : 

—  Tu  ne  m'as  pas  menti,  n'est-ce  pas,  tu  as  bien  renoncé  à  ce  duel? 

—  La  preuve,  ma  chère  mère,  puisque  le  docteur  dit  que  demain  tu  ne 
te  ressentiras  plus  de  ta  blessure;  dès  le  matin,  je  t'emmène  et  nous  irons, 
déjeuner  ensemble. 

Adèle,  souriante,  eiribrassa  son  fils  et,  plus  cahne,  elle  s'endormit.  4 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  367 


'  Alors,  Philippe  dit  à  la  femme  de  chambre  de  la  veiller,  se  rendit  chez 
lui  et  s'habilla  hâtivement.  Il  allait  sortir,  lorsqu'il  vit  entrer  Yernet,  tout 
piteux. 

Ne  pensant  plus  à  Téquipée  de  l'ancien  hussard,  tout  entier  à  ce  qui  l'oc- 
cupait, il  lui  dit  seulement  : 

Vernet,  viens  avec  moi. 

—  Vernet  était  effrayé  ;  il  trouvait  la  voix  de  son  maître  bien  dure  ;  il  n'était 
pas  grondé  et  il  n'en  avait  que  plus  de  crainte.  Assurément,  il  y  avait  dans 
tout  cela  quelque  chose  de  menaçant. 

Il  trembla,  lorsque,  près  de  sortir,  son  maître  lui  dit  encore  : 

—  C'est  toi  qui  es  la  cause  de  tout  cela  ;  si  tu  te  contentais  de  te  mêler  de 
tes  affaires,  rien  de  cette  désagréable  histoire  ne  serait  arrivé;  c'est  la  juste 
récompense  des  bontés  que  j'ai  pour  toi.  C'est  une  leçon,  du  reste. 

Vernet  baissa  la  tête  et  ne  répliqua  pas.  Il  était  bien  évident  pour  l'ancien 
hussard  que  son  maître  lui  reprochait  son  équipée  de  la  veille.  Vernet  ne 
pouvait  pas  penser  à  la  démarche  qu'il  avait  faite  chez  le  notaire;  pour  lui, 
cela  était  vieux.  De  plus,  il  était  convaincu  que  son  maître  partageait  la  haine 
qu'il  avait  pour  Antony.  Ces  reproches  ne  pouvaient  donc  porter  que  sur  la 
façon  dont  il  avait  traité  la  veille  et  l'inconnu  et  le  concierge  de  l'hôtel  ;  mais 
il  avait  payé  déjà  cela  bien  largement,  puisqu'il  avait  passé  la  nuit  et  une 
partie  de  la  journée  au  poste,  puisqu'on  lui  avait  déchiré  tous  ses  vêtements. 
Il  n'avait  eu  que  le  temps,  en  arrivant  à  l'hôtel,  de  monter  dans  sa  chambre 
pour  se  vêtir  plus  convenablement. 

En  lui  parlant  aussi  sévèrement,  que  pensait  donc  son  maître  ;  quelle  puni- 
lion  lui  réservait-il  ? 

Vernet  était  convaincu  que  les  gens  de  police  s'étaient  présentés  à  l'hôtel 
et  avaient  dit  pis  que  pendre  sur  son  compte.  A  cette  heure,  il  reconnaissait  le 
mériter;  il  se  souvenait  de  la  façon  dont  il  avait  traité  les  agents  qui  l'avaient 
arrêté.  On  n'était  venu  à  bout  de  lui  que  par  la  force,  et  en  estimant  qu'il 
n'avait  rendu  que  ce  qu'il  avait  reçu,  ce  qui  était  bien  au-dessous  de  la  vérité, 
en  en  jugeant  par  ce  qu'il  avait  subi,  les  agents  devaient  être  dans  un 
vilain  état. 

On  avait  probablement  dit  tout  ça  à  son  jeune  maître;  et  celui-ci  ne  lui 
disait  rien;  mais  assurément  il  l'emmenait  avec  lui  pour  le  mener  devant  le 
commissaire  qui  allait  lui  parler  de  la  belle  façon.  C'est,  tout  honteux  et  très 
inquiet,  qu'il  suivait  son  maître 

En  le  voyant,  après  avoir  descendu  le  faubourg  Saint-Honoré  traverser  la 
place  de  la  Concorde,  dans  la  direction  de  la  rue  de  Bourgogne,  ses  appréhen- 
sions redoublèrent.  On  le  menait  à  l'hôtel  de  Sancy;  qu'avait-il  fait;  le 
concierge  avait-il  été  mortellement  atteint?  Et  à  mesure  qu'on  avançait,  la 
sueur  ruisselait  sur  les  joues  de  l'ancien  hussard. 

En  arrivant  près  de  l'hôtel,  un  homme  placé  dans  l'encoignure  d'une 


368  LE  FILS  D'ANTONY. 


porte,  et  que  Vernet  reconnut  aussitôt,  se  sauva  en  criant  à  quelques  per- 
sonnes : 

—  Sauvez-vous,  sauvez-vous,  c'est  le  fou  d'hier. 

C'était  M*  Leclaqué,  qui,  épouvanté,  fuyait  en  entraînant  les  hommes  avec 
lesquels,  depuis  le  matin,  il  observait  les  gens,  qui  sortaient  de  l'hôtel  de 
Sancy. 

C'est  à  peine  si  Philippe  soucieux  remarqua  l'incident.  Vernet  se  glissait  le 
long  du  mur;  il  crut  défaillir  en  voyant  le  baron  entrer  dans  l'hôtel,  en  lui 
disant  : 

—  Viens,  tu  m'attendras  en  bas. 

Philippe  traversait  la  grande  cour,  lorsque  le  concierge  apercevant  Vernet, 
jeta  des  cris  épouvantables. 

—  Fermez  les  portes,  fermez  les  portes,  c'est  le  foui 

Philippe,  étourdi,  regardait  autour  de  lui,  regardait  le  concierge,  ne  s'ex- 
pliquant  pas  la  raison  de  cet  effroi. 

Vernet  piteux,  la  tête  basse,  le  dos  courbé,  n'osait  faire  un  pas. 

Le  concierge  courait  dans  la  cour,  appelant  les  domestiques,  fermant  les 
portes.  Philippe  entrait  sous  le  péristyle;  il  disait  son  nom  au  valet  de  pied, 
lorsque  la  porte  s'ouvrit,  et  le  comte  de  Sancy  parut. 

Étonné  et  inquiet,  en  apercevant  le  jeune  homme,  il  dit  vivement  : 

—  Que  voulez-vous,  monsieur? 

—  Quelques  minutes  d'entretien,  si  vous  voulez  me  les  accorder. 

—  Entrez,  monsieur. 

Il  traversa  la  pièce  qui  précédait  lo  salon,  il  ouvrit  la  porte  et  pria  le  jeune 
homme  d'entrer. 

Au  moment  où  Philippe  franchit  le  seuil,  on  entendit  un  petit  cri  de  sur- 
prise. 

Philippe  eut  un  mouvement;  c'était  Rachel,  qui,  entendant  crier  dans 
l'hôtel,  accourait  près  de  son  oncle. 

Le  comte  entra  vivement  et  voulut  éloigner  sa  nièce. 

Philippe  restait  sur  le  seuil  de  la  porte,  tout  décontenancé,  le  rouge  au 
front.  Ce  qu'il  avait  prévu  était  arrivé.  Jusque  chez  le  comte  de  Sancy,  M"^  de 
Sirvan  avait  amené  celle  qu'elle  lui  avait  fiancée. 

Il  fut  plus  surpris  et  plus  embarrassé  encore  en  voyant  le  comte  parler 
familièrement  et  paternellement  à  la  jeune  fille.  Rachel  était  donc  une  parente 
du  comte?  Il  n'en  put  douter,  en  l'entendant  dire  : 

—  Je  t'en  supplie,  mon  enfant,  laisse  nous,  tout  à  l'heure,  je  t'appellerai. 
Rachel  dirigea  ses  grands  yeux  pleins  de  larmes  sur  le  jeune  homme,  elle 

-eut  un  regard  suppliant  en  faisant  la  révérence  pour  se  retirer. 

Philippe  était  désorienté  ;  il  ne  savait  quelle  contenance  tenir. 

Quand  le  comte  revint,  après  avoir  reconduit  la  jeune  fille  jusqu'à  la  porte, 
il  se  tourna  vers  lui  en  lui  disant  : 

—  Monsieur,  veuillez  prendre  un  siège,  je  vous  écoute. 


LE  FÏLS  D'ANTONY 


-  Oh  !  mademoiselle,  suppliait  Philippe.  (Page  370.) 
P«ia.  qui  écr„,,„  ,„„  0.™..    1      i         '•"'""■  ""™  ""  "'•'■"  '• 

-  Oh  I  monsiPnr   fl,  I  «'^cuser  et  de  me  pardonner. 

^onsieur,  fit  le  comte  de  Sancy,  tout  tremblant,  bouleversé  par  le 


LE  FILS  D'ANTONY. 


regnrd  et  par  l'accent  du  jeune  homme,  c'est  votre  mère  qui  vous  oblige  ù 
cette  démarche  et  je... 

—  Non,  monsieur,  non,  c'est  à  mon  cœur  que  j'obéis. 

—  Que  me  dites-vous  là?  fit  le  comte  fixant  son  regard  sur  Philippe,  cher- 
chant à  lire  sur  son  visage  l'étendue  de  la  phï'ase  qu'il  venait  de  prononcer 

Il  vit  le  jeune  homme  pâlir,  il  vit  ses  yeux  se  mouiller,  deux  larmes  coûter 
sur  ses  joues;  les  lèvres  du  jeune  homme  tremblaient  lorsqu'il  babutia  : 

—  Ne  m'en  demandez  pas  plus,  monsieur,  je  sais,  je  sais. 
Antony  lui  prit  vivement  la  main.  Philippe  tomba  à  genoux  et  dit . 

—  Pardon. 

—  Relevez-vous,  relevez-vous,  fit  vivement  Antony,  redoutant  qu'on  n'en- 
trât et  qu'on  ne  vit  le  jeune  homme  à  genoux  devant  lui. 

On  frappait  à  la  porte. 

—  Relevez-vous  vite,  reprit  encore  Antony,  c'est  Racheil,  c'est  ma  nièce. 
Qu'on  Jie  nous  voie  pas  ainsi. 

—  Vûtre  nièce!  exclama  Philippe,  se  relevant. 

Il  y  eut  un  silence,  pendant  lequel  les  deux  hommes  se  serraient  affectueu- 
sement la  main. 

Philippe  souriait,  Antony  cherchait  à  contenir  ses  larmes.  Cette  scène  n  a- 
vait  duré  que  quelques  minutes,  les  deux  hommes  n'avaient  échangé  que 
quelques  mots;  cependant  ils  s'étaient  compris  tous  deux. 

La  porte  s'ouvrait,  et  Kachel  inquiète  entrait,  le  visage  bouleversé,  elle 
s'ëlançait^^ers  son  oncle,  et  vite,  sans  lui  permettre  de  l'arrêter,  elle  dit  : 

—  Mon  oncle,  cela  n'est jpas  vrai,  cela  est  impossible,  vous  ne  vous  battex 
pas?  Je  ne  le  veui?:  pas. 

—  Mais,  fit  aussitôt  le  comte,  tenant  toujours  la  main  de  Philippe,  quelle 
histoire  viens-tu  nous  raconter-là?  Nous  battre  !  à  quel  propos,  mon  Dieu? 
Est-ce  pour  la  demande  que  l'on  vient  me  faire?  Tu  refuses  donc? 

Rachel,  toute  décontenancée,  fixait  ses  grands  yeux  clairs  sur  lès  deux 
hommes,  n'osant  croire  à  ce  qu'on  lui  disait.  Antony  sourit  .au  jeune  homme  et, 
s'adressant  à  sa  nièce,  il  dit  : 

—  M.  le  baron  d'Hervey  vient  pour  me  demander  la  main  de  M""  Rachel 
de  Launay,  ma  nièce;  je  disais  à  M.  le  baron  d'Hervey  que  ma  nièce  était 
habituée  à  m'imposer  toutes  ses  volontés,  que  je  ne  pouvais  répondre  pour 
elle.  Tu  es  entrée  à  ce  moment,  et,  ma  chère  enfant,  je  to  laisse  ce  soin. 

Pendant  que  M"®  Rachel,  toute  rougissante,  ne  savait  quelle  contenance 
tenir,  Philippe  pressait  chaleureusement  la  main  d'Antony,  et  lui  disait  : 

—  Oh!  merci,  monsieur  le  comte,  monsieur...»,  mon  père... 

—  Chut!  fit  i^ntony. 

Et  s'adressant  vivement  à  Rachel,  il  dit  : 

—  Tu  vois,  il  paraît  presque  sûr  de  ta  réponse,  puisqu'il  me  donne  déjà  le 
nom  par  lequel  tu  m'appelles  ordinairement. 

'  — Oh!  mademoiselle,  suppliait  Philippe. 


LE  FILS  D'ANTON  Y.  371 


—  Monsieur  le  baron,  balbutia  llachel,  j'obéirai  à  mon  oncle. 

—  Voilà  qui  est  entendu.  Alors,  mon  cher  baron,  embrassez  votre  fiancée. 
Le  soir  même,  M'*"  Rachel,  accompagnée  par  son  oncle,  se  montrait  dans 

une  loge  à  l'Opéra.  Souvent,  elle  se  penchait  pour  parler  au  baron  d'Hervey, 
assis  derrière  eux.  Les  habitués  les  regardaient  curieusement,  se  racontant 
qu'à  la  suite  d'une  explication,  les  deux  hommes  s'étaient  réconciliés  et  que 
cette  amitié  avait  été  renouée  par  le  mariage  projeté  de  Rachel  de  Launay  et 
du  baron  d'Hervey.  / 

Le  lendemain,  la  baronne  d'Hervey,  faible  et  pâle,  était  étendue  sur  une 
chaise  longue  dans  son  salon,  lorsque  le  comte  de  Sancy  se  présenta  chez  elle. 
Philippe  et  M"*^  Rachel  assistaient  à  l'entrevue.  Ils  ne  purent  échanger  que 
quelques  paroles. 

Adèle  lui  avait  dit  tout  bas  lorsqu'il  s'était  incliné  pour  lui  baiser  la  main  : 

—  Pardon! 

Et  Antony  avait  longtemps  gardé  la  main  sur  ses  lèvres» 


DENOUEMENT 


Depuis  six  mois  déjà  le  baron  Philippe  d'Hervey  avait  épousé  Rachel  de 
Launay,  lorsqu'ils  partirent  tout  à  coup  de  Paris.  On  racontait  que  ce  départ 
était  motivé  par  le  mariage  de  la  veuve  du  général  d'Hervey,  qui  épousait  le 
comte  de  Sancy  ;  la  cérémonie  avait  lieu  dans  le  château  du  Loiret  qui  appar- 
tenait à  la  baronne.  C'était  là  que  le  comte  devait  fixer  sa  résidence,  les 
jeunes  époux  devant  occuper  l'hôtel  du  faubourg  "Saint-Honoré.  Au-dessus  de 
la  porte  du  château,  la  comtesse  avait  fait  graver  :  Adesso  e  sempre. 

Ce  fut,  pour  quelques  jours,  un  motif  à  propos  et  à  bavardages,  puis  tout 
s'oublia. 

Un  seul  homme  restait  sans  s'expliquer  le  changement  arrivé  dans  la 
famille  qu'il  avait  servie.  C'était  Vernet  qui,  lorsqu'on  lui" demandait  la  raison 
du  mariage  survenu  si  inopinément  après  l'affaire  du  duel,  racontait  l'histoire 
à  sa  manière.  C'était  lui  qui,  par  une  lettre  de  son  général,  avait  été  cause  ds 
tout  cela.  La  lettre  obligeait  le  fils  à  faire  marier  sa  mère  £ivec  l'homme  qui 
avait  voulu  l'assassiner  ou  il  devait  tuer  cet  homme-là. 

Le  baron  d'Hervey,  son  maître,  respectueux  des  dernières  volontés  de  son 
père,  avait  forcé  Antony,  les  armes  à  la  main,  à  épouser  la  baronne  d'Hervey. 
Comme  son  maître  était  un  bon  enfant,  il  avait  consenti  à  épouser  une  petite 
parente  de  sa  famille. 

Le  jour  où  le  mariage  s'était  décidé,  un  homme  s'était  prés-^nté  à  I  hôtel, 
venant  de  la  part  de  M'"^  de  Sirvan;  c'est  Vernet  qui  l'avait  reçu.  Le  malheu- 


372  LE  FILS  D'ANTONY. 


reux  qui  n'était  autre  que  W  Leclaqué,  en  apercevant  le  hussard,  s'était 
lauvl  sans  rien  demander.  Ce  fut  la  cause  de  la  brouille  de  M-'  de  Sirvan  avec 
la  baronne,  qu'elle  qualifia  d'ingrate. 

Dans  le  monde,  on  cite  souvent  avec  étonnement  l'amit.e  qui  unit  le  beau- 
père  et  le  gendre,  en  rappelant  que  cette  amitié  a  eu  pour  ongme  un  duel 
à  mort. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


PREMIERE  PARTIE 

LES     SUITES    d'une    FAUTE 

Prologm, 

I.  —  Elle  me  résistait,  je  l'ai  assassinée 3 

II.  —  Ce  qui  se  passait  dans  l'hôtel  d'Hervey 15 

III.  —  Où  ce  qui  est  vrai  devient  invraisemblable 35 

IV.  —  Des  étonnements  du  colonel  d'Hervey 48 

V.  —  Des  inquiétudes  du  colonel  d'Hervey 63 

VI.  —  Ce  qui  changea  tout  à  fait  les  idées  d'Antony 77 

VII.  —  La  vengeance  d'une  femme 94 

VIII.  —  Adesso  e  semnre i07 

DEUXIÈME  PARTIE 

LE     FILS    ET    LE    PÈRE 

L  —  Bonnes  œuvres  d'une  dame  de  bien 1 17 

IL  —  Comme  on  fait  du  mal  au  nom  du  bien 128 

III.  —  En  avant  ! 139 

IV.  —  Les  tourments  d'une  mère 144 

V.  —  La  fin  d'un  mystère 136 

yi.  —  La  prise  de  Blidah 164 

TROISIÈME  PARTIE 

LE  BATARD  DU  DUC  DE  GESVRES 

.  —  Vingt-cinq  ans  après 167 

IL  —  Où  nous  retrouvons  notre  héros •  •  •  1^^ 

IIL  —  Des  tourments  et  des  inquiétudes  de  Vernet 191 

IV.  —  Le  Petit- Jeune *^ 

V.  —  La  manie  de  M"»«  de  Sirvan • 209 

VI.  —  Des  étranges  amours  de  Phi-Phi 217 

VII.  —  La  lettre  du  général  d'Hervey 2J  k 

VIIL  —  L'ordre  posthume 231 

IX.  —  Les  recherches  de  Philippe 2" 

X.  —  Le  comte  de  Sancy 2o» 

XI.  —  Une  soirée  chez  M™»  de  Sirvan 268 

XII.  —  Des  histoires  de  femmes 280 


374  TABLE  DES  MATIERES. 


QUATRIEME  PARTIE 
\ 

TU  ES   A  MOI    COMME   l'hOMME   EST   AU   MALHEUR 

I.  —  Avant  le  combat 292 

II.  —  Le  calvaire  d'une  femme 309 

III.  —  Que  celui  d'entre  vous  qui  n'a  pas  péché  lui  jette  la  première  pierre 328 

IV.  —  Le  passé - 343 

V.  —  La  veillée  des  armes 3o2 

VI.  —  Ave  mater 363 

Déiiouement 371 


frx   DE   LA   TABLE   DES   MATIÈRES 


Imprimerie  D.  Bardin,  à  Saint-Germain 


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