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Full text of "L'Église et l'État sous la monarchie de Juillet"

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PRINCETON,  N.  J. 


Division.  BX.1.530 

Section  . 


L  É  G  LISE  ET  L'ÉTAT 

sous  LA 

MONARCHIE  DE  JUILLET 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de 
traduction  et  de  reproduction  à  l'étranger. 

Cet  ouvrage  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (section 
de  la  librairie)  en  novembre  1879. 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

E.  Plox  et  O,  éditeurs 

ROYALISTES  ET  RÉPUBLICAINS,  essais  historiques 
sur  des  questions  de  politique  contemporaine  :  I.  La  Question 
de  Monarchie  ou  de  République  du  9  thermidor  au  18  bru- 
maire; II.  V Extrême  Droite  et  les  Royalistes  sous  la  Restau- 
ratio?!;  III.  Paris  capitale  sous  la  Révolutio?i  française,  par 
Paul  Thureau-Dangin.  Un  vol.  in-8<>  vélin  glacé.  Prix. .    6  » 

LE  PARTI   LIBÉRAL   SOLS  LA  RESTAURATION, 

par  Paul  Thtjreau-Dangin,  Un  vol.  in-8°.  Prix   7  50 


Pari*.  —  E.  de  Soye  et  Fil?,  imp.,  pL  du  Panthéon,  5. 


'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 


SOUS  LA 


MONARCHIE  DE  JUILLET 


PARIS 

PLON  et  Cie,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

RUE    GARANCIÈRE,  10 
1880 

Tous  droits  réservés 


Digitized  by  the  Internet  Archive 
in  2014 


https://archive.org/details/legliseetletatsoOOthur 


AVANT-PROPOS 


L'attention  publique  se  porte  aujourd'hui  vers 
les  luttes  qui,  en  d'autres  temps,  se  sont  engagées 
autour  des  questions  de  liberté  d'enseignement  et 
de  liberté  religieuse.  Les  plus  importantes,  les  plus 
ardentes  et,  aussi  parfois,  les  plus  imparfaitement 
connues  de  ces  luttes  sont  celles  qui  ont  rempli 
les  dernières  années  de  la  monarchie  de  Juillet.  C'est 
alors  vraiment  que  l'idée  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment a  fait  son  apparition  et  que  des  Français  ont 
appris  à  combattre  pour  elle.  Il  nous  a  semblé  que 
le  moment  était  opportun  pour  essayer  de  faire  re- 
vivre cette  grande  bataille,  et  pour  exposer  môme, 
d'une  façon  plus  générale,  quelles  ont  été,  de  1830 
à  1848,  les  relations  entre  les  catholiques  et  les 
divers  partis,  la  religion  et  la  politique,  l'Église  et 
l'Etat.  La  plupart  des  champions  de  la  liberté  reli- 
gieuse à  cette  époque,  qui  étaient  nos  maîtres,  ne 
sont  plus;  leurs  efforts,  leurs  victoires  et  leurs 
échecs  appartiennent  à  l'histoire.  A  ce  titre,  la 
génération  qui  est  entrée  dans  la  vie,  quand  ces 
combats  étaient  finis,  et  qui  en  a  recueilli  le  profit 
sans  en  avoir  eu  la  charge,  a  qualité  pour  en  étudier 


I] 


AVANT-PROPOS 


et  en  raconter  les  péripéties;  il  est  de  son  devoir, 
surtout  aux  jours  où  il  faut  défendre  le  terrain  si  la- 
borieusement et  si  vaillamment  conquis,  de  cher- 
cher, dans  les  souvenirs  d'hier,  les  exemples  ou  les 
avertissemenis,  les  encouragements  ou  les  leçons 
qui  s'en  dégagent. 

S'il  a  paru  utile,  nécessaire,  de  rappeler  ce  passé, 
ce  n'est  pas  que  nous  perdions  de  vue  ce  qui  le 
distingue  de  l'époque  actuelle,  et  il  convient,  dès  le 
début,  de  mettre  les  esprits  en  garde  contre  un  rap- 
prochement qui  pourrait  être  dangereux.  Sous  la 
monarchie  de  Juillet,  les  catholiques  militants  for- 
maient, dans  la  société  politique,  un  petit  groupe 
en  quelque  sorte  excentrique  ;  presque  tous  les  con- 
servateurs les  traitaient  en  étrangers,  sinon  en  sus- 
pects ou  même  en  ennemis  ;  cet  état  de  minorité  et 
d'isolement  leur  permettait  une  grande  liberté  et 
hardiesse  d'allure;  pour  faire  violence  aux  distrac- 
tions et  à  l'indifférence  d'un  public  peu  soucieux 
des  choses  religieuses,  ils  pouvaient  croire  néces- 
saire de  frapper  très  fort,  sans  se  sentir  contraints 
à  ces  ménagements  de  personnes,  à  cette  prudence 
de  tactique,  à  cette  modération  de  doctrine,  qu'im- 
posent la  communauté  d'action  avec  des  alliés  nom- 
breux et  la  possibilité  d'une  victoire  prochaine. 
Aujourd'hui  les  conditions  sont  tout  autres,  et  rien 
ne  serait  plus  malhabile  qu'une  imitation  aveugle 
de  ce  qui  a  été  fait  alors.  Les  catholiques  ne  sau- 
raient songer  à  défendre  une  place  conquise  et  dont 
ils  sont,  depuis  longues  années,  en  possession  régu- 
lière, a\ec  les  procédés  qui  convenaient  à  une  offen- 
sive d^avant-garde.  Et  surtout  ils  n'ignorent  pas 
qu'ils  ont  désormais,  soit  des  alliés  fidèles,  soit  des 


AVANT-PROPOS 


III 


ipeetateurs  bienveillants  et  des  juges  impartiaux, 
dans  plusieurs  des  régions  où  ils  rencontraient  au- 
trefois des  adversaires.  Aussi  doivent-ils  veiller  à  ne 
pas  reprendre,  dans  les  armes  de  leurs  pères,  celles 
qui  risqueraient  de  blesser  des  hommes  qu'il  est 
habile  et  juste  de  traiter  en  amis.  D'ailleurs,  dans  les 
héritages  politiques,  il  est  toujours  une  partie  qu'il 
faut  répudier  :  ce  sont  les  petites  passions,  les  ani- 
mosités  passagères,  et,  par  suite,  les  exagérations, 
qui  se  mêlent  fatalement  aux  luttes  les  plus  nobles 
et  les  plus  pures. 

Une  autre  raison  nous  a  fait  penser  qu'il  était 
opportun  de  retracer  les  luttes  religieuses  de  la 
monarchie  de  Juillet.  N'en  a-t-il  pas  été  souvent 
question,  depuis  quelque  temps,  dans  des  documents 
publics,  et  des  hommes  politiques,  bien  empressés, 
pour  des  républicains,  à  se  couvrir  d'exemples  mo- 
narchiques, n'ont-ils  pas  feint  de  trouver,  dans  les 
souvenirs  de  cette  époque,  un  précédent  et  comme 
une  justification  pour  leurs  entreprises?  La  préten- 
tion d'une  semblable  analogie  ne  peut  s'expliquer 
que  par  une  ignorance  ou  une  mauvaise  foi,  aux- 
quelles il  est  bon  d'opposer  la  vérité  des  faits.  Ce 
n'est  pas  cependant  que  nous  nous  croyions  obligé 
de  démontrer  que  tels  ou  tels  personnages  n'ont  pas 
qualité  pour  se  dire  les  héritiers  de  MM,  Guizot, 
Cousin,  Yillemain  et  de  Salvandy,  et  il  suffit  de  citer 
ces  noms  pour  faire  justice  d'un  rapprochement  qui 
serait  avant  tout  ridicule.  Quoi  de  commun  entre 
des  doctrinaires  éminents,  dont  quelques-uns  ont  pu 
être  trop  lents  à  comprendre  l'avantage  et  la  né- 
cessité du  secours  religieux,  trop  confiants  dans  la 
seule  puissance  de  la  raison  humaine,  dans  les 


IV 


AVANT-PROPOS 


forces  d'une  génération  entre  toutes  brillante  et. 
ambitieuse,  dans  les  ressources  de  leur  régime  po- 
litique si  ingénieusement  pondéré,  mais  chez  qui, 
après  tout,  l'orgueil  n'était  pas  sans  quelque  excuse, 
—  et  des  politiciens  d'aventure,  poussés,  pour  peu 
de  jours,  au  pouvoir,  parles  hasards  humiliants  de 
la  décadence  démocratique,  médiocres,  sans  prin- 
cipes, sans  illusions  grandioses,  qui  ne  représentent 
rien,  si  ce  n'est  des  haines,  ou,  moins  encore,  des 
convoitises?  Quoi  de  commun  entre  des  conserva- 
teurs qui  voulaient  sincèrement  résister  à  la  per- 
version intellectuelle  et  à  l'ébranlement  révolution- 
naire, mais  qui  croyaient  à  tort  pouvoir  le  faire  avec 
la  seule  doctrine  et  la  seule  politique  du  «  juste 
milieu  »  ;  qui,  en  déclinant,  pour  cette  résistance, 
le  concours  des  catholiques  militants,  s'imaginaient, 
dans  leurs  préjugés  un  peu  étroits,  écarter  une  exa- 
gération en  sens  contraire,  —  et  des  révolutionnaires 
par  passion  ou  par  faiblesse,  tout  occupés  h  donner 
pâture  aux  appétils  mauvais,  poursuivant,  plus  ou 
moins  ouvertement,  l'œuvre  de  destruction  politique 
et  religieuse,  et  qui,  pour  bien  montrer  ce  que 
signifie  à  leurs  yeux  la  proscription  des  jésuites, 
réhabilitent  en  même  temps  les  hommes  de  la 
Commune? 

D'ailleurs,  faut-il  donc  rappeler  à  ceux  qui  ont 
toujours  à  la  bouche  le  mot  de  «  progrès  »,  qu'en 
effet,  sous  l'action  du  temps  et  par  la  leçon  des  évé- 
nements, il  s'accomplit,  dans  l'esprit  public,  des 
changements  dont  on  ne  peut  méconnaître  le  carac- 
tère définitif,  sans  mériter  d'être  traité  de  rétro- 
grade; qu'autre  chose  est  d'avoir,  au  début,  hésité 
à  s'engager  dans  des  chemins  alors  inconnus,  ou  de 


AVANT-PROPOS 


V 


vouloir,  après  coup,  revenir  en  arrière;  autre  choso, 
de  n'avoir  pas  su  jadis  devancer  les  préjugés  ré- 
gnants, et  de  n'avoir  pas  été  les  premiers  h  com- 
prendre la  légitimité  d'une  réforme,  ou  de  prétendre 
aujourd'hui  supprimer  violemment,  sans  raison, 
sans  prétexte,  des  droits  acquis.  Oui,  dans  la  pre- 
mière moitié  du  siècle,  bien  des  conservateurs  et  dos 
libéraux  avaient  des  vues  imparfaites  sur  les  rap- 
ports de  l'État  et  de  l'Église,  sur  la  liberté  reli- 
gieuse et  sur  la  liberté  d'enseignement.  Leur  état 
d'esprit  révélait  un  mélange  bizarre  de  gallica- 
nisme et  de  voltairianisme  ;  ils  étaient  probable- 
ment encore  trop  près  de  l'ancien  régime,  pour 
s'être  dégagés  de  certaines  traditions,  qu'ils  trans- 
portaient, à  contre  sens,  de  la  vieille  royauté  catho- 
lique à  notre  état  moderne;  trop  près  de  la  révolu- 
tion, pour  n'avoir  pas  gardé  à  leur  insu  un  reste 
d'hostilité  antireligieuse.  C'était  moins'  la  faute  de 
tel  parti  et  de  tel  gouvernement  que  celle  de  la 
société  entière,  et  l'histoire  équitable  doit,  en  cette 
circonstance,  faire  le  procès  du  temps  plutôt  que 
des  individus.  Depuis  lors  le  progrès  s'est  fait  :  les 
mêmes  hommes  qui  avaient  édicté  les  ordonnances 
de  1828  ou  marchandé  la  liberté  d'enseignement 
avant  1848,  ont  contribué  à  faire  les  lois  de  18$0  et 
de  1875;  ils  ont,  avec  M.  Thiers,  confessé  loyale- 
ment et  réparé  leur  erreur.  Désormais  il  n'a  plus  été 
possible  d'être  conservateur,  sans  avoir  dos  senti- 
ments de  bienveillante  justice  à  l'égard  de  l'Église; 
d'être  un  vrai  libéral,  sans  avoir  l'intelligence  com- 
plète de  la  liberté  religieuse.  Et  il  serait  aussi  dérai- 
sonnable de  vouloir  réveiller,  chez  les  monarchistes 
constitutionnels,  des  préventions  surannées,  qu'il 


V!  AYANT-PROPOS 

serait  peu  juste  de  mesurer  la  responsabilité  des 
acteurs  d'hier,  d'après  les  idées  plus  larges  qui  ont 
cours  aujourd  hui. 

La  France  n'est  pas  le  seul  pays  où  de  tels  progrès 
se  sont  accomplis.  Rien  ne  paraissait  plus  naturel 
aux  tories  anglais  du  commencement  du  siècle,  que 
de  se  refuser  à  ouvrir  aux  catholiques  la  porte, 
depuis  longtemps  fermée  pour  eux,  du  parlement. 
Or,  quel  est  maintenant  celui  de  leurs  successeurs 
qui  ne  regarderait  comme  odieuse  et  absurde  la 
seule  pensée  de  retirer  le  bill  d'émancipation?  Et 
s'il  se  trouvait,  au  delà  de  la  Manche,  quelque  en- 
nemi fanatique  de  l'Église  romaine  capable  de  faire 
une  telle  proposition,  tolérerait-on,  à  la  Chambre 
des  lords  ou  aux  Communes,  qu'il  assimilât  son 
extravagance  intolérante  aux  opinions  soutenues, 
avant  l'émancipation,  par  lord  Wellington,  lord 
Castlereagh  et  tous  leurs  amis?  Tel  de  nos  ministres 
actuels  ne  mérite  pas  d'être  mieux  accueilli,  ni  d'être 
pris  plus  au  sérieux,  quand  il  prétend  s'autoriser, 
pour  ses  desseins  d'oppression,  de  la  conduite  suivie 
autrefois  par  certains  hommes  d'État  de  la  monar- 
chie parlementaire.  Si  ceux-ci  vivaient  encore,  ils 
seraient  les  premiers  à  protester  contre  l'outrage  et 
l'outrecuidance  d'un  tel  rapprochement  :  «  Vous 
n'êtes  pas  notre  héritier,  —  diraient-ils  avec  une 
sévérité  dédaigneuse  ;  —  vous  êtes  l'héritier  de  ces 
révolutionnaires  que  nous  avons  toujours  détestés; 
il  nous  a  suffi  précisément  de  les  voir  en  face  et  sans 
voile,  après  18-48,  pour  nous  dégager  de  nos  pré- 
jugés, pour  nous  éclairer  sur  la  nécessité  du  secours 
catholique  et  par  suite  de  la  liberté  religieuse  ;  c'est 
contre  ces  hommes  que  nous  avons  fait  la  loi  de 


A\ ANT-PROPOS  ?H 

1850.  comme  c'est  contre  vous  que  nous  la  défen- 
drions, i  Dans  le  silence  de  ces  anciens  que  la  mort 
nous  a  ravis,  cette  réponse  et  cette  protestation  se- 
ront faites  au  besoin  par  leurs  descendants  légitimes, 
par  ceux  qiû  sont  demeurés  fidèles,  —  non  aux  er- 
reurs passagères  et  partielles  dans  lesquelles  nulle 
opinion  n'est  jamais  assurée  de  ne  pas  tomber  à 
quelque  moment,  —  mais  à  la  partie  saine,  haute  et 
durable  de  leurs  traditions;  ils  sauront  renvoyer, 
avec  indignation,  ces  prétendus  imitateurs  de  leurs 
ancêtres  aux  seuls  modèles  dont  ils  puissent  se 
réclamer,  c'est-à-dire,  en  France,  aux  Jacobins  ;  hors 
frontière,  à  M.  Falk  de  Berlin,  ou  à  M.  Carteret  de 
Genève. 

C'est  assez,  c'est  même  trop  s'occuper  des  contro- 
verses actuelles.  Nous  craindrions  de  rabaisser  et 
de  rétrécir  une  étude  qui  prétend  être  œuvre  d'his- 
toire, non  de  polémique.  Ces  controverses  ont  pu 
être  l'une  des  raisons  qui  nous  ont  déterminé  à 
mettre  aujourd'hui  en  œuvre  des  documents  réunis 
et  des  recherches  commencées  auparavant  en  vue 
d'un  travail  plus  étendu  et  plus  général;  mais  elles 
n'ont  aucune  place  dans  ce  livre.  On  y  raconte  le 
passé;  on  n'y  discute  pas  le  présent.  Non  qu'il  con- 
vienne de  se  désintéresser  des  conclusions  que  chacun 
en  peut  tirer  pour  la  crise  actuelle,  des  arguments 
qu'y  rencontre  la  bonne  cause;  seulement,  ces  argu- 
ments et  ces  conclusions  ressortiront  du  seul  exposé 
des  idées  et  des  événements.  Il  suffît  d'écrire  sincère- 
ment cette  histoire,  sans  se  préoccuper  d'autre  chose 
que  d'être  exact  dans  les  faits  et  juste  envers  les 
hommes,  pour  être  assuré  que  nul  n'y  trouvera  une 
justification  de  certaines  entreprises  contempo- 


VIII  AYANT-PROPOS 

raines,  et  il  n'est  certes  pas  à  craindre  qu'aucun 
gouvernement  retire  de  cette  expérience  d'hier,  une 
fois  bien  connue,  le  moindre  encouragement  à  pré- 
férer, dans  les  questions  religieuses,  la  guerre  à  la 
paix,  la  persécution  à  la  liberté. 


Novembre  1879. 


CHAPITRE  PREMIER 


LA   RÉACTION  RELIGIEUSE 
AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET 

1830-1841 


I.  L'irréligion  maîtresse  après  1830.  Tentative  et  échec  da 
journal  V Avenir.  Le  catholicisme  vaincu  et  compromis.  — H.  La- 
cordaire  à  Notre-Dame,  en  1835.  Retour  des  âmes  vers  la  reli- 
gion, à  la  suite  et  sous  le  coup  de  la  révolution  de  Juillet.  Témoi- 
gnages et  explication  de  ce  retour.  —  III.  Part  de  la  jeunesse 
dans  le  mouvement  religieux.  Les  étudiantscatholiques  et  Ozanam. 
—  IV.  En  quoi  la  prédication  de  Lacorda're  convenait  aux  hommes 
de  son  temps.  Contradictions  qu'il  rencontre.  Sa  retraite  en 
1836.  —  V.  Le  mouvement  religieux  continue.  Le  P.  de  Ravi- 
gnan  à  Notre-Dame.  Lacordaire  et  le  rétablissement  des  Domini- 
cains en  France.  —  VI.  Pendant  ce  temps,  M.  de  Montalembert 
arbore  lo  drapeau  catholique  à  la  Chambre  des  pairs.  Son  iso- 
lement et  son  courage.  L'impression  qu'il  produit  et  l'attitude 
qu'il  prend. 


I 

Dans  la  première  moitié  de  la  monarchie  de 
Juillet,  —  soit  au  début,  pendant  la  lutte  drama- 
tique de  Casimir  Perier  et  du  ministère  du  il  oc- 
tobre contre  le  parti  révolutionnaire,  soit  plus  tard, 
de  1836  à  1840,  lors  de  cette  confusion  impuissante 
à  laquelle  les  compétitions  d'ambitions  rivales  et 
la  mêlée  de  partis  disloqués  paraissaient  avoir 
réduit  le  régime  parlementaire,  —  on  eût  cherché 
vainement  la  question  religieuse  parmi  celles  qui 

i 


2 


CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 


occupaient  les  hommes  politiques.  Ceux-ci  se 
croyaient,  à  cette  époque,  indifférents,  ils  se  fus- 
sent dits  volontiers  supérieurs,  aux  préoccupations 
de  ce  genre.  Cette  question  ne  se  posa  et  ne  s'im- 
posa qu'en  1841,  dans  la  première  année  du  long 
ministère  de  M.  Guizot.  Elle  n'était  pas  en  réalité 
aussi  subite  et  imprévue  qu'elle  put  le  paraître 
alors  au  monde  officiel,  distrait  et  absorbé,  depuis 
1830,  d'abord  par  des  périls  visibles  et  pressants, 
ensuite  par  des  querelles  de  personnes  singulière- 
ment ardentes,  quoique  stériles.  Si,  en  effet,  on  y 
avait  regardé  de  plus  près,  on  aurait  observé  qu'en 
dehors  du  cercle  un  peu  étroit  où  se  concentrait  la 
vie  politique,  il  s'était  opéré  un  travail  intime  au 
fond  des  âmes,  et  une  sorte  d'évolution  dans  l'atti- 
tude des  catholiques  français  vis-à-vis  de  la  société 
moderne  :  prélude,  quelquefois  imparfaitement 
aperçu  par  les  contemporains,  de  la  campagne  de 
la  liberté  d'enseignement,  mais  dont  l'historien 
doit  tout  d'abord  rappeler  les  phases  successives, 
s'il  veut  faire  bien  connaître  et  comprendre  cette 
campagne  elle-même. 

On  sait  ce  que  la  religion  était  devenue  enFrance, 
sous  le  coup  de  la  révolution  de  1830  et  de  la 
réaction  contre  la  politique  de  Charles  X  :  le  ca- 
tholicisme vaincu  au  même  titre  que  la  vieille 
monarchie  dont  on  affectait  de  le  croire  solidaire, 
tandis  que  le  voltairianisme  se  jugeait  appelé  à 
partager  la  victoire  du  parti  libéral;  les  croix  dé- 
truites par  les  mêmes  mains  que  les  fleurs  de  lys  ; 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  3 

l'Archevêché  saccagé  en  même  temps  que  les  Tui- 
leries; partout,  dans  la  presse,  dans  la  caricature, 
au  théâtre,  une  débauche  et  comme  une  repré- 
saille  d'impiété;  —  des  évêques  chassés  par  l'é- 
meute ;  Mgr  de  Quélen  réduit  à  se  cacher,  durant 
plusieurs  mois, dans  Paris,  ainsi  qu'un  missionnaire 
en  Corée;  d'autres  prélats,  comme  accablés  sous 
le  poids  de  leur  défaite  et  intimidés  parleur  impo- 
pularité, qui  «  se  tenaient  cois1  »,  et  ne  sortaient 
guère,  ni  moralement,  ni  matériellement,  de  leurs 
palais  épiscopaux;  des  séminaires  fermés  et  le 
recrutement  clérical  menacé  d'interruption  ;  l'im- 
possibilité pour  les  ecclésiastiques  insultés,  mal- 
traités, de  se  montrer  en  soutane  dans  les  rues  ; 
le  principal  organe  de  l'Eglise  de  France  conduit 
à  déclarer  que  le  clergé  était  frappé  «  d'une  sorte 
de  mort  civile2  »  ;  les  préventions  et  les  haines  ne 
désarmant  pas  môme  devant  l'épouvante  du  cho- 
léra; les  prêtres  avides  de  dévouement,  obligés 
de  se  déguiser  et  de  subir,  dit  l'un  d'eux,  «  dln- 
croyables  avanies  »,  pour  se  glisser  dans  les  hôpi- 
taux auprès  des  mourants,  et  le  fléau  régnant  avec 
je  ne  sais  quoi  de  plus  hideux  et  de  plus  désolé 
sur  ce  peuple  qui  paraissait  être  sans  Dieu  jusque 
devant  la  mort;  —  les  foules  d'en  bas  devancées 
et  entraînées  dans  l'irréligion  par  les  classes  d'en 
liant  ;  des  «  messieurs  bien  mis  »  se  mêlant  aux 

1  Expression  do  M.  Louis  Veuillot.  (Rome  et  Lorette, 
t.  I",  p.  40.) 

2  Ami  de  la  Religion  du  2  juillet  1831. 


4 


CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 


dévastateurs  de  Saint-Germain-l'Auxerrois  ;  la  pré- 
sence d'un  jeune  homme  dans  une  église  provo- 
quant, au  dire  d'un  contemporain,  presque  autant 
de  surprise  que  «  la  visite  d'un  voyageur  chrétien 
dans  une  mosquée  d'Orient  »  ;  partout,  dit  un 
autre,  le  sentiment  que  «  le  christianisme  est 
mort  »  ;  beaucoup  de  conservateurs  d'accord  sur 
ce  point  avec  les  révolutionnaires,  et  le  plus  illustre, 
le  plus  ferme  des  défenseurs  de  l'ordre  à  cette 
époque,  Casimir  Perier,  disant  à  des  prêtres,  sans 
intention  hostile,  comme  s'il  mentionnait  avec  in- 
différence un  fait  qu'il  croyait  incontestable  :  «  Le 
moment  arrive,  où  vous  n'aurez  plus  pour  vous 
qu'un  petit  nombre  de  dévotes1  »;  —  le  gouver- 
nement, vis-à-vis  de  la  religion,  sans  passion  agres- 
sive, mais,  au  début  du  moins,  sans  intelligence 
de  ses  devoirs  ni  même  de  ses  vrais  intérêts;  dési- 
reux, ne  serait-ce  que  pour  s'épargner  un  embarras, 
de  contenir  ou  de  limiter  les  violences  impies, 
seulement  y  faisant  preuve  de  la  défaillance  qui 
était  alors  la  marque  de  toute  sa  politique,  et  moins 
disposé  encore  à  se  compromettre  contre  la  révo- 
lution, quand  les  droits  de  Dieu  étaient  en  jeu, 
que  quand  il  s'agissait  des  siens  propres;  laissant 
passer  les  désordres  de  la  presse  ou  de  la  rue, 

*  Go  propos  a  été  rapporté  plus  tard  par  Mgr  Dévie, 
évêque  de  Belley,  dans  une  lettre  adressée,  en  1843,  au 
ministre  des  cultes.  Il  avait  été,  dit  le  prélat,  tenu  pu- 
bliquement «  à  plusieurs  ecclésiastiques  de  sa  connais- 
sance ».  (Vie  de  Mgr  Dévie,  par  M.  l'abbé  Gognat  t.  If 
p.  225.) 


AL  X   DÉBITS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  5 

avec  une  telle  faiblesse,  parfois  une  telle  complai- 
sance, qu'on  l'accusait,  à  tort  probablement,  de  voir 
sans  déplaisir  détournée  vers  une  église  l'insur- 
rection qu'il  redoutait  pour  le  Palais-Royal;  docile 
d'ailleurs  à  sanctionner  en  quelque  sorte  l'œuvre 
de  l'émeute,  à  supprimer  administrât'! vement  les 
croix  .que  celle-ci  avait  détruites,  à  fermer  les  tem- 
ples qu'elle  avait  pillés,  à  lancer  des  mandats 
d'amener  contre  les  prélats  qu'elle  avait  pour- 
chassés :  par  reac  tion  contre  la  dévotion  impo- 
pulaire d'un  roi  ayant  suivi  dans  les  rues  les 
processions  du  jubilé  un  cierge  à  la  main,  un  autre 
roi  hésitant,  dans  ces  premiers  temps,  à  pro- 
noncer le  mot  de  «  Providence  »  et  présidant, 
dans  le  Panthéon  paganisé,  aux  cérémonies  d'un 
culte  officiel,  où  la  Marseillaise  et  la  Parisienne, 
chantées  par  les  artistes  de  l'Opéra,  remplaçaient 
les  psaumes  de  David  ;  une  monarchie  qui  se  lais- 
sait louer  ((  de  ne  pas  faire  le  signe  de  la  croix  », 
et  qui  consentait  à  supprimer  l'image  du  Christ 
dans  les  salles  des  tribunaux  criminels  ;  presque 
plus  aucun  signe  public  d'une  société  chrétienne, 
si  bien  que  M.  de  Montalembert  a  pu  dire  :  «  Ja- 
mais et  nulle  part  on  n'avait  vu  une  nation  aussi 
officiellement  antireligieuse  »,  et  que  M.  de  Sal- 
vandy  écrivait  alors  :  «  Il  y  a  quelques  mois  on 
mettait  partout  le  prêtre  ;  aujourd'hui  on  ne  met 
Dieu  nulle  part l.  » 


1  Seize  m<ji<,  ou  la  Révolution  et  les  Révolutumncareg,  1831. 


6  CHAPITRE  t.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

Au  lendemain  et  clans  la  fièvre  même  de  la  révo- 
lution, une  tentative  éclatante,  hardie,  bien  extraor- 
dinaire pour  l'époque,  avait  été  faite  par  le  journal 
Y  Avenir.  Tirer  le  catholicisme  de  sa  situation  de 
vaincu,  le  dégager  des  ruines  de  la  Restauration, 
lui  faire  prendre,  comme  d'assaut,  sa  place  dans 
la  société  nouvelle,  chercher  pour  lui,  dans  le 
droit  commun  et  la  liberté,  une  force  qu'il  ne  pou- 
vait plus  trouver  dans  la  faveur  du  gouvernement 
et  une  popularité  que  cette  faveur  ne  lui  avait 
jamais  attirée,  tel  était  le  dessein  de  ce  nouveau 
journal.  Dans  ses  colonnes,  en  tête  desquelles  bril- 
lait cette  belle  divise  :  Dieu  et  la  liberté,  que  de 
talent  et  d'inexpérience,  de  bonne  foi  et  de  passion, 
d'aperçus  prophétiques  et  de  chimériques  illu- 
sions! Lacordaire  et  Montalembert,  y  apportaient 
l'élan  de  leur  jeunesse  et  la  fraîcheur  de  leur  pre- 
mier enthousiasme  ;  mais  Lamennais,  aigri  et  fa- 
tigué par  le  long  chemin  qu'il  avait  déjà  fait  à  tra- 
vers tant  d'opinions  opposées,  y  mêlait  la  note  plus 
triste  de  son  exaltation  assombrie,  de  son  dépit 
amer  et  de  son  éloquente  irritation.  Sous  l'influence 
de  cette  nature  absolue  et  violente  qui  poussait 
tout  à  l'extrême  et  à  l'absurde,  et  aussi  sous  l'ac- 
tion, toujours  funeste,  de  l'esprit  révolutionnaire 
régnant  alors  ,  le  mouvement  fut  bientôt  exa- 
géré, faussé,  dévoyé.  On  y  vit  apparaître  ce  je 
ne  sais  quoi  de  présomptueux  et  de  déréglé,  signe 
certain  d'un  prompt  avortement.  Dans  son  empor- 
tement à  réagir  contre  «  l'union  du  trône  et  de 


AUX  DÉHUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  7 

l'autel  )>,  V Avenir  poursuivait  le  divorce  absolu 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  Parler  de  liberté  ne  lui 
suffisait  pas  :  il  lui  fallait  proclamer  le  droit  divin 
de  la  licence.  Il  répudiait  le  vieux  gallicanisme 
monarchique,  mais  il  se  jetait  dans  la  chimère 
d'une  théocratie  inconnue  à  Rome.  S'il  se  déga- 
geait du  parti  royaliste,  c'était  pour  courtiser  la 
démocratie  et  la  république.  Son  désir  de  voir  le 
clergé  sympathiser  avec  toutes  les  causes  géné- 
reuses l'égarait  dans  le  rêve  violent  et  parfois  san- 
glant d'une  sorte  de  révolution  universelle,  sur 
laquelle  planerait  la  croix  et  à  laquelle  présiderait 
la  Papauté.  Ainsi  se  trouvaient  promptement  obs- 
curcies les  vives  lueurs  que  Y  Avenir  avait  d'abord 
parujeter.il  s'aliénait  les  évèques  et  une  bonne 
•partie  du  clergé,  qui.  naturellement  prévenus 
contre  les  idées  nouvelles,  s'en  sentaient  encore 
plus  éloignés  quand  ils  les  voyaient  mêlées  cà  tant 
d'exagérationset  d'erreurs.  Enfin,  couronnant  toutes 
leurs  témérités,  ses  rédacteurs  finissaient  par  con- 
traindre eux-mêmes  Rome,  qui  voulait  se  taire, 
à  parler  et  à  les  condamner. 

L  ne  àme  périt  dans  cette  catastrophe,  l'àme  de 
Lamennais.  Pendant  que  s'écroulait  cette  renom- 
mée qui  appartenait  plutôt  à  l'époque  antérieure, 
et  dont  la  mine  s'ajoutait  à  toutes  celles  du  passé, 
que  devenaient  ces  écrivains  plus  jeunes,  sem- 
blant renfermer  en  eux,  non  plus  la  gloire  d'une 
société  tombée,  mais  l'espérance  religieuse  des 
nouvelles  générations?  Lacordaire,  le  premier,  se 


8 


CHAPITRE  I.   LA  REACTION  RELIGIEUSE 


refusa  à  suivre  plus  longtemps  le  maître,  dans  une 
voie  qui  conduisait  à  la  révolte  :  il  brisa  avec  lui  ; 
mais  combien  meurtri,  isolé,  désorienté,  déraciné, 
sans  foi  en  lui-même  et  suspect  aux  autres  !  «  Je 
rapportais,  a-t-il  écrit  plus  tard,  une  célébrité  où 
il  me  semblait  que  j'avais  perdu  ma  virginité  sa- 
cerdotale, bien  plus  queje  n'avais  acquis  de  renom, 
une  apparence  de  trahison  à  l'égard  d'un  homme 
illustre  et  malheureux,  enfin  mille  incertitudes, 
mille  contradictions  dans  le  cœur,  aucun  ancien 
ami  et  pas  un  nouveau...  Il  y  a  des  moments  où 
le  doute  nous  saisit,  où  ce  qui  nous  a  paru  fécond 
nous  semble  stérile,  où  ce  que  nous  avons  jugé 
grand  n'est  plus  qu'une  ombre  sans  réalité.  J'étais 
dans  cet  état;  tout  croulait  autour  de  moi,  et  j'a- 
vais besoin  de  ramasser  les  restes  d'une  secrète 
énergie  naturelle  pour  me  sauver  du  désespoir  » 
Le  jeune  Montalembert,  moins  prompt  à  se  déga- 
ger, se  débattait  dans  la  plus  douloureuse  des  in- 

1  Testament  du  P.  Lacordaire,  p.  72.  —  Lacordaire,  du 
reste,  est  souvent  revenu  sur  la  désolation  de  cet  in- 
stant de  sa  vie  ,•  on  sentait  quelle  impression  profonde  et 
douloureuse  il  en  avait  conservée.  Il  a  dit,  par  exemple, 
dans  sa  notice  sur  Ozanam  :  «  Frappé  de  la  foudre  à 
l'entrée  de  ma  vie  publique,  séparé  d'un  iiomme  illustre 
en  qui  j'avais  cru  trouver  le  génie  de  la  conduite  avec 
celui  de  la  pensée,  j'errais  au  dedans  de  moi,  dans  des 
incertitudes  douloureuses  et  de  terribles  prévisions.  » 
Ailleurs,  parlant  de  Mn,c  Swcteliinc,  dont  l'ingénieuse 
et  tendre  sollicitude  lui  fut  alors  si  secourablc  :  «  J'abor- 
dais, dit-il,  au  rivage  de  son  âme,  comme  une  épave 
brisée  par  les  Ilots.  » 


AUX  DÉBUTS  Dli  LA  MONARCHIE  IjE  JUILLET  9 

pertitudes  :  d'une  part  les  fascinations  du  génie, 
les  illusions  généreuses  de  son  amitié,  rendue  plus 
tendre  et  plus  dévouée  par  le  malheur  ;  de  l'autre 
les  inspirations  de  sa  droite  conscience  et  les  solli- 
citations d'amis  éclairés.  Quand,  après  deux  années 
â'angoisses,  à  la  vue  d'une  apostasie  qui  ne  chei- 
chait  plus  à  se  dissimuler,  il  rompit  à  son  tour  ce 
lien  si  cher  à  son  cœur  et  si  flatteur  à  son  intelli- 
gence, ce  fut  pour  tomber  dans  le  môme  vide, 
dans  la  même  désespérance  que  naguère  Lacor- 
daire  :  il  se  déclarait  perdu,  vaincu  à  jamais,  pro- 
clamait que  «  tout  était  fini  pour  lui  »  et  que  «  sa 
vie  était  à  la  fois  manquée  et  brisée  ». 

Cette  campagne  avortée  paraissait  donc  avoir 
en  pour  principal  résultat,  de  compromettre  irré- 
médiablement les  idées  et  les  hommes  par  lesquels 
la  cause  religieuse  avait  chance  de  se  relever.  Après 
cet  effort  malheureux,  le  catholicisme,  en  France, 
semblait  être  retombé  plus  bas,  dans  un  état  hu- 
mainement plus  désespéré.  Aussi  le  silence  se 
faisait-il  autour  de  lui,  silence  plus  inquiétant 
encore  que  les  cris  de  haine  et  de  colère;  car  qui 
eût  oublié  les  promesses  éternelles  aurait  pu  croire 
(pie  c'était  le  silence  de  l'oubli  et  du  tombeau. 

II 

Trois  ans  ne  se  sont  pas  écoulés  depuis  la  con- 
damnation de  Y  Avenir,  et  voici  qu'en  1835  la 
vieille  basilique  de  Notre-Dame  est  remplie  d'une 

i. 


10 


CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 


foule  immense  et  inaccoutumée.  Sous  ses  voûtes 
si  longtemps  désertes  et  dont  la  solitude  avait  été 
à  peine  interrompue,  depuis  un  demi-siècle,  par 
les  pompes  officielles  de  l'Empire  et  de  la  Restau- 
ration ou  par  les  profanations  de  l'impiété  révolu- 
tionnaire, six  mille  hommes,  jeunes  pour  la  plupart, 
représentant  toute  la  vie  intellectuelle  de  l'époque 
et  toutes  les  espérances  de  l'avenir,  se  pressent 
pour  entendre  la  parole  d'un  prêtre.  A  les  consi- 
dérer seulement  pendant  les  heures  d'attente , 
causant,  lisant  des  livres  profanes,  déployant  des 
journaux,  tournant  le  dos  à  l'autel,  on  reconnaît 
bien  que  cette  réunion  n'est  pas  composée  de  gens 
habitués  à  fréquenter  les  églises.  C'est  vraiment 
la  société  nouvelle  du  dix-neuvième  siècle,  telle 
qu'elle  est  sortie  de  la  révolution  de  1830,  en 
quelque  sorte  déchristianisée  ;  c'est  elle  qui,  après 
avoir  assisté  indifférente  ou  même  souriante,  au 
sac  de  Saint-Germain-l'Àuxerrois,  vient  former, 
quatre  ans  plus  tard,  autour  d'une  chaire  chré- 
tienne, un  auditoire  tel  qu'on  n'en  avait  peut-être 
pas  vu  depuis  saint  Bernard;  c'est  elle  qui  rétablit 
ainsi  ses  relations  interrompues  avec  la  religion, 
et,  par  sa  seule  affluence,  donne  au  catholicisme, 
naguère  proscrit  ou,  ce  qui  est  pis,  oublié,  un 
témoignage  tout  nouveau  d'importance  et  de 
popularité  :  transition  subite  du  mépris  à  l'hon- 
neur, dont  les  chrétiens,  ayant  connu  les  deux 
époques,  avant  et  après  1835,  n'ont  pu  se  rappeler 
ensuite  l'émotion  et  la  surprise,  sans  sentir  «  leurs 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  1)E  JUILLET  1  l 

veux  se  mouiller  de  larmes  involontaires))  et  sans 
a  tomber  en  actions  de  grâces  devant  Celui  qui 
est  inénarrable  dans  ses  dons  n  '.  Pour  compléter 
le  contraste  et  faire  mieux  mesurer  le  chemin  par- 
couru, le  prélat  qui  préside  à  ces  cérémonies,  et 
sous  la  bénédiction  duquel  la  foule  s'incline  res- 
pectueuse, est  ce  môme  archevêque,  hier  chassé  de 
son  palais  saccagé  et  réduit  à  se  cacher  dans  sa 
ville  épiscopale.  L'orateur,  quel  est-il?  Quel  est 
celui  dont  le  nom  a  attiré  cette  foule,  dont  la 
parole  la  retient  et  en  fait  un  auditoire  si  fixe,  si 
indestructible ,  qu'il  devait  survivre  à  tous  les 
changements  de  choses  et  d'hommes,  et  qu'il 
subsiste  encore  aujourd'hui?  Quel  est  celui  dont 
l'éloquence  incomparable  charme,  saisit,  émeut, 
transforme  ces  curieux,  d'abord  frivoles  ou  même 
hostiles,  et  les  conquiert,  si  ce  n'est  tout  de 
suite  à  la  foi  complète  et  active,  du  moins  au  res- 
pect et  au  souci  des  vérités  religieuses,  à  la  sym- 
pathie pour  l'Eglise?  Quel  est  l'acteur  principal  de 
cet  événement,  Fun  des  plus  extraordinaires  et 
des  plus  décisifs  dans  l'histoire  religieuse  de  la 
France  moderne,  puisque  de  Là  date  le  mouvement 
qui  devait  ramener  au  christianisme  les  anciennes 
classes  dirigeantes  ?  ('/est  précisément  ce  jeune 
prêtre  qui  s'échappait  naguère  meurtri,  suspect 
et  découragé,  des  ruines  de  L'Avenir  :  L'abbé  La- 
cordairel  11  vient  de  passer  trois  ans  dans  la  mo 

'  Lacordaire,  Nôtice  sût  Ozanam. 


12  CHAPITRE  I.   LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

notonie  obscure  et  solitaire  d'une  vie  de  travail, 
de  prière  et  de  pacification,  à  peine  interrompue 
par  des  conférences  prêchées  dans  la  petite  cha- 
pelle d'un  collège.  Sans  impatience  de  paraître  et 
de  se  relever  humainement  de  son  échec,  il  atten- 
dait l'heure  de  Dieu  N'est-ce  pas  vraiment  cette 
heure  qui  a  sonné,  quand  Mgr  de  Quélen,  suivant 
une  inspiration  trop  étrangère  à  la  direction  habi- 
tuelle de  ses  idées  pour  n'être  pas  providentielle,  a 
subitement  et  presque  brusquement  offert  à  l'ancien 
rédacteur  de  Y  Avenir  la  chaire  de  Notre-Dame? 

D'où  venait  l'auditoire?  Par  quelle  évolution 
cette  foule,  si  hostile  en  1830  et  1831,  s'est-elle 
trouvée,  en  1835,  disposée  à  rentrer  dans  une 
église?  Depuis  quelques  années  et  à  la  suite  même 
de  la  révolution  de  Juillet,  s'était  opéré  dans  les 
âmes  un  travail  trop  intime  pour  être  remarqué 
des  spectateurs  distraits,  mais  qui  n'échappait  pas 
aux  observateurs  rendus  clairvoyants  par  leur  souci 
même  des  choses  religieuses.  Dès  le  11  avril  1833, 
Mme  Swetchine  écrivait  :  «  Depuis  dix-sept  ans  que 
je  connais  Paris,  je  n'y  avais  encore  vu  ni  une  telle 
afîluence  dans  les  églises,  ni  un  tel  zèle.  »  El  elle 
ajoutait,  en  dépit  de  ses  préférences  royalistes  : 
«  Combien  la  Restauration,  avec  ses  impulsions 

1  11  écrivait  le  30  juin  1833  :  «  Vivre  solitaire  et  dans 
l'étude,  voilà  mon  âme  tout  entière...  L'avenir  achèvera 
de  me  justifier,  et  encore  plus  le  jugement  de  Dieu... 
Un  homme  a  toujours  son  heure  :  il  suffit  qu'il  l'attende 
et  qu'il  ne  fasse  rien  contre  la  Providence.  » 


AUX  DKULTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  \'ô 

religieuses,  avec  les  exemples  de  ses  princes,  a  été 
loin  d'obtenir  de  tels  résultais  !  »  Elle  écrivait  en- 
core, l'année  suivante  : 

De  tous  les  centres  de  l'erreur,  nous  arrivent  de 
brillantes  conquêtes  faites  par  la  vérité.  Chaque 
coupable  folie  engendre  quelque  généreux  défenseur 
de  la  foi.  Ces  saints-simoniens,  sur  lesquels  vous 
aviez  vu  jeter  tant  de  blâme  et  tant  de  ridicule  plus 
juste  encore,  sont  une  pépinière  comme  une  autre 
d'âmes  parmi  lesquelles  Dieu  choisit  ses  élus...  Ce 
mouvement  existait  bien  avant  la  révolution  de  18IÏ0  ; 
mais  c'est  elle  qui,  sans  aucun  doute,  lui  a  donné 
plus  d'essor.  0  altitudol  L'esprit  de  contradiction, 
Tamour-propre  ou  môme  la  délicatesse,  affranchis 
de  la  crainte  du  soupçon  de  quelque  avantage  poli- 
tique, ont  mis  beaucoup  de  gens  à  Taise. 

Vers  la  môme  époque,  M.  de  ïocqueville  exposait, 
dans  une  lettre  fort  curieuse,  écrite  à  un  de  ses 
anus  d'Angleterre  qui  l'avait  interrogé  sur  ce  sujet, 
l'état  religieux  de  la  France  l.  Après  avoir  indiqué 
comment  toutes  les  faveurs  des  .Bourbons  envers 
le  clergé  n'avaient  fait  que  le  rendre  plus  impopu- 
laire et  qu'exciter  davantage  l'irréligion,  il  ajoutait, 
en  parlant  de  ce  qui  avait  suivi  1830  : 

Du  moment  où  le  clergé  eut  perdu  son  pouvoir 
politique,  et  dès  qu'on  crut  apercevoir  qu'il  était 
plutôt  menacé  de  persécution  que  l'objet  de  la  faveur 
du  gouvernement,  les  haines  qui  l'avaient  poursuivi 

'  Lettre  écrite  eu  mai  1835.  Cor  resp.  inédite,  t.  II,  p.  iS. 


14 


CHAPITRE  I.   LA  REACTION  RELIGIEUSE 


pendant  toute  la  Restauration,  et  qui  du  prêtre 
étaient  passées  à  la  religion,  ces  haines  commen- 
cèrent à  s'attiédir  d'une  manière  visible.  Gela  n'eut 
pas  lieu  tout  à  coup  et  en  tous  lieux.  Les  instincts 
irréligieux,  que  la  Restauration  avait  créés  ou  fait 
renaître,  se  montrèrent  souvent  sûr  quelques  points 
du  territoire.  Mais  en  prenant  l'ensemble  du  pays, 
il  fut  évident  que  le  mouvement  de  réaction,  qui 
allait  entraîner  les  esprits  vers  les  idées  religieuses, 
était  commencé.  Je  pense  qu'à  l'époque  où  nous 
sommes  arrivés  ce  mouvement  n'échappe  plus  à 
personne.  Les  publications  irréligieuses  sont  deve- 
nues extrêmement  rares  (je  n'en  connais  même  pas 
une  seule).  La  religion  et  les  prêtres  ont  entièrement 
disparu  des  caricatures.  Il  est  très  rare  dans  les 
lieux  publics  d'entendre  tenir  des  discours  hostiles  au 
clergé  où  à  ses  doctrines.  Ce  n'est  pas  que  tous  ceux 
qui  se  taisent  ainsi  aient  conçu  un  grand  amour  pour 
la  religion;  mais  il  est  évident  qu'au  moins  ils  n'ont 
plus  de  haines  contre  elle.  C'est  déjà  un  grand  pas. 
La  plupart  des  libéraux,  que  les  passions  irréligieu- 
ses avaient  jadis  poussés  à  la  tête  de  l'opposition, 
tiennent  maintenant  un  langage  tout  différent  de 
celui  qu'ils  tenaient  alors.  Tous  reconnaissent  l'u- 
tilité politique  d'une  religion,  et  déplorent  la  fai- 
blesse de  l'esprit  religieux  dans  la  population. 

En  1837,  le  mouvement  catholique  a  acquis  assez 
d'importance  pour  que  M.  Saint-Marc  Girardin 
s'écrie,  à  la  tribune  de  la  Chambre  des  députés  : 
«  Messieurs,  que  vous  le  vouliez  ou  non,  depuis 
six  ans,  le  sentiment  religieux  a  repris  un  ascen- 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET 


15 


dant  que  nous  n'attendions  pas  ;  0  et  cherchant 
comment  s'est  accompli  ce  qu'il  ne  craint  pas  d'ap- 
peler une  ((  résurrection  »,  il  y  montre  l'œuvre  non 
du  «pouvoir  »,  mais  de  la  «  liberté»  4. 

Suflit-il,  pour  expliquer  cette  «  résurrection  »  si 
rapide  et  si  surprenante,  de  rappeler  les  méfiances 
disparues  depuis  que  le  clergé  était  dégagé  de 
toute  attache  politique  et  de  toute  faveur  officielle  ? 
Il  y  avait  d'autres  mobiles  moins  extérieurs,  plus 
intimes  et  peut-être  plus  efficaces  encore.  La  raison 
humaine,  un  moment  exaltée  de  sa  pleine  victoire, 

*  Cette  transformation  que  déterminaient,  dans  les 
sentiments  religieux  de  la  nation,  la  situation  même 
laite  au  clergé  par  le  régime  nouveau  et  la  façon  dont  il 
y  conformait  son  attitude,  a  été  indiquée,  avec  précision 
et  autorité,  par  M.  l'abbé  Meignan,  aujourd'hui  évéque 
de  Ghàlons.  Il  a  écrit,  en  rappelant  les  souvenirs  de  cette 
époque  :  «  Sans  doute  le  clergé  n'avait  point  pour  lui  la 
force;  s'il  se  fût  montré  un  seul  instant  provocateur,  il 
eût  été  infailliblement  écrasé;  mais  il  triompha  par  ce 
mélange  de  fermeté  et  de  conciliation,  de  force  et  de 
douceur,  par  ce  désintéressement,  cette  humilité,  cette 
abnégation  que  la  religion  seule  inspire.  Il  n'arracha 
point  les  armes  à  ses  ennemis,  mais  ceux-ci  les  déposè- 
rent eux-mêmes.  On  ne  saurait  dire  combien  le  prêtre 
grandit  promptement  dans  l'estime  des  populations  cal- 
mées, parla  déclarationqu'il  fit  de  rester  étranger  à  toute 
préoccupation  politique,  par  le  devoir  qu'il  s'imposa  de 
pratiquer  une  franche  neutralité,  par  l'activité,  l'intelli- 
gence, la  discrétion  dont  il  fit  preuve,  en  organisant,  par- 
tout où  il  pouvait,  des  œuvres  de  charité,  en  ouvrant  des 
asiles,  des  ateliers,  des  écoles,  par  le  zèle  qu'il  déploya 
à  instruire,  à  consoler,  en  un  mot  par  le  simple  exercice 
de  son  pieux  ministère.  »  —  (  D'un  mouvement  antire- 
ligieux en  France,  Correspondant  du  25  février  1800.) 


16  CHAPITRE  I.   LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

en  était  devenue  singulièrement  embarrassée.  Elle 
était  effrayée  du  vide  qu'avaient  fait  ses  destruc- 
tions, humiliée  et  troublée  de  son  impuissance  à 
rien  construire  pour  remplir  ce  vide.  Que  de  décep- 
tions douloureuses  et  salutaires  venaient  chaque 
jour,  dans  tous  les  ordres  de  faits  et  d'idées,  punir 
et  éclairer  l'orgueil  de  cette  raison  révoltée!  En 
même  temps,  l'ébranlement  de  toutes  choses,  l'agi- 
tation universelle,  suites  de  la  révolution,  rendaient 
plus  désirables  et  plus  nécessaires  à  chaque  âme, 
la  paix  et  la  stabilité  intérieures.  Où  les  trouver, 
si  ce  n'est  dans  la  religion?  Et  cette  religion,  il 
ne  pouvait  être  question,  après  l'avortement  ridicule 
du  messie  saint-simonien,  de  la  chercher  ailleurs 
que  dans  le  christianisme.  M.  de  Sacy,  qui  avait 
été,  sous  la  Restauration,  un  a  libéral  »  et  un  «  vol- 
tairien  »  —  lui  même  en  a  fait  la  confession  dans 
ses  vieux  jours  l,  —  écrivait,  en  1835,  cette  page, 
expression  éloquente  du  malaise  ressenti  par  les 
esprits  nobles  de  ce  temps  : 

Le  dix-huitième  siècle  a  eu  le  plaisir  de  l'incrédu- 
lité; nous  en  avons  la  peine;  nous  en  sentons  le 
vide.  En  philosophie  comme  en  politique,  c'est  un 
beau  temps  que  celui  où  tout  le  monde  est  de  l'op- 
position. On  se  laisse  aller  au  torrent...  Il  ne  s'agit 
que  de  savoir  le  mot  d'ordre  ;  avec  cela,  on  est  fêté, 
caressé,  adoré  partout;  on  a  du  talent,  de  la  vertu; 
c'est  l'opinion  qui  s'idolâtre  dans  ses  moindres  re- 

*Nolù:c  sur  M,  Doudan, 


U.\  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET 


17 


présentants.  Oui,  mais  gare  le  réveil,  c'est  le  mo- 
ment où  il  n'y  a  plus  rien  à  attaquer,  rien  à  dé- 
truire,... le  moment  où  il  faut  compter  avec  soi- 
même  et  voir  un  peu  où  l'on  en  est  avec  ses  idées,  ce 
que  l'on  ne  croit  plus  et  ce  que  l'on  croit  encore,  et 
où  l'on  s'aperçoit  trop  souvent,  non  sans  surprise, 
que  l'on  a  fait  le  vide  en  soi-même  et  autour  de  soi,  et 
que,  dans  le  temps  où  l'on  croyait  acquérir  les  idées 
nouvelles,  on  chassait  tout  bonnement  des  idées 
acquises.  Ce  jour  du  réveil,  c'est  notre  époque!...  Le 
sentiment  vrai,  c'est  le  sentiment  du  vide;  c'est  un 
besoin  inquiet  de  croyance;  c'est  une  sorte  d'éton- 
nement  et  d'effroi,  à  la  vue  de  l'isolement  où  la  phi- 
losophie du  dix-huitième  siècle  a  laissé  l'homme  et  la 
société  :  l'homme  aux  prises  avec  ses  passions,  sans 
règle  qui  les  domine,  aux  prises  avec  les  chances  de  la 
vie,  sans  appui  qui  le  soutienne,  sans  flambeau  qui 
l'éclairé  ;  la  société  aux  prises  avec  les  révolutions, 
sans  une  foi  publique  qui  les  tempère  et  les  ramène 
du  moins  à  quelques  principes  immuables.  Nous 
sentons  notre  cœur  errer  comme  un  char  vide  qui  se 
précipite.  Cette  incrédulité,  avec  laquelle  le  dix-hui- 
tième siècle  marchait  si  légèrement,  plein  de  con- 
fiance et  de  folle  gaieté,  est  un  poids  accablant  pour 
nous  ;  nous  levons  les  yeux  en  haut,  nous  y  cher- 
chons une  lumière  éteinte,  nous  gémissons  de  ne 
plus  la  voir  briller  1 . 

Le  travail  religieux  qui  s'opérait  alors  dans  les 
intelligences  a  été  également  décrit  et  analysé  par 
M.  Guizot,  clans  un  article  d'une  inspiration  fort 

1  De  la  Réaction  religieuse.  [Variétés,  t.  II. i 


18  CHAPITRE  t.   LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

élevée  que  la  Revue  française  publiait  en  1838, 
sous  ce  titre  :  L'état  des  âmes.  L'auteur  montra 
comment  ses  contemporains  avaient  appris  des 
événements  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  illusions  or- 
gueilleuses et  généreuses  du  dix-huitième  siècle  ;  ils 
étaient  devenus  plus  sages  et  plus  modestes  ;  mais 
«  sans  comprendre  encore  la  raison  de  leur  sagesse  »  ; 
ils  étaient  «  plus  domptés  que  convaincus  »  ;  de  là 
leur  abattement  et  leur  sécheresse  ;  leur  tort  était 
de  ne  pas  regarder,  au  delà  de  ce  monde,  «  ce  qu'il 
y  a  de  divin  »  ;  il  leur  fallait  revenir  à  la  religion  : 
là  les  conduisaient  toutes  les  leçons  de  l'expérience. 
M.  Guizot  constatait  que  ce  retour  était  commencé, 
non  consommé  ;  et  voulant  inarquer  le  point  où 
l'on  en  était  alors,  il  écrivait  :  «  Les  âmes  sérieuses 
mêmes  sont  encore  obscures  et  agitées...  Pourtant 
nous  sommes  rentrés  dans  la  voie.  L'homme  ne  se 
précipite  plus  loin  de  Dieu;  il  s'est  retourné  vers 
l'orient;  il  y  cherche  la  lumière...  Ce  n'est  pas 
encore  l'adoration,  mais  la  crainte  de  Dieu,  ce  com- 
mencement de  la  sagesse.  »  Quelques  années  plus 
tard,  le  comte  Molé,  mesurant  le  chemin  que  ve- 
naient de  faire  les  intelligences ,  depuis  1830, 
disait  :  «  L'esprit  humain,  après  avoir  décrit  sa 
parabole,  est  arrivé  promptement  à  cette  extré- 
mité des  choses  humaines,  où  se  terminent  tous  les 
enthousiasmes,  et  où  la  profondeur  du  mécompte 
amène  parfois  une  salutaire  réaction.  » 

D'ailleurs,  chez  ceux-là  mômes  qui  avaient  été 
les  chefs  et  les  guides  de  cette  jeune  génération, 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  10 

naguère  si  orgueilleusement  confiante  dans  ses 
forces  propres  et  si  dédaigneuse  du  catholicisme, 
on  pouvait  noter  le  découragement,  l'hésitation  et 
parfois  les  premiers  symptômes  d'une  conversion 
religieuse.  Quel  était  à  cette  époque  le  sentiment 
intime  et  dominant  de  l'homme  qui,  par  son  talent, 
par  l'élévation  de  son  esprit  et  de  sa  doctrine,  par 
sa  sincérité,  avait  le  plus  contribué  à  éloigner  de 
la  foi  l'élite  de  ses  contemporains,  de  Théodore 
Joulfroy?  Quel  mal  secret  marquait  alors  son  front 
d'une  tristesse  si  inconsolable  et  donnait  à  sa  parole 
un  accent  si  poignant?  C'était  l'impuissance  dou- 
loureuse et  découragée  du  rationalisme.  Il  l'avouait 
loyalement  et  mélancoliquement.  Et  bientôt,  à  la 
veille  de  sa  mort  *,  le  même  homme  qui,  sous  la 
Restauration,  avait  écrit,  dans  le  Globe,  le  trop 
fameux  article  :  Comment  les  dogmes  finissent, 
tristement  désabusé,  sinon  pleinement  guéri  de 
son  incrédulité,  disait  avec  une  sorte  de  repentir  : 
«  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  pensent  que  les  sociétés 
modernes  peuvent  se  passer  du  christianisme;  je 
ne  l 'écrirais  plus  aujourd'hui  »  ;  et  dans  le  même 
temps,  parlant  des  inventions  de  la  raison  éman- 
cipée :  «  Tous  ces  systèmes  ne  mènent  à  rien; 
mieux  vaut  mille  et  nulle  fois  un  bon  acte  de  foi 
chrétienne  2.  » 

Partout  donc,  et  dans  les  régions  naguère  le^ 

1  II  est  mort  en  1842. 

-  Propos  rapportés  par  M.  A.  de  Margerie,  Correspon- 
dant du  2fi  juillet  187G. 


20 


CHAPITRE  I.   LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 


plus  acquises  à  la  libre  pensée,  on  rencontrait 
l'indice  de  cet  ébranlement  des  intelligences,  de 
ce  désenchantement  de  l'incrédulité,  de  ce  besoin 
de  religion;  partout  on  entrevoyait  ces  regards 
tournés  vers  Dieu  :  conséquences  inattendues  d'une 
révolution  qui,  en  facilitant  et  précipitant  la  révolte 
de  la  raison  humaine,  avait  rendu  ses  déboires  plus 
prompts  et  plus  sensibles.  Un  tel  état  des  âmes  ne 
les  préparait-il  pas  à  entendre  le  nouveau  saint  Paul 
qui  venait  prêcher,  dans  l'Athènes  moderne,  «  le 
Dieu  inconnu  »  ?  Aussi  conçoit-on  l'indicible  fré- 
missement, le  murmure  ému  qui  parcourut  l'audi- 
toire si  mélangé  de  Notre-Dame,  quand,  dès  son 
premier  discours,  Lacordaire,  de  sa  voix  vibrante, 
lui  jeta  brusquement  ce  cri,  répondant  si  direc- 
tement aux  nécessités  et  aux  souffrances  de  ceux 
qui  l'écoutaient  :  a  Assemblée,  assemblée,  que 
me  demandez-vous,  que  voulez-vous  de  moi  ?  La 
vérité?  Vous  ne  l'avez  donc  pas  en  vous-mêmes, 
puisque  vous  la  cherchez  ici  !  » 


111 

Dans  la  lettre  où,  dès  1835,  il  décrivait  le  mou- 
vement catholique,  M.  de  Tocqueville  a  noté  un 
fait,  entre  tous,  significatif  et  consolant.  «  Le 
changement  le  plus  grand,  disait-il,  se  remarque 
dans  la  jeunesse.  Depuis  que  la  religion  est  placée 
en  dehors  de  la  politique,  un  sentiment  religieux, 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  21 

vague  clans  son  objet,  mais  très  puissant  déjà  dans 
ses  effets,  se  découvre  parmi  les  jeunes  gens.  Le 
besoin  d'une  religion  est  un  texte  fréquent  de  leurs 
discours.  Plusieurs  croient  ;  tous  voudraient  croire.  » 
Et  il  citait,  à  l'appui  de  son  assertion,  «  les  cinq 
mille  jeunes  gens  »  qui,  disait-il,  se  pressaient, 
cette  année  même,  à  Notre-Dame,  pour  entendre 
l'abbé  Lacordaire.  M.  Saint-Marc  Girardin,  bien 
placé  pour  observer  les  étudiants,  s'écriait  vers  la 
même  époque  :  «  Je  vois  la  jeunesse  cherchant, 
au  milieu  des  désordres  du  siècle,  où  se  prendre 
et  se  retenir,  et  demandant  aux  croyances  de  ses 
pères,  si  elles  ont  un  peu  de  vie  et  de  salut  h  lui 
donner  ».  Ce  fait  frappait  même  des  observateurs 
plus  frivoles  :  la  femme  d'esprit  qui,  sous  le  nom 
clu  vicomte  de  Launay,  écrivait  «  le  Courrier  de 
Paris  ))  du  journal  la  Presse,  Mmc  Emile  de  Girardin, 
constatait  ce  retour  des  générations  nouvelles,  et, 
signe  du  temps,  s'en  félicitait.  «  C'est  plaisir, 
disait-elle,  de  voir  cette  jeunesse  française  venir 
d'elle-même,  indépendante  et  généreuse,  chercher 
des  enseignements,  apporter  des  croyances,  au 
pied  de  ces  mêmes  autels,  où  jadis  on  ne  voyait 
que  des  fonctionnaires  publics  en  extase...  Dites, 
n'aimez-vous  pas  mieux  cette  jeune  France,  in- 
struite et  religieuse,  que  cette  jeunesse  Touquet 1 
que  nous. avions  autrefois  et  qui  a  fourni  tous  nos 

1  Allusion  au  libraire  Touquet,  ancien  ofiicior  de 
L'Empire,  éditeur,  sous  la  Restauration,  du  Voltaire 
Touquet,  dos  Evangiles  Touquet,  de  la  Charte  Touquet,  et 


22  CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

grands  hommes  d'aujourd'hui  »  ?  Comment  ne  pas 
espérer,  ajoutai t-elie,  «  d'un  pays  où  la  jeunesse 
prie  et  espère  1  »  ? 

D'ailleurs,  dès  le  lendemain  de  1830,  dans  ce 
monde  des  écoles,  dont  la  partie  la  plus  bruyante 
était  alors  engagée  si  avant  dans  les  agitations  ré- 
volutionnaires, il  s'était  formé  un  petit  groupe 
d'étudiants  catholiques.  Presque  tous  venaient  de 
la  province,  où  la  religion  s'était  mieux  conservée 
qu'à  Paris.  Ardents  à  confesser  leur  foi  et  à  déployer 
leur  drapeau,  prêts  à  souffrir  en  martyrs  ou  à 
combattre  en  chevaliers,  ils  étaient  cependant 
enfants  de  leur  siècle,  étrangers  aux  partis  du 
passé,  soucieux  de  rester  en  sympathie  et  en  com- 
munion avec  les  aspirations  libérales  de  leurs 
contemporains.  Y  avait-il,  dans  quelque  village  de 
la  banlieue,  à  Nanterre  par  exemple,  une  de  ces 
processions  publiques  devenues  si  rares  à  cette 
époque,  ils  allaient  gaiement,  humblement  et  fiè- 
rement s'y  joindre,  à  Fébahissement  des  paysans. 
Se  produisait-il  en  Europe  quelque  incident  où 
étaient  engagés  les  droits  de  la  conscience  et  la 
liberté  religieuse,  ils  signaient  des  adresses  ou  des 
protestations.  Ils  fondaient  des  conférences  de 
philosophie  et  d'histoire,  pour  traiter  les  questions 
intéressant  le  passé  et  l'avenir  de  l'Eglise,  et  ils  y 

autres  publications  do  propagande  «  libérale  »  et  voltai- 
rienne. 

1  45  mars  1837. 


AL.K  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  23 

provoquaient]  leurs  camarades  non  chrétiens  à  des 
débats  courtois,  dans  lesquels,  grâce  à  leur  zèle 
et  à  leur  union,  ils  avaient  généralement  l'avantage. 
S'ils  entendaient,  à  la  Sorbonne  ou  au  Collège  de 
France,  un  professeur  attaquer  la  croyance  ou  l'hon- 
neur catholiques,  ils  lui  adressaient  une  réponse 
ferme,  étudiée,  respectueuse;  celle-ci  souvent  était 
lue,  discutée,  parfois  elle  était  applaudie  de  l'audi- 
toire, ou  même  amenait  les  excuses  et  la  rétrac- 
tation du  maître.  «  Messieurs,  —  disait  avec  éton- 
nement  M.  JoulTroy,  en  183*2,  après  un  incident  de 
ce  genre.  —  il  y  a  cinq  ans,  je  ne  recevais  que  des 
objections  dictées  par  le  matérialisme  ;  les  doctrines 
spiritualistes  éprouvaient  la  plus  vive  résistance. 
Au  jourd'hui  les  esprits  ont  bien  changé,  l'opposition 
est  toute  catholique  l.  »  Fait  étrange,  en  effet,  si 
peu  de  temps  après  la  révolution  !  Dans  la  jeunesse, 
c'était  désormais  du  côté  des  croyants  qu'on  pre- 
nait l'offensive;  là  étaient  l'action,  l'entrain,  la 
vie  et  jusqu'à  l'attrait  de  la  nouveauté  ;  à  eux  les 
espoirs  généreux  qui  naguère  avaient  animé  la  gé- 
nération rationaliste  du  Globe,  à  eux  de  rêver  le 
glorieux  triomphe  de  leurs  idées  et  de  s'écrier  à 
leur  tour  :  «  Nous  touchons  à  une  grande  époque 2  !  p 

*  Lettiv  d'Ozanam  du  ?5  mars  1832. 

2  C'est  ce  qu'écrivait  vers  cette  époque,  le  jeune  Pierre 
Olivaiut,  tout  récemment  converti  (Vie  du  P.  Olivaint, 
par  le  P.  Clair,  p.  158).  Dans  cette  même  lettre,  Pierre 
Olivaint  disait  :  «  Je  serais  infini,  si  je  te  racontais  ce 
que  font  à  Paris  des  jeunes  gens  du  monde;  j'en  connais 


24 


CHAPITRE  L  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 


Ces  étudiants  catholiques  reconnaissaient  pour 
chef  un  jeune  Lyonnais  de  vingt  ans,  à  l'âme 
haute  et  modeste,  ardente  et  pure,  tendre  et  vail- 
lante, qui  faisait  déjà  aimer  et  qui  devait  bientôt 
illustrer  le  nom  d'Ozanam.  En  quittant  le  pieux 
foyer  de  sa  famille  pour  entrer  seul  dans  ce  Paris 
de  1831,  où  le  catholicisme  était  répudié,  il  lui 
avait  semblé  qu'il  tombait  «  au  milieu  d'un  abîme 
vide  et  muet1  ».  Mais  s'il  sentait  vivement  les 
misères  de  son  siècle,  il  l'aimait  et  en  espérait 
beaucoup.  Dans  une  lettre  enthousiaste,  écrite  peu 
d'années  après,  en  1835,  à  un  de  ses  amis  de 
province,  il  se  comparait,  lui  et  ses  camarades 
catholiques,  aux  «  chrétiens  des  premiers  temps, 
jetés  au  milieu  d'une  civilisation  corrompue  et 
d'une  société  croulante  »  ;  puis  il  ajoutait  : 

A  des  maux  égaux,  il  faut  un  égal  remède.  La  terre 
s'est  refroidie;  c'est  à  nous,  catholiques,  de  ranimer 
la  chaleur  vitale  qui  s'éteint,  c'est  à  nous  de  recom- 
mencer aussi  Tère  des  martyrs.  Car  être  martyr, 
c'est  chose  possible  à  tous  les  chrétiens  ;  être  martyr, 
c'est  donner  sa  vie  en  sacrifice,  que  le  sacrifice  soit 
consommé  tout  d'un  coup  comme  l'holocauste,  ou 
qu'il  s'accomplisse  lentement,  et  qu'il  fume  nuit  et 
jour  sur  l'autel;  être  martyr,  c'est  donner  au  ciel 
tout  ce  qu'on  a  reçu  :  son  or,  son  sang,  son  âme 
tout  entière. 

quelques-uns  qui,  l'année  dernière,  ont  empêché  plus  de 
cinquante  suicides.  » 

1  Notice  sur  Ozanam,  par  Lacordairo. 


vrx  DÉBUTS  de  la  monarchie  de  juillet  2T> 

L'humanité  d'alors  lui  apparaissait  semblable  au 
voyageur  dont  parle  l'Evangile  : 

Elle  a  aussi  été  assaillie  par  des  ravisseurs,  par 
les  larrons  de  la  pensée,  par  des  hommes  méchants 
qui  lui  ont  ravi  ce  qu'elle  possédait  :  le  trésor  de  la  foi 
et  de  l'amour,  et  ils  l'ont  laissée  nue  et  gémissante, 
couchée  au  bord  du  sentier.  Les  prêtres  et  les  lévites 
ont  passé,  et  cette  fois,  comme  ils  étaient  des  prêtres 
et  des  lévites  véritables,  ils  se  sont  approchés  de 
cet  être  souffrant  et  ils  ont  voulu  le  guérir.  Mais 
dans  son  délire,  il  les  a  méconnus  et  repoussés.  A 
notre  tour,  faibles  samaritains  profanes,  osons  ce- 
pendant aborder  ce  grand  malade.  Peut-être  ne  s'ef- 
frayera-t-il  point  de  nous.  Essayons  de  sonder  ses 
plaies  et  d'y  verser  de  l'huile  ;  faisons  retentir  à  son 
oreille  des  paroles  de  consolation  et  de  paix  ;  et  puis, 
quand  ses  yeux  se  seront  dessillés,  nous  le  remet- 
trons entre  les  mains  de  ceux  que  Dieu  a  constitués 
les  gardiens  et  les  médecins  des  âmes  f... 

Qui  n'admirerait  la  hardiesse  généreuse  et  élo- 
quente de  ce  programme  d'étudiant  ?  A  certains 
accents,  il  semble  qu'on  retrouve  quelques-unes 
des  bonnes  inspirations  de  X Avenir.  En  effet,  Oza- 
nam  et  ses  amis  avaient  été  les  lecteurs,  parfois 
émus,  de  ce  journal  ;  s'ils  paraissent  s'être  tenus 
à  l'écart  de  Lamennais,  ils  aimaient,  en  1832  et 
dans  les  années  suivantes,  à  se  réunir  dans  le  salon 
du  jeune  comte  de  Montalembert,  et  allaient,  vers 

*  Lettre  du  ï:\  février  1835. 


26  CHAPITRE  t.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

la  même  époque,  frapper  à  la  porte  de  la  chambre 
de  couvent  où  Lacordaire  cherchait  la  solitude  et 
la  paix.  Et  cependant  que  de  différences  entre 
l'apostolat  ardent,  mais  modeste,  réglé,  de  ces 
adolescents,  et  l'entreprise  que  Lamennais  avait 
marquée  de  sa  nature  violente,  troublée  et  pré- 
somptueuse !  Ozanam  voulait-il  indiquer  comment, 
le  cas  échéant,  il  comprendrait  l'opposition  à  la 
tyrannie  :  «  les  Prisons  de  Silvio  Pellico,  disait-il, 
et  non  les  Paroles  d'un  Croyant  » .  Il  n'«avait  pas 
la  prétention  de  refaire  à  lui  seul  et  du  premier 
coup  le  monde  :  «  Nous  autres,  écrivait-il,  nous 
sommes  trop  jeunes  pour  intervenir  dans  la  lutte 
sociale.  Resterons-nous  donc  inertes,  au  milieu  du 
monde  qui  souffre  et  qui  gémit?  Non,  il  nous  est 
ouvert  une  voie  préparatoire;  avant  de  faire  le 
bien  public,  nous  pouvons  essayer  de  faire  le  bien 
de  quelques-uns;  avant  de  régénérer  la  France 
spirituelle,  nous  pouvons  soulager  quelques-uns  de 
ses  pauvres;  aussi  je  voudrais  que  tous  les  jeunes 
gens  de  tête  et  de  cœur  s'unissent  pour  quelque 
œuvre  charitable 1 .  » 

Nous  voilà  loin  de  Lamennais  ;  et  tandis  que  ce 
dernier,  après  l'échec  de  sa  brillante  tentative, 
s'abîmait,  en  laissant  compromis  les  nobles  esprits 
et  les  idées  justes  qui  avaient  été  mêlés  à  son 
entreprise,  Ozanam  et  ses  amis  faisaient  humble- 
ment de  bonnes  œuvres  qui  se  trouvaient  être,  à 

«  Lettre  du  21  juillet  1834. 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  27 

leur  insu,  de  grandes  œuvres;  ils  fondaient,  en 
1S33,  la  Société  de  Saint-Vincent -de- Paul  ;  ils 
avaient  aussi  les  premiers,  dès  cette  même  année, 
l'idée  des  conférences  de  Notre-Dame,  et  c'était 
après  leurs  démarches  réitérées  que  l'archevêque 
de  Paris  se  décidait,  deux  ans  plus  tard,  à  com- 
mencer cette  grande  prédication.  Des  écoliers 
étaient  ainsi  les  promoteurs  de  deux  événements 
qui  devaient  à  la  fois  marquer  le  rôle  transformé 
du  catholicisme  dans  la  société  moderne,  et  exercer 
l'influence  la  plus  efficace  sur  le  retour  religieux 
des  nouvelles  générations.  Trop  modestes  pour  se 
croire  une  mission  importante,  ils  ne  songeaient 
qu'à  se  sanctifier  eux-mêmes  par  la  visite  des  pau- 
vres, ou  à  s'édifier  en  entendant  la  parole  de  Dieu. 
A  peine  les  remarquait-on,  mêlés  aux  auditeurs  de 
Lacordaire,  plus  enthousiastes  que  tous  autres  à 
célébrer  son  succès,  s'écriant,  avec  Ozanam,  au 
sortir  de  Notre-Dame  :  «  Voilà  qui  nous  met  du 
baume  dans  le  sang  1  n  ;  bien  peu  nombreux  sans 
doute,  au  milieu  de  la  foule  des  curieux,  des  indif- 
férents ou  des  hostiles  qui  les  enveloppaient,  mais 
y  représentant  le  ferment  sacré  qui  devait  faire 
lever  toute  la  pâte. 

IV 

En  janvier  1834,  quand  Ozanam  et  ses  cama- 
rades étaient  allés  demander,  pour  la  seconde  fois, 

1  Lettres  dOzanam  du  2  mai  183  i. 


28  CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

à  Mgr  de  Quélen,  l'ouverture  des  conférences  de 
Notre-Dame,  ils  avaient  insisté  pour  obtenir  un 
enseignement  qui  traitât  les  questions  actuelles, 
et  qui  «  sortît  du  ton  ordinaire  des  sermons  »;.  En 
effet,  si,  depuis  1830,  la  société  nouvelle  s'était 
peu  à  peu  inclinée  vers  les  choses  religieuses,  il 
fallait  cependant,  pour  qu'elle  les  comprît  et  con- 
sentît seulement  à  les  entendre,  qu'on  lui  en  parlât 
dans  une  langue  et  qu'on  les  lui  présentât  sous 
une  forme  appropriées  à  ses  goûts  et  à  son  état 
d'esprit.  L'archevêque  avait  accueilli  les  jeunes 
pétitionnaires  avec  une  bonté  paternelle,  mais  son 
point  de  vue  était  absolument  différent.  Aussi, 
dans  cette  année  1834,  au  lieu  de  l'apostolat  tout 
nouveau  rêvé  par  Ozanam,  il  avait  fait  prêcher  à 
sa  cathédrale  une  série  de  sermons, conçus  par  lui, 
sur  les  vieux  plans  et  d'après  les  modèles  anciens. 
En  dépit  du  talent  des  orateurs,  parmi  lesquels 
était  l'abbé  Dupanloup,  le  résultat  avait  été  nul. 
Cette  parole  n'avait  ni  touché  le  cœur,  ni  même 
atteint  l'oreille  du  public. 

Tout  autre  se  montra  Lacordaire,  quand,  l'année 
suivante,  l'archevêque,  revenant  soudainement  à 
l'idée  suggérée  par  les  étudiants  catholiques,  l'ap- 
pela dans  la  chaire  de  Notre-Dame.  Ne  savait-on  pas 
déjà,  avant  de  l'entendre,  qu'il  était  fils  de  son 
siècle,  qu'il  en  avait  partagé  les  souffrances,  les 
espoirs,  les  illusions,  et  même,  dans  une  certaine 
mesure,  les  erreurs;  si  bien  qu'il  pouvait  dire  «  que 
toute  sa  vie  antérieure,  jusqu'à  ses  fautes,  lui  avait 


AUX  DÉULTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  29 

préparé  quelque  accès  clans  le  coeur  de  son  pays 
et  de  son  temps  »  ?  Sans  doute,  c'était  toujours  la 
même  éternelle  vérité  qu'il  prêchait,  mais  il  pré- 
tendait lui  donner  «  une  jeunesse  de  formes  et 
d'idées,  nullement  incompatible  avec  son  immuable 
antiquité  ».  Ses  mains  hardies,  parfois  presque 
téméraires,  brisaient  le  moule  ancien  de  la  prédi- 
cation. Et  surtout,  à  l'entendre,  on  reconnaissait 
un  contemporain,  qui,  la  veille,  avait  ressenti  les 
troubles  auxquels  il  voulait  arracher  ses  auditeurs, 
qui  partageait  encore  les  plus  pures  et  les  plus 
nobles  de  leurs  aspirations.  Loin  de  vouloir  les 
ramener  en  arrière,  la  prédication  qu'il  leur  faisait 
entendre  pouvait  être  justement  appelée  «  une  pré- 
dication pleine  d'espérance  ».  Il  n'était  pas  jus- 
qu'aux locutions  familières,  aux  néologismes  tout 
modernes,  qui ,  en  s' échappant  de  cette  chaire 
étonnée  en  quelque  sorte  de  les  entendre,  ne  cau- 
sassent à  l'homme  du  monde  «  le  même  plaisir 
que  fait  au  voyageur  en  pays  lointain,  l'accent  subi- 
tement reconnu  du  pays  natal1  ».  Aussi  Lacordaire 
a-t-il  pu  écrire  un  jour  :  «  J'ose  dire  que  j'ai  reçu 
de  Dieu  la  grâce  d'entendre  ce  siècle  que  j'ai  tant 
aimé,  et  de  donner  à  la  vérité  une  couleur  qui  aille 
à  un  assez  grand  nombre  d'esprits.  » 

Prétendons-nous  que  son  goût  fût  toujours  abso- 
lument pur?  Proposerons-nous  sa  méthode  comme 

1  Expression  du  prince  Albert  uV  Broglie  dans  son 
discours  do  réception  à  l'Académie  française. 


30  CHAPITRE  f.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

un  modèle  sûr  et  permanent  à  ceux  qui  s'adresse- 
raient à  un  autre  public  et  qui  surtout  n'auraient 
pas  son  génie?  Non,  mais  cette  prédication  était 
merveilleusement  adaptée  aux  nécessités  du  mo- 
ment, et  le  meilleur  éloge  à  en  faire  est  de  rappe- 
ler l'impression  saisissante  et  ineffaçable  qu'elle  a 
produite  sur  les  contemporains,  le  nombre  des 
âmes  auxquelles  elle  a  fait  faire  le  premier  pas  sur 
la  route  qui  devait  les  ramener  à  Dieu.  Aussi  bien, 
la  vue  même  de  ces  résultats  extraordinaires  n'ar- 
rachait-elle pas  à  M.  de  Quélen,  l'homme  le  moins 
ouvert,  par  nature  et  par  situation,  aux  idées  mo- 
dernes, un  cri  public  d'admiration  et  de  reconnais- 
sance ?  Ne  le  voyait-on  pas,  à  la  fin  de  la  première 
station,  se  lever  en  face  de  la  chaire  et  remercier 
solennellement  Dieu  d'avoir  suscité,  pour  les 
hommes  de  son  temps,  celui  qu'il  ne  craignait 
pas  d'appeler  un  «  prophète  nouveau  h  ? 

L'hommage  que  Lacordaire  recevait  ainsi  du 
représentant  le  plus  éminent  du  vieux  clergé,  n'em- 
pêchait pas  qu'il  ne  rencontrât  de  ce  côté  des  con- 
tradictions très  vives  et  parfois  douloureuses  *.  Il 
fallait  s'y  attendre.  Dans  cette  entreprise  si  nou- 
velle et  si  hardie,  tout —  procédés,  formules,  doc- 
trines, jusqu'à  la  personne  et  aux  antécédents  du 
jeune  prêtre  ultramontain  et  libéral  qui  y  présidait 
—  était  fait  pour  troubler  les  habitudes,  choquer 

1  Sur  co  sujet  délicat  nous  ne  pouvons  que  renvoyer  à 
la  Vie  du  P.  Lacordaire,  par  M.  Foissct.  On  ne  saurait 
consulter  un  témoin  plus  sage  et  plus  sûr. 


AUX  DÉBUTS  DE  LA.  MONARCHIE  DE  JUILLET  31 

les  idées,  froisser  les  affections  du  vieux  clergé 
royaliste,  gallican,  accoutumé  à  chercher  le  salut 
de  l'Église  et  de  la  société  dans  un  retour  plus  ou 
moins  complet  à  l'ancien  régime;  tout  était  fait 
pour  inquiéter  la  sagesse  timide,  routinière  et 
vieillissante  de  ceux  qui  voulaient  surtout  éviter 
«  de  donner  du  mouvement  aux  esprits  ».  La  poli- 
tique n'était  pas  étrangère  à  cette  émotion  :  l'idée 
seule  de  voir  tenter  une  grande  action  religieuse, 
en  dehors  et  au-dessus  du  parti  royaliste,  parais- 
sait à  plusieurs  une  sorte  de  renversement  des 
traditions,  une  façon  à  la  fois  sacrilège  et  révolu- 
tionnaire de  séparer  ce  qui  devait  rester  étroite- 
ment uni.  En  réalité  la  question  qui  se  débattait 
•et  que  le  succès  même  des  conférences  paraissait 
trancher,  était  celle  de  savoir  si  un  changement 
considérable  allait  être  apporté  dans  l'attitude  des 
catholiques,  en  face  de  la  France  du  dix-neuvième 
siècle,  en  face  des  partis  et  des  écoles  qui  la  divi- 
saient. Lacordaire  le  comprenait  :  «  Notre  clergé, 
disait-il,  est  divisé  en  deux  partis  :  l'un  veut  l'an- 
cienne Eglise  de  France  avec  ses  maximes  et  ses 
méthodes,  l'autre  croit  que  la  France  est  dans  un 
état  irrémédiablement  nouveau.  Je  suis  l'homme 
non  encore  reconnu,  mais  enfin  l'homme  possible 
de  cette  dernière  fraction;  on  le  sent,  et  des 
haines  de  détail  prises  dans  des  souvenirs  s'unis- 
sent aux  haines  profondes  des  partis  K  » 


1  Lettre  du  3  janvier  1837. 


32  CHAPITRE  L   LA  REACTION  RELIGIEUSE 

On  vit  alors  une  opposition  sourde,  insaisis- 
sable, mais  obstinée,  s'attacher  à  toutes  les  dé- 
marches, à  toutes  les  paroles  de  l'orateur.  Les 
mécontents  racontaient  qu'il  «  n'osait  pas  même 
nommer  Jésus-Christ  en  chaire  »  ;  qu'il  prêchait 
des  «  doctrines  empreintes  de  l'esprit  d'anarchie  »  ; 
on  le  qualifiait  de  «  tribun  »,  de  «  républicain 
forcené  »,  de  «  révolutionnaire  relaps  »  .  Il  se  ren- 
contrait même  des  vicaires  généraux  pour  cen- 
surer les  doctrines  du  prédicateur  comme  hétéro- 
doxes. «  Je  sentais  tout  autour  de  moi,  écrivait 
Lacordaire,  une  fureur  concentrée  qui  cherchait 
quelque  part  une  issue  à  son  mauvais  vouloir.  Le 
Pape  me  mettrait  la  main  sur  la  tête  pendant  toute 
ma  vie,  que  je  ne  perdrais  pas  une  injure,  une 
calomnie,  pas  une  mise  en  suspicion  souterraine.  » 
M.  de  Quélen  était  assailli  de  dénonciations  qui 
mettaient  sa  naturelle  irrésolution  et  ses  penchants 
contradictoires  à  une  épreuve  embarrassante;  par 
ses  idées,  par  son  origine,  il  était  avec  le  clergé 
d'ancien  régime;  d'autre  part  il  aimait  le  prêtre 
qu'il  avait  patronné  dans  ses  disgrâces;  il  était 
fier  de  l'orateur  brillant  auquel  il  avait  ouvert  la 
carrière;  ce  grand  succès,  dont  il  avait  sa  part, 
consolait  son  cœur  d'évêque  si  longtemps  éprouvé, 
et  il  n'était  pas  insensible  à  cette  popularité  qui 
rejaillissait  un  peu  sur  lui.  De  là  des  alternatives 
d'appui  et  d'abandon  qui  faisaient  dire  à  Lacor- 
daire :  «  L'archevêque  a  eu  des  moments  sublimes 
pour  moi;  mais  c'est  un  fardeau  sous  lequel  il 


AUX  DÉDUIS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  33 

ploie  sans  le  vouloir.  »  Malgré  ses  succès,  le  jeune 
prédicateur  souffrait  d'être  si  àprement  attaqué  et 
si  imparfaitement  soutenu.  La  faveur  du  public 
ne  l'empêchait  pas  de  se  sentir  isolé  au  milieu  des 
hostilités  qui  l'enveloppaient.  Il  prit  alors,  en  plein 
triomphe,  à  la  fin  de  la  station  de  1836,  le  parti 
d'interrompre  ses  conférences,  et  d'aller  chercher 
à  Home  la  paix  clans  le  présent  et  la  force  pour 
l'avenir.  Il  comprenait  d'ailleurs,  a-t-il  écrit  plus 
tard,  qu'il  n'était  pas  «  assez  mûr  encore  pour 
fournir  la  carrière  d'un  seul  trait  ». 


\ 


Ne  pouvait-on  pas  craindre  qu'une  retraite  si 
brusque  ne  fit  perdre  ce  qui  avait  été  gagné  pendant 
ces  deux  années?  que  dans  le  sein  du  clergé  elle 
ne  rendit  aux  idées  et  aux  tactiques  d'ancien  ré- 
gime le  crédit  que  le  succès  des  conférences  leur 
avait  enlevé  ?  que  dans  le  public  elle  n'arrêtât  et 
peut-être  ne  fit  reculer  le  mouvement  religieux  ? 
Il  n'en  fut  rien.  L'évolution,  dont  la  prédication 
de  Notre-Dame  avait  donné  le  signal,  continua  à 
s'accomplir  dans  l'attitude  des  catholiques;  Lacor- 
daire  avait  été,  sur  ce  point,  plus  complètement  et 
plus  définitivement  vainqueur  que  lui-même  n'a- 
vait pu  s'en  rendre  compte,  dans  la  fumée  de  la 
bataille.  L'élan  -jjÊhmû  à  la  vie  chrétienne  ne  se 
ralentit  pas.  Chaque  année  l'alHuence  était  plus 


34  CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

grande  dans  les  églises.  On  relevait  dans  les  cam- 
pagnes les  croix  de  missions  abattues  en  1830. 
Les  processions  publiques  étaient  rétablies  dans 
plusieurs  des  villes  où  elles  avaient  été  interdites. 
Des  œuvres  nouvelles  de  prières,  de  charité,  de 
propagande,  se  fondaient.  Sur  plusieurs  points 
s'ouvraient  des  monastères  nouveaux  de  Trappistes 
et  de  Chartreux,  parfois  aux  applaudissements 
des  «  libéraux  »  eux-mêmes,  comme  pour  la 
Chartreuse  de  Blosserville,  près  de  Nancy.  Un 
jeune  prêtre  angevin,  ancien  disciple  de  Lamen- 
nais, l'abbé  Guéranger,  qui,  dès  1833,  s'était  in- 
stallé à  Solesmes,  avec  quelques  compagnons,  pour 
renouer  en  France  la  grande  tradition  bénédic- 
tine, y  prenait  l'habit  monastique  en  1836;  et 
l'année  suivante,  une  décision  pontificale  déclarait 
le  monastère,  ainsi  ressuscité,  chef  d'une  congré- 
gation nouvelle  de  l'ordre  de  Saint-Benoît,  la  «  con- 
grégation de  France  » ,  qui  était  reconnue  héritière 
des  anciennes  congrégations  de  Cluny,  de  Saint- 
Maur  et  de  Saint- Vannes.  Les  statistiques  de  la 
librairie  constataient  le  nombre  croissant  des  livres 
de  piété  ou  de  théologie,  des  ouvrages  de  tout 
genre  publiés  par  des  écrivains  catholiques.  Les 
prédications  de  MM.  Cœur,  Dupanloup,  Deguerry, 
sans  avoir  le  retentissement  de  celles  de  Lacor- 
daire,  s'imposaient  assez  à  l'attention  publique 
pour  que  les  journaux,  les  plus  étrangers  d'ordi- 
naire aux  choses  ecclésiastiques,  jugeassent  néces- 
saire de  s'en  occuper.  Enfin  les  conférences  de 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  35 

Notre-Dame,  elles-mêmes,  n'étaient  pas  interrom- 
pues par  le  départ  de  l'orateur  qui  les  avait  créées, 
et  le  Père  de  Ravignan  montait  à  son  tour  dans 
cette  chaire  qu'il  devait  occuper  pendant  de  lon- 
gues années. 

L'impression  fut  différente,  mais  elle  ne  fut  ni 
moins  profonde,  ni  moins  efficace,  ni  moins  inef- 
façable. Tout  contribuait  à  la  produire  :  le  talent 
du  nouvel  orateur;  son  accent  d'une  conviction 
imposante  ;  l'autorité  en  quelque  sorte  visible  de 
sa  vertu;  cette  physionomie,  cette  attitude  d'une 
noblesse  si  sainte  qu'on  a  pu  dire  :  «  quand  le 
P.  de  Piavignan  paraît  en  chaire,  on  ne  sait  vrai- 
ment s'il  vient  de  monter  ou  de  descendre  »  ;  et 
jusqu'à  ce  fameux  signe  de  croix  qu'il  traçait  len- 
tement et  grandement  sur  sa  poitrine,  après  le  si- 
lence du  début,  et  qui  était  à  lui  seul  une  prédi- 
cation. Sans  doute,  il  eût  été  impuissant  à  faire  ce 
que  Lacordaire  venait  d'accomplir;  il  n'aurait  pas 
su  trouver  la  note  inattendue  et  saisissante  de  ce 
cri  d'appel  qui  avait  pénétré  au  plus  intime  d'un 
siècle  désaccoutumé  des  choses  religieuses  et  souf- 
frant, a  son  insu,  d'en  être  privé  ;  ce  n'est  pas  lui 
qui  aurait,  du  premier  coup,  attiré  en  foule  les 
générations  nouvelles  sur  le  chemin  de  l'église 
qu'elles  avaient  oublié  ;  mais  il  arrivait  à  son 
heure  pour  compléter  l'œuvre  de  son  prédécesseur. 
Celui-ci  avait  eu  pour  mission,  comme  il  le  disait, 
de  «  préparer  les  âmes  à  la  foi  ».  Le  P.  de  Ravi- 
gnan les  y  faisait  entrer  davantage.  Aussi,  — 


36*  CHAPITRE  I.   LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

tout  en  restant,  autant  que  le  permettait  la  nature 
différente  de  son  esprit,  dans  le  genre  créé  par 
Lacordaire,  tout  en  gardant  les  mômes  ménage- 
ments pour  les  susceptibilités  et  les  préjugés  de 
l'époque,  tout  en  bravant  les  critiques  et  les  dé- 
nonciations de  ceux  qui  ne  lui  épargnaient  guère 
plus  qu'à  son  devancier  le  reproche  de  ne  pas  oser 
être  assez  chrétien,  —  il  faisait  peu  à  peu  avancer 
ses  auditeurs  sur  le  chemin  qui  devait  les  conduire 
du  porche  au  sanctuaire  du  temple.  Chaque  année, 
il  était  consolé  par  des  progrès  nouveaux  :  non 
seulement  des  sympathies  d'opinion,  mais  des 
conversions  d'âmes.  La  foi  gagnait  dans  les  régions 
qui  avaient  paru  lui  être  le  plus  inaccessibles. 
A  l'École  normale,  par  exemple,  se  formait  un 
groupe  de  catholiques,  la  plupart  récents  convertis 
des  conférences  de  Notre-Dame.  On  avait  com- 
mencé par  les  appeler  «  la  bande  des  niais  »  ;  mais 
bientôt  ils  imposaient  à  tous  respect  et  sympathie 
par  leur  vertu  et  leur  sincérité  généreuse  :  foyer 
singulièrement  ardent  de  foi,  de  charité  et  de  pro- 
pagande chrétienne,  dont  la  chaleur  et  la  lumière 
gagnaient  jusqu'aux  professeurs1.  En  1839,  le 
P.  de  Ravignan  pouvait  écrire  au  Père  général  de 
la  Compagnie  de  Jésus  : 

J'ai  reçu  bien  des  lettres  consolantes,  aucune  ano- 
nyme ou  injurieuse.  J'en  ai  reçu  une  très  bien  tour- 

1  Parmi  ces  jeunes  gens  plusieurs  se  firent  prêtres  : 
trois  notamment  devinrent  jésuites,  Pitard,  Verdière  et 
Olivaint,  le  futur  martyr  de  la  rue  Haro. 


AUX  DÉDUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  37 

née,  au  nom  des  élèves  de  philosophie  du  lycée 
Saint-Louis,  à  Paris.  Les  proviseurs  et  professeurs 
de  l'Université  menaient  presque  tous  leurs  élèves 
de  philosophie  aux  conférences.  11  paraît  qu'une 
bonne  influence  en  résultait.  Vingt  élèves  de  la 
grande  École  normale  universitaire  de  Paris  sont, 
depuis  un  an  ou  deux  ans,  chrétiens  pratiquants: 
eux  et  d'autres  suivent  avec  intérêt  les  conférences. 
On  en  parle  dans  un  bon  sens  à  l'Ecole...  1 

Dans  cette  même  année,  Ozanam  écrivait  à  La- 
cordaire,  alors  à  Rome  : 

Vous  le  savez,  sans  avoir  besoin  de  l'entendre 
répéter  encore,  le  mouvement  auquel  vous  donnâtes, 
du  haut  de  la  chaire  de  Notre-Dame,  une  si  puis- 
sante impulsion,  n'a  pas  cessé  de  se  propager  parmi 
les  multitudes  intelligentes.  J'ai  vu  de  près  ces 
hommes  du  carbonarisme  républicain,  devenus 
d'humbles  croyants,  ces  artistes  aux  passions  ar- 
dentes, qui  demandent  des  règlements  de  confrérie. 
J'ai  reconnu  cette  désorganisation,  ce  discrédit  de 
l'école  rationaliste,  qui  l'a  réduite  à  l'impuissance, 
et  qui  force  ses  deux  principaux  organes,  la  Revue 
française  et  la  Revue  des  Deux  Mondes,  à  solliciter  la 
collaboration  des  catholiques,  ou,  comme  le  dit 
M.  Buloz,  des  honnêtes  gens.  En  môme  temps  que 
M.  de  Montalembert  parvient  h  réunir  dans  la 
Chambre  des  pairs  une  phalange  disposée  à  com- 
battre pour  le  bien,  M.  de  Carné  assure  qu'une  cin- 
quantaine de  voix  s'accorderont  bientôt  en  faveur 

i  Vie  du  P.  de  Ravignan,  par  le  P.  de  Ponlevoy. 

3 


38  CHAPITRE  I,  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

des  questions  religieuses,  à  la  Chambre  des  députés. 
D'un  autre  côté,  la  petite  Société  de  Saint-Yincent-de- 
Paul  voit  grossir  ses  rangs  d'une  façon  surprenante  : 
une  conférence  nouvelle  s'est  formée  d'élèves  des 
Écoles  normale  et  polytechnique;  quinze  jeunes 
gens,  composant  environ  le  tiers  du  séminaire  de 
l'Université,  ont  demandé,  comme  une  faveur,  de 
passer  deux  heures  chaque  dimanche,  leur  seul  jour 
de  liberté,  à  s'occuper  de  Dieu  et  des  pauvres.  L'an- 
née prochaine,  Paris  comptera  quatorze  conférences, 
nous  en  aurons  un  nombre  égal  en  province  :  elles 
représenteront  un  total  de  plus  de  mille  catholiques 
impatients  de  marcher  à  la  croisade  intellectuelle 
que  vous  prêcherez  \ 

Après  plusieurs  années  de  ces  progrès  continus, 
le  P.  de  Ravignan  put  enfin  ajouter  aux  confé- 
rences la  retraite  de  la  semaine  sainte  et  cette 
grande  communion  de  Notre-Dame  qui  furent 
vraiment  sa  création  propre2  :  couronnement  de 
cette  magnifique  campagne  et  signe  le  plus  écla- 
tant de  la  rentrée  de  Dieu  clans  la  société  de  1830. 
L'effet  en  fut  immense;  ce  spectacle,  si  extraor- 
dinaire dix  ans  après  la  révolution  de  Juillet,  arra- 
chait au  plus  sceptique  des  observateurs  ce  cri 
d'étonnement  et  aussi  de  déplaisir  : 

Il  faut  parler  de  la  semaine  de  Pâques.  Décidé- 
ment toutes  les  réactions  sont  complètes  et  triom- 

1  Lettre  du  26  août  1839. 

2  La  retraite  fut  inaugurée  en  1841,  et  la  communion 
générale  en  1842. 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  39 

phantes.  La  foule,  à  Notre-Dame,  était  prodigieuse. 
M.  de  Ravignan  prêchait  trois  fois  par  jour.  On  s'y 
pressait,  on  s'y  foulait,  on  y  pleurait.  Je  ne  sais 
combien  Ton  comptera  de  communions  pascales, 
mais  je  crois  que  le  chiffre  n'aura  jamais  monté  si 
haut,  depuis  cinquante  ans.  Le  clergé  est  organisé, 
actif  et  zélé,  la  société  indifférente,  mais  avide  d'é- 
motions et  de  quelque  chose.  Personne  ne  lui  offre 
rien;  la  philosophie  n'existe  pas,  ou  elle  se  proclame 
l'amie  de  la  religion  et  de  l'orthodoxie  quand  même. 
Dans  cet  état,  incertitude,  curiosité,  engouement, 
on  se  pousse  dans  un  sens,  et,  si  l'on  n'y  prend 
garde,  cela  devient  sérieux  :  l'entraînement  suit. 
Les  vieux  peuples,  comme  les  vieilles  gens,  sont 
tentés  de  revenir  à  leurs  patenôtres  et  de  n'en  plus 
sortir.  Se  pourrait-il  que  la  France  finalement  fût 
catholique,  comme  Bénarès  est  hindoue,  par  impuis- 
sance d'être  autre  chose  1  ? 

Pendant  que  le  P.  de  Ravignan  continuait  et 
développait  la  première  œuvre  de  Lacordaire, 
celui-ci  était  conduit  à  en  entreprendre  une  autre, 
non  moins  importante,  dans  l'histoire  de  la  restau- 
ration religieuse  en  France.  Il  rencontrait  à  Rome, 
sans  l'y  avoir  cherchée,  la  vocation  monastique. 
Ce  n'était  pas  seulement,  chez  lui,  le  désir  de 
trouver,  dans  un  couvent,  la  règle  et  le  point 
d'appui  qui  lui  avaient  tant  manqué,  aux  heures 
d'agitation  et  d'isolement  de  sa  jeunesse  sacerdo- 

1  Sainte-Beuve,  Chroniques  parisiennes,^.  21.  Ces  chro- 
niques étaient  envoyées,  eu  18  i3;  à  la  Rente  suisse. 


40 


CHAPITRE  F.   LA   RÉACTION  RELIGIEUSE 


taie;  son  dessein,  d'un  intérêt  plus  général  et  plus 
français,  était  de  faire  rentrer  les  moines,  la  tête 
haute,  dans  son  pays  l.  Tentative  singulièrement 
hardie,  en  face  des  préventions  de  l'époque  !  Mais 
Lacordaire  croyait  tout  possible  sur  le  terrain  si 
nouveau  où  il  s'était  placé,  et  où,  par  l'exemple 
même  de  son  succès,  il  cherchait  et  peu  à  peu  par- 
venait à  attirer  l'Eglise.  La  faculté,  pour  un  citoyen 
libre,  d'observer  la  règle  et  de  porter  le  costume 
de  Saint-Dominique,  il  ne  la  sollicita  pas  du  gou- 
vernement comme  une  faveur;  il  la  réclama  de 
l'opinion  publique  comme  un  droit,  et  adressa, 
en  1839,  «  à  son  pays  »  ce  fameux  «  Mémoire  pour 
le  rétablissement  en  France  des  Frères  Prêcheurs  », 
d'un  accent  éloquent  et  original,  fier  et  cares- 
sant, audacieux  et  habile,  où  l'homme  moderne 
apparaissait  sous  le  froc  antique,  où  il  parlait  de 
liberté  et  faisait  appel  à  toutes  les  idées  contem- 
poraines, en  poursuivant  la  restauration  d'une  in- 
stitution du  treizième  siècle,  liée  aux  souvenirs 
impopulaires  de  l'inquisition.  Une  fois  de  plus, 
Lacordaire  vit  sa  tactique  couronnée  d'un  plein 
succès.  Il  ne  gagna  pas  seulement  le  concours  de 
plusieurs  disciples,  recrutés  précisément  dans  la 

{  Lacordaire  avait  été  sans  doute  devancé,  dans  le 
rétablissement  des  ordres  monastiques  en  France,  par 
dom  Guéranger  qui,  comme  on  l'a  dit  plus  haut,  s'était 
établi  à  Solesmes  dès  1833,  et  avait  revêtu  l'habit  de 
Saint-Benoit  en  183G.  Mais  cet  événement  n'avait  pas 
eu  de  retentissement;  il  avait  élé  en  quelque  sorte  tout 
local. 


AUX  DÉBITS  DE  LA  .MONARCHIE  DE  JUILLET  I  1 

partie  de  la  jeunesse  qui  avait  le  plus  pris  goût 
aux  idées  nouvelles  ;  le  jour  venu,  dans  les  pre- 
mières semaines  de  18  il,  il  put,  sous  son  nouveau 
costume,  traverser  la  France  étonnée,  mais  géné- 
ralement sympathique  et  respectueuse,  intéressée 
par  ce  que  cette  hardiesse  avait  de  vaillant,  flattée 
par  la  confiance  témoignée  en  sa  tolérance  et  en  sa 
justice.  Arrivé  à  Paris,  il  lit  plus  encore,  pour 
prendre  solennellement  possession  de  la  liberté 
qu'il  venait  de  reconquérir  :  violentant  quelques 
timidités  amies,  il  parut  dans  La  chaire  de  Notre- 
Dame,  avec  sa  robe  blanche  et  sa  tète  rasée,  ayant 
à  ses  pieds  dix  mille  hommes,  parmi  lesquels  tous 
les  chefs  du  gouvernement  et  de  l'opinion  ;  et 
alors,  sous  ce  froc  du  moyen  âge,  il  prononça, 
par  un  contraste  voulu,  le  plus  moderne  de  ses 
discours,  celui  sur  «  la  vocation  de  la  nation  fran- 
çaise ». 

Après  cela,  n'était-il  pas  fondé  à  dire,  en  mon- 
trant sa  robe  blanche  :  «  Je  suis  une  liberté  »  ?  Il 
venait,  par  ce  coup  d'éclat,  d'arracher  au  pays 
lui-même  ce  que  les  pouvoirs  publics  n'eussent 
pas  sans  doute  voulu  ni  osé  accorder  du  premier 
coup;  il  avait  gagné  devant  l'opinion  le  procès, 
non  seulement  des  dominicains,  mais  de  tous  les 
ordres  religieux.  Les  jésuites,  qui  jusqu'alors  ne 
s'étaient  établis  en  France  que  d'une  façon  équi- 
voque et  en  se  prêtant  à  une  sorte  de  dissimulation 
convenue,  ne  furent  pas  les  derniers  à  en  profiter  : 
dès  l'année  suivante,  pour  la  première  fois,  en 


42  CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

annonçant  les  conférences  de  Notre-Dame,  on  dit 
le  «  Père  de  Ravignan  »  et  non  plus  «  l'abbé  de 
Ravignan  ».  Quel  progrès,  si  l'on  se  reporte  au 
lendemain  de  1830,  et  même  à  la  Restauration  î 
Le  nouveau  moine,  lors  de  sa  rentrée  en  France 
et  de  son  discours  à  Notre-Dame,  avait  été  invité 
chez  le  ministre  des  cultes  ;  il  y  avait  dîné  en 
froc.  On  raconte  que  l'un  des  convives,  ancien 
ministre  de  Charles  X,  M.  Bourdeau,  se  penchant 
vers  son  voisin  :  «  Quel  étrange  retour  des  choses 
de  ce  monde,  dit-il  !  Si,  quand  j'étais  garde  des 
sceaux,  j'avais  invité  un  dominicain  à  ma  table, 
le  lendemain,  la  chancellerie  eût  été  brûlée.  » 

Aussi,  peu  de  temps  après,  un  prêtre  éminent 
repassait  dans  son  esprit  les  changements  ines- 
pérés, accomplis,  depuis  1830,  dans  l'ordre  reli- 
gieux ;  il  considérait  les  âmes  ramenées  vers  Dieu 
par  l'effet  même  de  l'agitation  et  du  trouble  qui 
avaient  paru  d'abord  les  en  éloigner,  le  clergé  ces- 
sant d'être  suspect  par  suite  de  sa  ruine  politique, 
et  retrouvant,  grâce  à  une  attitude  nouvelle,  une 
popularité  plus  fructueuse  que  n'avait  jamais  pu 
l'être  la  faveur  officielle.  Alors  conduit,  contraint 
en  quelque  sorte,  à  reprendre  la  pensée,  si  étrange 
au  premier  abord,  qui  avait  été  déjà  indiquée,  en 
1834,  par  Mmc  Swetchine,  il  constatait  que  «  la 
révolution  de  Juillet  avait  été,  sans  le  vouloir,  la 
première  origine  de  la  réaction  religieuse1.  »  Les 

1  L'abbé  Dupanloup,  De  la  Pacification  religieuse,  1845. 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  43 

adversaires  eux-mêmes  étaient  réduits  à  confesser 
ce  retour  si  inattendu.  L'un  d'eux,  M.  Dubois, 
l'ancien  fondateur  du  Globe,  disait,  vers  I8/1O, 
à  un  élève  de  l'École  normale  :  «  Mes  sentiments 
sont  bien  connus,  j'ai  toujours  combattu  le  catho- 
licisme ;  mais,  je  ne  puis  me  le  dissimuler,  il  se 
prépare  pour  lui  un  siècle  aussi  beau  et  plus  beau 
peut-être  encore  que  le  treizième1.  »  Or,  c'était 
le  même  homme  qui,  en  1831,  visitant,  comme 
inspecteur  général  de  l'Université,  le  collège  de 
Rennes,  s'était  écrié,  après  avoir  rendu  au  passé 
de  la  religion  catholique  un  hommage  d'une  hau- 
taine bienveillance  :  «  Messieurs,  nous  marchons 
vers  une  grande  époque,  et  peut-être  assisterons- 
nous  aux  funérailles  d'un  grand  culte2.  » 


VI 

Pendant  que  Lacordaire  ramenait  les  généra- 
tions nouvelles  dans  les  églises,  son  frère  d'armes 
de  Y  Avenir  1  le  comte  de  Montalembert,  travaillait 
à  faire  reprendre  aux  catholiques  la  place  qu'ils 
avaient  perdue  dans  le  monde  politique.  C'est  le 
\h  mai  1835,  au  moment  même  où  finissait  la 
première  station  de  Notre-Dame,  que  le  jeune  pair 

1  Ce  propos  est  rapporté  dans  une  lettre  du  jeune 
Pierre  Olivaint.  (  Vie  du  P.  Oliuaint,  par  le  P.  Clair,  p.  158.) 
*  Ami  de  la  Religion  du  4  août  1831. 


CHAPITRE   I.   LA  REACTION  RELIGIEUSE 


prononçait  son  maiden  speech  dans  la  Chambre 
haute. 

Lui  aussi,  il  avait  du  sortir  de  l'arène,  pour 
reprendre  haleine,  après  le  faux  départ  de  YA- 
venir.  Seulement,  ces  années  de  retraite  que  le 
prêtre  avait  passées,  isolé  et  comme  immobile, 
dans  sa  chambrette  d'aumônier  de  la  Visitation, 
le  gentilhomme  les  avait  employées  à  parcourir  les 
grandes  routes  d'Allemagne  et  d'Italie,  se  pas- 
sionnant partout  à  la  recherche  des  vestiges,  jus- 
qu'alors mal  compris  et  imparfaitement  goûtés, 
des  grands  siècles  catholiques,  particulièrement 
des  monuments  artistiques  du  treizième  et  du 
quinzième  siècle.  Le  hasard  des  voyages  —  où  le 
poussait  peut-être  l'agitation  d'un  esprit  encore 
mal  remis  des  excitations  et  des  secousses  de  la 
crise  récente  —  lui  avait  fait  rencontrer,  dans  un 
coin  de  la  Hesse,  les  traces,  presque  complète- 
ment effacées  par  la  haine  protestante  et  par 
l'oubli  populaire,  du  culte  dont  avait  été  l'objet 
«  la  chère  sainte  Elisabeth  » .  Séduit  et  indigné, 
touché  et  conquis,  il  avait  fait  de  la  royale  sainte 
la  dame  de  ses  pensées,  de  son  imagination,  de 
ses  études;  il  s'était  armé  son  chevalier,  pour 
venger  cette  mémoire  méconnue,  pour  ranimer 
cette  dévotion  éteinte,  et  avait  trouvé  dans  la  pré- 
sence constante  de  cette  charmante  et  douce  vi- 
sion la  direction  de  son  esprit,  la  paix  de  son 
àme,  la  consolation  de  ses  déchirements  et  de  ses 
déceptions,  et  comme  le  bienfait  d'une  sérénité 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  45 

supérieure  venue  du  passé  et  descendue  du  ciel. 

Mais  cette  vie  d'érudit  ou  de  dilettante  chrétien 
ne  pouvait  longtemps  suffire  à  une  nature  aussi 
militante.  Ce  n'était  pas  seulement  dans  l'histoire, 
c'était  dans  les  luttes  présentes  et  quotidiennes  de 
la  vie  publique  qu'il  voulait  relever  le  nom  catho- 
lique. Quand,  au  lendemain  de  la  révolution  de 
Juillet,  il  avait  vu  <  la  croix  arrachée  du  fronton 
des  églises  de  Paris,  traînée  dans  les  rues  et  pré- 
cipitée dans  la  Seine,  aux  applaudissements  d'une 
foule  égarée  »,  il  s'était  promis  de  poursuivre  la 
revanche  de  ces  jours  d'humiliation  et  d'outrage. 
Il  le  rappelait  plus  tard  à  la  tribune  :  «  Cette  croix 
profanée,  s'écriait-il ,  je  la  ramassai  dans  mon 
cœur,  et  je  jurai  de  la  servir  et  de  la  défendre. 
Ce  que  je  me  suis  dit  alors,  je  l'ai  fait  depuis,  et, 
s'il  plait  à  Dieu,  je  le  ferai  toujours  *.  »  C'était 
pour  tenir  ce  serment  de  ses  vingt  ans,  que  le 
jeune  pair,  qui  avait  été,  après  1830,  l'un  des 
derniers  à  recueillir  le  bénéfice  de  l'hérédité  bien- 
tôt abolie,  s'empressait,  dès  que  son  âge  le  lui 
permettait,  de  siéger  dans  la  Chambre  haute  et  de 
prendre  part  à  ses  débats  2. 

On  ne  saurait  s'imaginer  aujourd'hui  de  quel 
courage,  de  quelle  audace  même,  un  homme  po- 
litique devait  alors  faire  preuve,  pour  se  poser  en 

1  Discours  du  14  avril  1845. 

1  Les  pairs  admis  par  droit  d'hérédité  n'avaient  voix 
délibérative  qu  à  trente  ans;  mais  ils  pouvaient  siéger  et 
parler  dès  vingt-cinq  aus. 

3. 


4*6  CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

chrétien.  M.  de  Montalembert,  rendant  hommage, 
en  1855,  à  la  mémoire  de  l'un  des  rares  pairs  qui 
s'étaient  joints  à  lui,  au  comte  Beugnot,  a  rappelé 
«  l'impopularité  formidable  qu'il  fallait  braver,  au 
sein  des  classes  éclairées  et  du  inonde  politique, 
quand  on  voulait  arborer  ou  défendre  les  croyances 
catholiques...  »  ((Personne,  ajoutait-il,  ou  presque 
personne,  parmi  les  savants,  les  écrivains,  les  ora- 
teurs, les  hommes  publics,  ne  consentait  à  se 
laisser  soupçonner  de  préoccupations  ou  d'enga- 
gements favorables  à  la  religion...  L'impopularité 
qu'il  s'agissait  d'affronter  n'était  pas  seulement 
cette  grossière  impopularité  des  masses,  ces  dé- 
nonciations quotidiennes  des  journaux,  ces  insultes 
et  ces  calomnies  vulgaires  qui  sont  la  condition 
habituelle  des  hommes  de  cœur  et  de  devoir  clans 
la  vie  publique...  Mais  il  fallait  de. plus  entrer  en 
lutte  avec  tous  ceux  qui  se  qualifiaient  d'hommes 
modérés  et  pratiques,  avec  la  plupart  des  conser- 
vateurs non  moins  qu'avec  les  révolutionnaires, 
avec  l'immense  majorité,  la  presque  unanimité  des 
deux  Chambres,  avec  une  foule  innombrable 
d'honnêtes  gens  aveuglés,  et,  ce  qui  était  bien 
autrement  dur,  avec  une  élite  d'hommes  considé- 
rables qui  avaient  conquis  une  réputation  enviée, 
en  rendant  d'incontestables  services  à  la  France, 
à  l'ordre,  à  la  liberté.  Enfin  il  fallait  braver,  jusque 
dans  les  rangs  les  plus  élevés  de  la  société  fran- 
çaise, un  respect  humain,  dont  l'invincible  inten- 
sité a  presque  complètement  disparu  dans  les 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  47 

luttes  et  les  périls  que  nous  avons  traversés  de- 
puis lors  *.  » 

En  parlant  ainsi  de  M.  Betignot,  M.  de  Monta- 
lembert  ne  pensait-il  pas  à  ses  propres  débuts? 
Quand,  en  1835,  il  entra  à  la  Chambre  haute, 
avec  le  dessein  d'y  défendre  la  cause  catholique, 
il  s'y  trouva  absolument  isolé  :  il  ne  pouvait  même 
pas  s'appuyer  sur  les  légitimistes,  plus  favorables 
aux  idées  religieuses,  mais  dont  sa  coopération  à 
Y  Avenir  l'avait  publiquement  séparé.  Les  hommes, 
d'ordinaire,  hésitent  à  se  compromettre  pour  une 
cause,  lorsqu'ils  savent  devoir  être  seuls  à  la  dé- 
fendre; l'inutilité  probable  de  leur  effort  sert 
d'excuse  à  leur  défaut  de  courage.  Tout  autre  était 
le  jeune  comte  de  Montalembert.  Il  semblait  avoir 
le  goût  des  causes  vaincues  :  plus  elles  lui  parais- 
saient désespérées ,  abandonnées  de  tous,  plus  il 
se  sentait  porté  vers  elles,  plus  il  trouvait  d'at- 
trait et  d'honneur  à  s'y  montrer  fidèle  et  dévoué. 
Sans  espoir  ni  peur,  disait  une  vieille  devise  de 

1  Ailleurs,  M.  de  Montalembert  a  écrit,  en  faisant 
allusion  à  la  même  époque  :  «  On  vit  ensemble,  pendant 
des  années  entières,  dans  un  corps  politique,  dans  un 
tribunal,  dans  un  conseil  ou  une  assemblée  quelconque, 
et  l'on  est  tout  étonné,  de  découvrir  un  jour,  par  quelque 
hasard,  qu'on  a,  pour  collègue  ou  pour  voisin,  un  homme 
qui  croit  à  la  vérité  catholique,  et  qui  pratique  sa 
croyance,  sans  que  personne  s'en  doutât  :  tant  l'organi- 
sation sociale  laisse  chez  nous  peu  de  placo  à  la  foi  reli- 
gieuse, tant  elle  en  rend  la  profession  inutile,  impopu- 
laire, dangereuse  ou  ridicule.  »  [Œuvras  polémiques,  t.  I, 
p.  313.) 


48  CHAPITRE  I.   LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

ses  ancêtres.  «  Je  confesse,  déclarera- t-il  fièrement 
vers  la  fin  de  sa  vie,  que  je  ne  suis  pas  tout  à  fait 
étranger  à  ces  instincts  rétifs  que  les  sophistes 
repus  reprochent  aux  ennemis  vaincus  de  César... 
J'aurais  joui  du  succès  tout  comme  un  autre  :  mais 
j'ai  su  m'en  passer.  Une  àme  un  peu  haute,  dit 
Vauvenargues,  aime  à  lutter  contre  le  mauvais 
destin  :  le  combat  plaît  sans  la  victoire...  J'ai  tou- 
jours défendu  les  faibles  contre  les  forts;...  et  nul 
ne  pourra  dire  que  j'ai  conspiré  avec  la  fortune  et 
attendu,  pour  servir  les  idées  ou  les  personnes, 
qu'elles  fussent  victorieuses  et.  toutes-puissan- 
tes *.  )>  N'est-on  même  pas  autorisé  à  penser  que 
l'abaissement  de  la  religion,  au  lendemain  de  la 
révolution  de  Juillet,  fut  l'un  des  motifs  de  la  pas- 
sion généreuse  avec  laquelle  il  arbora  le  drapeau 
catholique?  N'est-ce  pas  lui  qui,  à  vingt  et  un  ans, 
devant  le  sac  de  Saint-Germain  l'Àuxerrois,  avait 
déclaré  se  sentir  au  cœur  «  une  ardeur  nouvelle, 
une  ardeur  sanctifiée  par  la  douleur  »,  pour  cette 
foi  outragée?  «  S'il  nous  eût  été  donné  de  vivre 
au  temps  où  Jésus  vint  sur  la  terre  et  de  ne  le 
voir  qu'un  moment,  écrivait-il  alors,  nous  eussions 
choisi  celui  où  il  marchait  couronné  d'épines  et 
tombait  de  fatigue  vers  le  calvaire  ;  de  même  nous 
remercions  Dieu  de  ce  qu'il  a  placé  le  court  instant 
de  notre  vie  mortelle,  à  une  époque  où  sa  sainte 
religion  est  tombée  dans  le  malheur  et  l'abais- 

1  Avaut-propos  des  Discours  de  M.  de  Moutalembert. 


AUX  DÉBUTS  DE  LA.  MONARCHIE  DE  JLTLLL'T  i'J 

sèment,  afin  que  nous  puissions  lui  sacrifier  plus 
complètement  notre  existence,  l'aimer  plus  tendre- 
ment, l'adorer  de  plus  près  » 

Grand  fut  l'étonnement  des  vénérables  pairs, 
ces  sceptiques  d'origine,  encore  refroidis  par 
re\périence,  ces  survivants  du  dix-huitième  siècle, 
blasés  davantage  par  les  révolutions  du  dix-neu- 
vième, quand  ils  virent  se  lever,  au  milieu  d'eux, 
ce  jeune  croyant  si  enthousiaste.  L'entrée  dans 
la  cpur  du  Luxembourg  d'un  chevalier  portant 
l'armure  du  moyen  âge  et  la  croix  sur  la  poi- 
trine ne  leur  eut  pas  paru  plus  étrange  et  moins 
raisonnable.  Avec  son  nouveau  champion,  la  reli- 
gion ne  se  présentait  plus  dans  une  attitude 
humble,  voilée  et  résignée;  elle  avait  quelque 
chose  de  hardi,  on  eût  presque  dit  de  cavalier. 
Toutefois  il  se  mêlait  à  cette  hardiesse  une  sorte 
de  bonne  grâce  hère  et  modeste  qui  l'empêchait 
de  paraître  outrecuidante  :  «  Je  ne  descendrai  pas 
de  cette  tribune  —  disait  le  jeune  orateur,  en  ter- 
minant un  des  premiers  discours  où  il  revendiquait 
les  droits  du  clergé  —  sans  vous  exprimer  le 
regret  que  j'éprouverais,  si  je  vous  avais  paru 
parler  un  langage  trop  rude  ou  trop  étranger  aux 
idées  qui  y  sont  ordinairement  énoncées.  J'ai  es- 
père que  \ous  m'excuseriez  d'avoir  obéi  à  la  fran- 
chise de  mon  âge,  d'avoir  eu  le  courage  de  mon 
opinion.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'aime  mille  fois  mieux 

1  Avenir  du  L9  février  H31 . 


50  CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

qu'il  me  faille  vous  demander  pardon  ici  publi- 
quement de  vous  avoir  fatigués  ou  blessés  par  mes 
paroles,  que  demander  pardon,  dans  le  secret  de 
ma  conscience,  à  la  vérité  et  à  la  justice,  de  les 
avoir  trahies  par  mon  silence  4.  »  Ce  langage  sur- 
prenait les  nobles  pairs,  mais  ne  leur  déplaisait 
pas  ;  ils  ressentaient  une  sorte  de  curiosité  indul- 
gente pour  les  audaces  imprévues  de  celui  dont  la 
jeunesse  leur  rappelait  une  hérédité  regrettée  ; 
leur  tolérance  ratifiait  la  liberté  qu'il  avait  prise 
de  tout  dire,  et  lui  permettait  de  troubler,  par 
une  vivacité  inaccoutumée  dans  cette  enceinte,  le 
calme  décent,  la  froide  politesse  de  leurs  délibé- 
rations :  souriant  aux  saillies  et  même  aux  écarts 
de  son  éloquence  impétueuse,  «  comme  un  aïeul, 
à  la  vivacité  généreuse  et  mutine  du  dernier  enfant 
de  sa  race  2.  » 

Du  reste,  si  le  jeune  pair  n'était  pas  déjà,  à 
vingt-cinq  ans,  l'orateur  éminent  et  complet  des 
discours  sur  le  Sunderbund  ou  sur  l'expédition  de 
Rome,  ce  n'en  était  pas  moins  un  spectacle  plein 
d'intérêt  et  de  charme,  de  contempler  ce  talent 
dans  la  fraîcheur  de  sa  fleur  première  et  de  le 
suivre  ensuite  dans  son  rapide  épanouissement  ; 
talent  vif,  alerte,  ardent,  où  se  mêlaient  le  sar- 
casme et  l'enthousiasme,  la  fierté  provocante  et 
la  générosité  sympathique.  M.  de  Montalembert 

1  Discours  du  19  mai  1837. 

2  Expression  du  prince  Albert  de  Broglic,  dans  son 
discours  de  réception  à  l'Académie  française. 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET  51 

travaillait  beaucoup  ses  discours;  il  les  lisait  alors, 
comme  avaient  fait  plusieurs  orateurs  de  la  Restau- 
ration, entre  autres  Royer-Collard  et  le  général 
Foy;  plus  tard  seulement,  il  prit  le  parti  de  réciter, 
ensuite  de  parler  surs  impies  notes.  Mais  il  lisait  avec 
une  aisance  et  une  chaleur  qui  rendaient  sa  lecture 
presque  aussi  entraînante  qu'une  improvisation. 
Il  avait  peu  de  geste  ;  la  voix  y  suppléait,  souple, 
claire,  vibrante,  admirablement  faite  pour  l'ironie 
ou  le  pathétique,  avec  un  de  ces  accents  qu'on 
n'oubliait  plus  ;  et  par-dessus  tout,  ce  je  sais  quoi 
d'aisé  dans  la  véhémence,  de  noble  dans  la  passion, 
de  naturel  dans  la  hauteur,  qui  révèle  la  race,  et 
•qui  donne  cà  l'éloquence  aristocratique  un  caractère 
à  part  auquel  n'atteignent  jamais  ni  la  faconde  de 
l'avocat,  ni  la  solennité  du  professeur,  ni  la  décla- 
mation du  rhéteur. 

M.  de  Montalembert  n'appartenait  pas  à  un  parti 
politique  ;  il  ne  pouvait  être  contredit,  quand  il  se 
défendait  «  d'avoir  jamais  combattu  systématique- 
ment aucun  ministère  ».  Cependant  alors,  dans 
beaucoup  de  questions,  il  paraissait  en  harmonie 
avec  les  hommes  de  gauche.  Son  premier  discours, 
en  1835,  avait  été  une  attaque  contre  les  lois  de 
septembre  sur  la  presse.  Et  surtout  dans  la  poli- 
tique étrangère,  avec  quelle  amertume  il  reprochait 
au  gouvernement  «  les  humiliations  »  de  la  France  ! 
Ces  exagérations  d'un  libéralisme  un  peu  jeune, 
ces  exaltations  d'un  patriotisme  parfois  plus  géné- 
reux que  clairvoyant  et  sensé,  étaient  comme  un 


52  CHAPITRE  I.  LA  RÉACTION  RELIGIEUSE 

reste  de  Y  Avenir,  qui  devait  s'atténuer  avec  le 
temps  et  avec  l'âge.  D'ailleurs,  il  y  avait  là,  chez 
M.  de  Montalembert,  à  côté  d'entraînements  très 
sincères,  de  convictions  très  ardentes,  une  part  de 
tactique  :  pour  faire  sortir  les  catholiques  de  leur 
état  d'isolement,  d'impopularité  et  de  proscription 
morale,  pour  leur  refaire  une  place  digne  dans  le 
monde  politique,  il  lui  paraissait  utile  que  l'ora- 
teur, connu  pour  être  leur  champion,  se  montrât 
un  libéral  aussi  hardi,  un  patriote  aussi  suscep- 
tible, un  défenseur  aussi  dévoué  des  nations  oppri- 
mées, un  ami  aussi  ardent  de  toutes  les  causes 
généreuses,  enfin  un  citoyen  aussi  intéressé  aux 
aflaires  publiques,  qu'aurait  pu  l'être  aucun  homme 
engagé  dans  le  mouvement  du  siècle.  Une  telle 
attitude  lui  était  d'autant  plus  facile  que  ces  senti- 
ments étaient  naturellement  les  siens.  De  là  tous 
ces  discours  qui  se  succèdent  sur  la  liberté  de  la 
presse,  sur  la  Pologne,  la  Belgique,  l'Espagne  ou 
la  Grèce,  sur  les  réformes  philanthropiques  en 
matière  d'esclavage,  de  régime  des  aliénés  ou  de 
travail  des  enfants  dans  les  manufactures.  Rare- 
ment, dans  ces  premières  années,  il  aborde  les 
questions  religieuses  proprement  dites  :  à  peine, 
de  temps  à  autre,  engage-t-il  quelque  rapide 
escarmouche  sur  l'aliénation  des  terrains  de  l'Ar- 
chevêché, sur  un  appel  comme  d'abus,  ou  sur  le 
régime  des  petits  séminaires.  Mais,  ne  vous  y 
trompez  pas,  c'est  le  catholicisme  qu'il  a  toujours 
en  vue,  même  quand  il  traite  d'autres  sujets;  ces 


AUX  DÉBUTS  DE  LA  MONARCHIE  DB  JUILLET 


53 


discours  sont  en  réalité  pour  lui  des  préludes,  une 
Façon  de  préparer  le  monde  politique  et  de  se  pré- 
parer lui-même  à  sa  mission  spéciale,  à  celle  qu'il 
avait  proclamée  le  jour  où,  à  vingt  ans,  devant  la 
Chambre  des  pairs,  il  avait  voué  sa  vie  à  la  cause 
de  la  liberté  religieuse  et  particulièrement  de  la 
liberté  d'enseignement 

1  Discours  prononcé  le  20  septembre  1831.  dans  «  le 
procès  de  l'Ecole  libre  ». 


CHAPITRE  II 


LE  GOUVERNEMENT  ET   LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE 

1830-1841. 

I<  Les  chefs  du  mouvement  catholique  se  séparent  du  roya- 
lisme. Jugement  de  leur  attitude.  —  II.  Sagesse  et  réserve  politi- 
ques de  la  plupart  des  évèques,  après  1830.  Mgr  de  Quélen.  Le 
clergé  se  rapproche  de  plus  en  plus  de  la  monarchie  de  Juillet. 
Il  y  est  poussé  par  la  cour  romaine.  —  III.  Politique  religieuso 
du  gouvernement.  Violences  et  vexations  du  début.  Cette  poli- 
tique s'améliore.  Ses  lacunes  et  ses  progrès.  L'opinion  est  plus 
favorable  au  clergé.  —  IV.  Les  hommes  d'État  et  la  question 
religieuse.  Un  écrit  de  M.  Guizot  et  un  discours  du  roi.  —  V.  Rai- 
sons politiques  et  parlementaires  qui  doivent  déterminer,  en 
1841,  le  gouvernement  à  s'emparer  de  la  question  religieuse  et 
à  satisfaire  les  catholiques.  —  VI.  Le  péril  social  et  le  désordre 
intellectuel,  à  cette  époque.  Nécessité  de  la  religion  pour  y  remé- 
dier. 

•  ir . 

I 

<(  Êtes-vous  bien  sûr  que  l'abbé  Lacordaire  ne 
soit  pas  un  carliste  ?  »  demandait,  en  1837,  Louis- 
Philippe  à  M.  de  Montalembert.  C'était  une  pré- 
vention habituelle  aux  hommes  de  1830,  de  soup- 
çonner le  «  carlisme  »  là  où  ils  voyaient  quelque 
ardeur  de  propagande  religieuse.  N'eùt-il  pas  été 
en  effet  assez  naturel,  après  la  conduite  des  vain- 
queurs de  Juillet  envers  le  clergé,  que  celui-ci  se 
rapprochât  de  l'opposition  de  droite,  et  que  la 


56  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

réaction  religieuse  prît  une  direction  hostile  au 
pouvoir  ?  Et  cependant  le  contraire  s'était  plutôt  * 
produit.  En  dépit  des  plaintes  du  vieux  parti  légi- 
timiste, dénonçant  ce  qui  lui  paraissait  une  défec- 
tion et  une  ingratitude,  l'un  des  caractères  du 
nouveau  mouvement  catholique  était  sa  séparation 
du  royalisme,  et  ceux  qui  étaient  à  sa  tête  affec- 
taient, à  l'égard  de  la  monarchie  de  Juillet,  une 
attitude  parfois  bienveillante,  toujours  sans  hostilité 
préconçue.  Rien  donc  ne  justifiait  l'alarme  un  peu 
méfiante  dont  la  question  du  roi  paraissait  l'indice, 
et  le  doute  émis  prouvait  qu'à  la  cour  on  était  mal 
informé  des  choses  ecclésiastiques. 

Quels  étaient,  par  exemple,  les  sentiments  poli- 
tiques du  prédicateur  de  Notre-Dame?  «  Après 
cinquante  ans  que  tout  prêtre  français  était  roya- 
liste jusqu'aux  dents,  écrivait  Lacordaire,  j'ai  cessé 
de  l'être;  je  n'ai  pas  voulu  couvrir  de  ma  robe 
sacerdotale  un  parti  ancien,  puissant,  générale- 
ment honorable,  mais  enfin  un  parti.  »  N'avait-il 
pas  été  un  jour  jusqu'à  dire,  dans  une  réunion  de 
jeunes  gens,  au  grand  scandale  des  légitimistes  : 
«  Qui  se  souvient  aujourd'hui  des  querelles  anglaises 
de  la  rose  rouge  et  de  la  rose  blanche  ?  »  Il  n'était 
pas  pour  cela  devenu  «  républicain  »,  «  démo- 
crate » ,  ou  «  philippiste  » ,  comme  le  lui  repro- 
chaient les  royalistes  mécontents.  Dès  1832,  il 
avait  protesté  contre  l'espèce  d'alliance  que  Lamen- 
nais paraissait  vouloir  conclure  avec  le  parti  répu- 
blicain, et  cette  opposition  avait  été  l'un  des 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  ,r)7 

motifs  de  sa  rupture.  «  Je  n'ai  jamais  écrit  une 
ligne  ni  dit  un  mot,  lit-on  dans  une  de  ses  lettres, 
qui  puisse  autoriser  la  pensée  que  je  suis  un  démo- 
crate. »  Il  se  vantait  d'autre  part  de  «  n'avoir  pas 
voulu  davantage  se  donner  au  gouvernement  nou- 
veau», estimant  que  les  vrais  hommes  d'Eglise 
((  ont  toujours  tenu,  vis-à-vis  du  pouvoir  humain, 
une  conduite  réservée,  noble,  sainte,  ne  sentant  ni 
le  valet,  ni  le  tribun  <> .  Aussi  écrivait-il,  dès  1834  : 
«  Quelques-uns  au  moins  me  comprennent;  ils 
savent  que  je  ne  suis  devenu  ni  républicain,  ni 
juste-milieu,  ni  légitimiste,  mais  que  j'ai  fait  un 
pas  vers  ce  noble  caractère  de  prêtre,  supérieur  à 
.tous  les  partis,  quoique  compatissant  cà  toutes  les 
misères.  »  Il  se  félicitait  d'être  sorti  a  du  tourbillon 
fatal  de  la  politique,  pour  ne  plus  se  mêler  que  des 
choses  de  Dieu  et,  parles  choses  de  Dieu,  travailler 
au  bonheur  lent  et  futur  des  peuples».  Mais,  si 
Lacordaire  pouvait  se  défendre  avec  raison  de 
«  s'être  donné  »  à  l'opinion  régnante,  celle-ci  du 
moins  n'avait  sujet  de  lui  reprocher  aucune  hosti- 
lité. Dans  sa  Lettre  sur  le  Saint-Siège,  ne  louait-il 
pas  «  les  dispositions  bienveillantes  que  Louis- 
Philippe  montrait  pour  la  religion»?  Dans  son 
discours  sur  la  Vocation  de  In  nation  française, 
ne  rendait-il  pas  hommage  cà  la  prépondérance  de 
la  «  bourgeoisie  »,  à  laquelle  il  rappelait  en  même 
temps  ses  devoirs  envers  le  Christ?  Enfin,  quand 
il  était  question,  pour  la  première  fois,  de  rétablir 
les  dominicains  en  France,  ne  pouvait-il  pas,  toul 


58 


CHAPITRE  II.   LE  GOUVERNEMENT 


en  maintenant,  en  dehors  des  quéstions  de  parti, 
la  neutralité  et  la  dignité  de  son  rôle  de  prêtre, 
faire  donner  au  gouvernement  l'assurance  qu'il 
n'éprouvait  à  son  égard  que  des  sentiments  de 
«  justice  »  et  de  «  bienveillance  1  »  ? 

M.  de  Montalembert,  homme  politique,  était 
tenu  à  moins  de  réserve  :  aussi  se  séparait-il  plus 
nettement  du  parti  légitimiste  et  se  ralliait-il  plus 
ouvertement  à  la  monarchie  nouvelle.  Dans  presque 
tous  ses  discours,  de  1835  à  1841,  il  se  déclarait 
«  partisan  sincère  de  la  révolution  de  Juillet,  ami 
loyal  de  la  dynastie  qui  la  représentait  2  » .  C'était 
même  dans  les  termes  les  plus  sévères  et  les  plus 
durs  qu'il  désavouait  certains  procédés  de  l'oppo- 
sition royaliste  3  ;  et  il  pouvait  dire  en  18/il  : 
«  Personne,  à  dater  du  jour  où  j'ai  abordé  pour  la 
première  fois  cette  tribune,  n'a  brisé  plus  complè- 
tement que  moi  avec  les  regrets  et  les  espérances 
du  parti  légitimiste4.  »  Dès  1838,  il  exposait,  dans 
la  France  contemporaine,  ce  que  devaient  être, 
selon  lui,  les  «  Rapports  de  l'Eglise  catholique  et 
du  gouvernement  de  Juillet  »  :  il  engageait  les 
catholiques  à  «  accepter  »  le  pouvoir  nouveau 
«  comme  un  fait  établi  et  consommé,  et,  sans  se 
livrer  à  lui,  en  abdiquant,  au  contraire,  cette 

1  Montalembert,  Notice  sur  le  P.  Lacordaire. 

2  Voir  notamment  les  discours  du  8  septembre  1835, 
du  19  mai  1837,  du  6  juillet  1838  et  du  14  avril  1840. 

3  Voir,  par  exemple,  le  discours  du  11  janvier  1842. 

4  Discours  du  31  mars  1841. 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  59 

idolâtrie  monarchique  qui,  sous  une  autre  race,  a 
été  si  impopulaire  et  si  stérile,  à  apporter  au  pays 
un  concours  digne  et  fécond  ».  Une  telle  conduite 
lui  paraissait  conforme  à  l'exemple  du  Saint-Siège 
et  aux  principes  constants  de  l'Église,  «  qui  n'a 
jamais  proclamé  la  prétendue  orthodoxie  politique 
qu'on  voudrait  lui  imputer  ».  D'ailleurs,  tout  en 
reconnaissant  qu'il  y  avait  encore  beaucoup  à 
demander  au  gouvernement,  M.  de  Montalembert 
estimait  que  «  nulle  part,  si  ce  n'est  en  Belgique, 
l'Église  n'était  plus  libre  qu'en  France  »  ;  et  il  se 
plaisait  à  témoigner  publiquement  de  sa  confiance 
dans  la  bonne  volonté  de  la  jeune  monarchie  et 
dans  les  bienfaits  de  la  liberté. 

Tels  étaient  aussi  les  sentiments  de  cette  jeunesse, 
où  il  fallait  chercher  l'expression  la  plus  vivante 
de  la  réaction  religieuse.  N'était-ce  pas  tout  d'abord 
une  façon  de  trancher  avec  les  anciennes  habi- 
tudes, que  cette  fondation  de  la  Société  de  Saint- 
Vincent-de-Paul,  où  l'on  déclarait  ne  vouloir  con- 
stituer que  «  le  parti  de  Dieu  et  des  pauvres  » ,  et 
d'où  l'on  excluait  absolument  cette  préoccupation 
politique,  mêlée  plus  ou  moins,  sous  la  Restaura- 
tion, à  toutes  les  associations  pieuses  et  charita- 
bles? «  J'ai,  sans  contredit,  pour  le  vieux  royalisme, 
écrivait  Ozanam,  le  21  juillet  1834,  tout  le  respect 
que  l'on  doit  à  un  glorieux  invalide,  mais  je  ne 
m'appuierai  pas  sur  lui,  parce  qu'avec  sa  jambe  de 
bois  il  ne  saurait  marcher  au  pas  des  générations 
nouvelles.  »  Il  ajoutait,  le  9  avril  1838  ;  «  Pour 


60 


CHAPITRE  If.   LE  GOUVERNEMENT 


nous,  Français,  esclaves  des  mots,  une  grande 
chose  est  faite  :  la  séparation  de  deux  grands  mots 
qui  semblaient  inséparables,  le  trône  et  l'autel.  » 
Le  21  février  18/jO,  il  exposait  ainsi  ses  opinions 
politiques  :  t<  Je  n'ai  pas  foi  à  l'inamissibilité  du 
pouvoir.  Les  dynasties  ont,  à  mes  yeux,  une  mis- 
sion dont  l'accomplissement  fidèle  est  la  garantie 
de  leur  durée,  dont  l'infraction  entraîne  leur  dé- 
chéance. D'ailleurs,  les  questions  de  personnes, 
celles  même  de  constitutions,  me  semblent  d'un 
médiocre  intérêt  en  présence  des  problèmes  sociaux 
qui  dominent  l'époque  présente.  Je  dois  à  l'étude 
mieux  approfondie  du  catholicisme  un  sincère 
amour  de  la  liberté  et  l'abjuration  de  ce  culte  inin- 
telligent du  passé  auquel  on  façonnait  notre 
enfance,  dans  les  collèges  de  la  Restauration.  » 

Quand  M.  Louis  Veuillot  prendra,  en  1843,  la 
direction  de  Y  Univers  et  en  formulera  le  pro- 
gramme, l'inspiration  sera  la  même  :  «  Après  un 
demi-siècle  d'incomparables  désastres,  dira-t-il, 
nous  comprenons  tous  les  deuils,  mais  nous  n'y 
voulons  pas  ensevelir  notre  liberté.  Nous  ne  deman- 
dons rien  pour  nous-mêmes,  nous  ne  voulons  rien 
regretter;  nous  n'aimons  pas  la  destruction,  nous 
ne  glorifions  pas  les  destructeurs  ;  cependant  ces 
destructeurs  sont  nos  frères.  »  Et  plus  loin  :  «  Sans 
outrager  aucun  linceul,  nous  laissons  mourir  ce 
qui  meurt  et  ce  qui  veut  mourir.  »  Quelques  an- 
nées après,  cet  écrivain,  ayant  occasion  de  rap- 
peler quels  avaient  été  les  sentiments  des  catho- 


BT  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE 


61 


tiques  sous  la  monarchie  do  Juillet,  disait  :  «  On 
avait,  môme  en  politique,  une  conduite  générale 
bien  arrêtée  :  l'absence  de  toute  hostilité  systé- 
matique contre  le  pouvoir.  On  admettait  1830  avec 
sa  Charte,  son  roi,  sa  dynastie,  et  l'on  se  bornait 
à  tâcher  d'en  tirer  parti  pour  la  liberté  de  l'Eglise. 
La  résolution  était  formelle  de  n'aller  ni  à  droite  ni 
à  gauche,  de  ne  faire  aucun  pacte  avec  le  parti 
légitimiste,  aucune  alliance  avec  aucune  nuance 
du  parti  révolutionnaire  l.  » 

Dirons-nous  que  les  hommes  du  mouvement 
religieux  eussent  également  raison  sur  tous  les 
points?  S'ils  étaient,  par  exemple,  grandement 
fondés  cà  vouloir  dégager  le  catholicisme  d'une 
solidarité  temporelle,  d'une  alliance  politique, 
qu'avait  rendues  naturelles  et  honorables  une 
longue  communauté  de  gloire  et  de  malheurs,  mais 
qui  étaient  devenues,  dans  l'état  nouveau  de  la 
France,  périlleuses  pour  les  deux  causes,  —  peut- 
être  ne  faisaient-ils  pas  toujours  la  rupture  d'une 
main  assez  légère  et  assez  douce.  Peut-être  aussi 
avaient-ils,  dans  la  vertu  propre  du  libéralisme  et 
dans  les  dispositions  des  hommes  qui  le  représen- 
taient, une  confiance  excessive ,  à  laquelle  les  faits 
ne  devaient  pas  toujours  donner  raison,  et  dont  la 
généreuse  candeur  est  de  nature  à  faire  parfois 
un  peu  sourire  l'expérience  vieillissante  et  triste- 

1  Articles  sur  ln  «  parti  catholique  »,  publiés  par 
l'Univers,  on  juin  185G. 


62 


CHAPITRE   II.  LE  GOUVERNEMENT 


ment  désabusée  de  notre  génération.  On  venait  de 
constater  et  d'éprouver  quels  inconvénients  pré- 
sentait la  formule,  naguère  exaltée,  de  «  l'union 
du  trône  et  de  l'autel  »  :  était-on  assuré  que  la 
devise  du  nouveau  parti,  «  catholique  avant  tout,  » 
ne  risquât  pas  aussi,  dans  l'avenir,  d'être  mal 
interprétée  et  d'aboutir  à  cette  variante,  dénoncée 
plus  tard  par  M.  de  Falloux  :  «  catholique  indifférent 
à  tout  et  prêt  à  tout  »  ?  Était-il  sans  danger  pour 
le  clergé  de  se  trouver  privé  de  toute  tradition 
politique,  au  milieu  de  nos  agitations  et  de  nos 
changements,  et  ne  pouvait-on  pas  craindre  qu'un 
jour  telle  fraction  de  ce  clergé  ne  fût  tentée  de 
remplacer,  par  des  dépendances  moins  honorables 
et  aussi  périlleuses,  la  vieille  foi  royaliste  dont  on 
l'avait  détaché?  Sans  doute  ces  considérations  ne 
peuvent  faire  contester  l'utilité,  la  nécessité  de 
l'œuvre  entreprise  par  M.  de  Montalembert  et  ses 
amis  ;  mais  elles  nous  rappellent  comment  chaque 
question  est  toujours  plus  complexe,  la  vérité  plus 
partagée  entre  les  divers  partis,  qu'on  n'est  disposé 
à  le  croire  dans  le  premier  entraînement  des  réac- 
tions. Et  l'on  comprend  alors  pourquoi  l'histoire 
est  d'ordinaire  amenée  à  porter  des  jugements 
moins  absolus  que  les  contemporains. 

D'ailleurs,  si  nous  avons  rappelé  les  contradic- 
tions qui  séparaient,  après  1830,  les  légitimistes 
et  les  hommes  du  mouvement  religieux,  ce  n'est 
pas  pour  ranimer  une  querelle  éteinte,  encore 
moins  avec  le  dessein  de  prendre  parti,  après 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE 


G3 


coup,  dans  un  conflit  qui  a  perdu  tout  intérêt, 
n'ayant  plus  aujourd'hui  de  raison  d'être.  La 
cause  de  ce  conflit  avait  été  dans  la  situation  pas- 
sagère des  divers  partis  sous  la  Restauration  -  et 
sous  la  monarchie  de  Juillet.  Depuis  1848,  la 
défaite  commune  a  pacifié  bien  des  animosités, 
dissipé  bien  des  malentendus,  redressé  bien  des 
erreurs,  comblé  bien  des  fossés  qu'on  croyait  être 
des  abîmes.  Les  légitimistes,  comprenant  mieux 
chaque  jour  qu'il  était  de  leur  devoir  et  de  leur 
avantage  de  servir  la  religion  et  non  de  s'en  servir, 
sont  bientôt  devenus  les  plus  ardents  à  seconder, 
à  continuer  cette  campagne  de  liberté  religieuse, 
entreprise  d'abord  en  dehors  d'eux.  Ce  change- 
mënt  s'est  produit  dès  les  dernières  années  du 
règne  de  Louis-Philippe,  lors  des  luttes  sur  la 
question  de  l'enseignement.  Ne  suffit-il  pas  de 
rappeler  que  M.  de  Falloux  a  été  le  principal 
auteur  de  la  loi  de  1850?  Aussi,  quand  M.  de 
Montalembert,  vers  la  fin  de  sa  vie,  retrouvait,  en 
publiant  ses  discours  et  ses  écrits  d'autrefois,  la 
trace  de  ses  anciennes  vivacités  contre  les  roya- 
listes, était-il  presque  tenté  de  leur  en  demander 
|  pardon,  et  tenait-il  au  moins  à  proclamer  que  ceux- 
I  ci  étaient  devenus,  depuis  lors,  «  les  champions 
les  plus  éloquents  ét  les  plus  intrépides  de  la  li- 
berté religieuse  et  de  l'indépendance  de  l'Eglise 1  »  . 
i  Si  donc  nous  avons  tenu  à  mettre  en  lumière 

*  Avant-propos,  placé  eu  tête  du  premier  volume  des 
|  Discours  de  M.  de  Montalembert  (1860). 


64  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

l'absence  d'hostilité  préconçue  et  même  le  mou- 
vement spontané  de  confiance  et  de  sympathie 
qui  marquaient  la  conduite  de  ces  catholiques 
envers  la  monarchie  de  1830,  c'est  uniquement 
pour  faire  ressortir  les  raisons  que  devait  avoir 
le  gouvernement  de  considérer  sans  déplaisir  et 
sans  prévention  cette  réaction  religieuse.  Une  telle 
observation  n'était  pas  inutile  pour  aider  à  me- 
surer les  responsabilités  dans  le  conflit  qui  éclatera 
bientôt. 


Il 


Sans  doute,  tous  les  membres  du  clergé  ne 
partageaient  pas,  sur  le  parti  royaliste  et  sur  la 
monarchie  de  Juillet,  les  idées  de  Lacordaire  et 
de  Montalembert.  En  1830,  beaucoup  avaient 
pour  les  Bourbons  une  affection,  et  ressentaient 
de  leur  chute  un  regret  que  les  outrages  de  la 
presse,  les  violences  de  l'émeute,  l'hostilité  mépri- 
sante de  l'opinion,  les  vexations,  ou  tout  au  moins 
l'indifférence  peu  respectueuse  de  l'administration, 
n'étaient  pas  faits  pour  affaiblir.  Chez  la  plupart 
néanmoins,  ces  sentiments,  demeurés  au  fond  des 
cœurs,  ne  se  traduisirent  par  aucun  acte  d'hosti- 
lité, n'empêchèrent  ni  la  soumission  loyale,  ni 
même  une  sorte  de  bonne  volonté  conciliante  en- 
vers le  nouveau  gouvernement.  Ainsi  se  condui- 
sirent notamment  la  généralité  des  évêques.  L'un 


EX  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  05 

jfes  membres  les  plus  éclairés  de  l'épiscopat  actuel 
▼rendu,  à  la  sagesse  de  ses  prédécesseurs  de  1830, 
un  juste  hommage  :  h  Eprouvé  sous  La  main  sé- 
vère de  Dieu,  a  écrit  M.  Meignan,  depuis  évèque 
de  Chàlons,  le  clergé  de  France  ne  désespéra 
point  de  l'Eglise.  Il  prit  une  attitude  humble, 
mais  digue;  il  revint  à  son  rôle  conciliateur,  à 
sa  vie  laborieuse  et  cachée.  Tel  on  l'avait  vu  au 
retour  de  l'exil,  tel  il  parut  au  lendemain  de  1830. 
Jamais  l'épiscopat  français  ne  montra  plus  de  sa- 
gesse et  plus  de  véritable  grandeur  »  Ecoutez, 
en  effet,  les  conseils  que  les  évêques  donnaient  à 
leurs  piètres,  au  lendemain  de  la  révolution, 
quand  ta  blessure  laite  à  leurs  vieilles  affections 
était  encore  saignante  : 

Ne  prenez  aucune  part  aux  discussions  politiques, 
et  ne  vous  passionnez  pas,  comme  les  enfants  des 
hommes,  pour  des  intérêts  qui  seraient  étrangers  à 
la  mission  spirituelle  dont  vous  êtes  chargés.  Pre- 
nez garde  qu'en  associant  imprudemment  des  pen- 
sées profanes  aux  maximes  saintes,  pures  et  inno- 
centes de  la  religion,  vous  ne  la  rendiez  le  jouet  de 
loua  les  intérêts  et  de  toutes  les  passions  humaines. 
(Lettre  de  l'archevêque  de  Tours.) 

Évitons  avec  soin  les  discussions  politiques  :  vu 
1  la  disposition  des  esprits,  elles  ne  peuvent  qu'en- 
fanter la  division  et  le  désordre.  Voyons  dans  les 
événements  les  dispositions  de  cette  Providence 

1  1)  un  mpuvemeni  antireligieux  en  Frande,  par  M.  L'abbé 
Meignan.  Correspondant  du  -36  février  1859. 

a. 


00 


CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 


qui,  maîtresse  de  l'univers,  le  fait  mouvoir  à  son  gré. 
Contentons-nous  de  demander  au  Seigneur  que  sa 
volonté  s'accomplisse  pour  ses  plus  grandes  gloires 
et  notre  salut.  (Lettre  de  l'archevêque  de  Sens.) 

On  veut  se  passer  de  nous,  messieurs,  eh  bien, 
tenons-nous  calmes  dans  cette  espèce  de  nullité... 
Rendons-nous  utiles  par  nos  prières  à  ceux  qui  ne 
veulent  pas  de  nos  services,  et  cependant  tenons- 
nous  prêts  à  nous  dévouer  de  nouveau  et  aux  jeunes 
et  aux  vieillards,  lorsque  l'expérience  aura  dissipé 
certaines  préoccupations.  L'attitude  du  clergé  de 
France,  dans  les  circonstances  actuelles,  malgré  les 
calomnies  et  les  bruits  absurdes  qu'on  a  si  perfide- 
ment propagés,  a  dû  prouver  jusqu'cà  l'évidence  que 
ce  n'est  pas  contre  la  liberté  civile  que  nous  com- 
battons, mais  contre  l'impiété,  dont  il  semble  qu'on 
affecte  injustement  de  la  rendre  inséparable.  Ce 
n'est  pas  telle  forme  de  gouvernement  que  nous  sou- 
tenons; mais  nous  cherchons,  nous  désirons  avant 
tout  le  maintien  de  la  paix,  la  conservation  de  la 
religion  catholique,  dont  la  foi  et  la  discipline 
peuvent  s'unir  à  tous  les  genres  de  gouvernement... 
Continuons  de  nous  tenir  en  dehors  des  mouve- 
ments contradictoires  qui  agitent  la  France...  N'ou- 
blions jamais  l'objet  principal  de  notre  ministère  ; 
respectons  et  observons  les  lois;  prenons  peu  de 
part  aux  événements  journaliers  qui  agitent  le 
monde  ;  ne  froissons  les  opinions  libres  de  personne. 
(Lettres  de  l'évêque  de  Belley.) 

Tel  était  aussi  le  langage  des  évêques  de  Stras- 
bourg, de  Troyes,  d'Angers,  des  vicaires  capitu- 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  67 

laires  d'Avignon.  Ceux  des  prélats  qui  avaient  à 
se  plaindre  de  quelque  vexation,  ou  à  résister  à 
quelque  prétention  abusive,  le  faisaient  sans  éclat 
agressif,  parfois  même  avec  une  sorte  de  timidité. 
Leurs  réclamations  étaient  plus  tristes  qu'irritées. 
Le  clergé  régulier  ne  recevait  pas  de  ses  chefs 
d'autres  instructions  :  le  17  mai  1833,  le  P.  Roo- 
than,  général  des  jésuites,  écrivait  au  P.  Re- 
nault, provincial  de  France  :  «  Je  finis  par  ce  qui 
me  tient  le  plus  à  cœur,  dans  les  circonstances 
actuelles.  Que  tous  aient  le  plus  grand  soin  de  se 
tenir  enfermés  dans  la  sphère  de  notre  vocation  : 
notre  devise  est  :  Pars  mea  Dominus.  Nous  n'a- 
vons aucune  mission  pour  nous  mêler  des  choses 
d'ici-bas.  »  Aussi  Y  Ami  de  la  Religion,  qui  ce- 
pendant, par  ses  sentiments  intimes,  se  rattachait 
à  la  Restauration,  faisait-il,  dès  le  mois  d'octobre 
1830,  au  nom  de  l'Église  de  France,  dont  il  était 
l'organe,  la  déclaration  suivante  :  «  A  l'exemple 
des  premiers  fidèles,  les  chrétiens  peuvent  dire 
qu'il  n  y  a  point  parmi  eux  de  partisans  de  Niger, 
d'Albin  et  de  Cassius. ..  Ils  ne  demandent  aux  rois 
de  la  terre  qu'une  vie  tranquille,  afin  de  pratiquer 
les  vertus  qui  leur  donnent  l'espérance  d'une  vie 
meilleure  et  de  biens  plus  durables.  » 

A  peine  pourrait-on  noter  une  conduite  diffé- 
rente chez  quelques  personnages  ecclésiastiques, 
plus  engagés  avec  le  régime  tombé,  ou  plus  mal- 
traités par  le  régime  nouveau.  De  ce  petit  nombre 
fut  l'archevêque  de  Paris,  Mgr  de  Quélen.  Chassé 


68 


CHAPITRE  IL   LE  GOUVERNEMENT 


par  l'émeute  de  son  palais  deux  fois  saccagé,  il 
avait  du  se  cacher  pendant  plusieurs  mois,  enten- 
dant, de  sa  retraite,  crier  dans  la  rue  les  titres 
ignobles  et  obscènes  des  pamphlets  dirigés  contre 
lui.  Les  passions  irréligieuses  et  révolutionnaires 
de  l'époque  avaient  fait  de  ce  prélat  comme  le  bouc 
émissaire  du  clergé  royaliste.  Pourquoi  lui  plus 
qu'un  autre?  Sans  doute,  par  ses  sentiments  per- 
sonnels comme  par  les  traditions  de  sa  vieille  race 
bretonne,  il  était  attaché  aux  Bourbons;  mais  il 
n'avait  pas  joué,  dans  les  affaires  de  la  Restau- 
ration, le  rôle  actif  et  compromettant  de  tel  de  ses 
collègues  :  il  pouvait  déclarer  que  «  la  politique 
ne  lui  avait  jamais  confié  ses  secrets  »  et  qu'il 
«  n'en  avait  jamais  connu  les  ressorts  1  ».  Ses 
adversaires  étaient  eux-mêmes  obligés  de  lui  ren- 
dre sur  ce  point  témoignage  2.  Rien  donc  n'expli- 

1  Lettre  pastorale  du  6  mai  1832. 

2  M.  Baude,  le  préfet  de  police  qui  avait,  au  moment 
du  sac  de  Saint-Germain  l'Auxerrois  et  de  l'Archevêché, 
décerné  un  mandat  d'amener  contre  Mgr  de  Quélen,  lui 
délivrait  quelques  jours  après,  le  19  février  1831,  à  titre 
de  réparation,  l'attestation  suivante  :  «  ...  Je  déclare 
que,  pour  apprécier  la  valeur  des  imputations  que  la 
rumeur  publique  faisait  peser  sur  Mgr  l'Archevêque, 
j'ai  dû  faire  sur  ses  relations  des  recherches  multipliées. 
Il  en  est  résulté  la  preuve  la  plus  évidente  que,  depuis 
plus  de  trois  ans,  terme  au  delà  duquel  j'ai  jugé  inutile 
de  pousser  les  investigations,  Mgr  l'Archevêque  est  de- 
meuré complètement  étranger  à  toute  combinaison  poli- 
tique, et  s'est  exclusivement  renfermé  dans  les  devoirs 
et  les  vertus  de  son  état.  »  i  D'Exauviilex,  Vie  de  Mgr  de 
Quélen,  t.  11,  p.  78.1 


et  le  mouvement  catholique  69 

quait  l'impopularité  passionnée  dont  il  était  l'objet, 
sinon  ce  rôle  d'expiation  qui  semble  attaché,  de 
notre  temps,  au  siège  épiscopal  de  Paris,  et  qui 
est  comme  la  marque,  toujours  douloureuse,  par- 
fois sanglante,  de  sa  prééminence. 

L'archevêque  n'avait  pas  commencé  par  se 
montrer  hostile  :  il  avait,  au  début,  sous  le  dégui- 
sement alors  nécessaire  à  sa  sécurité,  fait  visite 
à  la  reine  et  au  roi  ;  il  avait  ordonné  de  célébrer 
des  services  pour  les  morts  de  Juillet.  Mais  bientôt 
devant  les  mauvais  procédés  de  l'administration, 
et  surtout  devant  l'espèce  de  sanction  qu'elle 
donnait  aux  violences  de  l'émeute,  en  fermant 
Saint-Germain  l'Auxerrois  et  en  achevant,  malgré 
ses  protestations,  la  démolition  de  son  palais 
épiscopal,  il  prit,  à  l'égard  du  pouvoir,  cette  atti- 
tude froide,  dédaigneuse,  et  parfois,  dans  les 
détails,  un  peu  boudeuse,  qu'il  devait  garder,  non 
sans  quelque  obstination,  jusqu'à  sa  mort.  L'Ar- 
chevêché et  les  Tuileries  furent,  sinon  en  état  de 
guerre  ouverte,  du  moins  dans  la  situation  de 
deux  puissances  qui  ont  interrompu  leurs  relations 
diplomatiques.  Les  légitimistes  s'attachaient  natu- 
rellement à  donner  aux  actes  ou  aux  abstentions 
de  l'archevêque  le  caractère  d'une  protestation 
politique,  et  M.  de  Quélen  qui,  comme  gentil- 
homme ,  partageait  leurs  regrets ,  leurs  répu- 
gnances et  leurs  aspirations,  les  laissait  faire. 
Cette  conduite  n'était  pas  sans  inconvénient  pour 
les  intérêts  religieux  du  diocèse,  mais  elle  était, 


70 


CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 


après  tout,  politiquement  assez  excusable  ;  et  nul, 
dans  les  régions  officielles,  n'avait  le  droit,  ni  de 
s'en  beaucoup  étonner,  ni  de  s'en  effaroucher. 

D'ailleurs ,  ces  hostilités  publiques  contre  le 
pouvoir,  déjà  rares  dans  le  monde  ecclésiastique 
au  lendemain  de  la  révolution,  le  devenaient  plus 
encore  à  mesure  qu'on  s'en  éloignait,  que  les  hai- 
nes s'apaisaient,  que  le  gouvernement,  mieux  in- 
spiré ou  plus  fort,  assurait  davantage  à  l'Eglise, 
sinon  la  protection,  du  moins  la  paix  et  la  liberté. 
Plus  que  jamais,  le  clergé  s'appliquait  à  se  tenir 
en  dehors  des  luttes  politiques.  Le  7  octobre  1837, 
à  l'occasion  d'élections  générales,  l'évêque  du  Puy 
écrivait  aux  prêtres  de  son  diocèse  :  «  Si  vous  êtes 
jaloux  de  conserver  la  paix  de  votre  âme,  l'affec- 
tion et  l'estime  de  vos  ouailles,  éloignez-vous  des 
élections.  Mettez  une  garde  sur  vos  lèvres,  pour 
ne  pas  dire  un  seul  mot  de  blâme  ou  d'approba- 
tion sur  les  vues  des  candidats.  »  Il  invitait  même 
les  prêtres  électeurs  à  ne  pas  user  de  leur  droit  : 
«  Votre  politique  n'est  pas  de  ce  monde  »,  leur 
disait-il.  L'âge  ou  la  maladie  faisait  disparaître, 
les  uns  après  les  autres,  les  derniers  tenants  du 
clergé  d'ancien  régime.  Aussitôt  M.  de  Quélen 
mort,  en  1840,  les  vicaires  capitulaires  de  Paris 
se  joignaient  aux  corps  constitués,  pour  compli- 
menter Louis-Philippe  à  l'occasion  de  sa  fête.  Un 
témoin  autorisé  rappelait,  quelques  années  plus 
tard,  comment  peu  à  peu  le  clergé  s'était  ainsi 
rapproché  du  gouvernement  nouveau.  «  En  1830, 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  71 

disait-il,  nous  nous  sommes  tus,  nous  avons  at- 
tendu, mais  nous  ne  nous  sommes  pas  éloignés. 
Les  funestes  événements  de  l'année  suivante,  si 
douloureux  pour  la  religion,  ne  nous  firent  môme 
pas  sortir  de  cette  réserve;  nous  laissâmes  faire 
le  temps,  et,  sous  son  influence,  on  ne  peut  nier 
qu'en  1837  un  rapprochement  notable  ne  se  fût 
opéré.  »  Il  rappelait  alors  «  cette  bonne  volonté 
qui,  pendant  sept  ou  huit  années,  était  allée  au- 
devant  du  gouvernement  » ,  ces  sentiments  «  qui 
étaient  déjà  de  l'affection  et  du  dévouement  »  ;  il 
invoquait,  du  reste,  avec  confiance  les  témoigna- 
ges des  ministres  des  cultes,  dont  plusieurs  étaient 
arrivés  avec  de  graves  préventions,  mais  qui  tous 
«  avaient  avoué  que  leurs  relations  avec  le  clergé 
Jes  avaient  détrompés  et  leur  avaient  laissé  les  plus 
heureux  souvenirs.  »  C'est  que,  disait-il,  si  le 
clergé  «  n'aime  pas,  ne  doit  pas  aimer  les  révolu- 
tions, il  les  accepte  cependant  à  mesure  qu'elles 
se  dépouillent  de  leur  caractère  »  ;  les  faits  qui  en 
sont  issus  a  se  régularisent  pour  lui,  à  mesure 
qu'ils  s'améliorent  1  »  . 

Pendant  que  les  vieilles  idées  politiques  étaient 
partout  en  déclin  dans  l'Église  de  France,  l'école 
nouvelle,  celle  dont  l'orateur  de  Notre-Dame  était 
le  représentant  le  plus  en  vue,  y  faisait  au  con- 
traire de  rapides  progrès.  Ozanam  les  signalait  à 
Lacordaire,  en  1839,  et  celui-ci  se  félicitait  «  des 

1  L'abbé  Dupauloup,  Première  lettre  à  M.  Je  duc  de  Bro- 
glie,  1844. 


72 


CHAPITRE  II.   LE  GOUVERNEMENT 


modifications  produites  dans  la  direction  du  clergé 
et  dans  les  opinions  de  plusieurs  hommes  qui 
avaient  contribué  à  lui  faire  une  fausse  position.  » 
C'est,  ajoutait-il,  «  un  mouvement  général  qui 
devient  partout  visible  [.  »  L'année  suivante,  Oza- 
nam  écrivait  à  un  autre  de  ses  amis  : 

Il  est  évident  que  le  mouvement  qui  se  produisit 
sous  des  formes  diverses,  tour  à  tour  faible  pu  vio- 
lent, pusillanime  ou  indiscret,  philosophique  et  lit- 
téraire, le  mouvement  qui  a  amené  le  Correspondant, 
la  Revue  européenne,  Y  Avenir,  Y  Université,  les  Annales 
de  philosophie  chrétienne,  Y  Univers,  les  conférences 
de  Notre-Dame,  les  bénédictins  de  Solesmes,  les  do- 
minicains de  l'abbé  Lacordaire,  et  jusqu'cà  la  petite 
Société  de  Saint- Vincent-de-Paul  — faits  assurément 
très  inégaux  d'importance  et  de  mérite  —  il  est  évi- 
dent, dis  je,  que  ce  mouvement,  corrigé,  modifié 
par  les  circonstances,  commence  à  entraîner  les  des- 
tinées du  siècle.  Justifié  d'abord  par  le  prosélytisme 
qu'il  a  exercé  sur  les  incroyants,  par  raffermisse- 
ment de  la  foi  dans  beaucoup  d'âmes,  qui,  sans  lui 
peut-être,  l'auraient  perdue,  fortifié  par  l'adhésion 
successive  des  membres  les  plus   distingués  du 
sacerdoce ,  le  voici  encouragé  par  le  patronage 
du  nouvel  épiscopat  ;  et  la  triple  nomination  de 
MM.  Afl're,  Gousset  et  de  Bonald,  sur  les  trois  pre- 
miers sièges  de  France,  lève  nécessairement,  pour 
le  clergé,  la  longue  quarantaine  que  nos  idées,  un 
peu  suspectes,  avaient  dù  subir  -,  » 

«  Lettre  du  26  août  et  du  2  octobre  1839. 
2  Lettre  du  12  juillet  1840, 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  73 

La  sagesse  et  la  modérât  ion  du  clergé,  son  éloi- 
gnement  de  toute  opposition,  de  toute  politique  de 
parti,  ne  pouvaient  qu'être  affermis  par  les  con- 
seils et  les  instructions  qui  lui  arrivaient  de  Rome. 
Aussitôt  après  la  révolution  de  Juillet,  Pie  VIII,  in- 
terrogé par  plusieurs  évèques  sur  la  licité  du  ser- 
ment au  nouveau  gouvernement  et  des  prières  pour 
Louis-Philippe,  donna,  dans  un  bref  en  date  du  29 
septembre  1830,  une  réponse  affirmative  :  «  Ce 
n'est  pas  non  plus  un  faible  sujet  de  joie,  écrivait-il 
dans  ce  bref,  que  la  confirmation  de  ce  fait  que 
notre  très  cher  fils  en  Jésus-Christ,  le  nouveau  roi 
Louis-Philippe,  est  animé  des  meilleurs  sentiments 
pour  les  évèques  et  tout  le  reste  du  clergé  l.  » 
S'eut  retenant  avec  le  docteur  Gaillard,  que  M.  de 
Quélen  lui  avait  envoyé  pour  le  consulter  sur  ce 
sujet,  le  Saint-Père  lui  disait  :  «  Les  temps  sont 
bien  malheureux  pour  La  religion,  bien  malheu- 
reux, monsieur  le  docteur:  cependant,  je  suis  tout 
à  fait  de  votre  avis,  il  ne  faut  pas  briser  le  roseau 
penché,  et,  comme  vous  encore,  je  pense  qu'on  ne 
réussira  à  améliorer  l'état  actuel  des  choses  que 
par  les  seuls  moyens  de  douceur  et  de  persuasion  ; 
mssi  j'en  suis  tellement  convaincu,  que  je  promets 
n'avance,  et  vous  pouvez  le  dire,  qu'à  moins  qu'on 
ue  vienne  à  attaquer  la  religion,  tout  le  temps 
j  [u'il  plaira  à  Dieu  de  prolonger  mon  pontificat,  on 
!  ne  verra  émaner  d'ici  que  des  mesuies  de  douceur 

1  Vie  de  Mgr  Dévie,  par  M.  l'abbé  Cognât,  t.  II,  \\ 


74 


CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 


et  de  bienveillance.  »  Dans  la  même  conversation, 
il  exprimait  le  clésir  que  M.  de  Quélen,  après  avoir 
prêté  le  nouveau  serment,  donnât  sa  démission  de 
pair;  il  ne  voyait  aucun  avantage,  et  trouvait  beau- 
coup d'inconvénients,  à  ce  qu'un  évêque  fût  mêlé 
aux  discussions  qui  devaient  s'engager  dans  les 
Chambres,  a  Mon  opinion,  ajouta-t-il,  dites-le  bien 
hautement,  est  que  le  clergé  ne  doit  en  rien  se 
mêler  de  politique  l.  »  Grégoire  XVI,  qui  succéda 
àPieVlII  le  2  février  1831,  n'eut  pas  une  autre 
conduite;  il  désapprouvait  les  rares  membres  du 
clergé  qui  gardaient,  par  esprit  de  parti,  une  atti- 
tude hostile  envers  le  gouvernement.  La  conduite 
de  M.  de  Quélen,  cette  sorte  d'opposition  dont 
nous  avons  indiqué  l'origine  et  le  caractère,  lui 
causaient  un  déplaisir  qu'il  ne  cherchait  pas  à  dis- 
simuler. Son  secrétaire  d'Etat,  le  cardinal  Lam- 
bruschini,  s'exprimait  sur  ce  sujet  avec  une  viva- 
cité particulière,  étendant  son  blâme  au  parti 
légitimiste  tout  entier  2.  Le  12  février  1837,  M.  de 

\  Vie  de  Mgr  de  Quélen,  par  d'Exauvillez,  t.  II,  p.  45-46. 

2  Article  do  M.  Foisset  sur  M.  de  Montalembcrt  (Cor- 
respondant du  10  septembre  1872,  p.  814).  —  Le  blâme 
pontifical  ne  suffisait  pas  à  vaincre  chez  le  prélat  l'obs- 
tination du  Breton  et  le  point  d'honneur  du  gentilhomme. 
«  D'une  parole,  —  répondait  Mgr  de  Quélen,  le  9  août 
183P),  à  l'abbé  Lacordaire,  qui  lui  avait  fait  connaître  le 
mécontentement  du  Pape  —  on  peut  me  faire  changer  de 
sentiments  et  d'allures,  mais  je  ne  connais  que  l'obéissance 
qui  soit  capable  d'opérer  cette  métamorphose.  J'espère 
être  prêt  à  obéir  lorsqu'on  aura  commandé,  car  alors  je 
ne  répondrai  plus  de  rien.  Toutefois  je  ne  pense  pas! 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  75 

Monta  lembert,  alors  en  voyage  à  Rome,  avait  une 
audience  du  Pape;  l'entretien  ayant  porté  sur 
M.  de  Quélen  :  «  Je  déplore  extrêmement,  dit 
Grégoire  XVI,  l'intervention  de  l'archevêque  dans 
la  politique  ;  le  clergé  ne  doit  pas  se  mêler  de  la 
politique.  Ce  n'est  pas  ma  faute  si  l'archevêque 
se  conduit  ainsi.  Le  roi  sait,  l'ambassadeur  sait, 
et  vous  saurez  aussi  que  j'ai  fait  tout  ce  qui  dé- 
pendait de  moi  pour  le  rapprocher  du  gouverne- 
mont.  L'Eglise  est  amie  de  tous  les  gouverne- 
ments, quelle  qu'en  soit  la  forme,  pourvu  qu'ils 
n'oppriment  pas  sa  liberté.  Je  suis  très  content 
de  Louis-Philippe,  je  voudrais  que  tous  les  rois 
de  l'Europe  lui  ressemblassent  *.  » 

C'est,  sans  aucun  doute,  sous  l'impression  de 
9ea  paroles,  crue  M.  de  Montalembert  se  croyait 
autorisé  cà  écrire,  l'année  suivante,  les  réflexions 
dont  il  a  été  déjà  question,  sur  les  Rapports  de 
t  Église  rt  (ht  gouvernement  de  Juillet,  et  h  in- 
voquer l'exemple  du  Souverain  Pontife  pour  en- 
gager les  catholiques  à  accepter  la  royauté  nou- 
velle. Vers  la  même  époque2,  le  jeune  pair  rele- 
vait, dans  les  bulles  pontificales  récentes,  les 
témoignages  de  la  bienveillance  du  Pape  envers 

qu'on  veuille  en  venir  là  :  ce  serait  prendre  sur  soi  une 
grande  responsabilité.  »  Le  20  décembre,  il  mettait, 
[comme  condition  à  sa  soumission,  «  qu'on  lui  permit  de 
rendre  publics  los  ordres  du  Pape.  »> 

1  Article  précité  de  M.  Foisset,  p.  813. 

2  Article  publié  dans  {'Univers  «lu  7  octobre  1838. 


76 


CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 


la  monarchie  de  1830,  et  notait  quelle  «  encoura- 
geante justice  »  y  était  rendue  «  au  zèle  de  Louis- 
Philippe  pour  la  religion  »  Si  Grégoire  XVI 
blâmait  M.  de  Quélen  et  accueillait  bien  M.  de 
Montalembert,  ce  n'est  pas  cependant  qu'il  enten- 
dit prendre  parti  pour  la  nouvelle  école  religieuse 
et  en  quelque  sorte  la  cautionner.  On  ne  devait 
pas  s'y  attendre  de  la  part  d'un  pontife,  par  bien 
des  points,  attaché  aux  traditions  de  l'ancien  ré- 
gime. Eût-il  été  d'ailleurs  plus  convenable  de  voir 
le  Pape  se  compromettre  avec  l'avant- garde  que 
s'attarder  avec  l'arrière-garde  ?  Sa  prudence  lui 
inspirait  une  conduite  plus  réservée  :  il  laissait 
pleine  liberté  à  Lacordaire  et  à  Montalembert,  leur 
témoignait  personnellement  une  grande  bienveil- 

*  Ces  manifestations  des  sentiments  de  Rome,  sur 
les  affaires  de  France,  ne  laissaient  pas  que  de  causer 
un  certain  désappointement  dans  le  monde  légitimiste. 
«  Lorsque,  l'année  dernière,  écrivait  Montalembert  dans 
l'article  mentionné  plus  haut,  on  commença  à  se  douter 
en  France  des  dispositions  réelles  du  Saint-Siège,  qu'on 
se  permit  d'affirmer  qu'elles  étaient  pleines  de  bienveil- 
lance paternelle  pour  la  dynastie  et  la  France  actuelle, 
qu'on  s'en  félicita  dans  l'intérêt  de  l'Eglise  et  de  la  con- 
ciliation des  esprits,  il  y  eut  une  explosion  de  fureur  de 
la  part  de  certaines  feuilles,  dont  la  politique  exagérée 
aspire  au  monopole  des  sympathies  religieuses.  Elles 
déclarèrent  que  les  faits  que  l'on  citait  étaient  impossi- 
bles, et  par  conséquent  faux;  qu'il  n'y  avait  que  des  dé- 
bris du  dix-huitième  siècle  et  des  disciples  de  Ghàtel 
qui  pouvaient  avancer  de  semblables  indignités.  L'évé- 
nement a  démontré  de  quel  côté  étaient  alors  la  passion 
et  la  sincérité.  » 


et  Lb  mouvement  catholique  77 

lance,  dédaignait  les  dénonciations  qu'on  lui 
adressait  contre  eux,  mais  sans  se  prononcer  pour 
leurs  thèses  ou  leur  tactique.  Il  disait  un  jour,  en 
souriant,  à  l'orateur  de  Notre-Dame,  avec  un 
mélange  de  sagesse  romaine  et  de  linesse  ita- 
lienne 1  :  ((  Vous  autres,  Français,  vous  êtes  har- 
dis, entreprenants;  nous  n'avons  pas  le  même 
caractère.  Nous  devons  avoir  toujours  l'avenir 
présent  à  l'esprit,  et  un  long  avenir  :  un  coup 
mal  porté  a  des  conséquences  infinies.  »  Admi- 
rable et  profonde  parole  qui  contient  tout  le 
secret  de  la  politique  pontificale! 

III 

Il  ne  tenait  donc  pas  aux  catholiques  et  au  clergé, 
que  la  France  ne  goùtàt  pleinement  et  pour  long- 
temps les  inappréciables  bienfaits  d'une  paix  reli- 
gieuse, d'un  accord  entre  l'Église  et  l'État,  qui 
fussent  été  également  féconds  pour  l'une  et  pour 
l'autre.  On  ne  pouvait  attendre,  en  tout  cas,  de 
ceux  qui  avaient  été  traités  en  vaincus,  à  la  chute 
delà  restauration,  moins  de  ressentiment  à  l'égard 
de  leurs  vainqueurs,  plus  de  bonne  volonté  et 
[d'esprit  de  conciliation.  Du  coté  du  gouvernement 
des  sentiments  n'étaient  pas  aussi  manifestes,  les 
lémarches  étaient  un  peu  hésitantes  et  parfois 


1  Le  19  avril  1841. 


-78  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

contradictoires;  cependant  on  pouvait  discerner 
chez  lui,  à  mesure  qu'il  s'éloignait  de  la  révolu- 
tion, une  tendance  méritoire  à  se  dégager  dé  plus 
en  plus,  dans  les  choses  religieuses,  du  mauvais 
esprit  de  1830.  La  nouvelle  monarchie  d'ailleurs, 

—  c'est  une  justice  que  nous  lui  avons  déjà  rendue, 

—  ne  s'était  jamais,  même  dans  les  heures  les 
plus  troublées,  montrée  animée  par  elle-même 
d'aucun  désir  de  persécution.  Dès  le  8  août  1830, 
au  moment  où  Louis- Philippe  constituait  son  pre- 
mier ministère,  le  duc  de  Broglie  l'entretenait  de 
la  politique  à  suivre,  entre  un  clergé  mécontent, 
hostile,  et  la  réaction  voltairienne  et  révolution- 
naire qui  déjà  s'attaquait  de  toutes  parts  au  catho- 
licisme. «  Un  tel  état  des  choses  et  des  esprits, 
disait-il,  devra  nécessairement  placer  tout  ministre 
des  cultes  dans  une  position  délicate  et  double- 
ment périlleuse;  il  lui  faudra  tenir  ferme  entre 
deux  feux,  porter  respect  au  clergé  et  le  tenir  en 
respect;...  il  faudra  surtout  se  garder  d'engager 
avec  lui  aucun  débat  qui  touche  de  près  ou  de 
loin  à  la  controverse,  sous  peine,  dans  un  temps 
comme  le  nôtre,  de  s'enferrer  dans  quelques-unes 
de  ces  querelles  théologiques,  où  l'on  ne  tarde  pas 
à  voir  contre  soi  toutes  les  bonnes  âmes,  pour  soi 
tous  les  vauriens,  et  qui  ne  finissent  jamais  que 
de  guerre  lasse.  —  Vous  avez  bien  raison,  inter- 
rompait le  roi  ;  il  ne  faut  jamais  mettre  le  doigt 
dans  les  affaires  de  l'Église,  car  on  ne  l'en  retire 
pas;  il  y  reste.  »  Politique  très  sage  et  très  pru- 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  70 

dente  :  il  ne  suiîirait  pas  cependant  que  les  bonnes 
dispositions  d'un  gouvernement  envers  la  religion 
vin -sent  uniquement  de  la  crainte  de  se  créer  des 
einbairas;  la  conséquence  serait,  en  effet,  que  le 
jour  où  ce  gouvernement  croirait  trouver  plus 
d'embarras  à  résister  qu'à  céder  aux  passions 
antireligieuses,  il  pourrait  être  tenté  d'y  céder. 
Faudrait-il  chercher  là  l'explication  des  défail- 
lances des  premiers  ministères,  devant  tant  de  vio- 
lences impies  et  sacrilèges,  de  ce  laisser  aller,  de 
cette  complaisance  qui  parfois  faisait  presque 
croire  à  de  la  complicité?  L'ère  des  violences  gros- 
si èl 'es  fut  courte  :  celle  des  vexations,  des  suspi- 
cions mortifiantes,  des  taquineries  souvent  pué- 
riles, devait  se  prolonger  après  la  période  révolu- 
tionnaire. C'est  sous  Casimir  Périer  qu'on  inter- 
dirait, par  toute  la  France,  la  procession  du  Vœu 
de  Louis  XIII,  qu'on  expulsait  les  trappistes  de 
la  Meilleraye,  qu'on  s'emparait,  par  mesure  de 
police,  d'une  église,  pour  y  faire  rendre,  malgré 
l'autorité  ecclésiastique,  les  honneurs  religieux  à 
Grégoire,  ancien  conventionnel  et  évèque  schis- 
matique.  A  diverses  reprises,  sans  pousser  d'ail- 
leurs les  choses  bien  loin,  les  ministres  successifs 
des  cultes  essayaient  d'exhumer  quelques-uns  des 
articles  organiques.  Le  budget  ecclésiastique  subis- 
sait des  réductions,  que  M.  Guizot  qualifiait  «  de 
misérables  ».  Jusque  dans  les  petits  détails,  le 
clergé  se  sentait  mal  protégé  ;  il  voyait  que  dans 
tout  conflit  entre  le  curé  et  le  maire,  celui-ci  était 


80  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

sûr  de  l'emporter;  les  évêques  se  plaignaient  de 
n'avoir  plus  aucun  crédit.  C'était  du  reste  surtout 
par  omission  que  péchait  le  pouvoir  ;  la  religion 
était  sans  hommage  public,  et,  pour  n'avoir  plus 
de  culte  d'État,  il  semblait  que  la  France  eût  un 
gouvernement,  sinon  hostile,  du  moins  étranger 
au  christianisme. 

Cependant,  avec  le  temps,  les  relations  s'amélio- 
rèrent; le  gouvernement  devint  plus  juste,  plus 
bienveillant.  A  défaut  de  faveur,  l'Église  se  vit 
mieux  assurée  d'avoir  la  paix  et  la  liberté.  Les 
passions  ennemies  étaient  contenues  ou  désar- 
maient d'elles-mêmes.  Par  honnêteté  publique,  si 
ce  n'était  par  scrupule  religieux,  le  pouvoir  faisait 
un  usage  irréprochable  de  son  droit  de  proposer  les 
évêques  *.  Les  œuvres  catholiques  étaient  large- 
ment tolérées,  parfois  encouragées.  Cette  tolé- 
rance s'étendait  aux  congrégations  elle-mêmes; 
des  monastères  et  des  couvents  se  fondaient  sans 
obstacle;  ceux  qui  avaient  été  fermés  en  1830  se 
rouvraient.  Nul  ne  songeait  à  inquiéter  l'abbé 
Guéranger,  reprenant  possession  de  Solesme  au 
nom  des  bénédictins,  et  M.  Guizot,  pendant  qu'il 
était  ministre  de  l'instruction  publique,  accordait 
au  nouveau  monastère  une  allocation  annuelle  pour 
la  continuation  de  la  Gallia  christiana.  Lacor- 
daire  rencontrait  dans  le  gouvernement  toute  faci- 

1  Les  écrivains  ecclésiastiques  les  plus  prévenus  contre 
la  monarchie  de  Juillet  ont  dû  rendre,  sur  ce  point,  hom- 
mage  à  sa  conduite. 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  SI 

lité  pour  les  préliminaires  du  rétablissement  des 
frères  prêcheurs.  Les  jésuites,  qui  avaient  été 
atlministrativement  frappés  en  1828,  et  violemment 
dispersés  par  l'émeute  en  1830,  revenaient,  sans 
faire  de  bruit,  mais  sans  se  gêner,  à  leurs  pieux 
travaux  ;  ils  remplissaient  les  chaires  et  les  con- 
fessionnaux ;  les  ministres  les  laissaient  faire  avec 
un  sentiment  mélangé  d'indifférence  et  d'estime  ; 
ils  rendaient  même  parfois  hommage  à  leur  sagesse 
et  à  leur  zèle;  en  1833,  quelque  émotion  s'étant 
produite  parce  que  deux  jésuites  étaient  mandés 
comme  précepteurs  auprès  du  duc  de  Bordeaux, 
M.  Thiers  avait  été  le  premier  à  rassurer  le  père 
provincial  de  Paris,  dans  les  conférences  qu'il 
avait  eues  avec  lui  à  ce  sujet;  après  comme  avant 
cet  incident,  aucune  entrave  n'était  apportée  aux 
œuvres  de  la  Compagnie  de  Jésus  K  Les  monu- 
ments religieux  étaient  libéralement  dotés.  Peu 

1  Dès  1832,  les  hommes  naguère  les  plus  animés 
contiv  les  jé>uites  constataient  qu'ils  étaient  ou  demeurés 
jou  revenus  et  ils  n'en  éprouvaient  aucune  émotion.  On 
lisait  dans  le  National  du  18  octobre  1832  :  «  La  Restau- 
ration est  tombée  et  avec  elle  les  jésuites:  on  le  croit 
•  lu  moins.  Cependant  toute  la  France  a  vu  La  famille  des 
Bourbons  l'aire  route  de  Paris  à  Cherbourg  et  s'embar- 
quer tristement  pour  V Angleterre.  Quant  aux  jésuites, 
pon  ne  dit  pas  par  quelle  porte  ils  ont  fait  retraite;  per- 
sonne n'a  plus  songé  à  eux  le  lendemain  de  la  révolu- 
tion de  Juillet,  ni  pour  les  attaquer,  ni  pour  les  défendre. 
Y  a-t-il,  n'y  a-t-il  pas  encore  des  congrégations  non 
autorisées  par  les  lois?  Il  n'est  pas  aujourd'hui  de  si 
petit  esprit  qui  ne  se  croie,  avec  raison,  au-dessus  d'une 
pareille  inquiétude.  » 


82  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

à  peu  il  y  avait  comme  un  retour  aux  mœurs  chré- 
tiennes, dans  la  conduite  extérieure  des  pouvoirs 
publics  J.  Enfin,  en  1837,  M.  Molé  profitait  du 
moment  où  il  accordait  une  amnistie  politique, 
pour  rouvrir  l'église  Saint-Germain  l'Auxerrois, 
dont  la  fermeture,  depuis  le  13  février  1831,  était 
comme  un  hommage  persistant  à  l'émeute  et  un 
outrage  aux  catholiques.  Il  faisait  aussi  rétablir  le 
crucifix  dans  la  salle  de  la  cour  d'assises  de  Paris  : 
exemple  bientôt  suivi  dans  les  autres  cours  de  jus- 
tice. «  Le  moment  était  arrivé,  écrivait  M.  le  pre- 
mier président  Séguier  au  Journal  des  Débats,  où 
le  garant  de  la  justice  des  hommes  devait  retrouver 
la  préséance  sur  le  tribunal.  »  L'effet  fut  grand 
dans  le  monde  religieux.  «  Vous  le  savez,  disait 
alors  M.  de  Montalembert,  à  la  tribune  de  la 
Chambre  des  pairs,  d'excellents  choix  d'évêques, 
des  allures  plus  douces,  une  protection  éclairée, 
une  tolérance  impartiale,  tout  cela  a,  depuis 
quelque  temps,  rassuré  et  ramené  bien  des  es- 
prits. Ce  système  a  été  noblement  couronné  par 
le  gage  éclatant  de  justice  et  de  fermeté  que  le  | 
gouvernement  vient  de  donner  en  ouvrant  Saint- 
Germain  l'Auxerrois.  En  persévérant  dans  cette 

1  On  lit,  par  exemple,  dans  le  journal  inédit  d'un  con-« 
temporain,  à  la  date  du  12  mai  1836  :  «  Aujourd'hui  jouij 
de  l'Ascension,  les  Chambres  ne  siègent  pas,  les  salons 
du  président  de  la  Chambre  et  des  ministres  sont  fermés.f 
Cette  observation  d'une  fête  religieuse  eût  paru  bien 
étrange  dans  les  premiers  temps  qui  ont  suivi  la  révo- 
lution de  Juillet.  » 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  83 

voie,  il  dépouillait  ses  adversaires  de  l'arme  la 
plus  puissante;  il  conquérait,  pour  l'ordre  fondé 
par  la  révolution  de  Juillet,  les  auxiliaires  les  plus 
surs  et  les  plus  fidèles  1  ». 

Cette  bienveillance  du  pouvoir  n'était  pas,  il  est 
vrai,  sans  quelques  intermittences.  Dans  le  dis- 
cours même  que  nous  venons  de  citer,  M.  de  Mon- 
talembert  se  plaignait  que  le  gouvernement,  au 
moment  où  il  effaçait  l'œuvre  de  l'émeute  en  rou- 
vrant Saint-Germain  l'Auxerrois,  la  confirmât  sur 
un  autre  point,  en  aliénant  définitivement,  malgré 
la  protestation  épiscopale,  les  terrains  de  l'arche- 
vèché;  il  y  avait  à  cette  occasion,  appel  comme 
d'abus  contre  M.  de  Quélen.  Même  mesure  était 
prise  contre  l'évèque  de  Clermont,  pour  le  punir 
(i'a\oir  refusé  les  derniers  sacrements  à  M.  de 
Montlosier.  C'était  aussi  le  ministère  de  M.  Molé 
qui  faisait  découvrir  ce  fronton  du  Panthéon, 
encore  plus  ridicule  que  sacrilège,  où  David 
d'Angers  associait  pêle-mêle,  dans  les  honneurs 
du  culte  officiel  et  de  la  canonisation  laïque,  Bichat, 
Voltaire,  J.-J.  Rousseau,  le  peintre  David,  Cuvier, 
la  Fayette,  Manuel,  Carnot,  Berthollet,  Laplace, 
Maloherbes,  Mirabeau,  Monge,  Fénelon,  Bona- 
parte et  Kléber  2.  Ne  racontait-on  pas  enfui  que  la 

1  Discours  du  10  mai  1837. 

2  C'était  M;  Giiizot  qui  avait  choisi  David  d'Angers 
poxu  faire  ce  travail  ;  il  lui  avait  Laissé  toute  liberté.  Ud 
peu  plus  tard,  M.  d'Argout,'  effrayé  du  programme  de 
l'artiste,  avait  arrête  les  travaux.  Le  veto  fut  levé  par 


84 


CHAPITRE  U.   LE  GOUVERNEMENT 


censure  théâtrale  avait,  le  plus  naturellement  du 
monde,  remplacé,  dans  une  pièce,  les  mots  «  ce 
damné  ministre  »  par  «  ce  damné  cardinal  »?  C'est 
qu'en  dépit  de  ses  bonnes  intentions,  le  gouverne- 
ment n'avait  pas  ce  tact  supérieur  que  donne,  dans 
les  rapports  avec  l'Église,  le  sentiment  chrétien,  et 
([ue  l'habileté,  ou  même  la  droiture  politique,  ne 
saurait  suppléer.  M.  de  Montalembert  le  remarquait 
à  cette  époque,  dans  un  écrit  pourtant  fort  bien- 
veillant et  où  il  engageait  les  catholiques  à  se  rap- 
procher du  gouvernement  :  «  11  manque  à  ce  gou- 
vernement, disait-il,  un  sentiment  plus  intime  et 
plus  hautement  avoué  de  la  valeur  du  pouvoir 
spirituel.  Il  lui  manque  le  courage  de  reconnaître 
le  vaste  domaine  de  ce  pouvoir,  l'immortalité  de 
cet  empire  et  la  force  que  lui,  pouvoir  temporel, 
pourrait  en  retirer.  11  lui  manque  ce  respect  délicat 
et  sincère  pour  la  religion  qui,  s'il  l'avait,  l'empê- 
cherait de  froisser,  par  des  torts  irréfléchis,  des 
consciences  susceptibles  »  Il  était  visible  que  si, 
des  deux  parts,  on  cherchait  par  raison  un  rappro- 

M.  Thiers,  en  1836.  L'œuvre  était  achevée  en  1837.  Le 
ministère  eut  d'abord  quelque  hésitation  à  faire  décou- 
vrir le  fronton.  Quand  il  s'y  décida,  l'émotion  fut  vive 
dans  le  monde  religieux  et,  Mgr  de  Quélen  fit  une  pro- 
testation publique  fort  véhémente,  contre  laquelle  on 
n'osa  prendre  aucune  mesure. 

1  Article  publié,  le  15  mai  1838,  dans  la  France  con- 
temporaine. —  Plus  tard,  M.  de  Falloux;  racontant  les 
origines  du  parti  catholique,  constatait  «  l'attitude  bien- 
veillante »  du  gouvernement  :  mais,  ajoutait-il,  tout  en 
«  rendant  justice  à  la  doctrine  et  à  la  charité  du  chris- 


ET   LU  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  85 

chôment,  il  n'y  avait  pas  cependant  cette  pleine 
et  mutuelle  confiance  qui  eût  été  nécessaire  pour 
établir  une  harmonie  durable.  C'est  ce  que 
M.  (iuizot  parait  avoir  assez  justement  observé  : 
n  L'Etat  et  l'Église  ne  sont  vraiment  en  bons  rap- 
ports, dit-il,  que  lorsqu'ils  se  croient  sincèrement 
acceptés  l'un  par  l'autre,  et  se  tiennent  assurés 
qu'ils  ne  portent  mutuellement,  à  leurs  principes  es- 
sentiels et  à  leurs  destinées  vitales,  aucune  hostilité. 
Telle  n'était  pas  malheureusement,  depuis  1830, 
la  disposition  mutuelle  des  deux  puissances;  elles 
vivaient  en  paix,  non  en  intimité,  se  soutenant  et 
sentr'aidant  par  sagesse,  non  par  confiance  et 
attachement  réciproque.  Au  sein  même  de  l'Eglise 
officielle  et  ralliée  au  pouvoir  nouveau,  apparais- 
saient souvent  des  regrets  et  des  arrière-pensées 
favorables  au  pouvoir  déchu,  et  l'Église,  à  son  tour, 
se  voyait  souvent  en  présence  de  l'indiiïérence 
ironique  des  disciples  de  Voltaire  ou  de  l'hostilité 
brutale  des  séides  de  La  Révolution  !.  » 

Le  gouvernement  en  faisait  néanmoins  assez  pour 
mériter  les  attaques  de  ceux  qui  conservaient, 
contre  le  catholicisme,  les  préventions  et  les  animo- 
sités  primitives.  Certains  journaux  «  libéraux  » 
essayaient  de  réveiller  le  fantôme  du  «  parti  prêtre  », 
affectaient  une  terreur  patriotique  en  face  de  ses  - 
empiétements,  reprochaient  amèrement  au  gouver- 

tianisme  »,  on  «  demeurait  inquiet  et  jaloux  de  ce  qui 
fait  L'inspiration,  la  vie  même  do  l'Eglise.  » 
'  Mémoires  do  M.  Uuizot,  t.  III.]).  104. 


86  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

nement,  sa  «  courtisanerie  »  et  ses  «  cajoleries  »  à 
l'égard  des  catholiques.  Le  Siècle  publiait  des 
articles,  avec  ces  titres  menaçants  :  «  Invasion  du 
clergé,  accroissement  des  couvents,  leurs  privi-. 
Iccjes,  révolte  des  évêques.  »  Le  Constitutionnel 
exprimait  la  crainte  que  la  réouverture  de  Saint- 
Germain  l'Auxerrois  ne  «  devînt  le  prélude  de 
concessions  nouvelles  aux  tendances  envahissantes 
du  haut  clergé  ».  Il  dénonçait  «  le  retour  des 
influences  sacerdotales  dans  le  gouvernement  ». 
«  La  congrégation  refleurit!  »  s'écriait-il.  Le 
Courrier  français,  à  la  vue  du  développement  des 
congrégations  religieuses,  rappelait  les  mesures 
prises  après  1830  :  «  C'était  bien  la  peine,  disait-il, 
d'expulser  les  trappistes  de  la  Meilleraye  et 
d'Alsace,  ainsi  que  les  liguoriens.  »  Ce  journal 
avait  fait  d'ailleurs  une  enrayante  découverte  :  il 
s'agissait  d'un  billet  d'enterrement,  sur  lequel, 
reprenant  une  vieille  formule,  à  peu  près  aban- 
donnée depuis  1830,  on  avait  mentionné  que  le 
défunt  avait  été  «  muni  des  sacrements  de  l'Eglise  »  ; 
le  Courrier  voyait  là  une  «  nouvelle  exigence  du 
clergé  »,  et  il  ajoutait  avec  gravité  :  «  Au  train 
dont  les  choses  marchent,  nous  ne  sommes  pas 
éloignés  de  revoir  les  billets  de  confession  *.  » 
M.  Isambert  se  chargeait  d'apporter  à  la  tribune 
de  la  Chambre,  l'expression  de  ces  intelligentes  et 
nobles  alarmes,  et  il  accusait  les  ministres  de  fai- 


1  Articles  divers  en  1838  et  1839, 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQl  E  87 

blesse  en  face  des  sœurs  de  charité,  des  frères  de  la 
doctrine  chrétienne,  des  évêques  et  du  Pape.  Mais, 
en  dépit  de  toutes  ces  attaques,  l'opinion  restait 
froide.  Dès  1835,  le  principal  organe  du  gouver- 
nement, le  Journal  des  Débats,  faisait,  avec 
sévérité,  la  leçon  à  ceux  qui  prétendaient  réveiller 
les  vieilles  préventions  anticléricales,  et  il  caracté- 
risait ainsi  cette  détestable  politique  : 

On  humilierait  le  clergé,  on  l'abaisserait  par  tous 
les  moyens  imaginables;  on  ne  lui  jetterait  son  sa- 
laire qu'à  regret  et  avec  des  paroles  de  mépris  ;  on 
aurait  bien  soin  de  lui  faire  entendre  qu'on  espère,  le 
plus  tôt  possible,  se  passer  de  lui  et  qu'on  est  fort 
au-dessus  de  toutes  ces  superstitions,  et  si  le  clergé 
s*a\isait  de  se  plaindre,  on  le  traiterait  en  révolté. 
Ce  ne  sont  pas  de  simples  suppositions.  Rappelez- 
vous  ce  qui  s'est  dit  à  la  tribune  depuis  quatre  ans, 
tout  toutes  les  tentatives  qui  ont  été  faites  pour 
troubler  le  clergé'sur  son  avenir  et  pour  l'humilier. 

Quand  un  évèque  était  accusé  d'abus  devant  le 
Conseil  d'Etat,  pour  avoir  refusé  les  sacrements  à 
un  mourant,  les  écrivains  libéraux  étaient  les  pre- 
miers à  faire  ressortir  le  ridicule  d'une  censure 
exercée  par  des  laïques,  peut-être  non  catholiques, 
sur  un  acte  purement  spirituel-  l.  La  Chambre 
accueillait  mal  certaines  thèses  antireligieuses  qui 

1  Voir  notamment  les  polémiques  qui,  à  la  fin  de  1S3S, 
ont  suivi  l'appel  comme  d'abus  dirigé  contre  Tevèque 
de  Clermont,  à  l'occasion  de  la  mort  de  M.  do  Montlosier- 


88  CHAPITRE  H.  LE  GOUVERNEMENT 

avaient  été  naguère  les  siennes  ;  elle  interrompait 
impatiemment,  par  exemple,  les  avocats  du  divorce, 
et  ne  tolérait  même  pas  qu'ils  lui  rappelassent 
comment,  après  1830,  elle  avait  voté  deux  fois  de 
suite,  à  une  grande  majorité,  contre  l'indissolubi- 
lité du  lien  conjugal.  Il  n'était  pas  jusqu'aux 
mots  naguère  les  plus  redoutables,  qui  ne  fussent 
devenus  sans  effet  :  les  rieurs  paraissaient  être 
avec  M.  Saint-Marc  Girardin,  raillant  à  la  tribune 
ceux  qui  avaient  «  peur  des  jésuites  1  » .  M.  de 
Lamartine  était  applaudi,  même  par  la  gauche, 
quand  il  s'écriait  :  «  Il  faudrait  déclarer  le  fantôme 
du  jésuitisme  plus  puissant  que  jamais,  s'il  avait  la 
force  de  nous  faire  reculer  devant  la  liberté.  » 
L'opinion  avait  à  ce  point  changé,  que  le  Journal 
des  Débats,  qui  devait,  quelques  années  après,  être 
le  plus  ardent  à  crier  «  Au  jésuite  !  »  s'exprimait 
ainsi  en  1839  : 

Est-ce  bien  sérieusement  que  Ton  redoute  aujour- 

1  Gomment,  Messieurs,  vous  avez  peur  de  cette  So- 
ciété sans  cesse  traquée  et  toujours  immortelle?  Vous 
avez  je  ne  sais  combien  d'éditions  de  Voltaire,  espèce 
d'artillerie  qui  combat  sans  cesse  les  jésuites;  vous  les 
avez  répandues  partout;  vous  avez  plus  que  les  anciens 
parlements,  vous  avez  la  tribune,  tous  les  pouvoirs  pu- 
blics;... et,  malgré  tant  de  pouvoir  et  de  puissance  qui 
vous  viennent  de  vos  devanciers,  de  vous-même,  de  vos 
écrivains  immortels  et  de  vos  lois,  malgré  tout  cela,  vous 
avez  peur?  Mais  je  ne  mets  pas  si  bas  la  civilisation  de 
89,  qu'elle  ait  peur  des  jésuites!...  Et  quant  à  moi,  je 
ne  ferais  jamais  un  aveu  qui  nous  abaisserait  à  ce  point 
dans  l'opinion  de  l'Europe.  »  (Discours  du  12  mars  1837.) 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  8'.» 

dPhni  les  empiétements  religieux  et  le  retour  de  la  do- 
mination cléricale?  Quoi  !  nous  sommes  les  disciples 
du  siècle  qui  a  donné  Voltaire  au  monde,  et  nous 
craignons  les  jésuites?  Nous  vivons  dans  un  pays  où 
la  liberté  de  la  presse  met  le  pouvoir  ecclésiastique  à 
la  merci  du  premier  Luther  qui  sait  tenir  une  plume, 
et  dans  un  siècle  où  l'incrédulité  et  le  scepticisme 
coulent  à  pleins  bords,  et  nous  craignons  les  jésuites  ? 
Nous  sommes  catholiques  à  peine,  catholiques  de 
nom,  catholiques  sans  foi,  sans  pratique,  et  l'on 
nous  crie  que  nous  allons  tomber  sous  le  joug  des 
congrégations  ultramontaines?  En  vérité,  regardons- 
nous  mieux  nous-mêmes,  et  sachons  mieux  qui  nous 
sommes  ;  croyons  h  la  force,  à  la  vertu  de  ces  li- 
bertés dont  nous  sommes  si  fiers.  Grands  philo- 
sophes que  nous  sommes,  croyons  au  moins  à  notre 
philosophie.  Non,  le  danger  n'est  pas  où  le  signalent 
nos  imaginations  préoccupées.  Vous  calomniez  le 
siècle  par  vos  alarmes  et  vos  clameurs  pusillanimes  1 . 

Quand,  clans  la  Chambre,  M.  Isambert cherchait 
à  faire  grand  tapage  de  ce  que  le  ministre  des 
cultes  avait  assisté  au  premier  discours  prononcé 
par  Lacordaire  en  costume  de  dominicain,  et 
quand  il  évoquait,  à  ce  propos,  tout  l'appareil  du 

4  Journal  des  Débats  du  4  janvier  4830.  —  Déjà,  ou 
1835,  dans  l'article  que  nous  citous  plus  haut,  le  même 
journal  raillait  ceux  qui  évoquaient  le  fantôme  jésui- 
tique. Quand  il  n'y  aurait  plus  de  jésuites  dans  le  monde, 
disait-il,  l'opposition  en  ferait,  pour  avoir  le  plaisir  de 
dire  que  le  gouvernement  de  Juillet  favorise  les  jé- 
suites... Le  tour  des  jésuites  et  de  la  congrégation  devait 
Venir;  il  est  venu;  c'est  tout  simple.  »  (10  octobre  1835.) 


90  CHAPITRE  il.  LE  GOUVERNEMENT 

spectre  monastique,  M.  Martin  du  Nord  pouvait  se 
borner  à  répondre  en  souriant  :  «  Je  suis  catholi- 
que, et  il  m' arrive,  autant  que  je  le  puis,  d'en 
remplir  les  devoirs;  oui,  je  l'avoue,  je  vais  à  la 
messe,  je  vais  au  sermon  :  si  c'est  un  crime,  j'en 
suis  coupable.  »  D'ailleurs  il  redevenait  de  conve- 
nance et  d'usage,  dans  les  cérémonies  publiques, 
de  bien  parler  du  clergé  et  de  la  religion,  dont 
naguère  nul  ne  se  fût  risqué  à  prononcer  les 
noms  ;  et  la  chronique,  rendant  compte,  en  1840, 
d'une  séance  académique,  rapportait,  en  notant 
du  reste  le  fait  comme  nouveau  et  extraordinaire, 
qu'on  y  avait  osé  proclamer  que  «  les  ministres  de 
la  religion  devaient  exercer  une  influence  morale 
sur  les  choses  de  leur  temps  1  ».  Dans  cette 
séance,  M.  Dupin  lui-même  proclamait  que  «  le 
clergé  français  ne  donnait  plus  d'ombrage  »,  et 
qu'il  «  voyait  chaque  jour  s'accroître  le  respect 
des  populations  et  la  juste  considération  qu'on  lui 
portait  » . 

IV 

Parmi  les  hommes  d'État  de  la  monarchie  de 
Juillet,  plusieurs  ne  devenaient  pas  seulement, 
dans  la  pratique,  plus  bienveillants;  ils  s'élevaient 
jusqu'aux  principes,  et  montraient,  par  un  langage 
alors  tout  nouveau,  qu'ils  avaient  acquis  une  in- 

1  Le  vicomte  do  Launay,  Lettres  parisiennes,  t.  III, 
1>.  106. 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  01 

telligence  plus  complète  de  l'importance  sociale  de 
la  religion.  M.  de  Tocqueville,  dans  les  deux 
parties  de  son  livre  sur  la  Démocratie  en  Amérique^ 
publiées  l'une  en  1835,  l'autre  en  1840,  revenait 
sans  cesse  sur  cette  idée,  que  plus  le  régime  d'une 
nation  était  démocratique  et  libéral,  plus  la  reli- 
gion lui  était  nécessaire.  «  C'est  le  despotisme, 
disait-il,  qui  peut  se  passer  de  la  foi,  non  la  li- 
berté... Que  faire  d'un  peuple  maître  de  lui-même, 
s'il  n'est  pas  soumis  à  Dieu?...  Si  l'homme  n'a  pas 
de  foi,  il  faut  qu'il  serve,  et  s'il  est  libre,  qu'il 
croie.  »  M.  Molé,  naguère  premier  ministre,  disait 
à  l'Académie,  en  1840  :  «  Le  clergé  sera  le  sublime 
conservateur  de  l'ordre  public,  en  préparant  les 
générations  nouvelles  à  la  pratique  de  toutes  les 
vertus  :  car  il  y  a  moins  loin  qu'on  ne  pense  des 
\ertus  privées  aux  vertus  publiques,  et  le  parfait 
chrétien  devient  aisément  un  grand  citoyen!  » 
M.  Saint-Marc  Girardin  ne  pensait  pas  autrement, 
I  quand  il  s'écriait  :  h  Si  quelque  espérance  m'a- 
i  nime,  c'est  que  je  ne  puis  pas  penser  que  la  reli- 
gion puisse  longtemps  manquer  à  la  société  ac- 
tuelle. Ou  vous  périrez,  Messieurs,  sachez-le  bien, 
ou  la  religion  viendra  encore  visiter  votre  société  !  » 
Aussi  concluait-on  de  cette  importance  sociale  de 
la  religion,  à  la  nécessité  de  l'harmonie  entre  les 
deux  puissances.  «  Nous  voulons,  disait  le  même 
M.  Saint-Marc  Girardin,  à  la  tribune  de  la  Chambre, 
en  1837,  l'accord  intelligent  et  libre  de  l'Église  et 
de  l'Etat  ;  nous  voulons  que  cesse  enfin  ce  divorce 


92  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

funeste,  et  nous  ne  croyons  pas  que  les  deux  pou- 
voirs qui  soutiennent  la  société,  le  pouvoir  public 
et  le  pouvoir  moral,  puissent  longtemps  rester 
clans  une  espèce  de  lutte,  sans  qu'il  en  résulte  un 
grand  péril  pour  la  société.  » 

Mais,  de  tous  les  hommes  du  gouvernement 
de  1830,  celui  qui  parlait  avec  le  plus  d'élévation 
et  de  justesse  des  choses  religieuses,  était  M.  Guizot. 
En  1838,  il  publiait,  dans  la  Revue  française,  trois 
articles  d'une  éloquence  grave  et  triste;  qui  avaient 
un  immense  retentissement  C'était  le  cri  d'a- 
larme de  la  raison  humaine  et  de  la  science  poli- 
tique, qui  sentaient  leur  impuissance  et  appelaient 
la  religion  à  leur  aide  :  «  Le  mal  est  immense, 
disait  M.  Guizot;  pour  peu  qu'on  le  sonde,  pour 
peu  qu'on  regarde  sérieusement  et  de  près  l'état 
moral  de  ces  masses  d'hommes,  l'esprit  si  flottant 
et  le  cœur  si  vide,  qui  désirent  tant  et  qui  espèrent 
si  peu,  qui  passent  si  rapidement  de  la  fièvre  à  la 
torpeur  de  l'àme,  on  est  saisi  de  tristesse  et  d'effroi. 
Catholiques  ou  protestants,  inquiétez-vous  de  ceux 
qui  ne  croient  pas  !  »  Il  montrait  les  «  docteurs 
populaires  »  parlant  au  peuple  un  langage  tout 
différent  de  celui  que  tenaient  jadis  ses  «  précep- 
teurs religieux  »,  lui  disant  que  cette  terre  a  de 

1  Le  la  Religion  dam  les  sociétés  modernes  (février  1838). 
Ru  Catholicisme,  du  Protestantisme  et  de  la  Philosophie  en 
France  (juillet).  Le  Vétat  des  A  mes  (octobre).  Nous  avons 
déjà  eu  l'occasion  de  citer  quelque  passage  du  dernier  de 
ces  articles. 


et  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  99 

quoi  le  contenter,  et  que,  s'il  ne  vit  pas  heureux, 
il  doit  s'en  prendre  à  l'usurpation  de  ses  pareils; 
et  n  l'on  s'étonne,  ajoutait-il,  de  l'agitation  pro- 
fonde, du  malaise  immense  qui  travaille  les  nations 
et  les  individus  !  »  Dans  la  religion  seule  est  le 
remède;  et,  entre  toutes  les  religions,  l'écrivain 
protestant  rendait  un  hommage  particulier  au 
catholicisme,  qu'il  déclarait  être  «  la  plus  grande, 
la  plus  sainte  école  de  respect  qu'ait  jamais  vue  le 
monde  ».  Puis  il  ajoutait  : 

La  religion,  la  religion!  c'est  le  cri  de  l'humanité 
.•il  tons  lieux,  en  tout  temps,  sauf  quelques  jours  de 
»  ri se  terrible  ou  de  décadence  honteuse.  La  religion, 
pour  contenir  ou  combler  l'ambition  humaine  !  La 
religion,  pour  nous  soutenir  ou  nous  apaiser  dans 
nos  douleurs,  celles  de  notre  condition  ou  celles  de 
notre  âme!  Que  la  politique,  la  politique  la  plus 
juste,  la  plus  forte,  ne  se  flatte  pas  d'accomplir,  sans 
la  religion,  une  telle  œuvre.  Plus  le  mouvement  so- 
cial sera  vif  et  étendu,  moins  la  politique  suffira  à 
diriger  l'humanité  ébranlée.  11  y  faut  une  puissance 
plus  haute  que  les  puissances  de  la  terre,  des  pers- 
pectives plus  longues  que  celles  de  cette  vie.  Il  y 
faut  Dieu  et  l'éternité. 

Dès  lors,  M.  Guizot  estimait  qu'il  fallait  établir, 
«  entre  la  religion  et  la  politique,  entente  et  har- 
monie )).  Il  insistait  sur  l'importance  de  cet  accord, 
qu'il  ne  voulait  «  faire  acheter  ni  à  l'une  nia  l'autre, 
par  aucune  lâche  concession,  par  aucun  sacrifice 


94  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

onéreux  ».  «  Un  respect  profond,  disait-il,  est  du 
aux  croyances  religieuses.  La  politique  qui  ne  voit 
pas  ces  faits-là,  ou  ne  s'incline  pas  respectueuse- 
ment quand  elle  les  voit,  est  une  politique  futile 
qui  ne  connaît  pas  l'homme  et  ne  saura  pas  le  di- 
riger dans  les  grands  jours.  »  Et  il  déclarait  haute- 
ment ne  pas  se  contenter  «  d'un  respect  superficiel 
et  hypocrite,  qui  couvre  à  peine  une  froideur 
dédaigneuse,  qui  résiste  mal  aux  épreuves  un  peu 
prolongées,  et  qui  humilie  la  religion,  si  elle  s'en 
contente,  ou  l'irrite  et  l'égaré,  si  elle  refuse  de 
s'en  contenter  ».  Or  le  mal  du  moment  était  que, 
«  par  le  cours  des  événements,  par  des  fautes 
réciproques,  l'harmonie  entre  la  religion  et  la  poli- 
tique avait  été  profondément  altérée,.. .  mal  im- 
mense qui  aggravait  tous  nos  maux,  qui  enlevait  à 
l'ordre  social  et  à  la  vie  intime  leur  sécurité  et  leur 
dignité,  leur  repos  et  leur  espérance  »,  Il  fallait 
donc  «  guérir  ce  mal,  rapprocher  l'esprit  chrétien 
et  l'esprit  du  siècle,  l'ancienne  religion  et  la  société 
nouvelle,  mettre  un  terme  à  leur  hostilité  ». 
M.  Guizot  comprenait  de  quel  secours  pouvaient 
être,  pour  une  pareille  œuvre,  les  catholiques  de  la 
nouvelle  école  ;  aussi  s'intéressait-il  à  leur  œuvre, 
louait-il  leurs  efforts,  et  se  félicitait-il  de  voir  ainsi 
«  l'esprit  religieux  rentrer  dans  le  monde,  pour 
conquérir  sans  usurper  1  »  . 

1  Déjà  M.  Guizot  avait  exposé  ces  idées,  en  1832,  à 
une  époque  où  les  défiances  étaient  encore  toutes  vives. 
Après  avoir  rappelé  au  gouvernement  de  Juillet  la  néces- 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE 


9:> 


On  no  saurait  prétendre,  sans  doute,  que  ces 
hautes  idées  fussent  alors  complètement  comprises 
et  partagées  par  tous  les  hommes  politiques  du 
régime  do  Juillet.  Mais,  en  dépit  du  sourire  railleur 
avec  lequel  les  beaux  esprits  de  la  Revue  des 
Deux  Mondes  parlaient  alors  de  «  l'onction  »,  de 
«  l'ascétisme  »  et  des  «  vues  si  célestes  »  de 
II.  Guizot,  ce  langage  ne  rencontrait  aucune  con- 
tradiction sérieuse;  il  était  écouté  avec  respect  et 
sympathie  ;  il  était  reproduit  par  le  Journal  des 
l)rl><it*%  la  Presse,  le  Journal  général;  il  donnait 
le  ton  aux  journaux  du  gouvernement,  dont  plu- 
sieurs se  mettaient  à  parler  du  mouvement  reli- 
gieux, dans  des  termes  d'une  gravité  et  d'une 
sympathie  inaccoutumées.  L'un  d'eux,  constatant 
hi  réalité  et  l'importance  de  la  réaction  catholique, 
saluait  avec  respect,  presque  avec  reconnaissance, 
cette  «  pensée  d'un  Dieu  s' élevant  sur  les  ruines 

si  té  d'avoir  la  religion  pour  alliée,  il  ajoutait  :  «  Ne 
m  mis  trompons  pas  par  les  mots,  il  ne  s'agit  pas  de 
formes  polies,  de  respect  extérieur,  de  pure  convenance; 
il  faut  donner  au  clergé  la  ferme  conviction  que  le  gou- 
vernement porte  un  respect  profond  à  sa  mission  reli- 
gieuse, qu'il  a  un  profond  sentiment  de  son  utilité  so- 
ciale; il  faut  que  le  clergé  prenne  "confiance  dans  le 
gouvernement,  sente  sa  bienveillance.  Il  lui  donnera,  en 
retour,  l'appui  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  et  qui  peut, 
plus  qu'un  autre,  vous  remettre  en  état  de  lutter  contre 
les  ennemis  dont  vous  êtes  investis. ■?»  (Discours  du 
10  février  1832.)  —  Cette  idée  préoccupait  tellement 
M  Guizot,  que,  dans  un  discours  du  16  février  1837,  il 
revenait  sur  cette  nécessité  d'une  «  bienveillance  sin- 
cère, respectueuse,  active  envers  le  clergé.  » 


%  CHAPITRE  H.  LE  GOUVERNEMENT 

des  illusions  terrestres  »  ;  il  reconnaissait  que  «  ce 
mouvement  était  libre  et  spontané  »,  qu'il  a  mon- 
tait d'en  bas  vers  la  religion,  ne  descendait  pas  du 
gouvernement  dans  les  masses  »  ;  «  c'est  un  cri  de 
conscience,  ajoutait-il,  c'est  un  mouvement  d'opi- 
nion ».  Puis,  s' adressant  à  ceux  qui  affectaient  de 
s'en  effrayer,  il  s'écriait  : 

En  présence  des  inquiétudes  d'une  société,  dans 
le  sein  de  laquelle  vous  voyez  se  multiplier  chaque 
jour  des  actes  de  violence  et  de  folie,  à  l'aspect  de 
ces  listes  nombreuses  de  suicides,  d'assassinats,  de 
désordres  de  toute  espèce,  excités  par  mille  circons- 
tances, au  nombre  desquelles,  il  faut  compter  les 
appétits  matériels,...  dites- nous -le  franchement, 
êtes-vous  sérieusement  affligés  de  voir  qu'on  cherche 
à  calmer  de  jeunes  imaginations  par  des  habitudes 
morales  et  religieuses!...  C'est  vous  qui  cherchez  à 
substituer  une  intolérance  philosophique,  que  vous 
ne  réussirez  pas  à  créer,  à  l'intolérance  religieuse, 
que  le  bon  sens  national  et  la  sagesse  du  pouvoir 
ont  su  réprimer  1 . . . 

Le  roi  lui-même,  qui,  par  plus  d'un  côté,  avait 
paru  jusqu'alors  personnifier,  non  sans  doute  l'hos- 
tilité, mais  l'indifférence  quelque  peu  voltairienne 
de  la  génération  de  1830,  en  venait  à  comprendre 
la  nécessité,  pour  son  gouvernement,  de  «  l'appui 
moral  »  du  clergé,  et  à  le  lui  demander  publique- 

x  Article  reproduit  par  Y  Ami  de  la  Religion  du  3  juillet 
1830. 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  îW 

malt.  U  disait  le  Ie*  janvier  ISVl,  en  réponse  aux 
félicitations  de  l'archevêque  de  Paris  : 

Plus  la  tâche  de  mon  gouvernement  est  difficile, 
plus  il  a  besoin  de  l'appui  moral  et  du  concours  de 
tous  ceux  qui  veulent  le  maintien  de  l'ordre  et  le 
règne  des  lois.  C'est  cet  appui  moral  et  ce  concours 
qui  peuvent  surtout  prévenir  le  renouvellement  de 
ces  tentatives  odieuses,  sur  lesquelles  vous  venez  de 
voua  exprimer  d'une  manière  qui  m'a  si  vivement 
touché.  C'est  cet  appui  moral  et  ce  concours  de  tous 
les  gens  de  bien  qui  donneront  à  mon  gouvernement 
la  force  nécessaire  à  l'accomplissement  des  devoirs 
qu'il  est  appelé  à  remplir.  Et  je  mets  au  premier  rang 
|  de  ces  devoirs  celui  de  faire  chérir  la  religion,  de 
combattre  l'immoralité  et  de  montrer  au  monde, 
quoi  qu'en  aient  dit  les  détracteurs  de  la  France,  que 
le  respect  de  la  religion,  de  la  morale  et  de  la  vertu, 
est  encore  parmi  nous  le  sentiment  de  l'immense 
majorité. 

A  en  croire  même  Y  Ami  de  la  Religion,  qui 
disait  tenir  ce  renseignement  d'un  des  ecclésiasti- 
ques présents,  le  roi  se  serait  servi  de  termes  plus 
expressifs,  montrant  encore  mieux  l'effroi  que  lui 
causait  «  la  vue  du  précipice  où  les  doctrines 
d'impiété  et  d'anarchie  entraînaient  la  France  », 
et  le  besoin  qu'il  avait,  dans  ce  péril,  du  secours 
de  la  religion.  En  lisant  l'écrit  de  M.  Guizot  ou  le 
discours  de  Louis-Philippe,  combien  on  se  sent  loin 
du  lendemain  de  1830,  de  l'époque  où  l'homme 
d'Etat  qui  précédait  alors  M.- Guizot  à  la  tète  du 

G 


98  CHAPITRE  II.   LE  GOUVERNEMENT 

parti  conservateur,  Casimir  Périer,  déclarait  que 
désormais  le  catholicisme  pouvait  à  peine  compter 
sur  la  fidélité  de  quelques  rares  dévotes,  et  où  le 
roi  n'osait  même  plus  prononcer  le  mot  de  «  Pro- 
vidence! » 

V 

C'est  alors,  en  18M,  —  quand  cette  transfor- 
mation inespérée  de  la  conduite  et  même  des  idées 
religieuses  du  gouvernement,  paraît  en  plein  pro- 
grès, —  que  la  monarchie  de  Juillet  se  trouve  tout 
à  coup  saisie  du  problème  de  la  liberté  de  l'ensei- 
gnement secondaire,  problème  capital,  dans  la 
solution  duquel  sont  intéressés  tous  les  principes 
de  la  liberté  de  conscience  et  les  rapports  mêmes 
de  l'État  avec  l'Église.  Ne  peut-on  pas  croire  le 
moment  favorable  ? 

A  la  même  heure,  pour  donner  place  à  cettcp 
question,  il  semble  que  le  vide  se  fasse  sur  la  scène 
politique.  En  prenant  le  pouvoir,  le  29  octo- 
bre 18/ïO,  M.  Guizot  avait  eu  tout  d'abord  beaucoup 
à  faire  pour  détourner  les  menaces  de  guerre  et  de 
révolution  qu'avait  soulevées  et  accumulées  l'étour- 
derie  téméraire  de  M.  Thiers,  pendant  son  court 
et  désastreux  ministère  du  1"  mars.  Il  avait  dû, 
comme  Casimir  Périer  après  M.  Laflitte,  se  donner 
pour  but  de  sa  politique  le  raffermissement  de  la 
paix  etdel'ordre,  également  ébranlés.  Mais  en  18M, 
cette  œuvre  première  et  préliminaire  est  à  peu  près 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  99 

terminée  :  au  dehors,  l'entente  cordiale  avec  l'An- 
gleterre garantit  la  France  contre  un  retour  à  l'i- 
solement périlleux  de  18/jO;  au  dedans,  les  partis 
révolutionnaires  semblent  découragés,  et  le  minis- 
tère a  acquis  une  homogénéité,  une  autorité  parle- 
mentaire, des  conditions  de  durée,  auxquelles  on 
n'était  plus  habitué  depuis  cinq  ans.  Dès  lors,  que 
\  a-t-on  faire  des  loisirs  qu'assure  cette  paix,  des 
forces  dont  dispose  ce  gouvernement?  «  J'avais 
une  autre  ambition,  a  dit  M.  Guizot,  que  celle  de 
tirôf  mon  pays  d'un  mauvais  pas.  »  Moins  que 
namais,  d'ailleurs,  on  pouvait  impunément  laisser 
(l'opinion  à  elle-même,  sans  lui  donner  un  aliment, 
pans  lui  montrer  un  but.  11  lui  fallait,  semblait-il, 
mielque  chose  d'extraordinaire  et  de  saisissant. 
L'imagination  nationale  avait  pris,  dans  les  boule- 
versements révolutionnaires  et  les  guerres  impé- 
riales, des  habitudes  qui  ne  la  disposaient  pas  à  se 
i|  on  tenter  des  œuvres  modestes  et  patientes  de  la 
politique  quotidienne.  Ce  goût  d'aventures,  com- 
iiné  avec  l'égoïsme  un  peu  terre  à  terre  d'une 
jociété  bourgeoise,  avec  le  scepticisme  né  de  tant 
le  déceptions,  et  avec  la  lassitude  produite  par 
i  ant  de  secousses,  ne  laissait  pas  que  de  rendre 
)  ssez  malaisée  la  tache  d'un  ministre.  «  Il  y  a  dans 
l|3  gouvernement  de  ce  pays,  écrivait,  vers  cette 
jtaoque,  M.  de  Barante  à  M.  Guizot,  une  difficulté 
idicale;  il  a  besoin  de  repos,  il  aime  le  statu  quo, 
tient  à  ses  routines;  le  soin  des  intérêts  n'a  rien 
je  hasardeux  ni  de  remuant.  D'autre  part,  les 


100 


CHAPITRE  II.   LE  GOUVERNEMENT 


esprits  veulent  être  occupés  et  amusés,  les  imagi- 
nations ne  veulent  pas  être  ennuyées  ;  il  leur  sou- 
vient des  révolutions  et  de  l'empire  !.  » 

Où  donc  trouver  le  programme  qui  répondrait  à 
ces  conditions  presque  contradictoires  ?  Quel  serait 
le  «  cri  »  de  cette  nouvelle  politique  ?  Pouvait-on 
se  proposer  une  grande  entreprise  diplomatique  ? 
L'attitude  persévéramment  pacifique  de  M.  Guizot 
était  la  seule  possible  ;  et  elle  était  même,  au  point 
de  vue  de  l'influence  extérieure  de  la  France,  plus 
féconde  qu'elle  ne  le  paraissait.  Mais,  par  le  mal- 
heur de  la  situation,  elle  était  alors  plus  sage  que 
fière,  plus  utile  que  flatteuse.  La  retraite  qu'il  avait 
fallu  faire  après  les  témérités  de  M.  Thiers,  la 
rendait  moins  plaisante  encore  aux  imaginations. 
«  La  prudence  qui  vient  après  le  péril,  disait  à  ce 
propos  M.  Guizot,  est  une  vertu  triste  »  ;  d'autant 
plus  triste  qu'en  18/lO,  le  froissement  d'amour- 
propre  avait  été  pour  plusieurs  comme  une  bles- 
sure nationale,  et  qu'il  en  était  résulté,  dans  l'esprit 
public,  une  susceptibilité  maladive,  portée  à  voir 
partout  des  humiliations.  Heureux  temps  que  celui 
où  nos  «  humiliations  »  étaient  la  «  convention 
des  détroits  » ,  le  «  droit  de  visite  » ,  ou  «  l'affaire 
Pritchard  ».  Depuis  lors,  elles  se  sont  appelées  le  , 
Mexique  et  Sadowa,  et  plus  tard,  hélas  !  de  noms 
plus  douloureux  encore.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'in- 
térêt du  gouvernement  n'était  pas  de  diriger  l'opi- 


1  Loi  Ire  du  27  octobre  1842. 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  101 

mon  uts  ces  questions  étrangères,  où  il  ne  pouvait 
lui  promettre  d'avantages  brillants  et  où  il  risquait 
même  de  lui  faire  rencontrer  plus  d'un  sujet  de 
mortification  et  d'irritation. 

Devait-on  donner  le  signal  de  quelque  progrès 
libéral,  de  quelque  réforme  intérieure?  Mais  L'idée 
de  M.  Guizot  était  précisément  qu'après  une  révo- 
lution dont  l'ébranlement  se  faisait  encore  sentir, 
le  pays  avait  surtout  besoin  de  stabilité  dans  les 
Institutions;  qu'avant  d'entreprendre  de  nouvelles 
conquêtes,  il  fallait  assurer  et  régulariser  la  jouis- 
sance de  celles  qu'on  avait  faites  depuis  si  peu  de 
temps  et  qui  étaient  encore  si  précaires.  Aussi 
;  refusait-il  nettement  de  a  donner  satisfaction  »  à 
j  ce  qu'il  appelait  «  le  prurit  d'innovation  »,  travail- 
lant alors  les  parties  les  moins  saines  de  l'opinion 
i  11  n'avait  pas  tort.  Mais,  pour  sage  et  nécessaire 
•  qu'il  fût,  ce  programme  négatif,  aboutissant  obsti- 
nément à  ne  rien  changer,  fournissait  peu  d'ali- 
ment à  l'esprit  public.  Au  lendemain  de  1830, 
I  quand  la  monarchie  de  Juillet,  entre  les  insurrec 
ïtions  carlistes,  les  barricades  républicaines  et  les 
i  menaces  de  coalition,  semblait  chaque  jour  en  péril 
jde  mort  violente,  une  politique  purement  défensive 
avait  suffi  à  occuper,  à  diriger,  à  entraîner  l'opi- 
nion. Gouverner  alors  était  ne  paspérir  :  échapper 
à  la  foudre,  éviter  lesécueils,  tenir  tête  aux  vents, 
ne  fût-ce  qu'en  louvoyant  sans  avancer,  c'était 


1  Dis  ours  du  15  février  18 il. 


102  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

déjà  beaucoup  en  ces  jours  de  tempête.  Plus  tard, 
le  calme  extérieur  paraissant  rétabli,  les  passagers 
devenaient  plus  exigeants,  ils  voulaient  savoir  où 
on  les  menait,  ils  se  plaignaient  impatiemment,  si 
on  ne  leur  promettait  pas  d'aborder  à  quelque  terre 
nouvelle.  Le  mot  d'ordre  de  la  «  résistance  »,  qui, 
proclamé  par  Casimir  Périer  au  fracas  des  émeutes, 
avait  fait  tant  d'impression  sur  les  conservateurs, 
paraissait  suranné  et  déplacé  quand  il  était  répété 
dix  ans  plus  tard,  par  M.  Guizot,  en  face  de  périls 
moins  visibles,  sinon  moins  réels. 

Dès  lors,  il  se  produisait  dans  le  monde  poli- 
tique, un  malaise  étrange;  il  y  avait  en  quelque 
sorte  disette  d'idées  neuves,  comme  un  vide  d'es- 
prit et  de  cœur  qu'une  grande  nation  ne  saurait 
longtemps  supporter.  11  semblait  que  tout  eût  été 
dit  et  usé,  de  1815  à  1830  ;  au  lieu  de  ces  débats 
grandioses  qui,  sous  la  Restauration,  avaient  mis 
en  présence,  avec  Foy  et  de  Serre,  Benjamin  Cons- 
tant et  Villèle,  Royer-Collard  et  Martignac,  les 
principes  les  plus  élevés,  les  intérêts  les  plus  con- 
sidérables, les  passions  les  plus  profondes  et  les 
plus  chevaleresques,  on  paraissait  réduit  à  des 
luttes  d'ambitions  personnelles,  à  des  manœuvres 
de  coteries.  De  là,  ces  crises  énervantes  qui  se  sont 
succédé  presque  sans  interruption,  de  1836  à  18/jO, 
et  qui  ont  eu  leur  triste  apogée,  lors  de  la  coalition. . 
Les  partis  ne  pouvaient  plus  guère  se  distinguer 
que  par  des  noms  d'hommes,  et  les  cabinets,  par 
les  dates  du  calendrier.  Après  1840,  si  le  minis- 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  103 

1ère  était  devenu  plus  stable,  lé  mal  n'avait  pas 
pour  cela  complètement  disparu,  et  le  mécanisme 
parlementaire  n'en  semblait  pas  moins  trop  souvent 
fonctionner  à  vide.  A  l'approche  de  chaque  session,  ( 
les  meneurs  créaient  la  question  factice  sur  laquelle 
ils  jugeaient  utile  d'engager  la  bataille;  ils  provo- 
quaient autour  d'elle,  par  les  journaux,  une  émotion 
absolument  hors  de  proportion  avec  son  intérêt 
réel,  et  s' expliquant  seulement  par  l'usage  qu'en 
voulaient  faire  l'ambition  de  quelque  aspirant  mi- 
nistre ou  l'animosité  de  quelque  groupe.  Les 
questions  étrangères,  précisément  par  ce  qu'elles 
avaient  de  mobile  et  d'arbitraire,  se  prêtaient 
mieux  que  d'autres  à  ces  tactiques  ;  aussi  étaient- 
elles  devenues,  à  cette  époque,  l'objet  presque 
unique  des  grandes  luttes  de  presse  et  de  tribune  : 
véritable  désordre  qui  mettait  en  péril  les  plus 
graves  intérêts  du  patriotisme,  et  qui  faussait  ab- 
solument le  régime  représentatif. 

L'admirable  talent,  dépensé  dans  ces  débats,  ne 
pouvait  longtemps  faire  illusion  sur  leur  vide  et 
leur  péril.  Il  en  résultait  un  sentiment  de  fatigue, 
presque  de  dégoût  qui  tournait  dans  les  masses, 
à  l'indifférence  pour  la  chose  publique,  dans  les 
esprits  élevés,  à  une  sorte  de  découragement  de 
toir  établir  en  France  le  gouvernement  parlemen- 
taire. Aussi,  parmi  ces  derniers,  que  de  plaintes 
à  cette  époque  !  C'est  Tocqueville,  déplorant  «  la 
mobile  petitesse,  le  désordre  perpétuel  et  sans 
grandeur  du  monde  politique  »,  et  s'attristant  de 


104  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

vivre  au  milieu  de  «  ce  labyrinthe  de  misérables  et 
vilaines  passions  »,  de  «  cette  fourmilière  d'inté- 
rêts microscopiques  qui  s'agitent  en  tous  sens, 
qu'on  ne  peut  classer  et  qui  n'aboutissent  pas  à 
de  grandes  opinions  communes  »  ;  regrettant  l'é- 
poque où,  comme  sous  la  Restauration,  «  les  sen- 
timents étaient  plus  hauts,  les  idées,  la  société, 
plus  grandes  »  ;  où  «  il  était  possible  de  se  pro- 
poser un  but,  et  surtout  un  but  haut  placé  » , 
tandis  que  désormais  «  la  vie  publique  manque 
d'objet  »  ;  appelant  vainement  «  le  vent  des  véri- 
tables passions  politiques,  des  passions  grandes, 
désintéressées,  fécondes,  qui  sont  l'âme  des  seuls 
partis  qu'il  comprenne  »,  et  poussant,  à  la  tribune, 
ce  cri  d'alarme  :  «  Il  y  a  en  France  quelque  chose 
qui  est  en  péril,  c'est  le  régime  représentatif»  J. 
C'est  M.  Rossi,  écrivant  dans  la  Hernie  des  Deux 
Mondes  :  «  Le  présent  décourage,  l'avenir  effraye; 
tout  le  monde  se  demande  où  l'on  va,  ce  qu'on 
veut,  et  nul  ne  le  sait;  toute  confiance  a  disparu  ; 
on  est  incertain  sur  toutes  choses,  sceptique  sur 
tous  les  principes,  et,  quant  aux  personnes,  il  n'est 
plus  de  sentiment  honorable,  digne,  dans  les  rap- 
ports d'homme  à  homme  ;  »  puis,  après  avoir  tracé 
ce  triste  tableau,  se  demandant  si  l'on  a  voulu 
((  prouver  à  la  France  que  le  gouvernement  repré- 
sentatif est  impossible  avec  notre  ordre  social2  ». 

1  Lettres  d'octobre  1830,  24  août  et  octobre  1842,  dis- 
cours du  18  janvier  1842. 

2  Chronique  du  15  mars  1840. 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  105 

C'est,  dans  la  même  revue,  M.  de  Camé,  s' écriant  : 
«  Pourquoi  ne  pas  avouer  que  la  foi  publique  est 
ébranlée  dans  l'ensemble  du  mécanisme  constitu- 
tionnel »?  »  C'est  Royer-Collard,  gémissant  sur  ce 
que  «  la  politique  est  maintenant  dépouillée  de  sa 
grandeur  2  ».  C'est  M.  de  Salvandy,  dénonçant 
h  L'inexprimable  lassitude  de  la  vie  publique  ». 
C'est  M.  de  Rémusat  lui-même,  rappelant  avec 
mélancolie  les  illusions  de  sa  jeunesse,  et  se  défen- 
dant à  peine  contre  les  désenchantements  de 
L'expérience8.  C'est  M.  de  Lamartine,  reprochant 
au  gouvernement  de  ne  savoir  «  donner  aucune 
action  »  aux  «  générations  qui  grandissent  »,  et 
concluant  par  cette  parole,  qui  n'est  pas  sans  un 
fâcheux  écho,  et  que  M.  de  Tocqueville  devait 
bientôt  répéter  :  «  La  France  est  une  nation  qui 
s'ennuie!  »  Ainsi,  de  cette  génération  libérale  qui 
a  tout  fait,  même  une  révolution,  pour  établir  le 
gouvernement  des  Chambres,  s'échappe,  à  l'heure 
même  où  on  la  croyait  en  pleine  possession  de  sa 
victoire,  un  cri  de  malaise,  de  découragement  et 
d'inquiétude  :  singulier  contraste  avec  la  confiance 
hardie,  l'allégresse  triomphante  de  son  entrée  en 
campagne,  vingt  ans  auparavant! 

Pouvait-on  pousser  le  pays  à  chercher  l'oubli  et 
la  compensation  des  déceptions  de  la  politique  par- 
lementaire, dans  les  questions  économiques  et  les 

'  Livraison  do  septembre  1839. 
!  Lettre  aux  électeurs  de  Vitry. 
3  Etude  sur  JouU'roy,  dans  Passé  et  Présent. 


106  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

progrès  matériels?  On  était  arrivé  précisément  à  l'é- 
poque d'une  immense  transformation  industrielle 
et  commerciale,  et  quelques  amis  du  pouvoir  sem- 
blaient parfois  entrevoir  de  ce  côté  une  occupation 
et  un  dérivatif  pour  les  esprits1.  A  entendre  même 
les  saint-simoniens  qui,  pour  ne  plus  exister  à  l'état 
de  petite  église,  n'avaient  pas  moins  inoculé  leur 
esprit  dans  une  partie  de  la  société  d'alors,  la 
construction  des  chemins  de  fer  constituait  à  peu 
près  toute  la  civilisation  moderne  ;  et  les  disciples 
d'Enfantin  montraient  là,  avec  un  mélange  étrange 
de  spéculation  financière  et  mystique,  comme  la 
propagation  d'un  nouvel  évangile,  destiné  à  rem- 
placer l'ancien.  Sans  doute  on  ne  saurait  nier  qu'il 
y  eût,  dans  cet  ordre  de  faits,  beaucoup  de  progrès 
légitimes  et  utiles  à  accomplir  ;  mais  on  ne  pouvait, 
sans  compromettre  gravement  l'avenir  des  mœurs 
publiques,  en  faire  l'objet  principal  et  exclusif  de 
la  pensée  et  de  l'activité  nationales.  Les  amis  clair- 
voyants de  la  monarchie  de  Juillet  comprenaient 
ce  danger,  et  M.  de  Rémusat  gémissait,  en  1843, 

1  Le  Journal  des  Débats  disait,  le  16  octobre  1841,  à 
propos  des  chemins  de  fer  :  «  Qu'on  y  songe  bien,  il  est 
d'urgence,  dans  l'état  présent  des  esprits,  de  saisir  l'opi- 
nion d'une  grande  pensée,  de  la  frapper  par  un  grand 
acte.  Pour  lutter  contre  le  génie  de  la  guerre,  le  génie 
de  la  paix  a  besoin  de  faire  quelque  chose  d'éclatant.  A 
l'œuvre  donc,  et  que  la  question  soit  promptement 
résolue!  Il  le  faut,  pour  que  l'honneur  national  reste 
sauf,  et  pour  que  la  dynastie  s'affermisse;  il  le  faut,  pour 
le  renom  et  la  durée  de  nos  institutions;  il  le  faut,  pour 
l'ordre  des  rues  et  pour  celui  des  intelligences.  » 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  107 

de  voir  «  l'industrialisme  s'appliquer  à  tout,  régner 
jusque  dans  la  vie  politique  et  la  vie  littéraire  ». 
Plus  tard,  M.  Renan  a  reconnu  et  signalé  cette 
<(  direction  matérialiste  »  ;  elle  n'avait  pas  existé, 
selon  lui,  sous  la  Restauration,  alors  que  la  société 
a  songeait  à  autre  chose  que  jouir  et  s'enrichir  »  ; 
elle  s'était  manifestée  après  1830  :  véritable  «  dé- 
cadence »,  dit-il,  qui  était  «  devenue  tout  à  fait 
sensible  vers  IS/iO  »  *.  Avec  un  tel  mal,  avec  ses 
conséquences  nécessaires  d'égoïsme  individuel  et 
de  lâcheté  publique,  c'en  serait  bientôt  fait  de  la 
dignité  morale  et  de  la  liberté  politique  d'une 
nation.  Un  gouvernement  ne  trouverait  même  pas 
là  une  force  suspecte  :  l'erreur  serait  grande  en 
effet  de  croire  qu'il  peut  s'appuyer  exclusivement 
sur  les  intérêts.  Comme  l'a  dit  encore  M.  Renan, 
«  le  matérialisme  en  politique  produit  les  mêmes 
effets  qu'en  morale  :  il  ne  saurait  inspirer  le  sa- 
crifice, ni  par  conséquent  la  fidélité  ».  Plus  que 
tout  autre,  le  régime  de  Juillet  devait  être  en  garde 
contre  ce  péril.  Déjà  ses  adversaires  ne  repro- 
chaient que  trop  à  la  bourgeoisie  régnante,  une 
sorte  d'étroitesse  d'esprit  et  de  cœur;  ils  la  mon- 
traient u  prosternée  devant  le  veau  d'or  »,  dé- 
i  nonraimt  la  «  bancocratie  »,  comme  autrefois 
l'aristocratie,  et  commençaient  à  lancer,  non  sans 
exagération  ni  calomnie,  cette  accusation  de  «  cor- 
ruption »,  avec  laquelle  on  préparait  une  révolu- 


Honnn.  Réforme  intelleehiolle  et  morale  de  h  Fremee. 


108  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

tion,  qualifiée  d'avance,  au  nom  de  la  prétendue 
austérité  démocratique,  de  «  révolution  du  mépris  ». 
La  prudence  conseillait  au  moins  d'éviter  tout  ce 
qui  pourrait  fournir  des  raisons,  ou  même  des 
prétextes,  à  cette  malfaisante  campagne. 

Le  gouvernement  semblait  donc  rencontrer  une 
égale  difficulté  à  laisser  la  scène  vide  et  à  la  rem- 
plir; il  sentait  et  le  péril  de  toutes  les  questions, 
et  la  nécessité  d'en  poser  une.  Ce  problème  de  la 
liberté  d'enseignement  qui  venait,  à  un  pareil 
moment,  s'emparer  des  esprits  et  s'offrir  au  pouvoir, 
n'était-il  pas  une  indication  et  une  faveur  de  la  Pro- 
vidence? Bien  loin  de  l'accueillir  comme  un  em- 
barras nouveau  à  écarter  par  violence  ou  par  expé- 
dient, ne  fallait-il  pas  s'y  attacher  comme  au  moyen 
de  sortir  de  tous  les  embarras  antérieurs?  N'était- 
ce  pas  tout  d'abord  un  noble  sujet,  fait  pour  rem- 
placer avec  avantage  les  querelles  de  personnes, 
les  questions  artificielles  et  les  passions  de  cir- 
constance? N'était-ce  pas  jeter  une  semence  féconde 
sur  ce  champ  parlementaire  qui  paraissait  stéri- 
lisé à  force  d'avoir  été  moissonné  ?  N'était-ce  pas 
rajeunir  le  programme  un  peu  vieilli  et  usé  de 
la  politique  conservatrice?  N'était-ce  pas  agran- 
dir et  élever  ce  qu'il  y  avait  d'un  peu  étroit  et 
abaissé  dans  cette  société  bourgeoise,  et  apporter 
le  meilleur  contrepoids  à  la  prépondérance  des 
préoccupations  matérielles?  N'était-ce  pas  une  po- 
litique singulièrement  vaste,  large  et  féconde,  que 
celle  qui  eut  entrepris  à  la  fois  de  créer  les  che- 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  109 

mina  de  fer  et  de  relever,  par  la  liberté,  l'éducation 
morale  et  religieuse  du  pays?  N'était-ce  pas  une 
occasion  de  donner  aux  hommes  d'Etat  d'alors 
cette  moralité,  cette  grandeur,  ce  prestige,  qu'ils 
ne  peuvent  avoir  quand  rien  n'indique  chez  eux  le 
souci  des  principes  supérieurs,  et  dont  M.  Guizot, 
dès  1882,  regrettait  l'absence  et  sentait  le  besoin 
pour  la  monarchie  de  Juillet  l?  Une  telle  réforme 
n'était-elle  pas  précisément  celle  qui  ne  devait 
point  effrayer  un  ministère  opposé  aux  inno- 
vations, et  la  liberté  religieuse  n'était-elle  pas 
celle  à  laquelle  on  pouvait  faire  la  part  la  plus 
large,  se  confier  avec  le  plus  de  sécurité  :  «  la 
moins  redoutable  de  toutes  les  libertés,  disait  le 
courte  Beugnot,  puisqu'elle  n'est  réclamée  que  par 
des  hommes  de  paix  et  de  bonne  volonté?  »  Loin 
d'augmenter  ainsi  l'instabilité,  qui  était  comme 
le  mal  constitutionnel  de  ce  régime  issu  d'une 
révolution,  ne  la  diminuait-on  pas?  En  gagnant, 
pour  la  royauté  de  1830,  l'adhésion  et  la  recon- 
naissance des  catholiques  satisfaits,  ne  corrigeait- 

1  "  La  religion  donne  a  tout  gouvernement  un  carao 
•!v  d'élévation  »>t  de  grandeur  qui  manque  trop  souvent 
■ans  elle.  Je  me  sens  obligé  de  le  dire  :  il  importe  extrê- 
mement à  la  révolution  de  Juillet  de  ne  pas  se  brouiller 
ivec  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  d'élevé  dans  la  nature 
itimaine  et  le  monde.  Il  lui  importe  de  ne  pas  se  laisser 
lier  à  rabaisser,  à  rétrécir  toutes  choses.  Car  elle  pour- 
ait  fort  bien  à  la  fin  se  trouver  rabaissée  et  rétrécie 
lle-méme.  L'humanité  ne  se  passe  pas  longtemps  de 
randeur  o  | Discours  du  16  février  1832.) 

7 


410 


CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 


on  pas  cette  faiblesse  morale  qui  résultait  de  l'hos- 
tilité des  hautes  classes,  demeurées  fidèles  au  parti 
légitimiste?  En  enlevant  aux  royalistes  la  possi- 
bilité de  se  poser,  contre  le  gouvernement,  en 
champions  de  la  liberté  religieuse,  ne  leur  retirait- 
on  pas  le  moyen  le  plus  efficace  de  rafraîchir  leur 
programme  et  de  recruter,  dans  la  meilleure  partie 
des  générations  nouvelles,  leur  armée  affaiblie? 

VI 

Des  considérations  plus  graves  encore  devaient 
alors  déterminer  le  gouvernement  à  saisir  cette 
occasion  d'un  accord  plus  intime  avec  les  forces 
catholiques,  d'une  liberté  d'action  plus  grande 
concédée  à  la  religion.  C'est  la  tentation  du  régime 
représentatif,  à  raison  même  de  l'intérêt  de  ses 
débats  et  de  ses  luttes  pour  les  nobles  esprits,  que 
ses  hommes  d'État  ne  regardent  guère  au-delà  ou 
au-dessous  des  assemblées.  Tentation  singulière- 
ment dangereuse,  et  qui  expose  acteurs  ou  specta- 
teurs à  être  surpris,  au  beau  milieu  du  drame  par- 
lementaire, par  l'irruption  soudaine  de  terribles 
trouble-fête.  Or,  si  à  l'époque  même  où  nous 
sommes  arrivés,  vers  la  fin  des  dix  première? 
années  de  la  monarchie  de  Juillet,  on  jetait  lef 
yeux  et  prêtait  l'oreille  en  dehors  de  ce  qui  s'ap 
pelait  «  le  pays  légal  »,  que  voyait-on,  qu'en 
tendait-on?  On  voyait  surgir  et  grandir  le  spectn 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  111 

du  moderne  socialisme,  et  on  entendait  «  un  bruit 
de  voix  tel  qu'on  n'en  avait  jamais  connu,  ces 
voix  s'élevant  toutes  ensemble  pour  réclamer, 
comme  leur  droit,  ce  qui  leur  manquait,  ce  qui 
leur  plaisait  ».  Sans  doute,  il  y  a  eu  de  tout  temps 
des  utopistes  rêvant  je  ne  sais  quel  remède  aux 
maux  qui  résultent  de  l'inégale  distribution  des 
richesses.  Mais  ces  fantaisies  n'avaient  rien  d'a- 
gressif. Le  saint-simonisme  lui-même,  —  bien  qu'il 
ait  servi,  en  quelque  sorte,  de  transition  entre  la 
chimère  inoffensive  des  Salente  d'autrefois  et  la 
réalité  destructive  du  socialisme  contemporain, 
bien  qu'il  contint  en  germe  toutes  les  erreurs  et 
toutes  les  convoitises  des  sectes  plus  récentes,  — 
Hait  demeuré  cependant  un  mouvement  pacifique, 
étranger  aux  partis  politiques.  Ce  qui  était  nouveau, 
tlans  l'agitation  dont  on  commençait  à  noter  les 
;ymptùmes  vers  18 'i0,  c'était  le  rêveur  devenant 
Iribun,  la  secte  transformée  en  faction,  et  la  thèse 
(l'école  en  mot  d'ordre  d'une  insurrection.  L'utopie 
faisait  alliance  avec  les  passions  démagogiques, 
»oursuivait  parla  violence  révolutionnaire  la  réali- 
sation immédiate  de  ses  plans,  et  trouvait  dans 
'immense prolétariat  industriel,  né,  à  cette  époque 
'îème,  de  la  transformation  économique,  des  souf- 
Vances  pour  entretenir,  aviver  ses  appétits  et  ses 
aines,  des  demi-instructions  pour  se  prendre  à 
■es  sophismes,  des  forces  pour  mettre  en  œuvre 
bs  desseins  de  renversement.  Alors  Louis  Blanc, 
vec  sa  rhétorique  venimeuse,  commençait  à  dé- 


112 


CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 


noncer,  dans  son  livre  de  P  Organisation  du  travail, 
la  bourgeoisie  comme  l'obstacle  au  bonheur  popu- 
laire; alors  Proudhon,  avec  sa  brutalité  gogue- 
narde et  tapageuse,  avec  son  audace  sophistique, 
faisait  son  entrée,  en  proclamant  :  «  La  propriété, 
c'est  le  vol  »  ;  alors  le  faux  bonhomme  Cabet  sédui- 
sait les  niais  avec  les  mensonges  de  son  Icarie; 
alors  pullulaient  les  associations,  les  publications 
communistes,  et  partout  il  se  faisait,  dans  le  peuple 
des  villes  et  des  campagnes,  une  propagande  toute 
nouvelle  de  négation  antireligieuse  et  antisociale  ; 
Proudhon  lui-même  en  déclarait  «  les  progrès 
effrayants  »  ;  «  c'est  maintenant  seulement,  disait- 
il,  que  l'esprit  de  93  commence  à  s'infiltrer  dans 
le  peuple  1  ».  Il  suflisait  d'ailleurs  de  sortir  un  peu 
du  palais  Bourbon,  pour  voir  le  mal  et  entendre  la 
menace.  Henri  Heine,  en  18/iQ,  avait  l'idée  de  par- 
courir les  ateliers  du  faubourg  Saint-Marceau,  et 

1  Proudhon,  après  avoir  constaté  que  le  peuple  com- 
mençait à  ne  plus  vouloir  de  baptêmes,  de  premières 
communions,  de  mariages  ni  d'enterrements  religieux, 
après  avoir  indiqué  tout  ce  qui  pourrait  amener  un  jour 
l'avènement  de  ces  «  prolétaires  jacobinisés  »,  signalait  la 
propagande  socialiste  faite  par  les  membres  des  sociétés 
secrètes,  «  à  la  barbe  du  parquet  ».  «  Je  connais  person- 
nellement à  Lyon  et  dans  la  banlieue,  disait-il,  plus  de 
deux  cents  de  ces  apôtres  qui  tous  font  la  mission  er 
travaillant.  C'est  un  fanatisme  éclairé  et  d'une  espèct 
plus  tenace  qu'on  n'en  ait  jamais  vu.  En  1838,  il  n'y 
avait  pas  à  Lyon  un  seul  socialiste;  on  m'affirme  qu'il 
sont  aujourd'hui  plus  de  dix  mille...  »  (Lettre  du  1 
août  1844.  Correspondance  de  Proudhon,  t.  II,  p.  132,) 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE 


143 


ce  sceptique  était  épouvanté  des  passions  «  démo- 
iliaques  )>  qu'il  y  voyait  fermenter  1 .  Revenant  sur 
c  même  sujet,  Tannée  suivante,  il  disait  :  «Lejour 
l'est  pas  éloigné,  où  toute  la  comédie  bourgeoise 
?n  France,  avec  ses  héros  et  ses  comparses  de  la 
jcène  parlementaire,  prendra  une  fin  terrible  au 
nilieu  des  sifflements  et  des  huées,  et  on  jouera 
ensuite  un  épilogue  intitulé  :  Le  règne  des  com- 
munistes 2.  »  Si  ce  travail  redoutable  s'accomplis- 

'  J'y  trouvai  plusieurs  nouvelles  éditions  des  dis- 
ours  de  Robespierre  et  des  pamphlets  de  Marat,  dans 
i's  livraisons  à  deux  sous,  l'Histoire  de  la  Révolution,  par 
labet,  là  Doctrine  et  la  conjuration  de  Babœuf  par  Buo- 
larotti,  etc...,  écrits  qui  avaient  comme  une  odeur  de 
ang;  —  et  j'entendis  chanter  des  chansons  qui  sem- 
blaient avoir  été  composées  dans  l'enfer  et  dont  les  rc- 
[rains  témoignaient  d'une  fureur,  d'une  exaspération, 

Iui  faisaient  frémir.  Non,  dans  notre  sphère  délicate,  on 
e  peut  se  faire  aucune  idée  du  ton  démoniaque  qui 
omine  dans  ces  couplets  horribles;  il  faut  les  avoir 
\  atendus  de  ses  propres  oreilles,  surtout  dans  ces  ini- 
îenses  usines  où  l'on  travaille  les  métaux,  et  où,  pen- 
i  ant  leurs  chants,  ces  ligures  d'hommes  demi-nus  et 
•mbres  battent  la  mesure  avec  leurs  grands  marteaux 
4  1er  sur  l'enclume  cyclopéenne.  Un  tel  accompagne- 
I lient  est  du  plus  grand  effet;  de  même  que  l'illumina- 
on  de  ces  étranges  salles  de  concert,  quand  les  étincelles 

1  furie  jaillissent  de  la  fournaise.  Rien  que  passion  et 
,  umrne,  flamme  et  passion!  »  (Lettre  du  30  avril  1840, 

hitèce,  p.  -20.1  —  On  sait  que  les  lettres  rassemblées 
ins  ce  volume  avaient  été  adressées  à  la  Gazette  d'Auys- 

2  Lettre  du  11  décembre  1841,  Lutèce,  p.  200  el  sq.— 
eine  ajoutait  :  .  Lt>-  doctrines  subversives  se  son!  ent- 
rées eu  France  des  classes  inférieures.  Il  ne  s'agit 

!  |us  de  légalité  des  droits  dans  l'Etat,  mais  de  l'égalité 


114  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

sait  en  quelque  sorte  sous  terre,  il  se  produisait  de 
temps  à  autre  comme  des  crevasses  qui  laissaient 
entrevoir  la  flamme  du  volcan  et  même  échapper 
quelque  éruption  de  lave  incandescente  :  ainsi, 
en  1840,  lorsque  Arago  proclamait,  pour  la  pre- 
mière fois  à  la  tribune,  la  nécessité  de  «  l'organi- 
sation du  travail  »,  et  que  des  grèves  menaçantes 
et  simultanées  apportaient  à  cette  déclaration  leur 
sinistre  commentaire  ;  ainsi  en  1841,  lors  des  révé- 
lations qu'amenait  l'instruction  de  Fattentat  de 
Quénisset  contre  le  jeune  duc  d'Aumale.  Le  monde 
politique  prêtait  alors  un  moment  l'oreille;  il 
poussait  un  cri  d'alarme  et  de  terreur;  le  Journal 
des  Débats  déclarait  que  la  question  n'était  pas  de 
savoir  comment  serait  résolu  tel  problème  parle- 
mentaire, mais  «  s'il  y  aurait  un  ordre  social  ». 
Puis,  au  bout  de  peu  de  jours,  chacun  se  laissait  re- 
prendre par  les  luttes  de  coterie,  et  oubliait  le  mal. 

D'ailleurs,  qu'y  pouvaient  faire  les  hommes 
d'État,  réduits  à  leurs  seules  forces  ?  L'école  éco- 
nomique, avec  sa  thèse  du  laisser  faire,  était  trop 
sèche,  trop  froide,  pour  satisfaire  des  aspirations 
fondées  sur  le  besoin,  pour  désarmer  des  passions 
alimentées  par  la  souffrance.  Quelle  autorité  avait, 
pour  prêcher  la  résignation  dans  le  dénûment, 

des  jouissances  sur  cette  terre...  La  propagande  du  com- 
munisme possède  un  langage  que  chaque  peuple  com- 
prend :  les  éléments  de  cette  langue  universelle  sont 
aussi  simples  que  la  faim,  l'envie,  la  mort:  cela  s'apprend 
facilement.  » 


M  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE  115 

cette  bourgeoisie  qu'on  dépeignait  chaque  jour  au 
peuple  tout  affamée  de  pouvoir,  d'argent  et  de 
jouissance  ?  Heine,  qui  était  loin  d'être  un  mystique 
et  un  sentimental,  constatait  cette  débilité  d'une 
société  qui,  pour  résister  au  communisme,  «  ne 
possédait,  malgré  toute  sa  puissance,  aucun  appui 
moral  en  soi  »,  qui  «  ne  se  défendait  que  par  une 
plate  nécessité,  sans  confiance  en  son  droit,  même 
sans  estime  pour  elle-même,  absolument  comme 
cette  ancienne  société  dont  l'échafaudage  vermoulu 
s'écroula  lorsque  vint  le  fils  du  charpentier1  ». 
Pour  cette  résistance,  il  n'y  avait  qu'une  force,  la 
religion.  Le  socialisme  était  la  contradiction  de 
toute  la  doctrine  du  christianisme  ;  il  était,  suivant 
un  de  ses  docteurs,  «  une  tentative  pour  matéria- 
liser et  immédiatiser  la  vie  future  et  le  paradis 
spirituel  des  chrétiens 2 a  ;  il  mettait  tout  le  bonheur 
sur  terre,  avertissant  ceux  qui  ne  le  trouvaient  pas, 
que  la  faute  en  était  aux  hommes  et  aux  institu- 
tions. A  ce  redoutable  sophisme,  on  ne  pouvait 
•opposer  que  la  pleine  vérité  chrétienne;  elle  seule 
donnait  au  pauvre  l'explication  et  l'espérance  qui 
lui  faisaient  accepter  sa  souffrance,  au  riche  la 
«compassion  et  le  renoncement  nécessaires  pour 
aborder  et  résoudre  le  problème  social.  Aussi 
voyait-on  les  hommes  de  la  nouvelle  école  catho- 
lique empressés  a  s'occuper  de  ce  problème  crue 

'  Lettiv  du  -25  juin  1843  [Lutèce,  p.  380). 
2  Bteni,  Histoire  de  la  Révolution  de  1848. 


116  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

négligeaient  tant  deleurs  contemporains.  Dès  1837, 
Ozanam,  considérant  d'un  côté  «  le  camp  dès 
pauvres,  de  l'autre  le  camp  des  riches,  dans  l'un 
l'égoïsme  qui  veut  tout  retenir,  dans  l'autre 
l'égoïsme  qui  voudrait  s'emparer  de  tout  » ,  de- 
mandait «  qu'au  nom  de  la  charité,  les  chrétiens 
s'interposassent  entre  les  deux  camps,  qu'ils  allas- 
sent, transfuges  bienfaisants,  de  l'un  à  l'autre, 
obtenant  des  riches  beaucoup  d'aumônes,  des 
pauvres  beaucoup  de  résignation  »,  qu'ils  se  fissent 
«  médiateurs  »  entre  «  un  paupérisme  furieux  et 
désespéré  »  et  «  une  aristocratie  financière  dont 
les  entrailles  s'étaient  endurcies  »  ;  et  alors,  dans 
le  rêve  généreux  de  sa  jeunesse,  il  voyait  «  cette 
charité  paralysant,  étouffant  l'égoïsme  des  deux 
partis,  diminuant  chaque  jour  les  antipathies  ;  les 
deux  camps  se  levant,  jetant  leurs  armes  de  colère 
et  marchant  à  la  rencontre  l'un  de  l'autre,  non 
pour  se  combattre,  mais  pour  se  confondre,  s'em- 
brasser et  ne  plus  faire  qu'une  bergerie  sous  un 
seul  pasteur,  unum  ovile,  iinus  pastor 1  » . 

La  nécessité  de  cette  intervention  du  christia- 
nisme et  des  chrétiens  s'imposait  à  tous  les  esprits 
réfléchis.  N'était-ce  pas  la  vue  du  mal  social  et  de 
l'impuissance  de  tous  les  autres  remèdes  qui  pous- 
sait M.  Guizot  à  jeter,  en  1838,  à  la  religion  cet 
appel  d'une  éloquence  si  désespérée2?  Quand, 

1  Lettres  du  0  mars  1837  et  du  12  juillet  1840. 

2  Voir  la  citation  que  nous  avons  déjà  faite  de  cet 
écrit,  plus  haut,  p.  03. 


ET  LE  MOUVEMENT  CATHOLIQUE 


117 


en  1848,  le  danger  dévoilé  apparaîtra  aux  plus 
aveuglés  dans  sa  brutalité  terrible,  n'est-ce  pas  au 
catholicisme  que,  pressée  par  l'instinct  du  salut, 
cette  nation,  naguère  si  sceptique,  adressera  la 
prière  des  disciples:   «  Seigneur,  sauvez-nous, 
nous  périssons  ?  >j  Mais  fallait-il  attendre  que  le  mal 
lut  consommé  pour  aller  demander  ce  secours?  Ne 
fallait-il  pas  le  faire  au  moment  même  où,  comme 
vers  IS'iO,  éclataient  les  premières  menaces?  Ne 
fallait-il  pas  surtout  se  bien  rendre  compte  que 
i  liaque  entrave  apportée  à  l'action  religieuse  était 
une  force  de  plus  donnée  à  la  perversion  socialiste? 
Sur  la  lin  de  son  règne,  Louis-Philippe,  amené 
>ar  l'expérience  à  regarder  les  événements  d'un 
)eu  plus  haut  qu'il  ne  le  faisait  peut-être  au  début, 
lisait  mélancoliquement  à  M.  Guizot  :  «  Vous  avez 
nille  fois  raison;  c'est  au  fond  des  esprits  qu'il 
faut  combattre  l'esprit  révolutionnaire;  car  c'est  là 
ju'il  règne;  mais,  pour  chasser  les  démons,  il 


audrait  un  prophète,  »  Ce  prophète  que  le  roi  ne 
paraissait  pas  connaître  et  qu'il  semblait  déses- 
>érer  de  trouver,  il  était  là,  auprès  de  lui  :  c'était 
"Kglise  qui  avait  reçu  du  Christ  le  pouvoir  de 
chasser  les  démons  »  aussi  bien  des  sociétés  que 
les  individus. 

Convient-il  maintenant  de  quitter  un  moment 
i  sphère  politique  et  sociale,  qui  constituait  plus 
amédiatement  le  domaine  du  gouvernement,  pour 
■ter  un  regard  sur  les  régions  intellectuelles,  dont 
e  vrais  hommes  d'Etat  ne  devraient  cependant  pas 


118  CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 

se  désintéresser?  Là  encore  on  rencontrerait  le 
sentiment  du  même  vide  et  du  même  besoin. 
Qu'était  devenue  cette  génération  littéraire,  si  bril- 
lamment entrée  en  campagne  vers  1820,  avec  le 
dédain  du  passé  et  la  confiance  dans  l'avenir,  ayant 
fait  serment  de  réussir  là  où  ses  pères  avaient 
échoué,  résolue  à  tout  refaire,  s'étant  crue  et 
ayant  paru  vraiment  l'avant-garde  d'un  grand 
siècle  ?  Qu'était  devenu  le  rationalisme  du  Globe, 
qui  avait  célébré,  avec  une  politesse  hautaine,  les 
funérailles  du  christianisme?  Qu'était  devenu  le 
romantisme  qui  s'était  annoncé  si  bruyamment 
comme  devant  renouveler  le  théâtre,  la  poésie,  le 
roman,  toutes  les  branches  de  l'art?  Partout  beau- 
coup de  talents,  mais  des  talents  faussés,  pervertis, 
stérilisés  ;  des  écoles  dissoutes  ;  le  désordre  ou 
l'impuissance;  l'anarchie  ou  le  découragement; 
tout  ébranlé  et  rien  de  fondé.  À  l'époque  où  nous 
sommes  arrivés,  Lamartine  a  brisé  les  cordes  de 
sa  lyre  ;  le  drame  romantique,  né  d'hier,  est  plus 
caduc  que  la  vieille  tragédie  classique  ;  le  roman, 
systématiquement  immoral  et  antisocial,  est  tombé, 
dans  sa  descente  rapide,  de  George  Sand  et  de 
Balzac  à  Eugène  Sue  ;  les  chevaliers  de  l'art  libre 
ont  pour  disciples  les  industriels  du  roman-feuil- 
leton ;  la  confiance  orgueilleuse  des  prophètes  de 
la  raison  émancipée  a  abouti  au  désespoir  de  Rolla, 
au  cynisme  de  Vautrin  ou  à  la  gouaillerie  de  Robert 
Macaire  ;  M.  Jouffroy  se  consume  dans  la  désola- 
tion de  son  impuissance  philosophique,  n'entrevoit 


ET  LE  MOUVEMENT   CATHOLIQUE  110 

un  peu  de  lumière  qu'en  se  rapprochant  du  loyer 
de  vérité  chrétienne  dont,  jeune  homme,  il  s'était 
éloigné,  et  meurt  de  cette  blessure  morale,  en 
laissant  échapper  comme  l'aveu  d'une  entreprise 
manquée  ;  M.  Cousin  doit  sans  doute  h  ce  côté  de 
sa  nature  qui  a  fait  dire  de  lui  à  Sainte-Beuve  : 
«  c'est  un  sublime  farceur  »,  d'avoir  moins  souffert 
que  Jouffroy  et  de  dissimuler  plus  habilement  son 
échec  :  mais  il  a  déserté  sa  chaire,  il  cherche  dans 
la  politique,  auprès  de  M.  Thiers,  et  s'apprête  à 
trouver  dans  la  littérature,  aux  pieds  des  femmes 
du  grand  siècle,  des  distractions  souvent  passion- 
nées :  l'éclectisme,  moribond  dans  ses  grandeurs 
officielles,  voit  avorter  entre  ses  mains  cette  belle 
réaction  spiritualiste  du  commencement  du  siècle, 
qu'il  a  empêchée  de  remonter  jusqu'à  son  terme 
logique,  le  christianisme,  et  qu'il  a  arrêtée  en 
quelque  sorte  à  mi-côte,  sur  une  pente  où  l'esprit 
humain  ne  pouvait  trouver  aucune  assiette  pour  rien 
fonder,  et  surtout  aucun  point  d'appui  pour  résister 
au  vieux  matérialisme  et  au  jeune  positivisme. 

Aussi  du  monde  des  lettres,  plus  encore  peut- 
être  que  du  monde  politique,  s'échappe-t-il  alors 
une  plainte  désenchantée.  A  la  vue  de  ce  qu'il 
appelle  une  «  anarchie  intellectuelle  »,  un  «  gâchis 
immense  »,  un  «  vaste  naufrage  »,  Sainte-Beuve, 
rappelant  le  brillant  départ  de  «  cette  génération 
si  pleine  de  promesses  »,  s'écrie  :  «  Ne  sera-t-on 
en  masse  et  à  le  prendre  au  mieux  qu'une  belle 
déroute  ?  i>  Il  fait  cet  aveu  :  «  Passé  un  bon  moment 


120 


CHAPITRE  II.   LE  GOUVERNEMENT 


de  jeunesse,  tous,  plus  ou  moins,  nous  sommes 
sur  les  dents,  sur  le  flanc  »  ;  puis  il  conclut  :  «  Déci- 
dément l'esprit  humain  est  plutôt  stérile  qu'autre 
chose,  — surtout  depuis  juillet  1830  l.  »  Le  mot 
de  «  déroute»  est  aussi  celui  qui  vient  sous  la  plume 
de  M.  de  Rémusat,  l'un  des  princes  de  la  jeunesse 
de  1820,  et  il  est  réduit  à  déplorer  «  la  dispersion 
funeste  des  forces  morales  de  la  société2» .  Jouf- 
froy  compare  les  deux  pentes  de  sa  vie,  celle  qu'il 
avait  montée,  jeune  et  confiant,  sous  la  Restauration , 
et  celle  qu'il  descend  depuis  :  la  première  «  riante, 
belle,  parfumée,  comme  le  printemps  »  ;  la  seconde 
«  avec  ses  aspects  mélancoliques,  le  pâle  soleil 
qui  l'éclairé  et  le  rivage  glacé  qui  la  termine  »  ;  et 
il  ajoute,  en  parlant  de  cette  seconde  pente  :  «  Si 
nous  avons  le  front  triste,  c'est  que  nous  la  voyons5.  » 
Augustin  Thierry  dénonce  «  l'espèce  d'affaissement 
qui  est  la  maladie  de  la  génération  nouvelle»,  et 
gémit  à  la  vue  de  «  ces  âmes  énervées  qui  se  plai- 
gnent de  manquer  de  foi  et  ne  savent  où  se  pren- 
dre 4  » .  Un  critique  plus  jeune,  M.  Saint-René 
Taillandier  n'est  pas  moins  attristé;  il  constate 
cette  stérilité  maladive  qu'il  attribue  cà  a  l'infa- 

1  Le  la  littérature  industrielle  (1839).  —  Dix  ans  après  en 
littérature  (1830).  —  Quelques  vérités  sur  la  situation  en  lit- 
térature (1843).  —  Chroniques  parisiennes  (1843). 

2  Passé  et  Présent. 

3  Discours  prononce  à  une  distribution  do  prix,  vers 
1840,  cité  par  M.  Tainc,  dans  son  livre  des  Philosophes  du 
dix-neuvième  siècle. 

4  Préface  de  Dix  ans  d'études  historiques. 


BT  LE  MODVBMENT  CATHOLIQUE  L2J 

(nation  »  d'une  littérature  qui,  «  après  avoir  débuté 
avec  enthousiasme,  s'est  arrêtée  tout  à  coup,  dès 
le  commencement  de  sa  tâche,  et  s'est  adorée  avec 
une  confiance  inouïe  1  » .  Le  secret  de  cet  avorte- 
ment,  tous  le  reconnaissent  plus  ou  moins  expli- 
citement, il  est  surtout  dans  le  défaut  d'une  règle 
morale  supérieure  et  d'une  foi  divine.  De  là,  le 
désordre  de  tant  de  révoltes,  le  scandale  de  tant 
de  corruption  ;  de  là,  le  scepticisme  découragé  ou 
ricanant,  et  la  dégradation  de  la  littérature  indus- 
trielle; de  là,  les  humiliations  et  les  douleurs  de 
la  raison  émancipée  et  impuissante.  Or  cette  règle 
et  cette  foi,  qui  peut  les  rendre  à  ces  esprits  trou- 
blés? Le  christianisme  seul. 

Ainsi,  de  quelque  côté  que  le  gouvernement 
prête  alors  l'oreille,  s'il  sait  comprendre  le  gémis- 
sement plus  ou  moins  distinct  qu'arrache  à  cette 
société,  le  sentiment  universel  de  ses  déceptions  et 
de  ses  besoins,  il  doit  y  discerner  ce  cri  qu'avait 
recueilli  M.  Ciuizot  :  «  la  religion  !  la  religion!  »  Et 
puisqu'à  cette  époque  môme,  par  une  heureuse 
coïncidence,  l'une  des  plus  graves  et  des  plus 
fécondes  entre  toutes  les  questions  religieuses, 
celle  de  l'enseignement  s'offre,  s'impose  à  lui,  ne 
va-t-il  pas  la  résoudre  dans  cet  esprit  d'accord  et- 
de  bienveillance  réciproque  qui  paraissait  être 
celui  des  catholiques,  et  que,  à  plusieurs  symptô- 
mes, on  pouvait  espérer  être  celui  du  pouvoir?  Ne 

1  Article  publié  par  la  Revue  des  Deux  Mondes,  eu  1847. 


122 


CHAPITRE  II.  LE  GOUVERNEMENT 


va-t-il  pas  saisir  cette  occasion  de  donner  large- 
ment au  christianisme,  non  pas  une  faveur  qu'on 
ne  demandait  plus  et  qui  serait  compromettante 
pour  tous,  mais  cette  liberté  que  réclamaient  seule, 
les  chefs  du  nouveau  mouvement  religieux,  et  qui 
était  conforme  aux  principes  du  régime  politique 
d'alors?  N'a-t-il  pas,  pour  l'encourager,  l'exemple 
tout  récent  des  hommes  d'État  anglais,  qui  vien- 
nent précisément  d'assurer  le  bonheur  de  leur 
patrie  et  l'honneur  de  leur  nom,  en  imposant  aux 
vieux  préjugés  protestants  l'émancipation  des 
catholiques?  Enfin,  cette  œuvre  de  justice  ne  l'ai- 
clera-t-elle  pas  précisément  à  trouver  ce  dont  il  a 
le  plus  besoin  en  ce  moment  :  une  direction  pour 
la  politique  désorientée,  un  rajeunissement  des 
débats  parlementaires,  une  force  morale  pour  la 
monarchie  qui  souffre  de  son  origine  révolution- 
naire, un  préservatif  contre  le  matérialisme  poli- 
tique vers  lequel  n'est  que  trop  portée  la  bour- 
geoisie régnante,  la  seule  arme  efficace  contre  la 
menace  grandissante  du  socialisme,  le  redresse- 
ment des  intelligences  dévoyées  et  la  consolation 
des  âmes  souffrantes  ?  En  un  mot,  n'est-ce  pas  la 
meilleure  chance  d'écarter,  s'il  en  est  temps  encore, 
la  banqueroute  imminente  de  la  plupart  des  espé- 
rances politiques,  sociales,  intellectuelles,  qui 
avaient  animé  l'ambitieuse  et  brillante  génération 
de  1820,  dont  on  avait  cru,  en  1830,  saluer  le 
triomphe  définitif,  et  dont,  en  1840,  on  pouvait 
craindre  l'avortement  universel  ? 


CHAPITRE  III 


LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 
POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT 

(1830-1844) 

L  La  promesse  de  la  liberté  d'enseignement  dans  la  Charte 
de  1830.  Le  procès  de  l'école  libre.  Lîuloi  de  1833  sur  l'instruction 
primaire.  Le  projet  de  1836  sur  l'instruction  secondaire.  Le 
projet  de  1841  et  les  petits  séminaires.  Protestations  de  l'épis- 
copat.  La  lutte  est  engagée.  —  IL  L'état  religieux  des  collèges. 
La  philosophie  d'Etat.  Les  évoques  et  l'éclectisme.  —  III.  M.  de 
"Montalembert  et  le  programme  du  parti  catholique.  En  quoi 
l'existence  d'un  parti  catholique  est  un  fait  accidentel  et  anor- 
mal. —  IV.  M.  de  Montalembert  et  les  évêques.  Comment  ceux- 
ci  arrivent  à  demander  la  liberté  pour  tous.  Leurs  premières 
répugnances  contre  l'action  publique  et  laïque.  Timidité  de 
Mgr  Affre.  Intervention  décisive  de  Mgr  Parisis.  —  V.  M.  de 
Montalembert  agitateur  incomparable.  Il  dépasse  parfois  un  peu 
b  mesure.  Le  charme  qu'il  exerce,  môme  sur  ses  adversaires.  — 
VI.  Violences  d'une  partie  de  la  polémique  catholique.  Le  livre 
du  IfeJMpafc  universitaire.  VUnirers  et  M.  Louis  Veuillot.  Les 
violences  sont  regrettées  par  les  catholiques  les  plus  considéra- 
bles. —  VII.  Le  parti  catholique  fait  brillante  figure  et  la  cam- 
pagne est  bien  commencée.  Emotion  joyeuse  de  Lacordaire,  en 
1844. 

I 

Comment  ta  Charte  de  1830  s'était-elle  trouvée 
contenir  un  article  qui  promettait,  «  dans  le  plus 
court  délai  possible  »,  une  loi  sur  «  la  liberté  de 
l'enseignement  »?  Qui  donc,  dans  la  précipitation 
un  peu  confuse  de  la  revision  constitutionnelle, 


124  CH.  Ilr.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

avait  inséré  cette  disposition?  On  ne  saurait  le 
dire,  et  l'abbé  Dupanloup  pouvait  s'écrier,  quinze 
ans  plus  tard  :  «  Oui,  c'est  par  hasard  que  la  liberté 
d'enseignement  a  été  écrite  dans  la  Charte.  Vous 
qui  l'avez  faite,  vous  ne  savez  ni  pourquoi  ni  com- 
ment vous  y  avez  mis  cette  promesse.. .  Nul  de  vous 
ne  sait  dire  qui  en  eut  l'inspiration  et  quelle 
main  en  a  tracé,  sans  le  comprendre,  le  droit  im- 
prescriptible, la  parole  désormais  ineffaçable  *.  » 

Ce  n'était  pas,  en  tout  cas,  l'œuvre  du  clergé; 
celui-ci  n'avait  pas  alors  voix  dans  les  conseils 
du  pouvoir,  et  les  constituants  improvisés  qui 
enlevaient  au  catholicisme  son  caractère  de  re- 
ligion d'Etat,  n'étaient  pas  suspects  d'avoir  voulu 
servir  ses  intérêts.  Pouvait-on  dire  d'ailleurs  que 
les  catholiques  eussent  été,  sous  la  Restauration, 
unanimes  à  réclamer  la  liberté  de  l'enseignement? 
Sans  doute,  dès  l'origine,  plusieurs,  Lamennais  en 
tête,  avaient  attaqué  vivement  l'Université,  dénoncé 
ses  écoles  comme  «  les  séminaires  de  l'athéisme  » 
et  «  le  vestibule  de  l'enfer  »,  réclamé  pour  tous,  et 
surtout  pour  l'Église,  le  droit  d'enseigner;  sans 
doute,  après  les  ordonnances  de  1828,  cette  idée 
avait  fait  quelque  progrès  parmi  les  partis  de 
droite,  et  on  la  trouvait  très  nettement  formulée 
dans  le  Correspondant,  fondé  en  1829.  Mais  elle 
était  demeurée  comme  une  thèse  d'avant-garde, 
non  encore  adoptée  par  ceux  qui,  dans  le  gouver- 

1  De  la  Pacification  religieuse  ^  1 845) . 


POUR  LA  LIBERTÉ  DR  L'ENSEIGNEMENT 


Dément  ou  dans  le  clergé,  paraissaient  avoir  le 
plus  qualité  pour  parler  au  nom  de  la  religion. 
Quand  les  royalistes  avaient  été  au  pouvoir,  pen- 
dant le  ministère  de  M.  de  Villèle,  ils  avaient 
borné  leurs  eflbrts,  avec  plus  de  zèle  que  d'adresse 
et  de  succès,  à  faire  pénétrer  une  inspiration  chré- 
tienne dans  l'Université  :  c'est  dans  ce  dessein  que 
la  direction  en  avait  été  remise  à  Mgr  Frayssi- 
nous.  Quant  aux  évèques,  ils  s'étaient  montrés 
exclusivement  préoccupés  de  développer  les  petits 
séminaires  qu'une  ordonnance  de  181  \  avait  placés 
sous  leur  seule  autorité,  et  qui,  grâce  au  régime 
de  tolérance  bienveillante  interrompu  en  1828,  de- 
venaient peu  à  peu  de  véritables  collèges  ecclésias- 
tiques, partageant  en  fait,  avec  ceux  de  l'État,  le 
monopole  de  l'instruction  secondaire.  Au  con- 
traire, la  liberté  d'enseignement  était  alors  pro- 
clamée et  revendiquée  par  la  nouvelle  école  libé- 
rale, par  II.  Benjamin  Constant  dans  des  écrits 
divers  par  M.  Dunoyer  dans  le  Censeur  2,  par 
If.  Dubois  et  M.  Duchàtel  dans  le  Gloôe*:  ces 

1  Voir  notamment  le  Mercure  d'octobre  1817. 

-  Dès  18 18,  M.  Dunoyer  combattait  le  monopole  uni- 
versitaire comme  «  l'une  des  plus  criantes  usurpations  » 
du  despotisme  impérial,  et  réclamait  la  pleine  liberté, 
telle  que  l'ont  revendiquée  plus  tard  les  catholiques. 
[Œuvres  de  Dunoyer,  t.  II,  p.  46  et  sq.) 

3  Voir  notamment  le  Globe  du  17  mai,  du  5  juillet  et 
du  6  septembre  1828.  Dans  un  article  publié  le  21  juin 
1*2*.  M.  Dubois  invitait  les  amis  des  jésuites  «  à  se 
lover  pour  l'abolition  du  monopole.  »  «  Les  amis  de  la 
Liberté,  disait-il,  ne  manquèrent  pas  à  l'appel.  »  Mais  il 


126  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

écrivains  y  étaient  arrivés  par  logique  et  par  sin- 
cérité de  doctrine,  par  réaction  contre  le  despo- 
tisme impérial,  et  aussi  un  peu  par  crainte  que 
l'Université  ne  prît  un  caractère  ecclésiastique, 
sous  la  direction  de  M.  Frayssinous.  Dans  le  bar- 
reau, MM.  Renouard,  0.  Barrot,  Dupin,  ne  pen- 
saient pas  autrement  !.  La  Société  de  la  morale 
chrétienne,  dont  les  membres  principaux  étaient 
le  duc  de  Broglie,  M.  Guizot  et  Benjamin  Con- 
stant, mettait  au  concours,  en  1830,  un  Mémoire 
en  faveur  de  la  liberté  d'enseignement.  A  la  même 
époque,  dans  le  National,  M.  Thiers  attaquait  vio- 
lemment le  corps  universitaire  auquel  il  reprochait 
d'être  «  monopoleur  et  inique2  »  .  Aussi,  au  milieu 
de  la  révolution,  le  31  juillet  1830,  La  Fayette, 
dans  sa  proclamation  aux  habitants  de  Paris,  met- 
tait-il la  liberté  d'enseignement  au  nombre  des 
conquêtes  populaires.  C'est  donc  évidemment  de 
ce  côté  qu'il  faudrait  chercher  la  main  inconnue 
qui  a  fait  insérer,  dans  l'article  69  de  la  Charte,  la 
promesse  de  cette  liberté. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  origine  mystérieuse, 
où,  derrière  le  hasard  apparent,  il  est  permis  d'a- 
percevoir la  réalité  providentielle ,  une  fois  la  pro- 
ajoutait :  «  N'espérons  pas  d'eux  cette  preuve  de  loyauté  ; 
cette  confiance  dans  la  bonté  de  leur  cause,  ils  se  garde- 
ront bien  de  la  donner.  » 

1  M.  Renouard,  dans  des  Considérations  sur  les  lacunes 
de  l'éducation  secondaire  en  France  (1824),  parlait  du 
«  dogme  de  la  liberté  d'éducation». 

*  National  du  6  mai  1830. 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT 


127 


messe  faite,  les  catholiques  furent  les  premiers  à 
s'en  emparer  et  à  en  demander  l'exécution.  Ce  fut 
l'une  des  revendications  de  Y  Avenir  :  manifestes, 
polémiques,  pétitions,  débats  judiciaires,  tout  fut 
employé  par  Lamennais  et  ses  disciples,  pour  pro- 
voquer quelque  agitation  autour  de  cette  ques- 
tion. On  sait  à  quel  procédé,  singulièrement  nou- 
veau dans  nos  mœurs  françaises,  eut  alors  recours 
Lacordaire,  assisté  de  MM.  de  Montalembert  et 
de  Coux.  Quel  lecteur  du  Correspondant  ne  con- 
naît cet  épisode  du  «  procès  de  l'Ecole  libre  »,  qui 
de  loin  nous  apparaît  comme  une  charmante  et 
vive  légende,  marquant  l'âge  héroïque  de  nos 
luttes  pour  la  liberté  religieuse?  Ce  prêtre  et  ce 
gentilhomme  annonçant  qu'ils  ouvrent,  malgré  la 
loi  et  en  vertu  de  la  Charte,  une  classe  pour  les 
enfants  pauvres 1  ;  le  futur  orateur  de  Notre-Dame 
transformé  en  maître  d'école  ;  la  leçon  interrompue 
par  le  commissaire  de  police  ;  une  scène  de  résis- 
tance légale,  aboutissant  au  procès  souhaité;  M.  de 
Montalembert  appelé  à  la  pairie  par  la  mort  de  son 
père,  et  la  Chambre  haute  devenue  compétente 
pour  juger  le  jeune  pair  et  ses  complices  ;  les  pré- 
venus se  défendant  eux-mêmes  avec  une  éloquence 
précoce,  saisissant  cette  occasion  de  confesser  leur 
foi  religieuse  et  libérale  avec  une  audace  pleine 
de  grâce  et  de  générosité;  et,  pour  dénouement 
de  ce  petit  drame,  une  condamnation  bénigne  à 


1  Eu  avril  1831. 


128   CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

100  francs  d'amende!  Toutefois,  il  ne  semble  pas 
que  cet  épisode  ait  produit  alors  sur  le  public  toute 
l'émotion  qu'il  éveille  aujourd'hui,  chez  ceux  qui 
en  lisent  Je  récit.  L'originalité  de  la  démarche 
frappait  peu  une  curiosité  qui  était  alors  blasée 
par  tant  d'excentricités  nées  de  l'agitation  révo- 
lutionnaire. Les  hommes  d'État  et  les  pouvoirs 
publics  étaient  trop  préoccupés  de  la  terrible  ba- 
taille qu'ils  livraient  sous  les  ordres  de  Casimir 
Perier,  pour  discerner  ce  qu'il  y  avait,  au  fond,  de 
sérieux  dans  ce  qui  semblait  une  fantaisie  de 
jeunes  gens.  Du  côté  des  catholiques,  la  ques- 
tion, un  moment  soulevée,  disparut  en  quelque 
sorte  au  milieu  des  ruines  de  Y  Avenir,  et  plu- 
sieurs années  devaient  s'écouler  avant  qu'on  osât 
reprendre  une  thèse  compromise  par  cette  ori- 
gine. Ce  fut  donc  comme  un  coup  de  feu  isolé, 
à  peine  entendu  dans  le  tapage  général  ;  tout  au 
plus  quelques  têtes  s'étaient-elles  retournées  un 
instant;  mais  on  n'avait  pas  réussi  à  engager  la 
bataille. 

Rien  n'indiquait,  d'ailleurs,  qu'une  bataille  serait 
nécessaire  et  que  le  gouvernement  ne  s'exécuterait 
pas  de  lui-même.  Lors  du  «  procès  de  l'École  libre  », 
le  procureur  général,  M.  Persil,  avait  dit,  dans  son 
réquisitoire  :  «  Quand  nous  invoquons  le  mono- 
pole universitaire,  nous  nous  appuyons  d'une  légis- 
lation expirante,  dont  nous  hâtons  de  tous  nos 
vœux  la  prompte  abrogation.  »  Aussi,  à  peine  fut- 
on  sorti  des  embarras  et  des  luttes  du  début,  que 


POUR.  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  129 

M.  Guizot,  devenu,  à  la  fin  de  1832,  ministre  de 
l'instruction  publique,  se  donna  pour  tâche  de 
réaliser  les  promesses  de  la  Charte.  Il  commença 
par  l'instruction  primaire,  qu'organisa  la  fameuse 
loi  du  28  juin  1833.  La  place  qui  y  était  accordée 
à  la  religion  n'était  pas  suffisante  :  le  ministre  avait 
fait,  à  regret,  ce  sacrifice  aux  préjugés  régnants. 
Mais  du  moins  la  liberté  promise  était,  pour  le 
premier  degré  de  l'enseignement,  loyalement  éta- 
blie, le  monopole  supprimé,  la  concurrence  ou- 
verte à  tous.  Aussi,  dans  les  luttes  qui  vont  rem- 
plir la  fin  de  la  monarchie  de  Juillet,  ne  sera-t-il 
jamais  question  de  l'instruction  primaire.  On  ne 
s'en  occupera  de  nouveau  qu'après  1848,  quand, 
à  la  vue  des  instituteurs  devenus  en  grand  nombre 
des  précepteurs  de  socialisme  et  de  démagogie, 
les  anciens  voltairiens  de  1830  comprendront, 
avec  effroi,  combien  il  avait  été  imprudent  de  mar- 
chander à  la  religion  sa  part  d'influence  dans  les 
écoles  du  peuple  i. 

Pour  l'instruction  secondaire,  le  problème  était 
plus  délicat  et  plus  irritant.  D'après  la  législation 
existante,  l'Université  avait  seule  le  droit  d'ensei- 
gner et  de  faire  passer  les  examens.  Les  institu- 
tions privées  ne  pouvaient  exister  à  coté  d'elle 

1  Pour  saisir,  sur  Le  vif,  L'expression  de  cet  effroi  éfr, 
pour  ainsi  dire,  de  ce  remords,  il  convient  de  se  reporter 
à  ce  que  M.  Thiers  a  dit,  à  ce  sujet,  dans  la  commis- 
sion d'enseignement  de  1849, 


130  OH    III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

qu'avec  son  agrément,  sous  son  autorité,  et  clans 
les  conditions  qu'il  lui  plaisait  d'imposer.  Seuls,  les 
petits  séminaires  lui  échappaient,  placés,  depuis 
181  4.  sous  la  dépendance  des  évêques,  au  même 
titre  que  les  grands  séminaires.  Encore  n'était-ce 
qu'une  sorte  de  faveur  précaire,  accordée  par  or- 
donnance, et  pouvant  être  retirée  ou  limitée  de 
même.  Tout  y  était  combiné  d'ailleurs  pour  empê- 
cher ces  établissements  de  faire  concurrence  aux 
collèges  ;  le  nombre  des  élèves  était  limité  ;  ceux- 
ci  étaient  obligés  cle  porter  le  costume  ecclésias- 
tique, et  ne  pouvaient  se  présenter  au  baccalauréat 
qu'en  justifiant  avoir  fait  leur  rhétorique  et  leur 
philosophie  dans  un  établissement  de  l'État  :  der- 
nière condition,  chaque  jour  plus  gênante,  en  pré- 
sence du  nombre  croissant  des  carrières  à  l'entrée 
desquelles  on  exigeait  le  diplôme  de  bachelier. 
Cette  législation  n'était-elle  pas  à  refaire  en  entier? 
«  Une  seule  solution  était  bonne,  a  dit  plus  tard 
M.  Guizot  :  renoncer  complètement  au  principe 
de  la  souveraineté  de  l'État  en  matière  d'instruc- 
tion publique,  et  adopter  franchement,  avec  toutes 
ses  conséquences,  celui  cle  la  libre  concurrence 
entre  l'État  et  ses  rivaux,  laïques  ou  ecclésiasti- 
ques, particuliers  ou  corporations.  C'était  la  con- 
duite à  la  fois  la  plus  simple,  la  plus  habile  et  la 
plus  efficace...  Il  valait  beaucoup  mieux,  pour 
l'Université,  accepter  hardiment  la  lutte  contre 
des  rivaux  libres,  que  de  défendre,  avec  embarras, 
la  domination  et  le  privilège  contre  des  ennemis 


POUR  LA  LTBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  131 

acharnés  t  Mais  qui  eût  voulu  suivre  alors  cette 
grande  politique  se  fût  heurté  à  beaucoup  de  pré- 
tentions et  de  préventions,  aux  situations  acquises 
des  membres  de  l'Université,  comme  aux  méfian- 
ces encore  toutes  vives,  soulevées,  dans  le  public, 
contre  le  clergé  et  surtout  contre  les  jésuites.  Aussi 
M.  Guizot,  dans  le  projet  déposé  en  1836,  n'osait- 
il  pas  présenter  la  réforme  complète  et  définitive 
qu'il  eût  désirée.  Néanmoins  il  posait  nettement  le 
principe  de  la  liberté,  permettait  la  concurrence  à 
tous  les  rivaux  possibles  de  l'Université,  prêtres  ou 
laïques,  sans  exclure  personne,  sans  imposer  à  qui 
que  ce  soit  de  conditions  particulières  :  projet, 
après  tout,  plus  large  que  ceux  qui  devaient  être 
ultérieurement  proposés  en  1841,  18M  ou  18/|7. 
La  commission  de  la  Chambre  était  entrée  dans 
le  même  esprit,  et  son  rapporteur,  M.  Saint-Marc 
Girardin,  quoique  universitaire,  se  montrait  animé 
du  libéralisme  le  plus  loyal,  le  plus  respectueux  des 
choses  religieuses,  le  plus  intelligemment  soucieux 
d'établir  l'accord  entre  l'Église  et  l'Etat.  Bien  loin 
d'accepter  de  mauvaise  grâce  le  principe  de  la 
liberté  d'enseignement,  il  disait  dans  son  rapport  : 

J'ose  dire  qu'avant  la  Charte  elle-même,  l'expé- 
rience et  l'intérêt  même  des  études  avaient  réclamé 
la  liberté  de  l'enseignement  :  il  y  a  plus,  ils  l'avaient 
obtenue,  et  là,  comme  ailleurs,  il  est  vrai  de  dire  que 
c'est  ln  liberté  qui  est  ancienne  et  l'arbitraire  qui 


1  (Uiizot,  Mémoire,  t.  III,  pp.  \0l,  103. 


132  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

est  nouveau.  Je  ne  veux  point  prouver  le  principe  de 
la  liberté  d'enseignement,  puisqu'il  est  reconnu  par 
la  Charte.  Je  veux  seulement  montrer  que  cette  li- 
berté nécessaire  aux  progrès  des  études  a  toujours 
existé  sous  une  forme  ou  sous  une  autre.  Les  études 
ont  besoin  d'émulation...  Autrefois  la  concurrence 
était  entre  l'Université  de  Paris  et  les  diverses  con- 
grégations qui  s'étaient  consacrées  à  l'instruction 
de  la  jeunesse  :  émanées  de  principes  différents, 
animées  d'un  esprit  différent,  l'Université  de  Paris 
et  les  congrégations  luttaient  Tune  contre  l'autre,  et 
cette  lutte  tournait  au  profit  des  études.  Aussi,  quand, 
en  1763,  les  jésuites  furent  dispersés,  un  homme 
qu'on  n'accusera  pas  de  préjugés  de  dévotion,  Vol- 
taire, avec  son  bon  sens  et  sa  sagacité  ordinaires, 
regrettait  l'utile  concurrence  qu'ils  faisaient  à  l'Uni- 
versité. «  Ils  élevaient,  dit-il,  la  jeunesse  en  con- 
currence avec  les  universités,  et  l'émulation  est  une 
belle  chose.  » 

Plus  loin,  M.  Saint-Marc  Girarclin  abordait  de 
front  la  prévention  régnante,  la  peur  des  jésuites  : 

Ce  que  beaucoup  de  bons  esprits  craignent  de  la 
liberté  de  l'enseignement,  c'est  bien  moins  l'influence 
qu'elle  pourra  donner  aux  partis  politiques,  que  l'in- 
fluence qu'elle  va,  dit-on,  donner  au  clergé.  Les  prê- 
tres, les  jésuites  vont,  grâce  à  cette  loi,  s'emparer  de 
l'éducation.  Dans  la  loi  sur  l'instruction  secondaire, 
nous  n'avons  voulu  créer  ni  privilège  ni  incapacité. 
Le  monopole  de  renseignement  accordé  aux  prêtres 
serait,  de  notre  temps,  un  funeste  anachronisme; 
l'exclusion  ne  serait  pas  moins  funeste.  La  loi  n'est 


POUR   LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  133 

faite  ni  pour  les  prêtres  ni  contre  les  prêtres  :  elle 
BBfl  faite,  en  vertu  de  la  Charte,  pour  tous  ceux  qui 
voudront  remplir  les  conditions  qu'elle  établit.  Per- 
sonne n'est  dispensé  de  remplir  ces  conditions,  et 
personne  ne  peut,  s'il  a  rempli  ces  conditions,  être 
exclu  de  cette  profession.  Dans  le  prêtre,  nous  ne 
voyons  que  le  citoyen,  et  nous  lui  accordons  les 
droits  que  la  loi  donne  aux  citoyens.  Rien  de  plus, 
mais  rien  de  moins.  Nous  entendons  parler  des 
congrégations  abolies  par  l'État,  et  qui,  si  nous  n'y 
prenons  garde,  vont  envahir  les  écoles.  Nous  n'avons 
point  affaire,  dans  notre  loi,  à  des  congrégations  ; 
nous  avons  affaire  à  des  individus.  Ce  ne  sont  point 
des  congrégations  que  nous  recevons  bachelier  ès 
lettres  et  que  nous  brevetons  de  capacité  :  ce  sont 
des  individus.  Nous  ne  savons  pas,  nous  ne  pou- 
vons pas  savoir  si  ces  individus  font  partie  de  con- 
grégations; car  à  quel  signe  les  reconnaître?  com- 
ment s'en  assurer?...  Pour  interdire  aux  membres  des 
congrégations  religieuses,  la  profession  de  maître  et 
d'instituteur  secondaire,  songez  que  de  précautions 
il  faudrait  prendre,  de  formalités  inventer;  quel  code 
tracassier  et  inquisitorial  il  faudrait  faire;  et  ce  code, 
avec  tout  l'appareil  de  ses  recherches  et  de  ses  pour- 
suites, songez  surtout  qu'il  suffirait  d'un  mensonge 
pour  l'éluder. 

Il  est  curieux  de  voir  comment,  à  cette  époque, 
les  principes  de  liberté,  de  justice,  de  bon  sens  et 
de  saine  politique  étaient  ainsi  proclamés  par  un 
universitaire  éminent,  rédacteur  du  Journal  des 
Débats,  et  ami  peu  suspect  de  la  monarchie  de 

8 


134  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

1830.  S'ils  avaient  alors  triomphé,  tout  conflit  eût 
été  prévenu;  et  même  encore  aujourd'hui,  ce  lan- 
gage ne  semble-t-il  pas  renfermer  la  doctrine  sur 
laquelle  devraient  s'accorder  tous  les  esprits  justes 
et  libres1? 

Le  gouvernement  ne  pouvait  reprocher  alors  aux 
catholiques  de  se  montrer  trop  exigeants,  de  ne 
pas  lui  tenir  compte  des  difficultés  qu'il  rencon- 
trait, et  de  ne  pas  répondre,  par  une  bonne  volonté 
égale,  à  celle  qu'il  leur  témoignait.  «  Le  clergé,  a 
dit  plus  tard  l'abbé  Dupanloup,  se  tut  profondé- 
ment :  je  me  trompe,  il  ressentit,  il  exprima  une 
juste  reconnaissance,  et  c'est  à  dater  de  cette 
époque  qu'il  se  fit,  entre  l'Église  de  France  et  le 
gouvernement,  un  rapprochement  depuis  long- 
temps désiré  et  qui  fut  solennellement  proclamé 2.  » 

*  C'est  au  cours  de  la  discussion  que  M.  Saint-Marc 
Gîrardin  eut  occasion  de  prononcer,  sur  l'importance 
sociale  de  la  religion,  sur  le  désir  et  l'espérance  qu'il 
avait  de  la  voir  reprendre  possession  des  âmes,  sur  la 
nécessité  de  mettre  fin  au  divorce  qui  séparait  l'Église 
et  l'État  et  de  pratiquer  envers  le  clergé  une  politique  de 
justice,  de  bienveillance  et  de  respect,  les  paroles  que 
nous  avons  déjà  citées.  M.  Guizotfit  aussi,  dans  ce  débat, 
des  déclarations  analogues. 

2  De  la  Pacification  religieuse.  —  M.  de  Montalembert, 
lui  aussi,  a  rappelé,  après  coup,  dans  un  de  ses  discours, 
le  bon  accueil  fait  au  projet  de  M.  Guizot.  Il  disait 
le  12  juin  1845  :  «  Vous  avez  présenté,  on  1836,  une  loi 
pleine  de  tolérance,  pleine  de  générosité,  contre  la- 
quelle pas  une  voix  ne  s'est  élevée  au  sein  du  clergé... 
Il  fallait  continuer  dans  cette  voie,  et  tout  aurait  été 
sauvé.  » 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  135 

Sans  cloute,  dans  la  discussion  qui  s'ouvrit  à  la 
Chambre,  en  1837,  l'Université  fut  vivement  atta- 
quée ;  on  lui  reprocha  d'être  un  instrument  de 
despotisme,  de  donner  une  mauvaise  éducation 
morale;  on  se  plaignit  que  le  projet  eût  accordé 
à  la  liberté  une  part  trop  étroite  :  mais  ces  critiques 
n'étaient  pas  faites  par  des  catholiques  ;  elles 
venaient  des  hommes  de  gauche,  qui  n'avaient 
pas  encore  oublié  que  la  liberté  d'enseignement 
avait  été  un  des  articles  de  leur  programme  et 
qu'ils  l'avaient  eux-mêmes  introduite  dans  la 
Charte  K 

Pouvait-on  donc  espérer  que  la  question  allait 
être  résolue  du  premier  coup,  sans  conflit  entre 
L'État  et  l'Eglise,  comme  elle  l'avait  été  pour  l'in- 
struction primaire?  C'eût  été  ne  pas  compter  avec 
les  préjugés  de  cette  masse  d'esprits  courts  et 
médiocres  qui  en  étaient  restés  aux  vieux  ressen- 
timents d'avant  1830.  Un  député,  M.  Vatout,  pro- 
I  posa  un  amendement  par  lequel  tout  chef  d'éta- 
blissement était  tenu,  non  seulement  de  prêter  le 
serment  politique,  mais  encore  de  jurer  qu'il 
n'appartenait  à  aucune  association  ou  corporation 
non  autorisée.  L'amendement  fut  repoussé  au  nom 
de  la  commission  par  M.  Dubois,  l'ancien  rédac- 
teur du  Globe;  le  ministre  eut  le  tort  de  ne  pas 
croire  nécessaire  ou  possible  de  le  combattre  à  la 

1  Voir  notamment  les  discours  de  MM.  Arago,  Sal- 
verte,  de  Tracy,  de  Sade,  Charles  Dupin,  de  Lamartine. 


136  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

tribune;  et  après  un  débat  très  sommaire,  nulle- 
ment en  rapport  avec  la  gravité  du  sujet,  cette 
disposition  se  trouva  votée,  malgré  la  commission 
et  le  ministère,  sans  qu'aucun  homme  considérable 
fût  venu  l'appuyer.  La  peur  des  jésuites  avait  suffi. 
«  C'était,  a  dit  M.  Guizot,  enlever  à  la  loi  proposée 
son  grand  caractère  de  sincérité  et  de  droit  com- 
mun libéral  ; ...  en  restreignant  expressément,  sur- 
tout pour  l'Eglise  et  sa  milice,  la  liberté  que  la 
Charte  avait  promise,  on  envenimait  la  querelle 
au  lieu  de  la  vider  l.  »  La  conséquence  fut  qu'on 
laissa  tomber  la  loi,  sans  la  porter  à  la  Chambre  des 
pairs.  Ainsi,  non  par  le  fait  des  catholiques,  mais 
par  l'intolérance  de  leurs  adversaires,  le  gouverne- 
ment échouait  dans  cette  première  tentative.  Ce 
fut  un  malheur  et  la  cause  originaire  de  tous  les 
conflits  qui  devaient  éclater  plus  tard. 

Pour  le  moment,  cependant,  le  clergé  ne  sortit 
pas  de  son  attitude  pacifique.  On  a  vu  comment,  à 
cette  époque,  une  politique  bienveillante  et  parfois 
réparatrice  l'avait  disposé  à  plus  de  confiance  dans 
la  monarchie  de  Juillet.  Il  continuait  clone  à  attendre 
silencieusement  qu'on  voulût  bien  exécuter  la  pro- 
messe de  la  Charte.  Les  ministères  successifs  n'y 
songeaient  guère  alors,  absorbés  qu'ils  étaient  par 
des  crises  parlementaires  incessantes,  préludes  de 
la  trop  fameuse  coalition.  A  peine,  en  1839,  com- 
mença-t-on,  du  côté  des  catholiques,  à  parler  tout 

1  Mémoires,  t.  III,  p.  108,  109. 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  l'eNS&IGXEMFNT 


137 


haut  de  cette  liberté,  si  longtemps  ajournée.  M.  de 
Montalembert  en  disait  un  mot  à  la  Chambre  des 
pairs  *.  L'archevêque  de  Toulouse  profitait  de  la 
visite  du  duc  d'Orléans,  pour  se  plaindre  des 
entraves  apportées  aux  écoles  religieuses  :  «  vY 
un  si  grand  mal,  disait-il,  un  seul  remède  :  liberté 
d'enseignement,  mais  liberté  donnée  à  tous  et  d'une 
manière  franche  et  loyale  2.  »  En  1840,  il  se  for- 
mait, sous  la  présidence  d'un  ancien  Lamennai- 
sien,  l'abbé  Rohrbacher,  une  société  ecclésiastique 
pour  «  dénoncer  le  monopole  universitaire  à  la 
France  libérale  et  à  la  France  catholique  ».  Mais 
c'étaient  des  faits  isolés  et  sans  retentissement. 
La  grande  masse  des  catholiques  demeurait  dans 
l'expectative.  Ceux  d'entre  eux  qui  s'occupaient 
le  plus  de  la  question  ne  pensaient  pas  à  engager 
une  campagne  d'opposition  ;  ils  tâchaient  d'arriver, 
par  des  négociations  pacifiques,  à  une  transaction 
entre  le  clergé  et  l'Université.  M.  de  Montalembert 
fut  mêlé  assez  activement  aux  pourparlers  de  ce 
genre,  engagés,  en  1839  et  en  I8/1O,  avec 
MM.  Yillemain  et  Cousin  qui  s'étaient  succédé 

1  Discours  du  23  mai  1839. 
V Ami  de  la  Religion  du  19  septembre  1839.  —  Lacor- 
dairo,  dans  une  lettre  à  Ozanam,  notait  ce  fait  comme 
Le  signe  du  changement  qui  se  faisait  dans  les  idées  du 
vieux  clergé.  «  L'archevêque  de  Toulouse,  disait-il.  celui 
qui  a  été  le  promoteur  de  la  censure  contre  l'abbé  de 
Lamennais  et  ses  amis!  C'est  le  cas  de  s'écrier  avec 
Joad  : 

Et  quel  temps  fut  jamais  si  fertile  en  miracles?  » 

8. 


138  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

au  ministère  de  l'instruction  publique.  L'esprit  de 
conciliation,  qui  paraissait  régner  de  part  et 
d'autre,  avait  fait  un  moment  espérer  le  succès; 
mais,  chaque  fois,  les  ministres  tombèrent  avant 
que  rien  fût  conclu.  Ces  négociations  furent 
reprises,  lorsque  le  cabinet  du  29  octobre  1840  fut 
constitué  et  sorti  de  ses  premières  difficultés.  Les 
réclamations  des  catholiques,  sans  avoir  pris  encore 
de  caractère  hostile,  devenaient  plus  pressantes. 
Enfin,  en  1SM9  un  nouveau  projet  fut  déposé. 

Ne  devait-on  pas  s'attendre  à  ce  qu'il  fût  au 
moins  aussi  satisfaisant  que  le  projet  de  1836  ?  On 
était  plus  loin  encore  des  préjugés  et  des  passions 
de  1830.  Tout,  depuis,  avait  tendu  à  rapprocher 
ceux  qui  étaient  naguère  séparés.  Nous  avons  dit 
ailleurs  combien,  à  cette  date,  toutes  les  raisons 
politiques,  sociales,  et  même  les  raisons  de  tactique 
parlementaire,  devaient  déterminer  des  ministres 
clairvoyants  et  prévoyants  à  résoudre  cette  question 
dans  un  esprit  large,  libéral  et  bienveillant,  à  saisir 
cette  occasion  de  contenter  les  catholiques,  d'aug- 
menter l'action  de  la  religion,  et  de  s'assurer  son 
concours.  Enfin  le  principal  ministre  était  M.  Guizot 
qui  avait  fait  la  loi  de  1833,  présenté  la  loi  de 
1836,  et  qui,  dans  toutes  les  circonstances,  avait 
admirablement  parlé  de  l'importance  sociale  du 
christianisme.  Et  cependant  ces  espérances,  qui 
semblaient  si  fondées,  devaient  être  déçues.  Que 
s'était-il  donc  passé?  M.  Guizot,  absorbé  dès  lors 
par  les  grands  débats  parlementaires  et  par  la 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT 


130 


direction  des  affaires  extérieures,  n'avait-il  pas  eu 
le  tort  de  laisser  tout  faire  au  ministre  de  l'instruc- 
tion publique,  M.  Villemain,  plus  homme  de  lettres 
qu'homme  d'Etat  et  d'un  esprit  plus  vif  que  large? 
L'Université,  mise  en  éveil  par  les  attaques  dont 
elle  avait  été  l'objet  en  1837,  n'  avait-elle  pas  pesé 
sur  le  ministre,  en  faisant  appel  a  l'attachement 
naturel  que  devait  avoir  pour  elle  un  de  ses  pro- 
fesseurs les  plus  renommés  ?  Celui-ci,  connaissant 
imparfaitement  le  monde  ecclésiastique,  s'était- il 
rendu  un  compte  exact  de  la  portée  de  sa  loi,  de 
l'émotion  qu'elle  devait  soulever,  et  surtout  de  la 
force  de  résistance  dont  étaient  devenus  capables 
les  catholiques  naguère  si  humiliés,  si  dociles,  si 
peu  disposés  aux  luttes  publiques?  Dans  cet  acte 
qui  devait  avoir  de  graves  et  lointaines  consé- 
quences, qui  commençait  la  guerre  là  où  la  paix 
était  si  désirable  et  semblait  si  désirée,  n'y  avait-il 
pas,  sûrement  chez  M.  Guizot,  peut-être  aussi  chez 
M.  Villemâin,  plus  de  négligence  et  d'inadvertance 
que  d'hostilité  voulue  et  préméditée?  N'était-ce 
pas  la  conséquence  d'une  lacune,  déjà  signalée 
dans  les  dispositions  de  ce  gouvernement  qui,  tout 
en  souhaitant  sincèrement  de  se  rapprocher  du 
clergé,  n'avait  pu  encore  acquérir  le  sens  complet 
des  susceptibilités  de  la  conscience,  l'intelligence 
large  et  le  respect  délicat  des  choses  religieuses? 

Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs  des  sentiments  des 
divers  ministres,  qu'il  y  aura  lieu  d'étudier  de  plus 
près,  à  mesure  que  la  lutte  les  mettra  à  l'épreuve 


140  en.  m.  les  catholiques  et  les  premières  luttes 
et  en  relief,  l'effet  produit  par  le  projet  de  1841 
fut  mauvais.  Les  dispositions  en  étaient  et  en  paru- 
rent rédigées  dans  un  esprit  tout  différent  de  celui 
qui  avait  inspiré  M.  Guizot  en  1836.  L'exposé  des 
motifs,  à  rencontre  du  rapport  de  M.  Saint-Marc 
Girardin,  semblait  contester  jusqu'au  principe 
posé  dans  la  Charte.  «  La  liberté  de  l'enseigne- 
ment, y  lisait-on,  a  pu  être  admise  en  principe 
parla  Charte,  mais  elle  ne  lui  est  pas  essentielle,  et 
le  caractère  même  de  la  liberté  politique  s'est  sou- 
vent marqué  par  l'influence  exclusive  et  absolue  de 
l'État  sur  l'éducation  de  la  jeunesse.  »  Les  exi- 
gences de  grades  et  les  autres  conditions  compli- 
quées, gênantes,  parfois  blessantes,  imposées  aux 
concurrents  de  l'Université,  rendaient  à  peu  près 
illusoire,  dans  la  situation  où  chacun  se  trouvait 
alors,  la  liberté  nominalement  concédée.  Il  semblait 
que  ce  projet  fût  marqué  du  vice  le  plus  propre  à 
détruire  tout  l'effet  d'une  réforme  libérale,  le 
manque  de  sincérité.  «  Là  où  le  principe  de  la 
liberté  d'enseignement  est  admis,  a  écrit  fort  jus- 
tement M.  Guizot,  il  doit  être  loyalement  mis  en 
pratique,  sans  effort  ni  subterfuge  pour  donner 
et  retenir  à  la  fois.  Dans  un  temps  de  publicité  et 
de  discussion,  rien  ne  décrie  plus  les  gouverne- 
ments que  les  promesses  trompeuses  et  les  mots 
menteurs1.  »  Et  cependant,  s'il  n'y  avait  eu  que 
ce  défaut,  l'opposition  n'eût  peut-être  pas  été  bien 

1  Guizot,  Mémoires,  t.  YII,  p.  377. 


POUR  LA,  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  lïl 

bruyante,  tant  on  était  alors,  du  côté  des  catho- 
liques, peu  disposé  à  livrer  bataille.  Mais  le  ministre 
avait  commis  la  faute  de  toucher  aux  petits  sémi- 
naires :  son  projet  leur  enlevait  l'espèce  de  privi- 
lège, chèrement  acheté,  qui  les  avait  laissés  jus- 
qu'ici sous  la  direction  exclusive  des  évêques;  il 
les  soumettait  au  droit  commun  de  la  loi  nouvelle 
et  les  plaçait  sous  la  juridiction  de  l'Université. 
I  no  telle  mesure  eût  pu  se  comprendre  si  ce  droit 
commun  avait  établi  une  liberté  sincère  :  mais  tel 
n'était  pas  le  cas,  et,  en  fait,  les  évêques  estimaient, 
non  sans  raison,  que  les  conditions  du  régime  nou- 
veau compromettraient  l'existence  des  écoles  ecclé- 
siastiques et  leur  rendraient  notamment  à  peu 
près  impossible  de  trouver  des  professeurs. 

On  attaquaitainsi  l'épiscopatsur  le  terrain  étroit, 
modeste,  strictement  enclos  qu'on  lui  avait  réservé, 
en  dehors  du  large  domaine  de  l'Université;  on 
l'atteignait  directement,  au  point  le  plus  sensible, 
en  entravant  le  recrutement  même  du  sacerdoce, 
ce  recrutement  devenu  si  nécessaire  après  la  sté- 
rilité de  l'époque  révolutionnaire,  et  rendu  si 
difficile  par  les  conditions  de  la  société  moderne. 
Jusqu'alors  les  évêques  s'étaient  tenus  à  l'écart 
des  polémiques  relatives  à  la  liberté  d'enseigne- 
ment, thèse  un  peu  nouvelle  pour  leurs  habitudes 
d'esprit  ;  d'ailleurs,  par  un  reste  de  cette  intimida- 
tion qui,  au  plus  vif  de  l'impopularité  de  1830, 
les  avait  empêchés  de  se  montrer  en  soutane  dans 
les  rues,  ils  avaient  répugné  à  toute  démarche 


142  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

qui  les  eût  fait  sortir  du  sanctuaire  et  descendre 
pour  ainsi  dire  sur  la  place  publique,  en  pleine 
mêlée  des  partis.  Mais,  cette  fois,  c'était  dans  ce 
sanctuaire  même  qu'ils  se  croyaient  menacés.  Ils 
ne  purent  se  contenir.  Spontanément,  sans  y  être 
poussés  par  aucun  homme  politique,  par  aucun 
journal,  en  dehors  même  de  M.  de  Montalembert, 
qui  ne  fut  pour  rien  dans  ce  premier  mouvement *, 
la  plupart  laissèrent  échapper  un  cri  public  d'alarme 
et  de  protestation.  Les  journaux  se  trouvèrent 
remplis,  pendant  plusieurs  mois,  des  lettres  que 
les  prélats  adressaient,  l'un  après  l'autre,  au  gou- 
vernement, presque  toutes  d'un  ton  grave  et  triste, 
quelques-unes  d'un  accent  plus  vif  et  presque 
comminatoire2.  Ébranlé  par  cette  plainte  générale 
de  l'épiscopat,  mal  accueilli  d'ailleurs  par  la  com- 
mission de  la  Chambre  plus  libérale  que  le  ministre, 
non  soutenu  par  le  gouvernement  surpris  et  désap- 

1  Rappelant  plus  tard  ce  qui  s'était  passé  alors,  M.  de 
Montalembert  déclarait  qu'avant  le  projet  de  1841 ,  bien 
loin  de  pousser  à  la  guerre,  il  s'était  employé  à  éta- 
blir une  entente  entre  l'Église  et  l'État.  «  Un  projet  de 
loi,  ajoutait-il,  a  été  présenté  en  1841,  projet  contre 
lequel  tout  l'épiscopat  a  réclamé  avec  raison,  mais  sans 
que  j'y  fusse  pour  rien;  et  à  dater  de  ce  moment  la  lutte 
a  été  engagée.  »  (Discours  du  il  juin  1845.) 

2  En  1842,  M.  de  Montalembert  disait  que  56  évêques 
étaient  «  descendus  dans  l'arène  ».  J'en  ai  compté  49 
dont  les  protestations  publiques  sont  citées  ou  men- 
tionnées dans  Y  Ami  de  la  Religion  de  1841.  Il  y  avait 
alors  76  évêques.  Presque  toutes  ces  protestations  ont 
été  réunies  dans  une  brochure  publiée  par  le  Journal 
des  Villes  et  Campagnes  (chez  Pillet  aîné,  1841). 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  148 

pointé  de  l'orage  qu'il  avait  soulevé,  le  projet 
fut  retiré  avant  d'avoir  été  même  l'objet  d'un  rap- 
port. 

Mais  les  conséquences  de  cette  tentative  mala- 
droite et  malheureuse  devaient  survivre  au  retrait 
de  la  loi  :  sans  le  vouloir,  et  presque  sans  s'en 
douter,  on  se  trouvait  placé  en  face  de  l'Église,  dans 
une  situation  toute  nouvelle  ;  on  avait  fait  sortir  les 
évôques  de  l'expectative  muette,  patiente,  presque 
confiante,  où,  malgré  le  vote  de  1837,  ils  s'étaient 
renfermés  depuis  dix  ans  ;  on  avait  fait  naître  l'a- 
gitation, dans  une  région  naguère  calme  et  silen- 
cieuse ;  on  avait  commencé  la  bataille  sur  un  sujet 
où  les  catholiques  étaient  disposés  à  garder  la  paix, 
pourvu  qu'on  les  traitât  seulement  comme  M.  Guizot 
l'avait  fait  en  1833,  pour  l'instruction  primaire, 
et  l'avait  voulu  faire  en  1836,  pour  l'instruction 
secondaire.  Dans  l'entraînement  et  l'excitation 
croissante  de  la  bataille,  sous  l'impression  des 
coups  donnés  et  reçus,  il  ne  restera  bientôt  plus 
rien  des  dispositions  réciproques  de  conciliation, 
de  bienveillance  et  de  confiance  qui  avaient  paru 
naguère  animer  l'Église  et  l'Etat.  Et  qui  peut  dire 
désormais  ix  quoi  se  limitera  cette  lutte  commencée? 
Pour  apprendre  à  combattre  en  faveur  des  intérêts 
généraux,  il  faut,  d'ordinaire,  avoir  été  d'abord 
frappé  dans  ses  intérêts  particuliers.  C'est  un  peu 
ce  qui  est  arrivé  aux  évêques  :  en  les  atteignant 
dans  leurs  petits  séminaires,  on  va  les  conduire  a 
défendre  la  liberté  complète  de  l'enseignement. 


144   CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

Sans  doute,  leurs  protestations  contre  le  projet  de 
1841  portaient  principalement,  presque  exclusive- 
ment, sur  les  dispositions  relatives  à  leurs  écoles 
cléricales  ;  à  peine,  sous  forme  cleprétérition  timide, 
indiquaient-elles  les  défauts  du  projet,  en  ce  qui 
concernait  les  établissements  libres  ;  quelques  pré- 
lats déclaraient  même,  comme  l'archevêque  de 
Tours,  que  cette  dernière  question  n'était  pas  de 
leur  ressort.  Mais  attendez  :  le  champ  de  bataille 
ne  tardera  pas  à  s'élargir. 

II 

Ceux  des  évêques  qui,  suivant  l'entraînement 
d'une  polémique  une  fois  engagée,  se  hasardèrent 
bientôt  à  sortir  du  cercle  où  les  avait  enfermés 
la  défense  de  leurs  petits  séminaires,  le  firent  tout 
d'abord  pour  examiner  la  valeur  morale  et  religieuse 
de  cette  éducation  universitaire  à  laquelle  on 
paraissait  ne  vouloir  permettre  aucune  concur- 
rence, et  surtout  aucune  concurrence  ecclésias- 
tique. Telle  fut  la  première  forme  du  débat  :  ce 
n'était  pas  la  moins  délicate  ni  la  moins  irritante. 
Mais  fallait-il  s'étonner  que  des  prélats,  princi- 
palement préoccupés  du  soin  des  âmes,  fussent 
conduits  tout  d'abord  à  envisager  la  question  à  ce 
point  de  vue?  On  ne  peut  nier  que  l'état  reli- 
gieux des  collèges,  depuis  lors  bien  modifié,  ne 
fût  de  nature  à  émouvoir  leur  sollicitude.  Les 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  145 

témoignages  abonderaient1  :  nous  n'en  retiendrons 
que  deux,  produits  au  moment  même  où  les 
évoques  commençaient  à  se  plaindre  et  émanés  de 
personnages  peu  suspects  de  partialité  pour  le 
clergé  catholique.  Voici  ce  qu'écrivait  alors  un 
protestant,  ancien  élève  de  l'Université,  M.  Agénor 
de  Gasparin  : 

L'éducation  religieuse  n'existe  réellement  pas  dans 
les  collèges...  Je  me  souviens  avec  terreur  de  ce  que 
j'étais  au  sortir  de  cette  éducation  nationale.  Je  me 
souviens  de  ce  qu'étaient  tous  ceux  de  mes  cama- 
rades avec  lesquels  j'avais  des  relations.  Étions- 
nous  de  bien  excellents  citoyens?  Je  l'ignore;  mais 
assurément  nous  n'étions  pas  des  chrétiens;  nous 
Savions  pas  môme  les  plus  faibles  commencements 
de  la  foi  et  de  la  vie  évangélique  2, 

1  On  pourrait  rappeler  notamment  ce  qu'ont  dit  le 
P.  Lacordaire,  le  P.  Gratry  et  M.  de  Montalembert,  de 
cette  épreuve  du  collège  dans  laquelle  la  foi  des  deux 
premiers  avait  succombé. 

-  Pendant  que  M.  de  Gasparin  s'exprimait  ainsi,  dans 
son  ouvrage  sur  les  Intérêts  généraux  du  protestantisme  en 
France,  un  pasteur  protestant,  M.  Coquerel,  dans  une 
lettre  à  L'archevêque  de  Lyon,  prenait,  au  contraire,  parti 
pour  l'enseignement  universitaire;  il  constatait  qu'aucun 
ministre  de  l'Eglise  réformée  ne  s'était  plaint  :  «  Notre 
tranquille  silence,  ajoutait-il,  rassurera  plus  que  les 
vives  censures  n'alarmeront,  et  l'on  tirera  de  ce  contraste 
cette  irrésistible  conséquence,  que  le  protestantisme  n'a 
nulle  peur  de  la  philosophie,  et  que  le  catholicisme,  au 
contraire,  dès  qu'il  se  fait  ultramoutaiu  et  jésuite,  ne 
peut  vivre  avec  elle.  » 


146  CH.  III,  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

M.  Sainte-Beuve,  bien  placé  pour  observer  les 
faits,  et  moins  suspect  encore,  écrivait  en  1843  : 

L'archevêque  de  Paris  pourtant  a  raison  sur  un 
point.  En  masse,  les  professeurs  de  l'Université, 
sans  être  hostiles  à  la  religion,  ne  sont  pas  religieux. 
Les  élèves  le  sentent,  et  de  toute  cette  atmosphère, 
ils  sortent,  non  pas  nourris  d'irréligion,  mais  en 
indifférents...  Quoi  qu'on  puisse  dire  pour  ou  contre, 
en  louant  ou  en  blâmant,  on  ne  sort  guère  chrétien 
des  écoles  de  l'Université...  Les  collèges  produisent 
des  lycéens  bien  appris,  éveillés,  de  bonnes  ma- 
nières, et  qui  deviennent  aisément  de  gentils  liber- 
tins. Le  sentiment  moral  inspire  peu  les  gros  bon- 
nets, les  chefs,  et  tout  le  corps  s'en  ressent  \ 

Puis,  parlant  des  «  horreurs  »  racontées  par  les 
écrivains  catholiques  sur  «  les  mœurs  de  l'Univer- 
sité »,  M.  Sainte-Beuve  ajoutait  :  «  Sur  les  mœurs 
(entre  nous)  ne  pas  trop  crier  à  la  calomnie;  moi, 
je  ne  crie  qu'à  la  grossièreté.  »  Sans  doute  c'était 
le  mal  du  temps,  plus  encore  que  la  faute  de  tels 
ou  tels  hommes  et  surtout  de  tel  ou  tel  gouver- 
nement. L'Université  était  l'image  de  la  société, 
telle  que  l'avaient  faite  le  dix-huitième  siècle  et  la 
Révolution.  L'état  des  collèges  n'avait  pas  été  meil- 
leur sous  la  Restauration,  au  temps  de  M.  Frays- 
sinous.  Peut-être  avait-il  été  pire,  et  la  religion 

1  Chroniques  parisiennes,  p.  100  et  122.  —  Voir  aussi, 
p.  127,  ce  que  M.  Sainte-Beuve  dit,  à  un  autre  point  de 
vue,  de  l'éducation  morale  de  l'Université. 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  147 

s'y  était-elle  trouvée  plus  impopulaire,  à  raison 
même  des  efforts  que  le  gouvernement  tentait 
alors  pour  la  propager Cependant,  depuis  1830, 
à  côté  de  cette  situation  générale,  sur  laquelle  il 
était  plus  naturel  de  gémir  qu'il  n'était  aisé  d'y 
remédier,  il  s'était  produit  un  fait  particulier  qui 
donnait  précisément  prise  aux  critiques  de  l'épis- 
copat.  Une  doctrine,  une  école,  paraissait  régner 
1  sur  l'Université  et  en  quelque  sorte  la  person- 
nifier :  c'était  l'école  «  éclectique  »,  qui  préten- 
dait s'appeler  «la  philosophie  »,  comme  l'Église 
s'appelait  le  christianisme.  A  défaut  de  la  reli- 
1  gion  d'État  supprimée,  on  avait  une  «  philosophie 
|  d'État  » .  Tel  est  le  nom  même  que  lui  donnaient 
I  des  rationalistes  indépendants.  «  La  tendance  de 
cet  éclectisme,  écrivait  encore  M.  Sainte-Beuve,  a 
été  de  se  rédiger  en  une  sorte  de  religion  philo- 
sophique officielle  »,  et  il  ajoutait  que  «  les  esprits 
I  vraiment  libres  n'y  trouvaient  pas  plus  leur  compte 
■que  les  catholiques  orthodoxes  2.  »  M.  Cousin  et 
jses  amis  se  présentaient  comme  une  «  église 

1  Les  douloureuses  confidences  du  P.  Lacordaire,  du 
[\  (t rat i  v  et  de  M.  de  Montalembert  se  rapportent  aux: 
ïollèges  de  la  Restauration.  On  peut  voir,  d'ailleurs, 
jlans  un  mémoire  rédigé,  peu  avant  la  révolution  de 
Tuillet,  par  les  aumôniers  des  collèges  de  Paris,  des 
iétails  navrants,  et  pour  ainsi  dire  l'effrayante  statis- 
ique  des  naufrages  dans  lesquels  périssaient  les  âmes 
es  jeunes  collégiens.  (Voir  des  extraits  de  ce  mémoire, 
ans  la  Vie  du  P.  Lacordaire,  par  M.  Foisset,  t.  I,  p.  86 

ai.) 

2  Vhroniques  parisiennes,  p.  '211. 


148  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

laïque  »  —  le  mot  est  d'eux  —  ayant  reçu  du 
gouvernement  et  de  la  société  de  1830,  pour 
former  les  jeunes  intelligences,  des  pouvoirs  et 
une  mission  analogues  à  ceux  qui  étaient  con- 
tenus dans  la  parole  du  Christ  aux  apôtres  :  Ile 
et  docete.  Prétention  qui  peut  paraître  singulière, 
à  l'heure  même  où  l'un  des  plus  illustres  maîtres 
de  cette  philosophie,  M.  Jouffroy,  était  réduit  à 
en  confesser  l'impuissance,  les  déceptions  doulou- 
reuses et  presque  tragiques.  Mais  si  le  chef  de 
l'éclectisme,  M.  Cousin,  n'avait  pu  réellement 
créer  une  doctrine,  il  avait  su  du  moins  créer 
une  école  —  ses  adversaires  disaient  une  coterie 
—  manœuvrant  avec  discipline  sous  ses  ordres, 
sachant  s'emparer  des  postes  importants  du  monde 
intellectuel  et  les  défendre  contre  les  prétentions 
rivales  ou  les  révoltes  intérieures.  Avec  quel  esprit 
de  domination,  quelle  jalousie  de  toute  indépen- 
dance, quel  ressentiment  de  toute  contradiction, 
quelle  impétuosité  de  passion,  presque  naïve  par- 
fois dans  sa  dureté  et  dans  son  absence  de  scru- 
pules, le  maître  exerçait  sa  dictature  spirituelle, 
on  le  devine,  pour  peu  qu'on  prête  l'oreille  aux 
échos  discrets  de  l'Université  elle-même,  ou  qu'on 
surprenne  les  confidences  de  ceux  qui  approchaient 
alors  ce  «  philosophe  »  d'une  compagnie  à  la  fois 
si  séduisante  et  si  redoutable  *. 

4  Voir,  par  exemple,  les  plaintes  publiées  alors  parmi 
professeur  de  collège  :  [VEcole  éclectique  et  l'école  française, 
par  M.  Saphary,  professeur  de  philosophie  au  collège 


TOUR  LA  liberté  de  l'enseignement  140 

L'omnipotence  incontestée  de  l'école  éclectique 
faisait  peser  sur  elle  une  responsabilité  que  les 
défenseurs  de  l' Université  eux-mêmes  étaient  les 
premiers  à  reconnaître  Ainsi  les  évêques  furent 
conduits  à  lui  demander  compte  du  mal  d'irréligion 
qui  régnait  dans  les  collèges.  Si  l'éclectisme  avait 
heureusement  réagi  contre  le  sensualisme  du  dix- 
Bourbon).  Voir  aussi  ce  que  disent  du  caractère  domi- 
nateur et  passionné  de  M.  Cousin,  M.  Doudau,  dans 
l'abandon  de  ses  lettres  intimes  (lettre  du  5  mars  1842), 
et  M.  Sainte-Beuve,  dans  répanchement  malicieux  de 
ses  Notes  et  Pensées  (à  la  fin  du  t.  XI  des  Causeries  du 
Lundi).  Voir  enfin  la  conduite  de  M.  Cousin  envers  le 
jeune  Herscheim,  l'un  des  libres  penseurs  les  plus  hardis 
<ki  l  Ecole  normale,  mais  qui  avait  cru  pouvoir  penser 
au.ssi  librement  sur  la  philosophie  du  maitrc  que  sur  le 
christianisme.  {Vie  du  P.  Olivaint,  par  le  P.  Clair,  p.  65 
à  7-2.1 

1  Le  Journal  des  Débats  disait,  le  6  novembre  184-?, 
dans  un  jour  de  franchise  indépendante  :  «  L'école 
éclectique,  pour  l'appeler  par  son  nom,  est  aujourd'hui 
maîtresse,  et  maîtresse  absolue  des  générations  actuelles. 
Elle  occupe  toutes  les  chaires  de  l'enseignement;  elle 
en  a  fermé  la  carrière  à  toutes  les  écoles  rivales  ;  elle 
s'est  fait  la  part  du  lion;  elle  a  tout  pris  pour  elle,  ce 
qui  est  assez  politique,  mais  ce  qui  est  un  peu  moins 
philosophique.  Le  public  a  donc  le  droit  de  demander 
compte  à  cette  école  du  pouvoir  absolu  qu'elle  a  pris, 
et  que  nous  ne  lui  contestons  pas  d'ailleurs.  Elle  a 
beaucoup  fait  pour  elle,  nous  le  savons  ;  mais  qu'a-t-elle 
fait  pour  le  siècle,  qu'a-t-elle  fait  pour  la  société  ?  Où 
sont  ses  œuvres,  ses  monuments,  les  vertus  qu'elle  a 
semées,  les  grands  caractères  qu'elle  a  formés,  les  in- 
stitutions qu'elle  anime  de  son  souffle  ?  Il  est  malheu- 
reusement plus  facile  de  s'adresser  ces  questions  que 
d'y  répoudre.  » 


150  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

huitième  siècle,  s'il  avait  répudié  l'impiété  hai- 
neuse ou  ricanante,  s'il  se  proclamait  même  par- 
fois, avec  M.  Cousin,  l'ami  et  l'allié  de  l'Église,  il 
n'en  demeurait  pas  moins  un  pur  rationalisme, 
n'acceptant  ni  le  surnaturel  ni  la  révélation  divine  ; 
il  n'accordait  guère  au  christianisme  qu'une  poli- 
tesse dédaigneuse;  il  affectait  d'y  voir  «  la  plus 
belle  »,  mais  «  la  dernière  des  religions  »,  une 
institution  utile  pour  la  partie  de  l'humanité  qui 
ne  sait  pas  encore  réfléchir,  mais  inférieure  à  la 
philosophie,  et  destinée  à  être  remplacée  par  elle 
à  mesure  que  les  intelligences  se  développeraient  : 
idée  indiquée  dans  cette  phrase  fameuse,  et  alors 
souvent  citée,  de  M.  Cousin  :  «  La  philosophie 
est  patiente,  elle  sait  comment  les  choses  se  sont 
passées  dans  les  générations  antérieures,  et  elle 
est  pleine  de  confiance  dans  l'avenir.  Heureuse 
de  voir  les  masses,  le  peuple,  c'est-à-dire  à  peu 
près  le  genre  humain  tout  entier,  entre  les  bras  du 
christianisne,  elle  se  contente  de  leur  tendre  dou- 
cement la  main,  et  de  les  aider  à  s'élever  plus  haut 
encore.  »  Il  eût  fallu  n'avoir  aucune  opinion  de  ce 
qu'est  une  Église  convaincue  de  la  divinité  de  son 
institution  et  de  la  vérité  de  sa  doctrine,  pour 
croire  qu'elle  pouvait  reconnaître  à  cette  philo- 
sophie la  suprématie  que  celle-ci  réclamait,  et  se 
contenter  à  côté  d'elle,  au-dessous  d'elle,  du  do- 
maine abaissé  et  rétréci  où  on  la  tolérait  avec  une 
bienveillance  hautaine  et  transitoire.  Les  évêques 
devaient  surtout  juger  une  telle  doctrine  dange- 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L*  ENSEIGNEMENT  151 

mise  pour  l'éducation  de  jeunes  intelligences.  La 
courtoisie  même  du  langage,  les  professions  exté- 
rieures d'amitié  et  de  respect,  ne  pouvaient-elles 
pas  leur  paraître  un  péril  de  plus,  en  prêtant  à 
l'équivoque  et  en  contribuant  à  endormir  la  vigi- 
lance de  parents  qu'une  négation  plus  brutale  eut 
au  contraire  avertis  ? 

Aussi  les  plaintes  épiscopales  étaient-elles  chaque 
jour  plus  émues.  Elles  prenaient  même  un  carac- 
tère de  particulière  vivacité  dans  les  écrits  de  l'é- 
;  vêque  de  Chartres,  Mgr  Clausel  de  Montais,  prélat 
de  la  vieille  école,  gallican  et  royaliste,  d'un  carac- 
tère fort  respecté,  et  dont  l'âge  n'avait  pas  attiédi 
l'ardeur.  C'est  lui  surtout  qui  porta  la  parole  dans 
cette  première  phase  de  la  lutte; 'il  prodiguait  les 
lettres  et  les  réponses,  les  accusations  et  les  apo- 
logies, et  s'attaquait  personnellement  à  MM.  Cou- 
sin, Joullroy,  Damiron  ou  autres  chefs  de  l'école 
ofticielle,  avec  une  véhémence  qui,  pour  être  par- 
fois excessive,  n'était  que  l'expression  d'une  très 
sincère  conviction  et  d'un  zèle  tout  apostolique.  En 
1843,  l'archevêque  de  Paris,  Mgr  Affre,  intervint 
à  son  tour  dans  la  controverse  :  il  combattait  le 
rationalisme  d'État  d'un  ton  plus  froid,  plus  posé, 
gardant  une  modération  qui  n'ôtait  rien  à  la  fer- 
meté et  à  l'eflicacité  de  son  argumentation,  par- 
lant des  personnes  avec  une  courtoisie  parfaite, 
évitant  de  généraliser  certains  reproches,  faisant 
largement  la  part  de  la  raison,  désavouant  les  vio- 
lences et  les  exagérations  de  certaines  polémiques. 


152  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

Bien  loin  de  prendre,  envers  l'Université  et  ses 
membres,  le  ton  agressif  de  quelques-uns  de  ses 
collègues,  il  protestait  «  de  ses  dispositions  bien- 
veillantes »  pour  cette  institution;  dès  18M,  il 
écrivait  dans  une  lettre  publique  :  «  Je  suis  pour 
la  liberté,  parce  que  l'épreuve  ne  peut  en  être 
funeste  aux  hommes  distingués  que  l'Université 
possède  en  si  grand  nombre.  C'est  avec  sincérité 
que,  dans  une  autre  occasion,  j'ai  loué  leurs  talents, 
la  bonté  de  leurs  méthodes,  l'exactitude  de  leur 
discipline,  et  tout  ce  qui  donne  une  si  juste  célé- 
brité à  leurs  écoles.  »  Il  voyait  sans  doute  le  mal 
et  le  péril  :  seulement  il  ne  voulait  pas  l'enve- 
nimer au  lieu  de  le  guérir  ;  il  s'attachait  à  ne  rien 
exagérer  et  à  tenir  compte  de  tout  ce  qui  pouvait 
être  une  excuse  ou  une  atténuation.  Sa  pensée 
tout  entière  apparaissait  d'ailleurs  mieux  encore 
dans  des  observations  confidentielles  qu'il  adres- 
sait à  cette  époque,  de  concert  avec  six  autres 
prélats,  à  tous  les  évêques  cle  France.  On  trouve 
là,  ce  nous  semble,  l'appréciation  la  plus  exacte 
et  la  plus  équitable  de  ce  qu'était  alors,  au  point 
de  vue  religieux,  l'enseignement  de  l'Université. 
On  y  lisait  notamment  : 

Les  torts  que  les  écrivains  catholiques  signalent, 
sont  réels  ;  ils  ont  donné,  de  l'impiété  des  membres 
qui  occupent  dans  l'Université  les  emplois  les  plus 
éminents,  les  preuves  les  plus  irrécusables.  Il  suffit, 
pour  s'en  convaincre,  de  lire  les  ouvrages  cités. 
C'est  se  moquer  du  public  que  de  soutenir  sérieu- 


POUR  LA   LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  153 

Bernent  que  les  ouvrages  de  MM.  Cousin,  Jouffroy  et 
Damiron,  etc.,  ne  sont  pas  contraires  au  catholi- 
cisme. Les  feuilles  religieuses,  loin  d'exagérer  l'im- 
moralité des  collèges,  ont  dissimulé  sa  gravité  et 
son  étendue,  parce  qu'il  était  impossible  de  dire  la 
vérité  tout  entière.  Il  est  vrai  que,  pour  rendre  leur 
critique  moins  sanglante,  ils  auraient  pu  l'adoucir 
par  certaines  considérations.  En  jugeant  la  situation 
religieuse  et  morale  des  collèges  et  des  pensions 
placés  sous  le  régime  de  l'Université,  ils  auraient  dû 
tenir  plus  de  compte  qu'ils  ne  l'ont  fait,  des  obstacles 
opposés  par  les  familles  et  par  la  disposition  géné- 
rale des  esprits  à  une  éducation  solidement  chré- 
tienne... Le  tort  le  plus  grave  des  professeurs  de 
l'Université  est  moins  encore  dans  leur  empresse- 
ment à  répandre  de  mauvaises  doctrines,  que  dans 
le  spectacle  d'une  vie  qui  laisse  deviner  aisément 
l'absence  de  foi  et  de  sentiments  sincèrement  chré- 
tiens. C'est  une  profession  négative  de  la  religion 
catholique,  ou  môme  du  christianisme,  qui  ne  peut 
produire  dans  l'esprit  des  enfants  que  l'indifférence 
pour  toute  espèce  de  culte  et  de  croyance.  L'aumô- 
nier dont  le  ministère  est  réduit  aux  faibles  propor- 
tions d'un  enseignement  accessoire,  tel,  par  exemple, 
que  celui  de  la  langue  allemande,  échouera  toujours 
contre  cette  impiété  muette  qui  frappe  tous  les  re- 
gards. Le  tort,  ainsi  atténué,  est  assez  grave  encore. 
Or  on  peut  affirmer,  sans  crainte  de  se  tromper, 
qu'il  est  presque  général.  Parmi  les  exceptions,  les 
unes  sont  aggravantes,  puisqu'il  y  a  malheureuse- 
ment des  professeurs  qui  enseignent  sans  détour  le 
mépris  de  la  religion;  les  autres  sont  honorables  et 
formées  par  des  professeurs  que  distinguent  leur 


154  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

attachement  à  la  foi  et  leurs  vertus.  Les  journaux 
religieux  auraient  pu  dire,  à  la  décharge  de  l'Uni- 
versité, que  depuis  quelques  années,  à  Paris  du 
moins,  les  proviseurs  manifestent  de  meilleures  dis- 
positions, que  les  professeurs  s'imposent  plus  de 
réserve,  que  les  élèves  sont  moins  mal  disposés. 
Mais  combien  le  mal  est  grand  encore  !  Il  est  im- 
mense dans  les  maîtres  d'étude,  chargés  cependant 
de  l'éducation,  puisqu'ils  président*  à  la  prière,  au 
travail,  à  la  police  des  dortoirs,  aux  récréations,  aux 
promenades. 

L'ar.chevêque  ajoutait,  en^  parlant  des  doctrines 
philosophiques  de  l'école  dominante  : 

Il  n'y  a  pas  un  professeur  de  l'Université  qui  n'ait 
reçu  ces  doctrines,  soit  dans  les  cours  des  collèges 
royaux,  soit  dans  ceux  de  l'École  normale.  Ces  doc- 
trines sont  la  source  réelle  de  l'indifférence  qu'ils 
professent.  Elle  est  communiquée  aux  élèves  par  les 
exemples  des  professeurs  d'humanités,  avant  que  les 
professeurs  de  philosophie  la  leur  insinuent  d'une 
manière  plus  directe.  Si  on  nous  reprochait  de  carac- 
tériser trop  sévèrement  l'enseignement  philosophi- 
que de  l'Université,  nous  répondrions  qu'il  suffit  au 
chrétien  le  moins  instruit  de  le  comparer  avec  nos 
dogmes,  pour  le  trouver  antichrétien  *  . 

Tous  ne  savaient  pas  garder  la  modération  un 
peu  froide  de  Mgr  AfFre.  L'évêque  de  Belley,  in- 

1  Voir  le  texte  complet  de  ces  observations  confiden- 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L*ENSEIONEMBNT  155 

cligné  de  faits  graves  qui  lui  étaient  signalés  dans 
plusieurs  collèges,  employait  le  langage  singuliè- 
rement énergique  des  Ecritures,  pour  détourner 
«  les  fidèles  d'envoyer  leurs  enfants  dans  les  écoles 
do  pestilence  ».  Chez  d'autres,  la  controverse  pre- 
nait un  caractère  plus  personnel  ;  par  exemple,  dès 
février  1842,  l'archevêque  de  Toulouse, Mgr  d'As- 
tros,  dénonçait  et  réfutait,  dans  un  mandement,  les 
doctrines  manifestement  antichrétiennes  d'un  pro- 
fesseur à  la  faculté  de  cette  ville,  M.  Gatien  Ar- 
nould.  La  presse  religieuse  s'engageait  avec  ar- 
deur dans  cette  voie  :  les  plaintes  faites  contre 
l'enseignement  de  M.  Ferrari  à  Strasbourg,  de 
M.  Bersot  à  Bordeaux,  obligeaient  le  ministre  à 
suspendre  ces  deux  cours;  Y  Univers,  dans  une 
lettre  à  M.  Villemain,  dénonçait  nominativement 
dix-huit  professeurs  *.  Des  publications  diverses, 
plusieurs  violentes  ou  même  grossières,  sur  les- 
quelles il  y  aura  lieu  de  revenir  plus  tard,  accu- 
saient les  professeurs  de  l'Université,  et  l'Uni- 
versité elle-même,  d'une  sorte  de  conspiration 
d'athéisme  et  d'immoralité.  En  18/|3,  le  cardinal 
de  Bonald,  archevêque  de  Lyon,  en  venait  à  me- 
nacer publiquement  de  retirer  les  aumôniers  des 

tielles  dans  la  Vie  de  Mgr  Dévie,  par  M.  l'abbé  Cognât, 
t.  Il,  p.  405  et  sq. 

1  C'étaient  :  MM.  Cousin,  Jouflïoy,  Charma,  Gatien 
Arnould,  Nisard,  Ferrari,  Labitte,  Bouillier,  Jules  Si- 
mon, Michelet,  Lerminier,  Joguet,  Quinet,  Philarète 
Chasles,  Michel  Chevalier,  J.  Ampère,  Laroque,  Dami- 
rou.  (Lettre  du  31  mars  1S42.) 


156  CH.  m.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

collèges,  si  l'on  y  donnait  un  enseignement  con- 
traire à  la  doctrine  catholique  ;  et  les  évêques  de 
Ghâlons,  de  Langres  et  de  Perpignan,  s'asso- 
ciaient à  cette  démarche. 

On  conçoit  sans  doute  comment,  dans  l'effroi  du 
péril  couru  par  tant  de  jeunes  âmes,  dans  l'émo- 
tion des  confidences  douloureuses  qu'ils  recevaient 
sur  l'état  intérieur  de  tel  ou  tel  collège  des 
évêques  se  trouvaient  peu  à  peu  conduits  à  ces 
polémiques.  Pour  réveiller  d'ailleurs  les  con- 
sciences de  leur  torpeur,  pour  alarmer  et  mettre  en 
mouvement  les  catholiques,  peut-être  était-il  né- 
cessaire que  la  lutte  commençât  ainsi.  Des  dis- 
sertations plus  politiques  sur  la  liberté  pour  tous, 
ou  plus  savantes  sur  les  vertus  de  la  concurrence, 
n'eussent  probablement  pas  produit,  à  ce  moment, 
les  mêmes  résultats.  Toutefois,  ce  genre  de  débat 
n'était  pas  sans  inconvénient  :  il  semblait  aboutir 
à  une  accusation  d'indignité,  portée  par  le  clergé, 
contre  l'Université.  On  blessait  et  on  soulevait 
ainsi  un  puissant  et  redoutable  esprit  de  corps.  La 
lutte  risquait  de  s'irriter  et  de  se  rapetisser  dans 
les  querelles  de  personnes.  Les  polémistes  subal- 
ternes, une  fois  lancés  dans  cette  voie,  devaient 
être  tentés  d'accuser  à  tort  et  à  travers,  sur  des 
témoignages  pas  toujours  assez  éclairés,  et  de 
s'engager  dans   des  dénonciations  passionnées 

1  Voir  les  lettres  non  publiques  écrites  par  Mgr  Dévie, 
jSvêque  de  Bellev,  au  garde  des  sceaux  {Vie  de  Mgr  Dévie, 
t.  II,  p.  215  à  226). 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  l'eNSEIGNEM  KM 


157 


qui  ont  d'ordinaire  assez  mauvaise  apparence 
et  sont  peu  propres  à  gagner  la  sympathie  des 
spectateurs  indifférents.  Il  importait  donc  que  le 
débat,  commencé  à  l'occasion  du  projet  de  18  VI, 
ne  demeurât  pas  renfermé  dans  les  questions  un 
peu  étroites  et  dangereuses,  sur  lesquelles  il  avait 
d'abord  naturellement  et  peut-être  nécessairement 
porté. 

III 

Ici  apparaît  l'action  du  jeune  pair  qui  avait, 
dès  1830,  à  vingt  ans,  prononcé  le  serment  d'An- 
nibal  contre  le  monopole  universitaire,  et  qui, 
depuis  1835,  attendait  et  préparait  l'occasion  de 
faire  reprendre  aux  catholiques  position  dans  la 
vie  publique.  L'émotion  ressentie  par  les  évêques, 
à  la  vue  des  dispositions  du  projet  de  1841,  rela- 
tives aux  petits  séminaires,  s'est  produite  sponta- 
nément, en  dehors  de  M.  de  Montalembert.  Mais 
celui-ci  s'en  empare  aussitôt,  afin  d'amener  le 
clergé  et  les  fidèles  sur  le  terrain,  nouveau  pour 
eux,  où  il  veut  les  voir  se  placer.  Quelle  con- 
clusion tirera-t-on  de  l'insuffisance  religieuse  de 
l'enseignement  universitaire  ?  S'attachera-t-on  à 
modifier  et  à  améliorer  cet  enseignement?  M.  de 
Montalembert  met  les  catholiques  en  garde  contre 
une  telle  illusion.  Il  ne  croit  pas  que  l'Université 
puisse  «  représenter  autre  chose  que  l'indiffé- 
rence en  matière  de  religion  »  :  il  «  ne  lui  en  fait 


158  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

pas  crime;  c'est  le  résultat  de  l'état  social  ».  Seu- 
lement, il  n'admet  pas  que  cette  éducation  soit 
imposée  à  ceux  qui  se  préoccupent  de  conserver 
la  foi  de  leurs  enfants.  Aussi,  la  seule  conclusion 
à  laquelle  il  veuille  faire  tout  aboutir  est  la  liberté 
d'enseignement,  la  même,  déclare-t-il,  dont  on 
jouit  pour  l'instruction  primaire  :  la  liberté  pour 
tous  ;  il  désavoue  hautement,  devant  ses  adver- 
saires, la  moindre  arrière-pensée  de  monopole 
pour  le  clergé,  et  il  montre  à  ses  amis  combien  il 
serait  «  impossible  »  de  «  vouloir  refaire  de  la 
France  un  État  catholique,  telle  qu'elle  l'a  été 
depuis  Clovis  jusqu'à  Louis  XIV  1  ». 

Si  M.  de  Montalembert  parle,  lui  aussi,  du 
caractère  antichrétien  de  l'enseignement  univer- 
sitaire, ce  n'est  donc  pas  pour  se  perdre  en  con- 
troverses sur  les  doctrines  philosophiques,  ni  en 
récriminations  irritées  ou  plaintives  contre  les  per- 
sonnes, c'est  uniquement  pour  y  trouver  la  raison 
qui  doit  pousser  les  catholiques  à  invoquer  la 
liberté.  Il  n'entend  pas  qu'on  s'attarde  à  ce  point 
de  départ  :  c'est  sur  la  thèse  libérale  qu'il  désire 
voir  porter  tout  l'effort.  Il  cherche  ainsi  à  modifier 
quelque  peu  la  direction  donnée  d'abord  à  la  lutte, 
par  l'émotion  des  sollicitudes  épiscopales.  Cette 
intention  apparaît  clairement  d'ailleurs,  dans  le 
langage  que  tenait  alors,  en  commentant  un  des 

'  Voir  les  discours  prononcés  par  M.  do  Montalembert 
à  la  Chambre  des  pairs,  le  1er  mars  et  le  G  juin  1842* 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  1  T)0 

manifestes  de  M.  de  Montalembert,  l'un  de  ses 
plus  sages  et  plus  fermes  amis,  M.  Foisset  : 

Le  salut  est  dans  l'action  politique,  non  dans  les 
doléances  religieuses.  Le  moment  est  venu  de  se 
rappeler  le  mot  de  saint  Paul  :  Civis  romanus  sum. 
C'est  comme  citoyens  en  effet  que  les  catholiques  doi- 

I  vent  réclamer,  et  qu'ils  finiront  par  obtenir  justice. 
Voyez  O'Connell  :  certes  les  vœux  des  évêques  d'Ir- 

j  lande  l'accompagnent  dans  la  lutte,  mais  sa  ligne 
d'opération  (qu'on  me  passe  ce  terme)  est  toute 
politique...  Pourquoi  ne  suivons-nous  pas  ce  grand 
exemple?  Pourquoi  s'épuiser  en  récriminations  con- 
tre les  hommes  du  monopole?...  Que  ne  demandons- 

.  nous  tous  d'une  seule  voix,  tous  d'un  même  cœur, 

I  la  liberté  belge,  qui  n'est  que  l'application  loyale  des 
principes  inscrits  dans  la  Charte  française?  Voilà  un 
but  simple,  saisissant,  nettement  défini  1 . 

De  ces  conseils,  comme  de  l'exemple  invoqué,  il 
i  ressort  qu'on  ne  se  contentait  pas  de  pousser  les 
catholiques  à  soutenir  une  thèse  libérale  :  on  vou- 
lait surtout  les  voir  agir.  Cette  liberté  d'enseigne- 
ment si  nécessaire, il  ne  fallait  pas  l'attendre  hum- 
blement de  la  bienveillance  du  gouvernement. 
«  Depuis  trop  longtemps,  dit  M.  de  Montalembert, 
>  les  catholiques  français  ont  l'habitude  de  compter 
surtout,  excepté  sur  eux-mêmes...  La  liberté  ne 
se  reçoit  pas,  elle  se  conquiert.  »  Il  sait  quelles 
ressources  on  peut  trouver  dans  les  institutions 

*  C'nic^tondnnt,  t.  IV,  p.  443. 


160  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

dont  la  France  était  en  possession  ;  il  connaît  cette 
atmosphère  dans  laquelle  un  monopole  et  une 
injustice  ne  pouvaient  longtemps  se  maintenir, 
cette  sonorité  qu'avaient  à  cette  époque  toute  pro- 
testation et  toute  plainte  publiques,  cette  logique  qui 
s'imposait  aux  plus  rebelles  et  par  laquelle  la  li- 
berté appelait  nécessairement  la  liberté  :  aussi 
engage-t-il  ses  coreligionnaires  à  se-  servir  de  ces 
institutions,  au  lieu  de  conserver  pour  elles  «  une 
défiance  absurde  ou  une  indifférence  coupable  ». 
Avec  la  presse,  la  tribune  et  le  pétitionnement,  que 
ne  peuvent-ils  pas  faire?  Alors  reviennent  sans 
cesse  sur  ses  lèvres  et  sous  sa  plume  les  noms  de 
cette  Irlande,  où  il  avait  voyagé  tout  jeune  en  1830, 
où  il  avait  approché  le  grand  agitateur  au  glorieux 
lendemain  de  l'Émancipation,  et  de  cette  Belgique 
à  laquelle  son  mariage  l'a  si  étroitement  attaché. 
On  ne  saurait  s'imaginer  à  quel  point  ces  deux 
exemples  agissent  sur  son  esprit  et  possèdent  en 
quelque  sorte  son  imagination.  C'est  là  qu'il  faut 
chercher  l'origine  de  sa  tactique  l.  11  montre  aux 
catholiques  français,  peu  habitués  à  se  servir  des 

*  Plus  tard,  en  1847,  quand  O'Connell  mourant  traversa 
la  France  pour  se  rendre  à  Rome,  et  que  Montalembert 
lui  rendit  hommage  à  la  tète  d'une  députation  de  catho- 
liques, il  lui  rappela  comment,  tout  jeune,  «  il  avait 
recueilli  ses  leçons  ».  Puis,  lui  montrant  combien  ces 
leçons  avaient  fructifié  depuis  lors  en  France,  il  ajoutait  : 
«  Nous  sommes  tous  vos  enfants,  ou,  pour  mieux  dire, 
vos  élèves.  Vous  êtes  notre  maître,  uotre  modèle,  notre 
glorieux  précepteur.  » 


POUn  LA  LIBERTÉ  ÛE  L'ENSEIGNEMENT 

aimes  de  la  liberté  et  surtout  à  s'y  confier,  com- 
ment, par  ces  seules  armes,  O'Connell  et  Félix 
de  Mérode  avaient  donné  à  la  cause  religieuse  des 
succès  et  une  popularité  jusque-là  inconnus.  Ou 
bien,  repassant  une  seconde  fois  la  Manche,  il  pro- 
pose encore  comme  modèle  la  ligue  formidable  qui 
vient  d'être  fondée  par  Cobden,  contre  les  corn  laws 
et  qui,  à  ce  moment  même,  remue  toute  l'Angle- 
terre. Lui  aussi,  il  veut  créer  une  «  ligue  »  et 
soulever  une  «  agitation  ».  Trop  souvent,  dit-il, 
les  catholiques  français  ont  été  «  à  la  queue  d'au- 
tres partis  »  ;  qu'ils  constituent  eux-mêmes  un 
parti  ;  qu'au  lieu  de  continuer  à  être  «  catholiques 
après  tout  » ,  ils  soient  a  catholiques  avant  tout  », 
ayant  pour  programme  exclusif,  auquel  tout  serait 
subordonné,  la  liberté  de  l'enseignement.  Si,  à  eux 
seuls,  ils  ne  sont  qu'une  minorité,  ils  formeront  du 
moins  presque  partout,  cet  appoint  d'où  dépend  la 
majorité,,  et  ils  la  porteront  du  côté  où  l'on  donnera 
un  gage  à  leur  cause.  C'est  sans  doute  se  séparer 
du  gouvernement  et  des  partis  existants;  mais, 
ajoute  M.  de  Montalembert,  on  ne  comptera  avec 
les  catholiques  que  du  jour  où  ils  seront  pour  tous 
«ce  qu'on  appelle  en  style  parlementaire  un  em- 
barras sérieux  1  ». 

Cette  idée  d'un  «  parti  catholique  »  était  toute 
nouvelle  en  France,  et  il  eût  fallu  remonter  jus- 

1  Voir  notamment  la  brochure  sur  le  Devoir  des  catho- 
liques dans  la  question  de  la  liberté  d'enseignement  (1843). 


162  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

qu'à  la  Ligue  pour  trouver  un  précédent.  Elle  a 
été  fort  discutée  depuis  lors,  surtout  quand  on  a 
pu  craindre  qu'elle  n'eût  des  applications  et  des 
corollaires  de  nature,  il  faut  bien  l'avouer,  à  lui 
faire  quelque  tort.  Interprétée,  en  effet,  comme 
certains  semblaient  disposés  à  le  faire,  elle  n'eût 
tendu  à  rien  moins  qu'à  fausser  complètement  le 
rôle  des  catholiques  dans  la  vie  publique,  en  les 
réduisant  à  un  état  permanent  de  minorité  étroite, 
exclusive,  étrangère  en  quelque  sorte  aux  préoc- 
cupations du  reste  du  pays,  et  eût  produit  ainsi  un 
résultat  diamétralement  opposé  à  celui-là  même 
qu'avait  poursuivi  M.  de  Montalembert  *.  Avant 
tout,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que,  dans  la 
pensée  de  son  fondateur,  l'existence  de  ce  parti 
était  un  fait  accidentel,  passager,  anormal,  qui 
tenait  aux  conditions  particulières  de  la  société  po- 

1  Mgr  Guibert,  actuellement  archevêque  de  Paris, 
faisait  allusion  à  cette  notion  faussée  du  «  parti  catho- 
lique »,  quand  il  disait,  en  1853,  dans  une  lettre  célèbre 
«  au  sujet  du  journal  V Univers  »  :  «  Ils  (les  rédacteurs  de 
Y  univers)  se  sont  appelés  le  parti  catholique,  expression 
tout  à  fait  malsonnante,  car  il  ne  doit  jamais  y  avoir 
de  parti  dans  l'Église.  On  conçoit  que,  dans  un  pays  où 
les  catholiques  sont  en  petit  nombre,  comme  en  Angle- 
terre et  dans  quelques  États  d'Allemagne,  on  donne  cette 
qualification  à  une  minorité  qui  combat  pour  ses  droits  ; 
encore  n'est-ce  pas  elle  qui  se  la  donne,  elle  la  reçoit 
de  ses  adversaires.  Mais,  se  présenter  devant  la  France 
catholique  sous  le  nom  de  parti  catholique,  c'est  évidem- 
ment s'isoler,  faire  une  scission,  ou  du  moins  une  chose 
dont  on  cherche  la  raison,  sans  pouvoir  la  trouver.  » 
(Œuvres pastorales  de  Mgr  Guibert,  t.  I,  p.  357.) 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  163 

Jitique  de  1830.  Où  en  avait  été  la  raison  d'être? 
Ce  n'était  pas  seulement  dans  ce  fait  que  les  catho- 
liques avaient  des  droits  considérables  à  revendi- 
quer. Il  y  avait  plus  :  aucun  des  deux  grands  partis 
qui  se  disputaient  le  pouvoir  et  l'influence,  ne  pa- 
raissait alors  disposé  à  appuyer,  ou  seulement  à 
écouter  ces  revendications.  On  se  trouvait  en  face 
de  conservateurs  qui  se  méfiaient  de  la  religion, 
au  lieu  d'y  chercher  le  fondement  de  toute  politi- 
que conservatrice  ;  de  libéraux  qui  ne  comprenaient 
pas  que  la  liberté  religieuse  était  la  plus  sacrée 
de  toutes  les  libertés.  Cette  anomalie  passagère, 
qui  tenait  au  malheur  des  temps,  était  la  cause, 
souvent  indiquée  par  M.  de  Montalembert  lui- 
même,  de  la  formation  d'un  parti  spécial.  Com- 
ment les  catholiques  qui  voyaient  dans  la  liberté 
d'enseignement  la  nécessité  capitale  et  urgente  du 
moment,  se  seraient-ils  contentés  d'apporter  leur 
concours  à  des  opinions  qui,  l'une  et  l'autre,  ne  se 
souciaient  pas  de  cette  réforme?  Ne  pouvaient-ils 
pas  se  croire  autorisés  cà  profiter  de  l'isolement  où 
on  les  laissait,  pour  s'organiser  à  part,  avec  une 
sorte  d'égoïsme  que  justifiait  l'indifférence  ou  l'hos- 
tilité des  autres?  Ne  devaient-ils  pas  chercher,  un 
peu  par  tous  les  moyens,  à  s'imposer  à  ceux  qui  ne 
voulaient  pas  s'occuper  d'eux,  cà  stimuler  leur  né- 
gligence, à  forcer  leur  dédain,  à  violenter  leur 
mauvaise  volonté?  Ils  le  faisaient  avec  d'autant 
moins  de  scrupules  et  de  périls,  qu'à  cette  époque, 
dans  ce  pays  légal  un  peu  artificiel  formé  par  le 


164  CH.  IIÏ.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LL'TTES 

suffrage  restreint,  les  questions  débattues  entre  les 
partis  politiques,  paraissaient  être  surtout  des  ques- 
tions de  personnes,  de  circonstances,  au-dessus  ou 
à  côté  desquelles  on  pouvait  momentanément  se 
placer  sans  faillir  au  patriotisme. 

Mais  n'était-il  pas  évident  que  cette  conduite  ne 
devait  point  survivre  aux  conditions  exception- 
nelles qui  l'avaient  motivée  et  justifiée?  M.  de  Mon- 
talembert  le  comprendra  lui-même,  quand,  après 
ISZiS,  il  se  trouvera  en  face  d'un  parti  conservateur 
que  des  désenchantements  et  des  terreurs  salu- 
taires auront  dépouillé  de  ses  préventions  antire- 
ligieuses, quand  il  verra  engager  sous  ses  yeux 
une  bataille  où  sera  en  jeu  l'existence  même  de 
la  société.  Il  ne  se  posera  plus  alors  en  chef  d'un 
parti  distinct  et  isolé,  presque  indifférent  à  ce  qui 
ne  serait  pas  son  programme  particulier  :  il  se 
mêlera  à  ceux-là  mêmes  qu'il  combattait  la  veille, 
pour  former  avec  eux  «  le  grand  parti  de  l'ordre  », 
ne  réclamant  que  l'honneur  de  combattre  en  tète, 
de  donner  et  de  recevoir  les  premiers  coups.  En 
faisant  ainsi  largement  son  devoir  de  citoyen,  il 
rencontrera  d'ailleurs,  comme  par  surcroît,  le  suc- 
cès de  sa  cause  spéciale.  En  effet,  si  l'existence 
du  parti  catholique  avait  été  nécessaire  pour  poser 
la  question  de  la  liberté  d'enseignement,  l'attitude 
différente,  prise  après  ISIS,  permettra  seule  de 
la  résoudre,  en  rapprochant  ceux  qui  pouvaient 
former  une  majorité,  et  en  les  conduisant,  de  part 
et  d'autre,  à  ces  transactions  qui  doivent,  à  leur 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  165 

heure,  remplacer  les  revendications  exclusives  et 
les  résistances  aveugles. 

Est-il  besoin  d'indiquer  laquelle  des  deux  con- 
duites suivies,  avant  et  après  1848,  peut  aujour- 
d'hui nous  servir  de  modèle?  N'est-il  pas  mani- 
feste, qu'à  considérer  la  situation  actuelle  des 
catholiques,  leurs  relations  avec  les  partis  en  pré- 
sence, cà  voir  où  ils  rencontrent  leurs  adversaires 
et  leurs  amis,  les  analogies  sont  avec  la  seconde 
époque?  N'est-il  pas  naturel,  en  particulier,  pour 
défendre  la  loi  de  1850,  que  nous  nous  efforcions 
de  reproduire,  autant  que  possible,  les  conditions 
d'alliance,  d'action  commune,  dans  lesquelles  elle 
a  été  votée,  et  non  de  recommencer  l'initiative 
exclusive  et  isolée  qui  avait  pu  être  nécessaire  au 
début?  Désormais,  sans  doute,  par  le  fait  même  de 
nos  adversaires,  la  lutte  politique  tend  à  devenir 
principalement  religieuse,  et,  à  les  entendre  eux- 
mêmes,  il  semblerait  que  les  mots  «  catholique  » 
et  ((  anticatholique)),  ou,  pour  parler  leur  langage, 
a  clérical  »  et  «  anticlérical  »,  dussent  devenir 
comme  les  marques  distinctives  des  deux  armées 
en  présence.  Nous  n'aimons  pas  et  nous  n'accep- 
tons pas  ces  dénominations;  mais,  en  tout  cas,  si 
l'on  employait,  à  tort  selon  nous,  le  mot  de  «  parti 
catholique  »,  il  signifierait  tout  autre  chose  que 
sous  la  monarchie  de  Juillet.  Ce  serait,  comme 
actuellement  en  Belgique,  le  grand  parti  conserva- 
teur avec  toutes  ses  nuances,  amené,  par  l'attaque 
même,  à  mettre  en  tète  de  son  programme  la  dé- 


166  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

fense  des  intérêts  religieux  aussi  bien  de  la  so- 
ciété que  des  individus.  Au  moment  même  où 
se  présentait  pour  la  première  fois  l'idée  du  parti 
catholique,  ces  remarques  n'étaient  peut-être  pas 
inutiles,  afin  de  prévenir  les  rapprochements  à 
contre-temps  et  les  maladroites  imitations,  contre 
lesquelles,  dès  le  début  de  cette  étude,  nous  avions 
tenu  à  mettre  les  esprits  en  garde. 

IV 

En  appelant  les  catholiques  à  combattre  par  la 
liberté  et  pour  la  liberté,  M.  de  Montalembert 
reprenait  une  des  idées  de  YAveni?\  Seulement 
X  Avenir  avait  procédé  comme  les  entreprises  révo- 
lutionnaires, agitant  toutes  les  questions  à  la  fois  ; 
faisant  table  rase  du  passé,  pour  réorganiser,  d'un 
seul  coup  et  sur  des  bases  absolument  nouvelles, 
les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État;  prodiguant, 
comme  à  plaisir,  les  formules  alarmantes  ou  irri- 
tantes; apportant  sur  chaque  point  des  solutions 
extrêmes.  Cette  fois,  on  s'en  tient  à  une  question 
précise,  soulevée  par  les  événements  eux-mêmes, 
admirablement  choisie  pour  intéresser  toutes  les 
consciences  et  faire  faire  aux  catholiques,  sans  trop 
d'alarme,  l'expérience  d'une  tactique  libérale;  on 
ne  touche  au  problème  plus  large  de  la  situation 
de  l'Église  dans  la  société  moderne  que  dans  la 
mesure  où  les  faits  l'imposent,  sans  l'étendre  té- 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  167 

méraircment  et  sans  sortir  des  conclusions  pra- 
tiques, simples  et  limitées. 

Ce  n'est  pas  le  seul  point  par  lequel  on  se  dis- 
tingue de  Y  Avenir  :  les  anciens  compagnons  de 
Lamennais  avaient  le  souvenir  trop  présent  et  trop 
douloureux  d'une  des  causes  principales  de  leur 
échec,  pour  vouloir  tenter  quelque  chose  en  dehors 
de  l'épiscopat.  «  Rien,  écrivait  alors  Lacordaire  à 
M.  de  Montalembert,  ne  peut  réussir,  dans  les 
affaires  religieuses  de  France,  que  par  les  évêques 
ou  du  moins  avec  leur  concours  *.  »  Mais  solli- 
citer les  chefs  du  clergé  d'entrer  dans  une  cam- 
pagne si  nouvelle  pour  eux,  de  s'associer  à  une  tac- 
tique rendue  plus  suspecte  encore  par  l'abus  qu'en 
avait  fait  Lamennais;  demander  à  des  prélats, 
habitués  jusqu'alors  à  voir  l'Église  en  possession 
d'immunités  et  de  faveurs,  de  se  confier  désormais 
aux  libertés  du  droit  commun,  n'était-ce  pas  leur 
proposer  une  sorte  de  révolution  ? 

Déjà  sans  doute,  ils  avaient  dù  être  préparés  à 
cette  révolution  par  les  réflexions  faites,  depuis 
1830,  sur  les  déboires  du  passé  et  sur  les  nécessités 
du  présent,  par  les  exemples  venus  du  dehors,  no- 
tamment d'Irlande  et  de  Belgique,  par  la  leçon 
éclatante  que  renfermait  le  succès  de  Lacordaire. 
Avant  même  le  projet  de  1841,  M.  de  Montalem- 
bert avait  obtenu  de  Mgr  Aiïre  une  lettre  dans  la- 
quelle celui-ci,  se  plaçant  en  face  de  la  société 


1  Lettre  du  30  septembre  1844. 


168  CH.  III,  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

actuelle,  se  prononçait  nettement  pour  la  liberté 
d'enseignement,  liberté  donnée  à  tous  les  citoyens 
comme  au  clergé  l.  A  la  même  époque,  l'arche- 
vêque de  Bordeaux  déclarait  que  l'épiscopat  de- 
mandait «  la  liberté  pour  tous  »,  qu'il  ne  voulait 
a  d'autre  privilège  que  le  droit  commun  2  »  :  et  le 
cardinal  de  Bonald,  archevêque  de  Lyon,  inaugu- 
rant une  formule  qui  devait  être  souvent  employée, 
réclamait  a  la  liberté  d'enseignement  telle  qu'elle 
existe  en  Belgique3  ».  Dans  les  protestations  si 
nombreuses  que  les  évêques  dirigèrent  contre  le 
projet  de  1841,  on  pourrait  relever  plusieurs  décla- 
rations semblables4.  Le  plus  grand  nombre  cepen- 
dant ne  parlèrent  alors  que  des  petits  séminaires  : 
ils  paraissaient  désirer,  pour  ces  établissements, 

1  Lettre  à  M.  de  Montalembert,  du  25  février  1841. 

2  Note  du  9  février  1841,  adressée  au  ministre  de  l'in- 
struction publique  et  aux  membres  des  deux  Chambre*. 

3  Lettre  à  M.  Villemain,  du  5  mars  1841. 

4  L'archevêque  de  Tours  :  «  Nous  eussions  désiré  la 
liberté  pour  tous,  sans  privilège,  comme  sans  exception 
pour  personne  ».  — L'évêque  d'Amiens:  «  L'Église  ne 
demande  ni  privilège  ni  monopole,  elle  ne  demande  que 
le  droit  commun;  mais  le  droit  commun  dans  la  liberté, 
non  le  droit  commun  dans  la  servitude.  »  —  L'évêque 
de  Nantes  :  «  Liberté  pour  tout  le  monde,  laïques  ou 
ecclésiastiques,  libres  d'élever  autel  contre  autel,  d'op- 
poser les  méthodes  aux  méthodes,  les  écoles  aux  écoles.  » 
—  L'archevêque  d'Albi  et  ses  sufïragants  :  «  La  liberté 
d'enseignement  franche  et  entière.  » — L'évêque  du  Mans: 
«  La  liberté  non  seulement  pour  nous,  mais  pour  tout 
le  monde...,  une  liberté  franche  et  loyale,  comme  en 
Belgique.  »  —  L'évêque  de  Saint-Flour  :  «  La  liberté 
telle  que  l'entendent  nos  voisins  de  Belgique.  » 


POLR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  169 

plutôt  te  maintien  et  le  développement  du  pri- 
vilège qu'un  régime  de  droit  commun.  Ceux-là 
mêmes  qui  exprimaient  le  vœu  d'une  liberté  géné- 
rale ne  le  faisaient  le  plus  souvent  que  d'une  façon 
accessoire,  et  laissaient  voir  qu'ils  seraient  prêts  à 
transiger  si  on  améliorait  la  situation  de  leurs  écoles 
ecclésiastiques  :  disposition  d'esprit  qui  devait  se 
retrouver  encore,  en  !S/r2  et  1843,  chez  quelques- 
uns  même  des  prélats  les  plus  fermes1.  Les  habiles 
du  gouvernement  désiraient  vivement  que  l'épisco- 
pat  s'engagecàt  dans  cette  voie.  Aussi  If.  de  Mon- 
talembert  n'était-il  pas  sans  inquiétude  :  il  mettait 
le  clergé  en  garde  contre  le  piège  que  lui  tendaient 
ceux  qui  cherchaient  à  lui  faire  sacrifier  la  liberté 
générale  de  l'enseignement,  au  prix  de  faveurs 
accordées  à  ses  petits  séminaires,  faveurs  douteuses, 
précaires,  toujours  révocables  par  ordonnances.  Il 
s'efforçait  d'intéresser  sa  conscience  et  son  honneur 

I  à  ne  pas  accepter  le  partage  humiliant  et  funeste 
par  lequel,  pour  assurer  tant  bien  que  mal  l'édu- 

[  cation  de  ses  ministres,  il  livrerait  celle  des  fidèles  ; 

I  il  le  détournait  de  se  laisser  confiner  dans  la  sa- 
cristie, comme  s'il  n'avait  rien  à  voir  dans  le  reste 

1  Cette  disposition  apparaît,  par  exemple,  dans  une 
I  lettre  écrite  en  1S43,  par  Mgr  Dévie,  évéque  de  Belley, 

i  M.  le  garde  des  sceaux  :  et  pourtant  le  prélat  était,  à 
Ihe  moment,  engagé  dans  un  conflit  assez  aigu  avec  le 

iouvernement,  à  l'occasion  précisément  du  mandement 
i  m  il  avait  qualifié  les  collèges  d'écoles  de  pestilence.  |  Vie 

le  Mur  Drrlr,  par  l'ald.é  Cuuuat.  t.  II,p.-2r2  à  22 î . ) 


170  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

de  la  société1.  Sa  parole  fut  entendue,  et  bientôt 
l'épiscopat  quitta  lui-même  le  point  de  vue  trop 
étroit  où  l'avait  d'abord  placé  le  souci  exclusif  de 
ses  petits  séminaires.  Aussi  les  évêques  de  la  pro- 
vince de  Paris  pouvaient  dire,  en  18M,  dans  un 
mémoire  adressé  au  roi  :  «  Nous  ne  parlerons 
même  pas,  Sire,  de  nos  petits  séminaires,  parce 
que  la  question  n'est  plus  là  aujourd'hui.  Elle  y 
était  encore,  il  y  a  trois  ans;  elle  n'était  même 
presque  que  là  pour  nous.  Moins  éclairés  sur  le 
véritable  état  des  choses,  nous  ne  pensions  guère 
qu'à  stipuler  les  intérêts  de  nos  écoles  cléricales. 
Maintenant,  nous  demandons  davantage,  parce 
que  l'expérience  s'est  accrue,  parce  que  la  lumière 
s'est  faite  2.  » 

Sur  ce  premier  point,  M.  de  Montalembert  ne 
pouvait  donc  qu'être  satisfait.  Mais  il  demandait 
plus  aux  évêques  :  il  leur  demandait  d'en  appeler 
directement,  ouvertement,  à  l'opinion,  des  hésita- 
tions ou  des  résistances  du  gouvernement  ;  de  des- 
cendre, en  quelque  sorte,  sur  la  place  publique, 
pour  prendre  leur  part  dans  l'agitation  légale  qu'il 
voulait  provoquer  à  l'instar  de  l'Irlande  et  de  la 
Belgique.  C'était  un  rôle  auquel  l'épiscopat  ne 
semblait  guère  préparé  par  ses  antécédents.  Sous 

1  Voir  notamment  la  brochure  de  M.  de  Montalembert 
sur  le  Devoir  des  catholiques  dans  la  question  de  la  liberté 
d'enseignement. 

2  Recueil  des  actes  épiscopaux  relatifs  au  projet  sur  l'in- 
struction secondaire,  1. 1,  p.  29  (1845). 


TOUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  171 

l'Empire,  l'Église  de  France,  encore  meurtrie  de 
la  persécution  révolutionnaire,  éblouie  par  les  bien- 
faits du  Concordat,  «  n'avait  eu  juste  que  le  cou- 
rage nécessaire  pour  ne  pas  sacrifier  à  la  toute- 
puissance  du  maître  du  monde,  la  majesté  et  la 
liberté  du  Souverain  Pontife1  ».  Sous  la  Restau, 
ration,  elle  n'avait  pas  songé  à  s'adresser  à  d'au- 
tres qu'aux  princes  qu'elle  aimait  et  dans  lesquels 
seuls,  elle  espérait.  Après  1830,  l'embarras  de  son 
impopularité,  l'instinct  des  périls  auxquels  l'aurait 
exposée,  à  un  pareil  moment,  la  moindre  apparence 
d'intrusion  dans  la  politique,  lui  avait  inspiré  une 
sorte  de  timidité  patiente,  attristée  plus  souvent 
qu'irritée.  Ces  habitudes  gênaient  l'ardeur  de 
M.  de  Montalembert  :  il  était  disposé  parfois  à  les 
qualifier  sévèrement.  On  ne  saurait  nier  qu'il  n'y 
eût  là  quelque  faiblesse,  tout  au  moins  un  défaut 
d'éducation  publique  :  il  faudrait  se  garder  cepen- 
dant de  trop  blâmer  la  réserve,  peut-être  exces- 
sive, des  évêques;  cette  lente  hésitation,  avant  de 
se  jeter  ouvertement  dans  des  agitations  qui,  pour 
avoir  un  objet  religieux,  n'en  risquent  pas  moins 
de  devenir  ou  de  paraître  des  luttes  de  parti, 
-tait  après  tout  conforme  à  la  mission  de  l'Église; 
jet  il  valait  mieux,  en  pareil  cas,  pécher  par  excès, 
]ue  par  défaut  de  prudence. 

Le  leader  du  parti  catholique  avait  précisément 
'ennui  de  rencontrer  cette  hésitation  sur  le  prin- 


1  Testament  du  P.  Lacordaire. 


172  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

cipal  siège  de  l'épiscopat  français,  chez  Mgr  Affre 
qui  avait  succédé  à  Mgr  de  Quélen  en  1840.  Si  le 
nouvel  archevêque  était  dégagé  des  attaches  poli- 
tiques du  vieux  clergé,  il  partageait  ses  répu- 
gnances pour  les  éclats  de  la  vie  publique  moderne  ; 
il  avait  conservé,  dans  les  rapports  avec  le  gouver- 
nement, les  anciennes  habitudes  d'action  discrète, 
en  quelque  sorte  silencieuse  et  cachée.  Il  avait 
gardé,  de  Saint-Sulpice,  cette  maxime  que  «  le  bien 
ne  fait  pas  de  bruit  et  que  le  bruit  ne  fait  pas  de 
bien  ».  Son  esprit  plus  solide  et  plus  sensé  que  bril- 
lant, sa  nature  froide,  tout,  jusqu'à  son  défaut 
d'extérieur  et  sa  gaucherie  de  manières,  sem- 
blait peu  fait  pour  lui  donner  le  goût  d'agir  à  la 
façon  du  P.  Lacordaire  ou  de  M.  de  Montalembert. 
Ce  n'était  certes  ni  le  courage,  ni  le  souci  de  la 
dignité  ou  des  intérêts  de  l'Eglise  qui  lui  man- 
quaient, et  il  devait  le  prouver  en  plus  d'une  cir- 
constance ;  mais  il  croyait  plus  convenable  et  plus 
efficace  de  les  défendre  par  des  réclamations  non 
publiques.  Aussi  le  voit- on,  à  plusieurs  reprises, 
au  début  des  luttes  pour  la  liberté  d'enseignement, 
recommander  à  ses  collègues  non  l'abstention, 
mais  le  secret.  «  On  ne  pense  pas  —  écrivait-il, 
en  1843,  dans  une  note  confidentielle,  communi- 
quée à  tous  les  évêques  de  France  —  qu'il  soit  à 
propos  de  publier  aucune  critique  de  l'Université 
par  la  voie  des  mandements  ou  même  de  la  presse. 
On  croit  que  des  lettres,  dans  le  sens  de  ces  obser- 
vations, seraient  le  seul  moyen  à  employer,  du 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  l'eNSEIGNEME  NT  173 

moins  en  commençant,  peut-être  toujours  !.  »  Il 
était  facile  de  lui  répondre  qu'on  avait  usé  de  cette 
discrétion  depuis  1830,  et  que  le  résultat  en  avait 
été  nul.  D'ailleurs,  à  ce  propos  même,  se  produisit 
un  incident  bien  fait  pour  montrer  ce  qu'avait  d'un 
peu  puéril  cette  recherche  du  secret  sous  un  régime 
de  presse  libre.  La  note  «  confidentielle  »,  dans 
laquelle  Mgr  Aiïre  détournait  ses  collègues  de  toute 
publicité,  tombait  peu  de  temps  après  aux  mains 
de  ses  adversaires  et  était  imprimée  dans  les  pam- 
phlets de  MM.  Libri  et  Génin.  Une  autre  fois,  l'ar- 
chevêque, mettant  en  pratique  ses  propres  conseils, 
adressait,  de  concert  avec  ses  suffragants,  un  mé- 
moire secret  au  roi 2  :  quelques  jours  ne  s'étaient 
pas  écoulés,  qu'à  son  grand  déplaisir  il  retrou- 
vait le  mémoire  en  tète  des  colonnes  de  Y  Uni- 
vers 3. 

1  Voir  le  texte  complet  de  cette  note,  dans  la  Via  de 
Mgr  Dévie,  par  L'abbé  Cognât,  t.  II,  p.  405  et  sq. 

*  Actes  épiscopaux,  t.  I,  p.  9  et  sq. 

3  Chez  un  évêque,  un  seul,  il  est  vrai,  le  cardinal  de 
la  Tour-d'Auvergne,  évêque  d'Arras,  la  répugnance  pour 
l'action  publique  était  telle,  qu'il  écrivit  à  son  clergé,  le 
14  janvier  1844,  une  lettre  où  il  disait:  «  ...  Je  vous 
conjure,  monsieur  le  curé,  de  ne  signer  aucune  péti- 
tion collective.  Le  clergé  ne  peut  trop  rester  étranger  à 
des  mesures  que  la  véritable  sagesse  ne  dicte  point  et 
qu'une  judicieuse  discrétion  pourrait  blâmer.  Je  vous 
préviens  du  reste,  monsieur  le  curé,  que  je  veille,  pour 
mon  diocèse,  sur  les  intérêts  qu'on  veut  ainsi  soutenir, 
je  suis  en  instance  auprès  du  gouvernement  pour  cet 
objet,  que  je  regarde  comme  très  important  et  mémo 
très  grave.  » 

10. 


174  ch.  m.  les  catholiques  et  les  premières  luttes 

Dans  l'agitation  à  laquelle  M.  de  Montalembert 
conviait  le  clergé,  il  était  une  autre  nouveauté  qui, 
non  moins  que  la  publicité,  troublait  les  habitudes, 
inquiétait  la  prudence  de  plusieurs  évêques  et  de 
Mgr  Affre  en  particulier  :  pour  la  première  fois, 
des  laïques  partageaient  en  quelque  sorte  avec  l'é- 
piscopat  la  direction  de  la  défense  de  l'Église,  et 
y  avaient  même,  à  raison  de  la  nature  des  luttes, 
le  rôle  le  plus  en  vue,  l'initiative  prépondérante. 
Ces  répugnances  se  manifestèrent  principalement 
quand  il  fut  question  de  constituer  un  comité,  aux 
mains  duquel  devait  être  concentrée  toute  l'action. 
Les  négociations  furent  singulièrement  laborieuses. 
Certains  prélats  étaient  tentés  de  voir  là  une  at- 
teinte à  l'organisation  de  l'Église,  et  l'un  des  plus 
respectés,  l'archevêque  de  Rouen,  Mgr  Blanquart 
de  Bailleul,  n'allait-il  pas  jusqu'à  écrire  à  M.  de 
Montalembert  que  «  les  laïques  n'avaient  pas  mis- 
sion de  défendre  la  religion  ?  »  C'était,  sans  con- 
tredit, exagérer  une  idée  juste,  et  mal  comprendre 
les  conditions  des  luttes  que  l'Église  est  obligée  de 
soutenir  dans  la  société  moderne.  Et  cependant  qui 
oserait  affirmer,  aujourd'hui,  que  tout  fut  vain  dans 
l'appréhension  un  peu  timide,  éveillée  alors,  chez 
certains  évêques,  par  l'intervention  des  laïques? 
Qui  nierait  que,  à  côté  d'avantages  réels  et  surtout 
de  nécessités  supérieures,  il  n'y  eût  là  un  danger 
sérieux;  qu'on  ne  pût  craindre  de  voir  ainsi,  peu 
à  peu,  s'établir  dans  l'Eglise,  à  côté  et  quelquefois 
presque  au-dessus  de  la  hiérarchie  ecclésiastique, 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  1 7 5 

une  influence  passionnée,  bruyante,  une  autorité 
tyrannique,  sans  responsabilité,  sans  garantie  de 
sagesse,  de  science  et  d'assistance  surnaturelle? 

Du  côté  du  gouvernement,  on  n'ignorait  pas 
ces  répugnances  d'une  partie  du  clergé  pour  la 
campagne  publique  et  laïque  entreprise  par  M.  de 
Montalembert.  Le  ministre  des  cultes,  dans  sa 
correspondance  avec  les  évèques,  touchait  volon- 
tiers cette  corde  :  il  s'appliquait  à  entretenir,  à 
exciter  leur  méfiance;  il  leur  donnait  à  entendre 
que  tout  irait  bien  mieux,  que  les  solutions  satis- 
faisantes seraient  plus  vite  trouvées,  si  l'on  n'avait 
affaire  qu'à  «  la  sagesse  »  et  à  «  la  prudence  »  de 
l'épiscopat.  Tout  .était  compromis,  ajoutait-il,  par 
cette  action  tapageuse,  irritante,  du  «  parti  reli- 
gieux »,  par  cette  prétention  des  laïques  de  se 
mettre  à  la  place  des  autorités  ecclésiastiques.  De 
telles  insinuations  pouvaient  n'être  pas  toujours 
;  sans  effet  :  aussi  M.  de  Montalembert  s'employait- 
il  vivement  à  déjouer  cette  tactique  auprès  des 
évèques.  C'est  dans  ce  dessein  qu'il  leur  faisait  un 
tableau  piquant  de  ce  que  devenaient  les  plaintes 
confidentielles  et  les  démarches  isolées  : 

Un  évêque  arrive  à  Paris,  le  cœur  chargé  d'amer- 
tume et  de  tristesse  par  la  connaissance  qu'il  a  de 
l'état  déplorable  de  l'instruction  publique  dans  son 
diocèse;  il  se  rend  au  château,  écoute  un  auguste 
interlocuteur  qui,  de  son  côté,  écoute  fort  peu  ou 
n'écoute  point;  il  recueille  les  touchantes  paroles 
l'une  reine  si  grande  par  sa  piété  et  par  ses  épreuves. 


176  CH.  111.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PPEMIÈRES  LUTTES 

mais  dont  le  plus  grand  malheur,  assurément,  serait 
de  voir  sa  piété  servir  de  voile  à  l'indifférence  ou 
à  l'hostilité  du  pouvoir  contre  l'Église.  Il  descend 
ensuite  vers  le  ministre,  et,  là,  comme  plus  haut,  ne 
reçoit  que  des  expressions  vagues  de  sympathie  et 
de  confiance  dans  l'avenir,  des  promesses  sans  ga- 
rantie et  sans  valeur.  On  porte,  lui  dit-on,  les  in- 
térêts de  la  religion  dans  son  cœur;  on  désire  les 
servir  de  son  mieux;  mais  les  difficultés  sont 
grandes,  les  esprits  sont  échauffés;  il  faut  surtout 
se  garder  du  zèle  imprudent  qui  gâte  tout;  les  choses 
s'arrangeront  ;  le  gouvernement  est  animé  des  meil- 
leures intentions  ;  le  bien  se  fera  petit  à  petit  ;  le 
projet  de  loi  sera  présenté  très  prochainement, 
pourvu  toutefois  que  le  ministère  ne  soit  point  gêné 
par  les  déclamations  inopportunes  du  parti  reli- 
gieux; sur  quoi  l'on  accorde  quelque  faveur  insigni- 
fiante et  passagère.  L'évêque  s'en  va,  en  pensant 
peut-être  qu'après  tout,  ce  ministre  n'est  pas  si  mau- 
vais qu'on  le  dit.  Le  ministre  se  félicite,  avec  ses. 
confidents,  de  ce  qu'après  tout,  avec  de  bonnes  pa- 
roles, on  peut  venir  à  bout  de  la  majorité  sage  et 
prudente  de  l'épiscopat  :  et  pendant  ces  conversa- 
tions, comme  avant,  comme  après,  le  monopole  s'é- 
tend et  s'enracine  de  plus  en  plus  h. 

A  lui  seul,  M.  de  Montalembert  serait-il  par- 
venu à  changer  complètement  les  habitudes  du 
haut  clergé,  à  vaincre  ses  hésitations  et  ses  répu- 
gnances? Il  eut  la  fortune  de  rencontrer,  dans  les 


1  Du  devoir  des  catholiques  dans  la  question  de  la  liberté  de 
l'enseignement  (1843) . 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  ^ENSEIGNEMENT  177 

rangs  mêmes  de  l'épiscopat,  un  très  utile  et  très 
puissant  allié.  Rien  n'avait  fait  pressentir  le  rôle 
qu'allait  jouer  Mgr  Parisis.  Nommé  évêque  de  Lan- 
gres  à  quarante  ans,  en  1834,  il  s'était  renfermé 
dans  son  ministère  pastoral  ;  il  passait  plutôt  alors 
pour  être  peu  favorable  aux  idées  nouvelles,  et 
s'était  montré  au  début  «  l'un  des  plus  chauds  ad- 
versaires »  de  Lacordaire  Mais,  en  1843,  un 
voyage  en  Belgique,  où  il  fut  en  rapport  avec  l'é- 
vèque  de  Liège lui  fit  comprendre,  par  une  sorte 
de  révélation,  le  rôle  qui  convenait  à  l'Eglise  dans 
la  société  moderne.  A  peine  de  retour  en  France, 
il  commença  la  publication  de  ces  brochures 
qui  devaient,  pendant  toute  la  lutte,  se  succé- 
der si  rapides,  suivant  chaque  incident,  chaque 
phase  nouvelle  de  la  bataille3.  L'attitude  qu'il  y 

{  Correspondance  du  P.  Lacordaire  avec  Mme  Sivetchine, 
p.  392. 

2  Ce  prélat  avait  publié,  eu  1840,  sous  ce  titre  :  Exposé 
des  vrais  jtrincipes  sur  l'instruction  publique,  un  livre  qui 
avait  exercé  une  influence  considérable  en  Belgique. 

:i  Voici  une  liste,  que  nous  ne  prétendons  pas  être 
complète,  des  écrits  alors  publiés  par  Mgr  Parisis  : 
Quatre  Examens  sur  la  question  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment (1843  et  1844)  ;  —  trois  Lettres  à  M.  le  duc  de  Bro- 
p£e  1 18  i  ii  ;  —  trois  Examens  sur  la  question  de  la  liberté 
de  l'Église  :  1°  Des  empiétements,  2°  Des  tendances,  3°  Du 
silence  et  de  la  publicité  (1845  et  18iG);  —  Des  gouverner 
ments  rationalistes  et  de  la  religion  révélée,  à  propos  de  l'en- 
geignement;  —  Lettre  à  M.  de  Salvandi/  (18i7);  —  Cas  de 
cn/Kciriue  à  propos  des    librr/rs  récl<iiuéi-<  pur  1rs  catlui- 

liques  (1847).  De  1848  à  1850,  il  publiera  d'autres  ou- 
vrages, notamment  de  Nouveaux  cas  de  conscience. 


178  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIERES  LUTTES 

prenait  était,  sur  tous  les  points,  celle  que  conseil- 
lait M.  de  Montalembert. 

Tout  d'abord  Mgr  Parisis  s'attache  à  enlever  au 
débat  ce  caractère  de  querelle  entre  le  clergé  et 
l'Université,  que  les  premières  manifestations  des 
évêques  tendaient  trop  à  lui  donner.  «  On  s'ob- 
stine, dit-il  dès  son  premier  écrit,  à  répéter  que 
nous  ne  défendons  que  la  cause  du  clergé;  il  faut 
bien  faire  voir  que  nous  défendons  la  cause  de 
tous,  même  la  cause  de  ceux  contre  qui  nous  ré- 
clamons h  ;  et  plus  loin  :  «  On  dit  qu'à  l'occasion 
de  la  liberté  d'enseignement  il  y  a  guerre  entre 
l'épiscopat  et  l'Université.  Cela  peut  être,  mais  ce 
n'est  qu'un  résultat  de  la  question,  ce  n'est  pas 
la  question  elle-  même...  L'épiscopat  combat  pour 
la  France  autant  que  pour  l'Église, . . .  pour  la  Charte 
constitutionnelle  en  même  temps  que  pour  l'E- 
vangile. »  Il  n'invoque  pas  le  droit  divin  des  suc- 
cesseurs des  apôtres,  mais  la  liberté  promise  à 
tous  les  Français  :  c'est  comme  citoyen  qu'il  ré- 
clame ce  qu'on  a  refusé  à  ceux  qui  se  présentaient 
comme  prêtres.  Le  titre  même  de  sa  première  bro- 
chure indique  qu'il  entend  «  examiner  »  la  liberté 
d'enseignement  «  au  point  de  vue  constitutionnel 
et  social  » .  Conduit  à  étudier,  d'une  façon  plus 
générale,  l'attitude  du  clergé  dans  la  France  nou- 
velle, il  désavoue  toute  arrière-pensée  légitimiste. 
«  Les  prêtres,  dit-il  dans  le  Deuxième  examen^ 
qui,  par  leur  éducation,  leurs  relations,  leurs  souf- 
frances, étaient  attachés  à  l'ancien  ordre  de  choses, 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  179 

deviennent  plus  rares  tous  les  jours.  Un  nouveau 
clergé  s'élève  et  se  répand,  étranger  aux  révolu- 
tions, acceptant,  sans  regret  et  sans  point  de  com- 
paraison, les  faits  accomplis,  comprenant  mieux 
peut-être  l'état  social  actuel,  mais  aussi,  par  cela 
même,  sentant  plus  vivement  le  besoin  de  la  pleine 
liberté  de  son  ministère.  »  Et  il  ajoute  dans  le 
même  ordre  d'idées  :  «  Nous  laisserons  les  morts 
ensevelir  les  morts.  »  La  société,  telle  que  les 
siècles  l'ont  faite,  il  l'accepte,  la  mettant  seule- 
ment en  demeure  d'appliquer  les  principes  qu'elle 
a  posés  en  dehors  de  l'Église  et  quelquefois  contre 
elle,  cherchant  et  trouvant,  dans  les  libertés  qu'elle 
a  établies,  le  moyen  de  défendre  la  cause  religieuse. 
Bientôt  même,  il  traitera,  en  quelque  sorte  ex  pro- 
fesse*, cette  question  alors  si  nouvelle  et  demeurée 
si  actuelle  et  si  brûlante.  Le  titre  seul  de  ce  nouvel 
écrit  en  indique  l'objet  et  l'esprit  :  Cas  de  con- 
science à  propos  des  libertés  exercées  ou  récla- 
mées par  les  catholiques,  ou  accord  de  la  doctrine 
catholique  avec  la  forme  des  gouvernements  mo- 
dernes l.  Dès  le  début,  l'auteur  y  expose  qu'il  a 
rencontré  deux  sortes  de  contradicteurs  :  des  ad- 
versaires qui  l'accusent  «  de  professer,  en  fait  de 
liberté,  ce  qu'il  ne  croit  pas  »,  et  des  amis  qui  «  lui 
reprochent  de  professer  ce  qu'il  ne  doit  point  » . 
11  répond  aux  uns  et  aux  autres,  en  examinant  suc- 

1  Chez  LecofTre  et  Sirou  (1847).  Malheureusement  ce 
liviv  est  épuisé,  ou  a  été  retiré  du  commerce. 


180  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

cessivement  sept  «  cas  de  conscience  » ,  touchant 
la  liberté  des  cultes,  la  religion  d'État,  le  culte 
public,  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État,  la 
liberté  de  la  presse,  la  liberté  de  l'enseignement, 
le  journalisme  profane  et  religieux.  Sur  toutes  ces 
questions,  il  donne,  des  enseignements  de  l'auto- 
rité religieuse  et  notamment  de  l'Encyclique  Mi- 
rari,  une  interprétation  faite  pour  dissiper  bien  des 
malentendus,  pour  désarmer  bien  des  préjugés; 
tout  en  se  plaçant  avec  soin  en  dehors  des  exagé- 
rations révolutionnaires,  des  thèses  absolues  que 
cette  Encyclique  avait  condamnées  dans  Y  Avenir, 
il  montre  que  la  doctrine  catholique  laisse  place 
au  libéralisme  pratique  le  plus  large,  et  permet 
l'accord  le  plus  fécond  entre  les  prêtres  de  l'an- 
tique Église  et  les  citoyens  de  la  France  nouvelle. 
Sa  conclusion  est  que,  dans  les  circonstances  ac- 
tuelles, ((  tout  bien  pesé,  nos  institutions  libérales, 
malgré  leurs  abus,  sont  les  meilleures  et  pour  l'État 
et  pour  l'Église  »,  que  «  dans  ces  circonstances,  la 
publicité  et  la  liberté  sont  plus  favorables  à  la  vé- 
rité et  à  la  vertu  que  le  régime  contraire  »  et  que, 
dès  lors,  «  les  catholiques  doivent  accepter,  bénir 
et  soutenir,  chacun  pour  sa  part,  les  institutions 
libérales  qui  régnent  aujourd'hui  sur  la  France  » . 
Pour  lui,  «  la  grande  œuvre  des  temps  modernes  m 
doit  être  «  la  solution  pratique  du  problème  dont 
il  a  essayé  d'offrir  les  principes  élémentaires,  et 
qui  se  résume  en  ce  peu  de  mots  :  l'union  des 
droits  de  l'Église  et  des  libertés  publiques.  » 


POUR  LA.  LIBERTÉ  DE  l'kN&EKINBMEUT  181 

Bien  loin  d'hésiter  à  prendre  part  à  l'agitation 
légale  que  recommandait  M.  de  Montalembert, 
l'évêque  de  Laagres  s'attache  à  dissiper,  sur  ce 
point  comme  sur  les  autres,  les  scrupules  du  clergé. 
Dès  son  Second  examen,  il  répond,  avec  force,  à 
ceux  qui,  du  dedans  ou  du  dehors,  blâmaient  une 
telle  conduite  comme  inconvenante  et  téméraire. 
C'est  dans  le  même  dessein  qu'il  publiera  plus 
tard  une  brochure  spéciale,  sous  ce  titre  :  Du  si- 
lenee  et  de  la  publicité.  Il  se  charge  aussi  de  ras- 
surer ceux  des  évèques  qui  s'effarouchaient  de 
l'intervention  des  laïques;  en  ISVi,  il  écrit  deux 
lettres  publiques  à  M.  de  Montalembert  [,  la  pre- 
mière pour  affirmer  l'accord  de  l'épiscopat  avec 
le  noble  pair,  la  seconde  pour  établir,  par  les  rai- 
sons les  plus  sérieuses,  la  nécessité  de  ce  concours 
des  laïques  dans  notre  société  moderne  ;  il  y  réfutt; 
directement  ceux  qui  objectaient  le  défaut  de  «  mis- 
sion )>.  engage  solennellement  M.  de  Montalem- 
bert à  «  persévérer  dans  la  voie  où  il  est  coura- 
geusement entré  »,  lui  déchue  qu'il  est  «  tout 
ensemble,  le  centre  et  l'âme  de  l'action  catholique 
dans  toute  la  France  »,  et  termine  par  ces  graves 
paroles  :  «  Vos  plus  dures  épreuves  ne  vous  vien- 
dront peut-être  pas  de  vos  adversaires  naturels  : 
vous  vous  rappellerez  alors  ce  que  saint  Paul  eut 
à  souffrir  de  ses  compatriotes  et  de  ses  faux  frères, 
periculis  px  génère...  periculis  in  falsis  fratri- 

1  Lt'ttivs  du  ïo  mai  et  du  15  août  1844. 

il 


182  CH.   III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

bus.  Mais  le  jour  de  la  justice  viendra,  même  en 
ce  monde,  et  alors  la  honte  sera  pour  les  aveugles 
et  les  lâches,  la  gloire  et  la  récompense,  pour  les 
hommes  de  cœur  et  de  foi.  » 

A  si  peu  de  distance  de  la  Restauration,  presque 
au  lendemain  de  la  condamnation  de  Y  Avenir,  une 
telle  attitude  et  un  tel  langage  étaient,  de  la  part 
d'un  évêque  français,  choses  singulièrement  nou- 
velles. L'effet  fut  considérable.  Au  début  des  con- 
troverses, en  1841  et  1842,  le  vieil  évêque  de 
Chartres  avait,  par  l'ardeur  et  la  fréquence  de  ses 
écrits,  paru  à  la  tête  du  clergé  militant.  Mais  on 
sentit  bientôt  que  la  note  si  différente  de  F  évêque 
de  Langres  était  la  vraie,  la  mieux  appropriée  à 
l'état  des  esprits  et  des  institutions,  que  sa  parole 
plus  froide,  aussi  ferme,  mais  moins  désolée,  plus 
politique  et  pour  ainsi  dire  moins  cléricale,  portait 
davantage.  C'est  que  Mgr  Parisis  était  vraiment  Fé- 
vêque  de  son  temps,  tandis  que  Mgr  Clausel  de 
Montais,  tout  respecté,  courageux,  apostolique 
qu'il  fût,  représentait  une  génération  vieillie  et  dé- 
passée. En  même  temps  que  par  son  ton  modéré  * 
simple,  par  son  allure  grave,  mais  dégagée  de  toute 
solennité  et  de  toute  lourdeur  inutiles,  par  son 
intelligence  des  préoccupations  modernes,  F  évêque 
de  Langres  plaisait  aux  gens  du  monde  et  aux 
hommes  d'Etat,  il  éclairait  et  rassurait  les  con- 
sciences ecclésiastiques  par  une  science  des  prin- 
cipes, une  précision  de  doctrine  et  une  rigueur 
de  méthode  qui  rappelaieut  le  théologien.  Aussi 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  l'e.NSEIQNEMENT  183 

a-t-on  pu  dire  qu'il  était  alors  «  le  premier  évèque 
de  France1  ».  A  sa  suite,  les  autres  prélats  s'enga- 
gèrent, chaque  jour  plus  résolus  et  plus  nombreux, 
sur  le  terrain  où  les  appelait  M.  de  Montalembert. 
Leurs  manifestations  publiques  se  multiplièrent2. 
On  sentit  bientôt  que  l'épiscopat  avait  pris  défini- 
tivement position  et  qu'il  ne  reculerait  plus.  Il 
semblait  presque  parfois  qu'on  eût  plutôt  à  modé- 
Irér  qu'à  exciter  son  libéralisme,  par  exemple  quand 
Févêque  d'Ajaccio  faisait  cette  déclaration  d'une 
générosité  que  les  esprits  froids  et  sceptiques  trou- 
veraient peut-être  exagérée  :  «  Si  la  liberté  ne  doit 
pas  triompher  dans  la  lutte,  j'estime  qu'il  vaut 
mieux  succomber  avec  elle  que  de  lui  survivre. 
Nous  ne  voulons  être  libres  qu'à  la  condition  de 
l'être  avec  tout  le  monde,  nous  confiant  à  la  Pro- 
vidence pour  l'heure  où  il  lui  plaira  de  nous  aiïran- 

hir  tous  3.  » 

V 

11  était  d'autant  plus  précieux  à  M.  de  Monta- 
^mbert  d'avoir  gagné  le  plein  concours  des  évê- 

j  4  Expression  de  M.  Foisset. 

Il  *  Voir,  à  la  fin  du  tome  II  des  Actes  épiscopaux  relatifs 
y  projet  de  loi  sur  1  instruction  secondaire,  la  liste  des  écrits 
t'Yi'ijurs  publiés  de  la  iin  de  1811,  au  commencement 
Iî  1844.  Or,  tandis  qu'en  184*2,  il  y  en  avait  8,  dont  5  de 
pvèque  de  Chartres,  on  en  compte  '24  en  1843,  et  5  dans 
jseul  mois  de  janvier  184 4.  Ce  sera  bien  autre  chose 
[land  le  projet  de  1844  aura  été  déposé. 

1  ?8  Lettre  du  21  mai  1844. 


184  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

ques,  qu'il  lui  fallait  d'autre  part  lutter  contre  la 
mollesse  des  catholiques  laïques.  Eux  non  plus 
n'avaient  pas  pris  dans  le  passé  l'habitude  des 
résistances  publiques.  Un  esprit  de  conservation 
mal  comprise  les  avait  plutôt  accoutumés  à  une 
sorte  de  docilité,  ou,  tout  au  moins,  de  résignation 
silencieuse.  Par  une  humilité  bizarre,  que  l'Évan- 
gile ne  commandait  pas,  ils  semblaient  avoir  accepté 
que  l'activité,  la  parole  bruyante,  l'influence,  le 
pouvoir,  fussent  généralement  du  côté  de  leurs 
adversaires.  Combien  d'entre  eux,  d'ailleurs,  que 
le  respect  humain  détournait  de  se  poser  ouverte- 
ment en  chrétiens  !  «  Les  catholiques  en  France, 
écrivait  alors  M.  de  Montalembert,  sont  nombreux, 
riches,  estimés  ;  il  ne  leur  manque  qu'une  seule 
chose,  c'est  le  courage.  »  Et  ailleurs  :  «  Jusqu'à 
présent,  dans  la  vie  sociale  et  politique,  être  catho- 
lique a  voulu  dire  rester  en  dehors  de  tout,  se 
donner  le  moins  de  peine  possible  et  se  confier  à 
Dieu  pour  le  reste.  »  Ou  bien  encore  :  «  Les  catho- 
liques de  nos  jours  ont,  en  France,  un  goût  prédo- 
minant et  une  fonction  qui  leur  est  propre  :  c'es 
le  sommeil.  Dormir  bien,  dormir  mollement,  dor- 
mir longtemps,  et,  après  s'être  un  moment  ré 
veillés,  se  rendormir  le  plus  vite  possible,  telle 
été  jusqu'à  présent  leur  politique.  » 

Pour  secouer  celte  torpeur  des  laïques,  comir 
tout  à  l'heure  pour  écarter  les  scrupules  des  év(  I 
ques,  M.  de  Montalembert  déployait  une  activi  I 
et  une  énergie  passionnées.  Ses  colères  contre  1  | 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  185 

pusillanimes  étaient  terribles.  Il  avait  de  ces  cris, 
on  dirait  presque  de  ces  gestes  incomparables, 
comme  en  trouvent  les  capitaines-nés  pour  enlever 
les  soldats  hésitants  en  pleine  bataille.  Du  reste, 
il  regardait  comme  sa  tache  propre  de  rendre  aux 
catholiques  la  confiance  et  le  courage  dont  ils 
avaient  perdu  l'habitude.  «  C'est  là  mon  métier, 
écrivait-il,  et  je  le  ferai  jusqu'au  bout l.  »  Pas  un 
instant  il  ne  laisse  languir  le  combat.  Rien  ne  l'ar- 
,  frète.  A  la  lin  de  18  V2,  la  santé  ébranlée  de  Rlme  de 
Montalembcrt  l'oblige  à  quitter  la  France  et  même 
,  l'Europe,  pendant  deux  années.  Ni  la  préoccupa- 
tion ni  la  distance  ne  refroidissent  un  moment  son 
, zèle.  11  stimule,  dirige  de  loin  ses  amis.  De  Madère, 
il  lance,  vers  la  fin  de  1843,  cette  fameuse  brochure 
sur  le  Devoir  des  catholiques  dans  la  question  de 
la  liberté  d enscujnoment^  qui  est  vraiment  le  ma- 
nifeste et  contient  tout  le  programme  du  nouveau 
parti.  Et  surtout  de  quel  accent  il  y  presse  les 
hésitants,  réchauffe  les  tièdes,  malmène  les  lâ- 
ches !  Écoutez  l'explosion  de  la  fin  : 

Si  vous  vous  laissez  tromper  par  les  paroles  tantôt 
doucereuses,  tantôt  insolentes  et  hautaines,  des  chefs 
^le  l'Université  ;  si  vous  vous  endormez  avec  une 
^)éate  confiance  dans  je  ne  sais  quelles  promesses  cent 
'ois  démenties;  si,  chaque  fois  qu'il  s'élève  parmi 
pus  des  voix  désintéressées  et  intrépides  pour  flétrir 
a  tyrannie,  vous  criez  au  danger  et  à  l'imprudence, 


1  Lettre  du  7  juillet  184  i. 


186  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 


alors,  vous  pouvez  y  compter,  cette  tyrannie  durera 
et  se  fortifiera  en  durant.  Comptez-y  aussi,  vous 
serez  punis  de  votre  lâcheté  et  de  votre  mollesse 
dans  votre  postérité  :  le  germe  infect  qui  vous  effraye 
se  transmettra  et  se  propagera  de  génération  en 
génération,  et  les  enfants  de  vos  enfants  seront 
exploités,  comme  l'ont  été  leurs  pères,  par  des  rhé- 
teurs, des  sophistes  et  des  hypocrites.  Dormez  main- 
tenant, si  vous  le  pouvez,  ilotes  volontaires,  en  pré- 
sence d'un  tel  avenir  :  mais  cessez  de  vous  plaindre, 
en  dormant,  d'un  mal  dont  le  remède  prompt  et 
facile  est  entre  vos  mains,  et  subissez  en  silence  le 
sort  que  vous  aurez  voulu  ejt  que  vous  aurez  mérité. 

M.  de  Montalembert  menait  cette  campagne  avec 
toute  l'ardeur,  on  pourrait  presque  dire  avec  tout 
l'emportement  de  la  jeunesse  :  pas  tant  la  jeu- 
nesse de  l'âge  —  bien  qu'il  eût  alors  à  peine 
trente-quatre  ans  —  que  la  jeunesse  du  cœur. 
Loin  de  s'en  défendre,  il  s'en  vantait  à  la  tribune l. 
Il  se  serait  plutôt  mis  en  garde  contre  une  sagesse 
prématurée.  «  Vous  êtes  trop  vieux,  disait-il  à 
M.  de  Carné  qui  refusait  de  se  laisser  entraîner 
dans  le  mouvement  de  Y  Avenir;  à  vingt-cinq  ans 
vous  parlez  toujours  comme  si  vous  en  aviez  cin- 
quante2. »  Tel  d'ailleurs  il  est  resté  jusqu'à  la  fin, 
même  aux  heures  les  plus  sombres  de  la  maladie 
et  de  la  déception.  Qui  de  nous  ne  l'a  entendu, 
presque  mourant,  reprocher  aux  hommes  de  notre 

*  Discours  du  26  avril  1844. 

2  Souvenirs  de  ma  jeunesse,  par  M.  de  Carné. 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  187 

génération  fatiguée,  désabusée  par  tant  d'expé- 
riences, de  ne  savoir  plus  être  jeunes,  et,  tout 
bouillonnant  de  l'impuissance  où  le  réduisait  la 
souffrance,  leur  jeter  ce  cri  : 

Donnez-moi  vos  vingt  ans,  si  vous  n'en  faites  rien! 

Rare  vaillance,  merveilleusement  appropriée  à 
l'œuvre  de  1843,  alors  qu'il  s'agissait  de  mettre  en 
campagne  une  minorité  qui  devait  compenser  son 
petit  nombre  par  son  ardeur,  d'entraîner  des  catho- 
liques non  habitués  à  l'action,  et  de  forcer  l'atten- 
tion d'une  société  indifférente  ou  dédaigneuse  pour 
les  questions  religieuses!  If.  de  Montalembert  était 
un  incomparable  agitateur.  Avait-il  au  même  de- 
gré cette  sagesse  qui  ne  dépasse  jamais  la  mesure  ? 
Dans  son  horreur  des  tièdes  et  des  timides,  pre- 
nait-il toujours  garde  de  ne  pas  aller,  de  son  côté, 
trop  vite  et  trop  loin?  Dans  sa  préoccupation  de 
pouvoir  se  rendre,  «  au  déclin  d'une  vie  de  dévoue- 
ment et  d'honneur,  le  témoignage  d'avoir  méprisé 
les  conseils  pusillanimes  de  la  prudence  humaine 1  » , 
avait-il  un  souci  suffisant  de  cette  même  prudence 
qui,  après  tout,  est  une  noble  et  grande  vertu, 
digne  de  figurer  à  côté  de  l'honneur  et  du  courage? 
En  donnant  aux  catholiques  militants  une  vie 
propre,  une  organisation  à  part,  l'habitude  de  se 
sentir  les  coudes  et  de  ne  plus  être  mêlés  aux  in- 

1  Du  devoir  des  catholiques  dans  la  question  de  la  liberté 
d'enseignement. 


188  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIERES  LUTTES 

différents  ou  aux  ennemis,  en  les  rendant  confiants 
en  eux-mêmes  et  hardis  à  arborer  leur  drapeau, 
ne  risquait-il  pas  de  les  séparer  trop  du  reste  de 
la  société  et  de  leur  donner  un  peu  l'apparence 
d'une  secte  excentrique  et  batailleuse?  Ce  qui  lui 
paraissait  nécessaire  pour  enlever  ses  troupes,  ne 
pouvait-il  pas  quelquefois  irriter  par  trop  ses  ad- 
versaires, ou,  ce  qui  était  plus  fâcheux,  effarou- 
cher les  spectateurs  des  régions  moyennes?  Pour 
relever  ses  coreligionnaires  de  leur  attitude  trop 
humiliée  et  trop  humble,  n'était-il  pas  tenté  de 
pousser  la  fierté  jusqu'à  la  provocation,  le  mépris 
du  respect  humain  jusqu'à  la  bravade?  S'il  avait 
répudié  les  erreurs  de  l'Avenir,  n'en  avait- il  pas 
conservé  certaines  habitudes  d'esprit,  un  goût  de 
la  véhémence  dans  la  forme  et  des  exigences  trop 
absolues  dans  le  fond?  Notre  admiration  pour  M.  de 
Montalembert  n'éprouve  aucun  embarras  à  recon- 
naître qu'éminent  par  certaines  qualités,  celles  qui 
étaient  précisément  alors  le  plus  nécessaires,  il  a  pu 
posséder  d'une  façon  moins  complète  les  qualités 
pour  ainsi  dire  opposées.  On  sentait  que  l'homme 
qui  devait  écrire  plus  tard  avec  un  accent  si  sai- 
sissant :  «  Je  suis  le  premier  de  mon  sang  qui 
n'ait  guerroyé  qu'avec  la  plume;  mais  qu'elle  de- 
vienne un  glaive  à  son  tour!  »  était  en  effet  d'une 
race  de  guerriers  plutôt  que  de  diplomates  Il 

1 

1  C'est  ce  qui  faisait  dire  à  M.  Thiers,  causant  avec 
Mgr  Dupanloup,  cette  parole  que  rapportait  naguère  un 


POUR  LÀ  LIBERTÉ  DF.  L'ENSEIGNEMENT 


189 


semblait  d'ailleurs  que  lui-même  fût  le  premier  à 
s'en  rendre  compte.  «  Je  ne  suis  qu'un  soldat, 
écrivait-il  au  plus  fort  de  la  lutte,  tout  au  plus  un 
chef  d'avant-garde.  Nous  avons  une  place  à  rem- 
porter :  la  liberté.  Ceux  qui  y  sont  entrés  avant 
nous  ne  veulent  pas  nous  y  laisser  pénétrer;  mais 
la  brèche  est  faite,  il  faut  l'escalader.  J'y  succom- 
berai très  probablement,  mais  je  servirai  de  mar- 
chepied à  mes  successeurs  ;  de  cette  façon  nous 
arriverons  à  la  crête  du  rempart.  Ce  nous  ne  veut 
pas  dire  moi,  mais  qu'importe1?  »  Il  pressentait 
qu'un  jour  viendrait  où  il  faudrait  d'autres  quali- 
tés, et,  d'avance,  le  soldat  cédait,  pour  ce  jour,  la 
place  aux  diplomates,  a  Nous  savons  bien,  disait- 
il,  que  d'autres  moissonneront  là  où  nous  aurons 
semé...  Dans  toutes  les  grandes  affaires  de  ce  bas 
monde,  il  y  a  deux  espèces  d'hommes  :  les  hommes 
de  bataille  et  les  hommes  de  transaction,  les  sol- 
dats qui  gagnent  les  victoires,  et  les  diplomates 
qui  passent  les  traités,  qui  reviennent  chargés  de 
décorations  et  d'honneurs,  pour  voir  passer  les 
soldats  aux  Invalides  2.  n 

Les  meilleurs  amis  de  M.  de  Montalembert  eux- 
mêmes  avaient  parfois  le  sentiment  qu'il  dépassait 
quelque  peu  la  mesure.  Lacordaire  n'était  pas 

des  témoins  de  la  mort  do  réminent  prélat  :  «  M.  de 
Montalembert  est  un  grand  guerrier;  M.  de  Falloux  est 
un  grand  homme  d'État.  » 

1  Lettre  du  7  juillet  18  i  i . 

-  Ha  devoir  des  catholiques  dans  les  élections  (1846). 

il. 


190  CH.  ÏIX,  LES  CATHOLIQUES  ET  L^S  PREMIÈRES  LUTTES 

entré  personnellement  clans  la  lutte  ;  il  se  consacrait 
exclusivement  au  rétablissement  des  Dominicains, 
autre  moyen,  et  non  le  moins  efficace,  de  servir  la 
cause  de  la  liberté  religieuse;  mais  il  était  de  cœur 
avec  son  ami.  Dans  les  conseils  qu'il  lui  adressait, 
il  l'exhortait  principalement  «  à  ne  pas  vouloir 
tout  à  la  fois,  à  ne  pas  se  lancer  dans  des  théories 
sans  fond  ni  rive,  et  surtout  à  ne  pas  fournir  aux 
ennemis  un  prétexte  de  crier  sur  les  toits  qu'on 
voulait  renverser  de  fond  en  comble  la  société 
française  » .  Cet  homme,  au  premier  abord  si  ar- 
dent, si  passionné,  croyait  beaucoup  à  la  force  de 
la  patience  ;  de  l'épreuve  de  Y  Avenir  il  avait  rap- 
porté le  sentiment  très  vif  du  péril  des  exagéra- 
tions. «  Regarde,  avait-il  écrit  à  M.  de  Montalem- 
bert,  au  moment  où  il  s'était  séparé  de  Lamennais, 
regarde  dans  l'histoire  de  nos  troubles  quels  sont 
ceux  dont  la  mémoire  est  demeurée  pure  :  ceux-là 
seuls  qui  n'ont  jamais  été  extrêmes.  Tous  les  au- 
tres ont  péri  dans  l'estime  de  la  patrie.  »  Et  plus 
tard  :  «  Le  modus  in  rébus  est  une  des  choses  à 
quoi  je  m'applique  le  plus,  étant  persuadé  que  la 
mesure  est  à  la  fois  ce  qu'il  y  a  de  plus  rare  et 
ce  qui  contient  le  plus  de  force.  »  Or  la  guerre 
contre  l'Université  lui  paraissait  menée  d'une  façon 
«  un  peu  âpre  et  égoïste.  »  «  La  nature,  écrivait-il 
à  M.  de  Montalembert,  a  mêlé  à  mon  énergie  un 
ingrédient  d'extrême  douceur  qui  me  rend  mal- 
propre à  TA  prêté  de  presque  tous  ceux  que  je  vois 
manier  nos  intérêts.  »  11  se  préoccupait  beaucoup 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  191 

a  des  tièdes,  des  indifférents,  des  politiques  et  de 
la  masse  flottante  » .  N'allait-on  pas  les  effrayer, 
les  aliéner?  Ne  faudrait-il  pas  leur  montrer  davan- 
tage «  le  désir  de  la  paix  et  l'esprit  de  concilia- 
tion ?  m  II  craignait  aussi  qu'on  ne  prît  une  attitude 
trop  militante  vis-à-vis  du  pouvoir,  et  il  souhaitait 
qu'à  cet  égard  on  «  rentrât  dans  la  voie  de  concilia- 
tion suivie  depuis  1830  1  ».  Ozanam,  dont  la  posi- 
tion était  assez  délicate  entre  l'Université  à  laquelle 
il  appartenait  et  les  amis  dont  il  partageait  la  foi 
et  les  aspirations,  était  également  disposé  à  trouver 
qu'on  avait  commencé  la  bataille  un  peu  vite  et 
qu'on  la  poussait  un  peu  vivement.  L'idée  même 
du  «  parti  catholique  »  l'inquiétait  :  «  Je  ne  vou- 
drais pas  qu'il  y  eût  un  parti  catholique,  disait-il, 
parce  qu'alors  il  n'y  aurait  plus  une  nation  qui  le 
fut.  » 

Plus  tard,  du  reste,  M.  de  Montalembert  n'a 
pas  été  le  moins  empressé  «à  faire  sa  confession, 
avec  une  loyauté  à  la  fois  humble  et  fière.  Dès  1849, 
dans  son  célèbre  discours  sur  la  loi  de  la  presse, 
il  éprouvait  le  besoin  de  faire  une  sorte  de  meâ 
eulpâ  public,  pour  avoir  poussé  trop  loin,  contre 
la  monarchie  de  Juillet,  son  opposition  dans  les 
questions  religieuses.  Les  écrivains  de  Y  Univers 
ayant  critiqué  cette  expression  d'un  repentir  que, 
pour  leur  part,  ils  ne  ressentaient  pas,  M.  de  Mon- 

1  Lettres  diverses,  citées  'par  M.  fie  Montalembert  et 
par  M.  Foisset,dans  leurs  ouvrages  sur  le  P.  Lacordaire. 


192  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

talembert  précisa  sa  pensée  :  il  ne  répudiait  sans 
doute  pas  la  cause  pour  laquelle  il  avait  combattu, 
mais  il  se  reprochait  de  n'avoir  pas  suffisamment 
«  apprécié  toutes  les  intentions  de  ses  adversaires, 
pris  compassion  de  leurs  difficultés  »,  et  de  n'avoir 
pas  assez  veillé  à  «  ne  jamais  séparer  le  désir  de 
la  paix  des  ardeurs  de  la  guerre  1  ».  Quelques  an- 
nées après,  en  rassemblant  ses  écrits  et  ses  discours 
de  cette  époque,  il  désavouait  «  les  exagérations, 
les  personnalités  que  les  habitudes  des  anciennes 
polémiques  rendaient  à  peine  excusables,  les  em- 
portements non  seulement  de  la  parole,  mais  de  la 
pensée,  commandés  par  la  passion  du  moment, 
démentis  par  l'expérience  du  lendemain  2.  »  Il 
semble  donc  qu'on  obéisse  à  M.  de  Montalembert, 
en  ne  dissimulant  pas  ce  qu'il  a  spontanément 
reconnu  et  regretté  avec  une  si  noble  franchise. 
Par  là,  cette  grande  et  brillante  figure  n'est  ni 
diminuée  ni  obscurcie;  son  image  n'en  est  que 
plus  vraie,  plus  vivante,  et,  par  suite,  plus  em- 
preinte de  cette  séduction  qui  agissait  tant  sur  ses 
contemporains,  sur  ses  adversaires  eux-mêmes. 

C'est  que  tout,  chez  lui,  jusqu'à  ces  légers  dé- 
fauts, se  présentait  avec  un  caractère  particulier 
de  dignité  aristocratique,  de  sincérité  vaillante, 
pure  et  désintéressée.  Dans  ses  exagérations,  rien 

1  Montalembert,  Discours,  t.  III,  p.  218  à  222  et  227- 
228. 

2  Avant-propos  des  Discours  de  M.  de  Montalembert, 
t.  I,  p.  xiv  et  xx. 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L ' E N S E I ( i X E M E N T  103 

d'étroit,  de  raide,  d'obstiné,  et  Berryer  pourra  lui 
dire  un  jour  :  «  Vous  n'êtes  pas  un  homme  ab- 
solu; vous  êtes  un  homme  résolu.  »  Dans  ses  plus 
grandes  vivacités  de  forme,  combien  on  se  sent 
loin  de  ces  violences  amères,  grossières,  méchantes, 
trop  fréquentes  dans  nos  luttes  publiques,  où  les 
mœurs  de  la  démocratie  envahissent  même  la  po- 
lémique de  ceux  qui  se  donnent  pour  mission  de 
la  combattre.  Les  coups  qu'il  portait,  si  rudes  fus- 
sent-ils, étaient  comme  les  coups  de  lance  que  les 
chevaliers  se  donnaient  dans  les  tournois  :  pour 
coûter  parfois  la  vie  à  l'adversaire,  ils  ne  révélaient 
aucune  passion  basse  chez  les  champions,  et  pou- 
vaient être  applaudis  des  nobles  dames  assises 
autour  de  l'arène.  Aussi,  ceux-là  mêmes  qu'atta- 
quait si  vivement  M.  de  Montalembert,  pour  peu 
qu'ils  eussent  l'àme  haute,  ne  se  défendaient  pas 
d'éprouver  à  son  égard  estime  et  sympathie.  Tel 
était  notamment  M.  Guizot.  En  pleine  bataille,  il 
remerciait  l'orateur  catholique  de  ce  que  a  son 
opposition  était  une  opposition  qui  avait  le  senti- 
ment de  l'honneur  et  pour  ses  adversaires  et  pour 
elle-même  »  ;  il  ajoutait,  non  sans  mélancolie  : 
«  Nous  n'y  sommes  pas  accoutumés,  depuis  quel- 
que temps  '.  »  Plus  tard,  les  luttes  finies,  parlant 
dans  une  région  plus  sereine,  l'ancien  ministre 
de  Louis-Philippe  rappelait  à  M.  de  Montalem- 
bert qu'il  recevait  à  l'Académie,  quelle  impression 


1  Discours  du  2  août  1847. 


194  CH.  m.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

il  avait  ressentie  autrefois  en  le  rencontrant  : 

Des  pensées  si  sérieuses  avec  des  émotions  si 
vives,  tant  de  gravité  dans  le  cœur  avec  tant  d'ardeur 
dans  l'imagination,  votre  foi  profonde  et  naïve, 
votre  physionomie,  votre  langage  plein  en  même 
temps  de  réflexion  et  de  passion,  et  votre  extrême 
jeunesse  laissant  éclater  toutes  ces  richesses  de  votre 
nature,  avec  son  inexpérience  impétueuse,  ses  grands 
désirs  et  ses  beaux  instincts,  tout  cela  vous  donnait, 
monsieur,  un  caractère  original  et  plein  d'attrait 
qui,  dès  ce  jour,  me  saisit  vivement  et  me  fit  pres- 
sentir pour  vous  un  noble  avenir. 

Puis,  faisant  allusion  aux  controverses  de  la  li- 
berté d'enseignement,  M.  Guizot  ajoutait  : 

Malgré  tant  et  de  si  graves  dissentiments,  je  n'ai 
jamais  cessé,  monsieur,  de  ressentir  pour  vous  l'in- 
térêt et  le  goût  que  vous  m'aviez  d'abord  inspirés. 
Au  milieu  des  luttes  de  la  vie  publique,  et  quoique 
souvent  atteint  de  vos  coups  et  forcé  de  vous  porter 
aussi  les  miens,  j'ai  toujours  eu  l'instinct  d'une  se- 
crète sympathie  qui  unissait  au  fond,  du  moins 
dans  leur  but  intime  et  dernier,  nos  vœux  et  nos 
efforts,  sentiment  dont  probablement  vous  ne  vous 
êtes  guère  douté,  que  je  n'écoutais  point  quand  j'a- 
vais à  vous  combattre,  mais  que  j'ai  plus  d'une  fois 
retrouvés  au  moment  même  du  combat,  et  que  je 
prends  plaisir  à  vous  exprimer  aujourd'hui  1 . 

1  Dans  une  autre  cérémonie  académique,  M.  (Guizot 
disait  de  M.  de  Montalembert,  qu'il  «  laissait  dans  l'es- 
jiril  des  spectateurs  tranquilles  »,  de  ceux-là  mêmes 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  t/eNSETGNEMENT  195 

Quels  lutteurs  que  ceux  qui,  après  le  combat, 
sont  capables  de  s'adresser  et  dignes  de  recevoir 
de  pareils  hommages  ! 

VI 

Les  hautes  et  charmantes  qualités  qui,  chez 
M.  de  Montalembert,  rendaient  noble  et  aimable 
la  véhémence  elle-même,  ne  se  retrouvaient  pas 
malheureusement  chez  tous  ses  alliés.  On  rêve- 
rait volontiers  pour  les  défenseurs  de  l'Église  une 
supériorité  constante  de  dignité  et  de  charité.  On 
voudrait  pouvoir  dire  de  chacun  d'eux  ce  que 
Lacordaire  a  écrit  d'Ozanam  :  «  Il  fut  doux  pour 
tout  le  monde  et  juste  envers  l'erreur.  »  Mais 
faut-il  s'étonner  et  se  scandaliser,  si  la  réalité  n'est 
pas  toujours  conforme  à  cet  idéal?  Déjà,  sous  la 
Restauration,  Lamennais  avait  introduit  dans  la 
polémique  religieuse,  des  habitudes  de  violence,  de 
sarcasme  et  d'outrage,  qui  étaient  de  nature  à 
corrompre  le  goût  d'une  partie  du  clergé  1.  On 
s'en  aperçut,  quand  la  lutte  pour  la  liberté  d'en- 
seignement s'anima,  à  la  violence  regrettable  de 
certains  écrits.  L'un  des  plus  retentissants  fut  un 
ouvrage,  d'abord  anonyme,  publié  sous  ce  titre  : 

dont  il  «  choquait  la  sagesse  »,  une  «  impression  de 
satisfaction  bienveillante  »  . 

4  On  me  permettra  de  renvoyer,  sur  cette  influence 
mauvaise  de  l'exemple  de  Lamennais,  à  ce  que  j'ai  dit 
ailleurs  dans  mes  études  sur  la  Restauration.  Voir  Roya- 
listes et  Républicains,  p.  255. 


196  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

le  Monopole,  universitaire,  destructeur  de  la  reli- 
gion et  des  lois.  Plus  tard,  l'abbé  Des  Garets  y 
apposa  son  nom  ;  mais  il  n'en  était  pas  le  véri- 
table, ou  tout  au  moins  l'unique  auteur.  L'arche- 
vêque de  Paris,  à  ce  moment  même,  reprochait 
à  l'écrivain  d'avoir  «  confondu  des  hommes  dont 
il  aurait  clù  séparer  la  cause,  fait  des  citations  dont 
l'exactitude  matérielle  ne  garantissait  pas  toujours 
l'exactitude  quant  au  sens,  et  pris  un  ton  fort 
injurieux,  ce  qui  était  une  manière  fort  peu  chré- 
tienne de  défendre  le  christianisme;  à  ces  incon- 
vénients il  avait  ajouté  celui  de  mal  choisir  son 
temps,  ses  expressions  et  ses  adversaires,  de 
porter  ses  coups  au  hasard  et  de  gâter  ainsi,  par 
des  torts  accessoires,  une  cause  bonne  en  elle- 
même  1  ».  Quelques  pamphlets  du  même  goût 
suivirent,  entre  autres  le  Simple  coup  dœil  de 
l'abbé  Védrine  et  le  Miroir  des  collèges.  On  ne 
saurait  mettre  sur  le  même  rang  le  Mémoire  à 
consulter  de  l'abbé  Gombalot,  l'un  des  prédica- 
teurs les  plus  populaires  et  les  plus  zélés  de  cette 
époque;  le  talent  et  l'inspiration  étaient  d'un  autre 
ordre;  toutefois  cet  écrit  ressemblait  plus  à  l'im- 
précation d'un  prophète  de  l'ancienne  loi,  qu'à  la 
discussion  d'un  prêtre  de  la  nouvelle  ;  et  le  fou- 
gueux auteur  ne  dépassait-il  pas  la  mesure,  quand 
il  paraissait  exclure  toute  éducation  laïque,  quand 

1  Observations  sur  la  controverse  élevée  au  sujet  de  la  liberté 
d'enseignement,  par  Mgr  Affre  (  1 8-43) . 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  i/EXSElGXEMEXT  197 

il  conseillait  aux  évèques  de  mettre  en  interdit 
les  chapelles  des  collèges  et  de  ne  pas  accepter 
leurs  élèves  à  la  première  communion? 

Ici  nous  rencontrons  l'action  d'un  journal  qui, 
en  parlant  chaque  matin,  devait  contribuer  plus 
que  toute  autre  publication  à  donner  le  ton  aux 
polémiques  religieuses.  V Univers  n'avait  pas  alors, 
dans  le  clergé,  tout  le  crédit  dont  il  jouira  plus 
tard  :  son  autorité  était  contestée;  mais  déjà  il 
devait  à  son  principal  rédacteur  d'être  de  beaucoup 
le  plus  en  vue  des  journaux  catholiques.  La  part 
qu'il  a  prise  à  la  campagne  pour  la  liberté  d'en- 
seignement a  été  trop  importante  pour  pouvoir 
être  passée  sous  silence.  Fondé,  peu  après  1830, 
par  l'abbé  Migne,  il  avait  eu  successivement  plu- 
sieurs rédacteurs  en  chef,  entre  autres  un  homme 
qui  s'est  fait  un  nom  estimé  dans  la  presse  reli- 
gieuse et  royaliste,  M.  de  Saint-Chéron  :  mais,  au 
moment  même  où  la  lutte  religieuse  devenait  vive, 
il  lui  arrivait  un  collaborateur,  ancien  journaliste 
ministériel,  converti  de  la  veille  au  catholicisme, 
qui  apportait,  avec  le  dévouement  ardent  et  en- 
thousiaste du  croyant,  l'expérience  et  l'énergie 
d'un  lutteur  aguerri.  Ce  nouveau  venu,  malgré  les 
résistances  opposées  par  certains  patrons  du  jour- 
nal, en  devint  aussitôt  le  maître  par  le  droit  d'un 
talent  supérieur  :  et  désormais  on  put  dire  que 
YUnivers  était  M.  Louis  Veuillot.  Contraint  par  les 
nécessités  mêmes  du  sujet  de  parler  de  l'œuvre 
et  de  l'homme,  il  convient  de  le  faire,  en  lais- 


108  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

sant  de  côté  tout  ressentiment  des  controverses 
qui  ont  pu  s'élever  plus  tard.  Aussi  bien  ,  ces 
controverses  n'étaient-elles  pas  encore  nées  à  cette 
époque,  et  n'y  avait-il,  entre  M.  Veuillot  et  M.  de 
Montalembert,  aucune  contradiction  sur  les  ques- 
tions de  doctrines  qui  devaient  plus  tard  les  di- 
viser. Les  écrivains  de  Y  Univers  ne  le  cédaient 
alors  à  personne  en  ardeur,  peut-être  en  illusion 
libérale,  et  un  moyen  assuré  de  s'exposer  à  leurs 
plus  terribles  représailles  eût  été  de  paraître  douter 
de  leur  sincérité  sur  ce  point  f. 

L'entrée  en  scène  de  M.  Veuillot  donnait  aux 
catholiques  ce  qu'ils  n'avaient  plus  clans  la  presse 
quotidienne,  depuis  Y  Avenir  :  un  polémiste  alerte, 
vigoureux,  tel  qu'aucun  autre  journal  n'en  possé- 
dait à  cette  époque;  un  écrivain  né,  dont  la  langue 
pleine  de  trait  et  de  nerf,  et  dont  la  verve  de  franc 
jet,  avaient,  on  l'a  remarqué  avec  raison,  quelque 

1  On  lit  par  exemple  dans  V Univers  du  21  janvier  1845  : 
.«  Cherchant  à  concilier  les  besoins  du  catholicisme 
avec  les  entraînements  les  plus  légitimes  de  ce  siècle, 
qui  est  le  nôtre  et  que  nous  acceptons,  nous  avons  fait 
retentir  d'une  voix  convaincue,...  un  cri  d'alliance  entre 
l'Évangile  et  la  Charte...  Dieu  et  la  liberté!  »  Et  plus 
loin,  Y  Univers  se  vantait  d'avoir  crié  :  «  Vive  la  liberté 
des  cultes,  vive  la  liberté  de  la  presse,  vive  la  liberté 
dos  associations,  vive  la  Charte  !»  Le  9  juillet  suivant, 
il  disait  :  «  Les  catholiquos  veulent  et  demandent  la 
liberté  pour  tout  le  monde  »  ;  et  le  20  juillet  :  «  Nous 
aimons  plus  la  liberté  que  nous  ne  redoutons  le  mal 
qu'elle  peut  faire.  »  On  pourrait  multiplier  à  l'infini  ces 
citations. 


POUR  Là  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  199 

chose  du  parler  des  servantes  de  Molière  ;  un  sati- 
rique habile  et  implacable  à  saisir  et  parfois  à 
créer  les  ridicules,  et  qui  se  servait,  au  nom  de 
la  religion,  de  cette  ironie  dont  elle  avait  eu  si 
souvent  à  souffrir  ;  un  batailleur  courageux,  hardi 
à  prendre  l'offensive,  se  faisant  détester,  mais 
écouter  et  craindre,  donnant  à  un  parti,  jusqu'alors 
humilié,  le  plaisir  de  tenir  à  son  tour  le  verbe 
haut,  d'avoir  le  dernier  mot,  et  quelquefois  le 
meilleur,  dans  les  altercations  de  la  presse,  satis- 
faction par  certains  points  analogue  à  celle  qu'a- 
vaient procurée  aux  catholiques,  dans  les  régions 
plus  élevées  des  luttes  parlementaires,  la  hardiesse 
chevaleresque  et  les  fiers  défis  de  M.  de  Monta- 
lembert.  L'avantage  était  grand,  et  nous  ne  pré- 
tendons certes  pas  en  rabaisser  le  prix  !  Mais,  si 
brillante  qu'elle  fut,  la  médaille  n'avait-elle  pas  un 
revers?  C'est  la  marque  de  l'importance  et  du 
talent  de  M.  Veuillot,  qu'il  créait  un  genr  enouveau 
de  polémique  religieuse  et  fondait  une  école.  Ce 
genre  et  cette  école  ont  fait  trop  de  bruit  et  sont 
aujourd'hui  trop  connus  pour  qu'il  soit  besoin  de 
les  définir  et  de  les  apprécier.  Le  moins  qu'on  en 
pourrait  dire,  n'est-ce  pas  que  le  journal  tendait 
ainsi  parfois  a  devenir  un  pamphlet  quotidien,  et 
qu'on  n'y  paraissait  pas  toujours  assez  soucieux  de 
ne  point  contredire  la  fameuse  parole  de  M.  Guizot  : 
a  Le  catholicisme  est  la  plus  grande,  la  plus  sainte 
école  de  respect  qu'ait  jamais  vue  le  monde  »  ? 
Rendons  cette  justice  à  M.  Veuillot,  qu'il  n'y 


200  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

avait  pas  eu  chez  lui  préméditation.  Au  début, 
dans  la  fraîcheur  attendrie  de  sa  conversion  et  dans 
la  candeur  de  ses  premières  impressions  de  néo- 
phyte, il  s'était  fait  un  tout  autre  idéal  de  la  polé- 
mique chrétienne;  il  disait,  en  1843,  à  la  fin  de 
l'espèce  de  manifeste  où  il  exposait  «  le  programme 
de  Y  Univers  »  : 

Nous  n'aimons  pas  la  destruction,nous  ne  glori- 
fions pas  les  destructeurs;  cependant  ces  destruc- 
teurs sont  nos  frères.  Rien  ne  nous  empêchera  d'aller 
vers  eux,  pour  les  amener,  par  un  langage  qu'ils 
puissent  comprendre,  dans  les  bras  ouverts  de 
l'Église,  notre  mère  commune,  où  se  sont  disciplinés 
bien  d'autres  barbares  que  n'avaient  pu  soumettre 
ni  l'éloquence  ni  l'épée...  Sans  fermer  les  yeux  sur 
le  mal,  nous  ne  ravageons  pas  le  champ  par  trop  de 
hâte  à  détruire  cette  ivraie  que  le  père  de  famille 
veut  bien  laisser  croître  jusqu'à  la  moisson.  Notre 
rôle  est  le  combat  dans  la  patience  et  la  charité  1 . 

Admirable  programme,  qui  fait  beaucoup  d'hon- 
neur à  celui  qui  en  a  eu  l'inspiration,  ne  fut-ce 
qu'un  moment  !  Mais  l'écrivain  qui  l'avait  tracé, 
avec  une  sincérité  de  résolution  dont  on  n'a  nulle 
raison  de  douter,  se  trouva  bientôt  entraîné  dans 
des  voies  différentes.  Il  y  fut  poussé  tout  d'abord 
par  la  nature  même  de  son  talent.  Ces  esprits  de 
franche  race  gauloise,  chez  lesquels  déborde  si 
naturellement  la  sève  des  écrivains  du  seizième 

1  Mélanges  de  M.  Veuillot,  t.  ÏT.  p.  6  e1  7. 


POL'R  LA.  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  2QI 

siècle  et  en  qui  on  croit  reconnaître  parfois  la 
descendance  littéraire  de  Rabelais,  ont  peine  à 
sacrifier  aux  convenances  mondaines  ou  même  à 
la  charité  chrétienne,  la  tentation  et  le  plaisir  d'un 
mot  bien  trouvé,  d'un  mordant  sarcasme,  d'une 
caricature  amusante  et  meurtrière,  d'une  invective 
vivement  troussée.  Plus  la  lutte  s'anime,  plus  on 
risque  de  voir  le  tempérament  l'emporter  :  chez 
eux,  ce  n'est  pas  tant  la  colère  qu'une  sorte  d'eni- 
vrement d'artiste;  ils  en  veulent  moins  à  la  victime 
qu'ils  ne  se  complaisent  dans  l'art  avec  lequel  elle 
est  exécutée.  Ainsi  M.  Veuillot  était  conduit,  un 
peu  aux  dépens  du  prochain,  à  se  reprendre  aux 
jouissances  batailleuses  dont  il  avait  acquis  na- 
guère l'habitude  dans  le  journalisme  profane,  trou- 
vant dans  l'ardeur  très  sincère  de  sa  foi  nouvelle 
moins  une  leçon  de  douceur  qu'une  raison  de  se 
livrer  à  ces  polémiques  avec  une  conscience  plus 
tranquille  et  plus  satisfaite.  Ne  connaissait-on  pas 
déjà,  aux  siècles  de  foi  profonde,  mais  rude,  de  ces 
convertis  qui  s'imaginaient  donner  la  mesure  de 
leur  dévouement  à  l' Eglise  par  le  degré  de  vigueur 
avec  lequel  ils  maltraitaient  les  infidèles,  ou  môme 
parfois  ceux  qui  n'étaient  pas  fidèles  à  leur  guise  ? 
Lacordaire  était  d'un  sentiment  différent  quand  il 
déclarait  que  le  premier  devoir  de  «  l'homme  con- 
verti »  était  «  d'avoir  pitié  »  ;  autrement,  ajoutait-il, 
«  ce  serait  comme  si  le  centurion  du  Calvaire,  en- 
reconnaissant  Jésus-Christ,  se  fut  fait  bourreau,  au 
lieu  de  se  frapper  la  poitrine 


202  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

Il  ne  faudrait  pas  pourtant,  dans  la  direction 
donnée  à  la  polémique,  imputer  tout  à  un  homme 
et  méconnaître  ce  qui  vient  du  public  religieux. 
Ce  n'est  pas  que  ce  genre  nouveau  n'ait  soulevé 
d'abord  plus  d'une  alarme  et  d'une  répugnance, 
dans  les  parties  élevées  de  ce  public,  principa- 
lement chez  les  évêques  et  jusque  chez  quelques» 
uns  des  propriétaires  de  V  Univers1;  M.  Veuilloi 
lui-même  parlait  alors  avec  impatience  de  ces  catho- 
liques qui  «  s'accrochaient  à  ses  vêtements  pour 
le  retenir,  criant  qu'il  les  compromettait  2.  »  Mais 
il  avait  compris  d'instinct  que  derrière  cette  élite 
de  délicats  était  une  foule  dont  le  goût  était  moins 
fin  et  la  passion  plus  violente,  derrière  l'aristo- 
cratie épiscopale,  la  grande  démocratie  cléricale, 
ces  fils  de  paysans  qui,  en  si  grand  nombre,  occu- 
pent et  honorent  aujourd'hui  les  presbytères  de  nos 
campagnes  ou  même  de  nos  villes  :  race  forte,, 
saine  et  féconde,  dans  laquelle  il  est  heureux  de 
voir  l'Église  se  recruter,  mais  qui  n'était  raffinée 
ni  par  nature  ni  par  éducation  ;  elle  préférait  la 
verve  agressive  du  nouveau  journal  à  la  sagesse 
somnolente  du  vieil  et  respectable  Ami  de  la 
religion,  ou  à  l'impartialité  un  peu  terne  du 
Journal  des  villes  et  campayurs,  et  trouvait,  avec 
plaisir,  dans  ces  rudes  représailles  de  la  plume, 
la  revanche  de  tant  d'humiliations  injustement 

1  FoisseU  Vie  du  P.  Lacordaire,  t.  Il,  p,  95  et  sq. 

2  Univers,  25  mai  1843. 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  '203 

subies,  la  consolation  de  déchéances  douloureuse- 
ment senties.  C'est  à  ces  niasses  profondes  du  clergé 
populaire  que  M.  Yeuillot  s'adressait  directement, 
en  quelque  sorte  par-dessus  la  tète  des  évèques  ; 
c'est  sur  elles  qu'il  s'appuyait,  en  cela  beaucoup 
plus  «  moderne  »,  plus  démocrate  qu'il  ne  croyait 
l'être  et  que  ne  l'étaient  en  face  de  lui,  à  cette 
époque,  les  hommes  politiques  du  suffrage  restreint. 
Entre  elles  et  lui  s'établit  bientôt  une  étroite  com- 
munication et  comme  une  action  réciproque.  Ce 
rôle  joué  par  la  presse  religieuse  était  un  fait  grave 
dans  l'histoire  de  l'Église  de  France  ;  on  assistait 
à  l'avènement  d'une  puissance  nouvelle  dont  on 
ne  voyait  pas  bien  la  place  dans  la  hiérarchie  cle 
la  société  catholique,  et  dont  le  danger  possible 
n'échappait  pas  aux  intéressés  clairvoyants,  sur- 
tout aux  évèques  l.  Mais  il  y  avait  là  une  force 
considérable,  et  chacun  en  pouvait  juger  alors,  à 
la  popularité  étendue,  profonde  et  passionnée,  que 
la  cause  de  la  liberté  d'enseignement  acquérait 
auprès  du  clergé,  lecteur  de  Y  Univers. 

C'était  ce  qu'on  serait  presque  tenté  d'appeler 
le  côté  révolutionnaire  de  l'homme  qui  a,  toute  sa 
vie,  avec  autant  de  passion  que  de  sincérité,  com- 

1  Telle  a  été,  pendant  plusieurs  années,  la  préoccupa- 
tion de  nos  prélats  les  plus  éclairés  :  et  le  désordre  qui 
pouvait  en  résulter  a  été  signalé,  quelques  aimées  plus 
tard,  en  1853,  dans  une  lettre  déjà  citée  de  Mgr  Guibert, 
aujourd'hui  archevêque  de  Paris.  [Œuvres  pastorale*, 
1. 1,  356  et  sq.) 


204  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

battu  et  maudit  la  révolution.  Dans  cette  contra- 
diction apparente,  n'y  avait-il  pas  une  part  d'ori- 
gine qu'il  serait  injuste  de  ne  pas  mettre  en 
lumière,  et  dont  il  convient  de  tenir  compte? 
Question  plus  personnelle,  plus  intime,  mais  que 
l'écrivain  nous  a,  en  quelque  sorte,  invités  à  abor- 
der, en  publiant  sur  soi  un  livre  dont  l'accent  rap- 
pelle parfois  les  confessions  des  grands  convertis  *, 
Lui-même  nous  y  a  raconté,  avec  une  franchise  qui 
ne  lui  coûtait  ni  ne  le  rabaissait,  la  douloureuse 
et  émouvante  histoire  de  ses  premières  années. 
Lui-même  nous  a  fait  connaître  comment ,  fils 
d'ouvriers  honorables,  mais  sans  instruction  et 
sans  religion,  il  avait  reçu  ses  premières  impres- 
sions, enfant,  dans  les  pauvres  leçons  et  les  exem- 
ples détestables  de  l'école  mutuelle,  a  l'infâme  école 
mutuelle  »,  a-t-il  écrit,  puis  au  milieu  des  propos 
cyniques  d'une  étude  d'avoué  où  il  était  petit  clerc; 
jeune  homme,  clans  les  polémiques  violentes  du 
journalisme,  où  il  avait  été  jeté  presque  sans  pré- 
paration, et  où  chacun,  disait-il,  n'avait  guère 
d'autre  «  foi  »  que  celle  de  ses  «  besoins  »  et  de 
ses  «  intérêts  ».  Lui-môme  nous  a  révélé  n'avoir 
pu  garder  de  ce  qu'il  appelait  tous  ces  «  mauvais 
chemins  »  un  seul  souvenir  pur,  tendre  et  conso- 
lant, fut-ce  celui  de  sa  première  communion,  et 
n'en  avoir  remporté,  au  contraire,  que  des  senti- 
ments de  mépris  amer  pour  les  hommes,  de  révolte 

1  Rome  et  Lurette;  voir  notaniiii"ii(  Y  Introduction. 


TOUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  205 

irritée  contre  !a  société  :  sentiments  d'autant  plus 
profonds  et  douloureux  qu'ils  s'étaient  gravés  dans 
une  àme  d'enfant.  On  en  pourrait  juger  au  seul 
accent  avec  lequel  il  rappelait  l'effet  produit  sur 
lui  par  cette  «  société  sans  entrailles  »  et  a  sans 
intelligence)),  à  laquelle  «  il  ne  devait  rien  »,  par 
le  spectacle  «  des  oppressions,  des  distances  ini- 
ques et  injurieuses  du  hasard  de  la  naissance,  heu- 
reux pour  d'autres,  insupportable  pour  lui  ».  Si 
radicale  qu'avait  été  sa  conversion,  si  renversant 
qu'avait  été  le  coup  de  la  grâce  dans  ce  nouveau 
chemin  de  Damas,  si  entier  qu'était  son  dévoue- 
ment à  sa  foi  nouvelle  et  son  désir  d'y  conformer 
désormais  sa  conduite,  tout  le  vieil  homme  avait-il 
été  détruit  chez  lui?  Le  pli  imprimé  à  cette  intelli- 
gence, dès  le  jeune  âge,  avait-il  été  complètement 
effacé?  Qui  saits'il  ne  faudrait  pas  remonter  jusque- 
là  pour  trouver  l'origine  de  certaines  notes  qui 
rendaient,  par  exemple,  les  àpretés  de  M.  Veuillot 
si  différentes  des  vivacités  de  M.  de  Montalembert? 
Quand,  dans  la  chaleur  de  ces  luttes  vaillantes 
et  brillantes,  le  rédacteur  de  l'Univers  maltraitait 
si  fort  les  hommes  de  1830  et  les  lettrés  de  l'Uni- 
versité, on  était  parfois  tenté  de  se  demander  si, 
à  côté  du  chrétien  néophyte  qui  se  faisait  un  pieux 
devoir  d'immoler  les  voltairiens  sur  ses  nouveaux 
autels,  il  n'y  avait  pas  aussi,  à  son  insu,  quelque 
chose  du  démocrate  d'origine,  de  l'ancien  révolu- 
tionnaire par  éducation  et  par  souffrance,  qui  se 
plaisait  à  frapper  sur  le  bourgeois?  Après  avoir 


206  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

dit  ce  qu'avait  de  fâcheux  la  nouvelle  polémique 
religieuse,  il  était  équitable,  croyons-nous,  d'in- 
diquer cette  explication  :  elle  est,  dans  une  certaine 
mesure,  une  excuse  pour  M.  Veuillot,  innocent 
après  tout  du  malheur  de  son  premier  âge,  et  les 
souvenirs  douloureux  qu'il  a  été  le  premier  à  faire 
connaître,  en  inspirant  compassion  pour  l'enfant, 
ne  peuvent  qu'adoucir  le  jugement  porté  sur 
l'homme.  Faut-il  ajouter  qu'en  montrant  comment 
certains  caractères  un  peu  compromettants  de 
cette  polémique  étaient  en  partie  imputables  à  une 
première  éducation  intellectuelle  faite  en  dehors 
du  catholicisme,  on  décharge  aussi,  à  un  autre 
point  de  vue,  la  cause  religieuse  elle-même? 

C'est  le  souci  de  cette  cause  qui  faisait  tant 
regretter  aux  catholiques  les  plus  considérables 
et  les  plus  éclairés,  le  ton  de  certaines  brochures 
et  de  certains  journaux.  De  ce  sentiment  il  im- 
porte d'indiquer  brièvement  les  témoignages,  non 
pour  insister  sur  le  tort  de  quelques  écrivains, 
mais  pour  dégager  la  responsabilité  du  catho- 
licisme et  mettre  en  relief  la  mauvaise  foi  de 
ceux  qui  voulaient  le  rendre  solidaire  des  excès 
de  quelques-uns  de  ses  défenseurs.  Il  était  no- 
toire alors  que  la  majorité  des  évêques  n'approu- 
vait pas  le  tour  donné  aux  polémiques,  et  s'in- 
quiétait de  l'effet*  produit  sut*  la  partie  de  l'opinion 
qu'il  y  avait  chance  et  nécessité  de  conquérir  [. 


1  Foisset,  Vie  du  P.  Lacordaiw,  t.  Il,  fi.  99. 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  207 

a  L'amertume  du  langage  aliène  les  cœurs,  disait 
à  ce  propos  M.  Aflfre  ;  combien  d'hommes,  jus- 
qu'alors paisibles  spectateurs  de  ces  luttes,  se  sont 
irrités  et  sont  descendus  dans  l'arène  pour  défendre 
leurs  droits  si  violemment  attaqués!  combien  de 
personnalités  injurieuses  dont  plusieurs  étaient  de 
graves  injustices  !  Des  hommes  sincèrement  chré- 
tiens ont  été  traités  comme  des  impies.  »  Ayant 
su  que  M.  Saint-Marc  Girardin  avait  été  attaqué, 
l'archevêque  se  hâtait  de  lui  rendre  visite,  en  ré- 
paration de  ce  tort.  Conseils,  menaces  de  désaveu, 
essais  de  comités  de  direction,  il  avait  recours  à 
tout,  mais  vainement,  pour  obtenir  de  Y  Univers 
plus  de  modération  et  de  mesure  l.  Il  jugea  même 
nécessaire  de  blâmer  publiquement  quelques  écrits, 
notamment  le  Monopole  universitaire.  Mais,  peu 
de  jours  après,  Y  Univers  publiait  deux  docu- 
ments :  le  premier  était  une  protestation  dans 
laquelle  M.  Des  Garets  déclarait  «  ne  pouvoir 
accepter  le  blâme  »  de  l'archevêque  de  Paris  ;  le 
second,  une  lettre  par  laquelle  l'évêque  de  Char- 
tres louait  le  pamphlet  en  question,  critiquait 
la  démarche  de  son  métropolitain  et  croyait  de- 
voir informer  le  public  que  ce  titre  de  métro- 
politain, n'était  qu'une  «  prééminence  honori- 
fique, n'entraînant  point  de  supériorité  quant  à 
l'enseignement  ».  M.  Aflïe  fut  fort  ému  de  cet 
incident  :  y  trouvait-il  le  premier  signe  d'un  dés- 


1  Foisset,  Vie  du  P.  Lacordafre,  t.  II,  p.  0.")  à  08. 


208  CH.  UT.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

ordre  dont  il  avait  eu  le  pressentiment  dès  qu'il 
avait  vu  l'importance  prise  par  la  presse,  dans 
l'intérieur  même  de  l'Église?  Il  en  demeura,  dit  un 
de  ses  biographes,  «  pâle  et  défait  pendant  plu- 
sieurs jours  ».  S'il  ne  valait  mieux  abréger  ces 
souvenirs  d'anciennes  dissidences  entre  catholi- 
ques, on  pourrait  citer  les  pages  où  le  «  premier 
évêque  de  France  »  à  cette  époque,  M.  Parisis, 
après  avoir  rendu  hommage  à  la  haute  mission  et 
aux  grands  services  du  journalisme  religieux ,  lui 
adressait  les  plus  graves  et  les  plus  sévères  avertis- 
sements 4.  Bornons-nous  à  un  dernier  témoignage 
d'une  autorité  particulière.  Le  P.  de  Piavignan  ne 
dissimulait  pas  qu'il  désapprouvait  certaines  polé- 
miques; dénoncé,  à  ce  propos,  auprès  du  P.  Roo- 
thaan,  général  des  jésuites,  il  lui  écrivait  : 

Quand  le  livre  du  Monopole  parut,  je  ne  sais  si 
j'ai  appelé  la  situation  créée  par  ce  livre  malheur 
immense;  mais  j'y  ai  vu,  avec  les  esprits  les  plus  gra- 
ves, les  plus  dévoués  à  l'Église  et  à  la  Compagnie, 
un  obstacle  à  des  résultats  que  le  mouvement  reli- 
gieux prononcé  semblait  amener  plus  paisiblement. 
J'ai  blâmé  en  ce  sens  les  formes  injurieuses  du  livre. 
J'ai  pu  exprimer  des  craintes  sur  les  conséquences. 
Quant  à  l'existence  de  la  Compagnie  en  France,  je 
savais  toute  l'irritation  des  hommes  du  pouvoir 
contre  nous  à  ce  sujet.  J'ai  pu  dire  et  penser  que 
cette  publication  ainsi  faite  était  dangereuse,  ino-p- 

s  C<is  de  conscience,  p.  213  à  215. 


roun  la  liberté  de  l'enseignement  200 

portune  peut-être;  je  ne  crois  réellement  pas  avoir 
dit  ni  pensé  autre  chose. 

Et  le  P.  Roothaan  lui  répondait  :  «  J'ai  mainte- 
nant le  cœur  tranquille  et  dilaté.  Votre  conduite 
a  été  celle  d'un  véritable  enfant  de  la  Compagnie. 
Vous  ri  avez  fait,  à  l'égard  du  Monopole,  que 
ce  que  f  ai  fait  moi-même  !.  » 

Le  général  des  jésuites  exprimait  d'ailleurs,  en 
cette  circonstance,  le  sentiment  dominant  à  la 
cour  romaine.  Dès  1843,  le  nonce  désavouait  les 
polémiques  violentes,  dans  ses  conversations  avec 
M.  Guizot  2.  Et  quelques  années  plus  tard,  l'une 
des  premières  paroles  de  Pie  IX  sera  pour  mettre 
les  catholiques  français  en  garde  contre  les  en- 
traînements auxquels  plusieurs  d'entre  eux  n'a- 
vaient pas  toujours  su  résister.  «  11  faut,  dira-t-il, 
continuer  à  réclamer  la  liberté  d'enseignement 
avec  fermeté,  avec  courage ,  mais  aussi  avec  cha^ 
rite.  Nous  autres,  quand  nous  combattons,  nous 

1  Vie  du  P.  de  Ravignan,  par  le  P.  de  Pontlevov,  t.  II, 
p.  272  à -274. 

*  Nous  lisons,  à  la  date  du  4  juin  1843,  dans  un  jour- 
nal inédit  rédigé  par  un  homme  qui  occupait  alors  un 
poste  élevé  au  ministère  des  affaires  étrangères:  «  Le 
nouveau  nonce  est  venu  spontanément  déclarer  à 
M.  Guizot  que  la  cour  de  Rome  désapprouvait  les  atta- 
ques injustes  et  passionnées  dirigées  contre  le  corps 
universitaire.  Il  a  blâmé  sans  réserve  la  polémique  vio- 
lente du  journal  ÏUnivers,  faisant  remarquer  3 'ailleurs 
qu'il  ne  contenait  pas  un  seul  ecclésiastique  parmi  ses 
rédacteurs.  » 


12. 


210  CH..  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

devons  le  faire  toujours  avec  la  confiance  en  Dieu 
dans  le  cœur,  et  la  confiance  en  Dieu  inspire  tou- 
jours la  charité  V» 

VII 

C'est  assez  nous  arrêter  sur  ces  imperfections 
inévitables  dans  les  choses  humaines,  et  qui  ne 
doivent  pas  nous  détourner  de  saisir  et  d'admirer 
l'ensemble  du  mouvement.  Le  mieux  eût  été  sans 
doute  que  la  lutte  ne  fût  pas  nécessaire,  et  que  la 
conciliation  se  fît  dans  les  conditions  où  elle  avait 
été  acceptée,  en  1833,  pour  l'instruction  primaire, 
et  où  elle  avait  été  tentée,  en  1836,  pour  l'instruc- 
tion secondaire.  Mais  du  moment  où  cette  lutte  est 
engagée,  ne  semble-t-il  pas,  à  voir  où  en  sont  les 
catholiques,  au  commencement  de  18/jZu  après  les 
premières  années  de  tâtonnement  et  de  mise  en 
train,  qu'on  assiste  à  un  beau  départ,  que  l'impul- 
sion est  vivement  donnée  et  la  direction  bien  prise  ? 
Le  jeune  leader  a  le  droit  d'être  fier  des  résultats 
obtenus.  Les  évêques  ont  surmonté  définitivement 
leurs  scrupules;  presque  tous,  ils  se  jettent  les 
uns  après  les  autres  dans  la  bataille,  acceptant  le 
terrain  nouveau,  les  armes  d'abord  suspectes,  qu'on 
leur  offrait  ;  et  tout  à  l'heure,  quand  sera  déposé  . 

1  Ces  paroles  ont  été  rapportées  par  l'abbé  Dupanloup, 
auquel  elfes  avaient  été  adressées,  dans  une  brochure 
publiée  en  1847,  sous  ce  titre:  Du  nouveau  projet  de  loi 
sur  la  /ilirrfé  (VcriMio-nemcnt, 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  ^ENSEIGNEMENT  î  \  1 

le  nouveau  projet  de  M.  Yillemain,  on  verra  quelle 
sera  l'unanimité  et  l'énergie  de  leur  intervention. 
Le  clergé  paroissial  proteste  publiquement  contre 
ceux  qui  cherchent  à  le  séparer  des  évêques.  De 
nombreuses  brochures,  des  écrits  de  divers  genres 
révèlent  l'activité  et  l'élan  des  esprits  :  tous,  grâce 
à  Dieu,  ne  ressemblent  pas  à  ceux  qu'il  nous  a 
fallu  blâmer;  bientôt  même  les  publications  du 
P.  de  Ravignan  et  de  l'abbé  Dupanloup  vont  donner 
à  la  polémique  catholique  un  accent  dont  la  dignité 
s'imposera  aux  adversaires  eux-mêmes.  La  presse 
religieuse  se  développe  et  se  fortifie  l.  On  com- 

4  Voici  quoi  ('tait,  vers  1843,  l'état  de  la  presse  catho- 
lique :  l'Univers  avait  environ  2800  abonnés,  il  en  avait 
1800  on  1842  et  en  aura  6000  en  1845.  —  Le  Journal  des 
villes  et  campagnes  faisait  peu  de  polémique,  mais  il 
avait  environ  6500  abonnés,  desservants  ou  maires  de 
communes  rurales.  —  UAmi  de  la  Religion,  très  modéiv, 
légèrement  gallican  à  la  faeon  du  vieux  clergé,  peu  sym- 
pathique à  V Univers,  comptait  1700  lecteurs.  —  Il  faut 
ajouter  la  presso  royaliste,  la  Quotidienne  (3000  abonnés), 
rédigée  par  M.  Laurentie,  dévouée  à  la  liberté  d'onsei- 
gnement,  tout  en  désirant  absorbor  le  «  parti  catholiquo  » 
dans  le  parti  légitimiste,  ot  la  France  do  MM.  Lubis  et 
Dollé  (1400  abonnés).  Quant  à  la  Gazette  de  France 
(3500  abonnés)  sous  la  direction  fantasque  de  M.  do  Go- 
noude,  elle  contrariait  souvent  la  campagne  de  la  liberté 
religieuse. —  Parmi  les  rovues,  il  faut  signaler  les  Annales 
de  philosophie  chrétienne  de  M.  Bonnety,  et  Y  Université 
catholique,  ayant  chacune  environ  700  lectours.  La  plus 
importante  était  le  Correspondant,  qui  vouait  d'être  re- 
constitué en  1843,  et  où  écrivait  l'élite  des  publicistes 
catholiques.  —  En  province,  il  y  avait  une  vingtaine  de 
journaux  oatholiquos,  presque  tous  légitimistes! 


212  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

mence  à  faire  circuler  et  signer  des  pétitions.  Un 
conseil  de  jurisconsultes  s'est  constitué.  Enfin, 
après  des  pourparlers  laborieux,  la  direction  du 
mouvement  se  concentre  aux  mains  d'un  comité 
composé  de  laïques  et  présidé  par  le  comte  de  Mon- 
talembert  :  derrière  ce  comité,  se  groupent  tous 
les  catholiques  agissants. 

Quelle  ardeur  !  et  surtout,  —  en  dépit  des  di- 
vergences que  nous  avons  signalées  et  qui  portaient 
sur  le  ton,  non  sur  le  fond  de  la  polémique,  — 
quelle  union  !  Les  légitimistes,  qui  avaient  été 
d'abord  en  méfiance  à  l'égard  de  la  nouvelle  école 
religieuse,  sont  presque  tous  venus,  avec  un  intel- 
ligent et  généreux  oubli  des  ressentiments  passés, 
prendre  rang  dans  l'armée  catholique;  leurs  ora- 
teurs défendent  la  liberté  d'enseignement  à  la  tri- 
bune de  la  Chambre  des  députés,  et  l'un  des 
signataires  des  ordonnances  de  1828,  M.  de  Yati- 
mesnil,  accepte  noblement,  à  côté  et  au-dessous  de 
M.  de  Montalembert,  la  vice-présidence  du  «  comité 
pour  la  liberté  religieuse  ».  Plus  de  ces  vieilles 
divisions  d'ultramontains  et  de  gallicans  ;  plus  de 
ces  méfiances,  naguère  si  vives,  contre  le  libéra- 
lisme, et  de  ces  controverses  provoquées  par  les 
imprudences  de  X  Avenir  !  Prêtres  et  laïques,  tous 
sont  dévoués  à  la  papauté  et  confiants  dans  les 
institutions  modernes.  Tous,  suivant  la  belle  expres- 
sion du  P.  Lacordaire  parlant  du  P.  de  Ravignan, 
«  servent  la  liberté  chrétienne  sous  les  drapeaux 
de  la  liberté  civile  ».  Et  ceux  qui  soutiennent  le 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  213 

combat  n'ont  pas  le  déplaisir  d'entendre,  au  plus 
fort  de  la  bataille,  un  ami  contester  publiquement 
la  légitimité  même  des  armes  dont  ils  se  servent  ; 
ils  ne  risquent  pas,  pendant  qu'ils  font  bravement 
face  à  l'ennemi  du  dehors,  de  voir  une  partie  de 
ceux  même  qu'ils  défendent  les  fusiller  par  derrière. 
Dans  ce  noble  élan  vers  la  liberté,  n'y  a-t-il  jamais, 
chez  aucun  des  orateurs  ou  des  écrivains,  quelque 
formule  trop  absolue  ?  Reste-t-on  toujours  en  deçà 
de  la  limite,  délicate  à  fixer,  qui  sépare  l'hypothèse 
politique  de  la  thèse  théologique?  Ce  n'est  pas  le 
lieu  de  le  rechercher  :  nous  faisons  de  l'histoire 
non  de  la  doctrine.  En  fait,  on  ne  saisit  alors  au- 
cune plainte,  aucune  dissidence.  Les  principes  sont 
posés,  avec  une  autorité  reconnue  de  tous,  par 
l'ôvêque  de  Langres.  Quant  aux  laïques,  soumis 
avec  bonne  foi  et  simplicité  à  tous  les  enseigne- 
ments de  l'Église,  ardemment  dévoués  au  Saint- 
Siège,  ils  acceptent,  ils  respectent  la  vérité  catho- 
lique tout  entière,  cherchant  seulement,  pour  la 
défendre,  des  moyens  qui  aient  action  sur  les 
contemporains,  en  imposent  aux  adversaires  et 
attirent  la  sympathie  des  spectateurs  sans  parti 
pris. 

Au  même  moment,  comme  pour  augmenter  en- 
core l'éclat  et  la  popularité  de  la  cause  catholique, 
les  prédications  de  Notre-Dame,  qui  avaient  été  le 
point  de  départ  du  mouvement,  reçoivent  un  nou- 
veau développement.  Vers  la  fin  de  1843,  le 
P.  Lacordaire,  alors  arrivé  à  la  pleine  maturité  de 


214  CH.  tir.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

son  talent,  remonte,  à  côté  du  P.  de  Ravignan, 
dans  cette  chaire  qu'il  avait  quittée  en  1836  et  où, 
cinq  ans  après,  il  n'avait  paru  qu'en  passant.  Les 
hommes  de  ce  temps  ont  cette  fortune  incompa- 
rable d'entendre  le  dominicain  pendant  l'A  vent  et 
le  Jésuite  pendant  le  Carême,  tous  deux  attirant  des 
foules  chaque  jour  plus  nombreuses,  plus  émues, 
plus  conquises.  Les  stations  de  Paris  ne  suffisent 
pas  au  zèle  infatigable  des  deux  éloquents  apô- 
tres ;  ils  vont  remuer  par  leur  parole  les  grandes 
villes  de  province,  et  l'enthousiasme  public  y  prend 
parfois  des  proportions  et  un  caractère  plus  ex- 
traordinaires encore.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  régions 
universitaires,  jusqu'à  l'antique  Sorbonne,  où  dans 
ces  jours  vraiment  privilégiés  les  catholiques  ne 
reparaissent  alors  avec  honneur.  Le  savant  M.  Le- 
normant  y  confesse  courageusement  sa  foi  reli- 
gieuse en  face  d'un  public  à  dessein  ameuté.  À 
côté  de  lui,  nous  retrouvons  Ozanam,  le  plus  jeune, 
non  le  moins  éloquent  ni  le  moins  populaire  des 
professeurs  de  la  faculté  !,  sur  la  tombe  duquel 
un  de  ses  anciens,  M.  Victor  Leclerc,  pourra  dire 
qu'il  était  «  cher  à  la  jeunesse,  aimé  de  ses  con- 

*  Ozanam  était  arrivé,  en  1841,  à  la  suppléance  do 
M .  Fauriol,  par  son  succès  relatant  clans  le  premier  grand 
concours  d'agrégation.  Il  devint  professeur  titulaire  en 
1844.  On  me  permettra  d'ailleurs  de  renvoyer,  pour  ce 
qui  regarde  l'enseignement  d'Ozanam,  à  l'article  publié 
par  mon  ami,  M.  François  Beslay,  dans  le  Correspondant 
du  25  décembre  1863.  * 


POUR  LA  LIBERTÉ  DE  l'e.NSEIUiNEMENT 


frères,  honoré  de  tous  »  ;  grâce  à  la  loyauté  char- 
mante, à  la  chaleur  attendrie  et  sympathique  de 
sa  parole,  il  parvient  à  faire  applaudir  par  la  jeu- 
nesse un  enseignement  dont  il  ne  craint  pas  de  faire 
une  apologie  du  christianisme  et  la  réfutation  des 
impiétés  tombées  des  chaires  voisines  *. 

Grand  spectacle,  bien  extraordinaire  pour  qui 
se  rappelle  quelles  étaient  en  France,  peu  d'années 
auparavant ,  les  humiliations  du  catholicisme  !  " 
Aussi  comprend-on  que  l'un  des  hommes  qui  ont 
le  plus  contribué  à  ce  changement,  Lacordaire, 
le  considère  avec  émotion,  et  qu'il  laisse  échapper, 
dans  les  lettres  de  cette  époque,  ces  cris  de  joyeuse 
reconnaissance  et  d'espoir  triomphant  : 

Quelle  différence  entre  1834  et  1844!  Il  a  suffi  de 
dix  ans  pour  changer  toute  la  scène...  Ce  que  nous 
avons  gagné,  dans  cette  dernière  campagne,  en  vé- 
rité, en  force,  en  avenir,  est  à  peine  croyable.  Quand 
même  la  cause  de  la  liberté  de  l'enseignement  serait 
perdue  pour  cinquante  ans,  nous  avons  gagné  plus 

I  Ozanam  écrivait,  le  5  juin  1843  :  «  Pendant  que 
M.  Michelet  et  M.  Quinct  attaquaient  le  catholicisme 
même  sous  le  nom  de  jésuitisme,  j'ai  tâché  de  défendre, 
dans  trois  leçons  consécutives  la  papauté,  les  moines, 
l'obéissance  monastique.  Je  l'ai  fait  devant  un  auditoire 
très  nombreux,  composé  de  ce  même  public  qui  la  veille 
trépignait  ailleurs.  Pourtant  je  n'ai  pas  vu  de  tumulte, 
et  en  continuant  l'histoire  littéraire  d'Italie,  c'est-à-dire 
d'une  des  plus  chrétiennes  contrées  qui  soient  sous  le 
soleil,  je  rencontrerai  à  chaque  pas,  et  je  n'éviterai  ja- 
mais l'occasion  d'établir  l'enseignement,  les  bienfaits, 
les  prodiges  de  l'Église.  » 


216  CH.  HI.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

qu'elle-même,  parce  que  nous  avons  gagné  l'instru- 
ment qui  nous  la  procure  '. 

Ce  succès  rappelle  à  Lacordaire  l'époque  de  ses 
premiers  espoirs,  suivis  d'une  si  prompte  décep- 
tion; il  revoit  l'élan  et  la  chute  de  Y  Avenir  ;  dans 
l'émotion  de  ce  souvenir  et  de  ce  contraste,  sa 
pensée  se  reporte  vers  son  ancien  maître  :  «  Si  ce 
pauvre  abbé  de  Lamennais  avait  voulu  attendre, 
s'écrie-t-il,  quel  moment  pour  lui!...  Il  suffisait 
d'être  humble  et  confiant  dans  l'Église...  Plus 
jeunes  et  plus  simples,  nous  avons  accepté  la  direc- 
tion de  l'Église  ;  nous  avons  reconnu  avec  droiture 
nos  exagérations  de  style  et  même  d'idées,  et 
Dieu...  a  daigné  ne  pas  nous  briser  et  même  se 
servir  de  nous.  »  Aussi  son  humilité  considère-t-elle, 
avec  reconnaissance,  «  la  grande  récompense  don- 
née à  la  soumission  »  et,  avec  effroi,  «  le  châti- 
ment terrible  infligé  à  la  révolte2  ».  Mais  ce  qui  le 
réjouit  le  plus,  c'est  de  voir  qu'on  est  a  en  veine 
d'union  et  d'unité  générales  »  : 

Avez-vous  remarqué  que  c'est  la  première  fois, 
depuis  la  Ligue,  que  l'Église  de  France  n'est  pas  di- 
visée par  des  querelles  et  des  schismes?  Il  n'y  a  pas 
quinze  années  encore,  il  y  avait  des  ultramontains 
et  des  gallicans,  des  cartésiens  et  des  mennaisiens, 
des  jésuites  et  des  gens  qui  ne  l'étaient  pas,  des 

1  Lettres  du  15  mai  et  du  25  juin  1844, 
*  Lettres  du  11  mars  et  du  23  juin  1844. 


POUR  LÀ  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  217 

royalistes  et  des  libéraux,  des  coteries,  des  nuances, 
des  rivalités,  des  misères  sans  fond  ni  rive;  aujour- 
d'hui tout  le  monde  s'embrasse,  les  évêques  parlent 
de  liberté  et  de  droit  commun,  on  accepte  la  presse, 
Sa  Charte,  le  temps  présent.  M.  de  Montalembert  est 
serré  dans  les  bras  des  jésuites;  les  jésuites  dînent 
chez  les  dominicains  ;  il  n'y  a  plus  de  cartésiens,  de 
mennaisiens,  de  gallicans,  d'ultramontains  ;  tout  est 
fondu  et  mêlé  ensemble.  Voilà,  je  vous  l'avoue,  un 
incroyable  spectacle,  un  vrai  tour  de  force  de  la 
Providence,  et  la  lutte  sur  la  liberté  d'enseignement 
n'eùt-elle  servi  qu'à  produire  ce  résultat,  il  faudrait 
encore  la  bénir  à  jamais.  Il  y  a  donc  un  clergé  de 
France,  un  clergé  qui  parle,  qui  écrit,  qui  se  con- 
certe, qui  fait  face  aux  puissances,  professeurs,  jour- 
nalistes, députés  et  princes,  un  clergé  sorti  des  voies 
passées,  ne  s'adressant  plus  au  roi,  mais  à  la  nation, 
à  l'humanité,  à  l'avenir.  Quatorze  ans  et  une  occa- 
sion ont  suffi  pour  cela.  0  altitude* !  Et  que  les  voies 
de  Dieu  ne  sont  pas  nos  voies  !  Je  ne  crois  pas  que 
l'histoire  ecclésiastique  présente  nulle  part  une  aussi 
surprenante  péripétie.  Ah!  chère  amie,  où  allons- 
nous  donc,  et  qu'est-ce  que  Dieu  prépare?  Que  de- 
vons-nous voir  un  jour  {  ? 

Généreuse  confiance,  dont  l'accent  seul  suffit  à 
révéler  qu'alors,  au  début  de  1844,  les  catho- 
liques se  sentaient  à  l'une  de  ces  heures  de  grands 
espoirs,  pendant  lesquelles  on  est  heureux  d'avoir 
vécu,  dussent-elles  être  suivies  plus  tard  de  dou- 


1  Lettre  du  1G  juin  1844. 


13 


218  CH.  III.  LES  CATHOLIQUES  ET  LES  PREMIÈRES  LUTTES 

loureuses  déceptions.  Ils  n'étaient  pas  les  seuls  du 
reste  à  être  frappés  de  la  grandeur  du  spectacle. 
Un  homme  peu  disposé  à  donner  aux  choses,  et 
surtout  aux  choses  religieuses,  plus  d'importance 
qu'elles  n'en  avaient  réellement,  M.  Sainte-Beuve, 
reconnaissait,  à  la  fin  de  18/i3,  que  là  était  désor- 
mais l'intérêt  de  la  politique  :  «  Cela  m'a  tout  l'air, 
disait-il,  d'une  question  qui  vient  se  poser  et  se 
fonder  pour  longtemps  ».  Il  constatait  l'attitude 
si  nouvelle  du  clergé,  et  il  était  obligé  de  confesser 
que  «  l'armée  catholique  était  assez  bien  rangée 
en  bataille,  réclamant  cette  liberté  d'enseignement 
qui,  une  fois  obtenue,  lui  rendrait  sa  sphère  d'ac^ 
tion  et  sa  carrière  d'avenir  » .  C'étaient  «  les  gens 
du  siècle,  les  philosophes,  »  qu'il  avait  besoin  de 
mettre  en  garde  contre  leur  étonnement  «  de  re- 
trouver le  clergé  français  si  puissant1  ».  Que  se 
passait-il  en  effet  de  cet  autre  côté  du  champ  de 
bataille,  chez  les  adversaires  de  la  liberté  d'ensei- 
gnement? C'est  ce  qu'il  importe  maintenant  d'exa- 
miner, avant  de  rechercher  quelle  suite  devait 
avoir  la  campagne  si  brillamment  commencée. 

1  Chroniques  parisiennes,  p.  117,  118. 


CHAPITRE  IV 


LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE  ET  LA  DIVERSION  TENTÉE 
CONTRE  LES  JÉSUITES. 


I.  L'Université  défend  son  monopole.  Comment  l'éclectisme  répond 
aux  reproches  des  catholiques.  Ses  protestations  d'orthodoxie 
ne  sont  pas  prises  au  sérieux.  Renaissance  du  voltairianisme. 
Effroi  et  plaintes  de  la  philosophie  officielle.  —  II.  Les  «  libé- 
raux »  renient  la  liberté  quand  elle  est  demandée  par  les  ca- 
tholiques. Ils  prennent  l'offensive  contre  le  «  parti  prêtre  ».  La 
polémique  contre  les  livres  des  cas  de  conscience.  —  III.  Les 
jésuites  depuis  1830.  Explosion  contre  eux  en  18!|2.  Qui  avait 
donné  le  signal?  Raison  de  cette  diversion.  Le  catholicisme 
attaqué  sous  le  nom  de  jésuitisme.  —  IV.  La  question  des 
jésuites  au  Collège  de  France.  Ce  qu'avaient  été  jusqu'alors 
M.  Quinet  et  M.  Michelet.  Leurs  leçons  contre  les  jésuites. 
Le  scandale  de  ces  cours.  Leur  caractère  antichrétien  et  révo- 
lutionnaire. —  V.  La  défense  des  catholiques  au  sujet  des 
jésuites.  Le  P.  de  Ravignan  et  son  livre  de  l'Existence  et  de 
f  Institut  des  Jésuites.  Étendue  et  raison  de  son  succès. 


I 

Dans  ces  premières  années  de  la  lutte,  quels 
étaient  les  défenseurs  du  monopole?  Que  faisaient- 
ls?  Offraient-ils  un  spectacle  aussi  intéressant  que 
a  petite  armée  catholique?  Retrouvait-on  chez  eux 
e  même  élan,  la  même  nouveauté  généreuse  dans 
es  doctrines,  la  même  hardiesse  à  se  dégager  des 


220        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

préjugés  rétrogrades,  la  même  résolution  habile  et 
heureuse  à  choisir  le  terrain  du  combat,  et,  en  tout, 
ce  je  ne  sais  quoi  qui  révèle  la  cause  en  progrès 
et  présage  le  succès  d'avenir?  Il  semblait,  surtout 
au  premier  moment,  que  ce  fût  l'Université  qui 
soutînt  le  combat  et  fit  face  au  clergé.  Elle  ne  s'é- 
tait pas  encore  approprié  les  idées  si  larges  sur  la 
liberté  d'enseignement,  développées  dès  1836,  par 
un  de  ses  membres  les  plus  dévoués  et  les  plus  émi- 
nents,  M.  Saint-Marc  Girardin  l.  Elle  se  crampon- 
nait, au  contraire,  à  son  monopole  avec  un  égoïsme 
craintif,  et  M.  Sainte-Beuve  ne  pouvait  s'empêcher 
de  relever  alors  le  caractère  «  mesquin  »  de  ces 
«  anxiétés  de  pot-au-feu2  ».  Fallait-il  être  beau- 
coup surpris  de  cette  attitude?  Les  nuilsdu  !\  août 
sont  rares  dans  l'histoire  des  privilégiés.  D'ail- 
leurs, le  tour  pris  à  l'origine  par  une  partie  de  la 
polémique  catholique,  la  façon  dont  celle-ci  avait 
poursuivi,  en  quelque  sorte,  la  déchéance  de  l'Uni- 
versité pour  cause  d'indignité  religieuse  et  morale, 
par-dessus  tout,  les  dénonciations  irritantes  du 
livre  sur  le  Monopole  universitaire,  étaient  de 
nature,  en  blessant  les  amours-propres,  à  provo- 
quer, de  la  part  de  la  corporation  tout  entière, 
une  résistance  plus  passionnée.  C'était,  avec  les 
luttes  actuelles,  une  différence  capitale  qu'il  im- 

1  Voir  le  rapport  de  M.  Saint-Marc  Girardin  sur 
le  projet  de  1836,  chap.  III,  §  I. 

2  Chroniques  parisiennes,  p.  148-149, 


Et  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONïnE  LES  JÉSUITES      2*2 1 

porte  tout  d'abord  de  marquer.  Aujourd'hui,  parmi 
ceux  qui  attaquent  la  liberté  d'enseignement,  nous 
voyons  des  politiciens  engagés  dans  des  manœuvres 
de  partis,  des  jacobins  affamés  de  despotisme,  des 
sectaires  enivrés  de  haine  antireligieuse  :  mais 
nous  ne  voyons  pas  l'Université.  Eclairée  par  trente 
ans  d'expérience  sur  l'innocuité,  bien  plus,  sur 
l'avantage  et  l'honneur  de  la  libre  concurrence, 
elle  se  tient  à  l'écart,  et  si  quelqu'un  de  ses  mem- 
bres se  mêle  à  la  lutte,  c'est  le  plus  souvent  pour 
se  ranger  du  côté  de  La  liberté 

La  première  attaque  de  l'épiscopat  et  de  la 
presse  catholique  avait  porté,  on  s'en  souvient, 
j  sur  l'enseignement  philosophique.  Les  représen- 
1  tants  de  cet  enseignement  témoignèrent  une  grande 
surprise  de  se  voir  accusés  au  nom  du  christia- 
nisme. Ils  se  posèrent  presque  en  persécutés,  tout 
au  moins  en  pacifiques  que  des  voisins  contrai- 
gnaient à  la  lutte  par  leur  esprit  d'empiétement 
et  de  querelle.  lis  oubliaient  volontairement  que  le 
conflit  était  principalement  imputable  à  ceux  qui 
avaient,  depuis  dix  ans,  obstinément  entravé  l'exé- 
cution de  la  promesse  de  la  Charte,  qui  avaient 
fait  échouer,  en  1837,  la  transaction  oiferte  par 
le  gouvernement  et  acceptée  des  catholiques,  qui, 
'  en  1841,  avaient  imposé  à  M.  Villemain  son  ma- 
lencontreux projet  et  fait  ainsi  sortir  l'épiscopat 

•C'est  ce  qu'ont  fait  MM.  Jourdain,  Bouillier,  Albert 
Du  ru  y,  etc. 


222        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

de  la  réserve  patiente  où  il  se  fût  volontiers  main- 
tenu. M.  Cousin  surtout  affecta  des  airs  d'inno- 
cence méconnue  et  indignée.  On  l'entendit  affirmer 
à  la  tribune  du  Luxembourg,  avec  la  solennité 
émue  de  sa  parole,  qu'il  «  ne  s'enseignait  aucune 
proposition  qui  pùt  directement  ou  indirectement 
porter  atteinte  à  la  religion  catholique1  ».  Sans 
doute,  depuis  qu'il  était  passé  de  l'opposition  au 
pouvoir,  le  chef  de  l'éclectisme,  désireux  de  jouir 
en  paix  de  l'autorité  acquise,  avait,  sans  rien  désa- 
vouer ni  rectifier,  laissé  clans  l'ombre  les  parties 
agressives  ou  les  lacunes  suspectes  de  sa  doctrine  ; 
il  avait  même  fait  des  avances  de  courtoisie  au 
christianisme  2.  Peut-être  aussi  y  était-il  poussé 
par  cet  attrait  qui  devait,  jusqu'à  la  dernière  heure, 
le  rapprocher  davantage  de  la  vérité  religieuse, 
sans  le  déterminer  cependant  à  faire  le  pas  suprême. 
Mais  ces  politesses  de  tactique  ou  ces  velléités 
incomplètes  lui  permettaient-elles  de  crier  à  la 
calomnie  et  presque- à  l'ingratitude,  quand  les 
catholiques  dénonçaient  l'insuffisance  et  le  péril 
de  sa  philosophie?  L'autorisaient-elles,  suivant- 
l' expression  de  M.  de  Montalembert,  à  «  traiter 
l'Eglise  de  France  comme  une  protégée  qui  s'é- 
mancipe »  ? 

Ses  protestations  n'avaient  pas,  du  reste,  la 

1  Discours  du  12  mai  1843. 

8  L  u  indépendant,  M.  Taine,  a  fait  une  peinture  assez 
piquante  et  quelque  peu  irrévérente  de  cette  évolution  de 
M.  Cousin.  {Le*  Philosophe*  du  dix-neuviè me  siècle,  p.  306.) 


Eï  L\  DIVERSION  TENTEE  CONTRE  LES  JÉSUITES  219 

chance  d'en  imposer  beaucoup,  non  seulement  aux 
éVêques,  mais  aux  spectateurs  les  moins  suspects 
de  partialité  catholique.  M.  Sainte-Beuve  trouvait 
étrange  la  prétention  de  l'éclectisme.  «  ce  scepti- 
cisme déguisé  »,  de  prendre  place  à  côté  de  la 
religion,  comme  autrefois  le  cartésianisme,  et  la 
défiance  du  clergé  lui  paraissait  fort  naturelle. 
«  L'éclectisme,  ajoutait-il  plaisamment,  ne  serait 
en  réalité  qu'un  compagnon  habile  qui,  tout  en 
respectant  l'autre,  finirait,  j'en  demande  bien  par- 
don, par  le  dévaliser...  Au  bout  de  quelque  temps 
de  ce  voyagé  entre  bons  amis,  le  catholicisme  se 

I  trouverait  fort  dépourvu  et  amoindri  :  il  le  sent, 
aussi  n/accepte-t-il  pas  les  avances,  et  il  tire  à 
boulets  contre  l'ennemi  qui  a  beau  se  pavoiser  de 

!  ses  plus  pacifiques  couleurs.  La  force  des  choses 
l'emporte  l.  »  Un  autre  jour,  il  racontait  à  ce 
propos  une  piquante  anecdote  : 

On  se  souvient  encore  et  l'on  raconte  que,  dans 
son  zèle  pour  la  christianisation  au  moins  appa- 
rente et  officielle  de  l'Université,  Cousin  avait,  il  y  a 

1  quelques  années,  rédigé  —  oui,  rédigé  de  sa  propre 
et  belle  plume  —  un  catéchisme.  Cet  édifiant  caté- 
chisme était  achevé,  imprimé  déjà,  et  allait  se  lancer 
dans  tous  les  rayons  de  la  sphère  universitaire, 

1  quand  on  s'est  aperçu  tout  d'un  coup,  avec  ellVoi, 
qu'on  n'y  avait  oublié  que  d'y  parler  d'une  chose, 
d'une  seule  petite  chose  assez  essentielle  chez  les 


1  Chroniques  parisiennes.  [> .  1 50- 152. 


221        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

catholiques  :  quoi  donc  ?  du  purgatoire.  Il  fallut  vite 
tout  arrêter,  détruire  toute  l'édition  ;  les  philosophes, 
en  fait  de  théologie,  ne  pensent  pas  à  tout  *M 

Le  même  observateur  croyait  parfois  retrouver 
dans  cette  tactique  quelqu'un  de  ces  traits  qui  lui 
faisaient  dire,  un  jour,  de  l'éloquent  philosophe  : 
«  C'est  un  sublime  farceur.  >>  Il  écrivait,  à  la  date 
du  24  mai  1843  : 

Voir,  dans  les  Débats  d'aujourd'hui,  l'allocution  de 
Cousin  à  l'Académie  des  sciences  morales,  à  propos 
du  Spinoza  de  Saisset,  et  la  phrase  sur  la  divine 
providence,  avec  force  inclinaison  de  tête.  C'est  cette 
religion  officielle  de  l'éclectisme  et  du  charlatanisme 
qui  est  un  peu  impatientante.  Lcà  où  d'autres  disent 
les  saintes  Écritures,  Cousin  dit  les  très  saintes 
Écritures 

C'est  à  propos  de  cet  incident  académique  que 
Henri  Heine  s'écriait  avec  Figaro  :  «  Qui  trompe- 
t-on  ici?  »  et  il  reprochait  à  M.  Cousin,  que  ce- 
pendant il  admirait  fort,  ce  qu'il  appelait  son 
«  hypocrisie  »  et  son  «  jésuitisme  3  ».  D'autres 
libres  penseurs  s'exprimaient  plus  brutalement, 
témoin  Proudhon,  qui  écrivait  le  9  mai  1842  : 

4  Chroniques  parisiennes,  p.  119. 
*2Ô2rf.,p  53. 

:i  Lettre  du  8  juillet  1813,  adressée  à  la  Gazette  d'Augs- 
bourg.  {Lutcce,  p.  38G.) 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  225 

J'aurais  voulu  qu'au  moins  un  des  universitaires 
dénoncés,  au  lieu  de  crier  à  la  calomnie,  répondit 
hardiment  :  «  Non  je  ne  suis  plus  catholique,  et 
vous,  vous  êtes  stupides.  »  Mais  ces  messieurs  ont 
préféré  faire  comme  Voltaire,  qui  écrivait  contre  l'in- 
fâme, tout  en  faisant  ses  pâques.  —  C'est  Cousin  qui 
a  fait  la  plus  triste  figure;  quoi  de  plus  ignoble  que 
de  l'entendre  dire  qu'il  croit  cà  la  Trinité,  voire  à 
l'Incarnation,  et  citer  en  preuve  deux  ou  trois  lam- 
beaux de  phrases  platoniques  sur  le  logos,  ce  logos 
qui  n'eut  jamais  le  sens  commun?  Tout  cela  est  in- 
digne '. 

M.  Cousin  avait  du  malheur  :  à  l'heure  où 
il  s'efforçait  de  faire  prendre  au  sérieux  ses 
protestations,  celles-ci  étaient  contredites  par  la 
franchise  imprudente  de  plusieurs  de  ses  profes- 
seurs. Au  moment  où  il  tâchait  de  convaincre  les 
autres  et  où  il  se  persuadait  peut-être  lui-même  de 
l'orthodoxie  de  sa  doctrine,  ses  plus  chers  dis- 
ciples, soit  dans  leur  enseignement,  soit  dans  leurs 
écrits  et  jusque  dans  leurs  réponses  aux  critiques 
catholiques,  laissaient  voir  le  scepticisme  qui 
était  au  fond  et  surtout  au  ternie  de  cette  doctrine  ; 
ils  trahissaient  leur  hostilité  dédaigneuse  à  l'égard 
de  cette  Eglise  si  savamment  caressée  par  le  maître. 
Chaque  jour  les  catholiques  aux  aguets  pouvaient 
relever  quelque  fait  de  ce  genre.  À  cette  époque,  la 
publication  des  fragments  posthumes  de  M.  Jouf- 

1  Correspondance  de  Proudhon. 

13. 


2*26        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

froy  ne  donnait-elle  pas  un  démenti  plus  retentis- 
sant encore  à  ceux  qui  soutenaient  que  la  philoso- 
phie officielle  était  pour  le  moins  inoffensive  au 
point  de  vue  religieux?  La  séparation  douloureuse 
du  christianisme  y  apparaissait  et  y  était  comme 
confessée  en  des  pages  mémorables  et  navrantes. 
Vainement  l'éditeur,  disciple  de  M.  Cousin,  M.  Da- 
miron,  avait-il,  afin  de  se  conformer  à  la  tactique 
du  maître,  mutilé  le  texte,  et  en  avait-il  retiré  les 
négations  par  trop  vives,  il  n'avait  pu  en  effacer 
assez  pour  que  la  rupture  n'éclatât  pas  à  tous  les 
yeux;  la  maladresse  même  de  cette  mutilation, 
bientôt  découverte  et  dénoncée  avec  fracas  par  des 
libres  penseurs  plus  hardis,  n'avait  fait  que  mettre 
davantage  en  lumière  ce  qu'on  avait  cherché  à 
dissimuler. 

Il  était  dans  l'Université  une  école  qui,  rebelle 
à  l'éclectisme,  ne  se  gênait  pas  pour  dévoiler  et 
railler  ce  qu'elle  appelait  les  timidités  hypocrites 
de  la  philosophie  d'Etat.  La  Revue  indépendante 
était  fondée  pour  servir  d'organe  à  cette  école.  Par 
une  sorte  de  malice,  elle  reproduisait,  en  tête  de 
son  premier  numéro,  le  fameux  article  que  le  plus 
illustre  allié  de  M.  Cousin,  Jouffroy,  avait  publié, 
en  1825,  dans  le  Globe,  sous  ce  titre:  Comment 
les  dogmes  finissent.  M.  Génin,  ancien  élève  de 
l'École  normale  et  professeur  de  faculté,  polémiste 
durement  passionné,  des  écrits  duquel  M.  Sainte- 
Beuve  disait  alors  :  «  C'est  acre,  violent  et  du  pur 
dix-huitième  siècle,  »  —  raillait,  dans  cette  revue, 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  227 

((  les  hommages  d'une  sincérité  suspecte  »  rendus 
par  l'éclectisme  à  la  religion,  et  «  les  efforts  pour 
concilier,  du  moins  en  public,  le  catholicisme  et 
la  philosophie  » .  Tel  était  aussi  le  langage  de 
M.  Quinet,  qui  venait  de  quitter  la  faculté  des 
lettres  de  Lyon  pour  le  Collège  de  France.  Avant 
même  d'avoir  pris  l'attitude  violente  que  nous  au- 
rons plus  tard  à  signaler,  il  protestait  contre  «  les 
concessions  trompeuses  »  de  la  philosophie  ofli- 
cielle,et  il  ajoutait  : 

La  philosophie  s'est  vantée  d'être  orthodoxe  ;  dé- 
guisant ses  doctrines,  elle  a  souvent  affecté  le  lan- 
gage de  l'Eglise  ;  après  l'avoir  bouleversée  au  siècle 
dernier,  elle  a  prétendu,  dans  celui-ci,  la  réparer 
sans  la  changer.  Dans  cette  confusion  des  rôles,  que 
de  pensées,  que  d'esprits  ont  été  faussés  !  et  pour 
résultat  quelle  stérilité!..  Que  devenait  la  philoso- 
phie sous  son  masque  de  chaque  jour?  Obligée  de 
détourner  le  sens  de  chacune  de  ses  pensées,  se  mé- 
nageant toujours  une  double  issue,  Tune  vers  le 
monde,  l'autre  vers  l'Église,  parlant  à  double  en- 
tente, elle  retournait  à  grands  pas  vers  la  scolas- 
tique...  Il  faut  même  à  un  certain  point,  féliciter  l'É- 
glise de  s'être  lassée  la  première  de  la  trêve  menteuse 
que  l'on  avait  achetée  si  chèrement  de  part  et 
d'autre... 

Puis,  faisant  allusion  aux  protestations  d'ortho- 
doxie prodiguées  par  M.  Cousin,  au  nom  de  l'Uni- 
versité, il  ajoutait  :  «  A-t-on  bien  songé  cependant 


228        CHAPITRE  IV,  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

à  quoi  l'on  s'engage  quand  on  parle  d'un  enseigne- 
ment strictement  catholique  1  ?  » 

A  ces  dissidents  se  joignait  M.  Libri.  Ce  réfugié 
italien,  de  vive  et  souple  intelligence  et  de  petite 
moralité,  qui  devait  se  faire  plus  tard  un  renom 
criminel  par  son  trop  de  goût  pour  les  livres  de  nos 
bibliothèques,  était  alors  en  grande  faveur  clans  le 
monde  universitaire.  Sa  fortune  avait  été  singu- 
lièrement rapide  :  naturalisé  Français,  il  était  de- 
venu bientôt,  et  presque  coup  sur  coup,  membre 
de  l'Institut,  professeur  à  la  faculté  des  sciences 
et  au  Collège  de  France,  membre  du  Conseil  aca- 
démique de  Paris,  officier  de  la  Légion  d'honneur. 
Il  se  jeta  avec  passion  dans  les  polémiques  de  la 
liberté  d'enseignement,  et  publia,  en  1843  et  18M, 
sous  ce  titre  :  Lettres  sur  le  clergé  et  la  liberté' 
d'enseignement,  le  plus  perfide  et  le  plus  haineux 
des  pamphlets  2.  Plus  aucune  trace  des  précau- 
tions de  M.  Cousin.  «  C'est  un  philosophe  du  dix- 
huitième  siècle,  écrivait  alors  M.  Sainte-Beuve,  qui 
pousse  sa  pointe  à  travers  ce  débat,  et  ne  songe  qu'à 
frapper  son  vieil  ennemi.  »  La  note  était  même 
un  peu  aiguë  pour  l'opinion  régnante  ;  «c'est,  disait- 
on,  trop  voltairien  et  trop  dix-huitième  siècle  3  ». 

Plus,  en  effet  la  lutte  s'animait,  plus  on  voyait 

1  Un  mot  sur  la  polémique  religieuse.  (Revue  des  Deux 
Mondes  du  15  avril  1 842.) 

-  Quelques  unes  de  ers  Lettre.;  parurent  dans  la  Revue 

des  Deux  Mond/js. 

3  Chroniques  parisiennes,  p.  38  et  210. 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  229 

reparaître  cet  esprit  du  dix-huitième  siècle  que 
l'éclectisme  s'était  flatté  d'avoir  chassé  et  rem- 
placé. On  évoquait  ce  nom  de  Voltaire  auquel  on 
revient  fatalement  dans  toute  lutte  cle  ce  genre.  A 
tort  ou  à  raison,  on  prêtait  à  M.  Thiers  ce  mot  : 
«  11  est  temps  de  mettre  la  main  de  Voltaire  sur 
ces  gens-là.  »  Il  est  vrai  que  cet  homme  d'Etat 
avait  peine  à  reconnaître,  autour  de  lui,  les  descen- 
dants du  philosophe  de  Ferney  :  «  S'il  vient  un 
nouveau  Voltaire,  disait-il  avec  finesse  dans  un  des 
bureaux  de  la  Chambre,  je  souhaite  qu'il  ait  au- 
tant de  bon  sens  que  le  premier.  »  Et  un  autre 
délicat,  M.  Sainte-Beuve,  écrivait,  à  la  vue  de  cette 
campagne  :  n  C'est  bien  peu  imiter  Voltaire  que  de 
faire  cela.  Que  ferait  donc  Voltaire  de  nos  jours? 
Oh  !  je  ne  sais  quoi,  mais  tout  autre  chose.  »  Il 
n'était  pas  jusqu'à  l'Académie  française  qu'on  ne 
mêlât  aussi,  un  peu  par  surprise,  à  cette  mise  en 
scène  voltairienne.  En  juin  1842,  sur  la  propo- 
sition de  M.  Dupaty,  elle  mettait  au  concours  «  l'é- 
loge n  de  Voltaire,  dette  résolution,  combattue 
par  M.  Molé  et  M.  de  Salvandy,  avait  été  appuyée 
par  M.  Mignet,  et  même  par  M.  Cousin,  oublieux, 
en  cette  circonstance,  des  prudences  de  sa  tac- 
tique. L'émotion  fût  vive,  et  chacun  y  vit  une  ma- 
nifestation. Pour  en  atténuer  le  caractère,  l'Aca- 
démie substitua  après  coup,  dans  le  programme  du 
concours,  le  mot  de  «  discours  »  à  celui  «  d'éloge.  » 

Le  feu  duc  de  Broglie  le  disait  énergiquement 
au  roi,  dans  une  conversation  deja  citée  :  c'est  le 


230        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

malheur  de  tous  ceux  qui  engagent  une  lutte  avec 
le  clergé,  d'avoir  bientôt  «  contre  eux  toutes  les 
bonnes  âmes,  et  pour  eux  tous  les  vauriens  ». 
L'Université  en  faisait  alors  l'épreuve;  il  suffisait 
de  lire  ce  qui  se  publiait  dans  certaines  brochures, 
et  particulièrement  ce  qu'écrivaient  dans  les  jour- 
naux les  plus  bruyants  de  ses  défenseurs.  Une 
telle  polémique  ne  contribuait  pas  peu  à  déranger 
la  tactique  de  ceux  qui  auraient  voulu  ne  pas  four- 
nir de  prise  trop  apparente  aux  critiques  du  clergé. 
De  tout  temps,  parmi  les  membres  du  corps  ensei- 
gnant, parmi  les  anciens  élèves  de  l'École  nor- 
male, à  côté  de  ces  professeurs  modestes,  labo- 
rieux, consciencieux,  tout  entiers  à  leurs  devoirs 
pédagogiques,  il  y  a  eu  des  esprits  agités,  ambi- 
tieux, incapables  de  s'en  tenir  aux  devoirs  de  leur 
état  ;  ceux-ci  se  jettent  d'ordinaire  dans  les  che- 
mins de  traverse  du  journalisme,  y  apportant,  avec 
le  talent  qu'on  leur  a  fait  acquérir  pour  une  autre 
œuvre,  l'amertume  inquiète  de  tous  les  déclassés, 
nous  allions  dire  de  tous  les  défroqués,  le  goût  des 
révoltes  intellectuelles  et  religieuses,  la  préten- 
tion de  parler  au  nom  du  corps  dans  lequel  ils  n'ont 
pu  rester  et  qu'ils  compromettent  au  lieu  de  le 
servir.  C'étaient  eux  qui  alors,  "dispersés  dons  les 
divers  journaux,  y  défendaient  la  cause  univer- 
sitaire ;  ils  le  faisaient  avec  une  âpreté  et  une  vio- 
lence qui  leur  donnaient  peu  de  droit  à  se  plaindre 
de  la  vivacité  regrettable  de  certains  écrits  catho- 
liques et  à  se  voiler  la  face  devant  les  exagérations 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  231 

du  livre  du  Monopole.  Ils  répondaient  aux  plus 
graves  réclamations  des  prélats,  en  dénonçant  «  l'é- 
meute épiscopale  »  et  en  parlant  de  «  l'insolence  de 
ces  gens-là  »  ;  mais  surtout  ils  donnaient  à  la  po- 
lémique universitaire  un  caractère  de  plus  en  plus 
antichrétien.  Tel  était  le  langage  de  tous  les  jour- 
naux de  gauche  ou  de  centre  gauche,  du  National, 
où  écrivait  M.  Génin,  du  Courrier  français,  qui 
déclarait  que  «  le  clergé  était  un  ennemi  devant 
lequel  il  ne  fallait  jamais  poser  les  armes  » ,  du 
Constitutionnel,  rédigé  encore  à  cette  époque  par 
les  survivants  du  dix-huitième  siècle;  tel  était  aussi 
celui  de  la  principale  feuille  conservatrice  d'alors, 
de  l'organe  attitré  du  ministère,  de  la  cour  et  du 
gouvernement  :  obéissant  moins  aux  inspirations 
de  ses  patrons  politiques  qu'aux  passions  et  aux 
ressentiments  propres  de  plusieurs  de  ses  rédac- 
teurs, universitaires  personnellement  atteints  par 
les  plaintes  des  catholiques,  le  Journal  des  Débats 
faisait  campagne  avec  les  feuilles  contre  lesquelles 
il  défendait  chaque  jour  la  monarchie  ;  il  refusait 
de  voir  que  les  passions  qu'il  servait  ainsi  étaient 
des  passions  révolutionnaires,  menaçant  autant  le 
gouvernement  que  l'Église,  et  il  se  faisait  remar- 
quer, entre  tous  les  autres  journaux,  par  la  viva- 
cité de  sa  polémique  antireligieuse,  et  notamment 
par  une  sorte  de  spécialité  à  reproduire  le  vieil 
accent  voltairien1.  «  Voltaire,  s'écriait-il,  désor- 


1  Le  Journal  des  Débats  disait  par  exemple,  quelques 


232        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  UU  MONOPOLE 

mais  c'est  notre  épée,  c'est  notre  bouclier  !  »  Un 
des  arnis  politiques  de  cette  feuille,  nullement  favo- 
rable aux  réclamations  du  clergé,  mais  observateur 
de  sang-froid,  écrivait  alors,  dans  des  notes  iné- 
dites, rédigées  au  jour  le  jour  :  «  Le  Journal  des 
Débats  se  distingue  par  l'ardeur,  la  passion  voltai- 
rienne,  avec  laquelle  il  attaque  le  clergé.  C'est  tout 
au  plus  s'il  a  la  précaution  de  mêler  à  ses  argu- 
ments et  à  ses  épigrammes  quelques  protestations 
banales  et  vagues  en  faveur  cle  la  religion.  Il 
ramasse  avec  soin  tout  ce  qui  lui  paraît  propre  à 
discréditer,  à  ridiculiser  le  catholicisme.  »  Aussi 
M.  de  Tocqueville,  après  avoir  constaté  que  tous  les 
journaux  étaient  «  dans  un  paroxysme  de  vraie 
fureur  »  contre  le  clergé  et  contre  la  religion  elle- 
même,  ajoutait  que,  sur  ce  point,  «  les  journaux  du 
gouvernement  étaient  peut-être  pires  que  ceux  de 
l'opposition 1  » .  Seul,  de  toute  la  presse,  le  Journal 
des  Débats  obtint  plus  tard  cet  honneur  particu- 
lier, qu'un  évêque  crut  devoir  ordonner  des  prières, 

années  plus  tard,  en  réponse  à  ceux  qui  se  plaignaient 
des  entraves  apportées  à  la  propagande  chrétienne  en 
Algérie  :  «  C'est  à  tort  qu'on  nous  lait  une  mauvaise  ré- 
putation :  on  dit  que  nous  ne  croyons  à  rien;  le  fait  est 
que  nous  croyons  à  tout.  Nous  protégeons  également 
l'Evangile  et  le  Coran  ;  nous  bâtissons  à  la  fois  des  églises 
et  des  mosquées,  et  notre  drapeau  flotte  impartialement 
sur  la  croix,  et  le  croissant.  Il  n'y  a  donc  pas  de  danger 
que  les  musulmans  nous  soupçonnent  de  n'avoir  pas  de 
religion  :  car  nous  les  avons  toutes,  en  y  comprenant  la 
leur.  » 

1  Lettre  du  0  décembre  1843. 


KT   LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  233 

en  réparation  des  impiétés  d'un  de  ses  articles.  Ce 
qui  paraissait  sacrilège  aux  rédacteurs  de  cette 
feuille,  c'était  la  moindre  attaque  contre  l'Univer- 
sité, dont  l'un  d'eux,  M.  Cuvillier-Fleury,  décla- 
rait la  cause  «  sainte  »  ;  ces  attaques  causaient 
même  à  cet  écrivain  une  telle  émotion,  qu'il  en 
venait,  dans  un  style  qui,  cette  fois,  n'avait  rien 
de  Voltaire,  à  les  qualifier  d'œuvres  «  de  quelques 
plumes  honteuses,  trempées  dans  le  fiel  d'une  réac- 
tion avortée  1  » . 

Nous  voilà  bien  au  delà  des  limites  prudentes  où 
M.  Cousin  aurait  voulu  d'abord  renfermer  la  justi- 
fication de  l'Université.  Aussi  l'un  de  ses  disciples 
les  plus  autorisés,  M.  Saisset,  finissait-il  par  pous- 
ser un  cri  d'alarme  sur  ce  qu'il  appelait  la  Renais- 
sance du  voltairianisme  2.  Il  prenait  sans  doute 
beaucoup  de  précautions  oratoires,  déclarait  «  ab- 
soudre pleinement  le  voltairianisme  dans  le  passé 
et  ne  senlir  pour  lui  qu'une  juste  reconnaissance  »  ; 
il  proclamait  a  n'admettre  »,  pour  son  compte, 
«  aucune  vérité  surnaturelle  »  et  ne  reconnaître 
«  d'autre  source  de  vérité,  parmi  les  hommes,  que 
la  raison  »  ;  mais  il  s'effrayait  de  voir  que  des  alliés, 
plus  logiques  et  plus  impatients  —  on  dirait  aujour- 
d'hui moins  «  opportunistes  »  —  concluaient  à  la 
destruction  immédiate  des  institutions  religieuses, 

1  Discours  prononcé  par  M.  Cuvillier-Fleury  à  uuc 
réunion  des  anciens  élèves  de  Louis-le-Grand,  présidée 
par  M.  Villemaio  (22  décembre  1844). 

3  Revue  des  Deux  Mondes  du  Ier  février  1845. 


234        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

et  il  confessait,  d'une  façon  assez  naïve,  la  terreur 
ressentie  par  la  philosophie  officielle,  à  la  vue  des 
responsabilités  qui,  dans  ce  cas,  pèseraient  sur 
elle  : 

Il  y  a,  dans  le  monde,  deux  puissances  spirituelles, 
la  religion  chrétienne  et  la  philosophie.  La  philoso- 
phie est-elle  capable,  à  l'époque  où  nous  sommes, 
d'exercer  à  elle  seule  le  ministère  spirituel  ?  Voilà  la 
véritable  question...  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'avoir  plus 
ou  moins  de  courage,  mais  d'avoir  plus  ou  moins  dé 
bon  sens...  Voilà  les  philosophes  chargés  de  parler 
aux  hommes  de  Dieu  et  de  la  vie  future...  L'homme 
du  peuple,  courbé  sur  le  sillon,  s'arrête,  pour  songer 
à  Dieu,  pour  se  relever  dans  cette  pensée.  Il  sent 
peser  sur  lui  le  fardeau  de  la  responsabilité  morale, 
et  le  mystère  de  la  destinée  humaine.  Qui  lui  parlera 
de  Dieu?  Seront-ce  les  philosophes?  Les  philosophes 
font  des  livres.  Qu'importe  au  peuple,  qui  ne  les  peut 
lire,  et  qui,  s'il  les  lisait,  ne  les  comprendrait  pas?.... 
D'ailleurs,  tout  besoin  universel  de  la  nature  hu- 
maine demande  un  développement  régulier.  Si  ce 
besoin  est  laissé  à  lui-même,  il  se  déprave,  il  s'égare. 
Supposez  le  peuple  le  plus  éclairé  de  l'Europe  mo- 
derne, privé  d'institutions  religieuses  :  voilà  la  porte 
ouverte  à  toutes  les  folies.  Les  sectes  vont  naître  par 
milliers.  Les  rues  vont  se  remplir  de  prophètes  et  de 
messies.  Chaque  père  de  famille  sera  pontife  d'une 
religion  différente.  Si  donc  la  philosophie  veut  exer- 
cer le  ministère  spirituel,  il  faut  qu'elle  lutte  contre 
cette  anarchie  de  croyances  individuelles,  qu'elle 
donne  aux  hommes  un  symbole  de  foi,  un  caté- 
chisme... Or  ce  catéchisme  si  nécessaire,  qui  le  coin- 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  235 


posera?  Un  concile  de  philosophes  ?  Qui  déléguera 
leurs  pouvoirs  à  ces  nouveaux  docteurs?  On  peut  se 
passer  à  la  rigueur  d'une  église  ou  d'un  pape  ;  mais 
encore  faut-il  un  évangile.  Quel  homme  osera  dire  : 
Voilà  l'évangile  de  l'humanité?  Et,  s'il  en  est  un 
assez  orgueilleux  pour  le  dire,  en  trouvera-t-il  un 
autre  qui  veuille  le  croire  ?  S'il  est  donc  une  chose 
palpable,  évidente  à  tout  homme  de  bon  sens,  c'est 
que  la  philosophie  est  incapable  de  se  charger  à  elle 
seule  du  ministère  spirituel  dans  les  sociétés  mo- 
dernes. 

Les  indépendants  avaient  beau  jeu  contre  M.  Sais- 
set.  Après  l'avoir  traité  de  «  jeune  homme  »,  de 
((  jésuite  »,  et  l'avoir  déclaré  digne  d'écrire  dans 
Y  Univers,  M.  Génin  montrait  comment,  au  fond  et 
de  son  propre  aveu,  le  défenseur  de  l'éclectisme 
n'était  pas  plus  chrétien  que  ceux  qu'il  blâmait; 
comment  il  voyait,  ainsi  qu'eux,  dans  le  christia- 
nisme, une  religion  fausse  ;  comment  enfin  sa  thèse 
aboutissait  à  a  écraser  la  vérité  dangereuse,  pour 
prêter  la  main  à  une  imposture  utile  ».  Puis,  s'a- 
musant  des  timidités  contradictoires  de  M.  Cousin, 
il  ajoutait  avec  malice  :  «  Franchement,  j'avais  cru 
l'article  de  M.  Saisset  inspiré,  suggéré  peut-être, 
par  M.  Cousin.  Tout  le  monde  s'y  est  trompé.  Mais 
M  Cousin  dément  ce  bruit  en  tërtnès  formels  et 
qui  ne  permettent  pas  le  doute.  »  Une  telle  polé- 
mique n'était  pas  faite  pour  déplaire  aux  catholi- 
ques :  ceux-ci  y  trouvaient  la  confirmation  de  ce 
qu'ils  avaient  toujours  dit  sur  la  négation  reli- 


236        CHAPITRE  IX.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

gieuse  qui  faisait  le  fond  de  la  philosophie  officielle. 
Et  n'étaient-ils  pas  fondés  à  demander  de  quel 
droit  cette  philosophie,  si  épouvantée  à  la  pensée 
de  recueillir  la  succession  de  la  religion  détruite, 
prétendait,  après  un  tel  aveu  d'impuissance,  former 
seule  les  jeunes  intelligences,  et  refuser  aux  minis- 
tres de  cette  religion  la  liberté  de  prendre  part  à 
l'enseignement?  Ainsi,  entre  leurs  adversaires 
de  droite  et  leurs  alliés  de  gauche,  la  situation  des 
doctrinaires  de  l'Université  était  de  moins  en  moins 
tenable. 

II 

Les  partisans  du  monopole  avaient  eu  peine  à 
se  défendre  contre  l'évêque  de  Chartres  et  contre 
les  écrivains  qui,  à  sa  suite,  avaient  dénoncé  l'en- 
seignement philosophique  et  religieux  de  l'Univer- 
sité; étaient-ils  plus  heureux  contre  ceux  qui, 
comme  M.  de  AJontalembert  et  Mgr  Parisis,  por- 
taient ailleurs  la  controverse,  et  réclamaient,  au 
nom  de  la  Charte,  de  la  justice,  du  bon  sens,  la 
liberté  pour  tous?  Découvrait-on  quelque  bon  argu- 
ment pour  justifier  l'obligation,  imposée  à  tous  les 
enfants,  de  subir  un  enseignement  que  leurs  pa- 
rents, à  tort  ou  à  raison,  trouvaient  mauvais  et  dan- 
gereux? La  thèse  était  au  moins  ingrate.  Cepen- 
dant un  magistrat  de  quelque  renom,  héritier  des 
légistes  du  bas-empire  et  futur  théoricien  du  césa- 
risme  moderne,  M.  Troplong,  lisait,  en  18/13  et 
1844,  à  l'Académie  des  sciences  morales,  un  mé- 


ET  LA  DIVERSION  TESTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  "237 

moire  sur  le  pouvoir  de  F  État  dans  renseignement, 
d'après  l'ancien  droit  public  français.  Sans  pren- 
dre explicitement  parti  dans  la  controverse  con- 
temporaine, il  soutenait  qu'autrefois,  en  France, 
l'éducation  était  un  «  droit  régalien  »,  une  sorte  de 
«  propriété  de  l'État  »,  et  que  la  liberté  d'ensei- 
gnement était  une  idée  toute  récente.  Aussitôt  les 
«  libéraux))  de  la  presse,  ne  se  rappelant  plus  que, 
jusqu'alors,  la  marque  de  l'ancien  régime  n'était 
pas  une  recommandation  à  leurs  yeux,  applaudis- 
saient à  cette  thèse,  opposaient  à  la  liberté  moderne 
le  vieux  droit  évoqué  et  du  reste  souvent  mal  com- 
pris par  M.  ïroplong.  ('/était  merveille  de  voir  l'ai- 
sance avec  laquelle  presque  tous  les  écrivains  de 
gauche  oubliaient  que  la  liberté  d'enseignement 
avait  été  un  des  articles  de  leur  programme,  que 
leurs  maîtres  du  Censeur  et  du  Globe  l'avaient 
proclamée  sous  la  Restauration,  que  leurs  amis 
l'avaient  insérée  dans  la  Charte  de  1830  et  s'étaient 
montrés  les  plus  vifs  à  critiquer  l'Université  dans 
la  discussion  de  18*37.  Le  Natiônal,  en  1S42,  était 
encore  un  adversaire  du  monopole;  il  déclarait 
alors  «  l'éducation  >j  de  l'Etat  «  impie,  immorale, 
incohérente  »  ;  c'était,  à  ses  yeux,  une  «  école  d'é- 
goïsme  et  de  corruption  prématurée  »,  et  «  l'Uni- 
versité »  n'était  qu'une  «  caisse  »  ;  mais  bientôt, 
par  haine  du  clergé  et  sous  l'impulsion  de  son  col- 
laborateur, M.  Génin,  il  devenait  l'un  des  défen- 
seurs les  plus  passionnés  de  ce  monopole,  et  criait 

aux  congrégations  religieuses    «  On  ne  vous  doit 

r 


238        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 


que  l'expulsion!  »  Le  Temps,  dès  1841,  deman- 
dait qu'on  «  déclarât,  par  une  loi,  l'incompatibilité 
des  fonctions  de  prêtre  avec  celles  de  professeur» . 
Le  Courrier  français,  en  février  1842,  disait  de 
ceux  qu'il  appelait  «  les  prêtres  intolérants  »  : 
«  Qu'ils  prennent  garde  d'éveiller  chez  nous  cette 
autre  espèce  d'intolérance  que  les  disciples  du  dix- 
huitième  siècle  montrèrent  en  1793.  »  Les  feuilles 
ministérielles  n'avaient  pas  plus  de  scrupule,  et 
c'était  le  Journal  des  Débats  qui,  pour  se  débar- 
rasser de  la  promesse  de  la  Charte,  répondait  allè- 
grement que  les  catholiques  n'avaient  pas  qualité 
pour  invoquer  cette  Charte,  faite  «  non  pour  eux 
et  par  eux,  mais  contre  eux  ».  On  ne  trouvait  guère 
quelque  pudeur  libérale  que  clans  le  Commerce, 
organe  du  petit  groupe  Tocqueville,  dans  la  Presse 
de  M.  de  Girardin,  et,  par  intermittence,  dans  la 
Réforme,  feuille  radicale.  Aussi,  avec  quel  accent 
de  mépris  douloureux  M.  de  Montalembert  stigma- 
tisait, à  la  tribune,  cette  palinodie,  dont  alors  on 
avait  encore  la  naïveté  d'être  surpris  : 

Un  fait  infiniment  douloureux,  c'est  l'accueil  qui 
a  été  fait  à  cette  grande  évolution  de  l'esprit  catho- 
lique, par  les  hommes  qui,  parmi  nous,  ontlongtemps 
usurpé  le  monopole  du  libéralisme.  Je  ne  sache  rien, 
pour  ma  part,  de  plus  propre  à  donner  une  idée  mi- 
sérable des  préventions  et  des  passions  de  notre 
temps...  11  faut  le  dire  avec  tristesse  :  dès  que  ces 
prétendus  libéraux  ont  vu  que  la  liberté  pouvait  et 
devait  profiter  au  catholicisme,  ils  l'ont  reniée,  et  ils 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  239 


ont  évoqué  contre  nous  toutes  les  traditions  et  ton  les 
les  ressources  de  la  tyrannie  1 .  —  ...  Chose  étrange  ! 
Chaque  fois  qu'il  arrive  au  moindre  citoyen  d'élever 
une  plainte  contre  ce  qui  le  gêne  ou  l'opprime,  aus- 
sitôt il  rencontre  de  nombreuses  sympathies...  Mais 
chaque  fois  qu'un  évéque,  qu'un  prêtre,  qu'un  catho- 
lique élève  la  voix  et  proteste  au  nom  de  son  opinion, 
de  sa  conscience,  aussitôt  une  meute  acharnée  de 
journalistes...  se  déchaîne  contre  lui,  on  cherche  à 
présenter  soit  comme  un  forfait,  soit  comme  une 
grave  inconvenance,  chez  lui,  ce  qui  est  le  droit  na- 
turel et  habituel  des  autres  citoyens  -\ 

Devant  ces  reproches  accablants,  on  n'avait  qu'à 
baisser  la  tête,  et  la  défensive,  sur  ce  point,  ne 
paraissait  aux  champions  de  l'Université  ni  plus 
agréable,  ni  moins  gênante  que  sur  la  question 
philosophique.  Ne  devaient-ils  pas,  dès  lors,  cher- 
cher à  prendre  l'offensive  à  leur  tour,  en  choisissant 
quelque  sujet  d'attaque  où  la  passion  put  facile- 
ment l'emporter  sur  la  raison?  Telle  est  l'explication 
des  diversions  où  les  défenseurs  du  monopole  firent 
bientôt  en  sorte  de  porter  tout  l'effort  de  la  lutte. 

On  essaya  d'abord  de  ressusciter  le  vieux  fan- 
tôme du  «  parti  prêtre  »  dont  il  avait  été  fait  si 
grand  usage  sous  la  Restauration.  On  se  mit  à  dé- 
noncer le  clergé  comme  travaillant  à  s'emparer  du 
monopole  et  à  établir  sa  domination  politique. 
Mais,  au  lendemain  de  1830,  avec  «  un  gouverne- 

1  Discours  du  13  janvier  1845. 
•  a  Discours  du  16  avril  18-44. 


240        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

ment  qu'on  ne  confessait  pas  »  *,  il  était  malaisé 
d'éveiller,  sur  ce  point,  de  bien  sérieuses  alarmes  : 
d'ailleurs,  à  ces  accusations,  tous  les  défenseurs 
de  l'Église,  depuis  les  évêques  jusqu'aux  journa- 
listes, opposaient  le  plus  énergique  démenti,  dé- 
clarant, avec  une  unanimité  embarrassante  pour 
leurs  adversaires,  ne  vouloir  que  la  liberté  et  la 
liberté  pour  tous.  On  eut  recours  à  une  insinua- 
tion plus  précise  :  la  campagne  de  la  liberté  d'en- 
seignement, disait-on,  cachait  une  manœuvre  car- 
liste; et  le  Journal  des  Débats,  en  1843,  découvrait 
une  relation  entre  la  publication  de  tel  manifeste 
de  M.  de  Montalembert  et  une  visite  faite  par  les 
royalistes  à  M.  le  duc  de  Bordeaux.  Mais  le  pair 
catholique  répondait  victorieusement,  en  rappelant 
et  en  renouvelant  les  adhésions  qu'il  avait  tant  de 
fois  données  à  la  monarchie  de  Juillet.  Les  jour- 
naux se  rabattaient  alors  sur  les  petits  scandales, 
les  faits  divers  médisants  ou  calomnieux  ;  ils  ra- 
contaient ou  inventaient,  contre  le  clergé,  des 
historiettes  de  captation  de  succession  ou  d'atten- 
tats aux  mœurs,  servant  ainsi  la  niaiserie  haineuse 
d'une  partie  du  public  :  genre  misérable  de  polé- 
mique, fort  usité  sous  la  Restauration,  et  dont 
avaient  été  chargés,  au  Constitutionnel  de  1826, 
«  les  rédacteurs  des  articles  bêtes  » 2  ;  mais  il  parais- 
sait avoir  été  complètement  délaissé  depuis  1830. 

1  Expression  de  M.  Dupin. 

-  \  oir  le  Parti  libéral  pendant  la  Restauration,  p.  323. 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  241 

Bientôt  on  crut  avoir  découvert  quelque  chose 
de  plus  nouveau.  Dans  tous  les  séminaires,  quand 
les  jeunes  clercs  sont  sur  le  point  de  recevoir  le 
sacerdoce,  pour  les  mettre  à  même  d'exercer  le 
ministère  de  la  confession,  on  leur  fait  étudier  une 
certaine  partie  de  la  théologie  morale,  celle  qui 
traite  des  cas  de  conscience  les  plus  délicats.  Là, 
comme  dans  les  thèses  de  droit  criminel,  il  faut, 
pour  définir  les  degrés  de  culpabilité  et  la  gravité 
des  peines,  recourir  à  des  distinctions  que  l'igno- 
rant superficiel  peut  être  tenté  de  regarder  comme 
subtiles.  Là,  surtout  quand  il  s'agit  des  péchés 
contre  le  sixième  et  le  neuvième  commandement, 
on  est  réduit  à  approfondir  les  plaies  les  plus  hon- 
teuses de  l'âme,  comme  il  est  fait,  dans  les  livres 
de  médecine,  pour  celles  du  corps  :  répugnante, 
mais  nécessaire  dissection,  qui  n'est  pas  plus  im- 
morale dans  un  cas  que  dans  l'autre.  Les  règles  de 
cette  science,  s'appliquant  non  à  des  faits  créés 
par  une  imagination  pervertie,  mais  à  ceux  que 
fournit  l'expérience  des  confesseurs,  sont  réunies 
dans  des  ouvrages  spéciaux,  écrits  en  latin,  pour 
les  mieux  soustraire  aux  mauvaises  curiosités  l. 
L'un  de  ces  ouvrages  tomba,  en  18/13,  sous  les 
yeux  d'un  protestant  de  Strasbourg  qui  y  vit  pré- 

1  Ce  cours  spécial  est  confié  à  l'un  des  directeurs  les 
plus  expérimentés  et  les  plus  âgés.  Comme  il  a  clé  dit, 
n'y  assistent  que  ceux  qui  doivent  recevoir  la  prêtrise 
dans  l'année.  De  là  le  nom  de  Diacoiutles  qui  a  été  donné 
à  ces  pénibles,  mais  nécessaires  leçons. 

14 


242        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

texte  à  un  petit  pamphlet  qu'il  publia  sous  ce 
titre  :  Découvertes  d'un  bibliophile.  Il  accusait  les 
professeurs  des  séminaires  d'excuser  le  vol,  le  par- 
jure, l'adultère  et  jusqu'aux  débauches  contre  na- 
ture, de  pervertir  la  conscience  et  de  corrompre 
l'imagination  de  leurs  élèves,  et  il  affectait  l'effroi 
d'une  pudeur  indignée,  à  la  vue  des  ignominies 
où  se  complaisait  l'enseignement  ecclésiastique.  Il 
s'appuyait  sur  des  citations  audacieusement  tron- 
quées et  dénaturées,  ou  sur  des  contresens  comme 
on  en  commet  toujours,  quand  on  veut  traiter  au 
pied  levé  d'une  science  quelconque,  dont  on  ignore 
l'ensemble,  les  principes,  la  méthode  et  môme  la 
langue. 

Une  telle  accusation  pouvait-elle  un  moment  se 
soutenir?  N'avait-on  pas  aussitôt  victorieusement 
rétabli  le  texte  ou  le  sens  des  citations  fausses  ou 
mal  comprises?  La  conclusion  nécessaire  eût  été 
que  de  tout  temps  le  clergé  avait  été  élevé  dans  des 
principes  d'immoralité  honteuse  ;  ne  suffisait-elle 
pas  à  manifester  l'odieuse  absurdité  de  ce  grief? 
Mais  peu  importait  aux  polémistes  peu  scrupuleux 
qui  saisissaient  cette  occasion  de  représailles  flat- 
teuses à  leur  ressentiment,  et  qui  n'étaient  pas 
fâchés  de  faire  ainsi  diversion  à  des  controverses 
devenues  embarrassantes.  «  Je  ne  sais,  écrivait 
alors  M.  Libri,  de  quelle  source  il  est  parti,  mais 
certes  ce  trait  a  été  lancé  par  une  main  habile,  et 
il  a  eu  pour  résultat  de  forcer  les  pieux  assaillants 
à  défendre  leur  propre  morale.  »  Aussi  quel  tapage 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  243 

dans  toute  la  presse,  contre  ces  «  catéchismes  d'im- 
pureté »,  où  l'on  s'indignait  de  voir  les  «  questions 
traitées  avec  un  calme,  avec  une  sérénité  de  con- 
science qui  étonneraient  chez  un  libertin  des  plus 
dépravés  ».  M.  Génin  et  M.  Libri  donnaient  le  ton, 
et,  derrière  eux,  il  n'était  pas  si  mince  plumitif  qui 
ne  se  crût  un  Pascal,  en  pourfendant  à  son  tour 
les  casuistes  et  la  casuistique.  N'était-ce  pas  une 
bonne  aubaine,  pour  tel  journal,  de  pouvoir  à  la 
fois  servir  les  haines  et  amuser  la  curiosité  malsaine 
de  son  public,  en  étalant  sous  ses  yeux  les  détails 
les  plus  secrets  de  la  médecine  des  âmes,  quitte  à 
feindre  de  grands  airs  effarouchés,  comme  si  l'im- 
moralité n'était  pas  tout  entière  du  fait  du  journal 
lui-même  '?  Et  l'on  s'étonnait  que  le  gouverne- 
ment ne  fît  pas  «  flétrir  »  par  les  tribunaux  ces 
ignominies  de  l'éducation  cléricale.  Il  est  piquant 
1  de  voir  quels  étaient  ces  moralistes  scandalisés  du 
I  relâchement  et  de  la  corruption  théologiques.  L'é- 
crivain le  plus  âpre  à  dénoncer,  chez  les  casuistes, 
ces  distinctions  où  il  prétendait  trouver  l'excuse  de 
i  tous  les  crimes,  et  en  particulier  du  vol,  était 

1  L'évèque  de  Chartres  écrivait  à  ce  propos  en  1843  : 

I  «  Vous  vous  êtes  montré  semblable  à  celui  qui,  après 

II  s'être  glissé  dans  un  amphithéâtre  d'anatomie,  où  un 
professeur  vertueux  offre  à  ses  élèves  le  spectacle  inno- 

I  cent  et  nécessaire  des  objets  les  plus  propres  par  eux- 

II  jmêmes  à  blesser  la  pudeur,  irait,  aidé  de  quelques-uns 
lide  ses  compagnons  d'impiété  et  de  libertinage,  s'emparer 
lide  tout  cet  appareil  et  le  transporter  effrontément  sur  la 
I  place  publique.  » 


244        CHAPITRE  IV.   LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 


M.  Libri  :  peut-être  avait-il  déjà  commencé,  dans 
nos  bibliothèques,  les  soustractions  qui  devaient 
lui  attirer,  peu  après,  une  condamnation  infamante. 
Nul  ne  s'était  autant  complu  à  cette  campagne  que 
le  Journal  des  Débats,  nul  n'avait  dénoncé,  d'une 
langue  plus  énergique  et  d'une  conscience  plus 
émue,  les  «  honteux  écarts  de  l'enseignement  ecclé- 
siastique »,  la  «  boue  de  la  casuistique  »,  la  «  sale 
et  honteuse  morale  des  traités  de  théologie  »,  les 
«  citations  impures  qui  font  frémir  la  morale  1  ». 
Or  que  publiait  alors  ce  journal,  non  plus  dans  un 
latin  barbare,  scientifique  et  à  l'usage  exclusif  de 
quelques  initiés,  mais  en  français,  sollicitant,  par 
toutes  sortes  d'appâts,  les  curiosités  inavouables, 
spéculant  sur  elles  dans  un  intérêt  industriel,  et 
se  servant  du  crédit  de  son  pavillon  pour  faire 
pénétrer  la  marchandise  corruptrice  dans  les  mai- 
sons respectables  et  jusque  sur  la  table  des  femmes 
du  monde?  Il  publiait  les  Mystères  de  Paris,  l'un 
des  plus  grands  scandales  de  cette  littérature  du 
roman-feuilleton,  qu'un  rédacteur  du  Journal  des 
Débats  ne  craindra  pas,  après  1848,  à  la  vue  des 
résultats  produits,  de  qualifier  de  «  satanique2  ». 

1  Une  autre  fouille  ministérielle,  le  Globe,  blâmait  sévè- 
rement, en  mai  1843,  «  les  inexcusables  diatribes  »  du 
Journal  des  Débats,  et  déclarait  «  qu'il  n'y  avait  rien  de 
plus  triste  et  de  plus  inqualifiable  »  que  sa  polémique 
sur  les  cas  de  conscience. 

-  M.  Saint-Marc  Girardin,  Littérature  dramatique,  t.  I, 
1».  373. 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  245 

La  coïncidence  était  d'une  précision  plus  acca- 
blante encore,  contre  ces  pharisiens  d'un  nouveau 
genre:  en  eflet,  à  la  fin  de  mai  1843,  au  moment 
où  il  s'indignait  le  plus  contre  les  hypothèses  des 
cas  de  conscience,  qui,  disait-il,  excitaient  et  salis- 
saient l'imagination  des  jeunes  clercs,  le  Journal 
des  Débats  en  était  arrivé  au  passage  le  plus  sen- 
suellement  obscène  du  roman  d'Eugène  Sue,  à  cet 
épisode  de  la  Cécily,  que  M.  Sainte-Beuve  appelait 
alors  des  chapitres  h  d'appât  et  d'ordure  »,  des 
«  scènes  priapiques  »,  et  dont  il  écrivait,  dès  le 
3  juin  :  a  Les  deux  feuilletons  des  Débats  sur 
Cécily  ont  révolté  unanimement  la  morale  pu- 
blique !.  » 

Au  premier  abord,  il  semblait  que  ni  cette  in- 
dignité des  accusateurs,  ni  l'absurdité  de  l'ac- 
cusation, ni  les  réfutations  nombreuses  et  pé- 
remptoires  qui  en  avaient  été  faites,  ne  pussent 
décourager  une  manœuvre  chaque  jour  plus  inju- 
rieuse et  plus  bruyante.  Au  bout  de  quelques  mois, 
cependant,  le  bon  sens  et  le  dégoût  général  en 

4  M.  Sainte-Beuve,  qui  n'était  pas  un  juge  d'une  aus- 
térité ridicule,  ne  trouvait  pas  de  termes  assez  énergiques 
pour  flétrir  le  roman  accepté,  publié,  répandu  et,  eù 
quelque  sorte,  patronné  par  le  Journal  des  Débats:  c'é- 
tait, disait-il,  une  œuvre  «  impure  »,  où  il  découvrait 
«  un  fond  de  Sade  »  dont  «  L'attrait  principal  était  une 
odeur  de  crapule  »,  et  il  détournait  les  yeux  avec  dégoût 
de  ce  qui  lui  paraissait  «  une.  plaie  ignoble  et  livide  ». 
[Chroniques  parisiennes,  p.  G3  et  10'J.  Portraits  contempo- 
rain*, t.  m,  p.  1 15-116,  128-429J 

LV 


246        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

avaient  fait  justice.  Nul  n'osait  la  continuer.  Il 
n'en  restait  que  le  souvenir  du  plus  honteux  épi- 
sode des  luttes  de  cette  époque.  Et  c'est  là 
qu'après  trente-six  ans  les  adversaires  actuels  de 
la  liberté  d'enseignement  ont  été  chercher  leur 
modèle  !  C'est  dans  les  factums  de  M.  Libri  et  de 
M.  Génin  qu'ils  ont  ramassé  des  calomnies  usées, 
démenties,  jugées,  abandonnées!  Seulement,  au- 
jourd'hui, ce  ne  sont  plus  quelques  pamphlétaires 
qui  accomplissent  cette  vilaine  besogne  :  elle  est 
faite,  à  la  tribune  nationale,  par  un  homme  qui 
parle  au  nom  de  la  majorité,  qui  est  l'ami,  bien 
plus,  le  protecteur  du  cabinet;  le  ministre  l'ap- 
plaudit et  le  seconde.  Le  25  janvier  18M,  un  per- 
sonnage assez  isolé  et  quelque  peu  ridicule  dans 
son  rôle  d'adversaire  du  clergé,  M.  Isambert, 
ayant  osé  porter  à  la  Chambre  l'écho  des  calomnies 
odieuses  répandues  par  la  presse  contre  l'ensei- 
gnement ecclésiastique,  le  ministre  des  cultes, 
M.  Martin  (du  Nord),  avait  aussitôt  pris  la  parole, 
et  cet  orateur,  d'ordinaire  si  calme  dans  son  uni- 
verselle amabilité,  avait  fait  entendre  cette  pro- 
testation, dont  l'accent  inaccoutumé  révélait  la 
vivacité  de  son  émotion  et  de  son  indignation  : 

Il  n'est  pas  possible  de  traduire  ainsi,  devant  la 
Chambre,  des  hommes  qui  font  lous  les  jours  preuve 
d'abnégation  et  de  désintéressement,  qui  sont  voués 
aux  sacrifices,  à  la  pratique  constante  des  devoirs 
les  plus  sacrés;  il  n'est  pas  permis,  dis-je,  de  venir 
prétendre  que  l'éducation  qu'ils  donnent  est  une 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  247 

éducation  pervertie,  et  que  les  doctrines  qu'ils  pro- 
fessent sont  des  doctrines  infâmes.  Messieurs,  s'il 
en  était  ainsi,  vous  n'auriez  rien  autre  chose  à  faire  : 
il  faudrait  immédiatement  fermer  les  petits  sémi- 
naires, déclarer  la  guerre  au  clergé.  Grâce  à  Dieu, 
il  n'en  est  pas  ainsi;  les  ministres  de  la  religion  sont 
dignes  de  leur  sainte  tâche,  et  tant  que  la  confiance 
du  roi  me  conservera  la  noble  mission  qui  m'a  été 
donnée,  je  viendrai  les  défendre  à  cette  tribune, 
avec  la  conviction  d'un  honnête  homme,  d'un  homme 
qui  veut  franchement  que  le  clergé  se  renferme  dans 
les  devoirs  qui  lui  sont  imposés,  mais  qui  veut  aussi 
que  justice  lui  soit  rendue.  Je  désirais  parler  avec 
calme,  et  je  demande  pardon  à  la  Chambre  d'avoir 
cédé  à  quelque  émotion. 

Et  voilà  comme  les  politiciens,  aujourd'hui  au 
pouvoir,  sont  autorisés  à  se  dire  les  continuateurs 
des  hommes  d'Etat  de  la  monarchie  de  Juillet  ! 

III 

La  diversion  des  cas  de  conscience  avait  été  un 
moment  fort  vive,  mais  il  avait  fallu  promptement 
y  renoncer.  On  en  avait  imaginé  une  autre  qui, 
pour  n'être  pas  neuve,  devait  être  plus  durable. 
Presque  dès  le  début,  on  avait  jeté  dans  la  lutte 
le  nom  des  jésuites.  Pourquoi?  Ceux-ci  s'étaient- 
ils  mis  en  avant,  dans  les  premières  controverses 
de  la  liberté  d'enseignement?  Non.  Pouvait-on 
redouter  de  leur  part  une  domination  politique, 


248        CHAPITRE  IV.   LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

analogue  à  celle  qu'on  leur  imputait  sous  Char- 
les X,  aux  beaux  jours  de  la  «  congrégation  »  ? 
Pas  davantage.  Si,  depuis  1830,  ils  avaient  suivi 
et  développé  leurs  œuvres  de  confession  et  de 
prédication,  c'était  sans  bruit,  sans  même  prendre 
officiellement  leur  nom.  Ils  n'enseignaient  plus  en 
France,  depuis  1828,  et  leurs  collèges  de  Bru- 
gelette,  de  Fribourg  et  du  Passage  étaient  hors 
frontières.  Nul  surtout  ne  pouvait  leur  reprocher 
de  s'être  mêlés  aux  partis  politiques.  Le  P.  Guidée, 
alors  provincial  à  Paris,  écrivait,  en  1838,  dans 
une  note  destinée  au  roi,  où  il  exposait  ce  qu'a- 
vaient fait  les  jésuites  : 

...  Leur  est-il  échappé  une  seule  parole  adressée 
aux  passions  politiques?  Étrangers,  par  inclination 
autant  que  par  devoir,  à  tous  les  partis  hostiles  à  la 
tranquillité  publique,  ils  ont  pour  principe  de  se  con- 
former aux  institutions  qui  régissent  les  pays  où  ils 
vivent,  et  de  se  soumettre,  avec  sincérité  et  respect, 
au  roi  qui  nous  gouverne,  parce  que,  à  leurs  yeux 
comme  aux  yeux  de  la  religion,  il  est  le  représentant 
de  la  Majesté  divine.  Plus  d'une  fois,  depuis  1830,  la 
modération  de  leur  langage  et  la  justice  qu'ils  ren- 
daient hautement  aux  intentions  bienveillantes  et 
aux  actes  émanés  du  pouvoir  en  faveur  de  la  reli- 
gion, ont  étonné  des  esprits  exaltés  ou  prévenus,  et 
les  ont  ramenés  à  des  sentiments  de  paix  et  d'union... 
Ils  ne  réclament  que  l'application  du  droit  commun, 
et  ils  sont  fondés  à  l'invoquer  avec  confiance  1 . 

1  Via  du  P.  Guidée,  par  le  P.  Grandidier. 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  249 

Est-ce  cette  conduite  qui  les  fera  bientôt  accuser 
fort  amèrement  par  la  Gazette  de  France  d'avoir 
plaidé  à  Rome  la  cause  de  la  monarchie  de  Juillet 
et  de  lui  avoir  rallié  une  partie  du  clergé1? 

Nous  ne  prétendons  pas  sans  doute  que  les  jé- 
suites fussent  tous  devenus  grands  admirateurs  du 
régime  parlementaire  et  partisans  des  théories 
modernes.  Nul  n'avait  le  droit  de  l'exiger.  Mais, 
en  tout  cas,  les  idées  d'ancien  régime  n'avaient 
plus  alors  chez  eux  le  même  crédit  que  chez  cer- 
tains vieux  jésuites,  revenus  d'exil  en  1814  : 
changement  qu'il  est  intéressant  de  voir  noté  par 
an  membre  même  de  la  Compagnie  :  Le  P.  Daniel 
écrivait,  il  y  a  quelques  années,  à  M.  Guizot  : 

Peut-être,  monsieur,  dans  votre  jeunesse,  aux 
jours  de  la  Restauration,  auriez-vous,  par  hasard, 
rencontré,  sur  votre  route,  quelques  jésuites  voués, 
comme  tous  les  membres  du  vieux  clergé,  comme 
tous  les  catholiques  de  ce  temps,  a  la  défense  du 
trône  et  de  l'autel,  deux  causes,  ou,  si  vous  aimez 
mieux,  deux  cultes  qui  paraissaient  alors  insépara- 
bles. Vétérans  des  combats  de  la  foi,  cruellement 
maltraités  par  la  Révolution,  proscrits,  emprison- 
nés, émigrés,  quelques-uns,  que  voulez-vous?  n'a- 
vaient pas  pris  goût  au  régime  nouveau.  Entrés  tard 
dans  notre  ordre,  ils  y  apportaient  toutes  les  vertus 
du  prêtre,  mais  aussi  des  idées  toutes  faites,  et  ces 
idées,  ils  les  avaient  puisées  aux  divers  courants 
théologiques  de  leur  temps,  non  à  nos  grandes  et 

1  Gazette  de  France,  du  'V.)  décembre  18 ii. 


250        CHAPITRE  IV.  LES  DEFENSEURS  DU  MONOPOLE 


larges  sources  doctrinales.  Que  vous  ayez  cru,  mon- 
sieur, remarquer  chez  plusieurs  d'entre  eux  quelque 
chose  de  rétrograde,  je  suis  loin  de  m'en  étonner; 
mais  il  ne  faudrait  pas  attacher  à  ce  fait  trop  d'im- 
portance. Depuis,  soit  dit  sans  la  moindre  méta- 
phore, les  révolutions  nous  ont  fait  voir  du  pays.  Ils 
sont  bien  rares,  dans  la  génération  suivante,  ceux 
d'entre  nous  qui  n'ont  pas  visité  au  moins  deux  ou 
trois  contrées  de  l'ancien  ou  du  nouveau  monde,  et 
subi  le  contact  d'autant  de  nationalités,  d'autant  de 
régimes  politiques  différents.  Avec  cela,  monsieur, 
on  ne  s'inféode  guère  à  une  caste,  à  une  coterie,  et 
les  préjugés  de  naissance  ou  d'éducation  dont  on 
pouvait  être  atteint  ne  jettent  pas  dans  les  esprits 
de  profondes  racines 1 . 

Depuis  1830,  aucun  ministre  n'avait  élevé  la 
moindre  plainte  sur  la  conduite  des  jésuites.  Plu- 
sieurs même,  entre  autres  M.  Thiers  et  M.  Ville- 
main  qui  devaient  plus  tard  les  combattre,  leur 
avaient  donné  des  témoignages  particuliers  de 
bienveillante  tolérance,  le  premier,  en  1833, 
lorsque  l'appel  de  deux  Pères  auprès  du  jeune  duc 
de  Bordeaux  avait  causé  quelque  émotion,  le  se- 
cond, vers  1837,  à  propos  de  l'ouverture,  rue  du 
Regard,  d'une  sorte  d'école  de  hautes  études  ec- 
clésiastiques. Si  les  préjugés  n'avaient  pas  encore 
complètement  disparu  dans  les  parties  basses  de 

*  La  liberté  de  l'enseignement,  les  jésuites  et  la  cour  de 
Rome  en  1845,  lettre  à  M.  Guizot,  sur  un  chapitre  de  ses 
Mémoires,  par  le  P.  Ch.  Daniel.  (1866.) 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  251 

l'opinion,  ils  avaient  du  moins  singulièrement 
perdu  de  leur  vivacité.  En  1838  et  1839,  M.  Isam- 
bert  et  quelques  personnages  de  même  esprit 
s'étaient  alarmés  des  progrès  des  jésuites  et 
avaient  tenté  de  réveiller  les  anciennes  passions. 
Nous  avons  déjà  vu  comment  ils  avaient  échoué, 
comment  M.  Saint-Marc  Girardin,  à  la  tribune, 
et  le  Journal  des  Débats,  dans  la  presse,  avaient 
raillé  dédaigneusement  ceux  qui  avaient  «  peur 
des  jésuites1  »,  D'ailleurs,  parmi  les  esprits  éclai- 
rés, on  en  venait,  ce  semble,  à  se  demander 
compte  des  préventions  historiques  et  doctrinales 
que  jusqu'alors  on  avait  reçues,  sans  guère  les 
contrôler,  des  jansénistes  et  des  parlementaires 
d'ancien  régime.  Ainsi  commençait  à  se  former  sur 
cette  question,  naguère  si  brûlante  et  si  obscurcie 
par  la  passion,  le  jugement  plus  froid,  plus  libre 
et  plus  équitable  qui  tend  aujourd'hui  à  prévaloir 
chez  les  honnêtes  gens.  N'était-ce  pas  un  symptôme 
de  cette  évolution,  que  de  voir  M.  Doudan,  qui 
était  le  contraire  d'un  dévot,  écrire  à  M.  d'Haus- 
sonville,  le  10  avril  1840: 

Je  lis  Port- Royal  par  Sainte-Beuve.  J'entends 
matines  et  laudes,  mais  je  ne  suis  pas  non  plus  de 
ces  gens  de  Port-Royal.  J'ai  quehmefois  la  pensée 
que  les  jésuites  ont  été  calomniés;  que  ce  terrible 

1  Voir  les  paroles  de  M.  Saint-Mare  Girardin  et  l'ar- 
ticle du  Journal  des  Débat*,  chap.  II,  £  3. 


252        CHAPITRE  IV.   LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

christianisme  d'Arnauld  n'a  ni  la  grandeur,  ni  la 
lumière,  ni  le  vaste  horizon  du  vrai  christianisme; 
que  plusieurs  de  ces  pauvres  diables  de  jésuites  ont 
voulu  donner  un  peu  d'air  et  de  jour  à  ces  tristes 
cellules  où  l'on  tentait,  à  Port-Royal,  d'enfermer  la 
pensée.  Je  voudrais  faire  une  suite  de  biographies 
des  grands  jésuites,  sages,  à  l'esprit  ouvert  et  bien- 
veillant. Je  suis  sûr  qu'en  cherchant  bien  je  trouve- 
rais de  grands  jésuites.  Les  épiciers  de  Paris  croient 
que  les  jésuites  enseignent  les  sept  péchés  capitaux. 
Je  voudrais  que  le  plus  honnête  des  honnêtes  gens 
qui  croient  cela  ressemblât  à  un  jésuite  moyen. 
Nous  gagnerions  beaucoup  en  douceur,  en  patience, 
en  modération  dans  les  désirs,  en  pardon  des  injures 
et  même  en  vérité  dans  les  discours...  Après  cela  je 
ne  tiens  pas  aux  jésuites. 

Or  c'est  à  ce  moment  que,  tout  d'un  coup,  on 
se  remet,  dans  la  presse  dite  «  libérale  »,  à  crier  : 
Au  jésuite  !  comme  sous  M.  de  Villèle.  Le  Journal 
des  Débats  est  le  plus  ardent  de  tous  à  agiter  le 
fantôme  dont  il  se  moquait  naguère  avec  tant  de 
verve.  Le  pamphlet  principal  de  M.  Génin  a  pour 
titre  :  les  Jésuites  et  f  Université,  et,  dans  ses  Let- 
tres, M.  Libri  se  pose  cette  question  :  Y  a-t-il  en- 
core des  jésuites  ?  N'emploiera-t-on  pas  même 
bientôt,  dans  cette  bataille  l'arme  nouvelle  du  ro- 
man-feuilleton, et  ne  verrons-nous  pas,  à  la  fin  de 
18/iZi,  M.  Sue  entrer  en  lice,  avec  son  Juif-Errant [? 

1  Le  Juif-Errant  a  commencé  clans  le  Constitutionnel 
le  25  juin  1844. 


ET  LA   DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSEITES  ^-V] 

II  n'est  pas  jusqu'aux  écoliers  que  des  défenseurs 
compromettants  de  l'Université  n'aient  l'incon- 
venance de  mêler  à  ces  querelles;  dans  plusieurs 
collèges  de  Paris,  en  18/12,  on  donne  pour  sujet 
de  discours  français  Arnauld  demandant,  au  nom 
de  l'Université,  devant  le  Parlement,  l'expulsion 
des  jésuites,  accablant  ces  derniers  des  accu- 
sations les  plus  violentes  et  les  plus  injurieuses, 
et  faisant,  par  contre,  un  éloge  enthousiaste  de  l'U- 
niversité'. Que  s'est-il  passé?  La  Compagnie  de 
Jésus  a-t-elle  fourni  aucun  grief?  Non,  mais  il  a 
fallu  se  défendre  contre  les  partisans  de  la  liberté 
d'enseignement.  Et  vraiment,  à  voir  le  tour  que 
prend  le  débat,  il  semble  que  le  sujet  n'en  soit  plus 
l'Université,  mais  l'ordre  des  jésuites;  ce  qui  faisait 
dire  spirituellement  à  M.  Rossi  qui  n'était  pas  de 
leurs  amis  :  «  Je  ne  sais  si  l'humilité  chrétienne 
I  est  parmi  les  vertus  de  cette  congrégation,  mais 
i  elle  aura  quelque  peine  à  ne  pas  céder  aux  séduc- 
\  tions  de  l'orgueil,  tellement  est  grande  la  place 
1  qu'elle  a  occupée  dans  nos  débats.  »  La  polémique 
fi  n'est  pas  du  reste  plus  sérieuse  que  sous  la  Res- 
•  tauration  :  c'est  la  même  façon  de  transformer  les 
actes  les  plus  simples  de  dévotion  ou  de  charité 
en  noirs  complots,  les  humbles  demeures  des  re- 
ligieux en  redoutables  et  mystérieuses  forteresses. 
L'Archiconfrérie  de  Notre-Dame  des  Victoires, 

■  Le  texte  même  de  ce  sujet  de  discours,  tel  <[u'il  avait 
été  donné  aux  élèves,  se  trouve  dans  Y  Amitié  lu  Religion 
du  28  avril  1842. 


254        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

fondée  par  M.  Desgenettes,  en  dehors  des  jésuites, 
est  présentée  comme  une  terrible  société  secrète, 
dont  les  50  000  affiliés  sont  les  agents  de  la  puis- 
sante Compagnie,  a  Rien  ne  se  fait,  dit  gravement 
M.  Libri,  sans  que  les  jésuites  y  prennent  part  », 
et  il  les  montre  ayant  pied  dans  toutes  les  classes 
de  la  société,  particulièrement  dans  «  le  boudoir 
des  jolies  femmes  »,  les  faisant  quêter  et  détour- 
nant le  produit  de  ces  quêtes,  pour  former  «  les 
fonds  secrets  de  la  congrégation  ».  Guerres,  révo- 
lutions, tout  ce  qui  s'accomplit  dans  le  monde  est 
l'œuvre  des  jésuites.  Ils  ont  du  reste,  dans  leur 
maison  mère,  à  Rome,  «  un  immense  livre  de 
police  qui  embrasse  le  monde*  entier  »,  et  où  est 
admirablement  racontée  la  biographie  de  tous  les 
hommes  auxquels  ils  ont  eu  affaire.  «  Un  de  mes 
amis  a  vu  le  livre  »,  affirme  M.  Libri.  Registre  fan- 
tastique, car  on  s'est  amusé  à  calculer  que,  dans 
les  conditions  où  le  décrit  M.  Libri,  il  doit  avoir 
128  millions  de  pages.  Ce  sont  ces  sottises  qui  i 
finissent  par  impatienter  Henri  Heine  lui-même: 
il  raille  ceux  qui  attribuent  tout  aux  intrigues  des 
jésuites  et  s'imaginent  sérieusement  qu'il  réside  à 
Rome  un  général  de  la  Compagnie  qui,  par  ses  sbires 
déguisés,  dirige  la  réaction  dans  le  monde  entier* 
«  Ce  sont,  ajoute-t-il,  des  contes  pour  de  grands 
marmots,  de  vains  épouvantails,  une  superstition 
moderne'.  »  Mais  M.  Libri  n'en  est  pas  moins  tout 

*  Heine  ajoutait  quo  le  véritable  esprit  jésuite,  dans 


ET  LA  DIVERSION  IWlAl  CONTRE  LES  JESUITE?  255 

entier  à  l'épouvante  irritée  que  lui  cause  l'envahis- 
sement croissant  de  cette  congrégation.  Sa  perspi- 
cacité ne  laisse  échapper  aucun  signe  de  cet 
envahissement;  quelques  églises  commençaient 
alors  à  être  chauffées  :  n'est-ce  pas  la  preuve, 
demande  le  savant  professeur,  que  la  morale  re- 
lâchée des  jésuites  gagne  et  domine  tout  le  clergé? 

On  a  le  regret  de  constater  que  le  signal  de  cette 
triste  et  souvent  bien  sotte  campagne  était  parti 
d'assez  haut.  N'avait-il  pas  été  donné  par  le  grand 
maître  de  l'Université,  M.  Villemain,  qui,  le  30 
juin  184*2,  en  pleine  Académie,  h  propos  d'un  con- 
cours sur  Pascal,  avait  semblé  inviter  à  reprendre 
les  vieilles  polémiques  «  contre  cette  Société  re- 
muante et  impérieuse  que  l'esprit  de  gouverne- 
ment et  l'esprit  de  liberté  repoussent  également  »? 
Il  est  vrai  que  la  «  jésuitophobie  >  avait,  dans  cet 
esprit  si  brillant  et  ce  cerveau  si  faible,  le  caractère 
d'une  manie  maladive:  et,  quand  bientôt  M.  Vil- 
demain  perdra  momentanément  la  raison,  l'obses- 
sion du  jésuite  sera  l'une  des  formes  de  sa  folie. 
Avant  même  cette  crise  violente,  il  était,  sur  ce 
'sujet,  victime  de  véritables  hallucinations.  Il  croyait 

e  mauvais  sons  du  mot,  se  retrouverait  plutôt  chez 
wtains  champions  de  l'Université,  notamment  chez 
Vl.  Villemain  et  M.  Cousin.  Du  reste,  comme  naguère 
Doudan,  il  en  venait  à  se  demander  si  même  histori- 
fuement  il  n'y  avait  pas  lieu  de  reviser  1"  procès  des 
!  'suites.  <  U<  ont  été  exéeiit.-s.  non  jugés,  disait-il,  mais 
e  jour  viendra  où  on  leur  rendra  justice.  »  (Lettre  du 
•  juillet  1 843 .  Lutèce,  p.  383  à  387.) 


256        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

toujours  voir  auprès  de  lui  des  jésuites  le  guet- 
tant et  le  menaçant.  Un  jour,  à  cette  époque,  il 
sortait,  avec  un  de  ses  amis,  de  la  Chambre  des 
pairs  où  il  avait  prononcé  un  brillant  discours, 
et  causait  très  librement,  quand,  arrivé  sur  la  place 
de  la  Concorde,  il  s'arrête  effrayé.  —  «  Qu'avez- 
vous?  »  lui  demande  son  ami,  médecin  fort  dis- 
tingué. —  ((  Comment!  vous  ne  voyez  pas?  — 
Non,  »  —  Montrant  alors  un  tas  de  pavés  :  «  Tenez, 
il  y  a  là  des  jésuites;  allons-nous-en.  »  M.  Sainte- 
Beuve  a  raconté,  à  ce  propos,  l'anecdote  suivante  : 

Un  jour  que  Villemain  avait  été  repris  de  ses  lu- 
bies et  de  ses  papillons  noirs,  il  avait  à  dicter  à  son 
secrétaire,  le  vieux  Lurat,  un  de  ces  rapports  an- 
nuels qu'il  fait  si  bien.  Il  se  promenait  à  grands 
pas,  dictait  à  Lurat  une  phrase;  puis,  s'arrêtant 
tout  à  coup, 'il  regardait  au  plafond  et  s'écriait  :  A 
l'homme  noir  !  Au  jésuite!  Puis,  reprenant  le  fil  de 
son  discours,  il  dictait  une  autre  phrase  qu'il  inter- 
rompait de  môme  par  une  apostrophe  folâtre,  et  le 
rapport  se  trouva  ainsi  fait,  aussi  bien  qu'à  l'ordi- 
naire. Des  deux  écheveaux  de  la  pensée,  l'un  était 
sain,  l'autre  était  en  lambeaux.  Quelle  leçon  d'hu- 
milité !  0  vanité  de  talent  littéraire  '  ! 

L'exemple  de  M.  Villemain  était  suivi,  à  l'Aca- 
démie, par  M.  Mignet,  dans  la  séance  du  8  décem- 
bre 18/i42;  àlaSorbonne,parM.  Lacretelle, ouvrant, 
l'année  suivante,  son  cours  d'histoire.  Un  inspec- 

1  CaliiiT*  de  Sainte-Beuve,  p.  30-:]  I. 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  257 

teur  d'académie,  désireux  d'imiter  son  chef,  faisait, 
au  collège  de  Nevers,  un  discours  contre  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  Les  vieilles  préventions  parle- 
mentaires venaient  au  secours  des  rivalités  univer- 
sitaires, et,  en  1843,  deux  procureurs  généraux, 
M.  Dupin,  à  la  cour  de  cassation,  M.  Borely,  à  la 
cour  d'Aix,  attaquaient  les  jésuites  dans  leurs  dis- 
cours de  rentrée.  Enlin  un  pair  de  France,  homme 
du  monde  et  homme  d'esprit,  le  comte  Alexis  de 
Saint-Priest,  publiait  un  volume  d'histoire  sur  la 
suppression  de  l'ordre  au  dix-huitième  siècle. 

Qu'il  y  eut  une  part  de  préjugés  sincères,  nous 
ne  le  nions  pas,  et  quelques-uns  des  noms  que  nous 
venons  de  citer  en  sont  la  preuve  :  toutefois,  la 
i  façon  dont  cette  attaque  a  éclaté  de  toutes  parts, 
si  subitement  et  sans  prétexte  apparent,  révèle 
une  tactique  raisonnée  ou  instinctive.  C'est  une 
«ruse  de  guerre»,  disait  alors  Henri  Heine,  qui 
déclarait  en  même  temps  «  cette  dénomination 
de  jésuites,  appliquée  aux  adversaires  de  l' Uni- 
versité, aussi  dépourvue  de  justesse  que  de  jus- 
tice ».  On  avait  compris  l'avantage  de  ce  mot,  pour 
soulever  les  passions  et  pour  rendre  impopulaire 
la  liberté  elle-même.  Comme  le  disait  M.  de  Mob- 
talembert,  «  les  défenseurs  du  monopole  ont  fait 
ce  qu'on  fait  dans  une  place  assiégée  ;  ils  ont 
fait  une  diversion  habile,  une  sortie  vigoureuse  ». 
Aussi  le  comte  Beugnot  disait-il,  à  la  tribune  des 
pairs,  en  évoquant  les  souvenirs  de  la  Restaura- 
tion : 


258        CHAPITRE  IV.   LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

Vous  vous  rappelez,  messieurs,  la  croisade  que 
nous  fîmes  alors  contre  les  jésuites;  je  ne  sais  si 
mes  souvenirs  me  trompent,  mais  il  me  semble 
qu'en  1828,  nous  poursuivions  tout  autre  chose  que 
les  jésuites?  Aujourd'hui  que  veut-on  dire  par  jé- 
suites ?  Prétend-on  indiquer  les  deux  cent  six  jé- 
suites qui,  au  dire  de  quelques  écrivains,  existent 
en  France?  Non,  messieurs,  par  jésuites,  on  entend 
la  concurrence  au  monopole  de  l'Université.  J'admire 
l'Université:  elle  a  choisi  le  mot  le  plus  propre  à 
échauffer  les  esprits,  à  les  irriter,  à  les  enflammer 
pour  sa  cause.  C'est  un  trait  d'habileté  sublime  ; 
mais  enfin  souvenons-nous  de  ce  qu'il  y  a  au  fond 
de  tout  cela  :  c'est  l'Université  qui  s'est  fort  ingé- 
nieusement rappelé  1828  en  1844. 

Ce  mot  de  jésuite  paraît  si  commode  et  à  lui  seul 
si  efficace,  qu'on  l'applique  à  tous  ceux  que  l'on 
veut  combattre.  A  propos  des  cas  de  conscience, 
a-t-on  à  parler  des  ouvrages  des  abbés  Moullet, 
Sœttler,  etc.,  on  a  bien  soin  de  les  appeler  le 
«  Père  »  Moullet  ou  le  «  Père  »  Sœttler,  pour  faire 
croire  qu'ils  appartiennent  à  la  Compagnie  de  Jé- 
sus. Tout  ce  qu'on  reproche  au  clergé,  dans  le 
présent  ou  dans  le  passé,  on  l'attribue  aux  jésuites, 
même  ce  pour  quoi  ils  pourraient  répondre  : 

Comment  l'aurais-je  fait,  si  je  n'étais  pas  né? 

Bénédictins,  dominicains,  prêtres  séculiers, 
M.  Génin  les  appelle  tous  indistinctement  jésuites  : 
Lacordaire  est  un  jésuite,  et  le  pamphlétaire  écrit, 
en  s' adressant  au  chef  laïque  du  parti  catholique  : 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  259 

((  Vous  êtes  le  comte  de  Montalembert,  pair  de 
France  et  jésuite.  »  Mais  alors  il  apparaît,  chaque 
jour  avec  plus  de  clarté,  que,  contrairement  aux 
vues  premières  de  quelques-uns 'de  ceux  qui  ont 
étourdiment  engagé  ce  combat,  par  exemple  de 
M.  \  illemain,  on  attaque,  sous  ce  nom  de  jésui- 
tisme, le  catholicisme  lui-même.  C'est  ce  qui  se 
produit  toujours  en  pareille  circonstance.  La  fic- 
tion gallicane  ou  janséniste,  derrière  laquelle  on 
cherchait  à  dissimuler  l'hostilité  antichrétienne, 
était  déjà  bien  usée  sous  la  Restauration,  quoiqu'on 
eût  M.  de  Montlosier  et  M.  Cottu,  et  que  la  société 
de  cette  époque  se  rattachât  encore,  par  quelques 
points,  aux  traditions  d'ancien  régime.  Mais,  après 
1830,  ce  déguisement  est  absolument  démodé,  et, 
en  réalité,  il  ne  peut  plus  faire  illusion  à  personne. 
Aussi,  répondant  au  Journal  drs  Débats  qui  s'est 
un  jour  défendu  d'avoir  attaqué  «  la  religion  du 
pays  »  et  prétend  n'en  vouloir  qu'à  «  la  super- 
fétation  honteuse  du  jésuitisme  »,  une  autre  feuille 
ministérielle,  le  Globe,  lui  dit  :  u  Soyez  donc  plus 
francs  et  plus  hardis,  ne  lancez  plus  vos  attaques 
obliquement,  laissez  là  les  épithètes  de  jésuites 
et  de  casuistes,  allez  droit  au  but  ,  ayez  la  hardiesse 
de  votre  inconsidération.  Osez  dire  aux  évêques  de 
France  :  Nos  injures  sont  pour  vous,  n  Et  un  allié 
que  le  Journal  des  Débats  pouvait  trouver  com- 
promettant, mais  auquel  il  ne  pouvait  opposer 
aucune  contradiction  sérieuse,  la  Reçue  indépen- 
dante, s'écrie  le  25  mai  18/i3  : 


260 


CHAPITRE  IV.   LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 


Qu'on  ne  se  trompe  pas  sur  le  sens  de  la  réaction 
qui  s'est  manifestée  si  énergiquement,  ces  derniers 
jours,  contre  les  empiétements  souterrains  du  jésui- 
tisme. Le  jésuitisme  n'est  ici  qu'une  vieille  formule 
qui  a  le  mérite  de  résumer  toutes  les  haines  popu- 
laires, contre  ce  qu'il  y  a  de  rétrograde  et  d'odieux, 
dans  les  tendances  d'une  religion  dégénérée.  En 
dépit  des  distinctions  que  l'on  établit  entre  le  clergé 
français  et  les  Pères  de  la  foi,  tout  le  monde  voit  bien 
ce  qui  est  au  fond  de  cette  querelle  ;  il  s'agit  en 
réalité  de  savoir  qui  l'emportera  du  catholicisme 
exclusif  ou  de  la  liberté,  des  idées  anciennes  ou  des 
idées  modernes,  de  la  révolution  ou  de  la  contre- 
révolution. 

Donc,  de  l'aveu  de  tous,  il  s'agit  de  bien  autre 
chose  que  du  sort  d'une  congrégation  particu- 
lière. «  C'est,  selon  le  mot  de  M.  de  Montalem- 
bert,  un  grand  procès  qui  se  débat  sous  le  pseu- 
donyme des  jésuites1.  »  D'ailleurs,  qui  eût  pu 
conserver  quelque  doute  sur  le  caractère  que  pre- 
nait de  plus  en  plus  cette  lutte,  en  voyant  ce  qui 
se  passait  alors  dans  deux  des  principales  chaires 
de  l'État? 


A  la  même  heure,  en  1843,  deux  professeurs  du 
Collège  de  France,  non  les  premiers  venus,  M.  Qui- 
net  et  M.  Michelet,  transformaient  leurs  cours  en 
une  sorte  de  diatribe  haineuse  contre  les  jésuites. 

s  Lettre  inédite  au  P.  Rozaven. 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES      20 1 

La  surprise  fut  grande.  Ce  qu'on  savait  alors  de 
ces  deux  hommes  ne  devait  pas  faire  supposer 
qu'ils  s'abaisseraient  à  ce  rôle  de  pamphlétaire. 
Les  atteintes  de  fièvre  révolutionnaire  et  belli- 
queuse, que  M.  Quinet  avait  ressenties  an  1830  et 
en  I8/1O  étaient  considérées  comme  des  accès 
passagers,  dans  une  vie  qui  paraissait  d'ailleurs 
absorbée  par  des  travaux  d'érudition  et  de  poésie. 
S'il  n'était  pas  chrétien,  il  n'avait  pas  apporté 
jusqu'ici,  dans  les  choses  religieuses,  de  passion 
agressive,  et  on  croyait  voir  en  lui  un  penseur 
noblement  troublé,  cherchant  le  Dieu  qu'il  souffrait 
d'avoir  perdu.  Du  reste,  aussi  éloigné  que  possible 
de  toute  question  pratique  et  contemporaine,  il 
vivait  plutôt  dans  les  nuages,  cherchant  si  peu  les 
applaudissements  vulgaires  qu'un  de  ses  amis 
pouvait  dire  :  «  Que  voulez-vous?  Quinet  a  tou- 
jours eu  un  talent  particulier  pour  cacher  ce  qu'il 
fait.  »  <<  Une  bonne  pâte  d'Allemand,  écrivait  de 
son  côté  Henri  Heine,...  et  quiconque  le  rencontre 
dans  les  rues  de  Paris  le  prend  à  coup  sur  pour 
quelque  théologien  de  Halle  qui  vient  d'échouer 
|  dans  son  examen,  et  qui  a  traîné  ses  pas  lourds  en 
France,  afin  de  dissiper  son  humeur  chagrine... 
Une  bonne  grosse  face  honnête  et  mélancolique. 
Redingote  grise  et  ample,  qui  parait  avoir  été 
cousue  par  notre  pieux  écrivain  tailleur,  Jung 

*  Voir,  dans  sos  Œuvra  complètes,  les  brochures  qu'il 
a  publiées  à  ces  diverses  époques. 

15. 


262        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

Stilling.  Des  bottes  qu'a  ressemelées  peut-être  jadis 
le  cordonnier  philosophe,  Jacques  Bœhm.  » 

M.  Michelet  avait  été  jusque  là  considéré  par 
les  catholiques,  sinon  comme  un  des  leurs,  du 
moins  comme  un  allié.  C'était  M.  Frayssinous  qui 
l'avait  nommé  à  l'École  normale,  et  l'on  avait 
compté  sur  lui,  pour  y  contre-balancer  l'influence 
voltairienne  de  professeurs  plus  «  libéraux  ».  Il 
avait  été  alors  membre  de  la  «  Société  des  bonnes 
études  »,  avec  la  fine  fleur  de  la  jeunesse  catho- 
lique et  royaliste.  On  l'avait  choisi  pour  enseigner 
l'histoire  à  la  fille  du  duc  de  Berry,  en  attendant 
qu'on  lui  donnât  pour  élève,  après  1830,  la  prin- 
cesse Clémentine.  Nul  n'avait  semblé  goûter  plus 
vivement  cette  poésie  du  christianisme  que  Cha- 
teaubriand venait  de  révéler  à  son  siècle  ;  nul  n'a- 
vait mieux  senti  le  moyen  âge,  rendu  un  plus 
tendre  hommage  au  rôle  maternel  de  l'Église 
envers  la  jeune  Europe  ;  nul  n'avait  baisé,  d'une 
lèvre  plus  émue,  la  croix  du  Colisée  ou  les  pierres 
de  nos  cathédrales  gothiques.  «  Toucher  au  chris- 
tianisme! s'écriait-il,  ceux-là  seuls  n'hésiteraient 
point  qui  ne  le  connaissent  pas  »  ;  et  pour  exprimer 
la  nature  des  sentiments  que  la  vieille  religion  lui 
inspirait,  il  rappelait  ce  qu'il  avait  éprouvé  auprès 
du  lit  de  sa  mère  malade1.  Aussi  pouvait-il  écrire, 
en  18/13  :  «  Les  choses  les  plus  filiales  qu'on  ait 
dites  sur  notre  vieille  mère  l'Église,  c'est  moi  peut- 

1  Mémoires  de  Luther,  préface,  p.  14. 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JKSUITES  2C3 

être  qui  les  ai  dites.  »  Du  reste  étranger  aux  pas- 
sions et  aux  intrigues  du  dehors,  tout  entier  à  ses 
vi  ux  documents  ou  à  ses  élèves  qu'il  aimait  éga- 
lement, sorte  de  bénédictin  soucieux  de  ce  qu'il 
appelait  «  sa  virginité  sauvage  »,  il  donnait  à  tous, 
par  sa  personne  comme  par  ses  écrits,  l'idée 
d'un  talent  dont  la  note  dominante  était  une 
naïveté  tendre  et  enthousiaste;  Henri  Heine  l'ap- 
pelait alors  «  le  doux  et  paisible  Michelet,  cet 
homme  au  caractère  placide  comme  le  clair  de 
lune.  » 

Et  cependant,  ce  sont  ces  deux  hommes  qui, 
à  peine  atteints,  comme  tant  d'autres,  par  le 
livre  du  Monopole  universitaire,  bondissent  fu- 
rieux et  deviennent,  à  l'étonnement  de  tous  et  au 
regret  de  leurs  amis  l,  les  adversaires  les  plus  vul- 
gairement passionnés  du  clergé  et  du  catholicisme. 
Peut-être  y  avait-il,  dès  cette  époque,  chez  M.  Oui- 
net,  un  fanatisme  révolutionnaire  et  antichrétien 
plus  profond  qu'on  ne  le  croyart;  ses  lettres,  ré- 
cemment publiées,  révèlent  en  effet,  de  1830  à 
1843,  une  sorte  de  misanthropie  irritée  contre  le 
gouvernement  et  la  société,  qui  rappelle  parfois  la 
correspondance  de  laMennais2.  Quant  à  M.  Miche- 

1  «  C'est  déchoir,  écrivait  alors  M.  Saiute-Beuvej 
pour  un  homme  aussi  élevé  que  Quinet,  que  de  8e  faire 
controversiste  auticatholique.  L'auteur  d'Ahasvérus  avait 
mieux  à  l'aire  que  de  se  jeter  sur  les  jésuites,  comme 
l'a  fait  l'auteur  du  Juif-Errant,  a  (Chroniques  parisiennes t 
p.  238.) 

2  Correspondance  de  Quinet,  Lettres  à  sa  mère.  Voir  par 


264        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

let,  à  côté  des  tendresses  de  sa  nature  littéraire,  il 
avait  une  sensibilité  douloureuse,  venant  peut- 
être  de  la  misère  et  des  blessures  d'amour-propre 
qui  avaient  marqué  son  enfance  et  souvent  même 
son  âge  mùr.  La  longue  et  laborieuse  solitude  où 
il  avait  vécu  sur  soi,  accumulant  dans  le  silence 
bien  des  amertumes,  avait  ajouté  à  cette  suscep- 
tibilité quelque  chose  de  concentré  et  une  sorte 
d'exaltation  intérieure  qui  n'attendait  que  l'occa- 
sion de  faire  explosion.  Il  y  avait  en  outre,  chez 
lui,  un  grand  orgueil,  une  vanité  plus  grande 
encore.  N'est-ce  pas  surtout  par  là  qu'il  est  tombé  ? 
Ne  semble-t-il  pas  qu'à  cette  époque  le  démon 
Tait  transporté  sur  la  montagne  de  la  tentation, 
qu'il  lui  ait  montré  à  ses  pieds  et  offert,  s'il  voulait 
servir  des  passions  mauvaises,  le  royaume  de  la 
basse  popularité.  M.  Michelet  crut  voir  là  une 
revanche  des  humiliations  mondaines  dont  il  avait 
souffert.  Il  se  laissa  séduire,  et  aussitôt  le  vertige 
s'empara  de  lui. 

Ce  fut  à  propos  des  littératures  méridionales  de 
l'Europe,  sujet  officiel  de  son  cours,  que  M.  Quinet 
trouva  moyen  de  faire  six  leçons  sur  les  jésuites  ou 
plutôt  contre  eux.  Prétendant  analyser  et  définir  le 
jésuitisme,  il  s'attaqua,  avec  une  violence  extrême, 
aux  Exercices  spirituels  de  saint  Ignace  ;  par  des 

exemple  les  lettres  du  2  novembre  1830,  des  18  et  25 
mars  1831,  de  septembre  1832,  du  22  novembre  1837, 
des  14  et  29  octobre  1840,  des  20  février  et  45  juillet 
1843. 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  265 

citations  mal  traduites  ou  falsifiées  qui  eussent,  en 
matière  profane,  déshonoré  à  jamais  un  historien 
aux  yeux  du  monde  savant,  il  chercha  à  rendre 
odieuse  et  ridicule  cette  grande  méthode  de  vie 
intérieure,  et  montra,  dans  l'esprit  qui  en  émanait, 
une  influence  mortelle  à  toute  civilisation  :  «  Ou  le 
jésuitisme  doit  abolir  l'esprit  de  la  France,  con- 
cluait-il, ou  la  France  doit  abolir  l'esprit  du  jésui- 
tisme. »  Cette  dernière  œuvre  était,  à  ses  yeux,  la 
mission  propre  de  l'Université  et  la  raison  d'être  de 
son  monopole.  Estimant  que  le  catholicisme  —  il 
l'appelait  alors  le  jésuitisme  —  était  incompatible 
avec  la  Révolution,  il  voulait  que  l'Etat  fondât  une 
religion  nouvelle,  destinée  à  rétablir,  au-dessus  des 
divisions  actuelles  de  sectes,  l'unité  morale  de  la 
nation;  l'enseignement  public  lui  paraissait  le 
moyen  d'imposer  ce  nouvel  évangile  aux  jeunes 
générations  1.  M.  Quinet  devait  bientôt  laisser 

1  Ce  rôle,  attribué  par  M.  Quinet  à  l'enseignement 
d'Etat,  apparaît  dans  la  lettre  qu'il  a  écrite,  en  18't3,à 
L'archevêque  de  Paris,  en  réponse  à  quelques  critiques 
de  ce  dernier  sur  son  cours.  Un  de  ses  disciples  et 
apologistes,  M.  Chassin,  dans  un  livre  qui  a  unique- 
ment pour  objet  d'exposer  la  doctrine  de  sou  maître, 
a  dit,  à  prqpos  de  cette  lettre  :  «  M.  Quinet  posa  le  vrai 
principe  de  l'enseignement  public,  principe  repris  plus 
tard  et  mieux  développé  dans  ï  Enseignement  du  peuple, 
lequel  est,  non  pas  le  partage  entre  une  communion  par- 
ticulière ou  même  entre  Les  diverses  communions  et 
l'État  athée,  mais  l'État  dominant,  absorbant  plutôt 
toutes  les  communions,  tirant  de  lui-même  une  vie  re- 
ligieuse générale,  représentant  plus  que  Le  christianisme, 


266        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

voir  que  cette  religion  se  confondait,  dans  sa 
pensée,  avec  l'idée  révolutionnaire.  Pour  le  mo- 
ment, soit  incertitude,  soit  timidité,  il  s'en  tenait  à 
des  niaiseries  de  ce  genre  :  «  Puisqu'on  nous  le 
demande,  nous  le  dirons  bien  haut  :  nous  sommes 
de  la  communion  de  Descartes,  de  Turenne,  de 
Latour  d'Auvergne,  de  Napoléon.  »  Qu'on  ne  s'é- 
tonne pas  de  trouver  là  ce  dernier  nom  ;  le  bona- 
partisme tenait  alors  beaucoup  de  place  dans  la 
démocratie  de  M.  Quinet,  et,  quand  il  parlera, 
l'année  suivante,  sur  Yultramontanisme,  l'un  des 
reproches  qu'il  fera  à  la  papauté,  sera  de  n'avoir 
pas  délivré  Napoléon,  prisonnier  à  Sainte-Hélène  f. 
Il  est  impossible  de  discuter  bien  sérieusement 
ces  divagations  :  notons  seulement  que  cet  homme 
qui  reprochait  si  amèrement  au  jésuitisme  de  n'a- 
voir pas  respecté  la  liberté  des  consciences,  rêvait 
d'imposer  à  la  nation,  au  moyen  de  l'enseignement 
monopolisé,  une  religion  qui,  pour  être  inventée 
par  lui,  n'en  eut  pas  moins  été  la  plus  tyrannique 
des  religions  d'État. 

De  telles  idées  eussent  toujours  causé  une  vive 
émotion  :  mais  le  scandale  était  beaucoup  plus 
grand,  quand  elles  étaient  professées  du  haut 

la  Révolution.  »  (Edgar  Quinet,  sa  vie  et  son  œuvre, 
par  CL.  Ghassiii,  p.  52.) 

i  «  Où  est  l'homme,  s'écrie  M.  Quinet,  qui  n'eût  été 
frappé,  ébranlé  jusque  dans  le  fond  de  son  cœur,  à  la 
vue  de  ce  Prçméthée  délivré  du  vautour  par  l'Hercule 
chrétien  !  » 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  2G7 

d'une  chaire  publique,  clans  une  enceinte  où  de- 
vait régner  la  sérénité  de  la  science,  devant  un 
jeune  auditoire  dont  il  fallait  instruire  l'esprit, 
non  soulever  les  passions,  et  par  un  personnage 
qui  se  plaisait  lui-même  à  dire  :  «  Je  suis  un 
homme  qui  enseigne  ici  publiquement,  au  nom  de 
l'État.  »  Faut- il  s'étonner  que  l'amphithéâtre  du 
Collège  de  France  ressemblât  parfois  plus  à  la 
salle  d'un  club  qu'à  celle  d'un  cours?  Chaque 
leçon  était  «  une  bataille  »,  dit  M.  Chassie.  La 
partie  ardente  de  la  jeunesse  catholique,  ainsi 
provoquée,  venait  protester  contre  les  outrages 
que  le  professeur  jetait  à  sa  foi.  «  Plus  d'une  fois, 
raconte  encore  M.  G  bassin,  entendant  des  cris 
formidables,  l'administrateur  accourut,  par  les 
couloirs  intérieurs,  jusqu'à  la  chaire  du  professeur, 
et,  pâle  d'effroi,  lui  conseilla  de  lever  immédiate- 
ment la  séance  :  *  Je  ne  sais  pas,  disait-il,  si  ce 
soir  il  subsistera  une  pierre  du  Collège  de  France.  » 
Après  quelques  scènes  de  ce  genre,  les  étudiants 
catholiques,  obéissant  aux  conseils  des  chefs  de 
leur  parti,  notamment  du  P.  de  Ravignan,  renon- 
cèrent à  ces  protestations  tapageuses.  Au  milieu 
des  passions  qu'il  soulevait,  M.  Quinet  apportait 
une  sorte  de  fanatisme  mystique  dont  on  trouve 
la  trace  dans  sa  correspondance,  se  croyant  un 
apôtre  et  presque  un  martyr,  quand  il  faisait  œu- 
vre de  détestable  pamphlétaire.  11  s'enivrait  d'ail- 
leurs de  cette  popularité  bruyante.  «  J'ai  trouvé, 
écrivait-il  le  15  mars  l'opinion,  l'auditoire, 


268        CHAPITRE  IV.   LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

si  électrique,  si  vivant,  qu'il  a  bien  fallu  se  donner 
tout  entier  à  la  position  morale  qui  se  présentait... 
Nous  voilà  embarqués  à  pleines  voiles  et  sur  une 
grande  mer.  J'y  suis  dans  le  fond  très  tranquille, 
parce  que  je  me  sens  dans  le  vrai...  Enfin  nous 
vivons,  nous  agissons!  Ce  qui  nous  manque,  c'est 
un  journal  tout  à  nous  et  à  notre  heure.  » 

Encore  avec  M.  Quinet  y  avait-il  une  apparence 
d'enseignement,  une  certaine  gravité  chez  le  pro- 
fesseur, un  plan  suivi.  Rien  de  tout  cela  avec 
M.  Michelet.  Chargé  d'un  cours  d'histoire  et  de 
morale,  les  sujets  traités  par  lui  jusqu'alors  ne  le 
conduisaient  pas  à  s'occuper  des  jésuites.  Mais  sa 
passion  fantaisiste  dédaignait  même  la  feinte  d'une 
transition  ;  il  disait  à  ses  élèves  : 

Hier  encore,  je  l'avoue,  j'étais  tout  entier  clans 
mon  travail,  enfermé  entre  Louis  XI  et  Charles  le 
Téméraire,  et  fort  occupé  de  les  accorder,  lorsque, 
entendant  à  mes  vitres  ce  grand  vol  de  chauve- 
souris,  il  m'a  bien  fallu  mettre  la  tête  à  la  fenêtre 
et  regarder  ce  qui  s'y  passait.  Ou'ai-je  vu?  Le 
néant  qui  prend  possession  du  monde,  et  le  monde 
qui  se  laisse  faire,  le  monde  qui  s'en  va  flottant 
comme  sur  le  radeau  de  la  Méduse,  et  qui  ne  veut 
plus  ramer,  qui  délie,  détruit  le  radeau,  qui  fait 
signe  :  à  l'avenir,  à  la  voile  du  salut?  non,  mais 
à  l'abîme,  au  vide.  L'abîme  murmure  doucement  : 
«  Venez  à  moi,  que  craignez-vous?  Ne  voyez-vous 
p;is  que  je  ne  suis  rien?  » 


Et  voilà  pourquoi  M.  Michelet  jugeait  à  propos 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  269 

de  parler  des  jésuites.  Devant  quel  auditoire!  Il 
suiîit  d'y  jeter  un  regard,  pour  voir  jusqu'où  ce 
professeur  faisait  descendre  l'enseignement.  Lne 
foule  tapageuse  fait  queue  aux  portes.  On  se 
bouscule  pour  entrer.  Dans  la  salle  comble,  en 
attendant  le  maître,  on  s'interpelle,  on  crie,  on 
écbange  de  grossiers  lazzis,  on  chante  la  Marseil- 
laise, ou  Jamais  f Anglais  ne  régnera,  ou  des 
couplets  de  Béranger  dont  chaque  refrain  est  ac- 
cueilli par  un  hurlement:  A  bas  les  jésuites!  quel- 
quefois des  chants  pires  encore.  Un  jeune  homme 
prolite  d'un  intermède  pour  déclamer  des  vers 
patriotiques,  un  autre  quête  pour  la  Pologne. 
Enfin  M.  Michelet  fait  son  entrée  :  tète  cou- 
verte de  grands  cheveux  déjà  presque  blancs, 
ligure  longue  et  line,  bouche  un  peu  contractée, 
regard  ardent,  et,  dans  toute  sa  physionomie, 
quelque  chose  de  fébrile  et  de  troublé.  Il  s'as- 
sied. Les  bras  pendants  sous  la  table,  il  s'agite, 
se  balance,  et  commence  d'un  ton  saccadé,  en 
style  haché.  Il  n'est  pas  orateur  :  les  mots  lui 
viennent  rares  et  pénibles;  souvent  il  se  gratte 
le  menton,  en  paraissant  attendre  l'idée.  Sur  quoi 
va  porter  la  leron?  On  ne  s'en  doute  pas.  Le 
sait-il  lui-même?  Son  début  est  parfois  des  plus 
étranges  :  tel  jour,  il  parle  d'un  incident  vulgaire 
qui  a  frappé  un  moment  son  regard,  en  venant 
au  Collège  de  France.  Il  veut  charmer  et  amuser 
ses  auditeurs;  il  veut  surtout  les  flatter  et  obtenir 
leur  applaudissement,  en  faisant  écho  à  leur  pas- 


070        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

sion  du  moment.  Cette  recherche  lui  attire  parfois 
quelque  mésaventure.  Uu  jour,  les  jeunes  gens, 
en  l'attendant,  s'étaient  mis  à  chanter  une  chan- 
son obscène  qui  avait  pour  refrain  un  mot  ignoble, 
hurlé  en  chœur.  Sur  ce  mot,  qu'un  de  nos  députés 
radicaux  a  récemment  fait  entrer  dans  la  langue 
parlementaire,  la  porte  s'ouvre,  le  silence  se  fait, 
et  M.  Michelet  paraît.  N'ayant  entendu  de  loin  que 
le  vacarme,  il  s'imagine  qu'on  chantait  la  Marseil- 
laise ;  empressé,  suivant  son  usage,  de  s'unir  aux 
sentiments  des  assistants,  il  commence  :  «  Mes- 
sieurs, dit-il,  au  milieu  de  ces  chants  patrioti- 
ques... )>  Un  immense  éclat  de  rire  couvre  sa  voix, 
et  le  professeur  est  obligé  de  chercher  un  autre 
exorde,  en  face  d'un  auditoire  rendu,  par  cet  in- 
cident, plus  tumultueux  et  plus  inconvenant  encore 
que  de  coutume l. 

Nul  ne  pourrait  se  flatter  d'analyser  les  leçons 
de  M.  Michelet  sur  les  jésuites.  11  y  règne  une 
haine  violente,  une  colère  folle  et  furieuse,  et 
comme  une  terreur  grotesque,  que  tout  révèle, 
jusqu'au  trouble  inouï  du  style  et  de  la  composi- 
tion. «  Pour  bien  combattre,  il  faut  moins  d'em- 
portement » ,  disait  alors  un  écrivain  de  la  Revue 
des  Deux-Mondes,  M.  Lerminier,  et  il  ajoutait  : 

1  Ce  dernier  incident  a  été  rapporté  par  M.  Heinricfa, 
dans  un  excellent  article  sur  M.  Michelet  {Correspondant 
du  10  mars  1874).  Signalons  aussi,  sur  le  même  sujet, 
la  brillante  étude  du  vicomte  Othenin  d'Haussonville. 
[Revue  des  Deux  Mondes  du  15  mai  et  du  1er  juin  1S7G.) 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  271 

«  En  lisant  ce  que  M.  Michelet  a  écrit  contre  les 
jésuites,  on  se  met  parfois  à  prendre  contre  lui 
leur  défense.  »  Dans  toutes  ces  divagations  agres- 
sives, rien  qui  puisse  se  saisir.  Le  plus  souvent,  le 
professeur  s'attaque  aux  hypothèses  que  crée  son 
imagination,  aux  perfidies,  aux  égarements,  aux 
corruptions  qu'il  suppose  possibles,  que  dès  lors  il 
prend  comme  réels  et  sur  lesquels  il  fonde  sa  satire 
et  son  réquisitoire  Du  reste,  dans  cette  vision 
troublée,  tout  défile  et  se  môle  en  désordre,  passé, 
avenir  et  présent,  philosophie,  politique,  pein- 
ture, Pologne,  bals  du  quartier  latin,  architec- 
ture, façou  dont  les  babys  mangent  de  la  bouil- 
lie, et  presque  toujours  il  aboutit  à  parler  de 
soi  ;  c'est  lui  qui  a  tout  fait,  qui  a  tout  vu  ;  il  est 
la  personnification  de  l'humanité  ;  il  est  le  précur- 
seur d'un  nouveau  Messie,  s'il  n'est  ce  Messie 
lui-même.  Aussi  M.  Sainte-Beuve  écrit-il  à  cette 
époque,  le  28  juillet  1843  :  «  On  voit  que  si  Ba- 
rante  est  le  père  de  l'école  descriptive  en  histoire, 

A  Par  exemple,  M.  Michelet  était  convaincu  que  les 
jésuites  cherchaient,  à  prix  d'argent,  à  débaucher  tes 
jeunes  gens  qui  suivaient  son  cours,  «  leur  olïïant  une 
bourse  pour  acheter  leur  conscience  ».  Il  parlait  sérieu- 
sement des  «  tentatives  hardies  faites  sous  ses  yeux, 
pour  corrompre  les  écoles  ».  Il  montrait,  avec,  effroi, 
comment  ces  jeunes  gens  ainsi  gagnés  «  livreraient  aux 
Jésuites  la  société  tout  entière  :  nom  me  médecins,  le 
secret  des  familles  ;  comme  notaires,  celui  des  fortunes; 
comme  parquet,  L'impunité.  »  Ce  fantôme  était  devenu 
pour  lui  une  réalité,  et  il  y  revenait  sans  cesse. 


272        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

Miclielet  y  est  le  fondateur  de  lecole  illuminée. 
Jamais  le  je  et  le  moi  ne  s'est  guindé  à  ce  degré. 
C'est  menaçant.  »  11  déclare  que  ce  cours  est  «  un 
peu  burlesque,  œgri  somnia  »  ;  puis  il  ajoute  : 
«  Michelet  ne  méritait  pas  l'outrage  :  nou,  mais  il 
méritait  le  sourire1.  »  En  effet,  l'impression  qui 
domine,  quand  on  essaye  de  relire  après  coup  ces 
leçons,  est  celle  du  ridicule,  mais  d'un  ridicule  qui 
attriste  plus  qu'il  n'égayé. 

M.  Michelet  a  néanmoins  la  plus  haute  idée  de 
son  œuvre.  «  Chacune  de  mes  leçons  est  un 
poème  »,  dit-il;  il  déclare  «  n'avoir  jamais  eu 
un  sentiment  plus  religieux  de  sa  mission,  n'avoir 
jamais  mieux  compris  le  sacerdoce,  le  pontificat  de 
l'histoire  ».  Et  pourtant  quoi  ressemble  moins  à 
l'enseignement  d'un  professeur?  N'est-ce  pas  plutôt 
un  tribun  politique,  s'inspirant  de  la  passion  du 
jour?  M.  Michelet  lui-même  avoue  qu'il  préparait 
les  notes  de  son  cours  le  matin  de  chaque  leçon. 
«  Je  ne  pouvais  écrire  plutôt,  ajoute-t-il;  d'une 
leçon  à  l'autre  la  situation  changeait,  la  question 
avançait,  par  la  presse  ou  autrement.  »  Aussi, 
quelque  temps  après,  M.  Biot  peut-ii  lui  répondre 

1  Chroniques  parisiennes,  p.  80. — Heine,  grand  admi- 
rateur de  M.  Michelet,  était  cependant  obligé  d'avouer 
qu'il  y  avait  là  «  une  bizarrerie  poussée  jusqu'à 
la  grimace,  une  surabondance  enivrée,  où  le  sublime 
touche  au  scurrile,  et  le  profond  à  l'absurde...  (Vêtait 
L'oeuvre,  ajoutait-il,  d'un  historien  somnambule.  » 
(Lettre  du  Ier  juin  1843.  Lutèce,  p.  355.) 


F.T  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  273 

dans  une  réunion  des  membres  du  Collège  de 
France  :  «  Vous  êtes  professeur  d'histoire  et  de 
morale,  et  je  ne  trouve  dans  vos  leçons  ni  histoire 
ni  morale.  »  M.  Michelet  est  d'ailleurs  le  premier 
à  convenir  qu'on  n'apprend  rien  à  son  cours. 
«  Au  contraire,  dit-il  aux  jeunes  étudiants  qui 
{'écoutent,  c'est  moi  qui  viens  ici  m'instruire,  et 
il  en  doit  être  de  même  dans  tous  les  ordres  de 
choses  :  l'enfant  enseigne  sa  mère,  alors  qu'elle 
croit  l'élever;  le  disciple  enseigne  le  maître;  ici9 
messieurs,  vous  enseignez ,  vous  professez ,  moi 
j'apprends.  »  C'était  une  des  formes  de  cette  fla- 
gornerie, attitude  habituelle  du  professeur  envers 
ses  élèves.  On  reconnaît  Là  ce  mal  de  la  courti- 
sanerie  populaire  qui  semble  propre  à  notre  dé- 
mocratie, qui  a  perdu  tant  de  belles  intelligences, 
et  qui  accompagne  le  plus  souvent,  comme  pour 
le  châtier,  un  orgueil  poussé  jusqu'à  la  folie. 

Triste  décadence  d'un  brillant  esprit,  que  rien 
désormais  n'arrêtera  plus.  Le  cours  de  18/|3  a  été 
une  époque  décisive  et  fatale  dans  la  vie  de  M.  Mi- 
chelet. L'une  des  extravagances  de  sa  dernière 
manière  sera  de  prétendre  distinguer  deux  Fran- 
çois Ier,  l'un  avant,  l'autre  après  f abcès,  deux 
Louis  XIV,  l'un  avant,  l'autre  après  la  fistule  : 
comme  on  l'a  dit  spirituellement,  on  serait  mieux 
fondé  à  distinguer  deux  Michelet,  l'un  avant, 
l'autre  après  le  jésuite.  Le  second  n'a  rien  du 
premier,  et  prend  ou  quelque  sorte  plaisir  à  lo 
contredire.  Le  talent  même  s'est  troublé.  Les  dé- 


274        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

fauts  sont  aggravés,  les  qualités  se  sont  voilées. 
L'écrivain  paraît  de  plus  en  plus  sous  l'empire 
d'une  folie  malsaine  dans  laquelle  un  sentiment 
domine  :  une  sorte  de  haine  satanique  contre  le 
christianisme.  Ce  fut  une  des  grandes  ruines  mo- 
rales et  intellectuelles  de  ce  siècle  qui  en  a  tant 
connu,  et  cette  ruine  date  du  jour  où  le  professeur 
s'est  mis  à  pousser  le  cri  :  Au  jésuite! 

L'émotion  des  cours  de  MM.  Quinet  et  Michelet 
s'étendait  au  delà  de  l'enceinte  du  Collège  de 
France.  Les  journaux  publiaient,  au  fur  et  à  mesure, 
chaque  leçon.  «  Le  soir  même,  disait  alors  M.  Mi- 
chelet, je  cours  à  la  presse;  elle  haletait  sous  la 
vapeur,  l'atelier  n'était  que  lumière,  brillante  ac- 
tivité; la  machine  sublime  absorbait  du  papier  et 
rendait  des  pensées  vivantes...  Je  sentis  Dieu,  je 
saisis  cet  autel.  Le  lendemain  j'étais  vainqueur.. .  » 
Ces  leçons  ainsi  publiées  «  soulevaient  partout,  a 
dit  un  de  leurs  admirateurs,  M.  Chassin,  de  si 
ardentes  discussions,  que  l'on  pouvait  croire  au 
renouvellement  delà  bataille  philosophique  et  reli- 
gieuse du  dix-huitième  siècle.  »  Pour  prolonger 
l'agitation,  les  deux  professeurs  publiaient  ensem- 
ble leurs  leçons  de  18.43,  dans  un  volume  intitulé  : 
les  jésuites,  qui  obtint  aussitôt  un  assez  vif  succès 
de  pamphlet. 

Les  cours  de  MM.  Michelet  et  Quinet  n'étaient 
pas  alors  le  seul  scandale  du  Collège  de  France  : 
à  côté  d'eux  professait  Mickiewicz,  poète  polonais, 
à  l  ame  exaltée,  à  la  parole  tourmentée,  mais  non 


ET  LA  DIVERSION  TENTER  CONTRE  LES  JÉSUITES  275 

sans  puissance,  à  l'imagination  orientale  et  possé- 
dée d'une  sorte  de  mysticisme  révolutionnaire1* 
Sous  prétexte  d'enseigner  la  langue  slave,  il  prê- 
chait une  religion  nouvelle,  le  messianisme,  dont 
l'objet  devait  être  la  délivrance  de  la  race  slave, 
sa  régénération  par  les  armes  de  la  France,  et  la 
déification  de  Napoléon.  La  jeunesse  se  plaisait  à 
unir  ces  professeurs  qui  tous  trois,  ainsi  que  l'a 
dit  un  apologiste  de  VI.  Michelet,  M.  Monod,  «  se 
croyaient  appelés  à  une  sorte  d'apostolat  philoso- 
phique et  social.  »  En  1844,  on  faisait  frapper, 
par  souscription,  une  médaille  où  étaient  gravées 
les  trois  têtes,  avec  cette  inscription  :  «  Ut  vnum 
omnes  sint.  »  «  Ce  sera  pour  moi  une  gloire  im- 
mortelle —  disait  alors  M.  Michelet  avec  la  mo- 
destie qui  devait  désormais  le  caractériser  - — 
d'avoir  fait  partie  de  la  trinité  de  ces  grands 
hommes.  »  Le  Collège  de  France  avait  ainsi  une 
physionomie  si  inaccoutumée  et  si  étrange,  qu'au 
dire  d'un  témoin  impartial  cet  antique  établisse- 
ment ((  ressemblait  à  une  maison  de  fous  ». 

Ces  cours,  qui  furent  le  plus  grand  désordre  des 
luttes  religieuses  de  ce  temps,  eurent  au  moins  un 
avantage.  Dès  lors  il  ne  fut  plus  possible  de  soutenir 
qu'en  attaquant  les  jésuites,  on  ne  s'en  prenait 
pas  au  clergé  tout  entier  et  à  la  religion  elle- 

*  «  Mickiewicz,  disait  M.  Michelet  au  Collège  (|e 
France,  c'est  un  saint,  —  c'est  un  Oriental,  —  un 
homme  à  légendes  ;  —  e'est  un  saint.  » 


276        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

même.  Les  deux  professeurs  dédaignaient  de  dissi- 
muler la  vraie  portée  de  leurs  coups.  M.  Michelet 
eu  venait  bientôt  à  soutenir  que  le  christianisme 
était  un  obstacle  aux  progrès  de  l'humanité,  une 
décadence  par  rapport,  non  seulement  au  paga- 
nisme, mais  au  fétichisme;  la  «  cité  du  mal  »  par 
opposition  à  la  Révolution,  qui  était  la  «  cité  du 
bien  »,  et  il  déclarait  qu'il  fallait  «  détrôner  le 
Christ  ».  Quant  à  M.  Quinet,  son  apologiste, 
M.  Chassin,  nous  le  montre,  dans  son  cours,  pour- 
suivant le  catholicisme  à  travers  tous  les  siècles, 
«  se  rangeant  du  côté  de  ses  grands  ennemis  du 
dix-huitième  siècle,  détrônant  l'Église,  et  décer- 
nant à  la  Révolution  française  la  papauté  univer- 
selle et  le  gouvernement  des  âmes  » . 

Cette  franchise  brutale  dérangeait  bien  des 
tactiques.  Au  premier  moment,  tous  les  partisans 
du  monopole,  depuis  le  Journal  des  Débats  et  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  jusqu'au  National  et  à 
\&  Revue  indépendante,  avaient  applaudi  à  la  sortie 
des  deux  professeurs;  mais  les  habiles  ou  les  pru- 
dents y  trouvèrent  bientôt  plus  d'embarras  que 
de  secours.  Dès  l'apparition  du  livre  des  Jésuites, 
la  Revue  drs  Deux  Mondes  disait  :  «  La  publica- 
tion a  réussi,  le  coup  a  porté,  trop  bien  peut-être.  » 
Peu  de  temps  après,  elle  se  plaignait  de  cette 
«  renaissance  du  voltairianisme  »,  où  elle  voyait 
tout  au  moins  une  maladresse.  Elle  était  d'ailleurs 
obligée  de  reconnaître  que  l'attaque  était  aussi 
faible  dans  le  fond  que  violente  dans  la  forme, 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  277 

((  qu'aucune  des  assertions  de  M.  Michelet  ne 
tenait  contre  une  discussion  régulière  »,  et  qu'on 
ne  pouvait  s'instruire,  «  en  prenant  M.  Quinet  pour 
guide  a  Protestation  sans  résultat,  et  qui  mani- 
festait, une  fois  de  plus,  quelle  est  l'illusion  de  ceux 
qui  s'imaginent  pouvoir  engager  une  lutte  contre 
le  clergé  et  La  maintenir  dans  certaines  limites. 

Un  autre  fait  se  dégageait  des  scandales  du 
Collège  de  France,  c'est  que  le  mouvement  soulevé 
contre  les  jésuites  était  en  réalité  un  mouvement 

i  révolutionnaire,  s' attaquant  à  la  monarchie  de 
Juillet  aussi  bien  qu'à  l'Église  catholique.  Dès  1843, 
M.  Quinet  ne  s'écriait-il  pas,  du  haut  de  sa  chaire, 
que  la  question  des  jésuites  était  «  l'affaire  d'un 
trône  et  d'une  dynastie  »;  et  M.  Michelet  :  «  Pour 
chasser  les  jésuites,  ceux  qui  ont  chassé  une 
dynastie  en  chasseraient  dix,  s'il  le  fallait  encore!  » 

|l  A  chaque  incident,  à  chaque  parole  des  maîtres,  à 
chaque  manifestation  des  élèves,  ce  caractère  révo- 
lutionnaire apparaissait  plus  marqué  et  plus 
agressif.  M.  Michelet  ne  considérera-t-il  pas  comme 
une  suite  logique  du  pamphlet  contre  les  jésuites, 
d'écrire,  à  cette  même  époque,  son  Histoire  dp  ta 
Révolution,  réhabilitation  de  la  démagogie  de  93, 
et.  au  même  titre  que  YHistoire  de  M.  Louis  Blanc 
ouïes  Girondins  de  Lamartine,  préambule  delà 

1  Voir  los  articles  do  M.  Lerminier  sur  los  livros  de 
MM.Micbelet  ot  Quinet  (15octobre  I843e<  lern«»ùi  1844), 
>t  L'article  do  M.  Saissot  sur  la  Renaissance  du  voltairia- 
nkme  \  Vr  février  1845), 

1G 


278        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

révolution  de  18/18?  M.  Ghassin,  le  disciple  de 
M.  Quinet,  ne  le  loue-t-il  pas  de  ce  que,  après 
deux  ans  de  son  cours,  «  la  jeunesse  des  écoles  avait 
cessé  d'être  catholique  et  était  devenue  républi- 
caine »?  Ne  montre-t-il  pas  cette  jeunesse  se  met- 
tant, sous  l'action  d'un  tel  enseignement,  «  en 
guerre  ouverte  avec  la  royauté  constitutionnelle  »? 
Ne  déclare-t-il  pas,  en  parlant  des  événements 
de  1848,  que  a  les  cours  du  Collège  de  France  peu- 
vent être  considérés  comme  une  des  causes  les  plus 
directes  de  ce  réveil  national  et  universel  »  ?  Et 
n'ajoute-t-il  pas,  à  propos  du  rôle  cle  M.  Quinet  le 
24  février  :  «  Au  jour  de  l'action,  il  fut  à  son  poste; 
il  avait,  si  j'ose  dire,  armé  les  âmes  ;  il  devait  donc 
se  jeter  en  personne  dans  la  bataille...  Un  des 
premiers,  il  entra  aux  Tuileries,  le  fusil  à  la  main. 
L'alliance  conclue  par  l'idée  fut  ainsi  scellée  dans 
le  sang  »  ? 

Il  y  a  là  une  leçon  pour  les  hommes  d'État  h 
courte  vue  qui  s'imaginent  que  le  cri  :  À  bas  les 
jésuites!  ne  menace  pas  l'État,  ou  qui  même  quel- 
quefois croient  habile  de  détourner  de  ce  côté  les 
passions  gênantes  ou  redoutables. 

V 

La  diversion,  chaque  jour  plus  violente  et  plus 
tapageuse,  tentée  contre  les  jésuhes,  obligea  les 
catholiques  qui  avaient  pris  d'abord  l'offensive 
contre  le  monopole  universitaire  à  se  défendre, 


ET  LA.  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  279 

à  leur  tour,  sur  le  terrain  où  on  les  attaquait,  et 
qui,  à  raison  des  préjugés  encore  régnants,  pouvait 
paraître  moins  favorable  *.  Non  pas  sans  doute 
qu'on  fut  arrivé  à  produire  un  mouvement  d'opi- 
nion bien  profond.  Rien  de  comparable  à  ce  qu'on 
avait  vu  sous  la  Restauration,  lors  de  la  grande 
bataille  contre  les  jésuites.  Ces  querelles,  disait 
M.  Sainte-Beuve,  le  2!i  mai  1843,  «  sont  telle- 
ment du  réchauffé,  qu'après  quinze  jours  on  est 
à  bout,  et  que  le  monde,  qui  devient  dégoûté,  n'y 
a  jamais  mordu  ».  Il  écrivait  encore  l'année  sui- 
vante : 

La  passion  n'est,  dans  tout  ceci,  qu'à  la  surface  ; 
on  a  besoin  d'occasion,  de  sujet  pour  s'occuper, 
pour  se  combattre,  pour  s'illustrer.  Faute  d'autre, 
la  question  des  jésuites  s'est  offerte,  et  on  s'y  est 
jeté  avec  activité,  on  l'a  cultivée,  on  l'a  réchauffée  et 
elle  a  produit.  Production  de  serre  chaude,  après 
tout!  Si  elle  venait  à  manquer,  on  serait  fort  embar- 
rassé, on  ne  saurait  que  faire  de  son  activité,  de  son 
talent,  de  ses  colères. 

1  M.  de  Montalcmbert  avouait,  un  peu  plus  tard, 
a  l'embarras  qu'avait  causé  aux  catholiques  cette  (''vo- 
cation des  jésuites  :  «  Il  y  a,  disait-il  à  la  tribune,  le 
15  juillet  1845,  des  embarras  pour  tout  le  monde,  il  y 
jen  a  dans  toutes  les  causes  de  ce  monde,  il  faut  savoir  les 
accepter.  Nous  avous  accepté  celui  de  l'impopularité 
injuste,  inique,  absurde,  monstrueuse,  (fui  s'attache,  en 
vertu  de  préjugés  invétérés,  aux  Jésuites;  nous  l'avons 
accepté  avec  courage,  avec  bonheur,  et,  j'ose  le  dire, 
avec  honneur,  comme  on  doit  accepter  des  embarras  qui 
n'ont  rien  que  d'honorable.  » 


280        CHAPITRE  IV.    LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

Mais  si  les  esprits  libres  prenaient  peu  au  sérieux 
cette  évocation  d'un  vieux  fantôme  usé,  on  devait 
compter  avec  la  masse  des  badauds,  que  la  répé- 
tition et  la  véhémence  des  calomnies  finissaient  par 
émouvoir.  «  La  question  des  jésuites,  disait  encore 
M.  Sainte-Beuve,  si  artificielle,  si  factice  qu'elle 
soit  de  notre  temps,  est  enfin  inoculée,  et,  sans 
agiter,  occupe.  Les  livres  se  publient  coup  sur 
coup  à  ce  sujet,  se  débitent  et  se  lisent  avec  intérêt 
et  curiosité  K  »  Il  fallait  donc  faire  face  à  l'attaque. 
Journaux,  revues,  brochures,  livres,  tout  fut 
employé.  Mentionnons,  entre  autres,  l'ouvrage  du 
P.  Gahours,  des  Jésuites,  par  un  Jésuite,  réfuta- 
tion vive,  railleuse  sans  amertume  et  avec  belle 
humeur,  dans  laquelle  M.  Michelet  et  M.  Quinet 
étaient  pris  en  flagrant  délit  de  citations  fausses  et 
d'erreurs  de  fait.  Mais  un  écrit  surtout  effaça  tous 
Jes  autres  :  en  janvier  18M,  le  P.  de  Ravignan 
publia  son  livre  de  ï Existence  et  de  ï  institut  des 
jésuites. 

Rare  fortune  pour  la  Compagnie  de  Jésus,  de 
posséder  alors  dans  ses  rangs  un  prédicateur 
célèbre  dont  les  hommes  de  tous  les  partis  étaient 
les  auditeurs  assidus  et  les  admirateurs,  un  reli- 
gieux dont  la  vertu  en  imposait  à  ce  point,  que 
personne  n'osait  l'attaquer.  A  la  fin  de  1842,  dans 
cette  Académie  où  M.  Villemain  venait  d'attaquer 
les  jésuites,  à  la  séance  même  où  M.  Mignet  allait 


'  Chroniques  parisienne*,  passim. 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÙSUITES       î 8 1 

répéter  cette  dénonciation,  n'avait-on  pas  entendu 
taire  l'éloge  de  «  l'abbé  de  Ravignan  »?  Et  celui 
qui  lui  rendait  un  si  solennel  et  public  hommage, 
était  l'un  des  hommes  les  plus  considérables  de 
l'époque,  peu  sujet  aux  entraînements  irréfléchis 
et  aux  maladresses  de  conduite,  plutôt  porté 
contre  la  Compagnie  par  ses  traditions  de  famille  : 
c'était  le  chancelier  Pasquier.  M.  Sainte-Beuve  ne 
résistait  pas  à  ce  pieux  prestige,  et  il  écrivait,  dans 
une  revue  protestante,  le  h  avril  1844  '• 

M.  de  Havignan  a  plus  que  de  la  candeur  et  de 
l'onction;  il  a  une  haute  vertu  évangélique, de  l'aus- 
térité, de  l'autorité;  il  se  tue  à  faire  le  bien;  il 
prêche  depuis  toute  cette  semaine,  trois  fuis  le  jour, 
à  Notre-Dame  ;  il  crache  le  sang  et  continue  jusqu'au 
bout,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  gravi  tout  son  calvaire.  Il  y 
a  du  vrai  chrétien  dans  une  telle  pratique  1 . 

Aussi  les  adversaires  de  la  Compagnie,  gênés  par 
cette  réputation,  répandaient-ils  le  bruit  que  le 
P.  de  Ravignan  allait  quitter  son  ordre,  ou  répé- 
taient-ils sur  lui  le  mot  de  Royer-Coliard  :  «  VoiLà 
un  homme  qui  se  croit  jésuite,  il  a  la  candeur  de 
croire  qu'il  l'est;  il  est  vrai  que  si  on  lui  montrait 
ce  que  c'est  que  les  jésuites,  il  ne  le  croirait  pas 2.  » 
Le  Journal  des  Déhats  était  plus  brave  ;  la  sainteté 
du  P.  de  Ravignan  ne  l'intimidait  pas,  et  il  s'écriait  : 

1  Chroniques  parisiennes.,  p.  '200. 
-  Ce  mot  est  rapporté  par  M.  Sainte-Beuve,  à  qui  il 
a  été  dit,  dans  son  Histoire  de  Port-Royal,  t.  III, p.  78. 

16. 


282        CHAPITRE  IV.   LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

((  Qu'importe  que  les  moines  de  la  rue  des  Postes 
ou  de  la  rue  Sala  soient  des  saints,  s'ils  cachent 
dans  les  plis  de  leur  robe  d'innocence,  le  fléau  qui 
doit  troubler  l'État  !  Qu'ai-je  à  faire  de  vos  vertus,, 
si  vous  m'apportez  la  peste  1  ?  » 

C'était  déjà  beaucoup  pour  les  jésuites,  qu  un  tel 
homme  prît  leur  cause  en  main,  et,  au  jour  du 
péril,  les  personnifiât  en  quelque  sorte  devant  le 
monde.  Son  nom,  à  lui  seul,  était  une  force  et  une 
protection;  mais  de  plus  son  petit  livre  était,  en 
lui-même,  excellent.  Traitant  successivement  des 
Exercices  spirituels  de  saint  Ignace,  des  Constitu- 
tions, des  missions  et  des  doctrines  de  la  Compa- 
gnie, il  était  une  réfutation  brève,  simple  et  forte, 
de  toutes  les  accusations  portées.  Et  surtout,  quel 
accent  incomparable  avait  cette  courte  apologie, 
fière  sans  rien  de  provocant  ni  d'irritant,  où 
l'auteur  se  défend  sans  s'abaisser  au  rang  d'accusé  : 
mélange  singulièrement  saisissant  de  l'humilité  du 
religieux,  qui  parle  par  obéissance,  avec  un  absolu 
détachement  de  tout  ce  qui  le  touche  personnelle- 
ment, et  de  la  noblesse  d'âme  du  gentilhomme, 
soucieux  de  l'honneur  de  son  drapeau.  Et  quelle 
sérénité  dans  une  œuvre  de  polémique  !  A  peine, 
par  moments,  un  peu  d'impatience,  à  la  vue  du 
bon  sens  et  de  la  bonne  foi  si  outrageusement 
méconnus,  mais  sans  aucune  pensée  petite,  amère, 

1  Journal  des  Débats  du  lu  mai  1845,  article  de  M.  Cu« 
Villier-Moury. 


ET   LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  283 


sans  aucune  animosité  contre  les  hommes  ;  toujours 
cette  politesse  du  langage  qui,  chez  l'écrivain, 
était  à  la  fois  la  marque  de  l'homme  bien  né  et  la 
manifestation  d'une  ardente  charité  chrétienne; 
depuis  la  première  page  jusqu'à  la  dernière,  une 
émotion  où  l'on  ne  sait  ce  qui  domine,  l'amour 
de  la  cause  qu'il  défend  ou  celui  des  âmes  qu'il 
veut  toucher,  et,  par  place,  des  cris  du  cœur  d'une 
admirable  éloquence.  Quel  contraste  avec  les  œuvres 
troublées  auxquelles  il  répondait,  et  aussi,  il  faut 
le- dire,  avec  quelques-unes  de  celles  où  avait  été 
défendue  jusqu'alors  la  cause  catholique! 

Qui  ne  connaît  les  paroles  par  lesquelles  débu- 
tait le  P.  de  llavignan  : 

La  prudence  a  ses  lois,  elle  a  ses  bornes. 

Dans  la  vie  des  hommes,  il  est  des  circonstances 
où  les  explications  les  plus  précises  deviennent  une 
haute  obligation  qu'il  faut  remplir. 

Je  l'avouerai  :  depuis  surtout  que  le  pouvoir  du 
faux  semble  reprendre  parmi  nous  un  empire  qui 
paraissait  aboli,  depuis  que  des  haines  vieillies  et 
des  fictions  surannées  viennent  de  nouveau  corrom- 
pre la  sincérité  du  langage  et  dénaturer  les  droits  de 
la  justice,  j'éprouve  le  besoin  de  le  déclarer  :  je  suis 
jésuite,  c'est  à-dire  religieux  de  la  Compagnie  de 
Jésus. 

...  Il  y  a  d'ailleurs,  en  ce  moment,  trop  d'igno- 
minie et  trop  d'outrages  à  recueillir  sous  ce  nom, 
pour  que  je  ne  réclame  point  publiquement  ma  part 
d'un  pareil  héritage. 


284         CHAPITRE  IV.   LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

Ce  nom  est  mon  nom  :  je  le  dis  avec  simplicité  : 
les  souvenirs  de  l'Évangile  pourront  faire  compren- 
dre à  plusieurs  que  je  le  dise  avec  joie. 

La  fin  n'était  ni  moins  noble  ni  moins  tou- 
chante : 

Que  si  je  devais  succomber  dans  la  lutte,  avant 
de  secouer,  sur  le  sol  qui  m'a  vu  naître,  la  poussière 
de  nies  pas,  j'irais  m'asseoir  une  dernière  fois  au 
pied  de  la  chaire  de  Notre-Dame.  Et  là,  portant  en 
moi-môme  l'impérissable  témoignage  de  l'équité  mé- 
connue, je  plaindrais  ma  patrie,  je  dirais  avec  tris- 
tesse : 

Il  y  eut  un  jour  où  la  vérité  lui  fut  dite  ;  une  voix 
la  proclama,  et  justice  ne  fut  pas  faite;  le  cœur 
manqua  pour  la  faire.  Nous  laissons  derrière  nous  la 
Charte  violée,  la  liberté  de  conscience  opprimée,  la 
justice  outragée,  une  grande  iniquité  de  plus.  Ils  ne 
s'en  trouveront  pas  mieux;  mais  il  y  aura  un  jour 
meilleur,  et,  j'en  lis  dans  mon  âme  l'infaillible  assu- 
rance, ce  jour  ne  se  fera  pas  longtemps  attendre. 
L'histoire  ne  taira  pas  la  démarche  que  je  viens  de 
faire  ;  elle  laissera  tomber  sur  un  siècle  injuste  tout 
le  poids  de  ses  inexorables  arrêts.  Seigneur,  vous 
ne  permettrez  pas  toujours  que  l'iniquité  triomphe 
sans  retour  ici-bas,  et  vous  ordonnerez  à  la  justice 
du  temps  de  précéder  la  justice  de  l'éternité. 

Dans  la  publication  du  P.  de  Ravignan,  il  y  avait 
plus  qu'une  belle  parole,  il  y  avait  un  grand  acte. 
Jusqu'à  présent  les  jésuites  ne  s'étaient  défendus, 
on  quelque  sorte,  que  par  la  vieille  méthode,  at- 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  LES  JÉSUITES  285 

tendant  tout  de  la  tolérance  du  gouvernement  sol- 
licitée sans  bruit,  faisant  parler  d'eux  le  moins 
possible,  évitant  même  de  se  nommer.  En  1838, 
par  exemple,  ils  avaient  été  menacés  :  le  provin- 
cial de  Paris,  le  P.  Guidée,  avait  fait  alors  parvenir 
au  roi  un  mémoire  secret,  où  il  trouvait  moyen  de 
justifier  son  ordre  sans  en  prononcer  une  seule 
fois  le  nom  :  il  s'y  faisait  même  un  mérite  de  cette 
espèce  de  dissimulation  :  «  A  l'époque  du  Concor- 
dat, disait-il,  quelques  prêtres  se  réunirent  pour 
travailler  de  concert,  avec  plus  de  succès,  au  réta- 
blissement de  la  foi  et  des  mœurs  ;  mais  ils  ne 
prirent  aucun  titre,  n'adoptèrent  aucun  costume, 
aucune  singularité,  qui  put  les  faire  distinguer  des 
autres  membres  du  clergé*.  »  Il  était  une  autre 
méthode  inaugurée  par  Lacordaire,  avec  son  Mé- 
moire pour  le  rétablissement  des  Frères  Prêcheurs, 
suivie  par  M.  de  Montalembert,  Mgr  Parisis,  et  les 
autres  chefs  du  mouvement  catholique.  Elle  con- 
sistait à  se  défendre  par  la  publicité,  par  toutes 
les  armes  que  fournissaient  les  libertés  modernes, 
à  s'adresser  à  l'opinion  plus  qu'au  gouvernement, 
à  faire  acte  de  citoyen  :  tactique  nouvelle  et  pour- 
tant bien  ancienne,  puisqu'elle  avait  été  celle  de 
saint  Paul,  prononçant  son  fameux  Civis  Romanus 
sum.  Par  sa  brochure,  le  P.  de  Uavignan  s'engage 
et  engage  avec  lui  résolument  sa  Compagnie  dans 
cette  voie  libérale.  Tout  d'abord  il  se  nomme,  avec 

1  Vie  du  P.  Guidée,  par  le  P.  Graadidier,  [>.  LBI  et  sq. 


286        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 


une  hardiesse  dont  la  nouveauté  étonne  les  adver- 
saires K  II  n'invoque  pas  le  droit  divin  de  l'Église-, 
mais  le  droit  public  de  la  France;  il  s'appuie,  non 
sur  les  bulles  des  papes,  mais  sur  la  Charte.  «  La 
Charte  a-t-elle  proclamé  la  liberté  de  conscience, 
oui  ou  non?  »  Tel  est  le  fond  de  son  argumenta- 
tion. Il  se  défend  d'être  l'ennemi  des  principes 
auxquels  il  fait  appel.  «  On  nous  transforme,  dit- 
il,  en  ennemis  des  libertés  et  des  institutions  de 
la  France  :  pourquoi  le  serions-nous  ?  »  Afin  de 
compléter  sa  démarche  et  sa  thèse,  il  publie,  en 
même  temps,  une  lettre  et  une  consultation  de 
M.  de  Vatimesnil  qui  établissent  la  situation  légale 
des  congrégations,  notamment  des  jésuites,  et  qui 
déterminent  ainsi  le  terrain  de  la  résistance  légale 
et  judiciaire.  Il  les  fait  précéder  de  cette  déclara- 
tion : 

J'ai,  comme  M.  de  Vatimesnil,  cette  conviction 
profonde,  que  la  Charte  et  les  lois  nous  protègent,  et 
qu'on  ne  saurait  proscrire  l'existence  religieuse,  in- 
térieure et  privée,  des  associations  non  reconnues, 
sans  violer  la  loi  fondamentale,  sans  porter  atteinte 
à  la  liberté  de  conscience,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 
intime  et  de  plus  sacré. 

*  M.  Libri  écrivait  alors  :  «  M.  l'abbé  de  Raviguau 
s'intitule  publiquement  membre  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  ce  qu'on  n'avait  jamais  osé  faire  sous  la  Restau- 
ration. »  Et  M.  Guvillier-Fieury  disait  dans  le  Journal 
des  Débals  :  «  Rs  ont  osé,  quatorze  ans  après  la  révolu- 
tion de  Juillet,  ce  qu'ils  n'avaient  jamais  tenté  même 
sous  la  Restauration;  ils  se  sont  nommés.  » 


ET  LA  DIVERSION  TENTÉE  CONTRE  T.ES  JESUITES  587 

L'effet  du  livre  sur  V Existence  et  r institut  fies 
jésuites  fut  immense.  Il  s'en  vendit  plus  de  vingt- 
cinq  mille  exemplaires,  dans  la  seule  année  1844  : 
chiffre  considérable  pour  l'époque.  Pendant  que 
Lac  or  d  aire  proposait  au  Cercle  catholique  «  trois 
salves  en  l'honneur  du  P.  de  Ravignan  »,  celui-ci 
recevait  l'avis  que,  dans  les  Chambres,  «  sa  bro- 
chure avait  produit  très  bon  effet,  qu'on  en  avait 
beaucoup  parlé  dans  un  bon  sens,  que  MM.  Pas- 
quier,Molé,  de  Barante,  Sauzet,  Portalis  et  autres, 
l'approuvaient  hautement»,  que  les  ministres  eux- 
mêmes,  M.  GuizotetM.  Martin  (du  Nord),  la  jugeaient 
favorablement  *.  Le  premier  président,  M.  Séguier, 
venait  voir  le  P.  de  Ravignan  pour  le  féliciter  2. 
Il  n'était  pas  jusqu'à  M.  Roycr-Collard,  si  imbu 
de  préventions  jansénistes,  qui  ne  lui  envoyât  une 
lettre  d'admiration  :  <c  Les  jésuites  ne  passeront 
pas,  disait-il  après  avoir  lu  leur  apologie;  ils  ont 
un  principe  d'immortalité  dans  le  christianisme  et 
dans  les  passions  guerrières  de  l'homme.  »  L'action 
de  ce  livre  s'étendait  jusque  sur  un  écrivain  dont 
nous  nous  sommes  plu  à  citer  souvent  le  témoi- 
gnage, comme  étant  celui  d'un  spectateur  clair- 
voyant et  non  suspect  de  partialité  catholique  : 
M.  Sainte-Beuve  écrivait  alors  dans  la  Revue  suisse  : 

{  Lettres  inédites  du  R.  P.  do  Ravignan. 

2  «  Il  est  venu  me  voir,  sans  que  je  i'ussr»  allé  chez  lui. 
Il  no  m'a  pas  trouvé;  il  m'a  écrit  lui-mémo  au  parloir  un 
mot  très  aimable  de  compliment.  »  (7c/.) 


288        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

M.  de  Ravignan,  jésuite  et  prédicateur  célèbre, 
vient  de  publier  une  brochure  qui  obtient  un  grand 
succès  et  qui  le  mérite  :  c'est  le  premier  écrit  sorti 
des  rangs  catholiques,  durant  toute  cette  querelle, 
qui  soit  digne  d'une  grande  et  sainte  cause...  Ce 
livre  est  de  nature  à  produire  beaucoup  d'effet;  il 
s'en  vend  prodigieusement;  cela  réfute,  du  moins  en 
partie,  Michelet  et  Quinet.  M.  de  Ravignan  n'arri- 
vera pas  à  prouver  que  les  jésuites  soient  une  bonne 
chose  en  France;  mais  il  forcera  ceux  qui  parlent 
en  conscience  à  y  regarder  à  deux  fois,  et  à  distin- 
guer ce  qui  est  respectable  \ 

Aussi  le  P.  de  Ravignan  écrivait-il  modestement 
au  Père  général  :  «  Dieu  a  béni  cette  publication, 
malgré  l'inconcevable  indignité  de  l'instrument; 
pas  un  blâme  encore,  que  je  sache,  pas  un  inconvé- 
nient signalé,  au  contraire.  »  Fait  remarquable  : 
les  adversaires  n'osaient  s'y  attaquer  directement. 
Cet  effet  si  considérable  ne  s'est-il  pas  prolongé? 
Depuis  lors,  toutes  les  fois  que  les  jésuites  se  sont 
vus  attaqués,  leur  premier  soin  n'a-t-il  pas  été  de 
réimprimer  le  petit  livre  du  P.  de  Ravignan?  Ne 
viennent-ils  pas  d'en  publier  la  neuvième  édition? 
Un  succès  si  vif,  si  fécond  et  si  durable  contient 
une  leçon.  N'oublions  pas  qu'il  est  dù  à  deux 
causes  :  d'abord  la  modération  et  la  dignité  du 
ton,  l'esprit  large,  juste  et  charitable  qui  anime 
l'auteur,  sa  préoccupation,  non  de  flatter  les  pas- 
sions de  ses  amis  ou  de  meurtrir  ses  adversaires, 


1  Chroniques  parisienne*,  p.  181, 


BT  LA  DIVERSION  TENTEE  CONTRE  LES  JÉSUITES  "289 

mais  de  convaincre  et  d'attirer  tous  les  hommes 
d'entre-deux;  ensuite  l'avantage  du  terrain  nouveau 
où  il  s'est  placé,  de  la  thèse  de  liberté  et  de  droit 
moderne  sur  laquelle  il  s'est  fondé.  Il  a  pris,  pour 
une  défensive  devenue  nécessaire,  les  armes  dont 
les  chefs  du  parti  catholique  s'étaient  servis  na- 
guère pour  l'offensive;  il  l'a  fait  avec  un  succès 
égal,  et  il  a  empêché  ainsi  que  les  partisans  du 
monopole  ne  trouvassent,  par  la  diversion  contre 
le  jésuitisme,  un  moyen  de  réparer  l'échec  moral 
subi  par  eux,  sur  la  question  même  de  la  liberté 
d'enseignement. 

Après  avoir  ainsi  passé  successivement  en  revue 
l'armée  des  amis  et  celle  des  adversaires  de  la  li- 
berté d'enseignement,  telles  qu'elles  se  sont  mon- 
trées dans  ces  premières  années  de  lutte,  de  1841 
a  I  844,  il  semble  qu'on  soit  en  mesure  de  les  com- 
parer, de  dire  laquelle  faisait  alors  la  plus  bril- 
lante figure,  laquelle  a  jusqu'ici  remporté  cette 
victoire  morale  qui  tôt  ou  lard  passe  dans  les  faits. 
Peut-être  s'étonnera-t-on  que,  dans  ce  tableau  des 
forces  en  présence,  il  n'ait  pas  encore  été  question 
du  gouvernement.  Cette  omission  ou  du  moins 
ce  retard  serait  en  effet  inexplicable,  si,  dans  cette 
matière,  le  gouvernement  avait  pleinement  rempli 
son  rôle,  s'il  avait  gouverné.  Mais,  en  dehors  de 
l'initiative  imprévoyante  par  laquelle,  en  présentant 
le  projet  de  1841,  il  avait,  sans  le  savoir  et  sans 
le  vouloir,  donné  le  signal  de  la  lutte,  il  n'a  rien 
dirigé  :  on  se  battait  par- dessus  sa  tète,  et,  entre 

17 


290        CHAPITRE  IV.  LES  DÉFENSEURS  DU  MONOPOLE 

les  deux  partis,  il  gardait  une  attitude  embarrassée, 
indécise,  en  quelque  sorte  subordonnée,  qu'il  con- 
vient maintenant  d'exposer,  mais  qu'il  était  natu- 
rel et  logique  d'exposer  en  dernier  lieu. 


CHAPITRE  V 


LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 
ET  LE*PROJET  DE  LOI  DE  1844. 

1.  Les  dispositions  personnelles  de  M.  Guizot.  M.  Martin  du 
Nord  et  M.  Villemain.  —  II.  Le  sentiment  du  roi.  Louis-Philippe 
et  Mgr  Affrc.  —  III.  La  gauche  et  la  liberté  religieuse.  Les 
regrets  de  M.  de  Toequeville.  Les  préventions  des  conservateurs. 
M.  Guizot  n'essaye  pas  d'en  triompher.  Ce  qui  peut  excuser  sa 
faiblesse.  —  IV.  Les  bons  rapports  entre  le  gouvernement  et  le 
clergé  sont  altérés.  Difficultés  avec  les  congrégations,  avec  les 
Çvèques.  La  question  des  articles  organiques.  —  V.  Les  uni- 
versitaires mécontents  du  gouvernement.  Défis  échangés  par- 
dessus la  tète  des  ministres.  M.  Dupin  et  M.  de  Montalembert. 
—  VI.  Le  projet  de  18yi.  Le  rapport  du  duc  de  Droglie,  plus 
libéral  que  le  projet,  bien  qu'encore  insuffisant.  —  VIL  La  dis- 
cussion à  la  Chambre  des  pairs.  Attitude  des  divers  partis.  Échec 
infligé  à  l'Université.  Les  catholiques,  quoique  battus  au  vote, 
sortent  plus  forts  du  débat. 


Le  gouvernement  n'avait  pas  saisi  du  premier 
coup  toutes  les  raisons  de  justice,  d'honneur,  de 
stabilité  dynastique,  de  sécurité  sociale,  et  même 
de  tactique  parlementaire  et  ministérielle,  qui  eus- 
sent dù  le  décider  à  s'emparer  de  la  question 
d'enseignement  et  à  la  résoudre  dan-  un  esprit  de 
liberté  et  de  bienveillance;  il  avait  même  débuté 
par  la  fausse  démarche  du  projet  de  1841.  Mais 


292    CH.  Vi  LA.  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

cette  faute  commise,  la  lutte  ainsi  engagée,  va-t-il 
comprendre  enfin  son  devoir  et  son  intérêt?  Il  ne 
s'agissait  pas  sans  doute  pour  lui,  de  souscrire 
immédiatement  à  toutes  les  exigences  du  «  parti 
religieux  »  ;  sauf  quelques  esprits  ardents  et  ab- 
solus, les  catholiques  se  fussent  contentés  à  moins. 
Que  le  ministère,  se  portant  médiateur,  prît  avec 
autorité  l'initiative  d'une  sorte  de  transaction,  ils 
auraient  été  heureux  de  l'accepter,  s'ils  y  avaient 
discerné  la  bonne  volonté  de  faire  tout  ce  que 
permettaient  les  circonstances.  N'eussent-ils  pas 
été  pleinement  et  définitivement  satisfaits,  qu'ils 
eussent  du  moins  désarmé,  et,  suivant  la  fine  dis- 
tinction de  Mgr  Parisis,  à  défaut  d'un  acquit,  donné 
un  reçu.  Il  aurait  probablement  suffi  de  reprendre 
le  projet  cle  1836. 

Tel  était  certainement  le  désir  de  M.  Guizot,  qui 
n'avait  pas  le  titre  de  président  du  conseil,  mais 
qui  en  avait  l'autorité  et  la  responsabilité.  On  sait 
quelle  était  son  opinion  personnelle  sur  la  conduite 
de  l'État  envers  la  religion,  et  en  particulier  sur 
la  liberté  d'enseignement;  on  peut  le  croire  quand 
il  affirme  après  coup,  dans  ses  Mémoires.,  que 
«  personne  n'était  plus  engagé  et  plus  décidé  que 
lui  à  sérieusement  acquitter,  quant  à  la  liberté 
d'enseignement,  la  promesse  cle  la  Charte  ».  La 
lutte  qui  avait  éclaté  n'était  pas  de  nature  à  le 
faire  changer  d'avis.  Ce  n'est  pas  ce  haut  esprit 
qui  s'effrayait  où  s'effarouchait  de  voir  des  catho- 
liques et  même  le  clergé  user  des  armes  de  la 


LIT  LE  PB6JET  DE  LOI  DE   lS'iA  20  ) 

liberté.  S'il  avait  professé  à  côté  de  M.  Villemain 
cl  de  M.  Cousin,  il  n'était  pas  resté  comme  eux 
un  dévot  de  l'Université  :  «  Vous  voulez,  disait-il 
alors  à  un  professeur  fort  mêlé  aux  polémiques, 
vous  voulez,  avec  votre  question  universitaire,  être 
un  parti,  et  vous  ne  serez  jamais  qu'une  coterie.  » 
À  la  différence  de  la  plupart  de  ses  contemporains, 
M.  Guizot  comprenait  les  griefs  des  hommes  reli- 
gieux, la  gravité  des  questions  soulevées  par  eux  ; 
il  se  plaisait  à  considérer  dans  ces  débats,  à  y 
saluer,  quelque  chose  déplus  vrai,  de  plus  profond, 
de  plus  élevé,  que  ce  qui  agitait  les  partis  poli- 
tiques, au  milieu  desquels  il  était  condamné  chaque 
jour  à  manœuvrer.  Aussi  rendait-il  hommage  à  la 
«  sincérité  »  de  l'opposition  des  catholiques,  et 
déclarait-il  leur  émotion  «  digne  d'un  grand  res- 
pect »,  alors  môme  qu'elle  conduisait  à  des  dé- 
marches, selon  lui,  excessives.  Bien  plus,  comme 
I;  il  l'avouera  plus  tard,  ses  sympathies  étaient  au 
fond  avec  les  partisans  de  la  liberté  religieuse,  et, 
au  plus  fort  de  la  lutte,  il  éprouvait  à  l'égard  de  la 

I  cause  qu'il  lui  fallait  combattre,  comme  un  senti- 
ment mêlé  d'envie  et  de  regret.  Il  désapprouvait 

lies  violences  de  la  polémique  antireligieuse  et  on 
lui  attribuait  l'inspiration  du  Globe,  qui  blâmait 
alors  sévèrement  l'attitude  du  Journal  des  Débat* 
dans  ces  questions.  Il  avait  l'esprit  libre  et  large, 
même  sur  les  jésuites.  Pour  le  P.  de  Ravignan, 
qu'il  avait  été  souvent  entendre  à  Notre-Dame,  il 
ressentait  estime  et  sympathie:  plus  d'une  fois  il 


294  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

eut  avec  lui  des  entretiens.  Au  sortir  de  l'une  de 
ces  conversations,  le  29  décembre  1843,  l'éloquent 
religieux  écrivait  à  son  supérieur  général  : 

M.  Guizot  m'a  étonné  par  la  supériorité  de  ses 
vues,  par  son  estime  pour  la  Compagnie,  par  la  ma- 
nière dont  il  se  prononçait  contre  toutes  les  préven- 
tions et  les  attaques  auxquelles  nous  sommes  en 
butte.  Je  sais  positivement  que,  dans  le  conseil  des 
ministres,  il  a  parlé  en  notre  faveur.  Le  nonce  à 
Paris  et  d'autres  encore  pensent  devoir  plus  compter, 
pour  les  intérêts  catholiques,  sur  M.  Guizot  que  sur 
tout  le  reste  des  hommes  publics  de  notre  temps. 
Il  est  certain  qu'il  est  homme  d'État,  que  ses  vues 
sont  élevées,  larges  et  favorables  à  la  liberté  d'en- 
seignement, comme  à  celle  de  l'Église. 

On  a  retrouvé  dans  les  papiers  du  P.  de  Ravi- 
gnan  la  minute  de  cette  conversation.  Le  ministre 
y  apparaît  très  bienveillant  pour  les  jésuites,  par- 
lant, d'une  façon  fort  dégagée,  des  préoccupations 
de  l'opinion.  «  La  crédulité  d'un  grand  nombre, 
disait-il,  admet  sur  votre  compte  des  faits  auxquels 
je  n'ajoute  point  foi;  vous  devez  être  prudents,  le 
gouvernement  n'a  point  de  répulsion  pour  vous; 
je  pense  que  vous  pouvez  encore  rendre  de  grands 
services  à  la  société...  »  A  peine  faisait-il  quelques 
réserves  au  sujet  du  rôle  historique  des  jésuites, 
par  exemple  sous  les  Stuarts.  Le  P.  de  Ravignan 
demandant  :  «  Quel  fait  nous  reproche-t-on?  » 
M.  Guizot  répondait  :  «  Aucun  fait  :  il  y  en  aurait 
d'isolés  que  je  n'y  attacherais  aucune  importance.  » 


et  le  projet  de  lot  de  1844  295 

Et  il  déclarait  que  les  jésuites  ne  devaient  pas  être 
exclus  de  la  liberté  d'enseignement l.  Peu  après, 
dans  l'intimité,  il  témoignait  de  la  satisfaction  que 
lui  causait  le  petit  livre  de  YExistence  et  de  l'Ins- 
titut des  Jésuites.  Sa  belle-sœur,  Mmo  de  Meulan, 
disait  à  Mmo  Swetchine  :  «  Si  vous  entendiez 
M.  Guizot  parler  de  tout  cela,  des  jésuites,  etc., 
vous  seriez  enchantée  2.  »  Naguère  ambassadeur  à 
Londres,  il  devait  avoir  d'ailleurs,  plus  qu'un  autre, 
les  yeux  fixés  sur  les  hommes  d'Etat  anglais  ;  il  les 
voyait,  Robert  Peel  aussi  bien  que  John  Russel, 
mettre  à  l'envi  l'honneur  et  l'intérêt  de  leur  poli- 
tique à  satisfaire  les  consciences  catholiques,  et  il 
entendait,  à  cette  époque,  M.  Gladstone  se  vanter 
a  d'avoir  fait  à  la  religion  catholique,  en  Angle- 
terre, des  conditions  plus  larges  et  plus  libérales 
qu'elle  n'en  possédait  en  France  »  . 

Mais  M.  Guizot  était- il  secondé  par  ses  collè- 
gues, entre  autres  par  le  ministre  des  cultes  et 
par  celui  de  l'instruction  publique,  que  leurs  attri- 
butions appelaient  à  s'occuper  plus  spécialement 
de  ces  questions?  M.  Martin  du  Nord  eût  été  en 
temps  ordinaire  le  plus  aimable  des  ministres,  bien 
intentionné,  déférent  envers  ceux  qu'il  appelait  ses 
évèques,  son  clergé,  gracieux  même  pour  les  jé- 
suites, désirant  sincèrement  le  bien  de  la  religion, 

1  Vie  du  P.  de  Ravignan,  par  le  P.  de  Pontlevoy,  t.  Ier, 
2G5  à  269. 

2  Lettre  inédite  du  P.  de  Ravignan  au  P.  Provincial, 
du  9  février  1844. 


296  CH.  Y.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

et  proclamant  sa  foi  à  la  tribune.  Le  plus  ardent 
des  écrivains  catholiques  disait  alors  de  lui  : 

On  sait  de  quelle  heureuse  physionomie  est  doué 
M.  la  garde  des  sceaux;  rien  de  plus  doux  que  son 
air,  que  sa  voix,  que  toute  sa  personne  ;  rien  de  plus 
conciliant  que  son  langage,  rien  de  plus  honnête  que 
ses  intentions.  Lorsqu'on  l'écoute,  on  s'en  veut  de 
n'être  pas  de  son  avis,  ou  l'on  croit  qu'il  se  trompe 
involontairement;  lorsqu'il  blâme  les  choses  les  plus 
avouables  et  les  plus  louables,  on  est  plus  tenté  de 
le  plaindre  que  de  le  contredire  ;  car  il  semble  qu'avec 
un  peu  plus  de  courage,  il  parlerait  tout  autrement. 
Ne  croyez  pas  .qu'il  perde  une  occasion  de  vanter 
son  respect  pour  la  religion,  sa  vénération  pour  les 
vertus  des  évêques,  même  pour  leur  titre  sacré. 
Dans  les  grandes  circonstances,  il  va  plus  loin,  il  ose 
se  proclamer  bon  catholique,  et  M.  de  Montalembert 
est  à  peine  plus  téméraire  à  braver  le  respect  hu- 
main. 

Mais  cet  avocat  disert,  ancienne  célébrité  d'un 
barreau  de  province,  n'avait  pas  les  vues  hautes 
et  le  caractère  ferme  qui  font  l'homme  d'Etat.  Il 
était  surpris  et  troublé  des  graves  problèmes  qu'on 
soulevait  devant  lui  ;  il  eût  volontiers  étouffé  l'at- 
taque comme  la  défense.  On  ne  savait  ce  qui 
agissait  le  plus  sur  lui,  la  crainte  d'attrister  les 
évêques  ou  celle  de  braver  leurs  adversaires.  Il 
n'eût  pas  fait  obstacle  à  une  politique  largement 
libérale,  mais  il  n'était  pas  homme  à  en  prendre 
l'initiative.  Néanmoins  les  prélats  rendaient  volon- 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE    1844  207 

tiers  hommage  à  ses  bonnes  intentions,  et  quand 
il  leur  fallait  le  combattre,  ils  le  présentaient 
comme  associé  à  contre-cœur  à  des  mesures  qu'il 
ne  pouvait  approuver. 

Ils  se  plaignaient  plus  vivement  de  M.  Villemain, 
qui  leur  paraissait  être,  dans  le  cabinet,  le  prin- 
cipal obstacle  à  la  politique  de  conciliation  désirée 
par  M.  Guizot.  Etait-ce  donc  que  le  ministre  de 
l'instruction  publique  fut  animé  de  passions  anti- 
religieuses? Nullement.  Dans  une  note  confiden- 
tielle adressée  à  ses  collègues,  Mgr  Affre  faisait, 
au  -contraire,  remarquer  que  M.  Villemain  se  dis- 
tinguait, entre  les  hommes  politiques  de  l'époque, 
par  ses  habitudes  privées  de  vie  chrétienne,  et  que, 

:  comme  ministre,  il  avait  fait,  dans  le  choix  des 
livres  ou  des  hommes,  des  efforts  sincères  pour 

|  rendre  l'enseignement  officiel  plus  religieux  Mais, 
chez  cet  ancien  professeur,  l'attachement  à  I  L  Di- 
versité était  devenu  un  esprit  de  corps  exclusif 
et  étroit.  M.  Cousin  et  lui,  tout  en  se  jalousant,  l'un 
violent,  impétueux,  passionné,  l'autre  chatouilleux, 
susceptible,  inquiet,  se  partageaient  l'honneur  de 
personnifier  la  corporation  enseignante.  Une  feuille 
de  gauche  disait  à  ce  propos  2  : 

M.  Yillemain  est  bien  plutôt  le  grand  maître  de 
l'Université  qu'il  n'est  le  ministre  de  l'instruction 
publique.  Au  lieu  de  se  considérer  comme  le  grand 

«  Vie  fie  Mgr  Dévie,  par  M.  l'abbé  Cognât,  t.  II.  p.  H6. 
a  Courrier  Français,  du  12  février  1844. 

17. 


298   CH.  Y.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

pontife  de  l'enseignement  universel,  il  est  resté  le 
général  du  corps  enseignant  laïque,  le  supérieur  du 
couvent  universitaire.  Ainsi  l'ont  fait  ses  antécé- 
dents, ses  habitudes  d'esprit,  la  situation  actuelle 
des  choses  et  la  difficulté  de  s'élever  à  la  hauteur  de 
son  personnage. 

La  fin  de  ce  jugement  paraît  suspecte  de  quelque 
animosité.  On  ne  saurait  nier  cependant  que 
M.  Yillemain,  tout  en  étant  le  plus  ingénieux  des 
littérateurs,  n'avait  pas  plus  que  M.  Martin  du 
Nord  les  qualités  de  l'homme  d'État.  Sans  pré- 
tendre, comme  M.  Michaud,  qu'il  était  toujours 
resté  un  «  bel  esprit  de  collège  »,  on  peut  dire, 
avec  M.  Sainte-Beuve,  que  la  politique  avait  été 
pour  lui  une  «  diminution  »,  et  qu'il  était  surtout 
«  un  éloquent  rhéteur,  dans  le  sens  antique  et 
favorable  du  mot  1 .  »  Habile  à  se  tirer  des  petites 
difficultés  de  rédaction,  il  faiblissait  en  présence 
des  difficultés  réelles,  et,  dans  ce  cas,  il  était  in- 
suffisant même  à  la  tribune.  Joignez  à  cela  cette 
susceptibilité  craintive  et  irritable,  qui  est  souvent 
le  mal  des  hommes  de  lettres,  et  que  les  polémistes 
catholiques  ne  ménageaient  pas  toujours  assez. 
Très  sensible  à  la  louange,  encore  plus  aux  cri- 
tiques, M.  Yillemain  avait  été  fort  ému  de  l'accueil, 
pour  lui  inattendu,  qui  avait  été  fait  à  sou  projet 
de  1841.  Ce  début  l'avait  jeté  tout  de  suite  dans 

1  Sainte-Beuve,  Chronique*  parisiennes,  p.  42,  101, 
103,  105. 


ET  LE  PROJET  DE  T.OI  l  E   1844  299 

la  lutte  avec  je  ne  sais  quoi  d'aigri  et  d'agité.  Le 
nom  seul  de  jésuite  suffisait  d'ailleurs  à  lui  faire 
perdre  la  tête.  Il  souffrait  lui-même  plus  encore 
qu'il  ne  faisait  souffrir  les  autres,  et  la  difficulté 
de  concilier  ses  sentiments  religieux  et  ses  animo- 
sités  universitaires  lui  causait  une  anxiété  qui 
devait  bientôt  être  trop  lourde  pour  sa  raison. 

Les  autres  membres  du  cabinet  ne  paraissent 
pas  s'être  occupés  de  la  question  d'enseignement, 
dont  tous  ne  comprenaient  sans  doute  pas  alors 
l'importance.  Mais  quel  était  sur  ce  point  le  senti- 
ment du  roi  qui,  par  son  activité  d'esprit,  sa  haute 
expérience,  son  sens  politique  si  aiguisé,  méritait 
d'exercer,  et  exerçait  en  effet,  une  action  considé- 
rable sur  la  marche  des  affaires? 

II 

Louis-Philippe  était  personnellement  un  homme 
du  dix-huitième  siècle  :  il  en  avait  à  la  fois  le  scep- 
ticisme et  la  sensibilité;  il  laissait  même  dire  assez 
volontiers  qu'il  était  voltairien.  Mais,  chez  lui,  le 
politique  avait,  par  instinct  et  par  expérience,  le 
sentiment  très  profond  de  l'intérêt  qu'a  le  pouvoir 
à  vivre  en  paix  avec  le  clergé.  Ne  l'avait- on  pas 
entendu,  dès  1830,  dire  cette  parole  si  juste  dans 
sa  vive  familiarité  :  «  Il  ne  faut  jamais  mettre  le 
doigt  dans  les  affaires  de  l'Eglise;  il  y  reste,  h 
Seulement,  s'il  avait  l'esprit  trop  (in  pour  ne  pas 
voir  les  embarras  et  les  périls  d'une  lutte  avec  le 


300    CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

catholicisme,  peut-être  ne  l'avait-il  pas  toujours 
assez  haut  pour  discerner  à  quelles  conditions  on 
pouvait  satisfaire  les  consciences.  A  défaut  de  la 
foi  personnelle,  il  n'avait  pas  cette  intelligence 
large  et  délicate  des  choses  religieuses  que  possé- 
dait si  bien  M.  Guizot.  11  ne  comprenait  rien  à 
l'attitude  de  M.  de  Montalembert  et  avait  coutume 
de  demander  quand  il  entrerait  dans  les  ordres. 
La  vraie  "portée  de  la  lutte  pour  la  liberté  d'en- 
seignement lui  échappait,  et  parfois  il  ne  semblait 
y  voir  qu'une  «  querelle  de  cuistres  et  de  bedeaux  ». 
Ce  n'est  pas  qu'il  fût  porté  à  prendre  parti  pour 
les  «  cuistres  »  contre  les  «  bedeaux  ».  Les  pré- 
tentions de  la  philosophie  notamment  inquiétaient 
plutôt  son  bon  sens  un  peu  terre  à  terre.  Aussi, 
dans  le  monde  universitaire,  se  plaignait-on  géné- 
ralement du  roi,  et  M.  Sainte-Beuve  disait  à  cette 
époque  : 

Le  roi  Louis-Philippe,  dans  cette  querelle  de  l'U- 
niversité et  des  jésuites,  n'est  pas  très  favorable  à 
l'Université.  Si  Villemain  n'a  pas  proposé,  cette 
année,  sa  loi  organique  sur  l'instruction  secondaire, 
c'est  que  le  roi  ne  s'en  est  pas  soucié.  «  Laissons 
faire,  disait-il  au  ministre;  laissons-leur  la  liberté  à 
tous,  moyennant  un  bon  petit  article  de  police  qui 
suffira.  »  Le  roi  est  peut-être  meilleur  politique  en 
disant  cela,  mais  Villemain  est  meilleur  universi- 
taire L 

1  Chroniques  parisiennes,  p.  02.  —  L'homme  politique, 
dont  nous  avons  déjà  cité  plusieurs  fois  le  journal  inédit, 


KT  LE  PROJET  DE   LOI  DE    1844  301 

Al.  Quinet  écrivait  avec  amertume,  dès  avril 
18/i*2  :  '<  Je  suis  bien  convaincu  que  le  parti  prêtre 
est  soutenu  par  le  château.  C'est  là  ce  qui  leur 
donne  cette  insolence  *.  »  D'autre  part  cependant, 
le  roi  se  méfiait  de  l'enseignement  du  clergé  :  il 
craignait  que  des  collèges  ecclésiastiques  les  en- 
fants ne  sortissent  «  carlistes  ».  Aussi  Mgr  Aflre, 
qui  avait  eu  l'occasion  de  saisit-  plusieurs  fois  sur 
le  vif  les  inquiétudes  royales,  engageait-il  ses  col- 
lègues de  l'épiscopat  à  rassurer  le  gouvernement 
sur  ce  point,  et  paraissait-il  croire  que,  ce  malen- 
tendu dissipé,  le  roi  n'aurait  plus  aucune  répu- 
gnance à  la  réforme  demandée. 

Pour  le  moment,  la  pensée  de  Louis-Philippe  ne 
se  dégageait  pas  nettement.  Il  était  d'ailleurs  dans 
la  nature  de  cet  esprit  pourtant  si  brillant  et  si 
étendu,  dans  les  habitudes  de  ce  politique,  par  cer- 
tains cotés,  si  consommé,  de  ne  pas  prendre  parti 
sur  les  questions  de  principes,  mais  de  louvoyer  au 
milieu  des  faits  avec  une  souplesse  patiente  et 
avisée,  multipliant  au  besoin  les  inconséquences 
pour  éviter  les  conflits.  «  Plein  de  bravoure  per- 
sonnelle, il  était,  a  dit  M.  Guizot,  timide  en  poli- 

écrivait  on  1844  :  «  Les  intentions  du  roi  ont  toujours 
été  assez  suspectes  aux  partisans  de  l'Université*  On  le 
croit  disposé  à  voir  sans  peine  quelques  concessions  au 
clergé...  Il  est  peu  favorable  aux:  élucubrations  philo- 
sophiques et  toujours  assez  porté,  par  politique,  à  mana- 
ger le  clergé.  » 

1  Corrrt/ionrfanrp  de  Quinet. 


302    CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

tique  *.  »  Rien  chez  lui  de  cette  jeunesse  chevale- 
resque, mais  un  peu  téméraire,  qui  se  plaît  à 
poser  les  grandes  questions.  11  aimait  mieux  tour- 
ner une  difficulté  que  l'aborder  de  front,  ajourner 
un  problème  que  tenter  de  le  résoudre.  Il  croyait 
que  c'était  déjà  beaucoup  de  durer  au  moyen 
d'expédients  successifs,  comptant  sur  le  temps  et 
le  hasard  pour  se  tirer  des  embarras  qu'il  ren- 
voyait à  l'avenir;  au  fond,  d'ailleurs,  fort  perplexe 
et  quelque  peu  désabusé  sur  le  succès  final.  Tout 
au  rebours  de  cette  génération  de  89 ,  dont  il  avait 
partagé  les  illusions,  mais  aussi  les  déceptions,  il 
croyait  peu  à  la  puissance  du  bien  et  beaucoup  à 
celle  du  mal  ;  il  pensait  volontiers  qu'à  combattre 
le  mal  de  front,  on  risquait  de  se  faire  briser,  et 
que  le  meilleur  moyen  de  lui  échapper  était  de 
ruser  avec  lui,  en  le  cajolant.  Ainsi  il  en  usait  avec 
l'esprit  révolutionnaire.  Peut-être  était-il  disposé  à 
traiter  de  même  la  passion  antireligieuse,  quand 
celle-ci  se  montrait  trop  menaçante,  non  pas  sans 
doute  qu'il  la  partageât  ou  voulut  lui  céder;  mais 
il  estimait,  au  contraire,  que  c'était  la  seule  ma- 
nière, sinon  de  détruire,  au  moins  de  limiter  son 
action  malfaisante. 

Etait-ce  une  tactique  heureuse  ou  nécessaire 
dans  les  matières  purement  politiques?  Ceux  qui 
le  pensent  font  observer  que  le  vieux  roi,  dans  ce 
siècle  d'instabilité,  et  en  dépit  des  faiblesses  de 

1  Conversation  avec  M.  Senior  rapportée  parce  dernier. 


ET  LE   PROJET   DE  LOI   DE    18Î4  303 

son  origine,  a  su  durer  dix-huit  ans.  Ceux  qui  le 
contestent  répondent  qu'en  fin  de  compte  il  a 
échoué.  Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  était  des  questions 
où  ces  expédients  fussent  insuffisants,  où  les  courtes 
habiletés  ne  pussent  prévenir  les  conflits,  ni  les 
petites  caresses  faire  oublier  les  légitimes  griefs, 
c'étaient  celles  qui  intéressaient  la  conscience  reli- 
gieuse. Le  roi  devait  en  faire  l'expérience,  parfois 
non  sans  surprise  ni  vif  déplaisir;  à  ce  point  de 
vue,  ses  rapports  avec  Mgr  Aftre  sont  assez  curieux 
à  étudier. 

.  Louis-Philippe  avait  été  fort  ennuyé  de  l'oppo- 
sition de  Mgr  de  Quélen.  Quand  il  fut  question  de 
lui  trouver  un  successeur,  fidèle  à  sa  pratique  con- 
stante dans  les  choix  d'évèques,  il  voulut  avant 
tout  un  prêtre  justement  considéré  ;  mais  il  ne  lui 
avait  pas  déplu  d'appeler  à  ce  siège  élevé  un  per- 
sonnage sans  patronage  et  sans  clientèle,  que  ne 
désignaient  ni  un  grand  nom,  ni  un  talent  hors 
ligne,  ni  une  haute  situation.  Jugeant  des  choses 
ecclésiastiques  par  ce  qui  se  passait  dans  la  poli- 
tique, il  comptait  ainsi,  non  pas  pouvoir  exercer  sur 
le  nouveau  prélat  une  pression  qui  n'était  pas  dans 
ses  desseins,  mais  lui  en  imposer,  l'avoir  dans  sa 
main.  Au  début,  il  s'amusait  de  cette  situation  nou- 
velle, à  laquelle  ne  l'avait  pas  habitué  la  bouderie 
hautaine  de  Mgr  de  Quélen.  Mgr  Alfre  était  accueilli 
avec  effusion  aux  Tuileries.  Le  roi,  le  tenant  assis 
auprès  de  lui  sur  un  canapé,  pendant  une  grande, 
réception,  répétait  à  tous  ceux  qui  venaient  le 


304   CH.  V.  LA.  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

saluer  :  «  Je  cause  avec  mon  cher  archevêque.  » 
Il  se  livrait  avec  lui  à  toute  l'abondance  de  sa  con- 
versation, s'étendait  sur  le  bien  qu'il  voulait  au 
catholicisme  :  «  Ah  !  si  je  n'étais  pas  là,  s'écriait-il, 
tout  serait  bouleversé.  Que  devi  en  cl  riez-vous?  Que 
deviendrait  la  religion  ?  »  Le  prélat  était  consulté 
sur  les  choix  épiscopaux.  «  Il  est  délicieux,  disait- 
il,  notre  cher  archevêque  :  comme  il  juge  bien  les 
hommes  1  !  »  Mgr  Affre  se  prêtait  à  ces  caresses 
avec  une  gravité  peu  souple.  Nullement  hostile  à 
l'établissement  de  Juillet,  fort  mal  vu,  pour  cette 
raison,  du  parti  légitimiste,  opposé  par  goût  à 
toute  démarche  téméraire  et  même  à  toute  action 
publique,  plus  que  personne  il  désirait  un  accord 
entre  le  clergé  et  la  monarchie  de  1830.  Mais, 
pour  cet  accord,  il  ne  suffisait  pas  de  caresses, 
auxquelles  sa  nature  droite  et  un  peu  fruste  était 
moins  sensible  qu'une  autre,  et  nul  n'était  plus 
éloigné  de  se  réduire  au  rôle  d'un  prélat  de  cour 
qui  éviterait  avant  tout  de  paraître  gênant.  Aussi 
quand,  après  le  projet  de  1811,  la  question  d'en- 
seignement fut  mise  à  l'ordre  du  jour,  le  prélat 
voulut-il  user  des  relations  que  lui  avait  permises 
la  faveur  royale,  pour  aborder  ce  sujet.  Ce  n'était 
pas  l'affaire  du  prince,  qui  croyait  pouvoir  passer 
à  côté  de  la  question  sans  la  résoudre.  Aux  pre- 
miers mots  de  l'archevêque,  Louis-Philippe  essaya 

1  Ces  détails  et  ceux  que  nous  ajoutons  plus  loin  sont 
rapportés  dans  la  Vie  de  Mgr  Affre,  par  M.  Gruice, 
depuis  évêque  de  Marseille. 


BT  LE  PROJLT  DE  LOI  DE  1844  305 

de  changer  la  conversation  ;  il  aimait  à  parler,  par- 
lait facilement;  aussi  était-il,  avec  lui,  fort  difficile 
de  suivre  un  entretien,  quand  il  voulait  le  rompre. 
Plusieurs  fois,  l'évêque  revint  au  sujet  loin  duquel 
l'entraînaient  les  digressions  calculées  de  son  inter- 
locuteur. Tout  à  coup  le  roi  lui  dit  :  «  Monsieur 
l'archevêque,  vous  allez  prononcer  entre  ma  femme 
et  moi.  Combien  faut-il  de  cierges  à  un  mariage? 
Je  soutiens  que  six  cierges  suffisent,  ma  femme 
prétend  qu'on  en  doit  mettre  douze.  Je  me  rap- 
pelle fort  bien  qu'à  mon  mariage,  c'était  dans  la 
chambre  de  mon  beau-père,  il  n'y  avait  que  six 
cierges.  »  (les  mots  étaient  dits  avec  cette  bonhomie 
caressante,  légèrement  narquoise,  qui  était  un  des 
grands  artifices  du  prince.  L'archevêque  ne  voulait 
pas  céder.  «  11  importe  peu,  répondit-il  d'un  ton  à 
la  fois  courtois  et  sérieux,  que  l'on  allume  six  cierges 
ou  douze  cierges  a  un  mariage,  mais  veuillez  m'en- 
tendre  sur  une  question  plus  grave.  —  Comment, 
monsieur  l'archevêque,  ceci  est  très  grave,  reprit 
en  souriant  le  roi  ;  il  y  a  division  dans  mon  ménage  : 
ma  femme  prétend  avoir  raison,  je  soutiens  qu'elle 
a  tort.  )>  Sans  répliquer,  l'archevêque  poursuivit  sa 
défense  de  la  liberté  d'enseignement.  Le  roi  l'in- 
terrompit :  «  Mais  mes  cierges,  monsieur  l'arche- 
vêque, mes  cierges  ?  »  L'accent  du  prince  prenait  le 
caractère  d'une  certaine  impatience.  Le  prélat  ne 
se  troubla  pas,  et  continua  comme  s'il  ne  se  fût 
aperçu  de  rien.  Le  roi  alors,  s'emportant,  s'écria  : 
«Tenez,  je  ne  veux  pas  de  voire  liberté  d'ensei- 


306    CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

gnement,  je  n'aime  pas  les  collèges  ecclésiastiques; 
on  y  enseigne  trop  aux  enfants  le  verset  clu  Ma- 
gnificat :  Déposait  patentes  de  sede,  »  L'arche- 
vêque se  leva,  salua  et  se  retira. 

La  dernière  parole  clu  roi  était  moins  l'expres- 
sion réfléchie  de  sa  pensée  qu'une  boutade  comme 
il  lui  en  échappait  souvent  dans  l'intempérance  de 
la  conversation  :  seulement,  ce  qui  était  vrai,  c'est 
qu'il  voulait  gagner  du  temps  sans  se  prononcer. 
D'autres  jours,  l'archevêque  revint  à  la  charge, 
il  ne  fut  pas  plus  heureux;  le  roi  lui  ripostait 
par  quelque  question  étrange  :  «  Apprenez- moi 
donc  la  différence  qu'il  y  a  entre  Dominus  vobiscum 
et  pax  tecnm;  »  il  se  mettait  à  lui  raconter  l'his- 
toire de  sa  première  communion  ou  quelque  anec- 
dote de  son  exil,  ou  bien  parlait  sur  tout  autre  su- 
jet, avec  une  imperturbable  volubilité,  puis  il  termi- 
nait son  monologue  :  «  Allons,  bonjour ,  monsieur 
l'archevêque,  bonjour.  »  Du  reste,  toujours  fort 
gracieux  avec  le  prélat  qu'il  pensait  à  la  fois  avoir 
séduit  et  éconcluit,  comme  il  avait  fait  de  tant 
d'hommes  politiques.  C'était  là  où  l'habileté  royale 
se  trompait,  par  ignorance  de  la  conscience  reli- 
gieuse. Quand  on  traite  avec  des  hommes  de  foi, 
on  peut  les  contredire,  on  ne  leur  fait  pas,  par  de 
pareils  moyens,  perdre  cle  vue  ce  qu'ils  croient 
être  un  devoir.  L'archevêque  sortait  de  ces  entre- 
tiens agacé,  nullement  intimidé  ;  le  prestige  du  roi 
en  était  amoindri,  la  résolution  du  prélat  n'en  était 
pas  ébranlée.  Aussi,  puisqu'on  ne  voulait  pas  l'en- 


ET  LE  PROJET  DE  LOT  DE  1844 


807 


tondre  dans  des  conversations  secrètes,  Mgr  Aflre 
se  résolut  à  parler  publiquement.  Le  1er  mai  1842, 
présentant  ses  hommages  au  roi,  à  l'occasion  de  sa 
fête,  il  exprima,  d'ailleurs  en  termes  réservés  et 
convenables,  le  vœu  du  clergé  de  pouvoir  «  tra- 
vailler plus  librement  h  former  le  cœur  et  l'esprit 
de  la  jeunesse  ».  Le  roi  fut  mécontent.  «  Où  ai-je 
été  prendre  ce  M.  Vfire?  dit-il,  c'est  une  pierre 
brute  des  montagnes.  Je  la  briserais,  si  je  n'en  crai- 
gnais les  éclats.  »  Le  ministre  des  cultes  adressa 
des  reproches  au  prélat  ;  le  Journal  des  Débats 
tint  un  langage  menaçant.  Mais  le  gouvernement 
revint  bientôt  à  des  vues  plus  calmes,  et,  inter- 
pellé à  ce  sujet,  M.  Martin  clu  Nord  répondit  sage- 
ment que  le  langage  de  l'archevêque  avait  été 
après  tout  naturel.  Ce  fut  néanmoins,  entre  le 
souverain  et  Mgr  Affre,  le  commencement  de  rap- 
ports tendus,  qui,  comme  on  le  verra  plus  tard, 
aboutiront  à  des  scènes  assez  vives  et  détermine- 
ront le  prélat,  d'abord  si  bien  disposé  pour  le 
régime  de  Juillet,  à  s'en  éloigner  de  plus  en  plus. 
Les  faits,  sur  ce  point,  ne  donnaient-ils  pas  tort 
à  l'habileté  trop  timide  et  sceptique  du  vieux  roi, 
qui  se  trouvait  ainsi  avoir  mécontenté  à  la  fois  les 
universitaires  et  le  clergé,  sans  qu'on  put  même 
parvenir  à  préciser  quels  étaient  son  principe  et 
son  but? 


308  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 


III 

Mal  secondé,  ou  même  parfois  contrarié,  au  sein 
du  gouvernement,  M.  Guizot  pouvait-il  trouver 
un  point  d'appui  dans  le  monde  parlementaire? 
Chez  les  hommes  de  gauche,  la  vieille  haine  révo- 
lutionnaire contre  le  clergé  l'emportait  sur  les 
principes  libéraux.  A  peine  pouvait-on  citer  quel- 
ques rares  exceptions1.  M.  de  Tocqueville  souffrait 
vivement  de  l'inconséquence  vulgaire  et  passionnée 
du  parti  au  milieu  duquel  il  avait  pris  place.  Il 
ne  manquait  pas  une  occasion  de  répéter  à  la 
tribune  ce  qu'il  avait  déjà  dit  dans  son  livre  de 
la  Démocratie  en  Amérique,  sur  l'accord  de  la 
religion  et  de  la  liberté.  Il  fondait,  avec  quelques 
amis,  un  journal,  le  Commerce,  précisément  pour 
«  pouvoir  défendre,  du  point  de  vue  libéral,  la 
liberté  d'enseignement,  sans  s'associer  à  la  guerre 
déclarée  au  clergé  2.  »  Mais  c'était  avec  peu  de 
succès  :  il  ne  parvenait  pas  à  ramener  les  groupes 
de  gauche  à  leurs  principes,  à  les  arracher  à  cette 
«  politique  d'expédients  et  d'intrigues  »,  qui  était, 

1  Si,  dans  une  lettre  à  Lamartine,  M.  Ledru-Rollin 
dénonçait  le  monopole  universitaire,  qu'il  appelait  la 
«  conscription  de  l'enfance  traînée  violemment  dans  un 
camp  ennemi  et  pour  servir  l'ennemi  »,  il  était  contredit 
par  son  propre  journal,  la  Réforme,  où  M.  Flocon,  plus 
fidèle  à  la  tradition  jacobine,  déclarait  que  l'enseignement 
était  «  une  des  plus  saintes  fonctions  de  l'État.  » 

2  Lettre  de  M.  de  Tocqueville,  du  17  septembre  1844. 


ET  LE  PAO  JET  DE  LUI  DE  18-14  3U'J 

selon  lui,  la  conséquence  de  la  direction  donnée 
par  M.  Thiers.  Attristé,  dégoûté  de  ne  pas  trouver 
ces  grands  partis  et  ces  grandes  questions  aux- 
quels il  aurait  aimé  à  donner  sa  vie,  il  se  renfer- 
mait de  plus  en  plus  dans  le  rôle  d'un  prophète 
un  peu  chagrin,  dénonçant  à  la  bourgeoisie  les 
vices  de  ses  mœurs  publiques,  lui  prédisant  les 
catastrophes  de  l'avenir,  et  se  déclarant  impuis- 
sant, entre  des  partis  contraires  qui,  ni  l'un  ni 
l'autre,  ne  suivaient  ses  conseils,  à  donner  une 
autre  direction  aux  événements.  C'est  ainsi  notam- 
ment qu'il  envisageait  la  question  religieuse,  et  il 
a  exposé  son  sentiment  dans  une  lettre  curieuse, 
dont  quelques  jugements  particuliers  peuvent  être 
contestés,  mais  dont  l'ensemble  est,  après  tout, 
intéressant  et  instructif  à  connaître  Voici  cette 
lettre  : 

Mon  cher  ami,  j'aborde  la  session  tristement.  L'état 
de  la  question  religieuse  me  cause  surtout  une  pro- 
fonde douleur.  Mon  plus  beau  rêve,  en  rentrant  dans 
la  vie  publique,  était  de  contribuer  à  la  réconcilia- 
tion de  l'esprit  de  liberté  et  de  l'esprit  de  religion, 
de  la  société  nouvelle  et  du  clergé!  Cette  réconcilia- 
tion est  ajournée  pour  des  années  ;  la  brèche  qui  se 
fermait  est  rouverte,  et  sera  bientôt  presque  aussi 
large  qu'en  1828.  Ce  résultat  est  dû  à  la  combinaison 
des  plus  tristes  passions  et  du  plus  grand  esprit 
d'aveuglement  (à  mon  sens  du  moins)  qui  se  puisse 
concevoir.  Je  n'ai  pas  besoin  de  te  dire  à  quel  point 

1  Lettre  à  M.  E.  de  Tocqueville,  G  décembre  1843. 


310    CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DE  GOUVERNEMENT 

je  suis  affligé  de  la  guerre  que  les  journaux  (je  dis 
les  journaux,  car,  sur  ce  point,  ceux  du  gouverne- 
ment sont  peut-être  pires  que  ceux  de  l'opposition) 
font  au  clergé  et  à  la  religion  même  ;  mais,  d'une 
autre  part,  je  me  sens  profondément  irrité  contre  les 
folies  qui  ont  donné  naissance  à  cet  orage.  Quand  je 
pense  qu'il  y  a  trois  ans  encore,  presque  toute  la 
presse,  ou  était  favorable  au  retour  des  idées  reli- 
gieuses, ou  du  moins  n'y  était  pas  contraire  ;  que  la 
jeunesse  presque  entière  marchait  dans  ce  sens;  que 
les  conseils  municipaux  de  presque  toutes  les  villes 
ouvraient  la  porte  aux  corps  religieux  pour  l'ensei- 
gnement; qu'enfin  il  se  trouvait  dans  les  Chambres 
une  majorité  immense  et  toujours  prête  à  voter  de 
l'argent  pour  créer  des  succursales,  augmenter  le 
traitement  des  ecclésiastiques;  et  qu'aujourd'hui  toute 
la  presse,  à  la  seule  exception  des  journaux  légiti- 
mistes (exception  plus  dangereuse  quelquefois  qu'u- 
tile), est  dans  un  paroxysme  de  vraie  fureur;  qu'on 
injurie  le  clergé  dans  les  cours  publics  ;  que  des  villes 
commencent  à  se  montrer  hostiles,  et  qu'enfin  il  n'est 
pas  douteux  qu'une  immense  majorité  dans  la 
Chambre  ne  fasse  à  la  première  occasion  une  querelle 
au  clergé  ;  quand  je  vois  ce  déplorable  tableau,  je  ne 
puis  m'empêcher  de  croire  qu'il  faut  qu'on  ait  com- 
mis de  bien  graves  fautes  pour  avoir  transformé 
en  si  peu  de  temps,  une  situation  si  bonne  en  une 
position  si  critique. 

M.  de  Tocqueville  reconnaissait  que,  sur  le  ter- 
rain de  la  liberté  d'enseignement  et  du  droit  com- 
mun, le  clergé  était  invincible  ;  mais,  attachant  trop 
d'importance  à  quelques  opinions  isolées  et  témé- 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE  1^44 


341 


raires,  il  lui  reprochait  d'avoir  laissé  entrevoir 
r arrière-pensée  de  prendre  «  la  direction  exclusive 
de  l'éducation.  »  Il  ajoutait  : 

Ce  n'est  pas  tout.  Au  lieu  de  se  borner  à  réclamer 
leur  part  d'enseignement,  ils  ont  voulu  prouver  que 
l'Université  était  indigne  d'enseigner.  Une  multitude 
d'articles  de  journaux,  de  brochures  et  de  très  gros 
livres  ont  été  publiés  dans  le  but  d'attaquer  nomi- 
nativement une  foule  de  professeurs  et  de  prouver 
qu'ils  ne  méritaient  pas  la  confiance  des  familles. 
Qu'ils  eussent  raison  ou  tort  dans  ces  attaques, 
peu  importe,  ce  n'est  pas  là  la  question  ;  le  tort 
était  de  prendre  une  marche  qui  ne  pouvait  manquer 
d'éloigner  indéfiniment  la  liberté  d'enseignement 
pour  laquelle  on  combattait,  soulèverait  nécessai- 
rement contre  le  clergé  et  la  religion  une  foule 
d'amours-propres  exaspérés,  et  jetterait  dans  une 
guerre  acharnée  des  milliers  d'hommes  intluents  et 
actifs,  qui,  bien  qu'ils  ne  fussent  pas  ou  qu'ils 
n'eussent  pas  toujours  été  orthodoxes  et  bons  chré- 
tiens, laissaient  la  réaction  religieuse  se  faire  sans  y 
mettre  obstacle. 

Seulement,  après  avoir  blâmé  et  surtout  regretté 
ce  qui  lui  paraissait  être  le  tort  des  catholiques, 
M.  de  Tocqueville  disait  :  «  Je  crois  que  les  fautes 
du  clergé  seront  toujours  infiniment  moins  dan- 
gereuses à  la  liberté  que  son  asservissement  » 
Réflexion  remarquable  entre  toutes,  que  les  hommes 
politiques  ne  de  \  raient  jamais  oublier,  mais  qu'alors, 

1  Lettre  à  M.  de  Corcelle,  du  15  uovembre  1843. 


312  CH.  Y.  LA  POLITIQUE  RELIUIKUSE  DU  GOUVERNEMENT 

comme  aujourd'hui,  les  hommes  de  gauche  ne 
savaient  ni  comprendre  ni  même  entendre. 

Les  amis  de  la  liberté  d'enseignement  n'étaient 
guère  plus  nombreux  dans  le  parti  conservateur 
que  dans  les  groupes  de  gauche.  Si  quelques 
hommes  d'Etat,  comme  M.  Molé,  se  montraient, 
dans  certains  salons,  favorables  aux  catholiques, 
même  aux  jésuites l,  ils  se  gardaient  de  faire  aucun 
acte  public  qui  pùt  les  compromettre.  Parmi  ceux 
qui  naguère  croyaient  se  montrer  hommes  de  gou- 
vernement en  étant  bienveillants  pour  l'Eglise, 
combien  avaient  agi  ainsi  parce  qu'ils  avaient  cru 
cette  Eglise  vaincue  et  réduite  pour  toujours  à 
l'état  d'une  cliente  affaiblie,  timide,  humiliée, 
qu'ils  étaient  flattés  d'avoir  sous  leur  protection  ! 
Mais  que  les  catholiques  reprissent  un  langage 
fier,  mâle,  hardi,  ils  en  éprouvaient  comme  une 
déception  irritée;  leurs  vieilles  préventions  se 
réveillaient.  Les  plus  conservateurs  ne  parvenaient 
pas  d'ailleurs  à  comprendre  les  sentiments  et  les 
besoins  au  nom  desquels  parlaient  les  évêques. 
«  Voilà  de  singulières  querelles  pour  notre  temps  », 
écrivait  l'un  d'eux.  Arborer  le  drapeau  religieux, 
dix  ans  après  1830,  leur  paraissait  une  sorte  de 
démence  inexplicable,  un  éclat  de  mauvais  goût, 
un  oubli  des  convenances,  absolument  comme  si, 
dans  un  salon,  ceux-là  venaient  tout  à  coup  à 

1  «  M.  Molé  est  toujours  et  très  explicitement  nôtre,  » 
lit-on  dans  une  lettre  du  P.  de  Ravignan. 


H  LE  IMIO.ILT  Dr:  LOI  DI  1844  313 

parler  bruyamment  que  leur  situation  obligeait  à 
garder  un  silence  modeste.  On  ne  s'expliquait  pas 
le  rôle  de  M.  de  Montalembert.  «  Que  veut-il? 
disait-on.  Où  cela  peut-il  le  mener?  Il  ne  tiendrait 
qu'cà  lui  d'être  ambassadeur  en  Belgique,  et  il  se 
rend  impossible  de  gaieté  de  cœur  »  Aussi  lors- 
que, en  18A3,  les  bureaux  de  la  Chambre  des 
députés  furent  saisis  d'une  très  modeste  propo- 
sition, déposée  par  M.  de  Carné,  et  tendant  seule- 
ment à  supprimer  le  certificat  d'études,  ne  se 
trouva-t-il  que  deux  bureaux  sur  neuf,  pour  auto- 
riser la  lecture  du  projet.  Des  ministériels  s'étaient 
unis  aux  hommes  de  gauche,  pour  refuser  même  de 
T  examiner. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  les  partis 
d'alors  fussent  animés  de  passions  antireligieuses 
analogues  à  celles  qui  régnent  aujourd'hui.  Sans 
doute,  dans  l'émotion  de  la. lutte,  certains  polé- 
mistes catholiques  étaient  disposés  à  peindre  fort 
en  noir  ce  qu'ils  appelaient  l'impiété  de  leurs  adver- 
saires. Mais  les  esprits  sages  jugeaient  les  hommes 
avec  plus  de  sang-froid.  M.  de  Champagny  écri- 
vait à  ce  propos,  dans  le  Correspondant  d'alors, 
ces  très  justes  réflexions  : 

Peu  d'hommes,  dans  la  sphère  politique,  ont  une 
volonté  arrêtée  contre  le  christianisme  ou  contre 

1  M.  Mole  disait  au  contraire  :  «  Si  je  n'avais  que 
quarante  ans,  je  ne  voudrais  pas  d'autre  rôle  que  celui 
de  Montalembert.  » 

16 


314  CH.  Y.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

l'Église...  Beaucoup  comprennent  que,  pour  qui  veut 
gouverner  honnêtement,  c'est-à-dire  avec  un  peu  de 
sûreté  pour  l'avenir,  je  ne  dirai  pas  l'amitié  du 
clergé,  mais  l'absence  de  justes  ressentiments  de  la 
part  des  catholiques,  est  nécessaire...  Il  est  certain 
que  la  pensée  d'une  guerre  fondamentale  contre 
l'Église,  soit  par  la  force,  soit  par  la  ruse,  répugne 
d'une  manière  profonde  aux  instincts  chrétiens  d'un 
grand  nombre,  à  l'honnêteté  de  quelques  autres,  à  la 
sagesse  politique  de  presque  tous.  Mais  ces  hommes 
savent  mal  ce  que  c'est  qu'une  Église,  ce  qu'il  lui 
faut;  ils  ne  savent  au  fond  ni  la  servir  ni  la  com- 
battre ;  dans  leurs  jours  de  bonne  volonté,  ils  la 
protègent  mal;  dans  leurs  jours  de  défiance,  ils 
croient  ne  s'armer  contre  elle  que  du  bouclier,  et  ils 
lui  font  de  profondes  blessures  1 . 

Cet  état  des  esprits,  dans  toutes  les  régions  du 
monde  politique,  était  fait  pour  entraver  les  bonnes 
dispositions  de  M.  Guizot.  Il  était  obligé  d'en  tenir 
compte,  au  moins  en  partie,  et  on  comprend  qu'il 
fut  tenté  parfois  de  répondre  aux  catholiques  trop 
exigeants  :  «  Mais  mettez-vous  donc  à  ma  place  !  » 
Y  aurait-il  eu  moyen,  avec  un  peu  de  décision  et 
de  volonté,  de  dominer,  d'entraîner  cette  opinion 
qui  n'était  pas  possédée  par  des  passions  bien 
profondes?  Question  délicate,  que  nous  nous  gar- 
derions de  trancher  légèrement.  En  tout  cas, 
M.  Guizot  ne  paraît  pas  avoir  essayé.  Il  était  dis- 
trait absorbé  par  d'autres  affaires,  particulièrement 

1  Correspondant,  1845,  (.  XI,  p.  GGO. 


ET  LE  PROJET  DE  LOI   DB  1844  315 

par  les  a  flaires  extérieures  qui  étaient  alors  le  sujet 
principal ,  presque  exclusif,  des  débats  parlemen- 
taires, et  sur  lesquels  se  jouait,  à  chaque  session, 
l'existence  du  cabinet.  Du  29  octobre  1840  au  mois 
d'avril  18/i/i,  M,  Guizot  ne  prit  pas  une  seule  fois 
la  parole  dans  les  débats  qui  s'engagèrent  sur  la 
liberté  d'enseignement  ou  sur  la  question  religieuse. 
Il  laissa  au  ministre  des  cultes  et  à  celui  de  l'ins- 
truction publique,  le  soin  d'y  représenter  le  gouver- 
nement, ce  qu'ils  firent  avec  des  nuances  dont  le 
contraste  à  lui  seul  eût  suffi  pour  révéler  qu'il  n'y 

,  avait,  sur  ce  point,  ni  décision  concertée  ni  direc- 
tion donnée.  D'ailleurs  M.  Guizot  qui  avait  la  vue, 
l'intelligence  et  la  parole  de  la  grande  politique, 
en  avait-il  au  même  degré  la  volonté  efficace? 
L'éclat,  l'accent  dominateur  de  son  éloquence  fai- 

;  saient,  sous  ce  rapport,  illusion  aux  autres  et  lui 
faisaient  illusion  à  lui-même.  «  L'éloquence  à  ce 

1  degré,  a  dit  finement  M.  Sainte-Beuve,  est  une 
grande  puissance;  mais  n'est-ce  pas  aussi  une  de 

:  ces  puissances  trompeuses  dont  a  parlé  Pascal?  » 
Sans  doute,  quand  M.  Royer-Collard  disait  :  «  Gui- 
zot, un  homme  d'Etat!  C'est  une  surface  d'homme 
d'Etat!  »  ou  encore  :  «  Ses  gestes  excèdent  sa 
parole,  et  ses  paroles  sa  pensée;  s'il  fait  par  hasard 
de  la  grande  politique  à  la  tribune,  soyez  sur  qu'il 
n'en  fait  que  de  la  petite  dans  le  cabinet,  »  c'était 

:1a  sortie  injuste  d'un  esprit  chagrin  et  jaloux;  peut- 
être,  cependant,  y  avait-il,  dans  cette  boutade,  la 
parcelle  de  vérité  qu'on  trouve  dans  les  caricatures. 


:>IG    CH.  Y.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

M.  Guizot  était  conduit  à  se  montrer  faible 
envers  ses  amis  politiques  par  l'exagération  d'une 
idée  juste.  Depuis  la  mort  de  Casimir  Périer,  il 
avait  senti  très  vivement  le  mal  de  l'anarchie  par- 
lementaire dont  la  cause  était  la  dislocation  et 
l'inconsistance  des  partis  ;  aussi,  en  prenant  le 
pouvoir,  s'était-il  donné  pour  première  tâche  de 
former  cette  majorité  conservatrice,  ce  parti  de 
gouvernement  qui  avait  manqué  à  tous  les  minis- 
tères précédents.  Seulement,  pour  y  parvenir,  au 
lieu  des  impulsions  impérieuses  que  la  nécessité 
visible  du  péril  matériel  faisait  accepter  de  Casimir 
Périer,  il  se  crut  obligé  à  des  moyens  de  séduction 
qui  le  firent  accuser  de  corruption,  et  aune  docilité 
qui,  en  plus  d'une  circonstance,  et  spécialement 
dans  la  question  religieuse,  lui  fit  sacrifier  son 
opinion  personnelle  aux  préjugés  de  ses  partisans. 
Jusqu'en  1848,  la  crainte  de  désorganiser  sa 
majorité  ne  lui  fera-t-elle  pas  commettre  plus  d'une 
faute?  Par  ces  causes  diverses,  auxquelles  il  faut 
joindre  le  caractère  mesquin,  déloyal  de  l'oppo- 
sition ,  M.  Guizot  se  trouvait  faire  tout  autre  chose 
que  ce  qui  eût  été  dans  la  nature  de  son  esprit  :  ce 
grand  spiritualiste  était  amené  parfois  à  suivre  une 
politique  matérialiste,  ce  doctrinaire  était  réduit 
trop  souvent  à  vivre  d'expédients 

1  Ce  qui  faisait  dire  alors  au  comte  Beugnot  :  «  Har- 
celé, depuis  ciuq  ans,  par  une  meute  d'envieux  qui  no 
savent  que  lui  tendre  d'indignes  embûches,  M.  Guizot  a 
fini  par  contracter,  dans  cette  guerre  mesquine,  non  le 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE   1844  317 

Robert  Peel  tenait  sans  cloute  une  conduite  bien 
différente,  quand,  à  cette  même  époque  et  sur  cette 
même  question  de  liberté  religieuse,  il  violentait 
les  traditions  de  son  propre  parti,  et  répondait  aux 
reproches  d'infidélité,  qu'il  aimait  mieux  «  perdre 
le  pouvoir  que  de  le  garder  à  des  conditions  ser- 
viles.  »  Mais  un  rapprochement  serait-il  équitable? 
N'y  avait-il  pas.  entre  les  deux  situations,  des 
différences  capitales?  Comme  tous  les  gouverne- 
ments que  la  France  a  connus  dans  ce  siècle,  et  que 
peut-être,  hélas!  elle  connaîtra  d'ici  à  longtemps, 
la  monarchie  de  Juillet  ne  représentait  qu'une 
fraction  de  la  nation,  la  bourgeoisie  triomphant 
des  partis  soupçonnés  d'attache  cà  l'ancien  régime 
et  cherchant  à  se  défendre  contre  l'invasion  du  flot 
démocratique  qui,  après  l'avoir  portée  à  la  surface, 
cherchait  à  la  submerger.  C'était  une  base  étroite 
et  vacillante.  Ne  pouvant  s'appuyer  que  sur  cet 
élément  social  et  ayant  à  lutter  contre  tous  les 
autres,  les  hommes  d'Etat  de  ce  régime  étaient 
réduits  à  subir,  au  moins  en  partie,  l'influence  et 
la  pression  des  préjugés  de  ses  seuls  défenseurs; 
ils  n'avaient  pas,  en  tout  cas,  pour  y  résister  la 
large  assiette,  la  liberté  d'allure,  la  possibilité  de 
changer  d'appui  qui  faisaient  la  force  d'un  Robert 
Peel,  en  face  des  préventions  des  vieux  tories. 
L'histoire  a  le  droit  et  le  devoir  de  relever,  dans 

guùt,  mais  l'habitude  des  expédients  qui  composent  la 
tactique  parlementaire  ».  l  Correspondant  de  18 15.  t.  Xlï. 
p.  345.) 

18. 


318  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

la  conduite  de  ceux  qui  nous  ont  gouvernés,  les 
fautes  qui  proviennent  des  erreurs  et  des  passions 
du  parti  qu'ils  représentaient  ou  du  peuple  dont 
ils  avaient  la  charge  ;  à  la  condition  toutefois  qu'elle 
tienne  compte  de  ce  qui,  en  accusant  les  seconds, 
peut,  dans  une  certaine  mesure,  excuser  les  pre- 
miers, et  qu'elle  ne  cède  pas  à  la  tentation,  fréquente 
dans  le  public,  de  faire  porter  toute  la  responsa- 
bilité sur  le  pouvoir;  à  la  condition  aussi  de  ne 
pas  oublier  que  tous  les  régimes  et  toutes  les 
opinions  ont  été  à  peu  près  dans  le  même  cas;  que 
nul  d'entre  eux  n'est  assez  sûr  d'être  sans  péché 
pour  jeter  à  autrui  la  première  pierre.  Pour  ne  citer 
qu'un  exemple,  la  situation  de  M.  de  Villèle  en 
face  des  ultra  qui  lui  imposaient,  contre  son  gré, 
la  loi  des  majorais  et  celle  du  sacrilège,  n'avait-elle 
pas  quelque  analogie  avec  celle  de  M.  Guizot  n'o- 
sant pas  accorder  la  liberté  d'enseignement  à  cause 
des  méfiances  qu'elle  inspirait  à  la  bourgeoisie 
voltairienne?  11  faut  reconnaître  là  le  malheur  de 
notre  temps  et  cle  notre  pays,  la  conséquence 
fatale  de  nos  révolutions,  plus  encore  que  la  fai- 
blesse des  hommes  d'Etat. 

Triste  temps  et  malheureux  pays,  où  ceux  qui 
essayent  de  gouverner  sont  en  quelque  sorte  con- 
damnés à  ces  faiblesses,  et  ne  peuvent  réussir  ou 
seulement  durer  qu'à  la  charge  de  louvoyer,  de 
vivre  de  compromis  et  de  concessions  !  On  conçoit 
que  quelques-uns  préfèrent  renoncer  à  rien  entre- 
prendre et  songent  uniquement  à  garder  leur  nom 


ET  LE  PROJET  DE   LOI  DH   1844  319 

intact,  à  se  draper  clans  le  fier  renom  d'une  opinion 
qui  n'a  jamais  transigé  et  d'une  conscience  qui 
n'a  jamais  fléchi.  C'est  pour  ces  derniers  que  l'opi- 
nion réserve  d'ordinaire  sa  bienveillance.  Il  ne 
nous  conviendrait  pas,  sans  doute,  de  paraître 
plaider  la  cause  de  l'ambition  sceptique  qui  sacrifie 
les  principes  aux  expédients,  contre  la  constance 
désintéressée  des  hommes  de  foi.  Cependant,  sur 
ce  point,  les  faveurs  de  l'opinion  sont-elles  toujours 
équitablement  distribuées?  Aurait-on  raison,  par 
exemple,  de  préférer  M.  Royer-Collard,  refusant  de 
se  compromettre  pour  la  monarchie  et  parfois 
l'exposant  à  périr,  afin  de  conserver  l'intégrité  de 
sa  doctrine  et  de  son  rôle  de  libéral,  à  M.  de 
Serre  contredisant  ses  opinions  antérieures  et 
rompant  ses  amitiés,  pour  sauver  cette  monarchie 
et  assurer  h  son  pays  quelques  années  de  repos  ; 
ou  même  à  M.  de  Villèle  qui  a  pu  acheter  sa  durée 
au  prix  de  concessions  fâcheuses,  mais  qui,  après 
tout,  a  su  donner  à  la  France  ce  qu'elle  ne  connaît 
plus,  des  années  de  gouvernement  libre,  honorable 
et  prospère?  Ce  n'est  pas  toujours  dans  les  convic- 
tions immuables,  solitaires,  hautaines  et  inactives, 
que  l'on  rencontre,  en  allant  au  fond,  les  mobiles 
les  plus  élevés  et  surtout  les  moins  personnels. 
Il  semble  qu'à  bien  connaître  et  surtout  à  avoir 
vu  d'un  peu  près  les  conditions  faites  à  ceux  qui 
sont  au  pouvoir,  dans  notre  temps  et  dans  notre 
pays,  et  qui  ont  ainsi  charge  de  résoudre  le  problème 
presque  insoluble  légué  par  nos  révolutions,  l'his- 


320    CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

torien  soit  tenté  de  devenir  indulgent  pour  les 
gouvernements  et  de  réserver  plutôt  sa  sévérité 
pour  les  oppositions.  Tout  au  moins,  quand  il  lui 
faut,  comme  nous  le  faisons  en  ce  moment,  noter 
et  blâmer  des  erreurs  ou  des  faiblesses,  cloit-il 
mettre  en  garde  le  public  contre  l'injustice  d'un 
jugement  qui  ferait  porter  uniquement  sur  quelques 
hommes  ce  qui  est  aussi  la  faute  d'une  nation,  et 
sur  un  seul  régime  ce  qui  est,  de  notre  temps, 
sous  des  formes  diverses,  le  malheur  de  tous. 

IV 

Quand  les  gouvernements  ne  donnent  pas  l'im- 
pulsion, ils  la  reçoivent:  c'est  ce  qui  arrivait  au 
ministère  dans  la  question  religieuse.  Il  ne  voulait 
sans  doute  pas  aller  aux  extrémités  où  le  poussaient 
les  adversaires  du  clergé,  mais  il  se  croyait  obligé 
de  céder  à  quelques-unes  de  leurs  exigences.  Sur 
plus  d'un  point,  les  bons  rapports  qui  avaient  com- 
mencé à  s'établir  entre  l'Eglise  et  l'État,  se  trou- 
vaient ainsi  altérés.  Jusqu'alors  les  ministères 
successifs  avaient  gardé,  en  face  de  la  restauration 
monastique  entreprise  par  Lacordairê,  une  neutra- 
lité un  peu  inquiète,  mais  bienveillante.  Une  fois 
les  luttes  de  la  liberté  d'enseignement  engagées, 
la  bienveillance  demeura  au  fond,  mais  elle  n'osa 
plus  se  manifester,  et  l'inquiétude  augmenta.  De 
18A1  à  [8/4/1,  on  vit  un  ministre  s'agiter  pour  empô- 


BT  LE  PROJKT  DE  LOI  DE   1844  321 

cher  que  le  nouveau  dominicain  ne  prêchât  en  froc  : 
campagne  aussi  malheureuse  que  puérile.  A  Bor- 
deaux, en  1841,  M.  Martin  du  Nord  obtenait  seule- 
ment qu'un  rochet  fut  passé  par-dessus  le  froc; 
encore  le  rochet  disparaissait-il  au  troisième  ou 
quatrième  sermon.  A  Nancy,  en  1842,  pas  de 
rochet;  il  fallut  se  contenter  de  ce  que  la  chape 
noire  ne  recouvrait  pas  la  robe  blanche.  À  Paris, 
en  1843,  grâce  à  l'intervention  de  Rome,  sollicitée 
par  le  roi,  Lacordaire  revêtit  son  costume  de  cha- 
noine; mais  quelques  semaines  plus  tard,  à  Gre- 
noble, en  février  1844,  il  parlait  avec  son  habit 
monastique  complet,  et,  après  une  réclamation  de 
pure  forme,  le  gouvernement  laissait  faire.  La 
liberté  l'avait  emporté;  la  victoire  dépassa  même 
cette  petite  question  de  costume.  En  effet,  pendant 
ce  temps,  Lacordaire,  hardi  avec  prudence  et 
finesse,  fondait  les  deux  premières  maisons  de  son 
ordre,  à  Nancy  d'abord,  près  de  Grenoble  ensuite. 
Le  ministre  protestait,  mais  en  vain;  il  s'en  con- 
solait d'ailleurs,  n'ayant  eu  d'autre  dessein  que  de 
prendre  ses  sûretés  pour  le  cas  où  il  serait  harcelé 
par  M.  Isambert. 

Ges  petites  gènes  n'entravaient  donc  pas  sérieu- 
sement les  progrès  de  la  liberté  religieuse  ;  mais 
elles  suffisaient  pour  que  le  gouvernement  n'eût  ni 
l'honneur  ni  le  profit  de  ces  progrès,  pour  que 
tout  parut  se  faire  malgré  lui  et  presque  contre  lui. 
Et  pourquoi?  Au  fond  il  n'en  voulait  pas  au  froc; 
il  craignait  seulement  le  mécontentement  que  la 


3'22  CH.  V.  LA  POLTTiQUE  REMGTEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

vue  d'un  tel  habit  pourrait  exciter.  Les  faits  ne 
donnaient-il  pas  tort  à  ses  appréhensions?  Partout 
le  nouveau  moine  n'était-il  pas  accueilli  avec  res- 
pect, avec  enthousiasme  même,  par  les  popula- 
tions? En  18 M,  le  bruit  avait  couru  que  Lacordaire 
allait  établir  un  couvent  à  Bordeaux;  aussitôt  les 
dix  députés  de  la  Gironde,  tous  ministériels, 
s'étaient  présentés  en  corps  à  la  chancellerie, 
déclarant  que  si  le  gouvernement  n'empêchait  pas 
cette  fondation,  ils  porteraient  la  question  à  la 
tribune  :  c'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  trou- 
bler M.  Martin  du  Nord.  Or,  Lacordaire  étant  venu 
prêcher,  cette  même  année,  dans  cette  même  ville 
de  Bordeaux,  le  succès  fut  tel,  qu'il  fallut  con- 
struire des  tribunes  dans  la  cathédrale,  pour 
faire  place  aux  auditeurs;  toutes  les  autorités 
demandaient  des  sièges  réservés;  l'orateur  recevait 
des  députations  qui  venaient  lui  témoigner  de  leur 
admiration  reconnaissante;  il  dînait  en  froc  chez  le 
préfet  qui  était  protestant,  et  on  lui  offrait,  au 
collège,  un  banquet  d'honneur  présidé  par  le  rec- 
teur. Depuis  longtemps  aucun  personnage  n'avait 
obtenu  à  Bordeaux  une  telle  popularité.  N'y  avait- 
il  pas  là  l'indice  que  le  gouvernement  eût  pu  être, 
sans  danger,  moins  timide,  qu'il  avait  tort  de  juger 
de  l'opinion  par  les  préventions  du  petit  monde 
parlementaire,  et  que,  pour  dominer  ces  préven- 
tions, il  eut  trouvé  un  point  d'appui  dans  le  pays? 

Même  attitude  à  l'égard  de  la  Compagnie  de 
Jésus.  Le  ministère  n'avait  contre  elle  aucun  parti 


ET  l'KOJET  DU  LOI  DE   1 6  4  \  323 

pris;  M.  Guizot  et  If.  Martin  du  Nord  étaient  heu- 
reux, quand,  dans  les  entretiens  assez  fréquents 
qu'ils  avaient  avec  ses  membres,  ils  pouvaient  les 
rassurer;  mais,  s'ils  n'avaient  pas  peur  des  jésui- 
tes, ils  avaient  peur  de  ceux  qui  cherchaient  à  leur 
en  faire  peur.  Ils  ne  voulaient  pas  agir  contre  ces 
religieux,  mais  tâchaient,  sans  succès  il  est  vrai, 
de  faire  agir  les  évèques,  ou  essayaient  d'obtenir, 
de  la  Compagnie  elle-même,  quelque  concession 
qui  put  désarmer  ses  adversaires.  Le  P.  de  Ravi* 
gnan  écrivait  alors  au  P.  Général  : 

11  faut  véritablement  être  ici  pour  se  former  une 
idée  des  choses;  il  faut  avoir  causé  plusieurs  fois 
avec  nos  hommes  publics,  au  milieu  de  leurs  an- 
goisses à  notre  sujet,  pour  comprendre  toutes  les 
difficultés  delà  position.  Deux  fois,  pendant  le  court 
Avent  de  Rouen,  j'ai  été  mandé  par  le  garde  des 
sceaux  et  par  le  directeur  des  cultes  à  Paris.  Tantôt 
c'est  une  chose,  tantôt  c'est  une  autre...  fermer  nos 
chapelles,  renvoyer  nos  novices,  faire  sortir  de 
France  tous  nos  théologiens.  M.  Dupin  prépare  un 
Factum  qui  met  en  émoi  tout  le  gouvernement.  C'est 
pitoyable,  c'est  misérable.  C'est  ainsi  que  nous 
vivons,  continuellement  harcelés...  Sans  cesse 
mêlé  par  les  supérieurs  à  ces  tristes  négociations, 
j'avoue  que  je  préférerais  quelquefois  la  persécution 
ouverte.  Devons-nous  cependant  la  provoquer  1  ? 

Le  gouvernement  n'avait  pas  seulement  affaire 
à  quelques  religieux  ;  c'était  avec  les  évèques, 

1  Lettre  du  30  décembre  1843,  en  partie  înédltoi 


324  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

réclamant  la  liberté  d'enseignement,  que  le  conflit 
était  le  plus  directement  engagé  et  aussi  le  plus 
embarrassant.  Le  ministre  répugnait  aux  mesures 
répressives  qui  sont  d'ordinaire  odieuses  ou  ineffi- 
caces, quelquefois  l'un  et  l'autre.  Aussi  M.  Martin 
du  Nord  essaya-t-il  d'abord  d'adresser  des  lettres  de 
remontrances  non  publiques  à  tel  prélat  ou  à  l'é- 
piscopat  tout  entier;  mais  qu'il  usât  de  caresses  ou 
de  menaces,  l'effet  était  à  peu  près  nul,  et  le  ton 
sur  lequel  répondaient  les  évêques  montrait  com- 
bien peu  ils  étaient  séduits  ou  intimidés.  Les 
hommes  de  gauche  s'étonnent,  se  plaignent  sou- 
vent aujourd'hui  que  les  observations  du  pouvoir 
civil  ne  soient  pas  accueillies  avec  déférence  par 
le  clergé.  Ne  doivent-ils  pas  s'en  prendre  à  eux- 
mêmes,  à  l'atteinte  que  les  révolutions  ont  portée 
à  ce  pouvoir,  à  son  prestige  et  à  son  autorité  mo- 
rale? Quand  Louis  XV1H  ou  (maries  X  parlaient 
de  ne  plus  recevoir  un  prélat  à  leur  cour,  cette 
menace,  sans  avoir  l'effet  qu'elle  aurait  eu  dans  la 
bouche  de  Louis  XIV,  produisait  cependant  encore 
quelque  impression.  Elle  n'en  eût  fait  presque 
aucune  après  1830.  Et  depuis  lors,  les  gouverne- 
ments qui  se  sont  succédé  ont  été  encore  plus 
impuissants  à  adresser  le  moindre  conseil  ou  le 
moindre  avertissement  aux  personnages  ecclésias- 
tiques. C'est  moins  le  clergé  qui  s'est  émancipé 
de  lui-même  que  l'autorité  politique  qui  s'est  dis- 
créditée par  son  fait. 

Dans  la  voie  où  il  s'était  engagé,  le  pouvoir  se 


El  ia:  DnôJST  pE  ÙQ]  de  1814  325 

trouva  bientôt  amené  à  ne  plus  se  contenter  de 
remontrances  trop  vaines  pour  ne  pas  être  un  peu 
ridicules.  Quelles  mesures  prendre?  L'évêque  de 
Châlons,  en  novembre  18/|3,  fut  déféré  pour  abus 
au  conseil  d'État,  à  raison  d'une  lettre  où  il  avait 
menacé  éventuellement  de  retirer  les  aumôniers 
des  collèges;  mais  la  sentence,  raillée  par  les 
catholiques,  ne  fut  guère  prise  au  sérieux  que 
par  M.  Dupin  !.  Au  commencement  de  1844,  deux 
piètres  auteurs  de  publications  véhémentes  contre 
le  monopole  universitaire,  l'abbé  Moutonnet  à 
xNîmes,  l'abbé  Combalot  à  Paris,  étaient  poursuivis 
devant  le  jury.  Le  premier  fut  acquitté,  le  second 
fut  condamné  à  quinze  jours  de  prison  et  à 
/lOOO  francs  d'amende.  Mais  l'émotion  produite 
faisait  plus  de  tort  au  gouvernement,  accusé  de 
persécution,  qu'au  condamné  qui  refusait  sa  grâce, 
et  qui,  passé  aussitôt  martyr,  recevait  de  partout, 
même  de  certains  évêchés,  d'enthousiastes  et 
publiques  félicitations. 

Du  reste,  s'il  n'intimidait  et  ne  contenait  per- 
sonne, le  gouvernement  semblait,  par  son  impré- 
voyance, prendre  à  tâche  d'élargir  l'attaque  dirigée 

1  M.  Dupin  Taisait,  à  la  tribune,  le  10  mars  1844,  un 
étrange  rapprochement.  «  H  faudrait  se  plaindre,  disait- 
il,  si  le  prêtre  blâmé  comme  d'abus,  n'éprouvait  pas  ce 
sentiment,  intérieur  du  soldat,  qui  se  trouve  censuré 
devant  sa  compagnie;  de  l'avocat  qui  se  croit  flétri  dans 
sa  carrière,  si  son  conseil  de  discipline  l'a  admonesté. 
Non,  non,  Messieurs,  nous  ne  sommes  pas  déchus  à  ce 
point  !  » 

l'J 


326  CH.  Y.  LA  POLITIQUE  KELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

contre  lui.  Dans  les  premiers  jours  de 
les  évêques  de  la  province  de  Paris  adressèrent 
au  roi  un  mémoire  collectif  qui  demandait,  avec 
fermeté  et  dignité,  la  liberté  d'enseignement. 
M.  Martin  du  Nord  crut  devoir  alors  écrire  à 
Mgr  Affre  une  lettre,  où,  après  avoir  déclaré  que 
le  mémoire  «  blessait  gravement  les  convenances  » , 
il  y  signalait  une  infraction  à  celui  des  articles 
organiques  qui  interdisait  toute  délibération  dans 
une  réunion  d' évêques  non  autorisée.  «  Il  serait 
étrange,  disait-il,  qu'une  telle  prohibition  pût  être 
éludée  au  moyen  d'une  correspondance  établissant 
le  concert  et  opérant  la  délibération,  sans  qu'il  y 
ait  eu  assemblée.  »  Qui  eût  voulu  fournir  une  occa- 
sion d'attaquer  les  articles  organiques,  en  en 
faisant  l'application  la  plus  excessive  et  la  plus 
ridicule,  n'aurait  pas  agi  autrement.  Il  n'y  eut  pas 
assez  de  sarcasmes,  dans  toute  la  presse  catho- 
lique, sur  «  le  concert  par  écrit  »  de  M.  Martin 
du  Nord.  L'archevêque  de  Paris  répondit  par  une 
lettre  légèrement  ironique  et  fortement  raisonnée, 
où  il  ne  se  contenta  pas  de  démontrer  ce  qu'avait 
d'insoutenable  cette  extension  donnée  aux  interdic- 
tions portées  par  les  articles  organiques;  il  pro- 
testa contre  les  interdictions  elles-mêmes,  et  de- 
manda, au  nom  de  la  liberté  religieuse,  la  révision 
de  cette  législation.  Ce  ne  fut  pas  tout  :  la  plupart 
des  évêques  de  France  (cinquante-cinq  environ), 
écrivirent  à  l'archevêque  de  Paris  pour  approuver 
sa  conduite  et  s'associer  à  ses  protestations.  Le 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE  I8iî 


3-37 


ministre  était  réduit  à  subir  en  silence  l'éclatante 
manifestation  qu'il  s'était  attirée;  ce  pacifique,  ce 
timide,  si  désireux  d'éviter  les  conflits  et  d'écarter 
les  grosses  questions,  se  trouvait  s'être  mis  tout 
l'épiscopat  sur  les  bras  et  avoir  soulevé  le  redoutable 
problème  des  rapports  de  l'Église  et  de  l'État  *. 
Le  P.  de  Ravignan  écrivait  alors  dans  une  de  ses 
lettres  : 

De  mûres  réflexions  jointes  à  la  prière,  mes  con- 
versations avec  l'abbé  Dupanloup,  le  cardinal  deBo- 
nald  et  M.  de  Montnlcmbert,  me  font  penser,  avec 
raison,  que  la  sphère  s'agrandit  devant  nous.  La 
question  vraie  est  la  liberté  de  l'Église.  C'est  une 
nouvelle  voie  qu'il  faut  ouvrir,  une  nouvelle  ère  à 
commencer  ;  c'est,  comme  je  le  conçois,  l'action 
ferme  et  prudente  de  l'autorité  spirituelle,  récla- 
mant, par  tous  les  moyens  constitutionnels  et  lé- 
gaux, le  libre  exercice  de  ses  droits  et  sa  place  au 
soleil  des  institutions  du  pavs. 

L'éminent  jésuite  qui,  on  le  voit,  se  plaçait 
plus  nettement  que  jamais  sur  le  terrain  libéral, 
concluait  à  la  formation  d'un  comité  «  pour  la 
défense  de  la  liberté  religieuse  »,  et  il  déclarait 

1  Le  Correspondant  (t.  V,  p.  465),  disait  à  ce  propos  : 
«  Le  gouvernement  a  voulu  comprimer,  et  le  ressorl 
qu'il  comprime  rejaillit  contre  sa  main...  Il  indique  au 
parti  catholique  un  but  précis,  actuel,  saisissable,  tel 
qu'il  en  faut  aux  partis...  Ce  but,  c'est  l'abrogation  ou 
l'interprétation  plus  libérale  des  lois  qu'on  nous  oppose; 
en  d'autres  termes,  l'éinaueipatiou  civile  de  notre  reli- 
gion. » 


328  ch.  v.  La  politique  religieuse  du  gouvereement 

((  avoir  donné  son  humble  mais  pleine  approbation 
au  programme  rédigé  par  M.  de  Montalembert.  » 

Somme  toute,  le  gouvernement  n'avait  pas 
d'intentions  méchantes  :  il  n'avait  même  qu'une 
résolution  bien  arrêtée,  celle  de  ne  pas  être  persé- 
cuteur; et  quand,  dans  l'émotion  de  la  lutte,  des 
journalistes  ou  même  de  vénérables  prélats  par- 
laient comme  ils  l'eussent  fait  en  face  de  quelque 
Diocléticn,  M.  Martin  du  Nord  était  assez  fondé 
à  leur  répondre  :  «  Vous  pouvez  parler  des  persé- 
cutions sans  crainte;  il  n'y  a  pas  grand  courage  à 
braver  des  dangers  imaginaires.  »  Plus  tard,  les 
catholiques  jugeront  ce  gouvernement  avec  plus 
de  sang-froid  et  d'équité.  Lacordaire,  par  exemple, 
énumérant  après  coup  les  causes  auxquelles  il 
devait  le  succès  de  sa  campagne  en  faveur  de  la 
liberté  des  ordres  religieux,  indiquera  «  la  modé- 
ration du  pouvoir».  Mais,  vers  18/i/i,  l'irritation 
causée  par  les  petites  vexations  empêchait  les 
hommes  religieux  de  rendre  justice  à  cette  vertu 
un  peu  trop  négative  qui  faisait  éviter  les  grandes 
oppressions.  Les  évêques,  dans  leur  langage,  pa- 
raissaient de  plus  en  plus  s'éloigner  de  la  monar- 
chie de  Juillet,  et  l'un  des  plus  modérés  entre  les 
écrivains  du  parti  catholique,  l'abbé  Dupanloup, 
après  avoir  rappelé  la  patience  du  clergé  après 
1830,  le  rapprochement  commencé  en  1837,  ajou- 
tait : 

Je  ne  le  dissimule  pas,  cette  bonne  volonté  qui, 


i:r  LE  PROJET  de  LOI  DE  1844  389 

pendant  sept  ou  huit  aimées,  allait  au-devant  de  cenfc 
qui  se  plaignent  aujourd'hui,  s'est  affaiblie,  par  la 
seule  force  de  cette  défiance  injuste  et  outrageuse 
dont  nous  sommes  depuis  plusieurs  années  devenus 
l'objet...  N'est-il  pas  évident  qu'on  nous  méconnaît, 
et  que,  nous  méconnaissant,  on  tend  à  nous  pousser 
dans  une  opposition  où  nous  ne  sommes  pas?  Ce 
sentiment  qui  s'attriste  quand  un  gouvernement 
fait  des  fautes,  et  qui  se  réjouit  des  choses  sages 
et  heureuses  qu'on  lui  voit  faire,  ce  sentiment  qui 
est  déjà  de  l'affection  et  du  dévouement,  on  tra- 
vaille à  le  diminuer  en  nous,  malgré  nous-mêmes. 
Encore  un  peu  et  nous  ne  nous  attristerons  plus, 
nous  ne  nous  réjouirons  guère,  nous  serons  sur  la 
voie  de  l'indifférence.  Eli  bien,  je  le  répète,  quoique 
nous  ne  puissions  ni  ne  voulions  jamais  agir  en 
rien,  ni  seulement  proférer  un  mot  de  menace,  il  y  a 
péril  à  nous  accoutumer  à  ne  rien  attendre  du  pré- 
sent, et  à  nous  faire,  las  et  déçus,  porter  nos  regards 
vers  l'avenir 

V 

Si  les  catholiques  étaient  mécontents,  leurs  ad- 
versaires ne  l'étaient  pas  moins.  C'est  la  condition 
des  politiques  indécises  et  faibles,  que  tout  le 
monde  s'en  plaint.  Les  universitaires  se  trou- 
vaient mal  défendus,  presque  trahis,  et,  à  gauche, 
on  accusait  couramment  le  ministère  et  le  roi 
de  complaisance  envers  le  clergé.  M.  Libri  et 

1  Première  lettre  à  M .  le  <h«-  <!<■  Bnn/lie  ilsiî). 


330  CH.  Y.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

M.  Génin  le  disaient  avec  amertume,  MM.  Quinet 
et  Michelet,  avec  menaces.  On  en  voulait  surtout 
à  M.  Martin  du  Nord,  auquel  ou  opposait  M.  Ville- 
main.  Chaque  année,  M.  Isambert  venait  à  la  tri- 
bune dénoncer  les  défaillances  du  gouvernement 
dans  les  questions  religieuses.  Dès  18/12,  il  décla- 
rait que  c'était  «  pire  que  sous  le  ministère  Vil- 
lèle  »;  en  1843,  il  accusait  le  cabinet  d'être  le 
complice  des  congrégations  religieuses;  l'année 
suivante,  il  proclamait  que  les  concessions  du  gou- 
vernement envers  le  clergé  avaient  pris  des  «  pro- 
portions effrayantes  »  ;  il  demandait  gravement  si 
l'on  voulait  laisser  ramener  le  pays  «  au  moyen 
âge  » ,  et  s'il  y  avait,  «  comme  sous  la  Restau- 
ration, un  gouvernement  occulte,  allié  au  parti 
jésuitique  1  ».  M.  Martin  du  Nord  trahissait  dans 
ses  réponses  tout  l'embarras  de  sa  situation;  d'une 
part,  il  ne  pouvait  entendre  tant  d'attaques  odieuses 
et  absurdes,  sans  vouloir  en  effacer  l'effet  par 
quelques  paroles  douces  et  polies  à  l'adresse  des 
évêques,  parfois  même  sans  élever  quelques  pro- 
testations chaleureuses.  «  On  craint  que  la  religion 
ne  nous  envahisse,  s'écriait-il  un  jour;  je  suis  loin 
de  partager  cette  crainte ,  et  je  me  félicite  au  con- 
traire du  développement  des  idées  religieuses... 
Je  ne  cherche  pas  à  obtenir  l'assentiment  d'hom- 
mes qui  voient  toujours  dans  la  religion  un  péril 

1  Discours  du  18  mai  1842,  du  14  juin  1843  et  du 
19  mars  1844. 


KT  LE  PROJET  DE  LOI  D3  1844  331 

pour  le  gouvernement.  »  Mais  il  croyait  ensuite 
nécessaire  de  se  faire  pardonner  cette  bienveil- 
lance, en  se  vantant  de  toutes  les  mesures  qu'il 
avait  prises  contre  le  clergé,  et  en  adressant  aux 
prélats,  du  haut  de  la  tribune,  des  remontrances 
qu'il  cherchait  du  reste  à  rendre  paternelles.  Il 
donnait  aux  néo-gallicans  la  satisfaction  d'adhérer 
à  leurs  prétentions;  on  disait  alors  qu'il  présen- 
tait la  face  souriante  de  cette  médaille  dont 
M.  Isambert  ou  M.  Dupin  étaient  le  revers  moins 
aimable.  Ce  qui  apparaissait  de  plus  clair  au 
milieu  de  ces  contradictions  hésitantes,  c'était  le 
désir  qu'avait  le  ministre,  non  de  rien  résoudre, 
mais  de  tout  assoupir.  Son  idéal  eût  été  que  les 
évêques  parlassent  tout  bas  et  que  M.  Isambert 
ne  parlât  pas  du  tout,  et  il  semblait  que  cette 
double  et  un  peu  naïve  supplication,  adressée 
aux  partis  opposés,  fût  le  dernier  mot  de  chacun 
de  ses  discours.  La  discussion  une  fois  soulevée 
malgré  lui,  loin  de  l'élever  et  de  l'agrandir  pour  en 
dégager  la  vraie  et  large  politique,  il  ne  paraissait 
occupé  qu'à  la  rétrécir  et  à  la  raccourcir  ;  un  écri- 
vain catholique  disait  malicieusement  que  «  le 
premier  soin  du  ministre  des  cultes  était  natu- 
rellement de  rapetisser  le  débat  pour  le  mieux 
remplir.  » 

On  comprend  sans  doute  qu'entre  deux  opi- 
nions extrêmes,  un  gouvernement  veuille  tenir 
une  conduite  intermédiaire  :  c'est  souvent  son 
devoir;  mais  cette  modération  n'est  pas  l'incer- 


332  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

titude  et  le  laisser-aller  ;  nulle  politique  n'exige 
même  une  volonté  plus  résolue  et  plus  précise; 
il  s'agit  d'imposer  des  deux  côtés  une  ligne  net- 
tement arrêtée,  non  de  suivre  tour  à  tour  les  im- 
pulsions de  chaque  parti.  M.  Martin  du  Nord  ne 
le  comprenait  pas.  Aussi  ne  gouvernait-il  ni  les 
esprits  ni  les  événements,  et,  au  lieu  d'obtenir 
cette  pacification  qu'il  croyait  faciliter  en  éludant 
les  questions,  voyait-il  les  ardents  des  deux  camps 
donner  le  ton,  saisir  l'opinion,  échanger  leurs  défis 
et  leurs  coups  par-dessus  sa  tête,  sans  presque 
s'inquiéter  de  ce  qu'il  pouvait  penser  et  dire.  C'est 
ce  qui  se  produisit  surtout  dans  certains  débats 
retentissants  qui  marquèrent  les  débuts  de  la  ses- 
sion de  ISkk. 

À  la  tête  de  ceux  qui  prétendaient  défendre  les 
droits  de  FÉtat  contre  le  clergé,  M.  Dupin  s'em- 
para avec  éclat  du  premier  rôle  parlementaire. 
Prenant  des  mains  de  M.  Isambert  le  drapeau  que 
celui-ci  avait  tenu  jusqu'alors  d'une  façon  un  peu 
ridicule,  il  fit  une  charge  à  fond  contre  le  «  parti 
prêtre  »,  réprimanda  les  faiblesses  ou  les  hésita- 
tions du  gouvernement  et  lui  dicta  le  programme 
d'une  politique  de  combat  *.  Rien  cependant,  chez 
ce  personnage,  des  passions  démagogiques  ou  des 
haines  irréligieuses  animant  ceux  qui  aujourd'hui 
l'invoquent  ou  prétendent  l'imiter.  C'était  unbour- 

1  Discours  du  19  mars  1844.  M.  Dupin  avait  du  reste 
déjà  conimehcé,  le  '25  janvier  précédent. 


ET  LE  PROJET  Di']  LOI  DE  1844  333 

geois  routinier,  et  il  se  croyait  sincèrement  chré- 
tien. Mais  il  avait  recueilli  de  l'ancien  régime  toutes 
les  préventions,  toutes  les  rancunes,  toutes  les  ja- 
lousies du  vieux  légiste  gallican  et  janséniste,  n'a- 
yant pas  d'ailleurs  l'esprit  assez  large  et  assez  haut 
pour  voir  ce  que  ces  thèses  avaient  de  déplacé  dans 
la  société  nouvelle,  ne  comprenant  pas  mieux,  en 
18AA,  la  liberté  religieuse  qu'il  ne  devait,  après 
1851 ,  comprendre  la  liberté  politique.  Il  se  plaisait 
à  ces  luttes  dont  la  vraie  portée  lui  échappait  et 
qu'il  réduisait  à  une  sorte  de  querelle  de  basoche 
et  de  sacristie.  «  Elles  vont  juste,  écrivait  alors 
M.  Sainte-Beuve,  à  cette  nature  avocassière  et 
bourgeoise  de  Dupin,  le  remettent  en  verve  et  le 
ravigotent  l.  »  D'ailleurs,  sous  son  masque  de 
paysan  du  Danube,  se  cachaient  une  finesse  su- 
balterne et  une  courtisanerie  vulgaire  :  en  flattant 
les  passions  mauvaises,  il  cherchait  à  retrouver 
quelque  chose  de  la  popularité  qu'il  avait  perdue 
après  1830,  et  un  peu  de  l'importance  parlemen- 
taire que  les  mésaventures  de  son  tiers-parti  avaient 
singulièrement  diminuée.  Il  lança  son  réquisitoire 
avec  une  verve  un  peu  grossière,  mais  rapide  et 
vigoureuse.  Rien  de  neuf,  de  haut,  de  profond; 
c'était  plein  de  ce  que  le  vieux  duc  de  Broglîe 
appelait  «  ces  arguments  à  la  Dupin,  ces  raisons 
de  coin  de  rue  ».  Un  tel  langage  n'allait  que  mieux 
aux  étroites  rancunes,  aux  jalousies  mesquines. 

1  0  novembre  4843.  Chroniques' parisieïitea,  p.  lie». 

i9. 


334  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

Quel  plaisir  pour  les  petits  bourgeois  de  voir  un 
des  leurs  maltraiter  les  évêques  avec  une  sorte 
de  familiarité  rude,  comme  on  ferait  d'un  em- 
ployé mutin!  D'ailleurs,  l'une  des  habiletés  de  cet 
homme  qu'on  a  appelé  «  le  plus  spirituel  des 
esprits  communs  »  était  de  donner  aux  préjugés 
terre  à  terre  la  tournure  d'une  saillie  de  bon  sens. 
Sa  parole  était  singulièrement  âpre.  «  Rappelons- 
nous,  s'écriait-il,  que  nous  sommes  sous  un  gou- 
vernement qu'on  ne  confesse  pas.  »  Et  il  terminait 
par  cette  injonction  fameuse  :  «  Je  vous  y  exhorte, 
gouvernement,  soyez  implacable  !  ;>  La  véhémence 
de  cette  péroraison  causa  une  telle  émotion  que 
l'orateur  la  corrigea  après  coup,  et  remplaça  «  im- 
placable »  par  a  inflexible  ».  L'effet  fut  considé- 
rable. Dans  une  lettre  écrite  le  lendemain,  M.  Jules 
Janin  disait  : 

Jamais  je  n'avais  vu  l'assemblée  plus  unanime, 
l'opinion  plus  générale,  l'inquiétude  plus  entière. 
On  eût  dit  que  le  clergé  avait  touché  à  toutes  les 
libertés  de  la  France,  qu'il  avait  déchiré  la  Charte 
d'une  main  violente  et  que  nous  allions  revenir  aux 
temps  de  Grégoire  VII!...  M.  Dupin  est  redevenu  un 
homme  populaire.  11  s'est  vraiment  retrouvé  l'orateur 
des  anciens  jours,  quand  il  parlait  avec  tant  d'énergie 
contre  les  menées  de  Saint- Acheul...  Il  a  parlé  en 
maître  à  tous  les  instincts  révolutionnaires  de  la 
France.  Plus  il  est  brutal,  et  plus  on  l'écoute;  plus 
il  est  incisif,  et  plus  on  l'applaudit;  il  a  la  verve  et 
la  passion  de  certains  discours  de  Saurin,  le  pro- 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE  1844  335 

testant,  et,  à  cette  verve,  à  cette  passion,  il.  con- 
serve la  couleur  catholique  '. 

Le  ministère  avait  été,  on  le  conçoit,  vivement 
troublé  de  cette  déclaration  de  guerre  contre  le 
clergé,  que  la  majorité  avait  semblé  faire  sienne 
par  ses  applaudissements,  et  qu'il  n'avait  osé  ni 
contredire  ni  approuver.  11  n'était  pas  encore 
remis  de  ce  trouble,  qu'il  lui  fallait  assister,  dans 
l'autre  Chambre,  à  la  contre-partie.  M.  de  Mon- 
talembert,  h  peine  débarqué  de  Madère,  où  il 
venait  de  passer  deux  ans,  avait  entendu,  d'une 
tribune,  la  violente  harangue  de  M.  Dupin.  Quel- 
ques jours  après,  il  lui  répondait  à  la  Chambre 
des  pairs  :  et  certes  il  apparut  que  si  l'orateur  gal- 
lican avait  embarrassé  le  gouvernement,  il  n'avait 
pas  intimidé  les  catholiques.  Jamais  la  parole  du 
jeune  pair  n'avait  été  plus  fière,  plus  provocante 
même.  À  peine  s'arrêtait-il  à  railler  les  vexations 
impuissantes  du  gouvernement  :  il  se  prenait  di- 
rectement au  réquisitoire  de  M.  Dupin  qu'il  mettait 
en  pièces.  «  Arrière  ces  prétendues  libertés!  » 
s'écriait-il  en  parlant  des  a  libertés  gallicanes  » . 
Puis,  avec  un  accent  jusqu'alors  inaccoutumé  daus 
la  bouche  d'un  catholique,  il  disait  : 

On  vous  dit  d'être  implacables  ou  inflexibles; 
mais  savez-vous  ce  qu'il  y  a  de  plus  inflexible  au 
monde?  Ce  n'est  ni  la  rigueur  des  lois  injustes,  ni 
le  courage  des  politiques,  ni  la  vertu  des  légistes; 

4  Correspondance  de  Jules  Janin, 


336  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

c'est  ïa  conscience  des  chrétiens  convaincus.  Per- 
mettez-moi de  vous  le  dire,  Messieurs,  il  s'est  levé 
parmi  vous  une  génération  d'hommes  que  vous  ne 
connaissez  pas.  Qu'on  les  appelle  néo-catholiques, 
sacristains,  ultramontains,  comme  on  voudra,  la 
chose  existe.  Cette  génération  prendrait  volontiers 
pour  devise  ce  que  disait,  au  dernier  siècle,  le  ma- 
nifeste des  généreux  Polonais  qui  résistèrent  à  Ca- 
therine II  :  «  Nous  qui  aimons  la  liberté  plus  que 
tout  au  inonde,  et  la  religion  catholique  plus  encore 
que  la  liberté.  »  Nous  ne  sommes  ni  des  conspira- 
teurs, ni  des  complaisants  ;  on  ne  nous  trouve  ni  dans 
les  émeutes,  ni  dans  les  antichambres  ;  nous  sommes 
étrangers  à  toutes  vos  coalitions,  à  toutes  vos  récri- 
minations, à  toutes  vos  luttes  de  cabinet,  de  partis; 
nous  n'avons  été  ni  à  Gand,  ni  à  Belgrave-Square  ; 
nous  n'avons  été  en  pèlerinage  qu'au  tombeau  des 
apôtres,  des  pontifes  et  des  martyrs  ;  nous  y  avons 
appris,  avec  le  respect  chrétien  et  légitime  des  pou- 
voirs établis,  comment  on  leur  résiste  quand  ils 
manquent  à  leurs  devoirs,  et  comment  on  leur 
survit. 

Il  terminait  ainsi  : 

Dans  cette  France  accoutumée  à  n'enfanter  que 
des  gens  de  cœur  et  d'esprit,  nous  seuls,  nous  ca- 
tholiques, nous  consentirions  à  n'être  que  des  imbé- 
ciles et  des  lâches  !  Nous  nous  reconnaîtrions  cà  tel 
point  abâtardis,  dégénérés  de  nos  pères,  qu'il  faille 
abdiquer  notre  raison  entre  les  mains  du  rationa- 
lisme, livrer  notre  conscience  à  l'Université,  notre 
dignité  et  notre  liberté  aux  mains  de  ces  légistes, 
dont  la  haine  pour  la  liberté  do  l'Église  n'est  égalée 


ET  LE  PROJET  DL'  LOI   DE   1844  337 

que  par  leur  ignorance  profonde  de  ses  droits  et  de 
ses  dogmes!  Quoi!  parce  que  nous  sommes  de  ceux 
qu'on  confesse,  croit-on  que  nous  nous  relevions  des 
pieds  de  nos  prêtres,  tout  disposés  à  tendre  les 
mains  aux  menottes  d'une  légalité  anticonstitution- 
nelle? Ah!  qu'on  se  détrompe.  On  vous  dit  :  Soyez 
implacables.  Eh  bien!  soyez-le;  faites  tout  ce  que 
vous  voudrez  et  tout  ce  que  vous  pourrez,  l'Église 
vous  répond  par  la  bouche  de  Tertullien  et  du  doux 
Fénelon  :  Nous  ne  sommes  pas  à  craindre  pour  vous, 
mais  nous  ne  vous  craignons  pas.  Et  moi,  j'ajoute  au 
nom  des  catholiques  laïques  comme  moi,  catholiques 
du  dix-neuvième  siècle  :  Au  milieu  d'un  peuple  libre, 
nous  ne  voulons  pas  être  des  ilotes;  nous  sommes 
les  successeurs  des  martyrs,  et  nous  ne  tremblerons 
pas  devant  les  successeurs  de  Julien  l'Apostat  ;  nous 
sommes  les  fils  des  croisés,  et  nous  ne  reculerons 
pas  devant  les  fils  de  Voltaire  1 . 

Pendant  que  ce  dialogue  enflammé  s'échangeait 
d'une  tribune  à  l'autre,  et  occupait  l'attention  pu- 
blique, quelle  pâle  figure  faisait  le  ministère!  La 
question  qu'il  aurait  voulu  étouffer,  était  devenue 
la  plus  importante  et  la  plus  passionnée  de  toutes 
celles  qui  occupaient  l'opinion.  Seulement  elle  se 
développait  en  dehors  de  lui,  et  M.  de  Tocqueville 
pouvait  dire  alors  :  «  Le  cabinet  a  fait  en  cela  ce 
qu'il  fait  toujours,  ce  qu'il  fait  au  dedans  et  au 

*  Ces  drnii;  iT-s  l'Utob  s,  ùoiir  l<«  ivi.-'iiiissommî  fut  alors 
très  grand,  furent  gravées'  sur  La  médaille  d'honneur 
Offerte  pur  les  catholiques  de  Lyon  à  M.  de  Monta- 
lembert. 


338  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

dehors  ;  il  s'est  abstenu,  il  a  laissé  arriver  les  évé- 
nements, il  a  laissé  les  passions  se  développer, 
il  s'est  tenu  coi  en  face  de  toutes  choses  ;  c'est  là 
son  habitude.  » 

VI 

Si  désireux  qu'il  fût  de  s'effacer,  le  gouverne- 
ment avait  reçu  de  la  Charte  elle-même  une  mis- 
sion à  laquelle  il  ne  pouvait  indéfiniment  se  dérober. 
Il  se  décida,  le  2  février  18M,  à  déposer  un  nou- 
veau projet  sur  l'instruction  secondaire.  Cette  fois, 
le  ministère  avait  eu  garde  de  répéter  la  mala- 
dresse de  1841,  en  s'attaquant  aux  petits  sémi- 
naires: il  prétendait  même  leur  offrir  quelques 
avantages.  Par  contre,  les  autres  dispositions  étaient 
singulièrement  étroites.  Les  établissements  libres 
se  trouvaient  placés,  soit  pour  leur  fondation,  soit 
pour  leur  surveillance,  sous  l'autorité  et  la  juridic- 
tion, non  de  l'État,  juge  impartial,  mais  du  corps 
universitaire,  leur  concurrent;  ce  qui  faisait  dire  à 
une  feuille  de  gauche  :  «  Le  vice  radical  de  cette 
loi,  c'est  qu'à  chaque  article  l'Université  s'y  pro- 
clame et  dit  :  l'État  c'est  moi!  C'est  un  acte  de 
parti  et  non  un  acte  de  gouvernement  *.  »  Les  for- 
malités, les  conditions  de  brevets,  de  grades,  im- 
posées à  l'enseignement  libre  étaient  si  multipliées 
et  si  gênantes  que,  dans  beaucoup  de  cas,  elles  de- 

1  Courrier  français  du  12  février  1844. 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE  1844  339 

vaient  équivaloir  à  une  interdiction  :  n'allait-on 
pas  jusqu'à  exiger  que  tous  les  surveillants  fussent 
bacheliers?  Le  certificat  d'études  était  maintenu  : 
pour  se  présenter  au  baccalauréat,  il  fallait  jus- 
tifier avoir  fait  sa  rhétorique  et  sa  philosophie, 
dans  sa  famille,  dans  les  collèges  de  l'État  ou  dans 
les  institutions  de  plein  exercice,  ce  dernier  carac- 
tère ne  pouvant  être  acquis  aux  établissements 
libres  que  moyennant  des  conditions  à  peu  près 
impossibles  à  réaliser.  Enfin  un  article,  visant  spé- 
cialement les  jésuites,  obligeait  tous  ceux  qui 
voulaient  enseigner  à  aflirmer,  par  une  déclara- 
tion écrite  et  signée,  qu'ils  «  n'appartenaient  à 
aucune  association  ou  congrégation  religieuse  »  • 
rien  de  plus  contraire  aux  principes  que  cette  in- 
terrogation inquisitoriale,  obligeant  un  citoyen  à 
se  frapper  par  sa  propre  déclaration  ;  c'était  comme 
la  violation  du  plus  sacré  des  domiciles,  celui  de 
la  conscience,  et  les  catholiques  demandaient  si 
l'auteur  du  projet  avait  voulu  recueillir,  dans  le 
naufrage  de  l'intolérance  anglaise,  l'odieuse  for- 
malité du  Test 

1  Quelques  journaux  non  catholiques  se  firent  hon- 
neur en  condamnant  sévr-rernent  cette  disposition,  no- 
tamment la  Presse  et  le  Globe.  Citons  aussi  une  feuille 
protestante,  Y  Espérance,  qui  disait  finement  le  15  février  : 
t  On  reproche  entre  autres  choses  aux  jésuites  de  ne 
pas  se  regarder  comme  liés  par  le  serment,  et  l'on  n'en 
compte  pas  moins  sur  leur  sincérité  pour  s'exclure  eux- 
Imêmes!  Pour  se  débarrasser  d'eux  dans  l'instruction  pu- 
blique, on  en  use  envers  eux  à  peu  près  comme  cet 


340  CH.  Y.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

On  était  donc  encore  bien  loin  du  grand  acte  de 
gouvernement  et  de  justice  qu'il  eût  été  dans  l'in- 
térêt du  ministère  et  dans  le  goût  de  M.  Guizot 
d'entreprendre.  Celui-ci  cependant  avait  dit,  quel- 
ques semaines  auparavant,  au  P.  de  Ravignan  : 
«  On  va  s'occuper  de  la  liberté  (renseignement. 
Il  n'y  aura  pas  de  concessions,  parce  qu'un  gou- 
vernement n'en  fait  pas.  Mais,  sous  certaines  con- 
ditions, tous  seront  admis.  Vous  ne  devez  pas  être 
exclus,  pourvu  que  vous  vous  conformiez  à  ce  qui 
sera  exigé1.  »  Plus  récemment  encore,  le  P.  de  Ra- 
vignan avait  écrit  au  P.  Provincial  :  «  Le  vent 
est  pour  nous  à  la  paix  :  avant-hier,  samedi  10, 
M.  Guizot  a  dit  à  M.  de  Montalembert,  en  conver- 
sation particulière,  à  la  Cliambre  des  pairs  :  Je 
suis  en  mesure  de  me  défendre  sur  la  question  des 
jésuites,  si  on  m'attaque...  Je  puis  prouver  qu'ils 
ont  fait  de  grands  sacrifices2.  »  Depuis  lors,  que 
s'était-il  donc  passé?  Le  ministre  des  affaires  étran- 
gères, distrait  ou  faible,  avait-il,  une  fois  de  plus, 
laissé  carte  blanche  à  son  collègue  de  l'instruction 
publique?  Divers  indices  tendraient  à  faire  croire 
qu'il  avait  été  question  un  moment  de  présenter  un 
projet  plus  libéral,  mais  que  les  partisans  de  l' Uni- 
Athénien  qui  no  savait  pas  écrire,  à  l'égard  d'Aristide, 
auquel  ii  demanda  de  concourir  à  sou  propre  exil,  en  écri- 
vant son  nom  sur  ia  coquille.  » 

1  Conversation  du  20  décembre  1843.  [Vie  du  P.  dé 
Ravighan,  par  le  P.  de  Pontlcvoy,  t.  I,  p.  268.) 

2  Lettre  ijfedite  du  12  janvier  1844. 


ET  LE  PROJET  DE  LOï   DE   18  14  3  i  l 

versilé  "l'avaient  fait  écarter,  en  exploitant  l'émotion 
produite,  à  la  fin  de  IS43,  par  certaines  polé- 
miques épiscopales. 

Les  amis  de  la  liberté  d'enseignement  n'étaient 
pas  en  disposition  de  laisser  passer  sans  résistance 
un  tel  projet.  Précisément,  à  cette  époque,  le  parti 
catholique  en  avait  fini  avec  les  tâtonnements  du 
début  ;  il  était  organisé  ;  il  avait  arrêté  son  pro- 
gramme et  sa  tactique.  Ce  furent  les  chefs  du 
clergé  qui  donnèrent  le  signal.  De  presque  tous 
les  évêchés  partirent  des  protestations  émues, 
fermes,  quelques-unes  presque  menaçantes,  toutes 
n'invoquant  que  la  liberté.  Jamais  on  n'avait  mi 
une  manifestation  aussi  générale  et  aussi  prompte 
de  l'épiscopat.  Si  les  critiques  étaient  parfois  assez 
vives,  les  conclusions  qui  s'en  dégageaient  étaient, 
après  tout,  modérées  et  raisonnables;  on  pouvait 
les  résumer  ainsi  :  soustraire  les  établissements 
libres,  non  à  la  surveillance  de  l'État  qu'on  accep- 
tait, mais  à  l'autorité  de  l'Université;  diminuer  les 
exigences  de  grades  ;  supprimer  le  certificat  d'é- 
tudes ;  n'exiger  aucune  déclaration  relative  aux 
congrégations  religieuses,  sauf  à  s'en  référera  la 
législation  existante  pour  la  situation  de  ces  con- 
grégations 

1  Ces  protestations  ont  é t ♦  *  réunies  dans  les  deux  pre- 
miers volumes  des  Actes  episeopaux.  Nous  y  avons  relevé 
tane  soixante-quatre  évêques  avaient  protesté,  entre  le 
15  Février  et  les  premiers  jours  de  mai.  II.  de  Montalem- 
liert  disait  à  la  tribune,  le  2fi  avril,  que  «  sur  soixante- 


3'l2  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

Le  projet  avait  été  déposé  à  la  Chambre  des 
pairs.  La  commission  nommée  pour  l'examiner 
choisit  comme  président  le  comte  Molé  et  comme 
rapporteur  le  duc  de  Broglie.  On  devait  dès  lors 
espérer  que,  si  elle  n'était  pas  prête  à  donner  aux 
catholiques  des  satisfactions  que  nul  n'espérait 
alors  obtenir  du  premier  coup,  elle  ne  serait  pas 
néanmoins  animée  d'un  esprit  étroit  et  hostile. 
Bientôt  on  put  en  juger  par  le  rapport,  œuvre  con- 
sidérable, dont  les  doctrines,  les  tendances  et  le 
ton  tranchaient  avec  l'exposé  des  motifs  de  M.  Vil- 
lemain.  Avec  quelle  netteté  supérieure,  répudiant 
les  sophismessur  l'État  enseignant  qu'on  tente  au- 
jourd'hui de  ressusciter,  le  duc  de  Broglie  posait 
tout  d'abord  le  principe  même  de  la  liberté  d'en- 
seignement, qu'il  proclamait  la  conséquence  né- 
cessaire de  la  liberté  de  conscience  !  «  Si  l'État 
intervient,  disait-il,  ce  n'est  point  à  titre  de  sou- 
verain ;  c'est  à  titre  de  protecteur  et  de  guide;  il 
n'intervient  qu'à  défaut  des  familles,...  et  pour 
suppléer  à  l'insuffisance  des  établissements  parti- 
culiers. »  N'était-ce  pas  beaucoup,  à  cette  époque, 
que  de  proclamer  ce  principe,  dùt-on  n'en  pas 
tirer  immédiatement  toutes  les  conséquences?  Les 
spectateurs  clairvoyants  le  comprenaient.  «  Le 
principe  de  la  concurrence,  à  côté  et  en  face  de 
l' Université,  a  été  posé  d'après  le  rapport  même  de 

seize  évêques,  il  n'y  en  avait  pas  plus  d'un  ou  deux  qui 
n'eussent  pas  énergiquement  réclamé  la  liberté  d'ensei- 
gnement. » 


ET  LE  PROJET  DE  LOT  DE  1844  343 

M.  de  Broglie,  écrivait  l'un  d'eux;  il  est  difficile 
que  ce  principe,  dans  de  certaines  limites,  n'ar- 
rive pas  à  triompher  K  »  Le  rapport  se  préoccupait 
de  satisfaire,  sur  un  autre  point,  les  consciences  ca- 
tholiques :  il  proclamait  hautement  la  nécessité 
de  l'instruction  religieuse.  Ne  dirait-on  pas  que, 
par  une  sorte  de  pressentiment,  le  noble  duc  se  fut 
attaché  à  désavouer  toutes  les  thèses  que  devaient 
soutenir  plus  tard  M.  Ferry  et  ses  amis,  et  qu'il 
leur  eût  interdit  ainsi  par  avance  de  s'abriter  sous 
son  autorité?  Craignant  qu'on  ne  comprît  pas  bien 
sa  pensée  :  «  Il  ne  suffit  pas,  disait-il,  d'un  ensei- 
gnement vague  et  général,  fondé  sur  les  principes 
du  christianisme,  mais  étranger  au  dogme  et  à 
l'histoire  de  la  religion...  Un  tel  enseignement  au- 
rait pour  résultat  d'ébranler  dans  l'esprit  de  la 
jeunesse  les  fondements  de  la  foi,  de  donner  aux 
enfants  lieu  de  penser  que  la  religion  tout  entière 
se  réduit  à  la  morale.  Mieux  vaudrait  un  silence 
absolu.  »  Et  il  ajoutait  :  «  La  loi  telle  que  nous  la 
proposons  place  au  premier  rang  des  études  l'ins- 
truction morale  et  religieuse;  elle  veut  que  la 
morale  trouve  dans  le  dogme  son  autorité,  sa  vie, 
sa  sanction  ;  elle  lui  veut  pour  appui  des  pratiques 
régulières.  »  Son  insistance  môme  trahissait  une 
certaine  méfiance  de  l'enseignement  universitaire, 
principalement  de  l'enseignement  philosophique, 
et,  sur  ce  point,  le  rapport  prenait  presque  parfois 

1  Chroniques  parisiennes  de  M.  Sainte-Beuve,  p.  200. 


344  CH.  V.  LA.  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

le  caractère  d'une  admonestation  non  dissimulée. 

Sans  cloute  la  commission  était  loin  de  faire  une 
application  complète  des  principes  qu'elle  avait  si 
bien  posés.  Il  eût  fallu  pour  cela  bouleverser  radi- 
calement le  projet  du  gouvernement,  ce  qui  n'était 
pas  dans  les  habitudes  circonspectes  de  la  pairie. 
D'ailleurs,  si,  par  logique  comme  par  sentiment, 
réminent  rapporteur  était  poussé  vers  les  solutions 
libérales,  il  paraissait  retenu  par  une  double  crainte 
à  laquelle  les  événements  ne  devaient  pas  donner 
raison  :  la  crainte  que  cette  liberté,  jusqu'alors 
inconnue,  n'amenât  un  abaissement  et  une  désor- 
ganisation des  études  :  de  là,  l'adhésion  donnée 
aux  exigences  de  grades;  la  crainte  qu'en  heurtant 
les  préjugés  existants  on  ne  provoquât  un  soulève- 
ment d'opinion,  plus  nuisible  à  la  religion  qu'une 
loi  temporairement  restrictive  ;  de  là,  l'exclusion 
des  congrégations.  Sur  ce  dernier  point,  le  rap- 
porteur passait  rapidement,  avec  une  gêne  visible, 
ne  présentant  cet  article  que  comme  une  conces- 
sion momentanée  à  des  préventions  fâcheuses, 
comme  l'application  forcée  d'une  législation  pré- 
existante, qu'il  ne  cherchait  guère  à  justifier,  et 
qu'il  se  gardait  surtout  de  présenter  comme  défi- 
nitive !.  La  réserve  et  la  timidité  regrettables  de  la 

1  Dans  son  beau  livre  des  Vues  sur  le  gouvernement  de 
I"  France,  le  duc  de  Broglie  a  exprimé  sur  ces  questions 
son  opinion  définitive  :  il  s'y  prononce  pour  la  liberté 
religieuse  la  plus  large.  Voir  la  lettre  écrite,  le  22  juin 
dernier,  par  son  lils,  le  duc  actuel,  au  journal  le  Français. 


El  LE  PROJET  DE  LOI   DE  1844 


345 


commission  dans  les  questions  d'application  ne 
l'avaient  pas  empêchée  cependant  d'apporter  au 
projet  des  améliorations  notables.  Les  principales 
étaient  fondées  sur  cette  idée,  que,  pour  la  consti- 
tution, la  surveillance,  la  discipline  des  établisse- 
ments libres,  il  n'était  pas  juste  de  donner  toute 
l'autorité  au  corps  universitaire,  mais  qu'il  conve- 
nait de  faire  intervenir  des  personnes  en  position 
plus  indépendante  et  plus  impartiale,  appartenant 
à  la  magistrature,  aux  corps  électifs,  à  la  haute 
administration,  au  clergé,  et  représentant,  non  plus 
une  corporation  rivale,  mais  l'État,  ou  mieux  en- 
core la  société.  Plusieurs  amendements  étaient 
proposés  dans  cet  esprit.  C'était  introduire  dans 
la  législation  un  principe  nouveau,  essentiel  à  la 
liberté  d'enseignement,  fécond  dans  ses  applica- 
tions, et  qui  devait  se  retrouver  dans  les  innova- 
tions les  plus  importantes  de  la  loi  de  1850.  N'é- 
tait-ce pas  aussi,  sur  ce  point  encore,  désavouer 
par  avance  les  doctrines  de  nos  radicaux,  notam- 
ment celle  qu'on  veut  faire  prévaloir  dans  la  réor- 
ganisation du  conseil  supérieur  et  des  conseils  aca- 
démiques? 

Le  projet  amendé  par  la  commission  était  donc 
un  pas  en  avant.  Si  incomplet  qu'il  fût  encore, 
si  fâcheuses  que  fussent  quelques-unes  de  ses  dis- 
positions, il  proclamait  et  en  partie  appliquait  des 
principes  qui  devaient  conduire  tôt  ou  tard  à 
une  liberté  plus  large  et  plus  équitable.  N'était- 
ce  pas  ainsi  que  l'entendait  le  rapporteur,  et  ne 


346  CH.  V.  LÀ  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

sentait-on  pas  qu'à  ses  yeux  la  loi  n'était  qu'une 
transaction  et  une  transition?  Les  universitaires 
ne  s'y  trompaient  pas,  et  M.  Sainte-Beuve  consta- 
tait, à  cette  époque,  que  le  rapport  les  avait  «  sé- 
rieusement blessés1  )).  Certains  catholiques,  dans 
l'excitation  de  la  lutte,  étaient  naturellement  plus 
frappés  de  ce  qu'on  continuait  à  leur  refuser  que 
de  ce  qu'on  commençait  à  leur  accorder.  Néan- 
moins l'évêque  de  Langres  et  surtout  l'abbé  Du- 
panloup  adressèrent  alors  à  M.  le  duc  de  Broglie 
des  lettres  publiques,  où,  tout  en  combattant  sur 
plusieurs  points  ses  conclusions,  ils  rendaient,  sur 
d'autres,  hommage  à  l'œuvre  de  la  commission  et 
surtout  au  langage  du  rapporteur 2. 

VII 

Le  débat  s'ouvrit,  à  la  Chambre  des  pairs,  le 
22  avril  18M.  Il  ne  dura  pas  moins  de  vingt-sept 
jours,  avec  une  gravité,  un  éclat  qui  en  font  l'un 
des  épisodes  parlementaires  les  plus  remarquables 
de  la  monarchie  de  Juillet.  La  discussion  générale 
montra  aussitôt  que  la  haute  assemblée  se  parta- 

1  Chroniques  parisiennes,  p.  203. 

2  L'évêque  de  Langres  publia  trois  Lettres,  l'abbé 
Dupanloup  deux.  M.  Sainte-Beuve  disait  alors  à  propos 
de  la  première  des  deux  lettres  de  l'abbé  Dupanloup  : 
«  Elle  est  d'une  grande  modération  de  ton,  tout  à  fait 
digne  de  celui  à  qui  elle  est  adressée  ;  elle  est,  avec  la 
brocliure  de  M.  de  Ravignan,  ce  que  le  clergé  a  pro- 
duit de  plus  recommandable  et  de  plus  honorable  dans 
cette  controverse.  »  (Chroniques  parisiennes,  p.  205.) 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE  1844  347 

geait  en  trois  groupes  de  bien  inégale  importance. 
Celui  des  universitaires  exclusifs  se  réduisait  à 
II.  Cousin  qui,  dès  son  premier  discours,  se  plai- 
gnit que  la  cause  de  l'Université  eût  été  aban- 
donnée par  la  commission.  Celui  des  partisans  de 
la  liberté  d'enseignement  n'était  guère  plus  nom- 
breux ;  toutefois  M.  de  Montalembert  avait  déjà 
fait  des  recrues  précieuses  et  inattendues,  entre 
autres  le  premier  président  Séguier,  principal  au- 
teur de  l'arrêt  de  1826  contre  les  jésuites,  et  sur- 
tout le  comte  Arthur  Beugnot,  que  ni  ses  antécé- 
dents ni  ses  relations  n'avaient  paru  préparer  à 
devenir  un  champion  du  clergé;  son  intervention 
ne  surprit  pas  moins  ceux  qu'il  venait  seconder 
que  ceux  qu'il  venait  combattre  ;  «  il  fit  l'effet,  a 
écrit  plus  tard  M.  de  Montalembert,  de  ces  cham- 
pions imprévus  que  les  romans  du  moyen  âge  font 
apparaître  tout  à  coup  dans  la  lice  des  combats 
judiciaires,  pour  secourir  quelque  victime  inno- 
cente, et  qui  vont  hardiment  frapper  du  bout  de  la 
lance  l'écu  du  vainqueur  dont  nul  n'osait,  avant 
eux,  affronter  le  courroux.  »  M.  de  Montalembert 
d'un  côté,  M.  Cousin  de  l'autre,  rivalisaient  d'ar- 
deur, de  véhémence  et  de  talent.  Mais  quelle  diflé  - 
rence  d'attitude  et  d'accent!  M.  Cousin,  mélanco- 
lique, larmoyant  et  désespéré,  «  faisait  paraître 
l'Université  devant  la  Chambre,  en  robe  presque 
de  suppliante  et  d'accusée  l;  »  M.  de  Montalem- 


1  Expression  de  M.  &aiutc-13eu\e  qui  disait  aussi  : 


348  CH.  V.  T. A  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

bert,  confiant  et  hardi,  se  faisait  accusateur  et 
lançait  des  défis.  Avec  le  premier,  c'étaient  les 
adieux  attristés  d'une  cause  naguère  triomphante, 
qui  se  sentait  vaincue;  avec  le  second,  le  fier  salut 
d'une  cause  hier  méconnue,  mais  assurée  de  vaincre 
demain.  Contrairement  à  bien  des  prévisions,  c'é- 
tait le  jeune  catholique  que  les  pairs  se  prenaient  à 
écouter  avec  une  surprise  attentive  et  sympathique, 
tandis  qu'ils  demeuraient  froids  et  même  souriants 
aux  adjurations  les  plus  solennelles  et  aux  lamen- 
tations les  plus  pathétiques  du  philosophe  ;  on  eût 
dit  parfois  qu'ils  discernaient,  dans  cette  mise  en 
scène,  une  sorte  de  charlatanisme  dont  leur  vieille 
expérience  n'était  pas  la  dupe.  Entre  ces  minorités 
opposées  flottait  la  masse  de  l'assemblée,  disposée 
à  les  taxer  toutes  deux  d'exagération,  et  à  leur 
imposer  une  transaction  plus  ou  moins  hétérogène  ; 
ayant  d'anciennes  attaches  avec  l'Université,  mais 
agacée  par  ses  prétentions,  effarouchée  par  ses 
doctrines  et  surtout  par  ses  défenseurs;  bienveil- 
lante pour  le  catholicisme,  par  convenance  poli- 
tique plus  que  par  foi  religieuse,  mais  inquiète, 
dans  sa  sagesse  timide,  de  ce  que  la  thèse  de  la 
liberté  d'enseignement  avait  de  jeune,  d'auda- 
cieux, d'inconnu;  dans  certaines  choses  ecclésias- 
tiques, sur  les  jésuites  par  exemple,  dégagée  peut- 

«  M.  Cousin  a  l'air  véritablement,  depuis  toute  cette 
discussion,  d'être  condamné  à  la  cigut'1,  et  il  varie  YApo- 
logie  de  Socrate  sur  tous  les  tons.  »  {Chroniques  parisiennes, 
1>.  203  et  214.) 


ET   LE  PROJET  DE  LOI  DE   1841  349 

être  des  passions,  non  des  préjugés  de  son  temps  ; 
portée,  suivant  l'expression  de  M.  Beugnot,  a  à 
prendre  un  principe  à  droite,  un  principe  à  gauche, 
à  les  rapprocher  malgré  eux,  et  à  faire  ainsi  adop- 
ter un  projet  qui  ne  fût  ni  complètement  bon,  ni 
tout  à  fait  mauvais.  » 

Le  ministère  joua  un  petit  rôle  dans  le  débat, 
et  laissa  la  commission  exercer  la  direction  qui  eût 
dû  appartenir  au  gouvernement.  Il  n'y  avait  même 
pas  harmonie  entre  le  langage  des  divers  minis- 
tre:?. Pendant  que  M.  Villemain,  dontle  talent  était 
alors  comme  voilé,  rivalisait  parfois  de  zèle  et  de 
passion  universitaires  avec  M.  Cousin,  M.  Martin 
du  Nord  se  posait,  au  contraire,  presque  en  avocat 
et  en  protecteur  du  clergé.  Le  débat  était  trop 
considérable  pour  que  M.  Guizot  se  tint  à  l'écart, 
comme  il  l'avait  fait  jusqu'alors.  Mais  son  inter- 
vention ne  faisait  guère  que  révéler  son  propre  em- 
barras. On  sentait  qu'il  soutenait,  par  tactique 
parlementaire,  une  opinion  qui  n'était  pas  la  sienne, 
qu'il  connaissait  la  faiblesse  de  la  cause  à  laquelle 
il  était  associé  et  comprenait  la  grandeur  de  celle 
qu'il  avait  regret  de  combattre.  Aussi  évitait-il 
autant  que  possible  de  parler  de  la  loi  elle-même  ; 
il  s'échappait  à  coté  ou  planait  au-dessus.  Il  élevait 
ses  auditeurs  dans  d'éloquentes  généralités,  et, 
pendant  qu'il  les  tenait  pour  ainsi  dire  les  regards 
en  l'air,  il  escamotait  l'article  gênant.  Du  reste  le 
ministre  semblait  vouloir  se  faire  excuser  et  se  con- 
soler lui-même  des  restrictions  qu'il  se  crouiit 


350  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

obligé  de  maintenir  contre  la  religion,  en  faicaiU 
de  celle-ci  l'un  des  plus  magnifiques  éloges  qui 
aient  été  prononcés  à  la  tribune  française;  il  y  sa- 
luait non  seulement  un  «  principe  d'ordre  exté- 
rieur )),  mais  la  seule  force  capable  de  u  donner  à 
la  masse  des  hommes  la  règle  intérieure,  le  frein 
moral,  plus  nécessaires  dans  un  pays  libre  et  dans 
une  société  démocratique  que  dans  tout  autre  ». 
Comme  pour  se  séparer  avec  éclat  du  commun  des 
adversaires  du  clergé,  il  se  plaisait  à  rendre  hom- 
mage à  la  sincérité  et  à  la  légitimité  de  l'opposi- 
tion religieuse.  Il  prêchait  l'indulgence  pour  ce 
qu'on  appelait  ses  excès,  et  prononçait  ces  paroles, 
dont  pourrait  aujourd'hui  s'inspirer  plus  d'un 
homme  d'État  : 

il  y  a,  clans  la  pensée  religieuse*  un  caractère  qui$ 
même  dans  ses  erreurs,  commande  longtemps  le  res- 
pect. Nous  supportons  beaucoup  d'écarts  de  la  pen- 
sée laïque,  sans  les  poursuivre  ;  c'est  un  spectacle  que 
vous  avez  tous  les  jours  sous  les  yeux.  Nous  serons 
modérés  et  tolérants  envers  les  écarts  de  la  pensée 
religieuse. 

Puis,  pénétrant  plus  avant,  s' adressant  directe- 
ment à  ces  préjugés  mêmes  auxquels  il  croyait  mo- 
mentanément nécessaire  de  céder  : 

Au  fond,  de  quoi  s'agit-il?  Il  s'agit,  pour  la  société 
nouvelle,  de  s'accoutumer  à  une  chose  à  laquelle  die 
est  bien  peu  accoutumée,  car  elle  en  a  été  longtemps 
affranchie,  de  s'accoutumer  à  la  liberté  et  à  Hn- 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE   18 14 


351 


fluence  do  la  religion.  Il  faut  que  la  société  nouvelle 
accepte  ce  fait  et  ce  spectacle,  et  il  faut  en  même 
temps,  chose  nouvelle  aussi,  il  faut  que  la  religion 
accepte  les  mœurs,  les  tendances,  les  libertés  et  les 
institutions  de  la  société  nouvelle. 

Il  sentait  que  la  loi  proposée  n'était  pas  une  so- 
lution définitive,  il  l'espérait  même,  et  la  liberté 
qu'il  regrettait  de  repousser  dans  le  présent,  il 
l'entrevoyait  dans  l'avenir  : 

Nous  ne  serons  pas  trop  impatients  de  voir  ter- 
miner cette  lutte  par  des  moyens  prompts  et  déci- 
sifs. Croyez-moi,  Messieurs,  il  s'agit  en  ceci  d'un 
état  qui  se  prolongera  plus  qu'on  ne  l'a  imaginé 
d'abord...  J'ai  la  confiance  que,  dans  un  temps  qu'à 
Dieu  seul  il  appartient  de  savoir,  la  lutte  cessera, 
et  la  réconciliation  sera  sincère  et  profonde;  mais 
n'espérez  pas  qu'elle  soit  l'œuvre  d'un  jour  ni  qu'elle 
puisse  être,  dans  aucun  cas,  le  fruit  de  mesures 
violentes  et  précipitées. 

Les  universitaires  furent  les  premiers  auxquels 
la  Chambre  des  pairs  infligea  un  échec.  Apportant 
une  conclusion  pratique  aux  défiances  manifestées 
dans  le  rapport,  M.  de  Ségur-Lamoignon  avait 
déposé,  sur  l'article  premier,  un  amendement  qui 
restreignait  le  cours  de  philosophie.  M.  Cousin, 
personnellement  attaqué,  se  défendit  avec  vivacité. 
On  vit  alors,  non  sans  surprise  ni  sans  émotion, 
M.  de  Montalivet  appuyer  l'amendement.  La  posi- 
tion de  l'orateur  auprès  du  roi  était  telle,  que  cha- 
cun crut  deviner  dans  sa  démarche  la  pensée  du 


352  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

«  château  »  ;  l'intendant  de  la  liste  civile  soutint 
qu'il  convenait  de  donner  à  la  fois  un  avertisse- 
ment à  certaines  témérités  de  l'enseignement  uni- 
versitaire et  une  satisfaction  aux  griefs  du  clergé  : 
il  protesta,  avec  une  grande  énergie,  contre  cette 
philosophie  officielle  qu'on  prétendait  rendre  indif- 
férente à  toutes  les  religions,  par  respect  pour  la 
liberté  des  cultes.  L'effet  fut  considérable.  Dès  le 
lendemain,  le  Constitutionnel  raillait  avec  amer- 
tume les  conversions  opérées  par  la  parole  du 
«  favori  »  et  dénonçait  le  «  gouvernement  occulte  » . 
Au  nom  de  la  commission,  le  rapporteur  s'associa 
à  la  pensée  de  l'amendement,  et,  dans  ce  dessein, 
il  proposa  d'enlever  au  conseil  royal  de  l'Univer- 
sité, pour  le  donner  au  conseil  d'Etat,  le  droit 
d'arrêter  le  programme  du  baccalauréat.  C'était 
l'application  de  cette  idée  que  nous  avons  déjà 
mise  en  lumière  et  que  le  duc  de  Broglie  appelait 
«  le  principe  de  la  loi  »  :  principe  en  vertu  duquel 
l'autorité  sur  l'enseignement  libre  devait  appar- 
tenir, non  à  l'Université,  mais  à  un  pouvoir  plus 
impartial,  représentant  l'État,  la  société  entière. 
«  Dans  tous  les  rapports  essentiels  que  le  ministre 
de  l'instruction  publique  peut  avoir  avec  les  éta- 
blissements libres,  disait  le  rapporteur,  ce  n'est 
pas  seulement  le  corps  enseignant  qui  intervien- 
dra; il  n'interviendra  qu'avec  le  concours,  et  per- 
mettez-moi de  le  dire,  un  peu  sous  le  contrôle  de 
personnes  compétentes,  mais  étrangères  au  corps 
enseignant  lui-même.  »  En  face  d'une  proposition 


R  LE  PROJET  DE  LOT  DE  1844  353 

ainsi  appuyée,  la  situation  du  ministère  était 
bizarre  et  gênée  ;  l'amendement  visait  presque 
autant  M.  Villemain  que  M.  Cousin  :  ni  le  duc  de 
Broglie,  ni  M.  de  Montalivet  ne  l'avaient  dissimulé, 
et  le  Constitutionnel  comparait  ce  qui  se  passait 
à  l'effet  produit  dans  le  sénat  romain,  quand  l'af- 
franchi de  Tibère  y  était  venu  lire  à  l'improviste 
la  lettre  impériale  blâmant  l'administration  de 
Séjan.  Mais  le  ministre  de  l'instruction  publique 
était  hors  d'état  de  résister  ;  ses  collègues  ne  l'eus- 
sent pas  suivi.  D'ailleurs  ses  sentiments  à  l'égard 
de  M.  Cousin  lui  apportaient  quelque  consolation 
dans  cette  mésaventure  :  il  était,  écrivait-on  alors, 
«  partagé  entre  la  douleur  de  voir  sa  loi  modifiée, 
l'Université  un  peu  réduite,  et  le  plaisir  de  voir 
la  philosophie  de  son  rival  recevoir  une  chique- 
naude. »  De  là  un  «  malaise  visible  qui  faisait  dire 
que  M.  Villemain  était  vraiment,  comme  l'Andro- 
maque  de  l'antiquité,  entre  un  sourire  et  une 
larme  1  ».  11  combattit  si  mollement  l'amendement, 
que  c'était  presque  le  servir,  exprimant  sans  doute 
son  regret  qu'on  voulut  donner  ce  soulllet  à  la 
philosophie,  mais  indiquant  que,  si  l'on  tenait  à 
le  faire,  il  se  résignait  à  présenter  la  joue  de 
lî.  Cousin.  Seul,  celui-ci  stupéfait  et  désolé  de  l'a- 
bandon où  il  était  réduit,  se  débattit  avec  une- 
énergie  désespérée,  violent  d'abord,  suppliant  en- 
suite, et  humiliant  l'orgueil  de  cette  philosophie, 


1  Chroniques  parisiennes  <1<>  Sainte-Beuve,  p.  -217 


354  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

naguère  si  hautaine,  jusqu'à  l'abriter  derrière  des 
noms  catholiques.  Rien  n'y  fit.  L'amendement  fut 
voté  à  une  grande  majorité.  L'opinion  vit  avec 
raison,  dans  cet  incident, un  échec  grave  pour  l'U- 
niversité, une  marque  solennelle  de  défiance  contre 
ses  doctrines,  et  la  négation  de  sa  prétention  d'être 
l'État  et  de  dominer  à  ce  titre  les  établissements 
particuliers.  «  Le  coup  moral  est  porté  » ,  écrivait 
alors  M.  Sainte-Beuve.  Et  Y  Univers  était  fondé  à 
dire  :  «  N'est-ce  pas  la  justification  de  toutes  les 
réclamations  de  l'épiscopat  et  de  toute  notre  polé- 
mique? *  On  avait  voulu,  comme  le  disaient  M.  de 
Montalivet  et  le  duc  de  Broglie,  tenir  compte,  dans 
une  certaine  mesure,  des  réclamations  des  évê- 
ques.  Mais  n'est-il  pas  surprenant  qu'on  eut  mieux 
aimé  donner  raison  à  leurs  griefs  religieux  que 
satisfaction  à  leurs  revendications  libérales,  qu'on 
eût  trouvé  plus  facile  de  faire  quelque  chose  contre 
l'Université  que  pour  la  liberté?  Fallait-il  voir  dans 
ce  choix  l'action  personnelle  du  roi  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  vote  émis,  l'assemblée  se 
crut  quitte  envers  les  catholiques.  MM.  Beugnot» 
de  Barthélémy,  Séguier  et  de  Gabriac  avaient  pré- 
senté un  contre -projet  dont  les  principales  dispo- 
sitions étaient  :  le  droit  d'enseigner  pour  tout 
bachelier  muni  d'un  certificat  de  moralité  ;  la  sup- 
pression du  certificat  d'études;  des  jurys  d'exa- 
men composés  mi-partie  de  professeurs  de  faculté, 
mi-partie  de  notables  ;  à  côté  du  conseil  royal  de 
l'Université,  l'institution  d'un  conseil  supérieur 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  LE  1844  355 

pour  l'enseignement  libre,  composé  de  magistrats, 
de  membres  de  l'Institut,  de  chefs  d'institution,  et 
de  l'archevêque  de  Paris.  Tous  les  articles  de  ce 
contre-projet  furent  rejetés.  La  majorité  se  borna 
à  accepter  les  améliorations  réelles,  mais  insuf- 
fisantes, par  lesquelles  la  commission,  appliquant 
«  le  principe  de  la  loi  » ,  substituait  ou  associait 
d'autres  autorités  à  l'Université  quand  il  s'agissait 
de  l'enseignement  libre.  L'article  excluant  les  mem- 
bres des  congrégations  fut  naturellement  voté. 
Mais,  sur  ce  point  même,  à  qui  profita  le  débat? 
M.  de  Montalembert  fit  entendre,  du  haut  de  cette 
tribune  peu  accoutumée  à  un  tel  langage,  l'apo- 
logie hardie  des  ordres  religieux,  et  en  particu- 
lier des  jésuites.  Il  '  savait  bien  n'avoir  aucune 
chance  de  victoire  immédiate,  mais  il  voulait  briser 
le  respect  humain  ;  il  voulait  par  l'éclat  et  la  fierté 
de  sa  révolte  contre  les  préjugés  régnants,  réveiller 
les  catholiques  de  l'espèce  de  torpeur  résignée 
ou  craintive,  avec  laquelle  eux-mêmes  subissaient 
l'empire  de  ces  préjugés  l.  Il  y  réussit.  Puis,  se 
tournant  vers  les  ministres  et  rappelant  la  séance 

4  On  se  forait  difficilement  aujourd'hui  une  idée  de 
ce  qu'étaient  alors  ces  préjugés  :  «  Moi  aussi,  s'écriait 
M.  de  Montalembert,  j'ai  eu  besoin  d'être  converti  aux 
jésuites.  Quand  j'étais  élève  de  l'Université,  sous  la 
Restauration,  moi  aussi  je  criais  contre  les  jésuites,  et, 
au  milieu  de  mes  camarades  incrédules,  je  mettais  ma 
foi  de  chrétien  à  couvert  de  mon  antipathie  pour  les 
jésuites,  comme  cela  arrive  encore  à  bien  des  gens  dans 
le  monde.  » 


356  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

récente  de  la  Chambre  des  députés,  où  M.  Guizot 
avait,  pendant  plusieurs  heures,  bravé  et  dominé 
les  calomnies,  les  outrages  qu'on  lui  jetait,  à  propos 
de  son  voyage  à  Gand  en  1815,  M.  de  Montalem- 
bert  s'écriait  : 

Le  plus  éloquent  d'entre  vous  disait  naguère 
qu'on  aurait  beau  entasser  injure  sur  injure,  calom- 
nie sur  calomnie,  qu'elles  ne  monteraient  jamais 
au  niveau  de  son  dédain.  Et  quand  ces  injures  et 
ces  calomnies  s'adressent  à  de  pauvres  religieux, 
non  seulement  elles  atteignent  le  niveau  de  votre 
dédain,  mais  elles  le  dépassent,  elles  vous  recou- 
vrent, elles  vous  dominent,  elles  vous  entraînent  à 
leur  suite...  Quant  à  moi,  je  cherche  en  vain  le  fier 
vainqueur  des  injustes  clameurs  de  la  foule  ;  je  ne 
trouve  plus  que  leur  écho,  leur  complice  et  leur 
docile  instrument!  Ah!  s'il  fallait  encore,  après  tant 
de  leçons  et  tant  de  mécomptes,  une  preuve  nou- 
velle de  la  misère  morale  du  pouvoir  de  nos  jours 
et  des  tristes  compensations  de  la  grandeur  politique, 
je  n'en  voudrais  pas  d'autre  que  ce  cruel  empire  des 
circonstances  qui  rend  les  hommes  les  plus  émi- 
nents  de  notre  pays  infidèles  à  eux-mêmes,  qui  leur 
fait  courber  la  tôle  sous  des  préjugés  qu'ils  ne  par- 
tagent pas,  subir  le  joug  de  passions  qu'ils  méprisent, 
et  immoler  à  des  haines  surannées,  à  des  déclama- 
tions passagères,  à  des  calomnies  mille  fois  réfu- 
tées, immoler  l'innocence,  la  liberté  et  le  dévoue- 
ment, sur  l'autel  de  la  défiance,  de  la  jalousie  et  de 
la  peur. 

La  hauteur  et  la  puissance  de  cette  parole  en 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE  1SU  357 

imposèrent  aux  plus  indifférents,  aux  plus  mal 
disposés.  M.  Sainte-Beuve  fut  obligé  de  reconnaî- 
tre que  M.  de  Montalembert  avait  eu  «des accents 
de  vérité,  de  générosité  et  d'élévation  remarqua- 
bles ».  Et  il  ajoutait  cet  aveu  :  «  Oui,  il  est  fâcheux 
que,  dans  un  pays  libre,  il  y  ait  cette  trace  de  test 
dans  la  loi.  »  Si  une  telle  restriction  lui  paraissait 
une  nécessité,  c'était  une  nécessité  regrettable 
qu'il  espérait  voir  bientôt  disparaître  l.  Ainsi  pen- 
saient la  plupart  des  pairs  qui  avaient  voté  l'ar- 
ticle, et  l'abbé  Dupanloup  pouvait  écrire,  au  lende- 
main même  de  ce  vote  : 

Si  mes  impressions  ne  m'ont  pas  trompé,  beau- 
coup de  ceux  qui  ont  approuvé  cette  mesure  n'ont 
pas  paru  vouloir  lui  imprimer  le  caractère  auguste 
et  permanent  de  la  loi:  ils  l'ont  accordée  plutôt 
comme  un  sacrifice  à  la  nécessité  du  jour,  et,  mon 
respect  pour  l'illustre  assemblée  ne  me  défend  pas 
de  l'ajouter,  elle  s'en  est  délivrée  par  son  vote, 
comme  d'un  fardeau  dont  il  fallait  débarrasser  le 
présent,  sans  prétendre  engager  l'avenir2. 

Enfin,  après  un  débat  prolongé,  approfondi, 
comme  on  n'en  pouvait  voir  qu'à  la  Chambre  des 
pairs,  et  qui  faisait  contraste  avec  les  discussions 
trop  souvent  stérilement  et  superficiellement  pas- 
sionnées de  l'autre  assemblée,  on  procéda  au  vote 
final  sur  l'ensemble  du  projet.  8ô  voix  se  pro- 

'  Clu'oniqii-  s  parisiennes,  p.  *218. 
3  Seconde  lettre  au  duc  de  Broglte. 


358  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

noncèrent  pour,  51  contre.  Ce  dernier  chiffre, 
inaccoutumé  au  Luxembourg,  fut  vivement  com- 
menté. Les  51  n'étaient  sans  doute  pas  tous  des 
partisans  de  la  liberté  :  mais  l'importance  de  la 
minorité  signifiait  tout  au  moins  que  cette  loi  in  - 
complète,  illogique,  n'était  pas  regardée  comme 
une  œuvre  définitive,  qu'elle  n'était,  pour  ainsi 
(lire,  qu'un  essai,  un  examen  préparatoire.  En  effet, 
elle  ne  devait  pas  aboutir.  À  peine  la  Chambre  des 
pairs  avait-elle  fini,  que  la  Chambre  des  députés 
nommait  ab  irato  une  commission,  avec  mandat 
de  poursuivre  la  revanche  du  monopole.  M.  Thiers, 
désigné  rapporteur,  rédigeait  lestement  un  long 
rapport,  tout  empreint  des  animosités  universi- 
taires. Mais,  après  avoir  fait  un  moment  quelque 
tapage,  ce  rapport  était  bientôt  volontairement 
oublié  et  ne  devait  môme  jamais  venir  en  discus- 
sion . 

Si  rien  ne  resta  des  articles  votés,  la  discussion 
de  la  Chambre  haute  n'en  avait  pas  moins  été  un 
fait  considérable  et  fécond.  «  Il  est  très  certain, 
écrivait  alors  M.  Sainte-Beuve,  qu'on  ne  conclura 
pas  cette  année,  mais  les  idées  germeront  *.  » 
L'importance  prise  par  le  débat,  l'attention  vrai- 
ment exceptionnelle  qu'y  avait  prêtée  l'opinion, 
ne  montraient-elles  pas  tout  d'abord  ce  qu'était 
devenue  cette  controverse  que  certains  politiques 
avaient  appelée  dédaigneusement  une  «  querelle  de 


1  Chronique*  parisiennes,  p.  209. 


ET  LE  PROJET  DE  LOI  DE   1844  359 

cuistres  et  de  bedeaux  »  ?  N'était-ce  pas  beaucoup 
que  de  voir  le  public  oublier  presque  les  luttes 
de  portefeuille  ou  les  spéculations  de  chemins  de  fer, 
pour  s'intéresser  si  vivement  aux  plus  hautes  ques- 
tions religieuses?  Et  avec  quelle  élévation  respec- 
tueuse ces  questions  étaient  discutées!  «  Jamais, 
écrivait  l'abbé  Dupanloup,  la  grande  et  sainte 
Eglise  catholique,  l'épiscopat  français,  l'autorité 
pontificale,  les  congrégations,  les  jésuites  eux- 
mêmes,  n'ont  été  traités  avec  plus  de  gravité  et 
de  convenance  *.  »  On  eût  cherché  vainement, 
dans  la  haute  assemblée,  cette  passion  antichré- 
tienne qui  inspire  aujourd'hui  d'autres  parlementas 
et  on  avait  entendu  M.  Cousin  lui-même  s'écrier 
qu'il  «  faudrait  éteindre  l'Université,  si  elle  voulait 
nuire  à  la  religion  ».  Jusqu'alors  il  n'y  avait  eu, 
dans  les  Chambres,  sur  la  liberté  d'enseignement, 
que  des  escarmouches  passagères;  cette  longue 
discussion  avait  fait  pour  ainsi  dire  l'éducation 
du  public  en  ces  matières  ;  elle  lui  avait  révélé  les 
diverses  faces  d'un  problème  pour  lui  tout  nouveau, 
et  la  lumière  ainsi  faite  avait  piulité  à  la  bonne 
cause.  Pour  la  première  Ibis  l'I  Diversité,  naguère 
dominante,  avait  subi  un  échec  dont  ses  partisans 
ne  se  dissimulaient  pas  l'importance.  Du  cùté  op- 
posé, au  contraire,  en  dépit  des  résultats  maté- 
riels du  vote,  li  s  cœurs  était  à  l'espérance.  La  petite 
armée,  déformation  si  récente,  avait  noblement 


1  De  lu  Pacification  religto  h  . 


3G0  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

déployé  et  planté  son  drapeau.  «  Cette  cause, 
disait  un  spectateur,  par  situation  peu  porté  à  la 
bienveillance,  gagne  et  gagnera  chaque  jour  du 
terrain.  Ce  qui  suffisait  il  y  a  trois  ans,  ne  suffira 
plus  aujourd'hui;  ce  qui  suffirait  aujourd'hui,  ne 
suffira  plus  dans  trois  ans.  »  La  direction  était 
prise,  l'élan  donné,  et  chacun  sentait  que  la  vic- 
toire définitive  n'était  plus  qu'une  question  de 
temps. 

Aussi,  pendant  que  les  défenseurs  du  monopole 
s'avouaient  battus,  et  que  l'un  d'eux  disait  :  «  Si 
vous  avez  suivi  le  débat  sur  l'instruction  secon- 
daire, vous  avez  du  voir  que  le  clergé,  assisté  de 
Louis-Philippe,  de  M.  de  Broglie  et  des  magistrats, 
a  vaincu  l'Université1  »  ;  les  catholiques  laissaient 
éclater  leur  émotion  confiante.  Le  h  mai  18M, 
avant  même  que  la  discussion  fût  complètement 
terminée,  Lacordaire,  écrivant  à  Mme  Swetchine, 
s'étonnait  de  voir  comment  ces  pairs,  «  vieux  débris 
de  l'Empire,  de  la  Restauration  et  de  la  révolution 
de  1830  )>,  avaient  accueilli  «  la  parole  toute 
sacriste  de  M.  de  Montalembert  »,  et  il  ajoutait: 

Je  trouve  admirables  le  chemin  que  nous  avons  fait 
et  la  justice  que  Dieu  exerce  contre  ses  ennemis.  Qui 
nous  l'eût  dit  l'an  passé,  à  pareille  époque,  lorsque 
commençait  la  guerre  du  Collège  de  France,  dont 

1  Lettre  de  M.  Léon  Faucher  à  M.  Henry  Reeve,  dit 
7  mai  1844.  M.  Léon  Faucher  était  alors  engagé  dans  la 
presse  de  gauche  et  lié  avec  M.  Thiers.  [Correspondance 
de  M.  L.  Faucher,  t.  I,  p.  149.) 


ET  LH   PHO.IKT  DE  LOI   DE   1844  MG  l 

on  se  promettait  tant  de  profit  et  tant  de  joie?  Tout 
est  devenu  grave,  profond  ;  on  n'a  plus  guère  envie 
de  rire,  et  il  est  impossible  que  le  gouvernement  n'ait 
pas  senti  à  quel  point  la  France  est  sourdement  tra- 
vaillée par  le  besoin  de  Dieu. 

Quelquesjours  après,  la  discussion  finie,  M.  Veuil- 
lot  s'écriait  dans  Y  Univers  1  : 

Hàtons-nous  de  le  proclamer  avec  sincérité,  avec 
reconnaissance  :  ces  institutions  du  gouvernement 
constitutionnel,  dont  nous  sommes  encore  loin  de 
recueillir  tous  les  bienfaits,  sont  belles  et  bonnes, 
et  nous  devons  les  aimer,  les  défendre,  nous  y  atta- 
cher avec  amour  ;  nous  obtiendrons  tout  par  elles;  il 
ne  nous  manque  que  de  savoir  mieux  en  user,  et 
nous  venons  d'en  faire  un  essai  qui  doit  nous  remplir 
d'espérance.  Ces  combats  où  elles  nous  appellent, 
ces  défaites  même  qui  en  ont  été  et  qui  peuvent  en 
être  encore  la  suite,  valent  mieux  pour  nous  que  la 
protection,  que  la  faveur,  que  la  justice  d'un  maître. 
Eh  quoi  !  il  a  suffi  de  quelques  hommes  de  talent  et 
do  cœur  pour  défendre  si  longtemps  contre  le  gou- 
vernement, contre  ses  amis,  contre  la  ruse  et  le 
talent  d'une  coterie  prépondérante,  des  droits  et  des 
idées  dont  on  ne  parlait  qu'avec  mépris,  les  dénon- 
çant, depuis  un  an,  par  tous  les  moyens  possibles, 
aux  préjugés  les  plus  violents  et  les  plus  ignares! 
Ces  hommes  ont  pu  non  seulement  se  défendre,  mais 
se  défendre  avec  honneur,  mais  attaquer  avec  succès, 
mais  croître  dans  le  combat  et  se  retirer  de  l'arène 
plus  forts  qu'ils  n'y  sont  entrés,  et  nous  ne  bénirions 


l  Univers  du  -2  i  mai  1844, 


21 


362  CH.  V.  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DU  GOUVERNEMENT 

pas  les  institutions  qui  nous  présentent  un  si  beau 
spectacle  et  nous  promettent  de  si  grands  avantages  ! 
Que  ceux  d'entre  nous  qui  ne  les  ont  pas  aimées, 
reconnaissent  et  réparent  leur  injustice  !  Si  les  gens 
de  bien  peuvent  désirer  quelque  chose,  c'est  le  pouvoir 
de  se  faire  connaître  et  de  faire  entendre  la  vérité  ; 
nos  institutions  nous  donnent  ce  pouvoir.  Qu'importe 
qu'elles  le  donnent  aussi  à  l'erreur  !  Ceux  qui  redou- 
tent la  lutte,  pensant  que  la  vérité  pourrait  avoir 
le  dessous,  n'honorent  pas  assez  le  cœur  de  l'homme 
et  ne  connaissent  pas  assez  la  vérité  ! 

Ne  se  prend-on  pas  à  partager  rétrospectivement 
cet  enthousiasme?  Cette  discussion  d'avril  et  de 
mai  18M  n'est-elle  pas  une  époque  brillante  et 
heureuse  entre  toutes,  dans  l'histoire  du  «  parti 
catholique?  »  N'est-ce  pas  comme  l'apogée  de  sa 
fortune  sous  la  monarchie  de  Juillet? 


CHAPITRE  VI 


LA  QUESTION  DES  JÉSUITES  A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS 
ET  A  LA  COUR  ROMAINE 

I.  La  situation  à  la  fin  de  I8/14.  M.  de  Salvandy  ministre. 
Condamnation  du  Manuel  de  M.  Dupin.  Déclaration  d'abus  con- 
tre le  cardinal  de  Bonald.  —  II.  Le  rapport  fait  par  M.  Thiers 
sur  la  loi  d'instruction  secondaire.  Pourquoi  s'en  était  il  chargé? 
Premier  échec  de  sa  tactique.  —  III.  M.  Thiers  se  sert  de  la 
question  des  jésuites  pour  attaquer  M.  Guizot.  Le  Juif-Errant. 
Le  procès  Affnaer.  —  IV.  L'embarras  du  gouvernement.  Il  se 
décide  à  recourir  à  Rome,  M.  Rossi.  —  V.  La  discussion  de 
l'interpellation  sur  les  jésuites.  L'ordre  du  jour  motivé.  Les  ca- 
tholiques se  préparent  à  la  résistance.  Débat  à  la  Chambre  des 
pairs.  Note  du  Moniteur  annonçant  le  succès  de  AI.  Rossi.  — * 
VI.  M.  Rossi  à  Rome.  Le  Pape  refuse  ce  qu'on  lui  demande,  mais 
conseille  aux  jésuites  de  faire  quelques  concessions.  Equivoque 
et  malentendu  sur  les  résultats  de  la  négociation.  —  VIL  Les 
mesures  d'exécution  en  France.  Les  jésuites  s'en  tiennent,  aux 
concessions  en  général,  et  M.  Guizot  finit  par  s'en  contenter. 
Satisfaction  du  gouvernement.  Irritation  des  catholiques.  En  quoi 
le  résultat  final  a  pu  nuire  ou  profiter  à  la  question  religieuse. 

1 

Après  la  discussion  du  projet  de  1844,  il  y  eut 
comme  un  moment  de  halte  dans  l'armée  catho- 
lique. Evêques  et  laïques  avaient  pris  position  et 
dit  ce  qu'ils  avaient  à  dire.  Ils  comprenaient  qu'un 
résultat  immédiat  n'était  pas  possible  et  qu'il  fal- 
lait laisser  mûrir  les  idées  nouvelles.  Le  rapport 


304  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

lu  par  M.  Thiers,  en  juillet  1844,  sur  la  loi  d'en- 
seignement ne  ranima  pas  la  polémique  et  ne  fit 
point  sortir  Fépiscopat  de  son  silence.  Cependant 
les  journaux  et  les  pamphlets  hostiles  au  clergé 
étaient  plus  violents  que  jamais.  Le  scandale  des 
cours  de  MM.  Quinet  et  Michelet,  au  Collège  de 
France,  continuait  et  s'aggravait,  au  point  de 
gêner  les  universitaires  les  plus  passionnés.  Cer- 
taines municipalités,  à  Sens,  à  Tulle,  à  Avignon, 
commençaient  à  faire  aux  religieux  et  aux  reli- 
gieuses une  petite  guerre  qui  paraîtrait  du  reste 
aujourd'hui  timide  et  bénigne.  En  septembre  iSlik, 
le  conseil  municipal  de  Paris  dénonçait,  comme 
contraires  à  la  loi,  des  pensionnats  ou  asiles  tenus 
par  des  sœurs  de  charité  ou  des  ursulines  ;  presque 
à  la  veille  de  1848,  pendant  que  le  socialisme 
fermentait,  chaque  jour  plus  redoutable  dans  les 
classes  populaires,  le  conseiller  rapporteur,  don- 
nant une  fois  de  plus  la  preuve  de  cette  clair- 
voyance du  péril  social  qui  a  toujours  distingué  la 
bourgeoisie  parisienne,  disait  des  pauvres  reli- 
gieuses :  «  Ce  sont  là  des  dangers  qui  nous  mena- 
cent, dangers  aussi  grands,  pour  le  moins,  que 
ceux  des  sociétés  secrètes  et  subversives  qui  s'a- 
gitent dans  la  politique.  »  Les  meneurs  auraient 
aussi  désiré  obtenir  certaines  manifestations  des 
conseils  généraux  ;  mais  ils  échouèrent  et  ne  purent 
mettre  en  mouvement  que  neuf  conseils  sur  quatre- 
vingt-six. 

L'attitude  du  gouvernement  était  toujours  la 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPl'TÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  365 

même.  Il  avait  la  faiblesse  de  s'associer  à  quel- 
ques vexations  municipales,  et  l'on  remarquait 
qu'il  faisait  poursuivre  les  écarts  de  la  polémique 
ecclésiastique  tandis  que  les  violences  du  parti 
adverse  demeuraient  impunies.  11  n'avait  cepen- 
dant pas  plus  que  dans  le  passé  d'intention  vrai- 
ment hostile.  Au  fond,  il  regrettait  le  mouvement 
antireligieux.  Certains  de  ses  actes  semblaient 
même  indiquer  alors  comme  un  désir  de  se  rappro- 
cher des  catholiques.  Dans  les  derniers  jours  de 
décembre  1844,  une  nouvelle  sinistre  s'était  ré- 
pandue dans  Paris  :  M.  Villemain,  fléchissant  sous 
le  poids  aussi  bien  des  chagrins  de  famille  que  des 
préoccupations  et  des  déboires  politiques,  avait 
perdu  la  raison,  et  s'était  précipité  par  l'une  des 
fenêtres  de  l'hôtel  ministériel;  quelques  instants 
auparavant,  il  avait  fait  appeler  ses  enfants  dont 
il  s'occupait  beaucoup,  depuis  qu'il  avait  dû  placer 
dans  une  maison  de  santé  leur  mère,  elle  aussi 
devenue  folle,  et  on  l'avait  entendu  murmurer  : 
a  Pauvres  enfants  !  le  père  et  la  mère  !  Son  mal 
se  manifestait  surtout  par  deux  idées  fixes  :  la 
crainte  d'être  soupçonné  d'avoir  fait  enfermer  sa 
femme  arbitrairement  ;  la  croyance  qu'il  était  per- 
sécuté par  les  jésuites.  Cet  événement  ne  sem- 
blait-il pas  appartenir  à  quelque  drame  de  Shakes- 
peare? Il  commençait  cette  série  étrange  et  fatale 

1  Le  lô  février  1845,  l'abbé  Souchet,  chanoine  de 
Saint-Drieuc,  était  condamné  à  quinze  jours  de  prison 
et  à  100  francs  d'amende. 


366  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

de  malheurs  qui  devaient  marquer  les  dernières 
années  de  la  monarchie  de  Juillet.  La  consterna- 
tion fut  générale.  «  Chacun  se  demandait,  dit 
un  contemporain,  ce  que  c'était  que  la  raison 
humaine,  en  la  voyant  chanceler  ainsi  comme  la 
flamme  sur  le  candélabre  d'or.  Dans  un  temps  où 
l'on  n'a  plus  d'oraisons  funèbres  de  Bossuet,  de 
tels  événements  en  tiennent  lieu  et  disent  assez 
lequel  est  le  seul  grand...  On  est  tenté  d'en 
vouloir  à  la  politique,  d'avoir  ainsi  détourné  de  sa 
voie,  abreuvé  et  noyé  dans  ses  amertumes  une 
nature  si  fine,  si  délicate,  si  faite  pour  goûter  elle- 
même  les  pures  jouissances  qu'elle  prodiguait  *.  » 
Quant  au  Constitutionnel,  il  montrait  tout  sim- 
plement clans  cette  maladie  une  trame  des  jé- 
suites. Ce  fut  pour  M.  Guizot  l'occasion  d'un  acte 
significatif  :  il  ne  se  contenta  pas  de  désigner  un 
intérimaire;  avec  une  promptitude  que  M.  Vil- 
lemain  devait,  une  fois  rétabli,  lui  reprocher  non 
sans  aigreur,  il  remplaça  définitivement  le  ministre 
dont  il  avait  eu  tant  de  fois  à  subir  et  à  regretter 
le  zèle  universitaire.  Son  choix  se  porta  sur  M.  de 
Salvandy,  l'un  des  hommes  politiques  du  régime 
de  Juillet  qui  montraient  le  plus  de  bienveillance 
pour  les  personnes  et  les  idées  du  monde  religieux* 
étranger  à  l'Université,  membre  de  la  minorité 
dans  la  commission  qui  avait  nommé  naguère 
M.  Thiers  rapporteur  de  la  loi  d'instruction  secon- 

1  Chroniques  parisiennes  de  M.  Sainte-Beuve,  p.  292. 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  367 

daire  1  :  nature  un  peu  vaine  et  pompeuse,  mais 
généreuse  et  sincère,  manquant  parfois  de  tact  et 
de  mesure,  non  d'esprit  ni  de  cœur.  Nul,  même 
parmi  les  catholiques  les  plus  exigeants,  ne  pouvait 
douter  des  bonnes  intentions  du  nouveau  mi- 
nistre; la  seule  question  était  de  savoir  s'il  aurait 
l'habileté  et  la  force  de  les  réaliser.  L'un  de  ses 
premiers  actes  fut  de  suspendre  le  cours  de 
M.  Mickiewicz,  ce  que  rendait  facile  sa  qualité 
d'étranger,  et  d'écrire  à  l'administrateur  du  Col- 
lèpre  de  France  des  remontrances  sévères,  mais 
impuissantes,  au  sujet  des  cours  de  MM.  Quinet  et 
Michelet,  dont  les  «  désordres»,  disait-il,  ((éton- 
naient et  blessaient  le  sentiment  public.  » 

Ce  n'est  pas  que  le  cabinet  eût  enfin  pris  son 
parti  de  suivre,  dans  les  questions  d'enseignement, 
une  politique  nouvelle  et  résolue.  Tout  ajourner 
sans  rien  terminer,  tout  assoupir  sans  rien  ré- 
soudre, tell  paraissait  être  encore  sa  trop  modeste 
ambition.  M.  Martin  du  Nord,  notamment,  ne 
voyait  guère  rien  au  delà  ;  aussi  se  félicitait-il  de  la 
réserve  gardée  par  les  évèques,  dans  la  seconde 
moitié  de  1844*  et  s'imaginait-il  déjà  avoir  obtenu 
ce  silence  qu'il  appelait  la  paix.  Mais  son  illusion 
devait  être  de  courte  durée.  Comment  en  effet  les 
catholiques  eussent-ils  pu  longtemps  désarmer, 
alors  que  non  seulement  on  ne  faisait  pas  droit  à 

1  Cette  minorité  se  composait  de  MM.  de  Salvaudy, 
0.  Iiarrot,  do  Tocquevillo  et  dp  Carné. 


308  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

leurs  plaintes,  mais  que  leurs  adversaires  les  atta- 
quaient chaque  jour  plus  violemment?  Aussi,  dès 
janvier  18/i5,  dans  la  discussion  de  l'adresse,  le 
ministre  des  cultes  dut-il  de  nouveau  essuyer  le 
feu  de  M.  de  Montalembert.  L'orateur  catholique, 
racontant  longuement  les  «  injures  de  l'Eglise  » , 
n'accusait  pas  le  ministère  d'en  être  «  l'auteur  »; 
il  l'accusait  d'en  être  «  le  complice,  non  par  mal- 
veillance contre  la  religion,  mais  par  faiblesse  »  ;  il 
lui  reprochait,  «  non  d'avoir  la  malice  des  persé- 
cuteurs, mais  de  n'avoir  ni  le  courage  ni  l'intelli- 
gence de  la  liberté.  » 

Ce  ne  fut  pas  tout.  Le  h  février  1845,1e  cardinal 
de  Bonald,  archevêque  de  Lyon,  publia  un  man- 
dement fort  étendu  dans  lequel  il  condamnait 
solennellement  le  Manuel  du  droit  public  ecclé- 
siastique de  M.  Dupin,  u  comme  contenant  des  doc- 
trines fausses  et  hérétiques,  propres  à  ruiner  les 
véritables  libertés  de  l'Église  » .  Ce  livre,  publié 
pour  la  première  fois  sous  la  Restauration,  était  la 
collection  des  textes  dans  lesquels,  depuis  Pithou 
jusqu'à  Napoléon  Ier,  s'était  formulé  le  gallicanisme 
des  légistes,  répudié  de  tout  temps  par  le  clergé, 
même  le  moins  ultramontain  ;  compilation  terne, 
lourde  et  fastidieuse,  recouverte  en  quelque  sorte 
d'une  poussière  d'ancien  régime  et  imprégnée  d'une 
odeur  de  basoche,  auxquelles  l'auteur  était  seul  à 
se  complaire;  M.  Dupin  avait  publié,  en  18/i/j,  une 
seconde  édition  du  Manuel,  sous  prétexte  de  ré- 
pliquer à  M.  de  Montalembert.  La  démarche  du 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  369 

cardinal  pouvait  être  diversement  appréciée.  Pen- 
dant que  les  ardents  applaudissaient,  d'autres, 
parmi  lesquels  l'archevêque  de  Paris,  se  deman- 
daient si,  pour  atteindre  un  livre  vieux  de  plu- 
sieurs années  et  dont  la  réédition  n'avait  eu  aucun 
succès,  c'était  la  peine  de  faire  un  acte  si  insolite 
et  que  la  situation  de  l'auteur  condamné  devait 
rendre  si  retentissant.  Quoi  qu'on  penscàt  néan- 
moins sur  cette  question  d'opportunité,  il  n'y 
avait  pas  deux  sentiments  sur  le  parti  que  le  gou- 
vernement, effrayé  des  criailleries  de  M.  Dupin, 
prit  aussitôt  de  déférer  le  mandement  au  Con- 
seil d'État.  Celui-ci  déclara,  le  9  mars,  qu'il  y  avait 
abus,  donnant  ainsi  le  spectacle  au  moins  étrange 
de  laïques,  peut-être  non  catholiques,  qui  contrô- 
laient et  réformaient  les  doctrines  théologiques 
d'un  évêque,  et  qui  prétendaient  prononcer,  entre 
II.  Dupin  et  Mgr  de  Bonald,  sur  ce  que  devaient 
être  la  croyance  et  l'enseignement  de  l'Eglise. 

Le  gouvernement  fut  d'ailleurs  aussitôt  à  même 
de  voir  quelle  maladresse  il  avait  commise.  M.  Beu- 
gnot  eut  beau  jeu  à  dénoncer,  devant  la  Chambre 
des  pairs,  l'absurdité  de  l'appel  comme  d'abus  en 
matière  de  doctrines,  sous  un  régime  de  liberté  des 
cultes,  la  bizarre  contradiction  de  cet  État  qui 
tenait  tant  à  se  proclamer  «  laïque  »  et  qui  voulait 
en  même  temps  faire  le  «  théologien  »  .  Au  lende- 
main de  la  sentence,  le  1 1  mars,  le  cardinal  de 
Bonald  écrivit  au  garde  des  sceaux  une  lettre 
publique,  plus  railleuse  et  dédaigneuse  encore 


370  CHAPITRE  YL  Uk  QUESTION  DES  JÉSUITES 

qu'irritée  :  «  J'ai  reçu,  disait-il,  l'ordonnance  royale 
du  9  mars  que  Votre  Excellence  a  cru  devoir  m'en- 
voyer;  je  l'ai  reçue  dans  un  temps  de  l'année  où 
l'Église  retrace  à  notre  souvenir  les  appels  comme 
d'abus  qui  frappèrent  la  doctrine  du  Sauveur,  et 
les  sentences  du  Conseil  d'Etat  de  l'époque  contre 
cette  doctrine.  »  Puis,  après  avoir  malmené  ce 
corps  politique  et  laïque  qui  prétendait  lui  «  ensei- 
gner la  religion  »,  et  après  avoir  invoqué  les 
libertés  publiques,  il  terminait  en  déclarant  ne 
reconnaître  qu'au  Pape  le  droit  de  juger  son  juge- 
ment. «  Jusque-là,  ajoutait-il,  un  appel  comme 
d'abus  ne  peut  pas  même  effleurer  mon  âme.  Et 
puis,  que  peut-on  contre  un  évôque  qui,  grâce  à 
Dieu,  ne  tient  à  rien,  et  qui  se  renferme  dans  sa 
conscience?  J'ai  pour  moi  la  religion  et  la  Charte  : 
je  dois  me  consoler.  Et  quand,  sur  des  points  de 
doctrine  catholique,  le  Conseil  d'État  a  parlé,  la 
cause  lïest  pas  finie.  »  C'était  l'un  des  caractères 
de  cette  lutte,  qu'on  ne  pouvait  toucher  un  évêque, 
sans  que  tous  les  autres  prissent  fait  et  cause  pour 
lui;  on  revit  ce  qu'on  avait  déjà  vu  à  propos  de 
la  réprimande  adressée  par  M.  xMartin  du  Nord  à 
l'archevêque  de  Paris  et  à  ses  suffragants  :  en 
quelques  jours,  plus  de  soixante  évêques  décla- 
rèrent adhérer  aux  doctrines  proclamées  par  le 
cardinal  de  Bonald  et  blâmées  par  le  Conseil  d'Etat.  * 
Bientôt  aussi,  on  put  annoncer  que,  le  5  avril,  la 
congrégation  de  l'Index  avait  condamné  le  Manuel. 
Pour  l'amour  de  la  théologie  de  M.  Dupin,  le 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  371 

gouvernement  s'était  donc  mis  en  conflit  avec  l'É- 
glise tout  entière,  et  il  n'avait  même  pas  pour  soi 
l'opinion  des  indifférents  et  des  frivoles.  Cette  fois, 
en  eflet,  la  cause  religieuse  n'avait  pas  seulement 
les  théologiens,  mais  aussi  les  rieurs  de  son  côté. 
Dans  deux  de  ses  pamphlets  les  plus  vivement 
enlevés,  Oui  et  non  et  Feti,  feu,  Timon  s'était 
chargé,  à  la  grande  surprise  et  au  vif  déplaisir 
de  ses  amis  de  la  gauche,  de  montrer,  à  un  public 
qui  ne  lisait  pas  les  mandements,  où  étaient  non 
seulement  la  justice  et  la  liberté,  mais  le  bon  sens. 
Son  succès  fut  considérable.  On  en  put  juger  au 
chiffre  des  éditions  qui  s'éleva,  en  un  an,  à  seize 
et  à  dix-sept;  on  en  jugea  également  au  nombre 
et  à  la  rage  des  réponses,  à  l'espèce  de  charivari 
de  presse  sous  lequel  la  gauche,  déconcertée  et 
furieuse,  essaya  vainement  d'écraser  l'écrivain 
qu'elle  avait  naguère  tant  applaudi  pour  avoir 
servi  ses  plus  vilaines  passions1.  Tout  ce  tapage 
ne  profitait  pas  à  la  cause  des  appels  comme  d'a- 
bus ;  en  tout  cas,  c'était  une  singulière  façon  de 
réaliser  le  rêve  de  silence  caressé  par  M.  Martin 
du  Nord.  Aussi  n'est-on  pas  étonné  d'entendre 
alors  celui-ci  déclarer,  à  la  tribune,  que  «  c'était 
une  des  époques  les  plus  pénibles  de  sa  vie  ».  Le 
gouvernement  eut  au  moins  la  sagesse  de  com- 
prendre qu'il  s'était  engagé  dans  une  sotte  cam- 

1  Ou  publia  contre  Timon  :  Feu  Timon,  Saint  Corme' 
nin,  le  R.  P.  Timon,  Feu  contre  feu,  Eau  dur  Feu,  etc. 


3Î2  CHAPITRE  VI.   LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

pagne,  et  de  ne  s'y  pas  obstiner  :  bravé,  raillé,  il 
se  tint  coi,  avec  une  prudence  tardive,  mais  méri- 
toire. Quant  à  M.  Dupin,  il  se  consolait  avec  cette 
pensée,  notée  dans  ses  Mémoires,  que  le  Manuel 
devait  à  ce  bruit  de  trouver  des  acheteurs  qu'il 
n'avait  pas  auparavant. 

«  Le  mandement  est  et  demeure  supprimé  », 
disait  solennellement  l'ordonnance.  Singulière 
«  suppression  »,  dont  le  seul  résultat  était  d'aug- 
menter la  publicité  du  document.  Le  «  coiuité 
pour  la  défense  de  la  liberté  religieuse  »  n'en  fai- 
sait pas  moins  réimprimer  le  mandement,  y  joi- 
gnait toutes  les  lettres  d'adhésion  des  évôques, 
et  répandait  ce  volume  par  toute  la  France  l.  S'il  y 
avait  quelque  chose  de  «  supprimé,  »  c'était  l'appel 
comme  d'abus,  surtout  en  matière  doctrinale.  Le 
gouvernement  de  Juillet  se  le  tint  pour  dit,  et  ne 
s'exposa  pas  désormais  à  pareille  mésaventure. 
Si  vives  qu'aient  été,  de  1845  à  1848,  certaines 
luttes  avec  le  clergé,  il  ne  fut  plus  question  de 
déclaration  d'abus  2. 

1  Tome  IV  des  Actes  épiscopaux. 

2  A  la  suite  de  ces  événements,  Mgr  Affre  fit  paraître 
son  ouvrage  de  V Appel  comme  d'abus  (1845).  C'était  plus 
qu'une  œuvre  de  circonstance.  Le  savant  et  sage  prélat 
montrait  par  l'histoire,  ]a  raison  et  les  principes,  ce 
qu'avaient  d'absurde  ou  d'odieux  la  plupart  des  cas 
d'abus.  Il  précisait  les  circonstances  où  une  répression 
des  actes  du  clergé  pouvait  être  légitime,  et  il  indiquait 
quels  moyens  seraient  alors  préférables  à  la  déclaration 
d'abus. 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  373 


II 

Le  conflit  né  de  la  condamnation  du  Manuel 
était  à  peine  terminé,  que  le  gouvernement  se 
voyait  en  face  d'une  difficulté  plus  redoutable  en- 
core. M.  Thiers  allait  l'interpeller  au  sujet  des  jé- 
suites. Cette  interpellation  était  le  dernier  acte 
d'une  campagne  parlementaire  qu'il  convient  de 
reprendre  à  son  origine.  Les  embarras  trop  visi- 
bles que  le  ministère  rencontrait  dans  les  questions 
religieuses  et  qu'il  aggravait  par  les  maladresses  et 
les  incertitudes  de  sa  politique,  devaient  être,  pour 
l'opposition,  comme  une  invitation  à  porter  la 
lutte  sur  ce  terrain. Pendant  les  premières  années, 
les  débats  sur  la  liberté  d'enseignement  avaient 
eu  cet  avantage,  d'être  demeurés  en  dehors  et  au- 
dessus  de  toutes  manœuvres  de  partis  et  compé- 
titions ministérielles.  De  là  sans  cloute,  la  gravité 
approfondie,  élevée,  sincère,  de  la  discussion  qui 
avait  eu  lieu  à  la  Chambre  des  pairs  en  lsVi,  et 
où  la  question  avait  été  traitée  pour  elle-même  : 
de  là  T attrait  nouveau,  l'intérêt  inattendu  d'un 
tel  débat,  pour  un  public  blasé  sur  ces  duels  ora- 
toires de  la  Chambre  des  députés,  où  il  s'agissait 
trop  clairement,  non  de  la  doctrine,  de  la  réforme 
ou  de  l'intérêt  national,  objets  apparents  du  dé- 
bat, mais  du  portefeuille  que  SI.  Thiers  voulait 
arracher  à  M.  Guizot.  Cet  état  ne  devait  pas  du- 
rer. La  discussion  de  ISVi  n'avait  pas  été  une 


374  CHAPITRE  Vil  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

révélation  seulement  pour  le  public;  elle  en  avait 
été  une  pour  M.  Thiers,  qui  jusqu'alors  n'avait 
guère  pris  garde  à  cette  «  querelle  de  cuistres  et 
de  bedeaux  ».  Il  avait  aussitôt  jugé  utile  d'in- 
tervenir dans  une  question  qui  apparaissait  si 
importante.  Frappé  de  l'irritation  des  universi- 
taires, de  leur  désir  et  de  leur  espoir  de  trouver, 
à  la  Chambre  des  députés,  une  revanche  des 
échecs  subis  dans  l'autre  assemblée,  il  s'était 
offert  à  prendre  leur  cause  en  main;  il  s'était 
fait  nommer  membre  et  bientôt  rapporteur  de  la 
commission  chargée  d'examiner  le  projet  voté  par 
les  pairs. 

Le  rapport  de  M.  Thiers  fut  en  effet  la  contre- 
partie du  rapport  du  duc  de  Broglie  *.  Celui-ci 
avait  proclamé  les  théories  les  plus  libérales  sur 
les  droits  respectifs  de  la  famille  et  de  l'État,  et 
c'était  visiblement  à  regret  qu'il  n'avait  pas  im- 
médiatement tiré  toutes  les  conséquences  de  ces 
théories.  Celui-là  insistait,  au  contraire,  sur  le 
droit  qu'il  revendiquait  pour  la  puissance  publique 
de  former  l'esprit  de  l'enfant  ;  il  ne  dissimulait  pas 
ses  préférences  pour  le  système  en  vertu  duquel 
«  la  jeunesse  serait  jetée  dans  un  moule  et  frappée 
à  l'effigie  de  l'État 2  »  ;  il  n'y  renonçait  que  par 

1  Le  rapport  de  M.  Thiers  fut  déposé  et  lu  ù  la 
Chambre,  eu  juillet  1814. 

2  «  Gardons-nous,  lisait-ou  dans  le  rapport,  de  calom- 
nier cette  prétention  de  l'État  d'imposer  l'unité  de  ca- 
ractère à  lâ  nation,  et  de  la  regarder  comme  une  inspi- 


A  LA  CIÏAMRRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROM  Aï  NE  375 

l'obligation  où  il  était  «  de  se  tenir  dans  la  vérité 
de  sou  temps  et  de  son  pays  »  ;  au  moins,  pour 
s'en  rapprocher,  cherchait-il  à  restreindre  et  à 
entraver,  autant  que  possible,  la  liberté  qu'il  n'o- 
sait entièrement  refuser.  Aux  méfiances  témoignées 
par  la  Chambre  des  pairs  sur  l'enseignement  phi- 
losophique, M.  Thiers  opposait  une  apologie  sans 
réserve  de  l'éducation  intellectuelle,  morale  et 
même  religieuse  des  collèges.  Le  duc  de  Broglie 
avait  soustrait  en  partie  les  établissements  libres 
à  la  domination  de  l'Université  et  avait  substitué 
à  celle-ci  des  autorités  plus  impartiales;  M.  Thiers 
rétablissait  cette  domination,  déclarait  que  les  éta- 
blissements libres  devaient  être  «  compris  dans 
la  grande  institution  de  l'Université  »,  qui  avait 
mission  de  «  les  surveiller,  contenir  et  ramener 
sans  cesse  à  l'unité  nationale  » .  Rien  sans  doute 
de  moins  libéral.  Mais  M.  Thiers  alors  n'aimait 
pas  à  se  dire  «  libéral  »  :  c'eut  été  s'enfermer  dans 
un  programme,  s'assujettir  à  des  principes  qui 
auraient  pu  lui  devenir  gênants.  Il  se  proclamait 
plus  volontiers  «  révolutionnaire  1  ».  Surtout  sa 

ration  de  la  tyrannie...  On  pourrait  presque  dire,  au  con- 
traire, que  cette  volonté  forte  de  l'État  d'ainnirr  tous 
les  citoyens  à  un  type  commun  s'est  proportionnée  au 
patriotisme  de  chaque  pays.  »  Et  M.  Thiers  en  donnait 
cette  preuve  :  «  Si  nous  avons  songé  un  moment  à  im- 
poser d'une  manière  absolue  le  joug  de  l'Etat  sur  l'édu- 
cation, c'est  sous  la  Convention  nationale,  au  moment 
de  la  plus  grande  exaltation  patriotique.  » 
1  «  Je  dois  tout  à  la  Révolution,  disait  à  la  tribune 


376  CHAPITRE  VI.   LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

prétention ,  presque  sa  manie,  était  de  se  dire 
«  national  ».  L'expression,  pour  être  vague,  ne 
s'en  prêtait  que  mieux  à  la  mobilité  de  sa  tacti- 
que. Avec  ce  mot,  revenant  sans  cesse  sur  ses 
lèvres  et  répété  par  tous  ses  journaux,  il  attaquait 
la  politique  étrangère  de  M.  Guizot.  Tel  il  se  po- 
sait dans  son  rapport,  prétendant  tout  subordonner, 
clans  l'éducation  publique,  à  la  préoccupation  de 
conserver  «  l'esprit  national  »  qui,  selon  lui,  n'était 
autre  que  «  l'esprit  de  la  révolution  ».  L'Univer- 
sité lui  paraissait  seule  propre  à  cette  œuvre,  et 
l'enseignement  ecclésiastique  lui  inspirait  une 
méfiance  qu'il  ne  dissimulait  pas.  Sans  doute, 
pour  parler  du  clergé,  il  usait  de  plus  de  politesse 
que  n'en  attendaient  les  sectaires  qui  s'étaient 
flattés  de  voir  M.  Thiers  se  confondre  dans  leurs 
rangs.  Toutefois  n'était-ce  pas  la  menace  qui  do- 
minait? «  L'Eglise,  disait  en  terminant  le  rappor- 
teur ,  est  une  grande  ,  une  haute,  une  auguste 
puissance,  mais  elle  n'est  pas  dispensée  d'avoir  le 
bon  droit  pour  elle.  Elle  a  triomphé  de  la  persécu- 
tion à  des  époques  antérieures,  cela  est  vrai,  et 
cela  devait  être  pour  l'honneur  de  l'humanité.  Elle 
ne  triomphera  pas  de  la  raison  calme,  respectueuse, 
mais  inflexible.  » 

Deux  motifs  peuvent  dispenser  d'examiner  et  de 

M.  Thiers,  elle  m'a  fait  ce  que  je  suis;  c'est  la  cause 
de  ma  vie  entière  ».  Et  encore  :  «  J'appartiens  au  parti 
de  la  Révolution  française  :  c'est  la  seule  cause  qui  soit 
vraiment  chère  ù  mon  cœur.  » 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  377 

discuter  plus  à  fond  les  doctrines  du  rapport;  le 
premier,  c'est  qu'aucune  suite  n'y  a  été  donnée;  le 
second,  c'est  que,  peu  d'années  après,  M.  Thiers, 
mieux  éclairé,  a  contredit  lui-même  toutes  ces 
idées  et  les  a  fait  écarter  de  notre  législation.  D'ail- 
leurs, peut-on  parler  de  doctrines  à  propos  de  ce 
rapport?  Sans  doute,  par  ses  origines  intellec- 
tuelles à  la  fois  voltairiennes,  révolutionnaires  et 
bonapartistes,  M.  Thiers  pouvait  être  naturelle- 
ment prévenu  contre  une  réforme  chrétienne,  con- 
servatrice et  libérale.  Cependant,  en  1844,  il 
n'avait  aucune  opinion  bien  mûrie  sur  ces  questions 
d'enseignement  qui  se  présentaient  pour  la  pre- 
mière fois  à  son  esprit.  Pendant  ses  ministères,  il 
n'avait  montré  pour  le  catholicisme  ni  bienveillance 
ni  mauvais  vouloir.  En  réalité,  les  problèmes  dé- 
battus lui  importaient  peu,  et  il  n'y  voyait  qu'une 
question  de  tactique. 

Pour  lui,  l'opposition  n'était  pas  l'action  d'un 
parti  ayant  des  principes  et  un  programme  à  garder 
dans  la  bonne  et  dans  la  mauvaise  fortune,  à  dé- 
fendre persévéramment,  à  propager  et  à  tâcher  de 
faire  prévaloir.  Non,  c'était  la  manœuvre  d'une 
troupe  mobile,  se  dégageant  de  toute  doctrine 
propre  et  permanente  comme  d'un  bagage  qui 
gênerait  la  liberté  de  ses  évolutions  et  de  ses  coa- 
litions, n'ayant  d'autre  but  que  d'enlever  le  pou- 
voir à  ceux  qui  le  possédaient,  soulevant  au  jour 
le  jour  la  question,  arborant  le  principe,  avec  les- 
quels on  pouvait,  pour  le  moment,  le  mieux  faire 


378  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

échec  au  ministère,  sans  se  piquer  de  suite  ni  de 
tenue.  Sans  doute,  dans  cette  politique  ainsi  réduite 
à  une  stratégie  de  tribune  et  de  scrutin,  M.  Thiers 
se  montrait  admirablement  souple,  alerte,  adroit  et 
fécond;  mais  ce  n'en  était  pas  moins  l'abaissement 
et  la  perversion  du  régime  parlementaire.  Com- 
bien en  souffraient  les  esprits  élevés  de  la  gauche, 
M.  deTocqueville  notamment  !  Vers  18M,  M.  Thiers 
se  trouvait  précisément  un  peu  gêné  dans  l'appli- 
cation de  sa  tactique;  il  était  à  court  d'objets  sur 
lesquels  il  put  faire  porter  son  opposition.  Il  évitait 
les  questions  de  réforme  intérieure,  car  dès  cette 
époque  il  aurait  pu  dire  à  ses  soldats  et  à  ses  alliés, 
comme  plus  tard  aux  républicains  de  l'Assemblée 
de  1871,  que,  sur  aucune  de  ces  questions,  il  n'a- 
vait avec  eux  une  seule  idée  commune.  Les  affaires 
étrangères  semblaient  plus  commodes,  il  s'en  était 
beaucoup  servi;  mais  il  y  avait  été  battu,  et  puis 
elles  présentaient  aussi  leur  danger;  il  craignait, 
en  critiquant  trop  obstinément  une  politique  fondée 
sur  «  l'entente  cordiale  »  avec  l'Angleterre,  d'ex- 
citer dans  ce  pays  des  ressentiments  qui  pourraient 
rendre  son  retour  au  pouvoir  plus  difficile;  à  ce 
moment  même,  n'était-il  pas  en  coquetterie  avec 
l'Anglais  qui  détesjait  le  plus  la  France,  avec  lord 
Palmerston  ?  Aussi  avait-on  remarqué  que,  depuis 
la  discussion  de  la  loi  de  régence,  en  1842,  M.  Thiers 
avait  gardé  le  silence;  il  s'était  absorbé  dans  la 
préparation  des  deux  premiers  volumes  de  son 
histoire  du  Consulat  qu'il  publia  en  mars  1844.  H 


A  LA  CHAMRRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  379 

n'avait,  disait-on,  reparu  à  la  tribune,  au  com- 
mencement de  cette  année,  que  parce  que  ses  amis, 
mécontents,  M.  Duvergier  de  Hauranne  entre  au- 
tres, l'avaient  en  quelque  sorte  poussé  par  les 
épaules.  C'est  alors  qu'à  la  suite  de  la  discussion 
de  la  Chambre  des  pairs,  la  question  d'enseigne- 
ment lui  parut  excellente  à  saisir  pour  masquer  le 
vide  de  son  opposition  ;  il  crut  y  trouver  un  terrain 
d'attaque  propice,  sans  danger,  et  où  il  pouvait 
renverser  M.  Guizot,  en  réservant  toutes  les  ques- 
tions sur  lesquelles  il  était  bien  aise  de  ne  pas 
s'engager.  Sans  doute  il  se  mettait  mal  avec  le 
monde  religieux,  mais  M.  Thiers,  qui  jugeait  inu- 
tile cle  s'arrêter  à  ménager  les  faibles,  n'avait  pas 
encore  reconnu,  dans  le  catholicisme,  la  puissance 
considérable  dont  il  devait,  après  1848,  implorer 
le  secours  avec  des  accents  si  désespérés.  La  force 
lui  paraissait  ailleurs,  du  côté  de  la  révolution. 
Comme  Louis-Philippe  le  pressait,  à  cette  époque, 
de  soutenir  la  loi  telle  qu'elle  était  présentée,  lui 
donnant  pour  raison  «qu'il  fallait  accorder  quelque 
chose  au  clergé,  que  c'était  encore  quelque  chose 
de  très  fort  qu'un  prêtre  »,  M.  Thiers  lui  répon- 
dit :  «  Sire,  il  y  a  quelque  chose  de  plus  fort  que 
le  prêtre,  je  vous  assure,  c'est  le  jacobin  K  » 

Telle  avait  été  la  raison  de  pure  tactique,  étran- 
gère à  toute  conviction  réfléchie  aussi  bien  qu'à 
toute  passion  haineuse,  qui  poussait  M.  Thiers  à 

1  Chroniques  parisiennes  di>  M.  feinté-BeUVe,  ]».  228. 


380  f.IIAPlTRE  VI.   LA  QUESTION  DES  .lÉSllTES 

mettre  la  main  sur  la  question  universitaire  ;  la 
même  raison  le  fera,  quelques  mois  plus  tard,  se 
jeter  sur  l'affaire  Pritchard,  et  l'aurait  conduit  à 
saisir  tout  sujet  de  débat  propre  à  renverser  ou 
seulement  à  gêner  M.  Guizot.  Peut-être  aussi  faut- 
il  voir  là  un  effet  de  cette  curiosité  merveilleuse- 
ment active,  parfois  un  peu  brouillonne  et  pré- 
somptueuse, de  ce  désir  de  tout  connaître,  de  tout 
comprendre,  de  tout  manier,  puis  aussitôt  de  tout 
expliquer  et  de  tout  enseigner,  qui  n'était  pas  l'un 
des  aspects  les  moins  remarquables  de  cette  riche 
et  mobile  nature.  Les  questions  d'enseignement 
étaient  entièrement  neuves  pour  lui  ;  il  voulut  être 
un  pédagogue  comme  il  était  devenu  un  financier, 
un  stratégiste  ou  un  diplomate.  Peu  de  semaines 
lui  suffirent  pour  improviser  sa  petite  enquête  en 
faisant  causer  quelques  professeurs1,  et  il  fut  aus- 
sitôt en  mesure  d'écrire  un  volumineux  rapport, 
où  il  crut  sincèrement  apprendre  le  problème  sco- 
laire au  monde,  qui  l' ignorait  avant  lui. 

Le  rapport  fit  un  moment  quelque  bruit;  les 
journaux  que  M.  Thiers  avait  toujours  l'habileté 
d'avoir  dans  la  main  le  portèrent  aux  nues;  des 
universitaires  vinrent  en  députation  remercier  leur 
avocat  ;  puis  le  silence  se  fit  sur  ce  document.  Les 
catholiques  eux-mêmes  n'en  parurent  pas  très 
émus.  Aucun  mouvement  n'en  résulta,  ni  dans  le 

1  Ce  fut,  raconte-t-on,  l'origine  des  relations  entre 
M.  Jules  Simon  et  M.  Thiers. 


A  LÀ  CHAMDRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  381 

parlement  ni  en  dehors.  Les  derniers  mois  de  l&bb 
s'écoulèrent,  sans  que  les  journaux  en  parlassent, 
et,  dans  la  session  de  1S45,  nul  ne  sembla  em- 
pressé de  le  faire  mettre  à  l'ordre  du  jour.  L'atti- 
tude plus  que  prudente  du  ministère  indiquait 
d'ailleurs  qu'il  n'était  point  disposé  à  engager 
son  existence  sur  cette  loi  ;  du  moment  où  le  rap- 
port était,  non  le  premier  acte  d'un  débat  pure- 
ment politique,  mais  seulement  le  préliminaire 
d'une  controverse  de  doctrines  qui  ne  viendrait 
peut-être  qu'à  longue  échéance,  II.  Thiers  n'y  avait 
plus  aucun  intérêt;  il  lui  importait  peu  que  la  li- 
berté d'enseignement  fut  réglée  d'une  façon  ou  de 
l'autre,  si  la  question  ministérielle  n'y  était  pas 
mêlée,  et  il  fut  le  premier  cà  '<  enterrer  »  ce  rap- 
port d'une  célébrité  si  éphémère. 

ÎIÏ 

M.  Thiers  avait  mal  réussi  en  abordant  directe- 
ment le  problème  de  la  liberté  d'enseignement;  ne 
pouvait-il  pas  être  plus  heureux  en  exploitant  les 
passions  mauvaises  qui  s'étaient  soulevées  à  cfrté, 
en  portant  au  parlement  cette  question  des  jé- 
suites qui,  depuis  deux  ou  trois  ans,  agitait  tant 
l'opinion  ?  Certains  de  ses  amis  le  lui  insinuèrent 
en  1845,  et  peut-être  s'y  sentait-il  poussé  parla 
mortification  de  son  premier  échec  et  par  l'impa- 
tience de  son  ambition.  Cependant  il  hésita  beau- 
coup, dit-on,  avant  de  s'engager  dans  cette  voie, 


382  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

qui  lui  répugnait.  Les  jésuites  en  eux-mêmes  lui 
étaient  absolument  indifférents;  il  avait  tenu  à  se 
distinguer  publiquement  de  leurs  vulgaires  accusa- 
teurs :  «  Je  ne  pense  pas  des  jésuites  tout  le  mal 
qu'on  en  dit,  déclarait-il,  en  dans  un  des 

bureaux  de  la  Chambre  ;  il  y  a  là-dessus  beaucoup 
d'exagération  ».  Et,  dans  son  rapport,  il  avait  af- 
firmé «  n'être  pas  animé,  à  l'égard  de  ces  reli- 
gieux, d'un  petit  esprit  de  calomnie  et  de  persécu- 
tion ».  Au  pouvoir,  il  leur  avait  été  plutôt  bien- 
veillant, et  l'on  parlait  de  certaines  lettres  fort 
favorables  aux  congrégations  qu'il  avait  écrites, 
étant  ministre,  aux  préfets  des  Bouches-du-Rhône 
et  de  Vaucluse.  Mais,  en  sommant  le  ministère  d'ap- 
pliquer contre  les  jésuites  ce  qu'on  prétendait 
alors  être  les  lois  du  royaume,  il  croyait  l'obliger 
ou  à  se  poser  en  protecteur  de  ces  religieux  de- 
vant l'opinion  ameutée,  ou  à  commencer  une  per- 
sécution moralement  et  peut-être  juridiquement 
impraticable;  alternative  des  deux  côtés  également 
périlleuse,  et  d'où  Ton  semblait  pouvoir  se  tirer 
seulemen  par  une  énergie  de  décision  et  de  con- 
duite que  l'expérience  montrait  n'être  pas  dans 
le  tempérament  des  ministres.  C'était  assez  pour 
triompher  des  scrupules  de  M.  Thiers.  Les  motifs 
qui  le  décidaient  étaient  si  visibles  qu'ils  n'é- 
chappaient pas  même  aux  étrangers  ;  le  plus  im- 
portant des  journaux  allemands  disait  alors  : 

H  y  a  beaucoup  de  faux  dans  tout  ce  bruit  qu'on 
fcit  h  propos  du  clergé  et  des  jésuites.  Les  véri- 


A  LA  CHAMHRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  383 


tables  lutteurs,  ceux  qui  se  battent  sérieusement, 
sont  un  reste  de  jansénistes,  un  reste  de  gallicans 
à  la  façon  des  anciens  parlements,  irrités  contre  les 
théologiens.  Ajoutez-y  quelques  célébrités  littéraires 
blessées  dans  leur  omour-propre,  comme  MM.Dupin, 
Cousin,  Miclielet,  Quinet  et  compagnie...  Quant  à 
M.  Thiers,  au  fond,  la  chose  lui  est  parfaitement  in- 
différente. Si  les  jésuites  s'accommodaient  de  lui,  il 
s'en  accommodait  fort  bien  à  son  tour;  car  il  les 
laissait  jouir  de  la  tranquillité  la  plus  profonde, 
pendant  qu'il  était  ministre.  Aujourd  hui  les  jésuites 
lui  sont  utiles  pour  renverser  M.  Guizot.  De  toute 
évidence,  il  existe,  entre  lui  et  la  coalition,  un  pacte 
secret  pour  faire  un  coup  fourré  et  le  porter  au  mi- 
nistère, aux  dépens  des  jésuites.  De  cette  façon,  il 
deviendrait  le  premier  auteur  des  forlilications  et 
l'homme  qui  les  ferait  armer.  Une  fois  ministre, 
M.  Thiers  se  montrerait  des  plus  relâchés  à  l'endroit 
du  clergé,  qui  ne  lui  est  pas  le  moins  du  monde  odieux' . 

La  feuille  allemande  ajoutait,  il  est  vrai,  non 
sans  raison,  que  M.  Thiers,  arrivé  au  pouvoir  par 
de  tels  moyens,  avec  des  passions  ainsi  irritées, 
«  n'y  trouverait  pas  la  position  aussi  facile  qu'il 
se  l'imaginait.  »  Mais  il  était  dans  la  nature  de 
cet  homme  d'État  de  n'envisager  guère  les  choses 
qu'au  jour  le  jour,  se  confiant  en  son  adresse  pour 
éluder  les  difficultés  du  lendemain.  En  ce  moment, 
il  ne  pensait  qu'à  s'emparer  du  gouvernement 
coûte  que  coûte. 

4  Gazette  iVA  aqshmn du  2  mai  1845. 


384  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

Pour  préparer  et  appuyer  l'attaque  parlemen- 
taire, il  fallait  produire  ou  tout  au  moins  feindre 
un  mouvement  d'opinion  :  c'était  la  tâche  de  la 
presse;  M.  Thiers  avait  l'habitude  de  préluder 
ainsi  aux  campagnes  de  chaque  session.  Cette  fois, 
rien  de  plus  simple;  les  journaux  avaient  depuis 
longtemps  commencé  à  crier  Au  jésuite  !  et,  sauf 
quelques  scrupuleux  de  l'école  de  M.  de  Tocque- 
ville,  ils  étaient  tout  disposés  à  continuer  plus 
bruyamment  encore.  D'ailleurs  n'avait-on  pas  mieux 
que  des  articles  de  discussion  ou  d'invective?  A 
cette  époque,  le  propre  journal  de  M.  Thiers,  le 
Cojistitutionnel,  publiait  en  feuilleton  le  Juif-Er- 
rant de  M.  Eugène  Sue.  Toutes  les  infamies  débi- 
tées depuis  deux  ou  trois  ans  contre  les  jésuites,  le 
romancier  les  mettait  en  action,  les  faisait  vivre, 
les  jetait  aux  passions  de  la  foule,  avec  un  nom  et 
un  visage  d'homme  tels  que  nous  en  rencontrons 
tous  les  jours  :  forme  bien  autrement  meurtrière  et 
irréfutable  de  la  calomnie.  Dans  un  récit  aussi 
absurde  qu'odieux,  la -Compagnie  de  Jésus  était 
représentée  dominant  le  monde  par  les  moyens  les 
plus  vils  et  les  plus  criminels,  fomentant  et  exploi- 
tant la  luxure,  organisant  le  vol  et  l'assassinat, 
ayant  pour  agents  les  «  étrangleurs  »  de  l'Inde,  le 
tout  assaisonné  d'excitations  socialistes  et  impré- 
gné de  cette  sensualité  malsaine  et  impudique,  de 
cette  «  odeur  de  crapule  »  dont  M.  Sainte-Beuve 
avait  déjà  parlé  à  propos  des  Mystères  de  Paris. 
a  Le  Juif-Errant  achève  de  révolter  »,  écrivait 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  GOÛH  ROMAINE  385 

Je  même  critique,  en  18/j5.  Il  y  avait  à  la  vérité, 
des  juges  moins  sévères  :  le  Journal  des  Débats  se 
gardait  bien  d'adresser  un  blâme  à  un  allié  aussi 
utile,  et  dont  l'œuvre,  «  par  le  sujet  et  l'intention, 
appartenait,  disait-il,  à  la  croisade  antijésuitique.  » 
«  Laissons  toute  liberté  au  pinceau  de  M.  Eugène 
Sue  »,  ajoutait-il;  et  il  racontait  avec  complai- 
sance qu'on  reproduisait  le  roman  en  Belgique  et 
qu'on  frappait  une  médaille  en  l'honneur  de  l'au 
teur1.  M.  Véron,  Y  imprésario  du  Constitutionnel, 
calculait  avec  satisfaction  les  15  à  20  000  abonnés 
que  lui  rapportaient  les  100  000  francs  payés  à 
l'auteur.  Il  sentait  bien  qu'il  n'avait  pas  fait  une 
fort  honnête  opération  2  ;  mais  était-il  tenu  à  mon- 
trer plus  de  délicatesse  que  naguère  le  Journal 
des  Débats,  avec  les  Mystères  de  Paris  ?  Quant  à 
Al.  Sue,  il  se  vantait  à  bon  droit  de  n'avoir  pas  fait 
une  œuvre  moins  moralisatrice  que  MM.  Libri, 
Génin,  Quinet  et  Michelet;  il  leur  faisait  l'honnem 
de  les  saluer  comme  ses  inspirateurs,  et  il  déclarait 
avoir  été  «  déterminé  »  par  leurs  «  hardis  et  cons- 
ciencieux travaux  »  sur  les  «  funestes  théories  de 

'  Journal  des  Débats  du  11  mai  1845,  article  de  M.  Cu- 
lillier-Fleu  ry. 

-  Le  docteur  Véron  dit  dans  ses  Mémoires  :  «  Le  grand 
désir  de  redonner  de  la  popularité  au  Constitutionnel,  par 
l'éclat  d'un  grand  nom,  ne  me  rendit  exigeant  ni  sur  le 
sujet  ni  sur  le  but  moral  de  L'ouvrage.  J'apportai  certai- 
nement dans  cette  affaire  autant  d'imprévoyance  que  de 
légèreté.  Que  ceux  qui  n'ont  jamais  commis  de  faute 
dans  la  vie  me  jettent  la  pierre!  » 

22 


386  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

la  Compagnie  de  Jésus  »,  à  «  apporter  aussi  sa 
pierre  à  la  digue  puissante  élevée  contre  un  flot 
impur  et  toujours  menaçant  ».  Il  n'a  jamais  été 
dans  les  habitudes  de  M.  Thiers  d'être  scrupuleux 
sur  la  moralité  de  ses  instruments;  toutefois,  on 
veut  croire  qu'il  n'était  pas  toujours  flatté  de  la  pu- 
blication qui  semblait  être  ainsi  entreprise  à  son 
service  et  sous  son  patronage,  et  qu'il  ne  faisait 
pas  fière  figure  quand  M.  de  Montalembert  parlait, 
à  la  tribune  des  pairs,  de  «  ce  journal  redevenu 
fameux,  où  trois  anciens  ministres  du  1er  mars, 
l'honorable  M,  Thiers,  l'honorable  M.  de  Rémusat 
et  l'honorable  M.  Cousin,  avaient  l'avantage  d'être 
les  collaborateurs  de  l'honorable  M.  Sue1.  » 

Cette  calomnie  en  quelque  sorte  vivante,  publiée 
chaque  matin  à  vingt  mille  exemplaires,  favorisée 
par  la  vogue  qu'avaient  alors  le  roman-feuilleton 
et  le  nom  de  M.  Sue,  reproduite,  illustrée  de 
toutes  façons,  collée  aux  vitres  de  mille  boutiques, 
ne  pénétrait  pas  impunément  partout,  dans  les  sa- 
lons, les  ateliers,  les  cabarets.  Il  en  devait  sortir 
un  nuage  de  préventions  et  de  haines  contre  le 
jésuite  et  contre  le  prêtre  en  général.  Néanmoins 
on  serait  plutôt  frappé  de  voir  combien,  avec  des 
moyens  si  violents,  l'émotion  produite  était  fac- 
tice et  superficielle.  Il  était  visible  que  si  les  me- 
neurs cessaient  d'alimenter  ce  feu  de  paille,  il  s'é- 
teindrait de  lui-même.  Aussi,  à  cette  époque,  l'abbé 

1  Discours  du  1  \  janvier  1845. 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉ?  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  387 

Dupanloup  pouvait-il  écrire,  après  avoir  rappelé  le 
trouble  autrement  profond  de  1827,  1828  et  1829  : 

Eh  bien!  aujourd'hui  les  temps  sont  meilleurs; 
et,  malgré  une  agitation  violente  qui  n'est  manifes- 
tement excitée  qu'à  la  surface,  au  fond  les  préven- 
tions ne  tiennent  pas  ;  les  calomnies  ne  sont  crues 
qu'à  moitié;  le  peuple,  malgré  tout  ce  qu'on  fait 
pour  l'émouvoir,  ne  s'émeut  pas;  le  bon  sens  résiste 
avec  plus  de  force  qu'on  ne  s'y  attendait,  malgré  les 
habiletés  et  les  fureurs  contraires;  il  proteste  in- 
vinciblement, et  cela  parmi  les  hommes  les  plus 
éclairés,  jusque  dans  les  plus  humbles  régions,  où 
la  foule,  sans  bien  s'en  rendre  compte,  ni  sortir  de 
son  indifférence,  sent  toutefois  qu'il  y  a  trop  de  stu- 
pidité et  de  mensonge  dans  tout  ce  qu'on  lui  dit,  et 
que  les  erreurs  dont  on  veut  la  nourrir  sont  pour 
elle  une  pâture  trop  grossière  1 . 

Tous  les  moyens  étaient  bons  aux  adversaires 
des  jésuites,  tout  leur  servait  de  prétexte  :  témoin 
le  procès  Afïnaer.  Cet  Affnaer  était  un  fripon  vul- 
gaire qui,  employé  à  l'économat  des  religieux, 
leur  avait  escroqué  200  000  francs.  Dénoncé  et 
arrêté,  il  crut  pouvoir  exploiter  en  sa  faveur  les 
passions  régnantes  et  se  mit  à  calomnier  ceux  qu'il 
avait  volés.  La  presse  accueillit  ce  concours  dés- 
honorant, et,  sur  la  foi  du  misérable,  prétendit 
dévoiler  les  mystères  de  la  fortune  et  de  l'orga- 
nisation intérieure  de  la  Compagnie.  Cette  fantas- 

1  De  la  Pacification  religieuse  11845). 


388  CHAPITRE  YI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

magorie  dut  s'évanouir  au  plein  jour  des  débats 
publics.  Mais  la  condamnation,  prononcée  le 
9  avril  1845,  n'en  fut  pas  moins  l'occasion  d'un 
redoublement  d'attaques  :  s'être  laissé  voler  et 
surtout  s'être  plaint,  c'était,  disait-on,  braver  in- 
solemment une  législation  qui  ne  permettait  aux 
jésuites  ni  de  posséder  ni  même  d'exister.  Ce  pro- 
cès ne  sera-t-il  pas  l'un  des  arguments  qu'invo- 
queront bientôt  les  ministres,  dans  leurs  discours 
ou  clans  leurs  dépêches,  pour  expliquer  comment 
ils  avaient  été  obligés  à  sévir  contre  ces  religieux  ? 
Ceux-ci  étaient  plus  attaqués  pour  avoir  été  volés 
que  d'autres  ne  l'auraient  été  pour  avoir  volé  eux- 
mêmes. 

IV 

On  crut  alors  le  moment  venu  de  saisir  le  par- 
lement. Cinq  jours  après  la  condamnation  d'Aff- 
naer,  à  propos  d'une  pétition  des  catholiques  mar- 
seillais contre  les  cours  de  MM.  Quinet  et  Michelet, 
M.  Cousin  déclara,  à  la  Chambre  des  pairs,  que 
le  vrai  désordre  n'était  pas  ce  qui  se  passait  au 
Collège  de  France,  mais  l'existence  des  jésuites  en 
violation  des  lois  :  il  demanda  l'exécution  de  ces 
lois;  puis,  après  avoir  accompli  cet  acte  de  courage 
civique,  il  s'écria  d'un  ton  dramatique  qui  fit  sou- 
rire l'assemblée  :  «  Je  n'hésite  pas  à  me  déclarer 
l'adversaire  de  cette  corporation  :  il  m'en  arrivera 
ce  qui  pourra!  »  Le  ministère  tâcha  d'abord  de 


A  LA  CUAMHRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  389 

faire  la  sourde  oreille;  à  la  fin,  contraint  de  parler, 
M.  Martin  du  Nord  se  borna  à  répondre  vaguement 
qu'il  y  avait  bien  d'autres  associations  non  auto- 
risées, qu'il  convenait  d'apprécier  les  faits  et  de 
ne  pas  céder  à  des  impatiences  irréfléchies.  La 
Chambre  haine,  peu  disposée  à  suivre  le  véhément 
philosophe,  se  contenta  de  cette  défaite.  Mais  ce 
n'était  qu'une  escarmouche  préliminaire.  Chacun 
savait  que  la  grande  bataille  devait  être  livrée  à  la 
Chambre  des  députés  par  M.  Thiers  lui-môme. 
Chacun  aussi  savait  que  les  jésuites,  appuyés  par 
tous  les  catholiques,  contestaient  l'existence  des 
lois  qu'on  prétendait  leur  appliquer  ;  qu'ils  avaient 
pris  l'avis  de  jurisconsultes,  qu'ils  étaient  résolus 
à  résister  et  à  porter  avec  éclat  le  débat  devant  la 
justice  et  devant  l'opinion. 

Un  tel  conflit  était  fait  pour  émouvoir  singulière- 
ment le  ministère.  M.  Guizot  n'avait  consenti  qu'à 
regret,  dans  le  projet  de  1844,  à  interdire  l'ensei- 
gnement aux  congrégations;  au  moins  s'était-il 
flatté  que,  moyennant  cette  sorte  de  rançon,  la 
Compagnie  de  Jésus  ne  serait  pas  inquiétée  dans 
son  existence.  Il  l'avait  dit  alors,  et  d'autres  défen- 
seurs du  projet,  M.  Portalis  par  exemple,  l'avaient 
dit  avec  lui.  Or  voilà  que  les  ennemis  des  jésuites, 
encouragés  et  non  désarmés  par  cette  concession, 
manifestaient  des  exigences  plus  grandes.  Quelque 
temps,  le  ministre  avait  espéré  pouvoir  se  tenir 
coi  :  «  Il  y  a  une  grande  tempête,  disait-il  au  P.  de 
Ravignan;  je  m'y  opposerai.  J'ai  parlé  au  roi,  au 


390  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

conseil.  Il  ne  faut  pas  commettre  une  grande  in- 
justice.  Aucune  mesure  n'a  été  prise.  Laissons 
passer  le  flot.  »  Mais  ce  flot  grossissait  chaque  jour 
davantage.  Quand  il  fut  connu  que  M.  Thiers  était 
décidé  à  parler,  le  ministère  fut  bien  obligé  de 
s'avouer  qu'il  ne  pourrait  éluder  la  mise  en  de- 
meure par  quelques  paroles  vagues,  comme  M.  Mar- 
tin du  Nord  avait  fait  à  la  Chambre  des  pairs,  en 
répondant  à  M.  Cousin. 

Quel  parti  prendre?  Défendre,  non  les  jésuites, 
mais  leur  liberté,  se  mettre  hardiment  en  travers 
du  préjugé  et  de  la  passion,  c'eût  été  une  noble 
et  peut-être  habile  politique  ;  elle  était  en  tous  cas 
conforme  aux  sympathies  personnelles  de  M.  Guizot 
et  à  l'idée  si  haute  qu'il  se  faisait  d'un  homme 
d'État,  quand  il  en  traçait  ainsi  les  devoirs  : 

Quiconque  ne  conserve  pas,  dans  son  jugement  et 
dans  sa  conduite,  assez  d'indépendance  pour  voir  ce 
que  les  choses  sont  en  elles-mêmes,  et  ce  qu'elles 
conseillent  ou  commandent,  en  dehors  des  préjugés 
et  des  passions  humaines,  n'est  pas  digne  ni  capable 
de  gouverner.  Le  régime  représentatif  rend,  il  est 
vrai,  cette  indépendance  d'esprit  et  d'action  infini- 
ment plus  difficile  pour  les  gouvernants,  car  il  a. 
précisément  pour  objet  d'assurer  aux  gouvernés,  h 
leurs  idées  et  à  leurs  sentiments  comme  à  leurs  inté* 
rets,  une  large  part  d'iniïucnce  dans  le  gouverne- 
ment; mais  la  difficulté  ne  supprime  pas  la  néces- 
sité, et  les  institutions  qui  procurent  l'intervention 
du  pays  dans  ses  affaires  lui  en  garantiraient  bien 
peu  la  bonne  gestion,  si  elles  réduisaient  les  hommes 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  391 

qui  en  sont  chargés,  au  rôle  d'ngents  dociles  des 
idées  et  des  volontés  populaires.  La  tâche  du  gottVetf» 
nement  est  si  grande,  qu'elle  exige  quelque  grandeur 
dans  ceux  qui  en  portent  le  poids,  et  plus  les  peuples 
sont  libres,  plus  leurs  chefs  ont  besoin  d'avoir  aussi 
l'esprit  libre  et  le  cœur  fier  1 . 

Toutefois,  après  ce  qui  s'était  passé  depuis  quatre 
ans,  pouvait-on  s'attendre  à  voir  les  ministres  pra- 
tiquer cette  grande  politique?  Ils  croyaient  les 
esprits  si  montés  contre  les  jésuites,  ils'craignaient 
tant  d'être,  sur  cette  question,  abandonnés  par 
leurs  propres  amis,  qu'ils  jugeaient  toute  résistance 
impossible,  périlleuse  pour  la  religion,  mortelle 
peut-être  pour  la  dynastie;  il  leur  semblait  que 
la  monarchie  de  Juillet  serait  compromise,  comme 
l'avait  été  celle  de  Charles  X,  en  associant  à  une 
cause  trop  impopulaire,  et  Louis-Philippe  déclarait 
ne  pas  vouloir  «  risquer  sa  couronne  pour  les 
jésuites  » .  0  brièveté  de  la  sagesse  politique,  quand 
elle  prétend  discerner  ce  qui  perd  et  ce  qui  sau\e 
les  gouvernements  !  On  jetait  des  religieux  par- 
dessus bord  pour  alléger  le  navire  qui  portait  la 
fortune  de  la  monarchie;  et  quand,  peu  après, 
souillera  la  tourmente,  ce  sera  ce  grand  et  beau 
navire  qui  sombrera,  tandis  que  la  petite  barque  des 
jésuites  arrivera  au  port;  la  révolution  qui  jettera 
la  famille  d'Orléans  en  exil,  fera  disparaître  les 
derniers  vestiges  de  proscription  pesant  sur  la 


1  druizot,  Mémoires,  t.  VII,  p.  L 


392  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

Compagnie  de  Jésus,  et  M.  Thiers  lui-même  procla- 
mera, devant  le  pays,  cette  sorte  d'émancipation. 
Singulier  et  saisissant  contraste,  qui  fournira  à 
un  jésuite  l'occasion  de  rappeler  une  anecdote, 
racontée  par  les  pieux  biographes  du  fondateur  de 
son  ordre.  A  son  retour  de  Jérusalem,  saint  Ignace 
s'étant  arrêté  à  Chypre,  fut  fort  en  peine  de  trouver 
une  voile  amie  pour  le  reconduire  aux  rivages 
italiens.  Il  y  avait  pourtant  là  un  beau  navire  de 
Venise,  bien  appareillé;  et  ceux  qui  étaient  venus 
avec  Ignace  priaient  le  capitaine  cle  le  recevoir  sur 
son  bord,  par  charité,  attendu  que  c'était  un 
saint.  —  «  Si  c'est  un  saint,  répondit  le  capi- 
taine, il  n'a  que  faire  de  mon  navire.  Qu'il  se  mette 
sur  la  mer,  et  les  eaux  le  porteront.  »  Ignace  monta 
sur  une  chétive  embarcation  qui,  violemment  battue 
par  la  tempête,  aborda  pourtant  en  Italie.  On  apprit 
depuis  que  le  navire  vénitien,  surpris  par  l'orage 
et  voulant  rentrer  au  port,  avait  échoué  sur  des 
rochers. 

Si  le  gouvernement  ne  croyait  pas  pouvoir 
défendre  les  jésuites,  il  ne  voulait  pas  s'engager 
dans  une  de  «  ces  luttes  du  pouvoir  civil  contre 
les  influences  religieuses,  qui,  suivant  la  parole  de 
M.  Guizot,  prennent  aisément  l'apparence  et  abou- 
tissent souvent  à  la  réalité  de  la  persécut;on.  »  Sur 
ce  point,  sa  prudence  ne  parlait  pas  moins  haut 
que  sa  justice.  Rien  de  plus  aisé  que  de  pérorer 
sur  les  «  lois  du  royaume  »  frappant  la  Compagnie 
de  Jésus;  rien  de  plus  incertain,  de  plus  difficile 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  393 

et  de  plus  périlleux  que  leur  application,  pour  un 
gouvernement  dont  l'honneur  était  de  ne  pouvoir 
ni  de  vouloir  jamais  faire  acte  d'arbitraire.  D'ail- 
leurs M.  Guizot  n'avait  pas  la  vue  assez  courte  pour 
ne  point  discerner  que,  si  M.  Thiers  le  poussait 
dans  cette  aventure,  ce  n'était  pas  avec  l'espérance 
de  l'en  voir  sortir;  il  sentait  que  l'opposition  lui 
tendait  un  piège,  où  elle  comptait  bien  enlever  au 
ministère  la  vie  et  l'honneur. 

Dans  ce  redoutable  embarras,  le  cabinet  chercha 
s'il  ne  se  trouverait  pas  quelque  moyen  détourné 
et  pacifique  de  supprimer  en  quelque  sorte  la 
■  matière  du  conflit.  Déjà  plusieurs  fois,  pendant  les 
dernières  années,  il  avait  demandé,  en  vain  il  est 
vrai,  aux  évôques  de  sacrifier  eux-mêmes  les 
jésuites.  Ce  que  les  évêques  refusaient,  ne  pour- 
rait-on l'obtenir  du  Pape?  On  avait  d'ailleurs 
l'exemple  du  gouvernement  de  la  Restauration  qui, 
placé,  après  les  ordonnances  de  18*28,  eu  l'ace  des 
résistances  de  l'épiscopat,  s'était  adressé  à  la  cour 
romaine  pour  sortir  de  peine     Il  n'est  question 

1  On  pourrait  noter  du  reste,  entre  les  deux  époques, 
des  aualogies  curieuses.  En  18*28,  le  négociateur  français 
fut,  comme  eu  1845,  un  personnage  d'origine  italienne, 
M.  Lasagni,  jurisconsulte  éminent  qui  a  laissé  les  meil- 
leurs souvenirs  dans  la  magistrature  française.  Les  résul- 
tats de  la  négociation,  la  conduite  de  la  cour  romaine 
et  du  gouvernement  français,  Timbroglio  qui  en  résulta, 
furent  à  peu  près  les  mêmes  dans  les  deux  cas.  Voy.  sur 
la  négociation  de  1 S28,  les  Jésuite*  et  la  liberté  religieuse 
sous  la  Restauration,  par  Antonin  Lirac. 


394  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

de  blâmer  ni  le  procédé,  ni  l'intention  ;  M.  Guizot 
a  déclaré  plus  tard  n'avoir  agi  que  «  dans  l'in- 
térêt de  la  liberté  d'association  et  d'enseignement» 
qui  eussent  souffert  d'une  intervention  directe  de 
l'autorité  civile  ;  tandis  que,  ajoutait-il,  «  porter 
la  question  devant  le  pouvoir  spirituel,  supérieur 
religieux  des  jésuites,  c'était  faire  appel  à  la  li- 
berté même  et  aux  concessions  volontaires  *.  » 
Mais  quand  on  voit  tous  les  gouvernements,  à 
tour  de  rôle,  provoquer  ainsi  eux-mêmes  la  pa- 
pauté à  régler,  dans  les  affaires  françaises,  la 
conduite  du  clergé  et  des  catholiques,  peut-on 
ensuite  leur  reconnaître  grand  droit  à  se  plaindre 
de  ce  qu'ils  appellent  les  progrès  de  l'ultramon- 
tauisme? 

L'idée  de  ce  recours  à  Rome  s'était  présentée, 
déjà  depuis  quelque  temps,  à  l'esprit  de  M.  Guizot, 
et  il  avait,  pour  ce  cas,  choisi  in  petto  son  négocia- 
teur, M.  Rossi.  Ce  personnage  s'était  distingué, 
à  la  Chambre  des  pairs,  dans  la  discussion  de 
18M,  où  il  avait  pris  adroitement  position  entre 
M.  de  Montalembert  et  M.  Cousin,  visant  évidem- 
ment la  succession  de  M.  Villemain,  compromis 
et  usé.  Il  n'eut  pas  le  portefeuille  :  l'ambassade 
de  Pvome  lui  échut  en  place.  La  Providence,  qui  se 
joue  des  calculs  les  plus  habiles,  le  conduisait  ainsi 
à  une  destinée  qu'il  eût  été  alors  le  dernier  à  pré- 

1  Lettre  au  R.  P.  Daniel  {Études  religieuses,  septembre 
1867). 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  305 

voir  :  envoyé  à  Rome  pour  y  arracher,  au  nom  des 
préjugés  voltairiens  et  de  la  timidité  ministérielle, 
le  sacrifice  des  jésuites,  il  devait  y  rester  pour 
succomber  martyr  de  l'indépendance  pontificale, 
et  dire  en  allant  au-devant  des  assassins  :  «  Qu'im- 
porte, la  cause  du  Pape  est  la  cause  de  Dieu!  » 
Existence  singulière  entre  toutes  que  celle  de  cet 
Italien  au  pâle  visage,  au  regard  de  lynx,  au  profil 
d'aigle,  si  souvent  transplanté  et  déraciné,  poussé, 
par  les  hasards  de  la  vie,  dans  les  pays  les  plus 
divers,  les  sociétés  les  plus  dissemblables,  chaque 
fois  y  reconstruisant  à  nouveau  l'édifice  de  sa  for- 
tune, et  partout,  en  dépit  de  difficultés  souvent  im- 
menses, s'élevantau  premier  rang!  Jeune  homme,  à 
Bologne,  il  est  à  la  tête  du  barreau.  Émigré  en  1815, 
il  se  réfugie  à  Genève  ;  professeur,  député,  il  devient 
l'homme  le  plus  important  de  la  république.  1830 
l'appelle  en  France  :  accueilli  d'abord  par  les  sifïlets 
des  étudiants,  il  est,  au  bout  de  peu  d'années,  pair 
de  France,  membre  de  l'Institut,  doyen  de  la  Faculté 
de  droit,  ambassadeur  et  comte.  En  I8/18,  il  perd 
tout  ;  il  reçoit  ce  coup  avec  le  sang-froid  d'un  joueur 
pour  lequel  la  fortune  n'a  plus  de  surprises;  ce 
sexagénaire  change  une  fois  de  plus  de  patrie  et 
recommence  une  nouvelle  carrière;  ministre  de 
Pie  IX,  il  rencontre,  pour  couronner  et  ennoblir 
une  existence  honorable,  mais  où  l'ambition  avait 
paru  parfois  tenir  plus  de  place  que  le  sacrifice, 
l'héroïsme  tragique  de  sa  mort.  N  ie  plus  agitée 
et  plus  remplie  que  féconde,  où  les  événements 


300  CHAPITRE  \I.   LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

semblent  n'avoir  jamais  permis  à  M.  Rossi  de  donner 
sa  mesure  :  il  n'en  a  pas  moins  laissé  à  ceux  qui 
l'ont  approché,  l'impression  d'un  homme  d'État  qui 
eût  été  égal  aux  plus  grands  rôles,  et  l'histoire  doit 
reconnaître  en  lui  le  dernier  descendant  de  ces  poli- 
tiques que  jadis  l'Italie  donnait  ou  plutôt  prêtait 
aux  autres  nations. 

Dès  la  fin  de  18M,  M.  Rossi,  qui  avait  peut-être 
suggéré  lui-même  à  M.  Guizot  l'idée  de  s'adresser 
à  Rome,  était  parti  en  touriste  pour  l'Italie,  afin  de 
rapprendre  en  quelque  sorte  les  hommes  et  les 
choses  de  sa  première  patrie.  Le  2  mars  18A5,  le 
gouvernement  l'accrédita  officiellement  auprès  du 
Pape,  avec  mission  d'obtenir  la  dissolution  et  la 
dispersion  des  jésuites  de  France.  Il  fut  tout  d'abord 
froidement  accueilli.  Son  passé,  sa  qualité  d'émigré, 
son  mariage  avec  une  protestante,  son  indifférence 
notoire  dans  les  questions  religieuses,  tout  en  lui 
était  fait  pour  éveiller  les  ombrages  de  la  cour  et 
de  la  société  pontificales.  Mais  il  n'était  pas  de  ceux 
qu'une  telle  réception  pouvait  démonter.  Que  de 
fois  n'avait-il  pas  du  se  pousser  dans  des  milieux 
hostiles  !  Il  avait  l'art  de  plaire  avec  souplesse  et 
dignité,  la  hardiesse  sensée,  la  sagacité  froide  et 
prompte,  dans  la  volonté  comme  dans  l'action  une 
persévérance  impassible  qui  donnait  bientôt  aux 
autres  le  sentiment  qu'il  finirait  par  l'emporter.  Il 
avait  aussi  cette  patience  qui  est  peut-être  la  qualité 
la  plus  nécessaire  pour  traiter  avec  Rome;  deux 
mois  durant,  il  resta  dans  une  sorte  d'inaction, 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  oOT 

laissant  les  mauvaises  volontés  s'émousser,  les 
curiosités  ou  les  prudences  s'étonner,  puis  s'in- 
quiéter de  son  silence,  se  bornant  à  se  faire  sous 
main  des  amis  clans  la  prélature  et  la  curie. 

Mais,  pendant  ce  temps,  les  événements  se  pré- 
cipitaient à  Paris.  L'approche  du  jour  fixé  pour 
les  interpellations  avivait  encore  la  polémique. 
M.  Thiers  avait  la  fortune  étrange  de  voir  la  cam- 
pagne qu'il  dirigeait  contre  le  ministère,  secondée 
passionnément  par  le  principal  organe  de  ce  minis- 
tère :  le  Journal  des  Débats  dépassait  en  violence 
toutes  les  feuilles  de  gauche.  M.  Cuvillier-Fleun  y 
traitait  les  jésuites  «  d'hypocrites  patentés,  de 
marchands  d'indulgences,  de  pourvoyeurs  d'abso- 
lutions, de  colporteurs  de  pieuses  calomnies.  »  — 
«  Vous  êtes,  leur  criait-il,  un  monument  vivant  du 
mépris  de  la  loi  ;  rien  qu'à  ce  titre,  je  vous  repousse. 
Car  vous  n'êtes  pas  des  proscrits  honteux  qui 
cachent  leur  nom  et  qui  implorent  la  générosité 
d'un  adversaire  [.  »  Ces  excitations  n'étaient  pas 

1  Journal  des  Débats,  ]><is<iu),  notamment  h1  n°  du 
13  avril  L845.  —  Ce  journal  disait  encore,  quelques  jours 
après  les  interpellations,  le  H)  mai,  par  la  plume  du 
même  rédacteur  :  «  Voyez  ce  qui  se  passe  en  Belgique 
où  le  jésuitisme  est  un  pouvoir  de  l'Etat...  Ce  ne  sont 
que  de  pauvres  prêtres,  je  le  veux  bien,  mais  en  eux 
vit  l'esprit  de  propagande  à  tout  prix,  qui  s'étend  par  la 
domination  des  femmes  et  l'abêtissement  dos  enfants; 
esprit  insinuant,  cauteleux,  souriant  et  flatteur,  tant 
qu'il  lutte  contre  l'obstacle;  qui  avance  en  rampaut  sous 
le  pied  qui  l'écrase;  mais  esprit  d'orgueil,  d'intolérance, 

23 


398  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

sans  produire  quelque  émotion  dans  la  populace. 
Des  placards  injurieux  et  menaçants  étaient  collés 
sur  la  porte  des  jésuites.  Des  bruits  d'émeute  circu- 
laient dans  certains  quartiers.  La  police  avait  dû 
se  mettre  sur  ses  gardes. 

V 

Enfin  le  jour  de  la  discussion  arriva.  Le  2  mai 
1845,  M.  Thiers  morft  à  la  tribune,  pour  déve- 
lopper son  interpellation  «  sur  l'exécution  des  lois 
de  l'Etat  à  l'égard  des  congrégations  religieuses  »  . 
Il  fut  courtois  et  relativement  modéré  dans  la  forme, 
par  souci  évident  de  se  distinguer  de  ceux  avec 
qui  il  faisait  campagne.  Remontant  jusqu'à  l'ancien 
régime,  il  prétendit  rechercher  quelles  lois  étaient 
applicables  contre  les  jésuites.  Ne  mettait-il  pas 
une  sorte  de  coquetterie  à  montrer  qu'il  pouvait 
aussi  être  un  juriste?  Mais,  malgré  la  clarté  habi- 

de  persécution,  le  jour  où  il  se  relève  pour  convertir  et 
dominer  son  oppresseur  : 

Trepidusquc  repente  refugit 
Attollentcm  iras  et  cserula  colla  tumentem. 

Ce  serpent  dont  parle  Virgile,  ce  n'est  pas  le  jésuite 
peut-être;  c'est  l'esprit  de  son  ordre.  Ne  laissez  donc  pas 
à  cette  colère  contenue  le  temps  d'éclater  ;  n'attendez  pas 
que  ce  venin  se  répande.  Sachez  que,  sous  cette  robe,  il 
y  a  le  cœur  d'un  fanatique  qui  peut  changer  de  visage, 
mais  dont  l'âme  est  immuable  comme  sa  doctrine,  et 
dont  le  bras  est  toujours  prêt  à  jeter  la  férule  du  péda- 
gogue, pour  brandir  le  fer  sacré  du  sectaire.  » 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTAS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  399 

tuclle  de  son  talent,  il  ne  resta  de  sa  longue  dis- 
sertation qu'une  impression  confuse  et  incertaine. 
Sa  gène  fut  plus  grande  encore,  quand  il  fallut 
donner  la  raison  de  fait  qui  justifiait  l'application 
de  la  loi.  Il  n'en  indiqua  pas  d'autre  que  la  lutte 
soutenue  par  les  évêques  contre  l'Université.  Mais 
pourquoi  frapper  les  jésuites,  non  les  évoques? 
C'est,  disait  M.  Thiers,  que  les  jésuites  «  étaient 
probablement  les  auteurs  du  trouble  >>.  A  l'égard 
du  gouvernement,  il  affecta  ne  vouloir  que  l'aider; 
il  n'ignorait  pas  qu'il  est  aussi  fatal  à  un  cabinet 
âe  se  laisser  protéger  que  de  se  laisser  vaincre 
par  l'opposition  ;  ces  protestations  lui  paraissaient 
d'ailleurs  le  meilleur  moyen  de  cacher  le  piège 
qu'il  tendait.  La  discussion  dura  deux  jours.  On 
remarqua  que  M.  Thiers  y  fut  appuyé  par  deux 
procureurs  généraux  :  celui  de  la  cour  de  cassation 
et  celui  de  la  cour  royale  de  Paris;  le  premier, 
M.  Dupin,  tout  meurtri  encore  des  condamnations 
récentes  du  Manuel,  soutenait  presque  une  cause 
personnelle  :  on  le  vit  à  l'amertume  vulgaire  de 
son  langage.  La  gauche,  par  l'organe  de  son  chef, 
n'exprima  qu'un  regret  :  c'est  qu'on  voulut  encore 
garder  des  ménagements,  et  qu'on  s'en  prît  seule- 
ment aux  jésuites. 

La  cause  de  la  liberté  était  perdue  d'avance  : 
toutefois  elle  fut  défendue  par  M.  de  Lamartine 
avec  quelque  incohérence,  par  M.  de  Carné  avec 
une  vaillante  droiture,  par  M.  Berner  avec  une 
puissance  éloquente.  C'était  la  première  fois  que  le 


400  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

grand  orateur  légitimiste  intervenait  clans  la  cam- 
pagne de  la  liberté  religieuse.  Il  sentait  combien  ce 
débat  était  supérieur  à  la  plupart  de  ceux  auxquels 
il  se  mêlait  d'ordinaire,  et  il  en  était  ému.  Le  P.  de 
Ravignan  étant  allé  le  voir  le  matin,  l'avait  trouvé 
se  promenant  dans  sa  chambre.  «  Ah!  sans  doute, 
s'écria  Berryer,  la  cause  est  perdue,  et  cependant 
elle  sera  gagnée.  Pour  le  présent,  je  suis  désespéré  ; 
je  vois  d'ici  tous  ces  hommes  au  parti  pris  d'a- 
vance, comme  un  mur  de  marbre  devant  moi. 
Seulement,  je  suis  indigne  d'être  l'avocat  d'une 
pareille  cause  ;  ne  me  remerciez  pas,  mais  priez 
pour  moi.  »  Dans  le  parti  catholique,  certains  ne 
voyaient  pas,  sans  un  mélange  de  quelque  inquié- 
tude, l'intervention  de  M.  Berryer  :  on  craignait 
qu'il  ne  cherchât  à  rattacher  la  cause  de  la  liberté 
religieuse  à  celle  de  son  parti  politique  ;  il  n'en  fit 
rien.  Il  parla  en  libéral,  en  jurisconsulte,  en  chré- 
tien, s'appliquant  à  montrer,  avec  une  vigueur  lu- 
mineuse, quelle  était  la  situation  des  congrégations 
d'après  les  lois  et  d'après  notre  droit  public  :  réfu- 
tation souveraine,  et  l'on  peut  dire  définitive,  de 
tous  ceux  qui,  alors  ou  depuis,  ont  prétendu  évo- 
quer, contre  les  ordres  religieux,  les  vieilles  lois 
de  proscription. 

Pour  dissimuler  ce  que  la  politique  du  gouver- 
nement avait,  en  cette  circonstance,  de  timide  et 
d'un  peu  subalterne,,  il  eût  fallu  la  grande  et  haute 
parole  de  M.  Guizot  :  mais  celui-ci  était  souffrant, 
et  M.  Martin  du  Nord  le  remplaça  avec  tremblement 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAIN ^  $01 

et  humilité.  À  l'embarras  de  son  attitude,  on  sen- 
tait que  son  honnêteté  eût  désiré  résister  le  plus 
possible,  mais  que  sa  faiblesse  était  résignée  à 
céder  du  moment  où  l'exigence  serait  trop  vive  : 
et  cette  capitulation  successive  se  fit  à  la  tribune, 
sous  les  yeux  de  la  gauche  ironique  et  du  centre 
attristé.  Le  ministre  adhéra  pleinement  à  la  thèse 
juridique  de  M.  Thiers.  A  peine  essaya-t-il,  en  ce 
qui  touchait  les  reproches  faits  au  clergé,  quelques 
atténuations  sur  lesquelles,  devant  les  murmures 
de  la  gauche,  il  n'insista  pas.  11  aboutit  enfin  à  une 
soumission  à  peu  près  complète,  se  bornant  à  prier 
bien  modestement  qu'on  ne  le  forçat  pas  à  aller 
trop  vite  et  qu'on  lui  laissât  le  choix  des  moyens; 
il  indiqua  d'ailleurs  lequel  il  emploierait  d'abord  : 
«Je  crois,  disait-il,  que,  s'il  est  possible  d'arriver  à 
une  mesure  quelconque,  de  concert  avec  l'autorité 
spirituelle,  ce  concours  offrira  des  avantages  in- 
contestables. »  M.  Thiers,  convaincu  qu'on  échoue- 
rait à  Rome,  n'éleva  pas  d'objection  :  seulement  il 
précisa  impérieusement  que  «  quel  que  fût  ie  ré- 
sultat des  négociations,  les  lois  seraient  appli- 
quées )>,  et  ie  ministre,  toujours  docile,  adhéra  à 
cette  déclaration. 

Le  cabinet  aurait  désiré  que  la  discussion  se  ter- 
minât par  l'ordre  du  jour  pur  et  simple  :  avec  un 
peu  de  résolution,  il  eut  pu  l'obtenir;  mais  il  n'osa, 
et  subit  l'ordre  du  jour  imposé  par  M.  Thiers  et 
ainsi  motivé  :  «  La  Chambre,  se  reposant  sur  le 
gouvernement  du  soin  de  faire  exécuter  les  lois  de 


402  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

l'Etat,  passe  à  l'ordre  du  jour.  »  Une  trentaine  de 
députés  furent  seuls  à  protester.  Les  conservateurs 
ministériels,  incapables,  du  moment  où  les  minis- 
tres baissaient  la  tête,  de  résister  à  eux  seuls,  votè- 
rent en  masse  avec  la  gauche.  Mais  ils  en  souffraient 
visiblement  :  «  Je  rougis,  disait  l'un  d'eux  à  M.  Beu- 
gnot,  du  rôle  que  le  ministère  nous  a  fait  jouer.  » 
Quant  au  gouvernement,  il  s'était  fait  une  idée  telle 
du  péril,  qu'il  se  déclarait  satisfait  du  résultat. 
«  Vous  appelez  cela  une  défaite,  disait  le  roi  au 
nonce.  En  effet,  dans  d'autres  temps,  c'en  eût  été 
une  peut-être  ;  aujourd'hui,  c'est  un  succès,  grâce 
aux  fautes  du  clergé  et  de  votre  cour.  Nous  sommes 
heureux  de  nous  en  être  tirés  à  si  bon  marché1.  » 
L'opposition  ne  s'employait  pas  pourtant  à  dimi- 
nuer, pour  le  ministère,  les  humiliations  de  la  capi- 
tulation. Dès  le  lendemain,  le  journal  de  M.  Thiers, 
le  Constitutionnel,  notait  que  «  l'opposition  avait 
fait  une  fois  de  plus  l'office  de  gouvernement  ». 
Le  cabinet,  disait-il,  n'a  agi,  comme  toujours,  que 
par  peur.  «  Il  a  trouvé  la  Chambre  plus  redoutable 
encore  que  les  jésuites  ;  il  aura  contre  les  jésuites 
le  courage  du  poltron  acculé  à  l'abîme.  »  Il  ajou- 
tait, en  parlant  du  discours  ministériel  :  «  C'est 
toujours  et  plus  que  jamais  de  la  politique  plate, 
très  platement  défendue.  »  Le  Siècle  faisait  à 
M.  Martin  du  Nord  un  reproche,  assez  piquant  en 
cette  circonsance,  il  l'accusait  de  «  jésuitisme  ». 

1  Guizot,  Mémoires,  t.  VII,  p.  413. 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPITÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  403 

M.  Thiers  lui-même  trouvait-il  le  plaisir  de  sa  vic- 
toire sans  mélange,  et  certaines  paroles  un  peu 
inquiètes  de  la  fin  de  son  discours  ne  laissaient- 
elles  pas  entrevoir  chez  lui  comme  une  impression 
tardive  de  ce  que  cette  campagne  avait  de  peu 
honorable  et  de  dangereux  pour  sa  cause?  En 
somme,  triste  discussion;  chacun  en  avait  plus  ou 
moins  le  sentiment:  les  témoins  avaient  observé 
que.  pendant  ces  deux  jours,  la  Chambre  avait  été 
visiblement  «  mal  a  l'aise,  indécise,  étonnée  de  sa 
froideur  et  de  sa  gène  »,  et  l'abbé  Dupanloup  pou- 
vait écrire  à  ce  moment  :  «  On  voulait  du  bruit, 
du  scandale,  une  manifestation  ;  on  a  eu  tout  cela; 
mai*  on  en  a  été  médiocrement  satisfait  ;  c'est  un 
spectacle  curieux  aujourd'hui  d'étudier  l'embarras 
où  cette  discussion  laisse  tout  le  monde  !.  » 

Les  moins  embarrassés  étaient  peut-être  les 
catholiques.  Ils  croyaient  entrer  dans  «  l'ère  de  la 
persécution  >»  ;  leurs  organes  les  plus  modérés  le 
proclamaient  hautement*;  mais  leur  courage  ne 
s'en  troublait  pas.  Ils  n'en  étaient  plus  à  ces  épo- 
ques de  timidité  plaintive  où,  devant  une  menace, 
il-  ne  savaient  guère  que  réclamer  dans  un  bureau 
ou  gémir  aux  portes  d'un  palais.  C'était  en  quelque 
sorte  sur  la  place  publique  qu'ils  étaient  résolus  à 
porter  leur  protestation  et  leur  résistance.  Ils  avaient 
pris  les  mœurs  en  même  temps  que  les  idées  de 

1  Des  associations  religieuses  (  1845) . 

2  Correspondant,  t  X,  p.  337,  343. 


404  CHAPITRE   M.  LA.  QUESTION  DES  JÉSUITES 

la  liberté.  Et  vraiment  parfois,  en  dépit  de  leur 
petit  nombre,  en  dépit  de  l'impopularité  trop  réelle 
attachée  à  ce  nom  de  jésuite  sur  lequel  ils  étaient 
réduits  à  livrer  la  bataille,  ils  semblaient  éprouver 
un  frémissement  joyeux  à  la  pensée  de  paraître, 
devant  l'opinion  et  devant  la  justice,  comme  les 
confesseurs  de  la  liberté  religieuse.  N'espéraient- 
ils  pas  même,  à  la  faveur  de  ce  rôle,  rompre  cette 
tradition  d'impopularité?  Ne  se  voyaient-ils  pas 
déjà  soutenus  par  les  journaux  anglais  qui,  malgré 
leurs  préventions,  blâmaient  l'ordre  du  jour  motivé 
et  y  opposaient,  non  sans  quelque  ironie,  l'énergie 
libérale  avec  laquelle  leur  gouvernement  protestant 
faisait  justice  aux  catholiques  irlandais!  Du  reste, 
pas  de  divergence  dans  le  sein  du  parti  religieux. 
Laïques,  évèques,  congréganistes  de  tous  les  or- 
dres, étaient  d'accord  pour  se  défendre  par  les 
armes  du  droit  commun  et  de  la  liberté.  Mgr  Pa- 
risis  «  conjurait  »  publiquement  les  jésuites  de  ne 
«  faire  aucune  concession  »  et  de  «  subir  plutôt 
tous  les  genres  de  persécution  que  de  sacrifier  le 
principe  de  liberté  qui  est  humainement  aujourd'hui 
le  boulevard  de  l'Église  ;  »  et  il  ajoutait  :  «  Plutôt 
cent  ans  de  guerre  que  la  paix  à  ce  prix  '.  >;  Les 
jésuites  de  France  étaient  pleinement  entrés  dans 
ces  sentiments.  Appuyés  sur  une  consultation  qui 
établissait  leur  droit  et  la  manière  de  le  faire  sau- 


1  Un  mot  sur  les  interpellatiom  de  M.  Thiers  (juin 
1845). 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  -']<>Ô 

vegarder  par  les  tribunaux1,  ils  avaient  envoyé  à 
toutes  leurs  maisons,  pour  le  cas  où  le  pouvoir 
voudrait  y  porter  la  main,  un  programme  de  ré- 
sistance légale  et  des  formulaires  de  protestation 
où  ils  tenaient  ce  viril  et  libéral  langage  : 

Français  jouissant  des  droits  de  la  cité,  nous  invo- 
quons l'appui  protecteur  des  lois  communes  à  tous, 
et  nous  protestons,  avec  toute  l'énergie  de  notre 
conscience,  contre  une  violation  inexplicable  des 
droits  religieux  et  des  garanties  constitutionnelles 
les  plus  avérées.  Nous  ne  pouvons  croire  que  des 
clameurs  aveugles  et  un  nom  calomnié,  sans  cou- 
pables désignés,  sans  délit  imputé,  sans  un  fait 
articulé,  suffisent,  dans  un  pays  libre,  pour  faire  expul- 
ser et  proscrire  des  religieux,  des  prêtres,  des  Fran- 
çais, égaux  devant  la  loi  à  tous  les  autres  Français2. 

Les  catholiques  ne  se  contentaient  pas  de  pré- 
parer la  défensive,  ils  prenaient  hardiment  l'offen- 
sive. En  même  temps  que  plusieurs  évêques  pro- 
testaient publiquement,  MM.  de  Montalembert, 
Beugnot  et  de  Barthélémy  soulevaient  la  question 
des  jésuites  devant  la  Chambre  des  pairs  (1 1  et 
12  juin  1845).  Tous  trois,  le  premier  avec  un  éclat 

4  La  consultation  signée  do  MM.  do  Yatimesnil,  Ber- 
ryer,  Bôchard,  Maiidaroux-Yertaniy,  Pardessus,  Fon- 
taine, J.  Gossin,  Lauras,  H.  de  Riancey,  a  été  publiée,  à 
cette  époque,  à  la  lin  d'une  brochure  renfermant  les  dé- 
bats qui  eurent  lieu,  à  la  Chambre  des  pairs,  sur  la  ques- 
tion des  jésuites,  dans  les  séances  des  11  et  T2  juin  ISi.j. 

2  Vie  du  P.  de  Ilaci'/ita/t,  par  le  1*.  «le  IVutlevov,  t.  Ier, 
p.  3i4à  317. 

23. 


406  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

de  passion  dédaigneuse  et  vengeresse,  le  second 
avec  un  sens  politique  des  plus  remarquables,  le 
troisième  avec  une  connaissance  étendue  du  pro- 
blème juridique,  mirent  en  vive  lumière  l'inanité 
des  griefs  allégués  contre  la  Compagnie  de  Jésus, 
l'illégalité  et  le  péril  des  mesures  qu'on  voulait 
prendre  contre  elle.  Ils  flétrirent  la  conduite  de 
l'opposition  libérale,  donnant  un  démenti  à  tous 
ses  principes,  et  aussi  la  faiblesse  du  ministère, 
livrant  la  liberté  religieuse  à  des  passions  qui  n'é- 
taient ni  les  siennes  ni  môme  celles  de  ses  amis, 
mais  celles  de  ses  ennemis.  Ils  terminaient  par  un 
cri  de  défi  et  d'espoir  :  «  Quoi  qu'il  arrive,  disait 
M.  de  Montalembert,  l'avenir  sera  à  nous,  parce 
qu'il  est  à  la  liberté  et  au  droit  commun  ;  »  et 
M.  Beugnot  rappelait,  comme  un  avertissement,  ce 
mot  du  seizième  siècle  :  «  L'Église  reçoit  les  coups 
et  ne  les  rend  pas;  mais  prenez-y  garde,  c'est  une 
enclume  qui  a  usé  bien  des  marteaux.  »  Contre 
une  attaque  si  puissante  et  malheureusement  si 
justifiée,  que  pouvait  la  parole  timide,  plaintive  et 
embarrassée  du  ministre  des  cultes?  Obligé  de 
dire  pourquoi  il  frappait  les  jésuites,  il  ne  sut 
guère  leur  reprocher  que  «  d'être  venus  hautement 
à  la  face  du  pays  déclarer  ce  qu'ils  étaient 1  ».  Sin- 

1  A  la  môme  époque,  dans  un  Mémorandum  adressé  à 
la  cour  romaine,  M.  Rossi  reprochait  aux  jésuites  «  la 
confiance  inexplicable  avec  laquelle  ils  avaient  déchiré 
le  voile  qui  les  couvrait  et  avaient  voulu  (sic)  que  leur 
nom  vint  se  mêlera  la  discussion  des  alïaires  du  pays.  » 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  407 

gulier  grief,  en  vérité,  dans  un  temps  de  publicité, 
et  tout  au  moins  fort  différent  du  reproche  de  dis- 
simulation qu'on  avait  d'ordinaire  adressé  à  ces 
religieux.  Si  crime  il  y  avait,  le  ministre  s'en  aper- 
cevait un  peu  tard  :  dix-huit  mois,  en  effet,  s'étaient 
écoulés  depuis  que  le  P.  de  Ravignan,  provoqué 
et  non  provocant,  avait,  en  réponse  aux  calomnies 
du  Collège  de  France,  exposé  simplement  et  no- 
blement ce  qu'étaient  les  jésuites.  M.  Martin  du 
Nord  se  proclamait,  du  reste,  avec  une  sincérité 
parfaite,  bon  catholique;  il  tâchait  de  se  persuader 
et  de  persuader  aux  autres  que  tout  tournerait  au 
bien  de  la  îvligion  et  du  clergé,  surtout  si  l'on  se 
gardait  de  causer  tant  d'embarras  au  mieux  in- 
tentionné des  gardes  des  sceaux. 

Pour  les  clairvoyants  du  ministère,  la  conclusion 
d'une  telle  discussion  devait  être  un  désir  plus  vif 
encore  que  la  cour  de  Piome  les  tirât  de  l'impasse 
où  ils  s'étaient  fourvoyés.  De  ce  côté  étaient  leur 
unique  ressource  et  leur  espoir.  «  Je  compte  beau- 
coup sur  le  Pape,  disait  M.  Martin  du  Nord  à  un 
évêque,  vers  le  milieu  de  juin  ;  je  parierais"  trois 
contre  un  qu'il  tranchera  la  difficulté.  »  Au  con- 
traire, en  dehors  du  gouvernement,  ni  les  catholi- 
ques ni  les  opposants  de  gauche  ne  croyaient  au 
succès  de  M.  llossi.  De  temps  à  autre,  le  Constitu- 
tionnel annonçait,  avec  une  satisfaction  non  dis- 
simulée, que  la  négociation  ne  marchait  pas.  Le 
2  juillet,  YVnivers  recevait  une  lettre  de  Rome,  en 
date  du  20  juin,  annonçant  que  la  congrégation 


408  CHAPITRE  VI.   LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

des  affaires  ecclésiastiques  avait  repoussé  la  de- 
mande du  gouvernement  français  et  que,  «  dès  ce 
moment,  la  mission  de  M.  Rossi  était  terminée  ».  La 
plupart  des  journaux  acceptaient  cette  nouvelle,  et 
le  Constitutionnel  publiait,  le  5  juillet,  un  grand 
article  où  il  triomphait,  contre  le  ministère,  de 
l'échec  des  négociations,  et  le  menaçait,  s'il  n'agis- 
sait pas  directement  contre  les  jésuites,  d'une  in- 
jonction explicite  clans  la  prochaine  adresse.  Mais 
le  lendemain,  6  juillet,  chacun  lisait  dans  le  Moni- 
teur %  avec  une  stupéfaction  mêlée  d'incrédulité,  la 
note  suivante  :  «  Le  gouvernement  du  roi  a  reçu 
des  nouvelles  de  Rome.  La  négociation  dont  il 
avait  chargé  M.  Rossi  a  atteint  son  but.  La  con- 
grégation des  jésuites  cessera  d'exister  en  France 
et  va  se  disperser  d'elle-même;  ses  maisons  seront 
fermées  et  ses  noviciats  seront  dissous.  »  L'émo- 
tion fut  vive,  les  catholiques  consternés,  les  op- 
posants déroutés,  les  ministériels  triomphants. 
On  n'y  comprenait  rien.  Que  s'était-il  donc  passé 
à  Rome  ? 

VI 

M.  Rossi  était  sorti  de  sa  réserve  après  l'interpel- 
lation de  M.  Thiers  *.  La  discussion  et  le  vote  qui 

i  1  Sur  les  faits  assez  obscurs  de  cette  négociation,  on 
peut  consulter  d'une  part  les  Mémoires  de  M.  Guizot, 
t.  VII,  qui  renferment  des  extraits  précieux  de  la  corres- 
pondance diplomatique,  et  d'autre  part  :  La  liberté d'ensei* 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  4U'J 

l'avait  suivie  lui  servaient  d'argument  auprès  du 
Pape.  Tracer  un  tableau  plus  menaçant  qu'exact 
des  passions  soulevées  contre  les  jésuites,  en  se 
gardant  du  reste,  de  prendre  à  son  compte  les 
reproches  adressés  à  cet  ordre  ;  faire  entrevoir  les 
plus  grands  périls  pour  la  religion,  notamment  la 
dissolution  légale  de  toutes  les  congrégations  et 
même  le  schisme,  si  l'on  ne  faisait  pas  quelque 
sacrifice  aux  préjugés  régnants;  insinuer  que  ce 
sacrifice  ne  serait  que  temporaire,  et  qu'on  se  con- 
tenterait d'une  «  sécularisation  de  six  mois  »  ; 
faire  miroiter,  comme  compensation,  toutes  sortes 
de  faveurs  pour  le  clergé,  la  solution  de  la  ques- 
tion d'enseignement  et  la  modification  des  articles 
organiques,  —  tels  étaient  les  moyens  par  lesquels 
le  négociateur  cherchait  à  agir  sur  Grégoire  XVI  et 
sur  son  entourage.  D'abord  insinuant,  il  avait  pris 
peu  à  peu  un  ton  plus  rai  de.  De  Paris,  le  roi  le 
secondait  :  «  Savez-vous  ce  qui  arrivera,  disait 
Louis-Philippe  au  nonce,  si  vous  continuez  de 
laisser  marcher  et  de  marcher  vous-même  dans  la 

gnement,  les  jésuites  et  la  cour  de  Rome  en  1845,  lettre  à 
M.  Guizot  sur  un  chapitre  de  ses  Mé)noires,  par  lo  P.  Ch. 
Daniel,  qui  contient  comme  annexe  une  Note  importante 
clu  P.  Uubillou;  la  Vie  du  P.  de  Ravignan,  par  le  P.  de 
Pontlevoy;  la  Vie  du  P.  Guidée,  par  le  P.  Grandidier,  et 
Y  Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  M.  Grétiucuu-Joly, 
t.  VI.  C'est,  en  rapprochant  ces  renseignements,  venus 
en  quelque  sorte  dos  deux  partiel  en  présence,  qu'on  se 
t'ait  une  idée  un  peu  exacte  de  ce  qui  s'est  passé.  Tous 
les  documents  que  nous  allons  citer  ou  analyser  se  trou- 
vent dans  ces  diverses  publications. 


410  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

voie  où  l'on  est?  Vous  vous  rappelez  Saint-Ger- 
main-l'Auxerrois,  l'archevêché  saccagé,  l'église 
fermée  pendant  plusieurs  années.  Vous  reverrez 
cela  pour  plus  d'un  archevêché  et  d'une  église.  Il 
y  a,  me  dit-on,  un  archevêque  qui  a  annoncé  qu'il 
recevrait  les  jésuites  dans  son  palais,  si  on  fer- 
mait leur  maison.  C'est  par  celui-là  que  recom- 
mencera l'émeute.  J'en  serai  désolé,  ce  sera  un 
grand  mal  et  un  grand  embarras  pour  moi  et  pour 
mon  gouvernement.  Mais,  ne  vous  y  trompez  pas, 
je  ne  risquerai  pas  ma  couronne  pour  les  jésuites; 
elle  couvre  de  plus  grands  intérêts  que  les  leurs. 
Votre  cour  ne  comprend  rien  à  ce  pays-ci  ni  aux 
vrais  moyens  de  servir  la  religion  l.  »  Au  fond,  le 
roi  ne  croyait  pas  la  situation  aussi  noire,  et  sur- 
tout il  n'était  nullement  disposé  à  laisser  faire 
l'émeute,  comme  en  1831  ;  mais  il  jugeait  utile 
d'effrayer. 

Un  tel  langage  était  fait  pour  jeter  quelque  trouble 
dans  l'esprit  du  vieux  pape  et  de  ses  conseillers. 
Ces  hommes  d'un  autre  âge  ne  se  sentaient  pas 
sur  un  terrain  connu  et  sur,  quand  il  leur  fallait 
prendre  un  parti  au  sujet  de  ta  France  de  1830. 
Leur  finesse  italienne  pressentait  une  exagération 
dans  les  paroles  de  M.  Rossi.  Mais  comment  dis- 
cerner l'exacte  vérité,  au  milieu  de  ces  batailles 
de  presse  et  de  parlement  si  étrangères  à  leurs 
mœurs?  Comment  mesurer  la  force  réelle  de  cette 

1  Guizot,  Mémoires,  t,  VIT,  p.  410« 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE   'l  11 

puissance,  avec  laquelle  leur  chancellerie  n'était 
pas  accoutumée  à  traiter,  l'opinion  publique?  Ils 
entendaient  bien  les  catholiques  de  France  les 
conjurer  de  tout  refuser;  ils  n'auraient  pas  voulu 
les  contrister;  mais  ils  ne  pouvaient  s'empêcher  de 
trouver  un  peu  étrange  et  inquiétante  leur  manière 
si  nouvelle  et  si  hardie  de  défendre  la  religion; 
on  avait  remarqué  que,  malgré  certaines  sollicita- 
tions, le  Pape  n'avait  jamais  voulu  approuver  ni 
encourager  la  conduite  du  nouveau  parti  religieux 
et  M.  Rossi  savait  bien  toucher  la  corde  sensible, 
quand  il  répétait  toujours  que  ce  parti  était  «  la 
coda  diltametmaù  ».  Le  gouvernement  pontifical 
était  froissé  de  la  pression  que  l'on  prétendait 
exercer  sur  lui  par  M.  Rossi;  mais  il  savait  gré  à 
la  monarchie  de  Juillet  du  mal  qu'elle  n'avait  pas 
fait  et  qu'elle  avait  empêché  après  1830,  et  il 
désirait  la  ménager  par  prudence  autant  que  par 
justice,  par  prévoyance  autant  que  par  gratitude. 
Du  reste  la  politique  constante  de  Rome,  depuis 
quinze  ans,  n'était-elle  pas  de  transiger  avec  les 
puissances  sur  les  questions  (h;  liberté  religieuse? 
Ne  l'avait-on  pas  vu  dans  les  affaires  de  Pologne, 
de  Prusse  et  d'Irlande?  Par  tous  ces  motifs,  la  cour 

1  A  plusieurs  reprises,  les  éYêquei  français  avaient 
consulté  Home  sur  la  façon  dont  ils  prenaient  pari  aux 
débats  sur  la  liberté  religieuse.  Uoine  avait  refusé  de 
répondre.  Mgr  Parisis  s'est  plaint  avec  vivacité  de  ce 
silence,  dans  une  lettre  considérable,  adressée  à  un 
prélat  romain,  le  1er  novembre  1845.  Cette  lettre  n'a  pas 
été  publiée,  mais  nous  en  avons  Le  texte  sous  les  yeux. 


412  CHAPITRE   VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

romaine  était,  en  face  de  la  demande  qui  lui  était 
adressée,  indécise  et  anxieuse  ;  elle  usait  alors  de 
sa  ressource  habituelle  en  pareil  cas  :  elle  ne  disait 
rien,  et  attendait. 

Mais  le  ministère  français  ne  pouvait  s'accom- 
moder de  ce  silence  :  il  devint  plus  pressant.  La 
congrégation  des -affaires  ecclésiastiques  fut  alors 
convoquée  ;  à  l'unanimité,  elle  décida  que  le  Pape 
ne  pouvait  accorder  ce  qui  lui  était  demandé.  C'est 
la  délibération  que,  quelque  temps  après,  faisait 
connaître  Y  Univers.  Était-ce  donc  un  échec  com- 
plet pour  M.  Rossi  ?  Une  mesure  aussi  extrême  et 
absolue  n'eût  pas  été  dans  les  traditions  de  la 
vieille  diplomatie  pontificale.  En  même  temps 
qu'on  sauvegardait  le  principe  par  la  décision  de 
la  congrégation,  on  donnait  à  entendre  au  négo- 
ciateur français  que,  si  le  Pape  ne  devait  rien 
ordonner,  il  serait  probablement  possible  d'obtenir 
des  jésuites  eux-mêmes  quelques  concessions 
volontaires  *.  Sans  doute  il  était  assez  bizarre,  pour 
un  gouvernement  qui  se  prétendait  en  face  d'une 
congrégation  à  l'état  de  révolte  contre  les  lois,  de 
solliciter  de  cette  congrégation,  par  voie  diploma- 

]  M.  Grétineau-Joly  a  prétendu  que  le  Pape  n'avait 
pas  voulu  donner  un  conseil  aux  jésuites  :  c'est  inexact. 
Nous  ne  voulons  pour  preuve  du  contraire  que  ce  pas- 
sage d'une  lettre  écrite  par  le  Père  général  au  P.  de  Ra- 
vignan  :  «  Le  Seigneur  ne  permettra  pas  qu'un  parti 
conseillé  et  suggéré  par  le  Souverain  Pontife. . .  tourne  contre 
nous.  »  Vie  du  P.  de  Ravignan,  par  le  P.  de  Pontlevoy, 
t.  Ier,  p.  332. 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPITES  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  413 

tique  et  à  titre  de  concession,  une  soumission  plus 
ou  moins  complète  à  ces  lois;  il  était  piquant  de 
voir  ceux  qui  faisaient  un  crime  aux  religieux 
d'obéir  à  un  supérieur  étranger,  invoquer,  fut- 
ce  indirectement  et  par  intermédiaire,  l'autorité 
de  ce  supérieur.  Mais  M.  Rossi  était  tenu  de  réussir 
à  tout  prix  :  il  savait  que  son  gouvernement,  sans 
passion  propre  en  cette  affaire,  serait  heureux  de 
tout  expédient  qui,  à  défaut  d'un  succès  réel,  en 
donnerait  l'apparence,  permettrait  de  déjouer  la 
tactique  de  M.  Thiers,  et  sortirait  tant  bien  que 
mal  les  ministres  d'embarras.  Il  accepta  donc  avec 
empressement  l'ouverture  qui  lui  était  faite.  Ses 
demandes,  bien  moins  absolues  qu'au  début,  fini- 
rent par  se  réduire  à  ceci  :  a  que  les  jésuites  se 
missent  dans  un  état  qui  permît  au  gouvernement 
de  ne  pas  les  voir,  et  qui  les  fit  rester  inaperçus, 
comme  ils  l'avaient  été  jusqu'à  ces  dernières 
années.  »  Le  cardinal  secrétaire  d'État  estimait  un 
accord  possible  sur  ce  terrain  :  il  répondait  que 
«  les  maisons  peu  nombreuses  pourraient  très  faci- 
lement être  inaperçues,  que  les  grandes  et  celles 
qui  sont  placées  dans  les  localités  où  les  passions 
sont  trop  violentes,  seraient  réduites  à  un  petit 
nombre  d'individus  ». 

Dès  le  13  juin,  au  lendemain  de  la  réunion  de 
la  congrégation  des  affaires  ecclésiastiques,  deux 
cardinaux  s'étaient  rendus  chez  le  général  des 
jésuites  et  l'avaient  engagé,  de  la  part  du  Pape,  à 
faire  quelques  concessions  pour  avoir  la  paix  et 


414  CHAPITRE  VI.   LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

pour  laisser  passer  la  tourmente.  Le  général  avait 
aussitôt  invité  les  supérieurs  français  à  disperser 
les  maisons  de  Paris,  Lyon  et  Avignon.  A  la  suite 
d'une  nouvelle  démarche  faite  par  d'autres  cardi- 
naux, le  21  juin,  il  avait  ajouté  la  maison  de 
Saint-Acheul  et  les  noviciats  trop  nombreux.  «  Nous 
devons,  écrivait-il,  tâcher  de  nous  effacer  un  peu, 
et  expier  ainsi  la  trop  grande  confiance  que  nous 
avons  eue  à  la  belle  promesse  de  liberté  qui  se 
trouve  dans  la  Charte  et  qui  ne  se  trouve  que  là.  » 
Il  n'était  du  reste  question  que  de  déplacer  des 
religieux,  nullement  de  fermer  des  maisons;  l'exis- 
tence de  la  Compagnie  en  France  ne  recevait  aucune 
atteinte.  A  ceux  qui  lui  demandaient  davantage,  le 
général  répondit  que  des  mesures  plus  radicales 
dépassaient  son  pouvoir  et  qu'il  faudrait  un  ordre 
du  Pape.  Cet  ordre  ne  vint  pas. 

Tel  fut  le  dernier  mot  des  concessions  faites  par 
les  jésuites,  dont  la  conduite  apparaît  très  nette 
et  très  correcte.  Combien  on  était  loin  de  la  note 
du  Moniteur i  qui  annonçait  que  «  la  congrégation 
cesserait  d'exister  en  France  »,  que  «  ses  maisons 
seraient  fermées  »  et  a  ses  noviciats  d.issous  »  ! 
Cette  note  avait  été  rédigée  sur  une  dépêche  de 
M.  Rossi  qui  disait  seulement  :  «  Le  but  de  la 
négociation  est  atteint...  La  congrégation  des  jé- 
suites va  se  disperser  d'elle-même,  les  noviciats 
seront  dissous,  et  il  ne  restera  dans  les  maisons 
que  les  ecclésiastiques  nécessaires  pour  les  garder, 
vivant  d'ailleurs  comme  des  prêtres  ordinaires.  » 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  415 

Dans  la  préoccupation  de  frapper  plus  vivement 
le  monde  parlementaire,  le  rédacteur  de  la  note 
n'avait  pas  fait  une  traduction  fidèle  de  la  dépèche, 
où.  comme  on  le  voit,  il  était  bien  question  de 
«  congrégation  dispersée  »  et  de  «  noviciats  dis- 
sous » ,  mais  non  de   «  congrégation  cessant 
d'exister  »  et  de  «  maisons  fermées  ».  La  rédac- 
tion même  de  IL  Rossi,  bien  que  plus  réservée  que 
celle  du  Moniteur  et  se  rapprochant  davantage 
des  concessions  consenties  par  le  Père  général,  les 
dépassait  cependant  sur  certains  points.  Ce  malen- 
tendu tenait  sans  doute  à  ce  que  M.  Rossi  n'avait 
voulu  traiter  avec  les  jésuites  que  par  intermé- 
diaires. 11  avait,  il  est  vrai,  lu  à  deux  reprises  sa 
dépèche  au  cardinal  Lambruschini,  le  secrétaire 
d'Etat,  qui  l'avait  approuvée,  après  discussion. 
Celui-ci  ne  devait  pas  ignorer  que  les  jésuites  n'a- 
vaient pas  autant  concédé.  Pourquoi  donc  n'avait- 
il  pas  averti  de  l'erreur?  Était-ce  de  sa  part  timidité 
ou  finesse?  Avait-il  craint  le  conflit  qu'aurait  pu 
provoquer  une  trop  pleine  lumière?  Avait-il  consi- 
déré que  cet  éclaircissement  ne  rentrait  pas  dans 
son  rôle,  qui  était  celui  d'un  témoin,  non  d'un 
acteur  direct?  Avait-il  cru  deviner  qu'après  tout  le 
négociateur  français  aimait  mieux  un  malentendu 
dont  on  verrait  plus  tard  à  se  tirer,  qu'un  échec 
immédiat?  Avait-il  pressenti  que  les  religieux 
menacés  gagneraient  plus  qu'ils  ne  perdraient  dans 
la  confusion  de  cet  imbroglio?  On  ne  saurait  le 
dire.  Interrogé  par  les  jésuites  français,  il  a  tenté 


416  CHAPITRE  VI.   LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

de  justifier  sa  conduite,  dans  une  dépèche  ulté- 
rieure au  nonce  du  Pape  à  Paris1  :  il  y  prouvait 
facilement  qu'il  n'avait  jamais  connu  ni  accepté  ce 
qu'on  avait  mis  dans  la  note  du  Moniteur;  mais 
ses  explications  sur  l'approbation  donnée  par  lui 
à  la  dépêche  du  négociateur  français  n'éclaircis- 
saient  rien.  M.  Rossi  était  bien  Italien,  et  il  l'avait 
montré  dans  cette  négociation.  Peut-être  Mgr  Lam- 
bruschini  ne  L'était-il  pas  moins. 

VII 

Dès  le  lendemain  de  la  note  du  Moniteur,  les 
journaux  catholiques  recevaient  de  Rome  des  nou- 
velles qui  leur  permettaient  d'en  contester  l'exac- 
titude. Seulement,  ils  ne  savaient,  sur  la  négo- 
ciation, que  ce  que  les  jésuites  pouvaient  leur  en 
apprendre;  ils  ignoraient  quel  avait  été  au  juste 
le  rôle  de  la  cour  romaine;  celle-ci,  qui  redou- 
tait sans  doute  pour  la  paix  qu'on  arrivât  trop 
tôt  à  préciser  le  malentendu,  gardait  le  silence. 
Les  autres  journaux  pressentaient  bien  qu'il  y  avait 
là  quelque  équivoque,  peut-être  une  sorte  de  mys- 
tification :  mais  qui  en  était  victime?  Le  ministère 
lui-même  aurait  été  bien  embarrassé  de  faire  pleine 
lumière  et  surtout  de  justifier  la  rédaction  de  sa 
note.  Interrogé,  à  la  Chambre  des  pairs,  par  M.  de 

1  Voir  le  texte  complet  de  cette  dépêche,  dans  la  Vie 
du  P.  Guidée,  par  le  P.  Grandidier,  p.  254  à  257. 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  417 

Boissy,  le  16  juillet,  M.  Guizot  resta  dans  les  géné- 
ralités, rendant  hommage  à  la  sagesse  du  Pape, 
même  «à  celle  des  jésuites,  et  M.  de  Montalembert, 
tout  frémissant  et  irrité  qu'il  était,  déclara  n'avoir 
pas  de  données  assez  certaines  pour  contredire  les 
assertions  ministérielles.  Du  reste,  la  fin  de  la  ses- 
sion vint  bientôt  dispenser  le  gouvernement  de 
toute  explication  embarrassante. 

Restait  l'exécution  matérielle  :  les  jésuites  de 
France  étaient  prêts  à  obéir  à  leur  supérieur,  avec 
cet  esprit  de  discipline  qui  est  l'honneur  et  la  force 
de  leur  Compagnie:  mais  ils  le  faisaient,  la  mort 
dans  l'àme,  presque  la  rougeur  au  front.  Jamais  la 
soumission  n'avait  été  si  dure  à  l'àme  du  P.  de  Ra- 
yignan.  Il  disait  «  ne  pouvoir  plus  se  montrer  à 
aucun  des  pairs  de  France,  des  députés  et  des 
avocats  qui  avaient  préparé  et  approuvé  la  con- 
sultation de  M.  de  Vatimesnil.  »  «  Je  baisserai  la 
tète  sous  le  joug  en  silence,  écrivait-il  au  Père  gé- 
néral; mon  âme  est  bien  triste...  Que  je  serais  heu- 
reux si  Votre  Paternité  m'envoyait  hors  de  cette 
France!...  Mais  pardon!  quelle  que  soit  mon  af- 
fliction, je  ne  veux  qu'obéir  pleinement  et  tou- 
jours. »  Dès  le  10  juillet,  les  jésuites  faisaient 
donc  savoir  au  gouvernement,  par  l'entremise  du 
comte  Beugnot,  que,  «  par  un  motif  de  paix  »  et 
en  réservant  leurs  droits,  ils  étaient  disposés  à 
exécuter  les  instructions  de  leur  général,  mais  rien 
de  plus;  au  cas  d'exigences  plus  grandes,  «  on 
serait,  déclaraient-ils,  nécessairement  replacé  sur 


418  CHAPITRE  VI.  L.\  QUESTION  DES^JÉSUITES 

le  terrain  des  discussions  et  des  résistances  lé- 
gales. ))  Le  ministre  ne  fut  pas  satisfait.  11  s'en 
tenait  à  la  note  du  Moniteur;  il  lui  fallait  toutes 
les  maisons  fermées,  ou  du  moins  gardées  chacune 
par  trois  religieux  au  plus,  les  noviciats  dissous, 
sauf  un  pour  les  missions,  les  jésuites  n'existant 
plus  à  l'état  de  congrégation.  Il  ajouta,  à  la  vérité, 
«  qu'il  ne  voulait  pas  user  de  violence  ;  que,  si  les 
jésuites  ne  s'exécutaient  pas  d'eux-mêmes,  il 
adresserait  ses  plaintes  au  pape,  assuré  d'en  ob- 
tenir tout  ce  qu'il  demanderait 1 .  » 

La  difficulté  se  trouvait  donc  de  nouveau  repor- 
tée à  Rome.  M.  Guizot  sentait  où  était  son  point 
faible  :  il  n'avait  aucune  pièce  écrite  du  gouver- 
nement pontifical  à  l'appui  des  affirmations  de 
M.  Rossi;  aussi  avait-il  chargé  ce  dernier  de  tâcher 
d'en  obtenir  une,  et  avait-il  suggéré,  clans  ce  des- 
sein, les  procédés  les  plus  ingénieux.  Mais  la  cour 
romaine  était  sur  ses  gardes  ;  elle  répondit  adroi- 
tement et  poliment,  sans  se  laisser  surprendre  la 
déclaration  désirée,  et  en  renvoyant  soigneusement 
aux  jésuites  eux-mêmes  les  remerciements  qu'on 
lui  adressait.  D'ailleurs  elle  témoignait  alors  un  vif 
mécontentement  des  inexactitudes  de  la  note  du 
Moniteur.  M.  Rossi,  interpellé,  avait  dû  la  désa- 
vouer et  même  faire  savoir  indirectement  au  cou- 
vent du  Gesù  qu'il  ne  fallait  pas  prendre  à  la  lettre 

*  Lettré  inédite  du  P.  de  Raviguaii  au  Père  général, 
11  juillet  1843. 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  419 

les  termes  de  cette  note.  Interrogé  d'un  autre  coté 
par  les  jésuites  de  France,  le  cardinal.  Lambrus- 
chini  leur  faisait  dire  par  le  nonce  qu'il  n'avait 
jamais  été  question,  à  Rome,  d'accepter  des  me- 
sures indiquées  par  le  Moniteur,  et  qu'à  toute 
demande  de  ce  genre,  le  Pape  ferait  une  réponse 
négative.  Sa  dépêche  se  terminait  par  ces  paroles  : 
«  Votre  Excellence  pourra  dire  aux  jésuites,  sous 
forme  de  conseil,  de  s'en  tenir  à  ce  que  le  Père  gé- 
néral leur  écrira  de  faire  ;  car  ils  ne  sont  pas  obligés 
d'outre-passer  les  instructions  de  leur  chef.  »  Or 
le  Père  général  déclarait  au  P.  de  Ravignan  que  les 
sacrifices  consentis  «  étaient  le  nec plus  ultra  n ,  et 
il  ajoutait  :  «  Si  le  gouvernement  ne  s'en  contente 
pas,  nous  ferons  valoir  nos  droits  constitution- 
nels. »  L'un  de  ses  assistants,  le  P.  Rozaven,  écri- 
vait à  M.  de  Montalembert  :  a  Nous  imiterons 
M.  Martin  (du  Nord)  qui  se  croise  les  bras  et  nous 
laisse  agir.  Nous  croiserons  aussi  les  bras  et  le  lais- 
serons venir.  Quand  on  veut  assassiner  quelqu'un, 
il  faut  qu'on  ait  le  courage  d'immoler  la  victime  ; 
la  prier  de  s'immoler  elle-même,  pour  s'en  épar- 
gner la  peine,  c'est  pousser  la  prétention  trop 
loin.  » 

Le  gouvernement  rencontrait  donc  quelque  ré- 
sistance à  Rome  aussi  bien  qu'à  Paris.  Il  essaya 
quelque  temps  d'en  triompher,  mais  avec  une 
mollesse  dont  il  faut  faire  honneur  à  sa  bienveil- 
lante prudence.  D'ailleurs,  pendant  ce  temps,  les 
Chambres  s'étaient  séparées  :  les  journaux  par- 


420  CHAPITRE  VI,  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

laient  d'autre  chose.  Le  ministère,  plus  libre  de 
suivre  ses  propres  inspirations,  renonça  sans  bruit 
aux  mesures  annoncées  avec  tant  d'éclat  dans  le 
Moniteur,  et  finit  en  fait  par  se  contenter  de  celles 
qu'avait  consenties  le  Père  général.  L'exécution, 
commencée  en  août,  était  terminée  au  1er  novem- 
bre :  elle  ne  toucha  que  les  maisons  de  Paris, 
Lyon,  Avignon  et  les  noviciats  de  Saint- Acheul  et 
de  Laval.  Il  y  eut  des  déplacements,  des  dissémi- 
nations, des  morcellements  gênants,  pénibles  et 
coûteux  pour  la  Compagnie,  mais  pas  un  jésuite 
ne  quitta  la  France,  pas  une  maison  ne  fut  fermée  : 
le  résultat  fut  plutôt  d'en  ouvrir  de  nouvelles  l. 
M.  Guizot  laissa  faire  et  n'exigea  pas  davantage. 
On  ne  devait  revenir  sur  cette  affaire  dans  les 
Chambres  que  deux  ans  plus  tard.  Le  10  fé- 
vrier 4  847,  un  député,  M.  de  la  Plesse,  appuyé 
par  M.  Dupin.  demanda  où  en  étaient  les  «  négo- 
ciations commencées  avec  la  cour  de  Piome,  rela- 
tivement à  l'existence  de  certaine  corporation  reli- 
gieuse ».  M.  Guizot  put  se  bornera  répondre,  en 
termes  vagues,  que  les  négociations  continuaient, 
mais  que  «  le  changement  de  pontificat  avait 
amené  une  suspension  dans  les  négociations  et 
dans  leurs  effets  ».  Aucune  suite  ne  fut  donnée 

K  C'est  ainsi  que  la  division  du  personnel  de  la  maison 
de  la  rue  des  Postes  amena,  à  Paris,  la  fondation  de 
la  maison  de  la  rue  du  Roule  supprime"  en  1850,  et  de 
celle  do  la  rue  de  Sèvres,  devenue  l'une  des  résidences 
importantes  de  la  Compagnie. 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  421 

à  cet  incident,  dont  le  seul  résultat  fut  de  faire 
constater  que  la  question  n'intéressait  plus  per- 
sonne et  qu'elle  était,  suivant  le  mot  de  la  langue 
parlementaire,  définitivement  «  enterrée  )>.  Il  con- 
vient, en  cette  circonstance,  de  louer  la  modéra- 
tion par  laquelle  le  ministère  avait  effacé  en  partie 
les  effets  de  sa  faiblesse.  M.  Guizot  s'en  est  plus 
tard  fait  honneur;  parlant  de  cette  exécution  si 
restreinte  et  si  peu  en  rapport  avec  ce  que  le  gou- 
vernement avait  d'abord  annoncé  :  «  J'ai  fait  en 
sorte,  en  1845,  dit-il,  que  le  gouvernement  et  le 
public  français  s'en  contentassent,  et  j'y  ai  réussi. 
Je  demeure  convaincu,  en  1866,  que  par  là  j'ai 
bien  compris  et  bien  servi,  dans  un  moment  très 
critique,  la  cause  de  la  liberté  d'association  et  d'en- 
seignement 4.  » 

Le  gouvernement  estimait  d'ailleurs  alors  avoir 
atteint  le  but  qu'il  s'était  immédiatement  proposé, 
et  se  félicitait  d'être  ainsi  sorti  d'une  aventure  un 
moment  fort  inquiétante.  Il  avait  pleinement  déjoué 
la  tactique  de  M.  Thiers.  Cet  homme  d'État  qui,  au 
lendemain  de  son  interpellation,  croyait  le  minis- 
tère pris  au  piège,  était  une  fois  de  plus  réduit  à 
opérer  lestement  sa  retraite,  Ce  terrain  ne  lui  était 
décidément  pas  propice.  Il  s'exécuta  complètement 
et  d'assez  bonne  grâce.  Du  moment  où  les  jésuites 
ne  pouvaient  plus  lui  servir  contre  M.  Guizot,  il 

«  Lettre  do  M.  Guizot  au  R.  P.  Daniel  {Études  reli- 
gieuses, septembre  1867). 


422  CHAPITRE  VI.  LA.  QUESTION  DES  JÉSUITES 

n'avait  aucun  goût  à  s'en  occuper  davantage  ;  il  ne 
prononcera  plus  leur  nom,  jusqu'en  1850.  Le  mi- 
nistère avait  une  autre  satisfaction  non  moins  vive, 
il  faut  le  dire  à  sa  louange,  que  celle  d'avoir  battu 
et  dérouté  M.  Thiers  :  il  avait  écarté  toute  éventua- 
lité de  persécution  religieuse.  Il  suffit  de  lire  les 
paroles  prononcées  par  M.  Guizot,  à  la  Chambre 
des  pairs,  le  16  juillet,  pour  voir  combien  le  mi- 
nistre était  pénétré  des  périls  qu'aurait  fait  courir 
une  action  directe  contre  les  jésuites,  combien  il 
était  heureux  d'en  être  débarrassé  et  d'avoir  suivi 
la  conduite  la  plus  «  pacifiante  »,  combien  il  dé- 
sirait se  remettre,  avec  le  clergé,  sur  un  pied  de 
paix  confiante.  Aussi,  après  ce  discours,  le  Cons- 
titutionnel raillait-il,  avec  quelque  amertume,  «  le 
zèle  de  M.  Guizot  pour  l'Église.  » 

Les  catholiques  n'étaient  pas,  au  premier  abord, 
disposés  à  se  laisser  convaincre  qu'eux  aussi  de- 
vaient être  satisfaits.  Dans  leur  camp,  le  désarroi 
et  le  dépit  n'étaient  pas  moindres  que  du  côté  de 
M.  Thiers;  ils  avaient  pris  position,  préparé  leurs 
armes,  échauffé  leurs  troupes,  défié  leurs  adver- 
saires, et  au  moment  où,  devant  le  public  attentif 
à  l'éclat  de  ces  préliminaires,  la  bataille  allait  s'en- 
gager, voici  que,  suivant  la  parole  de  Montalem- 
bert,  «  leur  avant-garde  devait  tout  d'un  coup,  par 
l'ordre  de  son  chef,  poser  les  armes  et  défiler  sans 
mot  dire  sous  le  feu  de  l'ennemi  ».  Que  leur  im- 
portait que  le  mal  matériel  fut  peu  de  chose  ?  11  y 
avait  là  une  mortification  plus  sensible  que  bien 


A  LA.  GHAMDRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUU  ROMAINE  623 

des  défaites,  parce  qu'elle  paraissait  toucher  à 
l'honneur.  D'ailleurs  ne  pouvait-on  pas  craindre 
que  l'armée  tout  entière  ne  fût  dissoute  du  coup,  ou 
que  du  moins  on  ne  pût  lui  rendre  l'élan  et  la  con- 
fiance? Ne  dirait-on  pas  que  Rome  donnait  raison 
par  là  à  ceux  qui  traitaient  M.  de  Montalembert  et 
ses  amis  d'irrégulters  compromettants?  Aussi  la 
note  du  Moniteur  avait-elle  produit,  chez  les  ca- 
tholiques, une  émotion  douloureuse  et  irritée,  dont 
il  est  difficile  après  coup  de  s'imaginer  la  vivacité. 
«  Ce  fut  un  moment  terrible  »,  a  dit  plus  tard  M.  de 
Montalembert.  Le  respect  seul  empêchait  que  cette 
émotion  ne  se  traduisît  en  plaintes  publiques  contre 
la-papauté.  Mgr  Parisis  écrivait  à  un  prélat  romain 
une  longue  lettre,  destinée  à  être  montrée,  où  il 
exposait,  avec  une  fermeté  triste  et  parfois  un  peu 
âpre,  comment  la  conduite  suivie  risquait  de  bles- 
ser, de  décourager  les  catholiques,  de  les  rendre 
déliants  envers  Rome1.  11  s'étonnait  que  l'autorité 
suprême,  qui  jusqu'alors  n'avait  cru  devoir  donner 
aucun  encouragement  aux  défenseurs  de  la  liberté 
religieuse  en  France,  ne  fut  sortie  de  sa  réserve 
que  pour  les  frapper,  sur  la  demande  de  leurs  en- 
nemis. «  Ma  raison  en  est  confondue,  s'écriait- il, 
autant  que  mon  cœur  en  est  broyé.  »  Il  insistait 
principalement  sur  le  caractère  de  ce  procédé 
«  offensant  pour  l'épiscopat  fi  ançais  »  que  le  Pape 
n'avait  même  pas  consulté,  dans  une  question  qui 

1  Lettre  inédite  du  1er  novembre  1845. 


424  CHAPITRE  VI.  LA  QUESTION  DES  JÉSUITES 

le  touchait  de  si  près.  N'est-il  pas  piquant  que  ce  soit 
un  gouvernement  se  prétendant  «  gallican  »  qui  ait 
demandé,  imposé  à  la  cour  de  Rome  un  acte  qu'un 
évêque  «  ultramontain  »  trouvait  trop  autoritaire  et 
pas  assez  respectueux  des  droits  duclergé  national? 

Parmi  les  catholiques,  il  en  était  un  cependant 
qui  approuvait  la  conduite  du  Pape,  et  se  félicitait 
après  tout,  étant  donnée  la  situation,  des  résultats 
de  la  négociation  :  ce  n'était  ni  un  timide  ni  un 
tiède,  c'était  Lacordaire.  Son  opinion,  alors  tout  à 
fait  isolée,  est  intéressante  à  connaître.  On  la 
trouve  dans  les  lettres  qu'il  écrivait,  en  juillet  et 
août  1845.  Il  déclarait  tout  d'abord  «  n'admettre 
pas  aisément  que  le  Saint-Siège  ne  fût  pas  éclairé 
d'une  lumière  très  particulière  et  très  précise, 
quand  il  s'agissait  des  intérêts  de  l'Eglise.  »  Il  ne 
niait  pas  que  la  «  résistance  extrême  »  n'eût  pu  avoir 
«  plus  de  grandeur  et  de  fierté  »  ;  mais  ne  risquait- 
on  pas  d'y  perdre  tout  ce  qu'on  avait  gagné  pour 
l'existence  des  ordres  religieux?  Puis  il  ajoutait: 

Au  contraire,  en  cédant  quelque  chose,  on  con- 
sacrait ce  qui  n'était  pas  touché,  on  apaisait  les 
esprits,  on  donnait  au  gouvernement  la  force  de  se 
séparer  de  nos  ennemis,  on  lui  ôtait  les  chances 
terribles  d'une  persécution,  on  rentrait  dans  la  voie 
de  conciliation  suivie  depuis  1830...  Il  fallait  au 
gouvernement,  aux  Chambres,  une  porte  pour  sortir 
du  mauvais  pas  où  tous  s'étaient  jetés  :  cette  porte 
leur  est  ouverte.  Dans  le  cas  présent,  le  gouverne- 
ment n'ayant  pas  une  intention  persécutrice,  mais 


A  LA  CHAMBRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE  425 

seulement  une  mauvaise  position  à  lui  faite  par  ses* 
adversaires  et  sa  propre  faiblesse  originelle,  il  était 
utile  de  ne  pas  le  pousser  h  bout  dans  une  lutte  à 
mort,  où  il  aurait  eu  pour  auxiliaire  la  Chambre  des 
députés  et  presque  toute  la  presse. 

11  constatait  qu'en  fait  les  jésuites  eux-mêmes 
n'étaient  pas  sérieusement  atteints,  a  Nous  sommes 
battus  en  apparence,  victorieux  en  réalité...  je 
crois  qu'en  matière  religieuse,  le  succès  sans  le 
triomphe  est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  '.  »  In  tel  juge- 
ment, porté  au  moment  même,  dans  l'agitation  des 
événements  et  dans  l'émotion  des  esprits,  révèle 
en  tous  cas  une  intelligence  singulièrement  ouverte, 
libre  et  équitable.  Qui  oserait  afiirmer  que,  sur  plus 
d'un  point,  les  faits  n'aient  pas  donné  raison  à 
Lacordaire?  Sans  doute,  il  aurait  mieux  valu  pour 
tous  et  surtout  pour  la  monarchie  de  Juillet,  que 
le  gouvernement  eût  eu  le  courage  ou  la  force  de 
tenir  tète  dès  le  début  aux  préjugés  et  aux  pas- 
sions ;  mais,  dans  la  situation  que  faisait  à  chacun 
le  vote  de  l'ordre  du  jour  de  M.  Thiers,  sait-on 
quelle  eut  été  la  lutte,  conséquence  d'un  refus 
de  toute  concession?  C'était  au  moins  l'inconnu. 
Grâce  aux  résultats  quelque  peu  équivoques,  et 
pour  le  moment  fort  déplaisants  aux  catholiques, 
de  la  négociation  de  M.  Rossi  et  des  demi-conces- 
sions consenties  par  Rome,  la  question  des  jésuites 

1  Lettres  diverses.  Voir  Correspondance  avec  Mm*  «SVv.V- 
çhine,  p.  420,  etFoissi't,  Vie  du  P.  Lucurdatre,  t,  II,  p.  10  i 
à  107. 


116 


CHAPITRE  VI.  LA.  QUESTION  DES  JÉSUITES 


disparaissait,  sans  que  les  jésuites  disparussent 
eux-mêmes.  Presque  aussitôt  il  se  faisait  sur  eux 
un  silence  complet,  qui  révèle  d'ailleurs  combien 
le  tapage  de  tout  à  l'heure  était  factice  et  super- 
ficiel. La  diversion  tentée  par  les  défenseurs  du 
monopole  et  dont  nous  avions  signalé  les  débuts 
en  1842,  était  terminée;  elle  aboutissait  pour  eux 
à  une  victoire  apparente,  mais  à  une  défaite  réelle  : 
désormais  la  question  de  la  liberté  d'enseignement 
se  posait,  mieux  dégagée  des  passions  et  des  mots 
par  lesquels  on  avait  cherché  et  trop  souvent  réussi 
à  l'obscurcir  et  à  l'irriter  l.  Des  religieux  français 
ont  souffert  moralement  dans  leur  honneur  de 
citoyen,  matériellement  dans  leur  repos  :  est-on 
assuré  que  cette  épreuve,  sur  le  moment  si  vive- 
ment ressentie,  n'ait  pas  été  en  somme  plus  profi- 
table que  nuisible  à  leur  cause  particulière?  Tel  est 
du  moins  le  sentiment  de  M.  Guizot,  et  il  est  curieux 

1  M.  de  Montalembert  lui-même  le  reconnaissait,  quand 
il  disait,  à  la  Chambre  des  pairs,  le  16  juillet  18i5,  en 
s'adressant  aux  ministres  :  «  La  question  de  renseigne- 
ment et  celle  de  la  liberté  religieuse  restent  entières 
Elles  couraient  grand  risque  d'être  absorbées  toutes  deux 
dans  la  question  des  jésuites,  et  peut-être  d'y  périr.  Eh 
bien!  on  ne  le  pourra  plus;  vous  les  avez  dégagées.  Je  ne 
vous  en  remercie  pas,  bien  loin  de  là;  je  ne  vous  en  féli- 
cite pas;  je  constate  seulement,  à  mon  point  de  vue, 
la  véritable  portée  du  résultat  que  vous  avez  obtenu.  » 
Et  rappelant  l'impopularité  injuste  des  jésuites,  il 
avouait  que  e'avait  été  un  «  embarras  »  pour  les  ca- 
tholiques. «  Nous  l'avions  accepté  avec  courage,  avec 
honneur,  disait-il;  eh  bien!  cet  embarras,  vous  nous  en 
avez  délivrés.  » 


A  LA  CHAMDRE  DES  DÉPUTÉS  ET  A  L.V  COUR  ROMAINE  427 

de  l'entendre  se  faire  après  coup  un  mérite  d'avoir 
préparé  ainsi  cette  émancipation  définitive  des 
jésuites  qui  devait  être  proclamée  au  lendemain 
de  la  révolution  de  février  :  «  Si  j'avais  agi  autre- 
ment, a-t-il  écrit  en  1866,  si  les  lois  civiles  avaient 
été  appliquées  et  exécutées,  quelle  eût  été,  en 
1S48,  la  situation  des  jésuites?  Croit- on  qu'il 
eût  été  facile  au  gouvernement  nouveau,  quelles 
que  fussent  ses  dispositions,  d'abolir  des  lois  for- 
mellement reconnues,  des  arrêts  récents,  et  de 
ressusciter  une  congrégation  naguère  frappée?  J'ai 
ajourné  le  coup,  j'ai  tenu  la  question  en  suspens, 
.et  il  a  été  infiniment  plus  facile  de  la  résoudre 
selon  le  vœu  et  le  droit  de  la  liberté  l.  »  Enfin,  si 
la  tactique  du  parti  catholique  était  un  moment 
désorientée  par  cette  surprise,  si  l'élan  de  ses 
troupes  en  était  ralenti,  par  contre  ne  faisait-on 
point  un  pas  vers  cette  «  pacification  religieuse  » 
dont,  à  cette  heure  même,  l'abbé  Dupanloup  allait 
inscrire  le  nom,  alors  nouveau,  sur  le  drapeau 
catholique?  La  guerre,  qui  ne  devait  être  après 
tout  que  le  moyen,  était  peut-être  rendue  plus 
dillicile-,  mais  la  paix,  qui  était  le  but,  devenait 
plus  facile.  Aussi  M.  de  Montalembert,  qui  avait 
été  si  animé  en  1845,  écrivait-il  vingt  ans  après  : 
«  L'événement  prouva  que  nos  alarmes  étaient 
exagérées2.  » 

1  Lettre  au  K.  P.  Daniel. 

2  Notice  sur  le  comte  Beugnot  (18G5). 


CHAPITRE  VII 


LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE  LUTTE 

1845-1848 

I.  Trêve  à  la  fin  de  1845.  Les  catholiques  conciliants.  L'abbé 
Dupanloup  et  M.  Beugnot.  —  II.  M.  de  Salvandy  et  le  Conseil 
royal.  Un  discours  de  M.  Guizot.  Avances  faites  aux  catholiques. 
—  III.  L'attitude  du  parti  catholique  dans  les  élections  de  184G. 
Son  succès  relatif.  —  IV.  L'impuissance  du  ministère  après  les 
élections.  Le  projet  de  M.  de  Salvandy  et  le  rapport  de  M.  Lia- 
dières.  —  V.  Lesévê(|ues  etle  gouvernement.  Mgr  Affre.  Le  bc*oin 
que  la  monarchie  de  Juillet  aurait  eu,  en  1 8  'i 7 ,  de  l'appui  des  catho- 
liques. M.  de  xMontaleinbert  et  M.  Guizot.  Le  triomphe  de  la 
liberté  d'enseignement  certain  dans  l'avenir.  —  VI.  L'avènement 
de  Pie  IX.  Le  contre-coup  sur  la  situation  des  catholiques  en 
France.  Popularité,  espérances  et  illusions.  Démenti  apporté  par 
la  révolution.  —  VII.  L'Eglise  en  France,  après  le  24  février  1848. 
La  bourgeoisie  effrayée  se  rapproche  des  catholiques.  Ceux-ci 
s'unissent  au  grand  parti  conservateur.  La  loi  de  1850.  Conclu- 
sion :  la  monarchie  de  Juillet  et  la  religion.  • 

I 

Le  désarroi  que  l'issue  de  la  négociation  de 
M.  llossi  avait  jeté  aussi  bien  chez  les  adversaires 
que  chez  les  défenseurs  de  la  liberté  religieuse, 
finit  par  amener,  après  l'émotion  du  premier 
moment,  une  sorte  de  détente  dans  les  luttes 
naguère  si  ardentes  :  ce  fut,  dans  les  derniers 
mois  de  18/i5,  comme  une  trêve  acceptée  tacite- 
ment par  les  deux  partis.  La  presse  éteignait  son 


430     CHAPITRE  VII.  LES  DERNTÈRES  ANNEES  DE  LUTTE 

feu.  D'autres  sujets  occupaient  le  parlement,  et  si 
M.  de  Montalembert,  dans  la  session  de  1846, 
montait  souvent  à  la  tribune,  il  y  traitait  de  ma- 
tières étrangères  à  la  question  d'enseignement, 
heureux  d'ailleurs  de  montrer  qu'aucun  intérêt 
français,  au  dedans  et  au  dehors,  ne  lui  était  indif- 
férent, et  de  corriger  ainsi  ce  que  la  formule  des 
«  catholiques  avant  tout  »  pouvait  avoir  parfois 
d'un  peu  exclusif  !.  Il  était  visible  que,  de  ce  côté, 
on  retrouverait  difficilement  l'élan  ainsi  interrompu. 
Une  époque  était  finie  dans  l'histoire  du  parti 
religieux,  celle  qu'on  pourrait  appeler  l'époque  des 
luttes  héroïques.  Les  évêques  d'ailleurs  semblaient 
avoir  définitivement  quitté  la  place  publique  où, 
à  plusieurs  reprises,  en  1841,  1844  et  1845,  ils 
étaient  descendus  en  masse,  mais  où  ils  compre- 
naient sans  doute  que  leur  présence  était  anormale 
et  devait  être  passagère.  A  peine  Mgr  Parisis  et 
le  cardinal  de  Bonald  continuaient-ils  à  publier, 
l'un  des  écrits  de  polémique,  l'autre  des  mande- 
ments sur  la  liberté  de  l'Église. 

Parmi  les  catholiques,  plusieurs  même  paraissent 
alors  disposés  à  transformer  cette  trêve  en  un 
traité  de  paix.  Dans  leur  parti,  il  y  avait  place 

1  Dans  la  session  de  184G,  M.  de  Montalembert  pro- 
nonça deux  discours  sur  les  affaires  du  Liban,  trois  sur 
celles  de  Pologne  et  de  Gallicie,  un  sur  l'Algérie,  sur  la 
marine  française,  sur  les  passe-ports  et  sur  les  livrets 
d'ouvriers.  Seul,  un  discours  sur  la  réorganisation  du 
Conseil  royal  se  rattache  aux  questions  d'enseignement. 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  431 

pour  des  nuances  diverses  :  «  Jamais,  écrit  alors 
Ozanaui r,  on  ne  s'entendit  mieux  sur  le  but,  mais 
jamais  on  ne  différa  davantage  sur  les  moyens.  » 
L'éminent  professeur  distingue  d'abord  ceux  qu'il 
appelle  «  les  enfants  perdus  »  de  X  Univers.  «  Der- 
rière ces  tirailleurs,  vient,  à  l'avant-garde,  l'élo- 
quente phalange  conduite  par  M.  de  Montalembert, 
grossie  de  l'accession  de  MM.  Lenormant  et  de 
Cormenin.  »  Un  peu  plus  loin,  se  tient  le  groupe 
d'hommes  «  zélés,  mais  plus  circonspects,  où  l'on 
compte  M.  Dupanloup,  M.  de  Vatimesnil,  MM.  Beu- 
gnot,  de  Barthélémy,  de  Fontette  et  la  rédaction 
habituelle  du  Correspondant.  »  Enfin,  «  à  l'arrière- 
garde  »  sont  M.  de  Carné,  l'archevêque  de  Paris  et 
d'autres  catholiques  «  parfaitement  intentionnés, 
mais  peut-être  un  peu  effrayés  du  bruit  qui  se 
fait  autour  d'eux,  et  de  l'ardeur  trop  bouillante  du 
jeune  et  noble  pair  :  ils  croient  cà  la  possibilité 
d'une  transaction,  au  pouvoir  du  temps  et  de  la 
modération  pour  mener  à  bonne  fin  des  questions 
difficiles.  »  Ozanam  se  rattachait  évidemment  à 
l'une  des  deux  dernières  catégories.  Vers  la  fin 
de  1845,  à  la  différence  des  années  précédentes, 
les  hommes  de  transaction  paraissent  plus  en  vue 
que  les  hommes  de  combat.  On  sent  passer  comme 
un  souille  d'apaisement,  (l'est  alors  que  l'abbé 
Dupanloup  publie  ce  bel  écrit  de  la  Pacification 


■  Lettre  du  17  juin  1845  [Correspondance  d'Ozanagi, 

t.  n,  p.  s*), 


432     CHAPITRE  Vil.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

religieuse dont  le  titre  seul  était  un  programme. 
«  Ce  livre,  déclare-t-il  en  commençant,  est  une 
invitation  faite  à  la  paix,  au  nom  de  la  justice.  J'ai 
cru  les  circonstances  favorables.  Les  jours  de 
trêve  qui  nous  sont  donnés  permettent  la  réflexion 
dont  ce  livre  a  besoin  pour  être  bien  compris.  »  Il 
ne  vient  point  «  jeter  de  nouvelles  causes  d'irri- 
tation dans  une  controverse  qui,  peut-être,  dit-il, 
n'a  déjà  été  que  trop  vive  ».  Il  demande  qu'à  la 
guerre  succède  enfin  la  paix  fondée  sur  la  justice 
et  la  liberté.  Il  l'appelle  avec  des  accents  singuliè- 
rement émus  :  «  N'y  aura-t-il  donc  pas  en  France, 
s'écrie-t-il,  un  homme  d'État  qui  veuille  attacher 
son  nom  à  ce  nouveau  et  glorieux  concordat?  » 
De  son  côté,  il  s'attache  à  rendre  la  conciliation 
facile  ;  sans  rien  abandonner  des  droits  des  catho- 
liques, il  leur  recommande  la  patience  et  la  modé- 
ration, évite  tout  ce  qui  pourrait  blesser,  cherche 
ce  qui  rapproche,  et  par  les  déclarations  les  plus 
libérales,  s'efforce  de  dissiper  les  préventions  que 
la  société  politique  conserve  encore  contre  le 
clergé  l.  Attitude  habile  et  noble,  qui  a  pu  ne  pas 
obtenir  un  succès  immédiat,  mais  qui  préparait  le 
succès  de  l'avenir.  Là  est  le  secret  de  l'autorité 
et  de  l'action  particulière  qu'exercera  l'abbé  Du- 

*  C'est  dans  cet  écrit  que  l'abbé  Dupanloup  disait,  au 
nom  du  clergé  qui  ne  le  désavouait  pas  :  «  Nous  accep- 
tons, nous  invoquons  les  principes  et  les  libertés  pro- 
clamés on  89...  Vous  ave/  fait  la  révolution  de  89  sans 
nous  et  contre  nous,  mais  pour  nous,  Dieu  le  voulant 
ainsi  malgré  vous.  » 


CHAPITRE  VII.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE   LUiTE  433 

panloup  clans  la  commission  de  1849,  principale- 
ment sur  M.  Thiers  et  sur  M.  Cousin,  et  qui  lui  vau- 
dront, ii  cette  heure  décisive,  l'honneur,  enviable 
entre  tous,  de  réaliser  la  pacification  dont,  en 
pleine  lutte,  il  avait  posé  le  programme. 

A  la  même  époque,  le  Correspondant  publiait 
un  article  remarquable  de  M.  Beugnot,  esprit  très 
ferme,  mais  plus  froid,  plus  politique  que  M.  de 
Montalembert,  dont  il  cherchait  parfois  à  modérer 
la  fougue  l.  L'auteur  rend  hommage  à  l'ardeur 
déployée  jusqu'alors  par  le  parti  catholique;  cette 
ardeur  était  nécessaire  pour  lancer  la  question. 
Seulement,  ajoute-t-il,  «  le  devoir  est  accompli, 
et  nous  ne  voyons  aucune  utilité  à  redire  ce  qui 
a  été  dit  avec  tant  de  force  et  d'éclat.  »  Il  met  en 
garde  contre  les  mécomptes  auxquels  l'analogie 
expose  souvent  en  politique.  Le  mirage  de  la 
révolution  de  1688  avait  trompé  les  hommes  de 
1830.  Les  chefs  du  mouvement  religieux,  dans  la 
France  de  Juillet,  ne  commettraient  pas  une  moindre 
erreur,  s'ils  s'imaginaient  être  dans  une  situation 
pareille  à  celle  des  agitateurs  catholiques  d'Irlande 
et  de  Belgique,  qui  pouvaient  mettre  en  branle  des 
nations  entières.  M.  Beugnot  n'a  pas  de  ces  illu- 
sions. Sa  prudence  un  peu  sceptique  se  ferait  plutôt 
une  trop  petite  idée  de  la  force  de  son  parti.  S'il 
croit  au  succès  final,  c'est  dans  un  temps  éloigné, 

1  De  la  liberté  Renseignement  à  la  ptoenaint  session 
{[0  novembre  1S45). 

25 


434     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

En  attendant,  le  parti  catholique  doit  se  préparer 
des  alliés,  et,  malgré  les  préjugés  régnants,  M.  Beu- 
gnot  ne  l'estime  pas  impossible,  au  moins  à  la 
Chambre  des  pairs  ;  mais,  pour  cela,  il  faut  se 
montrer  plus  modéré,  plus  prudent  qu'on  ne  l'a 
été  jusqu'alors,  éviter  de«  rallumer  le  feu  des  pas- 
sions religieuses  »,  et  surtout  ne  pas  reproduire, 
contre  l'enseignement  de  l'Université,  des  accusa- 
tions qui  «  ont  pris,  dans  la  discussion,  une  place 
beaucoup  trop  grande  »  et  qui,  «  quoique  fondées, 
ne  serviraient  aujourd'hui  qu'à  irriter  les  esprits, 
sans  profit  pour  la  liberté.  »  «  Les  temps  sont 
changés,  dit  M.  Beugnot,  la  circonspection  est 
aujourd'hui  un  devoir.  » 

Sans  doute  ces  idées  pacifiques  et  modératrices 
n'étaient  pas  acceptées  par  tous.  M.  de  Montalem- 
bert,par  exemple,  était  plus  préoccupé  du  péril  des 
défaillances  que  de  celui  des  imprudences,  et  il  ne 
croyait  pas  que  l'heure  de  traiter  fut  encore  venue. 
U  Univers  reprochait  à  M.  Dupanloup  d'être  trop 
conciliant4.  M.  Lenormant,  dans  le  Correspondant, 

1  L'auteur  de  la  Pacification  religieuse  était  eu  butte 
à  des  attaques  plus  grossières  et  plus  viles.  On  lisait 
dans  une  brochure  intitulée  :  Mémoire  adressé  à  l'épis- 
copat  sur  les  maux  de  l'Église  de  France  par  un  catholique 
ami  de  la  vérité  (chez  Sagnier  et  Bray)  :  «  Cette  média- 
tion d'antichambre  et  de  salon  ne  trompera  que  des 
courtisans,  que  des  abbés  dont  les  yeux  sont  déjà  ou- 
verts sur  les  dignités  futures,  brillamment  rétribuées, 
du  chapitre  royal  de  Saint-Denis.  Si  l'abbé  Dupanloup 
eut  vécu  au  temps  de  l'arianisme,  il  aurait  eu  proba- 
blement des  paroles  dures  pour  saint  Athanase,  et  des 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  435 

désavouait  à  demi  l'article  de  M.  Beugnot  Mais 
ces  dissidences  n' étaient  pas  leur  valeur  aux  mani- 
festations si  considérables  faites  par  les  catholi- 
ques portés  à  la  transaction.  Il  dépendait  du  gou- 
vernement de  donner  raison  à  ces  derniers  et  de 
leur  assurer  la  prépondérance  parmi  leurs  coreli- 
gionnaires, en  répondant  à  leurs  avances  et  en 
rendant  cette  transaction  possible. 

II 

Le  ministère  avait-il  pleinement  compris  le 
devoir  que  lui  imposaient  ces  dispositions  d'une 
partie  des  catholiques?  Tout  au  moins  il  paraissait 
désireux  de  faire  durer  la  trêve,  en  accordant  à 
ceux-ci  quelques  satisfactions.  Il  se  montrait  facile 
clans  l'exécution  des  mesures  contre  les  jésuites. 
M.  de  Salvandy,  au  concours  général  de  1845, 
parlait,  en  termes  très  chrétiens,  des  limites  dans 
lesquelles  les  cours  de  philosophie  devaient  se 
renfermer,  et  protestait  énergiquement  contre 
«  l'impiété  dans  l'enseignement  »,  qui  serait,  di- 
sait-il, «  un  crime  public.  »  Après  de  nouveaux 
efforts,  il  parvenait,  malgré  la  résistance  des  pro- 
fesseurs du  Collège  de  France,  à  empêcher  la 

phrases  doucereuses  et  pacifiques  pour  les  courtisans  et 
les  prélats  qui  furent  si  bitu veillants  pour  la  secte 
arienne.  » 

*  Quelques  mots  de  réserve  (10  décembre  1845). 


436     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

continuation  du  cours  de  M.  Quinet  *,  ce  qui  va- 
lait au  ministre  l'honneur  d'une  petite  émeute 
d'étudiants,  venant  crier  :  A  bas  les  jésuites!  sous 
ses  fenêtres,  comme  naguère  sous  celles  de  M.  de 
Villèle  2. 

Une  autre  mesure  eut  alors  un  plus  grand 
retentissement.  A  l'ancien  conseil  royal  de  l'Uni- 
versité, omnipotent  à  raison  de  son  petit  nombre, 
de  sa  permanence  et  de  son  inamovibilité,  une 
ordonnance  (7  décembre  18Zi5)  substitua  hardiment 
et  subitement  un  conseil  de  trente  membres,  dont 
vingt  étaient  nommés  chaque  année.  Par  cette 
modification  d'organisation  intérieure,  le  ministre 
n'accordait  sans  cloute  aux  catholiques  aucun  des 
droits  qu'ils  réclamaient,  mais  il  frappait  un  corps 
qui  s'était  montré  fort  hostile  aux  réclamations  du 
clergé  3,  il  démantelait  la  forteresse  du  monopole, 

1  C'est  M.  de  Salvandy  qui,  en  1838,  avait  nommé 
M.  Quinet  professeur,  en  dépit  du  roi  qui  lui  disait  : 
«  Vous  faites  là  une  belle  nomination,  vous  venez  de 
nommer  un  républicain.  » 

2  Le  cours  de  M.  Michelet  ne  put  être  suspendu  qu'en 
janvier  1848. 

3  Contrairement  à  ce  qui  avait  existé  sous  l'Empire 
et  sous  la  Restauration,  depuis  1831  aucun  ecclésiastique 
ne  faisait  partie  du  conseil  royal.  Ce  n'avait  pas  été  l'une 
des  moindres  causes  de  la  vivacité  de  la  lutte  entre  le 
clergé  et  l'Université.  M.  Guizot  l'avait  reconnu,  à  la 
Chambre  des  pairs,  clans  la  discussion  de  la  loi  de  1844  : 
«  Je  suis  convaincu,  avait-il  dit,  que  s'il  y  avait  toujours 
eu,  s'il  y  avait,  dans  le  conseil  royal  de  l'instruction 
publique,  un  ecclésiastique,  la  plus  grande  partie  des 
embarras  que  nous  rencontrons  n'existeraient  pas,  » 


CHAPITRE  VIL   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  437 


où  commandait  M.  Cousin,  et  dégageait  le  pouvoir 
ministériel  d'une  subordination  qui  ne  lui  eût 
jamais  permis  le  moindre  pas  vers  la  liberté. 
N'était-ce  pas  d'ailleurs  une  application  nouvelle 
du  principe  qu'avait  posé  le  duc  de  Broglie,  dans 
la  discussion  de  1844,  et  qui  tendait  à  enlever  à 
l'Université,  pour  le  remettre  à  l'Etat,  plus  impar- 
tial, le  gouvernement  de  l'instruction  publique?  Le 
«  coup  d'Etat  »  de  M.  de  Salvandy,  comme  on 
disait  alors,  fut  vivement  attaqué  par  les  amis  de 
l'Université.  Le  Constitutionnelle  dénonça  comme 
une  concession  au  clergé  et  une  clause  secrète  du 
marché  passé  à  Rome  par  M.  Rossi.  Des  débats 
furent  soulevés  à  ce  sujet,  dans  les  deux  Chambres  ; 
mais  après  tout,  le  public  s'intéressait  médiocre- 
ment aux  ressentiments  personnels  des  membres 
de  l'ancien  conseil;  l'attaque  fut  sans  résultat, 
ou  du  moins  elle  n'eut  que  celui  de  faire  pro- 
noncer à  M.  Guizot  un  discours  qui  fut  un  événe- 
ment. 

Au  cours  de  la  discussion,  M.  Thiers  et  M.  Du- 
pin  avaient  essayé  de  réveiller  les  préventions 
antireligieuses  et  de  ramener  la  Chambre  à  Fétat 
d'esprit  où  elle  était,  quand  elle  avait  voté  l'ordre 
du  jour  contre  les  jésuites.  M.  de  Salvandy,  inti- 
midé et  embarrassé,  avait  cru  nécessaire  de  pro- 
tester de  son  zèle  universitaire  et  de  répudier  toute 
intention  de  satisfaire  les  catholiques.  Mais  M.  Gui- 
zot, plus  fier,  s'impatiente  de  cette  attitude  subal- 
terne :  il  n'admet  pas  qu'une  fois  encore  son  gou- 


438     CHAPITRE  VIT.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

vernement  suive  docilement  M.  Thiers,  pour  ne 
pas  être  battu  par  lui  ;  il  veut  lui  échapper  et  le 
dominer,  en  s'élevant  dans  les  hautes  régions.  Dès 
ses  premières  paroles,  on  voit  combien  il  se  dégage 
des  idées  étroites  ou  timides  dont  s'étaient  jus- 
qu'alors trop  souvent  inspirés  les  orateurs  du  ca- 
binet. S' avançant  hardiment  sur  le  terrain  où  se 
sont  placés  les  catholiques,  il  avoue  les  «  vices  » 
de  l'organisation  universitaire  : 

Tous  les  droits  en  matière  d'instruction  publique 
n'appartiennent  pas  à  l'État;  il  y  en  a  qui  sont,  je 
ne  veux  pas  dire  supérieurs  aux  siens,  mais  anté- 
rieurs, et  qui  coexistent  avec  les  siens.  Les  premiers 
sont  les  droits  des  familles  ;  les  enfants  appartien- 
nent aux  familles  avant  d'appartenir  à  l'État...  Le 
régime  de  l'Université  n'admettait  pas  ce  droit  pri- 
mitif et  inviolable  des  familles.  Il  n'admettait  pas 
non  plus,  du  moins  à  un  degré  suffisant,  un  autre 
ordre  de  droits,  et  je  me  sers  à  dessein  de  ce  mot, 
les  droits  des  croyances  religieuses...  Napoléon  ne 
comprit  pas  toujours  que  les  croyances  religieuses 
et  les  hommes  chargés  de  les  maintenir  dans  la  so- 
ciété ont  le  droit  de  les  transmettre,  de  génération 
en  génération,  par  l'enseignement,  telles  qu'ils  les 
ont  reçues  de  leurs  pères...  Le  pouvoir  civil  doit 
laisser  le  soin  de  cette  transmission  des  croyances 
entre  les  mains  du  corps  et  des  hommes  qui  ont 
le  dépôt  des  croyances. 

Aussi,  bien  loin  de  vouloir  éluder  la  promesse 
de  la  liberté  d'enseignement,  il  proclame  très  haut 


CHAPITRE  VU;  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  439 

qu'il  importe  à  TÉtat,  à  la  monarchie  de  la  remplir. 
Parlant  de  la  lutte  engagée  entre  l'Église  et  l'Uni- 
versité,  il  déclare  que  le  rôle  du  gouvernement  est, 
non  de  prendre  parti  pour  l'Université,  comme  ont 
fait  souvent  les  ministres,  mais  de  s'élever  m  au- 
dessus  »  de  cette  lutte,  afin  de  «  la  pacifier  ». 
C'est  pour  faciliter  cette  pacification,  ajoute-t-il, 
qu'on  a  supprimé  l'ancien  conseil  royal  directement 
engagé  dans  le  conflit  avec  le  clergé;  et  il  termine 
en  témoignant  hautement  sa  volonté  de  sauve- 
garder la  liberté  et  la  paix  religieuse 

I/efïet  de  cette  grande  parole  fut  prodigieux. 
L'opposition  interdite  fut  réduite  à  l'écouter  dans 
un  morne  silence.  La  majorité,  qui  naguère,  dans 
ces  mûmes  questions,  suivait  M.  Thiers,  était  con- 
quise, émue,  ravie  qu'on  lui  proposât  pour  pro- 
gramme ces  hautes  pensées  :  «  J'ai  rarement  vu 
un  enthousiasme  aussi  général,  »  écrivait  un  con- 
temporain; l'un  des  députés,  s'approchant  de 
M.  Guizot,  comme  il  descendait  de  la  tribune,  lui 
disait  :  «  Monsieur,  votre  haute  raison  a  fait  taire 
mes  mauvais  instincts.  »  Que  l'éminent  orateur 
n'avait-il  usé  de  cette  noble  puissance  lors  de  l'in- 
terpellation sur  les  jésuites?  L'accueil  qui  lui  était 
fait,  en  janvier  1846,  n'était-il  pas  la  preuve  qu'il 
aurait  pu  réussir  en  mai  1845?  Devant  ce  grand 
succès,  M.  Thiers  ne  reprit  la  parole  que  pour 
constater  sa  déroute,  et  en  appeler  à  l'avenir.  Vai- 

*  Discours  du  31  Janvier  1846, 


440     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

nement  M.  Dupin  tenta  un  retour  offensif,  et  jeca 
à  la  Chambre  le  mot  de  «  moines  »  du  même  ac- 
cent dont  un  musulman  prononce  le  mot  «  chiens  » 
en  parlant  des  chrétiens  ;  il  dut,  devant  les  mur- 
mures d'impatience,  battre  en  retraite  comme 
M.  Thiers.  L'impression  se  prolongea  hors  du  par- 
lement. Les  journaux  hostiles  ne  dissimulèrent  pas 
leur  émotion  ;  l'acte  parut  si  «  considérable  »  au 
Siècle,  qu'il  y  dénonça  un  changement  de  «  la  po- 
litique du  règne  ».  Les  catholiques  eux  aussi  y 
virent  un  «  événement  ».  Ce  langage  ne  répondait- 
il  pas  d'ailleurs  à  l'esprit  de  conciliation  qui  animait 
alors  plusieurs  d'entre  eux?  «  M.  Guizot,  disait  le 
Correspondant,  a  dû  voir  par  l'unanimité  de  la 
presse  religieuse,  quel  est  le  fond  des  cœurs  catho- 
liques. Quand  des  paroles  de  paix  et  d'impartialité 
se  font  entendre,  ils  s'émeuvent  et  oublient  facile- 
ment le  passé.  »  Cette  revue  ne  craignait  même 
pas  de  comparer  l'impression  produite  par  les  pa- 
roles du  ministre,  à  l'enthousiasme  ressenti  quand 
le  premier  consul  avait  rouvert  les  églises. 

Un  nouvel  incident  parlementaire  vint  bientôt 
confirmer  les  bonnes  dispositions  du  cabinet  et  de 
la  Chambre.  Le  21  février,  M.  0.  Barrot  demanda 
qu'on  mît  à  l'ordre  du  jour  la  discussion  du  projet 
de  18/i/i  et  du  rapport  de  M.  Thiers;  celui-ci  ap- 
puyait la  motion.  Le  gouvernement  s'y  opposa. 
M.  Berryer  indiqua  nettement  que  le  refus  de  la 
mise  à  l'ordre  du  jour  était  une  forme  de  retrait 
d'une  loi  mauvaise,  et  une  promesse  d'apporter  un 


CHAPITRE  VU.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  441 

projet  «  plus  généreux,  plus  conforme  à  la  liberté 
de  conscience  et  à  la  liberté  d'enseignement  ». 
Malgré  les  sommations  réitérées  de  M.  Thiers, 
M.  Guizot  se  refusa  à  contredire  l'interprétation 
donnée  par  M.  Berryer,  et  la  Chambre  qui,  peu 
auparavant,  eût  adopté  le  projet,  en  vota  le  re- 
trait par  211  voix  contre  1M.  Si  les  amis  de  la 
liberté  d'enseignement  n'étaient  pas  encore  vain- 
queurs, du  moins  leurs  adversaires  étaient  bien 
battus.  Aussi  M.  Thiers,  passant  en  revue,  à  la  fin 
de  la  session,  toutes  les  questions  pendantes,  pro- 
clamait-il que  «  l'Université  avait  été  vaincue  dans 
la  lutte  1  »  ;  et  M.  Guizot,  lui  répondant,  renouvelait 
sa  promesse  d'assurer  «  la  liberté  religieuse  des 
familles  dans  l'enseignement  et  l'influence  des 
croyances  religieuses  sur  l'éducation  ».  «  Toutes 
les  avances  du  gouvernement  sont  pour  le  clergé 
catholique  »,  écrivait  alors  M.  Léon  Faucher  2.  Un 
journal  de  gauche  en  venait  à  faire  ces  aveux  : 

Voilà  bientôt  quatre  ans  que  la  lutte  est  engagée, 
voilà  bientôt  quatre  ans  que  les  partisans  de  la  li- 
berté religieuse  et  de  la  liberté  d'enseignement  ré- 
clament l'abolition  du  système  restrictif.  Pendant 
ces  quatre  années,  on  les  a  vivement  et  de  toutes 
parts  attaqués  ;  ils  ont  trouvé  des  adversaires  achar- 
nés dans  les  rangs  de  la  vieille  opposition  aussi  bien 
que  dans  les  rangs  conservateurs...  Ils  ont  résisté  à 

1  Discours  du  27  mai  1 840. 

2  Lettre  du  22  juin  184G  {Correspondance,  t.  I,  p.  179). 

25. 


442     CHAPITRE  YII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

ce  toile  général,  et  ils  ont  bien  fait.  Aujourd'hui,  les 
répugnances  qu'ils  soulevaient  naguère  se  sont  en 
grande  partie  calmées;  demain  l'opinion  publique, 
plus  éclairée,  se  prononcera  en  faveur  de  la  liberté 
religieuse  et  de  la  liberté  d'enseignement 1 . 

Devant  ces.  espérances  si  nouvelles,  on  conçoit 
la  joie  triomphante  et  un  peu  étonnée  des  catho- 
liques, qui,  quelques  mois  auparavant,  à  la  nou- 
velle des  concessions  obtenues  par  M.  Pvossi,  avaient 
cru  tout  perdu.  Le  comité  pour  la  défense  de  la 
liberté  religieuse  écrivait  le  30  mars  1846  :  u  Notre 
action  politique  ne  date  que  d'hier  et  déjà  tout  le 
monde  compte  avec  nous.  »  Quelques  mois  après, 
M.  de  Montalembert  rappelait  «  le  sentiment  de 
tristesse,  de  défiance,  de  découragement  qui  do- 
minait, il  y  a  trois  ans,  les  cœurs  les  plus  dévoués 
à  la  liberté  d'enseignement  »  ;  il  rappelait  aussi 
combien  peu  on  s'attendait  alors  à  voir  la  question 
religieuse  devenir  «  la  plus  vitale  et  la  plus  fla- 
grante des  questions,  se  frayer  un  chemin  à  tra- 
vers tous  les  dédains,  toutes  les  distractions  et 
tous  les  intérêts  »  ;  puis  il  ajoutait  : 

Nous  avons  eu  contre  nous  tout  ce  qu'il  y  a  de 
puissant,  d'influent,  de  populaire  dans  le  pays  :  la 
grande  majorité  des  deux  Chambres,  les  quatre- 
vingt-dix-neuf  centièmes  des  journaux,  les  tribu- 
naux et  les  académies,  le  conseil  d'État  et  le  Collège 

'  Courrier  français  du  22  juillet  1846. 


CHAPITRE  VIT.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  443 


de  France,  les  intrigues  de  la  diplomatie  à  Rome  et 
l'orgueil  de  la  fausse  science  à  Paris;  les  hommes 
d'État,  les  penseurs,  les  rhéteurs,  les  sophistes  et 
les  légistes.  Nos  plus  zélés  protecteurs,  parmi  les 
grands  personnages  politiques,  ont  eu  tout  juste  le 
courage  de  nous  faire  l'aumône  de  leur  silence.  Et 
cependant  nous  n'avons  pas  été  vaincus  !  Et  le  pre- 
mier ministre,  le  chef  responsable  du  gouvernement, 
revient  sur  ses  pas  pour  nous  tendre  les  mains.  Et 
les  plus  ardents  de  nos  ennemis  se  taisent  prudem- 
ment et  sollicitent  nos  voix;  ils  sont  même  prêts  à 
nous  démontrer  qu'au  fond  ils  ne  nous  ont  jamais 
voulu  de  mal,  et  que  nous  les  avons  mal  compris, 
par  notre  propre  faute  '. 


m 


Ce  changement  dans  l'attitude  du  gouvernement 
et  des  partis  n'était  peut-être  pas  absolument  dé- 
sintéressé. On  était  à  la  veille  d'élections  générales. 
La  dissolution  avait  été  annoncée  le  11  février  I8/16, 
prononcée  le  6  juillet,  et  le  scrutin  fixé  au  1er  août. 
La  bataille  s'annonçait  très  chaude.  M.  Thicrs, 
exaspéré  de  voir  que,  depuis  six  ans,  M.  Guizot 
résistait  à  tous  ses  coups,  conduisait  l'attaque  avec 
une  passion  extraordinaire.  Derrière  lui,  toutes  les 
gauches,  y  compris  la  faction  radicale,  et,  avec 
elles,  la  portion  la  plus  ardente  des  légitimistes, 

1  D}(  devoir  de*  catholiques  dans  flfc  élections  (juillet  1&46). 


444     CHAPITRE  YII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

se  coalisaient  pour  renverser  ce  qu'on  appelait 
«  un  système  antinational  à  l'extérieur,  et  corrup- 
teur à  l'intérieur  ».  L'argument  principal  était  la 
misérable  affaire  Pritchard ,  et  l'opposition  se 
croyait  assurée  cle  vaincre  avec  ce  cri  :  «  A  bas  les 
pritchardistes  !  »  Le  gouvernement  ne  laissait  pas 
que  d'éprouver  quelque  inquiétude.  M.  Duchâtel, 
ministre  de  l'intérieur,  écrivait  à  M.  Guizot  :  «  Je 
m'attends  à  une  bataille  d'Eylau,  où  il  y  aura  beau- 
coup de  morts  de  part  et  d'autre.  »  On  comprend 
que,  dans  une  telle  situation,  il  ait  été  jugé  prudent 
de  ménager  et  d'amadouer  le  petit  groupe  des  amis 
de  la  liberté  religieuse.  Ceux-ci,  mettant  en  pra- 
tique les  principes  qui  avaient  présidé  à  la  formation 
du  parti  catholique,  se  tenaient  en  dehors  des 
questions  débattues  entre  les  partisans  de  M.  Guizot 
ou  de  M.  Thiers,  et  annonçaient  hautement  vouloir 
porter  l'appoint,  souvent  décisif,  de  leurs  voix,  à 
tout  candidat,  quelle  que  fût  son  opinion  ou  sa 
croyance,  qui  prendrait  un  engagement  précis  et 
signé  en  faveur  cle  leurs  idées;  entre  plusieurs,  ils 
étaient  résolus  à  choisir  «  le  plus  offrant  et  der- 
nier enchérisseur  en  fait  de  liberté  » .  Ainsi,  à  Paris, 
ils  préféraient  un  protestant,  M.  de  Gasparin,  à  un 
candidat  catholique,  moins  net  dans  la  question 
qui  leur  tenait  à  cœur.  N'avait-on  pas  vu  peu  aupa- 
ravant, dans  une  élection  municipale,  Y  Univers 
soutenir,  pour  cette  raison,  la  candidature  de 
M.  Considérant?  C'était  une  tactique  «scabreuse  », 
comme  devait  le  reconnaître  plus  tard  M.  Veuillot, 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE     4 45 

et  nous  avons  dit  déjà  qu'elle  ne  pouvait  se  jus- 
tifier que  par  des  circonstances  anormales  et  pas- 
sagères. Les  catholiques  français  n'en  étaient  pas 
d'ailleurs  les  inventeurs  ;  ils  imitaient  ce  que  ve- 
naient de  faire,  en  Angleterre,  les  partisans  de  la 
liberté  commerciale;  ils  s'autorisaient  de  cet 
exemple  que  M.  de  xAIontalembert  avait  toujours 
présent  à  l'esprit,  et  leur  comité  électoral  disait, 
dans  une  de  ses  circulaires  : 

Le  3  mars  dernier,  M.  Cobden  s'écriait  à  la  Cham- 
bre des  communes  :  «  Plus  de  ces  vieilles  distinc- 
tions de  partis]  devant  les  électeurs  !  Plus  de  tories 
et  de  whigs  !  Il  n'y  a  que  des  amis  ou  des  adver- 
saires de  la  liberté  commerciale.  »  Et  nous,  nous 
disons  :  «  Aux  prochaines  élections,  élevons-nous 
au-dessus  des  conflits  de  personnes.  Que  le  titre 
d'amis  de  M.  Guizot  ou  de  M.  Thiers  s'efface  à  nos 
yeux;  qu'il  n'y  ait  pour  nous  que  des  amis  ou  des 
ennemis  de  la  liberté  religieuse.  » 

La  campagne  électorale  des  catholiques  était 
menée  avec  vigueur.  Montalembert  en  était  l'âme. 
Le  comité  qu'il  préside  multiplie  ses  circulaires. 
Dans  le  Correspondant  du  10  juillet  1846,  le  noble 
pair  publie  un  article  manifeste,  qui  est  le  plus 
enflammé  des  appels,  le  plus  entraînant  des  cris 
de  guerre.  Il  prend  pour  épigraphe  cette  phrase 
de  saint  Jérôme  :  Quo  i  bellum  servavit,  pax  ficta 
non  auferat.  Sa  crainte  est  en  effet  que  ses  core- 
ligionnaires ne  se  laissent  détourner  de  la  lutte 


446    CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

par  les  avances  qui  leur  sont  faites.  Il  leur  montre 
que,  si  l'on  a  changé  de  langage  à  leur  égard,  c'est 
qu'ils  ont  commencé  à  devenir  ce  qu'il  leur  avait 
conseillé  d'être,  en  18Z[3,  «  un  embarras  parle- 
mentaire. »  «  Rendons-en  grâce  h  Dieu,  s'écrie-t- 
il,  et  continuons.  »  Il  est  terrible  pour  ceux  qu'il 
appelle  «  les  faux  catholiques,  »  les  «  hommes  à 
transaction  ou  à  préjugés  »  : 

Lorsque  j'ai  établi,  il  y  a  deux  ans,  une  distinc- 
tion qui  est  devenue  un  lieu  commun,  entre  les  fils 
des  Groisés  et  les  fils  de  Voltaire,  j'oubliais  une  troi- 
sième catégorie  :  celle  des  fils  de  Pilate.  G'est  une 
antique  et  nombreuse  lignée;  j'ai  eu  trop  de  fois 
l'occasion  de  la  rencontrer  sur  mon  chemin,  pour 
qu'il  ne  me  soit  pas  permis  de  réparer  cette  omis- 
sion. A  cette  progéniture  de  l'homme  d'État  romain, 
on  crie  de  toutes  parts,  comme  à  leur  trop  fameux 
ancêtre  :  Si  dimittis  hune,  non  es  amicus  Cœsaris.  Là- 
dessus,  ils  commencent  à  trembler  et  à  pactiser  avec 
l'ennemi  :  Cum  audisset  hune  sermonem,  magis  timuit. 
Abandonnons  la  vérité,  se  disent-ils  ;  immolons-la, 
pour  le  bien  de  la  paix  d'abord,  puis  pour  le  nôtre; 
d'ailleurs  elle  se  défendra  bien  toute  seule;  ce  sont 
ses  imprudents  défenseurs  qui  font  tout  le  mal; 
enfin  César  a  aussi  des  droits,  et  nous  sommes  ses 
amis,  ses  ministres  :  Si  dimittis  hune,  non  es  amicus 
Cœsaris. 

Puis  quelle  satire  virulente,  implacable  de  co- 
lère et  de  mépris,  contre  la  mollesse  de  ces  autres 
catholiques  qui,  par  goût  du  sommeil  ou  par  so- 


CHAPITRE  VII.  LE*  DERNTÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  447 

phisme  politique,  ne  savent  pas  remplir  leurs  de- 
voirs publics  : 

Ah!  s'il  fallait  h  ces  Français  trop  nombreux  qui 
tiennent  une  si  piteuse  conduite;  à  ce  restant  de 
vieille  noblesse  qui  met  sa  gloire  à  rivaliser  de  luxe 
avec  nos  parvenus  de  la  Banque,  sans  y  réussir  ;  à 
cette  jeunesse  étiolée  qui  n'a  de  viril  que  la  barbe  ;  à 
tous  ces  tristes  catholiques,  à  tous  ces  indignes 
Français,  qui  voient  trahir  sans  honte  la  religion  et 
la  patrie;  s'il  leur  fallait  un  drapeau  pour  le  métier 
qu'ils  font,  à  coup  sûr  il  faudrait  leur  donner  pour 
enseigne  ce  sudarium  dont  parle  l'Évangile,  cet  igno- 
•ble  fourreau  dans  lequel  le  serviteur  inutile  et  pa- 
resseux ne  sut  qu'enfouir  les  trésors  que  son  maître 
lui  avait  confiés  pour  les  faire  valoir:  De  ore  tuo  te 
judico,  serve  nequam...  Et  inutilcm  servum  ejicite  in 
tenebras  exteriores;  illic  erit  fletus  et  stridor  dentium. 

M.  de  Montalembert  conclut  par  un  appel  ardent 
à  la  lutte  électorale,  et  se  tournant  vers  ceux  qu'il 
combat,  il  ajoute  : 

Nous  le  disons  sans  détour,  à  nos  adversaires  d'a- 
bord, puis  à  ceux  qui  se  font  les  complices  de  nos 
adversaires  par  amour  du  repos  :  Non,  vous  ne 
l'aurez  pas,  ce  repos;  non,  vous  ne  dormirez  pas 
tranquilles,  entre  une  Église  asservie  et  un  ensei- 
gnement hypocritement  démoralisateur;  non,  vous 
ne  nous  empêcherez  plus  de  vous  réveiller  par  nos 
plaintes  et  par  nos  assauts.  Les  dents  du  dragon  sont 
semées,  il  en  sortira  des  guerriers  1  Une  race  nou- 
velle, intrépide,  infatigable,  aguerrie,  s'est  levée  du 


448     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

milieu  des  mépris,  des  injures,  des  dédains  ;  elle  ne 
disparaîtra  plus.  Nous  sommes  assez  d'ultramontains, 
de  jésuites,  de  néo-catholiques  dans  le  monde,  pour 
vous  promettre  de  troubler  à  jamais  votre  repos,  jus- 
qu'au jour  où  vous  nous  aurez  rendu  notre  droit. 
Jusqu'à  ce  jour,  il  y  aura  des  intervalles,  des  haltes, 
de  ces  trêves  qui  suivent  les  défaites,  qui  précèdent 
les  revanches  ;  il  n'y  aura  pas  de  paix  définitive  et 
solide.  Nous  avons  mordu  au  fruit  de  la  discussion, 
de  la  publicité,  de  l'action;  nous  avons  goûté  son 
âpre  et  substantielle  saveur  ;  nous  n'en  démordrons 
pas.  Croire  qu'on  pourra  nous  confiner  désormais 
dans  ces  béates  satisfactions  de  sacristie,  dans  ces 
vertus  d'antichambre,  que  pratiquaient  nos  pères  et 
que  nous  prêche  la  bureaucratie  qui  nous  exploite, 
c'est  méconnaître  h  la  fois  et  notre  temps,  et  notre 
pays,  et  notre  cœur. 

Tant  de  vigueur  en  imposait  aux  autres  partis  : 
leurs  journaux  témoignaient  à  l'envi  d'égards  inac- 
coutumés envers  les  catholiques.  Plus  d'un  can- 
didat de  la  gauche  jugeait  utile  de  désavouer  les 
doctrines  du  rapport  de  M.  Thiers,  et  le  «  comité 
réformiste  »  réitérait  ses  protestations  en  faveur 
des  droits  de  la  famille  et  de  la  conscience.  Com- 
bien on  était  loin  de  la  parole  de  M.  Thiers,  annon- 
çant triomphalement,  au  lendemain  de  son  inter- 
pellation, que  les  élections  se  feraient  aux  cris  de 
«  A  bas  les  jésuites  I  » 

Vint  le  jour  du  scrutin.  Au  point  de  vue  poli- 
tique, le  succès  du  ministère  fut  considérable,  et 


CHAIMTRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  449 

d'autant  plus  remarqué  qu'il  était  moins  attendu. 
Quarante-huit  heures  avant  le  vote,  un  misérable 
avait  tiré  un  coup  de  pistolet  sur  le  roi.  La  nou- 
velle, aussitôt  répandue,  enleva  les  élections.  L'op- 
position perdit  plus  de  vingt  sièges,  et  M.  Guizot 
sortit  de  cette  épreuve  plus  solide  que  jamais.  Mais 
quel  avait  été  le  résultat  pour  les  catholiques?  Sans 
doute,  dans  ce  rôle  tout  nouveau  pour  eux,  ils  s'é- 
taient montrés  novices,  incertains,  défiants  d'eux- 
mêmes,  ignorant  leur  force  et  leur  nombre.  M.  de 
Riancey  a  dit,  dans  le  Compte  rendu  des  élections, 
publié  par  le  comité  électoral  pour  la  défense  de  la 
liberté  religieuse  :  «  Je  mets  en  fait  que,  dans 
presque  tous  les  arrondissements  où  les  catholiques 
ont  agi,  c'était  la  première  fois  de  leur  vie  qu'ils 
compulsaient  une  liste  électorale.  »  Dans  plus  de 
deux  cents  collèges  ils  ne  s'étaient  pas  décidés  à 
intervenir.  Beaucoup  d'ailleurs  appartenaient  na- 
turellement au  parti  conservateur  et  avaient  peine 
à  agir  en  dehors  de  lui.  Malgré  toutes  ces  causes 
de  faiblesse,  on  avait  obtenu  des  avantages  ines- 
pérés, et  le  Compte  rendu  déjà  cité  pouvait  dire  : 
«  Les  élections  de  1846  ont  été,  pour  la  cause  ca- 
tholique, et  toutes  proportions  gardées,  un  vrai 
et  légitime  succès.  »  On  constatait  d'abord  la 
défaite  de  ceux  qui  s'étaient  présentés  en  adver- 
saires de  la  liberté  d'enseignement,  notamment  de 
M.  Quinet,  battu  dans  quatre  collèges,  de  trois  ré- 
dacteurs du  Journal  des  Débats,  MM.  Cuvillier- 
Fleury,  Alloury  et  Michel  Chevalier,  et  de  quelques 


450     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

universitaires  exclusifs,  comme  MM.  Danton  ou 
Cayx.  Par  contre,  on  se  réjouissait  de  la  nomina- 
tion de  chrétiens  tels  que  MM.  de  Mérode,  de  la 
Plane,  de  Quatrebarbes,  et  surtout  de  M.  de  Fal- 
loux,  homme  d'Etat  supérieur,  habile  et  ferme, 
apportant  au  service  de  la  cause  catholique  des 
qualités  qui  complétaient  admirablement  celles  de 
M.  de  Montalembert.  Enfin,  dans  un  tableau  d'en- 
semble, on  relevait  226  candidats  s' étant  prononcés 
pour  la  liberté  religieuse,  sur  lesquels  1^6,  ap- 
partenant à  des  partis  divers,  avaient  été  élus. 
Ceux-ci  ne  formaient  pas  encore  une  majorité,  et 
d'ailleurs,  parmi  ces  promesses  de  candidats,  toutes 
n'étaient  pas  également  sincères  et  solides.  Mais 
quel  progrès,  quand  on  se  rappelle  que,  dans  la 
Chambre  précédente,  les  intérêts  religieux  n'é- 
taient pour  ainsi  dire  pas  représentés!  Il  y  avait  là, 
après  tant  d'autres,  un  gage  nouveau  et  plus  dé- 
cisif du  succès  futur,  prochain,  assuré.  Les  catho- 
liques le  comprenaient  ainsi.  Le  Compte  rendit^ 
après  avoir  dit  que  les  élections  étaient  un  «  suc- 
cès )),  ajoutait  :  «  succès,  hâtons-nous  de  le  dire, 
qui  prépare  plus  l'avenir  qu'il  ne  lie  le  présent.  » 
N'était-ce  pas  beaucoup,  pour  une  cause  qui  ne 
devait  pas  craindre  le  temps,  ni  ressentir  les  im- 
patiences facilement  découragées  des  partis  arti- 
ficiels, uniquement  fondés  sur  des  tactiques  éphé- 
mères et  sur  des  ambitions  de  personnes? 


CHAPITRE  VIT.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  451 


IV 


Les  catholiques  n'étant  pas  encore  assez  forts, 
clans  la  Chambre  nouvelle,  pour  conquérir  de  haute 
lutte  la  liberté  d'enseignement,  tout  dépendait  du 
gouvernement.  De  longtemps  M.  Guizot  ne  s'était 
trouvé  en  aussi  bonne  situation  pour  prendre  l'ini- 
tiative de  cette  réforme  dont  il  avait  naguère,  à  la 
tribune,  tracé  si  magnifiquement  le  programme. 
Ne  semblait-il  pas  à  l'apogée  de  sa  fortune?  Dans 
.la  plénitude  de  sa  puissance  oratoire,  les  élections 
lui  assuraient,  à  l'intérieur,  une  prépondérance  par- 
lementaire qu'aucun  ministre  n'avait  possédée  de- 
puis 1830.  À  l'extérieur,  où  sa  politique  sage,  mais 
un  peu  timide,  avait  jusqu'alors  plus  évité  de 
périls  que  remporté  de  succès,  il  venait  d'accom- 
plir le  coup  d*éclat  des  «  mariages  espagnols  ». 
L'opposition  découragée,  divisée,  récriminait  contre 
M.  Thiers.  C'était  donc  ou  jamais  l'occasion  de 
faire  quelque  chose.  L'opinion  s'y  attendait;  elle 
s'ennuyait  du  statu  quo%  et  était  d'autant  plus  im- 
patiente d'avoir  «  du  nouveau  »  que  la  force  du 
ministère  la  rassurait  sur  le  péril  révolutionnaire. 
Il  lui  déplaisait  de  voir  une  telle  force  sans  emploi. 
Se  défendre  et  vivre  n'était  plus  un  programme 
suffisant.  On  rùvait  de  «  progrès  »  jusque  dans  la 
majorité  ministérielle,  et  M.  Guizot  avait  paru  com- 
prendre ce  besoin,  quand  il  avait  dit  aux  élec- 


452     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

teurs  de  Lisieux  cette  parole  fort  commentée  : 
«  Tous  les  partis  promettent  le  progrès  ;  les  con- 
servateurs seuls  peuvent  le  donner.  »  Comment 
réaliser  cette  promesse?  Le  gouvernement,  re- 
poussant les  réformes  électorale  ou  parlementaire 
mises  en  avant  par  l'opposition,  n'était-ce  pas  le 
cas  de  diriger  les  esprits  vers  les  questions  de  li- 
berté religieuse,  dont  nul,  dès  lors,  nepouvait  nier 
l'intérêt  et  la  grandeur  ? 

Mais  précisément  à  cette  époque,  le  ministère 
semble  avoir  été  frappé  d'impuissance.  Cette  force 
qu'il  vient  d'acquérir,  il  ne  sait  qu'en  faire.  Cette 
majorité,  à  la  formation  de  laquelle  il  a  tout  subor- 
donné, il  ne  peut  ni  la  diriger  ni  l'occuper.  Elle 
se  disloque  et  s'énerve  entre  ses  mains.  Est-ce 
maladresse  et  stérilité  d'un  ministre  plus  orateur 
qu'homme  d'action,  ou  inconsistance  d'un  parti 
conservateur  fondé  moins  sur  des  principes  que 
sur  des  intérêts?  Est-ce,  chez  l'un  et  chez  l'autre, 
lassitude  d'un  pouvoir  placé,  depuis  plus  de  six 
ans,  dans  les  mêmes  mains?  A  la  fin  de  la  session 
de  1847,  moins  d'un  an  après  le  triomphe  des  élec- 
tions, sans  que  le  gouvernement  ait  subi  du  dehors 
aucune  attaque  sérieuse,  par  l'effet  d'une  maladie 
mystérieuse,  d'une  sorte  de  dissolution  intérieure, 
chacun  a  le  sentiment  que  ministère  et  majorité 
sont  plus  bas  qu'ils  n'ont  jamais  été  :  partout  le 
malaise,  le  marasme  et  comme  un  défaut  de  sécu- 
rité morale.  Le  mal  est  tel,  que  les  amis  du  mi- 
nistère sont  les  premiers  à  le  reconnaître;  les  uns 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  453 

après  les  autres,  ils  poussent  d'étranges  cri- 
d'alarme  ;  tous  s'accordent  à  reprocher  au  gou- 
vernement de  n'avoir  pas  gouverné  et  un  conser- 
vateur dissident,  M.  DesniQusseaux  de  Givré, 
voulant  résumer  la  politique  ministérielle,  prononce 
ces  mots  bientôt  fameux  :  «  Rien,  rien,  rien.  » 

Le  mal  dont  une  fée  mauvaise  semblait  avoir 
subitement  frappé  le  ministère,  au  lendemain  de 
son  triomphe,  se  manifesta  dans  les  questions 
religieuses.  Les  catholiques,  inquiets  des  bruits 
qui  couraient  sur  les  hésitations  et  les  divisions  du 
cabinet,  sur  son  incapacité  à  se  décider  pour  une 
réforme  sérieuse,  poussaient  vivement  au  pétition- 
nement  qui  avait  été,  dès  le  début,  un  des  moyens 
d'action  de  leur  parti.  Us  se  félicitaient,  comme 

1  Le  Journal  des  Débats  disait  alors  :  «  La  session  n'a 
pas  été  bonne.  Elle  a  mal  commencé,  elle  a  mal  fini. 
Le  cabinet  s'est  endormi  dans  sa  victoire  électorale.  Ce 
n'est  pas  seulement  le  ministère,  c'est  le  parti  conser- 
vateur qui  ne  résisterait  pas  à  une  seconde  session 
semblable.  Le  ministère  s'est  présenté  sans  idées,  sans 
projets  pour  occuper  la  Chambre.  »  La  Revue  des  Deux- 
Mondes  était  plus  alarmée  encore  :  «  Aujourd'hui,  disait- 
elle,  une  sorte  de  découragement  semble  s'être  emparé 
des  intelligences,  une  inquiétude  sourde  agite  les  imagi- 
nations. Si  nous  avons  la  satisfaction  de  voir  que  Tordre 
matériel  n'a  pas  reçu  d'atteintes..,  sommes-nous  dans 
toutes  les  conditions  de  cette  sécurité  morale  qui  n'est 
pas  un  des  moindres  besoins  de  la  société?  »  Dans  la 
même  Revue,  un  député  ministériel,  à  la  fuis  dévoué 
et  clairvoyant,  M.  d'Haussunville,  déclarait  que  «  le  tort 
réel  du  cabinet  était  de  n'avoir  pas  su  gouverner  cette 
majorité.  » 


454     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

d'un  résultat  considérable,  d'avoir  obtenu  plus  de 
cent  mille  signatures  dans  les  premiers  mois 
de  1847  f.  Enfin,  le  12  avril  de  cette  année,  M.  de 
Salvandy  se  décida  à  déposer  le  projet  promis. 
L'exposé  des  motifs  contrastait  avec  celui  dont 
M.  Villemain  avait  fait  précéder  le  projet  de  18M; 
au  lieu  d'être,  comme  celui-ci,  un  plaidoyer  contre 
la  liberté  d'enseignement,  il  s'inspirait  du  rapport 
du  duc  de  Broglie  et  du  discours  de  M.  Guizot,  et, 
avec  la  pompe  chaleureuse,  habituelle  à  M.  de  Sal- 

1  On  était  alors  bien  loin  des  chiffres  d'aujourd'hui. 
En  1844  on  avait  réuni  20  000  signatures;  en  1845 
et  1846,  80  000.  Le  compte  rendu  du  comité  de  péti- 
tionnement  disait  à  ce  propos  :  «  C'est  quelque  chose 
qu'un  tel  chiffre,  dans  notre  pays  surtout,  où  l'esprit 
public  est  encore  à  peine  initié  à  co  secret  de  la  puis- 
sance représentative...  Aucune  pétition,  de  quelque 
nature  qu'en  ait  été  l'objet,  n'a  jamais  obtenu  en  France 
une  adhésion  plus  considérable.  »  En  1847,  on  arriva 
au  chiffre  de  140  000.  Le  gouvernement  mettait  son 
honneur  à  ne  pas  entraver  l'exercice  du  droit  de  pétition. 
Un  maire  de  Franche-Comté,  qui  ne  l'avait  pas  suffisam- 
ment respecté,  fut  publiquement  blâmé  à  la  tribune  par 
le  ministre  de  i'intérieur.  A  la  même  époque,  un  député 
ayant  prétendu  mettre  en  doute  la  sincérité  des  signa- 
tures et  argué  de  leur  défaut  de  légalisation,  le  président 
l'arrêta  en  lui  disant  que  «  la  Chambre  avait  décidé  qu'il 
ne  serait  jamais  fait  de  recherches  sur  les  signatures  qui 
sont  apposées  au  bas  des  pétitions.  (Assentiment  général.) 
Elle  a  décidé  plusieurs  fois  que  là  légalisation  des  signa- 
tures n'était  pas  nécessaire.  »  Et  comme  M.  de  Falloux 
demandait  la  parole  pour  défendre  les  pétitions,  on  lui 
cria  que  c'était  inutile.  «  Votre  défense,  lui  disait  le 
président,  mettrait  en  doute  le  droit  des  pétitionnaires, 
et  c'est  pour  cela  que  je  ne  puis  l'admettre.  » 


UIAPII'RE  VII.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  455 

vandy,  il  proclamait  le  droit  de  la  famille,  con- 
damnait le  monopole,  rendait  hommage  à  l'action 
de  la  religion  dans  l'éducation  et  reconnaissait 
tout  ce  qu'avaient  de  légitime  les  préoccupations 
du  clergé  en  semblable  matière.  Malheureusement 
le  monument  ne  répondait  pas  au  portique  :  défaut 
d'harmonie  qui  révélait  sans  doute  les  sentiments 
divergents  de  ceux  qui  avaient  participé  à  cette 
construction.  Les  dispositions  proposées,  bien  que 
plus  conciliantes  que  celles  de  1844,  étaient  beau- 
coup moins  larges  et  libérales  que  le  projet  de  1836, 
chaque  jour  plus  regretté  par  les  catholiques  K 
Si  M.  de  Salvandy  était  moins  exigeant  que  M.  VU- 
lemain  dans  les  certificats  et  grades  imposés  à  qui 
voulait  enseigner,  il  l'était  cependant  assez  pour 
que  ces  conditions  équivalussent  souvent  à  une 
interdiction.  Si,  pour  certaines  répressions,  il 
substituait  les  tribunaux  à  l'Université,  il  donnait 
à  celle-ci  des  droits  considérables  de  surveillance, 
de  direction  et  de  juridiction  sur  les  établissements 
libres,  lui  accordait  jusqu'au  pouvoir  de  désigner 

*  Le  Correspondant,  organe  autorisé  des  chefs  du  parti 
catholique,  déclarait  alors  qu'on  eût  été  satisfait  de  voir 
simplement  reprendre  le  projet  de  1836.  L'abbé  Dupan- 
loup  écrivait  à  la  même  époque  :  «  Nous  ne  disons 
qu'une  chose,  c'est  que  le  projet  de  M.  Guizot,  celui 
de  1836,  est  le  seul  projet  vraiment  libéral,  vraiment 
politique,  vraiment  digne  de  la  Charte,  vraiment  conci- 
liateur de  tous  les  droits,  le  seul  vraiment  capable 
d'accomplir  parmi  nous  Le  grand  et  désirable  ouvrage  de 
la  paciiication  religieuse,  i 


456     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

tous  les  livres  de  classe,  et  maintenait  le  certificat 
d'études.  S'il  posait  le  principe  d'un  grand  conseil 
de  l'instruction  publique  plus  large  que  le  conseil 
royal  de  l'Université,  il  faisait,  dans  ce  conseil, 
une  part  dérisoire  aux  éléments  non  universitaires. 
Enfin  si,  pour  les  congrégations  religieuses,  il 
n'exigeait  plus  de  déclaration,  il  maintenait  l'inter- 
diction d'enseigner.  En  même  temps,  ce  ministre 
dont  on  raillait  souvent  alors  l'activité  un  peu 
brouillonne,  et  qui,  suivant  le  mot  malicieux  de 
M.  Saint-Marc  Girardin,  cherchait  à  «  s'immorta- 
liser» ,  proposait  une  loi  sur  l'instruction  primaire, 
à  laquelle  on  reprochait  de  diminuer  les  libertés 
concédées  par  la  loi  de  1833,  et  deux  lois  sur  l'en- 
seignement du  droit  et  de  la  médecine,  où  il  ne 
paraissait  même  pas  se  douter  qu'il  pût  être  ques- 
tion de  liberté  de  l'enseignement  supérieur,  disant 
à  ceux  qui  réclamaient  cette  liberté  :  «  Le  gouver- 
nement n'est  pas  préparé  au  fait,  et  il  nie  le  droit.  » 

On  était  loin  des  espérances  qu'avaient  fait  con- 
cevoir, aux  catholiques,  les  sentiments  personnels 
de  M.  de  Salvandy  et  surtout  le  mémorable  dis- 
cours de  M.  Guizot.  Aussi  l'abbé  Dupanloup,  si 
disposé  qu'il  fut  à  la  conciliation,  publiait-il  une 
critique  nette  et  ferme,  bien  que  toujours  cour- 
toise du  projet.  Le  comité  pour  la  défense  de  la 
liberté  religieuse  disait,  dans  une  de  ses  circulaires  : 


Jamais  l'attente  publique  n'a  été  plus  complète- 
ment trompée.  On  nous  avait  promis  la  liberté,  on 


CHAPITRE  VII,  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  457 


ne  nous  en  donne  môme  pas  le  semblant...  Cette  loi 
ne  peut  ni  ne  doit  satisfaire  aucune  opinion,  pas  plus 
les  partisans  du  monopole  que  les  amis  de  la  liberté. 
Il  n'est  peut-être  personne  en  France,  excepté  M.  le 
comte  de  Salvandy  lui-même,  qui  puisse  voir  là  une 
bonne  loi  et  une  solution  définitive. 

«  La  lutte  doit  être  reprise  avec  plus  d'énergie 
que  jamais  »,  disait,  en  terminant,  la  circulaire. 
Le  comité  multipliait  en  eiïet  ses  appels,  ses  objur- 
gations, pour  ramener  l'armée  catholique  au  com- 
bat. Son  insistance  môme  révélait  qu'il  rencontrait 
quelque  inertie.  Etait-ce  lassitude  d'une  lutte  déjà 
bien  longue  pour  des  hommes  dont  le  tempérament 
n'était  pas  militant?  Etait-ce  difficulté  de  se 
remettre  en  train,  après  la  mésaventure  de  1845  et 
la  trêve  qui  avait  suivi  ?  Était-ce  certitude  qu'avec 
les  progrès  déjà  faits,  le  succès  final  n'était  qu'une 
question  de  temps,  et  que,  tôt  ou  tard,  le  gouver- 
nement se  déciderait  de  lui-même  à  faire  le  dernier 
pas?  Etait-ce  répugnance  à  augmenter  les  embarras 
d'un  ministère  déjà  affaibli,  et  dont  la  chute  livre- 
rait le  pouvoir  à  M.  Thiers,  plus  engagé  que  jamais 
avec  les  partis  révolutionnires  ?  Toujours  est-il 
qu'on  ne  parvenait  pas  à  exciter  un  mouvement 
pareil  à  celui  qu'avait  provoqué  le  projet  de  1844. 
Ce  n'était  pas  seulement  l'épiscopat,  mais  aussi 
une  partie  des  laïques  qui  se  tenaient  à  l'écart.  Le 
Correspondant  disait,  le  *25  mai  1847  :  ta  Une 
portion  de  notre  armée  reste  encore  l'arme  au 
bras,  faute  de  comprendre  assez  la  nécessité  de 

26 


458     CHAPITRE  VII.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

renouveler  la  bataille.  »  M.  de  Montalembert,  qui 
ne  connaissait  ni  la  fatigue  ni  le  refroidissement, 
se  plaignait,  avec  une  amertume  singulière,  de  ceux 
qui  «  avaient  cru  pouvoir  puiser  de  la  force  dans 
le  silence,  préférer  la  trêve  à  la  lutte  et  ne  prendre 
pour  arme,  contre  les  implacables  ennemis  de  la 
liberté,  qu'une  béate  confiance  dans  leurs  bonnes 
intentions.  »  De  quel  ton  il  raillait  ces  catholiques 
dont  «  la  fonction  propre  est  le  sommeil  »,  et  flé- 
trissait leur  «  incurable  mollesse  »,  leur  «  lâcheté 
persévérante  1  !  » 

Pour  avoir  mécontenté  les  catholiques,  M.  de 
Salvandy  n'avait  pas  satisfait  leurs  adversaires.  A 
peine  le  projet  connu,  le  Journal  des  Débats,  le 
Constitutionnel  et  le  National  ne  l'attaquèrent 
pas  moins  que  V  Univers.  Ces  hostilités  se  firent  jour 
dans  la  Chambre.  Le  ministre  s'y  était  cru  d'abord 
sûr  de  la  victoire  :  dans  la  nomination  de  la  com- 
mission, il  était  parvenu  à  faire  passer,  sur  neuf 
membres,  sept  ministériels,  dont  cinq  fonction- 
naires; mais,  fidèle  à  l'esprit  de  son  projet,  il  avait 
écarté  ceux  de  ses  amis  qui  étaient  nettement 
partisans  de  la  liberté  d'enseignement.  Dès  lors  les 
commissaires  se  trouvèrent  accessibles  aux  sugges- 
tions des  ennemis  du  clergé  :  poussés  d'un  coté 
par  M.  Thiers,  de  l'autre  par  le  Journal  des  Débats 
qui,  sur  les  questions  religieuses,  appuyait  tou- 
jours l'opposition,  ils  en  vinrent  à  faire  échec  au 

1  Du  rapport  de  M.  Liadières  sur  le  projet  de  loi  relatif  à 
la  liberté  d'enseignement  (1847). 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  459 

ministre,  modifièrent  le  projet  dans  un  sens  res- 
trictif, et  notamment  rétablirent  l'obligation,  pour 
tout  professeur,  d'affirmer  qu'il  n'était  pas  membre 
d'une  congrégation.  Les  travaux  de  cette  com- 
mission aboutirent  à  un  rapport  rédigé  par  M.  Lia- 
dières,  œuvre  vulgaire,  tout  imprégnée  de  préoc- 
cupations voltairiennes,  et  qui,  surplus  d'un  point, 
était  la  contradiction  de  l'exposé  des  motifs  de 
M.  de  Salvandy.  Aussitôt  mis  en  pièces  par  M.  de 
Montalembert,  dans  un  écrit  d'une  ironie  terrible, 
ce  rapport  ne  devait  pas  être  plus  discuté  que  ne 
l'avait  été  celui  de  M.  Thiers. 

V 

Si  les  évêques  ne  s'étaient  pas  mêlés  aux  con- 
troverses publiques  soulevées  par  le  projet  de 
18/i7,  et  si,  depuis  1845,  ils  semblaient  s'être 
imposé  tant  de  réserve,  ce  n'est  pas  qu'ils  se  fus- 
sent davantage  rapprochés  du  gouvernement. 
Divers  symptômes  tendraient  plutôt  à  faire  sup- 
poser le  contraire,  et  nous  n'en  voudrions  d'autre 
indice  que  les  relations  de  plus  en  plus  tendues 
qu'avait,  avec  la  cour,  Mgr  Aflre,  prélat  cependant 
fort  désireux  de  voir  régner  l'accord  entre  le  clergé 
et  la  monarchie  de  Juillet l.  A  propos,  tantôt  de  la 
liberté  d'enseignement,  tantôt  de  quelque  appli- 
cation puérilement  taquine  des  articles  organiques, 

1  Voir  la  Vie  de  M<jr  A/fre  par  L'&bbé  ûftticp. 


•460     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LDTTE 

le  roi  et  le  prélat  échangeaient  des  explications 
dont  le  ton  différait  singulièrement  de  leurs  pre- 
miers entretiens.  «  Permettez-moi  d'ajouter,  sire, 
disait  un  jour  Mgr  Affre  à  la  fin  d'une  de  ces  con- 
versations, que  le  gouvernement  du  roi  gagnerait 
beaucoup  dans  l'estime  de  tous,  en  laissant  à 
l'Église  son  indépendance.  »  —  Le  roi  se  leva, 
croisa  les  bras  et  s'écria  :  «  Ainsi  je  suis  un  persé- 
cuteur de  l'Église!  —  Non,  sire,  reprit  l'arche- 
vêque, mais  je  maintiens  que  le  gouvernement 
serait  plus  aimé,  s'il  ne  contrariait  pas  notre  action 
par  de  fréquentes  et  inutiles  tracasseries.  — Allons, 
bonjour,  monsieur  l'archevêque,  bonjour.  »  Parfois 
le  roi,  que  l'âge  rendait  plus  irritable  et  plus  impé- 
rieux, s'emportait  en  paroles  véhémentes  et  com- 
minatoires, où  il  y  avait  du  reste  souvent  plus  de 
calcul  que  de  colère  et  surtout  que  d'animosité 
efficace  :  «  Je  lui  ai  fait  une  peur  de  chien  », 
disait-il  après  quelque  scène  de  ce  genre;  mais 
pour  rien  au  monde  il  n'eût  touché  à  un  cheveu 
de  la  tête  du  prélat.  Il  se  trompait  d'ailleurs  sur 
l'effet  de  ses  menaces  :  l'archevêque  sortait  des 
Tuileries  plus  attristé  et  mécontent  qu'il  n'était 
effrayé.  «  Ces  gens-là,  disait-il,  ne  voient  dans  la 
religion  qu'une  machine  gouvernementale;  ils  ne 
se  doutent  pas  que  nous  avons  une  conscience.  » 
Vers  la  fin  de  1846,  Mgr  Affre  crut  même  avoir 
assez  à  se  plaindre  du  gouvernement,  pour  faire 
une  démarche  plus  grave.  11  réunit  plusieurs  évê- 
ques  à  Saint- Germain  et,  de  concert  avec  eux, 


CHAPITRE  VH.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  461 

exposa  ses  griefs  dans  un  mémoire  au  pape  qui 
fut  porté  à  Rome  par  M.  de  la  Bouillerie,  après 
avoir  été  communiqué  aux  archevêques  de  France 
et  signé  par  la  plupart  d'entre  eux.  Quelque  chose 
transpira  de  cette  réunion  et  de  ce  voyage.  Le  roi 
irrité  fit  de  vifs  reproches  à  l'archevêque.  Celui-ci, 
voyant  son  secret  à  demi  découvert,  se  décida  à 
adresser  directement  au  ministre  des  cultes  le  mé- 
moire qu'il  avait  envoyé  au  pape.  Il  y  reconnais- 
sait d'abord  hautement  les  services  rendus  par  le 
gouvernement  à  l'Église,  après  1830,  rappelait  le 
rapprochement  qui  en  était  résulté  entre  le  clergé 
et  la  monarchie,  mais  qui  s'était  arrêté  quand  on 
avait  vu  celle-ci  se  refuser  à  remplir  la  promesse 
de  la  liberté  d'enseignement.  Il  énumérait  ensuite 
longuement  ses  sujets  de  plainte  :  application  vexa- 
toire  de  plusieurs  articles  organiques;  usage  peu 
favorable  à  la  religion  des  pouvoirs  appartenant  à 
l'administration  pour  les  établissements  d'instruc- 
tion, choix  de  curés,  érections  de  paroisse,  auto- 
risations de  quête,  etc.  ;  dispositions  peu  bienveil- 
lantes des  fonctionnaires  envers  le  clergé,  contre 
lequel  on  écoutait  volontiers  les  dénonciations,  et 
auquel  on  donnait  toujours  tort  dans  les  conflits 
entre  maires  et  curés.  L'archevêque  ne  demandait 
pas  un  changement  de  conduite  immédiat  et  total  ; 
il  exprimait  seulement  le  vœu  de  voir  se  mani- 
fester une  tendance  meilleure. 

Plus  que  jamais  le  gouvernement  de  Juillet  au- 
rait eu  besoin  d'être  en  bonnes  relations  avec  le 

26. 


462     CHAHTRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

corps  qui  représentait  la  plus  grande  des  forces 
morales.  Il  avait  alors  à  se  défendre  contre  une 
insurrection  d'un  genre  nouveau.  L'opposition, 
sans  titre  cependant  à  se  porter  champion  de  l'aus- 
térité, avait  imaginé  de  soulever  l'opinion  contre 
le  ministère,  et,  en  réalité,  contre  la  monarchie, 
contre  la  bourgeoisie  régnante,  au  cri  de  :  «  A  bas 
la  corruption!  »  exagérant  dans  ce  dessein  des 
abus  réels,  mais  qui  n'avaient  rien  de  nouveau; 
prenant  prétexte  de  cet  affaiblissement  du  sens 
moral,  qui  était  moins  le  fruit  d'un  régime  parti- 
culier, que  le  mal  de  nos  révolutions  successives1; 
exploitant,  avec  une  indignation  perfide  et  une  joie 
cynique,  les  malheurs  et  les  scandales  qu'une  sorte 
de  coup  de  vent  malsain  accumulait,  à  cette  heure 
néfaste,  où  le  drame  de  Praslin  succédait  au  procès 
Teste  et  Cubières;  faisant,  autour  de  chaque  inci- 
dent, un  effroyable  tapage  de  presse  et  de  tribune; 
se  plaisant  à  retenir  les  ministres  sur  la  plus  humi- 
liante des  sellettes,  dans  des  discussions  parle- 
mentaires devenues  si  fréquentes,  qu'on  leur  avait 
donné  un  nom  et  qu'on  les  appelait  «  les  séances 
de  corruption  ù  ;  parvenue  h  convaincre  beaucoup 
d'honnêtes  gens,  qu'ils  étaient  gouvernés  par  une 

1  M.  Guizot  le  faisait  remarquer  alors  à  la  tribune  : 
«  Le  pays  a  traversé  des  temps  de  grands  désordres,  le 
règne  de  la  force,  et  souvent  de  la  force  anarchique  ;  il 
en  est  résulté  un  certain  affaiblissement,  je  le  reconnais, 
des  croyances  morales  et  des  sentiments  moraux;  il  y  a 
moins  de  force,  de  vigueur,  et  dans  la  réprobation,  et 
dans  l'approbation  morales.  » 


CHAPITRE  VII.  EES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  463 

coterie  sans  moralité  et  sans  honneur;  répandant 
chez  eux  un  malaise  inquiet,  un  dégoût  irrité, 
comme  le  sentiment  d'une  société  qui  se  dissout1, 
et  préparant  ainsi,  qu'elle  le  voulut  ou  non,  la 
révolution  que  Lamartine,  pour  couronner  cette 
meurtrière  campagne,  aura  bientôt  l'insultante 
prétention  d'appeler  «  la  révolution  du  mépris  ». 
N'est-ce  pas  à  ce  moment  aussi  qu'en  dehors  des 
régions  parlementaires  croissait  le  péril  social, 
qu'au  désordre  littéraire  du  roman-feuilleton  réha- 
bilitant l'adultère,  la  courtisane  et  le  forçat,  suc- 
cédait le  désordre  politique  des  histoires  démago- 
giques réhabilitant  audacieusement  1793 2  ?  N'est-ce 
pas  tà  ce  moment  que,  plus  bas  encore,  l'agitation 
socialiste  se  développait  et  s'exaspérait,  dans  les 
sou firan ces  et  les  colères  de  cette  année  vraiment 
maudite,  où  la  crise  commerciale  et  la  disette  ve- 
naient s'ajouter  à  tant  de  catastrophes  morales  ? 
Or,  pour  remédier  à  ces  maux,  pour  garder  ou 

1  M.  de  Tocquoville  écrivait  à  M.  de  Gorcelles,  le 
27  août  1847  :  «  J'ai  trouvé  ce  pays-ci  sans  passion  po- 
litique, mais  dans  un  bien  redoutable  état  moral.  Nous 
ne  sommes  pas  près  peut-être  d'une  révolution;  niais 
c'est  assurément  ainsi  que  les  révolutions  se  préparent. 
L'effet  produit  par  le  procès  Gubières  a  été  immense. 
L'horrible  histoire  dont  on  s'occupe  depuis  huit  jours 
(l'affaire  Praslim  est  do  nature  à  jeter  une  terreur  vague 
et  un  malaiso  profond  dans  les  âmes.  Elle  produit  cet 
effet,  je  le  confesse,  sur  la  mienne.  » 

2  C'est  en  1847  qu'étaient  publiés,  presque  simulta- 
nément, les  Girondins  de  Lamartine,  V Histoire  de  la 
Révolution  de  Michelet  et  celle  de  M.  Louis  Blanc. 


464     CHAPITRE  VII.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

rendre  au  pouvoir  la  considération  que  les  meneurs 
de  la  campagne  de  corruption  cherchaient  à  lui 
retirer;  pour  compenser,  dans  cette  lutte,  ce  que 
l'origine  révolutionnaire  de  la  monarchie,  son 
renom  de  scepticisme,  la  préférence  qu'elle  avait 
été  souvent  obligée  de  donner  aux  expédients  sur 
les  principes,  le  terre  à  terre  un  peu  utilitaire  et 
matérialiste  des  classes  sur  lesquelles  elle  s'ap- 
puyait, étaient  à  son  prestige,  —  quoi  de  plus 
efficace  que  de  montrer  ce  gouvernement  non  plus 
occupé,  comme  on  le  lui  reprochait,  à  prêcher 
l'enrichissement  général,  mais  soucieux  des  plus 
hautes  questions  religieuses  et  morales  et  s' em- 
ployant à  les  résoudre?  Le  concours  et,  en  quelque 
sorte,  la  caution  donnée  par  les  catholiques  satis- 
faits et  reconnaissants  ne  pèseraient-ils  pas  plus, 
dans  la  balance  de  l'estime  publique,  que  la  pudeur 
effarouchée  et  l'indignation  tapageuse  de  M.  Gré- 
mieux  ou  de  M.  de  Girardin  ne  trouvant  pas 
M.  Guizot  d'une  probité  assez  scrupuleuse?  M.  de 
Tocqueville  déclarait,  en  septembre  1847,  la  révo- 
lution inévitable  «  si  quelque  chose  ne  venait  pas 
relever  le  ton  des  âmes  ».  Quelle  meilleure  ma- 
nière de  «  relever  le  ton  des  âmes  »  que  de  les 
détourner  des  misères  d'une  politique  rabaissée, 
pour  les  diriger  vers  cette  œuvre  capitale  qui  est  le 
grand  problème  du  dix-neuvième  siècle,  le  rappro- 
chement entre  l'État  moderne  et  l'Église  antique, 
entre  la  liberté  et  la  foi?  N'était-ce  pas  enfin,  dans 
la  religion  plus  libre  et  par  cela  même  plus  efficace, 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  465 

que  des  hommes  d'Etat  clairvoyants  devaient  cher- 
cher le  remède  au  malaise  des  imaginations  et  des 
consciences,  le  moyen  de  résister  à  ce  péril  de  la 
révolution  et  du  socialisme,  qu'il  devenait  cepen- 
dant difficile,  quelques  mois  avant  le  24  février, 
de  ne  pas  trouver  plus  menaçant  que  celui  des 
jésuites  ! 

A  cette  époque  même,  11.  de  Montalembert,  pas- 
sant en  revue,  h  la  tribune  des  pairs,  la  situation 
politique,  montrait  la  stérilité  de  cette  session 
commencée  avec  une  majorité  si  triomphante,  et 
cette  majorité  «  tout  d'un  coup  épuisée,  dévorée 
par  je  ne  sais  quel  mal  intérieur  qui  l'a  jetée  fa- 
tiguée, impuissante  au  milieu  de  toutes  les  misères 
de  la  plus  petite  politique  qu'on  ait  jamais  vue;  » 
il  signalait  aussi  tout  ce  qui  manquait  à  l'ordre 
matériel  et  moral,  puis  s'écriait,  en  s'adressant 
directement  à  M.  Guizot  : 

Qu'y  a-t-il  de  plus  infirme  dans  ce  pays?  Vous 
l'avez  proclamé  avec  plus  d'éloquence  que  personne, 
avec  une  éloquence  incomparable!  C'est  l'état  des 
Ames;  c'est  elles  qui  ont  besoin  qu'on  leur  prêche 
le  dévouement,  le  désintéressement,  la  pureté;  c'est 
l'éducation  morale  de  ce  pays  qui  est,  sinon  à  re- 
faire, du  moins  à  modifier  et  à  épurer  profondément. 
Et  comment  vous  y  prendrez-vous?  C'est  une  bana- 
lité que  de  le  dire,  vous  ne  pouvez  vous  y  prendre 
sérieusement  que  par  celte  forte  discipline  des  âmes 
et  des  consciences  qui  se  trouve  dans  la  religion.  Et 
comment  fortifieriez-vous  son  action?  Est-ce  par  un 


46G     CHAPITRE  VII.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

privilège  quelconque?  Non.  Est-ce  par  des  faveurs, 
par  une  protection  affichée?  Non,  mille  fois  non. 
Est-ce  par  une  intervention  quelconque  de  cette 
auguste  action  clans  l'action  politique?  Encore  une 
fois  non,  toujours  non.  Par  quoi  donc?  Par  la  li- 
berté que  nous  garantissent  et  nous  promettent  la 
Charte,  le  bon  sens  et  la  raison;  par  la  liberté  du 
dévouement,  du  désintéressement  et  de  la  charité. 
Qu'avez-vous  fait  pour  assurer  cette  liberté?  Rien. 

Et  il  demandait  comment  M.  Guizot,  avec  ses 
doctrines  personnelles,  avec  les  exemples  que  lui 
donnaient  alors  les  hommes  d'État  anglais,  «  s'était 
résigné  à  passer  au  pouvoir,  sans  y  laisser  une  seule 
trace  de  son  dévouement  à  la  liberté  religieuse?  » 

La  réponse  du  ministre  eut  un  accent  parti- 
culier. Plus  que  jamais  on  put  entrevoir,  dans  ses 
paroles,  comme  un  hommage  involontaire  à  la 
cause  de  son  contradicteur  et  un  regret  d'être 
obligé,  par  situation,  à  la  combattre.  Il  commença 
par  «  remercier  M.  de  Montalembert  du  caractère 
de  la  lutte  qu'il  venait  d'ouvrir.  »  Bien  loin  de 
contester  ce  que  l'orateur  catholique  avait  dit  sur 
la  nécessité  de  développer  la  liberté  et  la  foi  reli- 
gieuses :  «  Je  pense  comme  lui,  s'écria-t-il,  que 
pour  toutes  les  maladies  morales  de  la  société, 
c'est  le  premier  des  remèdes  et  celui  auquel  le 
gouvernement  doit  avant  tout  son  appui.  »  S'il 
n'avait  pas  fait  plus  dans  cet  ordre  d'idées,  c'était 
par  suite  de  préventions  fâcheuses,  qu'il  espérait 
bien  voir  disparaître  un  jour;  puis  il  disait  à  M.  de 


CHAPITRE  VIL   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  467 

Montalembert,  d'un  ton  qui  n'était  pas  celui  dont 
le  ministre,  d'ordinaire  plus  hautain,  combattait 
ses  autres  adversaires  : 

Vous  méconnaissez  bien  souvent  l'état  et  la  pensée 
du  pays...  Si  vous  aviez  le  gouvernement  entre  les 
mains,  si  vous  sentiez  les  difficultés  contre  lesquelles 
il  faut  lutter,  —  permettez-moi  de  vous  le  dire,  vous 
êtes  un  homme  sincère,  un  homme  de  courage,  — 
eh  bien,  je  suis  convaincu  que  vous  ne  feriez  ni  plus 
ni  autrement  que  les  ministres  qui  siègent  sur  ces 
bancs;  ou,  si  vous  faisiez  autrement,  vous  perdriez 
à  l'instant  même,  ou  vous  compromettriez  pour  bien 
longtemps  la  cause  et  les  intérêts  qui  vous  sont 
chers.  Le  pays  est  susceptible  et  malade  à  cet  égard, 
depuis  plus  longtemps  et  pour  plus  longtemps  que 
vous  ne  croyez.  Il  y  a  un  mal  profond  dans  l'état  du 
pays,  au  fond  de  ses  idées  sur  la  religion,  sur  les 
rapports  de  la  religion  avec  la  politique,  de  l'Eglise 
avec  L'État...  Encore  une  fois,  prenez  patience  ;  ayez 
plus  de  confiance  dans  nos  institutions,  et  dans  la 
liberté,  et  dans  le  gouvernement,  et  dans  le  temps. 
Oui,  il  y  a  encore  à  faire  pour  ramener  le  pays  à 
des  idées  plus  justes,  à  des  influences  plus  salu- 
taires, à  des  influences  qui  pénètrent  dans  lésâmes; 
cela  se  fera,  avec  la  prudence  que  nous  y  apportons, 
avec  le  temps  que  nous  y  mettons. 

Si  M.  Guizot  avait  pu  lire  dans  l'avenir,  il  aurait 
compris  la  nécessité  de  se  presser  davantage,  non 
dans  l'intérêt  des  catholiques,  mais  dans  celui  de 
la  monarchie  elle-même  ;  car  c'est  à  elle  qu'allait 


•468     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

manquer,  pour  s'honorer  par  cet  acte  de  justice, 
le  temps  duquel  le  ministre  attendait,  avec  une 
confiance  fondée,  le  plein  triomphe  de  la  liberté 
religieuse.  Quoi  qu'il  en  soit,  n'est-il  pas  évident 
qu'une  cause  ainsi  combattue  est  une  cause  mora- 
lement victorieuse?  De  ces  paroles  ministérielles, 
qui  sont  comme  les  novissima  verba  du  gouverne- 
ment de  Juillet  dans  ces  questions,  ressort  un  aveu 
solennel  que  le  succès  des  idées  défendues  par 
M.  de  Montalembert  était  désirable  et  certain  dans 
un  délai  plus  ou  moins  éloigné.  Telle  était,  en  effet, 
la  vérité  qui  s'imposait  alors  aux  amis  comme  aux 
adversaires.  En  dépit  des  déceptions,  des  résis- 
tances ou  des  défaillances  du  moment,  cette  espé- 
rance dominait,  se  dégageait  de  tous  les  faits,  même 
de  ceux  qui,  au  premier  abord,  pouvaient  paraître 
contraires.  Gomment  se  produirait  le  dénoûment, 
dès  ce  moment  prévu  et  inévitable?  Par  quels 
moyens  triompherait-on  des  derniers  obstacles? 
Combien  faudrait-il  de  temps?  Les  politiques  les 
plus  clairvoyants  eussent  été  embarrassés  de  le 
préciser.  On  voyait  le  but  devant  soi  :  mais  les 
derniers  détours  de  la  route  qui  y  conduisait  échap- 
paient aux  regards.  C'est  le  moment  que  choisit 
d'ordinaire  la  Providence,  pour  intervenir  par  des 
coups  inattendus,  brouillant  tous  les  calculs  hu- 
mains, brusquant  les  transitions,  mûrissant  en 
quelques  instants  les  solutions  qui  semblaient  en- 
core exiger  de  longues  années. 


CHAPITRE  VII.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES   DE  LUTTE  460 


VI 


Il  est  dans  l'histoire  des  époques  heureuses  où 
tout  est  amour,  espoir  et  foi,  où  l'humanité  croit 
voir  disparaître  les  difficultés  qui  pesaient  sur  elle 
et  toucher  à  la  réalisation  de  ses  rêves  les  plus 
ambitieux;  époques  bien  courtes  et  trop  souvent 
suivies  de  cruelles  déceptions,  mais  qui,  malgré 
tout,  laissent  chez  ceux  qui  y  ont  vécu  une  impres- 
sion à  la  fois  charmante  et  ineffaçable.  Notre  géné- 
ration, durement  partagée,  n'a  connu  aucune  de 
ces  époques  ;  la  dernière  de  ce  siècle  a  été  le  début 
du  règne  de  Pie  IX.  Parmi  ceux  qui  nous  ont  pré- 
cédés et  qui  avaient  alors  âge  d'homme,  en  est-il 
un  qui  ne  se  souvienne  de  l'effet  produit  quand, 
—  à  un  Pontife  fatigué,  découragé,  se  sentant  trop 
vieux  et  trop  faible  pour  changer  lui-môme  sa 
politique  à  la  fois  un  peu  inerte  et  rigoureuse, 
timide  et  obstinée,  —  on  vit,  par  un  choix  assez 
imprévu  pour  être  manifestement  d'inspiration 
supérieure,  succéder  un  pape  jeune,  généreux, 
d'une  sincérité  scrupuleuse,  ouvert  à  toutes  les 
sympathies  humaines  ;  abordant  l'œuvre  de  réforme 
avec  la  libéralité  la  plus  confiante,  même  avec  une 
sorte  de  candeur,périlleuse  peut-être,  mais  singu- 
lièrement touchante  jusque  dans  les  tâtonnements 
ou  les  témérités  inconscientes  de  son  inexpérience  ; 
accordant  l'amnistie,  opérant  motu  proprio  les 


470     CHAPITRE  Vit.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

changements  les  plus  désirés  :  administration 
laïque,  conseil  d'État  en  partie  électif,  autonomie 
municipale,  et  bientôt  même  allant,  hélas!  jusqu'à 
instituer  à  Rome  cette  garde  nationale  qu'on  con- 
sidérait alors  comme  une  des  premières  garanties 
de  la  liberté  publique;  étendant  d'ailleurs  son 
regard  et  son  action  au  delà  des  limites  étroites 
de  son  État,  et  se  faisant  dire  par  le  cardinal 
Altieri,  lors  de  l'inauguration  des  travaux  de  la 
Consulte  :  «  Dès  l'origine  de  son  pontificat,  Votre 
Sainteté  a  entrepris  de  concilier  les  progrès  de  la 
civilisation  du  siècle  avec  les  principes  éternels  de 
la  religion  catholique  ;  alliance  admirable  qui  d'un 
côté  assure  à  l'Église  une  plus  grande  indépen- 
dance et  prépare  de  nouveaux  triomphes  à  la  foi, 
de  l'autre  apporte  aux  peuples  la  force  et  le  salut.  » 
Le  nouveau  Pontife  vivait  au  milieu  d'ovations  con- 
tinuelles, comme  seuls  les  Italiens  savent  les  faire. 
Il  ne  pouvait  sortir  sans  être  entouré  d'une  foule, 
ivre  d'enthousiasme  et  d'amour,  qui  lui  criait  : 
Coraggio,  Santo  Padre,  viva  il padre  del popolo! 
et  qui  se  précipitait  à  ses  pieds  en  implorant  sa 
bénédiction.  Tantôt  des  jeunes  gens  dételaient  ses 
chevaux  pour  le  traîner,  tantôt  sa  voiture  était 
couverte  de  fleurs.  Les  affiches  annonçant  les  dé- 
crets de  clémence  et  de  réforme  apparaissaient  le 
matin  encadrées  de  guirlandes  de  feuillage.  Puis 
venaient  ce  que,  dans  la  langue  du  pays,  on  appelait 
les  dimostrazioni  in  piazza  :  d'immenses  proces- 
sions traversaient  la  ville,  drapeaux  en  tête,  chan- 


CHAPITRE  VIT.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  471 

tant  l'hymne  de  Pie  IX;  sur  leur  passage,  les  fenê- 
tres se  pavoisaient,  les  mouchoirs  s'agitaient;  quel- 
quefois, le  jour  étant  tombé,  la  scène  était  éclairée 
par  les  torches  des  manifestants  et  par  les  illumi- 
nations des  maisons.  Arrivé  sur  la  grande  place  du 
Quirinal,  on  demandait  le  Pape  qui  s'avançait  sur 
le  balcon  ;  alors,  levant  les  bras,  de  cette  voix 
incomparable  qui  à  elle  seule  eût  suffi  à  ravir  les 
Romains,  il  bénissait  la  foule  agenouillée,  à  la  lueur 
fantastique  de  feux  de  Bengale  subitement  allumés. 

Le  contre-coup  de  cet  événement  si  surprenant 
se  faisait  sentir  en  France  et  y  modifiait  considé- 
rablement la  situation  des  catholiques.  Tout  d'a- 
bord ceux  qui,  pendant  le  pontificat  précédent, 
avaient  souffert  et  s'étaient  plaints,  avec  Mgr  Pa- 
risis,  de  n'avoir  pu  obtenir  de  Rome  une  approba- 
tion de  leur  tactique  libérale,  jouissaient  de  ren- 
contrer un  encouragement  et  comme  une  ratifica- 
tion dans  la  conduite  de  Pie  TX.  Le  môme  évêque 
de  Langres,  terminant  alors  son  livre  des  Cas  de 
conscience,  se  félicitait  de  ce  que  «  ses  paroles 
trouvaient  maintenant  un  appui  dans  le  plus  grand 
exemple  qui  puisse  être  donné  à  la  terre.  »  M.  de 
Montalembert  revendiquait,  pour  les  chefs  du  mou- 
vement catholique  en  France,  l'honneur  d'avoir 
été,  dans  leur  sphère,  «  les  précurseurs  du  pape 
actuel.  »  M.  Veuillot,  applaudissant  aux  plus  libé- 
rales hardiesses  du  nouveau  pontificat,  y  recon- 
naissait «  la  consécration  romaine  des  idées  qu'il 
défendait  en  France  depuis  longtemps.  »  Le  Pontife 


472     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

saisissait  d'ailleurs  la  première  occasion  de  louer 
publiquement  la  façon  dont  les  évêques  français 
avaient  combattu  pour  la  liberté  de  l'Église    «  Je 
ne  comprends  pas,  disait-il  au  cardinal  de  Bonald, 
qu'on  s'étonne  que  vous  réclamiez  la  liberté  d'en- 
seignement, puisqu'elle  est  dans  votre  constitu- 
tion.. .  11  faut  bien  que  l'Église  ait  la  liberté,  puisque 
ses  adversaires  l'ont  :  il  faut  être  à  armes  égales.  » 
Recevant  l'abbé  Dupanloup,  il  louait  l'épiscopat 
français  et  particulièrement  M.  de  Montalembert. 
«  Son  nom  seul  est  un  éloge,  disait-il.  E  un  vero 
campione...  On  lit  toujours  avec  plaisir  tout  ce 
qu'il  dit,  tout  ce  qu'il  écrit,  parce  qu'il  y  a  de 
l'âme  »,  puis,  ne  trouvant  pas  le  mot  français  : 
«  de  la  fantasia,  continua-t-il,  de  l'imagination, 
de  la  chaleur  enfin.  »  Seulement,  il  recomman- 
dait «  la  charité  »  dans  la  polémique,  et  trouvait 
que  les  écrits  de  l'auteur  de  la  Pacification  reli- 
gieuse étaient  un  modèle  «  de  fermeté  et  de  conci- 
liation ».  Aussi,  résumant  ses  impressions,  l'abbé 
Dupanloup  pouvait  écrire  à  M.  de  Vatimesnil  : 

La  conséquence  finale  de  toutes  ces  observations 
que  j'aime  h  vous  dire,  Monsieur,  c'est  que  nous 
savons  désormais  ce  que  nous  avons  à  faire.  Il  est 
évident  qu'à  Rome  on  approuve  nos  réclamations  en 
faveur  de  la  liberté  d'enseignement,  on  admire  le 
courage  de  nos  évoques,  on  applaudit  aux  défenseurs 
de  la  liberté  de  l'Église  ;  on  blâme  seulement,  mais 

1  Allocution  du  18  juin  1847. 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  473 

sévèrement,  je  dois  l'avouer,  les  défauts  de  forme  et 
de  modération  en  toute  espèce  d'écrits 

L'évolution  accomplie  au  siège  de  la  chrétienté 
avait  un  résultat  plus  considérable  encore.  L'en- 
thousiasme débordant  de  Rome  ne  s'était  pas  seu- 
lement répandu  en  Italie;  il  avait  franchi  les  Alpes. 
Partout  c'était  un  long  applaudissement  qui  se  pro- 
longeait jusque  chez  les  protestants  et  les  infidèles. 
En  Angleterre,  lord  John  Russel  louait  publique- 
ment Pie  IX.  Pour  la  première  fois,  un  président 
des  États-Unis  rendait  hommage  au  pape  dans  son 
message.  Il  n'était  pas  jusqu'au  sultan  qui  n'en- 
voyât un  ambassadeur  porter  son  tribut  d'admira- 
tion au  nouveau  Salomon.  Nul  n'eut  alors  songé  à 
contredire  M.  de  Montalembert,  s'écriant  à  la  tri- 
bune des  pairs,  que  le  pape  était  «  devenu  l'idole 
de  l'Europe  ».  Mais  c'est  surtout  en  France,  dans 
cette  France  de  1830  qui  se  vantait  d'être  la  fille 
de  Voltaire,  et  qui  naguère  paraissait  presque  tout 
entière  soulevée  contre  le  clergé,  qu'il  y  avait 
comme  une  émulation  d'enthousiasme.  Les  deux 
Chambres,  dans  leurs  adresses,  félicitaient  Pie  IX 
d'avoir  inauguré  une  «  ère  nouvelle  de  civilisation 
et  de  liberté  ».  Tous  les  orateurs,  ministres  ou 
opposants,  ceux  mêmes  qui  tout  à  l'heure  étaient 

1  Ces  renseignements  sont  contenus  dans  une  lettre 
inédite,  écrite  de  Rome  le  20  janvier  18'i7,  par  M.  Dupan- 
loup  à  M.  de  Yatimesnil,  lettre  dont  nûe  bienveillante 
communication  de  M.  de  Vatimesnil  fils  nous  a  permis 
d'avoir  connaissance. 


474     CHAPITRE  YII.   LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

les  plus  animés  contre  les  catholiques,  se  joignaient, 
de  gré  ou  de  force,  à  cet  universel  vivat  *.  Le  re- 
proche que  l'opposition  faisait  au  gouvernement 
était  de  ne  pas  admirer  assez  Pie  IX.  Les  feuilles 
de  gauche  accusaient  le  préfet  de  police  d'avoir 
interdit,  dans  les  concerts  publics,  un  hymne  au 
pape.  L'intolérance  de  leur  zèle  de  néophytes 
trouvait  même  les  évêques  trop  froids,  et  le  car- 
dinal de  Bonald,  ainsi  accusé  par  le  National \ 
écrivait  à  ce  journal  pour  déclarer  qu'il  avait  hau- 
tement, conseillé  les  réformes  du  nouveau  règne. 
Il  n'était  pas  jusqu'aux  banquets,  préludes  de  la 

1  M.  Guizot  saluait,  comme  un  des  plus  grands  faits 
du  siècle,  a  Pie  IX  accomplissant  la  réconciliation  de 
l'Église  catholique  avec  la  société  moderne.  »  —  M.  de 
Lamartine  appelait  cela  a  une  immense  bonne  fortune 
de  l'humanité.  »  —  M.  Thiers  disait  :  «  Un  saint  Pon- 
tife, qui  joint  à  la  piété  d'un  prêtre  les  lumières  d'un 
prince  éclairé,  a  formé  ce  projet  si  noble  de  conjurer  les 
révolutions,  en  accordant  aux  peuples  la  satisfaction  de 
leurs  justes  besoins.  C'est  une  œuvre  admirable!...  »  Et 
l'orateur  terminait  en  poussant,  en  pleine  Chambre  des 
députés,  le  cri  des  rues  de  Rome  :  «  Courage,  Saint- 
Père  !»  —  M.  Odilon  Barrot  comparait  l'œuvre  de  Pie  IX 
aux  «  saintes  entreprises  des  grands  papes  du  moyen 
âge  ».  —  M.  de  Salvandy,  à  la  distribution  des  prix  du 
concours  de  1847,  parlait  de  ce  Pontife  qui  «  faisait  re- 
monter vers  Dieu,  de  Rome  et  de  tcut  l'univers,  autant 
de  bénédictions  que  sa  main  en  versa  ».  —  M.  Lia- 
dières,  dans,  ce  rapport  où  il  combattait  la  liberté  d'en- 
seignement, se  croyait  obligé  de  parler  de  «  TEsprit- 
Saint  lui-même  qui  vient  de  faire  passer  tout  ce  qu'il 
renferme  de  sagesse,  dans  une  de  ces  âmes  d'élite  qui 
apparaissent  de  siècle  en  siècle,  pour  l'honneur  du  pon- 
tificat et  la  joie  du  monde  chrétien.  » 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRE?  ANNÉES  DE  LUTTE  475 

révolution  de  février,  où  l'on  ne  mêlât  aux  motions 
les  plus  subversives,  des  toasts  à  Pie  IX. 

Les  catholiques  français,  naguère  si  impopulaires 
et  si  dédaignés,  jouissaient,  étonnés  et  ravis,  de 
cette  faveur  nouvelle  qui  rejaillissait  sur  eux  et 
sur  leur  cause.  M.  de  Montalembert  ne  pouvait  se 
contenir  et  s'écriait  à  la  Chambre  des  pairs  : 

Quand  on  a,  comme  moi  et  mes  amis,  subi  pen- 
dant toute  sa  vie  l'accusation,  l'imputation  d'ultra- 
montanisme,  de  papisme...  Quand  on  a  été  aussi 
fidèle  au  pouvoir  pontifical,  alors  qu'il  n'était  pas 
entouré  de  cette  auréole  de  l'admiration  européenne 
qui  l'entoure  aujourd'hui,  sachez-le  bien,  Messieurs, 
on  a,  plus  que  personne,  le  droit  de  se  réjouir,  quand 
ce  même  pouvoir  devient  tout  à  coup  l'idole  de 
l'Europe;  on  a  plus  que  personne  le  droit  de  s'asso- 
cier à  ce  triomphe,  à  cette  victoire,  et  de  dire  de 
soi-même,  peut-être  sans  présomption,  ce  que  Jeanne 
d'Arc  disait  de  son  drapeau  :  «  Il  a  été  à  la  peine,  il 
est  juste  qu'il  soit  à  l'honneur.  » 

11  semblait  que  le  rayonnement  subit  de  cette 
popularité  pontificale  dût  produire  une  sorte  d'il- 
lumination générale,  et  que  dès  lors  les  problèmes 
débattus  fussent  sur  le  point  de  se  résoudre  d'eux- 
mêmes.  Ne  pouvait-on  croire  que  bien  des  préven- 
tion s  antireligieuses,  obstacle  principal  aux  réformes 
désirées,  étaient  à  tout  jamais  disparues?  C'est  de 
cette  époque  que  M.  de  Corcelle  écrira  plus  tard, 
dans  un  document  diplomatique  : 


476     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

Pie  IX  parut,  et  devant  ses  premières  paroles,  la 
guerre  faite  à  la  foi  s' effaça  comme  par  miracle.  Avec 
quelle  joie,  le  clergé  de  France  sentit  que  cette  paci- 
fication lui  rendait  sa  véritable  place  dans  l'opinion 
des  peuples!...  Ce  fut  sans  contredit, pour  la  religion, 
un  de  ses  plus  beaux  triomphes1. 

Aussi,  dès  le  mois  de  mars  18Z|7,  le  Correspon- 
dant pouvait-il  faire  cette  observation  : 

Le  progrès  de  notre  cause  est  visible,  inévitable, 
et  les  questions  qui,  dans  d'autres  temps,  auraient 
tourné  contre  nous,  se  résolvent  actellement,  comme 
par  une  force  inconnue,  à  l'avantage  de  nos  doctrines. 
Il  semble  que  depuis  que  l'astre  de  Pie  IX  s'est  levé 
sur  l'horizon  moral  de  l'Europe,  sa  bénigne  influence 
dissipe  tous  les  nuages  dont  il  était  surchargé. 

Ce  n'était  pas  seulement  la  question  d'enseigne- 
ment qu'on  croyait  ainsi  résolue;  Mgr  Parisis,  qui 
était  cependant  un  esprit  posé,  proclamait  alors 
que  «  la  grande  œuvre  des  temps  modernes  s'ache- 
vait par  la  solution  pratique  de  ce  problème  :  l'union 
des  droits  de  l'Église  et  des  libellés  publiques  ». 
Les  espérances  les  plus  généreuses,  parfois  même 
les  plus  chimériques,  germaient  clans  cette  fermen- 
tation universelle.  Il  semblait  qu'une  sorte  de  nou- 
veau Concordat  se  concluait  entre  le  pape  et  les 

1  Note  au  cardinal  Antonelli  du  19  août  4849,  citée 
par  M.  Léopold  de  Gaillard  dans  la  brillante  page  d'his- 
toire  qu'il  a  écrite  sous  ce  titre  :  L'expédition  de  Rome  en 
1849. 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE  LUTTE  477 

peuples,  et  que  le  «  second  schisme  d'Occident  », 
qui,  depuis  le  dix-huitième  siècle,  avait  séparé  de 
la  papauté  une  partie  considérable  des  nations  ca- 
tholiques, prenait  fin  par  l'initiative  du  Pontife. 
Dans  un  article  d'une  exaltation  éloquente,  Ozanam 
rappelait  cette  époque  décisive  où  la  papauté,  après 
une  longue  fidélité,  avait  rompu  avec  le  vieil  em- 
pire romain  et  s'était  confiée  aux  barbares,  en  cou- 
ronnant Charlemagne.  Aujourd'hui,  disait-il,  la 
situation  est  semblable  et  la  même  évolution  s'ac- 
complit. Ces  «  barbares  des  temps  nouveaux  »  dont 
l'historien  catholique  saluait  en  quelque  sorte  le 
baptême  et  le  sacre,  c'était  la  démocratie.  Puis 
s'adressant  aux  catholiques  de  France,  il  s'écriait  : 
(t  Passons  aux  barbares  et  suivons  Pie  IX 1  !  » 

On  sait,  hélas  !  ce  qu'il  allait  advenir,  avant 
quelques  mois,  de  toutes  ces  illusions.  En  effet,  ce 
n'est  pas  d'ordinaire  par  les  applaudissements  des 
foules  enivrées  et  dans  l'attendrissement  passager 
des  baisers  Lamourette  que  se  résolvent  les  pro- 
blèmes ardus  et  complexes,  imposés  aux  efforts  de 
notre  virilité  et  de  notre  liberté.  Il  semble  qu'en 
vertu  d'une  loi  de  châtiment  qui  pèse  sur  l'huma- 
nité, tous  les  grands  enfantements  doivent  ici-bas 
se  faire  dans  la  douleur  et  non  dans  la  joie.  Dès  les 
premières  émotions  du  nouveau  pontificat,  plus 
d'un  symptôme  suspect  pouvait  éveiller  l'inquié- 
tude des  clairvoyants,  et  les  familiers  intimes  du 

4  Les  dangers  de  Rome  et  ses  espérances  [Correspondant 
du  H)  février  ISiT). 

27. 


478     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

pape  l'entendaient  parfois  murmurer  :  «  C'est  la 
fête  des  Rameaux,  elle  précède  la  Passion.  »  À 
cette  veille  de  1848,  l'Europe  était  travaillée  par 
une  agitation  sourde  et  mystérieuse  qui  fixait  par 
instants  l'attention,  trop  souvent  distraite,  des 
hommes  politiques,  et  leur  faisait  alors  éprouver 
comme  un  frisson  d'effroi.  M.  Guizot  notamment 
ne  s'y  trompait  pas.  L'esprit  de  révolte  et  de  des- 
truction partout  tendait  à  fausser  et  à  pervertir 
le  mouvement  libéral.  Il  usait  de  ruse  avant  de 
recourir  à  la  violence,  et  quand  les  révolution- 
naires étaient  les  plus  enthousiastes  à  applaudir  le 
pape,  à  s'associer  au  mouvement  dont  il  avait 
donné  le  signal,  on  devait  voir  là  un  piège  plus  en- 
core qu'un  rapprochement  ou  même  qu'un  malen- 
tendu. À  Rome  notamment,  la  «  conspiration  des 
ovations  »  préludait  à  la  conspiration  de  l'émeute 
et  de  l'assassinat  qui  n'allait  que  trop  tôt  se  dé- 
masquer, chasser  et  décourager  le  Pontife  réfor- 
mateur, faire  succéder  tout  d'un  coup  à  la  plus 
radieuse  des  aurores  le  plus  sombre  des  orages, 
détruire,  non  seulement  en  Italie,  mais  partout, 
bien  de  généreuses  et  libérales  espérances,  reculer 
l'heure  de  ces  grandes  réconciliations  un  moment 
entrevues,  et  arracher  à  M.  de  Montalembert  ce 
cri  de  douleur  et  de  désenchantement  qu'il  devait 
pousser,  quelques  mois  plus  tard,  à  la  tribune  de 
l'Assemblée  législative  :  «  Nous  avons  reçu  un 
effroyable  démenti.  » 


CHAPITRE  VU.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  479 


VII 


Avant  même  que  Pie  IX  fût  chassé  de  sa  capi- 
tale, Louis-Philippe  était  renversé.  Mais,  tandis 
qu'à  Rome  la  révolution  fait  échouer  l'œuvre  du 
Pontife  et  semble  emporter  toutes  les  espérances 
qu'y  ont  attachées  IL  de  Montalembert  et  ses  amis, 
elle  a,  en  France,  ce  résultat  imprévu,  de  précipiter 
la  solution,  si  longtemps  attendue  et  toujours  re- 
culée, du  problème  religieux.  On  assiste  d'abord 
à  ce  spectacle  sans  précédent  et  qui  ne  devait  plus 
se  reproduire,  d'un  déchaînement  de  passions  ré- 
volutionnaires n'attaquant  pas  le  catholicisme, 
bien  plus,  affectant  de  rechercher  son  concours. 
A  l'heure  où  le  trône  est  brisé,  où  toutes  les  ins- 
titutions sont  détruites,  où  la  propriété  est  en 
péril,  l'Eglise  reste  debout,  respectée,  presque 
courtisée  ;  l'émeute,  qui  saccage  le  palais  des  rois 
et  viole  l'enceinte  du  parlement,  ne  touche  pas  à 
un  seul  temple  et  ne  casse  même  pas  une  vitre 
dans  les  couvents  de  jésuites  :  conséquence  de 
l'attitude  libérale  et  indépendante  prise  par  les 
catholiques  français,  sous  le  régime  déchu,  et  de 
la  popularité  conquise  par  Pie  IX.  C-elui-ci,  écri- 
vant à  M.  de  .Montalembert,  le  16  mars  1848,  se 
réjouit  de  ce  que  «  dans  ce  grand  changement, 
aucune  insulte  n'ait  été  faite  à  la  religion  et  à  ses 
ministres  »;  et  il  «  se  complaît  dans  cette  pensée  » 


480     CHAPITRE  V II.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

que  c'est  le  langage  tenu  par  le  grand  orateur  et 
par  ses  amis  qui  a  «  rendu  le  nom  catholique  cher 
à  un  peuple  généreux  » . 

En  ces  jours  troublés,  l'Église  recueille,  du 
reste,  des  avantages  plus  sûrs  et  plus  féconds  que 
l'honneur  suspect  et  éphémère  d'être  appelée,  par 
les  insurgés,  à  bénir  les  arbres  de  la  liberté.  Quand 
la  bourgeoisie  régnante  est  brusquement  réveillée 
de  sa  sécurité  orgueilleuse  et  trop  souvent  égoïste, 
par  le  fracas  lugubre  d'une  monarchie  et  d'une 
société  qui  s'effondrent,  quand  elle  se  voit  tout 
d'un  coup  livrée  —  et  avec  elle  la  fortune  et  la 
civilisation  françaises  —  à  des  vainqueurs  de  ha- 
sard, «  exerçant  le  pouvoir  comme  un  instrument 
de  ravage 4  » ,  il  y  a  alors  une  heure  de  stupeur, 
d'humiliation,  d'horreur  et  d'effroi.  A  la  lueur  de 
la  foudre  qui  brise  tout  autour  d'elle,  il  se  fait, 
en  cette  bourgeoisie,  une  illumination  soudaine. 
Ses  derniers  préjugés  voltairiens  s'évanouissent  ; 
elle  comprend  le  néant  des  intérêts  matériels  ou 
des  philosophies  rationalistes  auxquels  elle  s'est 
confiée;  elle  sent  le  besoin  de  la  religion,  naguère 
crainte  ou  dédaignée,  l'appelle  à  son  secours,  et  il 
semble  que  son  cri  d'angoisse  se  termine  en  une 
prière. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  esprits  déjà  ou- 
verts, depuis  longtemps,  à  ces  idées,  qui  s'écrient, 
avec  M.  Guizot,  qu'il  ne  faut  plus  «  redouter  les 

1  Expression  du  feu  duc  de  Broglie.  Introduction  aux 

Vues  sur  le  gouvernement  delà  France. 


CHAPIT1Œ  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  LE  LUTTE  481 

influences  et  les  libertés  religieuses  »,  qu'il  faut 
*  les  laisser  s'exercer  et  se  déployer  grandement, 
puissamment  »;  qu'elles  «  apporteront  en  définitive 
plus  de  paix  que  de  lutte,  plus  de  secours  que 
d'embarras 1  ».  Les  mêmes  sentiments  se  font  jour, 
parfois  avec  une  nuance  de  remords,  dans  les  ré- 
gions autrefois  les  plus  hostiles,  «  II  s'est  trouvé, 
dit  la  Revue  des  Deux-Mondes,  que  dans  une  civi- 
lisation où  tout  s'écroule  ou  tremble,  l'Église  seule 
survivait,  partout  présente  et  agissante.  »  Puis, 
revenant  sur  un  passé  bien  récent,  elle  ajoute  : 

A  cette  société  si  malade,  l'Église,  pour  la  guérir, 
ne  demandait  que  le  libre  usage  des  deux  moyens  les 
plus  puissants  du  prosélytisme  :  la  liberté  d'ensei- 
gnement et  la  liberté  d'association.  Aussitôt  un  orage 
se  forma  contre  elle.  Cet  égarement  qui,  au  24  fé- 
vrier, poussa  dans  les  rangs  des  démolisseurs,  avec 
un  mot  :  Vive  la  réformel  tant  d'hommes  intéressés 
à  la  défense  de  la  société,  en  avait  tourné  un  plus 
grand  nombre  encore  contre  l'Église  avec  ce  cri  bru- 
tal: A  bas  les  jésuites-! 

Le  lendemain  môme  de  la  révolution,  M.  Cousin, 
épouvanté,  rencontrant  M.  de  Rémusat  sur  le  quai 
Voltaire,  lève  les  bras  au  ciel  et  s'écrie  :  «  Courons 
nous  jeter  aux  pieds  des  évèques  ;  eux  seuls  peuvent 
nous  sauver  aujourd'hui  3.  »  M.  Thiers,  dès  le 

1  M.  Guizot,  De  la  Démocratie  en  France  (1849). 

2  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  avril  1849;  article  do 
M.  E.  FoAde. 

3  Souvenirs  de  l'année  1848,  par  M.  Maxime  du  Camp. 


482    CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

2  mai  1848,  déclare,  dans  une  lettre  rendue  pu- 
blique, «  qu'il  est  changé  quant  à  la  liberté  d'en- 
seignement ;  »  qu'en  face  du  désordre  révolution- 
naire, «  il  ne  voit  de  salut  que  dans  cette  liberté,  » 
dans  u  l'enseignement  du  clergé,  »  et  il  ajoute  : 
«  L'ennemi,  c'est  la  démagogie;  je  ne  lui  livrerai 
pas  le  dernier  débris  de  l'ordre  social,  c'est-à-dire 
l'établissement  catholique,  »  Peu  après,  suppliant 
M.  de  Falloux  de  prendre  le  portefeuille  de  l'ins- 
truction publique,  il  lui  dit  :  «  Nous  avons  fait 
fausse  route  sur  le  terrain  religieux,  mes  amis  les 
libéraux  et  moi,  nous  devons  le  reconnaître.  »  Dans 
les  débats  de  la  grande  commission  de  1849  chargée 
de  préparer  les  lois  d'enseignement,  il  avoue,  avec 
une  sincérité  effarée,  sa  terreur  de  voir  la  société 
s'abîmer,  si  le  clergé  et  les  congrégations  n'inter- 
viennent pas  dans  renseignement;  il  proclame 
«  qu'il  faut  rompre  avec  les  préventions  suran- 
nées.., ne  plus  adorer  les  anciens  dieux  terrible- 
ment renversés  dont  l'inanité  lui  est  démontrée  »  ; 
il  voit  même  ses  derniers  préjugés,  ceux  contre  les 
jésuites,  se  dissiper  sous  la  parole  de  l'abbé  Du- 
panloup,  et,  prenant  le  bras  de  M.  Cousin,  il 
s'écrie  :  «  Cousin!  Cousin!  avez-vous  bien  compris 
quelle  leçon  nous  avons  reçue  là?  Il  a  raison,  l'abbé  ; 
oui,  nous  avons  combattu  contre  la  justice,  contre 
la  vertu,  et  nous  leur  devons  réparation  l.  »  Cette 

1  Voir  la  belle  étude  de  M.  le  comte  de  Falloux  sur 
VÉvéque  ilOrléans,  et  l'intéressant  volume  publié  par 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  483 


réparation,  il  la  fait  éclatante  :  à  la  même  tribune 
où  il  avait  commis  l'injustice  dont  il  se  repent  si 
noblement,  il  défend  la  liberté  d'enseignement,  il 
combat  ceux  qui  prétendent  en  exclure  les  jé- 
suites; puis,  avec  ce  qu'il  appelle  lui-même  «  une 
audacieuse  franchise  »,  il  fait  cette  solennelle  dé- 
claration : 

En  présence  de  ce  que  nous  avons  vu  depuis  deux 
ans,  j'avouerai  sans  crainte  que  je  suis  modifié... 
Oui,  c'est  vrai,  je  n'ai  pas,  à  l'égard  du  clergé,  les 
jalousies,  les  ombrages  que  j'avais,  il  y  a  deux  ans... 
J'ai  tendu  la  main  à  M.  de  Montalembert,  je  la  lui 
tends  encore  (interruptions).  Oui,  en  présence  des 
dangers  qui  menacent  la  société,  j'ai  tendu  la  main 
•  à  ceux  qui  m'avaient  combattu,  que  j'avais  com- 
battus ;  ma  main  est  dans  la  leur  ;  elle  y  restera, 
j'espère,  pour  la  défense  commune  de  cette  société 
qui  peut  bien  vous  être  indifférente,  mais  qui  nous 
touche  profondément 1 . 

D'autre  part,  une  évolution  s'accomplit  égale- 
ment chez  les  catholiques.  Dans  le  péril  commun, 
ils  ne  gardent  plus  leur  attitude  un  peu  exclusive 
et  se  mêlent  à  ceux  qui  défendent  la  société;  d'ail- 
leurs, les  conservateurs  ayant  dépouillé  leur  hosti- 
lité ou  leur  indifférence  dans  les  choses  de  la  cons- 
cience, il  ne  convenait  pas  de  maintenir,  entre  eux 
et  les  défenseurs  des  intérêts  religieux,  une  sépa- 

M.  fi.  de  Lacombe,  sous  ce  titre  :  Les  débuts  de  la  Cum* 
'mission  de  18  i9. 
1  Discours  du  18  janvier  1850. 


484     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

ration  anormale  et  fâcheuse  pour  tous.  Dès  lors,  le 
parti  catholique  n'a  plus  d'existence  distincte;  il 
n'y  a  qu'un  grand  parti  conservateur,  au  pre- 
mier rang  duquel  sont  les  catholiques.  M.  de  Mon- 
talembert  naguère  si  ardent,  si  ennemi  de  toute 
transaction  où  il  pressentait  une  défaillance,  est  le 
premier  à  comprendre  que  l'heure  devla  concilia- 
tion est  venue.  11  est  aussi  vaillant  à  conclure 
l'alliance  que  tout  à  l'heure  à  faire  la  guerre. 
Quelques-uns  de  ses  amis,  comprenant  mal  et  exa- 
gérant l'idée  du  parti  catholique,  voulaient  à 
contre-temps  en  prolonger  le  quant  à  soi  ;  il  leur 
répond  par  ces  déclarations  qui  —  nous  ne  dirons 
pas  corrigent  —  mais  complètent  admirablement 
les  paroles  de  combat,  jusqu'alors  tombées  de  sa 
bouche  : 

On  nous  a  reproché  d'avoir  substitué  l'alliance  à  la 
lutte.  Messieurs,  j'ai  fait  la  guerre  et  je  l'ai  aimée  :  je 
l'ai  faite  plus  longtemps,  aussi  bien  et  peut-être 
mieux  que  la  plupart  de  ceux  qui  me  reprochent  au- 
jourd'hui de  la  cesser;  mais  je  n'ai  pas  cru  que  la 
guerre  fût  le  premier  besoin,  la  première  nécessité 
du  pays  ;  au  contraire,  j'ai  pensé  qu'en  présence  du 
danger  commun,  et  en  présence  aussi  des  disposi- 
tions que  je  rencontrais  chez  des  hommes  que  nous 
avions  été  habitués  à  regarder  comme  adversaires, 
le  premier  de  nos  devoirs  était  de  répondre  à  ces  dis- 
positions nouvelles...  Certes,  ces  hommes  ne  croient 
pas  tout  ce  que  nous  croyons..,  mais  ils  croient 
aujourd'hui  au  péril  qu'ils  niaient  jadis,  et  que  nous 


CHAPITRE  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE  485 

signalions  d'avance...  Messieurs,  on  fait  la  paix  le 
Lendemain  d'une  victoire,  on  fait  la  paix  le  lendemain 
d'une  défaite,  mais  on  la  fait  surtout,  selon  moi,  le 
lendemain  d'un  naufrage.  Eh  bien!  que  l'honorable 
M.  Thiers  me  permette  de  le  dire,  nous  avons  fait 
naufrage,  lui  et  moi,  en  février,  quand  nous  navi- 
guions ensemble  sur  ce  beau  navire  qu'on  appelait 
la  monarchie  constitutionnelle...  En  nous  retrou- 
vant ensemble,  au  lendemain  du  naufrage,  sur  la 
frêle  planche  qui  nous  sépare  à  peine  de  l'abîme, 
fallait-il,  sans  nécessité  impérieuse,  recommencer 
la  lutte  de  la  veille?  Fallait-il  repousser  la  main  que, 
tout  naturellement,  nous  étions  portés  à  nous  offrir 
l'un  à  l'autre?..,  je  ne  l'ai  pas  pensé  et  je  ne  m'en 
repens  pas.  Nous  n'avons  sacrifié  ni  la  vérité  ni  la 
justice;  nous  n'avons  sacrifié  que  l'esprit  de  con- 
tention, l'esprit  d'amertume  et  d'exagération  qui 
sont  malheureusement  inséparables  des  luttes  même 
les  plus  légitimes,  lorsqu'elles  sont  prolongées. 

La  nouvelle  attitude,  prise  par  les  conservateurs 
etpar  les  catholiques,  rendait  facile  la  réforme  autour 
de  laquelle  on  avait  livré  tant  de  batailles  de  1841 
à  1848,  dont  cbaque  jour  on  s'était  rapproché  da- 
vantage, qu'on  entrevoyait  certaine  dans  un  délai 
plus  ou  moins  éloigné,  mais  enfin  qu'on  n'avait  pu 
encore  atteindre.  Le  concordat  de  la  loi  de  1850 
vint  mettre  un  terme  aux  luttes  des  catholiques  et 
de  l'Université.  Il  faisait  triompher  les  doctrines, 
donnait  raison  à  la  tactique,  récompensait  le  cou- 
rage de  M.  de  Montalembert  et  de  ceux  qui  avaient 
combattu  avec  lui. 


486      CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

Cette  conclusion  dépasse  notre  sujet  et  appar- 
tient à  l'histoire  d'un  autre  régime.  La  monarchie 
cle  Juillet  a  eu  en  effet  ce  malheur,  et  peut-être  ce 
châtiment  sévère  de  ses  timidités,  de  ses  défail- 
lances et  de  ses  préventions,  que  les  nobles  idées  de 
liberté  d'enseignement,  de  liberté  religieuse,  qui 
avaient  été  semées  et  avaient  germé  sous  son  règne, 
n'ont  définitivement  mûri  et  n'ont  été  moissonnées 
qu'après  sa  chute  ;  et,  bien  que  ses  hommes  d'État, 
tardivement,  mais  complètement  éclairés,  aient  été 
parmi  les  principaux  auteurs  de  la  loi  de  1850, 
cette  monarchie  risque  d'apparaître  aux  yeux  de 
l'histoire  comme  ayant  été,  en  ces  matières,  un 
obstacle  dont  la  disparition  a  suffi  pour  résoudre 
toutes  les  difficultés.  Il  y  aurait  dans  une  telle  ma- 
nière de  voir  un  défaut  de  justice.  N'est-ce  pas  un 
devoir  de  le  prévenir?  Du  succès  et  du  mérite  de 
ces  vaillants  catholiques  que  nous  honorons  comme 
nos  ancêtres  et  nos  maîtres,  les  faits  eux  seuls 
parlent  alors  assez  haut,  et  ils  ont  parlé  d'ailleurs 
à  chaque  page  de  cette  histoire  ;  nous  n'avons  rien 
à  y  ajouter,  et  nous  aimons  mieux  laisser  le  lecteur 
conclure.  Il  y  a  plus  lieu  de  se  préoccuper  du  juge- 
ment trop  sévère  que,  par  contre-coup,  on  pour- 
rait être  tenté  de  porter  sur  le  régime  dont  la 
politique  religieuse  a  été  ainsi  condamnée  par  les 
événements,  et  répudiée  en  même  temps  que  ré- 
parée par  la  conduite  ultérieure  de  ses  propres  par- 
tisans. Nul,  sans  doute,  ne  saurait  nous  reprocher 
d'avoir  dissimulé  les  fautes  commises  par  la  mo- 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE  LUTTE  487 

narchie  de  1830;  nous  nous  flattons  môme  de 
n'avoir  pas  ménagé  les  vérités  aux  hommes  qui, 
à  d'autres  points  de  vue,  étaient  les  plus  dignes 
de  nos  sympathies  et  de  notre  estime.  Mais  il  nous 
déplairait  que,  par  l'effet  même  de  notre  sincérité 
et  sous  l'impression  de  l'irritation  et  de  l'espèce 
d'agacement  qu'a  pu  produire  la  succession  de  tant 
de  petites  incertitudes,  de  faiblesses,  de  méfiances 
souvent  mesquines  et  maladroites,  on  fût  amené  à 
prononcer  un  arrêt  précipité  et  excessif,  et  sur- 
tout à  faire,  avec  la  conduite  d'autres  gouverne- 
ments, un  rapprochement  qui,  lui  seul,  serait  un 
affront.  Moins  que  jamais  il  ne  faut  faillir  à  cette 
mesure,  à  cette  sérénité  pacifiée,  à  cette  intelli- 
gence des  questions  complexes,  à  cette  équité  dans 
la  répartition  des  responsabilités,  à  cette  indul- 
gence par  comparaison  et  par  connaissance  des 
difficultés,  qui  doivent  marquer  les  appréciations 
définitives  de  l'histoire. 

Conviendrait-il,  par  exemple,  de  juger  unique- 
ment, d'après  les  erreurs  évidentes  de  sa  politique 
religieuse,  — erreurs  qui  sont  plus  le  fait  du  temps 
que  du  régime,  plus  la  faute  de  la  nation  que  celle 
des  gouvernants,  —  une  monarchie  qui  a  été  après 
tout,  avec- les  seize  années  de  la  Restauration,  l'é- 
poque la  plus  prospère,  la  plus  féconde  et  la  plus 
regrettée  de  notre  histoire  contemporaine.  Et  d'ail- 
leurs, môme  à  ne  considérer  que  cette  politique 
religieuse,  mais  à  la  considérer  de  haut  et  dans 
son  ensemble,  tout  était-il  h  blâmer  et  à  regretter? 


488     CHAPITRE  YII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

D'abord,  dans  les  premières  années,  par  la  paix 
et  la  liberté,  chaque  jour  mieux  assurées  à  l'Église 
en  dépit  des  passions  de  1830,  le  gouvernement  a 
laissé  faire  et  a  même  souvent  secondé  cette  mer- 
veilleuse réaction  quia  rendu  au  catholicisme  un 
prestige  et  une  influence  inconnus  sous  la  Restau- 
ration, et  qui  seule  a  donné  ridée  et  la  force  d'en- 
treprendre plus  tard  la  campagne  contre  le  mo- 
nopole universitaire.  Une  fois  la  lutte  engagée, 
s'il  a  eu  le  tort  d'hésiter  à  accorder  aux  catho- 
liques une  liberté  nouvelle,  il  leur  a  du  moins  as- 
suré l'usage,  toujours  respecté,  même  quand  il 
était  gênant  pour  lui,  de  ces  libertés  publiques  qui 
leur  fournissaient  les  armes  nécessaires  pour  con- 
quérir la  réforme  refusée.  Si  parfois,  obéissant 
moins  à  ses  sentiments  propres  qu'aux  excitations 
d'une  partie  de  l'opinion,  il  a  eu  quelque  velléité 
d'appliquer  des  lois  vexatoires,  il  s'est  trouvé 
bientôt  arrêté  par  un  sentiment  naturel  de  modé- 
ration bienveillante  et  par  des  scrupules  d'hon^ 
nêteté  politique,  n'allant  guère  au  delà  de  ce  qu'il 
fallait  pour  donner,  à  très  bon  marché,  aux  ca- 
tholiques un  peu  de  la  popularité  qui  s'attache 
aux  opposants  et  aux  persécutés.  Nous  voyons  bien 
le  tort  qu'il  se  causait  ainsi  à  lui-même,  en  s'a- 
liénant  une  force  morale  dont  le  concours  lui  eût 
été  si  nécessaire  ;  nous  voyons  moins  le  mal  qu'il 
faisait  à  l'Église. 

La  monarchie  de  Juillet  ne  peut-elle  pas  d'ailleurs 
demander  qu'on  tienne  compte  non  seulement  des 


CHAPITRE  VII.    LB8  DERNIKRES  ANNEES  DE  LUTTE  489 


actes  mais  aussi  des  résultats  de  sa  politique  reli- 
gieuse. Comparez  seulement  la  situation  de  l'Église 
de  France,  en  183  Oet  en  1848?  Que  de  changements 
heureux  !  Quel  abîme  entre  les  deux  époques  !  Sans 
doute  au  moment  où  éclate  la  révolution  de  février, 
il  y  a  encore,  dans  l'esprit  public,  bien  des  igno- 
rances et  des  préventions  qui  vont  disparaître  avec 
le  temps.  Cependant  a-t-on  connu  dans  ce  siècle, 
avant  ou  depuis,  une  époque  où  les  catholiques 
aient  ressenti  davantage  cet  élan  et  cette  con- 
fiance intime  d'une  cause  en  progrès,  où  surtout 
on  ait  pu  se  croire  aussi  près  de  dissiper  les  malen- 
tendus qui  éloignent  l'esprit  moderne  de  la  vieille 
foi,  et  de  résoudre  ainsi  le  plus  difficile  et  le  plus 
important  des  problèmes  qui  pèsent  sur  notre 
temps?  Que  le  gouvernement  eût  tout  le  mérite, 
et  le  mérite  voulu,  de  ces  avantages  recueillis  par 
le  catholicisme  sous  son  règne,  nous  ne  le  préten- 
dons pas  ;  mais  on  ne  peut  dire  non  plus  qu'il  n'y 
fut  pas  pour  quelque  chose,  ne  serait-ce  que  par 
le  bienfait  de  ces  lois  et  de  ces  mœurs,  avec  les- 
quelles le  monopole  et  l'oppression  ne  pouvaient 
longtemps  résister  aux  réclamations  des  intérêts 
froissés  et  aux  protestations  des  consciences  émues. 

Aussi  ceux  des  catholiques  ou  des  membres  du 
clergé  qui,  encore  tout  chauds  des  excitations  ou 
des  ressentiments  de  la  lutte  religieuse,  ont  salué 
la  révolution  de  Février  presque  comme  une  déli- 
vrance, ne  se  sont  montrés  en  cela  ni  justes  ni 
clairvoyants.  Ils  ne  devaient  pas  tarder  à  se  re- 


490     CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LUTTE 

pentir  de  leur  joie.  D'ailleurs  plusieurs,  et  non 
des  moins  illustres,  n'ont  pas  attendu  pour  rendre 
justice  à  la  monarchie  tombée.  Dès  juillet  1849, 
dans  un  discours  et  dans  une  lettre  que  nous 
avons  déjà  eu  occasion  de  mentionner,  M.  de  Mon- 
talembert,  qui  avait  été  l'un  des  plus  passionnés 
au  combat,  mais  dont  l'âme  fière  n'eût  pas  sup- 
porté un  moment  la  pensée  d'être  injuste  envers 
les  vaincus,  se  reprochait  publiquement  d'avoir 
poussé  trop  loin  et  trop  vivement  son  opposition 
contre  le  gouvernement  de  Louis-Philippe,  de  n'a- 
voir pas  bien  «  apprécié  toutes  ses  intentions  », 
et  de  n'avoir  pas  assez  «  pris  compassion  de  ses 
difficultés1.  »  Un  peu  plus  tard,  en  1852,  il  rap- 
pelait que  tous  les  biens  dont  les  catholiques 
étaient  alors  en  possession,  avaient  été  gagnés 
sous  la  monarchie  de  Juillet,  grâce  aux  libertés 
publiques,  «  grâce  à  ce  culte  du  droit,  à  cette 
horreur  de  l'arbitraire  qu'inspirait  le  régime  parle- 
mentaire ».  Il  déclarait  ne  pas  vouloir  être  de  ces 
gens  «  qui  se  figurent  que  la  saison  des  récoltes 
mérite  seule  d'être  estimée,  et  qui  ne  tiennent 
aucun  compte  des  temps  qui  ont  permis  les  la- 
bours et  les  semailles.  Plaisants  cultivateurs,  ajou- 
tait-il, que  ceux  qui,  dans  leur  enthousiasme  pour 
l'automne,  vont,  jusqu'à  calomnier  l'hiver  et  à 
supprimer  le  printemps  2  !  »  Gardons-nous  de  mé- 

*  Discours  sur  la  loi  do  la  presse,  du  21  juillet  1849, 
et  lettre  à  Y  Univers  du  23  juillet. 

2  Des  intérêts  catholiques  au  XIXe  siècle. 


CHAPITRE  VII.  LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  Li;TTE  401 

riter  un  tel  reproche  et  n'oublions  pas  que  si  la 
loi  de  1850,  par  sa  date,  n'appartient  pas  à  la  mo- 
narchie constitutionnelle,  elle  est  la  conséquence, 
brusquée  par  une  révolution,  de  luttes,  de  mouve- 
ments d'idées,  de  progrès  quelquefois  hésitants 
et  lents,  mais  constants  et  réels,  dont  il  faut  faire 
en  partie  honneur  à  cette  monarchie.  En  terminant 
un  livre,  où  sont  racontés  les  luttes  et  les  succès  des 
champions  de  la  liberté  religieuse,  par  une  parole 
de  justice  envers  le  gouvernement  dont  ces  catho- 
liques s'étaient  trouvés  par  moment  combattre  si 
ardemment  la  politique,  nous  avons  conscience  de 
répondre  à  la  pensée  dernière  des  plus  grands, 
des  plus  vaillants  et  des  plus  éclairés  d'entre  eux, 
et  il  nous  semble  que  c'est  remplir  comme  une 
des  conditions  de  l'héritage  qu'ils  nous  ont  laissé. 


FIN. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 


Avant-Propos   i 

Chapitre  premier.  —  La  réaction  religieuse  aux  dé- 
buts DE  LA  MONARCHIE  DE  JUILLET.  (1830-1 8^1) .  ..  1 

I.  L'irréligion  maîtresse  après  1830.  Tentative  et 
échec  du  journal  V Avenir.  Le  catholicisme  vaincu 
et  compromis   1 

IL  Lacordaire  à  Xotre-Dame  en  1835.  Retour  des 
âmes  vers  la  religion,  à  la  suite  et  sous  le  coup  de 
la  révolution  de  Juillet.  Témoignages  et  explica- 
tion de  ce  retour   9 

III.  Part  de  la  jeunesse  dans  le  mouvement  reli- 
gieux. Les  étudiants  catholiques  et  Ozanam   20 

IV.  En  quoi  la  prédication  de  Lacordaire  convenait 
aux  hommes  de  son  temps.  Contradictions  qu'il 
rencontre.  Sa  retraite  en  1836   27 

V.  Le  mouvement  religieux  continue.  Le  P.  de  Ra- 
vignan  à  Notre-Dame.  Lacordaire  et  le  rétablisse- 
ment des  dominicains  en  France   33 

VI.  Pendant  ce  temps,  M.  de  Montalembert  arbore 
le  drapeau  catholique  à  la  Chambre  des  pairs.  Son 
isolement  et  son  courage.  L'impression  qu'il  pro- 
duit et  l'attitude  qu'il  prend   &3 

Chapitre  II.  —  Le  gouvernement  et  le  MOUVEMENT 

catholique  (1830-1841)   55 

I.  Les  chefs  du  mouvement  catholique  se  séparent 

du  royalisme.  Jugement  de  leur  attitude   55 

D.  Sagesse  et  réserve  politique  de  la  plupart  des 

28 


494  TABLE  DES  MATIÈRES 

Pages 


évêques  après  1830.  Mgr  de  Quélen.  Le  clergé  se 
rapproche  de  plu:,  en  plus  de  la  monarchie  de 
Juillet.  Il  y  est  poussé  par  la  cour  romaine   64 

III.  Politique  religieuse  du  gouvernement.  Violences 
et  vexations  du  début.  Cette  politique  s'améliore. 
Ses  lacunes  et  ses  progrès.  L'opinion  est  plus  favo- 
rable au  clergé..   77 

IV.  Les  hommes  d'État  et  la  question  religieuse. 

Un  écrit  de  M.  Guizot  et  un  discours  du  roi   90 

V.  Raisons  politiques  et  parlementaires  qui  doivent 
déterminer,  en  1841,  le  gouvernement  à  s'emparer 
de  la  question  religieuse  et  à  la  résoudre  favora- 
blement  98 

VI.  Le  péril  social  et  le  désordre  intellectuel  à 
cette  époque.  Nécessité  de  la  religion  pour  y  re- 
médier  110 


Chapitre  III.  —  Les  catholiques  et  les  premières 

LL'TTES     POUR     LA    LIBERTÉ     DE  L'ENSEIGNEMENT 

(1830-1844)  

L  La  promesse  de  la  liberté  d'enseignement  dans 
la  Charte  de  1830.  Le  procès  de  l'école  libre.  La 
loi  de  1833  sur  l'instruction  primaire.  Le  projet 
de  1836  sur  l'instruction  secondaire.  Le  projet  de 
1841  et  les  petits  séminaires.  Protestations  de 
l'épiscopat.  La  lutte  est  engagée  

H.  L'état  religieux  des  collèges.  La  philosophie 
d'État.  Les  évêques  et  PEclectisme  

III.  M.  de  Montalembert  et  le  programme  du  parti 
catholique.  En  quoi  l'existence  d'un  parti  catho- 
lique est  un  fait  accidentel  et  anormal  

IV.  M.  de  Montalembert  et  les  évêques.  Comment 
ceux-ci  arrivent  à  démander  la  liberté  pour  tous. 
Leurs  premières  répugnances  contre  l'action  pu- 
blique et  laïque.  Timidité  de  Mgr  Affre.  Interven- 
tion décisive  de  Mgr  Parisis..  

V.  M.  de  Montalembert  agitateur  incomparable. 
Il  dépasse  parfois  un  peu  la  mesure.  Le  charme 
qu'il  exerce,  môme  sur  ses  adversaires  

VI.  Violences  d'une  partie  de  la  polémique  catho- 


123 
144 

157 

166 
183 


TABLE  DES  MATIÈRES  495 

Pages 

lique.  Le  livre  du  Monopole  universitaire.  UU- 
nivers  et  M.  Louis  Veuillot.  Ces  violences  regret- 
tées par  les  catholiques  les  plus  considérables   195 

VII.  Le  parti  catholique  fait  brillante  figure  et  la 
campagne  est  bien  commencée.  Emotion  joyeuse 

de  Lacordaire  en  18i4   210 

GhapitPvE  IV.  —  Les  défenseurs  du  monopole  et  la 

DIVERSION  TENTEE  CONTRE  LES  JESUITES   I84I-I844).  219 

I.  L'Université  défend  son  monopole.  Comment  l'éc- 
lectisme répond  aux  reproches  des  catholiques. 
Ses  protestations  d'orthodoxie  ne  sont  pas  prises 
au  sérieux.  Renaissance  du  voltairianisme  Effroi 

et  plaintes  de  la  philosophie  officielle   219 

II.  Les  «  libéraux  »  renient  la  liberté  quand  elle 
est  demandée  par  les  catholiques.  Ils  prennent 
l'offensive  contre  le  «  parti  prêtre.  »  La  polémique 
contre  les  livres  des  cas  de  conscience   236 

III.  Les  jésuites  depuis  1830.  Explosion  contre  eux 
en  1842.  Qui  avait  donné  le  signal  ?  Raison  de  cette 
diversion.  Le  catholicisme  attaqué  sous  le  nom  de 
jésuitisme     247 


IV.  La  question  des  jésuites  au  Collège  de  France. 
Ce  qu'avaient  été  jusqu'alors  M.  Quinet  et  M.  Mi- 
chelet.  Le  cours  de  M.  Quinet  contre  les  jésuites. 
Celui  de  M.  Michelet.  Scandale  de  ces  cours. 
Leur  caractère  antichrétien  et  révolutionnaire   260 

V.  La  défense  des  catholiques  au  sujet  des  jésuites. 
Le  P.  de  Ravignan  et  son  livre  de  l'Existence  et 
de  Vinstitut  des  jésuites.  Etendue  et  raison  de 


son  succès   278 

Chapitre  V.  —  La  politique  religieuse  du  gouver- 
nement ET  LE  PROJET  DE  Loi  DE  IS44.  J841-1844).  291 

I.  Les   dispositions  personnelles   de  M.  Guizot. 

M.  Martin  du  Nord  et  M.  Villemain   291 

II.  Le  sentiment  du  roi.  Louis-Philippe  et  Mgr  Affre  299 

III.  La  gauche  et  la  liberté  religieuse.  Les  regrets 
de  M.  de  Tocqueville.  Les  préventions  des  conser- 
vateurs. M.  Guizot  n'essaye  pas  d'en  triompher. 

Ce  qui  peut  excuser  sa  faiblesse   308 


19G  TABLE  DES  MATIÈRES 

Pages 


IV.  Les  bons  rapports  entre  le  gouvernement  et  le 
clergé  sont  altérés.  Difficultés  avec  les  congréga- 
tions, avec  les  évêques.  La  question  des  articles 
organiques   320 

V.  Les  universitaires  mécontents  du  gouvernement. 
Défis  échangés  par-dessus  la  tête  des  ministres. 

M.  Dupin  et  M.  de  Montalembert   329 


VI.  Le  projet  de  1844.  Le  rapport  du  duc  de  Broglie 
plus  libéral  que  le  projet,  bien  qu'encore  insuffisant  338 

VIL  La  discussion.  Attitude  des    divers  partis. 
Échec  infligé  à  l'Université.  Les  catholiques  quoi- 
que battus  au  vote  sortent  plus  forts  du  débat. . ..  346 
Chapitre  VI .  —  La  question  des  jésuites  a  la  Chambre 

DES  DÉPUTÉS  ET  A  LA  COUR  ROMAINE.  (18^^-18^5) .  363 

I.  La  situation  à  la  fin  de  184A-  M.  de  Salvandy, 
ministre.  Condamnation  du  Manuel  de  M.  Dupin. 
Déclaration  d'abus  contre  le  cardinal  de  Bonald..  3G3 

II.  Le  rapport  fait  par  M.  Thiers  sur  la  loi  d'ins- 
truction secondaire.  Pourquoi  s'en  était-il  chargé? 


Premier  échec  de  sa  tactique   373 

III.  M.  Thiers  se  sert  de  la  question  des  jésuites  pour 
attaquer  M.  Guizot.  Le  Juif -Errant.  Le  procès 
Affnaer   381 

IV.  L'embarras  du  gouvernement.  Il  se  décide  à 
recourir  à  Rome.  M.  Rossi   388 


V.  La  discussion  de  l'interpellation  sur  les  jésuites. 
L'ordre  du  jour  motivé.  Les  catholiques  se  prépa- 
rent à  la  résistance.  Débat  à  la  Chambre  des  pairs. 
Note  du  Moniteur  annonçant  le  succès  de  M.  Rossi.  398 

VI.  M.  de  Rossi  à  Rome.  Le  Pape  refuse  ce  qu'on 
lui  demande,  mais  conseille  aux  jésuites  de  faire 
quelques  concessions.  Equivoque  et  malentendu  sur 

les  résultats  de  la  négociation   408 

VII.  Les  mesures  d'exécution  en  France.  Les  jésuites 
s'en  tiennent  aux  concessions  en  général,  et  M.  Gui- 
zot finit  par  s'en  contenter.  Satisfaction  du  gouver- 
nement. Irritation  des  catholiques.  En  quoi  le  ré- 
sultat final  a  pu  nuire  ou  profiter  à  la  question 
religieuse   416 


TATHX  DES  MAÏIÈT8S  497 

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Chapitre  VII.  Les  dernières  années  de  lutte  (1845-1848).  429 
I.  Trêve  à  la  fin  do  1845.  Les  catholiques  conci- 
liants. L'abbé  Dupanloup  et  M.  Beugnot   429 

IL  M.  de  Salvandy  et  le  Conseil  royal.  Un  discours 
de  M.  Guizot.  Avances  faites  aux  catholiques   435 

III.  L'attitude  du  parti  catholique  dans  les  élections 

de  1846.  Son  succès  relatif   443 

IV.  L'impuissance  du  ministère  après  les  élections. 
Le  projet  de  M.  de  Salvandy  et  le  rapport  de  M.  Lia- 
dières  •   451 

V.  Les  évôqucs  et  le  gouvernement.  Mgr  Afïre.  Le 
besoin  que  la  monarchie  de  Juillet  aurait  eu  en  1847 
de  l'appui  des  catholiques.  M.  de  Montaleinbert 
et  M.  Guizot.  Le  triomphe  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment certain  dans  l'avenir   459 

VI.  L'avènement  de  Pie  IX.  Le  contre-coup  sur  la 
situation  des  catholiques  en  France.  Popularité, 
espérances  et  illusions.  Démenti  apporté  par  la  révo- 
lution •   469 

VII.  L'Église  en  France  après  le  24  février  1848.  La 
bourgeoisie  effrayée  se  rapproche  des  catholiques. 
Ceux-ci  s'unissent  au  grand  parti  conservateur.  La 
loi  de  1850.  Conclusion  :  la  monarchie  de  Juillet  et 

la  religion   479 


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