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Full text of "L'Église Française de Strasbourg au seizième siècle d'après des documents inédits"

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BX 

4843 
.E75 
1886 


BX  4843   .E75  1886 
Erichson,  Alfred. 
L'jbEglise  Franpcaise  de 
Strasbourg  au  seiziaeme 


L'ÉGLISE  FRANÇAISE  DE  STRASBOURG 

AU  SEIZIÈME  SIÈCLE. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 
in  2014 


https://archive.org/details/leglisefrancaiseOOeric 


AU  SEIZIÈME  SIÈCLE 

d'après  des  documents  inédits 


PAR 

ALFRED  ERICHSON. 


PAEIS 

LIBRAIRIE  FISCHBACHER 
33,  Rue  de  Seine,  33. 

1886. 


LEGLÎ SE 


FRANÇAISE 

AU  SEIZIÈME 


DE  STRASBOURG 

SIÈCLE. 


Des  travaux  récents,  parmi  lesquels  nous  devons 
citer  en  première  ligne  la  publication  de  la  corres- 
pondance de  Calvin  par  MM.  Ed.  Reuss  et  Cunitz 
dans  les  Oeuvres  complètes  de  ce  réformateur,  et 
les  «Notes  pour  servir  à  V histoire  de  V Eglise  fran- 
çaise de  Strasbourg»  par  M.  Rodolphe  Reuss,  ont 
puissamment  contribué  à  nous  faire  mieux  con- 
naître les  origines  de  cette  Eglise,  ainsi  que  les 
vicissitudes  par  lesquelles  elle  a  dû  passer. 

Nous  savons  qu'un  grand  nombre  de  ceux  qui 
furent  obligés  de  s'expatrier  des  pays  avoisinants 
pour  cause  de  religion,  trouvèrent  à  Strasbourg, 
dans  les  premiers  temps  de  la  Réforme,  un  accueil 
bienveillant,  un  asile  sûr  et  très-souvent  aussi  les 
moyens  de  subsister,  et  ce  n'est  point  là  un  des 
moindres  titres  de  notre  cité  à  la  reconnaissance 
de  la  postérité.  Ayant  reçu  de  Calvin  lui-même 
une    organisation    ecclésiastique ,    ces  réfugiés 


6 

formaient  une  petite  Eglise  dans  l'Eglise,  mais  n'en 
jouissaient  pas  moins  des  sympathies  et  de  la  pro- 
tection des  protestants  de  Strasbourg.  Ceux-ci, 
après  avoir  recouvré  pour  eux-mêmes  l'Evangile 
de  la  liberté,  étaient  heureux  de  faire  participer 
à  ses  bénédictions  des  frères  persécutés. 

Il  était  réservé  à  une  génération  postérieure, 
devenue  le  champion  d'un  luthéranisme  étroit  à 
Strasbourg,  d'inaugurer  une  ère  d'intolérance  et 
même  de  persécution  contre  ces  «réformés», 
désignés  par  le  nom  de  «Velches». 

Ce  que  l'on  connaissait  moins  jusqu'ici,  c'est  la 
vie  intérieure  de  cette  communauté  française,  éta- 
blie au  milieu  d'une  ville  toute  allemande,  ce  sont 
les  formes  de  son  culte,  ainsi  que  l'impression 
qu'elle  produisait  sur  ceux  qui,  du  dehors,  venaient 
s'y  joindre  chaque  jour. 

Ii 

La  découverte  de  documents  inédits,  conservés 
dans  les  archives  du  Chapitre  de  St-Thomas  à 
Strasbourg1  ,  nous  permet  de  combler  aujourd'hui, 
dans  une  certaine  mesure  du  moins,  celte  lacune. 
Il  s'agit  de  lettres  écrites  aux  membres  de  sa  fa- 
mille et  à  des  amis  par  un  jeune  homme  d'Anvers, 
qui  quitta  son  pays  natal  et  vint  se  fixer  à  Stras- 
bourg, tant  pour  échapper  à  la  persécution  reli- 


1.  Tiroir  21,  liasse  3,  Lettres  de  Gonrr.d  Hubert- 


7 

gieuse,  que  pour  y  étudier  les  langues  classiques 
auprès  de  professeurs  renommés. 

Le  brouillon  de  quelques-unes  de  ces  lettres  a  été 
préservé  de  la  destruction  grâce  à  une  circonstance 
assez  curieuse.  Ces  feuillets  étaient  tombés,  nous 
ne  savons  de  quelle  manière,  entre  les  mains  de 
Conrad  Hubert,  vicaire  à  l'église  St-Thomas  ;  il 
eut  l'idée  de  les  réunir  en  un  cahier  et  d'en  utiliser 
les  marges  et  le  verso,  soit  pour  y  inscrire  des 
notices  de  tout  genre,  même  des  poésies,  soit 
pour  y  jeter  le  brouillon  des  lettres  qu'il  écri- 
vait à  Martin  Bucer,  Calvin,  Pierre  Martyr  Ver- 
migli,  Brentz  et  autres.  C'est  à  cette  habitude  de 
parcimonie,  dont  on  retrouverait  du  reste  plus 
d'un  exemple  de  nos  jours,  que  nous  devons  la 
conservation  de  notre  manuscrit.  Ce  cahier,  qui 
nous  rappelle  les  anciens  palimpsestes  par  les  écri- 
tures diverses  dont  il  est  surchargé,  renferme  aussi 
quelques-unes  des  réponses  envoyées  au  jeune 
Anversois,  entre  autres  trois  lettres  du  médecin 
Eustache  Duquesnoy.  Elles  nous  apprennent  que  ce 
dernier,  échappé  au  commissaire  impérial,  Ch.  de 
Tisnacq,  en  Flandre,  en  abandonnant  tous  ses  biens, 
s'était  d'abord  établi  à  Heidelberg  ;  il  devint  plus 
tard  professeur  à  Lausanne. 

Aucune  des  lettres  de  notre  étudiant,  les  seules 
qui  nous  intéressent  ici,  n'est  signée,  précaution 
bien  naturelle  dans  ces  temps  difficiles.  Lui-même 
se  faisait  adresser  les  réponses  sous  un  nom  d'em- 


8 

prurit,  celui  de  Martin  du  Monl,  de  sorte  que  le 
nom  de  sa  famille  nous  est  resté  inconnu.  Tout  ce 
que  nous  savons,  c'est  que  le  mari  de  sa  sœur,  l'un 
deses  correspondants  habituels  à  Anvers,  s'appelait 
Nicolas  Bàne. 

Le  jeune  Wallon,  arrivé  à  Strasbourg  à  Pâques  de 
Tannée  1545,  demeura  d'abord  chez  l'un  de  ses 
maîtres,  dans  la  rue  des  Pucelles  ;  plus  tard  il 
habita  la  maison  d'un  autre  professeur,  Pierre 
Martyr  Vermigli  près  de  l'église  St-Thomas.  Un  de 
ses  compatriotes,  Hubert  de  Bapasmes  (Bapaume), 
partageait  son  logis.  A  en  juger  d'après  ses  lettres, 
il  semble  avoir  joui  d'une  assez  grande  aisance  : 
cela  lui  permit,  malgré  la  cherté  de  la  vie  à  Stras- 
bourg, de  recueillir  le  fils  d'une  veuve  d'Arras,  qui, 
après  la  mort  de  son  rnari,  Henry  le  Monnier,  était 
restée  sans  ressources  avec  neuf  petits  enfants.  Cet 
acte  généreux  est  de  nature,  à  lui  seul,  à  nous  dis- 
poser favorablement  pour  l'auteur  des  lettres  qui 
vont  suivre.  11  s'y  révèle  d'ailleurs  partout  comme 
un  esprit  sérieux,  plein  de  zèle  pour  les  études 
et  la  «vraie  religion».  Rien  de  plus  touchant 
que  la  manière  dont  il  décrit  le  bonheur  qu'il 
éprouve  d'être  dans  une  ville  si  belle,  où  la  parole 
de  Dieu  est  prêchée  librement  et  abondamment. 
Qu'on  remarque  l'éloge  décerné  aux  Strasbourgeois, 
«bonnes  gens  qui  aiment  l'Evangile  et  ceux  qui  sont 
persécutés  pouricelle».  Rien  de  plus  sensé  que  les 
exhortations  que  le  jeune  homme  modeste  adresse 


9 

à  l'un  de  ses  cousins,  Guillaume,  au  sujet  du  choix 
d'une  carrière.  «Tous  états,  dit-il,  sont  agréables 
à  Dieu,  moiennant  on  s'y  gouverne  léallement,  ne 
cherchant  point  du  tout  son  profit,  mais  celui  du 
prochain.»  Aussi  se  garderait-il  bien  de  détourner 
son  ami  de  «l'état  de  marchandise»,  si  le  Seigneur 
ne  l'avait  appelé  à  l'étude. 

Mais  ce  qui  fait  surtout  à  nos  yeux  le  grand  prix 
de  cette  correspondance, c'est  qu'elle  donne, en  quel- 
ques traits,  le  tableau  de  l'Eglise  française  de 
Strasbourg.  Les  détails  qu'on  y  trouve  sur  la  manière 
dont  le  culte  y  était  alors  célébré,  ont  pour  nous 
d'autant  plus  de  valeur  que  nous  ne  possédons  sur 
ce  sujet  aucun  autre  témoignage  d'un  membre  de 
la  communauté  elle-même.  Les  renseignements  qui 
nous  sont  fournis  sur  le  plan  d'études  suivi  alors 
dans  l'Ecole  de  Strasbourg  et  sur  les  leçons  des 
maîtres,  sont  également  précieux. 

Nous  ignorons  à  quelle  époque  le  jeune  étranger 
quitta  de  nouveau  notre  ville.  En  tout  cas,  il 
s'y  trouvait  encore  à  la  fin  de  l'année  1 547,  et  peut- 
être  mit-il  alors  à  exécution  le  projet  qu'il  avait, 
conçu  d'aller  continuer  ses  études  à  Paris.  Son  ami 
Duquesnoy  voudrait  le  voir  «se  déporter  de  l'estude 
pour  se  remettre  à  la  marchandise»,  et  lui  propose 
«de  placer  son  argent  à  perte  et  à  gain  avecque 
lui».  Il  lui  donne  en  outre  le  conseil  «de  prendre 
femme  et  de  ne  plus  attendre,  vu  que  (ajoute-t-il 
dans  une  lettre  du  mois  de  juin  1547)  sy  avez  vo- 


10 

lonté  de  maryer,  est  dormais  temps,  pour  veoir  la 
génération  que  le  Seigneur  vous  donneroyt,  venyr 
en  l'âge  d'homme». 

Lalangue  de  ces  lettres,  écrites  d'une  plume  alerte 
et  dans  un  style  pittoresque,  est  le  français  wallon. 
Entre  autres  particularitésdecedialecte,  nous  ferons 
remarquer  que  tantôt  le  c  y  devient  ch(ichi  pour 
ici)  et  que  tantôt  le  ch  s'y  change  en  c,  (cercer,  cher- 
cher); c'est  pour  le  reste  l'orthographe  d'un  éco- 
lier, que  nous  ne  modifierons  qu'en  y  introduisant 
la  ponctuation  et  les  accents  les  plus  nécessaires. 

Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  le  savant  et  infati- 
gable professeur  Baum,  qui  tira  de  la  poussière  des 
archives  des  milliers  de  documents  précieux  con- 
cernant la  Réforme,  découvrit  également  ce  cahier 
de  lettres,  dont  il  fit  faire  une  copie  par  son  élève 
Charles  Spindler,  aujourd'hui  pasteur  à  Wissem- 
bourg.  Toutefois,  nous  avons  cru  devoir  recourir 
pour  la  publication  présente  à  l'original  même, 
afin  d'en  reproduire  le  texte  aussi  fidèlement  que 
possible.  Les  conseils  de  M.  le  professeur  Cunitz,  si 
versé  dans  la  connaissance  de  cette  époque,  nous 
ont  été  d'un  grand  secours  au  milieu  des  difficultés 
qu'offrait  ce  travail  et  dont  peuvent  se  rendre 
compte  tous  ceux  qui  ont  déjà  essayé  de  déchiffrer 
des  manuscrits  du  seizième  siècle. 


11 


11. 

Lettre  à  son  frère  Pierson  *.  (1545.) 

Très  chier  frere,  de  bon  cœur  à  vous  me  recom- 
mande, vous  advertissant  que  sommes  arrivés  en 
ceste  ville  le  jour  de  Pasques  au  matin  tempre,  en 
bonne  sancté,  loues  soit  Dieu,  auquel  je  prie  que 
ainsy  soit-il  de  vous.  La  présente  sera  pour  vous 
advertir  que  avons  trouvé  maistre  lequel  se  nomme 
maistre  Mischiel,  lecteur  bebrieux2,  homme  de 
bien  ;  luy  donnons  par  an  chascun  envyron  de  sept 
libvres  de  gros3.  Je  vous  advisse  que  quant  vous  me 
voilez  escripre  quelque  lettres,  vous  escripverez  : 
soit  donnée  à  Martin  du  Mont;  on  m'apelle  ichy 
ainsy,  car  jay  changiet  mon  nom  par  le  conseil  de 

d.  Pierron,  Pierre. 

2.  Michel  Delius,  auquel  Jean  Sturm,  le  célèbre  recteur  du 
Gymnase  de  Strasbourg,  rend  le  témoignage  «qu'il  est  un  homme 
pieux,  droit,  franc,  de  bonnes  mœurs,  comme  il  n'en  a  jamais 
rencontré»  (Erinnerungsschrift,  p.  27).  Sturm  compare  dans  ce 
même  écrit  la  femme  de  Delius  à  Cornélie,  la  mère  des  Gracques  ; 
«c'est  une  matronne  pieuse  et  honnête  qui  parle  latin  avec  ses 
enfants  et  commensaux».  Cette  particularité  aura  sans  doute  été  d'un 
certain  secours  à  l'étudiant  wallon  pour  ses  rapports  avec  ses 
hôtes,  dans  une  ville  dans  laquelle  la  langue  française  était  peu 
connue.  Quand  en  1559  le  prédicateur  de  1  Eglise  française,  Guil- 
laume Le  Brac,  fut  présenté  aux  pasteurs  de  la  ville,  ceux-ci  ne 
purent  s'entretenir  avec  lui  «parce  qu'aucun  ne  comprenait  le 
français».  Mémorial,  c'est-à-dire,  Procès  verbaux  du  Conseil  des 
XXI,  23  déc.  (Archives  de  la  ville). 

3.  La  livre  strasbourgeoise  (de  gros  ou  pfennig)  valait  à  peu 
près  4  livres  (de  France),  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  pou- 
voir de  l'argent,  était  à  cette  époque  de  4  à  5  fois  plus  considé- 
rable que  de  nos  jours. 


12 

quelque  homme  de  bien,  n'est  besoing  que  chascun 
le  sace.  Quant  on  me  veult  envoier  des  lettres,  les 
fault  enveloper  en  ung  papier  et  escripre  ladite 
superscription  dessus,  avises  de  le  tenir  secret  *, 
car  je  ne  Tanoncheray  sinon  que  à  Nicolas2  et  à 
vos,  en  toutes  mes  aultres  letres  nen  feray  nulle 
mention.  Touchant  à  nostre  estude,  je  say,  pour 
heure  présente,  toute  les  déclinaisons  et  les  conju- 
gations  et  plus  de  la  moitié  du  gramaire  ;  jay  espoir 
avecq  Taide  de  dieu  que  en  dedens  ung  an  de  vous 
escripre  une  lettre  en  latin.  Sy  jestoie  à  vous  con- 
seiller, je  vous  conseilleroie  de  recorder,  quant 
vous  aves  loisir,  tout  che  que  vous  aves  aprins. 
chela  vous  seroit  fort  proiïitable,  et  entreteroies  3 
che  que  aves  aprins;  mon  compaignon  se  repent 
bien  que  ne  la  point  faict.  Il  a  esté  quatre  ans  à 
lescolle,  maintenant  il  fault  quil  recommence 
comme  moy.  Je  faictz  mon  compte  de  escripre  une 
lettre  à  Du  Bois,  vous  adviseres  de  luy  bailler  ; 
davantage  faict  mon  compte  de  escripre  toutle  con- 

1.  Lefèvrc  d'Etaples  et  Roussel  avaient  usé  des  mêmes  précau- 
tions lors  de  leur  séjour  à  Strasbourg.  —  L'empereur  Charles- 
Quint  se  trouvait  en  Flandre.  Bucer  raconte  à  Bullinger  de  Zu- 
rich, le  11  avril  1546  (Lettres  de  Bucer.  Archives  de  St-Thomas), 
que  quatre  personnes  venaient  d'être  brûlées  à  Anvers,  quoique 
leurs  parents  eussent  olFert  pour  eux  une  rançon  de  4-0,001)  pièces 
d'or,  et  il  ajoute  :  »Cé><ar  ramasse  de  tous  côtés  de  l'argent,  ce- 
pendant il  a  préféré  leur  vie  à  l'argent. m  Nous  lisons  dans  une 
autre  lettre  de  Bucer  à  Ambroise  Blaurer,  en  date  du  15  juillet 
1545  :  "L'empereur  sévit  avec  une  cruauté  incroyable  contre  les 
saints.  « 

2.  Nicolas  Bâne,  son  beau-frère,  à  Anvers. 
5.  entretiendrait. 


13 

tenu  et  la  manière  de  lesglise  galicane  de  cesle 
ville  à  mes  cousines  ;  baillerez  la  lettre  à  ma  cousine 
Casielain,  affin  quelle  lisent  tout  ensemble.  Je  ne 
vous  en  escripveray  riens  ne  à  Du  Bois  aussy  ;  sy 
vous  la  voulles  veoir  vous  leur  demanderez.  Je 
vous  recommande  que  vous  noubliez  point  la  parolle 
de  Dieu  pour  les  voluptés  de  che  monde,  car  nous 
ne  sommes  point  à  nous  mesmes,  ains  i  sommes  à 
clieluy  quy  nous  a  racheté  par  son  presieux  sang, 
parquoy  fault  aviser  de  vivre  selon  sa  volunte,  et 
on  ne  sait  point  sa  vollunte  s'on  ne  le  lit  ou  s'on  ne 
l'oit  prescher  2.  Il  ni  a  point  d'aparense  que  le  puis- 
sies  ouir  prescher.  Il  ne  se  fault  doncques  tant 
ocuper  au  biens  mondains  que  on  ne  trouve  quel- 
quepetite  espasse  detemps  pour  scrutiner  lesSaintes 
escriptures,  quy  est  la  vertu  de  Dieu  et  est  salut  à 
tous  croiantz  ;  ains  fault  considérer  que  nous 
sommes  ichy  aujourdhuy  et  nous  ny  sommes  point 
demain.  Quant  à  che  que  je  vous  escript,  checy  nest 
sinoncq  pour  vous  admonester,  que  ne  mettez  la 
parolle  de  dieu  en  oubly  ;  ne  linterprestez  point 
aultrement. 

1.  Mais. 

2.  Poullain  écrivait  à  Calvin  en  septembre  1546  (Oeuvres  de 
Calvin,  éd.  Baum-Reuss-Cunitz,  XII,  p.  376)  :  »>J'ai  bien  pitié  de 
cette  foule  de  gens  (d'Anvers)  qui  ont  appris  à  connaître  le  Christ  et 
qui  osent  à  peine  ouvrir  la  bouche.it 


u 


Lettre  à  Jean  Du  Bois  à  Anvers.  (1545.) 

Très  chier  et  bon  amy  Jehan  du  Bois1,  de  très 
bon  cœur  à  vous  me  recommande,  vous  advertisse 
que  suys  arrivé  en  Argentine  (quy  se  nomme  en 
langue  germanique  Strasbourch)  en  bonne  sancté, 
ioué  soyct  le  créateur,  auquel  je  prye  que  ainsy 
soit  il  de  vous.  La  présente  sera  pour  vous  advertîr 
que  comme  ainsy  soyt  que  le  corps  soit  ung  petit 
eslongé2  de  vous,  ne  pensez  point  pourtant  que 
l'amour  le  soyt  ausy.  Je  souhaite  que  fussies  sorty 
de  Babilone  et  que  fussiez  ichy,  sy  ce  nest  quant  je 
considère  que  vostre  mere  est  vielle  et  que  vous 
estes  le  baston  de  sa  viellesse,  pour  la  consoller  en 
toutes  ses  adversité,  alhorsne  say  que  je  doy  dire. 
11  y  a  encoire  ung  aultre  empeschement  :  ni  a  il  ichy 
nuls  quy  facent  vostre  stille 3,  ceulx  quy  font 
chauses  font  austres  acoustremens  ausy.  Il  faict 
ichy  chier  vivre,  il  fault  ung  sept  libvres  de  gros  pour 
an  ;  toutesfois  vous  ne  croiries  jamais  que  cest  une 
chose  plaisante  et  sy  est  on  a  repos  de  conscience, 
quant  on  est  où  la  parolle  de  dieu  est  purement 

1.  Nous  trouvons  dans  le  nCorrectiebocku  d'Anvers,  1566,  sur  la 
liste  des  personnes  suspectes  :  »Jan  Dubois,  viel  homme,  Le  grand 
Jehan,  surnommez  Du  Boisu,  et  un  troisième  du  même  nom  avec 
la  mention  :  »dict  petit  Jehanu  (Rahlenbeck,  l'inquisition  et  la  ré- 
forme en  Belgique,  1857). 

2.  éloigné. 

3.  Style,  manière,  métier.  Littré  n'indique  pas  cette  acception 
du  mot  dans  son  dictionnaire. 


£3 

anoncée  et  les  sacrements  purement  distribués, 
ausy  quant  on  oyt  chanter  les  belles  pseaulmes  et 
merveilles  du  Seigneur.  Je  fust  bien  au  commenche- 
ment  cincq  ou  six  jours,  quant  je  oioie  chanter  je  ne 
me  savoie  tenir  de  pleurer  de  joye;  vousny  oieriez 
point  une  voix  desborder  l'autre  ;  chascun  a  ung 
libvre  de  musicque  en  sa  main,  tant  homme  que 
femme,  chascun  loue  le  Seigneur.  Il  en  y  a  ichy  de 
tels  quy  ont  bien  laisset  sept  ou  huit  mille  florins  1  de 
rente,  et  s'en  sont  ichy  venus  à  tout  riens,  et  louent 
grandement  le  Seigneur,  quilles  a  ichy  apellé;  quanta 
moyje  rens  grâce  à  mon  dieu,  quil  ma  ichy  apellé- 
De  vous  escripre  la  manière  comment  on  se  goub- 
verne  en  ieglise,  je  nay  point  le  loisir,  car  il  fault 
que  je  estudie,  néanmoins  je  faictx  mon  compte  de 
tout  escripre  à  mes  cousines;  vous  en  pourez  de- 
mander la  coupie  à  mon  frère.  Quant  à  la  situation 
de  la  ville,  elle  est  située  auprès  du  Rin,  dont  il  y  a 
ung  bras  et  encoire  une  aultre  rivière  quy  passe  au 
travers  de  la  ville2.  C'est  la  ville  bien  reiglee  que 
vous  ayez  jamais  veu  et  bonnes  gens  qui  aiment 
levangille  et  ceulx  quy  sont  persécuté  pour  icelle. 
(Che  que  ne  sont  ceulx  de  Wesel 3,  car  che  sont  mau- 

1.  Le  florin  d'Allemagne  valait  environ  2  livres  de  France  ou 
francs. 

2.  L'Bl. 

3.  Wesel  fut  longtemps  la  résidence  préférée  des  Anversois  qui 
avaient  quitté  leur  ville  pour  cause  de  religion.  Voy.  la  lettre  de 
Calvin  aux  Français  de  Wesel,  1554  (Oeuvres  XV,78  et  XII,12. 
214.525.578.)  * 


16 

vaises  gens  et  contraires  à  levangille).  Quant  à  che 
quil  faict  ichy  chier  vivre,  che  vient  à  cause  que  le 
vin  est  chier  ;  jay  esepoir  que  le  Seigneur  nous 
envoyera  une  bonne  année  comme  Iaparense  en  est 
grande.  Jascoisen  1  que  le  Seigneur  ne  vous  aye 
point  faict  ceste  grâce  ne  donné  loportunite  de  vous 
trouver  en  lieu  où  sa  pnrolle  est  purement  divulguée 
et  ses  saints  sacrements  purement  distribuets,  je 
croy  que  nen  serez  pourtant  de  petit  couraige, 
ains  requérez  le  Seigneur  quil  vous  doing  le  temps 
pour  vous  y  trouver. 

Je  vous  prie  que  vœulles  conforter  ceulx  quy  sont 
foibles  et  me  recommander  à  tous  mes  compaignons, 
leur  disant  quil  ne  facent  nulle  mémoire  de  moy,  sy 
vousleur  anoncez  le  lieu  où  jesuys.  Nous  prions  tous 
les  jours  pour  vous  tous  aux  prières  publicques, 
affîn  que  le  Seigneur  vous  vœulle  consoller  et  tous 
les  affligiés.  On  persécute  fort  au  pays  de  Loraine2, 
se  sont  tous  les  jours  gens  quy  en  viennent.  Il  ni  a 
d'ici  à  Metz  que  trois  journées  ;  qui  fera  la  fin,  priant 
au  créateur  quil  luy  plaise  vous  donner  sa  sainte 
grâce,  de  Argentine,  che... 

Je  vous  prie  que  me  rescripvez  de  vos  nouvelles, 
vous  baillerez  à  mon  frère  vos  letres;  les  mes 
envoyera  bien. 

1.  Jascoisen,  jaçoit  que,  ja  soit  ce  que,  quoique. 

2.  Hedio  ad  Gervasium  Scholasticum,  51  déc.  1542  {Archives  de 
Zurich)  :  vSatan  exerce  ses  fureurs  à  Metz,  u 


17 


Lettre  à  Nicolas  Bâne  à  Anvers.  (1 545.) 

 1  Le  mardi  après  Pasquesnous  nous  sommes 

loués  avecq  ungmaistre  lequel  est  lecteur  en  langue 
hebraique,  homme  de  bien;  nous  luy  donnons 
chascun  environ  de  sept  libvres  de  gros  par  an  pour 
nostre  table.  Quant  à  nostre  estude  nous  commen- 
cions tout  bellement  avecq  l'aide  de  Dieu.  Je  voul- 
droie  bien  savoir  latin  pour  lire  la  sainte  escripture, 
car  je  ne  la  voeulx  point  lire  en  franchois.  Je  vous 
souhaiteichy  aulcune  fois  pour  ouir  les  prédications 
et  pour  veoir  la  manière  de  faire  de  leglise  quy  est 
fort  belle  à  veoir.  Ceulx  quy  aiment  la  parolle  de 
Dieu  sont  à  repos  de  conscience  quant  il  sont  ichy  ; 
on  y  administre  purement  la  Cene  avecque  grande 
révérence;  je  suis  bienjoieulx  que  Dieu  m'a  ichy 
apeilé.  De  vous  escripre  toutes  les  manières  de 
faire  de  lesglise,  il  me  seroit  trop  fasceu  2  de  les- 
cripre  à  tout  chascun.  Jeu  ay  escript  une  partie  à 
mon  oncle  Hubert  et  faict  mon  compte  de  tout 
escripre  au  plus  près  que  je  pourray  à  mes  cousines 
(pourez  regarder  la  lettre).  Je  vouldroie  bien  que 
menvoyssies  ma  cape  que  jay  îaisset  en  Anvers, 
mon  manteau  et  mon  sacon3  de  drap  noir  à  passe 

1.  Nous  ne  reproduisons  pas  le  commencement  de  cette  lettre, 
qui  est  identique  à  celui  de  la  première. 

2.  Fâcheux. 

3.  Sans  doute  une  espèce  de  veston;  on  employait  encore  à 
Strasbourg,  au  commencement  de  ce  siècle,l'"expression  de  paletot-sac. 

2 


18 

et  encoire  ung  sacon  de  drap  noir  que  jay  à  Lille, 
dont  le  corps  est  doublé  de  blance  fouslennei,  et 
les  six  chemises  que  jay  laisset  en  Anvers  ;  il  en  ja 
aulcunes  que  les  collets  aueroient  bon  mestier 2 
destre  refaict,  je  vouldroie  bien  que  elles  fussent 
refaictes  avant  les  envoyer.  Je  vouldroie  bien  que 
me  voulussies  faire  faire  une  barette  de  corsée 3 
rouge  et  sy  le  faicte  border  de  quelque  chose  de 
noir.  S'il  y  a  aulcune  choses  de  che  que  vous  de- 
mande vendut,  je  ny  vise  point  de  l'avoir  ;  sy  tout 
estoit  vendut,  envoyez  me  six  ou  sept  autres  de 
drap  noir  de  Menin,  dung  38  patz  l'aune  \  Je 
voeulx  avoir  tout  en  laine.  Jay  aussy  laisset  en 
Anvers  2  paires  de  chauses,  assavoir  2  paires  de 
haus  et  2  paires  de  bas,  je  les  vouldroie  bien  avoir. 
Pour  menvoyer  che  que  je  demande,  vous  fault 
parler  à  Anthoine  le  Moisne  ou  à  Jehan  Drames  ; 
ceulx  la  connoissent  bien  des  gens  de  ceste  ville, 
car  ils  ont  affaire  avecq  eulx  ;  je  crains  bien  que 
Anthoine  le  Moisne*  n'auera  eu  à  souffrir  à  Lille.  Sil 
est  en  Anvers,  vous  me  recommanderez  à  luy  ;  je 

1.  Futaine,  fustana. 

2.  Auraient  bien  besoin. 

3.  Drap  corsé,  qui  a  du  corps,  épais,  solide  (Littré). 

4.  L'aune  à  38  batzen  ;  cette  monnaie  valait  13  centimes. 

5.  Bucer  raconte  à  Blaurer,  dans  la  lettre  déjà  citée  du 
15  juillet  1545,  qu'un  maître  Antoine  d'Anvers,  »t  homme  très- 
savant  en  grec  et  en  latin,  pieux  entre  tous  et  particulièrement 
habile  à  instruire  la  jeunesse»,  déjà  saisi  par  les  archers,  avait 
réussi  à  se  sauver,  grâce  à  un  stratagème,  et  s'était  réfugié  à 
Strasbourg.  C'était  le  précurseur  de  Bru.Ily  à  Tournay.  Est-ce  de 
lui  qu'il  est  question  ici  ? 


19 

vous  prie  que  jaye  le  plus  brief  que  povez  des  nou- 
velles de  vouspar  le  premierpartant.  Pour  nouvelles, 
on  persécute  fort  en  Loraine;  je  prie  à  Dieu  quil  luy 
plaise  resconforter  ceulx  quy  sont  persécutés. 

Quant  vous  mescripvez  je  demeure  IndeJoffrauen- 
ghast1 ,  ainsy  se  nommela  rue  ;  nostre  maison  est  ser- 
ran t  à  la  maison  du  comte  Guillaume  de  Wirtemberch2 
lequel  a  este  prisonnier  en  France;  mon  maistre  se 
nomme  maistre  Michiel,  lecteur  en  hebrieux.  Jay 
changiet  mon  nom  parle  conseil  de  quelqun  que  vous 
connoissiez  bien ,  je  me  donne  à  nom  MartinduMonl, 
parquoyvouslescripverez ainsy  enla  superscription  ; 
escripvez  hardiment  la  subscription  en  Franchoys, 
on  le  madressera  mieulx  ainsy  ;  il  n'entendent  point 
icy  le  bas  alleman3.  Recommande  me  à  tous  nos 
bons  amys  ;  qui  fera  la  lin  priant  au  créateur  quil 
luy  plaise  nous  donner  saincte  grâce. 

De  Argentine  quy  se  nomme  en  langue  germa- 
nique Slrasbourch. 

4.  Jungfrauengasse,  rue  des  Pucelles. 

2.  11  est  évidemment  question  ici  de  Guillaume  de  Furstenberg, 
qui  possédait  une  maison  à  Strasbourg. 

3.  C'est-à-dire  lo  flamand. 


20 


Fragment  d'une  lettre  adressée  à  ses  cousines  à 

Lille. 

...il  y  a  ung  merveilleusement  bel  ordre  et  pol- 
lice  et  ausi  les  maistres  rendent  grand  paine  à 
instruire  les  enfantx...  car  je  voy  en  la  plache,  où 
je  vais  ouyr  tous  les  jours  mes  lections  (qui  est  la 
plus  haulte  de  neuf  à  une  près1),  que  le  maistre 
enseigne  tant  fidèlement  et  amablement,  prenant 
tant  de  paine  à  le  nous  faire  entendre  que  rien 
plus.  Touchant  à  che  que  je  aprends  du  matin 
depuis  huit  heures  jusques  à  neuf,  on  nous  déclare 
la  dialectique:  cest  ung  art  qui  enseigne  à  con- 
noistre  toute  chose  tant  à  disputer  que  à  lire  tous 
autheurs,  sans  lequel  on  ne  peult  bonnement  en- 
tendre ne  juger  de  sciences  queconques  ;  et  depuis 
neuf  jusques  à  dix  heures  nous  oions  les  oroisons 
de  Cicero,  après  diner  je  ois  les  oroisons  de  Demos- 
tenes  en  grec,  là  où  on  oit  beaucoup  de  belles  sen- 
tenses  qui  sont  dignes  de  mémoire.  Je  vous  advise 
que  depuis  quatre  heures  au  matin  jusques  à  dix 
au  soir  que  les  jours  ne  me  sont  point  trop  longs, 
mais  trop  cours. 

Touchant  à  la  manière  de  vivre  dichi,  je  vous  en 
voeulx  ung  petit  advertir;  à  ce  faire  je  me  voy  de 
par  vous  à  demy  admonesté.  Premièrement  il  y  a 

i.  La  deuxième  classe  du  Gymnase,  qui  comptait  alors,  dans 
ses  neuf  classes,  624  élèves. 


21 

une  église  franchoise  en  laquelle  se  faict  tous  les  jours 
une  prédication,  à  laquelle  se  trouvent  beaucop  de 
gens  de  bien  et  doctes  de  la  dicte  langue  tant  de 
Franche  que  d'Italie.  Les  dimanches  (car  nous 
navons  ichi  nulles  festes  sinonc  la  feste  de  Noël  i, 
mais  tous  les  mardi  devant  le  diner  est  à  demy  feste 
constitué  parle  magistrat,  lequel  se  nomme  jour  de 
prières2  à  cause  des  prières  générales  qui  se  font, 
etl'absolusion  despesches  est  pareilement  donnée3), 
au  matin  on  faict  la  dicte  absolusion  et  prières  ge- 
neralles...  on  chante  quelque  psaulme  de  David  ou 
une  aultre  oroison  prinsedu  nouveau  testament,  la- 
quelle psaulme  ou  oroison  séchante  touts  ensemble, 
tant  homme  que  femme  avecq  ung  bel  accord, 
laquelle  chose  est  bel  a  veoir 4.  Car  il  vous  fault  en- 
tendre que  chascun  a  ung  libvre  de  musicque  en  sa 
main  5^  voila  pourquoy  il  ne  se  peulvent  desborder  ; 

1.  L'Ascension  était  fêtée  un  dimanche.  Il  en  avait  été  de  même 
pour  Noël  depuis  l'introduction  de  la  Réforme  jusqu'en  1537.  Ce 
ne  fut  qu'en  l'année  1603  qu'un  décret  du  Convent  ecclésiastique 
fixa  de  nouveau  la  célébration  de  l'Ascension  à  son  ancienne  date 
{Archives  de  St-Thomas). 

2.  Grosser  und  kleiner  Bettag. 

5.  Calvin  s'était  conformé  à  Strasbourg  à  l'usage  luthérien  de 
prononcer  l'absolution  des  péchés  sans  confession  préalable  des 
péchés.  "Quant  aux  prières  des  dimanches,  dit-il  lui-même,  je 
prins  la  forme  de  Strasbourg  et  en  empruntay  la  plus  grande 
partieu  (Bonnet,  Lettres  françaises  de  Calvin,  II,  573). 

4.  Gérard  Roussel,  dans  une  lettre  à  Briçonnet,  fait  la  même  obser- 
vation à  propos  du  culte  luthérien  tel  qu'il  se  célébrait  à  Strasbourg 
en  1525  :  "Le  chant  des  femmes  se  mêlant  à  celui  des  hommes 
produit  un  effet  ravissant»  i'Ch.  Schmidt,  Gérard  Roussel,  p.  55). 

5.  La  «Forme  des  prières  et  chants  ecclésiastiques»  venait  de 
paraître  chez  Jean  Knobloch,  imprimeur  à  Strasbourg.  Ce  recueil 
contenait  50  psaumes  de  Marot  avec  des  notes  de  musique  pour 
le  chant.  Calvin  en  avait  déjà  publié  un  l'année  1539. 


22 

je  neuse  jamais  pensé  qu'il  eut  este  tant  plaisant 
et  délectable  comme  il  est.  Je  fust  bien  cincq  ou 
six  jours  au  commenchement,  quant  je  voioie  ceste 
petite  assemblée  laquelle  estant  expulsée  de  touts 
pays  pour  avoir  maintenu  l'honneur  de  Dieu  et  son 
evangille,  je  commenchoie  à  pleurer,  non  point  par 
trystesse  mais  de  joie  en  les  oians  chanter  de  sy  bon 
cœur,  comme  il  chantent,  rendant  grâce  au  Sei- 
gneur, quil  luy  a  plut  les  amener  en  plache  où  son 
nom  est  honnouré  et  glorifié.  Jamais  créature  ne 
sauroit  croire  la  joie  que  on  a  quant  on  chante  les 
louenges  et  merveilles  du  Seigneur  en  la  langue 
maternelle  comme  on  chante  ichy.  Les  dimanches, 
en  lieu  d'ungne  messe  on  chante  deux  pseaulmes 
ou  oroison  et  après  se  faict  une  prédication.  On  ne 
chante  que  une  pseaulme  devant  la  prédication  et 
laultre  après,  la  première  que  on  chante,  che  sont 
les  dix  commandements1  bien  traduictz  ;  sy  je  eusse 
eut  le  temps  les  vouz  eusse  envoyé.  Chela  faict  et 
acomply,  le  ministre2  se  met  à  genoul  devant  une 
table  de  boys  faicte  à  manier  dung  autel,  lequel  nest 
point  paret  sinoncq  quant  on  célèbre  la  Sainte  cene 

d.  Le  chant  des  commandements  a  été  supprimé  dans  la  liturgie 
donnée  par  Calvin  à  l'église  de  Genève. 

2.  Le  pasteur  de  cette  église  était  alors  Jean  Garnier,  qui  ve- 
nait de  remplacer  Pierre  Brully.  Ce  dernier  était  allé  mourir  sur  le 
bûcher  à  Tournay,  en  Flandre,  »en  scellant  sa  foi  par  son  sangu 
(Mémorial,  22  juin  1545).  Le  gentilhomme  lillois,  Valérand  Poullain, 
avait,  il  est  vrai,  rempli  auprès  de  la  communauté  les  fonctions 
pastorales  depuis  le  départ  de  Brully,  en  septembre  1544,  jusqu'au 
mois  de  février  1545,  mais  sans  pouvoir  se  faire  agréer  définitive- 
ment. Dans  des  lettres  conservées  avec  celles  que  nous  trans- 


23 

de  nostre  Seigneur  Jésus  Chryst,  laquelle  se  célèbre 
tous  les  quinze  jours,  alhors  le  dict  autel  nest  paret 
sinoncq  à  tout  une  blance  nape  sans  avoir  aultre 
parement  dessus  comme  des  chandelles  ou  aultres 
bagaiges.  Le  dict  autel  est  mis  quasy  au  milieu  de 
leglise  là  où  le  ministre  est,  ainsy  que  vous  ay  dit, 
la  face  envers  le  peuple,  faissant  prières  pour  le 
peuple  en  langue  maternelle,  hault  et  cler,  que 
chascun  l'entent  ;  Toroison  accomplie,  il  monte  en  la 
chaiere  et  faict  la  prédication,  laquelle  dure  depuis 
sept  heures  et  demie  jusques  à  noeuf  heures,  les- 
quelles prédications  sont  merveilleusement  belles  à 
ouir;  comme  jay  devant  dit,  on  chante  après  la 
prédication  ;  voila  pour  la  devant  digner1.  La  se- 
conde prédication  se  faict  à  onze  heures  jusques  à 
douze,  à  laquelle  chaschun  y  amaine  ses  petis  en- 
fantz2,  comme  de  sept,  huit,  neuf  et  dix  ans,  les- 
quels enfantz  tant  filles  que  filz  sont  interrogués 
par  le  ministre  après  la  prédication  touchant  leur 
foy;  il  faut  que  les  dicts  enfantz  recitent  le  pater 
noster,  les  deux  credo,  et  après  le  reciter  par  le 
menu,  les  demandes  que  le  ministre  faict  est  quelle 
chose  il  entendent  en  disant  nostre  pere  quy  est  es 

crivons  ici,  une  dame  d'Anvers,  Barbe  de  Vicery,  ne  manque  pas 
de  se  faire  recommander  chaque  fois  par  son  compatriote  Hubert 
de  Bapasmes  à  uMaistre  Jan  Greniera,  ce  qui  prouve  combien  les 
rapports  étaient  fréquents  entre  les  protestants  de  Flandre  et  ceux 
de  Strasbourg. 

1.  Avant  le  dîner. 

2.  Le  catéchisme,  appelé  Kinderbericht,  c'est-à-dire  instruction 
des  enfants,  dans  l'église  luthérienne  de  Strasbourg. 


24 

cieulx;  mais  che  nest  point  la  première  interroga- 
tion, ains  est  de  savoir  sil  sont  cristiens,  il  responde 
que  ouy  ;  il  leur  demande  par  quel  moien,  il  dissent 
par  le  baptezme,  et  ainsy  de  tous  les  aultres  pointz, 
lesquels  seroient  trop  loing  à  rechiter  ;  il  fault  quil 
respondent  comme  est  escript  au  cathecisme.  Il 
fault  entendre  quil  ne  sont  poinct  interroguetz  tous 
ensemble,  mais  lung  après  laultre  ;  le  ministre  prent 
et  choisy  ceulx  lesquels  lui  semblent  estre  les  plus 
ignorant.  S'on  interroguoit  ainsy  les  enfantz  à  Lille, 
je  ne  say  comment  ils  saueroient  rendre  raison  de 
leur  foy;  je  laise  les  enfantz,  mais  s'on  venoit  à  in- 
terroguer  les  grandesgens  tant  hommes  que  femmes 
etbigottes  1  ensembles,  Dieu  scait  comment  ilzcom- 
mencheroient.  Touttefois  che  sont  bien  bons  cris- 
tiens  par  leur  dire  mesmes  sans  avoir  aulcune 
cognoisance  de  leur  Dieu,  quy  est  chose  lamentable, 
partant  je  prie  à  celle  de  vous  toutes  quy  a  enfantz 
que  on  prende  paine  de  les  aprendre  la  loy  de  Dieu  et 
sa  vollunte,  aftïn  que  par  che  il  puissent  parvenir  à 
la  cognoisance  de  cheluy  quy  les  a  crées,  ainsy  de 
cheluy  quy  les  a  racheté  par  son  presieux  sang. 

d.  Il  veut  sans  doute  parler  de  religieuses;  béguines,  en  latin 
bigoutae,  du  terme  flamand  beggaerl  (to  beg)  demander.  Un  grand 
béguinage  était  établi  dans  les  environs  d'Anvers  (Gens,  Histoire 
de  la  ville  d'Anvers). 


2S 


Lettre  à  son  oncle  Hubert.  —  10  mars  1546. 

Très  chier  et  très  honouré  oncle,  très  humblement 
et  de  bon  cœur  à  vostre  bonne  grâce  me  recom- 
mande et  à  ma  tante  votre  femme  et  à  toutz  vos 
eufantz;  après  toutes  recommandations  je  vous 
advisse  que  je  suis  en  bon  point,  la  louange  soit 
au  Seigneur  auquel  je  prie  que  ainsy  soit  de  vous 
et  de  toute  votre  famille. 

Très  chier  oncle,  la  présente  est  pour  vous  ad- 
vertir,  que  je  vous  ay  envoyet  une  letre  dattée  du 
12  de  febrier  contenant  la  recheption  de  vostre 
letre  et  la  response  dicelle,  je  croy  que  l'avez  re- 
chept.  Très  chier,  la  cause  de  ma  rescription  n'est 
guerre  grande,  sinoncq  pour  vous  advertir  de  che 
que  ay  escript  dessus,  ausi  ne  vous  ausseroie  1  si 
souvent  escripre,  scachant  que  avez  des  aultres 
affaires,  craindant  de  vous  fâcher  et  desplaire. 
Touchant  à  mon  cousin  Guillaume,  votre  filz,  je 
faictz  mon  compte  que  luy  donneray  l'otroy  2  de 
venir  par  decha,  puisque  le  Seigneur  la  appelet  à 
Testude,  si  che  n'est  que  le  laissiez  pour  les  parolles 
et  conseilz  daulcuns  quy  ne  sçavourent  riens  si- 
noncq les  choses  quy  sont  du  monde,  vous  mon- 
trant beaucop  de  chose  fri voiles,  quil  fault  pour- 
tant laisser;  en  ferez  ainsi  ce  qu'il  vous  plaira. 

i  .  oserais. 

2.  L'octroi,  la  permission. 


26 

Je  suis  certain  quil  ont  estimet  et  dit  que  suys  ung 
fol  de  avoir  laisset  une  sy  bonne  compaignie,  la- 
quelle est  véritablement  bonne  ;  mais  ne  me  arestan  t 
à  leur  dire,  en  ay  prins  une  meilleure  quy  est  la 
compaignie  du  Seigneur.  Je  scavoie  bien  che  que 
le  monde  set*  dire;  et  quant  il  aura  tout  dit,  il  ne 
nous  donnera  point  le  roiaulme  des  cieulx.  Il  ne 
fault  point  pourtant  entendre  que  par  ce  je  veuille 
condamner  Testât  de  marchandise,  non,  car  toutz 
etatz  sont  agréables  à  Dieu,  moiennant  que  on  s'y 
gouverne  leallement2,  ne  cerchant  point  du  tout  son 

proufïit,  mais  celui  du  prochain  3  Le  Seigneur 

m'avait  donnet  ung  petit  de  bien  pour  moy  entre- 
tenir honestement;  ay  esté  incité  à  lestude  de 
apprendre  quelque  chose  pour  plus  facillement 
congnoistre  quelle  est  la  voulunte  de  notre  Dieu.  Je 
ne  croy  point  que  ce  ait  esté  faict  sans  son  appelle- 
ment,  car  l'homme  de  sa  nature  est  convoiteux  et 
ne  sçait  laisser  les  gaignaiges,  car  il  luy  semblent 
trop  doulx,  par  quoy,  puisquil  a  pleust  au  Seigneur 
par  sa  grâce  et  bonté  infinie  d'appeler  mon  cousin, 
votre  filz,  à  lestude,  je  désire  qu'il  soit  ichy,  con- 
gnoissant  que  son  proulïit  y  est;  je  vous  promets 
que,  sil  exerchoit  encore  la  marchandise,  je  me 
garderoie  bien  d'en  faire  quelque  parolles. 

Je  vous  advisse  que  je  faictz  mon  compte  d'aller 


1.  sait. 

2.  Loyalement;  on  disait  :  un  léal  serviteur. 

3.  Passage  indéchiffrable. 


27 


demourer  auprès  de  ce  docteur  italien  *,  que  je  vous 
ay  escript  en  la  précédente  letre,  si  je  y  peuls  avoir 
plache,  à  cause  que  mon  maistre  2  se  poura  bien 
aller  tenir  à  Hedelberghen,  là  où  se  tient  le  comte 
Pallatin  ;  cest  une  université,  je  croy  quil  y  poura 
bien  avoir  quelque  office,  parquoy  il  mest  force  d'en 
cercher  ung  aultre.  Il  advint  que  jestoie  aller  veoir 
Henry  le  Monter3  lequel  est  fort  malade.  Je  lui 
racomptoie  chèque  vous  escript,  soubit  me  dit  que 
seroie  bien  en  la  maison  du  dict  docteur  italien, 
tellement  que  je  luy  ay  donnet  la  charge  d'en  parler 

d.  Pierre  Martyr  de  Vermigli.  Voyez,  enlre  autres  ouvrages  sur  ce 
docteur  célèbre,  la  biographie  publiée,  en  1858,  par  M.  le  prof. 
Ch.  Schmidt.  Vermigli  avait  obtenu  la  chaire  d'exégèse  après  la  mort 
de  Capiton  en  1541  et  occupait,  en  qualité  de  chanoine  de  St-Thomas, 
la  maison  qui  forme  le  coin  de  la  rue  des  Cordonniers  et  de  la 
place  St-Thomas,  la  môme  qui  était  habitée  au  siècle  dernier 
par  Schœpflin  et  qui  Test  actuellement  par  M.  le  docteur  Eug.  Bœckel, 
aîné.  Dans  une  lettre  adressée  le  23  février  1552  à  Pierre  Martyr 
en  Angleterre  (Archives  de  St-ThomasJ,  Conrad  Hubert  parle  du 
cadran  solaire  qui  ornait  le  mur  de  cette  maison  et  que  l'on  pou- 
vait y  voir  encore  en  1878.  —  La  femme  du  docteur,  une  personne 
très-distinguée,  Catherine  Dammartin,  était  une  ancienne  religieuse 
de  Metz. 

2.  Michel  Délius,  dont  il  a  été  question  plus  haut. 

3.  Henry  le  Monier  se  trouvait  parmi  les  personnes  impliquées 
dans  le  procès  de  Brully.  Le  magistrat  d'Arras  avisa  le  17  janvier 
1545  le  commissaire  impérial,  Ch.  de  Tisnacq,  que  «sur  son  ordre 
il  a  fait  saisir,  arrester  et  empeschier  les  corps  et  biens  de  Henry 
le  Mongnier,  Jehan  Crespin  et  maître  François  Bauduin,  nos  bours 
geois  et  soubzmanans,  comme  estans  iceulx  nottez  de  la  secte  luthé- 
rienne ou  d'autres  mésus  (abus,hérésies)u.  Il  annonça  en  même  temps 
à  l'empereur  qu'il  a  nfait  futter  (piller)  leurs  maisonsu  (Documents 
publiés  par  Paillard,  Le  procès  de  P.  Brully,  p.  159  et  183).  Les 
trois  prirent  le  chemin  de  l'exil.  Jean  Crespin,  le  futur  historien  des 
Martyrs,  également  fugitif  à  Strasbourg  en  avril  1545,  écrivait  à 
Calvin  :  «Vous  ne  saurez  croire  avec  quelle  rage  chaque  jour 
croissante  notre  Antiochus  sévit  contre  les  fidèles. a  Nous  trouvons 
plus  tard  Baudoin  à  Strasbourg  parmi  les  professeurs  de  juris- 
prudence. 


à  la  femme  du  dict  docteur  quant  elle  le  viendra 
veoir,  je  fais  mon  compte  d'estre  là  bien  et  coie- 
ment  i  si  je  puis  avoir  plache,  car  cest  ung  ancien 
homme  et  ni  a  guerres  de  gens  en  sa  maison  sinoncq 
un  gentilhomme  de  France,  homme  de  bien.  Je  me 
reputeroie  bien  heureux  sy  je  y  povoie  parvenir, 
car  cest  ung  très  homme  de  bien.  J'ay  ouy  ceste 
sepmaine  une  de  ses  leschons  quil  faict  au  nouvaux 
testament  en  lepistre  à  Romains,  douziesme  cha- 
pitre, là  où  St.  Paul  nous  enseigne  que  distribuons 
de  nos  biens  aux  indigens  en  simplicité.  Son  expo- 
sition estoit  quil  ne  nous  fault  point  regarder  de 
asister  à  ceulx  quy  nous  sont  parentz  ou  à  ceulx 
tant  seullement  auquels  nous  avons  quelque  cog- 
noissance  ou  amour  ou  faveur  charnelle,  ains  que 
debvons  regarder  de  distribuer  à  ceulx  lesquels  nous 
voions  estre  en  grande  nécessité  pour  Ihonneur  de 
Jésus  Christ  et  que  iceulx  sont  nos  frères.  Et  aussi 
que  nous  aions  une  amour  non  simulée,  aiant  en 
haine  le  mal  et  nous  adherantz  tousiours  au  bien, 
enclins  à  nous  aymer  lung  laultre  par  une  charité 
fraternelle,  prevenantz  lung  laultre  en  tout  honneur 
par  une  ferveur  desprit,  non  paresseux  à  faire  ser- 
vice, servans  au  Seigneur,  rejouissant  en  espé- 
rance, patiens  en  afflictions,  avec  prières  conti- 
nuelles, souvenantz  aux  nécessité  des  sainctz , 
exerchant  hospitalité,  bien  parlant  de  ceulx  qui 


1.  Tranquillement. 


29 

nous  persécutent1;  (il  exposoit  ainsi  que  cest  de 
ne  point  parler  mal  de  ceulx  quy  nous  persécu- 
tent). Ce  nest  point  tant  seullement  de  s'abstenir 
daulculne  chose  qui  leur  porroit  estre  à  scandale 
ou  de  quoy  ils  porraient  mal  parler,  ains  quil  les 
fault  aider  en  leur  nécessité  et  les  conforter  en  toute 
leurs  tribulations  et  adversités.  Je  feray  la  fin  crain- 
dant  de  vous  trop  mollester,  priant  au  Seigneur 
Dieu  quil  luy  plaise  vous  donner  sa  sainte  grâce 
et  à  toute  vostre  famille,  vous  maintenant  en  bonne 
prospérité. 

En  Argentine ,  che  premier  jour  de  Karesme 
anno  1546. 

Lettre  à  son  oncle  Hubert.  —  25  mars  to46. 

Très  chier  et  très  honouré  oncle,  très  humble- 
ment et  de  bon  cœur  à  vostre  bonne  grâce  me 
recommande,  à  ma  tante  votre  femme  et  toutzvos 
enfantz.  Je  vous  advisse  que  je  suis  en  très  bonne 
sanclé,  loués  soyct  le  Seigneur  auquel  je  prie  que 
ainsi  soit  de  vous.  Très  chier,  la  présente  sera  pour 
vous  advertir  que  vous  ay  envoiet  une  letre  escripte 
le  premier  jour  de  Karesmes  par  laquelle  vous  ay 
declaret  que  faissoie  mon  compte  de  demourer  avec 
cest  italien,  sy  je  y  povoye  avoir  plache;  je  vous 
advisse  quelle  mest  acordée  et  doys  donner  pour 


1.  Romains,  chap.  12,  -10-14. 


30 

ma  table  trente  et  deux  escus  sol 1  par  an  ;  si  je 
n'estudioie  point,  pour  nulle  biens  il  ne  m'eusse 
voullut  avoir,  daultre  part  sest  informet  de  mon 
gouvernement2;  d'avoir  gens  rudiculeux  etnoiseux 
il  nen  vœult  point.  Je  prie  au  Seigneur  quil  luy 
plaisse  me  donner  la  grâce  de  me  touiours  bien 
goubverner  à  son  honneur  et  au  salut  de  mon 
ame,  ce  que  sera  faict  par  le  moien  des  bonnes 
prières  de  tous  mes  bons  amis.  Jay  espoir  d'estre 
en  ceste  maison  bien  et  coiement  en  laquelle 
poveray  aprendre  et  ouyr  quelque  chose  de  bon. 
Car  cest  ung  homme  ancien,  docte  et  craignant  Dieu 
pareillement,  quy  a  beaucop  veu. 

Quant  à  Henry  le  Monnier  iVArras,  après  avoir 
esté  merveilleusement  visité  de  la  main  du  Sei- 
gneur, tellement  quil  nestoit  possible  den  plus  en- 
durer, est  decedet  de  ce  monde,  le  Seigneur  la 
delibvret  de  tous  ses  maulx;  le  dit  a  laissetsa  femme 
vefve  avecqneuf  petis  enfantz,  dont  les  quatre  sont 
à  Arras  et  cinq  aultres  auprès  délie,  laquelle  vefve 
est  merveilleusement  desollée,  car  lempereur  leur 
a  confisquet  tout  leurs  biens  ;  je  prie  au  Seigneur 
quil  luy  plaise  par  sa  saincte  grâce  la  conforter  et 
consoller.  Je  luy  ay  prins  lung  de  ses  petis  filz;  je 
luy  acepteray  sa  table  avecq  moy,  ausy  lui  feray 

1.  Ecu-sol,  monnaie  de  France  en  or,  avec  un  soleil  au-dessus 
de  la  couronne  ;  il  y  avait  sous  François  Ier  des  écus  de  3  livres  ou 
60  sous. 

2.  Conduite. 


31 

aprendre  le  latin  jusque  à  ce  quil  soit  en  âge 
daprendre  ung  mestier,  brief  j'en  feray  tout  ainsy 
que  sil  estoit  mon  propre  filz  avecq  layde  du  Sei- 
gneur. Je  ne  scauveroie  mieulx  emploier  mon  ar- 
gent sinonc  en  donnant  secours  aulx  povres  vefves. 

Pour  nouvelles,  Martin  Lutere  est  trepasseU.  De 
la  dispute  quy  se  faict  à  Ralisbonne2  ceulx  quy 
sont  du  coste  du  pape  ont  concedet  et  acordet  aulx 
allemans3  l'article  de  la  justification  des  œuvres, 
assavoir  que  nous  ne  méritons  riens  devers  le  Sei- 
gneur par  nos  bonnes  œuvres  (il  ne  fault  pourtant 
entendre  quil  n'en  faille  nulle  faire,  car  ce  seroyt 
contraire  à  la  doctrine  de  St-Paul,  lequel  nous  en- 
seigne en  lepistre  aulx  Ephesiens,  Chapitre  second, 
dissant  que  nous  sommes  l'œuvre  de  Dieu,  crées 
en  Jésus-Christ  à  bonnes  œuvres  que  Dieu  a  pré- 
paré, afîîn  que  cheminions  en  icelles.  Quy  fera  la 
fin,  priant  au  créateur  quil  luy  plaise  par  sa  sainte 
grâce  nous  donner  tousjours  une  ferme  foy  et  vous 
maintenir  en  bonne  prosprieté. 

En  Argentine,  le  25e  de  Mars  anno  1546. 

1.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  rappeler  à  nos  lecteurs  que 
Luther  mourut  le  18  février  1546. 

2.  Ce  colloque,  convoqué  par  Charles-Quint  pour  rétablir  Fentente 
religieuse  entre  protestans  et  catholiques,  se  poursuivait  depuis  le 
mois  de  décembre  de  Tannée  précédente,  et  allait  prendre  fin, 
sans  avoir  abouti,  au  moment  où  s'écrivait  cette  lettre. 

3.  L'auteur  entend  par  uallemansu  les  théologiens  d'Allemagne, 
Bucer,  Brentz,  Schnepf,  Major,  qui  défendirent  au  colloque  les  prin- 
cipes de  la  Réforme. 


32 


III. 

Nos  lecteurs  ont  trouvé  peut-être  que  cette  cor- 
respondance est  loin  de  fournir  tous  les  renseigne- 
ments désirables  sur  la  vie  intérieure  de  la  paroisse 
française  établie  à  Strasbourg  au  seizième  siècle. 
On  aimerait  à  en  apprendre  davantage,  surtout  sur 
l'organisation  même  de  cette  église.  II  faut  recon- 
naître toutefois  que  la  description  qui  nous  y  est 
donnée  de  son  culte  est  encore  la  plus  détaillée 
que  nous  possédions  aujourd'hui.  Enfin,  la  publi- 
cation de  ces  lettres  peut  se  justifier  par  cela-même 
qu'elle  attire  une  fois  de  plus  l'attention  sur  un  des 
chapitres  les  plus  intéressants  et  les  moins  connus 
de  notre  histoire  locale.  Qu'on  nous  permette  donc 
de  les  faire  suivre  de  quelques  notices  jusqu'à  pré- 
sent inédites. 

Quel  était  le  nombre  des  réfugiés  français  qui 
faisaient  partie  de  la  communauté  ?  Des  chroni- 
queurs strasbourgeois  d'une  époque  postérieure, 
comme  Specklin1,  l'évaluent  à  quinze  cents  per- 
sonnes, ou  même,  comme  Buehler2,  au  tiers  des 
habitants  de  la  ville,  tandis  que  les  contemporains, 

d.  Collectaneained.  II,  fol.  229  a:  »  Domollen  als  die  verfolgung 
in  Hispania,  Italia  und  Frankreich  der  Religion  halber  gross  ware 
und  vil  fromme  leutt  von  hab  und  gut  vertryben  wurden,  kam  vil 
volck  gen  Strassburg.  Man  sehelzte  es  auff  1500  Personen.u 

2.  Cité  par  Rœhricb,  Gesch.  der  Re formation,  II,  p.  66. 


33 

Calvin  et  les  autres  pasteurs  de  la  paroisse,  Poul- 
lain,  Garnier,  et  de  même  Pierre  Martyr  ne  parlent 
que  d'une  petite  église  (ecclesiola  gallicana) 1 . 
L'auteur  de  nos  lettres  aussi  n'avait  devant  les  yeux, 
selon  ses  propres  termes,  qu'une  «petite assemblée». 
!1  faudrait,  du  reste,  pouvoir  faire  une  distinction 
entre  les  Français  établis  dans  la  ville  et  la  popu- 
lation flottante.  Celle-ci  était  surtout  considérable 
à  l'époque  des  foires  annuelles  de  Noël  et  de  la 
St-Jean2,  ou  quand  le  redoublement  des  persécu- 
tions en  Lorraine  et  dans  les  provinces  françaises 
voisines  amenait  un  exode  passager  des  fidèles  de 
ces  contrées. 

Le  prédicateur  Hédion  nous  affirme,  dans  une  de 
ses  lettres,  que  c'est  précisément,  l'existence  d'une 
église  française  à  côté  de  notre  Ecole  qui  engageait 
bien  des  gens  de  toute  nationalité,  Espagnols,  Ita- 
liens, Hollandais,  Anglais  et  Polonais,  à  se  fixer  à 
Strasbourg.  Il  cite  parmi  les  étudiants  qui  y  séjour- 
naient à  la  même  époque  que  notre  Wallon,  deux 
des  sept  fils  du  célèbre  héllénisle  Guillaume  deBudé, 
devenus  protestants  après  la  mort  de  leur  père  3. 

d.  Calvinus  Nie.  Parenti,  14  dec.  1540  {Oeuvres,  XI,  p.  130), 
Calvinus  Sleidano,  6  cal.  sept.  1554-  (Oeuvres,  XV,  p.  221),  etc. 

2.  Bedrotus  Grynœo,  27  juin  1541  {Archives  de  la  ville  de  Zurich). 

3.  Hedio  Bonifacio  Amerbach,  22  nov.  1545  {Mss.  de  l'Antisti- 
tium  à  Bâle).  —  Dans  une  lettre  adressée  à  Calvin,  Sevenus,  un  pro- 
fesseur du  Gymnase,  parle  aussi  d'un  échange  de  jeunes  gens,  ceux 
de  Genève  devant  venir  à  Strasbourg  pour  y  apprendre  l'allemand, 
tandis  que  ceux  de  Strasbourg  apprendraient  le  français  dans  la  cité 
suisse,  22  déc.  1546  {Oeuvres  de  Calvin,  XII,  p.  448). 

3 


54 

Un  poète  du  temps,  il  est  vrai,  nous  raconte  qu'en 
janvier  1548,  Bucer,  après  avoir  prononcé  un 
discours  allemand  sur  la  tombe  du  réformateur 
Matthieu  Zell,  adressa  encore  en  latin  des  conso- 
lations aux  «nombreux  Français»  qui  étaient  ac- 
courus pour  pleurer  la  perte  de  leur  bienfaiteur!, 
mais,  il  faut  l'avouer,  cette  notice  est  beaucoup  trop 
vague,  pour  que  nous  puissions  en  conclure  à  un 
chiffre  quelconque.  Aussi  sommes-nous  heureux 
de  pouvoir  fournir  sur  cette  question,  ainsi  que  sur 
quelques  autres,  des  renseignements  nouveaux,  que 
nous  empruntons  au  protocole  du  Conseil  des  XXI, 
le  Mémorial  déjà  cité  dans  ce  travail.  C'est  à  cette 
source,  sauf  autre  indication,  que  nous  avons  puisé 
tous  les  faits  consignés  ici 2. 

Invité  à  indiquer  le  nombre  de  ceux  de  ses  pa- 
roissiens qui  payaient  l'impôt  de  la  capitation  (die 
auf  dem  Stall  dieneri),  le  ministre  Jean  Garnier  en 
déclara  91 ,  le 22  décembre  1552,  en  ajoutant  toute- 
fois qu'il  ne  les  connaissait  pas  tous,  et  que  cer- 
tains d'entre  eux  s'étaient  soustraits  à  ce  contrôle, 

d.  Epicedion  et  narratio  funebris  in  mortem  venerabilis  viri 
D.  Matthsei  Zeellii.  Aucthore  Abr.  Lœschero.  1548  {Bibliothèque 
du  Collège  St- Guillaume).  —  Specklin  dans  ses  Collectanées  men- 
tionne le  même  fait  à  l'année  1548. 

2.  Nous  exprimons  toute  notre  reconnaissance  à  M.  Brucker,  ar- 
chiviste de  la  ville  de  Strasbourg,  qui  a  bien  voulu  faciliter  notre 
tâche  en  mettant  gracieusement  à  notre  disposition  les  documents 
confiés  à  sa  garde.  Nous  le  remercierons,  en  outre,  pour  l'obligeance 
toujours  la  même  avec  laquelle  il  nous  est  venu  en  aide  dans  le 
déchiffrement  de  certains  passages  à  peu  près  illisibles  des  manu- 
scrits du  seizième  siècle. 


3o 

sans  doute  à  cause  de  leurs  dettes.  Le  magistrat 
enjoignit,  en  conséquence,  à  tous  les  propriétaires 
de  maisons  de  déclarer,  sous  la  foi  du  serment, 
leurs  locataires  et  tous  les  gens  qu'ils  hébergeaient, 
surtout  les  «Velches».  Le  pasteur  français  dut  ré- 
péter à  ses  ouailles,  du  haut  de  la  chaire,  l'ordre 
de  se  faire  inscrire  à  la  chancellerie.  Ce  recense- 
ment, du  18  octobre  1553,  constate  la  présence  de 
100  Français  munis  du  droit  de  bourgeoisie,  de  35 
autres  qui  ne  le  possédaient  pas,  et  en  outre  de  16 
soldats  (dienstknecht),  sans  les  femmes,  les  enfants 
et  les  domestiques.  Une  autre  liste  de  la  même  an- 
née, publiée  par  M.  Rodolphe  Reuss,  dans  le  28me 
volume  du  «Bulletin  du  Protestantisme)»  ne  porte 
que  50  noms.  Le  pasteur  y  ajoute,  il  est  vrai,  ce 
post-scriptum  :  «Il  yen  a  davantage,  mais  je  n'ay 
sceu  treuver  leurs  noms  et  ne  se  sont  pas  présentés 
à  moy  pour  le  présent.  Ceux  qui  sont  nouvellement 
venus  de  Metz  disent  qu'ils  ont  donné  leurs  noms 
à  Messieurs  du  Magistrat,  pourquoy  je  n'ay  point 
mis  icy  leurs  noms.» 

L'importance  que  la  colonie  huguenote  avait  ac- 
quise ressort  d'ailleurs  des  faits  suivants  :  En  juin 
1553,  un  pharmacien  de  Metz  demande  l'autorisa- 
tion de  s'établir  à  Strasbourg,  ce  qu'on  lui  refuse 
«amicalement»,  les  docteurs  chargés  de  lui  faire 
subir  un  examen  ayant  reconnu  qu'il  ne  savait 
pas  un  mot  d'allemand.  En  1554,  par  contre,  un 
libraire  français  obtient  la  permission  de  mettre  en 


36 

vente,  pendant  huit  jours  —  en  dehors  de  la  foire 
— ,  des  livres  français,  pour  lesquels  il  devait  évi- 
demment espérer  trouver  des  acheteurs.  Le  28  mai 
de  la  même  année,  Messieurs  du  Magistrat  prennent 
à  leur  service  un  courrier  (leuffersbott),  Pierre  Dyss, 
de  Metz,  qui  avait  fait  valoir  qu'il  savait  aussi  le 
français,  et  que  ses  nombreux  compatriotes  pros- 
crits auraient  particulièrement  besoin  de  son  con- 
cours. A  cette  époque,  l'Eglise  française  était  admi- 
nistrée par  huit  anciens,  chargés  de  la  distribution 
des  aumônes  ;  parmi  eux  se  trouvaient  l'historien 
Sleidan  1  et  un  brasseur  du  nom  de  Robert.  Vu  la 
foule  des  nécessiteux,  ils  décidèrent  de  faire  pré- 
senter «par  une  personne  honorable»  le  sachet  au 
culte  du  dimanche,  les  jours  de  prières  et  lors  des 
baptêmes  et  des  bénédictions  nuptiales.  Pour  sub- 
venir aux  mêmes  besoins,  on  organisa  même,  en 
février  1556,  une  loterie  (Gluckshafen),  un  gros 
lot  de  100  couronnes  servant  d'appât.  En  1555,  on 
nous  cite  une  seule  maison,  «  zum  Stolzmeck  »,  ha- 
bitée par  une  quarantaine  de  Français.  En  1558,  la 
paroisse  demandait  un  instituteur  pour  l'école  des 

i.  Sleidan  était  un  des  trois  commissaires  délégués  par  le  Sénat 
à  la  surveillance  de  l'Eglise  française.  Dans  la  lettre  déjà  citée, 
Calvin  exprime  toute  sa  joie  de  cette  nomination.  Ces  Kirchpflegcr 
avaient  à  choisir  sur  une  liste  de  16  à  20  noms,  présentés  par  le 
pasteur,  les  6  ou  8  anciens  de  la  paroisse.  Chaque  année  deux  de 
ces  derniers  étaient  sortants,  et  les  commissaires  ci-dessus  men- 
tionnés nommaient,  sur  une  nouvelle  liste  de  4-  personnes,  les  rem- 
plaçants, que  le  gouvernement  avait  à  confirmer  (7  oct.  1555).  — 
En  1558,  le  jurisconsulte  François  Hotman  faisait  partie  du  conseil 
des  anciens. 


37 

fils  de  réfugiés,  qui  avait  été  ouverte  dès  les  pre- 
miers temps,  et  elle  comptait  dans  son  sein  un  im- 
primeur (Pierre  Estiart),  un  horloger  et  une  sage- 
femme  de  nationalité  française.  Le  nombre  des 
électeurs  paroissiaux  qui  procédèrent  en  1559  à 
la  nomination  de  leur  ministre  Houbray  (Holbrac, 
Le  Braq)  se  montait  à  34. 

De  bonne  heure,  les  autorités  de  la  ville  s'effor- 
cèrent de  restreindre  le  nombre  croissant  des  immi  - 
grants,  en  décidant,  entre  autres  mesures,  que  le 
droit  de  bourgeoisie  ne  serait  plus  accordé  à  de 
nouveaux  arrivants  et  qu'il  serait  retiré  aux  enfants 
de  ceux  qui  avaient  été  reçus  bourgeois,  après  la 
mort  de  leurs  parents.  Défense  est  faite  le  10  février 
1556  aux  bourgeoises  et  aux  veuves  d'épouser  des 
étrangers  à  Pinsu  du  magistrat.  On  refuse  à  un  mé- 
decin français  la  permission  de  se  fixer  dans  la 
ville,  sous  prétexte  que  le  nombre  des  praticiens 
allemands  est  suffisant  (9  août).  Enfin,  il  se  trouve 
des  membres  du  magistrat  pour  avouer  franchement 
en  séance  du  conseil,  le  25juillet  1558,  «qu'ils 
aimeraient  bien  être  débarrassés  des  Français  qui 
sont  là.  » 

Les  persécutions  religieuses  dans  le  royaume  de 
France  ne  cessaient  cependant  de  jeter  dans  la  cité 
alsacienne  de  nouveaux  fugitifs.  L'année  1561  en 
vit  arriver  14  de  Troyes,  19  de  Chàlons-sur-Marne, 
ces  derniers  accompagnés  de  leur  pasteur,  Pierre 
Fournelet;   déjà   l'année  précédente  60  familles 


38 

étaient  venues  de  Metz.  Aussi  ne  sommes-nous  pas 
étonnés  d'une  démarche  faite  par  les  représentants 
de  la  paroisse,  le  théologien  Zanchi  et  le  juriscon- 
sulte Muntius  en  tête,  dans  le  but  d'obtenir  pour  la 
célébration  du  culte  public,  au  lieu  de  la  chapelle 
de  St-André,  «devenue  trop  petite»,  la  vaste  église 
des  Frères-Prêcheurs,  que  la  cessation  de  Y  Intérim 
avait  rendue  disponible.  Leur  pétition,  datée  du 
16  juin,  s'appuie  sur  le  fait  que  «la  population  velche 
étrangère  est  grande.  »  On  leur  répondit  par  un  refus 
formel.  Le  même  sort  échut  à  la  demande  réitérée 
de  pouvoir  adjoindre,  aux  frais  de  la  paroisse,  un 
aide  au  ministre,  et  à  cette  autre,  produiteen  1562, 
de  pouvoir  publier  une  nouvelle  édition  des 
psaumes,  l'ancienne  étant  épuisée. 

Depuis  longtemps,  le  culte  public  des  Français  et 
leur  organisation  en  paroisse  étaient  pour  le  clergé 
luthérien  de  la  ville  un  sujet  d'appréhension,  de 
scandale  même,  et  provoquaient  des  plaintes  conti- 
nuelles. L'esprit  doctrinal  étroit  et  intolérant  des 
théologiens  d'alors  faisait  une  guerre  à  outrance  à 
tous  ceux  qui  professaient  les  doctrines  réformées. 
On  essaya  de  leur  imposer  la  Confession  d'Àugsbourg 
et  le  catéchisme  du  «nouvel  évêque » ,  nom  par  le- 
quel Marbach  est  désigné,  non  sans  une  pointe  de 
malice,  par  le  secrétaire  de  la  ville  dans  ses  procès- 
verbaux  (7  oct.  1555).  Delà  des  querelles  intermi- 
nables entre  luthériens  et  calvinistes,  qui  se  gref- 
faient sur  les  dissensions  intestines  et  les  animosités 


39 

personnelles  de  ces  derniers1.  Ce  n'était  pas,  au 
dire  de  leurs  adversaires  dogmatiques,  la  prédica- 
tion française  qui  attirait  surtout  les  huguenots 
à  Strasbourg,  ils  venaient  bien  plutôt  s'y  fixer 
pour  des  «pratiques»  ou  menées  politiques.  La 
fermeture  du  temple,  par  décret  du  19  août  1563, 
devait  mettre  fin  à  cet  état  des  choses,  comme 
d'aucuns  le  croyaient  sans  doute,  pour  le  plus 
grand  bien  de  l'Etat  et  de  l'Eglise.  La  place  de 
pasteur  salarié2  et  logé  par  la  ville  fut  supprimée  ; 
les  paroissiens  durent,  pour  les  baptêmes  et  les 
mariages,  s'adresser  aux  églises  allemandes  ; 
seules  les  réunions  de  culte  dans  des  maisons  par- 
ticulières restèrent  tolérées  pour  le  moment. 

1.  Calvin  écrivait  le  10  déc.  1559  à  ses  anciens  paroissiens 
pour  les  exhorter  uà  fraternellement  mettre  toute  peine  et  diligence 
de  gouverner  l'Eglise  en  bonne  concorde  et  empescher  que  Tordre 
qui  doit  estre  inviolable  ne  soit  renversé  par  noises  et  débats  u 
{Oeuvres,  XVII,  p.  699). 

2.  Garnier  touchait  50  florins  de  traitement.  Son  successeur, 
Pierre  Alexandre,  en  demandait  100  en  1555,  mais  n'en  obtint  que 
80,  plus  16  rézeaux  de  blé. 

3.  Ces  actes  sont  en  effet  inscrits  depuis  1571  dans  les  registres 
des  différentes  paroisses,  notamment  de  celle  de  la  Cathédrale,  dite 
Munster  g  em,einde,  qui  devint,  comme  on  sait,  celle  du  Temple-Neuf 
après  la  capitulation  de  1681 .  A  propos  d'un  mariage  entre  Français, 
béni  à  la  Cathédrale  en  1573,  il  est  dit  cependant  que  le  prédica- 
teur français  avait  fait  la  publication  des  bans  (Arch.  de  l'état 
civil  de  Strasbourg  ).  Le  magistrat  veillait  à  l'exécution  de  cette 
ordonnance,  car  en  4582  le  pasteur  français,  Jean  Grenon,  est  cité 
devant  le  Conseil  pour  se  justifier  d'avoir  fait  baptiser  son  enfant 
dans  sa  maison  par  un  étranger  {Mémorial,  14  mai). 


40 


IV. 


Ce  rescrit  provoqua  de  la  part  de  ceux  qu'il  tou- 
chait, non  pas  des  protestations, — ils  savaient 
qu'ils  ne  jouissaient  d'aucun  droit  dans  une  ville 
étrangère,  —  mais  des  suppliques  réitérées.  Le 
25 août  déjà,  les  Anciens  de  l'Eglise  prièrent  le  ma- 
gistrat de  revenir  sur  sa  décision  :  «  Que  Messieurs, 
disaient-ils,  ne  veuillent  pas  inlliger  à  cette  Eglise 
étrangère  un  sort  analogue  à  celui  de  nos  coreli- 
gionnaires en  Lorraine  et  en  France.  »  Dans  les  déli- 
bérations qui  s'en  suivirent,  on  parut  un  moment 
incliner  vers  la  mansuétude  et  être  disposé  à  rouvrir 
le  lieu  de  culte  des  réfugiés,  «  à  condition  toutefois 
que  leur  ministre  acceptât  la  Confession  d'Àugsbourg 
et  que  son  enseignement,  autant  que  sa  manière  de 
célébrer  les  sacrements,  fûten  tous  points  conforme 
à  celui  des  pasteurs  allemands,  car  il  fallait  em- 
pêcher, qu'en  étant  privés,  les  Français  ne  tombas- 
sent dans  des  sectes  et  conventicules  (rolteri)».  Mais 
bientôt  l'avis  du  docteur  Marbach  prévalut;  ce  théo- 
logien démontra  que  la  demande  en  question  ne 
pouvait  être  accordée  sans  préjudice  pour  les  églises 
allemandes  (one  schaden  der  teutschen  Kirchen),  et 
que, si  on  voulait  permettre  aux  Français  d'avoir  leur 
prédicateur  ou  pasteur  particulier,  il  faudrait  ad- 
joindre ce  dernier  en  qualité  de  vicaire  au  pasteur 


41 

de  la  Cathédrale,  Flinner,  dont  «cet  aide»  aurait 
à  prendre  les  ordres  en  toutes  choses.  A  cette  con- 
dition-là, la  prédication  française  pourrait  avoir 
lieu  dans  une  des  chapelles  de  la  Cathédrale,  celle 
de  St-Laurent.  Les  postes  d'Anciens  devraient  dis- 
paraître en  tout  cas. 

Celui  qui  faisait  cette  proposition  savait  bien 
qu'elle  équivalait  à  la  suppression  même  de  l'Eglise 
française.  Aussi  la  violence  de  langage  à  laquelle 
Calvin  se  laissa  aller  à  la  nouvelle  de  la  décision 
du  19  août  1563  se  comprend-elle,  quoique  nous 
ne  puissions  l'approuver.  «L'intolérance  de  Mar- 
bach,  écrivit-il,  en  proie  à  un  vif  chagrin,  à  son 
ami  Bullinger  de  Zurich,  l'a  donc  emporté,  de  sorte 
que  les  portes  du  temple  ont  été  fermées  aux  Fran- 
çais. C'est  ainsi  que  la  petite  Eglise,  après  une 
existence  florissante  de  25  années,  est  tombée  sous 
l'attaque  impétueuse  de  cette  bête  fauve.1» 

Le  13  octobre  de  l'année  1567,  les  chefs  de  la 
paroisse  revinrent  à  la  charge,  mais  sans  plus  de 
succès,  en  suppliant  qu'il  fût  du  moins  permis  aux 
fidèles  de  se  réunir  dans  les  maisons  ou  bien  dans 
un  local  quelconque,  de  l'agrémentdes  autorités,  le 
dimanche  et  quelques  jours  de  la  semaine,  a  pour 
lire  la  pure  Parole  de  Dieu,  pour  adorer  le  Seigneur 
et  chanter  les  psaumes  dans  leur  langue  ».  Il  leur 
fut  répondu  :  «  Parlant  aussi  l'allemand  dans  les  re- 


4.  Calvinus  Bullingero,  12  sept.  1363  (Oeuvres,  XX,  p.  loi.J. 


42 

lations  journalières,  qu'ils  suivent  les  sermons  alle- 
mands, et  s'ils  ne  comprennent  pas  tel  de  nos  pré- 
dicateurs, qu'ils  aillent  en  entendre  un  autre.» 

Malgré  tout,  les  étrangers  ne  cessaient  d'affluer.  En 
1566,  le  magistrat  avait  dû  faire  construire  derrière 
laPorte-Blancheet  derrièreSt-Jean  des  baraquespour 
les  velches  pauvres,  tant  hommes  que  femmes,  vu 
l'encombrement  de  l'hôpital.  Une  collecte  eut  lieu 
en  faveur  de  ces  malheureux,  en  1568,  parmi  les 
habitants,  et  les  ministres  Matthieu  de  Launoy  et 
Françoys  de  La  Chapelle  sollicitèrent  la  permission 
de  rester  dans  la  ville  «pour  consoler  les  malades 
et  les  affligés.»  Plusieurs  fois  les  établissements 
hospitaliers  leur  vinrent  en  aide;  en  1573,  le 
sachet  des  différentes  églises  leur  rapporta  45 
livres.  En  septembre  1568  et  en  1569,  nouvelle 
immigration.  Les  fugitifs  venaient  d'Epinal,  de 
Troyes,  Chàlons,  Vitry,  Reims,  Tournay,  Liège, 
Tours,  Angers,  Besançon  et  jusque  d'Avignon, 
de  la  Provence  et  de  la  Savoie.  C'étaient  des  mar- 
chands, des  médecins,  des  «  plumassiers  »,  des 
«  espingliers  »  et  des  drapiers ,  mais  aussi  des 
«ministres  prédicants»,  Louis  des  Mazures,  Pitius, 
Nicolas  de  la  Bore  «  logez  en  la  calbe  casse  »,  des 
nobles  et  des  militaires,  tels  que  Claude  Pioche, 
conseiller  de  Sa  Majesté  royale  de  France  et  général 
(des  finances)  dans  la  Champagne,  avec  une  suite 
de  20  personnes,  Monseigneur  de  Bar,  avec  18  per- 
sonnes, Monseigneur  de  Béthune,  M.  d'Esternay, 


43 

Philibert  la  Glasche,  lieutenant-général  de  Vichy,  le 
baron  dHaussonville,  etc.  Des  dames  de  haut  rang, 
comme  Mme  de  Roye,  la  belle- mère  du  prince  de 
Condé,  avaient  également  séjourné  déjà,  et  séjour- 
nèrent plus  tard  encore  dans  nos  murs.  Nous  y 
trouvons  aussi  des  professeurs  et  des  savants, 
comme  Louis  Rochefort  de  Blois,  que  le  recteur 
Jean  Sturm,  l'ami  éprouvé  des  huguenots,  recom- 
manda tout  particulièrement  à  la  bienveillance  de 
ses  concitoyens,  «vu  que  ce  Français  voulait  dé- 
fendre la  parole  de  Dieu  non  par  l'épée,  mais  par 
la  parole  »  (1 2  mai  1 568).  A  la  date  du  1 5  novembre, 
161  étrangers  logeaient  dans  des  auberges  dont  les 
enseignes  sont  parvenues  jusqu'à  nous,  comme  la 
Hache,  le  Rocher-de  Sapin,  Y  Homme-Sauvage,  la 
Cave-Profonde,  la  Pomme-d'Or,  ou  bien  ont  dis- 
paru depuis  longtemps,  comme  la  Carpe-Bridée 
(Gerlenfîsch)  et  le  Chasse-Mouches  (Zum  Mucken- 
ivadell).  Quatre  chirurgiens  français  soignaient,  à 
l'hôpital,  les  victimes  d'une  escarmouche  qui  avait 
eu  lieu,  près  de  Molsheim,  entre  des  reîtres  destinés 
à  l'armée  de  Condé  et  les  Lorrains,  alliés  au  roi  de 
France.  Par  contre,  deux  capitaines  français,  Saint- 
Chamans  et  de  la  Personne,  blessés  à  Dossenheim, 
sollicitèrent  inutilement,  le  28  février  1 569,  de  pou- 
voir s'adresser,  dans  la  ville  même,  aux  hommes  de 
l'art;  en  vain  le  duc  Wolfgang  de  Deux-Ponts  inter- 
céda pour  eux.  On  voulut  bien  cependant  mettre  à 
leur  disposition  à  Schiltigheim  un  médecin,  un 


u 

barbier  juré  (Scherer)  et  un  pharmacien.  Un  gentil- 
homme, M.  d'Esternay,  se  vit  également  refuser  la 
faveur  de  passer  seulement  trois  heures  dans  la 
ville  pour  faire  visite  à  sa  femme  et  à  ses  enfants, 
mais  ceux-ci  obtinrent  la  permission  de  se  rendre 
auprès  de  lui.  Quiconque  voulait  loger  un  étranger 
était  tenu  d'en  demander  la  permission  à  l'Am~ 
meister,  témoin  le  vieux  Conrad  Hubert,  un  des 
derniers  représentants  de  l'esprit  plus  libéral  de  la 
génération  précédente,  qui  reçut  une  admonestation 
pour  avoir  accueilli,  en  1568,  le  théologien  réformé 
Zanchi  sous  son  toit,  sans  remplir  cette  condition. 

Nombre  de  fois  les  actes  du  Conseil  portent  en 
marge  la  mention  :  Vertribene  Frantzosen,  Welsche, 
Frembde,  die  nit  biirger.  Des  visites  domiciliaires, 
dites  «inquisitions»,  avaient  lieu  dans  le  but  d'éta- 
blir la  présence  des  étrangers.  Depuis  1567,  ces 
derniers  étaient  obligés  de  prendre  logis  chez 
des  bourgeois  et  ne  pouvaient  plus  faire  ménage 
eux-mêmes  (kein  Feur  und  Rauch  halteri).  Quel- 
quefois aussi  le  droit  de  séjour  n'était  accordé 
que  pour  une  époque  déterminée.  Le  départ  des 
hôtes  était  ensuite  notifié  au  magistrat,  souvent 
avec  leurs  remercîments.  Nous  avons  encore  le 
texte  du  billet  écrit  par  Louis  de  Bourbon,  prince 
deCondé,  pour  exprimer  sareconnaissance  au  sujet 
de  l'accueil  fait  à  Strasbourg  à  ses  enfants  et  à  sa 
belle-mère,  Mrae  de  Roye.  Il  s'y  déclare  prêt  à 
rendre  à  son  tour  à  la  république  toute  espèce  de 


45 

services  (5  juin  1563)'.  «Messieurs  de  la  Ville», 
de  leur  côté ,  faisaient  souhaiter  bon  voyage  à 
ceux  qui  partaient,  souvent  avec  le  vœu  bien  sincère 
de  ne  plus  les  revoir.  «  Puisse-t-il  seulement  ne  pas 
revenir»,  ajoute  méchamment  le  secrétaire  du 
Conseil  en  mentionnant  au  procès- verbal  le  départ 
du  ministre  Holbrac  (er  kornm  nuhr  nimmeh 
ividef). 

Soyons  juste  toutefois:  les  hôtes  de  notre  ville 
n'étaient  pas  toujours  commodes,  et  causaient,  les 
riches  aussi  bien  que  les  pauvres,  bien  des  embar- 
ras, dont  le  moindre  était  sans  doute  celui  dont  on 
se  plaignait  en  janvier  1 569,  à  savoir,  qu'il?  menaient 
grand  train  et  troublaient  les  paisibles  habitants,  en 

1.  Avec  quelle  reconnaissance  pourtant  les  hommes  les  plus 
illustres  du  protestantisme  français  n'exprimaient-ils  pas  leur  gra- 
titude pour  les  bons  services  rendus  par  Strasbourg  à  leurs  frères 
persécutés,  tout  en  les  sollicitant  de  nouveau  tant  pour  d'autres  que 
pour  eux-mêmes  ?  Nous  n'en  citerons  pour  preuve  que  la  lettre  de 
Coligny  au  Magistrat,  datée  du  18  sept.  1568  :  uTrès-illustres 
Seigneurs,  puis  qu'il  a  pieu  à  Dieu  qu'en  ces  temps  derniers,  de- 
puis le  renouvellement  de  l'Evangile,  avez  ouvert  vostre  ville  à 
beaucoup  de  pouvres  enfans  de  Dieu  que  vous  avez  amiablement 
receuz,  lesquels  pour  sa  parolle  ont  été  contraincts  d'abandonner 
leurs  pais  et  parants,  et  fuians  la  rage  de  leurs  ennemis  recourir  à 
vous  comme  à  un  singulier  refuge  ;  voiant  aussi  que  Dieu  vous 
fait  la  grâce  de  continuer  en  une  hospitalité  si  saincte  que  ceste  la: 
cela  m'a  donné  occasion  de  vous  envoier  ce  gentilhomme  de  Salène, 
avec  la  présente,  pour  vous  supplier  que,  tout  ainsi  que  de  vostre 
grâce  il  vous  pleut  l'année  passée  recevoir  en  vostre  ville  ma  femme 
et  nos  enfans,  en  un  temps  d'affliction  tel  qu'on  le  voioit  venir, 
voiant  qu'il  s'en  présente  un  autre  qui  a  apparence  d'estre  beau- 
coup pire,  si  Dieu  n'a  pitié  de  son  peuple,  qu'il  vous  plaise,  Mes- 
sieurs, user  présentement  envers  moy  et  envers  elles  de  mesmes 
faveur,  etc.u  —  Nous  possédons  aussi  une  lettre  de  remercîments 
du  roi  de  Navarre  pour  l'accueil  fait  à  des  gentilshommes  français 
[Archives  de  la  ville,  AA.  liasses  1855  et  1856). 


46 

parcourant  les  rues  par  troupes  de  dix  à  douze  per- 
sonnes, et  en  faisant  caracoler  leurs  chevaux  sur  la 
place  St-Thomas  pendant  qu'on  tenait  dans  cette 
église  Técole  du  dimanche  (Kinder predigt).  Sleidan 
traduisait  sans  doute  les  sentiments  d'une  partie 
notahle  de  la  population  strasbourgeoise,  en  s'ex- 
primant,  à  l'adresse  des  gens  qu'ils  avaient  souvent 
à  leur  suite  (à  moins  qu'il  ne  soit  question  ici  d'Ita- 
liens), de  la  façon  suivante  :  «C'est  une  race  bien 
singulière  que  cette  engeance  velche,  qui  devient 
de  plus  en  plus  bizarre  et  introduit  chez  nous  les 
travers  de  son  pays.  Aussi  les  voit-on,  ma  foi!  de 
mauvais  œil  s'installer  dans  les  maisons,  car  ils 
sont  rustres  (wûst),  tapageurs,  brisant  et  gâtant 
tout  ce  qui  y  est i. 

Par  contre  dans  une  séance  du  Magistrat,  tenu 
le  13  janvier  1547,  le  stettmeister  Sturm  de 
Sturmeck  rendait  publiquement  aux  Français  le 
témoignage,  «qu'ils  étaient  d'honnêtes,  pieuses  et 
bonnes  gens»  et  les  recommandait  à  la  bienveillance 
de  ses  concitoyens.  On  ne  s'étonnera  pas  du  juge- 
ment porté  par  le  théologien  Marbach  sur  les  pro- 
fesseurs «velches»  (Italiens  et  français),  qui,  à  son 
dire,  étaient  de  singulières  têtes  (selzame  Kopfé), 
ce  pour  quoi  il  fallait  leur  préférer  dans  l'Ecole  des 
maîtres  allemands2. 

1.  Sleidan  an  Johann  von  Nidbruck,  29  déc.  dS50  (public  dans 
Sleidcuis  BriefwechsQl,  par  H.  Baumgarten.  Strasb.  1881,  p.  15o.) 

2.  Diarium  Marbachii  4  jan.  1554. 


47 

1  Quoi  qu'il  en  soit,  îe  Magistrat  ne  se  refusait  pas  à 
ouvrir  à  chaque  instant  les  portes  de  la  ville  à  de  nou- 
veaux fugitifs  et  fermait  même  volontiers  l'œil  sur 
des  réunions  religieuses  passablement  nombreuses, 
surtout  dans  les  mois  qui  suivirent  le  massacre  de  la 
St-Barthélemy.  En  octobre  1572, un  dénombrement 
officiel  indiquait  commeassistant  au  prêche  français 
181  personnes.  Dans  le  courant  de  l'année  1575, 
les  auberges  logèrent  15,598  «velches»  et  47,014 
allemands,  ayant  avec  eux  22,054  chevaux  de  selle 
ou  de  voiture.  Il  était  défendu  aux  aubergistes  de 
garder  un  velche  au  delà  de  huit  jours  (arrêt  du 
20  oct.  1572). 

A  cette  époque  surtout  les  hôtes  illustres  devien- 
nent nombreux.  Nous  citerons  entre  autres:  Jean 
Brossel,  recteur  de  l'université  de  Châtillon,  qui 
séjourna  à  Strasbourg  en  1572,  le  docteur  Phi- 
lippe Custosius,  professeur  en  droit  (1 573),  Mathias 
Vire],  prédicateur  du  prince  de  Condé,  le  jeune 
prince  de  Condé  lui-même  et  les  deux  frères  de 
Montmorency  (1574),  les  fils  de  Coligny  et  ceux  de 
d'Andelot  (1575).  Le  duc  de  Bouillon  logeait  chez 
le  professeur  Dasypodius  en  1577,  et  un  peu  plus 
tard  (1581),  nous  voyons  arriver  le  prince  Charles 
de  Luxembourg  et  sa  suite,  etc. 

Les  proscrits  ne  venaient  pas  seulement  du 
royaume  de  France,  mais  aussi  de  l'Angleterre.  A 
en  croire  une  notice  de  nos  procès-verbaux,  les  An- 
glais auraient  été  en   1575  plus  nombreux  que 


48 

les  Français  eux-mêmes  (1er  oct.).  Ceux  d'entre  eux 
qui  ne  savaient  ni  le  français  ni  l'allemand,  avaient 
pris  à  leur  service  une  personne  pour  enseigner  le 
catéchisme  à  leurs  enfants  (24  nov.  1577). 

Certes,  la  présence  de  ces  milliers  d'étrangers  au 
milieu  d'une  population  différente  de  langue  et  de 
mœurs,  quoique  la  plupart  fussent  simplement  de 
passnge,  donnait  à  une  ville  d'à  peine  35,000  âmes 
une  physionomie  dont  il  est  difficile  de  se  faire  une 
idée  de  nos  jours.  Quiconque  a  eu  le  loisir  et  la 
patience  de  dépouiller  les  gros  volumes  des  procès- 
verbaux  du  Conseil  des  XXI,  sait  quelles  questions 
multiples  étaient  portées  devant  les  sages  gouver- 
nants de  la  république.  On  comprend  les  mesures 
de  précaution  et  de  répression  qu'ils  prirent  alors, 
quand  on  parcourt  les  lettres  pressantes  par  les- 
quelles, d'un  côté,  le  roi  Charles  IX  prie  le  Magistrat, 
en  1574,  de  ne  pas  tolérer  sur  le  territoire  de  la 
ville  des  rassemblements  d'émigrés,  et  l'empereur 
Rodolphe  II,  de  l'autre,  lui  recommande,  en  1580, 
d'être  sur  ses  gardes  et  surtout  de  faire  surveiller  les 
étrangers,  qu'on  soupçonnait  sans  cesse  d'intrigues 
politiques  ayant  pour  but  de  faire  passer  la  ville  à 
la  France1. 

i.  Archives  de  la  ville  de  Strasbourg,  Actes  constitutifs,  etc.  A  A. 
754  et  75a. 


49 

V. 

Déjà  le  4  février  1566,  on  avait  limité  le  nombre 
des  admissions  à  la  bourgeoisie  à  200,  «atîn 
de  conserver  à  Strasbourg  son  caractère  de  ville 
allemande»  (damil  man  eyn  teutsch  Stadt  behielte). 
La  même  préoccupation  revient  souvent  dans  les 
délibérations  du  Conseil,  par  exemple  le  10  sep- 
tembre 1572.  C'est  elle  qui  fit  faire  la  sourde  oreille 
aux  trop  prudents  pères  de  la  cité,  quand  un  des 
leurs  s'exprimait  ainsi  le  10  oct.  1575  :  «La  voix 
de  la  nature  nous  pousse  à  tolérer  et  à  protéger  les 
victimes  de  la  violence.  Si  nous  voulons  être  des 
chrétiens,  nous  devons  faire  du  bien  à  notre  pro- 
chain et  l'aimer  comme  nous-même.  Obéissons 
à  la  parole  du  Christ  disant  au  pharisien  que  le  Sa- 
maritain a  rempli  le  devoir  de  la  charité  à  l'égard 
du  malheureux  tombé  aux  mains  des  meurtriers, 
sans  se  préoccuper  de  sa  religion,  de  sa  langue  et 
de  ses  croyances.» 

On  accéda  toutaussi  peu  à  une  requête  du  comte 
palatin  Jean  Casimir,  en  1 577.  Celui-ci  avait  assisté 
à  un  culte  privé  des  Français,  et,  sous  l'impression 
favorable  qu'il  en  avait  reçue,  vint  s'adresser  en 
leur  faveur,  en  qualité  de  «  bon  ami  et  de  voisin  », 
au  gouvernement  de  Strasbourg.  Sans  doute,  disait- 
il,  dans  sa  missive,  l'Eglise  réformée  diffère  de  celle 
de  Luther  sur  le  dogme  de  la  Ste-Cène,  mais  elle  ne 

4 


50 

doit  pas  être  condamnée  pour  cette  raison,  et  ses 
membres  ont  droit  au  nom  de  chrétiens.  Sans  vou- 
loir mépriser  le  lieu  où  la  prédication  s'est  faite,  et 
tout  en  sachant  que  le  Christ  a  bien  aussi  prêché 
dans  une  barque,  au  bord  de  la  mer,  et  en  d'autres 
endroits  tout  aussi  modestes  (schlechle  Ort),  il  sup- 
plie le  Magistrat  d'accorder  à  ces  pauvres  gens 
quelque  petite  église  (elioann  ein  klein  Kirchlein), 
et  de  leur  permettre  d'administrer  les  sacrements, 
vu  que  l'entente  sur  ce  point  ne  pouvait  guère  se 
faire  avec  les  luthériens.  Cette  démarche  n'eut  pas 
le  résultat  désiré,  bien  au  contraire.  Non-seulement 
tout  lieu  de  culte  officiel  fut  refusé  aux  réformés, 
non-seulement  on  leur  déclara  :  «s'ils  ne  veulent 
pas  aller  dans  les  églises  allemandes  et  être  sauvés, 
ils  n'ont  qu'à  rester  dehors  »,  —  mais  une  mesure 
plus  exclusive  encore  défendit  absolument  les  prê- 
ches dans  les  maisons,  car  on  voyait  dans  ces  réu- 
nions particulières  un  foyer  continuel  de  Zwinglia- 
nisme,  surtout  pour  la  jeunesse.  Enfin  les  tribus 
d'arts-et-métiers  furent  appelées  à  se  prononcer  par 
leurs  délégués  dans  la  séance  du  20  février. 

A  la  même  date,  48  ans  plus  tôt,  l'abolition  de 
la  messe  avait  été  votée  par  les  représentants  du 
peuple  de  Strasbourg.  La  discussion  dura  trois 
heures  et  aboutit  à  un  arrêté  qui  ratifia  la  défense 
de  toute  prédication  privée,  comme  aussi  de  toute 
réunion  de  prières.  En  vain  un  des  conseillers  favo- 
rables aux  Français  avait  demandé  pour  eux  la 


51 

même  tolérance  que  le  traité  de  Passau  garantissait 
aux  catholiques,  quoique  la  doctrine  de  ces  der- 
niers fût  en  tous  points  opposée  au  luthéranisme. 
Le  vote  n'était  guère  adouci  parla  déclaration  sui- 
vante: «on  ne  fera  pas  d'inquisition  à  l'égard 
des  velches,  on  ne  leur  enlèvera  pas  le  droit 
de  bourgeoisie,  on  ne  les  forcera  pas  à  se  conver- 
tir à  notre  religion  et  l'on  ne  violentera  pas  leurs 
consciences  ;  on  leur  déclarera  qu'on  avait  des 
raisons  sérieuses  pour  en  agir  ainsi,  sans  dire  les- 
quelles1.» Evidemment,  il  faut  entendre  par  ces 
dernières  la  différence  doctrinale  qui  existait  entre 
luthériens  et  réformés.  Sans  cesse  ces  paroles  re- 
viennent dans  la  discussion:  «ils  sont  zwingliens2, 
leur  doctrine  est  contraire  à  la  nôtre»  (sonderlich 
aus  der  Ursachen  weil  ir  lehre  ivider  die  unsre 
ist).  Il  est  certes  permis  de  se  demander  si  les  pa- 
roles prononcées  dans  la  même  séance  étaient  bien 
sincères  :  «  Ne  leur  témoigne-t-on  pas  un  plus 
grand  amour  en  les  faisant  aller  dans  nos  églises, 
où  ils  peuvent  apprendre  la  vraie  connaissance  de 
Dieu  et  de  sa  Parole,  qu'en  les  laissant  persévérer 
dans  leur  erreur?»  (20  fév.) 

1.  Mém.,  20  fév.  1577  et  Archives  de  St-Thomas,  Diverses  rela- 
tives à  l'Hist.  de  la  Réf.  à  Strasbourg.  Vol.  8.  fol.  366. 

2.  Les  réformés  ne  sont  désignés  dans  nos  procès-verbanx  sous 
le  nom  de  Calvinistes  qu'au  siècle  snivant,  ce  qui  prouve  la 
persistance  de  l'ancien  esprit  zwinglien  à  Strasbourg.  On  nous 
permettra  de  citer  à  ce  sujet  nos  études  :  Zwingli's  Tod  und 
dessen  Beurtheilung  durch  Zeitgenossen.  Strassb.  1883.  —  Ulrich 
Zwingli  und  die  elsàssischen  Reformatoren.  Str.  1884. 


52 

Cette  mesure  donna  lieu  quelques  mois  plus  tard 
à  une  nouvelle  intervention  étrangère,  de  la  part 
des  villes  de  Zurich,  Berne,  Bâle  et  Schafïhouse. 
Deux  délégués  suisses  présentèrent  une  demande 
en  vue  d'obtenir  derechef  l'autorisation  du  culte 
privé.  Nouveau  refus,  s'appuyant  sur  la  présence  de 
gens  de  mauvais  aloi  qui,  sous  le  prétexte  de  la 
religion,  se  seraient  glissés  dans  la  ville,  sur  la  diffé- 
rence dans  les  doctrines  et  sur  les  fréquentes 
attaques  dirigées  par  les  réformés  contre  l'Eglise 
luthérienne.  Du  reste,  était-il  dit  danscette  réponse, 
l'intention  formelle  de  Messieurs  du  Magistrat  est  de 
ne  plus  tolérer  qu'une  seule  religion  dans  la  ville. 

Honneur  au  membre  du  conseil  qui,  dans  cette 
séance  du  14  juin,  élevala  voix  pourplaider  la  cause 
des  opprimés  :  Jadis,  dit-il,  les  Français  étaient 
considérés  à  Strasbourg  comme  des  chrétiens  et 
des  frères.  En  quelle  haute  estime  la  ville  n'a-t-elle 
pas  tenu  Calvin,  si  bien  que  pour  se  faire  repré- 
senter au  concile  de  Trente,  elle  n'eut  pas  à  pro- 
poser d'homme  plus  capable  que  lui  et  Pierre  Martyr! 
Lors  des  discussions  avec  Zanchi,  en  1562,  une 
entente  chrétienne,  amicale  et  fraternelle  fut  éta- 
blie sans  que  l'un  des  partis  ait  condamné  la  foi  de 
l'autre.  L'orateur  s'élevait  à  des  considérations  plus 
hautes  encore  en  continuant  ainsi  :  «Si  Strasbourg 
jouit  d'une  réputation  glorieuse  entre  toutes  les 
autres  villes  dans  la  chrétienté  entière,  elle  ne  l'a 
pas  obtenue  parce  qu'elle  s'est  déclarée  jadis  pour  la 


Confession  d'Augsbourg,  — ce  qu'un  grand  nombre 
d'autres  cités  ont  aussi  fait,  —  mais  elle  le  doit  à 
l'hospitalité  et  à  la  protection  qu'elle  a  accordées  à 
ces  malheureux  chrétiens,  sans  distinction  de  na- 
tionalité, persécutés  pour  leur  foi.  Elle  les  a  arrachés 
aux  mains  sanguinaires  des  tyrans,  et  leur  a  permis 
de  puiser  des  consolations  et  des  forces  dans  la  Pa- 
role de  Dieu  lue  et  préchée  dans  leur  langue  :  voilà 
les  vrais  titres  de  gloire  de  notre  ville.  Que  nos 
«  Messieurs»  s'appliquent  à  lui  conserver  cette  re- 
nommée légitime!  Qu'ils  ne  dénigrent  pas  leurs  an- 
cêtres et  ne  renversent  pas  ce  que  ceux-ci  ont  établi 
un  esprit  si  louable  et  si  chrétien!  Pour  ces  raisons 
dans  et  pour  d'autres  encore,  je  déclare  catégorique- 
ment que  je  ne  puis  partager  la  manière  de  voir  ex- 
primée par  mes  collègues.»  Après  une  discussion  de 
deux  heures,  la  demande  des  Suisses  fut  cependant 
rejetée.  Ces  derniers  remercièrent  le  Magistrat  d'un 
cadeau  qui  leur  fut  fait,  selon  l'usage,  à  leur  départ, 
mais  déclarèrent  aussi  qu'ils  s'étaient  attendus  à  une 
autre  réponse,  en  ajoutant:  «Permettezdu  moinsaux 
Français  de  célébrer  leur  culte  et  de  lire  les  Saintes 
Ecritures,  toutes  portes  closes  ;  renoncez  à  une  me- 
sure, que  les  nombreux  étrangers  venus  à  Stras- 
bourg pour  la  foire  (de  la  St-Jean)  ne  manqueront 
pas  de  faire  connaître  au  loin,  et  dans  laquelle  les 
papistes  trouveront  un  prétexte  pour  persécuter  de 
leur  côté  ces  gens,  qui  ne  sont  pas  même  tolérés 
chez  leurs  coreligionnaires.» 


M 

Le  souvenir  de  cette  démarche  fraternelle  méri- 
tait bien,  nous  semble-t-il,  malgré  son  insuccès, 
d'être  tiré  delà  poussière  des  archives.  Notre  public 
protestant  se  rappelle  les  rapports  si  amicaux  qui 
existaient  entre  les  réformateurs  suisses  et  «les 
Pères  de  l'Eglise  évangélique»  en  Alsace;  le  fameux 
voyage  des  Zurichois  a  Strasbourg  avec  la  bouillie 
de  mil,  en  1576,  n'a  rien  perdu  de  sa  popularité 
locale  dans  le  cours  des  siècles.  Enfin,  l'année  1870 
a  vu  cet  acte  symbolique  de  bon  voisinage  se  tra- 
duire en  secours  efficaces  au  milieu  des  malheurs 
de  la  ville  assiégée.  Cette  intervention  peu  connue 
des  Suisses  en  faveur  de  leurs  coreligionnaires 
réformés  de  Strasbourg  avait  droit  également  à 
quelques  mots  d'éloge  et  de  sincère  reconnaissance. 

Le  vénérable  Wolfgang  Schutterlin,  qui  avait  déjà 
intercédé  en  1569  en  faveur  des  Français  et.  peut- 
être  le  même  qui  venait  de  prendre  la  parole,  crut  de- 
voir répondre  à  un  sarcasme  blessant  lancé  dans  l'ar- 
deur de  la  discussion  et  vraisemblablement  dirigé 
contre  lui  :  «Le  gros  ventre,  avaitdit  un  de  ses  collè- 
gues du  Conseil,  est  enceint  d'un  Zwinglien,  et  aime- 
rait zwinglianiser  toute  la  ville1.»  —  «Si  c'est  moi 
qu'on  a  visé,  répliqua  Schutterlin,  je  le  déclare  bien 

1.  Wolfgang  Schutterlin  était  le  père  de  17  enfants,  et  eut  le 
plaisir  de  voir  une  progéniture  de  108  petits-fils  et  de  111  arrière- 
petits-fils.  Il  mourut  en  1612,  âgé  de  91  ans.  Sa  mémoire  le  fit 
nommer  le  protocole  vivant  du  Conseil.  Il  avait  rempli  sept  fois 
les  fonctions  d'ammeister  (Notes  de  Silbermann,  publiées  par 
Friese  dans  ses  hist.  Merkwiirdigkeiten  des  ehem.  Elsass.  Stiassb. 
1804). 


55 

haut,  j'ai  appris  mon  catéchisme  à  Strasbourg  même, 
dans  la  chapelle  de  St-Laurent  ;  je  lui  suis  resté  fidèle 
et  n'ai  point  adopté  une  autre  religion  ;  je  ne  suis  ni 
zwinglien,  ni  calviniste,  ni  luthérien,  mais  je  veux 
être  chrétien.  Je  crois  à  Dieu  qui  m'a  créé,  à  Jésus- 
Christ  qui  m'a  sauvé,  au  St-Esprit  qui  m'a  conduit 
dans  la  vérité;  j'ai  été  baptisé  au  nom  de  la  Tri- 
nité ;  quant  aux  sacrements,  je  crois  ce  que  chaque 
chrétien  peut  et  doit  croire  d'après  la  Parole  divine, 
et,  à  ma  mort,  je  remettrai  mon  âme  à  Dieu,  mon 
juge,  et  lui  demanderai  le  pardon  de  tous  mes 
péchés.» 

Plût  au  Ciel  que  cet  esprit  vraiment  évangélique, 
que  Matthieu  Zell,  le  prédicateur  vénéré  de  la  cha- 
pelle de  St-Laurent,  avait  su  inculquer,  de  son 
temps,  à  la  majeure  partie  de  la  population  stras  - 
bourgeoise,  eût  inspiré  encore  à  l'époque  dont  nous 
parlons  un  plus  grand  nombre  de  citoyens  !  Mais 
déjà  les  modérés,  ces  libéraux  du  temps,  ne  for- 
maient plus  qu'une  petite  minorité,  incapable  de 
lutter  contre  le  flot  montant  de  l'étroitesse  dogma- 
tique, qui  allait  se  changer  bientôt  en  un  véritable 
fanatisme  religieux. 

Si  l'on  voulait  essayer  de  faire  valoir  des  circons- 
tances atténuantes  pour  ces  mesures  de  répression 
si  regrettables,  on  les  trouverait  dans  la  crainte 
constante  d'intrigues  possibles  de  la  part  des  réfu- 
giés, et  dans  la  prévision  de  dangers  que  courrait  la 
ville,  et  aussi  dans  une  certaine  raideur,  qui  se  fai- 


56 

sait  jour  parfois  dans  les  actes  et  les  paroles  des 
réformés.  Nous  citerons  comme  exemple  la  boutade 
attribuée  par  Marbach  à  un  calviniste  marquant  d'a- 
lors: «  Si  j'étaismaître  à  Strasbourg,  aurait-il  dit,  je 
ferais  démolir  la  Cathédrale  pour  en  élever  une  autre, 
parce  que  l'abomination  papiste  s'y  est  étalée  pen- 
dant de  longues  années,  et  que  les  murailles,  à  l'in- 
térieur et  à  l'extérieur,  les  fenêtres  et  toutes  les 
parties  de  l'édifice  sont  couvertes  de  statues  et  de 
peintures.»  La  belle  idée,  ajoutait  Marbach,  Dieu 
soit  loué  qu'il  n'ait  pas  été  le  maître  d'en  agir  ainsi 
à  Strasbourg  !  1 

Avis  est  donné  au  magistrat,  au  commencement 
de  l'année  1577,  «qu'il  se  trouvait  dans  l'intérieur 
des  murs  beaucoup  plus  de  velches  qu'on  ne  pen- 
sait. »  Sous  prétexte  que  la  prédication  française, 
qui  malgré  toutes  les  défenses  continuait  à  se  faire 
dans  des  maisons  particulières,  les  attirait  dans 
la  ville  ,  on  exécuta  dès  lors  d'une  manière  de 
plus  en  plus  stricte  les  règlements  existants.  On 
leur  traçait  soigneusement  leur  ligne  de  conduite. 
Voici  les  articles  d'une  de  ces  instructions  en  langue 
française,  qui  fut  remise  le  3  mai  1581  à  quelques 
personnages  de  distinction,  le  prince  Charles  de 
Luxembourg  et  sa  suite: 

Demeureront  chez  la  veuve  du  rhatsohreyber,  ou  se  mettront 
chez  un  aultre  bourgeois  allemant,  sans  faire  propre  cuysine .... 


1.  Marbach,  Antwort  und  grundtliche  Widerlegung  der  ver- 
meindten  Trostschrifft  D.  Tossani.  Tub.  1579,  p.  595. 


•j7 


Us  promettront  fidélité. 

Ils  ne  tiendront  aulcunes  assemblées  particulières  et  silz  veulent 
aller  au  temple,  ilz  iront  aux  nostres. 

Ils  s'abstiendront  de  tous  remparts,  munitions  et  bastimens. 

Ils  ne  porteront  point  d'armes,  excepté  mon  dit  Sr  comte,  et 
son  maistre  d'hostel. 

Apres  soupper  ilz  ne  seiourneront  longuement  par  les  rues. 

Pour  tous  cas  avenans  en  ceste  ville  ilz  seront  icy  à  droict 
tant  en  demandant  comme  en  défendant. 

Us  obéiront  aux  loix  de  lescolle. 

Ne  permettront  des  ailes  et  venues  des  gens  qui  pourroient 
estre  suspectz. 

Tout  ce  tant  et  si  longuement  que  la  commodité  de  Messieurs 
le  portera. 

On  recommandait  encore  à  ces  hôtes  de  fré- 
quenter les  églises  luthériennes,  «dans  lesquelles 
ilstrouveraient  aussi  le  Tout-Puissant  »  ;  ils  devaient 
éviter  enfin  toute  discussion  religieuse  et  ne  point 
faire  venir  d'individualités  suspectes. 

Tout  ce  monde  était  surveillé  de  fort  près,  cela 
va  sans  dire.  Quelques-uns  d'entre  eux  se  virent  si- 
gnalés en  1567,  pour  s'être  «baladés»  sur  les  rem  - 
parts  (ausschneicken),  et  d'autres  en  1587,  rien 
que  pour  avoir  montré  du  doigt  l'arsenal.  Par  crainte 
de  surprises  et  de  troubles,  les  heures  du  culte 
furent  même  changées:  le  service  divin  ne  devait 
commencer  à  St-Guillaume,  à  Ste-Aurélie  et  à  St- 
Pierre-le-Jeune  qu'à  8  heures  du  matin,  c'est  à  dire 
quand  il  serait  terminé  dans  les  autres  églises.  On 
voit  qu'alors  la  population  toute  entière  s'y  rendait; 
de  telles  précautions  seraient  inutiles  de  nos  jours. 
Et  lorsqu'en  1595  des  Français,  qui  avaient  fait 


58 

une  invention  dansl'artdu  tir,  voulurent  monter  sur 
la  plateforme  de  la  Cathédrale,  on  leur  signifia  que 
c'était  chose  interdite  aux  étrangers. 

Nous  citerons  également,  sur  cette  matière,  la 
défense  suivante:  «Sur  les  dimanches  et  aultres 
festes  durant  le  sermon,  ils  ne  se  pourmeneront 
pas  parmy  la  ville,  principallement  devant  les 
églises,  ains  se  tiendront  en  leurs  logis  et  cepen- 
dant ne  feront  aulcunes  assemblées  (1 585).» 

Tous  ces  faits,  ainsi  qu'un  relevé  officiel  de  sept 
lieux  de  réunion  ou  conventicules  qui  existaient  en 
1585,  permettent  de  supposer  que  la  population 
française  conservait  encore  quelque  importance. 

Mais  les  temps  étaient  bien  changés  depuis 
le  jour  où  notre  étudiant  Wallon  avait  vanté  avec 
tant  d'abandon  les  agréments  religieux  et  sociaux 
d'un  séjour  dans  la  bonne  ville  de  Strasbourg. 

VI. 

Nous  n'avons  pas  eu  l'intention  de  raconter  dans 
ces  pages  l'histoire  de  l'Eglise  gallicane  de  Stras- 
bourg au  16e  siècle,  ni  les  luttes  théologiques  que 
ses  pasteurseurent  à  soutenir  contre  ceux  de  l'Eglise 
luthérienne  et  dont  le  tableau  a  été  tracé  de  main 
de  maître  dans  les  «Notes»  déjà  citées  de  notre  ami 
M.  RodolpheReuss.  Le  but  dece  travail  plus  modeste 
consistait  simplement  à  attirer  l'attention  sur  quel- 


59 

ques  points  de  cette  histoire,  qui  jusqu'à  présent 
n'ont  point  été  suffisamment  élucidés. 

Parmi  ces  derniers  figure  aussi  la  question  de 
savoir  en  quel  endroit  les  réfugiés  célébraient  leur 
culte.  Voici,  à  ce  sujet,  le  document  le  plus  ancien 
que  nous  ayons  pu  trouver  :  «En  1538,  le  dimanche 
après  laToussaint,  les  étudiants  Wallons  (die  Walen) 
et  avec  eux  d'autres  personnes  qui  savaient  le  fran- 
çais, ont  célébré  la  Sainte-Cène  en  français  dans 
l'église  des  Pénitentes  ;  on  y  a  aussi  prêché  dans  cette 
langue  et  chanté  des  psaumes. Le  protocole  des 
Scolarques  nous  confirme  ce  fait ,  en  relatant  à 
Tannée  1539:  «Jean  Calvin,  un  Français,  qui  passe 
pour  un  homme  savant  et  pieux,  enseigne  la  théo- 
logie et  prêche  aussi  à  l'église  des  Pénitentes  en 
français»;  voisinage  dont,  au  dire  de  Buehler,  les 
bonnes  religieuses,  restées  dans  ce  couvent,  se  se- 
raient volontiers  passées .  Jean  Sturm  rapporte  aussi 
que  Calvin  et  son  successeur  Brully  avaient  prêché 
dansle  couvent  de  St-Nicolas-aux-Ondes  a. 

Du  temps  même  que  Calvin  séjournait  encore  à 
Strasbourg,  lechœur  de  l'église  des  Frères-Prêcheurs 
ou  Dominicains  fut  mis  à  la  disposition  de  la  com- 
munauté 3.  Mais  ce  local  présenta  plus  tard  des 
inconvénients  que  les  Anciens  exposèrent  dans  les 
termes  suivants  au  Magistrat,  en  novembre  1552: 

d.  Archives  de  St- Thomas,  tiroir  5'2,  liasse  1. 

2.  Antipappus.  IV,  d.  p.  20. 

3.  Musculus  Calvino,  25  juillet  dS40  ( Oeuvres  de  Calvin,  XI, 
p.  60).  —  Arch.  de  St-Thomas,  ibidem. 


60 

«  Quoique  agréable  et  coquet  (hiibsch  und  luslig), 
ce  lieu  est  malcommode  à  cause  de  la  prédication 
allemande  qui  s'y  fait  en  même  temps;  l'une  des 
assemblées  dérangeant  l'autre.»  La  paroisse  de  la 
Cathédrale,  remise  aux  catholiques  lors  de  Y  Intérim, 
venait,  en  effet,  d'être  transférée  elle  aussi  dans 
l'église  sus-nommée.  Les  Français  demandèrent  en 
conséquence,  pour  l'exercice  de  leur  culte,  la  cha- 
pelle de  Sî-Erard,  située  dans  la  petite  ruelle  de 
l'Hôpital,  près  de  la  rue  Mercière.  Mais,  comme  la 
voûte  de  ce  petit  édifice,  démoli  en  1563,  menaçait 
alors  déjà  de  s'effondrer,  et  que  les  chapelles  de 
St-Valentin  et  de  St-Àntoine  furent  également  recon- 
nues impropres  à  l'usage  en  question,  les  vues  du 
gouvernement  se  portèrent  sur  l'église  autrefois  pa- 
roissiale de  St-Àndré,  sise  au  pied  du  rempart  de 
la  porte  des  Juifs.  Le  magistrat  eut  raison,  mais 
non  sans  peine,  de  l'opposition  des  familles  de  Rath- 
samhausen  et  de  Marx  d'Eckwersheim,  qui  faisaient 
valoir  des  droits  sur  l'immeuble.  On  avait  dû  mena- 
cer les  récalcitrants  d'en  faire  crocheter laporte par 
un  serrurier.  Cette  église  servit  donc  aux  Français 
depuis  Pâques  1555  jusqu'au  moment  où  le  culte 
lui-même  fut  interdit  en  1 565  1 . 

1.  St-André,  devenu  au  18e  siècle  la  propriété  des  Rohan,  passa 
plus  tard  aux  Franciscains,  qui  élevèrent  sur  son  emplacement 
l'église  dite  des  Récollets;  celle-ci  sert  depuis  la  révolution  de  ma- 
gasin à  l'administration  militaire.  A  en  croire  Specklin,  les  Tri- 
boques  auraient  élevé  en  cet  endroit  le  castel  Trebeta,  dont  les 
Alamans  firent  Trebesburg,  Strassburg. 


6i 

Les  réformés  de  Strasbourg  jouirent  à  l'origine 
d  une  certaine  liberté  d'organisation.  Cela  permit  à 
Calvin  de  former  une  église  modèle  et  d'y  mettre  en 
pratique  ses  principes  sur  le  culte  chrétien.  Ce  n'est 
qu'après  l'introduction  de  Y  Intérim  que  le  Magistrat 
se  mit  à  exercer  une  surveillance  minutieuse  sur 
celte  église.  Il  fallait  dans  ces  temps  éviter  de  four- 
nir tout  sujet  de  plainte  au  clergé  catholique  et  à 
l'Empereur.  On  notifia  donc  aux  Français,  durant 
le  service  même,  à  la  date  du  22  mai  1 549, 

»  que  ung  chascun,  quel  qu'il  soit,  sen  garde  rte  faire  nul  bruyt, 
trouble  ne  desordre  en  façon  quelconque,  s'il  veult  se  trouver  à  la 
grande  église,  soit  à  saint  Pierre,  le  jeune  et  le  vieil,  quand  on 
dira  vespres,  messe  et  autres  heures,  ou  quand  on  fera  sermon  ; 
qu'il  le  face  sans  donner  aucun  destourbier  ne  empeschement  au 
clergié  ne  à  leurs  affaires  ;  que  dans  les  hostelleries  et  autres  lieux 
tant  privez  que  publiques  on  les  laisse  paisibles  et  que  ung 
chascun  sen  déporte  entièrement  de  tout  faict  et  parolle  piquante, 
dont  pourrait  en  suivir  noyse,  débat  et  dissention  quelconque... 

»Et  puisque  à  cause  de  la  religion  vous  estes  retirez  de  vostre 
pays  et  transportez  en  ccste  ville,  Messieurs  vous  commandent  de 
laisser  les  autres  en  paix  en  leurs  églises,  ou  autrement  on  vous 
fera  vuyder  hors  de  la  ville.  Et  quant  aux  ministres  de  vostre 
église,  Messieurs  veullent  et  entendent,  qu'ils  ayent  à  parler  avec 
discrétion,  sans  nommer  ne  le  pape  ne  l'empereur  ne  autres1. a 

Les  inspections  régulières  introduites  dans  les 
églises  de  la  ville  et  de  la  campagne  s'étendaient  égale- 
ment à  St-André,  dont  le  pasteur  faisait  partie  du 
Convent  ecclésiastique.  Le  docteur  Marbach,  devenu 
de  fait  le  chef  de  l'Eglise  strasbourgeoise,  relate 
dans  son  Journal  :  «  Dimanche  le  4-  mars  la  «  Visi- 
tation» a  eu  lieu  dans  l'église  française  de  St-André. 

1.  Archives  de  St-Thomas,  tiroir  52,  liasse  4. 


62 

Grâces  à  Dieu  tout  s'y  est  très  bien  passé.  J'ai 
d'abord  adressé  à  l'assemblée  une  exhortation  en 
latin,  que  Garnier  a  ensuite  traduite  en  français1.» 

Quand  une  fois  le  temple  fut  fermé,  les  réunions 
religieuses  n'en  continuèrent  pas  moins.  On  ne 
peut  que  se  réjouir  en  voyant  le  sentiment  religieux 
de  ces  proscrits  de  tous  pays  créer  des  «assemblées 
d'édification»  privées,  qui  persistèrent,  pendant 
plus  d'un  quart  de  siècle,  malgré  les  peines  sévères 
édictées  à  l'égard  des  contrevenants.  Il  n'est  pas 
sans  intérêt  de  rechercher  quels  furent  les  endroits 
où  elles  se  sont  tenues.  Ce  n'étaient  pas  toujours 
les  hôtels  des  riches,  mais  aussi  les  demeures  des 
petites  gens  :  cordonniers,  couteliers  et  autres. 
Parfois  aussi  le  logement  du  pasteur  de  cette  église 
«clandestine  »2,  celui  deGrenon,  par  exemple,  réu- 
nissait à  la  dérobée  les  fidèles.  Nous  citerons  à  ce  su- 
jet, d'après  Kiïnast,  unegrande  maison,  dïiezuden  6 
guldenen  stâben,  dans  la  rue  du  Faisan,  la  cour  des 
Spender,  famille  noble  éteinte  en  1 534,  surla  place 
St-Thomas,  et,  dans  la  rue  des  Pucelles,  la  maison 
habitée  vers  le  milieu  du  dix-septième  siècle  par  le 
greffier  Saltzmann.  Les  procès-verbaux  du  Conseil 
désignent  encore  en  1575  l'ancien  orphelinat,  près 
de  l'église  Ste-Catherine,  et  en  1 585,  différentes 

1.  Diarium  à  Tannée  1554  (Archives  de  St-Thomas). 

2.  Hotomannus  Gualtero,  25  déc.  1580  (Archives  de  Zurich). 


63 

maisons  dans  les  rues  des  Pelletiers,  du  Chaudron, 
des  Pâtissiers  (Fladergasse,  une  partie  de  la  rue  des 
Hallebardes  actuelle),  le  Lombardshof,  au  Fink- 
willer,  et  la  maison  zur  Tauben,  dans  la  rue  des 
Tonneliers.  Les  pasteurs  de  la  ville  ne  manquaient 
pas  de  se  plaindre  de  l'exécution  insuffisante  des 
arrêtés  du  gouvernement,  et  citaient  la  parole  de 
Jésus:  «En  quelque  lieu  que  soit  la  charogne,  les 
oiseaux  de  proie  s'y  assembleront»  (12  fév.  1582). 

Nous  empruntons  à  un  rapport  officiel  du  20  dé- 
cembre 1568  les  dépositions  suivantes  :  «J'avais  fait 
un  pourpoint  en  cuir  au  marquis  de  Rynel,  nous  ra- 
conte le  maître-cordonnier  Jacob,  et  le  lui  apportai 
undimanche  matin  dans  son  logis.  Garnier  y  faisait 
un  prêche  ;  puis  on  chanta  et  Ton  pria.»  Un  orfèvre 
vient  affirmer,  à  son  tour,  qu'assistant  un  jour  au 
culte  dans  la  maison  de  Mme  de  Walberg,  il  n'en- 
tendit parler  les  assistants  «que  de  la  croix  et  de 
la  persécution  de  l'Eglise,  se  consolant  les  uns  les 
autres,  parla  Parole  divine,  sans  toutefois  célébrer 
les  saints  sacrements.» 

VII. 

L'existence  souvent  bien  triste  de  la  colonie  des 
Réfugiés  était  marquée  par  des  journées  de  bonheur, 
quand  quelque  hôte  illustre  séjournait  au  milieu 
d'eux,  et  venant  leur  parler  de  la  patrie  absente, 
remontait  leur  courage.  Telle  fut,  entre  autres,  la 


64 

visite  de  Calvin,  lorsqu'il  vint  en  1543  dans  nos 
murs  pour  faire  des  démarches  en  faveur  des  pr- 
testants  persécutés  à  Metz.  Il  s'agissait  d'obtenir  du 
Magistrat  soit  une  sauve-garde  jusque  sur  le  terri- 
toire messin,  soit  une  missive  officielle  pour  legou  - 
vernement  de  cette  ville,  ou  enfin  une  intervention 
fraternelle  auprès  des  Etats  protestants  d'Allemagne. 
Calvin  se  rencontra  à  Strasbourg  avec  son  ami  Farel, 
qui  avait  du  s'éloigner  de  son  champ  d'activité  en 
Lorraine:  «En  ceste  ville,  écrivait-il  aux  syndics 
genevois,  tant  par  le  moien  de  vos  lettres  et  celles 
de  Messieurs  de  Basle,  que  pour  la  bonne  affection 
quon  my  porte,  et  singulièrement  en  faveur  de  la 
cause,  iay  trouvé  bonne  ayde  comme  ie  pouvoye 
désirer.  Messieurs  se  sont  offert  treslibéralement  de 
faire  ce  qui  seroit  en  leur  puissance...  Comme  ie  les 
congnois,  ie  ne  doubte  pas  quilz  nen  facent  encor 
dadvantaige  quilz  ne  promectent.1»  Les  deux  réfor- 
mateurs présentèrent  le  30  juin  leur  requête  au 
Sénat;  Matthieu  Zell  et  Jean  Lenglin  les  accompa- 
gnaient, sans  doute  pour  leur  servir  d'interprètes. 
Ils  obtinrent  que  des  délégués  fussent  envoyés  à 
Smalcalde  auprès  de  la  diète  protestante  et  atten- 
dirent, pendant  quelques  semaines,  leur  retour; 
cette  démarche  ainsi  qu'une  discussion  qu'ils  eurent 
dans  l'intervalle  avec  le  renégat  Caroli  restèrent 
infructueuses,  mais  Farel  nous  assure  qu'il  trouva 

i.  1er  juillet  15'43  (Oeuvres  de  Calvin,  XI,  p.  587^. 


65 

des  consolations  et  un  nouveau  courage  dans  les 
bienfaits,  l'amitié  et  la  protection  qu'on  lui  témoigna 
dans  notre  ville. 

Calvin  reçut  un  accueil  bien  différent  treize 
années  plus  tard,  lors  d'un  voyage  à  Francfort.  Les 
professeurs  lui  offrirent,  il  est  vrai,  un  festin  ami- 
cal, et  en  entrant  au  cours  de  Jean  Sturm,  il  se  vit 
applaudir  par  les  étudiants,  qui  se  levèrent  tous  de 
leurs  sièges,  tandis  que  le  maître,  descendant  de  sa 
chaire,  le  complimentait.  Mais  on  lui  défendit  en 
haut  lieu  de  prêcher  l'Evangile  à  ses  anciens  parois- 
siens1. La  manière  dont  ce  fait  est  consigné  dans 
les  procès-verbaux  du  Conseil  est  trop  caractéris- 
tique pour  ne  pas  mériter  d'être  rappelée  ici  : 
«Frédéric  de  Gottesheim  communique  au  Conseil 
que  le  pasteur  et  le  diacre  de  l'Eglise  française  l'ont 
accosté  pendant  qu'il  se  rendait  à  l'Hôtel-de- Ville 
et  l'ont  prié  de  permettre  à  Calvin  de  faire  une  pré- 
dication dans  leur  temple.  Ne  voulant  pas  en  assu- 
mer la  responsabilité,  il  en  réfère  à  ses  collègues. 
On  décide  :  considérant  que  Calvin  professe  une 
autre  doctrine  que  nous  sur  la  Ste-Cène,  et  que  cet 
homme  est  suspect  à  ceux  de  la  Confession  d'Augs- 
bourg,  il  ne  faut  point  l'autoriser,  mais  refuser  la 
demande,  et  lui  dire  que  d'autres  affaires  nous  ont 
empêchés  de  nous  en  occuper»  (2  sept.  1556). 
Ces  dignes  conseillers,  qui  avaient  si  peu  le  cou- 

1.  Hotomannus  Bullingero,  22  sept.  1556  (Oeuvres  de  Calvin, 
XVI,  p.  502). 

5 


G6 

rage  d'agir  franchement,  ne  ressemblent  guère, 
avouons-le,  à  leurs  devanciers,  qui  réunirent  jadis 
tous  leurs  efforts  pour  retenir  auprès  d'eux  l'illustre 
réformateur,  et  n'avaient  voulu  le  prêter  à  l'Eglise 
genevoise  que  pourquelque  temps.  Accueilli  de  cette 
façon,  Calvin  dut  perdre,  on  le  pense  bien,  toute 
envie  de  s'arrêter  dans  notre  ville  à  son  retour  de 
Francfort. 

Si  Théodore  de  Bèze  eut  à  se  louer  encore  en 
l'année  1557  d'un  accueil  très-bienveillant  de  la  part 
du  Magistrat  i,  lui  aussi  trouva  un  changement  no- 
table dans  la  disposition  des  esprits  à  son  égard, 
quand  il  revint  ici  dans  la  société  de  Mnie  de  Roye 
en  1562  :  «Averti  de  la  présence  de  Bèze,  il  nous 
faut  veiller  à  ce  qu'il  ne  prêche  point  dans  l'Eglise 
française  et  ne  propage  ici  ses  opinions,  parce 
qu'elles  diffèrent  de  celles  de  nos  prédicateurs» 
(Mém.  1 3  août).  Sollicitude  vraiment  touchante  chez 
ces  vigilants  gardiens  de  la  foi  orthodoxe  ! 

Le  nombre  des  amis  avait  bien  diminué.  Les 
hommes  à  l'esprit  large,  qui,  selon  l'expression  de 
Théodore  de  Bèze,  «reluisoycnt  comme  perles  pré- 
cieuses en  l'Eglise  de  Dieu»1 ,  Matthieu  Zell,  Bucer, 
Capiton,  Jacques  Sturm  de  Stunneck  et  d'autres, 
étaient  descendus  dans  la  tombe.  Le  recteur  Jean 
Sturm  allait  les  y  suivre,  chargé  d'années  et  abreuvé 

i.  Hotomannus  Buliingero,  43  mai  1557  (Th.  von  Beza,  par 
Baum,  I,  p.  266). 

1.  Vie  de  Calvin  (Oeuvres  XXf,  p. 


67 

d'amertume,  lui  que  l'orthodoxe  Rabus  appelait 
«le  protagoniste  du  parti  calviniste  et  français»1.  Sa 
vie  durant,  il  s'était  dévoué  à  «des  coreligionnaires 
opprimés,  qui  étaient  à  ses  yeux  des  héros  défen- 
dant la  liberté  religieuse*2. 

Il  est  vrai  que  les  sympathies  de  ces  hommes 
pour  les  réfugiés  n'avaient  non  plus  toujours 
été  sans  mélange.  Bucer  avoue  «que  c'est  une 
plaie  que  la  foule  des  étrangers  qui  entrent 
dans  la  ville  et  en  ressortent  sans  cesse,  et  qui 
ordinairement  s'adressent  tout  d'abord  aux  cha- 
noines. Mais  quoique  certains  membres  du  Magis- 
trat, ajoute-t-il,  se  soient  efforcés  d'y  porter  remède , 
d'autres,  et  c'est  la  plus  grande  partie,  tiennent  avec 
fermeté  à  l'ancienne  manière  d'agir.  Ils  croient  que, 
s'ils  y  portaient  une  restriction,  la  ville  perdrait  son 
caractère  de  ville  libre*»  (libéra),  terme  qui  en  latin 
signifie  libre  aussi  bien  que  libérale.  C'est  dans  cette 
dernière  acception  que  le  mot  sans  doute  est  em- 
ployé ici  par  Bucer,  comme  il  l'est  aussi  dans  une 
autre  lettre  où  il  parle  de  la  libéralité  peu  commune 
avec  laquelle  la  cité  de  Strasbourg  reçoit  quiconque 
lui  p  été  le  sermentde  fidélité4.  Dans  ces  conditions, 
l'Eglise  calviniste  jouissait  d'une  certaine  indépen- 

1.  Rabus  Pappo.  10  déc.  1581  (Archives  de  St-ThomasJ. 

2.  Sturm  à  Théod.  de  Bèze,  28  juin  1584  (Bibl.  de  Gotha). 

3.  Myconius  Capitoni  et  Bucero,  23.  nov.  1533,  et  responsum 
Buceri  [Arch.  de  Zurich). 

4«  Bucerus  Christophoro  episcopo  augustano ,  8  sept.  1533 
{Arch.  de  St- Thomas). 


68 

dance  et  liberté  que  la  génération  nouvelle  s'ap- 
pliqua à  lui  enlever. 

En  effet,  tous  les  efforts  tendirent  dès  lors  à  absor- 
ber cette  communauté  dans  l'Eglise  strasbourgeoise, 
qui  elle-même  avait  passé  au  luthéranisme.  Ne 
réussissant  pas  à  faire  adopter  franchement  la  Con- 
fession d'Augsbourg  par  ses  ministres,  on  fit  fermer, 
comme  nous  l'avons  vu,  leur  temple  et  on  défendit 
plus  tard  aussi  leur  culte  privé.  Si  le  gouvernement 
eut  encore  des  égards  pour  des  personnages  mar- 
quants ,  il  créa  en  général  des  difficultés  nom-  < 
breuses  à  tous  les  Réformés  voulant  s'établir  à 
Strasbourg.  Cette  ligne  de  conduite  une  fois  arrêtée, 
il  ne  s'en  écarta  plus,  ni  alors,  ni  au  siècle  suivant1. 

1 .  Réclamant  contre  la  présence  de  Calvinistes,  le  Couvent 
ecclésiastique  donne  à  entendre  au  Conseil  des  XXI  nqu'il  ne 
peut  y  avoir  de  communauté  entre  le  Christ  et  Béliala  fMém. 
d6  nov.  1635 J .  En  1644  le  major  Schord,  d'un  des  régiments 
weimariens  en  garnison  à  Brisach,  encourut  une  amende  de  80 
livres  pour  avoir  assisté  à  un  prêche  réformé  chez  M.  Delysle,  le 
résident  du  roi  de  France  (Arch.  de  la  ville,  AA  1880,  et  Mémo- 
rial). —  "Les  Luthériens  de  Strasbourg  haïssent  presque  égale- 
ment les  Papistes  et  les  Calvinistes»,  écrivait  en  1685  Pévêque 
Burnet  de  Salesbury,  de  passage  dans  notre  ville  (Voyage  de 
Suisse,  etc.,). 


69 


VIII. 

Sans  doute,  l'intolérance  religieuse  était  alors  gé- 
nérale; à  Genève,  par  exemple,  les  réformés  seuls 
jouissaient  des  droits  politiques  et  de  la  liberté  du 
culte1.  Mais  nous  déplorerons  toujours  que  les 
agissements  de  la  ville  de  Strasbourg  n'aient  pas 
fait  exception  à  la  politique  ecclésiastique  de 
l'époque. 

Quelle  influence  une  Eglise  de  langue  française, 
établie  aux  frontières  même  de  la  France,  n'aurait- 
elle  pu  exercer  sur  le  protestantisme  de  ce  pays, 
si  elle  avait  pu  se  développer  librement  et  normale- 
ment?   L'historien    catholique,    Florimond  de 
Raemond,  aurait  eu  encore  plus  raison  d'écrire  ces 
lignes  curieuses:  «Ce  fut  dans  Argentine  qu'ils  ap- 
pelaient la  nouvelle  Jérusalem,  laquelle  se  glorifie 
d'estre  voisine  de  la  France,  où  l'Hérésie  à  plusieurs 
testes  dressa  son  Arsenal,  et  recueillit  une  partie  de 
ses  forces,  pour  la  venir  assaillir.  Ce  fut  la  retraicte 
et  le  rendez-vous  des  Lutheristes  et  Zwingliens,  sous 
la  conduite  de  Martin  Bucer,  grand  ennemy  du 
nom  Catholique.  Ce  fut  le  réceptacle  des  bannis  de 
la  France,  l'hostesse  diceluy,  qui  a  donné  le  nom 
au  Calvinisme.  C'est  là  où  le  Talmud  de  la  nouvelle 

1.  Le  margrave  de  Bade-Durlach  et  le  prince  d'Ansbach  se 
virent  refuser,  l'un  en  1625,  l'autre  en  1671,  la  permission  de 
faire  organiser  le  culte  luthérien  dans  la  cité  de  Calvin. 


70 

Hérésie  qu'il  a  basti,  principal  instrument  de  nos 
ruynes,  fut  battu  et  forgé.  Bref  c'est  là  où  la  pre- 
mière Eglise  Françoise,  qu'ils  appellent,  fut  dressée 
pour  servir  de  modelle  et  de  patron  aux  autres, 
qu'on  a  veu  depuis  ça  et  là  s'establir  en  la  France  *.» 

Qui  sait  si  l'Eglise  de  Strasbourg  elle-même,  en 
pratiquant  une  hospitalité  vraiment  large  et  chré- 
tienne à  l'égard  des  frères  qui  voulaient  rester 
fidèles  à  leur  foi,  ne  se  serait  point  gardée  de  la 
voie  étroite  de  l'orthodoxie  luthérienne,  qui  contri- 
bua pour  une  si  forte  part  à  faire  du  dix-septième 
siècle  une  des  époques  les  plus  tristes  et  les  plus 
rétrogrades  de  l'histoire? 

Enfin,  la  prospérité  matérielle  de  la  ville  n'aurait 
pu  que  gagner  à  la  présence  de  ces  nombreux  ré- 
fugiés, qui  étaient  loin  d'être  les  «vagabonds»  dont 
parle  le  chroniqueur  catholique  Buehler,  mais  ap- 
partenaient pour  la  plupart  aux  classes  élevées  de 
la  société  ;  souvent  ils  apportaient  à  Strasbourg 
des  fortunes  considérables,  comme  celles  dont  parle 
l'auteur  des  lettres  publiées  ci-dessus,  et  joignaient 
aux  qualités  de  l'esprit  et  à  la  science  une  force  de 
caractère  et  de  travail  peu  commune,  ainsi  que  la 
connaissance  et  la  pratique  de  métiers  jusqu'alors  in- 
connus dans  nos  murs.  On  aurait  pu  voir  se  produire 
à  Strasbourg,  auseizièmesiècledéjà,les  phénomènes 
économiques  dont  certaines  parties  de  l'Allemagne, 

1.  L'histoire  de  la  Naissance,  progrez  et  décadence  de  l'héré- 
sie, 1623,  p.  837. 


71 

l'Angleterre,  la  Hollande  furent  le  théâtre,  lorsque 
la  Révocation  de  l'Edit  de  Nantes  y  jeta  des  milliers 
de  Huguenots,  qui  contribuèrent  si  puissamment  à 
la  grandeur  actuelle  de  ces  pays.  Encore  en  Tannée 
1631,  un  membre  du  Conseil  des  XXI  déclarait 
hautement  «qu'il  y  avoit  parmi  les  fugitifs  arrivant 
de  France  et  de  Lorraine  bien  des  gens  aisés  et  même 
riches  dont  la  présence  augmenterait  de  beaucoup 
les  ressources  de  Strasbourg,  comme  d'autres  ont 
rendu  le  même  service  aux  villes  libres  de  Nurem- 
berg et  de  Francfort.»  Ces  paroles  ne  furent  pas 
écoutées;  l'orthodoxie  triomphait  en  maîtresse  ab- 
solue et  les  yeux  de  nos  gouvernants  restèrent 
obstinément  fermés  à  cette  vérité  si  simple,  que 
les  bonnes  actions  portent  souvent  leurs  fruits  en 
elles-mêmes. 


Strasbourg,  imprimerie  de  J.  H.  Ed.  Hcitz  (Heitz  &  Miindel). 


DU  MÊME  AUTEUR. 


Le  Protestantisme  à  Kaysersberg.  Strasbourg  1871. 

Eine  Elsàssische  Landpfarrei.  Strassburg  1872. 

Die  evangelische  Gemeinde  zu  Benfeld.  Strassburg  1877. 

Matthàus  Zell,  der  erste  elsàssische  Reformater.  Strassburg  1878 

Das  Marburger  Religionsgesprâch.  Strassburg  1880. 

,,Ein'  feste  Burg",  Entstehung,  Inhalt  und  Geschichte  des  Luther- 
lieds.  Strassburg  1883. 

Zwingli's  Tod  und  dessen  Beurtheilung  durch  Zeitgenossen.  Strass- 
burg 1883. 

Ulrich  Zwingli  und  die  elsàssische  Reformatoren.  Strassburg  1884. 
Das  Strassburger  Universitàtsfest  vom  Jahr  1621 .  Strassburg  1884. 


Princeton  Theoloaicl  jjgjgL  SSHSùf» 


1  1012  01308  5347 


DATE  DUE 

fjÊÊmam^ 

Vf  

GAYLORD 

PRINTED  IN  U.S. A. 

I