BX
4843
.E75
1886
BX 4843 .E75 1886
Erichson, Alfred.
L'jbEglise Franpcaise de
Strasbourg au seiziaeme
L'ÉGLISE FRANÇAISE DE STRASBOURG
AU SEIZIÈME SIÈCLE.
Digitized by the Internet Archive
in 2014
https://archive.org/details/leglisefrancaiseOOeric
AU SEIZIÈME SIÈCLE
d'après des documents inédits
PAR
ALFRED ERICHSON.
PAEIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
33, Rue de Seine, 33.
1886.
LEGLÎ SE
FRANÇAISE
AU SEIZIÈME
DE STRASBOURG
SIÈCLE.
Des travaux récents, parmi lesquels nous devons
citer en première ligne la publication de la corres-
pondance de Calvin par MM. Ed. Reuss et Cunitz
dans les Oeuvres complètes de ce réformateur, et
les «Notes pour servir à V histoire de V Eglise fran-
çaise de Strasbourg» par M. Rodolphe Reuss, ont
puissamment contribué à nous faire mieux con-
naître les origines de cette Eglise, ainsi que les
vicissitudes par lesquelles elle a dû passer.
Nous savons qu'un grand nombre de ceux qui
furent obligés de s'expatrier des pays avoisinants
pour cause de religion, trouvèrent à Strasbourg,
dans les premiers temps de la Réforme, un accueil
bienveillant, un asile sûr et très-souvent aussi les
moyens de subsister, et ce n'est point là un des
moindres titres de notre cité à la reconnaissance
de la postérité. Ayant reçu de Calvin lui-même
une organisation ecclésiastique , ces réfugiés
6
formaient une petite Eglise dans l'Eglise, mais n'en
jouissaient pas moins des sympathies et de la pro-
tection des protestants de Strasbourg. Ceux-ci,
après avoir recouvré pour eux-mêmes l'Evangile
de la liberté, étaient heureux de faire participer
à ses bénédictions des frères persécutés.
Il était réservé à une génération postérieure,
devenue le champion d'un luthéranisme étroit à
Strasbourg, d'inaugurer une ère d'intolérance et
même de persécution contre ces «réformés»,
désignés par le nom de «Velches».
Ce que l'on connaissait moins jusqu'ici, c'est la
vie intérieure de cette communauté française, éta-
blie au milieu d'une ville toute allemande, ce sont
les formes de son culte, ainsi que l'impression
qu'elle produisait sur ceux qui, du dehors, venaient
s'y joindre chaque jour.
Ii
La découverte de documents inédits, conservés
dans les archives du Chapitre de St-Thomas à
Strasbourg1 , nous permet de combler aujourd'hui,
dans une certaine mesure du moins, celte lacune.
Il s'agit de lettres écrites aux membres de sa fa-
mille et à des amis par un jeune homme d'Anvers,
qui quitta son pays natal et vint se fixer à Stras-
bourg, tant pour échapper à la persécution reli-
1. Tiroir 21, liasse 3, Lettres de Gonrr.d Hubert-
7
gieuse, que pour y étudier les langues classiques
auprès de professeurs renommés.
Le brouillon de quelques-unes de ces lettres a été
préservé de la destruction grâce à une circonstance
assez curieuse. Ces feuillets étaient tombés, nous
ne savons de quelle manière, entre les mains de
Conrad Hubert, vicaire à l'église St-Thomas ; il
eut l'idée de les réunir en un cahier et d'en utiliser
les marges et le verso, soit pour y inscrire des
notices de tout genre, même des poésies, soit
pour y jeter le brouillon des lettres qu'il écri-
vait à Martin Bucer, Calvin, Pierre Martyr Ver-
migli, Brentz et autres. C'est à cette habitude de
parcimonie, dont on retrouverait du reste plus
d'un exemple de nos jours, que nous devons la
conservation de notre manuscrit. Ce cahier, qui
nous rappelle les anciens palimpsestes par les écri-
tures diverses dont il est surchargé, renferme aussi
quelques-unes des réponses envoyées au jeune
Anversois, entre autres trois lettres du médecin
Eustache Duquesnoy. Elles nous apprennent que ce
dernier, échappé au commissaire impérial, Ch. de
Tisnacq, en Flandre, en abandonnant tous ses biens,
s'était d'abord établi à Heidelberg ; il devint plus
tard professeur à Lausanne.
Aucune des lettres de notre étudiant, les seules
qui nous intéressent ici, n'est signée, précaution
bien naturelle dans ces temps difficiles. Lui-même
se faisait adresser les réponses sous un nom d'em-
8
prurit, celui de Martin du Monl, de sorte que le
nom de sa famille nous est resté inconnu. Tout ce
que nous savons, c'est que le mari de sa sœur, l'un
deses correspondants habituels à Anvers, s'appelait
Nicolas Bàne.
Le jeune Wallon, arrivé à Strasbourg à Pâques de
Tannée 1545, demeura d'abord chez l'un de ses
maîtres, dans la rue des Pucelles ; plus tard il
habita la maison d'un autre professeur, Pierre
Martyr Vermigli près de l'église St-Thomas. Un de
ses compatriotes, Hubert de Bapasmes (Bapaume),
partageait son logis. A en juger d'après ses lettres,
il semble avoir joui d'une assez grande aisance :
cela lui permit, malgré la cherté de la vie à Stras-
bourg, de recueillir le fils d'une veuve d'Arras, qui,
après la mort de son rnari, Henry le Monnier, était
restée sans ressources avec neuf petits enfants. Cet
acte généreux est de nature, à lui seul, à nous dis-
poser favorablement pour l'auteur des lettres qui
vont suivre. 11 s'y révèle d'ailleurs partout comme
un esprit sérieux, plein de zèle pour les études
et la «vraie religion». Rien de plus touchant
que la manière dont il décrit le bonheur qu'il
éprouve d'être dans une ville si belle, où la parole
de Dieu est prêchée librement et abondamment.
Qu'on remarque l'éloge décerné aux Strasbourgeois,
«bonnes gens qui aiment l'Evangile et ceux qui sont
persécutés pouricelle». Rien de plus sensé que les
exhortations que le jeune homme modeste adresse
9
à l'un de ses cousins, Guillaume, au sujet du choix
d'une carrière. «Tous états, dit-il, sont agréables
à Dieu, moiennant on s'y gouverne léallement, ne
cherchant point du tout son profit, mais celui du
prochain.» Aussi se garderait-il bien de détourner
son ami de «l'état de marchandise», si le Seigneur
ne l'avait appelé à l'étude.
Mais ce qui fait surtout à nos yeux le grand prix
de cette correspondance, c'est qu'elle donne, en quel-
ques traits, le tableau de l'Eglise française de
Strasbourg. Les détails qu'on y trouve sur la manière
dont le culte y était alors célébré, ont pour nous
d'autant plus de valeur que nous ne possédons sur
ce sujet aucun autre témoignage d'un membre de
la communauté elle-même. Les renseignements qui
nous sont fournis sur le plan d'études suivi alors
dans l'Ecole de Strasbourg et sur les leçons des
maîtres, sont également précieux.
Nous ignorons à quelle époque le jeune étranger
quitta de nouveau notre ville. En tout cas, il
s'y trouvait encore à la fin de l'année 1 547, et peut-
être mit-il alors à exécution le projet qu'il avait,
conçu d'aller continuer ses études à Paris. Son ami
Duquesnoy voudrait le voir «se déporter de l'estude
pour se remettre à la marchandise», et lui propose
«de placer son argent à perte et à gain avecque
lui». Il lui donne en outre le conseil «de prendre
femme et de ne plus attendre, vu que (ajoute-t-il
dans une lettre du mois de juin 1547) sy avez vo-
10
lonté de maryer, est dormais temps, pour veoir la
génération que le Seigneur vous donneroyt, venyr
en l'âge d'homme».
Lalangue de ces lettres, écrites d'une plume alerte
et dans un style pittoresque, est le français wallon.
Entre autres particularitésdecedialecte, nous ferons
remarquer que tantôt le c y devient ch(ichi pour
ici) et que tantôt le ch s'y change en c, (cercer, cher-
cher); c'est pour le reste l'orthographe d'un éco-
lier, que nous ne modifierons qu'en y introduisant
la ponctuation et les accents les plus nécessaires.
Il y a une vingtaine d'années, le savant et infati-
gable professeur Baum, qui tira de la poussière des
archives des milliers de documents précieux con-
cernant la Réforme, découvrit également ce cahier
de lettres, dont il fit faire une copie par son élève
Charles Spindler, aujourd'hui pasteur à Wissem-
bourg. Toutefois, nous avons cru devoir recourir
pour la publication présente à l'original même,
afin d'en reproduire le texte aussi fidèlement que
possible. Les conseils de M. le professeur Cunitz, si
versé dans la connaissance de cette époque, nous
ont été d'un grand secours au milieu des difficultés
qu'offrait ce travail et dont peuvent se rendre
compte tous ceux qui ont déjà essayé de déchiffrer
des manuscrits du seizième siècle.
11
11.
Lettre à son frère Pierson *. (1545.)
Très chier frere, de bon cœur à vous me recom-
mande, vous advertissant que sommes arrivés en
ceste ville le jour de Pasques au matin tempre, en
bonne sancté, loues soit Dieu, auquel je prie que
ainsy soit-il de vous. La présente sera pour vous
advertir que avons trouvé maistre lequel se nomme
maistre Mischiel, lecteur bebrieux2, homme de
bien ; luy donnons par an chascun envyron de sept
libvres de gros3. Je vous advisse que quant vous me
voilez escripre quelque lettres, vous escripverez :
soit donnée à Martin du Mont; on m'apelle ichy
ainsy, car jay changiet mon nom par le conseil de
d. Pierron, Pierre.
2. Michel Delius, auquel Jean Sturm, le célèbre recteur du
Gymnase de Strasbourg, rend le témoignage «qu'il est un homme
pieux, droit, franc, de bonnes mœurs, comme il n'en a jamais
rencontré» (Erinnerungsschrift, p. 27). Sturm compare dans ce
même écrit la femme de Delius à Cornélie, la mère des Gracques ;
«c'est une matronne pieuse et honnête qui parle latin avec ses
enfants et commensaux». Cette particularité aura sans doute été d'un
certain secours à l'étudiant wallon pour ses rapports avec ses
hôtes, dans une ville dans laquelle la langue française était peu
connue. Quand en 1559 le prédicateur de 1 Eglise française, Guil-
laume Le Brac, fut présenté aux pasteurs de la ville, ceux-ci ne
purent s'entretenir avec lui «parce qu'aucun ne comprenait le
français». Mémorial, c'est-à-dire, Procès verbaux du Conseil des
XXI, 23 déc. (Archives de la ville).
3. La livre strasbourgeoise (de gros ou pfennig) valait à peu
près 4 livres (de France), mais il ne faut pas oublier que le pou-
voir de l'argent, était à cette époque de 4 à 5 fois plus considé-
rable que de nos jours.
12
quelque homme de bien, n'est besoing que chascun
le sace. Quant on me veult envoier des lettres, les
fault enveloper en ung papier et escripre ladite
superscription dessus, avises de le tenir secret *,
car je ne Tanoncheray sinon que à Nicolas2 et à
vos, en toutes mes aultres letres nen feray nulle
mention. Touchant à nostre estude, je say, pour
heure présente, toute les déclinaisons et les conju-
gations et plus de la moitié du gramaire ; jay espoir
avecq Taide de dieu que en dedens ung an de vous
escripre une lettre en latin. Sy jestoie à vous con-
seiller, je vous conseilleroie de recorder, quant
vous aves loisir, tout che que vous aves aprins.
chela vous seroit fort proiïitable, et entreteroies 3
che que aves aprins; mon compaignon se repent
bien que ne la point faict. Il a esté quatre ans à
lescolle, maintenant il fault quil recommence
comme moy. Je faictz mon compte de escripre une
lettre à Du Bois, vous adviseres de luy bailler ;
davantage faict mon compte de escripre toutle con-
1. Lefèvrc d'Etaples et Roussel avaient usé des mêmes précau-
tions lors de leur séjour à Strasbourg. — L'empereur Charles-
Quint se trouvait en Flandre. Bucer raconte à Bullinger de Zu-
rich, le 11 avril 1546 (Lettres de Bucer. Archives de St-Thomas),
que quatre personnes venaient d'être brûlées à Anvers, quoique
leurs parents eussent olFert pour eux une rançon de 4-0,001) pièces
d'or, et il ajoute : »Cé><ar ramasse de tous côtés de l'argent, ce-
pendant il a préféré leur vie à l'argent. m Nous lisons dans une
autre lettre de Bucer à Ambroise Blaurer, en date du 15 juillet
1545 : "L'empereur sévit avec une cruauté incroyable contre les
saints. «
2. Nicolas Bâne, son beau-frère, à Anvers.
5. entretiendrait.
13
tenu et la manière de lesglise galicane de cesle
ville à mes cousines ; baillerez la lettre à ma cousine
Casielain, affin quelle lisent tout ensemble. Je ne
vous en escripveray riens ne à Du Bois aussy ; sy
vous la voulles veoir vous leur demanderez. Je
vous recommande que vous noubliez point la parolle
de Dieu pour les voluptés de che monde, car nous
ne sommes point à nous mesmes, ains i sommes à
clieluy quy nous a racheté par son presieux sang,
parquoy fault aviser de vivre selon sa volunte, et
on ne sait point sa vollunte s'on ne le lit ou s'on ne
l'oit prescher 2. Il ni a point d'aparense que le puis-
sies ouir prescher. Il ne se fault doncques tant
ocuper au biens mondains que on ne trouve quel-
quepetite espasse detemps pour scrutiner lesSaintes
escriptures, quy est la vertu de Dieu et est salut à
tous croiantz ; ains fault considérer que nous
sommes ichy aujourdhuy et nous ny sommes point
demain. Quant à che que je vous escript, checy nest
sinoncq pour vous admonester, que ne mettez la
parolle de dieu en oubly ; ne linterprestez point
aultrement.
1. Mais.
2. Poullain écrivait à Calvin en septembre 1546 (Oeuvres de
Calvin, éd. Baum-Reuss-Cunitz, XII, p. 376) : »>J'ai bien pitié de
cette foule de gens (d'Anvers) qui ont appris à connaître le Christ et
qui osent à peine ouvrir la bouche.it
u
Lettre à Jean Du Bois à Anvers. (1545.)
Très chier et bon amy Jehan du Bois1, de très
bon cœur à vous me recommande, vous advertisse
que suys arrivé en Argentine (quy se nomme en
langue germanique Strasbourch) en bonne sancté,
ioué soyct le créateur, auquel je prye que ainsy
soit il de vous. La présente sera pour vous advertîr
que comme ainsy soyt que le corps soit ung petit
eslongé2 de vous, ne pensez point pourtant que
l'amour le soyt ausy. Je souhaite que fussies sorty
de Babilone et que fussiez ichy, sy ce nest quant je
considère que vostre mere est vielle et que vous
estes le baston de sa viellesse, pour la consoller en
toutes ses adversité, alhorsne say que je doy dire.
11 y a encoire ung aultre empeschement : ni a il ichy
nuls quy facent vostre stille 3, ceulx quy font
chauses font austres acoustremens ausy. Il faict
ichy chier vivre, il fault ung sept libvres de gros pour
an ; toutesfois vous ne croiries jamais que cest une
chose plaisante et sy est on a repos de conscience,
quant on est où la parolle de dieu est purement
1. Nous trouvons dans le nCorrectiebocku d'Anvers, 1566, sur la
liste des personnes suspectes : »Jan Dubois, viel homme, Le grand
Jehan, surnommez Du Boisu, et un troisième du même nom avec
la mention : »dict petit Jehanu (Rahlenbeck, l'inquisition et la ré-
forme en Belgique, 1857).
2. éloigné.
3. Style, manière, métier. Littré n'indique pas cette acception
du mot dans son dictionnaire.
£3
anoncée et les sacrements purement distribués,
ausy quant on oyt chanter les belles pseaulmes et
merveilles du Seigneur. Je fust bien au commenche-
ment cincq ou six jours, quant je oioie chanter je ne
me savoie tenir de pleurer de joye; vousny oieriez
point une voix desborder l'autre ; chascun a ung
libvre de musicque en sa main, tant homme que
femme, chascun loue le Seigneur. Il en y a ichy de
tels quy ont bien laisset sept ou huit mille florins 1 de
rente, et s'en sont ichy venus à tout riens, et louent
grandement le Seigneur, quilles a ichy apellé; quanta
moyje rens grâce à mon dieu, quil ma ichy apellé-
De vous escripre la manière comment on se goub-
verne en ieglise, je nay point le loisir, car il fault
que je estudie, néanmoins je faictx mon compte de
tout escripre à mes cousines; vous en pourez de-
mander la coupie à mon frère. Quant à la situation
de la ville, elle est située auprès du Rin, dont il y a
ung bras et encoire une aultre rivière quy passe au
travers de la ville2. C'est la ville bien reiglee que
vous ayez jamais veu et bonnes gens qui aiment
levangille et ceulx quy sont persécuté pour icelle.
(Che que ne sont ceulx de Wesel 3, car che sont mau-
1. Le florin d'Allemagne valait environ 2 livres de France ou
francs.
2. L'Bl.
3. Wesel fut longtemps la résidence préférée des Anversois qui
avaient quitté leur ville pour cause de religion. Voy. la lettre de
Calvin aux Français de Wesel, 1554 (Oeuvres XV,78 et XII,12.
214.525.578.) *
16
vaises gens et contraires à levangille). Quant à che
quil faict ichy chier vivre, che vient à cause que le
vin est chier ; jay esepoir que le Seigneur nous
envoyera une bonne année comme Iaparense en est
grande. Jascoisen 1 que le Seigneur ne vous aye
point faict ceste grâce ne donné loportunite de vous
trouver en lieu où sa pnrolle est purement divulguée
et ses saints sacrements purement distribuets, je
croy que nen serez pourtant de petit couraige,
ains requérez le Seigneur quil vous doing le temps
pour vous y trouver.
Je vous prie que vœulles conforter ceulx quy sont
foibles et me recommander à tous mes compaignons,
leur disant quil ne facent nulle mémoire de moy, sy
vousleur anoncez le lieu où jesuys. Nous prions tous
les jours pour vous tous aux prières publicques,
affîn que le Seigneur vous vœulle consoller et tous
les affligiés. On persécute fort au pays de Loraine2,
se sont tous les jours gens quy en viennent. Il ni a
d'ici à Metz que trois journées ; qui fera la fin, priant
au créateur quil luy plaise vous donner sa sainte
grâce, de Argentine, che...
Je vous prie que me rescripvez de vos nouvelles,
vous baillerez à mon frère vos letres; les mes
envoyera bien.
1. Jascoisen, jaçoit que, ja soit ce que, quoique.
2. Hedio ad Gervasium Scholasticum, 51 déc. 1542 {Archives de
Zurich) : vSatan exerce ses fureurs à Metz, u
17
Lettre à Nicolas Bâne à Anvers. (1 545.)
1 Le mardi après Pasquesnous nous sommes
loués avecq ungmaistre lequel est lecteur en langue
hebraique, homme de bien; nous luy donnons
chascun environ de sept libvres de gros par an pour
nostre table. Quant à nostre estude nous commen-
cions tout bellement avecq l'aide de Dieu. Je voul-
droie bien savoir latin pour lire la sainte escripture,
car je ne la voeulx point lire en franchois. Je vous
souhaiteichy aulcune fois pour ouir les prédications
et pour veoir la manière de faire de leglise quy est
fort belle à veoir. Ceulx quy aiment la parolle de
Dieu sont à repos de conscience quant il sont ichy ;
on y administre purement la Cene avecque grande
révérence; je suis bienjoieulx que Dieu m'a ichy
apeilé. De vous escripre toutes les manières de
faire de lesglise, il me seroit trop fasceu 2 de les-
cripre à tout chascun. Jeu ay escript une partie à
mon oncle Hubert et faict mon compte de tout
escripre au plus près que je pourray à mes cousines
(pourez regarder la lettre). Je vouldroie bien que
menvoyssies ma cape que jay îaisset en Anvers,
mon manteau et mon sacon3 de drap noir à passe
1. Nous ne reproduisons pas le commencement de cette lettre,
qui est identique à celui de la première.
2. Fâcheux.
3. Sans doute une espèce de veston; on employait encore à
Strasbourg, au commencement de ce siècle,l'"expression de paletot-sac.
2
18
et encoire ung sacon de drap noir que jay à Lille,
dont le corps est doublé de blance fouslennei, et
les six chemises que jay laisset en Anvers ; il en ja
aulcunes que les collets aueroient bon mestier 2
destre refaict, je vouldroie bien que elles fussent
refaictes avant les envoyer. Je vouldroie bien que
me voulussies faire faire une barette de corsée 3
rouge et sy le faicte border de quelque chose de
noir. S'il y a aulcune choses de che que vous de-
mande vendut, je ny vise point de l'avoir ; sy tout
estoit vendut, envoyez me six ou sept autres de
drap noir de Menin, dung 38 patz l'aune \ Je
voeulx avoir tout en laine. Jay aussy laisset en
Anvers 2 paires de chauses, assavoir 2 paires de
haus et 2 paires de bas, je les vouldroie bien avoir.
Pour menvoyer che que je demande, vous fault
parler à Anthoine le Moisne ou à Jehan Drames ;
ceulx la connoissent bien des gens de ceste ville,
car ils ont affaire avecq eulx ; je crains bien que
Anthoine le Moisne* n'auera eu à souffrir à Lille. Sil
est en Anvers, vous me recommanderez à luy ; je
1. Futaine, fustana.
2. Auraient bien besoin.
3. Drap corsé, qui a du corps, épais, solide (Littré).
4. L'aune à 38 batzen ; cette monnaie valait 13 centimes.
5. Bucer raconte à Blaurer, dans la lettre déjà citée du
15 juillet 1545, qu'un maître Antoine d'Anvers, »t homme très-
savant en grec et en latin, pieux entre tous et particulièrement
habile à instruire la jeunesse», déjà saisi par les archers, avait
réussi à se sauver, grâce à un stratagème, et s'était réfugié à
Strasbourg. C'était le précurseur de Bru.Ily à Tournay. Est-ce de
lui qu'il est question ici ?
19
vous prie que jaye le plus brief que povez des nou-
velles de vouspar le premierpartant. Pour nouvelles,
on persécute fort en Loraine; je prie à Dieu quil luy
plaise resconforter ceulx quy sont persécutés.
Quant vous mescripvez je demeure IndeJoffrauen-
ghast1 , ainsy se nommela rue ; nostre maison est ser-
ran t à la maison du comte Guillaume de Wirtemberch2
lequel a este prisonnier en France; mon maistre se
nomme maistre Michiel, lecteur en hebrieux. Jay
changiet mon nom parle conseil de quelqun que vous
connoissiez bien , je me donne à nom MartinduMonl,
parquoyvouslescripverez ainsy enla superscription ;
escripvez hardiment la subscription en Franchoys,
on le madressera mieulx ainsy ; il n'entendent point
icy le bas alleman3. Recommande me à tous nos
bons amys ; qui fera la lin priant au créateur quil
luy plaise nous donner saincte grâce.
De Argentine quy se nomme en langue germa-
nique Slrasbourch.
4. Jungfrauengasse, rue des Pucelles.
2. 11 est évidemment question ici de Guillaume de Furstenberg,
qui possédait une maison à Strasbourg.
3. C'est-à-dire lo flamand.
20
Fragment d'une lettre adressée à ses cousines à
Lille.
...il y a ung merveilleusement bel ordre et pol-
lice et ausi les maistres rendent grand paine à
instruire les enfantx... car je voy en la plache, où
je vais ouyr tous les jours mes lections (qui est la
plus haulte de neuf à une près1), que le maistre
enseigne tant fidèlement et amablement, prenant
tant de paine à le nous faire entendre que rien
plus. Touchant à che que je aprends du matin
depuis huit heures jusques à neuf, on nous déclare
la dialectique: cest ung art qui enseigne à con-
noistre toute chose tant à disputer que à lire tous
autheurs, sans lequel on ne peult bonnement en-
tendre ne juger de sciences queconques ; et depuis
neuf jusques à dix heures nous oions les oroisons
de Cicero, après diner je ois les oroisons de Demos-
tenes en grec, là où on oit beaucoup de belles sen-
tenses qui sont dignes de mémoire. Je vous advise
que depuis quatre heures au matin jusques à dix
au soir que les jours ne me sont point trop longs,
mais trop cours.
Touchant à la manière de vivre dichi, je vous en
voeulx ung petit advertir; à ce faire je me voy de
par vous à demy admonesté. Premièrement il y a
i. La deuxième classe du Gymnase, qui comptait alors, dans
ses neuf classes, 624 élèves.
21
une église franchoise en laquelle se faict tous les jours
une prédication, à laquelle se trouvent beaucop de
gens de bien et doctes de la dicte langue tant de
Franche que d'Italie. Les dimanches (car nous
navons ichi nulles festes sinonc la feste de Noël i,
mais tous les mardi devant le diner est à demy feste
constitué parle magistrat, lequel se nomme jour de
prières2 à cause des prières générales qui se font,
etl'absolusion despesches est pareilement donnée3),
au matin on faict la dicte absolusion et prières ge-
neralles... on chante quelque psaulme de David ou
une aultre oroison prinsedu nouveau testament, la-
quelle psaulme ou oroison séchante touts ensemble,
tant homme que femme avecq ung bel accord,
laquelle chose est bel a veoir 4. Car il vous fault en-
tendre que chascun a ung libvre de musicque en sa
main 5^ voila pourquoy il ne se peulvent desborder ;
1. L'Ascension était fêtée un dimanche. Il en avait été de même
pour Noël depuis l'introduction de la Réforme jusqu'en 1537. Ce
ne fut qu'en l'année 1603 qu'un décret du Convent ecclésiastique
fixa de nouveau la célébration de l'Ascension à son ancienne date
{Archives de St-Thomas).
2. Grosser und kleiner Bettag.
5. Calvin s'était conformé à Strasbourg à l'usage luthérien de
prononcer l'absolution des péchés sans confession préalable des
péchés. "Quant aux prières des dimanches, dit-il lui-même, je
prins la forme de Strasbourg et en empruntay la plus grande
partieu (Bonnet, Lettres françaises de Calvin, II, 573).
4. Gérard Roussel, dans une lettre à Briçonnet, fait la même obser-
vation à propos du culte luthérien tel qu'il se célébrait à Strasbourg
en 1525 : "Le chant des femmes se mêlant à celui des hommes
produit un effet ravissant» i'Ch. Schmidt, Gérard Roussel, p. 55).
5. La «Forme des prières et chants ecclésiastiques» venait de
paraître chez Jean Knobloch, imprimeur à Strasbourg. Ce recueil
contenait 50 psaumes de Marot avec des notes de musique pour
le chant. Calvin en avait déjà publié un l'année 1539.
22
je neuse jamais pensé qu'il eut este tant plaisant
et délectable comme il est. Je fust bien cincq ou
six jours au commenchement, quant je voioie ceste
petite assemblée laquelle estant expulsée de touts
pays pour avoir maintenu l'honneur de Dieu et son
evangille, je commenchoie à pleurer, non point par
trystesse mais de joie en les oians chanter de sy bon
cœur, comme il chantent, rendant grâce au Sei-
gneur, quil luy a plut les amener en plache où son
nom est honnouré et glorifié. Jamais créature ne
sauroit croire la joie que on a quant on chante les
louenges et merveilles du Seigneur en la langue
maternelle comme on chante ichy. Les dimanches,
en lieu d'ungne messe on chante deux pseaulmes
ou oroison et après se faict une prédication. On ne
chante que une pseaulme devant la prédication et
laultre après, la première que on chante, che sont
les dix commandements1 bien traduictz ; sy je eusse
eut le temps les vouz eusse envoyé. Chela faict et
acomply, le ministre2 se met à genoul devant une
table de boys faicte à manier dung autel, lequel nest
point paret sinoncq quant on célèbre la Sainte cene
d. Le chant des commandements a été supprimé dans la liturgie
donnée par Calvin à l'église de Genève.
2. Le pasteur de cette église était alors Jean Garnier, qui ve-
nait de remplacer Pierre Brully. Ce dernier était allé mourir sur le
bûcher à Tournay, en Flandre, »en scellant sa foi par son sangu
(Mémorial, 22 juin 1545). Le gentilhomme lillois, Valérand Poullain,
avait, il est vrai, rempli auprès de la communauté les fonctions
pastorales depuis le départ de Brully, en septembre 1544, jusqu'au
mois de février 1545, mais sans pouvoir se faire agréer définitive-
ment. Dans des lettres conservées avec celles que nous trans-
23
de nostre Seigneur Jésus Chryst, laquelle se célèbre
tous les quinze jours, alhors le dict autel nest paret
sinoncq à tout une blance nape sans avoir aultre
parement dessus comme des chandelles ou aultres
bagaiges. Le dict autel est mis quasy au milieu de
leglise là où le ministre est, ainsy que vous ay dit,
la face envers le peuple, faissant prières pour le
peuple en langue maternelle, hault et cler, que
chascun l'entent ; Toroison accomplie, il monte en la
chaiere et faict la prédication, laquelle dure depuis
sept heures et demie jusques à noeuf heures, les-
quelles prédications sont merveilleusement belles à
ouir; comme jay devant dit, on chante après la
prédication ; voila pour la devant digner1. La se-
conde prédication se faict à onze heures jusques à
douze, à laquelle chaschun y amaine ses petis en-
fantz2, comme de sept, huit, neuf et dix ans, les-
quels enfantz tant filles que filz sont interrogués
par le ministre après la prédication touchant leur
foy; il faut que les dicts enfantz recitent le pater
noster, les deux credo, et après le reciter par le
menu, les demandes que le ministre faict est quelle
chose il entendent en disant nostre pere quy est es
crivons ici, une dame d'Anvers, Barbe de Vicery, ne manque pas
de se faire recommander chaque fois par son compatriote Hubert
de Bapasmes à uMaistre Jan Greniera, ce qui prouve combien les
rapports étaient fréquents entre les protestants de Flandre et ceux
de Strasbourg.
1. Avant le dîner.
2. Le catéchisme, appelé Kinderbericht, c'est-à-dire instruction
des enfants, dans l'église luthérienne de Strasbourg.
24
cieulx; mais che nest point la première interroga-
tion, ains est de savoir sil sont cristiens, il responde
que ouy ; il leur demande par quel moien, il dissent
par le baptezme, et ainsy de tous les aultres pointz,
lesquels seroient trop loing à rechiter ; il fault quil
respondent comme est escript au cathecisme. Il
fault entendre quil ne sont poinct interroguetz tous
ensemble, mais lung après laultre ; le ministre prent
et choisy ceulx lesquels lui semblent estre les plus
ignorant. S'on interroguoit ainsy les enfantz à Lille,
je ne say comment ils saueroient rendre raison de
leur foy; je laise les enfantz, mais s'on venoit à in-
terroguer les grandesgens tant hommes que femmes
etbigottes 1 ensembles, Dieu scait comment ilzcom-
mencheroient. Touttefois che sont bien bons cris-
tiens par leur dire mesmes sans avoir aulcune
cognoisance de leur Dieu, quy est chose lamentable,
partant je prie à celle de vous toutes quy a enfantz
que on prende paine de les aprendre la loy de Dieu et
sa vollunte, aftïn que par che il puissent parvenir à
la cognoisance de cheluy quy les a crées, ainsy de
cheluy quy les a racheté par son presieux sang.
d. Il veut sans doute parler de religieuses; béguines, en latin
bigoutae, du terme flamand beggaerl (to beg) demander. Un grand
béguinage était établi dans les environs d'Anvers (Gens, Histoire
de la ville d'Anvers).
2S
Lettre à son oncle Hubert. — 10 mars 1546.
Très chier et très honouré oncle, très humblement
et de bon cœur à vostre bonne grâce me recom-
mande et à ma tante votre femme et à toutz vos
eufantz; après toutes recommandations je vous
advisse que je suis en bon point, la louange soit
au Seigneur auquel je prie que ainsy soit de vous
et de toute votre famille.
Très chier oncle, la présente est pour vous ad-
vertir, que je vous ay envoyet une letre dattée du
12 de febrier contenant la recheption de vostre
letre et la response dicelle, je croy que l'avez re-
chept. Très chier, la cause de ma rescription n'est
guerre grande, sinoncq pour vous advertir de che
que ay escript dessus, ausi ne vous ausseroie 1 si
souvent escripre, scachant que avez des aultres
affaires, craindant de vous fâcher et desplaire.
Touchant à mon cousin Guillaume, votre filz, je
faictz mon compte que luy donneray l'otroy 2 de
venir par decha, puisque le Seigneur la appelet à
Testude, si che n'est que le laissiez pour les parolles
et conseilz daulcuns quy ne sçavourent riens si-
noncq les choses quy sont du monde, vous mon-
trant beaucop de chose fri voiles, quil fault pour-
tant laisser; en ferez ainsi ce qu'il vous plaira.
i . oserais.
2. L'octroi, la permission.
26
Je suis certain quil ont estimet et dit que suys ung
fol de avoir laisset une sy bonne compaignie, la-
quelle est véritablement bonne ; mais ne me arestan t
à leur dire, en ay prins une meilleure quy est la
compaignie du Seigneur. Je scavoie bien che que
le monde set* dire; et quant il aura tout dit, il ne
nous donnera point le roiaulme des cieulx. Il ne
fault point pourtant entendre que par ce je veuille
condamner Testât de marchandise, non, car toutz
etatz sont agréables à Dieu, moiennant que on s'y
gouverne leallement2, ne cerchant point du tout son
proufïit, mais celui du prochain 3 Le Seigneur
m'avait donnet ung petit de bien pour moy entre-
tenir honestement; ay esté incité à lestude de
apprendre quelque chose pour plus facillement
congnoistre quelle est la voulunte de notre Dieu. Je
ne croy point que ce ait esté faict sans son appelle-
ment, car l'homme de sa nature est convoiteux et
ne sçait laisser les gaignaiges, car il luy semblent
trop doulx, par quoy, puisquil a pleust au Seigneur
par sa grâce et bonté infinie d'appeler mon cousin,
votre filz, à lestude, je désire qu'il soit ichy, con-
gnoissant que son proulïit y est; je vous promets
que, sil exerchoit encore la marchandise, je me
garderoie bien d'en faire quelque parolles.
Je vous advisse que je faictz mon compte d'aller
1. sait.
2. Loyalement; on disait : un léal serviteur.
3. Passage indéchiffrable.
27
demourer auprès de ce docteur italien *, que je vous
ay escript en la précédente letre, si je y peuls avoir
plache, à cause que mon maistre 2 se poura bien
aller tenir à Hedelberghen, là où se tient le comte
Pallatin ; cest une université, je croy quil y poura
bien avoir quelque office, parquoy il mest force d'en
cercher ung aultre. Il advint que jestoie aller veoir
Henry le Monter3 lequel est fort malade. Je lui
racomptoie chèque vous escript, soubit me dit que
seroie bien en la maison du dict docteur italien,
tellement que je luy ay donnet la charge d'en parler
d. Pierre Martyr de Vermigli. Voyez, enlre autres ouvrages sur ce
docteur célèbre, la biographie publiée, en 1858, par M. le prof.
Ch. Schmidt. Vermigli avait obtenu la chaire d'exégèse après la mort
de Capiton en 1541 et occupait, en qualité de chanoine de St-Thomas,
la maison qui forme le coin de la rue des Cordonniers et de la
place St-Thomas, la môme qui était habitée au siècle dernier
par Schœpflin et qui Test actuellement par M. le docteur Eug. Bœckel,
aîné. Dans une lettre adressée le 23 février 1552 à Pierre Martyr
en Angleterre (Archives de St-ThomasJ, Conrad Hubert parle du
cadran solaire qui ornait le mur de cette maison et que l'on pou-
vait y voir encore en 1878. — La femme du docteur, une personne
très-distinguée, Catherine Dammartin, était une ancienne religieuse
de Metz.
2. Michel Délius, dont il a été question plus haut.
3. Henry le Monier se trouvait parmi les personnes impliquées
dans le procès de Brully. Le magistrat d'Arras avisa le 17 janvier
1545 le commissaire impérial, Ch. de Tisnacq, que «sur son ordre
il a fait saisir, arrester et empeschier les corps et biens de Henry
le Mongnier, Jehan Crespin et maître François Bauduin, nos bours
geois et soubzmanans, comme estans iceulx nottez de la secte luthé-
rienne ou d'autres mésus (abus,hérésies)u. Il annonça en même temps
à l'empereur qu'il a nfait futter (piller) leurs maisonsu (Documents
publiés par Paillard, Le procès de P. Brully, p. 159 et 183). Les
trois prirent le chemin de l'exil. Jean Crespin, le futur historien des
Martyrs, également fugitif à Strasbourg en avril 1545, écrivait à
Calvin : «Vous ne saurez croire avec quelle rage chaque jour
croissante notre Antiochus sévit contre les fidèles. a Nous trouvons
plus tard Baudoin à Strasbourg parmi les professeurs de juris-
prudence.
à la femme du dict docteur quant elle le viendra
veoir, je fais mon compte d'estre là bien et coie-
ment i si je puis avoir plache, car cest ung ancien
homme et ni a guerres de gens en sa maison sinoncq
un gentilhomme de France, homme de bien. Je me
reputeroie bien heureux sy je y povoie parvenir,
car cest ung très homme de bien. J'ay ouy ceste
sepmaine une de ses leschons quil faict au nouvaux
testament en lepistre à Romains, douziesme cha-
pitre, là où St. Paul nous enseigne que distribuons
de nos biens aux indigens en simplicité. Son expo-
sition estoit quil ne nous fault point regarder de
asister à ceulx quy nous sont parentz ou à ceulx
tant seullement auquels nous avons quelque cog-
noissance ou amour ou faveur charnelle, ains que
debvons regarder de distribuer à ceulx lesquels nous
voions estre en grande nécessité pour Ihonneur de
Jésus Christ et que iceulx sont nos frères. Et aussi
que nous aions une amour non simulée, aiant en
haine le mal et nous adherantz tousiours au bien,
enclins à nous aymer lung laultre par une charité
fraternelle, prevenantz lung laultre en tout honneur
par une ferveur desprit, non paresseux à faire ser-
vice, servans au Seigneur, rejouissant en espé-
rance, patiens en afflictions, avec prières conti-
nuelles, souvenantz aux nécessité des sainctz ,
exerchant hospitalité, bien parlant de ceulx qui
1. Tranquillement.
29
nous persécutent1; (il exposoit ainsi que cest de
ne point parler mal de ceulx quy nous persécu-
tent). Ce nest point tant seullement de s'abstenir
daulculne chose qui leur porroit estre à scandale
ou de quoy ils porraient mal parler, ains quil les
fault aider en leur nécessité et les conforter en toute
leurs tribulations et adversités. Je feray la fin crain-
dant de vous trop mollester, priant au Seigneur
Dieu quil luy plaise vous donner sa sainte grâce
et à toute vostre famille, vous maintenant en bonne
prospérité.
En Argentine , che premier jour de Karesme
anno 1546.
Lettre à son oncle Hubert. — 25 mars to46.
Très chier et très honouré oncle, très humble-
ment et de bon cœur à vostre bonne grâce me
recommande, à ma tante votre femme et toutzvos
enfantz. Je vous advisse que je suis en très bonne
sanclé, loués soyct le Seigneur auquel je prie que
ainsi soit de vous. Très chier, la présente sera pour
vous advertir que vous ay envoiet une letre escripte
le premier jour de Karesmes par laquelle vous ay
declaret que faissoie mon compte de demourer avec
cest italien, sy je y povoye avoir plache; je vous
advisse quelle mest acordée et doys donner pour
1. Romains, chap. 12, -10-14.
30
ma table trente et deux escus sol 1 par an ; si je
n'estudioie point, pour nulle biens il ne m'eusse
voullut avoir, daultre part sest informet de mon
gouvernement2; d'avoir gens rudiculeux etnoiseux
il nen vœult point. Je prie au Seigneur quil luy
plaisse me donner la grâce de me touiours bien
goubverner à son honneur et au salut de mon
ame, ce que sera faict par le moien des bonnes
prières de tous mes bons amis. Jay espoir d'estre
en ceste maison bien et coiement en laquelle
poveray aprendre et ouyr quelque chose de bon.
Car cest ung homme ancien, docte et craignant Dieu
pareillement, quy a beaucop veu.
Quant à Henry le Monnier iVArras, après avoir
esté merveilleusement visité de la main du Sei-
gneur, tellement quil nestoit possible den plus en-
durer, est decedet de ce monde, le Seigneur la
delibvret de tous ses maulx; le dit a laissetsa femme
vefve avecqneuf petis enfantz, dont les quatre sont
à Arras et cinq aultres auprès délie, laquelle vefve
est merveilleusement desollée, car lempereur leur
a confisquet tout leurs biens ; je prie au Seigneur
quil luy plaise par sa saincte grâce la conforter et
consoller. Je luy ay prins lung de ses petis filz; je
luy acepteray sa table avecq moy, ausy lui feray
1. Ecu-sol, monnaie de France en or, avec un soleil au-dessus
de la couronne ; il y avait sous François Ier des écus de 3 livres ou
60 sous.
2. Conduite.
31
aprendre le latin jusque à ce quil soit en âge
daprendre ung mestier, brief j'en feray tout ainsy
que sil estoit mon propre filz avecq layde du Sei-
gneur. Je ne scauveroie mieulx emploier mon ar-
gent sinonc en donnant secours aulx povres vefves.
Pour nouvelles, Martin Lutere est trepasseU. De
la dispute quy se faict à Ralisbonne2 ceulx quy
sont du coste du pape ont concedet et acordet aulx
allemans3 l'article de la justification des œuvres,
assavoir que nous ne méritons riens devers le Sei-
gneur par nos bonnes œuvres (il ne fault pourtant
entendre quil n'en faille nulle faire, car ce seroyt
contraire à la doctrine de St-Paul, lequel nous en-
seigne en lepistre aulx Ephesiens, Chapitre second,
dissant que nous sommes l'œuvre de Dieu, crées
en Jésus-Christ à bonnes œuvres que Dieu a pré-
paré, afîîn que cheminions en icelles. Quy fera la
fin, priant au créateur quil luy plaise par sa sainte
grâce nous donner tousjours une ferme foy et vous
maintenir en bonne prosprieté.
En Argentine, le 25e de Mars anno 1546.
1. Nous n'avons pas besoin de rappeler à nos lecteurs que
Luther mourut le 18 février 1546.
2. Ce colloque, convoqué par Charles-Quint pour rétablir Fentente
religieuse entre protestans et catholiques, se poursuivait depuis le
mois de décembre de Tannée précédente, et allait prendre fin,
sans avoir abouti, au moment où s'écrivait cette lettre.
3. L'auteur entend par uallemansu les théologiens d'Allemagne,
Bucer, Brentz, Schnepf, Major, qui défendirent au colloque les prin-
cipes de la Réforme.
32
III.
Nos lecteurs ont trouvé peut-être que cette cor-
respondance est loin de fournir tous les renseigne-
ments désirables sur la vie intérieure de la paroisse
française établie à Strasbourg au seizième siècle.
On aimerait à en apprendre davantage, surtout sur
l'organisation même de cette église. II faut recon-
naître toutefois que la description qui nous y est
donnée de son culte est encore la plus détaillée
que nous possédions aujourd'hui. Enfin, la publi-
cation de ces lettres peut se justifier par cela-même
qu'elle attire une fois de plus l'attention sur un des
chapitres les plus intéressants et les moins connus
de notre histoire locale. Qu'on nous permette donc
de les faire suivre de quelques notices jusqu'à pré-
sent inédites.
Quel était le nombre des réfugiés français qui
faisaient partie de la communauté ? Des chroni-
queurs strasbourgeois d'une époque postérieure,
comme Specklin1, l'évaluent à quinze cents per-
sonnes, ou même, comme Buehler2, au tiers des
habitants de la ville, tandis que les contemporains,
d. Collectaneained. II, fol. 229 a: » Domollen als die verfolgung
in Hispania, Italia und Frankreich der Religion halber gross ware
und vil fromme leutt von hab und gut vertryben wurden, kam vil
volck gen Strassburg. Man sehelzte es auff 1500 Personen.u
2. Cité par Rœhricb, Gesch. der Re formation, II, p. 66.
33
Calvin et les autres pasteurs de la paroisse, Poul-
lain, Garnier, et de même Pierre Martyr ne parlent
que d'une petite église (ecclesiola gallicana) 1 .
L'auteur de nos lettres aussi n'avait devant les yeux,
selon ses propres termes, qu'une «petite assemblée».
!1 faudrait, du reste, pouvoir faire une distinction
entre les Français établis dans la ville et la popu-
lation flottante. Celle-ci était surtout considérable
à l'époque des foires annuelles de Noël et de la
St-Jean2, ou quand le redoublement des persécu-
tions en Lorraine et dans les provinces françaises
voisines amenait un exode passager des fidèles de
ces contrées.
Le prédicateur Hédion nous affirme, dans une de
ses lettres, que c'est précisément, l'existence d'une
église française à côté de notre Ecole qui engageait
bien des gens de toute nationalité, Espagnols, Ita-
liens, Hollandais, Anglais et Polonais, à se fixer à
Strasbourg. Il cite parmi les étudiants qui y séjour-
naient à la même époque que notre Wallon, deux
des sept fils du célèbre héllénisle Guillaume deBudé,
devenus protestants après la mort de leur père 3.
d. Calvinus Nie. Parenti, 14 dec. 1540 {Oeuvres, XI, p. 130),
Calvinus Sleidano, 6 cal. sept. 1554- (Oeuvres, XV, p. 221), etc.
2. Bedrotus Grynœo, 27 juin 1541 {Archives de la ville de Zurich).
3. Hedio Bonifacio Amerbach, 22 nov. 1545 {Mss. de l'Antisti-
tium à Bâle). — Dans une lettre adressée à Calvin, Sevenus, un pro-
fesseur du Gymnase, parle aussi d'un échange de jeunes gens, ceux
de Genève devant venir à Strasbourg pour y apprendre l'allemand,
tandis que ceux de Strasbourg apprendraient le français dans la cité
suisse, 22 déc. 1546 {Oeuvres de Calvin, XII, p. 448).
3
54
Un poète du temps, il est vrai, nous raconte qu'en
janvier 1548, Bucer, après avoir prononcé un
discours allemand sur la tombe du réformateur
Matthieu Zell, adressa encore en latin des conso-
lations aux «nombreux Français» qui étaient ac-
courus pour pleurer la perte de leur bienfaiteur!,
mais, il faut l'avouer, cette notice est beaucoup trop
vague, pour que nous puissions en conclure à un
chiffre quelconque. Aussi sommes-nous heureux
de pouvoir fournir sur cette question, ainsi que sur
quelques autres, des renseignements nouveaux, que
nous empruntons au protocole du Conseil des XXI,
le Mémorial déjà cité dans ce travail. C'est à cette
source, sauf autre indication, que nous avons puisé
tous les faits consignés ici 2.
Invité à indiquer le nombre de ceux de ses pa-
roissiens qui payaient l'impôt de la capitation (die
auf dem Stall dieneri), le ministre Jean Garnier en
déclara 91 , le 22 décembre 1552, en ajoutant toute-
fois qu'il ne les connaissait pas tous, et que cer-
tains d'entre eux s'étaient soustraits à ce contrôle,
d. Epicedion et narratio funebris in mortem venerabilis viri
D. Matthsei Zeellii. Aucthore Abr. Lœschero. 1548 {Bibliothèque
du Collège St- Guillaume). — Specklin dans ses Collectanées men-
tionne le même fait à l'année 1548.
2. Nous exprimons toute notre reconnaissance à M. Brucker, ar-
chiviste de la ville de Strasbourg, qui a bien voulu faciliter notre
tâche en mettant gracieusement à notre disposition les documents
confiés à sa garde. Nous le remercierons, en outre, pour l'obligeance
toujours la même avec laquelle il nous est venu en aide dans le
déchiffrement de certains passages à peu près illisibles des manu-
scrits du seizième siècle.
3o
sans doute à cause de leurs dettes. Le magistrat
enjoignit, en conséquence, à tous les propriétaires
de maisons de déclarer, sous la foi du serment,
leurs locataires et tous les gens qu'ils hébergeaient,
surtout les «Velches». Le pasteur français dut ré-
péter à ses ouailles, du haut de la chaire, l'ordre
de se faire inscrire à la chancellerie. Ce recense-
ment, du 18 octobre 1553, constate la présence de
100 Français munis du droit de bourgeoisie, de 35
autres qui ne le possédaient pas, et en outre de 16
soldats (dienstknecht), sans les femmes, les enfants
et les domestiques. Une autre liste de la même an-
née, publiée par M. Rodolphe Reuss, dans le 28me
volume du «Bulletin du Protestantisme)» ne porte
que 50 noms. Le pasteur y ajoute, il est vrai, ce
post-scriptum : «Il yen a davantage, mais je n'ay
sceu treuver leurs noms et ne se sont pas présentés
à moy pour le présent. Ceux qui sont nouvellement
venus de Metz disent qu'ils ont donné leurs noms
à Messieurs du Magistrat, pourquoy je n'ay point
mis icy leurs noms.»
L'importance que la colonie huguenote avait ac-
quise ressort d'ailleurs des faits suivants : En juin
1553, un pharmacien de Metz demande l'autorisa-
tion de s'établir à Strasbourg, ce qu'on lui refuse
«amicalement», les docteurs chargés de lui faire
subir un examen ayant reconnu qu'il ne savait
pas un mot d'allemand. En 1554, par contre, un
libraire français obtient la permission de mettre en
36
vente, pendant huit jours — en dehors de la foire
— , des livres français, pour lesquels il devait évi-
demment espérer trouver des acheteurs. Le 28 mai
de la même année, Messieurs du Magistrat prennent
à leur service un courrier (leuffersbott), Pierre Dyss,
de Metz, qui avait fait valoir qu'il savait aussi le
français, et que ses nombreux compatriotes pros-
crits auraient particulièrement besoin de son con-
cours. A cette époque, l'Eglise française était admi-
nistrée par huit anciens, chargés de la distribution
des aumônes ; parmi eux se trouvaient l'historien
Sleidan 1 et un brasseur du nom de Robert. Vu la
foule des nécessiteux, ils décidèrent de faire pré-
senter «par une personne honorable» le sachet au
culte du dimanche, les jours de prières et lors des
baptêmes et des bénédictions nuptiales. Pour sub-
venir aux mêmes besoins, on organisa même, en
février 1556, une loterie (Gluckshafen), un gros
lot de 100 couronnes servant d'appât. En 1555, on
nous cite une seule maison, « zum Stolzmeck », ha-
bitée par une quarantaine de Français. En 1558, la
paroisse demandait un instituteur pour l'école des
i. Sleidan était un des trois commissaires délégués par le Sénat
à la surveillance de l'Eglise française. Dans la lettre déjà citée,
Calvin exprime toute sa joie de cette nomination. Ces Kirchpflegcr
avaient à choisir sur une liste de 16 à 20 noms, présentés par le
pasteur, les 6 ou 8 anciens de la paroisse. Chaque année deux de
ces derniers étaient sortants, et les commissaires ci-dessus men-
tionnés nommaient, sur une nouvelle liste de 4- personnes, les rem-
plaçants, que le gouvernement avait à confirmer (7 oct. 1555). —
En 1558, le jurisconsulte François Hotman faisait partie du conseil
des anciens.
37
fils de réfugiés, qui avait été ouverte dès les pre-
miers temps, et elle comptait dans son sein un im-
primeur (Pierre Estiart), un horloger et une sage-
femme de nationalité française. Le nombre des
électeurs paroissiaux qui procédèrent en 1559 à
la nomination de leur ministre Houbray (Holbrac,
Le Braq) se montait à 34.
De bonne heure, les autorités de la ville s'effor-
cèrent de restreindre le nombre croissant des immi -
grants, en décidant, entre autres mesures, que le
droit de bourgeoisie ne serait plus accordé à de
nouveaux arrivants et qu'il serait retiré aux enfants
de ceux qui avaient été reçus bourgeois, après la
mort de leurs parents. Défense est faite le 10 février
1556 aux bourgeoises et aux veuves d'épouser des
étrangers à Pinsu du magistrat. On refuse à un mé-
decin français la permission de se fixer dans la
ville, sous prétexte que le nombre des praticiens
allemands est suffisant (9 août). Enfin, il se trouve
des membres du magistrat pour avouer franchement
en séance du conseil, le 25juillet 1558, «qu'ils
aimeraient bien être débarrassés des Français qui
sont là. »
Les persécutions religieuses dans le royaume de
France ne cessaient cependant de jeter dans la cité
alsacienne de nouveaux fugitifs. L'année 1561 en
vit arriver 14 de Troyes, 19 de Chàlons-sur-Marne,
ces derniers accompagnés de leur pasteur, Pierre
Fournelet; déjà l'année précédente 60 familles
38
étaient venues de Metz. Aussi ne sommes-nous pas
étonnés d'une démarche faite par les représentants
de la paroisse, le théologien Zanchi et le juriscon-
sulte Muntius en tête, dans le but d'obtenir pour la
célébration du culte public, au lieu de la chapelle
de St-André, «devenue trop petite», la vaste église
des Frères-Prêcheurs, que la cessation de Y Intérim
avait rendue disponible. Leur pétition, datée du
16 juin, s'appuie sur le fait que «la population velche
étrangère est grande. » On leur répondit par un refus
formel. Le même sort échut à la demande réitérée
de pouvoir adjoindre, aux frais de la paroisse, un
aide au ministre, et à cette autre, produiteen 1562,
de pouvoir publier une nouvelle édition des
psaumes, l'ancienne étant épuisée.
Depuis longtemps, le culte public des Français et
leur organisation en paroisse étaient pour le clergé
luthérien de la ville un sujet d'appréhension, de
scandale même, et provoquaient des plaintes conti-
nuelles. L'esprit doctrinal étroit et intolérant des
théologiens d'alors faisait une guerre à outrance à
tous ceux qui professaient les doctrines réformées.
On essaya de leur imposer la Confession d'Àugsbourg
et le catéchisme du «nouvel évêque » , nom par le-
quel Marbach est désigné, non sans une pointe de
malice, par le secrétaire de la ville dans ses procès-
verbaux (7 oct. 1555). Delà des querelles intermi-
nables entre luthériens et calvinistes, qui se gref-
faient sur les dissensions intestines et les animosités
39
personnelles de ces derniers1. Ce n'était pas, au
dire de leurs adversaires dogmatiques, la prédica-
tion française qui attirait surtout les huguenots
à Strasbourg, ils venaient bien plutôt s'y fixer
pour des «pratiques» ou menées politiques. La
fermeture du temple, par décret du 19 août 1563,
devait mettre fin à cet état des choses, comme
d'aucuns le croyaient sans doute, pour le plus
grand bien de l'Etat et de l'Eglise. La place de
pasteur salarié2 et logé par la ville fut supprimée ;
les paroissiens durent, pour les baptêmes et les
mariages, s'adresser aux églises allemandes ;
seules les réunions de culte dans des maisons par-
ticulières restèrent tolérées pour le moment.
1. Calvin écrivait le 10 déc. 1559 à ses anciens paroissiens
pour les exhorter uà fraternellement mettre toute peine et diligence
de gouverner l'Eglise en bonne concorde et empescher que Tordre
qui doit estre inviolable ne soit renversé par noises et débats u
{Oeuvres, XVII, p. 699).
2. Garnier touchait 50 florins de traitement. Son successeur,
Pierre Alexandre, en demandait 100 en 1555, mais n'en obtint que
80, plus 16 rézeaux de blé.
3. Ces actes sont en effet inscrits depuis 1571 dans les registres
des différentes paroisses, notamment de celle de la Cathédrale, dite
Munster g em,einde, qui devint, comme on sait, celle du Temple-Neuf
après la capitulation de 1681 . A propos d'un mariage entre Français,
béni à la Cathédrale en 1573, il est dit cependant que le prédica-
teur français avait fait la publication des bans (Arch. de l'état
civil de Strasbourg ). Le magistrat veillait à l'exécution de cette
ordonnance, car en 4582 le pasteur français, Jean Grenon, est cité
devant le Conseil pour se justifier d'avoir fait baptiser son enfant
dans sa maison par un étranger {Mémorial, 14 mai).
40
IV.
Ce rescrit provoqua de la part de ceux qu'il tou-
chait, non pas des protestations, — ils savaient
qu'ils ne jouissaient d'aucun droit dans une ville
étrangère, — mais des suppliques réitérées. Le
25 août déjà, les Anciens de l'Eglise prièrent le ma-
gistrat de revenir sur sa décision : « Que Messieurs,
disaient-ils, ne veuillent pas inlliger à cette Eglise
étrangère un sort analogue à celui de nos coreli-
gionnaires en Lorraine et en France. » Dans les déli-
bérations qui s'en suivirent, on parut un moment
incliner vers la mansuétude et être disposé à rouvrir
le lieu de culte des réfugiés, « à condition toutefois
que leur ministre acceptât la Confession d'Àugsbourg
et que son enseignement, autant que sa manière de
célébrer les sacrements, fûten tous points conforme
à celui des pasteurs allemands, car il fallait em-
pêcher, qu'en étant privés, les Français ne tombas-
sent dans des sectes et conventicules (rolteri)». Mais
bientôt l'avis du docteur Marbach prévalut; ce théo-
logien démontra que la demande en question ne
pouvait être accordée sans préjudice pour les églises
allemandes (one schaden der teutschen Kirchen), et
que, si on voulait permettre aux Français d'avoir leur
prédicateur ou pasteur particulier, il faudrait ad-
joindre ce dernier en qualité de vicaire au pasteur
41
de la Cathédrale, Flinner, dont «cet aide» aurait
à prendre les ordres en toutes choses. A cette con-
dition-là, la prédication française pourrait avoir
lieu dans une des chapelles de la Cathédrale, celle
de St-Laurent. Les postes d'Anciens devraient dis-
paraître en tout cas.
Celui qui faisait cette proposition savait bien
qu'elle équivalait à la suppression même de l'Eglise
française. Aussi la violence de langage à laquelle
Calvin se laissa aller à la nouvelle de la décision
du 19 août 1563 se comprend-elle, quoique nous
ne puissions l'approuver. «L'intolérance de Mar-
bach, écrivit-il, en proie à un vif chagrin, à son
ami Bullinger de Zurich, l'a donc emporté, de sorte
que les portes du temple ont été fermées aux Fran-
çais. C'est ainsi que la petite Eglise, après une
existence florissante de 25 années, est tombée sous
l'attaque impétueuse de cette bête fauve.1»
Le 13 octobre de l'année 1567, les chefs de la
paroisse revinrent à la charge, mais sans plus de
succès, en suppliant qu'il fût du moins permis aux
fidèles de se réunir dans les maisons ou bien dans
un local quelconque, de l'agrémentdes autorités, le
dimanche et quelques jours de la semaine, a pour
lire la pure Parole de Dieu, pour adorer le Seigneur
et chanter les psaumes dans leur langue ». Il leur
fut répondu : « Parlant aussi l'allemand dans les re-
4. Calvinus Bullingero, 12 sept. 1363 (Oeuvres, XX, p. loi.J.
42
lations journalières, qu'ils suivent les sermons alle-
mands, et s'ils ne comprennent pas tel de nos pré-
dicateurs, qu'ils aillent en entendre un autre.»
Malgré tout, les étrangers ne cessaient d'affluer. En
1566, le magistrat avait dû faire construire derrière
laPorte-Blancheet derrièreSt-Jean des baraquespour
les velches pauvres, tant hommes que femmes, vu
l'encombrement de l'hôpital. Une collecte eut lieu
en faveur de ces malheureux, en 1568, parmi les
habitants, et les ministres Matthieu de Launoy et
Françoys de La Chapelle sollicitèrent la permission
de rester dans la ville «pour consoler les malades
et les affligés.» Plusieurs fois les établissements
hospitaliers leur vinrent en aide; en 1573, le
sachet des différentes églises leur rapporta 45
livres. En septembre 1568 et en 1569, nouvelle
immigration. Les fugitifs venaient d'Epinal, de
Troyes, Chàlons, Vitry, Reims, Tournay, Liège,
Tours, Angers, Besançon et jusque d'Avignon,
de la Provence et de la Savoie. C'étaient des mar-
chands, des médecins, des « plumassiers », des
« espingliers » et des drapiers , mais aussi des
«ministres prédicants», Louis des Mazures, Pitius,
Nicolas de la Bore « logez en la calbe casse », des
nobles et des militaires, tels que Claude Pioche,
conseiller de Sa Majesté royale de France et général
(des finances) dans la Champagne, avec une suite
de 20 personnes, Monseigneur de Bar, avec 18 per-
sonnes, Monseigneur de Béthune, M. d'Esternay,
43
Philibert la Glasche, lieutenant-général de Vichy, le
baron dHaussonville, etc. Des dames de haut rang,
comme Mme de Roye, la belle- mère du prince de
Condé, avaient également séjourné déjà, et séjour-
nèrent plus tard encore dans nos murs. Nous y
trouvons aussi des professeurs et des savants,
comme Louis Rochefort de Blois, que le recteur
Jean Sturm, l'ami éprouvé des huguenots, recom-
manda tout particulièrement à la bienveillance de
ses concitoyens, «vu que ce Français voulait dé-
fendre la parole de Dieu non par l'épée, mais par
la parole » (1 2 mai 1 568). A la date du 1 5 novembre,
161 étrangers logeaient dans des auberges dont les
enseignes sont parvenues jusqu'à nous, comme la
Hache, le Rocher-de Sapin, Y Homme-Sauvage, la
Cave-Profonde, la Pomme-d'Or, ou bien ont dis-
paru depuis longtemps, comme la Carpe-Bridée
(Gerlenfîsch) et le Chasse-Mouches (Zum Mucken-
ivadell). Quatre chirurgiens français soignaient, à
l'hôpital, les victimes d'une escarmouche qui avait
eu lieu, près de Molsheim, entre des reîtres destinés
à l'armée de Condé et les Lorrains, alliés au roi de
France. Par contre, deux capitaines français, Saint-
Chamans et de la Personne, blessés à Dossenheim,
sollicitèrent inutilement, le 28 février 1 569, de pou-
voir s'adresser, dans la ville même, aux hommes de
l'art; en vain le duc Wolfgang de Deux-Ponts inter-
céda pour eux. On voulut bien cependant mettre à
leur disposition à Schiltigheim un médecin, un
u
barbier juré (Scherer) et un pharmacien. Un gentil-
homme, M. d'Esternay, se vit également refuser la
faveur de passer seulement trois heures dans la
ville pour faire visite à sa femme et à ses enfants,
mais ceux-ci obtinrent la permission de se rendre
auprès de lui. Quiconque voulait loger un étranger
était tenu d'en demander la permission à l'Am~
meister, témoin le vieux Conrad Hubert, un des
derniers représentants de l'esprit plus libéral de la
génération précédente, qui reçut une admonestation
pour avoir accueilli, en 1568, le théologien réformé
Zanchi sous son toit, sans remplir cette condition.
Nombre de fois les actes du Conseil portent en
marge la mention : Vertribene Frantzosen, Welsche,
Frembde, die nit biirger. Des visites domiciliaires,
dites «inquisitions», avaient lieu dans le but d'éta-
blir la présence des étrangers. Depuis 1567, ces
derniers étaient obligés de prendre logis chez
des bourgeois et ne pouvaient plus faire ménage
eux-mêmes (kein Feur und Rauch halteri). Quel-
quefois aussi le droit de séjour n'était accordé
que pour une époque déterminée. Le départ des
hôtes était ensuite notifié au magistrat, souvent
avec leurs remercîments. Nous avons encore le
texte du billet écrit par Louis de Bourbon, prince
deCondé, pour exprimer sareconnaissance au sujet
de l'accueil fait à Strasbourg à ses enfants et à sa
belle-mère, Mrae de Roye. Il s'y déclare prêt à
rendre à son tour à la république toute espèce de
45
services (5 juin 1563)'. «Messieurs de la Ville»,
de leur côté , faisaient souhaiter bon voyage à
ceux qui partaient, souvent avec le vœu bien sincère
de ne plus les revoir. « Puisse-t-il seulement ne pas
revenir», ajoute méchamment le secrétaire du
Conseil en mentionnant au procès- verbal le départ
du ministre Holbrac (er kornm nuhr nimmeh
ividef).
Soyons juste toutefois: les hôtes de notre ville
n'étaient pas toujours commodes, et causaient, les
riches aussi bien que les pauvres, bien des embar-
ras, dont le moindre était sans doute celui dont on
se plaignait en janvier 1 569, à savoir, qu'il? menaient
grand train et troublaient les paisibles habitants, en
1. Avec quelle reconnaissance pourtant les hommes les plus
illustres du protestantisme français n'exprimaient-ils pas leur gra-
titude pour les bons services rendus par Strasbourg à leurs frères
persécutés, tout en les sollicitant de nouveau tant pour d'autres que
pour eux-mêmes ? Nous n'en citerons pour preuve que la lettre de
Coligny au Magistrat, datée du 18 sept. 1568 : uTrès-illustres
Seigneurs, puis qu'il a pieu à Dieu qu'en ces temps derniers, de-
puis le renouvellement de l'Evangile, avez ouvert vostre ville à
beaucoup de pouvres enfans de Dieu que vous avez amiablement
receuz, lesquels pour sa parolle ont été contraincts d'abandonner
leurs pais et parants, et fuians la rage de leurs ennemis recourir à
vous comme à un singulier refuge ; voiant aussi que Dieu vous
fait la grâce de continuer en une hospitalité si saincte que ceste la:
cela m'a donné occasion de vous envoier ce gentilhomme de Salène,
avec la présente, pour vous supplier que, tout ainsi que de vostre
grâce il vous pleut l'année passée recevoir en vostre ville ma femme
et nos enfans, en un temps d'affliction tel qu'on le voioit venir,
voiant qu'il s'en présente un autre qui a apparence d'estre beau-
coup pire, si Dieu n'a pitié de son peuple, qu'il vous plaise, Mes-
sieurs, user présentement envers moy et envers elles de mesmes
faveur, etc.u — Nous possédons aussi une lettre de remercîments
du roi de Navarre pour l'accueil fait à des gentilshommes français
[Archives de la ville, AA. liasses 1855 et 1856).
46
parcourant les rues par troupes de dix à douze per-
sonnes, et en faisant caracoler leurs chevaux sur la
place St-Thomas pendant qu'on tenait dans cette
église Técole du dimanche (Kinder predigt). Sleidan
traduisait sans doute les sentiments d'une partie
notahle de la population strasbourgeoise, en s'ex-
primant, à l'adresse des gens qu'ils avaient souvent
à leur suite (à moins qu'il ne soit question ici d'Ita-
liens), de la façon suivante : «C'est une race bien
singulière que cette engeance velche, qui devient
de plus en plus bizarre et introduit chez nous les
travers de son pays. Aussi les voit-on, ma foi! de
mauvais œil s'installer dans les maisons, car ils
sont rustres (wûst), tapageurs, brisant et gâtant
tout ce qui y est i.
Par contre dans une séance du Magistrat, tenu
le 13 janvier 1547, le stettmeister Sturm de
Sturmeck rendait publiquement aux Français le
témoignage, «qu'ils étaient d'honnêtes, pieuses et
bonnes gens» et les recommandait à la bienveillance
de ses concitoyens. On ne s'étonnera pas du juge-
ment porté par le théologien Marbach sur les pro-
fesseurs «velches» (Italiens et français), qui, à son
dire, étaient de singulières têtes (selzame Kopfé),
ce pour quoi il fallait leur préférer dans l'Ecole des
maîtres allemands2.
1. Sleidan an Johann von Nidbruck, 29 déc. dS50 (public dans
Sleidcuis BriefwechsQl, par H. Baumgarten. Strasb. 1881, p. 15o.)
2. Diarium Marbachii 4 jan. 1554.
47
1 Quoi qu'il en soit, îe Magistrat ne se refusait pas à
ouvrir à chaque instant les portes de la ville à de nou-
veaux fugitifs et fermait même volontiers l'œil sur
des réunions religieuses passablement nombreuses,
surtout dans les mois qui suivirent le massacre de la
St-Barthélemy. En octobre 1572, un dénombrement
officiel indiquait commeassistant au prêche français
181 personnes. Dans le courant de l'année 1575,
les auberges logèrent 15,598 «velches» et 47,014
allemands, ayant avec eux 22,054 chevaux de selle
ou de voiture. Il était défendu aux aubergistes de
garder un velche au delà de huit jours (arrêt du
20 oct. 1572).
A cette époque surtout les hôtes illustres devien-
nent nombreux. Nous citerons entre autres: Jean
Brossel, recteur de l'université de Châtillon, qui
séjourna à Strasbourg en 1572, le docteur Phi-
lippe Custosius, professeur en droit (1 573), Mathias
Vire], prédicateur du prince de Condé, le jeune
prince de Condé lui-même et les deux frères de
Montmorency (1574), les fils de Coligny et ceux de
d'Andelot (1575). Le duc de Bouillon logeait chez
le professeur Dasypodius en 1577, et un peu plus
tard (1581), nous voyons arriver le prince Charles
de Luxembourg et sa suite, etc.
Les proscrits ne venaient pas seulement du
royaume de France, mais aussi de l'Angleterre. A
en croire une notice de nos procès-verbaux, les An-
glais auraient été en 1575 plus nombreux que
48
les Français eux-mêmes (1er oct.). Ceux d'entre eux
qui ne savaient ni le français ni l'allemand, avaient
pris à leur service une personne pour enseigner le
catéchisme à leurs enfants (24 nov. 1577).
Certes, la présence de ces milliers d'étrangers au
milieu d'une population différente de langue et de
mœurs, quoique la plupart fussent simplement de
passnge, donnait à une ville d'à peine 35,000 âmes
une physionomie dont il est difficile de se faire une
idée de nos jours. Quiconque a eu le loisir et la
patience de dépouiller les gros volumes des procès-
verbaux du Conseil des XXI, sait quelles questions
multiples étaient portées devant les sages gouver-
nants de la république. On comprend les mesures
de précaution et de répression qu'ils prirent alors,
quand on parcourt les lettres pressantes par les-
quelles, d'un côté, le roi Charles IX prie le Magistrat,
en 1574, de ne pas tolérer sur le territoire de la
ville des rassemblements d'émigrés, et l'empereur
Rodolphe II, de l'autre, lui recommande, en 1580,
d'être sur ses gardes et surtout de faire surveiller les
étrangers, qu'on soupçonnait sans cesse d'intrigues
politiques ayant pour but de faire passer la ville à
la France1.
i. Archives de la ville de Strasbourg, Actes constitutifs, etc. A A.
754 et 75a.
49
V.
Déjà le 4 février 1566, on avait limité le nombre
des admissions à la bourgeoisie à 200, «atîn
de conserver à Strasbourg son caractère de ville
allemande» (damil man eyn teutsch Stadt behielte).
La même préoccupation revient souvent dans les
délibérations du Conseil, par exemple le 10 sep-
tembre 1572. C'est elle qui fit faire la sourde oreille
aux trop prudents pères de la cité, quand un des
leurs s'exprimait ainsi le 10 oct. 1575 : «La voix
de la nature nous pousse à tolérer et à protéger les
victimes de la violence. Si nous voulons être des
chrétiens, nous devons faire du bien à notre pro-
chain et l'aimer comme nous-même. Obéissons
à la parole du Christ disant au pharisien que le Sa-
maritain a rempli le devoir de la charité à l'égard
du malheureux tombé aux mains des meurtriers,
sans se préoccuper de sa religion, de sa langue et
de ses croyances.»
On accéda toutaussi peu à une requête du comte
palatin Jean Casimir, en 1 577. Celui-ci avait assisté
à un culte privé des Français, et, sous l'impression
favorable qu'il en avait reçue, vint s'adresser en
leur faveur, en qualité de « bon ami et de voisin »,
au gouvernement de Strasbourg. Sans doute, disait-
il, dans sa missive, l'Eglise réformée diffère de celle
de Luther sur le dogme de la Ste-Cène, mais elle ne
4
50
doit pas être condamnée pour cette raison, et ses
membres ont droit au nom de chrétiens. Sans vou-
loir mépriser le lieu où la prédication s'est faite, et
tout en sachant que le Christ a bien aussi prêché
dans une barque, au bord de la mer, et en d'autres
endroits tout aussi modestes (schlechle Ort), il sup-
plie le Magistrat d'accorder à ces pauvres gens
quelque petite église (elioann ein klein Kirchlein),
et de leur permettre d'administrer les sacrements,
vu que l'entente sur ce point ne pouvait guère se
faire avec les luthériens. Cette démarche n'eut pas
le résultat désiré, bien au contraire. Non-seulement
tout lieu de culte officiel fut refusé aux réformés,
non-seulement on leur déclara : «s'ils ne veulent
pas aller dans les églises allemandes et être sauvés,
ils n'ont qu'à rester dehors », — mais une mesure
plus exclusive encore défendit absolument les prê-
ches dans les maisons, car on voyait dans ces réu-
nions particulières un foyer continuel de Zwinglia-
nisme, surtout pour la jeunesse. Enfin les tribus
d'arts-et-métiers furent appelées à se prononcer par
leurs délégués dans la séance du 20 février.
A la même date, 48 ans plus tôt, l'abolition de
la messe avait été votée par les représentants du
peuple de Strasbourg. La discussion dura trois
heures et aboutit à un arrêté qui ratifia la défense
de toute prédication privée, comme aussi de toute
réunion de prières. En vain un des conseillers favo-
rables aux Français avait demandé pour eux la
51
même tolérance que le traité de Passau garantissait
aux catholiques, quoique la doctrine de ces der-
niers fût en tous points opposée au luthéranisme.
Le vote n'était guère adouci parla déclaration sui-
vante: «on ne fera pas d'inquisition à l'égard
des velches, on ne leur enlèvera pas le droit
de bourgeoisie, on ne les forcera pas à se conver-
tir à notre religion et l'on ne violentera pas leurs
consciences ; on leur déclarera qu'on avait des
raisons sérieuses pour en agir ainsi, sans dire les-
quelles1.» Evidemment, il faut entendre par ces
dernières la différence doctrinale qui existait entre
luthériens et réformés. Sans cesse ces paroles re-
viennent dans la discussion: «ils sont zwingliens2,
leur doctrine est contraire à la nôtre» (sonderlich
aus der Ursachen weil ir lehre ivider die unsre
ist). Il est certes permis de se demander si les pa-
roles prononcées dans la même séance étaient bien
sincères : « Ne leur témoigne-t-on pas un plus
grand amour en les faisant aller dans nos églises,
où ils peuvent apprendre la vraie connaissance de
Dieu et de sa Parole, qu'en les laissant persévérer
dans leur erreur?» (20 fév.)
1. Mém., 20 fév. 1577 et Archives de St-Thomas, Diverses rela-
tives à l'Hist. de la Réf. à Strasbourg. Vol. 8. fol. 366.
2. Les réformés ne sont désignés dans nos procès-verbanx sous
le nom de Calvinistes qu'au siècle snivant, ce qui prouve la
persistance de l'ancien esprit zwinglien à Strasbourg. On nous
permettra de citer à ce sujet nos études : Zwingli's Tod und
dessen Beurtheilung durch Zeitgenossen. Strassb. 1883. — Ulrich
Zwingli und die elsàssischen Reformatoren. Str. 1884.
52
Cette mesure donna lieu quelques mois plus tard
à une nouvelle intervention étrangère, de la part
des villes de Zurich, Berne, Bâle et Schafïhouse.
Deux délégués suisses présentèrent une demande
en vue d'obtenir derechef l'autorisation du culte
privé. Nouveau refus, s'appuyant sur la présence de
gens de mauvais aloi qui, sous le prétexte de la
religion, se seraient glissés dans la ville, sur la diffé-
rence dans les doctrines et sur les fréquentes
attaques dirigées par les réformés contre l'Eglise
luthérienne. Du reste, était-il dit danscette réponse,
l'intention formelle de Messieurs du Magistrat est de
ne plus tolérer qu'une seule religion dans la ville.
Honneur au membre du conseil qui, dans cette
séance du 14 juin, élevala voix pourplaider la cause
des opprimés : Jadis, dit-il, les Français étaient
considérés à Strasbourg comme des chrétiens et
des frères. En quelle haute estime la ville n'a-t-elle
pas tenu Calvin, si bien que pour se faire repré-
senter au concile de Trente, elle n'eut pas à pro-
poser d'homme plus capable que lui et Pierre Martyr!
Lors des discussions avec Zanchi, en 1562, une
entente chrétienne, amicale et fraternelle fut éta-
blie sans que l'un des partis ait condamné la foi de
l'autre. L'orateur s'élevait à des considérations plus
hautes encore en continuant ainsi : «Si Strasbourg
jouit d'une réputation glorieuse entre toutes les
autres villes dans la chrétienté entière, elle ne l'a
pas obtenue parce qu'elle s'est déclarée jadis pour la
Confession d'Augsbourg, — ce qu'un grand nombre
d'autres cités ont aussi fait, — mais elle le doit à
l'hospitalité et à la protection qu'elle a accordées à
ces malheureux chrétiens, sans distinction de na-
tionalité, persécutés pour leur foi. Elle les a arrachés
aux mains sanguinaires des tyrans, et leur a permis
de puiser des consolations et des forces dans la Pa-
role de Dieu lue et préchée dans leur langue : voilà
les vrais titres de gloire de notre ville. Que nos
« Messieurs» s'appliquent à lui conserver cette re-
nommée légitime! Qu'ils ne dénigrent pas leurs an-
cêtres et ne renversent pas ce que ceux-ci ont établi
un esprit si louable et si chrétien! Pour ces raisons
dans et pour d'autres encore, je déclare catégorique-
ment que je ne puis partager la manière de voir ex-
primée par mes collègues.» Après une discussion de
deux heures, la demande des Suisses fut cependant
rejetée. Ces derniers remercièrent le Magistrat d'un
cadeau qui leur fut fait, selon l'usage, à leur départ,
mais déclarèrent aussi qu'ils s'étaient attendus à une
autre réponse, en ajoutant: «Permettezdu moinsaux
Français de célébrer leur culte et de lire les Saintes
Ecritures, toutes portes closes ; renoncez à une me-
sure, que les nombreux étrangers venus à Stras-
bourg pour la foire (de la St-Jean) ne manqueront
pas de faire connaître au loin, et dans laquelle les
papistes trouveront un prétexte pour persécuter de
leur côté ces gens, qui ne sont pas même tolérés
chez leurs coreligionnaires.»
M
Le souvenir de cette démarche fraternelle méri-
tait bien, nous semble-t-il, malgré son insuccès,
d'être tiré delà poussière des archives. Notre public
protestant se rappelle les rapports si amicaux qui
existaient entre les réformateurs suisses et «les
Pères de l'Eglise évangélique» en Alsace; le fameux
voyage des Zurichois a Strasbourg avec la bouillie
de mil, en 1576, n'a rien perdu de sa popularité
locale dans le cours des siècles. Enfin, l'année 1870
a vu cet acte symbolique de bon voisinage se tra-
duire en secours efficaces au milieu des malheurs
de la ville assiégée. Cette intervention peu connue
des Suisses en faveur de leurs coreligionnaires
réformés de Strasbourg avait droit également à
quelques mots d'éloge et de sincère reconnaissance.
Le vénérable Wolfgang Schutterlin, qui avait déjà
intercédé en 1569 en faveur des Français et. peut-
être le même qui venait de prendre la parole, crut de-
voir répondre à un sarcasme blessant lancé dans l'ar-
deur de la discussion et vraisemblablement dirigé
contre lui : «Le gros ventre, avaitdit un de ses collè-
gues du Conseil, est enceint d'un Zwinglien, et aime-
rait zwinglianiser toute la ville1.» — «Si c'est moi
qu'on a visé, répliqua Schutterlin, je le déclare bien
1. Wolfgang Schutterlin était le père de 17 enfants, et eut le
plaisir de voir une progéniture de 108 petits-fils et de 111 arrière-
petits-fils. Il mourut en 1612, âgé de 91 ans. Sa mémoire le fit
nommer le protocole vivant du Conseil. Il avait rempli sept fois
les fonctions d'ammeister (Notes de Silbermann, publiées par
Friese dans ses hist. Merkwiirdigkeiten des ehem. Elsass. Stiassb.
1804).
55
haut, j'ai appris mon catéchisme à Strasbourg même,
dans la chapelle de St-Laurent ; je lui suis resté fidèle
et n'ai point adopté une autre religion ; je ne suis ni
zwinglien, ni calviniste, ni luthérien, mais je veux
être chrétien. Je crois à Dieu qui m'a créé, à Jésus-
Christ qui m'a sauvé, au St-Esprit qui m'a conduit
dans la vérité; j'ai été baptisé au nom de la Tri-
nité ; quant aux sacrements, je crois ce que chaque
chrétien peut et doit croire d'après la Parole divine,
et, à ma mort, je remettrai mon âme à Dieu, mon
juge, et lui demanderai le pardon de tous mes
péchés.»
Plût au Ciel que cet esprit vraiment évangélique,
que Matthieu Zell, le prédicateur vénéré de la cha-
pelle de St-Laurent, avait su inculquer, de son
temps, à la majeure partie de la population stras -
bourgeoise, eût inspiré encore à l'époque dont nous
parlons un plus grand nombre de citoyens ! Mais
déjà les modérés, ces libéraux du temps, ne for-
maient plus qu'une petite minorité, incapable de
lutter contre le flot montant de l'étroitesse dogma-
tique, qui allait se changer bientôt en un véritable
fanatisme religieux.
Si l'on voulait essayer de faire valoir des circons-
tances atténuantes pour ces mesures de répression
si regrettables, on les trouverait dans la crainte
constante d'intrigues possibles de la part des réfu-
giés, et dans la prévision de dangers que courrait la
ville, et aussi dans une certaine raideur, qui se fai-
56
sait jour parfois dans les actes et les paroles des
réformés. Nous citerons comme exemple la boutade
attribuée par Marbach à un calviniste marquant d'a-
lors: « Si j'étaismaître à Strasbourg, aurait-il dit, je
ferais démolir la Cathédrale pour en élever une autre,
parce que l'abomination papiste s'y est étalée pen-
dant de longues années, et que les murailles, à l'in-
térieur et à l'extérieur, les fenêtres et toutes les
parties de l'édifice sont couvertes de statues et de
peintures.» La belle idée, ajoutait Marbach, Dieu
soit loué qu'il n'ait pas été le maître d'en agir ainsi
à Strasbourg ! 1
Avis est donné au magistrat, au commencement
de l'année 1577, «qu'il se trouvait dans l'intérieur
des murs beaucoup plus de velches qu'on ne pen-
sait. » Sous prétexte que la prédication française,
qui malgré toutes les défenses continuait à se faire
dans des maisons particulières, les attirait dans
la ville , on exécuta dès lors d'une manière de
plus en plus stricte les règlements existants. On
leur traçait soigneusement leur ligne de conduite.
Voici les articles d'une de ces instructions en langue
française, qui fut remise le 3 mai 1581 à quelques
personnages de distinction, le prince Charles de
Luxembourg et sa suite:
Demeureront chez la veuve du rhatsohreyber, ou se mettront
chez un aultre bourgeois allemant, sans faire propre cuysine ....
1. Marbach, Antwort und grundtliche Widerlegung der ver-
meindten Trostschrifft D. Tossani. Tub. 1579, p. 595.
•j7
Us promettront fidélité.
Ils ne tiendront aulcunes assemblées particulières et silz veulent
aller au temple, ilz iront aux nostres.
Ils s'abstiendront de tous remparts, munitions et bastimens.
Ils ne porteront point d'armes, excepté mon dit Sr comte, et
son maistre d'hostel.
Apres soupper ilz ne seiourneront longuement par les rues.
Pour tous cas avenans en ceste ville ilz seront icy à droict
tant en demandant comme en défendant.
Us obéiront aux loix de lescolle.
Ne permettront des ailes et venues des gens qui pourroient
estre suspectz.
Tout ce tant et si longuement que la commodité de Messieurs
le portera.
On recommandait encore à ces hôtes de fré-
quenter les églises luthériennes, «dans lesquelles
ilstrouveraient aussi le Tout-Puissant » ; ils devaient
éviter enfin toute discussion religieuse et ne point
faire venir d'individualités suspectes.
Tout ce monde était surveillé de fort près, cela
va sans dire. Quelques-uns d'entre eux se virent si-
gnalés en 1567, pour s'être «baladés» sur les rem -
parts (ausschneicken), et d'autres en 1587, rien
que pour avoir montré du doigt l'arsenal. Par crainte
de surprises et de troubles, les heures du culte
furent même changées: le service divin ne devait
commencer à St-Guillaume, à Ste-Aurélie et à St-
Pierre-le-Jeune qu'à 8 heures du matin, c'est à dire
quand il serait terminé dans les autres églises. On
voit qu'alors la population toute entière s'y rendait;
de telles précautions seraient inutiles de nos jours.
Et lorsqu'en 1595 des Français, qui avaient fait
58
une invention dansl'artdu tir, voulurent monter sur
la plateforme de la Cathédrale, on leur signifia que
c'était chose interdite aux étrangers.
Nous citerons également, sur cette matière, la
défense suivante: «Sur les dimanches et aultres
festes durant le sermon, ils ne se pourmeneront
pas parmy la ville, principallement devant les
églises, ains se tiendront en leurs logis et cepen-
dant ne feront aulcunes assemblées (1 585).»
Tous ces faits, ainsi qu'un relevé officiel de sept
lieux de réunion ou conventicules qui existaient en
1585, permettent de supposer que la population
française conservait encore quelque importance.
Mais les temps étaient bien changés depuis
le jour où notre étudiant Wallon avait vanté avec
tant d'abandon les agréments religieux et sociaux
d'un séjour dans la bonne ville de Strasbourg.
VI.
Nous n'avons pas eu l'intention de raconter dans
ces pages l'histoire de l'Eglise gallicane de Stras-
bourg au 16e siècle, ni les luttes théologiques que
ses pasteurseurent à soutenir contre ceux de l'Eglise
luthérienne et dont le tableau a été tracé de main
de maître dans les «Notes» déjà citées de notre ami
M. RodolpheReuss. Le but dece travail plus modeste
consistait simplement à attirer l'attention sur quel-
59
ques points de cette histoire, qui jusqu'à présent
n'ont point été suffisamment élucidés.
Parmi ces derniers figure aussi la question de
savoir en quel endroit les réfugiés célébraient leur
culte. Voici, à ce sujet, le document le plus ancien
que nous ayons pu trouver : «En 1538, le dimanche
après laToussaint, les étudiants Wallons (die Walen)
et avec eux d'autres personnes qui savaient le fran-
çais, ont célébré la Sainte-Cène en français dans
l'église des Pénitentes ; on y a aussi prêché dans cette
langue et chanté des psaumes. Le protocole des
Scolarques nous confirme ce fait , en relatant à
Tannée 1539: «Jean Calvin, un Français, qui passe
pour un homme savant et pieux, enseigne la théo-
logie et prêche aussi à l'église des Pénitentes en
français»; voisinage dont, au dire de Buehler, les
bonnes religieuses, restées dans ce couvent, se se-
raient volontiers passées . Jean Sturm rapporte aussi
que Calvin et son successeur Brully avaient prêché
dansle couvent de St-Nicolas-aux-Ondes a.
Du temps même que Calvin séjournait encore à
Strasbourg, lechœur de l'église des Frères-Prêcheurs
ou Dominicains fut mis à la disposition de la com-
munauté 3. Mais ce local présenta plus tard des
inconvénients que les Anciens exposèrent dans les
termes suivants au Magistrat, en novembre 1552:
d. Archives de St- Thomas, tiroir 5'2, liasse 1.
2. Antipappus. IV, d. p. 20.
3. Musculus Calvino, 25 juillet dS40 ( Oeuvres de Calvin, XI,
p. 60). — Arch. de St-Thomas, ibidem.
60
« Quoique agréable et coquet (hiibsch und luslig),
ce lieu est malcommode à cause de la prédication
allemande qui s'y fait en même temps; l'une des
assemblées dérangeant l'autre.» La paroisse de la
Cathédrale, remise aux catholiques lors de Y Intérim,
venait, en effet, d'être transférée elle aussi dans
l'église sus-nommée. Les Français demandèrent en
conséquence, pour l'exercice de leur culte, la cha-
pelle de Sî-Erard, située dans la petite ruelle de
l'Hôpital, près de la rue Mercière. Mais, comme la
voûte de ce petit édifice, démoli en 1563, menaçait
alors déjà de s'effondrer, et que les chapelles de
St-Valentin et de St-Àntoine furent également recon-
nues impropres à l'usage en question, les vues du
gouvernement se portèrent sur l'église autrefois pa-
roissiale de St-Àndré, sise au pied du rempart de
la porte des Juifs. Le magistrat eut raison, mais
non sans peine, de l'opposition des familles de Rath-
samhausen et de Marx d'Eckwersheim, qui faisaient
valoir des droits sur l'immeuble. On avait dû mena-
cer les récalcitrants d'en faire crocheter laporte par
un serrurier. Cette église servit donc aux Français
depuis Pâques 1555 jusqu'au moment où le culte
lui-même fut interdit en 1 565 1 .
1. St-André, devenu au 18e siècle la propriété des Rohan, passa
plus tard aux Franciscains, qui élevèrent sur son emplacement
l'église dite des Récollets; celle-ci sert depuis la révolution de ma-
gasin à l'administration militaire. A en croire Specklin, les Tri-
boques auraient élevé en cet endroit le castel Trebeta, dont les
Alamans firent Trebesburg, Strassburg.
6i
Les réformés de Strasbourg jouirent à l'origine
d une certaine liberté d'organisation. Cela permit à
Calvin de former une église modèle et d'y mettre en
pratique ses principes sur le culte chrétien. Ce n'est
qu'après l'introduction de Y Intérim que le Magistrat
se mit à exercer une surveillance minutieuse sur
celte église. Il fallait dans ces temps éviter de four-
nir tout sujet de plainte au clergé catholique et à
l'Empereur. On notifia donc aux Français, durant
le service même, à la date du 22 mai 1 549,
» que ung chascun, quel qu'il soit, sen garde rte faire nul bruyt,
trouble ne desordre en façon quelconque, s'il veult se trouver à la
grande église, soit à saint Pierre, le jeune et le vieil, quand on
dira vespres, messe et autres heures, ou quand on fera sermon ;
qu'il le face sans donner aucun destourbier ne empeschement au
clergié ne à leurs affaires ; que dans les hostelleries et autres lieux
tant privez que publiques on les laisse paisibles et que ung
chascun sen déporte entièrement de tout faict et parolle piquante,
dont pourrait en suivir noyse, débat et dissention quelconque...
»Et puisque à cause de la religion vous estes retirez de vostre
pays et transportez en ccste ville, Messieurs vous commandent de
laisser les autres en paix en leurs églises, ou autrement on vous
fera vuyder hors de la ville. Et quant aux ministres de vostre
église, Messieurs veullent et entendent, qu'ils ayent à parler avec
discrétion, sans nommer ne le pape ne l'empereur ne autres1. a
Les inspections régulières introduites dans les
églises de la ville et de la campagne s'étendaient égale-
ment à St-André, dont le pasteur faisait partie du
Convent ecclésiastique. Le docteur Marbach, devenu
de fait le chef de l'Eglise strasbourgeoise, relate
dans son Journal : « Dimanche le 4- mars la « Visi-
tation» a eu lieu dans l'église française de St-André.
1. Archives de St-Thomas, tiroir 52, liasse 4.
62
Grâces à Dieu tout s'y est très bien passé. J'ai
d'abord adressé à l'assemblée une exhortation en
latin, que Garnier a ensuite traduite en français1.»
Quand une fois le temple fut fermé, les réunions
religieuses n'en continuèrent pas moins. On ne
peut que se réjouir en voyant le sentiment religieux
de ces proscrits de tous pays créer des «assemblées
d'édification» privées, qui persistèrent, pendant
plus d'un quart de siècle, malgré les peines sévères
édictées à l'égard des contrevenants. Il n'est pas
sans intérêt de rechercher quels furent les endroits
où elles se sont tenues. Ce n'étaient pas toujours
les hôtels des riches, mais aussi les demeures des
petites gens : cordonniers, couteliers et autres.
Parfois aussi le logement du pasteur de cette église
«clandestine »2, celui deGrenon, par exemple, réu-
nissait à la dérobée les fidèles. Nous citerons à ce su-
jet, d'après Kiïnast, unegrande maison, dïiezuden 6
guldenen stâben, dans la rue du Faisan, la cour des
Spender, famille noble éteinte en 1 534, surla place
St-Thomas, et, dans la rue des Pucelles, la maison
habitée vers le milieu du dix-septième siècle par le
greffier Saltzmann. Les procès-verbaux du Conseil
désignent encore en 1575 l'ancien orphelinat, près
de l'église Ste-Catherine, et en 1 585, différentes
1. Diarium à Tannée 1554 (Archives de St-Thomas).
2. Hotomannus Gualtero, 25 déc. 1580 (Archives de Zurich).
63
maisons dans les rues des Pelletiers, du Chaudron,
des Pâtissiers (Fladergasse, une partie de la rue des
Hallebardes actuelle), le Lombardshof, au Fink-
willer, et la maison zur Tauben, dans la rue des
Tonneliers. Les pasteurs de la ville ne manquaient
pas de se plaindre de l'exécution insuffisante des
arrêtés du gouvernement, et citaient la parole de
Jésus: «En quelque lieu que soit la charogne, les
oiseaux de proie s'y assembleront» (12 fév. 1582).
Nous empruntons à un rapport officiel du 20 dé-
cembre 1568 les dépositions suivantes : «J'avais fait
un pourpoint en cuir au marquis de Rynel, nous ra-
conte le maître-cordonnier Jacob, et le lui apportai
undimanche matin dans son logis. Garnier y faisait
un prêche ; puis on chanta et Ton pria.» Un orfèvre
vient affirmer, à son tour, qu'assistant un jour au
culte dans la maison de Mme de Walberg, il n'en-
tendit parler les assistants «que de la croix et de
la persécution de l'Eglise, se consolant les uns les
autres, parla Parole divine, sans toutefois célébrer
les saints sacrements.»
VII.
L'existence souvent bien triste de la colonie des
Réfugiés était marquée par des journées de bonheur,
quand quelque hôte illustre séjournait au milieu
d'eux, et venant leur parler de la patrie absente,
remontait leur courage. Telle fut, entre autres, la
64
visite de Calvin, lorsqu'il vint en 1543 dans nos
murs pour faire des démarches en faveur des pr-
testants persécutés à Metz. Il s'agissait d'obtenir du
Magistrat soit une sauve-garde jusque sur le terri-
toire messin, soit une missive officielle pour legou -
vernement de cette ville, ou enfin une intervention
fraternelle auprès des Etats protestants d'Allemagne.
Calvin se rencontra à Strasbourg avec son ami Farel,
qui avait du s'éloigner de son champ d'activité en
Lorraine: «En ceste ville, écrivait-il aux syndics
genevois, tant par le moien de vos lettres et celles
de Messieurs de Basle, que pour la bonne affection
quon my porte, et singulièrement en faveur de la
cause, iay trouvé bonne ayde comme ie pouvoye
désirer. Messieurs se sont offert treslibéralement de
faire ce qui seroit en leur puissance... Comme ie les
congnois, ie ne doubte pas quilz nen facent encor
dadvantaige quilz ne promectent.1» Les deux réfor-
mateurs présentèrent le 30 juin leur requête au
Sénat; Matthieu Zell et Jean Lenglin les accompa-
gnaient, sans doute pour leur servir d'interprètes.
Ils obtinrent que des délégués fussent envoyés à
Smalcalde auprès de la diète protestante et atten-
dirent, pendant quelques semaines, leur retour;
cette démarche ainsi qu'une discussion qu'ils eurent
dans l'intervalle avec le renégat Caroli restèrent
infructueuses, mais Farel nous assure qu'il trouva
i. 1er juillet 15'43 (Oeuvres de Calvin, XI, p. 587^.
65
des consolations et un nouveau courage dans les
bienfaits, l'amitié et la protection qu'on lui témoigna
dans notre ville.
Calvin reçut un accueil bien différent treize
années plus tard, lors d'un voyage à Francfort. Les
professeurs lui offrirent, il est vrai, un festin ami-
cal, et en entrant au cours de Jean Sturm, il se vit
applaudir par les étudiants, qui se levèrent tous de
leurs sièges, tandis que le maître, descendant de sa
chaire, le complimentait. Mais on lui défendit en
haut lieu de prêcher l'Evangile à ses anciens parois-
siens1. La manière dont ce fait est consigné dans
les procès-verbaux du Conseil est trop caractéris-
tique pour ne pas mériter d'être rappelée ici :
«Frédéric de Gottesheim communique au Conseil
que le pasteur et le diacre de l'Eglise française l'ont
accosté pendant qu'il se rendait à l'Hôtel-de- Ville
et l'ont prié de permettre à Calvin de faire une pré-
dication dans leur temple. Ne voulant pas en assu-
mer la responsabilité, il en réfère à ses collègues.
On décide : considérant que Calvin professe une
autre doctrine que nous sur la Ste-Cène, et que cet
homme est suspect à ceux de la Confession d'Augs-
bourg, il ne faut point l'autoriser, mais refuser la
demande, et lui dire que d'autres affaires nous ont
empêchés de nous en occuper» (2 sept. 1556).
Ces dignes conseillers, qui avaient si peu le cou-
1. Hotomannus Bullingero, 22 sept. 1556 (Oeuvres de Calvin,
XVI, p. 502).
5
G6
rage d'agir franchement, ne ressemblent guère,
avouons-le, à leurs devanciers, qui réunirent jadis
tous leurs efforts pour retenir auprès d'eux l'illustre
réformateur, et n'avaient voulu le prêter à l'Eglise
genevoise que pourquelque temps. Accueilli de cette
façon, Calvin dut perdre, on le pense bien, toute
envie de s'arrêter dans notre ville à son retour de
Francfort.
Si Théodore de Bèze eut à se louer encore en
l'année 1557 d'un accueil très-bienveillant de la part
du Magistrat i, lui aussi trouva un changement no-
table dans la disposition des esprits à son égard,
quand il revint ici dans la société de Mnie de Roye
en 1562 : «Averti de la présence de Bèze, il nous
faut veiller à ce qu'il ne prêche point dans l'Eglise
française et ne propage ici ses opinions, parce
qu'elles diffèrent de celles de nos prédicateurs»
(Mém. 1 3 août). Sollicitude vraiment touchante chez
ces vigilants gardiens de la foi orthodoxe !
Le nombre des amis avait bien diminué. Les
hommes à l'esprit large, qui, selon l'expression de
Théodore de Bèze, «reluisoycnt comme perles pré-
cieuses en l'Eglise de Dieu»1 , Matthieu Zell, Bucer,
Capiton, Jacques Sturm de Stunneck et d'autres,
étaient descendus dans la tombe. Le recteur Jean
Sturm allait les y suivre, chargé d'années et abreuvé
i. Hotomannus Buliingero, 43 mai 1557 (Th. von Beza, par
Baum, I, p. 266).
1. Vie de Calvin (Oeuvres XXf, p.
67
d'amertume, lui que l'orthodoxe Rabus appelait
«le protagoniste du parti calviniste et français»1. Sa
vie durant, il s'était dévoué à «des coreligionnaires
opprimés, qui étaient à ses yeux des héros défen-
dant la liberté religieuse*2.
Il est vrai que les sympathies de ces hommes
pour les réfugiés n'avaient non plus toujours
été sans mélange. Bucer avoue «que c'est une
plaie que la foule des étrangers qui entrent
dans la ville et en ressortent sans cesse, et qui
ordinairement s'adressent tout d'abord aux cha-
noines. Mais quoique certains membres du Magis-
trat, ajoute-t-il, se soient efforcés d'y porter remède ,
d'autres, et c'est la plus grande partie, tiennent avec
fermeté à l'ancienne manière d'agir. Ils croient que,
s'ils y portaient une restriction, la ville perdrait son
caractère de ville libre*» (libéra), terme qui en latin
signifie libre aussi bien que libérale. C'est dans cette
dernière acception que le mot sans doute est em-
ployé ici par Bucer, comme il l'est aussi dans une
autre lettre où il parle de la libéralité peu commune
avec laquelle la cité de Strasbourg reçoit quiconque
lui p été le sermentde fidélité4. Dans ces conditions,
l'Eglise calviniste jouissait d'une certaine indépen-
1. Rabus Pappo. 10 déc. 1581 (Archives de St-ThomasJ.
2. Sturm à Théod. de Bèze, 28 juin 1584 (Bibl. de Gotha).
3. Myconius Capitoni et Bucero, 23. nov. 1533, et responsum
Buceri [Arch. de Zurich).
4« Bucerus Christophoro episcopo augustano , 8 sept. 1533
{Arch. de St- Thomas).
68
dance et liberté que la génération nouvelle s'ap-
pliqua à lui enlever.
En effet, tous les efforts tendirent dès lors à absor-
ber cette communauté dans l'Eglise strasbourgeoise,
qui elle-même avait passé au luthéranisme. Ne
réussissant pas à faire adopter franchement la Con-
fession d'Augsbourg par ses ministres, on fit fermer,
comme nous l'avons vu, leur temple et on défendit
plus tard aussi leur culte privé. Si le gouvernement
eut encore des égards pour des personnages mar-
quants , il créa en général des difficultés nom- <
breuses à tous les Réformés voulant s'établir à
Strasbourg. Cette ligne de conduite une fois arrêtée,
il ne s'en écarta plus, ni alors, ni au siècle suivant1.
1 . Réclamant contre la présence de Calvinistes, le Couvent
ecclésiastique donne à entendre au Conseil des XXI nqu'il ne
peut y avoir de communauté entre le Christ et Béliala fMém.
d6 nov. 1635 J . En 1644 le major Schord, d'un des régiments
weimariens en garnison à Brisach, encourut une amende de 80
livres pour avoir assisté à un prêche réformé chez M. Delysle, le
résident du roi de France (Arch. de la ville, AA 1880, et Mémo-
rial). — "Les Luthériens de Strasbourg haïssent presque égale-
ment les Papistes et les Calvinistes», écrivait en 1685 Pévêque
Burnet de Salesbury, de passage dans notre ville (Voyage de
Suisse, etc.,).
69
VIII.
Sans doute, l'intolérance religieuse était alors gé-
nérale; à Genève, par exemple, les réformés seuls
jouissaient des droits politiques et de la liberté du
culte1. Mais nous déplorerons toujours que les
agissements de la ville de Strasbourg n'aient pas
fait exception à la politique ecclésiastique de
l'époque.
Quelle influence une Eglise de langue française,
établie aux frontières même de la France, n'aurait-
elle pu exercer sur le protestantisme de ce pays,
si elle avait pu se développer librement et normale-
ment? L'historien catholique, Florimond de
Raemond, aurait eu encore plus raison d'écrire ces
lignes curieuses: «Ce fut dans Argentine qu'ils ap-
pelaient la nouvelle Jérusalem, laquelle se glorifie
d'estre voisine de la France, où l'Hérésie à plusieurs
testes dressa son Arsenal, et recueillit une partie de
ses forces, pour la venir assaillir. Ce fut la retraicte
et le rendez-vous des Lutheristes et Zwingliens, sous
la conduite de Martin Bucer, grand ennemy du
nom Catholique. Ce fut le réceptacle des bannis de
la France, l'hostesse diceluy, qui a donné le nom
au Calvinisme. C'est là où le Talmud de la nouvelle
1. Le margrave de Bade-Durlach et le prince d'Ansbach se
virent refuser, l'un en 1625, l'autre en 1671, la permission de
faire organiser le culte luthérien dans la cité de Calvin.
70
Hérésie qu'il a basti, principal instrument de nos
ruynes, fut battu et forgé. Bref c'est là où la pre-
mière Eglise Françoise, qu'ils appellent, fut dressée
pour servir de modelle et de patron aux autres,
qu'on a veu depuis ça et là s'establir en la France *.»
Qui sait si l'Eglise de Strasbourg elle-même, en
pratiquant une hospitalité vraiment large et chré-
tienne à l'égard des frères qui voulaient rester
fidèles à leur foi, ne se serait point gardée de la
voie étroite de l'orthodoxie luthérienne, qui contri-
bua pour une si forte part à faire du dix-septième
siècle une des époques les plus tristes et les plus
rétrogrades de l'histoire?
Enfin, la prospérité matérielle de la ville n'aurait
pu que gagner à la présence de ces nombreux ré-
fugiés, qui étaient loin d'être les «vagabonds» dont
parle le chroniqueur catholique Buehler, mais ap-
partenaient pour la plupart aux classes élevées de
la société ; souvent ils apportaient à Strasbourg
des fortunes considérables, comme celles dont parle
l'auteur des lettres publiées ci-dessus, et joignaient
aux qualités de l'esprit et à la science une force de
caractère et de travail peu commune, ainsi que la
connaissance et la pratique de métiers jusqu'alors in-
connus dans nos murs. On aurait pu voir se produire
à Strasbourg, auseizièmesiècledéjà,les phénomènes
économiques dont certaines parties de l'Allemagne,
1. L'histoire de la Naissance, progrez et décadence de l'héré-
sie, 1623, p. 837.
71
l'Angleterre, la Hollande furent le théâtre, lorsque
la Révocation de l'Edit de Nantes y jeta des milliers
de Huguenots, qui contribuèrent si puissamment à
la grandeur actuelle de ces pays. Encore en Tannée
1631, un membre du Conseil des XXI déclarait
hautement «qu'il y avoit parmi les fugitifs arrivant
de France et de Lorraine bien des gens aisés et même
riches dont la présence augmenterait de beaucoup
les ressources de Strasbourg, comme d'autres ont
rendu le même service aux villes libres de Nurem-
berg et de Francfort.» Ces paroles ne furent pas
écoutées; l'orthodoxie triomphait en maîtresse ab-
solue et les yeux de nos gouvernants restèrent
obstinément fermés à cette vérité si simple, que
les bonnes actions portent souvent leurs fruits en
elles-mêmes.
Strasbourg, imprimerie de J. H. Ed. Hcitz (Heitz & Miindel).
DU MÊME AUTEUR.
Le Protestantisme à Kaysersberg. Strasbourg 1871.
Eine Elsàssische Landpfarrei. Strassburg 1872.
Die evangelische Gemeinde zu Benfeld. Strassburg 1877.
Matthàus Zell, der erste elsàssische Reformater. Strassburg 1878
Das Marburger Religionsgesprâch. Strassburg 1880.
,,Ein' feste Burg", Entstehung, Inhalt und Geschichte des Luther-
lieds. Strassburg 1883.
Zwingli's Tod und dessen Beurtheilung durch Zeitgenossen. Strass-
burg 1883.
Ulrich Zwingli und die elsàssische Reformatoren. Strassburg 1884.
Das Strassburger Universitàtsfest vom Jahr 1621 . Strassburg 1884.
Princeton Theoloaicl jjgjgL SSHSùf»
1 1012 01308 5347
DATE DUE
fjÊÊmam^
Vf
GAYLORD
PRINTED IN U.S. A.
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